Venant de Genève par le train, Roger Natello débarqua à Zürich un peu avant midi. Une petite valise de cuir jaune à la main, il sortit de la gare. Une ondée avait mouillé l’asphalte mais, pour l’instant, le soleil qui brillait allègrement annonçait une belle éclaircie.
Hésitant, Natello resta un moment à contempler la fontaine monumentale dont les eaux scintillaient.
Comme à Genève, la veille, il était épaté par la limpidité de l’air et par la vivacité de la lumière. C’était la première fois qu’il voyageait en Suisse.
Pour ceux qui ne connaissent que les gares françaises et leurs abords minables, l’aspect pimpant des villes helvétiques est une surprise, pour ne pas dire un ravissement.
Histoire de se dégourdir les jambes, Natello décida de faire une petite balade avant de prendre un taxi. Il traversa la place et enfila la vaste rue qui s’ouvrait devant lui. Sans se presser, il marcha ainsi jusqu’à un carrefour très animé où les longs tramways bleus et blancs se succédaient à un rythme rapide. Il chercha du regard la plaque qui indiquait le nom de cette place et il lut : Paradeplatz. Il ne put s’empêcher de sourire. Comme coïncidence, c’était assez marrant. Sans l’avoir voulu, il était tombé pile sur l’endroit que Belker lui avait donné comme point de repère.
Et ce qui était encore plus marrant, c’est qu’il se trouvait exactement devant la vitrine du grand horloger Türler !
La plupart des montres et pendules qui garnissaient l’étalage marquaient 12 h 24. Natello avait donc seize minutes d’avance sur l’heure convenue.
Il se promena dans les parages et il s’arrangea pour être derechef devant le magasin Türler à 12 h 40. Puis, à 12 h 45, il se remit en route.
Il marcha pendant une demi-heure, sans se soucier le moins du monde de l’itinéraire qu’il empruntait. Il arriva au bord du lac, s’avança jusque sur le quai pour admirer les bateaux qui, leur voile blanche déployée, voguaient sur l’eau bleue ; il déposa sa valise pour allumer une cigarette.
Quand il eut fini sa cigarette, il se mit à la recherche d’un taxi.
La première partie de sa mission était terminée.
L’hôtel n’avait rien d’un palace. A première vue, c’était un simple building commercial qui ne se différenciait absolument pas des autres immeubles modernes de la rue. Il fallait même être attentif pour remarquer l’enseigne perpendiculaire annonçant : HOTEL STADION. Il n’y avait pas de porche d’entrée, pas de marquise, pas de portier. La double porte en verre s’ouvrait sur un hall minuscule auquel un tapis de laine et trois plantes vertes donnaient un cachet intime ; on se serait cru en visite chez un particulier.
Un petit escalier de marbre conduisait à l’entresol où se trouvait la réception.
Roger Natello s’approcha du comptoir d’acajou derrière lequel une adolescente classait des papiers.
- Je suis monsieur Nantel, dit-il à la jeune fille. Je crois qu’une chambre a été retenue pour moi ?
La jeune Suissesse vérifia le registre de réservation.
- Oui, acquiesça-t-elle sans lever les yeux, l’index appuyé sur la page de son livre. Monsieur Nantel, de Paris, une chambre avec douche, pour une nuit.
Elle décrocha une clé au tableau.
- Chambre 17, indiqua-t-elle. On va vous y conduire. Vous avez d’autres bagages que votre valise ?
- Non.
- Bien, opina-t-elle.
Elle se retourna, se pencha sur le clavier d’un interphone, enfonça une touche noire, donna des instructions en allemand. Puis, s’adressant à Natello :
- Un petit instant, je vous prie.
- Est-ce qu’il y a moyen de déjeuner ?
- Oui, le petit déjeuner sera servi dans la chambre, demain matin. Vous le demandez par téléphone.
- Je voudrais déjeuner maintenant, rectifia-t-il.
- Excusez-moi, j’avais mal compris. Non, il n’y a pas de restaurant à l’hôtel. Mais si vous ne désirez pas aller dans le centre de la ville, il y a un bon restaurant à quelques minutes d’ici. Je vais vous donner une carte. C’est dans la Badener Strasse.
Elle lui remit une carte du restaurant en question et lui expliqua comment il pouvait s’y rendre.
- Parfait, dit-il en empochant la carte.
Sur ces entrefaites, une femme de chambre en tablier blanc avait fait son apparition. L’adolescente lui parla en allemand, et la femme prit la valise de Natello, lui montra du geste le couloir qui menait vers l’ascenseur.
La chambre lui plut. Elle n’était pas bien spacieuse, mais tout y était d’une propreté éblouissante. Les meubles et la décoration avaient une simplicité qui n’excluait ni le confort ni le bon goût ; c’était ultra-moderne, fonctionnel, dépouillé. La literie et les murs étaient à ce point impeccables que Natello eut l’impression que personne n’avait logé dans cette chambre avant lui.
Il s’approcha de la fenêtre. De l’autre côté de la rue, il y avait un grand garage Peugeot. Des voitures, des camions et des tramways sillonnaient sans arrêt la Badener Strasse. La rumeur de ce trafic était pour ainsi dire continue. Même au quatrième étage, c’était bruyant. Mais Natello aimait cela. Il ne supportait pas le silence, et il ne supportait pas non plus de rester longtemps enfermé entre quatre murs.
Il inspecta le cabinet de toilette, se lava les mains, se donna un coup de peigne, ajusta sa cravate et quitta la chambre pour aller déjeuner.
Il revint à l’hôtel vers trois heures et demie.
Il se sentait en pleine forme et parfaitement heureux. Il avait fait un excellent repas, arrosé d’un vin rouge du Tessin dont les effets euphoriques n’étaient pas désagréables.
Il ôta sa veste, ses souliers et sa cravate, alla prendre dans sa valise le roman policier qu’il avait acheté à la Gare de l’Est, à Paris, et s’allongea sur le lit.
A 16 heures tapantes, le téléphone sonna.
Natello sursauta. Il s’était endormi et son bouquin avait glissé sur le tapis.
- J’écoute, dit-il.
- Une communication pour vous, monsieur Nantel.
- Bien, passez-la moi.
Il y eut un déclic, et une voix masculine, plutôt sèche, prononça :
- Allô, monsieur Nantel ?
- Oui.
- C’est Jean Dupont à l’appareil. Comment allez-vous ?
- Très bien, merci.
- J’espère que vous avez fait bon voyage ?
- Oui, merci.
- Comme je vous l’avais promis, j’ai demandé à la société Meyer de préparer la documentation qui vous intéresse. Ils sont tout à fait d’accord et vous aurez des nouvelles avant 5 heures.
- Très bien, très bien, dit Natello sur un ton grave et pénétré. Merci de votre intervention, cher monsieur. Je vous tiendrai au courant.
- A plus tard, conclut Dupont.
Sur quoi, il raccrocha.
Natello, un demi-sourire sur les lèvres, allongea paresseusement le bras pour laisser retomber le combiné sur la fourche de l’appareil.
Toute cette histoire l’amusait beaucoup. Qui était-il, ce bonhomme qui se faisait appeler Jean Dupont, qui parlait de la société Meyer et qui s’adressait le plus sérieusement du monde au soi-disant « M. Nantel » ?...
C’était presque aussi excitant que le roman policier qu’il était en train de lire.
Il se leva pour aller chercher ses cigarettes et son briquet, alluma une cigarette, attrapa le cendrier-réclame qui se trouvait sur la table de chevet, près du téléphone, se recoucha, ramassa son livre et reprit sa lecture.
Trois quarts d'heure plus tard, le téléphone tinta derechef. La petite jeune fille de la réception lui annonça un nouveau coup de fil et lui passa la communication.
- Monsieur Nantel ? s’enquit une lourde voix à l’accent germanique.
- Oui, c’est moi-même.
- C’est la Société Meyer. Nous avons rassemblé une documentation pour vous et elle sera à votre disposition à notre bureau à 18 heures. Pouvez-vous passer la prendre ?
- Certainement.
- Nous fermons à 18 h 30. Par conséquent, ne venez pas plus tard.
- Je serai là à 18 heures, assura Natello.
Il raccrocha, referma son livre.
Toute cette combine était réglée comme du papier à musique. La Société Meyer, c’était du bidon, bien entendu. Ce deuxième coup de fil voulait tout bonnement dire que les opérations se déroulaient sans incident et que la voie était libre.
Natello remit sa cravate et sa veste, prit ses cigarettes, son briquet, vérifia le contenu de ses poches, alla boire un demi-verre d’eau dans le cabinet de toilette et sortit.
Il dut faire un bon bout de chemin dans cette interminable Badener Strasse avant de trouver un taxi.
- Bellevue, dit-il au chauffeur.
CHAPITRE II
Quand il descendit du taxi, à la place Bellevue, Natello fut de nouveau surpris de se retrouver dans un endroit connu. En effet, cette place Bellevue était située en bordure du lac, juste en face du quai où il s’était arrêté pour fumer une cigarette au terme de sa promenade de sécurité.
Décidément, on aurait dit qu’il était guidé par une sorte d’intuition !
Il s’orienta, tourna le dos au pont qui franchit la Limmat et s’engagea dans une rue qui montait droit devant lui.
Il repéra tout de suite le décor que Belker lui avait si minutieusement décrit : à droite, la muraille grise d’une espèce de rempart surélevé qu’une étroite rue pavée escaladait.
Il prit cette rue, déboucha sur une terrasse bordée d’arbres, se dirigea vers la droite.
A partir de ce moment-là, il commença à surveiller ses arrières et il exécuta du mieux qu’il put les diverses manœuvres de dépistage que Belker lui avait enseignées. Ce petit jeu dura une vingtaine de minutes, après quoi, ayant acquis la certitude que personne ne l’avait pris en filature, il mit carrément le cap sur la Niederdorf Strasse.
Sa montre-bracelet marquait 18 h 20 lorsqu’il pénétra dans l’immeuble où il devait rencontrer le soi-disant représentant de la Société Meyer. Il monta au deuxième étage. Une carte de visite fixée au-dessus du bouton de la sonnerie indiquait : « H. Wenger ».
Il eut un bref moment d’hésitation, car ce nom ne correspondait pas aux instructions que son patron lui avait fournies. Mais comme il n’y avait qu’un appartement par étage, il appuya résolument sur le bouton de sonnette. Après tout, le nom de ce locataire n’avait sans doute aucune importance, puisque toutes les personnes qui jouaient un rôle dans les opérations étaient affublées d’une fausse identité. A commencer par lui-même.
La porte s’ouvrit, laissant apparaître une superbe créature blonde dont la vue infligea un rude choc au visiteur. Elle avait des yeux gris-vert plus fascinants que ceux d’un cobra, une bouche en forme de baiser, une poitrine terrible qu’un léger pull blanc modelait d’une manière insolente.
Natello, assez sérieusement touché, bredouilla :
- Euh... Excusez-moi, je... j’ai rendez-vous avec M. Dupont...
- Qui êtes-vous ?
- Nantel... Robert Nantel...
- Entrez, je vous en prie.
Elle lui céda le passage, souriante. Le trouble visible du visiteur l’amusait. Du geste, elle indiqua une des trois portes qui donnaient sur le hall d’entrée.
- Par là, dit-elle.
Elle referma la porte palière, déclencha la sûreté du Yale, rejoignit Natello qui venait de pénétrer dans un vaste studio rectangulaire dont les fenêtres prenaient jour dans la Niederdorf Strasse.
- Asseyez-vous, reprit-elle gentiment en montrant un fauteuil. Puis-je vous offrir un scotch ?
- Volontiers, accepta-t-il.
- Vous n’êtes pas trop pressé, j’espère ?
- Euh... non. Pourquoi ? M. Dupont n’est pas encore arrivé ?
- Vous n’avez pas rendez-vous avec M. Dupont, révéla-t-elle, toujours souriante, c’est avec moi que vous avez rendez-vous. Je m’appelle Hilke Wenger...
- Ah ? laissa échapper Natello, éberlué.
Il se souvint alors que Belker, effectivement, n’avait pas parlé d’un homme ; il avait dit : « La personne qui vous accueillera dans cet appartement vous demandera si vous êtes pressé, et vous échangerez alors les mots de passe. »
Il se rendit compte qu’il avait gaffé, et il décida illico de se rattraper.
- Vous m’avez demandé si j’étais pressé, dit-il en dévisageant la blonde. En fait, mon train quitte Zurich à 15 heures.
- A 15 h 22, enchaîna-t-elle aussitôt. Vous restez vingt-quatre heures à Genève et vous repartez sur Bruxelles, c’est bien cela ?
- Oui, c’est bien cela, confirma-t-il, soulagé.
Il ajouta :
- Je ne m’attendais pas du tout à être reçu par une jolie fille, figurez-vous ! Je croyais que c’était un homme qui allait m’ouvrir la porte, et c’est pour cela que je vous ai répondu de travers quand vous m’avez tendu la perche pour l’échange des mots de passe.
- Ce n’est pas grave, dit-elle d’un air indulgent et insouciant. J’ai bien vu que vous étiez un peu pris de court.
Elle alla chercher une bouteille de Gilbey’s et deux verres dans un meuble-bar qui occupait un des coins de la pièce.
- Vous le prenez avec du soda ? s’enquit-elle en versant le whisky.
- Oui, si cela ne vous dérange pas.
Elle quitta le studio, revint quelques instants plus tard avec une bouteille d’eau gazeuse et un grand bol de faïence rempli de cubes de glace.
- Eh bien, ravie de faire votre connaissance, monsieur Nantel, s’exclama-t-elle en avançant son verre pour trinquer.
Natello but une gorgée, sans détacher son regard de la blonde. Elle s’installa au milieu d’un canapé recouvert de velours bleu-nuit, alluma une L.M. à bout-filtre, aspira la fumée.
- Italien ? questionna-t-elle dans un nuage bleuté.
- Non. Tout le monde me prend pour un Italien à cause de mon teint et de mes cheveux noirs, mais je suis né à Toulon et mes parents également.
- Oh, vous avez sûrement des ancêtres d’origine italienne. Vous avez tout à fait le type.
- Oui, c’est possible, admit-il. Je n’ai jamais creusé ce problème.
- Il y a longtemps que vous êtes dans le métier ?
- Non, je débute. C’est ma première mission. C’est d’ailleurs la première fois que je vais dans un pays étranger.
- Vraiment ? Et comment trouvez-vous la Suisse ?
- Formidable... Et propre, Bon Dieu !
- Que faisiez-vous avant ?
- Eh bien, vous savez... Après mon service militaire, j’ai bricolé de gauche à droite. Au fond, je cherchais ma voie.