Le teint doré, la bouche pulpeuse, la prunelle de velours cachée par de longs cils soyeux, la jeune femme s’avança vers Coplan.
- Monsieur Francis Coplan ? s’enquit-elle d’une voix douce, en français.
- Oui, c’est moi.
- Voulez-vous me suivre, je vous prie ?
Il acquiesça.
Impressionnante, cette secrétaire. Malgré le côté un peu trop classique de sa tenue - jupe noire et chemisier blanc - elle avait quelque chose de très sexy dans son allure. Le relief de son chemisier, notamment.
De plus, pour une Iranienne, elle parlait drôlement bien le français.
Ils prirent l’ascenseur, débarquèrent au deuxième étage.
- Par ici, reprit la donzelle.
Avec cette indifférence apparente des filles qui savent pertinemment que leur plastique émoustille les hommes, elle guida le visiteur étranger vers une des portes du long couloir silencieux.
- Une seconde, souffla-t-elle. Je vous annonce.
Elle ouvrit, disparut, réapparut presque aussitôt.
- Veuillez entrer, je vous prie.
Coplan pénétra dans un vaste bureau rectangulaire et marcha d’un pas rapide, résolu, vers le quidam qui trônait là, assis derrière une grande table métallique encombrée de dossiers et de documents.
- Docteur Nakabar ? s’exclama Coplan, enjoué. Je suis enchanté de faire votre connaissance.
Il tendit la main.
Le bonhomme, un type d’une quarantaine d’années, presque chauve déjà, se leva et serra machinalement la main qu’on lui tendait.
- Souez lé bienvenou, mossié Coplanne, émit-il. Mais jé né souis pas le docteur Nakabar. Jé souis son adjoint.
- Oh, excusez-moi ! Voulez-vous me conduire auprès du docteur Nakabar ? Il m’attend...
- Voulez-vous asseoir, murmura le chauve en indiquant un siège. Jé régrette, mais le docteur Nakabar est absent.
Coplan fronça les sourcils.
- Comment cela, absent ? fit-il. Mais j’ai rendez-vous avec lui.
- Jé sais, jé sais. Malheureusement, le docteur Nakabar a dû partir en voyage.
Coplan, de plus en plus interloqué, articula :
- En voyage ? Mais... j’avoue que je ne comprends pas. Nous sommes bien le jeudi 6 mars, n’est-ce pas ?
- Euh... oui.
- Je ne me suis donc pas trompé de date. Le docteur Nakabar s’est donné la peine de m’écrire une lettre, une lettre fort aimable d’ailleurs, pour me fixer rendez-vous ici même, le jeudi 6 mars, à 11 heures du matin.
- Jé souis désolé, mossié Coplanne. C’est oune cas de force majeure. Voulez-vous asseoir, jé vous esplique.
Coplan, comme à regret, prit place sur la chaise.
Le chauve exposa sur un ton assez embarrassé :
- Le docteur Nakabar se trouver en ce moment dans la province de Khorazan avec mission technique soviétique pour affaire TRRÈS IMPORTANTE.
- Bon, soit. Mais je présume que vous êtes au courant de l’objet de ma visite ?
- Non, malheureusement, jé né souis pas au courant.
Coplan dévisagea son interlocuteur et grommela :
- De mieux en mieux. Mais quand rentre-t-il de voyage, votre patron ?
- On ne sait pas. Pétêtre oune semaine, pétêtre deux.
La stupeur de Coplan frisait l’incrédulité.
- Ce n’est pas sérieux, voyons, laissa-t-il tomber. Le docteur Nakabar me convoque et il s’en va sans vous donner la moindre instruction ? Il ignore sans doute que je suis un homme très occupé ? Je suis venu tout exprès de Paris, vous vous rendez compte. Téhéran, ce n’est pas la porte à côté, tout de même ! Le télégramme, le téléphone, le télex, cela n’existe pas dans votre pays ?
Le chauve baissa pudiquement les yeux et répéta :
- Jé souis désolé, mossié Coplanne.
Coplan déposa sur la moquette l’attaché-case qu’il avait tenu à la main jusque-là.
- Puis-je vous demander votre nom? murmura-t-il.
- Abdul Marouche.
- Et vous êtes l’adjoint du docteur Nakabar ?
- Oui.
- Autrement dit, vous êtes le directeur adjoint de la Commission Nationale de Planification et d’Équipement ?
- Exact.
- Et vous prétendez qu’avant de partir en voyage votre directeur ne vous a pas parlé de la lettre qu’il m’a écrite, du rendez-vous qu’il m’a fixé ?
- Jé souppose que c’est oune oubli.
Marouche était visiblement dans ses petits souliers. La voix de Coplan, la dureté de son regard gris ardoise n’avaient rien de rassurant.
Se levant, Francis s’approcha de la table métallique, y appuya ses deux poings fermés, se pencha en avant.
- C’est oune oubli fâcheux, mossié Marouche, ricana-t-il, parodique. Et je vais vous dire ce que j’en pense.
II prit un temps, puis articula :
- Chez nous, en France, les gens qui agissent comme vous le faites, les gens qui poussent le manque de correction à un degré pareil, on les appelle des salauds.
Abdul Marouche se recula instinctivement contre le dossier de son siège. Son teint mat s’était altéré, mais ses yeux de braise flamboyaient. Il parvint à répondre d’une voix un peu rauque :
- Jé vous en prie, mossié Coplanne. C’est oune malentendou. Le docteur Nakabar vous appellera à votre hôtel dès son retour. Patientez quelques jours.
- Patienter? gronda Francis. Vous rigolez, non ?
Il se redressa lentement, ce qui parut amplifier la densité de sa puissante carrure. Par contraste, le fonctionnaire iranien sembla se recroqueviller davantage, comme s’il s’attendait à être giflé. Mais déjà Coplan arborait un sourire. Un sourire étrange, condescendant, dédaigneux.
- Vous me faites pitié, Marouche, dit-il. Vous, votre directeur et tous les Perses. Savez-vous ce que vous êtes, au fond ? Des minables, des cloches, des sous-développés, des parvenus. Personne n’ose vous parler franchement parce que vous avez beaucoup de pétrole et beaucoup de dollars. Mais moi, je m’en fous. Je n’ai pas besoin de vous. Et ma société n’a pas attendu après vous pour être prospère. Contrairement à ce que le docteur Nakabar s’imagine, je ne suis pas venu à Téhéran pour mendier une commande. Par conséquent, je n’ai pas du tout l’intention de vous lécher le cul comme le font tous les Occidentaux qui ont l’honneur de pénétrer dans ce bureau. Si je me suis déplacé, c’est uniquement pour faire plaisir à M. Ghovam, votre attaché commercial à Paris. Il a plaidé la cause de votre pays en me certifiant que ma société pouvait vous rendre de grands services sur le plan technique. A titre confidentiel, permettez-moi de vous dire que les carnets de commande de la société Cophysic sont bourrés. Pour aider vos ingénieurs, nous aurions dû faire de gros sacrifices. Dieu merci, votre attitude inqualifiable me met à l’aise et je peux rentrer à Paris la conscience en paix !
- Jé souis navré, assura une fois de plus l’Iranien.
- Ne le soyez surtout pas ! s’écria vivement Francis. Une leçon comme celle que vous venez de me donner, ça vaut de l’or en barre ! On m’avait affirmé qu’il n’y avait pas de plus profonde joie, pour vous et vos semblables, que d’humilier les hommes d’affaires occidentaux. Je ne voulais pas le croire. Je m’aperçois à mes dépens que c’est vrai. Je ne l’oublierai pas.
Il mit sa main à plat sur sa poitrine, s’inclina cérémonieusement et ajouta :
- Pour une telle expérience, vous avez toute ma gratitude, monsieur Marouche. Et je compte sur vous pour transmettre mes remerciements au docteur Nakabar. J’ai bien l’honneur de vous saluer.
Sur ce, il empoigna sa mallette, fit demi-tour et sortit sans se retourner.
En quittant le building, Coplan constata que la neige s’était mise à tomber. Il décida néanmoins de rentrer à pied à son hôtel.
Les taxis ne manquaient pas, bien au contraire, mais la plupart étaient des « collectifs » et il fallait s’y connaître pour les utiliser à bon escient.
Une foule incroyable encombrait les avenues. Les voitures, engluées dans des embouteillages inextricables, klaxonnaient rageusement. Coplan réalisa que c’était le début du week-end. En Iran, comme partout dans le monde musulman, le vendredi est jour férié.
Dès son arrivée au Park Hôtel, il monta dans sa chambre pour se débarrasser de son attaché-case. Il n’avait plus besoin de ses catalogues de la société Cophysic.
Il enfila son manteau et repartit. Un des taxis qui stationnaient dans la cour intérieure de l’hôtel le conduisit à l’ambassade de France.
Richard Merlet était là, comme convenu. Affalé dans un des clubs qui meublaient son bureau d’attaché commercial, il lisait le Kayhan, le quotidien de langue anglaise de Téhéran.
Il accueillit Francis comme s’il l’avait quitté la veille.
- Salut, Coplan. Ce voyage s’est bien passé ?
- Très bien, merci. J’avais lu dans le Figaro qu’il ne faisait pas chaud dans ce pays, mais je ne m’attendais quand même pas à trouver de la neige.
- Nous sommes à 1 232 mètres d’altitude, mon cher.
- Je le sais, mais là dernière fois que je suis venu dans ce patelin j’ai transpiré comme un bœuf et bouffé des tonnes de poussière. C’était en été, naturellement.
- Assieds-toi et raconte. Quelles sont tes impressions, maintenant que tu as vu le docteur Nakabar en chair et en os.
Coplan s’installa dans un fauteuil, regarda Merlet et prononça ironique :
- Un fiasco sur toute la ligne. Je n’ai pas eu le plaisir de rencontrer l’éminent docteur Nakabar.
- Comment cela ?
- Il est parti en voyage. Sans me prévenir, sans donner la moindre instruction à son adjoint Marouche.
- En voyage ? fit Merlet.
- Dans la province de Khorazan avec une mission technique soviétique.
- Mon œil ! répliqua Merlet, sarcastique. Pas plus tard qu’hier soir, Nakabar dînait au Sheraton avec mon collègue de l’ambassade d’Allemagne fédérale et deux grosses légumes de la banque centrale de Francfort. De plus, la mission technique moscovite a quitté Téhéran depuis quarante-huit heures. Nakabar s’est foutu de toi, tout bonnement. Et ça ne me surprend pas outre mesure.
Coplan ne répondit pas tout de suite. Pensif, il alluma une Gitane, expulsa un nuage de fumée, considéra le bout de sa cigarette et questionna :
- En somme, d’après toi, ce serait délibérément que Nakabar m’aurait posé ce lapin ?
- J’en suis presque sûr. D’ailleurs, j’avais prévenu le Vieux. Je l’avais mis en garde.
- Je sais, je suis au courant. Mais alors, pourquoi diable Nakabar m’a-t-il écrit une lettre aussi chaleureuse ?
- Ben dame, pour t’inciter à venir. Et avoir l’occasion de te montrer qu’il peut se permettre de te traiter comme on traite un larbin.
Coplan s’esclaffa.
- Si c’est comme ça, j’ai l’impression qu’il va déchanter. J’ai renversé les rôles.
Merlet arqua les sourcils.
- Que veux-tu dire ?
- Je vais te raconter...
Richard Merlet était un solide gaillard de trente-quatre ans, sympathique, intelligent. Ses cheveux d’un blond-roux, ses joues roses et bien remplies, ses yeux bleus et son menton rond lui donnaient un air un peu effacé, mais le Vieux le considérait comme un de ses meilleurs agents stationnés au Moyen-Orient.
Lorsque Coplan se tut, Merlet, dont le faciès s’était rembruni, marmonna :
- Tu as vraiment traité Abdul Marouche de salaud ?
- Et comment ! J’ai même spécifié qu’ils étaient tous des minables : lui, son patron, et tous les Iraniens en bloc.
Merlet esquissa une grimace et murmura :
- Tu as eu tort de perdre ton sang-froid. Remarque, je te comprends. Tu étais furax et tu as dit ce que tu avais sur le cœur.
- Tu trouves que je suis allé un peu fort ?
- Euh... oui. Ces types sont terriblement orgueilleux, je t’assure. Marouche va probablement répéter tes propos à son patron et cette histoire pourrait avoir des suites regrettables. Tu ne t’en rends pas compte, mais tu as pris des risques énormes.
- Quels risques ? Je ne pouvais quand même pas laisser passer un affront pareil sans réagir, non ?
- On voit bien que tu ne connais pas ces Iraniens, soupira Merlet, tracassé. Pour ces types-là, une insulte est un crime inexpiable.
Coplan affichait un air béat. Il tira une longue bouffée sur sa cigarette, expulsa la fumée et prononça :
- Eh bien, tant mieux. Si tu me garantis que le docteur Nakabar va m’en vouloir à mort, je suis le plus heureux des hommes.
Merlet, décontenancé, dévisagea Francis.
- Tu fais le fortiche, mais tu pourrais bien t’en mordre les doigts.
Coplan se leva, alla écraser son mégot dans le cendrier de cristal qui se trouvait sur la table de travail de Merlet,
Puis, tout en marchant dans la pièce, il émit sur un ton amical :
- Je vais te mettre au parfum et tu verras que tu as tort de te faire du mauvais sang... En réalité, ma colère et mes paroles blessantes à l’égard de Marouche, c’était du bidon. Pour ne rien te cacher, l’absence de Nakabar m’arrangeait bigrement et j’ai profité de cette occasion inespérée pour amorcer d’entrée de jeu la mannœuvre que je voulais accomplir tôt ou tard. Le but réel de ma venue à Téhéran, c’est d’entrer en conflit avec le docteur Nakabar.
- Ah ? fit Merlet, éberlué. Mais pourquoi ?
- Pour voir sa réaction. L’acharnement de ce type à démolir les positions de la France intriguent Paris. Le Vieux a de bonnes raisons de penser que le jeu du docteur Nakabar cache quelque chose. Et je suis chargé de tirer cela au clair. Alors, à ton avis, qu’est-ce qui va se passer maintenant ?
- Je viens de te le dire. Marouche va répéter tes paroles à son patron et ça va barder. Nakabar n’a d’ailleurs plus le choix. Ne serait-ce que vis-à-vis de son adjoint, il est obligé de sauver la face.
- Bon, admettons. Mais que peut-il faire ? C’est lui qui s’est mis dans son tort, pas moi. Légalement, je tiens le bon bout.
- Si tu te figures que Nakabar va s’embarrasser de légalité pour se venger ! s’exclama Merlet, caustique. Sa fortune et son prestige lui permettent d’agir selon son bon plaisir, sans tenir compte des lois. A ta place, je filerais le plus vite possible.
- Pas question, assura tranquillement Coplan. Le Vieux ne me le pardonnerait pas.
- Dans ce cas, tu peux t’attendre à avoir des surprises très désagréables.