Sur la table, la jonchée était à peine entamée. A côté de ce fromage charentais à base de caillé de vache et de lait d’amande, quelques toasts étaient empilés sur une assiette à dessert, tout contre une bouteille de Perrier débouchée dont le gaz s’était échappé.
Idole des Français quand elle animait son émission télévisée « Parole aux Paroles », Sophie Breuze versait dans le plus grand éclectisme en ce qui concernait le choix de ses programmes. Problèmes de société alternaient avec le politique, le culturel, les variétés, les talk et les verity-shows. En dehors du sport, elle touchait à tout. Dans son genre, elle était unique, ce que reconnaissaient volontiers et ce qu’admiraient les professionnels du petit écran. Monstre de travail, elle collaborait d’une plume alerte à des revues et hebdomadaires non seulement hexagonaux mais également étrangers.
Ses grands yeux bleus, dans lesquels le téléspectateur éprouvait l’impression de se noyer, étonnaient et enchantaient par leur profondeur, leur vivacité et leur intelligence. Celui qui n’était pas averti tombait immédiatement sous leur charme. Beaucoup de femmes imitaient sa coiffure, brillamment travaillée par un grand artiste du Faubourg Saint-Honoré et que retenaient sur la nuque des peignes andalous anciens en or, finement ciselés à Grenade par les orfèvres du XVème siècle.
Les hommes le taisaient devant leur épouse mais, dans leur for intérieur, se réjouissaient qu’elle soit demeurée célibataire. Ainsi, pouvaient-ils tout à loisir fantasmer sur le creux du dos qui liait gracieusement le torse énergique et fier aux fesses rebondies que la taille de guêpe rendait encore plus désirables. En noir et blanc, elle était quelconque, mais, grâce à la couleur, elle resplendissait et ils rêvaient d’embrasser son joli visage, à peine marqué par la quarantaine, et de s’enfoncer entre ses jambes sublimes.
Les échotiers distillaient le venin. Sophie Breuze avait la cuisse légère. Bisexuelle, elle en tenait plutôt pour les femmes. Autour d’elle s’élevait une barrière infranchissable. Elle menait la vie dure à ses collaborateurs et aux équipes de techniciens de plateau. Son plaisir : régenter son entourage professionnel. Redoutable femme d’affaires, elle prenait sa revanche sur son enfance d’orpheline. Dans un quotidien, une commère avait même repris à son compte le surnom dont le poète André Breton avait affublé Salvador Dali en composant un anagramme avec ses nom et prénom : Avida Dollars.
Cependant, ces ragots, faux ou authentiques, ne gênaient plus la surdouée de la télévision, puisqu’elle gisait là, morte, sur le carrelage de la cuisine de son superbe appartement près du Palais-Bourbon, allongée sur le dos à quelque deux mètres de la jonchée, des toasts et de la bouteille de Perrier.
Le commissaire divisionnaire De Gracia restait adossé au mur. Il devinait que la catastrophe lui était tombée sur les épaules. A cause de la vitre cassée, on avait alerté la Criminelle dont il était le patron. A première vue, pas de meurtre, se réjouissait-il, puisque le corps était intact. Pas de traces de violences, pas de sang, pas de jupe retroussée, pas de viol, pas de nuque brisée, pas d’empreintes violacées sur le cou qui auraient suggéré une strangulation. Oui, mais cette fichue vitre cassée de l’extérieur ?
A peine en désordre, les vêtements. Peut-être à cause de la chute ? Belle femme ; quel dommage.
Pour détendre l’atmosphère, un inspecteur divisionnaire sortit de sa poche un paquet de Gauloises et cria à la cantonade :
- Cette cuisine, c’est fumeur ou non-fumeur ?
De Gracia le fusilla du regard et, penaud, le policier rempocha son paquet. Le chef de la Crim’ éprouvait lui-même une terrible envie de fumer mais, par respect pour la morte, il la refrénait. Finalement, il se secoua.
- Les gars, vous allez me décortiquer cet appartement millimètre par millimètre. Attention, remettez tout soigneusement en place, ne laissez pas de traces d’une fouille. Ici, nous ne sommes pas chez une gagneuse de Pigalle. De la déférence pour la star !
Le même inspecteur divisionnaire pointa son doigt en direction de la masse imposante du Palais-Bourbon que l’on apercevait sous les nuages à travers la vitre brisée.
- Attendez, patron, qu’ils soient au courant dans l’hémicycle où elle comptait beaucoup d’amis. Sûr que ça va faire un coup de tonnerre.
De Gracia renifla bruyamment. Il n’avait pas tort, ce bavard impénitent. Sophie Breuze copinait avec nombre de personnalités politiques de tous bords qu’elle avait interviewées dans son émission « Parole aux Paroles ». Les mauvaises langues l’accusaient même de se glisser dans leur lit. Si c’était vrai, ces gens-là voudraient savoir comment elle était morte. Bon sang, ça promettait !
Le secrétaire général de l’Élysée considéra le groupe réuni autour de la table de conférence. Disposés à sa droite et à sa gauche, ils étaient six : le directeur de la D.S.T., le directeur de la Police Judiciaire, le directeur de la D.G.S.E., le commissaire divisionnaire Tourain de la D.S.T., le commissaire divisionnaire De Gracia et Francis Coplan.
De sa voix sèche et distante, il résuma la situation :
- L’autopsie a révélé que Sophie Breuze a été assassinée à l’aide d’acide phénique injecté dans le creux de l’oreille...
Coplan ferma les yeux. Il comprenait maintenant la raison de sa présence ici. Le procédé était peu courant. Un tueur professionnel, c’était sûr, opérant avec une aiguille longue et effilée. Une dose d’acide minime mais suffisante en volume pour ses projets criminels. Allongée sur le sol, la victime était immobilisée par un complice dont les genoux maintenaient les bras écartés. D’un coup sec la pointe de l’aiguille s’enfonçait dans le creux de l’oreille, transperçant le tympan, pendant que le pouce pressait le piston de la seringue. Propulsé par l’aiguille, l’acide phénique jaillissait à travers la caisse du tympan, submergeait les trois osselets, marteau, enclume, étrier, et inondait le labyrinthe et le limaçon pour attaquer le cerveau. L’effet ressemblait à un choc de barre à mine sur le crâne. Mille éclairs incaptables devant les yeux, un coup de tonnerre fracassant dans la tête, une myriade de pointes de feu, d’ondes dévastatrices et paralysantes et, en quelques fractions de seconde, la mort sans rémission.
Dans la majorité des cas, indécelable, même à l’autopsie, tant la trace du meurtre était infinitésimale. En ce qui concernait Sophie Breuze, le médecin légiste avait certainement dû redoubler de vigilance pour découvrir la cause du décès et là résidait la raison de son succès.
- ... Vous en conviendrez, messieurs, poursuivait le secrétaire général, il ne peut s’agir là d’un crime ordinaire. Pas crapuleux non plus puisque rien n’a été dérobé chez la victime, ni argent ni les objets de valeur pourtant nombreux. Une seule chose a disparu.
La question fusa des lèvres de Tourain :
- Laquelle ?
- Le passeport. Grande voyageuse pour ses émissions et ses articles, Sophie Breuze l’utilisait fréquemment. Or, elle n’a pas signalé à la Préfecture qu’elle l’avait perdu ou qu’il lui avait été volé, ce qui revient à dire, sans grand risque de se tromper, que l’assassin l’a emporté.
- Peut-être pour effacer la trace d’un voyage compromettant pour l’assassin ou son commanditaire ? suggéra le directeur de la P.J.
- Quoi qu’il en soit, continua le secrétaire général, la Présidence et le gouvernement se sentent très concernés par le crime perpétré sur cette figure emblématique de la télévision et du quatrième pouvoir, la presse. Pour le moment, il n’est pas question que l’opinion publique apprenne que Sophie Breuze a été assassinée. Pour tout le monde, elle est décédée de mort naturelle. Crise cardiaque. Étant sans famille, cette circonstance nous arrange. Je le dis sans cynisme.
« Pour en revenir au meurtre, il convient de l’élucider en secret et c’est la raison pour laquelle vous êtes réunis ici aujourd’hui. A la Présidence et au gouvernement, le sentiment prévaut que ce crime est peut-être lié aux amitiés politiques qu’entretenait Sophie Breuze. La conjoncture interdit un scandale. Il nous faut avancer sur la pointe des pieds. Qui sait si des ramifications n’existent pas à l’étranger ? En tout état de cause, voici la décision que nous avons prise. Une cellule ultra-secrète sera créée et placée sous la responsabilité du général Pascal, directeur de la D.G.S.E. »
Le Vieux esquissa un mouvement d’approbation tandis que le directeur de la P.J. et celui de la D.S.T., jaloux de leurs prérogatives, reniflèrent avec humeur. Civils, ils répugnaient à l’idée d’être commandés par un militaire.
- Les réunions se tiendront au quartier général de la D.G.S.E. boulevard Mortier. Seuls seront au courant ceux ici présents en ce moment. Le général Pascal me rendra compte directement. Pas d’archives. Tout document devra être brûlé. J’affecte à cette opération le nom de code « Debra » et Sophie Breuze sera rebaptisée « Faucon », sans jamais être désignée sous sa véritable identité. Précautions élémentaires. Des questions, messieurs ?
Il y en eut une foule auxquelles le secrétaire général répondit d’un ton de plus en plus cassant. Puis la séance prit fin. A la sortie de l’Élysée, sans plus tarder, le Vieux emmena les participants dans la salle de conférences du boulevard Mortier pour mettre au point les premiers éléments de l’action énergique à mener.
Cette seconde réunion terminée, il resta seul avec Coplan, Tourain et De Gracia. Au premier, il ordonna :
- Vous vous chargez du secteur étranger.
Aux deux autres :
- Vous lui fournirez tous les renseignements en votre possession.
CHAPITRE II
Manquant de bases pour conduire son enquête à l’étranger, Coplan commença par rendre visite aux hebdomadaires et revues auxquels collaborait Sophie Breuze. Avec subtilité, il interrogea les rédacteurs en chef de l'Espresso à Rome, de l'Observer à Londres, de l'Epoca à Madrid, du Hamburger Rundschau à Hambourg, du Profil à Vienne, du Tachydromos à Athènes et du Weekendavisen Berlingske à Copenhague.
Sa quête fut infructueuse. Ligoté par le secret entourant l’Opération « Debra », il lui était interdit de poser des questions par trop précises et il était obligé de s’en tenir à des généralités tout un espérant secrètement tomber sur une piste précieuse. Malgré ses efforts, il ne réussit pas.
Sophie Breuze était considérée comme une journaliste talentueuse et tous regrettaient sa disparition. Sa prose était vive et alerte, elliptique et savoureuse, bien que son humour soit parfois difficile à traduire dans une langue étrangère, surtout le grec et le danois. Pour cette raison, le Weekendavisen Berlingske avait, une semaine avant la mort de la jeune femme, décidé de cesser leur collaboration.
Le périple dans lequel s’était engagé Coplan, s’il n’avait pas porté de fruits, n’avait pas pour autant ralenti la machine mise en route par le secrétaire général de l’Élysée puisque, dans l'intervalle, Tourain et De Gracia avaient réuni des informations.
Aussi, à peine de retour à Paris, Coplan repartit-il pour les rives du lac Léman.
Lizbieta Czemy, la championne de tennis internationale, avait élu domicile sur la rive nord, à Tolochenaz, entre Genève et Lausanne. Derrière le verger de pommiers, elle avait fait construire un court de tennis qui rappelait les nombreux trophées qu’elle avait conquis dans sa carrière. Hongroise née à Budapest, elle avait emporté dans ses yeux le bleu du Danube et cette langueur un peu tzigane qu’elle perdait lorsque, devant un public à Wimbledon ou à Roland-Garros, une rivale tentait de lui ravir sa couronne qu’elle défendait.
- J’ai admiré ce fantastique passing-shot qui vous a permis d’égaliser à 5 partout au deuxième set lors du dernier Flushing Meadows, déclara Coplan avec un bel enthousiasme qu’il simulait.
Elle resta impassible. Négligemment, sa main gauche repoussait une mèche rebelle de ses longs cheveux roux vers l’oreille où elle la calait.
- Venons-en au fait, réclama-t-elle de sa voix marquée par son origine ethnique. Je reconnais que votre coup de fil m’a intriguée. Depuis, j’y pense sans cesse.
A travers la fenêtre, on voyait un garçonnet de type asiatique gambader dans le verger entre les pommiers. Elle l’avait adopté car elle se refusait à accepter des rapports sexuels avec un homme ou donner la vie à un enfant par insémination artificielle.
Coplan lui montra le passeport au nom de Francis Carson établi par les services techniques de la D.G.S.E. A la rubrique profession, il était indiqué « Écrivain ».
- Comme je vous l’ai dit, je m’attelle à la rédaction d’un ouvrage consacré aux amours de Sophie Breuze. Amours aussi bien masculines que féminines. J’ai un contrat avec un éditeur. Le voici.
Naturellement, il s’agissait d’un faux fabriqué par les mêmes services. La Hongroise ne se fit pas faute de le lire avec soin avant de le restituer.
- Que voulez-vous savoir ? s’enquit-elle, une lueur cruelle dans le regard.
- Vous avez eu une liaison torride avec elle. J’aimerais avoir des détails croustillants. Et aussi des noms. Ceux de ses partenaires, amants ou maîtresses.
- Je vous offre un verre ?
De son épaule, il délogea la bretelle du sac en cuir contenant le magnétophone.
- Café, s’il vous plaît.
Elle le fit asseoir dans le salon et repartit pour la cuisine. Dix minutes plus tard, elle revint, la démarche sportive, fière et arrogante comme sous les applaudissements de ses fans du Tournoi des Masters. Sous la minijupe, cuisses et mollets étaient magnifiquement musclés, comme les avant-bras et les biceps, alors que la poitrine pleurait misère. La taille était mince et s’évasait vers des fesses de garçon.
Elle s’assit et versa le café pendant que Coplan vérifiait les réglages et indicateurs de son enregistreur.
Dès qu’elle commença à parler, Coplan comprit qu’elle entreprenait de démolir la mémoire de la morte et que là résidait la raison pour laquelle elle évoquait, sans gêne aucune, avec prolixité et un luxe de détails, la liaison qu’elle avait entretenue avec l’idole des téléspectateurs français.
En fait, comprit-il, pleurs et lamentations n’attendrissaient nullement la Hongroise. Sans états d’âme, elle se débarrassait des femmes qui l'avaient lassée. Certaines étaient parvenues à la mettre au tapis mais la championne avait quand même réussi souvent à renvoyer la balle. En services-volées de bois .en. elle contrait les revers impitoyablement tout comme face à une rivale sur le court. Or, c’était Sophie Breuze qui l’avait laissée tomber et elle ne l’avait pas digéré. Sa haine incoercible, en l’instant présent, débordait de ses lèvres, d’autant que, honte et outrage suprêmes, son amante l’avait abandonnée pour un homme.
- Qui ? voulut savoir Coplan.
- J’ignore son nom. C’était lors du dernier Roland-Garros. Je n’étais pas en forme. En outre, totalement déconcentrée à cause de la présence à Paris de Kelly Shawn...
- L’actrice de cinéma ?
- Oui. Avec qui Sophie avait eu une liaison traversée de violents orages. Elles étaient restées simplement bonnes amies prétendaient-elles. En réalité, je soupçonnais que leurs liens étaient plus serrés qu’elles ne voulaient l’admettre. En tout cas, je loupais toutes mes balles si bien que j’ai été rapidement éliminée. Le lendemain, et brutalement, Sophie m’a signifié la rupture. Folle de colère, je l’ai surveillée. Elle sortait avec un homme assez mystérieux, qui toujours lui donnait rendez-vous à l’extérieur, sur l’esplanade du Trocadéro, à la cascade du bois de Boulogne, devant le château de Vincennes ou près de la tombe du Soldat Inconnu sous l’arc de triomphe de l’Étoile. Ensuite, ils disparaissaient dans sa Porsche. Je n’ai jamais réussi à les suivre jusqu’au bout. En tout cas, ils n’allaient pas chez elle.
Elle eut une moue méprisante.
- Il était plutôt bel homme, c’est vrai. Du moins pour celles qui aiment ce genre. Probablement pas un Français, si je me fie à mon flair. Je n’ai jamais su ni son nom ni son adresse. Et puis je suis repartie aux États-Unis où ma carrière m’appelait. J’ai oublié Sophie. Elle n’est pas la seule femme sur terre.
- Vous racontait-elle des détails sur sa vie ?
A nouveau, le fiel coula des lèvres de la tennis-woman. A l’entendre, la défunte n’était qu’une pimbêche insupportable, bêtasse, faussement intelligente, dont la conversation conduisait irrésistiblement à un ennui mortel. Intarissable bavarde, prétentieuse et arrogante, cette péronnelle ne se valorisait que dans un lit.
Coplan passa des heures en compagnie de la championne sans que, par-ci, par-là, une phrase ne le lance sur une piste à exploiter.
Le lendemain, affublé de l’alibi qui lui avait servi face à Lizbieta Czemy, il sonnait à la porte d’un palais ancien de la via Dante à Palerme.
Devenue la coqueluche de l’Amérique après avoir assumé l’un des rôles principaux dans une sirupeuse saga familiale qui avait tenu en haleine devant leur téléviseur les citoyens des cinquante États, Kelly Shawn avait cessé le combat devant les problèmes de poids qui la torturaient. Boulotte et pataude à ses débuts, elle avait mené une vie Spartiate en se consacrant à d’épuisantes séances de maintien, de comédie, de chant, de danse et d’amaigrissement, en ne se nourrissant, dans l’intervalle, que d’un infâme brouet à base de bouillon de poulet, de radis, de carottes et de jus de citron. Après trois cent dix-sept épisodes, la série télévisée avait pris fin et l’actrice s'était retirée en Sicile dans ce splendide palais que lui avait vendu un magnat de la presse australienne.
Maintenant, loin des murs en carton-pâte, des maquilleurs et des éclairages complices, elle accusait sur son visage les ravages des excès. Les traits bouffis, la voix cassée, double menton et robe ample, elle chassait le souvenir des calvaires qu’elle avait endurés pour être star.
Elle essuya une larme au coin de ce fulgurant œil noir qui avait fasciné les foules.
- Sophie était une grande amie, si gaie, si pleine d’humour. Elle adorait les plaisanteries. Un jour, à Paris, elle m’a forcée à me travestir en petite sœur des pauvres. Ensuite, nous sommes allées dans le métro et nous nous sommes embrassées à pleine bouche. Les gens étaient scandalisés et ont failli nous tuer. Nous avons pris nos jambes à notre cou pour échapper au lynchage.
L’ancienne vedette brossa de Sophie Breuze un tableau fort différent de celui qu’avait tracé Lizbieta Czerny.
- Elle avait le goût du secret, précisa-t-elle à un moment. Elle détruisait ses brouillons, ses lettres, ses manuscrits.
- Pourquoi ?
- Je l’ignore, car elle ne s’expliquait pas sur ce sujet. Parfois, elle était énigmatique.
Coplan la laissa parler. Habilement, il la guidait, l’orientait vers les sujets qui l’intéressaient. Ce fut elle qui aborda l’épisode de la rupture de Sophie Breuze avec Lizbieta Czerny et évoqua l’homme à la Porsche.
- Un businessman certainement. Pourquoi un tel engouement de la part de Sophie, vraiment je ne comprends pas. Rien d’attirant chez lui. Je l’ai interrogée longuement, elle est restée muette ou, plutôt non, elle m’a déclaré que, grâce à lui, elle allait réaliser un coup sensationnel. En fait, comme nous parlions français, je ne suis pas persuadée qu’elle n’ait pas dit un « scoop » au lieu d’un « coup ». Elle était très excitée à cette perspective, mais n’en a pas dit plus.
- Un scoop ?
- C’est bien ça. Et puis je suis repartie à Palerme. Depuis, je ne l’ai plus revue. Quand j’ai appris l’affreuse nouvelle, j’ai bu à la suite deux bouteilles de whisky pour oublier.
A nouveau, elle essuya une larme qui grossissait sur sa joue outrancièrement fardée.
Cet homme intriguait Coplan qui tenta de le cerner.
- Sophie prétendait qu’elle l’avait rencontré au Grand Veneur à Barbizon, mais c’était faux pour la simple raison que je suis allée dîner dans cet excellent restaurant peu après. Or on n’y avait pas vu Sophie depuis des lustres. Pourquoi mentir sur un détail aussi anodin ?
- Était-elle complexée par son incessant va-et-vient entre ses amours féminines et masculines ?
- Sophie complexée ? Vous plaisantez ! Elle était trop orgueilleuse pour manifester un sentiment de culpabilité. Au contraire, elle s’en vantait. Une sorte de défi.
- Le défi révèle justement un complexe soit d’infériorité, soit de culpabilité.
Elle haussa les épaules avec indifférence.
- Je ne suis pas Freud. En fait, je vais vous dire où Sophie avait rencontré cet homme. A Roland-Garros, où elle était venue applaudir les exploits de Lizbieta Czemy qui, finalement, s’est fait éliminer dès les premiers tours.
Le ton était jubilatoire. Visiblement, la maîtresse de maison était ravie que sa rivale ait subi ce cuisant échec.
- L’homme était assis à côté d’elle. C’est ainsi qu’ils ont lié connaissance.
- Comment êtes-vous au courant ?
- Sachant que je détestais cette ogresse de Lizbieta, Sophie n’imaginait pas que je puisse assister aux matches qu’elle disputait. Pour ma part, ayant lu que cette tigresse connaissait une méforme inaccoutumée, j’ai souhaité la voir se faire vaincre. Alors, j’ai acheté une place au marché noir et, par hasard, j’ai repéré Sophie et l’homme, l’un à côté de l’autre. Quant à l’ogresse, elle s’est fait battre à plate couture par une inconnue. J’étais folle de joie.
- « Faucon » était installée entre un ponte de la Fédération Française de Football et un étranger dont nous ignorons le nom, révéla le commissaire divisionnaire De Gracia. A l’origine, la place qu’occupait ce dernier avait été achetée par un acteur de cinéma qui voulait se faire voir car il est exhibitionniste à l’extrême et fréquente les endroits huppés et à la mode. En réalité, il déteste le tennis. Une agence de tourisme et de billetterie, la Sitmach, lui a proposé de lui racheter son siège pour vingt fois le prix qu’il avait payé. Comme il est toujours fauché car il perd le montant de ses cachets au jeu, il a sauté sur l’occasion . L’inconnu l’a remplacé.
Coplan fronça les sourcils.
- La Sitmach, ça me dit quelque chose.
Tourain arbora un sourire ravi.
- Bravo, mon cher Coplan. Cette agence constituait, jusqu’à la réunification, une tête de pont de l’espionnage est-allemand. Malgré nos efforts, à la D.S.T., elle n’a jamais été interdite. Après la disparition de la R.D.A., elle a été vendue à un mystérieux homme d’affaires koweïti qui conclut de fructueux marchés à l’Est pour le compte de multinationales occidentales.
- Est-allemand, répéta Coplan, à l’esprit traversé par une soudaine hypothèse motivée par la sophistication du procédé utilisé pour tuer Sophie Breuze.
Le Vieux, à qui rien n’échappait, s’enquit d’une voix très douce :
- Vous avez une idée, mon cher Coplan ?
CHAPITRE III
Coplan éprouvait un pincement au cœur. Méprisés par le régime communiste qui avait tenu l’ancienne Prusse sous sa botte durant près d’un demi-siècle, les magnifiques châteaux historiques brandebourgeois étaient défigurés par les transformations qu’ils avaient endurées. Certains étaient divisés en logements pour gardeuses d’oies ou ouvriers agricoles. D’autres aménagés en maisons d’accueil pour thermalistes. Villégiatures charmantes ou demeures baroques, beaucoup tombaient en ruine. Là où s’étaient entraînés les plus beaux chevaux d’Europe, des enfants pauvres s’affrontaient, souvent partagés en deux camps, l’un arborant la faucille et le marteau, l’autre la croix gammée.
Plus modeste, la résidence des Ohlendorff avait été préservée de cette déconfiture. Grâce à la situation privilégiée de Heinz Ohlendorff au sein de la Stasi, l’argent nécessaire à l’entretien avait été trouvé sans mal.
Personne ne pouvait croire que son épouse Margrethe soit prussienne. Visage allongé, teint cuivré, lèvres très pleines, yeux noirs, cheveux d’ébène, elle évoquait une adoratrice de Vichnou. À mi-chemin entre la quarantaine et la cinquantaine, peut-être était-elle le fruit de l’un de ces viols en série perpétrés par les hordes asiatiques de l’Armée rouge lorsqu’elle s’était enfoncée dans l’est de l’Allemagne en 1945, conjectura Coplan.