La nuit s'était appesantie doucement sur le stade, accompagnée par une tiédeur d'avant-saison. Sur les gradins, les spectateurs tombaient la veste. C'était un grand jour. Les Diables Bleus, l'équipe locale, recevaient leurs éternels rivaux régionaux, les Ciel et Or, pour une demi-finale de la Coupe de France de football. Dans leur histoire, les deux équipes n'avaient jamais atteint ce niveau de la compétition bien qu'elles soient présentes en 1er Division depuis des lustres. A grand renfort de grosses manchettes, les journaux régionaux avaient célébré l'événement, si bien que l'assistance avait suivi et que l'arène, emplie à ras bords de trente mille spectateurs, plus que sa capacité normale, battait tous les records d'affluence. Pour calmer l'impatience des supporters des deux camps qui avalaient force bières, frites et hot dogs, la fanfare jouait des rythmes brésiliens pendant que défilaient les majorettes aux cuisses somptueuses et qu'un vent léger agitait les banderoles suspendues aux tribunes.
Une ovation salua l'entrée des équipes sur le terrain en même temps qu'explosaient les pétards. Cinq minutes après l'engagement, les Ciel et Or marquaient leur premier but et ce fut la consternation chez les partisans des Diables Bleus qui, malgré tout, égalisèrent avant d'être de nouveau menés à la marque à la mi-temps. Quand celle-ci intervint, un homme quitta son siège avant tous les autres et descendit à la travée où était installée la buvette. Il dépassa celle-ci et s'enferma dans une des cabines des toilettes. De son sac de sport, il sortit la boule métallique qui ressemblait à une boule de pétanque en apparence mais qui était beaucoup plus lourde. Les toilettes étaient prises d'assaut et il entendait les commentaires sur la première mi-temps, des commentaires peu flatteurs pour l'équipe locale. Il s'en moquait. Que l'une ou l'autre équipe remporte la victoire le laissait parfaitement indifférent puisqu'il n'était supporter d'aucun camp. A la limite, le football ne l'intéressait que médiocrement et il avait bâillé ferme durant la première mi-temps.
Quelqu'un tournait le bouton de la porte et la secouait. Il haussa les épaules et ajusta la réglette du minuteur avant de placer la boule dans la chasse d'eau, puis il sortit de la cabine.
- C'est pas trop tôt, grogna le supporter des Ciel et Or qui triturait nerveusement son écharpe aux couleurs de son club.
Il s'esquiva, les mains dans les poches, l'air grognon. Il contourna la foule agglutinée devant la buvette et la baraque aux frites, se dirigea vers l'escalier dont il descendit les marches quatre à quatre. Quelques C.R.S. bavardaient près des grilles. Ils ne lui prêtèrent aucune attention. Un contrôleur lui ouvrit une des portes sans manifester aucune curiosité sur les raisons qui l'incitaient à quitter l'arène avant la fin de la rencontre.
Dans une rue proche, il monta à bord de la puissante Mercedes qu'il avait, l'avant-veille du match, placée en stationnement à cet endroit en prévision de l'affluence automobile qui encombrerait les alentours du stade le jour où s'affronteraient les Diables Bleus et les Ciel et Or.
Il avait cinquante minutes devant lui pour s'éloigner de la zone dangereuse. Ce délai écoulé, il aurait parcouru environ une centaine de kilomètres sur l'autoroute. C'était plus que suffisant. A la même heure, le même jour, il avait chronométré l'itinéraire et était assuré de n'être pas ralenti.
Il démarra rapidement et ne perdit pas une minute pour gagner la bretelle d'accès à l'autoroute. Lorsqu'il s'infiltra entre un poids lourd et une caravane de touristes néerlandais, le match reprenait sur la pelouse du stade. Impitoyables, d'entrée de jeu, les Ciel et Or inscrivirent leur troisième but.
Il obliqua vers la file de gauche et roula à tombeau ouvert. Il se sentait bien. La mission se déroulait sans accrocs, comme elle avait été planifiée avec minutie.
Il avait déjà parcouru quatre-vingt-dix kilomètres lorsque les Ciel et Or marquèrent leur quatrième but, anéantissant définitivement les espoirs des Diables Bleus de se qualifier pour la finale de la Coupe de France au Parc des Princes. Furieux, les supporters de l'équipe défaite sifflèrent leurs favoris, humiliés sur leur propre terrain, et inondèrent la pelouse de fusées et de pétards. La fumée était si opaque que l'arbitre interrompit la rencontre pour lui laisser le temps de se dissiper et aux esprits de recouvrer leur sérénité.
Habituée à rouler à gauche, une caravane de Britanniques déboîta brutalement en signalant sa manœuvre au dernier moment.
De toutes ses forces, il freina pour éviter la collision qu'il ne put empêcher malgré la vivacité de sa réaction. Le choc fut d'une violence inouïe tant sa vitesse était encore élevée. Comme un fétu de paille, la Mercedes fut soulevée et passa par-dessus la glissière centrale pour retomber sur l'autre chaussée où elle fut percutée par un dix tonnes.
Avant de mourir, il pensa : « C'est trop bête, je viens d'échapper à la zone dangereuse. » Puis il se souvint qu'avant de démarrer, il avait oublié de presser entre ses doigts la main de Fatima et le chapelet musulman qui pendaient à son rétroviseur intérieur. Ces deux objets constituaient son talisman, son porte-bonheur, les équivalents d'un Saint-Christophe pour les chrétiens. Habituellement, il n'oubliait jamais. Étaient-ce la tension, la peur, l'angoisse qui...
La fumée dissipée, le match reprenait dans le stade et, peut-être revigorés par la pause, les Diables Bleus réduisaient l'écart grâce à un penalty généreusement accordé par l'arbitre.
Dans la chasse d'eau, la bombe atomique explosa. Merveille de haute technologie, sous sa forme miniaturisée elle possédait la puissance de celle d'Hiroshima ou de Nagasaki.
Au point zéro, dans les toilettes, la température s'éleva à 300 000 degrés Celsius durant une seconde et demie pour se réduire à 3 000 degrés dans les dix secondes suivantes. Le béton du stade fondit instantanément, emmurant les êtres humains déjà désintégrés par l'explosion. Dans un rayon de deux kilomètres, les incendies dévorèrent les habitations et se propagèrent bien au-delà de cette limite. Dans le ciel était montée une boule de feu qu'un commandant de bord d'Air Inter volant à trente kilomètres de là décrivit plus tard comme une vague jaune vif s'élevant sur l'horizon complètement violet, accompagnée de volutes roses, pourpres, gorge-de-pigeon s'obscurcissant par endroits et s'irradiant à nouveau comme si des bulles de gaz incandescent venaient crever à la surface. Le tout, d'une beauté diabolique, ajouta-t-il avec lyrisme. L'onde de choc avait précédé un grondement terrifiant qui semblait provenir des entrailles de la planète. Un cyclone de feu tourbillonnait au-dessus du stade liquéfié, mêlé à des débris de béton, tel un chien fou qui court après sa queue. Des cadavres calcinés jonchaient les terrasses des cafés, les salles à manger des appartements, les cars de C.R.S. du service d'ordre, les quais aménagés en promenades des bords de la rivière où flânaient les amoureux par cette belle soirée printanière, les rues, les avenues, dans un rayon de deux kilomètres autour du lieu de l'explosion. Au-delà, des gens hagards fuyaient les incendies, l'épouvante dans le regard, la peau brûlée et noircie, criant, hurlant, cherchant des recours, réclamant les premiers soins. Chez les moins touchés, le corps était ravagé par des vomissements, des diarrhées d'une terrifiante intensité, ou était scarifié par une multitude d'hémorragies dans la bouche, la gorge, le nez. Certains qui avaient vu l'éclair de l'explosion étaient à tout jamais aveugles après avoir observé l'insoutenable lumière. Invisible, le nuage radioactif noyait la ville en brûlant insidieusement les organes et la peau.
Comme le stade, les maisons et les immeubles dans un rayon de deux kilomètres avaient partiellement fondu et l'incendie colossal qui ravageait leurs restes n'avait aucune chance d'être réduit par les casernes de pompiers qui accouraient et restaient pétrifiées par l'étendue du désastre.
Le préfet, un amateur éclairé de football, était mort, comme tant d'autres, dans le stade, confortablement installé dans la tribune d'honneur en compagnie de ses sous-préfets et de son état-major. Sa fille figurait parmi les majorettes.
Ce fut un commissaire des Renseignements généraux qui alerta Paris.
CHAPITRE II
La France était frappée de stupeur. Le monde occidental n'était pas en reste et dépêchait des observateurs et des secours. En même temps que l'indignation, la colère grondait car la lettre de revendication de l'odieux attentat, postée ce fatal vendredi avant la levée de dix-huit heures, était arrivée le samedi matin au ministère de l'Intérieur, tandis que ses photocopies semaient la panique dans les rédactions de journaux auxquels elles étaient parvenues alors que, malgré le week-end, les effectifs étaient mobilisés pour couvrir l'événement.
La France doit couper toutes ses relations, diplomatiques, militaires, financières, économiques, commerciales avec le pouvoir en place à Alger. Elle doit, avec ses sœurs occidentales et sous sa direction, organiser le blocus total, maritime et aérien, de l'Algérie jusqu'à ce que les forces populaires et de progrès chassent les imposteurs qui ont confisqué le pouvoir. Nous lui accordons un délai de huit jours pour mettre en place son dispositif. Pas plus. Nous venons de frapper un grand coup sur son territoire afin de lui montrer que nous ne plaisantons pas. Qu'elle sache que nous possédons d'autres bombes atomiques et que nos objectifs sont définis si la France ne vient pas à résipiscence. Nous sommes déterminés. Que la France prenne ses responsabilités et qu'elle abandonne à tout jamais le rôle de puissance néo-colonialiste et néo-impérialiste qu'elle affectionne avec tant d'obstination et qui meurtrit le peuple de notre pays. Pour terminer, nous exigeons que le gouvernement français accepte, par une déclaration publique et solennelle, de se plier à notre demande. Ou alors, qu'il dise qu'il refuse. Nous en tirerons les conséquences.
Allah Akbar ! Dieu est grand !
A.I.L.A.
Armée Islamiste de Libération Algérienne.
Le public s'arrachait les journaux, tendait l'oreille, à l'affût du plus anodin des bulletins d'informations, s'inquiétait de la météo susceptible de pousser les déchets atomiques vers les lieux réputés encore sains. Certains avançaient leurs vacances à l'étranger, mais loin de la Méditerranée.
Des régiments entiers d'infanterie, de blindés, du génie, cernaient la ville ravagée. Des hôpitaux de campagne étaient installés. Les victimes étaient transportées dans des centres éloignés du sinistre, parfois dans les pays limitrophes qui offraient leur hospitalité. On dénombrait près de 35 000 morts et les fantômes d'Hiroshima et de Nagasaki hantaient les mémoires.
La police et les Services spéciaux, en collaboration avec leurs homologues européens et américains, décortiquaient la lettre de revendication, aidés par leurs collègues envoyés par Alger dont les dirigeants s'étaient vivement émus de cette catastrophe. En Algérie et en France, des rafles creusaient des coupes claires dans les rangs des militants intégristes. Devant l'état d'urgence proclamé par le gouvernement, les strictes règles du Code de Procédure Pénale n'étaient plus respectées, gardes à vue et interrogatoires étant poussés à l'extrême, d'autant que le recours à deux des articles de la Constitution permettait la suspension des libertés individuelles et l'instauration de l'état de siège.
Cependant, les enquêteurs restaient frustrés. Malgré les interrogatoires « énergiques », aucun suspect n'avouait avoir jamais entendu parler de l'A.I.L.A., pas plus en France qu'en Algérie. Les Services spéciaux européens et américains connaissaient la même défaite. Quant aux pays arabes amis, ils juraient de leur innocence dans cette affaire. Pour l'exemple, on fusillait à Alger et à Oran plusieurs dizaines de condamnés à mort dans le louable souci d'inspirer la terreur, sans croire vraiment à l'efficacité de cette initiative à l'égard de l'A.I.L.A., mouvement dont le caractère énigmatique et les méthodes terroristes effrayaient.
Tout autour du stade où s'était produit le cataclysme nucléaire, une noria d'avions civils et militaires déversait des tonnes de chaux vive sur les décombres et les cadavres carbonisés. A la périphérie, les soldats traquaient les pillards que n'apeurait pas la crainte de la contamination atomique.
Dans le secret des états-majors et des cercles scientifiques, réunis aux premiers, on s'interrogeait : comment la bombe avait-elle été installée sans éveiller les soupçons ?
Plusieurs savants partageaient la même hypothèse. Par une incroyable avancée technologique, des scientifiques étaient parvenus à réaliser l'exploit : la miniaturisation de la bombe. Mais qui était capable d'une telle réussite ? Certainement pas les intégristes musulmans.
Alors ? La Russie ou l'une des ex-républiques soviétiques ? L'Iran ? L'Inde ? L'Irak malgré les contrôles nucléaires imposés par les Nations-Unies ? Le Pakistan ? Ou, tout simplement un pays européen doté de l'arme atomique, c'est-à-dire la France ou le Royaume-Uni ? Pourquoi pas les États-Unis ? Sans oublier Israël et l'Afrique du Sud.
Mais la question angoissante demeurait. De combien de bombes identiques disposaient ceux qui avaient frappé ce premier coup ? Ajoutée à une seconde : quelle conduite tenir face au chantage ? Naturellement, il était impossible de s'y soumettre. Alors, les politiques mettaient la pression sur la police et les Services spéciaux français et étrangers. Découvrir qui se cachait derrière l'A.I.L.A. Quant à l'opinion publique, on tentait de la rassurer sans que ces efforts soient vraiment couronnés de succès.
Le mort de l'autoroute dans sa Mercedes n'avait pu être réellement identifié car ses papiers étaient faux et ses empreintes digitales inconnues. Le billet, amputé de son coin supérieur gauche, qui lui avait permis l'accès au stade souleva la curiosité des gendarmes. Pourquoi diable se trouvait-il à une telle distance du stade alors que le match n'était pas terminé à l'heure de l'accident ? La Mercedes avait été louée chez Avis et ne permit pas de remonter la piste. Néanmoins, le cas fut signalé à la D.S.T. qui enquêta.
Affrété par la Fédération Française de Football, un avion-cargo d'Air Inter survola le stade à basse altitude et parachuta les couronnes de fleurs destinées à honorer la mémoire des footballeurs professionnels et des sportifs disparus dans le déluge nucléaire.
Francis Coplan entendit le téléphone sonner et écrasa le restant de sa Gitane avant de décrocher.
- Général de Beaujancy, annonça une voix ferme et martiale.
- Mes respects, mon général.
L'intéressé était à la retraite mais demeurait un collaborateur actif du Vieux et un honorable correspondant. Ils échangèrent les banalités d'usage, évoquèrent l'attentat terroriste à la bombe atomique et le général en vint à la raison de son appel :
- Mon cher, une lettre qui vous est destinée m'est parvenue à l'adresse de la rue Raynouard.
- Vraiment ? fit Coplan, étonné.
Officiellement, l'immeuble de la rue Raynouard appartenait au général. En réalité, la propriétaire en était la D.G.S.E. qui l'utilisait pour loger ses agents en mission. Les lieux présentaient une apparence rigoureusement anonyme, neutre, conforme au caractère bourgeois du quartier. La bâtisse, debout sur trois étages, truquée comme les coulisses d'un théâtre, était équipée en véritable station d'observation. Des postes de guet, tenus par des paras en civil du 11 e Choc de Cercottes (Une des composantes du Service Action), permettaient de surveiller les approches, les passants, les voitures en stationnement. Des caméras filmaient les abords. Derrière la façade haussmannienne, c'était une citadelle qui se cachait.
A maintes reprises, Coplan y avait élu domicile, privilégiant l'un des confortables appartements du deuxième étage où flottait le souvenir de Zohra Khalany, de son visage émouvant et de sa beauté rayonnante et pure (Cf. L'oeil du cyclone).
Cependant, la routine étant l'ennemie des espions, il avait, depuis, changé de résidence et choisissait désormais un immeuble de la rue de Courcelles en tous points semblable pour la discrétion et la sécurité à l'inviolable forteresse de la rue Raynouard qu'il n'utilisait plus depuis trois ans.
Comment se faisait-il qu'une lettre lui ait été expédiée à cette ancienne adresse que peu d'initiés connaissaient ?
- Mon général, je viens la chercher.
- Je vous attends.
Le général de Beaujancy avait des attentions délicates. Un sublime porto, dont l'âge se perdait dans la nuit des temps, attendait Coplan qui le but avec un soin religieux.
- Mon fils a épousé une aristocrate portugaise, expliqua l'officier en retraite. C'est pourquoi je dispose de ce nectar que je n'offre qu'aux véritables connaisseurs dont vous êtes, mon cher Coplan.
- Je suis flatté, mon général.
Coplan écarquilla les yeux quand il prit connaissance de la lettre :
Vos services seraient-ils intéressés par la solution de l'énigme posée par l'explosion de la bombe atomique ? Dans l'affirmative, ce dont je ne doute pas, allez jeter un coup d’œil à la boîte aux lettres de Francfort dont nous étions convenus voici quelques années.
Der Erlenkönig.
Coplan s'accorda le temps de savourer le fond de son verre et prit congé du général en le remerciant avec effusion et en le félicitant pour la qualité de son porto.
En chemin, il réfléchit. Derrière Der Erlenkönig qui signifiait le Roi des Aulnes, se cachait Dieter Vogg, un ancien officier supérieur de la Stasi est-allemande, le Service à la sinistre réputation à laquelle, d'ailleurs, Vogg avait largement contribué. Sur un échiquier, à la fin d'une partie, les Blancs et les Noirs changent de côté et, quatre ans plus tôt, à la veille de la réunification des deux Allemagne, la Centrale d'espionnage de Berlin-Est avait décidé de ménager ses arrières en vue d'une reconversion en douceur. C'est pourquoi elle avait détaché Dieter Vogg à Paris, muni d'un lourd dossier qui avait permis à la D.G.S.E. et à la D.S.T. de démanteler un puissant réseau soviétique infiltré dans les milieux industriels et scientifiques.
L'Allemand était un être à la personnalité attachante si l'on exceptait son amoralité totale et sa dévotion à sa propre carrière qui le conduisait à gommer en lui tout sentiment autre que la satisfaction de son ambition. Si d'aventure celle-ci n'était pas en jeu, alors c'était un homme charmant, amateur de musique classique, de bons vins et de bons mots, de cuisine raffinée, sans oublier son penchant pour l'art pictural et pour les femmes belles et intelligentes. Il avait mis en musique le célèbre poème de Goethe Der Erlenkönig et en avait choisi le titre pour pseudonyme en vue de relations futures avec Coplan dont il avait su gagner la sympathie. Dans le même ordre d'idées, il avait fourni à ce dernier l'adresse d'une boîte aux lettres fixe à Francfort dans l'éventualité où les deux hommes auraient à collaborer à nouveau, ce qui ne s'était pas produit au cours des quatre années suivantes. Coplan n'en avait plus eu de nouvelles et l'avait supposé emporté par la lame de fond qui avait balayé la Stasi quand Bonn avait mis la main sur l'Allemagne de l'Est et jeté en prison le maître-espion qui, depuis les années 50, dirigeait la Centrale de Berlin-Est, le trop célèbre Markus Wolff.
L’œil du Vieux brilla de plaisir quand Coplan le mit au courant.
- Enfin une lueur dans le fond du tunnel, se réjouit-il. Nous ne parvenons pas à accrocher cette A.I.L.A. Rien, absolument rien, sauf cette menace qui plane sur notre pays. Aux plus hauts échelons de l’État, la tension, l'angoisse, sont si intenses qu'elles en sont palpables. Mon cher, que vous dire d'autre que de foncer immédiatement à Francfort ?
Le soir même, Coplan posait le pied dans la patrie de Goethe. La pluie tombait dru sur la ville. A l'aéroport, il loua une Peugeot au comptoir Avis.
L'aéroport était situé au sud-ouest de la ville. Aussi, par la Flughafenstrasse, il remonta vers le nord-est jusqu'à la Höhenstrasse où il tourna à droite dans la Bergerstrasse pour s'arrêter à deux pas de l'église Saint-Joseph. Le lieu du culte était fermé à cette heure tardive mais la porte conduisant à la sacristie ne résista guère au talent de Coplan, spécialiste de l'ouverture des portes récalcitrantes et qui s'était équipé de sa trousse à passes spéciaux.
Dans la chapelle consacrée à saint Antoine de Padoue, il décolla avec sa lime l'ex-voto dédié au merveilleux détective qui retrouvait les objets perdus. La plaque était signée E.L. Köning, les fausses initiales étant là à la place d'Erlen. Dans le trou était glissé un cylindre de papier que retira Coplan et qu'il déplia pour lire un court message :
Je vois que vous et votre hiérarchie êtes intéressés. Je n'en doutais pas. Rendez-vous chez Ulrike Hoffburg, 16 Mollstrasse à Berlin.
Coplan ressortit, passa une courte nuit dans un hôtel et, le lendemain, prit l'avion pour Berlin après avoir restitué la Peugeot chez Avis.
Mollstrasse se situait dans ce qui avait été Berlin-Est, non loin des artères idéologiquement baptisées Leninallee et Karl-Marxallee. Depuis peu, à son entrée, des Américains facétieux avaient accroché un panneau métallique signalant qu'une Moll Street existait déjà à Cedar Rapids dans l'État d'Iowa.
Dans le hall de l'immeuble à la façade morne et grisâtre sous la pluie pareille à celle de Francfort, la rangée de boîtes aux lettres était déglinguée. Ulrike Hoffburg habitait au troisième étage. L'ascenseur était poussif et archaïque. L'Allemande ouvrit au second coup de sonnette.
Elle n'avait guère changé depuis le jour où elle avait, six ans plus tôt, placé un Tokarev sur la tempe de Coplan et menacé de presser la détente s'il ne révélait pas la raison de sa présence à Berlin-Est. Ce n'était qu'un bluff car elle n'avait pas l'intention de tirer, son otage étant bien trop précieux.
C'était une jolie femme aux cheveux blonds relevés en chignon, aux yeux gris et froids, aux lèvres pâles et à la peau incroyablement claire. Elle était née dans les années soixante d'un couple engendré dans les Lebenborn nazis où coïtaient les plus purs représentants de la race aryenne et répondait ainsi aux canons raciaux forts en honneur sous le régime hitlérien. D'ailleurs, elle était connue pour avoir participé au sein de la Stasi à l'épuration des éléments sémites. Bien que Markus Wolff soit lui-même juif, il ne s'était pas opposé à ce pogrom interne.
- Entrez, Francis, je vous attendais, fit-elle en s'écartant.
Elle portait encore son manteau de pluie et des gouttes d'eau traînaient sur le col. Elle s'en débarrassa en dévoilant une robe simple, froissée, qui détonnait avec son élégance habituelle. Coplan jeta un rapide coup d’œil autour de lui. Le décor du salon offrait la même simplicité que la robe, si l'on exceptait les deux très belles toiles de Miro qui témoignaient du goût artistique averti de Dieter Vogg et des rapines auxquelles il s'était livré lorsqu'il exerçait au sein de la Stasi en compagnie d'Ulrike qui était son égérie depuis quelques années.
- Un café ou quelque chose de plus fort ? proposa-t-elle.
- Un café.
Elle alluma la lumière car, à cause de la pluie, la pièce était plongée dans une triste pénombre.
- Quand rencontrerai-je Dieter ? demanda-t-il lorsqu'elle versa le café.
- Je l'ignore, car je n'ai plus de nouvelles de lui depuis plusieurs jours, depuis, en fait, le moment où il vous a envoyé la lettre et où il m'a prévenue de votre arrivée.
- C'était quand ?
- Vendredi.
- Nous sommes mardi.
- Nous avons l'habitude de nous téléphoner chaque jour quand il est absent de Berlin.
La voix était neutre mais Coplan devinait la tension intérieure. Une espionne confirmée comme Ulrike ne laissait pas transparaître ses sentiments, d'autant que, dans ce domaine, elle semblait en être totalement dépourvue. Mais Coplan tempéra la rigueur de cet a priori. La carapace forgée à la Stasi dissimulait peut-être une nature ardente et sensible dont la seule partie émergée était l'amour qu'elle vouait à Dieter Vogg.
- Où était-il quand il a appelé la dernière fois ? Ici à Berlin ? Ailleurs ?
- Je ne sais pas.
Était-elle sincère ? Difficile à dire. Ulrike était sortie major de l'école d'espionnage du Ministerium für Staatssicherheitsdienst qui se trouvait alors à deux pas du Q.G. de la Stasi dans Normannenstrasse. Quand on était sortie major d'une école aussi prestigieuse, on ne tombait pas dans un piège grossier.
- Pour quelles raisons voulait-il me voir ?
Elle secoua la tête.
- Là encore, il ne m'en a rien dit.
Mentait-elle ? Cette fois encore et pour les mêmes raisons, difficile à dire.
- S'il ne vous a pas téléphoné depuis vendredi, c'est, à votre avis, pour quelles raisons ?
- Je crains les gens de Bonn.
Le BND, c'est-à-dire les Services spéciaux de l'Allemagne de l'Ouest, avait juré d'avoir la peau de Dieter Vogg et ainsi de venger ses agents liquidés par les soins de leur ennemi. Aussi, après la réunification, l'intéressé avait-il été obligé d'entrer dans le maquis pour éviter les représailles. Ulrike, contre laquelle le BND avait également une vengeance à assouvir, l'avait suivi. Le couple avait misé sur les complicités dont il bénéficierait dans l'ex-Allemagne de l'Est, sans oublier qu'il pouvait compter sur le trésor de guerre qu'il avait eu la prudence d'accumuler, ainsi que sur la cargaison de faux passeports et de dossiers compromettants mis prudemment à l'abri.
Elle sirota son café, l'air absent.
- Ces salauds ont pu le kidnapper, déclara-t-elle enfin.
- On est toujours un salaud pour le camp d'en face, se moqua-t-il.
Elle avait de l'humour. Aussi daigna-t-elle sourire.
- S'ils l'ont kidnappé, nous ne le reverrons jamais. Savez-vous que l'on compte un millier d'agents exStasi qu'ils ont assassinés et dont les cadavres ne sont jamais remontés à la surface ?
- Je ne pleure pas sur les cadavres d'agents de l'ex-Stasi, un des Services les plus brutaux du monde, renvoya-t-il sèchement.
- La guerre est finie entre l'Est et l'Ouest, plaida-t-elle. A quoi bon cette hécatombe ?
- Après chaque guerre intervient une épuration. On n'enseignait pas ce principe à la Normannenstrasse ?
Elle haussa les épaules avec lassitude et termina son café avant d'allumer une Lucky Strike. Coplan décida d'attaquer de front :
- Vous demandez-vous pourquoi je suis ici et quel motif puissant a pu m'inciter à me déplacer alors que Dieter n'est qu'un fugitif qui n'a plus grand-chose à vendre ou à échanger ?
Elle planta dans le sien un regard innocent.
- Non, vraiment non. Il est vrai qu'à la Normannenstrasse on m'a appris à me départir de ma curiosité naturelle qui me jouait bien des tours quand j'étais enfant ou adolescente.
- Vous êtes au courant de l'explosion atomique dans mon pays ?
Une expression horrifiée rida le beau visage lisse de son interlocutrice.
- Quelle chose horrible ! J'ai eu l'impression que revenaient en fanfare ces affreux Américains qui, sans aucune pitié, ont lâché leurs bombes sur les populations innocentes d'Hiroshima et de Nagasaki. Bien sûr, je n'étais pas née à l'époque mais ce crime figure parmi les plus atroces dans l'Histoire de l'humanité.
Coplan demeura indifférent à cette tirade et poursuivit son idée :
- Dieter a quelque chose à me communiquer à ce sujet.
Elle se laissa aller contre le dossier du canapé.
- Vraiment, Francis ? Je ne vois pas de quoi il s'agit. Dieter est assez mystérieux sur les affaires qu'il traite. Nous partageons un lit mais pas obligatoirement les affaires. Vous vous souvenez combien la Stasi était sévèrement compartimentée et cloisonnée ?
Coplan ne la crut pas. Le couple, depuis qu'il était entré en clandestinité, devait certainement cheminer étroitement la main dans la main, échangeant les confidences sans arrière-pensées et planifiant ensemble les moyens et les méthodes pour survivre dans la jungle qui était désormais la leur.
- A quel hôtel êtes-vous descendu ? reprit-elle.
- Je suis venu directement.
- Il y a quelques années vous jetiez volontiers votre dévolu sur le Bristol Hotel Kempinski. Un peu old-fashioned mais typique de l'hôtellerie de luxe berlinoise. C'est même là que vous aviez dragué cette pauvre Hilda Schreibner retrouvée plus tard malencontreusement noyée dans la Spree...