Jean Bruce : другие произведения.

Chinoiseries Pour O.S.S. 117

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  COLLECTION « JEAN BRUCE »
  
  
  
  
  
  CHINOISERIES
  
  POUR O.S.S. 117
  
  par
  
  JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  Paris
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  Hubert bonisseur de la Bath leva ses jumelles à hauteur de ses yeux et regarda la côte qui défilait lentement à bâbord. Comme par miracle, le brouillard s’était levé alors que le Taï Loy contournait « Barra point ». Hubert observa quelques maisons, qui paraissaient inhabitées, puis aperçut des soldats devant un grand baraquement à toit de tuiles brunes, probablement une caserne. Ce qu’il voyait là, à cinq cents mètres à peine, c’était la Chine Rouge.
  
  Il se retourna et traversa le pont pour gagner tribord. De ce côté, c’était Macao, minuscule possession portugaise, greffée comme une verrue sous le ventre du colosse chinois. Des collines vertes, des clochers, des maisons vieillottes, qui se serraient au bord de rues étroites, des gens penchés aux fenêtres observant l’arrivée du ferry, d’autres qui circulaient sans hâte, à bicyclette, le long du quai : une impression de silence et d’anachronisme presque rassurante, malgré la sensation de danger, d’écrasement inévitable que procurait la présence immédiate, partout visible, de la Chine Rouge.
  
  Les machines avaient cessé de faire entendre leur halètement sourd. Le bateau glissait sur son erre, passant à les frôler sur le front d’une armée de sampans alignés sur plusieurs rangs, entre le chenal et le quai. Puis les hélices se mirent à battre à l’envers. Durement freiné, le Taï Loy vibra de toutes ses tôles. Des Chinois qui, depuis l’entrée dans le port, n’avaient cessé de prendre des photos, s’arrêtèrent un instant de mitrailler. Un Portugais, élégant comme un danseur, s’approcha de Hubert et demanda en anglais :
  
  — La première fois, que vous venez ici ?
  
  — La première fois, répondit Hubert.
  
  — Américain ?
  
  — Oui.
  
  — Alors, vous n’aimerez peut-être pas.
  
  La coque du Taï Loy toucha l’embarcadère de bois. Un marin lança une corde, aussitôt attrapée par une douzaine de femmes coolies, vêtues de noir, qui se mirent à courir en direction du quai, emportant le cordage comme un butin.
  
  — Vous devez descendre dans le salon pour les formalités d’immigration, indiqua le Portugais.
  
  — Merci. J’y vais.
  
  Hubert eut un léger sourire qui découvrit ses dents de carnassier, puis se dirigea vers le salon en forme de demi-rotonde vitrée, situé tout à l’avant du bateau.
  
  La traversée de Hong-Kong et Macao ne durait guère plus de trois heures, même quand le brouillard était aussi épais qu’il l’avait été ce jour-là. Il y avait des cabines sur les bateaux qui assuraient journellement la navette, mais à quoi bon louer une cabine pour une aussi courte traversée… lorsque l’on voyage seul ? Hubert avait pris une « première-salon ».
  
  Il alla s’asseoir auprès de sa petite valise qu’il avait laissée sur la banquette et rangea ses jumelles. Une vingtaine d’autres passagers de race blanche attendaient là. Les Chinois étaient déjà sur le pont, prêts à débarquer sans autre formalité.
  
  Ils entendirent s’abattre la passerelle, puis un bruit comparable à celui d’une armée qui se serait brusquement mise en marche. Quelques secondes plus tard, trois fonctionnaires portugais du service d’immigration pénétrèrent dans le salon et s’installèrent derrière une table réservée à leur intention. Un employé du bateau vint poser devant eux la pile des passeports qu’il avait collectés durant la traversée.
  
  La cérémonie commença sans plus attendre. Le fonctionnaire assis au centre prenait un passeport sur la pile, l’ouvrait et lisait à haute voix le nom pour appeler le propriétaire du document qui s’avançait aussitôt. Quelques questions, un coup de tampon, le passeport rendu, c’était fini. Pas de formalités de douane.
  
  — Duncan O’Brien.
  
  Ça, c’était pour Hubert. Il se leva et approcha, le sourire aux lèvres. Le fonctionnaire, d’un rapide coup d’œil, compara la photographie avec son visage, puis lui rendit son passeport U.S. en lui souhaitant bienvenue à Macao. Hubert remercia et retourna prendre sa valise. Un jeune homme brun, en chemise blanche, prévint son geste.
  
  — Permettez ! Vous êtes Duncan O’Brien ? Voici ma carte. Nous sommes à votre disposition pour vous faire visiter Macao quand vous le désirerez. Demain matin vous conviendrait-il ?
  
  Hubert examina rapidement la carte.
  
  — Je vous téléphonerai, dit-il.
  
  — À votre disposition. Vous descendez au Bela Vista ?
  
  — Oui.
  
  — Il y a une voiture ; je vais vous conduire.
  
  Il porta la valise jusque sur le débarcadère. Là, une vieille Chinoise édentée s’en empara. Ils se retrouvèrent dans la rue. La valise passa dans les mains d’un employé d’hôtel qui la fit disparaître dans la malle d’un taxi. Hubert distribua les pourboires, promit une nouvelle fois au jeune homme de lui téléphoner pour le « sight-seeing », puis monta dans l’auto.
  
  La voiture se dégagea rapidement de la cohue et s’engagea dans l’Avenida Almeido Ribeira, la « Grande Rue » de Macao, où se trouvent la plupart des magasins, des cinémas, des bars, et l’hôtel Central, avec ses salles de jeux.
  
  Des conducteurs de « rickshaws » peinaient sur les pédales de leurs tricycles à capote, gênant la circulation. Une vingtaine de jeunes élèves du séminaire, en soutane noire, déambulait au milieu de la chaussée.
  
  Le taxi atteignit Praya Grande et tourna à droite, le long de la mer. D’innombrables jonques glissaient lentement sur l’eau calme et grise. Spectacle magnifique.
  
  C’était la seconde fois que Hubert venait à Macao ; La première fois, il avait été déçu par l’aspect inattendu de cet « enfer du jeu » ; maintenant, il trouvait du charme à cette petite ville enserrée dans ses fortifications, moitié portugaise, moitié chinoise, avec ses vieilles maisons aux balcons de fer forgé, aux crépis roses ou verts rongés et délavés par l’humidité.
  
  Ils passèrent devant la maison du Gouverneur, gardée militairement par deux magnifiques Noirs importés d’Angola. Des conducteurs de « rickshaws » somnolaient dans leurs véhicules, à l’abri des grands arbres bordant le quai. Puis le taxi tourna à droite, la boîte de vitesses grinça, le moteur se mit à ronfler durement pour attaquer la pente raide d’une ruelle pavée.
  
  L’employé de l’hôtel descendit ouvrir la portière, indiqua le prix à payer au chauffeur, puis reprit la valise dans le coffre. La façade jaune et typiquement portugaise de l’hôtel Bela Vista se dressait devant eux, surveillée par un soldat en arme.
  
  Hubert pénétra dans le hall surélevé, s’arrêta au pied de l’escalier à double révolution qui menait à l’étage. Le bureau du concierge était minuscule, appuyé contre une colonnade. Hubert donna le bulletin jaune que lui avait remis l’agence « Cook » de Hong-Kong en échange de vingt dollars « H.K. »(1), versés pour la réservation d’une chambre avec bain.
  
  — Bienvenue chez nous, monsieur O’Brien, dit l’employé en anglais.
  
  Hubert remplit une ligne d’un registre et monta jusqu’à sa chambre, guidé par le garçon qui portait sa valise. Confortable, salle de bains désuète, petite loggia avec salon de rotin, ouverte sur la baie. Correct.
  
  Il était six heures trente et la nuit allait bientôt tomber. Il se déshabilla, prit une douche, se rasa et sortit du linge propre de sa valise. Quelques minutes plus tard, il quitta sa chambre et descendit dans le hall. Un petit homme aux cheveux blancs, qu’il n’avait pas encore vu, vint au-devant de lui.
  
  — Êtes-vous bien installé ?
  
  — Très bien, merci. Puis-je voir le directeur ?
  
  — Je suis le directeur.
  
  — Je voudrais vous parler…
  
  — Venez par ici.
  
  Ils entrèrent dans un bureau en désordre, où une très jolie fille brune était occupée à des travaux de couture. L’homme aux cheveux blancs parla en portugais et la jeune femme se leva, sourit à Hubert, puis sortit en refermant la porte, les laissant seuls.
  
  — Connaissez-vous mon nom ? demanda Hubert.
  
  — Duncan O’Brien. C’est bien ça ?
  
  — Exact. Ce nom ne vous rappelle rien ?
  
  — Si. Nous avons eu un O’Brien ici, voici une dizaine de jours.
  
  — Je suis son cousin, affirma Hubert.
  
  — Arthur O’Brien… Un grand gaillard, bronzé comme le diable. Il a disparu sans payer sa note. Je n’ai pas compris… Mais, dans ce pays, il ne faut jamais chercher à comprendre.
  
  — Je vais vous payer. Je vous demanderai aussi de me remettre les bagages de mon cousin. Sa femme tient beaucoup à les récupérer.
  
  — Il était marié ? questionna l’autre avec une pointe d’incrédulité.
  
  — Oui. Une femme charmante… Écoutez-moi, Arthur O’Brien a réellement disparu et je suis ici pour essayer de le retrouver.
  
  L’homme eut un léger mouvement de recul.
  
  — Je ne sais rien. À peine avons-nous échangé quelques mots. Il est arrivé ici un soir, assez tard.
  
  — Il n’était pas seul.
  
  Le Portugais s’étonna :
  
  — Comment le savez-vous ?… Il était avec une Chinoise. Ils avaient demandé deux chambres.
  
  — La seconde chambre a-t-elle été réglée ?
  
  — Non.
  
  — Je la paierai. Je vous réglerai tout, mais il faut me raconter ce qui s’est passé.
  
  L’homme détourna les yeux vers une pile de brochures touristiques dont la couverture représentait les ruines de Saint-Paul avec cette inscription : « MACAU Oldest foreign seulement in Far East, Founded in 1557. » Deux coups de tampon à encre avaient ajouté cette précision en deux langues « OFERTA », « FREE OF CHARGE ».
  
  — Je vous l’ai déjà dit, reprit-il un ton plus bas. Ils sont arrivés tard le soir, il faisait nuit. Ils sont montés dans leurs chambres, puis sont redescendus pour dîner. Après quoi, ils m’ont dit qu’ils allaient jouer un peu. Je leur ai offert d’appeler une voiture. Ils ont répondu qu’ils préféraient marcher… Ils sont partis. Je ne les ai plus revus.
  
  — En avez-vous parlé à la police ?
  
  — Oui. Le chef de la police m’a dit qu’ils étaient probablement passés en Chine Rouge. Rien n’est plus facile…
  
  Il regarda Hubert en coin.
  
  — Qu’en pensez-vous ?
  
  Hubert haussa ses larges épaules.
  
  — Je n’en sais rien. Je suis ici pour chercher…
  
  L’homme prit une des brochures touristiques et s’éventa avec.
  
  — C’est tout ce que je peux vous dire.
  
  C’était bien peu de choses. Mais Hubert n’avait jamais pensé qu’un type comme Arthur O’Brien ait pu se laisser aller à faire des confidences au premier hôtelier venu.
  
  — Personne n’est venu les voir ? Personne ne leur a téléphoné ?
  
  — Non.
  
  — Ont-ils demandé des communications téléphoniques ?
  
  — Non, ils m’avaient simplement prié de leur retenir des places sur le ferry de trois heures après-midi, le lendemain. J’ai été obligé de payer les billets.
  
  — Ne vous en faites pas pour ça.
  
  L’hôtelier offrit à Hubert la brochure qu’il tenait à la main.
  
  — Prenez ceci. C’est gratuit. Vous trouverez un plan de la ville à l’intérieur. C’est toujours utile.
  
  — Bien sûr. Merci. Pouvez-vous me faire monter leurs bagages dans ma chambre ?
  
  — Ceux de votre cousin, oui. Mais pas ceux de la fille. Elle peut avoir aussi de la famille.
  
  Hubert le regarda ouvrir un tiroir, en sortir quelques papiers épinglés ensemble.
  
  — Voilà le compte.
  
  La porte s’ouvrit. La belle fille brune reparut.
  
  — Les jeunes mariés veulent vous voir, dit-elle en anglais.
  
  — Je viens.
  
  Hubert régla la note en dollars de Hong-Kong. Ils regagnèrent le hall. Un couple de très jeunes gens attendait au pied de l’escalier, se tenant par la main.
  
  — Montez, dit l’hôtelier à Hubert. Je vous fais porter la valise.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  Pensif, Hubert regardait la valise ouverte et, bien étalé sur le lit, tout ce qu’il en avait tiré. Depuis la valise jusqu’à la brosse à dents, tout était neuf, absolument neuf. Les étiquettes qui se trouvaient encore sur les chemises et sur les chaussettes indiquaient même que tout avait été acheté à Macao.
  
  Cela confirmait le rapport que M. Smith, le grand patron de la « C.I.A. » (2), avait fait lire à Hubert avant de lancer celui-ci sur cette affaire. Au terme de son terrible voyage à travers la Chine, depuis le Yun-Nan, Arthur O’Brien avait atteint Macao complètement démuni de tout. Loh So-Fu, l’agent permanent de la « C.I.A. » dans la petite colonie portugaise, avait reçu la visite de Lau Ping Ling, la Chinoise qui avait aidé l’Américain à s’évader. Loh So-Fu avait été prévenu par le Service de l’arrivée possible d’Arthur et prié de lui donner aide et assistance s’il se présentait. Lan Ping Ling connaissant les phrases d’identification, il lui avait donné le passeport et l’argent qu’elle réclamait. Et c’était avec cet argent que Arthur, ou la Chinoise, avait acheté cette valise et tout ce qu’elle contenait.
  
  Hubert sortit son couteau de sa poche, prit le savon à barbe et le coupa en deux, puis en quatre. Le fait que Arthur, qui était un agent expérimenté eût laissé les étiquettes sur tous ces objets prouvait qu’il se sentait en parfaite sécurité ; ce sentiment avait pu lui venir de la brusque chute de tension qui s’était obligatoirement produite à l’instant que ses pieds s’étaient posés sur le sol de Macao.
  
  Il avait eu tort, sacrément tort ; puisque, après avoir réussi une sensationnelle évasion à travers le territoire chinois, c’était ici, en terrain allié, que l’accident s’était produit.
  
  Une dernière fois, Hubert examina soigneusement tout ce qu’il avait trouvé dans la valise, puis la valise elle-même. Rien n’indiquait que Arthur y eût dissimulé quelque chose. D’ailleurs, les renseignements qu’il rapportait, il devait les avoir dans sa tête et nulle part ailleurs. Il n’avait sûrement pas commis l’imprudence de promener des documents sur lui depuis le Yun-Nan, alors qu’il risquait presque à chaque pas de se faire arrêter…
  
  C’était donc l’homme qu’il fallait retrouver. S’il était encore vivant.
  
  Hubert consulta sa montre : huit heures vingt. Il décida de descendre dîner, mais passa d’abord sur la terrasse pour admirer la baie. Le temps était couvert et des gouttes de pluie voltigeaient dans l’air. Quelques feux au large signalaient la présence de jonques immobiles, ancrées là jusqu’au lendemain matin. Une vieille voiture anglaise passa en ronflant sur la rua do Chunambeiro. Hubert suivit des yeux son toit noir et luisant qui s’embrasait brièvement sous l’aplomb de chaque réverbère.
  
  Il descendit. L’hôtelier aux cheveux blancs, qui se trouvait près de la réception, s’éloigna soudain. Il parut à Hubert que l’homme l’avait aperçu et voulait l’éviter.
  
  La salle à manger était de style rustique, et vide. Un grand tableau, qui représentait Jeanne d’Arc agenouillée dans un faisceau de lumière, devant un autel, était accroché au mur du fond. Le bar était à gauche. Hubert, abandonnant Jeanne à son extase, se dirigea vers le bar.
  
  Le garçon, en veste blanche, se redressa brusquement et entreprit de donner quelques coups de torchon autour de lui.
  
  Hubert demanda un « scotch and soda », but quelques gorgées puis posa la question.
  
  — Vous vous souvenez d’Arthur O’Brien ?
  
  Le jeune Chinois cligna des yeux.
  
  — L’Américain qui est parti sans payer ?
  
  — C’est ça.
  
  — Oui, monsieur.
  
  — Il est venu boire à ce bar ?
  
  — Oui, monsieur. Il a commandé trois doubles « scotch » en même temps et il riait très fort.
  
  Le whisky, symbole de la liberté retrouvée.
  
  — C’était mon cousin. Il a disparu et je suis à sa recherche. Je sais qu’il n’était pas seul… Ils sont venus tous les deux, ici…
  
  Il affirmait, pour ne pas laisser au garçon la tentation de se dérober.
  
  — Oui.
  
  — De quoi ont-ils parlé ? Tu as certainement entendu ce qu’ils se disaient…
  
  — Je ne pouvais pas comprendre. Ils parlaient un dialecte chinois de l’extrême-ouest. Je ne connais que le cantonnais.
  
  — Ils n’ont jamais parlé anglais ?
  
  — Pratiquement pas.
  
  Hubert vida lentement son verre. O’Brien connaissait plusieurs dialectes chinois, aucune raison de ne pas croire le garçon. Tout de même…
  
  — Pas l’air de marcher très fort les affaires, hein ?
  
  — Un peu pendant le week-end. Mais la semaine, c’est mort.
  
  Hubert tira de son portefeuille un billet de cent dollars HK (3) et le plia en deux dans le sens de la longueur.
  
  — Si tu te souvenais d’un détail vraiment intéressant, ce billet serait pour toi.
  
  Les yeux du garçon se mirent à briller, comme fascinés par le bank-note rouge qui représentait à peu près son salaire de tout un mois. Il ouvrit la bouche, puis la referma et glissa un regard craintif en arrière par dessus son épaule. Hubert comprit, descendit de son tabouret et fit quelques pas à gauche pour surveiller le couloir qui reliait la salle à manger et le hall d’entrée.
  
  — Tu peux parler, murmura-t-il.
  
  — Une femme est venue les voir, dit l’autre sur le même ton.
  
  — Blanche ou Chinoise ?
  
  — Chinoise.
  
  — Tu la connais ?
  
  — Elle s’appelle Chau Laï Ping ; elle habite Macao.
  
  — Où puis-je la trouver ?
  
  — Elle joue tous les soirs au « Central ».
  
  — Connaissait-elle mon cousin ?
  
  — Non. C’était une parente de l’amie de votre cousin.
  
  — Elle est restée longtemps ?
  
  — Quelques minutes. Elle est arrivée par la terrasse et repartie par le même chemin. Elle n’a rien voulu boire. Je n’ai pas compris ce qu’ils disaient. Ils parlaient dans leur dialecte…
  
  — Ton patron a vu Chau Laï Ping ?
  
  — Je ne sais pas.
  
  Quelqu’un venait. Hubert regagna son tabouret et poussa discrètement le billet de cent dollars vers le garçon qui le fit disparaître avec une adresse de prestidigitateur. Les amoureux s’installèrent à une table sous le portrait de Jeanne d’Arc. Ils ne voyaient et n’entendaient qu’eux. Hubert tira de sa poche une photographie d’Arthur O’Brien et la tendit au garçon.
  
  — Tu dois connaître beaucoup de gens à Macao. Montre ça un peu partout et si tu trouves quelqu’un qui a vu mon cousin quelque part ou parlé avec lui, il y aura cent autres dollars pour toi. Okay ?
  
  Le jeune Chinois prit la photo et la regarda. Ses sourcils se froncèrent.
  
  — Qui est-ce ? demanda-t-il.
  
  — Arthur O’Brien, mon cousin. Tu ne le reconnais pas ?
  
  Le garçon secoua la tête.
  
  — Ce n’est pas celui qui est venu ici. Sûrement pas.
  
  Hubert encaissa en silence. Les deux amoureux approchaient, ayant brusquement décidé de s’offrir un apéritif.
  
  Le mois de mars tirait à sa fin et c’était la période du crachin, précédant la saison des pluies. La température étant fraîche, Hubert supportait son imperméable sans trop souffrir.
  
  Il déboucha dans la rua do Chunambeiro et tourna à gauche. Tout était calme et silencieux ; on n’entendait que le léger clapotis des vagues de l’autre côté du parapet. Puis un « rickshaw » sortit de l’ombre des arbres et vint à la rencontre de Hubert, son conducteur actionnant la sonnette du vélo pour mieux attirer l’attention.
  
  Le Chinois arrêta son véhicule bâché devant Hubert.
  
  — Non, merci, dit celui-ci en anglais. Je préfère marcher.
  
  Il contourna l’obstacle et reprit sa marche un instant interrompue. La rue était déserte et triste. Le « rickshaw » revint à la charge.
  
  — Fiche-moi la paix, gronda Hubert.
  
  Il avait besoin d’être tranquille pour réfléchir à la situation. D’après ce qu’avait bien voulu lui dire M. Smith, Arthur O’Brien, (ce n’était sûrement pas son vrai nom) faisait partie des commandos de Renseignement dont les bases d’entraînement et d’opération étaient situées à Okinawa. De nombreux Chinois anticommunistes étaient entraînés dans cette base, puis parachutés aux endroits stratégiques de la Chine afin de recueillir des renseignements. Ces renseignements étaient souvent collectés et ramenés par des officiers U.S. lâchés au-dessus de régions désertes où ils ne risquaient pas de se trouver en contact avec la population. On les récupérait à l’aide d’un panier spécial dans lequel ils s’installaient et qu’un avion passant en rase-mottes accrochait au moyen d’un grappin spécial. C’était un système qui fonctionnait assez bien (4).
  
  Le commandant Arthur O’Brien, qui avait été parachuté quelque, part dans la province du Yun Nan, avait un jour fait savoir par radio qu’il détenait des renseignements sensationnels et désirait être repêché pour faire son rapport aux autorités d’Okinawa. On avait envoyé un avion, au jour, à l’heure et à l’endroit fixés. Mais O’Brien n’était pas au rendez-vous. Deux jours plus tard, il avait fait savoir qu’il était traqué, qu’il allait essayer de gagner Macao par le fleuve et qu’il détruisait son poste émetteur.
  
  Plus collant qu’une mouche, le « rickshaw » vint une nouvelle fois barrer le chemin de Hubert. Peut-être ne comprenait-il pas l’anglais. Hubert repoussa l’irritation qui montait en lui, sourit au garçon, se baissa pour tâter la roue avant et dégonfla tranquillement le pneu, sous le regard ahuri du jeune Chinois qui ne comprenait pas.
  
  Après quoi, toujours souriant, Hubert fit le geste de pomper en montrant la roue, puis s’en alla paisiblement, certain d’avoir obtenu quelques minutes de répit.
  
  Loh So-Fu, l’agent permanent de la « C.I.A. » à Macao avait été prévenu, bien que, de l’avis des experts, Arthur O’Brien ne possédât pas cinq chances sur cent de mener son entreprise à bien.
  
  Trois mois s’étaient écoulés, sans nouvelles. Puis Loh So-Fu, avait fait savoir qu’une Chinoise, répondant au nom de Lau Ping Ling, était venue le voir de la part d’Arthur O’Brien qui lui avait donné la phrase de reconnaissance. Elle voulait de l’argent afin d’acheter des vêtements et différents objets de première nécessité, et un passeport pour O’Brien qui se trouvait alors, d’après elle, sur une jonque ancrée près du port extérieur, déguisé en pêcheur chinois. Ils étaient arrivés quelques heures plus tôt par le delta de la Rivière des Perles…
  
  Ainsi Loh So-Fu n’avait pas vu l’Américain. Le soir même du jour où Lau Ping Ling était venue trouver Loh So-Fu, la jeune Chinoise s’était présentée au Bela Vista, accompagnée d’un homme de race blanche qui s’était inscrit sous le nom d’Arthur O’Brien. Mais, maintenant, le barman de l’hôtel affirmait que cet homme-là n’était pas celui dont Hubert lui avait montré la photographie…
  
  Hubert tourna au coin du Riviera Hôtel, dans l’Avenida Almeido Ribeira. De nouveau, un « rickshaw », qui n’était plus le même, roulait lentement à sa hauteur ; l’homme, debout sur ses pédales, marmonnait des offres de service qui n’étaient pas toutes honnêtes. Sans se soucier de lui, Hubert continua de marcher sur le trottoir luisant de pluie, accordant de temps à autre un regard aux étalages pauvres des magasins, si différents de ceux de Hong-Kong. La toute petite ville de province à côté de l’opulente capitale…
  
  Hubert était déconcerté par la tournure soudain prise par cette affaire. Pourquoi quelqu’un d’autre se serait-il fait passer pour le commandant O’Brien ? Et surtout, pourquoi, après avoir fait accréditer la nouvelle de son arrivée à Macao, aurait-il si complètement disparu ? Lorsque, en matière d’espionnage, on prend la place d’un autre, c’est généralement pour exploiter la situation ainsi créée. Alors ?
  
  Il fallait d’abord retrouver cette femme qui était venue parler au couple, au Bela Vista, et tenter de lui tirer les vers du nez. Si cela ne donnait rien, Hubert pourrait toujours se présenter à la police portugaise le lendemain matin. Il avait des papiers parfaitement en règle, au nom de O’Brien, et ils ne douteraient pas qu’il fût bien le cousin d’Arthur. Les policiers avaient dû faire une enquête après que le directeur de l’hôtel les eut prévenus. Hubert découvrirait peut-être quelque chose dans le dossier…
  
  Et, s’il ne trouvait rien, ses démarches auraient sûrement le mérite d’attirer l’attention sur lui. C’était pourquoi il avait décidé de mener l’affaire de cette façon. Il aurait pu agir discrètement, sans bruit, mais cela aurait demandé du temps, beaucoup de temps. Alors qu’en se plaçant en pleine lumière, il risquait fort de déclencher des réactions chez l’adversaire. Car, de l’autre côté, on pouvait savoir que le commandant Arthur O’Brien n’avait aucun parent proche susceptible de s’intéresser à lui.
  
  Hubert traversa la rue et pénétra dans le hall du Central. Les salles de « gambling » étaient au troisième étage. Il prit l’ascenseur.
  
  Son entrée ne pouvait passer inaperçue, car il était le seul non-asiatique dans cet « enfer du jeu ». Un enfer ? peut-être. Mais un enfer sans esprit, un enfer sans classe, un enfer triste et sale.
  
  Il resta un moment près de la porte, à observer, sans prêter la moindre attention au policier en uniforme qui le regardait avec un certain étonnement. La salle était en équerre et toute une partie échappait à sa vue. Devant lui, une table interminable allait d’un mur à l’autre. D’un côté, les joueurs, de l’autre les croupiers. Rien que des Chinois et en majorité des femmes ; trois femmes pour deux hommes.
  
  Hubert approcha. Les jeux qui se pratiquaient là ne ressemblaient en rien à ce qu’on a l’habitude de voir en Occident, dans les casinos. À intervalles réguliers, le croupier agitait des dés dans une boîte fermée puis les posait sur le tapis au signal donné par une sonnerie. On annonçait alors des chiffres mystérieux et les jetons allaient et venaient. Après quelques minutes, Hubert décida qu’il n’y pouvait rien comprendre. À un employé qui passait avec un plateau chargé de verres, il demanda où était Chau Laï Ping.
  
  D’un mouvement de menton, l’homme lui désigna une femme assise à la table de jeu. C’était une femme assez jolie, vêtue d’une robe de soie noire à col montant, fendue en bas jusqu’à mi-cuisse. Elle n’avait plus de jetons devant elle. Hubert la vit détacher de son cou un collier d’or et le jeter sur la table en direction du changeur.
  
  L’homme ouvrit une petite boîte noire contenant un nécessaire de bijoutier. Il contrôla l’or avec une pierre de touche, puis pesa le collier sur une minuscule balance et se livra à un rapide calcul sur le boulier placé à sa droite. Après quoi il poussa vers la femme malchanceuse une pile de jetons.
  
  Hubert fit quelques pas sur les pavés glissants, souillés de crachats et de mégots. Il se pencha sur l’épaule de Chau Laï Ping, qui était occupée à placer ses jetons et dit à voix basse en anglais :
  
  — Je suis un ami de Lau Ping Ling. Je voudrais vous parler en dehors d’ici…
  
  Il se demanda si elle avait entendu et il allait répéter, lorsqu’elle répondit :
  
  — Je ne connais pas Lau Ping Ling. Laissez-moi tranquille.
  
  Ce n’était guère encourageant. Hubert éprouva brusquement le choc d’un regard et leva les yeux. C’était le croupier, une sorte de gros poussah suant, qui se dépêcha de tourner la tête. Puis quelqu’un bouscula Hubert, qui protégea instinctivement ses poches.
  
  Le croupier se pencha à droite et ouvrit une caisse isolante de laquelle il sortit une théière. Hubert l’observa un instant, cependant qu’il emplissait un verre. Puis la sonnette retentit et les dés se mirent à valser.
  
  Hubert tourna les talons et s’éloigna. Il ne lui était pas possible, au milieu de tous ces gens d’insister auprès de Chau Laï Ping pour qu’elle consentît à l’écouter. La seule solution était d’attendre qu’elle sortît et de l’aborder dans la rue.
  
  Mais sortirait-elle ? Les salles de jeu de Macao ne fermaient jamais, fonctionnant jour et nuit. La plupart des gens qui se trouvaient là, y seraient encore le lendemain matin. Ils se feraient servir un petit déjeuner et continueraient. La seule chance était que Chau Laï Ping continuât de perdre. À bout de ressources, elle s’arrêterait peut-être.
  
  Il se rendit dans l’autre partie de la salle. Là, se pratiquait une autre sorte de jeu. Chaque croupier avait devant lui un gros tas de boutons, de caleçon ou de chemise, en nacre, un bol de faïence et une fine baguette de bambou. Les joueurs pouvaient miser sur 1, 2, 3, ou 4. Lorsque les jeux étaient faits, le croupier appuyait le bol retourné sur le tas de boutons, le faisait glisser de côté puis l’ôtait. Après quoi, au moyen de la petite baguette, il se mettait à compter quatre par quatre les boutons emportés par le bol. Le dernier reste indiquait le chiffre gagnant.
  
  C’était un jeu très lent, simple, mais plein de suspense. Il était là depuis quelques minutes, lorsqu’il vit arriver Chau Laï Ping. Elle était de taille moyenne, un peu grasse. Elle avait dû être belle, mais le regard de ses yeux aux paupières bridées était sans éclat. Un regard mort.
  
  Elle passa derrière lui à le frôler et il sut qu’elle venait de glisser quelque chose dans sa poche. Il resta quelques instants encore. Elle s’était mise à jouer aux boutons et continuait de perdre.
  
  Il quitta les salles de jeu et descendit par l’escalier. Le Central était un hôtel chinois et il y avait des chambres aux étages intermédiaires. Il déboucha dans le hall, plein de monde et de bruit. Personne ne l’avait suivi. Il sortit de sa poche le papier que la femme y avait enfoui. L’écriture était enfantine et l’anglais incertain. Elle lui donnait rendez-vous chez elle à onze heures un quart le soir même et indiquait son adresse.
  
  Il sortit de l’hôtel et subit aussitôt l’assaut des conducteurs de « rickshaws ». La pluie tombait toujours, fine et obstinée. Il remit son imperméable et alla se réfugier dans un bar proche.
  
  L’éclairage était si tamisé que personne n’aurait pu être certain d’y reconnaître sa mère à trois mètres. Hubert commanda un scotch, puis sortit de sa poche le plan de la ville que lui avait remis le directeur du Bela Vista et demanda au garçon de lui indiquer remplacement de la rue où habitait Chau Laï Ping.
  
  Le garçon manifesta une légère surprise, autant que pouvait le lui permettre l’impassibilité héréditaire de sa race, puis il pointa son doigt tout en haut, à gauche de l’hippodrome, près de la « Porto do Cerco », où était le poste frontière avec la Chine Rouge.
  
  Il y avait un chiffre sur ce quartier et Hubert consulta la légende : « Houses for the poor. » Maisons pour les pauvres… Chau Laï Ping ne devait pas rouler sur l’or.
  
  Après un temps de réflexion, le garçon se méprit et se pencha vers l’oreille de Hubert pour lui proposer une fille bien, dans un quartier bien, avec un appartement bien. « Very nice, Sir ! » C’était cinquante pesos (5) la nuit et pour le prix il aurait droit à un copieux petit déjeuner et pourrait rester jusqu’à onze heures le matin. Correct, non ?
  
  Hubert refusa poliment. Le garçon lui proposa autre chose, un peu moins bien, à quarante pesos toujours avec le petit déjeuner. Hubert dut affirmer avec force que les filles ne l’intéressaient pas.
  
  — Si vous voulez un petit garçon, je crois pouvoir…
  
  — Fous-moi la paix.
  
  Le Chinois se courba en deux et se précipita vers un couple qui venait d’entrer. Hubert replia la carte, la mit dans sa poche et porta le verre de whisky à ses lèvres.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  Chau Laï Ping sortit de l’ascenseur et s’immobilisa dans le hall. Elle avait tout perdu, il ne lui restait plus rien. Le collier lui avait été offert cinq ou six ans plus tôt par un sergent de l’armée portugaise dont elle avait été longtemps la maîtresse. Elle y tenait beaucoup.
  
  Elle refoula un sanglot qui lui montait à la gorge et marcha vers la sortie, la tête haute, le regard dirigé bien droit devant elle, priant le ciel que personne ne vînt lui adresser la parole.
  
  Elle arriva sur le trottoir et s’arrêta de nouveau. Un « rickshaw » dérapa devant elle sur le sol mouillé. Elle fit un pas vers le véhicule, puis se souvint qu’elle n’avait plus d’argent et le dit au garçon qui, déjà, mettait pied à terre.
  
  — Ça ne fait rien, assura l’autre. Je te connais. Tu me paieras demain. Demain, la chance aura tourné. Monte.
  
  Il la poussa un peu. Elle se laissa faire. Il y avait un long chemin depuis le Central jusque chez elle et un véritable désespoir l’étreignait à l’idée de le parcourir à pied. Elle s’installa. Le garçon fixa devant elle le tablier de grosse toile, éclairé en haut d’un mica, qui ne servait que les jours de pluie. Elle ferma les yeux pour essayer de retenir les larmes qui débordaient maintenant que personne ne pouvait plus la voir, et se laissa rouler d’un bord à l’autre au rythme lent et chaloupé du « rickshaw ».
  
  « Demain, la chance aura tourné. » Demain… Peut-être, mais, pour jouer, il fallait de l’argent et elle ne savait comment s’en procurer. Elle retint brusquement son souffle. L’homme qui allait venir chez elle… Elle ne savait pas ce qu’il voulait ; mais il venait de la part de Lau Ping Ling et c’était suffisant. Il avait l’air riche. Elle pourrait exiger de l’argent en échange de ce qu’il allait lui demander. Elle irait même jusqu’à coucher avec lui s’il voulait bien. Pourquoi pas ? C’était un bel homme…
  
  Elle renversa sa tête ballottante en arrière et cessa de pleurer. L’horizon n’était plus aussi complètement bouché. Elle tenait un espoir…
  
  Elle s’endormit. Un léger choc la réveilla. Le « rickshaw » s’était immobilisé. Le garçon descendit de sur ses pédales et annonça :
  
  — Quelque chose de cassé. Tu vas devoir finir à pied…
  
  Il baissa le tablier de toile et elle reçut une gifle de vent chargé de pluie qui la réveilla tout à fait.
  
  — Où sommes-nous ? questionna-t-elle en clignant des yeux pour essayer de reconnaître rendrait.
  
  — Au carrefour de Conselheiro Boria…
  
  — Et d’Almirante Laceraa ?
  
  — Oui.
  
  Il lui restait très peu de chemin à parcourir. Les lumières qu’elle apercevait devant elle, à gauche, appartenaient au bloc de « maisons pour les pauvres » où elle habitait. Elle descendit du véhicule.
  
  — Je te paierai demain, promit-elle.
  
  — Oui, oui… Bonne nuit !
  
  Elle partit dans l’obscurité, en direction des lumières. Elle n’avait pas fait cinquante pas lorsqu’elle pensa que le garçon, avec son cyclo-pousse en panne, avait peut-être besoin qu’on lui envoyât de l’aide…
  
  Elle fit demi-tour, revint au carrefour. Plus de « rickshaw ». Étrange. Comment avait-il pu réparer aussi vite ? Elle appela, puis aperçut une petite lueur rouge qui dansait en s’éloignant vers la ville.
  
  « Peut-être a-t-il eu peur de venir plus loin », se dit-elle. Mais un malaise l’avait saisie et elle se mit à regarder avec crainte autour d’elle. L’endroit était désert, et assez sinistre. Elle eut envie de faire le tour par l’avenue qui conduisait au poste frontière, mieux éclairée et plus fréquentée. Mais à quoi bon ?
  
  Elle s’engagea dans l’avenida Barbose. C’était une voie de terre battue, pleine de fondrières, qui conduisait directement au bloc de « maisons pour les pauvres ».
  
  Elle n’avait pas de montre et souffrait de ne pas savoir l’heure. Elle avait dit onze heures un quart à l’homme blanc. Peut-être onze heures un quart étaient-elles passées ; peut-être l’homme blanc attendait-il déjà devant la porte. Elle pressa le pas. Il pouvait se lasser et repartir avant qu’elle n’arrivât. Les Blancs n’étaient pas patients, ils ne savaient pas attendre, c’était un des plus remarquables parmi leurs nombreux défauts.
  
  Elle courait presque, s’éclaboussant de boue jusqu’au bas des reins. Elle trébucha deux ou trois fois presque coup sur coup dans des flaques d’eau. Il lui semblait soudain que des pas résonnaient derrière elle, qui se rapprochaient rapidement. Son cœur cognait entre ses côtes douloureuses. Une peur affreuse montait en elle, comme une marée.
  
  Elle comprit soudain que si le conducteur du « rickshaw » avait simulé une panne pour ne pas la conduire jusque chez elle, c’était que quelqu’un l’avait payé pour agir ainsi. Il avait dû la guetter à la porte du Central…
  
  Elle buta contre une pierre, essaya de se rattraper, glissa et tomba dans la boue. Elle cria de douleur, sa cheville droite lui faisait atrocement mal. Mais la terreur qui lui fouillait le ventre la fit se relever aussitôt.
  
  Les lumières étaient encore loin, trop loin. Elle eut envie d’appeler à l’aide, mais personne ne l’entendrait. Et même l’entendraient-ils, qu’ils ne se dérangeraient pas. On était trop près de la frontière rouge, à moins de huit cents mètres, et les gens qui habitaient là connaissaient le prix de la sagesse chinoise : ne rien voir, ne rien entendre et ne rien dire.
  
  Elle voulut repartir, mais sa cheville devait être brisée, à tout le moins sérieusement foulée. Elle essaya d’avancer en sautant sur son pied valide, mais c’était trop épuisant. Une douleur nouvelle lui vrilla le flanc : un point de côté. Elle se plia en deux, perdit l’équilibre et tomba de nouveau…
  
  Cette fois, c’était fini. Il n’y avait plus d’espoir. Alors, elle pensa qu’il lui fallait mourir dignement. Surtout ne pas perdre la face devant la mort. Elle roula sur le dos et regarda venir son assassin…
  
  
  -:-
  
  L’auto roulait doucement sur la chaussée défoncée. Les phares, mis en code, éclairaient de part et d’autre les maisons de brique rouge, laides et basses. Aux carrefours, le chauffeur ralentissait pour lire le nom des rues. Il annonça soudain en immobilisant la voiture :
  
  — C’est ici.
  
  Hubert consulta le cadran lumineux de son chronomètre : onze heures vingt-cinq. Il était un peu en retard, mais ce n’était pas important. Les Chinois n’avaient qu’une notion assez vague de l’exactitude et il était très possible que la femme ne fût pas encore là, qu’il dût l’attendre un bon moment encore.
  
  — Restez ici et attendez-moi, dit-il au chauffeur.
  
  — Pas trop longtemps, grogna l’homme.
  
  — Dix minutes, pas plus.
  
  — Vous me payez cette course-là maintenant.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Non, mon petit vieux. Je n’ai pas envie de rentrer à pied.
  
  Le Chinois grogna quelque chose d’incompréhensible, qui n’était sûrement pas aimable. Hubert s’en moquait bien. Il mit pied à terre, releva le col de son imperméable et s’engagea dans la rue obscure.
  
  Quelques maisons étaient pauvrement éclairées à l’intérieur mais le peu de lumière qui filtrait à l’extérieur n’était pas suffisant et Hubert dut sortir sa lampe de poche pour lire les numéros au-dessus des portes.
  
  Il trouva bientôt celui qu’il cherchait et frappa. Les volets étaient fermés, mais l’intérieur paraissait sombre. Quelque dix secondes s’écoulèrent. Hubert frappa de nouveau. Un peu plus fort. Sans plus de résultat.
  
  Elle n’était pas arrivée. Bon, ce n’était pas grave. Il s’adossa à la porte afin de se mettre un peu à l’abri. La pluie tombait toujours avec la même régularité. Un vrai temps de chien, pour ne pas dire de cochon.
  
  Le chauffeur de la voiture qu’il avait louée dans un garage de l’Avenida Almeido Ribeira venait d’éteindre les phares. Dans l’obscurité, sous la pluie, le coin était parfaitement sinistre.
  
  Des échos d’une querelle troublèrent le silence. Puis un gosse se mit à pleurer. Hubert commençait à trouver le temps long, et le chauffeur allait s’impatienter.
  
  Il pivota sur ses talons et tourna la poignée de la porte en poussant afin de tâter les verrous, avec l’arrière-pensée de forcer la serrure pour entrer. À sa grande surprise, le battant céda sous sa poussée…
  
  Il resta un instant immobile sur le seuil, tous ses sens aux aguets. Il ne voyait rien, absolument rien ; mais il sentait : une odeur fade, écœurante, qu’il connaissait bien. Et il savait ce qu’il allait découvrir avant même d’allumer sa lampe.
  
  Le corps était allongé sur un grabat, au fond de la pièce, dans un véritable bain de sang. Hubert repoussa la porte et promena le faisceau de sa lampe autour de lui. C’était un intérieur misérable, mais propre et ordonné. Aucun bouleversement. Ils avaient tué la femme, puis étaient repartis.
  
  Une table de bois, couverte d’une toile cirée, occupait le centre de la pièce unique. Un bol à riz était posé dessus ; à côté du bol se trouvait la cuiller de porcelaine fleurie. Il y avait quelque chose dans le bol, quelque chose de rouge. Hubert approcha, braquant sa lampe, et fit une affreuse grimace…
  
  Le bol contenait une langue, une langue humaine. Hubert fit un quart de tour, éclaira la tête du cadavre… Pas la peine de chercher plus loin. L’assassin avait coupé la langue de Chau Laï Ping, après l’avoir tuée, ou avant. Et cela avait été fait intentionnellement, pour lui… Afin de bien lui faire comprendre que les démarches qu’il avait entreprises pour retrouver la trace d’Arthur O’Brien ne plaisaient pas à certaines gens, et que ces gens-là ne reculeraient devant rien pour l’empêcher d’aboutir.
  
  Mais pourquoi n’avaient-ils pas essayé de le tuer, lui, d’abord ? N’était-ce pas le plus simple ? Pourquoi cette cruauté inutile avec une femme de leur race ?
  
  Hubert cessa de regarder le cadavre mutilé, car il sentait une nausée lui monter aux lèvres. La pièce n’avait pas été fouillée, cela signifiait-il que rien d’intéressant n’y pouvait être trouvé ? Pas forcément.
  
  Hubert se mit à chercher. Ce n’était pas difficile. Il n’y avait aucun fouillis et le mobilier était des plus réduits. Le grabat, la table, deux chaises, et une caisse avec un couvercle articulé sur des lanières de cuir et fermée par un cadenas.
  
  Hubert fit sauter le cadenas sans difficulté. Chau Laï Ping avait rangé dans ce coffre improvisé tout ce qui pouvait avoir une valeur à ses yeux. Il y avait des photographies anciennes, des baguettes d’ivoire peint, une robe de brocart doré passablement usée, quelques livres bon marché imprimés en chinois, un vieux calendrier illustré, une vieille paire de chaussures à boucles de strass et semelles percées, des flacons vides qui avaient contenu des produits de beauté, une boîte de « Tiger Balm »(6), un paquet de lettres, un carnet d’adresses à couverture de plastique rouge.
  
  Hubert fourra les lettres et le carnet dans la poche de son imperméable et laissa le reste. Après une dernière inspection, il essuya avec son mouchoir tous les objets sur lesquels il avait pu laisser ses empreintes, y compris les poignées de la porte qu’il referma derrière lui en sortant.
  
  Il pleuvait toujours. Hubert marcha rapidement jusqu’au carrefour. La voiture était là, tous feux éteints. Hubert fit une légère pause, le temps d’inspecter du regard les environs immédiats. Rien de suspect.
  
  Il allait être obligé de prendre une décision, concernant le chauffeur. Dès le lendemain le cadavre de Chau Laï Ping serait sûrement découvert. La police ferait une enquête. Les journaux s’en empareraient. Rien n’empêcherait l’homme d’aller dire aux policiers que, le soir du crime, il avait conduit un homme blanc sur les lieux…
  
  Il atteignit la voiture. L’homme était couché sur le volant. Il avait dû s’endormir. Hubert monta derrière et lui toucha l’épaule.
  
  — Hep ! fit-il.
  
  Puis il se figea. Son regard, accoutumé à l’obscurité relative, venait d’accrocher le manche d’un poignard fiché dans le dos de l’homme. Hubert, retenant son souffle, pensa que quelqu’un avait pris la décision pour lui. Mais cela n’arrangeait pas grand-chose, car deux employés du garage avaient vu Hubert et parlé avec lui lorsqu’il avait loué la voiture. Ils pourraient sûrement le reconnaître, à coup sûr donner son signalement…
  
  — Quelle salade ! murmura-t-il pour lui-même.
  
  Puis, les avant-bras appuyés sur le dossier de la banquette avant, regard fixé sur le manche du couteau, il se mit à réfléchir. Avoir à répondre d’un crime était déjà bien assez ennuyeux. Deux, c’était trop. Il fallait donc sans tarder emmener cette voiture et ce cadavre loin de cet endroit, afin que les policiers ne soient pas naturellement poussés à établir une relation entre les deux affaires. Hubert sentait qu’il pourrait se tirer plus facilement de l’histoire du chauffeur que de l’autre…
  
  Il alluma sa lampe. Le sang n’avait pas coulé et il ne coulerait probablement pas tant que le poignard resterait en place. Il éteignit, descendit, ouvrit la portière avant et poussa le corps avec toutes les précautions nécessaires, afin de prendre sa place au volant.
  
  Il regarda une dernière fois dans toutes les directions. Rien. On avait voulu l’obliger à rentrer à pied et peut-être l’attendait-on à proximité pour lui régler son compte, à lui aussi.
  
  Il lança le moteur et démarra doucement, tous feux éteints. Il fit faire demi-tour à la voiture, profitant du carrefour, et repartit à allure réduite. Il parcourut ainsi une centaine de mètres, puis alluma les codes et accéléra. M. Smith lui avait dit qu’il pouvait user des services de Loh So-Fu, un de leurs agents permanents à Macao. Eh bien, il allait en user.
  
  Il revint lentement vers le centre de la ville, exécutant de nombreux détours, gardant toujours un œil fixé sur son rétroviseur. Lorsqu’il fut bien certain de n’être pas suivi, ce qui ne laissa pas de l’étonner, il se rendit tout droit chez son collègue chinois…
  
  Loh So-Fu habitait une petite maison basse, au milieu d’un jardin, à deux pas du cimetière Saint-Michel. Hubert arrêta la voiture dans une rue adjacente, à un endroit particulièrement obscur, descendit et ferma soigneusement les portes après avoir effacé ses empreintes là où il avait pu en laisser. Le corps du chauffeur avait l’air d’un homme endormi. Personne n’y ferait attention ; et les promeneurs, à cette heure et dans ces lieux, devaient être rares.
  
  Hubert marcha jusqu’à la grille de fer forgé qui protégeait l’accès du jardin entourant la villa de Loh So-Fu. Il pressa le bouton d’une sonnerie électrique selon un rythme convenu : d’abord une succession rapide de coups brefs destinés à attirer l’attention, une pause de quelques secondes, puis trois longs, deux courts et un long. Il ne lui restait plus qu’à attendre. C’est ce qu’il fit, appuyé de l’épaule à l’un des piliers de pierre qui soutenaient la grille, insensible à la pluie qui continuait de tomber…
  
  Quelques minutes s’écoulèrent, puis une voix chantante se fit entendre, s’exprimant en anglais :
  
  — Qui est là ?
  
  Aucun bruit n’avait trahi l’approche de l’homme. Hubert tourna légèrement la tête et dit :
  
  — Pouvez-vous m’indiquer le plus court chemin pour aller de « Barra point » aux ruines de Saint-Paul ?
  
  Invisible, l’autre toussota :
  
  — Aussi curieux que cela puisse vous paraître, le plus court chemin passe par ici.
  
  — L’oncle Jack ne s’était donc pas trompé.
  
  Échangées les phrases de reconnaissance, Loh So-Fu pouvait ouvrir. C’est ce qu’il fit. Hubert franchit la grille, attendit que le Chinois eût refermé.
  
  — Suivez-moi.
  
  L’un derrière l’autre, ils marchèrent vers la maison, la contournèrent, y pénétrèrent par une porte de service qui ne pouvait être aperçue de la rue. Loh So-Fu alluma dans la cuisine et dit en souriant :
  
  — Soyez le bienvenu dans cette maison indigne de vous.
  
  — Merci, répondit Hubert. Je suis heureux de vous connaître.
  
  Loh So-Fu était un homme affable, d’une quarantaine d’années. Il avait passé un imperméable de nylon sur un pyjama de toile jaune à broderies noires.
  
  — Je préfère que nous restions ici, si cela ne vous dérange pas, dit-il. C’est la pièce la plus sûre. On ne peut voir de nulle part qu’elle est éclairée.
  
  — C’est parfait ainsi, approuva Hubert.
  
  Il ôta son trench-coat humide et le pendit à un crochet près de la porte. Ils s’assirent de part et d’autre de la table, face à face.
  
  — En quoi puis-je vous être utile ? questionna le Chinois.
  
  — Je suis sur l’affaire O’Brien, annonça Hubert.
  
  — Oh ! je vois…
  
  — J’ai lu votre rapport. Mais je voudrais avoir maintenant votre opinion. Vous avez eu le temps d’y réfléchir… Peut-être avez-vous recueilli d’autres renseignements. Vous avez reçu Lau Ping Ling ici. À quoi ressemblait-elle ?… Je veux dire : quelle impression vous a-t-elle laissée ?
  
  Loh croisa ses mains fines et répondit avec douceur, un léger sourire retroussant ses lèvres minces.
  
  — Elle n’est restée que dix minutes. Le Service m’avait prévenu depuis longtemps que O’Brien pouvait passer ici d’un jour à l’autre et je tenais prêt le passeport qui lui était destiné. Juste le temps de compter l’argent, de demander un reçu…
  
  — Cette femme paraissait-elle nerveuse ?
  
  — Nerveuse ? Sûrement ! Elle ne tenait pas en place. Mais c’était de joie. J’ai cru comprendre qu’elle avait accompagné O’Brien depuis le début de son évasion à travers le vieux pays. Ils avaient dû courir de terribles dangers, vivre pendant des semaines dans un état de tension extraordinaire. Ils étaient là depuis quelques heures à peine et elle ne pouvait contenir sa joie. Elle éclatait…
  
  — Je comprends cela. Vous a-t-elle parlé d’O’Brien ?
  
  — Très peu. Juste pour me dire qu’il était resté sur la jonque, camouflé en pêcheur chinois et qu’il attendait des vêtements occidentaux pour descendre à terre dès la nuit tombée.
  
  Hubert regarda pensivement en direction de la porte.
  
  — J’ai montré une photo d’O’Brien au barman du Bela Vista, dit-il. Il ne l’a pas reconnu.
  
  — Oh ! fit le Chinois, brusquement très attentif.
  
  Puis, retrouvant sa respiration.
  
  — Trois mois d’un voyage clandestin à travers un pays hostile, quand on sait que l’on risque sa peau à chaque instant, peuvent marquer un homme plus qu’on ne pense.
  
  — Je sais, dit Hubert.
  
  Il sortit de sa poche les lettres et le carnet d’adresses trouvés chez Chau Laï Ping.
  
  — Je voudrais que vous me traduisiez ça, demanda-t-il. Pour moi, c’est vraiment du chinois.
  
  Loh s’empara du tout et sourit.
  
  — Pour moi aussi.
  
  — Mais pour vous ce n’est pas un obstacle.
  
  — Je commence par quoi ?
  
  — Lisez-moi tout. On ne sait jamais.
  
  Loh commença au hasard, par les lettres.
  
  — Ce n’est pas du cantonnais, remarqua-t-il. C’est du chinois de Pékin…
  
  La plupart des lettres provenaient d’ailleurs de Pékin et avaient été écrites par les parents de Chau. Sans grand intérêt. Puis, Loh annonça :
  
  — Celle-ci vient de Hong-Kong…
  
  Il regarda la signature.
  
  — Elle est de Lau Ping Ling et date de trois jours.
  
  Il traduisit. Lau expliquait à sa cousine qu’elle avait trouvé du travail comme taxi-girl au Métropole, un des dancings les plus cotés de Hong-kong. Elle donnait quelques renseignements sur sa nouvelle vie, sur ce que cela lui rapportait. Elle avait déjà, disait-elle, un bel appartement dans Kowloon. C’était loin de son travail et il lui fallait prendre le ferry pour aller de l’un à l’autre, mais le Métropole fermait à minuit et le dernier ferry était à deux heures du matin, alors… Et puis, il était difficile de trouver un logement dans l’île, alors que les maisons neuves jaillissaient comme par miracle à Kowloon. Elle indiquait l’adresse de son appartement et terminait en recommandant à Chau d’oublier leur conversation du Bela Vista…
  
  Hubert nota l’adresse sur une feuille de papier, l’apprit par cœur, puis brûla le papier.
  
  — Il serait sûrement intéressant pour vous de savoir ce qui s’est dit au Bela Vista murmura le Chinois.
  
  — Chau aurait pu me le dire, répondit tranquillement Hubert. Mais quelqu’un lui a coupé la langue avant que je n’arrive chez elle.
  
  — Oh ! Vit-elle encore ?
  
  — Non. À ce propos, je suis encombré d’un autre cadavre et vous pourriez peut-être me donner une idée sur la meilleure façon de m’en débarrasser…
  
  Hubert expliqua au Chinois ce qui s’était passé. Celui-ci écouta sans qu’un trait de son visage bougea.
  
  — N’ayez aucune crainte, termina Hubert. J’ai pris toutes les précautions nécessaires pour que personne ne puisse me suivre jusqu’ici…
  
  — Je vous en remercie, dit Loh.
  
  Il se leva et prépara du vin de riz chaud qu’il servit dans de petites tasses de porcelaine.
  
  — Je vois ce qu’il faut faire, dit-il après la seconde tasse. L’essentiel, pour que vous ne soyez pas compromis, est que l’on vous voie revenir au Bela Vista dans cette voiture. On ne viendra pas regarder qui la conduit…
  
  — Vous ?
  
  — Oui. Demain matin, on la retrouvera dans un endroit désert avec son chauffeur mort au volant. Cela lui sera arrivé après qu’il vous aura ramené à l’hôtel.
  
  — Cela me paraît excellent, reconnut Hubert. Mais je suis navré de vous faire prendre tous ces risques.
  
  Loh eut un petit rire amusé.
  
  — Les risques font partie de ma vie depuis longtemps.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  Malgré l’heure tardive, le hall immense du Péninsula était encore animé. Hubert alla jeter la clé de sa chambre dans la boîte du concierge, puis continua jusqu’au guichet du caissier. Il avait besoin d’argent.
  
  Il sortit un traveller’s check d’un petit carnet de cuir, le signa et le donna à l’employé qui l’examina longuement, avec une suspicion presque insultante.
  
  — Vous pouvez avoir confiance, lança Hubert. Je l’ai fabriqué ce matin.
  
  L’Anglais ne daigna même pas sourire. Il manœuvra rapidement son « abaque »(7) pour convertir les dollars U.S. en dollars Hong-Kong, inscrivit le chiffre sur un bout de papier, puis se leva pour aller prendre les billets dans un petit coffret de fer.
  
  Hubert empocha la monnaie et traversa le hall en biais pour gagner la sortie. Un Chinois bien mis, assis dans un coin d’ombre, le suivait des yeux. Hubert s’en aperçut et fit un pari avec lui-même que ce fils du Ciel allait lui emboîter le pas.
  
  Il se retrouva dehors, sous la pluie.
  
  — Taxi ? proposa un chasseur.
  
  — Non, merci. Je vais au ferry.
  
  Il partit à grands pas et releva le col de son imperméable. Il était rentré de Macao à six heures par le courrier régulier et s’était installé au Péninsula, à Kowloon. Quelqu’un l’avait suivi depuis la colonie portugaise, il en était certain. Mais il n’avait pu identifier son suiveur parmi la foule des Chinois qui se trouvaient sur le bateau.
  
  Maintenant, il était de nouveau filé. Pas le moindre doute là-dessus. Mais cela ne le dérangeait nullement. L’adversaire savait déjà ce qu’il cherchait. Alors…
  
  Un certain calme régnait sur la place, devant le nouvel embarcadère du Star Ferry. Hubert monta l’escalier de ciment, donna une pièce de dix cents à l’employé et franchit le tourniquet. Le long couloir était presque désert. Hubert le parcourut d’un pas tranquille et attendit d’être obligé de tourner, tout au bout, pour jeter un regard en arrière. Le Chinois qu’il avait repéré dans le hall du Péninsula était là, à moins de vingt mètres. Le drôle ne pouvait évidemment prendre le risque de voir le ferry lui filer sous le nez.
  
  Hubert descendit le plan incliné sans presser le pas. Un bateau était là. Il monta à bord, alla s’asseoir tout à l’avant et feignit de se laisser fasciner par le merveilleux spectacle des lumières étagées sur Hong-Kong.
  
  L’homme était venu s’asseoir à quelques bancs en arrière. À gauche, deux Chinoises parlaient avec animation, enveloppées dans des imperméables de nylon transparent.
  
  La cloche du départ se fit entendre. Hubert se tourna légèrement à droite. Dans une des vitres formant miroir, il aperçut son suiveur qui essayait de se dissimuler derrière un journal chinois déployé.
  
  La lourde passerelle remontée, les machines se mirent à battre et le bateau s’éloigna doucement du débarcadère. Une grande jonque passait devant, à quelques encablures, poussée par le vent qui gonflait sa voile nervurée.
  
  Hubert disposait des quelques minutes nécessaires à la traversée pour arrêter un plan d’action. Théoriquement, l’adversaire devait ignorer qu’il possédait l’adresse de Lau Ping Ling. Il fallait donc briser la filature afin de gagner quelque temps…
  
  Si l’homme au journal était seul, cela ne présentait aucune difficulté. Mais il pouvait être doublé… Et, dans ce cas, il convenait d’identifier le « doublard » avant de tenter quoi que ce soit.
  
  Ils étaient au milieu de la baie. Un instant, Hubert suivit du regard un canot à moteur qui luttait de vitesse avec le ferry, rebondissant d’une vague sur l’autre avec de grandes éclaboussures d’écume.
  
  Un coup d’œil sur la vitre formant miroir : l’homme paraissait toujours absorbé par la lecture de son journal. Hubert se leva sans hâte, gagna le passage central et revint au milieu du bateau. Une vingtaine de personnes étaient assises dans le salon arrière. Entre les deux, près d’une passerelle, un couple formé d’un Américain et d’une Chinoise jouait à main chaude. La fille était très belle. Son manteau ouvert laissait apercevoir la traditionnelle robe de brocart strictement fermée au cou mais fendue sur le côté jusqu’à mi-cuisse.
  
  Hubert gagna l’autre bord et s’appuya de la main à la passerelle relevée pour observer l’admirable spectacle. Les enseignes lumineuses et multicolores devenaient de plus en plus nettes et Hubert pensa une fois de plus que les caractères chinois et le néon étaient vraiment faits l’un pour l’autre.
  
  Le ferry aborda l’île sans que rien se fût produit. L’homme au journal arriva normalement pour, quitter le bateau en même temps que les autres passagers. Ils suivirent le long passage couvert et débouchèrent dans la rue, sous la pluie qui ne désarmait pas.
  
  Hubert refusa les services d’un des petits grooms chinois de la compagnie qui lui proposait un taxi, traversa la chaussée et s’engagea sous les arcades de House Street. C’était maintenant qu’il devait semer son ou ses suiveurs, et pas plus tard. Le temps passait et il devait arriver au Métropole avant minuit moins un quart s’il voulait avoir une chance de contacter Lau Ping Ling.
  
  Il traversa Chater Road et tourna à droite, vers Des Vœux. Cent mètres plus loin, il s’arrêta devant l’étalage éclairé d’un photographe où se trouvaient exposés tous les meilleurs appareils du monde, à moitié prix.
  
  Le Chinois au journal était sur la piste. Hubert repartit, pas inquiet du tout. Un tramway s’arrêta à l’intersection de Des Vœux comme il y arrivait. Il sentit alors, le danger…
  
  Un Chinois vêtu d’un imperméable noir et coiffé d’une casquette arrivait de la gauche. Hubert jeta un coup d’œil par dessus son épaule et vit l’homme au journal faire un signe au nouveau venu. L’étau allait se resserrer. Personne d’autre en vue. Hubert les laissa approcher. Ils essayaient de le coincer contre la barrière métallique blanche qui borde le trottoir à cet endroit pour empêcher les piétons de traverser. Hubert les laissa faire. Il entendit le déclic d’un couteau à cran d’arrêt que l’on ouvre…
  
  Inutile d’attendre davantage. Souple comme un fauve, il s’enleva par-dessus la barrière et fonça à travers la chaussée à l’instant où le lourd tramway vert foncé s’ébranlait. Il passa de justesse sous le nez du monstre, ayant bien pris garde de ne pas poser ses pieds sur les rails glissants. Un instant, il fut caché aux yeux des autres qui n’avaient pu suivre aussi vite. Il fonça vers le « Gloucester Building » et s’engagea dans le premier passage.
  
  Il savait très bien ce qu’il devait faire. Il tourna à droite, puis encore à droite, sans accorder le moindre regard aux étalages illuminés et arriva devant les trois ascenseurs desservant le Gloucester Hôtel. L’un d’eux était en bas, prêt au départ. Hubert y entra et dit au liftier :
  
  — Six.
  
  La porte se refermait à l’instant où l’homme au journal apparaissait. Excellent, pensa Hubert.
  
  Il sortit sur le palier du sixième. Les bureaux de l’hôtel et la salle à manger étaient à l’étage au-dessus. Là, il n’y avait que des chambres.
  
  Un petit groom chinois sortit de son cagibi, près de l’escalier.
  
  — J’attends quelqu’un, lui dit Hubert.
  
  Il resta devant les ascenseurs, observant au dessus des portes les aiguilles indiquant les positions des appareils. Celui de gauche était en train de monter : 2… 3… 4… 5… Arrêt. La porte s’ouvrit.
  
  L’homme au journal. Surprise. La porte se referma. Hubert demanda en anglais :
  
  — C’est moi que vous cherchez, je crois ?
  
  Le Chinois ne répondit pas. Il n’avait pas prévu cela. Hubert approcha de lui, très amical.
  
  — Si vous avez quelque chose à me demander, je suis à votre disposition.
  
  Puis, avec la rapidité de l’éclair, il porta un « atémi » du tranchant de la main à la base du front de l’adversaire. Plein succès. Sans un cri, le Chinois ploya les genoux et Hubert n’eut que le temps de le rattraper pour l’empêcher de s’écrouler sur le carrelage.
  
  Le geste avait été si rapide que le petit groom, qui se trouvait derrière Hubert, ne s’était même pas rendu compte de ce qui se passait. Hubert posa sa victime dans un fauteuil de rotin et donna deux dollars au boy.
  
  — Soigne-le bien, c’est un ami. Dans dix minutes, il aura sûrement repris connaissance, mais je vais tout de même chercher un médecin…
  
  — Qu’est-ce qu’il a ? questionna l’enfant.
  
  — Rien de grave. Ça lui arrive quelquefois…
  
  Hubert se lança dans l’escalier pour descendre et prit un ascenseur qui s’était arrêté deux étages plus bas.
  
  — Down, please.
  
  En quelques secondes, il fut en bas. Le second Chinois attendait devant le renfoncement des ascenseurs. Il pivota sur ses talons en apercevant Hubert et feignit de regarder les objets exposés dans la vitrine d’un magasin. Hubert, sans paraître le remarquer, s’arrangea pour passer tout près de lui. Nouvel « atémi » du tranchant de la main, à la nuque cette fois – le coup du lapin. Un léger soupir et l’homme s’écroula.
  
  Sans se soucier de ce qui allait suivre, Hubert partit à droite pour gagner Queen’s Road. Il refusa les offres de service de quelques conducteurs de pousse-pousse, trouva un taxi et donna au chauffeur l’adresse du Métropole.
  
  Il était onze heures et demie, tout allait bien. Tout le long du trajet, il ne cessa d’observer ses arrières. Aucune voiture suspecte ne retint son attention.
  
  Il descendit en plein cœur du quartier des amusements. Les enseignes au néon brillaient de tous leurs feux sur le ciel noir toujours chargé de pluie. Il paya le chauffeur et entra dans l’immeuble qui abritait le Métropole.
  
  Un ascenseur le monta à l’étage. Il savait que ce dancing était un des plus réputés de Hong-Kong, pour son atmosphère et pour la beauté de ses filles. Il déposa son imperméable au vestiaire et entra.
  
  Le décor était étrange et l’impression de fantastique qu’il devait créer était encore renforcée par l’emploi de couleurs phosphorescentes. Hubert se laissa conduire à une table libre par un Chinois affable et empressé. Des couples étroitement enlacés dansaient sur la piste. Une chanteuse chinoise accompagnait l’orchestre. Jolie voix, un peu nasillarde.
  
  — Voulez-vous une fille ? demanda le maître d’hôtel.
  
  — Heu… Pourquoi pas ?
  
  — Choisissez…
  
  Hubert crut que l’homme lui remettait un « menu ». En fait, il s’agissait bien de cela. Mais les plats proposés étaient vivants. La couverture, ornée de caractères chinois, était illisible pour Hubert. Il ouvrit. À l’intérieur, le texte était bilingue. Hubert lut : « All beautiful ladies for your choice… The Dance ticket : 2.20 Tax… Inc… Night Dance Ticket : 8.80. Tax Inc… »
  
  Une cinquantaine de noms étaient inscrits au « menu » : Wong Faï, Wong Wan Man, Anna, Linda Do, Shirley Chow, Nora Chou… Curieux mélange anglo-chinois… Hubert continua de lire… Lau Ping Ling était à la fin.
  
  Au bas de chaque page, une recommandation se trouvait inscrite en rouge : Please mark with « V » on the name whoever you choose. Hubert sortit un stylo-bille de sa poche et cocha le nom de Lau Ping Ling avec un « V ».
  
  Un garçon lui apporta le thé. Le Métropole était un de ces établissements où la consommation de l’alcool est interdite. Le thé est gratuit et servi à volonté. Une autre particularité du Métropole, beaucoup moins répandue celle-là, est que les taxi-girls sont obligées de changer de table tous les quarts d’heure. C’était pour cette dernière raison que Hubert s’était arrangé pour arriver un peu avant onze heures quarante-cinq. Il voulait être le dernier client de Lau. Il pensait qu’ainsi il aurait plus de chances de pouvoir l’emmener.
  
  Il indiqua son choix au maître d’hôtel et attendit en buvant du thé. Quelques minutes plus tard, l’homme revint avec une fille superbe, vêtue d’une robe chinoise de brocart blanc.
  
  Hubert se leva pour l’accueillir, puis l’aida à s’asseoir. Il était surpris, agréablement surpris. Lau n’avait pas le genre d’une fille qui avait pu accompagner un espion américain à travers deux mille kilomètres de territoire chinois hostile. Elle ressemblait davantage à une poupée de porcelaine qu’à une solide paysanne capable d’affronter les dangers que O’Brien et elle avaient dû affronter journellement pendant de longues semaines…
  
  Elle avait un visage rond et jeune, avec de beaux yeux sombres et une bouche charnue, très appétissante. De lourds cheveux noirs coupés court, coiffés en coup de vent. Des mains fines et délicates. Un corps magnifique, avec ce qui manque souvent aux Chinoises : des seins. Sa robe fendue sur le côté découvrait sa cuisse jusqu’à la limite du bas… Très agréable !
  
  Hubert attaqua tout de suite. Il était assez documenté sur la taxi-girl chinoise en général pour savoir que, si presque toutes sont des prostituées, elles ne le sont pas à la manière occidentale et ne couchent qu’avec qui leur plaît. Il est extrêmement rare de trouver une taxi-girl capable d’accepter sans préambule de partager la couche d’un homme, même si l’homme est généreux. Elles veulent que l’on y mette des formes. Il faut leur faire la cour.
  
  Hubert lui fit donc la cour. Puis il l’invita à danser. Elle se pressa contre lui, étroitement, ce qui ne signifiait pas grand-chose. Mais, lorsque à la troisième danse, elle lui caressa la nuque, il sut qu’il lui plaisait et qu’il avait quelque chance de conclure l’affaire…
  
  De toute façon, elle ne pouvait plus ignorer qu’il la désirait. Ils continuèrent de danser, étroitement enlacés, joue contre joue, jusqu’à l’annonce de la fermeture. Hubert lui demanda alors :
  
  — À Kowloon ?
  
  — Moi aussi. Nous ne pouvons rentrer ensemble… Quelqu’un m’attend.
  
  Un client précédent, sans doute. Hubert n’était pas décidé à se laisser faire.
  
  — Laissez-le tomber. Vous me plaisez beaucoup. Je ne vous quitte plus…
  
  Elle eut un petit rire de gorge et le remercia d’une pression de main.
  
  — Vous aussi, vous me plaisez. Mais je ne vous connais pas depuis assez longtemps… Revenez demain.
  
  Toujours la même musique. Il proposa :
  
  — Je vous attends en bas et nous allons boire un verre ailleurs, ou manger quelque chose si vous voulez. Comme ça, nous pourrons lier connaissance un peu mieux. D’accord ?
  
  Elle hésita très peu avant d’accepter.
  
  — Attendez-moi dans le vestibule. Trois minutes…
  
  Les clients partaient. La salle se vidait. L’orchestre ramassait ses instruments. Le maître d’hôtel approcha :
  
  — Nous fermons. Voici la note, monsieur.
  
  Hubert paya, se leva, aida la jeune femme à en faire autant. Un client chinois attendait près de la porte. Il parla à Lau qui le rabroua d’un air de reine outragée. L’homme insista, puis lança vers Hubert un coup d’œil meurtrier. Hubert venait de se faire un ennemi de plus. Bah ! un de plus, un de moins… cela ne changeait pas grand-chose.
  
  Hubert attendit dans le hall, ainsi que Lau le lui avait demandé. Il n’était pas le seul. À regarder les autres, il pensa qu’ils avaient tous – lui compris – l’air un peu cloche. Mais il s’en moquait bien. Ce n’était pas le moment de se préoccuper de pareils problèmes.
  
  Lau ne le fit guère attendre plus de cinq minutes. Ils descendirent en même temps que d’autres couples.
  
  — Où voulez-vous aller ? demanda Hubert.
  
  — Allons au Miramar, si ça ne vous fait rien.
  
  — Okay, Baby !
  
  Il connaissait le Miramar, un hôtel dirigé par des Français et surtout fréquenté par des Français. Il y avait un cabaret au rez-de-chaussée et beaucoup de taxi-girls des dancings voisins, l’« Oriental », le « Blue Sky », venaient y faire un tour entre minuit et deux heures du matin, à la recherche d’un partenaire convenable…
  
  Ils prirent un taxi.
  
  — « Star Ferry », indiqua Hubert au chauffeur.
  
  Il leur fallait traverser l’eau, une fois de plus.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  Il y avait foule au bar du Miramar. Hubert se fraya un chemin, suivi de Lau qui lui tenait la main. Ils s’installèrent du côté opposé à la piste et commandèrent deux whiskies.
  
  Hubert était perplexe. Lau se montrait absolument charmante, gaie, insouciante et… très tendre. Difficile d’imaginer qu’elle venait à peine de sortir d’une terrible aventure.
  
  Le gros de la clientèle, à cette heure tardive, était fait d’hommes seuls venus là chercher une éventuelle compagne pour la nuit. Il y avait quelques taxi-girls, toutes « en main ». Hubert très discrètement, examinait les gens, un par un. Il ne croyait pas avoir été filé depuis le Métropole mais la prudence était chez lui une seconde nature et il avait pour habitude de laisser le moins de choses possibles au hasard…
  
  Une sorte de géant blond s’approcha soudain derrière eux et posa une main énorme sur le cou de Lau.
  
  — C’est à moi, cette petite poupée-là, dit-il à l’intention de Hubert. Je suis son propriétaire…
  
  La jeune femme essaya de sourire. Hubert se mit à rire doucement.
  
  — Félicitations, répondit-il. Mais je crains que vous ne soyez obligé de renoncer à vos droits, au moins pour ce soir.
  
  — Quoi ? grogna le géant brusquement menaçant.
  
  Lau serra l’avant-bras de Hubert.
  
  — N’en croyez rien. Je n’ai vu cet homme qu’une seule fois…
  
  Hubert dégagea son bras. Elle avait peut-être couché avec lui quelques jours plus tôt, ou la veille ; mais cela ne donnait aucun droit au colosse qui, ayant déboutonné sa veste, gonflait lentement une formidable poitrine dans l’intention évidente d’impressionner Hubert.
  
  — Foutez le camp, mon vieux, dit doucement celui-ci. Vous voyez bien que vous nous emmerdez.
  
  — Je vais vous casser la gueule, répliqua l’autre d’une voix tremblante.
  
  Il était ivre, cela ne faisait aucun doute. Hubert connaissait ce genre de phénomènes qui deviennent agressifs après quelques verres. Il savait aussi que, d’un seul coup de poing, cette grande brute pouvait l’expédier huit jours à l’hôpital. Or, Hubert avait mieux à faire…
  
  — Ça m’étonnerait, murmura-t-il assez haut pour être entendu.
  
  Le géant continuait de bomber le torse, en arrière et un peu à droite de Hubert qui se trouvait ainsi en excellente position pour le gratifier d’un « atémi » au plexus.
  
  — Sans blague ! ricana l’ivrogne en amorçant un mouvement de recul pour prendre son élan.
  
  Le coude de Hubert partit. Ce fut aussi rapide et aussi sec qu’un coup de marteau. Le colosse poussa un cri horrible, puis s’écroula d’un seul bloc, essayant vainement de vomir sa langue.
  
  Tout le monde se précipita. Personne n’avait vu Hubert frapper, excepté Lau. L’air très étonné, il demanda bien haut :
  
  — Qu’est-ce qu’il lui arrive ? Il a avalé de travers ?
  
  Puis, regardant le barman d’un œil soupçonneux.
  
  — Qu’est-ce que vous lui avez donné à boire, hein ?
  
  Le garçon se mit à protester. Il n’avait servi que du whisky, de bonne qualité. Pendant ce temps, la brute continuait de se tordre sur le carrelage, secouée par d’effroyables nausées qui lui faisaient souffrir mille morts.
  
  — Il faut aller chercher un médecin, décida Hubert. On ne peut pas le laisser comme ça. C’est inhumain !
  
  Il prit Lau par la main et l’entraîna.
  
  — Étendez-le sur une table et laissez-lui de l’air, recommanda-t-il avant de partir.
  
  Ils se dirigèrent vers la sortie sans que personne cherchât à les retenir. Un taxi, devant la porte, se vidait de ses clients. Hubert et la jeune femme prirent la place des arrivants.
  
  — Où allons-nous ? questionna Lau.
  
  — Chez toi, répliqua Hubert.
  
  Elle ne discuta pas et donna une adresse en chinois. La voiture démarra, descendit la rampe de ciment et rejoignit la rue devant l’immeuble qui abrite l’« Oriental Ballroom » et le « Blue Sky ». Il y avait un bataillon de « rickshaws » rangé là, dont les conducteurs discutaient, accroupis au pied du mur.
  
  Hubert et Lau ne dirent pas un mot pendant tout le temps que dura le trajet. Hubert paya la course et descendit pour rejoindre la jeune femme qui l’attendait devant la porte d’une maison moderne.
  
  Ils entrèrent, prirent un ascenseur qui les déposa au quatrième étage. Lau appuya sur un bouton et attendit devant la-porte. Hubert trouva cela bizarre.
  
  — Vous n’avez pas la clé ?
  
  — Non. J’en ai déjà perdu deux. Maintenant, je n’en prends plus.
  
  — Avec qui vivez-vous ?
  
  — Avec une amah.
  
  Une « amah », en Chine, est une nourrice, une gouvernante, une bonne à tout faire. Hubert regarda l’appareil optique fixé dans la porte et à travers lequel l’amah, ou quelqu’un d’autre, était peut-être en train de les observer…
  
  Un bruit de verrous tirés. Hubert glissa légèrement de côté de façon à pouvoir s’adosser au mur en cas de danger. Le battant s’ouvrit. Une vieille femme en chemise de nuit s’effaça pour les laisser entrer.
  
  L’appartement était confortable, meublé avec goût et très moderne. Lau emmena tout de suite Hubert dans sa chambre, qui avait tout d’une chambre de grande cocotte.
  
  — Nous allons boire le thé, dit-elle en retirant ses chaussures, et après tu rentreras chez toi. Où habites-tu ?
  
  — Au Péninsula.
  
  — Tu es riche.
  
  — Je ne rentrerai pas cette nuit au Péninsula. Je suis ici et j’y reste.
  
  Elle le défia du regard.
  
  — De quel droit ?
  
  Il la prit dans ses bras.
  
  — Lau, j’ai trop envie de toi. Garde-moi… Elle ferma à demi les yeux et soupira.
  
  — Vous me plaisez beaucoup. Mais je n’ai pas le droit de faire du sentiment. Il faut que je paye mon loyer, et l’amah. Il faut aussi que je nourrisse mes vieux parents et mes jeunes frères et sœurs…
  
  Hubert avait compris. Pas besoin de faire un dessin.
  
  — Combien veux-tu ?
  
  — Cent dollars. Il éclata de rire.
  
  — Me prends-tu pour un Américain ?
  
  — N’es-tu pas américain ?
  
  — Si.
  
  Il proposa :
  
  — Écoute-moi… Tu me connais depuis peu, c’est normal. Je paie pour cette nuit. Mais si tu es contente, je ne paierai pas la nuit prochaine. D’accord ?
  
  Elle lui tendit ses lèvres.
  
  — D’accord.
  
  Puis se retourna et dit :
  
  — Descends la fermeture éclair, veux-tu. Exactement le genre de chose que Hubert ne se faisait jamais répéter…
  
  
  -:-
  
  Dix heures du matin. L’amah, qui venait de tirer les rideaux sur un jour gris et humide, déposa les serviettes chaudes et le petit déjeuner sur la table de chevet. La tête de Lau quitta l’épaule de Hubert.
  
  — Je suis morte de faim, gémit-elle.
  
  L’amah quitta la chambre, silencieuse et impersonnelle.
  
  — Contente de ta nuit ? demanda Hubert qui s’était donné beaucoup de mal pour qu’elle le fût.
  
  — Très, murmura-t-elle en l’embrassant. Tu as été merveilleux.
  
  Ils se mirent à manger. Le thé était remarquable. Hubert demanda soudain d’un ton détaché :
  
  — Tu connais mon nom ?
  
  — Duncan. Tu me l’as dit.
  
  — Duncan O’Brien, compléta-t-il. Mon nom de famille est O’Brien.
  
  Elle se figea, reposa doucement la tasse qu’elle levait vers sa bouche.
  
  — Oh ! fit-elle.
  
  Puis elle resta muette, regardant droit devant elle.
  
  — N’as-tu jamais entendu prononcer ce nom-là ? demanda-t-il avec douceur.
  
  — Si.
  
  — Je suis le cousin d’Arthur, annonça-t-il. Je suis venu des États-Unis ici pour savoir ce qu’il est devenu…
  
  Elle soupira. La première émotion semblait passée et elle se tourna même vers Hubert pour le regarder bien en face.
  
  — Je n’en sais rien moi-même, répondit-elle.
  
  Hubert mit de la confiture d’orange sur un toast.
  
  — J’ai été à Macao, reprit-il. J’ai vu Chau, ta cousine.
  
  — C’est elle qui t’a donné mon adresse ?
  
  — Oui.
  
  Inutile de lui dire ce qui s’était passé. Elle l’apprendrait bien assez tôt.
  
  — Je croyais, murmura-t-elle, que Arthur était rentré dans votre pays. Je croyais qu’il m’avait plaquée comme ça parce qu’il ne savait comment me faire comprendre que tout était fini…
  
  — Non. Il a réellement disparu la nuit qui a suivi votre arrivée à Macao.
  
  — Je suis désolée pour lui. Je l’aimais bien.
  
  Elle parlait d’un ton monocorde. Son accent chantant, son anglais très rudimentaire, étaient toute gravité à ses propos. Hubert, qui l’observait, se demanda pourquoi elle ne se mettait pas en colère, pourquoi elle ne lui reprochait pas d’abord de lui avoir caché jusqu’à maintenant la raison qui l’avait conduit à elle. Il dut y avoir entre eux transmission de pensée. Elle tourna la tête vers lui. L’expression de ses yeux aux paupières bridées était froide, presque hostile.
  
  — Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de cela hier soir ?
  
  Il ne pouvait lui dire la vérité : qu’il voulait la connaître un peu avant d’aborder ce sujet, qu’il désirait établir entre eux certains liens qui la rendraient plus coopérative. Il mentit :
  
  — Je voulais le faire. Mais, tu es si jolie, si désirable… J’ai eu tout de suite follement envie de toi… Et peur que, après, tu ne veuilles plus.
  
  Elle se détendit, flattée, mais insista néanmoins :
  
  — Tu n’aurais pas dû.
  
  — Je te demande pardon, Lau. Mais tu ne me feras jamais regretter d’avoir agi de cette façon. Jamais…
  
  Elle lui effleura la main de ses doigts fuselés pour le remercier. Il soupira, puis essaya de ramener la conversation sur le sujet qui l’intéressait.
  
  — Que s’est-il passé, à Macao ? Comment vous êtes-vous quittés ?
  
  Elle passa ses doigts dans ses cheveux noirs ébouriffés et dit d’une voix assourdie :
  
  — De façon complètement stupide… Nous étions si heureux d’avoir réussi ! Tu ne peux pas savoir… Cette contrainte permanente, pendant des semaines, puis… brusquement, la liberté ! Nous étions comme fous. Nous avons bu beaucoup, puis nous avons été jouer au Central. Arthur gagnait, moi je perdais. Après cela, nous avons fait tous les bars de l’Avenida Ribeira et nous nous sommes enivrés. Stupide complètement stupide… Nous nous sommes disputés. Je suis partie de mon côté. Je ne voulais plus le revoir. J’ai été demander l’hospitalité à Chau, ma cousine. Elle a dû te le dire…
  
  Il ne fit aucun commentaire.
  
  — Et ensuite ?
  
  — Le lendemain matin, j’ai téléphoné au Bela Vista. On m’a répondu que Arthur n’était pas rentré de la nuit. Je n’ai pas insisté. J’ai pensé qu’il était déjà parti pour Hong-Kong et je me suis débrouillée moi-même pour trouver un passage sur un petit caboteur qui fait la navette. Je ne me sentais pas en sécurité à Macao…
  
  — Arthur avait-il un moyen de te retrouver s’il avait pu le faire et s’il l’avait voulu ?
  
  — Oui. Il savait que je devais essayer de trouver une place au Métropole.
  
  — Tu connaissais quelqu’un ?
  
  — Oui. Une amie d’enfance…
  
  Elle but une gorgée de thé et demanda :
  
  — Tu fais partie d’un service de renseignements, comme Arthur ?
  
  — Non. Je suis simplement délégué par la famille. Arthur était marié, peut-être ne te l’avait-il pas dit ?
  
  Elle prit un air pincé.
  
  — Non.
  
  — La succession est en suspens. Il faut le retrouver ou bien faire la preuve de sa mort.
  
  — Je comprends. Mais pourquoi ne demandes-tu pas au Service auquel il appartenait. Ils ont dû faire une enquête.
  
  — Quelqu’un est-il venu te poser des questions ?
  
  — Non.
  
  L’amah pénétra dans la chambre, prit le plateau et l’emporta. Hubert baisa l’épaule nue de sa belle amie puis se leva pour aller dans la salle de bains. Lorsqu’il revint, Lau s’était de nouveau allongée et semblait rêvasser, regard perdu au plafond.
  
  — J’aimerais, bien que tu me racontes comment tu as connu Arthur, dit-il.
  
  — Je ne peux pas, répondit-elle. Il m’a fait jurer de ne jamais rien raconter à personne sur notre évasion. Excepté, s’il lui arrivait malheur, à quelqu’un de son Service et qui aurait fait la preuve de son appartenance…
  
  Hubert resta muet. Il n’estimait pas opportun de se dévoiler et pensait que le récit de la longue aventure à travers la Chine n’offrait qu’un intérêt secondaire.
  
  — À ton avis, reprit-il, un moment plus tard, qu’est-ce qui a bien pu arriver à mon cousin ?
  
  — Je n’en sais rien. Peut-être les « autres » l’ont-ils repris… Je n’en sais rien.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  Hubert s’immobilisa devant une vitrine pour examiner une dernière fois sa silhouette. C’est assez réussi. Pas tout à fait le Major Thomson, mais presque : chapeau Éden, chemise anglaise, cravate anglaise, épingle de cravate, vêtement « Prince de Galles » de coupe anglaise, chaussettes anglaises avec fixe-chaussettes, chaussures anglaises, « trench-coat » importé de Londres et l’indispensable parapluie. Ne manquait que la grosse moustache blonde. Il aurait pu mettre un postiche mais pensait que cela n’était pas nécessaire. La chose importante était qu’il fût capable de parler anglais avec un pur accent d’Oxford et avec des mots typiquement britanniques.
  
  Il se remit en marche et pénétra dans l’immeuble. Il avait rendez-vous avec l’honorable M. Wan, « manager » du Métropole. Mais ce n’était pas Duncan O’Brien, citoyen des États-Unis d’Amérique, que M. Wan attendait ; une demi-heure plus tôt, M. Wan avait reçu une communication téléphonique d’un certain Inspecteur-Chef Brink, qui lui avait demandé fort courtoisement de lui accorder un entretien. M. Wan, patron de dancing, avait besoin d’entretenir de bonnes relations avec la police de la colonie. M. Wan avait donc accepté avec beaucoup de plaisir de recevoir l’inspecteur-chef Brink.
  
  Le bureau de M. Wan était situé à deux étages au-dessus du dancing. Hubert prit l’ascenseur. Il ne risquait guère, ainsi, de rencontrer l’aimable Lau qui avait pris son travail à deux heures et ne le quitterait qu’à six pour aller dîner.
  
  Un valet de chambre chinois, fort bien stylé, introduisit Hubert dans un salon garni de meubles occidentaux modernes en bois clair. La seule note asiatique était donnée par une collection de « bleus célestes de Chine » qui, à première vue, paraissait tout à fait remarquable.
  
  Hubert admirait un joli petit crapaud turquoise monté sur socle, lorsqu’il sentit une présence derrière lui. Il tourna légèrement la tête. Un homme affable s’inclina devant lui.
  
  — Je suis monsieur Wan. Soyez le bienvenu dans ma maison, inspecteur.
  
  — Mauvais temps, n’est-ce pas ? répliqua Hubert.
  
  Il savait que la politesse chinoise imposait de parler longuement de la pluie et du beau temps avant d’entrer dans le vif du sujet. Ils en parlèrent donc. Puis, M. Wan montra le petit crapaud et dit :
  
  — C’est un Ch’an Ch’u, d’époque K’ang-Hi. Une assez jolie pièce…
  
  — Je vous crois, dit Hubert.
  
  M. Wan parla un peu des « bleus célestes de Chine » pour lesquels il semblait nourrir une véritable passion. Puis il invita Hubert à le suivre dans son bureau.
  
  — Asseyez-vous, inspecteur.
  
  Là aussi, le mobilier était moderne. M. Wan s’installa derrière un bureau en tubes chromés. Sa main droite alla cueillir une « Doctor-Daughter »(8) en ivoire patiné qui reposait sur un coussinet de velours rouge.
  
  — En quoi puis-je vous être utile, inspecteur ? demanda-t-il enfin.
  
  Hubert le regarda jouer avec la poupée d’ivoire.
  
  — Vous employez au Métropole une taxi-girl qui répond au nom de Lau Ping Ling…
  
  — C’est exact, inspecteur. Que voulez-vous savoir au sujet de cette jeune fille ?
  
  — Depuis quand travaille-t-elle pour vous ?
  
  M. Wan passa un index caressant sur les reins lisses de la statuette.
  
  — Cela fait cinq ou six jours. Je pourrais vous préciser exactement, il me suffirait de consulter mes dossiers…
  
  — Comment l’avez-vous engagée ?
  
  Un léger sourire éclaira le visage jaune de M. Wan.
  
  — Elle m’a été recommandée par Lee Ling.
  
  — Qui est Lee Ling ?
  
  — Une petite parente à moi. Elle travaille à Aberdeen sur un sampan.
  
  — Sampanière ?
  
  Les paupières de M. Wan battirent pudiquement.
  
  — N… non. Pas précisément.
  
  Hubert comprit. Lee Ling devait être une de ces prostituées qui exercent leur profession à bord des sampans ancrés dans le port d’Aberdeen, sur la côte sud de l’île de Hong-Kong.
  
  — Elle était autrefois taxi-girl dans mon établissement, précisa M. Wan. Mais elle n’aimait pas danser ; elle trouvait cela trop fatigant.
  
  — Je vois, dit Hubert.
  
  Il retint une plaisanterie facile incompatible avec son personnage de policier britannique.
  
  — De quel région de Chine Lee Ling est-elle originaire, M. Wan ?
  
  — Lee Ling est cantonnaise, comme moi.
  
  — Lee Ling vous a-t-elle dit connaître Lau Ping Ling depuis longtemps ?
  
  — Elle m’a dit que Lau était une amie d’enfance.
  
  — Lau serait donc également cantonnaise ?
  
  Le visage affable du Chinois se figea. Il ferma à demi les yeux et ses doigts fins cessèrent de caresser les formes nues de la poupée d’ivoire.
  
  — Lau est originaire de Pékin. Elle parle d’ailleurs fort mal le cantonnais.
  
  Hubert ne fit aucune remarque. Il savait déjà que Lau n’était pas cantonnaise, mais il la croyait originaire du Yun-Nam ; ce n’était pas tout à fait la même chose, les deux endroits étant à l’opposé l’un de l’autre. M. Wan semblait contrarié.
  
  — J’espère que Lee ne m’a pas entraîné dans une histoire désagréable, murmura-t-il. Avez-vous quelque chose à reprocher à cette Lau ? Dois-je la renvoyer de mon établissement ?
  
  — Non, ne faites rien de semblable. Il ne s’agit pour l’instant que d’une histoire d’immigration plus ou moins régulière. Absolument rien de grave. Surtout, ne lui en parlez pas.
  
  Il se leva.
  
  — Je vous remercie de votre compréhension. M. Wan. Il faut que j’aille voir Lee Ling. Ne la prévenez pas de ma visite, s’il vous plaît.
  
  M. Wan, qui s’était levé lui aussi, s’inclina.
  
  — Je m’en garderai bien. Si vous voulez ne pas risquer de perdre votre temps, allez là-bas vers huit heures le soir. Pas avant, vous pourriez ne pas la trouver.
  
  — Je suivrai votre conseil, M. Wan.
  
  Le Chinois raccompagna Hubert jusqu’à la porte de l’ascenseur…
  
  
  -:-
  
  La petite fille s’arrêta sur le seuil de la porte. Elle avait peut-être sept ou huit ans et portait sur son dos, dans une sorte de sac, le benjamin de la famille, âgé de quelques mois, qui dormait la bouche ouverte, tête renversée, son visage plein et rond tout humide de pluie.
  
  La petite fille regarda Lee Ling et dit :
  
  — Maman, m’envoie te dire que Mao est revenu chez lui.
  
  Lee Ling eut un léger sursaut, puis s’efforça de ne rien montrer de l’excitation que cette nouvelle lui procurait. Elle chercha quelques pièces de monnaie dans la poche de son pantalon de cotonnade bleue et vint les poser dans la main tendue de la gamine.
  
  — Tu diras à ta maman que je la remercie beaucoup.
  
  La petite fille ferma son poing sur les pièces, remonta d’un coup de reins le bébé sur son dos et repartit, laissant la porte ouverte.
  
  Lee Ling se mit alors à se mordre le poing. C’était une fort belle fille, potelée, dont, le visage sans fard, pas réellement joli, possédait quelque chose de fascinant. Elle avait une denture éblouissante, qu’un sourire facile découvrait souvent, et un regard malicieux qui faisait la joie des touristes photographes qui visitaient Aberdeen.
  
  Mao était un garçon avec qui elle avait été fiancé un an plus tôt et qui avait mystérieusement disparu après qu’elle lui eut prêté une somme importante destinée à l’achat d’un petit commerce de fruits. Ce n’était un mystère pour personne que Mao s’était rendu en Chine communiste. Lee Ling ne se demandait pas pourquoi Mao était revenu. Elle ne pensait qu’aux moyens de récupérer son argent…
  
  La première chose à faire était d’aller voir l’ex-fiancé afin de tâter le terrain ; et d’aller le voir tout de suite, car il pouvait fort bien n’être venu que pour chercher quelques affaires et repartir aussitôt.
  
  Elle se retourna pour consulter sur le buffet le réveille-matin au « Mickey » oscillant qui lui avait été offert par un marin américain. Sept heures trente…
  
  Elle avait coutume de se mettre au « travail » sur son sampan à huit heures. Si elle allait voir Mao, elle ne pourrait être à temps… Des clients risquaient de venir. Ils seraient mécontents, s’adresseraient ailleurs et ne reviendraient probablement plus. Désagréable.
  
  Une idée lui vint. À l’étage au-dessus, dans la même maison, habitait Chong, une amie de longue date, qui se trouvait pour l’heure en chômage, son sampan ayant coulé la veille après avoir été malheureusement abordé par un canot à moteur chargé de marins ivres. Chong accepterait sûrement de la remplacer un moment. L’essentiel était que les clients ne perdissent pas l’habitude de se faire conduire au sampan de Lee Ling lorsque certain désir les pressait trop…
  
  Elle quitta son appartement en laissant la porte ouverte et monta un étage. Chong ouvrit immédiatement. Elle avait un air triste. Lee entra. Elles parlèrent d’abord du temps qu’il faisait, de la saison du crachin qui était en avance de quinze jours au moins. Puis, ayant ainsi sacrifié aux rites, Lee expliqua ce qu’elle attendait de son amie.
  
  — Tu me verseras cinquante pour cent, conclut-elle.
  
  Car il ne fallait jamais oublier les affaires. Chong se mit à rire. Elle était contente. Le renflouement et la remise en état de son sampan allait lui coûter cher. Elle avait un grand besoin d’argent.
  
  — J’y vais tout de suite ! annonça-t-elle en ôtant le léger peignoir qui couvrait son corps mince d’adolescente.
  
  Lee se retira en pensant que le corps de Chong était beaucoup moins potelé que le sien et que ses clients habituels n’y trouveraient peut-être pas leur compte…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  Il allait être huit heures. La pluie avait cessé de tomber. Chong, qui marchait sur le quai, suivait des yeux les feux d’une grande jonque qui sortait du petit port par la passe est. Plus près, entre la terre et les restaurants flottants, joyeusement enguirlandés d’ampoules multicolores, c’était l’habituel grouillement des sampans, dont les fanaux se croisaient et se recroisaient sans arrêt, éclairant au passage les sampanières penchées sur leur grande rame, au-dessus de l’habituel groupe de marmots aux visages lunaires.
  
  Chong descendit un escalier de bois perpendiculaire au quai et sauta dans un sampan.
  
  — Où vas-tu ? demanda la sampanière qui la connaissait bien.
  
  — Remplacer Lee Ling quelques instants.
  
  La grosse barque se détacha des autres, agglomérées autour du petit embarcadère comme des abeilles en essaim. Chong se mit à chantonner. Sa voix était nasillarde, comme celle de tontes les filles de sa race, mais bien timbrée. Un des trois gosses de la sampanière vint s’asseoir au pied du fauteuil de rotin dans lequel Chong s’était assise. Il riait.
  
  Le sampan de Lee Ling se trouvait au-delà des restaurants flottants, accolé à beaucoup d’autres. Ils y arrivèrent assez vite. Chong remercia la sampanière et lui promit un petit supplément de commission si elle lui amenait le premier client qui se présenterait.
  
  Demeurée seule, elle pénétra sous la tente de jonc tressé qui affectait la forme d’un tonneau coupé en deux dans le sens de la longueur et alluma une petite lampe à huile. Le bateau dansait légèrement et ses flancs cognaient contre ceux de ses voisins.
  
  Chong fit un rapide examen des lieux, puis alluma une lampe à pétrole pour y mettre de l’eau à bouillir afin de pouvoir disposer de serviettes chaudes en cas de besoin. Les autres sampans paraissaient tranquilles. Il était assez rare de voir des clients à cette heure. Ils venaient plus tard, après dîner…
  
  Chong s’allongea sur la couche modeste et attendit. Elle espérait que Lee serait retardée et lui laisserait le temps de gagner quelque argent.
  
  Elle s’était légèrement assoupie lorsqu’un bruit de rames la fit se redresser sur un coude. Quelques instants plus tard, un léger choc fit battre son cœur d’un soudain espoir. Le sampan s’inclina sous le poids d’un pied qui venait de s’y poser. Chong se mit assise et pensa, sans y accorder d’importance que le visiteur ne semblait pas avoir requis les services d’une sampanière dont les remerciements joyeux auraient dû maintenant se faire entendre.
  
  Les rideaux de toile de tente qui fermaient la « cabine » s’écartèrent. L’homme était un Chinois.
  
  — Vous êtes Lee Ling ? demanda-t-il.
  
  Puisqu’elle avait pris la place de son amie, il n’y avait aucune raison de détromper l’inconnu probablement envoyé par un client habituel de Lee. Elle fit un signe de tête affirmatif. Le Chinois parut satisfait, regarda derrière lui, entra et laissa retomber le rideau.
  
  — La lumière me gêne, dit-il en soufflant la lampe.
  
  Puis, sans prendre la peine de parler du temps qu’il faisait, il demanda :
  
  — Quel est ton prix ?
  
  Elle le lui indiqua. Une vague clarté, provenant de la lampe à pétrole, éclairait leurs visages. Elle le vit sourire. Mais ce n’était pas un sourire plaisant.
  
  — Pas cher, murmura-t-il, pour une aussi jolie fille !
  
  Il joignit ses mains autour du cou de la jeune femme, l’obligeant à lever la tête comme pour mieux l’admirer. Ce n’était encore qu’une caresse, mais cela ne plut pas à Chong qui voulut se dégager.
  
  — Ne bouge pas ! ordonna-t-il en durcissant soudain ses mains.
  
  Elle eut peur et voulut crier, mais les mains de l’homme, brusquement, se mirent à serrer le cou fragile… À serrer… À serrer…
  
  Chong comprit alors qu’elle allait mourir victime d’une erreur. Elle ne se demanda pas ce que Lee Ling avait fait pour mériter la mort. Tout ce qu’elle voulait était de pouvoir crier à cet homme qu’il se trompait, qu’elle n’était pas Lee Ling, mais Chong, l’inoffensive Chong dont le sampan avait coulé la veille…
  
  Elle se sentit couler à son tour.
  
  
  -:-
  
  Hubert descendit de voiture, puis marcha le long du quai en direction de l’embarcadère. Il connaissait Aberdeen pour y être venu dîner un soir, quelques années plus tôt, sur un des restaurants flottants ancrés dans le port. Il savait d’où partaient les sampans.
  
  Il marchait vite et ne se sentait pas de très bonne humeur. Cette pluie fine qui n’avait pratiquement pas cessé de tomber depuis son arrivée, était à la longue déprimante et l’affaire n’avançait pas comme il l’aurait désiré. Il sentait que Lau Ping Ling était le nœud de l’histoire, qu’il ne pouvait trouver la piste qu’en partant d’elle. Mais cette fille était un mystère à ses yeux. Quelque chose clochait dans son comportement, mais il voulait recueillir autant de renseignements que possible sur l’énigmatique jeune femme avant de porter son attaque…
  
  Il descendit l’escalier de bois et demanda en anglais si on pouvait le conduire auprès de Lee Ling. Toutes les sampanières répondirent en même temps, essayant chacune d’obtenir sa clientèle. Une belle cacophonie ! Il se boucha les oreilles en riant, puis monta sur le bateau de celle qui lui parut la plus jolie.
  
  Il s’assit dans un des fauteuils d’osier réservés aux passagers et regarda la jeune femme manœuvrer pour dégager le sampan. Elle lui sourit, dit quelque chose en chinois au gosse accroché aux jambes de son pantalon de cotonnade, puis leva son regard rieur vers le quai et cessa de remuer la grosse rame unique.
  
  
  
  — Voici Lee Ling ! annonça-t-elle.
  
  Puis sans attendre de réponse de son passager, elle mit sa main en porte-voix et cria une phrase dans sa langue natale, qui signifiait sûrement :
  
  — Lee ! Voici un client pour toi.
  
  Hubert se retourna pour regarder celle qu’il cherchait descendre l’escalier de bois. Sous l’éclairage des lampes suspendues au-dessus de l’embarcadère, elle lui parut très jolie, très appétissante. Il se leva pour l’aider à monter à bord, mais elle était agile comme un cabri et la main tendue de Hubert la fit rire de toutes ses belles dents blanches. Elle s’assit près de lui et le regarda. Ses yeux continuaient de rire.
  
  — Bonsoir, dit Hubert. Vous êtes sûrement la plus jolie fille de Hong-Kong. Je suis très content de vous connaître.
  
  — Vous êtes gentil… C’est la première fois que je vous vois, n’est-ce pas ?
  
  La sampanière godillait avec ardeur, leur adressant de temps à autre un large sourire. Hubert aimait cette gentillesse chinoise qui rendait aimable les actes les plus sordides. Il ne laissait jamais d’être frappé par l’incroyable différence de « ton » qui séparait la prostitution occidentale et proche-orientale de la prostitution en Chine et surtout au japon.
  
  Ils passèrent près d’un restaurant flottant vivement éclairé. Des clients, sur une passerelle extérieure, choisissaient la langouste qu’ils allaient manger, parmi plusieurs tirées par un employé de l'établissement d’un grand panier à demi immergé. Hubert pensa qu’il lui faudrait trouver le temps d’aller dîner au Pékin, le meilleur restaurant chinois de Hong-Kong.
  
  Ils ne disaient plus rien. Lee Ling allongea son bras pour saisir la main de Hubert qui regardait des effilochures de lumière danser sur l’eau mouvante et noire.
  
  — C’est ici, annonça soudain la jeune femme, alors que la sampanière freinait la course de la grosse barque.
  
  Elle se leva, sauta sur l’avant de son sampan en criant en chinois :
  
  — Chong ! Veux-tu profiter du…
  
  Elle avait soulevé la toile et le reste de la phrase lui resta dans la gorge…
  
  Hubert, comprenant que quelque chose d’insolite se passait, l’écarta pour regarder. À la faible lueur de la lampe à pétrole sur laquelle une casserole d’eau bouillonnait joyeusement, il aperçut le corps de la femme. Il sortit alors une petite torche électrique de sa poche pour éclairer le macabre spectacle.
  
  Dans un petit bol à riz de porcelaine finement décorée, une langue fraîchement coupée semblait le narguer. Lee Ling se cacha le visage dans ses mains et se mit à hurler.
  
  
  -:-
  
  Ils sortaient du poste de police. Hubert estimait à son prix la chance qui l’avait fait arriver en même temps que Lee Ling, et que la sampanière ait pu servir de témoin supplémentaire. L’inspecteur de la police de Hong-Kong n’avait pas caché qu’il croyait au crime de sadique.
  
  Hubert consulta sa montre. Onze heures. Il avait faim. Lee lui toucha le bras.
  
  — Je suis désolée de tous ces ennuis que vous avez eus, dit-elle.
  
  Il lui prit la main.
  
  — Lee, il faut que nous parlions sérieusement. Chong a été assassinée à votre place. C’est vous qui devriez être morte maintenant…
  
  Le joli visage jaune de la jeune femme devint gris. Sa main se crispa dans celle de Hubert.
  
  — Qu’est-ce que vous dites ?
  
  — La vérité, Lee. Je n’étais pas venu pour… Enfin, je n’étais pas un client habituel. J’étais venu pour vous poser des questions et cela gênait certaines gens qui ont voulu vous réduire au silence. Soyez bien certaine que Chong est morte à votre place…
  
  Elle tremblait.
  
  — Ce n’est pas possible !
  
  Il l’entraîna.
  
  — Venez ! Allons dans quelque coin tranquille. Il faut que nous ayons une petite conversation…
  
  Ils arrivèrent assez vite à la voiture. Elle monta sans opposer de résistance. Il démarra et partit en direction de l’est.
  
  — Je ne sais pas pourquoi je vous fais confiance, dit-elle au bout d’un moment. Je ne vous connais pas.
  
  — Vous avez eu le temps de me juger, répliqua-t-il. Vous savez très bien que je ne suis pas un voyou.
  
  Il suivait la route du littoral, conduisant à bonne allure sans oublier de consulter fréquemment le rétroviseur. Aucune lueur de phares derrière eux. Mais, le temps étant couvert, la nuit était très noire et un suiveur habile pouvait passer inaperçu en roulant tous feux éteints.
  
  Hubert freina et vira à gauche, sur une route qui rejoignait la ville à travers les hautes collines du centre de l’île. Il roula cinquante mètres sur cette route, arrêta l’auto, éteignit les lanternes.
  
  — Pourquoi faites-vous cela ? questionna la jeune femme effrayée.
  
  — Je veux savoir si nous sommes filés.
  
  — Vous croyez que ?…
  
  — De deux choses l'une : ou l’assassin ne sait pas encore qu’il a commis une erreur et nous sommes tranquilles pour un moment… Ou bien il le sait et il va essayer de réparer son erreur.
  
  Une minute s’écoula sans que rien se produisît. Hubert repartit doucement et mit les phares en code. La route montait en lacets. Deux kilomètres plus loin, il rangea la voiture sur un terre-plein en corniche d’où l’on pouvait admirer de jour un magnifique panorama sur la mer de Chine entre Deepwater Bay et Repulse Bay. Des gouttes d’eau s’écrasèrent sur le pare-brise à l’instant où Hubert coupait le contact.
  
  Il se rapprocha de Lee Ling et lui prit la main.
  
  — Tant que vous êtes avec moi, vous ne risquez rien. Je suis très capable de vous protéger…
  
  — Me protéger contre quoi ?
  
  Elle tremblait.
  
  — Est-ce que vous avez envie que l’on vous coupe la langue après vous avoir étranglée ? En admettant qu’ils aient étranglé la pauvre Chong « avant » !
  
  Elle frissonna violemment.
  
  — Je vous en prie !
  
  — La seule question que je voulais vous poser est : Que savez-vous au sujet de Lau Ping Ling ?
  
  Elle le regarda, surprise. Leurs yeux s’étaient habitués à l’obscurité relative et ils étaient assez près l’un de l’autre pour distinguer les traits de leurs visages.
  
  — Je ne la connais pas, répondit-elle. Je ne l’ai jamais vue.
  
  Elle avait l’air sincère, mais cela ne prouvait rien. Hubert lui caressa gentiment l’avant-bras.
  
  — Ne jouez pas à ça avec moi, Lee. J’ai vu M. Wan, votre cousin, cet après-midi…
  
  Elle soupira.
  
  — Il est vrai que j’ai recommandé Lau Ping Ling à M. Wan, mais il est aussi vrai que je n’ai jamais vu Lau Ping Ling de ma vie.
  
  — Vous avez dit à M. Wan que vous étiez des amies d’enfance.
  
  Elle ne répondit pas. Hubert, qui continuait de lui tenir la main afin de mieux surveiller ses réactions, la sentit crispée. Il suggéra :
  
  — Quelqu’un vous a demandé de dire cela… Quelqu’un à qui vous ne pouvez rien refuser… Je me trompe ?
  
  Il pensa sans plaisir que si la manière douce ne donnait rien il allait être obligé de se fâcher. Mais, brusquement, elle ouvrit les vannes :
  
  — Oui, quelqu’un m’a demandé de dire cela. Oh ! J’ai peur ! J’ai peur !
  
  Hubert la reçut contre lui et lui caressa doucement la tête en attendant qu’elle se calmât un peu.
  
  — Racontez. Je vous promets que je vous protégerai…
  
  Elle se mit à parler. Son vocabulaire anglais était des plus limités et son accent n’arrangeait rien. Hubert devait faire un rude effort d’attention pour la comprendre. Elle lui expliqua comment Mao, son fiancé, avait levé le pied après qu’elle lui eut remis toutes ses économies, environ vingt mille dollars Hong-Kong. Elle avait informé tout le monde de son désir de vengeance et même promis une récompense à qui l’aiderait à retrouver le coupable et ce qui resterait de l’argent.
  
  Quelques jours après la disparition de Mao, un certain M. Chun était venu la voir sur son sampan. Il s’était d’abord conduit comme un client ordinaire, puis lui avait dit savoir que Mao avait franchi la frontière et se trouvait maintenant à Pékin. M. Chun, qui avait des amitiés de l’autre côté, lui avait offert d’intervenir à certaines conditions. Ces conditions n’étaient pas inacceptables, du point de vue de Lee. M. Chun et ses amis avaient besoin de certains renseignements. Il n’ignorait pas que des marins de la Septième Flotte U.S. venaient quelquefois tirer des bordées à Aberdeen et qu’ils n’oubliaient pas de visiter les sampans tels que celui de Lee… Ces jeunes gens, qui buvaient beaucoup, étaient assez bavards ; il suffisait d’écouter, puis de répéter à M. Chun ce qui avait été entendu…
  
  Lee s’interrompit pour se moucher. Hubert n’était pas surpris le moins du monde par ce qu’il venait d’apprendre. Il savait que les trois quarts des prostituées et taxi-girls chinoises de Hong-kong travaillaient pour des services de renseignements, de l’un ou de l’autre bord. Lee se remit à parler sans qu’il eût besoin de l’en prier.
  
  M. Chun venait la voir assez souvent mais jamais de façon régulière et toujours sans prévenir. Il lui avait affirmé récemment que Mao allait être obligé par les autorités chinoises de revenir à Hong-Kong et de rendre à Lee l’argent qu’il lui avait volé. Il serait également contraint à faire des excuses. Cela n’était plus qu’une question de temps, car il y avait des formalités à remplir…
  
  Ce soir même, lorsqu’elle avait appris que Mao était de retour, elle n’avait pas douté un seul instant que ce fût grâce aux bons offices de M. Chun. Mais elle avait eu une surprise de taille. Mao ne revenait pas de Pékin, mais de Formose ; il le lui avait prouvé en exhibant un sauf-conduit, et il avait bien ri lorsqu’elle lui avait parlé de M. Chun ! En ce qui concernait l’argent, il l’avait dépensé et ne manifestait aucun remords.
  
  — Ce Chun m’a odieusement trompée, conclut-elle.
  
  Et c’était pourquoi elle avait parlé si facilement. Hubert ajouta :
  
  — Non seulement il vous a abusée, mais il a encore essayé de vous faire assassiner. Et il est amusant de constater que c’est Mao qui vous a involontairement sauvée après avoir failli vous perdre.
  
  — Vous croyez que c’est M. Chun qui…
  
  — Ce n’est sûrement pas lui qui a fait le coup puisqu’il vous connaissait et qu’il n’aurait pu commettre une pareille erreur mais c’est sûrement lui qui a donné l’ordre. Il vous avait demandé de faire engager Lau Ping Ling par M. Wan et il ne voulait pas que vous puissiez me raconter comment cela s’était passé…
  
  Lee exprima en chinois et à voix basse ce qu’elle pensait d’un pareil machiavélisme. Hubert réfléchissait.
  
  — Avez-vous un moyen quelconque de retrouver ce M. Chun ?
  
  Elle secoua sa tête brune.
  
  — Non. Je n’ai jamais su où il habite. Mais, il n’est pas venu depuis quelques jours et…
  
  — Allons ! Allons ! chérie ! Il ne va pas revenir maintenant. Et puis je suis pressé.
  
  Il pensa soudain à Bert Morrisson et se dit que c’était exactement le genre de type à pouvoir lui dire où et comment mettre la main sur ce M. Chun. Il lança le moteur.
  
  — On va voir un ami, annonça-t-il en reculant. Je vous emmène.
  
  Bert Morrisson était un de ces personnages extraordinaires dont le destin hors série fait rêver les foules lorsqu’il leur est révélé. Bert Morrisson avait vu le jour dans une petite ville anglaise de la côte ouest. Ses parents étaient des gens très modestes et il avait débuté dans la vie comme ouvrier dans une usine d’emboutissage de métaux. Puis il s’était engagé dans l’armée des Indes, qui l’avait utilisé comme armurier. Il était rapidement devenu un as dans sa spécialité mais, estimant que ses compatriotes ne reconnaissaient pas suffisamment ses mérites, il avait déserté et s’était lancé dans le trafic d’armes.
  
  Pendant un temps, sa tête avait été mise à prix par les Anglais ; mais ceux-ci n’avaient jamais pu lui remettre la main dessus. En 1939, sa fortune était déjà colossale et il avait sa place parmi les grands trafiquants d’armes de l’époque qui se comptaient facilement sur les doigts d’une main.
  
  La guerre venue, il ne pouvait rejoindre son pays dont les autorités se seraient empressées de le mettre en prison puis de le juger pour cette vieille histoire de désertion. Alors, très habilement il avait été se mettre à la disposition des services de renseignements des États-Unis. C’était une recrue de choix et les Américains ne pouvaient la refuser. Et, de cette façon, Bert Morrisson s’était quelquefois trouvé en contact étroit avec des généraux ou des amiraux britanniques qui, en d’autres circonstances, l’auraient avec plaisir expédié devant un conseil de guerre.
  
  La victoire acquise, il avait repris sa liberté d’action, c’est-à-dire ses activités de marchand d’armes. Les marchés ne manquaient pas, avec tous les foyers de guerre qui couvaient encore à travers le monde. Morrisson, qui n’avait plus de patrie, armait les uns et les autres avec la même indifférence. Il avait vendu des armes aux armées de Tchang luttant contre celles de Mao, puis à ces dernières pendant la guerre de Corée. Il avait fourni Israël, aussi bien que les États arabes, Ho Chi-minh, puis Diem, armé les Indonésiens contre les Hollandais, accepté la clientèle de Wesserling cédé quelques surplus en assez mauvais état aux rebelles birmans, et pas mal trafiqué avec les États d’Amérique Centrale.
  
  Sa seule religion était l’argent. Il « faisait » de l’argent. Cette profession de foi lui permettait de bien s’entendre avec les Américains et passablement avec ses anciens compatriotes, maintenant que ceux-ci, en raison des services rendus à la cause alliée pendant la dernière guerre, avaient passé l’éponge.
  
  Bert Morrisson n’était cependant pas tout à fait complètement dénué de scrupules, non plus qu’inaccessible à tout sentiment. Il ne disposait pas aveuglément de la puissance colossale dont il disposait et savait parfois influer sur le cours de l’Histoire. Certain pays un peu trop agressif, pour ne citer qu’un exemple, ne lui avait pas encore pardonné une « erreur » de livraison qui lui avait fait recevoir des munitions dont le calibre différait sensiblement de celui des armes auxquelles elles étaient destinées.
  
  Certains prétendaient que Bert Morrisson était aussi puissant qu’un chef d’État. C’était vrai dans un certain sens puisqu’il était possible d’agir efficacement sur l’orientation des événements internationaux. Lorsque ce propos se trouvait lui être rapporté, il ne disait pas non, mais précisait seulement d’un « petit » État.
  
  Égal d’un chef de « petit » État, Bert Morrisson avait besoin de la protection d’un « grand » État. C’était pourquoi il continuait de rendre certains services aux États-Unis et à la « C.I.A. » en particulier, qui s’en trouvait fort aise, les organismes de renseignements se devant d’entretenir des antennes chez les marchands d’armes dont les carnets de commande sont toujours TRÈS instructifs.
  
  Bert Morrisson disposait lui-même d’un service de renseignements fort efficace, dont le chef était un ancien agent de l’« Intelligence Service » qui avait été limogé pour avoir puisé inconsidérément dans la caisse de son bureau d’opérations. Bert Morrisson, qui le payait suffisamment pour le mettre à l’abri de nouvelles tentations du même genre, était très satisfait de lui.
  
  Hubert savait tout cela et bien plus encore, concernant Morrisson, qu’il appelait familièrement Bertie. À plusieurs reprises, à l’occasion de missions qu’il avait effectuées dans le « Far East », Hubert avait réclamé l’aide de Bertie. Et celui-ci, bien que rechignant souvent, ne lui avait jamais fait défaut. Ils s’étaient même, une fois au moins, trouvés chacun d’un côté de la barricade, et l’un comme l’autre s’étaient souvenus de leur amitié dans la lutte qui les opposait (9).
  
  Depuis plusieurs années, avec la bénédiction de ses anciens compatriotes, Bert Morrisson habitait Hong-Kong, le plus important centre d’affaires de tout l’Extrême-Orient. Hubert connaissait bien la somptueuse villa de Magazine Gap Road, dont les larges terrasses dominaient la ville et le Goulet, avec une vue très étendue sur Kowloon et les Nouveaux Territoires.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  Hubert conduisait vite, en souplesse, sur une route en lacets bordée de grands pins échevelés. La pluie s’était remise à tomber sérieusement et les essuie-glaces fonctionnaient sans arrêt.
  
  La jeune femme demanda soudain, d’une voix où perçait une angoisse difficilement contenue :
  
  — Pensez-vous que je puisse retourner chez moi cette nuit ?
  
  — Ce ne serait sûrement pas prudent. Dès que l’honorable M. Chun apprendra qu’il y a eu erreur sur la personne, il vous donnera la chasse, n’en doutez pas. Vous allez être obligée de vous cacher pendant quelque temps.
  
  Elle toussota dans son poing à demi fermé.
  
  — Combien de temps ?
  
  — Au moins jusqu’à ce que cette affaire soit finie… Au moins jusqu’à ce que j’aie eu la peau de M. Chun.
  
  Elle ne dit plus rien. La situation de gibier ne semblait pas lui plaire particulièrement et Hubert la comprenait fort bien.
  
  — Je ferai aussi vite que possible, assura-t-il.
  
  Puis il pensa brusquement que Bertie ne serait sûrement pas ravi de le voir arriver avec cette fille. Bertie ne voudrait pas être compromis. Et comme Hubert ne pourrait pas lui expliquer toute l’affaire, il n’aurait aucune raison de croire en la bonne foi de Mlle Lee Ling. De toute façon, emmener cette fille chez Bertie serait contraire à toutes les règles de sécurité et de « courtoisie » en usage dans les milieux de renseignements. « Ce doit être la pluie qui m’obscurcit le cerveau ! » se dit-il, in petto.
  
  Il décida de passer par la ville et déboucha finalement dans Queens Road East, un peu au-dessus du sanatorium. Il gagna Johnston et n’eut que l’embarras du choix pour s’arrêter devant un établissement doté du téléphone.
  
  — Ne bougez pas d’ici, conseilla-t-il à sa passagère. Je vais donner un coup de fil et je reviens. Deux minutes.
  
  Elle ne répondit pas et eut une contraction du visage qui pouvait être un sourire. Il pensa qu’elle pourrait prendre un cordial pendant qu’il serait dans la cabine.
  
  — Vous voulez descendre boire quelque chose ?
  
  Elle refusa d’un mouvement de tête et se pelotonna frileusement contre la portière. Il n’insista pas et pénétra dans le restaurant chinois qu’il avait choisi. Cela lui rappela qu’il avait faim.
  
  — Je voudrais d’abord téléphoner, dit-il au patron accouru.
  
  Le Chinois s’empressa de lui en donner les moyens. Hubert chercha le numéro de Morrisson dans l’annuaire et l’appela. Un domestique chinois répondit d’abord, puis Hubert eut Bertie en ligne.
  
  — Allô ! c’est vous, vieux brigand ?
  
  — Qui est à l’appareil ? demanda Bertie sans s’émouvoir. Je n’ai pas très bien compris votre nom.
  
  — Duncan O’Brien.
  
  — Je ne connais personne de ce nom-là, mais il me semble connaître votre voix ?
  
  — On m’appelle aussi Hubert, et vous avez pu me connaître encore sous d’autres noms.
  
  Il y eut un bref silence. Puis Bertie reprit :
  
  — Je vois.
  
  Hubert se dit que Morrisson aurait pu sans danger exprimer un peu plus de satisfaction.
  
  — Ça n’a pas l’air de vous combler d’aise, dites donc ?
  
  — Écoutez, mon vieux, je suis très occupé en ce moment et je préférerais que vous me rappeliez demain matin. Okay ?
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — Je suis navré de vous importuner, Bertie. Mais mon truc est urgent. Très urgent. Et je crois que vous ne pouvez pas me refuser ça.
  
  — Merde ! grogna l’autre. Alors, venez. Mais grouillez-vous.
  
  — Cinq minutes. À tout de suite.
  
  Hubert raccrocha, retrouva le patron dans la salle, qui voulut l’entraîner vers une table.
  
  — Désolé, mais l’ami que j’attendais est malade. Il faut que j’aille le voir.
  
  Le Chinois eut un large sourire et reconduisit Hubert jusque sur le trottoir en l’accablant de vœux pour la santé de son ami. Il parlait encore quand Hubert s’aperçut que Lee n’était plus là…
  
  Hubert regarda vivement à droite, puis à gauche. L’avenue était bien éclairée et il n’y avait pas assez de monde sur les trottoirs pour qu’on ne pût y reconnaître quelqu’un à cent mètres. Il ne vit pas la jeune femme.
  
  Que s’était-il passé ? Il avait été absent à peine trois minutes. Elle n’avait pu s’impatienter. D’ailleurs, elle l’avait sûrement vu entrer dans le restaurant. Un enlèvement ? À cet endroit ? Avec tout ce monde, en pleine lumière ? C’était bien douteux.
  
  Il patienta deux minutes encore, cherchant la jeune femme du regard parmi la foule des passants. Bertie l’attendait et il avait l’air pressé. Et puis, après tout, Lee Ling semblait avoir vidé son sac. Il ne pouvait guère espérer en tirer davantage. Tant pis. Tant pis pour elle.
  
  Par habitude, il jeta un coup d’œil entre les deux sièges et alla même soulever le couvercle de la malle. Il lui était déjà arrivé de transporter ainsi des passagers clandestins et il n’avait pas aimé cela. Rassuré, il prit le volant et démarra, sans prêter la moindre attention au féerique spectacle des enseignes chinoises lumineuses et multicolores.
  
  Il était plus intrigué que rendu furieux par la disparition inexplicable de Lee Ling. Il décida soudain de n’y plus penser et entreprit de faire le bilan de la soirée.
  
  En admettant que Lee eût dit la vérité et il le croyait, Lau Ping Ling avait été engagé au Métropole sur la recommandation indirecte de l’honorable M. Chun, agent de renseignements de la Chine Populaire. Il fallait donc admettre que Lau était au moins en bons termes avec M. Chun, ce qui ne laissait pas d’être surprenant, Lau ayant aidé un agent de renseignements américain à s’évader depuis le Yun-Nan jusqu’à Macao.
  
  Conclusion facile à tirer : Lau avait vendu Arthur O’Brien aux Chinois, qui l’avaient récompensée en lui donnant une situation et un appartement. Ce n’était sûrement pas, en effet, après une seule semaine de travail que la jeune femme avait pu s’installer aussi confortablement.
  
  Mais pourquoi Lau avait-elle attendu que l’évasion eût réussi pour livrer Arthur à ses adversaires ? Pourquoi pas avant ?
  
  Une seule explication : ils voulaient savoir qui Arthur contacterait en arrivant à Macao. Hubert cessa de respirer une seconde. Loh So-Fu, l’aimable Loh So-Fu était maintenant brûlé et il était du devoir de Hubert de prévenir M. Smith qui prendrait les mesures nécessaires.
  
  La voiture grimpait en ronflant la dure côte de Magazine Cap. Hubert commença à prêter quelque attention aux numéros. C’était là. Il freina, s’assura d’un coup d’œil dans le rétroviseur qu’aucune voiture n’arrivait derrière lui et fit demi-tour sur le terre-plein en demi-rotonde réservé à cet effet. Le chemin qui grimpait jusqu’à la propriété de Morrisson se greffait sur la route à un angle si aigu qu’il était impossible de s’y engager directement en montant de la ville.
  
  Hubert mit le levier des vitesses sur « low » et lança la voiture à l’assaut de la pente raide, cimentée, qui grimpait au flanc de la colline jusqu’à un grand portail blanc devant lequel il fut obligé d’arrêter.
  
  Coup de klaxon. Le portail s’entrouvrit. Un Chinois circonspect, qui tenait ostensiblement sa main droite dans la poche trop gonflée de son imperméable, sortit de l’ombre et vint vers Hubert.
  
  — Que désirez-vous ?
  
  — Je viens voir Morrisson. Il m’attend.
  
  — Quel est votre nom ?
  
  Hubert se demanda quel nom Morrisson avait bien pu donner au gardien ; celui d’emprunt, sûrement.
  
  — Duncan O’Brien.
  
  — Je vais vous ouvrir. Vous êtes seul ?
  
  — Je n’en sais rien, répliqua Hubert. Regarde s’il n’y a personne sur le toit.
  
  Sans se vexer, le Chinois examina l’arrière de la voiture, puis alla ouvrir le portail. Hubert démarra lentement et pénétra dans la propriété. Un coup d’œil dans le rétroviseur lui apprit que le gardien refermait aussitôt le portail. Bert avait quelques raisons, bien sûr, de prendre certaines précautions. Il ne devait pas manquer d’ennemis et ces ennemis-là étaient de ceux qui ne reculent pas devant l’assassinat comme moyen de règlement d’un litige.
  
  L’allée, cimentée, serpentait à travers un parc touffu avant de déboucher devant la grande maison blanche, de style Victorien. Hubert arrêta l’auto devant le perron. Une porte s’ouvrit, deux Chinois apparurent. À peine descendu, Hubert se trouva encadré.
  
  — Excusez-nous, monsieur, dit l’un des hommes. Nous devons nous assurer que vous n’êtes pas armé.
  
  Avec une dextérité remarquable, ils le palpèrent du haut en bas. Hubert n’avait sur lui qu’un solide couteau, à multiples usages.
  
  — Voulez-vous me remettre votre couteau, demanda celui qui avait déjà parlé. Nous vous le rendrons quand vous repartirez.
  
  Hubert n’était pas toujours d’un commerce facile. Il avait quelques petites idées bien arrêtées sur ce qui pouvait lui être demandé et sur ce qui ne pouvait pas l’être. Il n’admettait pas, par exemple, qu’on prétendît le désarmer avant qu’il pût entrer chez un ami. Le couteau était pour lui beaucoup plus un outil qu’une arme, mais la question était de principe ; de pur principe.
  
  — N’y comptez pas, répliqua-t-il froidement.
  
  Le Chinois resta impassible. L’autre fit un pas en arrière.
  
  — Les ordres sont…
  
  — Je me fous des ordres, reprit Hubert d’un ton de plus en plus glacé. Allez dire à Morrisson que je suis ici. On ne vous demande pas davantage.
  
  — Les ordres sont formels, monsieur. Vous devez me remettre ce couteau…
  
  Hubert sentit la moutarde lui monter au nez. Il trouvait inadmissible que Bertie n’eût pas donné pour instructions qu’on l’admît sans procès.
  
  — Allez vous faire foutre.
  
  Il voulut contourner la voiture pour marcher vers le perron. Avec une rapidité exemplaire, les deux Chinois lui sautèrent dessus, chacun de son côté et il se trouva dans le même temps immobilisé par une double prise de bras communément appelée « Viens donc », ce qui prouvait, en dehors d’une technique parfaite, que les deux lascars n’étaient pas très au fait des dernières évolutions de la « self-défense », cette prise étant abandonnée depuis plusieurs années, notamment par les policiers de divers pays qui en avaient fait leurs choux-gras, depuis qu’une contre-attaque extrêmement simple et fort efficace avait été découverte et mise au point.
  
  Hubert se laissa entraîner vers la maison, juste assez pour avoir le champ libre et n’être plus gêné par la voiture. Puis, brusquement, il leva les deux pieds, se laissant porter par les deux Chinois qui se trouvèrent du même coup en léger déséquilibre avant. Les deux jambes de Hubert, bien écartées, se retrouvèrent devant celles de ses adversaires qui trébuchèrent dessus. Le reste, un jeu d’enfant. On entendit le choc de deux crânes l’un contre l’autre, puis celui, amorti, de deux corps sur le sable humide de la cour.
  
  Hubert se redressa, remonta le col de son imperméable, se frotta les mains et gagna le perron. La porte était restée entrouverte. Il la franchit et referma derrière lui. Le hall, vaste et luxueux, abondamment garni d’œuvres d’art chinoises, était vide.
  
  Hubert toussota pour annoncer sa présence, puis alla frapper à la porte du salon. Personne ne répondant, il ouvrit et se trouva en face d’un affreux colosse de race blanche qu’il reconnut aussitôt.
  
  — Hi ! Bob !
  
  Bob était depuis des années le garde du corps de Morrisson. Dans les temps anciens, Hubert et lui avaient eu des « mots ». Bob avait le don de taper sur les nerfs de Hubert et ce n’était pas la différence de taille et de poids qui pouvait retenir celui-ci.
  
  Le géant, qui s’était immobilisé à bonne distance, le considéra sans bienveillance aucune et sans paraître le reconnaître. Désinvolte, Hubert reprit :
  
  — Alors, vieux garçon ? On ne reconnaît plus les amis ?
  
  Un coup de sifflet strident se fit entendre, provenant de l’extérieur. Hubert devina qu’un des Chinois, à demi réveillé, donnait ainsi l’alerte. Il vit les énormes mâchoires de Bob se contracter et une lueur de compréhension des événements éclairer les petits yeux noirs trop rapprochés. Il crut que le colosse allait lui sauter dessus sans plus, réfléchir et fléchit les genoux, bien décontracté, prêt à le recevoir.
  
  Mais, Bob marcha vers la porte restée ouverte en paraissant se désintéresser de Hubert qui fit un pas de côté pour le laisser passer. Heureusement pour lui, Hubert savait que Bob n’était pas aussi bête qu’il le paraissait et qu’il était même capable de ruse. Plusieurs échecs, dans le passé, avaient dû lui apprendre qu’il n’était jamais bon d’attaquer Hubert de face…
  
  C’était bien ça. À l’instant qu’il passait près de Hubert, le géant essaya de lui prendre le cou dans l’étau de son bras. Eût-il réussi que Hubert se fût trouvé dans une mauvaise posture. Mais ce dernier avait lancé son coude au bon moment dans les côtes de l’adversaire, ce qui lui permit d’« effacer » sa tête menacée avec une dérisoire facilité. Il se redressa derrière l’épaule droite du colosse qu’un léger déséquilibre avant rendait particulièrement vulnérable. Hubert aurait pu lui faire un retournement du bras droit et le tenir ainsi à sa merci. Mais cela eût été trop simple. Hubert voulait s’amuser un peu. Il se contenta d’accentuer le déséquilibre de la brute et de lui servir un « blocage » de jambes qui l’expédia le nez sur le carrelage.
  
  Hubert fit deux pas en arrière et regarda l’autre se relever péniblement.
  
  — Tu devrais savoir, Bob, depuis le temps que nous nous connaissons, qu’il ne faut jamais jouer à ça avec moi.
  
  L’affreux ne répondit pas. Il était cramoisi et deux rides profondes barraient verticalement son front bas. Il oscilla un instant sur ses jambes, puis avec une rapidité surprenante, tira un monstrueux revolver de sous son blouson. Hubert examina l’engin braqué sur son ventre.
  
  — « Smith et Wesson », 44 Magnum ?
  
  — Ouais, gronda Bob. Et maintenant tu vas marcher droit où je te flanque du plomb dans les tripes !
  
  — Doucement, conseilla Hubert. Vas-y doucement ! Morrisson est un ami et il ne serait pas content si tu m’esquintais.
  
  — Ne bouge pas, riposta la grande brute. Surtout ne bouge pas !
  
  Il le contourna, lui colla le canon de son arme dans les reins – quelle imprudence – et ordonna :
  
  — Vas-y, Toto. C’est la porte au fond, là-bas.
  
  Vingt mètres à parcourir, sur un terrain relativement bien dégagé. Hubert se mit en marche. Bob cessa tout d’un coup de le pousser avec son engin, ce qui ne faisait nullement son affaire car il lui était absolument nécessaire de connaître la positon de l’arme.
  
  Il trouva le renseignement désiré dans un grand miroir placé au-dessus d’un meuble d’appui, entre deux fenêtres. Encore deux pas et il passa à l’attaque.
  
  Il s’arrêta brusquement sur son pied droit en pivotant, en même temps son bras gauche s’abattit en fauchant avec une force terrible. Le coup partit, mais Hubert ne se trouvait plus dans la ligne de tir. Déjà, son bras gauche remontait, s’enroulant autour de celui de Bob. Celui-ci se retrouva plié en deux, grognant de douleur, et dût lâcher son arme. Un « atémi » très sec sur la nuque, en K.O. technique, termina l’affaire.
  
  Hubert laissa Bob s’écrouler, ramassa le « 44 Magnum » et se dirigea vers la porte que lui avait indiquée l’affreux colosse. Il ouvrit, se trouva dans une bibliothèque. Une autre porte en face…
  
  Bertie était là, dans une sorte de petit salon particulier, en train de lutiner une belle sur un divan. Hubert comprit alors pourquoi le trafiquant paraissait si contrarié d’avoir à le recevoir maintenant : il s’apprêtait à cueillir un beau fruit et craignait qu’un contretemps ne laissât au beau fruit le loisir de se raccrocher aux branches.
  
  — Hello !
  
  Bertie se retourna, furieux, puis se figea en reconnaissant Hubert. La jeune femme, une très jolie blonde, probablement une Anglaise, se dégagea, cramoisie et entreprit de reboutonner son corsage. Avec une souplesse étonnante pour son poids, Bert Morrisson se mit sur ses pieds.
  
  — Qu’est-ce que vous foutez là ? gronda-t-il sans la moindre aménité.
  
  Hubert arborait son plus joli sourire.
  
  — Navré de vous déranger. Je croyais que vous m’attendiez ?
  
  Bertie fronça les sourcils.
  
  — Vous n’avez rencontré personne ?
  
  Hubert haussa les épaules.
  
  — Deux ou trois types, je crois… À propos, Bertie, vous feriez bien de changer votre personnel. Un homme de votre position se doit d’avoir des gens stylés.
  
  Morrisson commençait à comprendre.
  
  — Qu’en avez-vous fait ?
  
  — Moi ? Rien. Les deux Chinois se sont précipités sur moi avec une telle ardeur qu’ils se sont cognés la tête l’un contre l’autre. Quant à Bob, toujours aussi drôle…
  
  Hubert posa sur un guéridon le gros « Magnum » et continua :
  
  — Il voulait me montrer ça, très fier. Mais, vous savez comme il est maladroit. Le coup est parti sans qu’il le veuille. Il a eu peur, il a glissé et il est tombé si malencontreusement qu’il…
  
  — S’est assommé ! compléta Bertie.
  
  — Je ne vous le fais pas dire.
  
  Hubert s’inclina, toujours souriant, puis regarda la dame.
  
  — Mais, je ne voudrais pas interrompre plus longtemps un aussi aimable tête-à-tête. Je puis attendre à côté que vous ayez terminé…
  
  Il consulta sa montre.
  
  — Une demi-heure vous suffira-t-il ?
  
  La grosse face de bouledogue de Morrisson se contracta.
  
  — N’exagérez pas, mon vieux. Ça suffit comme ça.
  
  Il se tourna vers la jeune femme.
  
  — Liza, voulez-vous m’attendre ici ? J’en ai pour très peu de temps.
  
  — Je verrai, répliqua-t-elle d’un air pincé.
  
  Morrisson eut un mouvement vers elle, puis saisit le bras de Hubert et le poussa vers la porte.
  
  — Allons dans mon bureau.
  
  Le grand Bob était toujours gisant dans le grand salon ; mais il n’était plus seul. Un des Chinois qui avait accueilli Hubert devant la maison était agenouillé près de lui, essayant de le réveiller. Morrisson cria :
  
  — Foutez-moi le camp d’ici ! Je ne veux pas vous voir dans ce salon !
  
  Ils traversèrent le hall. Morrisson tira de sa poche un trousseau de clés et ouvrit une porte.
  
  — Entrez.
  
  La lumière jaillit. Hubert reconnut le décor qui n’avait pas changé depuis sa dernière visite. Il se laissa tomber dans un des profonds fauteuils de cuir et dit d’un ton sec :
  
  — Trêve de plaisanterie, Bertie, je trouve inadmissible que vous n’ayez pas prévenu vos sbires de mon arrivée.
  
  Morrisson se mit à rire.
  
  — J’ai agi sciemment. Je connais votre incompatibilité d’humeur avec Bob, et je pense que ce grand zèbre a besoin de recevoir une leçon de temps à autre.
  
  — Très drôle, apprécia froidement Hubert.
  
  — Allons, reprit gaiement Morrisson, ne vous fâchez pas. Vous ne risquiez rien.
  
  — Je risque que la prochaine fois le grand zèbre me tire dessus sans préavis… À propos, vous n’avez pas entendu partir le « Magnum », peut-être ?
  
  Bertie redevint sérieux.
  
  — Bob a tiré ?
  
  — Il semble que ça ait fait pas mal de bruit ?
  
  — La pièce du fond est insonorisée, Hube. Vous pouvez vérifier si vous ne me croyez pas.
  
  — Je n’ai pas de temps à perdre.
  
  — On fait la paix ?
  
  — On fait la paix.
  
  Morrisson vint lui serrer la main.
  
  — Bon ! Que puis-je faire pour vous ?
  
  Hubert se releva, ôta son imperméable et dit :
  
  — D’abord, me donner un sandwich avec un verre de vin. Je n’ai pas encore dîné.
  
  Morrisson manœuvra les boutons d’un interphone posé sur son bureau et passa la commande en chinois. Hubert reprit sa place dans le fauteuil.
  
  — J’ai besoin d’un renseignement, Bertie. C’est important. Je sais que votre service de renseignements fonctionne magnifiquement…
  
  Morrisson eut un petit sourire satisfait.
  
  — Ça ne vaut pas la « C.I.A. », mais c’est très suffisant pour moi.
  
  — J’ai besoin de savoir qui est un certain M. Chun.
  
  Morrisson demeura impassible.
  
  — Chun ?
  
  — Je sais très peu de choses sur lui, sinon qu’il travaille pour les gens de Pékin.
  
  Morrisson décrocha un téléphone, forma un numéro…
  
  — Allô, fit-il lorsqu’il eut obtenu la communication. Connaissez-vous un certain Chun, qui travaillerait pour Pékin ?
  
  Hubert devina que Morrisson parlait au chef de son service de renseignements.
  
  — S’il le connaît, glissa-t-il, demandez-lui aussi le moyen de le joindre.
  
  Morrisson écoutait et son visage s’éclairait lentement d’un sourire.
  
  — Merci, dit-il au bout d’un long moment.
  
  Il raccrocha et regarda Hubert.
  
  — Chez nous, il n’y a qu’à demander pour être servi. M. Chun ? Nous ne connaissons que lui.
  
  Il fit une pause.
  
  — Et quand je dis « nous », cela vous englobe.
  
  — Je le connais, moi ?
  
  — Oui. Vous l’avez même connu par mon entremise, il y a six ou sept ans de cela. Rappelez-vous, vous m’aviez joué un joli tour de cochon à propos d’une affaire de vente d’armes.
  
  — Je m’en souviens fort bien, répondit Hubert qui s’étonnait encore que Morrisson ne lui en ait pas tenu rigueur.
  
  — Chun s’appelait alors Chen Sun.
  
  Hubert ne dit rien, mais ses yeux semblèrent se rapetisser. Chen Sun ! ce gros poussah qui s’était fait passer pour un envoyé de Paï Chung, le général de Tchang qui tenait encore le Yun-Nam contre les troupes de Mao Tsé-toung.
  
  — Je m’en souviens fort bien.
  
  — Parfait. Et si vous voulez le joindre, voici comment il faut vous y prendre…
  
  On frappa à la porte.
  
  — Entrez ! cria Morrisson.
  
  Le grand Bob entra, l’œil vague, la démarche incertaine, portant un plateau chargé d’un sandwich, d’une bouteille de vin français et de deux verres. Hubert le regarda poser le tout sur un coin de bureau et dit :
  
  — J’espère qu’il ne l’a pas empoisonné.
  
  L’affreux colosse ne répondit même pas. Il repartit de la même façon qu’il était venu.
  
  — J’ai l’impression que vous l’avez sonné, remarqua Morrisson.
  
  — Oh ! si peu…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  Hubert consulta sa montre : minuit moins vingt. Il était à l’heure et se félicita d’avoir pris le temps de dîner au Pékin. Il aimait beaucoup ce restaurant avec ses petits boys chinois toujours souriants, ses portraits de Martine Carol et Christian Jacques de part et d’autre de l’entrée (10), et ses garçons vêtus de blouses blanches fermées au col qui donnaient à l’ensemble un air très « infirmerie spéciale ».
  
  Il pénétra dans l’immeuble et prit l’ascenseur. Il n’avait pas encore digéré l’information que lui avait donnée Bertie : le meilleur moyen, actuellement, pour joindre l’Honorable M. Chun, alias Chen Sun, était de s’adresser à une certaine Lau Ping Ling, taxi-girl au Métropole.
  
  C’était assez inattendu et Hubert se rendait compte soudain combien il avait joué avec le feu. Ce n’était pas cela qui le tracassait, mais le fait d’avoir joué sans le savoir. Il était bien décidé à continuer sur cette lancée, mais en toute connaissance de cause.
  
  
  
  Il pénétra dans le dancing après avoir laissé son imperméable au vestiaire. Lau était sur la piste, dans les bras d’un petit Chinois qui se collait à elle comme une ventouse. Elle aperçut Hubert sur le seuil et lui adressa un tendre sourire. Auquel il répondit.
  
  Le maître d’hôtel le conduisit à une table, à gauche de l’orchestre et lui donna le « menu ». Il cocha le nom de Lau. Le Chinois se pencha et dit que Mlle Lau Ping Ling était déjà retenue pour le dernier tour. Hubert en doutait, mais il n’avait aucun moyen de vérifier et dut s’exécuter. Un billet de dix dollars fit l’affaire.
  
  On lui apporta le thé. À travers les feuilles tremblotantes d’un faux palmier, il apercevait les courbes agréables de la chanteuse qui nasillait sur un air de mambo. Jolie robe de brocart d’or, fendue très haut sur le côté ; à tel point qu’en se tortillant sur le rythme la jeune femme découvrait toutes les secondes un morceau de cuisse nue au dessus de la limite du bas.
  
  Hubert trouvait cela fort agréable et il se souvenait du torticolis qu’il avait attrapé lors de son premier séjour à Hong-Kong à force de suivre du regard les jupes fendues des Chinoises se promenant dans la rue.
  
  L’orchestre se tut, la chanteuse aussi. Applaudissements, c’était le temps du changement de table. Lau arriva, toute souriante, avec une pointe de tendresse dans le regard. Hubert se leva pour l’accueillir et lui baisa gentiment le creux de la main.
  
  Le matin, en la quittant, alors qu’elle lui demandait de revenir la nuit suivante, il avait eu envie de lui donner rendez-vous directement à l’appartement. Il s’était souvenu à temps que c’eût été lui faire une injure grave.
  
  Les taxi-girls aimaient, lorsqu’elles s’étaient affichées avec un homme, surtout un Blanc, que cet homme revînt le lendemain au dancing, ne fût ce qu’un quart d’heure, leur manifester de l’intérêt. Ainsi, elles ne perdaient pas la face et c’était une chose très importante pour elles.
  
  Ils dansèrent et parlèrent de choses sans intérêt pendant un quart d’heure. Puis ce fut la fermeture. Hubert attendit de nouveau la jeune femme dans le hall, en compagnie d’autres élus. Presque tous étaient chinois, excepté un Anglais ivre et moustachu.
  
  Elle voulut appeler un taxi, mais il prévint son geste.
  
  — J’ai loué une voiture.
  
  Elle trouva l’idée excellente, mais, après qu’ils furent partis, elle protesta :
  
  — Si tu veux passer avec de l’autre côté, nous en avons pour une heure.
  
  Il la rassura.
  
  — Je vais la laisser à proximité du « Star Ferry ».
  
  Il trouva une place au bord de Wardley street et ils finirent à pied. Lau s’accrochait amoureusement au bras de Hubert, qui ne savait plus que penser. Cette petite était si mignonne, si « oiseau des îles », qu’il était difficile de la soupçonner de double jeu. Pourtant, il n’était guère possible de conserver le moindre doute.
  
  Ils traversèrent le chenal. À cette heure tardive, il y avait peu de monde sur le ferry. Hubert en profita pour repérer tous les visages des passagers afin de voir ultérieurement s’ils étaient suivis.
  
  Il pensait que Lau allait encore essayer de l’entraîner au « Miramar » ou au « Blue Sky », mais elle lui proposa d’aller directement chez elle et il accepta sans discuter.
  
  L’amah vint ouvrir, toujours effacée, toujours baissant les yeux. Lau lui dit quelques mots, puis se débarrassa de son imperméable, aidée par Hubert, qui ôta le sien aussitôt après. L’amah emporta les vêtements mouillés.
  
  — Je lui ai dit de nous servir un petit whisky, dit Lau en riant. Je suppose que tu dois en avoir assez de boire du thé.
  
  Elle l’entraîna vers un divan qui se trouvait dans un coin du living-room, se glissa contre lui et lui tendit sa bouche. Ils étaient si intéressés par ce qu’ils étaient en train de faire qu’ils n’entendirent même pas l’amah revenir et ne sursautèrent qu’au choc du plateau sur la table basse. Lau se mit à rire. Elle fit le service. Ils burent quelques gorgées. L’amah était repartie à la cuisine. Lau se leva, fila dans la chambre et revint en combinaison, laquelle était fendue sur le côté, comme la robe.
  
  Hubert commençait à perdre sérieusement les pédales, à tel point qu’il décida de libérer sans plus attendre son… esprit de cette hypothèque, afin de pouvoir mieux aborder ensuite le sujet qui l’occupait.
  
  Elle protesta faiblement.
  
  — Oh ! non ! Mon chéri… Pas ici ! Pas ici !
  
  Puis le laissa faire.
  
  Ce fut un intermède assez bruyant et Hubert aurait parié sa chemise que l’amah s’était rapprochée dans le couloir. L’hypothèque levée, et bien levée, il se releva lui-même et prit le chemin de la salle de bains.
  
  Il fallait puiser dans la baignoire pleine avec une casserole. La saison des pluies n’étant pas encore vraiment commencée, les restrictions étaient en vigueur et la distribution d’eau courante limitée entre quatre heures trente et huit heures trente l’après-midi (11).
  
  Ils se retrouvèrent dix minutes plus tard devant un second whisky. Hubert savait que l’amah ne comprenait pas un mot d’anglais et qu’il pouvait y aller sans crainte. Il se disposait à attaquer lorsque la voluptueuse Chinoise remit elle-même la question sur le tapis en lui demandant si ses recherches en vue de retrouver Arthur avaient progressé…
  
  Il prit un air ennuyé et se mit à lui jouer une comédie digne du grand répertoire. Il était très amoureux d’elle, il avait follement envie d’elle, mais cela ne l’empêchait tout de même pas de rester lucide. Et il ne pouvait s’empêcher de s’interroger à son sujet…
  
  Il y avait tout juste un peu plus d’une semaine qu’elle était arrivée à Hong-Kong, dans le plus complet dénuement… Comment avait-elle pu, en si peu de temps, acquérir cet appartement confortable, presque luxueux, et les services d’une amah ? Il était assez facile de pouvoir faire le compte des revenus d’une taxi-girl…
  
  Elle l’interrompit en riant. Pauvre chéri ! Quelles idées allait-il se mettre en tête ? Cet appartement ne lui appartenait pas. C’était celui d’une amie qui était partie récemment avec un officier américain pour les Philippines.
  
  Elle se leva, alla chercher des documents, note d’électricité, de téléphone, toutes au nom de Kam Mui Chun. L’amah elle-même appartenait à Kam Mui Chun.
  
  Hubert était hypnotisé par « Chun ».
  
  — Est-ce également cette amie qui t’a procuré ton emploi au « Métropole » ?
  
  — Oui. Pas directement. C’est un de ses oncles qui est intervenu.
  
  — M. Chun ?
  
  Elle marqua une légère surprise.
  
  — On l’appelle ainsi. Tu le connais ?
  
  — Non. Et toi ?
  
  — Je ne l’ai jamais vu.
  
  — Qu’est-ce qu’il fait dans la vie, ce M. Chun ?
  
  Elle but quelques petites gorgées de whisky et répondit d’un ton vague :
  
  — Il est dans les affaires, je crois.
  
  — Quelles affaires ?
  
  — À Hong-Kong, tout le monde est dans les affaires.
  
  — Je suppose que tu as son adresse ?
  
  Elle le considéra avec une soudaine méfiance.
  
  — Pour quoi faire ?
  
  — Eh bien, puisque ton amie est si gentille avec toi… M. Chun pouvait encore t’être utile, non ?
  
  — Je n’ai pas son adresse, Kam a fait un maximum pour moi ; je ne puis en demander plus. C’est à moi de me débrouiller, maintenant.
  
  Il décida de ne pas insister davantage pour l’instant et de reprendre l’entretien à un moment qu’il jugerait favorable.
  
  — Si nous allions nous coucher ? proposa-t-il.
  
  Elle se détendit et lui caressa la bouche du bout des doigts.
  
  — C’est une excellente idée, monsieur, approuva-t-elle.
  
  Il vida son verre, puis se leva, prit la jeune femme dans ses bras et l’emporta vers la chambre.
  
  Ils étaient déshabillés lorsque plusieurs coups d’avertisseurs montèrent de la rue. Lau eut un léger sursaut, puis marcha jusqu’à la fenêtre, écarta l’une de l’autre deux lamelles du store métallique anti-solaire et regarda dans la rue.
  
  Hubert était déjà derrière elle et regardait aussi. Une Austin noire était arrêtée en bas. Hubert aperçut vaguement un visage. Lau fit un signe de la main. L’homme rentra sa tête et la voiture repartit à toute vitesse.
  
  Lau se retourna, maussade.
  
  — Il ne fallait pas te montrer, reprocha-t-elle.
  
  — Qui était-ce ?
  
  — Un ami…
  
  Un client, probablement. Hubert attira contre lui le joli corps nu de la Chinoise…
  
  Une heure plus tard Lau sonna l’amah qui arriva bientôt en peignoir, avec les serviettes chaudes et le thé. Hubert se sentait bien. Il appréciait en connaisseur le « service » à la chinoise. Excepté au Japon, on ne faisait mieux nulle part ailleurs.
  
  Hubert se leva pour mettre un disque sur le tourne-disque. Lau lui tendit une tasse de thé gris, bien chaud. Ils burent lentement, sans se quitter des yeux. Il remarqua qu’elle avait l’air un peu triste.
  
  Elle dit en reposant la tasse :
  
  — Il est difficile de croire que tu es un Américain.
  
  — Pourquoi ?
  
  Elle baissa pudiquement ses paupières bridées.
  
  — Parce que… Parce que, habituellement, les Américains font ça sans s’occuper de la partenaire. Pfutt ! et c’est fini. Toi, tu es un bon amant.
  
  — J’ai du sang français dans les veines, chérie.
  
  Elle rit.
  
  — Je comprends. Tu sais, les Anglais sont pires encore que les Américains, car eux, ils ne disent même pas un mot.
  
  Hubert se sentit soudain fatigué.
  
  — Si on dormait un peu ? suggéra-t-il. Ne serait-ce qu’une petite heure ?
  
  Il s’allongea. Elle resta debout jusqu’à la fin du disque, arrêta l’appareil et rejoignit Hubert dans le lit. Il sentit le petit corps frais et ferme venir se coller au sien. Ce fut sa dernière sensation. Il dormait déjà quand elle allongea le bras pour éteindre…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  Hubert se réveillait lentement. La première impression qu’il eut fut d’avoir la bouche pâteuse ; la seconde : d’avoir dormi beaucoup plus profondément que d’habitude.
  
  Il ouvrit péniblement les yeux. Il faisait grand jour et la lumière l’aveugla, lui arracha des larmes. Il s’essuya avec ses doigts. Le souvenir de Lau, son étrange maîtresse, lui revint et il allongea son bras gauche pour la toucher. Sa main ne rencontra que le vide, puis tomba sur quelque chose d’assez dur, qui le surprit.
  
  Quelques instants plus tard il réussit à tenir ses yeux ouverts et put distinguer ce qui l’entourait. Et les surprises succédèrent alors aux surprises…
  
  Il ne connaissait pas l’endroit où il se trouvait. C’était une grande pièce aux murs nus, avec quelques meubles de laque. Il était allongé sur une natte, tout habillé. Ne s’était-il pas endormi tout nu dans le lit de Lau Ping Ling ? Il fouilla dans sa mémoire. Peut-être était-il encore mal réveillé et oubliait-il quelque chose d’essentiel qui s’était produit depuis cela…
  
  Il ne parvint pas à se rappeler qu’il s’était habillé, ni qu’il était sorti pour changer d’endroit. Il se mit assis et sa bouche pâteuse, ajoutée au reste, l’incita à se demander s’il n’avait pas été drogué, puis enlevé. Ce n’était pas, en tout cas, impossible !
  
  Il tâta ses poches, sortit son portefeuille pour l’examiner. On ne lui avait rien pris. Il n’était pas attaché. On ne lui avait fait aucun mal. Bizarre !
  
  Il se mit debout. La tête lui tournait un peu. Il dut s’appuyer au mur pour gagner la fenêtre, il ne vit que la végétation luxuriante d’un grand parc, qui ne lui apprit absolument rien.
  
  Il se retourna et marcha vers la porte. Au même instant, celle-ci s’ouvrit. Une vieille Chinoise entra, portant un plateau assez lourdement chargé.
  
  — Où suis-je ? questionna Hubert.
  
  La vieille le considéra froidement sans répondre. Peut-être ne comprenait-elle aucun mot d’anglais. Hubert le lui demanda. Elle resta sans réaction et sortit à reculons, tirant la porte après elle. Il n’entendit pas de clé tourner dans la serrure.
  
  Tout cela était étrange, mais non menaçant. Il regarda le plateau, posé sur une table basse. C’était un solide « breakfast » à l’américaine, avec jus de fruit, œufs au bacon, fromage, fruit, toasts, beurre et confiture, avec un pot de café qui dégageait un arôme agréable.
  
  Hubert avait très faim. Il pensa que si on avait voulu le tuer ce serait déjà fait et qu’il n’y avait aucune raison pour que cette nourriture fût empoisonnée ou simplement droguée. Il se mit donc à table et mangea de fort bon appétit, ayant décrété qu’il y verrait plus clair lorsqu’il aurait l’estomac plein.
  
  Sa montre indiquait onze heures vingt-trois quand il eut terminé. Il se leva, alla ouvrir la porte… Un couloir avec d’autres portes, un escalier au bout. Sans chercher à étouffer le bruit de ses pas, il marcha vers l’escalier, descendit et déboucha dans un vaste hall abondamment garni de plantes vertes plantées dans de grands pots de céramique chinoise.
  
  Il gagna la double porte vitrée à travers laquelle on pouvait voir le parc. Le ciel était nuageux, mais un timide rayon de soleil avait réussi à se frayer un chemin jusqu’au sol. Hubert se disposait à sortir lorsque la sensation d’un regard posé sur lui, le fit se retourner.
  
  Chen Sun n’avait pas changé, même s’il se faisait appeler maintenant M. Chun. Il était toujours aussi gras et portait une robe de mandarin identique à celle que Hubert lui avait connue. Avant que Hubert pût ouvrir la bouche, M. Chun s’inclina cérémonieusement :
  
  — Soyez le bienvenu sous mon toit, monsieur O’Brien.
  
  Bon. Le gros poussah voulait s’amuser. Il n’y avait pas de raison pour qu’il ne reconnût pas celui qu’il avait rencontré sept ou huit ans plus tôt et qui lui avait joué un bien mauvais tour sous l’identité de Harry Spain. Hubert entra dans le jeu. Ce n’était pas à lui d’abattre ses cartes maintenant. Il était Duncan O’Brien, citoyen des U.S.A., à la recherche d’un cousin mystérieusement disparu. Il avait été drogué et enlevé. Il lui fallait se conduire en conséquence.
  
  — J’espère, répliqua-t-il d’un ton frémissant de colère soutenue, que vous allez m’expliquer…
  
  M. Chun l’interrompit avec un geste onctueux de la main.
  
  — Tout ce que vous voudrez monsieur O’Brien. Mais je vous en prie, ne vous fâchez pas… Croyez-moi si je vous assure qu’il m’était impossible d’agir autrement. Avez-vous été maltraité ?
  
  — Non, admit Hubert.
  
  Il y eut un silence. M. Chun souriait, image de l’innocence. On lui aurait donné le Bon Dieu sans confession s’il en avait voulu. Après un temps, il marcha vers une porte restée ouverte et dit :
  
  — Venez donc par ici, monsieur O’Brien. Nous serons plus à l’aise pour bavarder.
  
  Hubert le suivit, non sans afficher une certaine méfiance, doublée, encore, d’un peu de mauvaise humeur. La pièce était un salon, confortablement meublé à l’occidentale. Hubert s’installa dans un fauteuil, le gros Chinois en fit autant.
  
  — Je vous écoute, dit Hubert.
  
  L’autre se frotta les mains.
  
  — Monsieur O’Brien, je suis parfaitement informé de toutes les démarches que vous avez faites depuis quelques jours, aussi bien à Macao qu’à Hong-Kong…, ainsi que des difficultés que vous avez rencontrées. Si je vous ai fait venir jusqu’ici c’est pour vous donner l’assurance que NOUS n’y sommes pour rien.
  
  Hubert retenait légèrement sa respiration, toutes antennes déployées. Il questionna doucement :
  
  — Qui entendez-vous par NOUS ?
  
  Le sourire de M. Chun s’accentua :
  
  — Eh bien, ce que vous appelez la Chine Populaire, la Chine Communiste ou encore la Chine Rouge…
  
  — Je vois, murmura Hubert sans se compromettre. Vous avez eu peur que je vous soupçonne d’avoir fait disparaître mon cousin Arthur ?
  
  C’était d’un comique achevé, mais puisque M. Chun avait choisi de s’amuser, il n’y avait aucune raison pour qu’il s’amusât seul.
  
  — Exactement, confirma le Chinois, et cela nous ennuierait beaucoup. Remarquez que si nous avions agi ainsi, il serait difficile de nous le reprocher. Votre cousin Arthur, vous ne devez pas l’ignorer, était un espion agissant pour le compte de votre pays.
  
  Hubert fit l’étonné.
  
  — Vraiment ?
  
  Le sourire de M. Chun s’effaça, comme sous l’effet d’un coup d’éponge.
  
  — Que pensez-vous qu’il soit venu faire dans notre pays ?
  
  Hubert eut un geste évasif.
  
  — Je croyais qu’il était en voyage d’études, que vous lui aviez donné les visas nécessaires et qu’il était brusquement devenu indésirable à la suite de je ne sais quelle imprudence…
  
  M. Chun soupira, désarmé par tant de naïveté.
  
  — Cher monsieur O’Brien, reprit-il d’un ton patient votre cousin n’est pas entré en Chine avec des visas réguliers. Il y a été parachuté par un appareil de l’Air Force, avec une mission bien précise. Nous déplorons cette façon d’agir d’un grand pays qui s’obstine à nous traiter en ennemis, alors que nous pourrions nous entendre pour notre bien commun. Nous avons fait parvenir un certain nombre de protestations à votre gouvernement ; sans résultat hélas.
  
  Il soupira de nouveau, puis enchaîna :
  
  — Bref ! Je ne vous ai pas fait venir pour vous faire un cours de politique étrangère. Je voulais simplement que vous sachiez que nous ne sommes pour rien, absolument pour rien dans la disparition de votre cousin. Me croyez-vous ?
  
  Hubert hésita, puis haussa ses larges épaules.
  
  — Il me sera difficile de vous croire tant que je n’aurai pas les preuves…
  
  M. Chun leva une de ses mains grasses, lourdement baguée.
  
  — Cette histoire nous irrite. Nous n’aimons pas que l’on nous accuse d’enlever des gens à Macao ou à Hong-Kong encore que ces territoires soient géographiquement et historiquement nôtres. Je vous promets que nous ferons de notre côté tous les efforts qui seront dans nos possibilités pour retrouver la trace de votre cousin et que nous vous préviendrons si nous aboutissons.
  
  Hubert n’en demandait pas tant ; mais le moyen de refuser ? Il s’inclina légèrement :
  
  — Je vous remercie beaucoup, monsieur Chun.
  
  Il avait sciemment lancé ce nom, le Chinois ayant omis de se présenter. Il voulait savoir jusqu’où son interlocuteur entendait pousser la plaisanterie. Il fut édifié. M. Chun n’eut aucune réaction et ne s’étonna pas le moins du monde que « M. Duncan O’Brien » connût son nom.
  
  — Eh bien, fit-il en se levant, j’ai l’impression que nous nous sommes tout dit !
  
  Pour n’être pas en reste, Hubert se garda bien de relever la lourde ironie. Il se leva en même temps que le Chinois qui enchaînait :
  
  — Nous allons vous reconduire à Hong-Kong, monsieur O’Brien. Vous comprendrez, j’espère, que nous tenions à garder secret le lieu de notre résidence… Rassurez-vous, il n’est pas question de vous rendormir de nouveau, ni même de vous bander les yeux. Nous disposons d’une petite fourgonnette très pratique. Vous monterez derrière ; il n’y a pas de fenêtre, simplement un système d’aération dans le toit.
  
  Hubert écoutait à peine. Il réfléchissait aussi vite que possible. M. Chun lui jouait une comédie dont il n’arrivait pas à déceler le but. Ce qu’il avait raconté était autant de mensonges… Pourquoi s’occupait-il avec tant de sollicitude de Mlle Lau Ping Ling, ex-compagne d’Arthur, s’il était vraiment étranger à la disparition de celui-ci ? Et la complicité de Lau n’avait-elle pas été nécessaire pour assurer son propre enlèvement ? Il venait de penser qu’il existait une chance pour que Arthur, ou tout au moins la solution du problème, se trouvât dans cette maison.
  
  Et, de là à passer à l’action, il n’y avait qu’un pas. Lequel pas fut allègrement franchi l’instant d’après. Le coup partit si vite que M. Chun n’eut même pas le temps d’esquisser un mouvement de défense. Atteint du tranchant de la main à la base du front, il s’écroula sans même un soupir, évanoui.
  
  Hubert demeura quelques secondes aux aguets. Des gardes du corps pouvaient les avoir surveillés depuis le début et il convenait de ne pas se laisser surprendre. Rien ne se produisant, Hubert souleva le gros poussah par le bras et le hissa dans le fauteuil qu’il venait de quitter. Il l’installa dans une position à peu près normale, puis entreprit de lui faire les poches…
  
  La seule chose intéressante qu’il découvrit fut un revolver « Smith et Wesson », 38 Spécial, type « Bodyguard », à cinq coups, muni d’un canon ridiculement court et sans chien apparent. Il fit tourner le cylindre pour en vérifier le chargement et le mit dans sa poche. Puis, avant toute chose, il décida de couper le téléphone.
  
  Il partit d’un appareil installé dans le bureau, suivit les fils et les sectionna avec son couteau, juste avant la sortie. Après quoi, il décida de chercher les autres habitants de la maison pour les neutraliser. En dehors de Chun, il n’avait vu qu’une autre personne : la femme qui lui avait apporté le petit déjeuner.
  
  Il trouva facilement la cuisine. La vieille était là. Elle ne parut pas autrement surprise de le voir, mais la vue du 38 Spécial lui coupa le souffle. Hubert l’enferma dans une pièce obscure et fraîche qui servait de réserve alimentaire, puis continua sa visite des lieux.
  
  À son grand étonnement, il ne trouva personne d’autre à se mettre sous la dent. Personne à l’étage, personne au rez-de-chaussée. Il découvrit l’entrée de la cave dans le couloir desservant la cuisine. La porte n’était même pas fermée à clé. Il la sortit de ses gonds et la descendit avec lui pour éviter toute surprise. Il lui était déjà arrivé de se trouver bouclé dans une cave et il n’avait pas aimé ça.
  
  Il remonta deux minutes plus tard, bredouille, remit la porte en place et décida d’aller jeter un coup d’œil sur son hôte qui n’allait peut-être pas tarder à se réveiller.
  
  Le 38 Spécial bien en main, il atteignit la porte du salon, entra et s’immobilisa, le souffle coupé : M. Chun avait disparu.
  
  Avec le coup qu’il avait reçu, M. Chun n’avait pas pu reprendre conscience et s’en aller par ses propres moyens dans un délai aussi court. C’était impossible. Conclusion : quelqu’un l’avait emmené.
  
  Hubert un peu inquiet, allait se retourner lorsqu’une voix chantante commanda derrière lui :
  
  — Ne bougez pas, monsieur O’Brien.
  
  Il se garda bien de désobéir. Ce n’était pas dans ses habitudes de passer à la contre-attaque sans connaître au moins la position de l’adversaire. Une chose certaine : le nouveau venu n’était pas M. Chun.
  
  — Laissez tomber votre arme, monsieur O’Brien.
  
  Hubert poussa le cran de sûreté et lança doucement le revolver sur un fauteuil proche. Il connaissait quelqu’un qui avait perdu la vie pour avoir laissé tomber un pistolet à ses pieds sans autre précaution.
  
  — Excusez-moi, dit il, mais je pensais que mon cousin pouvait se trouver ici…
  
  — Je comprends vos raisons, monsieur O’Brien ; mais vous avez pris de gros risques. Nous aurions pu vous abattre sans autre forme de procès.
  
  — Un quart d’heure après qu’il se sera réveillé, M. Chun ne sentira plus rien.
  
  — Je veux bien vous croire. Maintenant, posez vos mains croisées sur votre tête, s’il vous plaît.
  
  Hubert fit ce qu’on lui demandait.
  
  — Pivotez d’un quart de tour à gauche.
  
  Il pivota.
  
  — Marchez vers la porte.
  
  — Quelle porte ?
  
  — Pour sortir. Nous allons vous reconduire à Kowloon.
  
  — C’est très gentil à vous.
  
  Il avança. Un bruit de moteur précéda l’apparition de la fourgonnette « Austin » dont lui avait parlé M. Chun. Étaient-ils vraiment disposés à le reconduire ? Tout cet épisode était assez incroyable. Hubert eut envie de se pincer pour s’assurer qu’il ne rêvait pas.
  
  Un Chinois qui tenait d’une main ferme un Lüger 7,65 de fabrication suisse, modèle 1929, vint ouvrir les portes arrière de la fourgonnette.
  
  — Sortez ! ordonna la voix de l’homme que Hubert n’avait encore pu apercevoir.
  
  Il obéit. Le Chinois au Lüger s’était écarté de quelques pas et le regardait sans hostilité apparente. Hubert arriva contre la voiture.
  
  — Montez !
  
  Il se retourna lentement, le sourire aux lèvres.
  
  — Je vous serais très reconnaissant de bien vouloir transmettre toutes mes excuses à M. Chun. J’espère qu’il comprendra…
  
  Impassible, celui qui l’avait surpris dans le salon s’inclina légèrement.
  
  — Je n’y manquerai pas.
  
  Il n’était pas armé.
  
  Un peu vexé de lui avoir si gentiment obéi, Hubert fit contre mauvaise fortune bon cœur et grimpa dans la fourgonnette. Les portes pleines se refermèrent sur lui. Il se trouva dans l’obscurité complète. Le moteur se mit à ronronner et la voiture démarra.
  
  Assis sur le plancher, dans le noir, Hubert se gratta pensivement la nuque, puis regarda l’heure au cadran lumineux de son chronomètre. Il pensait bien que le temps du trajet ne lui donnerait qu’une indication d’une valeur douteuse, mais il entendait ne rien négliger.
  
  Étrange aventure. Il entreprit de tout repasser minutieusement dans son esprit, espérant trouver le joint…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  Il était exactement deux heures après midi lorsque Hubert descendit du taxi dans la cour du « Péninsula ». La pluie s’était remise à tomber, ce qui lui avait fait remarquer qu’il n’avait pas son imperméable, qui devait être resté chez Mlle Lau Ping Ling.
  
  Les sbires de M. Chun l’avaient déposé à la limite nord de Kowloon, auprès d’un chantier de constructions d’immeubles. Il avait relevé le numéro d’immatriculation de la fourgonnette, mais il doutait fort que cela lui donnât l’adresse de la propriété où il avait été emmené. Il avait dû marcher cinq cents mètres avant de trouver un taxi.
  
  Il revint vers la gauche pour gagner l’ascenseur desservant le couloir du sixième étage où se trouvait sa chambre. Il passait devant le bureau d’une compagnie anglaise de radio-télégrammes lorsqu’il s’entendit appeler :
  
  — Duncan !
  
  Il tourna la tête et aperçut Mlle Lau Ping Ling, qui portait sous son bras un paquet enveloppé de papier brun. Elle paraissait embarrassée et son regard était celui d’un petit chien fidèle injustement battu. Il la rejoignit et dit d’un ton détaché :
  
  — Hello ! Baby ! Quoi de neuf ?
  
  Elle répondit, les yeux baissés, en lui tendant le paquet :
  
  — J’ai pensé que vous auriez besoin de votre imperméable.
  
  Il prit le colis.
  
  — C’est très gentil. M. Chun t’a prévenue de l’heure de mon retour ?
  
  — Il m’a téléphoné, reconnut-elle.
  
  — Eh bien ! Au moins, tu es franche !
  
  — Je ne suis pour rien dans tout cela. C’est l’amah qui a mis le somnifère dans ton thé. Puis, M. Chun est venu et il a donné sa parole qu’il ne te ferait aucun mal. Il voulait simplement bavarder tranquillement avec toi…
  
  Son visage prit une expression inquiète :
  
  — T’ont-ils fait du mal ?
  
  — Aucun.
  
  Elle laissa échapper un long soupir de soulagement.
  
  — Je suis heureuse. J’étais tout de même très inquiète !
  
  — Je comprends cela ! répliqua-t-il avec ironie.
  
  — Eh bien, je me sauve. Je vais être en retard et M. Chun ne va pas être content.
  
  Elle lui saisit la main et la lui pressa tendrement.
  
  — Je te vois ce soir, comme d’habitude ?
  
  — Sûr !
  
  — Au revoir, mon chéri.
  
  — À ce soir, baby.
  
  Elle s’en alla, légère, suivie du regard par une bonne dizaine de quinquagénaires concupiscents. Elle n’avait pas osé l’embrasser devant tout ce monde. Il marcha vers l’ascenseur et dit au liftier :
  
  — Six.
  
  Qu’il prononça « Sexe », pour faire comme tout le monde. Les deux boys de l’étage, en costumes de toile blanche, se levèrent à son approche et l’un d’eux courut en avant pour lui ouvrir la porte de sa chambre.
  
  Pas de messages. Du linge propre revenu du blanchissage était posé sur un des lits. Il jeta un coup d’œil dans la lingerie pour s’assurer que les complets qu’il avait donnés au nettoyage étaient là.
  
  Il se déshabilla et passa dans la salle de bains pour faire un brin de toilette. L’eau courante n’étant distribuée que pendant quatre heures dans la soirée, il dut puiser avec une gamelle dans la réserve contenue dans un seau émaillé. Il allait se raser lorsqu’il entendit frapper à la porte.
  
  Il alla ouvrir. C’était Loh So-Fu, l’agent permanent de Macao. Il le fit entrer rapidement, ferma la seconde porte du vestibule, puis alla mettre en marche le diffuseur de radio fixé au mur, entre les deux lits. Puisqu’il entendait parler ses voisins, il supposait que ceux-ci pouvaient aussi l’entendre.
  
  Ils s’installèrent chacun sur un lit, à proximité du haut-parleur d’où s’échappait maintenant un air de jazz tout à fait reconstituant.
  
  — Qu’est-ce qui vous amène ? questionna Hubert.
  
  — Je ne suis pas venu spécialement pour vous voir, répliqua le Chinois. J’avais des courses à faire ici et j’ai pensé que vous aimeriez avoir des nouvelles de ce qui s’est passé là-bas après votre départ…
  
  Hubert s’en moquait complètement. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ; mais il se garda bien de le dire, ne voulant pas froisser son interlocuteur. De toute façon, sa visite tombait bien, car il allait pouvoir le prévenir de faire attention…
  
  — Bien sûr, répondit-il.
  
  — J’ai abandonné la voiture près du réservoir d’eau. On l’a trouvée le lendemain avec le corps dedans. Les policiers ont fait une rapide enquête, puis ont conclu au crime politique et laissé tomber. Les Communistes ont le dos large.
  
  — Et la fille ?
  
  — Ils pensent que c’est un crime de sadique. Ils cherchent toujours.
  
  — Grand bien leur fasse. Vous arrivez à l’instant ?
  
  — Non, j’étais en bas, dans le hall. J’allais vous aborder lorsque cette fille m’a devancé…
  
  — Vous l’avez reconnue, oui ?
  
  — La fille ?
  
  — Oui. C’était Lau Ping Ling, je l’ai retrouvée.
  
  Le visage lunaire de Loh So-Fu exprima une consternation polie.
  
  — J’ignore si cette fille s’appelle ou non Lau Ping Ling, mais je puis vous assurer que ce n’est pas cette jeune femme qui est venue frapper un soir à ma porte pour me demander de l’argent et un passeport pour Arthur O’Brien.
  
  Hubert encaissa et il lui fallut quelques secondes pour récupérer.
  
  — Vous… Vous êtes sûr de ce que vous avancez là ?
  
  — Absolument. Il est impossible de s’y tromper. Elles ne se ressemblent même pas.
  
  — Eh bien ! soupira Hubert en se grattant furieusement la nuque, c’est sûrement la meilleure de la journée ! Aucun doute là-dessus !
  
  Il ne savait plus que penser. D’abord, le barman du Bela Vista, de Macao, qui prétendait que la photographie d’Arthur O’Brien, remise à Hubert par le Service, n’était pas celle de l’homme qui s’était inscrit sous ce nom à l’hôtel… Et maintenant, Lau Ping Ling qui n’était pas Lau Ping Ling. Après qui courait-il, en fin de compte ? Après des ombres ?
  
  — Puis-je vous aider ? proposa gentiment Loh So-Fu.
  
  Hubert ne répondit pas tout de suite. Il réfléchissait. Puis il regarda son confrère et dit :
  
  — Oui, je crois que vous pouvez m’aider. J’ai besoin d’un interprète et vous allez être cet interprète…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  Hubert attendait dans le hall largement ouvert d’un cinéma, d’où il pouvait apercevoir la porte de l’immeuble où habitait « Mlle Lau Ping Ling ».
  
  Après discussion, ils avaient décidé que Loh So-Fu pouvait aller seul questionner l’amah, en se faisant passer pour un employé du téléphone. Mieux valait essayer d’obtenir satisfaction d’abord par la ruse et garder l’usage de la force pour les cas où il n’était plus possible de l’éviter.
  
  Hubert réfléchissait, essayant de faire le point. L’adversaire s’était donné beaucoup de mal depuis le début pour l’empêcher d’obtenir des renseignements, n’hésitant pas à recourir au meurtre, même inutile, comme celui du chauffeur de taxi de Macao, ni à installer une fausse Lau Ping Ling sur son chemin. Dans tout cela, il convenait tout de même de remarquer qu’ils ne s’étaient jamais directement attaqué à lui. Ils avaient agi comme s’ils avaient eu simplement l’intention de l’empêcher d’accomplir sa mission, ou de le retarder.
  
  Puis, pour couronner le tout, il y avait eu cet enlèvement « courtois » et la comédie des bons sentiments que lui avait jouée M. Chun.
  
  Où voulaient-ils en venir ? Quel était leur but caché ? Hubert, qui avait l’expérience de plusieurs affaires plus ou moins similaires, entrevoyait quelques lueurs ; mais il ne pouvait encore se faire une opinion définitive.
  
  Il vit soudain Loh So-Fu qui ressortait et le précéda dans l’avenue afin que l’amah ne pût les voir se retrouver s’il lui prenait fantaisie de regarder par la fenêtre.
  
  Le Chinois le rejoignit cent mètres plus loin devant la vitrine d’un marchand de montres. De la boutique voisine d’un changeur leur parvenait le bruit de télétype des « abaques » rapidement manœuvrés par les caissiers faisant leurs comptes.
  
  — Alors ? questionna Hubert.
  
  — C’est bien ce que nous pensions, répliqua Loh So-Fu. Elle n’a jamais entendu parler de Lau Ping Ling. Sa maîtresse (il sourit finement), et la vôtre, s’appelle Kam Mui Chun, et elles habitent ici depuis un an et demi.
  
  — Kam Mui Chun ! C’est bien le nom qu’elle m’avait donné comme celui de la locataire en titre de l’appartement ; le nom de l’amie qui lui avait prêté ce logement.
  
  — D’après l’amah, Kam Mui Chun travaillerait au Tonnochy.
  
  — À Hong-Kong ?
  
  — Oui. Vous connaissez ?
  
  — Je connais.
  
  Le Tonnochy était un dancing assez coté dans l’île. Hubert y avait été lors d’un précédent séjour à Hong-kong. Il se souvenait des deux bonnes femmes, pas commodes, qui commandaient au bataillon des taxi-girls, et aussi que c’était un de ces établissements où l’on ne boit que du thé.
  
  — J’ai fauché une photo, enchaîna le Chinois. J’ai pensé que cela réclamait une vérification.
  
  Il exhiba le portrait « artistique », mais très ressemblant, qu’il avait subtilisé. Hubert y jeta un rapide coup d’œil puis fit signe à un taxi qui passait.
  
  — Star Ferry ! lança-t-il au chauffeur lorsqu’ils furent installés.
  
  Ils traversèrent le Goulet, puis retrouvèrent la voiture de location que Hubert avait parquée la veille, à proximité du débarcadère. Par la longue et très animée Hennessy road, ils gagnèrent Tonnochy street.
  
  — Cette fois, c’est à moi de jouer, décida Hubert qui ne pouvait se fier entièrement à Loh So Fu depuis qu’il le croyait brûlé auprès de l’adversaire.
  
  Il pénétra dans l’immeuble et prit l’ascenseur pour monter jusqu’au dancing. La dame du vestiaire le débarrassa de son imperméable. Il entra. Peu de clients. Tout un groupe de filles inoccupées se mirent à fixer sur lui des regards pleins d’espoir.
  
  Une des bonnes femmes vint le trouver, à peine assis.
  
  — Désirez-vous une jeune fille, monsieur ?
  
  — Oui, répondit Hubert. Mais pas n’importe laquelle. Je veux Kam Mui Chun…
  
  Il se demanda si la bonne femme avait entendu lorsqu’il la vit s’éloigner avec assurance, puis revenir avec une taxi-girl, grande et bien balancée.
  
  — Je vous ai demandé Kam Mui Chun, protesta Hubert.
  
  — Elle s’appelle Kam.
  
  Hubert sortit la photographie que lui avait remise Loh So-Fu.
  
  — Peut-être, mais elle ne ressemble pas à celle-là.
  
  — Je vous ai amené la remplaçante de Kam…
  
  La femme regarda la photo et ne discuta plus. Kam est malade depuis huit jours. Je pense qu’elle reviendra bientôt.
  
  — Où puis-je la joindre ?
  
  — Il nous est interdit de donner l’adresse personnelle des employées de la maison. Je regrette…
  
  Toute son attitude exprimait clairement qu’un généreux pourboire pouvait avoir raison de ses scrupules. Mais Hubert n’allait pas payer pour apprendre une chose qu’il connaissait déjà, mieux que personne. Il se leva.
  
  — Je regrette beaucoup, dit-il. Je reviendrai la semaine prochaine.
  
  Elle murmura sèchement « bonsoir », puis lui tourna le dos. Il quitta la salle, récupéra son imperméable et descendit rejoindre Loh So-Fu dans la voiture.
  
  — C’est bien ça. Elle s’est fait mettre en congé de maladie pour aller se faire embaucher au Métropole. Il lui était évidemment impossible de changer d’identité en restant ici où elle était connue…
  
  Il consulta sa montre : quatre heures trente.
  
  — Quels sont vos projets ? demanda-t-il au Chinois.
  
  Loh So-Fu, devinant qu’il y avait une place pour lui dans ce qui allait suivre, répondit d’un ton faussement détaché :
  
  — Je ne suis pas pressé. Je peux très bien rentrer à Macao seulement demain. D’ailleurs, il n’y a plus de ferry aujourd’hui.
  
  Hubert lança le moteur, desserra le frein et murmura :
  
  — Je pense qu’il faudrait maintenant s’occuper sérieusement de cette Kam Mui Chun et lui faire dire pourquoi elle a jugé utile de se faire passer pour Lau Ping Ling.
  
  Il ne doutait pas qu’elle avait agi ainsi suivant les ordres de M. Chun ; mais il était certain qu’elle devait en savoir long sur l’affaire. Et, il fallait la faire parler. Par n’importe quel moyen.
  
  — Est-ce que vous connaissez un endroit tranquille, monsieur Loh, où l’on pourrait emmener une jeune fille comme Mlle Kam et la faire chanter pour notre seul usage sans qu’aucune oreille indiscrète puisse en profiter ?
  
  Le Chinois réfléchit un instant et proposa :
  
  — Une jonque ferait-elle l’affaire ? Nous pourrions nous éloigner un peu du rivage…
  
  — Et où est votre jonque, monsieur Loh ?
  
  — Aberdeen.
  
  — Ça marche. Voilà ce que vous allez faire, monsieur Loh…
  
  Hubert démarra lentement et se mit à expliquer au Chinois ce qu’il attendait de lui.
  
  Hubert entra au Métropole vers six heures moins vingt, s’assit à sa table habituelle et fut aussitôt rejoint par Kam Mui Chun, alias Lau Ping Ling. Elle était un peu crispée et vaguement inquiète, mais il fit tout ce qu’il fallait pendant les vingt minutes qui suivirent pour la rassurer et la convaincre qu’il était vraiment très amoureux d’elle.
  
  — Je t’enlève, déclara-t-il pour terminer. Nous allons dîner à Aberdeen.
  
  — Il faut que je sois de retour ici pour neuf heures.
  
  — Et si tu n’y es pas ?
  
  — Il faudra que tu paies les tickets.
  
  Il se mit à rire.
  
  — Eh bien, je paierai.
  
  À six heures, l’orchestre cessa de jouer. Les filles commencèrent à quitter les tables et à gagner leur vestiaire, en file indienne.
  
  — Dépêche-toi, conseilla Hubert. Nous partons maintenant.
  
  Elle l’embrassa et fila en se tortillant dans sa robe trop étroite. Hubert appela le maître d’hôtel pour payer ce qu’il devait. Le Chinois se pencha soudain vers lui et murmura :
  
  — Mlle Lee vous fait dire qu’elle est en sécurité et que vous n’avez pas à vous inquiéter.
  
  Hubert ne manifesta aucune surprise, donna un bon pourboire et se leva pour aller reprendre son imperméable au vestiaire. Ainsi, Mlle Lee Ling était venue chercher refuge chez son cousin, M. Wan, directeur du Métropole. Ce n’était pas si bête. L’endroit où il avait arrêté la voiture pour aller téléphoner, la veille, n’était pas éloigné du dancing et c’était probablement cela qui lui avait donné l’idée.
  
  Mais comment avait-elle su qu’il était là ce soir ? Sans doute existait-il dans les locaux situés à l’étage au-dessus un système optique permettant de voir ce qui se passait dans la salle du dancing.
  
  Sa tendre et dangereuse amie vint le rejoindre dans l’entrée. Avec son beau regard candide et son air juvénile, elle était l’image même de l’innocence. À qui se fier ?
  
  Ils se retrouvèrent en bas, dans l’avenue, et il tint à lui faire un cadeau afin de la mettre davantage en confiance. Elle l’avait si bien possédé en se faisant passer pour Lau Ping Ling qu’il n’éprouvait aucun scrupule à prendre sa revanche de cette façon. D’ailleurs, un agent secret qui éprouverait des scrupules n’aurait plus qu’à aller se rhabiller…
  
  Ils entrèrent dans une boutique et il lui offrit un très joli sac avec des chaussures assorties. Elle fut ravie et l’embrassa tendrement pour le remercier, sans se soucier des regards réprobateurs que lui lançait le commerçant chinois.
  
  Ils gagnèrent ensuite la voiture et prirent la direction d’Aberdeen par l’intérieur de l’île. La pluie avait cessé de tomber, mais le ciel était couvert et il était nécessaire d’allumer les lanternes des voitures.
  
  Tout le long du trajet, il ne cessa de surveiller ses arrières, craignant d’être suivi. Mais rien ne vint étayer ses soupçons et il ne voulait pas, d’autre part, se livrer à trop de manœuvres de dépistage afin de ne pas donner l’éveil à sa compagne.
  
  Ce fut elle qui lui demanda de raconter son aventure du matin. Il le fit bien volontiers, sans rien changer à ce qui s’était réellement passé, mais en gardant pour lui ses conclusions.
  
  — Que penses-tu de tout cela ? questionna-t-elle quand il eut fini. Vas-tu continuer tes recherches ?
  
  Il haussa ses larges épaules.
  
  — J’ai bien envie de laisser tomber. Je crois que les Chinois ne sont pour rien dans la disparition de mon cousin. Il doit y avoir une histoire de Service Secret là-dessous ; Peut-être la « C.I.A. » l’a-t-elle renvoyé en mission quelque part aussitôt. Ce n’est pas impossible.
  
  — J’ai pensé à cela, admit la jeune femme. Tu devrais prendre contact avec les chefs d’Arthur…
  
  Elle semblait y tenir beaucoup et il devina que M. Chun lui avait prescrit d’essayer de s’immiscer dans les milieux de renseignements américains.
  
  — Je ne les connais pas…
  
  — Tu pourrais t’adresser à l’attaché militaire du Consulat, suggéra-t-elle.
  
  — J’irai demain.
  
  Elle parut satisfaite de cette assurance et ne dit plus rien. Il faisait nuit lorsqu’ils atteignirent Aberdeen. Il longea lentement le quai, encombré de la foule habituelle. Dans le petit port, c’était le ballet incessant des fanaux, des sampans, et les illuminations multicolores des deux restaurants flottants.
  
  Hubert arrêta sa voiture dans un coin d’ombre, descendit, puis aida la jolie Chinoise à mettre pied à terre.
  
  — Promenons-nous un peu, proposa-t-il en lui prenant la taille.
  
  Elle se serra amoureusement contre lui. Vingt mètres plus loin, ils furent abordés par un vieux pêcheur chinois, dans lequel Hubert eut de la peine à reconnaître Loh So-Fu. L’homme, parlant dans sa langue natale, s’adressait à la jeune femme.
  
  — Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Hubert.
  
  — Il nous propose une promenade autour des îles en canot automobile.
  
  — Chic ! c’est exactement ce dont j’avais envie ! Allons-y, chérie. Nous avons le temps avant d’aller dîner.
  
  Elle était tentée, mais hésitait. Peut-être son instinct l’avertissait-il d’un danger ?
  
  — Il faut discuter le prix avant, objecta-t-elle. Sinon, il t’étranglera au retour.
  
  — Occupe-t’en.
  
  Elle se mit à discuter. Loh So-Fu, qui jouait son rôle à la perfection, résistait âprement. Pour finir, ils se mirent d’accord pour vingt dollars HK., ce qui était cher. Mais cinq dollars devaient revenir à la fille, en guise de commission. Le Chinois les entraîna vers un petit débarcadère seulement utilisé par les pêcheurs. Un canot à moteur, assez vétuste, se balançait là, au milieu d’un amoncellement de petites barques.
  
  Ils s’installèrent sur une banquette de moleskine usée, à l’abri d’un dais de toile rouge. Loh fit partir le moteur et se mit aux commandes. Hubert riait de toutes ses dents afin de rassurer sa compagne qui semblait soudain regretter de s’être laissée embarquer sur cette galère.
  
  Loh, qui sentait le vent, se dépêcha de démarrer. Il se fraya un passage entre les barques, gagna des eaux dégagées et mit les gaz pour foncer vers la passe Est. La jeune femme frissonna et dit :
  
  — Je crains d’avoir froid. Il vaut mieux renoncer. Ce n’est pas raisonnable. Dis-lui de retourner.
  
  Hubert se remit à rire et la prit contre lui pour la réchauffer.
  
  — Rien à faire, chérie ! Un O’Brien ne revient jamais en arrière !
  
  Il la sentit se crisper, puis elle se détendit progressivement et posa sa tête sur l’épaule de son compagnon. Deux grandes jonques, réglementairement éclairées, se suivaient de près dans la passe, rentrant au port. Elles n’avaient pas assez de vent pour manœuvrer et des hommes, debout sur le château arrière, actionnaient d’énormes rames.
  
  Très vite, le canot déboucha sur le large et se mit à foncer sur les vagues courtes et frangées d’écume qui agitaient la mer de Chine. Hubert se taisait. Ils étaient déjà assez loin pour que personne ne pût entendre par dessus le vacarme du moteur, si Mlle Kam Min Chun se mettait à lancer des appels au secours.
  
  Elle n’y pensait d’ailleurs pas, frileusement pelotonnée contre la robuste poitrine de Hubert. Elle ne manifesta quelque inquiétude qu’en voyant le canot piquer vers le large.
  
  — Je vais lui dire qu’il va trop loin. Il devait seulement tourner autour de l’île.
  
  — Laisse-le donc faire, protesta Hubert. Il veut nous en donner pour notre argent.
  
  — C’est dangereux, je t’assure.
  
  — La mer n’est pas mauvaise.
  
  Elle capitula de nouveau. Pour créer une diversion et aussi parce qu’il n’aimait pas ce qu’il était en train de faire, il se mit à chanter un vieux spiritual qu’il avait appris des domestiques noirs de son père, lorsqu’il était tout gosse, dans la vieille propriété familiale de Lacombe, en Louisiane, au bord du lac Pontchartrain.
  
  Les feux d’une grande jonque en panne apparurent soudain à quelques encablures, droit devant. Hubert sentit la jeune femme se raidir dans ses bras. Elle ne devait tout de même pas être aussi tranquille qu’elle essayait de le laisser paraître. Loh donna un coup de barre à gauche et réduisit la vitesse. Ils passèrent sous la proue du bateau immobile dont les grandes voiles nervurées étaient restées tendues. Puis, Loh fit battre l’hélice en arrière et rabattit le canot contre la coque de la jonque.
  
  — Qu’est-ce qu’il fait ? cria la jolie Chinoise en se dressant brusquement.
  
  — Je n’en sais rien, répliqua Hubert en se levant à son tour.
  
  D’un mouvement preste, il releva l’imperméable de la jeune femme par-derrière et le lui rabattit par dessus la tête, afin de l’immobiliser. Elle se mit à hurler, mais le vêtement étouffait sa voix en même temps qu’il lui paralysait les bras. Elle se mit à donner des coups de pied dans tous les sens et ils faillirent tomber à l’eau.
  
  Un lourd filet dégringola sur l’avant du canot. Loh se pencha, puis cria à Hubert de pousser la fille vers lui. Hubert fit ce qu’on lui demandait. Cinq secondes plus tard, enroulée dans le filet, Kam Mui Chun ne pouvait plus guère remuer que les cils et les doigts. Trente secondes encore et elle se trouva enlevée dans les airs, puis déposée sans douceur sur le pont de la jonque.
  
  Loh ayant fini d’arrimer son canot au flanc du bateau, ils montèrent par une échelle de corde. Loh présenta Hubert à trois Chinois impassibles, qui se contentèrent de s’incliner sans mot dire. Par une trappe, ils descendirent le « colis » dans la cale qui empestait le poisson, puis confièrent à Loh deux lanternes de cuivre à pétrole et disparurent comme par enchantement dans le château arrière.
  
  Loh et Hubert descendirent dans la cale, accrochèrent les lampes et entreprirent de dépaqueter Mlle Kam Mui Chun qui ne criait plus. Lorsqu’ils l’eurent sortie de son inconfortable position, elle les regarda sans dire un mot. Son visage était devenu gris et ses grands yeux noirs exprimaient une terreur indescriptible. Elle avait compris et savait ce qui l’attendait.
  
  Hubert espérait sincèrement qu’elle se mettrait à table sans trop résister. Il n’avait rien d’un sadique et détestait torturer les gens, surtout les femmes, pour les faire parler. Il respira profondément. La jeune femme, restée assise sur le plancher gluant de la cale, s’était glissée à reculons jusqu’à pouvoir s’appuyer des épaules au flanc du bateau qui dansait légèrement sur les vagues. La lueur mouvante des deux lampes créait des ombres animées sur son visage agité de tics nerveux.
  
  — Avez-vous une opinion sur ce qui va se passer maintenant, Mlle Kam Mui Chun ? demanda Hubert d’un ton féroce.
  
  Elle n’eut même pas un sursaut. Hubert enchaîna :
  
  — Non ? Eh bien, je vais vous éclairer. Vous avez bien joué votre rôle, mais le rideau vient de tomber. J’ai quelques petites questions à vous poser et je vous assure que vous y répondrez. De gré ou de force.
  
  Elle parvint à bredouiller.
  
  — Je ne comprends rien à ce que vous dites.
  
  J’irai me plaindre à la police. C’est un enlèvement…
  
  Hubert questionna froidement :
  
  — C’est tout ? Je peux continuer ?
  
  Elle lui lança un regard meurtrier. Il fit un pas en avant et demanda :
  
  — C’est M. Chun qui vous a donné l’ordre de vous substituer à Lau Ping Ling. Je veux savoir pour quelle raison.
  
  Elle resta muette. Loh approchait doucement. Hubert le freina.
  
  — Pas encore… Nous ne sommes pas à quelques secondes près. Allez-vous répondre, mademoiselle Kam ?
  
  — Je ne comprends rien à ce que vous dites.
  
  Le pied du Chinois partit à la vitesse d’un éclair et la frappa au flanc. Elle poussa un cri terrible, roula sur elle-même et se retrouva allongée sur le ventre, le nez dans le jus de poisson qui imprégnait le plancher.
  
  — Je vous ai posé une question, reprit Hubert.
  
  Loh avait défait sa ceinture. Il l’accrocha à un clou, puis chercha un bout de cordes, fit un nœud coulant, marcha sur la jeune femme. Elle essaya de lui échapper. Mais il était agile comme un singe et il eut vite fait de la réduire à sa merci. Les poignets liés, elle fut obligée de se mettre debout et il la suspendit à une poutre, les pieds touchant à peine le sol.
  
  Alors, il sortit son couteau et la dépouilla de son imperméable, puis de sa robe, en les découpant aux bons endroits. Elle était en soutien-gorge et petite culotte de soie noire. Les manches de l’imperméable en nylon transparent étaient restées sur ses bras.
  
  Loh retourna chercher sa ceinture de cuir et la prit du côté opposé à la boucle.
  
  Il approcha lentement. Kam Mui Chun claquait des dents. Hubert, qui regardait le joli corps souple dont il avait tiré tant de volupté les nuits précédentes, pensa qu’il était dommage de l’abîmer. Hubert, contrairement au guerrier traditionnel, avait le respect des œuvres d’art. Il n’aimait pas briser les statues, lacérer les tableaux et brûler les châteaux, non plus que violer les jolies femmes (la question ne se posant pas pour les laides). Il aimait le danger, se battre et risquer sa peau, mais avec le sourire. Il était civilisé.
  
  — Vous feriez mieux de parler maintenant, conseilla-t-il. Personne ne peut résister à la torture…
  
  Elle cria :
  
  — Ils me tueront !
  
  C’était ça qui la retenait. Elle avait été prévenue que la moindre trahison méritait la mort. Il fallait lui donner un espoir, mais pas tout de suite. Elle devait souffrir un peu avant. Sans quoi, elle ne céderait pas. À contrecœur, Hubert lâcha les chiens.
  
  — Vas-y ! dit-il au Chinois.
  
  La ceinture siffla. La boucle pénétra dans la chair dorée de la femme. Le sang jaillit en même temps qu’un hurlement atroce. Hubert serra les dents. Il savait que Loh n’éprouvait pas le dégoût qu’il ressentait lui-même. Il suffit de visiter les étranges parcs du « Tiger Balm », de Singapour et de Hong-kong, pour se convaincre de la cruauté et de l’invention dont peuvent faire preuve les Chinois en matière de torture.
  
  Loh frappa une seconde fois, puis une troisième. Hubert lui ordonna d’arrêter. Il dut attendre que Kam Mui Chun cessât de crier pour se faire entendre d’elle.
  
  — Ceci n’est qu’un petit hors-d’œuvre, tu t’en doutes bien. Et pourtant, tu souffres terriblement.
  
  Elle lui répondit par des injures intraduisibles. Il enchaîna :
  
  — Nous avons connu de bons moments ensemble, Baby, et ça me fait beaucoup de peine de te voir comme ça. Je sais bien que tu as peur que les autres te tuent, s’ils apprennent que tu as parlé… Mais, de toute façon, le sort qui t’est réservé maintenant peut être pire que la mort.
  
  Il fit semblant de réfléchir.
  
  — Écoute-moi, Kam. Tu me plais beaucoup, je te l’ai suffisamment prouvé ces derniers jours. Je te propose un marché : si tu dis tout ce que tu sais, je te fais obtenir un visa pour les U.S.A. Tu pourras aller t’installer à Honolulu, ou à San Francisco où existent d’importantes colonies chinoises. Tu changeras de nom et M. Chun ne sera plus de ce monde.
  
  Il fit une pause et ponctua durement :
  
  — Je te le promets.
  
  Si elle avait pour deux sous de jugeote et d’expérience du métier, elle saurait qu’il mentait, qu’il ne pourrait pas tenir ses promesses, même s’il le désirait, pour la simple raison que les services d’immigration n’accepteraient jamais d’accorder un visa dans de pareilles conditions.
  
  Mais elle n’était qu’une petite informatrice sans beaucoup de cervelle, comme il en existait des centaines à Hong-kong, dont le jugement ne pouvait qu’être encore diminué par la terreur et la souffrance.
  
  Comme elle tardait à répondre, Hubert fit un signe à Loh qui abattit de nouveau sa ceinture sur les reins de la fille. Elle poussa un cri strident puis se mit à supplier :
  
  — Non ! Non ! Arrêtez ! Je vous en supplie ! Vous… vous dites que vous me donnerez un visa ? Je… Je pourrai partir tout de suite ?
  
  — C’est promis ! répliqua Hubert.
  
  Il y avait des moments comme celui-ci où le métier le dégoûtait. Mais qu’y avait-il de plus dégradant : faire des promesses qu’on ne pourrait pas tenir, ou continuer de torturer une femme sans défense ? De toute façon, il fallait faire parler la fille, ou bien renoncer. Il ne pouvait pas renoncer.
  
  — Tu t’appelles bien Kam Mui Chun et tu travaillais avant au Tonnochy :
  
  — Oui, admit-elle.
  
  — Depuis combien de temps connais-tu M. Chun ?
  
  Elle fit un calcul dans sa tête pour traduire le temps chinois en temps occidental.
  
  — À peu près deux ans.
  
  Il ne voulait pas l’effrayer dès l’abord par des questions trop importantes.
  
  — Tu as dû commencer par lui donner simplement des renseignements que tu obtenais de tes clients ?
  
  — Oui.
  
  — Puis il t’a confié des missions dans le genre de celle-ci.
  
  Elle secoua son visage, ruisselant de larmes et de sueur.
  
  — C’est la première fois !
  
  Il prit un air de doute.
  
  — Tu mens.
  
  Elle jeta un regard effrayé vers Loh qui faisait tourner sa ceinture autour de son poing et jeta vivement :
  
  — Non ! C’est la vérité !
  
  — Comment ça s’est-il passé ? Comment s’y est-il pris pour te présenter l’affaire ?
  
  Elle avala péniblement sa salive.
  
  — J’ai soif.
  
  — Tu boiras tout à l’heure, quand ce sera fini.
  
  Elle soupira.
  
  — Il est venu me voir au Tonnochy, comme d’habitude. Il m’a promis mille dollars si je réussissais.
  
  — Il a dû t’expliquer pourquoi il te demandait de prendre l’identité de Lau Ping Ling ?
  
  — Il m’a raconté que Lau Ping Ling avait aidé un espion américain à s’évader du Yun-Nan, que Lau Ping Ling et cet espion avaient disparu de Macao et qu’un autre espion américain les recherchait. Il m’a fait apprendre par cœur ce que je devrais te dire quand tu aurais pris contact avec moi…
  
  — Tu dois savoir ce qui est arrivé à la vraie Lau Ping Ling et à Arthur O’Brien.
  
  Elle avala de nouveau péniblement sa salive.
  
  — Je ne sais pas.
  
  Loh So-Fu accéléra la rotation de la ceinture jusqu’à produire un sifflement menaçant. La jeune femme frissonna et reprit :
  
  — J’ai posé la question à M. Chun. Il m’a répondu qu’ils étaient vivants, mais que là où ils étaient personne ne pourrait aller les chercher.
  
  — Ils les ont remmenés en Chine ?
  
  Elle secoua doucement la tête.
  
  — Non. M. Chun m’a dit qu’ils n’avaient pas repassé la frontière et cela le faisait beaucoup rire.
  
  Hubert ne la quittait pas des yeux. Il croyait qu’elle ne mentait pas. Elle n’aurait eu aucune raison d’inventer ce genre de renseignement. Ou elle aurait affirmé ne rien savoir, ce qui eût été vraisemblable ; ou bien elle leur aurait dit que le couple avait été ramené en Chine Populaire, ce qui aurait coupé court à tout. Hubert se tourna vers son compagnon et dit :
  
  — Devinette : Ils sont vivants, ils n’ont pas repassé la frontière, mais personne ne peut les atteindre…
  
  Loh cessa de faire tournoyer sa ceinture.
  
  — Je crois avoir une idée…
  
  — Voyons si elle est bonne.
  
  Le Chinois entraîna Hubert assez loin de la fille pour qu’elle ne pût les entendre :
  
  — Kowloon-City, murmura-t-il.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  13
  
  
  Sur la route qui les ramenait vers la ville, Hubert pensait à l’étrange histoire de Kowloon-City. Située immédiatement derrière l’aérodrome de Kaïtak, la vieille Kowloon chinoise était autrefois entourée de murailles. Le traité, par lequel les mandarins régnant sur la région avaient cédé Hong-kong aux Anglais, stipulait que cette petite cité resterait sous leur juridiction à condition que leur politique restât amicale à l’égard de la Couronne. Les Mandarins s’étant un jour révoltés, les Anglais les avaient chassés, mais ils n’avaient pas pour autant pris possession de Kowloon-City. Si bien que depuis un siècle, Kowloon-City, maintenant débordé de partout par le Kowloon anglais, n’appartenait à personne. C’était probablement la seule ville au monde n’ayant ni gouvernement ni police ; et, bien entendu, c’était devenu une vraie cour des miracles, refuge de toute la lie de la population, de tout ce qui, pour une raison ou pour une autre, avait à craindre la police de Sa Majesté.
  
  Car la police anglaise n’y avait jamais mis les pieds. Elle se contentait, parfois, d’agir par la bande. Lorsqu’elle tenait beaucoup à mettre la main sur un individu quelconque, elle en payait d’autres, des « traîtres », qui amenaient l’homme à une des portes de la Cité où attendait le panier à salade.
  
  Cet endroit, unique au monde, était un vrai coupe-gorge. Les voleurs n’hésitaient pas à y couper les doigts pour s’emparer plus vite des bagues convoitées. Il suffisait de demander à un chauffeur de taxi de s’y rendre pour le voir devenir vert de peur. Les quelques étrangers qui s’y risquaient parfois y allaient toujours en groupes, après avoir éliminé les mauviettes, et fortement armés (12).
  
  Hubert jeta un rapide regard de côté. Loh affichait un air crispé inhabituel.
  
  — Alors ? Ça n’a pas l’air de vous sourire cette petite partie projetée à Kowloon-City pour ce soir, hein ?
  
  Le Chinois grogna quelque chose d’inintelligible. Il devait regretter d’avoir fait part de son idée à Hubert qui, devinant ce qu’il pensait, ajouta pour le consoler :
  
  — Ce n’est pas pour me vanter, mon vieux, mais j’avais trouvé la solution de la devinette en même temps que vous. Ça allait de soi !
  
  — Il existe peut-être d’autres solutions. Ils sont peut-être dans une des nombreuses îles qui appartiennent aux Rouges le long de la côte. Dans le delta de la Rivière des Perles, ce n’est pas ce qui manque !
  
  — Ils n’ont pas repassé la frontière. Une île a une frontière.
  
  — Ça se discute.
  
  Hubert eut un sourire ironique.
  
  — Allons d’abord fouiller Kowloon-City. Qu’est-ce qu’on risque, hein ?
  
  — De se faire zigouiller, répliqua amèrement le Chinois.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Dans notre métier, mon vieux, c’est un risque qui n’est pas nouveau !
  
  Des gouttes de pluie étoilèrent le pare-brise.
  
  — Quel cochon de temps ! grogna Hubert. Vraiment de quoi devenir neurasthénique !
  
  Le Chinois lui lança un regard intrigué. Habitué à des saisons régulières, la sèche, puis celle du crachin, qu’ils étaient en train de subir, enfin celle des pluies, il ne comprenait pas que l’on pût s’énerver contre quelque chose d’aussi immuable.
  
  — Tu es vraiment sûr de tes amis les pêcheurs ? demanda pour la troisième fois Hubert.
  
  — Absolument.
  
  Il leur avait laissé la garde de Kam Mui Chun en attendant de prendre une décision, à son égard… De toute façon, elle était plus en sécurité sur cette jonque que nulle part ailleurs.
  
  La voiture roulait maintenant sur l’avenue, avec ses débauches de lumière et d’enseignes chinoises aux néons multicolores. Loh proposa :
  
  — Laissez-moi au premier taxi. Nous nous retrouvons où ?
  
  — Dans une heure, dans le hall du Péninsula.
  
  — Parfait.
  
  Hubert le déposa près d’un taxi libre et repartit. Quelques instants plus tard, il arrêta de nouveau la voiture, devant le Métropole. Un coup d’œil sur sa montre : neuf heures cinq. Tout allait bien. Il monta, demanda à voir le « manager » et lui paya tous les tickets de « Mlle Lau Ping Ling » pour toute la soirée. L’homme ne posa aucune question. Il avait l’habitude de ce genre de chose.
  
  — Je voudrais voir M. Wan, ajouta Hubert en glissant un fort pourboire dans la main du Chinois.
  
  — Je ne sais pas s’il est là, répondit celui-ci en regardant le billet. Voulez-vous attendre un instant ?… C’est de la part de qui ?
  
  — D’un ami de Mlle Lee.
  
  L’autre resta impassible.
  
  — Bien, monsieur.
  
  Il disparut par une porte marquée « PRIVATE ». Hubert remercia d’un sourire la fille du vestiaire qui lui proposait par gestes de prendre son imperméable. Il voulait voir Lee parce qu’il savait que les prostituées de Hong-Kong constituaient un vaste syndicat, très influent dans sa sphère, et qu’il pensait que ce syndicat pouvait avoir ses petites entrées dans Kowloon-City. Hubert aimait bien la bagarre, mais à condition tout de même que le rapport des forces restât dans des limites raisonnables. Il ne tenait pas plus que ça à se battre contre une armée entière de voyous dont le gagne-pain était le crime sous toutes ses formes.
  
  Quelques minutes s’écoulèrent, puis le « manager » revint et invita Hubert à le suivre. Ils longèrent un couloir assez sombre, puis s’engagèrent dans un escalier qui conduisait à l’étage supérieur. Là, Hubert fut introduit dans le salon qu’il connaissait déjà et prié d’attendre.
  
  Il admirait de nouveau les très jolies faïences anciennes en « bleu céleste de Chine » lorsqu’il entendit une porte s’ouvrir derrière lui. Il se retourna lentement et son visage de Prince-pirate s’éclaira d’un sourire.
  
  — Bonsoir, mademoiselle Lee.
  
  Elle lui rendit son sourire.
  
  — J’ai pensé que c’était moi que vous vouliez voir, murmura-t-elle.
  
  — Vous avez pensé juste.
  
  Elle portait un pantalon de soie noire qui moulait ses cuisses et son ventre de façon fort indiscrète, avec un haut de shantung blanc qui laissait nus ses jolis bras potelés.
  
  — Asseyez-vous.
  
  Ils s’installèrent l’un près de l’autre.
  
  — J’ai à vous faire des excuses, dit-elle. Je suis partie sans vous prévenir, ce n’était pas correct. Mais j’avais si peur…
  
  — Je comprends très bien. Et vous avez bien fait de venir vous cacher ici.
  
  — En quoi puis-je vous être utile ?
  
  Elle avait deviné qu’il voulait lui demander un service.
  
  Il ne chercha pas de détour.
  
  — Il faut que j’aille ce soir même dans Kowloon-City…
  
  Une ombre passa sur les yeux bruns de la fille.
  
  — Vous n’en ressortirez pas vivant, prédit-elle d’un ton très ennuyé.
  
  Il sourit.
  
  — Les paris sont ouverts. Mais, ne pourriez-vous m’aider ? N’avez-vous aucune introduction là-bas ?
  
  Elle baissa la tête et parut s’absorber dans la contemplation des ballerines noires qui chaussaient ses pieds minuscules. Il respecta son silence, attendant avec une certaine inquiétude qu’elle prît une décision. Enfin, elle se redressa et le considéra avec gravité.
  
  — C’est une chose que je ne devrais pas faire et je le regretterai sûrement. Mais, je vais le faire. Ne me demandez pas pourquoi.
  
  Elle se leva et quitta la pièce. Hubert resta immobile sur son siège. Il pensait que si Arthur O’Brien et la vraie Lau Ping Ling se trouvaient réellement cachés dans cette cour des miracles qu’était Kowloon-City, ce ne serait sûrement pas facile de les y découvrir. Il se remémora soudain la lettre qu’il avait trouvée dans les affaires de la malheureuse Chau Laï Ping, à Macao. Cette lettre avait été fabriquée et posée là par l’adversaire pour le jeter dans les bras de la fausse Lau Ping Ling. Mais pourquoi diable avaient-ils seulement essayé de le retarder dans son enquête, sans chercher à le supprimer ?
  
  La jeune femme revint. Elle tenait quelque chose dans sa main fermée, qu’elle ouvrit en approchant de Hubert. Il vit une bague de métal blanc, avec un chaton de jade sur lequel était sculptée la tête hideuse d’un dragon.
  
  — Portez-la et montrez-la chaque fois que vous vous trouverez en difficulté, dit-elle. Mais ne dites à personne qu’elle vous vient de moi. À personne !
  
  Il comprit à la gravité de sa voix que c’était là une recommandation importante, qu’elle courrait de graves dangers si l’on savait que ce « Sésame » lui avait été donné par elle.
  
  — Vous me le rendrez demain. J’y tiens beaucoup.
  
  — Vous avez ma parole, Lee. Je ne dirai à personne d’où vient cette bague et je vous la rendrai demain.
  
  Ils se regardèrent. Elle lui sourit. Un sourire un peu contraint.
  
  — Eh bien, fit-il, j’espère pouvoir vous remercier bientôt comme il convient. Je suis obligé de filer, maintenant. Bonne nuit, Lee.
  
  Elle lui mit les bras autour du cou et se serra un instant contre lui, joue à joue.
  
  — Bonne nuit à vous, répondit-elle.
  
  Puis, en reculant d’un pas, elle ajouta :
  
  — Je vous aime bien. Je ne sais pas pourquoi, mais je vous aime bien.
  
  Il lui fit une grimace affectueuse et recula vers la porte.
  
  — Je vous accompagne.
  
  Sur le seuil, elle lui toucha la main.
  
  — Si, reprit-elle. Je sais pourquoi je vous aime bien. C’est que vous m’avez traitée comme une femme ordinaire, et non comme une prostituée.
  
  Hubert lui sourit.
  
  — Je suis un homme sans préjugés. Bonne nuit, fillette !
  
  Elle ferma la porte et il prit l’escalier pour descendre. Pourquoi, de quel droit aurait-il pu mépriser cette fille ? Il y avait deux millions de réfugiés à Hong-kong et la ville ne pouvait ni les loger, ni les nourrir. Une femme coolie était payée trois dollars HK pour une journée de travail, soit un demi-dollar U.S., moins de deux cents francs français, et il n’y avait pas du travail tous les jours. Alors ? Devaient-elles se laisser mourir de faim plutôt que d’adopter le seul métier qui leur restât ouvert, le plus ancien métier du monde ?
  
  Il déboucha sur le trottoir et regagna sa voiture. Avant de démarrer, il essaya la bague. Il pouvait la mettre à l’auriculaire de la main gauche. De justesse. Il consulta sa montre et, comme il avait le temps, décida de passer le Goulet avec l’auto.
  
  Il roula donc jusqu’au Véhicular Ferry, fit la queue un bon moment avant de pouvoir monter à bord. Dix minutes plus tard, les roues de l’auto retrouvèrent la terre ferme sur Kowloon. Il descendit Canton road jusqu’à Peking road et trouva une place où garer derrière l’hôtel. Il entra par la porte de Hankow road, alla chercher sa clé au bureau du concierge, vit que Loh n’était pas encore dans le grand hall et prit un ascenseur pour monter au sixième.
  
  Le garçon qui s’occupait du service de l’eau avait rempli la baignoire. Hubert se déshabilla rapidement et se plongea dans l’eau pratiquement froide. Il s’ébroua comme un phoque, ressortit, se sécha, décida qu’il n’était pas nécessaire de se raser pour ce qu’il avait à faire.
  
  Il ouvrit une de ses valises dans la lingerie et en tira le gilet pare-balles qu’il emportait à chaque mission. C’était une sorte de chemise sans manches, en nylon spécial, à l’épreuve des balles, expérimenté et adopté par l’armée U.S. Il l’enfila. Cela protégeait tout le corps, depuis le cou jusqu’au pubis. La seule précaution à prendre était de s’arranger pour ne pas recevoir de balles dans les membres ni, surtout, dans la tête. Grave inconvénient : cela tenait chaud. Mais, heureusement, la température moyenne à Hong-kong à cette saison ne dépassait pas dix-sept degrés centigrades. Il s’habilla ensuite avec ce qu’il avait de plus vieux et de moins fragile.
  
  Il avait terminé lorsqu’il entendit frapper à la porte. Il marcha vers le petit vestibule.
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  — Un message, monsieur.
  
  Il entrouvrit la porte, prit le message, remercia, referma et l’ouvrit. Pendant qu’il était absent, M. Morrisson avait téléphoné. M. Morrisson le priait de le rappeler dès que possible.
  
  Hubert se glissa entre les lits, s’assit sur l’un d’eux, décrocha le téléphone et demanda à la standardiste le numéro du trafiquant d’armes.
  
  Ce fut un Chinois qui lui répondit, puis Bertie fut en ligne.
  
  — Hello ! dit Hubert. Vous m’avez appelé ?
  
  Bertie, qui avait reconnu la voix, répondit :
  
  — Oui. Vous êtes seul ?
  
  — Oui. Allez-y.
  
  — Vous intéressez-vous toujours à ce monsieur dont vous m’avez parlé ?
  
  — Toujours.
  
  — Eh bien, je viens d’apprendre que, lui, s’intéresserait d’une façon plus ou moins déguisée à un couple qui se cacherait dans Kowloon-City. Je vous dis cela car le bruit court que ce couple serait formé d’une Chinoise et… d’un de vos compatriotes.
  
  Hubert sourit, mais demanda simplement :
  
  — Créance ?
  
  — « A. I. »
  
  — Merci, Bertie. Je pense que ça m’intéresse.
  
  — À charge de revanche, mon vieux. Bonne nuit.
  
  — Bonne nuit.
  
  Hubert raccrocha. Ainsi, intrigué par la question que lui avait posée Hubert, Morrisson avait lancé son propre service de renseignements sur les traces du mystérieux M. Chun. Et le tuyau qu’il venait de donner n’était sûrement pas un tuyau crevé. Dans le jargon du service, la classification « A. I. » était la meilleure que l’on puisse accorder à une information.
  
  Il allait sortir lorsque le téléphone sonna. Il alla décrocher.
  
  — Allô ?
  
  — Monsieur O’Brien ?
  
  C’était la voix de Bertie.
  
  — Oui. Rebonjour.
  
  — J’avais oublié de vous dire… N’allez surtout pas vous aventurer dans le quartier dont je vous ai parlé sans une escorte suffisante. C’est un endroit assez malsain.
  
  — Je sais. Merci tout de même.
  
  — Bye !
  
  — Bye !
  
  Raccroché. Hubert regagna la porte, éteignit les lumières et sortit. Les boys se levèrent sur son passage. Il les salua amicalement, prit l’ascenseur et descendit dans le grand hall. Loh So-Fu était là, qui vint à sa rencontre.
  
  — Tu as trouvé ?
  
  — C’est dans la voiture.
  
  — Allons-y.
  
  Loh avait plutôt le teint gris et il ne se sentait pas à l’aise ; visiblement. Hubert attendit qu’ils fussent dehors et lui montra la bague-Sésame pour le rassurer.
  
  — J’espère que ça marchera, dit sombrement le Chinois.
  
  — Moi aussi.
  
  Ils retrouvèrent la voiture derrière l’hôtel.
  
  — Je suis arrivé par-là et je l’ai reconnue. J’ai pensé qu’il valait mieux déposer mes trucs dedans…
  
  Ils montèrent. Loh tira un paquet de sous le siège et l’ouvrit lentement. Le paquet contenait deux Parabellum « Browning » automatiques, de calibre 9 mm, avec dix chargeurs de rechange contenant 13 balles chacun.
  
  Hubert éclata de rire.
  
  — Eh bien, mon vieux ! Vous n’avez pas regardé à la dépense !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  14
  
  
  Ils étaient arrives. L’ancienne muraille, maintenant ruinée, venait d’apparaître dans la lueur des phares. Hubert rangea la voiture au bord d’un terrain vague, serra le frein, coupa le contact, éteignit les lanternes.
  
  — Alors ? lança-t-il en se tournant vers Loh. On est d’attaque ?
  
  Le Chinois fit une affreuse grimace.
  
  — Je ne suis pas optimiste, répondit-il d’un ton qui s’efforçait, d’être plaisant.
  
  — Passons l’artillerie, s’il vous plaît.
  
  Le Chinois lui tendit un des « Parabellum » et cinq des chargeurs de rechange.
  
  — Vous n’auriez pas pu trouver quelque chose de plus léger ? reprocha Hubert en soupesant l’arme dont le poids dépassait le kilo.
  
  — C’est le seul qui ait un chargeur de treize balles, riposta l’autre.
  
  — C’est bien ce que je pensais.
  
  Il glissa l’énorme automatique dans la poche droite de son imperméable et fourra les chargeurs dans la gauche.
  
  — Allons-y.
  
  Ils mirent pied à terre. De lourds nuages noirs couraient bas au-dessus de la ville, mais il ne pleuvait pas.
  
  — Vous ne fermez pas la voiture ? demanda le Chinois.
  
  — Pas la peine. Il n’y a rien à voler dedans et si nous nous sortons de cette cour des miracles, j’ai l’impression qu’il ne fera pas bon s’attarder dans le secteur. J’ai connu des types qui sont morts pour une portière de voiture fermée à clé. Il y a des moments dans la vie où les secondes sont VRAIMENT précieuses.
  
  Il mit les clés de contact dans la pochette de sa veste et marcha vers l’entrée de la vieille cité. Loh lui emboîta le pas sans enthousiasme. Une voiture radio de la police anglaise se trouvait en stationnement à vingt mètres des anciennes fortifications démolies par les Japonais pendant la Dernière Guerre mondiale. Impassibles, les policiers regardèrent passer Hubert et son compagnon.
  
  Hubert s’immobilisa un court instant au seuil de la cité interdite. Une ruelle étroite, à peine assez large pour qu’un « pousse » y pût passer, s’ouvrait devant eux, sombre et sinistre. Une odeur étonnante, une odeur de crasse, de misère, d’ordure, de terre mouillée, de pourriture, leur monta aux narines.
  
  — Allons-y, répéta Hubert. Et n’oubliez pas : ne vous affolez jamais, ne montrez jamais que vous avez peur. Ces gens-là sont comme des chiens méchants, ils n’attaquent que ceux qui les craignent. S’il y a du vilain, abritez-vous derrière moi et couvrez nos arrières. Compris ?
  
  Loh So-Fu ne répondit que par un signe de tête. Sans doute avait-il la gorge trop serrée pour articuler quelque chose. Hubert se demanda pourquoi Kowloon-City exerçait une pareille terreur sur les Chinois.
  
  Ils marchaient dans la boue. Les premières maisons étaient sombres, peut-être inhabitées, comme une ceinture de vide destinée à remplacer les remparts écroulés. Puis les lumières apparurent. De pauvres lumières jaunes, honteuses. Hubert continuait d’avancer, traînant à sa suite son compagnon chinois qu’il entendait trottiner sur le sol spongieux.
  
  Il n’avait aucun plan précis, ne sachant qui contacter, et voulait se fier à l’inspiration. Sans cesser d’avancer, il regardait à gauche et à droite, ne perdant rien du spectacle. Sans lois, sans police, Kowloon-City était vraiment la cité du vice. Ce n’étaient que bordels, fumeries d’opium, tripots, débits d’alcool. Partout, les gens forniquaient, fumaient, jouaient, se saoulaient à même le sol de terre battue suintant d’humidité. Le vice dans la misère, le vice pour les coolies, dont les plus fortunés ne gagnaient pas un dollar U.S. par jour.
  
  Atroce.
  
  Ils atteignirent un carrefour. Un boucher vendait de la viande de chien en plein air à la lumière d’une vieille lampe à acétylène et sous la protection d’un auvent de toile craquant de toutes parts. Les Chinois aimaient la viande de chien et les Anglais en interdisaient le commerce sur leur territoire.
  
  Le boucher regarda Hubert avec une stupéfaction visible. Hubert se retourna. Loh So-Fu se faisait tout petit derrière lui.
  
  — Je vais lui montrer ma bague et tu vas lui demander s’il a entendu parler d’un Américain vivant par ici en compagnie d’une Chinoise.
  
  — Je… Vous croyez que…
  
  Les yeux bleus de Hubert prirent une expression glacée.
  
  — Écoutez, mon vieux, vous n’étiez pas obligé de venir. Vous n’allez pas me lâcher maintenant. J’ai besoin d’un interprète. Ce type-là ne comprend sûrement pas l’anglais. Exécution !
  
  Il marcha vers le boucher, qui affectait soudain un air rusé, avec une ombre de sourire. Hubert lui mit sous le nez son poing gauche fermé afin de bien lui montrer la bague-Sésame que lui avait confiée la gentille Lee Ling. L’homme cligna des yeux, il retint son souffle. Puis son visage s’éclaira et il dit quelque chose dans sa langue natale que Hubert ne put comprendre.
  
  Alors, Loh So-Fu parla, très détendu. Il n’avait pas dû croire jusque-là à la puissance magique de la bague. Il était rassuré.
  
  Hubert tourna lentement sur lui-même pendant que les deux hommes se lançaient dans d’interminables palabres. Des ombres allaient et venaient dans les ruelles qui se rejoignaient là. Une prostituée, vieille et laide, les observait, appuyée de l’épaule au chambranle d’une porte. Un gosse à moitié nu apparut près d’elle et s’accrocha à sa jupe fendue ; la vue de Hubert semblait le fasciner.
  
  Loh So-Fu cessa enfin de discuter avec le boucher « canin » et traduisit à Hubert :
  
  — Il ne sait rien au sujet d’un Américain qui vivrait ici avec une Chinoise. Il pense que ce n’est pas possible. Mais il s’étonne que, puisque vous « en » êtes, vous n’alliez pas directement vous adresser au « Mandarin. »
  
  — Qui est le « Mandarin » ?
  
  — Probablement le grand chef de cet abominable coupe-gorge.
  
  — Demande-lui où on peut le trouver ?
  
  Loh So-Fu se retourna vers le marchand de viande de chien et posa la question dans leur langue natale. L’homme répondit longuement, avec des gestes de la main, des tracés du doigt sur son étal sanglant. Loh So-Fu le remercia.
  
  — Vous avez compris ? demanda Hubert.
  
  — Je crois.
  
  — Eh bien, allons-y.
  
  — Il faut passer par-là…
  
  Cette fois, c’était le Chinois qui ouvrait la marche. Hubert se laissa guider. De temps en temps, il s’assurait que le « Parabellum » jouait librement dans l’ouverture de la poche de son imperméable. Il connaissait des gens qui étaient morts pour avoir négligé de tels détails.
  
  Un bruit de fusillade le mit soudain sur ses gardes ; mais Loh So-Fu le rassura :
  
  — Des pétards. Ils doivent fêter quelque chose.
  
  La pétarade se prolongea longuement et, lorsque ce fut fini, le silence ne revint pas pour autant. Ce n’était que cris, hurlements, vociférations, éclats de rire, sur un fond de bruits divers où les claquements de mains avaient leur part. Hubert se demanda une fois de plus pourquoi les Chinois étaient aussi bruyants.
  
  Ils marchèrent assez longtemps dans un dédale de ruelles qui parut à Hubert un véritable labyrinthe. Il commençait à penser qu’il ne leur serait pas facile de retrouver la sortie en cas de coup dur. Des hommes et des femmes, véritables loques, sortaient quelquefois des tripots ou des fumeries pour les regarder passer. Ils ne disaient rien. La carrure d’Hubert et son assurance devaient leur en imposer. Et aussi le fait qu’il était accompagné par un Chinois et qu’aucun Chinois qui n’« en » était pas n’aurait osé se risquer là.
  
  Une radio hurlait, couvrant tous les autres bruits. Un enfant, d’une maigreur effrayante, dormait dans la boue en suçant son pouce couvert de crasse. Plus loin, une femme ivre morte était assise dans une flaque d’eau, adossée à la façade d’une baraque en bois croulante. Sa robe était déchirée, laissant voir un sein noir affreusement ratatiné.
  
  Hubert, qui croyait avoir vu aux Indes ce qui pouvait se faire de mieux en matière de misère, se mit à croire que Kowloon-City était un véritable « concentré » de Calcutta.
  
  Ils aperçurent soudain le barrage, au bout de la ruelle qu’ils étaient en train de suivre. Une vingtaine d’hommes vêtus de noir, aux mines farouches. Loh So-Fu ralentit le pas, puis tourna la tête pour regarder en arrière par-dessus son épaule.
  
  — C’est la même chose derrière, annonça-t-il.
  
  — Continuez du même pas. Surtout ne nous arrêtons pas.
  
  Hubert regarda lui aussi en arrière, afin de savoir exactement à quoi s’en tenir. Un bouchon humain identique au premier coupait tout espoir de retraite.
  
  Loh So-Fu faiblissait de nouveau. Hubert, qui tenait la crosse du « Parabellum » bien en main, prêt à tirer à travers son imperméable s’il le fallait, murmura, juste assez fort pour se faire entendre de son compagnon :
  
  — Laissez-moi passer devant. Et surtout, ne perdez pas votre sang-froid ?
  
  — Qu’est-ce que vous voulez faire ?
  
  — Foncer tranquillement dans le tas. De deux choses l’une : ou bien ils s’écarteront pour nous laisser passer, ou bien…
  
  Il ne termina pas sa phrase, c’était complètement inutile. La distance diminuait. Hubert marchait d’un pas régulier, la tête haute, un léger sourire aux lèvres. Mais son regard aigu ne perdait rien de ce qui se passait devant lui.
  
  Ils n’étaient plus qu’à trois mètres lorsqu’un homme se détacha du groupe et fit deux pas à leur rencontre. Il n’était pas menaçant. Hubert le salua :
  
  — Bonne nuit.
  
  L’homme se mit à parler, s’adressant à Loh So-Fu.
  
  — Il demande si c’est nous qui voulons voir le « Mandarin », traduisit celui-ci.
  
  — Bien sûr.
  
  L’homme parlait de nouveau, d’un ton assuré, habitué à commander. Il était vêtu comme les autres d’une vieille tunique noire sale et rapiécée.
  
  — Il dit que nous devons remettre nos armes et qu’ils nous conduiront auprès du « Mandarin ».
  
  Hubert fit la grimace.
  
  — Qu’est-ce que tu en penses ? Il est sincère, ou pas ?
  
  — Montrez-lui votre bague.
  
  Hubert fit ce que lui demandait Loh So-Fu, qui accompagna le geste d’un court commentaire. L’homme resta impassible et répondit brièvement à Loh :
  
  — Il dit que bague ou pas, il faut que nous remettions nos armes.
  
  — Dis-lui que nous n’en avons pas.
  
  — Ils vont nous fouiller.
  
  — Qu’ils essaient.
  
  — Ils sont quarante, et des centaines derrière.
  
  — C’est juste.
  
  Le dilemme était grave. S’ils ne remettaient pas leurs armes, c’était sûrement la bagarre immédiate, sans le moindre espoir de s’en sortir puisqu’ils étaient encerclés. S’ils les remettaient, ils étaient à la merci de cette bande de voyous qui pouvaient les trucider aussitôt sans autre forme de procès, simplement pour voler leurs vêtements et tout ce qu’ils avaient sur eux. Mais cette dernière éventualité laissait tout de même un espoir : ces brigands pouvaient tenir parole.
  
  — Dommage, murmura Hubert. Je suis sûr qu’ils vous avaient coûté cher.
  
  — Mille dollars Hong-kong, répondit amèrement le Chinois.
  
  — Les deux ? Correct.
  
  Ils sortirent lentement les « Parabellum » de leurs poches et les tendirent à l’homme en les tenant par le canon.
  
  — On donne les chargeurs aussi ?
  
  — Pour quoi faire ?
  
  Insensiblement, les deux ailes du groupe silencieux s’étaient refermées sur eux et ils se trouvaient pratiquement encerclés. Hubert décida que cela n’aggravait en rien la situation et se laissa même palper du haut en bas par des mains indiscrètes sans protester le moins du monde. Et grand fut son étonnement de voir que ces gueux ne leur prenaient rien, pas même les chargeurs destinés aux « Parabellum ». Il en conclut, un peu hâtivement, que tout n’allait pas si mal que ça.
  
  Ils se trouvèrent entraînés et obligés de suivre. La ruelle était bordée de maisons en dur, aux façades lépreuses. Ils marchèrent jusqu’au bout, tournèrent à droite et arrivèrent devant une grande bâtisse en bois, à un étage, agrémentée d’un portique croulant.
  
  On les fit entrer dans la maison. Quatre hommes seulement pénétrèrent avec eux. Les autres restèrent à la porte. On entendit des vociférations dont l’éclat fit trembler les cloisons branlantes. Hubert et Loh So-Fu furent poussés dans une grande pièce qui cachait la misère de ses murs sous une tapisserie faite de bandes de brocart noir et or simplement fixées par des punaises dont quelques-unes avaient sauté. Hubert pensa que tout ce tissu devait être le produit de rapines ; puis il aperçut dans le fond, vautré sur un énorme tas de coussins, un petit homme qu’il devina être le fameux « Mandarin ».
  
  Il s’était attendu à découvrir une sorte de Gengis Khan et il se trouvait en face d’un misérable nabot, au regard hypocrite et cruel, vêtu comme une cocotte et violemment parfumé. Des diamants étincelaient aux doigts noueux et un lourd collier d’or et d’émeraudes pesait sur les épaules de l’étrange bonhomme.
  
  Hubert, qui s’efforçait de rester parfaitement impassible, demanda en anglais :
  
  — C’est vous, le « Mandarin » ?
  
  Il pensait que Loh So-Fu allait de nouveau devoir servir d’interprète. Mais le satrape répondit, avec un accent américain tout à fait inattendu :
  
  — This question is right down mi alley !
  
  Loh, qui ne connaissait pas certaines expressions populaires américaines, questionna doucement :
  
  — Qu’est-ce qu’il dit ?
  
  — Il dit que la question que je lui ai posée est tout à fait dans ses cordes. Il essaie de plaisanter.
  
  Puis, très haut, Hubert s’adressa à l’homme :
  
  — Qui que vous soyez, voici qui m’a permis de venir jusqu’à vous.
  
  Il fit deux pas en avant et montra la bague à sa main gauche. L’autre eut l’air de s’en désintéresser complètement. Hubert continua :
  
  — Je suis à la recherche d’un de mes compatriotes, M. Arthur O’Brien. Je sais, de source sûre, que M. O’Brien vit actuellement dans votre cité. Je voudrais lui parler.
  
  — Je suis le Mandarin, répondit l’homme, à retardement.
  
  Puis, fixant sur Hubert le regard de ses yeux de poisson, il ajouta :
  
  — Vous êtes bien renseigné.
  
  Hubert se contenta d’approuver d’un simple hochement de tête. Le « Mandarin » eut un sourire cruel et continua :
  
  — Du moins, vous le croyez.
  
  Hubert haussa les sourcils. Interrogation muette. Le « Mandarin » poursuivit :
  
  — Car si vous étiez VRAIMENT bien renseigné, vous ne seriez jamais venu jusqu’ici vous jeter dans la gueule du loup.
  
  Hubert entendit près de lui une sorte de gargouillis qui lui sembla provenir de Loh So-Fu. Il répliqua froidement :
  
  — J’attends que vous m’expliquiez.
  
  — C’est extrêmement simple. On m’a offert dix mille dollars pour m’assurer de vos deux personnes.
  
  — Et cette bague ? Je croyais que…
  
  — Laissez-moi rire ! coupa férocement le « Mandarin ». Celui qui vous l’a donnée s’en repentira, je vous le promets !
  
  Puis, se dressant sur un coude, il se mit à hurler :
  
  — Fourrez-moi ça au cachot !
  
  Personne ne bougea. Alors, il s’aperçut qu’il avait continué de parler en américain et il répéta sa phrase en chinois. Un ton plus haut.
  
  
  
  Hubert s’ébroua, puis se souleva lentement sur un coude. L’amorce du mouvement produisit un bruit de succion tout à fait désagréable et il sentit la boue monter entre les doigts de sa main droite appuyée sur le sol.
  
  L’obscurité était totale. Une écœurante odeur de moisi empuantissait l’atmosphère. Hubert resta un moment sans bouger, comme un fauve aux aguets… Il n’entendit que le sifflement strident d’une respiration, pas très loin de lui.
  
  Alors la mémoire lui revint. Il se rappela l’entrevue avec le « Mandarin », et comment cette entrevue s’était terminée. Une demi-douzaine de bonshommes faméliques avaient essayé de s’assurer de lui et de Loh So-Fu, afin d’exécuter l’ordre donné par leur chef. Mais Hubert, indigné par tant de mauvaise foi, ne l’avait pas entendu de cette oreille. Il s’était défendu. Les « atémi » s’étaient mis à partir comme la fondre dans toutes les directions et les hommes à s’écrouler comme des mouches un peu partout.
  
  Hubert s’en était donné à cœur joie, utilisant ses pieds, ses genoux, ses mains ouvertes ou fermées et ses coudes. Loh So-Fu, terrifié, s’était réfugié dans un coin de la pièce et n’avait pris aucune part aux réjouissances. Le « Mandarin » non plus. Impavide sur son lit de coussins, il se contentait de hurler les ordres nécessaires chaque fois qu’il devenait urgent de lancer des troupes fraîches dans la bagarre.
  
  Hubert, solidement appuyé contre un mur, avait expédié une vingtaine d’adversaires. Mais il en arrivait toujours de nouveaux et la fatigue se faisait sentir peu à peu. Bientôt, ses mouvements n’avaient plus été animés de la rapidité voulue. Il avait encaissé à son tour. Ses réflexes avaient cessé de jouer normalement et il avait finalement succombé sous le nombre. Un coup de gourdin sur le crâne, qu’il n’avait pu éviter, bien qu’il l’eût vu arriver, avait clos le débat.
  
  Constatation qui s’imposait : ils n’avaient pas essayé de le tuer et avaient même pris, malgré leur énervement, certaines précautions pour ne pas l’abîmer. L’offre de dix mille dollars Hong-kong qui avait été faite au « Mandarin » devait spécifier que les « colis » seraient livrés en bon état.
  
  Hubert fit jouer tous ses muscles, puis remua ses membres l’un après l’autre. Il n’avait rien de cassé, tout fonctionnait à peu près normalement. Seule, sa tête était douloureuse et il n’y avait pas lieu de s’en étonner.
  
  Il se mit prudemment debout et tâta ses poches.
  
  On ne lui avait rien pris. Même les chargeurs de « Parabellum » se trouvaient encore là. Il sortit la petite lampe à pile qui ne le quittait jamais et la fit fonctionner. Un cône de lumière jaune tomba sur le sol boueux. Surpris, un rat énorme se sauva en courant.
  
  Hubert promena lentement la lumière autour de lui. Loh So-Fu gisait dans un coin, respirant avec difficulté. Ils avaient dû l’assommer lui aussi, pour faire le compte.
  
  Ils étaient dans une cave, assez étroite et plutôt basse de plafond. Pas de porte apparente. Il leva sa lampe et découvrit la trappe, faite de grosses planches, assez mal jointes, par où on avait dû les jeter.
  
  Somme toute, pensa Hubert, la situation n’était guère brillante. Il n’avait prévenu personne de son expédition et… Personne ? Bertie, qui lui avait téléphoné l’information, le connaissait assez pour savoir qu’il n’avait sûrement pas perdu de temps pour l’exploiter. Curieux, il rappellerait demain pour savoir ce qui s’était passé. Ne pouvant le joindre, il alerterait « peut-être » le Service avec lequel il continuait d’entretenir des relations « de courtoisie ».
  
  Hubert regarda de nouveau son compagnon chinois et décida de ne rien faire pour le réveiller. Le temps qu’il passerait inconscient était toujours autant de gagné pour lui.
  
  Le rat était revenu et regardait fixement Hubert de ses petits yeux ronds que la lumière rendait brillants comme des escarboucles. Hubert fit une grimace de dégoût. Il n’aimait pas ces bêtes-là. Il se dit qu’il devrait surveiller Loh So-Fu afin que le Chinois ne servît pas de repas à ce sale animal.
  
  Puis il décida qu’il était temps de réfléchir aux moyens de se tirer de ce mauvais pas. Depuis qu’il avait repris connaissance, il n’avait entendu aucun bruit permettant de supposer que des hommes se trouvaient alentour. Si quelqu’un avait été placé en surveillance à proximité de la trappe, il devait dormir ou rester parfaitement immobile.
  
  Il consulta sa montre. Presque une heure, du matin, sûrement. Il regarda de nouveau la trappe, seule issue possible jusqu’à plus ample informé. Il pouvait la toucher en levant le bras, mais du bout des doigts seulement, pas assez pour exercer une poussée.
  
  Il lui fallait donc réveiller son compagnon. Il alla se pencher sur lui et appela :
  
  — Hep ! l’ami Loh !
  
  L’ami Loh ne bougea pas et l’ami Loh n’avait pas bonne mine. Hubert lui chatouilla les côtes avec la pointe de son soulier ; sans plus de résultat.
  
  Il se disposait à employer des moyens plus énergiques lorsqu’il entendit marcher au-dessus. Il s’immobilisa, prêtant l’oreille. Deux hommes, au moins, approchaient de la trappe… Hubert éteignit sa lampe.
  
  Ils s’étaient arrêtés. Bruits de voix. Bruits métalliques. Grincements. La trappe se souleva. La lumière d’une torche électrique tomba d’en haut. Quelqu’un se pencha. Un Chinois, vêtu d’une sorte de tunique militaire noire, ce qui semblait être le summum du chic dans le secteur.
  
  Hubert respirait à fond, méthodiquement, décidé à saisir la première occasion qui s’offrirait, sans s’occuper de Loh So-Fu, qui, de toute façon, était maintenant perdu pour le Service. Chacun pour soi et Dieu pour tous.
  
  Des pas, de nouveau. Un raclement sur du bois. Une échelle tomba, dont les pieds se fichèrent dans la boue de la cave. Hubert allait bondir lorsqu’une voix s’exprimant en anglais le stoppa :
  
  — Ne bougez pas !
  
  Il vit juste à temps l’arme briller dans le poing de l’homme qui, déjà, descendait l’échelle. Il obéit, aveuglé d’autre part par le faisceau de la lampe braquée sur son visage.
  
  L’homme atteignit le sol et l’échelle remonta aussitôt. Il y avait donc un autre type en haut. Probablement armé lui aussi. Pas très encourageant !
  
  L’homme baissa la lampe et Hubert put l’apercevoir. Il était de taille moyenne, avec un visage sec, défiguré par une horrible cicatrice qui lui tordait la bouche en un perpétuel rictus.
  
  Ils s’observèrent quelques instants sans rien dire. Il n’y avait aucune hostilité dans le regard du Chinois, simplement de la curiosité. Il parla.
  
  — Je ne suis pas venu seul. Il y a quelqu’un au-dessus, mais qui ne comprend pas votre langue.
  
  Curieux préambule. Hubert demeura dans l’expectative.
  
  — Le « Mandarin » vous a dit qu’on lui avait offert dix mille dollars pour s’assurer de votre personne…
  
  — Je sais qui lui a fait cette offre.
  
  — Vraiment ?
  
  — Un certain M. Chun.
  
  — C’est possible. Je n’en sais rien. Le « Mandarin » a déjà reçu cinq mille dollars. À l’instant, pour vous avoir capturé. Il doit vous garder aussi longtemps qu’on le lui dira, puis vous remettre à des gens qui seront envoyés avec cinq mille nouveaux dollars.
  
  Hubert se demandait bien pourquoi l’homme lui racontait tout cela. Il posa une question :
  
  — Il s’agit de dollars Hong-kong, naturellement ?
  
  — Naturellement.
  
  — Ce n’est pas cher.
  
  Une expression de ruse éclaira le regard sombre du Chinois.
  
  — C’est ce que j’ai fait remarquer au « Mandarin ».
  
  Hubert comprenait vite quand il le fallait.
  
  — Si le « Mandarin » n’est pas autrement lié avec Mr Chun, nous pourrions peut-être nous entendre… en dollars U.S.
  
  — C’est exactement ce que j’ai suggéré au « Mandarin ».
  
  — Que vous a-t-il répondu ?
  
  — Qu’il n’était pas contre.
  
  Hubert sourit.
  
  — Alors tout va bien.
  
  Le Chinois ne semblait pas partager cet optimisme.
  
  — Un instant. Tout va bien à condition que votre adversaire n’ait rien à voir avec la Chine Populaire.
  
  Hubert rengaina son sourire.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Eh bien, à tort ou à raison, le « Mandarin » est convaincu que le gouvernement de Mao Tsé-toung décidera bientôt de récupérer Hong-kong, ou, à tout le moins, les Nouveaux Territoires et Kowloon. Il ne veut rien faire qui puisse mécontenter ces futurs maîtres, car il ne se fait aucune illusion : Kowloon-City cessera d’exister le jour où les communistes arriveront. Ils ne toléreront jamais un pareil état de chose.
  
  — Et le « Mandarin » croit qu’il pourra se reclasser dans le Nouvel Ordre.
  
  — Il le croit.
  
  — Il a peut-être raison, mais cela n’arrange pas mes affaires.
  
  L’homme fit un pas en avant. Son arme pendait maintenant à bout de bras.
  
  — Connaissez-vous HP ? demanda-t-il en baissant la voix.
  
  HP étaient les initiales du chef de service de renseignements de Morrisson. On l’appelait communément ainsi et beaucoup de gens ignoraient quel nom se cachait derrière ces deux lettres qui prêtaient par ailleurs à de faciles plaisanteries. Il arrivait même à Bertie d’appeler ce mystérieux personnage « Horse Power ». Hubert regarda le Chinois. Se pouvait-il qu’il fût un agent de HP ? Il en fut tout de suite convaincu et décida de jouer le jeu. De toute manière, puisque le « Mandarin » semblait acquis à ceux d’en face, il serait moins compromettant et peut-être plus rentable de prétendre travailler pour Morrisson.
  
  — Sûr ! répondit-il. C’est même « grâce » à lui que je me trouve dans cette agréable situation.
  
  Le Chinois fit un signe de tête entendu.
  
  — C’est moi qui lui ai fourni les renseignements concernant l’Américain qui est arrivé ici la semaine dernière. C’est une affaire très secrète. Il n’y a pas plus de cinq personnes au courant dans Kowloon-City.
  
  Je suis venu chercher cet Américain.
  
  — Je sais. Je vous ai entendu le dire au « Mandarin ».
  
  Il y eut un bref silence. Puis Hubert posa la question qui lui brûlait les lèvres :
  
  — Pouvez-vous m’aider ?
  
  Prudemment, l’autre répliqua :
  
  — À quoi ?
  
  — D’abord à sortir d’ici, puis à joindre mon compatriote et à l’emmener hors de cette cité.
  
  Le Chinois se mit à réfléchir.
  
  — Je peux vous aider à sortir d’ici. Je peux vous donner les renseignements nécessaires pour joindre votre compatriote… Pour le reste, il faudra vous débrouiller.
  
  — Eh bien, je me débrouillerai.
  
  Nouveau silence. Le Chinois avança soudain son bras armé, éclaira l’automatique qu’il tenait.
  
  — Vous reconnaissez ?
  
  — Sûr.
  
  C’était un des « Browning Parabellum » qu’on leur avait pris et pour lequel ils avaient encore dix chargeurs de treize balles chacun dans leurs poches.
  
  — Je pense que le meilleur moyen pour sortir d’ici…
  
  Il s’interrompit parce que Loh So-Fu s’était retourné en grognant. Hubert demanda :
  
  — Aura-t-il un rôle à jouer ?
  
  — Essentiel.
  
  — Alors, on ferait peut-être mieux de le réveiller.
  
  Il s’en occupa. Loh était d’ailleurs en train de remonter de lui-même à la surface. Hubert l’aida grâce à quelques passes de réanimation connues de toutes les ceintures noires de judo. Loh se retrouva promptement sur pied, l’esprit assez clair pour participer à la discussion.
  
  En quelques phrases, Hubert le mit au courant de l’évolution favorable de leur situation. Quand il eut terminé, l’agent de HP reprit la parole :
  
  — Vous pouvez circuler sans grand danger dans la cité si vous êtes habillé comme tout le monde.
  
  — Mon visage n’est pas celui d’un Chinois, protesta Hubert.
  
  L’autre tira de sa poche une paire de lunettes noires et les lui montra.
  
  — Vous mettrez ça. Avec une casquette de toile pour cacher vos cheveux.
  
  — Et où trouverai-je la casquette ?
  
  — Sur la tête de mon compagnon, là-haut. L’idéal aurait été de pouvoir vous frotter le visage avec des racines d’ahbana, mais je n’en ai pas ici. Je crois qu’un peu de boue fera très bien l’affaire. Vous prendrez mes vêtements. Ils seront un peu justes, mais ici, c’est sans importance. Votre ami prendra les vêtements de celui qui attend là-haut.
  
  — Il est d’accord ? demanda Hubert avec un mouvement de tête vers le plafond.
  
  — Il le sera. Dès que vous serez dehors, vous ferez comme si vous étiez aveugle, la main posée sur l’épaule de votre ami qui vous guidera.
  
  — Compris. Aurons-nous un long trajet à faire ?
  
  Le Chinois leur expliqua quel chemin ils devraient suivre pour atteindre l’endroit où l’Américain et sa compagne vivaient enfermés. Ce n’était pas à plus de deux cents mètres de là.
  
  — Maintenant, conclut-il, nous passons à l’exécution.
  
  Il leva son visage vers la trappe restée ouverte et siffla d’une certaine façon. Ils entendirent quelques pas puis l’échelle dégringola.
  
  — Ne bougez pas, conseilla le Chinois. Laissez-moi faire.
  
  Hubert n’avait pas l’intention de lui mettre des bâtons dans les roues : il semblait trop bien savoir ce qu’il y avait à faire. Il le regarda monter l’échelle, le vit disparaître en haut. L’échelle commença à remonter, s’éleva d’une dizaine de centimètres. À cet instant, il y eut un bruit sourd, difficile à définir. L’échelle retomba brusquement.
  
  — Attrapez ! lança le Chinois invisible.
  
  Ils virent apparaître deux pieds nus, des jambes de pantalon, qui s’immobilisèrent deux ou trois secondes. Puis un corps entier glissa sur l’échelle comme sur un toboggan.
  
  Hubert le saisit au col pour l’empêcher de s’étaler dans la boue. C’était un homme de taille moyenne, vêtu de loques et coiffé d’une casquette de toile typiquement chinoise. Il avait dû lui arriver quelque chose qui l’avait privé de connaissance.
  
  Le premier redescendit. Ils utilisèrent l’échelle comme penderie pour se déshabiller et changer de vêtements. Ils laissèrent l’homme inanimé complètement nu et l’autre s’enveloppa simplement dans l’imperméable de Hubert. Celui-ci se frotta le visage et les mains avec de la boue. Ses pieds nus étaient déjà noirs et glacés. Il mit les lunettes à verres fumés, coiffa la casquette chinoise qui était à peine un peu juste.
  
  Quand la transformation fut achevée, Hubert récupéra ses objets personnels, portefeuille, clés de voiture, puis le « Parabellum » et les chargeurs.
  
  — Vous trouverez un revolver sur le plancher, là-haut, dit l’agent de HP.
  
  Celui de son compagnon, sûrement.
  
  — Comment allez-vous expliquer ce qui est arrivé ? questionna Hubert.
  
  — Je dirai que cet imbécile est tombé en me redonnant l’échelle et que vous avez profité de ma surprise pour me sauter dessus.
  
  — Mais ce type va vous vendre.
  
  — Je n’ai pas l’intention de le laisser vivre.
  
  Hubert ne fit aucun commentaire. C’était dans la règle du jeu. D’ailleurs, le Chinois était déjà à cheval sur son compatriote qu’il avait retourné face contre terre. Hubert et Loh le virent briser les reins du malheureux, puis, l’étrangler proprement. Il faisait ça tranquillement, comme un travail de tous les jours.
  
  Quand tout fut fini, il se redressa et vint vers Hubert.
  
  — Maintenant, assommez-moi !
  
  Hubert lui donna satisfaction, sans marchander. Le type s’écroula dans la boue. Flac !
  
  — Allons-y ! dit Hubert. Et plus vite que ça !
  
  Il poussa Loh devant lui sur l’échelle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  15
  
  
  Le stratagème fonctionnait à merveille. Personne ne prêtait la moindre attention à ce grand aveugle que guidait un ami compatissant. Loh marchait à pas mesurés, pas trop lents cependant, car leur évasion pouvait être découverte d’un moment à l’autre et ce serait alors une chasse impitoyable à travers la cité maudite.
  
  Ils arrivèrent assez vite à l’endroit que leur avait indiqué l’agent de HP et firent une légère pause afin de s’assurer qu’aucun regard indiscret ne les observait.
  
  La maison où devait se trouver Arthur O’Brien et son amie Lau Ping Ling était en effet inaccessible par les voies normales si l’on ne voulait pas déclencher immédiatement la bagarre. La porte en était gardée.
  
  Hubert et Loh se trouvaient dans une sorte de cour étroite bordée sur trois côtés par des cabanes en pisé et sur le quatrième par une maison en brique à un étage, au flanc de laquelle s’élevait un escalier de bois.
  
  Ils se lancèrent à l’assaut de l’escalier dont les marches grincèrent effroyablement sous leur poids. Au sommet, ils prirent pied sur une terrasse à demi inondée.
  
  — Baissez-vous, conseilla Hubert à son compagnon.
  
  Le ciel était noir, mais leurs silhouettes pouvaient tout de même être visibles. Il ne fallait pas tenter le diable. Ils traversèrent la terrasse en diagonale, passèrent sur une autre maison, de construction identique, puis abordèrent un toit à double pente dont le franchissement leur donna quelque inquiétude.
  
  Après cela, ils trouvèrent une autre maison de brique à terrasse. C’était là. Une lumière assez vive s’élevait à travers la vitre d’une lucarne surélevée et légèrement inclinée.
  
  Ils se mirent à plat ventre dans l’eau et rampèrent vers la lucarne. Hubert sentait son cœur battre plus vite. Son instinct de chasseur lui disait qu’il touchait au but.
  
  Il arriva le premier. Un bruit de voix se faisait entendre depuis quelques instants, qui devenaient de plus en plus nettes. Il risqua prudemment un œil. La vitre était d’une telle saleté qu’il ne put rien voir. La curiosité était trop forte. Il nettoya quelques centimètres carrés avec son doigt et regarda…
  
  Spectacle inattendu. La pièce était propre, avec des murs blanchis à la chaux et un sol en carrelage. Il y avait au centre un lit articulé recouvert de moleskine blanche, comme on en trouve chez les médecins. Un homme était étendu sur ce lit, un homme vêtu d’un pantalon noir et d’un maillot de coton blanc à manches courtes. Un homme qui était de race blanche et qui ressemblait beaucoup au portrait photographique d’Arthur O’Brien que M. Smith avait donné à Hubert.
  
  Ce n’était pas tout. Il y avait quatre autres personnes dans la pièce. D’abord, M. Chun, habillé de vêtements occidentaux, un autre Chinois, sec comme un sarment de vigne, que Hubert ne connaissait pas, un troisième Chinois qui portait une blouse blanche et des lunettes, et une jeune femme, de la même race, également en blouse blanche.
  
  M. Chun parlait et il s’exprimait en anglais, peut-être par politesse envers l’Occidental, peut-être parce que les autres ne parlant pas tous le même dialecte, l’anglais servait de langue de liaison, ce qui était très courant à Hong-kong. Hubert entendait assez bien ce que disait M. Chun.
  
  — … attache beaucoup d’importance à cette affaire et vous devinerez facilement pourquoi… Et c’est la raison pour laquelle je tiens à vous mettre complètement au courant puisque vous devez me succéder à Hong-kong… Notre ami Jack est un pilote américain qu’une panne a récemment obligé de se poser dans le Kiang-si, près de Fou-tchéou. Il s’est assez grièvement brûlé les mains en incendiant son avion et nous avons dû le conduire dans un hôpital ou il a été soigné par Mlle Lau Ping Ling ici présente…
  
  Il sourit à la jeune femme en blouse blanche, qui lui rendit son sourire en baissant les yeux. M. Chun continua :
  
  — Et il est alors arrivé quelque chose d’inattendu : notre ami Jack est tombé très amoureux de Mlle Lau et Mlle Lau a répondu aux sentiments de notre ami Jack. Cela pouvait être une situation… dangereuse, mais Mlle Lau a réussi à convaincre notre ami que l’attitude de son pays vis-à-vis du nôtre était une véritable ignominie. Jack veut maintenant réparer dans la mesure de ses moyens et il a été très heureux d’accepter la mission que nous lui avons proposée, c’est-à-dire de prendre la place de cet Arthur O’Brien…
  
  « Merde ! » pensa Hubert, qui luttait depuis un moment en se chatouillant le palais avec la langue contre une violente envie d’éternuer. M. Chun poursuivait.
  
  — Ce n’était pas une entreprise facile. Mais nous avions choisi notre ami Jack parce qu’il avait la carrure et l’aspect général de cet O’Brien. Restait le visage… Seul, le professeur Li Huang était au courant des techniques d’emploi de la paraffine, que l’Intelligence Service utilisa maintes fois au cours du dernier conflit mondial. Nous avons été obligé d’amener Jack ici, car le professeur Li Huang, pour des raisons personnelles, ne tient pas à quitter Kowloon-City pour l’instant… Professeur, voulez-vous expliquer votre technique ?
  
  Le Chinois en blouse blanche alla chercher un dossier dans un coin de la pièce qui échappait aux regards de Hubert et l’ouvrit. Le dossier contenait des agrandissements photographiques d’un visage que Hubert reconnut aussitôt. Et le professeur se mit à exposer comment on pouvait modifier une physionomie par des injections sous-cutanées de paraffine qui avait l’avantage de se résorber au bout d’un certain temps, cette résorption redonnant au visage traité son aspect original. Hubert connaissait cela à fond. On lui avait fait subir plusieurs fois ce truc-là. Plutôt désagréable.
  
  Il se redressa légèrement, tourna la tête et fit signe à Loh d’approcher. Quand le Chinois fut assez près il lui murmura à l’oreille de jeter un coup d’œil dans la pièce et de lui dire si la fille qui s’y trouvait était bien celle qui était venue le trouver à Macao avec la phrase de reconnaissance.
  
  Il s’écarta pour laisser la place à son compagnon. Loh regarda une dizaine de secondes, puis recula et fit un signe affirmatif à l’intention de Hubert.
  
  Celui-ci avait sorti de sa poche le « Parabellum » et cherchait un moyen d’entrer dans le débat avec quelque chance de succès. Il se souleva sur son bras gauche pour reprendre son poste d’observation. Sa main glissa sur le ciment mouillé. Il ne pouvait se rattraper qu’avec son bras droit, mais celui-ci, armé, se trouvait au-dessus de la lucarne…
  
  Cela fit un bruit épouvantable, suivi d’une cascade de verres brisés. Hubert vit M. Chun sortir un revolver de sous sa veste et tira le premier, se trouvant involontairement en bonne position, bras tendu dans l’ouverture. Atteint en pleine tête, M. Chun s’effondra. L’autre, son remplaçant, plus lent à réagir, glissa une main sous sa veste en reculant pour échapper à la vue de Hubert. Ce dernier tira de nouveau et le Chinois boula comme un lapin.
  
  Le médecin avait levé les bras. La jeune femme aussi. L’Américain tenait ses mains bien en évidence. Hubert ordonna :
  
  — Ne bougez pas ! Le premier qui fait un mouvement ira rejoindre les autres.
  
  « Notre ami Jack » eut un sursaut. Son visage s’illumina.
  
  — Vous êtes américain ? questionna-t-il.
  
  Du ton dont il aurait demandé à un vieux barbu vêtu d’une houppelande rouge un soir de 24 décembre, s’il était le Père Noël. Hubert dit à Loh So-Fu, qui n’était pas encore remis de son émotion :
  
  — Je vais descendre dans ce trou à rats. Couvre-moi pendant ce temps-là.
  
  Loh avait sorti le revolver qui avait appartenu à l’homme dont il portait les vêtements. Il acquiesça d’un signe de tête. Avec le canon de son arme, Hubert acheva de faire tomber les morceaux de verre qui restaient encore accrochés au cadre de la lucarne. Puis, avec la souplesse d’un chat, il se glissa dans l’ouverture et se laissa choir.
  
  — Restez où vous êtes, ordonna-t-il à son compagnon. Ne les perdez pas de vue.
  
  — Ne faites pas l’idiot, dit Jack. Qu’est-ce que vous voulez ?
  
  Hubert le regarda bien en face.
  
  — J’appartiens à la « C.I.A. », autant vous le dire tout de suite. J’étais à la recherche d’Arthur O’Brien. J’ai entendu le brillant exposé de feu M. Chun, inutile de me raconter des histoires.
  
  — Je m’appelle Jack Sturgeon, répliqua l’autre. J’étais pilote de…
  
  — Je sais, coupa durement Hubert. J’ai tout entendu.
  
  — Est-ce que vous connaissez un moyen pour sortir d’ici ?
  
  — Nous le trouverons. De toute façon, si vous ne voulez pas me suivre je serai obligé de vous abattre. Mais je préfère que vous passiez devant les tribunaux de notre pays…
  
  Sturgeon eut un haut-le-corps.
  
  — Il y a un malentendu, affirma-t-il. Lau et moi avons monté un bateau à tous ces gens. C’est moi qui l’ai convertie et non le contraire…
  
  — C’est vrai ! lança la jeune femme avec l’accent de la sincérité.
  
  — Écoutez, mon vieux, reprit Hubert.
  
  — Vous vous expliquerez avec la Commission d’enquête.
  
  — Sûrement ! mais je voudrais vous convaincre aussi. Lau voulait s’évader avec moi et venir vivre aux States. C’est elle qui a eu l’idée de ma prétendue conversion et c’est elle qui leur a dit que j’étais volontaire pour remplir n’importe quelle mission. Quand ils nous ont proposé ça, c’était tellement inespéré !
  
  — Pourquoi ne vous êtes-vous pas sauvé, à Macao ?
  
  — Ils nous surveillaient trop étroitement. Il ne nous ont pas quittés d’une semelle. Le mieux était d’attendre qu’ils me lâchent d’eux-mêmes dans la nature. D’autant plus qu’ils devaient me donner à ce moment-là des renseignements faux, que je devais communiquer à la « C.I.A. » et dont l’interprétation aurait pu être bougrement intéressante.
  
  — Hubert restait sceptique.
  
  — Comment vous êtes-vous procuré les phrases de reconnaissance réservées à O’Brien ?
  
  — Ils l’ont fait parler sous la torture. Je l’ai vu à Canton la veille du jour où ils l’ont exécuté. Ils voulaient que je le voie pour mieux me mettre dans la peau du personnage…
  
  — O’Brien est mort ?
  
  — Oui. Regardez les photos que possède le toubib, elles ont été prises sur un cadavre.
  
  Hubert regarda les photographies qui étaient tombées sur le sol entre les corps des Chinois qu’il avait descendus. Sturgeon avait raison.
  
  — Êtes-vous disposé à me suivre ? questionna-t-il.
  
  — Plutôt deux fois qu’une ! Et Lau vient avec nous.
  
  — Qu’est-ce qu’on fait de celui-là ?
  
  Le médecin s’inclina.
  
  — Vous pouvez me laisser ici. Je ne vous trahirai pas…
  
  — Quel rôle joue-t-il ?
  
  — C’est un type qui a tué sa femme et un autre gars. Il est recherché pour meurtres et vous savez que les Anglais n’accordent aucune circonstance atténuante pour les crimes passionnels. Il attend que ça se tasse. Ici, il ne risque rien.
  
  Hubert le considéra froidement.
  
  — Que pouvez-vous m’offrir en échange de votre vie ? questionna-t-il.
  
  Le médecin réfléchit un court instant, puis proposa :
  
  — Je puis vous accompagner jusqu’aux limites de la cité. Je suis en quelque sorte « persona grata » dans cette cité. Tout le monde me connaît. Je les soigne pour rien en échange de leur hospitalité et personne n’oserait me faire le moindre mal…
  
  Hubert réfléchit un court instant.
  
  — Okay ! fit-il. Mais n’oubliez pas que si vous essayez de nous trahir, vous n’en sortirez pas vivant. Ma première balle sera pour vous.
  
  — C’est juste, admit le médecin chinois.
  
  — Nous allons repartir par les toits. Il n’y a qu’à pousser le lit sous la lucarne pour grimper. Allons-y.
  
  Il lança pour Loh So-Fu.
  
  — Tu as entendu, là-haut ?
  
  — Oui.
  
  — Tu sais ce que tu as à faire ?
  
  — Oui.
  
  — Parfait. Les dames d’abord.
  
  Sturgeon avait mis pied à terre et poussé le lit sous l’ouverture béante. Il aida Lau Ping Ling à monter. La jeune femme disparut sur le toit. Ce fut ensuite le tour du médecin, puis celui de Sturgeon. Hubert ramassa une photo de O’Brien mort, la mit dans une poche et suivit le mouvement sans même accorder un dernier regard à M. Chun et à celui qui aurait dû le remplacer dans ses fonctions d’agent permanent à Hong-kong.
  
  Hubert demanda à Loh de marcher près du médecin, sans cesser de braquer son arme sur lui. Sturgeon et Lau devaient aller à la suite et lui, Hubert, fermer la marche, les tenant tous sous la menace de son « Parabellum ».
  
  Ils se mirent en route.
  
  Il était un peu plus de deux heures du matin et les ruelles avaient perdu de leur animation. Les fumeurs étaient au septième ciel, les buveurs ivres morts, les amoureux épuisés et les autres simplement endormis. Hubert se mit à croire qu’il pourrait s’en tirer sans autre dommage.
  
  Il réfléchissait tout en marchant derrière les autres qui avançaient en silence. En admettant que Sturgeon eût dit la vérité, ce qui n’était pas impossible, Arthur O’Brien avait échoué dans sa tentative de gagner Macao en descendant le cours du Si-kiang. Il avait été capturé à proximité de Canton, pas très loin du but et contraint de parler sous la torture. Les services de renseignements de Pékin, ayant ainsi appris que O’Brien avait annoncé à ses chefs des informations sensationnelles, avait imaginé de fournir un faux O’Brien qui donnerait des informations aussi sensationnelles que celles promises, mais quelque peu différentes…
  
  Les gens de Pékin n’avaient commis qu’une erreur, c’était d’avoir voulu faire accréditer la nouvelle de l’arrivée d’Arthur O’Brien et de sa compagne à Macao avant qu’ils ne fussent prêts à les sortir réellement de leur manche. Ils avaient pensé que l’enquête déclenchée par la « C.I.A. » prendrait plus de temps, ou bien s’étaient imaginés que le médecin spécialiste de chirurgie esthétique pourrait opérer en quelques heures…
  
  Hubert appela doucement :
  
  — Sturgeon !
  
  — Oui, répondit l’autre sans se retourner.
  
  — Pourquoi votre transformation a-t-elle pris tant de temps ?
  
  Les injections de paraffine pouvaient en effet se faire très vite et il n’y avait pas le problème des cicatrices.
  
  — Le toubib n’a pu s’y mettre qu’hier. Il attendait les photographies d’O’Brien. Le courrier qui devait les apporter a eu un accident et il a fallu en faire venir d’autres de Canton…
  
  Ainsi, le retard était le résultat d’un accident purement fortuit. Sans cet accident, Hubert aurait probablement réussi en quelques heures seulement à mettre la main sur le faux O’Brien qu’il aurait pris pour le vrai. M. Chun en avait été réduit à semer un tas d’embûches sur sa route pour freiner la marche de cette enquête ; mais Hubert avait fini par gagner de vitesse l’apprenti sorcier…
  
  Le petit groupe tourna soudain à droite et Hubert ressentit un léger choc. La ruelle dans laquelle ils venaient de s’engager débouchait à cent mètres de là sur un terrain vague et c’était par cette ruelle qu’ils étaient arrivés, Loh et lui… Le médecin s’arrêta.
  
  — Je ne vais pas plus loin, annonça-t-il. Il y a des policiers anglais au bout de cette rue…
  
  Hubert était arrivé près de lui.
  
  — Parfait, répliqua-t-il. Il nous reste à vous remercier…
  
  Et il l’assomma.
  
  — Comme ça, il ne pourra pas donner l’alerte avant que nous soyons sortis ; et puis, ça lui fera un alibi.
  
  Ils reprirent la marche en avant. Sturgeon et Lau semblaient jouer le jeu correctement. Avait-il dit la vérité ? Les spécialistes du cuisinage, à la « C.I.A. » allaient le mettre sur le gril et il allait être obligé de raconter son histoire plutôt cinquante fois qu’une ; et la moindre contradiction lui vaudrait des ennuis sans fin.
  
  Le coup de feu le surprit totalement. Il vit Loh So-Fu se tordre brutalement en arrière, puis s’écrouler en laissant tomber son arme.
  
  — Courez ! ordonna-t-il aux autres.
  
  Et il se jeta le dos au mur, cherchant d’où était parti le coup. La seconde balle lui miaula aux oreilles et ricocha sur le mur. Il avait vu la flamme du départ et riposta à la seconde même.
  
  Sturgeon et Lan galopaient vers le bout de la rue en se tenant par la main. Il fallait qu’ils arrivent. Hubert ouvrit un feu nourri pour retenir l’attention des agresseurs et sortit de sa poche un chargeur neuf.
  
  Son arme vide, il bondit et rechargea en courant en zigzags. Les balles sifflaient de tous côtés. Un vrai feu d’artifice. Il s’arrêta de nouveau dans l’encoignure d’une porte et reprit l’initiative obligeant les autres à se mettre à l’abri.
  
  Ils avaient eu de la chance de franchir le dernier carrefour avant d’être attaqués. Il se mit à reculer pas à pas vers le salut, sans cesser de tirer. Un second chargeur, puis un troisième y passèrent…
  
  La distance était trop grande pour qu’ils pussent atteindre autrement que par hasard. Mais les autres avaient un avantage sur Hubert : ils le voyaient se découper sur le fond éclairé du terrain vague alors que lui ne pouvait les voir dans l’ombre.
  
  Lorsqu’il ne fut plus qu’à dix mètres, il décida de risquer le paquet et prit les jambes à son cou. Il arriva sain et sauf au bout et obliqua tout de suite à droite, grimpant le talus sur son élan.
  
  — Ouf ! fit-il en arrivant comme un fou sur la voiture radio des policiers anglais.
  
  Sturgeon et Lau étaient déjà en train de s’expliquer avec un inspecteur. Ils n’avaient pas de papier. Hubert sortit son passeport américain, le donna au policier et dit :
  
  — Cet homme est mon cousin, Arthur O’Brien. Cette femme est ma future cousine… Je me porte garant pour eux.
  
  La fusillade avait cessé. L’Anglais tendit l’oreille et demanda :
  
  — Pourquoi tout ce bruit ?
  
  Hubert sourit de toutes ses dents.
  
  — Ça ?… Des pétards. Ils doivent sûrement fêter quelque chose.
  
  — Des pétards ? J’avais pris ça pour des coups de revolver. Je dois vieillir…
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Tout le monde peut se tromper.
  
  Puis il s’aperçut que le policier regardait fixement le « Parabellum » qu’il tenait maintenant dans sa main gauche.
  
  — Oh ! pardon ! s’exclama-t-il. J’allais oublier. J’ai trouvé ça par terre, dans la rue. Je vous le laisse… Si quelqu’un le réclame…
  
  L’Anglais répliqua, imperturbable :
  
  — Ça m’étonnerait.
  
  — À franchement parler, moi aussi ! avoua Hubert.
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Le dollar « Hong-kong » vaut environ 60 francs français. Les hôtels de Macao sont très bon marché.
  
  2 « Central Intelligence Agency » : Service central de renseignements des U.S.A.
  
  3 Environ 6.000 frs français.
  
  4 Ceci a été révélé pour la première fois par des journaux communistes chinois, après la capture d’un matériel de ce genre, avec photos à l’appui. Confirmation m’en a été donnée récemment à Hong-kong, de source généralement digne de foi. J. B.
  
  5 Environ 3 000 de nos francs 1957.
  
  6 Remède aussi célèbre en Asie que notre aspirine. Est employé contre toutes sortes de maux, depuis la migraine jusqu’à la bronchopneumonie en passant par la grossesse nerveuse.
  
  7 Très ancienne machine à calculer, composée de boules de buis glissant sur des tringles, répandue dans tout l’Orient.
  
  8 « La fille du docteur. » On appelle ainsi de petites statuettes représentant une femme nue, dont au moins un exemplaire se trouvait autrefois chez chaque médecin chinois. Les femmes du Céleste Empire, qui refusaient de se dévêtir devant le médecin, montraient sur la statuette la partie du corps dont elles souffraient. (J. B.)
  
  9 Lire Cache-cache au Cachemire, mêmes éditions.
  
  10 Ces portraits s’y trouvaient encore en mars 1957.
  
  11 Il n’y a pas de sources à Hong-Kong. De grands réservoirs à ciel ouvert ont été aménagés entre les collines, qui se remplissent pendant la saison des pluies.
  
  12 Lorsque j’étais à Hong-Kong, je demandai un jour à un jeune Chinois qui m’avait accompagné pour une visite des Nouveaux Territoires de me conduire à Kowloon-City. Très effrayé, il essaya de me convaincre que la vieille cité n’existait plus et, comme j’insistais, il me conduisit près d’un chantier du nouvel aérodrome et m’affirma que ce chaos soumis aux bulldozers était tout ce qui restait de ce que je voulais voir. Le soir même, je visitais Kowloon-City en compagnie d’amis européens. J. B.
  
  
  
  
  
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