Il faisait une chaleur terrible. Sous le soleil ardent, implacable, les maisons blanches de Tanger avaient l’air de vibrer. Un grand paquebot, immobile dans le port, donnait l’impression de se dissoudre dans une flaque de métal fondu. Pas une ride ne creusait la surface de la mer, aucun souffle ne venait du large.
Dans l’immense torpeur de cette magnifique journée d’août, seuls les étrangers de passage et les touristes en escale se promenaient dans la ville.
Francis Coplan était du nombre de ces courageux. Vêtu d’un pantalon de tergal couleur mastic et d’une chemisette blanche, il arpentait d’un pas nonchalant la belle avenue qui longe la baie. Le visage bronzé, les cheveux taillés très courts et décolorés, l’appareil de photo en bandoulière, il ne paraissait pas le moins du monde incommodé par cette atmosphère de fournaise qui l’enveloppait.
Un peu avant 16 heures, il prit la direction du Petit Socco. Arrivé devant la terrasse du Café Fuentès, il emprunta le trottoir de gauche pour remonter vers le Grand Socco. Il entra dans une pharmacie, acheta une boîte de Kleenex qu’il tint dans sa main gauche, reprit ;sa balade en faisant du lèche-vitrines.
Au bout de la rue des Siaghines, il fit demi-tour.
Revenu au Petit Socco, il hésita. De toute évidence, il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. Ou bien il s’agissait d’un malentendu, ou bien l’affaire était tombée à l’eau. En tout état de cause, le « contact » n’avait pas eu lieu.
Après cinq minutes d’attente, Coplan, fataliste, s’engagea dans la rue des Postes.
Ce n’était certes pas la première fois qu’un rendez-vous de ce genre loupait. Ni la dernière, vraisemblablement.
L’ennui, c’est qu’aucun système de rappel n’avait été prévu. En d’autres termes, cela voulait dire que Francis avait fait ce voyage de Paris à Tanger pour rien.
Il retourna à son hôtel, s’enferma dans sa chambre, décida de s’octroyer une douche froide pour s’éclaircir les idées et pour passer le temps.
Il se déshabilla.
Au moment précis où il balançait son slip sur le dossier d’un fauteuil, le téléphone se mit à sonner sur la table de chevet. D’un plongeon souple, Coplan s’étala de tout son long sur le lit, à plat ventre, et il attrapa le combiné.
- On vous demande, monsieur Cousteix, minauda la standardiste, une jolie Marocaine que Francis avait remarquée à la réception.
Il y eut un déclic, et une autre voix féminine, plus gutturale quoique enjouée, s’enquit :
- Monsieur Cousteix ?
- C’est lui-même, répondit Francis.
(Le passeport avec lequel il voyageait stipulait effectivement : Freddy Cousteix, de nationalité helvétique, domicilié à Lausanne, exerçant la profession d’ingénieur.)
- Nous avons reçu votre lettre, reprit l’inconnue, et nous sommes heureux de vous savoir à Tanger. Êtes-vous libre ce soir ?
- Certainement.
- Nous serions ravis de vous avoir à dîner... Vers 21 heures, cela vous convient-il ?
- Cela me convient parfaitement, assura Francis.
- Eh bien... à ce soir alors, conclut l’inconnue qui raccrocha.
Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Coplan. Il redéposa doucement le combiné sur la fourche de l’appareil, se retourna d’une secousse et demeura allongé sur le vaste lit, savourant le bien-être sensuel que lui procurait la fraîche pénombre de la chambre. Tout était étrangement silencieux : la mer, l’avenue, l’hôtel... On sentait que la ville, vaincue par l'écrasante chaleur, attendait la tombée de la nuit pour se réveiller. A travers les lames du store vénitien, l’impitoyable lumière du ciel d’Afrique s’infiltrait malgré tout dans la pièce et traçait de minces lignes de feu qui striaient les murs, les meubles et la robuste nudité de Coplan.
Le coup de fil de l’inconnue l’avait rassuré. Tout compte fait, le contact s’était quand même effectué. Pas de la manière convenue, mais cela n’avait guère d’importance.
Ce même jour, à neuf heures du soir, tandis qu’il déambulait dans les parages du Petit Socco, Francis fut abordé par un jeune Marocain qui guettait les touristes pour leur vendre des cartes postales et de menus objets-souvenirs.
- Achetez-moi ce joli fanion, monsieur Cousteix, murmura le camelot. Il vous rappellera votre passage à Tanger... Vos amis vous attendent à deux pas d’ici, dans une Pontiac noire décapotable qui stationne le long de la mosquée de la rue de la Marine. Vous voyez où je veux dire ?
- Oui, merci, acquiesça Coplan qui prit le fanion-souvenir et le paya.
Il n’eut aucune peine à repérer la Pontiac qui s’était rangée sous un lampadaire électrique, bien que l’obscurité de la nuit ne fût pas encore très dense. Il y avait deux personnes à bord de la luxueuse voiture ; au volant, une superbe créature en robe blanche, aux cheveux d’un noir profond où se détachait un camélia blanc. A côté d'elle, un grand gaillard d’une bonne trentaine d’années, en blazer bleu-marine, un foulard de soie blanche négligemment noué dans l’échancrure de sa chemise blanche à col ouvert.
A première vue, des Espagnols.
L’homme descendit de voiture pour céder sa place près de la conductrice, après quoi il se réinstalla à côté de Coplan sur la banquette avant. Il y avait largement de quoi se mettre à trois.
Il n’y eut pas de présentations. Tandis que la Pontiac démarrait en douceur, la femme se contenta de déclarer en souriant :
- Tanger est une véritable fournaise depuis trois jours. La chaleur ne vous rend pas malade, j’espère ?
- Absolument pas, répondit Francis. Je viens de passer sept semaines aux Indes, c’était pire (Voir: «Coplan fait peau neuve»).
Après un détour par le bord de mer, la voiture se dirigea vers les hauteurs de la ville.
- Vous connaissez Tanger ? questionna la Dame au Camélia.
- Non, mentit Francis. J’y suis venu une fois, en 1958, mais ce n’était qu’une escale de trois heures. Je revenais de Dakar.
La brune opina.
Quelques minutes plus tard, la Pontiac s’engageait dans une allée privée, bordée de hauts arbustes, pour stopper ensuite devant le perron d’une somptueuse bâtisse blanche de style néo-mauresque.
En réalité, Coplan savait très bien où il se trouvait. Cette demeure princière était une des nombreuses résidences de haut luxe du quartier de la Californie, naguère endroit favori de la colonie américaine de Tanger.
Aimablement guidé par la brune et par l’homme au blazer, Coplan fut introduit dans un studio du rez-de-chaussée, une admirable pièce en rotonde, spacieuse, qui donnait directement sur le jardin postérieur par une terrasse fleurie. Des appliques murales versaient dans cette salle une lumière tamisée qui tissait des reflets fauves sur les meubles peu nombreux mais superbes : lourde table Renaissance, bahut d’ébène richement sculpté, coffres anciens aux garnitures de bronze, commode en bois de placage. Seuls les sièges et les tapis mettaient une note moderne dans le décor.
Debout près de la table, un petit homme chauve et obèse attendait Francis.
- Soyez le bienvenu, monsieur Cousteix, dit-il (en français mais avec un épouvantable accent anglo-saxon). Parlez-vous l’anglais ?
- Yes, sir, prononça Coplan.
- All right, opina le chauve, satisfait.
Il désigna un fauteuil. La brune et son compagnon s’étalent éclipsés.
- Je m’appelle Brown, reprit l’obèse, adoptant d’une façon décidée la langue anglaise. J’espère que vous ne nous en voulez pas de vous avoir fait faux bond au rendez vous de cet après-midi ? Ce contact raté a dû vous mettre dans l’embarras, j’imagine ?
- Rassurez-vous, mister Brown, susurra Francis en souriant, je ne me trouble pas si facilement...
Il prit place dans un moelleux fauteuil tendu de velours jaune, se croisa les jambes, dévisagea son interlocuteur.
Brown devait avoir entre cinquante et cinquante-cinq ans. Il était très soigné de sa personne ; son pantalon blanc était impeccable et sa chemise blanche était en pure soie. Il avait l’accent américain des gros brasseurs d’affaires de Chicago - et peut-être était-il de nationalité américaine ? - mais il avait très probablement une dose de sang russe dans les veines, car son visage charnu, sa nuque épaisse, sa charpente massive et sa physionomie brutale évoquaient très nettement le grand propriétaire terrien de l’Ukraine
- Scotch ? proposa-t-il.
- Volontiers, accepta Francis. Avec un peu de soda mais sans glace.
Brown ouvrit le bahut d’ébène, y prit une bouteille de whisky et une bouteille de soda, un verre, déposa le tout sur la table Renaissance et prépara la boisson.
- Vous m’excuserez, dit-il, je bois le moins possible quand il fait une chaleur pareille.
Puis, s’avançant vers Coplan pour lui remettre son verre, il reprit avec une pointe d’ironie :
- Pour ne rien vous cacher, mister Cousteix, la fausse manœuvre de cet après-midi était voulue. C’était en quelque sorte un test pour nous, si vous voyez ce que je veux dire... Nous sommes obligés d’agir avec la plus extrême prudence quand nous recrutons un collaborateur, et les réactions spontanées d’un individu sont toujours très révélatrices. Je m’empresse de dire que vous avez été parfait. Quand notre amie Conchita vous a téléphoné, vous n’avez commis aucune faute : pas de récrimination, pas de demande d’explication, pas un mot de trop, et l’intuition instantanée de ce que signifiait ce coup de fil. C’était très bien, vraiment très bien.
- Je me permets de vous retourner le compliment, dit Francis, imperturbable.
Brown arqua les sourcils.
- A quel point de vue ? fit-il, étonné.
- Votre test était valable dans les deux sens, commenta posément Coplan. Je ne loue jamais mes services à des amateurs. Votre prudence plaide en votre faveur, et elle me rassure à votre sujet.
Brown était plutôt interloqué. En deux répliques, Coplan venait de renverser les rôles.
Et, pour bien montrer sa position, Francis ajouta :
- J’ai choisi de vivre dangereusement parce que j’aime ça, mister Brown, mais cela ne veut pas dire que je suis prêt à marcher avec des farceurs. Il y a trop de risques, si vous voyez ce que je veux dire...
- Naturellement... euh... naturellement, approuva le chauve, vaguement décontenancé.
Il y eut un silence, que Coplan, impassible, laissa planer. De toute évidence, Brown avait tellement l’habitude de commander et de traiter les autres comme des domestiques que l’attitude de Francis lui donnait à penser.
Coplan sirota deux ou trois gorgées de scotch. Brown reprit enfin :
- Mister Alvarez vous a remis un message pour moi, je crois ?
- Oui, j’attendais que vous me le réclamiez, dit Francis qui se leva pour extirper son portefeuille de sa poche revolver.
Il retira du porte-billet une vignette carrée qui représentait l’arc de triomphe de Paris.
En fait, il s’agissait de la moitié d’un billet de cent francs français qu’il remit à Brown. Celui-ci avait retiré de sa poche l’autre moitié du billet de banque. Il compara les numéros, hocha la tête d’un air approbateur, et empocha les deux moitiés du billet.
- Le procédé est banal, murmura-t-il, mais c’est encore le meilleur mot de passe qu’on ait inventé à ce jour. Et puisque vous êtes d’accord pour travailler avec nous, je pense que nous pouvons aborder maintenant les choses sérieuses, n’est-ce pas ?
- Attention, objecta Coplan d’une voix presque sèche, je crois qu’il y a maldonne, mister Brown. Alvarez m’a parlé à demi-mots d’un job qui, selon lui, devrait me convenir. Comme je le connais bien et qu’il me connaît bien, j’ai décidé de lui faire confiance et j’ai accepté cette entrevue. Je suis donc d’accord pour écouter votre proposition et pour l’examiner ; mais de là à conclure que je suis d’accord pour travailler avec vous, c’est aller un peu vite.
Brown fronça les sourcils.
- En principe, maugréa-t-il, c’est l’employeur qui pose ses conditions et non l’employé. Si c’est la question du salaire qui vous tracasse, je peux vous rassurer tout de suite : notre tarif est le plus élevé de toute l’Afrique.
- Il ne s’agit pas de mon salaire, précisa Coplan. C’est un problème que nous discuterons ultérieurement. Ce que je veux savoir, c’est la nature exacte, réelle, des services que vous attendez de moi. Si j’ai bien compris les allusions d’Alvarez, vous cherchez un homme de main, un mercenaire capable de jouer un rôle actif dans un coup de force politique ?
- C’est en partie exact, opina Brown. A vrai dire, il nous faut un peu plus qu’un simple mercenaire. Ce que nous voulons, c’est un technicien, un agitateur spécialisé, un homme qui soit capable de coordonner les opérations diverses et convergentes d’une action d’ensemble dont le but est de renverser le gouvernement d’un certain pays.
Coplan hocha lentement la tête d’un air songeur.
- C’est dans mes cordes, admit-il. Reste à voir les moyens qui seront mis à ma disposition.
- Alvarez nous a certifié que vous aviez déjà fait un travail de ce genre.
- Oui. Et même plus d’un, confirma Coplan.
- En Afrique ?
- Oui.
- Pouvez-vous me citer un exemple ?
- Sûrement pas !... Vous n’aimeriez pas que je m’avise de citer notre collaboration lorsqu’elle sera terminée, n’est-ce pas ? Le secret professionnel est à la base même de mon métier.
- En somme, nous devons vous croire sur parole ?
- Forcément. Mais cela ne doit pas vous gêner, je suppose ? Si vous avez une certaine expérience des actions clandestines, vous devez savoir que c’est la loi de cet univers un peu spécial. D’ailleurs, à partir du moment où nous serons engagés dans l’affaire, nous serons suffisamment compromis les uns et les autres pour exclure toute idée de dérobade, non ?
Brown regarda longuement Coplan dans les yeux.
- Je crois que vous pouvez faire l’affaire, articula-t-il avec une lenteur voulue. Je m’y connais en homme et je me suis rarement trompé.
Il ajouta d’une voix plus sourde :
- Il nous faut un homme compétent, coriace, capable d’affronter tous les périls et de braver la mort tout en restant lucide. On trouve beaucoup de casse-cou parmi les mercenaires, mais ce sont généralement des desperados, des hors-la-loi, des inadaptés de la vie sociale, bref, des dingues ou des demi-dingues. Ce n’est pas ce que nous voulons.
Coplan ne broncha pas. Il soutenait le long regard scrutateur de Brown avec un calme presque minéral. Sans détachement ni forfanterie, bien calé dans son fauteuil, son verre dans la main droite, il demeurait dans l'expectative. La lumière feutrée qui baignait la pièce silencieuse soulignait la rude virilité de son visage bronzé, mais l’impression de force qui émanait de toute sa personne provenait moins de sa vigueur masculine que de son absolue maîtrise de soi-même.
Brown s’approcha avec la bouteille de whisky.
- Encore un peu de scotch?
- Non, merci, déclina Francis.
- Vraiment ? insista le chauve, goguenard.
- Vraiment, dit Coplan. Je suis comme vous, plus il fait chaud moins je bois.
- Êtes-vous naturellement sobre, ou bien est-ce pour me donner une image sympathique de vos mœurs ?
- L’avenir vous le dira, répondit Francis en souriant.
- Et sur le plan politique, mister Cousteix ? Avant de continuer notre conversation, c’est une question que nous devons mettre au point une fois pour toutes, car c’est une question capitale. Quelle est votre position ?
- Je ne m’occupe pas de politique, mister Brown.
- Admettons, concéda le chauve, mais vous avez quand même une opinion ? Si je vous proposais de mettre la Suisse à feu et à sang, je suppose que vous refuseriez?
- Cela va de soi.
- Vous voyez bien, ricana Brown, vous n’êtes pas homme à accepter n’importe quoi ? Or, avant de vous dévoiler mes plans, il faut que je sache à quoi m’en tenir, moi. La situation deviendrait franchement déplaisante - pour ne pas dire délicate - si vous éleviez a posteriori des objections au sujet de l’action que nous allons entreprendre et du pays où elle va se dérouler. Je veux dire : des objections politiques, bien entendu.
Ayant martelé ces derniers mots, il alla déposer la bouteille de whisky sur la table, préleva un Havane dans un coffret d’ivoire, fit quelques pas en direction de la terrasse, revint vers Coplan.
- Vous me comprenez, mister Cousteix ? Ceci est le point crucial de notre entrevue.
- Je vous comprends parfaitement, mister Brown. Mais il me semble que vous jouez sur les mots en parlant de la Suisse. Alvarez m’a précisé qu’il s’agissait de l’Afrique... Je ne suis ni un forban ni un tueur à gages, et je ne suis pas de ceux qui tueraient leur père pour lui voler son portefeuille. Ceci posé, je vous répète que je ne m’occupe pas de politique. Je suis né dans un pays qui n’a jamais eu de colonies et qui a fait de la neutralité son principe vital ; je ne me sens donc pas impliqué dans les convulsions d’une Afrique qui cherche sa voie.
Brown alluma son cigare au moyen d’un briquet en or massif. Dans un nuage de fumée, il questionna :
- Révolution de gauche ou révolution de droite, ça ne pose pas de problème de conscience pour vous?
- Non, dit Coplan froidement.
Et il ajouta, un peu sarcastique :
- D’ailleurs, ce genre d’étiquette ne veut rien dire en Afrique. La plupart des jeunes nations de ce continent font comme moi : elles mangent à tous les râteliers. Un jour à l’Est, un jour à l’Ouest, ça varie selon les offres.
Brown eut un petit rire abrupt.
- C’est très juste, reconnut-il. Vous êtes un homme intelligent. J’espère que nous tomberons d’accord pour travailler ensemble.
A cet instant précis, la sonnerie du téléphone résonna dans la pièce.
- Excusez, grommela le chauve qui s’en alla vers l’appareil posé sur le bahut d’ébène.
Il décrocha, écouta tout en soufflant pour écarter la fumée de son cigare.