Coplan avala une gorgée de son thé à la menthe. Les négociations avec le colonel Moulay Oudjamil du K.G.B. étaient longues, dures et éreintantes. Rusé et retors, le Soviétique ne s’en laissait pas conter. Avec son aspect bonhomme, rondouillard, son visage débonnaire, ses yeux assoupis et ses lèvres gourmandes, il donnait le change. Coplan le croyait coincé car il se dérobait comme un Romain de l’Antiquité qui voit dans le ciel un sinistre présage. Lorsqu’il usait d’un argument solide, l’autre contre-attaquait subtilement, et alors qu’il était certain de l’avoir cloué au sol, Oudjamil rebondissait comme un acrobate de cirque.
- On n’en sortira pas, grogna-t-il.
Oudjamil pianota sur le bois de la table.
- Comprenez-moi, monsieur Corange, je n’ai que quarante-six ans, ce qui signifie que mon espérance de vie se situe entre trente-cinq et quarante ans. Je ne peux la jouer sur un coup de dés. Vous le savez, j’ai assez bien réussi jusqu’à maintenant et je considère que c’est un exploit. Né dans la République du Kazakhstan, issu d’une famille musulmane qui ne parlait que le kazakh, donc handicapé au départ, je suis parvenu à éviter le racisme russe et à effectuer un parcours qui m’a mené jusqu’au grade de colonel au sein du K.G.B. Inutile de vous préciser que, pour moi, la glasnost et la perestroïka sont des catastrophes.
« Je vivais une existence paisible entre mon épouse et mes cinq filles et voilà que ce démon de Gorbatchev entraîne l’Union soviétique sur une pente fatale. Je vais être franc avec vous, monsieur Corange. Lors du référendum organisé parmi les officiers du K.G.B., j’ai voté qu’il soit éliminé physiquement. Vous nous connaissez, nous sommes des spécialistes du meurtre camouflé en accident. D’ailleurs, vous êtes au courant, le président de l’Irak a copié nos méthodes avec succès. Hélas, ceux qui, comme moi, parlaient le langage de la sagesse n’ont pas été écoutés, si bien que la glasnost et la perestroïka ont poursuivi leurs ravages jusqu’au putsch de l’été dernier.
« Et le résultat ? Apocalyptique ! L’Union soviétique, la nation la plus puissante du globe militairement parlant, explose en projetant dans toutes les directions les débris de son empire. Une Lituanie par-ci, une Estonie par-là, une Lettonie à gauche, une Ukraine à droite. Et ici, au Kazakhstan, nous suivons le même chemin. Cette république va devenir indépendante. Et après ? Ce sera la guerre civile, car nous comptons un tiers de Kazakhs, un tiers de Russes et un tiers d’Ukrainiens. Regardez ce qui est arrivé aux Croates et aux Serbes. De cette situation la leçon est vite tirée. Je dois émigrer et changer de vie, en amenant ma famille avec moi. Pour ce faire, il faut de l’argent, beaucoup d’argent. Or, ce que vous m’offrez n’est pas suffisant. »
- Alors, adressez-vous aux Américains ou aux Britanniques, ou encore, à la rigueur, aux Israéliens.
- Vous jouez sur du velours, monsieur Corange. Dans le fond de vous-même vous savez pertinemment qu’il m’est impossible de m’adresser à ces gens-là en raison de certaines actions plus que délicates qui leur ont causé d’énormes préjudices tant sur le plan matériel que sur le plan personnel. Voyez-vous, on assure dans les milieux du Renseignement que les représailles n’existent pas puisque nous sommes des professionnels, des soldats de l’ombre, qui œuvrons pour le bien de nos patries respectives. Selon moi, c’est une légende. D’après mon analyse, l’être humain est un fauve dangereux, doté d’une mémoire qui n'accorde jamais le pardon. Un jour ou l’autre, il se venge, quelles que soient les excuses que la victime est capable d’invoquer. Ceci pour dire qu’Américains, Britanniques, Israéliens me tiendraient rigueur des coupes claires auxquelles j’ai procédé dans les rangs de leurs agents. C’est pourquoi je traite avec la France. Vous et moi n’avons pas de contentieux. Néanmoins, je le répète, les garanties que vous m’offrez sont insuffisantes.
Coplan avala une autre gorgée de son thé qui tiédissait.
- Comme vous le savez, la France est pauvre.
- Oui, mais vous désirez mettre la main sur Dieter Berg et cette volonté exige des sacrifices financiers. Sans mon concours, il vous est impossible de le kidnapper et vous y tenez à cet Allemand.
- Sinon, je ne serais pas là. Bon, soyez raisonnable. Je veux bien faire un bout de chemin dans votre direction, mais seulement dans la limite des instructions qui m’ont été données. De votre côté, ne campez pas sur des positions absurdes. Coupons la poire en deux.
Le Soviétique plissa tant ses yeux bridés que Coplan eut l’impression qu’il avait refermé les paupières.
- Je veux bien rabaisser mes prétentions. Disons dix millions de dollars étalés sur dix ans en parts égales. En sus, une maison de dix pièces dans une province française que je choisirai.
- C’est vraiment le chiffre dix qui vous branche ?
- Pure superstition orientale. Pour certains, le chiffre sept gouverne le monde. Pour d’autres, c’est le huit. Souvenez-vous que, dans l’ex-R.D.A., des dizaines de milliers de couples se sont unis dans les liens du mariage le 8/8/88. Ici, au Kazakhstan, nous croyons au chiffre dix, signe de la chance et du bonheur.
- Alors, d’accord, partons de ces bases que vous venez de définir, acquiesça Coplan.
- Naturellement, il nous reste à mettre au point quelques détails que probablement vous considérerez sordides mais que je crois essentiels pour éviter les malentendus.
- Je vous écoute, colonel.
Coplan n’en crut pas ses yeux. Un feu nourri avait accueilli les hommes de Moulay Oudjamil. Les rafales déchirantes des Kalashnikov précédaient les explosions de grenades. Coplan avait sauté à bas du 4x4 et s’était aplati dans la boue. Autour de lui, les soldats du K.G.B., trop confiants, tombaient comme des mouches. Impitoyables, les Kalashnikov les traquaient, leur accordaient le coup de grâce et les crânes se déchiquetaient car, sûr de son fait, certain qu’il ne courait aucun danger et que l’expédition se réduisait à une simple promenade, Moulay Oudjamil n’avait même pas ordonné à ses troupes de se couvrir d’un casque. Sous l’impact des balles, les chairs éclataient en projetant des geysers de sang.
La riposte était faible, sporadique. Coplan rampa vers le rideau de bouleaux. Il n’était pas armé et n’éprouvait guère d’illusions sur la suite de l’aventure.
Puis arriva l’hélicoptère. L’homme accroupi dans l’ouverture de l’appareil, retenu à l’armature par les sangles de toile grise, épaulait son Kalashnikov et visait Oudjamil.
- Attention ! hurla Coplan.
Trop tard. L’hélicoptère faisait du sur-place. Les rafales courtes et précises catapultèrent le colonel du K.G.B. contre le flanc du camion qu’il éclaboussa de traînées rouges.
Les soldats survivants se débandèrent. Coplan précipita le mouvement. Un dernier élan le propulsa derrière le rideau protecteur. Encore quelques mètres de reptation et il se releva pour courir en zigzags, puis il obliqua sur sa gauche, aperçut un chêne au feuillage touffu. Il en escalada le tronc et se hissa aussi haut qu’il put.
Les blessés hurlaient mais personne ne s’occupait d’eux. Le gros hélicoptère se posa lourdement, comme un chameau qui baraque. Un groupe se rua alors hors de la villa. Coplan reconnut Dieter Berg, transportant deux valises, entouré de six hommes qui brandissaient leur Kalashnikov d’un air farouche. Celui qui avait tué Moulay Oudjamil sauta légèrement à terre et épaula son fusil d’assaut pour protéger leurs arrières. Geste superflu car, parmi les blessés, nul ne songeait à entraver la manœuvre. Vers eux, le souffle des rotors chassait les feuilles mortes qui se collaient au sang maculant les corps étendus, comme si, déjà, elles voulaient jouer le rôle de linceul.
Dieter Berg peinait. Deux de ses compagnons le soulagèrent des valises.
- Pressez-vous ! cria en allemand celui qui les protégeait. On n’a pas tout notre temps !
Avec Dieter Berg, c’était le seul qui avait le type germanique. Grand, blond, le visage carré, l’œil bleu, la peau rose, on l’imaginait facilement attablé devant un tonneau de bière et un gargantuesque plat de choucroute. Maximum trente-cinq ans. Il n’en allait pas de même pour Dieter Berg qui avait dépassé la cinquantaine. Peu porté sur l’exercice physique, il s’empâtait. Le souffle court, il fatiguait pour gagner l’aire sur laquelle l’hélicoptère avait posé ses skids.
En contraste, ses six compagnons présentaient un type oriental. Des Kazakhs ? Difficile à savoir, d’autant qu’un foulard noir masquait le bas du visage. Pour le reste, ils étaient vêtus d’un battle-dress vert olive et chaussés de ces bottes de saut à lacets qu’affectionnaient les parachutistes. Leur ceinturon était lourdement chargé de grenades et d’étuis à chargeurs en toile grise. En résumé, l'uniforme universel.
Bientôt ils embarquèrent, suivis par leur protecteur. La portière coulissa et l’appareil s’éleva dans les airs, ses rotors brassant puissamment l’atmosphère, puis fusa en direction de l’Afghanistan en laissant loin derrière lui le lac Issyk Kul et en volant plein sud-ouest pour éviter le pic Lénine et le mont Communisme qui, respectivement, culminaient à 7 125 et 7 495 mètres et que personne, malgré la perestroïka et la glasnost, n’avait encore songé à débaptiser.
Coplan redescendit de son chêne.
CHAPITRE II
Le Vieux tempêtait.
- C’est insensé ! Ce fichu Oudjamil avec ses marchandages nous a fait perdre un temps précieux et, aujourd’hui, c’est le désastre, alors que nous avions Dieter Berg à portée de la main et qu’il n’y avait plus qu’à mettre le grappin dessus. La filière pour l’exfiltrer était en place grâce à Oudjamil, et cet imbécile nous fait perdre le bénéfice de mois de préparation. Tant de confiance de la part d’un professionnel de son envergure, c’est incroyable. A votre avis, il s’est fait manipuler ?
- Ce n’est pas à écarter. Peut-être a-t-il voulu jouer sur plusieurs tableaux ? Qui peut nous assurer qu’il ne nous trahissait pas en sous-main ?
- Il aurait alerté Dieter Berg ?
- Pourquoi pas ?
- Quel aurait été son intérêt ? Financier ? Nous lui offrions dix millions de dollars pour son concours. Or, notre Allemand ne dispose pas du centième de cette somme. Alors ?
- Oui, mais Oudjamil, bien que rusé et retors, ne possède pas le centième de l’intelligence que Berg a démontrée tout au long de sa carrière dans l’espionnage. Cet homme est capable d’échafauder un plan hyper-sophistiqué et de rouler Oudjamil dans la farine, dans l’éventualité, bien sûr, où ce dernier n’aurait pas été régulier avec nous, ce que, naturellement, maintenant nous ne pouvons découvrir.
- Oublions ces hypothèses. Où est-il allé ? Qui sont ses protecteurs ? Certes, l’hélicoptère a pris la direction de l’Afghanistan mais rien ne prouve que notre homme est là-bas. Ce pays est peut-être un relais ?
- Une autre question se pose. Est-il parti volontairement ou a-t-il été enlevé ? Dans le second cas, par qui ?
- Les Américains, les Britanniques, les Israéliens ?
- Ce n’est pas sûr. Les Chinois sont à écarter car l’hélicoptère, au lieu de prendre la direction du sud-ouest, aurait foncé vers l’est, au nord du pic Lénine, la frontière du Sin-Kiang chinois n’étant qu’à cinquante kilomètres. En revanche, l’Inde et le Pakistan sont à garder à l’esprit. Une fois en Afghanistan, l’appareil n’a plus qu’à piquer droit au sud et à se poser aux alentours de Chitral ou de Srinagar. La distance est raisonnable pour ce type d’appareil sans risquer la panne de carburant. En volant bas, il évite d’être détecté.
- L’Inde et le Pakistan et leur bombe atomique ? Dieter Berg aurait emporté dans sa valise quelques secrets nucléaires de haute valeur ? Ce n’est pas impossible.
- Chitral au Pakistan et Srinagar en Inde, voilà des destinations plausibles en dehors de l’Afghanistan lui-même. Ou, alors, carrément, l’hélicoptère bénéficie de relais de ravitaillement clandestins en Afghanistan et, par étapes, il rejoint l’Iran ; une possibilité non négligeable.
- Les ayatollahs se réjouiraient d’avoir sous leur coupe un homme tel que Dieter Berg. Ce sont les vrais gagnants de la guerre du Golfe, quoi qu’en pensent les Américains. En ce moment, ils se positionnent sur un tremplin olympique. Berg sait beaucoup de choses qui peuvent les aider. Oui, une hypothèse plus que plausible. Mais comment savoir ?
- Il faut se mettre au travail.
- Par où commençons-nous ?
- Cet homme au type germanique prononcé qui a tué Oudjamil, je suis sûr de l’avoir vu quelque part.
Avec des gestes onctueux et décomposés, le Vieux alluma un des havanes que lui avait offerts le représentant de la C.I.A. à Cuba. Il n’en offrit pas à Coplan qui préférait ses gigarettes. Il lâcha une bouffée de fumée qui survola le bureau Empire.
- Sans pouvoir le situer ?
- Pour l’instant, non.
- Alors, bonne chasse et tenez-moi au courant.
Coplan gagna la petite pièce qui lui était réservée au quartier général de la D.G.S.E. le long du boulevard Mortier, face à une des banlieues parisiennes parmi les plus sinistres. Du restaurant, il se fit monter un repas froid et des bouteilles de bière. Une longue tâche l’attendait. Pour se mettre en forme, il activa la console reliée à l’ordinateur central et, tout en mangeant, repassa sur l’écran le curriculum vitae de Dieter Berg.
Né en 1936 à Leipzig, bardé de diplômes universitaires, l’intéressé était entré jeune à la Staatssicher-heitsdienst, la Stasi est-allemande de sinistre réputation. A l’âge de trente ans, il était devenu le numéro 2 de l’organisation. Le numéro 1, un maître-espion que John Le Carré avait pris pour modèle dans son célèbre L’espion qui venait du froid, préférant se consacrer à la politique en R.D.A. et combattre le néo-nazisme et le néo-fascisme, Dieter Berg avait pris en charge les activités d’espionnage et de contre-espionnage.
Sous l’aile de son patron, un stalinien dogmatique comme les gouvernants est-allemands, Dieter Berg avait poursuivi une carrière étonnante. Baptisé par les services occidentaux le Génie du Mal, il avait bâti une fantastique machine de guerre secrète, privilégiant la R.F.A. là où vivaient les frères ennemis. Le recrutement de cinquante mille femmes, surnommées les Souris Grises de la Normannenstrasse (Q.G. de la Stasi dans l’ancien Berlin-Est), avait conduit à truffer l’administration de Bonn d'une multitude d’agents dévoués par force à Berlin-Est. Call-girls, secrétaires, fonctionnaires, ingénieurs, obligées de se plier à un chantage odieux en échange de la vie des membres de leur famille bloqués au-delà du Rideau de Fer.
Le reste de l’Occident n’avait pas été épargné. Berg avait infiltré des agents sous les couvertures les plus incroyables, chauffeurs de taxi parisiens, fleuristes londoniens, courtiers d’assurances bruxellois ou livreurs de pizzas à Washington.
On lui devait la multinationale du terrorisme, les Brigades Rouges italiennes, la Rote Armee Fraktion allemande, les Séparatistes corses, basques, français. Ses camps d’entraînement au meurtre et au sabotage accueillaient les Arabes et les Irlandais, les Arméniens et les Noirs sud-africains. Dans une circulaire, il avait édicté ses ordres : toujours agir avec la plus extrême brutalité, sans souci de la vie humaine. Dans leur sillage, ses équipes n’abandonnaient que le sang et la mort. Sans cesse, à ses affidés, il répétait le vieil axiome révolutionnaire : « Les innocents, ça n’existe pas. Dans la vie, chacun fait partie du problème ou de sa solution. Comme les innocents, les exceptions n’existent pas. Celui qui fait partie du problème doit mourir et celui qui fait partie de la solution doit faire mourir. »
Sous ses ordres, des scientifiques travaillaient à fabriquer des drogues et des poisons inédits. Dans ses laboratoires s’élaboraient des nouvelles armes bactériologiques et chimiques. Sa Section « Faux et Reproductions » avait enregistré un beau succès en faisant publier par un magazine ouest-allemand les faux « Carnets d’Adolf Hitler ».
Effacé, d’apparence timide, ne cherchant jamais à tirer à lui la couverture, avant tout homme de l’ombre, ne fonctionnant que par son cerveau diabolique, le numéro 2 de la Stasi n’avait suscité dans les instances dirigeantes nulle jalousie, nulle envie. Dans le régime policier communiste, il tenait admirablement sa place, ne gênait personne et surtout pas son patron qui retirait un bénéfice personnel des succès de son adjoint.
Responsable de la mort atroce de milliers d’agents occidentaux, il avait fui la R.D.A. juste avant l’écroulement de la dictature marxiste et la réunification, pour aller se cacher en Union soviétique.
Recherché par tous les Services spéciaux occidentaux, protégé par ses amis du K. G. B., il avait échappé aux traques des limiers lancés à ses trousses. Seul Coplan était parvenu à le retrouver grâce à la trahison de Moulay Oudjamil, et parce que le régime soviétique entrait dans une phase de décomposition totale qui conduisait à des retournements stratégiques.
Coplan termina son repas, vida la bouteille de bière entamée et sonna le planton qui remporta le plateau en laissant les bouteilles pleines.
- Un café, réclama Coplan.
En l’attendant, il réintégra les données sur Dieter Berg et réfléchit en fumant une cigarette. Où diable avait-il vu l’homme au Kalashnikov ? Bizarre, sa mémoire était pourtant infaillible. Même après avoir bu son café, il ne voyait toujours pas. A nouveau, il s’installa devant la console et pianota sur les touches pour passer en revue les agents connus de la Stasi qui répondaient aux caractéristiques physiques de l’homme à bord de l’hélicoptère. La tâche était épuisante. A trois heures du matin, les yeux lui brûlaient et il alla se coucher.
Le lendemain, à treize heures trente, il poursuivit ce labeur harassant. A minuit, il dut s’avouer vaincu. Il s’apprêtait à lever le siège lorsqu’il se ravisa.
Deux heures plus tôt, il était tombé sur la fiche de Ceska Lindmann et, vaguement, il avait ressenti une sorte de « tilt ». Sur le moment, il n’y avait guère prêté attention. Après tout, c’était un homme qu’il recherchait, pas une femme.
Il fronça les sourcils. Pourquoi ce frémissement intérieur lorsque, sur l’écran, s’était incrusté le beau visage faussement innocent de la Berlinoise ?
Il chercha mais ne trouva pas. Sans vergogne, malgré l’heure tardive, il téléphona au domicile personnel de son vieux complice, le commissaire divisionnaire Tourain de la D.S.T.
- Vous vous souvenez de Ceska Lindmann ?
- Il est plus de minuit, grogna le policier.
- Vous savez bien que les espions ne dorment jamais. La principale conséquence de ce métier, c’est l’insomnie et, parfois, elle vous sauve la vie ; je l’ai constaté à maintes reprises.
- C’est bien dommage dans votre cas. Si on vous avait liquidé par quelque nuit froide en Ukraine ou en Afghanistan, j’aurais eu une chance, cette nuit, de ne pas voir mon sommeil troublé.
Coplan éclata de rire. Il adorait Tourain et son sens de l’humour.
- Bon, pour être franc avec vous, reprit Tourain d’une voix cette fois sérieuse, je n’ai pas vraiment sommeil et, de toute façon, demain c’est dimanche. Je pourrai toujours faire la grasse matinée, d’autant que ma femme est descendue à Nice avec les enfants. Ainsi, elle ne me réveillera pas avec son aspirateur. En quoi Ceska Lindmann vous intéresse-t-elle ? C’est une affaire bouclée.
- On peut se voir à votre bureau ?
- Cette nuit ?
- Oui, c’est urgent.
A une heure du matin, les deux hommes se retrouvèrent dans les locaux de la D.S.T.
- Que cherchez-vous exactement ? s’enquit Tourain.
- Si je me souviens bien, le dossier Ceska Lindmann est composé non seulement des procès-verbaux d’interrogatoires, des dépositions de témoins, mais également de films tournés par vos agents au cours des filatures, ainsi que de vidéocassettes montrant notre Berlinoise au cours de ses exhibitions professionnelles ?
- C’est exact.
- Alors, allez me récupérer cette pellicule dans votre filmothèque, je m’installe dans votre salle de projection, je visionne vos images d’archives, et je vous laisse retourner à votre lit douillet.
- Vous voulez que je reste avec vous ?
- Pas la peine, je vous assure.
Resté seul après que Tourain lui eut remis le volumineux dossier, Coplan commença par les vidéocassettes qui montraient l’Allemande dans les défilés de mode. Fidèle à Paris au grand couturier qu’était Laurent Greyze, elle déployait sur le podium un charme et une plastique impeccables pour mettre en valeur les créations rayonnantes, excentriques et débridées de celui dont elle était le mannequin-vedette. Les personnalités du Tout-Paris qui l’applaudissaient à tout rompre ignoraient évidemment que, derrière la façade innocente de son visage, se dissimulait une espionne au cerveau glacé, téléguidée par Dieter Berg et désignée pour une mission précise : séduire un ministre français, amateur éperdu de jolies filles. Sans grand effort, d’ailleurs, elle était devenue sa maîtresse et, au cours de leur liaison, lui avait soutiré, dans la tradition classique du Renseignement, quelques secrets d’État après les moments d’épanchement sur l’oreiller. Parfaite technicienne, elle l’avait aussi soulagé de documents importants pour les photocopier subrepticement.
Le ministre n’y avait vu que du feu. Seul, Tourrain avait soupçonné quelque chose de pourri et démasqué la stipendiée de la Stasi.
Incapable d’affronter le scandale, le ministre avait coupé court à sa carrière politique en jetant sa BMW contre le tronc d’un platane le long de la nationale 7. Quant à Ceska Lindmann, elle s’était retrouvée en prison où, depuis, elle croupissait.
A la septième vidéocassette, Coplan tressaillit. C’était la fin du cocktail après un défilé de mode. Ceska portait un ensemble époustouflant, une constellation de couleurs vives en damier au-dessus de bottes blanches style western. Le ministre et Laurent Greyze, un peu à l’écart, dialoguaient avec un trio d’actrices célèbres. Face au mannequin, un couple, composé du meurtrier de Moulay Oudjamil et d’une Libanaise qui avait longuement défrayé la chronique criminelle.
Épouse d’un gros trafiquant d’armes de Beyrouth, elle s’était accusée du crime lorsque ce dernier avait été assassiné dans son appartement de Neuilly. Lardée de coups de couteau, la carotide tranchée en coup de grâce, baignant dans un océan de sang, la victime, d’une force herculéenne, paraissait avoir été frappée de paralysie devant l’arme brandie par son petit bout de femme. Cette dernière, Samia Zeytouni, avait déclaré à la Brigade Criminelle avoir agi sous le coup de la fureur et de l’humiliation. « Mon mari me trompait et me faisait subir des sévices sexuels inimaginables. Je devais les accepter car une femme musulmane ne doit pas se rebeller contre la loi de son époux, prétendait-il. J’ai voulu en finir une fois pour toutes. »
Ces aveux spontanés n’avaient guère emporté la conviction des enquêteurs. Certes, le manche du couteau portait les empreintes digitales de celle qui s’accusait. Néanmoins, pas une seule tache de sang sur le superbe ensemble panthère créé par Laurent Greyze, pas plus que sur les chaussures ou sous les ongles des mains.
Devant ce paradoxe, elle avait bredouillé, bafouillé, cafouillé, mais n’avait pas lâché prise. Policiers et juge d’instruction n’avaient pas réussi à la faire flancher et sa déposition n’avait pas varié d’un iota.
Ses avocats avaient obtenu qu’elle soit laissée en liberté provisoire.
De son vivant, son mari faisait l’objet d’attentions spéciales de la part de la D.S.T. et de la D.G.S.E. en raison de son implication dans des opérations qui lésaient les intérêts français à la fois en France et à l’étranger, sans que, toutefois, des preuves suffisantes aient été apportées pour le confondre.
C’est la raison pour laquelle Coplan était au courant de cette affaire dans ses moindres détails. La Criminelle ne croyait pas l’épouse. Pour elle, le meurtre était un règlement de compte. Probablement victime d’un chantage, Samia Zeytouni avait été obligée de s’accuser et son entêtement à ne pas dévier d’un pouce de sa théorie invraisemblable prenait son origine dans la terreur qu’elle devait éprouver à trahir le tueur ou les tueurs.
Sur l’écran, l’homme de l’hélicoptère ne détonnait pas dans l’ambiance du cocktail huppé. Vêtu dernière mode, une autre création de Laurent Gleyze, il se serrait tout contre Samia, comme si elle lui appartenait, et souriait d’un air complice à Ceska Lindmann.
Rien d’étonnant, s’il était lui aussi un des agents de Dieter Berg.
Certes, il n’avait pas l’air guerrier comme le jour où il maniait son Kalashnikov. Artistement coiffé, cheveux mi-longs, cravate en soie très chic, pochette débordant négligemment, il faisait plutôt play-boy et on l’imaginait mal délivrant des rafales de fusil d’assaut.
Coplan se souvenait à présent. Il avait remarqué cet homme lorsque le dossier Ceska Lindmann lui avait été transmis en communication. Sa mémoire phénoménale avait enregistré le visage et ne l’avait plus oublié.
Apparaissait-il ailleurs ?
Il visionna les dernières vidéocassettes et les films des filatures, mais sans succès. L’inconnu ne se montrait plus.
Malgré l’heure tardive, il se fit faire plusieurs tirages par le service technique de permanence et rentra se coucher.
CHAPITRE III
Dans la maison de couture régnait une agitation fébrile. La prochaine présentation de mode était proche et la fièvre gagnait les esprits. On se bousculait dans les couloirs, on hurlait, on trépignait, on s’invectivait, on s’empoignait. A travers l’entrebâillement d’une porte on apercevait des cousettes. Dans un coin, un coiffeur venu spécialement de New York bâtissait un échafaudage de cheveux roux sur la tête d’un mannequin outrancièrement maquillé. La porte des toilettes ressemblait à celle d’un saloon du Far West, tant elle s’ouvrait et se refermait, livrant passage à des filles à moitié nues à la plastique vertigineuse, dont on sentait les nerfs à fleur de peau.
Amusé, Coplan se demanda si la tension inhérente à la préparation d’une collection entraînait ipso facto une réaction diurétique.
Des garçons-livreurs apportaient des paquets de tissus en lorgnant sans vergogne sur les superbes créatures qui traversaient leur champ de vision. Épuisée, la réceptionniste signait les reçus comme dans un état second.
Seul à ne pas sacrifier à la folie ambiante, Laurent Greyze accueillit Coplan avec le calme et la raideur d’un ambassadeur qui vient présenter ses lettres de créance.
A le voir, on s’étonnait qu’il soit grand couturier. Vêtu d’un pantalon de jean informe et déchiré, d’un maillot de corps aux taches douteuses, les bras tatoués comme un punk londonien, des baskets trouées aux pieds, il faisait docker.
- Vous avez vu l’hystérie, ici ? Vous avez de la chance que je vous reçoive.