Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan contre-attaque

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Depuis vingt minutes environ, Luigi Torreto tournait dans la pièce comme un lion en cage. Sous l’effet de la colère et de l’impatience, son lourd visage avait pris un aspect encore plus sinistre que d’habitude. Les poches qui soulignaient ses yeux globuleux paraissaient gonflées et bleuâtres.
  
  Il se mit à jurer sourdement entre ses dents. Puis, pour maîtriser ses nerfs, il se contraignit à s’asseoir dans le vieux fauteuil qui se trouvait près de la fenêtre aux volets fermés.
  
  Dehors, dans la ruelle, on entendait gémir le vent nocturne. Des bruits sournois et irritants peuplaient la nuit : une porte grinçait dans la cour, une barque mal attachée faisait clapoter l’eau du rio contre le quai, un chat en vagabondage secouait le lierre de la façade.
  
  Torreto, incapable de dominer sa fébrilité, se leva. Il était petit et gros, mal habillé, chaussé de vieilles godasses qui craquaient de partout. Ses cheveux gris, à la fois frisés et hirsutes, accentuaient son air fatigué. gé de cinquante te-trois ans, il en faisait dix de plus. Son souffle était court, un peu rauque. Dans cette chambre minable, il donnait l’impression d’être un vieillard malade, une de ces épaves qui sont au bout du rouleau et qui traînent des jours tristes en attendant la fin.
  
  Ces apparences étaient trompeuses, car, en réalité, Luigi Torreto avait une santé de fer et une vitalité de taureau.
  
  Il se remit à déambuler en serrant les poings. Pour la vingtième fois, il regarda d’un œil rageur le cadran jauni du vieux réveille-matin posé sur la cheminée. Minuit trente-sept. Bientôt une heure moins le quart !...
  
  Brusquement, il s’arrêta de marcher, l’oreille tendue. Il avait perçu un léger bruit à l’entrée de la cour. Était-ce une illusion ? A cause de cette saloperie de vent, c’était difficile de se rendre compte... Mais le bruit se précisa soudain : oui, on marchait dans la ruelle. Enfin !...
  
  Malgré les précautions que prenait l’arrivant, le heurt de ses souliers résonnait sur les pavés de la cour. Mais le soulagement du gros Luigi ne dura qu’une fraction de seconde. Et son visage épais se contracta encore davantage. Les yeux mi-clos, il écouta les rumeurs de la nuit en fronçant ses énormes sourcils broussailleux. Lazzaro n’était pas seul.
  
  Entre les hauts murs resserrés de la venelle, on distinguait maintenant les pas assourdis de deux personnes. Deux personnes dont la démarche avait un rythme différent. Et ces deux promeneurs nocturnes parlaient.
  
  C’était absurde, mais c’était pourtant bien vrai. De furtives paroles, chuchotées en sourdine, arrivaient par bribes jusqu’à l’oreille de Torreto.
  
  Il éteignit promptement la lumière, empoigna une couverture usagée qui traînait sur le lit, s’y enroula et se coucha. Quelques minutes s’écoulèrent. Puis une main prudente frappa quatre petits coups contre la porte. Torreto se leva.
  
  - Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il de sa voix rauque.
  
  - Ouvre, Luigi. C’est moi, Lazzaro.
  
  Torreto fit de la lumière, ouvrit le battant.
  
  Les deux visiteurs se glissèrent dans la chambre et le gros Luigi referma.
  
  Il y eut alors un moment étrange, un moment qui ne dura peut-être qu’une minute mais qui parut très long, très silencieux, très menaçant. Torreto dévisagea successivement Lazzaro et l’autre individu, un type d’une trentaine d’années, élégant, le teint bronzé, au regard cynique et un peu narquois.
  
  Lazzaro était un homme entre deux âges, plutôt grand, maigre, d’allure modeste. Il y avait quelque chose d’obséquieux dans ses traits insignifiants et il faisait penser à un domestique. Ses cheveux châtain clair étaient fades ; son long nez, qui allait de travers, lui donnait un air penaud, ridicule.
  
  - Nous sommes en retard, s’excusa-t-il, mais ce n’est pas ma faute, Luigi. Nous avons eu une longue discussion : notre ami Krister voulait absolument m’accompagner. Malgré les ordres, il tenait à te rencontrer personnellement. Je savais que tu serais furieux, mais je...
  
  Ainsi mis en cause, Willy Krister coupa d’un ton assuré :
  
  - Comme nous avons des choses importantes à mettre au point, j’ai estimé que votre éventuelle mauvaise humeur n’avait qu’un intérêt fort relatif, Torreto. Par conséquent, inutile de me faire la gueule, ça ne m’impressionne pas du tout.
  
  Il soutint hardiment le regard courroucé de Luigi. Puis, désinvolte, il désigna une chaise d’un hochement de tête et demanda :
  
  - On peut s’asseoir, oui ?... Je garde mon manteau, si vous le permettez. Il fait un froid de canard dans votre cambuse.
  
  Sans attendre la réponse de Torreto, il prit place sur la chaise. Les deux mains dans les poches de son pardessus de tweed gris clair, il ramena sur ses genoux les pans du manteau. Dans la poche de droite, une bosse révélait la présence d’un pistolet tenu d’une poigne ferme.
  
  Le gros Luigi proféra d’une voix assourdie, sarcastique :
  
  - Du moment que la discipline et les consignes ne comptent plus, vous auriez tort de vous gêner...
  
  Il alla s’asseoir sur le bord de son lit. D’un bref regard, il ordonna à Lazzaro de s’installer dans le vieux fauteuil.
  
  - Je vous écoute, dit-il à Krister. Ne parlez pas trop haut, et le moins longtemps possible. Dans ces ruelles étroites, les bruits de voix forment écho. De plus, je ne suis pas censé recevoir des visites après minuit.
  
  Willy Krister opina, se recueillit une seconde, posa son regard clair sur le visage sombre de Luigi et murmura :
  
  - J’irai droit au but, Torreto. Je voulais vous voir pour vous parler affaires. Je ne suis plus satisfait de nos accords. Le coût de la vie augmente de jour en jour. Et si vous ne doublez pas mon salaire, c’est la dernière fois que je travaille pour vous.
  
  Sur ces mots décisifs, le silence retomba. Un chat miaula plaintivement dans la cour.
  
  Lazzaro, mal à l’aise, s’agita.
  
  - Tu comprends, Luigi, commença-t-il sur un ton presque douloureux, notre ami Krister prétend qu’on l’exploite, que les plus gros risques sont pour lui et que ce...
  
  - La ferme ! grogna Torreto en foudroyant Lazzaro d’un regard mauvais. Je n’ai pas besoin d’intermédiaires pour arranger mon boulot. Réserve ta salive pour les touristes.
  
  Il se tourna vers Willy Krister.
  
  - Moi aussi, j’irai droit au but, Krister. Il y a exactement quinze mois que vous avez été engagé par notre organisation, et c’est votre sixième mission que vous remplissez présentement. Vous aviez accepté ce poste de votre plein gré, je vous le rappelle. Vous étiez d’accord sur toutes les conditions. Il avait été convenu que vos appointements seraient ajustés au terme des deux premières années. Pourquoi ne respectez-vous pas vos engagements ?
  
  - Parce que je n’aime pas qu’on me prenne pour un imbécile, répondit Krister, sec.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - La personne qui m’avait contacté à Berne et qui m’a mis en rapport avec vous, avait parlé d’une entreprise clandestine d’informations commerciales. Vous admettrez que nous sommes loin de compte ! Ce bizeness, c’est de l’espionnage caractérisé. J’aime l’aventure et la vie libre, c’est entendu. Mais puisque je trempe dans des histoires aussi dangereuses que dégueulasses, je veux palper en conséquence. Vous voyez que je suis franc.
  
  Le gros Italien eut un petit rire méprisant.
  
  - Vous vous surestimez, Krister. Je sais que les Suisses ont toujours adoré le fric, et on m’a déjà prétendu qu’ils avaient les dents fort longues. Mais, franchise pour franchise, rien ne justifie votre revendication anticipée. En octobre, nous en reparlerons. D’ici-là, continuez bien sagement votre travail. C’est un excellent petit job que vous avez, croyez-moi.
  
  - Ma décision est irrévocable, prononça le Suisse. Ou bien vous doublez mes primes, avec effet immédiat. Ou bien vous cherchez un autre agent de liaison. Mes prétentions sont parfaitement raisonnables, vous le savez fort bien. Un espion ne travaille pas au tarif d’un voyageur de commerce.
  
  Luigi enchaîna, sardonique :
  
  - Car vous vous prenez pour un espion ?
  
  - J’appelle un chat un chat.
  
  - Une boîte aux lettres, voilà ce que vous êtes ! riposta Torreto. Une boîte aux lettres ambulante, rien de plus. Et vous avez les plaisirs du voyage par-dessus le marché. Les trains de luxe, les palaces, les vêtements coûteux, le whisky dans les bars chics, tout cela aux frais de la princesse. De quoi vous plaignez-vous ?
  
  Les traits de Willy Krister se durcirent imperceptiblement, mais c’est d’une voix égale, posée, qu’il questionna en dévisageant son interlocuteur :
  
  - Dois-je déduire de votre ironie un peu lourde que vous n’êtes pas disposé à prendre cet entretien au sérieux, signor Torreto ?... Je ne suis pas un mendiant, et je ne resterai pas longtemps chômeur. Alors, soyez catégorique. Même si je ne joue qu’un rôle de boîte aux lettres, j’ai quand même une petite idée quant à la valeur des messages que je transmets. Dans le domaine des industries atomiques, les informations commerciales sont automatiquement et fatalement des informations stratégiques. Par ailleurs, vous savez que neuf fois sur dix, dans un réseau, c’est l’agent de liaison qui trinque. Si je me fais coincer au cours d’un voyage, vous ne serez pas dans le coup. Mais moi je ferai dix ans de prison, au mieux.
  
  - Pourquoi vous arrêterait-on ? grommela Luigi, bourru.
  
  - Depuis janvier, trois confrères au moins se sont fait épingler en Europe. Un à Genève, un à Stockholm, un à Paris. Pourquoi ? A vous de me le dire, si vous pouvez !... Les services de contre-espionnage, ça existe. Et ça existe même dans tous les pays. Ne faites pas l’innocent, de grâce.
  
  - Bon, soupira Torreto. Je ferai part de votre demande au grand patron. Quand désirez-vous avoir la réponse ?
  
  - Rien du tout. Si vous ne me versez pas une double prime dès maintenant, je ne vous remets pas les documents que nos amis de Londres m’ont confiés.
  
  - Mais, vous...
  
  - Stop ! coupa le Suisse, résolu. Vous disposez sûrement d’une certaine autonomie de manœuvre. C’est dans la logique de votre rôle. Alors, à vous de jouer. C’est à prendre ou à laisser.
  
  - J’ai des comptes à rendre, essaya de plaider l’italien.
  
  - Bien sûr ! Mais soyez sans crainte : ON me comprendra en haut lieu. Et votre décision sera approuvée.
  
  Vaincu, résigné, le gros Luigi se leva et se dirigea vers la commode qui occupait un des coins de la chambre. C’était un meuble qui devait avoir eu son heure de beauté, jadis, mais qui n’en avait rien conservé. L’acajou noirci et terni s’écaillait par places.
  
  Le gros Italien s’agenouilla avec effort devant la commode, ouvrit le dernier tiroir, ôta plusieurs piles de magazines anciens, tâta la planche du fond, actionna une goupille et souleva le couvercle du faux fond.
  
  Des liasses de billets de 10.000 lires apparurent. Torreto se mit à compter, rassembla une somme respectable qu’il déposa sur le plancher. Ensuite, avec un soin méticuleux, il camoufla sa cachette, remit les magazines en place, referma le tiroir, prit l’argent et se releva.
  
  Willy Krister et l’autre Italien suivaient des yeux, en silence, les gestes pesants de Luigi. Ce dernier s’approcha du Suisse, en faisant claquer sur sa paume gauche les billets qu’il tenait dans sa main droite. Avant de donner la somme à l’agent de liaison, il prononça lentement :
  
  - Mettons-nous bien d’accord, une fois pour toutes, Krister. Nous nous sommes rencontrés à deux reprises, mais il n’y aura pas de troisième, compris ? Ce soir, si je me suis incliné, c’est la faute de Lazzaro. Il n’aurait pas dû vous conduire jusqu’à moi. Désormais, il aura des ordres plus sévères. Et je vais changer d’adresse, à toutes fins utiles. Quand vous aurez encore des choses à mettre au point, comme vous dites, vous le ferez par la voie habituelle. En d’autres termes, vous donnerez un message à l’émissaire qui sera chargé de vous contacter.
  
  Le Suisse arborait un petit sourire satisfait. Torreto continua sur le même ton pénétré :
  
  - Pour le reste, je vous déconseille tout de même de vous faire des illusions. Le chantage est un moyen de pression particulièrement détestable, surtout à l’intérieur d’une organisation comme la nôtre... Votre salaire est doublé, c’est entendu. Et nous reverrons ce chiffre en octobre. Mais n’espérez rien d’ici-là.
  
  - Nous sommes d’accord, acquiesça Krister.
  
  - Voici votre argent. Donnez-moi les documents de Londres.
  
  Le Suisse prit les billets de banque dans sa main droite, plongea sa main gauche dans la poche de son manteau et exhiba une enveloppe brune de format ordinaire.
  
  - Voilà votre marchandise, dit-il.
  
  Luigi saisit l’enveloppe, mais elle glissa entre ses doigts boudinés et il dut se baisser pour la ramasser. En se redressant, il se détendit comme un énorme ressort d’acier et il lança son poing droit, de bas en haut, avec une précision et une violence fantastiques, vers la figure de Krister. Les phalanges du gros Italien percutèrent comme un marteau-pilon le menton du Suisse, exactement à l’endroit du K.O. inévitable.
  
  Sous l’action de cette masse frappante, le sourire de Krister se mua instantanément en une grimace sanglante. Assommé net, la gencive éclatée, les lèvres écrabouillées, le Suisse chancela. Mais Torreto le rattrapa d’une main et, avec une force herculéenne, le tint un moment debout. Puis, posément, il le laissa mollir tout en réglant la chute de façon à étaler le Suisse évanoui au milieu de la pièce, sans cogner les meubles.
  
  Lazzaro s’était levé d’un bond, les yeux effarés. Luigi grogna à son intention :
  
  - Bouge pas, toi !
  
  Il fourra dans sa poche l’enveloppe brune qu’il avait reçue du voyageur, s’agenouilla contre sa victime, plaça ses deux mains autour du cou de l’homme inconscient, promena doucement ses deux pouces autour de la pomme d’Adam et les enfonça soudain dans la chair en y mettant le maximum d’énergie. Un léger ahan fusa entre les lèvres épaisses de l’étrangleur quand les vertèbres cervicales du Suisse craquèrent enfin. Willy Krister passa du coma à la mort sans s’en douter.
  
  Luigi, avant de se remettre debout, tourna la tête vers son acolyte et le considéra d’une prunelle pensive.
  
  - La prochaine fois que tu enfreindras la consigne, Lazzaro, dit-il finalement, je te ferai subir le même sort. Compris ?
  
  - On a discuté pendant plus d’une heure, articula Lazzaro, terrorisé. Il ne voulait pas en démordre. Et comme le temps passait, j’ai cru bien faire. Je savais que tu attendais les documents.
  
  - Ouais ! c’est comme ça qu’on introduit des moutons dans le réseau et qu’on se fait tous épingler.
  
  - Il est mort ?
  
  Luigi se releva, haussa les épaules.
  
  - Naturellement. C’était la seule solution... Quand un gars se met à dérailler, faut trancher dans le vif immédiatement.
  
  - On ne risque rien, tu crois ? Il était descendu au Danieli. Sa disparition va sûrement faire du pétard.
  
  - Te tracasse pas. Tout a été prévu. Il voyageait toujours sous un faux nom et sans bagages compromettants. La police découvrira sans peine qu’il s’agissait d’un voyageur spécial. Ils connaissent la musique. Quand un type s’installe dans un palace et s’envole sans laisser de traces, ils ont vite pigé. Si on te questionne, fais l’idiot, tu ne sais rien.
  
  - Je me suis arrangé pour qu’on ne nous voie pas ensemble.
  
  - Tant mieux... D’ailleurs, si tu fais un effort pour exécuter mes ordres avec soin, tu n’auras jamais d’ennuis... Tu vas m’aider à évacuer ce colis.
  
  Ils commencèrent par déshabiller complètement le mort. Ensuite, ils descendirent le cadavre dans la cave. C’était une cave qui devait dater de plusieurs siècles. Les murs avaient un mètre d’épaisseur, les voûtes arrondies du plafond étaient suintantes d’humidité.
  
  Luigi, à la lumière d’une bougie, découpa alors, au moyen d’un rasoir et d’une petite hache de boucherie, la tête, les mains et les pieds du macchabée.
  
  Cette horrible besogne, pour laquelle il avait enfilé des gants de caoutchouc, n’avait pas l’air de l’affecter beaucoup. Par contre, Lazzaro était livide.
  
  Les pièces détachées furent enduites de formol et enfermées séparément dans de vieux sacs. Ces paquets, lestés de pierres, furent ensuite immergés par une trappe dans l’eau noire et sinistre du rio dont les eaux boueuses passaient sous la maison.
  
  Luigi, au cours des soirs suivants, déménagerait les macabres colis et irait les enfouir dans la lagune, loin de la ville, dans des fonds de vase qu’il connaissait, et où personne n’irait jamais les chercher.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, après la tombée de la nuit, Luigi Torreto quitta sa vieille bicoque et s’en alla à pied, par un invraisemblable dédale de ruelles, vers la gare.
  
  Le même vent aigre que la veille soufflait. Les rares touristes qui se trouvaient à Venise en cette fin de mars n’étaient pas gâtés. La vénérable cité des Doges, si belle et si fastueuse quand le soleil illumine ses palais et ses canaux, se montrait sous un aspect fort peu enchanteur.
  
  Torreto, ayant enfin atteint l’église San Simeone, longea l’édifice, s’engagea sur le pont qui franchit le Canal Grande, se dirigea vers la Lista di Spagna. Ces parages, très animés d’ordinaire, étaient presque déserts. Seules les enseignes des cafés, des restaurants et des hôtels mettaient un peu de vie dans l’étroite rue bordée de boutiques.
  
  Un peu avant San Geremia, Luigi tourna à droite. Entre les façades lépreuses des maisons, l’odeur fade de la lagune stagnait malgré le Vent.
  
  Torreto pénétra sous un porche, traversa une cour, monta un escalier de pierre et frappa à une porte de chêne. Après un moment d’attente, le battant s’ouvrit. Une gamine d’une quinzaine d’années, aux yeux et aux cheveux très bruns, apparut.
  
  - Bonsoir, signor Torreto, dit-elle.
  
  - Le signor Mozzini est-il là ? s’enquit Luigi.
  
  - Oui, entrez.
  
  Il s’avança dans un couloir, déboucha dans une vaste salle où plusieurs jeunes femmes, toutes assez pauvrement vêtues, travaillaient autour d’une longue table encombrée de morceaux de tissus aux coloris chatoyants.
  
  Ces ouvrières aux doigts habiles fabriquaient de minuscules poupées : gondoliers, marquises et Vénitiennes en miniature que les touristes emporteraient comme souvenir aux quatre coins du monde...
  
  D’un bureau contigu, un homme d’une quarantaine d’années, grand, corpulent, jovial, aux cheveux d’un blond presque roux, se présenta pour accueillir le visiteur.
  
  - Ah ! Ce brave Luigi ! s’exclama-t-il. Vous m’apportez de jolies choses ?
  
  - Euh, oui, oui, dit Torreto en extirpant de sa poche un paquet.
  
  - Venez donc me montrer ça, invita Mozzini.
  
  Il introduisit Torreto dans son bureau et referma la porte. Le gros Luigi étala sur la table de Mozzini une série de petites broches d’argent serties de minuscules perles de verre.
  
  Mozzini demanda à mi-voix :
  
  - La liaison a été opérée comme prévu ?
  
  - Oui, murmura Luigi, laconique. Voici le pli.
  
  Il tendit une enveloppe brune à Mozzini, et il ajouta en baissant davantage encore la voix :
  
  - Mais il faudra procéder au remplacement de Willy Krister. J’ai été obligé de l’éliminer...
  
  - Ah ? fit Mozzini dont les traits ne reflétaient plus la moindre jovialité. Pourquoi ?
  
  - Je vais vous expliquer, dit Luigi.
  
  Il saisit une chaise, la planta contre la table et s’installa. Silvestro Mozzini, tout en décachetant l’enveloppe, se pencha pour écouter ce que Torreto allait lui raconter.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Quand le gros Torreto eut fini de relater au signor Mozzini les événements qui avaient marqué la nuit précédente, il y eut un silence dans le bureau. A travers la porte capitonnée, on pouvait entendre, comme un écho très faible et très lointain, de jeunes voix féminines qui chantaient à l’unisson une rengaine à la mode.
  
  Mozzini consulta sa montre et murmura :
  
  - L’atelier va fermer dans quelques minutes. Nous serons plus à l’aise quand les filles seront parties. Restez ici, je vais m’occuper de la fermeture.
  
  Luigi maugréa :
  
  - Je croyais vous trouver seul. Vous travaillez jusqu’à neuf heures du soir maintenant ?
  
  - C’est exceptionnel. Nous faisons des heures supplémentaires en vue du gros coup de feu des vacances de Pâques. Dans trois semaines, la ville sera pleine à craquer. Les agences annoncent un formidable afflux de touristes...
  
  - Est-ce que vous avez vraiment besoin d’augmenter votre chiffre d’affaires ? grogna Torreto sur un ton de reproche.
  
  Baissant la voix, Mozzini répondit :
  
  - Si vous pensez que ça m’amuse ! C’est par prudence que j’agis de la sorte. Il faut que ma firme soit réellement très prospère, pour donner le change. On ne sait jamais ce qui peut arriver.
  
  - Oui, peut-être, admit Torreto.
  
  Mozzini quitta le bureau pour passer dans l’atelier. Il laissa ostensiblement la porte ouverte. De cette façon, si une ouvrière indiscrète jetait un coup d’œil vers la table du patron, elle verrait les broches étalées par le brave Luigi, artisan d’art, fournisseur de bijoux bon marché.
  
  A neuf heures précises, les ouvrières plièrent promptement bagage. Elles caquetaient comme des perruches. Heureuses de faire ces heures supplémentaires qui arrondissaient notablement leur paie, elles avaient quand même hâte de rentrer chez elles après cette longue journée.
  
  Une cascade de « Bona sera, signor Mozzini ! » mit le point final au départ des femmes et des filles. Un vaste silence s’établit alors dans la salle. Sur la longue table, des centaines de poupées s’alignaient, prêtes à être expédiées dans les boutiques spécialisées de la ville. Quelques-unes - les plus réussies - s’en iraient à l’étranger. Car Silvestro Mozzini faisait également l’exportation des objets-souvenirs.
  
  Après avoir bouclé la porte de rue et celle de l’atelier, Mozzini rejoignit Torreto dans le bureau.
  
  - C’est une histoire bougrement emmerdante, marmonna-t-il d’un air contrarié.
  
  Il s’installa à sa table, dévisagea le gros Luigi et ajouta en se caressant le menton :
  
  - Éliminer un collaborateur, ça déclenche forcément des tas de perturbations. Nous allons de nouveau traverser une période délicate, et je n’aime pas beaucoup ça.
  
  Torreto, à la fois étonné et vexé, grommela en fronçant ses sourcils hérissés :
  
  - J’ai appliqué nos consignes à la lettre. Vous-même, vous n’arrêtez pas de me répéter que la moindre entorse au système convenu entraîne la mise à mort pure et simple de l’agent coupable. Il s’agit de s’entendre...
  
  Cette fois, c’est Mozzini qui parut sincèrement surpris.
  
  - Mais, Luigi, je ne vous reproche rien, dit-il avec une entière bonne foi. Vous deviez supprimer Willy Krister, voyons ! Plus que jamais j’insiste là-dessus : quiconque désobéit doit être frappé sans pardon. Cette loi ne peut faire l’objet d’aucune discussion, d’aucune dérogation. Elle est implacable, mais dites-vous bien que c’est notre seule sauvegarde. A tous.
  
  Il prit un temps, puis ajouta encore :
  
  - Surtout maintenant. Les affaires se succèdent à un rythme impressionnant.
  
  - Et... ça rend ? demanda Torreto avec une douceur insidieuse.
  
  Le masque soucieux de Mozzini se détendit, un faible sourire apparut sur ses lèvres charnues.
  
  - Du tonnerre, chuchota-t-il... Si vous ne le savez pas encore, je suis heureux de vous l’apprendre, Luigi : vous et moi, nous sommes plusieurs fois millionnaires dès à présent.
  
  Une lueur rapace anima les prunelles de Torreto.
  
  - Quand comptez-vous me faire mon versement personnel ?
  
  - Quand vous voudrez, répondit Mozzini. Mais il faudra que vous m’expliquiez de quelle manière vous avez l’intention de camoufler votre fortune. C’est un point que nous ne pouvons pas négliger... Et, à vrai dire, j’aimerais mieux vous verser cet argent quand l’affaire Krister se sera un peu tassée. Remplacer un agent de liaison, c’est un virage scabreux. Je vais en tout cas alerter le Centre... Vous permettez ?...
  
  Il prit dans sa poche l’enveloppe brune transmise par le réseau de Londres via Willy Krister. Le pli se composait de trois demi-feuillets de papier sur lesquels une main nerveuse avait consigné, au crayon, des adresses d’hôtels et de restaurants italiens. En clair, ces notes avaient une apparence aussi normale que banale.
  
  Mais, un quart d’heure plus tard, quand Mozzini eut décrypté patiemment ces textes, les messages se révélèrent beaucoup moins inoffensifs malgré leur laconisme. La première note énonçait en quelques chiffres la nature et la quantité globale du dernier arrivage d’armes atomiques destinées aux bases américaines en Grande-Bretagne. La seconde note précisait la répartition de ces armes sur le territoire anglais. La troisième note donnait un inventaire succinct des nouvelles équipes spéciales affectées par l’État-major anglais aux arsenaux en question.
  
  Mozzini, avec une admiration et un respect un peu effrayés, murmura entre ses dents :
  
  - Incroyable... Dans un sens, c’est même fantastique, quand on y réfléchit...
  
  - Bonne marchandise ? fit le gros Luigi, intéressé.
  
  - Mieux que de l’or, émit le marchand de souvenirs. Des renseignements pareils, le Centre peut les vendre au moins dix fois au gros prix.
  
  Il rassembla les feuillets, les plaça dans son portefeuille. Puis, après un moment de méditation :
  
  - Ce qui me tracasse, dans cette affaire Krister, c’est l’incurable stupidité de Lazzaro. Et aussi le culot de ce Suisse.
  
  Il renifla d’un air dégoûté, secoua la tête, regarda Luigi bien en face et prononça :
  
  - Est-ce que ça ne sentirait pas mauvais, par hasard ?
  
  - Vous vous méfiez de Lazzaro ?
  
  - Primo, je commence à mesurer les périls auxquels nous expose son incompétence. Sous aucun prétexte, il ne devait amener Willy Krister chez vous. C’est une faute grave.
  
  Torreto avait compris. Néanmoins, il n’était pas trop emballé.
  
  - Je suis d’accord pour éliminer Lazzaro, dit-il sombrement, et vous savez que ça ne me gêne pas beaucoup. Seulement, ça ne sera pas commode de lui trouver un successeur. Lazzaro est une figure connue. Les guides officiels de la ville, les interprètes, les photographes, les gondoliers, les tauliers et les flics sont habitués à sa longue silhouette maigre et traînante. Il n’éveille pas les soupçons.
  
  - Nous modifierons le système. Mais, si vous y tenez, je veux bien lui laisser une dernière chance... L’autre point qui me tarabuste, c’est l’attitude de Krister. Son petit chantage pour obtenir une augmentation de salaire, c’était un peu dangereux. Il devait le savoir. Et peut-être avait-il pris certaines précautions ?
  
  - Bon Dieu ! éructa Luigi dont les traits se contractèrent subitement. Voilà une chose qui ne m’est pas venue à l’esprit. Il faut que je tire ça au clair. De toute urgence.
  
  Il se leva. Mozzini esquissa un geste d’apaisement.
  
  - Hé, doucement, Luigi, conseilla-t-il à son complice. Pas de zèle intempestif. Quel est votre plan d’action ?
  
  - Faites-moi confiance. Si Krister avait échafaudé une combine pour couvrir ses arrières, je me débrouillerai pour le savoir... Ah, voici les objets personnels de ce corniaud de Suisse...
  
  Il déposa sur la table de Mozzini les pièces d’identité et les autres objets prélevés sur le cadavre de l’agent de liaison. Le passeport de Willy Krister était établi au nom de James Barton, négociant australien.
  
  
  
  
  
  Après le départ de Torreto, Silvestro Mozzini resta encore un long moment à réfléchir.
  
  A la fin, il s’ébroua et s’en alla dans une des pièces du sous-sol où étaient entreposées des marchandises diverses, des matières premières et des poupées défraîchies. Sur une étagère, il prit trois flacons bruns étiquetés : « Émulsion photo. Poison dangereux. Liquide inflammable. »
  
  Il remonta, déposa les flacons sur sa table, prépara deux cuvettes de porcelaine et des tampons de ouate. Ensuite, dans l’armoire métallique où il classait ses factures et ses fiches commerciales, il chercha un dossier catalogué sous la rubrique : « PRIX COURANTS FOURNISSEURS ».
  
  De ce dossier, il préleva une série de feuillets.
  
  Sans s’énerver, il entreprit de décrypter à nouveau ces messages qu’il avait déchiffré une première fois lors de la réception. Avec les documents apportés par Krister, ça lui faisait, pour la quinzaine écoulée, une plantureuse récolte d’informations à acheminer vers la Centrale.
  
  Ayant minutieusement mélangé dans les deux cuvettes les substances chimiques contenues dans les flacons bruns, il trempa une plume ordinaire dans la première cuvette et commença à transcrire sur une feuille vierge les renseignements secrets qu’il avait rassemblés.
  
  Il recopia tous les messages bout à bout, très attentivement, sans oublier la mention des divers indicatifs de provenance. Puis il rédigea un rapport personnel condensé en dix lignes au maximum.
  
  Cette besogne terminée, il laissa sécher l’encre spéciale dont les pâles reflets mordorés scintillaient dans la lumière de la lampe à pied posée sur la table.
  
  Environ dix minutes plus tard, il imbiba un tampon de coton en le plongeant doucement dans la seconde cuvette, et, d’un frottis léger, il badigeonna sa feuille. Tout ce qu’il avait écrit s’effaça peu à peu, disparut totalement. Quand le papier fut bien sec, il l’éleva pour l’examiner par transparence. Le filigrane du feuillet était net, clair, rigoureusement intact.
  
  La matière même du papier ne portait aucune trace d’écriture, le passage de la plume spéciale n’ayant même pas éraflé le grain du feuillet.
  
  Satisfait du résultat, Mozzini utilisa le feuillet en question pour mettre sous bande un prospectus de sa firme :
  
  Silvestro MOZZINI
  
  VENISE
  
  Objets - souvenirs, articles touristiques, petite bijouterie, jouets, gravures, etc.
  
  Exportation pour tous pays. Fabrications sur demande. Gros et demi-gros.
  
  Autour de la première bande, il en colla une deuxième, avec en-tête celle-là, en ayant soin de recouvrir partout le feuillet initial.
  
  Il adressa ce catalogue comme suit :
  
  Signora Milena 127 via Camuzio
  
  LUGANO (Svizzera).
  
  Il timbra l’envoi et le glissa dans la pile des catalogues en partance vers plusieurs grandes villes touristiques d’Europe.
  
  Il rangea posément son matériel, remit ses papiers en place dans l’armoire métallique, éteignit la lumière et monta à son appartement à l’étage.
  
  Étant célibataire, il dînait tous les soirs en ville. Tout en se rasant, il évoqua avec une profonde jubilation la vie merveilleuse qu’il mènerait bientôt, dans trois ou quatre ans, quand il aurait amassé une fortune super-confortable.
  
  
  
  
  
  En quittant Mozzini, le gros Torreto avait franchi le Canareggio et s’était dirigé vers l’embarcadère de San Marcuola. Le vaporetto l’avait déposé au pont du Rialto, d’où il avait rejoint les Mercerie.
  
  Bien que la saison ne fût pas commencée, et malgré le temps exécrable, il y avait foule dans les étroites galeries bordées de superbes boutiques brillamment éclairées.
  
  Seuls ou par couples, Vénitiens et Vénitiennes arpentaient d’un pas vif et rapide ces rues encombrées, resserrées, aux méandres capricieux. Les magasins de disques et radios diffusaient des airs à la mode, ce qui ajoutait au tumulte bruyant des conversations italiennes. Les touristes, encore peu nombreux en comparaison de ce qui allait déferler à Pâques, se distinguaient par leur air de lassitude et de flânerie.
  
  Luigi passa sous la tour de l’Horloge et déboucha sur la place Saint Marc. Il coupa aussitôt sur la gauche. Après un détour, il arriva au quai des Esclavons. Et, assez vite, il repéra la silhouette caractéristique de Lazzaro.
  
  Le grand Italien au nez de travers faisait partie de cette troupe d’indigènes qui rôdent perpétuellement entre le pont des Soupirs et la Basilique, toujours à l’affût d’un touriste désireux de faire une promenade en gondole, de visiter une verrerie, d’acheter un bijou-souvenir ou de dénicher un endroit rigolo pour passer la soirée.
  
  Lazzaro, qui connaissait admirablement son boulot, n’opérait jamais au hasard. Il avait sa méthode. Les petites Anglaises méfiantes, les étudiants allemands ou scandinaves. les bourgeois d’Anvers ou d’Amsterdam, ça ne l’intéressait pas. Ses proies favorites, il les recrutait de préférence parmi les soldats américains en permission ou parmi les industriels en voyage d’affaire. Il les repérait avec un flair quasi infaillible.
  
  Accessoirement, et depuis près de deux ans, il avait une corde de plus à son arc : il jouait le rôle de réceptionnaire au service de Luigi Torreto. Ce job supplémentaire n’était pas compliqué. Lazzaro devait simplement se laisser contacter par un agent de liaison camouflé en touriste, répondre aux mots de passe, emmener le client en balade, accepter une enveloppe et la porter chez Luigi. C’était facile, et ça rapportait gros.
  
  Cependant, ce soir, Lazzaro se sentait déprimé. Son moral était tombé drôlement bas depuis ce moment pénible où, sous ses yeux, Luigi avait étranglé le jeune Suisse. C'était la deuxième fois qu’il participait d’une façon directe à l’élimination d’un membre de l'organisation. Le premier, un jeune Irlandais, ça ne l’avait guère ému. C’était une petite crapule vaguement cinoque. Après le contact de service, le gars en question avait de nouveau harponné Lazzaro sur la Piazzetta et l'avait mis en demeure de lui procurer une fille pour la nuit. De plus, le type était saoul. Lazzaro l’avait conduit dare-dare chez Luigi, et l’exécution avait été rondement menée.
  
  La mort de Willy Krister, c’était plus dur à avaler. Car, au fond, ce Suisse était plutôt sympa. Et correct. Et c’était leur sixième rencontre... En outre, les prétentions de Krister étaient en partie justifiées. Son dangereux travail ne méritait-il pas une paie plus généreuse ?...
  
  Accablé par ces pensées, Lazzaro alla de nouveau s’asseoir tout seul, à l’écart, sur le banc de pierre de la Loggetta. Là, du moins, il était abrité du mauvais vent qui balayait la place. Les clients éventuels, il s’en foutait...
  
  Cependant, quand les deux Mori de bronze eurent frappé onze heures au sommet de la tour de l’horloge, Lazzaro, par la force de l’habitude, se mit en quête d’un client. A Venise, la nuit, on trouve toujours l’un ou l’autre jobard qui cherche l’aventure et qui n’hésite pas à claquer dix ou vingt mille lires dans un night-club prétendument clandestin. Il y rencontre des entraîneuses fatiguées mais avides, il y boit du médiocre champagne, et ça lui fait des souvenirs qui s’embelliront avec les années.
  
  Les deux mains dans les poches, le dos voûté, Lazzaro se dirigea vers le quai des Esclavons. Il ne se rendit pas compte qu’un jeune type d’une trentaine d’années, bien bâti, vêtu d’un manteau gris, un Leica en bandoulière, lui emboîtait le pas. Mais Luigi Torreto - qui surveillait Lazzaro depuis bientôt une heure - réalisa immédiatement. Une grimace étira sa bouche. La présence de cet inconnu sur les talons de Lazzaro confirmait l'hypothèse de Mozzini : Willy Krister avait bel et bien pensé à se faire protéger par un copain. En venant à Venise pour apporter les documents émanant de Londres, le Suisse avait prévu que sa demande d’augmentation comporterait quelques risques. Il ne s’était d’ailleurs pas trompé. Malheureusement pour lui, son garde du corps n’avait pas été très efficace.
  
  Lazzaro s’arrêta pour bavarder avec les gondoliers qui attendaient tranquillement des clients improbables. Ce sale vent aigre ne favorisait guère les promenades romantiques sur les canaux.
  
  L’inconnu s’était posté sous les arcades du Palais des Doges. Le gros Luigi, plus en retrait encore, surveillait simultanément son complice et le type au manteau gris.
  
  Dix minutes plus tard, Lazzaro revint sur ses pas et remonta en direction de la Basilique. Avec l’autre dans son sillage. Et Luigi en troisième position.
  
  Ce petit jeu continua un bon bout de temps. Quand les douze coups de minuit sonnèrent, Luigi estima que l’expérience était concluante : l’homme en gris ne comptait pas aborder Lazzaro pour l’instant, mais le pister le plus longtemps possible.
  
  Sortant de l’ombre, Luigi s’arrangea alors pour croiser l’inconnu dans un endroit relativement éclairé. C’était un test.
  
  La rencontre eut lieu à quelques mètres d’un magazin Kodak situé sous les arcades de la place San Marco.
  
  En voyant soudain apparaître devant lui la lourde face de Torreto, le jeune gars au manteau gris ne put réprimer un bref battement des paupières. Luigi devina que ce n’était pas un professionnel mais un amateur. Krister lui avait évidemment tracé un portrait suffisamment fidèle du nommé Luigi Torreto...
  
  Le gros Italien, un sourire affable éclairant son faciès ravagé, s’avança vers le jeune inconnu, la main tendue :
  
  - Bonne nuit, cher ami. Vous me reconnaissez, j’espère ? Luigi Torreto.
  
  L’autre tomba dans le panneau.
  
  - Euh... Oui, dit-il, on m’a parlé de vous.
  
  - Je vous cherchais, figurez-vous, chuchota Torreti, confidentiel.
  
  Avec cette rondeur familière dont les Italiens ont le secret, Luigi, entraînant l’inconnu vers une zone moins éclairée, murmura tout bas :
  
  - Willy m’a confié un message pour vous. Venez...
  
  Lazzaro, qui n’avait rien vu, continuait à errer tristement dans le décor magnifique de la plus belle place du monde.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Le gros Luigi n’était pas un débutant, lui. Bien loin de là ! Avec ce mélange surprenant d’intuition et d’audace qui fait la force des espions de métier, il avait deviné d'emblée comment il devait manier le jeune voyageur au manteau gris. D’un seul coup d'œil, il avait pesé la psychologie du type et mesuré le climat de la situation. De plus, il connaissait Venise comme sa poche.
  
  Il avait mis doucement sa grosse main autour du coude de l’inconnu et le guidait vers des ruelles peu éclairées, étrangement désertes. Par une série d’allusions formulées sur un ton amical et complice, il parvint rapidement à dissiper la réticence de son interlocuteur.
  
  - Willy a besoin de vous, dit-il finalement. Plusieurs petits ennuis imprévus sont venus compliquer sa position dans la ville. Primo, il est blessé.
  
  L’autre eut un bref tressaillement. Une certaine raideur se manifesta de nouveau dans son attitude. Torreto murmura :
  
  - Je sais que je peux vous parler franchement. Nous avons eu une discussion un peu véhémente, Willy et moi, et nous avons failli nous bagarrer. Il avait sorti un revolver, j’ai voulu parer la menace, le coup est parti. Heureusement, rien de grave... Il m’a dit que vous étiez plus ou moins au courant.
  
  - Oui, reconnut le jeune inconnu, il redoutait une réaction assez dure de votre part à son égard. C’est même pour cette raison qu’il m’a demandé de l’accompagner.
  
  Il parlait un italien correct, mais ses intonations étaient gutturales. Luigi demanda négligemment :
  
  - Il vous a plus ou moins associé à son travail ?
  
  - Pas encore, mais il en est question. Nous avons fait beaucoup de judo ensemble et nous sommes devenus très amis. Je suis professeur de judo à Zürich. Je ne sais pas encore si je vais lâcher ce métier pour travailler avec Willy. Si j’ai bien saisi, les activités dont il s’agit sont plutôt aventureuses. Et pas tout à fait régulières ?...
  
  - Hmm, admit Torreto. Mais elles sont lucratives. Enfin, ça vous regarde... Pour en revenir à Willy, il y a un autre pépin. Vous savez qu’il est descendu au Daniel! avec un faux passeport, sous le nom de James Barton, soi-disant négociant australien.
  
  - Oui, en effet.
  
  - Pour des motifs qu’il vous expliquera lui-même, il vaudrait mieux qu’il ne se montre plus personnellement à son hôtel. il vous propose donc de quitter Venise le plus discrètement possible. Je vous conduirai moi-même en voiture jusqu’à Padoue. Êtes-vous d’accord ?
  
  - Oui, pourquoi pas ? C’est Willy qui décide.
  
  - Dans ce cas, il faut que vous vous occupiez de sa valise, et de la note d’hôtel qui doit être réglée. Tout cela, sans éveiller l’attention, bien entendu.
  
  Le Suisse, mis en confiance par l’attitude de Torreto, ne songea pas à émettre la moindre objection. Au demeurant, le comportement de cet Italien répondait fidèlement aux allures assez mystérieuses de Willy Krister lui-même. Tout collait parfaitement dans cette histoire.
  
  Luigi, pour fignoler son ouvrage, dit encore :
  
  - Willy a un autre service à vous demander, mais il n’a pas voulu m’en parler. Je suppose qu’il vous dira lui-même, de vive voix, de quoi il s’agit... A quelle heure pouvons-nous nous retrouver ? Il est maintenant minuit vingt.
  
  - Dans trois quarts d’heure ? suggéra le Suisse. Le temps de liquider nos chambres au Danieli. Où se trouve Willy ?
  
  - Chez un de nos camarades. Vous connaissez un peu la ville ?
  
  - Pas trop bien.
  
  - Je vous attendrai à partir d’une heure au débarcadère de la Piazzale Roma. Vous avez un vaporetto toutes les vingt minutes.
  
  - D’accord.
  
  - Ah, j’oubliais ! Willy m’a prié de vous remettre ceci...
  
  Il glissa dans la main du Suisse une liasse de billets.
  
  Ils se séparèrent derrière l’église San Zaccaria où ils étaient revenus comme par enchantement.
  
  - Allez par là, indiqua l’italien en montrant du doigt une ruelle qui n’avait pas un mètre de large et où l’ombre était particulièrement dense. Vous tombez directement sur le quai des Esclavons. De là, vous n’aurez aucune peine à vous orienter.
  
  Le Suisse opina, s’éloigna dans la direction indiquée. Luigi Torreto, habitué à ne rien laisser au hasard, prit un raccourci qui le replaça deux minutes plus tard dans le sillage du jeune type au manteau gris.
  
  Mais la suspicion de l’italien n’était pas fondée. L’ami de Krister ne fit aucune démarche équivoque. Ayant rejoint l’hôtel Danieli, il en ressortit une demi-heure plus tard, une valise de voyage dans chaque main. Et il alla tout droit au débarcadère de San Marco.
  
  Torreto, en prenant par le pont de l'Académie, était sûr d’arriver le premier au rendez-vous convenu.
  
  Quand les deux hommes furent de nouveau ensemble, ils gagnèrent le rio San Maggiore. Il était près d’une heure et demie. Ce quartier sinistre ne parut pas impressionner le Suisse.
  
  Luigi guida son compagnon dans la venelle où il habitait.
  
  Ils traversèrent la cour. Il y faisait plus noir que dans un trou. Le vent, devenu moins violent, secouait encore faiblement le lierre de l’antique façade de l’immeuble postérieur.
  
  Luigi ouvrit la porte, s’effaça pour laisser entrer le Suisse, referma. Ils déposèrent leur valise.
  
  - Donnez-moi votre manteau, dit Luigi, cordial.
  
  L’autre déboutonna son pardessus. Au moment précis où le Zürichois avait les deux bras paralysés par le geste qu’il faisait, le gros Luigi saisit le Suisse au collet, par derrière. Et. du tranchant de sa main droite, il assena dans la nuque du jeune type un coup terrible. Toute sa force musculaire y passa. Même un bœuf n’aurait pas survécu a un tel coup de massue.
  
  La nuque désarticulée, le Suisse mourut pour ainsi dire instantanément. Sans un cri, sans un ultime sursaut. Comme un lapin sauvage dans les mains cruelles du braconnier.
  
  Luigi, tenant sa victime à bout de bras, la souleva de terre et descendit ainsi à la cave.
  
  Il se déplaçait dans l’obscurité avec la sûreté d’un fauve énorme et trapu.
  
  Il allongea le cadavre sur le sol de pierre, aspira une bouffée d’air, soupira. En somme, tout s’était bien passé. Cette solution présentait le maximum d’avantages. La disparition de Willy Krister et celle de son copain étaient en quelque sorte régularisées du même coup.
  
  
  
  
  
  Ce même soir-là, à peu près vers l’heure où Luigi Torreto avait quitté la boutique de Silvestro Mozzini, Francis Coplan, au volant d’une traction noire, arrivait au Havre, venant de Paris.
  
  Assis à côté de lui, bien à l’aise au fond de son siège, un jeune homme d’allure sportive fumait en silence, d’un air nonchalant et détaché. Visiblement, ce garçon tenait à se montrer sous l’aspect d’un dur de dur, et à afficher une grande assurance.
  
  Ce snobisme amusait secrètement Coplan. En fait, c’était la toute première fois que le petit Claude Herbaut, transféré depuis quatre mois à la section spéciale du Deuxième Bureau, partait en mission. C’était un jeune gars bien bâti, assez joli garçon, aux yeux intelligents, aux cheveux noirs et drus, un peu trop conscient de son charme viril, mais, au fond, beaucoup plus naïf qu’il ne se le figurait.
  
  Ayant viré dans l’avenue Foch et traversé la place du Général-de-Gaulle, Coplan relâcha l’accélérateur. La traction longea le boulevard de Strasbourg à petite allure.
  
  - C’est de l’autre côté, grommela Francis qui se penchait sur son volant pour lire les numéros au carrefour. Je vais me garer un peu à l’écart.
  
  Il engagea la traction dans une rue perpendiculaire, chercha un emplacement discret, freina et stoppa.
  
  - Nous sommes bien d’accord ? s'enquit-il en se tournant vers son compagnon et en coupant le moteur. Tu ne sors pas de la coulisse, tu ne prends aucune initiative. Ton boulot, c’est de surveiller mes arrières. Ouvre bien les yeux. Et si tu remarques des présences insolites, grave-toi le portrait de ces indésirables dans la caboche. De toute manière, je m’arrangerai pour rejoindre la bagnole dans une heure au plus tard.
  
  - O.K., opina Herbaut.
  
  Coplan ouvrit sa portière, mit pied à terre. Herbaut débarqua de son côté.
  
  Les deux mains dans les poches de sa gabardine dont les pans flottaient librement, Francis s’éloigna pour retourner vers le boulevard de Strasbourg. Claude Herbaut alluma une nouvelle cigarette tout en suivant du coin de l’œil la silhouette costaude de son chef.
  
  Après quelques minutes de marche, Coplan découvrit l’adresse qu’il cherchait. L’immeuble se dressait à un coin. La façade grise et sale ne payait pas de mine, mais les ravissants balcons en fer forgé rappelaient une splendeur passée. De l’autre côté du boulevard, derrière les feuillages frissonnants des arbres, il y avait les tristes logis provisoires des sinistrés.
  
  Coplan consulta sa montre-bracelet. Les aiguilles marquaient dix heures moins cinq.
  
  Il jeta encore un bref coup d’œil circulaire, puis il pénétra dans l’immeuble. Pour un hôtel discret, c’était un hôtel discret. Il fallait vraiment avoir le nez dessus pour le dénicher.
  
  Au fond du couloir chichement éclairé, un hall de très petites dimensions faisait office de réception. Une dame d’âge mûr, au maintien sévère, tenait le bureau.
  
  - Monsieur ? s’enquit-elle d’une voix feutrée.
  
  Son visage respectable n’exprimait rien, mais ses petits yeux de souris détaillaient Coplan des pieds à la tête.
  
  - J’ai rendez-vous ici avec Monsieur Otto Kopf, murmura Francis.
  
  La dame lança un regard rapide vers le tableau où pendaient les clés. Puis :
  
  - Qui dois-je annoncer ?
  
  - Monsieur Kopf m’attend. Dites-lui que c’est de la part de son cousin Werner, de Münich.
  
  Elle acquiesça, se leva, passa dans une pièce contiguë. A travers la porte fermée, Francis perçut le déclic d’un téléphone qu’on décrochait. Pourtant, il y avait un appareil sur le bureau. Mais, de toute évidence, la maison veillait avec un soin jaloux sur la tranquillité des clients.
  
  La dame réapparut.
  
  - Monsieur Kopf descend, annonça-t-elle.
  
  Trente secondes après, une autre porte s’ouvrait, livrant passage à un grand type aux cheveux blonds et soyeux, au visage distingué, au teint frais, légèrement bronzé.
  
  - Otto Kopf, se présenta-t-il en tendant la main.
  
  - Jean Gérard, prononça Coplan.
  
  Ils échangèrent une poignée de main. Kopf était un bel homme, dans la pleine force de l’âge. Le type même de l’Allemand du sud. Ses traits aristocratiques étaient empreints de finesse, de pénétration. Un rien de lassitude soulignait le romantisme de son regard d'un bleu profond. Il portait un costume croisé, gris foncé à fines rayures claires, de coupe classique.
  
  - Je suis à vous, dit-il en allant décrocher son manteau à l’une des patères du vestibule.
  
  Us sortirent. Après quelques mètres le long du boulevard, il reprit sur un ton d'excuse où perçait une ironie paisible :
  
  - Par les temps qui courent, il n’y a plus moyen d’avoir une conversation un peu confidentielle dans une chambre d’hôtel. Le microphone est une des plaies de notre monde moderne, n’est-ce pas ?...
  
  Il parlait un excellent français, à peine teinté d’accent germanique. Mais son débit était lent.
  
  - Cependant, fit remarquer Coplan, vous avez choisi un établissement fort discret.
  
  - Ce sont les plus redoutables, émit Kopf.
  
  Puis, enchaînant d’un ton plus direct :
  
  - Pour commencer, cher monsieur Gérard, je veux vous remercier d’avoir accepté cette rencontre et ce dérangement. Je ne tenais pas à me rendre à Paris, et cela pour diverses raisons que vous comprendrez par la suite. Je veux surtout faire appel à... à... comment dirais-je ?... votre fair-play professionnel. Vous n’aimez peut-être pas les Allemands ? C’est votre droit le plus strict, mais nous devons nous mettre sur un plan objectif. Mon devoir va sans doute m’obliger à vous déplaire, à heurter vos sentiments intimes. Je vous demande pardon d’avance... Je suis chef de mission au Département FB des Services de Renseignements de l’Allemagne Fédérale. Vous êtes attaché au Deuxième Bureau français ?
  
  - Oui.
  
  - Ingénieur ?
  
  - Oui.
  
  - Parfait... Officiellement, je suis au Havre pour accueillir un de mes agents qui rentre de Montréal. En réalité, j’ai pour tâche de mettre au point, avec vos services, et à l’insu de mon gouvernement, nos contacts avec votre section EAS.
  
  Coplan ne broncha pas, mais son sang se mit à circuler plus vite dans ses artères.
  
  Après un court silence, Kopf demanda :
  
  - Vous êtes au courant ?
  
  - Au courant de quoi ?
  
  - Des activités auxquelles je viens de faire allusion.
  
  Francis adopta un biais :
  
  - Mon cher monsieur Kopf, je me suis laissé dire qu’il y avait des gens capables de lire les pensées d’autrui. Ce n’est pas mon cas, malheureusement. Ayez l’obligeance de parler un peu plus clairement, ça nous facilitera le travail.
  
  - Vous êtes déjà sur la défensive, constata l’Allemand avec amertume. Mais j’espère que vous changerez d’opinion avant la fin de cet entretien... Il est exact que nous avons pris l’engagement formel de ne jamais évoquer votre section EAS en dehors des contacts directs avec ce réseau spécial. Cependant, il le faut. De graves malentendus sont sur le point de naître à ce sujet entre nos administrations respectives... Bref, j’irai droit au but : vos deux dernières livraisons inquiètent nos services secrets.
  
  - Pourquoi ?
  
  L’Allemand hésita.
  
  - Cartes sur table ? insista-t-il.
  
  - Cartes sur table, accepta Coplan.
  
  - Vous avez livré la même marchandise aux spécialistes de l’Allemagne de l’Est. Nous en avons la preuve... Ce n’est pas très honnête, vous voudrez bien en convenir. Même en matière de renseignements fraudés, il y a une règle à respecter.
  
  Ils avaient dépassé la gare et ils arpentaient maintenant le boulevard d’Harfleur, assez lugubre à cette heure. Ils tournèrent à droite pour aller vers l’estuaire. Un cargo lança dans le silence nocturne son cri rauque et bref. Kopf attendait la réaction de son interlocuteur.
  
  - Eh bien, mon cher Kopf, articula enfin Coplan, vous venez de me rendre un service dont vous ne soupçonnez sûrement pas l’importance. De toute façon, je vous signale tout de suite qu’il est trop tard pour que vous fassiez machine arrière...
  
  - Je ne saisis pas très bien, avoua l’Allemand, intrigué.
  
  - C’est fort simple. Et c’est presque grandiose, quand on réalise. Vous dites que vous travaillez en secret avec notre section EAS. Et je présume qu’il s’agit d’informations ayant trait au domaine atomique sous toutes ses formes.
  
  - Naturellement.
  
  - Mon cher, tenez-vous bien : nous n’avons pas de section EAS.
  
  - Pardon ? fit Kopf qui croyait avoir mal compris.
  
  - Nous avons appris, il y a environ sept mois, qu’une bande de salopards opère en Europe et ailleurs sous le nom de « section EAS ». Ces gens camouflent leurs activités d’une manière ingénieuse : ils se font passer pour des agents français faisant partie d’une branche ultra-secrète du Deuxième Bureau... Ils se targuent d’agir en francs-tireurs et, à ce titre, ils réclament la discrétion totale, même vis-à-vis de nos autres S. R. Vous voyez ce que ça donne ?
  
  - C’est stupéfiant, prononça Kopf. très calme.
  
  Il devait être sincèrement ébahi. Mais son visage distingué était demeuré impassible.
  
  Il ajouta :
  
  - Maintenant, je comprends des tas de choses. Et je crois que j’aime mieux ça.
  
  - Vous avez quand même gaffé, entre nous ?
  
  - D’un certain point de vue, oui. Mais, par contre, les procédés douteux de ce réseau EAS ne sont plus à mettre au débit de la France. C’est un fait important pour moi.
  
  Il resta un moment pensif, puis il reprit :
  
  - J’avais pour mission de tirer au clair le double jeu de cette organisation. Le résultat dépasse mes prévisions les plus optimistes. J’aurais tort de me plaindre, n’est-ce pas ?
  
  Il ne manquait pas d’humour, le Kopf. Francis ne laissa pas refroidir le fer.
  
  - Parlez-moi de ces gens, Kopf, insista-t-il en douceur. Il y a des mois que nous guettons une piste pour les démasquer. J’espère que vous n’allez pas vous rétracter ?
  
  - Certainement pas. Je ferai même mieux : je vous propose un pacte d’alliance. L’EAS nous a contactés une bonne dizaine de fois en l’espace de vingt mois environ. Nous avons obtenu ainsi des informations très intéressantes, aussi bien sur nos alliés que sur les pays du Rideau de Fer. Mais les deux dernières livraisons, comme je vous l’ai déjà dit, ont été vendues également en Yougoslavie.
  
  - De quand date la dernière fourniture ?
  
  - De février. Une délégation ministérielle de mon pays s’est rendue au Canada pour y étudier les conditions d’achat d’uranium. C’est à cette occasion qu’un membre de la délégation a été contacté par l’EAS. Mon service a été alerté, naturellement. Mais comme nous pensions avoir affaire à la France, nous avons marché une fois de plus. Nous avons acheté à ces gens un document émanant de l’État-major de la 101e division aéroportée américaine. Vous savez que c’est la 101e qui doit servir de prototype aux futures divisions de choc dont la formation a été décidée par le Pentagone. Fusées, canons atomiques lourds et légers, lance-fusées de combat, bref, la division atomique idéale (Authentique).
  
  - Document authentique et d’origine ?
  
  - Tout permet de le croire. En tout cas, sensationnel.
  
  Kopf, qui avait une mémoire extraordinaire, continua à fournir un grand nombre d’indications au sujet du réseau pirate de l’EAS. Coplan n’en perdait pas une miette.
  
  Finalement, ils reprirent le chemin de l’hôtel. Coplan avait pris sa décision :
  
  - Je ferai mon rapport dès demain à mon chef, dit-il. Je vous reverrai dans quarante-huit heures. Pouvez-vous m’attendre ?
  
  - D’accord. Mais j’attire votre attention sur un point capital : notre coopération dans cette affaire ne doit pas être portée à la connaissance des sphères administratives ou gouvernementales. Je me ferais balayer d’office.
  
  - Promis. Nous serons encore plus discrets que nos adversaires.
  
  Ils étaient arrivés à l’hôtel de Kopf. Ils se séparèrent sur une poignée de main nettement plus chaleureuse que la première.
  
  Assez excité, Coplan se dirigea vers l’endroit où il avait garé la traction. Le Vieux allait sauter au plafond en apprenant le résultat de ce voyage-éclair. Enfin, on tenait des informations sur le mystérieux réseau EAS, gang spécialisé dans la contrebande des renseignements atomiques.
  
  Coplan tourna à l’angle de la rue secondaire et du boulevard. Et, brusquement, deux grands types en loden gris-acier l’encadrèrent.
  
  - Minute, fiston, grinça l’un des inconnus. Tu vas nous suivre bien gentiment, compris ?
  
  Pour étayer sa suggestion, le costaud montra l’automatique qu’il serrait dans son poing droit. Ce n’était pas une arme postiche. Et la puissante musculature qui gonflait son loden n’était pas du toc non plus.
  
  L’autre mec, de taille plus petite, avait des cheveux ondulés qui sentaient la brillantine. Il était mince comme une fille, souple comme un danseur. Il devait être plus dangereux encore que le malabar, car il avait une figure qui suait le vice et l’hypocrisie. C’est lui qui fouilla prestement Francis, lui subtilisant d’une main experte son automatique.
  
  Coplan prit la chose du bon côté.
  
  - Du moment que vous vous êtes donné la peine de m’attendre, plaisanta-t-il, je suis à votre disposition. Puis-je me permettre de vous offrir ma voiture ? J’ai une traction garée dans l’autre rue, par là...
  
  - Ta gueule, ordonna sourdement le grand gaillard.
  
  Coplan le regarda. Il avait des épaules de boxeur, un petit front têtu. Un Corse probablement.
  
  - Et ne compte pas sur ton copain, le joli brun qui te filait le train, enchaîna le petit. On l’a éliminé...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Une sensation désagréable crispa l’estomac de Coplan. D’instinct, il avait compris que le petit bandit en loden n’avait pas bluffé. Ce dernier ricana d’ailleurs à mi-voix :
  
  - Il a aussi voulu faire le mariolle, ton pote. Avec ses poings, le pauvre c...
  
  Dédaignant la menace des deux individus armés, Francis s’arrêta.
  
  - Vous êtes quoi, au juste ? questionna-t-il froidement.
  
  Cette fois, le grand malabar intervint. D’un geste brutal, il enfonça le canon de son revolver dans les reins de Coplan et gronda :
  
  - Avance, poulet. Encore une plaisanterie et je t’expédie dans les pommes, c’est vu ?
  
  L’autre ajouta, comme pour marquer qu’il avait voix au chapitre :
  
  - Si on se fâche vraiment, tu vas regretter d’avoir fait notre connaissance...
  
  Mais là, il se trompait. Car maintenant - et surtout maintenant - Francis était résolu à en savoir le plus possible sur ces deux hommes.
  
  Docile, il se laissa conduire jusqu’à une « Aronde » grise qui stationnait dans une toute petite rue endormie. La voiture était vide. Il dut monter à l’arrière et fut encadré par ses deux gardiens.
  
  Bardé de patience, il ne bougea pas, ne parla pas pendant la bonne vingtaine de minutes que dura l’attente. Enfin, un troisième individu s’amena, monta au volant de l’ « Aronde », mit le contact.
  
  - Bandez-lui les yeux, ordonna le chauffeur en lançant le moteur de la Simca.
  
  Tandis que la voiture démarrait, Coplan fut gratifié d’un bandeau noir que le malabar lui serra énergiquement autour de la tête.
  
  Le voyage dura au bas mot trois quarts d’heure. Quand Francis fut délivré du bandeau, il ne vit que du noir. Pas la moindre clarté ambiante, pas le moindre soupçon de lumière à l’extérieur. L’ « Aronde » devait se trouver dans un chemin de terre encaissé entre des haies, en pleine campagne.
  
  La flamme d’un briquet éclaira fugacement le visage du conducteur. Un type d’environ trente-cinq ans, assez marqué. Pas du tout le genre des deux tueurs.
  
  - Nous avons quelques questions à vous poser, commença-t-il, le bras appuyé sur la banquette. Comment s’appelle cet Allemand avec lequel vous vous êtes promené tout à l’heure ?
  
  - Kopf, répondit Coplan sans hésiter. Otto Kopf.
  
  - Mais son vrai nom ?
  
  - Je ne connais que ce nom-là.
  
  - Quel est son job ?
  
  - C’est un policier des services secrets allemands.
  
  - Bravo, fit l’autre sarcastique. Jusqu’ici, vous êtes régulier. Continuez comme ça, c’est un conseil que je vous donne... De quoi avez-vous parlé ? Quel était l’objet de cette rencontre ?
  
  - Simple prise de contact. Kopf m’a prié de transmettre à mon chef une proposition de collaboration semi-clandestine.
  
  - Concernant quoi ?
  
  - La sauvegarde de nos informations atomiques.
  
  - Qu’entendez-vous par là ?
  
  - Les Allemands ont des fuites dans leurs services. Ils ont décidé de renforcer la surveillance dans ce domaine.
  
  - De quelle manière ?
  
  - En créant une sorte de coopérative qui réunirait les sections spéciales de nos services respectifs.
  
  - Je vois...
  
  Il y eut un silence. Le type fumait nerveusement. Et maintenant que sa cigarette était mieux allumée, à chaque bouffée qu’il tirait la lueur rougeoyante l’éclairait davantage. Il était blond, athlétique, et ses yeux aiguisés reflétaient une énergie puissante mais cruelle.
  
  Il reprit :
  
  - Kopf vous a-t-il fait part de certains soupçons ayant trait à l’un des secteurs dont il s’occupe ?
  
  - Non...
  
  - Réfléchissez... Je suis au courant de pas mal de choses. J’ai des blancs à remplir, mais je suis mieux informé que vous ne le croyez.
  
  - Vous êtes sûrement mieux informé que moi, riposta Francis. Ma mission avait des limites étroites, je vous le répète. Contacter cet Allemand, transmettre ses offres, rien de plus. Dans notre métier, les tractations ne se font jamais d’une manière directe.
  
  Coplan jouait cartes sur table : le blond ne se rendait sûrement pas compte à quel point les questions qu’il posait l’enferraient lui-même.
  
  - Kopf a quand même dû faire état d’une affaire bien précise pour justifier sa démarche ? demanda l’inconnu en jetant son mégot par la fente du déflecteur entrouvert.
  
  - Non. Il a simplement fait allusion au voyage de la commission allemande au Canada.
  
  - Passez-moi votre portefeuille, et votre agenda si vous en avez un.
  
  Coplan obtempéra. Comme on l’autorisait à bouger pour fouiller dans la poche intérieure de son veston, il se hissa légèrement en prenant appui sur la fesse gauche. Il sortit son portefeuille, le tendit au blond, changea de bras pour chercher son agenda et, avec une dextérité fantastique, saisit le poignet du petit tueur, le colla sur la banquette en se cambrant au maximum, fit partir frénétiquement la détente de l’arme que le petit bandit étreignait dans son poing. Le malabar assis dans le coin opposé, encaissa une série de pruneaux dans le poitrail et dans son flanc gauche.
  
  Profitant de l’effet de surprise causé par son offensive, Francis put encore assommer le petit truand en le gratifiant d’un coup de tête brutal en pleine figure. Mais le blond, sans perdre le nord, lui envoya un coup de crosse sur l’occiput. C’était un marron salement dosé. Coplan s’écroula à genoux entre les deux banquettes. Il reçut encore un coup de crosse sur le crâne, et sa tête retomba sur les coussins.
  
  En jurant, le blond mit le moteur en marche et démarra. Il ne devait pas aimer la pétarade nocturne, c’était clair.
  
  Le malabar agonisait dans son coin. Son petit ami était dans les pommes. Coplan, au lieu de prolonger sa comédie du gars qui a perdu la notion de la réalité, opta pour la solution la plus risquée. Il se redressa, opéra une volte rapide et se plia en deux, faisant ployer de toutes ses forces le buste du chauffeur sur le volant de la voiture.
  
  L’Aronde débouchait justement sur une route bordée d’arbres. Aplati sur le volant, le blond perdit le contrôle de sa direction. Il essaya en vain d’atteindre le revolver qu’il avait posé contre sa cuisse droite. Coplan, sans relâcher sa prise, se mit en boule en rentrant sa tête dans ses épaules.
  
  Le choc de la voiture contre le tronc d’un énorme platane produisit une secousse très dure et un fracas de vitres brisées, de tôles embouties.
  
  Comme on pouvait le prévoir, c’est le conducteur qui s’en tira le moins bien. Placé au premier rang, et dans une pose particulièrement défavorable, il reçut de plein fouet le contre-choc de la collision. La poitrine littéralement défoncée, il alla donner du front dans les débris du pare-brise. Un morceau de métal pointu entra comme une aiguille dans son œil droit.
  
  Coplan, projeté sur le côté, se retrouva dans une drôle de posture, la tête contre les jambes du conducteur et les pieds sur le siège avant.
  
  Un peu sonné par la violence de sa pirouette (et par les coups de crosse encaissés juste avant), il lui fallut quelques secondes pour se ressaisir. Il se secoua, se remit d’aplomb et fit un rapide bilan de la situation.
  
  Le blond était mort. Son visage rempli de sang était assez hideux à voir. La pointe de métal ne l’avait pas seulement éborgné : elle s’était enfoncée jusque dans son cerveau. Une matière grisâtre coulait maintenant par son orbite déchirée.
  
  Le malabar avait également cessé de vivre. L’un des coups de feu avait dû l’atteindre à un endroit vital. Seul le petit bandit au faciès de gouape respirait encore. Plutôt difficilement, en vérité. Il avait percuté le dossier du siège avant et il avait bien l’air d’avoir la nuque disloquée. Il geignait plaintivement, les yeux fermés, les mains crispées sur sa bouche tuméfiée.
  
  D’un pas chancelant, Francis contourna l’Aronde. Contre toute attente, le moteur tournait encore. Mais avec un bruit de casserole.
  
  Pendant quelques secondes, Coplan fit de son mieux pour rassembler ses esprits et se concentrer. Puis, résolu, il retourna dans la voiture, ramassa son portefeuille, fouilla les poches des deux morts et du petit truand mal en point.
  
  Une minute plus tard, la Simca grise flambait comme une torche. Une simple allumette jetée sous le capot tordu avait suffi. Puisqu’ils avaient assassiné Claude Herbaut, ils pouvaient payer la facture tous ensemble. C’était la moindre des choses...
  
  Pendant une dizaine de minutes, Coplan arpenta dans l’obscurité la plus totale cette route inconnue. Il ne rencontra âme qui vive, pas une voiture ne passa. Il n’y avait ni fermes ni maisons dans ce coin perdu. Même les platanes avaient cessé de border la voie.
  
  Finalement, quand même, il repéra une borne kilométrique. A la lueur d’une allumette, il put lire, sur la borne, en chiffres jaunes : 149.
  
  C’était un peu vague comme indication.
  
  Il continua sa promenade solitaire. La route se mit bientôt à descendre assez fortement. A chaque pas, un coup de gong douloureux résonnait dans la boîte crânienne de Coplan.
  
  Le premier village qu’il aborda se nommait Rouville. Un nom qui ne lui disait rien non plus. Mais, refoulant sa répugnance, il se hasarda à réveiller à grands coups de poings dans le volet d’un bistrot les occupants de la maison.
  
  - Alors, alors ? gueula une voix furibonde. Qu’est-ce que c’est ?
  
  - Mande pardon, dit Francis en levant la tête vers la fenêtre du premier étage où une silhouette se découpait sur le carré de lumière. Je viens d’avoir un accident de voiture. On peut téléphoner ?
  
  - Des blessés ?
  
  - Oui, mon ami est blessé...
  
  Serviable mais prudent, le bonhomme grommela d’un ton bourru :
  
  - Je vas alerter les gendarmes de Bolbec. Restez où vous êtes.
  
  - Bon, merci.
  
  Malgré tout, ce n’est que vers quatre heures du matin que Coplan - après des discussions sans fin et des ennuis de tous genres - échoua à Rouen à bord d’une voiture de la Brigade Territoriale. De là, sous l’œil sévère d’un officier, il put appeler au téléphone le numéro prioritaire de la permanence du Service. Et, par cet intermédiaire, il obtint le Vieux au bout du fil.
  
  - Jean Gérard, dit-il. Je m’excuse de vous appeler chez vous à cette heure, mais je nage dans les grosses difficultés, patron. J’ai vu votre homme au Havre... Oui... Oui..
  
  Le Vieux n’était pas content Mais Francis l’interrompit en élevant la voix pour beugler dans le téléphone :
  
  - NON, je ne peux rien vous dire ! Le petit Herbaut a disparu et j’ai bien peur qu’il faille renoncer à tout espoir à son sujet. En quittant votre homme, je me suis heurté à des gens qui ne m’aimaient pas. C’est encore pire que de la dynamite, cette histoire. Il faut prévenir au Havre d’urgence. Vous me suivez ?
  
  - Où êtes-vous ? aboya le Vieux.
  
  - A Rouen. Gardé à vue par la police... Une seconde, je vous passe les autorités compétentes.
  
  Il tendit le combiné à l’officier.
  
  Les déclarations du Vieux firent une certaine impression sur le policier, mais ce dernier, tout en manifestant une grande bonne volonté, se retrancha néanmoins derrière son devoir professionnel. Pour libérer Francis et lui fournir l’aide qu’il réclamait, les ordres durent faire un détour par la voie hiérarchique
  
  A l’aube, alors que la vie matinale de la ville et du port était déjà bien en train, Coplan arriva au Havre à bord d’une traction pilotée par un inspecteur de la D.S.T.
  
  La voiture noire stoppa dans le boulevard de Strasbourg, à quelques mètres de l’hôtel où résidait Otto Kopf. Rien de suspect n’était à noter dans les parages de l’hôtel.
  
  - Attendez-moi ici, dit Francis à l’inspecteur. Et tenez-vous sur vos gardes.
  
  - N’ayez crainte, murmura le policier en exhibant un automatique de gros calibre.
  
  Coplan débarqua, se dirigea vers l’immeuble gris, pénétra dans le couloir. La dame respectable était toujours à son poste au bureau.
  
  - Monsieur Kopf est-il là ? demanda-t-il sèchement. Je suppose que vous me reconnaissez ?
  
  - Je vous reconnais parfaitement. Mais Monsieur Kopf n’est pas rentré.
  
  - A quelle heure est-il sorti ?
  
  - Il n’est pas sorti. Ou plus exactement, n’a fait qu’entrer pour repartir aussitôt. Après votre visite, un autre monsieur s’est présenté. Il a attendu pendant près d’une heure, ici même. Et il est parti avec Monsieur Kopf dès le retour de celui-ci.
  
  - Comment s’appelait ce visiteur ?
  
  - Il ne m’a pas donné son nom.
  
  - Un blond ? Grand, mince, vêtu d’un manteau brun.
  
  - Oui, c’est bien cela.
  
  - Je vous remercie.
  
  Coplan rejoignit rapidement la traction.
  
  - Au Commissariat central ! jeta-t-il à l’inspecteur. J’ai vaguement l’impression que la série noire n’est pas finie...
  
  Des ordres furent diffusés à toutes les brigades de la ville et de la région. Vers dix heures et demie, la police du port annonça par téléphone que les recherches avaient abouti : les hommes-grenouilles de la septième équipe venaient de découvrir dans les fonds boueux du bassin Vétillart une traction contenant deux cadavres.
  
  La suite des opérations fut menée très rondement. Un peu avant midi, le corps de Claude Herbaut et celui d’Otto Kopf étaient transférés à la morgue. Les deux hommes avaient été assassinés de la même manière : chloroforme d’abord, strangulation ensuite au moyen d’un garrot japonais.
  
  - Vous n’aurez pas à vous casser la tête pour cette histoire, dit Coplan au commissaire qui avait pris l’affaire en charge. Avant ce soir, vous aurez des instructions et vous pourrez classer votre dossier. D’ailleurs les assassins sont morts quelques heures après leurs victimes : règlements de compte et accident de voiture. En attendant : black-out absolu, pas un mot à la presse.
  
  - A vous entendre, murmura le policier, amer, il ne s’est rien passé du tout, hein ?
  
  Coplan se contenta de hausser les épaules.
  
  Dans la traction de la D.S.T. qui le ramenait à Paris, il fit mine de somnoler. Il n’avait pas la moindre envie de faire la conversation avec son collègue. Et, de plus, il n’arrivait pas à mettre de l’ordre dans le chaos de ses pensées.
  
  Ce fut la première chose qu’il déclara au Vieux dès qu’il se trouva seul à seul avec son chef dans le petit bureau triste de ce dernier :
  
  - Ne me demandez surtout pas de vous faire un rapport en bonne et due forme, j’en serais bien incapable ! Je viens de vivre des heures très mouvementées et plutôt désagréables. De plus, Claude Herbaut et votre correspondant allemand ont été assassinés dans les conditions que vous savez. Or, jusqu’à nouvel ordre, je ne comprends rigoureusement rien à cette sombre bagarre. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il s’agit de cette curieuse histoire de réseau EAS dont vous m’avez touché un mot naguère.
  
  - Ah ? fit le Vieux, assez surpris.
  
  - Je vais vous livrer en vrac les informations qui m’ont été communiquées par l’agent allemand, et je vous raconterai ensuite ce qui s’est passé après mon entrevue avec lui.
  
  - Une seconde, dit le Vieux. Je prends mon dossier.
  
  Il alla fouiner dans son armoire métallique, en ramena une chemise de carton qu’il posa sur sa table de travail. Il se laissa choir dans son fauteuil, chercha sa vieille pipe et grommela :
  
  - Allez-y, je vous écoute.
  
  Coplan relata son arrivée au Havre, sa prise de contact avec Otto Kopf, les révélations faites par ce dernier et les incidents dramatiques qui avaient suivi.
  
  Quand Francis se tut, le Vieux grogna :
  
  - Je me doutais bien que cette affaire éclaterait tôt ou tard, mais je ne pensais pas que ça se présenterait de cette façon...
  
  Il se mit à bourrer sa pipe à coups de pouce rageurs. Coplan alluma une Gitane, se leva pour déposer son allumette dans le cendrier de cuivre qui trônait sur le bureau de son patron.
  
  - Et voici les papiers qui se trouvaient dans les poches des deux tueurs et de leur chef, dit-il en posant sur la table un portefeuille en cuir noir et quelques autres objets.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Après avoir compulsé en silence son dossier, le Vieux en retira deux rapports et une note de service qu’il relut rapidement avant de les mettre à part sur sa table.
  
  - Décidément, soupira-t-il en refermant la chemise cartonnée, on aura tout vu sur cette sacrée planète. Même quand on croit tout connaître dans sa petite spécialité, on découvre encore du neuf. Voyons, résumons cela en termes simples...
  
  Il mit sa paume devant ses yeux, pour mieux se concentrer.
  
  - Nous sommes donc en présence, prononça-t-il lentement, d’une organisation clandestine qui fait le trafic à grande échelle de toutes les informations se rapportant aux problèmes atomiques. Et ces gens ont eu l’idée géniale de se faire passer pour une section secrète agissant en marge de notre Service... D’une part, ça leur assure une excellente protection. Et, d’autre part, ils obtiennent quasi automatiquement le maximum de confiance et le maximum de discrétion de leur clientèle...
  
  Il abaissa sa main, considéra Coplan d’un œil pensif et ajouta :
  
  - Vous allez dire que je me répète, mais je suis de plus en plus effaré quand je mesure mentalement la puissance d’action et l’ampleur de moyens qu’une telle organisation postule. Ou alors, ces gens ont un culot qui frise l’inconscience...
  
  - Personnellement, émit Francis, je me rallie plutôt à votre première hypothèse. Nos adversaires sont audacieux et catégoriques, c’est un fait. Mais leur bluff n’est pas de l’inconscience, au contraire.
  
  - Une confidence comme celle que Kopf vous a faite doit leur être fatale, supputa le Vieux. Aussi longtemps que les partenaires de ce jeu respectent la consigne du silence, tout va bien. Mais à la première dérogation, tout s’écroule. La solidité de leur système n’est qu’apparente, car il y a toujours des fuites, même dans les combines les mieux protégées.
  
  Coplan secoua la tête, négativement.
  
  - Je ne suis pas de votre avis. Et je suis sûr qu’ils ont prévu ce risque.
  
  - Logiquement, si nous leur tendons un piège, ils doivent tomber dedans du premier coup.
  
  - Voire !... Kopf m’a expliqué la tactique de leurs prises de contact avec leurs clients éventuels. C’est fort astucieux. Ils ne frappent jamais au hasard, primo. Quand ils font une offre, elle touche toujours une personne compétente et bien placée.
  
  - Question de documentation, grommela le Vieux. Prenez un annuaire administratif, ça suffit.
  
  - Peut-être. Mais, secundo, ils fixent eux-mêmes les rencontres ultérieures. Et toujours par téléphone, sans admettre la réciproque.
  
  - Hum ! concéda le Vieux, c’est la meilleure façon de ne jamais s’exposer.
  
  - Ils tablent sur leur soi-disant appartenance au S. R. Leur attitude est donc conforme... Quant à l’envergure réelle de leur réseau, je crois qu’elle doit nous mener à la conclusion suivante : toute l’affaire a été mise sur pied par un pays, et non par un organisme privé. Pour fonder une telle entreprise, il faut des capitaux, des complicités, des collaborations sûres, des informations de première main.
  
  - Vous avez des soupçons ?
  
  - Pas encore. J’ai étudié le problème sous cet angle, mais sans résultats concrets. Dans l’état actuel de la conjoncture atomico-politique, toutes les nations du globe peuvent être intéressées par une combinaison de ce genre. Et si tel ou tel gouvernement ne marche pas, il se trouve toujours un trust industriel qui accepte volontiers de payer la forte somme pour acheter un secret de fabrication ou un tuyau sur la situation des concurrents.
  
  Le Vieux opina. Puis :
  
  - La première chose à faire, pour éclaircir un peu la question, serait de procéder à une confrontation. A l’échelon de l’OTAN, par exemple.
  
  - Excellente idée, approuva Coplan. Je vous signale cependant que Kopf désirait agir à l’insu de son gouvernement.
  
  - Ah ? Pourquoi ?
  
  - Je n’en sais rien. Mais il m’a bien précisé qu’il se ferait balayer par son ministre si sa démarche était portée à la connaissance des sphères administratives de son pays.
  
  Le Vieux haussa ses lourdes épaules et marmonna :
  
  - De toute manière, il a été dépassé par les événements, le pauvre. Aucun ministre ne pourra plus rien désormais pour lui ni contre lui... Quelle impression vous avait-il faite ?
  
  - Un type bien. Il s’est présenté à moi au titre de chef du Département FB des Services Secrets de l’Allemagne Fédérale.
  
  - Il faudra que je me mette en rapport avec les confrères d’Outre-Rhin pour leur annoncer la mauvaise nouvelle. J’en profiterai pour faire le point...
  
  - Herbaut n’a pas eu de chance non plus... Sa première mission. Sa famille a-t-elle été avisée ?
  
  - Il n’avait pas de famille, dit le Vieux, morose. Sa mère est morte en le mettant au monde, et son père était officier dans les troupes coloniales. Mort en 40, dans les Ardennes.
  
  Il y eut un long silence. A la fin, le Vieux décida :
  
  - Occupez-vous d’une rapide enquête au sujet de ces trois individus qui surveillaient les allées et venues d’Otto Kopf au Havre. Je ne pense pas que vous pourrez dénicher une piste de ce côté-là, ce serait trop beau. Mais sait-on jamais ?... Nous nous reverrons ici, demain matin, à neuf heures.
  
  Coplan acquiesça, se leva. Le Vieux l’arrêta d’un geste :
  
  - Minute. Je vais d’abord faire photographier les papiers qui m’intéressent là-dedans...
  
  Il désigna le portefeuille et les autres objets ramenés par Francis, appuya sur un des boutons de l’interphone et prononça dans le petit micro circulaire :
  
  - Lorrac ?... Un travail urgent pour vous.
  
  
  
  
  
  Coplan s’attaqua d’abord au problème de la Simca grise. La question fut d’ailleurs vite liquidée. Les plaques d’immatriculation et les papiers de circulation étaient faux de A à Z. Quant aux numéros du châssis et du moteur (relevés par la gendarmerie), ils avaient été falsifiés par un maquilleur spécialisé. Rien à tirer de l’«Aronde».
  
  Les affaires des deux tueurs étaient tout aussi anonymes. De l’argent, une note de restaurant pour un déjeuner pris à Rouen le jour même de la bagarre, un plan-guide de la ville du Havre, un bout de journal donnant les résultats des courses à Vincennes, absolument rien de personnel.
  
  En revanche, le portefeuille du blond contenait deux pièces d’identité : un permis de conduire datant de juin 1953, et trois cartes de visite défraîchies. Le permis et les cartes portaient le même nom : Grégoire Dumanet.
  
  Les fiches de la Préfecture de Police infligèrent à Coplan une première déconvenue. L’original du permis n® 1836273 avait été établi au nom d’un certain Pierre Lodart, né à Paris le 29 juin 1897. Or, ce Lodart était mort et enterré depuis près de deux ans.
  
  Restait la carte de visite. Elle stipulait que le nommé Grégoire Dumanet exerçait la profession de journaliste, membre de l’Union de la Critique Française. Domicile : 124 bis, rue Servandoni, Paris (6e).
  
  Pour arriver avant la fermeture des bureaux, Coplan passa d’abord au siège de l’Union de la Critique Française. Un certain Georges Dumanet avait affectivement fait partie de cette association. Mais pas de Grégoire Dumanet. Et le Georges en question avait été radié en 1954 pour non-paiement de cotisation.
  
  Tout ça, c’était le cirage absolu. Ou plutôt, l’imbroglio classique arrangé par un individu qui désire effacer ses traces...
  
  Avant de poursuivre ses investigations, Francis alla dîner à Saint-Germain-des-Prés. Un peu avant neuf heures, alors que la nuit était tombée, il quitta le restaurant, coupa vers Saint-Sulpice et gagna ainsi la rue Servandoni. La soirée n’avait rien de printanier, bien qu’on fût aux derniers jours de mars. Un ciel froid surplombait la ville, un vent aigre traquait les nuages qui passaient, échevelés, devant une lune hagarde.
  
  La rue Servandoni n’est pas précisément ce qu’on appelle une artère animée. Coplan fut néanmoins surpris de découvrir en plein cœur de Paris une pareille oasis de silence et de solitude. Pas un promeneur. Et même pas un chien en balade.
  
  Il s’arrêta devant l’immeuble qui l’intéressait, l’examina. C’était une grande bâtisse à trois étages, sans style mais d’allure fort respectable. L’entrée était une porte cochère dans laquelle se découpait la porte particulière. Une seule indication sous le bouton de la sonnerie : concierge.
  
  Coplan sonna.
  
  La petite porte s’ouvrit avec un déclic. A gauche, dans un large couloir dallé, la loge. Une vieille dame, menue, voûtée, avec des yeux de myope derrière un lorgnon, guettait le visiteur par l’entrebâillement de la porte vitrée de son cagibi.
  
  - Grégoire Dumanet, c’est bien ici ? demanda Coplan.
  
  - Oui. Mais il est absent.
  
  - Vers quelle heure rentre-t-il habituellement ?
  
  - Oh, il n’est presque jamais là... Ce monsieur est pour ainsi dire toujours en voyage (Elle avait mis l’accent sur «toujours».)
  
  - Il vit seul ?
  
  - Oui.
  
  - Quel appartement occupe-t-il ?
  
  - Le 9.
  
  - Le 9 ? répéta Coplan... Mais, dites-moi, c’est quoi ici ? Un hôtel clandestin ou une pension de famille ?
  
  - Pas du tout, voyons ! riposta la vieille, interloquée. La maison tout entière est divisée en appartements qu’on loue meublés. Ce sont des « deux-pièces-cuisine » indépendants les uns des autres. Vous cherchez quelque chose ?
  
  Coplan exhiba d’un geste négligent mais subtil une carte barrée aux couleurs nationales, un vieux laissez-passer hors d’usage. Et, en prenant un ton très flic, il maugréa :
  
  - Sûreté. Je présume que vous avez une clé du 9 ?
  
  - Euh... oui, c’est normal.
  
  - Veuillez me conduire à cet appartement et m’ouvrir la porte.
  
  Impressionnée, la petite vieille n’éleva aucune objection. Deux minutes plus tard, elle introduisait Francis dans le logement du mystérieux Dumanet. C’était au troisième étage, porte du fond, à droite.
  
  Elle alluma, précéda Coplan dans un studio.
  
  - Voilà, dit-elle. Est-ce que Monsieur Dumanet aurait des ennuis avec la police ?...
  
  - Des ennuis très graves. Vous permettez ?...
  
  Il passa dans la pièce suivante, une chambre à coucher dont l’unique fenêtre donnait sur la cour postérieure. Les persiennes étaient fermées.
  
  On pouvait difficilement imaginer un appartement plus morne. Les vieux meubles de style disparate dégageaient une tristesse mortelle. Sur la table, une légère couche de poussière accrochait la lumière.
  
  Coplan se dirigea vers la minuscule cuisine attenante. Elle faisait également office de cabinet de toilette, comme ça se voit fréquemment à Paris.
  
  Mille indices démontraient que personne n’avait occupé les lieux depuis au moins trois semaines. Coplan revint près de la concierge.
  
  - Dans quelles conditions Monsieur Dumanet vit-il ici ? demanda-t-il en dévisageant la vieille d’un œil implacable.
  
  - Eh bien... pour parler franc, depuis cinq ans qu’il a loué, il n’a jamais passé la nuit chez lui. Je suppose que ça l’embête de s’occuper du ménage ? Les célibataires, hein... De temps à autre, quand il n’est pas à l’étranger, il vient chercher son courrier.
  
  - Il reçoit beaucoup de lettres ?
  
  - Jamais de lettres. Des papiers administratifs, des circulaires commerciales et des catalogues... Parfois, il monte ici avec une femme. Sa sœur, dit-il...
  
  Elle eut une sorte de gloussement un peu effronté, puis ajouta :
  
  - Une sœur qui ne lui ressemble pas beaucoup, entre nous soit dit. Elle est aussi brune que lui est blond. Fort jolie d’ailleurs, et nettement plus jeune que lui. Une espèce d’Italienne à mon avis...
  
  Coplan hocha la tête, resta un moment pensif.
  
  - Un locataire de ce genre, questionna-t-il enfin, ça ne vous a jamais semblé suspect ? Le loyer doit coûter cher, je présume ?
  
  La vieille parut hésiter. Elle était quand même assez finaude pour sentir que le visiteur essayait de la faire parler.
  
  - Mon opinion, déclara-t-elle soudain avec conviction, c’est qu’il menait une double vie... Il était habillé avec une certaine élégance, et son linge était toujours d’une propreté exemplaire quand il venait. Or, rendez-vous compte...
  
  Elle entraîna Coplan vers la chambre à coucher, ouvrit la lingère.
  
  - Regardez. Deux fois rien... Trois chemises, des gilets de corps, quelques mouchoirs... Il avait sûrement un autre domicile.
  
  Elle ouvrit la penderie. Un vieil imper jaune pendait à un cintre, des souliers de marche avaient été rangés là sans avoir été brossés.
  
  Francis examina l’imper. Pas de marque d’origine. Les chaussures portaient une marque française très répandue.
  
  Sur le point de refermer la penderie, Coplan se ravisa et visita machinalement les poches de l’imper. Celle de droite était vide. Celle de gauche contenait un petit mouchoir roulé en boule. Un mouchoir de femme, en linon blanc, avec une initiale brodée main, une simple lettre D. Des traces de rouge à lèvre et de poussière souillaient le carré de tissu.
  
  Coplan confisqua le mouchoir, d’autorité.
  
  - Je vous le restituerai plus tard, dit-il à la vieille.
  
  Il poursuivit alors plus méthodiquement ses investigations, mais sans autre résultat.
  
  Avant de se retirer, il expliqua à la concierge :
  
  - Je suis chargé de faire une enquête confidentielle au sujet de Dumanet. Sauf erreur, vous ne reverrez pas votre locataire avant plusieurs mois. Il est aux Indes... Vous me garderez son courrier, je passerai le prendre. Et si quelqu’un se présente pour vous demander des informations à son sujet, vous donnerez immédiatement un coup de fil au numéro que je vais vous indiquer...
  
  Il ajouta :
  
  - Vous risquez personnellement de gros ennuis si vous ne suivez pas mes instructions à la lettre.
  
  - Je ferai ce que vous me dites, promit-elle d’un ton pénétré, consciente de son importance.
  
  Dix minutes plus tard, Coplan se retrouvait dans la rue. Il consulta sa montre-bracelet. Dix heures vingt-cinq. Il était resté plus d’une heure dans la maison...
  
  A part le mouchoir de femme portant l’initiale D, il n’avait pas récolté grand chose. La concierge devait avoir raison : Dumanet avait une double vie. Deux identités, deux domiciles. Malheureusement, rien ne permettait de découvrir la soudure entre le Dumanet numéro UN et le Dumanet numéro DEUX... Un jour, peut-être, quelqu’un signalerait la disparition d’un homme blond âgé d’environ trente-cinq ans. Mais le Service des Disparus mettrait des mois et des mois avant d’établir une corrélation valable. Entre-temps, les carottes seraient cuites depuis belle lurette. Car cette affaire EAS devait être liquidée à bref délai. Ou alors elle ne le serait jamais.
  
  Abîmé dans ses pensées, Coplan déboucha dans la rue Palatine et se dirigea vers la place Saint-Sulpice pour aller rejoindre sa voiture à Saint-Germain-des-Prés. Mais une idée nouvelle lui traversa l’esprit. Faisant demi-tour, il retourna d’où il venait.
  
  Dans ce vieux quartier, de nombreux immeubles ont des voies d’accès dont on ne soupçonne pas l’existence et qu’on ne peut pas deviner de la rue. Coplan pensait tout particulièrement à un immeuble, qu’il avait visité jadis, dans la rue Garancière, à deux pas, et où plusieurs cours intérieures communiquaient entre elles par un dédale de passages à peine visibles.
  
  Il s’engagea derechef dans la rue Servandoni. Et c’est alors qu’il constata qu’il était suivi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Sur le moment même, la découverte de Coplan ne laissa pas de l’étonner. En soi, une filature n’est pas un événement. Cela fait partie du métier. Mais, à cette heure, en cet endroit, c’était quand même assez inattendu.
  
  Sans changer d’attitude, sans ralentir son pas, Francis poursuivit sa route. L’individu qui progressait dans son sillage ne faisait pas preuve d’une bien grande habileté. Sa silhouette, aperçue du coin de l’œil pendant une fraction de seconde, était petite et fluette. Ce devait être un tout jeune gars. Son corps trop maigre flottait dans une gabardine bleu marine.
  
  Un raisonnement rapide et une tentative de recoupement n’apportèrent aucune lumière dans l’esprit de Coplan. Trois ou quatre hypothèses au moins pouvaient expliquer l’apparition de cet inconnu.
  
  Francis s’arrêta de nouveau devant le 124 bis et sonna. La petite porte s’ouvrit avec le même déclic. Mais, cette fois, Coplan ramena le battant en ayant soin de ne pas le pousser à fond.
  
  La petite vieille, intriguée, dévisageait Francis. Il s’avança vers elle.
  
  - J’ai oublié un détail, dit-il. Je voudrais jeter un coup d’œil sur la cour...
  
  La concierge s’enveloppa dans une veste en tricot noir et accompagna Coplan vers le fond du large couloir. Elle ouvrit l’un des battants de la double porte.
  
  La cour, assez vaste et mal pavée, était plongée dans l’obscurité. Tout autour, dans les façades qui dressaient leur masse noire, des fenêtres allumées de-ci de-là laissaient filtrer autour des volets des ourlets de clarté blafarde.
  
  Coplan questionna :
  
  - Y a-t-il des issues vers d’autres cours ?
  
  - Oui, il y a un passage qui longe le 128 bis. Il devait y avoir des dépendances autrefois...
  
  - Et une sorte de voie réservée aux gens de l’office : domestiques, fournisseurs, cochers ?
  
  - Oui... La petite porte de fer, là-bas...
  
  - En somme, Dumanet pouvait aisément monter à son appartement sans se montrer ?
  
  - Ben... oui, si vous voulez. Mais pourquoi l’aurait-il fait ?
  
  - Ce n’est qu’une supposition. Je vais vérifier, histoire de me rendre compte...
  
  Il s’avança hardiment dans les ténèbres de la cour, fit le tour en longeant les façades, se dirigea vers la porte de fer, mit sa main sur la poignée de cuivre.
  
  Puis, les muscles bandés, il poussa résolument le battant, fit un brusque saut en arrière. Un éclat de métal scintilla, et la lame d’un poignard frôla son épaule gauche. L’agresseur inconnu, souple et rapide comme un jongleur oriental, s’était déjà éclipsé. Mais Coplan, qui s’était préparé à l’attaque, fonça.
  
  C’était bien le petit gars fluet. Il escaladait en bondissant l’escalier en colimaçon qui conduisait aux étages. Sur les marches de fer, son pas ne faisait aucun bruit. Sa main voltigeait sur l’étroite rampe de bois poli.
  
  Au palier du second, il exécuta une volte et fit face à son poursuivant. D’un geste sec de l’avant-bras, il expédia un deuxième projectile. Le couteau de lancer fila comme une flèche. Francis se jeta à plat ventre. La lame effilée du poignard cisailla sa manche droite comme un rasoir et alla tinter contre l’acier de l’escalier, quelques mètres plus bas.
  
  Visiblement surpris d’avoir raté sa cible, le petit type perdit une ou deux secondes. Mais il détala promptement quand Francis se redressa d’une vigoureuse détente.
  
  L’escalade reprit de plus belle.
  
  Coplan gronda d’une voix impérieuse :
  
  - Rends-toi ou je t’abats.
  
  En réalité, Francis n’était pas armé. Et, de toute manière, l’intimidation ne produisit aucun effet sur l’agresseur.
  
  Au dernier palier, la fenêtre était ouverte sur la nuit. Le jeune type sauta d’une enjambée sur le rebord de la fenêtre, pivota sur ses talons, agrippa le chambranle et disparut en glissant vers la droite, collé à la façade.
  
  Le coup était bien préparé. En venant par cet escalier auxiliaire, le gars s’était ménagé une retraite sûre. Mais Coplan ne renonçait pas facilement à sa proie. Au risque de dégringoler du haut des trois étages, il se cala à califourchon sur l’appui de la fenêtre, allongea son bras.
  
  Le petit mec en gabardine était obligé de progresser avec une prudence extrême, car les rainures où il prenait appui n’étaient pas profondes. Il retira sa jambe gauche à l’instant précis où Coplan allait lui saisir la cheville.
  
  Il y eut un moment d’arrêt, comme si le temps et l’espace suspendaient leurs cours pour voir l’issue de cette scène impressionnante. Le lanceur de couteaux était incapable de continuer sa progression sur une seule jambe. Il ne pouvait pas non plus reprendre son appui, car la main ouverte de Francis guettait sa cheville. De son côté, à moitié pendu dans le vide, Coplan se rendait parfaitement compte qu’il ne tiendrait pas indéfiniment cette position. Déjà ses doigts s’engourdissaient, et l’appui de fenêtre lui sciait cruellement la cuisse.
  
  - Allez, reviens, ordonna Francis. Tu vas te tuer, espèce d’idiot.
  
  L’autre ne répondit pas. Sans doute voulait-il économiser son souffle ? Sa respiration oppressée haletait. Dans cette posture effroyable, les bras en croix et la jambe gauche repliée, il devait déployer une force nerveuse peu commune. Sa joue touchait la pierre. Avec sa pommette saillante et la maigreur de son faciès d’affamé, il avait l’air d’un Chinetoque.
  
  - Alors, petite crapule ? articula Coplan, excédé.
  
  Il s’étira encore un peu plus et toucha du bout de deux doigts le soulier droit du gars accroché au-dessus de l’abîme noir et profond.
  
  L’autre essaya alors d’écraser cette main qui l’empêchait de fuir. Il donna quelques coups de talon, les uns dans le vide, les autres au but.
  
  Coplan jura. Il avait la peau arrachée aux articulations, mais il tenait bon.
  
  Brusquement, ayant mal calculé son effort, l’autre lança son pied un peu trop fort. Sa main gauche dérapa, son pied droit glissa hors de la rainure. Une vague plainte échappa de ses lèvres crispées. Il resta encore un dixième de seconde suspendu, puis il poussa un cri sourd et perdit pied.
  
  Coplan, dans un réflexe rapide et périlleux, augmenta au maximum l’allonge de son bras et agrippa d’une poigne de fer la cheville gauche de l’acrobate en perdition. Les yeux fermés, les mâchoires soudées, il attendit le choc. La secousse l’ébranla durement, mais il put éviter la basculade et faire le contrepoids en penchant le buste vers l’intérieur. Il tenait son prisonnier, qui se balançait la tête en bas, les épaules contre la façade.
  
  Avec lenteur, Francis déplaça son bras gauche et sa jambe droite. Puis, ayant une meilleure assise, il commença à haler sa capture. Heureusement, le type était un poids plume. Et il avait soin de ne pas compliquer la manœuvre. Il faisait le mort.
  
  Quand Coplan fut parvenu à le ramener dans une posture moins dangereuse, l’autre esquissa un geste rapide comme l’éclair : les deux doigts de sa main droite partirent vers les yeux de son sauveteur.
  
  - Salaud ! éructa Francis en faisant un brusque saut de retrait.
  
  Mais le type, acharné comme une vipère en furie, se plia en deux et enfonça ses dents en plein dans le poignet de Coplan. Celui-ci, par réaction, lui balança un uppercut du gauche. Mais le coup était beaucoup plus explosif que Francis ne l’aurait voulu. Le jeune mec, atteint sous l’arcade sourcilière, valsa en arrière et bascula derechef par-dessus le rebord de la fenêtre. Et, cette fois, le choc détacha les doigts de Coplan. Un cri rauque et bref éclata. Au lieu de s’en tirer in extremis par une ruse audacieuse, le type avait provoqué sa propre perte...
  
  Bouillant de colère, déçu, Coplan se pencha. Il entendit nettement le heurt sourd du corps s’aplatissant sur les pavés dans la cour.
  
  Il dévala l’escalier de fer.
  
  La concierge, affolée, revenait de sa loge avec une lampe électrique. Coplan la lui prit des mains, projeta le faisceau de lumière sur l’homme étendu au sol, immobile, recroquevillé.
  
  - M..., s’exclama-t-il involontairement. C’EST un Chinois, ma parole !
  
  - Mon Dieu, gémit la petite vieille. C’est Monsieur Diem-Li ! Pauvre garçon ! Mais que s’est-il passé, pour l’amour du ciel ? Il est mort ?
  
  - A première vue, non, grogna Francis qui examinait le visage ensanglanté de l’Asiate. Mais ça ne vaut guère mieux. Il doit avoir une fracture du crâne et la colonne vertébrale en miettes... Qui est-ce ?
  
  - Un locataire... Un étudiant vietnamien... Pauvre Monsieur Diem-Li.. Un si gentil garçon..
  
  - Tu parles ! ricana Coplan entre ses dents.
  
  Puis, se redressant :
  
  - Vous avez le téléphone dans votre loge ?
  
  - Euh... Oui, bien sûr.
  
  - Restez ici. Je vais appeler une ambulance.
  
  Mais il composa un numéro qu’il savait par cœur : celui du Service. La permanence répondit instantanément. Francis enchaîna :
  
  - Ici, Coplan. Qui est au bout du fil ?
  
  - Lambret.
  
  - Salut ! J’ai besoin d’une ambulance au 124 bis de la rue Servandoni. Tout de suite. Et passez-moi le Vieux...
  
  - C’est impossible. Le patron est en conférence avec les grosses légumes, à la Présidence.
  
  - Tant pis. Je me débrouillerai autrement. Envoyez-moi un collègue avec l’ambulance.
  
  - O.K.
  
  Une grosse Pontiac noire, transformée en ambulance privée, arriva un quart d’heure plus tard. Coplan attendait devant la porte cochère.
  
  - Un blessé grave, dit-il au chauffeur. Venez avec la civière, il est dans la cour. Il est tombé du troisième étage.
  
  Le collègue du Service était un grand gaillard en manteau gris. Un ancien policier de la Mondaine.
  
  - Écoutez, Rassetti, lui dit Francis à mi-voix. J’avais deux suspects dans cette maison. Le premier est mort au Havre, l’autre est en compote dans la cour. Surveillez-moi la boutique et attendez mon retour.
  
  - Quoi de particulier à tenir à l’œil ?
  
  - La concierge. Consignez-la dans sa loge... Pour le reste, vérifiez les identités des locataires qui se manifestent.
  
  Coplan monta dans la limousine et prit place à côté de la civière. Le petit Vietnamien était toujours dans le coma. Un râle à peine perceptible fusait entre ses lèvres minces. Le sang coagulé faisait un masque rouge sur son visage couleur ivoire.
  
  A la clinique affectée au Service, le docteur de garde prit aussitôt les dispositions requises. Coplan, dans le couloir, guetta le retour du toubib qui s’était enfermé dans la salle d’opération avec le blessé.
  
  - Alors ? s’enquit Coplan quand le médecin réapparut. Vous me le sauverez, j’espère ? C’est la seule pièce qui me reste.
  
  - Adressez-vous au Bon Dieu, maugréa le docteur. Votre malheureux jeune homme est mort à l’instant précis où j’allais m’occuper de lui. Désolé...
  
  - Manque de pot, grommela Francis avec une grimace consternée.
  
  - Ce n’est pas mon avis, rétorqua froidement le docteur. Arrangé comme il l’était, il avait de fortes chances de finir ses jours paralysé. A son âge, la mort est préférable, croyez-moi.
  
  - Je ne parlais pas pour lui, précisa Coplan, je parlais de moi.
  
  Le toubib haussa les épaules.
  
  - J’enverrai le rapport comme d’habitude. Qu’on fasse savoir au secrétariat ce qu’il faut faire du cadavre. Bonsoir.
  
  Mais avant de quitter la clinique, Coplan se fit remettre les vêtements et les objets personnels du mort. Ensuite, son paquet sous le bras, il se mit en quête d’un taxi pour retourner dare-dare à la rue Servandoni.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  A la rue Servandoni, le calme était revenu. Les quelques locataires alertés par l’accident avaient déjà réintégré leur appartement.
  
  Coplan retrouva son collègue Rassetti et la concierge assis en tête à tête dans la loge, devant un petit verre de cognac. La vieille dame avait l’air complètement bouleversée.
  
  - Eh bien, demanda-t-elle en dévisageant Francis avec anxiété, comment va-t-il ?
  
  - Mort, prononça Coplan, funèbre.
  
  - Ah, j’ai bien vu tout de suite que c’était sans espoir, soupira la vieille en versant un verre d’alcool pour Coplan. Mais comment a-t-il pu tomber ainsi par la fenêtre ?
  
  - Parlez-moi de ce bon jeune homme, voulez-vous ? pria-t-il d’un ton un peu sarcastique. Vous m’avez dit que c’était un locataire de l’immeuble...
  
  - Oui. Il occupait le 8... Juste à côté de Monsieur Dumanet, figurez-vous.
  
  - Ils étaient amis ?
  
  - Non, pas que je sache.
  
  - Ils ne se fréquentaient pas ?
  
  - Pas à ma connaissance. Je ne les ai même jamais vus s’adresser la parole.
  
  - Quel genre de vie menait-il ? Avait-il une profession, un emploi quelque part, des amis ?
  
  - Il était étudiant. Il suivait des cours en Sorbonne. Je crois qu’il s’occupait un peu de littérature aussi. Il avait toujours des livres et des revues sous le bras, et il passait des journées entières à lire.
  
  - Des visites ?
  
  - Non.
  
  - Du courrier ?
  
  - Ah, ça oui. Plusieurs lettres par semaine. Et presque toujours de l’étranger. Il devait avoir des parents ou des amis en Suisse, notamment.
  
  Coplan opina, vida son verre, se leva.
  
  - Si ça ne vous fait rien, proposa-t-il, nous allons faire un tour là-haut, dans son appartement.
  
  Rassetti, qui connaissait la musique, déclara tranquillement :
  
  - Je garderai la loge, ne vous inquiétez pas.
  
  La porte du 8 précédait celle de l’appartement de Dumanet. Coplan n’eut aucune peine à dénicher dans le logement du jeune Diem-Li ce qu’il était sûr d’y trouver : un magnétophone automatique relié à des microphones cachés au 9.
  
  C’était la combine classique. Le Vietnamien, posé en sentinelle, avait pour mission de détecter les gens qui s’intéressaient de trop près à son voisin. Et, fort probablement, il se chargeait aussi de faire les liaisons avec les autres maillons de la chaîne dont Dumanet était un élément de choc.
  
  Francis renvoya la concierge à son cagibi. Il préférait être seul dans la place, car il voulait perquisitionner à fond et sans se presser.
  
  Pendant plus de deux heures, il passa l’appartement et son contenu au crible. L’étudiant indochinois devait être un type drôlement stylé : pas le moindre indice compromettant n’avait été laissé à la traîne. Néanmoins, dans une enveloppe glissée entre les pages d’un exemplaire des Fleurs du Mal de Baudelaire, Coplan trouva une enveloppe qui lui parut digne d’intérêt.
  
  C’était une enveloppe ordinaire, blanche, sans firme. L’adresse de Diem-Li avait été tapée à la machine. Le cachet de la poste portait l’indication d’un bureau de Paris et la date du 11 janvier 1957. Dans l’enveloppe, quatre photos. Des clichés d’amateur, visiblement plus anciens que janvier 1957. Le sujet représenté était le même sur les quatre images : une ravissante souris aux cheveux bruns et bouclés, aux yeux délurés, aux lèvres voluptueuses. Pour trois des photos, la pin-up avait posé complètement nue : allongée sur un divan ; assise dans un fauteuil avec les jambes repliées ; agenouillée sur un tapis, le buste cambré, le visage renversé en arrière.
  
  Coplan apprécia en connaisseur. Les photos étaient audacieuses, mais le modèle pouvait franchement se permettre un tel étalage de ses charmes les plus intimes. La perfection de ses formes, la jeunesse arrogante de ses seins et de ses cuisses la plaçaient d’emblée au-delà du ridicule et même de l’indécence.
  
  La présence de ces trois images dans une chambre d’étudiant n’avait rien de spécialement insolite. Mais la quatrième photo, qui représentait la même fille en robe d’été, au bord d’un lac, pouvait être plus instructive au sujet des relations de Diem-Li.
  
  Coplan mit sa trouvaille dans son portefeuille.
  
  Quand il redescendit chez la concierge, la petite vieille et Rassetti échangeaient des considérations désabusées à propos du coût de la vie.
  
  Francis dit à son collègue :
  
  - Navré de vous imposer cette corvée, mon vieux, mais il faudra que vous restiez de garde ici. Vous pouvez vous installer au 8 ou au 9, peu importe, mais les deux appartements doivent être surveillés sans relâche jusqu’à nouvel ordre. Visites et courrier doivent être interceptés.
  
  - Entendu, acquiesça Rassetti, philosophe.
  
  - Passez-moi un coup de fil demain matin à neuf heures précises. Je serai dans le bureau du patron.
  
  - Comptez sur moi.
  
  S’adressant alors à la vieille, Coplan lui montra une des quatre photos trouvées chez le Vietnamien, celle qui n’était pas polissonne.
  
  - Vous connaissez cette demoiselle ?
  
  La concierge ajusta son lorgnon, examina l’image.
  
  - Ben, justement ! s’exclama-t-elle. C’est la jeune femme dont je vous ai parlé. La sœur de Monsieur Dumanet. Enfin, d’après ce qu’il a essayé de me faire gober... Vous êtes de mon avis, n’est-ce pas ? Elle a bien le type italien ?
  
  - Elle n’a jamais demandé à voir Diem-Li, par hasard ?
  
  La vieille tomba des nues.
  
  - Non... Je ne vois pas le rapport, d’ailleurs.
  
  - Cette photo se trouvait dans la chambre de l’Indochinois.
  
  - Par exemple !...
  
  Francis remit la photo dans son portefeuille.. L’étonnement de la concierge n’était pas de la comédie. La pauvre femme n’y pigeait plus rien. En revanche, Coplan commençait à discerner des tas de choses.
  
  Il prit congé. Pour de bon cette fois. Et il quitta l’immeuble, son paquet sous le bras.
  
  
  
  
  
  En grimpant dans sa voiture, Coplan hésita. Il avait bien envie de rentrer se coucher et de remettre au lendemain la suite du boulot. Mais ce fut plus fort que lui. Maintenant, il était mordu.
  
  Il mit son moteur en marche, démarra et fila en trombe au bureau.
  
  Le Vieux n’était pas revenu, après sa conférence avec les huiles du Ministère. Au Labo, Yves Lorrac et Doulier étaient représentés par leur adjoint respectif. Coplan confia les quatre photos au collaborateur de Lorrac en disant :
  
  - Faites-moi une collection d’agrandissement. La fille à poil, c’est pour ma collection privée. La version habillée sera sans doute diffusée par la voie officielle. On verra demain matin. De toute manière, ça vous distraira.
  
  Le jeune technicien, tout en contemplant d’un œil rigolard les trois nus artistiques, murmura :
  
  - Voilà ce que j’appelle un bon travail de nuit.
  
  Il retourna les photos et demanda :
  
  - Pourriez pas m’indiquer l’adresse de la cliente ? C’est ça qui serait gentil.
  
  - J’espère bien la découvrir, cette adresse, riposta Coplan. Je vous tiendrai au courant.
  
  Il passa dans une salle voisine, poussa la porte d’un bureau.
  
  - Salut, Souget, dit-il au petit gros qui était plongé dans des mots-croisés. Une corvée pour vous.
  
  Il tendit l’enveloppe qui avait contenu les photos.
  
  - Mettez-moi cette machine à écrire sur fiche et vérifiez dans vos archives. J’aurai besoin de la réponse demain matin, à neuf heures au plus tard.
  
  - Parfait.
  
  - Par la même occasion, contrôlez-moi ce passeport et cette carte de séjour.
  
  Il déposa sur la table les pièces d’identité de Diem-Li.
  
  - Quand vous aurez fini, reprit-il, transmettez aux photographes pour qu’on me tire des exemplaires de la bobine de ce petit Chinetoque.
  
  - Très bien. Vous aurez cela à partir de sept heures.
  
  
  
  Effectivement, le lendemain matin, lorsque Francis arriva au bureau, les travaux qu’il avait commandés aux deux sections du Labo étaient prêts, dans de grandes enveloppes à son nom.
  
  Il emmena le tout chez le Vieux. Ce dernier marmonna d’un air bourru :
  
  - Dites donc, ça barde dans votre secteur. J’ai vu vos appels, j’ai reçu le rapport de clinique, j’ai vu les feuilles de permanence. Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’Indochinois ?
  
  - Un petit acrobate qui a tenté deux fois de suite de me poignarder.
  
  Le Vieux, en jetant à Coplan un regard de biais, ronchonna :
  
  - Le dossier EAS ne vous réussit pas, hein ?
  
  - Je n’ai pas mérité ça, soupira Francis en se laissant choir dans un fauteuil. C’est une pluie de cadavres qui me tombe dessus !... A croire que j’ai mis les pieds sur un détonateur.
  
  - A mon sens, fit remarquer le Vieux, c’est exactement ce qui est arrivé. Car, de mon côté, j’en ai appris de belles !... Notez que ça m’a pris des heures et des heures, mais j’ai quand même fini par leur arracher la vérité... Je vous récapitule sommairement les étapes de l’affaire, vous verrez comme c’est édifiant.
  
  Il marqua une courte pause, comme un cabot qui ne veut rien perdre de son effet. Puis :
  
  - A l’origine, nous avions simplement des doutes : quelques informations recueillies de-ci de-là. Notre attention ayant été attirée sur une organisation dénommée EAS et spécialisée dans la fraude des renseignements atomiques, nous avons constitué un dossier... Ensuite, grâce à Otto Kopf, nous avons appris que l’EAS agissait dans l’ombre en s’affublant du titre de section spéciale du Deuxième Bureau français... Je ne vous l’ai pas dit, mais ça m’a mis la puce à l’oreille. Je me suis donc livré à une enquête serrée dans nos propres sphères atomiques. Eh bien, trois de nos propres organismes ont acheté clandestinement des informations aux trafiquants de l’EAS.
  
  - Sans blague ?
  
  - Attendez, ce n’est pas tout ! Pour nous vendre leur marchandise, ces petits futés se sont fait passer tour à tour pour des agents officiels anglais, canadiens, suisses et suédois. Et, bien entendu, toujours au titre de section ultra-secrète, exigeant la discrétion la plus absolue. Vous voyez le topo ?
  
  - C’est énorme, dit Coplan avec une pointe d’admiration.
  
  - C’est culotté, corrigea le Vieux, franchement admiratif, lui, en tapant du poing sur la table. Ce petit jeu de passe-passe aurait pu durer des années. Je me demande d’ailleurs pour quel motif les Allemands ont vendu la mèche. Si Kopf avait respecté la règle, nous n’aurions jamais découvert le pot-aux-roses.
  
  - Kopf a vendu la mèche pour une raison très simple : ses compatriotes ont constaté que l’EAS vendait plusieurs fois de suite la même camelote. Il me l’a expliqué en long et en large.
  
  Et alors ? grogna le Vieux. Quelle importance ? Du moment que la camelote est de qualité ?
  
  Coplan resta un moment pensif.
  
  - Selon moi, dit-il enfin, la réaction des Allemands prouve deux choses. Primo, que leurs services secrets sont admirablement introduits et parfaitement organisés. Secundo : qu’ils ont une peur maladive de tout ce qui ressemble à une duperie. Du reste, ils ont toujours été ainsi, nous le savons. Mais peut-être y a-t-il un troisième point. Si l’EAS opère un peu partout dans le monde sous des masques multiples et interchangeables, ces gens constituent une menace terrible. Car le jour où ils feront circuler des informations volontairement faussées, ils seront à même de déclencher la guerre atomique. Et ceci confirme mon idée première : ce réseau est un instrument entre les mains d’une grosse puissance. Les Allemands ont dû s’en aviser eux aussi.
  
  - De toute manière, conclut le Vieux, nous devons éliminer ces gens-là le plus rapidement possible.
  
  - Et frapper à la tête, appuya Coplan.
  
  - Exactement, confirma le Vieux.
  
  Il y eut de nouveau un silence. Coplan le rompit en demandant :
  
  - Quel est le programme ?
  
  - Vous avez vingt minutes pour me raconter votre soirée d’hier et votre nuit. A neuf heures et demie, trois hauts fonctionnaires s’amèneront et nous partirons avec eux pour Genève. Je n’ai pas l’intention de laisser refroidir l’affaire, vous pensez !
  
  - Quels sont ces fonctionnaires ?
  
  - Un délégué de la Défense, un délégué du Commissariat à l’Énergie Atomique et un délégué des consortiums industriels. Nous avons rendez-vous avec le Comité Directeur du CERN ((Centre Européen de Recherches Nucléaires). Organisation internationale groupant les six pays de la «Petite Europe»). Jusqu’ici, tous les éléments du dossier démontrent que les fuites exploitées par l’EAS ont leur source au Centre Européen...
  
  - Je suis du voyage ?
  
  - Naturellement. Vous êtes bombardé ingénieur du S.R. Atlantique, pour la circonstance.
  
  Très honoré.
  
  - Et maintenant, je vous écoute.
  
  - Je me suis occupé du blond qui surveillait Kopf au Havre. Il avait des papiers au nom de Dumanet, domicilié rue Servandoni. Vérification faite, il s’agit du stratagème classique : double identité, double vie, double adresse et tout le toutime. En plus, il y avait un comparse logé dans l’appartement voisin et chargé de protéger l’incognito du sieur Dumanet. Micros, magnétophones, surveillance, filtrages habituels. Ce complice, un pseudo étudiant vietnamien, a bel et bien voulu m’assassiner. Il est mort à la clinique, voir rapport médical...
  
  - Pas de pistes ?
  
  - Pas encore, mais quelques indices. Notamment, la photo d’une fille qui semble avoir joué le rôle d’agent de liaison.
  
  Il fouilla dans les enveloppes du Labo, en retira des agrandissements de la pin-up aux jolis seins.
  
  - Voici la demoiselle, dit-il en posant les photos sous les yeux du Vieux.
  
  - Fichtre ! Ménagez mes artères, grogna le Vieux, vivement intéressé... Je me demande comment vous faites pour tomber systématiquement dans le libertinage quand vous travaillez...
  
  Coplan protesta :
  
  - Je n’y suis pour rien ! Peut-être que le libertinage est partout, du moment qu’on passe dans les coulisses de la condition humaine ?
  
  - En tout cas, fit observer le Vieux, ça ne nous arrive pas tous les jours d’avoir le signalement aussi complet d’une suspecte ! On peut dire qu’on la connaît jusque dans les coins et les recoins.
  
  - C’est vous qui devenez libidineux, décréta Francis. Regardez plutôt la photo convenable. Ce décor, ça ne vous rappelle rien ?
  
  - Non. Du moins, pas à première vue.
  
  - Un lac, des barques, un ponton de bois, un bateau-mouche qui s’appelle GIGLIO et des villas étagées sur une colline... C’est un lac italien, vraisemblablement.
  
  - Inutile de se casser la nénette. Nous sommes équipés pour ce genre de choses...
  
  Le Vieux appuya sur une touche de l’interphone.
  
  - Rousseaux ? J’ai besoin de savoir sur quel lac italien se balade un bateau-mouche appelé GIGLIO. Venez dans mon bureau chercher une photo et alertez nos correspondants.
  
  Le Vieux raccrocha.
  
  Quelques instants plus tard, le téléphone intérieur annonçait l’arrivée des trois hauts fonctionnaires spécialistes des problèmes atomiques.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Lugano est une petite ville plaisante. Son lac bleu, ses collines, son soleil et ses fleurs attirent le touriste. Les prospectus publicitaires prétendent que c’est le paradis des vacances d’été. C’est peut-être vrai. Mais ce qui est certain, c’est que c’est le paradis des marchands de souvenirs et de cartes-postales.
  
  Parmi toutes les boutiques qui se succèdent de part et d’autre de la Piazza Manzoni, face au débarcadère central, l’une des plus discrètes est celle de la signora Milena. C’est un magasin modeste, avec deux petites vitrines remplies de bibelots standards : cendriers, coupe-papier, drapelets, écussons, etc., etc...
  
  Cet établissement, situé dans une rue perpendiculaire à la Riva Gioconda, est tenu par la propriétaire elle-même, une veuve de cinquante ans, et par sa nièce, Daniela Davento, une ravissante brune de vingt-cinq ans, un peu sophistiquée mais habile commerçante quand elle s’en donne la peine.
  
  Ce matin-là, aux tout derniers jours de mars, la signora Milena trouva dans son courrier un catalogue émanant d’une firme de Venise, la maison Silvestro Mozzini (un fabricant de poupées-souvenirs). Elle mit cet envoi à part, acheva de trier son courrier, classa quelques lettres et factures dans des dossiers réservés à cet usage, puis, prenant le catalogue italien, elle monta au premier étage où se trouvait l’appartement qu’elle partageait avec sa nièce.
  
  Elle entra sans frapper dans la chambre à coucher de la jeune femme.
  
  - Un petit voyage pour toi, Daniela, dit-elle simplement en déposant le catalogue sur une commode.
  
  - Va bene, acquiesça Daniela, assez indifférente.
  
  Elle était réveillée depuis un bon moment, mais elle adorait flâner au lit.
  
  - Tu t’occupes du petit déjeuner ? demanda-t-elle à sa tante. Je vais essayer d’attraper le train de 9 heures 40.
  
  - Je fais le café tout de suite, promit la signora Milena qui se retira aussitôt et redescendit à la cuisine, en bas.
  
  Daniela repoussa les couvertures, s’étira langoureusement, bâilla, promena ses deux mains sur son joli corps ambré que les mouvements inconscients du sommeil avaient en partie dénudé.
  
  La chambre était bien chauffée. Un pâle soleil traversait le rideau et tissait sur la chair de la jeune femme des reflets qui soulignaient le relief capiteux de ses formes.
  
  L’arrivée du catalogue Mozzini lui faisait plaisir, en fait. Elle aimait ce côté secret de son existence, le travail qu’elle accomplissait depuis près de quatre ans pour son ami Anton Hasler. Cette activité clandestine lui procurait d’ailleurs les satisfactions les plus variées. D’abord, l’argent. Car Anton était généreux. Et puis... Tout le reste. Le luxe, les voyages, l’excitation du mystère, l’attrait de la nouveauté.
  
  Ainsi, par exemple, le fait d’être obligée parfois de séduire un homme sur commande - un homme qu’on ne connaît ni d’Eve ni d’Adam - c’est le plus passionnant des jeux. Et pas toujours facile, contrairement à ce qu’on pense. Même quand on se sait belle.
  
  Cette idée fit naître un vague sourire sur les lèvres ourlées de Daniela. Jusqu’à présent, elle n’avait jamais raté une proie.
  
  Elle se leva, se débarrassa de sa chemise de nuit bleue, se posta toute nue devant le grand miroir de la lingère, ramena ses boucles brunes vers l’arrière de sa tête et s’admira avec complaisance, les jambes bien tendues, le buste cambré, les deux bras repliés, dans une attitude à la fois gracieuse et pleine d’orgueil.
  
  Satisfaite, sûre de sa beauté, elle laissa fuser un soupir de bien-être. Elle s’approcha de la fenêtre, écarta un pan du rideau.
  
  Puisque le temps ne paraissait pas trop moche, elle pourrait en profiter pour inaugurer sa nouvelle robe de jersey de laine. Avec son manteau gris, ce serait très bien.
  
  Avant de se mettre à sa toilette, elle alla chercher dans un petit meuble-bibliothèque un des livres rangés sur le rayon. C’était un roman d’amour, dans une édition populaire. Entre les pages du volume, elle glissa le catalogue Mozzmi.
  
  
  
  
  
  Lorsque Daniela Davento arriva à Berne, une nuit froide et humide enveloppait la capitale fédérale. En sortant de la gare, la jeune femme releva le col de son manteau. Puis, frileuse, elle s’engagea d’un pas rapide dans la Spitalgasse.
  
  Logé dans une grande boucle de l’Aare, le cœur de la ville est traversé d’un bout à l’autre par la même rue bordée de maisons à arcades, au charme vieillot et pittoresque. Cette rue passe sous deux tours anciennes, et elle change de nom à chaque coup.
  
  C’est dans la Kramgasse, entre la tour de l’Horloge et la fontaine de Samson, que la voyageuse s’engouffra discrètement sous un porche sombre, en retrait sous les arcades. L’immeuble en question comportait trois étages. Au rez-de-chaussée, il y avait une boutique, fermée à cette heure. C’était un magasin d’articles-souvenirs, comme par hasard. Et l’homme qui tenait cette boutique occupait également le deuxième et le troisième étage de la maison.
  
  Ayant gravi les marches d’un vieil escalier de bois, Daniela sonna au second.
  
  Anton Hasler vint ouvrir. C’était un homme de petite taille, âgé d’environ quarante ans. Ses cheveux noirs commençaient à grisonner. Ses yeux, d’un brun-vert profond, exprimaient une gravité pensive et triste. Il avait le teint très pâle, des cernes, une bouche bien dessinée mais un peu amère.
  
  Un sourire éclaira son visage lorsqu’il reconnut Daniela. Il la fit entrer sans prononcer un mot, referma la porte, donna un tour au verrou.
  
  Daniela précéda Hasler dans un living confortable, ôta son manteau, déposa sur la table le roman populaire qu’elle n’avait pas cessé de tenir dans sa main.
  
  - Bonsoir, dit-elle en tendant ses lèvres à Anton.
  
  Il lui donna un bref baiser, plus amical que sensuel. Puis, d’une main impatiente, il prit le livre, le feuilleta, en retira le catalogue de la maison Mozzini.
  
  - Installe-toi, dit-il à la fille. Si tu veux un scotch, il y a une bouteille de Gilbey’s dans le bar.
  
  Pendant qu’elle se servait, il alla chercher deux flacons bruns dans la dernière pièce de l’appartement, là où il remisait pêle-mêle tout son attirail de bricoleur.
  
  Avec soin et méthode, il retira la double bande qui entourait le catalogue Mozzini, déchira le premier papier, étala le second sur la table. Ensuite, avec l’aide des produits chimiques, il fit réapparaître sur le papier blanc les messages écrits par Silvestro Mozzini.
  
  Le décryptage lui demanda un sérieux bout de temps. Mais, à mesure qu’il prenait connaissance des renseignements transmis depuis Londres via Venise et Lugano, ses yeux brillaient de plus en plus.
  
  Daniela s’en aperçut.
  
  - Content, Tonio ? fit-elle doucement.
  
  - Tu parles !
  
  Cependant, deux petites rides creusèrent bientôt le front de Hasler et son visage redevint soudain sombre.
  
  - La barbe, maugréa-t-il finalement en redressant son buste étriqué. Ils ont été obligés d’éliminer Willy... Écoute ceci...
  
  Il lut à mi-voix le rapport laconique rédigé par Silvestro Mozzini au sujet de l’attitude inqualifiable de l’agent de liaison Willy Krister.
  
  Daniela esquissa une moue hésitante.
  
  - Dommage, murmura-t-elle. Willy était un petit gars sympathique et débrouillard.
  
  - Trop débrouillard, émit Anton, sarcastique. Il a dû s’imaginer que le moment était venu de tenter une manœuvre de chantage. Pauvre imbécile !...
  
  Il y eut un silence. Daniela, à demi renversée contre les coussins du divan qui occupait le milieu du mur principal de la pièce, sirotait à petites gorgées son verre d’alcool.
  
  Anton, contrarié, alla ranger ses flacons.
  
  Il revint dans le living, alluma deux cigarettes, en passa une à Daniela. Elle le remercia d’un battement de cils, proposa gentiment :
  
  - Je te prépare un scotch ?
  
  - Non, déclina-t-il, laconique.
  
  Pendant plusieurs minutes, il déambula dans la pièce, la cigarette aux lèvres, les deux mains dans les poches, l’esprit visiblement préoccupé.
  
  Quand sa cigarette fut finie, il alla écraser le mégot dans un cendrier de cristal posé sur le poste de radio, à côté du divan.
  
  - Bon, soupira-t-il, voyons les choses en face...
  
  Il prit place sur le divan, se tourna vers la jeune femme, la regarda d’un œil songeur. D’un geste familier, il mit sa main sur la cuisse de Daniela.
  
  - Tu sais que ça m’aurait fait plaisir de passer la nuit avec toi, dit-il. Malheureusement, ce n’est pas possible. Tu vas prendre le dernier train pour Zürich et tu annonceras un arrivage a Konrad... Demain, tu feras un saut en avion jusqu’à Paris et tu déposeras à l’agence les messages que je vais te donner.
  
  - D’accord, acquiesça-t-elle, docile.
  
  - Ce sera prêt dans dix minutes.
  
  Il consulta sa montre-bracelet et conclut :
  
  - De cette façon, Konrad pourra se démerder à temps pour négocier soit à Lisbonne, soit à Montréal. Et peut-être les deux, si la chance nous sourit.
  
  Il alla derechef chercher ses deux flacons bruns, et il se mit au travail. Un quart d’heure plus tard, Daniela reprenait le chemin de la gare, toujours munie de son roman d’amour. Mais une lettre banale, écrite sur un double feuillet blanc, avait remplacé, entre les pages du bouquin, le catalogue en provenance de Venise.
  
  Le lendemain matin, à 8 h 30, Daniela s’envolait de Zürich à bord d’un avion de la Swissair à destination de Paris. La jeune femme voyageait avec un passeport au nom de Silvana Darello, domiciliée à Locarno.
  
  
  
  Quelque part au-dessus de la Bourgogne, l’appareil de la Swissair croisa l’avion d’Air-France à bord duquel avaient pris place Francis Coplan, son chef et les trois hauts fonctionnaires français spécialisés dans les questions atomiques. A l’arrivée à Cointrain, ces cinq voyageurs montèrent dans une grosse limousine noire qui les conduisit directement au siège administratif du CERN.
  
  A 11 h. 30, la conférence organisée depuis Paris - à la demande des autorités françaises - s’ouvrit. Douze personnes étaient réunies autour de la table de chêne, dans la grande salle des délibérations du Centre Européen. Outre les cinq voyageurs, il y avait là les six membres du Comité Directeur, plus un sténotypiste assermenté.
  
  C’est le Vieux qui ouvrit les débats.
  
  - Messieurs, commença-t-il, j’ai estimé qu’il était de mon devoir de provoquer de toute urgence la présente réunion afin de porter à votre connaissance un fait grave dont nos services de sécurité viennent d’être informés... Depuis plusieurs mois, depuis plusieurs années peut-être, nos pays respectifs et quelques autres pays qui sont nos alliés politiques et militaires, se trouvent sous la coupe d’une vaste organisation clandestine qui se livre au trafic des renseignements atomiques. Ce réseau pirate opère simultanément en divers points de notre continent et même en Amérique. La méthode est simple. Les agents de cette organisation se font passer pour des agents d’une section ultra-secrète d’un service officiel. A ce titre, ils exigent la discrétion totale. Ils offrent des informations valables, du moins dans une certaine proportion, mais ils les offrent de plusieurs côtés à la fois. En changeant d’étiquette, bien entendu.
  
  Ce préambule jeta un froid autour de la table. Le Vieux promena un regard sur les visages impassibles qui l’entouraient. Puis, baissant les yeux, il reprit :
  
  - Nous sommes les dupes de ces gens. Nous sommes TOUS les dupes de ces dangereux escrocs. Et je dis « dangereux » parce que c’est effectivement pour dénoncer cette menace que je suis ici... D’une part, les premiers éléments recueillis par mon enquête démontrent que ce réseau de contrebande a été monté par une puissance ennemie et non par un organisme privé. D’autre part, il est évident que cette puissance ennemie arrivera un jour à tenir le sort du monde entre ses mains. Des exemples historiques le prouvent : quelques informations sciemment falsifiées, adroitement diffusées, peuvent déclencher un conflit. Devant un tel péril, je pense que nos intérêts particuliers doivent s’effacer...
  
  A présent, c’était bel et bien un malaise qui planait dans la salle. Les membres du Comité Directeur affichaient un air absent. Le délégué du Benelux et celui de l’Angleterre jouaient avec leur stylo. Le délégué de l’Allemagne paraissait abîmé dans une méditation profonde. Le Suisse et l’italien examinaient leurs ongles. L’attaché américain semblait captivé par le paquet de Chesterfield qu’il manipulait machinalement entre ses longs doigts.
  
  Le Vieux, après une brève pause, poursuivit :
  
  - Vous attendez de moi quelques précisions. C’est légitime. Et je suppose qu’il m’appartient de faire les premiers pas... Voici donc les faits. La France a traité sept affaires avec ce réseau clandestin en l’espace de dix-neuf mois. Deux affaires ont été négociées par notre industrie atomique privée ; deux autres par nos bureaux de recherche ; trois autres, enfin, par nos départements militaires. Pour ces tractations, les trafiquants se sont fait passer successivement pour des agents officiels suisses, canadiens, suédois et anglais... Nous sommes tombés dans le piège, mais nous ne sommes pas les seuls... J’espère que vous répondrez loyalement à notre franchise. En organisant cette confrontation, la France est persuadée qu’elle travaille pour le salut commun. J’ajoute que le réseau pirate se présente à l’étranger sous le nom de réseau EAS, section spéciale du Deuxième Bureau Français... Je cède la parole à celui qui voudra bien la prendre...
  
  Sur ces mots, le Vieux sortit sa pipe de sa poche et commença à la bourrer posément.
  
  Un ange passa sur l’assemblée. Il ne fallait pas être un as en psychologie pour voir que les délégués du Comité Directeur se sentaient drôlement embêtés.
  
  Comme le silence menaçait de s’éterniser, le Vieux, avec son aplomb coutumier, décida de mettre les pieds dans le plat. Il alluma lentement sa bouffarde, puis, en secouant son allumette, il interpella d’un ton calme et presque familier le délégué allemand, Ludwig Böhme.
  
  - Dites-moi, Doktor Böhme, puis-je faire appel à vos sentiments d’Européen ?
  
  L’Allemand, un long maigre au crâne chauve, aux yeux bleus, aux joues roses, ne put s’empêcher de rougir. Le Vieux le scruta sans vergogne tout en murmurant :
  
  - Je m’excuse, Doktor Bohme, mais je sais que votre gouvernement a été en contact avec l’EAS. Je le sais de source tout à fait sûre.
  
  Tous les regards s’étaient braqués sur l’Allemand. Celui-ci, terriblement confus, toussota, hésita, se leva enfin.
  
  - Messieurs, prononça-t-il, un peu raide et solennel, je ne veux pas croire que ceci soit une attaque dirigée contre mon pays... J’espère que la confiance mutuelle a définitivement remplacé les haines d’autrefois et les ressentiments stériles... Vous savez que ma position parmi vous est particulièrement délicate. Mon pays, en vertu de son statut de vaincu, n’est pas autorisé à prendre part aux activités atomiques. Je ne suis dans ce Comité qu’à titre consultatif...
  
  - Oui, très bien, grommela le Vieux, tout le monde est au courant de votre situation particulière, Doktor Bôhme. Mais nous ne sommes pas à l’ONU, ici. Nous sommes pour ainsi dire en famille. Et nous sommes bien placés pour savoir que les problèmes atomiques sont au premier rang de vos préoccupations... Tenez...
  
  Le Vieux ouvrit sa serviette, en retira une superbe brochure bleue et blanche, la lança sur la table en direction du délégué germanique.
  
  - C’est la plus magistrale étude documentaire qu’on puisse trouver actuellement sur le marché mondial, précisa le Vieux. Ce livre a été composé et publié par une firme allemande.
  
  Cette petite scène détendit l’atmosphère. Des sourires apparurent. Böhme, ennuyé, toussota de nouveau.
  
  - C’est... c’est de la documentation commerciale pure et simple, dit-il.
  
  - Justement, enchaîna le Vieux. Nous avons d’autre part acheté aux gens de l’EAS des tuyaux confidentiels relatifs à la future centrale atomique de Düsseldorf. Elle sera fabriquée chez Brekker, à Mannheim.
  
  - Sous contrôle américain, fit observer Böhme, pointilleux.
  
  - Peu importe ! bougonna le Vieux. Vous avez acheté des renseignements à l’EAS au début de cette année. A Montréal, pour parler clairement.
  
  - Oui, reconnut Böhme, acculé à la capitulation. Mais nous étions convaincus que c’était la France qui négociait ces informations sous le manteau... Nous avons traité plus de dix affaires différentes avec l’EAS...
  
  Cet aveu dissipa rapidement la réserve des autres délégués. Jules Destier, le délégué du Benelux, signala une demi-douzaine de négociations avec l’EAS. Il y eut un moment d’hilarité quand l’Anglais Frank Seydon, un petit gros au visage poupin, annonça que les spécialistes de l’I.S. avaient acheté au réseau clandestin des informations très complètes sur la centrale atomique édifiée à Moll, dans la Campine, au nord de la Belgique.
  
  - Sans parler du reste, ajouta Seydon, avec ce flegme teinté d’humour qui le caractérisait.
  
  Le docteur Canzani, délégué italien, et le suisse Honliker, un blond au verbe sec et incisif, se retranchèrent derrière leur soi-disant ignorance. Ils promirent cependant d’apporter leur concours à l’enquête, après en avoir référé aux autorités de leur pays.
  
  Une prochaine confrontation fut décidée. Elle aurait lieu à huitaine et elle serait consacrée à l’aspect positif des mesures à prendre pour pincer les agents de l’EAS la main dans le sac.
  
  Après la réunion, le Vieux rentra à Paris. Coplan décida de rester à Genève pour étudier sur place, et d’un peu plus près, comment fonctionnait le CERN.
  
  En réalité, Francis voulait surtout se ménager un peu de recul afin de prendre, à sa manière, la température des membres de ce Comité Directeur. Car l’idée lui était venue, pendant la conférence, que l’un des six délégués du Centre Européen devait avoir partie liée avec les gens de l’EAS. Cette idée n’était pas une spéculation abstraite, ni une hypothèse élaborée au hasard. C’était la conclusion logique d’un raisonnement : pour concevoir un mécanisme aussi magistralement réglé que celui de l’EAS, et pour faire fonctionner ce mécanisme, il fallait occuper une situation-clé au cœur même du Centre Européen, c’est-à-dire au Comité Directeur du CERN.
  
  A cet égard, la réticence du professeur Peter Honliker, le Suisse, et le silence prudent de l’italien, le docteur Canzani, avaient peut-être une signification...
  
  Vers la fin de l’après-midi, Coplan quitta son hôtel de la rue du Mont-Blanc et se rendit à pied au siège administratif du CERN. Il y fut reçu par*un secrétaire qui lui demanda le motif de sa visite.
  
  - Je voudrais voir le professeur Honliker, dit Coplan, aimable.
  
  - Le professeur Honliker est déjà rentré à Berne.
  
  - Le docteur Canzani alors.
  
  Le secrétaire était un jeune rouquin au long visage glabre. Ses lunettes à monture d’or soulignaient son air important et sérieux. Drapé dans une courtoisie glaciale, il esquissa une petite grimace désolée.
  
  - Le docteur Canzani est en route pour Rome, dit-il.
  
  - Ah bah ! Mister Seydon peut-être ? hasarda Francis.
  
  - Il a pris l’avion de Londres à 15 heures. Du reste, tous les membres du Comité Directeur sont partis à l’heure qu’il est. Ils quittent Genève chaque samedi, au début de l’après-midi, et ils regagnent leur pays respectif.
  
  Il ajouta, par politesse :
  
  - Les délégués assument en quelque sorte la liaison avec les instances gouvernementales de chacun des pays affiliés au Centre. Ces messieurs rentrent à Genève le mardi ou le mercredi.
  
  - J’aurais dû y penser, admit Coplan. Je reviendrai une autre fois.
  
  Il s’en alla, un peu furieux d’avoir perdu son temps et fermement décidé à s’embarquer dans le premier avion à destination de Paris.
  
  Mais, tandis qu’il marchait en direction de son hôtel, son humeur changea subitement. Une pensée venait de surgir dans son esprit. Cette démarche stérile qu’il avait faite en revenant au CERN n’en était pas une. Au contraire. Car les voyages hebdomadaires des membres du Comité Directeur apportaient un argument de plus en faveur de son hypothèse : le chef du réseau EAS se trouvait parmi le comité directorial du Centre. Les déplacements continuels des délégués cadraient admirablement avec les exigences de liberté et de mobilité d’un maître-espion. Sans parler des informations recueillies à la source.
  
  Le lendemain matin, Francis était au bureau du Service.
  
  - Rien de neuf pour moi ? s’enquit-il auprès de l’inspecteur de garde.
  
  - Si. Plusieurs choses même. Mais le Vieux a tout emporté dans son antre.
  
  - Quoi ? s’étonna Coplan. Le Vieux est à son poste ? Un dimanche, à neuf heures du matin ?
  
  - Il était déjà là à sept heures et demie.
  
  - Annoncez-moi dare-dare.
  
  En effet, le Vieux était déjà au boulot. Son cagibi était empesté de fumée de pipe, sa table surchargée de paperasses. Néanmoins, l’arrivée de Coplan avait l’air de lui faire plaisir.
  
  - Je ne pensais pas vous revoir de sitôt, dit-il. Vous me ramenez quelque chose de Genève ?
  
  - Rien de concret, avoua Francis.
  
  Il expliqua le motif de son retour précipité.
  
  - Mais, ajouta-t-il, ce coup d’épée dans l’eau n’aura pas été tout à fait inutile. Je considère que les fréquents va-et-vient des directeurs du CERN confirment par la bande ma thèse initiale.
  
  - Sans aucun doute, concéda le Vieux. Reste à savoir si nous avons une chance de coincer nos adversaires en les attaquant sur ce front-là. Je serais assez sceptique à cet égard. Les délégués font l’objet d’une surveillance discrète mais active.
  
  - Nous verrons cela par la suite. Vous avez des nouvelles, paraît-il ?
  
  - Des tas de nouvelles. Et une, notamment, qui vous ira droit au cœur, j’en suis sûr. Nous avons mis la main sur votre suspect numéro UN.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  L’espace d’une seconde, Coplan ne réalisa pas. Il dévisagea son chef. Mine de rien, le Vieux s’amusait ferme. Les yeux pétillants, il reprit d’un ton goguenard :
  
  
  
  
  
  - Allons, Coplan, ne faites pas l’ingénu.
  
  - Mon suspect numéro UN ? répéta Francis, bon prince. Je ne vois pas de qui vous parlez...
  
  - Vous déclinez, grommela le Vieux, ravi de son astuce. La belle pépée brune aux seins comme ça...
  
  Il mima de façon éloquente ce qu’il entendait par comme ça, et il enchaîna :
  
  - La fille qui a posé pour les photos libidineuses du petit Vietnamien.
  
  - Chouette ! Dites-moi où elle se trouve, que j’y vole.
  
  - Doucement, doucement, bougonna le Vieux. Vous vous occuperez d’elle en temps opportun. Nous avons d’autres questions à examiner auparavant. D’ailleurs, tranquillisez-vous. Votre jolie Italienne est sous bonne garde.
  
  - La concierge avait donc raison, c’est une Italienne ?
  
  - Elle se nomme...
  
  Le Vieux jeta un coup d’œil sur son bloc-notes et compléta :
  
  - Silvana Darello. Figurante. Domiciliée à Côme... C’est le brave Pommeret qui l’a repérée grâce à la photo de son passeport.
  
  - D’où venait-elle ?
  
  - De Zurich, par la Swissair... C’est une piste qui nous tombe du ciel, en somme.
  
  - Magnifique. Si les autres nouvelles sont du même acabit, notre enquête va progresser à pas de géant.
  
  - Ce n’est pas le cas, malheureusement... Asseyez-vous, je vous donne un bref résumé de la situation.
  
  Coplan prit place dans un fauteuil. Le Vieux commença :
  
  - Les pièces d’identité du Vietnamien sont truquées. Nous ne savons donc rien de valable au sujet de ce Diem-Li. Mais le Labo est formel : c’est du travail de spécialiste. Nous pouvons en conclure que l’EAS dispose d’une officine qui fabrique pour les membres du réseau tous les faux papiers dont ils ont besoin.
  
  - Je l’aurais parié.
  
  - Autre chose : une carte-postale adressée à Diem-Li est arrivée à la rue Servandoni. Elle a été expédiée de Zürich, au dernier courrier de vendredi. La voici.
  
  Coplan se leva, examina la carte-postale sur laquelle une main féminine avait tracé l’adresse de l’Indochinois et cette phrase banale : « Un bonjour amical de Suisse. » C’était signé Claude.
  
  - C’est une phrase conventionnelle qui indique un rendez-vous, émit Coplan.
  
  - Naturellement, confirma le Vieux. Et le système est facile à deviner. Diem-Li était chargé de prévenir son voisin Dumanet. L’Italienne est peut-être venue à Paris pour y contacter le Dumanet en question. Notre black-out serait payant dans ce cas. La fille va attendre le blond, puisqu’elle ignore qu’il est mort. En outre, le petit Indochinois n’est plus là pour lui signaler la disparition de Dumanet. Quand le contact de rappel n’aura rien donné, la fille va être obligée de contacter directement la branche parisienne de l’EAS. Ce sera fort instructif.
  
  De toute manière, constata Francis, l’opération est déjà payante, puisque nous tenons cette fille. Quoi qu’il arrive, il ne faudra plus la lâcher... Où se trouve-t-elle en ce moment ? J’ai bien envie de me coller illico dans son sillage.
  
  - Mes dispositions sont déjà prises, révéla le Vieux. La fille n’a pas encore quitté son hôtel de la rue de Berri. Comme elle doit connaître la musique, j’ai mobilisé toute une équipe qui fera une filature par relais. Je ne veux pas que cette souris détecte une présence insolite à ses trousses.
  
  - J’aurais quand même préféré la surveiller moi-même, insista Coplan.
  
  Le Vieux réfléchit un instant, puis décida :
  
  - Si la journée ne donne rien, vous prendrez la suite à partir de lundi matin.
  
  - D’accord.
  
  - Une dernière information. La photo où l’on voit l’Italienne au bord d’un lac a été prise à Lugano. Mario Pinzo m’a fait parvenir un cliché qu’il a pris exactement au même endroit... Le ponton du débarcadère, les barques à l’avant-plan, le petit palais blanc au fond, aucune erreur possible.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Tout le monde se fait photographier à Lugano. J’espère que vous n’avez pas demandé à Mario Pinzo de mener une enquête ?
  
  - Il n’en est pas question. D’abord, ça ne servirait à rien. Il y a trop de touristes par là. Et puis, le coup de la rue Servandoni démontre qu’il vaut mieux ne pas s’approcher du domicile des gens de l’EAS.
  
  - C’est bien à cela que je pensais, fit Coplan, soulagé.
  
  Il y eut un silence. Le Vieux marmonna d’un ton détaché :
  
  - Les autres nouvelles sont d’un intérêt secondaire. En bavardant avec les trois officiels qui nous ont accompagnés à Genève, j’ai pu reconstituer quelques-uns des agents de l’EAS. J’ai fait dessiner ces machins par Bel-lard...
  
  Il tendit à Francis quatre portraits-robots.
  
  Le dessinateur spécialiste du Service avait essayé de traduire sur le papier les signalements des inconnus auxquels les émissaires français avaient eu affaire lors des tractations clandestines.
  
  - C’est plutôt vague, dit Coplan en restituant les portraits fictifs à son chef.
  
  - Oui, mais ça peut servir.
  
  Ils bavardèrent encore pendant un long moment, après quoi Francis prit congé.
  
  - Je serai ici demain matin à sept heures, promit-il.
  
  
  
  
  
  La filature de l’Italienne n’avait rien apporté. D’après les rapports, la suspecte avait passé la plus grande partie de son dimanche à flâner dans sa chambre d’hôtel. Le soir, elle avait dîné chez Poccardi. Ensuite, elle était entrée dans un cinéma où l’on donnait un film italien en version originale. Aucune rencontre insolite, aucun contact.
  
  Coplan commença sa surveillance le lundi matin, vers huit heures et demie. L’animation de la rue de Berri lui permit de rester de faction dans les parages immédiats de l’hôtel sans attirer l’attention. Un peu avant dix heures, la fille sortit. Elle était vêtue d’un manteau de voyage gris clair. Sa silhouette ne contredisait en rien les images des photos. C’était bien la même femme aux formes parfaites, aux cheveux superbes, aux jambes admirables. Sa démarche un peu ondulante reflétait fidèlement la sensualité et l’arrogance de sa chair capiteuse.
  
  Elle tourna dans les Champs-Élysées, descendit l’avenue en regardant les étalages. A l’angle de la rue du Colisée, elle prit sur la gauche, traversa, marcha une centaine de mètres, traversa derechef pour s’engager dans la rue de Ponthieu.
  
  Finalement, elle déboucha dans la rue du Faubourg Saint-Honoré. Elle dépassa le Roule et continua vers le boulevard Haussmann. Un quart d’heure plus tard, elle pénétrait dans une cour, un peu plus loin que l’ancien hôpital Beaujon, mais du côté des numéros impairs.
  
  Elle resta environ vingt-cinq minutes dans l’immeuble, un ancien hôtel de maître dont les bâtiments vétustes étaient occupés par une douzaine de firmes commerciales.
  
  Coplan, pour ne rien gâcher, s’abstint de toute approche dangereuse. Les vérifications indispensables viendraient ultérieurement.
  
  L’Italienne, après cette visite, retourna à son hôtel.
  
  D’un bistrot voisin, Francis - sans quitter des yeux le porche de l’hôtel - alerta le Vieux. En termes convenus, il demanda deux collègues en renfort et une traction.
  
  A midi moins dix, un taxi emmena la belle brune jusqu’à la chaussée d’Antin. Coplan et ses deux collègues firent une drôle de tête quand ils virent que leur proie s’engouffrait dans les Galeries Lafayette. Entre les rayons du grand magasin, dans la cohue des clients et des clientes, la filature devint très vite une entreprise impossible. Francis, averti par son instinct, se retira du jeu et lança ses deux camarades. Ceux-ci, adroitement manœuvrés par l’Italienne, durent bientôt capituler à leur tour.
  
  En fin de compte, c’est Gilles Dorel, le plus âgé des trois agents du 2ème Bureau, qui enleva quand même le prix de consolation. Il avait rallié l’une des portes du boulevard Haussmann, et il eut tout juste le temps de voir la fille qui montait prestement dans une « 403 » grise.
  
  Il nota les numéros de la plaque.
  
  Reprendre la poursuite, il n’en était pas question. La « 403 » était loin quand les trois agents eurent rejoint leur traction.
  
  Coplan félicita Dorel.
  
  - Avec les numéros de cette plaque et l’adresse du Faubourg Saint-Honoré, c’est gagné, affirma-t-il.
  
  Mais ce pronostic optimiste s’écroula quand on confronta les renseignements, quelques heures plus tard. Les numéros minéralogiques de la « 403 > grise étaient du bidon. Et les onze firmes commerciales installées dans l’ancien hôtel de maître du Faubourg Saint-Honoré ne présentaient rien de suspect.
  
  Coplan, têtu comme une bourrique, ne se laissa pas décourager. Après avoir mangé deux sandwiches sur le pouce, il se remit en route au volant de la traction.
  
  Pendant des heures et des heures, caché derrière un journal, il fit le guet dans la rue du Faubourg Saint-Honoré, assis à son volant.
  
  Vers sept heures du soir, son obstination fut récompensée. Une « 403 » grise stoppa le long du trottoir, à moins de deux mètres de l’immeuble où l’Italienne s’était rendue le matin même.
  
  Les numéros de la plaque avaient changé. Mais c’était bien la même voiture. Le conducteur de la « 403 » débarqua, ferma sa portière à clé, pénétra dans la cour.
  
  Coplan était sidéré. Il connaissait cet homme. Des milliers de gens connaissaient cet homme, car il avait eu son heure de célébrité... De son vrai nom, il s’appelait Pierre Jarvil. Mais il avait connu la gloire sous un autre nom, du temps du cinéma muet.
  
  En dépit de la soixantaine bien sonnée, Pierre Jarvil était demeuré un bel homme. Grand, mince, extrêmement racé, il n’avait rien perdu de sa prestance. Ses cheveux blancs et sa voix prenante lui conféraient une séduction qui valait presque celle qu’il avait à l’époque où il jouait les jeunes premiers.
  
  Mais ce qui impressionnait surtout Coplan, c’est que le hasard voulait qu’il fût précisément un ami personnel de l’ancien acteur. Plus exactement, un ami de Sylvie Jarvil, la fille unique de l’ex-vedette de l’écran...
  
  Une dizaine de minutes à peine s’étaient écoulées quand Pierre Jarvil remonta dans sa voiture pour filer en direction de la Concorde. Coplan n’insista pas. Il avait mieux à faire pour l’instant. Il mit le moteur de la traction en marche, démarra. La montre du tableau de bord indiquait 7 h. 5.
  
  A 7 h. 20, il stoppait devant un bel immeuble moderne de la Porte Maillot. Il débarqua, entra dans le building. L’ascenseur le transporta au quatrième étage. Il sonna. Une petite bonne en tablier blanc vint ouvrir.
  
  - Madame Lessert est-elle chez elle ? de-manda-t-il.
  
  - Je vais m’en assurer, monsieur, fit la servante, stylée.
  
  Elle introduisit le visiteur dans un petit salon Louis XV et s’enquit :
  
  - C’est de la part de ?
  
  - Monsieur Coplan.
  
  La bonne se retira en fermant la porte avec soin. Mais l’huis s’ouvrit presque aussitôt.
  
  - Francis ! Quelle surprise !
  
  - Chère Sylvie, dit Coplan en baisant la main de son amie. Excusez cette visite à l’improviste...
  
  - Oh, c’est plutôt le contraire que je ne vous pardonne pas ! De ne pas venir plus souvent. On ne vous voit jamais, éternel vagabond !...
  
  A trente-quatre ans, Sylvie Lessert, née Jarvil, faisait encore très « jeune coquette ». Grande et élancée comme son père, elle s’était mariée assez tard, après une jeunesse orageuse. Sans être vraiment jolie, elle avait cette assurance désinvolte et cet esprit vif qui donnent tant de piquant aux mondaines de la haute société parisienne.
  
  - Vous avez besoin de moi ? railla-t-elle en entraînant Coplan vers un autre salon, plus vaste et plus clair.
  
  - On ne peut rien vous cacher.
  
  - Un apéritif ? proposa-t-elle.
  
  - Volontiers...
  
  - Whisky, Cinzano, vodka ?
  
  - Un Cinzano avec trois gouttes de vodka.
  
  - Toujours raffiné, à ce que je vois ?...
  
  Elle servit les apéritifs, donna un verre à Coplan et questionna, souriante :
  
  - Alors ? De quoi s’agit-il ?
  
  - Eh bien, voici. J’ai promis de pistonner un jeune garçon qui voudrait faire ses débuts dans le journalisme. C’est un petit gars plein de talent et de mérite. Seulement, ce n’est pas facile de faire sa trouée à Paris... D’autant plus qu’il voudrait se spécialiser dans la chronique des potins de théâtre et de cinéma...
  
  - Pas commode, en effet, reconnut-elle.
  
  - Je me suis dit que votre père pourrait peut-être...
  
  Elle l’interrompit en esquissant un geste de protestation :
  
  - Oh, ça, n’y comptez pas ! Mon père a horreur des gens de la presse ! Tout ce que je peux faire, c’est d’écrire deux ou trois mots de recommandation pour votre protégé...
  
  - Parfait, parfait, acquiesça Francis. Je suis sûr que ce sera efficace.
  
  - Comment est-il, ce jeune homme ? Quel est son nom ?
  
  - Je vous l’amènerai un de ces jours... A propos, comment va-t-il, votre père ?
  
  Elle déposa son verre.
  
  - Il se débrouille admirablement, dit-elle d’un ton enjoué. J’ai cru qu’il allait sombrer dans la neurasthénie, comme tant d’autres vedettes oubliées. Mais, depuis deux ou trois ans, il a remonté la pente avec un brio sensationnel.
  
  - Tant mieux ! De quoi s’occupe-t-il ?
  
  - Tenez-vous bien : il est directeur-général d’une agence artistique ! C’était simple, mais il fallait y penser. C’est une firme récente, peu connue encore. Néanmoins, ça doit marcher du tonnerre. Papa est de nouveau plein aux as. Il a un bureau, mon cher. Rue du Faubourg Saint-Honoré ! L’Agence Monde-Art...
  
  Les traits de Francis ne bougèrent pas. L’Agence Monde-Art figurait sur la liste des firmes suspectes du Faubourg Saint-Honoré. C’était donc bien Pierre Jarvil qui avait organisé, avec sa voiture, le repli de l’espionne du réseau EAS.
  
  - Où habite-t-il maintenant ?
  
  - Au Ranelagh. Il a réussi à récupérer la villa qu’il avait dû mettre en location.
  
  - Épatant ! émit Francis avec une conviction parfaitement imitée.
  
  Il but une gorgée de Cinzano. Et tandis qu’il poursuivait la conversation, un plan s’échafaudait rapidement dans sa tête.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Ce même soir, un peu avant dix heures, Coplan arrêtait sa traction le long du trottoir de l’avenue Raphaël, à quelques mètres d’une villa enfouie tout au fond d’un jardin. C’était une bâtisse ancienne, de style rustique, avec un perron de sept marches et un balcon de bois. L’habitation était séparée du boulevard par une allée envahie d’herbes folles. La grille d’entrée, rouillée, était ouverte.
  
  Avant de descendre de voiture, Francis resta un moment immobile, les mains sur le volant.
  
  Cette villa lui rappelait bien des souvenirs. Que de soirées il avait passées là à l’époque où il n’était encore qu’un tout jeune ingénieur-stagiaire ! En ce temps-là, Pierre Jarvil dirigeait des tournées théâtrales en province. Sylvie, sa fille, étudiante délurée, disposait à sa guise de la maison, que deux vieilles servantes bretonnes entretenaient tant bien que mal.
  
  Mais ce temps était loin. La villa était maintenant dans un tel état de délabrement qu’on eût dit qu’elle était inoccupée, abandonnée, délaissée à tout jamais. La végétation touffue et désordonnée avait complètement effacé le dessin des parterres. Dans la nuit maussade de ce début d’avril, la demeure sombre et silencieuse dégageait une tristesse indicible.
  
  Coplan se décida quand même à mettre pied à terre. Il se sentait en proie à un cafard terrible. Pour la première fois de sa carrière, il aurait préféré passer la main à quelqu’un d’autre du Service.
  
  Traquer des espions, abattre des ennemis de la France, c’est une chose. Arrêter un ami, confondre un homme pour lequel on a eu de l’estime et de l’admiration, plonger dans le scandale et le déshonneur un vieillard que les foules acclamèrent jadis, c’est un devoir plutôt pénible...
  
  Arrivé devant la grille, Francis hésita encore. Une seule des fenêtres de la villa était éclairée. A travers les fentes des persiennes, une lueur blafarde traçait des raies pâles sur l’herbe.
  
  Coplan, qui connaissait par cœur la disposition intérieure de la maison, n’avait aucune peine à se représenter la pièce où Jarvil se tenait. C’était un bureau-bibliothèque aux murs tapissés de papier rouge foncé à motifs dorés. Deux hautes armoires d’acajou poli occupaient le panneau principal. Et entre ces armoires, une superbe panoplie du XVIIe siècle faisait luire le métal d’une armure entourée d’armes anciennes.
  
  Rien n’avait sans doute changé au décor. Sauf que la lèpre des fauteuils avait dû s’aggraver, de même que l’usure du grand tapis oriental. Et Jarvil avait probablement gardé ses habitudes d’autrefois : ou bien il lisait près du lampadaire de cuivre, ou bien il écrivait au petit secrétaire Louis XVI dont les ferrures de bronze imitaient des fleurs de lis.
  
  Au lieu de s’avancer vers le perron, Coplan se dirigea vers la fenêtre éclairée. Son pas ne fit aucun bruit sur le gazon humide et épais.
  
  En se penchant contre les persiennes, il put distinguer la silhouette de Jarvil. L’ancien acteur, assis à son secrétaire, dans le coin droit de la pièce, tournait le dos à la fenêtre.
  
  Francis adopta presque machinalement la tactique qui lui accorderait le bénéfice de la surprise. Il contourna la villa. Comme jadis, la fenêtre de la cuisine était entrebâillée. C’était Sylvie qui avait forcé le châssis de cette fenêtre afin de se ménager en permanence une voie d’accès aussi personnelle que discrète.
  
  Sans le moindre effort, Coplan se haussa jusqu’au rebord de pierre, poussa doucement le battant, posa son pied droit sur l’évier de grès, à l’intérieur, puis son pied gauche sur l’antique muret de soutènement dont les briques saillaient.
  
  Ayant pris pied sur le carrelage de la cuisine, il s’accorda une seconde de répit. Une scène surgie du lointain passé lui revint en mémoire. Sa première cuite, au cours d’une surprise-partie organisée par Sylvie. Il avait été malade comme un chien. Et c’est dans ce vieil évier de grès qu’il avait restitué les affreux mélanges d’alcools ingurgités tout au long de cette nuit endiablée...
  
  Avec la sûreté infaillible d’un somnambule, il traversa la cuisine, déboucha dans le couloir central, marcha vers la porte du bureau-bibliothèque.
  
  Il ouvrit brusquement le battant et, un automatique dans le poing droit, il fit trois enjambées vers Jarvil.
  
  - Désolé, Jarvil, annonça-t-il en braquant son arme vers la poitrine de l’ancien comédien. Ne bougez pas.
  
  De saisissement, Jarvil avait redressé le buste en faisant un petit saut sur sa chaise. Il était en train d’écrire. Deux flacons bruns et plusieurs documents se trouvaient devant lui.
  
  Fasciné, il fixait Coplan d’un œil dilaté. La soudaine irruption de Francis dans la pièce le sidérait. L’arrivée de Napoléon sur son cheval blanc ne l’aurait pas assommé davantage.
  
  Sa main qui serrait le porte-plume se mit à trembler. Ses joues devinrent exsangues.
  
  - Je vois que vous avez déjà compris, articula Coplan. Vous savez ce que ma présence ici veut dire, n’est-ce pas ?... Levez-vous... Et soyez raisonnable : ce moment est aussi pénible pour moi que pour vous.
  
  Jarvil ne bougeait pas. Coplan gronda :
  
  - Levez-vous. Allez-vous mettre contre le mur, immédiatement.
  
  - Tirez, haleta Jarvil. Je vous en supplie, tirez... Tôt ou tard, cela devait finir... Si vous avez encore un peu de...
  
  Il ne trouvait pas ses mots. Il essayait en vain d’avaler l’énorme boule d’angoisse qui l’étranglait Dans son cou maigre de vieillard, sa pomme d’Adam montait et descendait comme s’il était à l’agonie.
  
  Coplan aurait bien donné dix ans de sa vie pour être ailleurs.
  
  Jarvil, les traits décomposés, balbutia d’une voix à peine distincte :
  
  - Pour Sylvie, Francis... Tuez-moi... Ou alors, laissez-moi me suicider...
  
  - Levez-vous, lui intima Coplan pour la troisième fois.
  
  Jarvil déposa sa plume, se leva en prenant appui sur le petit meuble devant lequel il était installé. Mais, tout à coup, il se plia en avant, allongea ses deux longues mains sèches, ouvrit avec fébrilité un des tiroirs du secrétaire et porta sa main droite à sa bouche. Coplan, dans un réflexe de colère et de violence, lui assena sur le poignet un coup sec avec le canon d’acier de son automatique.
  
  Un minuscule objet blanc tomba sur le tapis. Jarvil se baissa. Mais Francis lui balança un coup de talon au plexus et l’envoya s’étaler sur le dos.
  
  Le vieil acteur, avec l’énergie du désespoir, se redressa sur son séant et se rua à plat ventre vers la petite capsule blanche qui gisait contre le pied de la chaise. D’un mouvement rapide et précis, Coplan posa sa semelle sur la capsule. Puis, se baissant, il agrippa le col de la veste d’intérieur de Jarvil et, d’une seule main, il souleva l’ancienne vedette.
  
  - Du calme, grands dieux ! siffla-t-il en dardant sur Jarvil un regard noir.
  
  Remis debout de force, le vieillard chancela, recula en titubant. Coplan se baissa pour ramasser la capsule. Mais Jarvil se jeta sur lui comme un dément, et les deux hommes roulèrent sur le tapis.
  
  Coplan ne songea pas un instant à se battre sérieusement contre un tel adversaire. Malgré les coups ridicules que Jarvil, déchaîné comme un fou en pleine crise, essayait de lui porter au visage, il ménageait son antagoniste et préparait sa riposte. Elle fut brève et décisive. Jarvil, propulsé par les deux genoux de Francis, s’envola dans les airs et retomba sur les fesses, juste contre le mur. Coplan avait dosé sa détente pour étourdir sa victime sans la blesser.
  
  Un peu sonné par son atterrissage, Jarvil, le dos au mur, dodelinait de la tête. Coplan l’aida à se relever. Mais le bonhomme, plus entêté qu’une mule, pivota sur ses talons, décrocha une des armes de la panoplie assujettie au panneau et opéra une volte furibonde. Le bras levé, il fit un moulinet avec la forte rapière qu’il étreignait dans son poing. Et, avec la dextérité acquise jadis quand il tournait des films historiques, il lança un coup d’estoc vers la poitrine de son adversaire.
  
  Coplan fit un bond en arrière. La pointe acérée de l’épée cisailla net les deux boutons de sa veste. Il dut esquiver un second coup de lame qui passa à moins de deux centimètres de son épaule. Au troisième coup, Jarvil, enragé, frappa vigoureusement le vide et encaissa au bas des reins une botte qui l’envoya à quatre pattes au sol. Un léger coup de crosse à l’arrière du crâne le plongea dans le gouffre noir de l’inconscience.
  
  
  
  
  
  Quand Jarvil revint à lui, il se retrouva ficelé sur une chaise, au milieu de la pièce.
  
  Coplan, confortablement calé dans un fauteuil, contemplait le vieillard.
  
  - J’espère que vous finirez tout de même par comprendre que le moment est mal choisi pour faire l’imbécile, Jarvil ? Je ne vous demande pas de passer aux aveux. L’ampoule de cyanure que vous vouliez croquer est une pièce à conviction suffisamment éloquente... J’ai néanmoins quelques questions à vous poser. Au nom des liens qui m’unissaient à vous et à Sylvie, je vous demande de me répondre avec le maximum de franchise et de sincérité... Par quel incroyable concours de circonstances êtes-vous devenu le chef d’un réseau d’espionnage ?
  
  - Je n’en suis pas le chef, articula le vieux comédien d’un ton morne. Je ne suis qu’un rouage... Un rouage important, c’est vrai, mais...
  
  Il laissa sa phrase en suspens. Coplan désigna d’un vague mouvement de la tête les papiers et les deux flacons qui se trouvaient sur le secrétaire.
  
  - Vous admettrez que c’est réussi, comme flagrant délit ?... Les informations que vous étiez justement en train de mettre en code constituent des preuves accablantes. Et, soit dit en passant, votre système d’écriture chimique est une invention remarquable... En tant que rouage, quelles sont vos fonctions exactes ?
  
  - Je suis chargé d’organiser les départs des agents qui négocient les affaires.
  
  - Sous le couvert de votre agence artistique ?
  
  - Oui...
  
  - Et vous avez congédié vos domestiques parce que vous aviez des travaux confidentiels à faire ce soir ?
  
  - Oui. Je préparais deux prochaines missions.
  
  - Qui est le chef de votre organisation ?
  
  Jarvil baissa la tête en soupirant :
  
  - Je sais que vous ne me croirez pas, Francis, et cependant c’est la vérité : je ne connais pas le chef de notre réseau.
  
  Coplan ne répondit pas. Jarvil leva les yeux et reprit :
  
  - Je le jure sur la tête de ma fille unique. Je ne connais pas l’homme qui assume la direction suprême de cette entreprise, je ne l’ai jamais vu, j’ignore son nom et sa nationalité.
  
  - Il vous a engagé par voie d’annonce dans « France-Soir » ? ironisa Coplan avec amertume.
  
  - Non, mais c’est un peu ça quand même. A l’origine, j’ai été contacté par un certain Dumanet qui m’a proposé de prendre la direction de l’Agence Monde-Art... Mon nom, ma compétence d’ancienne vedette, mon prestige... Ah, ils m’ont bien manœuvré ! J’étais directeur de l’agence depuis quatre mois quand ils ont dévoilé leurs batteries...
  
  - Avec menace de mort en cas de refus, j’imagine.
  
  - Oui... Je suis un vieil homme, je n’ai pas eu le courage de... de...
  
  - Pourquoi ne m’avez-vous pas alerté ? coupa Francis, bourru
  
  - A quoi bon ? Ils m’auraient supprimé. Ils auraient assassiné Sylvie aussi... Quand j’ai compris à qui j’avais affaire et dans quelle effroyable situation je me trouvais, c’était trop tard. Il faut vivre ces choses-là pour y croire... Oh, je ne cherche pas à me disculper... Vous savez, Francis, ils ont jeté leur dévolu sur moi parce que je n’étais plus qu’une épave... Mais vous êtes mieux placé que quiconque pour savoir qu’il n’y avait plus d’issue dès l’instant où j’étais dans la nasse...
  
  Maintenant que ses nerfs se relâchaient, Jarvil avait besoin de parler, de se confesser. L’heure de la vérité avait sonné pour lui.
  
  Coplan se leva, se mit à marcher dans la pièce. Les deux mains dans les poches, il écoutait les aveux du vieillard. Celui-ci, ficelé sur sa chaise, faisait pitié à voir. Sa pâleur, ses rides, ses vêtements en désordre et ses cheveux blancs qui pendaient sur son front lui donnaient un air misérable.
  
  A la fin, Coplan s’arrêta devant son prisonnier, le contempla d’un œil pensif et lointain, puis à mi-voix :
  
  - Pas de question, Jarvil, mon devoir est formel : je suis obligé de vous envoyer en prison. Ce sera un coup dur pour Sylvie, car le scandale rejaillira forcément sur elle... Il y a cependant une autre solution, mais qui comporte des risques. Des risques énormes, pour vous comme pour moi.
  
  Jarvil leva les yeux, esquissa une petite grimace désabusée. Quant à lui, il n’espérait plus grand-chose, c’était visible. Les jeux étaient faits. De quelque côté qu’il se tournât, il se heurterait à un mur infranchissable.
  
  Coplan continua pourtant :
  
  - Si vous me donnez votre parole, je suis prêt à tenter l’impossible.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Après un long silence, le vieux comédien répéta d’une voix sourde et sur un ton de morne incrédulité :
  
  - Tenter l’impossible ?... Vous voulez dire que vous pourriez faire quelque chose pour moi ?
  
  - Oui. Au lieu de vous abattre définitivement, comme je devrais le faire en toute logique, je suis disposé à mettre tout en œuvre pour vous sauver. Si vous me jurez de lutter désormais avec moi, je passe à la contre-attaque.
  
  Une lueur d’espoir brilla dans le regard de Jarvil. Mais elle s’éteignit presque aussitôt.
  
  - C’est irréalisable, dit-il avec résignation. Je ne connais pas ces gens qui ont fait de moi leur complice, mais j’ai appris à connaître leur pouvoir et leurs méthodes. Nous serons éliminés impitoyablement avant la fin de ce mois. Et peut-être avant cela... Une surveillance occulte contrôle mes activités. La moindre désobéissance équivaut à une condamnation à mort.
  
  - C’est le danger auquel je faisais allusion il y a un instant. Mais cela fait partie du métier. Perdu pour perdu, autant risquer votre chance...
  
  Jarvil était bouleversé. Ses lèvres sèches se mirent à trembler.
  
  - Pourquoi feriez-vous cela, Francis ? haleta-t-il.
  
  - Je n’ai guère le choix, murmura Coplan avec un pâle sourire. J’ai horreur de frapper une victime sans défense. Or vous êtes beaucoup plus une victime qu’un coupable, à certains égards.
  
  Il s’approcha du comédien et commença à le débarrasser des liens qui l’entravaient à la chaise.
  
  - Vous allez me raconter toute votre histoire de A à Z... Avec ce que vous savez et les renseignements dont je dispose de mon côté, nous devons pouvoir préparer une offensive valable.
  
  
  
  
  
  L’aube n’allait pas tarder à poindre quand Coplan quitta la villa de l’avenue Raphaël. Une petite pluie grise et morose s’était mise à tomber, une humidité glaciale émanait des buissons mouillés.
  
  Francis s’installa en soupirant au volant de la traction, lança son moteur, fit fonctionner les essuie-glace et démarra.
  
  Il se sentait vanné, inquiet, vaguement démoralisé.
  
  Pendant des heures et des heures, il avait interrogé le vieux Jarvil pour lui soutirer le maximum d’informations au sujet de l’EAS. Malheureusement, l’ancien comédien n’en savait pas lourd. Ses complices l’avaient cantonné dans des limites fort étroites. Ses activités secrètes étaient cependant importantes. Mais elles étaient conçues de telle manière qu’elles allaient obligatoirement en sens unique. Il recevait des instructions, organisait des missions, transmettait les messages, mais sans avoir la possibilité de découvrir ceux qui dirigeaient l’ensemble du travail et concluaient les affaires.
  
  En outre, au cours de la nuit, le vieillard avait eu plusieurs accès de désespoir et manifesté le désir subit de se suicider, d’en finir une fois pour toutes. Coplan avait eu toutes les peines du monde à le regonfler. Finalement, pour sa fille qu’il adorait, Jarvil avait fait le serment de tenir bon.
  
  Tout cela étant, Francis ne se faisait pas d’illusions. Le gang de l’EAS n’était pas dirigé par des amateurs.
  
  Arrivé à son domicile, Coplan commença par se préparer du café noir. Il se déshabilla, prit une douche, changea de linge et de costume, avala deux grandes tasses de café brûlant et se remit en route.
  
  Il se rendit d’abord à l’avenue Malakoff. Sa montre marquait 8 h. 20 quand il sonna à la porte d’un appartement situé au quatrième étage d’un bel immeuble de construction récente. La porte fut entrouverte prudemment ; un petit bonhomme aux cheveux gris, au visage ravagé, aux yeux éteints, se montra dans l’entrebâillement. C’était un valet en gilet rayé, mais il manquait nettement de prestance à cette heure matinale.
  
  Coplan s’enquit :
  
  - Monsieur Grauss, c’est bien ici ?
  
  - Mecheu Graouss est en voyach, répondit le larbin en actionnant vigoureusement ses mandibules. Ch’est pourquoi ?
  
  - Nous avons trouvé un portefeuille avec des papiers à son nom. C’est bien lui, cette photo ?
  
  Coplan montra au vieux domestique une photo du nommé Grégoire Dumanet, l’homme de la rue Servandoni et du Havre.
  
  - Oué, ch’est Mecheu Graouss, dit le larbin sans hésiter.
  
  Ce devait être un Tchèque ou un Polonais du nord ou peut-être un Balte. Il tendit la main pour prendre le portefeuille annoncé. Mais Coplan secoua négativement la tête :
  
  - Quand Monsieur Grauss rentrera de voyage, vous lui direz de passer au commissariat du 16e. Il devra signer une décharge. Le portefeuille doit lui être restitué en mains propres.
  
  - Che tirai à Mecheu Graouss, promit le gars en hochant plusieurs fois la tête.
  
  - Parfait.
  
  Coplan esquissa un petit salut et s’en alla. Le Mecheu Graouss en question n’était pas près de se présenter à la police. Son cadavre dormait dans une cellule froide à la morgue. Mais, pour Francis, ce point d’histoire avait son importance. Grauss, alias Dumanet, ne serait pas remplacé avant un certain temps. Or, comme c’était lui qui surveillait Jarvil, ça donnait un peu de mou pour organiser la contre-attaque.
  
  Au bureau, le Vieux était littéralement submergé par les papiers, les dossiers et les fiches. Il avait sa figure opiniâtre des mauvais jours. La pipe au bec, l’œil sévère, il établissait des listes.
  
  - Vous faites le recensement de quoi ? demanda Coplan.
  
  - Des firmes de cet immeuble du Faubourg Saint-Honoré. Quel sacré boulot ! Onze sociétés, plus de soixante administrateurs, gérants et directeurs... Mais je finirai par trouver, faites-moi confiance.
  
  Coplan eut un petit froid dans le dos.
  
  - Vous pouvez laisser tomber, dit-il. C’est déjà liquidé. J’ai trouvé notre homme, le complice de l’Italienne, le chauffeur de la « 403 »...
  
  Le Vieux tira sa pipe de sa bouche.
  
  - Ah ? fit-il... Comment cela ?...
  
  - C’est une longue histoire. Et un peu délicate, murmura Francis en sortant son paquet de Gitanes.
  
  Il se laissa tomber dans un fauteuil, alluma une cigarette et commença son récit. Le Vieux, impassible, aspirait de sa bouffarde de courtes bouffées sèches et nerveuses.
  
  Quand Coplan se tut, le Vieux déposa sa pipe dans le cendrier.
  
  - Oui, dit-il, je vois... C’est bien... C’est même très bien... Une bonne action n’est jamais perdue. Nous pouvons ménager Jarvil. Du moment qu’il n’est pas responsable de la mort de Claude Herbaut et qu’il n’a pas de sang sur les mains... Il est coupable de complicité, bien sûr, et il a gagné de l’argent d’une manière illégale. Mais nous lui accorderons le bénéfice de la contrainte. Au demeurant, cela fortifie notre position. Doublement même. Sa présence à son poste va tromper ses complices, d’une part. Et les indications qu’il va nous procurer vont nous aider... La grandeur d’âme est parfois la suprême habileté, n’est-ce pas ?...
  
  Coplan respira plus librement. Si le Vieux le prenait comme ça, les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes. Il précisa toutefois :
  
  - Jarvil ne peut nous procurer que des tuyaux secondaires, en fait. Comme je viens de vous l’expliquer, il ne connaît pas les chefs de l’EAS. Depuis le début, son rôle consiste à manipuler un groupe de cinq agents itinérants. Il leur transmet les messages et les instructions, il organise leurs déplacements, c’est tout. Il n’est pas dans le secret des dieux.
  
  - N’empêche, grommela le Vieux. En examinant à la loupe les confidences de Jarvil, je suis sûr de découvrir des indices intéressants.
  
  - Les cinq agents mobiles, nous les épinglerons quand nous voudrons. J’ai la liste. Parmi les autres renseignements, la plupart sont périmés. Il s’agit de Diem-Li, de Dumanet, de notre Italienne. Une seule indication à retenir : l’adresse d’une boutique de Berne. C’est un magasin situé dans la Kramgasse. Si vous êtes d’accord, je commencerai par là.
  
  
  
  
  
  Coplan arriva à Berne - par le train - le mercredi à 8 h. 34 du matin. Un taxi le déposa peu après à l’Hôtel Bristol, dans la Schauplatzgasse, non loin du magasin d’Anton Hasler. Une chambre avait été réservée pour Francis au nom de Maurice Vernois, ingénieur lyonnais. Une autre chambre du même hôtel était occupée depuis la veille par Jean Legay, le copain de Coplan, collègue du Service, nommé assistant pour cette mission.
  
  Les deux amis se retrouvèrent dans un café de Neuengasse, près de la gare, et ils décidèrent ensemble d’établir un roulement afin de surveiller sans relâche la boutique suspecte de la Kramgasse.
  
  Le même soir, au bar du Bristol, attablés devant un whisky, ils confrontèrent les résultats de la journée.
  
  - Zéro sur toute la ligne, annonça Legay, fataliste.
  
  - La même chose pour moi, enchaîna Francis.
  
  Ils se regardèrent d’un œil perplexe, puis Coplan commenta à mi-voix :
  
  - Pas une visite bizarre, pas un visage connu, rien. Le gars n’est même pas sorti de son magasin.
  
  - Ce serait trop beau, soupira Legay. Les gens de l’EAS ne vont pas nous servir d’emblée une belle petite piste bien garnie de révélations sensationnelles. Attendons. La patience finit toujours par être récompensée.
  
  - Je ne suis pas de cet avis, rétorqua Francis. Sauf erreur, le temps travaille contre nous. Il faut brusquer les opérations.
  
  La surprise et la réprobation se peignirent sur le visage énergique de Legay. Son petit front têtu se creusa de deux rides.
  
  - A toi de juger, naturellement, dit-il d’un ton réticent. Mais il me semble que ce serait bête de gâcher notre pauvre petit atout par une ouverture prématurée.
  
  - Pas d’accord, répéta Coplan. Primo, la disparition de Grauss alias Dumanet, de Diem-Li et des tueurs du Havre a dû jeter le trouble dans le camp adverse. Secundo, étant donné la prudence de ces gens, le magasin d’Anton Hasler ne nous dévoilera peut-être jamais rien d’instructif.
  
  Ces arguments étaient de poids, Legay dut l’admettre.
  
  - Que proposes-tu ? demanda-t-il.
  
  - La tactique habituelle. Je vais me flanquer à l’eau. Tu couvriras mes arrières en cas de réaction brutale.
  
  - Comment vois-tu la manœuvre?
  
  - Je vais y réfléchir cette nuit...
  
  
  
  Le lendemain, vers onze heures du matin, Coplan entra dans la boutique de souvenirs logée sous les arcades de la Kramgasse. Il arborait une expression soucieuse, tendue, et ses yeux trahissaient une curiosité mal déguisée. Anton Hasler ne pouvait pas ne pas remarquer l’attitude ambiguë de ce touriste.
  
  - Monsieur ? s’enquit le petit commerçant suisse en s’avançant au devant du client.
  
  - Je voudrais quelques objets-souvenirs...
  
  - De quel genre, monsieur ?
  
  - Eh bien... des souvenirs. Peu importe. C’est pour offrir. Vous avez de jolis fichus de soie, là...
  
  Tout en parlant, Coplan promenait des regards insistants sur Anton Hasler et sur le magasin. Le Suisse, impassible, sortait déjà des boîtes remplies de foulards aux motifs variés.
  
  - C’est pour une dame de quelle âge ? questionna-t-il.
  
  - Jeune et coquette, précisa Francis. Mais j’ai plusieurs cadeaux à faire du même genre.
  
  Il palpa quelques foulards, puis dit en souriant :
  
  - Pas mal, ce tissu. Vous savez, je m’y connais. Je suis de Lyon.
  
  - C’est un article de tout premier ordre, souligna Hasler.
  
  - Je prendrai ceux-ci, décida Coplan en choisissant quatre fichus différents. Je vais les payer. Vous est-il possible de me les faire porter à mon hôtel ?
  
  - Bien entendu, quelle est l’adresse ?
  
  - Au Bristol... Au nom de Maurice Vernois... Ce n’est pas urgent, je reste encore deux jours à Berne...
  
  Anton Hasler inscrivit l’adresse. Ses yeux tristes étudiaient Coplan par en dessous, attentivement. Francis paya et sortit.
  
  La matinée s’acheva, puis l’après-midi, sans que le moindre indice intéressant pût être enregistré. Un jeune commissionnaire, sans doute appelé par téléphone, apporta les foulards au Bristol, vers six heures.
  
  A huit heures, la boutique ferma ses volets. Mais Hasler ne sortit pas... D’une cabine, Legay alerta Francis à l’hôtel. Le téléphone sonna dans la chambre de Coplan. En termes convenus, Legay demanda s’il devait insister.
  
  - Oui, répondit Coplan. C’est maintenant que ça va peut-être donner. La corvée est désagréable, je m’en rends bien compte, mais je ne peux vraiment pas te relayer. Je sers d’hameçon ici, moi.
  
  - O.K.
  
  Une demi-heure plus tard, Francis, tiré à quatre épingles, descendit au bar.
  
  Cinq personnes étaient assises sur les tabourets du comptoir. Deux couples d’Américains, en pleine conversation. Puis, seule à l’écart, devant un gin-fizz, la ravissante Italienne qui avait si bien effacé sa piste en quittant Paris...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Coplan, grâce à Jarvil, savait que la belle espionne avait quitté la France clandestinement, entre Jeumont et Cousoltre, en traversant un petit bois. Les liaisons de l’EAS ne se faisaient par les voies officielles que dans les cas d’urgence.
  
  Malgré cela, elle avait dû se grouiller drôlement pour arriver à cette allure record à Berne. Anton Hasler avait probablement téléphoné un message télégraphique...
  
  Francis, en s’approchant du comptoir, enveloppa d’un long regard teinté d’admiration intéressée la fille solitaire. C’était normal. Le contraire eût même été une gaffe irréparable. Aucun homme seul, en voyage dans une ville étrangère, n’aurait pu s’empêcher de lorgner cette sirène éblouissante qui sirotait d’un air langoureux son gin-fizz.
  
  Daniela Davento (le nom de son passeport était faux, dixit Jarvil) avait mis tout le paquet. Sa robe bleu nuit était un chef-d’œuvre d’hypocrisie sociale. Avec ces hanches moulées, ce décolleté indiscret, ce corsage diabolique qui lui soulevait les seins et les offrait comme deux fruits satinés dans une corbeille d’ombre, elle était encore plus impudique et plus désirable que sur les photos du petit Chinetoque.
  
  Ses cheveux bouclés étaient drus et luisants. Ses lèvres ourlées, admirablement fardées, faisaient penser à une lourde fleur érotique. Elle suçait rêveusement son gin en aspirant à petits coups dans son chalumeau de paille.
  
  Un regard oblique filtra entre ses longs cils recourbés, caressa Coplan, puis dévia. Mais, tout de suite après, elle regarda de nouveau Francis et redressa son buste. Le relief de sa poitrine s’accentua, un sourire imperceptible (mais quand même suffisamment réel) incurva les pétales voluptueux de sa bouche.
  
  Coplan se hissa sur un tabouret, entre la fille et les Américains. Puis, sceptique, il se retourna. Il n’osait pas croire que le sourire de la belle fille lui était destiné. Du moins, il faisait semblant d’en douter.
  
  Elle détourna la tête, elle aussi.
  
  Coplan se commanda un scotch. Daniela pêcha dans son sac brodé un fume-cigarette en or et y vissa une blonde de luxe. Pendant cinq minutes, elle joua ostensiblement avec son fume-cigarette. De toute évidence, elle s’en tenait aux vieilles méthodes éprouvées. Ou alors, elle manquait totalement d’imagination.
  
  Francis alluma une Gitane et ignora les appels discrets de sa voisine. Elle fut obligée de demander du feu au barman.
  
  Coplan en profita pour interviewer le serveur au sujet d’un restaurant de bonne qualité. Il nota dans sa mémoire le conseil du barman.
  
  La fille s’en alla peu après. Coplan se fit servir un autre scotch. Mais, trois quarts d’heure plus tard, quand il pénétra dans la salle de restaurant du Bären, il repéra du coin de l’œil l’Italienne qui était attablée au milieu de la rangée du fond. Le maître d’hôtel, pour faire plaisir à Francis, le guida d’autorité vers la table voisine de celle que la beauté occupait. Cette rencontre fortuite valut à Coplan un nouveau sourire, plus marqué que le premier.
  
  Francis envoya le chasseur lui chercher un journal de Paris et se plongea dans la lecture des nouvelles politiques. A peine leva-t-il deux ou trois fois les yeux pendant tout son repas. Et jamais en direction de l’éblouissante brune. Le maître d’hôtel, secrètement indigné, révisa avec hargne son jugement au sujet du légendaire donjuanisme des Français.
  
  A dix heures un quart, Coplan régla sa note, plia son journal et sortit du restaurant, le front soucieux.
  
  Dehors, malgré le froid vif, il eut une sérieuse envie de rigoler.
  
  Il regagna d’un pas allègre le Bristol, s’installa derechef au bar et commanda un digestif. Daniela s’amena vingt minutes plus tard.
  
  - Décidément, dit-elle comme par inadvertance en voyant Francis.
  
  Elle n’était pas mauvaise comédienne du tout. L’étonnement amusé que lui inspirait cette suite de hasards ne sonnait pas faux.
  
  En se trémoussant, elle cala sa jolie croupe sur le tabouret, à côté de Coplan. Il lui décocha un regard un peu ahuri. Puis il eut un battement des paupières : Daniela, en se penchant pour arranger sa robe, lui plaçait sous le nez sa corbeille de fruits. S’il avait avancé la main pour cueillir une de ces deux pêches brunes et roses, le geste aurait presque semblé naturel. Elle se redressa et murmura :
  
  - Les soirées bernoises ne sont pas drôles, n’est-ce pas ?
  
  - Euh... non, en effet.
  
  - Oh, pour vous, c’est différent ! Une femme seule...
  
  - Ces villes suisses sont lugubres, dit-il d’un ton définitif.
  
  Il baissa les yeux pour dissimuler le trouble qu’il était censé ressentir. Daniela se demanda une fois de plus si les hommes étaient vraiment des enfants naïfs et bêtes, ou si sa beauté avait réellement un tel pouvoir. C’était un problème qui la laissait hésitante, car les deux choses paraissaient également vraies.
  
  - Oh, dit-elle tout bas, confidentielle, à votre place, je saurais quand même me distraire. Il y a quelques night-clubs passables.
  
  - Ici ? Vous voulez rire ?
  
  - Mais non. Je reconnais que ça ne vaut pas ce qu’on trouve à Paris, mais c’est mieux que rien.
  
  - Je demande à voir, ricana-t-il, sceptique.
  
  Le barman s’approcha. Daniela commanda un cognac. En silence, Francis dardait sur la fille un regard un peu hésitant. Comme elle attendait, il se pencha vers elle et maugréa :
  
  - Je suppose que vous allez m’envoyer paître si j’ose vous suggérer d’aller passer une heure ensemble dans un de ces cabarets de nuit dont vous me vantez les attraits ?
  
  Elle s’écarta, but une gorgée de cognac, resta un moment rêveuse. Elle pesait le pour et le contre. Finalement, à la fois indécise et minaudeuse :
  
  - Vous savez, j’ai deux soirées à perdre ici... Alors, ma foi, en amis, comme deux touristes qui mettent leur solitude ensemble... Mais ne vous faites pas d’illusions, surtout.
  
  - Parole d’honneur.
  
  - Soit, accepta-t-elle, vaincue.
  
  - Vous me comblez, dit-il, sincère. Je vais chercher mon manteau. Je suis au 14. Je vous retrouve ici ?
  
  - Tiens ! Je suis au 22... Je vais changer de robe, si vous le permettez...
  
  Coplan paya. Ils montèrent côte à côte l’escalier. Elle chuchota :
  
  - Venez me prendre au 22. Je ferai vite.
  
  Elle jubilait. Si Anton avait vu ce travail, il aurait pavoisé ! En moins de quatre heures, ce ballot de Français était complètement ligoté dans le filet. Et la soirée ne faisait que commencer !...
  
  Quand Francis fit une entrée discrète au 22, Daniela ne lui montra que le bout de son nez dans l’entrebâillement de la salle de bains.
  
  - J’ai des ennuis avec ma robe, dit-elle, contrariée.
  
  - Euh... Puis-je vous aider ?
  
  - Vous êtes un polisson. Mais je crois que j’aurai quand même besoin de votre concours... Ma fermeture s’est bloquée...
  
  Elle apparut, les épaules nues, la robe à demi dégrafée. Sa chair couleur d’ambre était d’une finesse si somptueuse, si appétissante surtout, que Coplan en eut le souffle accéléré.
  
  - Faites doucement, recommanda-t-elle en lui présentant son dos. C’est fragile.
  
  - En effet. C’est une soie délicate. Je m’y connais dans les tissus, c’est ma partie.
  
  Elle avait bel et bien réussi à coincer volontairement la fermeture coulissante. Coplan s’activa avec une feinte maladresse. Le parfum qui montait vers ses narines était résolument aphrodisiaque. Il murmura :
  
  - Comment vous appelez-vous, si j’ose me permettre cette question ?
  
  - Daniela.
  
  - Est-ce qu’on vous a déjà dit, ce soir, que vous étiez belle, Daniela ?...
  
  - Comment est-ce, votre nom ? questionna-t-elle simplement.
  
  - Maurice.
  
  -Comme Chevalier ? plaisanta-t-elle, rieuse.
  
  - Si vous voulez... Voilà ça y est...
  
  Il abaissa la fermeture coulissante. Daniela fit passer délicatement sa robe par-dessus sa tête. Perchée sur ses hauts talons, elle offrait en spectacle deux jambes sublimes, un dos cambré, une croupe vénusienne.
  
  Elle se retourna, lentement.
  
  Francis affichait l’expression un peu hagarde d’un homme qui, d’une seconde à l’autre, va attraper un coup de sang. Daniela lui coulait maintenant des yeux pleins de langueur. Pour mettre le point final à son entreprise de séduction, elle avança davantage encore sa poitrine et murmura :
  
  - Puisque vous êtes dans les tissus, que pensez-vous de ce linon tissé-main?
  
  Les doigts de connaisseur de Coplan palpèrent autre chose que la chemise de la fille. Un strip-tease accéléré fut le signal des grandes fougues de l’amour...
  
  Pour le Vieux, pour le Service et pour le prestige de la Gaule Éternelle, Francis s’en paya une sérieuse tranche.
  
  A trois heures du matin, il traversa le couloir silencieux, s’enferma dans sa chambre, se coucha et s’endormit.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, Daniela et Coplan se revirent à l’apéritif. Jean Legay, au cours de la matinée, avait pisté la belle Italienne jusque chez Anton Hasler et retour. Le contact était donc établi entre la fille et la centrale bernoise de l’EAS. C’était un début intéressant. Et un point à l’actif de Pierre Jarvil.
  
  Cependant, ce jour-là, aucun événement ne se produisit par la suite. Coplan eut donc droit à une deuxième nuit d’amour.
  
  Comme ils devaient se séparer le lendemain, Francis et la fille prolongèrent leurs ébats. Après un dernier round frénétique et mouvementé, ils sombrèrent tous les deux dans une bienheureuse béatitude. Daniela, profitant de la torpeur de son amant, se leva en douce. Parfaitement à l’aise, et fière de sa nudité qui faisait d’elle une statue vivante, elle foula discrètement de ses pieds nus le tapis de laine qui recouvrait le parquet. Coplan, aux aguets, la tenait à l’œil sans en avoir l’air. Il la vit se déplacer silencieusement dans la pénombre intime de la chambre. Elle alla chercher ses cigarettes, puis elle s’approcha du fauteuil sur lequel Coplan avait jeté ses vêtements.
  
  Elle s’était placée entre le lit et le fauteuil.
  
  Les mouvements légers qu’elle faisait déplaçaient sur sa longue échine souple et sur sa croupe rebondie des effets chatoyants et des ombres suggestives. Elle fouillait dans les poches de son amant, et sans doute son portefeuille.
  
  Quand elle revint s’allonger, elle murmura :
  
  - Tu fumes ? Je t’ai pris tes cigarettes...
  
  Ils fumèrent et bavardèrent. Cette souris avait un penchant indéniable pour les poses artistiques.
  
  - Dommage qu’on doive se quitter, soupira-t-elle en écrasant sa cigarette dans le cendrier qu’elle avait posé près d’elle.
  
  - Oui, dit-il rêveusement, dommage.
  
  Il se redressa sur un coude, écrasa lui aussi sa cigarette dans le cendrier.
  
  - En fait, fit-il observer à mi-voix, ça dépend de toi et rien que de toi... Moi, je peux toujours m’arranger. Du moment que je passe deux ou trois heures à mon bureau, rien ne m’empêche de revenir.
  
  - Je dois me rendre à Venise, chez un oncle. Je suis attendue là-bas.
  
  - Je crois que j’aimerais revoir Venise, émit-il sur le même ton pensif.
  
  Elle se mit brusquement sur son séant.
  
  - Oh, Maurice, fit-elle, émue, les seins frémissants. Nous pourrions nous retrouver là-bas, dis ? Ce serait merveilleux.
  
  Elle prit le cendrier, le déposa au pied du lit en imprimant à son corps une torsion qui magnifia soudain le relief de sa nudité. Puis, se redressant, elle enlaça Francis et se serra contre lui avec une ardeur amoureuse jouée à la perfection.
  
  - Une vraie lune de miel à Venise, mon chéri... Tu te rends compte ?
  
  - Oui, approuva-t-il avec conviction. Nous devons arranger cela : Venise nous promet des heures inoubliables, à tous deux...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  A Paris, la soudaine apparition de Coplan étonna le Vieux.
  
  - Du nouveau ? s’enquit-il.
  
  - Oui et non. La liaison entre l’Italienne et Hasler est confirmée. Hasler m’a jeté sa fille dans les jambes. Je retrouve cette fille, demain, à Venise...
  
  - A Venise ? grogna le Vieux, soupçonneux.
  
  - Elle m’a tendu la perche et j’ai marché aussitôt, bien entendu.
  
  - Pourquoi êtes-vous revenu ?
  
  - Je tenais à vérifier si Hasler me collerait un ange gardien ; mais ce n’est pas le cas. D’autre part, je voulais vous demander de rétablir d’urgence la surveillance de la boutique de ce Suisse. Legay est en route pour Venise, dans le sillage de l’Italienne.
  
  - Ce n’est pas une Italienne, à propos. Elle est de Lugano. J’ai découvert cela en étudiant les papiers de Jarvil. Je me suis tapé toute une nuit de travail dans la villa de notre vieil ami. Et je lui ai mis une protection, à tout hasard.
  
  - Pas d’autres découvertes ?
  
  - Rien de transcendant. Je continue mes recoupements et je tisse ma toile. Les agents itinérants sont déjà sous contrôle. Les directeurs du CERN aussi.
  
  - Vous ne perdez pas votre temps.
  
  - Ben, je me le demande... Plus je mets cette histoire en musique, plus elle me déroute. Je commence à croire que l’aspect commercial de ce réseau est un trompe-l’œil, un bluff. Votre hypothèse du début devient de plus en plus valable. Cette vaste machine de l’EAS est double : il y a là-dedans une organisation privée qui recrute des espions et des agents techniques, d’une part. Et un service plus secret, plus puissant, qui moissonne à son profit la fine fleur des informations atomiques... A mon avis, nous arrivons juste à temps pour leur couper l’herbe sous le pied. Jarvil a reconnu lui-même que le système des échanges devait être intensifié. Vous voyez l’objectif qu’ils visaient à longue échéance ?
  
  - Oui. Mais cela suppose un filtrage implacable.
  
  - Qui est confirmé par les faits, enchaîna le Vieux. Jarvil était doublé par l’équipe Dumanet-Diem-Li et deux tueurs. Anton Hasler, à Berne, est sans doute couvert lui aussi. Si votre contre-attaque traîne un peu trop, nous ne ramasserons que des comparses. Le noyau essentiel se sera volatilisé.
  
  - C’est un drôle d’endroit pour des espions, Venise.
  
  - Oh, ça dépend ! rétorqua le Vieux. Si le collecteur principal de l’EAS est établi dans la Cité des Doges, c’est au contraire une trouvaille très astucieuse. Venise est la ville du monde qui reçoit le plus de touristes. Méditez cela et vous pigerez... Quand partez-vous ?
  
  - Maintenant, tout de suite. Je prends l’Orient-Express.
  
  - Je vais prévenir mon ami Massimo Ghezzi. C’est un garçon qui nous est dévoué. Il a un poste important dans le C.S. à Venise (Contre-espionnage italien). En cas de coup dur, faites appel à lui. Prenez note de son numéro de téléphone...
  
  
  
  
  
  Le lendemain midi, à 12 heures 15, l’Orient-Express s’engageait à faible allure sur l’interminable pont de Mestre qui enjambe la lagune pour relier Venise à la terre ferme.
  
  Dix minutes plus tard, Coplan débarquait sur le quai de la nouvelle gare. Le temps était gris et couvert. Sa petite valise à la main, son pardessus de tweed sur le bras, Francis se dirigea à pied vers la Lista di Spagna où se trouvait son hôtel, le Principe, un ravissant palais rouge dont les fenêtres et les balcons fleuris se reflétaient dans les eaux romantiques du Canal Grande.
  
  Réservée par téléphone de Berne, la chambre du signor Maurice Vernois était l’une des plus belles de l’établissement. Coplan rangea ses affaires dans les armoires (les meubles, authentiques, étaient du plus pur XVIIIe siècle vénitien) et il alla ensuite fumer une cigarette sur le balcon.
  
  En dépit de la lumière voilée, le prestigieux décor des palais qui bordaient le canal était bien l’un des plus beaux spectacles qu’on pût imaginer. Des gondoles, des motoscafe et des vaporetti passaient en traçant des sillages argentés dans l’onde. A droite, un peu ayant le ponte degli Scalzi, des maçons déchargeaient une barge amarrée le long du quai.
  
  A une heure précise, Jean Legay se fit annoncer, comme convenu. Coplan le rejoignit dans le hall.
  
  - Alors, s’enquit-il en entraînant Legay à l’écart.
  
  - Deux choses à signaler. Primo, elle a contacté un grand type famélique qui traînait la savate aux abords de la Piazetta ; ils ont fait une balade ensemble autour de San Marco, mais sans entrer nulle part. Secundo, elle s’est rendue à pied chez un fabricant d’objets-souvenirs, un certain Silvestro Mozzini, dans une cour qui se trouve derrière la vieille église de San Geremia, entre l’église et le palais Labia. C’est tout.
  
  - Où loge-t-elle ?
  
  - Au Diana. Un petit hôtel de la calle Specchieri. C’est tout de suite à droite quand on passe sous la tour de l’Horloge pour s’engager dans les Mercerie.
  
  - Très bien, opina Coplan, satisfait. Continue ton boulot dans la mesure du possible. J’ai rendez-vous avec elle au Quadri, à trois heures... Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle va me proposer.
  
  Legay ne put s’empêcher de ricaner entre ses dents :
  
  - Puisque tu as mis tout en œuvre pour leur paraître suspect, ça ne m’étonnerait pas qu’on te réserve un interrogatoire spécial. Tu m’as rappelé toi-même que les histoires du Havre et de Paris avaient dû les mettre en pétard...
  
  - A propos de pétard ? enchaîna Coplan. As-tu pensé à moi ?
  
  - Oui, j’ai ta marchandise. Un Sauer à 7 coups, avec silencieux spécial. Je te le passe en douce ?
  
  - Vas-y...
  
  L’automatique changea discrètement de propriétaire. Coplan demanda alors :
  
  - Le numéro de ta chambre, au Bauer ?
  
  - 28.
  
  - Je note... Tiens, prends ce papier. Tu y trouveras le nom et le numéro de bigophone d’un collègue italien qui nous donnera un coup de main le cas échéant. Il a été alerté par le Vieux.
  
  - Prochaine rencontre ?
  
  - Je t’aviserai au Bauer.
  
  Ils se séparèrent. Coplan s’en alla déjeuner seul dans un restaurant du voisinage, après quoi il pensa à son rendez-vous avec Daniela.
  
  Sur la place Saint-Marc, les premiers touristes du printemps déambulaient sagement. Les pigeons, les guides, les photographes, tout le monde était au poste. Les fauteuils multicolores du Florian et du Quadri envahissaient l’esplanade.
  
  Daniela avait eu la bonne idée de s’installer à l’intérieur, dans l’un des petits salons élégants du Quadri. Elle était très en beauté. Son manteau de voyage, bleu roi, lui allait à ravir et se mariait bien avec ses cheveux sombres et son teint doré.
  
  Elle parut transfigurée de bonheur quand Francis lui baisa la main avant de prendre place à côté d’elle.
  
  Ils bavardèrent. Elle avait vu son oncle. Le brave homme les invitait à dîner chez lui.
  
  - Après, ponctua-t-elle, nous serons libres. Combien de jours peux-tu rester ?
  
  - Trois ou quatre. Cinq au maximum.
  
  - Je vais te dire une chose, chéri, murmura t-elle en lui prenant les mains... A quel hôtel es-tu ?
  
  - Au Principe, du côté de la gare.
  
  Elle baissa la voix et expliqua :
  
  - Normalement, j’aurais dû coucher chez mon oncle. Mais comme ça ne nous arrangerait pas, j’ai raconté que j’habiterais chez une amie. Cette amie existe, figure-toi. Je l’ai vue et elle me prête son petit appartement. C’est au Lido. Nous serons là comme chez nous... Si tu allais chercher ta valise avant de m’accompagner chez mon oncle ? Nous irons directement au Lido ensuite ?
  
  - Tu es un ange, fit-il en l’enveloppant d’un regard amoureux.
  
  Ils quittèrent le Quadri, se dirigèrent vers la Piazetta. Elle lui avait pris le bras et elle se serrait contre lui. Au passage, les gens se retournaient sur elle pour admirer le balancement de ses hanches et le galbe de ses mollets.
  
  Ils franchirent le pont de la Paille.
  
  - Le Pont des Soupirs, chuchota-t-elle en montrant le célèbre pont couvert.
  
  - Et la prison, compléta-t-il. Casanova y a été enfermé.
  
  - Oui, je sais.
  
  Est-ce qu’elle savait aussi que Casanova avait été un agent secret au service de la France ? Coplan se le demanda non sans humour.
  
  Près de l’embarcadère, ils furent accostés par un grand escogriffe aux joues maigres qui leur proposa d’aller visiter une verrerie, à Murano.
  
  - No... Grazie, déclinèrent-ils ensemble.
  
  Ce long type devait être un complice de l’EAS. Legay avait signalé le personnage...
  
  Mais peut-être ne s’agissait-il que d’une coïncidence ?
  
  Ils firent une longue promenade en gondole. Le soir venu, ils allèrent chercher la valise de Francis à l’hôtel. Un peu avant neuf heures, ils étaient à San Geremia.
  
  L’oncle de Daniela, Silvestro Mozzini, les accueillit avec chaleur. C’était un homme d’une quarantaine d’années, bâti en force, jovial, avec un large visage avenant surmonté d’une tignasse de cheveux blond-roux.
  
  Son habitation, nichée au fond d’une cour, se trouvait à l’étage, au-dessus d’un atelier. La table était dressée. Une vieille du voisinage, mobilisée pour la circonstance, avait préparé le gueuleton.
  
  L’oncle Silvestro, qui était un grand ami de la France, parlait très bien le français. Il avait séjourné à Nice et à Marseille. Il évoqua ses souvenirs, tout en versant généreusement le valpolicella dont les effets ne tardèrent pas à lui aviver le teint.
  
  Après le café, il fit visiter son atelier.
  
  - Dites-moi, signor Vernois, fit-il soudain. Vous qui connaissez un peu l’histoire de notre ville, est-ce que ça vous plairait de visiter une véritable maison du vieux Venise ?
  
  - Bien sûr, acquiesça Francis.
  
  - Un vieil artisan qui me fait de la bijouterie de fantaisie occupe une antique demeure dans les parages du rio San Maggiore. Ce coin vaut la peine d’être vu. Surtout le soir. On a la sensation de découvrir la Venise pittoresque et mystérieuse de la Renaissance...
  
  Daniela, enchantée, suggéra :
  
  - Allons-y maintenant...
  
  - Si vous voulez, accepta Mozzini.
  
  En mettant son manteau, Coplan dégagea le cran de sûreté de l’automatique qui garnissait la poche droite de son veston.
  
  Mozzini avait un canot à moteur amarré à l’angle du Canareggio. Ils montèrent dans l’embarcation, qui démarra doucement pour virer dans le Canal Grande et filer vers le rio Novo.
  
  Assis à l’avant, Francis serrait tendrement Daniela qui avait niché sa tête dans le creux de son épaule gauche. Mais sa main droite étreignait le Sauer à 7 coups dont le canon était pointé vers l’oncle Silvestro. A toutes fins utiles.
  
  Par un dédale de canaux sombres et lugubres, ils se faufilèrent vers les vieux quartiers pauvres du sud-ouest de la ville. Une brise réfrigérante courait à la surface de l’eau noire. De temps à autre, ils croisaient une gondole ; le cri funèbre du gondolier se répercutait longtemps entre les vieilles façades délabrées.
  
  La mémoire de Coplan était mise à rude épreuve. Il connaissait un peu ce secteur de la ville, car il y était venu, jadis, et il avait erré pendant plus d’une heure entre le bassin maritime, les gazomètres et les fabriques de tabac, avant de trouver la prison où il avait dû interroger un Français détenu pour vol à main armée...
  
  Il essaya mentalement de se repérer, mais le canot s’enfonça dans un rio étroit, entre de hauts murs noirs. Le moteur s’éteignit, l’embarcation heurta un ponton de bois et s’y colla.
  
  - Nous y sommes, annonça l’oncle Silvestro.
  
  Il amarra son canot à un piquet.
  
  Par une ruelle à peine plus large que les épaulés de Silvestro, ils gagnèrent une cour où l’obscurité nocturne était aussi dense qu’un bloc d’ébène. Des grappes de lierre s’agitaient doucement dans le noir.
  
  Mozzini s’arrêta enfin devant une porte, frappa quelques petits coups contre le battant. La porte s’ouvrit.
  
  - Ah ! Luigi ! Bona sera, dit Silvestro au vieillard obèse qui venait d’apparaître dans l’encadrement. Je me suis permis de t’amener ma nièce et son ami, un Français. Je voudrais leur montrer ta maison, si ça ne te dérange pas trop.
  
  - Entrez, signor Mozzini, entrez, invita le petit gros d’une voix enrouée.
  
  C’était un drôle de personnage. Un véritable buffle vieillissant. Son cou épais, ses cheveux hirsutes, ses yeux globuleux lui donnaient un air inquiétant. Il était en bras de chemise, le col déboutonné. Il introduisit ses trois visiteurs dans une sorte d’antichambre.
  
  - Donnez-moi votre manteau, dit-il à Daniela. J’ai du feu chez moi. Vous risquez de prendre froid en sortant.
  
  Il l’aida à se dévêtir. Puis il aida poliment Coplan à ôter son pardessus. Mais Francis, les sens aiguisés à l’extrême par une méfiance terrible, sentit littéralement la soudaine contraction musculaire de l’obèse auquel il tournait le dos. Il se dégagea d’un bond en opérant une volte-face foudroyante. La grosse patte de Luigi s’abattit comme un marteau-pilon, glissa le long du pardessus, sans toucher Coplan.
  
  Un juron sourd échappa à l’obèse. Il se redressa, furieux d’avoir raté sa manœuvre qu’il croyait infaillible. Un poignard brilla dans sa main droite et il fonça sauvagement. Daniela et Mozzini, figés dans une attente dramatique, n’avaient pas bougé. Coplan n’eut pas le temps de saisir son automatique. Pris de vitesse par la fureur homicide de Luigi, il lança son bras gauche sur le côté, vers Daniela, agrippa de toute sa force les épaules de la fille et tenta désespérément de se coller à elle pour parer le coup de poignard. Daniela, sous le choc, fut arrachée de terre et bascula. Luigi, emporté par son élan et par son poids, ne put freiner la détente violente de son bras. La lame du poignard s’enfonça jusqu’à la garde dans la poitrine de la fille, juste sous son sein gauche.
  
  Mozzini, qui s’était ressaisi, tira un revolver de sa poche. Coplan pivota d’un quart de tour, laissa tomber le corps de Daniela et appuya sur la détente de son automatique.
  
  Mozzini s’écroula mais tira quand même. Deux balles voltigèrent vers le plafond. Le gros Luigi, a demi effondré sur Daniela, se rua comme un bélier dans les jambes de Francis. Percuté sous les genoux, Coplan dégringola au tapis et dut lâcher son arme pour amortir sa chute brutale. Luigi lui balança à la volée un grand coup de poing à la figure, mais Francis avait levé d’instinct son coude en guise de bouclier et les dures phalanges de l’obèse ne lui cognèrent que l’avant-bras. Il roula sur le dos. Luigi, avec une rapidité déconcertante, se redressa et décocha un effroyable coup de pied dans la poitrine de son adversaire. Coplan retomba en arrière et son crâne sonna contre le sol de pierre. Il eut un vertige et vit jaillir trente-six chandelles devant ses yeux. Mais il esquiva un second coup de pied, et alors il tira, sans viser.
  
  Le gros Luigi, d’un saut agile, se mit hors de la trajectoire. Puis, réalisant qu’il se trouvait en mauvaise posture et qu’il n’aurait pas le temps de reprendre l’avantage sur un antagoniste aussi coriace, il se précipita vers la porte, éteignit la lumière, se rua dans la cour.
  
  Coplan se releva promptement et s’élança aux trousses du fuyard. Dans la ruelle, il tira de nouveau. Mais Luigi exécutait une retraite habile en se retranchant par bonds derrière les murets des maisons. Les plofs assourdis du silencieux résonnèrent encore, mais en vain. Luigi, sain et sauf, déboucha au bord du rio.
  
  Coplan n’avait plus de balles dans son chargeur.
  
  Quand il arriva à son tour au ponton de bois, le gros Luigi s’écartait de la berge dans le canot de Silvestro. Le moteur pétarada, s’emballa.
  
  Fou de rage mais impuissant, Francis courut le long du vieux débarcadère avec l’espoir de trouver une barque. Il en trouva une, lourde et vieille, dont il détacha la chaîne.
  
  Avec ces rames pesantes, la course était perdue d’avance. Le canot de Luigi allait aborder le virage qui précédait le rio San Maggiore. Après, il aurait le champ libre.
  
  Mais, subitement, deux gros phares blancs éclatèrent dans la nuit, à l’entrée du rio, et balayèrent de leurs feux croisés les eaux glauques du canal.
  
  Une voix impérieuse cria en essayant de couvrir la pétarade du canot à moteur :
  
  - HALTE ! POLIZIA !
  
  Luigi se baissa instinctivement sur le volant du canot. Seul son dos massif resta visible dans les phares. De toute évidence, il allait forcer le blocus. Les policiers qui pilotaient les deux vedettes rapides de la Brigade Municipale s’en avisèrent. Avec une simultanéité parfaite, ils se mirent en marche arrière, ouvrirent le passage au canot du fuyard, virèrent presque sur place et commencèrent la chasse.
  
  Luigi tourna dans le rio San Maggiore. Les deux vedettes rapides, dans un tourbillonnement fantastique d’écume, filèrent comme des flèches, l’étrave dressée hors de l’eau. Une gondole qui arrivait dans l’autre sens fut évitée de justesse. Les passagères, trois jeunes femmes, se mirent à hurler...
  
  Un peu avant l’embranchement du rio Novo, l’embarcation du fugitif fut rejointe et encadrée par les vedettes de la police. Un des flics se mit debout, sauta dans le canot de Luigi. L’obèse se retourna. Abandonnant son volant, il leva son bras armé d’une manivelle, s’avança en titubant vers le policier. Un coup de feu dans les tripes brisa net son attaque. Mais il eut encore le courage de se jeter pardessus bord, et son corps épais s’enfonça dans la flotte. Le canot désemparé alla buter contre les pierres du quai, tournoya à la dérive jusqu’au moment où le flic parvint à le maîtriser.
  
  Les phares éblouissants des vedettes de la police se mirent aussitôt à raboter l’eau à l’endroit où était tombé le fuyard blessé. Mais il fallut vingt-cinq minutes de recherches obstinées avant qu’on pût retrouver le cadavre de l’espion. Malgré sa blessure mortelle, le terrible Luigi avait encore eu la force de nager plus de vingt mètres sous l’eau. Son corps, coincé entre deux vieilles barques pourrissantes, fut dégagé par les flics et ramené sur la rive.
  
  
  
  
  
  Coplan, dès l’instant où il avait vu s’allumer les phares des vedettes de la Police Municipale, s’était empressé de retourner à toutes rames à la maison de Luigi. Au moment précis où il accostait au ponton, une autre embarcation arrivait, tous feux éteints.
  
  La voix de Jean Legay s’éleva :
  
  - Francis !... Rien de cassé ?...
  
  - Tout va bien, répondit Coplan. Mes compliments pour ta manœuvre. C’était au poil.
  
  Trois hommes en civil débarquèrent en compagnie de Legay. Ce dernier présenta brièvement Coplan à l’inspecteur Massimo Ghezzi et aux deux assistants de celui-ci.
  
  Legay demanda alors :
  
  - Et la poule, où est-elle ?
  
  - Avec son oncle. Mal en point tous les deux... C’était le traquenard dans toute sa beauté. Mais j’étais à cran, tu parles ! Je m’attendais à une vacherie à chaque fraction de seconde. Quand ça s’est déclenché, j’étais paré. Venez, je vous montre le chemin...
  
  Dans la ruelle, Legay grommela d’un ton sardonique :
  
  - Je me félicite quand même d’avoir eu recours à l’inspecteur Ghezzi. Votre balade nocturne à trois me paraissait vraiment trop dangereuse. A moi tout seul, je ne me sentais pas de taille à tenir jusqu’au bout la filature dans ce labyrinthe de canaux.
  
  - Tu as pourtant été officier de marine, railla Francis. Stop. C’est ici...
  
  L’inspecteur Ghezzi intervint.
  
  - Permettez, dit-il en s’avançant d’autorité vers l’entrée de la vieille bicoque.
  
  Il exhiba un gros pistolet Beretta type G calibre 9, dégagea le cran de sûreté de l’arme, promena un rapide regard autour de la cour sinistre et donna des ordres à ses deux assistants. Les deux policiers, l’arme au poing également, acquiescèrent et prirent trois pas de recul.
  
  Ghezzi ordonna alors aux Français :
  
  - Écartez-vous, je vous prie. Je suis responsable des opérations, maintenant.
  
  Coplan fit remarquer d’une voix un peu caustique :
  
  - Je crois que vous n’avez pas grand-chose à craindre, inspecteur. La fille a reçu un coup de poignard en pleine poitrine et son complice a rencontré au moins deux projectiles de mon automatique.
  
  - On ne sait jamais, dit l’italien, prudent. Il y a peut-être d’autres comparses.
  
  - Je les aurais eu sur le dos, croyez-moi ! répliqua Coplan.
  
  Mais Ghezzi s’était déjà avancé dans le couloir, une lampe-torche dans la main gauche.
  
  Deux minutes s’écoulèrent. La lumière s’alluma dans la vieille maison. Au même instant, des gens du voisinage arrivèrent dans la cour.
  
  Ghezzi réapparut.
  
  - Rien à signaler, annonça-t-il... Zoccaro, renvoyez ces gens chez eux et restez de garde à l’entrée de la cour.
  
  Coplan et Legay pénétrèrent dans la maison à la suite de Ghezzi.
  
  La situation n’était pas compliquée. La belle Daniela avait bien été tuée sur le coup par le poignard du gros Luigi. Quant à l’oncle Mozzini, il n’avait guère survécu que cinq ou six minutes à ses blessures.
  
  Coplan, s’adressant au policier italien, murmura :
  
  - Il faudrait se dépêcher de perquisitionner chez cet individu. Son appartement et son atelier se trouvent derrière San Geremia.
  
  - Je sais, dit Ghezzi. J’ai placé deux de mes hommes là-bas à la demande du signor Legay.
  
  Les perquisitions et les constats durèrent une bonne partie de la nuit. Bien entendu, Coplan et Legay y participèrent avec zèle.
  
  Ghezzi connaissait son métier. Il arrangea toute l’histoire de manière à passer sous silence les véritables mobiles de ce triple drame, et de telle façon aussi que la version officielle de l’affaire ne mentionnât pas la présence de ses collègues français.
  
  Coplan le remercia. Mais l’italien se récusa en souriant :
  
  - C’est normal. Votre chef m’a rendu des services bien plus considérables au début de ma carrière. Et n’oubliez pas que c’est encore moi qui vais être à l’honneur... Trois espions démasqués et abattus ! Je risque de monter en grade.
  
  Effectivement, les documents trouvés chez Silvestro Mozzini, parmi ses archives commerciales, révélaient avec une éloquence indiscutable le rôle que jouait la centrale vénitienne pour le compte de l’EAS.
  
  Le lendemain, vers le milieu de la matinée, les agents du C.S. arrêtèrent discrètement le grand type maigre qui rôdait sur le quai des Esclavons. Amené au bureau de l’inspecteur Ghezzi, le suspect, un certain Lazzaro, ne dut pas être cuisiné longtemps. Il avoua en pleurant sa participation aux agissements du réseau clandestin. Et, dans son effondrement, il déballa les deux crimes commis sous ses yeux par Luigi Torreto, ce qui soulagea sa misérable conscience. En revanche, il jura sur la Madone que le nom de Silvestro Mozzini lui était aussi inconnu que le bonhomme lui-même.
  
  - C’est plausible, émit Coplan. Ces gens pratiquent le système des cloisons étanches, nous en avons d’autres preuves.
  
  Et, dans son for intérieur, il pensa que pour vaincre réellement l’EAS, il faudrait maintenant changer de méthode, élaborer d’autres tactiques.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Quelques heures à peine après son retour à Paris, Coplan eut un deuxième entretien avec le Vieux. Celui-ci paraissait en pleine forme, un peu survolté même.
  
  - Je progresse à pas de géant, confia-t-il d’un air satisfait à Francis. Mon puzzle commence à prendre figure. Ghezzi est décidément un très chic type. Grâce aux documents qu’il a bien voulu vous prêter, j’ai pu combler quelques vides.
  
  - Ah oui? fit Coplan. Tant mieux.
  
  Mais sa voix et son expression trahissaient ostensiblement le plus sincère scepticisme. Le Vieux fit semblant de ne pas s’en apercevoir.
  
  - Je vous ai préparé une petite séance de technique policière, reprit-il. Vous allez voir...
  
  Il enfonça une touche du clavier interphone.
  
  - Doulier ? Coplan vient d’arriver.
  
  - Tout est prêt, monsieur.
  
  - Parfait. Nous montons.
  
  Par un large escalier aux marches usées, ils grimpèrent vers les combles de l’immeuble. Ils longèrent un couloir où donnaient de nombreuses portes. Des pancartes indiquaient les divers bureaux spécialisés du Labo.
  
  Le Vieux poussa l’avant-dernière porte. L’inspecteur Doulier salua son chef et Francis en grommelant de vagues paroles confuses. Doulier ressemblait de plus en plus au célèbre biologiste Jean Rostand. Son crâne chauve et sa couronne de cheveux gris, ses moustaches tombantes, son regard lourd et pensif, c’était vraiment tout à fait ça. Il portait une longue blouse blanche pleine de taches et de cendre de cigarette.
  
  Il s’installa sur une chaise, derrière une table où trônait un appareil de projection. Le Vieux et Coplan restèrent debout. La lumière s’éteignit, l’écran de toile s’alluma.
  
  - Machine D, énonça Doulier.
  
  Sur l’écran, trois lettres apparurent, agrandies démesurément. Il s’agissait de trois caractères de machine à écrire : un m, un a et un r.
  
  - Machine M, annonça le technicien en remplaçant le cliché par un autre.
  
  Trois lettres apparurent derechef, apparemment les mêmes.
  
  - Juxtaposition, dit Doulier.
  
  Une juxtaposition des deux premières images démontra sur l’écran que les trois caractères en question n’avaient pas été tapés au moyen de la même machine.
  
  - Document L, document J.
  
  Une confrontation indiqua des dissemblances comme lors de la vision précédente. Ensuite Doulier annonça, en poussant le cliché suivant :
  
  - Confrontation D.J... Ici, ça colle sans aucun doute possible.
  
  En effet, les lettres, malgré leur hauteur de près de deux mètres, coïncidaient parfaitement.
  
  - Confrontation M.L... Identité absolue...
  
  Le Vieux marmonna :
  
  - Bon, ça suffit. Pouvez rallumer.
  
  Puis, à Coplan :
  
  - Cette vérification confirme les dires de Jarvil. L’EAS est articulé sur un double circuit. Les messages de Mozzini vont chez Daniela et sont acheminés ainsi vers une centrale X. Les instructions suivent un autre chemin : Hasler, Diem-Li et Jarvil... En gros, ça ressemble à un organisme humain. Le sang rouge circule dans les artères, le sang bleu dans les veines... Il est possible que le cœur de l’organisme soit à Berne, chez Anton Hasler, mais le cerveau est sûrement ailleurs. Cette expérience le démontre ; et les archives récoltées jusqu’ici le démontrent aussi.
  
  Le ton assuré du Vieux surprenait Coplan. Il maugréa :
  
  - C’est exactement ce que je vous disais hier soir. Nous aurons beau nous acharner sur Hasler, nous n’arriverons pas à atteindre le cerveau de l’EAS par cette voie. Leur centrale véritable est défendue par tout un dispositif périphérique.
  
  - D’accord, d’accord, susurra le Vieux. Mais tout devient beaucoup plus simple une fois qu’on a bien réalisé l’aspect de leur organisation. Nous pouvons maintenant risquer une opération décisive.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Provoquer un court-circuit dans le système.
  
  - J’y pensais déjà à Venise, laissa tomber Francis avec un petit mouvement des épaules. Mais c’est de la théorie. J’ai réfléchi à ce problème... Comment voulez-vous opérer ? Nous n’avons pas les éléments.
  
  - Mais si, mais si ! rétorqua le Vieux. Nous avons exactement les éléments désirables.
  
  - Je n’en crois rien.
  
  - Pierre Jarvil et Anton Hasler, jeta le Vieux. Vous allez voir l’étincelle, quand ces deux pôles vont se toucher...
  
  Deux rides anxieuses barrèrent le front de Coplan.
  
  - C’est une condamnation à mort pour Jarvil, vous vous en doutez ? dit-il en scrutant les traits du Vieux. Nous ne pouvons pas lui faire ça, quand même... Pensez au Havre, à Venise, aux aveux de ce Lazzaro... Les gens de l’EAS tuent sans hésiter.
  
  Les yeux du Vieux se durcirent.
  
  - Ma décision est déjà prise, déclara-t-il sur un ton cassant. Et Jarvil est d’accord. Il nous doit bien cela, je crois ?... Ne soyez pas plus royaliste que le roi.
  
  Doulier,la tête basse, rangeait son matériel en silence. Coplan ne répondit pas.
  
  
  
  
  
  L’Opération court-circuit primitivement fixée par le Vieux au jeudi - c’est-à-dire quarante-huit heures après l’affaire de Venise - fut reportée au jour suivant à la demande de Coplan. Il voulait se trouver à Berne avec une journée d’avance, afin de préparer sur place les détails de la mise en contact.
  
  Pierre Jarvil arriva à Berne le vendredi soir, vers neuf heures, au terme d’un voyage via Bruxelles et Genève, voyage soigneusement mis au point par le Vieux lui-même.
  
  Jean Legay, Fondane et un troisième assistant étaient venus par avion en passant par Zürich, dans la journée du jeudi.
  
  Jarvil, vêtu d’un pardessus brun, une petite mallette de cuir à la main, sonna à la porte particulière, chez Anton Hasler. Le Suisse avait fermé sa boutique vers huit heures.
  
  L’attente dura plusieurs minutes. Finalement, la porte s’ouvrit.
  
  - Anton Hasler ? demanda Jarvil d’une voix assourdie.
  
  Le Suisse, les sourcils froncés, dévisageait anxieusement le visage du visiteur. A cause de la pénombre qui régnait sous les voûtes de la galerie couverte, on n’y voyait pas très clair.
  
  - Jarvil ? chuchota-t-il brusquement
  
  - Oui. Vous me connaissez ?
  
  - Entrez.
  
  Il s’effaça pour livrer passage au visiteur, puis il referma l’huis en donnant deux tours au yale de sûreté.
  
  - Je suis Anton Hasler, dit-il alors avec une sorte de raideur. Que me voulez-vous ? Je ne comprends pas cette démarche, je vous l’avoue franchement.
  
  Tout en continuant à dévisager Jarvil d’un œil sombre, il reprit :
  
  - Vous savez bien que des visites de ce genre sont formellement défendues.
  
  - Oui, d’accord, riposta Jarvil d’une voix anxieuse. Mais que devais-je faire ? Je n’avais pas d’autre adresse que la vôtre. Où aurais-je pu me réfugier ?
  
  L’ancien comédien déployait tout son talent. Et, à vrai dire, le personnage de l’homme traqué tel qu’il l’interprétait était d’une vérité saisissante.
  
  Hasler maugréa :
  
  - Les consignes sont les consignes. A quoi cela sert-il de prévoir des mesures de précaution si elles ne sont pas respectées par les principaux intéressés ?
  
  Jarvil, d’un regard, désigna l’escalier.
  
  - Pas d’oreilles indiscrètes ? demanda-t-il.
  
  - Non. Je suis seul. Le locataire du premier est absent.
  
  - Vous allez quand même m’offrir quelques heures d’hospitalité, j’espère ? grogna Jarvil. J’ai beaucoup de choses à vous raconter... Je voudrais également vous demander des conseils.
  
  - Soit... Mon appartement est au second...
  
  Du bras, il esquissa un geste d’invite. Jarvil longea le couloir et s’engagea dans l’escalier. En prenant pied sur le palier du second, il s’écarta pour laisser passer Hasler.
  
  - Par ici, grommela le Suisse. J’étais justement en train de travailler...
  
  Il guida Jarvil à travers deux pièces, et ils arrivèrent dans le living. La fenêtre donnant sur la cour postérieure était garnie de lourds rideaux gris tirés avec soin. Sur la table, éclairés par une lampe de bureau chromée, il y avait des feuillets qui séchaient. Deux flacons bruns, dont l’un était débouché, se trouvaient également sur le bureau.
  
  - Vous rédigiez des messages, à ce que je vois, dit Jarvil. J’utilise le même procédé. Mais je n’ouvre à personne quand je me livre à cette occupation ; je range d’abord mon matériel.
  
  Un sourire un peu méprisant crispa la bouche du Suisse.
  
  - Les Français sont facilement émotifs, émit-il. Pourquoi n’irais-je pas ouvrir quand on sonne à ma porte ?
  
  - Mon cher, ricana Jarvil, amer, si vous étiez au courant de ce qui se passe à Paris, vous vous sentiriez un peu moins à votre aise.
  
  - Oh, ce n’est pas sûr ! riposta Hasler. Mais, naturellement, si tous nos collègues étaient pris de panique comme vous, ça changerait la face des choses.
  
  Jarvil, piqué au vif, articula d’une voix presque véhémente :
  
  - Ah, c’est facile à dire ! Si je comprends bien votre allusion, je n’aurais pas dû venir ?
  
  - C’est l’évidence même.
  
  - Vous ne savez sans doute pas que Diem-Li et Grauss ont disparu ? Que je suis seul, tout seul, pour me débrouiller à Paris ? Que j’ai reçu la visite d’un inspecteur de la Sûreté, un certain Vernois ? Que je suis probablement sous surveillance ? Que c’est...
  
  - Inutile de faire tant de bruit, trancha le Suisse, je ne suis pas sourd.
  
  - Je fais du bruit parce que vous ne voulez pas m’entendre ! affirma Jarvil qui se mit à arpenter la pièce d’un pas énervé, cognant les chaises au passage.
  
  Hasler sortit brusquement de ses gonds lui aussi.
  
  - Est-ce que vous avez fini, oui ? glapit-il. Ce n’est pas en gueulant et en gesticulant que vous arrangerez votre situation... Après tout, je ne suis pas responsable de ce qui vous arrive.
  
  Il se radoucit subitement en voyant l’air désemparé de son complice.
  
  - Voyons, Jarvil, vous déclarez que vous êtes peut-être sous la surveillance de la Sûreté... et vous êtes quand même venu ici ? Tout simplement ?
  
  - Oh, n’ayez crainte ! répliqua Jarvil, sardonique. J’ai pensé à votre sécurité, si c’est là ce qui vous tracasse tout à coup. J’ai franchi la frontière clandestinement et je suis venu en avion depuis la Belgique.
  
  - Ah, tout de même, soupira Hasler, visiblement soulagé... Cessez de tourner comme un lion en cage, voulez-vous ?
  
  Jarvil s’arrêta une seconde, puis reprit son va-et-vient. Il ne voulait pas, justement, qu’un silence trop parfait pût s’installer dans la pièce. Il se remit à parler :
  
  - Les consignes, c’est fort bien en théorie. Mais dans la pratique, ça ne se passe jamais comme prévu. Mes instructions me recommandaient d’alerter Diem-Li en cas de danger. Or Diem-Li a sauté tous nos contacts, et je n’ai pas osé me rendre à son domicile. J’ai appelé Grauss au téléphone : néant.
  
  - Je sais tout cela, révéla subitement le Suisse. Et je l’ai vu, votre inspecteur Vernois. Il a été ici même, dans mon magasin, au début de cette semaine.
  
  - Quoi ? sursauta Jarvil, effaré.
  
  - Mais oui. C’est un homme assez sympathique, d’ailleurs.
  
  Jarvil, d’un geste mécanique, passa sa main dans ses cheveux blancs. C’était un excellent petit jeu de scène, un truc de métier quand il s’agissait d’extérioriser un état d’énervement et de désarroi.
  
  Hasler, avec un faible sourire que démentaient ses yeux graves, expliqua :
  
  - Je n’ai pas perdu la tête, moi. J’ai tout de suite deviné que ce client n’était pas un touriste comme les autres... Oh, je me suis bien gardé de plier bagage pour aller me réfugier Dieu sait où !... Du reste, je n’avais rien à craindre de ce policier. Vous non plus, j’en suis sûr. Toutes nos dispositions sont prises depuis fort longtemps.
  
  - Ouais ? Et la perquisition ?
  
  - Vous croyez que le premier venu a le droit de se livrer à une perquisition ?
  
  - Et ça ? maugréa Jarvil en montrant les flacons bruns et les messages en cours de fabrication.
  
  - Et ça ? riposta Hasler du tac au tac en exhibant un gros automatique.
  
  Il y eut un silence. Hasler remit son arme dans sa poche, puis marmonna :
  
  - J’attends des nouvelles d’un instant à l’autre, mais je ne crois pas me tromper en affirmant que votre inspecteur Vernois se trouve d’ores et déjà en enfer. Ou alors, ce n’est plus qu’une question d’heures...
  
  Jarvil sursauta de nouveau :
  
  - Comment ? Que voulez-vous dire ?... Vous avez chargé quelqu’un de le supprimer ?
  
  - On ne peut rien vous cacher.
  
  - Mais c’est insensé ! Les soupçons vont retomber quasi automatiquement sur vous, sur moi, sur le réseau.
  
  - Très improbable. L’exécution a été organisée loin de votre secteur et du mien.
  
  - Où ?
  
  - Excusez-moi, j’ai oublié le nom de l’endroit, railla méchamment le Suisse. Ce n’est ni en France ni dans ce pays-ci.
  
  - Quoi qu’il en soit, persista Jarvil, je n’ai pas l’intention de rentrer à Paris.
  
  - Votre fuite est une preuve de culpabilité, songez-y !
  
  - Je veux bien l’admettre. Mais j’aime mieux ça que dix ans de bagne...
  
  - A votre âge, ironisa encore Hasler. Vous êtes froussard comme un enfant.
  
  - Je n’étais pas doué pour ces activités. Je l’avais dit à Grauss.
  
  - Vous aviez raison, je m’en aperçois. Malheureusement, ces questions-là ne sont pas de mon ressort.
  
  Jarvil haussa les épaules, se remit à déambuler.
  
  - J’ai des pressentiments, Hasler, articula-t-il sombrement. Depuis que Diem-Li n’est pas venu comme de coutume, je sens qu’il y a des menaces qui pèsent sur moi. Est-ce que vous avez des nouvelles de Grauss, vous ?
  
  - Je n’ai rien à voir avec Grauss.
  
  Jarvil empoigna une chaise, s’y laissa tomber, soupira d’un air exténué :
  
  - Il faut que vous me dépanniez. Donnez-moi une adresse, un refuge sûr. Nos chefs ne peuvent pas me laisser tomber.
  
  - Calmez-vous, susurra Hasler, plus cordial soudain.
  
  Il prit une petite clé dans sa poche, s’approcha d’une armoire de chêne, l’ouvrit, en retira une bouteille et deux verres.
  
  - Une petite ration de kirsch vous remettra de vos émotions, croyez-moi. Quand on garde son sang-froid, tout s’arrange.
  
  Il remplit les deux verres, en tendit un à Jarvil.
  
  - Buvez. Vous en avez besoin.
  
  - A votre santé, prononça aimablement l’ancien acteur.
  
  Il porta le verre à sa bouche, mais une explosion étouffée retentit, venant de la fenêtre et le verre que tenait Jarvil vola en miettes sous le nez de l’ancien acteur.
  
  Entre le rideau écarté, Coplan gronda sur un ton catégorique :
  
  - Personne ne bouge, compris ?
  
  Coplan sauta dans la pièce en enjambant l’appui de la fenêtre.
  
  Cette irruption invraisemblable était à ce point magique et irréelle que Hasler, en dépit de toute sa maîtrise, était comme pétrifié. Mais, d’un geste vif, il tendit sa main vers son verre de kirsch. Un deuxième ploff fit voler le verre en morceaux.
  
  - Non, Hasler, ricana Francis. Ni pour vous ni pour votre visiteur... Le poison est l’arme des lâches et des femmes, vous devriez savoir cela... Reculez sagement vers le mur. Et vite.
  
  A cet instant, Jean Legay sauta à son tour dans la pièce, émergeant lui aussi du rideau qui flottait devant la fenêtre. Coplan lui commanda :
  
  - Inspecte l’appartement.
  
  - O.K.
  
  Legay, l’arme au poing, passa dans la pièce voisine. Coplan s’approcha de la table, jeta un coup d’œil sur les feuillets. Ils étaient secs maintenant, d’une blancheur immaculée. Mais un autre document portait comme en-tête : Centre d’études des applications de l’énergie nucléaire
  
  C.E.A.N.
  
  200-208 Bureau Technique - Bloc 32
  
  MOL – DONK
  
  BELGIQUE
  
  Et, sur ce document, il y avait des dessins qui représentaient l’épure en réduction, avec diverses cotes, d’une membrane de diffusion du fluoré d’uranyle (La forme et la composition des membranes de diffusion constituent l’un des secrets techniques les plus jalousement défendus par les constructeurs de centrales nucléaires).
  
  - Pas mal, commenta Francis en levant les yeux vers Hasler. Vous avez là un petit dessin qui n’est pas facile à trouver dans le commerce, hein ?... Je suis persuadé qu’il vaut son pesant d’or, à la bourse des informations secrètes.
  
  Hasler, livide, serrait les dents. Il replia brusquement son bras droit et exhiba un revolver. Mais Coplan lui assena de toutes ses forces un coup de crosse sur le poignet. Puis il lui décocha une gauche au menton. Hasler vacilla sous le choc. Francis lui subtilisa son arme et, d’une poussée, envoya le Suisse vers le mur. Hasler trébucha, fit deux pas, se rua soudain vers la table, empoigna l’un des flacons bruns et lança une giclée d’acide vers Coplan.
  
  Francis, esquivant le jet de liquide corrosif, saisit rapidement dans sa main gauche une chaise qu’il éleva devant son visage en guise de bouclier. Hasler, son flacon à la main, le buste plié, se mit à tourner autour de la table. Il lança encore un jet d’acide, mais qui n’arriva pas au but. Jarvil battit en retraite et resta immobile. Alors, avec un calme froid, Coplan tira.
  
  Hasler tomba sur les genoux, touché à la cuisse. La bouteille brune lui échappa des mains. Mais Coplan, craignant d’être brûlé par le produit chimique, laissa passer quelques secondes avant de s’approcher de sa victime. Hasler en profita pour croquer convulsivement l’ampoule de cyanure qu’il avait quand même réussi à pêcher dans la poche de poitrine de son veston d’intérieur.
  
  Il mourut en moins de trois minutes, après avoir craché des râles de souffrance.
  
  Jarvil, le dos au mur, était consterné.
  
  - C’est raté, dit-il d’une voix blanche en contemplant d’un œil un peu hagard le cadavre d’Anton Hasler. C’est ma faute, n’est-ce pas ? Vous avez été obligé d’intervenir trop tôt. Je n’ai pas pensé que...
  
  - Non, coupa Francis, bourru. Il n’aurait pas lâché le nom de ses chefs. En vous servant une boisson empoisonnée, il voulait se débarrasser de vous. Et cela dit tout.
  
  Legay, à l’entrée de la pièce, grommela :
  
  - Un court-circuit ne donne pas toujours l’étincelle escomptée.
  
  - En effet, approuva Coplan. Mais il arrive que cela suffise pour déclencher un incendie. L’expérience n’est pas terminée.
  
  - Quelle est la suite ?
  
  - Hasler va nous aider, grogna Francis. Même mort, il va jouer son rôle. En attendant, va prévenir Fondane et faites disparaître les deux échelles de corde. Que Berlat vienne me rejoindre ici dare-dare.
  
  - Je remonte après ?
  
  - Oui, naturellement.
  
  Legay s’éclipsa. Jarvil demanda à mi-voix :
  
  - Vous n’avez pas eu trop de peine à grimper jusqu’à la fenêtre ?
  
  - Vous faisiez assez de chahut pour camoufler notre escalade, rappela Francis, un peu plus enjoué. En outre, la cour est bien isolée. Le seul moment scabreux, c’était la manipulation du volet et le découpage de la vitre. Heureusement, Fondane a fait vite. Tout était réglé quand Hasler vous a introduit dans cette pièce.
  
  - Je n’en menais pas large, soupira l’ancien acteur.
  
  Coplan murmura avec une touche d’ironie :
  
  - Mon ami Legay et moi, nous avons assisté avec une admiration sincère à votre scène. Vous avez eu tort de ne pas continuer votre carrière de comédien... Attention, ne mettez pas les pieds dans l’acide. Cette saleté dévore tout : regardez ce qui reste du tapis, là...
  
  - Qu’est-ce que vous allez faire du cadavre ?
  
  - Nous examinerons cela plus tard. Je vais commencer par le fouiller...
  
  Legay réapparut, suivi de Jacques Berlat, un autre collègue du Service, un gars d’une quarantaine d’années, costaud, le visage rond et banal. Ses vêtements lui donnaient l’allure d’un bourgeois paisible.
  
  Coplan l’interpella :
  
  - Personne en vue, Berlat ?
  
  - Personne.
  
  - Vous avez vos clés spéciales ?
  
  - Oui.
  
  - Passez-les moi. Et fouillez l’appartement ici à fond. Prenez garde à ces flaques noires et à ces bouteilles brunes. C’est de l’acide. Quant à la gnole, c’est du poison... Si vous dénichez un trousseau, venez me l’apporter à l’étage en dessous... Jarvil, Jean, descendez avec moi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Malgré les clés spéciales et malgré toute la dextérité de Coplan, la porte de l’appartement du premier étage résista pendant une bonne dizaine de minutes. Finalement, quand la serrure de sûreté voulut bien fonctionner, Francis, avant de pousser le battant, prit la lampe de poche dans sa main gauche et une longue lame plate dans sa main droite.
  
  En s’éclairant, il introduisit la lame entre la porte et le chambranle.
  
  Aucun dispositif d’alarme, aucun détonateur ne révéla sa présence.
  
  L’appartement reproduisait exactement la disposition de celui d’Anton Hasler. Les trois pièces étaient propres, meublées avec goût, dans un ordre impeccable. Sur la table du living, il y avait deux lettres administratives au nom de Walter Müller. C’était le nom du locataire, le nom qui figurait dans un petit cadre de cuivre sur la porte palière et sous la sonnerie, en bas.
  
  Le Müller en question devait être un maniaque du rangement, ou bien un cœur de pierre. Son logement était plus froid et plus impersonnel qu’un meublé de passage. Pas une photo de famille, pas un bibelot, pas un bouquin abandonné sur un meuble, pas un vieux vêtement laissé à la traîne.
  
  - C’est intime, remarqua Legay.
  
  - Hum ! opina Coplan.
  
  Dans la chambre à coucher, il y avait un pyjama plié sur une chaise et une paire de pantoufles placée avec soin au pied du lit. Dans la lingère, quelques mouchoirs, une chemise, du linge de corps.
  
  - C’est vu, prononça Coplan comme s’il donnait la conclusion d’une longue explication. Inutile de chercher quoi que ce soit dans cette cambuse...
  
  Il consulta sa montre, réfléchit, se tourna vers Legay :
  
  - J’ai un coup de fil à donner, Jean. Je serai de retour dans une heure, le temps de faire un saut jusque chez notre collègue bernois.
  
  - Tu as le téléphone sous la main, fit remarquer Legay. Tu peux même bavarder à l’œil.
  
  Il désigna l’appareil posé sur la commode. Mais Coplan leva la main d’un air indigné :
  
  - Malheureux ! C’est sacré, ce truc-là. Il ne faut décrocher ce téléphone à aucun prix, même si ça sonne. C’est notre arme secrète.
  
  - Je blaguais, dit Legay, confus.
  
  - Bon... Je t’enferme dans la place. J’ignore à quel moment Herr Müller rentrera, et je ne suis même pas sûr qu’il montrera le bout de son nez avant demain ou après-demain. De toute manière, laisse-le venir et choisis le moment opportun pour lui mettre la main au collet. Pigé ?
  
  - Et s’il monte là-haut ?
  
  - Fondane l’accueillera.
  
  - Compris. N’oublie pas de ramener à boire et à manger.
  
  Sur ces mots, il se laissa choir sur le bord du lit et déposa son automatique à côté de lui.
  
  Coplan et Jarvil quittèrent l’appartement, refermèrent la porte à clé. Avant de sortir de l’immeuble, Francis remonta au second. En le voyant, Jacques Berlat s’exclama :
  
  - Vous tombez à pic, je viens justement de trouver un trousseau de clés dans un des tiroirs de la cuisine. Le voici.
  
  - Merci. Rien d’autre ?
  
  - Rien de sensationnel à première vue.
  
  - Fondane va vous relayer ici. Je préfère que vous repreniez la surveillance dans la rue. Vous êtes rôdé maintenant.
  
  - En effet, je commence à connaître la rue... Le macchabée, qu’est-ce qu’on en fait ?
  
  - Rien pour l’instant. Comme il s’est suicidé, ça ne nous regarde pas.
  
  - Il a une blessure à la cuisse.
  
  - Je suis au courant, merci.
  
  En passant au premier étage, Francis essaya les clés du trousseau de Hasler. Comme on pouvait s’y attendre, une des clés allait parfaitement. Jean Legay marmonna d’un ton un peu perplexe :
  
  - Et si c’était lui, le Müller ?
  
  - Non, ça n’aurait pas de sens. Cette combine des appartements voisins est la réplique fidèle de la liaison Dumanet-Diem-Li dans l’immeuble de la rue Servandoni. Ce Müller existe, j’en suis sûr. Mais il a une autre identité et un deuxième domicile.
  
  - Et alors ?
  
  - On va lui mettre une petite charge de dynamite aux fesses.
  
  
  
  
  
  Le coup de fil de Coplan ne prit pas le Vieux au dépourvu. A onze heures du soir, un avion militaire transportait à Genève le chef du Deuxième Bureau et trois autres personnes : un officier du Service Atomique de l’armée, un agent de la D.S.T. et une jeune fille attachée à la brigade spéciale du Contre-espionnage.
  
  A Genève, le Vieux et l’officier de l’armée descendirent dans un hôtel de la rue des Alpes. Une voiture de l’ambassade emmena l’agent de la D.S.T. et la jeune fille en direction de Berne.
  
  Le lendemain matin, c’est-à-dire le samedi, le Vieux se présenta vers onze heures au siège du Centre européen de recherches nucléaires, en compagnie de l’officier.
  
  Les deux visiteurs français furent accueillis par le jeune rouquin aux lunettes d’or, le secrétaire administratif du CERN. Le Vieux exposa en termes laconiques le motif de sa démarche :
  
  - Je voudrais avoir un entretien urgent avec le professeur Augeron, délégué français au Comité directeur.
  
  L’employé prit un air navré.
  
  - Je ne crois pas que ce sera possible, dit-il. Le Comité est en conférence et j’ai reçu l’ordre formel de ne pas déranger les directeurs ce matin.
  
  - C’est important, insista le Vieux.
  
  - De quoi s’agit-il ?
  
  - Une communication qui intéresse le Centre.
  
  - Je vais avertir le professeur. Qui dois-je annoncer ?
  
  - Le capitaine Masset et l’inspecteur Carpentier, inventa le Vieux.
  
  L’employé disparut dans une autre pièce. Il revint quelques instants plus tard, une expression glaciale sur son visage glabre.
  
  - Rien à faire, déclara-t-il. Le professeur Augeron ne peut absolument pas vous recevoir. Mais s’il s’agit d’une communication écrite, je peux la lui transmettre.
  
  - C’est confidentiel et personnel, grogna le Vieux. Je reviendrai cet après-midi.
  
  - Le Comité ne siège pas le samedi après-midi, précisa le secrétaire. De plus, les délégués quittent Genève aussitôt après la conférence. Revenez mercredi... Ou alors, prenez rendez-vous avec le professeur à Paris.
  
  Le Vieux, très contrarié, réfléchit une seconde. Puis, assez sec :
  
  - Voulez-vous dire au professeur qu’il s’agit d’une information émanant du Ministère de la Marine. Et que cela concerne directement les travaux actuels du Centre. Ma mission consiste à lui remettre un pli, sans plus.
  
  L’employé hésita. De toute évidence, il avait peur de se faire engueuler par ses supérieurs s’il dérangeait une fois de plus la conférence directoriale. Néanmoins, il accepta et il s’en alla derechef téléphoner dans la pièce voisine. Quand il réapparut, le Vieux comprit que c’était gagné. En effet, le jeune rouquin déclara d’un ton neutre :
  
  - Le professeur va venir.
  
  Paul Augeron, un grand type émacié aux yeux d’un gris minéral, déboucha brusquement dans le bureau du secrétariat. Il paraissait de mauvais poil.
  
  - De quoi s’agit-il, messieurs ? demanda-t-il, cassant.
  
  Le Vieux fit un signe de tête à l’officier. Ce dernier tira de sa poche une enveloppe brune munie de cachets de cire.
  
  - Voici, dit l’officier. Des documents qui vous sont envoyés par le Département T.A.S. de la Marine. Je vous saurais gré de me signer la décharge réglementaire.
  
  Il remit le pli au professeur, puis lui tendit un formulaire que Paul Augeron signa nerveusement.
  
  - Voilà, dit le professeur. C’est tout ?
  
  - C’est tout, dit le Vieux.
  
  - Excusez-moi, on m’attend, abrégea Augeron qui disparut d’un pas rapide sans autre formule de politesse.
  
  Le Vieux et l’officier s’en allèrent eux aussi. Dans la rue, ils marchèrent un bon moment sans échanger un mot. A la fin, l’officier questionna à mi-voix :
  
  - Vous pensez que ça va marcher ? Le délai me semble un peu court.
  
  - A mon avis, ça doit marcher, affirma sourdement le Vieux. Les six directeurs sont là et ils vont prendre connaissance des documents. Comme par inadvertance, un de ces rapports contient des indications inédites sur le réacteur du Q. 244. Or ces renseignements figurent parmi les secrets les plus convoités sur le marché atomique mondial. Tirez vous-même la conclusion.
  
  - Ce n’est pas le principe de votre expérience que je mets en doute, précisa l’officier. Mais si l’espion qui se trouve au Comité Directorial se jette là-dessus avec trop d’empressement, c’est une audace qui peut lui coûter cher.
  
  - Mon cher capitaine, grommela le Vieux sur un ton désabusé, depuis tant d’années que je fais ce métier, c’est une chose qui me surprend tous les jours : l’audace d’un espion professionnel n’a d’égale que son avidité. Notre homme, j’en ai la conviction absolue, ne laissera pas échapper cette occasion.
  
  - Comment pourrait-il opérer ?
  
  - Rien de plus simple. Si le professeur Honliker veut s’approprier le secret du Q. 244, il lui suffira de s’attarder après le départ de ses collègues. Comme tous les directeurs, il possède une clé du coffre-fort blindé où les documents mis en commun par les pays du CERN sont rangés. Une photo, et le tour est joué.
  
  - Vos soupçons visent tout spécialement le savant suisse, si je comprends bien ?
  
  - Oui... Cette nuit, nous avons épinglé l’homme qui dirigeait l’une des centrales de l’EAS, à Berne. Le lien entre Honliker et Berne me paraît le plus rationnel et le plus commode pour une entreprise de ce genre.
  
  - Et la surveillance ?
  
  - N’oubliez pas que Honliker est un cerveau puissant. Un mathématicien hors ligne. Ces génies ont toujours des dons d’organisateurs exceptionnels...
  
  
  
  
  
  De Genève, le Vieux se rendit à Berne où il arriva vers la fin de l’après-midi. Il avait rendez-vous avec son agent permanent de la capitale fédérale, chez ce dernier. Martin Drost était un homme d’une cinquantaine d’années, petit, affable, d’allure modeste et douce. Il habitait une maisonnette tranquille, tout au bout de la Bollingenstrasse.
  
  Dès que le Vieux eut fait le point avec Drost, une estafette fut envoyée à la Kramgasse pour convoquer Coplan. Ce dernier arriva dare-dare et les trois hommes tinrent alors un ultime conseil de guerre. Le Vieux commença par résumer la situation :
  
  - Tous les directeurs du CERN ont maintenant quitté Genève. Si l’étincelle doit jaillir, elle jaillira ce soir, demain ou lundi au plus tard. Je crois que j’ai tout prévu. J’ai repointé mon dossier avec le maximum de rigueur. Même si le piège que nous avons placé ce matin au CERN ne fonctionne pas, nous avons encore d’énormes chances de réussite. Ce n’est donc plus qu’une question de patience.
  
  Il se tourna vers Coplan :
  
  - Vos dernières informations corroborent d’une façon parfaite nos conclusions précédentes. Après les événements du Havre, de Paris et de Venise, les maîtres de l’EAS doivent sortir de leur trou. Le silence d’Anton Hasler est évidemment notre atout majeur. Hasler est le tout dernier pivot avant la centrale suprême du réseau ennemi. Votre dispositif est réglé, je suppose ?
  
  - Tout le monde est en place. Jacqueline tient la boutique, Fondane est au second. Avec Legay, je contrôle l’appartement du nommé Müller. Berlat et Vigneul surveillent la rue. Nous sommes tous reliés les uns aux autres par les Talkys. Et nous sommes tous armés.
  
  - Bien, approuva le Vieux. D’autre part, le contact a été établi avec nos collègues suisses, à toutes fins utiles. Un simple coup de fil nous couvrira en cas de coup dur. En outre, j’ai une liaison avec la brigade de protection du CERN. De ce côté-là aussi, nous sommes parés. L’inspecteur belge qui assure le service pendant le week-end restera à notre disposition.
  
  Il y eut un silence. Le Vieux sortit sa vieille pipe de sa poche et reprit :
  
  - Selon moi, le dénouement est proche... Ce n’est pas de la divination, rassurez-vous. Mais il y a de ces sensations qui ne trompent pas quand on a acquis une certaine expérience.
  
  Il commença à bourrer sa pipe. Coplan resta un moment pensif puis demanda :
  
  - J’y vais ?
  
  - Oui, allez-y, dit le Vieux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  A la Kramgasse, dans la maison d’Anton Hasler, le silence nocturne avait une étrange densité. Coplan et Legay, assis dans la première pièce de l’appartement du premier étage, immobiles dans la plus totale obscurité, attendaient.
  
  Les aiguilles phosphorescentes de la montre-bracelet de Francis marquaient minuit vingt-cinq.
  
  Dehors, une petite pluie froide mouillait la rue quasi déserte. Berlat et Vigneul, invisibles, faisaient le guet dans l’ombre. Au second, Fondane, assis dans un fauteuil, les jambes allongées, veillait avec indifférence le cadavre du boutiquier suisse.
  
  Coplan n’arrêtait pas de calculer mentalement des prévisions logiques. De Genève à Zürich et de Zürich à Berne, il fallait compter environ 400 bornes. Par conséquent, en faisant vite et en réduisant au strict minimum la halte à Zürich, le coupable pouvait s’amener d’un instant à l’autre.
  
  Pour la troisième fois au moins, Francis sortit machinalement son paquet de Gitanes. Mais il le fourra derechef dans sa poche en soupirant. Pas question de fumer, hélas. L’odeur du tabac aurait éveillé la suspicion de Herr Müller...
  
  Legay bougea, but un coup de bière à même la bouteille, redéposa la bouteille à ses pieds.
  
  - Si seulement on pouvait faire une belotte, grogna-t-il d’une voix à peine audible.
  
  - Si tu t’imagines que je me sens d’humeur à jouer aux cartes ! ricana Coplan.
  
  - Non ?... Anxieux, toi ?
  
  - On dirait que ça t’étonne ?
  
  Après un moment de silence, Legay reprit :
  
  - Évidemment, ça vous met les nerfs en boule, malgré tout... Se dire qu’une clé va tourner dans la serrure, que la porte va s’ouvrir et que nous allons nous trouver face à face avec un salopard numéro UN. Peut-être le chef même de l’EAS...
  
  Nouveau silence, puis de nouveau la voix assourdie de Legay :
  
  - Tu crois que tu le connais, le Müller ?
  
  - Théoriquement, oui. Puisque j’ai vu tous les directeurs du CERN.
  
  - Et c’est un de ces gars-là qui se cache sous le nom de Millier ?
  
  - Toujours théoriquement, oui. L’EAS prend sa source au Centre Européen de Genève. Les papiers d’Anton Hasler en sont une preuve supplémentaire.
  
  - Drôle de jeu, estima Legay qui ressentait lui aussi - et plus qu’il ne voulait bien se l’avouer - un sentiment de malaise croissant.
  
  Un quart d’heure s’écoula, puis une demi-heure. Coplan commençait tout doucement à penser que rien ne se produirait au cours de la nuit. Mais, soudain, dans le minuscule diffuseur du talky, accroché à son revers, il entendit la voix chuchotante de Jacques Berlat :
  
  - Coplan, faites gaffe. Une visite pour vous. Notre homme vient de s’arrêter devant la porte particulière. Il trimbale une valise... Silhouette imprécise, sa gabardine flotte négligemment... Tête nue... Il met sa clé dans la serrure... Fondane, ouvrez l’œil. Jacqueline, attention... La porte s’ouvre, je stoppe.
  
  Coplan et Legay s’étaient levés. Fondane également, là-haut. Et Jacqueline Vigier, dans la boutique, braquait son automatique vers la porte du couloir.
  
  Les nerfs tendus, les sens aux aguets, les quatre Français perçurent distinctement le pas d’un homme qui montait l’escalier. Sur les marches, ses semelles ne semblaient pas peser très lourdement.
  
  Il y eut comme un temps de suspension. L’homme était arrivé au palier du premier. Sans doute écoutait-il si nul bruit ne venait de chez le locataire du dessus ?
  
  Enfin, il y eut le cliquetis métallique d’une clé heurtant le cuivre de la serrure, chez Müller. Coplan s’était avancé jusqu’à l’entrée du couloir intérieur de l’appartement, mais sans sortir de la pièce. Legay tenait son revolver dans son poing droit.
  
  La porte pivota, un homme entra, referma. Dans le noir, il remit le verrou en place. Il tournait le dos vers Coplan et Legay.
  
  D’une foulée agile, Francis se rua vers l’homme et le gratifia d’un solide coup de crosse sur l’occiput. L’homme, sonné avec une précision mathématique, plia les genoux en laissant échapper un soupir. Coplan le rattrapa sous les aisselles, le traîna dans la pièce.
  
  - Allume, Jean, dit-il en déposant sa victime sur le plancher.
  
  La lumière jaillit. Coplan ne put retenir un juron. Legay, ébahi, questionna en examinant le visage de l’homme évanoui :
  
  - Tu le connais ?
  
  - Ouais ! C’est le secrétaire administratif du CERN... Tu parles d’une petite gueule innocente !...
  
  - Pourquoi l’as-tu assommé ?
  
  - J’en ai soupé de ces vicieux qui ne pensent qu’à croquer du cyanure. Celui-ci, je le veux vivant et intact. Aide-moi à lui ôter ses frusques.
  
  - On le déshabille ?
  
  - A poil ! Nu comme un ver. Tant pis pour sa pudeur et pour la nôtre.
  
  L’opération strip-tease fut rondement menée. Le rouquin, toujours dans les pommes, fut allongé sur son lit, tout nu, pieds et poings liés.
  
  - Réveille-le, Jean, ordonna Coplan qui se mit à examiner le portefeuille du visiteur.
  
  Legay alla chercher de l’eau dans la cuisine. Pendant qu’il aspergeait le rouquin, Francis ouvrait la valise du gars. Il en retira quelques vêtements, des livres et un Leica chargé.
  
  L’employé du CERN secoua brusquement la tête, crispa tous les traits de sa figure mouillée, battit des paupières et ouvrit la bouche pour aspirer une bouffée d’air. Puis il se figea subitement, et son regard rencontra celui de Coplan.
  
  - Bonsoir, Herr Müller, salua Francis avec une pointe d’ironie. La dernière fois que j’ai eu le plaisir de vous rencontrer, vous portiez des lunettes. Mais, dites-moi, est-ce que vous vous appeliez Walter Müller à ce moment-là ?
  
  Le rouquin ne répondit pas. Il venait de réaliser l’étrange posture dans laquelle il se trouvait. Coplan reprit, en montrant l’appareil de photos :
  
  - Vous avez de bonnes choses là-dedans ?
  
  A cet instant, Legay grogna dans son talky :
  
  - Oui, c’est terminé. Nous le tenons... Prévenez le Vieux, Berlat. Les autres restent en place, comme convenu.
  
  Le rouquin tournait ses yeux vers Coplan, puis vers Legay, puis de nouveau vers Francis. Ce dernier lui demanda, un peu narquois :
  
  - Vous avez pigé ? Fait comme un rat, mon pauvre ami... A propos, vous n’avez pas de cyanure, vous ?
  
  - Du cyanure ?
  
  - Passons. Quel est votre véritable nom, celui que vous portez au bureau, à Genève ?
  
  - Willy Schmid.
  
  - Schmid-Müller, ça fait Durant-Dupont, hein ? Vous avez sans doute un troisième nom ?... Et votre autre domicile ?
  
  - Zürich... Salweg 322, Altstetten.
  
  - Merci. Vous êtes fort complaisant, et vous avez bien raison... Je n’aurais jamais cru que le chef de l’EAS fût un jeunot de votre espèce. Vous avez fréquenté une école spéciale ?
  
  - Je ne suis pas le chef de l’EAS. Je reconnais ma complicité et je suis prêt à signer des aveux. Mais ne me demandez rien de plus, je ne parlerai pas.
  
  - C’est un tort.
  
  - Puisque je reconnais ma culpabilité, n’est-ce pas suffisant ?
  
  - Pour moi, si. Pour vous, j’ai bien peur que non... Est-ce que vous avez mesuré l’étendue exacte de votre culpabilité ?
  
  - Certainement. Depuis longtemps, affirma le rouquin, résolu.
  
  - Je laisse à mes supérieurs le soin de vous éclairer sur cette question. Sachez cependant que vous allez vous trouver devant une alternative très nette : ou bien vous faites des aveux complets, ou bien vous acceptez la responsabilité totale des agissements de l’EAS. Dans le premier cas, vous serez jugé comme complice et vous n’aurez qu’une petite peine de prison. Dans le deuxième cas, on versera automatiquement à votre actif deux meurtres et une tentative d’assassinat. C’est la peine capitale.
  
  - Je n’ai jamais tué personne.
  
  - Mais vos agents ont tué un inspecteur français et un policier allemand, répliqua durement Coplan. Et votre complice, Luigi Torreto a tenté de me supprimer. Il y a des preuves légales de tout cela, et de bien d’autres forfaits encore.
  
  Schmid-Müller ferma les yeux. Les arguments de Coplan méritaient un minimum de réflexion. Jean Legay adressa un coup d’œil à Francis. Legay avait également l’impression que le rouquin finirait par capituler.
  
  Pendant deux ou trois minutes, Coplan déambula dans la chambre. Il reprit soudain :
  
  - Hasler est mort, je vous le signale. Il s’est suicidé pour échapper au châtiment. Grauss est mort lui aussi, de même que Mozzini... si je ne m’abuse, vous êtes un garçon intelligent, froid, réaliste. Vous avez sûrement pesé le pour et le contre quand vous avez commencé votre travail d’espion. Si vous n’êtes pas le chef de l’EAS, ne prenez pas de risques inutiles. La suite de mon enquête me révélera de toute manière ce que vous refusez de me dire... Au CERN, je ferai vérifier vos activités exactes. Normalement, les secrétaires n’ont pas accès aux documents secrets. Si vous avez photographié les informations relatives au réacteur français Q. 244, je découvrirai sans peine comment vous vous y êtes pris. Et d’une. Quand j’aurai perquisitionné à votre domicile de Zürich, je serai sans doute en mesure de pousser mes investigations plus loin. Après Hasler et vous, c’est la direction de l’EAS. Nous avons récolté suffisamment de...
  
  La sonnerie du téléphone se mit à vibrer, interrompant la tirade de Coplan.
  
  Le rouquin articula d’une voix oppressée :
  
  - Le chef de l’EAS est au bout du fil...
  
  - C’est un appel convenu ? demanda Coplan, sec.
  
  - Oui.
  
  - A vous de choisir... Si vous marchez avec nous, c’est le minimum. Si vous choisissez l’autre voie, vous êtes un homme fini et votre chef tire son épingle du jeu.
  
  Legay serra les mâchoires. Il savait que Coplan jouait une carte terrible, décisive même. Il regarda son ami. Les traits de Coplan étaient impassibles, mais ses yeux exprimaient une tension nerveuse extraordinaire.
  
  Schmid-Müller prononça dans un souffle :
  
  - Laissez-moi répondre. Approchez le téléphone...
  
  Coplan empoigna l’appareil, le tint à la hauteur de la bouche du rouquin, décrocha.
  
  En allemand, Schmid-Müller dit d’une voix assurée :
  
  - Konrad ?... Herr Müller... Dites à monsieur Schmid que je suis bien rentré. Notre camarade Hans est malade, il est au lit avec une grippe effroyable. A part cela, tout va bien. Je serai peut-être un peu en retard demain, mais que monsieur Schmid se rassure, je viendrai sans faute... Tchau, Konrad.
  
  Il y eut un déclic, et Coplan raccrocha lui aussi.
  
  Le rouquin murmura :
  
  - Vous pouvez agir maintenant. C’est Konrad Banz qui est le chef de l’EAS avec le Doktor Ludwig Böhme.
  
  - Le délégué allemand du CERN ? fit Coplan, incrédule.
  
  - Oui.
  
  - Si j’ai bien compris, c’est à votre propre domicile que vous venez de téléphoner ?
  
  - Oui, Konrad Banz est soi-disant jardinier chez moi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Avec le concours des agents de la sûreté suisse, l’avant-dernière phase de l’Opération court-circuit se termina à Zürich à quatre heures du matin.
  
  Appréhendé par surprise chez Schmid-Müller, Konrad Banz s’enferma dans un mutisme absolu. C’était un homme de taille moyenne, trapu, âgé d’environ quarante-cinq ans. Ses cheveux noirs et drus grisonnaient à ses tempes, ses traits burinés exprimaient une volonté de fer. Ses yeux sombres et durs étaient intelligents. A toutes les questions des inspecteurs, il opposa une passivité inébranlable.
  
  Mais les archives centrales de la Sûreté helvétique ne tardèrent pas à raconter ce que l’espion taciturne voulait taire. En réalité, Konrad Banz était un Allemand, réfugié berlinois entré en Suisse en 1946 et subitement disparu de la circulation. C’est par substitution qu’il avait acquis la nationalité suisse, le véritable Banz ayant dû mourir mystérieusement Dieu sait où.
  
  Le Doktor Ludwig Böhme fut arrêté ce même dimanche matin, mais un peu plus tard, alors qu’il sortait de chez lui, dans la paisible avenue de Berlin-Ouest où il avait une villa toute neuve et fort luxueuse.
  
  Invité discrètement à monter dans la Mercédès noire qui stationnait dans une rue adjacente, le savant allemand fit preuve d’une docilité exemplaire. Sanglé dans un manteau de ratine, il ne posa pas de questions, n’éleva aucune protestation.
  
  Coplan et le Vieux, arrivés à Berlin en avion, purent assister à l’interrogatoire de l’Allemand au titre de membres de la section de protection du CERN.
  
  Böhme, très à l’aise sur la chaise qui lui avait été désignée par l’inspecteur berlinois, eut un sourire à l’adresse des deux Français. En voyant cet homme long et chauve dont les yeux bleus reflétaient une immense candeur, Francis se reprocha d’avoir si mal jugé ce type. De tous les délégués du CERN, c’était Böhme qui lui inspirait le moins de méfiance. Même en tenant compte de la ruse, on pouvait difficilement imaginer que ce grand enfant fût un traître.
  
  Böhme exposa posément dans quelles circonstances il avait été contacté par Konrad Banz et pour quel motif il avait accepté de se faire le complice de l’EAS.
  
  - Je suis certes coupable vis-à-vis de la loi et vis-à-vis de la justice humaine, conclut-il. Mais je ne suis pas coupable devant le tribunal de ma conscience. Si c’était à refaire, je recommencerais.
  
  - Voyons, docteur Böhme, s’insurgea le Vieux en dardant sur le savant ses yeux pénétrants, vous n’aviez pas le sentiment de trahir votre patrie, d’agir en criminel vis-à-vis de l’Allemagne ?
  
  Böhme se redressa de toute sa taille, toisa le Vieux et prononça, hautain :
  
  - Monsieur l’inspecteur, je suis le seul juge de mes sentiments et de mes devoirs patriotiques.
  
  - Vous saviez pourtant que Banz passait les renseignements derrière le Rideau de Fer ? éructa le Vieux, offensé par l’aplomb de l’inculpé.
  
  - Monsieur l’inspecteur, répliqua Böhme, derrière le Rideau de Fer il y a vingt millions d’Allemands qui sont aussi mes frères. Vous, Français, vous devriez savoir ce que signifie le drame d’une patrie déchirée.
  
  Le Vieux, outré, se contenta de gronder :
  
  -Mais vous faisiez le jeu de vos propres ennemis !
  
  Böhme eut le courage de sourire, bien que sa grimace fût plutôt un rictus :
  
  - Monsieur l’inspecteur, je ne me suis jamais permis de porter un jugement sur la politique étrangère de la France, mais j’ai bien le droit de participer aux destinées de ma patrie, je suppose ? Mon métier, ma compétence, la situation où je me suis trouvé placé par un décret de la Providence, tout cela m’a contraint à faire un choix. Mon pays est coupé en deux par la ligne de feu du monde actuel. Comme mon frère est médecin dans Berlin-Est, cela vous montre d’une façon concrète que nous autres, Allemands, nous sommes aux premières loges en cas de conflit. Mais j’ai la conviction profonde qu’un certain équilibre entre les deux blocs qui gouvernent la planète est un gage de paix... Pour maintenir la balance égale, je pense que les informations scientifiques doivent circuler à travers les cloisons de la politique. J’ai mûrement pesé ma décision.
  
  Le Vieux haussa les épaules. L’inspecteur allemand prit alors la parole pour interroger Böhme sur l’aspect technique de sa trahison.
  
  - C’est fort simple, dit le savant. A cause de la surveillance dont nous sommes l’objet au Comité Directeur, je m’arrangeais pour commettre des négligences, des oublis, des distractions. Schmid, le secrétaire, était de connivence avec moi et faisait le travail réel. Théoriquement, il n’était pas à même d’espionner nos documents. Avec ma complicité, c’était facile et à l’abri de tout soupçon... D’autre part, Konrad Banz alimentait les échanges de l’EAS par des informations partielles en provenance de l’Est. Nous pouvions obtenir ainsi des renseignements qui dépassaient largement le cadre du CERN. Notre double circuit couvrait le domaine atomique dans sa totalité...
  
  Coplan demanda en allemand :
  
  - Je suppose que c’est vous, docteur, qui avez signalé à Konrad Banz que le département FB de la sûreté allemande allait envoyer Otto Kopf au Havre pour contacter le Deuxième Bureau Français ?
  
  - Oui, naturellement. Je l’avais appris par un compatriote de la Section de Protection du CERN. Cette rencontre pouvait détruire toute notre œuvre.
  
  - Est-ce que vous connaissez les suites de votre indiscrétion ? insista Francis, mordant.
  
  - Non, pourquoi ?
  
  - Banz a fait assassiner au Havre votre compatriote Otto Kopf et un de mes jeunes collègues.
  
  Le savant eut une mimique navrée et soupira :
  
  - Désolé... La guerre froide a ses héros, elle a aussi ses victimes. Mais dites-vous bien, que si la guerre atomique devait éclater, personne ne serait capable de dénombrer les morts tellement ils seraient nombreux !...
  
  - Cela n’excuse pas le crime dont vous êtes complice, riposta Coplan.
  
  - Les juges sont là pour en décider. Je remets mon sort entre leurs mains.
  
  Il pressa contre ses paupières fermées le bout des doigts de sa main gauche, puis, d’une voix absente, à l’inspecteur allemand :
  
  - Je demande la permission de me reposer un moment. Je suis très fatigué...
  
  La séance fut levée. Le Vieux et Francis prirent congé en priant l’inspecteur berlinois de faire suivre le dossier par la voie normale.
  
  Dans la voiture qui les emmenait à l’aéroport, le Vieux bougonna :
  
  - Les derniers complices de Banz doivent être coffrés à l’heure actuelle. Voilà qui met le point final aux activités trop subtiles de l’EAS...
  
  Coplan opina en silence, alluma une Gitane et se laissa aller à la renverse sur les coussins du siège.
  
  Il n’était qu’à demi-satisfait. En fin de compte, le Dr. Böhme avait-il agit de sa propre initiative ou avait-il été épaulé, de façon occulte, par son gouvernement ?
  
  Coplan faillit poser la question au Vieux, mais il se ravisa. Son chef n’essayerait pas d’élucider ce détail : il est des voiles qu’il vaut mieux ne pas soulever, entre partenaires...
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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