Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan cherche la femme

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  No 1985, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  « Je cherche l’amour.
  
  « Je le trouve, je le perds. « Et je le cherche toujours.
  
  (Chanson française du XVème siècle)
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Sophie Berlet n’arrivait pas à se décider. Elle en avait follement envie, de ce manteau qu’elle venait d’essayer ; un joli manteau de printemps, bleu marine, classique et simple, en fin lainage... Mais il coûtait cher, trop cher pour une modeste dactylo qui gagnait tout juste le salaire minimum.
  
  - Je vais en parler à mes parents, dit-elle à la vendeuse. Pouvez-vous me le réserver pendant deux ou trois jours ?
  
  - Oui, bien volontiers, mais si vous n’êtes pas venue d’ici samedi prochain, je serai obligée de le remettre en vente. Remarquez, je ne crois pas que vous trouverez un vêtement qui vous aille mieux que ce manteau..
  
  - Oui, je le sais. En fait, c’est une question de prix.
  
  - On en a toujours pour son argent.
  
  - Je reviendrai.
  
  La jeune fille sortit de la boutique, se mit à marcher le long du boulevard de Grenelle, pensive, soucieuse.
  
  Elle se trouvait à une trentaine de mètres de la rue Frémicourt quand elle s’arrêta net, écarquilla les yeux. Un motard en blouson de cuir noir, coiffé d’un énorme casque noir qui lui cachait toute la tête, venait de stopper le long du trottoir, tendait le bras droit à l’horizontale et tirait un coup de feu. Une scène comme on en voit presque tous les jours à la télévision ! Il y eut une deuxième détonation, puis une troisième. Les gens qui arpentaient le boulevard poussèrent des cris, se sauvèrent, épouvantés.
  
  Sans réfléchir, Sophie continua à marcher. Le motard démarra sèchement et fila en direction du boulevard Garibaldi. Un homme gisait au sol, immobile, perdant son sang en abondance. Sophie eut l’impression qu’elle allait vomir. Un gardien de la paix s’amena au pas de course. Il demanda à Sophie :
  
  - Vous étiez avec lui ?
  
  - Moi ? Mais non. Je sors de chez Modechic.
  
  - Entrez dans ce restaurant, là, demandez qu’on appelle le SAMU.
  
  Sophie obtempéra. Le gardien de la paix se pencha sur l’homme qui venait d’être agressé. Il n’était pas mort mais il s’en fallait de peu. Il avait la poitrine trouée, la bouche déformée par un rictus de souffrance, les yeux fermés. Il haleta péniblement :
  
  - La... la fille... Mor... Morentini...
  
  Le gardien de la paix se pencha davantage et mit son oreille à quelques centimètres de la bouche du blessé. Celui-ci, dans un ultime effort, articula d’une voix qui n’était pour ainsi dire plus audible :
  
  - Mor... Mor... Morentini...
  
  Il se tut et sa tête retomba sur son épaule.
  
  L’ambulance du SAMU, sirène hurlante, slalomait déjà entre les voitures. Quand elle s’arrêta, deux infirmiers jaillirent du véhicule, foncèrent vers le blessé. Véloces, précis, les ambulanciers placèrent le blessé sur une civière.
  
  Le gardien de la paix demanda au conducteur de l’ambulance :
  
  - Où le conduisez-vous ?
  
  - A Boucicaut. On vous attend là-bas. Au service de réanimation.
  
  - Bon, j’arrive.
  
  Mais avant de quitter les lieux, le gardien de la paix s’approcha de Sophie qui assistait à la scène d’un air abasourdi.
  
  - Venez avec moi. J’ai besoin de vous pour mon rapport.
  
  Sans même attendre la réponse de la jeune fille, le policier la poussa vers un taxi qui venait de ralentir.
  
  - Hôpital Boucicaut ! jeta le flic au chauffeur.
  
  Ce n’est qu’en entrant à l’hôpital en compagnie du gardien de la paix que Sophie se demanda ce qu’elle faisait là. Elle avait la sensation qu’elle était le jouet des événements et que ceux-ci l’entraînaient, à son corps défendant, dans une histoire qui ne la concernait pas. Devinant ses pensées, le policier grommela sur un ton paternel et rassurant :
  
  - Ne vous inquiétez pas, ce ne sera pas bien long. Je n’ai que vous comme témoin, vous comprenez...
  
  Dans le couloir qui conduisait au service de réanimation, ils croisèrent les deux ambulanciers du SAMU.
  
  - Ne vous fatiguez pas, ricana l’un des deux hommes en blouse blanche. Il est mort. Il a pris les trois balles dans le cœur. Le toubib vous attend.
  
  Allongé sur une table d’opération, recouvert d’un drap blanc qui ne laissait voir que sa face, le défunt arborait à présent une expression moins torturée, presque paisible. Il paraissait âgé d’une trentaine d’années, cheveux bruns, des traits réguliers. Un beau type, sans aucun doute. Le teint bronzé, pas encore rendu livide par l’arrêt de la vie.
  
  Le jeune médecin questionna le gardien de la paix tout en le poussant hors de la salle ainsi que Sophie :
  
  - Qui est-ce ?
  
  - C’est la question que j’allais vous poser, dit le flic.
  
  - Vous ne lui avez pas pris ses papiers ?
  
  - Non, naturellement. Je n’ai touché à rien.
  
  - Pas la moindre pièce d’identité, révéla le docteur. De l’argent et un automatique, absolument rien d’autre. Avez-vous vu l’assassin ?
  
  - Non, fit le policier, bourru. Je suis arrivé après le coup.
  
  Il se tourna vers Sophie.
  
  - Et vous ?
  
  - Oui, je l’ai vu de loin. Et de dos. C’était un homme en moto, avec un énorme casque noir.
  
  - Jeune, vieux ?
  
  - Je n’en sais rien, je n’ai pas pu me rendre compte. D’après sa silhouette, je croirais plutôt que c’était un jeune. Une espèce de loubard de banlieue, avec un blouson de cuir noir.
  
  Le médecin intervint pour interroger Sophie :
  
  - La victime est votre ami ?
  
  - Pas du tout ! Je n’ai jamais vu cet homme ! protesta la jeune fille. C’est l’agent qui m’a embarquée dans ce taxi.
  
  Le gardien de la paix confirma :
  
  - C’est mon témoin. Elle a assisté à la scène.
  
  - Je vois, opina le docteur. Qu’est-ce qu’on fait de votre client ? Il ne peut pas rester dans cette salle.
  
  - Il faut que j’aille dare-dare au commissariat. La brigade criminelle va sûrement prendre l’affaire en main. En attendant, mettez le corps au frigo.
  
  
  
  
  
  Effectivement, la brigade criminelle prit l’affaire en main. Le mort fut transféré à l’Institut Médico-légal où le médecin légiste pratiqua l’autopsie. Ensuite, l’identité judiciaire procéda aux opérations habituelles : photographies, examen des vêtements, etc. La Justice mit en route ses rouages compliqués, une énorme machine aussi lente que lourde.
  
  Un jeune juge d’instruction - un Breton qui venait d’être nommé à Paris - fut chargé du dossier. Ce magistrat, Job Ledurec, âgé de trente ans, était un grand type maigre et sec, impassible, doté d’un sens de l’humour très inattendu.
  
  - Ce n’est pas banal, constata-t-il, flegmatique. Si je veux retrouver l’assassin, il faudra d’abord que je sache qui est la victime. Pas le moindre indice pour identifier ce cadavre.
  
  - Nous avons en tout cas une piste, fit remarquer l’inspecteur de la brigade criminelle. Avant de mourir, la victime a formulé un nom, celui de la fille Morentini. Le gardien de la paix est formel sur ce point. L’ennui, c’est que Morentini a trois filles.
  
  Le juge prononça sur un ton tranquille :
  
  - Je vous demande pardon, inspecteur, mais je débarque de ma province : qui est-ce, Morentini ?
  
  - Un diplomate. Il a représenté la France en Afrique et en Amérique latine. Actuellement, il siège à l’UNESCO.
  
  - Vous disiez tout à l’heure que l’inconnu qui a été tué au boulevard de Grenelle était peut-être un terroriste ? Je ne vois pas le rapport avec la fille d’un diplomate français.
  
  - Moi non plus, avoua l’inspecteur, mais l’expérience démontre qu’un individu qui se promène sans la moindre pièce d’identité, avec un automatique chargé et un joli paquet de billets de banque, est neuf fois sur dix un terroriste sur le sentier de la guerre.
  
  - Elle n’est pas banale non plus, votre hypothèse, observa le juge. Le terroriste est un homme qui tue, non ? Dans le cas présent, c’est lui qui s’est fait tuer. Ce n’est pas normal.
  
  - En effet, admit le policier. Il s’agit peut-être d’une bavure. J’espère que les enquêtes nous permettront de tirer cette histoire au clair.
  
  - Cette drôle d’histoire, précisa le juge. Pour mon premier dossier parisien, je ne suis pas gâté. J’aurais préféré un bon crime pur et simple.
  
  - Nous nous verrons lundi matin, n’est-ce pas ? La réunion aura lieu à la D.S.T. A onze heures.
  
  
  
  
  
  C’est le commissaire principal Tourain qui présida la réunion. Robuste, affichant une expression assez sévère, Tourain était un flic de la vieille école mais un flic d’élite. Il avait rassemblé dans une des salles du second étage une demi-douzaine de fonctionnaires de police, tous spécialisés. Le juge Ledurec était là aussi, bien entendu. Tourain fit des présentations à la fois brèves et abruptes.
  
  - Le capitaine Dounaud, de la nouvelle brigade anti-terroriste ; l’inspecteur Sirdan, de la P.J. ; l’inspecteur Gisson, des Renseignements Généraux ; l’agent Pierre Daron, gardien de la paix dans le 15e arrondissement ; Francis Coplan, de la D.G.S.E. J’espère que chacun de vous a pris connaissance de la note qui accompagnait la convocation. Pour entamer notre conférence, et respecter l’ordre chronologique de l’affaire, je commencerai par poser deux questions à notre collègue Daron.
  
  Il s’adressa au gardien de la paix.
  
  - Quand vous avez recueilli l’ultime confidence du moribond, vous n’avez eu aucun doute ? Vous êtes sûr que le moribond a bien prononcé le nom de Morentini ?
  
  - C’est une certitude. Je vous signale en passant que ce nom m’est familier. Il y a trois ans, j’ai assumé la fonction de gardien de sécurité au domicile de Morentini. A cette époque-là, le diplomate habitait au 150 bis du boulevard de Grenelle, au troisième étage, et comme il avait reçu plusieurs lettres de menace, il bénéficiait de la protection de la police. Il a changé de domicile voici environ dix-huit mois et j’ignore s’il reçoit encore des lettres de menace.
  
  - Pourquoi ces menaces ?
  
  - Morentini a publié dans les journaux une série d’articles où il dénonçait les manœuvres de certains pays qui ont réussi à faire de l’UNESCO un instrument politique destiné à détruire les positions de l’Occident.
  
  - Ceci confirmerait d’une manière indirecte la présence d’un terroriste au boulevard de Grenelle, mais le fait que Morentini est allé habiter à Puteaux démolit notre hypothèse.
  
  - Oui et non, dit Daron. Morentini a conservé son appartement du boulevard de Grenelle et il l’a mis à la disposition de sa jeune maîtresse. On peut donc imaginer que le terroriste était au courant de la chose, si vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Tout cela sera évidemment examiné en détail, promit Tourain. J’en viens à ma deuxième question : elle concerne votre témoin, votre unique témoin, la demoiselle Sophie Berlet.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Tourain jeta un bref coup d’œil sur la note de travail qu’il avait préparée, lut :
  
  - Sophie Berlet, 21 ans, domiciliée rue Rouelle, dans le 15ème, dactylo chez Barbelot, entrepreneur.
  
  Levant les yeux, il regarda le gardien de la paix et lui dit :
  
  - Selon votre rapport, vous semblez avoir la conviction que cette fille est sincère et qu’elle se trouvait là vraiment par hasard. Sur quoi fondez-vous cette conviction ? C’est un point très important pour la suite des opérations, j’espère que vous vous en rendez compte ? Si cette fille vous a menti, si elle connaissait la victime, si elle a sciemment donné un faux témoignage, nous allons partir sur une fausse piste et nos enquêtes ne nous conduiront nulle part.
  
  - Non, cette fille est une brave gosse et je suis convaincu qu’elle a dit la vérité. Comme elle habite dans le quartier, je l’ai ramenée chez elle pour rassurer ses parents. Le père est ouvrier à l’artillerie navale, un honnête homme. Remarquez, j’ai quand même vérifié les déclarations de la gosse ; je suis allé voir la patronne de cette boutique Modechic ; une des deux vendeuses m’a confirmé, d’après ma description de Sophie Berlet, que cette dernière n’avait pas inventé cette histoire de manteau et elle m’a même montré le vêtement mis en réserve.
  
  - Bon, acquiesça Tourain, nous pouvons donc prendre ce témoignage comme une base de départ valable ?
  
  - J’en suis persuadé, opina l’agent de police.
  
  Tourain se tourna alors vers Gisson, l’inspecteur des Renseignements Généraux, un costaud du genre placide.
  
  - Parlez-nous de Morentini, Gisson. J’ai parcouru le papier que vous m’avez fait parvenir et j’ai l’impression que vous avez pas mal de choses à nous raconter.
  
  - En effet, dit l’inspecteur. J’ai fait extraire le dossier Morentini des archives et je vous garantis que ce dossier n’est pas mince. Morentini n’est pas un diplomate de tout repos ! Il a commencé à faire parler de lui alors qu’il était encore étudiant. A cette époque-là, il militait pour la gauche. Au moment de la guerre d’Algérie, il a viré de bord et j’ai bien l’impression qu’il se situe actuellement à droite. Le combat qu’il mène depuis dix ans contre les idées communistes lui procure des haines et des attaques qui empêcheraient un homme normal de dormir, mais ce n’est pas le cas. Morentini est un battant, un bagarreur. Quand on lit ses écrits, on se demande s’il ne se prend pas pour un Croisé des temps modernes ! L’Occident, les valeurs de la civilisation blanche, vous voyez le genre. Mais sa famille n’est pas moins agitée que lui. Ses trois filles, sa femme, sa maîtresse, toutes ont le même esprit combatif, la même passion pour les idées, le même goût pour la lutte. J’ajoute que ces gens sont très riches : l’arrière-grand-père de Morentini, un ancien gouverneur d’une province italienne, était propriétaire d’une douzaine de bourgades des environs de Florence. Lucien Morentini, l’homme qui nous intéresse, a hérité de la presque totalité des biens de son arrière-grand-père. C’est vous dire s’il est à l’abri du besoin !
  
  - Nous n’allons pas éplucher la vie de Morentini pour le moment, coupa Tourain. Si monsieur le juge Ledurec le désire, il recevra des photocopies de l’essentiel du dossier Morentini. Ce qui doit être décidé ici, ce matin, c’est un accord sur la marche à suivre en ce qui concerne les enquêtes sur le terrain. J’ai convoqué notre collègue Francis Coplan pour une double raison ; premièrement, parce que son expérience nous sera précieuse ; il a traité, au cours de ces dernières années, de nombreuses affaires de terrorisme qu’il a menées à bien. Sa notoriété, en la matière, est bien connue de vous tous. Deuxièmement, parce qu’il appartient à la Direction Générale de la Sécurité Extérieure, ce qui nous épargnera la délivrance de commissions rogatoires et nous fera gagner du temps. Car je vous signale en passant que les enquêtes dépasseront forcément le cadre de l’hexagone. L’aînée des filles Morentini, Sylvie, habite à Bruxelles ; elle a épousé un diplomate belge, le comte Bauwens. La plus jeune des filles, célibataire, passe six mois de l’année en Italie. C’est un peu la fofolle de la famille, elle se prénomme Catherine. De plus, la femme de Morentini, depuis qu’elle vit séparée de son mari, s’est installée à Genève. Comme vous le constatez, les investigations constituent une tâche complexe. J’ajouterai, pour votre gouverne, que je me suis permis de consulter, avant notre réunion, vos hiérarchies respectives. Elles sont d’accord sur la décision que chacun de vous estimera devoir prendre. En conclusion, je vous suggère de confier la direction générale des enquêtes à Francis Coplan. A vous de jouer maintenant.
  
  Tout le monde se tourna vers le juge Ledurec qui détenait, selon la loi, la priorité. Ledurec n’hésita pas une seconde.
  
  - Je me rallie à votre décision, monsieur le commissaire-principal. Je suis un débutant, vous le savez. j’aurai donc besoin de votre aide à tous. Je ne demanderai qu’une chose : que l’on me tienne au courant
  
  Le capitaine Dounaud prononça en souriant :
  
  - Je serai très fier de travailler sous la direction de mon ami Coplan. C’est mon modèle, non seulement sur le plan professionnel mais aussi sur le plan humain. Je n’ai rien à ajouter à cela.
  
  Le représentant de la P.J. et celui des R.G. donnèrent également leur accord. Ils connaissaient Coplan de longue date et ils lui faisaient confiance.
  
  Tourain, visiblement satisfait, déclara en s’adressant à Coplan :
  
  - Eh bien, voilà, vous faites l’unanimité, ce qui n’est pas fréquent dans la police, soit dit en passant.
  
  Coplan eut un léger sourire et répondit :
  
  - Je remercie le juge Ledurec et mes camarades. Je suis touché de votre confiance à tous et je vous promets de faire de mon mieux. Si j’étais modeste, je dirais que je suis flatté de jouer le rôle de chef de file dans cette affaire ; mais je ne suis pas modeste, tout le monde le sait. Entre nous, la mission que vous me confiez me plaît : rechercher un tueur et rechercher sa victime, c’est une entreprise passionnante. Je voudrais vous poser une question, commissaire. Nous sommes lundi et l’agression de cet inconnu s’est produite samedi dernier, ce qui fait presque deux jours. La presse a-t-elle parlé de l’affaire ?
  
  - Non, dit Tourain. En accord avec le capitaine Dounaud et M. le juge Ledurec, nous avons ordonné le black-out total au sujet de ce meurtre. Les médias n’ont pas été informés.
  
  - Excellente initiative, commenta Coplan.
  
  Le gardien de la paix, Pierre Daron, signala :
  
  - Un journaliste qui faisait la tournée des chiens écrasés est passé au commissariat, mais mon patron l’a prié de ne pas mentionner ce fait divers sous le prétexte qu’il s’agissait d’une histoire de mari trompé, qu’il n’y avait qu’un blessé léger, que personne n’avait déposé plainte.
  
  - Bien joué, murmura Coplan. Je vous demande un délai de deux ou trois jours avant de me mettre en campagne. Je vais me plonger dans le dossier de la famille Morentini, étudier le rapport du médecin légiste, attendre la réponse de nos collègues étrangers qui vont être consultés. Chacun de vous sera tenu au courant de mon activité par le truchement du commissaire Tourain.
  
  
  
  
  
  Quand la réunion se termina, le juge Ledurec prit Coplan à part et lui proposa d’aller boire un verre dans un bistrot du voisinage. Coplan accepta l’invitation.
  
  - Comme vous le savez sans doute, commença Ledurec lorsqu’ils furent attablés devant un Martini, je suis doublement un bleu, non seulement sur le plan professionnel mais aussi sur le plan parisien. Je suis breton et mes parents ne sont pas très modernes ; étant fils unique, j’ai vécu en couveuse. Bref, je ne connais pas grand-chose de la vie. En outre, je suis célibataire. Je ne comprends toujours pas pour quel motif on m’a confié ce dossier. Je suppose qu’il s’agit d’un test et que mon patron me jugera sur la façon dont je me débrouillerai. En un mot, je compte sur vous pour m’aider, me conseiller. J’aimerais bien ne pas être ridicule.
  
  Ledurec parlait posément, calmement, et Coplan se sentit d’emblée en sympathie avec ce garçon.
  
  - Vous pouvez compter sur moi, monsieur le juge.
  
  - Merci. J’espère que notre collaboration sera fructueuse et que je pourrai me compter parmi vos amis quand cette affaire sera terminée. Je ne suis ni très bavard ni très expansif, je le déplore parfois, mais je suis loyal.
  
  - Je souhaite que vous le restiez le plus longtemps possible, mais je vous conseille de vous tenir sur vos gardes ; les avocats sont des gens retors. S’ils devinent vos faiblesses, ils les exploiteront. C’est leur métier, bien sûr. En revanche, essayez de ne pas avoir trop vite la grosse tête. Les pouvoirs dont vous disposez sont exorbitants, ne tombez pas dans le piège des abus.
  
  - Nous pourrions peut-être dîner ensemble, un de ces prochains soirs ? J’en serais heureux, et honoré.
  
  - O.K. Je vous passerai un coup de fil vendredi.
  
  - Merci d’avance.
  
  Après avoir quitté Ledurec, Coplan prit un taxi pour se rendre au siège du Service où l’attendait son directeur, celui que tout le monde appelle « Le Vieux ». Celui-ci exultait.
  
  - Tourain m’a annoncé la nouvelle. Vous avez carte blanche. C’est très bien.
  
  - Tourain est vraiment un as, émit Coplan. Il a si bien joué le coup qu’il n’a vexé personne, même pas le capitaine Dounaud. Un tour de force.
  
  - Quels sont vos projets ?
  
  - J’y ai réfléchi en venant. Comme j’ai affaire à un diplomate, je me dois de faire preuve moi aussi d’un minimum de diplomatie. Je vais essayer de rencontrer Morentini. S’il apprenait qu’une instruction a été ouverte pour une affaire à laquelle sa famille est mêlée, il risque de faire du pétard. Je préfère le mettre au parfum le plus rapidement possible.
  
  - Approuvé, dit le Vieux. Je vais demander à Rousseaux de préparer cette entrevue. A propos, nos amis de la Sûreté allemande viennent de nous télexer leur réponse : néant.
  
  - Ah bon ? fit Coplan sans cacher sa déception. Ni les photos du mort, ni la description de l’arme, rien n’a fait réagir leurs ordinateurs ?
  
  - Non, rien.
  
  - C’est mauvais signe.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  En arrivant au domicile de Lucien Morentini, le samedi suivant, à 11 heures du matin, au troisième étage d’un des nouveaux buildings de grand standing récemment bâtis à Puteaux, Coplan fut accueilli par un costaud d’une bonne trentaine d’années, au faciès dur et méfiant, au thorax impressionnant, aux muscles visiblement solides.
  
  Coplan dit :
  
  - Je suis Francis Coplan. J’ai rendez-vous avec M. Morentini, de la part de M. Rousseaux.
  
  - Entrez. Je vais prévenir M. Morentini.
  
  Coplan fut introduit dans une petite pièce rectangulaire qui faisait office d’antichambre. Trois fauteuils de style ancien meublaient ce local. Aux murs, des portraits d’ancêtres dans de lourds cadres dorés.
  
  Resté seul, Coplan sentit qu’on l’observait. Deux minutes plus tard, le jeune costaud revenait.
  
  - Voulez-vous me suivre, monsieur Coplan ?
  
  Ils traversèrent l’appartement, longèrent un couloir, débouchèrent devant une porte métallique, franchirent cette porte et escaladèrent un escalier. Morentini attendait son visiteur sur le palier intérieur de l’étage supérieur.
  
  Il tendit la main, se présenta :
  
  - Morentini. Enchanté de faire votre connaissance. Venez...
  
  En dépit de ses soixante-quatre ans, l’ancien diplomate n’était pas une mauviette ! Il devait mesurer dans les un mètre 90, était bâti en force, affichait une verdeur étonnante. Visage buriné, menton énergique, regard sombre, chevelure d’ébène où ne se voyaient que quelques rares fils d’argent.
  
  Il conduisit Coplan dans un cabinet de travail aux murs occupés par des bibliothèques de chêne remplies de livres. Il indiqua de la main un fauteuil placé devant une table de travail en acajou, prononça :
  
  - Veuillez prendre place, je vous prie.
  
  - Merci, dit Coplan en s’asseyant dans le fauteuil. Je viens de me rendre compte que vous êtes bien protégé.
  
  - On ne l’est jamais, prononça Morentini sur un ton un peu désabusé, vous devez le savoir mieux que personne. Le coup de fil de votre service m’a quelque peu surpris, mais je suppose qu’il s’agit de nouveau de menaces contre ma personne ?
  
  Il s’installa derrière sa table, examina Coplan. Celui-ci murmura :
  
  - Oui et non. En réalité, il pourrait s’agir d’une alerte plus sérieuse mais nous n’en savons strictement rien. Permettez-moi de vous expliquer le but réel de ma visite. Samedi dernier, vers 18 heures, un individu a été abattu au boulevard de Grenelle par un motard qui a pris la fuite. L’homme est mort, trois balles dans le cœur. Mais, avant d’expirer, il est parvenu à prononcer tant bien que mal trois mots : la fille Morentini.
  
  L’ancien diplomate ne broncha pas, ses traits demeurèrent immobiles, son regard noir ne refléta pas la moindre réaction. Il n’avait rien perdu de son sang-froid professionnel !
  
  Coplan enchaîna :
  
  - Le problème, c’est que le mort n’avait aucune pièce d’identité sur lui. Un automatique Beretta 9 millimètres, une certaine quantité de billets de banque français, rien d’autre. Alors, nous nous posons des questions. Puis-je vous demander ce que vous en pensez, vous ?
  
  - A première vue, rien.
  
  Coplan extirpa de la poche intérieure de sa veste trois photos format carte postale, en noir et blanc, qui représentaient un beau visage masculin de forme ovale, aux traits réguliers.
  
  - Connaissez-vous cet homme ? s’enquit-il en soumettant les photos à Morentini.
  
  Les spécialistes de l’Identité judiciaire avaient fait des prouesses. Les portraits du mort étaient si expressifs qu’on oubliait qu’il s’agissait d’un cadavre.
  
  Après trois ou quatre minutes, Morentini déclara :
  
  - Je n’ai jamais vu cet individu, et j’ai une excellente mémoire visuelle, croyez-moi.
  
  Il restitua les photos à Coplan. Articula d’une voix teintée d’amertume :
  
  - On peut imaginer que cet individu m’attendait à mon ancien domicile du boulevard de Grenelle, car je ne vous apprends sans doute rien en vous révélant que j’ai mis mon appartement à la disposition de ma maîtresse et que je lui rends visite chaque fin de semaine. Vous étiez au courant, bien entendu ?
  
  - Le tueur aussi, précisa Coplan. Mais il est bien rare qu’un tueur se fasse abattre avant d’avoir commis son forfait.
  
  - C’est l’arroseur arrosé, laissa tomber Morentini. Ou bien c’est un règlement de comptes entre les membres d’une organisation ou bien c’est une trahison, allez savoir. Vous avez interrogé Mlle Kisseler, naturellement ?
  
  - Non, nous n’avons encore interrogé personne. Comme la presse n’a pas parlé de l’affaire et que l’agression est donc encore inconnue du public, nous avons estimé que vous deviez être informé avant le commencement de nos recherches.
  
  - Cette attention me touche, émit Morentini, sincère. Dois-je vous dire qu’un scandale autour de ma personne ou de ma famille me causerait un tort considérable et que j’aimerais, dans toute la mesure du possible, éviter une chose pareille ? Sur le plan de la malveillance, je suis servi. La meilleure solution, me semble-t-il, serait de classer l’affaire purement et simplement. Du moment que nulle plainte n’a été déposée, cela doit être réalisable, n’est-ce pas ?
  
  - Hélas, non, dit Coplan. Agression sur la voie publique et mort d’homme, la justice est saisie automatiquement. C’est la loi.
  
  - C’est bien regrettable, soupira Morentini. Je vais avoir les flics sur le dos, forcément.
  
  - Vous n’avez rien à craindre dans l’immédiat. Le juge qui a été chargé de l’affaire m’a donné carte blanche et je suis donc seul à mener l’enquête jusqu’à nouvel ordre. Je limiterai mes investigations au strict minimum, je vous en donne l’assurance.
  
  L’ancien diplomate resta pensif une ou deux secondes, puis il prononça :
  
  - Vous êtes un agent du SDEC, si j’ai bien compris ?
  
  - Notre service a changé de nom et s’appelle à présent la D.G.S.E. La Direction Générale de la Sûreté Extérieure.
  
  - Au cours de ma carrière, j’ai souvent eu des contacts avec le SDEC. Cela faisait partie de mon métier, bien entendu. Mais j’ignorais que votre service s’occupait des affaires criminelles concernant le territoire national.
  
  - C’est un cas tout à fait spécial. Comme je me suis plus ou moins spécialisé dans les affaires de terrorisme, on a pensé à moi. Car je peux bien vous l’avouer, dans cette histoire du boulevard de Grenelle, la personnalité du mort inconnu nous intéresse beaucoup plus que celle de l’assassin. Si cet homme est effectivement un terroriste, et tout le fait penser, nous aimerions connaître ses tenants et aboutissants, vous devinez pourquoi.
  
  - En somme, vous vous êtes reconverti ? fit Morentini avec une pointe d’ironie. C’est le truc à la mode, le terrorisme.
  
  - Vous me disiez, il y a un instant, que vous passiez les week-ends avec Mlle Kisseler. N’êtes-vous pas allé au boulevard de Grenelle samedi dernier, le jour du meurtre ?
  
  - Si, mais vers 11 heures du soir seulement. J’avais un travail à terminer et j’ai retrouvé mon amie vers 21 heures. Nous avons dîné au Foch An, le restaurant vietnamien de Neuilly. Il devait être 23 heures quand nous sommes arrivés au boulevard de Grenelle.
  
  - Mlle Kisseler ne vous a parlé de rien ?
  
  - Non. Je présume qu’elle n’était pas au courant de ce qui s’était produit non loin de son domicile, car elle m’en aurait parlé. Elle sait que je suis un homme menacé. Elle prend d’ailleurs certaines précautions elle-même. Elle ne fréquente personne dans l’immeuble ni dans le voisinage.
  
  - Quelle est sa profession ?
  
  - Elle était attachée de presse pour un groupe d’édition. C’est ainsi que je l’ai rencontrée, du reste. Actuellement, elle est ma secrétaire.
  
  - Il y a longtemps que vous la connaissez ?
  
  - Il y aura deux ans bientôt.
  
  - Vous êtes en instance de divorce, si mes renseignements sont bons ?
  
  - Vos renseignements ne sont pas bons. Il n’a jamais été question de divorce entre ma femme et moi. Nous vivons séparés, c’est tout. Une procédure de divorce me ferait du tort sur le plan professionnel. De plus, cela soulèverait de telles questions d’intérêts que nous avons rejeté cette idée, d’un commun accord, ma femme et moi. Elle a sa vie, en Suisse, et j’ai la mienne.
  
  - Vos rapports sont restés amicaux, je suppose ?
  
  - Sûrement pas ! grogna Morentini, agressif. Disons que c’est la guerre froide. Elle n’a jamais digéré ma liaison, mais elle voulait que je ferme les yeux sur ses gigolos. Les femmes ont de ces contradictions !
  
  - Je la rencontrerai, si cela ne vous gêne pas.
  
  - N’essayez pas de me dorer la pilule, cher monsieur. Les gens du SDEC n’ont pas de ces scrupules.
  
  - Vous avez raison, admit Coplan, imperturbable, ce n’était qu’une façon de parler. A votre avis, à laquelle de vos trois filles l’inconnu a-t-il fait allusion avant de succomber ?
  
  - C’est la question que je me pose depuis que vous m’avez informé. Mon aînée, Sylvie, habite à Bruxelles. C’est la plus sage des trois. Ce serait peut-être la seule dont je me porterais garant, et encore ! Je m’entends très mal avec son mari. Pour ne rien vous cacher, nous sommes brouillés à mort. Il désapprouve avec véhémence mes positions politiques. Comme la plupart des jeunes diplomates de la nouvelle école, il penche vers la gauche, ce crétin.
  
  - Et vos deux autres filles ?
  
  - Leur mère les a dressées contre moi, bien entendu ; je ne les vois plus guère. Vous savez, si je n’avais pas Carine, je parle de Mlle Kisseler, je serais un homme absolument seul face à ses ennemis ; et les gens qui souhaitent ma mort sont nombreux. Non seulement mes adversaires politiques mais aussi mes héritiers.
  
  - Vous n’avez pas la vie facile, évidemment, murmura Coplan, compréhensif.
  
  - De vous à moi, ni le danger ni la solitude ne m’impressionnent beaucoup. J’aime la lutte, c’est dans mon tempérament.
  
  - Sur le plan politique, quels sont les adversaires que vous redoutez surtout ?
  
  - Si vous avez vraiment lu quelques-uns de mes articles, vous devez être fixé là-dessus, non ? Des rumeurs prétendent que ce sont mes campagnes de presse qui ont provoqué le départ des États-Unis de l’UNESCO. C’est me faire beaucoup d’honneur, mais ce n’est pas impossible. Depuis dix ans, je m’efforce de démontrer de quelle manière insidieuse l’UNESCO s’est mise au service des clans qui sont manipulés par Moscou. L’opinion internationale commence à ouvrir les yeux, enfin ! Mon activité ne m’attire pas la sympathie des patrons du terrorisme international, c’est le moins qu’on puisse dire. Je suis persuadé qu’on parle de moi en Libye, à Cuba et dans certains pays de l’Est que vous connaissez. Mais je ne suis pas le pape, moi ! Je ne me laisserai pas avoir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Coplan hocha la tête et murmura :
  
  - Je l’espère bien. Vous avez bénéficié pendant quelques années de la protection spéciale de la police, pourquoi cette mesure a-t-elle été supprimée ?
  
  - Parce que j’ai été mis à la retraite. Le Quai d’Orsay était enchanté d’être débarrassé de ma personne. Je ne me plains d’ailleurs pas : je dispose de tout mon temps et j’ai les mains libres. Je m’occupe beaucoup de l’association que j’ai créée : Défense des Valeurs Occidentales. Nous éditons une revue mensuelle qui défend mes idées. Si vous le permettez, je vais vous remettre quelques numéros de notre revue.
  
  Il se leva, alla prendre trois ou quatre fascicules dans un classeur, les remit à Coplan en disant, vaguement sarcastique :
  
  - Si vous désirez vous abonner, vous trouverez tous les renseignements nécessaires dans la revue.
  
  - Je vous remercie. Pourriez-vous me parler de vos deux autres filles ?
  
  - Ma deuxième fille, Lucienne, est une jeune femme sans histoire. Elle a vingt-neuf ans, elle est célibataire, elle est journaliste dans un magazine féminin et elle gagne bien sa vie.
  
  - Elle vit seule ?
  
  - Non, elle a un ami qui vit avec elle, un romancier dont les œuvres ne trouvent guère de lecteurs. Il s’appelle Bruno Meraldi. Je suppose que ce nom ne vous dit rien ?
  
  - Non, et je m’en excuse.
  
  - C’est bien normal, laissa tomber Morentini, féroce. Mais il se peut que ces informations ne soient déjà plus valables à l’heure actuelle. Ma secrétaire a entendu dire que Lucienne avait viré Meraldi et qu’elle l’avait remplacé par un philosophe. Vous verrez cela vous-même. Je vous donne l’adresse de ma fille Lucienne : 205 rue Nadaud, dans le 16ème. C’est à la Muette... Quant à ma plus jeune, Catherine, elle a vingt-six ans, elle est professeur d’italien mais elle n’enseigne plus depuis deux ans. Elle écrit des ouvrages d’art sur la peinture italienne et elle passe la majeure partie de son temps à Florence où elle a acheté un petit appartement. C’est une fille ravissante, d’une intelligence au-dessus de la moyenne, malheureusement elle est folle.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Capricieuse, extravagante, n’ayant d’autres principes que son bon plaisir et se moquant complètement de la morale. J’ai toujours pensé que c’était d’elle que viendrait le scandale qui éclabousserait le nom de Morentini. Par bonheur, elle vit en Italie. Et il faut aller très fort pour choquer les Italiens !
  
  - Où dois-je m’adresser pour la rencontrer ?
  
  - Elle a un studio à Paris, rue de la Pompe. Sa sœur Lucienne vous donnera ses coordonnées exactes.
  
  Coplan se leva.
  
  - Je ne veux pas abuser de votre temps. Merci de m’avoir accordé cet entretien.
  
  - Une seconde. Rasseyez-vous. Je voudrais montrer les photos du mort à mon secrétaire.
  
  Il appuya sur un bouton placé sur la table, à portée de la main. Dix secondes plus tard, le costaud de l’entrée pénétrait dans la pièce. Coplan déposa les photos sur la table. Morentini fit des présentations sommaires :
  
  - Monsieur Coplan, du SDEC. Victor Denat, mon garde du corps, un de vos confrères, en somme. Il a été pendant cinq ans au service de protection de l’Élisée.
  
  Coplan et Denat se saluèrent de la tête. Morentini prit les photos et les tendit au « secrétaire » en lui demandant :
  
  - Dites-moi, Victor, est-ce que cet individu vous rappelle quelque chose ?
  
  Denat scruta les photos en fronçant les sourcils. Il marmonna :
  
  - C’est un Corse, un Italien ou un Niçois ? Type méditerranéen, sans aucun doute. Il s’appelle comment ?
  
  Morentini répondit :
  
  - Nous n’en savons rien.
  
  Denat leva les yeux vers Coplan et grommela :
  
  - Vous recherchez cet individu ?
  
  - Non, nous l’avons trouvé. Mais il est à la morgue.
  
  Morentini expliqua à son garde du corps :
  
  - La D.G.S.E. pense qu’il s’agit d’un terroriste qui voulait m’abattre. Il a été tué samedi dernier, boulevard de Grenelle.
  
  Visiblement, Victor Denat ne pigeait pas. Il questionna à mi-voix :
  
  - Tué par qui ?
  
  - Par un inconnu, ricana Morentini. Un motard qui a pris la fuite. Cela s’est passé samedi, à 18 heures, trois heures avant notre arrivée chez Carine. La presse n’a pas parlé de l’affaire. Vous n’avez jamais vu ce bonhomme ?
  
  - Non, fit le « secrétaire », catégorique. Il n’avait aucune pièce d’identité sur lui ?
  
  Coplan stipula :
  
  - Rien qu’un Berreta 9 mm et de l’argent français. Ni sa photo, ni ses empreintes digitales, ni l’examen de ses vêtements ne nous ont fourni une piste. Les services spéciaux allemands, italiens, belges et espagnols ne connaissent pas le personnage. C’est le mystère intégral. Quant au meurtrier, il portait un casque et le seul témoin de la scène n’a pas été en mesure de fournir un signalement.
  
  Victor Denat se tourna vers Morentini.
  
  - Qu’est-ce que je vous avais dit ? Je le sentais, qu’il y avait anguille sous roche. Cette période de tranquillité ne me disait rien de bon. Ils ont essayé de vous endormir, j’en suis sûr.
  
  Coplan demanda au garde du corps :
  
  - De qui parlez-vous?
  
  - De ces salauds de terroristes, naturellement. Ils veulent supprimer M. Morentini et ils finiront par y arriver si M. Morentini ne change pas sa façon de vivre. Ils l’ont écrit, et ces assassins ne reculent devant rien, les événements le prouvent.
  
  Morentini plaisanta sur un ton acerbe :
  
  - Calmez-vous, mon vieux. J’ai la baraka, vous le voyez bien. S’il avait pu patienter trois petites heures de plus, ce tueur pouvait me cueillir comme une fleur. Mais voilà, les choses étant ce qu’elles sont, c’est lui qui est mort !
  
  Victor Denat maugréa :
  
  - Tout cela finira très mal, monsieur. Il faut que Mlle Carine change de domicile, il faut renoncer à vos habitudes, à vos horaires trop réguliers. Vous leur facilitez le boulot, à ces fumiers !
  
  - Je fais confiance à mon ange gardien, railla Morentini. Je ne parle pas de vous, mais de mon ange gardien du ciel.
  
  - Ouais ! Car vous vous figurez que c’est votre ange gardien du ciel qui a flingué ce type qui est à la morgue ! Les anges gardiens se déplacent en moto maintenant ?
  
  Coplan arrêta cette discussion en disant à Morentini :
  
  - Denat a raison. Il parle en homme de métier. Quand on vit sous la menace de tueurs inconnus, il ne faut pas leur laisser le temps de pratiquer des repérages. Il faut être mobile, improviser sans cesse, dérouter les guetteurs.
  
  Morentini, agacé, trancha sèchement :
  
  - Bon, je connais la rengaine ! Avez-vous encore des questions à me poser, monsieur Coplan ?
  
  - Non, je ne vois rien d’autre à vous demander pour le moment. Le cas échéant, si j’avais besoin de renseignements supplémentaires, je me permettrais de vous faire signe.
  
  - Quand vous voudrez. Tenez-moi au courant de vos recherches. Après tout, je suis le premier concerné par cette histoire.
  
  - C’est promis.
  
  
  
  
  
  Le lundi matin, au Service, Coplan rendit compte à son directeur de l’entrevue qu’il avait eue avec Morentini.
  
  - Je n’ai appris qu’une chose : la famille Morentini me fait l’impression d’être un vrai nœud de vipères. Morentini et son épouse sont à couteaux tirés, Morentini et le mari de sa fille aînée sont brouillés à mort, les trois filles sont montées contre leur père ; ce n’est ni la joie ni l’harmonie. En faisant allusion aux ennemis qui ne seraient pas fâchés de l’expédier dans un monde meilleur, il a mentionné ses héritiers. Il y a probablement des montagnes de fric en jeu. Je voudrais vous demander de vous pencher sur cet aspect du problème.
  
  - Bonne idée, approuva le Vieux. J’en parlerai à Rousseaux. Ce serait un comble, si cette histoire n’était pas une affaire politique mais une affaire de gros sous ! Cela se voit tous les jours.
  
  - Pourquoi pas les deux ? fit remarquer Coplan. Le mari de la fille aînée de Morentini ne partage pas les idées de son beau-père, loin de là !
  
  - C’est le diplomate belge ? fit le Vieux, pas mécontent de montrer qu’il avait de la mémoire.
  
  - Oui.
  
  - Si vous faisiez un saut à Bruxelles pour rencontrer ce personnage et sa femme ?
  
  - Cela fait partie de mon programme.
  
  - Vous pourriez renifler l’atmosphère, vous rendre compte de l’ambiance qui règne dans cette famille.
  
  - O.K. Je prendrai le train ce soir.
  
  
  
  A 18 heures 05, Coplan s’installait dans le rapide Paris-Bruxelles. A son arrivée dans la capitale belge, il prit possession de la chambre que Rousseaux lui avait réservée au Métropole. Le lendemain, à onze heures, il téléphona à la comtesse Bauwens, la fille aînée de Morentini, à son domicile de l’avenue des Nations, le quartier chic de la ville.
  
  D’abord surprise par la requête de Coplan, Sylvie Bauwens, née Morentini, finit par accepter la rencontre que Coplan lui proposait.
  
  - A quelle heure pouvez-vous venir ? s’enquit-elle.
  
  - Peu importe, je suis venu tout exprès de Paris. Mais j’aimerais également rencontrer votre mari.
  
  - Disons vers 18 heures, est-ce que cela vous convient ?
  
  - Parfaitement.
  
  - Mon mari travaille à la Communauté Européenne ; il rentre habituellement vers 18 heures 30. Vous ferez d’une pierre deux coups. Puis-je vous inviter à dîner ? Nous serons plus à l’aise pour bavarder.
  
  - Je ne voudrais pas abuser.
  
  - N’ayez crainte, vous n’abusez pas. Je vous attends à 18 heures.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Si Coplan n’avait pas su que la fille aînée de Morentini avait trente-cinq ans, il lui en aurait donné dix ans de moins ! Grande, svelte, avec un superbe visage de madone italienne, (elle avait hérité les cheveux noirs et les yeux sombres de son père), elle était le type même de la jeune aristocrate moderne qui a toujours vécu dans le luxe. Elle portait une jupe droit en flanelle grise, un pull bleu clair ; les cheveux coiffés en bandeaux, elle n’avait pour tout bijou qu’un collier de perles fines.
  
  - Soyez le bienvenu, dit-elle. J’avoue que votre coup de téléphone m’intrigue.
  
  Elle conduisit le visiteur dans un grand salon rectangulaire aux meubles de style, aux tapis cossus, où deux grandes baies vitrées laissaient entrer une lumière déjà printanière.
  
  - Asseyez-vous, je vous en prie, fit-elle en désignant un canapé dont le velours beige avait des reflets d’or. Puis-je vous offrir un apéritif ?
  
  - Volontiers.
  
  - Whisky, Martini, porto ?
  
  - Un Martini fera mon bonheur.
  
  Elle se dirigea vers un meuble-bar qui occupait un des angles du salon, servit un Martini et se versa un porto.
  
  Elle transporta une petite table basse près de Coplan, y déposa le verre de Martini, prit son porto et alla s’asseoir dans une bergère.
  
  - Vous êtes chargé d’une enquête officielle du gouvernement français, si j’ai bien compris ? attaqua-t-elle. De quoi s’agit-il ?
  
  Coplan relata l’histoire du boulevard de Grenelle et enchaîna en extirpant de sa poche les photos du mort. Il prononça :
  
  - Ne soyez pas alarmée, surtout, c’est de la routine. Connaissez-vous cet homme ?
  
  La comtesse étudia les photos, regarda Coplan.
  
  - Non, je ne crois pas avoir rencontré cet individu.
  
  - Ma démarche peut vous surprendre, mais nous savons que les gens qui dirigent une organisation de terroristes s’efforcent bien souvent d’introduire un de leurs agents dans l’entourage de la personne qu’ils ont l’intention de supprimer. Comme vous êtes l’une des trois filles de Lucien Morentini et que le tueur a prononcé avant de mourir les paroles que je vous ai dites, le juge qui traite le dossier m’a chargé de rencontrer personnellement chacune des trois filles de votre père. Comme je vous le disais, c’est de la routine.
  
  - Comment mon père a-t-il réagi ?
  
  - J’admire son courage. Il a pris cette histoire avec beaucoup de calme et une certaine dose d’ironie. Et pourtant, à deux ou trois heures près, il se faisait abattre.
  
  - Papa a toujours été très courageux, mais c’est effrayant de penser qu’il vit avec une telle épée de Damoclès au-dessus de la tête. Mon mari et moi, nous n’arrêtons pas de lui demander de renoncer à ses campagnes politiques stupides.
  
  - Vous le voyez souvent ?
  
  - Mon mari ne l’a plus rencontré depuis près de deux ans. Ils sont brouillés, mais moi je téléphone à mon père de temps à autre. Justement, pour le supplier de ne plus écrire ce qu’il écrit. Bien entendu, c’est inutile.
  
  - J’ai lu quelques-uns de ses articles. Je trouve qu’il n’a pas tout à fait tort.
  
  - Sans doute, mais à quoi bon prêcher dans le désert ? Personne ne peut arrêter le cours de l’Histoire.
  
  - Vous partagez les idées de votre mari ?
  
  - Vous savez, je ne fais pas de politique. Mais enfin, en tant qu’historienne, je pense que mon mari a raison. Ce que je lui reproche, c’est de montrer trop de virulence, trop d’acharnement dans la défense de ses opinions.
  
  - Vous vous entendez bien tous les deux, votre mari et vous ?
  
  Un peu déconcertée par cette question, la comtesse eut un léger sourire, murmura :
  
  - Je vais vous faire une confidence : je n’ai jamais trompé mon mari.
  
  - La fidélité n’est plus une vertu très courante de nos jours. Ni l’amour conjugal sans faille. J’admire votre sagesse.
  
  - Oh, ce n’est pas de la sagesse ! C’est de l’orgueil... A 17 ans, je me suis fait le serment de ne jamais tromper mon époux si je me mariais. J’en faisais une question de dignité personnelle. La perspective de passer le restant de mes jours avec un mari cocu m’inspirait un dégoût insurmontable. Je dois dire que j’étudiais le théâtre de Molière et de Marivaux à cette époque de mon adolescence et que le personnage du mari cocu me paraissait le type même de l’homme déclassé, dévalorisé. Pour une épouse, c’est dégradant.
  
  - Vous ne regrettez pas votre serment ?
  
  - Absolument pas ! Je découvre chaque jour que la fidélité conjugale est une source de bonheur, d’équilibre, de paix. Une véritable richesse morale, en fait. J’ai deux enfants, un fils et une fille, douze ans et neuf ans, qui profitent, même sans le savoir, de cette stabilité profonde de notre foyer.
  
  - Vous sortez beaucoup, vous voyez du monde ?
  
  - Oui, forcément. Un diplomate a des obligations mondaines qui font partie de sa charge. Mais n’ayez crainte, je n’ai pas de tentations. Quand on sait d’avance qu’on ne cédera jamais, on n’essaie pas de jouer avec le feu. Mais pourquoi parlons-nous de cela ?
  
  - Parce que j’ai mis ce problème sur le tapis sans que vous vous en rendiez compte, avoua Coplan. Votre plus jeune sœur se comporte d’une manière très différente, n’est-ce pas ?
  
  La comtesse eut de nouveau son sourire distingué.
  
  - On se demande parfois si elle n’a pas fait le serment contraire, elle. Le serment d’avoir un nouvel amant tous les jours ! Sa façon de vivre me dépasse, je l’avoue. Et pourtant, c’est une fille très intelligente, je vous assure.
  
  L’arrivée du maître de maison mit un terme à ce dialogue. Le comte Hubert Bauwens était un homme qui frisait la quarantaine, bien bâti, blond, bon chic bon genre, complet gris foncé à fines rayures noires, chemise blanche immaculée, cravate grise ; faciès énergique et viril, des yeux bleus qui reflétaient une âme un peu rêveuse mais bien trempée.
  
  En le voyant, Coplan ne put s’empêcher de penser que le serment de fidélité conjugale de la comtesse ne devait pas lui imposer une contrainte trop pénible. Avec un tel mari, elle n’avait rien à envier à personne !
  
  Coplan expliqua au comte le motif de sa visite, raconta une fois de plus l’histoire du boulevard de Grenelle, exhiba la photo du mort inconnu.
  
  La réaction du comte fut nette et catégorique :
  
  - Jamais vu cet homme ! A première vue, je dirais que c’est un Méridional.
  
  - A trois heures près, votre beau-père se faisait abattre par cet individu.
  
  - Si j’étais méchant, je dirais qu’il ne l’aurait pas volé ! ricana le comte. Tant va la cruche à l’eau... Ma femme a dû vous dire que nous sommes brouillés, mon beau-père et moi.
  
  - Oui, la tolérance n’est pas votre fort, me semble-t-il ?
  
  - Mais c’est lui qui refuse de me revoir ! protesta le comte.
  
  La servante vint annoncer que Madame était servie. Ils passèrent à table. Le dîner avait été servi dans une salle à manger spacieuse, aux murs ornés de tableaux anciens (des scènes flamandes dans le style Jordaens).
  
  Le comte relança la conversation.
  
  - Au fond, mon beau-père est victime de son âge. C’est un homme de l’Ancien Régime, un Français d’avant 1789, d’avant l’instruction obligatoire, d’avant la création des syndicats, d’avant les Droits de l’homme. Je suppose que vous avez lu quelques-uns de ses écrits ?
  
  - Oui.
  
  - Vous êtes bien d’accord avec moi ? C’est une position philosophique et politique totalement réactionnaire. On ne peut plus penser de cette manière-là à l’aube du XXIème siècle ; l’univers est devenu trop petit. Nos seules chances de salut résident dans la générosité, la fraternité. C’est bien pourquoi les articles de mon beau-père sont si néfastes.
  
  - Votre beau-père a évidemment une autre vision de l’humanité. Pour lui, les hommes n’ont pas changé, ne changent pas et ne changeront jamais. En dépit des beaux discours et des sentiments humanitaires, l’homme reste un être égoïste, ambitieux, jaloux et pervers. Il y aura toujours des affrontements, des goulags, des génocides. Pour votre beau-père, la politique est l’art du réel. Vous rencontrez souvent des élans de générosité dans vos discussions à la Communauté Européenne ?
  
  - Non, hélas ! reconnut le comte. Mais ce sont des gens comme mon beau-père qui jettent de l’huile sur le feu. Sa croisade pour les valeurs de l’Occident est un vrai défi au Tiers-Monde.
  
  Pour ne pas gâcher cet excellent repas, Coplan préféra décrocher ; délaissant les sentiers trop brûlants de la politique, il interrogea Sylvie sur sa mère.
  
  Il expliqua :
  
  - Je compte la rencontrer sous peu. Je sais qu’elle s’est installée à Genève et qu’elle éprouve un certain ressentiment à l’égard de son mari.
  
  Le comte persifla :
  
  - Mettez-vous à sa place ! Être plaquée après plus de trente ans de mariage ! Et pour une jeune dévergondée qui accepte de coucher avec un vieillard de soixante-quatre ans pour la seule raison que ce vieillard est riche ! Vous trouvez cela convenable, vous ?
  
  - Je me garderai bien d’émettre un jugement, murmura Coplan. J’ai toujours entendu dire que lorsque des époux se séparent, il y a des torts des deux côtés. Mais comme je suis célibataire, je ne suis vraiment pas compétent dans ce domaine.
  
  - La famille Morentini ne brille pas par sa moralité, articula le comte. Par chance, j’ai eu le bonheur de tomber sur la perle de la famille, car les deux sœurs de ma femme ne sont pas spécialement vertueuses. Vous le constaterez au cours de votre enquête. Connaissez-vous Catherine ?
  
  - Non, pas encore. Mais cela viendra.
  
  - Il faudra faire le voyage à Florence, railla le comte.
  
  - Je le ferai, bien entendu. Je n’oublie pas les ultimes paroles du mort inconnu. S’il a trouvé la force de parler de la fille Morentini, ce n’est sûrement pas sans motif. Il n’y a pas de fumée sans feu.
  
  
  
  
  
  A son retour à Paris, Coplan fit le rapport de sa démarche bruxelloise à son directeur.
  
  Le Vieux grommela :
  
  - Un coup d’épée dans l’eau, en somme ?
  
  - Oui, probablement. Mais il fallait bien le faire ce voyage. Je ne me suis d’ailleurs pas embêté un seul instant. Le comte et la comtesse Bauwens valaient bien le déplacement.
  
  - A qui le tour maintenant ?
  
  - Je vais essayer de goupiller une rencontre avec la maîtresse de Morentini.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Appelant Carine Kisseler au téléphone, Coplan tomba sur un répondeur automatique qui annonça que Mlle Kisseler était absente jusqu’au lundi prochain. Coplan préféra ne pas donner son nom et il raccrocha. Bien décidé à poursuivre son travail de fourmi, il appela alors la deuxième fille de Morentini, la prénommée Lucienne. Celle-ci l’accueillit assez fraîchement.
  
  - C’est au sujet de votre enquête, je présume ?
  
  - Oui, en effet. Comment le savez-vous ?
  
  - Ma sœur Sylvie m’a téléphoné de Bruxelles. Si c’est important, venez en fin de matinée. Mais je vous préviens que je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer.
  
  - Rassurez-vous, je serai aussi bref que possible. Une demi-heure, au maximum.
  
  - Disons vers midi, si cela vous convient ?
  
  - Je serai chez vous à midi.
  
  - Mon appartement est au deuxième étage.
  
  - C’est noté.
  
  L’appartement était vaste mais il y régnait un désordre surprenant. Des vêtements traînaient sur tous les meubles, des tableaux inachevés encombraient les murs, des livres, des magazines et des journaux s’entassaient dans tous les coins.
  
  - Excusez-moi, dit la jeune femme, j’ai un boulot terrible et je dois terminer un papier que la rédaction attend avant six heures du soir.
  
  Lucienne Morentini était grande, sèche, avec un visage un peu osseux, des joues que creusaient deux sillons autour de la bouche. Une hyper-nerveuse, c’était évident. Ce qu’elle avait de mieux, c’étaient ses grands yeux noirs où brillaient des éclats d’anxiété, une vivacité d’esprit toujours tendue et une impatience proche de la fébrilité.
  
  - Je suis surtout venu vous voir pour vous montrer une photo, commença Coplan en exhibant les trois portraits du mort anonyme. Je voudrais savoir si vous avez déjà vu cet homme ?
  
  Lucienne examina les photos.
  
  - Non, ce visage ne me rappelle rien, déclara-t-elle. C’est l’individu qui a failli tuer mon père l’autre jour ?
  
  - Ce n’est qu’une hypothèse, précisa Coplan. Les intentions réelles de cet homme, nous ne les connaîtrons sans doute jamais puisqu’il a été abattu.
  
  - En tout cas, je n’ai jamais rencontré ce type.
  
  - Avant de mourir, il a trouvé la force de prononcer une phrase : la fille Morentini... Ce qu’il voulait dire, Dieu seul le sait. Était-ce un dernier message, une accusation ? Mystère.
  
  - En tout cas, moi je peux vous affirmer que je ne suis pas la fille en question.
  
  Le téléphone sonna. La journaliste décrocha et répondit sur un ton excédé :
  
  - Pour l’amour du ciel, Bruno, fiche-moi la paix ! Tu avais promis de me laisser tranquille pendant deux semaines, tiens au moins ta promesses... Oui, oui, ça va, je connais la chanson ! Je n’ai pas le temps de t’écouter, je ne suis d’ailleurs pas seule en ce moment. Je raccroche. Salut.
  
  Elle raccrocha d’un geste violent, regarda Coplan.
  
  - C’est emmerdant ce téléphone !
  
  - Faites-le couper, suggéra Coplan, impénétrable.
  
  - J’en ai besoin pour mon travail. Je suis journaliste et la rédaction doit pouvoir me contacter vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quand on veut se débarrasser d’un amant plus collant qu’une sangsue, on devrait s’en aller aux Antilles ou aux Seychelles ! Ce pauvre con me téléphone tous les jours et même plusieurs fois par jour ! J’en ai ras le bol, je vous jure ! Qu’est-ce que je disais ?
  
  - Vous disiez que vous n’êtes sûrement pas la fille Morentini à laquelle pensait le moribond au moment de mourir, l’homme de la photo.
  
  - C’est évident. Comment me connaîtrait-il ? Je ne l’ai jamais rencontré.
  
  - C’est tout ce que je voulais savoir. Je vous remercie, et je m’excuse d’avoir pris votre temps. C’est le métier qui veut ça, que voulez-vous.
  
  - Eh bien, je ne vous retiens pas.
  
  - Ah, j’oubliais ! Votre père m’a certifié que vous ne refuseriez pas de me donner les coordonnées de votre sœur Catherine. Son adresse en Italie et l’adresse de son studio parisien.
  
  - Elle est à Rome en ce moment. Pour une semaine. Elle discute un contrat avec son éditeur italien au sujet de son nouveau livre.
  
  - Comme je dois la rencontrer, je ferai le voyage à Florence ou à Rome si c’est nécessaire.
  
  - Vous avez de quoi écrire ?
  
  Coplan sortit son agenda de poche et s’arma de son stylo.
  
  - Je vous écoute, dit-il.
  
  Après avoir noté les renseignements, il demanda d’un air innocent :
  
  - Carine Kisseler, vous la connaissez ?
  
  - Naturellement. C’est même moi qui l’ai présentée à mon père. J’aurais mieux fait de me casser une jambe ce jour-là !
  
  - Elle était votre amie ?
  
  - Non, même pas. Je la croisais de temps en temps dans un cocktail ou à une conférence de presse. Elle était attachée de presse chez Editofrance.
  
  - Elle ne l’est plus ?
  
  - Non. Mon père l’a engagée comme secrétaire.
  
  Elle ajouta, mordante :
  
  - Drôle de secrétaire ! Elle travaille surtout au lit, si vous voyez ce que je veux dire.
  
  - Vous ne la portez pas dans votre cœur, si je comprends bien ?
  
  - Pour ça, non ! C’est une fille qui ne s’intéresse qu’au fric. Vous ne l’avez pas encore rencontrée ?
  
  - Non, pas encore. Mais ça ne saurait tarder.
  
  - Si je devais la qualifier d’un mot, d’un seul mot, je dirais que c’est une intrigante. En fait, elle n’a pour elle que sa beauté, car il faut lui rendre cette justice, elle est vraiment très belle.
  
  - Votre père ne m’a pas donné l’impression d’être un homme qui pourrait s’enticher d’une femme uniquement parce qu’elle est belle.
  
  - Mon œil ! Mon père est un homme comme les autres ! Et comme il prend de l’âge, il perd la boussole quand il voit une fille avec une belle gueule, un beau cul et des nichons attirants.
  
  - Vous n’êtes pas tendre, murmura Coplan.
  
  - Oh, remarquez, Carine est loin d’être bête ! Je dirais même qu’elle a une certaine intelligence. Mais enfin, embobiner un homme de soixante-quatre ans, il n’y a pas de quoi être fière. Et comme c’est une affaire de fric, c’est de la prostitution, non ?
  
  - Votre père voit les choses d’une manière assez différente. Il m’a même dit que s’il n’y avait pas Mlle Kisseler, il serait absolument seul face à ses ennemis.
  
  Lucienne Morentini parut ébranlée. Elle regarda Coplan, articula :
  
  - Il vous a dit ça ?
  
  - Oui.
  
  - Car il range sa famille parmi ses ennemis ?
  
  - C’est ce que j’ai cru comprendre.
  
  Lucienne Morentini parut soudain très émue. Elle se laissa choir dans un fauteuil, baissa la tête et murmura :
  
  - Comment en est-on arrivé là ? Pauvre papa ! Avoir trois filles et se sentir seul. C’est terrifiant, non ? Il y a des malentendus incroyables...
  
  Elle se tut, proche des larmes. Coplan prononça sur un ton désabusé :
  
  - Votre père est persuadé que ses trois filles le détestent. Et je ne parle pas de son épouse.
  
  - C’est sa faute. C’est lui qui a commencé. Avant de rencontrer Carine, il a eu d’autres maîtresses.
  
  Coplan glissa :
  
  - Votre mère avait des amants de son côté, n’est-ce pas ?
  
  Lucienne ne répondit pas. Coplan reprit :
  
  - C’est d’ailleurs une chose qui m’échappe. Pourquoi votre mère est-elle partie en Suisse ? Votre père avait ses amourettes et votre mère aussi. Pourquoi cette rupture, cette séparation ? Un ménage vieillissant cherche des émotions nouvelles, c’est presque banal, mais il y a quand même la tendresse qui demeure, les souvenirs, les enfants, la famille.
  
  - Il y a eu des problèmes d’argent. Ma mère était un peu trop généreuse envers ses jeunes protégés. Papa ne lui a rien reproché, ce n’est pas son genre, il a simplement essayé de la mettre en garde. Maman a très mal pris la chose. C’est lamentable, un vieux couple qui se déglingue.
  
  - Vous êtes payée pour le savoir.
  
  - En effet, mais je peux vous garantir que je ne me marierai jamais et que je n’aurai pas d’enfants.
  
  - Est-ce la bonne solution ?
  
  La jeune femme se leva, se secoua.
  
  - Excusez-moi, il faut que je me remette au travail.
  
  Coplan prit congé.
  
  
  
  
  
  Vers 3 heures, Coplan fut reçu par son patron au siège du Service. Il relata son entrevue avec Lucienne Morentini.
  
  - Cette conversation ne m’a rien apporté de nouveau, avoua-t-il, mais elle m’a laissé une sale impression. C’est la guerre des Atrides, la tribu Morentini. La haine, la politique, l’argent, la jalousie et le terrorisme ; c’est un mélange plutôt explosif.
  
  - Toujours pas la moindre piste, en résumé ? grinça le Vieux.
  
  - Pas la moindre. Mais je n’ai pas fini ma tournée, loin de là. Je compte voir la maîtresse de Morentini la semaine prochaine, puis sa femme, puis sa plus jeune fille.
  
  - Vous espérez quoi ?
  
  - Rien de précis, naturellement. Je renifle.
  
  - Eh bien, faites comme le nègre, continuez.
  
  Ainsi qu’il l’avait promis, Coplan téléphona au juge Ledurec pour mettre au point le dîner qu’ils avaient convenu de prendre ensemble le samedi soir.
  
  Le juge émit d’une voix hésitante :
  
  - Si ça ne vous contrarie pas, j’aimerais jeter un coup d’œil sur le théâtre des opérations, le lieu du crime, pour m’exprimer comme dans les romans. Je ne connais pas le boulevard de Grenelle.
  
  - O.K. Vous tombez tout à fait dans mes cordes.
  
  - Je suppose qu’il y a des restaurants dans le coin ?
  
  - Il y a des restaurants dans tous les coins, à Paris. Je viendrai vous prendre à votre bureau vers 19 heures, si cela vous arrange.
  
  - Vous êtes trop aimable. Vous êtes mon invité, ce n’est pas à vous de vous déranger.
  
  - Ta, ta, ta ! coupa Coplan, je mobiliserai une voiture du Service.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Le juge Ledurec déclara en serrant avec chaleur la main de Coplan :
  
  - Cela me fait très plaisir de vous revoir et de passer la soirée en votre compagnie.
  
  - Le plaisir est partagé, dit Coplan. Avant de nous mettre en route, une question préalable : aimez-vous le couscous ?
  
  - J’aime tout, quand c’est bon.
  
  - J’espère que vous n’aurez pas à vous plaindre. C’est le secrétaire du Service, un homme précieux entre tous, qui nous a réservé une table à deux pas de l’endroit où vous désirez vous rendre, au boulevard de Grenelle. C’est un restaurant algérien où ils servent, selon Rousseaux, une semoule de blé dur incomparable. Personnellement, je n’y suis jamais allé.
  
  - Merveilleux, fit Ledurec. Je me régale d’avance.
  
  - Venez, la voiture n’est pas garée bien loin.
  
  Quand ils débarquèrent au boulevard de Grenelle, le juge prouva qu’il avait bien étudié son dossier ; entre autres, le rapport du gardien de la paix qui avait recueilli le dernier soupir du mort inconnu.
  
  Après avoir examiné le lieu précis où s’était produite l’agression, il tint à voir l’immeuble où habitait la maîtresse de Morentini.
  
  Coplan murmura :
  
  - C’est là, au troisième étage.
  
  - Finalement, vous ne l’avez pas rencontrée, cette jeune femme ?
  
  - Non, pas encore. Je poursuis mon programme avec méthode, mais je n’ai fait que la moitié du chemin. J’ai six personnes à voir, je n’en ai vu que trois ; le père et deux de ses filles.
  
  - Sans résultat positif ?
  
  - En effet.
  
  - Vous n’êtes pas découragé ?
  
  - Jamais.
  
  - L’affaire vous passionne toujours ?
  
  - A mesure que les jours passent, cette curieuse histoire m’intéresse de plus en plus. Les affaires trop simples et trop faciles ne m’intéressent jamais longtemps.
  
  Ils firent quelques pas devant l’ancien domicile de Morentini. Le juge prononça d’une voix égale :
  
  - Quand on y réfléchit, c’est quand même ahurissant : voilà un individu, je parle du mort, qui vient se faire descendre ici même, un samedi soir, et nul ne sait d’où il sort ! Les gens de la P.J. ont passé au peigne fin les déclarations de disparus, les R.G. ont mobilisé tous leurs informateurs munis d’une photo du mort, les inspecteurs du commissaire Tourain ont fait la tournée des hôtels, et tout est négatif. Pourtant, cet homme devait bien habiter quelque part, avoir des voisins, des relations.
  
  - Ne croyez surtout pas qu’il s’agisse d’un cas exceptionnel. Tenez, prenez la foule qui circule en ce moment même, ici, sur ce boulevard ; si vous procédiez à une rafle, il y a au moins dix pour cent d’individus qui n’ont pas de papiers en règle, dont on ignore le domicile, les ressources. J’ai connu des terroristes qui s’introduisaient clandestinement en France, qui passaient quelques heures chez des complices, qui s’en allaient commettre leur forfait, démunis de la moindre pièce d’identité, et qui s’éclipsaient aussitôt après, ni vu ni connu. C’est une des règles principales du jeu : ne jamais compromettre l’organisation, quoi qu’il arrive.
  
  - En province, vous ne pourriez pas garder l’anonymat pendant plus de vingt-quatre heures. Mais il y a tant de monde à Paris !
  
  - Remarquez, nous n’avons pas encore utilisé l’arme suprême : la presse. Si tous les journaux diffusaient la photo du mort avec son signalement précis : vêtements, chaussures, etc., nous aurions des réactions, j’en suis convaincu. A quelques rares exceptions près, cette méthode permet neuf fois sur dix d’identifier un individu. Il y a des fausses pistes, bien sûr, mais en général ça marche. Il y a presque toujours un vieux retraité, une vieille rentière ou je ne sais qui pour avoir remarqué l’individu qu’on recherche.
  
  - Pourquoi n’utilise-t-on pas cette formule alors ?
  
  - Parce que le temps travaille pour nous. S’il s’agit bien d’un terroriste, comme je le pense, il ne faut pas brusquer les choses. Jusqu’à nouvel ordre, les complices de notre mort anonyme et ses chefs sont dans le brouillard. Ils ne savent pas que leur agent est mort. Ils savent qu’il a disparu, c’est tout. Ils attendent les nouvelles. Mais ils finiront par bouger, par essayer de s’informer. A ce moment-là, nos indicateurs récolteront peut-être l’un ou l’autre indice valable.
  
  - Je vois. Mais j’aimerais que vous me parliez des deux filles Morentini que vous avez rencontrées jusqu’à présent.
  
  - Nous en parlerons à table. Venez, c’est l’heure. Le restaurant s’appelle Le Tahar. C’est au 164.
  
  L’établissement ne payait pas de mine, mais le décor rouge et or était plaisant. Il y régnait une atmosphère bon enfant, agréable, animée, et l’accueil fut cordial. La table qui leur avait été réservée se trouvait au milieu de la salle, dans une sorte de box pour quatre personnes, à droite de l’entrée.
  
  Coplan et Ledurec s’installèrent côte à côte. Coplan dit en souriant :
  
  - La dernière fois que je suis rentré d’Abidjan, la compagnie Air Afrique m’avait donné à lire une revue africaine dans laquelle il y avait un article sur les écrivains noirs. Un des poèmes composés par un poète africain se terminait par quatre vers que j’ai retenus :
  
  
  
  Il est au monde trois paradis :
  
  Couscous à viande grasse,
  
  Riz beurré au lait
  
  Jeune fille et jeune homme au lit.
  
  
  
  Ledurec demanda, pince-sans-rire :
  
  - Lequel de ces trois paradis a votre préférence ?
  
  - Personnellement, le couscous à viande grasse ne me dit pas grand-chose ; je le préfère sans graisse. Quant au riz beurré au lait, je n’en ai jamais mangé. A vous de conclure.
  
  Le garçon leur apporta le menu. Coplan eut vite fait son choix :
  
  - Pour moi, couscous brochettes.
  
  - Pour moi, la même chose, enchaîna le juge.
  
  Le garçon s’enquit :
  
  - Comme boisson ?
  
  Coplan se tourna vers le juge :
  
  - Du vin rouge d’Algérie, ça vous va ?
  
  - Parfaitement.
  
  Le garçon précisa :
  
  - Nous avons un très bon Sidi Brahim.
  
  - Eh bien, dit Coplan, va pour une bouteille de Sidi Brahim.
  
  Le garçon s’en alla passer la commande à la cuisine. Coplan reprit son dialogue avec Ledurec.
  
  - La deuxième des trois filles qui nous intéresse est une personne qui ne paraît pas avoir le moindre rapport direct avec notre affaire. Journaliste, toujours sous pression, d’une nervosité presque maladive, elle m’a fait l’impression de ne s’intéresser qu’à deux choses : son métier, d’une part, et ses ennuis sentimentaux. Elle vient de rompre une liaison qu’elle avait avec un écrivain débutant, mais celui-ci s’accroche et la rupture ne semble pas facile. Son père ne la passionne pas beaucoup, c’est évident. Je crois qu’elle a mauvaise conscience à son égard : c’est elle qui lui a présenté la jeune femme dont il a fait sa maîtresse.
  
  - C’était une amie à elle ?
  
  - Non, même pas. Une simple relation de rencontre. Elle ne cache d’ailleurs pas qu’elle regrette le rôle qu’elle a joué bien involontairement dans cette histoire d’amour. Elle est allée jusqu’à parler de prostitution en évoquant la petite amie de son père.
  
  - Pourquoi cela ?
  
  - Elle prétend que son père est tombé dans le piège d’une créature sans scrupules, attirée par l’argent. Pour définir la personne en question, elle s’est contentée d’un mot : une intrigante.
  
  - C’est intéressant, non ?
  
  - A retenir en tout cas.
  
  - L’idée m’était venue l’autre jour qu’en parlant de la fille Morentini, le mourant ne pensait peut-être pas à la fille au sens familial du mot mais au sens plus populaire. Comme il aurait dit « la poule » de Morentini.
  
  - J’y ai pensé, bien entendu. Mais comme je ne connais pas le personnage, je me garde bien d’émettre le moindre jugement. Comme je vous le disais tout à l’heure, il est trop tôt pour se faire une opinion.
  
  - Nous ne savons même pas s’il s’agissait d’une accusation de la part du moribond, fit remarquer le juge. Si cet individu n’était pas un terroriste mais un mercenaire, un tueur à gages, ses dernières paroles constituaient peut-être un message destiné à la personne qui avait loué ses services.
  
  - Nous sommes tout à fait d’accord, acquiesça Coplan.
  
  Le garçon s’amena, chargé de deux plats de semoule fumante. Ensuite, il apporta le bouillon, les brochettes, la bouteille de vin qu’il déboucha.
  
  - Bon appétit, souhaita-t-il avant de s’éloigner.
  
  Dès lors, Coplan et le juge eurent trop à faire pour continuer la conversation.
  
  Après quelques minutes, le juge émit entre deux bouchées :
  
  - Votre ami avait raison, cette semoule est formidable.
  
  - Un régal, répondit Coplan.
  
  A cet instant précis, un grand type se planta devant la table et prononça :
  
  - Bon appétit, messieurs !
  
  Coplan ne put réprimer un sourire.
  
  - Merci, dit-il en avalant le morceau de viande qu’il mastiquait. On a raison de dire que le monde est petit !
  
  Une élégante jeune femme arriva et se tint debout à côté du grand type.
  
  Coplan dit au juge :
  
  - M. Morentini.
  
  A Morentini :
  
  - Le juge Ledurec.
  
  Les deux hommes se saluèrent de la tête sans se serrer la main. Puis Morentini présenta sa compagne :
  
  - Mlle Kisseler... M. Coplan, le juge Ledurec.
  
  Le juge avait beau feindre la plus extrême maîtrise de ses réactions, il était quand même impressionné, c’était visible. Il regardait Carine Kisseler comme s’il voyait une apparition céleste. C’était un peu cela, du reste. Un visage d’une pureté lumineuse, un casque de cheveux bruns, des yeux en amande, d’un bleu intense, une bouche admirablement dessinée, aux lèvres pareilles à des fruits, les joues pleines et lisses, le tout magnifié par une sorte de sensualité diffuse qui imprégnait non seulement le visage de la femme mais toute sa personne.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Carine Kisseler n’avait d’yeux que pour Coplan. Mais Coplan, qui faisait semblant de ne pas s’en rendre compte, ne regardait que Morentini, à qui il dit avec un brin d’ironie :
  
  - Le hasard fait bien les choses, ma foi.
  
  Morentini, un peu sarcastique, demanda en posant le regard sur le juge :
  
  - Ces messieurs n’ont-ils pas peur de s’attabler en compagnie d’un homme dangereux ?
  
  Ledurec assura :
  
  - Pas le moins du monde ! Vous nous feriez même plaisir si vous acceptiez de dîner avec nous.
  
  - Nous sommes venus pour ça ! renvoya Morentini.
  
  Qui ajouta à mi-voix :
  
  - Le hasard n’est évidemment pour rien dans notre venue ici. Mon secrétaire patrouille depuis plus d’une heure dans les parages et il a reconnu M. Coplan. Il m’a téléphoné, voilà tout le mystère. Et comme Mlle Kisseler brûlait d’envie de faire la connaissance de M. Coplan, nous avons sauté sur l’occasion.
  
  Morentini et sa jeune maîtresse s’installèrent à la table de Coplan et de Ledurec. Le garçon apparut aussitôt pour distribuer le menu aux arrivants.
  
  Le juge, s’adressant à Morentini, murmura :
  
  - Je pensais à vous ce matin même. Je suis tombé sur un article que vous avez fait paraître au début de ce mois dans un magazine, un article où vous affirmez que l’URSS utilise des fonds de l’UNESCO pour organiser l’enseignement du russe aux jeunes Afghans des villes qu’ils occupent militairement. Je suppose que cette histoire est véridique ?
  
  - Bien sûr ! fit Morentini. Tout ce que j’écris contre les agissements de l’UNESCO est la vérité, j’ai des preuves. Heureusement, d’ailleurs ! Sans cela, il y a belle lurette que l’honorable président de l’UNESCO m’aurait traîné devant les tribunaux ! Mais l’affaire d’Afghanistan n’est qu’une goutte d’eau dans la mer. En ce moment même, il y a une manœuvre qui se prépare en faveur des fanatiques d’Iran. Inutile de vous dire que je suis ça de très près.
  
  Coplan intervint :
  
  - Est-il exact que la Grande-Bretagne est sur le point de se retirer, elle aussi, de l’UNESCO ?
  
  - Oui, dit Morentini. Les gens de Londres m’ont appelé en consultation et je dois aller les voir mardi.
  
  Coplan esquissa une grimace et marmonna :
  
  - Les grosses légumes de l’UNESCO, qui vous détestent, vont vous détester davantage encore. Le départ des États-Unis leur enlève une subvention de 43 milliards. Si les Anglais se retirent à leur tour, ce sera la ruine, non ?
  
  - Ne vous faites pas de souci pour eux ! grinça Morentini. Ils sont malins. Ils sont déjà en train de négocier d’autres financements. Si vous vous figurez qu’ils vont renoncer à leurs actions pernicieuses, vous vous faites des illusions. C’est le cheval de Troie, ne l’oubliez pas.
  
  Le garçon vint déposer sur la table les couscous commandés par Morentini et son amie.
  
  Il y eut un silence. Tout le monde s’était mis à manger. Finalement, Morentini reprit en posant les yeux sur Coplan :
  
  - Votre travail, ça progresse ?
  
  - Tout doucement, dit Coplan. J’en suis toujours à ma tournée des popotes. J’ai rencontré votre fille Sylvie et son mari à Bruxelles ; j’ai rencontré votre fille Lucienne, mais sans le moindre résultat.
  
  - Et Catherine ?
  
  - Je n’ai pas pu la joindre. Elle n’est pas à Florence pour le moment. Mais ce n’est que partie remise, bien entendu.
  
  - Je suppose que vous avez toujours l’intention d’interroger Mlle Kisseler ?
  
  - Oui, évidemment.
  
  Coplan se tourna vers Carine.
  
  - J’ai essayé de vous téléphoner, mais je suis tombé sur un répondeur automatique qui m’a fait savoir que vous étiez absente de Paris jusqu’à lundi. Je comptais tenter ma chance lundi matin.
  
  - Je ne serai pas chez moi lundi, révéla la jeune femme. Je ne sais d’ailleurs pas pour quel motif vous tenez à me voir.
  
  - M. Morentini ne vous l’a pas dit ? Je désire vous montrer la photo de l’individu qui a été abattu près de chez vous, et vous poser quelques questions. N’ayez pas peur, je ne vous prendrai pas beaucoup de temps ; ce ne sera qu’une visite de routine, dans le cadre de mon enquête.
  
  - Si vous le voulez, vous pouvez me poser des questions maintenant.
  
  - Ce n’est vraiment pas le moment, ni l’endroit, déclina Coplan en souriant. Je n’ai pas les photos sur moi et je ne suis pas en service commandé. J’ai bien le droit d’avoir des loisirs comme tout le monde, n’est-ce pas ?
  
  Morentini s’esclaffa.
  
  - Vous mentez comme un arracheur de dents ! plaisanta-t-il. Les gens de votre espèce sont toujours en vacances et toujours en service commandé. Je le sais par expérience. Et, du reste, dîner avec le juge d’instruction chargé de l’affaire dont on s’occupe soi-même, c’est une façon surprenante de se divertir, non ? De quoi parliez-vous donc quand je suis arrivé ? Soyez sincère.
  
  Coplan avoua :
  
  - Nous parlions de vous, naturellement. Mais, dites-moi, votre secrétaire musclé, il ne dîne pas ?
  
  - Si, si, n’ayez crainte. Il dîne plus tard.
  
  Morentini s’adressa au juge :
  
  - Si ce n’est pas indiscret, puis-je vous demander ce que vous faites ce soir dans ce quartier ?
  
  - Je tenais à me rendre compte du décor. Comme je ne connais pour ainsi dire pas Paris, j’avais envie d’avoir une idée plus précise de ce qu’on appelle le lieu du crime.
  
  - En somme, fit Morentini, c’est un peu ce qu’on nommait autrefois une descente du Parquet ?
  
  - Exactement.
  
  - Pourquoi cette démarche ?
  
  - Je viens de vous le dire : me faire une idée concrète de l’endroit où les choses se sont produites. Pour moi, toute cette affaire ne sort pas du cadre des abstractions et j’ai horreur de cela. J’en ai profité pour découvrir votre ancien domicile, le domicile actuel de Mlle Kisseler.
  
  - Rien de plus ?
  
  - Non, rien de plus. Vous avez tort de vous imaginer que nous sommes en déplacement professionnel, M. Coplan et moi-même. Comme je désirais dîner avec M. Coplan, je lui ai suggéré de venir ici plutôt qu’ailleurs.
  
  - Et vous avez pensé en vous-même que s’il se produisait un nouvel attentat vous seriez sur place, n’est-ce pas ?
  
  Ledurec arqua les sourcils.
  
  - Non, fit-il d’une voix égale, je n’ai pas pensé à une chose pareille. Mais j’aurais dû, j’en conviens. Car un tueur qui rate son coup est généralement remplacé par un autre tueur, c’est bien cela que vous voulez dire ?
  
  - Exactement.
  
  Coplan intervint pour dire à Morentini :
  
  - Vous y avez pensé, n’est-ce pas ? C’est la raison pour laquelle votre garde du corps surveille les parages ?
  
  - Cela va de soi. On a beau avoir confiance dans sa bonne étoile, un peu de prudence n’est jamais inutile.
  
  Carine prononça alors en dévisageant Coplan :
  
  - J’ai un grand service à vous demander, monsieur Coplan.
  
  - Je vous écoute.
  
  - M. Morentini m’a beaucoup parlé de vous et il m’a fait de vous un éloge plutôt impressionnant. Vous êtes, paraît-il, un as dans votre profession et vous avez beaucoup d’expérience. Ne pourriez-vous pas m’aider à convaincre M. Morentini que la moindre des choses, pour un homme dans sa situation, c’est d’être armé ? Il s’obstine à me refuser cette faveur. S’il devait se trouver brusquement devant un terroriste, il ne serait même pas en mesure de se défendre. Je trouve que c’est une aberration et cela me désole.
  
  Le faciès de Morentini s’était durci.
  
  - Je t’en prie, chérie, maugréa-t-il, laisse tomber. Tu sais très bien que je ne céderai jamais sur ce point. Et ce que pourrait dire M. Coplan n’y changerait rien. Je veux me battre avec des idées, pas avec des armes à feu.
  
  Coplan était embarrassé. Il dit à Carine :
  
  - Vous n’avez pas tort, cela tombe sous le sens, mais M. Morentini a raison lui aussi. Il défend un principe.
  
  Carine articula plus durement :
  
  - Un principe qui lui coûtera peut-être la vie ! C’est indéfendable. Quand on mène un combat comme le sien, il faut mettre toutes les chances de son côté. S’il se fait tuer, que deviendra la cause pour laquelle il lutte ?
  
  Elle s’adressa à Ledurec.
  
  - Et vous, monsieur le juge, qu’en pensez-vous ?
  
  - Je suis obligé de vous répondre que nul ne peut se faire justice soi-même ; c’est la loi. Et la loi est valable pour tout le monde.
  
  - Et la défense légitime ? fit Carine, acerbe.
  
  - Elle existe, bien entendu, admit Ledurec. Mais je voudrais vous exposer un autre argument : si M. Morentini tue un de ses agresseurs éventuels, ses ennemis ne manqueront pas d’exploiter contre lui son acte illégal pour le déconsidérer : provocation, crime délibéré, vous voyez le genre.
  
  Morentini grogna en haussant les épaules :
  
  - A quoi me sert d’épargner ma vie si les journaux me traînent dans la boue et en profitent pour dénaturer la cause pour laquelle je lutte ?
  
  Carine rétorqua, mordante :
  
  - Admirable consolation pour une femme : son compagnon est resté pur, mais il dort dans sa tombe !
  
  Coplan n’en revenait pas. A la voir, à entendre le son de sa voix qui vibrait sourdement, on ne pouvait pas douter de sa sincérité. Aimait-elle vraiment Morentini ? Presque un vieillard ! Elle, si jeune et si belle ?
  
  Pour dissiper le malaise que cette algarade avait provoqué, le juge Ledurec appela le garçon et commanda une autre bouteille de vin rouge.
  
  Morentini, mi-sérieux, mi-railleur, marmonna en dédiant un sourire à sa jeune maîtresse :
  
  - Je finirai par croire que tu es plus attachée à moi que je ne le suis moi-même !
  
  - C’est la vérité, assura-t-elle en posant sa main sur celle de Morentini.
  
  Coplan se fit la réflexion que la scène à laquelle il assistait était jouée à la perfection. Du grand art !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Se souvenant alors de ce que Lucienne Morentini avait dit au sujet de l’amie de son père : une intrigante, Coplan se promit d’en avoir le cœur net à la première occasion.
  
  Le juge Ledurec, en terminant son plat, se creusait la cervelle pour trouver un nouveau sujet de conversation. Il en découvrit un.
  
  - Dites-moi, monsieur Morentini, émit-il sur ce ton pondéré qui reflétait bien son caractère, j’ai constaté, en feuilletant mon dossier, qu’on mentionne souvent les menaces que vous recevez depuis pas mal de temps. Quelles formes ont-elles, ces menaces ? Des coups de téléphone, des lettres anonymes ?
  
  - Des lettres, mais qui ne sont pas anonymes. La plupart sont signées par des organismes que personne ne connaît : les militants du Tiers-Monde, les Brigades anti-racistes de l’Occident, les Révolutionnaires du Peuple, etc. La police n’est jamais parvenue à localiser l’un ou l’autre de ces mouvements.
  
  - J’aimerais lire quelques-unes de ces lettres. Est-ce possible ?
  
  - Oui, naturellement. Mlle Kisseler vous fera parvenir quelques échantillons. C’est elle qui s’occupe de mes archives.
  
  Coplan suggéra :
  
  - Mlle Kisseler pourrait peut-être me remettre ces photocopies quand je la rencontrerai ?
  
  - Oui, si vous voulez, répondit Morentini.
  
  Coplan s’adressa à la jeune femme :
  
  - Si cela ne vous dérange pas, faites-moi également un jeu de photocopies à mon usage personnel.
  
  Elle répondit :
  
  - Bien volontiers.
  
  Coplan demanda alors à Morentini :
  
  - Combien de temps comptez-vous séjourner à Londres ?
  
  - Trois ou quatre jours, cinq au grand maximum.
  
  - Mlle Kisseler vous accompagne, je suppose ?
  
  - Non, c’est mon secrétaire qui m’accompagne. Pourquoi cette question ?
  
  - Parce que je voudrais fixer la date de ma visite à Mlle Kisseler.
  
  - Ma présence est-elle indispensable ?
  
  - Non.
  
  - Eh bien, vous pouvez lui rendre visite lundi, non ?
  
  - Oui, si cela convient à Mlle Kisseler.
  
  La jeune femme confirma :
  
  - D’accord pour lundi matin. Venez vers 11 heures, si c’est possible.
  
  - Entendu.
  
  Le repas tirait à sa fin. Morentini consulta sa montre et grommela :
  
  - Vous nous excuserez, mais il est temps pour nous. Je présume que Victor nous attend à la sortie.
  
  Il précisa pour le juge Ledurec :
  
  - Je parle de mon secrétaire garde du corps, Victor Denat. Je pense qu’il doit faire le guet devant le restaurant. En tout cas, j’ai passé une excellente soirée et cela m’a fait plaisir de faire votre connaissance. J’aimerais régler l’addition mais on pourrait m’accuser d’acheter un magistrat.
  
  Le juge se récria :
  
  - Je vous en prie ! Vous êtes tous les trois mes invités.
  
  - Pas question ! trancha Morentini.
  
  Il appela le garçon.
  
  - Une addition séparée pour nous deux, mademoiselle et moi.
  
  
  
  
  
  Après le départ de Morentini et de son amie, le juge regarda Coplan d’un air pensif et murmura :
  
  - Votre impression ?
  
  - Je n’ai pas d’impression, dit Coplan sur un ton neutre. Mlle Carine Kisseler est rudement belle, c’est un fait indéniable.
  
  - Elle est vraiment très belle, appuya le juge. Vous ne trouvez pas qu’ils forment un curieux couple, Morentini et elle. Il a au moins trente ans de plus qu’elle ! Si encore elle était moche, je comprendrais. Mais ce n’est pas le cas. Vous croyez qu’elle l’aime ?
  
  - Je me le demande. Remarquez, avec les femmes il faut s’attendre à tout. Il y a quelques années, je me suis occupé d’une affaire au cours de laquelle j’ai rencontré une jeune femme, fort jolie, dont le mari était totalement inapte, pour des raisons physiologiques, à l’accomplissement du devoir conjugal. Et pourtant, je peux vous garantir qu’elle aimait son mari de toute son âme.
  
  Ledurec haussa les épaules et soupira :
  
  - Non seulement je ne connais rien aux femmes, mais je sais déjà que je ne les comprendrai jamais.
  
  - Personne ne comprend rien aux femmes, assura Coplan avec une mimique fataliste. Les hommes qui prétendent le contraire se fourrent le doigt dans l’œil. D’ailleurs, les femmes ne se comprennent pas elles-mêmes, et les plus sincères en conviennent. Ce qui ne les empêche pas d’avoir toujours de bonnes explications pour justifier leurs actes. N’oubliez pas que Dieu lui-même a eu des problèmes avec Eve.
  
  - C’est une chose qui m’a frappé quand j’étais plus jeune, ma mère n’arrêtait pas de me dire : « Méfie-toi des femmes. » Elle avait l’air d’oublier qu’elle en était une, de femme.
  
  Coplan se mit à rire.
  
  - Justement, non ! Elle savait de quoi elle parlait.
  
  Et il ajouta :
  
  - C’est un fait bien connu, du reste. Toutes les femmes qui ont des fils éprouvent instinctivement une sorte d’aversion à l’égard des filles. Comme si elles ressentaient dans leur subconscient de quoi les êtres féminins sont capables. C’est un aveu implicite qui en dit long.
  
  - Tout cela, conclut le juge avec humour, n’empêche pas les sottises incalculables que les hommes commettent pour le sexe opposé. Moi-même, je ne crains pas de l’avouer, je ferais des bêtises pour une Carine Kisseler. Pas vous ?
  
  - Bien sûr que si ! Je suis un homme comme les autres.
  
  - Vous me rassurez. Prendrez-vous un dernier café ?
  
  - Non, je vous remercie. J’espère que vous n’êtes pas déçu de votre soirée ?
  
  - Diable, non ! C’est ma meilleure soirée depuis que je suis à Paris !
  
  - Nous remettrons ça à la prochaine occasion, mais c’est vous qui serez mon invité cette fois.
  
  
  
  
  
  Le lundi matin, à 11 heures très précises, Coplan se présentait au domicile de Carine Kisseler. Au deuxième coup de sonnette, la porte palière du troisième étage s’ouvrit.
  
  En jupe grise et chemisier blanc, la jeune femme faisait très « secrétaire bon chic bon genre ».
  
  - Vous êtes la ponctualité personnifiée, dit-elle en tendant la main. Entrez, je vous prie.
  
  Coplan pénétra dans un hall aux murs nus et lisses. Carine referma la porte. Coplan prononça :
  
  - Vous êtes moins prudente que Morentini. Quand je suis allé le, voir à Puteaux, j’ai dû montrer patte blanche.
  
  - Détrompez-vous. Il y a un système de télévision intérieure qui permet de contrôler visuellement tout visiteur qui se présente. C’est Victor qui nous a installé ce dispositif invisible.
  
  - Voilà qui me rassure.
  
  - Je vous montre le chemin. Mon bureau est dans la pièce du fond.
  
  Ils longèrent un couloir. L’appartement était incroyablement vaste. Coplan ne put s’empêcher de remarquer :
  
  - Vous ne manquez pas d’espace !
  
  - Pour ça non ! Il y a neuf pièces, vous vous rendez compte. Ils étaient sept personnes à vivre ici autrefois : Morentini, les trois filles, l’épouse et un ménage de domestiques. J’ai aménagé trois pièces où je vis, les autres sont devenues des bureaux : le secrétariat, les archives, la documentation, les revues. C’est ici mon bureau.
  
  Un local de huit mètres sur cinq, des classeurs métalliques, une grande table encombrée de papiers, une bibliothèque, une machine à écrire électrique, une photocopieuse, deux téléphones et l’écran de contrôle du dispositif de sécurité.
  
  Elle indiqua un des cinq sièges qui meublaient la pièce.
  
  - Asseyez-vous, je vous en prie. J’ai préparé les photocopies destinées au juge Ledurec et celles que vous m’avez demandées. Les voici.
  
  Elle remit à Coplan deux chemises cartonnées.
  
  - Je vous remercie. J’ai promis de vous prendre le moins de temps possible et je me permets d’entrer dans le vif du sujet. Voici la photo de l’individu qui a été abattu à deux pas d’ici. Connaissez-vous cet homme ?
  
  Carine examina les photos, attentivement.
  
  - Non. Sauf erreur, je n’ai jamais rencontré cet homme. Mais je tiens à vous prévenir que je n’ai pas la mémoire des visages et que, de plus, je ne regarde pour ainsi dire jamais les hommes que je croise.
  
  - Ne me dites pas que vous êtes timide !
  
  - Non, je ne sais pas, je crois que c’est une sorte de pudeur ou de défense. Toute gamine déjà, j’évitais de regarder les messieurs. Je me sentais trop fragile, trop vulnérable.
  
  - Avez-vous toujours été aussi belle ?
  
  Une légère rougeur colora les joues de la jeune femme. Elle murmura :
  
  - Les compliments me mettent mal à l’aise. J’espère que vous n’avez pas l’intention de me faire la cour ?
  
  - C’est bien difficile de faire autrement.
  
  - Je vous en prie. Vous êtes un homme très séduisant et je suis persuadée que peu de femmes sont capables de vous résister. Je l’ai compris dès la seconde où je vous ai vu, au restaurant. Je reconnais que j’étais prévenue.
  
  - Ah bon ? fit Coplan, un peu estomaqué. Que voulez-vous dire ?
  
  - Lucien s’est renseigné sur vous, auprès de ses amis du SDEC. Vous n’êtes pas seulement l’agent numéro Un de ce service, vous êtes surtout le don Juan numéro UN des agents spéciaux de France.
  
  - Vous me flattez.
  
  - De grâce, ne me regardez pas comme vous le faites en ce moment. Je me sens nue et cela me trouble.
  
  Coplan pensa dans son for intérieur : « Nous voici au pied du mur. Elle me tend la perche, mais pourquoi ? »
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Effectivement, Carine Kisseler paraissait mal à l’aise. Coplan lui dit en souriant :
  
  - N’ayez aucune crainte, je ne suis pas le séducteur irrésistible que mes amis du SDEC ont décrit à Morentini. Je suis victime de ma légende. Puis-je me permettre de vous poser une question ? Une question indiscrète qui sort du cadre de ma mission.
  
  - Vous êtes là pour ça, n’est-ce pas? Allez-y, je vous écoute.
  
  - Est-ce pour vous mettre à l’épreuve que Morentini vous a pour ainsi dire imposé ce tête-à-tête de ce matin ?
  
  - Oh, non ! fit-elle spontanément. On voit que vous le connaissez mal ! Lucien est bien incapable d’avoir des arrière-pensées aussi mesquines !
  
  - Vous voulez dire qu’il n’est pas jaloux ?
  
  - Je présume qu’il est jaloux comme tout homme qui est amoureux. Mais il est bien trop loyal, trop foncièrement honnête pour concevoir un plan aussi machiavélique.
  
  - Il sous-estime peut-être votre pouvoir, l’attrait que votre beauté exerce sur les hommes ? Je le trouve très imprudent et très présomptueux. Ou alors, c’est qu’il est vraiment très sûr de votre fidélité.
  
  - Vous êtes complètement à côté de la question, émit-elle d’une voix un peu plus corrosive. Son amour se situe plus haut et plus loin que ma seule beauté physique.
  
  - N’empêche que si vous le trompiez...
  
  - Il en souffrirait, j’en suis sûre, mais il ne me ferait aucun reproche. Il ne cesse de me dire qu’il est confus d’avoir le monopole d’une jeune femme aussi belle que moi. Et c’est peut-être cela qui a motivé son insistance pour que cette rencontre ait lieu en son absence.
  
  - Jouer avec le feu ?
  
  - Non, me faire plaisir. Mettez-vous à ma place, monsieur Coplan. Je suis jeune et je suis la maîtresse d’un homme qui a deux fois mon âge. Malgré moi, je pourrais éprouver la nostalgie d’un amant plus jeune, plus beau, plus ardent. Ce serait assez normal, n’est-ce pas ? L’esprit et les sentiments ne commandent pas toujours les êtres.
  
  - Morentini ne vous ferait aucun reproche ?
  
  - Non, j’en suis absolument certaine. Il serait triste, déçu, ébranlé dans sa confiance, mais il ne me reprocherait rien. Et c’est l’idée de son chagrin qui m’interdit de céder à la tentation.
  
  Coplan opina en silence. Puis, d’un air songeur :
  
  - Vous êtes quelqu’un de très bien, mademoiselle Kisseler. Morentini a bien de la chance. Revenons à nos moutons, si vous le voulez bien. A votre avis, qui a pu abattre cet inconnu dont nous ne parvenons pas à découvrir l’identité ?
  
  - Aucune idée là-dessus. Mais je ne comprends pas pourquoi vous me rangez parmi les suspects. Je me trouvais avec Lucien quand cette agression s’est produite.
  
  - Je vous certifie que je mène mon enquête sans la moindre idée préconçue. Je pars d’un élément très simple et très concret. Il y a le cadavre d’un inconnu à la morgue et nous ne savons qu’une chose : avant de mourir, cet homme a prononcé les trois mots suivants : la fille Morentini. Vous n’êtes pas la fille de Morentini, nous sommes bien d’accord, mais vous êtes la fille avec laquelle il vit. Je ne peux donc pas vous exclure de mes investigations.
  
  - On dit que la police commence toujours par se poser la question : à qui profite le crime ? Je présume que c’est là le vrai motif de cet interrogatoire ?
  
  - Qu’entendez-vous par-là ?
  
  - En l’occurrence, le crime profite à tout le monde sauf à moi, c’est l’évidence même. Si ce tueur avait réussi, toute mon existence s’écroulait. En perdant Lucien, je perds l’homme que j’aime, je perds mon protecteur, je perds mon employeur, je perds mon logement, je perds tout. Celui qui a tiré sur cet inconnu m’a rendu un service immense. J’aurais volontiers payé un tueur pour commettre cet assassinat.
  
  - Vous l’avez peut-être fait, qui sait ?
  
  - Si c’était le cas, je vous le dirais. Mais comment m’y serais-je prise ? J’ignorais tout à fait qu’un attentat terroriste avait été programmé pour ce samedi soir-là. D’ailleurs, si nous l’avions su, Victor Denat se serait trouvé sur les lieux.
  
  - Laissons là les hypothèses, dit Coplan. Quels sont vos rapports avec la famille de Morentini ?
  
  La jeune femme eut un petit geste à la fois sceptique et désinvolte.
  
  - Vous parlez sérieusement ?
  
  - Oui, bien sûr.
  
  - Très mauvais, hélas ! La femme de Morentini m’en veut à mort. Elle m’accuse de lui avoir volé son mari, ce qui est un comble ! J’oserais presque dire que c’est Morentini qui m’a volée, moi ! C’est d’ailleurs comme ça que tout a commencé. Lucien était très malheureux en ménage. Sa femme lui reprochait ses idées, ses écrits, son côté réactionnaire, son avarice même, vous vous rendez compte ! Il a dépensé une fortune pour les gigolos de sa femme ! Je sais bien que ça ne me regarde pas, mais les faits sont les faits. Lucien se sentait bafoué, humilié. Il recherchait de plus en plus ma compagnie et... ce qui devait arriver est arrivé, il est tombé amoureux de moi. Je me sentais moi-même très seule dans la vie, je me suis mise à l’aimer, moi aussi.
  
  - Vous vous sentiez seule dans la vie ? s’étonna Coplan.
  
  - Cela vous surprend sans doute ? La solitude d’une femme dont tout le monde proclame la beauté, cela existe. C’est même beaucoup plus fréquent qu’on ne l’imagine.
  
  - Vous n’avez pas de famille, des parents ?
  
  - Je suis fille unique et mes parents sont morts, il y a trois ans, dans un accident de voiture. Le terrible accident qui s’est produit sur la Nationale 6 un soir d’orage et qui a fait sept morts. Les journaux en ont parlé.
  
  - Désolé. Mais les trois filles de Morentini ?
  
  - Sylvie, l’aînée, je ne l’ai rencontrée que deux ou trois fois, chez son père, à Puteaux. Elle ne m’a même pas saluée, c’est vous dire ! La deuxième, Lucienne, ne m’adresse plus la parole. C’est elle qui m’a fait connaître son père et elle ne se le pardonne pas.
  
  - Vous étiez amies, Lucienne et vous ?
  
  - C’est beaucoup dire. J’ai toujours pensé que cette femme était une chipie, et je ne me suis pas trompée. La seule qui soit gentille avec moi, c’est la plus jeune, Catherine. Malheureusement, elle ne vient pas souvent à Paris et nous n’avons guère l’occasion de nous voir de ce fait.
  
  - Elle ne vous écrit jamais ?
  
  - Si, de temps en temps. C’est une fantaisiste, Catherine. Elle doit avoir la bougeotte, elle ne reste jamais deux semaines au même endroit ! Elle est domiciliée à Florence mais elle a des amis à Rome, elle va voir sa mère à Genève, sa sœur aînée à Bruxelles, bref, elle est toujours en route. Ceci dit, elle est très intelligente, elle a un sens de l’humour que j’aime beaucoup et, surtout, elle a le cœur sur la main. Je crois bien que c’est la seule des trois à aimer réellement, profondément son père.
  
  - Mais elle ne le voit presque jamais, si j’en crois Morentini.
  
  - C’est exact. La femme de Morentini fait une crise quand Catherine rencontre son père. Mais elle lui téléphone assez souvent.
  
  - A votre avis, laquelle des trois filles vous semblerait capable d’engager un tueur pour assassiner Morentini ?
  
  Carine Kisseler eut une expression horrifiée.
  
  - Vous êtes fou ? haleta-t-elle. Aucune des trois ne serait capable de faire une chose pareille ! Vous vous rendez compte ! C’est inimaginable !
  
  - Et pourtant, les dernières paroles du mort inconnu sont bien réelles ! Je ne les ai pas inventées !
  
  La jeune femme baissa la tête.
  
  - Cette histoire ne tient pas debout, souffla-t-elle.
  
  - Qui pouvait savoir que Morentini se rendait chaque samedi soir chez vous ?
  
  - Toute la famille de Lucien est au courant.
  
  - Quand j’ai rencontré Morentini, celui-ci m’a présenté son soi-disant secrétaire, Victor Denat. Victor Denat reprochait à Morentini, à juste titre d’ailleurs, de mener une vie trop bien réglée, trop régulière. Pour un homme qui vit en permanence sous la menace d’une agression, c’est évidemment la pire des imprudences.
  
  - Ni Victor ni moi-même n’y changerons rien.
  
  Lucien est un homme qui a besoin de mener une vie bien réglée, bien organisée, bien ordonnée dirais-je même.
  
  - Quel est son emploi du temps, d’une façon générale ?
  
  - Toujours le même. Il se lève à 7 heures, il se rend à son bureau de l’UNESCO à 10 heures, il déjeune d’un sandwich, il revient ici à 15 heures, il écrit jusqu’à 19 heures, nous dînons au restaurant, il me ramène ici et il rentre se coucher.
  
  - En somme ; vous ne faites l’amour que le samedi soir ?
  
  Carine ne put s’empêcher de rougir.
  
  - Oui, puisque vous tenez à mettre les points sur les i.
  
  - Vous n’êtes pas gâtée.
  
  - Lucien estime que c’est bien suffisant pour un homme de son âge.
  
  - Il ne pense pas à vous ?
  
  - Je vous l’ai déjà expliqué, je suis libre. Si cette vie ne me convient pas, à moi de prendre d’autres dispositions. Vous ne concevez l’amour qu’en termes physiques, je m’en suis déjà aperçue. Vous avez tort, permettez-moi de vous le dire.
  
  - Je le sais.
  
  - Avez-vous encore des questions à me poser ?
  
  - Oui, deux questions. La première : le garde du corps de Morentini ne vous fait-il pas la cour ?
  
  - Victor ? s’exclama-t-elle, ébahie. Pourquoi me ferait-il la cour ? Il a une épouse ravissante et deux enfants qu’il adore. Vous avez décidément une curieuse façon d’envisager les choses. Je finirai par croire que vous ne pensez qu’à ça !
  
  - Déformation professionnelle. Vous n’avez pas idée du rôle joué dans les relations humaines par ce que vous appeler ça !
  
  Carine haussa les épaules. Coplan reprit :
  
  - Deuxième et dernière question. En lisant la revue que publie Morentini et dont il m’a remis quelques fascicules, j’ai noté le nom du gérant de la revue : Pierre Dochenne. Qui est ce personnage ?
  
  - C’est un libraire de la rue des Écoles, il a au moins soixante-dix ans. Ce n’est qu’un paravent, vous vous en doutez. Il y a cinq ans, il avait écrit à Lucien pour lui exprimer son admiration et lui dire qu’il partageait totalement ses idées. C’est Dochenne qui a suggéré de publier la revue.
  
  - Il a bien du courage, ma foi.
  
  - Sa boutique a déjà été plastiquée deux fois par des extrémistes de gauche, mais ça ne l’impressionne pas. Les gens de cette génération savent se battre pour leurs convictions.
  
  - Qui fait la liaison entre Dochenne et Morentini ?
  
  - Tout se fait par la poste. Nous ne rencontrons jamais Dochenne.
  
  - Est-il au courant des déplacements de Morentini ?
  
  - Non. Vous pensez à un indicateur éventuel qui pourrait informer les terroristes ?
  
  - Oui.
  
  - Sur ce plan-là, je peux vous assurer que ce n’est pas Dochenne. Il ne sait rien des faits et gestes de Lucien, d’une part, et il le vénère d’autre part.
  
  - Eh bien, j’en ai terminé, annonça Coplan. Puis-je vous demander de me restituer la photo du mort anonyme ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Coplan se leva, empocha la photo que Canne lui tendait, prononça en souriant :
  
  - Vous voyez que ce n’était pas bien terrible, ma démarche. Vous l’appréhendiez, n’est-ce pas ?
  
  - Un peu, oui.
  
  - Pourquoi cela ?
  
  - Je déteste les interrogatoires, et je n’ai pas l’habitude de me trouver seule en face d’un homme, surtout quand il a votre réputation.
  
  - Je ne suis pas un violeur, bien loin de là. Mais vous avez raison de vous tenir sur vos gardes. Une jolie femme éveille la convoitise.
  
  - La vérité, c’est que je ne suis pas sûre de moi.
  
  Ils échangèrent un regard lourd de sous-entendus. Ils sentaient bien, l’un et l’autre, qu’ils avaient des atomes crochus et qu’une sorte d’aimantation physique opérait entre eux. Il aurait fallu bien peu de chose pour les jeter dans les bras l’un de l’autre et déclencher un embrasement charnel irrésistible.
  
  Coplan rompit le charme et prononça d’une voix plate :
  
  - Excusez-moi de vous avoir fait perdre votre temps.
  
  - C’est vous qui avez perdu le vôtre. Vous faites un métier très ingrat, au fond.
  
  - Pensez-vous ! J’ai l’habitude !
  
  - Tant mieux pour vous. A votre place, je ne supporterais pas ces déceptions qui se répètent à l’infini.
  
  - Il y a des enquêtes qui durent des mois, sinon des années, mais il est rare qu’elles n’aboutissent pas. Je me trompe peut-être, mais je crois que je finirai par identifier cet inconnu qui est venu mourir à deux pas d’ici.
  
  - Vous paraissez manifester plus d’intérêt pour cet individu que pour son meurtrier, est-ce que je me trompe ?
  
  - Non, c’est exact. Mais cela n’a rien d’anormal. L’assassin a pris la fuite et nous n’avons aucun indice qui nous permette de nous lancer à sa recherche. En revanche, nous avons le cadavre de sa victime et nous pensons qu’en découvrant l’identité de ce mort nous pourrons remonter la filière. Au revoir, mademoiselle Kisseler.
  
  Elle tendit sa main.
  
  - Au revoir, monsieur Coplan.
  
  - Un dernier mot. Soyez vigilante. Depuis quelques mois, les prises d’otages politiques se multiplient d’une façon inquiétante. Les terroristes sentent qu’ils sont surveillés et ils ont tendance à modifier leurs plans ; ils s’attaquent à des personnes qui vivent dans l’entourage de leur cible. Si vous vous faisiez kidnapper, Morentini serait obligé de se plier aux exigences de ses adversaires. Pensez-y.
  
  
  
  
  
  Le commissaire Tourain n’en crut pas ses oreilles quand Coplan lui relata son entrevue avec la belle amie de Morentini. Il articula, sceptique et mordant :
  
  - Et vous m’affirmez que vous ne l’avez pas sautée, cette créature si belle et si fraîche ?
  
  - Parole d’honneur.
  
  - Dois-je en déduire que vous n’êtes pas dans votre assiette ?
  
  - Dans d’autres circonstances, je n’aurais pas hésité, avoua Coplan. Mais là, vraiment, ce n’était pas une chose à faire.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Je ne peux pas vous expliquer. Disons, en résumé, que ce n’était pas en situation. Je suis encore capable de respecter une femme respectable.
  
  - Tout arrive, grinça Tourain, acide. En ce qui me concerne, je n’ai strictement rien à vous signaler. Rien ne bouge. Ni chez nous, ni aux R.G., ni à la Crim, ni à la P.J.
  
  - Je vais me pencher sur le cas de la plus jeune des filles de Morentini.
  
  - C’est un pigeon voyageur, cette gamine. J’en parlais justement ce matin avec Rousseaux. Catherine Morentini n’est pas à Florence, ni à Rome, ni ailleurs. Par contre, vous pourriez faire un saut à Genève pour voir la femme de Morentini. D’après Rousseaux, qui l’a contactée par téléphone, elle est disposée à vous recevoir quand vous voulez. Il suffit de la prévenir la veille.
  
  - O.K. Je garderai Catherine pour la bonne bouche, si j’ose m’exprimer ainsi.
  
  
  
  Coplan prit l’avion Paris-Genève le lendemain matin. Et, comme convenu par téléphone, il se rendit vers 15 heures au domicile de Françoise Morentini, née Momeix, qui habitait au 141 de la rue des Vollandes, une rue perpendiculaire au quai Gustave Ador. Un bel immeuble bourgeois de trois étages, dont la construction devait dater des années 20.
  
  Une servante aux bonnes joues rouges, une fille qui paraissait âgée de vingt-cinq ans et qui venait certainement d’un patelin campagnard de l’Appenzell, introduisit le visiteur dans un vaste salon aux meubles Louis XVI. Comme l’appartement se trouvait au troisième étage, on avait, par les trois hautes fenêtres, une vue superbe sur le lac. On voyait même le célèbre jet d’eau.
  
  Françoise Morentini était une femme de cinquante-sept ans, grande, élégante, encore mince et appétissante, très soignée. Vêtue d’une robe bleue décorée de grands motifs modernes (bariolages de rouges, de verts, de noir, dans le style des couturiers italiens), elle accueillit Coplan d’un léger salut de la tête.
  
  - Vous avez souhaité me rencontrer ? fit-elle sur un ton froid et distant. Je suis à votre disposition.
  
  - Je voudrais vous soumettre la photo d’un individu et vous demander si vous le connaissez, si vous l’avez déjà vu.
  
  Coplan tendit la photo. Elle examina le cliché d’un œil sec.
  
  - Non, dit-elle, catégorique. Je n’ai jamais vu cet homme.
  
  Elle ajouta, en restituant la photo à Coplan :
  
  - Je suppose qu’il s’agit de l’individu qui a été abattu au boulevard de Grenelle au début de ce mois ?
  
  - Exactement.
  
  - Ma fille aînée m’a raconté toute l’histoire par téléphone. Pourquoi mettez-vous tant d’acharnement à découvrir son identité ? C’était un terroriste et il est mort. Tout est bien qui finit bien.
  
  - En réalité, nous ne savons pas s’il s’agit bien d’un terroriste. Ce n’est qu’une hypothèse.
  
  - Qui voulez-vous que ce soit d’autre ?
  
  - C’est ce que j’essaie de tirer au clair.
  
  - Vous perdez votre temps. Vous feriez mieux de classer cette affaire purement et simplement. D’ailleurs, je ne vous cache pas que je suis intervenue dans ce sens, car j’ai des amis dans les cabinets ministériels. A quoi bon remuer la boue ? Un terroriste de moins, c’est une bonne chose dans tous les cas. Moins on parlera de cette histoire, mieux cela vaudra pour tout le monde. Ce serait déplorable qu’un scandale éclabousse le nom des Morentini.
  
  - Je suis tout à fait de votre avis. Malheureusement, la loi ne permet pas de classer les affaires de ce genre. Un homme a été tué sur la voie publique, la justice est obligée d’instrumenter.
  
  - C’est ce que nous verrons.
  
  - A votre place, je réfléchirais. Un terroriste n’agit jamais seul ni pour son compte ; il fait partie d’une organisation. En arrêtant les recherches, vous devenez complice des gens qui menacent votre mari. Et qui plus est, vous préparez peut-être votre propre malheur.
  
  La femme tiqua.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Que les amis de ce mort anonyme n’en resteront sans doute pas là. Ils enverront un autre tueur pour supprimer votre mari. Et qui sait, ils s’attaqueront peut-être à un membre de sa famille, à l’une de vos trois filles ou à vous-même. Les gens qui dirigent une organisation terroriste ont de la suite dans les idées, je ne vous apprends rien.
  
  Le visage de la femme se durcit.
  
  - Tout cela à cause de mon mari ! Ce vieux fou qui veut jouer les don Quichotte ! Au lieu de profiter sagement de sa retraite !
  
  - Vous ne partagez pas ses idées, si je comprends bien ?
  
  - Bof ! lâcha-t-elle, méprisante. La défense des valeurs occidentales ! Je n’appelle même pas cela des idées ! Je vous le répète : c’est un vieux fou qui se donne de l’importance, un point c’est tout. Comme ambassadeur, il était plutôt médiocre ; mais comme politicien, c’est moins que zéro. Vous ne vous figurez quand même pas qu’il va réformer le genre humain, démolir à lui tout seul la coalition tiers-mondiste qui gouverne l’UNESCO ? C’est ridicule ! Mon mari est un mégalomane en proie à la gloriole, voilà ce qu’il est. Il s’imagine toujours qu’il a vingt ans ! Et il couche avec une jeunesse pour se persuader qu’il est toujours jeune.
  
  - Excusez-moi, mais ses ennemis, eux, le prennent au sérieux ; les lettres de menaces qui lui sont adressées le prouvent. Et ce qui se passe en ce moment au sein de l’UNESCO démontre que le combat de votre mari a des conséquences réelles.
  
  - C’est bien regrettable ! siffla-t-elle, hargneuse. S’il se fait tuer, il ne l’aura pas volé.
  
  - Que pensez-vous des dernières paroles prononcées par le mort inconnu au moment d’expirer ?
  
  - La fille Morentini ?
  
  - Oui. Selon vous, laquelle de vos trois filles cela concernait-il ?
  
  - Aucune des trois, naturellement. S’il s’agit d’une accusation, cela ne peut concerner que Carine Kisseler, cela tombe sous le sens. Mon mari a rédigé au profit de cette femme un testament qui ferait d’elle une femme riche s’il venait à disparaître.
  
  - Vraiment ? fit Coplan, étonné. Je croyais que nul ne pouvait déshériter ses enfants ?
  
  - Il s’agit de ce que l’on appelle la part disponible d’un héritage. Et, croyez-moi, ce n’est pas négligeable. Vous connaissez Carine Kisseler ?
  
  - Je l’ai rencontrée récemment.
  
  - Je ne vous en dis pas davantage, dans ce cas. C’est une intrigante, cela saute aux yeux, non ? Elle est très belle, j’en conviens, mais les courtisanes qui réussissent sont toujours très belles. Pourquoi voulez-vous qu’elle sacrifie sa jeunesse et sa beauté, sinon par intérêt ? C’est une femme vénale, voyons ! Et si elle accepte un vieillard à moitié impuissant dans son lit, elle sait ce qu’elle fait. Je ne veux pas porter d’accusation à la légère, mais qu’une femme pareille engage un tueur à gages, je n’en serais pas surprise. Bien au contraire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Dès son retour à Paris, Coplan se rendit au siège du Service afin de rendre compte de sa démarche.
  
  Le Vieux grommela :
  
  - En somme, elle accuse la maîtresse de son mari, comme on pouvait le prévoir. Elle n’a pas beaucoup d’imagination, la mère Morentini !
  
  - Je n’ai appris qu’une chose : que Morentini avait fait un testament en faveur de Carine Kisseler. Si Morentini venait à disparaître, sa jeune amie n’aurait plus de souci à se faire pour son avenir.
  
  - Évidemment, fit le Vieux, c’est un argument qui n’est pas à négliger. Mais ça me paraît bien gros. Vous qui l’avez vue, cette Carine Kisseler, que pensez-vous de l’accusation ?
  
  - Je n’y crois pas.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Question d’intuition. Remarquez, elle n’a pas fait la plus petite allusion au testament que Morentini a rédigé en sa faveur. Elle m’a même dit qu’en perdant son ami elle perdait tout.
  
  - Et ça ne vous choque pas ?
  
  - Non. Pour deux raisons. Primo, elle n’est peut-être pas au courant de ce testament ; secundo, j’ai discerné chez elle une sorte de pudeur au sujet de ses relations avec Morentini.
  
  - Oh, vous savez Coplan, quand il y a un gros paquet d’argent en jeu, la conscience des jolies filles devient souvent élastique !
  
  - Oui, sans doute, admit Coplan, mais il y a une objection matérielle qui me paraît importante : pourquoi Carine Kisseler, en supposant qu’elle ait engagé un tueur pour abattre son vieil amant, aurait-elle envoyé ce mercenaire à un moment où elle était sûre que sa victime ne serait pas au rendez-vous ? Non, je vous le répète, je n’y crois pas. La femme de Morentini a formulé cette accusation parce que cette accusation l’arrange ; elle disculpe ses trois filles et elle cloue sa rivale au pilori.
  
  - Un tribunal ne la raterait pas, c’est certain, la belle Carine Kisseler, marmonna le Vieux, pensif.
  
  - La femme de Morentini n’est pas une imbécile, je m’en suis rendu compte. Elle a l’intention de faire intervenir des amis haut placés pour que l’affaire soit classée sans suite ; elle craint un scandale qui salirait le nom de sa famille. Néanmoins, comme on ne sait jamais ce qui peut arriver, elle prend des précautions : elle accuse Kisseler en se disant que cela peut toujours servir.
  
  - A ce propos, Tourain, d’une part, et le juge Ledurec d’autre part, ont reçu des recommandations : éviter tout excès de zèle en ce qui concerne le dossier du mort non identifié.
  
  - Elle ne perd pas de temps, la mère Morentini, ricana Coplan. Je serais curieux de savoir comment Tourain et le juge réagissent.
  
  - Le juge, je n’en sais rien. Mais Tourain, vous le connaissez mieux que moi et vous devinez sa réaction. Il a promis d’obéir mais il n’en fera qu’à sa tête.
  
  - Je vais aller le voir illico, décida Coplan.
  
  
  
  Une bonne heure plus tard, il pénétrait dans le bureau du commissaire. Tourain, son éternel mégot à la bouche, ne paraissait pas de mauvais poil, bien au contraire.
  
  - Alors, Coplan, questionna-t-il de sa voix placide, ce petit voyage à Genève, intéressant ?
  
  - Oui et non. Je n’ai appris que deux ou trois choses et je ne suis pas sûr qu’elles soient de nature à justifier mes frais de déplacement.
  
  - Allez-y, je vous écoute.
  
  Coplan résuma son dialogue avec la femme de Morentini, parla de l’accusation formulée contre Carine Kisseler, du testament rédigé par Morentini en faveur de sa maîtresse. Tourain, attentif, ne bronchait pas.
  
  Coplan acheva son récit en articulant :
  
  - Mais tout cela n’a probablement plus beaucoup d’importance. D’ici quelques jours, nous recevrons l’ordre de classer l’affaire. Vous êtes au courant, n’est-ce pas ?
  
  - Mon œil ! grinça le policier. Si vous croyez que je cède aux pressions extérieures, vous vous trompez. J’ai promis de mettre le dossier en sommeil, histoire d’avoir la paix, mais il n’y a rien de changé. Je vais d’ailleurs vous en administrer la preuve à l’instant même. Depuis le début de l’affaire, je me suis démené pour obtenir la mise aux écoutes de toutes les personnes impliquées. Or, en fin de soirée, la fille aînée de Morentini a téléphoné de Bruxelles à sa sœur Lucienne pour lui signaler que Catherine arriverait à Paris dans vingt-quatre heures. C’est une occasion à saisir, non ?
  
  - Et comment !
  
  - Comme je ne veux pas marcher sur vos plates-bandes, je vous donne la priorité.
  
  - Je vais saisir la balle au bond, n’en doutez pas.
  
  - Vous pourrez achever votre tournée sans avoir la corvée d’aller à Florence ou à Rome. A votre place, je me pointerais demain matin à la rue de la Pompe. Mais attention, ne me trahissez pas : votre visite n’est due qu’au hasard.
  
  - Faites-moi confiance, commissaire. Quand il faut faire l’innocent, j’en connais un bout.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, un peu après neuf heures du matin, Coplan arrivait devant l’immeuble où habitait Catherine Morentini, rue de la Pompe,
  
  Il jeta un coup d’œil sur le bâtiment. Un vantail de la porte cochère était resté entrouvert. Il s’avança, franchit le porche, déboucha dans une cour rectangulaire. Tout était curieusement paisible.
  
  Il poussa une porte, commença à gravir un escalier intérieur. Au troisième étage, il écouta. Silence absolu. Il appuya sur le bouton de cuivre.
  
  Après cinq minutes d’attente, il perçut un bruit derrière l’huis. L’œilleton de la porte palière bougea. Coplan articula d’une voix assourdie :
  
  - Police.
  
  La porte s’ouvrit, laissant apparaître une jeune femme à peine sortie du sommeil. Brune aux cheveux courts, au teint d’abricot mûr, aux yeux en amande, aux pommettes hautes, aux joues lisses, à la bouche ourlée. Elle avait pour tout vêtement un T-shirt blanc qui lui descendait à mi-cuisses.
  
  Elle demanda :
  
  - Qu’est-ce que c’est ?
  
  - La police, mademoiselle. Une simple visite de routine.
  
  - Vous êtes drôlement matinal, dites donc ! s’exclama-t-elle, encore un peu abrutie. Quelle heure est-il ?
  
  - 9 heures et 9 minutes.
  
  - Ah bon ! Qui vous a dit que j’étais arrivée ?
  
  - Personne. C’est la cinquième fois que je me présente. Comme je passais dans la rue, j’ai tenté ma chance.
  
  - Vous voulez me voir ?
  
  - Oui.
  
  - Eh bien, entrez. Vous avez de la chance, je suis rentrée hier soir à 11 heures. Vous êtes l’inspecteur Coplan, n’est-ce pas ?
  
  Elle examinait Coplan avec un intérêt qu’elle ne songeait pas à cacher. Il faisait de même, assez surpris de découvrir le spectacle fort agréable d’une fille qui avait l’air d’avoir vingt ans et qui présentait tous les attraits de ce qu’on appelait autrefois la beauté du diable. Une féminité prodigieuse, une taille fine et flexible, un buste au relief suggestif, des hanches arrondies, des cuisses longues et fuselées, des jambes plus que parfaites.
  
  Il pénétra dans la chambre. Elle referma la porte, se retourna vers Coplan, s’enquit :
  
  - Vous êtes le flic chargé de l’enquête au sujet de l’affaire du boulevard de Grenelle ?
  
  - Exactement.
  
  - Vous permettez que je me recouche ?
  
  - Je vous en prie.
  
  Elle retourna dans son lit. La chambre était dans un désordre plutôt sympathique. Des livres partout, un sac de voyage béant, un jean et un slip noir sur la moquette. Un parfum d’intimité flottait dans l’air.
  
  - Asseyez-vous, dit-elle. Débarrassez ce fauteuil.
  
  Il obtempéra. Elle lui décocha un sourire câlin et murmura :
  
  - Je vous écoute.
  
  Coplan exhiba une fois de plus les photos du mort inconnu.
  
  - Connaissez-vous cet homme ?
  
  Elle regarda les photos, leva les yeux vers Coplan.
  
  - C’est l’homme qui voulait tuer mon père ?
  
  - On le suppose.
  
  - Jamais vu ce mec-là.
  
  - Tant pis pour moi. Vous étiez ma dernière chance. J’ai posé la question à votre mère, à vos deux sœurs et à Carine Kisseler.
  
  - Il est mort, non ?
  
  - Oui. Il dort à la morgue.
  
  - Il a été assassiné ?
  
  - Oui.
  
  - Par qui ?
  
  - On se le demande. Nous ne savons rien sur l’assassin, rien sur sa victime. En fait, nous ne savons qu’une seule chose : avant de rendre son âme à Dieu, cet inconnu a trouvé la force de prononcer trois mots : la fille Morentini. C’est ce qui vous explique ma démarche.
  
  - Qu’est-ce qu’il a voulu dire ?
  
  - Tout le mystère est là.
  
  - Vous avez des soupçons ?
  
  - Pas le moindre. Quant au mobile éventuel, passez-moi l’expression, c’est le cirage intégral. D’ailleurs, tout sort de l’ordinaire dans cette histoire. Un tueur qui se fait tuer, vous admettrez que ce n’est pas banal !
  
  - Il n’y a pas eu de témoins ?
  
  - Si, une jeune fille. Mais l’assassin était un motard qui portait un casque intégral. Impossible de décrire un homme dont on ne voit que le dos.
  
  Catherine resta un moment pensive. Puis :
  
  - Qu’est-ce que vous comptez faire maintenant ?
  
  - Une prière à saint Antoine.
  
  La fille gloussa :
  
  - Vous croyez aux miracles ?
  
  - Oui. Nous avons souvent des miracles, à la police. Avec un peu de chance, un peu de flair, beaucoup de patience, des archives, et le secours de la providence, nous arrivons parfois à nous en sortir. L’ennui, c’est qu’on nous met fréquemment des bâtons dans les roues.
  
  - Comment ça ?
  
  - Votre mère a fait intervenir des personnages politiques puissants pour obtenir que l’affaire soit classée sans suite. C’est dommage.
  
  - Dommage ? Pourquoi ?
  
  - Parce que les tueurs sonnent toujours deux fois. Mais tant pis pour la prochaine victime. Nous, nous avons le temps.
  
  - Vous avez le temps ?
  
  - Toujours.
  
  - Nous pourrions peut-être en profiter, non ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Catherine Morentini arborait un léger sourire enjôleur qui retroussait ses jolies lèvres appétissantes.
  
  - Tenez, dit-elle, je vous rends vos photos.
  
  - Merci. Puis-je vous demander comment vous connaissez mon nom ?
  
  - Mes deux sœurs m’ont parlé de vous. Et même ma mère ! Vous êtes une sorte de célébrité dans la famille.
  
  - D’accord, mais comment m’avez-vous reconnu quand vous avez regardé par l’œilleton de la porte ? Vous ne m’aviez jamais vu auparavant.
  
  - Ma sœur Lucienne m’a décrit votre tête. Elle est journaliste et elle a l’art de décrire les gens en quelques mots. Elle m’a dit textuellement : c’est Gary Cooper à trente-cinq ans. En vous voyant, j’ai compris tout de suite. Vous ne croyez tout de même pas que j’ouvre ma porte au premier venu !
  
  - J’avoue que j’ai trouvé cela bizarre.
  
  - Vous n’avez pas répondu à ma question.
  
  - Quelle question ?
  
  - Vous venez de me dire, il y a un instant, que vous aviez le temps. C’est vrai ou c’est pas vrai ?
  
  - Je parlais de la police, de la justice.
  
  - Mais vous ? Vous êtes pressé ? Je parle de maintenant.
  
  - Non, absolument pas. Je suis comme la justice, j’ai tout mon temps.
  
  - Le matin, quand je m’éveille, j’ai toujours une envie folle de faire l’amour. Pas vous ?
  
  - Oh, vous savez, moi, le moment n’a aucune importance ! Ce qui compte, c’est l’occasion. Quand une jolie fille me plaît et qu’elle me fait comprendre qu’elle n’a rien contre, je me sens toujours prêt. Comme les petits scouts.
  
  - Si je vous plais, je vous signale que je n’ai rien contre.
  
  - Vous parlez sérieusement ?
  
  - Vous en doutez ?
  
  - Chiche.
  
  Elle bondit hors du lit pour aller tourner le verrou de sécurité de la porte. Puis, avant de se recoucher, elle eut un geste terriblement féminin et suggestif : saisissant de ses deux mains le bas de son T-shirt, elle fit passer le vêtement par-dessus sa tête, secoua sa chevelure.
  
  Coplan fut ébloui. Elle avait un corps sublime. Et, notamment, des seins dont le galbe, la rondeur, la fraîcheur évoquaient irrésistiblement la notion de perfection.
  
  Elle souffla :
  
  - Ils sont beaux, non ?
  
  - Presque trop beaux pour être vrais.
  
  - Venez, vous verrez bien qu’ils sont vrais.
  
  Coplan ne se le fit pas dire deux fois. Il se déshabilla sans quitter Catherine des yeux, la rejoignit dans le lit tiède, la prit dans ses bras. Elle offrit sa bouche et il put se rendre compte qu’elle aimait les baisers profonds, pénétrants, ardents comme une étreinte. Les yeux fermés, elle se donnait à l’amour comme une enfant assoiffée. Mais il se dégagea et il se mit à lui caresser les seins avec un mélange de douceur et de fermeté qui la fit frémir des pieds à la tête. Elle s’agita, promena ses mains fébriles sur ce robuste corps viril qu’elle palpait, chercha à prendre dans ses doigts agiles ce sexe puissant et durci dont le contact lui embrasait la chair. Il se déroba habilement, emprisonna dans sa bouche un de ces deux globes qui le fascinaient, savoura de la langue et des dents le bout sensible de ce fruit déjà gonflé de volupté, dilaté d’impatience.
  
  Elle eut un gémissement, haleta :
  
  - Viens... viens... Tu me rends folle...
  
  Mais il se garda bien de répondre à cette supplication. Il lui caressa les cuisses, le ventre, s’approcha avec une lenteur exaspérante et cependant inexorable du nid torride de cette nudité féminine en proie à un délire intérieur merveilleux. Déjà inondée de plaisir, elle manifesta par des soubresauts du bassin la rage qui lui dévorait les entrailles. Quand enfin il la pénétra, elle eut un cri rauque et elle se mit à lui griffer les épaules.
  
  
  
  
  
  Broyée par l’excès de jouissance que la chevauchée de ce mâle impérieux avait déclenché dans tout son être, la jeune femme se relâcha d’un seul coup et retomba sur le dos, pantelante, repue, ivre de sensations et de félicité.
  
  Les yeux fermés, les lèvres décloses, elle resta immobile, ne prononça pas la moindre parole. Ce silence et cette passivité se prolongèrent durant dix mille ans.
  
  A la fin, Coplan lui demanda à mi-voix :
  
  - Hé, ça va ?
  
  - Laisse-moi. C’est fantastique. L’amour continue en moi...
  
  Coplan se leva doucement pour aller chercher ses cigarettes. Elle ouvrit aussitôt les yeux.
  
  - Tu pars déjà ?
  
  - Non, je vais allumer une cigarette.
  
  - Reviens, je t’en prie.
  
  - J’arrive.
  
  Il alluma une brune, déambula dans la chambre pour dénicher un cendrier, n’en trouva pas, passa dans la pièce voisine et se ramena avec une soucoupe en faïence blanche. Il reprit sa place dans le lit, se mit sur son séant, dégusta la béatitude de la fumée de cigarette. Le repos du guerrier.
  
  Quand il eut fini sa cigarette, il se leva de nouveau et il alla déposer la soucoupe sur une commode, retourna dans le lit.
  
  Il murmura :
  
  - Vous n’êtes guère bavarde.
  
  - Je succule...
  
  - Pardon ?
  
  - Je succule, de l’adjectif succulent. Quand c’est bien fait, c’est vraiment ce qu’il y a de meilleur au monde. Une véritable bénédiction. Si vous êtes aussi bon comme détective que comme amant, vos suspects n’ont qu’à bien se tenir.
  
  D’un mouvement des deux jambes, elle repoussa complètement le drap et la couverture, s’offrit à la contemplation de Coplan, tout en le regardant. Elle s’enquit :
  
  - Vous me trouvez toujours aussi belle, maintenant que vous m’avez sautée ?
  
  - Un régal pour les yeux.
  
  - Vous aussi, vous êtes superbe.
  
  Elle inclina son buste et plongea son visage vers le bas-ventre de son partenaire. Il la retint.
  
  - Hé, mollo. Il y a des choses qu’il faut manipuler avec un peu de délicatesse.
  
  Elle leva les yeux vers lui. Articula :
  
  - C’est fait pour, non ? J’ai envie de te sucer, moi ! Tu n’aimes pas ?
  
  - Je n’ai jamais dit ça, mais il n’y a pas le feu, que je sache ?
  
  - Laisse-toi faire, je vais te réveiller, tu vas voir.
  
  Elle emprisonna entre ses lèvres ourlées, fruitées, le membre viril qui, comme elle l’avait prédit, ne tarda pas à manifester ses prétentions. Et c’est elle qui craqua. Incapable de prolonger cette caresse, elle se déplaça sans lâcher le sceptre turgescent, surplomba le corps de son partenaire pour s’empaler sur ce pieu de chair qui s’enfonça en elle. Les yeux fermés, elle imprima à ses hanches un balancement rythmé, cadencé, dicté par les impulsions qui jaillissaient du plus intime de sa chair et faisaient naître des flambées de volupté. Avec une douceur insidieuse, Coplan caressa les deux rondeurs qui bougeaient devant ses yeux et dont la beauté l’ensorcelait comme un aphrodisiaque. L’intensité charnelle de ce contact produisit un tel effet magique sur la jeune femme qu’elle ne put retenir une sorte de râle. Elle se déchaîna, s’abandonna à la furie de sa sensualité débridée, fut secouée par une succession de jouissances qui transformaient son ventre, ses flancs, ses cuisses, son buste en un brasier incandescent. Quand elle fut inondée par les jets de lave brûlante que la délivrance du mâle projetait dans ses entrailles, elle ressentit un vertige qui lui coupa le souffle. Tremblante de ferveur, elle fut aveuglée par un éclair intérieur et elle se sentit mourir. Elle s’écroula sur le torse de son amant, ne bougea plus, les fesses parcourues de frissons incontrôlables.
  
  Après une nouvelle pause - de nouveau dix mille ans de silence et d’immobilité - elle cessa de peser sur le corps de son amant et se fit basculer pour s’étaler sur le dos.
  
  Elle murmura :
  
  - Je me souviendrai de ce contact avec la police...
  
  Elle s’ébroua, coula un regard un peu nébuleux vers Coplan qui l’observait, confessa sur un ton incrédule :
  
  - Avec vous, ça sort de l’ordinaire. Si tous les mecs étaient comme vous, je serais usée avant l’âge, c’est sûr.
  
  Du coup, elle avait cessé de tutoyer Coplan !
  
  Elle s’étira.
  
  - Vous voulez du café ? demanda-t-elle.
  
  - Oui, si vous en prenez.
  
  - J’ai du Nescafé dans mon sac. Je vais m’en occuper.
  
  Elle se leva, se mit à la recherche de son T-shirt qu’elle avait balancé sur un fauteuil, enfila le vêtement, quitta la chambre de sa démarche chaloupée. Elle revint trois minutes plus tard, fouilla dans son sac de voyage, mit la main sur le flacon de Nescafé.
  
  - Venez à la cuisine, dit-elle à Coplan. L’eau va bouillir dans trois minutes.
  
  Il se rhabilla en vitesse, sortit de la chambre, traversa une sorte de salle de séjour.
  
  Elle l’appela :
  
  - C’est par ici la cuisine !
  
  Elle avait préparé deux bols blancs sur la table en Formica ; l’odeur du café embaumait.
  
  Coplan prononça sur un ton étonné :
  
  - Jamais vu un appartement aménagé de cette façon-là.
  
  - Oui, tout le monde me le dit. C’est un peu baroque mais c’est pourtant logique ; j’ai installé ma chambre à coucher dans la pièce la plus tranquille, sur la cour intérieure.
  
  Ils prirent place sur des tabourets, côte à côte, et burent le café.
  
  Elle demanda soudain :
  
  - Pourquoi tenez-vous tellement à identifier le mec de la morgue ? Puisqu’il est mort, ça n’a plus tellement d’importance de savoir comment il s’appelle, non ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Coplan répondit :
  
  - Détrompez-vous, le nom de ce mort anonyme est d’une importance capitale pour nous. A partir de son identité, nous espérons découvrir son port d’attache, ses relations, son entourage. Il y a quelques mois, c’est un renseignement de ce genre qui nous a permis de réussir un coup fumant et même de sauver des gens.
  
  - Comment ça ?
  
  - Nous avons mis la main sur une planque où étaient cachées des armes et des listes. En outre, nous avons pu repérer, grâce aux documents que nous avons trouvés, quatre terroristes qui sont désormais dans notre collimateur.
  
  - Quels terroristes ?
  
  - Des dissidents palestiniens. Ce sont les plus redoutables, soit dit en passant. Ils sont autonomes et ils agissent à leur guise.
  
  - Vous croyez que ce sont ces mecs-là qui menacent mon père ?
  
  - Je n’en sais rien, mais ce n’est pas impossible.
  
  Catherine Morentini opina en silence. L’œil songeur, elle tournait machinalement sa cuiller dans son bol de Nescafé. Elle murmura :
  
  - Quand j’oublie que vous êtes un flic, j’ai l’impression qu’on pourrait s’attacher à un homme comme vous.
  
  Coplan maugréa :
  
  - Qu’est-ce que vous avez contre les flics, bon Dieu ? A vous entendre, on dirait que vous les méprisez comme s’ils étaient les pires des salauds ! C’est incroyable ! Les policiers sont les gardiens de l’ordre et les protecteurs des braves gens ! Vous vous imaginez peut-être que c’est par sadisme ou par plaisir que je passe mon temps à rechercher les tueurs qui ont failli descendre votre père ?
  
  - Bon, bon, fit-elle, un peu estomaquée, ne vous fâchez pas. Je ne voulais pas vous vexer.
  
  - Oh, vous ne me vexez pas, je suis blindé ! Mais je trouve que c’est injuste et révoltant. Une fille comme vous, une jeune bourgeoise dorée sur tranche, vous parlez de la police comme si vous étiez née dans un taudis, dans une famille de truands. C’est un snobisme ridicule, un préjugé absurde.
  
  - Oui, sans doute, admit-elle. C’est surtout une question de génération. Les jeunes mettent leur point d’honneur à détester les flics.
  
  - Eh bien, il faut que ça change.
  
  - Je ne me doutais pas que vous étiez susceptible à ce point-là.
  
  Elle se mit à rire.
  
  - Je vous présente mes excuses les plus plates, monsieur l’inspecteur, énonça-t-elle sur un ton à la fois ironique et malicieux.
  
  - Je les accepte, dit-il.
  
  Il ajouta :
  
  - Par principe.. En réalité, j’en ai rien à foutre. Je ne suis même pas un vrai flic. Je suis ce qu’on appelle un agent spécial du gouvernement.
  
  Elle enchaîna deux tons plus bas :
  
  - Un espion, m’a-t-on dit.
  
  - Vous êtes mal renseignée. Mais si nous parlions d’autre chose ? Vous disiez tout à l’heure que vous pourriez vous attacher à un homme comme moi si j’avais une autre profession ? Cela veut dire quoi ?
  
  
  
  
  
  - Cela ne veut rien dire. Je réfléchissais à voix haute. Je suis étonnée par ma propre réaction. D’habitude, quand j’ai fait l’amour avec un mec, je n’ai plus qu’une idée en tête : m’en débarrasser.
  
  - Je présume que ce n’est pas facile tous les jours, ricana Coplan. Une belle fille comme vous, ça ne s’oublie pas si aisément. Mais je ne comprends pas votre réaction.
  
  - Un psychanalyste m’a démontré que je souffrais de frustration. Quand un mec m’a baisée, je ne lui pardonne pas sa chance. Je voudrais être à sa place. Alors, du balai ! Dégagez ! Vous ne méritez pas le bonheur que vous vous êtes procuré en pénétrant dans mon ventre.
  
  - Si vous continuez comme ça, je peux déjà vous dire ce qui va vous arriver. Un fou, un enragé, un utopiste n’acceptera pas de vous lâcher.
  
  - Ne vous en faites pas, ma technique est bien au point. Je change de ville, de maison, de pays. Un petit con a déjà voulu me flinguer.
  
  - Vous n’êtes jamais amoureuse ?
  
  - Non, jamais. Ou plutôt, si. Je suis amoureuse chaque fois que je fais l’amour. Pratiquement, tous les jours. Quand je reste quatre jours sans baiser, je deviens dingue. Ou alors, c’est que je suis malade. Mais j’ai une santé de fer.
  
  Elle regarda Coplan.
  
  - Je vous scandalise ?
  
  - Non, absolument pas. Mais je comprends maintenant pourquoi c’est si agréable de faire l’amour avec vous. Votre cœur, votre tête et votre âme, c’est une seule et même chose, non ?
  
  - Oui, surtout mon cul, dit-elle platement. Tout dans le sexe. J’espère que vous n’avez pas l’intention de me tirer deux ou trois balles dans le ventre pour vous venger ?
  
  - Aucun danger. Je ne m’attache jamais à une femme, si c’est ce que vous voulez dire. Mais moi, c’est par déformation professionnelle, pas par frustration.
  
  Il y eut un silence. Puis, elle demanda :
  
  - Encore un peu de Nescafé ?
  
  - Oui, si vous en reprenez.
  
  Elle refit deux bols de Nescafé. Juste comme elle venait de se réinstaller à la table de Formica, à côté de Coplan, le téléphone sonna. Elle ne broncha pas. Comme la sonnerie insistait, Coplan marmonna, étonné :
  
  - Vous ne décrochez pas ?
  
  - Jamais.
  
  - Vous ne répondez jamais ?
  
  - Jamais, affirma-t-elle de nouveau. Je me sers de mon téléphone pour appeler mais je ne décroche jamais quand on m’appelle.
  
  - Vous êtes décidément une originale.
  
  - Ce serait trop simple. Tous les mecs que je largue n’ont rien de plus pressé à faire que de se pendre à mon téléphone ! Pour geindre, me casser les oreilles et me traiter de salope. Ce qui m’aurait bien plu, c’est d’être une mante religieuse : bouffer mon mâle aussitôt après l’accouplement. Le rêve !
  
  Elle se mit à tourner sa cuiller dans son Nescafé. Elle s’enquit d’une voix tranquille :
  
  - Je suppose que vous avez encore des choses à me demander ?
  
  - Des tas de choses. Vous savez, je suis one track minded. C’est une expression anglo-saxonne pour désigner les gens qui n’ont jamais qu’une idée à la fois dans la tête.
  
  - J’ai compris. Je parle l’anglais.
  
  - J’en reviens toujours à mon idée de départ. Un homme qui se sent sur le point de mourir ne parle pas pour ne rien dire, ça n’existe pas. Or, mon inconnu de la morgue a prononcé : la fille Morentini. C’est clair, c’est indiscutable. Mais laquelle des trois filles Morentini ? À votre avis ?
  
  - Aucune idée.
  
  - Sylvie, Lucienne ou Catherine ? Ou encore, Carine ?
  
  La jeune femme s’esclaffa.
  
  - Carine fait partie des suspectes ?
  
  - Bien entendu.
  
  - Elle n’est pas la fille de mon père, que je sache ?
  
  - Dans un sens, oui. Les jeunes utilisent souvent l’expression « la fille » dans le sens amoureux. Il ne disent jamais la maîtresse.
  
  La remarque de Coplan amusait Catherine. Elle dit en riant :
  
  - Mais la pauvre Carine n’a strictement rien à voir avec cette histoire !
  
  - C’est vous qui le dites ! Votre mère est loin de penser comme vous, je vous le garantis. C’est tout juste si elle n’a pas accusé formellement Carine Kisseler.
  
  - Ma mère est malade de jalousie. Elle raconte n’importe quoi.
  
  - S’il devait arriver un malheur à votre père, sa jeune et jolie maîtresse serait dans de vilains draps, croyez-moi. Je suis convaincu que votre mère déposerait une plainte en justice contre Carine. Et le tribunal n’hésiterait pas à la condamner.
  
  - C’est dément, non ? Carine perd tout si elle perd mon père.
  
  - Il a fait un testament en sa faveur.
  
  - Je le sais. C’est même moi qui lui ai suggéré de penser à Carine sur le plan matériel.
  
  - La mort de votre père ferait le bonheur de ses héritiers. Même divisée en cinq, la fortune de votre père représente un magot respectable. Vous seriez riche du jour au lendemain.
  
  - Moi ? s’exclama-t-elle, ébahie. Mais je suis riche ! Ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant ! Il y a trois ans, ma grand-tante Juliana Morentini m’a légué toute sa fortune. Elle était ma marraine et j’ai souvent passé mes vacances dans sa propriété de Fiesole quand j’étais gamine. Je l’adorais et elle m’adorait. Je n’arrive même pas à dépenser mes revenus, c’est vous dire ! Le jour où le notaire m’a annoncé la nouvelle, j’ai donné ma démission au directeur de l’école de Compiègne. J’enseignais l’histoire de l’art et ça me faisait chier, je ne vous dis que ça ! Je ne rêvais que d’une chose : devenir cover-girl.
  
  - Vous ne l’êtes pas devenue ?
  
  - Mais si. J’ai fait ce métier pendant deux ans ! Je vais vous montrer...
  
  Elle alla dans une pièce voisine et revint avec un grand portefeuille cartonné. Elle préleva une photo dans le portefeuille.
  
  - Pas mal, non ?
  
  - Remarquable, magnifique.
  
  - Et celle-ci ? Le photographe était un mec génial.
  
  La photo représentait une jeune femme couchée sur le sol, bras et jambes écartés, vêtue seulement d’un jupon blanc à dentelle et d’un soutien-gorge blanc. La couleur dorée de la chair prenait un relief superbe, rendu plus suggestif encore par la pose audacieuse du modèle.
  
  Catherine murmura :
  
  - Un peu cochon, non ?
  
  - Terriblement sensuel en tout cas. Mais le génie du photographe ne doit pas y être pour grand-chose. La beauté du modèle est éclatante.
  
  - C’était une publicité pour une marque de lingerie féminine. Le client a trouvé que c’était trop sexy.
  
  - Vous ne faites plus ce métier maintenant ?
  
  - Non, j’écris des livres d’art.
  
  - Dommage. Pourquoi avez-vous arrêté ?
  
  - Je n’arrivais plus à me dépêtrer d’un photographe qui était tombé amoureux de moi. Quelle histoire ! Il voulait se brûler la cervelle ! Il avait trente-trois ans et il était complètement fou.
  
  - Il vous poursuit toujours ?
  
  - Non, il a disparu depuis dix mois. On raconte qu’il est parti en Afrique et qu’il a mal tourné.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Coplan continuait à admirer les photos du press-book. Arrivé à la dernière, il dit :
  
  - Dommage que vous ayez abandonné ce métier. Vous étiez née pour ça.
  
  - Bof ! En réalité, je commençais à en avoir plein le dos. Je crois que je suis vraiment une instable. Au début, je suis toujours emballée ; mais, après un bout de temps, j’ai envie de faire autre chose. Quand on n’a pas besoin d’argent pour vivre, on finit par flotter ; l’existence devient un peu irréelle. Vous pouvez comprendre ça ?
  
  - Oui, parfaitement. Pour la plupart des gens, la nécessité de gagner leur vie constitue en fait leur raison de vivre. Si cette nécessité disparaît, ils battent la campagne. Sauf s’ils ont un idéal. Que pensez-vous des idées de votre père ?
  
  - Elles sont touchantes, comme toutes les antiquités.
  
  - Vous n’êtes pas une de ses adeptes, si je comprends bien ?
  
  Elle se mit à rire.
  
  - Oh là là, non ! La défense des valeurs de l’Occident ! Vous voyez ça d’ici ! Je n’ai pas encore soixante ans, vous savez ! Les gens de ma génération sont plutôt des adeptes de la révolution.
  
  - Quelle révolution ?
  
  - Le chambardement. La révolution permanente. Bousculer les grands principes, les tabous, les idées reçues. Faire du nouveau, quoi !
  
  - Vous n’avez pourtant pas à vous plaindre de l’état actuel du monde. Vous êtes jeune, vous êtes belle, vous êtes riche, pourquoi voulez-vous changer une situation qui fait de vous une privilégiée, une enfant gâtée ?
  
  - Évidemment, c’est tout à fait con, admit-elle, et je m’en rends bien compte. D’ailleurs, pour ne rien vous cacher, je me sens de moins en moins révolutionnaire depuis deux ou trois ans. Je ne vois même plus mes copains de cette époque. Vous savez, j’adore mon père. J’ai toujours été sa préférée. Je suppose que c’est par réaction que j’ai pris le contre-pied de ses idées. Il paraît que c’est une réaction subconsciente : tuer ce qu’on aime.
  
  - Pourquoi êtes-vous à Paris en ce moment ?
  
  - Je dois rencontrer un éditeur. Je veux lui soumettre mon dernier bouquin.
  
  - C’est quoi ?
  
  - L’art érotique du Vème siècle avant Jésus-Christ.
  
  Coplan ne put s’empêcher de rigoler.
  
  - Charmant sujet pour une jeune fille de bonne famille ! émit-il, ironique.
  
  - C’est un sujet comme un autre, non ? Vous n’aimez pas ?
  
  - Comme acteur, si. Comme spectateur, non.
  
  - J’ai toujours aimé, moi. Enfin, depuis mon adolescence. L’érotisme et le porno me fascinent. Je trouve que c’est une expression puissante des vérités secrètes de l’être humain. J’ai rassemblé des gravures superbes pour mon bouquin ; notamment, des gravures grecques, des figures peintes sur des coupes. Des athlètes avec des bites énormes qui enculent des éphèbes, des courtisanes, ou qui se font faire une pipe, ou les deux en même temps. Je vous ferai voir si vous y tenez.
  
  - Je n’y tiens pas spécialement. Comme je viens de vous le dire, je préfère agir que regarder.
  
  Elle dévisagea Coplan.
  
  - Je pourrais vous prendre au mot.
  
  - Et alors ?
  
  - Ne me dites pas que vous vous sentez de taille à me baiser une troisième fois ! J’en ai très envie, méfiez-vous.
  
  - Je n’osais pas vous le proposer.
  
  - Vous aviez tort. Venez...
  
  Ils retournèrent dans la chambre à coucher et ils firent de nouveau l’amour. Sans hâte, sans fébrilité, avec une ardeur et une fougue contenues qui amplifièrent l’intensité de leurs sensations et la profondeur de leur jouissance.
  
  Après le vertige, Catherine resta de nouveau un long moment immobile et silencieuse, les yeux fermés, savourant (succulant ?) les cheminements secrets de la volupté dans sa chair ensorcelée.
  
  Couchée sur le ventre, elle offrait à son partenaire le spectacle toujours émouvant d’une féminité superbe : le dos couleur d’ambre, avec ses fossettes candides, ses belles fesses rondes et pommées, sa taille fine, ses cuisses fuselées, ses épaules délicates, sa nuque à la fois fragile et si fortement chamelle.
  
  Qui se lasserait d’une telle vision ?
  
  Finalement, Catherine émergea de sa bienheureuse torpeur. Elle demanda :
  
  - Quelle heure est-il ?
  
  - Midi moins le quart.
  
  - J’ai faim.
  
  - Si vous n’étiez pas ce que vous êtes, je vous inviterais à déjeuner. Mais comme vous allez vous figurer que j’ai l’intention de m’accrocher, je préfère m’abstenir.
  
  - Vous pourriez au moins essayer de vous accrocher, non ? Vous estimez peut-être que ça ne vaut pas le coup ?
  
  - J’ai bien le droit d’avoir mon petit amour-propre.
  
  - Très bien. J’accepte votre invitation. J’ai rendez-vous à 15 heures du côté de Saint-Sulpice, je ne suis donc pas pressée. Où comptez-vous m’emmener ?
  
  - A vous de choisir votre style : chinois, italien, français, arabe, tchèque, vietnamien. Mon répertoire est varié.
  
  - Je vais y réfléchir. Je vais prendre un bain et me faire belle.
  
  Coplan s’exclama, goguenard :
  
  - Vous avez un sacré culot ! Je ne vois pas comment vous pourriez vous y prendre pour vous faire plus belle que vous l’êtes en ce moment !
  
  Elle le regarda.
  
  - Comme baiseur, vous êtes extra, grommela-t-elle, mais comme flatteur, vous êtes démodé.
  
  - Baliverne ! répliqua-t-il. S’il y a une chose qui ne sera jamais démodée, c’est bien celle-là ! Dire à une femme qu’elle est belle, ça marche toujours. Et surtout quand elle sait que c’est vrai.
  
  Elle haussa les épaules, se leva, alla prendre cinq ou six magazines dans le tiroir de la commode, les jeta sur le lit en disant :
  
  - Tenez, de quoi passer votre temps pendant que je fais ma toilette.
  
  Elle quitta la chambre, laissant dans la rétine de Coplan une image adorable, l’image d’une sirène dont la nudité féminine évoquait un éden perdu.
  
  Coplan se leva à son tour, se rhabilla, alluma une cigarette. Puis, assis sur le bord du lit, il feuilleta machinalement les magazines. Du porno, comme par hasard. De la moutarde après le repas, pensa-t-il. Un des fascicules, importé de Suède, était assez remarquable ; la beauté des personnages, aussi bien les hommes que les femmes, était exceptionnelle. La grâce et la distinction des jeunes femmes avaient quelque chose de surprenant. Comment des filles aussi jolies, aussi jeunes et qui avaient une telle classe, acceptaient-elles de poser pour des revues pareilles ? Mystère. Peut-être se considéraient-elles comme des artistes ? Même dans les poses les plus crues, dans les positions les plus intimes, elles affichaient une espèce de pureté, une sorte de concentration qui faisaient oublier la vulgarité des scènes qu’elles interprétaient.
  
  Après tout, se dit-il, ces créatures sont peut-être des artistes ?
  
  Un papier coincé entre les pages du magazine s’échappa et glissa sur le lit. En fait, il s’agissait de deux papiers, deux souches de billets d’avion émis par Air France. Coplan jeta un coup d’œil sur les documents avant de les remettre entre les pages du fascicule suédois. Un détail le fît tiquer. Rome-Paris, en date du 27 février. Mlle Morentini, M. Rizzoli.
  
  Sans hésiter, Coplan fourra les deux documents dans la poche intérieure de sa veste.
  
  
  
  
  
  Catherine avait mis une robe en lainage gris perle qui moulait superbement ses formes. A peine maquillée, le cheveu brillant, les lèvres pulpeuses, la prunelle pleine de lumière, elle était fascinante.
  
  - Bravo ! fit Coplan. Vous êtes sensationnelle !
  
  - Normal, laissa-t-elle tomber avec un naturel désarmant. Aucun institut de beauté ne fera jamais mieux pour embellir une femme qu’une séance de jambes en l’air réussie. Pour ça, un homme est irremplaçable. C’est comme la Jouvence de l’Abbé Souris.
  
  Elle alla farfouiller dans la commode, en retira un sac en croco noir, petit, en forme de portefeuille, avec un fermoir en or. Transféra ses papiers du sac de voyage dans le sac à main.
  
  - Je suis prête, annonça-t-elle.
  
  - On y va.
  
  - Une seconde, je vais ranger ces magazines. La femme de ménage viendra peut-être tout à l’heure. Vous avez aimé ces revues ?
  
  - La suédoise est de premier ordre.
  
  - On voit que vous êtes un connaisseur.
  
  - Vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous vouliez manger.
  
  - On verra ça sur place. Il y a des tas de bons restaurants dans le quartier. Je me fierai à mon inspiration.
  
  Ils quittèrent l’appartement. Quand ils débouchèrent dans la cour intérieure, Catherine murmura :
  
  - Attendez-moi ici un instant. Je vais saluer Mme Collet, la concierge, et lui dire que je suis arrivée cette nuit. C’est sa belle-sœur qui vient faire un peu de ménage quand je rentre de voyage.
  
  Elle se dirigea vers une large porte vitrée du rez-de-chaussée, pénétra dans l’habitation de la concierge. Elle revint cinq minutes plus tard.
  
  - O.K. Je suis à vous ! lança-t-elle, allègre.
  
  Elle marcha vers la porte cochère qui donnait rue de la Pompe et dont l’un des montants était toujours ouvert. En débouchant dans la rue, elle inspecta d’un œil attentif, scrutateur, les abords de l’immeuble.
  
  Ce fut bref, mais le manège n’échappa pas à Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Ils marchaient depuis cinq minutes quand Catherine prononça soudain :
  
  - Finalement, j’aimerais déjeuner du côté de l’Opéra. Un bon steak frites, par exemple.
  
  - On doit pouvoir trouver ça, dit Coplan. Nous allons prendre un taxi.
  
  Ils débarquèrent devant l’Opéra et Catherine murmura :
  
  - Les gens qui ne quittent jamais Paris ne se rendent pas compte du plaisir qu’on peut éprouver en revoyant ce décor. Je ne suis pas chauvine, loin de là, mais Paris est vraiment la plus belle ville du monde.
  
  - Il y a longtemps que vous n’avez plus vu Paris ?
  
  - Trois mois.
  
  Coplan pensa aux documents d’Air France qu’il avait empochés. Il se fit la réflexion que cette ravissante créature savait mentir avec un aplomb déconcertant.
  
  Elle décida :
  
  - Allons au Grand Café. C’est à deux pas.
  
  - D’accord.
  
  Ils allèrent donc au Grand Café, boulevard des Capucines, et ils s’installèrent à l’étage. Catherine déclara :
  
  - Quand j’ai faim comme en ce moment, tout me paraît bon. La dernière fois que je suis venue ici, c’était avec mon père. Il doit y avoir un an de ça. Il voulait me parler de son intention d’aménager son testament en faveur de Carine. Il venait de recevoir une nouvelle lettre de menace et il pensait à l’avenir avec une certaine appréhension. Je l’ai supplié, une fois de plus, de laisser tomber ses articles contre l’UNESCO, mais je parlais à un sourd. Au contraire, mes arguments n’ont fait que l’exciter encore plus ! Il a fini par me dire que c’était aussi pour moi qu’il menait ce combat et qu’un jour la France lui rendrait hommage.
  
  - Hé ? Qui sait ? glissa Coplan. Il a peut-être raison ?
  
  - Ne soyez pas grotesque, maugréa-t-elle. Toutes ces choses que mon père défend sont mortes, archi-mortes. La civilisation occidentale, l’Église catholique, la tradition française, etc.
  
  - Vous lui enverrez votre dernier livre d’art, à votre père ?
  
  - Bien entendu !
  
  - Je suis prêt à parier qu’il n’aimera pas beaucoup ça ! dit Coplan, hilare. L’art érotique du Vème siècle avant Jésus-Christ, ça n’est sûrement pas sa tasse de thé !
  
  Catherine se mit à rire elle aussi.
  
  - Non, évidemment, ce ne sont pas ces choses-là qu’il défend quand il parle des traditions humanistes de l’Occident. C’est bien ce que je lui reproche. Il est comme l’Église catholique : un homme qui joue avec sa bite lui paraît plus dangereux qu’un homme qui joue avec un automatique ! Allez comprendre ! C’est saint Paul qui a lancé cette mode : la mort est moins redoutable que l’amour charnel. C’est dément !
  
  Le maître d’hôtel vint prendre la commande. Catherine tint à choisir elle-même le vin et elle prit un bordeaux dont le maître d’hôtel lui recommanda les qualités.
  
  Ils firent honneur au repas. La viande était excellente, les frites plutôt tièdes que chaudes, le vin de tout premier ordre.
  
  Coplan questionna :
  
  - Vous restez combien de temps à Paris ?
  
  - Je n’en sais rien, ça dépendra de la réponse de l’éditeur. Une petite semaine probablement. Pourquoi me posez-vous cette question ? Je suppose que vous n’avez plus besoin de moi ?
  
  - Non, sauf événement imprévu. Est-ce que cela vous amuserait de rencontrer le juge qui instruit l’affaire de la rue de Grenelle ? C’est un jeune Breton fort sympathique. Comme je dîne avec lui samedi soir, ça me ferait plaisir de vous inviter. Les dîners entre hommes, ce n’est pas drôle.
  
  - Merci beaucoup, mais ne comptez pas sur moi ! renvoya-t-elle avec une mimique éloquente. Les juges d’instruction, je préfère ne pas les fréquenter.
  
  - C’est comme les flics ?
  
  - Exactement.
  
  - Bon, je n’insiste pas. Comment dois-je m’y prendre si j’ai envie de vous revoir ?
  
  Elle le fixa d’un œil sévère.
  
  - Vous vous foutez de moi ?
  
  Il eut un sourire, souffla :
  
  - Comment l’avez-vous deviné ?
  
  
  
  
  
  Coplan déposa Catherine Morentini à la place Saint-Sulpice, à trois heures moins dix.
  
  - Adieu, dit-il. Je garde le taxi, j’ai encore deux ou trois courses à faire. Bonne chance.
  
  - Adieu, répondit-elle.
  
  Le taxi redémarra. Le chauffeur suivait avec intérêt la progression émoustillante de cette cliente vachement bien balancée. Il jeta un coup d’œil dans son rétroviseur pour voir la tête que faisait le client. Il pensa : « Il l’a sautée, j’en suis sûr. » Il avait un coup d’œil infaillible pour ces choses-là.
  
  Coplan débarqua un peu plus tard à la place de la Madeleine, d’où il se rendit à pied au bureau du commissaire Tourain.
  
  Le policier, son éternel mégot collé à la bouche, grommela :
  
  - Du nouveau ?
  
  - Oui, peut-être. Je viens de quitter la plus jeune des filles Morentini.
  
  - Catherine ? Elle était donc bien rentrée à son domicile ?
  
  - Oui. Merci de m’avoir alerté tout de suite. Grâce à vous, j’ai pu la cueillir au saut du lit.
  
  - Alors ? Est-elle vraiment aussi folle qu’on le dit dans les rapports ?
  
  - Folle, je ne crois pas. Instable, versatile, capricieuse, un peu nymphomane sur les bords, oui, mais plutôt intelligente, tout compte fait. Si je ne m’abuse, elle a une vie sentimentale prodigieusement compliquée ; quand elle a couché avec un homme, elle ne veut plus le voir. Et comme elle est très attirante et qu’elle fait l’amour d’une façon tout à fait remarquable, vous imaginez son problème.
  
  - Comment savez-vous qu’elle fait l’amour d’une façon remarquable ?
  
  - Faut-il vous faire un dessin ?
  
  - Bon, j’ai compris.
  
  - De toutes mes démarches, c’est incontestablement la plus intéressante.
  
  - Ben, voyons ! ricana le policier, faisant tomber une pluie de cendre de cigarette sur son veston. Mais à part ça ?
  
  - Deux choses m’ont frappé. Primo, je l’ai surprise en flagrant délit de mensonge : elle m’a assuré qu’elle n’était plus venue à Paris depuis deux ou trois mois. Or, chez elle, je suis tombé par hasard sur ceci...
  
  Coplan exhiba les deux souches d’Air France, expliqua :
  
  - Deux billets délivrés à Rome, le 27 février dernier, à destination de Paris. Elle est donc venue à Paris, ce jour-là, en compagnie d’un certain Rizzoli.
  
  - Intéressant, dit Tourain en tendant la main pour prendre les deux documents.
  
  - Une seconde, murmura Coplan. Si vous aviez une enveloppe vierge ? Inutile de manipuler ces deux billets sans prendre un minimum de précautions. Le labo pourrait peut-être les examiner ? Avec les nouveaux appareils dont ils disposent depuis peu, les empreintes digitales méritent un examen spécial, du moins c’est ce que je suggère.
  
  - Bonne idée. Je m’en occupe aujourd’hui même. Mais ça va prendre au moins quarante-huit heures.
  
  - Rien ne presse. En attendant, il faudrait demander au capitaine Dounaud de vérifier si le nommé Rizzoli figure au fichier.
  
  - Entendu.
  
  - Et consulter nos confrères étrangers du pool antiterroriste.
  
  - Cela va sans dire.
  
  - L’autre chose qui m’a frappé, c’est l’attitude de Catherine Morentini quand nous avons quitté son domicile. Elle a examiné les abords de son immeuble d’une manière particulièrement attentive. Je suis presque sûr qu’elle appréhende quelque chose. Un guetteur, une filature ? Mystère.
  
  Tourain considéra Coplan.
  
  - Si je comprends bien, vous n’êtes pas loin de penser que cette femme est dans le bain ?
  
  - Je n’ai aucune certitude à ce sujet, mais c’est la toute première fois que j’ai ressenti un déclic dans mon esprit. La fille Morentini à laquelle le mort du boulevard de Grenelle a fait allusion, ça pourrait bien être la jolie Catherine. Je reconnais que c’est une réaction purement subjective, mais les autres femmes que j’ai rencontrées n’ont pas provoqué un déclic de ce genre dans ma tête.
  
  - Je note. Mais je vous rappelle que l’assassin était un motocycliste. Du moins, si on se fie au témoin. Est-ce que Catherine Morentini vous semble capable d’un meurtre ?
  
  - Non, sans doute pas. Mais on peut se trouver mêlée à un meurtre sans y participer directement. Ce qu’il faut également noter, c’est que Catherine Morentini a des idées plutôt spéciales en matière de politique. A mon sens, elle a frôlé l’abîme : révolution, subversion anticapitaliste, haine des bourgeois, haine de la police, etc.
  
  - Snobisme de jeunesse, non ? grommela Tourain. Toute cette génération est tombée dans ce piège.
  
  - D’accord, mais c’est d’autant plus paradoxal qu’elle est riche elle-même. Certes, le plaisir de professer des idées qui sont à l’opposé de celles de papa et maman est aussi grisant qu’une drogue pour ces gosses qui ne manquent de rien.
  
  - Nous n’avons qu’une certitude, marmonna le policier, c’est que le nom de Catherine Morentini ne figure pas au répertoire des suspects. Ni chez nous, ni en Italie, ni en Allemagne.
  
  - Je vous le répète, j’ai l’impression qu’elle a frôlé l’abîme mais qu’elle n’a pas basculé. Ceci dit, j’aimerais tenter une expérience concrète.
  
  - Je vous écoute.
  
  - En réalité, j’avoue que je suis hésitant. C’est une expérience très délicate et qui peut se retourner contre nous. Je voudrais interroger la concierge de l’immeuble où habite Catherine Morentini, rue de la Pompe.
  
  - Pourquoi estimez-vous que cette expérience est délicate ?
  
  - Parce que Catherine est en très bons termes avec la concierge en question et que celle-ci n’aura rien de plus pressé que d’en parler à l’intéressée. La belle-sœur de la concierge fait de temps à autre le ménage chez Catherine.
  
  - Évidemment, admit Tourain, ce n’est pas le moment de lui mettre la puce à l’oreille.
  
  - En outre, la concierge a dû m’apercevoir ce matin. Tourain réfléchit. Émit finalement sur un ton pensif :
  
  - Il y a peut-être une solution…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Le commissaire principal Tourain était un policier de la vieille école : simple, direct, efficace. Quand Coplan avait exprimé l’idée de tenter une démarche délicate auprès de la concierge de Catherine Morentini, le commissaire avait décidé : « Je vais m’en occuper moi-même. Faites-moi confiance, il n’y aura pas de bavure. »
  
  Dès le lendemain matin, il se rendait sur place à bord d’une voiture banalisée (une Opel noire à quatre portières) en compagnie de trois de ses inspecteurs. Et c’est à 10 h 20 que l’inspecteur qui faisait le guet signala par talkie-walkie que la personne venait de quitter son domicile.
  
  Tourain laissa passer sept ou huit minutes, puis il débarqua, fit quelques pas dans la rue de la Pompe avant de pénétrer dans l’immeuble où habitait Catherine. Arrivé dans la cour intérieure, il repéra la loge de la concierge. Mme Collet était une femme d’environ quarante-cinq ans, petite, boulotte, avec une figure ronde, des joues rouges, des cheveux blonds frisés. Une femme d’origine campagnarde, visiblement.
  
  Tourain frappa à la porte vitrée, entra dans la loge. Mme Collet, assise à une table de bois, triait du courrier.
  
  - Qu’est-ce que c’est ? fit-elle en dardant sur Tourain un œil bleu plutôt méfiant.
  
  Tourain referma la porte, exhiba sa carte tricolore.
  
  - Commissaire Tourain, de la Sûreté Nationale. Vous êtes bien madame Collet ?
  
  - Oui.
  
  - J’aimerais bavarder un moment avec vous. Vous permettez ?
  
  Tourain poussa une chaise devant la table, prit place. Il était imposant. Grand, corpulent, avec un faciès énergique et un regard froid, il puait le flic à dix lieues à la ronde mais c’était voulu. Quand on avait affaire à lui, on oubliait son complet gris avachi.
  
  Il attaqua sur un ton calme :
  
  - Vous avez une locataire qui se nomme Catherine Morentini, si je suis bien renseigné ?
  
  - Oui.
  
  - Connaissez-vous son père ?
  
  - Non, mais je sais que c’est un personnage politique important et qu’il écrit des articles dans les journaux.
  
  - Exact. Comme nous disons dans notre métier, c’est un homme qui a le bras long. S’il devait apprendre que je suis venu ici et que je vous ai posé des questions au sujet de sa fille, je me ferais sacquer en moins de deux et vous ne seriez pas mieux traitée. Ceci pour vous dire que notre conversation est strictement confidentielle et qu’elle doit le rester. Un seul mot à votre locataire ou à vos proches, c’est la catastrophe. Est-ce que je me fais bien comprendre ?
  
  - Oui, j’ai compris, émit la femme en prenant une mine constipée.
  
  - Que pensez-vous de Mlle Morentini ?
  
  - Elle est très gentille et très généreuse.
  
  - Très jolie, paraît-il ?
  
  - Oui, en effet.
  
  - Pas toujours très sérieuse, hein ?
  
  - Vous savez, c’est un pigeon voyageur. Elle est presque toujours en Italie. Elle a un autre domicile près de Florence. Ou alors elle est en Suisse, chez sa mère, ou en Belgique, chez sa sœur.
  
  - Quand elle occupe son appartement, elle n’est pas souvent seule, n’est-ce pas ?
  
  - Elle profite de sa jeunesse, pour sûr.
  
  - Est-ce qu’elle a un amant régulier ?
  
  - Pas à ma connaissance.
  
  En vraie campagnarde, la concierge se gardait bien d’en dire trop. Elle reprit néanmoins :
  
  - Mlle Catherine reçoit des messieurs mais elle ne reste jamais longtemps avec les mêmes. Elle serait plutôt fantaisiste sur ce plan-là. Comme tous les artistes.
  
  - Son père se méfie des relations masculines de sa fille. Il craint un scandale qui rejaillirait sur la famille, si vous voyez ce que je veux dire.
  
  - Ce n’est pas une personne de tout repos quant à sa vie privée, c’est un fait. Je ne serais pas tranquille, moi non plus, si j’avais une fille comme Mlle Catherine.
  
  Tourain posa sur la concierge un regard granitique, extirpa de sa poche les photos de l’inconnu de la morgue.
  
  - Connaissez-vous cet homme ?
  
  Mme Collet regarda les photos.
  
  - Oui, je l’ai vu à plusieurs reprises, il y a environ un mois. Il était là tous les jours, mais cela n’a duré qu’une semaine. Depuis lors, je ne l’ai plus revu.
  
  - Comment s’appelle-t-il ?
  
  - Je ne sais pas. Je crois que son prénom est Giovanni. Un soir qu’ils se bagarraient, j’ai entendu qu’elle lui criait je ne sais quoi en italien et j’ai deviné qu’elle l’appelait Giovanni.
  
  - Un bel homme, c’est indiscutable.
  
  - Oui, c’est indiscutable. Mais quand je le croisais dans la cour, il me faisait un peu peur. Il a des yeux noirs qui brillent comme les yeux d’un fou. Et une voix sèche, méchante. Je me suis dit, la première fois que je l’ai vu, qu’il devait avoir du sang arabe dans les veines. Mlle Catherine a bien fait de s’en débarrasser. L’autre monsieur était plus gentil.
  
  - Quel autre monsieur ?
  
  - Celui qui venait à la même époque. Un Italien également. Celui-là s’appelait Paolo. Il était plus jeune que celui de la photo et habillé comme les jeunes d’aujourd’hui, blouson de sport et polo.
  
  - Vous n’avez plus revu celui-là non plus ?
  
  - Non, mais Mlle Catherine est repartie en Italie, ce qui explique sans doute que les deux hommes ne sont pas revenus.
  
  - Oui, sans doute, acquiesça Tourain, pensif.
  
  Il se leva, remit la chaise en place, marmonna :
  
  - Je vous remercie.
  
  Au moment de sortir de la loge, il regarda la concierge droit dans les yeux et prononça :
  
  - J’espère que nous sommes bien d’accord ? Pas un mot au sujet de ma visite.
  
  Et il ajouta, plus incisif :
  
  - Même à votre belle-sœur qui fait le ménage chez la demoiselle Morentini. La moindre indiscrétion vous coûterait cher, et à moi aussi.
  
  - Oh, n’ayez pas peur ! Je sais me taire quand il le faut.
  
  
  
  
  
  Tourain était à la fois perplexe et furieux. Il rappela ses hommes et leur annonça :
  
  - Terminé. On rentre à la maison.
  
  Revenu dans son bureau, il nota les renseignements qu’il avait obtenus de la concierge. Ensuite, il passa un coup de fil au Service et il pria Rousseaux de lui envoyer Coplan le plus vite possible. Rousseaux demanda :
  
  - Vous désirez l’avoir au téléphone ? Il est dans le bureau du patron en ce moment.
  
  - Non, je préfère le voir dans mon bureau. Dites-lui simplement qu’il y a du nouveau.
  
  Coplan s’amena chez le commissaire une bonne demi-heure plus tard.
  
  - Vous avez piqué ma curiosité, dit-il à Tourain. Que se passe-t-il ?
  
  - Il se passe que Catherine Morentini vous a possédé sur toute la ligne. Non seulement elle connaît le type qui est à la morgue, mais elle était avec lui, chez elle, à l’époque où le meurtre a eu lieu. Qu’est-ce que vous dites de ça ?
  
  - C’est la concierge qui vous l’a déclaré ?
  
  - Oui. Elle l’a vu à plusieurs reprises et elle croit qu’il s'appelle Giovanni.
  
  - Giovanni comment ?
  
  - La concierge l’ignore. Elle a surpris les échos d’une dispute entre lui et Catherine, mais ils parlaient en italien. Elle a simplement retenu qu’elle l’appelait Giovanni.
  
  Coplan hocha la tête en silence. Puis, dans un soupir :
  
  - C’est vraiment une garce, cette fille.
  
  - Une salope, oui ! maugréa Tourain.
  
  - Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
  
  - Justement, c’est pour cette raison que je tenais à vous voir le plus rapidement possible. Nous avons le choix entre deux solutions. Coffrer la fille et la cuisiner ; elle est coupable d’entrave à la justice et de faux témoignage. Ou alors, laissez courir.
  
  - Personnellement, je serais plutôt d’avis d’opter pour la deuxième solution. Si vous épinglez la fille maintenant, nous perdons le bénéfice de notre information. Même si elle se met à table, nous risquons de nous couper l’herbe sous le pied.
  
  - Sans compter qu’elle nous racontera probablement des bobards ! Ses mensonges prouvent bien qu’elle manigance quelque chose.
  
  - C’est évident. Mais quoi ?
  
  - Si j’apprenais qu’elle fait partie d’un réseau de terroristes, je n’en serais pas surpris outre mesure.
  
  - Raison de plus pour ne pas intervenir.
  
  - Naturellement. Mais vous connaissez mon tempérament : ne rien faire et rester les bras croisés, ce n’est pas dans mes habitudes.
  
  - Vous ne pensez pas que c’est le moment de sortir le grand jeu ? Surveillance permanente, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; pose de micros, fouille de l’appartement avec sondages, tout le toutim quoi ! Le fait qu’elle ait jugé bon de prétendre qu’elle ne connaissait pas le mec de la morgue, c’est révélateur.
  
  - La concierge m’a aussi parlé d’un autre individu qui fréquentait Catherine Morentini au même moment ; un type plus jeune, habillé en sport, prénommé Paolo. Mais les noms de ces gars-là ne veulent rien dire, vous le savez mieux que moi.
  
  - Ils changent plus souvent de nom que de chemise, approuva Coplan. Si le labo pouvait accélérer l’examen des billets d’Air France, nous aurions peut-être une chance de faire un pas en avant.
  
  - Je vais leur passer un coup de fil tout de suite.
  
  La réponse du laboratoire fut formelle : les empreintes digitales de l’homme qui se trouvait à la morgue ne figuraient pas sur les souches d’Air France.
  
  Tourain et Coplan échangèrent un regard déçu.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Après un moment de silence, Tourain prononça en regardant Coplan :
  
  - Vous avez évidemment raison, c’est le moment de sortir le grand jeu ; mais vous oubliez une chose : les recommandations ministérielles. On m’a prié, avec une certaine insistance, de ne pas faire de zèle au sujet de cette affaire Morentini. Or, pour organiser une surveillance permanente, procéder à l’installation de micros clandestins, ordonner des fouilles avec sondages, je dois non seulement mobiliser des forces considérables mais il me faut l’accord écrit du juge d’instruction.
  
  - L’accord du juge, je m’en charge. Je dîne avec lui après-demain soir. Pour le reste, si j’étais à votre place, je ne tiendrais pas compte des recommandations ministérielles.
  
  - Comme vous y allez ! maugréa Tourain.
  
  - Ce ne serait pas la première fois, entre nous soit dit.
  
  - D’accord, mais les choses ont évolué. Dans l’état actuel du climat qui règne chez nous, mon attitude serait interprétée comme une prise de position politique. Je ne tiens pas du tout à recevoir un blâme, au minimum.
  
  - Mais enfin, commissaire, protesta Coplan, pour une fois que nous tenons une piste sérieuse, vous ne pouvez pas laisser tomber !
  
  - Je n’ai pas l’intention de laisser tomber, précisa le policier, mais trop c’est trop. Tout ce que je peux faire, c’est d’organiser la surveillance discrète des allées et venues de Catherine Morentini. Je peux me permettre de confier cette tâche à deux inspecteurs sans sortir des limites de mon rôle. Les micros et la fouille, ce n’est pas possible. Je n’ai pas du tout envie de briser ma carrière pour une petite salope.
  
  - Il ne s’agit pas d’elle, vous le savez bien, grommela Coplan, dépité. Si Catherine fait partie d’une organisation subversive, ce sont ses tenants et aboutissants qui nous intéressent. C’est de notre boulot qu’il s’agit.
  
  - Si vous vous figurez que c’est de gaieté de cœur que je m’écrase, vous vous trompez.
  
  - C’est votre dernier mot ?
  
  - Oui, c’est mon dernier mot. Et j’espère que vous ne m’en voulez pas trop ?
  
  - Vous savez bien que non. De quel droit pourrais-je exiger un héroïsme que vous serez seul à payer ? Après tout, les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Moi, je m’en fous. Je n’ai personne à ménager, aucune carrière à protéger, mais je serais le premier à déplorer votre mutation dans un commissariat de province. La sagesse est parfois payante.
  
  - Bon, fit Tourain, un peu soulagé, nous nous en tenons à ce que j’ai dit ? Je mets deux de mes hommes pour surveiller Catherine Morentini, d’accord ?
  
  - D’accord.
  
  
  
  
  
  Au cours des deux journées qui suivirent, aucun fait notable ne fut enregistré. Catherine Morentini avait rendu visite à son père, puis à sa sœur Lucienne. Grâce aux écoutes téléphoniques, Tourain apprit que Catherine avait l’intention de passer le week-end avec sa mère, à Genève.
  
  D’autre part, les confrères de l’étranger avaient signalé que le nom d’un certain Rizzoli ne figurait dans aucun des fichiers des suspects.
  
  Le samedi soir, Coplan dîna, comme convenu, en compagnie du juge Ledurec. Coplan avait réservé une table chez Taillevent, rue Lamennais, non loin des Champs-Élysées. Il s’en expliqua :
  
  - J’ai choisi ce restaurant pour participer à votre éducation parisienne. Comme c’est l’une des dix meilleures tables de la capitale, il est bon que vous la connaissiez.
  
  - C’est trop d’honneur, dit Ledurec, toujours pince-sans-rire. Mais je l’ai compris depuis notre première rencontre : vous êtes un grand seigneur. J’ai d’ailleurs une bonne nouvelle à vous annoncer : je ne m’occupe plus de l’affaire Morentini depuis hier matin.
  
  - Vraiment ? fit Coplan, étonné.
  
  - Mon patron m’a déchargé du dossier, ce qui me fait bien plaisir, entre nous soit dit.
  
  - Mais pourquoi ?
  
  - Version officielle : l’affaire est trop peu importante et elle ne permet pas de jauger un débutant. Une façon comme une autre de ménager mon amour-propre. En réalité, je suis sûr que mon patron a bien l’intention d’enterrer l’affaire. Comme je vous l’avais signalé, il y a eu des interventions extérieures.
  
  - Pas seulement dans votre secteur mais aussi du côté de la police. C’est la femme de Morentini qui a fait jouer ses relations ; elle me l’a avoué elle-même.
  
  - Cela vous choque ?
  
  - Absolument pas. Je trouve ça tout à fait normal. Elle défend son nom et son honneur, c’est de bonne guerre.
  
  - Et pourtant, des interventions de ce genre sont choquantes dans leur principe, émit Ledurec. La justice doit suivre son cours.
  
  - Dans l’absolu, c’est évident. Mais dans la réalité vivante, c’est autre chose. La justice, c’est comme la vérité : ce sont des choses qu’il faut manipuler avec délicatesse. J’ai connu des magistrats sincères qui croyaient détenir la vérité et défendre la justice : ils massacraient des innocents et ils ne s’en rendaient même pas compte.
  
  - C’est une petite leçon qui m’est destinée, n’est-ce pas?
  
  Coplan eut un petit sourire désabusé.
  
  - Quand vous me connaîtrez mieux, vous saurez que je ne donne jamais de leçons à personne. Je n’ai pas cette prétention. Mais, dites-moi, le commissaire Tourain est-il au courant ?
  
  - Non, pas encore. De toute manière, il n’y a rien de changé dans l’immédiat, du moins sur le plan pratique ; en attendant la désignation de mon successeur, je continue à centraliser les informations concernant le dossier Morentini. La seule différence, c’est que je n’ai plus aucun pouvoir de décision.
  
  Coplan, qui avait l’intention de raconter au juge ce qu’il avait découvert au sujet de Catherine Morentini, se ravisa. A quoi bon, désormais ?
  
  Ils firent un excellent repas.
  
  
  
  
  
  Le lundi suivant, quand il reprit contact avec Tourain, Coplan relata au policier ce que le juge Ladurec lui avait révélé.
  
  Tourain maugréa :
  
  - C’est bien ce que je pensais. Le Parquet est décidé à enterrer l’affaire. Et pour vous, le Vieux n’a pas encore pris de décision ?
  
  - Non. A ma connaissance, je continue ma mission. Quelle sont les nouvelles à propos de Catherine Morentini ?
  
  - J’ai noté un fait intéressant dans le rapport de l’un de mes inspecteurs. Samedi soir, un peu avant 19 heures, Catherine s’est rendue rue Nadaud, chez sa sœur Lucienne. Elle n’y est restée que trois quarts d’heure mais elle est sortie en compagnie d’un jeune type de vingt-deux-vingt-quatre ans, et ils sont allés ensemble dans un hôtel de l’avenue Victor-Hugo. Ils sont ressortis trois heures plus tard et ils ont pris un taxi. L’inspecteur était seul à ce moment-là et il a été obligé de laisser tomber. Le lendemain matin, la fille a pris un taxi et elle n’est pas rentrée chez elle depuis. Nous savons qu’elle avait promis de passer la fin de la semaine avec sa mère, à Genève.
  
  - O.K. J’irai faire un tour à cet hôtel de l’avenue Victor-Hugo à l’occasion.
  
  - Autre chose : le père Morentini a fait savoir à Rousseaux qu’il aimerait vous rencontrer.
  
  - Ah bon ? fit Coplan en arquant les sourcils. On ne m’a rien dit.
  
  - Vous êtes passé au Service ?
  
  - Non, je suis venu ici d’abord.
  
  - Le coup de fil de Morentini a eu lieu à 10 heures ce matin, il y a à peine vingt minutes.
  
  - Tout s’explique. Puis-je téléphoner à Morentini ?
  
  - Allez-y.
  
  Coplan tomba sur la belle Carine Kisseler, la secrétaire de Morentini. Qui confirma :
  
  - Oui, M. Morentini voudrait vous voir pour vous communiquer la nouvelle lettre de menace arrivée au courrier de ce matin.
  
  - Envoyée par qui ?
  
  - Je préfère ne pas en parler. La lettre a été postée à Paris samedi. Je suis très déprimée depuis que j’ai lu cette missive. Quand pouvez-vous venir ?
  
  - Maintenant si vous voulez.
  
  - Venez à 15 heures. Je vais prévenir M. Morentini pour qu’il soit là.
  
  - Entendu. C’est à Puteaux, je suppose ?
  
  - Oui.
  
  - A tout à l’heure.
  
  Coplan raccrocha. Mit Tourain au courant. Ajouta :
  
  - Je demanderai une photocopie de la lettre et je vous l’apporterai.
  
  
  
  A 15 heures précises, Coplan se présentait au domicile de Lucien Morentini. Il y fut accueilli de la même manière que la première fois. Le garde du corps, Victor Denat, le conduisit au bureau de l’étage supérieur où l’attendait l’ancien diplomate.
  
  - Merci d’être venu, dit celui-ci en serrant la main du visiteur. Je suis désolé de vous faire perdre votre temps, mais je vous avoue que c’est surtout pour rassurer Carine que je tenais à vous montrer cette lettre. Tenez, lisez...
  
  A Lucien Morentini,
  
  Au fossoyeur de l’UNESCO. A l’ami des capitalistes et des colonialistes A l’ennemi des peuples pauvres du Tiers-Monde
  
  Cette fois, le compte à rebours est commencé ! Tu peux faire ton testament. Le Comité du F.A.T. a voté à l’unanimité ta condamnation à mort. Cette sentence sera exécutée dans trois semaines au plus tard.
  
  A bon entendeur, salut !
  
  Le Front Armé pour la défense des peuples pauvres du Tiers-Monde.
  
  Coplan regarda Morentini et prononça :
  
  - Je comprends l’angoisse de Mlle Kisseler. Ce message n’a rien d’une plaisanterie.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  
  
  
  Morentini haussa les épaules.
  
  - Bah ! Je vous ai déjà exposé ma politique en la matière : je méprise ces lettres et ceux qui me les adressent. Vous connaissez cette organisation ? Le F.A.T. C’est tout un programme ! La fatuité de ces gens est flagrante. Ils s’arrogent le droit de parler au nom des peuples pauvres du Tiers-Monde ! Si la question vous intéresse, je vous ferai lire la liste des armes achetées par ces « peuples pauvres » aux marchands de canons russes.
  
  - Je n’ai jamais entendu parler de cette organisation mais ce n’est pas une raison pour prendre ce message à la légère.
  
  - Vous avez une suggestion à me faire ?
  
  - Oui, et elle est simple : redoubler de prudence.
  
  - J’estime que je prends le maximum de précautions. Mais ne vous y trompez pas, les gens qui ont rédigé cette lettre ne cherchent qu’une chose : m’intimider, me neutraliser, m’inciter à renoncer à mon combat. Depuis le temps qu’ils exercent ce chantage à la peur, je me suis habitué.
  
  - J’admire votre courage. Néanmoins, souvenez-vous de l’adage : un homme prévenu en vaut deux. Sachant qu’il y a, en ce moment même, des tueurs qui vous épient et qui attendent l’instant favorable pour vous assassiner, ne négligez pas l’avertissement.
  
  - Merci pour le conseil, persifla Morentini. Comme je vous le disais, si je vous ai demandé de venir, c’est surtout pour rassurer Carine. Elle vous a préparé une photocopie de la lettre du F.A.T. Venez, je vais vous conduire à son bureau.
  
  Un pâle sourire éclaira le visage soucieux de Carine Kisseler quand Morentini introduisit Coplan dans la pièce où se tenait la jeune femme. Elle tendit la main au visiteur.
  
  - Je suis contente de vous revoir, monsieur Coplan.
  
  Morentini déclara :
  
  - Je vous laisse, j’ai un article à terminer.
  
  Il se retira. Carine Kisseler murmura :
  
  - Il est d’une humeur massacrante.
  
  - Qui ne le serait à sa place ?
  
  - Non, ce n’est pas à cause de la lettre, c’est à cause de moi. J’ai eu une crise de larmes en lisant la missive du FAT et il a horreur de me voir pleurer. Mais c’est plus fort que moi, j’ai peur. Je l’ai supplié de quitter Paris pendant quelques semaines. Après tout, il peut faire un voyage sans perdre la face. Il ne prend jamais de vacances.
  
  - Ce serait une excellente idée, approuva Coplan. Un voyage d’un mois ou deux, dans un pays lointain. A mon humble avis, ce serait peut-être la meilleure des parades. Si les terroristes du FAT perdent sa trace, ils ne seront plus en mesure de prendre des repères, d’organiser leur mauvais coup.
  
  - C’est ce que j’ai essayé de lui faire comprendre. Et Victor Denat m’a vivement appuyée. Mais c’était comme si nous parlions à un sourd.
  
  - Il refuse de partir ?
  
  - Oui, obstinément. A ses yeux, ce serait de la lâcheté.
  
  - C’est courageux, sans aucun doute, mais il y a des limites à tout, même au courage.
  
  - Je me demande parfois s’il ne serait pas heureux de tomber sous les balles d’un terroriste. Pas par gloriole, mais comme une sorte de consécration suprême. Mourir pour son idéal a toujours fasciné certains êtres. On le voit bien en Iran et au Liban.
  
  - C’est vieux comme le monde, soupira Coplan. Les chrétiens des premiers temps aspiraient au martyre. En attendant, le vrai tourment de Morentini, c’est vous, et il me demande de vous réconforter. Il ne se fait pas de souci pour lui mais pour vous. Malheureusement, je ne vois pas ce que je pourrais faire.
  
  - Je vous remercie, mais vous ne pouvez rien faire.
  
  - Puis-je vous demander de me remettre la photocopie de la lettre du FAT ? J’irai voir mon collègue, le capitaine Dounaud qui dirige les brigades antiterroristes. J’obtiendrai peut-être des tuyaux au sujet de cette organisation.
  
  
  
  
  
  Hélas, le capitaine Dounaud avoua son ignorance à propos de ce Front Armé pour la défense des peuples du Tiers-Monde.
  
  Il expliqua à Coplan :
  
  - Depuis deux ou trois mois, c’est la nouvelle technique utilisée par ces salopards : lancer tous les jours des sigles inédits. Tenez, regardez, c’est la liste des organisations nouvelles qui ont fait parler d’elles au cours du dernier trimestre : explosions, attentats, lettres de menace, meurtres. Ils frappent partout, ils inventent des signatures que personne ne connaît, ils militent pour des causes absurdes, on ne s’y retrouve plus.
  
  - C’est évidemment le but recherché, non ?
  
  - Oui, sûrement.
  
  - Peut-on imaginer l’existence d’un chef d’orchestre qui coordonne ces actions éparses ?
  
  - Comment le savoir ?
  
  - Et l’argent ? Qui paie ces tueurs, qui paie les voyages, qui paie les explosifs ? Ça coûte cher, tout ça.
  
  Dounaud maugréa :
  
  - Il y a toujours du fric pour les entreprises du Diable. On a recensé à ce jour une dizaine de centres de formation où les futurs assassins s’entraînent. Et les recruteurs clandestins refusent du monde, paraît-il ! Les candidats ne sont pas tous des idéalistes, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Il y a de tout chez ces tueurs : des aventuriers qui recherchent la bagarre pour elle-même, des refoulés qui veulent se prouver qu’ils sont capables de commettre une action d’éclat, des inadaptés, sans oublier les fous. Depuis que je suis flic, c’est une chose à laquelle je ne m’habitue pas : c’est de voir le nombre incroyable de fous qui se promènent dans les rues ! Je ne parle pas des fantaisistes, des originaux, des marginaux, je parle des vrais dingues, des vrais déments, des débiles dangereux qui devraient être enfermés dans des asiles. Ces types-là, donnez-leur un automatique et dites-leur d’aller flinguer monsieur X ou monsieur Z, ils y vont sans l’ombre d’une hésitation. Que voulez-vous faire dans des cas pareils ?
  
  Dounaud relut machinalement la lettre que Coplan lui avait remise, puis il marmonna :
  
  - Le Front Armé pour la défense des peuples pauvres du Tiers-Monde ! N’importe quoi ! Enfin, si cela peut vous faire plaisir, je vais prendre copie de cette lettre et je la ferai circuler.
  
  - Vous me paraissez singulièrement désabusé, fit remarquer Coplan.
  
  - Je fais mon boulot du mieux que je peux, mais je dois reconnaître que j’ai perdu mes illusions. Car enfin, entre nous, nous savons bien que c’est de la foutaise, non ? Tout le monde a compris depuis belle lurette qu’il existe un moyen très simple de mettre un point final à cette vague de terrorisme : il suffit de décréter le black-out intégral. Si les journaux, les radios, les télévisions cessaient de relater leurs exploits, les gens qui financent le terrorisme arrêteraient de casquer et les organisations tomberaient à l’eau. Ce sont les médias qui soutiennent ces actions. La pub, Coplan ! La pub et rien d’autre. Vous n’êtes pas d’accord ?
  
  - Oui, bien entendu.
  
  - Mais je ne me fais pas de bile à ce sujet, je ne suis pas encore chômeur ! Après tout, le terrorisme arrange bien des choses. Comme me l’expliquait un chargé de mission du gouvernement, les sociétés modernes ont besoin de soupapes et le terrorisme est une soupape idéale : c’est la guerre au moindre prix. Quand on fait le bilan de ces trois dernières années, le terrorisme a fait moins de victimes que les accidents d’automobiles ! Économique, en somme !
  
  Le capitaine alla dans un bureau voisin pour demander qu’on lui fasse une photocopie de la lettre adressée à Morentini.
  
  Quand il revint, il restitua la missive à Coplan et dit :
  
  - Si mes collègues de l’étranger réagissent, je vous passerai un coup de fil. Vous continuez à vous occuper de cette affaire ?
  
  - Oui, sur ma lancée.
  
  - Vous êtes bien le seul ! Même le juge Ledurec a été dessaisi du dossier. Tourain ne vous a pas mis au courant ? L’affaire Morentini est morte et enterrée, c’est le cas de le dire.
  
  - Oui, je sais. Mais les menaces persistent, elles !
  
  - Morentini aussi persiste, ricana le capitaine. J’en arrive même à me demander si sa disparition ne ferait pas le bonheur de certains de nos compatriotes qui ne partagent pas ses idées.
  
  - Probablement, admit Coplan.
  
  
  
  
  
  Avant de retourner au Service, Coplan décida de rendre visite, à l’improviste, à la sœur de Catherine Morentini. Par chance, Lucienne, la journaliste, était chez elle, en train de taper un article à la machine. Son accueil ne fut guère plus aimable que la première fois. Néanmoins, un peu prise de court, elle ne referma pas la porte au nez du visiteur. Elle s’enquit :
  
  - Vous avez des choses à me dire ?
  
  - Oui.
  
  - Bon, entrez, mais soyez bref.
  
  - Votre père a reçu une nouvelle lettre de menace. Tenez, lisez.
  
  Lucienne Morentini, nerveuse, prit connaissance de la missive. L’œil vif, l’esprit rapide, elle lut le texte à une vitesse surprenante.
  
  Son visage anguleux prit une expression encore plus soucieuse que de coutume. Elle maugréa, en rendant la lettre à Coplan :
  
  - Que voulez-vous que je vous dise ? C’est effrayant de recevoir des messages pareils. Mais je connais mon père, il ne renoncera pas « à son combat », comme il dit.
  
  - Ne pourriez-vous pas lui demander de faire un voyage à l’étranger ? S’il s’absentait pour quelques semaines, les projets de ses ennemis ne seraient plus réalisables dans le délai qu’ils indiquent.
  
  - Pensez-vous ! Mon père est plus têtu qu’une mule ! Il serait capable de se montrer encore moins prudent pour bien montrer qu’il ne tient pas compte de nos conseils.
  
  - Tant pis. A propos, je n’arrive pas à joindre votre jeune sœur, Catherine. Où est-elle ?
  
  - Elle doit être à Genève, du moins je le suppose.
  
  - Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
  
  - Samedi. Elle avait donné rendez-vous chez moi à un de ses anciens amants.
  
  - Pourquoi chez vous ?
  
  - Pour ne pas le recevoir chez elle. C’est un mec qui la persécute et dont elle ne parvient pas à se débarrasser.
  
  - Comment s’appelle-t-il ?
  
  - Paolo... Paolo Rizzoli.
  
  - Un Italien ?
  
  - Oui, mais qui vit à Paris depuis un bon mois. Pourquoi me posez-vous cette question ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  
  
  
  Coplan esquissa une petite moue perplexe. Puis, sur un ton dubitatif, il prononça :
  
  - Honnêtement, je n’en sais trop rien moi-même. Simple curiosité personnelle sans doute.
  
  Lucienne Morentini le regarda d’un œil inquisiteur.
  
  - J’espère que vous n’êtes pas tombé amoureux de ma petite sœur ? fit-elle.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que, si c’était le cas, je vous plaindrais de tout mon cœur. Vous iriez au-devant de bien cruelles déceptions. Catherine est la femme la plus imprévisible que je connaisse ! Les hommes qui ont eu le malheur de l’aimer n’ont plus jamais été heureux.
  
  - Toute règle a ses exceptions, murmura Coplan. Elle n’a peut-être jamais trouvé l’amant parfait qu’elle cherche ?
  
  - C’est possible, mais ne vous faites pas trop d’illusions. Remarquez, votre talent personnel n’est pas en cause. Elle m’a avoué que vous étiez une « affaire » sur le plan amoureux, la plus formidable affaire qu’elle ait jamais rencontrée.
  
  - Ah ? Elle vous a dit que... ?
  
  - Qu’elle avait couché avec vous ? Oui. Mais ça ne change rien à l’affaire Catherine ne couche jamais deux fois avec le même amant. Ou alors, c’est qu’elle y est contrainte et qu’elle accepte la chose pour gagner du temps.
  
  - Pour gagner du temps ? Que voulez-vous dire ?
  
  - En attendant d’avoir trouvé le moyen de larguer le mec. En principe, elle prévient ses partenaires. Elle ne vous en a pas parlé ?
  
  - Oui, elle m’a prévenu. Mais je croyais que c’était du baratin.
  
  - Pas du tout.
  
  - Elle finira par avoir de sérieux ennuis, retenez ce que je vous dis.
  
  - Elle n’arrête pas d’en avoir depuis son adolescence. Elle doit être extraordinaire au lit pour affoler les hommes comme elle le fait.
  
  - Elle est douée, j’en conviens.
  
  - Je ne comprends pas qu’un homme dans votre genre puisse tomber dans le panneau.
  
  - C’est le cas de ce Paolo Rizzoli, je présume ?
  
  - Oui, c’est le dernier en date. Mais elle finira par s’en débarrasser, faites-moi confiance.
  
  Coplan resta un moment pensif. Puis, en se caressant le menton, il articula :
  
  - Curieuse fille. Votre mère prétend qu’elle est folle, mais moi je la trouve très intelligente au contraire. Le besoin morbide de rupture qu’elle éprouve après l’amour doit être une sorte de psychose.
  
  - En tout cas, psychose ou non, ça lui complique l’existence, je vous le garantis ! Avez-vous encore des questions à me poser ?
  
  - Non.
  
  - Mais vous avez envie de parler d’elle, est-ce que je me trompe ?
  
  - Vous ne vous trompez pas.
  
  - C’est le commencement de l’amour, prenez garde. Je vous conseille vivement de changer d’idée. Ceci dit, ayez la gentillesse de me laisser travailler.
  
  - Quelle a été la réponse de l’éditeur qu’elle a rencontré pour son livre ?
  
  - Elle n’a pas rencontré d’éditeur, révéla Lucienne avec une pointe de cynisme. C’est elle-même qui me l’a dit. C’était un prétexte qu’elle avait inventé pour se débarrasser de vous.
  
  Coplan eut un sourire désarmé.
  
  - C’est vraiment une garce, votre charmante petite sœur, émit-il.
  
  
  
  
  
  Après avoir quitté Lucienne Morentini, Coplan se mit à la recherche de cet hôtel de l’avenue Victor-Hugo où Catherine s’était rendue en compagnie de Paolo Rizzoli. Il trouva sans aucune difficulté ce qu’il cherchait. C’était un établissement relativement modeste, apparemment très bien tenu et d’une extrême propreté. A la réception, il eut affaire à une dame âgée d’une cinquantaine d’années, vêtue de noir, bon chic bon genre, avec des lunettes à monture dorée, un chignon soigné, un visage de bourgeoise sérieuse.
  
  - Pardonnez-moi de vous déranger, commença-t-il en exhibant une carte tricolore de la Sûreté Nationale, je voudrais avoir quelques renseignements confidentiels. Je vous rassure tout de suite, il ne s’agit absolument pas d’un quelconque contrôle de police. Vous avez eu samedi un client qui se nomme Paolo Rizzoli, est-ce exact ?
  
  - Oui.
  
  - Habite-t-il ici ?
  
  - Non. M. Rizzoli descend chez nous quand il est de passage à Paris mais il ne séjourne jamais plus de deux ou trois jours de suite.
  
  - Il est italien, je crois ?
  
  - Oui, domicilié à Rome.
  
  - Quelle est sa profession ?
  
  - Il fait des études de droit. C’est du moins ce qu’il a déclaré.
  
  - Quel âge a-t-il ?
  
  - Dans les vingt-quatre, vingt-cinq ans, à vue de nez.
  
  - Parle-t-il le français ?
  
  - Oui, relativement bien pour un étranger. Il a un accent mais il s’exprime avec une certaine facilité.
  
  - Je suppose que vous connaissez Mlle Catherine Morentini qui accompagnait Rizzoli ?
  
  - Oui, bien entendu. Je connais Mlle Catherine depuis plusieurs années. J’ai d’abord connu sa sœur, Mlle Lucienne. Quand celle-ci avait des correspondants étrangers à loger, elle s’adressait toujours à moi. Elle était encore aux études à l’époque. Mlle Catherine a pris la suite, en quelque sorte.
  
  - Pour vous parler franchement, c’est pour le compte du père de Catherine que je vous demande ces renseignements. Je ne sais pas si vous savez qui est M. Morentini père ?
  
  - Oui, bien sûr. C’est un diplomate, n’est-ce pas ? Et il écrit des articles dans les journaux. J’en ai lu quelques-uns et je trouve qu’il a des idées très valables.
  
  - C’est un homme qui tient beaucoup à sa réputation sur le plan politique et qui, en plus, possède une jolie fortune. Bref, tout ceci pour vous dire que les fréquentations de sa fille Catherine le préoccupent. Et comme, en outre, Catherine est riche, elle aussi, il craint comme la peste les coureurs de dot, si vous voyez ce que je veux dire.
  
  - C’est bien naturel, mais les temps ont changé. Quand j’avais vingt ans, la liberté dont jouit Mlle Catherine était une chose impensable.
  
  - Tout à fait entre nous, est-ce que vous donneriez votre fille à un homme tel que ce Rizzoli ?
  
  - Non, sûrement pas ! Je n’ai rien contre ce garçon, mais... comment dire ? Ce n’est pas ce que j’appelle un homme. C’est un enfant, un idéaliste, une espèce de mystique.
  
  - Une espèce de mystique ? Qu’entendez-vous par là ?
  
  - Il n’a pas les pieds sur terre. Il vit dans un rêve, si vous préférez. Il est assez renfermé, parle fort peu, n’a aucun sens pratique. Quant à sa chambre, c’est le foutoir, comme on dit à présent. On ne peut pas fonder un couple solide, stable, sur un homme de cette sorte.
  
  Coplan enchaîna d’une voix calme :
  
  - Sur une femme telle que Catherine non plus, si j’en crois son père ?
  
  - Il a sûrement raison, admit la femme. Les jeunes d’aujourd’hui ont une conception de la vie qui nous déroute, forcément. Les mœurs ont tellement évolué. Je n’ai qu’un fils et il est en stage aux États-Unis, mais je comprends les appréhensions de M. Morentini.
  
  Coplan eut une inspiration subite. Il extirpa de sa poche la photo du mort de la morgue qu’il traînait toujours sur lui.
  
  - Et celui-ci ? s’enquit-il en montrant la photo. Le connaissez-vous ?
  
  L’hôtelière n’eut pas besoin de regarder longtemps la photo.
  
  - Et comment, si je le connais ! s’exclama-t-elle. Il a encore logé ici au début de ce mois.
  
  - Comment s’appelle-t-il ?
  
  - Attendez, que je consulte mon registre.
  
  Elle compulsa un gros carnet cartonné.
  
  - Giovanni Rovini. Encore un Italien ! Un photographe, si j’ai bonne mémoire. J’espère que Mlle Catherine a rompu définitivement ses relations avec cet individu ?
  
  - Pas vraiment sympathique, si je comprends bien ? souffla Coplan en souriant.
  
  - Oh là là, non ! Un bellâtre imbu de sa personne, parlant haut et fort, méprisant à l’égard du personnel, macho comme ce n’est pas possible ! Quand Mlle Catherine l’a amené ici, je me suis demandé où elle allait les chercher ! Celui-là, si on me disait qu’il convoite l’argent de la famille Morentini, je n’en serais pas surprise. De plus, la femme de chambre est persuadée qu’il se drogue. Du haschich ou quelque chose d’approchant. D’ailleurs, il avait un teint et des yeux d’Arabe.
  
  - Il réside en Italie, n’est-ce pas ?
  
  - Oui, à Florence. Il ne m’a pas donné son adresse, soit dit en passant.
  
  Elle restitua la photo à Coplan en maugréant :
  
  - Je ne me suis pas gênée pour dire ce que je pensais de ce type à Mlle Catherine. Et je l’ai priée poliment de s’adresser à un autre hôtel la prochaine fois qu’il séjournerait à Paris.
  
  - Qu’a-t-elle répondu ?
  
  - Qu’il n’y avait pas de danger qu’il revienne jamais, qu’elle avait rompu toutes relations avec cet homme. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire qu’elle avait rudement bien fait !
  
  Ou bien l’aimable hôtelière avait Coplan à la bonne, ou bien elle était d’humeur causante, en tout cas elle ne paraissait pas désireuse d’abréger la conversation. C’est Coplan qui se prépara à partir. Il prononça à mi-voix :
  
  - Bien entendu, je compte sur votre discrétion. Même vis-à-vis des sœurs Morentini. La démarche de leur père doit rester strictement confidentielle.
  
  - Je l’avais déjà compris, n’ayez crainte.
  
  Coplan s’en alla, arpenta l’avenue Victor-Hugo d’un air songeur. Cette fois, il venait de marquer un point important : le mort du boulevard de Grenelle était enfin identifié !
  
  Il prit la direction de la rue de la Pompe en décidant de risquer sa chance au domicile de Catherine Morentini. L’improvisation ne lui avait pas trop mal réussi la première fois. Pourquoi pas une deuxième fois ?
  
  Il était arrivé à une quinzaine de mètres de l’immeuble en question quand il avisa du coin de l’œil l’inspecteur Leroux, un des deux hommes que Tourain avait affectés à la surveillance discrète de Catherine. Leroux avait repéré Coplan et marchait à sa rencontre. Lorsque les deux hommes se croisèrent, l’inspecteur prononça tout bas :
  
  - Suivez-moi à distance. Il y a du nouveau…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXI
  
  
  
  
  
  Coplan poursuivit sa route comme si de rien n’était. Il ne jeta même pas, au passage, un coup d’œil au porche de l’immeuble où habitait Catherine Morentini. Quelques instants plus tard, de l’air le plus naturel du monde, il traversa la rue pour aller regarder la vitrine d’une boutique. Puis, toujours aussi décontracté, il repartit en sens inverse pour se placer dans le sillage de l’inspecteur Leroux, qu’il rejoignit au carrefour suivant. Il s’enquit :
  
  - Que se passe-t-il ?
  
  - Vous aviez l’intention de rendre visite à la fille ?
  
  - Oui.
  
  - Elle n’est pas chez elle, mais je vous conseille de faire gaffe : nous ne sommes pas seuls en piste.
  
  - Ah bon ?
  
  - Il y a un zouave qui fait le guet à une dizaine de mètres de l’immeuble. Il s’est planqué dans une petite Austin gris métallisé. J’ai noté le numéro de sa plaque.
  
  - Comment savez-vous qu’il est là pour notre cliente ?
  
  - J’ai remarqué qu’il vérifiait la boîte aux lettres de Catherine Morentini. Et qu’il est allé sonner à sa porte. Il attend son retour, sûr et certain.
  
  - Comment est-il ?
  
  - Un jeunot d’une vingtaine d’années, avec des cheveux noirs, un faciès maigre. Il est vêtu d’un jean et d’un blouson de cuir noir.
  
  - Pourriez-vous le photographier à l’occasion ?
  
  - Je ne suis pas outillé pour. Et, à vrai dire, ce n’est pas ma spécialité. Surtout que le petit mec a l’air de se tenir sur ses gardes.
  
  - Bon, ne vous en occupez pas. Continuez la surveillance et faites le maximum pour ne pas être repéré.
  
  - N’ayez pas peur, je connais mon boulot.
  
  - Salut, et merci pour le tuyau. Je vais faire un saut chez votre patron.
  
  Les deux hommes se séparèrent. Coplan prit un taxi à la place Victor-Hugo et fila dare-dare chez Tourain, auquel il relata les découvertes qu’il avait faites et celle de Leroux. Le commissaire s’exclama, bourru :
  
  - Vous voyez, je vous l’avais bien dit qu’on finirait tôt ou tard par mettre un nom sur le gars qui est à la morgue ! Avec du temps et de la patience, on arrive à tout chez nous. Vous me répétez le nom ?
  
  - Giovanni Rovini. Domicilié à Florence. Photographe de son métier.
  
  - Est-ce que le Vieux a un agent permanent à Florence ?
  
  - Autrefois, oui. Mais depuis les compressions budgétaires, je ne sais pas où nous en sommes.
  
  - Je vais lui passer un coup de fil.
  
  - Qu’est-ce que vous proposez au sujet du petit mec qui fait le guet chez Catherine Morentini ? Sa photo me rendrait service. Je suis persuadé qu’il s’agit de Paolo Rizzoli.
  
  - Je vais mettre Goudin sur ce travail. C’est mon meilleur spécialiste. Mais je vais faire autre chose aussi : je vais retourner là-bas pour interviewer la pipelette.
  
  Sitôt dit, sitôt fait. En pénétrant dans la loge de la gardienne de la rue de la Pompe, Tourain demanda à Mme Collet, en arborant une expression aussi aimable que possible :
  
  - Vous vous souvenez de moi ?
  
  - Ben dame ! Je ne reçois pas si souvent la visite d’un commissaire.
  
  - Catherine Morentini est-elle chez elle ?
  
  - Non. Elle m’a dit qu’elle allait voir sa mère à Genève.
  
  - Quand doit-elle rentrer ?
  
  - J’en sais rien.
  
  - Elle ne vous a rien dit ?
  
  - Non. De toute façon, entre ce qu’elle dit et ce qu’elle fait, il y a un monde.
  
  - Vous n’avez rien à signaler ?
  
  - Si. Son jeune copain est revenu. Celui dont je vous ai parlé l’autre fois, le nommé Paolo. Il vient tous les jours depuis samedi dernier. Il veut absolument la voir dès qu’elle sera de retour. Il a des choses urgentes et importantes à lui dire.
  
  - Comment le savez-vous ?
  
  - Parce qu’il me l’a dit. Même qu’il m’a donné la pièce pour que je le prévienne. Tenez, je dois téléphoner à ce numéro aussitôt qu’elle sera chez elle et demander Massimo.
  
  - Massimo comment ?
  
  - Ce n’est pas précisé, regardez vous-même.
  
  Elle tendit un morceau de papier sur lequel Paolo Rizzoli avait griffonné au moyen d’un stylo-bille rouge : « 964 20 22 - Massimo. »
  
  Le commissaire marmonna :
  
  - Je vais noter.
  
  Ce qu’il fit. Après quoi, il demanda :
  
  - Rien d’autre ?
  
  - Non.
  
  - Vous n’avez parlé à personne de ma visite ?
  
  - Non, pardi !
  
  - Même à ce Paolo ?
  
  - Qu’est-ce que vous imaginez ? fit la concierge, vexée. Je sais tenir ma langue quand il le faut, je vous l’ai déjà dit.
  
  - Parfait. Excusez-moi de vous avoir dérangée.
  
  Le commissaire se retira, calme et placide selon son habitude. Mais ce n’était qu’en apparence. Intérieurement, il était en proie à une espèce de fébrilité mentale qui lui excitait l’esprit.
  
  Ayant regagné son bureau, où Coplan l’attendait - sans impatience mais avec une certaine curiosité -, il marmonna :
  
  - Ce coup-ci, j’ai bien l’impression que votre affaire Morentini progresse.
  
  Il s’installa à sa table, alluma une de ses éternelles cigarettes papier maïs, expliqua :
  
  - Le jeune type dont Leroux vous a parlé a refilé un pourliche à la concierge pour qu’elle le prévienne aussitôt que Catherine Morentini fera sa réapparition. Au 9642022, pour un nommé Massimo.
  
  - Fabuleux, jugea Coplan.
  
  - Avec ce téléphone, le numéro de l’Austin et la photo du jeune gars, nous avons de bonnes chances de déboucher sur un filon valable, du moins je l’espère.
  
  - Pendant votre absence, j’ai téléphoné au Vieux. Nous avons effectivement un agent permanent à Florence. Ce camarade va s’occuper séance tenante de notre macchabée de la morgue.
  
  - Entendu, acquiesça le commissaire. Je vais mettre tout ça en musique. Je vous tiens au courant.
  
  
  
  
  
  Quand Coplan revit Tourain, le lendemain, en fin de matinée, l’enthousiasme du commissaire avait baissé de plusieurs crans. L’Austin gris métallisé utilisée par Paolo Rizzoli était une voiture de location louée depuis dix jours par un nommé Roberto Davallo dont le nom et l’adresse, après vérifications, se révélèrent totalement imaginaires.
  
  Le numéro de téléphone communiqué par la concierge de la rue de la Pompe était le numéro d’une abonnée de banlieue, une dame Lombardi, domiciliée à Montmagny, un bled situé entre Groslay, Deuil et Enghien-les-Bains, au nord de Paris.
  
  - Je vais envoyer un de mes hommes pour tâter le terrain, indique Tourain.
  
  - Lombardi, c’est un nom italien, fit remarquer Coplan.
  
  - Oui, c’est peut-être bon signe. Quant à la photo de Paolo Rizzoli, Goudin n’a encore rien pu faire. Ce petit type est rusé comme un serpent. Il faut attendre.
  
  Finalement, c’est le Vieux qui apporta, par téléphone, les premiers renseignements. En provenance de Florence. Le nommé Giovanni Rovini, le mort de la morgue, n’avait plus été aperçu à son ancien domicile depuis dix mois. Il avait d’ailleurs renoncé au studio qu’il occupait au 102 de la via dei Pilastri en déclarant à sa logeuse qu’il partait travailler dans son pays natal, en Libye. Car il était né là-bas. D’un père italien et d’une mère libyenne. Les Italiens, on le sait, ont occupé la Libye du temps de Mussolini.
  
  Coplan demanda au Vieux :
  
  - Il était retourné là-bas comme photographe ?
  
  - D’après sa logeuse, oui.
  
  - Votre enquêteur n’a pas mentionné le nom de Catherine Morentini en parlant avec la logeuse ?
  
  - Non, que diable ! renvoya sèchement le Vieux. Je me suis bien gardé de citer ce nom quand j’ai confié cette mission à mon agent. A quoi bon ?
  
  - En effet, admit Coplan (qui pensa dans son for intérieur que l’avis de la logeuse concernant Catherine n’aurait pas été superflu).
  
  Le Vieux reprit :
  
  - Ce Rovini est mort, paix à son âme. Et comme il n’avait plus de famille en Italie, toujours selon la logeuse, Tourain va pouvoir disposer du cadavre.
  
  - O.K. Je lui signale la chose.
  
  - Et du côté de Tourain, rien de neuf ?
  
  - Je vous passe le commissaire qui est à mes côtés.
  
  Tourain relata succinctement les informations qu’il avait rassemblées au sujet de la femme Lombardi et termina en disant :
  
  - Je vais examiner cette histoire de plus près dans les heures qui viennent, mais j’estime qu’il faut y aller en douce. Si la maison de la femme Lombardi est un repaire de terroristes clandestins, c’est de la dynamite.
  
  - Nous sommes tout à fait d’accord, approuva le Vieux.
  
  Il marqua un temps, puis il articula sur un ton presque suave :
  
  - Dites-moi, commissaire, si vous tombez vraiment sur une mine d’or, vous ne touchez à rien, n’est-ce pas ? Un terroriste repéré, c’est une bonne carte aussi longtemps qu’il est en liberté ; un terroriste en taule, c’est du poison et ça ne rend service à personne, bien au contraire !
  
  Le faciès durci, Tourain maugréa :
  
  - Je connais la chanson, monsieur le directeur. Je ferai ce que je peux.
  
  Et il raccrocha.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXII
  
  
  
  
  
  Au moment d’envoyer un de ses hommes pour tâter le terrain du côté de la femme Lombardi, le commissaire Tourain se ravisa. Jugeant prudent de consulter d’abord son collègue des Renseignements Généraux, il passa un coup de fil à l’inspecteur Gisson pour lui annoncer sa visite.
  
  Gisson, un grand maigre, âgé d’une cinquantaine d’années, s’exclama en accueillant Tourain dans son bureau :
  
  - Quel bon vent vous amène, commissaire ?
  
  - J’ai besoin d’un coup de main. Je cherche des tuyaux au sujet d’une nommée Lombardi qui habite dans la banlieue nord, à Montmagny pour être précis.
  
  - J’espère qu’il ne s’agit pas de l’affaire Morentini ?
  
  - Non, non, il s’agit de tout autre chose. L’affaire Morentini est classée, je suis au courant. Selon des informations recueillies par mes indicateurs, il se pourrait que cette femme Lombardi soit en relation avec des éléments suspects. Si je me permets de faire appel à vous, c’est pour ne pas commettre d’impair. Avez-vous un correspondant valable dans le secteur de Montmagny ?
  
  - Oui, bien entendu. Mais que voulez-vous savoir à propos de cette femme ? Et pourquoi n’envoyez-vous pas un de vos propres hommes ?
  
  - Bonne question, opina Tourain. J’y réponds. Il y a environ un mois, la DIGOS, la section antiterroriste italienne, a procédé à une rafle au cours de laquelle elle a arrêté un certain nombre de terroristes, dont plusieurs éléments des Brigades Rouges. Parmi les suspects, deux de ceux-ci ont été inculpés d’assassinat ; ils auraient pris une part active au meurtre du professeur Ezio Tarantelli. Malheureusement, d’autres brigadistes ont réussi à filer et ont disparu. Selon des renseignements de bonne source, certains de ces fuyards auraient réussi à s’introduire en territoire français, clandestinement cela va sans dire, et ceci grâce à un réseau de soutien organisé d’avance. Nous attachons une grande importance à ces appuis logistiques qui permettent aux membres d’une organisation criminelle de voyager d’un pays à l’autre et d’échapper ainsi aux forces de l’ordre. Or, il se pourrait que la nommée Lombardi ne soit pas étrangère à un réseau de ce genre. Si c’est vraiment le cas, nous avons évidemment intérêt à faire preuve d’un maximum de doigté, vous comprenez pourquoi.
  
  - Oui, naturellement, acquiesça Gisson.
  
  - Avant d’envoyer un de mes hommes sur ce terrain qui est peut-être dangereux, j’aimerais avoir des tuyaux.
  
  - Je vois. Je vais essayer de contacter mon correspondant local. Vous permettez ?
  
  Gisson se leva pour aller prendre un répertoire qui se trouvait posé sur un classeur métallique. Il feuilleta le registre, décrocha son téléphone.
  
  Cinq minutes plus tard, l’affaire était réglée. Gisson raccrocha et annonça à Tourain :
  
  - Vous avez rendez-vous à 18 heures au commissariat d’Enghien. Vous demanderez l’inspecteur Malot. Malot vous donnera les informations qui vous intéressent.
  
  - Parfait. Et merci.
  
  
  
  Malot était un officier de police qui paraissait âgé de trente-cinq ans, de taille moyenne, au visage d’une banalité décourageante, avec des cheveux châtains, des yeux bruns, le type même du Français moyen. L’homme de la rue, en quelque sorte.
  
  Tourain annonça la couleur :
  
  - Je m’intéresse à une femme qui s’appelle Lombardi et qui habite à Montmagny, au numéro 2 de l’Ancienne Sente des Pigeons. Vous connaissez ?
  
  - Oui, je connais. C’est à la limite de Groslay. Quant à la femme en question, c’est une vieille toquée qui doit avoir près de soixante-dix ans et qui vit avec son chien et une demi-douzaine de chats.
  
  - Elle vit seule ?
  
  - A ma connaissance, oui. Elle est italienne, veuve, et je me suis laissé dire qu’elle ne roulait pas sur l’or. Si j’ai bonne mémoire, son mari travaillait comme manœuvre dans une entreprise de travaux publics de la région.
  
  - Voici mon problème. Il me faudrait sur cette bonne femme un maximum de renseignements : ses origines précises, ses liens familiaux, ses ressources, ses fréquentations, etc. Tout ce que vous pouvez récolter me concerne. Seulement, il y a un pépin : l’intéressée ne doit à aucun prix se douter qu’elle fait l’objet des investigations de la police.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que nous sommes sur la piste d’un jeune terroriste italien qui utilise le téléphone de la vieille Lombardi, soit directement, soit comme relais. Ce suspect est un individu terriblement méfiant et nous sommes persuadés qu’il surveille avec une extrême vigilance ses arrières. Bref, si ce type s’aperçoit de quelque chose, il nous filera entre les doigts et nous perdrons sa piste. Vous me comprenez ?
  
  - Oui, je vous comprends très bien.
  
  - Puis-je compter sur vous ?
  
  - Je ferai de mon mieux, mais ce que vous me demandez est assez délicat. La vieille Lombardi occupe une bicoque plutôt délabrée, sans le moindre voisinage, en bordure des vergers qui sont exploités par un agriculteur de Groslay. C’est le père Lombardi qui avait bâti lui-même cette maison, sans architecte, et elle se dresse là comme un mirador. Je ne vois pas à qui je pourrais m’adresser pour obtenir des renseignements un peu plus poussés. Tout ce que je sais, c’est qu’elle est à couteaux tirés avec l’agriculteur qui lui reproche de laisser courir son chien dans ses poiriers.
  
  Tourain resta pensif un moment, puis reprit :
  
  - Ce n’est évidemment pas cette vieille Italienne de soixante-dix ans qui peut jouer un rôle actif dans un réseau de soutien logistique. Du moins, pas d’une façon consciente. Par conséquent, il faudrait savoir si elle héberge des locataires occasionnels, si elle reçoit des visites, si elle a des contacts, vous voyez de quoi je parle ?
  
  - C’est urgent ?
  
  - Oui, plus ou moins. Mais le facteur discrétion est prioritaire. Même si vous le faites pour me faire plaisir et satisfaire ma curiosité, ne prenez absolument aucun risque.
  
  - Accordez-moi quarante-huit heures. Après ce que vous venez de dire, je ne peux pas foncer sur l’objectif comme un bulldozer.
  
  - Au contraire, allez-y sur la pointe des pieds. Tenez, voici ma carte. Passez-moi un coup de fil le cas échéant.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, vers 18 heures, Malot téléphona à Tourain.
  
  - Vous ne l’avez sûrement pas fait exprès, maugréa l’inspecteur des Renseignements Généraux, mais vous avez vraiment choisi un boulot impossible ! La maison de la veuve Lombardi est pratiquement inapprochable si on ne tient pas à se faire repérer. Il y a le clébard qui se met à aboyer quand il flaire une approche, et il y a les deux fenêtres de l’étage qui constituent des postes d’observation incomparables ; ce n’est pas de la tarte, je vous prie de le croire.
  
  - C’est plutôt bon signe, fit remarquer Tourain. Nous avons affaire à des gens retors, vicieux, spécialisés. S’ils ont choisi la bicoque de la mère Lombardi, ce n’est probablement pas par hasard. Vous n’avez pas récolté le moindre tuyau ?
  
  - Si, tout de même ! Elle héberge actuellement un de ses arrière-petits neveux, un jeune gars d’une bonne vingtaine d’années, qui se déplace dans une Austin. Il part le matin et il ne rentre que le soir, vers les 22 heures. La vieille ne reçoit presque jamais de courrier, mais le jeune a reçu deux ou trois lettres d’Italie, adressées à Massimo Lombardi. Il y a cinq jours, le Massimo en question a invité un de ses copains qui a déjeuné avec lui et la vieille. Ce type, un jeune également, est venu sur une moto, une Honda 250 noire immatriculée en France. C’est tout pour le moment.
  
  - C’est excellent, Malot, dit Tourain sur un ton enjoué qui trahissait sa satisfaction. J’espérais une confirmation de ce genre, figurez-vous. Continuez à fureter, bien entendu. Et prudence. A propos, pourriez-vous me faire parvenir un petit plan détaillé de la disposition des lieux : la bicoque de la vieille, les voies de circulation avoisinantes, etc ?
  
  - Je m’en occupe.
  
  - Merci d’avance !
  
  Tourain raccrocha. Il était aux anges. Il téléphona à Coplan, au Service, pour l’informer. Et il conclut :
  
  - Une bonne nouvelle, non ?
  
  - Oui, ça prend tournure.
  
  - Dites-moi, Coplan, vous êtes resté en bons termes avec le juge Ledurec, n’est-ce pas ?
  
  - Oui, pourquoi ?
  
  - Demandez-lui de m’accorder l’autorisation de mettre le téléphone de la mère Lombardi sur écoute. Si je dois m’y prendre par la voie hiérarchique, ça va durer un temps fou.
  
  - O.K. Je me charge de l’affaire séance tenante.
  
  
  
  Effectivement, le téléphone de la veuve Lombardi fut placé sur écoute dès le lendemain matin. Coplan alla voir Tourain pour lui confirmer la chose. Le commissaire lui tendit trois photos, des instantanés en noir et blanc.
  
  - Une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, dit Tourain. Regardez, c’est Paolo Rizzoli. Pas dégueulasse comme travail, hein ? C’est au moment précis où Rizzoli sort de l’Austin pour aller s’acheter un paquet de cigarettes.
  
  Coplan esquissa une mimique admirative.
  
  - C’est vraiment l’as des as, Goudin, émit-il. Vous me ferez quelques tirages pour moi et pour le Vieux ?
  
  - Oui, bien entendu. Mais j’ai un autre projet. Si vous disposez de deux ou trois heures dans le courant de la journée, j’aimerais vous emmener à Montmagny.
  
  - Je suis votre homme.
  
  - Disons à 15 heures. Je vais mobiliser une bagnole avec le sigle du Gaz de France et nous coifferons la casquette qui va avec. Nous serons quatre.
  
  
  
  Lorsqu’ils arrivèrent sur les lieux, ils firent la grimace. Un des agents de la DST marmonna :
  
  - C’est irréalisable.
  
  - Rien n’est irréalisable, répliqua le commissaire, bourru.
  
  - Soyez logique, patron, reprit l’agent sans perdre son flegme. Si vous postez des guetteurs, ils seront repérés dans l’heure qui suit. Est-ce que vous avez examiné le décor ?
  
  - C’est difficile, admit Tourain, mais on peut y arriver. A condition de mettre le paquet.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXIII
  
  
  
  
  
  Malgré l’intérêt évident du plan que le commissaire Tourain envisageait de mettre en application pour percer le mystère de la maison Lombardi, le policier dut faire des pieds et des mains pour obtenir le feu vert, non seulement de ses supérieurs mais aussi des administrations. Finalement, toutes les difficultés ayant été aplanies, Tourain put retourner à Montmagny avec deux équipes de cinq hommes, tous coiffés de la casquette du Gaz de France.
  
  Après une étude approfondie des lieux, Tourain et l’inspecteur Rouart, ce dernier ayant la charge de diriger l’équipe sur le terrain, furent d’accord pour installer leur centre d’observation au carrefour de la Nationale 311 et de la rue de la Sauge, une voie tranquille jouxtant celle où s’élevait le pavillon de la veuve Lombardi.
  
  - A mon avis, c’est le meilleur endroit, dit Rouart. Les gens qui logent éventuellement chez la vieille Lombardi ne peuvent pas nous apercevoir, même depuis les fenêtres de l’étage ; mais rien ne peut nous échapper, à nous. Avec un poste de relais à la ruelle du Coude et un autre à l’ancienne Butte des Pinsons, nous contrôlons tous les mouvements.
  
  - Eh bien, allons-y ! décida Tourain.
  
  Rouart donna ses ordres et quatre hommes de son équipe, des faux terrassiers, se mirent au travail. Ils creusèrent une tranchée de trois mètres de profondeur sur huit mètres de long, y installèrent des tuyaux, placèrent des panneaux : « Attention - TRAVAUX - » aux points stratégiques et donnèrent des signes d’une activité professionnelle indéniable. Seul un observateur attentif et sagace aurait pu remarquer que ces agents de la société du gaz ne se foulaient pas et qu’ils passaient pas mal de temps à discuter le bout de gras !
  
  Les premiers résultats se manifestèrent vers la fin de l’après-midi. La veuve Lombardi avait quitté sa bicoque, seule, sans son chien, pour aller faire des courses dans les boutiques de la rue Carnot. A son retour, un des inspecteurs fit remarquer que la vieille transportait un cabas débordant de provisions.
  
  - Elle a bon appétit, pour sûr, plaisanta le policier.
  
  - Elle prépare la tambouille pour son locataire, dit un autre flic.
  
  L’inspecteur Rouart grommela, pince-sans-rire :
  
  - Je vais transmettre l’information.
  
  - Allô ? fit le correspondant. Du nouveau ?
  
  - Oui, la veuve est allée faire ses achats pour le dîner.
  
  - Passionnant, maugréa le correspondant.
  
  - Hé, connard, railla Rouart, c’est une façon comme une autre de vérifier le bon fonctionnement du dispositif !
  
  
  
  
  
  Au vrai, les résultats furent très décevants pendant les deux premiers jours. L’Austin quittait le pavillon vers 8 ou 9 heures du matin pour se rendre à la rue de la Pompe où le jeune Paolo Rizzoli commençait sa surveillance de l’immeuble occupé par Catherine Morentini. Ce Paolo devait être un garçon doté d’une patience illimitée car les longues heures de guet qu’il s’imposait paraissaient bien vaines. Il rentrait à Montmagny vers 22 heures, et il recommençait le lendemain.
  
  Le fait nouveau que Tourain espérait se produisit le samedi suivant, à 17 h 22 très exactement. Un motard casqué stoppa devant la maison de la veuve Lombardi, rangea son engin derrière la bicoque, entra dans le pavillon dont il avait la clé.
  
  Tourain avait laissé des instructions à son adjoint en prévision de l’événement. Les équipes de filature furent aussitôt mobilisées. Mais ce n’est pourtant que le lendemain après-midi, à 16 h 33, que le motard quitta les lieux.
  
  La filature se déroula d’une manière irréprochable, selon la méthode désormais classique - pratiquement indécelable - de la filature « en avant ». Les voitures banalisées de la police, reliées entre elles par radiotéléphone, se succédèrent dans un enchaînement parfait et ne perdirent jamais de vue le motard.
  
  L’opération se termina à la porte de Clignancourt, au nord de la capitale, quand le motard s’arrêta devant un immeuble délabré de la rue Biron. Il poussa son véhicule à la main pour l’engager dans un local vétuste, un ancien atelier de petite mécanique, sortit de ce local, ôta son casque, le cala sous son bras droit et pénétra dans la maison qui avait toutes les apparences d’un taudis.
  
  Le lendemain, Tourain ne tarda pas à être fixé. Cette adresse de la rue Biron n’était pas inconnue des services de police. Trois Italiens, des réfugiés politiques, y habitaient, mais les trois hommes n’étaient pas en situation irrégulière. Parmi eux, il y avait le motard, un nommé Massimo Daccano, âgé de vingt-huit ans, qui avait fui son pays quelques mois auparavant pour échapper à des ennuis politiques. Sa fiche indiquait : « A dirigé à Florence une organisation estudiantine d’extrême gauche ; s’est expatrié pour ne plus avoir à subir les persécutions de la police italienne qui lui reproche ses contacts avec certains membres des Brigades Rouges. Exerce actuellement la profession d’ouvrier peintre à la société Décora dont le siège est à Saint-Ouen. »
  
  En montrant cette fiche à Coplan, le commissaire Tourain marmonna d’une voix rogue :
  
  - Cette fois, le doute n’est plus permis, vous le reconnaissez ? Entre Catherine Morentini, Paolo Rizzoli et le clan des terroristes italiens, le lien est flagrant. Je vais organiser la surveillance rigoureuse de ce Massimo Daccano et je vous garantis que s’il ne se conduit pas avec une sagesse exemplaire, il est bon pour l’expulsion. Nos camarades de Rome seront enchantés de recueillir ce soi-disant réfugié politique. Ils n’arrêtent pas de nous faire des misères à ce sujet.
  
  - Vous allez bien vite en besogne, commissaire, observa Coplan sur un ton caustique. Attendez au moins de savoir ce que Massimo Daccano trafique.
  
  - Je ne me fais aucune illusion là-dessus ! grinça Tourain. Quand ces jeunes fous ont attrapé le virus de l’agitation politique, ils n’en guérissent jamais. Vous ne croyez tout de même pas que Massimo Daccano est venu se planquer chez nous pour faire le peintre en bâtiment ?
  
  Coplan ne répondit pas tout de suite. Après un moment de réflexion, il prononça en dévisageant Tourain :
  
  - A mon avis, commissaire, vous êtes en train de vous emballer sur des conclusions prématurées. On se figure souvent que l’univers du terrorisme international est un univers fraternel, harmonieux, et que tous ceux qui en font partie sont animés par un idéal généreux, désintéressé, d’une pureté touchante. Mais nous savons fort bien, vous et moi, que ce n’est pas le cas. Le monde du terrorisme est comme le monde habituel. Il est peuplé de quelques utopistes et de quelques prophètes au cœur propre, mais aussi de crapules, de pervers, de profiteurs. Les tueurs et les poseurs de bombes ne sont souvent que des mercenaires dont la véritable motivation est tout bonnement matérielle : du fric, et un boulot passionnant. Les dingues mis à part, la plupart de ces individus sont des paresseux, des refoulés, des névrosés qui veulent détruire la société parce qu’ils n’y ont pas trouvé leur place.
  
  - D’accord, d’accord, grommela Tourain, conciliant, mais ceux qui leur refilent du fric s’en moquent. Pour ces salopards, tout ce qui peut déstabiliser les pays libres de l’Occident vaut la dépense. Ils gagnent à tous les coups, et sans prendre le moindre risque. Malheureusement, comme nous ne pouvons pas les atteindre, nous devons nous contenter de neutraliser les pantins dont ils tirent les ficelles. Et ma fonction à moi, c’est ça ! C’est pourquoi je vais me pencher sur le cas de ce Massimo Daccano.
  
  - Nous ferions peut-être bien d’accorder nos violons, suggéra Coplan, calme. Si vous obtenez la preuve que Catherine Morentini est mouillée dans une organisation qui opère pour les Brigades Rouges, qu’est-ce que vous allez faire ? Les recommandations du ministère vous interdisent de salir le nom des Morentini, vous ne l’oubliez pas ?
  
  Le faciès du commissaire se durcit.
  
  - Je ne l’oublie pas, n’ayez crainte ! Et je peux déjà vous dire que je n’aurai pas le plus petit cas de conscience, quoi qu’il arrive. Je vous répète que j’ai passé l’âge de l’héroïsme inutile. Les complices de Catherine Morentini seront traités sans pitié, mais je ferai le maximum pour l’épargner, elle. Je sais que c’est une injustice criante, mais je ne suis pas l’auteur des recommandations ministérielles.
  
  Coplan ne put réprimer une grimace.
  
  - C’est marrant, avoua-t-il, je n’arrive pas à croire que Catherine Morentini puisse participer activement à des opérations criminelles.
  
  - C’est vous, l’idéaliste ! ricana durement Tourain. Si je me fie aux confidences que vous avez bien voulu me faire, cette fille est réellement une garce. A mon sens, elle serait même capable de participer à un complot qui viserait à tuer son propre père.
  
  - C’est justement à cela que je pensais, murmura Coplan.
  
  - Moi aussi, et pour cause, enchaîna le commissaire. Le délai fixé par les ennemis du père Morentini diminue de jour en jour. Si Paolo Rizzoli et son copain Massimo Daccano sont dans le bain, j’ai une chance de les coincer la main dans le sac. Et je ne les raterai pas, faites-moi confiance.
  
  - Vous maintenez vos dispositifs en place à Montmagny ?
  
  - Et comment ! renvoya Tourain, féroce. Et aussi la surveillance de la rue de la Pompe. Ce n’est pas le moment de relâcher son attention.
  
  
  
  Le commissaire ne savait pas si bien dire. Quelques heures plus tard, l’inspecteur qui montait la garde à la rue de la Pompe téléphona :
  
  - La brebis est rentrée au bercail à 18 h 10 très exactement.
  
  - Et la réaction de Rizzoli ? questionna Tourain, les traits tendus.
  
  - Il est tombé sur le paletot de la fille dans la minute qui a suivi. Il est avec elle depuis ce moment-là, chez elle. Et j’ai dans l’idée que l’Austin ne rentrera pas à Montmagny ce soir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXIV
  
  
  
  
  
  L’inspecteur de la DST avait vu juste. L’Austin de Paolo Rizzoli ne rentra pas à Montmagny ce soir-là. Ni les deux soirs suivants. Les faux terrassiers qui faisaient semblant de travailler à Montmagny en avaient pris leur parti. Ils avaient l’habitude. Comme le faisait remarquer Tourain :
  
  - Si les braves gens savaient le nombre d’heures et de jours que mes inspecteurs passent à se faire chier pour assurer leur protection, ils auraient peut-être un peu plus de sympathie pour la police. Des planques, des filatures, encore des planques, encore des filatures ! Il faut un tempérament solide pour exercer ce métier.
  
  Coplan, qui se trouvait dans le bureau de Tourain, répondit :
  
  - Vous vous tracassez inutilement, mon bon Tourain. Les braves gens savent très bien à quoi s’en tenir. Ce sont les bandits et les cons qui méprisent les flics. Et vous le savez bien, au fond.
  
  Tourain haussa les épaules, marmonna :
  
  - Vous me direz bien ce qu’ils fabriquent dans cet appartement de la rue de la Pompe, Catherine Morentini et le Paolo Rizzoli ?
  
  - Faut-il vous faire un dessin ? ironisa Coplan. Ils baisent, pardi !
  
  - On ne peut tout de même pas faire l’amour pendant trois jours et trois nuits d’affilée, non ?
  
  - Et pourquoi pas ? On dirait que vous n’avez jamais été jeune, ma parole !
  
  - Ils ne sont sortis que trois fois, pour aller bouffer dans un restaurant de l’avenue Victor-Hugo.
  
  - C’est bien la moindre des choses, vous ne croyez pas ? Il faut des forces pour se livrer aux jeux de l’amour. Le Paolo n’a pas fait le guet dans son Austin pour rien.
  
  Le téléphone sonna. Tourain décrocha, écouta, tendit l’appareil à Coplan en disant :
  
  - C’est pour vous, le Service.
  
  Coplan prit le récepteur. C’était Rousseaux.
  
  - Je viens de recevoir un coup de fil de la secrétaire de Morentini. Son Excellence M. l’ambassadeur serait heureux de vous rencontrer dans le plus bref délai. Il vous attendra à son bureau du boulevard de Grenelle à partir de 3 heures, cette après-midi, jusqu’à 18 heures.
  
  - C’est à quel sujet ?
  
  - La secrétaire n’a pas précisé.
  
  - O.K. J’irai au boulevard de Grenelle à 3 heures.
  
  Coplan raccrocha, informa le commissaire. Ce dernier articula d’une voix caverneuse :
  
  - Le père Morentini ne doit pas se sentir dans son assiette à mon avis. Et je me mets à sa place. La limite fixée par l’ultimatum du F.A.T. approche à grands pas. Il désire peut-être vous consulter avant de rédiger son testament ? Je rigole, mais ça ne doit pas être bien marrant de savoir qu’on va se faire abattre dans la semaine qui vient.
  
  - C’est évidemment une situation déprimante, admit Coplan. Mais je ne pense pas que Morentini se laisse impressionner. Il a toujours fait preuve d’un moral d’acier. Je vous tiendrai au courant après ma visite là-bas.
  
  Contrairement à ce que le commissaire Tourain s’était imaginé, Morentini affichait une exubérance que Coplan ne lui avait encore jamais vue.
  
  - Merci d’être venu, mon cher ami ! s’exclama-t-il en serrant avec chaleur la main de Coplan. J’ai le plaisir de vous annoncer une nouvelle qui va probablement vous réjouir : dans moins d’une semaine, je quitte Paris et la France et je me rends pour un séjour de trois mois aux États-Unis.
  
  - Bravo ! dit Coplan. La sagesse a enfin triomphé. Je suppose que Carine Kisseler respire un peu mieux depuis que vous avez pris cette décision ?
  
  - Elle ne sera heureuse que lorsque l’avion aura décollé, ce sont ses propres paroles. L’ultimatum du Front Armé pour la défense du Tiers-Monde arrive à son échéance dans huit jours et Carine vit dans l’angoisse. Vous vous rendez compte ! Cette pauvre gosse qui tremble pour ma vieille carcasse !
  
  - Vous avez bien de la chance, glissa Coplan. C’est pour elle que vous avez finalement décidé ce voyage ?
  
  - Absolument pas ! Ce sont mes amis anglais qui ont arrangé toute l’affaire. Pendant trois mois, je vais donner des conférences dans soixante-trois universités américaines ; le thème général de ces conférences. « Le salut du Tiers-Monde ».
  
  - Vos adversaires vont faire une drôle de tête, plaisanta Coplan. Ils vous traitent de fossoyeurs du Tiers-Monde !
  
  - Eh bien, justement, c’est l’ultimatum de ces pauvres imbéciles qui m’a donné l’idée centrale de mes conférences. Je ne sais pas pourquoi, mais un malentendu s’est créé à mon sujet et au sujet de mes articles. Je n’ai jamais attaqué les peuples du Tiers-Monde ! C’est le contraire : j’ai attaqué les politiciens qui manipulent les peuples du Tiers-Monde pour faire avancer leur propre idéologie ruineuse et liberticide. Je vais rectifier le tir, je vous prie de le croire. Et de telle sorte que vous entendrez parler de moi, retenez ce que je vous dis.
  
  - Vous partez seul ?
  
  - Diable non ! J’emmène Carine et mes deux plus jeunes filles : Lucienne et Catherine. Nous ferons d’une pierre trois coups, si j’ose dire. Lucienne profitera de ce voyage pour envoyer des reportages à son journal, et Catherine proposera ses livres d’art aux éditeurs américains.
  
  - Vous emmenez votre garde du corps ?
  
  - Non, je ne peux pas séparer Victor de sa femme et de ses gosses pendant trois mois.
  
  - Personne ne veillera sur vous pendant vos déplacements là-bas ?
  
  - Non, mais avec mon harem, je ne serai pas trop exposé. Vous pensez aux menaces du F.A.T., je suppose ?
  
  - Oui, bien entendu.
  
  - Le délai expire dans huit jours. Je ne serai plus à leur portée à ce moment-là.
  
  - Soyez tout de même vigilant. Il n’y a pas de frontières pour les organisations terroristes.
  
  Morentini regarda Coplan avec sympathie.
  
  - Votre sollicitude me touche beaucoup, monsieur Coplan. Et tout le monde autour de moi partage les sentiments d’amitié que j’éprouve à votre égard. Du reste, j’ai encore une chose à vous dire. La veille de notre départ pour les USA, j’ai l’intention d’organiser un petit dîner de gala pour fêter mon anniversaire. Ma fille aînée sera justement de passage à Paris et elle sera de la fête. Est-ce que cela vous embêterait de vous joindre à nous ?
  
  - Moi ? fit Coplan, ébahi. Mais à quel titre ?
  
  - Parce que cela me ferait plaisir, que cela ferait plaisir à Carine et à mes trois filles.
  
  - Pas à Catherine, en tout cas ! lança Coplan en riant.
  
  - Mais si ! C’est même elle qui a suggéré de vous inviter.
  
  - Là, vous exagérez ! Je suis sûr que votre fille Catherine n’a pas la moindre envie de me revoir !
  
  - Pourquoi ça ? questionna Morentini, étonné.
  
  - Parce qu’elle me l’a dit la dernière fois que je l’ai vue.
  
  - Eh bien, vous vous trompez. D’ailleurs, je vais vous en donner la preuve. Catherine se trouve en ce moment même dans le bureau de Carine. Venez, vous verrez.
  
  Morentini conduisit Coplan dans le bureau où Carine, Catherine et Victor Denat, le garde du corps, étaient en train de bavarder.
  
  Morentini, interpellant sa plus jeune fille, prononça :
  
  - Catherine ! Voici un monsieur qui hésite à accepter mon invitation pour notre dîner de samedi sous le prétexte que tu ne souhaites pas sa présence !
  
  Catherine, levant les yeux au ciel, soupira comiquement :
  
  - C’est un monde !
  
  Elle dévisagea Coplan, demanda :
  
  - Voulez-vous me dire pourquoi diable je ne souhaite pas votre présence ?
  
  - J’ai peut-être mal compris, mais il me semble bien que vous m’avez dit l’autre jour que vous espériez ne jamais me revoir. Me suis-je trompé ?
  
  - Ben, évidemment, que vous vous êtes trompé ! affirma la jeune femme avec aplomb. J’ai dit que j’espérais bien ne plus vous revoir dans des circonstances particulières et pour un motif tout à fait précis, je pense que vous me comprenez ? Mais cela me ferait un très grand plaisir de vous avoir parmi nous au dîner d’anniversaire de mon père. Et mes deux sœurs pensent comme moi.
  
  Morentini triompha.
  
  - Vous voyez bien que j’avais raison ! Je compte sur vous, n’est-ce pas ?
  
  - D’accord, dit Coplan. Où cela se passera-t-il ? Et à quelle heure ?
  
  - Je n’ai pas encore choisi le restaurant où nous dînerons, mais soyez libre vers 21 heures. Je vous ferai tenir un message par votre Service.
  
  - Entendu. Et merci mille fois.
  
  Ayant pris congé, Coplan retourna chez Tourain. Le commissaire marmonna, intrigué :
  
  - Vous avez l’air bien songeur. Une mauvaise nouvelle ?
  
  - Non, au contraire. Morentini s’en va pour trois mois aux États-Unis.
  
  - Sans blague ? Quand part-il ?
  
  - Lundi prochain.
  
  - On dirait que ça vous contrarie ?
  
  - Non, ce n’est pas ça qui me chiffonne. Morentini organise un dîner pour fêter son anniversaire et ce dîner aura lieu l’avant-veille de son départ, le samedi. Il m’a prié d’y assister.
  
  - Hein ? fit Tourain, interloqué. Mais pourquoi ? A quel titre ? Vous n’êtes pas intimes à ce point-là, quand même, Morentini et vous ?
  
  - Attendez, le père Morentini a vendu la mèche sans le vouloir : c’est sa fille Catherine qui a suggéré l’idée de m’inviter.
  
  - Elle en sera ?
  
  - Oui, et ses deux sœurs aussi.
  
  - En somme, railla le commissaire, vous faites partie de la famille Morentini maintenant ?
  
  - Oui, apparemment.
  
  - Vous avez refusé, je suppose ?
  
  - Non, j’ai accepté.
  
  - Là, vous m’étonnez.
  
  - J’ai accepté parce que j’ai l’impression très nette que cette histoire cache quelque chose.
  
  - C’est fort probable, émit Tourain. Avec cette vicieuse de Catherine, on peut s’attendre à tout.
  
  - Je suis sûr qu’elle mijote un coup fourré, mais lequel ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXV
  
  
  
  
  
  A deux ou trois reprises, au cours des journées suivantes, Coplan fut tenté d’aller rendre visite à Catherine Morentini, histoire de bavarder avec elle pour essayer de deviner ce qu’elle avait derrière la tête. Il alla même jusqu’à se promener rue de la Pompe, à tout hasard, mais quelque chose le retenait de sonner à la porte de la jeune femme et il s’éloignait, indécis.
  
  C’est ainsi qu’il rencontra l’inspecteur Leroux, un des deux policiers auxquels le commissaire Tourain avait confié la surveillance discrète du domicile de Catherine.
  
  Leroux s’enquit avec une légère pointe de moquerie dans la voix :
  
  - Vous avez l’intention de tenter votre chance ?
  
  - Oui et non. A vrai dire, j’hésite.
  
  - Ne vous cassez pas la tête inutilement, elle n’est pas libre pour le moment. Son amoureux est de nouveau avec elle, là-haut.
  
  - Vous parlez de Paolo Rizolli ?
  
  - Oui, bien entendu. Ces deux-là, c’est le grand amour, pas de doute. Roméo et Juliette. Paolo est comme un chien fou : il est aux petits soins avec elle, il la couve des yeux, il l’embrasse même dans la rue, il lui prend la taille, il la pelote un peu, mine de rien. Si ça continue, elle va le mettre sur les genoux !
  
  - Comment réagit-elle ?
  
  - Elle se laisse faire, elle sourit, elle affiche une certaine réserve comme pour le calmer ; mais je ne les vois que dans la rue, évidemment. Dans l’intimité, ça doit barder.
  
  - Vous ne craignez pas de vous faire repérer par le type ?
  
  - Pas de danger ! Depuis quelques jours, il est nettement moins vigilant. Il me fait penser à un jeune marié gonflé à bloc et qui n’a que cette idée-là dans le crâne, sauter sa dulcinée.
  
  Coplan haussa les épaules, eut une mimique perplexe, marmonna :
  
  - Je n’y comprends plus rien. Pour une fille qui prétendait qu’elle avait horreur de coucher deux fois avec le même partenaire, elle a bien changé !
  
  Leroux, philosophe, murmura :
  
  - Je dirai comme les Anglais: wait and see... Attendons la suite et voyons.
  
  Coplan, insatisfait, maugréa entre ses dents :
  
  - Je ne vois pas ce qu’on peut faire d’autre.
  
  
  
  
  
  Coplan, qui rongeait son frein, décida de rendre visite, une fois encore, au commissaire Tourain pour lui exposer les motifs de cette appréhension qui le tenaillait.
  
  - Je ne sais pas si c’est un pressentiment, une prémonition ou un avertissement intérieur, mais je sens qu’il y a quelque chose qui se prépare.
  
  - Vous me l’avez déjà dit, fit remarquer Tourain.
  
  - Puis-je vous demander une dernière faveur ?
  
  - Pourquoi dernière ?
  
  - Parce que l’affaire Morentini tire à sa fin, de toute manière. Demain soir, c’est le fameux dîner d’anniversaire. Et après-demain, le père Morentini, sa maîtresse et ses deux filles s’envolent pour les États-Unis.
  
  - Et alors ?
  
  - Si les terroristes du FAT veulent mettre leur menace à exécution, ils doivent passer à l’action dans les quarante-huit heures qui viennent.
  
  - Qu’est-ce que vous attendez de moi ?
  
  - Que vous sortiez le grand jeu. Et cette fois-ci, j’insiste.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Renforcer toutes vos équipes de surveillance, mobiliser un maximum d’effectifs pour consolider les filatures, placer tous les suspects dans le collimateur : Rizzoli, Massimo Daccano, la bicoque de Montmagny, le taudis de Saint-Ouen, la maison de la vieille Lombardi. Bref, tout le monde et tous les points sensibles doivent être encadrés en permanence. Est-ce que cela vous paraît réalisable ? Je vous rappelle que l’opération ne devra pas durer plus de quarante-huit heures.
  
  Le commissaire pencha la tête et réfléchit en silence. Finalement, levant les yeux vers Coplan, il articula :
  
  - O.K. Je suis d’accord. Mais entendons-nous bien : il ne s’agit pas de l’affaire Morentini, il s’agit de l’affaire Massimo Daccano.
  
  - Oui, peu importe. Je ne vois d’ailleurs pas la différence.
  
  - Elle est capitale. J’ai le droit de mobiliser tous mes effectifs pour coincer un réfugié politique dont les agissements sont douteux, je parle de Massimo Daccano, le copain de Paolo Rizzoli. Cette opération-là fait partie de mes responsabilités. Morentini, connais plus. En résumé, s’il y a un pépin, je suis irréprochable. Ce n’est pas comme l’autre fois.
  
  - Vous êtes un chic type, commissaire.
  
  - Ouais ? ricana le policier. Une bonne poire, plutôt !
  
  - Qui sera chargé de la centralisation ?
  
  - Je m’en chargerai moi-même, dit Tourain.
  
  - Je suppose que Morentini me contactera sous peu pour me dire à quel restaurant aura lieu le dîner de famille ; je vous tiendrai au courant.
  
  - C’est la moindre des choses, grogna le policier.
  
  Le lendemain, à 10 heures du matin, la secrétaire de Morentini téléphona au Service pour indiquer à Coplan, comme convenu, le rendez-vous du dîner de famille.
  
  Il s’agissait d’un restaurant fort célèbre, situé au cœur des Champs-Élysées.
  
  
  
  
  
  Coplan arriva en taxi à 21 h 10 très exactement. A peine débarqué, il se trouva en présence de Victor Denat, le garde du corps de Morentini, qui l’attendait.
  
  - Bonsoir, monsieur Coplan, dit Denat. Venez, je vous guide. On n’attend plus que vous. Tout le monde est là.
  
  - Vous dînez avec nous ?
  
  - Sûrement pas ! Je suis de service, vous pensez !
  
  Visiblement, l’ancien flic était sur des charbons ardents. La tension nerveuse à laquelle il était en proie se lisait sur son faciès contracté. Il marmonna entre ses dents :
  
  - Dans deux jours, tout ira mieux pour moi.
  
  - Je comprends ça, répondit Francis.
  
  Ils franchirent le portail de l’établissement et Victor Denat, s’adressant à un maître d’hôtel qui faisait le guet à l’entrée, prononça :
  
  - C’est pour le dîner de la famille Morentini.
  
  - Très bien. Si monsieur veut bien me suivre...
  
  Victor Denat s’en alla de son côté. Coplan fut acheminé vers un salon carré de belles dimensions où Morentini et ses quatre femmes, debout devant un buffet installé dans un angle de la pièce, prenaient l’apéritif au champagne. L’arrivée de Coplan fut saluée par des exclamations enjouées.
  
  - Le voilà ! Enfin !
  
  Morentini s’avança vers Coplan, lui tendit la main.
  
  - Je commençais à me demander si vous alliez venir.
  
  - Je suis un peu en retard, je vous prie de m’excuser.
  
  - Vous êtes là, c’est l’essentiel.
  
  Morentini était rayonnant. Coplan serra la main des quatre jeunes femmes qui, la coupe de champagne à la main, souriaient.
  
  Sylvie, l’aînée, lui tendit une coupe en disant :
  
  - Vous m’avez fait perdre mon pari mais j’en suis très heureuse. J’étais persuadée que vous ne viendriez pas.
  
  - Je suis un homme de parole, ne le savez-vous pas ? J’avais promis de venir, me voici.
  
  Coplan accepta la coupe. Morentini déclara :
  
  - Buvons à ma santé !
  
  Ce qu’ils firent. Coplan promena un regard à la ronde. La table rectangulaire était parée comme l’autel d’une cathédrale le jour d’une grande fête religieuse ! Nappe blanche éblouissante, argenteries, cristaux, abondance de fleurs magnifiques.
  
  Coplan dit à Morentini :
  
  - C’est féerique, bravo !
  
  - Je n’y suis pour rien. C’est Carine qui s’est occupée de tout. Ne vous avais-je pas dit que c’était une fée ?
  
  Des quatre jeunes femmes (qui s’étaient mises sur leur 31) Carine était de loin la plus simple et la plus jolie. Avec sa robe de soie blanche dont le style un peu rétro lui donnait un air romantique, elle faisait penser à un personnage féminin sorti d’un tableau de Renoir.
  
  Coplan la félicita. Elle rosit imperceptiblement, confuse. Mais Coplan devina à son regard anxieux qu’elle était, elle aussi, surtendue.
  
  Sylvie, l’aînée, était la plus élégante, la plus à l’aise. Elle avait l’habitude des réunions mondaines. Vêtue d’une robe en lin couleur crème, sans la moindre fioriture, elle avait une classe impressionnante. Lucienne, la journaliste, portait une robe bicolore, jaune et rouge, ample, dans le style ultra-moderne. C’était son scoop, en somme. Quant à Catherine, moulée dans une robe vieil or, avec des plis partant de la taille et un corsage serré qui modelait son buste admirable, elle était tout simplement fascinante.
  
  Morentini s’écria :
  
  - Installons-nous ! Monsieur Coplan, vous occupez le bout de la table, en face de moi. Carine à ma gauche et Sylvie à ma droite. Lucienne et Catherine vous encadrent.
  
  Chacun prit place. A peine étaient-ils attablés qu’un maître d’hôtel faisait son apparition, comme par enchantement. Il distribua les menus. Mais Morentini prévint le maître d’hôtel :
  
  - Nous prendrons tous la même chose, ce sera plus simple, et nous ferons tout le repas au champagne, dites-le au sommelier, je vous prie.
  
  - Très bien, monsieur, acquiesça le maître d’hôtel.
  
  Il rassembla les menus et se retira.
  
  Sylvie, en maîtresse de maison accomplie, lança la conversation en s’adressant à Coplan :
  
  - Ne faites pas durer le suspense plus longtemps, monsieur Coplan. Avez-vous finalement trouvé la solution de votre problème ?
  
  Coplan fit l’innocent.
  
  - Mon problème ?
  
  - Quand vous êtes venu me voir, à Bruxelles, avec la photo de cet individu dont le cadavre se trouvait à la morgue, vous vous posiez deux questions : « Qui est cet homme ? A laquelle des trois filles Morentini a-t-il fait allusion au moment de mourir ? » Avez-vous les réponses ?
  
  - Non, laissa tomber platement Coplan. Je ne suis arrivé à rien.
  
  - Vous cherchez toujours ?
  
  - Non, je ne cherche plus. Et cela pour une raison très simple : mon supérieur hiérarchique m’a prié de ne plus m’occuper de cette affaire.
  
  Sylvie eut une expression ravie.
  
  - Vous n’êtes donc pas en service commandé, ce soir ?
  
  Morentini déclara sur un ton péremptoire :
  
  - Ma chère enfant, des hommes comme M. Coplan ne sont jamais en service commandé. Mais ils le sont aussi toujours. C’est au choix du client, et cela dépend des circonstances.
  
  Coplan, avec un sourire candide, enchaîna :
  
  - On ne saurait mieux dire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXVI
  
  
  
  
  
  Une escouade de serveurs, commandée par un maître d’hôtel, apporta les hors-d’œuvre : un choix fabuleux de plats variés, décorés comme des tableaux surréalistes. Les serveurs, silencieux et stylés, déposèrent dans l’assiette de chacun des convives ce qu’il demandait. Le sommelier s’amena à son tour pour remplir les verres.
  
  Sylvie, toujours elle, relança derechef la conversation. Et, tout naturellement, elle s’adressa de nouveau à Coplan :
  
  - Voilà bientôt un mois que vous vous consacrez à votre mission et vous n’avez pas obtenu le moindre résultat. Est-ce que vos supérieurs acceptent cela ?
  
  - Que voulez-vous qu’ils fassent d’autre ? répondit Coplan, ironique.
  
  - Vous ne recevez jamais un blâme dans ces cas-là ?
  
  - Oui, parfois, reconnut Coplan. Mais ce n’est qu’une formalité administrative qui ne tire pas à conséquence. Ce qui est plus grave, dans mon métier, c’est de pécher par excès de zèle. Par exemple, quand on ne tient pas compte des consignes venues d’un ministre ou d’un directeur de cabinet.
  
  - Cela s’est déjà produit ?
  
  - Non, jamais, mentit Coplan avec conviction. Vous savez, je suis un fonctionnaire très discipliné.
  
  - Vous n’en avez pas l’air, émit Sylvie.
  
  - En réalité, expliqua Coplan, comme je passe dix mois sur douze dans des pays étrangers, je ne suis pour ainsi dire jamais sous le contrôle direct de mon directeur. Cela me donne l’occasion d’agir librement et de vivre à ma guise. Le joug de l’administration ne m’écrase pas.
  
  Lucienne, la journaliste, intervint :
  
  - Mais dans votre for intérieur, en dehors de l’aspect officiel des choses, vous n’allez pas me dire que vous n’avez pas vos impressions personnelles ?
  
  - Oui, comme tout le monde.
  
  - Ce type qui est mort boulevard de Grenelle, de qui voulait-il parler, à votre avis ? Après un mois d’enquête, vous avez dû vous faire une opinion, j’imagine ?
  
  - J’ai essayé de me faire une opinion, naturellement, mais je ne suis arrivé à rien. Mes hypothèses ne résistaient pas à l’examen. Sylvie n’était pas à Paris. Catherine non plus. Vous, vous êtes tombée des nues en apprenant l’histoire. Carine, elle, était le cas type d’impossibilité psychologique. Finalement, j’en ai conclu que le bonhomme en question divaguait déjà quand il a prononcé ces paroles.
  
  Morentini affirma :
  
  - C’est l’évidence même !
  
  Il haussa les épaules, se tourna vers sa fille aînée, déclara sur un ton un peu excédé :
  
  - Si nous parlions d’autre chose ? Nous n’allons pas consacrer le dîner à cette histoire idiote, j’espère ?
  
  Catherine, avec une pointe d’ironie féroce, jeta :
  
  - Nous pourrions parler de l’UNESCO, par exemple ?
  
  Tout le monde se mit à rire, y compris Morentini. Qui reprit avec humour :
  
  - Pourquoi pas ? C’est un sujet passionnant.
  
  Catherine persifla :
  
  - Mais qui ne passionne que vous, papa. Pour moi, c’est le sujet le plus barbant que je connaisse.
  
  Sylvie reprit les choses en main.
  
  - Nous ferions mieux de profiter de la présence de M. Coplan pour lui demander ce qu’il pense des États-Unis.
  
  Lucienne marcha aussitôt et Coplan fut prié de dire ce qu’il pensait du climat politique, social, culturel qui régnait actuellement à New York, à Washington ou à Los Angeles.
  
  Coplan s’exécuta de bonne grâce.
  
  
  
  
  
  Il y eut une salade de homard, des rougets pochés, du caneton au cassis, le tout préparé à la perfection. Puis vinrent les desserts, succulents.
  
  Et le champagne que les serveurs ne laissaient pas moisir.
  
  En définitive, c’était un dîner tout à fait réussi. Il n’y eut pas le rituel « Joyeux Anniversaire » et les rituelles bougies, pour la bonne raison que Morentini s’y était formellement opposé.
  
  Ils en étaient au café, un peu avant minuit, quand on entendit au loin la rumeur d’une sirène de police qui s’approchait, qui s’amplifiait, qui devint toute proche.
  
  Coplan dit :
  
  - Vous voilà déjà dans l’ambiance de New York ! Vous entendrez ces mugissements toutes les cinq ou dix minutes quand vous serez là-bas.
  
  Morentini questionna l’un des serveurs :
  
  - Qu’est-ce qui se passe ? On dirait que c’est à deux pas d’ici.
  
  - Ce n’est rien, monsieur, assura le serveur. Un homme qui s’est trouvé mal au coin de l’avenue Gabriel. Une ambulance va l’emmener à l’hôpital.
  
  Morentini consulta sa montre, proposa du cognac, mais les femmes se récusèrent ; seul Coplan accepta.
  
  Au moment où la réunion se terminait, Coplan dit à mi-voix à Catherine :
  
  - J’aimerais vous revoir avant votre départ. Je voudrais vous demander des conseils.
  
  - Des conseils ? A moi ? fit la jeune femme, incrédule.
  
  - Mais oui, pourquoi pas ?
  
  Soupçonneuse, Catherine souffla :
  
  - C’est un prétexte, non ?
  
  - Absolument pas. Vous croyez que je pense à la bagatelle ?
  
  - J’en suis sûre.
  
  - Vous vous trompez. Sur ce plan-là, je n’en suis pas encore réduit à la mendicité. Il s’agit d’une chose très importante pour moi.
  
  - Quoi ?
  
  - Ce serait trop long à vous expliquer ici. D’ailleurs, tout le monde se prépare à partir. Alors ?
  
  - Eh bien, si vous y tenez, venez demain à 15 heures. Mais gare à vous si vous essayez de me faire du gringue.
  
  - Vous me prenez vraiment pour un minable ? murmura Coplan, goguenard. Enfin, merci quand même. Je serai chez vous à 15 heures précises et je ne vous volerai pas beaucoup de temps.
  
  Morentini, le visage un peu congestionné par la bonne chair et le champagne, serra la main de Coplan avec chaleur.
  
  - Encore merci d’avoir été des nôtres.
  
  - C’est moi qui vous remercie de votre invitation. Il me reste à vous souhaiter un fructueux séjour aux États-Unis et un grand succès pour vos conférences.
  
  - Merci, cher ami.
  
  Sylvie, Lucienne et Carine saluèrent également Coplan avant de quitter la pièce. Carine confia à Coplan :
  
  - Grâce à votre présence, j’ai passé une soirée moins éprouvante que je le craignais. Merci.
  
  Coplan sortit le dernier. Il allait franchir le porche du restaurant pour se mettre à la recherche d’un taxi quand il se trouva nez à nez avec le commissaire Tourain en personne.
  
  - Venez, dit le policier, je vous emmène. J’ai pas mal de choses à vous raconter.
  
  Lorsqu’ils furent installés dans la grosse Peugeot que pilotait un jeune inspecteur de la D.S.T. en uniforme de chauffeur de maître, le commissaire maugréa :
  
  - Je suis désolé, Coplan, mais nous avons raté le coche. Paolo a été liquidé pour ainsi dire sous les yeux de mes hommes, mais l’assassin n’a pas été épinglé. C'est incroyable, mais c’est comme ça.
  
  - Que s’est-il passé ? demanda Coplan, déçu.
  
  - Je vous résume les événements. Massimo Daccano est allé chercher Paolo Rizzoli à bord de l’Austin vers 23 heures, à Montmagny. Ils ont fait le trajet jusqu’à Paris en une bonne demi-heure et Daccano a trouvé une place pour se garer près de la Concorde. Rizzoli est descendu seul de l’Austin et il a marché jusqu’au restaurant où vous dîniez avec la famille Morentini. Mes hommes ne l’ont pas quitté des yeux un seul instant. Quelques minutes avant minuit, Rizzoli a contourné le restaurant pour aller se poster dans l’avenue Gabriel. Il s’est planqué derrière les arbustes qui garnissent les abords immédiats du restaurant et il s’est couché pour qu’on ne puisse pas déceler sa présence. Quelques secondes plus tard, un individu sortait de l’ombre en courant et donnait l’alerte : un homme gisait inanimé derrière les arbustes. Il n’y eut pas de panique, pas d’affolement. Le gérant du restaurant appela Police Secours, qui appela une ambulance. Le malade - on parlait d’un malaise cardiaque - fut transporté à l’Hôtel-Dieu pour être mis d’urgence en réanimation, mais le médecin de garde constata que le bonhomme était bel et bien mort : une balle dans la nuque !
  
  - Merde ! lâcha Coplan.
  
  - Un de mes inspecteurs qui surveillaient Rizzoli était déjà sur place quand on a ramassé la victime. C’est un ancien collègue qui a découvert Rizzoli étendu sur le sol : le propre garde du corps de Morentini, un nommé Denat. Selon ses déclarations, il n’a pas vu l’assassin, n’a pas entendu le moindre coup de feu ; il faisait machinalement sa ronde autour du restaurant en attendant la sortie de son patron.
  
  - Rizzoli n’avait aucune pièce d’identité sur lui, bien entendu ?
  
  - Non. Un automatique CZ 7,65, c’est tout.
  
  - Et l’autre, Massimo Daccano ?
  
  - Quand il a vu passer la bagnole de Police Secours et puis l’ambulance, il a dû se douter de quelque chose. Il a démarré pour aller aux nouvelles près du restaurant, après quoi il a filé quand il a su qu’un homme avait été transporté à l’Hôtel-Dieu. Arrivé à l’hôpital, il a attendu que le calme revienne et il est descendu de son Austin pour aller s’informer discrètement à la réception des urgences. Un de mes gars qui le filait a visité en vitesse l’Austin : dans la boite à gants, il y avait les papiers d’identité de Paolo Rizzoli plus quatre passeports avec la photo de Rizzoli aux noms de Lombardi, Davallo, Rizzoli et même Daccano.
  
  - Vos hommes n’ont pas épinglé Daccano ?
  
  - Non, j’ai préféré laisser courir. Ce n’était pas Daccano qui pouvait m’apprendre ce qui s’était passé puisqu’il n’était pas sur place. Et je ne tenais surtout pas à bousiller la piste de Montmagny.
  
  - Bien entendu, opina Coplan. Et la presse ?
  
  - Zéro ! grogna Tourain. J’ai donné des ordres formels. Un malaise cardiaque sur la voie publique, ça se produit cent fois par jour à Paris et ça n’intéresse personne.
  
  - D’après vous, qui a flingué Rizzoli ?
  
  - J’ai bien réfléchi. Je ne vois qu’une personne qui pouvait faire le coup : le garde du corps de Morentini. Je n’ai aucune preuve, évidemment, mais je ne vois pas d’autre hypothèse valable. Est-ce que c’est possible ?
  
  - Parfaitement. Denat est un homme honnête et intègre, mais s’il a estimé que c’était un cas de légitime défense, il n’a sans doute pas hésité. Surtout s’il savait d’avance à quel moment Rizzoli allait agir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXVII
  
  
  
  
  
  Quand Coplan se présenta chez Catherine Morentini, le lendemain, à 15 heures précises, la jeune femme venait à peine de se lever. Vêtue d’un T-shirt bleu et d’un slip blanc, elle s’excusa :
  
  - J’ai fait la grasse matinée.
  
  - C’est bien normal, dit Coplan en souriant.
  
  - Tenez, asseyez-vous dans ce fauteuil. Je n’ai encore rien pris, ni déjeuner ni petit déjeuner. Je vais boire de la Volvic.
  
  Elle alla chercher une bouteille d’eau minérale, revint s’allonger sur son lit.
  
  - Alors, ces conseils ? fit-elle. Je vous écoute.
  
  Coplan commença par allumer une cigarette. Puis, sur un ton tranquille, il expliqua :
  
  - Il y a deux ou trois semaines, j’ai passé la soirée avec un de mes bons amis, un écrivain dont vous devez connaître le nom et les bouquins : Paul Kenny.
  
  - Oui, je connais, naturellement.
  
  - Je lui ai raconté en quelques mots l’affaire dont je m’occupais et il m’a suggéré de lui rédiger une sorte de scénario dont il pourrait s’inspirer pour un de ses romans. Il avait déjà trouvé un titre : CHERCHEZ LA FEMME. Bref, j’ai essayé de bâtir une histoire qui tienne debout mais il y a des trous dans la trame de mon récit et je pense que vous allez pouvoir m’aider.
  
  - Vous aider ? Qu’est-ce que vous entendez par là ?
  
  - Attendez, vous allez comprendre.
  
  Catherine se mit sur son séant, but trois gorgées de Volvic à même le goulot de la bouteille.
  
  Coplan continua :
  
  - Il s’agit donc de l’histoire d’une séduisante nana qui a deux amoureux dont elle aimerait bien se débarrasser. Le premier s’appelle Giovanni Rovini, il a trente-trois ans, il est photographe, il est un peu cinglé sur les bords.
  
  Catherine Morentini, en entendant le nom de Rovini, avait cessé net de boire. Coplan poursuivit :
  
  - Le deuxième amoureux transi de la fille s’appelle Paolo Rizzoli : il fait des études de droit, il a des penchants mystiques très marqués et il flirte avec des copains qui font plus ou moins partie des Brigades Rouges. J’oublie de vous dire que l’histoire se passe à Rome, à Florence et à Paris ; pour la facilité, disons que la fille en question se prénomme Catherine. C’est une fille très intelligente mais aussi très fantaisiste. Bref, pour retrouver sa liberté, elle invente un plan à la fois simple et classique : elle fait naître entre ses deux soupirants une rivalité qui les rend encore plus fous qu’ils ne le sont déjà. Là-dessus, devant se rendre à Paris, Catherine essaie en vain de calmer le jeune Paolo qui l’a suivie. De guerre lasse, elle va chercher Giovanni à Rome et elle lui suggère de liquider un ancien ambassadeur dont elle est l’héritière. Pour lui faire plaisir, Giovanni est prêt à tout. Il ne se doute pas que c’est un piège et que son rival, Paolo, est dans le coup.
  
  Coplan s’interrompit, regarda Catherine et s’enquit :
  
  - Vous me suivez ?
  
  Elle se contenta d’opiner, le visage fermé.
  
  Coplan enchaîna :
  
  - Un ancien ministre a dit récemment une chose dont la justesse m’a beaucoup frappé : « Le terroriste est anonyme, c’est une force pour lui, mais sa disparition l’est aussi, c’est une faiblesse. » Bref, Paolo tue Rovini. Ni vu ni connu. Mais Rovini, avant d’expirer, prononce quelques mots qui prouvent qu’il a compris le traquenard. Bien entendu, comme Rovini n’a pas la moindre pièce d’identité sur lui, la police est dans le cirage et elle finit par classer l’affaire. Reste alors le cas de Paolo. Il a tué pour l’amour de la femme qu’il aime éperdument et cet acte exalte encore son amour. Bref, il devient totalement imbuvable. Sur sa lancée, Catherine cherche un moyen d’en finir. Comme elle manque d’imagination, elle se dit que la formule qui a si bien réussi une première fois peut encore servir. Elle sait que Paolo est en rapport avec un ancien terroriste qui s’est réfugié à Paris, un certain Massimo Daccano. Elle conseille à Paolo d’opérer en cheville avec Massimo et les deux types montent une histoire de Front Armé en faveur du Tiers-Monde. Le but déclaré de l’opération est de liquider l’ancien diplomate dont j’ai parlé tout à l’heure. Paolo, aveuglé par son amour, ne voit pas le piège et il se fait tuer alors qu’il se préparait à tuer. Fin du drame. Mais il y a une question qui n’est pas résolue : qui a tué Paolo ?
  
  Catherine regardait Coplan d’un œil songeur. Elle murmura :
  
  - Comment voulez-vous que je le sache ?
  
  - C’est le conseil que je tenais à vous demander. Si vous étiez à ma place, comment feriez-vous pour résoudre ce problème ?
  
  - Aucune idée, fit-elle presque durement.
  
  - J’ai pensé à ceci : l’ancien diplomate utilise les services d’un garde du corps, un ancien flic. En évoquant le principe de la légitime défense, je suis persuadé que Catherine a réussi à convaincre le garde du corps de frapper le premier. En somme, c’est le coup de la guerre préventive : on tue celui qui se prépare à vous tuer. A mon avis, cette version est plausible : l’ancien policier est un excellent tireur, il connaît l’utilisation de ce qu’on appelle « un silencieux » et il sait d’avance que sa victime, anonyme comme tous les terroristes, ne sera pas pleurée par la police. D’après vous, est-ce que ça tient debout ? J’ajoute que la Catherine de mon scénario a même pensé à dîner le soir du meurtre de Paolo avec le policier qui s’occupait du premier assassinat. Un alibi parfait, en somme.
  
  Catherine but une gorgée de Volvic, baissa les yeux, regarda sans la voir l’image qui figurait sur la bouteille, articula d’une voix calme :
  
  - Où voulez-vous en venir ?
  
  - Je voudrais seulement savoir ce que vous pensez de mon histoire ? Éventuellement, me conseiller quelques retouches pour la rendre plus crédible.
  
  - Puisque vous avez tout compris, je n’ai aucun conseil à vous donner. Votre scénario est parfait.
  
  - Eh bien, tant mieux. C’est tout ce que je voulais savoir.
  
  - Pourquoi ce petit jeu ?
  
  - Je me le demande. Peut-être par amour-propre ?
  
  Coplan se leva, arbora un petit sourire narquois, haussa les épaules et marmonna :
  
  - Au fond, c’est ma vanité d’homme qui a dû motiver ma démarche. Je crois que ça me gênait un peu de penser que vous alliez garder de moi l’image d’un pauvre connard qui ne pige rien à rien.
  
  - Pas de danger ! siffla-t-elle. J’ai toujours su que vous étiez un mec dangereux et surdoué. J’ai terriblement envie de faire l’amour, pas vous ?
  
  - Non.
  
  - Vous me méprisez ?
  
  - Pas le moins du monde. Je vous trouve formidable.
  
  - J’ai vraiment envie de vous.
  
  Elle fit passer son T-shirt par-dessus sa tête, dévoilant ses seins. Coplan prononça :
  
  - Vous avez le plus beau buste féminin que j’aie rencontré depuis que je m’intéresse à ce genre de chose. Je suis sûr que j’y penserai longtemps.
  
  - Venez...
  
  - Désolé, mais j’ai un rendez-vous urgent. Nous en reparlerons quand vous serez revenue des États-Unis. Bon voyage !
  
  Et Coplan s’en alla.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer le 19 juillet 1985 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
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