Jean Bruce : другие произведения.

Angoisse pour Oss 117

Самиздат: [Регистрация] [Найти] [Рейтинги] [Обсуждения] [Новинки] [Обзоры] [Помощь|Техвопросы]
Ссылки:


 Ваша оценка:

  COLLECTION JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  ANGOISSE
  
  POUR O.S.S. 117
  
  par
  
  JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  Paris
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Un dernier coup de sirène fit vibrer le cargo qui venait de s’immobiliser. La passerelle tomba sur les grandes dalles luisantes du môle Pescheria. La sirène se tut. Une autre lui répondit, tout près, juste de l’autre côté du bassin San Marco.
  
  Stefan Menzel releva le col de son imperméable, rabattit les bords de son chapeau, puis se baissa, pour saisir la poignée de la petite valise qui constituait tout son bagage.
  
  La pluie tombait depuis le matin, avec une régularité désespérante. Une pluie fine, pénétrante, glacée.
  
  Un vrai temps de chien. Stefan Menzel maugréa entre ses dents puis se mit à ronger les ongles de sa main libre. Il était inquiet, sans raison apparente. Peut-être était-ce le temps ?
  
  Il aurait bien voulu le croire.
  
  La file des passagers s’étirait sur la passerelle et commençait à se répandre sur le quai. Stefan Menzel s’engagea à son tour sur le plan incliné. Il en profita pour tourner la tête…
  
  L’inconnu était toujours là. Leurs regards se croisèrent. Aussitôt, l’autre déroba le sien.
  
  — Avanti, signore…
  
  Stefan Menzel sursauta. Inconsciemment, il s’était arrêté et un vide s’était creusé entre lui et le passager qui le précédait. Il combla son retard, attentif à contrôler l’expression de son visage et de ses yeux…
  
  C’était idiot, cette boule qui montait et descendait sans arrêt le long de sa gorge, et ce poids au creux de l’estomac… Et cette sorte d’électricité qui baignait tout son corps moite, jusqu’au bout des doigts.
  
  Il cessa de se ronger les ongles et suivit le mouvement vers le bâtiment des douanes.
  
  Ce n’était pas des contrôles que Stefan Menzel avait peur. Ses papiers étaient parfaitement en règle et il connaissait son histoire par cœur…
  
  Non, ce n’était pas des contrôles que Stefan Menzel avait peur.
  
  Les contrôles n’étaient pas dangereux. En cas d’accident, la pire des choses à envisager ne pouvait être que la prison.
  
  La prison, on en sort, par la porte ou en sautant le mur.
  
  Mais la MORT ?
  
  Il pénétra dans le bâtiment et fut soulagé de ne plus recevoir la pluie sur le visage. Ce n’était pas une pluie agréable.
  
  Le bureau de la police internationale. Un officier britannique, certainement… Il n’y avait que les Anglais pour avoir des têtes pareilles.
  
  Stefan Menzel tendit son passeport. L’officier examina la couverture, la tourna, lut les inscriptions de la première page, tourna légèrement la tête à droite et lança vers un subordonné assis devant un énorme fichier :
  
  — Albrecht… Albert, Louis, Bernard, Robert, Ernest, Charles, Henri, Thérèse… Prénom : Francis, nationalité : Belge, né le 4 mai 1912 à Liège, Belgique.
  
  Il regarda Stefan Menzel et questionna avec brusquerie :
  
  — D’où venez-vous ?
  
  Paisible, Menzel répondit :
  
  — Je fais du tourisme en Italie. Je me suis embarqué à Pola.
  
  — Que venez-vous faire à Trieste ?
  
  — Tourisme.
  
  — Combien de temps désirez-vous rester ?
  
  — Huit jours, maximum…
  
  L’officier tourna la tête :
  
  — Fichier ?
  
  L’employé répliqua :
  
  — Rien.
  
  Coup de tampon. Passeport rendu. D’un geste contrôlé, Stefan Menzel remit le document dans sa poche, remercia le policier d’un signe de tête et s’éloigna sans hâte.
  
  Tout s’était bien passé. C’était à partir de là que les choses risquaient de se compliquer.
  
  Il retrouva la pluie, jeta un regard en arrière pour voir une dernière fois le cargo mixte qui l’avait transporté, fit un bond de côté pour éviter un camion lourdement chargé et pressa le pas.
  
  Une longue file de taxis sur la rive Nazario Sauro. Quelques touristes sortaient de l’aquarium en se rajustant. Stefan Menzel releva le col de son trench-coat. Un filet d’eau se glissa dans son cou, le fit frissonner.
  
  Il laissa passer un tramway et courut vers le premier taxi de la file. Il bondit à l’intérieur, se laissa retomber sur le siège… et resta stupide, la bouche ouverte, la main tendue pour refermer la portière.
  
  Sur le trottoir qu’il venait de quitter, un homme s’était immobilisé et le regardait. L’inconnu qui ne cessait de l’observer depuis Pola…
  
  Clac ! Le chauffeur s’était retourné pour tirer lui-même la portière.
  
  — Où allons-nous, Signore ?
  
  Stefan Menzel se détendit, répliqua :
  
  — Piazza Carlo Goldini.
  
  La voiture démarra. Le grondement du moteur s’apaisa, dominé par les zii… zii… lancinants des essuie-glace. Stefan attendit que son cœur eût retrouvé son rythme normal et respira profondément. Il était certain que l’inconnu avait pris un autre taxi pour le suivre… Certain. Néanmoins, il ne voulait pas encore se retourner… pour garder l’espoir aussi longtemps que possible…
  
  L’espoir ?
  
  Un mot qui sonnait faux dans ce décor humide et gris pour film d’angoisse.
  
  Un bref ricanement secoua Stefan Menzel. Réaction de ses nerfs trop tendus. Il se remit à ronger ses ongles, rageusement…
  
  Via del Teatro Romano. Circulation intense, freinée par la pluie. Les trolleybus, grosses sauterelles luisantes. Les ruines à droite.
  
  Stefan se retourna.
  
  Trop de voitures suivaient. Comment savoir si l’une d’elles transportait l’inconnu.
  
  Impossible.
  
  Il souleva sa main endolorie, la frotta.
  
  Pourtant, Stefan Menzel en était sûr. Il sentait la présence de l’autre, derrière lui, comme un poids sur ses omoplates…
  
  Feu rouge. Le taxi s’immobilisa derrière un trolleybus en chassant sur la chaussée humide. Stefan se décida brusquement. Regard sur le compteur. Il tira un billet de sa poche, le laissa tomber sur la banquette avant près du chauffeur, et ouvrit la portière en annonçant :
  
  — Je descends là, merci.
  
  Il courut en avant, monta dans le trolleybus, s’adossa à la cloison arrière, essoufflé, le cœur battant.
  
  Feu vert. L’énorme véhicule repartit en souplesse. Stefan Menzel dut lutter contre lui-même pour ne pas se retourner. Ne pas montrer son visage. Le contrôleur se planta devant lui.
  
  — Piazza Carlo Goldini.
  
  Il paya, reçut les tickets qu’il enfouit dans une poche de son imperméable, recommença à se ronger les ongles. Debout devant lui, une femme aux yeux cernés, sans beauté, l’observait avec curiosité. Il la fixa droit dans les yeux pour l’obliger à détourner son regard. Elle rougit et reporta son attention sur la rue.
  
  Il descendit sur la place et pénétra dans un café bruyant et plein de monde. Habituellement, Stefan Menzel détestait la foule. Pour l’instant, il éprouvait une sensation mitigée de crainte et de sécurité. Il pensait que rien de fâcheux ne pouvait lui arriver tant qu’il se trouverait mêlé à tout ce monde… Par contre, ses adversaires pouvaient le surveiller avec une facilité presque dérisoire.
  
  Il but le café brûlant qui venait de lui être servi et se sentit immédiatement beaucoup mieux. Son organisme réagissait très vite à n’importe quel stimulant. C’était à la fois un bien et un mal…
  
  Il paya et ressortit, la pluie froide sur son visage brûlant lui fut agréable. Il gonfla ses poumons avec force et marcha vers la station de taxis.
  
  Il était déjà cinq heures. Le jour déclinait. Avec le ciel couvert, la nuit tomberait tôt.
  
  Il changea sa valise de main, s’immobilisa au bord du trottoir, comme indécis sur la direction à prendre, se rongea l’ongle du pouce, puis repartit comme une flèche et se hissa dans une voiture.
  
  — Piazza Oberdan.
  
  Il se laissa aller et, pour la première fois depuis qu’il avait posé le pied sur le pavé de Trieste, il pensa à Franz Hallein.
  
  Un type bien, ce Franz Hallein. Menzel l’avait eu sous ses ordres à la Physikalische Arbeitsgemeinschaft de Hambourg. Il avait refusé de suivre Menzel au Caire où le gouvernement de Nahas Pacha l’avait invité en même temps qu’une dizaine d’autres savants allemands. Au fond, il avait eu raison, Hallein… L’intermède égyptien s’était mal terminé. Stœttzer, Fuellner et deux autres encore avaient été arrêtés. Menzel avait réussi à se sauver, à gagner Tel-Aviv, puis à contacter Hallein qui lui avait fixé rendez-vous à Trieste.
  
  Que pouvait bien faire Hallein à Trieste ? Et qu’allait-il lui proposer ?
  
  Plongé dans ses pensées, Menzel s’était remis à grignoter ses ongles…
  
  Piazza Oberdan.
  
  Il paya, descendit et gagna à pied la via Filzi. Après avoir parcouru une centaine de mètres, il fit brusquement demi-tour et emboîta le pas à un gigantesque marin américain. A l’abri de cet écran naturel, il remonta jusqu’à la Piazza Oberdan en surveillant attentivement les piétons venant à sa rencontre.
  
  Rien.
  
  L’inconnu avait été semé.
  
  Menzel respira plus librement et fit un nouveau demi-tour. Piazza San Antonio ; l’église à gauche, le Canale Grande à droite. Il obliqua dans la via Rossini…
  
  Hôtel Garibaldi. Une façade lépreuse, des vitres sales, un menu délavé par la pluie, illisible. Une musique criarde, énervante.
  
  Menzel entra, laissa retomber la porte derrière lui. Ses narines se pincèrent ; son estomac protesta contre l’odeur écœurante de friture et de fumée. Une dizaine de marins du commerce occupaient quelques tables, buvant, jouant aux cartes ou aux dés. Un vieil homme, coiffé d’une casquette de navigateur, dormait dans un coin. Une courte pipe était restée rivée entre ses dents.
  
  Une matrone s’avança. Démarche d’hippopotame, silhouette à l’avenant. Stefan demanda une chambre, pour quelques jours. La bonne femme appela, sans cesser d’observer son client de ses petits yeux porcins striés de rouge :
  
  — Antonio !
  
  Un type maigre, crâne luisant, voûté, bras trop longs, œil hypocrite, apparut au fond de la salle.
  
  — Installe le signore au 6… Et fais-lui remplir une fiche…
  
  Antonio vint prendre la valise de Stefan qui lui emboîta le pas sous les regards vaguement intéressés des matelots.
  
  Un escalier crasseux, aux marches grinçantes. Odeur de friture refroidie. Un palier sombre, éclairé par une faible ampoule. Un couloir plus sombre encore.
  
  Antonio posa la valise, ouvrit la porte, reprit la valise et alla la poser sur une table bancale.
  
  — Voilà, signore.
  
  La lumière grise du jour pénétrait avec difficulté dans la pièce carrée, exiguë, aux murs recouverts d’un horrible papier à fond grenat. Menzel retint une grimace, réussit à sourire en donnant un pourboire attendu par le garçon.
  
  — Grazie, signore. Vous ne pressez pas pour la fiche. Sera temps de la descendre tout à l’heure.
  
  Stefan Menzel marcha jusqu’au lavabo de faïence fixé dans un angle, près de la fenêtre.
  
  — Pas d’eau chaude ?
  
  — Non, signore…
  
  — Vous pouvez m’en apporter ?
  
  — Oui, signore. Une casserole…
  
  — Montez-moi aussi le Corriere di Trieste.
  
  — Bien, signore.
  
  La porte refermée, Stefan Menzel y retourna pour vérifier le fonctionnement et la solidité du verrou. Il le laissa poussé, retira son imperméable et son chapeau et les accrocha au porte-manteau. Il était en sueur ; sa chemise lui collait au corps. Il déboutonna son veston chiffonné, jeta un coup d’œil sur le bas de son pantalon boudiné et étiré aux genoux, sur ses chaussures fatiguées et boueuses.
  
  Il se sentit très las, d’un seul coup. La chambre lui parut sinistre. Ces murs sombres, ces meubles sombres, cette clarté pauvre… De quoi devenir neurasthénique…
  
  Il passa une main moite dans ses cheveux flous, clairsemés, grisonnants, qu’une calvitie avancée chassait déjà très haut vers le sommet du crâne bosselé. Il promena son regard autour de lui, ses grosses lèvres esquissèrent une moue…
  
  Des coups sur la porte. Il sursauta, sentit la sueur se glacer sur son corps, son cœur manquer un battement. Il se reprit aussitôt. C’était complètement stupide…
  
  — Chi è ?
  
  — Antonio, signore.
  
  Il tira le verrou, ouvrit prudemment, laissa le garçon entrer, le débarrassa du journal et le regarda porter jusqu’au lavabo la casserole d’eau fumante.
  
  — Grazie, Antonio.
  
  Il lui donna un billet de cent lires, coupa court, d’un geste de la main, aux remerciements, et referma au verrou.
  
  Il hésita entre l’eau chaude et le journal, choisit le journal qu’il déplia fébrilement. Depuis plusieurs jours, Hallein devait l’attendre…
  
  Il chercha la page des petites annonces, rubrique des « Bonnes Affaires ». Il dut aller devant la fenêtre pour pouvoir lire les caractères minuscules…
  
  A la dernière ligne, il porta machinalement sa main à sa gorge et sentit quelque chose battre durement dans sa poitrine. Pas possible… Hallein avait promis, et Hallein était un garçon à qui l’on pouvait faire confiance.
  
  Il recommença, plus lentement…
  
  Rien.
  
  Il entreprit de lire la page entière, dans l’espoir qu’il y avait eu un malentendu et que le message promis avait été glissé dans une autre rubrique…
  
  Il lui fallut dix bonnes minutes pour aller de la première à la dernière ligne.
  
  Rien.
  
  Franz Hallein avait manqué de parole.
  
  D’un coup, Stefan Menzel sentit la panique l’envahir. Qu’allait-il faire dans cette ville hostile, seul, sans contact ? Il replia le journal, son regard passa machinalement sur la première page…
  
  — Bon Dieu !
  
  IL avait bondi. Sa bouche aux lèvres grasses resta ouverte, ses yeux s’agrandirent de stupeur. Ses mains se mirent à trembler…
  
  En première page, bien en évidence, s’étalait le portrait de Franz Hallein.
  
  MORT.
  
  Un visage de cadavre, boursouflé, mais parfaitement reconnaissable.
  
  Le regard brouillé, Menzel lut le texte qui accompagnait la photographie. C’était un communiqué de la police. Le corps avait été retiré du Canale Grande aux premières heures de la matinée du jour précédent. Pas de papiers dans les vêtements dont toutes les marques avaient été retirées. Le cadavre présentait de nombreuses traces de coups et le médecin affirmait qu’il était mort lorsqu’il avait été jeté à l’eau. Les personnes susceptibles de fournir des renseignements sur l’identité de la victime étaient priées de se mettre en rapport avec la direction de la police.
  
  Franz Hallein était mort, assassiné, sans aucun doute. Torturé, vraisemblablement…
  
  Avait-il parlé ? Ses bourreaux avaient-ils appris de sa bouche l’arrivée imminente de Stefan Menzel à Trieste ?
  
  Le journal glissa des mains de l’ingénieur allemand qui se baissa vivement pour le ramasser. Il alla le déposer sur la table, placée entre la porte et la fenêtre…
  
  Cet homme qui l’avait suivi depuis Pola… Menzel se secoua avec irritation. Après tout, qu’en savait-il ? Il y avait cinquante passagers sur le cargo, et si celui-là l’avait regardé plus que les autres, cela ne prouvait rien. En fait, Menzel ne l’avait pas revu depuis qu’il avait quitté la gare maritime…
  
  Il souleva les épaules, marcha jusqu’au lavabo, se regarda dans le miroir taché, fixé au-dessus. Dans la pénombre, son visage semblait encore plus laid. Grosse tête, trop grosse ; ses oreilles décollées, trop grandes, cheveux blonds-gris, blond sale, plus exactement ; nez en lame de couteau, tordu ; lèvres trop épaisses ; mâchoires trop fortes… Et cette calvitie qui n’arrangeait rien… Et cette cicatrice sur la joue gauche, souvenir d’étudiant, dont il était autrefois très fier et qu’il maudissait maintenant pour tout ce qu’elle lui enlevait de chance de passer inaperçu…
  
  Un peu honteux, il essaya de redresser le nœud de sa cravate sans couleur et sans forme. Il interrompit aussitôt le geste ébauché. Inutile… Il lui fallait se déshabiller et faire une toilette nécessaire. Avec la manche de sa veste, il essuya le miroir que ternissait la buée montant de la casserole d’eau chaude.
  
  De toute façon, il faisait trop sombre. Il fallait allumer.
  
  D’abord fermer les volets et tirer les rideaux pour ne pas être visible de l’extérieur.
  
  Il alla ouvrir la fenêtre, se pencha sur la barre pour attraper un volet et resta paralysé…
  
  De l’autre côté de la rue, sur le trottoir qui bordait le quai du canal, un homme était épaulé contre un réverbère.
  
  L’inconnu qui avait suivi Menzel depuis Pola.
  
  Maintenant, plus de doute. Cet homme le surveillait. Cette certitude, assez curieusement, soulagea Menzel. Il savait désormais à quoi s’en tenir et pourrait agir en conséquence…
  
  Il retrouva presque immédiatement son sang-froid et ferma les volets sans se presser. Cela fait, il colla son visage contre un panneau de bois et coula son regard dans une des fentes en oblique…
  
  L’homme porta une cigarette à sa bouche, craqua une allumette. Un court instant, son visage rond fut éclairé, parfaitement distinct. Il éteignit l’allumette en la secouant avec énergie, la jeta par-dessus son épaule, dans le canal…
  
  Dans le canal, d’où l'on avait retiré le corps sans vie de Franz Hallein.
  
  Fasciné, Stefan Menzel ne pouvait plus détacher son regard de l’inconnu.
  
  L’inconnu, le canal, Franz Hallein.
  
  L’homme repoussa son chapeau imperméable sur sa nuque. Au même instant, le réverbère s’alluma. Des flammèches dorées ondulèrent sur la chaussée ruisselante. L’homme leva la tête, examina la façade de l’hôtel, retira la cigarette de ses lèvres, exhala un long filet de fumée, regarda à gauche, puis à droite, et entreprit de traverser la rue, marchant vers l’entrée de l’hôtel.
  
  Stefan Menzel recula d’un pas pour fermer la fenêtre. Ses mains tremblaient. Il tira les rideaux et tourna les talons pour aller allumer.
  
  A tâtons, il buta contre la table, en ressentit une brusque panique, heurta le lit, courut presque jusqu’à la porte, mit dix bonnes secondes pour trouver l’interrupteur. La lumière lui rendit son calme. Le cœur battant, le front moite, il s’insulta silencieusement. Ses nerfs, fatigués, n’offraient plus de résistance.
  
  Il se laissa tomber assis sur le lit dont le sommier grinça sinistrement. Bras pendants entre les jambes écartées, menton pesant sur la poitrine, il essaya de réfléchir…
  
  La mort de Franz Hallein bouleversait tous ses plans. Il fallait maintenant prendre une décision, un parti…
  
  Et, surtout, ne pas faire d’erreur.
  
  On frappa à la porte.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Hubert freina durement avant le virage puis pressa de nouveau l’accélérateur. Au milieu de la courbe, l’énorme bâtiment du Pentagone lui apparut.
  
  Il passa sous un pont, puis sous un autre, tendit le cou pour regarder au-dessus de lui l’autoroute qu’il venait de quitter…
  
  Premier barrage. Il attendit le dernier moment pour appuyer sur le frein, de toutes ses forces. C’était une de ses blagues favorites… Les M.P. avaient d’abord un mouvement de recul, puis se crispaient sur leurs armes. C’était alors, et pas plus tard, qu’il convenait de s’arrêter pour de bon.
  
  Furieux, un grand diable de sergent s’approcha. Négligemment, Hubert se pencha un peu en dehors de la portière, juste ce qu’il fallait pour montrer ses galons.
  
  Le sous-officier s’immobilisa, rectifia la position, puis maugréa :
  
  — Vous n’aviez pas vu le barrage, mon colonel ?
  
  Hubert eut un sourire suave.
  
  — Si, dit-il, mais je n’arrivais plus à me rappeler sur quelle pédale il fallait appuyer pour arrêter.
  
  Le sergent se mouilla les lèvres.
  
  — Le malheur, dans un cas comme ça, répliqua-t-il, c’est que nous autres, on se rappelle toujours sur quoi il faut appuyer…
  
  Il agita son index de façon éloquente sur la gâchette de sa mitraillette. Hubert ouvrit de grands yeux et considéra l’arme, comme s’il en voyait une pour la première fois :
  
  — Jolie pièce, murmura-t-il. Elle est à vous ? J’aimerais bien en avoir une pareille… Peut-être que si je vous offrais un bon prix ?…
  
  — Laissez-passer ?
  
  Hubert fouilla dans ses poches, trois bonnes minutes, en passa une autre à réfléchir, puis sortit le document de la boîte à gants. Le sous-officier haussa les épaules, vérifia le sauf-conduit et prononça avec effort :
  
  — Hubert Bonisseur de la Bath… D’où venez-vous ?
  
  — De Miami, sergent.
  
  — C’est pas ça que je voulais dire… C’est l’origine de votre nom qui m’intéresse…
  
  — Je vois ce que c’est, dit Hubert. Mes ancêtres étaient Français…
  
  Le M.P. lui rendit le laissez-passer.
  
  — Moi aussi, maintenant, je vois ce que c’est, mon colonel. Vous pouvez y aller…
  
  Un signe. La barrière se souleva. Hubert partit en marche arrière, ne s’arrêta qu’en voyant une autre voiture arriver dans son rétroviseur, repartit en marche avant et ralentit exprès, en passant le barrage pour lancer au M.P. :
  
  — Ces automobiles, c’est bien pratique, mais on ne sait jamais de quel côté ça va partir…
  
  Un grand coup d’accélérateur. La puissante Packard parut s’envoler.
  
  Le parc. Deux ou trois mille voitures en stationnement. Hubert suivit docilement les indications des gardiens, se rangea bien sagement, mit dans sa poche le ticket – portant une lettre et un numéro – qui lui permettrait de retrouver son bien lorsqu’il repartirait.
  
  A pied, il gagna une entrée du Pentagone, passa au filtrage et remplit une fiche. Quelques coups de téléphone puis un invisible haut-parleur :
  
  — Le colonel Hubert Bonisseur de la Bath est prié de se présenter au départ de l’ascenseur 21.
  
  Hubert se leva. Un M.P. l’arrêta :
  
  — Vos papiers, mon colonel. C’est le règlement…
  
  Hubert tira d’une poche l’étui de cuir qui contenait ses papiers d’identité et les remit au soldat. Puis il suivit un planton jusqu’à l’ascenseur 21 qui était l’ascenseur personnel de M. Smith, le grand patron du C.I.A.
  
  Montée rapide. A mi-course, un projecteur en plafonnier s’alluma, éblouissant Hubert. M. Smith venait de contrôler par télévision l’identité du visiteur qui lui arrivait.
  
  Stop. La grille s’effaça toute seule. Une porte blindée glissa silencieusement vers la droite. Hubert fit un pas en avant et se trouva dans l’immense bureau de son chef.
  
  — Hello ! fit-il joyeusement. Quoi de cassé ?
  
  M. Smith consentit à sourire bien que la plaisanterie fût usée depuis longtemps. Le capitaine Howard – secrétaire particulier de M. Smith – se leva pour accueillir Hubert.
  
  — Comment allez-vous ?
  
  — Comment allez-vous ?
  
  Puis au tour de M. Smith qui tendit sa main grasse et blanche :
  
  — Comment allez-vous ?
  
  — Comment allez-vous ?
  
  Hubert soupira et se laissa tomber dans son fauteuil habituel. L’air réjoui, il croisa ses mains nerveuses sur sa poitrine et s’enquit :
  
  — Je pars quand ?
  
  — Dans une heure, dit Howard.
  
  — Pour aller où ?
  
  — A Trieste, répondit M. Smith.
  
  Hubert se leva et marcha vers la porte.
  
  — O.K., fit-il, je vous enverrai des cartes…
  
  La plaisanterie tomba à plat. Les deux autres ne marchaient plus. Hubert tourna les talons, beau joueur :
  
  — Au fait, j’allais oublier. Qu’est-ce que je vais faire à Trieste ?
  
  M. Smith retira ses lunettes à fine monture d’or et les posa devant lui. Ses gros yeux globuleux de myope parurent fixer le vide. Il répliqua doucement :
  
  — Une question, avant toute chose, Hubert. Croyez-vous aux soucoupes volantes ?
  
  Hubert fit une grimace.
  
  — Soucoupes volantes ? Connais pas.
  
  Il se laissa retomber dans le siège qu’il venait de quitter et enchaîna aussitôt :
  
  — Impossible de vous dire si j’y crois ou si je n’y crois pas. Mettons que je sois resté jusqu’ici dans une expectative prudente… J’ai lu à peu près tout ce qu’on a écrit sur la question… J’ai même poussé le scrupule jusqu’à découper tous les articles qui me tombaient sous la main pour les réunir en dossier. Depuis quelques semaines seulement, ma réserve commence à se trouver entamée. Les témoignages se font de plus en plus nombreux et précis. En comparant certains d’entre eux faits le même jour, on peut reconstituer l’itinéraire emprunté par plusieurs de ces mystérieuses soucoupes et se rendre compte que neuf sur dix suivent une trajectoire orientée d’ouest en est… J’avoue que depuis quelque temps je regarde bien plus souvent le ciel ; on ne sait jamais.
  
  M. Smith entreprit de nettoyer les verres de ses lunettes.
  
  — Les soucoupes volantes existent, Hubert. Nous en sommes certains… Nous sommes aussi persuadés, depuis peu, qu’elles ne viennent pas d’un autre monde, et qu’il ne faut pas chercher leur origine en dehors de notre planète. Nous savons, à peu près, à quoi elles ressemblent réellement, et nous pourrions en fabriquer si nous en possédions les plans.
  
  Hubert sursauta :
  
  — Vous n’allez tout de même pas me demander de vous procurer les plans des soucoupes ?
  
  Il regarda Howard dont le visage semblait figé, puis M. Smith qui remit ses lunettes en place avant de hocher doucement la tête.
  
  — Si, Hubert. C’est exactement ce que je voulais vous demander, lorsque je vous ai fait appeler…
  
  Il pinça les lèvres, baissa son regard et continua d’un ton un peu pincé :
  
  — Maintenant, il est bien évident que si cela vous effraie… Je m’adresserai à quelqu’un d’autre.
  
  Hubert ne parut même pas avoir entendu.
  
  — Mais…, reprit-il en fronçant ses sourcils épais, que vient faire Trieste dans cette histoire ?
  
  M. Smith se gratta pensivement le menton.
  
  — Acceptez-vous la mission que je vous offre ?
  
  Hubert sursauta :
  
  — Bien sûr ! Je ne vous ai jamais rien refusé, si ?
  
  Sourire ambigu sur le visage blafard de M. Smith.
  
  — Non, Hubert, c’est un fait : vous ne m’avez jamais rien refusé. Mais nos correspondants de Miami nous ont signalé que vous meniez là-bas une très joyeuse vie et qu’il manquait encore trois ou quatre jolies personnes à votre tableau…
  
  — Elles ne perdent rien pour attendre, répliqua sérieusement Hubert, ne vous tracassez pas pour elles.
  
  M. Smith ouvrit un dossier placé à sa droite et le feuilleta d’un doigt négligent, sans le regarder.
  
  — En 1944, commença-t-il d’un ton neutre, les Allemands avaient terminé la mise eu point d’un « disque volant » capable de voler à 20 000 mètres d’altitude et de faire le tour de la terre au niveau de l’équateur, sans escale. En vol, cet engin ressemblait exactement à ce que l’on appelle actuellement « soucoupes volantes ». Le principe de l’appareil était connu depuis longtemps. Le secret résidait essentiellement dans la force motrice…
  
  Hubert fronça les sourcils, ses narines se dilatèrent :
  
  — Permettez, dit-il, j’ai lu pas mal de trucs sur les armes secrètes allemandes, mais je ne me souviens pas avoir jamais vu le moindre article là-dessus.
  
  M. Smith sourit et plissa ses paupières derrière ses lunettes.
  
  — Un certain nombre de savants avaient travaillé à la réalisation de cet appareil, continua-t-il. Leurs laboratoires et l’usine mis à leur disposition se trouvaient dans le territoire libéré par les armées rouges. Nous avons fait de longues et coûteuses recherches pour savoir ce qui s’était passé ensuite. Nous savons maintenant que plusieurs savants sont morts, que trois travaillent en Russie et que les Russes ont pu mettre la main sur plusieurs moteurs construits pour le disque volant… Ces moteurs étaient intacts…
  
  Hubert siffla entre ses dents.
  
  — Les moteurs… Trois des techniciens constructeurs… Si cette histoire est vraie…
  
  — Elle est vraie, trancha M. Smith.
  
  Il fit une pause, puis d’une voix très douce :
  
  — Nous n’avons pas retrouvé la trace de tous les savants connus pour avoir participé à la réalisation du disque volant. Voici encore quelques jours, nous ignorions complètement ce qu’avait pu devenir l’un d’entre eux. Il n’était pas chez les Russes et il n’était pas mort…
  
  Hubert eut un sourire caustique :
  
  — Je parie que vous l’avez retrouvé chez nous, dirigeant une usine de jouets ?
  
  — Non, fit M. Smith. Écoutez ça… Un ingénieur subalterne de la Physikalische Arbeitsgemeinschaft de Hambourg travaille depuis plusieurs années pour notre service. Il a connu bon nombre de savants allemands parmi eux que nous serions heureux de voir travailler dans nos laboratoires. Ce type s’appelait Franz Hallein…
  
  — S’appelait ? releva Hubert.
  
  M. Smith confirma :
  
  — S’appelait. Il est mort… Son corps a été retiré hier du grand canal de Trieste. Il était déjà occis lorsqu’il a été jeté à l’eau… Et pas beau à voir, paraît-il.
  
  — Hum ! fit Hubert en passant un doigt sous ses narines dilatées. Vous commencez à m’intéresser…
  
  — J’espère bien, dit M. Smith. Franz Hallein venait de retrouver la trace du savant qui manquait… C’est un type qui s’appelle Stefan Menzel. Au moment de la débâcle de son pays, il a fichu le camp à la Légion Arabe comme beaucoup de ses compatriotes. Les Égyptiens l’ont ensuite embauché avec quelques-uns de ses collègues pour monter un bureau de recherches dépendant de leur armée Cette histoire a mal tourné, vous la connaissez. Les Égyptiens ont cru, à tort ou à raison, que le directeur du centre avait cédé à une tierce puissance les résultats des travaux du groupe. Arrestations, expulsions… Stefan Menzel avait réussi à gagner Tel-Aviv lorsque Franz Hallein l’a retrouver tout à fait par hasard. Hallein nous a aussitôt informés. Je lui ai demandé de fixer un rendez-vous à Menzel et de lui proposer de travailler pour nous… Hallein pensait que Menzel était capable de reconstituer seul les plans du disque volant. La rencontre devait avoir lieu ces jours-ci. Hallein ne savait pas sous quelle identité Menzel arriverait. Ils étaient convenus d’un signal dans un journal. Malheureusement, Hallein ne nous a pas indiqué quel journal ni de quelle façon il devait faire signe à l’autre…
  
  Hubert fit claquer ses doigts.
  
  — Merde ! C’est toujours la même chose. On néglige les détails apparemment sans importance et après on se battrait pour l’avoir fait… Sait-on seulement à quoi ressemble ce Stefan Menzel ?
  
  — Pas encore…
  
  Hubert s’étonna :
  
  — Comment ça ?
  
  — Des recherches sont en cours dans les différents fichiers. C’est bien le diable si on ne dégote pas un portrait de ce type dans un fond de tiroir…
  
  Hubert fit une moue.
  
  — Ouais, dit-il. Avez-vous pensé à chercher du côté du Caire ? S’il y a vécu quelques années, ça doit avoir laissé des traces…
  
  — Nous y avons pensé, affirma M. Smith sans se vexer. Mais le temps presse. Vous allez partir immédiatement pour Trieste. Vous y serez demain soir par les courriers réguliers ; pas question d’avion spécial. Il ne faut pas attirer l’attention. Vous partirez avec l’identité et le matériel d’un représentant d’une grosse firme commerciale. Bug vous suivra et s’installera à la légation pour assurer la liaison. Vous pourrez vous rendre ouvertement à notre représentation ; votre couverture de commerçant vous y autorisera. Bug vous transmettra les renseignements que nous aurons pu obtenir…
  
  Hubert fit la grimace.
  
  — Moi, dit-il, je veux bien. Mais je suppose qu’Hallein ne s’est pas fait descendre pour des prunes. Il était sur autre chose en même temps ?
  
  — Non.
  
  — Alors, on peut raisonnablement supposer qu’il s’est fait occire pour avoir contacté Menzel. Dans ce cas, ceux qui l’ont occis savent que Menzel doit venir à Trieste et ils ont eu tout le temps d’organiser la réception. Dix contre un que j’arriverai trop tard…
  
  Il fit claquer sa langue contre son palais et ajouta :
  
  — Ne sait-on pas où Menzel aurait pu fourrer ses plans ?
  
  M. Smith secoua doucement la tête.
  
  — Vous n’avez pas compris où je me suis mal expliqué… Stefan Menzel ne possède pas de plans du disque volant. Ces plans, il les a dans la tête. Nous espérons les lui faire reconstituer pour ainsi dire de mémoire…
  
  — Il faut donc ramener le bonhomme vivant, conclut Hubert.
  
  — Il faut ramener le bonhomme vivant, c’est exactement cela. Et ne vous faites pas d’illusions, ce ne sera pas facile… Admettez que les Russes, avec l’aide des trois techniciens qu’ils détiennent, soient les constructeurs des fameuses soucoupes volantes et que ces soucoupes ne soient pas autre chose que les disques volants conçus par Menzel… Les Russes n’auront aucun intérêt, eux, à prendre Menzel vivant. Pour parer au danger qui les menace, il leur suffit de supprimer Menzel.
  
  — Ouais, fit Hubert. Et c’est bougrement plus facile de descendre un type que de le ramener sain et sauf dans des circonstances comme celles-là…
  
  — Vous avez compris. Si vous réussissez, vous aurez droit à une médaille. Vous comprenez, Hubert, cette histoire de soucoupes commence à devenir très, très embêtante. Jusqu’à maintenant, nous avons pu nous en tirer avec des explications à dormir debout ; mais si, un jour prochain, à la suite d’un quelconque incident, la preuve est faite que les soucoupes existent et qu’elles ne sont pas américaines, ça fera une drôle d’histoire. Nos compatriotes encaisseront un drôle de coup pour leur moral. Il faut que nous aussi, nous réussissions à construire des soucoupes… Nos techniciens ne sont pas inactifs. Mais, en l’état présent des recherches, nous ne pourrions aboutir avant une dizaine d’années… Avec l’aide de Stefan Menzel, ce délai pourrait très probablement être raccourci des deux tiers.
  
  Hubert eut un sourire sarcastique :
  
  — Ceci pour me faire comprendre combien il est important de ramener Menzel sain et sauf jusqu’ici…
  
  — Vous m’avez compris…
  
  — O.K., dit Hubert.
  
  Et il se leva.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  On frappa de nouveau. Un tout petit peu plus fort…
  
  Paralysé, Stefan Menzel était resté dans la position où les premiers coups l’avaient surpris : assis sur le lit, bras pendants, mains jointes entre ses jambes écartées.
  
  Ses yeux bleus pâles, dilatés, étaient braqués sur la poignée de la porte…
  
  La poignée bougea. Vivement, le regard de Menzel monta jusqu’au verrou afin de vérifier qu’il était bien poussé. Il l’était.
  
  Le regard de Menzel retomba jusque sur la poignée…
  
  Doucement, mais sans à-coups, la poignée s’abaissait. A moitié chemin, déjà… Instinctivement, la main de Menzel se leva… Une envie brusque, irraisonnée, d’éteindre la lumière. Il retint le geste à peine ébauché… L’obscurité serait plus terrible que tout… Il valait beaucoup mieux voir…
  
  La poignée s’immobilisa, ayant buté…, resta ainsi quelques secondes… Le bois de la porte craqua sous l’effet d’une poussée discrète mais impérieuse. Menzel sentit la sueur rouler sur son front. Si le verrou allait céder… Après tout, ce n’était qu’un tout petit verrou… Un coup d’épaule en aurait eu facilement raison…
  
  La poignée remonta, vite, mais sans claquer.
  
  Fini ?
  
  Non. L’homme était encore de l’autre côté… Menzel le sentait. Il lui semblait entendre les battements tranquilles de son cœur… Un cœur de fauve, certain de soumettre la proie choisie, à l’instant choisi…
  
  Menzel eut l’impression d’être resté immobile pendant des heures. Pourtant, il ne devait pas s’être écoulé plus de deux minutes depuis que l’homme avait frappé pour la première fois…
  
  Menzel voulut lever une main pour éponger la sueur qui inondait son front. Sa main ne bougea pas… Il en fut à peine étonné. Il savait qu’un effort suffisant de volonté aurait fait obéir son bras. Mais cela l’intéressait de se voir ainsi paralysé… Il comprit que tous ses sens étaient tendus vers la porte… Cette porte, derrière laquelle se tenait l’ennemi aux aguets…
  
  L’ennemi ? Pourquoi l’ennemi ?
  
  Au fond, Menzel ignorait tout de cet homme…
  
  Une voix chuchotée lui parvint, distincte :
  
  — Je sais que vous êtes là, Menzel. Je comprends aussi que vous ayez peur… Mais vous vous trompez sur mon compte… Je ne suis pas votre ennemi, Menzel… Je suis votre ami… Comme j’étais l’ami de Franz Hallein…
  
  Menzel frissonna. La sueur qui baignait son corps était devenue de glace. Son cœur s’arrêta de battre… Il cessa de respirer…
  
  La voix reprit :
  
  — Ils ont eu Franz Hallein et ils vous auront si vous ne me faites pas confiance… Ils savent que vous allez venir à Trieste… Ils vous attendent… Ils vous guettent… Au moment choisi par eux, ils vous abattront, Menzel… ils vous abattront, sans autre forme de procès… Et vous savez pourquoi…
  
  Menzel fronça les sourcils, son regard se creusa…Il n’avait jamais pensé sérieusement que quelqu’un voulût l’abattre. L’enlever, oui… Mais le tuer… Pourquoi le tuer ? Il pouvait rendre des services extraordinaires à qui voudrait l’employer… A ceux qu’il accepterait de servir, plus exactement…
  
  Il entendit soudain, très distinctement, la respiration de l’autre. Un peu sifflante… Il commençait à s’énerver.
  
  — Écoutez-moi, Menzel… j’ai vu Franz Hallein avant qu’il ne disparaisse… Et je lui ai parlé… Il savait qu’il pouvait être abattu d’un instant à l’autre et il m’a expliqué certaines choses qui vous concernent… Je puis vous aider, Menzel… Moi seul.
  
  Menzel se mit à trembler. Comment croire ce que racontait cet inconnu ? Ce ne pouvait être qu’un piège… Oui, si Hallein lui avait parlé comme il le prétendait, il lui aurait indiqué la façon dont ils devaient se fixer rendez-vous, par les petites annonces du journal de Trieste. Cet inconnu mentait… C’était évident.
  
  — Répondez, Menzel… Dites quelque chose… On peut venir d’une seconde à l’autre, je serais obligé de m’en aller… Parlez.
  
  Surtout, ne pas répondre. Menzel se sentait à peu près en sécurité, tant qu’il gardait le silence. Il avait l’impression que le danger s’affirmerait s’il entrait en contact, même simplement verbal, avec ce type…
  
  La voix s’éleva de nouveau découragée :
  
  — Tant pis pour vous, Menzel. J’aurai fait ce qu’il fallait. Je vous laisse mon nom et mon numéro de téléphone… Brûlez la carte après l’avoir lue. Vous pourrez vérifier qui je suis…
  
  Machinalement, le regard de Menzel glissa jusque sur le parquet. Un carton blanc apparut sous la porte, jaillit brusquement, sans doute propulsé par une pichenette…
  
  Menzel ne bougea pas. Il attendait que l’autre s’en aille. Quelques secondes, interminables, s’écoulèrent, rythmées par les battements du cœur de Menzel qui avait retrouvé une partie de son sang-froid.
  
  Un bruit furtif, des grincements de parquet, des pas, sans aucun doute. Menzel devina que l’homme s’était éloigné, à la subite impression de libération qu’il ressentit…
  
  Il se baissa sans retirer ses fesses du bord du lit et lut en tournant la tête :
  
  Arthur LAMM
  
  Journaliste
  
  19, via G. Marconi, Trieste
  
  T. : 95-124
  
  
  
  Il se pencha davantage et ramassa la carte, du bout des doigts, comme s’il eût craint de se brûler, la retourna, l’examina avec attention… Elle ne semblait pas avoir été imprimée la veille…
  
  Via G. Marconi… Menzel chercha à situer cette rue. Il ne voyait pas très bien… Enfin, aucune importance.
  
  Il répéta une dizaine de fois à voix basse le texte entier du bristol, puis s’assura qu’il pourrait se le rappeler sans erreur…
  
  Cette certitude acquise, il se leva et marcha jusqu’à la table. Un gros cendrier de faïence jaune était posé dessus. Il battit son briquet et entreprit de brûler la carte. Il écrasa soigneusement les cendres, puis porta le cendrier sous le robinet du lavabo qu’il ouvrit en grand…
  
  95.124.
  
  Il décrocha le vieux combiné téléphonique de son support fixé au mur et demanda le numéro. Une sonnerie lointaine résonna… Longtemps. Menzel allait raccrocher lorsqu’une voix demanda :
  
  — Allô, j’écoute. Qui est à l’appareil ?
  
  Menzel resta court. Cette voix… Une voix de femme, d’une extraordinaire douceur, musicale et tendre… Une voix sensationnelle… Déjà, il essayait d’imaginer celle à qui pouvait appartenir cette voix.
  
  — J’écoute… Qui est à l’appareil ?
  
  Il sursauta, répliqua vivement :
  
  — 95.124 ?
  
  — Oui, signore…
  
  — Je voudrais parler à Arthur Lamm.
  
  — Il n’est pas ici pour l’instant, signore. J’ignore à quelle heure il rentrera. Voulez-vous me dire ce que vous vouliez lui faire savoir ?…
  
  Menzel n’avait plus peur. Une femme ayant une aussi jolie voix ne pouvait entretenir des relations avec des assassins. Ce n’était pas possible… Il bredouilla :
  
  — Votre mari est bien journaliste ?
  
  Un temps. Étonnement, sans aucun doute. La voix merveilleuse reprit, avec un soupçon de réticence :
  
  — Arthur Lamm n’est pas mon mari ; je suis sa sœur. Par contre, il est réellement journaliste… Que lui voulez-vous ?
  
  Menzel avala péniblement sa salive.
  
  — Pour quel journal travaille-t-il ?
  
  Nouveau temps. Un peu plus de réticence dans la voix :
  
  — Quel journal ? Il ne travaille pas pour un journal déterminé. Il est employé par une grande agence de presse… Mais vous feriez mieux de lui demander cela lorsque vous le verrez. Voulez-vous que je prenne un rendez-vous ?
  
  Menzel raccrocha, lentement, pour entendre jusqu’au bout les intonations bouleversantes de cette voix de femme… Elle devait être blonde, avec de grands yeux bleus… non, verts ; des pommettes un peu saillantes, des cils très longs, une bouche adorable, un air langoureux… Son corps devait être merveilleusement beau, souple et ondulant ; ses jambes… Menzel voyait très bien ses jambes… C’était quelque chose d’absolument sensationnel…
  
  Ainsi, cet Arthur Lamm était bien journaliste. Mais alors que pouvait-il bien vouloir à Menzel ?… Était-il vraisemblable que Franz Hallein, même se sachant traqué, se soit ouvert, à un reporter, d’un secret aussi dangereux ?
  
  La voix merveilleuse de la jeune femme – elle ne pouvait être que jeune, 30 ans maximum résonnait encore sur les tympans de Menzel. Sa chambre lui paraissait moins hostile et l’horrible couleur grenat du papier peint lui semblait moins horrible…
  
  Pas question de sortir ce soir. Menzel avait la certitude de courir moins de risques le jour, et la nuit était tombée, maintenant.
  
  Il eut envie de manger. Il prendrait ensuite un somnifère et dormirait comme une brute pour se réveiller frais et dispos le lendemain matin…
  
  Alors, il aviserait ; et, sans doute, irait-il rôder du côté de la via G. Marconi…
  
  Il reprit le téléphone et demanda qu’un repas lui soit monté dans sa chambre. La matrone qui présidait aux destinées de l’établissement fit quelques difficultés puis, finalement, accepta, non sans avoir bruyamment demandé l’avis d’Antonio.
  
  Menzel retira sa veste et gagna le lavabo où l’eau chaude achevait de se refroidir. Il défit vivement sa cravate, fit passer sa chemise par-dessus sa tête et entreprit de se débarbouiller.
  
  Il s’essuyait vigoureusement, obsédé par la voix merveilleuse qu’il avait entendue…
  
  On frappa à la porte.
  
  
  *
  
  * *
  
  Arthur Lamm avait presque terminé la rédaction de son article lorsqu’il entendit des pas dans le couloir… des pas qui ralentirent devant sa porte pour s’arrêter devant celle de la chambre voisine. Il entendit frapper et posa son stylo…
  
  Il se leva sans bruit, contourna la table et marcha vers la porte, éteignit la lumière, tira le verrou, entrouvrit silencieusement le battant…
  
  Antonio, portant un plateau chargé, se tenait immobile devant la porte de la chambre occupée par Menzel. La tête légèrement inclinée pour mieux écouter, l’employé de l’hôtel resta ainsi quelques secondes, puis frappa de nouveau…
  
  Des pas de l’autre côté de la cloison ; une voix assourdie :
  
  — Chi è ?
  
  — Antonio, signore.
  
  Claquement sec d’un verrou. Le battant s’entrebâilla…, puis s’ouvrit, absorbant Antonio et son plateau. Se referma.
  
  Arthur Lamm demeura un moment immobile, puis leva la main pour se gratter la nuque. La tentation était forte de profiter de l’occasion pour forcer la porte de l’Allemand. Mais qu’en résulterait-il ? Arthur Lamm ne voulait pas que la prise de contact ait des témoins…
  
  Il repoussa sa porte. Inutile d’attendre la suite. Menzel s’était fait monter à manger, donc il avait la ferme intention de ne pas quitter sa chambre ce soir-là…
  
  Arthur Lamm refit la lumière, retourna s’installer derrière la table, reprit son stylo…
  
  
  *
  
  * *
  
  Adossé à la porte, Stefan Menzel ne regardait pas Antonio disposer plats et assiettes sur la table ; il observait le chat noir qui s’était glissé dans la chambre en même temps que l’employé, et sans attirer l’attention de celui-ci…
  
  Stefan Menzel se demandait s’il devait chasser ce chat, ou l’accepter…
  
  Si Antonio le découvrait, la question serait immédiatement réglée… Mais, si Antonio ne s’apercevait de rien ?
  
  Antonio se retourna. Preste, le chat disparut sous le lit.
  
  — Besoin de rien d’autre, signore ?
  
  — Non, dit Menzel, merci, Antonio…
  
  Il s’écarta pour libérer la porte et attendit que l’homme fût sorti pour repousser le verrou.
  
  Après tout, le chat lui serait une compagnie.
  
  Il s’accroupit près du lit, se pencha pour regarder en dessous. Le matou recula en sifflant…
  
  — Minou, minou, minou…
  
  — Rrrrrr…
  
  Pas commode, l’animal ! Menzel se releva en souriant. La présence de ce chat, même hostile, lui était agréable. Une sorte de soulagement… Il n’était plus seul.
  
  Il ouvrit sa valise, fouilla quelques secondes à la recherche du tube de somnifère… Le trouva, prit deux comprimés et gagna le lavabo.
  
  Le verre à dents. Il fit couler de l’eau pour l’emplir. Glissa les comprimés dans sa bouche, but une forte gorgée qu’il se garda d’avaler, attendit que les comprimés se fussent dissous…
  
  Hop ! Passé… Il but à grands traits, reposa le verre vide, se regarda dans le miroir… Larges cernes sous les yeux ; toutes ces émotions ne lui valaient rien… Une bonne nuit le remettrait d’aplomb.
  
  Il se retourna. Le chat, sur la table, dévorait les nouilles sauce tomate.
  
  — Bon Dieu ! Veux-tu descendre ?…
  
  Il dut le frapper pour lui faire lâcher prise. L’animal sauta sur le parquet et fila dans un coin, puis se retourna, se pourléchant les babines, fixant Menzel de ses yeux verdâtres…
  
  — Sale bête !
  
  Stefan Menzel s’installa devant la table, repoussa les macaroni entamés, attaqua les hors-d’œuvre…
  
  Un râle affreux le figea. Fourchette levée, bouche pleine, il se retourna…
  
  Le poil hérissé, le chat se tordait sur le parquet, comme pris de convulsions…, miaulait désespérément les yeux fous, la gueule écumante…
  
  Sidéré, Menzel ne bougeait plus. Il vit l’animal rouler plusieurs fois sur lui-même, se replier, se mettre en boule, puis se détendre, toutes griffes dehors…
  
  Puis rester raide.
  
  Mort.
  
  « Merde ! » pensa Menzel.
  
  Sa gorge eut une contraction, refusant d’avaler ce qu’il avait gardé dans sa bouche. Hagard, il se leva en repoussant sa chaise de côté et marcha vers le chat.
  
  Raide, mort.
  
  La lumière se fit aussitôt dans l’esprit de Menzel. Mort empoisonné… Par les macaroni.
  
  Par les macaroni que lui-même, Stefan Menzel, aurait dû manger…
  
  Bon Dieu !
  
  Il devint livide, fit demi-tour, courut jusqu’au lavabo, cracha ce qu’il avait dans la bouche et se gargarisa avec de l’eau qu’il rejeta…
  
  Empoisonné ! On avait essayé de l’empoisonner !
  
  Il se retourna lentement, regarda de nouveau le chat… Toujours raide, toujours mort.
  
  Il ne voulait pas encore y croire.
  
  On avait essayé de l’empoisonner !
  
  Il fallait bien, pourtant, se rendre à l’évidence, admettre que l’adversaire voulait le tuer, sans autre forme de procès…
  
  Admettre que l’adversaire disposait de complicités à l’intérieur même de l’hôtel.
  
  Antonio, peut-être, était à la solde de l’adversaire ?…
  
  Menzel porta ses poings serrés à ses tempes, frappé de panique. Ce n’était pas possible… Lui, Menzel, ne pouvait en être réduit là, à attendre la mort, une mort injuste…
  
  Pourquoi ceux-là mêmes qui essayaient de l’abattre ne pensaient-ils pas aux services qu’il serait susceptible de leur rendre ?…
  
  Pourquoi ? Mais pourquoi, nom de Dieu !
  
  On avait essayé de l’empoisonner !
  
  Il se retourna brusquement, pour ne plus voir le cadavre du chat. Si l’ordre des choses avait été respecté, ce devait être le chat qui aurait regardé son cadavre à lui, Stefan Menzel…
  
  A quoi tout cela pouvait-il bien rimer ? C’était stupide. Stupide…
  
  Il repensa au journaliste, ou à celui qui se faisait passer pour tel. Comment s’appelait-il déjà ?
  
  Il se mit à rire, douloureusement. L’écho d’une voix merveilleuse résonna dans son cerveau affolé :
  
  « Arthur Lamm n’est pas mon mari, signore. Je suis sa sœur… »
  
  Sa sœur ! Une espionne, comme lui ; une sale petite espionne qui utilisait sa voix pour attirer de pauvres types comme Menzel dans des pièges mortels…
  
  Garce !
  
  Une fureur imprévue le souleva. C’était trop injuste… Il irait dire ce qu’il pensait à cette fille… Ce qu’il pensait de sa voix et du rôle ignoble qu’elle jouait dans tout cela…
  
  Oui, il irait le lui dire !
  
  Il cessa brusquement de s’agiter, honteux, et regarda instinctivement autour de lui, comme s’il eût craint d’être observé.
  
  Il n’avait plus peur.
  
  Maintenant que le danger s’était affirmé, tout allait mieux. Menzel ne craignait rien plus que l’incertitude… Son esprit rompu aux mathématiques avait trop l’habitude des solutions nettes, des formules éloquentes sans équivoque.
  
  Subitement, il repensa au somnifère qu’il venait d’ingurgiter. Non ! Pas question de dormir, de passer la nuit dans cet hôtel aux mains de l’adversaire. Il fallait partir, s’éloigner, brouiller sa trace, trouver un endroit tranquille où il lui serait loisible de réfléchir à son aise…
  
  Il retourna sur le lavabo, enfonça deux doigts dans sa gorge, attendit la nausée libératrice…
  
  Elle vint, douloureuse. Des larmes s’échappèrent en même temps de ses yeux fatigués…
  
  « Arthur Lamm n’est pas mon mari, signore. Je suis sa sœur… »
  
  La garce !
  
  Il irait le lui dire.
  
  Oui, il irait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Quatre feuilles couvertes d’une écriture nerveuse, serrée. Arthur Lamm les plia ensemble, en quatre, les glissa dans une enveloppe qu’il colla avec soin.
  
  Il reprit son stylo, inscrivit :
  
  
  
  Arrigo NERA
  
  World Press Agency,
  
  5, Plazza dell’Unita
  
  TRIESTE
  
  Prit un timbre dans son portefeuille, le colla sur l’enveloppe, mit l’enveloppe dans sa poche, se leva.
  
  Silencieusement, il marcha vers la cloison qui séparait sa chambre de celle occupée par Stefan Menzel, pressa son oreille contre l’affreux papier peint de couleur grenat. Des hoquets, oui… C’était bien ça. Menzel était en train de vomir. L’excès de sa frousse lui avait noué l’estomac. Arthur Lamm haussa les épaules avec mauvaise humeur…
  
  Il s’en voulait terriblement de n’avoir pas abordé l’Allemand à la sortie de la gare maritime. Il avait voulu trop bien faire, savoir où le physicien allait se rendre, ce qu’il ferait pour essayer de joindre Franz Hallein dont il devait ignorer la mort…
  
  Maintenant, il était impossible de tenter quoi que ce fût avant que l’autre ne se décidât à sortir. Pas question de provoquer une émeute dans l’hôtel…
  
  Il enfila son imperméable, mit son chapeau sur sa tête, gagna la porte, se retourna avant d’ouvrir, promena son regard ennuyé sur le triste décor de la pièce.
  
  Il referma à clé, s’immobilisa un instant, tendit l’oreille vers la chambre voisine…
  
  Menzel continuait de vomir, et ça n’avait pas l’air d’aller tout seul.
  
  Il gagna le palier, descendit.
  
  La salle était pleine, bruyante, enfumée. La matrone somnolait derrière le comptoir crasseux.
  
  Arthur Lamm alla lui remettre la clé, commanda un « Cinzano dry » et dit :
  
  — Je rentrerai probablement très tard.
  
  — M’en fous, mon gars, dit-elle. Si c’est bouclé, t’appuieras sur la sonnette. Tonio viendra t’ouvrir… t’auras qu’à lui donner une pièce ; amuse-toi bien.
  
  Il la remercia d’un signe de main, but le Cinzano et sortit. La nuit était tombée. La pluie tombait toujours, avec la même régularité.
  
  Il prit à gauche, vers la Piazza San Antonio. Là, il prendrait un autobus pour rentrer chez lui.
  
  Esther devait l’attendre.
  
  Il releva le col de son imperméable, enfonça davantage son chapeau que le vent rendait instable. Fichu temps. Il atteignit l’angle de la via Roma, jeta un bref regard à droite. Une voiture montait vers la place, au ralenti. Il descendit du trottoir pour traverser la chaussée… De rares piétons se hâtaient sous la pluie.
  
  — Attention !
  
  Il ne sut pas qui avait crié. Il se jeta brutalement en arrière, reçut un coup violent sur la main droite, vit la voiture passer en trombe, glissa sur la chaussée humide et tomba assis dans le caniveau…
  
  La voiture, à pleine vitesse, vira à gauche dans la via Machiavelli…
  
  — Êtes-vous blessé, signore ?
  
  Il se releva, tout étourdi.
  
  — Non, non, merci. Je n’ai rien… Absolument rien… C’est idiot. J’aurais dû regarder avant de traverser…
  
  L’homme baissa la voix.
  
  — Vous avez regardé, signore. Je vous ai vu… La voiture a viré d’un coup… On aurait dit qu’elle voulait vous passer dessus… Malheureusement, je n’ai pas pu relever les numéros.
  
  Tout un attroupement. Au moins dix personnes, vitupérant les chauffards à qui mieux mieux. Arthur Lamm se sentit soudain très mal à l’aise. Le chauffeur de cette voiture avait-il vraiment voulu l’écraser ?
  
  Brrr !
  
  — Vous tremblez encore, signore… C’est la réaction. Vous devriez entrer au café, prendre un alcool.
  
  Arthur Lamm vit un agent devant lui.
  
  — Que s’est-il passé, signore ?
  
  — Mais rien, répliqua Arthur. C’est ma faute… J’ai voulu traverser sans regarder… Le conducteur n’a même pas dû s’apercevoir qu’il m’avait touché…
  
  Il souleva sa main endolorie, la frotta :
  
  — De toute façon, ce n’est rien… Ça m’apprendra à faire attention la prochaine fois…
  
  — La prochaine fois, dit l’homme qui lui avait le premier adressé la parole, la prochaine fois, vous y passerez…
  
  — C’est bien possible, dit le journaliste.
  
  Et il traversa, en prenant garde et sans perdre de temps.
  
  Piazza San Antonio, il prit un autobus dont l’itinéraire passait à proximité de chez lui.
  
  Il s’assit près d’un abbé. L’autre banquette était occupée par deux militaires des Nations-Unies, qui se racontaient des gaudrioles, à voix basse, par égard pour le prêtre.
  
  Arthur Lamm se massa pensivement le poignet. Tout de même, cette histoire était bizarre…
  
  Il n’ignorait pas qu’en se lançant dans cette aventure, il assumerait des risques certains. Maintenant, il savait à quoi s’en tenir.
  
  Il pensa à Stefan Menzel. Si les autres avaient essayé de le tuer, lui, Arthur Lamm, ils devaient savoir que l’Allemand était descendu à l’hôtel Garibaldi. Donc, Menzel se trouvait, lui aussi, en danger…
  
  Il fallait aviser au plus vite.
  
  Au bout de la via Battisti, l’autobus s’arrêta. Le journaliste descendit et traversa pour gagner la via G. Marconi, cependant que le lourd véhicule obliquait à droite dans la via Giulia, de l’autre côté du jardin public noyé sous la pluie.
  
  Une boîte aux lettres.
  
  Arthur Lamm s’immobilisa, s’assura que personne ne l’observait, sortit de sa poche la lettre destinée à Arrigo Nera et la glissa dans la boîte.
  
  Un gros poids de moins. Si la lettre n’était pas arrivée le lendemain matin à l’agence, il en serait quitte pour refaire son papier. Et, s’il lui arrivait un accident au cours de la nuit, l’affaire serait tout de même portée à la connaissance du public. Et Arrigo Nera n’était pas un imbécile !
  
  Le 19.
  
  Arthur Lamm continua de marcher une dizaine de mètres. Un autocar passa dans un éclaboussement d’eau. Une jolie fille lui sourit en le croisant.
  
  Il fit demi-tour, brusquement, entreprit de dévisager tous ceux qui, le suivant un instant plus tôt, venaient maintenant à sa rencontre. Aucune silhouette suspecte…
  
  Il s’immobilisa devant chez lui. Une lumière filtrait à travers les volets tirés du salon. Esther devait l’attendre…
  
  Pauvre Esther ! Pourvu qu’elle n’ait jamais à souffrir de tout cela…
  
  Il franchit la grille qu’il referma doucement, traversa la petite cour, monta les quelques marches du perron, se retourna une dernière fois avant d’ouvrir…
  
  Une ombre de l’autre côté de la rue, côté parc… Non, un tronc d’arbre se détachant sur le fond de verdure.
  
  Il glissa sa clé dans la serrure, tourna :
  
  La voix mélodieuse d’Esther l’accueillit :
  
  — C’est toi, Arthur ?
  
  Il répondit joyeusement en refermant au verrou :
  
  — Oui, petite sœur, c’est moi !
  
  Se défit de son chapeau, puis de son imperméable largement maculé aux fesses, franchit le vestibule et pénétra dans le salon Empire, vaste et confortable.
  
  Un feu de bois brûlait dans la cheminée de briques rouges apparentes. A droite, recroquevillée sur le canapé, Esther tendait ses mains blanches aux flammes, tête tournée vers la porte pour regarder entrer Arthur.
  
  Ses longs cheveux blonds tombaient en lourdes vagues sur ses épaules. La remarquable beauté de son visage souffrait à peine des lunettes à fines montures d’or qui protégeaient ses immenses yeux bleu vert. Sa bouche pleine avait le plus joli sourire du monde et sa denture était éblouissante…
  
  Elle portait un chaud vêtement d’intérieur en ouatine blanche, dont tout un pan recouvrait ses jambes repliées sous elle.
  
  Arthur vint se pencher sur elle et posa ses lèvres humides de pluie sur la joue rose qu’elle lui tendait.
  
  — Bonsoir, petite sœur ! Quel fichu temps !
  
  Sa voix se brisa sur la dernière syllabe. Le visage d’Esther se crispa. Elle questionna :
  
  — Qu’y a-t-il ? Tu es inquiet ?…
  
  Il pivota en se redressant et se planta devant la cheminée.
  
  — Non, fit-il, je n’ai rien. C’est ce temps… De quoi foutre le cafard…
  
  Un silence troublé seulement par le crépitement du bois qui brûlait et le martèlement à peine perceptible de la pluie au-dehors. Elle dit brusquement, sans cesser de l’observer avec acuité :
  
  — On a téléphoné pour toi…
  
  Il sursauta, se rendit compte qu’elle le regardait et fit un effort pour sourire en se tournant franchement vers elle :
  
  — Ah ! Oui… Raconte. Qui était-ce ?
  
  Elle marqua un temps ; puis de sa voix la plus douce :
  
  — Je ne sais pas… On a téléphoné deux fois… Et pour les deux fois, je ne sais pas.
  
  — Ah ! fit-il.
  
  Et il se balança un instant d’un pied sur l’autre, comme un gosse pris en faute.
  
  — Tu veux que je te dise comment cela s’est passé ?
  
  Il sursauta, réussit à sourire.
  
  — Bien sûr ! Je t’écoute…
  
  — Assieds-toi…
  
  Il eut un mouvement d’épaules irrité.
  
  — Non, je préfère rester debout. Je suis…
  
  Il s’interrompit. Elle continua pour lui :
  
  — Tu es anormalement nerveux… Parce que tu as peur… Je voudrais bien savoir de quoi…
  
  Il se mit en colère.
  
  — Fiche-moi la paix !
  
  S’en voulut aussitôt, s’excusa avec un sourire contrit :
  
  — Pardonne-moi…
  
  Elle lui sourit à son tour ; un sourire confiant, rassurant, qui lui fit du bien. Il résolut de tout lui raconter avant de repartir. Elle était assez forte pour garder un secret… En fait, elle était même beaucoup plus forte que lui.
  
  — La première fois, commença-t-elle, l’homme s’est d’abord fait confirmer notre numéro. Puis il a demandé si tu étais là et voulait savoir si tu étais vraiment journaliste…
  
  Elle pouffa.
  
  — Il croyait aussi que j’étais ta femme. Je lui ai répondu que j’étais seulement ta sœur et que tu étais bien journaliste. J’ai pensé, je ne sais pourquoi, qu’il pouvait s’agir d’un réfugié désirant vendre son histoire à la Presse. Je lui ai demandé si je pouvais prendre un rendez-vous pour toi… Il a accroché sans répondre.
  
  — Ah ! dit Arthur en passant une main sur sa chevelure noire vaguement ondulée.
  
  Elle prit un air pensif. Ses grands yeux brillèrent derrière ses lunettes.
  
  — Je crois, dit-elle que ce devait être un Allemand. Mais pas un militaire…
  
  Il sursauta derechef.
  
  — Qu’est-ce qui te fait penser cela ?
  
  — Son accent… Un accent allemand sans aucun doute. Pour le reste : sa voix. Il parlait doucement. Et pas seulement pour les besoins de la cause, si tu me comprends… Non, il avait cette retenue naturelle dans la voix, propre aux gens qui n’aiment pas faire de bruit.
  
  Il hocha la tête.
  
  — Je comprends, assura-t-il.
  
  Et il sut qu’il s’agissait de Stefan Menzel. L’Allemand avait vérifié l’adresse et la profession d’Arthur Lamm. Excellent… Tout, maintenant, allait être plus facile.
  
  — Le second ? questionna-t-il, sans manifester beaucoup d’intérêt.
  
  Il fut surpris de l’expression inquiète qui s’imprima brusquement dans le regard de sa sœur.
  
  — Le second, répondit-elle d’une voix un peu altérée, le second a prononcé simplement ton nom… Il devait parler à travers un mouchoir… Il n’a rien dit d’autre. Après que je lui eus répondu que tu n’étais pas encore rentré, il est resté encore un bon moment au bout de la ligne. Je l’entendais respirer… C’était… C’était assez inquiétant.
  
  La peur le reprit. Il frissonna et se sentit pâlir.
  
  — A quelle heure, ce dernier appel ?
  
  — Il y a cinq minutes, environ. Juste avant que tu n’arrives…
  
  — Ah !
  
  Elle s’agita sur le canapé, toussa en portant une main devant sa bouche, puis, de sa voix la plus douce :
  
  — Dis-moi, Arthur, dans quel guêpier as-tu été te fourrer ?
  
  Il alla chercher une chaise, s’installa dessus à califourchon, alluma deux cigarettes, en donna une à Esther, puis annonça :
  
  — Je vais tout te dire. Il vaut mieux que tu saches…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Stefan Menzel regardait le cadavre du chat et se rongeait les ongles.
  
  Rhabillé, il s’était de nouveau assis sur le bord du lit. Le temps avait passé… interminable.
  
  Menzel avait examiné, l’une après l’autre, une bonne dizaine de moyens de quitter l’hôtel Garibaldi sans attirer l’attention. Aucun ne lui avait encore donné satisfaction.
  
  Il cessa de s’intéresser au chat mort. Son regard se porta vers la table sur laquelle se trouvait le dîner empoisonné.
  
  Étonnant que l’empoisonneur ne fût pas encore venu se rendre compte du résultat…
  
  Peut-être n’avait-il jamais pensé à venir voir ? Impossible pour lui de prévoir l’intervention du chat. Il devait être certain que le corps de Stefan Menzel serait découvert le lendemain matin par le valet de chambre, comme sont habituellement découverts les cadavres, dans toutes les chambres d’hôtel du monde…
  
  Mais alors ? Une pensée fulgura dans l’esprit de Stefan Menzel. Ses adversaires devaient le croire mort.
  
  Et ils le croiraient jusqu’au lendemain.
  
  Il fallait profiter de la conjoncture pour s’échapper. Oui, mais comment savoir si l’empoisonneur ne se trouvait pas dans l’hôtel même ?
  
  Menzel se leva, vérifia le verrou, éteignit la lumière.
  
  Se guidant sur le peigne lumineux qui filtrait à travers le volet, il marcha jusqu’à la fenêtre, sans heurter la table, et risqua un regard à travers une fente oblique…
  
  La chaussée humide, le trottoir humide ; des flèches lumineuses éclatant autour du réverbère, juste en face, de l’autre côté, au bord du canal. Plus loin, l’eau glauque, mouvante, brasillante, du canal. Quelques lourdes silhouettes de bateaux endormis.
  
  Une voiture passa lentement. Taxi.
  
  Menzel ouvrit la fenêtre en grand, libéra les volets, en poussant un de quelques centimètres…
  
  La rue semblait déserte.
  
  Il poussa davantage le volet, se pencha avec précaution… Plus de lumière en bas. Quelle heure pouvait-il donc bien être ?… Il n’avait pas pensé à regarder…
  
  Il consulta le cadran lumineux de sa montre. Une heure du matin. Si tard, déjà.
  
  Il trouva la solution. Du premier étage où la chambre se trouvait, le trottoir n’était pas éloigné… Cinq mètres au maximum.
  
  La rue était déserte. Il ne lui faudrait pas plus de dix secondes pour descendre…
  
  Décision prise, il referma les volets, retourna jusqu’au lit, le défit, retira les draps, les noua bout à bout, rejoignit la fenêtre, attacha solidement l’extrémité d’un drap à la barre d’appui…
  
  Parfait.
  
  Il enfila son imperméable, passa la ceinture dans la poignée de sa petite valise qu’il repoussa dans son dos avant de fermer la bouche, se coiffa de son chapeau qu’il enfonça jusque sur ses oreilles…
  
  Il rouvrit un volet, se pencha au-dessus de la rue. Une voiture arrivait. Il se recula… Un bras lumineux balaya le plafond. Il regarda derechef…
  
  Très loin vers la gauche, du côté de San-Antonio, des pas s’éloignaient…
  
  Inutile d’attendre davantage. Il balança dehors les deux draps noués bout à bout, enjamba l’appui. La valise attachée dans son dos heurta une vitre qui se cassa sous le choc…
  
  Cascade de verre brisé. Brusque panique. Comme un fou, Menzel se laissa glisser. Ses mains serrées sur le drap. Il réussit tout d’abord à contrôler ses mouvements. Puis, il lui sembla entendre des cris, voir des lumières jaillir sur la façade de l’hôtel.
  
  Il lâcha tout.
  
  Sa valise lui sauva la vie. Tombé sur le dos, il se serait brisé le coccyx si elle ne lui avait servi d’amortisseur… Il se releva sans mal et partit à toutes jambes en direction du port…
  
  Il comprit son erreur en atteignant les quais, obliqua à droite vers la Piazza Duca d’Abruzzi, s’arrêta presque aussitôt sous un porche et entreprit de dénouer la ceinture de son imperméable pour reprendre sa valise à la main, comme tout le monde.
  
  Il se rendit compte, alors seulement, que la pluie tombait toujours.
  
  — Saleté ! dit-il à haute voix.
  
  Puis, il s’adossa au mur, le souffle coupé. L’écho d’une galopade lui parvenait soudain. Des voix excitées se croisaient : « Par ici » ; « Non, par là » ; « Je vous, dis, sergent, qu’il a tourné à gauche ! »
  
  Menzel retrouva son souffle. Ce n’était que la police. Sans doute une patrouille qui, passant le long du canal, l’avait vu ou entendu fuir à toutes jambes.
  
  L’avis du dernier devait avoir fait prime. Ils s’éloignèrent vers la gauche.
  
  Menzel attendit tranquillement d’avoir retrouvé toute son « assiette ». Les battements désordonnés de son cœur mirent du temps pour reprendre un rythme normal.
  
  Il repartit en rasant le mur, et tourna à droite, presque immédiatement, dans la via Machiavelli.
  
  Que faire ? Où aller ? La propriétaire de l’hôtel Garibaldi ne manquerait pas, le lendemain matin, de porter plainte pour grivèlerie contre un certain Francis Albrecht. Stefan allait se trouver obligé de renoncer à cette identité pourtant commode, de se débarrasser de son passeport. A moins que… Oui, il ne fallait pas se créer de nouveaux ennemis. Dès l’ouverture des bureaux de poste, il enverrait un mandat suffisant à l’hôtel Garibaldi… Après cela, on ne pourrait rien contre lui. Aucune loi n’interdisait de quitter sa chambre en passant par la fenêtre. Les escaliers et les portes n’étaient pas des sorties obligatoires, tout au plus des commodités.
  
  Tout en marchant, il se remit à réfléchir…
  
  « Arthur Lamm n’est pas mon mari, signore. Je suis sa sœur… »
  
  Arthur Lamm n’était pas son mari. Extraordinaire, la façon dont Menzel retrouvait dans ses oreilles l’écho de cette voix bouleversante…
  
  19, via G. Marconi.
  
  Arthur Lamm, n’était pas son mari… Peut-être, en revanche, était-il l’empoisonneur ?
  
  Douteux. L’empoisonneur devait obligatoirement avoir eu des intelligences dans l’hôtel. Pourquoi Arthur Lamm serait-il venu frapper discrètement à sa porte, alors qu’il aurait pu profiter d’une entrée d’Antonio, si ?…
  
  Après tout, pourquoi Franz Hallein, sachant qu’il pouvait être abattu d’une minute à l’autre, ne se serait-il pas confié à un journaliste ?
  
  Ce n’était pas impossible. Loin de là…
  
  Il décida d’aller via G. Marconi, sans se rendre compte que le désir confus qu’il avait de connaître la femme à la jolie voix y était pour beaucoup…
  
  
  *
  
  * *
  
  Esther leva les yeux sur la pendule Empire placée sur la cheminée.
  
  — Une heure dix, remarqua-t-elle. Je crois que tu pourrais y aller.
  
  Arthur Lamm écrasa sa cigarette dans le cendrier de cristal placé sur la table basse à portée de sa main et se leva sans enthousiasme.
  
  — Quel métier ! fit-il.
  
  Il avait l’air fatigué. Esther l’encouragea :
  
  — Il ne fallait pas commencer. Maintenant, ton devoir est d’aller jusqu’au bout. Je suis persuadée que les assassins de Franz Hallein ont eu connaissance de tes relations avec lui et que c’est toi qui leur as désigné Menzel. Il faut que tu répares…
  
  Il déboucha une bouteille de cognac et remplit son verre. Esther ouvrit sa jolie bouche pour l’inciter à la prudence, puis se ravisa. Il allait avoir besoin de stimulant. Il but d’un coup, resta un instant la tête renversée en arrière, montrant aux yeux de sa sœur la profonde cicatrice qui lui barrait le cou : vestige d’un « entretien » avec la Gestapo qui ne comprenait pas qu’un Autrichien puisse déserter l’armée allemande.
  
  Douloureux souvenirs. Et tout recommençait…
  
  Le cauchemar, que l’on avait cru à jamais terminé, reprenait, plus angoissant encore.
  
  Arthur se regardait dans le haut miroir fixé au mur au-dessus de la cheminée. Il se peigna, resserra le nœud de sa cravate, remonta son veston sur ses épaules et le boutonna.
  
  — Tu devrais te coucher…
  
  Il s’interrompit brusquement.
  
  — Je suis idiot. Il faut que tu téléphones… Elle fit une grimace inquiète.
  
  — Répète nos conventions. Je crains que tu n’oublies…
  
  Il récita, docile :
  
  — A une heure quarante-cinq, je sonne à la porte de l’hôtel. Nous comptons deux minutes pour que le domestique vienne m’ouvrir. Je le retiendrai trois autres minutes en lui payant un verre. A une heure cinquante, tu appelles au téléphone et tu demandes le client de la chambre 6. Antonio le sonne. La communication établie, j’occupe Antonio pour l’empêcher d’écouter. Tu raccroches, tu ressonnes et tu racontes à Antonio que tu as entendu hurler dans la chambre et qu’il doit se passer quelque chose de pas catholique. Tu lui demandes d’aller voir. Je le suis et j’en profite pour entrer dans la chambre. Je fais semblant de reconnaître Menzel, j’explose de joie comme un type qui retrouve un vieux copain, et je renvoie Antonio avec un pourboire suffisant pour lui enlever tout scrupule…
  
  Elle souleva ses cheveux sur sa nuque, rajusta ses lunettes et opina doucement :
  
  — C’est parfait, Arthur. Il faut que tu partes maintenant.
  
  Il vida ses poches de tout ce qu’elles contenaient, excepté un mouchoir et un couteau.
  
  — On ne sait jamais, dit-il. Si les autres me mettaient la main dessus, il est inutile de leur donner notre adresse…
  
  — Ils doivent déjà la connaître, fit-elle remarquer très calmement.
  
  — Possible. Mais on n’est pas sûr… Je laisse aussi mes clés. Tu nous ouvriras au retour…
  
  Elle objecta :
  
  — N’importe qui peut venir sonner. Il faut convenir…
  
  — Très juste. Attends… J’ai trouvé. Je te passerai MENZEL en morse… Taa taa, tit, taa tit, etc.
  
  — Parfait. File, tu vas tout faire rater si tu es en retard.
  
  Il vint se pencher sur elle pour l’embrasser. Elle lui tendit sa joue tout en dérobant son regard, refusant de lui laisser voir la terrible inquiétude qui venait soudain de l’envahir.
  
  — Va !
  
  Sa voix était décomposée. Un faux mouvement, il renversa la canne d’ébène à manche de nacre dont elle devait s’aider pour marcher, la ramassa, s’appuya au bras du canapé.
  
  — A tout à l’heure, petite sœur.
  
  Sa voix ne sonnait guère plus clair que celle d’Esther. Il disparut dans le vestibule. Elle entendit la porte claquer et ferma les yeux. Elle était livide…
  
  — C’est ma faute, murmura-t-elle. S’il lui arrive malheur, ce sera ma faute. Je n’aurai pas dû…
  
  Elle ouvrit la bouche pour le rappeler. Le choc de la grille se refermant sur la rue la secoua.
  
  Trop tard.
  
  Elle chercha sa canne, pivota sur le canapé, écarta les pans de son vêtement d’intérieur pour poser ses pieds sur la moquette. En s’aidant de sa main libre, elle se mit debout. Puis, claudicant, elle marcha vers le vestibule pour aller tourner la clé dans la serrure de la porte d’entrée.
  
  Sa hanche blessée lui faisait plus mal que de coutume. Serrant les dents, elle continua de marcher, s’appuyant lourdement sur la canne, se disloquant de façon pitoyable.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  La pluie, toujours la pluie.
  
  La grille refermée, Arthur Lamm partit à grands pas vers la via C. Battisti. A gauche, les arbres du jardin public formaient une masse sombre, inquiétante, qu’il évitait de regarder.
  
  Il regrettait maintenant de s’être lancé dans cette histoire. Au début, il n’avait vu dans tout cela qu’un reportage sensationnel à réaliser. Le grand coup de sa carrière de journaliste… Un truc à lui faire gravir dix échelons à la fois sur l’échelle de la renommée.
  
  Maintenant, il comprenait qu’il s’était fourré bêtement dans un guêpier infernal dont il risquait fort de ne pas sortir vivant.
  
  Stupide.
  
  Un chuintement derrière lui, accompagné d’un bruit de moteur. Nerveux, il se retourna…
  
  Un taxi en maraude.
  
  Il consulta sa montre. A pied, il avait à peine le temps d’atteindre l’hôtel Garibaldi au moment prévu. Il se décida aussitôt… De plus, en voiture, il serait plus en sécurité.
  
  Il se planta au bord du trottoir, leva une main. Le taxi obliqua vers lui, se rangea… Le chauffeur se pencha pour baisser la vitre.
  
  — Pizza San Antonio, lança Arthur.
  
  Une fois sur la place, il ne serait plus qu’à deux minutes de l’hôtel. Il ouvrit la portière, se courba pour monter… Se figea, brusquement conscient d’un danger encore imprécis, leva les yeux, vit le canon luisant de l’arme braquée sur lui… L’épaisse silhouette de l’homme enfoncé dans le coin le plus éloigné de la banquette.
  
  — Monte !
  
  Une brusque révolte de tout son être. Sans réfléchir, il se rejeta violemment en arrière, repoussa la porte de toutes ses forces, bondit de côté, passa derrière la voiture, se lança comme une flèche à travers la rue, vers le jardin public…
  
  Bang ! Bang ! Bang !
  
  Il ne réalisa pas immédiatement qu’on lui tirait dessus. La grille bordant le parc. Au vol, il attrapa le sommet, s’enleva de toute sa puissance, franchit l’obstacle, retomba de l’autre côté dans le gazon gorgé d’eau.
  
  Flac !
  
  Il toucha des genoux, se redressa, repartit à toutes jambes sous les arbres, pensa à louvoyer, tourna à gauche, reçut en plein visage la gifle d’une branche de sapin, continua comme un fou…
  
  Il buta contre une bordure de buis, s’écrasa de tout son long dans un parterre de fleurs, y resta, bras en croix, à bout de souffle, terrorisé, certain que sa dernière heure était arrivée…
  
  Le contact humide et froid des fleurs sur son visage le calma progressivement. Il pensa à Esther… Certainement les autres allaient essayer de la tuer aussi. Comment pourrait-elle se défendre ? Son infirmité était un terrible handicap…
  
  Il se releva péniblement, resta un moment debout, cherchant à percer le silence qui était retombé sur le parc…
  
  Où étaient maintenant ses agresseurs ? Pas restés sur place, sans aucun doute… Peut-être avaient-ils pris la via Giulia, de l’autre côté du jardin, dans l’espoir qu’il ressortirait par là ?…
  
  Il décida aussitôt de quitter les lieux par là-même où il était entré et revint sur ses pas, essayant de retrouver son chemin.
  
  Sous la pluie, le parc avait un aspect plutôt sinistre. Arthur Lamm ne pouvait se cacher qu’il était malade de frousse. Ses dents claquaient et son cœur avait de fréquents ratés. Il sursautait au moindre craquement, prêt à reprendre la fuite à toutes jambes…
  
  Il retrouva l’angle du parc. En face de lui la via Battisti offrait l’alignement de ses lampadaires brouillés par la pluie. Il enjamba une porte basse, traversa la via Marconi, déserte. Pas de voiture devant le 19.
  
  Il eut envie de renoncer, de rentrer chez lui et de s’y barricader, d’aller dès l’aube tout raconter à la police et demander protection pour lui et Esther.
  
  Esther… Il eut peur du reproche de ses grands yeux aux reflets verts, de sa voix trop douce… Elle ne croirait pas à l’histoire qu’il raconterait, penserait qu’il avait tout simplement eu peur…
  
  PEUR.
  
  Eh bien, oui, il avait peur ! Mais il ne voulait pas qu’Esther le sût. En courant, il avait peut-être encore le temps d’atteindre l’hôtel Garibaldi…
  
  Il prit la via F. Rismondo, à droite, tourna plus loin à gauche dans la via San Francesco, passa au pas de course devant la Synagogue…
  
  Via Machiavelli. Via Roma à gauche… Il faillit s’arrêter avant d’aborder la via G. Rossini, là où quelques heures plus tôt, il avait failli se faire écraser…
  
  Du clocher de l’église San Antonio, le troisième quart après une heure s’égrena.
  
  Il ralentit et tourna le coin de rue en marchant normalement. Une lumière jaune brillait sur une barque amarrée de l’autre côté du canal. Un lointain ronronnement d’avion tombait du ciel.
  
  1 heure 47 à sa montre. Dans trois minutes, Esther allait appeler.
  
  Trois minutes… C’était long, trois minutes… Peut-être valait-il mieux attendre ?… Non. Antonio pouvait mettre du temps à se lever…
  
  Il pressa le bouton de cuivre, à gauche de la porte, résolument.
  
  Le regard rivé sur le cadran lumineux de son chronomètre. Une minute, deux minutes… Une angoisse terrible lui serra la gorge.
  
  Enfin des pas. Un bruit de verrou. La porte ouverte. L’interminable silhouette d’Antonio se découpa sur le fond de la salle faiblement éclairée par une seule ampoule.
  
  — Bonsoir, dit Arthur d’une voix volontairement pâteuse.
  
  Il franchit le seuil en titubant, marcha vers le comptoir.
  
  — Je t’offre un verre, Antonio ; pour ta peine…
  
  La porte se referma. Les verrous claquèrent, l’un après l’autre.
  
  Le téléphone sonna.
  
  Sans mot dire, Antonio alla décrocher le combiné au petit standard placé derrière le bureau, à droite du comptoir.
  
  — Allô, j’écoute…
  
  Arthur Lamm croisa ses doigts pour appeler la chance et ferma les yeux. Il lui semblait entendre la voix merveilleuse de sa sœur.
  
  Arthur répondit :
  
  — Je regrette, signora. Le client du 6 nous a quittés en fin de soirée… Où ? Je n’en sais rien, signora… Il n’a rien dit en partant. Bonne nuit, signora…
  
  Il raccrocha, se retourna vers Arthur sidéré et enchaîna d’une voix glaciale :
  
  — Je n’ai pas soif, signore. Prenez votre clé et allez vous coucher…
  
  Arthur ne savait plus quel parti prendre. Que se passait-il ? Pris de panique, il eut envie de fuir. Une envie irrésistible. Oui, mais les verrous étaient poussés. Il continua de jouer l’ivrogne. Sa voix tremblait réellement :
  
  — Je vais aller boire ailleurs. Ouvre-moi… J’ai pas envie de dormir…
  
  Antonio haussa les épaules.
  
  — Comme vous voudrez, dit-il.
  
  Il passa derrière Arthur pour regagner la porte. Arthur ne se retourna pas assez vite. Il vit cependant le geste, dans le miroir fixé au mur, derrière l’étalage de bouteilles. Il eut l’impression que le plafond lui tombait sur la tête… Il s’écroula, avec une boule de feu dans le crâne.
  
  Tranquille, Antonio remit sa matraque dans sa poche, retourna au standard, glissa une fiche sous le numéro 10, tourna la manivelle, attendit deux secondes une réponse et annonça froidement :
  
  — Le colis est empaqueté, signore. Vous pouvez en prendre livraison. N’oubliez pas de préparer l’argent…
  
  
  *
  
  * *
  
  La pluie cessa de tomber presque d’un coup et fut aussitôt remplacée par une brume dense, encore plus désagréable.
  
  Pas très loin, la cloche d’une église sonna la quart après deux heures. Venant du sud, la sirène d’un navire lui répondit. Une grosse voiture américaine émergea soudain du brouillard et s’y replongea immédiatement.
  
  Autant que Menzel avait pu en juger, elle était pleine de gens très gais qui chantaient et riaient.
  
  Lui, Stefan Menzel, n’avait aucune envie de chanter, ni de rire.
  
  Il venait de s’arrêter au coin de la via Battisti et de la via F. Rismondo. Au-dessus du carrefour, une boule vaguement lumineuse représentait le lampadaire, neutralisé par la brume. De l’endroit où il était, Menzel ne pouvait même pas apercevoir le jardin public, et c’était précisément ce qui le faisait hésiter.
  
  Après qu’il eut décidé de se rendre chez Arthur Lamm, exactement une heure plus tôt, il avait fait halte sous un réverbère, dans une rue déserte, pour sortir de sa valise le plan de Trieste et la lampe de poche qui allaient lui être nécessaires.
  
  Il alluma sa lampe et en projeta le faisceau au-dessus de lui pour chercher, sur le mur, le nom de la rue qui partait à gauche : « Via F. Rismondo ».
  
  Il consulta son plan et vit qu’il était presque arrivé. Il lui suffisait de traverser pour aborder la via Marconi. Cette rue n’étant bordée d’immeubles que d’un seul côté, l’autre longeant le jardin public, il n’aurait même pas à chercher si les numéros impairs se trouvaient à droite ou bien à gauche…
  
  Il traversa, se mit à compter les portes.
  
  19.
  
  Un mur bas, surmonté d’une grille. Derrière, une haie de fusains, aux feuilles luisantes. Un portail de fer, avec boîte aux lettres. La maison se trouvait en retrait. Un étage. De la lumière dans la pièce du bas, à gauche.
  
  Le cœur battant la chamade, Stefan Menzel n’osait plus bouger. Sa main était restée à mi-chemin entre sa poche et la poignée du portail.
  
  N’allait-il pas se fourrer dans la gueule du loup ? Il entreprit de repasser mentalement tous les arguments susceptibles de constituer des preuves de la bonne foi d’Arthur Lamm…
  
  Minces, les arguments. Mais que faire ? De toute façon, Menzel ne voulait plus continuer à servir de cible pour un adversaire insaisissable. Mieux valait prendre le taureau par les cornes. Arthur Lamm, de toute évidence, ne devait pas l’attendre à cette heure avancée de la nuit, sans avis préalable. Menzel bénéficierait de l’effet de la surprise. Il obligerait l’autre à abattre son jeu…
  
  Des pas… Lourds, rythmés, qui se rapprochaient vite. Sans réfléchir, Menzel saisit la poignée, tourna, poussa. Le portail s’ouvrit en grinçant.
  
  Il se glissa dans l’ouverture, repoussa le lourd battant de fer et s’assit à croupetons derrière la haie de fusains, tenant sa valise serrée contre ses genoux.
  
  Deux ombres gigantesques passèrent lentement derrière les barreaux du portail. Deux hommes de la police militaire, casqués de blanc, arme sur l’épaule.
  
  Menzel, pour lutter contre une crampe qui montait dans sa jambe gauche, voulut se soulever légèrement. Son pied glissa sur le gravier ; il s’appuya sur sa valise qui se renversa brutalement.
  
  Le bruit lui parut fantastique.
  
  Pris de panique, il partit vers le fond de la cour, se jeta dans une sorte de trou sombre, intervalle entre le mur et la haie, et ne bougea plus. Il n’avait pas lâché sa valise.
  
  Évidemment, les policiers avaient entendu. Revenus sur leurs pas, ils s’immobilisèrent devant le portail. L’un d’eux alluma une torche électrique dont le faisceau était assez puissant pour percer le brouillard. Un large cercle de lumière se promena sur le gravier se brisa sur les quatre marches du perron, ondula sur les moulures de la porte d’entrée, erra sur la façade, à hauteur d’homme ; revint au centre, fouilla les coins…
  
  S’ils n’entraient pas dans la cour, Menzel ne courait aucun risque d’être découvert.
  
  Ils entrèrent.
  
  La grille grinça de nouveau sur ses gonds, des pas crissèrent sur la gravier.
  
  — T’as entendu comme moi ? demanda l’un des hommes.
  
  — Oui, répliqua l’autre. Mais peut-être que c’est rien… Peut-être que c’est un chat ?…
  
  Celui qui avait parlé le premier tenait la torche. Il éclaira le côté gauche de la cour, grommela :
  
  — Un chat ne fait pas tant de chahut.
  
  — Peut-être bien qu’il a renversé quelque chose.
  
  L’homme à la torche pivota sur ses talons, le faisceau lumineux vint s’écraser sur le mur à un mètre de Menzel qui se recroquevilla dans l’encoignure de la haie. La lumière se rapprocha, toucha presque les pieds du savant allemand, repartit vers la maison.
  
  — Si un chat avait renversé quelque chose, bougonna l’homme à la torche, on verrait ce qu’il aurait renversé. Qu’est-ce que tu vois, toi ? Rien. Comme moi…
  
  Il ramena le faisceau de la torche vers la porte d’entrée.
  
  — Y a de la lumière à gauche, dit l’autre en baissant la voix.
  
  Ils avancèrent vers le perron. Menzel tendit le cou pour voir ce qu’ils faisaient. Ces imbéciles n’avaient pas l’air décidés à partir.
  
  — Je vais sonner, puisqu’il y a de la lumière. Ils doivent pas dormir.
  
  Il monta les quatre marches, écrasa son doigt sur le bouton. Un timbre agréable se fit entendre… Le policier sonna longtemps.
  
  — Y a personne.
  
  — Puisqu’il y a de la lumière.
  
  — Ça veut rien dire…
  
  Il ressonna.
  
  Menzel se sentait devenir enragé ; ces idiots n’allaient donc pas se décider à partir ? Puis, une constatation brutale s’imposa à son esprit : ces hommes, pourtant des policiers, n’arrivaient pas à se faire ouvrir la porte. Comment, lui, Menzel, y parviendrait-il ?
  
  Les policiers, enfin, se décidèrent à battre en retraite.
  
  — Après tout, on a bien regardé, on n’a rien vu. On a fait ce qu’on devait faire… On peut pas obliger les gens à se lever à une heure pareille. Peut-être bien que c’était rien du tout…
  
  — Peut-être bien.
  
  Ils franchirent le portail qu’ils refermèrent doucement, s’éloignèrent.
  
  Le silence revint, on n’entendait plus que le murmure du vent dans les arbres du jardin public. La brume parut encore plus épaisse à Menzel.
  
  Il se leva lentement en prenant appui sur le mur, reprit machinalement sa petite valise en main et marcha doucement le long de la haie, là où il n’y avait pas de gravier…
  
  Il allait atteindre le portail lorsque son regard fixé sur les volets de la pièce éclairée, surprit une ombre qui montait. Il se baissa aussitôt de façon que l’on ne pût voir sa tête et ses épaules se découper au-dessus de la haie. L’ombre, à forme humaine, resta longtemps contre le volet, puis s’effaça.
  
  Menzel se remit à réfléchir. Il y avait quelqu’un dans la maison, et ce quelqu’un n’avait pas ouvert à des coups de sonnette pourtant impérieux.
  
  Pourtant, Menzel était bien décidé maintenant à voir Arthur Lamm…
  
  Comment faire ?
  
  Une idée lui vint, peut-être pas mauvaise. Il existait des chances que Lamm, journaliste, connût l’alphabet Morse. Menzel allait passer son nom en Morse par l’intermédiaire de la sonnette, lentement… La première fois, Lamm ne comprendrait peut-être pas… Mais, après plusieurs répétitions, il devinerait certainement… N’importe qui, même ne sachant pas le lire, était capable de reconnaître une émission en Morse.
  
  Il traversa la petite cour, monta les marches, posa son pouce sur le bouton de cuivre et commença méthodiquement :
  
  Drrr… Drrrr… Drr…
  
  Le « L » passé, il décida de compter jusqu’à trente avant de recommencer. Il en était à vingt-cinq lorsqu’un martèlement sourd se fit entendre de l’autre côté de la porte. Un dernier choc. Bruit de verrou. La porte s’ouvrit, tirée par Esther Lamm qui s’appuyait de l’autre main sur sa canne.
  
  Elle cligna des yeux derrière ses lunettes, dressa la tête pour regarder au-delà de Menzel qui restait immobile, comme pétrifié.
  
  — Arthur, murmura-t-elle, où est Arthur ?
  
  Quelle voix merveilleuse. Stefan Menzel frissonna.
  
  — Je ne sais pas, répondit-il d’un ton parfaitement indifférent.
  
  Elle parut déconcertée. Des rides se creusèrent sur son joli front bombé.
  
  — Vous ne savez pas…
  
  Elle hésita, puis recula d’un pas en se déhanchant.
  
  — Entrez. Ne restez pas planté là. Des inconnus sont venus sonner, il n’y a pas cinq minutes…
  
  Il franchit le seuil, se retourna pour la regarder refermer, expliqua :
  
  — C’étaient des policiers. Ils m’ont obligé à me cacher dans la cour, dans la haie…
  
  — Que voulaient-ils ?
  
  — Rien. Je m’étais accroupi pour les laisser passer et je suis tombé. Le bruit les avait intrigués…
  
  Il la dévorait des yeux. Elle était bien telle qu’il se l’était imaginée, hormis les lunettes. Elle pivota sur sa jambe valide et partit en claudicant affreusement vers le salon.
  
  — Venez… Et vous allez m’expliquer ce qui est arrivé à votre frère.
  
  Il resta pétrifié en découvrant sa démarche. Entorse ? Non, elle ne se serait pas déhanchée pareillement. Il ne put s’empêcher de questionner en la suivant !
  
  — Vous vous êtes blessée ? C’est grave ?
  
  Sa voix baissa d’un ton.
  
  — Un accident. Voici dix ans. Je suis infirme pour le restant de mes jours…
  
  — Oh ! fit-il, je suis désolé…
  
  Elle rit doucement.
  
  — Pas tant que moi…
  
  Il la trouva déconcertante.
  
  — Venez m’aider.
  
  Il la soutint sous un bras cependant qu’elle se réinstallait sur le canapé. Il retira son chapeau, défit la ceinture de son imperméable et posa sa valise sur la moquette. Puis il tendit ses mains à la flamme qui brûlait toujours dans la cheminée.
  
  Elle rabattit le pan de son vêtement sur ses jambes et reprit :
  
  — Racontez-moi. Pourquoi Arthur n’est-il pas revenu avec vous ? il la regarda, sans comprendre.
  
  — Arthur ? Je n’ai pas vu Arthur, dit-il.
  
  Elle fronça les sourcils, puis dit avec reproche :
  
  — Je vous en prie, ce n’est pas le moment de plaisanter. Il est allé vous chercher et vous l’avez vu, forcément, puisque vous avez sonné de la façon convenue…
  
  Il répéta doucement :
  
  — Je n’ai pas vu Arthur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Un silence intolérable.
  
  Un silence à couper au couteau.
  
  Ils se regardaient fixement, s’efforçant l’un et l’autre de ne pas montrer la peur qui les oppressait.
  
  La pendule Empire, sur la cheminée, se mit brusquement à vibrer, sonna la demie de deux heures.
  
  Ils respirèrent profondément, ensemble. Libérée, elle murmura comme pour elle-même.
  
  — C’est complètement idiot. Pourquoi faites-vous cela ?
  
  Une soudaine émotion lui serra la gorge. Il eut envie de se mettre à genoux devant elle, de la prendre dans ses bras, de lui jurer qu’il disait la vérité. Une pudeur inexplicable l’en empêcha. Bon Dieu, qu’elle était belle !… Et combien émouvante ! Il se sentait pris d’un besoin forcené de la protéger… Encore qu’il ne fût pas sûr qu’elle eût besoin d’être protégée… Encore qu’il ne fût pas certain qu’elle ne lui jouât pas la comédie, qu’elle ne fût pas son ennemie…
  
  Intolérable.
  
  Il dit d’une voix rauque :
  
  — C’est moi qui vous ai téléphoné en fin de soirée. Rappelez-vous… Je croyais que vous étiez sa femme… Vous m’avez dit qu’il était votre frère…
  
  Il vit qu’elle tremblait. De nouveau, il eut envie de la prendre contre lui, de la rassurer… Impossible, il le comprit. Elle se serait mise à hurler…
  
  Un malentendu pesait entre eux.
  
  — Vous avez sonné comme il devait le faire, répéta-t-elle d’une voix profondément altérée.
  
  Il tenta d’expliquer.
  
  — J’ai vu les policiers sonner avec insistance, sans réussir à se faire ouvrir… Puis, après, j’ai vu votre ombre à travers les fentes des volets de cette fenêtre…
  
  Il désigna la fenêtre de la main.
  
  — … J’ai compris que personne ne m’ouvrirait si je sonnais normalement. Votre frère connaissait mon nom… Il l’a prononcé pour m’appeler à travers la porte de ma chambre de l’hôtel Garibaldi, cet après-midi. J’ai tenté ma chance en passant mon nom de cette manière…
  
  Elle soupira. Soulagée, mais pas encore convaincue.
  
  — Mon frère devait aller vous chercher à l’hôtel, répéta-t-elle.
  
  — Quand ?
  
  — Deux heures moins dix.
  
  — Je n’y étais plus.
  
  Elle pâlit.
  
  — Mais alors… Pourquoi n’est-il pas revenu ?
  
  Il tourna la tête pour regarder la pendule.
  
  — Il n’est que deux heures et demie, remarqua-t-il. S’il revient à pied…
  
  Elle respira. Ses joues reprirent un peu de couleur.
  
  — Oui, vous avez raison… Je suis folle.
  
  — C’est bien votre frère ?
  
  Il regretta sa question à peine formulée. Stupide. Elle fut déconcertée.
  
  — Pourquoi cela vous intéresse-t-il autant ?
  
  Il devint cramoisi. Elle rougit à son tour, puis se durcit :
  
  — Je vous ai menti tout à l’heure… Ma hanche… Ce n’est pas un accident. Je dois cela à vos compatriotes. Gestapo. En 1943…
  
  Il devint livide. Des gouttes de sueur perlèrent à son front immense. Ses mâchoires se crispèrent. La gorge sèche, il réussit à articuler :
  
  — Je vous demande pardon.
  
  Elle se cacha le visage dans ses mains. Assez curieusement, il fut soulagé de la savoir hostile. Cela le dispensait de s’attendrir… Il ouvrit son imperméable, prit une cigarette dans sa poche, l’alluma.
  
  Lorsqu’il la regarda de nouveau, elle avait rabattu ses mains. Son visage était dur, un pli amer tordait sa bouche aux lèvres pleines. Il questionna, en s’efforçant de paraître désinvolte :
  
  — Peut-on savoir ce que me voulait votre frère ?
  
  Elle tendit la main.
  
  — Donnez-moi une cigarette, voulez-vous ?
  
  Il s’excusa :
  
  — Tabac noir.
  
  Elle eut un mouvement d’impatience :
  
  — Aucune importance.
  
  Il lui donna la cigarette, lui offrit du feu.
  
  — Asseyez-vous.
  
  — Je préfère…
  
  — Je ne peux pas supporter de vous voir debout…
  
  Il obéit et alla s’asseoir sur une chaise, de l’autre côté de la cheminée. Elle s’agita, tira plusieurs bouffées de sa cigarette…
  
  — C’est difficile.
  
  Il le comprenait parfaitement. Aucun d’eux n’avait confiance en l’autre. Il proposa :
  
  — Parlez la première. Vous êtes… Comment pourrais-je dire ?
  
  Il se reprit :
  
  — Je suis un fugitif. Traqué, plus exactement… Ce que vous n’êtes pas. Je cours plus de risques que vous…
  
  Elle réfléchit un court instant, puis le regarda droit dans les yeux :
  
  — Et si vous n’étiez pas Menzel ?
  
  Il tira nerveusement sur sa cigarette, répliqua avec nervosité :
  
  — Ne soyez pas stupide. Si je n’étais pas Menzel, je ne me serais pas présenté seul ici… Et vous seriez déjà en route pour quelque endroit discret…
  
  Il s’interrompit, regarda le bout incandescent de sa cigarette, releva les yeux et ajouta doucement :
  
  — Cela dit, évidemment, dans l’hypothèse où vous-même ne me jouez pas une affreuse comédie…
  
  Elle pâlit et se redressa, puis se laissa retomber sur le dossier du canapé.
  
  — Nous n’en sortirons pas, dit-elle. Mais que peut bien faire Arthur ?…
  
  Il se décida. Que risquait-il de plus ?
  
  — J’ai quitté l’hôtel par la fenêtre vers une heure dix. On avait essayé de m’empoisonner… Heureusement pour moi, un chat entré dans ma chambre a goûté, avant moi, à mon dîner. Je l’ai vu mourir aussitôt…
  
  Elle devint livide, se dressa éperdue :
  
  — Mais alors… Oh ! mon Dieu… Je ne puis pas vous expliquer, ce serait trop long… Mais je devais téléphoner à votre hôtel à une heure cinquante, exactement, et vous demander, pour faciliter la prise de contact entre vous et Arthur. L’employé m’a répondu que vous étiez parti… Que vous aviez quitté l’hôtel sans laisser d’adresse…
  
  Menzel jeta sa cigarette dans le foyer de la cheminée et se mit à se ronger les ongles.
  
  — Ils savaient déjà, bredouilla-t-il.
  
  Elle poursuivit son idée.
  
  — L’employé devait être à la solde de vos adversaires. Arthur a été se jeter dans la gueule du loup…
  
  C’était évident et il ne put rien trouver pour la rassurer. Désemparé, il se leva et dit :
  
  — Je m’en vais. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive malheur, à cause de moi…
  
  Il était à la porte lorsqu’elle le rappela :
  
  — Ne faites pas l’idiot. Cela n’arrangerait rien… Moi non plus, je ne voudrais pas…
  
  Sa gorge se noua. Il fit remarquer doucement :
  
  — Mes compatriotes vous ont assez fait souffrir. Je donnerais volontiers ma vie pour que vous redeveniez comme avant. Vous… Vous êtes si belle…
  
  Il devint écarlate, conscient de se conduire comme un imbécile. Elle frémit et devint blanche comme neige :
  
  — Vous vous trompez, dit-elle, d’une voix assourdie. Je n’ai pas d’opinions politiques… J’ignore donc la haine… Il y a longtemps que j’ai compris de quelle façon les chefs politiques font marcher les peuples… A ceux qui marchent on ne peut reprocher que leur sottise… Et la sottise n’est pas un vice, c’est une tare… Vous ne songez pas à m’en vouloir parce que je boite…
  
  Des larmes perlèrent à ses yeux dilatés par l’émotion.
  
  — Restez, ajouta-t-elle. Arthur ne me pardonnerait pas… Restez tant que vous voudrez… Nous sommes à Trieste, dans une ville libre. Vos adversaires ne pourront pas forcer cette maison pour vous prendre malgré vous…
  
  Il revint lentement, bouleversé.
  
  — Votre frère vous a mise au courant ?
  
  Elle hocha la tête, rejeta en arrière sa lourde chevelure.
  
  — Oui, avant de partir tout à l’heure.
  
  Il se rassit.
  
  — A travers la porte de ma chambre, il m’a parlé de Franz Hallein…
  
  — Je sais, approuva-t-elle. Ils l’ont tué et Arthur croit qu’ils ont réussi à le faire parler d’abord…
  
  Il eut un geste vague. Il y avait bien longtemps que la mort d’un homme ne pouvait plus l’émouvoir. Pendant des années, il avait trop vu de morts, trop entendu parler de la Mort. Pendant des années, la notion de Mort avait été trop galvaudée pour garder une quelconque signification. Lui-même ne la craignait plus ; il avait peur, simplement, des tortures qui parfois la précédaient. Il était doué d’une désagréable hypersensibilité à la douleur, contre laquelle il lui était impossible de réagir. Il n’avait jamais pu se résoudre à entrer dans un cabinet dentaire et la simple idée d’une piqûre le rendait malade des heures auparavant…
  
  Il n’y pouvait rien.
  
  — Enlevez donc votre imperméable.
  
  Il se leva pour le faire, posa le vêtement encore trempé sur le dossier de la chaise. Elle eut un mouvement pour protester, puis y renonça. De tels soucis domestiques n’avaient plus d’importance dans une telle conjoncture. Il fixa la bouteille de cognac sur la table basse.
  
  — Je peux ?
  
  — Bien sûr. Excusez-moi de n’y avoir pas pensé.
  
  Elle le regarda emplir un verre, celui d’Arthur, puis demanda alors qu’il se disposait à boire :
  
  — Qu’allez-vous faire ?
  
  Il but, reposa le verre vide et souleva les épaules :
  
  — Je ne sais pas. Au fond, tout ce que je cherche, c’est une situation. Je suis prêt à travailler pour qui voudra bien m’employer…
  
  Elle parut vaguement déçue.
  
  — Vous êtes un passif…
  
  — Je n’ai pas d’opinions ; je suis comme vous…
  
  — Ce n’est pas la même chose. Moi, je n’ai rien à apporter au monde…
  
  — Ce que je puis apporter au monde, d’aucuns l’ont déjà…
  
  Elle prit son temps. Sa voix se fit plus mélodieuse encore.
  
  — Je sais, dit-elle. Alors, vous devez le donner à ceux qui ne l’ont pas…
  
  Il s’étonna :
  
  — Pourquoi ?
  
  — Pour rétablir l’équilibre…
  
  Elle se reprit :
  
  — A moins que vous ne désiriez une nouvelle guerre ?
  
  Il sursauta :
  
  — Non !
  
  Quelle horreur dans cette protestation ! Elle sourit.
  
  — Vous me rassurez. Alors, vous n’avez pas à hésiter… L’équilibre des forces est la seule garantie de Paix que les hommes puissent avoir, tant qu’un Gouvernement Mondial solide ne sera pas établi. Si les Russes possèdent réellement le secret des soucoupes volantes, ils peuvent être tentés de déclencher l’irrémédiable, d’un moment à l’autre… Il en serait de même, dans le cas contraire… Les deux blocs ont trop peur l’un de l’autre… La Peur est mauvaise conseillère…
  
  Il mit une ardeur nouvelle à se grignoter les ongles.
  
  — Je ne sais pas, si de maintenir l’équilibre est la bonne solution, répliqua-t-il. Je n’en suis pas sûr, pas du tout. Actuellement, deux blocs restent en présence… Eh bien, qu’ils se rencontrent et que le meilleur gagne ! Après, nous aurons la paix…
  
  Elle protesta avec une violence contenue :
  
  — Vous raisonnez comme un enfant. Deux blocs, dites-vous ? Allons donc… Admettez que les Américains ou les Russes se fassent la guerre, que l’un d’eux écrase l’autre complètement et s’installe dans sa capitale… Cela résoudra-t-il le problème des quatre cents millions de Chinois, des cinq cents millions d’Hindous, et de la Ligue Arabe ? Autant de masses incontrôlables, rebelles à toute assimilation… Non, croyez-moi, la prochaine guerre ne sera pas la dernière… Tant qu’il restera deux hommes sur terre, ils se battront. Les animaux se battent pour vivre. Ce doit être une Loi Naturelle. L’inconvénient, c’est que les hommes sont devenus civilisés, qu’ils sont pourris de Morale et que cette Civilisation et cette Morale s’accordent mal avec le concept de la lutte pour la vie… Lorsqu’on réfléchit seulement deux minutes, il paraît monstrueux, impensable, qu’une guerre puisse éclater sur la terre… Et pourtant, c’est un fait…
  
  Elle se tut, tremblante. Puis, brusquement, elle explosa :
  
  — Cessez donc de vous ronger les ongles. C’est dégoûtant, à la fin !
  
  Il devint couleur d’aubergine et cacha sa main sous son veston. Puis, d’une voix mal assurée, il questionna :
  
  — Que voulez-vous que je fasse ?
  
  Elle regarda la pendule. Il allait être trois heures. Et Arthur n’était toujours pas là. Elle domina son inquiétude pour répliquer :
  
  — Ce n’est pas à moi de vouloir ce que vous devez faire. Il vous faut décider vous-même… Aussi longtemps que l’équilibre des forces est assuré, aussi longtemps qu’aucune des parties n’est en mesure de penser qu’elle pourrait écraser l’autre avec une relative facilité, la Paix est maintenue. Et seulement cinq ans de Paix gagnée, ça vaut la peine, croyez-moi…
  
  Il se leva, lui tourna le dos. Elle le trouva mal fichu, voûté, épaules tombantes, habillé sans goût.
  
  — Je ne suis pas un héros, dit-il, d’une voix sourde.
  
  J’ai peur de la souffrance… Si j’allais me présenter aux Russes, tout se passerait bien, certainement… Tandis que…
  
  Elle protesta doucement :
  
  — Les Russes n’ont plus besoin de vous. La preuve est qu’ils ont essayé ce soir de vous tuer. Ils essaieront encore. La seule chose qui les intéresse…
  
  Elle se tut pour ne pas l’effrayer davantage. Il reprit :
  
  — Je ne suis même pas sûr de pouvoir reconstituer les plans du disque volant. Je n’avais travaillé que sur les moteurs.
  
  Il se retourna doucement. La cicatrice qui barrait sa tempe gauche, était devenue violette.
  
  — Ce sont surtout, je crois, les moteurs qui les intéressent.
  
  Elle regarda la pendule, une fois de plus.
  
  — Je suis terriblement inquiète, murmura-t-elle. Il est certainement arrivé quelque chose à Arthur…
  
  — A cause de moi…
  
  Elle le considéra avec pitié.
  
  — Non. Ce n’est pas vous qui l’avez obligé à se lancer dans cette aventure… Chacun doit prendre la responsabilité de ses actes, et de ses actes seuls…
  
  Il fit quelques pas vers elle.
  
  — Je ne sais pas ce qu’est l’Amour, dit-il d’une voix étranglée. Je sais seulement, depuis ce soir, qu’il doit vous ressembler… Je vous ai toujours imaginée telle que vous êtes…
  
  Elle ferma les yeux. Un peu de sang monta à ses pommettes.
  
  Il ajouta :
  
  — Téléphonez à la Légation des U.S.A. et dites-leur de venir me chercher…
  
  Elle fit pivoter son buste, allongea le bras, saisit le téléphone. Son beau visage était sans expression. Il pensa qu’elle aurait été exactement pareille s’il lui avait demandé de téléphoner à la gare pour obtenir un renseignement d’horaire.
  
  Elle porta l’écouteur à son oreille après avoir repoussé la masse de ses cheveux, s’étonna aussitôt :
  
  — Il n’y a pas de tonalité.
  
  Elle secoua le combiné, le reposa sur son berceau, le ramena contre son visage, fit une moue inquiète, tendit sa main libre vers le cadran qu’elle actionna plusieurs fois de suite…
  
  Angoissé, il s’approcha.
  
  — Rien, dit-elle. Je ne comprends pas…
  
  — Voulez-vous me permettre ?
  
  Il lui prit l’appareil des mains, essaya à son tour. La ligne était muette. Il pensa : « Ils ont dû couper les fils dehors », et dit :
  
  — C’est une panne. Nous rappellerons dans un instant…
  
  Très calme, elle leva les yeux sur lui :
  
  — Non, dit-elle, ce n’est pas une panne et vous le savez bien…
  
  Elle était très pâle, mais ne tremblait pas. Elle respira profondément, ajouta :
  
  — Vous feriez bien de vérifier la fermeture de tous les volets. Ils sont métalliques et solides. Mettez la barre de sûreté à la porte. Au premier étage, à gauche, vous trouverez la chambre d’Arthur. Dans le tiroir de la table-bureau, il y a un revolver. Prenez-le… Nous pourrons en avoir besoin…
  
  Elle était admirable. Une sorte d’excitation juvénile le gonfla. Il n’arrivait plus à prendre tout cela au sérieux.
  
  — J’y vais, dit-il. Et malheur à qui se présentera !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Cheveux blonds plaqués, yeux gris-bleu, regard dur, visage en lame de couteau, impeccablement habillé, Serge Alekhonian pianotait nerveusement sur son bureau.
  
  Il venait de se faire sonner les cloches par le Grand Patron et il n’aimait pas ça.
  
  Il prit un cigare dans un coffret d’argent ciselé qui lui avait été offert pour ses quarante ans par le personnel des services « Étranger » du M.V.D. et en sectionna le bout au moyen d’une ravissante petite faucille en or. Il fit ensuite fonctionner un gros briquet à gaz que le ministre des Affaires étrangères, lui-même, lui avait rapporté de Paris, l’année précédente.
  
  Paris… Alekhonian aurait bien voulu s’y rendre, y passer une ou deux semaines, incognito. Mais la nature très spéciale de ses fonctions lui interdisait de quitter le territoire de l’U.R.S.S., sous aucun prétexte.
  
  Bah ! Un jour ou l’autre, tout le vieux continent se trouverait unifié sous la direction éclairée du Petit Père des Peuples, et Paris, n’étant plus un territoire étranger, se trouverait à la portée d’Alekhonian…
  
  Un timbre assourdi le tira de sa rêverie. Il pressa un bouton et une voix s’échappa aussitôt d’un haut-parleur invisible.
  
  — Le Starchi Politrouk Yvan Dantchenko est à la porte pour une communication urgente.
  
  Alekhonian pressa un autre bouton. Dans l’antichambre un feu vert s’alluma. Le planton, en uniforme bleu foncé du M.V.D., alla fermer un volet de fer sur la porte communiquant avec le couloir d’accès.
  
  Il appelait cela « fermer l’écluse ».
  
  La porte blindée qui séparait l’antichambre du bureau d’Alekhonian glissa silencieusement sur son rail.
  
  Grand, sec, cheveux bruns plaqués, visage allongé, bouche mince, front large et haut barré d’une cicatrice verticale, le Starchi Politrouk Yvan Dantchenko entra, un dossier sous le bras.
  
  La porte se referma, sans bruit. Le planton alla rouvrir l’écluse.
  
  — Bonjour, dit Alekhonian à son collaborateur. Comment vas-tu ?
  
  Impassible, Dantchenko s’assit sur un fauteuil de cuir.
  
  — Bien, merci. Il fallait que je te voie de toute urgence.
  
  Alekhonian tira sur son cigare, avala la fumée et répliqua, maussade :
  
  — J’allais précisément te faire chercher…
  
  Dantchenko ne demanda pas pour quel motif. Il n’était pas pressé, et il saurait toujours à temps pourquoi son chef voulait le voir. De toute façon, ce n’était jamais pour des motifs agréables qu’on le faisait venir en dehors des heures prévues pour les conférences…
  
  — J’ai reçu des nouvelles de Trieste, annonça-t-il. Cela ne va pas tout seul…
  
  Alekhonian grommela quelques injures choisies entre ses dents – très belles – et tendit la main :
  
  — Fais voir.
  
  Dantchenko ouvrit le dossier qu’il avait apporté, en extirpa une feuille dactylographiée qu’il remit à son chef.
  
  — Voilà.
  
  Alekhonian tira sur son cigare, l’ôta de sa bouche aux lèvres minces et entreprit de lire :
  
  
  
  M.V.D.
  
  Direction-Générale.
  
  Service E.
  
  5 Bureau ULTRA SECRET.
  
  Origine : Trieste.
  
  Expéditeur : Chirurgo.
  
  Transmission : Radio.
  
  Réception à : 14 heures.
  
  Texte :
  
  Suite précédent message vous rendant compte accident survenu au terme conversation avec Franz Hallein – Stop – Sachant que précité avait fixé rendez-vous à Menzel dans notre ville et ignorant comment devait s’effectuer la rencontre, avons fait pister Arthur Lamm journaliste local que Hallein avait contacté avant de nous suivre – Stop – Lamm s’est rendu Pola et revenu par bateau – Stop – De retour nous a mis sur piste Menzel descendu hôtel troisième ordre bordure grand canal – Stop – Avons aussitôt loué chambre dans même établissement et soudoyé employé – Stop – Tentative faite pour neutraliser Menzel soldée par échec – Stop – Notre homme s’est sauvé par fenêtre donnant sur rue – Trace perdue depuis – Stop – Avons essayé enlever Lamm sorti son domicile sans succès – Stop – L’avons amené à notre raison alors que revenait hôtel déserté par Menzel – Stop – Conversation en cours – Stop – Pas bavard – Stop – Pour prévenir réactions trop rapides avons coupé téléphone domicile Lamm où était restée sœur dudit – Stop – Esther infirme sans danger – Stop – Attendons instructions éventuelles – Stop – Tout mis en œuvre pour retrouver piste Menzel et l’oblitérer – Stop – Terminé.
  
  
  
  Alekhonian reposa le message, abattit son poing dessus et se mit à hurler :
  
  — Les cons ! Les sales cons ! Ils vont continuer à faire des sottises, à accumuler les gaffes ! Il faut que ça cesse !
  
  Dantchenko eut un haut-le-corps. Personnellement, il ne voyait pas ce qui clochait dans tout cela. Chirurgo avait fait tout ce qu’il avait pu… Ce n’était pas de sa faute, si…
  
  — Les sales cons, répéta Alekhonian décidément en fureur.
  
  Sincèrement étonné, Dantchenko questionna, un peu sèchement :
  
  — Qu’est-ce qui ne va pas ? Explique-toi…
  
  Alekhonian explosa :
  
  — On ne leur a jamais dit d’abattre Menzel. Ce type peut nous rendre des services considérables…
  
  Dantchenko serra les mâchoires. La moindre de ses qualités était une probité intellectuelle qui faisait singulièrement défaut à son chef. Il riposta froidement :
  
  — Tu m’excuseras, Alekhonian, mais c’est toi-même…
  
  — Comment oses-tu ?
  
  Imperturbable, Dantchenko continua :
  
  — C’est toi-même qui m’as donné les instructions que je devais transmettre à Chirurgo. Ces instructions étaient claires : abattre purement et simplement le dénommé Menzel dont nous ne pouvions avoir aucun besoin. Il s’agissait…
  
  — Non ! tu as mal entendu…
  
  — Il s’agissait, reprit Dantchenko en élevant la voix… Il s’agissait uniquement d’empêcher les Américains de mettre la main dessus.
  
  Alekhonian se calma. Sans transition, sans explication, il enchaîna :
  
  — Ordres nouveaux reçus d’en haut, voici une heure. Il faut récupérer Menzel à n’importe quel prix.
  
  Dantchenko soupira. Un sourire caustique retroussa ses lèvres, découvrant ses dents pointues.
  
  — Tu m’en diras tant, fit-il.
  
  Puis, abordant de front le problème :
  
  — Ce ne sera pas facile. Un kidnapping dans Trieste ne doit pas être une opération de tout repos. Plus tôt, il aurait sans doute été possible d’attirer Menzel dans un piège. Maintenant, déjà échaudé, il va se tenir sur ses gardes. Peut-être même s’est-il empressé de quitter les lieux pour aller se perdre ailleurs ?…
  
  Alekhonian secoua la tête.
  
  — Je ne crois pas. Chirurgo a des moyens pour contrôler les entrées et sorties de Trieste. Il a dû prendre ses précautions…
  
  — Je l’espère. Cela ne résout pas le problème. Il faudrait pouvoir l’appâter…
  
  — J’y ai pensé, dit Alekhonian. Nous allons envoyer là-bas quelqu’un qu’il connaît et dont il ne se méfiera pas. Il s’agit d’Adolf Kreissler qui a été secrétaire administratif à la Physikalische Arbeitsgemeinschaft de Hambourg où travaillait Menzel. Kreissler est maintenant membre du parti et nous est tout dévoué. Très intelligent. Il saura réussir…
  
  — Il faut faire vite…
  
  — J’ai donné des ordres. Kreissler vole déjà. Il sera à Vienne ce soir et à Trieste demain matin. Fais le nécessaire pour expédier les nouvelles instructions à Chirurgo.
  
  — O.K., dit Dantchenko, en se levant.
  
  Et ils éclatèrent de rire, ensemble, à cette excellente plaisanterie, pas encore usée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Stefan Menzel ouvrit un œil, puis l’autre. Dans la pénombre qui baignait la pièce, il distingua la longue tache blanche que formait Esther étendue sur le canapé.
  
  Elle n’avait pas voulu monter dans sa chambre. Toute la nuit, ils étaient restés éveillés et ne s’étaient endormis qu’aux premières lueurs de l’aube.
  
  Menzel essaya de remuer. Tout son corps était ankylosé. Il fit un rude effort et réussit à s’arracher du fauteuil. La pendule Empire se mit à sonner… Dix coups. Il reprit conscience du temps, de tout.
  
  La pluie battait les volets de fer et le vent soufflait en rafale. Une tempête sans aucun doute.
  
  Il fit quelques mouvements pour dégourdir ses membres ; une barre douloureuse lui coupait les reins. Son estomac était vide, douloureux lui aussi. Il était fatigué. Beaucoup plus fatigué qu’avant de dormir.
  
  Il bâilla à se décrocher la mâchoire et fit quelques pas vers le canapé.
  
  Esther dormait paisiblement, le visage calme. Sa pose pleine d’abandon était un ravissement. Elle avait retiré ses lunettes avant de céder au sommeil et sa physionomie était changée… Menzel ne savait pas s’il la préférait avec ou sans verres.
  
  Le cœur battant, retenant sa respiration, il la contempla longuement. Puis, d’instinct, il se laissa glisser sur les genoux et se pencha pour lui baiser la main. Elle se réveilla à cet instant précis et sursauta :
  
  — Oh ! Qu’est-ce… Qu’est-ce que vous faites là ?… Il se releva vivement et demeura stupide, bénissant l’obscurité qui masquait la rougeur de ses joues.
  
  — Je… Je voulais voir si vous dormiez… Elle retrouva ses esprits…
  
  — Ouvrez donc les volets…
  
  Puis, se ravisant, alors qu’il tournait déjà les talons :
  
  — Non, au fait. Il n’est pas sûr que les autres connaissent votre présence chez moi. Il est donc imprudent de vous montrer à la fenêtre…
  
  Elle se souleva sur un coude.
  
  — Allumez, s’il vous plaît.
  
  Il alla presser l’interrupteur près de la porte. La lumière jaillit, les obligeant à cligner des paupières. Elle reprit ses lunettes sur le guéridon du téléphone, saisit sa canne et voulut se lever. Il se précipita. Elle eut d’abord un geste de refus, puis, engourdie, elle accepta :
  
  — Oui, vous avez raison…
  
  Il la prit sous un bras et fut bouleversé d’éprouver sur le dos de sa main la moelleuse fermeté d’un sein. Jusque-là il n’avait éprouvé aucun désir sexuel pour elle… Il devint cramoisi et resta figé, puis retira sa main.
  
  — Eh bien ? C’est comme ça que vous m’aidez ? Elle lui prit le bras, résolvant du même coup le problème qu’elle ne soupçonnait même pas.
  
  — Conduisez-moi jusqu’à la fenêtre ; j’attendrai que vous ayez gagné le vestibule pour ouvrir.
  
  Elle pesait lourdement sur lui. Il en était ravi. Il aurait voulu la porter complètement dans ses bras. Il avait vu certains films qui finissaient comme ça…
  
  Le héros s’en allait vers le soleil levant, tenant l’héroïne pressée contre sa poitrine, une héroïne vêtue de blanc, avec de longs cheveux blonds, exactement comme Esther.
  
  Hélas ! Le film était loin d’être fini… La pluie tombait, masquant le soleil, et Esther n’aurait probablement pas voulu qu’il la prît dans ses bras…
  
  — Laissez-moi là.
  
  Il gagna le vestibule, l’entendit ouvrir la fenêtre, puis les volets. Le vent hurlait dans les arbres du parc voisin ; la pluie fouettait les murs. Un temps épouvantable.
  
  Fenêtre refermée, rideaux tirés.
  
  — Éteignez la lumière et venez.
  
  Il obéit. Un jour sale, gris et jaune, éclairait maintenant le salon. Il voulut lui demander quelque chose à manger. Un bon café lui aurait également fait du bien. Elle prit la parole avant lui, plantée au milieu de la pièce, appuyée sur sa canne :
  
  — Il faut prendre maintenant des dispositions. Mon frère n’est pas rentré. Le téléphone étant coupé…
  
  Elle regarda l’appareil.
  
  — Au fait, l’est-il toujours ?
  
  Il alla, décrocha, écouta, l’agita, tourna le cadran, Muet.
  
  — Oui, dit-il. Il l’est toujours.
  
  Elle reprit, tendue, mais très maîtresse d’elle-même :
  
  — Je refuse donc de m’inquiéter outre mesure. Mon frère a pu être entraîné dans une suite logique de l’aventure et se trouver dans l’impossibilité de me prévenir par le seul moyen à sa disposition ; le téléphone. Vous allez nous préparer à déjeuner pendant que je vais monter faire ma toilette et m’habiller. Ensuite, je sortirai… Je téléphonerai d’abord à l’Agence pour savoir s’ils ont des nouvelles d’Arthur. Puis, j’irai à la Légation des U.S.A. pour régler votre situation…
  
  Il acquiesça d’un simple mouvement de tête.
  
  — Vous allez devoir m’aider pour monter à l’étage.
  
  Il alla la chercher et lui offrit son aide. Au pied de l’escalier, elle hésita. Arthur la prenait dans ses bras pour lui faire gravir l’escalier ; mais elle n’osait pas demander cela à cet homme chétif qu’elle connaissait à peine. Courageusement, elle entreprit d’escalader les premières marches, puis s’arrêta, le cœur battant, souffrant terriblement. Elle se décida :
  
  — Mon frère me montait dans ses bras. Je ne sais pas si…
  
  Il devint rouge.
  
  — Je suis plus fort qu’il ne semble, vous savez…
  
  Il s’en voulut de cette protestation. Elle lui passa un bras autour du cou ; il la souleva.
  
  Elle était lourde, beaucoup plus qu’il ne l’avait pensé. Il monta néanmoins, crispé, serrant les dents, haletant sous l’effort, ravi de la sentir respirer tout contre lui.
  
  La sueur coulait sur son front lorsqu’il atteignit le palier. Elle fit un mouvement pour se dégager, croyant qu’il allait la poser là. Il continua vers la porte de la chambre, ordonna d’une voix ferme :
  
  — Ouvrez.
  
  De sa main tenant la canne, elle réussit à tourner le bouton.
  
  — Vous n’êtes pas raisonnable, dit-elle. Posez-moi devant ma coiffeuse.
  
  Il la déposa assise sur le tabouret recouvert de satin vert d’eau. Toute la pièce était tendue de cette même étoffe aux reflets mouvants. C’était confortable, frais…
  
  — Merci, murmura-t-elle en dégageant son bras du cou de Menzel dont le visage frôla le sien.
  
  Il recula en trébuchant, le souffle coupé. Elle le regarda et lui sourit. Un sourire presque tendre…
  
  Il bredouilla :
  
  — Je… je vais faire le café.
  
  — C’est ça, dit-elle, en cherchant bien, vous arriverez certainement à trouver ce qu’il vous faudra.
  
  Il descendit, gagna le cuisine, s’affaira en sifflotant. De temps à autre, le souvenir lui revenait de la chasse à l’homme dont il était l’objet. Pendant quelques secondes, une angoisse affreuse lui serrait alors l’estomac. Puis, la voix merveilleuse de la jeune femme résonnait soudain à ses oreilles. Il revoyait son sourire, lorsqu’elle l’avait remercié, là-haut…
  
  Elle le rappela vingt minutes plus tard. Il remonta. Elle était habillée d’un tailleur gris foncé, très strict, qui lui allait à ravir. Elle était splendide, très bien faite…
  
  Et infirme.
  
  Il la reprit dans ses bras pour la descendre. Il eut moins de mal à la porter, sans doute parce qu’elle était moins crispée, s’abandonnant davantage.
  
  Ils mangèrent rapidement. Elle semblait pressée et confiante à la fois.
  
  — Surtout, ne faites pas d’imprudence, dit-elle. N’ouvrez à personne d’autre qu’à moi.
  
  Il lui demanda d’envoyer un mandat à l’hôtel Garibaldi, afin d’éviter des poursuites pour grivèlerie. Il l’aida à enfiler un manteau et un chapeau imperméables, la conduisit jusqu’à la porte.
  
  Avant d’ouvrir, elle le regarda avec une expression toute nouvelle.
  
  — Vous feriez bien de vous débarbouiller et de vous raser. Vous trouverez le nécessaire dans le cabinet de toilette ou dans la chambre de mon frère. Si vous aviez une chemise propre dans votre valise… Et une cravate qui ne soit pas une ficelle. Je ne parle pas du complet…
  
  — Mais tout de même. Elle sourit et conclut :
  
  — Allez dans le salon ; je pars…
  
  Il obéit, entendit la porte s’ouvrir, puis se refermer ; revint pour pousser les verrous, s’arrêta devant le miroir du porte-manteau et se regarda…
  
  Il fut plein de honte au spectacle qu’il offrait. Sale, vilain, négligé…
  
  En montant pour aller se laver, il pensa qu’il trouverait peut-être un fer électrique quelque part dans la maison pour repasser son complet et sa cravate.
  
  
  *
  
  * *
  
  Le portail refermé, Esther Lamm prit à droite et baissa la tête pour affronter la tempête qui soufflait du sud. Les arbres du jardin public gémissaient et craquaient sous l’assaut. La pluie, balayée par le vent, courait par vagues rapides sur le trottoir inondé.
  
  Pas un chat dehors.
  
  Compréhensible.
  
  Courbée en avant, prenant appui sur sa canne, Esther continua en se déhanchant.
  
  Maintenant que personne n’était plus là pour l’observer, qu’elle n’avait plus à se composer une attitude, elle ne résistait plus contre la terrible inquiétude qui la rongeait, au sujet d’Arthur…
  
  Que lui était-il arrivé ? Où était-il ? Que faisait-il ? Vivait-il encore ? N’avait-il pas déjà subi le sort de Franz Hallein ?
  
  C’était horrible.
  
  Le visage triste et ingrat de Stefan Menzel s’imposa à son esprit. Il avait l’air minable et pourtant son cerveau était celui d’un des plus grands savants de cette génération. Il était resté un enfant pour tout ce qui touchait ses relations avec le monde, surtout avec les femmes… Il était resté un enfant en devenant un grand homme…
  
  Drôle.
  
  Ce n’était pas un mauvais bougre. Mais Esther n’aurait pas aimé l’épouser…
  
  Elle sursauta, fronça les sourcils, étonnée qu’une telle pensée, lui fût venue, même négative…
  
  Étrange.
  
  Un autobus passa, l’éclaboussant. Elle se sentit fatiguée déjà… Jamais, elle n’aurait la force de marcher jusqu’à la légation des U.S.A.
  
  Jamais.
  
  Via Battisti, elle trouverait des taxis.
  
  Elle traversa la via F. Rismondo. Au centre du carrefour, un agent réglait la circulation, camouflé sous sa pèlerine imperméable.
  
  Un taxi arriva derrière en chuintant. Elle s’écarta péniblement pour éviter de se faire asperger. La voiture se rangea contre le trottoir. Un homme, grand et gros, vêtu d’un manteau de pluie et d’un chapeau vert, sauta sur le trottoir, se pencha à la portière pour régler le prix de la course.
  
  Esther pressa le pas, à grands renforts de coups de canne. Une aubaine, ce taxi… Elle s’arrêta contre le client descendu et qui attendait sa monnaie.
  
  — Libre ?
  
  Le chauffeur n’avait pas une tête sympathique. Tant pis.
  
  — Vous le voyez bien, maugréa-t-il.
  
  Le client prit sa monnaie, ouvrit la portière et aida Esther à monter. Elle se hissa péniblement à l’intérieur, posa sa canne, se laissa tomber sur la banquette et retourna la tête pour remercier l’inconnu.
  
  L’homme monta à son tour, flanqua la portière et dit froidement :
  
  — En route !
  
  En même temps, il sortit un pistolet à canon long et le braqua sur Esther :
  
  — Je ne vous veux aucun mal, dit-il. Ceci est simplement destiné à couper court à d’éventuelles et regrettables réactions.
  
  Le taxi démarra en trombe. Paralysée par la peur, Esther se rencogna et, muette attendit la suite.
  
  La voiture vira à droite, longea la synagogue, continua tout droit.
  
  Palais di Giustigia.
  
  Via Fabio Devero.
  
  Esther tourna doucement la tête pour observer son agresseur.
  
  Visage rond, rubicond, grosses moustaches noires, yeux noirs, verrue sur l’aile gauche du nez large et rouge. Bouche mince, inattendue. Mal rasé.
  
  Il bougea. Leurs regards se croisèrent. Celui d’Esther n’exprima aucune réaction. Il dit :
  
  — Votre frère est encore vivant.
  
  Elle frémit et se durcit pour ne pas montrer son angoisse. Ainsi Arthur était tombé entre leurs mains…
  
  Il ajouta :
  
  — Qu’il le demeure dépend de vous, signorina.
  
  Ce type était Italien. Aucun doute possible…
  
  Très mondain, il ajouta avec une courbette :
  
  — On m’appelle Chirurgo.
  
  Elle resta de marbre. La voiture avait pris de la vitesse, secouée par les rafales de vent. La pluie brouillait complètement le pare-brise et Esther se demanda un instant comment le chauffeur pouvait distinguer sa route.
  
  Il reprit :
  
  — Pourquoi diable votre frère s’est-il mêlé de cette histoire ? Il n’avait rien à y faire…
  
  Elle le fixa, sans répondre. Un peu nerveux, il questionna :
  
  — Perdu votre langue ?
  
  Elle réussit à sourire.
  
  — Un sourire à la fois détaché et plein de mépris. Il pâlit légèrement et son visage prit une teinte encore plus cireuse.
  
  — Vous faites fausse route, signorina. Votre frère est en mon pouvoir ; peut-être ne savez-vous pas ce que cela signifie ?
  
  Elle le foudroya du regard.
  
  — Je le devine aisément, rien qu’en vous regardant.
  
  Il resta bouche bée, puis siffla entre ses dents :
  
  — Bigre… Où est-ce que vous avez été pêcher une voix pareille ?… Vous devriez…
  
  Elle le coupa.
  
  — Je vous en prie. Que me voulez-vous ? Vous ne m’avez pas enlevée uniquement pour me dire que j’avais une belle voix ?
  
  Il serra les dents. Elle l’avait vexé.
  
  — Non, signorina. Je devrais vous fesser et vous avez de la chance d’être infirme.
  
  Elle se fit agressive.
  
  — De la chance ? Vous trouvez ?
  
  Il reprit sans comprendre :
  
  — Votre frère est en notre pouvoir et sa vie dépend de vous. Vous étiez sortie pour aller alerter l’Agence qui l’emploie. Vrai ?
  
  Elle se mit à réfléchir vite. Pas question de Menzel dans tout cela… Ils devait ignorer que le savant allemand était réfugié au 19 de la via G. Marconi.
  
  — Vrai, dit-elle. Il ne lui est jamais arrivé de passer la nuit dehors sans me prévenir. J’allais voir à l’Agence ce qui lui était arrivé…
  
  Il se mit à ricaner.
  
  — Ils ne savent rien. Et puis, de toute façon, il n’aurait pas pu vous prévenir puisque votre téléphone est coupé… C’est moi qui l’ai fait couper…
  
  Il paraissait très satisfait. Elle eut envie de le gifler.
  
  — Alors ? dit-elle simplement.
  
  — Alors, répliqua-t-il. Vous allez faire bien sagement ce que je vais vous expliquer. Il ne faut pas que l’on s’inquiète de la disparition de votre frère… Vous allez donc téléphoner à l’Agence pour leur dire qu’il est souffrant ou qu’il est parti je ne sais où, enterrer je ne sais qui, et qu’il ne sera pas de retour avant quarante-huit heures…
  
  Elle répliqua froidement :
  
  — Ne comptez pas sur moi pour cela…
  
  Il s’étonna sincèrement :
  
  — Pourquoi ? Je ne comprends pas.
  
  — Si vous ne comprenez pas, c’est que vous êtes particulièrement bête… et je n’y puis rien.
  
  Elle soupira, haussa les épaules, reprit :
  
  — Je vais tout de même vous expliquer… Vous me dites que mon frère est en votre pouvoir… C’est vous qui l’assurez. Quelle preuve pouvez-vous m’en donner ?
  
  Il parut suffoqué.
  
  — Bon Dieu ! fit-il. Pourquoi vous dirais-je cela, si ce n’était pas vrai ?
  
  Elle gloussa :
  
  — Pfff ! Vous êtes encore plus sot que je ne le pensais. De toute façon, pas de discussion possible avant que vous ne m’ayez convaincue. Laissez-moi descendre…
  
  Avec un aplomb merveilleux, elle se pencha pour heurter la vitre de séparation.
  
  — Hep ! Chauffeur ! je descends ici…
  
  Brutalement, Chirurgo la saisit à l’épaule et la renvoya sur la banquette. Elle devint pâle et protesta :
  
  — Brute ! Sale brute !
  
  Il la gifla d’un revers de main sur la bouche. Elle sentit le goût du sang et fut prête à pleurer. Elle réussit à se dominer et dit d’une voix aux accents contrôlés :
  
  — Vous êtes un personnage ignoble, répugnant… Néanmoins, je vous pardonne. On ne peut en vouloir à un chien enragé. Ce n’est pas sa faute, s’il est enragé…
  
  Il éclata de rire.
  
  — Vous êtes complètement folle, signorina ! Complètement folle. Nous allons bientôt descendre et je vais vous faire entendre la voix de votre frère au téléphone…
  
  Elle fronça les sourcils, remua un peu parce que sa hanche lui faisait mal.
  
  — Je pourrais lui poser des questions ?
  
  — Non, bien sûr.
  
  — Alors, il n’y a rien de fait.
  
  Il se mit pour de bon en colère.
  
  — Mais, nom de Dieu ! Où voulez-vous en venir ? On m’avait dit que vous aviez beaucoup d’affection pour votre frère. Si c’est le contraire… Si vous préférez le voir mort, dites-le franchement. Moi, je veux bien le tuer, pour vous faire plaisir.
  
  — Qui me dit que vous ne l’avez pas assassiné, déjà ?
  
  Il devint écarlate.
  
  — Parole, vous vous foutez de moi ! Je viens de vous proposer d’entendre sa voix au téléphone.
  
  — Vous avez pu la faire enregistrer. Je veux lui poser des questions pour être sûre que ce sera bien lui qui me répondra. Je ne veux pas entendre un disque…
  
  Il parut soulagé.
  
  — Ah ! c’est pour ça ?…
  
  — Oui, c’est pour ça, dit-elle.
  
  — Alors, c’est d’accord. Mais à une condition…
  
  — J’écoute.
  
  — Vous ne poserez pas de questions sur nous, sur l’endroit où il est, enfin rien qui se rapporte à l’affaire.
  
  — Je lui demanderai quelles chaussettes il a sur lui, riposta-t-elle.
  
  — Bon, accepta-t-il, vous lui parlerez des chaussettes… Et puis après…
  
  Elle le coupa, d’un ton décidé ;
  
  — Après on verra.
  
  Il opina du chef :
  
  — C’est ça, après on verra. Merde, conclut-il, j’ai pas vu souvent des mômes comme vous…
  
  — On en apprend à tout âge.
  
  — Faut croire.
  
  Il se rattrapa.
  
  — Attention, hein ? Pas de blagues… On va descendre dans une cabine publique isolée pour téléphoner. Si vous faites signe, si vous appelez quelqu’un, je vous descends. Vu…
  
  Elle souleva les épaules avec une indifférence affectée :
  
  — Vous y fiez pas, joli cœur. Je vous flanquerais bien un coup de canne !
  
  La voiture s’arrêta dans une avenue de banlieue devant une cabine plantée sur le trottoir. Chirurgo descendit le premier et garda sa main dans sa poche, fermée sur la crosse de son arme.
  
  — Pas de blagues, répéta-t-il en l’aidant à mettre pied à terre.
  
  Elle se moqua :
  
  — Joli cœur, votre mère a dû pécher avec un phonographe.
  
  — M’appelez pas joli cœur ; j’aime pas ça…
  
  Il ouvrit la porte de la cabine.
  
  — Tournez le dos, ordonna-t-il, pendant que je fais le numéro.
  
  Elle obéit. Il était trop soupçonneux pour se faire rouler facilement. Le numéro formé, il parla à voix basse dans une langue inconnue ; sans doute un dialecte italien. Puis, il appela Esther :
  
  — Ça y est ; vous l’avez en ligne ; pas plus d’une question, hein ?
  
  — D’accord, dit-elle, pas plus d’une question : les chaussettes. Sortez-vous de là, joli cœur, on ne peut pas tenir à deux là-dedans…
  
  Il obéit à contrecœur. Elle se glissa dans la cabine, prit l’appareil qui pendait au bout du fil en tournoyant. Il n’y avait pas d’écouteur auxiliaire.
  
  — Allô, murmura-t-elle d’une voix étranglée. C’est Esther qui parle.
  
  Elle reconnut la voix de son frère, à peine déformée :
  
  — Salut, petite sœur. Ne te fais pas de mauvais sang, je crois que tout va s’arranger. Ce n’est qu’un malentendu. Ils ne t’ont pas fait mal ?
  
  Le cœur d’Esther se serra :
  
  S’il lui demandait cela, c’est qu’ils lui en avaient fait, à lui, du mal… Elle questionna courageusement :
  
  — Quelles chaussettes portes-tu ?
  
  Silence. Il devait n’y rien comprendre. Enfin, avec réticence :
  
  — Quelles chaussettes, je porte ? Ben… Les grises à baguettes jaunes. Tu sais, celles que tu as reprisées, voici deux jours…
  
  Puis, brusquement volubile :
  
  — Menzel n’était plus là. Ils croient que je sais…
  
  Un juron, plus rien. Les hommes qui le surveillaient devaient l’avoir arraché de l’appareil.
  
  Elle raccrocha à son tour, d’un geste las, mais heureuse tout de même de le savoir vivant. Chirurgo la reprit par le bras pour la reconduire à la voiture qui resta immobile.
  
  — Alors, questionna-t-il, vous êtes rassurée ?
  
  — Je sais qu’il est vivant, ce n’est pas la même chose.
  
  — Il le restera si vous êtes raisonnable.
  
  Elle frémit :
  
  — C’est-à-dire ?
  
  — Si vous faites ce que je vais vous dire… Vous vouliez aller à l’Agence ? Eh bien, vous téléphonerez et direz au Directeur que votre frère est parti pour deux jours et qu’il s’excuse. Puis, je vais vous reconduire chez vous, où vous resterez bien sagement. Mais je vous ferai surveiller. Vous ne devez ouvrir à personne… D’accord ?
  
  Elle réfléchit quelques secondes :
  
  — D’accord, dit-elle enfin. Mais pour deux jours seulement. Si, dans quarante-huit heures, mon frère n’est pas rentré sain et sauf, je reprends ma liberté d’action.
  
  Il eut un sourire cruel, qu’elle ne vit pas.
  
  — Tout à fait d’accord, signorina.
  
  Il redescendit, l’aida derechef à regagner la cabine et la serra de près pour la surveiller.
  
  — Pas de blagues, répéta-t-il. Ça m’ennuierait de vous rectifier.
  
  — Pas tant que moi, murmura-t-elle de sa plus belle voix.
  
  Elle forma le numéro de la World Press Agency, obtint tout de suite Arrigo Nera en ligne et dit d’une voix aussi naturelle que possible :
  
  — Je suis navrée de vous prévenir si tard, signore Nera ; mon téléphone est en dérangement…
  
  — Je sais, coupa-t-il, j’ai essayé d’appeler, voici une heure. J’allais envoyer quelqu’un…
  
  Émotion.
  
  — Inutile, signore. Arthur est parti cette nuit pour aller enterrer une vieille tante à héritage du côté de Linz. Il sera de retour dans quarante-huit heures…
  
  Arrigo Nera explosa :
  
  — Il est fou ! Complètement fou… J’ai reçu à neuf heures le papier qu’il m’a envoyé. Il va paraître cet après-midi, dans un journal du soir. Je viens de le vendre en exclusivité pour plusieurs pays. C’est de la dynamite, cette histoire-là… ! Il me promettait une suite et il me laisse tomber. Folie !… Je vais essayer de les faire patienter. Quarante-huit heures, hein ! Pas plus ?
  
  — Pas plus, affirma-t-elle. Et elle raccrocha, craignant que la voix sonore de Nera ne soit distincte aux oreilles de Chirurgo.
  
  Ils remontèrent en voiture, repartirent après avoir fait demi-tour vers le centre de la ville.
  
  Esther ferma les yeux. L’article allait paraître dans l’après-midi. De cette façon, les Américains sauraient que Menzel était arrivé à Trieste. Ils iraient voir Nera, bien entendu… Et Nera n’était pas un imbécile.
  
  Elle reprit espoir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  La voiture s’arrêta via Guilia, à vingt mètres du carrefour, côté jardin public.
  
  Chirurgo éleva le ton pour se faire entendre malgré les hurlements du vent qui soufflait toujours en tempête sur les grands arbres du parc :
  
  — Vous allez descendre ici, signorina, et rentrer directement chez vous. Pas de blagues, hein ? Vous serez surveillée constamment… Nous ne vous laisserons pas sortir…
  
  Elle protesta doucement :
  
  — Nous ne vivons pas comme des sauvages, mon frère et moi. Nous avons des amis, qui téléphonent parfois. Admettez que l’un d’eux veuille nous appeler ? Quand il verra que tous ses appels restent vains, il va alerter le service des téléphones, des employés vont venir voir pourquoi la ligne est muette…
  
  Il fronça les sourcils, réfléchit un instant, puis trouva une solution :
  
  — Bon, dit-il. Je vais faire rétablir votre ligne, mais un de mes hommes sera branché dessus en permanence. Vous ne pourrez pas dire ni entendre un mot qui ne sera aussitôt connu de nous. A la moindre imprudence de votre part, votre frère paiera.
  
  Elle approuva du chef.
  
  — C’est d’accord, dit-elle. Tout à fait d’accord… Autre chose. Comment vais-je faire pour le ravitaillement ? Vous savez, je mange comme tout le monde. J’ai même un solide appétit. M’autorisez-vous à recevoir des fournisseurs que j’appellerais par téléphone ?
  
  Il secoua la tête, négativement.
  
  — Pas du tout, rien à faire. On va s’arranger autrement. Chaque jour, avant chaque repas, un de mes hommes vous portera un panier. Il sonnera trois coups longs, et quatre courts.
  
  Elle s’étonna :
  
  — Chaque jour ? Nos conventions sont bonnes pour quarante-huit heures seulement, signore. Je ne sais pas ce que vous attendez de mon frère, mais s’il n’est pas de retour après demain à midi, je le considérerai en danger de mort…
  
  Il frisa une pointe de son énorme moustache noire entre le pouce et l’index.
  
  — D’accord, signorina. Si vous tenez vos promesses et si votre frère se montre raisonnable, tout sera terminé dans quarante-huit heures, de la meilleure façon.
  
  Elle posa une main gantée sur la poignée de la portière.
  
  — Vous pourrez me faire porter un premier panier de provisions dans une demi-heure ?
  
  — Bien sûr. Rappelez-vous : trois longs, quatre courts.
  
  — Bien. Je peux m’en aller ?
  
  Il approuva :
  
  — Oui. Et n’oubliez pas de rentrer directement chez vous. Nous vous suivons…
  
  Elle ouvrit la portière. Il se pencha pour l’aider à descendre. Une rafale de pluie l’enveloppa. Elle se tassa sur elle-même, fermant les yeux, prit appui sur sa canne et partit vers la pointe du triangle que formait le jardin public, à l’angle de la via Giulia et de la via G. Marconi.
  
  Elle tourna le coin en claudicant de façon pitoyable. Sa hanche lui faisait terriblement mal. Son cœur battait la chamade. La voix d’Arthur résonnait encore à ses oreilles. Elle chercha son mouchoir dans sa poche, ne le trouva plus ; fouilla l’autre poche, sans résultat…
  
  « Je l’ai perdu », pensa-t-elle. Elle eut un regret. Ce mouchoir faisait partie d’une douzaine que lui avait offerte Arthur, marquée à ses initiales. Tant pis, il y avait des choses plus importantes, surtout plus urgentes à considérer.
  
  D’abord, ce qu’il convenait de dire à Stefan Menzel.
  
  Tout lui avouer ? Dangereux ; il ne comprendrait peut-être pas qu’elle l’ait sacrifié, en quelque sorte, à son frère. Et puis, il s’en irait… Jamais il ne consentirait à rester dans de semblables conditions…
  
  Le cœur d’Esther se durcit. Elle adorait son frère… Dans son petit monde d’infirme, il représentait tout : le père et la mère, morts ; le mari qu’elle n’avait jamais eu et qu’elle n’aurait jamais ; l’enfant qu’elle souhaitait…
  
  Tout.
  
  Entre Arthur et Menzel, elle savait ne pouvoir hésiter. Les histoires de soucoupes volantes et autres se trouvaient effacées devant le danger couru par son frère.
  
  Elle murmura en luttant contre le vent qui freinait sa marche :
  
  — S’il le faut, je leur livrerai Menzel pour sauver Arthur.
  
  Puis, elle ajouta, pour sa conscience :
  
  — Pas avant quarante-huit heures.
  
  Elle était devant chez elle. La maison avait l’air tout à fait tranquille. Pourtant, un homme traqué, un homme en danger de mort, se trouvait à l’intérieur.
  
  Elle eut pitié de lui, comme ça, brusquement.
  
  Elle traversa la rue et vit le taxi de Chirurgo qui l’avait suivie s’immobiliser à vingt mètres de là.
  
  Son cœur se serra. Pourvu qu’ils n’avancent pas davantage. Elle n’avait pas pris sa clé, par mesure de prudence, et si Menzel ne guettait pas à la fenêtre, elle allait être obligée de sonner.
  
  Les autres apprendraient ainsi qu’il y avait quelqu’un avec elle dans la maison… et voudraient savoir qui…
  
  La gorge sèche, le souffle court, elle repoussa violemment le portail de fer. Le bruit lui parut dérisoire… Il lui sembla voir un rideau bouger, derrière la fenêtre du salon. Il guettait… Une onde de joie la submergea. Puis, reprise par l’inquiétude : « Il est imprudent, pensa-t-elle, si je le vois, d’autres peuvent le voir. Il faut que je lui fasse la leçon. »
  
  Elle escalada péniblement les quatre marches du perron, fouilla dans sa poche pour en tirer une clé imaginaire, se plaça de façon à masquer la serrure avec son corps, pour un observateur éventuel.
  
  La porte s’ouvrit.
  
  Elle la retint, instinctivement. Mais Menzel s’était caché derrière. Elle entra très vite, referma et lui sourit :
  
  — Pas trop ennuyé ?
  
  — Non.
  
  Il paraissait presque joyeux. Elle s’éloigna pour le laisser remettre la barre de sûreté et s’aperçut combien il était changé.
  
  Lavé, rasé de près, ses rares cheveux lissés avec soin ; chemise propre, cravate à peu près convenable, complet repassé… Chaussures cirées !
  
  — Bigre, fit-elle, sincèrement touchée. C’est pour moi que vous avez fait tant de frais ?
  
  Il se troubla :
  
  — Heu… Oui… Non… c’est-à-dire.
  
  Elle se mit à rire.
  
  — Vous pensiez que l’Ambassadeur en personne allait venir vous chercher ?
  
  Il rougit violemment, avoua :
  
  — Je voulais que vous gardiez de moi une image pas trop désagréable…
  
  Elle défit la ceinture de son vêtement ruisselant de pluie. Il l’aida à le retirer, accrocha le chapeau dégoulinant qu’elle lui tendit ensuite.
  
  — Vous devriez monter dans ma chambre et me rapporter mes chaussons, murmura-t-elle. Je crains d’avoir les pieds trempés…
  
  Il aurait bien voulu savoir quelles nouvelles elle rapportait, mais il avait peur de la froisser en se montrant trop impatient alors qu’elle risquait un rhume avec ses pieds mouillés.
  
  Il monta en courant, pénétra dans la chambre, s’immobilisa aussitôt, saisi d’un trouble inexplicable. C’était là qu’elle dormait, c’était là qu’elle se déshabillait… Ce miroir devait tout connaître d’elle…
  
  La voix merveilleuse monta pour le rappeler à l’ordre.
  
  — Vous les trouvez ? Ils doivent être au pied de la coiffeuse.
  
  Ils y étaient. Il les prit et redescendit hâtivement. Elle le précéda dans le salon, s’assit sur le canapé et lui demanda de lui retirer ses chaussures. Il se mit à genoux devant elle. Il délaçait la première chaussure lorsqu’elle lui annonça, plutôt abruptement :
  
  — Je n’ai rien de positif pour vous.
  
  Ses mains s’immobilisèrent sur la chaussure trempée.
  
  — Ah ! je pensais…
  
  Il leva son regard. Elle détourna la tête, gênée d’être obligée de mentir.
  
  — Je suis désolée, murmura-t-elle.
  
  Elle se reprit :
  
  — Il n’y a rien de perdu. Simplement, ils ne m’ont pas crue. Ils ont pensé que je devais être folle. Je leur ai laissé mon adresse… Ils m’ont dit qu’ils allaient faire une enquête ; que dans quarante-huit heures, ils viendraient me donner la réponse…
  
  — Dans quarante-huit heures…
  
  Il retira la chaussure, allongea le bras gauche pour la déposer sur les briques du foyer de la cheminée, se redressa, attaqua l’autre chaussure.
  
  — Vous avez vu le Chargé d’Affaires… en personne ?
  
  Elle avala péniblement une salive réticente.
  
  — Non, il n’y était pas, paraît-il. J’ai vu un secrétaire… très courtois, mais aussi très sceptique. Ils craignent que ce ne soit un piège… Ils ne veulent pas être ridiculisés pour avoir donné tête baissée dans un panneau qui peut dissimuler une chausse-trape…
  
  Il la regarda de nouveau, s’étonna de son désarroi visible…
  
  — Quelle chausse-trape ?
  
  Elle répondit un peu sèchement :
  
  — C’est facile à comprendre, non ? Admettez que vous soyez au service des Russes, que les Américains acceptent votre histoire pour du bon pain…
  
  Il se mit à rire, un rire de gosse, désarmant.
  
  — Ce n’est pas sérieux, dit-il.
  
  Elle frissonna. Un instant, cependant qu’elle fabriquait cette théorie idiote pour les besoins de sa cause, le soupçon l’avait effleurée qu’elle pouvait frôler la vérité sans s’en douter…
  
  Stupide.
  
  Il n’y avait qu’à le regarder, avec son visage d’enfant mal poussé, ses yeux candides… et ses rougeurs. Il se rongeait même les ongles. Peut-être même faisait-il encore pipi au lit ?
  
  Elle pouffa.
  
  Non, tout de même !
  
  — Qu’est-ce qui vous arrive ?
  
  Elle essaya d’expliquer :
  
  — Vous vous y prenez comme si c’était la première fois que vous aviez à délacer une chaussure !
  
  Il devint cramoisi. C’était la première fois qu’il délaçait une chaussure sur un pied de femme, oui… Il eut un geste malheureux, brouilla le nœud.
  
  — C’est votre faute, grogna-t-il. Vous vous moquez toujours de moi !
  
  Il avait l’air réellement malheureux. Elle lui caressa les cheveux.
  
  — Je vous demande pardon, Stefan.
  
  Il arracha la chaussure, remarqua :
  
  — Vos bas sont trempés.
  
  — Je vais les retirer ; allez me chercher une serviette dans la cuisine, s’il vous plaît.
  
  Il se releva, y alla. Il trouvait drôle qu’elle ne lui eût pas encore parlé de son frère. Et puis, cette hésitation des autorités américaines l’étonnait. Franz Hallein lui avait assuré qu’elles étaient au courant et fortement désireuses de la prendre sous leur coupe… Étrange.
  
  Il trouva une serviette.
  
  Et si Esther lui mentait ? Si elle n’avait pas été à la Légion américaine ?
  
  Il fit une grimace de réprobation pour lui-même, regagna le vestibule, entra dans le salon…
  
  Jupes retroussées haut, Esther retirait son dernier bas. Elle ne le voyait pas. Il profita lâchement du spectacle ; quelques secondes, pas plus, puis battit en retraite.
  
  — Je peux entrer ?
  
  — Un instant… Là, vous pouvez venir.
  
  Il obéit. Elle avait rabattu sa robe. Il se remit à genoux devant elle et entreprit de lui sécher les pieds. Contrairement à la plupart des femmes, elle avait de très jolis pieds… Il faillit le lui dire, mais questionna :
  
  — Votre frère ?
  
  Elle mentit derechef.
  
  — Il a téléphoné à l’agence. Il est en bonne santé et a été obligé de s’absenter pour quarante-huit heures…
  
  Elle se mordit les lèvres, s’en voulant de n’avoir pas dit trois jours. S’il allait faire le rapport ? Mais pourquoi, après tout, ferait-il un rapport ?…
  
  Elle se mit à rire un peu nerveusement et ajouta :
  
  — Vous allez être condamné à passer deux jours ici, tout seul avec moi ! Heureusement que j’ai confiance en vous… Tout de même, il faudra éviter de vous montrer…
  
  Il eut faim et pensa tout haut :
  
  — Nous n’avons pas grand-chose à manger, ce midi.
  
  Elle le regarda lui enfiler ses chaussons, répliqua :
  
  — J’ai fait le nécessaire. Un commissionnaire va venir tout à l’heure…
  
  Au même instant, on sonna à la porte.
  
  Trois longs, quatre courts.
  
  Elle s’affola :
  
  — Vite, descendez à la cave. La porte derrière l’escalier…
  
  Il se leva et quitta la pièce sur la pointe des pieds.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath décapuchonna son stylo, jeta un regard distrait sur le garçon qui attendait pour s’emparer de ses valises, et entreprit de remplir la fiche à en-tête de l’Excelsior Palasso.
  
  Harry Brussel, né le 22 mars 1917 à Philadelphie, domicilié à New York, 32 Cinquième Avenue, Président-Directeur général de la « Brussel-Kempt and co. », citoyen des U.S.A., venu à Trieste pour « affaires ».
  
  Pas un mot de vrai dans tout cela, pensa-t-il en signant, mais quelle importance. A chacun sa vérité, il savait cela depuis longtemps…
  
  Il repoussa la fiche, remit son stylo en place et dit au groom :
  
  — A vos ordres, jeune homme.
  
  Ascenseur. Premier étage. Couloir. Porte 15.
  
  Antichambre obscure. Pièce très vaste, large baie sur le port écrasé sous la pluie. A gauche, une salle de bains confortable.
  
  Hubert donna un pourboire au groom qui s’esquiva ensuite, et entreprit de défaire ses valises. Il sentait que ce temps allait le mettre de mauvaise humeur…
  
  Il se déshabilla, prit une douche, se rasa, revêtit du linge propre et un autre complet, des chaussettes propres et d’autres chaussures. Puis, muni de son trench-coat et d’un chapeau imperméable, il quitta son appartement, refermant à clé.
  
  Dans le hall, il acheta des journaux, puis envoya un chasseur lui chercher un taxi.
  
  La voiture fut tout de suite là. Le chasseur abrita Hubert sous un grand parapluie pour lui permettre de s’installer sans se mouiller.
  
  Le taxi démarra.
  
  — A la légation des U.S.A., ordonna Hubert avec un fort accent yankee.
  
  — O.K., signore…
  
  La riva Mandracchio était transformée en rivière. A peine distinguait-on, à travers le mur d’eau qui croulait du ciel, les navires ancrés dans les bassins du port. Le vent soufflait avec rage.
  
  Hubert fit une grimace de dégoût et déploya un journal. Chaque fois qu’il arrivait à l’improviste dans un pays quelconque, il aimait prendre « contact » en lisant la Presse.
  
  Toujours très instructif.
  
  Et ce soir-là plus que jamais.
  
  En première page, un titre « hénaurme » accrocha immédiatement son regard :
  
  
  
  « De passage à Trieste, un ingénieur allemand affirme :
  
  « SI LES SOUCOUPES VOLANTES EXISTENT, JE SAIS QUI LES CONSTRUIT… »
  
  « Ce sont les Russes, qui capturèrent en Allemagne un appareil intact, à la construction duquel j’avais participé…
  
  « Trieste…
  
  « Toute la Presse a récemment révélé les aventures de ce groupe de savants allemands qui, après avoir travaillé un certain temps pour le compte du gouvernement du Caire, se sont vu expulser manu militari du territoire égyptien qui leur avait donné asile.
  
  « Selon les autorités du Caire, ces spécialistes qui avaient autrefois travaillé à la Physikalische Arbeitsgemeinschatf de Hambourg auraient refusé de livrer à leurs employeurs certains résultats de leurs travaux, pourtant menés dans des laboratoires égyptiens et grâce à des capitaux égyptiens…
  
  « Certains de ces savants furent arrêtés et, dit-on, molestés par les policiers du Caire. D’autres, expulsés, gagnèrent l’étranger où l’on perdit leur trace.
  
  « Arthur Lamm, un de nos meilleurs reporters, vient de retrouver l’un d’eux arrivé hier soir dans notre ville libre.
  
  « L’entrevue a eu lieu dans un petit hôtel de la via Rossini, face au Canale Grande que battait la pluie. Le savant allemand que nous désignerons par ses initiales : Docteur S.M., n’a pas caché à notre représentant qu’il était venu à Trieste pour rencontrer des émissaires d’une grande puissance intéressée par la somme de ses connaissances.
  
  « Le Docteur S.M. nous a révélé :
  
  J’AI PARTICIPÉ A LA CONSTRUCTION D’UNE SOUCOUPE VOLANTE. »
  
  « Les armées russes ont trouvé dans des arsenaux souterrains, en Allemagne, un certain nombre de moteurs intacts destinés à de nouvelles armes secrètes. Ils se sont ainsi emparés des moteurs d’un hélicoptère supersonique que les laboratoires du Grand Reich venaient de mettre au point. Je puis affirmer que si les soucoupes existent ce sont des disques volants dont je suis responsable pour une partie. Un de ces appareils d’une envergure de quarante mètres a volé quelques jours avant la capitulation. Doté d’un rayon d’action de plus de quarante mille kilomètres et se déplaçant à vingt mille mètres d’altitude, le disque volant aurait pu donner au Reich la maîtrise complète de l’air, s’il avait été construit un an plus tôt.
  
  « Le secret de cet appareil qui, en vol, a l’apparence, réellement, d’une soucoupe, résidait dans la force motrice fournie par des turbines alimentées par une combinaison de deux gaz rares, mais très connus. Environ vingt mètres cubes de ce gaz comprimé suffisaient pour une autonomie de vol de 16 heures. La vitesse atteinte était approximativement de 2 500 kilomètres-heure.
  
  « Trois de mes collègues ayant participé aux travaux d’études, puis de mise au point, travaillent actuellement dans les laboratoires soviétiques. Les Russes s’étant emparés des moteurs intacts, on comprendra pourquoi j’affirme qui si les soucoupes volantes existent, elles sont d’origine russe.
  
  « Le docteur S.M. pense être capable de reconstituer les plans du « Disque Volant ». Dans quelques jours nous croyons être en mesure de porter à la connaissance du public de nouvelles et sensationnelles révélations. »
  
  (Copyright by Arthur Lamm
  
  and World Press agency.)
  
  
  
  Hubert siffla entre ses dents.
  
  — Mazette, fit-il, si je m’attendais à ça !
  
  Il replia le journal et le mit dans la poche de son trench-coat, repoussa son chapeau en arrière et se gratta le front. M. Smith lui avait parlé d’une affaire tout-ce-qu’il-y-a-de-plus-confidentielle.
  
  Difficile de faire mieux !
  
  Le taxi s’arrêta devant la Légation. Hubert paya la course et descendit.
  
  Au planton, il se présenta sous l’identité de Harry Brussel et demanda audience à l’attaché commercial. Celui-ci, prévenu, le fit immédiatement introduire dans son bureau, le pria de s’asseoir et d’attendre quelques secondes.
  
  Une minute après, Bug entra, désinvolte, à peine débraillé et mastiquant son éternel chewing-gum.
  
  — Hello ! fit-il. Adddyoudouuu ?
  
  — Hello ! répliqua Hubert. Adddyoudouuu ?
  
  Ils se serrèrent la main avec énergie, se gratifièrent de tapes sonores sur les omoplates, puis attaquèrent en même temps.
  
  — Vu la Presse ?
  
  — Ouais, fit Bug en s’arrêtant de mastiquer. Pas bon… Ça va être la curée aux fesses de ce pauvre type… Pas de chance, vieux garçon.
  
  Hubert protesta :
  
  — Ils ne le tiennent pas encore, non ? Et même s’ils le prennent, j’irai le chercher. Ce sera un peu plus long, voilà tout…
  
  — Ouais, fit Bug. J’ai appelé le directeur de l’Agence ; un type qui doit avoir un poids sur la langue. S’appelle Arrigo Nera ; vous donnerai l’adresse. Dit qu’il ne sait pas où est Arthur Lamm ; même pas son adresse. Se fout de nous, c’est évident. Pouvons rien sans alerter les autorités internationales. Le gouverneur est Anglais… Une vraie plaie ! Allez-y mollo…
  
  — Mollo ? Connais pas, dit Hubert. Et l’hôtel ?
  
  Bug marcha vers la fenêtre qui giflait la pluie.
  
  — On se croirait dans un aquarium, grogna-t-il. L’hôtel ? Ah ! oui… Je sais déjà. Menzel est descendu à l’hôtel Garibaldi, via Rossini, sur…
  
  — Le Canale Grande, je sais.
  
  — O.K., dit Bug. Si vous savez tout, c’était pas la peine de venir ici.
  
  Hubert pouffa.
  
  — Toujours mauvais caractère, hein ? Ensuite ?
  
  — Inscrit sous le nom de Francis Albrecht. S’est sauvé par la fenêtre au milieu de la nuit, sans régler sa note. Le taulier a porté plainte…
  
  — Ce qui donnera un prétexte légal aux Anglais pour lui mettre la main dessus.
  
  — Ouais, fit Bug.
  
  — Combien devait-il ?
  
  Bug cracha sa gomme dans une corbeille à papiers et se mit sans plus attendre à décortiquer une tablette neuve sortie de sa poche.
  
  — Sais pas, fit-il, verrez ça dans le rapport.
  
  — J’enverrai un mandat en son nom, dit Hubert, pour couper court aux poursuites légales.
  
  — Bonne idée, vieux garçon. Et ensuite ?
  
  — Je vais essayer de savoir pourquoi il s’est sauvé de son hôtel en pleine nuit et par la fenêtre.
  
  — Peut-être qu’il avait le feu au cul ? grogna Bug en enfonçant la tablette de gomme dans sa bouche.
  
  — C’était probablement ça… Reste à savoir qui tenait le feu ?…
  
  — Un jeu d’enfant, dit Bug en mâchonnant bruyamment.
  
  — Bien sûr, dit Hubert avec un large sourire. Si c’est tout ce que vous savez, je vais aller voir un détective privé. Bonsoir, Bug, et n’abusez pas de bromure… Ça ne vous vaut rien.
  
  Il sortit, furieux. C’était la première fois que Bug se conduisait avec lui de cette façon.
  
  Tant pis.
  
  Il quitta la Légation, prit un taxi et se fit conduire au siège d’une société de location de voitures sans chauffeur. Il loua un puissant cabriolet Mercédès, bas sur pattes et bien chaussé.
  
  Il quitta le garage, acheta un plan de la ville au premier kiosque qu’il trouva sur son chemin et prit ensuite la direction du Grand Hôtel des Postes.
  
  Il trouva dans l’annuaire le numéro du Garibaldi et l’appela. Une femme à voix désagréable lui répondit.
  
  Il demanda fort poliment le prix des chambres et des repas, puis raccrocha. Sorti de la cabine, il fit un rapide calcul, majora de cinquante pour cent afin d’éviter toute surprise et envoya un mandat en indiquant comme expéditeur : Francis Albrecht.
  
  Il reprit le volant de la Mercédès et fut obligé d’allumer les lanternes, la nuit tombant avec rapidité, sans que la pluie cessât pour autant.
  
  Piazza dell’Unita.
  
  Les bureaux de la World Press Agency étaient situés au deuxième étage. Un vieil employé maussade reçut Hubert dans une luxueuse antichambre. Hubert lui tendit une carte de visite au nom de Harry Brussel et demanda à voir le signore Arrigo Nera…
  
  Cinq minutes d’attente. Le téléphone sonnait presque sans arrêt. Une machine télétype formait un fond sonore monotone. Des voix pressées se croisaient, des portes claquaient.
  
  L’employé maussade revint chercher Hubert, le guida dans un dédale de couloirs, l’introduisit dans un bureau immense dont les deux fenêtres ouvraient sur la place.
  
  Le signore Arrigo Nera ne leva même pas la tête pour voir entrer le visiteur. Hubert n’aperçut tout d’abord de lui qu’une masse énorme de cheveux noirs ébouriffés et deux grosses mains qui s’affairaient à rouler une cigarette.
  
  Très à son aise, Hubert s’installa dans un fauteuil, croisa ses longues jambes et dit avec beaucoup d’aménité :
  
  — Surtout, signore, prenez tout votre temps…
  
  Arrigo Nera colla le papier de sa cigarette d’un vigoureux coup de langue, leva brusquement la tête et aboya :
  
  — Quoi ? Qu’est-ce que vous me voulez ?
  
  Il avait des yeux larges comme des soucoupes et striés de rouge. Ses paupières étaient fripées comme de la peau de crapaud. Nez bourbonien, mâchoire carrée, lèvres grasses, oreilles décollées servant à retenir la masse invraisemblable de ses cheveux.
  
  Hubert sourit, parfaitement désinvolte.
  
  — Vous êtes bien tel que je vous imaginais, dit-il.
  
  Arrigo Nera se redressa, bomba le torse :
  
  — Vous aviez entendu parler de moi, hein, c’est ça ?
  
  Hubert secoua lentement la tête.
  
  — Non, répondit-il froidement. Jamais entendu parler de vous avant ce soir…
  
  Une pause. Air dépité de Nera.
  
  — J’arrive d’Amérique… U.S.A…
  
  Nera eut un sourire caustique :
  
  — Mande pardon ; j’avais cru, jusqu’à ce soir, que les U.S.A. se trouvaient en Amérique et non pas le contraire…
  
  — Vous faisiez erreur, dit sèchement Hubert. Maintenant que vous voici éclairé, parlons sérieusement. J’ai lu l’article sur les soucoupes volantes… Cette histoire ne tient pas debout…
  
  — Elle marche pourtant bien, grogna Nera déjà sur la défensive.
  
  Hubert vrilla son regard glacé dans celui de l’Italien.
  
  — Parlons peu, mais parlons bien. Vraie ou non, cette histoire gêne mon gouvernement. Vous allez donc démentir dès demain et dire que vous avez été victime d’un canular…
  
  Arrigo Nera se leva d’un bond. Il était grand et bedonnant, portait des bretelles roses et ses initiales en gothique sur sa chemise de soie vert pâle.
  
  — Sortez ! hurla-t-il. Sortez avant que je ne vous jette dehors.
  
  Hubert ne bougea pas. Il se contenta de sourire.
  
  — A combien estimez-vous ?
  
  L’Italien baissa le ton.
  
  — Foutez-moi le camp, vous m’entendez ? Je ne suis pas à vendre. Je suis un journaliste honnête, moi !
  
  Hubert conserva son sourire.
  
  — Honnête jusqu’à combien ? C’est ce que je vous demande…
  
  Arrigo Nera se mit à écumer. Il marcha d’un pas décidé vers la porte. Sans se retourner, Hubert lança ;
  
  — Cent mille dollars !
  
  L’Italien s’arrêta net, au centre de la pièce. Il pivota lentement sur ses talons, sourcils froncés, regarda Hubert qui n’avait pas bougé, et revint sur ses pas.
  
  — Pardon ? J’ai dû mal entendre…
  
  Hubert tourna la tête et le considéra en riant :
  
  — Vous avez bien entendu. J’ai dit cent mille dollars…
  
  Arrigo Nera n’était pas malhonnête. Mais quel était le journaliste qui ?… Il fit claquer sa langue contre son palais. De n’être pas malhonnête n’empêchait pas d’être prudent…
  
  — Contre quoi ? demanda-t-il en reprenant sa place derrière le bureau.
  
  — Vous me mettez d’abord en rapport avec Arthur Lamm. Il faut qu’il soit d’accord…
  
  Arrigo Nera secoua négativement la tête.
  
  — Non, signore. D’ailleurs, Arthur Lamm a quitté Trieste la nuit dernière. Il est parti en Autriche enterrer une vieille tante à héritage et ne sera pas de retour avant quarante-huit heures…
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Vous me prenez pour un enfant, signore Nera ? Nous ne pourrons pas nous entendre tant que Lamm ne sera pas d’accord.
  
  — Je n’ai pas besoin de lui pour démentir…
  
  — Il n’a pas besoin de vous pour aller porter son histoire ailleurs.
  
  — Arthur Lamm est parti pour quarante-huit heures.
  
  — Peut-être, alors, connaissez-vous l’adresse actuelle du Docteur S.M. ?
  
  — Aucune idée. Si Lamm était là…
  
  Hubert se leva.
  
  — Je regrette, dit-il, vous venez de passer à côté de la fortune. Cela vous fera toujours une bonne histoire à raconter… « Si j’avais voulu !… Ah ! Cent mille dollars qu’il m’offrait ; oui, comme je vous le dis ! Eh bien, j’ai refusé… Je suis un journaliste honnête, moi ! »
  
  Hubert se remit à rire, ajouta :
  
  — Et vous savez ce qu’ils penseront, ceux à qui vous raconterez cette histoire édifiante ? Ils penseront en vous regardant : « Foutu couillon, va ! »
  
  — Foutez-moi le camp, gronda Nera, cramoisi de fureur. Foutez-moi le camp !
  
  Hubert gagna la porte, l’ouvrit, se retourna avant de la franchir :
  
  — Je vous téléphonerai demain matin. Peut-être aurez-vous des nouvelles d’Arthur ?
  
  Nera cracha sur le tapis. Hubert referma le battant. Personne dans le couloir. Il se demanda s’il allait retrouver son chemin. Tourner à gauche… Oui, c’était ça. Il se figea. Sur une porte, une pancarte annonçait : « Secrétariat du Personnel ». Il frappa, discrètement :
  
  — Entrez ! répondit une voix de femme.
  
  Il entra. Elle pouvait avoir quarante ans environ, bien en chair, plantureuse même. Elle battit des cils et ne pensa pas à dissimuler l’effet que provoquait sur elle la belle allure de Hubert.
  
  Il s’inclina, tout sourire, referma la porte et demanda :
  
  — Le signore Arrigo Nera m’a dit de m’adresser à vous pour obtenir l’adresse personnelle du signore Arthur Lamm…
  
  Subjuguée, elle répondit machinalement :
  
  — Via G. Marconi, 19. Téléphone…
  
  Elle s’interrompit :
  
  — Mais le signore Nera connaît cette adresse par cœur, pourquoi ?…
  
  Elle se leva soupçonneuse, décrocha le téléphone.
  
  — Passez-moi le patron, s’il vous plaît.
  
  Hubert tourna la tête. L’interrupteur était à portée de sa main. Sans hésiter, il éteignit, ouvrit la porte et se glissa dans le couloir. Un hurlement jaillit derrière lui.
  
  — Arrêtez-le ! Au voleur ! Au secours !
  
  Il fit une grimace. Incident désagréable. Une galopade venant à sa rencontre. Sans doute, le portier. Il fit demi-tour, revint sur ses pas, vit la femme hurlante jaillir de son bureau obscur et courir comme une folle vers celui de son patron, qui, au même instant, ouvrit la porte.
  
  — Que se passe-t-il ? Êtes-vous devenue folle ?
  
  — Oh ! Signore ! Je… J’ai…
  
  Hubert arriva derrière elle, la prit par l’épaule pour l’écarter.
  
  — Voulez-vous lui dire, signore Nera, qu’elle a bien fait de me donner l’adresse d’Arthur Lamm ?…
  
  Arrigo Nera devint pâle. Il passa une main hésitante dans sa crinière léonine. Son regard céda sous le poids du regard de Hubert. Il eut un mouvement d’épaules qui pouvait signifier « A quoi bon, puisque le mal est fait » et répliqua :
  
  — Mais bien sûr, signora. J’avais dit au signore d’aller vous demander le renseignement parce que trop occupé pour le lui donner.
  
  Rassurée, la femme repartit. Hubert se mit à rire doucement.
  
  — Vous êtes un homme de sang-froid, murmura-t-il.
  
  Nera répliqua :
  
  — Ça ne vous servira à rien. Il est réellement parti…
  
  Hubert s’immobilisa. Sa voix devint coupante :
  
  — Vous êtes marié ?
  
  — Oui.
  
  — Enfants ?
  
  — Trois.
  
  Hubert hocha la tête d’un air entendu, prit tout son temps et fit remarquer :
  
  — En somme, vous tenez à la vie ?
  
  Arrigo Nera devint vert. D’une voix tremblotante, il s’enquit :
  
  — Qu’est-ce que ça veut dire ?
  
  Hubert eut un sourire féroce.
  
  — C’est l’éternel problème de la bourse et la vie. On refuse cent mille dollars, malgré soi, bien sûr, et on est tout étonné de se réveiller mort…
  
  Arrigo Nera se mit à trembler pour de bon. Il voulut parler, resta bouche bée. Hubert reprit d’un ton doucereux :
  
  — Réfléchissez… Pensez-vous sérieusement que la sécurité d’une grande nation s’embarrasse de la vie d’un homme tel que vous ?
  
  Il se pinça le lobe de l’oreille droite, promena son regard de bas en haut, puis de haut en bas, sur la silhouette grasse de l’Italien, murmura :
  
  — Que Dieu vous protège, s’il le peut ! Tourna les talons, suivit le couloir, rentra sans frapper dans le bureau de la secrétaire du personnel, la surprit en train de se refaire une beauté et questionna :
  
  — Ce numéro de téléphone ?
  
  Elle reposa le poudrier sur sa table, porta une main à sa gorge et protesta :
  
  — Pourquoi m’avez-vous fait si peur ? Quand vous avez éteint, j’ai cru que vous vouliez m’assassiner…
  
  Il s’approcha à longs pas glissés, s’appuya des deux mains sur la table, plongea son regard dans celui de la femme et questionna d’une voix pleine de sous-entendus :
  
  — Il ne vous est pas venu à l’idée que je pouvais vous vouloir tout autre chose ?
  
  Elle devint écarlate et bredouilla :
  
  — Oh ! Comment pouvez-vous ?
  
  Il glissa sa main sous le sein gauche de la femme et le souleva.
  
  — Vous en avez lourd sur le cœur, hein ? Ça vous passera. Vous êtes mariée ?… Non ? Un amant, alors ? Non ? Je ne vous crois pas…
  
  Éperdue, elle ne pensait même pas à le repousser. Il lui pétrit consciencieusement le sein lourd, mais encore ferme prit un air désolé et dit en se redressant :
  
  — Che peccato ! Une si jolie femme laissée en friche ! Dès que j’aurai un moment, je m’occuperai de vous…
  
  Il regarda sa montre.
  
  — Déjà si tard ! Donnez-moi ce numéro de téléphone et je me sauve.
  
  Elle dit machinalement, encore haletante :
  
  — 95-124.
  
  Il lui donna une tape amicale sur l’épaule et tourna les talons.
  
  — Merci, vous êtes un amour et je vous le prouverai avant peu.
  
  Il ressortit sans encombre.
  
  
  *
  
  * *
  
  9… 5… 1… 2… 4…
  
  Arrigo Nera, le cœur battant, porta l’écouteur à son oreille. La sonnerie retentit. Il sourit… La ligne avait été rétablie.
  
  — Allô, j’écoute…
  
  Quelle voix merveilleuse avait la sœur d’Arthur Lamm ! Dommage qu’elle fût infirme, on en serait tombé amoureux, rien que pour sa voix.
  
  — Bonsoir, signorina. Je m’excuse de vous déranger. Arrigo Nera à l’appareil. Toujours pas de nouvelles d’Arthur ?
  
  — Il n’était pas question d’en avoir, signore. Pour quarante-huit heures… Pensez… Il vous appellera dès qu’il sera de retour, n’ayez aucune crainte.
  
  Arrigo Nera toussota.
  
  — Heu… Vous avez lu les journaux ?
  
  — Non.
  
  — Bien… Je veux dire… Écoutez-moi… Quelqu’un va vous téléphoner ou venir vous voir…
  
  Il revit l’allure décidée de Harry Brussel et se reprit :
  
  — Va certainement venir vous voir au sujet de votre frère. Soyez très méfiante avec lui, ne dites rien. Assurez-lui que votre frère est bien parti en Autriche et qu’il ne sera pas de retour avant deux ou trois jours. Vous me comprenez ?
  
  Un silence. La voix merveilleuse, un peu réticente :
  
  — Oui… Enfin, pas très bien. Je verrai…
  
  Il s’énerva.
  
  — Ce type s’appelle Harry Brussel, c’est un Américain. Je vais vous donner son signalement…
  
  Elle le coupa vivement :
  
  — Inutile, signore ! je verrai bien.
  
  Il força la voix.
  
  — Si, si… C’est important. Écoutez… Un mètre quatre-vingt-cinq, environ ; dans les quatre-vingts kilos. Athlétique. Cheveux châtains clairs coupés en brosse. Yeux bleu métallique. Visage allongé et buriné, très brun de peau. La tête de Humphrey Bogart sur la silhouette de Gary Cooper. Vous voyez ça ? Beaucoup d’autorité… Le genre de type qui se croit tout permis et que rien n’arrête… Allô ? Allô ? Vous m’entendez ?
  
  Elle avait coupé. Arrigo jura entre ses dents et reposa l’appareil sur son bureau. Elle avait tout de même entendu l’essentiel…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Arthur Lamm n’en pouvait plus. Au dernier coup que lui porta Paolo, il s’évanouit.
  
  — Ça y est, remarqua Paolo en se retournant vers Giovanni, l’est encore dans les pommes.
  
  Giovanni souleva ses épaules maigres et prit un air sincèrement dégoûté.
  
  — Une vraie fillette, c’mec-là ! Rien dans le ventre… J’me rappelle quand la Gestap m’avait entrepris. Trois jours et trois nuits sans arrêt. La baignoire, les allumettes sous les ongles, les coups de barre…
  
  Il joignit ses poings fermés, soupira et conclut :
  
  — Che peccato ! Pas à dire, les gestap, ils savaient travailler. Et pourtant, ils m’ont pas eu. J’ai rien dit. Bouche cousue. A part que j’gueulais, pour sûr. Ça, pour gueuler, j’ai gueulé. Ça me faisait du bien et ça m’empêchait d’entendre leurs boniments, toujours les mêmes : « Qui qu’c’est ton chef ? Qui qu’c’est ton chef ? Donne le nom et tu seras tranquille… » Tu parles ! Ils m’auraient bousillé, après, et alors, pour sûr que j’aurais été tranquille ; s’agissait de se comprendre… Merde ! c’était quand même le bon temps…
  
  Il quitta sa chaise, s’étira, fit deux pas vers Arthur Lamm gisant sur le sol de carrelage rouge et le frappa rageusement de la pointe de sa chaussure.
  
  — Tu vas t’réveiller, ordure ?
  
  Paolo se mordit les lèvres.
  
  — Vas-y mollo, Giovanni. Le Chirurgo veut pas qu’on l’esquinte…
  
  Le visage maigre de Giovanni se contracta. Il se retourna, piqué, et se mit à vitupérer :
  
  — Le Chirurgo ! Eh bien, le Chirurgo, l’a qu’à faire son boulot lui-même !… C’est toujours pareil, tu comprends ? Nous, on fait les corvées, puis le Chirurgo s’amène quand les mecs sont à point, il écoute, et puis il fait son rapport. Comme si c’était lui qu’avait obtenu les aveux… C’est pas juste !
  
  Paolo se remordit les lèvres. Son visage poupon exprima la crainte. Il porta un doigt à ses lèvres gercées et conseilla en murmurant :
  
  — Chut ! Vas-y mollo, Giovanni. Le Chirurgo pourrait t’entendre… J’vas chercher d’l’eau pour réveiller l’mec…
  
  Il traversa la pièce vide, ouvrit la porte, se trouva nez à nez avec Chirurgo.
  
  — Oh ! Merde ! Vous étiez là, patron ?
  
  Chirurgo ne répondit pas. Son visage était impassible. Avait-il entendu ? Impossible de le savoir. Pour cacher son embarras, Giovanni tira une cigarette de sa poche et l’alluma. Sa main du type battoir osseux trembla. Il tourna le dos, comme pour se protéger d’un vent imaginaire.
  
  — Il est évanoui ?
  
  Paolo, toujours près de la porte, sursauta violemment :
  
  — Oui, patron. S’évanouit pour un rien, c’mec-là. J’allais justement chercher d’l’eau pour le réveiller…
  
  Chirurgo tira un journal de sa poche. Il s’enquit :
  
  — Alors ? Qu’est-ce que tu attends ?
  
  Paolo fila. Chirurgo se retourna vers Giovanni dont les oreilles étaient devenues écarlates.
  
  — Je t’avais dit de ne pas y aller trop fort…
  
  Giovanni grogna :
  
  — La Gestapo n’a pas pris de gants avec moi. J’ai une dette…
  
  Doucement, Chirurgo fit remarquer :
  
  — Ce type n’a jamais appartenu à la Gestapo.
  
  Giovanni explosa :
  
  — C’est tout comme ! Tous ceux qui ne sont pas avec nous sont des fascistes. C’est vous qui l’avez dit et on le lit tous les jours dans le journal du Parti…
  
  Chirurgo ne trouva rien à répondre. Il n’était pas toujours d’accord avec les nécessités de la Propagande, mais il était bien obligé de s’incliner devant les résultats obtenus. Il n’existait qu’un seul sentiment capable de faire marcher les hommes aveuglément : LA HAINE.
  
  Ce n’était pas sa faute à lui, Chirurgo, et il ne voyait pas pourquoi on se serait privé d’employer de tels moyens pour parvenir à des fins dont il avait la conviction qu’elles étaient louables, désirables, et tout.
  
  Il répondit doucement :
  
  — Tu as raison, Giovanni. Cet homme est un fasciste, un sale fasciste. Mais l’intérêt supérieur du Peuple et de la Paix commandent de ne pas l’esquinter. Tu dois obéir sans chercher à comprendre…
  
  — J’suis pas un chien, rétorqua Giovanni, décidément de mauvaise humeur.
  
  Chirurgo avait l’habitude. Toute sa vie, il avait conduit des hommes. Il se redressa, l’œil farouche, la moustache en bataille :
  
  — Répète !
  
  Giovanni recula d’un pas et répéta :
  
  — J’suis pas un chien. J’veux comprendre avant d’obéir…
  
  Le poing de Chirurgo partit comme un boulet. Giovanni ne fut pas assez vif pour esquiver. Touché à la pointe du menton, il s’écroula pour le compte.
  
  Paolo entra, portant péniblement un seau plein d’eau. Chirurgo le lui prit, alla le renverser sur Arthur Lamm, le lui rendit et ordonna :
  
  — Va en chercher un autre, pour ton imbécile de complice.
  
  Paolo vit alors Giovanni sur le carrelage.
  
  — Merde ! fit-il.
  
  Puis, attrapant le seau vide, il repartit comme une flèche.
  
  Paolo, lui, avait une âme de chien. Et il s’en portait bien. D’autant mieux qu’il adorait les chiens…
  
  Sur le sol, Arthur Lamm se retourna en gémissant et s’immobilisa sur le dos, les bras en croix.
  
  Il ouvrit un œil.
  
  L’autre resta fermé, gonflé et violacé : un coup de poing mal placé de Giovanni.
  
  Chirurgo se pencha sur lui, ouvrit le journal et plaça l’article sur les soucoupes devant l’œil valide d’Arthur Lamm.
  
  — Pourquoi nous as-tu caché ça ?
  
  Sa voix était vibrante mais sans colère. Arthur Lamm examina l’article : il aurait bien voulu le lire en entier afin de savoir si les secrétaires de Nera ne l’avaient pas trop esquinté au passage, en le récrivant. Il laissa retomber sa tête sur le carrelage, porta une main à sa gorge et dit :
  
  — J’étouffe.
  
  Il était trempé jusqu’aux os, mais trouvait cela plutôt agréable. Ses vêtements mouillés formaient une vaste compresse humide sur les ecchymoses qui marquaient son corps, un peu partout. Entre les poings de Giovanni et les pieds de Paolo, il avait passé un sacré mauvais moment.
  
  Chirurgo se redressa et alla ouvrir la fenêtre qui se trouvait dans le champ visuel du journaliste.
  
  — Tu peux gueuler, personne ne t’entendra, dit Chirurgo en forçant la voix pour dominer le tumulte de la tempête.
  
  Un long moment, Arthur Lamm regarda les grands arbres verts se tordre sous les assauts violents du vent déchaîné. La pluie, balayée par vagues, tombait drue. Une gouttière pissait, juste au centre de la fenêtre.
  
  Chirurgo revint, le prit sous les bras, le traîna jusqu’au mur et l’y adossa.
  
  — Tu peux rester assis ?
  
  Arthur ne répondit pas tout de suite. Son regard venait de tomber sur Giovanni en train de se réveiller. Giovanni avait une drôle de tête. Il semblait fasciné pas l’épaisse silhouette de Chirurgo et une lueur bien caractéristique flambait dans ses yeux sombres. Encore vaguement dans le cirage, Arthur le vit tirer un gros automatique de sous son aisselle et le braquer d’une main tremblante sur Chirurgo…
  
  — Attention ! cria le journaliste.
  
  Chirurgo plongea. Le coup partit. Un vrai coup de tonnerre dans la pièce étroite. Du plâtre arraché au mur éclaboussa le journaliste qui se mit aussitôt à plat ventre, la tête dans ses avant-bras repliés.
  
  Bang ! Bang !
  
  Deux autres détonations, coup sur coup. Puis la voix exaspérée de Chirurgo :
  
  — Salope ! Tu vas me payer ça !
  
  Le choc d’un objet lourd et métallique sur le carrelage. Un hurlement d’effroi, parti certainement de la gorge de Giovanni.
  
  Les rôles semblaient renversés.
  
  Arthur Lamm souleva la tête pour regarder par dessus son avant-bras. A cheval sur le ventre de Giovanni couché sur le dos, Chirurgo était en train de l’étrangler, fort proprement.
  
  Giovanni, les yeux désorbités, semblait avoir enfin compris son erreur. Tout son visage était une muette supplication. Son regard affolé, une promesse de ne plus recommencer.
  
  Mais Chirurgo était sourd à ce genre de choses. Les hommes qui voulaient comprendre avant d’obéir étaient dangereux, et il ne fallait pas hésiter à les supprimer…
  
  Il continua de serrer.
  
  Arthur Lamm s’étonna de son détachement devant un tel spectacle. Là, sous ses yeux, un homme était occupé à en tuer un autre, et cela ne lui procurait aucune émotion…
  
  Il vit le gros automatique échappé des mains de Giovanni. Chirurgo lui tournait le dos… Arriver jusque-là, en rampant silencieusement – pas question de bondir en raison des coups qu’il avait reçus et qui le paralysaient – saisir l’arme… et mettre tout le monde d’accord en tirant dans le tas.
  
  Il était en légitime défense.
  
  Il commença à s’écarter du mur, progressant sur ses avant-bras…
  
  Des pas ; un bruit métallique. La porte s’ouvrit. Paolo apparut, penché de côté pour mieux supporter le poids du seau plein d’eau que Chirurgo lui avait demandé.
  
  Paolo resta bouche bée en découvrant le patron en train d’étrangler son « collègue ». De stupeur, ses doigts s’ouvrirent, laissèrent échapper le seau qui se renversa, lui inondant les pieds.
  
  Chirurgo releva la tête et hurla sans cesser son effort meurtrier :
  
  — Prends une pelle et va creuser un trou dans le jardin. Ce sera bien assez bon pour ce porc…
  
  Paolo lança un regard vers la fenêtre, fit une grimace au spectacle des éléments déchaînés, tourna les talons, se ravisa et revint prendre le seau renversé, puis disparut pour de bon, sans s’être davantage intéressé au sort de Giovanni.
  
  En lui-même, il savait que Chirurgo avait toujours raison, et Giovanni avait eu tort de l’oublier ou de le nier. La preuve en était…
  
  Chirurgo serrait toujours. Il aimait l’ouvrage bien fait et n’abandonnait jamais à moitié un travail, quel qu’il soit.
  
  Arthur Lamm reprit sa reptation interrompue par l’irruption de Paolo.
  
  Trois mètres à franchir.
  
  Si tout son corps n’avait été aussi douloureux, il aurait tenté sa chance en bondissant…
  
  Trois mètres à franchir…
  
  Il en avait fait la moitié. Chirurgo lâcha prise et se redressa :
  
  — Cette fois, dit-il – non sans ironie – je crois qu’il a compris… L’imbécile !
  
  Puis il se retourna et aperçut le journaliste qui tentait un dernier effort pour atteindre l’arme. D’un coup de pied, il envoya le pistolet à l’autre bout de la pièce. Arthur Lamm se recroquevilla, certain que les coups allaient pleuvoir.
  
  En quoi il se trompait.
  
  Chirurgo n’était nullement fâché. A la place de Lamm, il en aurait fait autant…
  
  Il se baissa, le prit sous le bras et dit :
  
  — Viens dans mon bureau, nous serons mieux pour discuter…
  
  Hébété, Arthur se leva, avec beaucoup de peine, grimaçant de douleur, et suivit Chirurgo.
  
  Un couloir. Des portes de chaque côté, closes. Un vestibule, meublé simplement. La porte d’entrée se plaignant sous l’assaut du vent. Une grande porte à double battant ; une pièce vaste garnie de meubles de bureau bon marché. Au mur, le visage débonnaire et moustachu du Petit Père des Peuples.
  
  Chirurgo laissa tomber le journaliste sur un fauteuil inconfortable et alla s’asseoir derrière une grande table à tiroirs :
  
  — Pourquoi m’as-tu prévenu quand ce porc se disposait à me tirer dessus ?
  
  Arthur Lamm retint un sourire. Chirurgo n’était qu’un homme comme les autres, avec sa vanité. Il voulait savoir pourquoi…
  
  Arthur Lamm eut un haussement d’épaules.
  
  — Je n’en sais rien, fit-il. Je n’ai pas réfléchi… Un mouvement instinctif. Peut-être parce qu’il allait vous tirer dans le dos, lâchement ?…
  
  Chirurgo se mit à ricaner. Ces bourgeois n’avaient pas fini de l’étonner. Quelle différence y avait-il à attaquer un homme par-devant ou par-derrière ? Pourquoi, lui, Chirurgo, par exemple, irait-il prévenir son adversaire avant de l’abattre et l’aborder par-devant ? C’était prendre des risques parfaitement inutiles. Et, même, un homme comme Chirurgo, aussi utile à la cause du Peuple, n’avait pas le droit de s’exposer inutilement. Sa personne était précieuse à la Cause et il aurait été un criminel en ne prenant pas toutes les précautions nécessaires à sa conservation.
  
  Ces bourgeois n’avaient pas fini de l’étonner !
  
  Il haussa ses larges épaules, avec indulgence, puis questionna hypocritement :
  
  — Si tu avais pu prendre le revolver… pendant que j’avais le dos tourné, tu m’aurais descendu tout de suite, forcément ?
  
  Arthur Lamm secoua sa pauvre tête tuméfiée, ce qui lui arracha une grimace.
  
  — Non, fit-il, je vous aurais tenu en respect, le temps de sortir. A moins que vous n’ayez résisté… Alors, j’aurais tiré… Oui, j’aurais tiré.
  
  Chirurgo gloussa.
  
  — Pff ! Je te croyais plus courageux !
  
  Le journaliste demanda :
  
  — Je suis libre ? Je peux m’en aller ?
  
  Chirurgo prit un air ahuri.
  
  — Quoi ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi serais-tu libre ?
  
  Arthur écarta les mains.
  
  — Dame ! Je vous ai sauvé la vie… Une vie en vaut une autre, non ?
  
  Visiblement, Chirurgo ne comprenait pas ce genre de raisonnements.
  
  — Complètement fou, murmura-t-il sincère. Qu’est-ce que tu me chantes là ? Tu te figures que je suis obligé d’être reconnaissant envers un imbécile qui me sauve la vie ? Bigre ! Ça pourrait mener loin, un truc de ce genre… Pas question, mon petit père. Si tu m’avais proposé le marché avant… Je dis pas que j’aurais refusé… Et si j’avais accepté, j’aurais tenu… Bien que ça n’aurait pas été raisonnable. Mais quoi, je t’ai rien demandé ? Ce que tu as fait, tu l’as fait pour toi, pas pour moi ? Hein ? J’ai tort ? Si tu l’avais pas fait, tu t’en serais voulu toute ta vie, t’aurais eu des remords ! Je vous connais, vous, les bourgeois. Les remords, la pitié, c’est de vos inventions. Vous les avez codifiés ; vous savez exactement quand il faut les éprouver et quand il faut pas. Moi, je suis pas un pourri… J’ai pas besoin de remords, pas besoin de pitié. La pitié, c’est humiliant pour celui qui la reçoit. On n’a pas le droit d’humilier le Peuple. Le Peuple n’en veut pas de votre pitié. Le Peuple veut des chefs…
  
  — Des chefs comme vous ?
  
  — Oui, approuva Chirurgo très sûr de lui, des chefs comme moi…
  
  Puis, prenant conscience de se laisser entraîner en dehors de son sujet :
  
  — Revenons à nos moutons. Cet article que je t’ai montré… Comment l’as-tu fait parvenir à la World Press Agency ?
  
  Arthur sourit. Pourquoi le cacher ?
  
  — Je l’ai écrit hier soir, au Garibaldi… Puis, je l’ai mis dans une boîte aux lettres en retournant chez moi. Je prévoyais ce qui allait m’arriver. Maintenant, vous n’avez plus aucune raison de me garder ici, puisque tout est dévoilé…
  
  Chirurgo eut un sourire cruel.
  
  — En effet, dit-il, je n’ai aucune raison de te garder.
  
  Puis, d’une voix de stentor :
  
  — Où se trouve Menzel ? Tu le sais et tu vas me le dire…
  
  Arthur Lamm était devenu très pâle.
  
  — Non, dit-il, je ne vous le dirai pas. De toute façon, vous allez me tuer ; je viens de le comprendre. Vous avez de bonnes raisons pour cela. Vous ne voudriez pas que je raconte ce qui m’est arrivé et puis j’ai été témoin de l’assassinat de Giovanni…
  
  Chirurgo resta bouche bée.
  
  — De l’assassinat ? répéta-t-il.
  
  Puis s’esclaffant :
  
  — Vous avez de ces mots !
  
  Son visage rond et rouge prit une mine hypocrite. Il fouilla dans une poche de sa veste, en sortit un mouchoir blanc et le lança vers le journaliste qui l’attrapa au vol.
  
  — Tu connais ça ?
  
  Arthur Lamm devint livide. Au premier coup d’œil, il avait identifié le mouchoir d’Esther… Un des mouchoirs qu’il lui avait offerts. Il se mit à trembler.
  
  — Tu l’as entendue au téléphone, ce matin, reprit Chirurgo. J’étais avec elle. Nous venions d’avoir une petite conversation et elle voulait absolument savoir si tu étais encore vivant. Parce que…
  
  Il baissa le ton.
  
  — Si tu avais été mort, elle n’avait plus la moindre raison, bien sûr, de faire un effort pour te sauver…
  
  Arthur Lamm serra les dents.
  
  — Salaud, murmura-t-il. Ignoble salaud ! Chirurgo eut un geste de la main, comme pour chasser une mouche obsédante.
  
  — Des mots, fit-il, rien que des mots ! Assassinat, salaud, ignoble… Qu’est-ce que ça signifie, au juste… Tu serais bien embarrassé de me l’expliquer ! Ta sœur…
  
  — Qu’est ce que vous lui avez fait ? hurla Arthur, incapable de se contrôler davantage. C’est une infirme ! Une pauvre infirme…
  
  Sa voix se brisa. Froidement, Chirurgo rétorqua :
  
  — Et alors ? Qu’est-ce que ça signifie : infirme ? Il s’adoucit pour continuer :
  
  — Ta sœur est en mon pouvoir. Sa vie dépend de ta bonne volonté…
  
  Il se tut, hocha la tête avec mépris. A bout de nerfs, Arthur Lamm venait de s’évanouir.
  
  — Des mauviettes, gronda-t-il ; rien que des mauviettes ! Pas moyen de discuter sérieusement avec ça !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath, fit pivoter une dernière fois le cadran et porta l’écouteur à son oreille. Un léger temps, puis la sonnerie se déclencha…
  
  Hubert, sans savoir pourquoi, n’était pas à son aise. Peut-être était-ce à cause de cet incident stupidement provoqué au siège de la World Press Agency ? Cet Arrigo Nera n’était pas absolument antipathique, mais son attitude manquait de netteté. Pourquoi avait-il refusé de donner l’adresse de Lamm, si celui-ci était réellement parti ? Hubert l’avait demandé à tout hasard comme ça, pour le plaisir, certain de la trouver dans l’annuaire. La résistance inattendue de l’Italien lui avait mis la puce à l’oreille, et c’était pourquoi il avait pris des risques pour se procurer le renseignement. Bien lui en avait pris : le nom d’Arthur Lamm ne figurait pas dans l’annuaire. Le 19 de la via G. Marconi y portait une autre identité. Sans doute, le journaliste habitait-il en meublé ?…
  
  Ça sonnait toujours.
  
  Nera devait avoir dit la vérité. Il esquissa le mouvement pour raccrocher puis se ravisa, obéissant à son instinct. Il sentait une présence sur la ligne… Une présence… Il n’eut pas le temps de tirer des conclusions. Déclic. La sonnerie interrompue…Une voix questionna :
  
  — Allô ? Qui est à l’appareil ?
  
  Une voix merveilleuse ; une voix bouleversante qui se glissa dans le cerveau de Hubert comme un philtre magique. Bon Dieu ! Qui pouvait bien posséder un organe pareil ? Il demanda :
  
  — Allô ? C’est Lili Pons ?
  
  Tranquille, la voix répliqua :
  
  — Non, signore, vous vous êtes trompé…
  
  Elle allait raccrocher. Il se dépêcha :
  
  — Hé, là ! Un instant, s’il vous plaît. Je plaisantais… Vous avez une voix si magnifique ! Arthur est-il là ?
  
  Silence. Écho d’une respiration oppressée. Que se passait-il encore ?
  
  — Arthur n’est pas là, dit-elle enfin. Il ne sera pas là avant quarante-huit heures…
  
  Tiens ! Tiens ! Tout le monde semblait d’accord. Il questionna :
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  — Sa sœur, Esther. Et vous-même ?…
  
  Il crut bon de s’excuser.
  
  — Pardonnez-moi, je suis très mal élevé. Mon nom est Harry Brussel, sans doute avez-vous déjà entendu parler de moi ?
  
  — Oui, murmura-t-elle, sans mentir.
  
  Il en eut le souffle coupé, insista néanmoins :
  
  — Par votre frère ?
  
  — Quelle importance ? Et quelqu’un d’autre aurait-il pu me parler de vous ?
  
  Il coupa :
  
  — Il faut que je vous voie.
  
  Silence. Puis, la voix, assourdie :
  
  — Impossible, signore. Je ne reçois personne…
  
  — Pourquoi ?
  
  — Je suis infirme, et seule chez moi.
  
  — Je ne suis pas un satyre.
  
  — Rien ne le prouve. N’insistez pas, signore…
  
  Il trancha :
  
  — Dans dix minutes, je sonne à votre porte. Vous m’ouvrirez.
  
  — Non, signore. Je n’ouvrirai pas. Je n’ouvre à personne en l’absence de mon frère.
  
  Étrange résistance. Il appuya :
  
  — L’avenir de votre frère est en cause ; le vôtre aussi par conséquent…
  
  — C’est très possible, signore ; mais je n’ouvrirai pas…
  
  Il questionna brutalement :
  
  — Qui se trouve à côté de vous ?
  
  Silence, puis la voix angoissée :
  
  — Personne, signore.
  
  — Parole ?
  
  — Parole.
  
  — Quelqu’un nous écoute…
  
  — Au revoir, signore. Inutile de rappeler, je raccrocherai en reconnaissant votre voix…
  
  Clac. C’était fini. Pris d’un brusque soupçon, Hubert cogna l’écouteur contre l’appareil pour imiter le bruit de la coupure, puis le reporta vivement à son oreille. Il entendit un murmure :
  
  « Faut tout de suite prévenir Chirur… »
  
  Plus rien. C’était une voix d’homme. Il attendit encore trente secondes. Sans résultat, raccrocha pour de bon. S’en voulut terriblement de n’avoir pas accordé d’importance à sa première impression. La ligne d’Arthur était branchée sur une table d’écoute…
  
  Un profane ne s’en serait pas aperçu ; mais lui avait trop l’habitude de ce genre de choses. Il avait trop l’habitude de vivre en dehors, toutes antennes déployées.
  
  Après tout, il était normal que le Gouvernement de la Ville Libre ait fait mettre sous surveillance un garçon aussi informé qu’Arthur Lamm. Et maintenant, Hubert savait à quoi s’en tenir. Car, si la ligne était surveillée, la maison devait l’être aussi ; obligatoirement.
  
  Finalement, tout était pour le mieux.
  
  Il repensa à la voix ensorcelante qu’il venait d’entendre.
  
  — Esther, murmura-t-il. Elle s’appelle Esther… Esther Lamm…
  
  Il quitta la cabine en pensant qu’il voudrait bien faire la connaissance d’une femme qui possédait une voix pareille. Infirme ? Peut-être n’avait-elle dit cela que pour mieux l’éconduire. Curieux prétexte.
  
  Il se représenta une jeune femme allongée, très belle, vêtue de blanc, avec de longs cheveux blonds cendrés et de grands yeux verts. Les infirmes ont toujours de grands yeux…
  
  Il revint sur ses pas, rentra dans la cabine, appela la Légation, demanda Bug, l’obtint aussitôt.
  
  — Hello, fit-il, c’est votre vieille cousine de Californie. Comment va ?
  
  — Couci, couça, annonça Bug qui devait mâchonner son éternel chewing-gum. Qu’est-ce qui vous arrive, cousine ? Vous avez perdu vos suppléments de sex-appeal ?
  
  — Ouais, répliqua Hubert, et je soupçonne quelqu’un. Vous savez, ce journaleux… Bon. Via Marconi, 19. N’a pas l’air d’y être. Sa sœur répond au téléphone, mais assure qu’elle n’ouvre à personne. Feriez bien de voir ça.
  
  — Voir quoi ?
  
  — Faudrait du personnel. Faites surveiller la baraque. Attention, il doit déjà y avoir du monde sur le trottoir d’en face…
  
  Bug fit semblant de réfléchir. Hubert l’entendit distinctement mastiquer, puis :
  
  — Je vais envoyer Tito, dit-il. Si vous passez par là et que vous ayez besoin d’un contact, sifflez du Mozart, il vous…
  
  Hubert coupa.
  
  — Mozart ? Connais pas. Suis pas mélomane…
  
  — Alors, fit Bug, conciliant, sifflez la « Madelon ». Il vous demandera du feu. Vous frotterez l’allumette par le mauvais bout. Il vous demandera si c’est la cousine de Californie qui vous a appris à faire du feu. Pigé ?
  
  — O.K. Rien de nouveau ?
  
  — Nous allons avoir cette nuit le portrait du Doc. Vous pourrez passer demain matin…
  
  — O.K., répéta Hubert. Essayez donc aussi de vous renseigner sur la World… On ne sait jamais.
  
  — J’ai déjà fait le nécessaire, vieux garçon. Ne soyez pas aussi bavard ; on ne vous paie pas pour faire des discours.
  
  — On vous paie bien pour ruminer. Bon Dieu, ce que vous puez la menthe !…
  
  Il raccrocha, s’aperçut qu’une jolie fille piétinait d’énervement devant la cabine. Il sortit sans se presser et s’enquit :
  
  — Pourquoi vous énerver ? Il attendra bien…
  
  Elle souleva les épaules. Ses seins sautèrent dans son corsage. Hubert eut envie d’y toucher, puis se ravisa.
  
  — Hep là ! s’exclama-t-il, une minute !
  
  Elle s’immobilisa dans l’ouverture de la porte. Il se pencha, porta la main sur la cuisse tendue sous la jupe légère, pinça l’élastique de la jarretelle, tira vivement, puis lâcha tout. Clac !
  
  — Oh ! fit-elle, le souffle coupé.
  
  Il recula d’un pas, prudent, et dit avec un sourire radieux :
  
  — Vous pouvez y aller. Ça tiendra !
  
  Tourna les talons, suivit le couloir, déboucha dans la salle de la brasserie et fonça sur le bar.
  
  — Un Cinzano, blanc. Avec du gin, et puis un zeste…
  
  — Et puis quoi encore, signore ? sursauta le barman.
  
  — De la célérité.
  
  — Che Peccato ! Tous ces gens pressés… Ils seront tous morts avant moi…
  
  Il le servit. Hubert paya, but et s’en alla. La Mercédès n’avait pas bougé. Il se glissa sous le volant, claqua la portière en vitesse pour couper court à l’inondation, mit les essuie-glace en marche et démarra prudemment pour se faufiler dans le flot des voitures qui remontaient l’avenue.
  
  Bien qu’il eût étudié le plan de Trieste, il se perdit néanmoins et dût se ranger le long d’un trottoir pour parfaire sa science des lieux.
  
  
  *
  
  * *
  
  Chirurgo descendit de voiture devant le 43 de la via Giulia et rentra la tête dans les épaules sous le choc d’une rafale de pluie particulièrement violente. Le hurlement continuel de la tempête dans les grands arbres du jardin public était réellement sinistre.
  
  Chirurgo se colla contre la porte et écrasa le bouton de sonnette sous son pouce énorme. Trois longs, quatre courts…
  
  Quelques secondes d’attente, la porte s’ouvrit, absorba Chirurgo qui se mit à grogner.
  
  — Vous pressez surtout pas ! Il fait si bon dehors.
  
  L’homme qui venait d’ouvrir la porte ne répondit pas. Il prit le chapeau de son chef et le suspendit à une patère, puis demanda :
  
  — Votre manteau ?
  
  — Non… Et puis oui, tant qu’à faire…
  
  Il retira son imperméable de grosse toile verte, fonça vers une porte ouverte sur une pièce brillamment éclairée. Un adolescent au visage émacié, au corps chétif, se tenait debout près d’un poste émetteur récepteur du type Talkie-walkie, pas plus grand qu’un coffret à cigares et qui se trouvait posé sur le manteau de marbre d’une cheminée.
  
  — Quoi de neuf, Danilo ?
  
  Le regard de l’adolescent se mit à flamboyer. Celui-là, Chirurgo en faisait ce qu’il voulait.
  
  — Rien, patron. Claudius dit seulement qu’il ne pourra pas tenir longtemps en haut de son arbre si la tempête ne se calme pas.
  
  Chirurgo fronça les sourcils.
  
  — Il tiendra tant que ce sera nécessaire. Cette nuit, vous irez le ravitailler…
  
  L’homme qui avait ouvert la porte était resté à l’entrée de la pièce. Il dit d’un ton bourru :
  
  — En parlant de ravitaillement, faut que je porte le panier à la fille. Elle a rouspété ce midi en disant que c’était pas assez. Doit avoir un appétit terrible…
  
  Chirurgo n’écoutait pas. Il s’adressa à Danilo :
  
  — Appelle Claudius. J’ai des nouvelles instructions à lui donner…
  
  Danilo se pencha sur le micro encastré dans le corps même du petit appareil :
  
  — Allô, Danilo appelle Claudius. Faut-il mettre de l’eau dans le vin ?
  
  Une voix nasillarde, essoufflée, répondit aussitôt :
  
  — Allô, Claudius appelle Danilo. Il faut mettre le vin dans l’eau et non l’eau dans le vin.
  
  — Le numéro un te parle, reprit Danilo.
  
  Il s’écarta pour laisser Chirurgo s’approcher. Le chef s’enquit :
  
  — Tu entends, Claudius ?
  
  — Oui, chef, mais articulez bien. Le vent fait un bruit du tonnerre…Le récepteur, en effet, apportait l’écho de la tempête. Chirurgo reprit :
  
  — Nos téléphonistes ont surpris deux communications intéressantes. Un type grand, bien bâti, probablement un Américain, essaie d’entrer en contact avec le 19. Il va certainement venir rôder par là et essayer de se faire ouvrir la porte. Dès que tu le vois, alerte Danilo pour que Vittorio puisse le prendre en filature quand il repartira. D’accord ?
  
  — D’accord, patron. Fait pas bon, là-haut, v’savez !
  
  — Je sais, dit Chirurgo, je m’arrangerai pour que tu sois récompensé comme il convient. Mais n’oublie pas que tout actuellement repose sur toi. Je te fais confiance, Claudius.
  
  — Vous pouvez, chef, je tiendrai. Je suis bien attaché sur ma branche…
  
  Chirurgo se redressa, fit signe à Danilo de couper et se tourna vers Vittorio.
  
  — Tu as entendu ? Ce type m’inquiète… Sans doute un agent américain. File-le autant que possible pour voir ce qu’il fabrique et quels sont les gens qu’il rencontre. Si tu crains qu’il ne s’échappe ou bien s’il s’aperçoit que tu le suis, pas d’hésitation ; descends-le. Méthode habituelle, plan de fuite habituelle. Le refuge est alerté. Je compte sur toi, Vittorio…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Hôtel Garibaldi, 22 heures.
  
  Derrière le comptoir, l’énorme matrone somnolait. Antonio se tenait debout, épaulé, dans l’encadrement de la porte donnant accès à l’escalier des chambres et au couloir menant aux cuisines.
  
  Une dizaine de clients en tout, navigateurs pour la plupart, tous Italiens, discutaient interminablement de leur métier en buvant du marc.
  
  Atmosphère empestée, enfumée, puant la vinasse et la sueur d’homme.
  
  Hubert but les dernières gouttes du café qu’il s’était fait servir au terme de son dîner et fit semblant de se replonger dans la lecture du journal.
  
  Le téléphone sonna. Sans hâte, la matrone fit pivoter son énorme masse, émit quelques borborygmes, retira une fiche du petit standard pour aller la replanter ailleurs, laissa retomber le combiné et reprit son attitude hiératique de bouddha femelle.
  
  Un homme entra, apportant avec lui une vague de vent et de pluie ; un homme vêtu d’un ciré et d’une casquette de marin de commerce. Il se décoiffa, secoua sa casquette, s’ébroua, promena un regard froid sur toute la salle, puis alla s’accouder au bar.
  
  Italien, lui aussi.
  
  Le Garibaldi avait une clientèle uniquement italienne.
  
  Hubert baissa légèrement son journal, de façon à pouvoir surveiller Antonio. Le garçon à tout faire de l’hôtel paraissait rêver. Maigre, voûté, chauve, bras longs d’anthropoïde ; regard torve, sournois, il avait ce que Hubert appelait en lui-même « une tête à coups de pied au chose ».
  
  Leurs regards se croisèrent. Hubert lui fit signe d’approcher. Il vint, de son allure dégingandée, l’air ennuyé. Hubert prit une mine confidentielle et lui fit comprendre qu’il désirait lui parler à voix basse pour ne pas être entendu.
  
  — Écoute, Antonio. Tu m’as l’air d’un type vraiment débrouillard et tu es comme tout le monde, tu as besoin d’argent…
  
  Une lueur de cupidité traversa le regard d’Antonio.
  
  — Dix dollars ne sont jamais à dédaigner, reprit Hubert avec un clin d’œil engageant.
  
  — Certainement pas, signore. Tout dépend de ce que vous désirez en échange…
  
  — Un simple renseignement…
  
  Il fit une pause, tira de sa poche le billet de dix dollars dont il venait d’être question.
  
  — J’avais rendez-vous ici avec un ami : Francis Albrecht. Il devait arriver hier…
  
  Une brève crispation tordit le visage anguleux d’Antonio. Hubert le remarqua et reprit, faussement ingénu :
  
  — Il est reparti ?
  
  Antonio se mordit les lèvres, jeta un regard en coulisse vers la matrone qui les observait sans vergogne et répliqua doucement :
  
  — Oui, signore. Même qu’il a planté un drapeau !
  
  — Oh ! fit Hubert affectant d’être scandalisé. Racontez ça…
  
  Antonio hésita, regarda le billet de dix dollars que Hubert tenait toujours solidement, puis se décida :
  
  — Il est arrivé hier soir, signore, avec une valise. Nous lui avons donné le 6. Il s’est fait monter à dîner dans sa chambre. Ce matin, je vais frapper à sa porte pour le petit déjeuner : plus personne. Il s’était sauvé par la fenêtre, au milieu de la nuit, certainement. La patronne a été porter plainte… C’est tout de même pas des choses à faire…
  
  Il se pencha et demanda hypocritement :
  
  — Vous disiez que c’était votre ami ?
  
  En comédien consommé, Hubert exécuta une remarquable marche arrière.
  
  — Mon ami, c’est beaucoup dire. Je l’avais connu… Mettons que c’était une relation.
  
  Il fit semblant d’hésiter, puis :
  
  — Toutefois, si demain vous n’avez pas de nouvelles, je verrai… J’étudierai la possibilité de régler sa note, à condition que vous me donniez un reçu…
  
  Antonio se redressa :
  
  — Je vais en parler à la patronne.
  
  Hubert le retint par la manche, fit claquer entre ses doigts le billet de dix dollars.
  
  — Un instant, ce n’est pas pressé.
  
  Il baissa encore le ton :
  
  — Cela ne ressemble guère au signore Albrecht de partir ainsi par la fenêtre en pleine nuit. N’avez-vous pas eu l’impression qu’il craignait quelque chose, un danger quelconque ? Il n’a rencontré, ici, personne avec qui il aurait eu une discussion un peu vive ?…
  
  Antonio fit une moue.
  
  — Je ne vois pas, fit-il.
  
  Hubert froissa bruyamment le billet.
  
  — Réfléchissez bien…
  
  Antonio soupira. Il essuya la sueur qui coulait sur son front, puis décida dans son for intérieur que cela ne valait pas la peine de se compromettre pour dix dollars. Il reprit sa mine habituelle et dit avant de s’éloigner :
  
  — C’est tout réfléchi, signore.
  
  Hubert ne s’y trompa pas. Plus rien à tirer de ce type qui, pourtant, devait en savoir beaucoup plus long qu’il ne voulait bien le laisser paraître. Il le rappela :
  
  — L’addition.
  
  — Tout de suite, signore.
  
  Antonio rejoignit la matrone qui se mit à lui parler à voix basse en considérant Hubert d’un œil soupçonneux. Le garçon lui répondit brièvement. Elle fit le compte sur une fiche qu’Antonio plaça sur une soucoupe pour l’apporter à Hubert.
  
  Celui-ci paya et laissa les dix dollars en guise de pourboire. Antonio l’accompagna jusque sur le trottoir malgré la pluie, le regarda monter dans la Mercédès et démarrer. Puis, rentrant la tête par la porte restée entrouverte, il cria à l’intention de la patronne :
  
  — Je vais aux cigarettes. Deux minutes !
  
  Il courut jusqu’au tabac qui formait le coin de la rue et demanda à téléphoner. Il forma nerveusement un numéro, appela à voix basse :
  
  — Signore Vittorio ? Antonio à l’appareil… Vous m’entendez ? Quelqu’un est venu ce soir au Garibaldi chercher des renseignements sur le signore Francis Albrecht. Il prétendait le connaître et s’étonne qu’il soit parti comme ça par la fenêtre et sans régler sa note… Comment qu’il est ? Grand et drôlement costaud ; pas le genre de gars à qui on marcherait sur les pieds rien que pour le plaisir. Il est plutôt blond, cheveux en brosse, yeux bleus, des yeux qui vous donnent froid, si vous voyez ce que je veux dire. Il a un imperméable de l’armée américaine et un chapeau idem. Il est parti dans un cabriolet Mercédès immatriculé ; T.363.56. M’a donné dix dollars pour essayer de me faire parler… Quoi ? Non, pas un mot au sujet du journaleux. Bonsoir, signore Vittorio. A votre disposition… Quoi ? Pour l’argent. Pas pressé, vous passerez bien par là demain… Bonsoir.
  
  Il raccrocha, tout son visage pétait de satisfaction. Lui, Antonio, était tout simplement en train de faire fortune. Ah ! s’il avait pu trouver un moyen de parler franchement avec le type de ce soir, lui dire : voilà, on m’offre tant d’un côté ; si ça vous intéresse, il faut doubler la mise… Bah ! peut-être qu’à force de réfléchir, il finirait par trouver le joint…
  
  Il prit un stock de cigarettes pour ses clients, paya et repartit en courant jusqu’au Garibaldi Au moment où il franchissait la porte, la sirène d’un navire déchira la nuit. Puis, la tempête reprit le dessus. La porte claqua dans son dos. Il vit l’inspecteur Franchetti accoudé au comptoir et parlant à voix basse avec la patronne. Qu’est-ce qu’il venait encore foutre là, ce sale flic ? Peut-être que c’était au sujet du drapeau laissé par Albrecht ?…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert abandonna sa voiture via Francesco, devant la synagogue. Il était environ dix heures trente, peut-être un peu plus…
  
  Après avoir vérifié le fonctionnement des feux de position, fermé les portes à clé, il enfonça son chapeau sur ses oreilles, remonta le col de son imperméable et le boutonna, puis glissa ses mains dans ses poches et partit à grands pas.
  
  Le temps n’avait pas l’air de vouloir s’arranger. Les navires ne devaient pas être à la noce sur l’Adriatique. Penché en avant pour mieux résister aux assauts du vent qui assenait parfois de véritables coups de boutoir, Hubert remonta jusqu’à la via Carpison, qu’il emprunta à droite. Sa visite au Garibaldi l’avait déçu. Il avait espéré mieux que ce qu’il en avait ramené ; une impression de malaise, sans base aucune.
  
  Quelque chose clochait dans cet établissement. L’aspect de la salle de restaurant-café du rez-de-chaussée ne cadrait pas avec le confort général de l’hôtel. En bas, on était dans un boui-boui de matelots ; les chambres étaient celles d’un établissement pour classe moyenne…
  
  Le plus inquiétant était Antonio…
  
  Hubert s’aperçut qu’il allait atteindre la via G. Marconi. De l’autre côté, les arbres du jardin public formaient une sorte de muraille sombre et mouvante que malmenait la tempête.
  
  Hubert se mit à siffler la « Madelon » et tourna à gauche.
  
  Tous ses sens en éveil, il essayait de percer le rideau de pluie que la lumière tombant des lampadaires rendait éblouissante. Un homme le croisa, marchant à pas pressés, tête baissée. Puis, une femme qui manqua de l’éborgner avec son parapluie qu’elle n’arrivait pas à tenir droit. Un autobus passa en grondant, violemment illuminé ; peu de monde à l’intérieur. Ce soir-là, les habitants de Trieste devaient rester chez eux.
  
  Il passa devant le 19, sans ralentir, examina les lieux ; grille sur murette, haie de fusain, portail à claire-voie ; petite cour, maison en renfoncement : pas de passage de part et d’autre…
  
  Il traversa une rue partant à angle droit sur la gauche, continua en remontant le long du parc. Il n’avait rien vu de suspect ; pas de voiture arrêtée et occupée…
  
  Il allait se décider à revenir sur ses pas, après avoir traversé la chaussée pour suivre le trottoir opposé, lorsqu’il eut la sensation très nette d’être suivi.
  
  La longue habitude d’une vie de danger avait doté Hubert d’une sorte de sixième sens, d’un pouvoir de perception extrasensorielle sur lequel il savait pouvoir compter et qu’il appelait familièrement son « radar ».
  
  Il renonça donc au projet qu’il venait de former et continua tout droit, en serrant sous son aisselle gauche la bosse dure et rassurante de son Smith et Wesson, dernier modèle.
  
  Derrière, l’homme se rapprochait, Hubert le sentait à la contraction grandissante de ses muscles dorsaux.
  
  Il s’arrêta contre un pilier de réverbère qui pouvait servir de bouclier et glissa la main sous son imperméable, puis sous son veston. Ses doigts se refermèrent sur la crosse de l’automatique, le soulevèrent légèrement, juste pour s’assurer de son libre jeu dans la gaine de cuir souple.
  
  Il vit l’homme arriver, silhouette tout d’abord imprécise sous la pluie, et se remit à siffler la « Madelon » un instant interrompue.
  
  L’homme passa sans paraître le remarquer. Hubert fut déçu. Pourtant, il savait que cet inconnu s’était intéressé à lui…
  
  L’homme revint brusquement sur ses pas.
  
  Hubert sortit son arme de sa gaine, la laissant toutefois à l’abri de son imperméable…
  
  L’homme s’arrêta. Il était petit, trapu, très large d’épaules. Un gars qui devait tenir sur ses jambes…
  
  — Vous avez du feu, signore ?
  
  Il mit une cigarette dans sa bouche, sortie comme par miracle. Hubert hésita. Était-ce vraiment Tito ? Ce truc de demander du feu était complètement idiot. N’importe qui pouvait demander du feu… Pour en donner, Hubert devait lâcher son arme, se mettre à la merci de l’autre…
  
  Les nerfs tendus à se briser, il laissa retomber le Smith et Wesson dans sa gaine, sortit sa main, fouilla dans la poche gauche de son imperméable…
  
  Ses gestes étaient lents et mesurés. Il vit soudain l’inconnu lever ses mains à hauteur de sa poitrine, ostensiblement, et en fut rassuré. C’était certainement Tito, qui venait de comprendre son embarras…
  
  Il prit une allumette dans la boîte, la frotta par le mauvais bout, s’obstina…
  
  L’homme se mit à rire, doucement, puis plus fort.
  
  — C’est votre cousine de Californie qui vous a appris à faire du feu ?
  
  Il remit la cigarette dans sa poche. Hubert ramassa la boîte.
  
  — Vous êtes Tito ?
  
  — Oui. Bug m’a dit que je devais me mettre à votre disposition. Vous pouvez compter sur moi, patron.
  
  Ce type avait l’air sympathique, et décidé. D’ailleurs Bug savait que Hubert n’acceptait jamais de travailler avec des cloches ou des débutants…
  
  — Longtemps que vous êtes là ? Marchons, nous parlerons aussi bien…
  
  Ils repartirent en tournant le dos au 19.
  
  — Cela fait plus de deux heures, patron.
  
  — Pas fait repérer ?
  
  — Je ne crois pas. Du moment que je suis encore en vie…
  
  — Ça ne veut rien dire, dit sèchement Hubert. Ils préfèrent peut-être vous suivre pour savoir à quoi vous êtes accroché.
  
  — Possible, dit Tito sans se démontrer. Maintenant, si vous voulez m’écouter… Je sais déjà pas mal de choses…
  
  — Allez-y…
  
  — Il y a un type qui surveille aussi le 19. Il doit être là depuis longtemps…
  
  — Où est-il planqué ?
  
  — Tout en haut d’un arbre du jardin public, juste en face. J’ai eu du mal à le repérer… Bug m’avait dit qu’il y avait certainement quelqu’un ; alors, je me suis obstiné… Il doit avoir une liaison-radio. C’est ça qui me l’a livré. La tempête, ça fait du bruit, mais des fois c’est curieux comme ça porte les voix. J’étais en train de jouer au Peau-Rouge, dans le parc quand j’ai entendu : « Je tiendrai. Je suis bien attaché sur ma branche. » Après, c’était du facile. Cinq minutes plus tard, j’aurais pu aller le rejoindre sans me tromper de branche.
  
  Hubert serra le bras de Tito.
  
  — Bon travail ; je crois que nous allons nous entendre tous les deux.
  
  Le Yougoslave reprit :
  
  — C’est pas tout. Bug m’avait dit qu’il y avait seulement une femme au 19. Eh bien, il y a aussi un homme…
  
  Hubert s’arrêta net.
  
  — Qu’est-ce que tu dis ? Tu es sûr ?
  
  Tito s’arrêta à son tour, puis repartit en tirant Hubert par la manche :
  
  — Venez, faut pas s’arrêter, on va se faire repérer… Oui, j’en suis sûr. J’étais planqué dans le jardin public, au bord de la grille, juste au pied de l’arbre où perche le copain, parce que c’était encore là que je courais le moins de risques de me faire repérer par lui. J’ai vu nettement deux ombres à travers les fentes des volets, dans la pièce de gauche qui est éclairée…
  
  Une rafale de vent plus violente que les autres l’obligea à s’interrompre. Le souffle coupé, il attendit une accalmie pour reprendre son récit. Hubert le coupa par une question :
  
  — Si vous avez pu voir qu’il se trouve deux personnes dans la maison et non pas une seule comme nous le croyions, les gens d’en face doivent aussi s’en être aperçus ?
  
  Tito sauta pour éviter une flaque d’eau et attendit Hubert pour répondre :
  
  — Je ne crois pas. Si le zèbre de l’arbre est leur seul observateur, il ne peut pas s’en rendre compte. Les fentes obliques des volets sont dirigées vers le bas. Lui est beaucoup trop haut pour apercevoir même les ombres… Il n’est là, certainement, que pour repérer les gens qui viennent voir la femme…
  
  Hubert se moucha, en profita pour essuyer son visage ruisselant de pluie et demanda :
  
  — Quelqu’un est venu pendant que vous regardiez ?
  
  Tito se retourna pour surveiller leurs arrières :
  
  — Faut faire attention, dit-il, à ne pas se faire repérer. Dans la tempête, deux coups de feu ne doivent même pas se remarquer… Oui, quelqu’un est venu, porter un panier, certainement des provisions. J’ai cru tout d’abord que c’était un livreur d’une quelconque maison de comestibles, mais, en ressortant, il a fait un signe complice avec le sommet de l’arbre où est accroché l’autre zèbre. Alors, j’ai suivi ce drôle de livreur… Pas loin. Il a tourné à l’angle du parc pour remonter la via Giulia. Il est entré au 43…
  
  Le regard métallique de Hubert était devenu étincelant. Il expédia une bourrade dans le dos de Tito et le félicita :
  
  — Bon travail, mon vieux. Excellent… Quelques questions supplémentaires, veux-tu ?
  
  — Bien sûr.
  
  — Quand ce pseudo-livreur a sonné à la porte du 19, il a dû le faire d’une façon particulière ?
  
  — Sais pas, dit Tito, j’étais trop loin. Mais c’est plus que probable…
  
  — Hum ! fit Hubert un peu déçu. Une fois la porte ouverte, que s’est-il passé exactement ?
  
  Une voiture arrivait à leur rencontre. D’instinct, ils se turent et prirent une allure aussi normale que possible. La main de Hubert se glissa sous le revers de son trench, à la recherche du Smith et Wesson.
  
  La voiture passa, les éclaboussant. Tito répondit :
  
  — Le type n’est pas entré. La femme a pris le panier sur le seuil. Ils ont dû échanger quelques mots que je n’ai pu entendre… Le type a fait demi-tour et la porte s’est refermée.
  
  — La femme est venue seule. Pas vu l’homme ?
  
  — Non. Elle doit être infirme ou quelque chose comme ça. Elle s’appuie sur une canne et se déhanche terriblement pour se déplacer…
  
  — Jolie ? questionna Hubert.
  
  Puis, sans attendre de réponse :
  
  — Il faut absolument trouver un moyen d’entrer dans cette maison, sans attirer l’attention.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Inexplicablement, l’angoisse venait de le reprendre. Quelque chose clochait dans l’attitude d’Esther, il s’en rendait compte, de plus en plus…
  
  Le claquement d’une bûche dans la cheminée le fit sursauter. Son regard trouble quitta son assiette vide, franchit la table roulante sur laquelle ils avaient dîné et alla se poser sur la jeune femme…
  
  Renversée sur le canapé, sa nuque posée sur l’accoudoir, elle paraissait rêver, fixant le plafond. La masse de ses cheveux blonds croulait de l’autre côté, jusque sur le guéridon du téléphone. Ainsi allongée, le dos calé sur une masse de coussins, elle bombait la poitrine et la double rondeur de ses seins – plutôt volumineux – prenait un relief provocant…
  
  De nouveau, il la désira, et le cours de ses pensées changea aussitôt. Elle dit, de sa belle voix de basse, aux inflexions bouleversantes :
  
  — Allumez-moi une cigarette, voulez-vous ?
  
  Il obéit, fasciné, promena tendrement sur ses lèvres l’extrémité de la cigarette qu’elle allait prendre entre les siennes, et frissonna lorsqu’elle s’en empara – avec l’impression de l’avoir embrassée…
  
  Puis, il en alluma une autre, pour lui.
  
  La porte d’entrée gémit sous un assaut de vent. Il eut peur derechef, et demanda abruptement :
  
  — Votre frère ?… Vous ne semblez plus vous tracasser à son sujet ?…
  
  Il regretta la question, à peine posée. Pourtant, elle correspondait à sa préoccupation essentielle. Depuis sa sortie, le matin, Esther ne parlait plus de son frère, ne paraissait plus s’inquiéter…
  
  Il la vit frémir. Ses pommettes se colorèrent. Elle tourna lentement sa jolie tête pour le regarder. Les cinq ampoules du plafonnier se reflétèrent dans les verres de ses lunettes.
  
  — Pourquoi dites-vous cela ?
  
  Puis, avec une pointe de nervosité dans la voix :
  
  — Je ne suis pas expansive, ce n’est pas ma faute. D’en parler ne m’apporterait rien, ne me serait d’aucun secours… Il va certainement rentrer ou téléphoner d’une heure à l’autre.
  
  Il baissa les yeux.
  
  — Je vais ramener tout cela à la cuisine. Puis, je vous monterai dans votre chambre. Vous ne passerez pas une seconde nuit ici… Il faut que vous puissiez vous reposer normalement…
  
  Elle pensa : « Il a des doutes et il veut m’éloigner pour s’en aller. Il ne faut pas qu’il parte… Il représente la seule chance que je possède de pouvoir sauver Arthur » ; elle reprit :
  
  — Je veux rester ici. J’ai très bien dormi la nuit dernière. Toute seule, là-haut, j’aurais trop peur…
  
  Il eut envie de lui dire qu’il partagerait volontiers son lit et fut stupéfait d’avoir eu cette pensée, et de cette façon. Stupéfait, mais pas honteux… Au fond de lui-même, il préférait la garder près de lui.
  
  — Ce sera comme vous voudrez, murmura-t-il en se levant.
  
  — Pourquoi le livreur sonne-t-il de cette façon curieuse ? Trois longs et quatre courts ?
  
  Elle prit son temps et tira une longue bouffée de sa cigarette avant de répondre :
  
  — C’est moi qui lui ai dit de faire ainsi…
  
  Elle évitait de le regarder. Il insista en admirant la finesse d’une cheville qui émergeait d’un pli du vêtement d’intérieur :
  
  — Il n’a pas trouvé ça drôle ?
  
  Elle se troubla :
  
  — Non, pourquoi ? Enfin, si… Mais il a très bien compris… Je suis seule…
  
  Il entreprit de pousser la table roulante vers le vestibule :
  
  — Vous ne le payez pas ?
  
  Elle bégaya, heureuse que, le dos tourné, il ne pût la voir.
  
  — Si, je le paierai dès que tout sera fini. Il me fait crédit…
  
  Il disparut. Il n’y eut plus que le grincement des roues de la table dominant le tumulte assourdi de la tempête et le martèlement lent des pas de Menzel.
  
  « Il a des soupçons, pensa-t-elle, il faut que je le surveille si je ne veux pas qu’il essaie de s’enfuir… » Puis, saisie d’une brusque panique : « Jamais je n’arriverai à le garder ici encore trente-six heures. Tout cela est trop long, beaucoup trop long… Il faut que je fasse quelque chose… »
  
  Elle l’entendit remuer de la vaisselle dans la cuisine. Il faut que je trouve un moyen de l’éloigner pour que je puisse appeler Chirurgo et négocier avec lui la libération d’Arthur contre la livraison de Menzel…
  
  Elle eut immédiatement horreur d’elle-même. Cet homme a confiance en moi. Il est à ma merci et je n’ai pas le droit de faire cela, ce serait monstrueux… MONSTRUEUX !
  
  Elle frissonna, de froid. Il continuait de ranger la vaisselle. De l’eau coula d’un robinet, avec force. Les volets claquèrent. Une bûche s’effondra dans la cheminée. La pendule Empire sonna la demie de onze heures… Elle avait froid, et peur.
  
  Arthur est en danger, en danger de mort. S’il ne revient pas, cela signifie ma mort, à moi aussi. Je n’ai plus personne pour s’occuper de moi. Cela fait deux vies contre une… Ce n’est pas ma faute. Il faut que je sois impitoyable… Arthur et moi, contre lui… Il m’aime. Je le vois dans ses yeux, dans chacun de ses gestes… Il m’aime… Si je voulais, peut-être m’épouserait-il ?… Mais, comment pourrais-je vivre avec lui en sachant que j’aurais pu sauver mon frère en le livrant ? Toute ma vie, poursuivie par ça ! Impossible… Mon Dieu ! Je deviens folle… FOLLE !
  
  Elle avait caché son visage dans ses mains. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, il était dans l’embrasure de la porte. Son visage était crispé.
  
  — Vous êtes livide, murmura-t-il.
  
  Il se précipita, se jeta à genoux devant elle, l’entoura de ses bras. A bout de nerfs, elle fondit en sanglots.
  
  — Je vous aime, dit-il, criant presque.
  
  Elle entendit et fit « Non » de la tête. Soudain, par une sorte de miracle de transmission de pensée, il sut ce qui la bouleversait ainsi. Un immense besoin de sacrifice l’envahit… Toujours le héros de cinéma… Il la serra à lui faire mal et bredouilla, incapable de contrôler le débit de ses paroles :
  
  — Ne pleurez pas. Je ne veux pas… Je vous aime. Dites-moi ce que vous voulez ; je le ferai… N’importe quoi ; s’il faut que je donne ma liberté, ou ma vie pour sauver votre frère, je le ferai… Tout de suite. Je ne veux plus… Je ne veux plus vous voir ainsi.
  
  Elle fut prise de vertige. Ses grands yeux verts exprimèrent une peur intense. Il a tout deviné… Il sait que je veux le livrer, et il est d’accord. Puis, une forte bouffée de chaleur lui mit le feu aux joues : Il m’aime. Il vient de me le dire… Jamais personne ne me l’avait dit. Je n’étais qu’une infirme. Il m’aime… Je ne peux pas le livrer. Arthur trouvera peut-être un moyen de se sauver tout seul…
  
  Elle sentit brusquement les lèvres de Stefan Menzel sur les siennes et crut défaillir. Puis, sans raison apparente, elle pensa à Harry Brussel : ce type que rien n’arrêtait, d’après Arrigo Nera, et qui voulait trouver Arthur. Sans se demander si cela serait bien ou mal, elle souhaita qu’il réussît.
  
  
  *
  
  * *
  
  Le long pinceau lumineux des phares balaya la cour battue par la pluie et vint s’écraser sur la façade grise de la maison maculée de larges tache d’humidité.
  
  — C’est là, dit Paolo. Nous sommes arrivés. Le chef doit vous attendre…
  
  Adolf Kreissler ne répondit pas. Il n’avait pas prononcé deux mots depuis que Paolo l’avait accueilli sur l’aérodrome.
  
  La voiture arrêtée, il descendit, repoussa la portière et marcha sans hâte jusqu’au perron, indifférent à la tempête.
  
  Paolo suivit avec la valise du savant ex-allemand.
  
  La porte s’ouvrit. Assuré de l’identité des arrivants, Chirurgo se montra :
  
  — Soyez le bienvenu.
  
  Adolf Kreissler voulut lui serrer la main et s’aperçut que la dextre de l’Italien tenait un Mauser remarquablement bien astiqué.
  
  — Oh ! fit-il, un sourire méprisant retroussant ses lèvres minces et blanches.
  
  — Oui, dit simplement Chirurgo, qu’aucun mépris, qu’aucune ironie ne pouvait toucher. Passez par ici…
  
  Du canon de son arme, il désigna une porte ouverte. Paolo était ressorti. Le moteur de la voiture se mit à vrombir. Adolf Kreissler pénétra dans une pièce meublée en bureau, s’arrêta au centre et demanda :
  
  — Bien entendu, vous étiez prévenu de mon arrivée ?
  
  Sa voix était dure et cassante. Kreissler avait servi dans les S.S. volontaire – avant que ses remarquables capacités de physicien ne l’aient fait affecter au « P.A.G. » de Hambourg.
  
  Prudent, Chirurgo répliqua en s’installant derrière son bureau, sans lâcher le Mauser :
  
  — On m’a prévenu de l’arrivée de quelqu’un. Jusqu’à preuve du contraire, je veux bien croire qu’il s’agit de vous.
  
  Adolf Kreissler haussa les épaules et s’installa sur une chaise sans attendre d’y être invité. Chirurgo questionna :
  
  — Qui vous envoie ?
  
  Sans rire, Adolf Kreissler répliqua :
  
  — Le Grand Mogol ! celui qui coupe la pointe de ses cigares avec une guillotine en or.
  
  Chirurgo parut satisfait.
  
  — Je vous écoute, dit-il. Cigarette ?
  
  L’Allemand refusa d’un geste de la main. Chirurgo alluma celle qu’il venait de prendre dans un paquet posé sur la table. Kreissler commença :
  
  — J’espère que je n’arrive pas trop tard… Que vous n’êtes pas encore parvenu à abattre mon excellent confrère Menzel ?
  
  Froidement, avec une moue désabusée, Chirurgo assura :
  
  — Il court toujours… Plus exactement, il se terre. Je suis à peu près certain qu’il n’a pu quitter le Territoire Libre.
  
  — Parfait, murmura Kreissler. Mon déplacement n’aura pas été inutile. Les ordres sont changés. Il ne faut plus abattre Menzel. Il faut le prendre vif et assurer son transport en Russie. Nos maîtres en ont besoin…
  
  — Quels maîtres ? questionna Chirurgo, sincèrement étonné.
  
  Kreissler estima inutile de répondre, inutile et dangereux.
  
  — Voici les ordres. Il faut arriver à connaître la retraite de Menzel. Lorsque vous saurez où il se terre, vous vous arrangerez pour que je puisse arriver jusqu’à lui. C’est à moi qu’il appartiendra de le convaincre. Nous nous connaissons de longue date…
  
  Chirurgo se mit à regarder l’Allemand avec une curiosité hostile.
  
  — Comment vous appelez-vous ?
  
  — Richard.
  
  — Pseudo ?
  
  — Bien sûr.
  
  — Vous êtes Allemand ?
  
  — On ne peut rien vous cacher.
  
  — Je n’aime pas les Allemands.
  
  — Personne ne vous demande de les aimer. Surtout pas eux… Les Allemands n’ont aucun besoin d’amour. Ils veulent simplement inspirer la crainte…
  
  Chirurgo cracha sur le parquet. Kreissler serra les mâchoires. En rentrant à Moscou, il ferait un rapport aussi désagréable que possible sur ce gros sac de macaroni prétentieux et insolent. Il reprit sèchement :
  
  — Vous détenez ce journaliste qui a révélé l’affaire au grand public. Où en êtes-vous avec lui ?
  
  Chirurgo grogna :
  
  — J’allais justement le reprendre un peu. Si vous voulez m’aider ?
  
  Kreissler se leva, raide, plein de morgue.
  
  — Volontiers. Où se trouve-t-il ?
  
  Chirurgo se mit debout.
  
  — Suivez-moi…
  
  Kreissler lui emboîta le pas.
  
  — Et cette femme ? Sa sœur, qu’en avez-vous fait ?
  
  Sans se retourner, Chirurgo répondit :
  
  — Chez elle, sous surveillance. Il est possible que Menzel essaie de joindre Lamm. D’autre part, nous savons qu’un Américain essaie de le faire en ce moment même. La souricière est tendue…
  
  Kreissler s’arrêta.
  
  — Un instant, voulez-vous ? Le prisonnier peut-il nous entendre d’ici ?
  
  — Non.
  
  — Parfait. Point n’est besoin de laisser la femme chez elle pour atteindre les résultats visés. Allez la chercher, laissez dans la place un comité de réception décidé, pour tout ce qui se présentera à la porte. Grâce à elle, nous ferons parler le frère…
  
  Chirurgo se sentit soudain mal à l’aise.
  
  — Elle est infirme, grogna-t-il.
  
  L’Allemand eut une moue de mépris.
  
  — Infirme… Raison de plus. L’humanité ne perdra pas grand-chose.
  
  — Ne comptez pas sur moi pour torturer une femme infirme, trancha l’Italien. La descendre, je veux bien… Proprement. Mais pas la torturer…
  
  — Je n’ai jamais compté sur vous, coupa Kreissler, plein de mépris. Faites le nécessaire, voulez-vous ? Il faut que ce journaliste nous dise tout ce qu’il sait…
  
  Chirurgo tourna les talons pour aller donner des ordres à Paolo.
  
  — Parfait, dit-il. Puisque vous le prenez sur vous…
  
  
  *
  
  * *
  
  Sans s’être concertés, Hubert et Tito tournèrent sur place, ensemble, et revinrent sur leurs pas.
  
  La tempête, loin de se calmer, semblait prendre encore plus de violence.
  
  — Il faut trouver un moyen d’entrer dans cette maison, répéta Hubert. Le type qui se trouve à l’intérieur ne peut être qu’Arthur Lamm. Il faut absolument que je lui parle… Lui seul peut me conduire au but…
  
  Tito n’était pas au courant de toute l’histoire. Il se doutait bien, le nom d’Arthur Lamm ayant été prononcé, que tout cela était en rapport étroit avec la sensationnelle information sur les soucoupes volantes diffusée par la presse du soir.
  
  — Pas question d’entrer incognito par la porte, répliqua-t-il en enjambant une flaque d’eau. Restent les toits. L’immeuble voisin comprend plusieurs appartements. Le toit n’est pas beaucoup plus élevé que celui du 19.
  
  — Et après ?
  
  Hubert se rendait parfaitement compte que le temps travaillait contre lui. Il était tout disposé à essayer n’importe quoi, mais se balader en équilibre sur les toits alors que le vent devait bien souffler à plus de cent à l’heure n’avait rien d’une partie de plaisir.
  
  — J’ai déjà examiné la question, poursuivit Tito imperturbable. Il n’y a pas de lucarne de ce côté-ci, donc il doit y en avoir une de l’autre côté, c’est-à-dire hors de vue de notre guetteur.
  
  Il prit son temps, respira un grand coup et ajouta en serrant le col de son imperméable entre ses gros doigts :
  
  — Une lucarne, ça se brise. Avec un temps pareil, le bruit ne s’entendra même pas…
  
  — O.K., dit Hubert. Allons-y par la lucarne…
  
  
  *
  
  * *
  
  Stefan Menzel laissa tomber une bûche dans le foyer puis se retourna vers Esther.
  
  — Le problème est insoluble si nous ne suivons pas votre idée première…
  
  Elle passa une main tremblante sur son visage pâle et tiré.
  
  — Rien n’est insoluble, protesta-t-elle sans conviction.
  
  Elle venait de tout lui avouer, de tout lui expliquer. Il l’avait écoutée en silence. Le dernier mot prononcé, il n’était plus le même. Il ne l’avait pas accablée, il ne lui avait rien reproché ; non. Simplement, toute lueur tendre avait disparu de ses yeux trop clairs et il lui parlait maintenant comme à une étrangère.
  
  Elle le regarda. Il se rongeait de nouveau les ongles et gardait sur sa joue l’empreinte rouge des lèvres d’Esther. Il devait l’ignorer, sinon, il l’aurait effacée. Elle décida de ne rien lui dire : c’était un peu comme s’il portait sa marque, comme s’il lui appartenait encore… Elle dit, sans colère, du ton qu’elle aurait pris pour gronder son enfant :
  
  — Cessez donc de vous ronger les ongles. Ce n’est pas propre…
  
  Il rougit violemment et lui tourna le dos. Puis avec une violence inattendue, il reprit :
  
  — Cela ne peut plus continuer. Puisqu’ils ont quelqu’un sur la ligne, c’est très simple : je décroche et je dis que je suis là, qu’ils peuvent venir me chercher…
  
  Elle protesta :
  
  — Ce serait idiot. Ils ne relâcheraient même pas mon frère !
  
  Elle s’en voulut aussitôt. Vraiment, elle ne savait plus maintenant ce qu’elle préférait… Stefan… Arthur… Le passé… le présent… l’avenir…
  
  — Alors, reprit-il brusquement, faites-le vous-même. Ayez au moins ce courage !
  
  Elle n’en pouvait plus. Qu’était devenue sa belle force d’âme ? Qu’étaient devenus sa sérénité, son courage, son détachement de tout ce qui touchait à la vie ? Elle lui en voulut, tout d’un coup, terriblement. D’une voix méconnaissable, elle le défia :
  
  — Je vais le faire.
  
  Elle se rendit compte qu’il n’avait pas peur et fut effrayée de l’expression qui perçait dans ses yeux. Lui aussi, lui en voulait de ce qui arrivait.
  
  Ils n’étaient plus que deux ennemis.
  
  Elle décrocha et fit tourner le cadran, au hasard, l’essentiel étant d’attirer l’attention de l’homme placé à l’écoute…
  
  — Allô, dit-elle en articulant avec soin. Ici Esther Lamm. Je désire transmettre un message pour Chirurgo. Faites-lui savoir que je sais où se cache Stefan Menzel et que je suis prête à le dire si des garanties suffisantes me sont données en ce qui concerne mon frère. Je répète : Ici, Esther Lamm. Je désire…
  
  Blême, les poings serrés, Stefan Menzel écoutait. Une colère indescriptible bouillait en lui. Jusque-là, il avait dû faire effort pour ne plus laisser paraître son amour pour cette femme qui était en train de le livrer. Maintenant, il la haïssait de toutes ses forces, sans se rendre compte que cette haine était encore une forme d’amour simplement plus violente que l’autre.
  
  Il la vit raccrocher et dit, très calme :
  
  — C’est parfait. Il ne reste plus qu’à attendre…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  Le vent hurlait à la mort dans les frondaisons du parc. La pluie croulait avec une telle violence qu’elle faisait masse. Affolée, une girouette grinçait sur le pignon. Un volet battait durement, en contrebas. Quelque part, assez loin, une cheminée fut arrachée et la chute des briques parut interminable à Hubert.
  
  Suspendu par les mains à une corniche, il hésitait à se laisser tomber sur le toit de la maison des Lamm. « Un suicide, un véritable suicide… », pensa-t-il. Il leva les yeux, aveuglé par l’eau, distingua vaguement une sorte de boule sombre qui devait être la tête de Tito.
  
  Il lâcha tout.
  
  Une chute très courte. Un choc en porte-à-faux, sur un pied. Une glissade, inévitable, infreinable…
  
  Panique. Il allait se rompre les os au terme d’une dégringolade de dix mètres…
  
  Bang ! Sa chaussure heurta quelque chose… de solide. Il allongea le bras, retrouva l’obstacle, referma sa main dessus…
  
  Un de ces crochets métalliques qui servent à fixer les échelles des couvreurs.
  
  Tout son corps bascula autour de sa main crispée.
  
  Il s’immobilisa, le souffle coupé, le cœur battant à tout casser, à plat ventre sur la pente d’ardoises transformée en déversoir…
  
  L’eau s’engouffrait dans sa manche comme dans une gouttière. Il était déjà tout mouillé comme s’il venait de sortir d’un bassin.
  
  Il entendit un appel au-dessus de lui, à peine distinct dans le tumulte de la tempête. « Quel métier ! » pensa-t-il. Et il leva la tête pour répondre.
  
  A son tour, Tito se glissa sur la corniche, se laissa pendre à bout de bras.
  
  Sur le crochet, Hubert remplaça sa main droite par la gauche et se prépara à recevoir le choc…
  
  Il vit son compagnon tomber comme une masse de pierre, lui arriver dessus dans un grand éclaboussement d’eau et de morceaux d’ardoises arrachées de la toiture…
  
  Il l’agrippa au passage, réussit à l’immobiliser sans trop de mal… Gagné.
  
  Tito frissonna… Et s’aperçut que ses pieds butaient sur la gouttière débordante. Une rafale lui coupa le souffle. Il attendit d’avoir retrouvé sa respiration et cria :
  
  — Lâchez-moi. Je tiens !
  
  Hubert le lâcha doucement, puis le morigéna :
  
  — Ne fais pas tant de bruit. Ce n’est pas la peine de hurler !
  
  Tito éternua. Ses chaussures avaient leur plein d’eau.
  
  — Grouillons-nous, répliqua-t-il. On va attraper la crève.
  
  Il passa une main sur son visage ruisselant et leva son regard pour examiner la surface du toit. Hubert aussi. En même temps, ils aperçurent la lucarne, à quelques mètres à gauche.
  
  — Bougez pas, lança Tito, je vais me glisser en prenant appui sur la gouttière…
  
  Il rampa sur le côté, s’immobilisa à mi-distance d’une nouvelle ligne de crochets, fit un signe à Hubert qui allongea une jambe jusqu’à ce que son pied touchât l’épaule de son compagnon. Hubert pesa dessus, lâcha sa prise et se propulsa vers la gauche. Sa main tendue attrapa un autre crochet. Il cessa de s’appuyer sur Tito qui repartit en marchant sur la gouttière…
  
  Une troisième manœuvre identique amena Hubert sur la lucarne. Soutenu par Tito, il essaya d’ouvrir le vasistas : sans succès. Fermé de l’intérieur. Un seul moyen : briser la vitre…
  
  Il colla son avant-bras sur le verre afin de couper le déferlement de l’eau qui l’empêchait de voir à l’intérieur. Approcha son visage.
  
  Obscurité complète. En dessous, devait être un grenier. Il tira son Smith et Wesson, le prit par le canon, abattit la crosse…
  
  Une cascade de verre brisé. Vacarme amorti par le hurlement de la tempête. Il passa un bras à l’intérieur, libéra le système de fermeture, se laissa glisser un peu en contrebas et souleva le vasistas qu’il rabattit complètement vers le haut.
  
  Voie libre.
  
  Il plongea sa tête à l’intérieur, écouta…
  
  Aucun bruit suspect.
  
  Il remit son arme dans sa poche, agrippa le bord de la lucarne et se hissa, soulageant les épaules de Tito…
  
  Le Yougoslave se laissa tirer, puis accrocha la bordure inférieure de la petite fenêtre. Hubert, l’ayant lâché, entreprit de descendre…
  
  Ses pieds touchèrent alors qu’il se soutenait encore sur ses bras repliés. Il donna une tape sur une main de Tito, pour lui faire comprendre qu’il pouvait suivre, et recula de deux pas en contrôlant ses mouvements.
  
  La tête de Tito apparut dans le cadre étroit du vasistas. Hubert alluma sa lampe de poche en rabattant la lumière vers le sol au moyen de sa main libre.
  
  Une large flaque d’eau s’étalait déjà sur le parquet poussiéreux. Il promena le faisceau lumineux autour de lui.
  
  Un grenier. Encombré du classique amoncellement de vieilles malles, de meubles bancals et d’objets hétéroclites. Au milieu, une cage béante d’escalier, protégée sur trois côtés par un garde-fou.
  
  Tito tomba sur ses pieds, à côté d’Hubert.
  
  — Ouf ! fit-il. Fait meilleur ici.
  
  Hubert marcha vers l’escalier.
  
  — Pourvu que ça dure, murmura-t-il entre ses dents.
  
  
  *
  
  * *
  
  Sur le coup, Stefan Menzel cessa de ronger les ongles et leva la tête vers le plafond. Une bûche craqua dans la cheminée. La pluie gifla les volets de fer.
  
  — On dirait… commença-t-il.
  
  Il s’interrompit, se leva et enchaîna en fixant un regard neutre sur Esther toujours allongée sur le canapé.
  
  — Je vais faire un tour là-haut. Un volet doit être mal accroché.
  
  Il avait vérifié lui-même toutes les ouvertures et savait que les bruits avaient une autre origine. Elle frissonna, inquiète aussi et tenta de se rassurer :
  
  — Non. Des ardoises plutôt, arrachées du toit par le vent. Restez, je ne veux pas que vous me laissiez seule…
  
  Il se moqua cruellement :
  
  — Vous avez peur que je ne m’en aille ?
  
  Elle ferma ses lourdes paupières sur ses yeux luisants de fatigue.
  
  — Oui, souffla-t-elle. J’ai peur que vous ne partiez…
  
  Il lui fut reconnaissant de sa franchise et pensa en même temps qu’elle devait avoir raison au sujet des bruits ; des ardoises arrachées du toit par la tempête…
  
  Il se rassit et tira de sa poche le revolver d’Arthur qu’il avait trouvé dans la chambre de celui-ci, à l’étage. Elle se redressa sur un coude pour mieux l’observer. Depuis que l’irrémédiable s’était accompli, ils étaient devenus terriblement étrangers l’un à l’autre. Elle s’étonna d’avoir pu se sentir aussi troublée, puis pensa : « Il m’a menti, il ne m’aime pas ; il m’a joué la comédie parce qu’il avait besoin de moi. Comment aurait-il pu tomber amoureux de moi ?… Je suis une infirme ».
  
  — Pourquoi sortez-vous cette arme ? demanda-t-elle.
  
  Il ne répondit pas. Mais, s’il ne m’aime pas, pourquoi reste-t-il ici, à attendre les autres ? Pourquoi n’essaie-t-il pas de se sauver ? Il est armé. Un homme armé contre une femme infirme. Comment pourrais-je l’empêcher de s’en aller, s’il le voulait ?
  
  Il se leva, vint jusqu’à elle, l’arme à la main. Elle se raidit, paralysée de terreur. « Il va me tuer et partir ensuite… » Il lui tendit le pistolet et dit de sa voix douce et timide :
  
  — Prenez-le. Vous pourrez peut-être en avoir besoin…
  
  Elle resta figée, incrédule, incapable de faire le moindre geste. Il posa l’arme sur le guéridon, près du téléphone.
  
  — Savez-vous vous en servir ?
  
  Elle fondit en larmes, l’agrippa par les pans de son veston.
  
  — Oh ! Stefan. Pourquoi faut-il !…
  
  Elle ne put en dire davantage, mais c’était bien inutile. Il avait compris. Incapable de se contrôler plus longtemps, il se laissa tomber à genoux et la prit dans ses bras. Pour la seconde fois, leurs bouches se trouvèrent pour un baiser extraordinaire…
  
  On sonna à la porte d’entrée.
  
  Trois longs et quatre courts.
  
  
  *
  
  * *
  
  La pointe du couteau glissa sous le pêne de la serrure fermée ; la clé engagée de l’autre côté. Tito respira profondément sans relâcher son effort, puis commença à peser…
  
  Le bois de la porte se mit à craquer. Assis sur une marche un peu plus haut, Hubert protesta instinctivement :
  
  — Chut !
  
  Tito ne répondit pas. Tous ses muscles bandés, il continuait de pousser sur le manche du solide couteau. Hubert reprit son Smith et Wesson en main. Prêt à servir à toute éventualité.
  
  Un claquement sec. Le bras de Tito retomba. Il souffla :
  
  — Ça y est !
  
  Hubert éteignit la lampe. Le Yougoslave poussa doucement le battant qui s’ouvrit en silence…
  
  Ils firent deux pas sur le palier et refermèrent la porte derrière eux. Hubert, très à son aise, prêta l’oreille. Une femme pleurait au rez-de-chaussée… pleurait en parlant. Suppliait. Une voix d’homme, assourdie, la conjurait de se taire.
  
  On sonna pour la seconde fois.
  
  Trois longs et quatre courts.
  
  Et, cette fois, Hubert et Tito entendirent.
  
  Sans s’être concertés, ils battirent en retraite, repassèrent la porte de l’escalier du grenier, la tirèrent sans la refermer…
  
  Et attendirent…
  
  
  *
  
  * *
  
  Chirurgo colla son visage contre la vitre de la portière et grommela :
  
  — Elle n’ouvre pas vite.
  
  Il distinguait vaguement la haute silhouette de Kreissler debout devant la porte, de l’autre côté de la haie de fusain. Il se retourna pour poser une question à Arthur Lamm immobile sur la banquette arrière à côté de Paolo, et se souvint que le journaliste était bâillonné. Puis il se rappela que la jeune femme était infirme. Il lui fallait le temps de venir jusqu’à la porte…
  
  Une rafale d’une terrible violence souleva la voiture qui retomba ensuite sur ses ressorts et se balança longuement. Quel temps épouvantable ! Chirurgo ne se souvenait pas avoir vu pareille tempête sur Trieste à cette époque de l’année. Au fond, cela l’arrangeait. Lorsqu’il avait été avisé de la capitulation de la signorina, il avait décidé d’emmener Arthur Lamm afin de pouvoir parer à toute éventualité. Il était en effet probable que la signorina exigerait de voir son frère avant toute discussion sérieuse…
  
  Et, de plus, il n’y avait plus de temps à perdre. Il fallait que cette affaire fût réglée avant le jour…
  
  
  *
  
  * *
  
  D’un dernier effort, Stefan Menzel réussit à lui faire lâcher prise. Lui maintenant toujours les poignets, il dit à voix basse, en vrillant son regard pâle dans celui de la jeune femme :
  
  — Il faut aller ouvrir. Je vais monter à l’étage. Si quelque chose n’allait pas, je partirais par les toits et m’arrangerais ensuite pour vous contacter. Ne lâchez rien avant que votre frère ne vous soit rendu…
  
  Elle s’effondra :
  
  — Je ne peux pas. Je ne peux pas vous sacrifier… NOUS sacrifier… Arthur est assez grand pour se tirer d’affaire… Je ne peux pas ! Je ne peux plus…
  
  Il marcha à reculons vers le vestiaire et répéta à voix basse ;
  
  — Allez ouvrir et demandez que votre frère vous soit rendu avant d’accepter toute discussion…
  
  Il pivota sur ses talons et se lança à l’assaut de l’escalier…
  
  
  *
  
  * *
  
  Pour la troisième fois, Adolph Kreissler actionna la sonnette.
  
  Trois longs et quatre courts.
  
  Mâchoires serrées, il commençait à s’énerver. Chirurgo, ce méprisable Italien, l’avait certainement induit en erreur. Comme la plupart des Méridionaux, il prenait sans doute ses désirs pour des réalités et ne savait pas distinguer entre la fiction et la réalité…
  
  Un bruit de verrous tirés, la clé tourna dans la serrure. La porte s’ouvrit…
  
  Adolf Kreissler regarda Esther et demanda :
  
  — Vous êtes Esther Lamm.
  
  Elle avala une salive réticente, frissonna et répliqua :
  
  — Je suis Esther Lamm. Que me voulez-vous ?
  
  Il fit un pas en avant, craignant qu’elle ne voulût refermer la porte.
  
  — Ma façon de sonner a dû vous renseigner.
  
  Il passa le seuil et pénétra dans le vestibule. Elle referma. Il pensa qu’il n’aurait pas dû lui laisser repousser les verrous, qu’elle pouvait avoir organisé un guet-apens…
  
  — Par ici, voulez-vous ?
  
  Il la précéda, puis se retourna pour la regarder marcher.
  
  — Accident ?
  
  Elle cessa de trembler et riposta, l’œil farouche :
  
  — Gestapo.
  
  — C’est bien ce que je voulais dire, répliqua Kreissler, avec un sourire cruel.
  
  Il alla tendre ses mains à la flamme, puis s’assit sur le siège abandonné quelques instants plus tôt par Menzel. Elle rejoignit le canapé en claudicant, s’y réinstalla et dit de sa belle voix aux inflexions si bouleversantes :
  
  — Je vous écoute.
  
  Il prit une cigarette dans une poche et l’alluma sans se presser.
  
  — Je veux voir Menzel, dit-il. Vous nous avez fait savoir que vous connaissiez sa retraite…
  
  Elle frissonna, porta une main à son cœur et répliqua avec difficulté :
  
  — Avant toute chose, je veux être pleinement rassurée sur le sort de mon frère…
  
  Kreissler eut un rire sarcastique, presque insultant.
  
  — Quel amour pour votre frère ! On pourrait penser…
  
  Il se reprit.
  
  — Votre frère est en parfaite santé. Il vous sera rendu dès que Menzel sera en notre pouvoir…
  
  Elle devint livide et il lui sembla que son cœur allait s’arrêter de battre. Une pensée atroce la traversa… Elle se rendit compte que, secrètement, elle avait espéré que son frère serait mort… Et le cruel dilemme résolu du même coup.
  
  Elle répondit d’une voix vibrante :
  
  — Tant que mon frère ne sera pas revenu ici, aucune discussion ne sera possible…
  
  Kreissler tira deux courtes bouffées de sa cigarette, jeta un coup d’œil désinvolte sur le foyer de la cheminée, puis regarda Esther qui ne cilla pas.
  
  — Vous me paraissez bien exigeante… Au fond, tout cela est pure bonté de notre part… Nous connaissons les moyens de faire parler les gens…
  
  Elle se redressa, toutes griffes dehors.
  
  — Oui, je sais… Vous êtes Allemand ; je l’ai deviné tout de suite. Vos compatriotes m’ont déjà tenu le même langage… Ils m’ont torturée, rendue infirme…
  
  Elle fit une pause et ajouta en baissant le ton pour donner plus de poids à son affirmation…
  
  — Je n’ai pas parlé… Et je ne parlerai pas davantage maintenant…
  
  Kreissler se raidit ; un peu de sang monta à ses pommettes saillantes. S’il en avait eu le temps et la possibilité, il aurait aimé soumettre cette fille arrogante… Pas parlé ? Pff ! Tous ceux qui en étaient revenus se vantaient de n’avoir pas parlé… Bien sûr. Comment avouer le contraire ?… Il céda néanmoins.
  
  — Je vais chercher votre frère. Il est là, à la porte. Mais ne vous faites aucune illusion. S’il s’agit d’un traquenard, si Menzel ne nous est pas livré en contrepartie, votre frère sera abattu sous vos yeux…
  
  Il se leva, jeta dans le foyer sa cigarette à demi consumée, et questionna avec insolence :
  
  — Nous sommes toujours d’accord ?
  
  Elle opina.
  
  — Nous sommes d’accord. Avant que vous ne ressortiez, je voudrais que vous sachiez…
  
  Sa voix se brisa. Elle fit un rude effort pour reprendre…
  
  — … Combien je vous méprise.
  
  Il eut un sursaut.
  
  — Combien vous me haïssez, voulez-vous dire ?
  
  — Non, rectifia-t-elle. Je ne vous hais pas. Vous n’en valez pas la peine. Vous ne méritez que du mépris… Comme tous les mercenaires de votre trempe…
  
  Il ricana.
  
  — Je sers une cause juste et noble !
  
  Elle souleva les épaules.
  
  — Vous n’avez même pas l’excuse de le croire. Il suffit de vous regarder pour en être convaincu. Combien demanderiez-vous aux Américains pour passer de leur côté ?
  
  Il fit un pas vers elle, nullement scandalisé.
  
  — Êtes-vous chargée de me faire des propositions ?
  
  Puis, prudent, il battit en retraite :
  
  — Il n’en est pas question. J’ai fait mon choix.
  
  Elle riposta, amère :
  
  — Vous avez de la chance.
  
  Mais il ne comprit pas ce qu’elle voulait dire. Il tourna les talons avec une raideur toute prussienne et gagna le vestibule…
  
  Immobile dans l’ombre du palier, Stefan Menzel vit Kreissler ressortir du salon et aller ouvrir la porte d’entrée. Il l’avait parfaitement reconnu et devinait les raisons de sa présence : les Russes avaient envoyé un ancien du P.A.G. de Hambourg pour le convaincre plus facilement…
  
  Mais alors ? Peut-être ne voulaient-ils plus simplement l’abattre ?
  
  Un craquement derrière lui. Il tourna la tête. Cela devait venir de l’escalier du grenier. En bas, la porte d’entrée s’ouvrit, manœuvrée par Kreissler qui alluma une lampe de poche pour lancer un signal. Dehors, la tempête faisait toujours rage…
  
  La grille, sur la rue, se mit à grincer. Pourquoi Kreissler appelait-il du renfort ?
  
  Il fut pris de panique, pensa que son ex-collègue pouvait allumer les lampes hautes du vestibule qui éclairaient aussi le palier. Il n’était pas en sécurité. S’enfoncer dans le couloir ? Il serait mal placé pour gagner le grenier en cas de besoin. Pourquoi ne pas se glisser tout de suite dans l’escalier ?
  
  Kreissler se recula, sans doute pour laisser passer de nouveaux venus. Menzel fit deux pas vers la porte du grenier, l’ouvrit sans se rendre compte qu’elle n’était que poussée et pénétra à reculons…
  
  Un coup sur le crâne l’expédia au pays des songes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  Tito terminait de bâillonner Menzel inanimé. Hubert projeta le faisceau de sa lampe sur le passeport qu’il venait de tirer d’une poche intérieure du veston de leur prisonnier. Il lut :
  
  ALBRECHT Francis ; né le 4 mai 1912 à Liège…
  
  Et sentit le sang lui monter au visage. Il resta bouche bée une seconde et faillit perdre son sang-froid au point de hurler :
  
  — Bon D…
  
  Il reprit en murmurant :
  
  — Bon Dieu ! C’est Menzel… Le type que nous cherchons…
  
  Tito se redressa, abasourdi.
  
  — Merde ! fit-il très simplement. Nous sommes cocus !
  
  — C’est bien possible, dit Hubert.
  
  Sourcils froncés, il ressortit son Smith et Wesson, bien décidé à défendre chèrement sa prise si quelqu’un venait la lui contester, puis redescendit les marches jusqu’à la porte qu’il poussa silencieusement.
  
  Dans le vestibule, un spectacle intéressant se déroulait.
  
  Sous les yeux glacés de Kreissler, Paolo terminait de libérer Arthur Lamm de ses liens. La dernière corde enlevée, le journaliste s’ébroua et fit un pas hésitant vers la porte du salon. Son visage était tuméfié et enflé ; ses vêtements en piteux état. Kreissler s’écarta pour le laisser passer, sans cesser de le menacer d’un énorme revolver.
  
  Il y eut un cri.
  
  — Arthur !
  
  Le journaliste retrouva d’un coup toutes ses forces et se précipita dans le salon. Avant de le suivre, Kreissler ordonna à Paolo :
  
  — Ferme la porte et va voir là-haut si personne ne s’y cache !
  
  Hubert fit une grimace. Si ce type montait, il allait être obligé de le tuer et cela contrarierait le plan qui était en train de se former dans son esprit fertile…
  
  Paolo refusa.
  
  — La baraque était surveillée. Personne n’a pu entrer sans qu’on le sache. Et puis, Chirurgo m’a dit de revenir à la voiture et de vous laisser vous débrouiller… Salut !
  
  Il regagna la porte. Kreissler le regarda disparaître, haussa les épaules avec rage et tourna les talons pour pénétrer à son tour dans le salon…
  
  Hubert vit alors son visage cruel en pleine lumière et ce visage se figea subitement. Stupeur : la voix d’Esther :
  
  — Laissez tomber votre arme sur la moquette ! Le moindre geste suspect et vous êtes mort !
  
  Kreissler était de ces gens qui ne se rendent jamais, par orgueil. Il leva son bras armé avec l’évidente intention de tirer. Hubert fut le plus rapide. Le Smith et Wesson cracha le feu. Presque aussitôt, une autre détonation doubla. Esther avait tiré, trop tard si Hubert n’avait été là…
  
  En trois enjambées, Hubert dégringola l’escalier et plongea sur l’Allemand qui se redressait dans un dernier effort en soulevant son Mauser. Un genou dans le creux des reins, l’avant-bras passé sous le cou… Une violente traction en arrière. Crac !
  
  Colonne vertébrale brisée, Kreissler expira sans plus attendre.
  
  Hubert tendit la main pour reprendre son arme, abandonnée un instant sur le tapis.
  
  — N’y touchez pas, ou je tire !
  
  Esther, encore. Hubert leva la tête et la vit, dressée sur le canapé, derrière lequel son frère se tenait debout, bien mal en point. Hubert sortit son plus beau sourire, ramassa son arme et se releva en déclarant, désinvolte :
  
  — Vous n’êtes pas assez rapide. Si je n’avais pas tiré le premier, il y a un instant, vous seriez morte…
  
  Il hésita, prêta l’oreille vers la porte et ajouta :
  
  — Un instant ! Il faut que nous soyons tranquilles au moins cinq minutes…
  
  Il alla pousser les verrous et revint, très à son aise.
  
  — Permettez-moi de me présenter, dit-il. Harry Brussel, membre de la Légation des U.S.A. à Trieste…
  
  La lumière se fit dans l’esprit d’Esther. C’était donc cela, ce garçon capable de tout, contre lequel on l’avait mise en garde… Elle le trouva magnifique, pensa qu’il ressemblait beaucoup à Alan Ladd, en plus costaud…
  
  — Je suis Arthur Lamm, dit le journaliste, et voici ma sœur Esther.
  
  — O.K., répliqua Hubert. Je peux vous aider si vous n’avez pas trop de scrupules…
  
  — Par où êtes-vous entré ? s’inquiéta brusquement Esther.
  
  — Par le toit, nous avons brisé une lucarne. Je vous ferai dédommager…
  
  — Nous ?
  
  Il comprit ce qu’elle voulait dire et la renseigna :
  
  — J’avais un renseignement. Il est déjà reparti avec Menzel que nous avons rencontré là-haut.
  
  Ce n’était pas vrai. Tito n’était pas encore reparti… Il ne pouvait refaire, en sens inverse avec Menzel sur les bras, le chemin périlleux qui les avait amenés.
  
  Esther devint pâle.
  
  — Stefan est parti. Sans… sans prendre congé.
  
  Hubert fit une moue. Arthur aussi, qui ne pouvait savoir. Hubert brusqua les choses.
  
  — Écoutez-moi. Nous n’avons pas de temps à perdre. Le hurlement de la tempête, dehors, a couvert les bruits des détonations, puisque les autres n’essaient pas actuellement d’enfoncer la porte. Nous avons donc quelques minutes… Mais pas plus.
  
  Il montra le cadavre de Kreissler.
  
  — Il faut expliquer cela à l’équipe de Chirurgo.
  
  Arthur protesta :
  
  — Pourquoi ? Il n’y a qu’à attendre le jour. A nous deux, armés, nous pouvons repousser tous les assauts.
  
  — C’est bien possible, répliqua Hubert. Mais cela ne fait pas mon affaire et si vous réfléchissez un instant vous verrez que ça ne peut pas davantage vous arranger. Que vous fichiez le camp ? Les gars du M.V.D. vous retrouveront un jour ou l’autre. Vous serez traqués, continuellement. Ce n’est pas drôle, croyez-moi. Je vous propose autre chose qui vous dédouanera vis-à-vis des Russes.
  
  Il fit une pause, puis :
  
  — Voilà ce que nous allons faire…
  
  
  *
  
  * *
  
  Chirurgo commençait à perdre patience. Depuis quelques secondes, l’eau commençait à suinter à l’intérieur de la voiture et des gouttes lui tombaient sur le nez. Il maugréa sourdement, puis se tourna vers Paolo :
  
  — Qu’est-ce qu’ils peuvent bien foutre ? Ce con d’Allemand devrait être ressorti pour nous dire si ça marche. Maintenant que la fille a vu son frère, il faut qu’elle fasse venir Menzel…
  
  Paolo souleva les épaules. Il se trouvait bien, à l’abri, dans la voiture.
  
  — Peut-être bien que le Menzel était déjà dans la baraque…
  
  Chirurgo eut un haut-le corps.
  
  — Quoi ? Après tout…
  
  Puis, se ravisant :
  
  — Pas possible, on l’aurait su…
  
  — L’est peut-être venu avant qu’on fasse surveiller la taule, reprit Paolo qui semblait tenir à son idée.
  
  Il tourna la tête vers la maison et bondit :
  
  — Merde ! On nous fait signe… Mais, c’est le journaleux !
  
  Pressentant quelque chose de grave, ils sautèrent en même temps à bas de la voiture dont les portières claquèrent derrière eux. Ils atteignirent en même temps la grille du 19. Chirurgo avait sorti son revolver et tenait sa main libre en avant devant ses yeux pour les protéger de la pluie.
  
  Il bondit dans le hall, avec Paolo sur ses talons. Arthur Lamm semblait affolé. Il entraîna Chirurgo vers le salon en bégayant des mots sans suite. Tito repoussa la porte. Le journaliste parvint à articuler :
  
  — On a fait ce qu’on a pu. Mais pas moyen de prévoir cela… Il dit que c’est une histoire de femme… Qu’il avait toujours eu envie de le tuer, depuis des années…
  
  Chirurgo s’arrêta devant le cadavre de Kreissler étendu sur la moquette tachée de sang. Un Smith et Wesson gisait au centre de la pièce. Assise sur le canapé, Esther Lamm, pâle comme une morte, braquait un automatique sur un grand diable échevelé qui se tenait adossé à la cheminée, les bras levés, l'air hagard. Sans hésiter, Chirurgo enjamba le corps de Kreissler et marcha sur Hubert qui jouait son rôle à merveille :
  
  — Stefan Menzel, dit-il d’une voix impérieuse, il ne vous reste qu’un moyen d’échapper à la Justice de ce pays. C’est de me suivre de bon gré. Dans deux heures, vous aurez passé la frontière…
  
  Il s’interrompit, ajouta en baissant le ton :
  
  — Que vous le vouliez ou non…
  
  L’air hébété, Hubert bredouilla en fixant son regard vide sur le cadavre de l’Allemand :
  
  — Il m’avait pris Elsa. Il fallait que je le tue… Il fallait que je le tue…
  
  Paolo s’approcha de lui et le fouilla rapidement.
  
  — Rien dans les mains, rien dans les poches…
  
  Puis en hochant la tête :
  
  — Il suivra sans rouspétance, patron. Pas besoin de s’en faire. Y a qu’à le regarder…
  
  Chirurgo se tourna vers Arthur et Esther qui se tenaient enlacés.
  
  — Vous avez de la veine, dit-il. Cette histoire vous sauve la mise. Maintenant, nous sommes complices… Ce type a été tué chez vous, personne ne sait comment. Je vais faire enlever le corps. Si vous la bouclez tout ira bien. Demain, Arthur Lamm n’aura qu’à démentir les informations qu’il avait données à son agence, prétendre avoir été victime d’un mauvais plaisant. A la moindre indiscrétion, votre vie sera enjeu…
  
  Arthur répliqua vivement :
  
  — Nous sommes d’accord, Chirurgo. Jamais je ne recommencerai à me mêler d’histoires pareilles. Bon Dieu, j’ai eu trop peur.
  
  Chirurgo fit un signe à Paolo :
  
  — En route. S’il bouge, assomme-le…
  
  Hubert partit d’un pas mécanique vers la porte, buta sur le corps qui faillit le faire tomber et disparut dans le couloir…
  
  Paolo lui ouvrit la porte et le prit solidement par le bras. Élevant la voix pour dominer le bruit de la tempête qui continuait à faire rage, il se moqua :
  
  — La voiture de Monsieur est avancée…
  
  Hubert ne perdit rien de l’air abruti qu’il avait adopté, mais il avait rarement autant ri, intérieurement…
  
  Il pensait à la tête que ferait Bug lorsque Tito lui amènerait Stefan Menzel en lui annonçant que Hubert, dit O.S.S. 117, était parti à sa place pour aller travailler dans les laboratoires de la Grande Russie…
  
  Encore une belle aventure en perspective !(1)
  
  
  
  
  
  1 Cette aventure est intitulée : « Sous peine de mort » (même collection).
  
  
  
  
  
 Ваша оценка:

Связаться с программистом сайта.

Новые книги авторов СИ, вышедшие из печати:
О.Болдырева "Крадуш. Чужие души" М.Николаев "Вторжение на Землю"

Как попасть в этoт список
Сайт - "Художники" .. || .. Доска об'явлений "Книги"