Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan calcule ses coups

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Школа кожевенного мастерства: сумки, ремни своими руками
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  No 1992, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Coplan avala une gorgée de son thé à la menthe. Les négociations avec le colonel Moulay Oudjamil du K.G.B. étaient longues, dures et éreintantes. Rusé et retors, le Soviétique ne s’en laissait pas conter. Avec son aspect bonhomme, rondouillard, son visage débonnaire, ses yeux assoupis et ses lèvres gourmandes, il donnait le change. Coplan le croyait coincé car il se dérobait comme un Romain de l’Antiquité qui voit dans le ciel un sinistre présage. Lorsqu’il usait d’un argument solide, l’autre contre-attaquait subtilement, et alors qu’il était certain de l’avoir cloué au sol, Oudjamil rebondissait comme un acrobate de cirque.
  
  - On n’en sortira pas, grogna-t-il.
  
  Oudjamil pianota sur le bois de la table.
  
  - Comprenez-moi, monsieur Corange, je n’ai que quarante-six ans, ce qui signifie que mon espérance de vie se situe entre trente-cinq et quarante ans. Je ne peux la jouer sur un coup de dés. Vous le savez, j’ai assez bien réussi jusqu’à maintenant et je considère que c’est un exploit. Né dans la République du Kazakhstan, issu d’une famille musulmane qui ne parlait que le kazakh, donc handicapé au départ, je suis parvenu à éviter le racisme russe et à effectuer un parcours qui m’a mené jusqu’au grade de colonel au sein du K.G.B. Inutile de vous préciser que, pour moi, la glasnost et la perestroïka sont des catastrophes.
  
  « Je vivais une existence paisible entre mon épouse et mes cinq filles et voilà que ce démon de Gorbatchev entraîne l’Union soviétique sur une pente fatale. Je vais être franc avec vous, monsieur Corange. Lors du référendum organisé parmi les officiers du K.G.B., j’ai voté qu’il soit éliminé physiquement. Vous nous connaissez, nous sommes des spécialistes du meurtre camouflé en accident. D’ailleurs, vous êtes au courant, le président de l’Irak a copié nos méthodes avec succès. Hélas, ceux qui, comme moi, parlaient le langage de la sagesse n’ont pas été écoutés, si bien que la glasnost et la perestroïka ont poursuivi leurs ravages jusqu’au putsch de l’été dernier.
  
  « Et le résultat ? Apocalyptique ! L’Union soviétique, la nation la plus puissante du globe militairement parlant, explose en projetant dans toutes les directions les débris de son empire. Une Lituanie par-ci, une Estonie par-là, une Lettonie à gauche, une Ukraine à droite. Et ici, au Kazakhstan, nous suivons le même chemin. Cette république va devenir indépendante. Et après ? Ce sera la guerre civile, car nous comptons un tiers de Kazakhs, un tiers de Russes et un tiers d’Ukrainiens. Regardez ce qui est arrivé aux Croates et aux Serbes. De cette situation la leçon est vite tirée. Je dois émigrer et changer de vie, en amenant ma famille avec moi. Pour ce faire, il faut de l’argent, beaucoup d’argent. Or, ce que vous m’offrez n’est pas suffisant. »
  
  - Alors, adressez-vous aux Américains ou aux Britanniques, ou encore, à la rigueur, aux Israéliens.
  
  - Vous jouez sur du velours, monsieur Corange. Dans le fond de vous-même vous savez pertinemment qu’il m’est impossible de m’adresser à ces gens-là en raison de certaines actions plus que délicates qui leur ont causé d’énormes préjudices tant sur le plan matériel que sur le plan personnel. Voyez-vous, on assure dans les milieux du Renseignement que les représailles n’existent pas puisque nous sommes des professionnels, des soldats de l’ombre, qui œuvrons pour le bien de nos patries respectives. Selon moi, c’est une légende. D’après mon analyse, l’être humain est un fauve dangereux, doté d’une mémoire qui n'accorde jamais le pardon. Un jour ou l’autre, il se venge, quelles que soient les excuses que la victime est capable d’invoquer. Ceci pour dire qu’Américains, Britanniques, Israéliens me tiendraient rigueur des coupes claires auxquelles j’ai procédé dans les rangs de leurs agents. C’est pourquoi je traite avec la France. Vous et moi n’avons pas de contentieux. Néanmoins, je le répète, les garanties que vous m’offrez sont insuffisantes.
  
  Coplan avala une autre gorgée de son thé qui tiédissait.
  
  - Comme vous le savez, la France est pauvre.
  
  - Oui, mais vous désirez mettre la main sur Dieter Berg et cette volonté exige des sacrifices financiers. Sans mon concours, il vous est impossible de le kidnapper et vous y tenez à cet Allemand.
  
  - Sinon, je ne serais pas là. Bon, soyez raisonnable. Je veux bien faire un bout de chemin dans votre direction, mais seulement dans la limite des instructions qui m’ont été données. De votre côté, ne campez pas sur des positions absurdes. Coupons la poire en deux.
  
  Le Soviétique plissa tant ses yeux bridés que Coplan eut l’impression qu’il avait refermé les paupières.
  
  - Je veux bien rabaisser mes prétentions. Disons dix millions de dollars étalés sur dix ans en parts égales. En sus, une maison de dix pièces dans une province française que je choisirai.
  
  - C’est vraiment le chiffre dix qui vous branche ?
  
  - Pure superstition orientale. Pour certains, le chiffre sept gouverne le monde. Pour d’autres, c’est le huit. Souvenez-vous que, dans l’ex-R.D.A., des dizaines de milliers de couples se sont unis dans les liens du mariage le 8/8/88. Ici, au Kazakhstan, nous croyons au chiffre dix, signe de la chance et du bonheur.
  
  - Alors, d’accord, partons de ces bases que vous venez de définir, acquiesça Coplan.
  
  - Naturellement, il nous reste à mettre au point quelques détails que probablement vous considérerez sordides mais que je crois essentiels pour éviter les malentendus.
  
  - Je vous écoute, colonel.
  
  
  
  
  
  Coplan n’en crut pas ses yeux. Un feu nourri avait accueilli les hommes de Moulay Oudjamil. Les rafales déchirantes des Kalashnikov précédaient les explosions de grenades. Coplan avait sauté à bas du 4x4 et s’était aplati dans la boue. Autour de lui, les soldats du K.G.B., trop confiants, tombaient comme des mouches. Impitoyables, les Kalashnikov les traquaient, leur accordaient le coup de grâce et les crânes se déchiquetaient car, sûr de son fait, certain qu’il ne courait aucun danger et que l’expédition se réduisait à une simple promenade, Moulay Oudjamil n’avait même pas ordonné à ses troupes de se couvrir d’un casque. Sous l’impact des balles, les chairs éclataient en projetant des geysers de sang.
  
  La riposte était faible, sporadique. Coplan rampa vers le rideau de bouleaux. Il n’était pas armé et n’éprouvait guère d’illusions sur la suite de l’aventure.
  
  Puis arriva l’hélicoptère. L’homme accroupi dans l’ouverture de l’appareil, retenu à l’armature par les sangles de toile grise, épaulait son Kalashnikov et visait Oudjamil.
  
  - Attention ! hurla Coplan.
  
  Trop tard. L’hélicoptère faisait du sur-place. Les rafales courtes et précises catapultèrent le colonel du K.G.B. contre le flanc du camion qu’il éclaboussa de traînées rouges.
  
  Les soldats survivants se débandèrent. Coplan précipita le mouvement. Un dernier élan le propulsa derrière le rideau protecteur. Encore quelques mètres de reptation et il se releva pour courir en zigzags, puis il obliqua sur sa gauche, aperçut un chêne au feuillage touffu. Il en escalada le tronc et se hissa aussi haut qu’il put.
  
  Les blessés hurlaient mais personne ne s’occupait d’eux. Le gros hélicoptère se posa lourdement, comme un chameau qui baraque. Un groupe se rua alors hors de la villa. Coplan reconnut Dieter Berg, transportant deux valises, entouré de six hommes qui brandissaient leur Kalashnikov d’un air farouche. Celui qui avait tué Moulay Oudjamil sauta légèrement à terre et épaula son fusil d’assaut pour protéger leurs arrières. Geste superflu car, parmi les blessés, nul ne songeait à entraver la manœuvre. Vers eux, le souffle des rotors chassait les feuilles mortes qui se collaient au sang maculant les corps étendus, comme si, déjà, elles voulaient jouer le rôle de linceul.
  
  Dieter Berg peinait. Deux de ses compagnons le soulagèrent des valises.
  
  - Pressez-vous ! cria en allemand celui qui les protégeait. On n’a pas tout notre temps !
  
  Avec Dieter Berg, c’était le seul qui avait le type germanique. Grand, blond, le visage carré, l’œil bleu, la peau rose, on l’imaginait facilement attablé devant un tonneau de bière et un gargantuesque plat de choucroute. Maximum trente-cinq ans. Il n’en allait pas de même pour Dieter Berg qui avait dépassé la cinquantaine. Peu porté sur l’exercice physique, il s’empâtait. Le souffle court, il fatiguait pour gagner l’aire sur laquelle l’hélicoptère avait posé ses skids.
  
  En contraste, ses six compagnons présentaient un type oriental. Des Kazakhs ? Difficile à savoir, d’autant qu’un foulard noir masquait le bas du visage. Pour le reste, ils étaient vêtus d’un battle-dress vert olive et chaussés de ces bottes de saut à lacets qu’affectionnaient les parachutistes. Leur ceinturon était lourdement chargé de grenades et d’étuis à chargeurs en toile grise. En résumé, l'uniforme universel.
  
  Bientôt ils embarquèrent, suivis par leur protecteur. La portière coulissa et l’appareil s’éleva dans les airs, ses rotors brassant puissamment l’atmosphère, puis fusa en direction de l’Afghanistan en laissant loin derrière lui le lac Issyk Kul et en volant plein sud-ouest pour éviter le pic Lénine et le mont Communisme qui, respectivement, culminaient à 7 125 et 7 495 mètres et que personne, malgré la perestroïka et la glasnost, n’avait encore songé à débaptiser.
  
  Coplan redescendit de son chêne.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Le Vieux tempêtait.
  
  - C’est insensé ! Ce fichu Oudjamil avec ses marchandages nous a fait perdre un temps précieux et, aujourd’hui, c’est le désastre, alors que nous avions Dieter Berg à portée de la main et qu’il n’y avait plus qu’à mettre le grappin dessus. La filière pour l’exfiltrer était en place grâce à Oudjamil, et cet imbécile nous fait perdre le bénéfice de mois de préparation. Tant de confiance de la part d’un professionnel de son envergure, c’est incroyable. A votre avis, il s’est fait manipuler ?
  
  - Ce n’est pas à écarter. Peut-être a-t-il voulu jouer sur plusieurs tableaux ? Qui peut nous assurer qu’il ne nous trahissait pas en sous-main ?
  
  - Il aurait alerté Dieter Berg ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  - Quel aurait été son intérêt ? Financier ? Nous lui offrions dix millions de dollars pour son concours. Or, notre Allemand ne dispose pas du centième de cette somme. Alors ?
  
  - Oui, mais Oudjamil, bien que rusé et retors, ne possède pas le centième de l’intelligence que Berg a démontrée tout au long de sa carrière dans l’espionnage. Cet homme est capable d’échafauder un plan hyper-sophistiqué et de rouler Oudjamil dans la farine, dans l’éventualité, bien sûr, où ce dernier n’aurait pas été régulier avec nous, ce que, naturellement, maintenant nous ne pouvons découvrir.
  
  - Oublions ces hypothèses. Où est-il allé ? Qui sont ses protecteurs ? Certes, l’hélicoptère a pris la direction de l’Afghanistan mais rien ne prouve que notre homme est là-bas. Ce pays est peut-être un relais ?
  
  - Une autre question se pose. Est-il parti volontairement ou a-t-il été enlevé ? Dans le second cas, par qui ?
  
  - Les Américains, les Britanniques, les Israéliens ?
  
  - Ce n’est pas sûr. Les Chinois sont à écarter car l’hélicoptère, au lieu de prendre la direction du sud-ouest, aurait foncé vers l’est, au nord du pic Lénine, la frontière du Sin-Kiang chinois n’étant qu’à cinquante kilomètres. En revanche, l’Inde et le Pakistan sont à garder à l’esprit. Une fois en Afghanistan, l’appareil n’a plus qu’à piquer droit au sud et à se poser aux alentours de Chitral ou de Srinagar. La distance est raisonnable pour ce type d’appareil sans risquer la panne de carburant. En volant bas, il évite d’être détecté.
  
  - L’Inde et le Pakistan et leur bombe atomique ? Dieter Berg aurait emporté dans sa valise quelques secrets nucléaires de haute valeur ? Ce n’est pas impossible.
  
  - Chitral au Pakistan et Srinagar en Inde, voilà des destinations plausibles en dehors de l’Afghanistan lui-même. Ou, alors, carrément, l’hélicoptère bénéficie de relais de ravitaillement clandestins en Afghanistan et, par étapes, il rejoint l’Iran ; une possibilité non négligeable.
  
  - Les ayatollahs se réjouiraient d’avoir sous leur coupe un homme tel que Dieter Berg. Ce sont les vrais gagnants de la guerre du Golfe, quoi qu’en pensent les Américains. En ce moment, ils se positionnent sur un tremplin olympique. Berg sait beaucoup de choses qui peuvent les aider. Oui, une hypothèse plus que plausible. Mais comment savoir ?
  
  - Il faut se mettre au travail.
  
  - Par où commençons-nous ?
  
  - Cet homme au type germanique prononcé qui a tué Oudjamil, je suis sûr de l’avoir vu quelque part.
  
  Avec des gestes onctueux et décomposés, le Vieux alluma un des havanes que lui avait offerts le représentant de la C.I.A. à Cuba. Il n’en offrit pas à Coplan qui préférait ses gigarettes. Il lâcha une bouffée de fumée qui survola le bureau Empire.
  
  - Sans pouvoir le situer ?
  
  - Pour l’instant, non.
  
  - Alors, bonne chasse et tenez-moi au courant.
  
  Coplan gagna la petite pièce qui lui était réservée au quartier général de la D.G.S.E. le long du boulevard Mortier, face à une des banlieues parisiennes parmi les plus sinistres. Du restaurant, il se fit monter un repas froid et des bouteilles de bière. Une longue tâche l’attendait. Pour se mettre en forme, il activa la console reliée à l’ordinateur central et, tout en mangeant, repassa sur l’écran le curriculum vitae de Dieter Berg.
  
  Né en 1936 à Leipzig, bardé de diplômes universitaires, l’intéressé était entré jeune à la Staatssicher-heitsdienst, la Stasi est-allemande de sinistre réputation. A l’âge de trente ans, il était devenu le numéro 2 de l’organisation. Le numéro 1, un maître-espion que John Le Carré avait pris pour modèle dans son célèbre L’espion qui venait du froid, préférant se consacrer à la politique en R.D.A. et combattre le néo-nazisme et le néo-fascisme, Dieter Berg avait pris en charge les activités d’espionnage et de contre-espionnage.
  
  Sous l’aile de son patron, un stalinien dogmatique comme les gouvernants est-allemands, Dieter Berg avait poursuivi une carrière étonnante. Baptisé par les services occidentaux le Génie du Mal, il avait bâti une fantastique machine de guerre secrète, privilégiant la R.F.A. là où vivaient les frères ennemis. Le recrutement de cinquante mille femmes, surnommées les Souris Grises de la Normannenstrasse (Q.G. de la Stasi dans l’ancien Berlin-Est), avait conduit à truffer l’administration de Bonn d'une multitude d’agents dévoués par force à Berlin-Est. Call-girls, secrétaires, fonctionnaires, ingénieurs, obligées de se plier à un chantage odieux en échange de la vie des membres de leur famille bloqués au-delà du Rideau de Fer.
  
  Le reste de l’Occident n’avait pas été épargné. Berg avait infiltré des agents sous les couvertures les plus incroyables, chauffeurs de taxi parisiens, fleuristes londoniens, courtiers d’assurances bruxellois ou livreurs de pizzas à Washington.
  
  On lui devait la multinationale du terrorisme, les Brigades Rouges italiennes, la Rote Armee Fraktion allemande, les Séparatistes corses, basques, français. Ses camps d’entraînement au meurtre et au sabotage accueillaient les Arabes et les Irlandais, les Arméniens et les Noirs sud-africains. Dans une circulaire, il avait édicté ses ordres : toujours agir avec la plus extrême brutalité, sans souci de la vie humaine. Dans leur sillage, ses équipes n’abandonnaient que le sang et la mort. Sans cesse, à ses affidés, il répétait le vieil axiome révolutionnaire : « Les innocents, ça n’existe pas. Dans la vie, chacun fait partie du problème ou de sa solution. Comme les innocents, les exceptions n’existent pas. Celui qui fait partie du problème doit mourir et celui qui fait partie de la solution doit faire mourir. »
  
  Sous ses ordres, des scientifiques travaillaient à fabriquer des drogues et des poisons inédits. Dans ses laboratoires s’élaboraient des nouvelles armes bactériologiques et chimiques. Sa Section « Faux et Reproductions » avait enregistré un beau succès en faisant publier par un magazine ouest-allemand les faux « Carnets d’Adolf Hitler ».
  
  Effacé, d’apparence timide, ne cherchant jamais à tirer à lui la couverture, avant tout homme de l’ombre, ne fonctionnant que par son cerveau diabolique, le numéro 2 de la Stasi n’avait suscité dans les instances dirigeantes nulle jalousie, nulle envie. Dans le régime policier communiste, il tenait admirablement sa place, ne gênait personne et surtout pas son patron qui retirait un bénéfice personnel des succès de son adjoint.
  
  Responsable de la mort atroce de milliers d’agents occidentaux, il avait fui la R.D.A. juste avant l’écroulement de la dictature marxiste et la réunification, pour aller se cacher en Union soviétique.
  
  Recherché par tous les Services spéciaux occidentaux, protégé par ses amis du K. G. B., il avait échappé aux traques des limiers lancés à ses trousses. Seul Coplan était parvenu à le retrouver grâce à la trahison de Moulay Oudjamil, et parce que le régime soviétique entrait dans une phase de décomposition totale qui conduisait à des retournements stratégiques.
  
  Coplan termina son repas, vida la bouteille de bière entamée et sonna le planton qui remporta le plateau en laissant les bouteilles pleines.
  
  - Un café, réclama Coplan.
  
  En l’attendant, il réintégra les données sur Dieter Berg et réfléchit en fumant une cigarette. Où diable avait-il vu l’homme au Kalashnikov ? Bizarre, sa mémoire était pourtant infaillible. Même après avoir bu son café, il ne voyait toujours pas. A nouveau, il s’installa devant la console et pianota sur les touches pour passer en revue les agents connus de la Stasi qui répondaient aux caractéristiques physiques de l’homme à bord de l’hélicoptère. La tâche était épuisante. A trois heures du matin, les yeux lui brûlaient et il alla se coucher.
  
  Le lendemain, à treize heures trente, il poursuivit ce labeur harassant. A minuit, il dut s’avouer vaincu. Il s’apprêtait à lever le siège lorsqu’il se ravisa.
  
  Deux heures plus tôt, il était tombé sur la fiche de Ceska Lindmann et, vaguement, il avait ressenti une sorte de « tilt ». Sur le moment, il n’y avait guère prêté attention. Après tout, c’était un homme qu’il recherchait, pas une femme.
  
  Il fronça les sourcils. Pourquoi ce frémissement intérieur lorsque, sur l’écran, s’était incrusté le beau visage faussement innocent de la Berlinoise ?
  
  Il chercha mais ne trouva pas. Sans vergogne, malgré l’heure tardive, il téléphona au domicile personnel de son vieux complice, le commissaire divisionnaire Tourain de la D.S.T.
  
  - Vous vous souvenez de Ceska Lindmann ?
  
  - Il est plus de minuit, grogna le policier.
  
  - Vous savez bien que les espions ne dorment jamais. La principale conséquence de ce métier, c’est l’insomnie et, parfois, elle vous sauve la vie ; je l’ai constaté à maintes reprises.
  
  - C’est bien dommage dans votre cas. Si on vous avait liquidé par quelque nuit froide en Ukraine ou en Afghanistan, j’aurais eu une chance, cette nuit, de ne pas voir mon sommeil troublé.
  
  Coplan éclata de rire. Il adorait Tourain et son sens de l’humour.
  
  - Bon, pour être franc avec vous, reprit Tourain d’une voix cette fois sérieuse, je n’ai pas vraiment sommeil et, de toute façon, demain c’est dimanche. Je pourrai toujours faire la grasse matinée, d’autant que ma femme est descendue à Nice avec les enfants. Ainsi, elle ne me réveillera pas avec son aspirateur. En quoi Ceska Lindmann vous intéresse-t-elle ? C’est une affaire bouclée.
  
  - On peut se voir à votre bureau ?
  
  - Cette nuit ?
  
  - Oui, c’est urgent.
  
  A une heure du matin, les deux hommes se retrouvèrent dans les locaux de la D.S.T.
  
  - Que cherchez-vous exactement ? s’enquit Tourain.
  
  - Si je me souviens bien, le dossier Ceska Lindmann est composé non seulement des procès-verbaux d’interrogatoires, des dépositions de témoins, mais également de films tournés par vos agents au cours des filatures, ainsi que de vidéocassettes montrant notre Berlinoise au cours de ses exhibitions professionnelles ?
  
  - C’est exact.
  
  - Alors, allez me récupérer cette pellicule dans votre filmothèque, je m’installe dans votre salle de projection, je visionne vos images d’archives, et je vous laisse retourner à votre lit douillet.
  
  - Vous voulez que je reste avec vous ?
  
  - Pas la peine, je vous assure.
  
  Resté seul après que Tourain lui eut remis le volumineux dossier, Coplan commença par les vidéocassettes qui montraient l’Allemande dans les défilés de mode. Fidèle à Paris au grand couturier qu’était Laurent Greyze, elle déployait sur le podium un charme et une plastique impeccables pour mettre en valeur les créations rayonnantes, excentriques et débridées de celui dont elle était le mannequin-vedette. Les personnalités du Tout-Paris qui l’applaudissaient à tout rompre ignoraient évidemment que, derrière la façade innocente de son visage, se dissimulait une espionne au cerveau glacé, téléguidée par Dieter Berg et désignée pour une mission précise : séduire un ministre français, amateur éperdu de jolies filles. Sans grand effort, d’ailleurs, elle était devenue sa maîtresse et, au cours de leur liaison, lui avait soutiré, dans la tradition classique du Renseignement, quelques secrets d’État après les moments d’épanchement sur l’oreiller. Parfaite technicienne, elle l’avait aussi soulagé de documents importants pour les photocopier subrepticement.
  
  Le ministre n’y avait vu que du feu. Seul, Tourrain avait soupçonné quelque chose de pourri et démasqué la stipendiée de la Stasi.
  
  Incapable d’affronter le scandale, le ministre avait coupé court à sa carrière politique en jetant sa BMW contre le tronc d’un platane le long de la nationale 7. Quant à Ceska Lindmann, elle s’était retrouvée en prison où, depuis, elle croupissait.
  
  A la septième vidéocassette, Coplan tressaillit. C’était la fin du cocktail après un défilé de mode. Ceska portait un ensemble époustouflant, une constellation de couleurs vives en damier au-dessus de bottes blanches style western. Le ministre et Laurent Greyze, un peu à l’écart, dialoguaient avec un trio d’actrices célèbres. Face au mannequin, un couple, composé du meurtrier de Moulay Oudjamil et d’une Libanaise qui avait longuement défrayé la chronique criminelle.
  
  Épouse d’un gros trafiquant d’armes de Beyrouth, elle s’était accusée du crime lorsque ce dernier avait été assassiné dans son appartement de Neuilly. Lardée de coups de couteau, la carotide tranchée en coup de grâce, baignant dans un océan de sang, la victime, d’une force herculéenne, paraissait avoir été frappée de paralysie devant l’arme brandie par son petit bout de femme. Cette dernière, Samia Zeytouni, avait déclaré à la Brigade Criminelle avoir agi sous le coup de la fureur et de l’humiliation. « Mon mari me trompait et me faisait subir des sévices sexuels inimaginables. Je devais les accepter car une femme musulmane ne doit pas se rebeller contre la loi de son époux, prétendait-il. J’ai voulu en finir une fois pour toutes. »
  
  Ces aveux spontanés n’avaient guère emporté la conviction des enquêteurs. Certes, le manche du couteau portait les empreintes digitales de celle qui s’accusait. Néanmoins, pas une seule tache de sang sur le superbe ensemble panthère créé par Laurent Greyze, pas plus que sur les chaussures ou sous les ongles des mains.
  
  Devant ce paradoxe, elle avait bredouillé, bafouillé, cafouillé, mais n’avait pas lâché prise. Policiers et juge d’instruction n’avaient pas réussi à la faire flancher et sa déposition n’avait pas varié d’un iota.
  
  Ses avocats avaient obtenu qu’elle soit laissée en liberté provisoire.
  
  De son vivant, son mari faisait l’objet d’attentions spéciales de la part de la D.S.T. et de la D.G.S.E. en raison de son implication dans des opérations qui lésaient les intérêts français à la fois en France et à l’étranger, sans que, toutefois, des preuves suffisantes aient été apportées pour le confondre.
  
  C’est la raison pour laquelle Coplan était au courant de cette affaire dans ses moindres détails. La Criminelle ne croyait pas l’épouse. Pour elle, le meurtre était un règlement de compte. Probablement victime d’un chantage, Samia Zeytouni avait été obligée de s’accuser et son entêtement à ne pas dévier d’un pouce de sa théorie invraisemblable prenait son origine dans la terreur qu’elle devait éprouver à trahir le tueur ou les tueurs.
  
  Sur l’écran, l’homme de l’hélicoptère ne détonnait pas dans l’ambiance du cocktail huppé. Vêtu dernière mode, une autre création de Laurent Gleyze, il se serrait tout contre Samia, comme si elle lui appartenait, et souriait d’un air complice à Ceska Lindmann.
  
  Rien d’étonnant, s’il était lui aussi un des agents de Dieter Berg.
  
  Certes, il n’avait pas l’air guerrier comme le jour où il maniait son Kalashnikov. Artistement coiffé, cheveux mi-longs, cravate en soie très chic, pochette débordant négligemment, il faisait plutôt play-boy et on l’imaginait mal délivrant des rafales de fusil d’assaut.
  
  Coplan se souvenait à présent. Il avait remarqué cet homme lorsque le dossier Ceska Lindmann lui avait été transmis en communication. Sa mémoire phénoménale avait enregistré le visage et ne l’avait plus oublié.
  
  Apparaissait-il ailleurs ?
  
  Il visionna les dernières vidéocassettes et les films des filatures, mais sans succès. L’inconnu ne se montrait plus.
  
  Malgré l’heure tardive, il se fit faire plusieurs tirages par le service technique de permanence et rentra se coucher.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Dans la maison de couture régnait une agitation fébrile. La prochaine présentation de mode était proche et la fièvre gagnait les esprits. On se bousculait dans les couloirs, on hurlait, on trépignait, on s’invectivait, on s’empoignait. A travers l’entrebâillement d’une porte on apercevait des cousettes. Dans un coin, un coiffeur venu spécialement de New York bâtissait un échafaudage de cheveux roux sur la tête d’un mannequin outrancièrement maquillé. La porte des toilettes ressemblait à celle d’un saloon du Far West, tant elle s’ouvrait et se refermait, livrant passage à des filles à moitié nues à la plastique vertigineuse, dont on sentait les nerfs à fleur de peau.
  
  Amusé, Coplan se demanda si la tension inhérente à la préparation d’une collection entraînait ipso facto une réaction diurétique.
  
  Des garçons-livreurs apportaient des paquets de tissus en lorgnant sans vergogne sur les superbes créatures qui traversaient leur champ de vision. Épuisée, la réceptionniste signait les reçus comme dans un état second.
  
  Seul à ne pas sacrifier à la folie ambiante, Laurent Greyze accueillit Coplan avec le calme et la raideur d’un ambassadeur qui vient présenter ses lettres de créance.
  
  A le voir, on s’étonnait qu’il soit grand couturier. Vêtu d’un pantalon de jean informe et déchiré, d’un maillot de corps aux taches douteuses, les bras tatoués comme un punk londonien, des baskets trouées aux pieds, il faisait docker.
  
  - Vous avez vu l’hystérie, ici ? Vous avez de la chance que je vous reçoive.
  
  - Je ne serai pas long.
  
  Coplan lui tendit le cliché.
  
  - Vous connaissez cet homme, là à gauche, qui parle à votre ex-mannequin Ceska Lindmann ?
  
  Laurent Greyze examina le rectangle de papier glacé.
  
  - Jamais vu.
  
  - La femme à ses côtés?
  
  - Non plus. Vous savez, il vient des tas de gens à mes cocktails. Ma collaboratrice la plus proche tient le listing. Pour la plupart, je ne les connais pas. Qu’importe que je ne les connaisse pas ? Je les invite pour qu’ils fassent de la pub à mes collections. Par ailleurs, chacun a le droit de se faire accompagner. A partir de là, vous voyez l’impasse.
  
  Coplan n’obtint pas plus de succès avec la collaboratrice chargée des public-relations. En dehors du Tout-Paris, elle était incapable de placer un nom sur un visage.
  
  Dans l’après-midi, il se rendit à la prison de Fleury-Mérogis. Recluse dans un quartier d’isolement, Ceska Lindmann, pour se croire encore sur un podium, s’habillait avec une élégance qui étonnait dans ce milieu carcéral. En outre, elle apportait un soin particulier à ses magnifiques cheveux blonds. Ce jour-là, elle les avait noués en un chignon extravagant qui faisait ressembler le haut de son crâne à une pièce montée pour repas de noces.
  
  - Je n’ai aucun souvenir de cet homme, déclara-t-elle en restituant le cliché. Dans ces cocktails, je rencontrais beaucoup de gens qui me félicitaient. Par politesse, j’entretenais un brin de conversation.
  
  Coplan ne la crut pas.
  
  - Une aide de votre part entraînerait une certaine clémence de la cour quand vous passerez en jugement.
  
  Elle esquissa un faible sourire.
  
  - Vous êtes de la boutique, répliqua-t-elle. Donc, vous avez lu vos classiques. Une aide, telle que celle que vous me demandez, se paie toujours. Vous passez devant un abri-bus et vous ignorez si la femme qui se tient là avec un parapluie à la main ne va pas vous piquer mortellement avec la pointe d’une fausse baleine. Il vous faut vous méfier de tout un chacun. Du chauffeur de taxi, de l’aveugle qui vous prend le poignet pour que vous le fassiez traverser la rue, du clochard qui vous barre la route en feignant de tituber, de l’étranger, plan de Paris à la main, qui cherche son chemin, et même de la vieille dame qui quête pour lutter contre le cancer. A mon avis, mieux vaut moisir en prison un ou deux ans de mieux. Je faisais partie de la solution, je risquerais de faire partie du problème.
  
  Coplan n’insista pas. Il n’avait à sa disposition aucun moyen pour l’obliger à se confesser.
  
  Il lui restait une dernière carte.
  
  
  
  Dans son appartement de Neuilly, Samia Zeytouni avait changé la moquette, si bien qu’il ne restait plus trace de la mare de sang dans laquelle avait baigné son mari après le meurtre.
  
  Petite et mince, cheveux noirs et teint de miel, regard candide et bouche sensuelle, elle offrait une silhouette effacée et timide, celle d’une femme qu’un homme a envie de protéger. Coplan la sentait tendue, sur les nerfs, prête à piquer une crise. Sa cigarette à bout doré tremblait, d’ailleurs, entre ses doigts.
  
  A contrecœur elle se pencha sur le cliché, sans le toucher, comme si elle craignait d’y abandonner ses empreintes digitales.
  
  - Oui, je me souviens, avoua-t-elle après un long moment de réflexion. Ce n’était rien d’autre qu’un dragueur. Vous voyez sa main droite qui effleure ma cuisse. Il croyait déjà que j’étais sa chose.
  
  Elle regarda Coplan avec ennui.
  
  - C’est mon drame avec les hommes. Ils croient toujours que je suis leur chose.
  
  - C’est pourquoi vous avez détrompé votre mari à ce sujet, renvoya Coplan, acide.
  
  - Je vous en prie, ne me parlez pas de cette tragédie. Chaque nuit, j’en ai des cauchemars.
  
  - Si vous vous souveniez de quelque chose de précis au sujet de cet homme, son nom par exemple, vous m’aideriez grandement et, lors de votre procès, il en serait tenu compte dans une large mesure. Il y a vingt, trente ans, le crime passionnel était facilement pardonné. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les tribunaux sont sévères. Nous sommes dans l’ère du respect des droits de l’homme.
  
  - Je ne me souviens de rien, sinon que c’était un dragueur, un point c’est tout.
  
  Têtue, obstinée, elle campait sur ses positions, une lueur de défi dans ses yeux sombres. Défi ou peur ? Comme Ceska Lindmann, elle se refusait à lâcher prise, pareille à elle-même lorsqu’elle avait à satiété répété sa version de la mort de son mari aux enquêteurs et au juge d’instruction.
  
  L’imagination de Coplan se débrida. Etait-il possible que le tueur au Kalashnikov ait été l’assassin de l’époux prétendument infidèle et tortionnaire ? En ce cas, il inspirait une telle terreur qu’il était impossible que la langue de la Libanaise se délie.
  
  Quant à Ceska, appartenant à la même chapelle, elle n’était pas prête à le dénoncer. Ni elle ni Samia Zeytouni n’éprouvaient l’envie de faire partie du problème.
  
  - Éteignez votre cigarette, conseilla-t-il, sinon elle va vous brûler les doigts.
  
  Confuse, elle s’exécuta. Sans un mot, Coplan tourna les talons. Sur le trottoir du boulevard Bineau, il eut une autre idée. L’heure était trop tardive pour l’exploiter. Aussi alla-t-il dîner. Son repas achevé, il téléphona au Vieux pour lui rendre compte et rentra se coucher.
  
  A dix heures le lendemain matin, il entra dans la boutique de Laurent Greyze, logée au rez-de-chaussée d’un immeuble cossu du faubourg Saint-Honoré. Dans le rayon masculin, il ne fut pas long à trouver le vendeur qu’il cherchait. Avec componction, ce dernier examina le cliché et hocha la tête d’un air entendu.
  
  - Je me souviens de lui. D’ailleurs, c’est un costume de la maison qu’il porte ici sur ce tirage. Je lui en ai vendu plusieurs, ainsi que des chemises, des cravates, des pardessus, des sous-vêtements, et même des chaussures. Un vrai trousseau de mariage.
  
  - Vous avez établi une fiche avec son nom, ses mensurations ?
  
  - Bien sûr. C’est l’habitude. Vous voulez que je la recherche ?
  
  - Vous m’aideriez.
  
  Quand il eut le rectangle de carton en main, Coplan grimaça de dépit. Le nom qui avait été donné était plus que vraisemblablement faux, Thierry Descluzeau, d’autant que le règlement des achats avait été effectué en numéraire. Près de cent mille francs. Qui donc se baladait avec une telle somme en liquide? Personne, sauf quand on ne voulait pas laisser d’indices derrière soi.
  
  - Vous l’avez vu souvent ?
  
  - Trois fois. Deux essayages et la livraison.
  
  - Pourquoi avez-vous dit : un vrai trousseau de mariage ?
  
  Le vendeur parut gêné.
  
  - Je n’aurais pas dû.
  
  - Mais encore ?
  
  - Ben... voilà... la première fois, il était en compagnie de Jean-Etienne Lansquenon, le célèbre collectionneur, celui que l’on voit sans arrêt dans les rubriques mondaines. Or, vous le savez sûrement, il est plutôt porté sur les hommes que sur les femmes. Donc, j’ai supposé que...
  
  - Je vois, coupa Coplan. Vous avez une langue de vipère.
  
  - Dans ce métier, je devrais pourtant être blasé.
  
  De l’index, Coplan tapota le carton.
  
  - Il n’a pas donné d’adresse, de numéro de téléphone ?
  
  - Je me souviens à présent. Il a refusé.
  
  Une autre déception attendait Coplan. Jean-Etienne Lansquenon était parti en Amérique du Sud acheter des antiquités précolombiennes. Son maître d’hôtel ne l’attendait pas avant une douzaine de jours.
  
  
  
  
  
  La démarche froufroutante, vêtu d’une robe de chambre créée par Laurent Greyze, le visage bronzé par le soleil péruvien, Jean-Etienne Lansquenon semblait verser tous les matins dans son café un élixir de jouvence tant il voguait à deux décennies en dessous de son âge. Cela, sans même avoir recours aux artifices d’usage : lifting, perruque, fausses dents.
  
  Il esquissa une moue de regret en contemplant le tirage.
  
  - Si je me souviens de Thierry ? Naturellement ! Dommage qu’il soit hétéro, sinon je me le serais fait !
  
  - Il n’était pas votre amant ? questionna Coplan, enhardi par la franchise de son interlocuteur.
  
  - Hélas non. En réponse à mes propositions, il m’a assuré qu’il passait le plus clair de son temps dans le lit des femmes.
  
  - A-t-il précisé lesquelles ?
  
  - Non.
  
  - Comment l’avez-vous connu ?
  
  - Je ne suis pas un collectionneur spécialisé. Je tape tous azimuts. Mes boutiques d’antiquités à Paris et en province me procurent un large revenu. Aussi suis-je à l’affût d’objets insolites qui charment mon imagination. Ainsi ai-je appris qu’Armand Archer était mort. C’était un riche industriel et, entre autres choses, il possédait une collection de cols de chemise qui m’intéressait.
  
  Coplan haussa des sourcils étonnés.
  
  - Vous collectionnez des cols de chemise ?
  
  - Pas n’importe lesquels. Ceux-ci sont très spéciaux. Je ne sais si vous êtes familiarisé avec le cérémonial des exécutions capitales du temps où elles existaient encore. Aux ciseaux, le bourreau, ou un de ses valets, échancrait le col de la chemise du condamné afin de dégager le cou. De la sorte, le couperet de la guillotine ne rencontrait nul obstacle avant de trancher la tête. En France, la peine de mort a été supprimée en 1981, ce qui a entraîné le chômage pour l’exécuteur en chef des arrêts criminels et ses aides. L’un de ceux-ci, qui avait à son palmarès 77 exécutions, ramassait et fourrait dans sa poche, à chacune d’elles, le col de chemise découpé. De retour à son domicile, il inscrivait sur le tissu le nom du supplicié et la date de sa mort. Armand Archer avait eu vent de cette collection et l’avait achetée à prix d’or. Quoi de plus insolite et de plus rare que des cols de chemise de condamnés à mort ? C’est quand même autre chose que les pin’s, les timbres, les pièces de monnaie, les boîtes d’allumettes ou les porte-clés ! A Isabelle Archer, la veuve d’Armand, j’ai fait une proposition de rachat. Trop tard, elle avait déjà donné gratuitement, je dis bien gratuitement, ces rarissimes pièces de collection à Thierry Descluzeau. J’ai fait le siège de celui-ci, je lui ai collé aux talons, j’ai déjeuné et dîné avec lui, je l’ai même accompagné choisir des costumes à la boutique Laurent Greyze, j’ai tenté de le séduire, je l’ai supplié, je lui ai offert une somme considérable. Rien n’y a fait. Il a refusé de me les vendre. C’est un des échecs les plus cuisants de mon existence.
  
  - Isabelle Archer serait-elle une de ces femmes avec lesquelles Descluzeau passait son temps au lit ?
  
  - Possible. Cela expliquerait qu’elle lui ait donné ces cols de chemise gratuitement.
  
  - Où habite Descluzeau ?
  
  - Je ne l’ai jamais su. Je le relançais dans un bar qu’il fréquentait. Cet établissement est maintenant fermé. Le patron, le barman et la barmaid ont été tués au cours d’un hold-up commis par des voyous montés des Minguettes. Descluzeau a failli être touché.
  
  - Où habite Isabelle Archer ?
  
  - A Montfort-l’Amaury. Je vais vous inscrire l’adresse.
  
  
  
  Elle était belle à ravir, découvrit Coplan lorsqu’il se présenta chez Isabelle Archer. La chevelure de jais descendait par vagues dont la houle caressait la cambrure des reins, à la lisière de la ceinture mexicaine en cuir tressé qui retenait le pantalon turquoise. Des seins haut perchés gonflaient le tissu du polo aux manches retroussées dénudant une peau satinée. Les lèvres charnues et sensuelles, l’œil aguicheur, la pose à dessein alanguie, trahissaient la dévoreuse d’hommes. Dans le regard bleu qui le dévisageait avec effronterie, Coplan lut une lueur d’appréciation.
  
  - En quoi puis-je vous être utile ?
  
  Sa voix était rauque comme si une flambée de désir embrasait son ventre. Coplan exhiba sa carte et son insigne de police qui lui permettaient d’opérer sur le territoire français sans faire appel à la D.S.T., comme l’exigeait la séparation des pouvoirs.
  
  - Je cherche Thierry Descluzeau.
  
  Elle s’autorisa un rire léger.
  
  - Vous feriez mieux d’apporter une tente, un sac de couchage, une bouteille de gaz butane et de camper sur ma pelouse car vous n’êtes pas près de le rencontrer chez moi.
  
  - Vraiment ?
  
  - Sauf que, naturellement, je n’aurais pas le cœur de laisser un beau garçon comme vous dormir sous une tente.
  
  - Si nous revenions à Thierry Descluzeau ?
  
  - Pourquoi le cherchez-vous ?
  
  - Assassinats. Au pluriel.
  
  Cette fois, l’attitude de la jeune femme se modifia. D’abord, elle se décolla du chambranle pendant que Coplan rangeait la carte et l’insigne. Visage figé, elle tritura le cuir de sa ceinture mexicaine, puis s’effaça.
  
  - Entrez.
  
  A l’intérieur, Coplan, en amateur éclairé, admira le mobilier Arts déco. Au fond du salon, un meuble vitrine laqué rouge orné de fleurs des marais, signé Eugène Printz et encadré par des meubles d’appui en galuchat, supportait une Vénus et une sirène en bronze doré, signés Jules Leleu. Partout, des pièces rares de la dernière production luxueuse de l’ébénisterie française, avec ses bois et ses matériaux précieux, la nacre, l’ivoire, le burgau ou le galuchat.
  
  - Très bon goût, félicita-t-il.
  
  Elle était loin de l’Arts déco, s’aperçut-il. Sourcils froncés, l’air perdue, la bouche soudain boudeuse, elle ressassait dans son esprit le terme « assassinats » qu’il avait mentionné.
  
  - Rassurez-vous, il n’y a pas de femmes parmi ses victimes.
  
  - Qui sont-elles ?
  
  La voix était toujours rauque mais, cette fois, c’était la peur qui l’animait.
  
  - Peu importe. De toute façon, c’est moi qui pose les questions. Je sais que vous lui avez donné l’hospitalité ici, bluffa-t-il. C’est grave. Le recel de malfaiteur est sévèrement puni. Quand nous le prendrons, il témoignera contre vous. Ils le font tous, à un moment ou à un autre, rien que pour se ménager nos bonnes grâces. Alors, prenez-le de vitesse et dépêchez-vous de vous emparer du manche. Dites-moi tout ce que vous savez de lui et votre tartine sera beurrée du bon côté.
  
  Elle exhala un long soupir.
  
  - J’ai besoin d’un verre.
  
  - Ce sera un scotch pour moi, avec juste un glaçon.
  
  L’alcool redonna à Isabelle Archer les couleurs qui manquaient à ses joues. Comme vaincue par un surpuissant effort, elle secouait la tête.
  
  - Je n’en reviens pas. Vous êtes certain de ne pas vous tromper ?
  
  « Thierry recherché pour assassinats ! »
  
  - Il parlait sans accent étranger ?
  
  - Si, un léger accent mais à peine perceptible, peut-être suisse alémanique ou alsacien. Quelle importance ?
  
  - Pourquoi m’avoir conseillé de camper sur votre pelouse en l’attendant ?
  
  - Parce qu’il est parti pour de longs mois.
  
  - Où ?
  
  - Je l’ignore.
  
  - Commencez par le début et n’omettez aucun détail, aucune péripétie, aucune situation, même la plus anodine. Laissez-moi le soin de juger de son importance.
  
  Après la mort de son mari, dont la séparait trente-cinq ans de différence d’âge, la jeune femme avait décidé de liquider les collections auxquelles elle ne s’intéressait pas, parmi elles les cols de chemise des guillotinés. Dans les milieux spécialisés, elle avait passé une annonce. Celui qui prétendait se nommer Thierry Descluzeau s’était présenté. Séduite par sa beauté, sa virilité et une sorte de cruauté qu’il irradiait, elle était tombée dans ses bras et, reconnaissante après une folle nuit d’amour, elle lui avait fait don de cette collection dont, d’ailleurs, elle ignorait la valeur. Leur lune de miel avait duré trois semaines, puis son amant s’était éclipsé pour un tour du monde de plusieurs mois. Elle ne savait rien sur lui. Avare de renseignements sur son passé, sur ses activités, sur ses ressources financières, il appartenait, de toute façon, au genre laconique, ce dont Isabelle Archer se moquait. Elle ne lui demandait pas d’être bavard mais de la combler au lit.
  
  - Même son adresse ? s’enquit-il.
  
  - Je ne la connaissais pas.
  
  - A quoi passait-il son temps en dehors de votre chambre à coucher ?
  
  Elle émit un rire sardonique.
  
  - Il lui restait peu de temps. Mais, c’est vrai, il s’absentait chaque après-midi sans me dire où il allait, et rentrait relativement tard le soir. Parfois, il me donnait rendez-vous dans un bar et nous dînions au restaurant avant de rentrer. D’ailleurs, j’ai appris que ce bar avait été la cible de voyous qui ont raflé la caisse après avoir tué le patron, le barman et la barmaid, des gens bien sympathiques. Ce soir-là, Thierry l’a échappé belle.
  
  - Au restaurant, qui payait ?
  
  - Lui.
  
  - Il ne vous a jamais emprunté d’argent ?
  
  - Non.
  
  - Il ne vous reste aucun souvenir matériel de lui ?
  
  - Rien, sauf la Rolls. Il me l’a laissée en garde. C’est pourquoi je sais qu’il reviendra. Qui ferait l’impasse sur une voiture d’une telle valeur ?
  
  - Où est-elle ?
  
  - Dans mon garage.
  
  - On y va.
  
  Au sous-sol, Isabelle Archer abaissa un commutateur et une lumière jaunâtre descendit du plafond. Tout de suite, Coplan repéra la Rolls et vit qu’un rectangle de carton était suspendu à une poignée de portière. Il le décrocha et découvrit qu’il s’agissait d’une fiche technique.
  
  La Twenty Landaulette date d’avant la Première Guerre mondiale. Sa carrosserie fut dessinée en 1910 par la firme britannique Hamshaw de Leicester et d’abord montée sur une Daimler construite spécialement pour le cinquième comte de Sandringham. Cet aristocrate excentrique surnommé le Comte Jaune avait fait peindre tout son château, sans oublier les pelouses et les brouettes des jardiniers, en jaune citron. En 1925, ne découvrant aucune voiture assez haute pour abriter sa taille et sa tête éternellement coiffée d’un haut-de-forme gigantesque, il transféra sa carrosserie Hamshaw sur un châssis Rolls-Royce. Il conduisit ce véhicule jusqu’en 1959, année de sa mort. Elle est demeurée en l’état, peinte de la même couleur, celle qu’affectionnait tant le comte. Ce cabriolet comporte quatre portes et deux marchepieds destinés aux valets du comte. Il a parcouru environ huit cent mille kilomètres.
  
  Coplan siffla d’admiration. Effectivement, le jaune étonnait. Les armoiries des Sandringham étaient peintes sur les portières et à l’arrière, au-dessus de la roue de secours.
  
  - Il se promenait dans cet engin ?
  
  - Non. Cette merveille est trop voyante. Vous la laissez en stationnement et on vous la vole. Il me l’a amenée ici quelques jours avant son départ.
  
  - La tuerie dans le bar avait déjà eu lieu ?
  
  Elle fronça les sourcils.
  
  - Euh... oui, en effet.
  
  - Comment s’appelait ce bar et où se logeait-il ?
  
  - Le Pushover, rue du Rocher.
  
  - Y avait-il des tapineuses ?
  
  - Non, pourquoi ?
  
  - A cause du nom qui, en argot américain, signifie femme à la cuisse hospitalière.
  
  Elle eut une moue charmante.
  
  - J’espère que ce n’est pas moi qui ai inspiré à Thierry le choix de ce bar.
  
  Coplan inspecta l’intérieur de la Rolls. Vide. A l’aide d’une pince à ongles, il déverrouilla le coffre d’où il sortit un sac en plastique, en même temps qu’une exclamation fusait dans son dos :
  
  - Mon Dieu, les cols de chemise !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Au sud, la ligne de métro n® 13 démarrait à la station Châtillon-Montrouge. Après Montparnasse-Bienvenüe, elle traversait les quartiers huppés du 6e et 7e arrondissements avant de passer sous la Seine. C’est à la gare Saint-Lazare qu’elle chargeait ses cargaisons socialement les plus modestes : travailleurs immigrés, pour la plupart clandestins, Indiens, Pakistanais, Colombiens, Sri-Lankais, Maghrébins, Maliens, Ghanéens et, plus généralement, le lumpen-proletariat venu des bidonvilles africains.
  
  A partir de 17 h 30, les rames étaient bourrées à craquer. L’air était confiné, sentait le cuir et la sueur. Des mains baladeuses caressaient des fesses rebondies qui se dérobaient tandis que les pickpockets tendaient leurs doigts agiles.
  
  Ce jour-là était pareil aux autres. L’homme était monté à la station Varennes en choisissant le wagon à bande jaune dé l’ancienne première classe qui était le plus plein parce que justement le supplément de ticket avait été supprimé. Assis sur un strapontin côté voie, l’homme avait glissé son sac sous son siège rabattable. A vrai dire, il ne payait pas de mine et se fondait admirablement dans le milieu ambiant. Pas rasé, le cheveu hirsute, chaussé de baskets fatiguées, d’un jean troué et d’un blouson au cuir fendillé et aux coudes usés, il baissait le regard sur le plancher comme perdu dans une profonde méditation.
  
  Quand la rame s’immobilisa le long du quai de la station Saint-Lazare et que les portes s’ouvrirent, se produisit la bousculade habituelle. L’homme en profita pour, des deux talons, repousser le sac sous le siège fixe derrière lui.
  
  Personne ne remarqua le geste.
  
  A la station Place Clichy, beaucoup de passagers descendirent. Il les suivit et sortit dans l’air frais. Tranquillement, il marcha jusqu’au terminus du 68 et il monta dans l’autobus dont la destination était Montrouge.
  
  Approximativement au même moment, sur les douze autres lignes de métro, sur celles du R.E.R., sur les trains de banlieue, des individus aussi anonymes agissaient de manière similaire.
  
  D’autres opérèrent plus tardivement sur les gradins du Parc des Princes où se disputait un match comptant pour le championnat de France professionnel de football de première division, opposant le Paris-Saint-Germain à l’A.S. Monaco. Le stade était plein, ces deux équipes occupant les premières places derrière l’Olympique de Marseille.
  
  Dispersés dans les zones rouges, bleues et jaunes des treize tribunes, les porteurs de sacs attendirent tranquillement la mi-temps pour abandonner leur chargement et se rendre au rez-de-chaussée où étaient installés les vendeurs de bière et de hot dog. Sans plus attendre, ils quittèrent l’arène sportive.
  
  Dans les rames de métro et de R.E.R., dans les trains, au Parc des Princes, les capuchons des bouteilles de soda vides de tout liquide explosèrent sans bruit en libérant leur contenu qui s’échappa hors des sacs. Facilement puisque ceux qui les avaient abandonnés avaient pris la précaution de les maintenir ouverts.
  
  
  
  
  
  Si l’on exceptait le docteur Marcel Petiot, guillotiné le 26 mai 1946, les autres noms sur les cols de chemise n’évoquaient plus aucune grande affaire criminelle. Perdus dans l’oubli les « Monsieur Bill », les « Jacques Fesch » et autres « Bernardy de Sigoyer », enfouis dans les ténèbres du passé ou dans les archives des journaux. Tissus ordinaires ou de qualité, ils étaient jaunis par le temps. Le plus récent datait de quinze ans. Noms et dates étaient soigneusement calligraphiés à l’encre, rouge comme le sang sous le couperet. De forts relents de naphtaline montaient de ces dérisoires souvenirs.
  
  - Astucieux, fit le technicien du labo.
  
  Coplan reprit ses esprits.
  
  - Quoi ?
  
  - Un nom et une adresse sont inscrits à l’intérieur de la doublure qui a dû être décousue et recousue après l’opération. Tenez, regardez celui-ci : « René Pons, Bordeaux, 21 juin 1960 », ça c’est l’identité du guillotiné. Maintenant, tournez-vous vers l’écran.
  
  Le technicien avait inséré le morceau de tissu rayé entre les mâchoires de l’appareil. Préalablement, il l’avait trempé dans un bain chimique devant servir de révélateur. Comme il l’avait annoncé, un nom et une adresse apparurent.
  
  - Quel procédé a été utilisé ? s’enquit Coplan.
  
  - Une bonne vieille encre sympathique, enfin, ce n’est pas tout à fait exact. Bonne oui, vieille non. Une décennie tout au plus. Mise au point par le K.G.B. au début des années 80, et utilisée par ses satellites de l’Est.
  
  - La Stasi ?
  
  - Entre autres. La méthode était très sophistiquée et nous avons mis deux ans pour découvrir la réaction chimique qui nous en permettrait la lecture. Main dans la main, d’ailleurs, nous avons coopéré avec la C.I.A. et le S.I.S. britannique. A l’instant, vous évoquiez la Stasi. Les gars de la C.I.A. nous ont juré que c’était elle, et plus particulièrement son numéro 2, Dieter Berg, qui en était à l’origine. Pas étonnant, il a toujours eu un faible pour l’Arme Biologique et Chimique.
  
  - Voyons les autres cols de chemise.
  
  Le technicien réédita l’opération. Lorsque celle-ci fut terminée, Coplan était en possession de 47 noms et adresses, ceux de 38 hommes et 9 femmes résidant dans la région parisienne.
  
  Le Vieux lui accorda audience et Coplan lui rendit compte.
  
  - Il faut mettre Tourain et la D.S.T. sur le coup, décida le patron des Services spéciaux.
  
  Le commissaire divisionnaire les rejoignit bientôt et fut mis au courant de l’affaire. Visiblement, il était consterné.
  
  - 47 personnes ! Où diable vais-je trouver les effectifs pour enquêter sur ces gens-là ?
  
  - Je vous donnerai un coup de main, promit Coplan.
  
  - Ce sera insuffisant si les intéressés ne figurent pas dans nos fichiers.
  
  - Je peux vous procurer des renforts en provenance du Service Action, proposa le Vieux.
  
  Tourain esquissa une moue sarcastique.
  
  - Je n’ai pas besoin de tireurs d’élite, de commandos-parachutistes ou de nageurs de combat, mais d’enquêteurs.
  
  - Nous avons aussi cette spécialité. Habituellement, elle opère à l’étranger. Sur le territoire français, elle sera encore plus à l’aise. Je rameute une cinquantaine d’hommes et les mets à votre disposition. Je puis vous assurer qu’ils vous obéiront au doigt et à l’œil. Certains sont civils, d’autres, militaires. Aucune différence. Jugulaire, jugulaire. Naturellement, ils œuvreront sous des pseudos. A vous de fournir les cartes et insignes de police.
  
  - C’est illégal.
  
  - Vous préférez que je leur fournisse de faux insignes et cartes de police ? On n’y verra que du feu, je vous le jure. Mes services techniques feront le nécessaire.
  
  - Non, non, protesta Tourain, je préfère que ce soit moi qui exerce le contrôle. Je n’ai pas le choix, j’accepte, mais à une condition. Aucune initiative de la part de vos agents. Ils s’en tiendront strictement aux ordres que je leur donnerai. Pas de violences non plus, pas d’interrogatoires musclés, pas de perquisitions illégales, pas d’enlèvements, pas de pièges, pas de sérums de vérité et, plus généralement, pas de méthodes barbouzardes.
  
  Le Vieux parut choqué et se tourna vers Coplan :
  
  - De quoi parle-t-il ?
  
  - Il est victime des images d’Épinal. Avons-nous jamais eu recours à ce qu’il décrit ? Il va nous faire rougir.
  
  Tourain s’esclaffa et se leva.
  
  - Quand m’envoyez-vous vos espions ?
  
  
  
  
  
  Tourain arborait un air contrit.
  
  - Mille excuses pour les doutes que j’ai exprimés sur les méthodes de vos hommes. Ils ont été parfaits, disciplinés et terriblement efficaces. Bravo.
  
  Le Vieux et Coplan restèrent impassibles.
  
  - Alors, le résultat ? encouragea le premier.
  
  Le policier s’éclaircit la gorge.
  
  - C’est très étrange. Ces 47 hommes et femmes sont à répartir en 4 catégories principales. La première, la plus importante numériquement parlant, comprend 36 hommes, tous âgés de 55 à 60 ans. Sur eux, rien dans nos fichiers, casier judiciaire vierge. D’apparence tranquille, rangés, bons pères de famille, classe moyenne, pas de vrais problèmes financiers, cadres salariés, profession libérale ou indépendants. Façade conventionnelle et, pourtant, chacun d’eux entretient une liaison plus ou moins épisodique avec une célibataire plus jeune d’environ 30 ans voire davantage. Quelques-uns ont des maîtresses âgées de 18, 19, 20 ans. Deuxième catégorie : 4 femmes et 2 hommes. Des anciens terroristes de l’ultra-gauche repentis, ayant passé quelques années en prison. Tous français, âgés de 32 à 38 ans.
  
  « Au cours de leurs activités, ce n’étaient pas des chefs mais plutôt des exécutants. Troisième catégorie : 4 femmes, toutes allemandes. Recrutées par la Stasi dans les années 70, elles ont infiltré les rouages de l’administration et du gouvernement de Bonn en compromettant de hauts personnages et en dérobant des secrets qu’elles ont transmis à leur employeur. Démasquées, elles ont, elles aussi, passé quelques années en prison avant d’être graciées et libérées à l’occasion de la réunification. Aujourd’hui, elles frisent la quarantaine. Pourquoi ont-elle choisi la France pour y trouver refuge ? Certes, elles en ont le droit, puisque la libre circulation des individus au sein de la Communauté européenne les y autorise. Néanmoins, c’est bizarre.
  
  « Enfin, la quatrième catégorie et là j’avoue être déconcerté. Celle-ci ne comprend qu’une seule personne, une femme, Florence Solchyk, française, 35 ans, une aventurière, entremetteuse. Elle gère un réseau de téléphone rose qui est à la limite de la légalité. Elle n’a cependant jamais été inquiétée. Peut-être bénéficie-t-elle de protections de la part de la Brigade des Stupéfiants et du Proxénétisme. En tout cas, son casier judiciaire est vierge. Voilà, vous savez tout. Si l’on excepte la deuxième et la troisième catégories, on voit mal en quoi ces gens sont susceptibles d’intéresser votre faux Thierry Descluzeau sur qui nous ne possédons rien et qui serait, selon vous, un transfuge de la Stasi. »
  
  - En réalité, nous ne savons pas qui il est, rectifia Coplan sans évoquer la participation de l’intéressé à l’assassinat du colonel Oudjamil du K.G.B., Tourain n’ayant pas été informé du nœud de l’affaire.
  
  - Partageons-nous le travail, suggéra le Vieux. Tourain, gardez la première catégorie. Nous nous chargeons des trois autres.
  
  Le policier grimaça.
  
  - C’est la partie la moins excitante. Des quinquagénaires dévorés par le démon de midi.
  
  - Justement, rétorqua le patron des Services spéciaux. C’est dans cette catégorie que réside le plus grand mystère. Les terroristes repentis, les espionnes est-allemandes, c’est notre lot quotidien. Au contraire, ces gens qui vivent dans le conformisme intégral, si l’on excepte leur goût pour la chair tendre, en quoi sont-ils utiles à quelqu’un au point que l’on dissimule leurs nom et adresse dans la doublure du col de chemise d’un guillotiné ?
  
  Tourain hocha la tête à demi convaincu.
  
  - Et Florence Solchyk, ce n’est tout de même pas votre lot quotidien ?
  
  - Le téléphone rose, c’est amusant, glissa Coplan, je m’occupe d’elle.
  
  Tourain hocha la tête, ouvrit son attaché-case et déposa sur le bureau du Vieux une chemise cartonnée.
  
  - Voici une copie du dossier. Vous me laissez vos hommes ?
  
  - J’en reprends un tiers, répondit Coplan. Je peux en avoir besoin.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Le docteur Desmichels releva son masque sur son nez et se tourna vers son assistant :
  
  - Commençons par l’examen clinique.
  
  Leurs mains gantées de caoutchouc palpèrent le cou, les épaules, le torse, les bras, les jambes, en pinçant les muscles et la peau. Ils scrutèrent les aisselles et les espaces entre les doigts des pieds et des mains, les testicules qu’ils soulevèrent. Desmichels enfonça son index dans le nombril et pressa fort.
  
  - Rien.
  
  Il tâta la nuque, le crâne, écarta le pavillon des oreilles.
  
  - Tu vois ces égratignures tout autour de la nuque ? Et cette enflure grosse comme une tête d’épingle à nourrice ? On dirait une piqûre de moustique, d’abeille ou de guêpe, sauf qu’il est inhabituel de voir un moustique, une abeille ou une guêpe se balader à Paris en avril. Et notre sujet n’a pas quitté la capitale depuis de dernier Noël. Par ailleurs, une telle piqûre provoquerait un érythème plus étendu. On va charcuter.
  
  Le cadavre placé sur le dos, Desmichels brandit son scalpel et pratiqua une ouverture en partant du pubis jusqu’au fond de la cage thoracique avant d’obliquer vers l’aisselle droite puis la gauche. Dans le sillage de l’instrument, un sang noir et épais affluait à la surface de la peau. Ceci fait, la scie électrique à lame circulaire remplaça le scalpel et coupa les côtes. Cette opération terminée, Desmichels entreprit de dissocier les différents organes, cœur, poumons, intestins, foie, rate, trachée, langue, avant de les disposer sur les tables éclairées par de puissantes lampes à arc. Ils se partagèrent la besogne et, bientôt, l’assistant s’étonna :
  
  - Tiens, c’est quoi ça ?
  
  De derrière le poumon droit, il avait délogé un nodule gros comme une balle de ping-pong. Desmichels jeta un coup d’œil.
  
  - J’ai la même chose ici dans l’intestin grêle. Une grosse tumeur. Bizarre. Ce garçon est censé être mort d’une pneumonie. Il semble que les doutes de sa famille sur ce diagnostic soient fondés. Emporté par une pneumonie en quarante-huit heures, étrange si l’on tient compte de ces nodules.
  
  En silence, tous deux poursuivirent leurs examens. Au bout d’une heure, ils en avaient terminé après avoir pesé et inspecté chaque organe avant de le placer dans un bac empli de formol. Enfin, ils s’emparèrent chacun de leur nodule et allèrent le placer sous un microscope.
  
  Ils étaient habités par une simple curiosité scientifique, confrontés à une petite énigme qui leur était posée, une énigme bien agréable et qui les distrayait de la routine des jours emplis en majorité par les décès par balles ou par coups de couteau.
  
  Ils ignoraient, bien évidemment, que dans les hôpitaux de la capitale et dans ceux de la petite et de la grande périphéries affluaient des patients présentant des égratignures suspectes sur la peau. Le personnel hospitalier ouvrait de grands yeux effarés car, tout au long de cette journée printanière, ces hommes et ces femmes allaient mourir.
  
  
  
  
  
  Coplan étudiait les dossiers.
  
  Deuxième catégorie : les repentis du terrorisme d’ultra-gauche. 2 hommes, 4 femmes. Pour eux, bien révolue était l’époque des attaques à main armée pour se financer, des attentats contre les bâtiments publics, des meurtres de patrons et d’hommes politiques. Deux pointaient à l’usine. Deux femmes vivotaient en babysittant les enfants de gros bourgeois qu’elles haïssaient dix ans plus tôt. Une avait ouvert un cabinet d’astrologie. Le dernier était conseiller en investissements boursiers, ce qui était un comble pour un farouche adversaire du capitalisme.
  
  Pour tous, vie étroite, mesquine, anonyme, fort éloignée du romantisme de l’action clandestine et de l’exaltation libertaire.
  
  Mais n’était-ce pas un leurre destiné à tromper la vigilance policière ?
  
  Troisième catégorie : les Allemandes.
  
  La première, polyglotte confirmée, avait œuvré au sein du ministère des Affaires étrangères de Bonn avant d’être mutée à la Délégation allemande à l’OTAN. A Bruxelles, elle avait livré à la Stasi une foule de renseignements sur l’arme à neutrons, sur les projets de désarmement des puissances de l’Ouest, sur les divergences qui les opposaient.
  
  La deuxième avait été la secrétaire très particulière du ministre des Affaires européennes. Confidences sur l’oreiller, photocopies de documents secrets, elle avait exploité au maximum sa position. Comme Ceska Lindmann.
  
  Chiffreuse à l’ambassade de R.F.A. à Washington, la troisième voyait passer entre ses mains les télégrammes les plus secrets. Au jour le jour, Berlin-Est était tenu au courant des conversations entre ses deux ennemis.
  
  Maîtresse du directeur pour les Opérations spéciales à l’Est au sein des services de renseignements ouest-allemands, la quatrième était responsable de la perte d’un nombre considérable d’agents expédiés au-delà du Rideau de Fer.
  
  Des quatre, c’était elle qui avait été le plus lourdement condamnée. Écrouée en 1977, elle n’avait été élargie qu’en 1989.
  
  Coplan contempla leurs photographies. Toutes assez jolies, même à leur sortie de prison. Que faisaient-elles en France ? La polyglotte enseignait, à titre privé, l’allemand et l’anglais. Changeant son fusil d’épaule, la chiffreuse importait des vêtements de confection féminine en provenance du Sri-Lanka. La troisième était guide pour un tour-operator. Enfin, la quatrième effectuait des travaux de dactylographie à domicile.
  
  Comme pour les repentis de l’ultra-gauche, leur vie paraissait bien fade, comparée à celle qu’elles avaient vécue.
  
  Coplan convoqua ses chefs d’équipe. Agents confirmés, as du Renseignement pour les opérations ponctuelles, aguerris par des missions à l’étranger, ces hommes auraient facilement fait la pige aux policiers de Tourain tant était grande leur expérience d’enquêteur.
  
  Ils étaient cinq, disposant chacun de trois hommes. Aussi Coplan leur assigna-t-il cinq cibles, 3 repentis et 2 Allemandes, après avoir procédé à un exposé général et leur avoir remis une photocopie des dossiers.
  
  - Je veux tout savoir de leur vie, de leurs liens, de leurs amis et, entre autres choses, s’ils se fréquentent à l’intérieur et à l’extérieur de chaque catégorie. Je suis persuadé qu’un fil les unit. Nous devons découvrir lequel.
  
  Quand ils furent partis, il sombra un peu dans le pessimisme. Comme il était loin du Kazakhstan et de Dieter Berg. Parviendrait-il à localiser le lieu où l’Allemand avait cherché refuge ?
  
  Une heure plus tard, il se présenta chez Florence Solchyk en exhibant sa carte et son insigne de police.
  
  Jolie, élégante dans son tailleur noir signé par un grand couturier, environ 35 ans, elle offrait un visage lisse, un peu trop maquillé, et un regard clair dans lequel se lisait un étonnement qui aurait paru éloquent au commun des mortels. Le fin psychologue et le vieux routier qu’était Coplan ne se laissa nullement abuser.
  
  Tout de go, elle précisa :
  
  - Mes activités ne tombent pas sous le coup de la loi puisque mes « filles » ne se prostituent pas.
  
  Caracola ta complice, Jouissance et Plaisir, Délirophone, Froide dehors, chaude dedans, cette messagerie vous permettra de dévoiler vos fantasmes, Pratiquez l’amour au téléphone, Tantôt tigresses, tantôt chattes, ne prenez pas à rebrousse-poils vos charmantes interlocutrices, La Panthère attend ton appel, Prends ton pied avec Erotika, Goûtez au fruit défendu, Conversations hard, 250 francs les 20 minutes, tous les jours, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, chèques et cartes de crédit acceptés...
  
  Dans les revues érotiques spécialisées, Florence Solchyk payait des pages entières de publicité pour son réseau. Agrémentés de silhouettes déshabillées aux formes pulpeuses et au visage envoûtant, les numéros de téléphone s’étalaient en caractères gras.
  
  - Professionnellement, ne peuvent-elles être assimilées à des prostituées ?
  
  - D’abord, je rappelle au policier que vous êtes que la prostitution n’est pas interdite dans ce pays.
  
  - Le proxénétisme est réprimé. Et si elles sont des prostituées, vous êtes une proxénète.
  
  - Mes filles ne se prostituent pas. Elles se contentent de parler au téléphone, d’écouter les fantasmes des clients car ce sont ces derniers qui sont bavards, qui s’épanchent, et ce qui leur importe, c’est la voix. C’est pourquoi je choisis des comédiennes au chômages qui courent le cachet, des chanteuses sans éditeur, des étudiantes fauchées mais avec un beau timbre de voix. Quelques étrangères aussi, pour l’exotisme. Bien entendu, leur vocabulaire doit être riche et présenter une large gamme de termes obscènes pour satisfaire une certaine fraction, minoritaire d’ailleurs, de ceux qui nous appellent.
  
  - Ces derniers ne rencontrent jamais vos protégées ?
  
  - Jamais. Ce serait une rupture du contrat tacite qui me lie à elles.
  
  - Même en échange d’une forte rétribution ?
  
  - Je le répète, mes filles ne sont pas des prostituées.
  
  - Qui sont vos clients ?
  
  - Ce n’est pas mon problème. Je n’exige qu’une seule chose d’eux, qu’ils soient solvables, que leurs chèques et leurs cartes de crédit ne soient pas bidons.
  
  - Si un client tombe amoureux d’une voix et souhaite ardemment rencontrer sa propriétaire ?
  
  - C’est arrivé deux fois. Les clients ont demandé à rencontrer les « filles » concernées. Conformément au règlement que j’ai imposé, elles ont refusé. Par je ne sais quel miracle, le premier a réussi à remonter jusqu’à celle dont la voix le transportait au septième ciel. Hélas, il a été bien déçu. L’objet de sa convoitise n’était autre qu’une actrice de soixante-dix ans qui avait conservé les cordes vocales de sa jeunesse. Quant au second, il a toujours refusé de me dire comment il avait opéré, bien que, dans l’intervalle, il soit devenu mon associé. Quant à celle qu’il recherchait, ça n’a pas duré longtemps avec elle ! Il a eu le malheur de lui laisser prendre le volant et elle lui a esquinté sa formidable Rolls de collection !
  
  Coplan tressaillit.
  
  - Thierry Descluzeau ?
  
  Elle resta bouche bée.
  
  - Vous connaissez ?
  
  - En fait, c’est lui que je cherche. Soyez rassurée, vos activités de reine des ébats vocaux ne m’intéressent pas.
  
  Il posa les tirages sur la table.
  
  - C’est bien lui ?
  
  Elle les examina.
  
  - En effet, c’est Thierry.
  
  - Il est votre associé ?
  
  Les sourcils brusquement froncés, elle se renfrogna.
  
  - J’avais besoin d’argent frais.
  
  - Racket du Milieu ?
  
  - Si l’on veut, éluda-t-elle. Thierry m’en a proposé, j’ai accepté. C’est illégal ?
  
  - Non.
  
  - Pourquoi le cherchez-vous ? Je vous préviens, vous avez du mauvais sang à vous faire car il ne sera pas de retour avant de longs mois. Il voyage. Si ça se trouve, en ce moment, il joue les anthropophages chez les Papous ou il navigue en solitaire à la voile entre Tahiti et l’île de Pâques.
  
  - Parlez-moi de lui.
  
  Il n’apprit pas grand-chose. Aussi peu disert sur lui-même que dans ses relations avec Isabelle Archer, celui qui s’affublait de l’identité de Thierry Descluzeau s’était montré un organisateur hors pair et, sous son impulsion, le réseau avait pris une extension considérable, au point que Florence Solchyk avait pris du recul.
  
  Jamais à court d’imagination, Coplan eut soudain une idée.
  
  - Vous tenez des livres comptables ?
  
  - Naturellement. Le fisc me réduirait en charpie s’il en était autrement.
  
  - Je désire les consulter.
  
  Les registres, constata Coplan, auraient fait la joie d’un expert-comptable tant ils étaient scrupuleusement tenus. Sachant qu’elle exerçait aux limites de la légalité, qu’à tout moment elle pouvait faire l’objet de poursuites ou d’une interdiction, Florence Solchyk s’était attachée à ne pas enfreindre la loi sur le plan commercial. Avec la rigueur d’un bénédictin, elle avait consigné chaque somme encaissée avec, en regard, l’identité de la bénéficiaire, son numéro de sécurité sociale, son adresse, l’identité du client, son adresse, le numéro et l’origine de la carte de crédit ou du chèque.
  
  Au bout de trois heures de recherches, Coplan s’autorisa un sourire satisfait, les 36 hommes de la première catégorie avaient été clients du réseau à un moment ou à un autre au cours des quinze mois précédents. Celles avec lesquelles ils avaient dialogué se dissimulaient derrière les noms de guerre de Libertina, d’Evanuelle et d’Erotika. Grâce à la richesse de renseignements contenus dans les registres, il savait où dénicher ces dernières.
  
  - Je vais répondre à votre question, lança-t-il d’un ton menaçant. Votre Thierry Descluzeau est recherché pour assassinats. Au pluriel.
  
  Elle verdit, chancela et s’assit brutalement sur une chaise.
  
  - C’est impossible !
  
  - Vous étiez sa maîtresse ?
  
  - Comment résister à un aussi beau garçon ?
  
  - Vous êtes prévenue. Tenez-moi au courant si vous recevez de ses nouvelles et, rappelez-vous, votre vie est en danger.
  
  Avec plaisir, il la vit frémir. Il récupéra les tirages et posa sur la table une carte sur laquelle était inscrit un des numéros de téléphone secrets de la D.G.S.E. impossibles à localiser.
  
  
  
  Libertina (pour l’état civil Bénédicte Souvaran) passait l’aspirateur dans son studio des Buttes-Chaumont lorsque Coplan sonna chez elle. Sa voix était mélodieuse mais le physique ne suivait pas, si bien que l’on comprenait pourquoi cette comédienne au chômage ne rencontrait que peu de succès auprès des directeurs de casting.
  
  De nature plutôt fragile, elle n’offrit guère de résistance au feu roulant de questions que déclencha son visiteur.
  
  - Ces hommes dont vous parlez approchaient de la soixantaine, expliqua-t-elle. Dans notre jargon, nous les baptisons les « mecs à problèmes », pas à cause de leur âge, mais de leur motivation. Les cochonneries, ils s’en foutent. Ils ne sont jamais obscènes. Ce qu’ils veulent, c’est parler d’eux-mêmes, de leurs problèmes ou sentimentaux ou sexuels. Pour ceux que vous évoquez, c’était la baisse de régime. Ils avaient une petite amie très jeune et quand il s’agissait d’être en forme et de conclure, bonjour la galère. Un jour, Thierry est arrivé et a repris les choses en main dans le réseau. Il nous a interrogées sur notre clientèle. Tout de suite, il a été vivement intéressé par ces « mecs à problèmes ». Curieusement, depuis ce jour, ces gens n’ont plus jamais rappelé.
  
  - Quel a été son remède ?
  
  - Je l’ignore.
  
  - Jusque-là, ils étaient assidus ?
  
  - Ben, pas tous les jours quand même ! Vous comprenez, à 250 francs les 20 minutes ! Peut-être deux fois par mois ?
  
  Même son de cloche chez Evanuelle et Erotika qui confirmèrent les déclarations de leur consœur en relations téléphoniques.
  
  Ce soir-là, il provoqua une réunion avec le Vieux et Tourain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Le directeur général de la Santé publique sursauta. Depuis qu’il avait accepté ce poste, il ne rencontrait que des ennuis. Deux mois plus tôt, avait éclaté le scandale des hémophiles que le ministère n’avait pu empêcher d’être contaminés par le SIDA. Aujourd’hui, un bon millier de décès suspects dans la capitale et sa périphérie, lui annonçait son adjoint.
  
  - C’est insensé ! s’exclama-t-il. La presse est au courant ?
  
  - Non, mais ça ne tardera pas. Demain, les manchettes exploseront. Pour le moment, je tiens les syndicats bien en main. Ne nous leurrons pas, cependant, et profitons du court délai qui nous est imparti.
  
  - C’est une épidémie ?
  
  - De pneumonie ? Non, impossible. Nous avons 1 047 décès et 42 autopsies ont été pratiquées. Un peu au hasard, finalement.
  
  - Le résultat ? s’impatienta le directeur général.
  
  - Pneumonie. C’est ce diagnostic qui est incroyable. Les médecins y perdent leur latin.
  
  - Ce serait autre chose ? Un virus mortel ? Prenez le SIDA par exemple. Combien de pauvres gens sont morts de par le vaste monde avant que l’on découvre le responsable ? Croyez-moi, cette planète nous réservera encore bien des surprises. Plus nous progressons dans les domaines les plus divers, plus nous reculons devant l’inconnu. Bon, trêve de philosophie. Il nous faut saisir le problème à bras-le-corps. D’abord, la presse. Ne lui laissons pas prendre les devants. Gardons l’initiative. En conséquence, préparez-moi un communiqué en demi-teintes, grave mais rassurant, responsable mais confiant. Sur le plan médical, que l’on analyse bien les organes autopsiés. Je suis certain que nos spécialistes doivent dénicher un indice. En province, rien de tel ?
  
  - Non.
  
  - Chez nos voisins européens ?
  
  - Rien.
  
  - Par rapport au chiffre hospitalier des pneumonies, quel est le pourcentage ?
  
  - Il s’agit uniquement de patients amenés et décédés dans la même journée. Dans ce cas, le chiffre est de 1 à 20.
  
  - En effet, c’est considérable. Et ces piqûres de guêpe ou d’abeille ?
  
  - Aucune explication encore. L’entourage familial des victimes ne peut nous éclairer à ce sujet.
  
  - Et les nodules, les tumeurs ?
  
  - Pas forcément liés au décès, assurent les médecins qui ont procédé aux autopsies.
  
  - A quoi, alors ? A un cancer ? Ces gens auraient tous été cancéreux, c’est invraisemblable ! Je ne crois pas aux coïncidences. Convoquez nos plus grands professeurs, il faut absolument éclaircir ce mystère.
  
  
  
  
  
  - Qui est là ? questionna Florent Jacquot, embusqué derrière le panneau de la porte.
  
  - Police, répondit Coplan.
  
  Un étau glacé emprisonna le cœur de Florent Jacquot. Ainsi, ils ne le laisseraient jamais tranquille. De rage, il serra les poings.
  
  La Noire était superbe, sculpturale convenait mieux. Une allure de déesse et des yeux de gazelle en chaleur. Vingt-six, vingt-sept ans. Épouse du président d’une république africaine francophone. En grande pompe, l’Élisée avait reçu ce dernier et l’avait longuement honoré en raison des liens étroits qui unissaient son pays à la France. Tournée d’apparat puis départ à Roissy. L’enclave réservée aux V.I.P. était bouclée par les C.R.S. Depuis l’arrivée à Paris du couple présidentiel, Florent Jacquot, inspecteur principal au Service des voyages officiels, avait été affecté à la protection rapprochée de la sculpturale épouse. Très vite, il avait découvert en elle une allumeuse, une aguicheuse de première grandeur. C’est dans les toilettes de l’aéroport, alors qu’ils étaient seuls, que, carrément, elle lui avait fait des avances non équivoques. Fallait pas le redire deux fois à celui que ses collègues avaient surnommé Queue-en-Or. Franco il y était allé. Il te l’avait poussée dans une cabine et, à la hussarde, il lui avait offert une bamboula qui l’avait extasiée.
  
  Malheureusement, en ressortant de la cabine, la fille du président, issue d’un précédent mariage, avait surgi. Catastrophe et scandale. Viré vite fait de la police, Florent Jacquot !
  
  - Police, ouvrez ! gronda Coplan en tambourinant contre le bois.
  
  Ses irrésistibles pulsions sexuelles lui avaient valu d’autres mésaventures au département Surveillance de la clientèle dans un grand magasin du boulevard Haussmann. D’abord, la liftière qui mettait l’ascenseur en panne pour que, entre deux étages, il puisse la trousser. Et puis les voleuses. Quand il en chopait une, il lui mettait le marché en main : « Tu te laisses faire, ou je te conduis au commissariat. » Toutes, elles disaient oui, sauf une qui était allé au commissariat porter plainte. Nantie d’une avocate lesbienne et ultra-féministe, elle l’avait cloué au pilori. Harcèlement sexuel, viol, braillait la gouine devant le président du tribunal. Comme pour ce pauvre juge aux États-Unis. Dans ce domaine, l’époque n’était plus à la rigolade. En tout cas, le président du tribunal, une autre femme, ne rigolait pas. Treize mois de prison dont six avec sursis. Ancien flic, il en avait bavé en taule. Insultes, coups, sodomie, il avait tout subi.
  
  Pas de rebelote pour Queue-en-Or, décida-t-il. Si un ancien collègue se présentait chez lui, c’est que, probablement, quelqu’un avait déposé une plainte contre lui. Peut-être la Turque qui n’avait pas de papiers en règle et qu’il forçait plus ou moins à se soumettre à ses désirs érotiques ?
  
  - Ouvrez ou j’enfonce la porte ! hurla Coplan.
  
  Pas question de retourner à la Santé. Mieux valait se faire sauter le caisson ! Tant pis. Il avait bien vécu, pas à se plaindre. Maintenant, à soixante et un ans, l’heure était venue de déhotter. Alors, autant aller chercher son flingue !
  
  Coplan abandonna la porte et avisa la fenêtre du rez-de-chaussée. D’un puissant coup de coude il fracassa la vitre et ses doigts tournèrent l’espagnolette.
  
  Après un rétablissement sur l’appui, il prit pied dans le salon. A travers la porte ouverte sur le couloir, il vit passer une silhouette d’homme et se précipita dans son sillage.
  
  Florent Jacquot n’escalada que la moitié de la volée de marches conduisant au premier étage de ce pavillon de banlieue. D’un bond, Coplan l’avait plaqué à mi-parcours.
  
  - Salope ! rugit l’ancien policier du S.V.O.
  
  Ce ne fut qu’un quart d’heure plus tard, après s’être violemment débattu et avoir été installé de force dans un fauteuil du salon, qu’il se rasséréna. Aucune plainte n’était déposée contre lui, jurait son visiteur, un colosse qui lui avait coupé le souffle avec son fulgurant uppercut au foie, et qui, à présent, était là, debout devant lui, calme, détendu, souriant, jouant le maître de maison, versant le scotch dans les verres.
  
  Florent Jacquot but avidement. Des couleurs revinrent à ses joues.
  
  - Vous avez un sacré coup de paluche, marmonna-t-il. Mon foie est en guenilles.
  
  - Pourquoi refuser d’ouvrir ? Vous avez quelque chose à vous reprocher ?
  
  Etait-ce la grosse rasade de whisky qu’il venait d’avaler ? En tout cas, brusquement, Florent Jacquot s’apitoya sur son sort. Il fut même sur le point de larmoyer. De justesse, il se retint. Et puis, il eut envie de tout lâcher, de tout raconter à cet homme dont l’attitude invitait aux confidences et qui ressemblait si peu aux flics qu’il avait côtoyés.
  
  Coplan l’écouta sans l’interrompre.
  
  - Ce n’est pas drôle d’être une queue en or, gémit Jacquot en terminant.
  
  - Pourtant, si ce que m’a raconté Erotika est vrai, il était une époque où vous n’étiez guère flambant de ce côté-là, objecta Coplan en réprimant une moue ironique.
  
  Jacquot prit le parti de rire.
  
  - C’est vrai, mon pavillon était en berne et j’en avais vraiment gros sur la patate, je n’étais plus à la hauteur de ma réputation. Heureusement, Thierry m’a sorti du pétrin.
  
  - Comment ?
  
  - Avec son aphrodisiaque. Une merveille. Je suis redevenu une Formule 1.
  
  - Vraiment ?
  
  - Comme je vous le dis. Et pas cher. Deux cents balles. Plus le service.
  
  - Le service après-vente ?
  
  Jacquot éclata franchement de rire.
  
  - Non, un service à rendre à Thierry.
  
  - Lequel ?
  
  - Pas tout de suite. A l’avenir. Il y a quelques jours, il m’a téléphoné et m’a dit que le jour était venu de lui rendre ce service auquel j’avais consenti. Par la poste, il m’envoyait une clé de consigne automatique à la gare Saint-Lazare. Je devais y récupérer un sac le lendemain à dix-huit heures tapant, immédiatement prendre le métro dans la direction Galliéni et abandonner le colis sous un siège en descendant à n’importe quelle station. Quelqu’un me suivrait et récupérerait le sac. Voilà, c’est tout. Bien sûr, j’anticipe vos questions. Primo : qu’y avait-il dans ce fichu sac ? Deuxio : le procédé n’était-il pas suspect, surtout aux yeux d’un ancien flic ? Parfait. Le contenu vous surprendra. Des bouteilles de soda vides, mais capsulées. Procédé suspect ? Bien sûr mais, finalement, en quoi des bouteilles de soda vides peuvent-elles êtres suspectes aux yeux d’un ancien flic ?
  
  Coplan se garda bien de remarquer que son interlocuteur n’avait sûrement pas été un grand policier ou, alors, les scrupules ne le tourmentaient guère.
  
  - Vous avez décapsulé une ou plusieurs bouteilles ?
  
  - N’oubliez pas que j’étais suivi. En outre, je n’avais pas de décapsuleur.
  
  - Piètres excuses pour un ancien flic. Il semble que l’aphrodisiaque ait émoussé votre imagination, vos réflexes et votre bon sens.
  
  - Vous avez probablement raison, bougonna Jacquot en se reversant une large rasade de scotch. Bon, ce qui est fait est fait. De toute façon, je reniflais tellement un coup pourri, pour être franc avec vous, que je n’ai pas traîné dans la rame. J’ai eu une place assise tout de suite. J’ai balancé le sac sous le siège et, à la quatrième station, à Bourse, je me suis tiré sans demander mon reste.
  
  - Plus de nouvelles de Thierry depuis ?
  
  - Non.
  
  - Imaginons que vous tombiez à court d’aphrodisiaque, quel contact Thierry a-t-il prévu pour réapprovisionner un ami qui lui rend des services aussi éminents ?
  
  - Téléphoner à Erotika, 250 balles les 20 minutes.
  
  - Pas d’autre procédure ?
  
  - Non.
  
  
  
  Coplan se rendit chez Erotika qui opérait dans une chambre de bonne au sixième étage d’un immeuble bourgeois de Saint-Germain-des-Prés. La jeune femme déclara ignorer que Thierry ait vendu à des clients un aphrodisiaque miracle. Par ailleurs, elle jura ignorer le moyen de contacter Thierry qui, selon les renseignements en sa possession, voyageait entre Tahiti et l'île de Pâques.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Avec courtoisie, le directeur général de la Santé publique et son adjoint se levèrent à l’entrée des trois professeurs et des deux médecins. Ces derniers étaient le docteur Desmichels et son assistant. L’air grave, les sept hommes s’assirent.
  
  - Nous comptons déjà cinq mille morts, préambula le directeur général d’une voix tendue.
  
  Le doyen de la faculté de médecine se tourna vers Desmichels.
  
  - Je vous laisse la parole puisque c’est à vous que revient le mérite de la terrible découverte.
  
  Les mâchoires serrées, le médecin hésita avant de prononcer les phrases fatales :
  
  - Monsieur le directeur général, il est exact que nous avons perdu un temps considérable. Nous sommes excusables car nous voulions vérifier, sans risque d’erreur possible, si l’incroyable était vrai.
  
  Le haut fonctionnaire se raidit.
  
  - Quel incroyable ?
  
  - La Yersinia pestis.
  
  - Pardon ?
  
  - Mon cher Desmichels, utilisez des termes plus profanes, intervint vivement le doyen.
  
  - La peste, la peste médiévale, celle que l’on croyait enterrée au fond des âges, que l’on imaginait éradiquée, celle qui a dépeuplé aux trois quarts le royaume de France au Moyen Age, celle qui a exterminé à...
  
  - Pas de lyrisme, coupa sèchement le directeur général.
  
  - Laissez-moi vous expliquer brièvement comment la peste a pu être diagnostiquée comme une pneumonie, reprit Desmichels d’un ton sec. Le terme latin que j’ai employé pour désigner cette maladie tire son origine dans le patronyme d’un médecin militaire français des troupes coloniales, Alexandre Yersin, dont la spécialité était la microbiologie. A la fin du siècle dernier, il fut le premier à découvrir le bacille spécifique de la peste. Ce bacille, au microscope, se présente sous une forme assez caractéristique. En grappes d’ovales allongés, un peu comme les staphylocoques, mais ceux-ci deviennent bleus au test de Gram alors que le bacille Yersiniapestis vire au rouge. Il est donc déclaré Gram négatif comme celui de la gonorrhée, de la dysenterie ou de la typhoïde sans que, cependant, à cause de sa morphologie, une confusion puisse naître. Comment se transmet-il à l’homme ? Depuis le Moyen Age, la légende veut que ce soient les rats qui en sont les vecteurs. Quoi que l’on pense de ces rongeurs immondes, il nous faut ici entrer dans les détails de l’évolution du bacille.
  
  Les yeux épouvantés, comme pétrifiés, le directeur général et son adjoint étaient suspendus aux lèvres du médecin légiste.
  
  - Ce bacille se loge habituellement dans les entrailles de puces minuscules, d’une race particulière, qui élisent domicile chez un être vivant à sang chaud. En règle générale, ils choisissent des rongeurs, les rats et, à un degré moindre, les écureuils. Pour se nourrir, la puce suce le sang de son hôte. Parallèlement, le bacille prolifère et, grâce à la puce, s’infiltre dans le sang du nourricier. Si c’est un rat, par exemple, les autres puces qu’il héberge sur sa peau et qui ne sont pas contaminées le deviennent rapidement par le simple fait de sucer le sang. Peu à peu, le rat tombe malade et meurt. Ses puces fuient le cadavre et vont chercher refuge sur un autre rat qui, à son tour, suit le même processus. Dans certains pays, cette situation prévaut à l’état endémique. Maintenant, supposons que les puces du rat mort aillent se loger chez un être vivant à sang chaud qui ne soit pas un rongeur mais un homme. Un phénomène similaire se produira. En combien de phases ? D’abord, la période d’incubation, qui sera de vingt-quatre heures...
  
  - Vingt-quatre heures ? manqua de s’étrangler le directeur général.
  
  - Oui. Durant ce délai se formeront, dans l'organisme agressé, de gros nodules infectés, des ganglions ou bubons, d’où le terme de peste bubonique, avec ses corollaires : fièvre élevée et délires. Jusque-là, le danger est encore circonscrit puisque le mal ne peut se transmettre que par voie sanguine. Au contraire, l’étape suivante est terrifiante. Sous l’effet des bubons infectés, qui peuvent atteindre la taille d’une balle de ping-pong, la peste se hisse au stade pulmonaire et est transmissible d’homme à homme par le simple fait de respirer l’haleine d’un sujet contaminé. Ce qui revient à dire, par exemple, que les lieux publics clos ou confinés se transforment en bombes infernales. Imaginez un wagon de métro aux heures de pointe et une seule personne contaminée au milieu de cinquante sujets sains. Entre Nation et Etoile, elle repasserait ses microbes aux autres passagers et nous aurions une épidémie. Plus besoin de puces vagabondes. Le seul contact avec un malade serait fatal et se multiplierait à une vitesse foudroyante. La peste exorcisée, de nos jours plus aucun médecin ne la diagnostique si elle se présente. Il conclut à une pneumonie, d’où notre erreur initiale. En conclusion, monsieur le directeur général, nous nous trouvons confrontés à une épidémie et l’heure est grave.
  
  L’accablement se lisait sur tous les visages. Le haut fonctionnaire planta ses coudes sur son bureau et se tourna vers le doyen :
  
  - Quels sont les remèdes ?
  
  - Vaccination de toute la population et prise d’antibiotiques. Cependant, permettez-moi de préciser que le vaccin manque. Qui, en cette fin du XXème siècle, aurait songé à accumuler des stocks de vaccin contre la peste bubonique ?
  
  
  
  
  
  - Tous les hommes de la première catégorie ont rendu le même service à Thierry Descluzeau, récapitula Tourain. Comme Florent Jacquot, ils ont déposé un sac sous un siège dans un wagon de métro, du R.E.R. ou d’un train de banlieue. A la même date, le 2 avril, mais à des heures différentes. Il s’agit là de l’unique service que leur a réclamé ce Thierry Descluzeau en échange des flacons de l’aphrodisiaque miracle vendu 200 francs. Aucun d’eux n’a éprouvé un quelconque scrupule, trop heureux de remercier ainsi celui qui leur permettait de faire grimper au septième ciel leur jeune maîtresse. Par ailleurs, les bouteilles de soda vides leur ont paru anodines.
  
  - C’est justement ce caractère anodin qui aurait dû les alerter, fustigea le Vieux. Quel est le fou qui demanderait comme un service d’abandonner sous un siège dans un wagon de métro un sac contenant des bouteilles de soda vides ?
  
  - Je vois un lien entre ces bouteilles et cette incroyable épidémie de peste bubonique qui frappe Paris, remarqua Coplan. Imaginons que dans ces bouteilles aient été enfermées ces fameuses puces qui auraient été élevées et cultivées dans un but très précis. Ces bouteilles sont capsulées. A l’intérieur, elles sont équipées d’un micro-ordinateur programmé qui les fait exploser à une heure déterminée, celle de la grosse affluence dans les rames et les trains de voyageurs. Affamées, elles se jettent sur les êtres vivants à sang chaud qui les entourent. Le reste, nous le savons. Hier, 5 000 morts ; aujourd’hui, 10 000, et la panique générale.
  
  - Il n’est pas osé de supposer que la deuxième et la troisième catégories ont rendu le même service, interjeta Tourain.
  
  Comme pris d’une inspiration subite, il tendit au Vieux et à Coplan sa boîte bourrée de comprimés de Tétracycline.
  
  - Rappelez-vous, un gramme toutes les quatre heures. En fait, quelques centaines de personnes et nous sommes des privilégiés. Nous avons été vaccinés. Je suis terrifié en pensant aux autres. N’importe qui peut être frappé par le mal.
  
  L’air las, le Vieux se massa les tempes.
  
  - Quel est le but recherché ?
  
  Coplan fut le premier à répondre :
  
  - Se venger de la France ? A la faveur d’une panique générale viser l’objectif réel ? Mais quel serait-il ?
  
  - En tout cas, nous ne savons même pas si ce Descluzeau est en France. Il a pu téléphoner à ses obligés de n’importe quel endroit du monde. Aucun de ces derniers ne l’a rencontré pour la remise du colis à abandonner, fit remarquer Tourain.
  
  - Le président a eu recours à l’article 16 et le Conseil des ministres a décrété l’Etat d’urgence dès ce matin, rappela Coplan. Ces mesures nous accordent des pouvoirs de police exceptionnels sous notre propre autorité et sans contrôle des magistrats. Je propose de rafler les repentis et les Allemandes et de leur tirer les vers du nez. Interrogatoires sans relâche, sans repos, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. S’ils savent quelque chose, ils craqueront. A la différence des sexagénaires amateurs de chair fraîche, ils sont d’ancien alliés idéologiques de celui que nous traquons. Et ils le sont sans doute restés.
  
  - Je donne le feu vert, décida le Vieux. De votre côté, Tourain, pas de problèmes déontologiques ?
  
  - Si j’en avais, ils seraient effacés par les 10 000 morts et le glas qui sonne au-dessus de nous.
  
  
  
  Ce jour-là, les six terroristes repentis et les quatre Allemandes furent raflés par les policiers de la D.S.T. et les équipes Action de Coplan. Sur-le-champ, ils furent conduits, encagoulés, au sous-sol d’un fort de la banlieue sud dans lequel la D.G.S.E. conservait ses archives les plus anciennes, celles datant du dernier conflit mondial.
  
  Immédiatement et sans ménagement, ils furent interrogés sans discontinuer. Incapables de résister à ce sévère traitement, ils s’effondrèrent tous à un moment ou à un autre et avouèrent, eux aussi, avoir déposé des sacs dans les wagons du métro, du R.E.R. et de la S.N.C.F. Cependant, à la différence de ceux classés dans la première catégorie, ils ne s’étaient pas limités aux moyens de transport. Conformément aux instructions reçues, ils avaient récidivé au Parc des Princes au cours d’un match de football, au Parc Omnisport de Bercy au cours d’un match de basket-ball, dans des cinémas, dans des théâtres, dans des salles de concert.
  
  Avant de procéder à ces opérations, ils avaient avalé le liquide contenu dans un tube joint dans l’enveloppe à la clé de consigne automatique et à la liasse de grosses coupures. Aucun d’eux ne savait quelle était l’origine ou la destination des gouttes qu’il avait absorbées et c’est à peine s’ils s’étaient posé des questions tant ils manifestaient une confiance aveugle dans celui qu’ils connaissaient sous le nom de Kurt Seibel, ex-cadre supérieur de la Stasi.
  
  - C’était mon officier traitant avant mon arrestation, assuraient séparément les quatre Allemandes.
  
  - C’était notre financier pour nos activités terroristes, confessaient de leur côté les faux repentis.
  
  Coplan prit Tourain à part.
  
  - Si nous ne nous trompons pas et si ces bouteilles de soda sont à l’origine de l’épidémie de peste bubonique qui s’est abattue sur nous, alors ce liquide pourrait être un antidote.
  
  - Pourquoi pas un vaccin ?
  
  - Par voie orale ? Ce Kurt Seibel aurait sacrifié sciemment les sexagénaires amateurs de chair fraîche mais aurait gardé vivants, pour d’autres opérations peut-être, ses alliés idéologiques, tout en les rémunérant confortablement, mais sans leur fournir d’explications sur le but de la manœuvre. En agents habitués à la discipline, ils n’ont pas posé de questions, d’autant que leur mission était des plus simples.
  
  - Encore une fois, quel est le but de cette manœuvre ? Exterminer les populations parisienne et banlieusarde ?
  
  - Nous ne pouvons que nous livrer à des hypothèses. Ce qu’il nous faut, c’est ce Kurt Seibel, alias Thierry Descluzeau.
  
  - Donc, on poursuit les interrogatoires ?
  
  - A mon avis, soyons lucides, ils ne pourront nous renseigner sur l’endroit où se trouve présentement notre cible, car celle-ci a dû couper les ponts derrière elle. En revanche, ils doivent posséder des renseignements plus anciens mais, néanmoins, susceptibles de renouer les fils. Pour les inciter à ressusciter leurs souvenirs, nous allons les terroriser.
  
  Le visage de Tourain se ferma.
  
  - Attention, Coplan, l’Etat d’urgence ne m’autorise pas à recourir aux tortures. Je suis un policier, pas un espion, et je n’adhère pas à vos barbouzeries. N’oubliez pas que, en ce moment, nous évoluons aux limites de l’illégalité.
  
  - Qui vous parle de tortures ? Personnellement, je n’en pratique jamais, et je les réprouve avec une vigueur égale à la vôtre.
  
  - Alors, qu’avez-vous en tête ?
  
  - Venez.
  
  Il l’entraîna au fond de la pièce. Tout autour d’eux, sur les étagères, dormaient les vieux dossiers poussiéreux qui parlaient de Résistants fusillés ou déportés, d’agents français du S.D., de double et de triple jeu, de trahison et d’héroïsme.
  
  Coplan ouvrit l’attaché-case qu’il avait posé sur la table et en sortit les seringues encore emballées dans leur sachet en plastique, les tampons d’ouate et la fiole d’alcool à 90®.
  
  - Réunissez vos hommes et les miens. Je vais donner l’exemple et indiquer ce qu’ils devront faire avec les autres captifs. Rendez-vous dans la cellule de Pascal Moyreau.
  
  Vieux militant de l’Action directe, celui-ci, ne supportant pas la prison, avait collaboré avec la D.S.T. en lui livrant des dépôts d’armes et d’explosifs. Toutefois, il avait toujours refusé de dénoncer ses anciens complices, attitude qui, sans doute, lui avait valu le pardon de Kurt Seibel.
  
  Devant l’assistance qu’il avait convoquée, Coplan se planta devant lui. Mal à l’aise, l’ancien terroriste s’agita en tirant sur les menottes qui emprisonnaient ses poignets. Le visage maigre, les yeux pâles et ternes, une barbe de trois jours, les lèvres violacées, petit, chétif, épaules voûtées, on l’imaginait mal dans la peau d’un dynamitero détruisant la société capitaliste qu’il abhorrait.
  
  - Il me faut Kurt Seibel. Où puis-je le trouver ?
  
  Pascal Moyreau eut un sourire triste.
  
  - Je n’en sais rien. Ce type-là, il apparaît et disparaît. C’est le coup de vent. Je ne l’ai jamais vu ailleurs que dans un square, sur le quai d’une station de métro ou entre deux tombes dans une allée du Père-Lachaise ou du cimetière Montmartre. Il me fixait un rendez-vous et j’y allais, selon la procédure classique. En cas d’écoutes téléphoniques sur ma ligne, systématiquement le jour et l’heure qu’il indiquait étaient avancés de vingt-deux heures pour tromper l’ennemi.
  
  - Où pourrait-on le trouver ?
  
  - Aucune idée.
  
  Coplan s’avança, retroussa la manche gauche, dénuda la saignée du bras, ligota au-dessus du coude avec une bande de toile et fit un nœud. Tourain imbiba d’alcool à 90® un tampon d’ouate et frictionna la peau.
  
  - Eh, qu’est-ce que vous foutez là ? s’insurgea Moyreau.
  
  La veine céphalique saillait convenablement. Coplan enfonça l’aiguille et pompa le sang, avant de daigner répondre à la question posée.
  
  - Tu as entendu parler de la peste bubonique qui provoque des ravages et des milliers de morts ?
  
  - Vous ne pouvez pas savoir le trac que ça me file !
  
  - Cette seringue, avant que je m’en serve sur toi, contenait un milligramme de bacille de cette maladie mortelle. A présent, ton sang dans cette seringue est infecté. Dans cinq minutes, je le réinjecte et tu es cuit. En quarante-huit heures tu y passes. Cinq minutes pas plus pour que tu rassembles tes souvenirs et que tu me dises où trouver Seibel.
  
  Les yeux exorbités, Moyreau hurla, terrorisé :
  
  - Vous êtes fou ! Je le jure, je ne sais rien !
  
  - Alors, tant pis pour toi. Rien ne sert de crier, pense plutôt. Je te le rappelle, cinq minutes.
  
  De sa main libre, Coplan attrapa le dossier d’une chaise, la fit pivoter et s’assit, les traits impassibles,
  
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  tandis que Tourain, les policiers et les agents Action, fascinés, guettaient les réactions de leur prisonnier.
  
  En son for intérieur, Coplan était inquiet et contracté. Si son hypothèse était exacte et que Seibel ait, en quelque sorte, vacciné ses mandataires, rien ne prouvait qu’il ne les ait pas avertis. Dans cette éventualité, son fantastique coup de bluff serait sans effet et ressemblerait à un pétard mouillé. Pascal Moyreau et les autres rigoleraient au tréfonds d’eux-mêmes en sachant pertinemment qu’ils ne risquaient rien puisqu’ils étaient immunisés.
  
  Version optimiste, Seibel ne les avait pas avertis de peur que ses affidés ne soient pas convaincus de l’efficacité de l’antidote et ne fuient en catastrophe la région parisienne, paniqués à l’idée d’être pris au piège d’une épidémie de cette ampleur.
  
  Cadre supérieur de l’ancienne Stasi, l’Allemand aurait plutôt opté pour cette solution plus réaliste et plus conforme à l’optique du Renseignement. Dieter Berg n’avait pas habitué ses subordonnés à s’encombrer de scrupules ou d’états d’âme.
  
  Sur sa chaise, Pascal Moyreau se décomposait à vue d’œil. Plutôt naïvement, son regard affolé cherchait secours auprès de ceux qui se tenaient derrière Coplan, comme si l’un d’eux allait stopper la course éperdue des minutes. Les genoux s’entrechoquaient et tant la sueur ruisselait sur les joues qu’il paraissait se liquéfier irrémédiablement.
  
  Coplan reprit espoir. Son hypothèse se vérifiait ou, alors, Pascal Moyreau avait raté une carrière de grand comédien sur une scène de théâtre ou devant une caméra.
  
  Les cinq minutes s’écoulèrent et Coplan se leva.
  
  - Alors ?
  
  - Je ne sais rien, je vous le jure, je ne sais rien, je ne sais rien ! se lamenta Moyreau en se débattant.
  
  Coplan brandit la seringue.
  
  - Vraiment rien ?
  
  Complice, Tourain s’interposa :
  
  - Vous ne pouvez faire ça, c’est inhumain !
  
  Jouant le jeu, Coplan l’écarta brutalement, empoigna le bras et planta l’aiguille pendant que l’ancien terroriste hurlait de terreur.
  
  Dans les autres cellules, les quatre Allemandes et les cinq repentis frissonnèrent et commencèrent à trembler. Pour eux, il était clair que l’heure des tortures avait sonné.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  En quelques jours, Paris et sa région s’étaient dépeuplés. Embouteillages monstres sur les routes et autoroutes. Écoles, lycées, collèges, universités fermés. Bureaux et usines désertés. A peu de choses près, il ne restait que les gens âgés qui en avaient vu d’autres, qui avaient connu la Seconde Guerre mondiale, qui avaient subi les bombardements anglo-américains, qui avaient lu sur les colonnes Morris les affiches rouges sur lesquelles s’étalaient les noms des résistants que les nazis fusillaient au Mont-Valérien. Ceux-là n’avaient pas vraiment peur ou étaient blasés ou, encore, étaient trop attachés à leurs meubles et à leurs souvenirs enfouis dans les tiroirs. Pour beaucoup aussi, la retraite était trop maigre pour leur faire choisir l’exil en province sous des cieux humainement incléments. Les immigrés aussi avaient fui. Mieux valait la sécheresse du Sahel et la misère des casbahs que la Yersinia pestis. Des queues s’étiraient devant les guichets de la S.N.C.F. et les comptoirs des compagnies aériennes encore ouverts.
  
  Comprenant que leurs beaux jours étaient arrivés, les cambrioleurs ne cachaient même plus leurs pinces-monseigneur. Allègrement, ils pillaient les demeures et les appartements abandonnés. Ravis, comptant sur des jours meilleurs, les receleurs baissaient le prix d’achat.
  
  Pêle-mêle, maquereaux et prostituées, députés et sénateurs, vrais et faux touristes, grands et petits-bourgeois, drogués et dealers, chauffeurs de taxi et conducteurs d’autobus, partaient chercher refuge le plus loin possible de la zone sinistrée, en même temps que des centaines de milliers d’autres gens.
  
  Comme en 1870 et en 1940, le gouvernement s’était installé à Bordeaux.
  
  Dans la capitale et aux alentours, campaient la troupe, les C.R.S. et les gendarmes mobiles appelés en renfort pour maintenir l’ordre et incinérer les cadavres qui s’entassaient dans les hôpitaux dont le personnel, admirablement, restait sur place, de même que la plupart des médecins privés.
  
  L’étranger n’abandonnait pas la France, à la fois par solidarité et par intérêt, car il était urgent de circonscrire le désastre. Déjà, on déplorait des décès consécutifs à la peste bubonique à Angers, à Amiens, à Châlons-sur-Marne ou à Dijon, et même à Londres et à Bruxelles. Des tonnes d’antibiotiques arrivaient par camions et par avions. Hélas, le vaccin manquait. Enfouie dans les ténèbres des siècles passés, la peste bubonique n’éveillait nul intérêt dans les laboratoires dont les budgets de recherches se concentraient sur le SIDA et le cancer. Dans les stocks gouvernementaux, ce vaccin tenait une place réduite. Néanmoins, devant la catastrophe qui frappait la France, les nations les plus avancées se démenaient ferme pour le fabriquer en grande quantité. De Washington à Moscou, de Londres à Stockholm, de Berlin à Rome, les machines tournaient à un rythme effréné pour assurer la production. Malgré cette coopération internationale, les responsables demeuraient pessimistes. Il faudrait attendre de longues semaines avant d’obtenir les quantités suffisantes, d’autant que, bien naturellement, les égoïsmes nationaux jouaient à fond devant les opinions publiques qui réclamaient la priorité.
  
  En province, on tremblait de peur devant l’exode. Dans les cas les plus extrêmes, des tracteurs bloquaient les routes et les autoroutes en provenance de Paris. Les fusils de chasse tiraient des chevrotines sur les véhicules immatriculées 75, 78, 92, 93 et 94, les hôtels affichaient complet comme les restaurants. Sur des aires de camping, des caravanes étaient incendiées. Des péniches remontant vers le nord avaient subi un sort identique. Un chanteur célèbre, devant lequel les femmes se pâmaient avait été reconnu à Nice. Une grappe de minettes s’était jetée sur sa décapotable pour l’embrasser à pleine bouche. Le surlendemain, on annonçait sa mort. Lui aussi avait été frappé par le terrible fléau et celles qui avaient mélangé leur salive à la sienne couraient depuis les hôpitaux en s’arrachant les cheveux.
  
  En Normandie, les accusations pleuvaient sur la Seine. Après sa traversée de Paris, la rivière était soupçonnée de charrier le bacille. Pour la purifier, des bénévoles, à Vernon, déversaient dans ses eaux polluées des tonnes d’essence enflammée.
  
  Un regain de foi remplissait les églises. Lourdes était assiégée. Sur l’autoroute du Soleil, posté près des guichets à péage, un escroc, vaguement guérisseur, rameutait les gogos. Sur une remorque était calée une immense barrique de trois cents litres. Dotée d’une faconde toute méridionale, il jurait détenir le produit miracle à base de plantes. Sans vergogne, il vendait cent francs la dose d’un centilitre de son infâme décoction de marrons d’Inde, d’aubépine, de reine-des-prés, d’artichaut, de passiflore et d’éleuthérocoque, par ailleurs absolument inoffensive. Son épouse récoltait les coupures pendant qu’il tournait le robinet. Chèques et cartes de crédit non acceptés.
  
  Ils faisaient fortune.
  
  
  
  
  
  Coplan conduisait prudemment. A quarante à l’heure. Le climat politique était aussi lourd que l’odeur des incendies des puits de pétrole maintenant éteints mais qui pesait toujours sur Koweït City. Après la levée de la loi martiale, le calme se rétablissait peu à peu mais la peur n’avait pas déserté les esprits. Dans l’avion, le voisin koweïti de Coplan avait déclaré d’un ton sentencieux :
  
  « - L’unique différence entre la loi martiale et la loi actuelle, c’est la manière dont on jette les gens en prison. En outre, la censure reste effective, la presse est muselée et les réunions politiques sont interdites. »
  
  « - Pourquoi jette-t-on les gens en prison ? » avait questionné Coplan.
  
  « - Les troupes irakiennes, dans leur retraite, ont abandonné des tonnes d’armes et de munitions qui ont été récupérées par la population, surtout les chiites, soit cinquante pour cent des habitants. Un putsch de leur part n’est pas à écarter. »
  
  
  
  Les vestiges de la guerre jalonnaient les bords de la route. Maisons éventrées, murs troués par les balles, là où on avait fusillé les Palestiniens ayant collaboré avec l’occupant irakien, blindés et camions calcinés, façades noircies par les jets des lance-flammes, drapeaux irakiens en lambeaux souillés d’excréments.
  
  Finalement, c’était l’une des Allemandes qui avait fourni le seul renseignement valable. Helga Richter avait été la maîtresse de Kurt Seibel et avait vécu quelque temps avec lui à Koweït City durant la guerre, ce qui témoignait d’un grand courage. Habilement, assurait-elle, son amant avait aidé la résistance koweïti, ce qui leur avait permis d’éviter les vengeances après le départ des Irakiens.
  
  Coplan atteignit enfin le quartier qu’il cherchait mais dut longuement tourner en rond avant de découvrir la rue et le bon immeuble épargné par les bombardements de l’US Air Force.
  
  La construction était luxueuse et ne comprenait qu’un appartement par étage. L’ascenseur fonctionnait, ce qui était miraculeux dans une ville où l’électricité constituait l’un des problèmes majeurs à résoudre. Au sixième, il pressa le bouton de sonnette. Un serviteur asiatique, chinois ou vietnamien, ouvrit la porte. Sa veste et son pantalon blancs étaient immaculés. A travers la fenêtre du palier, les lumières dansaient sur ses chaussures noires impeccablement cirées. Pas un frémissement sur son visage hiératique.
  
  - Yes, Sir ?
  
  - Je voudrais voir M. Gérard Cambon, répondit Coplan en anglais.
  
  L’Asiatique s’effaça et un homme apparut. Grand, athlétique, bronzé, regard très clair, peau craquelée sur les pommettes, cheveux blonds mi-longs, il n’était vêtu que d’un slip de bain et chaussé de babouches turques.
  
  - Je suis un ami d’Helga Richter, préambula Coplan en étudiant soigneusement celui à qui il rendait visite.
  
  - Entrez.
  
  Le living était spacieux. La fumée échappée des puits de pétrole en flammes dessinait des arabesques sombres sur la laque blanche des murs. On avait essayé de lessiver, mais sans succès. Au contraire, la suie s’était étalée. Opportunément, le canapé, les poufs, les coussins et les fauteuils étaient tapissés de tissu noir, évitant ainsi la souillure.
  
  Gérard Cambon désigna un siège.
  
  - Comment va Helga ?
  
  - Elle s’ennuie et elle galère. Mais permettez-moi de me présenter. Francis Coran. Je suis français comme vous.
  
  - Coran ? Vous êtes musulman ? plaisanta le maître des lieux, une lueur amusée dans le regard. Au fait, ma tenue vestimentaire ne vous choque pas ?
  
  - Je m’en moque.
  
  - Dans quel sens dois-je comprendre qu’Helga galère ?
  
  - Le fric.
  
  - Je vois. Je vous offre un verre?
  
  - Scotch et glaçons.
  
  Cambon disparut et revint, accompagné par l’Asiatique portant un plateau. Coplan trinqua avec son hôte qui, manifestement, était intrigué.
  
  - J’imagine, déclara-t-il, les yeux baissés sur son verre, que vous n’avez pas effectué le voyage jusqu’à ce coin pourri pour me donner des nouvelles d’Helga.
  
  - C’est exact. Elle et moi sommes sur un coup. Aussi a-t-elle évoqué vos talents et votre association avec Kurt. Dans cette optique, vous nous intéressez.
  
  - Quel coup ?
  
  - Des bijoux. Valeur : dix milliards de centimes.
  
  Cambon sifflota.
  
  - Joli. Vous les avez ?
  
  - Non, il faut les voler.
  
  - Où est à qui ?
  
  Une jeune femme apparut, aussi peu vêtue que le maître de céans. Quantités négligeables, le string et le cache-seins n’entamaient en rien la sublime construction de son corps sculptural. Bien au contraire. Peau pain d’épice, chevelure de miel, lèvres cerise, yeux noisette, elle était grande comme un mannequin suédois ou une chorus-girl du Lido. Son regard se posa sur Coplan avec intérêt.
  
  - Lidaska, présenta Cambon.
  
  Coplan sourit.
  
  - Polonaise ?
  
  - Soviétique, se hâta de rectifier Cambon qui, dans la foulée, invita Coplan à poursuivre en précisant que l’arrivante était son associée et pouvait tout entendre des affaires qu’il traitait.
  
  - Où et à qui ? reprit Coplan. En Sardaigne, au cheikh Mansour al-Nibarki, le cousin d’un émir du golfe Persique.
  
  Une lueur joyeuse dansa dans le regard clair de son vis-à-vis qui s’enthousiasma :
  
  - Votre idée me plaît. J’adore me farcir ces salopes de cheikhs qui se goinfrent sur le dos de leurs peuples en profitant de la manne du pétrole. Moi j’étais contre la guerre du Golfe. J’étais heureux que les Irakiens filent un bon coup de balai pour flanquer à la porte la famille royale. Sans ces cons d’Américains, le peuple aujourd’hui aurait le pouvoir.
  
  Sans broncher, Coplan écouta la violente diatribe qui ne l’intéressait guère. Pour le moment, les considérations de politique internationale occupaient peu son esprit.
  
  Cambon se calma enfin.
  
  - Bon, on est loin du sujet. Parlez-moi un peu de votre projet.
  
  - Voilà. Ce cheikh fait partie de ces salauds que vous venez d’évoquer. Bourré de fric grâce aux largesses de l’émir, il vit à l’étranger sans jamais remettre les pieds dans son pays. Dans le monde, il compte un certain nombre de résidences ultra-luxueuses, mais celle qui a sa faveur, celle qu’il privilégie à l’heure actuelle, se dresse sur la Costa Smeralda au nord de la Sardaigne.
  
  - Je connais. C’est le paradis pour milliardaires.
  
  - Exact. Mansour aime être constamment entouré de gens. Le vie, pour lui, est une fête perpétuelle. Aussi, chaque jour donne-t-il une soirée somptueuse qui se prolonge tard dans la nuit. Environ une cinquantaine d’invités. Votre spécialité, non ?
  
  Sans vraiment fanfaronner, Cambon bomba légèrement le torse avec orgueil.
  
  - En effet. Ensuite ?
  
  - Les bijoux sont dans le coffre. Mon estimation est la plus pessimiste. En réalité, il se peut que je me trompe. Si c’est le cas, il est possible de toucher le pactole. Quinze milliards de centimes, voire vingt milliards. Mansour est fastueux. Comme tous ces Arabes, il adore les belles blondes et sait récompenser celles qu’il couche dans son lit en leur faisant des cadeaux de prix. C’est pourquoi, il a toujours à portée de la main un véritable trésor.
  
  Lidaska décida de s’asseoir dans un fauteuil et croisa ses longues jambes sous le nez de Coplan.
  
  - Je n’ai pas entendu le début, se plaignit-elle dans un français enroué de chuintantes slaves.
  
  Cambon la mit au courant.
  
  - As-tu la preuve qu’il vient bien de la part d’Helga ? s’enquit-elle, méfiante.
  
  Sans un mot, Coplan sortit de sa poche la lettre que l’Allemande avait rédigée dans sa cellule au sous-sol du fort de la banlieue sud. Il avait insisté pour qu’elle introduise dans le texte des détails authentiques qu’elle seule connaissait afin de prouver qu’elle n’avait pas écrit sous la contrainte. Naturellement, elle était prévenue. Un couac, une supercherie, une tromperie de sa part, et sa vie ne vaudrait plus grand-chose, pas plus que celle des innocents frappés par l’épidémie de peste bubonique. N’étant jamais sûr de rien, craignant malgré tout que l’Allemande ne joue pas franc-jeu avec lui, Coplan avait pris ses précautions.
  
  Dans Koweït City, une arme constituait la denrée la plus répandue et la moins chère. Sans chercher bien loin, il avait quitté son hôtel à bord de sa Mercedes de location et avait roulé jusqu’aux quartiers où résidaient en majorité les morabitoun (Les inébranlables. Ceux qui se sont refusés à quitter le Koweït durant l’occupation irakienne) auxquels se mêlaient les bidoun (Littéralement : les sans-papiers. Descendants de nomades vivant depuis des siècles dans l’émirat. Méprisés et considérés comme des sous-hommes, ils n’ont pas droit à la nationalité koweïti. Cantonnés dans le rôle de mercenaires, ils constituaient la majorité des troupes lors de l’invasion irakienne), amers et désabusés par l’inertie et l’impéritie du nouveau gouvernement aux initiatives ubuesques et à la couardise devant les opérations de déminage à conduire (Les Koweïtis refusent d’entreprendre cette œuvre vitale, ce sont des soldats français et américains qui meurent chaque semaine en déminant les plages et les terrains piégés).
  
  A un bidoun, il avait acheté à bas prix deux automatiques avec leurs munitions. D’abord, un CZ 75, une arme qui avait fait ses preuves et pour laquelle les spécialistes et les mercenaires éprouvaient un faible. Ensuite, un Glock 19 Compact, le pistolet le plus léger du monde en 9mm parabellum. D’origine autrichienne, il offrait une vitesse de dégainé foudroyante, grâce à son chien non-saillant et à sa surface lisse. Par ailleurs, sa détente safe-action et ses trois sécurités intérieures automatiques le rendaient insensible aux chocs. Avec lui, pas d’accidents comme ceux survenant avec des pistolets à armement par la poignée.
  
  Sous son ample veste au tissu tropicalisé, il avait rangé le premier sur sa hanche gauche et le second sur la droite.
  
  Ainsi paré, il était confiant.
  
  Cambon lut la lettre, hocha la tête et la passa à Lidaska qui, à son tour, parut rassurée.
  
  - C’est bien elle. Qui d’autre se souviendrait de ces trois soldats saoudiens qui voulaient nous violer et dont Kurt et toi vous vous êtes débarrassés si brillamment.
  
  - Helga m’a donné les détails, renchérit Coplan. Le Kalashnikov a du bon.
  
  A nouveau, Cambon se rengorgea.
  
  - On a balancé les cadavres dans un camion militaire irakien en flammes. Il n’est rien resté de ces trois fumiers.
  
  - Vous avez bien fait. Je déteste les violeurs. Revenons à nos moutons. Que pensez-vous de mon offre ?
  
  Cambon se reversa une rasade de scotch.
  
  - Séduisante, avoua-t-il. Néanmoins, j’ai des problèmes. Vous pensez bien que si Lidaska et moi restons dans ce coin dégueulasse, c’est qu’on souhaite se planquer. J’ai, collés à mes fesses, des mandats d’arrêt internationaux. Alors, je me terre ici. Qui aurait l’idée de venir me chercher au Koweït ?
  
  D’une autre poche, Coplan sortit deux passeports diplomatiques parfaitement authentiques, délivrés par les autorités costariciennes, qu’il posa entre les verres.
  
  - Il ne manque que vos photos respectives.
  
  Ses interlocuteurs s’en emparèrent et les examinèrent avec attention.
  
  - Vrais ou faux ? questionna la Soviétique.
  
  - Vrais. A condition d’y mettre le prix, on achète n’importe quoi au Costa Rica. Helga m’a parlé de vos ennuis. Aussi ai-je effectué un petit voyage en Amérique centrale. Une fois vos photographies collées sur la quatrième page, j’ai le cachet sec pour les authentifier.
  
  L’homme et la femme se détendirent.
  
  - Vous êtes un type plein de ressources, déclara Cambon, cela me met en confiance. Avez-vous prévu l’itinéraire ?
  
  - Vous partez d’ici sur la Sholapur Airlines, une des compagnies privées indiennes, destination Istanbul. De là, Alitalia jusqu’à Rome. Changement à Fiumicino et vol intérieur jusqu’à Cagliari dans le sud de la Sardaigne. Remontée par la route jusqu’au nord où vous attend une villa sur la Costa Smeralda. Notre affaire faite, nous traverserons le détroit de Bonifacio sur une vedette rapide appartenant à un contrebandier corse. Nous rejoindrons Portoferraio sur l’île d’Elbe, ravitaillement en carburant et débarquement à Piombino sur la côte italienne, puis descente sur Rome. La France est à éviter à cause de la peste bubonique et de vos mandats d’arrêt internationaux. Ce trajet vous convient-il ?
  
  - Belle organisation, félicita Cambon. Si je comprend bien, nous n’aurons à montrer nos passeports qu’à Istanbul et à Rome.
  
  - Tu es recherché par l’Italie, rappela Lidaska.
  
  - Tant pis, je cours le risque. Toi et moi allons changer d’aspect. Verres de contact pour modifier la couleur des yeux, perruque noire pour toi, moustache et barbe pour moi, plaques de caoutchouc à l’intérieur des joues pour gonfler le visage. C’est ainsi grimés que nous prendrons les photographies destinées aux passeports. Ainsi, pas de décalage entre celles-ci et notre nouvelle apparence.
  
  - J’allais le conseiller, dit Coplan. Maintenant, il nous reste à mettre au point l’écoulement des bijoux. A quoi nous serviraient-ils si, à notre tour, nous les dissimulions au fond d’un coffre-fort ?
  
  Une expression insolente se peignit sur le beau visage de la Soviétique.
  
  - Pas de problème de ce côté-là.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Ce fut à Durban que la République d’Afrique du Sud compta ses premières victimes de la peste bubonique. La mort frappait sans discrimination, sans apartheid, les Blancs, les immigrés mozambicains qui tiraient les rickshaws, ces pousse-pousse défilant le long des plages de sable blanc, les boutiquiers indiens du centre-ville et de Grey House Street, et les sauveteurs-maîtres-nageurs zoulous qui, chevauchant leur embarcation jaune, sautaient de vague en vague pour extraire de l’eau les imprudents aventurés au-delà du filet anti-requins.
  
  Le meilleur rugbyman de l’équipe nationale des Springboks succomba lui aussi, ce qui porta un coup fatal au moral de la population. Le springbok, l’antilope bondissante, n’était-il pas la mascotte de l’Afrique du Sud ?
  
  La Camarde n’épargna pas les Xhosas, rivaux et ennemis séculaires des Zoulous, en faisant bonne mesure dans l’une et l’autre ethnies. Puis elle lança deux flèches fulgurantes en direction du nord-ouest et du sud-ouest. A Johannesburg, à Jo’burg comme on disait localement, elle se concentra surtout sur les bidonvilles de Soweto et ses ghettos misérables. Au Cap, elle tailla des coupes claires chez les jeunes cadres qui, en short ou combinaison de surf, monopolisaient Sea Point, Clifton et Constantia, les quartiers chic de la ville, chez les touristes dégustant une succulente langouste à Hout Bay. Insensible aux préjugés raciaux, elle parcourut la Route du Vin, héritage des huguenots français, et, le long des vallées de Stellenbosch, de Franschoek et de Paarl, elle décima les ouvrières qui, enturbannées, pipe à la bouche, leur visage noir enduit de crème solaire blanche, taillaient la vigne pour les vendanges du prochain janvier.
  
  Alors, les sorciers zoulous entrèrent en scène et entreprirent une vaste campagne de propagande, jurant que le Ciel (En langue nguni, zoulou signifie « ciel ») se vengeait des Blancs, des Indiens, des Xhosas et des « collaborateurs » zoulous qui avaient trahi leurs frères de race. Dans les kraals, ces villages formés de huttes en paille et cernés par des haies de branchages, on les écoutait religieusement. Le feu couvait sous les cendres de la réconciliation et ne demandait qu’à reprendre vie. Du fond des caches on ressortit les armes.
  
  D’autres sorciers plus pacifiques, ceux-ci des guérisseurs, proposaient leur panoplie de mutis, les remèdes prescrits par les dieux. Singes boucanés, os d’autruche et de lion broyés, réduits en poudre et mélangés à un assortiment de racines, de plantes, d’épices et d’écorces bouillies. Le bildong, un steak de viande d’éléphant séchée, était appelé à la rescousse pour lutter contre le mal mortel.
  
  A Pretoria, le gouvernement était interpellé par des parlementaires en colère. Une conspiration mondiale existait-elle contre l’Afrique du Sud ? Les voisins septentrionaux ne cherchaient-ils pas à mettre la main sur les richesses de cette ancienne terre d’exil ?
  
  Pour répondre, le Premier ministre détenait de bons arguments : l’épidémie n’avait-elle pas pris naissance en France, loin de Jo’burg, du Cap et de Durban, en France qui comptait déjà 50 000 morts ?
  
  
  
  
  
  Coplan pressa le tampon sec sur la première photographie, puis sur la seconde, avant de feuilleter les pages. Visas italien et turc apposés par les techniciens de la D.G.S.E. Nouvelles identités : Armando et Tatiana Beaucourt, citoyens costariciens. Tout était en règle. Il se servit un scotch après avoir consulté sa montre-bracelet. Encore une heure à attendre celle du rendez-vous.
  
  Le sourire aux lèvres, il dégusta son scotch. Sa manœuvre fonctionnait à merveille.
  
  En tenue de rat d’hôtel, pantalon ou collant, T-shirt moulant, cagoule, gants, espadrilles, le tout de couleur noire, Gérard Cambon n’avait pas son pareil pour se déplacer comme une ombre, escalader les murs et les façades, entrer dans les demeures sans fracturer une porte ou une vitre, gambader sur les toits, s’infiltrer dans les conduits de cheminée et repérer les coffres-forts les mieux dissimulés. Sa souplesse provenait de son adolescence passée sur la barre d’un trapèze dans un cirque autrichien. Quant à sa technique pour ouvrir un coffre-fort, elle avait été acquise aux côtés d’un cambrioleur italien chevronné, probablement le meilleur du monde.
  
  Son astuce consistait à profiter de la foule qui encombrait le lieu choisi comme cible, à l’occasion d’une fête ou d’un dîner réunissant un nombre confortable d’invités. Dans ces circonstances, les seuls vrais obstacles se réduisaient aux gardiens et aux gardes du corps. Néanmoins, monte-en-l’air génial, véritable anguille pour ne pas dire étoile filante, ce voleur astucieux se jouait de ces pièges et débridait les coffres-forts en un temps record.
  
  En Grèce, il avait soustrait pour cent millions de bijoux à la veuve d’un riche armateur mondialement connu. Dans le Yorkshire, il avait délesté l’épouse d’un Lord anglais d’une petite fortune en diamants et en liasses de cent livres. Sur la Côte d’Azur, il s’était attaqué à des milliardaires libanais et saoudiens. Sur les berges du lac Léman, il avait dépouillé deux stars de Hollywood. A Paris, il avait cambriolé l’hôtel particulier d’un industriel de l’automobile. Dans un palais vénitien datant de l’époque des doges, il avait ramassé un gros butin en pièces d’or du XVIIème siècle.
  
  En tout et pour tout, il n’avait commis que deux erreurs. La première, il avait pillé la villa à Naples du capo de la Camorra et, traqué par les tueurs, avait dû spontanément restituer sa prise et payer, en amende, le double de sa valeur. La seconde, il s’était fait stupidement capturer en Sologne au cours du cambriolage d’un château. Châtiment : trois ans de prison. Volontaire pour lutter contre le feu lors des gigantesques incendies de pinèdes dans le Var, il avait vu, en récompense, sa peine réduite de moitié.
  
  Coplan vida son verre. Le piège était tendu. Sans sourciller, l’acrobate et son égérie soviétique allaient le conduire tout droit à Kurt Seibel.
  
  Un peu plus tôt dans la journée, il avait rendu compte au Vieux, épouvanté par la terrible épidémie qui frappait la France.
  
  Il fallait faire vite, avait-il recommandé, au cas où cette piste mènerait à la peste bubonique. En effet, les laboratoires produisaient le vaccin avec une lenteur effrayante.
  
  Coplan quitta son hôtel et, à bord de sa Mercedes de location, roula jusqu’au quartier où résidait le couple. En tournant le coin de la rue, il stoppa brutalement devant un barrage dressé par des soldats. Il baissa la vitre, passa la tête et c’est alors qu’il vit déboucher sur le trottoir Cambon et Lidaska, encadrés par d’autres soldats, menottes aux poignets, que l’on entraînait et que l’on forçait à grimper dans un car à la peinture-camouflage.
  
  Précipitamment, il fit marche arrière, repartit en sens inverse et, parallèlement à la rue qu’il venait de quitter, rejoignit le premier carrefour pour se trouver dans le sillage du car qu’il suivit à bonne distance. L’inquiétude le rongeait. Que se passait-il ?
  
  Comme à l’accoutumée, le ciel était bas à cause des nuages de fumée noire échappée des puits qui avaient flambé avec rage pendant une longue période.
  
  Le car pénétra enfin dans l’aire, ceinturée de fils de fer barbelés, qui entourait le quartier général de la police militaire. Coplan s’arrêta et vit le couple débarquer, poussé sans ménagement par les soldats. Cambon restait impassible, mais Lidaska se débattait et criait. Sans doute craignait-elle le viol, conjectura Coplan. Elle devait avoir en mémoire l’entrée des troupes saoudiennes dans le Koweït libéré et l’odieux traitement auquel elle et Helga Richter avaient échappé de justesse.
  
  Le groupe entra dans le bâtiment à la façade couturée de cicatrices rappelant la résistance que les Irakiens avaient opposée avant de succomber sous les coups de l'US Air Force.
  
  Coplan redémarra et fonça vers l’ambassade de France. Il ne voyait pas d’autre solution. L’attaché militaire, au courant de son séjour au Koweït, le reçut immédiatement. Coplan lui expose le motif de sa visite.
  
  - L’ambassadeur doit intervenir immédiatement auprès des autorités pour faire libérer sur-le-champ ces deux personnes « sensibles ».
  
  - Sachons d’abord ce qu’on leur reproche. N’oubliez pas que l’une d’elles est soviétique, ce qui complique les choses.
  
  Informé, l’ambassadeur fit la grimace.
  
  - Nos relations, actuellement, ne sont pas excellentes avec le Koweït. Essentiellement parce que nous renâclons à financer une part de la reconstruction du pays. Les autorités nous tiennent rigueur de cette position. Néanmoins, allez rendre visite tous deux à la police militaire. Ces gens ont peut-être été arrêtés pour un motif anodin.
  
  Au quartier général des services de sécurité, Coplan et l’attaché militaire furent introduits dans le bureau d’un général qui manifesta son étonnement lorsqu’ils évoquèrent l’arrestation du couple.
  
  - Deux sombres canailles, commenta-t-il avec mépris, qui ont collaboré avec l’occupant irakien. Nous l’ignorions jusqu’à ce jour. Nous l’avons appris aujourd’hui de la bouche d’un de nos officiers qui est parvenu, après mille péripéties, à s’évader de la forteresse de Bagdad où l’ennemi l’avait emmené, en compagnie d’autres otages, au cours de sa fuite. Vous savez certainement que l’Irak n’a jamais rendu un bon millier de nos compatriotes retenus comme prisonniers de guerre. Selon cette source, l’homme et la femme dont vous me demandez la libération sont coupables d’avoir dénoncé des patriotes et des résistants. S’ils sont jugés coupables, ils seront fusillés.
  
  - Cette accusation n’est peut-être pas fondée, batailla Coplan.
  
  Le général eut un haut-le-corps choqué.
  
  - La parole d’un officier de notre armée me suffit.
  
  Il se leva pour signifier la fin de l’entretien.
  
  - Messieurs, je regrette infiniment.
  
  De retour à l’ambassade, Coplan téléphona au Vieux qui fut catégorique :
  
  
  
  
  
  - Une intervention officielle est à exclure en raison de la personnalité de cet homme et de cette femme. Le Quai d’Orsay s’y refusera, c’est garanti. Il nous faut trouver autre chose. Faites travailler votre imagination et tenez-moi au courant.
  
  Envahi par le pessimisme, Coplan raccrocha d’un geste las et lent.
  
  - Les nouvelles autorités sont très chatouilleuses sur les relations des étrangers et des morabitoun avec l’occupant irakien. Beaucoup de Palestiniens ont été massacrés pour avoir fraternisé, remarqua l’attaché militaire.
  
  Coplan lui confia les passeports costariciens.
  
  - Vous me les gardez dans votre coffre ?
  
  - Naturellement. En quoi pourrais-je vous être utile ?
  
  - Je ne sais encore.
  
  Coplan repartit pour son hôtel. La situation était bloquée. Un moment, il songea à se faire envoyer un détachement de la C.A.S.T.E. (Compagnie Action Sur Théâtres Extérieurs : unité du Service Action regroupant des éléments du 11e Choc, du 13e régiment de dragons parachutistes, de la 19e C.E.M.B.L.E. de la Légion étrangère et des nageurs de combat du Centre d’entraînement des opérations maritimes) pour agir en force et délivrer les deux captifs. Malheureusement, cette solution présentait bien des inconvénients. D’abord, le Vieux pouvait la refuser. S’il l’acceptait, il fallait tenir compte des longs délais pour mettre sur pied l’opération et, surtout, l’exfiltration. Ensuite, de toute manière, il y aurait de la casse, sans compter que les Koweïtis, à cause de la visite au général de Coplan et de l’attaché militaire, sauraient qui étaient les instigateurs du coup de commando. Et s’enchaîneraient les complications diplomatiques.
  
  Non, à écarter.
  
  Mais que restait-il ?
  
  Il dîna frugalement, s’allongea sur le lit, passa en revue la panoplie de possibilités et c’est un peu après minuit qu’il eut une idée.
  
  D’un bond, il fut à bas du lit et courut téléphoner à l’attaché militaire qui répondit d’une voix brouillée par le sommeil.
  
  - Écoutez, j’ai peut-être un moyen de nous sortir de cette impasse, mais il me faut plusieurs jours. Dans l’intervalle, je me méfie de la justice expéditive des gens du coin. Aussi je vous serais reconnaissant de veiller à ce que les droits de la défense soient assurés. Après tout, Gérard Cambon est citoyen français. Faites traîner les choses.
  
  - Comptez sur moi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Coplan s’engagea sur Mission Road, la route menant à l’ancienne mission de San José datant de l’époque où les Espagnols régnaient sur le Texas, et découvrit bientôt la splendide demeure qu’il cherchait. Construite en bois et peinte en blanc, elle était vaste, coquette et pimpante.
  
  Il s’arrêta, s’identifia dans l’interphone et le lourd portail blindé coulissa sur ses rails.
  
  L’allée cimentée sinuait dans un parc peuplé de pins d’Australie, de frangipaniers, de magnolias et de jackarandas. Margaret Costello attendait Coplan devant un parterre de strelitzias. Il retint son souffle. Elle était époustouflante comme toujours, la flibustière. Pure Texane, dans ses veines coulait du sang espagnol, irlandais, allemand et indien. Ce mélange aboutissait à cette silhouette en rondeurs étourdissantes qui donnait le vertige, à cette peau havane, à ces yeux indigo et à cette chevelure de feu qui retombait en boucles sur les épaules à l’équerre. Des seins guerriers tendaient outrancièrement le tissu du bikini turquoise encore humide du dernier bain dans la piscine olympique.
  
  Coplan sortit de voiture. Margaret paraissait sincèrement enchantée de le revoir. Elle l’embrassa fougueusement et roucoula :
  
  - Tu viens dans ma chambre ôter mon bikini tout mouillé ?
  
  De la part d’une aussi ravissante créature c’était une invitation qui ne se refusait pas.
  
  Pour leurs retrouvailles, elle se déchaîna et entraîna Coplan dans un tourbillon d’où il ressortit épuisé et haletant. Sa chevelure de feu annonçait un tempérament volcanique et, sur ce point, elle ne décevait pas.
  
  Après la douche qu’ils prirent ensemble, elle passa un short, un polo et des sandales pendant que Coplan se rhabillait, et elle déclara :
  
  - Je meurs de faim. Des steaks au barbecue, ça te va ?
  
  - D’accord.
  
  A l’intérieur de la demeure, le rotin dominait. Comme de coutume dans l’Etat, un des murs était tapissé avec le drapeau de la République éphémère (1836-1845) du Texas. La bande verticale bleue piquée d’une étoile solitaire blanche, et ses deux bandes latérales, blanche et rouge, rappelaient que ce territoire indépendant durant neuf ans n’avait rejoint les Etats-Unis que de sa propre volonté et n’avait jamais été conquis, cas unique dans l’histoire du pays, ce dont les Texans s’enorgueillissaient.
  
  Sur le mur opposé, s’étalait un second étendard à fond or sur lequel s’entrecroisaient les bâtons noueux et noirs du duché de Bourgogne si florissant au XVème siècle. Celui-là était la bannière de l’Ordre Souverain de Saint-Michel de la Toison d’Or, une pure invention, sans fondement historique, qui tablait sur une ressemblance de dénomination avec l’Ordre de la Toison d’Or, authentique celui-ci. Géniale funambule de l’escroquerie, Margaret Costello avait simplement rajouté le terme « Saint-Michel » pour abuser les gogos. Se prétendant représentante du grand maître de l’Ordre, elle vendait des titres aristocratiques astucieusement libellés sur de simili-parchemins richement dotés d’enluminures faussement médiévales. Le titre de chevalier, au bas de l’échelle, se négociait à cent mille dollars, le top, celui de prince grand écuyer, à un million de dollars. Les pigeons ne manquaient pas, à la recherche d’un blason et d’armoiries pour anoblir leur réussite professionnelle. Anciennes caissières de supermarché devenues stars à la télévision, boutiquiers enrichis à Wall Street, fermiers dont les champs recouvraient des nappes de pétrole, trafiquants de tous acabits, truands de haute volée, assoiffés de respectabilité, accouraient se délester de leurs espèces sonnantes et trébuchantes entre les mains de l’altière Margaret Costello qui, avec condescendance, daignait accepter cet argent destiné à reconstruire, jurait-elle, les châteaux de l’Ordre souverain qui tombaient en ruine.
  
  Malheureusement pour elle, le roi d’Espagne qui, parmi ses titres, avait hérité celui de grand maître de l’Ordre de la Toison d’Or, avait porté plainte. Poursuivie par la justice fédérale, Margaret avait dû cesser son escroquerie.
  
  A présent, l’argent lui manquait car, telle la cigale de la fable, elle avait, au fur et à mesure, dilapidé ses rentrées.
  
  - Tu as de la chance, il me reste une bouteille de margaux 1961 que j’ai payée mille dollars lors d’une vente aux enchères à Dallas. On la débouche ?
  
  - C’est Versailles, plaisanta-t-il.
  
  Connaissant la tendance américaine à trop cuire la viande, il cuisina son propre steak avant de goûter le vin qui était somptueux.
  
  - Bravo, félicita-t-il. Au fait, tu as assez patienté. Je vais satisfaire ta curiosité. Tu es admirable. Pas une question, c’est méritoire.
  
  - Dans mes activités, la patience est une vertu cardinale. En plus, avec toi, j’éprouve de l’indulgence. Je n’oublie pas que je te dois la vie.
  
  Deux ans plus tôt, Coplan l’avait sauvée des griffes d’un potentat africain avide d’acquérir des titres aristocratiques remontant à Philippe III le Bon, duc de Bourgogne, à ses yeux plus valorisants que ses ancêtres nés sous une hutte au toit de paille.
  
  Margaret lui avait fait payer le prix fort mais avait commis l’erreur de retourner dans le pays pour toucher en liquide la seconde moitié du versement. Dans l’intervalle, le roi d’Espagne avait porté plainte et l’Africain avait appris qu’il s’était fait gruger.
  
  Ce n’était pas un tendre. Un jour, il avait déclaré à Coplan :
  
  « - Le drame de ma vie réside dans mon penchant à n’éprouver d’estime que pour ceux qui me résistent. C’est pourquoi je les fais fusiller. »
  
  Apprenant la mésaventure survenue à Margaret, Coplan était intervenu et avait obtenu qu’elle sorte de prison, fidèle à sa constante tactique qui consistait à tisser de par le monde des liens basés sur la gratitude. Ainsi avait-il constitué un réseau international de gens, hommes et femmes, d’origines et de situations diverses, à qui il avait rendu des services plus ou moins éminents et qui étaient prêts à lui témoigner leur reconnaissance.
  
  104
  
  Coplan coupa un morceau de son steak cuit bleu.
  
  - A Londres, tu étais au mieux avec le cheikh Zoubeïdi ?
  
  Elle eut une moue ravissante.
  
  - Il était fou de moi et voulait m’épouser. Tu me vois enfermée dans un harem ?
  
  - Si mes renseignements sont exacts, c’est lui, en réalité, le véritable souverain du Koweït, tout simplement parce qu’il gère les intérêts financiers de la famille royale par le biais de la Kuwait General Funds Company.
  
  - La K.G.F.C., c’est tout à fait ça. Des milliards de dollars d’investissements. Attention, c’est un redoutable financier, rusé, matois, méfiant. J’ai eu beau coucher avec lui, pas question de lui refiler un titre de la Toison d’Or. Il a subodoré l’arnaque.
  
  - Tant mieux. Ainsi, il est resté en bonnes relations avec toi.
  
  - Je te le répète, il n’a rien à me refuser, sauf du fric. De ce côté-là, plutôt radin ! Les chèques, il ne connaît pas, le cheikh !
  
  - Si je comprends bien, l’émir et les membres de la famille royale n’ont rien non plus à lui refuser ?
  
  - Tout à fait vrai. Il tient les cordons de la bourse. Sans un ordre signé de lui, les autres n’ont pas un sou. Il a su les rendre dépendants de sa signature. Lui seul sait où l’argent du Koweït est investi.
  
  Religieusement, elle remplit les verres du somptueux margaux.
  
  - Quelle est ton idée ?
  
  - Un voyage à Londres.
  
  Elle grimaça.
  
  - L’Europe est frappée par une épidémie de peste bubonique. C’est bête, je sais, mais je tiens à la vie.
  
  - Comment vont tes affaires en ce moment ?
  
  - Je touche le fond.
  
  - Si tu obtiens ce que je désire, il y aura en récompense un superbe joyau.
  
  Elle reposa sa fourchette. Ses yeux brillaient.
  
  - Quoi ?
  
  - Je ne sais encore. Valeur, environ cent mille dollars. Attention, il sera volé.
  
  Elle haussa les épaules.
  
  - Peu importe. Je connais à Houston un receleur assez honnête pour me l’acheter au tiers de sa valeur. Que faut-il faire ?
  
  Coplan le lui dit et, fine mouche, elle saisit la balle au bond :
  
  - Cent mille dollars, tu ne pourrais pas faire mieux ?
  
  Rompue aux affaires, elle avait vite deviné le parti qu’elle pouvait tirer de la situation.
  
  - Le double, concéda-t-il, ça te va ?
  
  Elle battit des mains.
  
  - J’accepte.
  
  - Deux conditions. La première, tu me fais crédit. La seconde, tu te fais vacciner avant de partir pour Londres.
  
  
  
  
  
  Une pluie obsédante et rageuse dégringolait du ciel cafardeux pour tambouriner sur les autobus à étage, le flot de voitures et les trottoirs délivrés de leurs passants.
  
  Londres récupérait son image familière.
  
  On cogna à sa porte et Coplan lâcha le rideau pour aller ouvrir. Profitant de son séjour dans la capitale britannique, Margaret s’était autorisée quelques achats vestimentaires. Très élégante dans sa veste prince-de-galles serrée sur un pull blanc en lambswool, dans sa jupe noire droite, elle jeta son imperméable et son chapeau de pluie sur le rebord de la baignoire et tapa du pied, furieuse.
  
  - Impossible d’approcher Zobeïdi ! explosa-t-elle.
  
  Coplan se raidit.
  
  - Pourquoi ?
  
  - A cause de cette salope de Thelma Bingham !
  
  - Qui est-ce ?
  
  Elle haussa des sourcils étonnés.
  
  - Tu n’es pas familiarisé avec la littérature anglaise ?
  
  - Pas vraiment.
  
  - C’est une romancière qui décrit ses expériences autobiographiques. A mon avis, c’est chiant. Ses scènes érotiques sont plus languides que torrides. Tu as l’impression qu’elle ne s’est jamais débarrassée des tabous de l’époque victorienne. En outre, elle abuse d’artifices de style et de préciosités pour la plupart du temps obscures.
  
  - Dis-moi, tu es une vraie critique littéraire. Après les titres aristocratiques, tu pourrais peut-être te reconvertir chez un éditeur ?
  
  - Bon, ceci dit, elle a du succès. En tout cas, voilà la situation. Zobeïdi s’est fracturé une jambe. De ce fait, il a transféré ses quartiers dans sa propriété du Sussex qui est devenue à la fois sa résidence et son bureau. Son staff et ses ordinateurs ont déménagé pour le rejoindre. Je ne sais par quel miracle Thelma Bingham a mis le grappin sur notre cheikh, mais elle l’a placé sous cloche. Pour lui, elle s’est transformée en cerbère. Elle vit avec lui et filtre les communications téléphoniques. Impossible de le contacter sauf si tu es vêtu d’une djellaba et coiffé d’un keffieh.
  
  - Elle te connaît ?
  
  - Non, mais quand elle a vu à quoi je ressemblais, elle a failli me vitrioler. Et maintenant comment vas-tu faire ? Tu ne peux quand même pas compter sur la peste bubonique pour l’écarter de mon chemin ?
  
  - Ressors et va dans une librairie m’acheter tous les bouquins disponibles qu’elle a signés.
  
  Dans l’après-midi, Coplan lut en diagonale les cinq romans dénichés par Margaret. Quand il eut terminé, il félicita Margaret.
  
  - Ton analyse était fort pertinente. C’est vraiment chiant et soporifique. Passe-moi le numéro de téléphone du Sussex.
  
  Ce fut une standardiste qui répondit et il demanda à parler à Thelma Bingham. Elle avait une voix mélodieuse aux inflexions recherchées et snobinardes.
  
  - C’est vous qui détenez les droits audiovisuels et d’adaptation cinématographique de vos ouvrages ou bien est-ce votre éditeur ? attaqua-t-il d’un ton à dessein brutal dans le but de faire professionnel.
  
  Un instant, elle resta sans voix.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Arnaud de Longeville. Je suis producteur de cinéma et suis venu de Paris à Londres pour vous rencontrer. Vos ouvrages m’intéressent.
  
  Il cita les cinq titres.
  
  - Sont-il libres ?
  
  - Uniquement La tasse de Lapsang-souchong. Les autres sont vendus. Mais sur La tasse, je détiens cent pour cent des droits. Donc, je peux traiter avec vous.
  
  - J’ai peu de temps devant moi car je dois expatrier mes bureaux et mes affaires aux îles Canaries. Comme vous le savez probablement, Paris est touché par l’épidémie de peste bubonique.
  
  - Je comprends. Ici aussi, nous déplorons des morts et les vaccins n’arrivent pas.
  
  - A vingt heures au Bird and Bottle pour dîner ? Je laisserai mon nom au maître d’hôtel qui saura où est ma table.
  
  Elle laissa s’écouler quelques secondes puis accepta. Coplan raccrocha et Margaret applaudit.
  
  - Bravo ! A vingt heures j’entre en scène dans le Sussex et tente de reconquérir mon cheikh bien-aimé. Tâche de garder Thelma le plus longtemps possible. Elle est jolie femme, du moins pour ceux qui aiment ce type de pimbêche blonde et fadasse qui se force à bégayer pour faire Oxford. Plus snob qu’elle, tu meurs !
  
  - Comment te débrouilleras-tu avec Zobeïdi ?
  
  - Est-ce qu’une jambe fracturée empêche de faire l’amour ? Seulement, il me faut un délai. C’est pourquoi je te conseille de faire durer le plaisir avec Thelma.
  
  
  
  Celle-ci, découvrit Coplan le soir même, était conforme au tableau que Margaret en avait brossé. Un trait de caractère, cependant, avait été oublié. Immédiatement, Coplan avait capté la lueur cupide qui brillait dans le regard. Prolixe, il l’inonda de considérations éculées sur l’industrie cinématographique mondiale. Elle aimait le champagne. Aussi ne se fit-il pas faute d’emplir sa coupe à foison. Sans vraiment se forcer, il sut qu’elle tombait sous son charme. Après le pâté de grouse et l’incontournable gigot à la menthe, elle était aussi fondante qu’un bonbon anglais. A l'apple-pie, elle se déclarait prête à le suivre dans sa chambre d’hôtel. Coplan fit mine de ne pas comprendre, ce qui lui permit d’aborder le chapitre des droits d’adaptation et de s’étendre longuement sur le sujet. pre au gain, la Britannique batailla ferme en oubliant ses précédents propos et ses tentatives de séduction.
  
  - Cent mille livres sterling, je ne peux accepter moins.
  
  Coplan se lissa les cheveux. A ce geste, le maître d’hôtel qui surveillait sa table et avait été à l’avance plus que généreusement bakchiché, déposa près de son coude un appareil téléphonique.
  
  - Une communication en provenance de Hollywood, Sir, commenta-t-il d’un ton respectueux.
  
  Coplan feignit de discuter les termes de l’accord financier qu’il envisageait avec l’écrivain. Le tout dura bien une demi-heure.
  
  - Quatre-vingt mille livres sterling, conclut-il en raccrochant. A prendre ou à laisser.
  
  - Je prends, fit précipitamment Thelma Bingham.
  
  - Fêtons cela, ma chère.
  
  Il claqua des doigts à l’intention du sommelier et désigna le seau à glace.
  
  - La même.
  
  Elle ne protesta pas car elle se sentait bien. Une heure plus tard, il vida subrepticement dans la coupe de son invitée le contenu d’une ampoule de soporifique. A une heure du matin, elle faillit rouler sur le plancher et Coplan l’emmena à son hôtel où il la déshabilla et la coucha dans le lit jumeau. Il se garda bien de dormir.
  
  L’aube était déjà largement levée lorsque Margaret lui passa un coup de fil laconique :
  
  - L’ordre de libérer tes amis a été envoyé à Koweït City.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  - Vous êtes un homme plein de ressources, félicita Gérard Cambon. Chapeau ! Nous sortir aussi vite des geôles de ces fumiers, c’est un exploit ! Vous avez des relations !
  
  Coplan se tourna vers Lidaska.
  
  - On a été correct avec vous ? Pas de viol ou de tentative ?
  
  - Non. Des femmes me gardaient. Des Américaines de la Military Police. Elles compatissaient et, si je les avais écoutées, je me serais goinfrée de leur cuisine dégueulasse et j’aurais pris vingt kilos.
  
  - Quand part-on ? s’impatienta l’ex-trapéziste.
  
  - Aujourd’hui même. Puisque les Koweïtis savent qui vous êtes, vous utiliserez à l’aéroport vos passeports actuels. Vous ne changerez d’identité qu’en Turquie.
  
  Cette fois, le schéma établi par Coplan ne fut pas contrecarré. En deux jours, via Istanbul, Rome et Cagliari, ils atteignirent le sud de la Sardaigne. A bord de la BMW procurée par l’équipe de soutien fournie par le Vieux, ils remontèrent jusqu’à la villa de la Costa Smeralda où ils prirent leurs quartiers.
  
  - Il me faut deux journées d’exercices physiques, prévint d’emblée l’acrobate. J’ai perdu un peu de ma forme dans une cellule. La plage et la natation me feront du bien. Dès que le soleil sera couché, j’étudierai les lieux. Pas question que j’intervienne sans connaître à fond les us et coutumes de la cible.
  
  - Je laisse faire le professionnel, acquiesça Coplan.
  
  Cinq jours s’écoulèrent durant lesquels le cambrioleur ne livra guère son sentiment sur la mission dont il était investi, malgré la pression que Coplan exerçait sur lui. De son côté, Lidaska ne posait pas de questions et vaquait aux occupations d’une femme d’intérieur en dehors des heures où elle accompagnait son amant à la plage. Comme s’il était complice, d’ailleurs, le ciel dispensait un chaud soleil tandis que la température de l’eau montait de plusieurs degrés.
  
  Le sixième jour, Cambon se déclara prêt.
  
  - On joue le coup ce soir.
  
  Sur son lit il déploya les accessoires achetés à Cagliari : pantalon, T-shirt, cagoule, gants, espadrilles, le tout de couleur noire. Au pied du lit, reposait le matériel destiné à ouvrir le coffre et qu’il avait réuni au cours d’une brève absence lors de l’étape romaine. Coplan, familiarisé avec celui qu’utilisaient les spécialistes du Service Action de la D.G.S.E., l’avait inspecté avec minutie. Rien à redire. Le dernier cri de la technologie et, surtout, réduit à sa plus simple expression. Poids infime : pas plus de deux kilos.
  
  - Combien de temps pour ouvrir le coffre ? questionna-t-il.
  
  - Une heure, une heure un quart au grand maximum. N’importe quelle catégorie, même la plus sophistiquée, avec gaz ou pas.
  
  Coplan hocha la tête, satisfait. Au Service Action, on ne faisait pas mieux.
  
  Le crépuscule tombé, le trio alla s’embusquer à deux cents mètres de la somptueuse demeure dans laquelle le cheikh Mansour al-Nibarki recevait ses hôtes. La villa était ceinturée de hauts murs autour desquels patrouillaient des gardes tenant en laisse des bergers allemands.
  
  - Ces clébards, je ne les crains pas, ricana Cambon. Je vais balancer sur mes traces des poignées de poivre rouge. Ils détestent ça!
  
  - Il y a une débauche de projecteurs, remarqua Coplan.
  
  - Pas grave. Moi, je suis une étoile filante.
  
  Sans rien en dire à ses compagnons, Coplan avait disposé dans les alentours l’équipe de soutien envoyée par le Vieux.
  
  Vers vingt-deux heures, Cambon ouvrit précautionneusement la portière de la BMW.
  
  - J’y vais.
  
  Il ne réapparut que trois heures plus tard et déposa sur la banquette arrière les deux sacs en toile noire achetés à Cagliari et qui étaient bourrés à craquer.
  
  - J’ai laissé le matériel sur place. Trop encombrant. Je rembourserai les prêteurs sur ma part. Au fait, félicitations, le tuyau était bon. J’ai ramassé le paquet.
  
  Coplan avait déjà démarré en douceur.
  
  De retour dans la villa, il vida le contenu des sacs sur la table du salon. Aux joyaux étaient mélangés quelques liasses de cent coupures de mille dollars. Lidaska s’extasia devant les premiers.
  
  - Quelles merveilles !
  
  En homme qui connaît son ouvrage, Cambon examinait, vérifiait, soupesait et couchait sur la feuille blanche d’un cahier le montant de ses estimations. De ses lèvres souriantes, le verdict bientôt tomba :
  
  - Environ quinze milliards de centimes, le pactole !
  
  Lidaska trépigna sur place.
  
  - On boit le champagne ?
  
  Coplan coupa court aux effusions :
  
  - La vedette du contrebandier nous attend. Ce serait bête de se faire coincer ici avec cette fortune.
  
  Dans la crique, le Zodiac était amarré à un rocher. Le Corse les pressa :
  
  - Je m’impatientais. Allez, faut faire vite !
  
  Quand tout le monde fut à bord, il ne s’éternisa pas dans les parages et, en un rien de temps, regagna les eaux territoriales françaises avant de piquer vers l’île d’Elbe et ses souvenirs napoléoniens.
  
  Durant le voyage, Coplan préleva un superbe collier de pierres précieuses qu’il estimait, à vue de nez, à deux cent mille dollars sans être sûr d’avoir raison. Il le brandit sous le nez de Cambon.
  
  - Combien vaut-il en dollars US ?
  
  - Entre cent cinquante et deux cent mille.
  
  - Je le prends. A déduire de ma part.
  
  Le Français et la Soviétique haussèrent les épaules. Lidaska, d’ailleurs, se choisissait une splendide parure en diamants qu’elle entendait bien conserver pour elle.
  
  La destination finale était Piombino sur la côte italienne, où attendait une équipe Action destinée à protéger Coplan.
  
  Quand Coplan se fut assuré que ses compagnons étaient installés dans leurs quartiers à l’hôtel II Circolo, il ressortit et parcourut une centaine de mètres avant d’entrer à l’hôtel Canale Grande. Margaret s’y morfondait depuis douze jours. En le voyant, elle se jeta dans les bras de Coplan.
  
  - Ce que j’ai pu m’ennuyer ! Je te jure, c’est mortel ici ! En dehors des usines sidérurgiques, il n’y a rien à voir ! Tu as quelque chose pour moi ?
  
  Sur la table, Coplan posa le collier de pierres précieuses. Margaret tomba à genoux, posa le menton sur le bois et avança la tête. De sa bouche s’échappa un sifflement rauque comme si elle s’apprêtait à atteindre l’orgasme et un peu de salive coula sur ses lèvres.
  
  - C’est plus beau qu’un parchemin de la Toison d’Or ? lança Coplan sarcastique avant de marcher vers la porte.
  
  Elle se releva d’un bond.
  
  - Quand tu as besoin de moi à nouveau, fais un saut jusqu’au Texas. J’adore travailler pour un galant homme !
  
  En descendant les marches, Coplan se dit qu’il n’éprouvait aucun scrupule à avoir dévalisé le cheikh Mansour al-Nibarki qui était lui-même un fieffé voleur. De toute manière, le Vieux avait donné son feu vert. L’intérêt national exigeait qu’il en fût ainsi. Le reste n’était que fariboles.
  
  Lidaska et Cambon attendaient son retour au bar de l’hôtel qui jouxtait le restaurant. Devant une vodka glacée, la jeune femme consultait le menu pendant que son compagnon lisait le journal du matin. Quand il vit Coplan, il tapota le papier d’un doigt vengeur.
  
  - On a bien fait de faucher la came de ce seigneur de harem, se réjouit-il. Je viens de le lire que son émirat a acheté aux Américains pour plusieurs milliards de dollars de chasseurs F-15 Eagle, de missiles antimissiles Patriot et de chars d’assaut Abrams. Qu’est-ce qu’ils veulent en faire ? Une nouvelle guerre du Golfe ?
  
  
  
  
  
  - Laissons faire Lidaska, recommanda Cambon en tirant Coplan par la manche. Elle passe devant et on la suit.
  
  - Ne vous inquiétez pas, rassura la Soviétique.
  
  - Je n’ai pas peur, renvoya Coplan, néanmoins sur ses gardes.
  
  Il savait qu’une autre équipe Action était déjà sur place. Le groupe était uniquement composé de sous-officiers de la 19e C.E.M.B.L.E. de la Légion étrangère dont la langue maternelle était le russe. Celui qui le commandait était un ancien saint-cyrien descendant d’une famille aristocratique de Saint-Pétersbourg.
  
  Précédés par Lidaska, Coplan et Cambon suivirent la file des passagers finlandais, rien que des mâles, qui anticipaient déjà les joies de leur week-end. L’alcool et les femmes. D’ailleurs, ici on les baptisait les touristes-vodka.
  
  Dans la salle d’arrivée de l’aéroport, une horrible construction aux allures de bunker, des femmes délivraient sans broncher des visas d’entrée provisoires dans la République d’Estonie qui, tout récemment, avait accédé à l’indépendance, comme ses sœurs baltes, la Lituanie et la Lettonie.
  
  Ces femmes avaient appartenu au K.G.B., ce monstrueux assemblage de police politique, de services d’espionnage, de gardiens de camps de concentration et de gardes-frontières. Pour sacrifier à l’ordre nouveau, elles avaient ôté l’étoile rouge qui avait orné le col de leur tunique verdâtre.
  
  Elles ne posaient pas de questions, se contentant de chercher un espace libre dans les pages du passeport pour y apposer le bienveillant cachet. Tout visiteur était le bienvenu puisqu’il était censé apporter des devises fortes à un pays qui en avait le plus grand besoin. Pour les mêmes raisons, la douane avait été supprimée à l’arrivée si elle ne l’était pas au départ, bien qu’un esprit lucide se fût avec raison demandé ce qu’on pouvait exporter illégalement de cette terre misérable.
  
  Cette enclave luthérienne dans la patrie de la religion orthodoxe comptait un million et demi d’habitants qui peuplaient ces landes du nord, mornes plaines coupées de forêts épaisses, de lacs cernés par les roseaux, et vivaient de truites, de harengs, de pain noir et de vodka en se déplaçant à bord de chars à bœufs.
  
  L’indépendance ne résolvait pas les problèmes de la nouvelle république. Économiquement dépendante de Moscou, elle en recevait, à cause de son sous-sol très pauvre, des matières premières qu’elle échangeait contre des produits transformés.
  
  Leur passeport tamponné, Coplan, Cambon et Lidaska défilèrent entre une double haie de soldats à l’aspect débonnaire, passèrent sous le drapeau aux couleurs retrouvées - le noir, le bleu et le blanc -, et contournèrent la pancarte Welcome to Estonia.
  
  Dehors, ils suivirent les touristes finlandais et s’installèrent dans le car en gardant leurs bagages près d’eux. A Rome, chez un receleur napolitain, Coplan et Cambon avaient fait l’emplette de valises à double fond qu’ils avaient bricolées durant une bonne dizaine d’heures afin d’y cacher leur butin.
  
  Dans les rues de Tallin, la capitale, Coplan laissa son regard errer sur les boutiques vides, sur les queues qui s’étiraient devant les magasins d’alimentation. Lorsqu’ils débarquèrent sur l’esplanade de leur hôtel, le Viru, un gratte-ciel qui évoquait une verrue stalinienne accrochée au centre historique de la ville, Coplan repéra les voyous. La barbe drue, en survêtement et baskets, le regard rusé, ils guettaient le touriste imprudent qui aurait décidé d’explorer seul et à pied la métropole de la liberté retrouvée.
  
  La suite qu’ils avaient réservée par l'Intourist à Helsinki se révéla à peine plus avenante que le réfectoire d’un goulag. Habitués à cette atmosphère sinistre, Cambon et Lidaska n’y prêtèrent guère attention. Le Français se précipita sur un poste téléphonique et passa une communication intérieure avant de tendre le combiné à Lidaska qui parla brièvement en russe. Coplan écoutait de toutes ses oreilles. La jeune femme raccrocha bientôt.
  
  - Kurt n’est pas là, informa-t-elle, mais Svet vient nous voir.
  
  Peu après, on frappa légèrement à la porte. Lidaska alla ouvrir. Une jeune femme ravissante entra. Lidaska la présenta à Coplan :
  
  - Svetlana. Son diminutif, c’est Svet.
  
  L’arrivante serra la main de Coplan et embrassa Cambon sur la joue.
  
  Si le prénom était slave, le physique ne l’était pas. Svet venait certainement de l’une de ces républiques socialistes des montagnes et des steppes asiatiques. Elle portait une robe collante, moulant ses formes superbes, coupée au-dessus du genou, qui aurait éveillé chez le Cosaque le plus sage des instincts lubriques et paillards. La soie était rouge comme du réalgar. Peau foncée, lèvres pulpeuses, seins hardis, regard noir et bridé, elle avait relevé sa chevelure sombre en chignon et détaillait Coplan avec un intérêt non dissimulé qui parut agacer Lidaska dont les lèvres se pincèrent. Coplan devina qu’à un certain moment de sa vie Svet avait été une rivale pour elle.
  
  Celle-ci téléphona à nouveau pour faire monter de la vodka et des zakouskis.
  
  - J’attends Kurt, déclara Svet en excellent français. Il devrait être ici dans quelques jours.
  
  - Où est-il ? s’enquit Coplan d’un ton léger, comme s’il n’attachait guère d’intérêt à la réponse.
  
  - En Crimée, répondit-elle trop vite, si bien que Coplan sut qu’elle mentait.
  
  Le garçon du room-service apporta la vodka et les zakouskis et chacun s’employa à boire et à manger. Gai, enjoué, Gérard Cambon entretenait la conversation en abordant, à dessein, des sujets futiles, vraisemblablement pour noyer le poisson, conjectura Coplan, de plus en plus sur ses gardes, maintenant que le contrôle de la situation lui échappait en partie. Dès l’arrivée de Kurt, tout se jouerait. Il avait parcouru une longue route pour aboutir à ce but.
  
  Naturellement, il ne pouvait se fier qu’aux explications fournies par Gérard Cambon.
  
  Depuis son accession à l’indépendance, l’Estonie avait vu déferler sur son territoire les gangs et les mafias de l’Union soviétique. Ils venaient de toutes les Russies. Grâce à son port où affluaient les tramps-cargos, Tallin était devenue la plaque tournante de tous les trafics et, particulièrement, de celui de la drogue. La came arrivait d’Asie centrale. Elle se négociait à 100 dollars le kilo. Dès qu’elle avait franchi le golfe de Finlande, elle en valait 10 000, soit un siècle de salaire pour l’ouvrier d’une scierie balte.
  
  Cambon envisageait une opération triangulaire. En Asie centrale, les vendeurs raffolaient des bijoux. Pour eux, il s’agissait là d’un bien plus précieux et plus stable que la monnaie papier, tant ils étaient conditionnés par le manque de valeur du rouble qui, depuis l’ère gorbatchienne, avait chuté dramatiquement. Bien que leur confiance soit plus grande dans le dollar, ils demeuraient néanmoins méfiants à son égard. Depuis des siècles, ils savaient ataviquement que rien ne valait l’or et les pierres précieuses qui survivaient à tous les remous politiques.
  
  Cambon tablait sur cette disposition d’esprit. Aux vendeurs, il livrerait le butin en échange de la drogue à 100 dollars le kilo. Exportée, celle-ci rapporterait des bénéfices colossaux et nul receleur ne prélèverait sa dîme sur le produit du cambriolage. Quant aux circuits de revente, il faisait confiance à Kurt qui avait mis sur pied, à partir de Tallin, un réseau destiné à financer la reconversion des anciens agents de la Stasi.
  
  En réalité, Coplan se moquait éperdument de la destination qui serait donnée aux trésors volés au cheikh Mansour al-Nibarki. Ce qu’il voulait, c’était capturer Kurt Seibel. Une fois entre ses mains, ce dernier serait bien obligé de lui livrer la planque de Dieter Berg.
  
  En raison de l’indépendance nouvellement acquise, l’anarchie régnait présentement à Tallin. Forcément, un jour ou l’autre, les choses seraient reprises en main et l’ordre rétabli.
  
  Dans l’intervalle, tout était permis. Déjà, l’équipe Action était au travail.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  En France, la situation était catastrophique. Aucun habitant de l’Hexagone ne pouvait franchir la frontière, non pas qu’il en soit empêché par le gouvernement replié à Bordeaux, mais parce que les voisins allemands, belges, luxembourgeois, suisses, italiens et espagnols interdisaient le passage en disposant des troupes et des policiers le long de la ligne de démarcation.
  
  Ils faisaient feu sur les contrevenants et on comptait plusieurs dizaines de morts par balles.
  
  Les frontières aériennes et maritimes n’étaient pas mieux loties. Aucun avion commercial étranger n’atterrissait sur un aéroport et les appareils d’Air France étaient cloués au sol. Les navires en provenance d’un port français se voyaient refoulés ou placés en quarantaine. Seules exceptions, les avions-cargos militaires et les unités navales qui apportaient les caisses de vaccin. Les transporteurs routiers refusaient de prendre ce risque.
  
  Le glas ne cessait de sonner : 100 000 morts.
  
  Si Paris et sa périphérie avaient été touchés en premier, la province désormais n’était pas épargnée.
  
  Insidieusement, le fléau gagnait les montagnes savoyardes, les landes bretonnes, les vertes prairies normandes, les corons lensois, les mines lorraines, les pinèdes provençales mais, surtout, lançait de terribles assauts contre les populations urbaines.
  
  Le pays était au bord de la révolution. Il n’était de jour sans défilés de protestation, sans grèves, sans remous politiques. A une élection partielle, les écologistes l’avaient emporté haut la main, propulsés par une majorité écrasante. A la porte des hôpitaux, les queues s’allongeaient pour avoir droit au vaccin. Les gens se battaient pour gagner des places. Une infirmière stéphanoise qui avait dérobé une caisse de vaccin en comptant la revendre à son profit avait été démasquée et lynchée par la foule qui l’avait pendue à un balcon.
  
  Comme aux plus beaux jours de l’Occupation allemande, le marché noir fleurissait. La Camorra napolitaine et la Mafia sicilienne en étaient les instigatrices. Grâce à des complicités situées à tous les niveaux, elles volaient dans les laboratoires de la péninsule des caisses de vaccin qu’elles débarquaient dans les calanques de la Côte d’Azur avant de les revendre à prix d’or. Les heureux bénéficiaires qui, au lieu de conserver le mutisme, se vantaient de leur astuce auprès des amis ou parents étaient souvent dénoncés sur l’heure. Sans, d’ailleurs, qu’une suite soit donnée car la police avait bien d’autres chats à fouetter.
  
  Le cœur déchiré mais pensant avant tout à leur propre sécurité, bien des gens se débarrassaient de leurs animaux familiers, depuis qu’à la télévision un éminent professeur de biologie avait juré que chiens et chats étaient des vecteurs du mal à cause des puces qu’ils véhiculent à l’état endémique. Dans les parkings, dans les terrains vagues, des volontaires, armés de fusils de chasse, traquaient les animaux errants. Partout on dératisait et on exterminait les souris. Élevés aussi au rang d’accusés par un savant sentencieux, les singes étaient fusillés dans les zoos par d’autres volontaires.
  
  Deux seuls points positifs : terrifiés, les enfants fugueurs rentraient dans leur famille et la consommation de drogue avait considérablement baissé.
  
  
  
  
  
  Dans ses ébats érotiques, Svet n’en tenait pas pour la « nouvelle cuisine ». Recettes à l’ancienne, saupoudrées d’épices suaves et variées, belle ouvrage bien léchée, bien astiquée, orfèvre en la matière, friponne et polissonne, elle repassait les plats, en amazone gloutonne.
  
  Elle ne détestait pas non plus les boissons fortes. Coplan s’en aperçut lorsqu’elle lui tendit un verre contenant un breuvage de sa composition.
  
  - Qu’est-ce que c’est?
  
  Elle esquissa un vague sourire et ses yeux se bridèrent un peu plus.
  
  - Une mesure de sucre de canne, une mesure de jus de citron, une mesure de Grand-Marnier et sept mesures de vodka. Essaie, tu verras, c’est bon et ça redonne des forces pour l’amour. A ce que je vois, tu en as besoin. Vraiment, je t’ai épuisé ?
  
  Coplan goûta. La boisson était forte et délicieuse.
  
  - C’est excellent. Épuisé ? Vrai, je suis sur les rotules. Où as-tu appris ces tours de magie ?
  
  - A Oulan-Bator où je suis née.
  
  - Mongole ? Tu n’es pas soviétique ?
  
  - Quelle importance ? De nos jours, plus personne ne fait attention aux nationalités par ici. L’Estonie est indépendante mais à quoi ça rime ? Sa population compte une forte proportion de Russes, de Biélorusses, d’Ukrainiens, et ce sont eux qui dirigent le pays sur le plan économique.
  
  Habilement, Coplan entreprit de la questionner. Elle l’intriguait. Sans qu’il ait effectué une tentative en ce sens, elle s’était pratiquement jetée à son cou et lui avait ouvert son lit.
  
  Manœuvre préméditée ? Agissait-elle sur commande ? Cherchait-elle à le ranger dans son camp ? Dans quel but ? Quelles étaient ses relations exactes avec Kurt Seibel ? Sa maîtresse ? Sa collaboratrice, comme l’affirmaient Cambon et Lidaska ? Collaboratrice dans le trafic de drogue ?
  
  Il essaya une approche :
  
  - Comment ça marche la production en Mongolie ?
  
  - Quelle production ?
  
  - Le pavot.
  
  - En quoi es-tu intéressé ? J’avais cru comprendre que tu es un voleur comme Gérard et Lidaska ?
  
  - J’ai beaucoup de cordes à mon arc.
  
  - Lesquelles ?
  
  - N’importe lesquelles à partir du moment où je ramasse du fric.
  
  - Essayons d’être plus précis. Tueur à gages ?
  
  - A l’occasion.
  
  - C’est vague. Tu as une expérience de tueur à gages ou tu n’en as pas une ?
  
  Il trempa ses lèvres dans l’alcool et en avala une gorgée avant de poser sur la Mongole un regard qu’il rendit à dessein soupçonneux.
  
  - Dis donc, tu ne serais pas flic ? K.G.B. ou autre ? C’est un véritable interrogatoire policier que tu me fais subir.
  
  - Pardonne-moi et n’en parlons plus.
  
  - Pas question ! Tu aiguises ma curiosité et tu laisses tomber. D’abord, je réponds à ta question. Dans ma vie, j’ai exécuté sept contrats.
  
  - Je m’en doutais. Tu as une gueule de tueur, c’est pourquoi tu m’as tant excitée quand je t’ai vu. Je bande pour les gens comme toi.
  
  - J’aime tes gracieusetés. En quoi un ex-tueur à gages t’intéresse-t-il ?
  
  Elle but pour se donner le temps de répondre, puis rajusta son peignoir et se jeta à l’eau :
  
  - Résumons la situation. Gérard, Lidaska et toi, vous arrivez ici pour échanger votre butin contre des dollars qui vous seront versés par Kurt sur un compte à numéro dans une banque établie sous les cocotiers d’un paradis fiscal. Or, Kurt n’est pas là et, pour être franche avec toi, il n’est pas près d’arriver...
  
  Coplan se força à masquer sa déception.
  
  - Pour quelles raisons ?
  
  - Il cherche un tueur à gages et ne le trouve pas. Alors, il envisage de l’importer.
  
  En son for intérieur, Coplan était sceptique. Un ancien de la Stasi comme l’Allemand en panne de tueur à gages, voilà qui était peu banal. Et ses anciens collègues réfugiés en U.R.S.S. ?
  
  - Tu veux dire qu’en Union soviétique on ne déniche pas un tueur à gages ? déclara-t-il d’un ton incrédule. A ce que je sais, les gangs et les mafias y prolifèrent. Avec une liasse de roubles, tu trouves le bonhomme qu’il te faut.
  
  - Le problème est un peu compliqué. Kurt cherche un étranger susceptible de ressortir très vite du pays. Tu serais l’homme idéal. La frontière entre l’Estonie et la nouvelle Communauté des Etats Indépendants est quasi inexistante. Tu n’éprouverais aucune difficulté à te rendre à Saint-Pétersbourg, l’ancienne Leningrad, distante de 350 kilomètres. Par route, bien entendu. Pour la discrétion. Je pourrais même te fournir une Lada Samara neuve.
  
  - Et qu’irais-je faire à Saint-Pétersbourg ?
  
  - Laisse-moi te raconter une histoire mais, avant, vide ton verre, je te mixe une dose et nous ferons l’amour. Les affaires succèdent à l’amour mais ne le précèdent pas.
  
  - Cette règle de vie est la mienne, plaisanta Coplan.
  
  Après d’autres ébats volcaniques, Svet passa dans la salle de bains à la suite de Coplan et tous deux revinrent goûter au mélange que la Mongole avait confectionné.
  
  - Tu as rajouté du piment rouge, reprocha Coplan en se frottant les lèvres.
  
  - Rien qu’un petit subterfuge de ma part. Tu m’écoutes ?
  
  - Dis-moi ce que diable j’irais faire à Saint-Pétersbourg.
  
  - Tu as entendu parler de Kathryn Olsen ?
  
  - La championne américaine de golf ?
  
  - Elle-même. Elle est très portée sur les femmes et s’envoie toutes celles qui lui tombent sous la main.
  
  Blondes, brunes, rousses, blanches, noires, jaunes, mineures, adultes, pas de détail, elles succombent sous son charme dévastateur, à cause de sa belle gueule et de ses succès mondiaux. Elle se disperse dans ces amours de passage et de passades, tout en maintenant une liaison quasi conjugale avec Olga Lyssenko, une ancienne ballerine du Bolchoï qui s’est réfugiée aux États-Unis en 1981 pour tomber immédiatement dans les filets de Kathryn Olsen. Donc, dix ans durant lesquels Olga Lyssenko a partagé la vie de notre championne de golf en passant intelligemment sur ses incartades, ses fredaines et ses infidélités.
  
  « Et voilà que l’année dernière, celle-ci lui donne congé car, depuis peu, Kathryn Olsen s’est amourachée de la chanteuse de rock Barbarian Love et veut vivre avec elle. Olga pleure, crie, gémit, supplie, rien n’y fait, elle est congédiée. Alors, elle va voir un avocat et lui remet une cassette vidéo sur laquelle on la voit en compagnie de Kathryn qui lui passe une alliance au doigt et jure qu’elle partagera sa fortune avec elle en cas de rupture. Deux témoins apparaissent aussi sur la cassette, deux autres gouines qui, chez l’avocat, prennent parti pour Olga.
  
  « La fortune est immense et composée de biens personnels dont Kathryn a hérité de ses parents, de ses gains et de ses recettes publicitaires. L’avocat assigne Kathryn devant un tribunal. Astucieusement, il ne réclame que le partage des rentrées financières durant les dix ans de vie commune en invoquant l’accord oral donné par elle et qui a valeur légale aux Etats-Unis. Ces rentrées financières s’élèvent à 200 millions de dollars. »
  
  - Deux cents millions ? se récria Coplan. J’aurais dû apprendre le golf au lieu de cambrioler des villas.
  
  - Kathryn a été quatre fois championne du monde sans compter les tournois qu’elle a gagnés. En outre, elle est apparue dans quelques films et, surtout, a enregistré de nombreuses recettes publicitaires. Quand aux États-Unis tu vois une canne de golf sur une affiche murale, tu peux être certain que c’est Kathryn qui la tient. Bon, je continue. L’avocat exige la moitié des 200 millions de dollars moins les impôts que Kathryn a payés dans l’intervalle. Ses prétentions : 50 millions de dollars. Il n’a pas tort car la jurisprudence américaine va dans ce sens. Des lois nouvelles datant de quelques années protègent les couples homosexuels et, dans des cas identiques, des jugements sont rendus en faveur du « conjoint » lésé par une rupture ou un décès. Kathryn s’affole et décide de prendre les choses en main.
  
  « En compagnie de sa nouvelle égérie, elle tente d’assassiner Olga. Malheureusement pour elle, l’affaire rate car, soucieuse de ne pas être démasquée, elle a pris un tel luxe de précautions que, bien que le traquenard soit merveilleusement goupillé, Olga échappe à la tentative de meurtre. Elle porte plainte mais la police ne peut rien prouver contre la championne de golf et son nouvel amour. Alors, terrorisée mais ne cédant en rien à ses exigences, elle se précipite à Washington, fonce au consulat soviétique et demande à rentrer au pays en faisant son mea culpa pour avoir déserté la troupe du Bolchoï en 1981.
  
  « Grâce à la perstroïka et à la glasnost, pas de problème pour elle. On lui accorde son amnistie et elle se réfugie à Saint-Pétersbourg. Kathryn ne désarme pas pour autant. Par des canaux qu’il m’est interdit d’évoquer, Kurt est contacté. Dix millions de dollars pour lui versés sur un compte en banque dans un paradis fiscal des Caraïbes s’il dégomme Olga. Cinq pour toi si tu fais le travail à sa place. »
  
  Coplan reprit sa respiration et vida la moitié du verre. Le piment rouge se rappela à son bon souvenir et lui brûla la bouche et la gorge.
  
  - C’est donc si difficile de tuer Olga ?
  
  - Nous en parlerons plus tard, éluda-t-elle. Dis-moi d’abord ce que tu penses du projet.
  
  - Si je comprends bien, Kurt est à Saint-Pétersbourg ?
  
  Elle hésita.
  
  - Oui, finit-elle par répondre.
  
  - Et, dès qu’il en a terminé avec Olga, il vient ici pour nous racheter notre cargaison ?
  
  - C’est tout à fait ça. Le prix te convient-il ?
  
  - Qui cracherait sur cinq millions de dollars ? répliqua Coplan, jouant parfaitement le rôle du sicaire cupide. Payables à l’avance ?
  
  - Fifty à l’avance. Où tu veux. Tu indiques l’endroit, la banque, le numéro de compte. En quarante-huit heures, tu es crédité. Je ne te demande même pas de pourcentage, pas de commission, quoi rêver de mieux ?
  
  - Sauf qu’il faut tuer Olga. Pourquoi Kurt ne fait-il pas lui-même le travail ? Il s’économiserait cinq millions de dollars.
  
  - Il pourrait le faire, mais il doit rester dans le pays où ses affaires le retiennent. Un accroc, un impondérable, un soupçon et sa situation serait compromise. Il s’y refuse et il a raison. C’est pourquoi il cherche un outsider, un étranger qui ne réside pas en U.R.S.S. Tu fais le coup à Saint-Pétersbourg et tu reviens ici. L’Estonie est indépendante. Tu seras en sécurité. De toute façon, tu ne t’éterniseras pas ici. Dès que Kurt règle votre problème à tous les trois, vous repartez. Ni vu ni connu. Olga sera morte et enterrée.
  
  - As-tu proposé l’affaire à Gérard ?
  
  - Gérard n’est pas un tueur. C’est même le contraire d’un tueur. Toi tu as le profil parfait, je le sens.
  
  - Alors, j’en reviens à ma question. Pourquoi est-il si difficile de tuer Olga ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Derrière la fenêtre de l’hôtel Astoria, sous les toits bleutés de la construction trapézoïdale, Coplan admirait la superbe architecture de la cathédrale Saint-Isaac qui se dressait entre la Moika et la Bolchaïa Neva.
  
  La capitale voulue par Pierre le Grand, après avoir été rebaptisée Petrograd et Leningrad, retrouvait son nom d’origine aux consonances germaniques. Traditionnelle passerelle entre l’Orient et l’Occident, elle offrait au regard de ses visiteurs le bel ordonnancement de ses rues, de ses canaux, et son baroque russe en polychromie turquoise, azur et vert sombre. Par ses palais, elle ressuscitait les fastes des tsars et de l’aristocratie tandis que ses monastères témoignaient de l’extraordinaire mouvement de foi religieuse qui avait animé ses habitants. En un contraste saisissant, ancré dans la Neva, le croiseur Aurore rappelait que son canon avait lancé le signal de la révolution qui avait anéanti la Sainte-Russie des autocrates.
  
  Il était trois heures du matin et il faisait plein soleil, car Saint-Pétersbourg connaissait une de ces fameuses nuits blanches qui, de mai à juillet, ne consentaient que quelques heures de ténèbres à la plus européenne des villes de la Communauté des Etats Indépendants.
  
  Plutôt équivoque, le terme « nuits blanches » avait longtemps mystifié l’Occident à l’époque des tsars. Il était communément admis que ces nuits blanches n’étaient autres que des nuits d’orgies dans lesquelles se complaisaient, se vautraient, princes et grands-ducs, comtesses et baronnes. Cette erreur avait été renforcée par la vie de débauche que menait Raspoutine.
  
  Coplan venait d’arriver à son hôtel. Dans les jours précédents, une somme de deux millions cinq cent mille dollars avait été virée à un compte en banque secret que la D.G.S.E. possédait aux îles Caïmans sous la couverture d’une société fictive d’import-export. Coplan en avait reçu confirmation et Svet s’était contentée d’esquisser un de ses sourires énigmatiques à la mongole.
  
  « - Tu vois bien que c’est sérieux. Kurt et moi ne proposons que des affaires sérieuses et qui rapportent. Une chambre est retenue pour toi à l’hôtel Astoria. La 747, comme le Boeing. Tu pars tout de suite. Voici les clés et les papiers de la Lada Samara. Kurt te contactera. Au fait, je sais à quoi tu penses : « Et si, profitant de mon absence, Gérard et Lidaska fichaient le camp avec ma part du butin ? » Ne t’inquiète pas, je veille au grain et, de toute façon, ils ne peuvent agir sans le concours de Kurt et celui-ci est à Saint-Pétersbourg où il t’attend. »
  
  Il s’était autorisé une légère flagornerie :
  
  « - Tu es un cerveau. »
  
  Elle avait ri.
  
  « - Une Mongole est obligé de l’être dans le pays probablement le plus raciste du monde. »
  
  
  
  Et là, maintenant, il était debout derrière la fenêtre, contemplant la cathédrale Saint-Isaac.
  
  Discrètement, il avait alerté l’équipe Action qui l’avait suivi dans la cité des tsars en voyageant à bord du fourgon Volvo fabriqué et immatriculé en Finlande.
  
  Finalement, il haussa les épaules, prit une douche et se coucha après avoir tiré les doubles rideaux pour masquer le vif éclat du soleil. A onze heures il se réveilla et se fit apporter son breakfast. Le café était exécrable, le beurre sentait le rance et les biscottes se fendaient durement comme des biscuits de mer au temps de la marine à voile.
  
  A midi on frappa à la porte. C’était Kurt.
  
  L’homme à tout faire de la Stasi, l’ami de Ceska Lindman et des autres espionnes allemandes, l’assassin du trafiquant d’armes libanais, le protecteur des terroristes repentis, le distributeur de bouteilles de soda, le collectionneur de cols de chemise de guillotinés, l’amateur de Rolls anciennes, le tueur au Kalashnikov, n’avait pas choisi sa tenue vestimentaires chez le couturier Laurent Greyze. Aujourd’hui, le faux Thierry Descluzeau avait opté pour le costume de mauvaise confection porté par le citoyen soviétique classique. Sa chemise, sa cravate, ses chaussures avaient triste mine. Seule sa chevelure artistement coiffée, basse sur la nuque, rappelait le play-boy qu’il avait été en France.
  
  Le visage était juvénile, souriant, affable. Seul le regard qu’il posait sur Coplan démentait cette impression favorable. Les yeux étaient aussi froids que les glaces qui chaque hiver emprisonnaient la Neva. En un excellent français, il interrogea Coplan sur son voyage :
  
  - Pas de problèmes ? Pas de contrôles routiers ?
  
  - Non.
  
  - Vive la perestroïka !
  
  Il remarqua le plateau qu’avait délaissé Coplan.
  
  - Dégueulasse, la bouffe, non ?
  
  - On mange mieux en France.
  
  - Comment va Helga ?
  
  - Elle panique.
  
  Une lueur étrange dansa sur les pupilles vert Baltique.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Vous êtes au courant de l’épidémie de peste bubonique ?
  
  - En effet.
  
  - Elle a eu la chance, m’a-t-elle dit, d’être vaccinée. Néanmoins, elle se demande si elle est entièrement à l’abri de la contagion. En tout cas, elle a pris ses cliques et claques et a quitté la région parisienne, la plus atteinte, pour émigrer loin de la capitale.
  
  Coplan prenait les devants. Un vieux routier de la Stasi comme Kurt Seibel avait certainement tenté de se renseigner auprès de l’ancienne espionne est-allemande, après avoir été mis au courant par Gérard Cambon de l’arrivée au Koweït d’un inconnu se recommandant de la jeune femme. Helga ne répondait pas, avait quitté son domicile et l’ex-officier traitant de la Stasi s’était sûrement posé des questions.
  
  Etait-il rassuré ? En tout cas, il n’en laissait rien paraître.
  
  - Habillez-vous, je vous emmène déjeuner, dit-il d’un ton courtois. N’ayez crainte. Rien à voir avec votre breakfast. Vous goûterez une cuisine raffinée.
  
  Coplan fut abasourdi. Le restaurant se logeait au rez-de-chaussée d’un immeuble grisâtre de style stalinien à l’angle des rues Trezzini et Chiaveri qui récemment avaient été rebaptisées pour rendre hommage aux deux Italiens que Pierre le Grand avait investis de sa confiance pour construire palais et églises.
  
  Pour l’atteindre, il fallait franchir l’un des trois cents ponts et rejoindre l’île de Vassilievski, formée par la Neva qui, à son embouchure dans la Baltique, se scindait en deux.
  
  A l’intérieur, le décor coupait le souffle. De lourdes et riches tentures cachaient à la fois l’ardeur du soleil et la laideur des fenêtres. Un dais rabaissait le plafond. Ses couleurs vives et modernes affrontaient audacieusement les tapisseries des Gobelins pendant aux murs et alternaient harmonieusement avec des miroirs vénitiens du XVIIème. Le dessus des tables en marbre de Carrare reposait sur une amphore grecque marquetée Renaissance. Le personnel était vêtu fin XIXème et, à ses gestes onctueux, on se demandait s’il s’imaginait servir les fantômes du tsar et des membres de sa famille assassinés à Ekaterinenbourg.
  
  Kurt savourait la surprise de Coplan.
  
  - Cet établissement appartient à la mafia de Kiev, lui murmura-t-il à l’oreille. Elle a réussi à s’implanter ici. Qui aurait cru ça des Ukrainiens ?
  
  La chère était succulente, découvrit Coplan, stupéfait. Il nota que malgré sa tenue vestimentaire des plus communes, le maître d’hôtel et les serveurs témoignaient d’un maximum d’attentions à l’égard de son hôte. Un habitué, c’était flagrant. Pour le reste, la clientèle était surtout composée d’hommes d’affaires occidentaux accourus ici en prévision de gros profits à
  
  réaliser lorsque les banques américaines et européennes auraient débloqué les crédits nécessaires à la reconstruction de l’économie locale.
  
  Kurt versa le vin de Crimée rouge et gouleyant après avoir écarté la carafe de vodka glacée qui avait accompagné le caviar.
  
  - Nous parlerons affaires plus tard, prévint-il. Ici, le lieu serait mal choisi. Néanmoins, laissez-moi vous dire que je suis très pressé. La commanditaire s’impatiente et, de mon côté, je suis en retard sur mon planning.
  
  Il but et plongea son regard froid dans celui de Coplan qui ne cilla pas.
  
  - Revenons à Helga. Vous la connaissez bien ?
  
  Au sommet de la hiérarchie qui dirigeait la Stasi, on avait sûrement apprécié ses services. Cependant, même s’il était talentueux, il ignorait qu’en face de lui était assis un redoutable adversaire à la vive imagination et à l’éloquence convaincante.
  
  Avant même son départ pour le Koweït, à l’aide de documents et après de longues conversations avec l’Allemande, Coplan avait construit sa « liaison » avec la belle Helga. Aussi lui fut-il facile de duper son interlocuteur. Avec aisance et faconde, il lui jeta de la poudre aux yeux.
  
  L’Allemand ne manifesta aucun sentiment.
  
  - Quelle est son adresse actuelle ? questionna-t-il.
  
  - Elle n’en a pas. Elle voyage sur le yacht d’un de mes amis. Sur la Méditerranée, il existe moins de risques d’être contaminé quand on est terrorisé par la peste bubonique.
  
  - Vous, vous êtes vacciné ?
  
  - J’ai refilé un gros paquet de fric à l’infirmière et
  
  à l’hôpital je suis passé en priorité. Une demi-douzaine de personnes après moi, il n’y avait plus de vaccin. Vous le voyez, la chance est aidée par l’argent.
  
  - Nous le savons tous.
  
  Ici le rouble n’avait pas cours. Kurt régla l’addition avec une poignée de coupures de cinquante dollars, puis il entraîna Coplan et tous deux montèrent à bord de la Lada Samara que conduisait l’Allemand. A l’exception de la couleur, la voiture était la sœur jumelle de celle prêtée par Svet.
  
  Ils roulèrent jusqu’au canal Krioukov et, à pied, longèrent l’eau. Des badauds admiraient le campanile couronné d’une coupole dorée qui ressemblait à une sentinelle avancée de l’église Saint-Nicolas-des-Marins. Ils s’assirent sur un banc désert, adossés à la pelouse barrée par une haie aux feuillages roux.
  
  - Parlons affaires, invita Kurt.
  
  D’autres pensées occupaient l’esprit de Coplan. Comment kidnapper l’Allemand pour lui faire avouer où Dieter Berg avait cherché refuge ?
  
  Il avait totale confiance dans l’équipe Action dépêchée par le Vieux. Composée de trois officiers et de neuf sous-officiers issus de la Légion étrangère, elle avait à plusieurs reprises baroudé en Union soviétique. Pour tous, le russe était la langue maternelle, sauf pour les deux officiers adjoints au commandant qui, néanmoins, le parlaient à la perfection comme des natifs du pays. Fins connaisseurs de la vie quotidienne soviétique, ils savaient se fondre dans la population et passer inaperçus. En outre, ils bénéficiaient d’un réseau de complicités par suite du travail de longue haleine accompli avant 1981 par le S.D.E.C.E. et, après, par celle qui lui avait succédé,
  
  la D.G.S.E., pour implanter des agents amis. Certes, ce réseau était bien plus important dans la capitale qu’à Saint-Pétersbourg, ville moins stratégique que Moscou. Pourtant, la toile tissée dans la cité fondée par Pierre le Grand était loin d’être négligeable. Ainsi l’équipe Action avait-elle à sa disposition des planques, des armes, des voitures et le matériel dont elle aurait besoin.
  
  - A Svet, vous avez parlé de sept contrats exécutés. Ce n’était pas une vantardise ?
  
  - Non.
  
  - Quelle méthode ?
  
  - Plusieurs méthodes. Fusil à lunette. J’ai fait mon service militaire dans les paras-commandos. J’étais un tireur d’élite. Ce n’est pas tout. Étranglement deux fois. Pistolet automatique deux fois également.
  
  - Arme blanche ?
  
  - J’ai horreur que mes vêtements soient éclaboussés par le sang. Pas vous ?
  
  - C’est sans rapport.
  
  - Une question me taraude. Je l’ai posée plusieurs fois à Svet.
  
  « Elle a été incapable de me répondre. Pourquoi est-il si difficile de tuer Olga Lyssenko ? »
  
  - Vous le savez, elle est lesbienne. De retour ici, elle a découvert une protectrice dans la personne d’un membre du Congrès des Députés du Peuple créé par l’amendement du 1er décembre 1988. Cette femme représente Saint-Pétersbourg et jouit donc d’une immense influence, d’autant que, dès l’origine, elle a soutenu à fond le nouveau régime. Elle séquestre littéralement Olga Lyssenko. Sa principale raison ?
  
  Elle follement amoureuse et férocement jalouse. Son alibi ? La crainte que l’instigatrice de la tentative d’assassinat sur Olga aux États-Unis ne récidive.
  
  - Qu’elle est la réaction d’Olga ?
  
  - Elle obéit car elle aussi a peur.
  
  - Ainsi, elle reste cloîtrée ?
  
  - Oui.
  
  - Alors, comment puis-je intervenir ?
  
  Coplan regardait les écureuils qui gambadaient sur les pelouses jouxtant le bord du canal. Ils lui rappelaient ceux des alentours du zoo de Central Park à New York, et une autre conversation, des années plus tôt, avec le commanditaire d’un assassinat dont il avait empêché la réalisation.
  
  - Ce n’est pas aussi difficile que vous pourriez le croire. Voici pourquoi. Sur le plan financier, Olga n’a pas un sou ici et est totalement dépendante de sa tendre amie. Néanmoins, au temps de sa liaison avec la championne de golf, elle parvenait à distraire du ménage des sommes qu’elle plaçait sur un compte bloqué dans une banque des Bahamas, un paradis fiscal tout pareil à celui où je vous ai versé vos arrhes. Le compte étant bloqué et n’étant pas venu à échéance, elle n’a pu en retirer de l’argent quand elle a fui les États-Unis. Dans l’intervalle, un des dépôts est venu à échéance et elle a demandé à la banque, les frais de voyage étant à sa charge, qu’il lui soit dépêché un porteur. Grâce à cette manœuvre, elle évite de payer les 25 % que l’État prélève sur tous les virements personnels en provenance de l’étranger.
  
  « Vous l’avez compris, c’est vous qui serez le porteur. Je fournirai l’arme équipée d’un suppresseur de son et c’est moi qui vous introduirai dans les lieux.
  
  Préalablement, vous passerez un coup de téléphone pour vous identifier. Ainsi, Olga n’aura pas de soupçons et vous ouvrira. Sa compagne sera absente. Actuellement, elle est à Moscou où un vote important au parlement doit intervenir sur l’accession à l’indépendance de la République kabardino-balkare. Dans une main vous tiendrez un attaché-case censé contenir l’argent, l’autre vous servira à tuer Olga dès qu’elle ouvrira la porte. Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai besoin d’un étranger occidental. Votre tenue vestimentaire, votre allure générale, l’abuseront. »
  
  - Pas mal goupillé, reconnut Coplan parfaitement dans la peau de son personnage.
  
  - Nous agirons demain. Vous aurez effectué le voyage depuis Paris sur le vol Air France 2984 qui atterrit à 13 heures 40 à l’aéroport de Pulkowo distant de 17 kilomètres du centre-ville. Vous passerez votre coup de téléphone à Olga à 14 heures 30. A 16 heures, vous la tuerez. Etes-vous sûr que votre main ne tremblera pas au dernier moment?
  
  - Ne craignez rien. Ensuite, le coup fait ?
  
  - Vous regagnez Tallin après avoir refermé la porte sur le cadavre. La tendre amie d’Olga ne revient que dans trois jours.
  
  - Imaginez que le porteur en provenance des Bahamas arrive aujourd’hui.
  
  - Il ne débarquera que dans trois jours, comme l’égérie d’Olga. D’autres questions ?
  
  - L’arme, qu’est-ce que c’est ?
  
  - Un revolver Ruger Security Six calibré en 357 Magnum. Un bon conseil, visez la tête.
  
  - Pas de domestiques ? Après tout, sa tendre amie appartient à la nomenklatura et ces gens-là jouissent toujours de privilèges divers.
  
  - Vous avez raison, mais les domestiques ne viennent que le matin. De toute façon, je vous soumettrai un jeu de photos. Vous ne pourrez pas vous tromper. Quand Olga sera éliminée, quelqu’un avisera les domestiques de ne pas venir pendant trois jours.
  
  - C’est bien combiné, concéda Coplan.
  
  - Naturellement, vous porterez des gants pour éviter les parcelles de poudre sur les doigts. La crosse sera enveloppée de sparadrap. Ainsi, elle ne bougera pas de votre paume après chaque balle tirée. Vous l’abandonnerez sur place, ainsi que les gants. C’est avec votre main recouverte d’un mouchoir que vous refermerez la porte.
  
  - Vous êtes un vrai pro.
  
  - Je suis pointilleux.
  
  - L’adresse ?
  
  - Attendez demain.
  
  Kurt sortit de sa poche un paquet de cigarettes russes, en déchira trois ou quatre, émietta le tabac dans une paume et le jeta aux écureuils qui s’en régalèrent.
  
  - Allez n’importe où dans le monde, déclara-t-il d'un ton uni, vous ne verrez jamais d’écureuils bouffer du tabac, sauf à Saint-Pétersbourg. Ils avalent n’importe quoi. Probablement l’hérédité.
  
  - L’hérédité ? s’étonna Coplan.
  
  - Pendant la dernière guerre, de 1941 à 1944, la ville a été assiégée par les nazis. Victimes de la famine, les gens mouraient par milliers. Ils mangeaient les animaux et les cadavres. A mon avis, dans leur mémoire génétique, les écureuils ont encore à l’esprit cette terrible famine. C’est pourquoi ils dévorent n’importe quoi.
  
  - Cette théorie en vaut une autre. Cependant, elle nous éloigne de notre sujet.
  
  - Ce sera tout pour aujourd’hui. Demain, je viens vous chercher à votre hôtel à treize heures. Une dernière chose, pourtant. Si vous flanchiez au dernier moment, votre vie ne vaudrait plus un kopeck.
  
  Sur ce, Kurt Seibel reconduisit Coplan à l'Astoria.
  
  Une fois dans sa chambre, Coplan s’accorda une demi-heure de répit, ressortit et marcha jusqu’au terminus des bus devant la cathédrale Saint-Isaac. Il monta à l’intérieur d’une voiture et s’assit au fond. Il n’était pas assez tard pour que le véhicule soit bondé comme il était d’usage à l’heure de sortie des usines et des bureaux. Bientôt, le lieutenant Montevecchi s’installa à sa droite. A le voir, on n’aurait pas cru qu’il était corse. Avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus, son teint rose, il aurait pu passer pour un Soviétique.
  
  Coplan lui distribua ses ordres en bougeant à peine les lèvres.
  
  - Pas de problèmes avec les véhicules? questionna-t-il.
  
  Montevecchi hocha négativement la tête.
  
  - Les planques ?
  
  Même geste.
  
  Au quatrième arrêt, deux femmes montèrent et s’assirent devant eux. Ils se turent et descendirent devant le Palais d’Hiver et de l’Hermitage où ils se mêlèrent aux touristes pour poursuivre leur conversation.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Coplan consulta sa montre-bracelet. 12 heures 45. Encore un quart d’heure à attendre et Kurt Seibel se manifesterait. Alors, son plan entrerait en action immédiatement. Il marcha jusqu’à la fenêtre qu’il ouvrit. Devant la cathédrale Saint-Isaac, les bus rouge et blanc se garaient ou repartaient du terminus, leur route parfois coupée par les cars qui débarquaient leur cargaison de touristes.
  
  Il baissa le regard vers le parking. Montevecchi se tenait à l’endroit prévu. Les autres membres de l’équipe Action étaient invisibles, planqués qu’ils étaient dans leurs véhicules.
  
  Rassuré, il referma la fenêtre et, pour tuer le temps, revérifia le Glock 19 Compact 9mm parabellum que le lieutenant de la Légion étrangère lui avait remis la veille, avec une discrétion exemplaire, au milieu de la foule de touristes attroupée devant le Palais d’Hiver et de l’Hermitage. Cette opération terminée, il enfonça l’arme sur ses reins entre la ceinture et la chemise. Placée sur la hanche, elle aurait risqué de provoquer une bosse révélatrice aux yeux d’un expert comme l’était l’Allemand. Mieux valait éviter tout détail susceptible d’éveiller sa méfiance.
  
  A 13 heures tapantes, le téléphone sonna. C’était Kurt.
  
  - En forme ?
  
  - Je me sens très bien.
  
  - Bon. Il y a un petit changement de programme. Je ne viens pas vous chercher. Vous me rejoignez au restaurant où nous avons déjeuné hier. Vous vous souvenez ?
  
  Coplan marqua un temps de silence. Son plan était fichu en l’air. Il fallait vite le modifier.
  
  - Je me souviens.
  
  - Je vous rappelle quand même les coordonnées. Le Tri lochadi (Les Trois chevaux), à l’angle des rues Trezzini et Chiaveri. Laissez votre Lada. Prenez plutôt un taxi, sinon vous risquez de vous perdre.
  
  - Pourquoi ce changement de programme ? Je n’aime pas ça, surtout le jour où doit avoir lieu quelque chose d’exceptionnel.
  
  - Je vous expliquerai. Donc, je vous attends.
  
  A l’autre bout de la ligne, Kurt raccrocha. Coplan l’imita en réprimant un geste de mauvaise humeur. Il quitta sa chambre et gagna le parking où il posa le pied sur le pare-chocs arrière de sa Lada. A pas lents, Montevecchi s’approcha, ficha une cigarette entre ses lèvres et demanda du feu. En quelques phrases concises, Coplan lui donna ses nouvelles instructions. L’officier s’éloigna et Coplan renoua les lacets de sa chaussure gauche.
  
  Il réintégra le couloir de l’hôtel, traversa le hall de réception où une accompagnatrice distribuait les numéros de chambre à un groupe de Japonais et gagna la rue où s’alignait une file de taxis. Il monta dans celui de tête et se fit conduire au restaurant. Lorsqu’il parvint à destination, il s’attarda sur le trottoir en se félicitant d’avoir la veille étudié les lieux en prévision d’une action à mener à cet endroit. Pas de portier devant l’établissement. Les rues Trezzini et Chiaveri étaient dégagées. Aucun bus ne suivait leur parcours. Un avantage, car ici les conducteurs se croyaient tout permis et éprouvaient un malin plaisir à couper la route ou à faire des queues-de-poisson aux automobiles particulières qu’ils jalousaient. Pas de policiers non plus alentour.
  
  En résumé, des circonstances favorables pour un enlèvement.
  
  Enfin, il entra et s’effaça pour laisser passer un couple dont la femme, ravissante, abandonnait dans son sillage des effluves de Shalimar. Le maître d’hôtel le reconnut et, sans un mot, l’allure guindée, le guida jusqu’à la table où attendait l’Allemand qui tendit une main chaleureuse avant de désigner le caviar et sa louche.
  
  - Restaurez-vous pour prendre des forces. Vous avez le temps avant de passer votre coup de fil. Vodka ?
  
  - Avec plaisir. Des ennuis avec le programme que vous avez mis sur pied hier ?
  
  - Il se trouve que j’avais rendez-vous ici avec quelqu’un qui n’est pas venu. Un Bouriate. Il est impossible de faire confiance à ces gens-là. Seulement, il faut les ménager. C’est la mafia la plus puissante ici.
  
  - Je croyais que c’étaient les Ukrainiens ?
  
  - Non. Ceux-ci se sont implantés à Saint-Pétersbourg en jouant du flingue. Entre autres choses, ils possèdent ce restaurant de luxe, mais ils ne sont pas les plus forts, loin de là. Dommage, car je m’entends mieux avec les Ukrainiens qu’avec les Bouriates. Il faut se méfier des Asiatiques. Derrière leurs paupières bridées, ils dissimulent une haine incroyable des Européens.
  
  - Svet est asiatique, rappela Coplan, narquois.
  
  - Qui vous dit que je ne me méfie pas d’elle ?
  
  Coplan goûta la vodka. Glacée à souhait. A travers la vitre, il vit Montevecchi qui marchait sur le trottoir en compagnie de deux légionnaires. Tous les trois portaient un méchant costume de confection en fibranne comme les piétons qui circulaient dans l’artère et, ainsi, n’attiraient pas l’attention de curieux ou d’amateurs de trocs vestimentaires et d’échanges de dollars contre des roubles à un taux avantageux. Au carrefour était garée une Lada et, au volant, Coplan repéra le capitaine Tchourkessi, descendant d’une vieille famille aristocratique géorgienne et commandant de l’équipe Action.
  
  Le dispositif était en place, se réjouit-il. Dès leur sortie du restaurant, Kurt Seibel serait capturé.
  
  Coplan déposait dans son assiette le contenu de la louche de caviar quand les trois hommes entrèrent. Leur élégance était à l’unisson de la clientèle qui fréquentait ce haut lieu du luxe. Leur faciès asiatique était impassible. Jeunes, petits, courtauds, ils avançaient en se dandinant comme des canards qui sortent de la mare. L’allure toujours guindée, le maître d’hôtel les guidait vers une table libre, adossée à une jardinière.
  
  Kurt tourna la tête, les vit et se leva d’un bond en repoussant sa chaise. En un éclair, sa main droite alla chercher sous la veste le Ruger Security Six qu’il devait remettre à Coplan pour exécuter le contrat commandité, et le braqua en direction des arrivants sans, cependant, avoir le temps de presser la détente. Témoignant d’une plus grande promptitude, les Asiates brandirent leurs armes et firent feu. Le front troué, les pommettes disloquées, le crâne scalpé par les balles, l’Allemand fut culbuté contre la fenêtre dont la vitre fut fracassée par la violence du choc.
  
  Obéissant à ses fulgurants réflexes, Coplan ne demanda pas son reste et, sans chercher à tirer son Glock 19, il bondit tête la première à travers l’ouverture en arrachant au passage des échardes de verre. Sur le trottoir, il procéda en souplesse à un roulé-boulé, se rétablit sur ses pieds et fonça vers la Lada pilotée par le capitaine Tchourkessi. Il ouvrit la portière, se jeta sur le siège passager et commanda :
  
  - Démarrez.
  
  Sans poser d’inutiles questions, l’officier obtempéra.
  
  Deux cents mètres plus loin, Coplan ordonna de stopper, indiqua que l’opération était annulée et envoya les deux légionnaires assis sur les sièges arrière prévenir le reste de l’équipe d’avoir à rentrer dans ses quartiers. Quand ils eurent sauté sur le trottoir et claqué les portières, il demanda à être conduit à son hôtel.
  
  - Je n’aime pas cette mission, grommela Tchourkessi. Je ne sais pas pourquoi, je ne la sens pas et, croyez-moi, j’ai du flair. Je renifle un coup pourri.
  
  - Vous n’avez pas tort, concéda Coplan qui enrageait de voir ses efforts anéantis par la mort de Kurt Seibel.
  
  - Que dois-je faire à présent ?
  
  - Regagner Tallin et attendre mes instructions.
  
  A l’hôtel Astoria, Coplan ne s’éternisa pas dans sa chambre. Sa valise bouclée, il régla sa note et, à bord de la Lada Samara, reprit la route de la capitale estonienne.
  
  En kimono, un peigne à la main, Svet lui ouvrit la porte de sa chambre et une moue perplexe ourla sa lèvre supérieure.
  
  - Déjà de retour ?
  
  Il la mit au courant et elle resta bouche bée. Néanmoins, elle ne paraissait pas catastrophée.
  
  - Des Bouriates, conjectura-t-elle. Kurt avait des différends avec eux au sujet d’une livraison de drogue, je crois. Cette mafia a des réactions brutales. De vrais sauvages. Souvent, ils torturent avec une cruauté telle que tu te croirais encore au Moyen Age. Et surtout les femmes, les prostituées par exemple qui se refusent à leur verser leur dîme. Ils ont le pouvoir à Saint-Pétersbourg et personne ne s’oppose à eux, sauf peut-être les Ukrainiens, et encore !
  
  - Cela n’arrange pas nos affaires. Gérard et Lidaska vont faire la gueule.
  
  - Il existe d’autres acheteurs. De plus, ne te plains pas. Tu as reçu deux millions et demi de dollars et tu n’as pas effectué le travail.
  
  - Ces Bouriates ont sauvé la vie d’Olga Lyssenko. Elle a eu de la chance.
  
  La belle Mongole alla s’asseoir devant la coiffeuse et acheva de peigner sa longue chevelure noire.
  
  - Il faudrait rattraper le coup, murmura-t-elle.
  
  - Quel coup ?
  
  - Kurt a touché dix millions de dollars pour la tuer, moins ce qu’il t’a versé. Il faudrait récupérer le reste.
  
  - Tu as une idée ?
  
  - Kurt avait un quartier général. Il avait acheté un vieux trois-mâts datant de la moitié du XIXème siècle et l’avait rebaptisé Anastasia Nicolaïevna pour être dans le vent et tenir compte du renouveau de ferveur pour l’Ancien Régime. Tu le sais sans doute, Anastasia était la quatrième fille du tsar Nicolas II assassiné avec sa famille à Ekaterinenbourg en 1918. Ce trois-mâts, il l’a ancré à Saint-Pétersbourg devant Mytninskaïa, face à la forteresse Pierre et Paul, et l’a converti en restaurant, un restaurant très élégant comme celui où il s’est fait tuer. En réalité, c’est une façade, une couverture. Dans la cale, il a installé son Q.G. A l’intérieur des mâts, il a fait passer des antennes radio qui lui permettent de communiquer avec le monde entier.
  
  - Le K.G.B. n’y voit pas d’objections ?
  
  - Le K.G.B., de nos jours, part en couille. Ses agents ne pensent plus qu’à une chose, se faire pardonner leurs actions passées et continuer à bénéficier de leurs privilèges en faisant le dos rond. C’est tout juste s’ils ne vont pas prier dans les églises ou se confesser publiquement. Les plus compromis dans leurs rangs ont déjà été éliminés.
  
  - Donc, ton idée serait de se rendre là-bas et de fouiller la cale. J’imagine que le trois-mâts est gardé ?
  
  - Bien sûr. Des amis de Kurt, des Kazakhs.
  
  Coplan tressaillit. Ses oreilles étaient encore déchirées par les explosions de grenades et les rafales
  
  de Kalashnikov qui avaient accueilli les hommes du colonel Moulay Oudjamil lorsqu’ils avaient donné l’assaut pour capturer Dieter Berg. En dehors des deux Allemands, les hommes qui accompagnaient l’ancien numéro 2 de la Stasi présentaient un type physique local accentué. Plus que probablement des Kazakhs. Coplan les revoyait, protégeant la fuite vers l’hélicoptère, lâchant derrière eux de courtes rafales dissuasives, grimpant dans l’appareil qui s’arrachait du sol pour foncer plein sud-ouest.
  
  - Après la fermeture du restaurant, combien de Kazakhs veillent la nuit ?
  
  - Six, en se relayant par équipes de trois.
  
  - A quelle heure ferme le restaurant ?
  
  - Quand le soleil se lève.
  
  Coplan grimaça : les nuits étaient courtes à Saint-Pétersbourg en cette saison.
  
  - Tu auras besoin de Gérard pour ouvrir le coffre, reprit-elle. On ne peut pas se passer de lui, c’est un as. A moins que tu ne sois un spécialiste ?
  
  - Non, je n’ai pas ce talent. Je ne peux les avoir tous.
  
  - Moi je t’aiderai. Ces veilleurs de nuit sont superbement rémunérés et ils n’ont qu’une corde à leur arc pour dépenser leur argent : les filles. C’est leur point faible. Il convient d’en profiter.
  
  - Ils te connaissent ?
  
  - Ils me reconnaîtront si je ne suis pas travestie. Compte sur moi pour le faire.
  
  Coplan aurait préféré l’équipe Action du capitaine Tchourkessi. L’ennui, c’était Cambon, le spécialiste des coffres et aussi Svet présente sur les lieux. Encore un virage délicat à négocier.
  
  - Et Lidaska ?
  
  - Elle détournera l’attention mais n’agira pas réellement.
  
  - Qu’entends-tu par agir ?
  
  - Mettre hors de combat. Nous aurons huit heures pour agir. Du lever du soleil à onze heures.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Le S/S Earth of Britannia avait quitté Southampton en emportant dans ses cales une cargaison de caisses de vaccin, commandée à un laboratoire gallois par le ministère de la Santé espagnol et destinée à être débarquée à la Corogne. Voyage vite interrompu car de sérieuses avaries dans ses machines avaient forcé le cargo à faire escale au Havre.
  
  Mal lui en prit. Divulguée, la nouvelle lança sur les quais du port une foule d’hommes, de femmes, d’enfants qui prirent le navire d’assaut. Le commandant, un vieux loup de mer qui avait participé à la guerre des Malouines et qui était un tenant forcené de la discipline et de l’ordre, s’empara dans sa cabine d'un pistolet automatique et de plusieurs chargeurs avant de retourner faire feu sur les pillards. Il ne passa pas la journée. Son équipage non plus. Dès que le premier eut épuisé ses munitions en provoquant un carnage dans les rangs des assaillants, ces derniers massacrèrent les Anglais et leurs cadavres furent jetés dans le bassin.
  
  A Londres, le scandale fut énorme. Les journaux de Fleet Street se déchaînèrent et exigèrent du gou vernement des représailles sanglantes contre le coq gaulois qu’il fallait déplumer et rôtir. Il fut suggéré de dynamiter le tunnel sous la Manche pour donner une bonne leçon aux bouffeurs de grenouilles.
  
  Les esprits atteignaient à une telle hystérie que trois appareils de la Royal Air Force vinrent mitrailler symboliquement le quai le long duquel s’était produit l’affrontement, sans cependant causer de victimes parmi les dockers.
  
  En représailles et sous prétexte que c’étaient eux qui avaient introduit en France les germes de la peste bubonique, des agriculteurs saisirent les moutons britanniques ou néo-zélandais à bord des camions qui arrivaient de Grande-Bretagne et procédèrent à de triomphaux autodafés.
  
  A la Commission européenne de Bruxelles, le délégué britannique gifla l’envoyé français qui, blême de rage, proféra quelques obscénités sur la reine.
  
  Cette fois, ce furent les médias français qui montèrent au créneau, soutenus en sous-main par le gouvernement tout heureux d’expliquer sa carence à protéger ses citoyens du mal hideux. Les accusations pleuvaient sur le mercantilisme des laboratoires de la perfide Albion qui préféraient exporter vers l’Espagne où le vaccin était payé plus cher. Les vieux slogans que l’on croyait oubliés reprenaient vie.
  
  Au Havre, vidé de sa cargaison, le S/S Earth of Britannia fut incendié par une main anonyme.
  
  Sur une chaîne de télévision câblée, un savant bulgare ayant déclaré que l’homosexualité était responsable du SIDA mais aussi de la peste bubonique, l’information fut reprise, amplifiée, largement diffusée et un hebdomadaire parisien donna une liste
  
  incomplète mais prétendument exhaustive des homosexuels parmi les hautes personnalités d’Outre-Manche, ce qui entraîna l’un de ses confrères à l’imiter dans le domaine français. Aussitôt, les procès en diffamation tombèrent en cascades.
  
  Sur la Côte d’Azur, le sport à la mode pour les vedettes de haute mer consista à traquer en Méditerranée les yachts battant pavillon britannique et à les bombarder de cocktails Molotov.
  
  
  
  
  
  Coplan pestait contre cette nuit blanche de Saint-Pétersbourg qui faisait que le soleil, insomniaque, se levait si tôt. Peu confiant dans les talents de Svet et de Lidaska, il avait remobilisé le capitaine Tchourkessi et ses troupes qui, sur le quai et aux alentours, tenaient des positions stratégiques.
  
  Le gérant et le personnel du restaurant venaient de quitter l'Anastasia Nicolaïevna. Coplan n’attendit que cinq minutes avant de voir apparaître Svet et Lidaska. Outrancièrement fardées et maquillées, minijupe moulante, cuissardes, bustier provocant, incontestablement elles faisaient putes. Toutes deux tenaient à la main une bouteille de vodka entamée.
  
  Le gardien au bas de l’échelle siffla d’admiration, pendant que Gérard Cambon chuchotait à l’oreille de Coplan :
  
  - Plus cons que ces Kazakhs devant une nana, tu meurs ! Y a qu’à leur montrer une belle paire de miches et leur intellect redescend au niveau du nombril.
  
  - Tant mieux, cela sert bien nos projets.
  
  Parvenue devant le gardien, Svet engagea le dialogue. Lidaska restait en retrait. Puis Svet tendit la bouteille. Le Kazakh naïvement tomba dans le piège. Il but et, l’instant d’après, il s’écroula en manquant se fracasser la nuque contre la bitte d’amarrage. Svet et Lidaska ôtèrent leurs chaussures à hauts talons et escaladèrent les lattes de l’échelle inclinée à quarante-cinq degrés.
  
  Coplan et Cambon bondirent, traversèrent le quai, soulevèrent le gardien, totalement plongé dans l’inconscience, et se lancèrent dans le sillage des deux femmes. Sur le pont, ils le déposèrent près des poubelles dans lesquelles s’entassaient les reliefs des repas que survolaient les mouettes, impatientes de recevoir leur ration quotidienne.
  
  Coplan vit arriver les deux autres gardiens. Avec eux, la vodka droguée ne servait à rien. Ils levaient haut leur matraque à bout plombé. Coplan attendit patiemment. Dans ces cas-là, l’un était toujours plus rapide que l’autre ou moins prudent.
  
  D’un violent coup de pied, il expédia au premier une poubelle dans le ventre, puis fonça sur le second et se laissa tomber sur les genoux au moment où la matraque s’abattait sur son épaule gauche en visant la clavicule. Pour donner plus de force à son coup, son adversaire avait pris appui sur ses jambes bien écartées. Occasion idéale. Coplan enfonça son poing dans l’entrecuisse. Les testicules broyés, le Kazakh devint tout pâle, hoqueta lamentablement, lâcha son arme et recula, plié en deux. Coplan ramassa la matraque et l’acheva d’un coup porté en plein front.
  
  Le premier gardien se rua sur Coplan. Svet tendit la jambe et il s’affala sur le pont de tout son long.
  
  Coplan se retourna et lui cisailla la nuque avec le bout plombé.
  
  Dans l’intervalle, Cambon et Lidaska ne perdaient pas leur temps. Munis de cordes, ils entreprirent de ligoter solidement les trois captifs avant de les bâillonner à l’aide de serviettes de tables récupérées dans le panier à blanchisserie.
  
  Lidaska resta sur le pont pour assurer la garde et les trois autres partirent en exploration. Svet n’avait pas bluffé. Luxueusement aménagée, la cale comportait un bureau, une chambre à coucher et une salle de bains, ces deux dernières étant plutôt exiguës. Dans le bureau, classeurs métalliques, coffre, poste radio émetteur-récepteur, télex, fax.
  
  - Au boulot, Gérard, ordonna Svet.
  
  Pendant qu’il se mettait au travail, Coplan et Svet fouillèrent les classeurs métalliques.
  
  Coplan ne fut pas long à comprendre que leur contenu ne concernait que la gestion du restaurant et du trois-mâts. Ce fut aussi le verdict que rendit Svet.
  
  De son côté, Gérard Cambon peinait. Il n’avait pas à sa dispositions le matériel sophistiqué auquel il était habitué et devait se contenter des moyens du bord, ce qui était peu. Les dents serrées, il émettait des grognements rageurs.
  
  - C’est pas de la tarte ! s’exclama-t-il à un moment.
  
  Naturellement, pensa Coplan, Svet n’avait pas eu tort de vouloir intervenir ici au plus vite. Tout retard pouvait se révéler fatal, compte tenu de l’assassinat du maître des lieux. Heureusement, dans l’anarchie ambiante, la police ne se montrait guère empressée à pousser ses investigations, surtout s’agissant d’un crime perpétré selon toutes apparences par l’une des mafias régentant la villa. Sans oublier que, peut-être, elle était complice.
  
  Fréquemment, durant les heures qui suivirent, Coplan consulta sa montre-bracelet. Cambon s’énervait parce qu’il ne parvenait pas à un résultat concret. La sueur ruisselait sur son front et les veines gonflaient sur ses tempes. En revanche, Svet conservait son impassibilité toute mongole.
  
  Le quai, que Coplan surveillait à travers le hublot, reprenait ses activités normales lorsque le cambrioleur poussa enfin un soupir de soulagement avant de serrer les poings et de crier victoire :
  
  - Cette saloperie a enfin cédé.
  
  Svet se précipita et l’aida à repousser le lourd battant contre la paroi en bois. Coplan arriva sur leurs talons et se pencha par-dessus leurs épaules. Le coffre était presque vide. En tout cas, il ne contenait pas d’argent. Cambon fouillait avidement en jetant sur le plancher des fiches qui s’éparpillaient entre ses pieds. Il poussait d’horribles jurons obscènes et cherchait des tiroirs qui auraient été dissimulés à sa vue. Svet restait muette. Enfin, il se redressa et écarta brutalement la jeune Mongole.
  
  - On s’est fait blouser, ragea-t-il. Tout ce putain de travail pour rien !
  
  Calmement, Coplan ramassa les fiches en les consultant au fur et à mesure. Des codes, reconnut-il.
  
  - Allez, on se tire, pressa Cambon. Il nous reste le butin. Svet, tu es sûre que tu peux trouver un acheteur ?
  
  - Pas de problème, assura-t-elle.
  
  - Alors, on se fait la malle !
  
  - Pas si vite, stoppa Coplan.
  
  Éberlués, Cambon et Svet fixèrent les fiches que Coplan tenait en éventail devant ses yeux.
  
  - Quelque chose d’intéressant ? interrogea la jeune femme.
  
  - Peut-être.
  
  - Quoi ?
  
  Cambon consulta sa montre.
  
  - Je vous rappelle que nous n’avons plus que trois heures devant nous.
  
  La fiche était verte. Un joli vert soutenu tirant sur le jaune, qui rappelait un nénuphar sur une étendue d’eau immobile. En haut à gauche, une inscription : Banque des Échanges et des Crédits Internationaux. En initiales, B.E.C.I. Les mauvaises langues juraient qu’elles correspondaient à Banque des Escrocs et des Criminels Internationaux. Sa fondation remontait à une douzaine d’années. Elle avait été portée sur les fonds baptismaux (expression audacieuse puisque s’agissant de non-chrétiens) par des fondamentalistes musulmans excédés par l’emprise financière que les nations occidentales exerçaient sur l’univers. Œuvrant en dehors du contrôle des banques centrales, la B.E.C.I. avait collecté les narco-dollars, les fortunes accumulées par les dictateurs africains ou sud-américains, le fruit des contrebandes et des trafics les plus divers dont celui des armes. Cet argent sale avait été blanchi par le biais de banque honorables mais au bord de la faillite rachetées aux quatre coins du globe. Après avoir dispersé par de multiples transferts dans ces succursales les fonds des déposants, la B.E.C.I, grâce à des prêts fictifs, recréditaient ses clients du principal moins les honoraires pour services rendus.
  
  Trop heureux de voir leur argent sale ainsi légitimé, les déposants acceptaient ces honoraires exorbitants qui évoluaient autour du quart des sommes déposées. A la tête d’une fortune colossale, la banque finançait des opérations terroristes destinées à ébranler le système occidental pour, un jour, le détruire, tant était grande la haine de ses pères fondateurs pour tout ce qui entravait l’expansion de l’intégrisme musulman.
  
  - Svet, Gérard, vous avez un compte en banque quelque part dans le monde ?
  
  - Aux îles Caïmans, répondit le Français.
  
  - Moi aussi, avoue Svet.
  
  - Qui, parmi les truands comme nous, n’a pas son compte en banque aux îles Caïmans ? rigola Coplan. C’est le paradis fiscal par excellence.
  
  Cambon se détendit.
  
  - Là-bas, au moins, on ne pose pas de questions. C’est tout juste si on vote un budget pour les flics, les douaniers et les contrôleurs des finances. Un jour, il y a eu un employé de banque qui s’est montré trop bavard avec les flics américains des Narcotiques. On l’a retrouvé empalé sur un bambou. Voilà comment il faut traiter les balances !
  
  Peu intéressée par le sort réservé aux traîtres, Svet se montra plus terre à terre :
  
  - Pourquoi as-tu posé cette question ?
  
  - Je vais peut-être vous enrichir. Laissez-moi faire et ne posez pas de questions. Le temps nous est compté. Simplement, contentez-vous de m’inscrire sur un morceau de papier les coordonnées de votre banque et de votre compte.
  
  En réalité, c’était de la poudre aux yeux qu’il leur jetait. Misant sur leur cupidité, il ne voulait surtout
  
  pas qu’ils gênent ses mouvements. Mais Svet ne se laissait pas dissuader aussi facilement :
  
  - Tu sais où est l’argent de Kurt ?
  
  - Je crois en avoir une assez bonne idée. Ne vous inquiétez pas et faites-moi confiance. Je vais procéder à des virements bancaires. Bon, j’ai besoin de toute ma concentration, alors restez tranquilles, donnez-moi ces fichues coordonnées et fermez vos gueules !
  
  Le décalage horaire était sans importance. A deux fuseaux de distance, Karachi était en avance. Huit heures un quart à Saint-Pétersbourg, dix heures un quart dans la capitale pakistanaise. Donc, la succursale était ouverte.
  
  La fiche était bleue, d’un bleu tendre, comme le papier mural dans la chambre d’un garçon nouveau-né. En haut, à gauche, un nom : « Bel-Ami ». Coplan savait que, dans les hautes sphères de l’ancienne Stasi, c’était le nom de code ultra-secret attribué au numéro 2, Dieter Berg. Pour Coplan, il existait une connotation ironique dans ce choix car le personnage à l’apparence effacée, modeste et incolore de l’Allemand se situait aux antipodes du héros extraverti, donjuanesque et conquérant dépeint par Maupassant.
  
  Au centre de la fiche, les coordonnées de la banque et le numéro de compte.
  
  Coplan entreprit de télexer à Karachi en feignant d’utiliser les renseignements fournis par Cambon et Svet qui, debout devant le coffre ouvert, maintenaient sur lui un regard avide.
  
  - Kurt n’a qu’un peu plus de trois millions de dollars sur son compte, bluffa-t-il pour les tromper sur l’opération que, en fait, il réalisait. On partage en trois, je ne peux pas faire mieux.
  
  Svet voulut s’approcher mais il leva la main pour la stopper :
  
  - Bon sang, ne viens pas me troubler !
  
  - Laisse-le tranquille, renchérit Cambon. Qu’il fasse les virements et on se tire d’ici vite fait !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Satisfait, Coplan coupa le télex. Dieter Berg était à Karachi. Coplan avait mémorisé l’adresse. A présent, il fallait se débarrasser de ses deux compagnons, rapatrier l’équipe Action du capitaine Tchourkessi et rentrer à Paris pour rendre compte au Vieux. Le reste serait facile. Une autre opération commando pour s’emparer de l’ex-numéro 2 de la Stasi en espérant que celle-ci n’échouerait pas comme cela avait été le cas au Kazakhstan sous l’égide du colonel du K.G.B. Moulay Oudjamil.
  
  L’as des cambrioleurs se frottait les mains.
  
  - Un million de dollars pour casser un coffre, pas mal du tout !
  
  « Bien sûr, il y a eu du boulot et je n’avais pas mon matériel habituel, mais ça vaut quand même le coup ! Allez, on se casse ? »
  
  Svet hésitait. Elle était trop fine mouche, conjectura Coplan, pour ne pas renifler que quelque chose clochait. La naïveté et elle ne cohabitaient pas. Il le percevait au regard bridé qu’elle posait sur lui et qui était lourd de sous-entendus. Heureusement, Cambon s’impatientait. Il l’agrippa par le bras et la tira vers l’escalier.
  
  - Tu viens ou quoi ? N’oublie pas que Lidaska est toute seule là-haut depuis des heures et qu’elle doit être morte d’angoisse. Tu penses un peu à elle?
  
  Enfin, elle se décida mais elle n’était pas convaincue par l’allure désinvolte adoptée par Coplan qui sortit son briquet et brûla les feuilles de papier remises par ses compagnons ainsi que les réponses à ses télex.
  
  Il y eut un craquement sur les marches du haut de l’escalier et tous les trois levèrent vivement la tête. Coplan jugea inutile de tirer son arme car le Kalashnikov que pointait l’arrivant dissuadait d’accomplir un tel geste.
  
  - Mains en l’air ! cria ce dernier d’une voix gutturale.
  
  Tous les trois obtempérèrent.
  
  - Mon Dieu, qu’est-ce qui est arrivé à Lidaska? gémit Cambon.
  
  L’homme prit pied sur le plancher, bientôt suivi par deux acolytes également armés de Kalashnikov. A leurs caractéristiques physiognomoniques, Coplan fut persuadé qu’il s’agissait de Kazakhs.
  
  - Couchez-vous sur le ventre !
  
  Cette fois encore, tous les trois obéirent. Leurs bras ramenés dans le dos, leurs poignets et leurs chevilles furent solidement ligotés. Coplan sentit des doigts qui dégageaient son cou, puis une vive douleur zébra sa chair. Trente secondes plus tard, il sombrait dans l’inconscience.
  
  Quand il se réveilla, il fut étonné. La pièce était petite mais agréable, ses murs fraîchement repeints. Elle était dotée d’un confort relatif : W.C. et lavabo. Au cours de sa carrière d’agent secret, il lui était maintes fois arrivé de se retrouver dans une situation identique mais, en général, l’endroit était sinistre et ressemblait davantage à un cul-de-basse-fosse moyenâgeux qu’à une chambre d’hôpital.
  
  Il avait été délivré de ses liens. L’esprit encore embrumé, il sauta à bas de la couchette et, en titubant, trottina jusqu’au lavabo. A grand renfort d’eau, il s’astreignit à récupérer l’intégralité de ses facultés intellectuelles. Sa bouche était pâteuse et ses jambes vacillaient encore.
  
  Au bout de vingt minutes, il se sentit mieux mais c’était loin d’être parfait. Alors, il recourut à la gymnastique et, par des efforts violents, se força à suer abondamment avant de se déshabiller complètement et de prendre une douche sommaire en éclaboussant le bois du plancher. Les serviettes n’étant pas prévues, il se sécha avec le drap de la couchette.
  
  Dès qu’il eut estimé avoir récupéré la presque totalité de ses moyens, il alla à la porte, et l’inspecta avec attention, puis tenta de l’ébranler. Rien à espérer de ce côté-là : le panneau était blindé.
  
  La fenêtre était barreaudée et laissait passer l'ardent soleil de midi. Il consulta sa montre-bracelet. Treize heures. Sa perte de conscience avait duré environ quatre heures, mais ce renseignement ne le menait nulle part.
  
  Du poing, il frappa énergiquement contre le panneau de la porte sans obtenir d’autre succès que d’entendre des coups aussi sonores que les siens. Sans doute Cambon, Svet et Lidaska qui imitaient ses protestations.
  
  Sa montre-bracelet indiquait dix-sept heures lorsque la porte s’ouvrit et deux hommes entrèrent.
  
  Sans prononcer une parole, ils se jetèrent sur lui et menottèrent ses poignets à un anneau scellé dans le mur à environ un mètre au-dessus du plancher, tandis qu’un troisième comparse surveillait l’opération sous la menace d’un Kalashnikov.
  
  Le trio ressortit. Coplan tressaillit en voyant celui qui les remplaçait.
  
  Ce qui frappait dans le visage, c’était l’intelligence du regard. Pour le reste, celui que les Services spéciaux occidentaux avaient baptisé le Génie du Mal, conservait une apparence timide et effacée. Chétif, le cheveu rare et blondasse, la peau terne, la lèvre coupante, le nez camus, il n’offrait guère l’image du grand maître de l’espionnage qu’il avait été. Sans être luxueux, les vêtements étaient de bonne coupe et témoignaient du talent séculaire des tailleurs londoniens de Saville Row. Il ne manquait que le parapluie et le chapeau melon pour que Dieter Berg fasse vraiment british.
  
  Du pied, il repoussa avec un certain dédain le drap avec lequel Coplan s’était séché et avait épongé les flaques d’eau sur le plancher devant le lavabo, et alla s’asseoir sur la couchette. Avec des gestes étudiés, il sortit lentement un étui en or massif et l’ouvrit pour déloger, de sous la bande élastique, une cigarette égyptienne et la ficha entre ses lèvres. Amusé, Coplan assistait à un rituel qu’il connaissait bien et qui provoquait, à chaque fois, son hilarité. D’une main onctueuse, comme celle d’un ecclésiastique qui s’apprête à élever l’hostie, l’Allemand alluma la cigarette avec un briquet, en or comme l’étui. Bientôt, une fumée odorante, quoique douceâtre et vaguement écœurante, envahit la pièce.
  
  - Si je me souviens bien, vous êtes très fort sur les statistiques, attaqua Coplan d’un ton sarcastique. A la Normannenstrasse, vous aviez fondé un département aux effectifs pléthoriques, dotés d’ordinateurs monstrueux et spécialement chargés de rassembler les éléments chiffrés auxquels vous teniez tant.
  
  L’Allemand plissa lourdement les paupières.
  
  - Quel rapport ?
  
  - Selon vous, de quoi a-t-on le plus de chances de mourir, d’un cancer du poumon en fumant des cigarettes égyptiennes ou de la peste bubonique ?
  
  - Vous vous croyez très malin, monsieur Corange, ou bien est-ce Coran ? Au Kazakhstan, vous utilisiez le premier pseudo et, au Koweït, le second. Dès cet instant, vous étiez démasqué. En effet, vous avez commis une tragique erreur qui a coûté la vie au colonel Moulay Oudjamil. Vous aviez tout simplement oublié que son entourage n’était pas forcément acquis à la perestroïka et à la glasnost. Voyez-vous, pour beaucoup de Soviétiques, l’ordre antérieur était bien supérieur à celui qui règne aujourd’hui, et ces patriotes œuvrent de leur mieux pour le rétablir. De tout mon cœur, je souhaite qu’ils réussissent.
  
  - Je n’en doute pas.
  
  - Moi si.
  
  - Pardon ?
  
  - Je doute qu’ils réussissent. En toute objectivité. Les nationalismes sont émoussés à l’Ouest mais pas dans les territoires sur lesquels nous avons exercé le pouvoir. A présent, ils sont exacerbés, sans oublier le facteur religieux, puissant dans les républiques musulmanes d’U.R.S.S. Ces nationalismes, d’ores et déjà, explosent. Le retour en arrière sera difficile. D’où mon pessimisme.
  
  - Vous êtes venu me parler de géopolitique et de géostratégie ? railla Coplan. Je suis votre prisonnier, que comptez-vous faire de moi ?
  
  Dieter Berg tira longuement sur sa cigarette.
  
  - Vous autres Occidentaux êtes trop sûrs de vous, et votre attitude confine à l’arrogance. Vous vous croyez les maîtres du monde parce que vous avez démantelé le mur de Berlin, réunifié les deux Allemagne, déstabilisé l’Europe de l’Est, forcé Moscou à vous manger dans la main et écrasé l’Irak sous vos bombes. Vous nagez dans l’illusion qu’un monde nouveau va naître, un monde sans ennemis, le berceau d’une ère idyllique. Vous vous imaginez qu’il ne vous reste plus qu’à cultiver votre jardin et vous adoptez le point de vue du prophète Isaïe qui prédisait que les hommes changeraient leurs épées pour des socs de charrue. Or, vous n’êtes même pas capables d’arrêter les carnages. La Yougoslavie se suicide et se désagrège et vous restez les bras croisés.
  
  Coplan esquissa un pâle sourire.
  
  - Vous nous haïssez, n’est-ce pas ?
  
  - Je ne le vous fais pas dire. Je ne cesserai jamais mon combat contre vous. En réalité, la tâche sera facile car le monde que vous croyez pacifique va, au contraire, se peupler de mille dangers bien plus terribles que ceux que vous avez connus. Au temps de la guerre froide, les choses étaient claires. L’ennemi, c’était l’Est. Il était unique, il ne le sera plus. Vous aurez beau multiplier les traités de non-prolifération d’armes nucléaires, vous ne pourrez empêcher les savants atomistes soviétiques, brusquement au chômage, de s’exiler et de proposer leurs services hautement sophistiqués aux plus offrants. Des milliers d’experts en techniques de destruction massive passeront avec armes et bagages chez ceux qui seront prêts à verser des salaires mirobolants. Ai-je besoin de citer les pays qui les accueilleront ?
  
  - Les mercenaires ont existé de tous temps. Au Moyen-Orient, les nazis, après 1945, ont ouvert la voie.
  
  - Les savants nazis qui ont aidé les Arabes étaient des nains, comparés à ceux dont je parle.
  
  Coplan agita ses doigts pour éviter l’engourdissement qui aurait risqué de gagner ses mains, tant ses poignets étaient serrés par les menottes.
  
  - Cette conversation est fort intéressante, poursuivit-il du même ton sardonique. Je crains, hélas, qu’elle ne nous mène nulle part, non pas d’ailleurs que certaines de vos remarques ne soient marquées du sceau du bon sens. Pourtant, étant donné que nous sommes antagonistes, nos points de vue ne se rejoindront jamais. Alors, soyez beau joueur puisque vous êtes en position de force, et dites-moi pourquoi vous me tenez ces beaux discours ?
  
  L’Allemand se leva et alla faire couler l’eau du lavabo pour éteindre son mégot, puis il revint se planter devant Coplan. Fidèle à son personnage, il n’arborait aucun air supérieur et parla avec détachement :
  
  - Voyez-vous, monsieur Corange ou Coran, je me sens un peu frustré. Chaque homme présente un défaut à sa cuirasse. Le mien, c’est d’apprécier les compliments. Dans ce domaine, j’étais gâté à la Normannenstrasse. Le public ne manquait pas au rendez-vous. Il en va tout autrement dans la clandestinité. On est seul avec soi-même et, comme je ne suis pas un organisateur de spectacles artistiques, je ne peux soudoyer des gens pour constituer la claque. C’est pourquoi, persuadé d’avoir en vous un connaisseur, je vous garde sous la main. Euh... vos trois compagnons, bien entendu... (Dieter Berg eut un geste désinvolte de la main) sont déjà liquidés. Ce n’étaient pas des gens de notre monde, des professionnels du Renseignement comme vous et moi, simplement de pauvres hères incapables d’apprécier la beauté du geste.
  
  Coplan sentit un frisson désagréable zigzaguer le long de son échine.
  
  - Ils sont morts tous les trois ?
  
  - Des gens sans importance, des voleurs, des trafiquants, des truands. Je ne suis pas contre les trafics, bien au contraire, mais à condition que les profits réalisés servent à financer les activités auxquelles je consacre ma vie. C’était, par exemple, le cas de ce malheureux Kurt en compagnie duquel vous déjeuniez lorsqu’un sort funeste l’a frappé par la faute de cette race exécrable qui s’appelle les Bouriates. Vous n’allez tout de même pas vous lamenter sur le sort de vos anciens compagnons ?
  
  Coplan serra les dents. Le Génie du Mal... Le surnom n’était pas usurpé.
  
  Le regard acéré de l’Allemand semblait lire dans ses pensées.
  
  - Réellement, vous vous lamentez sur leur sort ?
  
  - Non, mentit Coplan.
  
  - Voilà qui est mieux. Dans les jours qui vont suivre, vous allez vous régaler en découvrant les résultats du coup fantastique que j’ai monté. Sur votre visage, je suivrai les progrès de votre stupéfaction.
  
  Sans le dire ouvertement, vous m’admirerez. Je savoure à l’avance le plaisir d’avoir sous la main un agent ennemi que j’oblige à apprécier l’intelligence du camp adverse.
  
  Coplan se raidit.
  
  - Quel coup fantastique avez-vous monté ?
  
  L’Allemand esquissa une moue indulgente.
  
  - Voyons, soyez patient.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Les hommes qui étaient là et prenaient le soleil n’étaient nullement dérangés par les allées et venues des policiers. Ils évitaient même de les regarder tant ils haïssaient leurs uniformes et ce qu’ils représentaient.
  
  - On n’a plus longtemps à attendre, murmura le premier, un vieillard à l’opulente chevelure blanche.
  
  Le deuxième, qui était son fils, leva la main et désigna la rue et les immeubles qui la bordaient.
  
  - Dans quelque temps, tout cela sera à nous.
  
  - Il faudra des tonnes de désinfectant pour chasser l’odeur de cette charogne, plaisanta le troisième.
  
  - Dans le fond, pourquoi ne pas tout brûler et reconstruire ? suggéra le quatrième.
  
  - Ce serait bête, reprit le premier. Dans ces maisons, dans ces appartements, il y a de l’argent, de l’or, des bijoux. Ils sont à nous, ils nous ont été volés, nous devons les récupérer pour nous indemniser.
  
  Les policiers revinrent sur leurs pas. Ils bombaient un torse conquérant et brandissaient leurs matraques d’un air menaçant.
  
  - Ils n’en ont plus pour longtemps, ricana le quatrième. A l’état de cadavres, ils ne joueront plus aux fanfarons. Finis, les bousculades sur les trottoirs, les arrestations, les coups, les tortures, les camps de concentration, tous nos amis qui meurent et les parents qui pleurent leurs enfants.
  
  Le premier homme, qui était aussi le plus âgé, inspecta le ciel et déclara d’une voix forte :
  
  - Mes amis, il est l’heure de prier Dieu. Lui aussi doit s’impatienter.
  
  
  
  
  
  La porte s’ouvrit et le capitaine Tchourkessi entra dans la cellule. Coplan, qui avait été délivré de ses menottes et à qui on avait apporté un plateau-repas, bondit sur ses pieds en abandonnant l’assiette de betteraves à la crème.
  
  - Il n’y a pas de temps à perdre, pressa l’officier dont le visage trahissait une grande excitation.
  
  Coplan le calma d’un geste apaisant.
  
  - Vous avez capturé des prisonniers ?
  
  - Oui, mais certains sont blessés.
  
  - Je veux les voir. Au fait, où sommes-nous ?
  
  - A Tallin. Impossible de vous délivrer plus tôt. Je crois qu’il faut s’arracher de ce pays au plus vite, même si l’Estonie est devenue indépendante. Je commence à renifler une odeur de pourri dans le coin. J’ai fauché un hélico. Rien de plus facile, c’est le gros bordel ici, tout est à l’abandon. Une petite merveille. Un Kamov Hokum. Vitesse 350 kilomètres à l’heure, autonomie de vol 250 kilomètres. Nous n’avons que le golfe de Finlande à traverser vers le nord, soit 100 kilomètres, et nous atterrissons sur la côte finlandaise. C’est la meilleure exfiltration possible.
  
  - Je veux voir les prisonniers, répéta Coplan.
  
  La défaite ne traçait aucun signe de contrariété sur le visage impassible de Dieter Berg. Fataliste, il fumait une de ses cigarettes égyptiennes sous le regard méfiant d’un des sous-officiers de la Légion. Autour de lui, le décor était aussi terne que son costume. Visiblement, la villa avait appartenu à une famille d’aristocrates estoniens avant que Staline, en 1940, ne massacre l’intelligentsia balte. Le mobilier avait été dispersé et remplacé par des ersatz en provenance de l’Ouest qui témoignaient d’un mauvais goût effarant. Pour donner le change, un drapeau estonien était cloué au mur au-dessus de l’agrandissement d’une photographie représentant le président de la nouvelle république.
  
  Sans émotion, l’Allemand fixa Coplan :
  
  - Et maintenant, monsieur Corange ou Coran ?
  
  - Nous allons voyager. Suivez-nous.
  
  - Voyager où ?
  
  - Dans un de ces pays que vous haïssez tant.
  
  Coplan fit signe au sous-officier qui empoigna l’ancien numéro 2 de la Stasi et le poussa devant lui le long du couloir, fermé sur un côté par une baie vitrée à travers laquelle on apercevait la mer Baltique.
  
  Sur la pelouse était posé le Kamov Hokum, grosse masse trapue et peinte en vert olive.
  
  - Rien à craindre du côté des autres prisonniers ? s’enquit Coplan auprès de Tchourkessi.
  
  - Ils sont solidement ligotés et leurs armes ont été mises hors d’usage.
  
  - Alors, allons-y.
  
  Dieter Berg fut hissé à bord et le capitaine Tchourkessi joua à la fois le rôle du pilote et du navigateur.
  
  Les autres membres de l’équipe Action surveillaient Dieter Berg.
  
  - Une fois en Finlande, ce sera peut-être un peu coton, fit remarquer l’officier. Rien de pire que les neutres.
  
  - Pourquoi se poser en Finlande ? rétorqua Coplan qui actionna le poste radio.
  
  - Eh, où voulez-vous aller ailleurs ? protesta Tchourkessi. Par ici, nous sommes coincés. Dans notre dos, les pays baltes, à droite l’Union soviétique, à gauche la Pologne, devant nous la Finlande et la Suède. Celle-ci, vous vous en souvenez, est aussi neutre que la Finlande. En outre, elle se situe au-delà de notre rayon d’action.
  
  - Conservez une vitesse minimale, ordonna Coplan. Economisons le carburant. Vous avez franchi la limite des eaux territoriales ?
  
  - Oui.
  
  - Alors, faites carrément du sur-place. Nous sommes bien vendredi ?
  
  - Affirmatif.
  
  Le capitaine Tchourkessi ne pouvait se délivrer du carcan imposé par le langage militaire.
  
  Coplan calcula qu’il existait une chance qu’il parvienne à joindre le Karukera, un cargo français qui avait débarqué la veille sa cargaison à Helsinki. Prévoyant, le Vieux avait prévenu le commandant que son aide serait peut-être sollicitée selon une procédure et des codes qui avaient été définis. Bien qu’un peu réticents, l’armateur et le commandant s’étaient trouvés dans l’obligation d’accepter. Refuser aurait constitué une grave erreur. Comme par hasard, dans la semaine suivante, des agents du fisc auraient campé dans les bureaux de l’armateur en décortiquant les livres comptables, tandis qu’à l’arrivée du Karukera dans son port d’attache des douaniers auraient déniché un kilo de drogue sous l’oreiller du commandant.
  
  A la radio, Coplan lança ses appels. Le Karukera mit une heure à répondre. Coplan fournit ses codes. Encore un quart d’heure d’attente. La communication était brouillée. Enfin, ce fut le commandant qui se manifesta. Coplan lui demanda son point. Tchourkessi qui écoutait hocha la tête avec satisfaction après avoir consulté sa carte.
  
  - Il est au large de Hanko.
  
  Aussitôt, il mit le cap au nord-ouest en poussant les gaz à fond. A la vitesse de trois cent cinquante kilomètres à l’heure, le Kamov Hokum rejoignit le cargo en moins d’une demi-heure et se mit à tourner en rond au-dessus du bâtiment tandis que Coplan rétablissait le contact radio.
  
  - Éloignez-vous, recommanda le commandant, car nous sommes encore à l’intérieur des eaux territoriales finlandaises.
  
  - Obliquez vers le sud-ouest, ordonna Coplan.
  
  Sur le pont, les matelots s’accrochaient au bastingage et observaient avec curiosité l’appareil qui survolait leurs têtes. Dans la routine quotidienne, un tel épisode était rare et rompait la monotonie des jours tout en distrayant les marins.
  
  - J’ai la place pour me poser sur la plage avant, avertit Tchourkessi. La mer est d’huile. C’est à peine si le cargo tangue et roule. Bien sûr, il faudra qu’ils prévoient des amarres, sinon on risque de capoter.
  
  Un quart d’heure plus tard, ce dernier réussit enfin l’opération d’appontage après que le cargo eut réduit sa course. Curieux, le commandant, ses officiers et l'équipage se pressèrent autour de l’appareil. Coplan donna ses instructions au capitaine Tchourkessi :
  
  - Couvez notre prisonnier, il est précieux au-delà de ce que vous pouvez imaginer. Maintenez une garde constante auprès de lui. Attention, il est capable de se suicider et nous ne pouvons courir un tel risque.
  
  L’officier hocha la tête d’un air grave.
  
  - Comptez sur moi.
  
  - Vous allez débarquer avec lui et vos hommes. En utilisant le code 2416, entrez en contact par radio avec la Direction et rendez-lui compte. Elle vous donnera ses ordres. Je pense que vous serez tous récupérés par un de nos bâtiments avant que ce cargo ne fasse escale quelque part. En Allemagne par exemple ou en Grande-Bretagne. J’ai tendance à verser dans le pessimisme. Les Services spéciaux de ces deux puissances pourraient décider de faucher sous vos yeux ce captif qui vaut si cher en termes de sécurité nationale. Comme vous le savez, la solidarité occidentale n’existe pas.
  
  - Vous, qu’allez-vous faire ? Vous nous quittez ?
  
  - Je dois regagner Paris d’urgence. Je prends votre place aux commandes.
  
  En passant devant Coplan, poussé en avant par ses gardiens, Dieter Berg lui lança avec mépris :
  
  - Vous ne pourrez pas stopper la marche inexorable des événements, le coup est trop bien monté, comme toutes les opérations que j’ai réalisées dans ma vie !
  
  - Votre tort, riposta Coplan, est d’imaginer que le seul cerveau qui existe au monde, c’est vous.
  
  - N’est-ce pas la vérité ?
  
  - Un philosophe vénitien disait : « Le doge a son cerveau, les gondoliers ont le leur », répliqua Coplan, sarcastique, en faisant signe aux légionnaires d’entraîner l’Allemand.
  
  Le capitaine Tchourkessi et le reste de son équipe suivirent.
  
  - Dites aux gens en dessous de s’écarter, cria Coplan, je redémarre.
  
  Les pales des rotors baratèrent le vent humide de la Baltique et l’hélicoptère s’éleva. Coplan consulta la carte. Obéissant aux ordres qu’il lui avait communiqués, le commandant avait obliqué de six milles nautiques hors de la limite des eaux territoriales finlandaises fixées internationalement à douze milles.
  
  Coplan piqua plein nord et rejoignit la côte qu’il longea jusqu’à arriver à une dizaine de kilomètres avant la ville portuaire de Turku. A ce moment, il perdit de l’altitude, orienta l’appareil en direction de la pleine mer, fit coulisser la portière et sauta la dizaine de mètres qui le séparait de la plage.
  
  Un roulé-boulé accompagna sa prise de contact avec le sable dur.
  
  Une fois debout, il se tourna vers l’étendue liquide et ne fut pas long à voir l’hélicoptère s’enfoncer dans les flots houleux.
  
  A travers champs, il gagna la route et eut la chance, après dix minutes d’insuccès, de tomber sur une jeune et charmante automobiliste qui sans coup férir le prit à bord de son antédiluvienne Volkswagen.
  
  A Turku, il demanda à être conduit au consulat de France et, fort obligeamment, la sympathique Finlandaise accéda à sa requête.
  
  Le consul lui prêta son bureau et Coplan composa immédiatement le numéro de téléphone secret du Vieux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Coplan admirait les magnifiques boiseries du salon dans lequel le prince Louis-Napoléon avait préparé, en compagnie de Persigny, du duc de Morny et du général de Saint-Arnaud, le coup d’Etat du 2 décembre 1851 qui allait le propulser sur le trône impérial.
  
  A travers les fenêtres XVIIIe, on apercevait les pelouses qui accueillaient les invités du président lors des garden-parties à l’occasion de la Fête nationale.
  
  Seuls, Coplan et le Vieux n’étaient pas tendus. Ils avaient vécu la mission avec une telle intensité qu’à présent ils étaient blasés et décompressaient. Au contraire, le secrétaire général de l’Elysée, le ministre de la Défense et celui des Affaires étrangères affichaient une mine soucieuse.
  
  Cheveux blancs et drus, regard clair, voix rocailleuse, vêtu d’un complet couleur muraille, le premier n’était guère dissemblable du troisième, sauf en ce qui concernait la voix, l’accent du Sud-Ouest et la couleur de la cravate. Tous les deux semblaient sortis d’un moule identique. A l’inverse, le deuxième, avec son complet de confection gris-bleu, son nœud de cravate bâclé au-dessus du V du pull moutarde, ses petites bajoues, ressemblait à un retraité préoccupé par les choux de son potager.
  
  Le secrétaire général fit asseoir son monde et donna la parole au Vieux qui la restitua à Coplan, le mieux placé pour expliquer l’affaire.
  
  Après avoir résumé les différentes étapes de sa mission, il livra les renseignements que lui avait fournis Dieter Berg qui, ce faisant, croyait bien que ses confidences susciteraient la plus vive admiration et, en tout cas, ne seraient jamais divulguées aux intéressés, puisque son plan comportait l’élimination physique de son captif.
  
  - L’indépendance des pays baltes, poursuivit-il, n’a pas conduit pour autant ces trois nations à la prospérité financière. Elles ont un cruel besoin de devises. Ainsi, l’Estonie a-t-elle conclu avec Israël un accord aux termes duquel, en contrepartie d’une aide bancaire importante, 3 000 juifs estoniens, volontaires pour émigrer à Tel-Aviv, seront autorisés à quitter le pays. Les modalités de l’échange ont été mises au point. Chaque passager aura droit à deux bagages dont les poignées seront équipées d’une étiquette dans un étui en plastique. Soit, en tout, 6 000 étiquettes. Cinq DC 10, chacun d’eux ayant une contenance de 300 personnes, seront utilisés. Les rotations s’étaleront sur deux jours. Une partie du complot s’articule autour de ces 6 000 étiquettes. En réalité, les étuis en plastique sont truqués. Percés de trous minuscules permettant l’aération, ils dissimulent des puces porteuses du bacille de la peste. A l’expiration d’un délai de 72 heures, l’étui se désintègre et libère les puces contaminées qui, à ce moment-là, sont sur le territoire israélien.
  
  - Effroyable ! s’exclama le secrétaire général qui, comme les deux ministres, avait immédiatement saisi les implications de cette terrible révélation.
  
  - Effroyable, certes ! s’écria le ministre de la Défense. Mais ce monstre agit quand même pour quelqu’un ? Après tout, cet ancien numéro 2 de la Stasi, s’il a connu son heure de gloire au temps de la défunte R.D.A., n’était plus, avant que vous ne le capturiez, et cela constitue un exploit dont je vous félicite, qu’un fugitif plus enclin, j’imagine, à découvrir un refuge sûr qu’à propager la peste bubonique ?
  
  - Il agit pour un consortium d’intérêts opposés à la solution du problème palestinien, répondit prudemment Coplan envers qui, sur ce sujet, Dieter Berg ne s’était guère montré loquace.
  
  - Soyons quand même rassurés, glissa le ministre des Affaires étrangères. Devant les malheurs qui nous ont frappés, Israël a fabriqué précipitamment des tonnes de vaccin. Sa population sera préservée du fléau !
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Hélas non. Et c’est là où Dieter Berg s’est montré machiavélique. Il a propagé chez nous et en Afrique du Sud, afin de détourner notre attention, le bacille de Yersin classique qui a conduit à l’épidémie de peste bubonique et pulmonaire que nous avons connue. Les laboratoires occidentaux et ceux d’Israël ont alors fabriqué, comme vous venez de le souligner, monsieur le ministre, le vaccin classique et cela en quantités considérables, propres à protéger le monde entier. Or, ce vaccin est inefficace. Pourquoi ? Au temps où il supervisait les activités terroristes de la Stasi, Dieter Berg a fait étudier par ses scientifiques une forme aggravée du bacille de Yersin contre laquelle lui seul détient la formule de vaccin. Ce dernier est d’une simplicité extrême : une gélule. Celle-ci, depuis des mois, est distribuée aux Arabes peuplant l’État d’Israël et les territoires occupés, sans qu’ils sachent, évidemment, la destination de ce cadeau, mais en étant instamment priés de l’avaler sur-le-champ. Selon les vœux de Dieter Berg et de ses mandants, seuls les Juifs mourront car il sera impossible de découvrir à temps le vaccin adéquat.
  
  Le secrétaire général leva les bras.
  
  - C’est une monstrueuse conspiration !
  
  - Bien entendu, les comploteurs n’escomptaient pas un succès total, pas plus qu’ils ne se leurraient sur les bavures inévitables en un tel cas. Par exemple, les populations arabes voisines d’Égypte, de Jordanie, du Liban et de Syrie auraient été touchées. Néanmoins, pour eux, c’était un moindre mal. En cela, Dieter Berg était fidèle à sa théorie : Les innocents, ça n ’existe pas. Chacun fait partie du problème ou de sa solution. Les Juifs sont le problème, les Arabes des pays voisins, une partie de la solution. Pour être plus précis, Berg et ses odieux complices calculaient que près de la moitié de la population juive disparaîtrait dans la tourmente. C’était plus que suffisant, selon eux, pour que la question palestinienne soit totalement remise en cause, indépendamment du fantastique traumatisme que subiraient les survivants qui, déjà choqués par l’Holocauste, fuiraient la terre d’Israël en la considérant comme maudite. Soucieuse de réalisme, cette camarilla de monstres estimait à 50 % les survivants qui adopteraient cette attitude. Encore une fois, à leurs yeux, ce constat les remplissait d’optimisme en les conduisant à penser que l’existence de l’État d’Israël serait gravement compromise.
  
  Le secrétaire général et les deux ministres étaient catastrophés.
  
  - Il faut convoquer immédiatement l’ambassadeur d’Israël ! décida le ministre des Affaires étrangères.
  
  - Et aviser le président, ajouta le secrétaire général.
  
  Le ministre de la Défense posa sur Coplan un regard horrifié.
  
  - Quand doit avoir heu la première rotation de DC 10 ?
  
  - Aujourd’hui. Les cinq appareils ont déjà décollé. Je suggère qu’il ne soit pris aucun risque. A l’arrivée au-dessus du territoire israélien les soutes à bagages doivent être vidées sur une nappe de pétrole en feu. Tous les bagages de la seconde rotation à Tallin sont également à brûler. Le gouvernement estonien doit être avisé sans que les causes réelles lui soient notifiées. Il convient aussi que...
  
  Coplan s’était levé. Sans redondance, sans condescendance, sans outrecuidance, mais avec fermeté, il dictait ses ordres. Le Vieux réprimait un sourire narquois tandis que les trois autres, heureux que quelqu’un les guide sur ces sentiers semés d’embûches, s’empressaient de noter ce qu’il leur commandait de faire.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  ouvrage a été composé par eurocomposition à 92310 Sèvres, France et achevé d’imprimer en mars 1992 sur les presses de Cox & Wyman Ltd. à Reading (Berkshire)
  
  
  
  
  
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