Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan a le dernier mot

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  No 1974, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Ce premier dimanche de juillet était une journée absolument magnifique. Et, bien entendu, ce temps exceptionnellement beau avait attiré à Frederikshavn la foule des grands jours.
  
  Le ciel, presque toujours grisâtre et mélancolique dans cette province danoise du Jutland, était d’un bleu fantastique, limpide, illimité. Le soleil étincelait, la mer était calme, l’horizon était tout vibrant d’une légère brume de chaleur.
  
  Les touristes - vacanciers, campeurs, navigateurs du dimanche et hippies en balade - s’en donnaient à cœur joie. Mêlés à la population locale, ils conféraient à la vénérable cité - la plus ancienne de la province - un air de fête.
  
  La vieille église du XVIIè siècle avait beaucoup de succès, comme de coutume. Et aussi le parc municipal, où des tas de gens commenceraient à pique-niquer dès midi. Mais le véritable pôle d’attraction était naturellement le Fiskerklyngen, le quartier des pêcheurs.
  
  Avec ses bicoques aux murs crépis et au toit rouge, son animation pleine d’allégresse, son parfum d’iode et de poisson séché, c’était un coin du monde où le plus malheureux des hommes oubliait ses peines et ses soucis. Mais Gunnar Strengsson, un grand type barbu qui regardait d’un œil pensif trois jeunes pêcheurs danois en train de réparer des filets, constatait que cette ambiance n’apaisait pas son angoisse secrète, bien au contraire.
  
  Vêtu d’un blue-jean délavé, d’une marinière à rayures bleues et jaunes, un sac de camping sur le dos, Strengsson avait tout du Viking des temps modernes. L’œil bleu, le cheveu et la barbe blonds, la musculature fine et puissante, le geste flegmatique, il avait l’allure d’un homme sûr de soi, bien dans sa peau, conscient de sa force.
  
  En fait, cette apparence ne correspondait pas à la réalité. Strengsson, en ce moment même, était anxieux, indécis, profondément tourmenté.
  
  Maintenant qu’il était à pied d’œuvre, il continuait à se demander pourquoi il avait accepté cette mission. Le goût de l’aventure ? L’attrait de l’argent facilement gagné ? Le besoin de se prouver à soi-même qu’on n’est pas n’importe qui?
  
  Il jeta un coup d’œil à sa montre.
  
  Elle marquait 12 h 32.
  
  Hans Kalters, qui était la ponctualité en personne, avait déjà vingt-deux minutes de retard sur l’horaire prévu. C’était tout à fait surprenant.
  
  Peut-être avait-il eu un empêchement de dernière minute ? Ou alors, son absence signifiait que la mission était annulée.
  
  Gunnar Strengsson souhaita de tout son cœur que cette dernière hypothèse fût la bonne. Il n’avait plus envie de faire ce travail. Par ce beau dimanche d’été, dans cette atmosphère de joie générale, d’insouciance et de pureté, ce boulot dont on l’avait chargé lui paraissait déplacé, incongru, dégueulasse pour tout dire.
  
  Il décida : « Si Hans Kalters ne s’amène pas dans dix minutes, je laisse tomber. »
  
  Cinq minutes s’écoulèrent.
  
  Et, soudain, Hans Kalters fut là. Souriant comme d’habitude, décontracté, le geste naturel mais le regard tendu. Petit et mince, le teint pâle, il portait un pantalon de flanelle grise, une chemise sport bleue, des mocassins en cuir tressé. A trente-quatre ans, il en paraissait à peine vingt-cinq.
  
  - Puis-je vous demander l’heure ? fit-il en allemand.
  
  - 12 h 31.
  
  - Merci. Belle journée, n’est-ce pas ?
  
  - En effet.
  
  - Pourvu que cela dure !
  
  Sur ces mots, Kalters s’éloigna.
  
  Pourvu que cela dure. C’était la phrase clé. Cela voulait dire que tout allait bien, que la voie était libre et que la mission devait être accomplie.
  
  Strengsson se dirigea sans hâte vers un des restaurants populaires du Fiskerklyngen.
  
  Il mangea peu. Il avait l’estomac serré. Au fond, c’était stupide, mais il avait comme un pressentiment.
  
  C’était sa troisième mission pour Kalters. Ce dernier l’avait d’ailleurs prévenu : « Au début, ça marche tout seul. On ne se rend pas compte. Mais, après un certain temps, on commence à avoir le trac. C’est nerveux. Une fois qu’on a surmonté cette période de malaise, tout va bien. »
  
  « Je n’en suis pas encore là, s’avoua Gunnar. Je me sens plutôt dans le creux de la vague. »
  
  Pour se donner du courage, il se commanda un verre d’aquavit. Il en avait déjà bu deux, sans compter les trois verres de bière qu’il avait dû ingurgiter pour faire passer son plat de poisson.
  
  Finalement, il quitta le restaurant vers 14 h 20. Et, sac au dos, il prit la direction de la base aéronavale.
  
  Affichant une allure de touriste flâneur, il gagna l’endroit que Kalters lui avait indiqué sur un croquis, croquis dont il avait appris chaque détail par cœur. Circonspect, il déposa son sac dans l’herbe, promena un regard à la ronde. Personne.
  
  Kalters était décidément un as.
  
  La foule ignorait-elle ce petit coin si tranquille, si désert, situé à moins de deux kilomètres du port ? Légèrement surélevé par rapport au niveau de la mer, ce morceau de terrain vague avait dû servir naguère de dépôt d’ordures car il y flottait malheureusement une odeur fétide qui n’était pas des plus agréables et qui expliquait probablement l’absence de campeurs.
  
  Après quelques minutes d’attente, Strengsson finit par s’asseoir dans l’herbe. Il ouvrit son sac, en retira un paquet de sandwiches et une bouteille de bière.
  
  Posément, il déballa les sandwiches, décapsula la bouteille de bière, s’installa pour le pique-nique.
  
  Cette mise en scène terminée, il passa aux choses sérieuses. Tout en examinant les parages, il extirpa de son sac un appareil photographique de marque allemande, peu volumineux mais compact. L’appareil était extrêmement perfectionné. Pas besoin d’être un expert pour l’utiliser : la plupart des réglages étaient automatiques.
  
  Ayant assujetti à l’appareil un téléobjectif puissant, Strengsson se mit à la besogne.
  
  Il avait trente-six photos à prendre.
  
  Dès qu’il se mit à opérer, il se sentit mieux. Ses paumes étaient moites, mais ses doigts ne tremblaient pas.
  
  Au fond, c’était d’une facilité déconcertante. Même pour les cadrages, il n’y avait aucun problème. Les bâtiments et les pistes de la base aéronavale s’inscrivaient tout naturellement dans le viseur. Kalters avait mis dans le mille en choisissant cet endroit précis.
  
  Il y avait peu de monde à la base. On sentait que c’était dimanche. Quelques soldats jouaient au foot devant les baraquements alignés du côté gauche ; à droite, devant un vaste hangar ouvert, une demi-douzaine de mécanos en salopette blanche s’occupaient sans excès de zèle du moteur d’un avion de la chasse militaire.
  
  Se conformant aux instructions de Kalters, Strengsson photographia consciencieusement chacune des bâtisses de l’installation, les pistes, l’avion en réparation, les soldats qui jouaient au ballon, les inscriptions peintes sur les hangars et sur les bâtiments, les pancartes qui balisaient le terrain, les casemates grises de l’arsenal, etc.
  
  Arrivé à la fin du film, il replaça promptement l’appareil dans son sac. Puis, après avoir remballé son pique-nique, il secoua son pantalon pour chasser les brins d’herbe qui s’y étaient incrustés, examina de nouveau les alentours et s’éclipsa à grands pas.
  
  « Et voilà, pensa-t-il, satisfait. J’ai gagné ma journée ! »
  
  Il pouvait maintenant se balader à sa guise jusqu’à la tombée de la nuit. Il avait rendez-vous avec Kalters à 23 heures devant l’église. L’Allemand emporterait le sac contenant l’appareil de photos tandis que lui, Gunnar, passerait la nuit à l’hôtel Hoffmanns où il avait réservé une chambre le matin même. Demain matin, il prendrait le bateau pour Göteborg. Le bateau de la ligne régulière suédoise traverse le Kattegat en trois bonnes heures.
  
  Et mardi soir, c’est-à-dire dans quarante-huit heures, Strengsson palperait le joli paquet de couronnes que Kalters lui verserait en paiement de ses bons et loyaux services.
  
  Cette perspective chassa les vestiges d’appréhension qui subsistaient dans le cœur du Suédois. Il avait eu tort de se faire du mauvais sang. Une mission signée Kalters réussit toujours.
  
  A 18 heures, il entra au Vinkelderen, le restaurant de la Havngade dont la cuisine est renommée.
  
  Cette fois-ci, il avait faim. Et il décida de se payer un gueuleton digne de ce beau jour d’été. Compte tenu de la prime qu’il allait toucher dans deux jours, il pouvait se dispenser de regarder à la dépense.
  
  Il choisit sans hésiter le menu le plus coûteux.
  
  Quand il quitta le Vinkelderen - très euphorique - il ne fut pas mécontent d’avoir un battement pour faire une promenade de digestion.
  
  Il erra au vieux port, le sourire aux lèvres, l’œil un peu nébuleux.
  
  Il se serait volontiers tapé une fille, car elles ne manquaient pas - et plus d’une lui fit des invites. Mais Kalters avait été formel sur ce point : tant qu’il trimbalait l’appareil photographique et le précieux film, il devait s’abstenir de toute fantaisie.
  
  Cependant, en dépit de ses bonnes résolutions, il fut lâche et il céda à la tentation. C’est vers 21 heures, alors qu’il déambulait dans la Jembanegade, qu’une ravissante nana blonde à la bouche moqueuse l’accosta et lui dit :
  
  - Dis donc, beau blond, t’as pas honte de te promener tout seul par une belle soirée comme celle-ci ?
  
  Gunnar, qui comprenait parfaitement le danois, répondit en riant :
  
  - J’attends des copains.
  
  - Mon œil ! riposta la fille. Tu n’attends personne et tu t’emmerdes. Je t’ai bien observé. Un gars qui a envie de faire l’amour, je ne m’y trompe jamais. Allez, viens ! J’ai une jolie chambre à deux pas d’ici ! Tu ne le regretteras pas, tu verras.
  
  Déjà, lui ayant pris le bras, elle l’entraînait.
  
  Il se laissa faire.
  
  La fille n’avait d’ailleurs pas menti. Elle était aussi appétissante que dégourdie. Dans l’intimité calme d’une petite chambre située au premier étage d’une vieille maison de Havngade, elle prodigua à son partenaire de rencontre tous les plaisirs charnels qu’un homme normalement constitué peut souhaiter. Audacieuse, aussi à l’aise dévêtue que vêtue, aussi experte en matière de sexualité masculine qu’en matière de volupté secrète, elle accompagna fougueusement Gunnar vers les sommets d’une extase dont les étapes vertigineuses furent ponctuées de soupirs et de gémissements de commande.
  
  A 22 h 40, il se retrouva seul dans la vieille ville, l’esprit clair, la chair encore toute bourdonnante de chaud bien-être.
  
  Il rôda pendant un quart d’heure autour de l’église. Enfin, Kalters émergea de l’ombre.
  
  Gunnar murmura :
  
  - Tout s’est bien passé.
  
  - Je le sais. Venez, ma voiture est près du port de pêche. Je vous emmène faire un tour. Vous poserez votre sac derrière mon siège.
  
  - O. K.
  
  - La prochaine fois, si vous ne respectez pas mes consignes, je me passerai de vos services.
  
  - Mais j’ai respecté vos consignes ! protesta le Suédois.
  
  - Je ne vous avais pas demandé d’aller baiser une fille, répliqua l’Allemand, glacial.
  
  - J’avais deux heures à perdre.
  
  - Vous aviez aussi votre sac à perdre, enchaîna Kalters, la voix coupante. Au cas où vous ne le sauriez pas, je vous signale que nos ennemis ont à leur service des filles très désirables. Je vous l’ai déjà dit, vous devez toujours prévoir le pire. Je fais le maximum pour vous éviter des pépins, mais je ne suis pas infaillible. Le contre-espionnage, cela existe. Et les gens qui s’en occupent ne sont pas forcément des cons.
  
  - Je suis allé avec cette gamine parce que j’étais sûr qu’elle n’était pas dangereuse.
  
  - Ah! oui. Et d’où tenez-vous cette certitude ?
  
  - Ce sont des choses que l’on sent. D’ailleurs, il n’y a pas eu d’histoire.
  
  - J’espère qu’elle ne vous a pas collé une chaude-pisse ! ricana Kalters, sarcastique.
  
  Ils arrivèrent près de la voiture de l’Allemand, une Opel Kadett grise, immatriculée à Copenhague.
  
  Kalters déverrouilla sa portière, se glissa derrière son volant, se pencha pour débloquer la portière de droite.
  
  A l’instant précis où Strengsson ouvrait la portière pour prendre place dans le véhicule, cinq ou six jeunes pêcheurs jaillirent de l’obscurité nocturne et, tels des fantômes, se ruèrent sur l’Opel.
  
  Kalters, avec une présence d’esprit effarante, se recroquevilla sur son volant et actionna la clé de contact pour lancer le moteur de sa voiture. Mais le démarreur de l’Opel ne fonctionna pas et le moteur resta silencieux.
  
  Les assaillants passèrent à l’action sans perdre une seconde. Encadrant l’Opel, ils ouvrirent les quatre portières simultanément.
  
  Kalters plongea désespérément pour forcer le passage et prendre la fuite, mais un violent coup de matraque sur le crâne l’assomma. Il s’écroula sur les genoux de Strengsson. Ce dernier, figé par la stupeur, fut incapable d’esquisser le moindre geste de défense. Il encaissa à son tour un coup sur la tête et il s’affala contre le dossier de son siège, évanoui.
  
  Les jeunes pêcheurs n’échangèrent pas un seul mot. Avec une promptitude et une précision qui prouvaient qu’ils avaient sérieusement préparé et répété les phases bien synchronisées de cette agression, ils poursuivirent leur besogne. Kalters et Strengsson furent hissés par-dessus leur siège et balancés au pied de la banquette arrière. Pendant ce temps-là, un des attaquants actionnait la manette qui libérait le capot et un autre type replaçait en vitesse la pièce mécanique qu’il avait retirée antérieurement.
  
  L’Opel démarra.
  
  Toute l’affaire n’avait pas duré cent secondes.
  
  Deux des agresseurs, restant sur place, furent rejoints par deux autres faux pêcheurs qui avaient monté la garde à quelque distance de la voiture de Kalters.
  
  - Emballés, railla tout bas un des types.
  
  - Espérons que la suite se passera aussi bien, répondit un autre. Venez, Nils Halgren aura peut-être encore besoin de nous.
  
  Ils se mirent en route vers l’extrémité ouest du port de pêche.
  
  Vêtus de pantalons de toile blanche et de polos rayés, pieds nus, leurs longues tignasses blondes leur donnant des allures de hippies, ils arrivèrent au bout du port à l’instant précis où l’Opel stoppait le long du quai.
  
  Une vedette de la douane se balançait près d’un bateau dont la taille modeste et l’apparence banale n’attiraient pas l’attention. On pouvait à peine déchiffrer l’inscription délavée qui ornait l’étrave : Lillienvar-Göteborg. Un petit drapeau suédois aux bords déchiquetés flottait à la poupe.
  
  Un douanier danois - qui avait dû faire le guet non loin du Lillienvar - s’approcha de l’Opel.
  
  L’homme qui avait pris la place de Kalters, un costaud solidement râblé, au visage rose et candide, aux cheveux filasse, se pencha à la portière et dit au douanier.
  
  - Nous avons eu de la chance, tout s’est passé comme sur des roulettes. Pas le moindre pépin et personne dans notre chemin.
  
  - Tant mieux, murmura le douanier, placide. Quand comptez-vous embarquer la marchandise ?
  
  - Maintenant, tout de suite.
  
  - Où sont vos prisonniers ?
  
  - Derrière moi.
  
  - Ah, bon ! s’exclama le douanier, amusé. Dans ce cas, ne perdez pas de temps et dépêchez-vous. Le moment est tout à fait favorable.
  
  Le costaud mit pied à terre, donna des ordres à ses compagnons qui étaient avec lui dans l’Opel et aux quatre autres membres du commando qui attendaient sur le quai.
  
  Kalters et Strengsson, toujours inconscients, furent transportés à bord du Lillienvar.
  
  Le costaud au visage rose et candide - il se nommait Nils Halgren - confia l’Opel à deux de ses hommes.
  
  - Abandonnez-la dans un parking et n’oubliez pas d’effacer les traces de notre intervention. Mais surtout, ne touchez pas au flingue qui se trouve dans la boîte à gants.
  
  Au moment de prendre congé du douanier, Nils Halgren tint à remercier l’obligeant fonctionnaire.
  
  - C’est bien grâce à vous que nous avons pu réussir notre coup. Merci encore !
  
  - Ce serait plutôt à moi de vous remercier, rétorqua le Danois. Ce boulot-là, c’est nous qui aurions dû le faire.
  
  - Je n’en demandais pas tant ! renvoya Halgren, de bonne humeur. Remerciez aussi votre patron à l’occasion.
  
  - Je n’y manquerai pas. Méfiez-vous de Kalters pendant la traversée. C’est un dur à cuire.
  
  - Aucun problème, assura le Suédois. J’ai pris la précaution d’endormir les deux zèbres au chloroforme. Quand ils se réveilleront, ils seront en taule.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  C’est à dessein que Nils Halgren, agent spécial de la Säpo, la Sûreté suédoise, laissa passer trente-six heures avant de rendre visite à Gunnar Strengsson, bouclé dans une cellule de la prison de Stockholm.
  
  Strengsson était dans un état de prostration mentale assez pitoyable.
  
  Il reconnut les faits qu’on lui reprochait et il déclara qu’il plaiderait coupable devant le tribunal.
  
  - J’avais besoin d’argent, expliqua-t-il à Nils Halgren. J’avais rêvé d’être sculpteur, mais ça n’a pas marché. Je suis un raté, une épave.
  
  - A vingt-huit ans, tout est encore possible, fit Halgren, cordial. Le tribunal ne sera pas trop méchant à votre égard. Pour nous, vous n’êtes qu’un lampiste. Racontez-moi comment vous avez fait la connaissance de Kalters.
  
  Histoire classique. Banale, pour tout dire. Un soir, au Bern’s Salonger, à Stockholm, Strengsson, vaguement éméché, avait risqué ses dernières couronnes à la roulette. Il avait perdu, et il n’avait même plus de quoi payer son dîner. Un aimable inconnu qui se trouvait là s’était présenté spontanément et l’avait dépanné. Cet inconnu, c’était un agent de Kalters.
  
  La suite, on la devine.
  
  Halgren n’insista pas et il alla même jusqu’à tenter de remonter le moral de son compatriote. Au fond, il avait plutôt de la sympathie pour ce garçon. N’était-ce pas grâce à lui qu’ils avaient pu épingler Hans Kalters, gibier autrement intéressant ? Cela méritait peut-être une certaine indulgence.
  
  Hans Kalters méditait dans une des cellules du quartier des détenus au secret.
  
  Quand Halgren le fit venir au parloir pour l’interroger, il comprit tout de suite que les choses ne seraient pas aussi faciles qu’avec Strengsson.
  
  Kalters arborait une expression grave et sévère. Le teint un peu plus pâle que d’habitude, il avait l’œil sombre mais vif.
  
  Le policier suédois essaya de prendre les choses sur un ton narquois.
  
  - Alors, Kalters ? lança-t-il, presque cordial. On est tombé dans la nasse ? Tant va la cruche à l’eau, n’est-ce pas ?
  
  Le prisonnier regarda son interlocuteur bien en face et prononça d’une voix sèche :
  
  - Je réclame un avocat et je vous préviens que cette plaisanterie vous coûtera cher.
  
  - Allons, mon vieux, plaisanta Halgren, ne grimpez pas sur vos ergots. Vous êtes cuit et vous ne vous en sortirez pas au culot. Non seulement vous avez été pris en flagrant délit mais nous avons réuni contre vous un faisceau de preuves qui ne vous laissent aucune chance.
  
  - C’est ce que nous verrons, répliqua l’espion. J’affirme que je suis innocent et que mon arrestation est illégale. Mon avocat n’aura aucune peine à le démontrer.
  
  - Vous êtes au secret, murmura le Suédois. Les prisonniers qui se trouvent sous ce régime n’ont pas le droit de recevoir la visite d’un avocat.
  
  - Très bien, acquiesça l’Allemand. Ce sera un élément de plus pour ma défense. Non seulement vous violez la souveraineté danoise pour kidnapper un touriste innocent, mais vous vous permettez, en plus, de m’amener dans une prison suédoise où vous m’infligez un régime que rien ne justifie. Cette affaire ira loin, retenez ce que je vous dis. La Suède est une nation démocratique et il y a encore des juges dans ce pays.
  
  Halgren se força à sourire d’un air ironique :
  
  - Vous êtes formidable, Kalters, reconnut-il. Sur une scène de théâtre, je suis persuadé que votre numéro d’indignation toucherait le public. Mais vous vous fatiguez pour rien. Votre complice Strengsson a tout avoué.
  
  - Avoué quoi ? jeta Kalters, incrédule.
  
  - Tout, absolument tout. Comment vous l’avez recruté, les missions qu’il a remplies pour vous, son salaire, vos prises de contact, tout.
  
  - Je ne comprends pas un mot de ce que vous racontez. Vous avez dû vous tromper de personne, c’est l’évidence même.
  
  - Car vous ne connaissez pas Gunnar Strengsson ?
  
  - Je ne connais personne de ce nom, affirma froidement l’espion.
  
  Halgren se demandait s’il devait rire ou se fâcher. Il murmura, un peu acerbe :
  
  - Si je ne m’abuse, ce sera donc cela votre système de défense : nier tout en bloc, obstinément, bêtement ?
  
  - Comme je ne suis coupable de rien, je n’ai rien à nier. Je vous répète que vous n’avez pas le droit de me garder une minute de plus dans cette prison et qu’un homme de loi vous demandera des comptes en mon nom.
  
  - La situation est un peu plus compliquée que vous ne le pensez, Kalters. C’est de ma propre autorité - et sous ma seule responsabilité - que j’ai pris la décision de vous capturer au Danemark et de vous incarcérer ici. A toutes fins utiles, je me suis arrangé pour vous inscrire au Greffe sous un nom que j’ai inventé. Je suppose que vous ne m’en voudrez pas ? Vous avez tellement d’identités différentes que vous n’en êtes plus à un pseudonyme près, n’est-ce pas ? L’ennui, c’est que je ne peux pas vous procurer un avocat. Son intervention serait nulle, puisque le nom que vous portez ici n’est pas le vôtre.
  
  Kalters demeura impassible et silencieux. L’agent de la Säpo continua :
  
  - L’avantage que me donne cette combine, c’est que je peux vous garder ici jusqu’à la fin des temps. Personne ne vous réclamera, personne n’interviendra en votre faveur, personne ne vous aidera à obtenir votre libération. Nous n’avons pas de détenu nommé Hans Kalters dans cette prison.
  
  Le prisonnier resta de marbre. Halgren l’observa en silence.
  
  Connaissant plus ou moins les antécédents de l’Allemand, le Suédois comprit qu’il perdait son temps et que ce n’était pas encore le moment d’insister. Dans quelques jours, peut-être. Quand Kalters commencerait à se rendre compte que sa tactique ne pouvait le mener nulle part, ni à rien.
  
  Halgren soupira et dit :
  
  - Vous me décevez, Kalters. Nous sommes tous les deux du métier et nous connaissons la musique. Vous vous imaginez que le temps travaille pour vous et que votre système de défense est inattaquable, hein ? C’est de bonne guerre. Tous les agents secrets agissent de la même manière quand ils sont coincés. Vous n’avez rien à déclarer ?
  
  - Cet entretien m’est pénible, articula Kalters. Faites-moi reconduire dans ma cellule, je vous prie. Si j’en crois ce que me racontaient mes parents quand j’étais jeune, vous êtes pires que les types de la Gestapo, pires que les S.S. même. On a beau être innocent, du moment qu’on est à votre merci, on ne peut plus rien espérer.
  
  - Parlons-en ! répliqua le Suédois, mordant. Vos copains du G.R.U. ne sont pas des agneaux non plus. Il y a belle lurette qu’ils ont démontré de quoi ils sont capables ! Les S.S. et les chiens de la Gestapo n’étaient que des apprentis par rapport à vos employeurs.
  
  Le détenu tourna carrément le dos à son visiteur.
  
  La colère rentrée du Suédois s’estompa aussitôt. Il ne voulait pas tomber dans le piège. Car l’attitude insultante de Kalters n’avait d’autre but que d’inciter le policier à sortir de ses gonds, à vider son sac. Toute révélation serait utilisée ultérieurement par l’agent de Moscou pour manœuvrer ses adversaires, pour monnayer sa liberté.
  
  - Nous nous reverrons, dit Halgren, calmé. En attendant, je vous propose deux sujets de méditation. Primo, je voudrais savoir pour quel motif exact vous avez liquidé Karl Jorel, car nous savons que c’est vous qui l’avez tué. Secundo, mais ceci est accessoire, je voudrais savoir pour quelle raison un homme comme vous gaspille son temps à faire photographier une base militaire du Jutland. Vos patrons du Kremlin ont des satellites espions, non ? Pourquoi ces procédés qui rappellent l’époque de grand-papa ?
  
  
  
  
  
  Revenu à son bureau de la Sûreté, Nils Halgren resta un long moment pensif, assis à sa table de travail, un dossier étalé sous ses yeux.
  
  Certes, il ne s’était pas fait beaucoup d’illusions au sujet de la capture de Kalters. Et cependant, il était déçu.
  
  Par téléphone, il demanda à être reçu par son supérieur, le sous-directeur Tage Lendman.
  
  Celui-ci, un homme long et maigre, âgé d’une bonne cinquantaine d’années, glabre, blond, très soigné, assez austère, le convoqua une demi-heure plus tard.
  
  - Alors, Halgren ? questionna-t-il d’une voix douce, incroyablement paisible. Vous avez vu Kalters, je suppose ?
  
  - Oui, je l’ai vu. Mais je crains que vous n’ayez raison, monsieur. Il n’y aura rien à en tirer.
  
  - C’est normal, mettez-vous à sa place. Pourquoi mangerait-il le morceau ? S’il parle, Moscou le fera éliminer tôt ou tard. S’il fait semblant d’entrer dans nos vues pour obtenir sa liberté, Moscou le fera quand même liquider. Sa seule arme, c’est le silence. Pour lui, c’est sans issue.
  
  - Pour nous aussi, malheureusement.
  
  - Ne dramatisons rien, Halgren. Nos amis d’Oslo nous ont demandé d’agir et nous ne pouvions pas leur refuser ce petit service. Ils seront ravis d’apprendre que Kalters est désormais hors d’état de nuire. Et je vais d’ailleurs vous prier de leur annoncer la nouvelle.
  
  - Très bien. Je verrai le colonel Plesner demain.
  
  - J’ai examiné les photos de Frederikshavn. Entre nous soit dit, elles ne cassent vraiment rien. Les stratèges de l’Armée rouge n’ont sûrement pas besoin de cartes postales de ce genre pour être documentés au sujet de la base aéronavale danoise.
  
  - Nos collègues norvégiens prennent cette histoire très au sérieux.
  
  - Oui, je connais leur point de vue. Mais n’oubliez pas que le fait d’avoir une frontière commune avec l’U.R.S.S. leur donne des complexes.
  
  - Ce qui les inquiète, en l’occurrence, c’est que le G.R.U. ait chargé un homme de la valeur de Kalters d’une mission apparemment aussi anodine.
  
  - Les militaires sont les mêmes partout. Si un officier d’état-major du Kremlin a jugé utile d’avoir des photos de la base aéronavale du Jutland, il a transmis sa requête en bonne et due forme au G.R.U. Et comme Kalters a un domicile à Copenhague, ils lui ont confié ce travail. Les grands services d’espionnage sont plus souvent bornés que machiavéliques.
  
  Halgren ne répondit pas.
  
  Tage Lendman prononça de sa voix posée :
  
  - En tout état de cause, cette affaire ne doit pas nous empêcher de dormir. Du moment que les Russes ne savent pas que nous détenons leur homme, nous avons le temps de réfléchir.
  
  - Je reverrai Kalters dans deux ou trois jours.
  
  - Rien ne presse. Par contre, je vais vous demander de revoir de très près le mouvement du personnel de la prison. Et j’insiste sur ce point, Halgren. Seuls des gens dont nous sommes tout à fait sûrs ont le droit d’entrer en contact avec ce détenu. Vous êtes personnellement responsable de cette question, je vous le rappelle.
  
  - J’y veillerai, monsieur.
  
  - Soyez très strict.
  
  Halgren fronça les sourcils.
  
  - Vous redoutez une évasion ?
  
  - Je ne vais pas si loin, dit Tage Lendman sans sourire. Ce que je redoute, c’est que Kalters reçoive d’une main complice une capsule de cyanure. Les agents soviétiques ont toujours mis un soin particulier à infiltrer des alliés parmi le personnel des prisons.
  
  Halgren opina. Son supérieur reprit :
  
  - Nous serons peut-être forcés de recourir nous-mêmes à ce stratagème pour nous débarrasser de cet encombrant personnage, c’est possible. Mais Kalters, vivant, est peut-être une carte à jouer dans un autre domaine. Nos confrères d’Oslo ou de Bonn peuvent être intéressés, qui sait ? Nous pourrions céder la marchandise au plus offrant.
  
  - Et ce pauvre Strengsson ? questionna Halgren.
  
  - Laissez-le moisir. Son cas ne sera étudié que dans plusieurs mois. Les Russes vont le guetter pour avoir des nouvelles de Kalters. Par conséquent, c’est en prison qu’il est le mieux.
  
  Nils Halgren retourna dans son bureau et passa un coup de fil à son ami Erik Plesner, colonel norvégien des Services Spéciaux d’Oslo, attaché à l’Eurogroupe (Organisme officieux créé au sein de l’OTAN pour étudier les problèmes militaires relatifs à la défense de l’Europe après le retrait de la France).
  
  Les deux hommes décidèrent de se rencontrer le lendemain, vers 11 heures du matin, au domicile de Plesner, à Oslo.
  
  Avant de raccrocher, le Norvégien s’enquit :
  
  - Dois-je comprendre que vous avez des nouvelles pour moi ?
  
  - Oui, et même de bonnes nouvelles. Mais je préfère vous en parler de vive voix.
  
  - Vous ne venez pas exprès pour moi, j’espère ?
  
  - Non, naturellement. J’ai deux ou trois choses à faire à Oslo et je profite de l'occasion.
  
  Ce n’était pas vrai. Mais l'agent de la Säpo ne tenait pas à rencontrer son collègue norvégien à Stockholm. Le colonel Plesner était malgré tout un peu voyant et les hommes de Moscou, toujours à l’affût, auraient peut-être été intrigués par ce voyage.
  
  Le lendemain, donc, Halgren prit l’avion pour la capitale norvégienne. Vêtu d’un complet gris clair de coupe sobre, une serviette de cuir noir à la main, le policier suédois prit, dès son arrivée en Norvège, un taxi pour aller de l’aéroport de Fornebu à la Karl Johans Gate, les Champs-Elysées d’Oslo.
  
  Le temps était toujours splendide et une foule animée, colorée, arpentait l’avenue.
  
  Halgren décida de se rendre à pied chez son collègue. Celui-ci occupait un appartement dans un immeuble bourgeois de Hansteens Gate, une rue tranquille aboutissant au parc Dronning, la partie sud du grand espace de verdure qui entoure le château royal.
  
  Avant de sonner, Halgren ne manqua pas de déambuler dans les parages, histoire de s’assurer que nul flâneur insolite ne surveillait le domicile du colonel.
  
  Erik Plesner était un grand blond athlétique d’une trentaine d’années.
  
  - J’avoue que je suis impatient, dit-il en accueillant Halgren.
  
  Il l’introduisit dans une belle pièce donnant sur la rue, un cabinet de travail aux meubles d’acajou poli, aux murs tapissés de livres.
  
  - Je vous offre l’apéritif ? proposa-t-il.
  
  - Non, merci, déclina le Suédois. Je ne bois pas, je ne fume pas. Comme je consacre mes rares loisirs à faire du sport, j’entretiens ma forme et je protège mon souffle.
  
  Ils s’installèrent dans des fauteuils et Halgren annonça sans détour :
  
  - Vos tuyaux étaient bons. Nous avons épinglé Strengsson et Kalters sans coup férir.
  
  - Sans blague ? fit le colonel, tout heureux.
  
  - Les deux gaillards sont bouclés à Stockholm, sous bonne garde.
  
  Les yeux bleus du Norvégien scintillaient de contentement.
  
  - Pas de complications du côté des Danois ? s’enquit-il.
  
  - Non, j’avais pris mes précautions. Nous avons des amis à Copenhague. Bien entendu, c’est à titre officieux qu’ils nous ont donné un petit coup de main discret. Les autorités danoises ne sont au courant de rien. Je me suis simplement donné la peine d'envoyer une lettre anonyme à la police de Copenhague pour attirer l’attention du commissaire principal Brager sur l’arme qui se trouve dans la boîte à gants de l’Opel appartenant au dénommé Hans Krolmen, alias Kalters.
  
  - Bien joué, s’exclama Plesner. Dans quel état Kalters est-il ?
  
  - Pas du tout catastrophé, du moins en apparence. J’ai essayé de l’intimider, mais je me suis heurté à un roc. C’est vraiment un agent de premier ordre. Son culot, sa façon de proclamer son innocence, son assurance presque insultante, je vous assure que c’est du grand art. Je le déteste, mais son envergure mérite un coup de chapeau. Par contre, le pauvre Gunnar Strengsson s’est mis à table tout de suite. Il m’a raconté sa vie, ses malheurs, et j’ai dû finalement lui remonter le moral.
  
  - De toute manière, avec les aveux de Strengsson, Kalters récoltera au moins dix ans de prison, non ?
  
  Le Suédois eut une mimique dubitative.
  
  - Je ne suis pas du tout sûr qu’il y aura un procès, murmura-t-il.
  
  - Vos preuves ne vous paraissent pas suffisantes pour le faire condamner ? s’étonna le colonel.
  
  - Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, rectifia l’agent de la Säpo. Je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression que mon gouvernement ne jugera pas opportun, dans la conjoncture actuelle, d’organiser une procédure pour confondre un espion soviétique. Une opération aussi théâtrale pourrait nous coûter cher. Au mieux, elle ne nous rapportera rien et les journalistes étrangers s’en donneront à cœur joie, vous pensez !
  
  - Mais alors ? fit Plesner, décontenancé. Qu’est-ce que vous allez en faire, de ce salaud ?
  
  Halgren, levant les bras au ciel, prononça sur un ton désolé qui frisait la parodie et qui était empreint d’un humour subtil :
  
  - Je ne suis pas dans le secret des dieux, colonel. Les décisions de ce genre, vous le savez, c’est au-dessus de ma tête que cela se passe. Mon patron a sans doute une idée à ce sujet. Mais moi, sincèrement, je serais incapable de dire de quoi l’avenir de Kalters sera fait.
  
  Il dévisagea son interlocuteur et questionna, abrupt :
  
  - Vous, qu’est-ce que vous en feriez ?
  
  - Aucune idée, avoua le colonel, pris de court.
  
  - C’est un problème extrêmement délicat, émit Halgren. Officiellement, notre politique neutraliste nous met dans l’obligation d'expulser purement et simplement cet espion de Moscou. Mais nous serons néanmoins forcés d’expliquer comment nous l’avons arrêté. C’est hors de question, cela va sans dire. Les Danois ne nous le pardonneraient jamais. Bref, Kalters est une sorte de pestiféré dont la présence n’est pas du tout avantageuse. Pour vous autres, Norvégiens, c’est encore bien pire, non ? Le Kremlin n’attend peut-être qu’une occasion pour vous créer des emmerdements politiques inextricables.
  
  Le colonel se frotta la joue d'un air à la fois perplexe et songeur. Finalement, il reconnut à contrecœur :
  
  - Evidemment, notre gouvernement y regardera à deux fois avant de jeter un type comme Kalters en pâture à l’opinion publique.
  
  Halgren, railleur et désabusé, résuma :
  
  - C’est ce qu’il y a de paradoxal avec un zèbre comme celui-là : il est aussi encombrant en taule qu’en liberté.
  
  - Il faudrait le liquider, maugréa Plesner en regardant les ongles de sa main droite.
  
  - D’accord, acquiesça le Suédois, mais c’est déjà trop tard. Il y a trop de gens au parfum. Les exécutions sommaires ne sont pas permises aux nations civilisées.
  
  
  
  
  
  Hans Kalters, dans sa cellule de prison, réfléchissait.
  
  Sa confiance, sa fermeté intérieure, et son moral étaient intacts.
  
  Ce qu’il n’arrivait pas à digérer, c’était sa capture.
  
  Comment ces satanés Suédois avaient-ils été informés de l’opération de Frederikshavn ?
  
  La seule explication plausible, c’était Strengsson. Cet idiot avait dû commettre une imprudence.
  
  De toute façon, les ordres de Kanieff étaient ridicules. Cette installation militaire de Frederikshavn était un objectif dérisoire. De la part d’un officier du G.R.U. aussi compétent, il y avait de quoi désespérer. Kalters l’avait pourtant dit et répété à Kanieff. On ne mouille pas un agent international pour des opérations aussi minables. Mais Kanieff avait tenu bon, car les ordres venaient de haut.
  
  Allez savoir pourquoi !
  
  Kalters, livré à la solitude totale, se refusait à envisager son avenir. Par hygiène mentale d’abord, et un peu par superstition aussi. En prison comme ailleurs, l’avenir n’appartient à personne.
  
  Kalters, cependant, ne croyait pas au Père Noël. Ni aux miracles. Il savait que sa vie était en danger.
  
  Mais la partie n’était pas perdue, loin de là. II avait encore quelques cartes à jouer.
  
  Ce qui était bon signe, c’est qu'il dormait bien.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Dès le départ de son collègue suédois, le colonel Plesner se rendit au siège du contre-espionnage norvégien et demanda une audience au capitaine Thor Blacksen, son ami, directeur de la surveillance des étrangers.
  
  - Salut, Thor, lança Plesner. As-tu des nouvelles pour moi au sujet de l’affaire Kalters ?
  
  - Non, tout est calme. S’il y avait eu la moindre chose à signaler, je te l’aurais téléphoné, comme convenu.
  
  - Eh bien, moi, j’ai des nouvelles ! annonça Plesner avec allégresse. Kalters et Strengsson se sont fait pincer dimanche par nos camarades de la Säpo. Ils sont en taule à Stockholm.
  
  - Formidable ! s’exclama Blacksen. Ainsi donc, mon information était bonne. J’en étais sûr. En principe, les renseignements de source anonyme me laissent sceptique. Mais, cette fois, j’ai senti que c’était bon. je ne suis pas trop mécontent de moi, je l'avoue.
  
  - Il y a de quoi ! approuva Plesner C'est vraiment grâce à ta promptitude que ce salopard de Kalters est neutralisé.
  
  Assez excité par cet exploit dont il n’était pourtant pas le véritable auteur. Blacksen fit quelques pas dans la vaste pièce claire qui lui servait de bureau. Tout en se frottant les mains, il commenta :
  
  - C’est un coup de chance, car nous gagnons sur tous les tableaux. D'une part, Kalters n’est plus dans la course. Et, d’autre part, notre rôle n’apparaîtra pas quand il sera jugé, ce qui nous évitera d’éventuelles retombées.
  
  - Nils Halgren m’a fait comprendre à demi-mot qu’il n’y aurait probablement pas de procès. Le gouvernement de Stockholm craint des représailles de la part de Moscou et il estime que le jeu n’en vaut pas la chandelle.
  
  - Je ne leur donne pas tort sur ce point-là, railla le capitaine. Si nous étions à leur place, nous ne serions pas très chauds, nous non plus. Toute la politique actuelle des gros bonnets du Kremlin serait ébranlée par une retentissante affaire d’espionnage dirigée contre eux. Les Soviétiques sont actuellement tout sucre et tout miel pour faire aboutir leur stratégie de rapprochement avec l’Occident. Le procès de Kalters jetterait un froid, indiscutablement.
  
  Il regarda Plesner et reprit :
  
  - Si nos amis de la Säpo ne font pas comparaître Kalters devant un tribunal, qu’est-ce qu’ils vont en faire ?
  
  - Halgren n’avait aucune idée là-dessus. Je lui ai suggéré d’éliminer en douce ce prisonnier indésirable, mais il a écarté cette solution d’un air presque choqué.
  
  - Bon, ce n’est pas notre affaire, conclut le capitaine.
  
  Puis, pensif :
  
  - Nous sommes mercredi. Il y a donc un peu plus de quarante-huit heures que Kalters a disparu de la circulation. Ses chefs du G.R.U. vont commencer à se poser des questions à son sujet. Mais je pense qu’en agissant tout de suite, nous avons le temps d’aller jeter un coup d’œil au domicile de Kalters.
  
  - Oui, c’est d’ailleurs pour cela que je suis venu te voir.
  
  - Très bien, je vais donner des ordres.
  
  - A mon avis, il serait préférable d’opérer de nuit.
  
  - Sûrement, opina le capitaine.
  
  S’étant réinstallé à sa table de travail, il prit un dossier dans un des tiroirs de son bureau.
  
  - Il y a toujours un point qui demeure obscur dans le cas de Kalters. rappela-t-il. Normalement, il devrait y avoir une liaison permanente entre Vienne et lui. C’est ce morceau-là du puzzle qui nous manque et qu’il serait intéressant de trouver.
  
  - Justement, une perquisition chez Kalters nous procurera peut-être l’élément qui nous fait défaut.
  
  - Je l’espère, mais je n’y compte guère. Kalters a trop d’expérience pour commettre une imprudence pareille. Nous lui connaissons au moins trois domiciles et trois identités, et nous savons qu’il partage son temps entre le Danemark, la Norvège et l’Allemagne. Un homme qui mène une existence aussi compliquée ne laisse rien de compromettant à la traîne.
  
  - Il faut quand même risquer le coup, à mon avis.
  
  - Naturellement, acquiesça le capitaine.
  
  - Il y a un autre point obscur, enchaîna Plesner en ouvrant sa serviette.
  
  Il déposa devant le capitaine une série de photos en noir et blanc, des agrandissements du format 18 X 24.
  
  - Examine ces images, Thor, dit-il, soucieux. Ce sont les photos exécutées par Strengsson à la base militaire de Frederikshavn. A mon sens, elles sont totalement dépourvues d’intérêt. Et quand je pense que les Russes ont mobilisé un type comme Kalters pour obtenir ces clichés, j’ai l’impression qu’il s’agit d’une blague, d’un canular comme on en trouve dans les romans de Graham Greene.
  
  Thor Blacksen étudia très attentivement les clichés. Son masque austère trahissait sa perplexité.
  
  Il hocha la tête.
  
  - Inimaginable, soupira-t-il. Tant de risques pour de telles broutilles. Ou bien le G.R.U. a voulu mouiller Kalters, mine de rien, ou bien...
  
  Il laissa sa phrase en suspens. Plesner articula :
  
  - Ou bien quoi ?
  
  Le capitaine du contre-espionnage haussa les épaules.
  
  - On en revient toujours au même problème, laissa-t-il tomber. Si les gens du Kremlin, chauffés à blanc par les généraux de l’Armée rouge, ont réellement des visées belliqueuses, ces photos s’expliquent. Si ce n’est pas le cas, c’est complètement aberrant.
  
  - Le patron de Nils Halgren a une autre thèse, murmura le colonel. D’après lui, cette mission de Frederikshavn est une nouvelle démonstration de l’esprit robotique de l'administration soviétique. Un bureaucrate a jugé utile d’avoir des précisions sur la base aéronavale du Jutland, et l’ordre d'exécution a été lancé.
  
  Le capitaine se leva de nouveau. C'était un colosse d’environ quarante-cinq ans, au visage rond, aux joues bien remplies, aux yeux gris, aux cheveux châtain clair coupés court.
  
  - Quand nous aurons la solution de cette énigme, articula-t-il, les jeux seront faits et il sera trop tard. Les chars soviétiques seront déjà à Oslo. Et nous, nous serons morts ou dans le maquis...
  
  
  
  
  
  A Vienne, dans son bureau de la société MACHERS & RAHN - une firme autrichienne d’import-export - l’attaché commercial Ludwig Kommer, alias le général Boris Kanieff, résident du G.R.U. soviétique, était d’une humeur massacrante.
  
  Depuis vingt-quatre heures, il attendait la visite de l’agent de liaison de Kalters. Ou, à défaut, un message de Kalters lui-même.
  
  Ce cochon d’Allemand en prenait vraiment un peu trop à son aise. Et c’était certainement à dessein qu’il faisait le mort. C’était sa façon de montrer qu’il était en rogne. Car il devenait arrogant, le bougre. C’était tout juste s’il n’avait pas carrément refusé de se charger de cette opération à Frederikshavn.
  
  Herr Hans Kalters estimait que cette mission était indigne de sa haute valeur professionnelle !
  
  Un comble !
  
  Ce monsieur se permettait de discuter les ordres du haut état-major de l’Armée rouge !
  
  Le général Kanieff, massif comme un ours polaire, la nuque épaisse et la tête carrée, détestait les Allemands. Même les Allemands communistes et même les Allemands qui faisaient de l’espionnage pour l’U.R.S.S.
  
  C’était viscéral.
  
  Boris Kanieff, âgé de cinquante-neuf ans, avait fait la dernière guerre et, aussi longtemps qu’il vivrait, il se souviendrait de l’horreur de Stalingrad.
  
  Quand Kalters avait commencé par dire qu’il ne voulait pas risquer sa peau en s’occupant de faire prendre des photos au Jutland, Kanieff avait dû se retenir pour ne pas le descendre sur-le-champ.
  
  Un espion qui travaille pour le fric est toujours une fripouille. Mais quand cet espion est allemand et qu’il se prend au sérieux pardessus le marché, c’est à vomir.
  
  Heureusement, dès que le général avait montré les dents, Kalters avait capitulé.
  
  Incapable de dominer sa colère, Kanieff quitta son bureau pour aller au secrétariat de la firme.
  
  Apostrophant la jeune femme qui tenait le standard téléphonique, il éructa :
  
  - Toujours rien de notre correspondant d’Oslo ?
  
  - Non, monsieur Kommer.
  
  - Son téléphone ne répond pas?
  
  - Non, monsieur Kommer.
  
  Kanieff s’en alla en claquant la porte.
  
  - Je me demande bien ce qu’ils fabriquent, ces imbéciles, maugréa-t-il entre ses dents.
  
  Il se rendit dans un autre bureau où se trouvait un homme d’environ trente-cinq ans, grand et maigre, au teint mat, aux cheveux en désordre. Des lunettes aux verres teintés protégeaient ses yeux sombres.
  
  - Dites-moi, Weinmann, êtes-vous tout à fait sûr de ne pas avoir loupé une information au sujet de S.D. 10 ? s’enquit-il.
  
  Le nommé Weinmann, documentaliste, chef du département de presse de la firme, répondit posément :
  
  - J’ai de nouveau passé en revue tous les quotidiens Scandinaves et je vous assure que je les ai examinés de la première à la dernière ligne.
  
  - Même les faits divers ?
  
  - Oui, bien entendu, surtout les faits divers.
  
  - Passez-moi les journaux d’Oslo depuis lundi.
  
  - Les voici, monsieur, s’empressa l’employé.
  
  Les trois gazettes sous le bras, Kanieff retourna dans son bureau et se mit à les éplucher. Kalters n’était évidemment pas à l’abri d’un accident de voiture. Il y en a tant.
  
  Mais il n’y avait rigoureusement rien dans les quotidiens.
  
  Très contrarié, le général se demanda ce qu’il devait faire. Le silence de Kalters n’était pas normal. De toute façon, si les Danois l’avaient arrêté, ils auraient sûrement publié un communiqué dans la presse. C’est ce qu’il y a de commode dans ces pays sans discipline ni censure, leurs journaux publient tout ce qu’ils veulent et tout ce qu’ils savent.
  
  Perplexe, Kanieff décida d’envoyer un de ses subordonnés à l’ambassade pour prévenir Koulenski. Il décrocha son téléphone intérieur et convoqua un des employés de la maison.
  
  L’employé en question s’amena quelques instants plus tard.
  
  - Faites un saut à l’ambassade et voyez Koulenski, ordonna Kanieff, bourru. Dites-lui que je suis toujours sans nouvelles de S.D. 10 mais que je prends de toute urgence mes dispositions pour éclaircir cette affaire. Dites-lui aussi qu’il cesse de me harceler à ce sujet. Je sais que c’est important et qu’il attend le dossier, mais à l’impossible nul n’est tenu. Si j’apprends quoi que ce soit, je le tiendrai au courant.
  
  - Bien, monsieur Kommer, acquiesça l’employé.
  
  Kanieff, décrochant de nouveau son téléphone intérieur, fit venir le chef du service des expéditions. Celui-ci, un costaud d’une trentaine d’années, au faciès rude et aux cheveux drus, arriva aussitôt.
  
  Le général lui indiqua un siège et grommela :
  
  - Ouvrez bien vos oreilles, Dimov. J’ai une tâche très importante à vous confier. Je suis sans nouvelle de Knut Hellings et cela m’inquiète. Il avait un travail à faire pour moi au Danemark, dimanche passé. Et il avait été convenu qu’il regagnerait aussitôt son domicile d’Oslo pour me transmettre, par son agent de liaison, les documents qu’il était chargé de récolter. Bref, je devrais être en possession de ces documents depuis avant-hier. Malheureusement, Hellings n’a pas donné signe de vie.
  
  - Et Olga, qu’est-ce qu’elle raconte? demanda Dimov.
  
  - Vous pensez bien que ce n’est pas le moment d’entrer en contact avec elle par téléphone. S’il y a un accroc du côté de Knut Hellings, la liaison avec Olga devient tabou ipso facto.
  
  - Quels sont les ordres ?
  
  - Vous prenez l’avion avec votre équipe aujourd’hui même et vous faites une enquête sur place. Weinmann vous donnera l’adresse exacte et la clé de l’appartement. Bien entendu, vous opérez en douce, le plus discrètement possible. Si vous ne remarquez rien de spécial, vous pouvez contacter Olga pour l’interroger. Par la même occasion, vous lui donnerez l’ordre de cesser tout rapport avec Hellings. Du moins, provisoirement.
  
  - Et si c’est négatif ?
  
  - Je ne veux pas que ce soit négatif ! décréta Kanieff, autoritaire. Débrouillez-vous, mais je veux être fixé. Organisez une surveillance, menez des investigations, faites tout ce que vous voulez. La disparition de cet homme peut avoir des conséquences déplorables et je ne veux pas être pris au dépourvu.
  
  - Parfait.
  
  - Vous avez encore des fonds ?
  
  - Oui, merci.
  
  - Des couronnes norvégiennes ?
  
  - Oui, la provision sera suffisante.
  
  - Arrangez-vous avec Weinmann pour convenir d’un code et tenez-moi au courant deux fois par jour.
  
  - Bien, chef.
  
  Dimov parti, Kanieff, le front barré de rides, se creusa la cervelle pour savoir s’il pouvait faire autre chose encore. Mais, apparemment, il avait pensé à tout.
  
  Et il réalisa subitement que, dans son subconscient, il avait la conviction qu’un événement fâcheux avait dû se produire. Ou bien Kalters était mort, ou bien il s’était fait prendre, ou bien il avait brusquement retourné sa veste pour se réfugier à l’étranger.
  
  « Je l’ai peut-être vexé ? songea le Russe. Quand il a refusé d’aller à Frederikshavn, je lui ai parlé trop durement. C’est un orgueilleux. Au lieu de le flatter, je l’ai presque insulté. »
  
  La perspective d’une éventuelle défection de Kalters démoralisa l’officier du G.R.U. Car enfin, bien qu’Allemand, ce type était vraiment un élément de tout premier ordre.
  
  Non seulement il parlait huit langues, mais il connaissait admirablement son métier.
  
  De fil en aiguille, Kanieff en vint à reconsidérer l’attitude que Kalters avait eue lors de leur dernier entretien, à Oslo. Dans un sens, les arguments de l’Allemand étaient pleins de bon sens. Pourquoi diable l’état-major exigeait-il des photos de cette base aéronavale du Jutland ? C’était stupide. Même en cas de guerre, cette installation danoise ne pèserait pas lourd dans la balance. Sur le plan des armes classiques, les forces de l’Armée rouge pouvaient balayer en moins d’une journée les troupes danoises, norvégiennes et suédoises réunies. Et que dire des armes atomiques !
  
  - C’est idiot, marmonna le général, troublé.
  
  Puis, en bon soldat, il réagit. Chassant ses idées contestataires, il décida que l’état-major avait raison. Un officier ne discute pas les ordres.
  
  Mais Kalters n’était qu’un civil. Un civil allemand. On pouvait donc s’attendre au pire de la part d’un individu pareil, forcément.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Bien avant la tombée de la nuit, les six agents du contre-espionnage norvégien désignés par le capitaine Thor Blacksen avaient organisé la surveillance du domicile de Knut Hellings, alias Kalters.
  
  Disposant de trois voitures banalisées, eux-mêmes équipés de relais radio et de talkies-walkies, les six policiers, dirigés par un inspecteur nommé Nils Polred, avaient pris position dans la Rozenkrantz Gate, une rue reliant l’avenue Karl-Johans à l’avenue Radhus. C’était là, au second étage d’une boutique occupée par un magasin d’appareils électriques, que le soi-disant Hellings habitait. Pour accéder à ce logement, il fallait franchir une porte cochère toujours ouverte, traverser une arrière-cour et emprunter un vieil escalier de bois aux marches usées par le temps.
  
  La surveillance de cet immeuble n’était guère compliquée. Grâce à une fourgonnette Volkswagen et à une conduite intérieure Toyota rangées à une dizaine de mètres de la porte cochère, le long du trottoir d’en face, les limiers norvégiens avaient dans leur champ de vision l’unique entrée de la maison.
  
  Aucun fait insolite n’ayant attiré l’attention des policiers, Nils Polred, le chef du commando, décida, un peu avant 23 heures, de passer à la seconde phase de sa mission, la perquisition de l’appartement de Kalters.
  
  Il débarqua de la Toyota en compagnie d’un de ses subordonnés, un jeune homme mince et souple, nommé Per Holden, spécialiste des effractions invisibles. Les deux inspecteurs pénétrèrent d’un pas naturel et tranquille sous la voûte qui donnait dans la cour intérieure.
  
  Tout était calme et silencieux.
  
  Polred, prenant les devants, commença à gravir l’escalier. Holden lui emboîta le pas.
  
  Au second étage, comme il n’y avait qu’une seule porte palière, on ne pouvait pas se tromper.
  
  Holden extirpa de sa poche une lampe torche au faisceau bleuté qu’il tendit à son chef. Puis, à la lumière de ce faisceau, il se mit à la besogne. Sa trousse à outils n’était pas encombrante : une demi-douzaine d’instruments ayant plus ou moins la forme de clés. Mais ces clés en acier, aux découpes tarabiscotées, avaient été étudiées par des ingénieurs en serrurerie et elles pouvaient pratiquement déjouer les plus astucieux dispositifs de sûreté.
  
  Au bout de trois ou quatre minutes, Holden trouva la clé appropriée et le pêne glissa sans bruit hors de la gâche. Un tour supplémentaire fit coulisser le second pêne et la porte de chêne s’ouvrit.
  
  Les deux Norvégiens s’introduisirent dans l’appartement et refermèrent le battant sans actionner la serrure. Pendant un moment, ils restèrent immobiles, le temps d’accoutumer leurs yeux à l’obscurité qui les enveloppait.
  
  La densité même de cette obscurité les rassura. Toutes les fenêtres avaient dû être occultées avec le plus grand soin ; pas le moindre reflet de clarté ne s’infiltrait dans les lieux. Si les fenêtres donnant sur la rue, ou celles donnant sur la cour, n’avaient pas été voilées aussi hermétiquement, des lueurs roses ou vertes provenant des enseignes au néon de la boutique d’en bas auraient atténué les ténèbres.
  
  Néanmoins, pour éviter une fausse manœuvre, Nils Polred, braquant sa lampe torche vers le plancher, entreprit une ronde prudente à travers l’appartement.
  
  Le petit hall d’entrée reliait une grande pièce située à droite à une autre pièce, plus petite, située à gauche. La grande pièce de droite était une salle de séjour garnie de vieux meubles bourgeois sans style ni valeur. Elle communiquait avec une cuisine carrée qui, visiblement, avait été modernisée avant d’accueillir le locataire. A droite, après la chambre à coucher, il y avait le cabinet de toilette, rénové lui aussi, car les sanitaires étaient neufs. Tout était d’une propreté étincelante.
  
  Aucune pièce aménagée en bureau.
  
  Le soi-disant Hellings ne venait sans doute dans cet appartement que très rarement, quand ses missions l’obligeaient à séjourner à Oslo. Sachant que l’espion soviétique avait un domicile à Copenhague et un domicile à Vienne, il ne fallait pas être bien malin pour comprendre que ce pied-à-terre norvégien n’était pas le vrai port d’attache de Kalters.
  
  Ayant rejoint Holden dans le hall, Polred lui chuchota :
  
  - Rien à signaler. Tout est net et bien rangé. Nous n’aurons sans doute pas grand-chose à nous mettre sous la dent. Il n’y a ni bureau ni bibliothèque.
  
  Il actionna le bouton de son talkie-walkie et murmura devant le minuscule micro :
  
  - Tout va bien. Nous sommes dans la place et nous commençons la perquisition. Je laisse mon récepteur sur l’écoute. En cas d’alerte, prévenez-moi.
  
  S’adressant à Holden :
  
  - Fouillons d’abord les meubles de la salle de séjour. Venez.
  
  A la faible lueur de la lampe torche, les deux policiers entamèrent leurs investigations. Meuble par meuble, posément, méthodiquement, ils inspectèrent tout ce qui se trouvait dans la pièce. Ils ne découvrirent rien. Holden, au moyen d’une espèce de stéthoscope, se livra alors à une auscultation des murs et du plancher. Sérieux et attentif comme un médecin qui s’occupe d’un grand malade, il promenait le récepteur de son appareil bi-auriculaire sur chaque centimètre de surface.
  
  - Rien, soupira-t-il.
  
  - Continuons, ordonna Polred. Voyons la chambre à coucher.
  
  En vérité, Polred n’attendait plus rien de cette opération. L’atmosphère de cet appartement trop bien tenu ne permettait guère de prévoir une surprise. Si Kalters avait des archives secrètes, ce n’était sûrement pas ici qu’il les cachait.
  
  Or, ce pronostic pessimiste était faux.
  
  Holden terminait l’auscultation du plancher de la chambre à coucher quand, brusquement, son front se plissa.
  
  - J’ai l’impression que ça sonne creux ici, marmonna-t-il.
  
  Agenouillé près du lit, sous la table de chevet, il recommença d’une oreille plus tendue son examen.
  
  - Pas de doute, dit-il. Il y a un vide sous ces quatre lames du parquet.
  
  Polred vint s’agenouiller près de lui, promena le faisceau de sa lampe sur l’endroit indiqué. Holden, extirpant de sa poche une sorte de tournevis, inséra la pointe de l’instrument entre les lames du parquet et, avec un sourire, souleva une petite partie du plancher, environ cinquante centimètres carrés. Ce couvercle invisible laissa apparaître un alvéole de vingt-cinq centimètres de profondeur qui contenait une liasse de papiers entourés d’un gros élastique.
  
  Polred, étonné, s’empara des documents.
  
  - Voilà de l’inattendu, lâcha-t-il. On a raison de dire qu’il ne faut jamais se fier aux apparences.
  
  Il ôta l’élastique qui entourait les papiers, inventoria rapidement les documents.
  
  - Je ne sais pas de quoi il s’agit, émit-il, mais je vais photographier tout le paquet.
  
  Il prit dans la poche de son pantalon un miniphot avec système de flash incorporé. Mais, avant de photographier, il actionna son talkie-walkie.
  
  - Nous venons de tomber sur une cache qui contient des documents, signala-t-il. Je vais prendre des photos de ces papiers. Rien de particulier dans les parages ?
  
  - Non, chef, répondit l’inspecteur qui surveillait l’immeuble.
  
  - O.K.! Je me remets sur l’écoute.
  
  Il entama sa séance de photos.
  
  Holden, encouragé par ce succès, chuchota :
  
  - Pendant que vous finissez ce boulot, je vais tâter le plancher du cabinet de toilette. Je n’ai pas besoin de lumière pour faire ce travail-là.
  
  - Oui, bonne idée, dit Polred, concentré sur son occupation.
  
  Holden passa dans la pièce contiguë. A quatre pattes, il progressa lentement - tout en appliquant le récepteur de son stéthoscope contre le sol - entre la baignoire, la cuvette des W.C. et la lingère en bois laqué blanc qui occupait le fond de ce local.
  
  Soudain, ses cheveux se hérissèrent.
  
  Il crut tout d’abord que c’était la fuite d’un chat qui avait provoqué ce bruit feutré dans la pièce plongée dans l’obscurité. Mais, les yeux écarquillés, il vit le mur du fond se dissoudre littéralement dans une lumière jaunâtre. Il se leva d’un bond, médusé.
  
  Il y eut un déclic, et la boule en porcelaine du plafond s’alluma, jetant une clarté éblouissante dans le cabinet de toilette.
  
  Un juron étouffé vibra dans l'air. Puis, quelques secondes plus tard, un sifflement chuinta. Holden s’écroula en poussant un cri de terreur et d’agonie.
  
  Nils Polred, comme mû par un ressort, se redressa en laissant choir son appareil photographique. Plongeant la main vers son pistolet logé dans le holster niché sous son aisselle gauche, il se rua vers la pièce attenante et, apercevant un individu qui tenait là, un automatique dans le poing, il tira trois fois.
  
  Polred était un tireur d’élite. L’inconnu, tué net de trois balles dans le cœur, s’effondra comme un sac de sciure de bois et s’étala sur le parquet, à quelques centimètres de Holden qui gémissait en râlant.
  
  Polred se précipita vers son subordonné, se pencha sur lui.
  
  Une détonation secoua l’air et Polred, la nuque trouée, s’affala sur son compatriote.
  
  Dans la fourgonnette rangée en face de l’immeuble, deux autres policiers du commando norvégien avaient entendu les cris et les détonations transmises par le talkie-walkie de Holden, resté branché sur émetteur.
  
  Ils comprirent que leurs camarades étaient tombés dans une souricière et ils s’élancèrent immédiatement à la rescousse, tout en mobilisant les deux derniers inspecteurs qui flânaient dans les parages.
  
  Quand les quatre Norvégiens pénétrèrent dans l’appartement, ils n’hésitèrent pas à faire de la lumière pour livrer leur assaut. Mais ils galopèrent en vain à travers le logement, ils ne se heurtèrent à aucun adversaire.
  
  Effarés, ils contemplèrent leur chef et Holden qui gisaient sans vie dans le cabinet de toilette, près de la baignoire.
  
  N’en croyant pas leurs yeux, ils inspectèrent de nouveau l’appartement. Personne. Il y avait de quoi douter de sa raison.
  
  - Ils ont eu le temps de s’éclipser, maugréa un des policiers.
  
  - Impossible, rétorqua un autre flic. Nous les aurions rencontrés.
  
  - Alors, c’est qu’ils se sont planqués dans la cour. Allons-y !
  
  C’est ainsi qu’ils réalisèrent que l’arrière-cour comportait une seconde sortie donnant dans la petite Toriegaten, une rue perpendiculaire à la rue Rozenkrantz.
  
  - Nous sommes refaits, grommela un des policiers. Il faut appeler une ambulance et prévenir le patron.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Alerté à son domicile, le capitaine Thor Blacksen avait regagné en hâte son bureau.
  
  Il était tout à la fois consterné, furieux et déçu. La mort dramatique de ses deux collaborateurs le peinait profondément et il ne comprenait pas ce qui s’était passé. De toute évidence, Nils Polred avait commis une faute grave : il aurait dû savoir, avant de pénétrer dans l’appartement de Kalters, que l’immeuble de la Rozenkrantz Gate comportait une deuxième issue.
  
  Un des quatre rescapés du commando se permit d’objecter :
  
  - Polred n’a pas voulu pousser à fond l’examen préliminaire des lieux pour ne pas attirer l’attention. Il se doutait que la maison se trouvait probablement surveillée par des complices de Kalters.
  
  - Oui, bien sûr que nous nous en doutions ! rétorqua le capitaine, amer. N’empêche que Polred n’aurait jamais dû tomber dans cette embuscade. De plus, s’il vous avait placés dans la cour, vous auriez pu intercepter les tueurs quand ils ont pris la fuite.
  
  - On pense à cela après, murmura l'inspecteur, ulcéré. Quand c’est trop tard. Sur le moment même, je vous assure que Polred conduisait l’opération selon les règles normales. Son souci principal, je vous le répète, c’était de ne pas griller le domicile de Kalters.
  
  - Pour être grillé, on peut dire qu’il l’est ! maugréa le capitaine. Nous n’avons plus aucune raison de nous gêner maintenant. J’ai demandé qu’on m’apporte les documents que Polred était en train de photographier quand les assassins ont fait irruption dans l’appartement. Pour le reste, il faut attendre les rapports des experts qui sont sur place. L’appartement sera mis sous scellés.
  
  
  
  
  
  Les documents découverts dans la cache concernaient une transaction immobilière effectuée en France, cinq ans auparavant, au nom d’un certain Karl Holler, domicilié à Bonn, en Allemagne fédérale.
  
  Les actes notariés, établis en langue française, étaient accompagnés d’une traduction allemande. Le reste de la liasse se composait de plans, de notes, de factures, le tout se rapportant à ladite acquisition.
  
  A première vue, ces archives n’avaient aucun rapport avec les activités professionnelles de Kalters. Et le capitaine n’en fut que plus déçu. Ces paperasses, obtenues au prix de la vie de Polred et Holden, avaient vraiment coûté très cher.
  
  L’analyse des constats dressés par les experts de la Sûreté qui avaient examiné les lieux après le double meurtre des deux inspecteurs norvégiens fut une autre histoire. Là, le capitaine et les experts eux-mêmes se perdirent en conjectures.
  
  L’arme qui avait tué Holden était un 9 mm parabellum. D’après la position du corps de la victime et la trajectoire de pénétration du projectile, le tueur avait dû se trouver au fond du cabinet de toilette, le dos contre la lingère. Chose bizarre, ce n’était pas la même arme qui avait tué Polred. Ce dernier avait eu la nuque trouée par une balle de 7,65 tirée par un individu qui, apparemment, occupait exactement la même place que le premier tueur.
  
  Par ailleurs, on avait la certitude absolue que Polred, avant d’être abattu, avait tiré trois fois sur le ou les agresseurs, car il manquait trois balles dans le chargeur de son pistolet de service. Les talents ce Polred comme tireur d’élite étant légendaires - il sortait régulièrement vainqueur de tous les tournois d’entraînement - on pouvait en déduire, presque à coup sûr, qu'il avait trucidé un adversaire, ou tout au moins qu’il l’avait blessé, dans le pire des cas. Pourtant, il n’y avait pas de sang à l’emplacement d’où le ou les tueurs inconnus avaient tiré.
  
  Chacun des experts formula sa version quant à la reconstitution du dramatique duel. Mais aucune de ces hypothèses ne put expliquer l’absence de taches de sang démontrant que le ou les agresseurs avaient été touchés.
  
  
  
  
  
  A Vienne, quand il fut informé - vers le milieu de la matinée du lendemain - que son meilleur agent, Boris Dimov, avait été tué au cours d’un affrontement avec des hommes de la Sûreté norvégienne, le général Kanieff entra dans une violente colère.
  
  L’adjoint de Dimov eut beau lui expliquer qu’ils avaient pris toutes leurs précautions, Kanieff ne se calma pas.
  
  - Qu’est-ce que vous avez fait de son cadavre ? demanda-t-il finalement.
  
  - Nous l’avons abandonné à Holmenkollen (Banlieue d’Oslo), dans les sapins qui sont derrière le tremplin de ski. Nous l’avons défiguré, nous lui avons ôté ses vêtements et nous l’avons enterré tant bien que mal.
  
  - Et Olga ?
  
  - Nous lui avons ordonné de se tenir tranquille jusqu’à nouvel ordre. Elle voulait quitter Oslo le plus vite possible, mais nous le lui avons interdit.
  
  - Quitter Oslo ? Pourquoi ? gronda le général.
  
  - Du fait que Knut Hellings n’a plus donné signe de vie et que son domicile a été investi par les flics, elle en a conclu que Hellings était désormais compromettant pour elle.
  
  - Mais enfin, c’est idiot ! Personne ne sait qu’ils étaient en rapport !
  
  - Elle craint surtout que les types de la police ne finissent par découvrir le truc du passage secret.
  
  - C’est exclu, décréta Kanieff. Même s’ils font des sondages, ils ne trouveront rien. C’est notre meilleur spécialiste qui a monté ce système.
  
  - En tout cas, je vous préviens qu’elle a envie de foutre le camp et qu’elle attend que vous lui donniez le feu vert.
  
  - Elle doit rester où elle est. décréta le général. Si la police a fait une descente au domicile de Knut Hellings, cela signifie qu’il est sans doute sous les verrous. Néanmoins, tant que la chose n’est pas confirmée, l’adresse d’Olga est le seul point de chute possible pour Hellings. Par conséquent, elle reste à son poste.
  
  
  
  
  
  A Oslo, le directeur de la Sûreté, après avoir longuement étudié le dossier relatif à la malheureuse affaire de la rue Rozenkrantz, convoqua le capitaine Thor Blacksen.
  
  - Dites-moi, capitaine, prononça-t-il en dévisageant son interlocuteur, je crois que votre ami le colonel Plesner est en bons termes avec certaines personnes de la Sûreté suédoise, n’est-ce pas ?
  
  - En effet, monsieur. C’est d’ailleurs par son canal que nous avons pu faire agir la Säpo. Le colonel Plesner est un ami personnel de l’inspecteur Nils Halgren qui a dirigé la capture de Kalters.
  
  - Je voudrais vous demander de contacter le colonel Plesner pour le charger d’une requête auprès des autorités de Stockholm.
  
  - Il sera certainement d’accord. Mais de quelle requête s’agit-il ?
  
  - Obtenir l’extradition de Kalters.
  
  Le capitaine Blacksen, étonné, arqua les sourcils.
  
  - Vous désirez avoir Kalters sous la main ?
  
  - Oui. Le double meurtre de la rue Rozenkrantz m’oblige à revoir ma position. Deux de nos meilleurs collaborateurs sont morts en service commandé, ne l’oubliez pas. Et Kalters est à l’origine de ce drame.
  
  - En réalité, il n’y est pour rien, fit remarquer le capitaine. Je veux dire qu’il n’est pas directement impliqué dans le traquenard qui a provoqué la mort de vos deux inspecteurs.
  
  - Je n’ai pas l’intention d’inculper Kalters, bien entendu. Mais je peux lui offrir un marché intéressant. Ces espions de métier acceptent parfois de négocier la clémence des juges.
  
  - En échange de quoi ? fit le capitaine, intrigué.
  
  - Des informations au sujet de ses complices. Les meurtriers de Polred et de Holden ne peuvent pas rester impunis. C’est une dette d’honneur que notre service a contractée. Or, Kalters peut nous aider à identifier ces tueurs, et peut-être même à les retrouver. Je suis persuadé qu’il connaît les hommes qui sont chargés, dans son réseau, de couvrir son domicile norvégien.
  
  Blacksen opina.
  
  - En effet, c’est une chance à courir, reconnut-il. Kalters, qui a la réputation d’être un homme intelligent, va peut-être se rendre compte que la perche que vous lui tendez vaut la peine d’être saisie. Je vais rencontrer le colonel Plesner dans le plus bref délai.
  
  - La moindre confidence de Kalters peut nous mettre sur la piste des meurtriers, ajouta le directeur, pensif. J’ai assisté un jour à une séance de tir au cours de laquelle Polred nous avait donné un échantillon de son savoir-faire et j’ai la conviction absolue que Polred n’a pas tiré trois fois sans toucher son adversaire. Il y a donc, quelque part dans cette ville, un blessé qui se cache.
  
  - Les médecins ont été prévenus, dit le capitaine. Personnellement, je crois plutôt que les complices de Kalters ont un cadavre sur le dos, le cadavre d’un des leurs.
  
  - C’est aussi un argument qui peut délier la langue de Kalters. J’espère que les Suédois ne refuseront pas de nous le livrer.
  
  
  
  
  
  Les autorités suédoises, partant du principe qu’un bienfait n’est jamais perdu - surtout en politique - se firent un plaisir de répondre favorablement à la requête du gouvernement d’Oslo. A la condition, toutefois, que le transfert du prisonnier aurait lieu dans le plus grand secret, de nuit, et par avion spécial.
  
  Il était près de minuit, ce vendredi-là, quand Kalters fut réveillé dans sa cellule par Nils Halgren en personne.
  
  L’agent de la Sûreté suédoise annonça au détenu, sur un ton presque cordial :
  
  - Vous partez en voyage, Kalters. Rassemblez vos affaires, vous ne reviendrez pas dans cet hôtel.
  
  - Où me conduisez-vous ? grommela l’espion, visiblement furieux d’être dérangé dans son sommeil.
  
  - Vous le verrez bien, riposta l’agent de la Säpo. Si vous aviez fait preuve d’un peu de confiance à mon égard, j’aurais peut-être pu vous aider, vous faciliter l’existence. Tenez, voici vos vêtements civils.
  
  Pendant que Kalters, taciturne, s’habillait, Nils Halgren reprit, toujours sur le même ton amical :
  
  - Remarquez, il n’est pas trop tard. Si vous êtes disposé à parler, j’annule l’ordre de transfert.
  
  - Je n’ai rien à vous dire, maugréa l’Allemand.
  
  - Tant pis pour vous. Vous allez connaître des jours bien sombres, j’en ai peur. Quand un homme comme vous adopte la tactique du silence, il s’expose à finir sa vie en prison.
  
  Kalters se tourna vivement vers le Suédois et articula en le scrutant d’un œil dur :
  
  - Vous devriez avoir honte de persécuter un innocent comme vous le faites.
  
  - Venez, l’heure avance et nous sommes attendus.
  
  Halgren s’étant occupé lui-même des formalités de la levée d’écrou, le prisonnier fut acheminé directement dans la cour de la prison où stationnait une limousine noire.
  
  Deux civils étaient assis dans la limousine. Ils débarquèrent quand ils virent apparaître le prisonnier en compagnie de Nils Halgren. Sans un mot, ils allèrent au-devant de Kalters. Celui-ci, résigné, tendit ses poignets en voyant les bracelets d’acier que l’un des deux inconnus avait préparés. Il se laissa également bander les yeux avec la même docilité.
  
  Le trajet de la prison à l’aéroport se fit dans le plus total silence.
  
  Seul passager d’un vol qui ne dura même pas une heure, Kalters, à l’arrivée, fut de nouveau poussé dans une voiture.
  
  Quand on lui enleva le bandeau et les menottes, il se retrouva dans une cellule presque identique à celle qu’il venait de quitter. On lui apporta des vêtements de prisonnier et on l’abandonna à son triste sort.
  
  Halgren, avant de se retirer - sa mission de convoyeur étant terminée - ne manqua pas de faire quelques ultimes recommandations au capitaine Blacksen.
  
  - Méfiez-vous surtout du personnel de la prison, dit-il. Les Soviétiques ont le bras long, vous le savez. Kalters va très probablement essayer de soudoyer un gardien.
  
  - Nous y avons pensé, assura le Norvégien.
  
  - Sous quel nom l’avez-vous enregistré au Greffe ?
  
  - Un nom imaginaire.
  
  - Très bien. Veillez aussi à ce qu’il ne puisse pas lancer un message à travers le grillage de la fenêtre de sa cellule. Il est un peu dans son fief ici, ne l’oubliez pas.
  
  - Nous avons pris le maximum de précautions, affirma le capitaine avec sérénité.
  
  
  
  
  
  Kalters, de nouveau livré à la solitude, fut incapable de se rendormir.
  
  Une sorte de morosité pesante l’avait envahi. Les paroles du Suédois l’obsédaient : « ... finir sa vie en prison. » Il ne s’agissait pas là d’une menace gratuite, Kalters le savait très bien. Combien d’agents secrets, qui avaient refusé de parler, avaient croupi dans des geôles jusqu’au jour où quelques gouttes de poison versées dans le café du matin les avaient délivrés de la vie ! Un prisonnier anonyme gardé au secret et qui meurt de maladie, cela ne pose aucun problème à l’administration pénitentiaire d’un pays.
  
  Allongé sur sa paillasse, Kalters essaya en vain de refouler les pensées noires qui l’enténébraient. Il ne voulait pas céder au découragement, mais il se sentait abattu.
  
  Avec les années, une étrange évolution s’était produite en lui. Ce métier qu’il exerçait depuis bientôt dix ans, ce métier qu’il avait pratiqué avec tant de passion, il n’était plus très sûr de l’aimer. Déjà, un an auparavant, alors qu’il se reposait avec Olga au bungalow, il avait eu la sensation que l’aventure ne lui procurait plus la moindre exaltation. Au contraire, il lui avait semblé qu’une partie de son être aspirait désormais à goûter les douceurs de la paix, de l’amour, de la sérénité.
  
  Après tout, il était un homme comme les autres. Et cette ivresse du danger - qui avait été un besoin si profond de sa jeunesse - il n’y puisait plus aucune jouissance.
  
  La ruse, la sagacité, l’intelligence, la finesse intellectuelle, toutes ces choses qui lui avaient donné de si grandes joies, il les trouvait dérisoires, infantiles. Du moins, dans le domaine du renseignement.
  
  Ce qu’il appréciait le plus, à présent, c’était la tendresse. Le sourire d’Olga, cette lumière dans ses prunelles bleues quand il la caressait, quand il lui faisait l’amour.
  
  Pourtant, à première vue, Olga n’était pas ce que l’on appelle une beauté. Les gens qui la voyaient passer, avec son expression un peu triste, ses lunettes de myope, sa démarche de garçon, ne se retournaient pas sur son passage. Mais ils ne pouvaient pas savoir, évidemment. Car Olga était vraiment très belle. Son corps un peu lourd n’était réellement superbe que dénudé. Il n’y a rien de plus ridicule que les statues habillées. Olga était belle et généreuse comme une bonne terre. Ses épaules rondes, ses cuisses pleines, ses seins à la fois fermes et moelleux, les adorables bourrelets de velours qui protégeaient le nid secret de son ardente féminité, c’était cela le véritable bonheur.
  
  En tout cas, il pouvait bien se l’avouer maintenant, les rares instants de paradis sur terre qu’il avait connus, c’était dans les bras d’Olga.
  
  Il soupira, se retourna sur sa couche inconfortable.
  
  Qu’allait-elle devenir, la pauvre Olga ? Cet idiot de Kanieff était bien capable de se servir d’elle pour appâter les gens du contre-espionnage. Elle était toute désignée pour ce rôle... et pour ce sacrifice. Mais que faire ?
  
  Pendant plus d’une heure, l’âme tourmentée, il se demanda comment il pourrait faire pour protéger Olga.
  
  Puis, brusquement, il se leva, alla frapper du poing contre la porte de son cachot. Un gardien s’amena, jeta un coup d’œil à travers le judas, ouvrit le guichet et se pencha pour grogner :
  
  - Et alors ? Qu’est-ce qui se passe ?
  
  - Je voudrais de quoi écrire.
  
  - De quoi écrire ? maugréa le gardien, épaté.
  
  - Ben oui, un stylo-bille et du papier.
  
  - Vous vous foutez de moi, non ? A cette heure-ci, en pleine nuit !
  
  - Vous ne dormez pas et moi non plus, je ne dérange personne. Je veux écrire à mon avocat.
  
  - Vous demanderez ça demain au chef. De toute façon, vous êtes au secret et vous n’avez pas le droit d’écrire. Gare à vous si vous me cassez encore les pieds.
  
  Il referma le guichet d’un geste brutal et s’éloigna.
  
  Kalters se recoucha. Il savait ce qu’il désirait savoir. Ce n’était pas au Danemark qu’il avait été transféré, c’était en Norvège.
  
  Ceci modifiait un peu les données du problème. Les types du contre-espionnage avaient probablement découvert son domicile d’Oslo. S’ils fouillaient l’appartement de la rue Rosenkrantz, Olga s’en apercevrait et Kanieff serait immédiatement alerté.
  
  Une lueur d’espoir s’alluma dans les yeux du prisonnier. En tout état de cause, il devait s’en tenir à sa ligne de conduite : nier, nier, nier. Mais faire parler les autres.
  
  
  
  
  
  Il était à peine 9 heures du matin, le lendemain, quand le capitaine Blacksen fut informé qu’un cantonnier de Holmenkollen avait découvert un cadavre fraîchement enterré dans le parc, derrière le tremplin de ski.
  
  Le commissaire de la police urbaine précisa :
  
  - Le cadavre a été envoyé au laboratoire pour examen, mais j’ai l’impression que l’identification sera très difficile. La victime était complètement nue et son visage a été écrasé au moyen d’un objet contondant, un marteau semble-t-il.
  
  - C’est déjà presque un signalement, marmonna Blacksen. Je suis persuadé que c’est le mort que nous recherchons. Je vais faire un saut jusqu’au labo.
  
  Effectivement, les trois balles extraites du corps du mort anonyme étaient bien celles qui manquaient dans le pistolet de l’inspecteur Polred.
  
  Blacksen décida alors de tenter une expérience.
  
  - Essayez de me rafistoler sa figure, dit-il au médecin légiste qui avait pratiqué l’autopsie.
  
  - Ce n’est pas ma partie, fit le toubib. Il y a des spécialistes pour ce genre de chirurgie esthétique. Vous voulez le photographier, j’imagine ?
  
  - Oui.
  
  - Eh bien, demandez au directeur du laboratoire de convoquer des gens qualifiés. Il y a deux praticiens qui sont très compétents dans ce domaine, et le directeur les connaît.
  
  A vrai dire, ce fut une besogne pénible - et même horrible - qui ne donna que des résultats peu satisfaisants. Malgré l’usage de plastiques liquides et d’autres produits appropriés, le visage du mort - presque réduit en bouillie - ne fut reconstitué que fort approximativement. Néanmoins, quand il vit l’œuvre des spécialistes, le capitaine Blacksen se déclara enchanté.
  
  A dix heures du soir, avec la plus grande discrétion, le prisonnier Kalters fut amené au laboratoire et mis en présence du cadavre.
  
  Blacksen questionna :
  
  - Connaissez-vous cet homme ?
  
  Kalters contempla le mort avec un parfait détachement.
  
  - Non, dit-il, je n’ai jamais vu cet individu. Pourquoi me posez-vous cette question ?
  
  - Vous ne dites pas la vérité. Je suis persuadé que cet homme était un de vos amis.
  
  - Si vous en êtes persuadé, je ne vois pas pourquoi vous m’avez dérangé. En tout cas, en ce qui me concerne, je vous affirme que c’est la première fois que je le rencontre. Et je n’en suis pas désolé, car il n’est pas bien joli à regarder. Que lui est-il arrivé ?
  
  - Il nous avait tendu une embuscade à votre appartement de la rue Rosenkrantz. Quand nos inspecteurs ont voulu perquisitionner, ils ont été abattus par cet assassin.
  
  - Je finirai par croire qu’il y a une justice en ce bas monde, prononça Kalters sur un ton neutre. Naturellement, je suis désolé pour vos inspecteurs.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Que vos policiers sont tombés sur des cambrioleurs qui profitaient de mon absence pour piller mon appartement.
  
  - Vous avez tort d’ironiser, Kalters, maugréa le capitaine d’une voix sifflante. Ce n’est pas le moment de plaisanter.
  
  - Je ne plaisante pas, je cherche une explication. Je me demande d’ailleurs de quel droit vous vous êtes permis de violer mon domicile.
  
  - Rira bien qui rira le dernier, grinça le policier norvégien. Venez, je vous reconduis à votre cellule. Ce sera tout pour aujourd’hui, mais je vous conseille de revenir à de meilleurs sentiments. Si vous ne voulez pas finir vos jours en prison, il faudra changer de tactique.
  
  - Vos menaces ne m’intimident pas. Je ne resterai pas longtemps en prison, et vous le savez très bien. Dès que j’aurai vu un avocat, vous serez obligés de me rendre ma liberté. Je suis innocent et je le prouverai.
  
  - J’admire votre optimisme, répliqua Blacksen, sarcastique.
  
  - Et moi, j’admire votre culot, renvoya Kalters, méprisant. Vous vous croyez tout permis parce que vous êtes du côté des flics, mais ce temps-là est fini. Sans motif d’inculpation, vous ne pourrez pas me garder en prison. Nous ne sommes plus à l’époque des oubliettes. Et les droits de l’homme, cela existe.
  
  - Vous êtes inculpé du meurtre de Karl Jorel.
  
  - Moi ? s’exclama Kalters en arquant les sourcils.
  
  - Oui, vous.
  
  - C’est la meilleure ! Je me trouvais en Autriche pour mes affaires quand ce politicien allemand s’est fait abattre à Copenhague ! C’est de la démence.
  
  - Nous aurons l’occasion d’en reparler. Venez, ce sera tout pour ce soir.
  
  
  
  
  
  Ayant retrouvé la solitude de sa cellule, Kalters se sentit ragaillardi.
  
  Ce policier norvégien n’avait pas parlé d’Olga, ce qui était bon signe. D’autre part, la mort de Boris Dimov était aussi une bonne nouvelle. Kanieff allait se démener comme un beau diable, maintenant qu’il savait que l’appartement de la rue Rosenkrantz était définitivement brûlé.
  
  Même enfermé derrière des grilles et des barreaux, un espion est moins seul qu’on ne le pense.
  
  Mais le plus surprenant de toute cette histoire, c’était l’information lâchée par ce flic norvégien : Inculpé du meurtre de Karl Jorel !
  
  Kalters aurait donné gros pour savoir où ils étaient allés chercher cette accusation-là !
  
  Allons, tout n’était pas perdu. Il y aurait encore de beaux jours dans les bras d’Olga.
  
  Le lundi matin, quand le capitaine Blacksen rendit compte à son supérieur de l’échec de la confrontation de Kalters et du cadavre anonyme, le directeur de la Sûreté murmura :
  
  - Je n’espérais pas un miracle, et l’attitude de Kalters ne me surprend pas outre mesure. Pour l’obliger à parler, nous devrons probablement devenir plus méchants. Quand il aura vraiment peur, quand il aura le couteau sur la gorge, il pensera peut-être à revoir sa position. De nos jours, les espions professionnels ne sont plus des kamikazes. Kalters est coriace, je n’en doute pas, mais il tient à la vie et à la liberté.
  
  - Les moyens dont nous disposons ne sont pas très efficaces, fit remarquer Blacksen. Ou alors, il faudrait que les autorités danoises fassent preuve d’un peu plus d’esprit de coopération.
  
  - Justement, j’ai l’intention d’envoyer une note dans ce sens à Copenhague. Le rapport de la Sûreté danoise ne me suffit pas. Il me faut une déclaration officielle attestant que l’arme découverte dans la voiture de Kalters est bien celle qui a tué Karel Jorel. Quand il verra ce document-là, Kalters commencera à se rendre compte qu’il est dans de mauvais draps.
  
  - Je le laisse tranquille jusqu’à nouvel ordre ?
  
  - Oui, laissez-le se morfondre. De toute manière, le temps travaille pour nous. Un détenu qui est au secret finit toujours par se démoraliser.
  
  
  
  
  
  Trois jours plus tard, un événement se produisit qui fit la une de toute la presse norvégienne et qui mobilisa les services spéciaux d’Oslo. L’avocat Lars Bjorson, conseiller du gouvernement norvégien à l’OTAN, fut découvert sans vie dans un jardin public de Kiel, en Allemagne fédérale.
  
  Les experts de la Sûreté allemande furent formels : Lars Bjorson avait été assassiné par asphyxie au moyen d’un tampon imbibé d’un produit hautement toxique. Ni les documents que le conseiller de l’OTAN transportait dans sa serviette, ni ses papiers personnels, ni son argent n’avaient été dérobés.
  
  De toute évidence, il s’agissait d’un meurtre politique. Et d’un meurtre commis par des tueurs professionnels. En revanche, les mobiles de ce crime étaient indiscernables. Bjorson n’était pas une personnalité en vue, on ne lui connaissait pas d’ennemis et son rôle à l’OTAN n’était pas celui d’un personnage de premier plan.
  
  Au cours d’une conférence réunissant les représentants des Services Spéciaux, du ministère des Affaires étrangères, de l’armée, de l’OTAN et de la Sûreté norvégienne, diverses hypothèses furent avancées pour expliquer ce meurtre, mais aucune explication ne parut réellement satisfaisante.
  
  Après cette réunion, le directeur de la Sûreté et le capitaine Blacksen eurent une conversation privée.
  
  Le directeur confia au capitaine :
  
  - Je ne pouvais évidemment pas en parler au cours de la conférence, mais je me demande si la seule explication valable ne se trouve pas du côté de Kalters.
  
  - Je ne vois pas le rapport, fit Blacksen, surpris.
  
  - Moi, si. Et je ne suis sans doute pas loin de la vérité. A mon avis, l’assassinat de Bjorson, ce sont les représailles qui commencent.
  
  - Les représailles ?
  
  - L’homme que l’inspecteur Polred a tué dans l’appartement de Kalters était sûrement un agent du G.R.U. Et les services secrets de l’Armée rouge ont peut-être appris que nous détenons Kalters. La suite est facile à comprendre.
  
  Le capitaine eut une moue sceptique.
  
  - Comment diable les Russes auraient-ils appris que Kalters est en prison chez nous ?
  
  - Mon cher Blacksen, vous êtes mieux placé que moi pour savoir que les agents soviétiques finissent toujours par trouver ce qu’ils cherchent. Vous ne vous figurez tout de même pas que la disparition de Kalters les laisse indifférents ?
  
  - Le personnel de l’établissement pénitentiaire a été trié sur le volet.
  
  - Bien sûr ! Mais au sein de l’administration ?
  
  - Kalters a été enregistré sous un nom bidon.
  
  - Certes, mais les communistes ne sont pas bêtes. Un prisonnier au secret n’est pas à l’abri des regards de tel ou tel gardien, de tel ou tel détenu de droit commun. Si le signalement physique de Kalters a été discrètement diffusé, le rapprochement se fait ipso facto.
  
  - Oui, admettons, grommela Blacksen, ébranlé. Mais les représailles auxquelles vous faisiez allusion, où peuvent-elles mener ?
  
  - On peut imaginer ceci : une série de meurtres politiques frappant des personnalités norvégiennes, jusqu’au jour où les services secrets de Moscou nous mettent le marché en main : la libération de Kalters contre l’arrêt des représailles. Cette offre se ferait par des voies obscures, officieuses, bien entendu. Les Russes sont imbattables dans ce genre de machinations.
  
  Blacksen se caressa le menton d’un air pensif. Puis, d’une voix indécise, il émit :
  
  - Dans ce cas-là, nous ferions mieux de nous débarrasser de Kalters.
  
  - J’y songe, confessa le directeur. Mais rien ne presse.
  
  Puis, changeant de sujet, il s’enquit :
  
  - Auriez-vous quelqu’un dans votre service qui serait à même d’obtenir une faveur des services secrets français ?
  
  - Moi.
  
  - Vous ? Comment cela ?
  
  - Oh, c’est une histoire assez compliquée. Une de mes nièces a épousé un Français dont le frère remplit des fonctions importantes au secrétariat de la Défense nationale, à Paris. Par ce canal, je pourrais sans doute avoir des contacts valables, étant donné mon titre. Tout dépend évidemment de ce que vous avez l’intention de demander.
  
  Le directeur se leva, alla chercher un dossier dans une armoire, revint à sa table.
  
  - C’est au sujet des documents découverts par Polred dans l’appartement de Kalters. Tenez, lisez ceci. C’est une traduction intégrale en norvégien des papiers en question.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Ce matin-là, le 25 juillet très exactement, à Paris, le directeur du SDEC - le Vieux, puisque tel est le surnom qu’il porte depuis toujours - fit introduire dans son bureau, à 11 heures précises, l’agent numéro UN du Service, Francis Coplan.
  
  - Asseyez-vous, dit le Vieux, aimable. Et allumez une Gitane pour être conforme à votre personnage.
  
  Coplan obtempéra, un léger sourire aux lèvres.
  
  Le Vieux se renversa contre le dossier de son fauteuil, contempla Coplan en silence pendant une bonne minute.
  
  - Je vous ai déjà demandé pas mal de choses depuis que vous êtes au SDEC , mon cher Coplan. Mais, cette fois-ci, je vais vous proposer une mission dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle sort de l’ordinaire.
  
  - Dans quel guêpier allez-vous encore me fourrer ? questionna Francis, ironique.
  
  - Votre vie ne sera pas en danger, n’ayez crainte. Et de plus, vous êtes parfaitement libre de ne pas donner suite à ma proposition.
  
  Coplan expira un énorme nuage de fumée gris-bleu.
  
  - Vos précautions oratoires m’inquiètent, murmura-t-il. Je suppose que vous allez spéculer sur mon orgueil professionnel ? Du moment qu’on demande un volontaire, je suis presque forcé de répondre : présent.
  
  - Attendez, mon cher, vous allez peut-être faire la grimace. J’ai besoin d’un homme compétent pour exercer une surveillance discrète dans un camp de nudistes.
  
  - Et alors ?
  
  - Eh bien, si vous acceptez ce travail, vous serez forcé d’être à poil vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
  
  - Qu’à cela ne tienne, laissez-moi vous faire une confidence : il y a des années que je fais du naturisme. J’ai même connu la belle époque de l’Ile du Levant. Soit dit en passant, le terme nudiste est complètement démodé. Les gens qui aiment vivre sans vêtements sont des naturistes. Nuance.
  
  - Et vous êtes naturiste ?
  
  - Mais oui. Et je ne suis pas le seul, puisqu’il y en a plusieurs millions rien qu’en Europe !
  
  - J’en apprends de belles ! Pourquoi ne me l’avez-vous jamais dit ?
  
  - Parce que les préjugés sont tenaces. Un service aussi important que le nôtre tient à sa respectabilité. De plus, on ne prise guère qu’un fonctionnaire du gouvernement aille s’exhiber dans le plus simple appareil. Mais le fait est là : je suis un naturiste et je suis même membre de la Fédération internationale.
  
  - Dans ce cas-là, je n’ai plus aucun scrupule. Vous allez vous occuper du dossier HOLLER.
  
  - De quoi s’agit-il ?
  
  - D’une affaire tellement complexe que je n’y comprends rien moi-même. Enfin, j’exagère. Mais c’est néanmoins une histoire très embrouillée.
  
  - Expliquez, pour voir.
  
  - Pas question. Nous allons nous rendre ensemble au S.G.D.N. (Secrétariat Général de la Défense Nationale - Organisme interministériel dont les travaux théoriques ont pour but de fournir aide et documentation à la décision gouvernementale). Nous devons y rencontrer le colonel Taillard qui nous exposera l’affaire HOLLER en détail. Cela m’évitera de perdre mon temps et vous aurez des informations de première main. Le colonel Taillard nous présentera d’ailleurs l’envoyé spécial du gouvernement norvégien qui est à l’origine de cette mission.
  
  
  
  
  
  Le colonel Taillard, un homme de quarante ans, grand et svelte, au fin visage d’intellectuel, présenta au Vieux et à Coplan un colosse dans la pleine force de l’âge, au faciès rond, aux joues pleines, aux cheveux blonds et aux yeux gris :
  
  - Le capitaine Thor Blacksen, de la Sûreté norvégienne.
  
  Le quatuor s’étant installé dans le bureau du colonel, celui-ci prononça en s’adressant au Vieux :
  
  - Comme je vous l’ai dit au téléphone, la démarche du capitaine Blacksen est officieuse, je me permets de le souligner. C’est précisément pour ne pas transmettre une requête officielle à l’échelon des ministres des Affaires étrangères de nos pays respectifs que le capitaine est venu me voir. L’affaire dont il s’agit, l’affaire Holler, peut se résumer comme suit : au terme d’une longue série d’enquêtes, les services de contre-espionnage suédois et norvégiens, travaillant en coopération, ont réussi à arrêter en flagrant délit un espion opérant pour le compte du G.R.U. Cet espion, un homme redoutable, se nomme Hans Kalters. Du moins, c’est sous ce nom-là qu’il a été détecté. Car il a un certain nombre d’autres identités qu’il utilise selon les besoins des missions qu’il accomplit et selon les endroits où il réside. Kalters, et ceci sont des faits établis, possède un domicile à Copenhague - sous le nom de Hans Krolmen - et un domicile à Oslo - sous le nom de Knut Hellings. C’est au cours d’une perquisition de son appartement d’Oslo que les inspecteurs de la Sûreté ont découvert des documents rédigés en langue française. En l’occurrence, il s’agit d’un acte d’achat établi au nom d’un citoyen allemand, domicilié à Bonn, le nommé Karl Holler, représentant de commerce. L’acte d’achat concerne un bungalow situé au centre hélio-marin de Montalivet, en Gironde. Ce centre hélio-marin - un camp nudiste pour dire les choses plus clairement - est probablement le plus grand centre naturiste du monde. Plus de cent cinquante hectares de terrain boisé, deux plages, des emplacements pour campings et caravanes, un ensemble d’installations de sports et de jeux, des magasins divers, bref, c’est important. Mais ce qui nous intéresse, c’est de savoir que le centre comporte environ 1250 bungalows dont la plupart d’entre eux sont la propriété de leurs occupants. Certains de ces propriétaires louent leur bungalow quand ils ne l’occupent pas, d’autres le ferment tout simplement comme on ferme une résidence secondaire après les vacances. Le capitaine Blacksen nous demande donc deux choses distinctes. Primo, savoir si le nommé Karl Holler existe ou si c’est encore un nom de guerre de Kalters. Secundo, organiser une surveillance vigilante du bungalow en question.
  
  Le Vieux, efficace et direct comme toujours, demanda :
  
  - Où se trouve-t-il actuellement, le nommé Kalters ?
  
  - En prison, à Oslo.
  
  - Je suppose qu’il a été interrogé ?
  
  - Oui, naturellement. Mais il refuse de parler. Il se proclame innocent et il nie tout en bloc, systématiquement, obstinément.
  
  - Même l’achat du bungalow de Montalivet ?
  
  Le colonel se tourna vers le capitaine et répéta, en anglais, la question du Vieux. Le Norvégien répondit aussitôt, en anglais également :
  
  - Nous avons jugé plus habile, et surtout plus prudent, de ne pas lui révéler que nous avions trouvé cet acte d’achat. Le document était enfermé dans une cachette secrète, sous le parquet, dans l’appartement de Kalters...
  
  Et Blacksen, qui n’avait pas jusque-là voulu interrompre l’exposé du colonel Taillard, parut heureux d’avoir la parole. S’adressant au Vieux et à Coplan, il enchaîna :
  
  - Je ne parle pas le français, malheureusement, mais si vous le permettez, je vais vous. donner quelques informations complémentaires en anglais.
  
  - Yes, all right, acquiesça le Vieux.
  
  - Je voudrais attirer votre attention sur deux ou trois points qui sont importants, énonça le Norvégien. Comme le colonel Taillard vient de vous le dire, je crois, Kalters a été arrêté en flagrant délit d’espionnage au Danemark. Un de ses collaborateurs occasionnels, un jeune Suédois, était en train de photographier la base aéronavale de Frederikshavn, au Jutland. Dans cette histoire-là, la culpabilité de Kalters est formelle. Mais nous le suspectons d’une chose beaucoup plus grave. Nous pensons que c’est lui qui a abattu Karl Jorel, un policitien allemand de l’opposition. En effet, l’arme du crime a été retrouvée dans la voiture de Kalters. Un autre point, important également, c’est que l’appartement de Kalters, à Oslo, était couvert par des agents du G.R.U. qui avaient monté là une véritable embuscade. Deux de nos inspecteurs ont été assassinés lors de la perquisition chez Kalters. Et ceci nous contraint à la plus extrême circonspection, car le G.R.U. est certainement sur le sentier de la guerre. Vous comprenez, les Russes ne savent pas que Kalters est en prison. Ils doivent donc se demander ce qu’il est devenu et ils ont dû mobiliser tous leurs réseaux pour rechercher sa trace.
  
  Le Vieux opina :
  
  - Je vois, dit-il. Le terrain est dangereux, c’est bien cela que vous voulez dire ?
  
  - Exactement. Et le bungalow de Montalivet est peut-être aussi un traquenard. C’est pourquoi nous n’avons pas introduit une requête officielle. Pour tirer cette histoire au clair, il faut donc agir avec circonspection, sans se faire remarquer.
  
  - J’entends bien, acquiesça le Vieux. Mais j’imagine que vous avez quand même dû procéder à quelques vérifications de routine ? Le nommé Karl Holler a-t-il toujours son domicile à Bonn ?
  
  - L’adresse qui figure dans l’acte d’achat du bungalow est celle d’une pension de famille qui n’existe plus depuis bientôt trois ans. Car j’ai oublié de vous préciser qu’il y a cinq ans que Karl Holler a acheté son bungalow en France.
  
  - Et le vendeur ?
  
  - C’est une société dont le siège est à Paris.
  
  Le Vieux hocha la tête.
  
  - Nous verrons tout cela de près, dit-il.
  
  Puis, l’œil plus scrutateur, il demanda au Norvégien :
  
  - D’après vous, pour quel motif ce Kalters a-t-il assassiné le politicien allemand dont vous venez de parler ?
  
  - En réalité, personne ne le sait d’une façon précise. Les autorités allemandes ont été fort discrètes sur cette affaire. De même que sur celle, plus récente, de l’assassinat d’un fonctionnaire de l’OTAN, un de mes compatriotes nommé Lars Bjorson, tué par des spécialistes, à Kiel. Le seul point commun qui peut être avancé pour expliquer ces deux meurtres, c’est une intervention des services secrets soviétiques. Vous trouverez d’ailleurs dans le dossier confidentiel que j’ai remis au colonel Taillard des notes concernant ces mystérieux assassinats politiques.
  
  - Bien, nous allons examiner tout cela, promit le Vieux. Je suppose que les résultats de notre enquête devront vous être transmis par une voie officieuse ?
  
  - Oui, de préférence. J’ai donné au colonel Taillard le nom et le numéro de téléphone d’un de nos attachés d’ambassade qui est au courant de ma démarche.
  
  - A l’ambassade de Norvège, à Paris ?
  
  - Oui.
  
  - Eh bien, c’est entendu. Nous allons faire de notre mieux pour vous donner satisfaction dans le plus bref délai, capitaine.
  
  - Je vous remercie.
  
  - Si vous avez d’autres informations à nous faire parvenir, adressez-vous au colonel Taillard. Je resterai en rapport avec lui.
  
  
  
  
  
  Revenus au siège du SDEC, le Vieux et Coplan commencèrent l’étude du dossier remis par le capitaine Blacksen.
  
  Coplan murmura, songeur :
  
  - Cette histoire me paraît plutôt fumeuse, non ?
  
  Secouant négativement la tête, le Vieux bougonna :
  
  - Ta, ta, ta, vous avez cette impression parce que vous vous laissez prendre aux apparences. Quand on connaît le dessous des cartes, l’affaire est claire comme de l’eau de roche. Maintenant que j’ai entendu ce Norvégien, je dirais même que cette affaire est classique.
  
  Coplan s’esclaffa.
  
  - C’est pour m’épater que vous dites cela ?
  
  - Mais non, pas du tout ! assura le Vieux avec conviction. Si vous balayez toutes les incidentes qui embrouillent le cas, vous êtes en présence d’un fait tout à fait simple, évident : c’est un règlement de compte entre les Soviets et le secteur nord de l’OTAN. De mon bureau, je suis bien placé pour savoir de quoi il s’agit, car j’ai suivi cette bagarre depuis qu’elle a commencé, c’est-à-dire depuis environ douze mois. Et quand j’utilise le mot bagarre, je minimise. C’est d’une véritable bataille à couteaux tirés qu’il s’agit.
  
  - Si ce n’est pas un secret d’Etat, j’aimerais que vous me mettiez au parfum.
  
  - Un secret d’Etat ? fit le Vieux, sarcastique. Un secret de polichinelle, oui ! Mais les opinions publiques sont frivoles. Ou bien les gens ne savent pas lire les journaux, ou bien ils préfèrent adopter la politique de l’autruche et fermer les yeux. Remarquez, je ne leur jette pas la pierre...
  
  Cessant de trier les papiers qu’il avait sous les yeux, il se mit à la recherche d’une pipe dans un des tiroirs de son bureau. Tout en bourrant sa bouffarde, il reprit d’une voix plus sourde :
  
  - Il y a actuellement une question majeure qui obsède les états-majors de l’OTAN et des autres pays d’Europe : les Russes feront-ils la guerre, oui ou non ? Personne ne peut évidemment prévoir l’évolution d’une situation politique donnée, mais tous les stratèges occidentaux se demandent avec angoisse si les hommes du Kremlin pourront résister indéfiniment aux pressions expansionnistes de l’Armée rouge. Depuis des siècles, les Russes ont toujours affirmé leur volonté de posséder sans partage la maîtrise de la Baltique et de la mer du Nord qu’ils considèrent comme faisant partie de leur espace vital. Finiront-ils par utiliser leur formidable potentiel militaire pour atteindre cet objectif, ou bien respecteront-ils le statu quo ? Répondre à cette question, c’est faire un choix. Et de ce choix dépend le sort de l’Occident, de l’Europe, du monde entier peut-être.
  
  - Les Russes ne feront pas la guerre, émit Coplan.
  
  - C’est vous qui le dites ! renvoya le Vieux, aussi sec.
  
  - Les Américains ne resteraient pas passifs.
  
  - Sur ce point-là aussi, les opinions sont différentes. A mon avis, les Américains ne prendront jamais le risque d’une guerre atomique pour l’Europe. Actuellement, ils font tout ce qu’ils peuvent pour vendre leurs produits aux Russes et gagner des montagnes de dollars en modernisant l’immense empire soviétique. Mais enfin, passons, revenons plutôt à notre problème immédiat. L’attitude des pays directement concernés par cette grave question est instructive. Les Danois ont résolument adopté le point de vue qu’il n’y aurait plus de guerre en Europe. Et, logiques avec eux-mêmes, ils ont immédiatement réduit leurs achats de matériel militaire, démobilisé cinquante pour cent de leurs soldats, etc. (Authentique). De ce fait, ils ont créé une brèche terrible dans le dispositif défensif de l’OTAN et semé la panique dans les états-majors concernés. Les Suédois, neutralistes, n’ont pas voulu prendre position. Les Norvégiens, qui ont une frontière commune avec l’U.R.S.S., n’en mènent pas large. En cas de conflit, ils seraient à la première loge, et ils le savent. Quant aux Allemands, ils sont divisés. Les uns appuient de toutes leurs forces la politique de rapprochement avec l’U.R.S.S. que mène l’actuel chancelier ; ceux-là se fient au pacifisme des Russes. Les autres, méfiants, observent la domination de l’Armée rouge sur l’Allemagne de l’Est, sur la Tchécoslovaquie et sur les autres nations bloquées derrière le rideau de fer ; et ceux-là redoutent le pire. Ils font remarquer que l’Armée rouge, tout en proclamant sa volonté de paix, renforce jour après jour son arsenal offensif. Bref, cette guerre invisible bat son plein. Et l’affaire Kalters s’inscrit tout simplement dans ce contexte. Les meurtres politiques, les opérations du G.R.U. en Scandinavie, l’arrestation de Kalters, la démarche officieuse des Norvégiens, ce sont des escarmouches partielles qui trahissent l’âpreté de ce grand combat.
  
  Coplan, impressionné par la démonstration magistrale que venait de lui faire son chef, grommela :
  
  - A la lumière de ce que vous venez de dire, croyez-vous que nous ayons intérêt à nous mêler de cette histoire ? Nous risquons d’être pris entre le marteau et l’enclume.
  
  - En effet, admit le Vieux. Mais nous sommes là pour ça, Coplan. Du moment qu’il y a un petit quelque chose à gagner, nous devons marcher, même s’il y a beaucoup à perdre.
  
  - Je ne vois pas ce que nous pouvons gagner dans cette affaire.
  
  - Des informations, laissa tomber le Vieux, catégorique. Et nous sommes là pour ça, je vous le répète. Je dirais même que c’est notre seule raison d’être. La France a besoin d’informations. Autant que de bombes atomiques, si pas davantage. Dans ce vaste conflit qui oppose les grandes puissances et les idéologies, un gouvernement ne peut pas se permettre de commettre des erreurs. Or, mieux on est informé, moins on a de chances de laisser des plumes dans une fausse manœuvre.
  
  Coplan, pensif, alluma une nouvelle Gitane. Puis, regardant son chef, il articula dans un nuage de fumée :
  
  - Mais enfin, vous, quelle est votre opinion ? Vous assumez une lourde responsabilité au poste que vous occupez. Que vous le veuillez ou non, vous êtes forcé de faire un choix.
  
  - Je suis neutre. Je me contente d’acheminer vers les responsables les renseignements que je recueille.
  
  - Pardon ! répliqua Coplan. Le simple fait d’opérer une sélection parmi les informations que vous récoltez, c’est déjà orienter les décisions du gouvernement.
  
  - Je travaille sans parti pris, en bon fonctionnaire de la République, prétendit de nouveau le Vieux, impassible.
  
  - Allons, pour une fois, soyez franc. Je vous ai donné mon avis, spontanément : les Russes ne feront pas la guerre. Mais quelle est votre réponse ?
  
  Le Vieux regarda brasiller le tabac dans le fourneau de sa pipe.
  
  - Je suis trop âgé et j’ai vu trop de choses pour m’amuser à faire encore des pronostics politiques, Coplan... Je vais vous raconter une vieille histoire. A l’époque où j’étais un jeune officier, la tension était très vive en Europe et nous en discutions entre camarades de promotion, car chacun de nous avait fait une analyse très poussée de la conjoncture. Mon meilleur ami affirmait que les Allemands allaient faire la guerre. Je prétendais le contraire. Et je le lui prouvais, lui démontrant que cette guerre serait l’écrasement de l’Allemagne. Nous avons même parié douze bouteilles de champagne !
  
  - Et vous avez perdu votre pari, évidemment.
  
  - Oui et non, car nous avions raison tous les deux. Contre toute logique, l’Allemagne s’est lancée dans cette guerre insensée. Et, comme je l’avais prévu, elle a été écrasée finalement. Les décisions des militaires ne respectent pas la logique, hélas !
  
  - Vous avez quand même dû casquer pour les douze bouteilles de champagne.
  
  - Même pas. Car mon ami a été tué treize mois après le début des hostilités. Mais vous comprenez pourquoi je me refuse désormais à faire des prédictions.
  
  Il y eut un silence. A la fin, le Vieux se remit à éplucher le dossier de Blacksen. Mais, après un moment, il s’interrompit. Levant les yeux vers Coplan, il murmura :
  
  - Pendant que je finis de dépouiller ces documents, vous pourriez peut-être faire un saut chez Tourain et aux renseignements généraux ? Ils ont peut-être quelque chose concernant ce Karl Holler.
  
  - En effet, c’est par-là qu’il faut commencer, acquiesça Coplan en se levant.
  
  - Je vais également mobiliser Mairesse. Nous avons peut-être un dossier au nom de ce Kalters, aux archives. Si c’est un professionnel, cela ne me surprendrait pas que nous l’ayons déjà rencontré.
  
  
  
  
  
  A la D. S. T., le commissaire Tourain découvrit effectivement une fiche au nom de Karl Holler. Mais ce n’était qu’un document de routine transmis par le service des étrangers; cette pièce administrative était vierge de toute information particulière.
  
  Aux renseignements généraux, Coplan trouva la même fiche d’identité, également vierge d’annotations spéciales. Ce qui signifiait que le nommé Karl Holler ne s’était jamais signalé à l’attention des services de police, ni par son comportement ni par des conversations subversives.
  
  Rentré bredouille au Service, Coplan retrouva son directeur d’excellente humeur.
  
  - Vous avez fait des découvertes ? s’enquit Francis.
  
  - Et comment ! lança le Vieux, une lueur d’ironie dans la prunelle. Comme je m’en doutais, Kalters n’est pas un inconnu pour nous. Nous avons eu un contact avec lui, il y a environ quatre ans au sujet d’une histoire d’organisation terroriste. L’affaire avait débuté à Vienne et je vous avais envoyé là-bas pour rencontrer un informateur allemand, un certain Helmut Kreitzer. Eh bien, c’était Kalters ! La photo que les Norvégiens nous ont refilée ne laisse planer aucun doute. Tenez, regardez...
  
  Coplan examina les deux fiches signalétiques.
  
  - En effet, opina-t-il. Et je me souviens fort bien de lui, d’ailleurs. Nous n’avons eu qu’une seule et unique conversation, pas bien longue si mes souvenirs sont exacts. Mais je l’aurais néanmoins reconnu.
  
  - J’aurais dû commencer par vous montrer sa bobine, évidemment. Avec votre mémoire d’éléphant...
  
  - De toute façon, cela ne nous avance guère.
  
  - J’en conviens, mais c’est amusant. Rien de votre côté ?
  
  - Rien.
  
  - J’ai fait une autre découverte. L’adjoint de Rousseaux est un nudiste, figurez-vous ! Et un nudiste militant !
  
  - Naturiste, corrigea Francis.
  
  - C’est du propre, quand on y réfléchit ! Voilà des années que j’ai deux nudistes dans mon service et je n’en savais rien.
  
  - Cela vous choque ?
  
  - Pensez-vous ! Je fais du nudisme tous les matins quand je prends ma douche. Mais ce qui va vous intéresser, c’est que Philippe Royet a des relations très cordiales avec un des gros bonnets de la société qui patronne le centre de Montalivet. De ce fait, vous aurez une introduction de tout premier ordre pour vous rendre là-bas dans les meilleures conditions.
  
  
  
  C’est ainsi que, deux jours plus tard, Philippe Royet - l’adjoint de Rousseaux, le chef du département administratif du SDEC - se rendit en compagnie de Coplan à la société naturiste.
  
  Coplan exposa à l’un des dirigeants de la société le but de sa démarche. Il demanda - sous le sceau du secret professionnel - des renseignements au sujet de Karl Holler et il expliqua pour quel motif il avait été chargé de surveiller le bungalow de cet Allemand.
  
  C’est avec une extrême obligeance que le dirigeant en question se coupa en quatre pour lui donner satisfaction sur toute la ligne.
  
  Karl Holler avait confié la gestion administrative de sa propriété française à un notaire du bordelais, Me Pézarac. Toutes les factures et toute la correspondance étaient donc envoyées à ce notaire.
  
  - J’irai le voir, dit Coplan. Bien entendu, secret pour secret, vous ne parlez à personne de ma visite et du motif de mon séjour à Montalivet.
  
  - N’ayez crainte, nous sommes toujours discrets par principe. Nos adhérents et nos clients détestent la publicité.
  
  
  
  Coplan se mit en route le lundi 30, à bord de sa DS.
  
  Pour éviter la cohue, il emprunta des routes secondaires et il se permit même de faire une halte pour passer la nuit à Melle, charmante bourgade des Deux-Sèvres qui fut une capitale à l’époque féodale et dont les trois églises romanes sont de sublimes témoins d’un prestigieux passé.
  
  Il arriva à Bordeaux, chez le notaire, le mardi, vers le milieu de l’après-midi. Ayant pris la précaution de demander un rendez-vous par téléphone, la veille, il fut immédiatement reçu par le tabellion, un vieux monsieur aux cheveux blancs, aimable et distingué.
  
  - Comme je vous l’ai dit au téléphone, je viens vous voir de la part de M. Holler, déclara Coplan.
  
  - Oui, très bien. Comment va-t-il ? J’attendais de ses nouvelles ces jours-ci, effectivement.
  
  - Pour ne rien vous cacher, M. Holler ne va pas très bien, murmura Francis en affichant un air de circonstance. Il a des ennuis de santé qui l’empêchent de voyager.
  
  - Tiens ! s’étonna le notaire, surpris. Je ne l’ai pas revu depuis bientôt un an, mais la dernière fois qu’il est venu ici, je l’ai trouvé en pleine forme, solide comme un roc.
  
  - Personne n’est à l’abri d’un malaise cardiaque, hélas.
  
  - C’est bien vrai. Les maladies vasculaires, c’est un des fléaux de la vie moderne. Et des gens aussi actifs que M. Holler y sont exposés plus que quiconque. Mais Mme Holler ? J’espère qu’elle n’est pas malade, elle ?
  
  Coplan dévisagea le notaire et demanda tranquillement :
  
  - Car il y a une Mme Holler ?
  
  M® Pézarac, ébahi, articula :
  
  - Oui, naturellement.
  
  - Je l’ignorais.
  
  - Mais... vous m’avez bien dit au téléphone que vous étiez un ami de M. Holler, n’est-ce pas ?
  
  - Je vous ai menti, mais je vais vous expliquer le motif réel de ma démarche auprès de vous. Je suis un fonctionnaire de la Sûreté nationale.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  A son retour à Oslo, le capitaine Thor Blacksen rendit compte de sa mission en France et il annonça à son directeur que les services spéciaux français avaient promis, sans la moindre réticence, leur concours pour élucider l’affaire Kalters-Holler.
  
  Il précisa :
  
  - Les résultats de l’enquête nous seront transmis officieusement par l’entremise de notre ami Harald Karholm.
  
  - Parfait. Espérons que nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. En attendant, nous avons une autre question à régler. J’attendais votre retour pour vous confier une tâche délicate qui va sans doute vous surprendre. Le gouvernement a décidé de remettre Kalters aux autorités allemandes.
  
  - Ah ? fit Blacksen, contrarié. Pourquoi cette hâte ?
  
  - On ne m’a pas demandé mon avis, avoua le directeur.
  
  - Cette décision ne vous paraît-elle pas prématurée ?
  
  - Je ne discute jamais les ordres qui viennent d’en haut, capitaine.
  
  - Si nous avions pu attendre les informations de Paris, nous aurions peut-être été en mesure de faire parler Kalters.
  
  - Oui, peut-être, mais je pense que ce sont des questions de sécurité qui ont prévalu au ministère. L’assassinat de Lars Bjorson a fait une grosse impression dans les milieux gouvernementaux. Par les temps qui courent, ce n’est pas une bonne chose que de garder un agent du G.R.U. en prison. Nous ne pouvons pas nous permettre d’offenser le Kremlin et nous ne tenons pas non plus à subir d’autres manifestations de la mauvaise humeur de Moscou.
  
  - Si je comprends bien, notre gouvernement a adopté d’emblée la thèse des représailles ?
  
  - Est-ce que vous voyez une autre façon d’expliquer le meurtre de Bjorson ? Ce pauvre garçon ne jouait vraiment pas un rôle politique de premier plan ! De plus, c’était un homme paisible, un pacifiste convaincu.
  
  - Tant pis, soupira Blacksen. A quel moment le transfert aura-t-il lieu ?
  
  - Je vous laisse le soin d’organiser cela. Nos confrères allemands ont pris l’engagement d’être discrets et je crois qu’ils tiendront parole. C’est leur intérêt comme le nôtre.
  
  
  
  
  
  Hans Kalters, dans sa cellule, se morfondait. De nouveau, il souffrait d’insomnies.
  
  Ce qui le tourmentait secrètement, c’était l’espèce de désagrégation mentale qui s’opérait en lui. Il avait beau se raisonner, s’exhorter à la patience, essayer de fixer sa pensée sur des sujets optimistes, c’était plus fort que lui, une sorte de découragement diffus le rongeait de nouveau comme un acide. Insidieusement.
  
  Ce n’était pas la première fois qu’il était incarcéré, mais ces détentions n’avaient jamais duré plus d’une ou deux semaines, et elles n’avaient jamais été aussi rigoureuses. Un mois au secret, sans avoir le droit de parler à quiconque, sans avoir le droit de lire ni d’écrire, c’est inhumain. Et, précisément, c’était cela surtout qui inquiétait Kalters. Il se rendait compte que cette solitude intégrale était en train de le déshumaniser. Il se surprenait de plus en plus souvent à passer des heures dans un état de totale prostration intellectuelle : le cerveau vide, le cœur sec, absent de tout, indifférent à l’avenir.
  
  Le pire, c’est qu’on ne lui avait même plus fait subir le moindre interrogatoire !
  
  Rien.
  
  Allongé sur sa couche, les yeux ouverts dans le noir, il essaya pour la centième fois d’imaginer un dialogue avec le policier norvégien qui l’avait ramené de Suède. Quels propos fallait-il tenir pour inciter ce flic à se découvrir ?
  
  Balivernes que tout cela ! Il devait se taire. Sa seule arme, c’était le silence. Mais le silence, à la longue, ne rend-il pas fou ?
  
  Englué dans ses vaines cogitations comme dans un marécage, Kalters entendit des pas qui s’approchaient de sa cellule.
  
  Etait-ce pour lui ?
  
  Son cœur se mit à battre sourdement dans sa poitrine.
  
  La lourde porte pivota sur ses gonds, la lumière s’alluma. C’était un gardien qui accompagnait le flic norvégien.
  
  - Debout, commanda le gardien. Habillez-vous.
  
  Et le capitaine Blacksen, le masque dur, la voix sèche, ajouta :
  
  - Vous déménagez une fois de plus.
  
  - Où me transférez-vous ? maugréa Kalters.
  
  - Je m’en voudrais de gâcher votre plaisir. C’est un voyage surprise, Pressez-vous, je n’ai pas de temps à perdre.
  
  
  
  
  
  A Vienne, ce mercredi-là, le général Kanieff reçut vers 11 heures du matin un coup de fil de l’attaché commercial de l’ambassade soviétique.
  
  - Bonjour, monsieur Kommer, prononça le fonctionnaire d’une voix étrangement suave. Comment allez-vous ?
  
  - Très bien, je vous remercie.
  
  - Je me permets de vous téléphoner pour vous annoncer que nous venons enfin de recevoir les catalogues que vous nous aviez demandés concernant les nouveaux modèles de voitures.
  
  - Tant mieux, grommela le général.
  
  - Vous serait-il possible de faire un saut jusqu’à mon bureau ?
  
  - Certainement.
  
  - Disons dans une heure ?
  
  - Entendu, acquiesça Kanieff tandis que le rouge de la colère empourprait sa face et sa nuque de taureau.
  
  Il raccrocha d’un geste violent.
  
  Cette fois, il en avait assez. Et il n’allait pas mâcher ses mots pour dire à Koulenski que son insistance était intolérable. C’était de la persécution, ni plus ni moins.
  
  Il était à cran quand il arriva à l’ambassade. Bien entendu, ce n’est pas l’attaché commercial qui le reçut, mais l’attaché militaire, Fédor Koulenski, haut fonctionnaire du G.R.U.
  
  Koulenski était un grand type de quarante-cinq ans, bâti comme un lutteur. Le teint pâle, les cheveux bruns taillés en brosse, les yeux gris-vert, il arborait en permanence une expression caustique assez déplaisante.
  
  - Alors, général ? s’exclama-t-il. Toujours pas de nouvelles de votre ami Kalters ?
  
  - Kalters n’est pas mon ami, rectifia Kanieff, rogue. C’est mon agent. Et si j’avais eu de ses nouvelles, vous le sauriez déjà.
  
  - Eh bien, moi, j’ai des nouvelles pour vous ! Comment se nommait le collaborateur que Kalters avait mobilisé pour l’opération de Frederikshavn ?
  
  - Gunnar Strengsson. Un Suédois.
  
  - C’est bien ça, opina Koulenski. Mon cher, j’ai le regret de vous annoncer que ce Gunnar Strengsson est en prison à Stockholm depuis un mois exactement.
  
  La forte mâchoire du général se contracta.
  
  - Comment le savez-vous ? siffla-t-il.
  
  - C’est une communication qui m’a été transmise par le centre.
  
  - Et Kalters ?
  
  - Pas de nouvelles. Mais jetez donc un coup d’œil sur ces photos...
  
  Il tendit à Kanieff une demi-douzaine de clichés, tirés en noir et blanc, au format 18X24.
  
  Le général examina les photos, leva les yeux vers son interlocuteur et questionna :
  
  - De quoi s’agit-il ?
  
  - Ce sont des photos de la base aéronavale de Frederikshavn. Les Suédois ont communiqué très discrètement ces images captivantes à l’état-major du COMBALTAP (Un des commandements Interarmées du secteur nord de l’OTAN). On peut donc en conclure que Strengsson s’est fait pincer en flagrant délit.
  
  Kanieff bougonna :
  
  - Ces photos sont ridicules. Si vous les trouvez captivantes, moi je les trouve sans intérêt.
  
  Il déposa les tirages sur le bureau de Koulenski. Ce dernier, qui jouait avec un coupe-papier en forme d’épée de Tolède, articula sur un ton vaguement condescendant :
  
  - Heureusement que l’état-major de notre armée ne compte pas sur votre compétence en matière de stratégie !
  
  - Kalters avait d’abord refusé de se charger de cette mission, car il estimait que le jeu n’en valait pas la chandelle. J’ai dû lui forcer la main.
  
  - Son attitude me surprend moins que la vôtre, persifla Koulenski. Vous, vous êtes un officier supérieur, et vous devez donc savoir que la règle de base, au sein d’un état-major, consiste à se méfier de l’adversaire.
  
  - Je ne vois pas le rapport.
  
  - Ce n’est pourtant pas compliqué. Comme vous le savez, le Danemark a proclamé officiellement son intention de réduire son potentiel militaire. Mais qui nous prouve que cette proclamation n’est pas une ruse inspirée par les Américains via l’OTAN ? La ruse est une arme de guerre aussi, général. Les Danois font peut-être semblant de dégarnir le secteur de la Baltique pour nous inciter à en faire autant. C’est pour en avoir le cœur net que le centre a ordonné une série d’opérations de contrôle.
  
  - Nos permanents au Danemark sont là pour procéder à ces contrôles, non ?
  
  - Bien sûr. Mais un bon service de renseignements recoupe toujours ses informations.
  
  - En attendant, si Strengsson est en prison et si les photos qu’il a prises circulent au sein de l’OTAN, cela signifie que Kalters a échoué.
  
  Et c’est bien la première fois depuis que je l’utilise.
  
  - Réservons notre jugement à ce sujet. Jusqu’à nouvel ordre, aucune trace de Kalters n’a été découverte. Quelles pièces d’identité avait-il sur lui pour effectuer cette mission à Frederikshavn ?
  
  - Aucune. Quand Kalters est en opération, il laisse toujours ses pièces d’identité dans un sac de voyage qu’il met à la consigne de la gare.
  
  - En tout cas, aucun individu n’a été incarcéré à Stockholm, ni ailleurs, sous un des noms d’emprunt de Kalters. Le centre a ordonné des vérifications minutieuses à ce sujet.
  
  - Je suis presque sûr qu’il se cache, émit Kanieff. C’est un homme habile.
  
  - J’en suis moins sûr que vous. En admettant qu’il se terre quelque part en attendant que l’orage passe, il sait que la consigne est formelle et qu’il doit alerter son chef de réseau. Or, avec les possibilités qui sont prévues, il y a toujours moyen de nous faire parvenir un avertissement.
  
  - S’il ne se cache pas et s’il n’est pas en prison, où est-il, je vous le demande?
  
  - Peut-être en Amérique ? laissa tomber Koulenski, fielleux. Une défection n’est pas à exclure, après tout.
  
  Kanieff fut sur le point d'avouer qu’il y avait pensé, lui aussi. Mais il se retint à temps. Ces problèmes-là, c’est de la dynamite. Et les méthodes du centre sont radicales quand il s’agit de colmater une brèche.
  
  Le général s’enquit :
  
  - Quelles sont les instructions du centre à la suite des nouvelles que vous venez de me communiquer ?
  
  - Toutes les activités de la filière Kalters sont stoppées dès maintenant. Et l’agent de liaison doit se placer le plus vite possible hors du circuit. Qui est-ce, en l’occurrence ?
  
  - Une jeune femme, une Norvégienne qui s’occupe soi-disant de traductions pour des firmes commerciales Scandinaves, allemandes et autrichiennes.
  
  - Olga Narsen ? fit négligemment Koulenski, assez satisfait de montrer qu’il avait de la mémoire.
  
  - Oui.
  
  - Que fait-elle depuis la disparition de Kalters ?
  
  - Rien, elle fait la morte. Tout ce que je sais, c’est que le passage secret qui relie son appartement à celui de Kalters n’a pas été décelé par la police d’Oslo.
  
  - Envoyez aujourd’hui même un messager à Oslo pour ordonner à Olga Narsen de quitter la Norvège.
  
  - Pour aller où ?
  
  - Peu importe ! Qu’elle aille se mettre au vert dans un endroit tranquille. C’est la saison des vacances, qu’elle en profite.
  
  - Je m’en occupe sur-le-champ.
  
  - Parfait. Bien entendu, il nous faut ses coordonnées.
  
  - Bien entendu ! appuya Kanieff qui avait compris.
  
  
  
  
  
  A Bordeaux, Coplan était sorti assez rêveur de l’étude du vieux notaire Pézarac.
  
  La découverte inattendue de l’existence d’une Mme Holler donnait à réfléchir. En fait, ça puait la combine à plein nez. Un type comme Kalters, agent secret professionnel, disposant de domiciles de rechange et de fausses identités à gogo, on le voyait mal dans la peau d’un brave petit époux bourgeois. Ce truc-là devait cacher quelque chose.
  
  Ayant repris le volant de sa DS, Francis se dirigea vers le centre de la ville et s’arrêta vers 12 h 30 dans les parages du fameux restaurant Château-Trompette.
  
  Quand il pénétra dans l’établissement, il repéra d’emblée, installé à une table du fond, son collègue Roger Louzet, un des correspondants du SDEC à Bordeaux.
  
  Louzet était un gars de trente-deux ans, grand, svelte, au visage énergique. Il exerçait la profession d’ingénieur et il s’occupait d’une commission administrative chargée de superviser les travaux d’entretien du port. Son père avait été un héros dans la résistance locale au cours de la dernière guerre, et c’était ainsi qu’il avait été amené à devenir un collaborateur du SDEC.
  
  Les deux agents du Vieux s’offrirent un repas de toute première qualité. Ensuite, ils se rendirent au domicile de Louzet pour parler de choses sérieuses, tout en dégustant un incomparable cognac.
  
  Coplan s’enquit :
  
  - Je suppose que le Vieux vous a mis au parfum ?
  
  - Oui, acquiesça Louzet en rigolant. Notre conversation au téléphone ne manquait pas de pittoresque.
  
  - Comment cela ?
  
  - Il m’a exposé le but de votre mission et il m’a demandé de vous épauler dans toute la mesure du possible, notamment en assurant les liaisons entre vous et le Service. Quand je lui ai répondu que cela tombait bien et que j’avais moi-même une bicoque au centre hélio-marin de Montalivet, j’ai cru qu’il allait s’étrangler ! Il s’est mis à glapir comme si je lui avais marché sur le pied : « Comment, comment ? Vous voulez dire que vous êtes nudiste, vous aussi ? Mais c’est une épidémie, en somme ? »
  
  Coplan ne put s’empêcher de rire à son tour. Il imaginait la tête de son directeur.
  
  Louzet expliqua :
  
  - Pour nous autres Bordelais, Montalivet est un peu notre fief. A chaque week-end, nous filons là-bas pour nous retremper. L’air pur, les bois de pins, la mer et la plage, le naturisme et le sport, c’est le paradis.
  
  - En tout cas, ça tombe à pic. Je me demandais comment nous allions résoudre le problème de nos contacts, mais il n’y a plus de problème.
  
  - D’après ce que le Vieux m’a dit, vous deviez voir un notaire, ce matin ?
  
  - Je l’ai vu. Et j’ai déjà des nouvelles à communiquer à Paris. Figurez-vous que j’ai découvert l’existence d’une épouse Holler ! Et c’est ladite épouse qui s’occupe généralement du bungalow.
  
  - Mais alors ? Votre mission est pratiquement terminée ? Si vous avez l’adresse de cette femme, c’est de ce côté-là que vous devez orienter vos batteries, non ?
  
  - Malheureusement, ce n’est pas si simple. Mme Holler se fait envoyer son courrier à la poste restante, à Oslo. Elle prétend qu’elle est en poste en Norvège pour le compte de la Chambre de commerce interfédérale allemande. Vous voyez que ce n’est pas si facile à débrouiller, cet écheveau.
  
  - En effet. Le Vieux m’avait d’ailleurs prévenu. Il paraît que toute cette histoire est assez complexe.
  
  - Forcément. Du moment qu’il s’agit d’un agent du G.R.U. qui opère dans pas mal de secteurs à la fois, on ne peut pas s’attendre à une image d’Epinal. Ce soi-disant Holler, qui s’appelle Kalters ou Hellings ou Krolmen selon les circonstances, est tout un rébus à lui tout seul.
  
  - Il a été coffré, non ?
  
  - Oui, en Norvège.
  
  - C’est officiel ?
  
  - Non, c’est secret, tout ce qu’il y a de plus secret.
  
  - Il refuse de se mettre à table, naturellement ?
  
  - Mettez-vous à sa place. Le jour où il se mettra à parler, les carottes seront cuites pour lui. Et je suis sûr qu’il le sait. Pour le moment, la complication inextricable de son curriculum le protège, car c’est la confusion totale à son sujet.
  
  - Il a quand même été pincé en flagrant délit, non ?
  
  - Il paraît, oui. Mais il est surtout accusé d’avoir commis un assassinat politique.
  
  Louzet hocha la tête en silence, puis murmura :
  
  - Ce qui est sidérant, c’est de penser qu’un type comme ça possède un bungalow au C.H.M. et qu’il vient faire du naturisme en bon père de famille. Si ça se trouve, j’ai dû le rencontrer des dizaines de fois.
  
  - Probablement. Mais un espion à poil est un homme comme les autres.
  
  - Qu’allez-vous faire pour commencer ?
  
  - Profiter de ces merveilleuses vacances naturistes que le Service a la bonté de m’offrir. Je tiendrai le bungalow du ménage Holler à l’œil, et je le fouillerai si l’occasion s’en présente. Ce Kalters a la manie des cachettes secrètes, dixit les Norvégiens.
  
  - De mon côté, je ferai le maximum pour vous aider. J’ai déjà pris mes congés en juillet et je ne suis donc pas libre pendant la journée. Mais je ferai un saut tous les soirs à Montalivet et vous m’aurez sous la main à ces moments-là. Mon bungalow est le 133 à Floride. Vous notez ?
  
  - 133 Floride, répéta Francis. Très bien. Mais, vous savez, vous n’êtes pas obligé de venir tous les jours.
  
  - J’en ai pour une bonne heure, ce n’est pas le diable. Et cela me fera le plus grand bien, surtout si le beau temps persiste, ce que je souhaite pour vous.
  
  
  
  
  
  Le centre hélio-marin - Le C.H.M. pour les initiés - est une véritable ville, avec ses quartiers aux noms poétiques : Polynésie, Californie, Médoc, Atlantique, Soleil, etc., ses rues, ses avenues, son centre commercial, ses installations thermales, ses terrains de jeux et de sports, sa banque et son infirmerie.
  
  En parlant de paradis, Roger Louzet n’avait pas exagéré. Le domaine du C.H.M. - le plus beau et le plus vaste territoire naturiste du monde - est situé en bordure de mer, au cœur même de l’ancienne forêt du Flamand, dans ce pays de Médoc dont la saveur est universellement connue.
  
  Après les formalités rituelles de l’arrivée : contrôle au bureau, remise d’un médaillon destiné à servir de laissez-passer, Coplan put enfin se rendre au bungalow qui lui avait été réservé : Atlantique 203.
  
  Le hasard, et l’aimable intervention de l’adjoint du chef du département administratif du SDEC, avaient bien fait les choses. Le bungalow était non seulement en excellent état, remis à neuf et fleuri, mais il avait cet avantage extraordinaire de se trouver à moins de quarante mètres du bungalow numéro 210, le bungalow appartenant au ménage Holler.
  
  
  
  
  
  D’emblée, Francis constata que le 210 était fermé. Volets clos, rideaux tirés, terrasse vide. C’était le seul qui ne fût pas occupé en ce début d’août, point culminant de la saison.
  
  En bon naturiste, Coplan commença par se dévêtir. Puis, enfin à l’aise, il se planta sur la terrasse de sa nouvelle demeure et il exécuta pendant quelques minutes des exercices respiratoires. L’air de Montalivet, ce mélange subtil d’air marin, d’odeur de pins, de senteurs de sable et de terre, est un élixir de santé qui défie toute comparaison.
  
  Ensuite, tout en procédant à son installation, il se fixa mentalement un petit programme. Puisque le destin et le service étaient tombés d’accord pour l’envoyer dans cet éden, il avait bien l’intention d’en profiter.
  
  Vers 17 heures, il partit à la plage et il retrouva avec plaisir les joies mouvementées de l’Atlantique. Car l’Océan, à Montalivet, à cause de la barre violente qui crée des vagues de trois ou quatre mètres de hauteur, n’est pas un lac !
  
  Il se sécha au soleil.
  
  Il y avait beaucoup de monde, comme on pouvait s’y attendre. Le centre devait marcher à bureau fermé, ce qui signifiait qu’il y avait au moins dix mille personnes dans le domaine. Et, comme toujours, des naturistes venus de tous les pays occidentaux. Les Allemands dominaient largement. Sportifs, blonds, décontractés, ils étaient chez eux. Il y avait aussi les Belges, les Hollandais, les Anglais, les Américains et quelques Scandinaves.
  
  Les enfants étaient innombrables. Nus, joyeux, dorés, ils étaient beaux à regarder.
  
  Si le Vieux avait pu contempler ce spectacle ses préjugés auraient fondu comme neige au soleil Ces hommes et ces femmes, jeunes et vieux, parés de leur seule nudité, formaient une vision pleine de candeur, d’innocence, de chasteté, de modestie. Car il faut être modeste pour renoncer aux artifices du vêtement, de l’élégance, de la coquetterie, et se fondre dans le creuset anonyme de la création telle qu’elle naît dans la main du Créateur.
  
  A 19 heures, Francis alla au centre commercial et il s’acheta deux plats cuisinés, un gâteau, des fruits, de l’eau minérale. Après le dîner, il fit une ultime promenade jusqu’au cinéma en plein air - un forum plaisamment dénommé OBOULABA, ce qui voulait dire : au bout là-bas - puis il regagna son bungalow et il se coucha.
  
  Cependant, il ne s’endormit pas tout de suite. Le souvenir de Kalters hantait son esprit. A quoi pensait-il, ce malheureux confrère, dans sa prison norvégienne ? A son bungalow, peut-être bien ? Captif derrière ses barreaux comme un oiseau enfermé dans une cage, il devait éprouver une nostalgie déchirante à l’idée des heures de bonheur qu’il aurait pu savourer si le sort ne lui avait pas été contraire.
  
  Quiconque a connu les jours sombres d’une prison sait que cette épreuve pèse doublement quand le soleil d’été fait resplendir la nature. La liberté est si belle quand le ciel est bleu !
  
  Plus prosaïquement, Francis ruminait quelques questions qui avaient un rapport direct avec sa mission. Kalters était-il un véritable naturiste, sincèrement épris de vie saine, de simplicité, de dépouillement ? Ou bien la possession de ce bungalow n’était-elle qu’une ruse parmi d’autres, un alibi de plus dans son existence d’aventurier ?
  
  D’autre part, comment Kalters se débrouillait-il pour venir séjourner à Montalivet, sous le nom de Holler ? Il y avait là, dans ce changement d’identité, un tour de passe-passe qui méritait d’être creusé.
  
  Enfin, qui était Mme Hollers ? Quel rôle jouait-elle dans sa vie de Kalters ? Une complice ? Un amour caché ?
  
  L’immense paix nocturne enveloppait à présent le camp. Les enfants dormaient, les derniers promeneurs avaient disparu, seul le murmure lointain de l’Océan troublait le silence.
  
  Coplan glissa finalement dans le sommeil sans s’en rendre compte.
  
  
  
  
  
  La journée du lendemain fut calme. Coplan s’était acheté quelques bouquins à la librairie et, installé dans un fauteuil relax sur la terrasse, il passa pas mal d’heures à lire. Mine de rien, à travers les lunettes de soleil qui protégeaient ses yeux, il observait les parages du bungalow 210.
  
  Le soir, vers 21 heures, il reçut la visite de Roger Louzet.
  
  - Venez voir ma bicoque, proposa Louzet.
  
  Ils prirent la route de Floride.
  
  Louzet avait cette aisance du vrai naturiste. Sa nudité ne le gênait absolument pas. Celle des autres non plus. Et même lorsqu’il croisait une jeune femme particulièrement bien faite, il la regardait en esthète, sans concupiscence.
  
  - J’ai plusieurs nouvelles à vous communiquer, dit-il à Coplan tout en déambulant sous les pins. Primo, je me suis rendu chez Me Pézarac comme vous me l’avez demandé et je me suis mis d’accord avec lui. S’il y a la moindre chose qui survient en ce qui concerne les Holler, il me passera un coup de fil. Secundo, les Norvégiens ont informé le Vieux que Kalters avait été transféré secrètement dans une prison de Kiel. La Sûreté allemande veut l’interroger au sujet de l’assassinat d’un diplomate norvégien de l’OTAN. Tertio, enfin, vous allez recevoir incessamment la visite des gens qui auraient dû normalement occuper le bungalow que vous occupez et dont ils sont les propriétaires.
  
  Coplan tiqua.
  
  - Pourquoi cette visite ?
  
  - Pour vous présenter à vos voisins. Cela normalisera votre situation et vous facilitera le travail.
  
  - Bon, d’accord, acquiesça Francis. Pour le moment, je nage dans le bonheur et j’espère bien que cette sinécure se prolongera.
  
  
  
  
  
  A peine arrivé dans sa prison allemande, Kalters fut conduit dans un parloir où l’attendaient trois fonctionnaires de la Sûreté, jeunes tous les trois, et en civil.
  
  Sans se présenter, un des trois inspecteurs prononça d’une voix presque aimable :
  
  - Asseyez-vous, Kalters. Nous avons des questions à vous poser.
  
  Tandis qu’ils prenaient place tous les quatre autour d’une table de bois blanc, le policier reprit :
  
  - J’espère que vous ferez preuve de bonne volonté. Nous ne sommes pas ici en accusateurs, je vous en donne ma parole. Ce qui nous intéresse, c’est d’obtenir des renseignements relatifs à l’enquête que nous menons au sujet de l’assassinat de Lars Bjorson, délégué norvégien à l’OTAN. Connaissiez-vous Lars Bjorson ?
  
  Kalters eut un sourire amer et vaguement méprisant :
  
  - Je n’ai jamais entendu ce nom. Bien entendu, si j’ai aussi assassiné cet individu, vous allez m’expliquer comment et pourquoi j’ai commis ce meurtre.
  
  - Ne vous braquez pas, Kalters. Je vous répète que nous ne sommes pas ici en accusateurs. Bjorson a été tué pendant que vous étiez en prison, par conséquent...
  
  - Vous savez, je commence à avoir l’habitude ! ricana le prisonnier. Je suis accusé d’avoir descendu le politicien Jorel alors que je me trouvais à 700 kilomètres du lieu de ce crime le jour où il a eu lieu.
  
  - Le cas de Jorel est différent, car l’arme du crime a été retrouvée dans votre voiture. Néanmoins, nous pensons qu’un homme de votre importance ne tue pas lui-même et qu’il a des collaborateurs qui se chargent de ce genre de besogne.
  
  - Comment donc ! proféra Kalters. C’est comme cela que cela s’est passé. Et dès que mon collaborateur a accompli sa sinistre mission, je lui ai réclamé l’arme du crime. Depuis lors, je me promène avec cette arme... Ou bien vous me prenez pour un con, ou bien vous vous payez ma tête. A vous de choisir.
  
  - Vous avez parfaitement raison, opina le policier. Nous sommes persuadés que vous êtes bien trop habile pour commettre une erreur aussi grossière. En fait, l’accusation qui pèse sur vous nous laisse sceptiques. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit présentement... Nous aimerions savoir si vous êtes disposé à nous aider.
  
  - Qu’entendez-vous par-là ?
  
  - Oublions un instant votre situation et la nôtre. Tous les quatre, nous sommes des spécialistes du renseignement. Des gens de métier, en somme, et c’est à ce titre que nous vous demandons une consultation. Comme on consulte un éminent professeur au sujet d’un grand malade dont le cas est difficile à résoudre.
  
  - Je me sens flatté, dit Kalters, caustique.
  
  - Lars Bjorson a été assassiné par l’inhalation d’un toxique puissant. Vous connaissez la méthode : on surprend la victime et on lui applique sur le visage un paquet de ouate imprégné du poison mortel. Cette opération se fait par des exécutants masqués.
  
  - J’ai vu cela dans un film américain, à la télé.
  
  - Avez-vous des spécialistes de cette méthode dans votre entourage ou parmi vos relations ?
  
  - Sûrement pas. Je trouve ce procédé ridicule.
  
  - Le G.R.U. n’utilise pas cette formule ?
  
  - Je n’en sais rien, mais cela m’étonnerait. D’après les livres que j’ai lus, les espions soviétiques ont des méthodes plus simples et plus directes. Cette histoire de gaz toxique, c’est de l’infantilisme, non ? Il faut transporter le produit dangereux, il faut transporter des masques, les mettre au moment crucial... Il n’y a que dans les romans qu’on s’embarrasse d’un matériel aussi compromettant.
  
  Le policier avait compris. Il hocha la tête, puis :
  
  - Nous sommes d’accord avec vous, une fois de plus. Mais alors, une question se pose. Une question logique : si le G.R.U. n’est pour rien dans l’assassinat de Jorel et de Bjorson, de quel bord sont les coupables ? Et quels sont leurs mobiles ?
  
  - Vous êtes marrants, grinça le prisonnier. Je n’ai plus vu un journal depuis plus d’un mois et je ne sais rigoureusement rien au sujet de ce Bjorson.
  
  - Mais Jorel ?
  
  Kalters, flairant le piège, hésita. Il savait qu’il devait peser ses mots.
  
  L’inspecteur allemand insista :
  
  - Vous étiez libre quand il a été liquidé. De plus, vous lisiez les journaux à cette époque-là. Votre opinion nous intéresse.
  
  Le détenu regarda son interlocuteur droit dans les yeux,
  
  - Mon opinion ne vous fera sûrement pas plaisir, articula-t-il. Karl Jorel était vraiment le vieux politicard plus ou moins pourri que tout le monde finit par détester, même ceux dont il défend la cause. Il a été communiste, pacifiste, démocrate-chrétien, nazi probablement, résistant après la débâcle, et j’en passe. J’ignore l’idéal politique qu’il défendait au moment de sa mort, mais je suis sûr d’une chose : les Russes n'avaient aucune raison d’éliminer une loque pareille. Il ne pouvait plus nuire à la cause du Kremlin. Il était trop démonétisé pour être dangereux.
  
  L’inspecteur de la Sûreté allemande murmura :
  
  - Vous allez peut-être penser que c’est bien étrange, mais nous sommes également d’accord avec vous sur ce point-là. Reste la seconde partie de ma question : de quel bord sont les assassins de Jorel ?
  
  - Rendez-moi ma liberté et je vous promets de répondre à cette question-là dans les quinze jours qui suivent ma libération.
  
  - Ce n’est malheureusement pas possible dans l’état actuel de l’enquête. Par contre, si vous nous aidez, et si nous aboutissons grâce à votre collaboration, votre élargissement ne pose plus de problème.
  
  Cette fois, Kalters n’hésita pas :
  
  - C’est mathématique, dit-il. Quand vous aurez découvert l’individu qui a glissé dans ma voiture l’arme qui a tué Jorel, vous saurez d’où vient le coup.
  
  - A votre avis ?
  
  - Peu importe mon avis, jeta le détenu, acerbe. Ce qui compte, aux yeux de toutes les polices du monde, ce sont des preuves. Des preuves concrètes, irréfutables. Relâchez-moi et je vous apporterai ces preuves. Ce n’est pas du fond de ma cellule, au régime du secret absolu, que je peux vous aider.
  
  - Que feriez-vous si nous vous relâchions ?
  
  La ficelle était grosse comme un câble, mais Kalters fit semblant de ne pas s’en apercevoir.
  
  - C’est très simple, grommela-t-il. Les soi-disant policiers qui ont procédé à mon arrestation illégale au Danemark n’ont pas agi à la légère. Ils savaient ce qu’ils faisaient, et pour qui ils le faisaient.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Je n’ai rien à ajouter.
  
  
  
  
  
  Reconduit dans sa cellule, Kalters sombra dans une profonde méditation.
  
  Les policiers allemands, de leur côté, quittèrent la prison assez satisfaits.
  
  Celui qui avait mené l’interrogatoire dit à ses collègues :
  
  - Je suis curieux de connaître l’opinion du patron quand il aura écouté l’enregistrement. En ce qui me concerne, je ne suis pas loin de penser que ce démon de Kalters est le bouc émissaire d’une manœuvre dont il a déjà saisi le mécanisme. Je suis disposé à voter pour sa libération.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Le souhait de Coplan avait été exaucé. Pendant une semaine, il avait pu goûter la joie parfaite du nirvâna : repos de l’âme et du corps, sérénité totale de l’esprit, douceur de vivre, plénitude du contact avec la nature.
  
  Sa quiétude n’avait été troublée que par la visite du propriétaire de son bungalow. Mais ce visiteur-là avait été discret et ne s’était pas attardé ; il s’était contenté de présenter Coplan aux occupants des bungalows de l’entourage, ce qui avait eu pour conséquence d’instaurer entre Francis et les autres naturistes du coin des relations de bon voisinage.
  
  A cette occasion, Coplan, fidèle à ses principes, s’était montré aimable ; néanmoins, par son attitude réservée, il avait fait comprendre à tout le monde qu’il entendait préserver sa paix et sa solitude.
  
  Roger Louzet n’avait plus fait la moindre apparition. Ce qui signifiait, selon la convention, qu’il n’avait rien à signaler, rien à communiquer.
  
  Le jour même où Francis entamait sa deuxième semaine de séjour et de béatitude, alors qu’il venait de s’éveiller, à l’aube, et qu’il ouvrait la porte de son bungalow pour aller respirer la fraîcheur sur la terrasse, il aperçut, au 210, une voiture Opel blanche rangée sur le côté du bungalow. Le véhicule portait une plaque d’immatriculation française, avec le chiffre départemental de la Gironde.
  
  Intéressé, Coplan ne changea pas pour autant ses habitudes. Après avoir fait ses exercices respiratoires, il prépara son petit déjeuner. Les chardonnerets chantaient éperdument dans le sous-bois ; un écureuil gambadait d’arbre en arbre, croquait une pomme de pin, regardait avec curiosité cet homme nu qui écoutait paisiblement la rumeur du monde sortant de la nuit.
  
  Un peu avant 8 heures, une jeune femme nue apparut sur la terrasse du 210. Elle demeura immobile, perdue dans ses songes, semblait-il, pareille à une statue de Maillol.
  
  Olga Holler.
  
  C’était elle, sans aucun doute. Le casque de cheveux blonds coupés court, les formes un peu lourdes, les lunettes, le maintien légèrement voûté, tout correspondait au signalement donné par le notaire Pézarac.
  
  Du coin de l’œil, Coplan observa la fille. De toute évidence, elle était bâtie pour vivre nue. Et son corps sculptural ne manquait pas de beauté dans cette lumière limpide de l’aurore. Des épaules rondes et tendres, des cuisses pleines, des hanches pulpeuses, des fesses charnues, candides, surmontées de deux fossettes à la naissance du dos harmonieux.
  
  Coplan lui donna entre vingt-cinq et trente ans.
  
  Elle dut se sentir observée, car elle tourna la tête vers Coplan et elle parut étonnée. Mais Francis fit semblant d’être occupé à dresser la table de son petit déjeuner.
  
  La jeune femme entreprit alors d’ouvrir l’un après l’autre les volets de bois qui obturaient les fenêtres de son bungalow. Coplan prit son café sans se soucier d’elle.
  
  Vers 8 h 30, il entendit des bruits de voix et des exclamations joyeuses. Les occupants du 208, le père, la mère et les quatre enfants, venaient d’enregistrer l’arrivée d’Olga et tout le monde saluait avec un enthousiasme exubérant l'amie retrouvée.
  
  Apparemment indifférent à ces retrouvailles, Coplan tendait l’oreille. Les gosses du 208, c’était l’évidence même, traitaient Mme Holler comme une copine, l’appelant par son prénom et lui racontant des histoires volubiles.
  
  Finalement, Olga prit le petit déjeuner au 208. Et, un peu plus tard, d’autres voisins vinrent se joindre au groupe pour saluer Olga. Presque tous, hommes et femmes, embrassaient affectueusement la nouvelle arrivante.
  
  Il faut être naturiste soi-même pour comprendre la simplicité, l’authenticité, la pureté des amitiés qui unissent les adeptes du nudisme intégral.
  
  Coplan passa une journée normale. Mais, comme il s’y attendait plus ou moins, il reçut la visite de Roger Louzet qui s’amena vers 19 h 30.
  
  Louzet annonça :
  
  - La mère Holler a téléphoné hier au notaire depuis Paris. Elle arrive.
  
  - Elle est déjà arrivée, dit Coplan. Jette un coup d’œil discret vers la droite, au 208. Elle est là, en train de jouer aux cartes avec les deux gamines aux cheveux roux.
  
  - La grosse blonde ?
  
  - Oui, c’est elle. Je pense qu’elle est arrivée tard dans la soirée d’hier.
  
  - C’est foutu pour la perquisition, non ?
  
  - Je ne sais pas. De toute manière, je ne voulais pas brusquer les choses.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que Kalters est un gars du bâtiment. Je suis presque sûr qu’il avait placé des repères pour se rendre compte si quelqu’un avait violé sa bicoque pendant son absence. Maintenant qu’elle a ouvert le bungalow, c’est différent.
  
  - Elle a l’air au mieux avec ses voisins.
  
  - Je crois que c’est la coutume ici. Ces gens se retrouvent régulièrement, à l’époque des vacances, depuis plusieurs années. Ils sont tous propriétaires de leur bungalow.
  
  - Votre boulot ne s’en trouvera pas facilité.
  
  - Oh, il suffit d’une occasion propice. Mais rien ne presse.
  
  Ils furent interrompus par l’arrivée des deux gamines rousses du 208 qui s’amenaient en compagnie de la blonde Olga Holler.
  
  - Bonjour ! lança la plus jeune des fillettes. Notre amie Olga est arrivée ! Elle habite au 210.
  
  Souriante, Olga s’avança vers les deux Français et leur tendit la main en murmurant :
  
  - Olga Holler... Les petites voulaient absolument que je fasse votre connaissance. Les autres années, je m’occupe un peu de Monique Oubard.
  
  - La famille Oubard viendra me remplacer bientôt, expliqua Coplan.
  
  - Oui, je sais, dit Olga. Elles m’ont déjà tout raconté... Excusez-moi de vous avoir dérangés.
  
  - Au contraire, renvoya Francis, c’est gentil à vous de nous avoir salués.
  
  Elle parlait le français d’une voix un peu rude, un peu rocailleuse, mais son vocabulaire était d’une remarquable justesse, ainsi que son maniement de la syntaxe.
  
  Son sourire paraissait empreint d’une mystérieuse lassitude et d’une ombre de tristesse ; on la sentait douce, humble, d’une indéniable fraîcheur de sentiments.
  
  Vue de près, avec sa toison blonde qui frisait à la jointure moelleuse de ses cuisses de statue, son joli ventre, ses seins généreux mais fermes, elle faisait penser à l’incarnation éternelle de la femme : berceau de l’humanité, source de tendresse, refuge fidèle contre les maléfices du destin.
  
  Quand Roger Louzet décida de prendre congé de Coplan, une heure plus tard, les deux hommes marchèrent côte à côte jusqu’à la piscine, en direction de la sortie du camp, et Louzet promit de procéder sans retard aux vérifications qui s’imposaient au sujet de l’Opel blanche de Mme Holler.
  
  - Je vous apporterai le renseignement demain soir, promit-il.
  
  
  
  Le lendemain, vers la fin de l’après-midi, Coplan fit une découverte qui l’intrigua. A l’intersection de la grande avenue séparant les quartiers Atlantique et Floride, et de la voie moins large qui séparait Atlantique de Polynésie, deux jeunes costauds blonds avaient rangé une voiture grise, une Peugeot, qu’ils réparaient. La Peugeot, serrée sur le bas-côté pour ne pas gêner la circulation, avait été mise sur cales. Et les deux gars, qui devaient être compétents en mécanique, avaient déjà démonté une bonne partie du moteur.
  
  Du coin de sa terrasse, Coplan pouvait observer les deux blonds sans qu’ils s’en rendent compte. Mais ce qui attira surtout son attention, c’est le fait que ces deux mécaniciens amateurs avaient placé leur Peugeot de telle sorte qu’ils avaient dans leur champ de vision le bungalow 210. Tout en tripotant le moteur de leur voiture, ils n’avaient qu’à se pencher pour surveiller tout ce qui se passait chez Olga Holler.
  
  Intrigué, Coplan s’intéressa plus attentivement aux deux types. Il était presque sûr qu’il n’avait pas affaire à de vrais naturistes. On le sentait à leur altitude. Ils n’avaient pas cette aisance qui caractérise les nudistes authentiques, habitués à être nus, à se montrer nus, à voir d’un œil parfaitement paisible des hommes et des femmes sans voiles.
  
  De plus, ils étaient ce que les initiés appellent des culs-blancs, c’est-à-dire que leurs fesses, rarement exposées à l’air et au soleil, ne présentaient pas la moindre trace de bronzage. Chez les véritables naturistes, même après les mois d’hiver, la peau conserve une pigmentation légère, surtout aux endroits intimes.
  
  Vers 19 heures, lorsque Roger Louzet s’amena, Coplan lui demanda :
  
  - Alors, l’Opel de notre amie Olga ?
  
  - Une bagnole de location.
  
  - Je m’en doutais un peu. Mais louée à quel nom ?
  
  - Olga Holler. Et tout est régulier : pièces d’identité, permis international, caution. L’agence de location, une des plus connues de Bordeaux, réserve tous les ans une Opel pour Mme Holler, Et cela depuis quatre ans.
  
  - Je finirais presque par croire que nous avons tous la berlue, soupira Francis. Si nous n’étions pas tout à fait sûrs de nos informations concernant Kalters, les apparences nous inciteraient à penser qu’il y a erreur sur la personne. Ce petit ménage Holler est si terriblement normal, hein ?
  
  - En effet, opina Louzet. Je me le disais encore hier soir, en rentrant à Bordeaux. Je n’arrive pas à me représenter Kalters jouant au ping-pong devant son bungalow, prenant l’apéritif avec les gens du voisinage, se faisant dorer au soleil comme un père tranquille.
  
  - Et pourtant, le notaire Pézarac a été formel. Quand je lui ai montré la photo de Kalters, il a reconnu notre homme sans hésiter.
  
  - C’est le champion de la double vie, pas de doute.
  
  - C’est trop peu dire. Il a au moins quatre ou cinq vies qu’il mène de front... Mais, pour en revenir à la petite mère Olga, j’ai vaguement l’impression qu’il y a anguille sous roche.
  
  - Ah ? Que voulez-vous dire ?
  
  - Vous allez me donner votre avis. Venez avec moi au bout de la terrasse et faites semblant de vous laver les mains. Mine de rien, jetez un coup d’œil vers les sanitaires. Derrière la cloison de bambous qui entoure les W.C., vous apercevrez une berline Peugeot grise qui a été mise sur cales. Deux jeunes types sont en train de réparer le moteur de cette bagnole. En fait, je les soupçonne de surveiller le bungalow des Holler. Et j’ai la conviction, personnellement, que ces deux zèbres-là n’ont pas l’habitude d’être à poil. Venez voir. Mais, surtout, ayez l’air naturel.
  
  Ils marchèrent vers l’extrémité de la terrasse, là où une canisse mobile donnait accès au coin aménagé en salle d’eau : douche, évier pour la vaisselle, etc.
  
  Tout en se lavant les mains et en bavardant, Louzet promena un regard faussement distrait vers l’endroit indiqué par Coplan.
  
  - Ils sont trois, murmura Louzet.
  
  Ayant soin d’éviter tout mouvement ostentatoire, Coplan coula également un regard vers la Peugeot grise, Effectivement, un troisième lascar, blond et sportif lui aussi, se tenait près de la voiture en réparation et bavardait avec les deux autres gars.
  
  Louzet empoigna une serviette-éponge, se sécha les mains, mesura de l’œil l’angle de vision que l’on pouvait avoir depuis la Peugeot. Puis, jetant la serviette sur un fil de fer tendu entre la cloison du bungalow et la cabine de douche, il retourna avec Coplan vers les fauteuils qu’ils avaient quittés un instant auparavant.
  
  - Je parie tout ce que vous voulez que ces trois mecs n’ont jamais fait de naturisme, marmonna Louzet. Ce sont des culs-blancs. Et chez ces blonds, ça se remarque plus que chez les autres. Leurs fesses n’ont jamais été au soleil, c’est sûr.
  
  - C’est bien mon avis, opina Coplan. Mais que pensez-vous de l’endroit qu’ils ont choisi pour réparer leur bagnole ?
  
  - S’ils ont pour mission de surveiller le bungalow des Holler, ils ont mis dans le mille.
  
  - Les grands esprits se rencontrent.
  
  - Qu’est-ce que vous allez faire ?
  
  - Essayer de savoir qui ils sont, bien entendu. C’est pour cela que je suis ici. Les Norvégiens nous ont demandé de surveiller le bungalow Holler parce qu’ils étaient persuadés que les copains de Kalters s’y montreraient tôt ou tard. N’oubliez pas que le G.R.U. remue ciel et terre pour savoir ce que leur homme est devenu.
  
  - Ils espèrent sans doute que Kalters va réapparaître ici ?
  
  - Peut-être. Mais je crois plutôt qu’ils sont en embuscade pour voir si le contre-espionnage va s’intéresser à Olga Holler. Si c’était le cas, ils auraient la preuve indirecte que Kalters s’est fait épingler. A Oslo, ils avaient monté une souricière au domicile de Kalters.
  
  - Je ne vois pas très bien de quelle façon vous pourrez obtenir la certitude que ces trois types sont des agents soviétiques.
  
  - Il n’y en a qu’une : les coffrer, laissa tomber Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Louzet, les sourcils arqués, resta pensif un moment. Puis, sur un ton sceptique, il murmura :
  
  - Pour les coffrer, il faudrait avoir des charges contre eux.
  
  - Oh vous savez, il y a de nombreuses manières de justifier, après coup, l’arrestation illégale de trois touristes innocents. A la rigueur, on peut même leur présenter des excuses. Mais nous n’en sommes pas encore là. Il faut commencer par procéder aux vérifications d’usage. En me quittant, vous ferez un crochet pour aller voir la plaque d’immatriculation de leur Peugeot et vous me direz quoi demain. Moi, de mon côté, je vais m’efforcer de repérer l’endroit où ils habitent dans le camp.
  
  
  
  Dès le lendemain matin, Coplan s’organisa pour réaliser le programme qu’il s’était fixé. Comme il y avait un monde fou dans le camp, l’entreprise fut beaucoup moins malaisée qu’il ne l’avait craint. Rien de plus difficile, même pour des gens de métier, que de déceler une filature dans un territoire clos où évoluent quelques milliers de personnes dépourvues de vêtements ! Un peu avant midi, Coplan savait déjà à quoi s’en tenir. Les trois types blonds étaient installés au camping-forêt du Village Basque, à la limite sud du camp. Ils avaient chacun une tente individuelle, du matériel flambant neuf, et une voiture.
  
  Grâce à l’introduction dont il bénéficiait auprès de la direction du centre, Francis n’eut aucune peine à connaître l’identité des trois zèbres qui surveillaient le bungalow 210 (Le règlement oblige tous les naturistes qui séjournent au C. H. D. de laisser leur carte d’identité au Secrétariat de l’administration du camp). Ils étaient allemands tous les trois, domiciliés à Cologne. Ils se nommaient Otto Wetter, Ludwig Kamper et Helmut Mauerlang. Ils avaient réservé leur place de camping à la fin juillet.
  
  Chaque emplacement étant repéré par une plaquette de bois sur laquelle était peint le numéro du morceau de terrain loué, l’identification était automatique.
  
  Otto Wetter avait une Volkswagen, Mauerland une Fiat. La berline Peugeot en réparation devait donc appartenir à Ludwig Kamper. Mais les trois véhicules étant immatriculés en Gironde, il s’agissait fort probablement d’autos de location.
  
  C’est ce que Louzet confirma le soir même au sujet de la Peugeot. Elle avait été louée à Bordeaux, pour une durée indéterminée.
  
  Mais Louzet apporta une nouvelle qui étonna davantage Coplan : le Vieux prenait cette histoire des trois touristes très au sérieux. A tel point qu’il avait décidé sur-le-champ de mobiliser une équipe du Service pour épauler Coplan et Louzet.
  
  - C’est votre adjoint Fondane qui dirige cette équipe, précisa Louzet. Ils vont s’installer dans un hôtel de Montalivet et je ferai également les liaisons.
  
  - Quelles sont exactement les intentions du Vieux ? demanda Coplan, assez épaté par la réaction de son chef.
  
  - A son avis, si ces trois lascars sont effectivement des agents du G.R.U. envoyés par Moscou pour élucider l’affaire Kalters, ils doivent avoir installé un Q.G. opérationnel dans la région. Et le Vieux veut découvrir l’endroit où se trouve ce Q.G.
  
  - Est-il d’accord, oui ou non, pour épingler ces trois zèbres ?
  
  - Oui, mais à une condition : ne pas agir prématurément. En d’autres termes, attendre une occasion propice.
  
  - Nous sommes bien d’accord, admit Francis. Encore faut-il que cette occasion propice se présente.
  
  - Nous allons la fabriquer, révéla Louzet. Le Vieux m’a chargé d’aller voir le notaire des Holler pour qu’il convoque Olga à Bordeaux.
  
  Coplan ne put réprimer un léger sourire.
  
  - C’est tout à fait dans la manière du Vieux, dit-il. Et je suppose qu’il va tendre un piège à nos loustics ?
  
  - Un piège, c’est beaucoup dire. Ce qu’il nous demande, c’est de procéder à un test.
  
  - Une fausse filature ? avança Francis, toujours souriant.
  
  - Oui, comment le savez-vous ?
  
  - Je connais le Vieux comme si je l’avais fait. C’est une de ses tactiques favorites, et je suis devenu son disciple à ce point de vue : pour tâter l’adversaire, il n’y a pas de ruse plus efficace que de faire semblant de se jeter dans la gueule du loup.
  
  - C’est exactement cela, confirma Louzet.
  
  - A quel moment la manœuvre doit-elle avoir lieu ?
  
  - Maître Pézarac a convoqué Olga Holler après-demain, à 17 h 30, à son étude. Et c’est de là que Fondane entamera sa fausse filature. Naturellement, il sera largement couvert par les autres camarades du commando.
  
  - Et moi ? Mon rôle dans cette histoire ?
  
  - Vous n’êtes pas dans le coup. Le Vieux ne veut pas que votre alibi naturiste soit grillé. Au cas où la manoeuvre ne donnerait rien, vous garderiez toutes vos chances pour une autre tentative.
  
  - Parfait, acquiesça Coplan. En somme, le Vieux se coupe en quatre pour ne pas gâcher mes merveilleuses vacances ? Sa sollicitude à mon égard n’a jamais été aussi touchante.
  
  - Là, je crois que vous vous faites des illusions, répliqua Louzet en esquissant une grimace. Si le Vieux vous ménage, cela signifie tout simplement qu’il a d’autres projets pour vous.
  
  - En attendant, conclut Francis, enjoué, je continue à me les rouler. Avec le temps qu’il fait et ce décor qui m’entoure, c’est merveilleux.
  
  
  
  
  
  Le surlendemain, vers 15 heures, Coplan put assister aux préparatifs de Mme Holler. En effet, elle apparut sur sa terrasse en tenue de ville - pantalon blanc et polo à fleurs bleues - et elle rangea dans le coffre de son Opel une valise noire, un panier à provisions, une mallette de cuir jaune.
  
  A 15 h 20, elle se mit au volant de sa voiture et elle démarra.
  
  Seule.
  
  Ses amis du voisinage, prévenus, étaient partis à la plage sans elle. Elle arborait une mine soucieuse, préoccupée.
  
  Coplan se fit la réflexion qu’elle était presque moche ainsi, avec ce pantalon qui soulignait la lourdeur de sa croupe et cet affreux polo à fleurs qui lui faisait une grosse poitrine de nourrice.
  
  Olga partie, Coplan constata qu’un des trois Allemands n’en continuait pas moins sa surveillance. C’était le nommé Ludwig Kamper qui, les deux mains pleines de cambouis, continuait à trifouiller dans le moteur de la berline Peugeot.
  
  Pas bêtes, les gars du G. R. U. Ils avaient dû se dire que le départ d’Olga ne les dispensait pas de garder le bungalow à l’œil. Et Coplan, qui comptait vaguement mettre cette occasion à profit, dut renoncer à son projet. Il le fit d’ailleurs sans trop de regrets. Après tout, la sagesse consiste à prendre du bon temps quand on peut le faire. Puisque le hasard et le Vieux étaient d’accord pour le laisser en paix, pourquoi récriminer ?
  
  Maître Pézarac habitait une vieille maison patricienne située dans la périphérie ouest de Bordeaux, à la limite de Saint-Augustin et de Mérignac. L’étude occupait tout le rez-de-chaussée de l’immeuble, les deux étages étant réservés à l’habitation du notaire.
  
  Fondane, l’adjoint habituel de Coplan, un grand gaillard aux allures de play-boy, avait garé sa DS le long du trottoir, à environ vingt mètres de la maison du notaire.
  
  Assis à son volant, il rêvassait.
  
  N’importe quel observateur un peu perspicace se serait vite rendu compte que cet individu qui glandait sans raison apparente dans sa voiture attendait quelque chose. Mais Fondane ne s’en souciait pas. Il savait qu’il jouait un jeu scabreux, bien sûr, mais il avait pour consigne de ne pas camoufler sa faction et il respectait les ordres.
  
  L’Opel blanche d’Olga Holler était garée juste en face de l’immeuble où se trouvait l’étude de Maître Pézarac.
  
  Olga sortit de chez le tabellion à 18 h 50. Elle monta dans l’Opel, qui démarra.
  
  Fondane, relié par radio aux autres membres du commando, envoya le signal convenu. Puis, sans fébrilité, il démarra à son tour.
  
  Olga Holler, par un itinéraire qu’elle avait l’air de connaître par cœur, prit la direction du centre de Bordeaux et alla finalement ranger son véhicule aux Allées de Tourny.
  
  Fondane, dans son sillage, fit de même. Mais il demeura à son volant pendant quelques minutes, histoire de permettre à la jeune femme au polo à fleurs de prendre un peu d’avance.
  
  Finalement, quand il vit disparaître Olga dans une des belles boutiques des Allées, il débarqua à son tour.
  
  De magasin en magasin, Mme Holler passa plus d’une heure à faire diverses emplettes. Elle avait les bras chargés de paquets quand elle rejoignit son Opel. La mine toujours aussi sombre, elle consacra une bonne dizaine de minutes à placer avec soin ses achats dans le coffre de son automobile.
  
  Après quoi, elle s’éloigna de nouveau et elle entra dans un des restaurants des Allées.
  
  Il n’était pas loin de 20 h 30 lorsque la jeune femme revint vers son Opel.
  
  En voyant le jour qui commençait à décliner, Fondane eut l’impression que le comportement de la blonde n’était nullement fortuit. Il donna de nouveau le signal radio à ses camarades - dispersés dans les parages, et tout à fait invisibles - et il démarra pour se remettre dans le sillage de la berline blanche.
  
  Compte tenu des encombrements de la circulation, la nuit était venue quand l’Opel, après la déviation de Saint-Médard, put se lancer à bonne allure sur la D 6.
  
  Allait-elle filer en droite ligne vers Montalivet ?
  
  Fondane se posa la question avec une pointe d’anxiété. Car si toute cette mise en œuvre devait se terminer par un coup d’épée dans l’eau, ce serait une énorme déception pour tout le monde, et surtout pour le Vieux qui avait fondé beaucoup d’espoirs sur cette manœuvre.
  
  A Sainte-Hélène, l’Opel quitta la D 6 pour emprunter la D 104. C’était le raccourci normal pour rentrer au C.H.M.
  
  A la bifurcation de Carcans, l’Opel prit à droite pour enfiler la D 3.
  
  Fondane envoya le signal tout en pestant. Olga Holler paraissait pressée de retrouver son bungalow, car elle suivait l’itinéraire le plus rapide.
  
  C’est à mi-distance de Carcans et de Hourtin que l’incident souhaité par les agents du SDEC se produisit. Fondane vit soudain s’allumer les feux de freinage de l’Opel ; quelques instants plus tard, les phares de la berline blanche balayèrent le côté gauche de la route, et la voiture disparut.
  
  Fondane ralentit aussitôt, envoya la nouvelle par radio, précisa qu’il allait effectuer la même manœuvre.
  
  Les ténèbres nocturnes, devenues assez opaques, l’obligèrent à ralentir encore pour distinguer l’endroit où Olga Holler avait bifurqué. Il discerna enfin une petite route sablonneuse qui s’enfonçait dans l’épaisseur d’une pinède. Il braqua vers la gauche, traversa la route déserte, s’engagea dans une voie cahoteuse qui n’était guère qu’un sentier forestier récemment élargi pour permettre le passage des autos. Dans le sable, on voyait les traces profondes laissées par des camions ou des bulldozers.
  
  L’Opel avait pris de l’avance. Elle ne roulait pourtant pas vite sur ce mauvais chemin qui la faisait tanguer.
  
  Brusquement, la berline blanche éteignit tous ses feux et, dans les quelques secondes qui suivirent, la route forestière fut vide, plongée dans une obscurité totale.
  
  C’était le traquenard gros comme un câble.
  
  Fondane fit jaillir la lumière de ses puissants phares de route, continua à progresser vers le lieu où la voiture blanche s’était volatilisée.
  
  Rien en vue.
  
  Il continua à rouler au pas, arriva devant un petit marécage qui marquait la fin du sentier, stoppa.
  
  Sa perplexité ne fut pas longue. Deux voitures, surgissant du sous-bois comme des bolides, grands phares allumés, arrivèrent par-derrière et, les freins miaulant, stoppèrent à moins de deux mètres de la DS.
  
  Trois types masqués, armés, foncèrent vers Fondane. Un des inconnus ordonna en français :
  
  - Sortez de là, et ne faites pas l’imbécile ! Au moindre geste de résistance, vous êtes mort.
  
  Fondane obtempéra en silence. Le type qui le tenait en joue avec une mitraillette, intima à ses acolytes, mais en allemand cette fois :
  
  - Fouillez-le.
  
  Fondane fut palpé minutieusement. Après quoi, le chef du commando masqué lui commanda d’une voix sèche :
  
  - Avancez par-là, vers la Mercedes.
  
  Fondane obéit, muet comme une carpe. Il avait eu largement le temps de dissimuler dans le plancher de la DS - dans une cache prévue à cet effet - l’émetteur-récepteur qui assurait la liaison radio avec le groupe de protection du SDEC.
  
  André Fondane, toujours gardé à vue par l’homme à la mitraillette, dut monter à l’arrière de la Mercedes.
  
  Un quatrième individu, qui était resté au volant de cette voiture, fit faire un demi-tour à la lourde limousine qui repartit ensuite vers la grand-route. Pendant ce temps, les deux autres membres du commando masqué, sur le qui-vive, s’étaient reculés vers le sous-bois pour surveiller les parages. Rassurés, ils revinrent sur le sentier. L’un des deux retourna vers la Fiat avec laquelle il était venu ; l’autre s’installa au volant de la DS.
  
  Le cortège des trois voitures n’alla pas bien loin. A environ un kilomètre du marécage, la Mercedes tourna à gauche pour emprunter une voie taillée dans la pinède. Elle s’arrêta devant une maison sans étage, style villa de vacances, qui paraissait achevée depuis très peu de temps. Le jardinet qui l’entourait était encore en friche et des gravats encombraient le sentier latéral où avaient été rassemblées des planches, des échelles et une bétonnière.
  
  Fondane fut poussé dans l’habitation, acheminé vers une des pièces du fond, une salle de séjour meublée d’une façon sommaire. Une forte odeur de plâtre frais et de vernis planait dans la demeure,
  
  Les volets étaient hermétiquement clos. Du centre du plafond, en attendant le lustre qui n’était pas encore installé, une ampoule poussiéreuse, de faible intensité, pendait au bout d’un fil nu.
  
  L’homme à la mitraillette articula :
  
  - Déshabillez-vous.
  
  - Me déshabiller ? Pourquoi ? protesta Fondane. Que me voulez-vous ?
  
  - Déshabillez-vous, répéta l’inconnu. C’est un ordre. Si vous préférez recevoir une correction, cela ne tient qu’à vous.
  
  Comme Fondane ne bougeait pas, les deux autres ravisseurs masqués s’avancèrent vers lui.
  
  Fondane, apeuré, ôta rapidement sa veste, la déposa à ses pieds.
  
  - Tout ! éructa le chef. Et en vitesse ! Nous n’avons pas de temps à perdre.
  
  Fondane s’exécuta. Un des types ramassa les vêtements et se mit à les examiner, vidant toutes les poches de leur contenu. Puis, concentrant son intérêt sur le portefeuille du prisonnier, il l’inventoria en grommelant des mots sarcastiques en allemand.
  
  Le chef s’esclaffa méchamment :
  
  - Vous êtes représentant de commerce à Paris ?
  
  - Oui.
  
  - Dans quelle branche ?
  
  - Les appareils de mesure pour l’industrie.
  
  - Passionnant ! Comment se nomme votre firme?
  
  - La société Cophysic.
  
  - C’est une société qui est installée dans une ancienne caserne, au boulevard Mortier, non (Allusion au siège du SDEC, à Paris)?
  
  - Non, la firme...
  
  - Assez de salades ! trancha l’homme à la mitraillette. Si vous nous prenez pour des cons, vous vous trompez et ça risque de vous coûter cher, car nous savons à quoi nous en tenir à votre sujet. Je vais vous poser une question, une seule question. Votre avenir dépend de la réponse que vous allez me donner, mais je vous préviens que si vous essayez de jouer au plus fin et de nous rouler, vous souffrirez comme un damné avant de rendre votre âme au diable. J’espère que vous m’avez bien compris ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Pour cette opération délicate, le Vieux n’avait pas lésiné sur les moyens. Le commando qu’il avait mobilisé se composait de dix jeunes gaillards de la section ACTION triés sur le volet. Recrutés parmi les meilleurs éléments parachutistes du 11ème bataillon de choc, soumis à l’entraînement de l’école spéciale du Service, ils étaient tous volontaires pour les missions périlleuses. A leur tête, le chef du SDEC avait placé Jean Legay, un ami de Coplan et de Fondane, un garçon qui avait fait ses preuves.
  
  En accord avec les responsables de la Sûreté nationale de Bordeaux, Legay avait obtenu quatre voitures et un matériel extrêmement perfectionné. Outre les appareils de relais radio, les talkies-walkies, les amplificateurs de sons et quelques autres gadgets utiles, Jean Legay avait demandé au labo du SDEC un petit boîtier magnétique contenant un émetteur automatique à ultra-sons qu’il avait fixé à la DS de Fondane. Et, pour faire bonne mesure, il avait doté chacun de ses hommes de lunettes traitées pour la vision nocturne.
  
  Fondane, toujours blagueur et optimiste, s’était moqué de Legay. Car Fondane avait accepté de très bon cœur de jouer le rôle de cobaye, persuadé que cette expédition, protégée comme elle l’était, devait se passer comme sur des roulettes.
  
  Jean Legay, par contre, se faisait du mauvais sang pour diverses raisons. Primo, il se doutait bien que ce n’était pas sans motif que le Vieux attachait une telle importance à cette histoire. Secundo, il savait par expérience que toute action de ce genre peut tourner au tragique à la suite d’un impondérable. Tertio, enfin, c’était son tempérament de voir le mauvais côté des choses. Et il avait même dit à Fondane : « Ne fais pas le zouave inutilement et ne compte pas uniquement sur nous. Ces trucs-là, c’est comme aux courses, rien n’est jamais sûr. D’autant plus que nous avons affaire à des zèbres qui connaissent la musique aussi bien que nous, sinon mieux. »
  
  Bref, Jean Legay avait établi son plan comme s’il s’agissait d’une offensive de la dernière chance livrée par un corps d’armée.
  
  Au demeurant, le début de la filature n’avait posé aucun problème. Mais quand Olga et son Opel avaient quitté Bordeaux, les choses étaient devenues plus sérieuses.
  
  Très espacées les unes des autres, les quatre voitures de protection avaient gardé en permanence le contact avec la DS de Fondane et déjoué les pièges éventuels d’une contre-filature.
  
  Grâce aux bip-bip-bip réguliers que diffusait d’une manière constante l’émetteur automatique assujetti à la carrosserie de la DS, Legay et ses hommes avaient pu suivre l’itinéraire de la filature. Puis, il y avait eu l’ultime signal diffusé par Fondane, et l’écho du kidnapping.
  
  A partir de ce moment-là, Legay avait rappelé aux membres de son équipe qu’ils disposaient de vingt minutes pour intervenir. Car telle était la convention prévue avec Fondane : à n’importe quel prix - tergiversations, discussions ou aveux - il fallait occuper pendant au moins vingt minutes les agresseurs éventuels.
  
  Roulant tous feux éteints, les quatre voitures rapides du commando - guidées infailliblement par les signaux ultra-sonores émanant de la DS de Fondane - convergèrent, par des voies différentes, vers la zone critique où Fondane avait été kidnappé. Mais Jean Legay diffusa à ses équipiers des ordres très stricts : défense de s’approcher à moins d’un kilomètre du point X... d’où venaient les bip-bip-bip ; défense de débarquer des voitures ; défense de fumer ; arrêt obligatoire des moteurs dont le bruit risquait de se propager dans le silence nocturne.
  
  Après une étude du terrain sur sa carte d’état-major, Legay désigna deux hommes pour effectuer une reconnaissance.
  
  Les deux gars - Gilbert Mony et Clément Daleux - se glissèrent comme des ombres dans l’épaisseur de la pinède. Progressant avec le maximum de prudence, ils arrivèrent bientôt dans les parages d’une villa qui paraissait inachevée. Devant la bâtisse, il y avait quatre véhicules en stationnement, tous feux éteints : une Fiat, une Mercedes, l’Opel blanche d’Olga Holler et la DS de Fondane.
  
  Pas le moindre filet de lumière ne filtrait à travers les volets, hermétiquement clos, de la maison. Et, malheureusement, il y avait, immobile au volant de la Mercedes, un quidam qui surveillait les alentours.
  
  Informé par radio, Jean Legay ordonna à Mony et à Daleux :
  
  - Il faut commencer par neutraliser le type qui monte la garde. Etes-vous en mesure de vous en charger ?
  
  - Et comment ! ricana Gilbert Mony, un jeune gaillard au visage rude, au torse athlétique, aux yeux sombres. Nous allons nous en occuper tout de suite, Clément et moi. Je vous rappelle dans quelques minutes.
  
  Souples et silencieux comme deux guépards, Mony et Daleux, avantagés par leurs lunettes spéciales, décrivirent sans bruit un arc de cercle qui les amena derrière la Mercedes. Rampant avec sûreté, ils débouchèrent du sous-bois et s’approchèrent de la grosse limousine, celle-ci leur servant d’écran protecteur.
  
  L’homme qui était assis derrière le volant n’entendit rien, ne vit rien. Il encaissa brutalement en plein visage un énorme tampon de ouate imprégné de chloroforme. Il voulut se débattre, échapper à ce paquet de coton qui l'étouffait, mais la portière de droite s’ouvrit silencieusement et une main plus dure que le fer lui assena un coup sec sous la pomme d’Adam.
  
  Annihilé, le loustic s’effondra en avant et ne bougea plus.
  
  Gilbert Mony replaça promptement le tampon dans une boîte métallique qu’il glissa dans sa poche. Puis, s’écartant de la Mercedes, il informa Legay que le travail était terminé.
  
  Legay donna immédiatement le feu vert aux autres membres du commando :
  
  - Nous cernons la maison et nous prenons position comme convenu. Vous deux, Mony et Daleux, mettez les amplificateurs en place. Il faut que nous sachions ce qui se passe dans cette villa.
  
  
  
  Treize minutes après l’ultime message de Fondane, les hommes du SDEC étaient tous planqués autour de la maison de vacances. Mais, au moment précis où Legay exposait la tactique élaborée pour passer à l’assaut, un remue-ménage insolite se produisit. La porte de la villa s’ouvrit, Olga Holler et un des individus masqués se dirigèrent vers l’Opel.
  
  C’était la catastrophe, l’impondérable tant redouté par Jean Legay.
  
  Celui-ci prit sa décision sur-le-champ :
  
  - Il faut les piquer avant qu’ils ne s’aperçoivent que le chauffeur de la Mercedes a été endormi. Mony et Daleux, à vous de jouer. S’ils donnent l’alerte, Fondane est foutu.
  
  
  
  
  
  Dans la villa, Fondane continuait à tenir tête à l’homme à la mitraillette qui l’interrogeait. Très calme, mais sans forfanterie ni arrogance, l’agent du SDEC essayait de convaincre son redoutable interlocuteur.
  
  - Je vous jure que je ne comprends pas votre obstination. J’ignore ce que vous cherchez, mais je vous ai dit la vérité. Mme Holler ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est M. Holler. Et je vous ai expliqué pourquoi. Nous avons reçu une lettre anonyme nous signalant que cet individu, qui prétend être domicilié à Bonn, ce qui est faux, est un trafiquant de devises, et que l’achat du bungalow de Montalivet cache des opérations illicites de grande envergure. En ma qualité d’inspecteur de la Première Brigade économique, j’ai été chargé de tirer cette affaire au clair. Un point c’est tout. Je ne vois vraiment pas pourquoi vous voulez absolument me faire dire que je suis un agent du contre-espionnage.
  
  - Ce que vous racontez ne tient pas debout. Si vous étiez un inspecteur du fisc, vous auriez déjà interpellé Olga Holler.
  
  - Non, vous faites erreur. Vous ignorez sans doute que nous avons nos méthodes et nos priorités. Par exemple, dans le cas présent, nous voulons surtout savoir s’il y a une complicité entre le notaire qui gère les biens français de M. Holler et ce dernier. Sur le plan légal et fiscal, la culpabilité du notaire donnerait à ce dossier une importance beaucoup plus grande.
  
  - Je me fous de votre notaire ! Pourquoi ne voulez-vous pas me dire d’où venait la lettre de dénonciation concernant Holler ?
  
  - Je ne refuse pas de vous le dire, mais je ne suis pas en possession de cette information. Mon ordre de mission ne porte pas ce renseignement.
  
  - Pourquoi n’interrogez-vous pas Mme Holler au lieu de la prendre en filature ?
  
  - Je viens de vous le dire. Comme aucune charge n’est établie contre elle, la loi ne m’autorise pas à l’interpeller. Je dispose de pouvoirs relativement étendus, mais je dois rester dans le cadre de la légalité. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai pris Mme Holler en filature. Car enfin, il y a là une coïncidence troublante : depuis que nous avons reçu cette lettre de dénonciation, Holler ne s’est plus montré à Montalivet.
  
  Fondane ajouta :
  
  - Ni chez son notaire, d’ailleurs.
  
  L’homme masqué, mitraillette toujours braquée vers la poitrine de Fondane, paraissait terriblement perplexe. Pour le décontenancer davantage, Fondane reprit :
  
  - Je ne sais pas qui vous êtes ni pourquoi vous me menacez comme vous le faites, mais il y a une chose qui m’étonne. Vous affirmez que je suis un agent du contre-espionnage et vous insistez là-dessus. Or, de deux choses l’une, ou bien vous essayez de m’intimider, ou bien vous ne parlez pas sérieusement. J’ai des amis à la Sûreté nationale, et je sais qu’ils ne sont pas autorisés, eux, à opérer seuls. Quand ils partent en mission, ils sont toujours nombreux.
  
  Cet argument porta.
  
  L’homme à la mitraillette avait déjà dû se dire que l’individu qu’il avait en face de lui s’était comporté d’une manière trop maladroite pour qu’on puisse le suspecter d’appartenir à la Sûreté ou au SDEC.
  
  - Je vais vérifier vos déclarations, grommela-t-il.
  
  Se tournant vers son acolyte, il lui ordonna en allemand de ligoter le prisonnier.
  
  Fondane, toujours nu comme un ver, fut proprement ficelé, bâillonné, gratifié d’un bandeau lui écrasant les yeux, couché à même le sol dans une petite pièce faisant office de remise.
  
  Ensuite, après un bref conciliabule à mi-voix, les deux kidnappeurs masqués éteignirent la lumière et se préparèrent à sortir.
  
  A l’instant précis où ils quittaient le portail de la villa, deux masses noires, tombant du ciel, atterrirent brutalement sur leurs épaules. Sous le choc - et l’effet de surprise aidant - ils ployèrent des jambes et roulèrent dans la poussière.
  
  Involontairement, l’homme à la mitraillette pressa la détente de son arme et une courte rafale déchira le silence de la nuit, mais les projectiles allèrent se perdre dans la pinède et le tireur n’eut pas le temps de récidiver. Un terrible coup de crosse sur le crâne l’expédia dans les ténèbres de l’inconscience.
  
  L’autre type masqué, excellent judoka semblait-il, fut plus adroit. Entraîné au sol par l’homme qui, du toit de la villa, s’était laissé choir sur son dos, il accompagna sa propre chute et, avec une mollesse bien calculée, il roula sur lui-même, se retrouva debout, dégaina son automatique.
  
  Une détonation secoua l’air. L’homme masqué, les doigts arrachés par une balle de gros calibre, poussa un hurlement de douleur. Une deuxième balle, juste au-dessus du genou, provoqua son écroulement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Quarante huit heures plus tard, Coplan pliait bagage et regagnait Paris. Sa mission chez les naturistes était terminée.
  
  Il se retrouva en tête à tête avec son directeur, dans le bureau de celui-ci.
  
  Le Vieux exultait.
  
  - Prodigieux coup de filet, Coplan ! Comme Louzet a dû vous l’annoncer, ma combine a été plus fructueuse que je ne l’espérais : tout un réseau soviétique démantelé. Au total, sept personnes ont déjà été bouclées : quatre Allemands de l’Est, un émigré russe habitant à Marseille, un Français domicilié à Bordeaux et la soi-disant Mme Holler. En plus de cela, un butin qui n’est pas négligeable : des armes, des tas de faux passeports, des documents et une jolie somme d'argent liquide.
  
  - Bravo, fit Coplan. Vous avez mené cette histoire de main de maître.
  
  - J’étais sûr qu’il y aurait du gros poisson qui viendrait mordre. Mais ce n’est pas tout. Quand on tient un filon, il faut l’exploiter à fond. Une idée m’est venue et vous allez me dire ce que vous en pensez. Au lieu d’envoyer votre amie Olga Holler en taule, je l’ai enfermée à la Feuilleraie (Pavillon situé dans la banlieue nord de Paris, et où certains suspects sont incarcérés provisoirement pour les besoins d’une mission spéciale). Je me suis dit que cette bonne femme devait savoir beaucoup de choses concernant les activités de Kalters et que vous pourriez peut-être la prendre en main. Comme elle est naturiste et que vous l’êtes aussi, elle se montrera sans doute moins réticente à votre égard. Après tout, entre gens de la même secte, il y a toujours des atomes crochus, non ?
  
  Coplan resta pensif un moment. Puis, sur un ton qui manquait un peu de conviction, il prononça :
  
  - Je peux tenter ma chance, évidemment. Mais cela m’étonnerait qu’elle se mette à table.
  
  Levant les yeux vers le Vieux, il articula d’une voix plus ferme :
  
  - A mon avis, il y a mieux à faire. Au lieu d’asticoter cette fille, il faut aller droit au but.
  
  - Qu’entendez-vous par-là ?
  
  - Demander à Bonn de nous livrer Kalters. Avec Olga comme otage, nous aurons alors deux atouts majeurs.
  
  Le Vieux opina lentement, en silence. Puis :
  
  - Pas mauvaise, votre suggestion, admit-il.
  
  - N’oubliez pas que Kalters me connaît et que nous avons en quelque sorte collaboré dans le passé.
  
  - A condition qu’il se souvienne de vous !
  
  - Les gens de son espèce ont généralement de la mémoire, assura Coplan.
  
  - Oui, tout compte fait, votre idée me paraît excellente. D’autant plus que j’ai de bonnes raisons de réclamer Kalters aux Allemands. Notamment, pour le confronter avec ses camarades du G.R.U. que nous avons coffrés.
  
  Il se leva.
  
  - Je vais m’en occuper immédiatement.
  
  
  
  
  
  A Vienne, dans les bureaux de la société MACHERS & RAHN, c’était la désolation. Toute l’équipe spéciale que le général Kanieff avait envoyée en France pour surveiller la retraite d’Olga Narsen avait été arrêtéepar le contre-espionnage français et jetée en prison.
  
  Chose étonnante, le bouillant général du G.R.U. ne criait pas, ne tempêtait pas. Assis dans son bureau, il méditait sombrement. En vérité, il n’en menait pas large, car il savait que son sort était précaire, que ce nouvel échec risquait de lui être fatal.
  
  Quel désastre, cette malheureuse affaire Kalters. Non seulement on ne savait toujours pas ce que ce damné Allemand était devenu depuis sa disparition au Danemark, mais voilà que toute une filière française était grillée. Par-dessus le marché, Olga avait disparu, elle aussi ! Ou bien les Français rusaient, ou bien elle se planquait en attendant la fin de l’orage. En tout cas, les journaux français ne citaient pas son nom.
  
  Secouant sa torpeur, Kanieff retourna une fois de plus dans le bureau du documentaliste Weinmann. Celui-ci paraissait encore plus abattu que son chef.
  
  Kanieff demanda sur un ton las :
  
  - Toujours rien au sujet d’Olga ?
  
  - Non, répondit Weinmann, morne. Je viens de revoir ligne par ligne les derniers quotidiens arrivés de France. Pas la moindre mention d’une femme capturée lors de l’affaire du Sud-Ouest. Voici d’ailleurs la toute dernière édition de France-Soir. Espions est-allemands arrêtés dans la région de Bordeaux. Je vous lis le texte du communiqué...
  
  Il traduisit l’information, ajouta :
  
  - C’est une dépêche de l’A.F.P. Tous les journaux du monde vont probablement la reproduire...
  
  Kanieff hocha la tête en silence.
  
  Comme il s’y attendait, c’est vers la fin de l’après-midi qu’il fut convoqué à l’ambassade où Koulenski lui annonça froidement qu’il était rappelé à Moscou et qu’il avait exactement douze heures pour faire sa valise.
  
  
  
  
  
  Cette nuit-là, un peu avant 2 heures du matin, quand il fut réveillé par le gardien de la section spéciale de la prison, Hans Kalters eut un moment d’espoir. Les Allemands allaient-ils donner suite à sa proposition ? Cette hypothèse n’avait rien de chimérique, car le monde des agents secrets n’a pas les mêmes règles que celui des droits communs. On a vu bien des fois, et sous toutes les latitudes, des espions qui étaient libérés sur parole et mis à la disposition d’un service local afin d’aider ledit service à résoudre un problème particulier.
  
  - Tenez, voici vos vêtements, maugréa le gardien. Habillez-vous en vitesse, vous partez.
  
  Kalters obtempéra sans poser la moindre question.
  
  Un quart d’heure plus tard, deux inspecteurs en civil le faisaient monter dans une Mercedes noire.
  
  Le prisonnier demanda à un des inspecteurs :
  
  - Où me conduisez-vous ?
  
  - A l’aéroport. Vous partez en voyage.
  
  Il ajouta, sarcastique :
  
  - Une fois de plus.
  
  - Je commence à m’y faire, grinça Kalters, déçu. Quelle est ma prochaine étape ?
  
  - Nous n’en savons rien.
  
  Sous bonne garde, les menottes aux poignets, l’espion soviétique fut installé dans un avion militaire qui stationnait sur une piste auxiliaire, à l’écart du trafic normal.
  
  Le vol dura une bonne heure. A l’arrivée, Kalters eut les yeux bandés avant de pouvoir débarquer. Soutenu et guidé par un de ses accompagnateurs, il dut marcher pendant cinq minutes environ et il fut alors poussé dans une voiture qui démarra aussitôt.
  
  Pas un seul mot ne fut prononcé pendant le trajet, dont la durée - selon l’estimation de Kalters - ne dépassa pas la demi-heure.
  
  Lorsqu’il fut extirpé de l’automobile, il respira une profonde bouffée d’air dont l’odeur et la tiédeur firent battre son cœur. Il ne s’agissait pas d’une prison, cette fois. Il connaissait trop bien l’odeur des prisons pour s’y tromper...
  
  Guidé comme un aveugle, il foula un sentier de terre battue, escalada les quatre marches d’un perron de pierre, longea un couloir, descendit les dix-sept marches d’un escalier en béton.
  
  Débarrassé de son bandeau, il se retrouva seul dans une cave aux murs nus, sans fenêtres, éclairée par un hublot électrique commandé de l’extérieur.
  
  Un lit, une table, une chaise, un seau de toilette et une étagère métallique scellée dans le mur du fond constituaient tout l’ameublement du local.
  
  Kalters, fataliste, se coucha tout habillé. La lumière s’éteignit quelques minutes plus tard.
  
  
  
  
  
  Kalters fut réveillé par un bruit qui le pantois. Il se redressa sur sa couche, tendit l’oreille. Pas de doute, il ne rêvait pas, c'était bien un coq qui chantait !
  
  Remué par ce chant qui lui rappelait de lointains souvenirs d’enfance, Kalters se leva et resta immobile dans l’obscurité.
  
  Sans la moindre raison valable, il se sentit brusquement ragaillardi.
  
  La vie était là, derrière ces murs, immuable, toujours neuve et toujours belle. Tant qu’il y aurait des coqs pour chanter la naissance du jour, le désespoir ne serait pas de mise.
  
  Ce n’est que bien plus tard que la lumière s’alluma. Puis, quelques instants après, la porte s’ouvrit et un grand type athlétique, au visage rude et viril, fit son entrée.
  
  Kalters, assis sur son lit, dévisagea l’arrivant. Celui-ci, vêtu d’un pantalon de flanelle et d’un blazer bleu marine, esquissa un sourire amical et prononça :
  
  - Bonjour, Kalters. Je ne sais pas si vous me remettez, mais nous nous sommes déjà rencontrés. Je m’appelle Francis Coplan.
  
  Il s’avança vers le prisonnier, lui tendit la main.
  
  Kalters se leva, serra bêtement la main tendue, répondit d’une voix posée :
  
  - Je me souviens très bien de vous. C’était à Vienne, n’est-ce pas ? J’avais des informations à vous communiquer...
  
  - Vous avez une excellente mémoire.
  
  - Vous n’avez pas changé.
  
  - Vous non plus.
  
  L’Allemand soupira :
  
  - Ce sont les conditions qui ont changé, malheureusement.
  
  - Venez, le petit déjeuner nous attend là-haut. Mais laissez-moi d’abord vous débarrasser de ces bracelets. Les gens qui se sont occupés de votre transfert ont fait du zèle, à ce que je vois.
  
  Kalters, un peu éberlué de se sentir libre de ses mouvements, suivit Coplan vers l’escalier qui menait au rez-de-chaussée. Les deux hommes pénétrèrent dans une grande pièce carrée, bien éclairée, meublée en salle de séjour. La table était mise pour deux personnes : cafetière fumante, tranches de pain grillé, baguette, beurre, miel et confiture.
  
  Coplan indiqua une des chaises :
  
  - Installez-vous. Si vous n’aimez pas le café matinal, on vous fera du thé.
  
  - Vous plaisantez ? fit l’Allemand, le front soucieux.
  
  - Non, je veux simplement vous faire comprendre que je ne vous considère pas comme un détenu. Nous faisons le même métier, ne l’oubliez pas. Et j’en ai connu des nuits en prison, sacré nom d’un chien, quand j'y pense !
  
  Kalters s’attabla en silence. Devant sa mine sombre, Coplan précisa en riant :
  
  - N’ayez crainte. Ce n’est pas pour vous rouler que je vous traite en ami.
  
  Kalters, assis devant sa tasse vide, le dos légèrement voûté, le masque fermé, ne bougeait pas. On eût dit qu’il se recueillait.
  
  La transition avait été si brutale qu’il avait de la peine à retrouver ses esprits. Et, d’instinct, il se méfiait.
  
  Coplan, qui l’observait, prononça sur un ton neutre :
  
  - Tout compte fait, je crois qu’il est préférable que nous mettions les choses au point. Officiellement, je suis chargé de vous tirer les vers du nez. En d’autres termes, compte tenu de nos bonnes relations antérieures, mon chef espère que je réussirai à capter votre confiance et à vous faire parler... Comme vous le voyez, je joue cartes sur table. Ceci dit, j’ai quelques idées personnelles à votre sujet et j’ai surtout un plan que je n’ai pas jugé nécessaire de révéler à mon directeur. Je veux vous aider à vous sortir de ce pétrin où vous vous êtes fourré.
  
  Kalters leva les yeux et regarda Coplan bien en face.
  
  - Vous êtes donc le bon Samaritain, en somme ?
  
  - N’exagérons rien. Je suis peut-être moins désintéressé que vous ne le croyez. Il y a un proverbe qui assure qu’un bienfait n’est jamais perdu. Or, dans notre corporation, les routes se croisent souvent. Vous aurez peut-être l’occasion, un jour, de me tirer une épine du pied, pourquoi pas ? Imaginons que les rôles soient renversés... Est-ce que vous refuseriez de me donner un coup de main ?
  
  - Je n’en sais rien. Cela dépend des circonstances.
  
  - Bien entendu.
  
  - Je n’ai jamais rendu service à personne, sauf quand on m’avait donné l’ordre de le faire et que cela faisait partie de ma mission.
  
  - Eh bien, voilà, justement. Je considère, moi, que l’aide que je veux vous apporter fait partie de ma mission. Et peu importe l'opinion de mes chefs à cet égard.
  
  - Qu’est-ce que le SDEC attend de moi ?
  
  - Nous en reparlerons plus tard. Commençons par prendre le petit déjeuner, voulez-vous ? J’ai une faim de loup et le café va refroidir.
  
  - Non, j’ai besoin d’être fixé. Je ne veux pas abuser de votre amabilité.
  
  - En gros, nous avons un problème dramatique à résoudre et vous êtes particulièrement bien placé pour nous empêcher de commettre une erreur lourde de conséquence.
  
  - Quel problème ?
  
  - Un choix dont dépend l’avenir de l'occident.
  
  - Quel choix ?
  
  - Les proclamations pacifistes de la Russie sont-elles sincères, ou bien peut-on prévoir que l’URSS, tôt ou tard, utilisera son formidable potentiel militaire pour imposer son hégémonie sur l’Occident ?
  
  - Du train où vont les choses, personne ne peut répondre à cette question, maugréa Kalters. La balance peut pencher d’un côté ou de l’autre...
  
  - Quelle est votre opinion personnelle ? Après tout, vous êtes un agent secret de l’Armée rouge et vous êtes en quelque sorte à la source.
  
  - Prenons le petit déjeuner, éluda Kalters en esquissant, pour la première fois, un vague sourire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Kalters ne mangea que deux petites tranches de pain grillé. En revanche, il but trois tasses de café sucré.
  
  - Vous êtes toujours aussi sobre ? lui demanda Coplan.
  
  - Oui. Moins je mange, mieux je me porte.
  
  - Cigarette ?
  
  - Je ne fume pas, merci.
  
  Coplan vida sa dernière tasse de café, alluma une Gitane. Kalters murmura :
  
  - Revenons à votre problème maintenant. Votre directeur sera sûrement déçu, mais personne au monde ne peut lui donner la réponse déterminante qu’il espère.
  
  Coplan expulsa un nuage de fumée, se leva, alla s’installer dans un des fauteuils de la salle de séjour.
  
  - Venez vous asseoir ici, dit-il, ce sera plus, confortable. Et si cela ne vous fait rien, nous examinerons ultérieurement le problème capital qui obsède la France et ses partenaires de l’Alliance Atlantique. Je voudrais d’abord parler de votre situation et reprendre les choses à leur début.
  
  Kalters, déjà moins contracté, quitta la table pour prendre place dans un fauteuil, à la droite de Coplan. Le soleil matinal, pimpant, envahissait la vaste pièce claire et chaleureuse.
  
  Coplan reprit :
  
  - J’ai longuement étudié le volumineux dossier que les Norvégiens nous ont transmis à votre sujet. D’autre part, j’ai également épluché tout ce que nous avions dans nos archives vous concernant. Par bribes et morceaux, j’ai donc pu me forger une certaine idée de l’homme que vous êtes, de vos activités, de votre caractère. Ceci posé, j’avoue que je ne comprends pas ce qui vous est arrivé. Vous vous êtes fait pincer comme un débutant, au Danemark, en compagnie d’un de vos assistants. Flagrant délit, photos, aveux de votre comparse, etc. De plus, vous êtes accusé de l’assassinat d’un politicien allemand, et l’arme du crime a été trouvée dans la boîte à gants de votre voiture. C’est assez délirant, ma foi.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - J’ai vu les photos qui ont été prises à la base aéronavale de Frederikshavn. C’est une plaisanterie, non ? Ou bien cette opération était un simulacre, ou bien...
  
  Coplan fit une pause, regarda la fumée de sa Gitane et laissa tomber :
  
  - Ou bien tout cela cache autre chose.
  
  Kalters ne répondit pas. Coplan poursuivit :
  
  - Remarquez, je ne cherche pas à violer votre conscience. Si vous préférez vous taire, libre à vous. Par contre, si vous avez quelque chose à préciser, à rectifier, vous êtes seul juge... Pour moi, l’accusation de meurtre que les Norvégiens vous collent sur les bras, c’est du bidon. Et cela, pour deux raisons : primo, ce n’est ni votre spécialité ni votre rôle; secundo, si vous aviez liquidé ce type, vous n’auriez pas trimbalé l’arme du crime dans votre voiture. Je sais que cela peut nous arriver d’être dans l’obligation d’éliminer un adversaire : légitime défense, témoin dangereux, etc. Les cas particuliers ne manquent pas. Mais je sais aussi que vous vous seriez débarrassé de l’arme compromettante.
  
  - Je n’ai pas tué cet homme, parole d'honneur.
  
  - J’en était sûr, acquiesça Francis en se levant pour aller éteindre sa cigarette dans un cendrier de cristal posé sur la table.
  
  Il revint s’asseoir, dévisagea Kalters.
  
  - Sauf erreur, enchaîna-t-il, trois questions se posent au sujet de cet assassinat politique. Qui a tué ce bonhomme ? Comment l’arme du crime est-elle arrivée dans votre bagnole ? Pour quel motif veut-on vous mettre cette histoire sur le dos ?
  
  - Il y a une quatrième question, ajouta l’Allemand. Pourquoi a-t-on supprimé cet individu ?
  
  - En effet, cela fait quatre questions qui demandent une réponse, opina Coplan.
  
  Puis, après un bref silence :
  
  - Quand on y réfléchit, il y a même une cinquième question. Par quel miracle vous a-t-on épinglé au moment précis où cette arme se trouvait en votre possession ?
  
  Kalters, affalé dans son fauteuil, méditait en contemplant les motifs du tapis marocain qui recouvrait le parquet de la salle de séjour.
  
  A la fin, il articula d’une voix légèrement sarcastique :
  
  - Puisque je me suis mis à table pour le petit déjeuner, vous aimeriez sans doute que je me mette également à table pour le reste, n’est-ce pas ?
  
  Les traits de Francis se durcirent.
  
  - Ecoutez, Kalters, ne me faites pas sortir de mes gonds inutilement. Je ne vous demande rien, absolument rien. Mon patron et mes camarades prétendent que je suis le roi des cabochards, et c’est vrai. Quand j’ai une idée dans le crâne, je m’y tiens jusqu’au bout. Avec votre aide ou sans votre aide, je vais vous tirer de la merde où vous êtes. Par conséquent, votre mutisme ne change rien à rien. Ce sera plus difficile, mais j’y arriverai.
  
  - Ne vous fâchez pas. Je ne suis pas plus catholique que le pape. Je ne suis pas un traître, mais je n’ai rien d’un masochiste non plus. Il y a une chose que je peux vous dire : cette mission à Frederikshavn, je ne voulais pas m’en charger. J’ai commencé par la refuser catégoriquement. Mais, chez nous, comme vous le savez probablement, on ne badine pas avec la discipline. Et quand mon chef m’a signifié qu’il s’agissait d’un ordre venu des instances supérieures, j’ai compris ce que cela signifiait
  
  - Des menaces ?
  
  - Voilées mais réelles. Quand le centre du G.R.U. prend une décision - même une décision absurde - on s’incline ou on saute. Surtout dans la conjoncture actuelle.
  
  - Pourquoi dans la conjoncture actuelle ?
  
  Kalters eut un petit ricanement sec.
  
  - Ne me faites pas croire que vous ignorez ce qui se passe actuellement à Moscou ! Entre les civils et les militaires, c’est la guerre à couteaux tirés. Les généraux de la vieille école, formés à l’époque de Staline, sont furieux de voir à quel point le régime s’est libéralisé. Ils font tout ce qu’ils peuvent pour reprendre les leviers de commande et rétablir un régime dur et pur. Toutes ces ignominies qui ont meurtri la foi des communistes authentiques du monde entier, ce sont ces brutes de l’état-major suprême qui les ont ordonnées : Berlin-Est, Budapest, Prague, et j’en passe !
  
  - Mais vous êtes à leur service, non ?
  
  - Oui, hélas.
  
  - Vous n’êtes pas d’accord avec eux ?
  
  - Je suis un homme civilisé. En outre, je ne suis pas né en Russie... Mais ceci nous ramène à votre question du début : si l’Armée rouge s’empare des leviers au Kremlin, l’U.R.S.S. se lancera tôt ou tard à la conquête de l’Europe occidentale. Et cette expansion, soutenue par les armes, commencera par la Scandinavie.
  
  - Ce n’est pas très gai, ce que vous racontez.
  
  - J’espère que les chefs civils du Parti tiendront le coup. Ils ne sont d’ailleurs pas battus d’avance, loin de là, car ils ont de puissants alliés dans le pays : les savants, les intellectuels, les économistes, les jeunes officiers de l’École de guerre, les diplomates et la majeure partie des étudiants. Ce qui m’inquiète le plus, c’est l’attitude de la Commission centrale de contrôle (Assemblée des responsables suprêmes de l’espionnage, du contre-espionnage et des diverses polices secrètes de l'URSS).
  
  - Pourquoi ?
  
  - Un de mes amis, qui est secrétaire au bureau des liaisons de la C.C.C. à Moscou, a eu l’occasion de traduire un rapport confidentiel établi par les informaticiens de l’Armée rouge. D’après les conclusions fournies par les ordinateurs du haut état-major, jamais les Etats-Unis ne déclencheront une guerre atomique mondiale pour défendre l'Europe par les armes. Washington se contentera d’appuyer les résistances nationales et d’organiser la guérilla intérieure. C’est sur la base de ce rapport scientifique que l’Armée rouge veut imposer ses vues politiques au Kremlin.
  
  - Et la Commission centrale de contrôle soutient les militaires ?
  
  - Oui, elle est sous la coupe des généraux. Et c’est là, à mon avis, le plus grand danger. Toutes les activités secrètes des réseaux soviétiques sont influencées par la position que la Commission centrale de contrôle a prise.
  
  - C’est ce qui explique qu’un homme de votre envergure a été envoyé au Jutland pour photographier des cartes postales ?
  
  - Oui, c’est un exemple parmi d’autres.
  
  - Discuter cette mission, n’était-ce pas une imprudence de votre part ?
  
  - Probablement. Mais j’en avais plein le dos, car ce n’était pas la première fois que les ordres de mon supérieur me paraissaient stupides,
  
  Il soupira, grommela :
  
  - Bien entendu, la colère est mauvaise conseillère. Je n’aurais pas dû dire à mon patron que j’en avais marre de m’occuper de conneries de ce genre. Je ne sais pas si votre chef est un homme sensé, mais je vous assure que le mien est une vieille ganache. Un de ces généraux de la vieille école dont je vous parlais tout à l’heure.
  
  Coplan alluma une nouvelle Gitane. Les rouages de son cerveau travaillaient intensément et il s’efforçait de conduire cette conversation délicate avec le maximum de doigté.
  
  Kalters méditait en silence, lui aussi. Francis articula d’une voix empreinte de gravité :
  
  - En définitive, vos propos ne font que renforcer mon hypothèse initiale.
  
  - Quelle hypothèse ?
  
  - A mon avis, c’est le G.R.U. qui vous a balancé aux Norvégiens.
  
  Kalters ne broncha pas. Coplan reprit :
  
  - A mesure que j’étudiais les pièces de votre dossier, cette conviction s’ancrait dans mon esprit avec une force de plus en plus grande : si les Scandinaves ont pu vous prendre la main dans le sac, c’est tout simplement parce qu’ils avaient été mis au courant. Qui a pu leur annoncer votre mission à Frederikshavn, sinon votre propre service, le G.R.U. ? Les mobiles profonds de cette machination m’échappent, je l’avoue, mais le mécanisme de l’affaire me semble indiscutable. Et j’irai même plus loin...
  
  Il tira une bouffée de fumée, expira un nuage bleuté, regarda son interlocuteur et prononça :
  
  - Je vais être brutal, mais je suis sincère : je suis tout à fait convaincu que vous êtes un mort en sursis, Kalters.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  La tête basse, le front barré de deux rides profondes, l’agent soviétique ne disait rien.
  
  Coplan se leva, marcha vers une des deux fenêtres de la pièce, contempla le vaste parc
  
  verdoyant et fleuri qui entourait la propriété isolée. Puis, se retournant pour faire face à son interlocuteur, il lança d’une voix moins tendue :
  
  - Vous êtes en train de penser que je cherche à vous rouler dans la farine, je suppose ?
  
  - Il y a de cela, reconnut l’espion.
  
  - C’est normal, admit Francis, compréhensif. Nos rapports sont forcément ambigus et je ne vois pas ce que je pourrais faire ou dire pour surmonter cet obstacle. Mais enfin, sans entrer dans le détail, est-ce que mon raisonnement vous paraît valable, oui ou non ?
  
  - Vous soulevez des problèmes très épineux, marmonna Kalters. Mettez-vous à ma place.
  
  - C’est ce que je fais depuis le début de cette affaire.
  
  A cet instant, un serviteur vietnamien, en petite veste blanche, fit une entrée discrète dans la pièce et demanda à Coplan :
  
  - Puis-je débarrasser la table, monsieur ?
  
  - Oui, allez-y.
  
  Après quelques aller-retour entre la salle de séjour et l’office, le domestique, au moment de s’éclipser pour de bon, s’enquit :
  
  - Vous n’avez pas besoin de mes services, monsieur Coplan ?
  
  - Non, pourquoi ?
  
  - J’ai quelques courses à faire pour le déjeuner.
  
  - Quand serez-vous de retour ?
  
  - Dans une bonne heure.
  
  - Parfait. Quand vous serez revenu, faites-moi signe.
  
  - Certainement, monsieur.
  
  Après le départ du serviteur vietnamien, il y eut un silence qui dura plusieurs minutes. A la fin, Kalters se leva et déclara d’un air résolu :
  
  - Vous venez de faire allusion à un malentendu entre nous et je me demande si ce n’est pas par-là qu’il faudrait commencer pour savoir où nous allons.
  
  - Je vous écoute.
  
  - Quelles sont exactement vos intentions à mon sujet ? Je veux dire, que comptez-vous faire de moi quand cet intermède amical et rassurant sera terminé ?
  
  - C’est à vous d’en décider.
  
  - Non, écoutez, je connais la musique et je n’ai pas l’habitude de me faire des illusions. Ou bien vous me mettez en taule ou bien vous m’expédiez je ne sais où. C’est la régle du jeu. Je suis passé d’une prison suédoise à une prison norvégienne, d’une prison norvégienne à une prison allemande, et j'attends la suite. Quand on tient un espion, on ne le lâche plus. A plus forte raison, quand il s’agit d’un agent du G.R.U... Depuis que je suis arrêté, je suis au secret absolu. Je sais ce que cela signifie, inutile de me dorer la pilule. A la minute précise où je ne serai plus utile, où j’aurai vidé mon sac, on me liquidera en douce et personne n’en saura rien. Alors, si vous voulez vraiment m’aider, comme vous le prétendiez il y a un instant, dites-moi la vérité.
  
  Coplan ne put réprimer un sourire, et ses yeux pétillèrent.
  
  - C’est fou ce que vous me ressemblez, Kalters, émit-il avec une nuance de sympathie dans la voix. Méfiant et têtu, hein ?
  
  - Soyons sérieux, je vous en prie.
  
  J’attends votre réponse à ma question : que comptez-vous faire de moi ?
  
  - Je ne peux vous répondre qu’en vous renvoyant la balle : c’est à vous de décider, mon vieux. Si vous tenez réellement à retourner en prison, je vous y renverrai. Si vous avez une autre proposition à me faire, allez-y. Pour le moment, vous êtes seul juge... La prison est évidemment le seul endroit où vous serez à peu près sûr d’échapper aux tueurs du G.R.U. Mais cela ne résout rien.
  
  - Vous espérez me retourner, j’imagine ?
  
  - Je n’espère rien du tout. Si vous en avez soupé de vos patrons actuels et si vous désirez vous mettre au service de la France, vous serez le bienvenu, cela va sans dire, car je sais de source sûre que vous aimez la France. Mais je ne ferai rigoureusement rien pour peser sur votre décision. Pour le moment, vous êtes un homme libre. Et vivant, ce qui n’est pas négligeable.
  
  Kalters tiqua.
  
  - Libre ? jeta-t-il, acerbe, presque hargneux.
  
  - Mais oui. La porte est ouverte et la grille du parc également. Mais je me permets de vous mettre en garde : vos copains du G.R.U. remuent ciel et terre pour vous retrouver. Or, je doute que ce soit pour vous offrir des fleurs. Et je vous signale en outre que votre bungalow de Montalivet est grillé.
  
  Les traits de l’Allemand se figèrent.
  
  - Car vous êtes au courant de cela aussi ? siffla-t-il.
  
  - Oui, hélas, fit Coplan, ironique. Les Norvégiens ont découvert les papiers de Montalivet dans votre appartement d’Oslo. Et c’est d’ailleurs à la demande de nos collègues d’Oslo que nous avons tendu une souricière à Montalivet.
  
  - Et alors ?
  
  - J’aurais préféré vous raconter cette histoire dans une ambiance plus détendue ; c’est pour cette raison que je n’ai pas encore parlé de Montalivet. Je vous réservais une petite surprise. Vos amis du G.R.U. sont tombés dans le piège que nous leur tendions au C.H.M. et nous avons coffré les gars qui faisaient le guet autour de votre bungalow. Je suppose que vous avez déjà deviné le genre d’appât que vos collègues avaient placé au bungalow pour attirer le gibier ?
  
  Kalters resta muet. Ses yeux étaient cependant sombres et ses nerfs crispés.
  
  Coplan articula :
  
  - Relaxez-vous, Kalters. Je suis votre ami et je ne veux pas vous torturer. Olga est saine et sauve. J’ajouterai même qu’elle est en lieu sûr.
  
  - Vous l’avez arrêtée ?
  
  - Oui, mais sous le nom de Mme Olga Holler. Vous n’êtes pas mariés légalement, j’imagine ?
  
  - Non, pas légalement.
  
  - Mais vous l’aimez comme si elle était votre épouse légitime ?
  
  - Je n’ai jamais eu le temps d’analyser mes sentiments sur ce point-là, mais je suis très attaché à cette jeune femme, je l’admets.
  
  - Quel était son rôle dans votre réseau ?
  
  - Demandez-le-lui.
  
  - Nous n’avons pas encore jugé utile de l’interroger, car il y a un temps pour chaque chose, mais nous y reviendrons plus tard. Fermons la parenthèse. Dans l’immédiat, je veux savoir ce que vous avez décidé.
  
  - Vous êtes pressé, n’est-ce pas ?
  
  - Oui et non. Disons que le temps ne travaille pas pour nous. Car ne vous y trompez pas, Kalters, votre choix aura des conséquences irréversibles. Nous sommes là en train de converser gentiment, comme deux bourgeois dans un salon, mais c’est vous qui êtes directement concerné... En clair, vous jouez votre peau.
  
  - J’ai besoin de réfléchir, murmura l’Allemand. Accordez-moi un délai de quarante-huit heures et je vous dirai ce que j’ai décidé.
  
  Coplan secoua lentement la tête d’un air indulgent et une ébauche de sourire éclaira de nouveau son visage.
  
  - Non, Kalters, je ne vous accorde aucun délai. Vous êtes à côté de la question et vous ne comprenez ni ma position ni la portée réelle de mes paroles. Pourquoi voulez-vous que je vous accorde un délai ? Je ne vous demande rien, moi. J’ai décidé de vous aider à vous dédouaner, un point c’est tout. Pour le reste, je vous répète que vous êtes libre. Si vous avez envie de prendre un train ou un avion pour rentrer à Vienne ou à Oslo, personne ne vous en empêche. Par contre, si vous désirez rester ici, dans cette propriété bien tranquille, vous pouvez y rester aussi longtemps que vous voulez. C’est un bon abri ici.
  
  - Où est Olga ? questionna Kalters, abrupt et tendu.
  
  Coplan, levant les yeux, pointa l’index vers le plafond.
  
  - Elle est là-haut, dans la chambre qui se trouve juste au-dessus de nos têtes. Tenez,
  
  voici d’ailleurs la clé de la chambre. Votre amie doit être réveillée maintenant et je suis sûr qu’elle sera heureuse de vous revoir.
  
  Kalters, les yeux rivés à ceux de Coplan, tendit lentement la main pour prendre la clé que Francis lui présentait.
  
  Il articula :
  
  - C’est son cadavre qui est là-haut ?
  
  - Vous êtes complètement dingue ! s’esclaffa Coplan, hilare et amical. La prison ne vous a pas fait du bien à la tête, mon vieux ! Olga se porte comme un charme. Pensez donc, elle arrive de Montalivet ! Allez, filez là-haut. Je vous reverrai avec elle à l’heure du déjeuner. A trois, ce sera plus agréable. Bien entendu, si vous décidez de partir tous les deux avant le déjeuner, prévenez-moi. C’est une question de cuisine, vous comprenez...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  A 12 h 30, quand le domestique vietnamien annonça à Coplan que tout était prêt pour le déjeuner, Coplan acquiesça et murmura, souriant :
  
  - Allez prévenir nos invités, Truong. Mais soyez discrets, ils avaient beaucoup de choses a se dire... et peut-être des choses à se faire aussi.
  
  Kalters et Olga descendirent cinq minutes plus tard. Les deux agents du G.R.U. n’affichaient pas précisément des mines guillerettes mais Coplan, fine mouche, sentit que cette gravité n’empêchait nullement Kalters d'être regonflé intérieurement. Son regard était plus ferme, ses gestes moins guindés. Truong servit l’apéritif : Cinzano pour Kalters et Olga, Dubonnet pour Coplan.
  
  - A la bonne vôtre ! dit Francis en levant son verre. Nous avons un été radieux et j'espère que ce petit séjour campagnard vous plait ?
  
  Kalters grommela :
  
  - Personne ne résiste au charme de l’Ile-de-France, c’est bien connu.
  
  Le repas débuta en silence. Coplan, qui avait en face de lui Kalters et Olga, assis côte à côte, ne faisait rien pour dégeler l’atmosphère. Il arborait une expression paisible et il mangeait tranquillement.
  
  A un moment donné, l’Allemand marmonna en dévisageant Francis :
  
  - Nous ne sommes pas très gais, n’est-ce pas ?
  
  - Je ne vous en demande pas tant, répondit Coplan, ironique. Il y a des circonstances où ce n’est pas facile d’être naturel.
  
  Puis, à brûle-pourpoint, s’adressant à Olga :
  
  - Et vous, madame Holler, est-ce que vous croyez également que mon amabilité cache un piège ?
  
  - Oui, dit-elle doucement, je le crois.
  
  - Je m’en doutais, opina Coplan.
  
  Kalters glissa sur un ton agressif :
  
  - Nous serons bientôt fixés sur ce point. Il y a en tout cas une chose que je tiens à vous déclarer d’emblée : pas question de nous enrôler dans le SDEC. Par conséquent, si votre attitude amicale à notre égard n’est destinée qu’à faire de nous des agents du service de renseignements français, vous pouvez arrêter les frais tout de suite. Vous voyez que je suis franc et loyal.
  
  - Doucement, mes amis, doucement, dit Francis. Je vous ferai remarquer un détail que je tiens à rappeler.
  
  Il regarda Kalters.
  
  - Ne déformez pas mes propos, surtout en présence d’Olga. Je vous ai dit textuellement : si vous désirez plaquer vos employeurs actuels, repartir à zéro et refaire une carrière d’agent secret, vous serez le bienvenu au SDEC. Et Olga aussi, bien entendu. Mais je n’ai aucun intérêt personnel dans cette affaire, et je ne prêche donc pas pour ma chapelle. Vous ne voulez pas entrer au SDEC ? Très bien, n’en parlons plus.
  
  Kalters but une gorgée de vin, échangea un regard avec Olga, dévisagea Coplan et reprit :
  
  - Si nous exprimions le souhait, Olga et moi-même, de nous en aller librement d’ici, avec armes et bagages, que feriez-vous ?
  
  - Je vous l’ai déjà chanté sur tous les tons : je vous dirais au revoir, bonne chance, que le ciel vous protège !
  
  - Chiche ?
  
  - Chiche. Mais prenez quand même le temps de finir ce repas. Je ne changerai pas d'avis, n’ayez crainte.
  
  Impressionnés par le calme de Francis et par son inaltérable bonne humeur, Kalters et Olga se remirent à manger en silence.
  
  Un ange passa. Et même plusieurs anges. Brusquement, Kalters questionna, le masque soucieux :
  
  - Comment expliquerez-vous notre disparition à votre directeur ?
  
  - Je lui raconterai la vérité, tout simplement. Je me ferai peut-être engueuler, mais ne vous tracassez pas pour cela. Le SDEC n’est pas le G.R.U. Du moins, pas encore !
  
  - Ma décision vous déçoit ?
  
  - Oui, évidemment. Je ne veux pas avoir l’air de me surestimer, mais il me semblait que mon aide n’était pas une chance à dédaigner. Quand je veux quelque chose, je marche à fond, croyez-moi. Et cela m’aurait fichtrement fait plaisir de vous aider à sortir de l’impasse dans laquelle vous vous trouvez, vous et Olga.
  
  - Justement, c’est pour cela que nous voulons partir. Nous voulons avoir les mains libres.
  
  - Autrement dit, ma présence éventuelle vous embêterait ?
  
  L’arrivée du serviteur dispensa Kalters de répondre. Truong débarrassa les couverts, apporta les fromages et une autre bouteille de bordeaux.
  
  C’est alors que la discrète Olga prit soudain la parole :
  
  - Nous avons sans doute tort de refuser votre aide, monsieur Coplan, mais si nous l’acceptions, c’est vous qui seriez dans une situation impossible.
  
  - A quel point de vue ?
  
  - Vous risqueriez d’être obligé de faire certaines choses que vous... enfin, je veux dire que vous seriez peut-être entraîné plus loin de vous ne le pensez.
  
  - Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
  
  - Nous avons longuement discuté, Hans et moi, et nous avons analysé les événements qui se sont passés depuis cette opération de Frederikshavn. Nos conclusions, je l’avoue, rejoignent les vôtres. Si Hans n’avait pas été donné, les Suédois n’auraient pas pu l’arrêter en flagrant délit. Seulement, pour vérifier cette hypothèse, nous n’avons pas trente-six moyens. Nous y avons réfléchi, et il n’y a qu’une seule manœuvre que nous puissions tenter. Or, cette manœuvre-là, je doute que vous l’approuviez. Et je doute surtout que vous acceptiez de nous aider à la réaliser.
  
  - Je ne signe jamais de chèque en blanc, murmura Francis avec un léger sourire. Exposez-moi votre plan, même à demi-mot, puisque vous vous méfiez de moi. Je vous dirai alors ce que j’en pense.
  
  Olga se tourna vers Kalters. Celui-ci articula :
  
  - Sauf erreur de notre part, la clé de toute cette désastreuse histoire est à Vienne. C’est là qu’il y a un homme qui peut nous donner les réponses que nous voulons obtenir. Mais il ne le fera pas de son plein gré, je ne vous le cache pas. Il faudra donc le faire parler. Par n’importe quel moyen et à n’importe quel prix. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  
  
  
  
  A Vienne, précisément, au siège de la société MACHERS & RAHN, un coup de théâtre venait de se produire. Quarante-huit heures après son rappel à Moscou, le général Kanieff revenait dans la capitale autrichienne et reprenait son poste de directeur de la firme.
  
  A l’ambassade soviétique, l’attaché Koulenski apprenait dans le même temps - avec stupeur - qu’il était nommé à Berlin et qu’il avait vingt-quatre heures pour rejoindre son nouveau poste.
  
  Ce revirement spectaculaire ne trompa pas les initiés. De toute évidence, les gros bras de l’Armée rouge venaient de remporter une nouvelle victoire sur les leaders du Parti.
  
  Koulenski, malgré son grade élevé dans la hiérarchie administrative de l'appareil, avait eu tort de se réjouir trop vite. En tout cas, le retour de Kanieff lui parut un signe de mauvais augure.
  
  L’homme le plus heureux dans cette étrange affaire, c’était incontestablement le documentaliste Weinmann. Pour lui, plus question de quitter Vienne. Etant le protégé direct du général, le retour en force de ce dernier ne pouvait que consolider sa situation personnelle.
  
  Ce soir-là, lorsqu’il quitta son bureau, il se rendit à pied à la Poste centrale. Il se sentait des ailes. La soirée d’été lui paraissait si belle qu’il ne pouvait s’empêcher de siffloter un petit air guilleret.
  
  Plusieurs passants se retournèrent après avoir croisé ce grand diable à lunettes, aux cheveux bruns en désordre, qui marchait si joyeusement. On eût dit qu’il venait de gagner le gros lot à la loterie !
  
  Weinmann s’enferma dans une cabine téléphonique, glissa un jeton dans l’automatique, forma d’un doigt fébrile, à toute vitesse, un numéro qu’il connaissait par cœur.
  
  Après un déclic et l’écho lointain d’une sonnerie, une voix de femme, très claire mais passablement énervée, maugréa :
  
  - Oui, j’écoute. Qui est à l’appareil ?
  
  - Devine, jolie fleur des bois.
  
  - Igor ? Qu’est-ce qui se passe ? Il y a du nouveau ?
  
  - Hélas, oui, répondit Weinmann sur un ton faussement malheureux.
  
  - Tu quittes Vienne ?
  
  - Je veux te voir, Sylvia.
  
  - Quand ? Maintenant ?
  
  - Oui.
  
  - Je regrette, Igor, c’est absolument impossible. Je suis invitée chez des amis qui fêtent leurs fiançailles et je ne peux pas me décommander. Nous nous verrons demain, comme d’habitude.
  
  - Je veux te parler ce soir, Sylvia, insista Weinmann.
  
  - Non, rien à faire, Igor. Nous aurons tout l’après-midi pour parler, demain. Je serai chez toi vers 3 heures. Excuse-moi, mais je sors de mon bain et je suis déjà très en retard. Je t’embrasse.
  
  Sur ce, elle raccrocha.
  
  Weinmann, déconfit, raccrocha à son tour. Quel caractère, cette sacrée Sylvia ! Divinement belle et ardente comme une tigresse, mais indomptable. Comme une tigresse, justement.
  
  En sortant de la poste, il hésita. Prendre un taxi et faire un saut jusque chez elle ? C’était risqué. Car non seulement elle le flanquerait à la porte, mais elle le prierait froidement de ne plus se montrer. Depuis bientôt trois mois que leur liaison avait commencé, elle avait déjà rompu une dizaine de fois. Et, chaque fois, pour la même raison : elle devenait méchante dès qu’il voulait lui forcer la main. Car Sylvia était l’indépendance et l’obstination personnifiées. Quand elle avait décidé quelque chose, rien ni personne ne pouvait la contrecarrer. Et c’était pareil au lit. Elle faisait l’amour au moment de son choix, et de la manière qu'elle désirait. Par bonheur, elle aimait la fantaisie, elle avait de l’imagination, et du tempérament à revendre.
  
  Rien qu’à l’idée d’une nouvelle rupture, Weinmann renonça à son projet. Il décida, à regret, de rentrer chez lui. N’étant ni très beau ni très riche, il savait pertinemment qu’il ne retrouverait jamais une maîtresse comme celle-là : un visage d’une beauté fascinante, un corps magnifique, des seins et des cuisses à donner le vertige, un appétit sensuel fantastique, une bouche à damner un évêque. Avec ses yeux verts en amande, son allure princière et son élégance, elle aurait pu séduire un roi de la finance ou un Premier ministre. D’autant plus facilement qu’elle était très répandue dans les milieux riches de Vienne ! Mais non. C’était lui, Weinmann, qu’elle avait pris comme amant.
  
  Un jour qu’il lui avait demandé pourquoi, elle lui avait répondu en riant : « Parce que, de tous les hommes que je connais, tu es celui qui a reçu le plus beau cadeau de dame Nature ! »
  
  Weinmann avait été touché par ce compliment. Toutefois, il s’était fait la réflexion, un peu plus tard, que son règne était malgré tout fragile. Un quidam pouvait survenir et, possesseur d’un sceptre encore plus imposant, s’emparer du trône.
  
  Il s’était également fait la réflexion que Sylvia, pour établir ses comparaisons, poursuivait probablement ses recherches expérimentales.
  
  Combien d’amants avait-elle eus ? Combien en avait-elle présentement ?
  
  Questions superflues. Sylvia ne se laisserait de toute façon jamais dominer par un homme. Ni par plusieurs. Elle menait sa vie au gré de ses caprices.
  
  
  
  
  
  A Paris, le directeur du SDEC fit une drôle de tête lorsque Coplan lui fit part de la décision qu’il avait finalement prise au sujet de Kalters et d’Olga.
  
  - Diable, grommela le Vieux, vous n’y allez pas de main morte ! C’est le grand amour, si je comprends bien ?
  
  - C’est un peu ça, j’en conviens, admit Francis. J’ai une grande sympathie pour Kalters. Et je lui fais confiance sur toute la ligne.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Je me le demande... A vrai dire, je n’arrive pas à analyser les sentiments que j'éprouve à son égard. Je me sens très proche de lui et j’ai l’impression que je sens ce qui se passe en lui comme si les choses se passaient en moi.
  
  - Vous m’étonnez, Coplan.
  
  - Oui, je m’en rends bien compte. Je m’étonne moi-même.
  
  - Vous n’avez pas l’habitude de vous laisser aller à ce point-là. Vos réactions me paraissent dangereusement subjectives.
  
  - C’est exact. Je dirais même subconscientes.
  
  - Curieux, émit le Vieux. Vous connaissez le monde, vous êtes du métier, vous avez la tête froide, et vous voilà subitement emballé pour un adversaire. Et quel adversaire ! Un homme du G.R.U.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - C’est peut-être un défi que je me lance à moi-meme, qui sait ? Une fois n’est pas coutume.
  
  - En tout cas, vous me mettez dans une situation difficile. J’ai écouté plusieurs fois, et très attentivement, les enregistrements de vos conversations de la Feuilleraie. Je ne vois pas le moindre élément qui prêche en sa faveur. Par contre, ce qui saute aux yeux, c’est que lui, Kalters, ne vous fait pas confiance.
  
  - C’est normal. Il me soupçonne de le manoeuvrer.
  
  - Mais alors, grands dieux, s’écria le Vieux, sur quoi vous basez-vous pour vous en remettre à ce type ?
  
  - Le goût du risque, peut-être ? glissa Coplan, railleur.
  
  - Si c’est cela, prenez un train pour Deauville et purgez-vous en jouant aux courses ou à la roulette du casino. Les dégâts seront moins graves.
  
  Coplan, pensif, alluma une Gitane. Le Vieux, la mine plutôt morose, interrogea en baissant les yeux vers les papiers étalés sur sa table de travail :
  
  - Vous tenez réellement à votre idée, ou bien ne s’agit-il que d’une proposition en l’air ?
  
  - Sincèrement, je tiens à mon idée.
  
  - Vous me troublez, Coplan, soupira le Vieux.
  
  Puis, avec une moue fataliste :
  
  - Je vous ai donné carte blanche au départ et je ne veux pas revenir sur ma parole. Mais nous pourrions couper la poire en deux, non ?
  
  - Comment cela ?
  
  - Gardons au moins Olga comme otage.
  
  - Impossible, laissa tomber Francis. C’est elle qui connaît les lieux où nous voulons opérer et les mœurs du gibier que nous voulons piéger. Sans elle, c’est fichu d’avance.
  
  - Mais si ce couple vous claque dans la main ?
  
  - J’aurai perdu le plus beau pari de ma vie, c’est un fait. Et ça me servira de leçon.
  
  - A la sortie, c’est moi qui trinquerai, grinça le Vieux.
  
  - Vous n’en ferez pas une maladie, tout de même ! riposta Francis. Des détenus qui s'évadent, cela se produit tous les jours.
  
  - Vous en parlez à votre aise, vous ! Enfin, tant pis, essayez votre combine. Nous verrons bien comment cela finira.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Ce samedi-là, parmi les nombreux voyageurs qui débarquèrent à Vienne en provenance de Paris - c’était un vol Air France particulièrement matinal, puisque l’horloge de l’aérogare de Schwechat indiquait 9 h 50 du matin - il y avait quatre passagers qui faisaient semblant de ne pas se connaître et qui pourtant se connaissaient fort bien. Il s’agissait de Francis Coplan, d’André Fondane, de Kalters et d’Olga.
  
  Pour ces deux derniers, le spécialiste du SDEC avait fait des miracles. Kalters, les cheveux décolorés, les yeux abrités par des lunettes, le visage orné d’une moustache blonde et d’une barbe blonde en collier, était totalement méconnaissable. Son passeport - un authentique passeport établi par le gouvernement français - le signalait comme étant le Dr Pierre Aymé, domicilié à Paris, fonctionnaire au ministère de la Santé.
  
  Quant à Olga, devenue brune aux yeux marron (des verres de contact remplaçaient ses lunettes) et dotée d’une perruque, elle ne rappelait plus du tout la blonde naturiste de Montalivet. Son passeport était au nom de Françoise Coutelle, domiciliée à Paris, sans profession.
  
  Comme convenu, ces quatre personnages se retrouvèrent un peu avant midi au domicile d’un certain Roger Mizard, un vieil ami de Coplan, qui avait accepté avec beaucoup d’obligeance d’héberger les quatre voyageurs venus de Paris (Voir : « Coplan à l’affût »).
  
  Mizard était un grand bonhomme d’environ trente-cinq ans, osseux, au crâne dégarni, aux yeux gris. Les traits assez épais, le nez fort, la bouche plutôt grande, il donnait une impression de placidité à toute épreuve.
  
  Agent commercial en Autriche pour le compte de diverses firmes françaises, il occupait une belle villa entourée d’un jardin, dans la banlieue ouest de la ville.
  
  Kalters avait d’abord refusé de prendre la maison de ce Français comme P.C. opérationnel, car sa méfiance à l’égard de tout ce qui touchait de loin ou de près au SDEC ne désarmait pas. Mais Olga, pour une fois, avait pris le parti de Coplan en soulignant que cette formule éliminait déjà une bonne partie des risques. Un domicile privé vous expose moins à la curiosité d’autrui qu’un hôtel.
  
  Vienne, on le sait, est une des trois plaques tournantes de l’espionnage mondial - les deux autres étant Bruxelles et Hong Kong. Un type comme Kalters, même parfaitement déguisé, pouvait avoir des surprises désagréables en s’installant dans un hôtel.
  
  Bref, l’espion du G.R.U. s’était incliné.
  
  A peine arrivés chez Mizard, les deux agents du Vieux, Fondane et Francis, se remirent en route. A 12 h 50, Fondane commençait sa surveillance dans les parages de l’église des Ursulines, dans Johannes Gasse, au cœur du vieux quartier central de Vienne. Cette Johannes Gasse est une des rues perpendiculaires qui donnent dans la célèbre Kärntner Strasse, l’artère vitale de la capitale autrichienne.
  
  Coplan, lui, se mit de faction dans la Hegel Gasse, à environ deux cents mètres de son assistant.
  
  Vingt-cinq minutes plus tard, Olga s’amenait à son tour dans la Hegel Gasse. Elle pénétra discrètement dans un des immeubles de la rue, une ancienne maison bourgeoise récemment restaurée, haute de trois étages, à la façade ornée de motifs de style XVIIIème siècle habilement imités.
  
  Arrivée au second étage de la bâtisse, la jeune femme prit une petite clé de cuivre dans son sac à main et ouvrit en silence la porte palière. Circonspecte, elle pénétra dans l’appartement. Un rapide tour d’inspection la rassura. Rien n’avait changé, rien n’avait bougé.
  
  Olga parut moins tendue. Elle connaissait bien cet appartement puisqu’elle en était la propriétaire en titre, sous le nom de Mme Olga Narsen, professeur d’Histoire.
  
  En fait, c’était le G.R.U. qui avait agencé toute cette combine pour faciliter le travail de son agent de liaison et rendre les contacts invisibles. Comme à Oslo.
  
  Successivement, Kalters, Fondane et Coplan se glissèrent discrètement dans l’appartement dont la porte fut refermée.
  
  Kalters écrivit sur un feuillet de papier : " Il vient d’arriver. Branche les micros. » Il montra le feuillet à Olga.
  
  Celle-ci opina en silence, se rendit dans la salle de bains, actionna un curseur camouflé dans une boîte d’aération.
  
  Instantanément, les quatre membres du commando entendirent un sifflotement plein d’allégresse et les pas d’un homme qui se déplaçait.
  
  Olga et Kalters allèrent s’asseoir sur un divan, tandis que Coplan et Fondane prenaient place dans des fauteuils.
  
  L’attente commença.
  
  Elle fut longue, car ce n’est que deux bonnes heures plus tard que les micros répercutèrent le bruit d’une sonnerie, puis, quelques secondes après, une exclamation féminine enjouée, vaguement moqueuse aussi.
  
  Dès lors, Kalters, Olga, Fondane et Coplan, immobiles, figés, eurent l’impression d’écouter une pièce radiophonique. Ils ne perdaient pas un mot du dialogue transmis par les micros, mais ils ne voyaient pas les personnages de la comédie.
  
  Il apparut très vite que cette comédie radiophonique n’était pas précisément destinée aux enfants. Et les quatre auditeurs clandestins, attentifs, les yeux baissés, ne durent pas fouetter leur imagination pour visualiser les scènes qui se passaient dans l’autre appartement.
  
  Des soupirs entrecoupés de petits cris, des mots tendres émaillés de grossièretés inattendues, des râles, des halètements, c’était indéniablement expressif.
  
  Brusquement, Kalters se leva et fit un signe à Olga. Elle se leva, gagna la salle de bains, suivie par Kalters, Coplan et Fondane.
  
  Olga, se penchant, actionna d’un geste doux et mesuré une manette du chauffe-eau scellé dans le mur. Immédiatement, la paroi du fond de la petite salle d’eau se mit à coulisser sans le moindre bruit.
  
  Kalters regarda Coplan, puis Fondane. Les trois hommes exhibèrent les automatiques qu’ils avaient mis dans leur poche et, Coplan en tête, ils pénétrèrent dans l’appartement dont Olga venait de leur livrer l’accès secret.
  
  Il y a des choses qui vous laissent toujours un peu pantois, même quand on s’y attend plus ou moins. Debout à l’entrée d’une salle de séjour aménagée en studio, vaste pièce égayée par le soleil que les deux fenêtres versaient à profusion, Coplan regarda le spectacle qui s’offrait à sa vue. Il avait déjà vu des scènes intimes de ce genre, mais dans des théâtres spécialisés à Copenhague et à Singapour.
  
  Un homme nu, agenouillé sur un large divan, besognait fougueusement une partenaire qui se tenait à quatre pattes, la tête baissée. Vision primitive du couple humain en rut.
  
  Ce cavalier, accaparé corps et âme par sa voluptueuse chevauchée, tournait le dos à Francis et ne se doutait de rien. Sa monture, captivée par les assauts rythmés qui la pénétraient et qui lui prodiguaient un crescendo de sensations de plus en plus vertigineuses, n’était plus loin de l’extase et du septième ciel vers lequel elle progressait en poussant des cris rauques, témoignages d’une merveilleuse souffrance.
  
  Coplan, Fondane et Kalters s’avancèrent, s’approchèrent du divan.
  
  Francis, collant brutalement le canon de son automatique entre les omoplates de l’homme nu, articula d’une voix sèche, en allemand :
  
  - C’est comme ça que vous accueillez les visiteurs, Weinmann ?
  
  L’homme redressa le buste d’un mouvement brusque, comme s’il venait d’être piqué par un scorpion. Il se retourna en lâchant sa partenaire et en se dégageant du fourreau torride qui emprisonnait sa virilité.
  
  La femme, paralysée de saisissement, ne changea pas de posture mais tourna la tête vers les intrus qu’elle examina, hébétée, à travers le rideau de ses cheveux pendants.
  
  Coplan reprit, glacial :
  
  - Debout, Weinmann !
  
  L’interpellé, un peu groggy, obtempéra en maugréant :
  
  - Donnez-moi au moins quelque chose pour me couvrir...
  
  - Votre nudité triomphante ne me gêne pas. Et mes deux amis sont des médecins.
  
  Quant à madame, je suppose que c’est une vision qui ne lui déplaît pas trop ?
  
  Fondane et Kalters marchèrent en silence sur Weinmann. L’empoignant avec une vigueur dénuée d’amabilité, ils le poussèrent sur une chaise à laquelle ils le ligotèrent au moyen des cordelettes qu’ils avaient apportées tout exprès dans cette intention.
  
  Après quoi, la fille - une beauté capiteuse dont le visage, encore marqué par l’égarement qui accompagne les fortes émotions sensuelles, irradiait des ondes terriblement aphrodisiaques - fut également ficelée sur une chaise.
  
  Coplan martela :
  
  - Je vous accorde une minute pour reprendre vos esprits, Weinmann. Ensuite, je vous poserai quelques questions et votre vie dépendra des réponses que vous me donnerez.
  
  Un silence plein d’électricité plana dans la pièce. Coplan et Kalters observaient Weinmann dont l’excitation sexuelle était complètement retombée. Fondane, lui, couvait des yeux la ravissante fille nue qui paraissait le fasciner.
  
  Avec brusquerie, Coplan articula :
  
  - A nous deux, Weinmann. Si mes renseignements sont bons, c’est vous qui êtes chargé d’acheminer les ordres de mission destinés au nommé Hans Kalters, n’est-ce pas ?
  
  Weinmann, qui s’était débarrassé de ses lunettes pour faire l’amour, dévisageait Coplan de ses petits yeux de myope et semblait complexé de se trouver dans cette posture.
  
  - Je ne connais personne de ce nom, marmonna-t-il. En fait, je ne comprends rien à ce que vous racontez.
  
  - Attention, Weinmann, gronda Francis. Vous êtes mal parti. Je vous préviens que si vous vous obstinez à nier l’évidence, cela n’arrangera pas votre cas. Hans Kalters, tout comme vous, appartient au G.R.U. et il porte l’indicatif S.D.10. Son agent de liaison est une femme, Olga Narsen. Quand vous la convoquez, Olga vient ici et elle s’introduit dans votre appartement comme nous venons de le faire, c’est-à-dire en empruntant le passage secret qui communique avec la maison située dans Hegel Gasse. Je sais que votre amie Olga Narsen ne vient jamais le samedi, car vous lui avez signalé que c’était votre jour d’amoureux. Mais notre visite est un cas spécial... Olga, une fois en possession des ordres, s’en retourne à Oslo où elle contacte Kalters selon le même procédé, le système des appartements reliés par une cloison mobile. Voulez-vous d’autres détails précis ?
  
  Weinmann baissa la tête et grommela :
  
  - C’est ridicule. On se croirait au cinéma !
  
  - Vous n’avez jamais entendu parler de Kalters, en somme ?
  
  - Peut-être, mais je ne m’en souviens plus.
  
  - Pour votre gouverne, je vous signale qu’il est mort. Il a été abattu dans une prison norvégienne au cours d’une tentative d’évasion. Quant à votre copine Olga Narsen, elle s’est suicidée dans le sud-ouest de la France au moment où elle allait être arrêtée. Etant donné votre métier de documentaliste, vous devez lire beaucoup de journaux, j’imagine ? Vous devez donc savoir que la police française a coffré un certain nombre de vos complices ?
  
  Weinmann, le front toujours penché, affectait une sorte de détachement proche de l’absence, comme pour faire croire que les paroles de Coplan ne le concernaient pas. Mais ses lèvres tremblaient nerveusement.
  
  Coplan reprit :
  
  - Il y a toujours moyen de faire parler les muets, vous le savez. Nous disposons de plusieurs techniques très efficaces pour arracher les confidences des informateurs rétifs. Malheureusement, j’ai très peu de temps et je suis contraint d’agir vite. Voici donc ma question. Si vous y répondez d’une manière satisfaisante, nous nous retirons purement et simplement, sans toucher à un cheveu de votre tête. Par contre, si vous refusez de coopérer, ce sera une autre affaire...
  
  S’approchant davantage de la chaise sur laquelle Weinmann était ligoté, Francis, d’une main ferme, obligea le type à lever la tète.
  
  - Ne faites pas l’innocent, Weinmann. Je veux savoir pourquoi vous avez livré Kalters au contre-espionnage de l’OTAN.
  
  - Je n’ai jamais livré personne, balbutia l'agent de Kanieff.
  
  - C’est votre dernier mot ?
  
  Clignant des yeux, l’homme du G.R.U. répéta d’une voix morne :
  
  - Je n’ai jamais livré personne.
  
  - Parfait, opina Coplan, très sec.
  
  Il relâcha le menton de Weinmann, se dirigea vers la chaise sur laquelle se trouvait la belle Sylvia, toujours surveillée par Fondane. La jeune femme, les traits creusés, les joues décolorées, fixa Coplan d’un œil anxieux.
  
  - Désolé, ma jolie, ricana Francis. Vous allez pouvoir mesurer l’étendue et la sincérité des sentiments que vous porte votre amant. Comme j’ai pu m’en rendre compte, il est très vaillant dans certaines circonstances mais il est moins à la hauteur dans d’autres. S’il ne répond pas à ma question, je commencerai par vous.
  
  Posément, il ajusta un silencieux à son automatique.
  
  - N’ayez crainte, dit-il à la fille, vous ne souffrirez pas. D’une seule dragée vous serez expédiée dans un autre monde.
  
  Sylvia, affolée, protesta d’une voix enrouée :
  
  - Vous êtes fou ! Je ne suis pour rien dans cette histoire, moi !
  
  - Moi non plus ! riposta Coplan, acerbe. Je me sers de vous parce que vous êtes là. Ce n’est pas moi qui vous ai demandé de venir, après tout.
  
  La fille, s’adressant à Weinmann, s’écria :
  
  - Tu ne peux pas laisser faire une chose pareille, Igor ! Je ne veux pas mourir !
  
  - Je t’en prie, Sylvia, reste calme, prononça Weinmann sur un ton presque suppliant. C’est du chantage.
  
  Prenant la balle au bond, Francis lança à Weinmann :
  
  - Du chantage ? Vous vous trompez une fois de plus. Et vous en aurez la preuve dans trente secondes. C’est mon dernier délai.
  
  La jeune femme se mit à insulter son amant :
  
  - Salaud, lâche !
  
  Coplan ricana :
  
  - Ne vous en faites pas, mon ange, vous aurez toute l’éternité pour vous chamailler avec ce sinistre individu, car il ira vous rejoindre au paradis dans la minute qui suivra votre mort.
  
  Sylvia, le souffle oppressé, hurla :
  
  - Igor, je t’en supplie, parle !
  
  Mais Weinmann resta de marbre.
  
  Alors, Francis, appliquant le canon de son arme sur la tempe de la femme, prononça :
  
  - Maintenant, fini de discuter, c’est l’heure de la vérité. Ce n’est pas de gaieté de cœur que je vous sacrifie, croyez-le bien. Je suis d’un naturel plutôt doux et, dans la vie privée, je me suis toujours comporté en galant homme, surtout envers les femmes d’une exceptionnelle beauté. Mais j’ai une tâche à remplir et je suis un homme de devoir.
  
  Sylvia, la bouche tordue par la peur, cria :
  
  - Non, non, je vais parler, moi ! C’est bien lui qui a balancé Kalters ! Et je peux même vous dire à qui il l’a livré !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Une stupéfaction indicible s’abattit sur tous les protagonistes de la scène. Mais le plus abasourdi de tous fut apparemment Weinmann.
  
  Les yeux écarquillés, le cou tendu vers Sylvia, il avait l’air d’un vautour pris au piège.
  
  - Tu as perdu la tête ? glapit-il.
  
  - Crétin ! siffla-t-elle. Tu t’imagines peut-être que je suis ici pour tes beaux yeux ? J'aime mieux perdre la tête que perdre la vie.
  
  - Salope ! éructa l’agent du G.R.U.
  
  Coplan intervint, glacial :
  
  - Si vous avez réellement quelque chose à me dire, mademoiselle Sylvia, dépêchez-vous.
  
  - Weinmann a livré Kalters au colonel Garwood, attaché culturel à l’ambassade des Etats-Unis et agent de la C.I.A. J’ai vu le message anonyme qu’il a fait parvenir à Garwood. Tout y était : le signalement de Kalters, le signalement du type chargé de prendre les photos, leur point de contact à Frederishavn, la marque et le numéro de la voiture de Kalters. Une dénonciation précise, détaillée, complète.
  
  Coplan, se tournant vers Weinmann, questionna, sarcastique :
  
  - Vous avez entendu ?
  
  Le myope articula, méprisant :
  
  - Elle raconte n’importe quoi. Vous voyez bien qu’elle est terrorisée. Ce que vous faites est dégueulasse. Vous êtes des fumiers.
  
  Sylvia intercala, insultante et agressive :
  
  - Le pauvre con ! Il se prend pour un héros ! Ce que je vous ai dit est rigoureusement vrai. Et je peux le prouver.
  
  - Justement, enchaîna Francis, très froid, c’est ce que j’allais vous demander. Pouvez-vous contacter ce Garwood dont vous venez de citer le nom il y a un instant ?
  
  - Il est parti en vacances, dans le midi de la France. Mais son adjoint confirmera mes dires.
  
  - De qui s’agit-il ?
  
  - Du colonel Brender.
  
  Coplan et Fondane échangèrent un bref coup d’œil, puis Coplan questionna sur un ton détaché :
  
  - Où se trouve-t-il, ce colonel ?
  
  - Chez lui, à son domicile. Il regarde un match de football à la télé.
  
  - Etes-vous d’accord pour lui passer un coup de fil ?
  
  - Oui, quand vous voulez.
  
  Coplan rengaina son arme. Avec l’aide de Fondane, il débarrassa Sylvia de ses liens. Elle se leva aussitôt, se dirigea vers ses vêtements qu’elle avait jetés sur un fauteuil. Mais Fondane lui barra promptement la route.
  
  - Minute, mon chou, lui jeta-t-il, railleur.
  
  Il inspecta les vêtements de la fille, s’empara de son sac à main qu’elle avait également posé sur le fauteuil.
  
  Coplan intervint :
  
  - Vous vous habillerez plus tard. Nous ne sommes pas pudibonds. Venez par ici...
  
  Enveloppant dans sa main droite le coude de Sylvia, il la guida vers la salle de bains et la fit passer dans l’autre appartement. Olga, qui avait suivi toute la scène grâce aux micros, murmura en allemand :
  
  - L’appareil téléphonique est dans la chambre, là-bas.
  
  Sylvia, s’adressant à Coplan, prononça d’un air soucieux :
  
  - Il me faut mon sac. Je ne connais pas le numéro par cœur.
  
  Coplan alla chercher le sac, le vida sur la table de la salle de séjour, s’enquit :
  
  - C’est votre agenda qu’il vous faut ?
  
  - Oui.
  
  Il le lui tendit. Elle le compulsa, le lança sur la table, se dirigea vers le téléphone, décrocha le combiné, forma un numéro.
  
  Une voix courroucée se fit entendre à l’autre bout du fil. Sylvia, dans un anglais parfait, émit :
  
  - Colonel Brender ? C’est Sylvia Brammel qui vous parle. Je suis désolée de vous déranger, mais je me trouve dans une situation difficile et j’ai besoin de vous. Je vous passe un monsieur qui désire vous parler...
  
  Le visage durci par une expression de défi, elle passa le combiné à Coplan.
  
  - Hello, Dick Brender ? lança Francis, enjoué. Est-ce qu’il est passionnant, ce match de foot ?
  
  - Qui est à l’appareil ? grommela l’Américain, rogue.
  
  - Un ami de Paris, Coplan.
  
  - Non ? lâcha le colonel, surpris. C’est vous qui mettez ma charmante copine Sylvia dans une situation difficile ?
  
  - Eh oui, mais je suis en service commandé, que voulez-vous. Je le regrette, d’ailleurs, car j’aurais préféré rencontrer votre amie dans des circonstances plus agréables.
  
  - Qu’est-ce qui se passe ?
  
  - Trop long à vous expliquer, Dick. Surtout par téléphone. Mais si vous pouviez faire un saut jusqu’ici, vous me rendriez un sacré service.
  
  - Où êtes-vous ?
  
  - Au 330 de la Hegel Gasse. Vous voyez où ça se trouve ?
  
  - Oui, je connais. Mais pourquoi avez-vous besoin de moi?
  
  - J’ai un problème extrêmement épineux à résoudre et votre témoignage personnel m’est indispensable.
  
  - C’est bon que c’est pour vous, grommela l’Américain. Je serai là dans vingt minutes.
  
  - Je ferai le guet pour vous accueillir.
  
  
  
  
  
  Le colonel Dick Brender était un grand type sportif de quarante ans, au visage rude, au teint bronzé, aux cheveux châtains.
  
  Pendant trois ans, il avait été attaché militaire à l’ambassade des Etats-Unis à Paris et, à deux reprises, dans des circonstances assez particulières, il avait été amené à collaborer avec Coplan (officieusement) pour résoudre des questions qui concernaient la C.I.A.
  
  C’est avec une lueur malicieuse dans la prunelle qu’il serra la main de Francis en disant à mi-voix :
  
  - Vous faites du tourisme dans cette bonne ville de Vienne ?
  
  - Mais oui, comme vous le voyez. Venez, je vous montre le chemin, c’est au deuxième étage.
  
  Quand Brender, guidé par Coplan, pénétra dans la salle de séjour de l’appartement d’Olga, il lâcha un « Ho ! » effaré en voyant Sylvia, assise sur le divan, dans le plus simple appareil.
  
  - Vous aviez trop chaud ? fit-il en évitant d’appuyer son regard sur la superbe nudité de la fille.
  
  - Vous pouvez le dire ! renvoya Sylvia, acerbe. J’ai eu très chaud, en effet.
  
  L’Américain, dévisageant Coplan, attendit une explication. Francis murmura :
  
  - Asseyez-vous, Dick, nous avons pas mal de choses à tirer au clair. Vous permettez ?
  
  Il disparut, se rendit dans l’appartement de Weinmann, dit à Fondane :
  
  - Tiens notre ami Weinmann à l’œil. Je vais faire le point avec Dick Brender.
  
  Puis, à Kalters :
  
  - Venez, que je vous présente à l’ami de la charmante Sylvia...
  
  Effectivement, ayant rejoint le colonel en compagnie de Kalters, il présenta ce dernier à l’agent de la C.I.A. en disant :
  
  - Le docteur Aymé, un de mes assistants.
  
  Brender serra cordialement la main du faux barbu.
  
  Coplan commença alors, sur un ton posé :
  
  - Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, Dick, je vous résume rapidement l’affaire dont je m’occupe depuis quelques semaines. Les autorités de Bonn nous ont livré un agent du G.R.U. qui s’est fait épingler en flagrant délit d’espionnage au Danemark. Il s’agit d’un nommé Hans Kalters. Est-ce que ce nom vous dit quelque chose ?
  
  - Bien sûr ! s’exclama le colonel, vaguement hilare.
  
  - En étudiant le dossier de Kalters, je suis arrivé à la conclusion qu’il a été balancé par ses propres camarades du G.R.U. et que c’est un certain Weinmnan qui s’est chargé de la chose. Par chance, je disposais d’une excellente documentation et je me suis amené à Vienne pour interviewer le type en question. Pour ne rien vous cacher, la pièce où vous vous trouvez en ce moment communique avec l’appartement privé de Weinmann par un passage secret. Bref, j’ai surpris Weinmann en posture galante avec Miss Sylvia. Et c’est elle qui m’a révélé que vous pouviez prouver la culpabilité de ce Weinmann.
  
  - Exact, opina l’agent de la C.I.A. J’ai la lettre de dénonciation dans mes archives.
  
  Sylvia s’exclama, triomphante :
  
  - Qu’est-ce que je vous disais ! Vous me croyez maintenant ?
  
  - Oui, maintenant je vous crois, dit Francis. Heureusement que vous avez mangé le morceau ! Je vous assure que vous l’avez échappé belle. Si je comprends bien, vous étiez en service commandé, vous aussi ?
  
  - Naturellement.
  
  Coplan se tourna vers le colonel.
  
  - Miss Sylvia travaille pour vous ?
  
  - A l’occasion, laissa tomber négligemment Brender, un sourire au coin des lèvres. Mais votre histoire est plus marrante que vous ne le croyez, car il y a déjà six mois que j’ai Weinmann dans mon collimateur.
  
  - J’allais aborder ce point, dévoila Francis. Sylvia nous a parlé d’une lettre anonyme rédigée par Weinmann. Comment diable avez-vous fait pour identifier à coup sûr l’auteur de cette lettre anonyme ?
  
  - Je ne sais pas si j’ai le droit de pousser mes révélations aussi loin, soupira le colonel. Mais enfin, puisque nous sommes entre amis... C’est une très grosse légume du G.R.U. qui nous a signalé le rôle véritable de Weinmann à Vienne.
  
  Coplan grinça :
  
  - C’est la meilleure ! Weinmann, qui trahit Hans Kalters, est trahi à son tour par un de ses chefs du G.R.U. Du joli monde, tout cela !
  
  - Oh, ne faites pas le dégoûté ! répliqua le colonel. Nous en sommes tous là dans nos pays respectifs ! Les places au soleil sont chères et chacun met des bâtons dans les roues de son prochain. Au Kremlin, comme vous le savez, c’est la grosse bagarre entre les faucons et les colombes. Or, figurez-vous que Weinmann est le chouchou d’un général belliqueux que les dirigeants du Parti détestent, un nommé Kanieff. Les Soviets nous ont discrètement mis au parfum parce qu’ils cherchent à se débarrasser de ce général et de sa clique. Ce n’est pas plus compliqué que cela.
  
  Il y eut un silence.
  
  Coplan, pensif, alluma une Gitane. Puis, reprenant cette conversation à la fois si intéressante et si déconcertante, il énonça en regardant l’Américain :
  
  - Je commence à voir clair, sauf sur un point : qu’est-ce que Kalters vient faire dans ce règlement de comptes entre les services secrets moscovites ?
  
  - C’est encore une autre histoire, soupira Brender. Je vais être obligé de vous faire un petit cours de politique internationale, j’en ai peur... Vous êtes au courant, je suppose, de la question capitale qui domine actuellement dans le domaine de la sécurité mondiale ? Les Russes feront-ils la paix ou la guerre ?... Les dieux seuls le savent, hélas ! Si les civils du Parti gardent le pouvoir au Kremlin, ce sera la paix. Si les généraux de l’Armée rouge prennent le dessus, ce sera la guerre. En partant de cette donnée essentielle, l’explication de l’affaire Kalters est simple : cette histoire fait partie d’une manœuvre de grande envergure orchestrée par les militaristes du G.R.U. Ces gens-là, pour augmenter leur influence et obtenir les crédits qu’ils réclament, s’ingénient à flanquer la frousse aux pays occidentaux, aux pays Scandinaves plus particulièrement. Les sous-marins atomiques soviétiques croisent dans la Baltique, les troupes russes s’exercent à la frontière de la Norvège, etc. Pour fignoler la mise en scène, le G.R.U. a dénoncé Kalters, révélant ainsi que l’espionnage soviétique est très actif dans les pays nordiques. Résultat : l’OTAN se renforce. Et, par répercussion, l’Armée rouge justifie vis-à-vis du Politburo les crédits colossaux qu’elle engloutit pour augmenter d’une façon continue son potentiel de guerre. Le mécanisme est simple et ingénieux.
  
  Coplan objecta :
  
  - Mais pourquoi avez-vous transmis la dénonciation aux Norvégiens ?
  
  - Pour faire d’une pierre deux coups, dit le colonel avec une pointe de cynisme. Nous étions sûrs d’éliminer Kalters et nous obtenions la gratitude des Norvégiens. N’oubliez pas que les Norvégiens ont terriblement souffert lors de la dernière guerre. L’occupation de leur territoire par les Allemands d’abord, par les Russes ensuite, a fait d’immenses dégâts. La ruine et la mort ont laissé dans ce pays des blessures difficiles à guérir. Sous l’impulsion de quelques vieux soldats qui ont lutté dans les rangs de la Résistance, une nouvelle résistance clandestine s’est formée en Scandinavie et c’est à l’un des leaders de cette organisation secrète que nous avons communiqué les renseignements qui ont permis l’arrestation de Kalters.
  
  Coplan hocha lentement la tête, expira un long nuage de fumée bleue et dit :
  
  - Cette fois, la boucle est bouclée. Il n’y a plus de mystère : ce sont les résistants Scandinaves qui ont assassiné les deux types dont la mort est attribuée au G.R.U. n’est-ce pas ? Un certain Jorel et le fonctionnaire Louis Bjorson.
  
  - Oui, très probablement. Ces deux individus, le politicien allemand et le fonctionnaire norvégien de l’OTAN, étaient une menace pour les Scandinaves, car ces deux hommes prêchaient farouchement le désarmement de l’Europe du Nord. C’est à ce titre qu’ils étaient dangereux. Les Norvégiens considèrent que la démilitarisation de leur pays fait le jeu des Russes.
  
  - Merci, Dick, murmura Francis. Vous venez de me donner une preuve de confiance et d’amitié que je ne suis pas près d’oublier. Incidemment, je vous signale que Weinmann se trouve dans l’appartement voisin, dûment ligoté. Qu’est-ce que vous me conseillez d’en faire ?
  
  Le Dr Aymé, qui n’avait pas prononcé un seul mot, déclara brusquement :
  
  - Il faut le livrer à la police autrichienne. Œil pour œil, dent pour dent...
  
  Le colonel américain se tourna vers le soi-disant Dr Aymé (alias Kalters) et marmonna :
  
  - Oui, c’est une bonne solution, tout compte fait. Je peux m’en charger, éventuellement.
  
  - Je m’en occuperai, assura le docteur à la barbe blonde.
  
  - Comme vous voulez, acquiesça l’Américain en se levant.
  
  Coplan lui demanda :
  
  - Vous avez hâte de retourner à votre télé, hein ?
  
  - Oui, je pourrai peut-être voir la fin de mon match.
  
  - Sylvia va vous accompagner. Elle vous fournira une compensation qui ne sera sûrement pas désagréable...
  
  Francis dit à la fille :
  
  - Habillez-vous. Le colonel vous attend.
  
  Dix minutes plus tard, au moment de se retirer avec sa ravissante collaboratrice occasionnelle, le colonel demanda soudain à Coplan :
  
  - A propos, et Kalters ? Il est toujours entre vos mains ?
  
  - Oui, pourquoi ?
  
  - Je me demande si votre directeur m'autoriserait à voir ce type. Je dois me rendre à Paris dans trois semaines et j’aurais aimé avoir une conversation avec ce confrère soviétique. Je me suis laissé dire que c’était un as.
  
  - Vous voulez l’engager pour la C.I.A. ? ironisa Francis.
  
  - Oui, nous avons besoin de types comme lui. Les Russes nous ont déjà roulés tant de fois que nous nous méfions de leurs belles promesses. Un bon agent du G.R.U. peut nous aider à vérifier leurs déclarations.
  
  - J’en parlerai à mon directeur, promit Coplan, amusé par le piquant de ce quiproquo. Vous jouez vraiment sur tous les tableaux, hein ?
  
  - Normal, non ? fit le colonel. Il y a déjà trois ans que je roule dans la même bagnole et je ne me suis jamais servi de ma roue de secours. N’empêche que je ne me mettrais pas en route sans l’avoir dans mon coffre.
  
  Le Dr Aymé articula d’un air sentencieux :
  
  - Ne vous faites pas d’illusions, colonel. J’ai longuement bavardé avec Kalters et je vous affirme qu’il ne marchera pas. Il déteste les faucons de Moscou, mais il déteste tout autant les militaires du Pentagone.
  
  - Bah, sait-on jamais ? fit le colonel en haussant les épaules. Qui ne risque rien n’a rien.
  
  Il s’en alla avec la jolie Sylvia qui n’eut même pas un sourire pour Fondane. Ni pour Coplan, à plus forte raison.
  
  Après le départ de l’Américain, Coplan dit à Kalters :
  
  - Vous alerterez la police viennoise avant de reprendre l’avion pour Paris. Il ne faut pas jouer avec le feu.
  
  - Oui, comptez sur moi.
  
  - Vous avez peut-être tort de négliger l’offre du colonel Brender.
  
  - Non, ma décision est prise depuis une heure. Je me sens très bien dans la peau du Dr Aymé. J’ai toujours rêvé d’être toubib... Si vous êtes d’accord, nous continuerons selon cette formule. Olga pense d’ailleurs comme moi.
  
  Coplan ne put cacher sa satisfaction.
  
  - Je m’étais juré de n’exercer aucune pression sur vous ni sur Olga, mais puisque vous optez librement pour la France, je vous avoue que cela me fait plaisir. Bien entendu, je serai toujours là pour vous donner un coup de main quand ce sera nécessaire.
  
  Kalters articula, impassible mais intérieurement ému :
  
  - Personne n’aurait fait pour Olga et pour moi-même ce que vous avez fait. J’espère que nous aurons l’occasion de vous prouver que nous ne sommes pas des ingrats.
  
  - Rassurez-vous, laissa tomber Coplan, cette occasion viendra.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  Achevé d'imprimer le 21 décembre 1973.
  
  
  
  
  
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