Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan dans les sables mouvants

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  No 1991, « Éditions Fleuve Noir ».
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  - Vous vous souvenez des grèves de la fin 86 ? questionna le Vieux.
  
  Coplan fronça les sourcils en un effort de réflexion.
  
  - Oui, se remémora-t-il. Elles ont affecté la R.A.T.P., la S.N.C.F., l’aviation commerciale et les transporteurs routiers. Et elles ont duré des semaines...
  
  - De nombreux envois ont été volés ou perdus, glissa le commissaire principal Tourain, de la D.S.T.
  
  D’une pichenette, il fit voler du revers de son veston la miette de pain abandonnée par son sandwich jambon-beurre.
  
  - Des milliers de tonnes de ces envois, reprit le Vieux, se sont accumulées dans les hangars, les entrepôts et les magasins, puis ont peu à peu été écoulées. Mais, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, en quatre ans, ces stocks n’ont pas été totalement traités.
  
  « La preuve en est que, il y a un mois, dans un recoin d’un entrepôt de la gare des Batignolles, des employés sont tombés sur un lot qui avait été oublié. Ils l’ont trié, et voilà qu’un colis a retenu leur attention. Il pesait entre deux et trois kilos, et son emballage était déchiré. L’adresse du destinataire avait disparu mais pas celle de l’expéditeur. Quant à son contenu, il les a intrigués. Huit gourdes en plastique, d’environ vingt-cinq centilitres chacune ; deux vertes, deux bleues, deux rouges et deux jaunes. Toutes pleines d’un liquide à l’odeur désagréable. Et avec ces gourdes, huit écrins en velours renfermant des microprocesseurs.
  
  « La fiche destinée à la douane était restée collée sur l’emballage. Elle indiquait : aliments pour phoques. Les employés de la S.N.C.F. ont trouvé ce colis éminemment suspect et l’ont porté à leur chef, qui a alerté la P. J. Cette dernière s’est débarrassée du bébé en l’expédiant à notre ami Tourain, car l’envoi avait pour origine la Suède. Par conséquent, cette affaire est du ressort de la D.S.T. (Le Vieux se tourna vers le commissaire principal) :
  
  - Tourain, vous voulez prendre la relève ?
  
  Le policier acquiesça d’un bref signe de tête et expliqua, pour Coplan :
  
  - Nous avons contacté un zoo privé où un de nos techniciens a sélectionné quatre phoques. On leur a administré à chacun une fraction du contenu d’une gourde particulière, en essayant toutes les couleurs. Puis on a placé ces animaux en observation. Le verdict a été vite rendu : ils ont été affreusement malades. Le propriétaire du zoo a protesté et nous a traités de sauvages, si bien que nous avons dû stopper l’expérience...
  
  - Peut-être fallait-il mélanger les quatre substances ? suggéra Coplan. Et même dans ce cas, vous ignoriez le bon dosage.
  
  - C’est juste, admit Tourain. Mais les puces, à quoi étaient-elles destinées ?
  
  Son interlocuteur ne fut guère convaincu.
  
  - A quoi ressemblent-elles ?
  
  - Ce sont des carrés d’un millimètre sur un millimètre.
  
  - A l’heure actuelle, remarqua Coplan, toujours sceptique, les domaines dans lesquels on utilise des puces sont tellement vastes et diversifiés que cet envoi n’entre pas forcément dans le cadre de l’espionnage. Il est donc possible que vous vous alarmiez pour rien. Quant à votre histoire de phoques, elle est plutôt loufoque !
  
  - Vous croyez ? sourit le Vieux, l’œil rusé. Alors sachez que l’expéditeur de ce mystérieux colis n’était autre qu’Oktogona Import-Export, 58 Sankt Eriksgatan à Stockholm. Or nous avons découvert, il y a quelques mois, que cette raison sociale cache une boîte postale utilisée par le K.G.B.
  
  - Voilà qui change tout à l’affaire, convint Coplan.
  
  - Oktogona est une firme de faible importance. Elle est dirigée par un certain Cari Lundvist, en réalité le capitaine Anton Pavlovitch Dobrynine, du K.G.B., qui n’emploie pour tout personnel qu’une secrétaire suédoise : Nika Olsen. Rien ne permet d’assurer que cette jeune personne sait pour qui elle travaille réellement. Les locaux se composent de deux bureaux et d'une salle des archives.
  
  « L’agent qui a découvert le pot aux roses, le lieutenant François Morancy. souligne dans ses rapports que les visiteurs sont rarissimes. Dobrynine utilise surtout le téléphone, le télex et le téléfax. Selon toute apparence, les lieux semblent faciles à cambrioler... »
  
  Le Vieux s’interrompit, et Coplan s’engouffra dans la brèche :
  
  - Vous souhaiteriez connaître l’adresse du destinataire de ce colis, c’est ça ?
  
  - C’est cela même.
  
  - Le lieutenant Morancy ne pourrait-il vous la procurer ?
  
  - Je ne veux pas le griller, il est trop précieux sur place.
  
  « Il a creusé son trou de façon admirable, grâce à des années d’investissements qui portent enfin leurs fruits. Stockholm est un nid d’espions, comme vous le savez... »
  
  - Et c’est moi que vous avez choisi pour le cambriolage ?
  
  - J’ai besoin de quelqu’un venu de l’extérieur. C’est aussi simple que ça.
  
  
  
  
  
  La relève de la garde devant le palais royal constituait un spectacle de choix, auquel se pressaient les innombrables touristes qui encombraient la capitale suédoise en cette seconde quinzaine de juin. Serrés sur l’esplanade, devant les grilles dorées, ils filmaient les évolutions des soldats à la tenue de parade archaïque. Ceux-ci, mécaniques, marquaient le pas, saluaient et présentaient les armes, accompagnés par une fanfare qui avait oublié ses accents martiaux pour jouer une mélopée aussi triste et nostalgique qu’une valse de Sibelius.
  
  Lorsque la cérémonie fut terminée, la foule s’écoula dans une cacophonie de commentaires émerveillés. Profitant de cette cohue, le lieutenant Morancy glissa discrètement une enveloppe dans la poche de Coplan. Quant à la trousse à outillage, il l’avait déjà rangée dans le coffre de la Volvo que son collègue avait louée à l’aéroport d’Arlanda.
  
  En agissant en deux fois, l’officier divisait les risques.
  
  De retour à son hôtel, Coplan prit connaissance des renseignements ainsi obtenus, puis il descendit au restaurant du rez-de-chaussée où il défila devant le smörgâsbord et ses canapés au knackebröd garnis de poissons fumés. Son assiette remplie, il termina par un bol gorgé de pommes de terre nouvelles cuites à l’aneth et s’installa à une table. Là il se fit apporter un verre d’aquavit et une carafe d’eau.
  
  Le repas terminé, il partit pour la Sankt Eriksgatan à bord de la Volvo et se gara à quelques encablures du numéro 58. Il était vingt-deux heures trente, mais le soleil tardait à disparaître. En cette saison, les nuits de Stockholm étaient courtes : quatre à cinq heures, pas plus.
  
  Il attendit patiemment, en inspectant les environs. Sankt Eriksgatan était une artère passante, bordée d’immeubles anciens résidentiels, située loin du quartier des affaires. En s’y installant, le capitaine Dobrynine avait probablement avant tout privilégié la discrétion.
  
  Aux alentours de minuit, Coplan estima qu’il était temps de passer à l’action.
  
  Il pianota, sur le petit clavier flanquant la porte du 58, le code que lui avait livré Morancy. Le panneau s’écarta après un déclic. Coup d’œil circulaire dans la rue. Passa une décapotable, dans laquelle étaient entassés des jeunes gens qui vidaient des boîtes de bière puis les jetaient sur la chaussée. L’agent secret haussa les épaules.
  
  Il pénétra dans le hall et referma derrière lui. Dédaignant la minuterie ainsi que la cabine d’ascenseur, sa minuscule lampe à la main, il grimpa aussitôt les escaliers jusqu’au deuxième étage. Là, une plaque noire, avec en lettres dorées : OKTOGONA Import-Export.
  
  La porte ne résista guère aux efforts de l’intrus, qui fut bientôt dans la place. Avant d’allumer, il alla tirer les doubles rideaux qui flanquaient les fenêtres.
  
  L’entrée était minuscule, meublée d’une chaise et d’un guéridon dont le plateau supportait une pile de magazines internationaux ; le plus récent datait de quinze mois. Quant aux deux bureaux, fraîchement repeints en vert clair, leurs murs s’ornaient de tableaux d’antiques voiliers. L’ensemble était coquet, voire pimpant, et bien rangé.
  
  Il n’en allait pas de même de la salle aux archives, poussiéreuse et négligée. Sur les étagères, des disquettes s’entassaient dans le plus parfait désordre. Coplan rechercha celles du mois de décembre 1986 et alla les glisser tour à tour dans l’ordinateur. Il fut déçu : aucun envoi à destination de la France. Il tenta alors sa chance avec celles de novembre et, cette fois, toucha le jackpot : une seule expédition pour la France..., sans doute celle qu’il cherchait ! Malheureusement, aucune indication de destinataire. En revanche, l’opération était annotée : Réexpédition de Cora Ternyo. Suivait une adresse à Moscou.
  
  Le visiteur ne s’éternisa pas. La récolte était maigre, certes, mais il lui était impossible de l’améliorer. Il remit les disquettes en place, effaça les traces de son passage, rouvrit les doubles rideaux et quitta la place, après avoir reverrouillé la porte.
  
  Puis il gagna une cabine téléphonique d’où il appela le Vieux, en utilisant son brouilleur, afin que personne ne puisse surprendre leur conversation. Comme à son habitude, le patron des Services Spéciaux l’écouta sans interrompre. Enfin, il délivra son verdict :
  
  - Je ne vois qu’une solution : allez faire un tour à Moscou et essayez d’en savoir plus sur Cora Ternyo. L’ennui, c’est que nous ignorons s’il ne s’agit pas d’un autre colis. Celui sur lequel nous avons mis la main a pu être effacé des disquettes...
  
  - J’y ai pensé, acquiesça Coplan. Ce serait logique, puisque le paquet n’est pas arrivé à destination et que l’expéditeur craint certainement qu’il ne soit tombé entre de mauvaises mains. C’est-à-dire les nôtres.
  
  - A moins que Dobrynine n’ait été négligent ? C’est aussi possible. Depuis l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir, les agents du K.G.B. ont perdu de leur mordant. Ils me paraissent désenchantés, pour ne pas dire dégoûtés. Où est leur superbe allant d’antan ?
  
  - Les lieutenants du nouveau maître du Kremlin ont taillé des coupes sombres dans leurs rangs. Peut-être se voient-ils déjà pointer à l’A.N.P.E. version soviétique ? Cette perspective ne doit pas renforcer leur moral.
  
  - En tout cas, prions pour que Dobrynine ait commis une erreur... Vous allez partir pour Moscou et suivre la procédure 14. De mon côté, je donne l’ordre à Morancy de surveiller Oktogona.
  
  - Bien compris.
  
  Coplan raccrocha.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Dans le regard de la femme se mêlaient la ruse et la méfiance, pendant qu’elle inspectait les vêtements de coupe occidentale que portait Coplan. Le visage ridé, les cheveux grisonnants tirés en arrière et noués en chignon, les traits mongoloïdes, courte et trapue, elle ajustait machinalement sa blouse de travail en tissu grossier. Coplan avait décidé de courir le risque : ce cerbère était la gardienne de l’immeuble, et aucune gardienne d’immeuble, à Moscou comme dans n’importe quelle autre localité soviétique, ne manquait d’informer le K.G.B. de tout épisode suspect.
  
  La toile d’araignée des services soviétiques recouvrait tout, et ni la perestroïka, ni la glasnost n’avaient démantelé le système en place depuis des décennies. Toutefois, l’ardeur s’était éteinte, et la corruption creusait des brèches dans le bel édifice construit par les cerveaux de la rue Djerzinski.
  
  Coplan n’avait pas manqué de tabler sur ce dernier trait, latent jusque-là mais qui, à présent, ravageait les foules. Remplaçant l’idéologie marxiste-léniniste, le culte de l’argent, si possible sous forme de coupures occidentales, s’était élevé au rang d’institution. Chacun voulait rattraper le temps perdu et, pour ce faire, cherchait par tous les moyens à se garantir un revenu hors de son travail.
  
  Sans poser de questions, la gardienne, avec une prestesse admirable, avait enfoui dans la poche de sa blouse les coupures de dix dollars que lui tendait son visiteur.
  
  Alerterait-elle quand même le K.G.B. ? Il fallait espérer que non.
  
  - Vous avez fait tout ce chemin pour rien, déclara-t-elle enfin d’un ton navré. Cora Ternyo a disparu il y a presque trois ans.
  
  Un certain plaisir, néanmoins, marqua ses traits quand elle lut le désappointement sur le visage de son interlocuteur.
  
  - Comment qu’elle était, au lit ? questionna-t-elle avec une curiosité empreinte de jalousie.
  
  - Comme ci, comme ça, répondit Coplan sans se compromettre.
  
  - Normal, répliqua-t-elle, la voix méprisante, ces putes n’en veulent qu’à votre argent ! Vous ne croyez tout de même pas qu’elles vont se déchaîner ? En tout cas, moi, je vous le dis comme je le pense, je ne sais pas ce que vous lui avez trouvé pour avoir envie de la revoir ! Tout le monde était d’accord là-dessus : Cora était la plus mauvaise putain de Moscou ! Et vous, vous la regrettez ! Enfin...
  
  Le quiproquo était savoureux, se délecta Coplan.
  
  Sans le savoir, la femme lui procurait à la fois un alibi pour sa visite et une information précieuse.
  
  - Qu’entendez-vous par «disparu» ? s’enquit-il. Vous voulez dire qu’elle a déménagé ?
  
  Non, disparu ; passé à l’Ouest, à ce qu’on dit. La police est venue et a emporté ses affaires et ses meubles. A présent, l’immeuble est respectable... Fallait voir comme cette garce était arrogante à cause de ses protections ! N’importe comment, il faudra que vous cherchiez ailleurs...
  
  Coplan battit en retraite. Insister aurait été incongru.
  
  Dans Prospekt Mir, il héla un taxi pour se faire conduire au siège de l’agence moscovite du magazine ouest-allemand Burda-Moden. Consacrée à la mode occidentale ; cette publication faisait fureur dans la capitale soviétique. Il composa une petite annonce ainsi libellée : Riche amateur étranger passage Moscou achète comptant toutes reliques ancienne Russie 1867-1899. Contacter hôtel National chambre 206 vers 21 heures / 21 heures trente.
  
  Ceci fait, il entreprit d’effectuer un peu de tourisme, pour rester conforme à son personnage. Cela l’occupa durant les deux jours suivants.
  
  Le troisième parut Burda-Moden. Le lendemain soir, après un copieux dîner, Coplan baguenauda dans le hall de l’hôtel. En mini-jupes affriolantes, plus provocantes les unes que les autres, les prostituées de luxe envahissaient le hall et les couloirs. Parfois, hardiment, elles frappaient à une porte pour proposer leurs services ; elles prenaient soin, au préalable, de s’informer auprès de la réception des chambres où logeaient des couples. Mieux valait ne pas indigner une épouse vertueuse...
  
  L’une d’elles décocha à Coplan une œillade assassine, et il s’arrêta.
  
  - T’as du vague à l’âme ? lança la fille dans un anglais acceptable.
  
  C’était une blonde superbe, aux hanches fines, à la poitrine luxuriante et au sourire ravageur. Dans ses yeux bleus, nulle candeur, mais plutôt la lueur blasée et cynique de la professionnelle depuis trop longtemps dans le métier pour s’embarrasser de faux prétextes.
  
  Coplan consulta sa montre-bracelet. Vingt heures cinquante.
  
  - C’est une Cartier ? s’émerveilla la prostituée.
  
  - En effet.
  
  - Si tu me prends avec toi pour la nuit, ce sera trois cents dollars.
  
  Il sursauta.
  
  - Trois cents dollars ? C’est l’inflation, dis donc !
  
  - Tu ne le regretteras pas.
  
  Il fit mine de réfléchir puis capitula :
  
  - D’accord.
  
  Dans sa chambre, il compta six coupures de cinquante dollars et les remit à la fille, qui les rangea respectueusement dans son sac à main. Puis elle en sortit une boîte de préservatifs.
  
  - Le SIDA, tu comprends. Moi je ne tiens pas à attraper cette saloperie ! En moins de deux, t’es parti au cimetière, avec cette dégueulasserie, expliqua-t-elle.
  
  - Tu as bien raison. Fais comme chez toi, installe-toi et sers-toi à boire.
  
  - Où tu vas ?
  
  - Prendre une douche. Quand j’aurai fini, ce sera ton tour. L’hygiène, c’est ma règle de vie.
  
  Coplan s’enferma dans la salle de bains et y resta un bon moment, nullement pressé. Il se séchait quand des coups violents furent frappés à la porte de la petite pièce.
  
  - Police, ouvrez !
  
  Il se drapa dans la serviette humide et tira le verrou. Un milicien, coiffé d’une casquette et engoncé dans un uniforme gris-vert à parements rouges, apparut. Il lui enjoignit d’un ton rogue de se rhabiller sur-le-champ.
  
  - C’est une rafle ! aboya-t-il. On embarque tout le monde, les putes et leurs clients.
  
  L’agent secret se garda bien de protester. Il acheva rapidement de se sécher et renfila ses vêtements, avant de sortir de la salle de bains. Dans la chambre, la fille, verte de rage, insultait trois fonctionnaires qui la contemplaient avec une ironie non déguisée.
  
  Coplan et elle furent poussés sur le palier. D’autres étrangers, accompagnés de leur conquête d’une nuit, connaissaient une mésaventure identiques. Ils furent tous guidés le long des escaliers et invités à prendre place dans des camions d’aspect sinistre. Ces véhicules les conduisirent au quartier général de la Police des Mœurs.
  
  A cause de Gorbatchev, Coplan le savait, celle-ci avait été dotée de moyens et de pouvoirs exceptionnels. C’est que la situation était grave : un sondage effectué parmi les collégiennes avait révélé que le métier dont rêvaient la plupart d'entre elles était celui de call-girl. Bien évidemment, l'opinion publique en avait été scandalisée. Le gouvernement avait alors commencé une enquête, laquelle avait prouvé que tous les hôtels de Moscou fréquentés par les étrangers possédaient des fichiers où figuraient plus de cinq mille prostituées de tous types physiques et « talents ». Une diversité que pouvaient envier les bordels les plus huppés du monde. En une heure, en compagnie d’un touriste, une fille de luxe gagnait dix fois le salaire mensuel d’un fonctionnaire subalterne. Malgré le racket exercé par les miliciens, les chauffeurs de taxis, la pègre moscovite, les employés d’hôtels, les souteneurs et autres, il faisait encore bon vivre pour les cent mille hétaïres de la ville.
  
  Cependant, les autorités avaient décidé de gagner la « guerre du vice », aussi, sur leurs instructions, la Police des Mœurs travaillait avec vigueur. Cela ne s’accordait guère avec la politique d’ouverture prônée par le Kremlin pour séduire les Occidentaux, mais tant pis ! Les Mœurs avaient choisi, pour résoudre le problème, de procéder à de vastes rafles visant non seulement les belles de nuit mais aussi leur clientèle de passage. On pensait en haut lieu que celle-ci, écœurée, se replierait sur des plaisirs plus culturels.
  
  Coplan et celle qui l’avait racolé étaient victimes d’un de ces coups de filet.
  
  Sans hargne mais avec autorité, le troupeau fut poussé dans un souterrain aux pièces immenses peuplées de bureaucrates, bras croisés, attendant leur manne. Des rampes de néons éclairaient leurs visages de reflets cadavériques.
  
  Dès cet instant, les clients furent séparés de leurs compagnes et rassemblés en un groupe distinct dont s’occupèrent immédiatement les fonctionnaires. Une jeune femme portant les galons de lieutenant et incontestablement polyglotte, armée d’un porte-voix, informa son auditoire masculin qu’un tribunal siégeait en permanence dans une salle voisine et que de lourdes amendes seraient infligées à ceux qui avaient contrevenu aux lois sur la décence publique. Cette déclaration, débitée en neuf langues occidentales puis en japonais, fit s’esclaffer bon nombre des hommes concernés.
  
  Coplan s’assit sur un banc et attendit patiemment son tour, ses papiers à la main. Ceux qui le précédaient tendaient les leurs à l’un des policiers assis derrière une table et, lorsque leur identité était enregistrée, deux miliciens les escortaient jusqu’à l’entrée du tribunal. D’après ce que comprit Coplan, l’amende était la même pour tous : l’équivalent en roubles de mille dollars. Une somme propre à dissuader les coupables de recommencer. Les autorités espéraient aussi que la nouvelle de cette procédure se répandrait à l’étranger et inciterait les touristes futurs à résister au chant des sirènes moscovites.
  
  Quand son tour vint, enfin, Coplan se leva, s’approcha du fonctionnaire, se pencha par-dessus la table et cracha d’un ton belliqueux
  
  - Je refuse de payer, et j’exige d'être relâché immédiatement !
  
  Le Soviétique haussa un sourcil blase.
  
  - Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute ? Vous prendrez la file comme les autres ! Donnez-moi votre passeport.
  
  A ce moment intervint une femme qui, à quelques mètres, les mains croisées dans le dos. surveillait le bon déroulement des opérations.
  
  - Que se passe-t-il ? interrogea-t-elle sèchement.
  
  Coplan réitéra ses exigences. Elle l’écouta, puis lui désigna une porte en déclarant froidement :
  
  - Entrez là... J’espère pour vous que vous avez de bonnes raisons de vous montrer aussi arrogant !
  
  Quand le battant se fut refermé sur ses talons et qu’ils furent seuls dans son bureau, l’officier esquissa un sourire et dégrafa le col de sa tunique.
  
  - C’était un peu juste, votre annonce dans le Burda-Moden, reprocha-t-elle. Vous n’imaginez pas le temps nécessaire pour organiser une rafle !
  
  - J’ai respecté la procédure, renvoya Coplan.
  
  - Je sais, mais la prochaine fois, accordez-moi un délai plus important.
  
  Soucha Borodina était une femme grande et robuste, aux épaules carrées encore élargies par le rembourrage de l’uniforme. Visage osseux, cheveux coupés court sous la casquette, yeux bleu acier et teint pâle, elle frôlait la cinquantaine. Chef de la Police des Mœurs pour la capitale, elle avait gravi les échelons de la hiérarchie grâce à son énergie et à son opiniâtreté. Elle avait un frère, Lev, qui, traqué par le K.G.B. sous Andropov n’avait dû sa liberté qu’à l’entregent de la D.G.S.E. : grâce à elle, il avait pu passer clandestinement à l’Ouest. Depuis, savant réputé, il travaillait en France au Centre National de la Recherche Scientifique. Les liens du sang étant puissants entre le frère et la sœur, cette dernière, plus tard, avait accepté de collaborer bénévolement avec les Services Spéciaux français.
  
  - Que puis-je faire pour vous ? amorça-t-elle. Dépêchez-vous, je n’ai guère de temps à vous consacrer. Autrement, cela paraîtrait suspect à mes subordonnés.
  
  - J’ai besoin de renseignements sur une certaine Cora Ternyo, une call-girl qui a apparemment disparu de Moscou voici environ trois ans.
  
  Soucha Borodina esquissa une moue mécontente.
  
  - K.G.B., lâcha-t-elle.
  
  - Je sais.
  
  - Elle leur servait de boîte postale. C’était une « occasionnelle », c’est-à-dire pas appointée officiellement. La Centrale avait recours à elle de temps en temps, en fonction des circonstances, comme cela arrive avec des centaines de milliers d’autres personnes en Union soviétique.
  
  - Où est-elle actuellement ?
  
  - Elle a quitté l’U.R.S.S. pour Berlin-Ouest en 1987. J’ignore si elle y est toujours...
  
  - Vous avez son adresse ?
  
  - Non. Vous comprenez, cela ne nous regardait plus.
  
  - Et dans vos archives, vous avez une photo d’elle ?
  
  - Hélas, non. Son dossier de prostituée n'était pas bien épais, et en plus, après son départ, deux agents du K.G.B. sont venus le récupérer. Il ne me reste plus une seule trace de son passage dans nos classeurs.
  
  - Absolument rien ?
  
  - Le vide intégral.
  
  - D’autres personnes à Moscou seraient-elles susceptibles de me fournir des renseignements plus récents ?
  
  - Je n’ai aucune indication à cet égard... mais attendez... Je me souviens de l’avoir vue nue... Je désapprouve ce procédé, mais mes subordonnés obligent souvent les prostituées à se déshabiller ; pour les humilier, disent-ils. C’est stupide, car après tout, ne sont-elles pas habituées à s’exhiber plus que de raison ?... En tout cas, j’ai vu Cora Ternyo nue. Elle avait des tatouages curieux : un as de trèfle sur le sein gauche et un de pique sur le droit ; ou bien l’inverse... Et puis un as rouge au-dessus du nombril et un huit rouge sur chaque fesse.
  
  Coplan hocha pensivement la tête.
  
  - Peut-être ce détail vous sera-t-il utile ? espéra son interlocutrice.
  
  - Peut-être, acquiesça-t-il.
  
  Elle mit brusquement fin à l’entretien :
  
  - Je n’ai plus rien à vous dire. Il faut que vous partiez. Pour la vraisemblance, je ne vous relâche pas : vous comparaîtrez devant le tribunal. Et tant pis pour votre organisation ! Avec le montant de l’amende qui va vous être infligée, elle contribuera, qu’elle le veuille ou non, à l’amélioration de la moralité publique à Moscou !
  
  - J’espère qu’en voyant ma note de frais, mes supérieurs seront sensibles à cet argument, sourit Coplan, ironique.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  A huit heures du soir, Berlin sent l’amour, songeait Coplan. Vivement excitée par le renseignement que lui avait fourni Soucha Borodina, son imagination avait exploré les voies dans lesquelles Cora Ternyo aurait pu exploiter les tatouages ornant son ventre, ses seins et ses fesses. Les amateurs de ce genre de dessins ne manquaient pas : leur appétit s’en accroissait et leurs ébats s’en pimentaient. Mais encore fallait-il qu’ils puissent les voir, ce qui, a priori, excluait que la belle recrute dans la rue ou par téléphone. Théoriquement, ne subsistaient que les bordels et les cabarets.
  
  Au cours des trois jours précédents, l’agent secret avait survolé les premiers. Ils étaient pour la plupart réservés aux travailleurs immigrés ottomans et se situaient d’ailleurs dans le quartier turc de Kreuzberg. A l’encan dans ces établissements sordides, une chair triste et adipeuse venue tout droit des rivages du Bosphore. Coplan doutait que Cora Ternyo eût dégringolé aussi bas.
  
  Restaient les cabarets. Ils se logeaient surtout autour de la Stuttgartplatz. Des néons multicolores illuminaient leurs façades, et leurs noms se voulaient évocateurs : Mon Chéri, Mam’zelle, Frou-Frou, Moulin-Rouge, Pigalle, Lido, P’tites Femmes, etc. Pas un seul à consonance anglo-saxonne. Berlin traduisait par ce biais sa fascination pour les nuits parisiennes. L’amour-propre national des Français était sauvegardé, se gaussa Coplan.
  
  Il en visita plusieurs. Très huppés, ils offraient des entraîneuses en robes du soir, couvertes de bijoux en toc et promenant un regard distant sur la clientèle masculine, telles des vestales craignant le dépucelage. Prêtresses d’un art moins subtil, des Thaïlandaises, des Brésiliennes et des Libanaises exhibaient leurs atouts dans des strip-teases à la mécanique surannée, avec guirlandes de fleurs ceignant le front et collier de fruits autour des hanches. A la fin du spectacle, elles lançaient ces ornements dans l’assistance avec des gestes larges, après les avoir frottés contre leur pubis.
  
  Coplan inspectait les épidermes. Pas de tatouages.
  
  Il était à Berlin depuis six jours lorsque, enfin, il sut que ses efforts étaient récompensés.
  
  Il venait d’entrer au Montmartre, salué bien bas par un portier au faciès de Mongol, et procédait à un examen des lieux tout en s’installant au bar.
  
  Ici, l’attraction était originale. Au centre de la salle, une piscine peu profonde, large de cinq mètres, s’allongeait sur une quinzaine de mètres jusqu’à une estrade qu’occupait un lit en forme de cœur, au bois laqué de noir. Les draps et les oreillers roses, fripés, suggéraient qu’ils avaient été les témoins d’étreintes volcaniques. De chaque côté de ce podium, des fresques représentaient des diablotins troussant des nymphes au visage constellé de taches de rousseur. Jambes écartées, poings sur les hanches, uniquement vêtue d’un slip écarlate, une superbe créature se tenait debout sur la couche. Derrière elle, au fond de la salle, une glace gigantesque renvoyait pour l’édification du public les formes parfaites de son verso. La jeune femme était grande, sculpturale, tout en courbes voluptueuses. Son visage était finement dessiné et, pour en augmenter le charme mystérieux, elle laissait une mèche épaisse de ses cheveux blonds recouvrir son œil gauche, tandis que l’autre, d’un vert profond, fixait le plafond et la boule à mille facettes qui y scintillait en tournant sur elle-même. Nulle émotion dans ce regard. Une neutralité parfaite.
  
  Sur son sein droit était tatoué l'as de pique. Sur le gauche, l’as de trèfle. Au-dessus du nombril, l’as de cœur.
  
  - Qui c’est ? demanda Coplan au barman.
  
  - Chayde.
  
  Avait-elle changé de nom depuis son départ de Moscou, ou bien s’agissait-il de quelqu’un d'autre ?
  
  - Allemande ?
  
  - Russe, répondit le barman, tout aussi laconique que son interlocuteur.
  
  - Elle est ici depuis longtemps ?
  
  - Moi, j’y suis depuis une semaine. Pourquoi vous n’allez pas lui parler ? Portez-vous volontaire, et vous aurez une chance de vous la taper à l’œil !
  
  Coplan paria avec lui-même que cette splendide créature était bien Cora Ternyo. Il inspecta les alentours. La clientèle, exclusivement masculine, était surtout composée d’hommes jeunes et vigoureux. Beaucoup étaient séduits par l’attraction qu’offrait la direction de l’établissement. Pour y participer, le candidat devait s’inscrire et verser cinq cents marks ( Environ 1 700 francs) en numéraire. Lorsque son tour venait, il se déshabillait pour ne conserver que son slip puis devait se jeter dans la piscine pour nager vers l’estrade. S’il l’atteignait dans les dix minutes, il était autorisé à connaître gratuitement l’extase dans les bras de la belle Chayde. Non pas sur le lit exposé, qui n’était là que pour appâter le client, mais dans une petite pièce nichée derrière la grande glace, loin des regards concupiscents de l’assistance. L’étreinte était chronométrée, tout comme le trajet entre le tremplin et l’estrade. Dix minutes. Pas plus.
  
  Ce schéma aurait été idyllique si le client, à trois mètres du plongeoir, n’avait rencontré un barrage constitué de cinq femmes, musclées comme des athlètes de foire, lutteuses émérites, qui fondaient sur lui afin de l’empêcher d’atteindre le paradis. Excellentes nageuses, elles n’étaient dupées par aucune feinte, si bien que le prétendant, tous comptes faits, n’avait pas la moindre chance de déjouer leurs attaques.
  
  En deux heures, personne ne réussit à vaincre la résistance qu’elles opposaient aux efforts les plus insensés.
  
  Ces échecs répétés augmentaient la tension dans la salle, et à la plus grande joie de la direction, les bouchons de champagne sautaient sans arrêt parmi les rires des prudents qui n’osaient s'exposer à la déconfiture. Les malchanceux, quant à eux. réessayaient fréquemment de conquérir la belle Chayde.
  
  Coplan décida que ce jeu lui offrait une excellente occasion d’entrer en contact avec Cora Ternyo, si c’était bien elle. Il alla verser son obole de cinq cents marks et, quand son tour arriva, se déshabilla.
  
  Une salve d’applaudissements salua son arrivée sur le tremplin, mêlée à une houle d’encouragements. Quelques quolibets et lazzis, aussi, de la part des sceptiques et des jaloux.
  
  Trois mètres devant lui, les cinq femmes l'observaient, faisant saillir leurs muscles monstrueux. Deux étaient des Asiatiques, trapues courtaudes, aussi larges que hautes, au visage impassible. Celles-ci étaient en première ligne. Les trois autres, vraisemblablement des Allemandes, grandes et lourdes, montaient la garde en retrait.
  
  Coplan éprouva l’élasticité de la planche, il fut déçu. D’une part, elle était trop basse, d’autre part, elle bougeait à peine. Ceci pour éviter, sans doute, que l’élan n’expédie le candidat au-delà des deux lignes défensives.
  
  Le Français échafauda son plan. Après avoir imprimé au plongeoir l’oscillation maximum, il banda ses jarrets et se propulsa à l’horizontale, les deux poings tendus, comme un gardien de but qui veut frapper la balle.
  
  Son ventre rasa le crâne d’une des Asiatiques. L’Allemande qui se trouvait derrière s’écarta prudemment devant ses poings tendus, et il en profita pour lui emboutir l’estomac d’un formidable coup de genou avant de plonger dans l’eau. Il n’était pas sorti d’affaire pour autant. Véritables sangsues, les quatre gardiennes du sérail encore en état de le faire, s’accrochèrent à ses bras et ses chevilles pour le paralyser. Il se laissa couler sans crier gare, après avoir empli ses poumons d’oxygène. Il espérait bien qu’elles abdiqueraient avant lui, pour la simple raison qu’elles n’avaient pas suivi le stage de nageur de combat auquel il avait participé au retour de sa dernière mission. Il y avait souffert, mais ses capacités d’apnée en avaient été considérablement augmenté.
  
  Effectivement, les harpies lâchèrent bientôt prise pour remonter à la surface respirer avant de replonger. Cette accalmie permit à leur adversaire de foncer au ras du fond de la piscine avec quelques bons mètres d’avance. L’une, pourtant, le rattrapa. Il lui écrasa le nez d’un coup de talon et poursuivit sa nage puissante. Enfin, il toucha du bout des doigts un des barreaux de l’échelle qui grimpait jusqu’à l’estrade. Il s’empressa de remonter. Mais une des Allemandes, qui arrivait, le saisit à bras-le-corps et le tira en arrière. Nullement disposé à perdre la face, il se dégagea brutalement, lui tordit un bras dans le dos et se servit d'elle comme bouclier pour maintenir ses acolytes à l'écart. Il monta l’échelle, en s’aidant d’une main et en remorquant de l’autre sa prisonnière, dont les pieds gigotaient dans l’eau et éclaboussaient ses partenaires déconcertées.
  
  Une ovation couronna ces épisodes épiques.
  
  Pendant que les spectateurs lui tressaient des couronnes de lauriers, Coplan hissa la lutteuse sur l’estrade et la lâcha au pied du lit. Chayde se départit alors de son attitude indifférente pour montrer l’intérêt le plus vif devant cet exploit. Au point que Coplan se demanda si la chose se produisait bien souvent..., d’autant qu’il avait lui-même assisté à maints échecs enregistrés par ceux qui se croyaient déjà les élus.
  
  En tout cas, fair-play et le sourire aux lèvres, elle sauta à bas du lit et vint lui plaquer deux gros baisers sur les joues. Dans le même temps apparut sur l’estrade le maître de cérémonie, armé de son micro. Se sentant de trop, l’Allemande replongea dans l’eau sous les huées et les sifflets. L'animateur serra chaleureusement la main de Coplan pendant que Chayde le séchait à l’aide d'une immense serviette. Suivit l’annonce :
  
  - Chers amis, frappez fort dans vos mains car j’ai le plaisir de vous présenter le premier gagnant de cette soirée !
  
  Un tonnerre d’applaudissements salua la prestation du vainqueur. Le calme revenu, l’employé précisa :
  
  - A cette occasion, la direction offre à chacun de vous une coupe de champagne.
  
  Second tonnerre d’applaudissements. Le propriétaire savait que la performance de ce candidat allait susciter d’autres vocations, et les encourageait à l’avance. Quand le silence se rétablit, l’orateur chargea sa voix d’accents dramatiques pour ajouter :
  
  - Et maintenant, l’heureux va connaître l’extase dans les bras de Chayde. Il a dix minutes pour parvenir à ses fins. Top chrono !
  
  Chayde entraîna Coplan vers la petite porte jouxtant la glace, qu’elle ouvrit et referma promptement sur leurs talons. Son compagnon jeta un rapide coup d’œil autour de lui. Le client qui entrait en ce lieu n’était pas là pour admirer le décor aussi celui-ci était-il inexistant. Un lit en bois aux draps et aux oreillers roses, comme sur l’estrade ; dans un coin, une douche et un bidet; c’était tout.
  
  La jeune femme s’apprêtait à baisser son slip. Son client l’arrêta d’un geste de la main.
  
  - Je parie que tu as, tatoués sur les fesses, un huit de cœur et un huit de carreau...
  
  Elle ouvrit de grands yeux surpris, puis un sourire rusé ourla sa lèvre.
  
  - Vraiment ? Et quelle en serait la signification, à ton avis ?
  
  - C’est la Main du Mort.
  
  - Quel mort ?
  
  - Bill Hickock.
  
  - Qui est Bill Hickock ?
  
  - Un aventurier du siècle dernier qui vivait au Far West. Il jouait au poker et venait de toucher les as de trèfle, de pique et de cœur, plus les huit de cœur et de carreau, ce qui lui procurait un full. un jeu fantastique, lorsque l’un de ses rivaux dans le cœur d’une belle est venu lâchement lui tirer trois balles sous l’omoplate gauche. Les joueurs de poker, toujours superstitieux, ont baptisé son jeu la Main du Mort (Authentique )...
  
  - Tu fais partie de l’Organisation ?
  
  Coplan comprit que, sans le savoir, son interlocutrice lui livrait un code d’accès. Il sauta sur l’occasion aussi superbement offerte :
  
  - Oui.
  
  Elle réfléchit puis, à brûle-pourpoint, fit remarquer :
  
  - Le temps passe... Tu avais dix minutes devant toi, et elles sont déjà largement entamées.
  
  Il haussa les épaules.
  
  - Je ne suis pas un adepte de l’amour à la sauvette. Pour moi, c’est un art, ma chère Cora.
  
  Elle sursauta.
  
  - Comment sais-tu que je m’appelle Cora ?
  
  - Cora Ternyo... C’est tout simplement parce que je suis envoyé par l’Organisation pour te contacter, bluffa-t-il. J’aime les défis. C’est pourquoi j’ai choisi ce moyen pour me trouver seul avec toi. Je reconnais que c’est assez original, mais parfois il faut savoir mêler travail et plaisir.
  
  Elle hocha pensivement la tête puis, semblant se décider, lui donna une adresse dans la Budapesterstrasse.
  
  - Sois-y aux alentours de trois heures, recommanda-t-elle.
  
  Quand ils revinrent sur l’estrade, les applaudissements, à nouveau, crépitèrent ; mêlés, cette fois encore, de lazzis et de quolibets.
  
  
  
  A trois heures tapantes, Coplan se présentait à l’adresse indiquée. Méfiant malgré tout, il était d’abord repassé à son hôtel, afin de se munir d’un Colt 32 à canon court qu’il avait enfoncé dans sa ceinture.
  
  Ses craintes étaient vaines. Vêtue d’un déshabillé vaporeux, Cora l’accueillit en arborant un large sourire.
  
  - Les minutes ne nous sont plus comptées, marivauda-t-elle. Mais avant toute chose, dis-moi pourquoi on t’a envoyé ici ?
  
  Un verre d’eau-de-vie en main, Coplan commença par poser quelques questions détournées. Sur ce plan, la Russe n’était pas de taille à lutter efficacement contre lui, si bien qu’il comprit vite que l’Organisation qu’elle avait évoquée n’était autre qu’un réseau d’aide aux candidats à l’évasion vers l’Ouest ; notamment vers Israël, les participants au voyage étant pour la plupart juifs.
  
  Ceci établi, il entra dans le vif du sujet :
  
  - Tu te souviens que le K.G.B. te remettait des envois pour expédition à l’étranger ?
  
  - C’est exact.
  
  - Entre autres pays, il y avait la Suède...
  
  - Oui. Stockholm. Une boîte d’import-export qui s’appelait Oktogona.
  
  - Quelle adresse portaient les colis ?
  
  - Mais celle d’Oktogona ! s’étonna-t-elle. Et la mienne, en tant qu’expéditrice. On me versait cinquante roubles, et j’allais déposer l’enveloppe ou le paquet au guichet d’Aeroflot ; les envois étaient toujours effectués par avion. Personnellement, je n’étais pas rétribuée : la Centrale estimait que je n’avais qu’à obéir aux ordres et à servir mon pays !
  
  - As-tu expédié ce genre de courrier vers la France ?
  
  Elle secoua la tête.
  
  - Non. Uniquement dans des pays Scandinaves : la Suède, la Norvège, le Danemark...
  
  - A qui, en Norvège et au Danemark ?
  
  - A des boîtes postales d’Oslo et de Copenhague. Pour être franche, je ne me souviens pas du tout de leurs numéros. C’est si vieux ! Plus de trois ans... Il en est passé, de l’eau, sous les ponts depuis, crois-moi! Et d’abord, en quoi cela t’intéresse-t-il ?
  
  Coplan avait une réponse toute prête :
  
  - Il y a des traîtres dans l’Organisation. Nous cherchons à les démasquer.
  
  Il dissimulait du mieux qu’il pouvait son désappointement : il avait espéré que les envois remis à Cora comportaient l’adresse du véritable destinataire et que la Soviétique les réemballait avant d’inscrire celle d’Oktogona. Il n’en était rien. En fait, se morigéna-t-il, il avait témoigné d’une certaine naïveté. Le K.G.B. avait employé le maximum de précautions, ce qui était dans la logique des services spéciaux. En dernière extrémité, sans trop y croire, il s’enquit :
  
  - Tu connaissais le contenu ?
  
  Elle éclata de rire.
  
  - Tu prends ces salauds du K.G.B. pour des idiots ? Tu imagines qu’ils allaient me livrer leurs secrets? Allons, imbécile, viens donc me faire l’amour. Souviens-toi que tu as gagné le droit de coucher avec moi !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  La blondeur clairsemée, les traits bronzés, les yeux bleus, le lieutenant Morancy se fondait admirablement dans la population suédoise, au point que nul n’aurait supposé qu'il était né sur les berges de la Garonne. La silhouette un peu voûtée, la paupière lourde, il ne payait du reste pas de mine. Difficile d’imaginer qu’il était un des agents français les plus prometteurs !
  
  Il vida sa chope de bière, consulta se montre et décida : « On y va. » Coplan le laissa régler les consommations et le suivit. Leur but se trouvait dans la rue voisine, la Norrlandsgatan, à une centaine de mètres de l’Agence d’Air France. C’était là que résidait Nika Olsen, la secrétaire employée par Oktogona.
  
  Elle ouvrit au second coup de sonnette. Sans âge, le teint crayeux, le cheveu terne et le regard morne, elle ressemblait à un personnage de Brecht fuyant devant les monstres de l’univers fellinien.
  
  La carte qu’exhiba Morancy fit apparaître sur ses traits anguleux une expression apeurée.
  
  - Police royale, annonça l’officier d’un ton sec. Inspecteur Grendfeld, et voici mon collègue, l’inspecteur adjoint Egstrom. Veuillez nous laisser entrer, je vous prie, nous avons quelques questions à vous poser.
  
  Son suédois n’étant pas parfait, Coplan se garda bien de prononcer une parole. Sans dire mot, Nika Olsen s’effaça, referma la porte et guida les visiteurs jusqu’à un petit salon où le téléviseur était resté allumé. Dans un dessin animé japonais, des samouraïs s’affrontaient au sabre au milieu d’un décor de fin du monde.
  
  - Deux bières, commanda Morancy d’un ton sans réplique en s’installant sur le canapé, l’air conquérant. Glacées, si possible, je ne supporte pas la bière tiédasse.
  
  Par ce biais, il asseyait sa domination, imposait son autorité et son personnage. Impressionnée, la Suédoise s’esquiva vers la cuisine. Coplan la suivit pour la surveiller. Elle se versa une généreuse rasade d’aquavit, afin sans doute de se remettre de ses émotions, et l’avala d’un trait. Puis elle remplit à nouveau le verre et le posa sur le plateau en compagnie des Tuborg.
  
  Dès qu’il eut bu une longue gorgée de bière, Morancy ouvrit le feu :
  
  - Savez-vous que la société pour laquelle vous travaillez, Oktogona, œuvre contre les intérêts de votre pays ?
  
  Son hôtesse pâlit et frotta nerveusement ses doigts contre ses genoux.
  
  - Je ne puis le croire, balbutia-t-elle. Nos activités sont si anodines... Mon patron, M. Lundvist, sert d’intermédiaire entre des firmes d’État en Europe de l’Est et des intérêts commerciaux ou financiers dans le monde anglo-saxon. Je vous assure que je n’ai jamais rien vu de répréhensible dans le travail auquel je me consacre.
  
  Morancy posa une foule de questions. L'occasion lui étant donnée, il entendait bien en profiter et recueillir un maximum d’informations sur Oktogona. Le Vieux en ferait ses choux gras. Après quelques hésitations, Nika Olsen reprit son assurance et répondit avec aisance, sans restriction aucune. D’autant que son interlocuteur se faisait plus compréhensif, bienveillant, vaguement compatissant même. La Suédoise ignorait qu’il était en train de creuser le trou pour y poser sa mine. Il n’alluma la mèche qu’au bout d'une heure :
  
  - Vous avez mentionné des intérêts financiers ou commerciaux anglo-saxons. Cependant, vous avez oublié la France ?
  
  - Nous n’avons pas de correspondants en France.
  
  - A l’instant, vous parliez de réexpédition de courrier en provenance des pays de l’Est. Vous n’en avez jamais renvoyé en France ?
  
  La secrétaire fronça les sourcils, réfléchissant, puis son visage se détendit à nouveau.
  
  - Effectivement, c’est arrivé, concéda-t-elle, mais c’était il y a longtemps. Plusieurs années. En 86, 87 et à un seul client, M. Ruben Sosa.
  
  - A quelle adresse ?
  
  - A Paris. Avenue Foch, je m’en souviens : lorsque je passe des week-ends là-bas, je vais toujours l’admirer. C’est la plus belle avenue de Paris !
  
  - A quel numéro ?
  
  - Vous exigez trop de ma mémoire, protesta-t-elle. Il faudrait que je consulte le fichier.
  
  - N’en faites rien, ordonne Morancy d’un ton rude, et surtout, conservez le silence sur cette conversation. M. Lundvist doit l’ignorer. Si vous en divulguiez quoi que ce soit, si vous commettiez à la moindre indiscrétion, nous le saurions inévitablement et vous en seriez tenue pour responsable. Cette affaire est bien plus importante que vous ne l’imaginez ! C’est clair ?
  
  La femme se tortilla nerveusement dans son fauteuil.
  
  - Très clair.
  
  Morancy se leva, imité par Coplan, et se massa pensivement le menton.
  
  - De temps en temps, par pitié, énonça-t-il d’un ton cette fois rêveur, je vais porter un colis d’oranges à une malheureuse qui n’a pas suivi ce conseil quand je le lui ai donné. Elle a écopé de trois ans de prison...
  
  Nika Olsen se ratatina, soudain grisâtre.
  
  - Je m’en souviendrai, assura-t-elle.
  
  Sur le trottoir, devant l’immeuble, Coplan félicita l’officier :
  
  - Beau boulot, mon vieux !
  
  
  
  
  
  Le commissaire principal Tourain tapota la chemise cartonnée qu’il avait posée sur la table.
  
  - Un personnage étonnant, ce Ruben Sosa. D’un éclectisme déroutant ! Je vais vous éclairer à son sujet. Né à Buenos Aires voici quarante-six ans, il a tété, à la place du biberon, une cuillère en argent. Jugez plutôt. Aujourd’hui, il est l’actionnaire majoritaire du Banco Independiente de America del Sur, un trust bancaire d’une puissance terrifiante, propriétaire de mines d’or, d'argent, de cuivre, de phosphates, de diamants, et de puits de pétrole ; bref, il pèse au bas mot trois cent milliards de francs. Célibataire endurci, il promène à son bras les plus belles filles du monde, mannequins de chez Chanel, Miss Texas ou vedettes de Hollywood. Comme il a la bougeotte, il change souvent de résidence et prend son jet privé pour aller planter sa tente dans sa villa de l’île pour super-milliardaires d’Indian Creek, près de Miami, ou à Bora Bora, ou encore aux Caraïbes, tous endroits où son farniente ne risque guère d’être troublé par les camping-cars et les transistors des smicards.
  
  « A Paris, il vivait au 71 de l’avenue Foch. dans un appartement de douze cents mètres carrés, où il disposait pour compagnons de tableaux et d'objets d’art qui auraient fait le bonheur d’un musée. Sa collection de bronzes par exemple comptait cent quatre-vingt-treize pièces, dont six Michel-Ange, toutes posées sur des meubles. Pas de vitrines. Il était également entouré d’une tapisserie, de fauteuils et d’une pendule en biscuit de Sèvres ayant appartenu à l’impératrice Joséphine de Beauharnais... »
  
  - Vous parlez au passé, intervint Coplan. Sosa a déménagé ?
  
  - Il a vendu son appartement de l’avenue Foch en mai 87.
  
  - Six mois après la perte du colis, remarque le Vieux.
  
  - Tout à fait, reprit Tourain. Depuis, lorsqu’il passe à Paris, il descend au George V, où il loue une suite à l’année.
  
  « Maintenant, je voudrais évoquer l’aspect déroutant du personnage. Je vous ai décrit le prototype du multimilliardaire : jolies femmes, résidences de rêve, comptes en banques hypertrophiés... C’est banal. Car Sosa a aussi un côté énigmatique : ce sont des disparitions soudaines. Parfois, on le retrouve à une crémation sur les bords du Gange ; sur un voilier solitaire dans le Pacifique ; chassant le tigre à Sumatra ; en compagnie d’une prostituée de bas étage dans une chambre sordide des bas-fonds de Manille ; ou le crâne rasé comme celui d’un bonze, faisant retraite dans un monastère bouddhiste au cœur d’une forêt thaïlandaise. »
  
  - L’Extrême-Orient le fascine, apparemment, conclut Coplan.
  
  - C’est vrai. Après ces disparitions, il réapparaît plus facilement en Extrême-Orient qu’ailleurs..., ce qui ne signifie pas qu’il n’est pas enclin à accompagner les coureurs de brousse au Kenya ou à se perdre chez les Papous de Nouvelle-Guinée. On le dit doté d’un courage à toute épreuve !
  
  Le Vieux ramena l’entretien dans le vif du sujet :
  
  - A l’heure actuelle, sait-on où il est ?
  
  - Comme je l’ai indiqué, répondit Tourain, il a d’innombrables maîtresses. Néanmoins, il revient toujours à l’une d’elles, l’actrice britannique Shirley Shire. Une sorte de port d’attache où il jette l’ancre... Je voudrais quand même insister sur l’énorme décalage qui existe chez Sosa entre le multimilliardaire classique et le vagabond dont il revêt la défroque pour se perdre dans l’anonymat... Et pour répondre à votre question, monsieur le directeur, actuellement, Dieu seul sait où il se trouve.
  
  
  
  
  
  - Dans Tonight and Every Night, votre performance doit beaucoup au fait que vous chantez et dansez. Peu de comédiennes de votre génération en sont capables, flatta Coplan.
  
  - La danse, ce n’était pas le plus difficile, puisque j’ai réussi mon premier entrechat à huit ans. Aussi, lorsque ce scénario m’a été proposé, je me suis dit que c’était l’occasion rêvée d'utiliser ce que j’avais appris durant mes treize années de cours. Pour le chant, c’était différent. La musique de Bernie Porter appartient à une culture différente de la mienne. Elle exige un timbre très grave qui n’est pas le mien. Heureusement, un professeur m’a assistée...
  
  Coplan jouait le rôle d’un journaliste free-lance réalisant un reportage sur les milliardaires. Contactée, Shirley Shire avait accepté de le recevoir. Pour le moment, l’égérie de Ruben Sosa parlait surtout d’elle-même. Connaissant le narcissisme des artistes, son visiteur se gardait bien de l’interrompre. Au contraire, il l’encourageait par des questions habiles, flatteuses, afin de conquérir sa sympathie.
  
  Habillée de noir, mini-jupe et cuissardes, l’actrice offrait un look de rockeuse accentué par ses cheveux blonds coupés court et coiffés de l’inévitable casquette en plastique.
  
  Son living-room était partagé en deux par une immense vitre à travers laquelle on voyait gambader deux singes capucins, insensibles au martèlement de la pluie sur les tuiles.
  
  Coplan attendait le moment propice pour attaquer le sujet qui l’intéressait. Celui-ci se présenta bientôt :
  
  - Vous renonceriez à votre carrière pour l’homme que vous aimez ?
  
  - L’amour d’un homme est plus précieux pour une femme qu’une profession, si enviable soit-elle. Je suis sous les feux de l’actualité, des centaines de millions de spectateurs m’admirent, mais est-ce suffisant ? En dehors de la maternité, je ne vois rien dans la vie qui soit plus exaltant que de vivre pour un homme, pour l’aider à se réaliser.
  
  - Ruben Sosa a-t-il besoin qu’on l’aide à se réaliser ? Ne détient-il pas une force qui lui est propre ? Est-il nécessaire de lui offrir un appui ?
  
  - Par nature, l’homme est fragile. La femme lui procure cette force qui lui manque mais dont il ne mesure pas l’absence. En outre, ce qui est fascinant chez un homme, c’est son ambiguïté, qu'il faut s’attacher à découvrir, jour après jour. C’est comme si on déroulait les bandelettes qui entourent une momie... Ainsi, récemment, je me suis aperçu que Ruben désire fortement secourir ceux qui sont dans le malheur. Grâce à lui, un innocent a été disculpé d’un crime dont il était accusé...
  
  - Ici, à Londres ?
  
  - Non. A Chicago. Pourtant, cet homme était un pauvre hère qui, normalement, n’aurait jamais rencontré de sa vie un milliardaire. Eh bien. Ruben a comblé le fossé que la hiérarchie sociale avait creusé entre eux. C’est formidable, non ?
  
  - En effet, acquiesça Coplan. Donc votre amant se trouve actuellement à Chicago ?
  
  - A vrai dire, je n’en sais rien. Quelquefois, il disparaît mystérieusement sans donner de nouvelles. C’est le cas en ce moment. Il ne m’a pas contactée depuis un mois. Remarquez, je ne m’inquiète pas, il réapparaîtra un jour ou l’autre. Il suffit que je sois patiente.
  
  - Et qui est le malheureux innocent ? questionna encore l’agent secret.
  
  - C’est un immigrant clandestin, un Indien qui s’était embarqué sur un cargo à Calcutta et qui avait réussi à débarquer subrepticement à New York. De là, il avait gagné Chicago. Il s’appelle Tagora. mais je ne me souviens plus de son prénom... En tout cas, grâce à Ruben, il a été sauvé de la chaise électrique. De justesse !
  
  - Vous devez être fière de M. Sosa ?
  
  - Je le suis !
  
  - Ce garçon était accusé de meurtre, j’imagine, s’il était voué à la chaise électrique ?
  
  - En effet.
  
  - En résumé, vous êtes dans l’incapacité de me dire comment je pourrais entrer en contact avec Ruben Sosa ?
  
  Avec cet humour grinçant dont témoignent parfois les Britanniques, la jeune femme suggéra :
  
  - Essayez les tavernes de la Jamaïque, la caverne d’Ali-Baba, les mutinés du Bounty, lancez-vous à la recherche du diamant vert ou bien fouillez les entrailles de l’arche perdue, vous aurez peut-être une chance.
  
  Coplan se contenta d’éteindre son magnétophone.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Le nez cassé, le visage rubicond et le cheveu rebelle, le capitaine Tim O’Flynn, chef de la Brigade Criminelle de la Police Municipale de Chicago portait des bretelles écarlates sur une chemise vert pomme. A son cou pendait une bande de chiffon jaune citron qui se voulait une cravate. On devinait aisément que le policier n’accordait aucune attention à l’élégance vestimentaire.
  
  En ce début de juillet, la chaleur était lourde à Chicago, la Cité des Vents. Depuis cinq jours, aucune brise n’avait soufflé du lac Michigan pour rafraîchir l’atmosphère. Aussi, dans le bureau, le climatiseur mural fonctionnait-il à plein régime.
  
  - Cette affaire, c’est le cauchemar de ma carrière, avoua Tim O’Flynn. Quand je serai à la retraite, elle me rongera, je le sais. Elle me ronge déjà. Et encore, j’ai eu de la chance : le chef ne m'a pas viré. C’est parce que je suis membre du parti Démocrate ; sinon, on m’aurait lâché.
  
  - Que s’est-il passé exactement ? s’enquit Coplan.
  
  - Un horrible concours de circonstances malheureuses. Un couple tranquille, Sam et Fanny Hirsh, rentre chez lui après avoir assisté à une vente de charité en banlieue. Les Hirsh s’arrêtent à un feu rouge d’Ashland Avenue, un coin dangereux. Il est une heure du matin. Malheureusement pour lui, Sam Hirsh n’a pas pris la précaution de verrouiller ses portières. Un homme en ouvre une à l’arrière et braque un pistolet sur sa nuque. Il exige le portefeuille de Sam, le sac à main et les bijoux de sa femme. Celle-ci tente de s’enfuir. Le malfrat l’abat, lui arracha son sac, sa montre, quelques bagues et disparaît après avoir tiré une balle dans la tête de Sam. Cependant, Hirsh est chanceux : le projectile se contente de lui déchirer le cuir chevelu et s’en va fracasser le pare-brise.
  
  « A l’hôpital, nous interrogeons le rescapé qui nous donne une vague description de son agresseur. « C’est un Noir », clame-t-il. Cette précision manque déclencher des émeutes dans la ville lorsqu’elle est relayée par la presse. Ici, comme dans les autres grandes métropoles du pays, les tensions raciales sont vives. Des manifestations prennent place dans la rue ; les Républicains accusent nos juges de témoigner d’une trop grande clémence à l’égard des criminels, et pour vendre du papier, la presse les soutient ; les chaînes de télévision ne sont pas en reste...
  
  « De notre côté, nous organisons des rafles monstres autour d’Ashland Avenue. Du jamais vu. Et voilà qu’une femme, une Noire, dénonce un Indien qui habite en face de chez elle. Insomniaque, elle l’a vu rentrer chez lui en courant, la nuit du crime. Et il venait d’Ashland Avenue. En plus, nous dit-elle, il portait un sac de femme.
  
  « Nous appréhendons l’homme. Il s’appelle Rajadrinath Tagora, est âgé de trente-cinq ans et originaire de Chandigarh, en Inde. Immigrant clandestin, il vit depuis quatre ans aux États-Unis. Bien que sans moyens d’existence connus, il dispose de ressources financières dont il est impossible de déterminer l’origine... »
  
  Tim O’Flynn marqua une pause et sortit du réfrigérateur deux boîtes de bière glacée. Il les ouvrit avant d’en tendre une à son visiteur. Puis il porta la sienne à sa bouche et but une interminable rasade.
  
  - Putain de chaleur ! grommela-t-il. On se croirait au Texas ; sauf qu’ici on n’a pas de puits de pétrole. (Il ajouta, amer et désabusé :) Nous, notre fierté, c’est le crime. Avec Washington, on bat les records...
  
  Coplan savourait sa bière.
  
  - Et ce Tagora ? relança-t-il.
  
  - Il avait un casier judiciaire. Deux ans de taule pour tentative de meurtre sur un autre Indien, assortis d’un arrêté d’expulsion. Allez savoir pourquoi on ne l’a pas viré quand il est sorti de prison... Bon. Quoi qu’il en soit, nous perquisitionnons chez lui. Rien qui puisse le relier au meurtre. Mais Sam Hirsh le reconnaît catégoriquement. C’est lui et personne d’autre. En effet, Tagora a la peau tellement foncée que, dans la pénombre, la victime a pu le prendre pour un Noir. L’Indien nie farouchement, mais Hirsh persiste : il reconnaît non seulement les traits de son agresseur mais aussi sa voix, et son accent.
  
  « Personnellement, moi, je suis dans le doute : le récit de Hirsh comporte quelques invraisemblances, erreurs et contradictions. Néanmoins, poussé par l’opinion publique tout entière (les Noirs très contents car ils se sentent disculpés), le district attorney fait comparaître Tagora devant le Grand Jury, qui l’inculpe et fixe une date pour son procès.
  
  « C’est à ce moment-là qu’intervient Ruben Sosa, en engageant une armée de détectives privés. Pourquoi ? Ne me le demandez pas, je l’ignore. En tout cas, ses privés abattent un travail formidable et tombent sur une piste que, je le reconnais bien sincèrement, j’avais négligée : celle du frère cadet de Sam Hirsh, David. C’est un faible, sans ressort. Il ne résiste guère aux assauts des enquêteurs et avoue la vérité : Sam et lui étaient de mèche pour tuer Fanny. Après, il a tiré une balle le long du crâne de son aîné, juste pour faire authentique. C’était risqué, mais il a réussi son coup. Tout ça pour toucher l’assurance-vie de Fanny : deux cent cinquante mille dollars. Classique. J’aurais dû y penser. Ce qui m’a égaré, c’est cette blessure au crâne. Et aussi le fait qu’Ashland Avenue soit un coin dangereux. Ça rendait plausible la version de Sam Hirsh. »
  
  - Sosa est resté en ville, après cet exploit ?
  
  - Non. Il s’est tiré sans même chercher à recevoir des félicitations pour son geste. Mais bon sang, comment savait-il depuis le début que Tagora était innocent ? Ne me faites pas croire qu’il a eu un coup d’intuition magique ! Et pourquoi s’est-il intéressé à une affaire aussi sordide qu’il n’aurait pas dû seulement remarquer ?
  
  - Vous l’avez rencontré ?
  
  - Non, et pour être franc, je le considérais comme mon ennemi. Un policier déteste qu’un amateur fasse appel à des privés pour bousiller son boulot...
  
  - Qu’est devenu Tagora ?
  
  - Le ministère de la Justice et de l’Immigration a enfin décidé de l’expulser. On l’embarque après-demain sur un avion d’Air India à destination de New Delhi.
  
  
  
  
  
  Il faisait chaud et humide. Très chaud et très humide. Coplan suçait une pastille à la menthe qui rafraîchissait agréablement sa bouche. Ses mains maniaient le volant avec habileté, car il lui fallait éviter les innombrables rickshaws qui tiraient vélos ou Vespas. Le vacarme continu des klaxons, occultant tous les autres bruits, devenait presque hypnotique. Sur les trottoirs circulait une foule dense à laquelle se mêlaient, avec placidité, chèvres, buffles, porcs et zébus. De temps en temps, leurs excréments éclaboussaient le mendiant qui guettait le gogo. Devant les cinémas s’étiraient des files immenses et colorées. Au-dessus de tout cela, les arbres de la capitale indienne, une ville très verte, tentaient de chasser les miasmes mêlés qui montaient vers eux.
  
  En sortant de l’aéroport, Tagora avait hélé un taxi, une vieille Toyota brinquebalante qui, en ce moment même, se faufilait vers Connaught Circus, une place d’où partaient plusieurs avenues et autour de laquelle s’élevait le centre du commerce et des affaires de New Delhi.
  
  Plus loin, elle passa l’arc de triomphe érigé à la mémoire des soldats indiens tués sous l’uniforme britannique au cours de la Première Guerre mondiale. Enfin, elle prit le chemin de l’ancienne Delhi.
  
  D’allure modeste, la maison devant laquelle elle s’arrêta n’en était pas moins charmante et coquette.
  
  Le chauffeur déposa une valise sur le trottoir, Tagora régla la course et, son bagage à la main, traversa le jardinet. Il sonna. Un homme ouvrit, leva les bras en apercevant l’arrivant lui donna une accolade chaleureuse et l’entraîna à l’intérieur. La porte se referma.
  
  Coplan redémarra et regagna son hôtel, le Kanishka, un établissement de classe moyenne qu’il avait choisi à dessein : il jouait le touriste qui surveille son budget de vacances. Dans le même esprit, il avait d’ailleurs loué une modeste Suzuki. La quasi-totalité des taxis appartenant à cette marque, il escomptait ainsi bénéficier de l’anonymat.
  
  Dans la salle de bains, la chasse d’eau ne fonctionnait pas, un problème inévitable en Inde. Pour pallier cet inconvénient, la direction avait disposé près de la baignoire un bac en plastique assorti d’une casserole.
  
  L’agent secret se doucha, se changea, écrasa à coups de talons une escouade de cancrelats qui traversaient la pièce et alluma le téléviseur pour tuer le temps avant l’heure de son rendez-vous.
  
  Le film diffusé était effroyablement lent, noyé dans une intrigue à l’eau de rose interminable, monté dans un style primaire qui évoquait les débuts du muet. Minaudant comme des soubrettes de comédie de boulevard, acteurs et actrices versaient des déluges de larmes qui délayaient leur rimmel. Envahi par l’ennui, Coplan éteignit bientôt et s’en alla baguenauder dans la rue.
  
  A l’heure du dîner, il se restaura de crevettes et de poisson au curry, qu’il arrosa d’une bière locale insipide. Il se consola en se persuadant que l'Inde n’était guère connue pour sa gastronomie. Du moins en ce qui le concernait.
  
  Il repartit au volant de la Suzuki et gagna la banlieue résidentielle, celle qui abritait les demeures des diplomates et des hauts fonctionnaires du gouvernement. Bientôt, il sonnait chez le colonel de police Ranjakor.
  
  Le salon était meublé de rotin. Entre deux portes, le visiteur aperçut une femme obèse, dont le sari jaune risquait l’explosion tant il lui était difficile d’envelopper tant de graisse. Des frimousses de gosses percées de grands yeux noirs curieux se montrèrent brièvement.
  
  Depuis sa première rencontre avec Coplan (Voir Des vamps et des vampires), Ranjakor avait évolué sur le chapitre des boissons. Lui qui n’en tenait autrefois que pour le thé s’était mis à l’heure du scotch, dont il versa de larges rasades dans deux verres.
  
  Il cultivait le maintien rigide et l’affectation des officiers britanniques, qui avaient marqué l’Inde pour des siècles malgré la haine que ses habitants vouaient à la perfide Albion. Néanmoins, sa morgue habituelle était absente, car sa collaboration précédente avec son hôte avait été fructueuse, même si son regard sombre traduisait un certain malaise : œuvrer pour un service étranger le gênait aux entournures.
  
  Coplan lui communiqua l’adresse à laquelle s’était rendu Tagora et demanda des renseignements sur ce dernier ainsi que sur l’occupant des lieux.
  
  - Quel but poursuivez-vous ? s’enquit Ranjakor.
  
  - Je n’en sais rien encore. Je tâtonne. Avez-vous entendu parler d’un milliardaire argentin nommé Ruben Sosa ?
  
  - Naturellement. Les milliardaires s’acoquinent entre eux, et notre pays en compte des centaines. Les anciens rajahs, maharajahs et autres ont su préserver leurs fortunes... Je me demande même s’ils ne sont pas plus riches qu’avant l’indépendance de 1947, eux ou leurs descendants. Par complicité de classe, Ruben Sosa les fréquente, bien évidemment.
  
  - Savez-vous s’il se trouve actuellement en Inde ?
  
  - Je l’ignore. (Le colonel prit un ton aigre.) Mes services ne s’occupent pas précisément des milliardaires qui visitent notre pays.
  
  - Vous avez entendu parler de l’affaire de Chicago à laquelle a été mêlé Tagora ?
  
  - Bien sûr. La police de cette ville nous a demandé des informations sur l’intéressé. Ils voulaient savoir s’il avait un casier judiciaire, un passé criminel..., ce genre de choses. En fait, nous ignorions tout de Tagora, sauf que c’est un militant sikh, comme des millions d’autres habitants du Pendjab. Je dois à la vérité de dire que j’ai été stupéfié que Sosa dispense son argent pour l'innocenter. En quoi un pauvre immigrant indien de la banlieue de Chicago a-t-il pu l’intéresser ?
  
  - Je me pose la même question, opina Coplan, pour encourager son interlocuteur. Mais peut-être savait-il de source sûre, depuis le début, que Tagora était innocent ? Ainsi, il n’aurait pas engagé son argent à la légère... Seulement nous en arrivons à un problème tout aussi épineux : comment pouvait-il savoir que Tagora n’était pas coupable ? Quels liens unissaient donc le milliardaire à l'immigrant ?
  
  - Pas homosexuels, en tout cas. Ruben Sosa est connu pour son amour des femmes. Je me souviens d’un scandale d’il y a quelques années... Votre Argentin avait, durant quelques semaines et dans une retraite cachée à Karikal, filé le parfait amour avec l’épouse d’un nizam. Il est vrai qu’elle avait dix-neuf ans et était belle comme le jour...
  
  Ranjakor et Coplan échafaudèrent de multiples hypothèses, puis le visiteur prit congé, sur la promesse formelle du colonel qu’il rechercherait d’urgence des renseignements sur Tagora.
  
  Coplan regagna sa chambre d’hôtel où, miraculeusement, la chasse d’eau fonctionnait à nouveau. Pour combien de temps ? se demanda-t-il. Il se doucha, enfila un peignoir et alluma le téléviseur. Un autre film à l’eau de rose se terminait. Suivit le dernier bulletin d’informations de la soirée. Les tueries entre factions rivales et groupes ethniques divers en formaient la majeure partie. Sous la poussée du Parlement, le gouvernement chancelait. Enfin, une image plus gaie, rieuse, optimiste : la foule de Karikal ovationnait Ruben Sosa qui descendait de son jet privé. Elle n’avait pas oublié, cette foule, que le milliardaire était intervenu en faveur d’un compatriote et lui avait sauvé la vie. Elle l’applaudissait sans arrière-pensée.
  
  Vivement intéressé, l’agent secret observait la scène. Les paroles du colonel Ranjakor lui revenaient en mémoire : Votre Argentin avait, durant quelques semaines et dans une retraite cachée à Karikal, filé le parfait amour avec l’épouse d’un nizam...
  
  Karikal. Un des lieux de chute probables du richissime Sosa.
  
  Brusquement, Coplan éprouva une forte envie de le rencontrer.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  - Vous aussi, vous êtes journaliste ?
  
  Elle se nommait Jazebelle Clayr. Mince, élancée, elle portait un pantalon bleu serré et un large corsage blanc, dont le décolleté révélait la naissance d’une poitrine généreuse. Ses longs cheveux blonds étaient rassemblés en une queue de cheval toute simple, et sous les lunettes de soleil relevées sur son front, ses yeux gris brillaient d’une gaieté communicative. Elle devait avoir la trentaine, et les quelques rides qui striaient son visage bronzé ainsi qu’une certaine amertume de la bouche laissaient supposer qu’elle en avait pas mal vu. Pour le moment, intriguée, elle taquinait du bout de l’espadrille le cuir de l’étui à magnétophone de Coplan, dont la bretelle formait un Z sur le carrelage.
  
  - Exactement, assura son compagnon, l’œil candide.
  
  - Quel journal ? A moins que ce ne soit une radio ou une télé ?
  
  - Je suis free-lance.
  
  - Et vous êtes là pour...?
  
  - Une série sur les milliardaires. Mon premier sujet est Ruben Sosa. J’ai déjà interviewé l’élue de son cœur, Shirley Shire.
  
  - Une Britannique, comme moi. Je l’ai bien aimée dans Deep Trouble. Sophistiquée à souhait. Pas vraiment érotique, pourtant, comme le rôle l’aurait voulu. A mon avis, le costumier aurait dû choisir des dessous plus suggestifs. Elle a été sympa avec vous ?
  
  - Charmante et simple.
  
  - Vous avez déjà vendu votre série ?
  
  - Je suis en contact avec un magazine français de renommée internationale. Je n’ai pas encore signé de contrat, mais j’ai reçu un à-valoir pour le premier volet. Et vous ?
  
  - Moi, c’est un grand magazine londonien qui m’envoie. Il voudrait éclaircir cette histoire de Chicago, connaître la vérité. Pourquoi donc un milliardaire se complique-t-il l’existence, sans parler de l’argent gaspillé, pour sauver la vie d’un immigrant obscur ?
  
  - Des millions de gens se posent cette question, et j’en fais partie.
  
  - J’ai essayé de rencontrer Sosa à Chicago. C’était impossible, il y avait foule. Et lui était entouré de murailles de gorilles, à croire que c’était le pape en visite en Turquie ! A Londres, j’ai tenté le coup aussi, mais là, il était invisible. Shirley Shire le planquait quelque part à la campagne. En définitive, je me suis fait engueuler par mon patron. Aujourd’hui, je tiens ma revanche. En fait, je dois avouer que c’est plutôt sympa de la part de Sosa de nous recevoir. En arrivant ici, je me suis dit : il va falloir que je le kidnappe pour qu’il accepte de me parler. Eh bien non ! Il n’en est rien, et c’est tant mieux comme ça ! Vous me voyez dans la peau d’une kidnappeuse ?
  
  - Parfaitement, à condition que ce soit moi le kidnappé, badina Coplan.
  
  Elle le jaugea du regard.
  
  - Est-ce qu’on enlève les colosses tels que vous ? Il me faudrait un monte-charge !
  
  Les interlocuteurs profitaient de confortables fauteuils en rotin. Ils étaient installés dans le vaste hall d’un palais situé au-delà des anciennes limites du territoire colonial français entourant le comptoir de Karikal. Une servante en sari leur avait en outre apporté du thé glacé.
  
  Bientôt, leur guide apparut : étrangement attentionné à l’égard des journalistes, Ruben Sosa leur accordait la permission de visiter sa demeure, à l’exception des appartements qu’il se réservait.
  
  Leur cicérone enturbanné leur fit les honneurs des lieux dans un anglais académique :
  
  - Les princes qui ont occupé ce palais, après son édification au quinzième siècle, représentent pour l’Inde ce que représentent les chevaliers de Saint-Louis pour la France ou ceux de Richard Cœur de Lion pour l’Angleterre, commença-t-il, prenant garde de ne pas heurter l’orgueil national de ceux qu’il escortait. Leurs armées ont traversé ces plaines aujourd’hui désertes, et leurs guerriers magnifiques y ont défilé pour s’en aller repousser l’invasion des barbares du Nord. A présent, il y a plus d’un siècle que les épées ne sont pas sorties des fourreaux et la paix règne sur ces contrées.
  
  - Quel bel optimisme ! souffla Jazebelle à l’oreille de Coplan. Surtout, quand on pense aux guerres ethniques et religieuses qui ensanglantent l’Inde à l’heure actuelle...
  
  Les deux visiteurs traversèrent à la suite de leur guide des cours où des femmes aux larges jupes rouges et aux voiles scintillants allaient et venaient, portant des cruches d’eau ou de grands plateaux ; ils découvrirent les cuisines, d’où s’envolaient les parfums violents du poivre, du gingembre et d’autres épices ; plus loin, ils virent des paons majestueux déployer leur roue ; ils passèrent aussi sur le chemin de ronde, qui surplombait un lac aux eaux limpides. Partout, dans les salles intérieures, ce n’étaient que portes aux filigranes d’ivoire et de bois précieux, murs incrustés de nacre, de miroirs et de verre coloré, lustres immenses aux pendeloques de cristal, luxueux tapis moelleux. Aux murs étaient accrochés des cimeterres et des yatagans qui rappelaient les exploits des valeureux combattants d’autrefois. Des sofas aux coussins de soie se dissimulaient derrière des paravents aux peintures délicates, et des miniatures finement travaillées ornaient tables ou étagères.
  
  - Somptueux, murmura Jazebelle. Il m’en faudrait, des piges dans les journaux, pour m’offrir un pareil palais !
  
  La visite dura deux bonnes heures, puis l’Indien consulta sa montre.
  
  - Mon maître vous attend.
  
  Ruben Sosa ne plut pas à Coplan : il lui trouva une allure de danseur mondain des années vingt, avec son teint olivâtre, ses cheveux gominés et ses yeux de velours. Vêtu d’une casaque et d’un pantalon bouffant brodés et rebrodés, chaussé de babouches en feutre, il se vautrait sur les coussins mauves d’un sofa. Malgré son air indolent, on était frappé par le dur éclat du regard qui démentait le sourire timide flottant sur les lèvres charnues et sensuelles.
  
  Devant lui, sur une table basse délicatement ouvragée, reposait un plateau en cuivre travaillé où étaient disposées théière, tasses et amandes au miel.
  
  Après avoir sacrifié au rituel, Jazebelle attaqua son interview avec une courtoisie qui déguisait mal son intense curiosité, et parfois une certaine ironie :
  
  - Par quel hasard incroyable un homme de votre dimension a-t-il pris la défense d’un immigrant accusé d’un crime abominable ?
  
  Sosa plongea dans ceux de la Britannique des yeux sereins.
  
  - J’étais à Chicago à ce moment-là, et comme tout le monde, j’ai lu dans les journaux le récit de ce fait divers atroce. Je connaissais donc les soupçons qui pesaient sur Tagora.
  
  « Et voilà que je reçois la visite d’un membre éminent de la communauté sikh de Chicago, accompagné par un prince d’une ancienne famille royale indienne qui, dans le passé, m’avait facilité les démarches pour chasser le tigre dans une réserve du Bengale. Ils m’ont juré que compte tenu des sentiments religieux de Tagora, ce dernier était forcément innocent. J’étais un peu sceptique, n’étant guère sensible à ce genre d’arguments. Tagora niait, certes, mais n’était-ce pas là la réaction habituelle d’un coupable ? De plus, il y avait un témoin oculaire indirect : cette insomniaque qui l’avait vu rentrer chez lui, un sac de femme à la main.
  
  « Le prince, désargenté, ne pouvait venir en aide à son compatriote. Il m’a supplié de le faire à sa place. Après le service qu’il m’avait rendu, il m’était impossible de refuser. J’ai par conséquent engagé une armée de détectives, qui ont effectivement prouvé l’innocence de Tagora et démasqué le vrai coupable...
  
  « Voilà, vous savez tout. Je vous autorise à faire imprimer mes déclarations. J’espère que cela mettra un terme aux spéculations éhontées des médisants ! »
  
  C’était habile, reconnut Coplan.
  
  - Pouvez-vous nous donner les noms des deux personnes qui ont fait appel à vous ? s’enquit-il.
  
  Une superbe expression de confusion se peignit sur les traits de l’Argentin.
  
  - Hélas, c’est impossible. Elles souhaitent conserver l’anonymat, et on ne peut les en blâmer. Les Indiens sont des gens pudiques. Ils détestent étaler sur la place publique les bienfaits dont d’autres leur sont redevables. Je respecterai donc leur volonté. J’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur.
  
  - Nous aurions quand même aimé savoir de qui il s’agit ! batailla Jazebelle.
  
  - Mille regrets, c’est impossible.
  
  Pour demeurer fidèle au personnage qu’il jouait, Coplan passa l’heure qui suivit à poser d’innombrables questions destinées, prétendait-il, à brosser le portrait du milliardaire. Sa compagne, qui ne demeura pas en reste, lui fut alors d’une aide précieuse. Lorsque enfin l’entretien prit fin, le guide les raccompagna à la porte du palais. Le hasard faisant bien les choses, la Britannique occupait une chambre dans le meilleur hôtel de la ville (qui n’en comptait guère, offrant le confort auquel était accoutumé un Européen), celui-là même qu’avait choisi Coplan.
  
  - Je suis déçue, avoua-t-elle en s’installant sur un tabouret devant le bar. L’alibi que nous a fourni Sosa m’a paru tiré par les cheveux. Qu’en pensez-vous ?
  
  - Il nous dissimule quelque chose, acquiesça Coplan avec prudence.
  
  - Quelle impression vous a-t-il faite ?
  
  - Désastreuse. Je n’ai aucun atome crochu avec le style latin lover. Rudolph Valentino et Julio Iglesias ne sont pas mes vedettes préférées...
  
  Elle pouffa.
  
  - Ce n’est pas ma tasse de thé non plus, confessa-t-elle avec franchise. Enfin, je ne me plains pas. Ce reportage m’a donné l’occasion de remettre les pieds en Inde. Ce pays me fascine. Pas vous ?
  
  - La bouse, la crasse et la misère me mettent mal à l’aise. Je ne peux donc pas dire que je sois follement attiré par l’Inde.
  
  - La nature y est tout de même magnifique, et puis les temples sont somptueux. Avez-vous visité le palais de Jaipur, le Taj Mahal ou la ville sainte de Vanarasi ?
  
  - Vous êtes journaliste ou tour-operator ? s’amusa le Français. Sachez que j’ai tout visité en Inde. A une certaine époque, je voyageais avec un photographe. Nous avons ramené des clichés magnifiques, un véritable album des beautés artistiques de l’Inde. Nous l’avons d’ailleurs vendu.
  
  - L’ouvrage a eu du succès ?
  
  - Un raz-de-marée.
  
  
  
  
  
  Ce soir-là, Coplan et Jazebelle dînèrent ensemble dans un restaurant modeste qui avait conservé son nom de la colonisation française, Au p’tit bedon. De retour à leur hôtel, sa compagne invita l’agent secret dans sa chambre.
  
  - Ce piment m’a incendiée, plaida-t-elle.
  
  Elle n’exagérait pas, il en eut très vite la preuve. Et ce fut lui qui cria finalement grâce, contrairement à ses habitudes. Elle ne s’en offusqua pourtant pas.
  
  - Tu es un amant formidable, complimenta-t-elle.
  
  - Toi, tu es Messaline.
  
  Elle rit.
  
  Ce fut plus tard, devant un verre empli de glaçons et d’alcool de riz, qu’elle disserta longuement sur l’Inde, comme si le sujet lui tenait à cœur. Puis elle revint à Tagora :
  
  - Sosa a évoqué les sentiments religieux dont il témoignait. Dans le fond, ce n’est pas idiot : un véritable sikh ne commettrait jamais un crime crapuleux ! Tuer les profanateurs et subir le martyre pour gagner le paradis, oui ; assassiner lâchement un malheureux pour lui voler son argent, par contre..., non, ce n’est vraiment pas leur genre.
  
  - D’accord, admit Coplan avant d’avaler une gorgée glacée d’alcool de riz. N’empêche que Sosa paraissait plutôt sceptique quant à l’influence de la religion sur le comportement. Et si finalement il a cru ce que lui disaient ses deux Indiens, il a été bien naïf !
  
  - Pas tant que ça puisque le vrai coupable a été démasqué, contra Jazebelle.
  
  Son compagnon fit dévier la conversation :
  
  - Tu as beaucoup fréquenté l’Inde ?
  
  - Quand j’avais vingt ans, j’étais hippie. Faites l’amour, pas la guerre, tu te souviens ? C’était l’époque du Vietnam...
  
  « J’ai suivi l’itinéraire classique : Bombay, Goa, Calcutta, Katmandou... Nous nous baladions en pyjama ou en chemise indienne, nous apprenions quelques mots d’hindi, nous mangions le riz avec les doigts et nous nous imaginions nous être fondus dans la population, être devenus de vrais Indiens... C’était ça, la jeunesse. Nous pensions entrer dans la peau des indigènes.
  
  « Tu parles..., comme si on pouvait se convertir réellement à l’hindouisme lorsqu’on vient de vieux pays chrétiens tels que les nôtres... Bientôt, les grandes villes indiennes ont été pleines d’épaves shootées à mort qui se prenaient pour des réincarnations de Shiva ou de Vishnou. Les filles se prostituaient...
  
  « Personnellement, je n’ai jamais touché le fond. Je suis toujours restée lucide. C’est ce qui m’a sauvée. Quand j’ai réalisé mon erreur, je me suis tirée vite fait. Mais d’autres y ont laissé leur peau, ou plutôt, leur squelette. La démesure qui règne dans ce pays est fatale aux esprits fragiles. En tout cas, il ne me reste rien de cette expérience, sauf une chose, je ne touche plus à la viande de bœuf. »
  
  - Le complexe de la Vache Sacrée, ironisa Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Un des bambins passait une tête curieuse par l’entrebâillement de la porte du salon. Le colonel Ranjakor le chassa d’un geste autoritaire de la main puis se retourna vers Coplan.
  
  - L’homme que vous avez vu accueillir Tagora est un certain Rahda Sarvanalli. Il est directeur adjoint de la W.P.E., la Wildlife Protection Enterprise, qui s’est vouée à la protection des animaux sauvages. Elle opère surtout dans les environs d’Hingalganj, et c’est pour aller là-bas que Sarvanalli et Tagora ont pris l’avion ce matin.
  
  Le Français pensait au contenu du colis égaré : les microprocesseurs et les huit gourdes censés être destinées à l’alimentation des phoques. Ces animaux faisaient-ils partie des espèces dont s’occupait la W.P.E. ? C’était peu probable : personne n’avait jamais vu de phoques en Inde.
  
  Ranjakor croisa les bras pour signifier que l’entretien était clos.
  
  - C’est tout.
  
  - Vous avez des renseignements particuliers sur ce Rahda Sarvanalli ? insista son interlocuteur.
  
  - Non. Cet homme est parfaitement honorable. C’est un sikh, comme Tagora. Bien entendu, le gouvernement rencontre des problèmes avec les gens de cette origine, depuis le massacre qui a suivi l’assaut donné à leur Temple d’Or, mais Sarvanalli n’est nullement mêlé à ces remous politiques.
  
  - Pas de casier judiciaire ?
  
  - Non.
  
  - Quelles études a-t-il effectuées ?
  
  - Universitaires. A Delhi. Il les a terminées avec un diplôme d’ingénieur.
  
  - Chimiste ou électronicien ? poussa Coplan, qui songeait toujours au mystérieux paquet.
  
  - Biologiste. J’imagine que cette discipline lui est plus utile avec les animaux sauvages que la chimie ou l’électronique, répondit le colonel d’un ton acerbe.
  
  Son compagnon collecta encore quelques renseignements anodins sur Sarvanalli puis s’en fut. Un message l’attendait à son hôtel : Jazebelle, appelée par des tâches urgentes, avait dû partir soudainement. Elle le regrettait, assurait-elle. Quand je ne suis pas en reportage à l’étranger, concluait-elle, j’aime bien, le samedi matin, admirer la galerie d’impressionnistes au British Muséum. A un samedi prochain, peut-être ?
  
  Il aurait été plus simple de laisser son numéro de téléphone londonien, estima Coplan. Pourquoi ne l’avait-elle pas fait ? Néanmoins, il chassa rapidement cette question de son esprit. Il lui fallait se rendre à Hingalganj. Pour cela, il put emprunter un vol régulier de Delhi à Calcutta mais il dut ensuite affréter un Twin Otter afin de se faire déposer sur le mauvais terrain d’atterrissage de la localité.
  
  Cette dernière se logeait au cœur de la région de Sunderbans - en bengali : « belle forêt ». Cette région d’environ dix mille kilomètres carrés, partagée entre l’Inde et le Bangladesh, s’étendait jusqu’au delta du Gange et du Brahmapoutre. Elle n’était qu’une gigantesque mangrove, la plus vaste du monde, dont le sol spongieux subissait les assauts de la marée haute. Généralement dense et touffue, clairsemée là où le flux, plus vigoureux, avait eu raison des racines, la végétation se composait en majorité de palétuviers.
  
  Coplan prit pension dans un hôtel modeste et, en utilisant sa couverture de journaliste, rendit visite à l’administrateur civil. Visiblement enchanté de cette coupure dans la routine quotidienne, l’Indien, un homme corpulent au visage affable et aux yeux vifs, exposa longuement le projet gouvernemental de préservation des espèces animales. Il parla beaucoup du tigre.
  
  - Voyez-vous, expliqua-t-il, les Sunderbans abritent une race de tigres qui présente une particularité unique au monde : son goût prononcé, très ancien bien qu’atypique, pour la chair humaine (Authentique ). En dehors de ceux qu’on trouve ici, ces félins n’attaquent pas l’homme, sauf lorsqu’ils deviennent trop vieux pour rattraper à la course une proie plus succulente. C’est seulement alors qu’ils se rabattent sur l’humain, créature lente par excellence. Il en va tout autrement des tigres des Sunderbans. Eux, à l’inverse de leurs congénères prisent par-dessus tout la chair humaine.
  
  - Peut-être sont-ils paresseux ? suggéra Coplan. Peut-être préfèrent-ils l’homme parce que, comme vous l’avez dit, c’est une proie lente...
  
  - Les scientifiques ont considéré cette thèse mais ne l’ont pas retenue : ils ont procédé à des expériences au cours desquelles on laissait le choix à des tigres capturés. Soit une cible immobile, c’est-à-dire une chèvre attachée à un piquet, soit un homme qui s’enfuyait...
  
  Coplan eut un haut-le-corps.
  
  - Comment ? Vous voulez dire que des hommes ont servi de cobayes pour ces expériences ?
  
  Fataliste, l’Indien haussa les épaules.
  
  - C’étaient des moins que rien, des prisonniers pakistanais ramassés durant la guerre contre le Bangladesh... Bref, ne versons pas dans la sensiblerie et restons dans le domaine scientifique ; ces tests ont montré que les fauves préféraient poursuivre le fuyard que se contenter de la chèvre. Tous, sans la moindre exception ! Ce qui infirme évidemment l’hypothèse de la paresse.
  
  Le Français avala difficilement sa salive.
  
  - Combien y a-t-il de tigres dans les Sunderbans ?
  
  - Entre six et sept cents.
  
  - Mais la mangrove semble inhabitée. Où dénichent-ils leurs proies humaines ?
  
  - Cette région est un véritable labyrinthe d’îlots, d’arroyos et de marigots, mais elle n’en attire pas moins, et malgré le danger que représentent les tigres, des milliers de gens : des pêcheurs, des bûcherons, des ramasseurs de bois ou de miel sauvage, des coupeurs de canne ou tout simplement des bandits traqués par la police qui trouvent là un refuge quasiment inviolable. C’est d’ailleurs surtout dans les rangs de ces brigands que les fauves taillent des coupes sombres.
  
  - En somme, résuma Coplan, un brin sardonique, la morale est sauve. Les criminels qui échappent à la police sont dévorés par les bêtes sauvages. C’est la peine capitale par sous-traitance.
  
  - En quelque sorte, approuva l’officiel, séduit par la formule.
  
  - Et la W.P.E., que fait-elle dans le coin ?
  
  - Elle participe à la protection des espèces animales en danger à cause des chasseurs. Le tigre, bien sûr, mais aussi le porc sauvage, le chital (Daim à la peau tachetée), le barasingha ( Cerf) et quelques autres.
  
  - C’est une entreprise d’État ?
  
  - Non, privée, mais elle a signé un contrat avec l’État.
  
  Quand il eut obtenu tous les renseignements qu’il désirait, Coplan prit congé et se rendit à la W.P.E., qui s’abritait dans un bâtiment en dur situé en dehors de l’agglomération. Une jeune femme l’accueillit, se présentant sous le nom de Sharad. Elle offrait d’étonnants yeux bleus dans un visage foncé comme celui d'une Indienne. Sa chevelure d’un roux sombre intrigua Coplan qui, cette fois encore, se fit passer pour journaliste. Les yeux plissés, impénétrable, Sharad, assise dans son fauteuil en rotin, l’écouta parler sans l’interrompre. Elle était vêtue d’un uniforme kaki au pantalon enfoncé dans des bottes de cuir.
  
  Son visiteur croyait la charmer, mais il découvrit qu’il se trompait lourdement lorsque la porte s’ouvrit et que trois hommes surgirent dans le bureau. Vêtus d’uniformes identiques à celui de la jeune femme, les deux premiers, jeunes et barbus, pointèrent immédiatement une arme sur lui. Le troisième n’était autre que Rahda Sarvanalli. Il s’avança vers Coplan tandis que Sharad, le visage toujours aussi impassible, se levait de son fauteuil et s’adossait au mur.
  
  Maître de lui-même, le Français sourcilla à peine. Ignorant les intrus, il s’adressa à la femme :
  
  - Auriez-vous l’amabilité de m’expliquer ce qui se passe ?
  
  Elle ne répondit pas, et ce fut Sarvanalli qui intervint.
  
  - Vous êtes venu pour nous espionner ! cracha-t-il, la mine haineuse.
  
  - Un journaliste n’espionne pas, il s’informe, répliqua Coplan, sentencieux. Est-ce une raison pour lui brandir sous le nez des armes à feu ? (Il eut un geste vers les automatiques dans les mains des deux barbus.) Vous protégez la vie des tigres mais vous tuez les reporters, c’est ça ?
  
  Sarvanalli ricana.
  
  - Nous savons pertinemment que vous n’êtes pas reporter. Vous êtes un membre des services spéciaux français.
  
  Coplan eut l’impression de recevoir un coup de poing dans l’estomac. Il était tombé dans un piège ! Et, réalisa-t-il, seul le colonel Ranjakor avait pu le trahir. Son mobile devait être bien puissant et sa certitude de ne jamais revoir l’agent secret bien grande..., sinon l’Indien aurait réfléchi à deux fois avant de s’exposer à des représailles qui ne pouvaient qu’être sanglantes. Deux évidences s’imposaient donc : d’une part, Coplan était tombé sur quelque chose de vraiment gros (mais quoi ?); d’autre part, il était condamné, ce qui pour l’heure était bien plus préoccupant.
  
  Il lui fallait absolument se sortir du traquenard !
  
  Il mima la stupéfaction à la perfection :
  
  - Moi, un espion ? Vous délirez !
  
  Sarvanalli recula de trois pas pour livrer passage à ses séides.
  
  - Emmenez-le ! ordonna-t-il. Mais d’abord, ligotez-le !
  
  Le Français enrageait. Assis dans le fauteuil en osier, il occupait une position défavorable qui lui interdisait de tenter une contre-offensive.
  
  Le premier barbu lui colla sur la tempe droite le canon de son arme tandis que le second ressortait, pour revenir bientôt en possession d’une longue corde. Il ne lui fallut guère de temps pour lier solidement dans son dos les bras du prisonnier, qui continuait à protester sous les regards glacés de ses vis-à-vis. Lorsque l’opération fut terminée, il lui fut intimé l’ordre de se lever. Il s’exécuta à contrecœur, ne se résolvant à obéir que parce qu’il n’avait vraiment pas d’autre choix.
  
  On le poussa sans ménagement à l’air libre, puis il fut conduit à un bâtiment bas et jeté dans une pièce au sol de terre battue éclairée par une unique meurtrière.
  
  Auparavant, cependant, on l’avait collé contre l’un des poteaux qui soutenaient l’auvent de la bâtisse, et Sharad, armée d’un appareil photo, l’avait mitraillé sous tous les angles.
  
  Il se demandait à quoi rimait ce cirque.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Bien qu’expert dans l’art de se défaire de ses liens, Coplan n’avait pas réussi, malgré ses efforts insensés, à venir à bout de ceux-là. Haletant, il reprit sa respiration et entreprit d’explorer son lieu de détention. C’était une petite pièce de quatre mètres sur trois environ, absolument vide. Quant à la meurtrière, elle faisait à peine trente centimètres de haut sur dix de large... il ne fallait pas espérer s’évader par là ! Il éprouva donc à grands coups de pieds la solidité des parois de bois ; rien à faire de ce côté-là non plus. Et impossible de se hisser jusqu’au plafond, haut de cinq mètres. L’air sentait le foin ou la paille humide, mais il n’y avait ni foin ni paille alentour. Rien que la terre battue.
  
  Le crépuscule tomba, puis la nuit. Personne ne vint lui apporter à manger. L’estomac creux, les bras ankylosés, il se força à dormir, allongé sur le sol dur. Il lui fallait absolument conserver ses forces et ne pas les gaspiller en cédant à l’insomnie.
  
  Néanmoins, l’aube le trouva réveillé.
  
  Deux heures plus tard, la porte s’ouvrit. Les barbus apparurent ; ils avaient échangé leurs automatiques contre des fusils d’assaut Kalashnikov. Ils tirèrent le prisonnier au-dehors et l’obligèrent à monter à bord d’une Land-Rover pilotée par un troisième barbu. Cahin-caha, le véhicule s’ébranla et s’engagea sur un mauvais chemin parsemé de fondrières, bordé de palétuviers. Dans les branches gambadaient des singes.
  
  Le trajet dura une bonne heure. Lorsqu’ils arrivèrent à une zone marécageuse, les Indiens remontèrent les vitres des portières tant bourdonnaient les escadrons de moustiques. Aucun d’eux ne parlait.
  
  La Land-Rover stoppa enfin dans une clairière où étaient rangés côte à côte deux vans et une Range-Rover. Adossés au capot de cette dernière, Sharad et Sarvanalli. Quatre autres barbus, coiffés de turbans violets, étaient assis dans l’herbe, à deux pas de longues piques posées en équilibre contre le flanc d’un des vans.
  
  Coplan fut poussé vers le couple et s’arrêta lorsqu’on le lui ordonna, à un mètre environ. Sarvanalli esquissa un sourire cruel, sa peau, sèche et brune, se plissa de mille rides faussement rieuses, ce qui n’annonçait certainement rien de bon, songea l’arrivant.
  
  L’Indien pointa vers lui un index vengeur.
  
  - Ici, nous punissons les espions par le seul châtiment qu’ils méritent : la mort ! clama-t-il d’une voix qui frôlait l’hystérie.
  
  L’agent secret grimaça. Son pessimisme était donc justifié. Ranjakor, en le trahissant, savait qu’il ne reviendrait jamais de son expédition à Hingalganj.
  
  Sharad intervint alors, une lueur rusée dans ses yeux bleus :
  
  - Toutefois, notre religion nous interdit de tuer.
  
  - Alors je suis libre ! déduisit Coplan, qui n’y croyait pas du tout.
  
  - Absolument pas, rétorqua le sikh. Simplement, ce n’est pas nous qui vous tuerons mais les tigres. (Il désigna les vans.) Deux tigres, précisa-t-il. Des femelles. Ce sont les plus féroces...
  
  Son interlocuteur eut l’impression de se liquéfier.
  
  - Comme notre religion nous prêche la miséricorde, nous vous accordons tout de même une chance, reprit Sharad en retroussant des lèvres (comme un fauve les babines, pensa le prisonnier).
  
  - Laquelle ? demanda-t-il.
  
  - Nous vous donnons une heure d’avance sur les bêtes, le renseigna Sarvanalli.
  
  Son prisonnier se détendit imperceptiblement : une minute de paix, c’est toujours ça de gagné, comme le disait Giraudoux (Dans « La guerre de Troie n’aura pas lieu »).
  
  - Dans quelles conditions ? s’enquit-il.
  
  - Nous nous trouvons à l’intérieur d’une réserve, expliqua Sharad. Un carré de trente kilomètres de côté dont nous occupons le centre. Quelle que soit la direction que vous choisissiez, vous aurez par conséquent au moins quinze kilomètres à parcourir avant d’en sortir. Si vous y parvenez, c’est-à-dire si les tigresses ne vous rattrapent pas avant, vous serez libre.
  
  - Les poignets liés dans le dos, je n’ai aucune chance, plaida Coplan.
  
  - Vous serez délivré de vos liens, concéda Sarvanalli.
  
  Il appela un de ses séides, qui produisit un énorme couteau de chasse afin de couper la corde. L’agent secret agita ses bras ankylosés.
  
  - J’ai faim et soif, reprit-il, pour temporiser.
  
  - Il y a des baies comestibles dans la réserve, rétorqua Sharad. Rien ne vous interdit de faire une pause. Naturellement, cela vous retardera. A vous de voir...
  
  - Comment serai-je équipé ? questionna-t-il en poursuivant sa gymnastique, heureux de sentir la circulation se rétablir dans ses membres. Arme à feu ou arme blanche ?
  
  - Ni l’une, ni l’autre, gronda Sarvanalli. La vie de nos tigres nous est plus précieuse que la vôtre.
  
  - Qui me garantit que si j’atteins les limites de votre domaine avant d’être dévoré par vos fauves, ils ne me poursuivront pas au-delà ?
  
  - Notre parole, fit sèchement Sharad.
  
  - Quelle valeur a-t-elle ? riposta Coplan, sardonique.
  
  - Celle que nous lui accordons, et que cela soit suffisant pour vous !
  
  - Si je comprends bien, que je choisisse le sud, le nord, l’est ou l’ouest, cela n’altérera en rien l’ordre des choses ?
  
  - C’est exactement ça, admit Sarvanalli.
  
  Le prisonnier inspecta le ciel, tout en réfléchissant afin de forcer sa mémoire à lui restituer tout ce qu’il savait des tigres. Il se souvint avec satisfaction que ces félins chassaient plutôt la nuit ; une nuit qui commençait avant la chute du crépuscule et se poursuivait après l’aube, mais enfin, c’était encourageant. Il consulta discrètement sa montre. Un peu plus de dix heures. Normalement, à ce moment de la journée, un tigre était plutôt paresseux... Quoi d’autre ? Ah oui, une ouïe et un flair redoutables... et la possibilité d’atteindre les quatre-vingts kilomètres à l’heure.
  
  Alors que lui, dans cette nature hostile, même galvanisé par la peur et entraîné comme il l’était ne pourrait dépasser le dix à l’heure. Lorsque les fauves seraient lâchés, il se trouverait donc au maximum à dix kilomètres de là..., si encore Sarvanalli et Sharad ne le bluffaient pas. Il ne faudrait pas aux bêtes plus de huit minutes pour le rattraper, tandis qu’il progresserait toujours aussi lentement...
  
  Il grimaça. La perspective était peu réjouissante. Sarvanalli et Sharad le savaient pertinemment, le délai qu’ils lui consentaient n’était qu’un sursis avant l’affrontement fatal.
  
  D’ailleurs, sa grimace leur arrachait un sourire, qu’il compara à celui du bourreau médiéval empoignant ses tenailles.
  
  Il y avait un autre détail... Le tigre privilégiait l’attaque dans le dos. Pour éviter le pire, il convenait de toujours lui faire face et, si possible, de l’affronter du regard. Auquel cas mieux valait que le félin ait le soleil dans les yeux. L’agent secret décida donc de partir vers l’est. C’était peu de chose, certes, cela paraissait insignifiant, mais si maigres qu’elles fussent, il devait mettre le plus de chances possible de son côté.
  
  - Vous êtes prêt ? s’impatienta Sarvanalli.
  
  Il acquiesça d’un bref signe de tête. Le sikh aboya aussitôt quelques ordres en pendjabi, et les barbus vinrent vider les poches du prisonnier.
  
  - Vous ne devez rien emporter qui puisse vous aider à combattre les tigres, expliqua Sharad, qui semblait se délecter au spectacle de l’Européen, penaud et désolé, se voyant confisquer le couteau multilames sur lequel il avait fondé beaucoup d’espoirs : il lui aurait permis de se confectionner à l’aide d’une branche d’arbre une arme défensive rudimentaire.
  
  - Laissez-moi tout de même mes cigarettes et mon briquet, cajola-t-il. La cigarette du condamné, vous avez entendu parler ?
  
  D’un geste de la main impérieux, Sarvanalli refusa.
  
  - Vous pourriez allumer un feu qui éloignerait les bêtes. Nous sommes déjà très généreux envers vous. Soyez-en reconnaissant et n’abusez pas de notre patience et de notre indulgence à votre égard !
  
  Ce salaud poussait vraiment le bouchon un peu loin, s’irrita Coplan. Le cynisme dont il témoignait était révoltant ! Il ne maîtrisa qu’à grand-peine la rage qui montait en lui.
  
  - Vous êtes prêt ? répéta le sikh.
  
  Coplan banda ses muscles.
  
  - Oui !
  
  - Partez! Top, chrono !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Coplan courait le long de sentes tortueuses aux ornières profondes en se guidant sur le soleil. Coudes au corps, inspirant et expirant avec régularité, il tentait de maintenir le pas commando (onze kilomètres à l’heure) que les instructeurs de Cercottes forçaient les élèves à maintenir lors des stages organisés par le Service Action.
  
  Malheureusement, ses chaussures de ville dérapaient, et le pessimisme l’envahissait. Il s’apercevait qu’il lui serait difficile d’acquérir une avance de dix kilomètres sur les tigres.
  
  Autour de lui régnait en outre une atmosphère de serre chaude ou de sauna. En quelques minutes, ses vêtements s’étaient trempés de sueur. Aussi s’était-il débarrassé de sa veste en la jetant dans un buisson et avait-il retroussé les manches de sa chemise, dont il laissait le col grand ouvert. La chaleur était étouffante. Pas un souffle d’air ne filtrait entre les grands arbres dont les lourdes frondaisons s’entremêlaient en un lacis inextricable d’où pendaient des lianes aux formes torturées. De l’humus montait une odeur fade, écœurante, évoquant celle des cadavres en décomposition.
  
  Dans cette citadelle de verdure vivait une faune invisible qui se manifestait par ses cris. Le chital bramait, le crapaud coassait, le perroquet piaillait, des bruits multiples s’élevaient, mais Coplan ne les entendait pas. Toute son attention était concentrée sur une chose : courir.
  
  Il traversa à la nage, un arroyo à l’eau tiède, pour reprendre pied sur une bande de terre étroite longeant un marécage pestilentiel. Des tamanoirs y couraient, cherchant à piéger de leurs longues langues visqueuses les fourmis rouges qui pullulaient sur la berge.
  
  Il s’en écarta prudemment.
  
  Plus loin, dans les balsamiers, des singes gambadaient en poussant des cris perçants.
  
  Il les dépassa mais se heurta à une barrière de gigantesques plantes vénéneuses formant une véritable muraille infranchissable. Décontenancé, il regarda autour de lui en reprenant son souffle. La sueur exsudait par tous les pores de sa peau. Finalement, il décida de suivre une sarigue, qui semblait vouloir lui ouvrir la route. Trottinant paresseusement, l’animal, ses trois petits accrochés à sa queue bizarrement rabattue sur son dos, contourna allègrement la palissade empoisonnée pour se faufiler dans un sentier. Au bout de quelques mètres, celui-ci bifurquait opportunément vers l’est.
  
  Peu après, Coplan buta contre un marigot. Des crabes rouges paraissaient narguer les crapauds-buffles, ces mangeurs d’oiseaux qui guettaient patiemment leurs proies sans se soucier des cancrelats monstrueux escaladant leurs cuisses obscènes. Sur les îlots boueux se dressaient, hiératiques, des hérons blancs, des flamants roses et des jabirus au plumage crème et saphir.
  
  La gueule d’un gavial émergeait de l’eau stagnante, au milieu d’une prairie de nénuphars aux taches orangées. Coplan regagna précipitamment l’ombre des palétuviers. Et il eut une idée...
  
  Quelques minutes plus tôt, il avait dépassé un rideau de bambous. Il rebroussa chemin, ramassa une longue liane qui s’était détachée de l’entrelacs des arbres et alla la nouer au pied d’un bambou, avant d’en enrouler l’autre extrémité autour du tronc d’un ficus. Puis il se servit d’une branche tombée comme d’un tourniquet de chirurgien. Malheureusement, le bois cassa et il dut partir à la recherche d’une autre branche. Celle-ci, enfin, fit l’affaire. Sous la formidable traction exercée par la liane tendue au maximum, le bambou se déracina. Il devait bien faire trois mètres de long ! Coplan le souleva et l’emporta sur la berge du marigot. Plongé dans le sommeil (ou bien était-ce une feinte ?), le gavial n’avait pas bougé.
  
  L’arrivant lui donna un grand coup de bambou sur le haut du crâne. Furieux, le saurien ouvrit une gueule impressionnante. C’était ce qu’attendait son agresseur, qui lui plongea sans coup férir l’extrémité de la tige dans le gosier. Rageur, l’animal, referma les mâchoires, entaillant la plante. Sans plus insister, son adversaire recula afin d’examiner le végétal. Il eut un sourire ravi : la longue tige, coupée par les crocs redoutables, était à présent bien pointue, ou du moins, assez pour crever l’œil d’un tigre.
  
  Il triomphait trop tôt : le gavial émergeait de l’eau, des nénuphars collés aux écailles, et fonçait sur lui. Coplan abandonna aussitôt le bambou pour effectuer un bond prodigieux. Ses mains se refermèrent autour de la maîtresse branche d’un palétuvier, sur laquelle il procéda à un rétablissement rapide.
  
  Il était hors de portée des mâchoires d’acier du saurien, mais son problème n’était pas résolu pour autant. Bien au contraire.
  
  Le soleil était haut dans le ciel et, consultant sa montre, il s’aperçut qu’il avait déjà épuisé trente-cinq minutes. Or l’animal paraissait vouloir prendre ses quartiers au pied de l’arbre, ce qui ne l’arrangeait nullement. A nouveau, le pessimisme, un instant chassé par son exploit précédent, l’envahit de façon dévastatrice.
  
  Heureusement, poussé par la faim et conscient que cette proie inaccessible ne remplirait pas forcément son estomac, le gavial abandonna la partie au bout d’un quart d’heure et réintégra l’eau du marigot.
  
  Dix minutes, calcula Coplan. Il ne lui restait plus que dix minutes avant que les fauves ne soient lâchés.
  
  Il sauta à terre et, cette fois encore, dérapa sur l’humus putrescent. Après avoir rétabli son équilibre, il ramassa la tige de bambou et se mit à longer le marigot en direction du nord. En même temps, il inspectait l’eau immobile, à la recherche de congénères du saurien. Il n’en vit pas mais ne tenta pas sa chance pour autant : il attendit que le bras se raccourcisse entre deux promontoires rocheux pour franchir l’espace qui le séparait de l’autre rive.
  
  Alors il repartit vers l’est.
  
  D’après sa montre, les tigres étaient lancés à sa poursuite depuis trois minutes. Excellents nageurs, ce ne seraient pas les arroyos, les bras d’eau ou les marigots qui les gêneraient...
  
  Les hautes herbes étaient coupantes, et il dut rabaisser les manches de sa chemise, laquelle se transformait en une véritable serpillière. A un moment, en arrachant son pied à la boue visqueuse, il cassa le lacet de sa chaussure gauche ; sa course s’en trouva encore ralentie.
  
  Puis, brusquement, une mare à l’eau claire, surgit devant lui, paysage incongru dans cet univers vaseux. Elle était bordée de roseaux, piquetée d’iris et de sarracenias dont les feuilles étaient enroulées en cornet afin de piéger les insectes.
  
  Il ôta ses chaussures, les nettoya vivement et les cala sous sa chemise reboutonnée jusqu’au cou, puis il se jeta à l’eau. Poussant le bambou devant lui, il gagna le plus rapidement possible l’autre berge. L’eau, quoique tiède, rafraîchit délicieusement sa peau brûlante et lava sa sueur.
  
  Quand il eut traversé l’étang, il se rechaussa et poursuivit sa course chaotique, évitant de justesse un banc de sables mouvants dans lequel s’enfonçaient les troncs cannelés de cyprès chauves qui inclinaient vers le sol les arabesques de leurs branches pourries.
  
  Il atteignait une clairière lorsqu’un pressentiment le fit se retourner.
  
  Elle était là, dans cette robe blanche rayée de noir particulière à ses frères de cette région. D’abord, elle miaula plaintivement, puis elle feula. Coplan courut jusqu’au tronc d’un arbre et s’y adossa, brandissant son arme dérisoire.
  
  Le fauve s’accroupit puis avança en rampant, tous les muscles bandés. Le soleil dans les yeux ne semblait nullement le gêner, constata sa proie, qui se sermonna in petto pour sa naïveté.
  
  L’agent secret serra les dents en se demandant où se trouvait le deuxième bourreau de ce meurtre organisé.
  
  Le félin s’arrêta et bâilla, démasquant des crocs monstrueux. Il semblait avoir l’éternité devant lui. Coplan en comprit vite la raison : sa compagne se matérialisa à ses côtés, et poussa un long feulement sinistre qui arracha des frissons à l’homme. Il se sentait dans la peau de David face à Goliath.
  
  La première tigresse se releva et, faussement paresseuse, passa sur la droite du Français tandis que la seconde partait sur sa gauche.
  
  Il avala difficilement sa salive. Les choses se compliquaient. Râlant ou grognant, les fauves s’approchaient inexorablement.
  
  Perdu pour perdu, Coplan décida de prendre l’initiative. Sinon, il n’avait aucun espoir. Il bondit sur sa gauche. Le mouvement fut si brusque que la bête, de ce côté, marqua un temps d’arrêt qui lui fut fatal. Sans même viser, d’instinct, l’agent secret lui planta férocement sa lance improvisée dans l’œil droit, puis il poussa de toutes ses forces. Le cerveau traversé, l’animal bondit en arrière comme pour échapper à la mort, et ses deux cents kilos arrachèrent la tige des mains de son adversaire.
  
  « Cette fois, je suis fichu », pensa-t-il.
  
  Déjà, l’autre fauve bondissait. Coplan plongea derrière le tronc d’arbre et roula sur lui-même. Furieux d’avoir manqué sa cible, le félin grogna. Sa proie indocile, elle, escaladait précipitamment le végétal et se trouva bientôt hors d’atteinte. Mais les tigres étaient bons grimpeurs, et celui-ci, déjà, enfonçait ses griffes dans l’écorce avec l’intention évidente de tester ses talents d’alpiniste.
  
  Le fuyard monta plus haut dans les branchages, s’agrippa à une liane. Elle céda, ce qui faillit provoquer sa chute. Le cœur battant la chamade, il se retint in extremis au tronc, perdant une chaussure dans la manœuvre.
  
  Dans l’intervalle, sa poursuivante s’était élevée d’un bon mètre.
  
  Coplan réfléchissait fiévreusement.
  
  Enfin, il noua solidement l’extrémité de la liane qu’il tenait toujours à une grosse branche au-dessus de sa tête. Puis, à l’autre bout, il confectionna un très large nœud coulant qu’il laissa pendre sous ses pieds.
  
  Sans se presser, le fauve gagnait du terrain. Il paraissait sûr de lui, de sa force tranquille, de ses capacités et du cul-de-sac dans lequel était piégée sa proie. Celle-ci le laissait venir.
  
  Quand la gueule monstrueuse apparut sous la maîtresse branche, l’agent secret dirigea vers elle le vaste nœud coulant. La branche était un point de passage obligé ; et pour se hisser sur cet appui, le félin était forcé de passer la tête dans le nœud. Avec mille précautions, Coplan resserra la liane autour du large cou. Puis, pour finir, il tira sèchement un coup et la bête protesta en un long feulement rauque. Alors il redescendit le plus vite possible, de l’autre côté de l’arbre. En le voyant, l’animal voulut se lancer à sa poursuite. Il sauta... et resta suspendu dans les airs, à gigoter et se débattre avec furie.
  
  Coplan, lucide, savait que la liane pouvait casser à tout moment. Aussi s’empressa-t-il de récupérer son bambou dont l’extrémité était ensanglantée, constellée de parcelles de matière cérébrale. A nouveau armé, il visa cette fois soigneusement avant d’enfoncer cette lance dans l’œil gauche de la tigresse.
  
  Foudroyée à son tour, celle-ci s’immobilisa après quelques soubresauts, se balançant doucement au bout de la corde improvisée.
  
  Le vainqueur ramassait sa chaussure lorsque celle-ci céda et que la bête tomba à ses pieds. Il sauta vivement en arrière pour éviter les griffes meurtrières.
  
  Satisfait, il s’accorda alors le temps de souffler. Et ne put résister à la tentation d’adresser un bras d’honneur symbolique à Sarvanalli et Sharad qui, sans le savoir encore, étaient refaits.
  
  Le soleil avait encore grimpé dans le ciel. Il était presque midi. Tenaillé par la faim, Coplan coula un regard en direction d’un buisson sur lequel s’étalaient des baies à la couleur amarante. Un instant, il fut tenté de les cueillir, mais il se ravisa. Les baies étaient souvent vénéneuses, et Sharad ne lui avait-elle pas tendu un piège en lui recommandant d’en manger pour apaiser son appétit ?
  
  Après une longue pause, il se remit en marche. Il lava son bambou dans le premier filet d’eau qu’il trouva.
  
  Normalement, si tout se passait bien, il devrait atteindre la limite de la réserve d’ici une heure et demie à deux heures. Du moins si les sikhs ne lui avaient pas menti.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Cette fois, moins contracté, Coplan entendait tous les bruits de la jungle. Il payait aussi le prix des efforts accumulés et voyait la vitesse de sa course décroître régulièrement.
  
  Il pénétra dans une autre zone marécageuse, et des trombes de moustiques l’assaillirent aussitôt. Ensuite, ce fut le tour des sangsues, lorsqu’il traversa un bras d’eau jaunâtre. Avant qu’il ait pu s’en défaire, elles étaient déjà gorgées de sang.
  
  Deux heures s’écoulèrent ainsi, avec une lenteur interminable, puis, enfin, il déboucha sur un terre-plein herbu. Devant lui se dressait une triple barrière de fil de fer barbelé haute de cinq ou six mètres.
  
  Il s’arrêta net. Ainsi, Sarvanalli et Sharad l’avaient trompé. S’ils avaient dit vrai en ce qui concernait les tigresses, en revanche, ils l’avaient dupé en lui garantissant que, s’il échappait aux fauves, il retrouverait la liberté au-delà des limites de la réserve.
  
  Il s’approcha. Un fossé profond empli d’une eau boueuse avait été creusé au pied du barrage qui s’étendait à perte de vue. Méfiant, Coplan inspecta d’un œil critique les rangées de fils. Insensible aux piqûre des moustiques, il resta ainsi immobile une dizaine de minutes. Puis il s’allongea et ramena devant lui la tige de bambou. Il n’eut guère à attendre. Un rat d’eau nagea bientôt à sa portée. L’agent secret lança la tige comme un javelot. Son extrémité acérée cloua le rongeur contre la terre jaunâtre du talus. Le chasseur récupéra le petit cadavre avant de se relever et de le projeter contre une des barrières.
  
  Le corps de l’animal y resta accroché et se mit à grésiller dans une explosion d’étincelles.
  
  Coplan s’agenouilla et se lava les mains tout en méditant. Il avait visé la seconde haie, et la logique incitait à penser que si celle-ci et la troisième étaient électrifiées, ce ne devait pas être le cas de la première. Autrement, Sarvanalli et Sharad auraient mis en péril la vie de leurs précieux tigres qui, un jour ou l’autre, seraient venus buter contre ces barbelés.
  
  La conclusion était facile à tirer. S’il tentait de creuser un trou sous la première haie avec la pointe acérée du bambou pour tout outil, il lui faudrait une bonne journée avant d’y parvenir ; en outre, il serait ensuite obligé de rééditer deux fois l’opération. En tout, un labeur de deux à trois jours, pendant lesquels les sikhs auraient tout loisir de le retrouver.
  
  Il se releva et laissa ses mains sécher sous les chauds rayons du soleil. Sa peau se gonflait d’enflures après l’assaut furieux des moustiques. Parfois, elle saignait encore aux emplacements où s’étaient fixées les sangsues et où il avait ensuite gratté les croûtes.
  
  Sarvanalli et Sharad n’allaient pas s’en tenir là, il en était sûr. Ils voudraient connaître le résultat de leur tentative d’assassinat par procuration. Par conséquent, ils partiraient à la recherche de leurs tigresses.
  
  Sa montre indiquait quatorze heures quarante. Il rebroussa chemin.
  
  Lorsqu’il traversa le bras d’eau, les sangsues n’avaient pas désarmé. Elles l’attendaient et se jetèrent sur lui avec la même hargne que précédemment. Pour la seconde fois, elles se nourrirent goulûment de son sang.
  
  Plus tard, ce fut la zone marécageuse, et les escadrilles de moustiques le harcelèrent à nouveau. Il courut comme un dératé pour échapper à leurs dards féroces mais, soudain, dut s’arrêter net. Un serpent lui barrait la route. Il le reconnut aussitôt. Il ignorait quel nom on lui donnait en Inde, mais en Indonésie et en Malaisie, c’était ular-jijik ou ular-lumpur (Serpent hideux ou serpent de la fange ). Il l’avait déjà rencontré dans le passé (Voir Les folies de Singapour) et avait failli y laisser sa peau.
  
  Le reptile dressait haut sa tête d’une laideur effrayante, et ses écailles verdâtres, comme purulentes, accrochaient les rayons du soleil.
  
  Il se jeta sur Coplan pour lui instiller son venin mortel. L’agent secret s’effaça et abattit sa lance improvisée, mais il manqua son but. Nullement déconcerté, l'ular-jijik revint à la charge.
  
  Son adversaire se servit cette fois du bambou comme d’une faux pour déséquilibrer l’agresseur. Le serpent, sifflant furieusement, fut projeté contre le tronc d’un palétuvier. Coplan se prépara à une troisième attaque, persuadé que l’animal allait conserver la même tactique : frapper la gueule haute, à un mètre du sol. Cependant, l'ular-lumpur n’était pas dépourvu de ruse. Au lieu de rester fidèle à ses habitudes, il en changea radicalement. D’abord, il s’enroula en anneaux sans cesser son sifflement, puis il bondit littéralement, visant la cheville droite de l’homme. Celui-ci pris de court, sauta à temps de côté, mais il retomba sur une langue de sables mouvants qui lui aspira le pied gauche. Déséquilibré, il n’eut d’autre ressource que de planter fermement son arme dans la terre ferme et de s’y accrocher désespérément.
  
  Maintenant, il était à la portée du reptile qui revenait prendre position pour le K.O. final.
  
  Et le sable lui suçait le pied, lui enrobait la cheville, l’emprisonnait, montait contre son tibia... Il tombait au ralenti, voyant sa dernière heure arrivée.
  
  L’animal prenait son temps. Il savait sa proie à sa merci : son instinct lui prédisait la victoire, et son instinct ne se trompait jamais.
  
  Il s’apprêtait à porter le coup de grâce lorsque la mangouste surgit ; la mangouste, ennemie mortelle du serpent. Moins faraud, celui-ci recula précipitamment. Nulle part, dans sa mémoire génétique, n’était enregistrée une victoire sur une mangouste. Les annales étaient claires sur ce point. La défaite était inscrite dans l’Histoire.
  
  Coplan le savait. Profitant de cette intervention providentielle, il se coucha, entoura de ses bras le tronc du palétuvier et tira de toutes ses forces sur sa jambe gauche. Néanmoins, il ne perdait pas de vue le reptile qui se dérobait et cherchait à prendre la fuite, tandis que la mangouste jaugeait son adversaire, en prenait la mesure et mettait au point sa tactique. Immunisée à son venin, mortel pour tout autre, elle ne craignait pas les coups de crocs.
  
  Coplan parvint à dégager son pied, mais sa chaussure resta dans le sable.
  
  Enfin, il se releva et déterra son bambou. L'ular-jijik disparut dans le maquis de hautes herbes coupantes, et la mangouste, certaine de sa victoire prochaine, se lança à sa poursuite.
  
  Clopin-clopant, Coplan reprit sa route en étreignant son bambou comme s’il s’agissait d’une lance. Depuis son entrée en lice, le tournoi s’était déroulé à son avantage. En serait-il toujours ainsi ?...
  
  Bientôt, il atteignit la clairière où il avait tué les tigres. Les hérons s’enfuirent en le voyant arriver. Ils avaient vidé les orbites des deux fauves, dont les yeux n’étaient plus que deux trous noirs. L’Européen alla s’allonger sur le ventre, bien en vue, à quelques pas des deux corps, protégé des ardeurs du soleil par l’ombre que dispensaient les arbres proches.
  
  Il ne bougea plus, se contentant d’oublier les piqûres de moustiques et les morsures de sangsues qui martyrisaient sa peau.
  
  Son attente fut de courte durée, même si elle lui parut durer des heures.
  
  Le vrombissement de l’hélicoptère lui donna raison. Il ne s’était pas trompé : Sarvanalli et Sharad venaient aux nouvelles. L’appareil avait dû survoler la réserve en se dirigeant vers l’est, la direction que lui avait suivie. Il se maintenait à basse altitude, pour autant qu’on pouvait en juger sans le voir... A présent, il se stabilisait au-dessus de la clairière ; ses occupants découvraient forcément les cadavres des tigresses et le corps humain allongé sur le ventre.
  
  Coplan avait pris la précaution d’écraser contre son dos les sangsues qu’il avait décrochées de sa peau, si bien que sa chemise était rouge de sang séché. Là-haut, dans l’hélicoptère, on devait se dire que les fauves lui avaient labouré l’échine de leurs griffes monstrueuses. Des mains se frottaient de satisfaction.
  
  Tant mieux. Rien n’était plus inoffensif qu’un ennemi persuadé que le coup de gong précédait l’annonce de sa victoire.
  
  Sous son bras gauche, l’agent secret coula un regard vers le centre de la clairière.
  
  L’engin se posait avec une gaucherie typique, se dandinant tel un canard qui sort de la mare. Ses pales ralentissaient leur rotation, s’immobilisaient.
  
  Deux hommes enturbannés sautèrent à terre. Ils étaient armés de fusils d’assaut Kalashnikov. Le Français reconnut ses geôliers. Un troisième les rejoignit : le pilote. Prudemment, tous trois s’approchèrent des félins. Sans doute n’étaient-ils pas certains qu’ils fussent morts. Cependant, après les avoir aiguillonnés du canon de leurs armes, ils se rassurèrent. C’est alors qu’ils vinrent vers Coplan.
  
  Celui-ci calcula soigneusement la distance, puis ses gestes furent fulgurants. Ses doigts se refermèrent sur le bambou, il se souleva, se dressa d’un bond et planta la pointe acérée, de bas en haut, dans la cage thoracique du premier Indien. Le cœur transpercé, l’homme chancela et tomba comme une masse, lâchant le Kalashnikov. Son adversaire abandonna aussitôt le bambou pour sauter sur le fusil. Le second Indien fit alors feu, et l’une des balles frappa le Français sous la clavicule droite, le projetant contre un tronc d’arbre. Sur l’instant, il ne ressentit aucune souffrance, mais il savait que cela viendrait bientôt. Son index se crispa sur la détente. Par chance, le tir était réglé sur « rafales ». La volée de projectiles catapulta celui qui l’avait blessé dans les airs, où il sembla exploser avant de retomber à terre telle une poupée de chiffons.
  
  Le pilote courait vers son appareil. Coplan l’ajusta sans hésiter, et le Kalashnikov le coucha dans les hautes herbes.
  
  Le vainqueur ne demanda pas son reste. Il se releva péniblement. Le sang coulait le long de son bras. C’est les dents serrées et titubant quelque peu qu’il marcha vers l’hélicoptère, se hissa à l’intérieur et se laissa tomber sur le siège du pilote. La ceinture de sécurité bouclée, il redonna vie à l’engin qui, sous son impulsion, s’éleva très vite vers le soleil brûlant. La douleur, maintenant, se manifestait en élancements brutaux, dévastateurs. Il lui fallait dénicher un médecin au plus vite. Mais s’en trouvait-il seulement un dans ce coin perdu ?
  
  Son sens de l’orientation ne le trompa pas. Bientôt, il aperçut la triple haie électrifiée, qu’il survola avec soulagement. Après toutes ces péripéties, il était quand même parvenu à s’extraire du traquenard que lui avaient ménagé Sarvanalli et Sharad !
  
  Ses dents grinçaient, tant il serrait les mâchoires pour résister aux lames de fond écarlates de la souffrance.
  
  L’appareil dessinait son ombre sur un paysage qu’il connaissait bien : marécages, arroyos dans lesquels sommeillaient les gavials, dense végétation qui dissimulait les ular-jijik, palétuviers...
  
  C’est alors qu’il découvrit la bourgade. Un instant, il fut tenté de s’y poser, mais il réprima ce mouvement : elle était trop proche de la réserve à laquelle, avec mille difficultés, il avait réussi à échapper. Tant pis pour sa blessure. Au point où il en était, mieux valait tenir le coup un peu plus longtemps et toucher terre près d’une localité plus éloignée, d’autant que la jauge de carburant le rassurait sur son autonomie de vol.
  
  Un paquet de kleenex traînait sur un recoin du tableau de bord. Il se servit des mouchoirs pour tamponner sa blessure. Le sang tachait à présent son pantalon, qui en était tout humide.
  
  Une demi-heure plus tard, ses pensées commencèrent à vaciller et des pans d’obscurité passèrent devant ses yeux tandis que d’atroces nausées lui secouaient l’estomac.
  
  C’est alors qu’il aperçut un autre village. Sans plus attendre, il plongea vers une esplanade herbue qui longeait une rangée de maisons modestes.
  
  Quand les pales du rotor s’immobilisèrent, il déboucla la ceinture de sécurité et se pencha vers la porte. Un vertige le fit basculer, et il s’étala de tout son long. Il ne parvint à se relever qu’avec difficulté.
  
  Fallait-il emporter le Kalashnikov ?
  
  Dans le tumulte détestable de ses pensées, il vota contre. Armé du fusil d’assaut, il risquait de faire peur et, peut-être, de se faire tirer dessus. Or, dans son état, il serait bien incapable de riposter.
  
  Les hautes herbes entravaient sa marche. Son pied nu se blessa sur une arête rocheuse sournoisement cachée par la végétation. Vacillant et claudiquant, il poursuivit cependant sa marche vers les maisons. Une chèvre attachée à son piquet, effrayée par l’odeur du sang, lança un long bêlement plaintif qui arracha à sa somnolence un vieillard allongé dans un hamac.
  
  Coplan obliqua dans sa direction en regrettant de ne pas parler la langue en usage dans cette région de l’Inde.
  
  - J’ai besoin de soins médicaux, lança-t-il en anglais, désignant de sa main gauche son épaule blessé.
  
  Sa voix croassait.
  
  Il n’eut pas l’occasion d’en dire plus. Une lame de fond plus forte que les autres déferla sur lui ; il perdit connaissance et tomba lourdement dans l’herbe.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Coplan errait dans les allées d’un cimetière péruvien, décontenancé par les inscriptions que portaient les croix. Quelques années seulement séparaient la date de la naissance de celle de la mort. Ce champ funéraire était-il peuplé d’enfants ? se demandait-il, avec une angoisse qui lui tordait atrocement les entrailles. Il avisa un vieillard, assis sur une tombe et tenant en laisse une chèvre. Aussitôt, il l’interrogea sur le point qui le troublait. D’abord, l’homme bourra une pipe sans répondre, puis il gratta une allumette sur la pierre tombale. Un nuage de fumée odorante s’éleva dans l’air sec. Enfin, le Péruvien braqua sur son interlocuteur un regard noir sous des paupières légèrement bridées.
  
  - Des enfants ? Quelques-uns, bien sûr, mais très peu. Surtout des gens âgés.
  
  - Alors pourquoi les deux dates sont-elles si proches l’une de l’autre ? insista Coplan.
  
  - Parce que pour nous, dans la cordillère des Andes, seules comptent les années d’amitié, et ce sont celles-là que nous gravons sur les croix.
  
  Le visiteur médita longtemps sur cette profession de foi puis quitta les lieux. Abasourdi, il découvrit alors qu’un autre cimetière se dressait devant le premier. Son aspect était lunaire, inquiétant, surréaliste ; il semblait tout droit sorti d’une toile de Salvador Dali. Pour en atteindre l’entrée, il fallait zigzaguer entre des colonnades brisées dont les morceaux s’éparpillaient aux alentours, formant un puzzle que seul un dieu inca aurait été capable de décrypter et de reconstituer. Du lac Titicaca montait un arc-en-ciel qui colorait de ses sept teintes l’inscription fanée sur le fronton du portail : Si tu veux, souviens-toi, et si tu veux, oublie.
  
  Coplan haletait. La chaleur étouffante l’oppressait. A pas comptés, en enjambant les blocs de pierre, il progressa jusqu’à l’entrée, où des lézards épiaient ses mouvements. Ils s’enfuirent à son approche.
  
  La première tombe était celle du capitaine Antoine Seminario, de la D.G.S.E., assassiné par la danseuse du Bolchoï Svetlana Mirova (Voir Contre-enquête pour Coplan) dans la capitale tchécoslovaque. Quelques roses se mouraient au pied de la croix.
  
  Sous la seconde pierre tombale reposait le lieutenant de vaisseau Thierry Boyeldieu, tué à Budapest par la même main (Voir Contre-enquête pour Coplan). Là, des dahlias remplaçaient les roses.
  
  Robin Duff, lui, n’appartenait pas à la D.G.S.E. Était-ce pour cette raison que sa tombe n’était pas fleurie ? En tout cas, elle aurait mérité de l’être. L’intéressé n’avait-il pas été poignardé en service commandé lors de l’émeute suscitée par les hooligans dans le stade de Hillsborough, à Sheffield (Voir Coplan sur le fil du rasoir) ?
  
  A sa suite, en revanche, se suivaient deux sépultures recouvrant les restes d’agents de la D.G.S.E. D’abord, le capitaine Guillain Rouxel, ensuite le lieutenant Thierry Vignon.
  
  Le premier avait été assassiné en Indonésie par des adeptes de la métempsychose (Voir Coplan et les sortilèges malais), le second par un fou à Honolulu (Voir Honolulu réclame Coplan). Pour Guillain Rouxel, des orchidées ; pour Thierry Vignon, des chrysanthèmes.
  
  Confondu, Coplan ne bougeait plus. Pourquoi ces tombes étaient-elles rassemblées en un lieu unique, alors que les cendres de leurs morts étaient dispersées de par le monde ? Qui, en cette contrée perdue, y avait déposé des fleurs ? Enfin, quel symbole recelait ce cimetière ? Quelqu’un - un inconnu ? Dieu ? - lui adressait-il un message ? Lequel ?
  
  
  
  
  
  Coplan ouvrit les yeux. Jazebelle lui sourit.
  
  - Eh bien ! pas trop tôt ! s’exclama-t-elle d’un ton faussement excédé.
  
  Coplan mit encore une bonne heure à recouvrer l’intégralité de ses facultés intellectuelles. Alors, il inspecta son épaule qui était soigneusement bandée. Une foule de questions l’assaillait, qu’il exprima sur-le-champ :
  
  - Où suis-je ?
  
  - Dans une mission protestante, des baptistes, à trente kilomètres de l’endroit où tu as posé ton hélico.
  
  - Comment suis-je arrivé ici ?
  
  - C’est moi qui t’ai transporté. Tu étais en piteux état... Rassure-toi, cependant, la balle était ressortie et il n’a pas été nécessaire de l’extraire. Mais tu avais perdu beaucoup de sang, et avec le climat d’ici, ça a toujours des suites importantes. C’est un coin pourri, tout le monde le sait. Même un type costaud comme toi, bardé de muscles, résiste mal s’il n’est pas du coin. Alors que le plus faible des Indiens resterait sans doute de marbre....
  
  Une pensée le taraudait :
  
  - Par quel miraculeux hasard te trouvais-tu dans les parages à point nommé pour me recueillir ?
  
  Elle sourit.
  
  - J’ai envoyé à Londres mon article sur Ruben Sosa, et comme j’aime l’Inde, j’ai décidé d’y rester. Seulement je ne suis pas milliardaire, contrairement à Sosa, et il me faut donc allier le travail au plaisir. C’est pourquoi j’ai décidé de faire un reportage sur les réserves d’animaux des Sunderbans. C’est fou comme les rédacteurs en chef raffolent des bêtes sauvages... J’ai emprunté du matériel photographique à une amie à Calcutta, et je me suis lancée à l’aventure. Tu imagines ma surprise en te voyant transporté sur un brancard par des villageois !
  
  Il ne crut pas une seule seconde ces explications.
  
  - Et toi, qui t’a tiré dessus ? questionna-t-elle.
  
  - Des chasseurs de fauves qui ont cru voir un tigre aux commandes de l’hélico.
  
  - Tu te fous de moi ?
  
  - A la vérité, c’était un règlement de comptes.
  
  - A quel sujet ?
  
  - Trop long à t’expliquer. N’oublie pas, je suis encore faible.
  
  - La fièvre est tombée. Ta température ne dépasse plus le trente-sept cinq. Tu vois, tu es déjà en convalescence.
  
  - Tu connaissais cette mission avant de venir dans le coin ?
  
  - J’y ai séjourné autrefois, fit la jeune femme, évasive. Ce sont des gens charmants, et si dévoués pour secourir les miséreux ! Ils t’ont soigné avec beaucoup de dévouement.
  
  - Le médecin est l’un d’eux ?
  
  - En effet, c’est un missionnaire comme les autres. Je les admire : moi, je ne pourrais pas me consacrer aussi totalement à autrui. Je ne suis pas assez altruiste... Mais soyons terre à terre. Il faut de tout pour faire un monde, et les journalistes ont aussi leur rôle à jouer. Souviens-toi que nous sommes le quatrième pouvoir !
  
  Elle le noyait sous un déluge de paroles, sous un flot de futilités, et Coplan referma les yeux, un peu las, en se promettant d’élucider plus tard l’énigme que lui posait Jazebelle. Il ne croyait pas au hasard. L’Inde occupait plus de trois millions de kilomètres carrés ; était-il vraisemblable que la Britannique croise miraculeusement sa route juste à point pour le secourir ?
  
  - Depuis combien de temps suis-je ici ?
  
  - Six jours.
  
  - Et tu m’as veillé tout ce temps ?
  
  Elle eut un rire léger.
  
  - Nous avons été amants, souviens-toi, ce sont des choses qui ne s’oublient pas. Quand un homme et une femme couchent ensemble, il en reste toujours quelque émotion, et souvent quelque nostalgie. J’ai pris du plaisir à te materner, je l’avoue. Tu me le reproches ?
  
  - Au contraire, protesta-t-il avec sincérité. Mais n’était-ce pas par hasard que nous nous sommes trouvés dans le même lit ?
  
  - Ninon de Lenclos disait : Une femme sensée ne devrait pas prendre d’amant sans l’élan de son cœur, ni de mari sans le consentement de son bon sens. Étant une femme sensée, je suis célibataire, et quand je prends un amant, j’obéis à l’élan de mon cœur.
  
  - Quelle culture ! sourit Coplan.
  
  - J’ai reçu une très bonne formation en lettres anciennes et modernes. (Jazebelle marqua un temps d’arrêt puis, l’œil aguicheur, susurra :) Quand tu auras bien récupéré, nous referons l’amour comme après notre visite à Sosa.
  
  - Je m’en réjouis à l’avance, assura-t-il, refermant les paupières car il se sentait vraiment épuisé.
  
  
  
  Le surlendemain, il était à peine éveillé que la jeune femme se coulait dans le lit à ses côtés et, prenant garde de ne pas toucher l’épais bandage enveloppant son épaule blessé, déposait mille baisers tout le long de son corps. Lorsque ses caresses eurent obtenu l’effet désiré, elle murmura :
  
  - Surtout, ne bouge pas. C’est moi qui vais te faire l’amour...
  
  Ce qu’elle fit en effet, avec science et ardeur tout à fois, pour le plus grand plaisir de son partenaire.
  
  Plus tard, rassasiée, elle lâcha d’un ton ironique :
  
  - J’espère que le bruit de nos ébats n’a pas choqué les bonnes âmes baptistes qui peuplent cette mission et pour qui l’œuvre de chair est péché !
  
  - Le péché de chair est si abominable qu’il faut être deux pour le commettre, cita Coplan en réponse, faussement sentencieux.
  
  
  
  
  
  Alors que Jazebelle s’était absentée un court instant en compagnie du médecin-missionnaire, son patient avait dérobé dans l’armoire à pharmacie quelques comprimés d’un somnifère puissant. Puis, à l’aide d’un lourd cendrier, il les avait réduits en une poudre qu’il avait mélangée au restant de poule au riz du repas de midi.
  
  Quand le soir tomba, sa compagne s’enquit :
  
  - Tu as faim ?
  
  - Non, pas vraiment. Je verrai plus tard.
  
  Elle insista, mais il persista dans son refus. Finalement, elle haussa les épaules.
  
  - Comme tu veux. Moi, je meurs de faim.
  
  Les yeux mi-clos, il la regarda avaler le restant de poule. A vingt heures, elle dormait à poings fermés. Il attendit néanmoins vingt-deux heures pour se lever. Ses jambes tremblaient et il dut s’adosser au mur avant de recouvrer son équilibre. Il s’avança alors jusqu’à l’armoire à pharmacie, agacé que sa démarche soit aussi incertaine. Sa main valide rafla un scalpel et deux paires de ciseaux, qu’il enfouit dans la poche de la veste du pyjama aimablement prêté par la mission. Puis il sortit de la chambre. L’air était doux. A deux pas se dressait la petite église, avec son clocher coquettement peint de blanc. Devant, un terre-plein au centre orné d’un mât, en haut duquel une brise légère agitait le drapeau britannique. Face à l’église, les bureaux.
  
  Coplan inspecta attentivement les alentours en restant dans l’ombre de l’auvent. Au loin, des chiens aboyaient ; autour de lui, des moustiques bourdonnaient. Au bout d’un quart d’heure, le Français fut rassuré. Les missionnaires se couchaient tôt, comme l’attestaient les lumières éteintes.
  
  Il entrebâilla la porte de la chambre. Jazebelle ne s’était pas réveillée. A pas comptés, cherchant à éviter les vertiges, il marcha jusqu’aux bureaux. Grâce au scalpel, il en ouvrit facilement la porte ; il se glissa à l’intérieur d’un couloir, en regrettant de ne pas bénéficier du concours d’une torche électrique. Heureusement, les rayons de la lune éclairaient les lieux.
  
  A l’intérieur du bâtiment, aucun battant n’était verrouillé. L’intrus entreprit une fouille méthodique. Il en fut pour ses frais, car il ne découvrit rien de suspect. Apparemment, la mission était financée par le Conseil des Églises Réformées, organisme tout à fait officiel que l’on ne pouvait soupçonner d’activités illégales. Comme pour les autres œuvres qu’il patronnait, il avait fait éditer une brochure décrivant les activités auxquelles se consacrait celle-ci. Dans les premières pages figuraient les photographies des membres du personnel.
  
  Coplan emporta la brochure près de la fenêtre pour mieux examiner ces visages. Le directeur était un certain John Huxley, un homme au visage glabre, sévère, au crâne chauve, aux petits yeux impénétrables. Son adjoint n’était autre que le médecin que l’agent secret avait rencontré à maintes reprises, Robert Guilde. Affable mais réservé. Le numéro trois était une femme, l’épouse de John Huxley. Bien que d’origine écossaise, elle ressemblait à une duègne espagnole. Suivait une deuxième femme, Ruth Payne, trente-cinq ans, assez jolie mais qui s’efforçait pour plaire à Dieu de s’enlaidir. Puis deux hommes encore, Derek Hart et Peter Law, la quarantaine, visages doux et insignifiants, qui souriaient béatement devant l’objectif.
  
  Coplan remit l’objet en place.
  
  Il réintégra sa chambre, déçu. Jazebelle n’avait même pas changé de position. Il rangea le scalpel et les ciseaux dans l’armoire à pharmacie, puis se coucha en se félicitant d’avoir pris un peu d’exercice : cela l’avait remis en forme et, surtout, avait fait disparaître ses vertiges.
  
  Allongé sur sa couche, il passait en revue les questions qui le taraudaient lorsque la porte s’ouvrit sur le médecin.
  
  - Vous ne dormez pas ? s’étonna-t-il.
  
  - Jazebelle le fait pour moi, répliqua Coplan, sarcastique. Ne parlez pas trop fort, vous la réveilleriez.
  
  Le Britannique planta ses yeux dans les siens, et l’agent secret y vit une lueur soupçonneuse.
  
  - Vous avez des problèmes de sommeil ? Vous voulez que je vous administre un somnifère?
  
  Il réprima un éclat de rire.
  
  - Non, merci. Je pense que je ne vais pas tarder à m’endormir.
  
  Guilde l’examina avec attention.
  
  - J’ai entendu du bruit. C’est vous qui êtes sorti de votre chambre ?
  
  - Je suis allé goûter l’air de la nuit, c’est vrai. Mais les moustiques m’ont dissuadé de m’attarder.
  
  Une lueur incrédule scintilla dans le regard du missionnaire.
  
  - Ah bon...
  
  Et il tourna les talons. Coplan était certain qu’il ne l’avait pas cru.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Robert Guilde découpa le bandage et examina la blessure.
  
  - Elle est bien cicatrisée. Vous voilà guéri !
  
  - Je vous remercie pour vos soins… Au fait, où est Jazebelle ? Je ne l'ai pas vue de la journée.
  
  Le médecin baissa les yeux.
  
  - Elle a dû partir... Des affaires urgentes.
  
  - Elle ne m’a pas averti, s’étonna Coplan.
  
  - Est-elle obligée de vous rendre des comptes ?
  
  La voix grinçait.
  
  - Où est-elle allée ?
  
  - A Calcutta, je crois. A moins que ce ne soit Bombay.
  
  L’autre se moquait de lui, conclut son patient. Aussi, dès que le praticien se fut retiré, il alla frapper à la porte de John Huxley, le directeur de la mission.
  
  - J’ai besoin de passer un coup de fil. Vous me faites crédit ?
  
  - Mais naturellement, s’offusqua Huxley. En doutiez-vous ?
  
  Coplan téléphona au représentant de la D.G.S.E. à l’ambassade de France, à Delhi, et demanda qu’on vienne le récupérer en apportant des vêtements et de l’argent.
  
  L’émissaire n’arriva que deux jours plus tard. L’agent secret rongeait son frein, mais il excusait le retard, sachant que les communications étaient longues et difficiles entre la capitale indienne et cette région des Sunderbans.
  
  Habillé de neuf, il retourna voir Huxley et déposa sur son bureau une somme confortable en dollars américains.
  
  - Pour vos bonnes œuvres. Et mille fois merci de m’avoir sauvé la vie !
  
  Il s’en fut sans attendre de remerciements, avec l’envoyé de la D.G.S.E., un Indien du genre laconique ; ce qui lui convenait parfaitement, car il n’avait aucune envie de bavarder.
  
  
  
  Le surlendemain, il débarquait à l’aéroport de Palam. Il y loua aussitôt une Honda, dont il prit le volant pour tester son épaule blessée. Quant à son compagnon, il lui ordonna d’un ton sans réplique :
  
  - Trouve-moi une arme à feu.
  
  L’autre se contenta de hocher affirmativement la tête avec indifférence, comme si on lui avait demandé de dénicher un plat de riz au curry.
  
  Il guida le Français dans le dédale de rues de la vieille Delhi et le fit stopper devant l’échoppe d’un charmeur de serpents.
  
  - Quel calibre ? questionna-t-il.
  
  - Neuf millimètres.
  
  - Une préférence ?
  
  - Beretta 92 A.
  
  - Ce sera cinq cents dollars.
  
  Coplan lui compta les coupures, et son guide disparut.
  
  Quelques instants plus tard, il réapparaissait, un paquet entre les mains. La toile contenait l’automatique désiré accompagné de trois chargeurs pleins. Coplan sourit : il se sentait paré pour affronter les désagréments.
  
  Il quitta l’Indien, que la suite des événements ne concernait pas, et passa le reste de la journée à rouler à travers la ville, un peu au hasard. Puis, le soir venu, il se rendit chez le colonel Ranjakor.
  
  Il allait s’arrêter dans la rue mais, au dernier moment, repéra les deux voitures de police dissimulées dans l’ombre. Il comprit aussitôt la raison de leur présence : Sharad et Sarvanalli n’ayant pas réussi à l’assassiner, avaient alerté Ranjakor. Et celui-ci, par peur des représailles, s’entourait d’une garde prétorienne.
  
  Il tourna au coin de la rue en se disant que le traître ne s’en sortirait pas à si bon compte. Il y veillerait.
  
  Après un copieux dîner, il retourna à son hôtel, le Kanishka, dans Ashok Road, où l’attendait le reliquat de ses bagages. Il y dormit à poings fermés. Le lendemain, à la première heure, il se présentait à l’ambassade de France. Il remercia de l’aide fournie l’attaché militaire adjoint (en réalité le correspondant de la D.G.S.E.) puis, après quelques brèves futilités, lui demanda de recueillir des renseignements sur la mission protestante qui l’avait hébergé.
  
  Ensuite, il fit passer au Vieux un message codé résumant succinctement ses activités. Il acheva son texte en réclamant un maximum d’informations sur une certaine Jazebelle Clayr, journaliste britannique. Après réflexion, il ajouta un paragraphe dans lequel il suggérait que soit testé sur des tigres le contenu des gourdes du colis égaré ; il insista pour qu’il soit procédé à une multitude de dosages.
  
  En relisant son texte, il hésita. Devait-il exiger une O.P.S. ( Opération Ponctuelle Sélective. Euphémisme désignant l’assassinat dans le jargon des Services Spéciaux) sur Ranjakor ? Non, décida-t-il : le colonel pouvait se révéler utile, s’il parvenait à le manipuler. Mieux valait le garder en réserve.
  
  Le soir même, l’attaché militaire adjoint l’invita à dîner dans l’unique restaurant italien de la ville.
  
  - J’en ai assez de leurs sauces et de leur curry, expliqua-t-il pendant que le garçon débouchait une bouteille de chianti. J’en ai jusque-là ! Ras le gosier ! Je crois bien que je ne me ferai jamais à la cuisine indienne. Qu’est-ce qui vous tente ? Je vous conseille l’assiette de cochonnailles et les lasagnes aux olives. Un peu roboratif, mais on se croirait franchement en Sicile.
  
  Plus tard, tout en mangeant, il expliqua :
  
  - Votre mission baptiste sert de paravent au Spécial Intelligence Service. Vous savez que nos amis britiches ressentent comme une injustice l’indépendance du Pakistan et de l’Inde, les fleurons de leur empire. C’est pourquoi ils ont quadrillé le pays. Les missions protestantes comme paravents font partie de leur arsenal technique depuis le siècle dernier. Dommage que nous ne puissions les imiter : nos bons pères cuvée Vatican II, plongés jusqu’au cou dans la défense des peuples opprimés du Tiers-Monde, hurleraient d’effroi si nous leur proposions de barbouzer pour notre compte.
  
  - Qui est le patron, à la mission ?
  
  - Pas le directeur, Huxley : lui, c’est un missionnaire authentique. Les deux agents du S.I.S. sont Derek Hart et Peter Law. Les femmes ne sont pas dans le coup non plus.
  
  - Quel est l’objectif du S.I.S. ? questionna Coplan en goûtant les scampi fritti de son hôte.
  
  - Je l’ignore. Ces gens-là ne me font pas de confidences. En fait ils surveillent probablement les activités des groupes terroristes. L’Inde est déchirée entre factions rivales pour des motifs ethniques et religieux. C’est inimaginable le nombre de gens qui voudraient trouer la peau du Premier ministre, en particulier les sikhs et les Tamouls ; ceux-là, vous savez que Rajiv Gandhi les a abandonnés au Sri-Lanka... et qu’ils ont tué Indira Gandhi en 84. Après la mère, pourquoi pas le fils ? Et il ne faut pas oublier non plus le rôle que joue l’LS.I. ( Inter-Service Intelligence : Services Spéciaux pakistanais) en soutenant la rébellion musulmane. Autant de raisons pour les Britanniques de maintenir leurs espions, commerce extérieur oblige. Quelle perte si l’Inde changeait de régime, diminuait ses importations en provenance du Royaume-Uni et se tournait vers le Japon pour ses fournitures de matériel stratégique !
  
  Coplan but une gorgée du chianti, qui était excellent ; il avait fort bien supporté le voyage.
  
  - Jazebelle Clayr, ça vous dit quelque chose ?
  
  - Non. Qui est-ce ?
  
  - Une femme qui se trouve à point nommé là où on a besoin d’elle.
  
  L’attaché militaire adjoint cligna de l’œil.
  
  - Elle possède le don d’ubiquité ?
  
  - Presque.
  
  
  
  
  
  Jazebelle tira goulûment sur sa cigarette et recracha la fumée en direction du climatiseur.
  
  - Un ancien amant à voir d’urgence à Calcutta, expliqua-t-elle. Tu n’es pas jaloux, au moins ? Tu sais, c’est dans ma nature. Tu te souviens de ce que je t’ai dit ? Quand un homme et une femme couchent ensemble, il en reste toujours quelque chose.
  
  - Je ne suis pas jaloux du tout, protesta Coplan.
  
  - Dans le fond, tu t’en moques ?
  
  - Tu as couché avec lui ?
  
  - Non.
  
  Il embrassa sa compagne.
  
  - Je préfère ça.
  
  - Je savais bien que tu étais jaloux ! triompha-t-elle.
  
  Le Français avait repris l’avion pour Calcutta et, de là, à bord d’une Range-Rover de location, avait regagné la mission. John Huxley et Robert Guilde l’y avaient accueilli avec quelque surprise.
  
  « - Vous êtes de retour ? » s’était exclamé le premier.
  
  « - Vous avez la nostalgie de mes soins éclairés ? » avait persiflé le second, qui avait exigé de voir la blessure de son patient.
  
  Elle était en bonne voie de cicatrisation totale, avait-il conclu.
  
  Jazebelle écrasa son mégot dans le cendrier.
  
  - Et toi, où es-tu allé?
  
  Coplan pêcha une cigarette dans le paquet posé sur la table et fit craquer une allumette.
  
  - A Delhi.
  
  - Quoi faire ?
  
  Elle plissait les yeux, et il devinait en elle une intense curiosité.
  
  - Tenter de recueillir des renseignements sur ceux qui ont essayé de m’assassiner avec leurs tigres.
  
  - Tu as réussi ?
  
  - Non.
  
  - Tu ne connais donc toujours pas leurs mobiles ?
  
  - Je suis dans le brouillard le plus complet.
  
  - C’est quand même bizarre…
  
  
  
  
  
  Ruben Sosa s’inclina et déposa au pied du monument funéraire les orchidées qu’il avait rapportées de Karikal. Il avait exigé que le fleuriste de l’aéroport enferme chaque tige dans un grand tube empli d’eau afin que les fleurs supportent le voyage jusqu’à Buenos Aires. Ici, dans l’hémisphère Sud, l’hiver régnait. Aussi prit-il la précaution d’aligner ses présents à l’abri du soleil, du vent et de la pluie. Malgré tout, il demeurait pessimiste quant à la durée de leur existence. Quelques jours, pas plus. Mais peu importait. Seul le geste comptait.
  
  D’un doigt à la fois hésitant et attendri, il caressa le marbre du mausolée. En dessous reposaient deux êtres qu’il avait follement aimés et dont l’absence lui arrachait le cœur.
  
  Maîtrisant son émotion, il serra les poings. L’heure de la vengeance, si longtemps attendue, espérée, ajournée, semblait enfin arriver à coup sûr. Quand le châtiment aurait frappé la meurtrière, alors ces deux squelettes sous le marbre reposeraient en paix.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Coplan se réveilla en sursaut et dressa l’oreille. Frigorifié par la fraîcheur que dispensait le climatiseur, un moustique bourdonnait désespérément en cherchant une issue qui l’éloignerait de la mort lente dont l’approche, déjà, ralentissait son vol. Il ne lui prêta nulle attention. Ce n’était pas le bourdonnement qui l’avait alerté, mais une sourde angoisse qu’il connaissait bien : à maintes reprises, elle lui avait sauvé la vie.
  
  Il secoua Jazebelle.
  
  - Qu’y a-t-il ? marmonna-t-elle dans l’obscurité. Tu as encore envie de faire l’amour ?
  
  Il pressa ses lèvres contre l’oreille de la jeune femme :
  
  - Chut ! Ne parle pas et lève-toi. Habille-toi. Nous sommes en danger.
  
  - Comment le sais-tu ? renvoya-t-elle dans un souffle.
  
  - Il suffit que je le sache. Dépêche-toi. Encore nu, il empoigna la crosse du Beretta acheté à Delhi qu’il avait glissé sous le lit. Très lentement, il fit coulisser la culasse d’armement afin d’introduire une cartouche dans la chambre. Puis il passa rapidement ses vêtements et se chaussa. C’est alors qu’il entendit la première rafale. D’un bond, il fut à la porte, qu’il entrebâilla.
  
  A la tête d’une escouade armée jusqu’aux dents, Sarvanalli attaquait la mission. Entre l’église et le terre-plein gisait le cadavre d’un homme, qu’en raison de la distance Coplan ne put identifier.
  
  Il referma la porte et se glissa jusqu’à la fenêtre.
  
  - Que se passe-t-il ? murmura Jazebelle.
  
  - Un mort est déjà à déplorer. On file par l’arrière du bâtiment.
  
  Il ouvrit la fenêtre et aida Jazebelle à sauter au-dehors avant de l’imiter. L’air était chaud ; à cause de la rafale, la faune nocturne, craintive, se taisait. Coplan s’empara de la main de sa compagne et la guida le long du mur vers l’étroit chemin qui conduisait à l’embarcadère. Celui-ci appartenait à la mission, et la vedette à moteur utilisée pour le ravitaillement y était amarrée. Dès qu’il avait été sur pied, avant même son départ pour Delhi, le blessé l’avait repérée : il avait songé qu’elle pourrait lui être fort utile en cas de danger.
  
  Sarvanalli y avait pensé aussi, car lorsque les deux fugitifs débouchèrent sur l’esplanade, ils se trouvèrent face à deux hommes enturbannés.
  
  Coplan pressa immédiatement la détente, et le Beretta vomit la mort. A ses côtés, Jazebelle ne tressaillit même pas.
  
  - Saute dans la vedette, lui ordonna-t-il.
  
  Il resta un instant en arrière, pour ramasser les deux Kalashnikov et les musettes bourrées de chargeurs des Indiens.
  
  La jeune femme avait l’esprit prompt et le sens des décisions rapides : au moment où le Français atterrissait sur le pont, elle lança le moteur.
  
  - Heureusement que les clés étaient sur le tableau de bord! se réjouit-elle.
  
  Elle poussa les gaz à fond dès que Coplan eut détaché les amarres. La proue de l’embarcation éperonna l’eau noire, rejoignit le milieu du fleuve et fonça vers l’aval en soulevant des gerbes d’eau blanchies par les rayons de la lune. Une rafale crépita sur la berge, mais la vedette était déjà trop éloignée pour que les sbires de Sarvanalli puissent l’atteindre.
  
  - Qui a attaqué la mission ? questionna Jazebelle au bout d’un moment. Des bandits de grand chemin ?
  
  - Non. Il s’agit de ceux qui ont tenté de me tuer.
  
  - Ce Sarvanalli et cette Sharad ?
  
  - Oui.
  
  - Passionnant... Il y a là matière à un superbe reportage sur l’Inde d’aujourd’hui, son climat, son atmosphère, ses mœurs, ses crimes. Tu veux mon avis ? Tes ennemis n’ont pas désarmé. En fait, ils ont enquêté, appris que tu avais été recueilli par la mission et sont venus pour te capturer à nouveau.
  
  - C’est ce que je pense aussi, acquiesça Coplan.
  
  - Et maintenant, qu’allons-nous faire ? Porter plainte auprès des autorités ?
  
  - Je n’ai aucune confiance en elles. C’est pourquoi, la première fois, je me suis tu. Les Indiens sont solidaires devant l’étranger, particulièrement ici, dans cette région désolée.
  
  - Je serais plutôt d’accord avec toi. Mais il y avait un mort devant l’église, et les autres ne sont peut-être pas hors de danger. S’ils sont massacrés, les autorités ne pourront pas passer l’éponge sur un tel carnage.
  
  - Tu tiens là un bon sujet. Je te l’abandonne. Fais un reportage sur l’attaque de la mission, et ton enquête connaîtra un retentissement mondial. Alors le Conseil Général des Églises Protestantes interviendra auprès du gouvernement indien, et nous saurons la vérité. Dans l’intervalle, tu auras sûrement reçu le Prix Pulitzer (Prix fort envié qui récompense le meilleur reportage journalistique de l’année )...
  
  Maintenant qu’ils étaient hors de portée des balles, Jazebelle s’autorisa à allumer la veilleuse et les phares. Par-dessus son épaule, elle posa sur Coplan un regard surpris.
  
  - Le Pulitzer ne t’intéresse pas?
  
  - J’ai mieux à faire.
  
  - Quoi donc ?
  
  - Prendre à revers Sarvanalli et Sharad.
  
  Elle hocha la tête.
  
  - Ce n’est pas une mauvaise idée.
  
  - Voici mon plan, reprit son compagnon après quelques instants de réflexion. Je te débarque à Samser Nagar. De là, tu prendras la navette fluviale qui te conduira à Calcutta. Tu descendras à l’hôtel Chatmondhu et tu m’y attendras. Je te remettrai un peu d’argent pour que tu voies venir.
  
  - Et toi ?
  
  - Je vais remonter la rivière en sens inverse et attaquer Sarvanalli et Sharad. Je bénéficierai de l’effet de surprise. En plus, j’ai deux Kalashnikov, un Beretta et environ six cents cartouches. Du diable si je n’emporte pas la décision.
  
  - Je viens avec toi, décida-t-elle d’un ton catégorique.
  
  - Tu sais te servir d’un Kalashnikov ? ironisa Coplan. Les journalistes ne sont pas très forts dans ce domaine.
  
  - Tu es aussi journaliste, je te le rappelle.
  
  - Mais avant, j’ai été mercenaire, répliqua-t-il, son alibi prêt dès la première minute.
  
  - Je m’en doutais. Tu n’as pas exactement le profil du reporter. Eh bien moi, figure-toi que j’ai également appris à me servir d’un Kalashnikov.
  
  - Ah bon ? Et dans quelles circonstances ? s’enquit-il, incrédule.
  
  - J’ai été assiégée dans une ferme du Zimbabwe par des Noirs révoltés. Nous y serions tous passés si nous ne nous étions pas défendus becs et ongles. Finalement, des secours sud-africains sont arrivés par hélicoptères, ce qui nous a sauvé la vie. Depuis, je suis capable de décapiter au Kalashnikov un œuf placé dans son coquetier à cinq cents mètres !
  
  - Tu exagères !
  
  - Prends-moi au mot.
  
  - Je le ferai…
  
  
  
  
  
  Dans la cambuse de la vedette, Jazebelle avait déniché des conserves, du café, des biscuits secs, des bouteilles d’eau minérale et des cigarettes. Les deux fugitifs s’étaient donc restaurés dès que l’aube avait pointé. A présent, la jeune femme sirotait son café en fumant une Dunhill, la tête tournée vers le soleil dont le disque commençait à dépasser la frondaison des palétuviers.
  
  - Je prendrais bien un bain, lâcha-t-elle entre deux bouffées.
  
  Coplan sursauta.
  
  - Tu es folle ! Qui te dit qu’un crocodile ne s’est pas collé contre la coque ?
  
  - Dans ce cas, ce serait une cible toute trouvée.
  
  - Une cible ?
  
  - Ne veux-tu pas me mettre à l’épreuve, un Kalashnikov à la main ?
  
  Ils avaient rangé le bateau contre la berge d’un bras d’eau. Le Français montra un arbre du doigt.
  
  - Tu vois ce ficus, là-bas, celui qui a l’écorce toute boursouflée ? Coupe-moi la branche en bas à gauche.
  
  Jazebelle plissa les yeux pour jauger la distance, vida sa tasse de café, se ficha sa cigarette au coin de la lèvre et ramassa un des Kalashnikov dont elle vérifia le chargeur. Puis elle passa l’arme en bandoulière et actionna la culasse d’armement, non sans avoir débloqué le cran de sûreté et passé la cadence de tir de « coup par coup » à « rafale ». Son compagnon surveillait le moindre de ses mouvements.
  
  Elle ajusta enfin la branche qui lui avait été désignée et pressa la détente. Le bois fut découpé en quelques secondes.
  
  - Bravo ! félicita Coplan. Dis-moi, dans cette ferme, tu as tué beaucoup de vos agresseurs ?
  
  - Une demi-douzaine, répondit-elle d’un ton détaché. Mais je n’en rêve pas la nuit, si c’est ce que tu veux savoir. Pas de remords, ni de cauchemars. C’étaient des salauds, ils méritaient tout à fait ce qui leur est arrivé. S’ils m’avaient capturée, ils m’auraient violée puis éventrée.
  
  - Tu seras dans les mêmes dispositions lorsque nous attaquerons Sarvanalli et Sharad ?
  
  - Oui, puisque tu es concerné et qu’ils ont essayé de te tuer à deux reprises. Et je ne parle pas de la façon dont ils voulaient t’éliminer la première fois !
  
  La jeune femme reposa le Kalashnikov sur le pont, avant de jeter à l’eau le chargeur vide et de le remplacer par un neuf extrait d’une des musettes.
  
  Coplan était plongé dans un abîme d’incertitude. Au cours de sa longue carrière, il n’avait côtoyé que peu de journalistes, mais ceux qu’il avait rencontrés ne ressemblaient en rien à sa compagne. En tout cas, ils étaient moins à l’aise avec les armes et moins désinvoltes à l’égard de la vie humaine... Quoi qu’elle fût, pouvait-il lui faire confiance ?
  
  Il décida que oui et remit le moteur en marche.
  
  Une heure plus tard, il repéra sur la berge la triple haie de fils métalliques qui ceignait le vaste domaine au sein duquel opérait la W.P.E. Il la longea à vitesse réduite. Au loin apparut l’agglomération où il avait rencontré l’administrateur civil. Les barbelés, à cet endroit, amorçaient un angle à quatre-vingt-dix degrés. Il obliqua vers la rive et amarra la vedette à une grosse souche.
  
  - Nous sommes arrivés ? s’enquit Jazebelle.
  
  - Oui. Écoute-moi bien et suis à la lettre mes instructions. Voici ce que nous allons faire…
  
  
  
  Le Beretta enfoncé dans sa ceinture, le Kalashnikov à la main, une musette de chargeurs en bandoulière, Coplan sauta à terre, suivi par la Britannique équipée elle aussi d’un Kalashnikov et d’une musette.
  
  Ils longèrent un moment l’enceinte de barbelés, puis le Français signifia à sa compagne qu’il fallait à présent ramper, ce qu’ils firent avec précaution. Ils étaient dissimulés par les hautes herbes dont certaines, coupantes, leur entaillaient la peau. La terre, encore humide des dernières pluies, dégageait une persistante odeur d’humus en décomposition.
  
  Dans une cahute, un gardien sommeillait, assommé par la chaleur lourde. Sur sa chemise kaki, la sueur dessinait des rosaces noirâtres. Coplan lui colla le canon du fusil d’assaut sous le menton, ce qui le réveilla. Sa surprise fut si grande que son turban oscilla dangereusement sur son front. Coplan lui fit signe de les précéder jusqu’au portail. L’Indien obéit sans rechigner, tant sa frayeur était intense.
  
  Désormais parfaitement soumis, il pianota le code d’ouverture sur le clavier qui ornait le côté gauche du portail. Le lourd battant s’entrebâilla, Coplan poussa son prisonnier devant lui jusqu’au poste de garde. Quatre hommes s’y trouvaient, prosternés face au nord-ouest et au légendaire Temple d’Or d’Amristar, le lieu sacré des sikhs, car c’était l’heure de la prière quotidienne.
  
  Ils tentèrent de réagir et de foncer vers le râtelier où étaient rangées leurs armes, mais celle que Coplan braquait sur eux les en dissuada.
  
  - Surveille-les, ordonna le Français à Jazebelle avant de ressortir sur l’esplanade incendiée par le soleil.
  
  C’est alors qu’arrivèrent les voitures du commando de Sarvanalli.
  
  Leur adversaire ne laissa aucune chance aux Indiens. Il se jeta sur le ventre et ouvrit aussitôt le feu en rafales meurtrières. En une poignée de secondes, il avait épuisé quatre chargeurs de trente cartouches, et ses balles avaient taillé des coupes sombres dans les rangs des suppôts de Sarvanalli. Ce dernier, d’ailleurs, en avait été la première victime. Cloué contre un jacaranda par une volée de projectiles, il était retombé à terre quasiment coupé en deux et se vidant de son sang à gros bouillons. Les réservoirs des véhicules avaient explosé et noyé les survivants dans des torrents de flammes.
  
  La riposte avait été faible. Quelques rafales imprécises, qui étaient passées bien au-dessus du crâne de Coplan. Il attendit un instant, jaugeant les dégâts, puis se releva en introduisant dans le magasin un chargeur neuf.
  
  Par la porte ouverte du poste de garde, Jazebelle passa une tête inquiète.
  
  - Tout va bien?
  
  Elle vit la mare de feu qui consumait les cadavres mais ne s’émut pas pour autant.
  
  - J’ai l’impression de me retrouver dans ma ferme du Zimbabwe, lança-t-elle au contraire d’une voix rassurée. Tu as bien fait, ce sont ces salauds qui ont attaqué nos amis de la mission.
  
  - Surveille les prisonniers, se contenta de recommander son compagnon, avant de se diriger vers le bâtiment qui abritait les bureaux.
  
  Il en poussa la porte, et se trouva nez à nez avec Sharad, qui braquait sur lui un revolver.
  
  - Ne bouge pas, ordonna-t-elle d’une voix rude. Appelle la femme qui est avec toi. Qu’elle vienne ici.
  
  Coplan s’étonna intérieurement de la naïveté dont elle témoignait. Ne se souvenait-elle donc pas du punch avec lequel il avait échappé au traquenard que Sarvanalli et elle lui avaient tendu ? Avait-elle oublié sa brillante évasion de la mission ?
  
  Sa réaction fut fulgurante. Il se laissa tomber sur les fesses, et le canon de son Kalashnikov s’abattit sur les poignets de sa vis-à-vis. Sharad eut certes le temps de presser la détente, mais la balle ne fit qu’érafler les cheveux de Coplan qui lui shoota brutalement dans les tibias. La jeune femme vacilla, et sa deuxième balle partit au hasard. Cette fois, son adversaire ne lui laissa aucune chance : il lui emboutit le menton d’un coup de crosse, et elle s’effondra, sans connaissance. Il ramassa l’arme qu’elle avait laissé échapper, l’enfonça dans sa ceinture et visita les lieux. L’effroyable odeur des cadavres carbonisés entrait par les fenêtres ouvertes. Il les referma.
  
  Il tomba sur un laboratoire ultramoderne, hyper-sophistiqué, dont il examina les divers éléments avec une vive curiosité. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir aussi une chambre froide ! Il en ouvrit aussitôt la lourde porte.
  
  Quelqu’un avait coupé deux têtes de tigres, sans égard pour la valeur marchande que représentait la peau intacte de ces fauves. La séparation nette, sans bavures, avait probablement été effectuée à l’aide d’une scie circulaire puissante d’un grand diamètre de roue.
  
  Les têtes étaient posées côte à côte sur une étagère, l’arrière du crâne tourné vers le battant. Coplan les retourna et sursauta. Les tigres décapités étaient ceux-là mêmes qu’il avait tués lors du jeu mortel organisé par Sarvanalli et Sharad : leurs orbites vides en témoignaient.
  
  Dans quel but les deux Indiens les avaient-ils conservées ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Les prisonniers avaient été bouclés dans la cellule où Coplan avait croupi. Seule Sharad avait été enfermée dans un bureau, où elle était solidement ligotée. Jazebelle était venue rejoindre son compagnon.
  
  Ce dernier fouillait minutieusement le laboratoire. Et il trouva, dans une armoire, une longue boîte métallique contenant une rangée d’écrins en velours, où reposaient des microprocesseurs identiques à ceux du mystérieux colis expédié à Paris par Oktogona. Les écrins aussi étaient les mêmes. Il avait donc bien suivi la bonne piste ! Le paquet trouvé à Paris contenait également des gourdes de diverses couleurs. Leurs sœurs existaient-elles ici ?
  
  Il jeta un dernier regard aux minuscules puces carrées et poursuivit sa fouille. Jazebelle le suivait pas à pas, sans mot dire, en fumant une cigarette dont la fumée opiacée repoussait les désagréables relents pharmaceutiques qui flottaient sur les lieux.
  
  Dans la salle contiguë, il remarqua un fichier photographique et le consulta, la jeune femme penchée par-dessus son épaule.
  
  - Mais c’est toi, là ! s’écria-t-elle soudain en lui arrachant des doigts plusieurs clichés.
  
  Il hocha la tête : il avait reconnu les vues prises par Sharad lors de sa capture.
  
  Alors, brusquement, il repensa aux têtes des tigres. Il alla en chercher une dans la chambre froide, la posa sur une paillasse en verre épais et s’empara d’un scalpel. Jazebelle s’étonna :
  
  - Qu’est-ce que tu fais ?
  
  - Je tente d’élucider un mystère.
  
  La peau, très froide, étant dure à découper, Coplan dut faire appel à une scie. Il découpa l’os crânien avec mille précautions et retira les lobes du cerveau, qu’il déposa sur une large soucoupe avant de les examiner attentivement.
  
  Enfin, il poussa un soupir de satisfaction. Il ne s’était pas trompé : contre la matière cérébrale logée derrière les orbites étaient collés deux microprocesseurs exactement pareils à ceux qu’il venait de découvrir et à ceux dénichés dans le mystérieux colis de la gare des Batignolles. Il les décolla de la pointe du scalpel et les posa sur une plaquette en verre.
  
  Jazebelle retenait son souffle.
  
  - Ahurissant ! s’exclama-t-elle. A quoi ça sert ?
  
  - Tu vas voir...
  
  Il se lava les mains à un lavabo et, la plaquette en main, suivi comme son ombre par la Britannique, passa dans la pièce voisine. Lors de sa visite précédente, il y avait repéré l’ordinateur et l’écran.
  
  Bien qu’il possédât une connaissance approfondie de ce genre d’appareil, il lui fallut un bon quart d’heure pour découvrir comment fonctionnait celui-là et où se trouvait l’encoche destinée aux puces.
  
  Enfin, il arriva au bout de ses peines.
  
  Les images qui furent projetées sur l’écran étaient la reproduction des clichés pris par Sharad.
  
  - Démentiel ! s’émerveilla Jazebelle. Laisse-moi reconstituer la séquence, tu me diras si je me trompe. Sharad te photographie. Les vues sont intégrées à cet ordinateur, qui les miniaturise et les transmet au microprocesseur, lequel les mémorise. Ce dernier est introduit dans le cerveau du tigre, collé au lobe correspondant à la mémoire et relié au nerf optique. Tu deviens ainsi la cible unique du fauve.
  
  - Ce n’est pas suffisant, observa Coplan. A mon avis, la bête est aussi conditionnée par des drogues. Jetons un coup d’œil aux alentours. Voyons si, par exemple, il n’y aurait pas des gourdes de différentes couleurs...
  
  La jeune femme ouvrit de grands yeux effarés.
  
  - Des gourdes ?
  
  - En plastique, de vingt-cinq centilitres chacune, précisa son compagnon.
  
  Malheureusement, leurs recherches s’avérèrent vaines.
  
  - Il ne nous reste plus qu’à nous adresser à Sharad, décida finalement le Français.
  
  - Et si elle refuse de parler ? objecta Jazebelle.
  
  - Nous l’y contraindrons.
  
  - Par quels moyens ?
  
  - Violents, si nécessaire. N’oublie pas qu’elle est complice de ceux qui ont attaqué la mission. A ce propos... (Il désigna un poste téléphonique.) Appelle donc tes amis baptistes et vois ce qu’il en est.
  
  Elle s’exécuta.
  
  A l’autre bout du fil, la sonnerie grésilla longuement sans que personne répondît. La Britannique devint toute pâle.
  
  - Et s’ils étaient tous morts ?
  
  - Dans ce cas, conclut Coplan avec brutalité, tu éprouveras moins de complexes à interroger Sharad.
  
  Cette dernière posa sur eux un regard hargneux lorsqu’ils pénétrèrent dans le bureau. Au cours de sa capture, les boutons de sa chemisette avaient été arrachés, aussi pouvait-on admirer ses seins lourds et majestueux. Cette fois encore, Coplan fut frappé par le contraste entre, d’une part, les yeux bleu pâle et les cheveux roux, d’autre part la peau sombre comme celle d’une native du pays. C’était probablement une métisse, songea-t-il.
  
  Avant qu’il eût pris une décision sur la manière de conduire les opérations, Jazebelle avança et dépouilla rudement la prisonnière de son corsage. Coplan remarqua qu’une lueur trouble envahissait le regard de sa compagne et en fut surpris. Sharad eut un mouvement de recul, et la haine flamba dans ses yeux. Curieux sur la suite des événements, le Français alla s’adosser au mur. Jazebelle tourna la tête et lui sourit.
  
  - Tu sais à quoi je viens de penser ?
  
  - Non...
  
  - A la méthode qu’utilisaient les fermiers du Zimbabwe quand ils capturaient un rebelle.
  
  - Elle consistait en quoi, cette méthode ?
  
  - Tu vas voir...
  
  Elle entreprit d’ôter ses bottes à leur captive, puis son pantalon de cheval, ses chaussettes et enfin son slip. La sikh se tortillait en tirant sur les liens qui entravaient ses poignets. A présent totalement nue, elle semblait avoir honte d’exhiber ainsi son corps devant un homme. Dans ses yeux demeurait pourtant une haine froide, tandis que sur ses lèvres naissait un sourire méprisant qui n’échappa pas à la Britannique.
  
  - Attends, ma mignonne, fit celle-ci, sardonique, tu ne riras pas longtemps.
  
  Elle pêcha dans sa musette un chargeur de Kalashnikov et en ôta les cartouches qu’elle posa sur le sol. Ensuite, de la pointe d’un couteau, elle s’affaira à dessertir les étuis et entassa la poudre qu’ils contenaient devant la plante du pied gauche de Sharad. Cette dernière se contracta instinctivement et ramena ses jambes en arrière. Jazebelle se contenta de hausser les épaules. Avec le reste de la corde utilisée par Coplan pour lier les poignets de l’Indienne, elle lui emprisonna les chevilles et lui souleva les jambes, qu’elle attacha à la poignée d’une fenêtre. Maintenant, les genoux de Sharad touchaient ses lèvres ; cette fois, elle se départit de son attitude méprisante pour crier, suppliante :
  
  - Non ! Ne me violez pas !
  
  Jazebelle éclata de rire.
  
  - Te violer ? Mais qui voudrait baiser un laideron comme toi ! cingla-t-elle.
  
  Coplan jugea ce commentaire immérité car, bien au contraire, Sharad était fort attirante. Mais la Britannique n’avait-elle pas justement dit cela parce qu’elle jalousait la superbe silhouette de sa prisonnière ?
  
  Il sursauta lorsqu’il vit son alliée ramasser la poudre dans le creux de sa main puis l’introduire dans le vagin de Sharad, en bourrant avec l’autre main, à petits coups précis, telle une ménagère qui farcit une tomate. C’était visible, Jazebelle y prenait du plaisir, et il se souvint de son regard trouble, quelques instants plus tôt.
  
  Il laissa cependant faire, désireux de savoir jusqu’où elle irait dans l’initiative qu’elle avait prise. Il ne croyait vraiment plus du tout à la profession de journaliste qu’elle revendiquait.
  
  Pendant ce temps, Sharad gigotait en serrant les cuisses au maximum, geste défensif qui ne lui était d’aucun secours tant elle était livrée pieds et poings liés à sa geôlière, qui savourait l’instant présent et dont les mains se faisaient plus insistantes. Enfin, elle s’arrêta. L’intérieur du vagin de l’Indienne était barbouillé du contenu des trente étuis de cartouches. En se retournant vers Coplan, sa complice se passa la langue sur les lèvres.
  
  - J’ai soif. Un thé glacé me ferait plaisir.
  
  - Je vais en chercher, mais ne prends aucune initiative en mon absence, avertit le Français.
  
  - Je te le promets. De toute manière, n’es-tu pas le spectateur privilégié d’une méthode inédite pour toi ?
  
  Coplan partit chercher une jarre de thé glacé et sucré, ainsi que trois verres qu’il emplit. Il aida Sharad à boire en lui soulevant la nuque. Elle en profita pour lui glisser à l’oreille :
  
  - Débarrasse-moi de cette folle et je te raconte tout.
  
  Il fit celui qui n’entendait pas et but à son tour. Jazebelle avait déjà vidé son verre et s’était resservie. Une fois désaltérée, elle craqua une allumette et approcha la flamme de l’entrecuisse de Sharad, qui poussa un hurlement terrifié.
  
  - Non !
  
  D’un geste vif de la main, Coplan éteignit l’allumette.
  
  - Tu es une âme sensible, lui reprocha Jazebelle. As-tu oublié que cette salope t’a envoyé te faire bouffer tout cru par deux tigresses ?
  
  En même temps, elle craquait une seconde allumette, sur laquelle son compagnon souffla. Puis il se colla tout contre Sharad pour lui murmurer à l’oreille :
  
  - Parle, sinon je te laisse entre ses mains. Tu es jeune et belle... Si la poudre s’enflamme, ton bas-ventre ressemblera à un cratère et plus aucun homme ne voudra de toi. A condition d’ailleurs quetu sois encore en mesure de le satisfaire, ce dont je doute.
  
  Malgré la situation tragique dans laquelle elle se trouvait, Sharad eut quand même la force de ricaner :
  
  - Votre numéro à tous les deux est bien au point. L’un joue au dur, et l’autre au bon apôtre !
  
  Coplan arbora une mine sombre, empreinte de tristesse.
  
  - Tant pis pour toi...
  
  Jazebelle craqua une troisième allumette.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Jazebelle reprit une assiettée de riz qu’elle sala et poivra abondamment avant d’y enfoncer une cuillère gloutonne.
  
  - Quelle histoire ! s’émerveilla-t-elle. Tu crois qu’elle nous a tout dit ?
  
  - Oui, répondit Coplan. Ses nerfs ont lâché, tu l’as vu. Elle a complètement craqué. J’ai observé ce phénomène à maintes reprises. Le sujet se retrouve dans la position dite du confessionnal et devient pathétique à force de vouloir livrer tout ce qu’il sait. Au point que, parfois, il en rajoute, tant il a peur de ne pas en avoir assez raconté...
  
  Sa compagne s’arrêta de manger, la cuillère à mi-chemin entre l’assiette et ses lèvres.
  
  - Résumons-nous, invita-t-elle. Sharad est la fille d’un sikh et d’une Irlandaise de l’Ulster, ce qui explique ses yeux bleus et ses cheveux roux. Elle a poursuivi des études de zoologie et de biologie à l’Université de Belfast. Ensuite, elle est revenue au pays et est demeurée dans le milieu sikh.
  
  « Par l’entremise de son père, elle a fait la connaissance de Sarvanalli, le fondateur de la W.E.P. Tous deux se sont associés à un savant russe et au K.G.B. pour travailler sur le tigre des Sunderbans. Celui-ci, à l’inverse de ses congénères, préfère à toute autre la chair humaine, aussi essaient-ils de diriger son choix sur une cible particulière. Ils parviennent à un résultat digne d’éloges, grâce à une technique finalement assez simple : ils photographient la cible et miniaturisent son image, avant de l’introduire dans un microprocesseur lui-même placé dans le cerveau du tigre. Et ça marche à tous les coups : Sarvanalli et ses sbires kidnappent quelques pauvres hères, des pêcheurs, des bûcherons, des ramasseurs de bois ou de miel sauvage, qui leur servent de cobayes. Ils sont lâchés dans la nature avec une heure d’avance sur le fauve, mais celui-ci les rattrape toujours et les dévore.
  
  « Seule exception notable, toi. Et encore cet échec est-il relatif puisque tes deux tigresses t’ont rejoint et ont bien failli te réserver un mauvais sort... »
  
  Jazebelle replongea sa cuillère dans le riz, mâchonna, avala et reprit :
  
  - Au fil des expériences, cependant, nos chercheurs se sont aperçus que le tigre, même affamé, avait besoin d’être chimiquement stimulé si on voulait que le système fonctionne à cent pour cent. Alors ils ont planché sur une formule qu’ils ont mise au point et testée. Nous en arrivons ici aux différents composants dont Sharad nous a livré la cachette et le dosage.
  
  « Le bon mélange est un produit qui conduit le félin à une unique obsession : tuer et dévorer la cible assignée par la puce placée dans son cerveau. L’animal ne peut en aucun cas être découragé ou simplement amené à s’occuper d’autre chose. Ainsi conditionné, il ne tend plus que vers le but pour lequel il a été préparé. Toi-même, tu t’en es rendu compte avec les deux tigresses. Un autre élément entre en jeu : ceux qui utilisent le tigre ne risquent quasiment rien, car la bête les ignore tant elle a soif de se trouver face à sa victime désignée... »
  
  La jeune femme termina son riz et, dans la corbeille à fruits, choisit un mangoustan.
  
  - J’avoue que tout cela constitue un reportage sensationnel ! A mon avis, j’en tirerai bien dix mille livres.
  
  Coplan resta impassible.
  
  - Ce que nous ignorons, fit-il remarquer, c’est le but de tout ça.
  
  - Sharad n’en sait rien, et tu l’as dit toi-même, elle a tout avoué. Veux-tu que nous insistions ? Que nous recommencions la séance ? Si elle ne craque pas cette fois-ci, elle ne craquera jamais.
  
  Coplan réfléchit.
  
  - Après tout, j’ai pu me tromper. Elle n’a peut-être pas tout dit.
  
  « D’accord. Allons-y pour une autre séance ! »
  
  Jazebelle se leva et se mit à fouiller la cuisine.
  
  - Que cherches-tu ? s’enquit son compagnon.
  
  - Des allumettes. J’ai utilisé toutes les miennes. Ah, en voilà une boîte !
  
  Cette seconde équipée, cependant, échoua : lorsque Jazebelle craqua sa première allumette, le cœur de Sharad lâcha.
  
  
  
  
  
  Ruben Sosa passa minutieusement en revue les étapes du voyage dont il prévoyait déjà les conséquences grandioses. Ce périple atténuerait la peine de son cœur. Depuis des années il attendait cette occasion. Une première fois, il avait dû annuler l’opération, à cause de la perte du précieux colis. Aujourd’hui, tout était prêt.
  
  Il relut le papier.
  
  D’abord, il s’envolerait de Buenos Aires à bord de son jet privé. Destination : Barcelone. Escales : Recife, les Açores, Madrid. De Barcelone, il gagnerait une crique isolée, à cinquante kilomètres au sud de la ville, où il embarquerait sur un cabin-cruiser piloté par un contrebandier corse. Celui-là le déposerait clandestinement en France, au nord de Perpignan. Là-bas, son ami sikh l’attendrait et le conduirait à Paris.
  
  L’opération terminée, que ferait-il ?
  
  Shirley, à Londres, manifestait de l’impatience. Elle aurait bien voulu le voir. Mais d’autres préoccupations l’appelaient ailleurs. Sur un îlot perdu, près de la Nouvelle-Guinée indonésienne, une jeune Papoue était enceinte de ses œuvres. Dans ses bras, il avait connu une extase sans pareille. Pourtant, elle était laide, avec son nez épaté, ses seins boursouflés et ses fesses pachydermiques.
  
  Pareille à un bébé orang-outang, elle avait le haut du front déplumé, alors qu’une forêt de poils couvrait ses bras et ses jambes. En outre, elle avait la manie de mâcher du bétel et de cracher à longueur de journée d’épais jets de salive rougeâtre. Comment en était-il venu, lui qui avait couché dans son lit les plus belles femmes du monde, à atteindre avec ce laideron le paroxysme du plaisir ? Ne connaîtrait-il plus désormais ce dernier qu’avec une souillon ou une sauvageonne ?
  
  C’était ça. Il était blasé. Dorénavant, il lui faudrait sillonner les mers du Sud à bord de son canot solitaire pour rencontrer de jeunes aborigènes que n’avait pas encore policées le monde moderne.
  
  Il se secoua. Ces pensées étaient débilitantes, et il avait de plus mieux à faire dans un proche avenir. Ce qui comptait, c’était l’opération qui allait mettre le feu aux poudres.
  
  Il alluma son briquet et brûla le papier, dont il connaissait le contenu par cœur.
  
  
  
  
  
  Coplan tomba en arrêt devant le paquet : ses dimensions étaient identiques à celui retrouvé à la gare des Batignolles. Jazebelle, évidemment, ignorait cette particularité. Le colis avait été placé sur l’étagère du bas, dans une armoire métallique dont le Français avait forcé le cadenas. Sur l’emballage en papier fort de couleur brune, une inscription tracée au crayon-feutre noir : Antoine Luciani, aux bons soins d’Ange Biancardini, comptoir Air France, Aéroport de Nice-Côte d’Azur.
  
  Coplan entreprit d’arracher le scotch.
  
  - A ton avis, qu’y a-t-il à l’intérieur ? s’enquit Jazebelle avec curiosité. Des têtes de tigresses équipées d’un microprocesseur ?
  
  Son compagnon ne répondit pas et écarta l’emballage avant de soulever le couvercle. Il ne fut pas déconcerté par le contenu de la boîte : huit gourdes de couleurs différentes deux vertes, deux bleues, deux rouges et deux jaunes, ainsi que des puces dans leurs écrins de velours bleu.
  
  La Britannique soupira.
  
  - On tourne en rond. Ces gens-là n’ont qu’une seule corde à leur arc.
  
  - Encore une fois, quelle est leur motivation ? Quel but poursuivent-ils ?
  
  - Nous n’avons plus personne pour nous le dire. Alors à quoi bon se creuser la tête ? Ce que je dois dénicher, c’est une caméra pour filmer quelques scènes. Ensuite, pour être franche avec toi, j’ai envie de me tirer d’ici. Finalement, la chance a été avec nous, mais en sera-t-il toujours de même ? Des complices peuvent arriver sur nos talons d’un instant à l’autre. Et puis je voudrais bien attaquer très vite ce reportage. Je respire déjà la bonne odeur des dix mille livres !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Grand, mince, le teint clair, pas un poil de bronzage, Ange Biancardini ne faisait guère honneur au climat de la Côte d’Azur. Les passagers qui débarquaient à l’aéroport de Nice devaient regretter leur choix en voyant, en plein été, cette peau claire laissée intacte par les rayons solaires.
  
  Tourain et ses hommes avaient appréhendé le Niçois au moment où il quittait son service et l’avaient emmené dans un des bureaux qu’occupait la D.S.T. en ville. Ahuri, l’intéressé était d’abord monté dans la Peugeot sans prononcer une parole ; puis, reprenant contenance, il avait déversé sur les policiers un déluge verbale dans lequel alternaient menaces et protestations d’innocence.
  
  A présent, installé sur une chaise au dossier raide, les poignets ramenés dans le dos et menottés, la peau couverte d’une sueur malsaine, il était moins prolixe et avait perdu sa superbe.
  
  - Antoine Luciani, si je le connais ? Bien sûr !
  
  - Vous lui servez de boîte aux lettres ? questionna Tourain.
  
  - Oh, vous savez ce que c’est, commissaire. Nous autres, Méridionaux, nous aimons bien rendre service aux amis. Antoine, il est souvent en mer, il fait toute la Méditerranée, alors son courrier, il le fait adresser à ses escales, chez un ami comme moi. Où est le mal ?
  
  - Vous arrive-t-il d’ouvrir son courrier ?
  
  L’employé de l’aéroport bomba un torse offusqué.
  
  - Oh, commissaire, qu’est-ce que vous me dites là ! Ouvrir le courrier d’Antoine ? Et la morale, l'honneur, qu’est-ce que vous en faites, eh ?
  
  - Même quand il s’agit d’un colis ? insista Tourain.
  
  - Lettre ou colis, c’est du pareil au même ! Le courrier d’un ami, c’est sacré, comme sa femme ou sa brosse à dents !
  
  - Qu’est-ce qu’il fait, en mer, Antoine ?
  
  Biancardini leva les yeux au plafond.
  
  - Il navigue, répondit-il prudemment.
  
  Tourain lui décocha un clin d’œil complice.
  
  - Contrebande ?
  
  L’autre eut un haut-le-corps.
  
  - Qu’allez-vous chercher là ?
  
  - Ne mentez pas, il est fiché à Interpol, lâcha brutalement Tourain, effaçant d’un seul coup le sourire bienveillant qui flottait sur ses lèvres. Vous êtes au courant pour la contrebande ?
  
  Dans son coin, Coplan écoutait sans rien dire, sachant pertinemment qu’il n’avait pas besoin d’intervenir. Tourain était un vrai professionnel, passé maître dans l’art des interrogatoires. Pas un suspect ne lui résistait. Au début, il jouait le charmeur, main de fer dans gant de velours, puis il bifurquait sans prévenir ; à ce moment-là, ses yeux se chargeaient d’électricité avant que l’orage n’éclate, dévastateur. Les âmes les mieux trempées s’effritaient devant sa technique, et les langues de bois se déliaient.
  
  Biancardini se fit en effet plus souple et, pour s’en sortir, eut recours à une pirouette :
  
  - Antoine m’a dit qu’il se défendait, rien de plus.
  
  - Son cabin-cruiser est enregistré sous le nom de Baptistina, c’est ça ?
  
  - C’est le prénom de sa mère.
  
  - Il a quitté Porto-Vecchio voici une semaine et personne ne sait où il se trouve. Le savez-vous ?
  
  Biancardini secouait déjà la tête.
  
  - Non.
  
  Coplan devina ce qui allait se passer, tant il connaissait Tourain sur le bout du doigt. Le policier croisa ses mains sur sa poitrine en un geste onctueux, tel un ecclésiastique qui s’apprête à officier dans son confessionnal.
  
  - Biancardini, nous vous l’avons précisé, nous appartenons à la D.S.T. ; et vous n’ignorez pas quelles activités notre organisme réprime. D’ailleurs, nous vous avons jugé tellement dangereux que nous vous avons menotté sur votre chaise. Pour être entièrement franc avec vous, nous vous soupçonnons de complicité d’espionnage.
  
  L’employé d’Air France sursauta.
  
  - Espionnage ?
  
  Sa voix croassait.
  
  Coplan réprima un sourire. Comédien-né, affabulateur génial, Tourain allait broder sur un thème destiné à semer la terreur chez le suspect. Qu’allait-il inventer, cette fois-ci ?
  
  Le commissaire ferma les yeux comme pour mieux se concentrer.
  
  - L’Irak vient d’envahir le Koweit, commença-t-il d’un ton uni. Ce pays constitue un danger public. En outre, il est dirigé par un fou dangereux, un psychopathe qui ne lésine pas sur les moyens pour assouvir ses rêves de puissance. Il a déjà flanqué une raclée à l’Iran. C’est une belle performance, compte tenu du fait que son pays était démographiquement inférieur des deux tiers à son adversaire. Aujourd’hui, il s’attaque au Koweit. C’est peu glorieux, puisque le rapport de forces est de un pour cinquante en faveur de l’Irak.
  
  « Mais peu importe l’aspect moral, qui, de toute façon, indiffère aux chefs d’État. L’essentiel est que ce fou va mettre la main sur d’immenses ressources qui pallieront la faillite due à la guerre contre l’Iran. Car quelle est la prochaine étape pour l’Irak ? C’est tout simplement de mettre la main sur l’arme nucléaire destinée à abattre Israël, son ennemi héréditaire. Et pour ce faire, il lui faut de l’argent, beaucoup d’argent, afin de payer les complicités et acheter clandestinement les matériels, les équipements, les technologies qui lui permettront de réaliser son rêve démentiel.
  
  « Depuis des années, de par le monde et notamment en France, il existe un réseau qui aide l’Irak dans ses ambitions. Je vous le dis tout net, Biancardini, vous n’êtes qu’un figurant dans ce réseau. Vous appartenez à la piétaille, dont on se sert et qu’on élimine quand elle en sait trop ou qu’elle n’est plus d’aucune utilité. »
  
  Les yeux exorbités, verdissant à vue d’œil, Biancardini s’agitait sur sa chaise en secouant désespérément ses menottes.
  
  - Je n’ai rien à voir avec l’Irak ! cria-t-il.
  
  Un des inspecteurs de Tourain s’empara d’une lourde enveloppe en papier fort et en vida le contenu sur le bureau. Des agrandissements photographiques s’éparpillèrent sur la surface métallique. Un autre policier poussa la chaise du suspect vers le meuble, empoigna l’homme par son abondante chevelure et le força à pencher la tête. Tourain rouvrit les yeux.
  
  - Vous voyez là quelques-unes des victimes. D’anciens membres du réseau, commenta-t-il d’un ton emphatique. (Il désigna divers clichés du doigt.) Ces deux-là ont été assassinés à Londres. Vous vous souvenez de ce tube immense découvert par Scotland Yard alors qu’on l’expédiait en Irak ? On soupçonne Bagdad d’avoir voulu l’utiliser comme canon pour tirer des obus nucléaires sur Tel-Aviv. La livraison clandestine de cet engin ayant échoué, le réseau a dû couper les branches pourries. Ces trois autres, ici, ont été tués à Glasgow. Ce barbu, là, était ingénieur au Commissariat à l’Énergie Atomique à Saclay. Boum ! Un matin, sa Renault lui a explosé en pleine figure. Il laisse une veuve et trois orphelins. Combien avez-vous d’enfants, Biancardini ?
  
  Malgré la chaleur torride de cet été caniculaire, l’employé d’Air France grelottait. Ses entrailles le trahirent soudain, et une odeur nauséabonde envahit la pièce étouffante. Un des inspecteurs s’empressa donc d’aller ouvrir la fenêtre. Sur la Promenade des Anglais, la foule était comme assommée, et les voitures se traînaient languissamment.
  
  - Votre ami Luciani, reprit Tourain, grâce à son bateau, participe au trafic clandestin. Là, il ne s’agit plus de délits anodins, véniels, pour lesquels la D.S.T. n’interviendrait pas, tels que des cigarettes, du Ricard ou même de la drogue. Non, nous touchons à des choses sérieuses qui mettent en péril notre pays. Pour être brutal, vous êtes complice, Biancardini, de vol de technologie nationale et d’espionnage industriel, et c’est dans ce domaine que votre cas est grave. Le garde des Sceaux a reçu des instructions du président de la République. Les magistrats de la cour d’assises spéciale qui juge les affaires d’espionnage doivent se montrer d’une sévérité exemplaire... Je crois que vous croupirez en prison pendant au moins cinq ans.
  
  - Je suis innocent ! protesta Biancardini avec véhémence. Je n’ai fait que réceptionner le courrier adressé à Antoine. Sans l’ouvrir. J’ignore ce qui a pu se cacher à l’intérieur, que ce soit de la technologie ou des nougats de Montélimar.
  
  Il trouvait encore la force de plaisanter pour conjurer le mauvais sort.
  
  Tourain feignit d’hésiter :
  
  - Je veux bien croire à votre bonne foi, quoique les renseignements que je possède à votre sujet ne m’inclinent pas à m’engager sur cette voie. Voyons, donnez-moi une preuve de votre bonne volonté. Où se trouve actuellement votre ami Antoine ?
  
  Biancardini avait abandonné toute velléité de poursuivre le combat. Aussi livra-t-il sur-le-champ ce qu’il savait :
  
  - Il est arrivé ce matin à un petit port espagnol, Guanche ; c’est à une cinquantaine de kilomètres au sud de Barcelone. Un village de pêcheurs.
  
  - Vous y êtes déjà allé ? s’enquit Tourain d’une voix douce.
  
  - Une seule fois. Antoine m’avait demandé de lui apporter un colis que j’avais pour lui et qui venait d’Inde. J’avais des congés à prendre. Je suis parti pour une semaine... (Le Niçois se détendait quelque peu.) C’est un coin adorable, à peine touché par le tourisme. On y mange divinement : des fruits de mer, des...
  
  - Je ne suis ni Gault, ni Millau, coupa sèchement le policier. Vous êtes bien sûr de m’avoir dit la vérité, sur Antoine et sur Guanche ?
  
  - Je vous le jure ! assura Biancardini.
  
  Coplan se leva et passa dans le couloir, où le rejoignit Tourain. Le premier félicita le second :
  
  - Bravo pour le show irakien. Je rends hommage à votre fertile imagination !
  
  Le commissaire prit un air modeste.
  
  - C’est parce qu’il n’est pas dans le coup que mon bluff a fonctionné. Imaginez qu’il ait eu quelque chose à voir avec ces tigres ? Il aurait su immédiatement que je cherchais à le piéger en lui servant une histoire bidon.
  
  - Admirablement raisonné... Bon, je pars tout de suite pour Guanche. Je compte sur vous pour faire un rapport au Vieux ?
  
  - Je lui téléphone sans tarder.
  
  Sur la Promenade des Anglais, la chaleur était suffocante. Coplan retrouva avec soulagement sa Tempra climatisée et démarra aussitôt.
  
  Bientôt, ses pensées revinrent à Jazebelle. Il la revoyait à l’aéroport de Calcutta, vêtue d’une courte jupe-culotte qui mettait en valeur ses jambes bronzées, balançant un sac en crocodile dont elle avait fait l’emplette au duty-free shop pour remplacer sa vieille sacoche. Une Indienne fripée lui disait la bonne aventure en inspectant la paume de sa main, et la jeune femme riait en écoutant son mauvais anglais. Puis un gamin s’était matérialisé et avait tenté de lui vendre un perroquet dans sa cage. La Britannique avait repoussé l’offre en agitant sa carte d’embarquement. A ce moment-là, son compagnon avait été appelé par un officier des douanes qui souhaitait, pour la seconde fois, inspecter son bagage à main, bien que le portique électronique n’eût rien décelé de suspect.
  
  Au retour de Coplan parmi les passagers du vol pour Paris, Jazebelle n’était plus là. Envolés également la voyante et le gosse au perroquet. Et Jazebelle n’avait pas embarqué dans le Boeing. Le Français n’avait pas eu le temps de mener son enquête, car l’officier des douanes l’avait lâché pile pour l’heure de départ.
  
  Ce comportement n’avait fait que conforter Coplan dans son opinion : la jeune femme était journaliste comme lui...
  
  Pour quelles raisons, sinon, aurait-elle manqué l’avion qu’elle souhaitait soi-disant tant prendre, et pourquoi aurait-elle bénéficié de ces protections occultes ? Car il n’était pas dupe : le douanier si pointilleux faisait partie du complot, c’était sûr.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Allongé sur la rocaille de la digue, Coplan inspectait le cabin-cruiser, les jumelles à infrarouges collées à ses yeux. Autour de lui, quelques moustiques bourdonnaient, ce qui lui rappelait fâcheusement son séjour en Inde. Malgré la nuit, la chaleur était écrasante. Sur sa droite, à un kilomètre du village de pêcheurs, se logeait un terrain de camping ou des vacanciers veillaient tard autour d’un feu de camp en égrenant des vieux refrains germaniques.
  
  Antoine Luciani avait choisi cette crique solitaire pour ancrer l’embarcation. Dès le matin, quand il faisait encore frais, il était allé à pied au marché et avait fait l’emplette d’un gros melon, de pêches et d’abricots. A présent, les jambes trempant dans l’eau, il dégustait ce menu végétarien.
  
  Quand il eut terminé, il alluma un long cigare de tabac noir à la forme torturée, comme on en fabrique en Toscane, tira goulûment dessus et lâcha de longues bouffées voluptueuses.
  
  Il devait s’agir d’un signal, car un homme se débusqua aussitôt d’entre les eucalyptus et traversa le mince ruban de plage avant de pénétrer dans l’eau.
  
  Coplan tressaillit. Il venait de reconnaître Ruben Sosa.
  
  Ce dernier s’était vêtu vacances, bermuda, sandales et chemisette, plus, curieusement, un chapeau de pluie au bord frontal relevé, comme la visière d’une casquette.
  
  Luciani lui tendit la main et l’aida à se hisser à bord, puis le contrebandier décapsula deux bouteilles de bière et les deux hommes s’installèrent. Dans l’intervalle, Coplan avait coiffé les écouteurs, capteurs de sons dans un rayon de cent mètres. Mais les chants des vacanciers brouillaient la réception et, agacé, il serra les doigts sur ses jumelles en tendant l’oreille. Puis, enfin, il parvint à trier le bon grain de l’ivraie.
  
  - En combien de temps serons-nous là-bas ? questionnait l’Argentin, après avoir avalé une gorgée de bière.
  
  - Nous arriverons une heure avant l’aube. Comme convenu, je vous débarquerai à la perpendiculaire de la pointe sud de l’étang de Leucate. Toujours comme convenu, une voiture vous attendra. Vous avez l’argent ?
  
  Sosa déboutonna sa chemisette, dénuda son torse et arracha une enveloppe de toile retenue sur son sternum par une large bande de sparadrap. Il la tendit à Luciani, qui alluma une torche électrique, fit sauter le rabat de toile et, de sa main libre, compta les coupures de cent dollars.
  
  - Nous sommes d’accord, acquiesça-t-il.
  
  Suivit un échange verbal que Coplan ne pût déchiffrer tant, soudain, le vacarme des Allemands s’amplifia. Cinq minutes plus tard, Luciani lançait ses moteurs, et le Français quittait sa position pour gagner l’autre flanc de la digue, où il ne risquait pas d’être repéré.
  
  Le Baptistina sortit de la crique et gagna le large, avant de partir vers le nord.
  
  Coplan rangea ses jumelles et son casque d’écoute dans son sac puis courut à sa Tempra. Là, il décrocha le téléphone et composa le numéro privé du Vieux. Dès que ce dernier eut soulevé le combiné, là-bas dans son appartement de fonction parisien, leurs deux brouilleurs entrèrent en action. Coplan rendit compte. Quand il eut terminé, le patron des Services Spéciaux se contenta de lâcher :
  
  - Je mets en place le dispositif de surveillance Air-Mer-Terre en liaison avec Tourain.
  
  - Et moi ?
  
  - Rejoignez-le à l’étang de Leucate et collez-lui aux basques.
  
  Coplan raccrocha et appuya sur une touche du tableau de bord. Aussitôt, un panneau qui jusque-là s’y fondait parfaitement s’escamota vers le haut, révélant un clavier et un écran d’ordinateur. L’agent secret pianota sur les touches, et le renseignement demandé apparut bientôt, accompagné d’une carte où figurait le tracé des itinéraires possibles. Dans un premier temps, l’autoroute constituait le moyen le plus rapide. Et, en tout cas, il atteindrait le lieu de rendez-vous deux bonnes heures avant le Baptistina.
  
  Satisfait, il démarra et prit la direction de l’autoroute.
  
  Avant d’arriver à la frontière, il fit le plein à une station-service où il mâcha un sandwich caoutchouteux et but une bière fadasse. De timides bouffées d’air rafraîchissaient l’atmosphère.
  
  Comme à Guanche, les moustiques étaient exacts au rendez-vous lorsqu’il arriva sur les bords de l’étang de Leucate. Il gara sa voiture derrière une masure délabrée, dont les ruines étaient contournées par un mauvais chemin aux fondrières poussiéreuses, puis poursuivit à pied en direction de la mer. Il atteignit vite la mince bande de terre qui séparait celle-ci de l’étang.
  
  Une BMW noire l’avait précédé.
  
  Il se jeta à plat ventre sur le sol durci par la sécheresse et colla à ses yeux ses jumelles à infrarouges. Vautré sur le siège du conducteur, les paupières closes, un homme semblait sommeiller. Ses traits étaient typiquement indiens. Un sikh ? se demanda Coplan. Il rebroussa chemin et, de retour à la Tempra, informa le Vieux.
  
  - Le dispositif fonctionne bien, précisa ce dernier. Le Baptistina est repéré. Il vogue en direction de l’étang de Leucate. A terre, la surveillance est en place, m’assure Tourain. En cas de difficultés de votre côté, je vous communique les coordonnées de la D.S.T...
  
  Coplan mémorisa lesdites coordonnées, raccrocha, et retourna se tapir près de BMW malgré les moustiques qui, avec un bel acharnement, tenaient de le dissuader de demeurer à cet endroit.
  
  Comme l’avait calculé Luciani, son cabin-cruiser aborda la côte une heure avant l’aube. Sosa débarqua aussitôt. L’Indien vint à sa rencontre pendant que le Baptistina repartait.
  
  Coplan regagna rapidement la Tempra et s’installa au volant. Les deux hommes étaient obligés d’emprunter ce chemin pour s’éloigner de la mer.
  
  Bientôt, effectivement, la BMW dépassa la masure. L’Indien conduisait ; Sosa était installé sur le siège passager. Le Français les suivit, de loin d’abord.
  
  Leur itinéraire se révéla des plus fantaisistes, comme s’ils adoptaient le chemin des écoliers. Des pointes au nord, puis à l’est, ensuite à l’ouest et au sud, et finalement retour au nord. Coplan ne fut pas dupe : c’était bien vers le nord que ses proies de dirigeaient, en cherchant à semer d’éventuels poursuivants. Il fut donc forcé de se faire relayer par des voitures de la D.S.T., qu’il contacta par téléphone.
  
  A Orléans-La-Source, les deux hommes firent étape dans un campanile où ils prirent des chambres séparées. Ce choix paraissait peu conforme au standing du milliardaire argentin, mais sans doute tenait-il à voyager incognito. Sosa et son chauffeur dînèrent au restaurant de l’hôtel puis, sans s’attarder, allèrent se coucher. Coplan, lui, préféra s’installer derrière le volant de la Tempra et ne dormit que d’un œil. Il s’en félicita lorsque, au milieu de la nuit, la BMW démarra discrètement. Elle évita l’autoroute pour se contenter des nationales et des départementales.
  
  Enfin, elle termina son voyage à Ponthierry, sur les bords de la Seine, à quelques kilomètres de Melun. Là, elle s’engagea dans l’allée bordée de peupliers d’une immense propriété sise à l’écart de l’agglomération. Le lourd portait en fer forgé se referma sur ses roues arrière.
  
  Coplan fit immédiatement son rapport.
  
  - Je propose, conclut-il, d’aller jeter seul un coup d’œil à l’intérieur. Pas la peine de mouiller la D.S.T. à ce stade. Après tout, nous avons affaire à un milliardaire influent. Mieux vaut, dans un premier temps, ne pas agir officiellement, d’autant que nous ignorons ce qui se prépare. S’il se prépare quelque chose...
  
  - Je suis d’accord, acquiesça le Vieux. Faites comme bon vous semble mais ne prenez pas de risques inconsidérés. Et surtout, ne gâchez pas les données que vous avez eu tant de mal à rassembler.
  
  Coplan raccrocha et gara la Tempra tout contre le mur d’enceinte. Puis il passa une musette en bandoulière et d’une cache dans le coffre, délogea un pistolet automatique Sig-Sauer 226, un silencieux et une poignée de chargeurs. Il fourra le tout la musette. Ces précautions prises, il se hissa sur le capot de la voiture, sauta et se cramponna au faîte du mur. Il s’y hissa, avant de bondir souplement de l’autre côté.
  
  Là, plié en deux, il reprit le pistolet, y vissa le silencieux, arma et avança entre les peupliers. L’herbe était fraîche et humide, car il y avait eu un orage durant la nuit. Enfin un peu d’eau pour la terre altérée...
  
  Alourdies par la pluie, les feuilles dégouttaient leur surcharge. Coplan slaloma entre les arbres et atteignit enfin leur lisière.
  
  La BMW était garée devant le perron. Elle était vide.
  
  Suivant la limite de la peupleraie, il contourna la demeure afin de l’inspecter. La construction comportait deux étages. Seul le rez-de-chaussée était éclairé.
  
  L’intrus s’approcha à pas de loup et colla son œil à la vitre d’une fenêtre.
  
  Sosa et son chauffeur se restauraient, servis par un second Indien qui avait disposé devant eux un plateau de petit déjeuner avec œufs à la coque, toasts, café et jus d’orange. Le Français consulta sa montre : trois heures un quart. Il s’éloigna silencieusement.
  
  A l’arrière de la maison, il découvrit une porte qui n’était pas verrouillée. Il entra. Le couloir où il se retrouva était désert et sombre. Il sortit de sa musette sa torche électrique et l’alluma. Sur sa gauche débouchait un escalier en colimaçon. Il l’emprunta. La cave dans laquelle il déboucha était fraîche et soigneusement entretenue. A droite, rangées sur des étagères, s’alignaient les fameuses gourdes de couleur ainsi qu’une boîte de micro-processeurs dans leurs écrins de velours. En face, des râteliers supportant des fusils de haute précision et des lunettes de visée sophistiquées.
  
  Machinalement, Coplan caressa la crosse réglable d’un Sig-Sauer 510-4 équipé d’une lunette Redfield, tout en hochant la tête. Du beau matériel.
  
  Le reste des lieux ne présentant aucun intérêt, il remonta au rez-de-chaussée. Au fond du couloir démarrait l’escalier menant aux étages. Il en gravit précautionneusement les marches.
  
  Chambres et salles de bains étaient luxueuses, mais une fine pellicule de poussière indiquait qu’elles étaient peu occupées. L'intrus se pencha par une fenêtre ouverte. Il se trouvait à l’arrière de la demeure, où le parc paraissait s’étendre à l’infini. A une centaine de mètres sur la gauche s’ouvrait un espace dégagé, qui devait servir d’aire de décollage et d’atterrissage pour hélicoptères. On y voyait d’ailleurs deux de ces engins, recouverts pour l’heure d’une bâche en plastique transparent.
  
  Coplan reculait déjà lorsqu’il tressaillit et s’arrêta net. Cinq silhouettes venaient de jaillir entre les arbres et fonçaient vers la maison.
  
  Dans l’une d’elles, il reconnut Jazebelle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Pistolet au poing, Coplan retourna vivement au premier étage, où il s’arrêta car il venait d’entendre claquer la porte du rez-de-chaussée par laquelle il était lui-même entré. Un bruit de course martela le carrelage. Il y eut un autre claquement de porte, suivi par trois détonations. Coplan serra plus fort la crosse de son automatique.
  
  Il entendit la voix de Ruben Sosa qui protestait, puis celle de Jazebelle, et celle encore d’un homme qui menaçait.
  
  Posant les fesses sur la rampe de l’escalier, il se laissa glisser jusqu’en bas. Le couloir était vide. Il referma la porte donnant sur le parc, la verrouilla et repartit en sens inverse. D’un bond, il fut dans la salle à manger-salon.
  
  - Lâchez vos armes ! J’abats le premier qui bronche ! lança-t-il durement.
  
  En même temps, il enregistrait la scène. Le chauffeur de la BMW avait reçu une balle, tirée sans doute au moment où il s’enfuyait. Il était retombé sur le dos, exposant son visage ; il n’en restait plus qu’un masque méconnaissable, rouge de sang. L’Indien qui avait servi le plateau-repas n’était pas mieux loti : les balles s’étaient enfoncées dans son front et lui avaient disloqué la voûte crânienne.
  
  Sosa était debout. Sa belle chevelure brune habituellement si bien coiffée était ébouriffée, sur son menton zigzaguait une tramée de jaune d’œuf, et dans sa main droite il écrasait machinalement un morceau de toast trop grillé.
  
  Les quatre intrus étaient grands, jeunes, costauds. L’un d’eux fumait avec désinvolture. L’air racé, le profil fin, les mains longues et soignées, il ressemblait au pianiste qui, en coulisse, attend l’heure de son concert. Un de ses compagnons, taillé en bûcheron, lui, crispait les doigts sur la crosse de son Smith & Wesson. L’air égaré, il paraissait quémander un ordre que Jazebelle ne lui donnait pas. Le troisième était un Noir, ou plutôt un métis car ses cheveux frisés étaient blonds. Il était le seul à avoir aussitôt obéi à Coplan : avec mille précautions, il avait posé son arme à côté de l’œuf à la coque que l’Argentin avait décapité quelques instants plus tôt. Quant au quatrième, un géant aux yeux glauques, au visage pâle, aux lèvres en fil de rasoir, il fixait l’arrivant d’un regard vide. Les tendons de son cou se durcissaient comme des câbles d’acier, et son vis-à-vis sentit qu’il cherchait un moyen rapide de se débarrasser de l’empêcheur de tourner en rond.
  
  Ce fut Jazebelle qui débloqua la situation :
  
  - Lâchez vos armes, ordonna-t-elle d’une voix autoritaire.
  
  Elle-même laissa tomber à ses pieds celle qu’elle brandissait sous le nez de Sosa. Ses acolytes l’imitèrent.
  
  La jeune femme avait les joues maculées de boue. Le regard se fixait sur ces taches, oubliant les quelques rides qui striaient sa peau bronzée. Ses cheveux blonds étaient relevés en chignon sur le haut du crâne. Elle esquissait un sourire confus, tel le badaud qui rencontre un ami sur le seuil d’une sex-shop, et ses yeux gris tentaient de harponner ceux de Coplan.
  
  - Heureuse de te revoir, amorça-t-elle. Un imprévu de dernière heure à Calcutta m’a privée du plaisir de voyager avec toi jusqu’à Paris.
  
  Il ne se détendit pas.
  
  - Qu’est-ce que c’est que ce cirque?
  
  Elle haussa les épaules.
  
  - L’interview à Karikal ne m’a pas satisfaite. Je souhaitais en savoir plus sur Sosa...
  
  Il dédaigna de souligner la minceur de cet alibi :
  
  - Comment as-tu eu cette adresse?
  
  - Mes amis détenaient des informations dont tu ne soupçonnais pas l’existence.
  
  Il ricana.
  
  - Tes amis ! Tu veux dire, j’imagine, le Spécial Intelligence Service ?
  
  Elle ne cilla pas.
  
  - Je me doutais bien que tu n’étais pas le journaliste que tu prétendais être, répondit-elle seulement.
  
  - J’en ai autant à ton service.
  
  En entendant le terme Spécial Intelligence Service Sosa s’était agité. Craignant une initiative malheureuse de sa part, Coplan orienta son arme vers lui.
  
  - Je ne comprends rien à tout ça ! s’écria l’Argentin en levant les bras au ciel. Qu’ai-je à voir avec l’Intelligence Service ? Comme j’ai été bête de vous ouvrir les portes de mon palais à Karikal. Vous avez abusé de ma bonne foi et de ma crédulité !
  
  Il cherchait des accents de sincérité qui lui échappaient. Découvrant soudain le morceau de toast dans sa main, il le rejeta vivement sur la table.
  
  - Nous sommes dans la même barque, plaida Jazebelle en reportant le regard sur Coplan et en poussant du pied son arme vers lui. (Un geste qui se voulait de conciliation et de bonne volonté.) Pourquoi ne pas unir nos efforts ?
  
  - Pour quoi faire ?
  
  - Sosa connaît le fin mot de l’histoire.
  
  - Quelle histoire ?
  
  Elle s’énerva :
  
  - Tu joues au chat et à la souris avec moi, ou quoi ? Après ce que nous avons partagé, tu pourrais tout de même te montrer mieux disposé à mon égard !
  
  Coplan se baissa, ramassa le Smith & Wesson de la jeune femme et le fourra dans sa musette.
  
  - Dis à tes amis de se coller face au mur, ordonna-t-il.
  
  Jazebelle obéit, et il s’en alla à la cueillette aux armes, sans oublier celles échappées des mains des deux Indiens. Il vida chargeurs et barillets, ouvrit une fenêtre et les dispersa dans la nuit.
  
  - Nous poursuivons les mêmes objectifs, insista la Britannique. Seulement j’ai peut-être une supériorité sur toi : j’ai avec moi des spécialistes.
  
  -De quoi ?
  
  - De l’interrogatoire.
  
  Un pli vertical creusa le front de Sosa. Il était évident que ses premiers agresseurs n’étaient pas d’accord avec le dernier arrivant. Ne pouvait-il en tirer avantage ? Miser sur le solitaire qui avait surpris tous les autres ? Le gagnant probable de ce faux duel... Diviser pour régner, voilà bien un axiome qui avait fait ses preuves.
  
  - Ne vous laissez pas rouler par cette femme ! lança-t-il à l’intention de Coplan. Vous avez certes désarmé les membres de ce gang, mais il n’empêche que vous êtes seul et qu’ils sont cinq. Ils ont fait leurs preuves puisqu’ils ont tué mes deux domestiques. Ce sont des assassins ! Vous, vous m’avez l’air d’un brave homme de policier. Ne vous associez pas avec ces criminels !
  
  - Un brave homme de policier ! ricana Jazebelle, sardonique.
  
  - En tout cas, il n’a pas tort, renvoya son interlocuteur, acide. Si ton commando ne méprisait pas la vie humaine, il n’y aurait pas deux cadavres au tapis !
  
  - Nous avons vu pire en Inde, riposta-t-elle du même ton ironique que précédemment. Soyons sérieux. Tu ne vas pas écouter ce fou ? Tu sais très bien que nos intérêts sont les mêmes. Voici ce que je te propose : tu conserves le contrôle de la situation, c’est-à-dire que tu gardes ton arme alors que nous cinq restons désarmés. En contrepartie, tu nous laisse interroger Sosa. Que risques-tu ?
  
  - Je vous en conjure, plaida l’Argentin, l’air affolé, ne vous laissez pas entraîner sur cette pente ! Elle vous serait fatale. Remettez-moi en liberté immédiatement !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  
  
  
  Le vingt tonnes jaune portait sur les flancs une énorme inscription Cirque d’Hiver. Dans la cabine, sur la banquette à trois places, trois hommes. Le conducteur était un Irlandais roux, à la musculature impressionnante, à la peau bronzée, qui mâchonnait un cigare et avait rabaissé sur son front la visière de sa casquette vert olive. Ses deux compagnons étaient des sikhs, vêtus à l’européenne. Tous deux avaient pris la précaution de couper leur barbe et leur longue chevelure afin d’éviter de trop se faire remarquer.
  
  Au-delà de l’ambassade des États-Unis, l’avenue Gabriel était coupée par une triple haie de barrières métalliques et interdite à la circulation. Il en était souvent ainsi lors de la visite d’officiels étrangers, l’Irlandais le savait. En outre, confirmation lui en avait été donnée cinq minutes plus tôt par l’un des deux sikhs, monté à bord au carrefour Saint-Augustin, qui en avait été averti par walkie-talkie.
  
  Le conducteur remonta vers le pont de la Concorde, tourna à droite dans l’avenue des Champs-Élysées puis encore à droite dans l’avenue de Marigny. Celle-ci était barrée à la hauteur de l’avenue Gabriel, qui ne pouvait être empruntée que sur son tronçon conduisant à l’avenue Matignon. Au croisement, un gardien de la paix déviait la circulation dans cette direction, sur la gauche.
  
  L’Irlandais freina et s’immobilisa le long du trottoir. Immédiatement, un groupe de gendarmes mobiles commandé par un maréchal des logis s’approcha du poids lourd. Le gradé interpella le chauffeur par la vitre baissée :
  
  - Vous ne pouvez pas stationner ici. Dégagez !
  
  - J’ai des ennuis de moteur, plaida l’autre, qui parlait un français sans accent. Ça chauffe drôlement, et je ne sais pas d’où ça vient.
  
  - Prenez la rue sur la gauche, là, et allez vous garer plus loin. Vous ne pouvez pas rester ici, compris ? rétorqua le gendarme.
  
  Son interlocuteur n’obéit pas tout de suite : sur le tableau de bord, le chronomètre lui indiquait qu’il avait encore une minute d’avance sur son horaire. Il convenait de l’épuiser. Les ordres étaient les ordres. Respecter le programme à la seconde près...
  
  - On a un autre problème, déclara-t-il.
  
  - Vous vous foutez de moi ? enragea le fonctionnaire. Qu’est-ce qu’il y a encore ?
  
  - On est perdus. On ne connaît pas Paris, on vient de province. Le Cirque d’Hiver, c’est où ?
  
  Le maréchal des logis en resta bouche bée, pendant que ses subordonnés examinaient le vingt tonnes avec suspicion, comme il était de leur devoir. L’un d’eux, néanmoins, natif du quartier de la Bastille, entreprit de renseigner l’Irlandais qui écouta, l’air attentif, l’œil fixé sur le chronomètre. La minute écoulée, il toucha de l’index le bord de sa visière, pour remercier, alors que l’autre protestait qu’il n’avait pas achevé ses explications.
  
  Le camion redémarra. Les deux sikhs demeuraient impassibles, le regard posé sur le portail d’entrée du ministère de l’Intérieur, place Beauvau.
  
  Leur chauffeur s’avança jusqu’au croisement en appuyant sur sa gauche, puis il braqua brutalement sur sa droite. Le gardien de la paix qui réglait la circulation n’eut que le temps de sauter vivement en arrière. L’avant du poids lourd percuta les barrières interdisant l’avenue Gabriel et les coucha sous ses roues gigantesques. L’Indien assis au milieu pressa aussitôt le bouton de remontée automatique des vitres blindées.
  
  L’Irlandais fit ronfler le moteur, et son véhicule gronda en écrasant le métal sous ses roues.
  
  Aux alentours, les représentants des forces de l’ordre dégainaient leurs armes. Des balles ricochèrent contre les vitres et la carrosserie du gros engin.
  
  Le second sikh actionna sa télécommande. La structure du vingt tonnes avait été truquée par les experts de l’I.R.A : entre ses couches de blindage étaient disposés des tubes lance-grenades. Ils projetèrent sur les trottoirs leurs projectiles, dont les éclats meurtriers déchiquetèrent l’écorce des marronniers de l’avenue Gabriel et les chairs des policiers. Des grenades incendiaires allumèrent de fulgurants incendies dans les branchages, tandis que leurs sœurs lacrymogènes arrachaient des larmes aux spectateurs stupéfiés de ces événements.
  
  Ce fut la panique tout le long de l’artère, ce qui facilita la course du camion jusqu’à la grille du Coq, devant laquelle il freina brusquement.
  
  L’Indien pressa un autre bouton sur sa télécommande, ce qui eut pour effet de faire basculer le panneau du flanc gauche qui se détacha et tomba sur la chaussée. Puis les barreaux coulissèrent latéralement, livrant passage à six tigres. Les fauves sautèrent sur le macadam et entreprirent d’escalader la grille d’enceinte. Entraînés à cette manœuvre depuis des mois, ils ne témoignèrent ni de maladresse ni de gaucherie, malgré les pointes qui leur éraflaient le ventre. Sur leurs arrières, le nuage opaque dû aux lacrymogènes dissimulait leurs activités.
  
  L’Irlandais les observait. Quand les félins furent passés de l’autre côté de la grille, il redémarra et accéléra à fond en fonçant vers l’est. Au coin de l’avenue Gabriel et de la rue Boissy-d’Anglas, les gardiens de la paix et les gendarmes mobiles firent feu sur le poids lourd lancé à pleine vitesse. Les projectiles se contentèrent de ricocher contre le pare-brise blindé.
  
  Le rouquin esquissa un sourire. Deux ans plus tôt, à Belfast, il avait disloqué un barrage beaucoup plus dense derrière lequel veillaient des parachutistes du S.A.S.
  
  - Comment que je leur ai pété la gueule ! ne put-il s’empêcher de murmurer avec ravissement.
  
  Son pare-chocs avant emboutit brutalement la frêle protection érigée sur la chaussée, et les barrières métalliques furent projetées sur l’autobus et les voitures qui débouchaient de la rue Royale. L’une d’elles s’éleva assez haut pour retomber au premier étage de l'Hôtel Crillon, sur la terrasse d’une suite où un couple d’Américains s’apprêtait à déguster un breakfast tardif. Une autre assomma le Marine qui montait une garde paresseuse devant l’ambassade des États-Unis.
  
  Le chauffard coupa la circulation en bas de la rue Royale et heurta un taxi qui avait grillé l’orange. Puis il freina sèchement tandis que, pour la seconde fois, le sikh lâchait d’un coup de pouce une volée de grenades. Ce fut la panique sur la place de la Concorde.
  
  - L’Irak a déclenché la guerre ! hurla un touriste canadien avec une belle imagination.
  
  Le chasseur de chez Maxim’s l’entendit et répéta, épouvanté, l’assertion. La rumeur s’enfla sur les trottoirs où se précipitaient les automobilistes terrorisés par les explosions.
  
  Le premier Indien tira d’un sac de toile de grands carrés de tissu blanc, qu’il trempa dans un liquide protecteur. Ses compagnons et lui-même les assujettirent sur leur visage et les collèrent avec des bandes de sparadrap. A l’emplacement des yeux, le voile était gonflé par deux hublots de plastique. Ensuite, les trois hommes prirent leurs armes, des Beretta 92 F au canon prolongé par un silencieux, ouvrirent leurs portières et sautèrent sur l’asphalte qui mollissait sous l'ardent soleil.
  
  Personne ne leur prêta attention tant la panique était grande et dense le nuage blanchâtre suscité par les lacrymogènes. Ils traversèrent la chaussée, en file indienne, pour s’engouffrer à l’intérieur d’un fourgon J-4 Peugeot, garé le long du trottoir dans la rue Royale et orienté vers la Madeleine. La voie était libre dans cette direction.
  
  Le sikh qui s’était installé au volant démarra en trombe. Il brûla le feu rouge au coin de la rue Saint-Honoré, évitant in extremis un motard, et fonça vers l’église de la Madeleine, qu’il contourna en passant devant Fauchon. Puis il gagna le boulevard Malesherbes et le remonta jusqu’à la place de Wagram, où attendait une Mercedes. L’Irlandais et ses deux complices avaient, entre-temps, retiré leurs masques protecteurs, dévissé les silencieux et réenfoui leur armement dans le sac en toile.
  
  Ils changèrent de véhicule, et la Mercedes s’éloigna paisiblement vers le pont d’Asnières.
  
  Dans l’intervalle, les six tigres avaient sauté de l’autre côté de la grille. Alertés par les coups de feu et les explosions de grenades, les gendarmes du G.I.G.N. en tenue bourgeoise accouraient, leur revolver ou leur carabine Ruger devant eux. Ils furent si surpris que quelques-uns seulement firent feu, sans grand mal pour les fauves car ils tiraient au petit bonheur. Les félins se ruèrent sur ces ultimes défenseurs du palais, qui s’écartèrent ou s’enfuirent, épouvantés.
  
  Les bêtes n’avaient pas poussé un cri, pas un feulement. Les hommes du G.I.G.N. ignoraient qu’on leur avait coupé les cordes vocales.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  
  
  
  Les dents serrées, Jazebelle fit plonger l’hélicoptère par-dessus la grille du Coq. Coplan levait déjà son fusil préféré, un Sig-Sauer 510-4 récupéré dans la cave de Sosa.
  
  Il visa un des tigres, celui qui, d’un coup de griffes, venait de trancher la gorge d’un gendarme.
  
  - Reste bien immobile, recommanda-t-il à Jazebelle avant de presser la détente.
  
  Sa balle troua l’œil gauche du fauve et lui fracassa le crâne. Un minuscule point noir, qu’il ne remarqua pas, alla se coller aux lèvres exsangues du militaire. Ce n’était autre que le microprocesseur qui guidait le félin vers sa cible.
  
  Après ce premier succès, Jazebelle posa le Bell sur la pelouse, là où, chaque 14 juillet, se pressait la foule des officiels invités à la garden-party traditionnelle. Sauf lorsque, comme quelques années plus tôt, il tombait des trombes de pluie.
  
  Derrière la queue de l’appareil se dressait le perron, où avaient reflué les survivants du G.I.G.N.
  
  Coplan n’attendit pas que les pales du rotor s’immobilisent pour sauter sur le gazon. Un des fauves se rua vers lui, ouvrant une gueule monstrueuse. Il tira sa deuxième balle sans même viser. Foudroyée, la bête eut un sursaut tandis que son crâne explosait, puis elle retomba lourdement, coupant la route à l’une de ses congénères. Son vainqueur profita de cet intermède que lui offraient les circonstances : il fit à nouveau feu, et tua à nouveau sur le coup le tigre qui se préparait à bondir.
  
  Son succès avec son arme d’élite s’arrêta là, car Jazebelle avait pris la relève. Peu soucieuse de manquer sa cible, elle préférait au fusil de précision les grenades et le lance-roquettes. Ayant hardiment quitté l’appareil, elle balança une fusée sur l’un des trois félins survivants, qu’elle réduisit en bouillie. Malheureusement, elle manqua le suivant et celui-ci la happa de ses terribles griffes. Un adjudant-chef du G.I.G.N. se précipita courageusement, pour tirer à bout portant, une balle mortelle dans la gueule de l’assaillant, mais il était trop tard. La gorge tranchée, Jazebelle se vidait de son sang.
  
  Personne ne put stopper le dernier fauve qui, écorché par la quinzaine de projectiles qu’il avait essuyés, fou de rage, projeta ses trois cents kilos dans les baies vitrées du petit salon où, deux siècles et demi plus tôt, la marquise de Pompadour aimait se reposer après ses étreintes passionnées avec le roi Louis XV.
  
  Coplan se précipita vers les fenêtres, l’arme prête, furieux de la mort de Jazebelle et du mauvais sort qui jouait contre lui. Les gendarmes lui emboîtèrent le pas, encouragés par l’adjudant-chef encore sous le choc du spectacle de la jeune Britannique égorgée.
  
  Le pelage piqueté d’échardes de verre, le tigre survivant hésita une seconde et secoua la tête. Son instinct exacerbé par les drogues, son intelligence et sa mémoire guidées par le microprocesseur lui indiquaient la direction à prendre, mais un obstacle se dressait devant lui : les deux battants d’une porte style XVIIIème siècle. Il sentait obscurément qu’il lui serait difficile de les franchir. Au cours des répétitions imposées par ses maîtres, il n’avait jamais été confronté à un tel défi.
  
  Ses griffes tracèrent de profonds sillons dans le bois du parquet. Il voulut feuler, mais aucun son ne sortit de sa gorge.
  
  Coplan arrêta les gendarmes qui se pressaient dans son dos.
  
  - Vous restez dehors! commanda-t-il d’un ton rude.
  
  - Mais..., voulut protester l’adjudant-chef.
  
  - Il n’y a pas de mais ! s’exclama Coplan, agacé. Vous voulez y laisser votre peau ?
  
  - Il faut intervenir, fit le sous-officier, buté.
  
  - Je le sais bien, qu’il faut intervenir ! Je m’en occupe ! trancha son interlocuteur.
  
  Il écarta les hommes et dévala les marches, serra les dents en passant devant le cadavre de Jazebelle couvert de sang. Puis il se hissa à bord de l’hélicoptère, ramassa une des fusées et redescendit sur le gazon. Là, il s’empara du lance-roquettes tombé sur les cuisses de la jeune femme et enfonça son butin dans le tube. Un peu perdus, les gendarmes le regardaient faire, hésitants. Il grimpa les marches quatre à quatre et rentra dans le salon.
  
  Le tigre avait fait demi-tour. Sa vive intelligence, exacerbée par la puce, lui avait fait comprendre qu’il n’aboutirait à aucune solution en restant sur place, devant cet obstacle insurmontable. Aussi avait-il décidé de le contourner. Dans la jungle des Sunderbans, au cours de sa première année d’existence, il avait été confronté à des problèmes du même ordre. Rien ne servait de s’obstiner dans ces cas-là ; il fallait ruser, user de moyens détournés. Cette tactique s’était toujours avérée payante.
  
  Pourquoi pas aujourd’hui?
  
  Il vit Coplan entrer dans le salon et se ramassa sur ses pattes, la gueule béante, les yeux emplis d’une fureur maîtrisée à grand-peine. Les rayons du soleil faisaient scintiller les éclats de verre piqués dans son pelage telles de minuscules étoiles.
  
  Coplan se coucha à plat ventre et pressa la détente. Soudain, il n’y eut plus de tigre, plus de porte style XVIIIème et quasiment plus de salon.
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  
  
  
  Le Vieux reposa le téléphone.
  
  - C’était l’Élysée, renseigna-t-il. Le président me charge de vous transmettre ses félicitations, mon cher Coplan.
  
  - Elles sont méritées, approuva Tourain.
  
  Coplan baissa modestement les yeux.
  
  - Le mérite revient aussi au Spécial Intelligence Service et à cette pauvre Jazebelle, qui a laissé la vie dans cette aventure.
  
  - C’est le sort, hélas, d’un grand nombre d’agents secrets, soupira le patron des Services Spéciaux. Mais dites-moi, avec le bruit qu’a fait cette affaire, vous n’avez pas eu le temps de m’en expliquer la genèse, les tenants et les aboutissants. Je vous écoute.
  
  Son interlocuteur s’éclaircit la gorge.
  
  - Trois volontés ont présidé à l’élaboration du complot.
  
  « Primo celle de l’I.R.A. qui, c’est de notoriété publique, veut frapper les Britanniques à la tête. Le 27 août 1978, elle a réussi un grand coup en assassinant Lord Mountbatten, l’oncle de la reine. Elle voudrait rééditer une opération identique avec cette fois pour cible le Premier ministre.
  
  « Deuxio : Ruben Sosa. Ses deux frères cadets, pour lesquels il éprouvait un amour excessif, ont été tués au cours du conflit des Malouines. L’un, qui était aviateur, a été abattu à l’issue d’un duel aérien. L’autre, un civil, est mort dans les ruines du bombardement de Port Stanley par l’Aéronavale britannique. Sosa en a conçu une haine incommensurable à l’encontre de la femme qui a déclenché cette guerre d’un autre temps. Comme il voulait venger les siens, il a placé son immense fortune au service de sa haine et s’est allié à l’I.R.A. et aux sikhs.
  
  « Tertio : les sikhs, justement. Sosa est un globe-trotter. Au cours de ses pérégrinations de par le vaste monde il a séjourné à de nombreuses reprises en Inde. Il connaît le sikhisme et sait qu’il s’agit d’une religion qui garantit le Paradis à ceux qui meurent pour leur foi. Or les sikhs sont devenus très violents depuis qu’Indira Gandhi, une autre femme, a fait donner l’assaut à leur Temple d’Or. Pour venger cette profanation, ils l’ont d’ailleurs assassinée et ont condamné son fils à mort. Jusqu'ici toutefois, les Services Spéciaux indiens ont fort bien protégé leur Premier ministre. Sosa offre donc aux sikhs une association. Et bien lui en prend, car ce sont eux qui trouvent l'idée pour qu’il puisse atteindre sa cible : les tigres des Sunderbans.
  
  « Mais il faut conditionner les bêtes, exacerber leur instinct de meurtre et en même temps le focaliser sur une victime choisie. Sosa « achète » un scientifique soviétique afin de le faire travailler là-dessus. C’est ainsi qu’il obtient finalement les puces et les excitants liquides qui nous ont fait commencer les recherches. Par la suite, notre Argentin déniche aussi le chirurgien capable de placer les microprocesseurs dans le cerveau des fauves...
  
  « Tout ça n’a pas été une mince affaire, il nous l’a avoué à Jazebelle et moi lors de son interrogatoire de la nuit dernière... »
  
  - Ça ne m’étonne pas, acquiesça le Vieux.
  
  - Incroyable ! s’époustoufla Tourain.
  
  Le téléphone sonna sur le bureau du Vieux, qui décrocha, écouta et tendit le combiné au policier.
  
  - Pour vous, Tourain.
  
  Le commissaire s’en empara, écouta à son tour puis raccrocha.
  
  - L’Irlandais et les deux sikhs viennent d’être appréhendés. Mes hommes les interrogent.
  
  - Une bonne chose de faite, approuva le Vieux. Continuez, Coplan.
  
  - Une fois acquis le résultat recherché avec les fauves, nos conspirateurs butent contre un écueil : à quel endroit dans le monde vont-ils frapper ? Comme ils ne pourront utiliser qu’une fois le coup des tigres, il faut obligatoirement tuer simultanément les deux Premiers ministres, ce qui n’est pas facile.
  
  « C’est pourquoi les comploteurs ont dû attendre encore longtemps avant de passer à l’acte. En définitive, c’est le conflit Irak-Koweit qui a dénoué la situation, si je puis ainsi m’exprimer : la France et le Royaume-Uni cherchent une solution qui éviterait de heurter de front la susceptibilité irakienne et de faire perdre la face à Bagdad. Notre président prend alors l’initiative d’organiser à l’Élysée une rencontre avec le Premier ministre indien. L’Inde, après tout, est une puissance atomique. Ne pourrait-on l’utiliser contre l’Irak ? Ce sommet à trois arrange bien nos malfaiteurs, qui passent immédiatement à l’action. Heureusement, le Spécial Intelligence Service soupçonne un coup pourri.
  
  « Mais sans les aveux de Sosa, les conjurés auraient réussi. »
  
  - A propos, qu’est-il devenu ? voulut savoir le Vieux.
  
  - Jazebelle lui a mis une balle en pleine tête avant de sauter dans l’hélicoptère, répondit Coplan d’un ton neutre.
  
  Les traits creusés par la lassitude et le chagrin, il se leva.
  
  - J’ai besoin de me reposer, laissa-t-il tomber.
  
  Le Vieux hocha la tête avec compréhension.
  
  - Allez, Coplan, je m’occupe du reste avec l’Élysée. Les instances supérieures ont du mal à se remettre de cette effroyable séquence d’événements, sans oublier les médias du monde entier. C’est un boucan terrible.
  
  - Quel été ! s’exclama Tourain.
  
  Coplan gagna la porte, posa la main sur le bouton et s’arrêta net. Lentement, il se retourna.
  
  - Vous avez oublié quelque chose ? encouragea le Vieux.
  
  - Oui. J’aimerais bien que quelqu’un aille faire la peau à ce salaud de Ranjakor !
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Cet ouvrage a été composé par eurocomposition à 92310 Sèvres, France et achevé d’imprimer en décembre 1990 sur les presses de Cox & Wyman Ltd. à Reading (Berkshire)
  
  
  
  
  
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