Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan et le glaive du salut

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  No 1989, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Coplan musardait le long de la plage de la Favière au Lavandou. La saison commençant à peine, le sable n’était guère fréquenté. En revanche, une course de voiliers quadrillait de blanc l’horizon. Face à la mer, il médita. Depuis deux semaines, il rongeait son frein. La routine des jours l’agaçait. Bientôt, il se secoua, promena un dernier regard sur les flots et, à pas comptés, regagna l’emplacement où il avait garé sa Peugeot. Précautionneusement, il mit en marche et, en conservant une allure modérée, retourna à la villa nichée au bord de l’eau entre Le Lavandou et Cavalière.
  
  Manuela achevait le ménage. Comme à l’accoutumée, il admira la silhouette de la jeune et jolie Portugaise qui, à dessein, cambrait les reins. Par ce geste provocant, ses fesses rebondies tendaient le tissu de la jupe tandis que les seins menaçaient de faire craquer le soutien-gorge. Depuis l’arrivée de Coplan, elle jouait de ses atouts naturels pour l’amener à la coucher dans son lit, mais il s’y refusait.
  
  - Je ne suis plus capable de faire l’amour, prétextait-il.
  
  Elle débrancha l’aspirateur et le regarda avec gravité.
  
  - La promenade n’était pas trop fatigante ?
  
  Il hocha la tête.
  
  - Je suis épuisé.
  
  Il s’assit dans un fauteuil pendant qu’elle tournait les talons. Elle revint munie d’un mouchoir propre, et avec une certaine tendresse, essuya son front en sueur.
  
  - Il y avait du monde sur la plage ?
  
  - Les premiers vacanciers. J’ai tâté l’eau. Elle est encore froide.
  
  - Faut attendre un mois. C’est pareil au Portugal.
  
  - Avec le vent en plus.
  
  - Pas chez moi. A Polvo de Varzim, il n’y en a pas.
  
  Phrases banales, presque rituelles après chaque sortie de Coplan au Lavandou. Il rouvrit les yeux et écarta la main qui pressait sa tempe.
  
  - Tu as fini ?
  
  - Dans un quart d’heure.
  
  Il se leva et passa dans la salle de bains. Après avoir poussé le verrou, il se hissa sur le siège des W.C. et lorgna à travers la fenêtre. La BMW verte était garée un peu plus haut dans la montée. Il ne l’avait pas vue depuis quinze jours. Dans l’intervalle, ils s’étaient servi d’une Fiat rouge, d’une Renault noire, d’une CX grise et d’une Lancia bleue. Bel éclectisme. Le conducteur était invisible. Au bout de dix minutes, il démarra et la voiture disparut dans la direction de Cavalière. Coplan connaissait le numéro minéralogique par cœur mais ce renseignement ne lui était d’aucune utilité.
  
  Il redescendit et baigna son visage dans l’eau froide du lavabo. Il n’avait pas menti à Manuela : il était littéralement épuisé. Ses genoux tremblaient et s’entrechoquaient.
  
  Quand il ressortit, la jeune Portugaise avait terminé. Elle le regarda avec perplexité :
  
  - Vous n’avez pas envie que je reste ?
  
  - Tu es un ange. Non, merci. A demain.
  
  Le soir venu, il alla dîner au Corsaire où il opta pour des brochettes de moules au romarin, des filets de rouget et une demi-bouteille de bandol blanc.
  
  - Vous êtes tout maigre, vous flottez dans vos vêtements, prenez donc une tarte Tatin, proposa à la fin du repas la patronne, avec cette familiarité propre au Provençaux lorsque l’étranger a conquis leur sympathie.
  
  Coplan déclina poliment, régla l’addition et partit se coucher.
  
  La Lancia bleue avait remplacé la BMW.
  
  Le lendemain, il observa un cérémonial identique, sauf que, après le dîner, il se réfugia dans un cabaret-dancing du Lavandou où il commanda un citron pressé.
  
  Coplan sirotait depuis vingt minutes son breuvage acidulé lorsque son voisin de bar apostropha violemment sa compagne, une jolie fille aux yeux effarouchés et à la lèvre timide. Sans y prêter grande attention, Coplan percevait depuis un certain temps la teneur de la conversation. L’homme, un mufle, reprochait à la fille de l’avoir laissé payer l’addition au restaurant sans partager les frais.
  
  - Tu es une vraie pute ! cracha-t-il avec un rictus mauvais.
  
  L’insulte fut ponctuée d’une gifle sauvage qui expédia la jeune fille contre la rampe séparant le bar de la piste de danse. Nullement apaisée, la brute lui décocha un coup de pied dans le tibia. La fille s’écroula sur le plancher en hurlant.
  
  C’en était trop pour Coplan. Son poing partit et toucha l’homme au menton sans que celui-ci ne bronche. Au contraire, il riposta d’un coup de genou dans le ventre, qui projeta Coplan contre un tabouret dont le bois lui meurtrit les reins. A peine avait-il touché terre que la brute le bourrait de coups de pied rageurs. Incapable de se relever, Coplan allait subir une défaite humiliante lorsque les barmen et les videurs se jetèrent sur celui qui avait provoqué la bagarre. En un tournemain, ils l’expulsèrent, puis tournèrent leur attention sur la jeune fille et Coplan. Blasé, le gérant hochait la tête.
  
  - De nos jours, plus personne ne joue Zorro, surtout sans les moyens physiques ad hoc, critiqua-t-il.
  
  - Ce n’était pas le cas il y a un an à peine, se défendit Coplan, l’oeil triste. Je n’aurais fait qu’une bouchée de ce malotru.
  
  - Il en coule de l’eau sous les ponts en un an, philosopha le gérant en détaillant les vêtements qui flottaient autour de la silhouette amaigrie de son client. Bien sûr, vous avez la taille. Vous faites bien votre mètre quatre-vingt-dix. Seulement, les muscles ont fondu et, sans eux, fatche de con, qu’est-ce que vous espérez ?
  
  La fille s’approcha, émue.
  
  - Merci d’avoir volé à mon secours.
  
  Impulsivement, elle embrassa Coplan et le consola :
  
  - C’est vous le vainqueur, de toute façon.
  
  Il leva sur elle un regard navré.
  
  - Je ne suis plus ce que j’ai été.
  
  Elle sourit, presque maternelle :
  
  - Ce salaud m’accusait d’être pingre. Je vais prouver le contraire. Je vous offre à boire. C’est ma tournée.
  
  - Pas du tout, protesta le gérant. C’est la mienne. Le champagne s’impose.
  
  Coplan accepta la première coupe, mais pas la seconde. La fille ne demandait qu’à se faire draguer, découvrit-il très vite. Pour lui, c’était hors programme. Aussi déclina-t-il avec courtoisie ses invites non déguisées. Elle en parut surprise, choquée même. Puis déçue, elle s’éloigna. Le gérant vida sa coupe et observa :
  
  - Un beau lot comme ça ne se refuse pas ! Vous avez des problèmes avec les femmes ? Vous préféreriez les garçons ?
  
  - Ni l’un ni l’autre, trancha Coplan. Seul dans un bon lit, c’est le sort qui m’est réservé désormais.
  
  - C’est bien triste.
  
  Dehors, il faisait délicieusement frais. Coplan flâna sur le trottoir. Pas de véhicule suspect en vue.
  
  Rassuré, il gagna sa Peugeot. Une surprise l’attendait à la villa. Jim Cortland était vautré dans un fauteuil et sirotait un gin-fizz de sa composition : large rasade de gin et une très faible quantité d’eau de Seltz. Dans le mélange flottait une rondelle de citron. D’une voix chaleureuse, il accueillit Coplan :
  
  - Salut, old chap, j’ai appris que les affaires battent de l’aile pour vous ces temps-ci. C’est toujours la même vieille histoire. La hiérarchie vous lâche quand vos baskets sont trouées.
  
  Cortland arborait cet air de chien battu commun aux agents du Special Intelligence Service quand ils cheminaient en terrain incertain. Qu’on lui donne un os et il revivait. Conformiste, il ne se séparait pas de son trench-coat qu’il avait jeté sur le dossier d’une chaise et, pour s’asseoir, avait tiré sur les jambes de son pantalon en démasquant d’horribles chaussettes couleur moutarde.
  
  - Maintenant que je sais où est le bar, je vous sers un verre ? proposa-t-il.
  
  - Je ne bois plus d’alcool, refusa Coplan.
  
  - Quel est l’intérêt de la vie sans l’alcool ?
  
  - L’alcool et bien d’autres choses.
  
  - Les femmes aussi ?
  
  - Hélas !
  
  - Je compatis sincèrement. Le Don Juan que vous êtes n’a plus qu’à ranger ses accessoires au vestiaire. Terminus pour un Casanova. Savez-vous que j’ai souvent envié vos succès féminins ? Tenez, un exemple. En 1983, quand nous opérions en liaison avec nos cousins de la C.I.A. et cette grande gueule de Fitzpatrick, vous souvenez-vous de cette splendide Malaise qui avait sucombé à vos charmes ? Je n’en dormais pas de la nuit.
  
  Rêveur, Coplan hocha la tête.
  
  - Elle s’appelait Girimaya. Aujourd’hui, elle ne hurlerait plus de plaisir. Elle partirait en claquant la porte, furieuse que je ne sois pas parvenu à mes fins.
  
  Le Britannique avala une gorgée de son mélange.
  
  - La roue tourne, commenta-t-il en reposant son verre sur le bras du fauteuil. J’ai entendu des bruits contradictoires. De quoi s’agit-il exactement ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  - Il me reste six mois à vivre...
  
  Cortland passa une main lasse sur son front.
  
  - Quelle vacherie ?
  
  - Le cancer. Le poumon gauche, celui côté cœur. Tant que je reste tranquille, cette saloperie joue le jeu. Il va au pas, bonhomme, pépère, certain d’avoir l’éternité devant lui. Il baguenaude, fait l’école buissonnière jusqu’au moment où il me rappelle à son bon souvenir. D’abord, un coup de poignard puis mon côté gauche s’embrase. Je me fais alors une piqûre de morphine qui n’agit qu’à cinquante pour cent. Une seule ressource : attendre que le calme revienne. J’ai appris à vivre avec mon cancer. Parfois, je parviens à le domestiquer. Plus souvent, hélas, il me fait la vie dure. Vous comme moi, Cortland, avec notre vie aventureuse, on se dit que le mal est réservé aux autres, aux sédentaires. Et puis, un jour, au cours d’un contrôle de routine, on le décèle. Depuis quelque temps, vous éprouviez d’étranges douleurs que vous mettiez sur le compte de la balle expédiée dans votre torse par Gregori Arnov du K.G.B. en 1980. Vous vous trompiez. Le toubib vous le dit d’un air apitoyé. Il vous fait passer des examens complémentaires. Verdict : cancer. Irrémédiable, irréductible, irréversible. Le corps médical suggère l’ablation et le traitement à la bombe au cobalt. Moi j’ai refusé.
  
  - Refusé ? s’effara l’agent du S.I.S.
  
  - A quoi bon jouer les prolongations ? Le match est terminé. Les tirs au but ne servent plus à rien. Raccrochons. J’ai expliqué à mes supérieurs qui ont très bien compris. J’ai été placé dans le cadre de réserve et nanti d’un viatique confortable pour passer le peu de temps qui me reste à vivre. Je suis sorti par une porte dérobée en évitant le pot habituel qui aurait été sinistre et sans passer en revue la garde d’honneur. Drapé dans mon manteau couleur de muraille, je me suis esquivé. Adieu, l’espion. Terminé pour toi. Plus besoin de te retourner toutes les cinq minutes pour voir si tu es filé, et de relever le col de ton pardessus en traversant la Place Rouge. Finis, les contacts grillés par l’ennemi et que tu retrouves au coin d’un bois, torturés et achevés d’une balle dans la nuque.
  
  Cortland vida son verre d’une main tremblante.
  
  - Old chap, j’en suis tout secoué, marmonna-t-il. Mais peut-être pessimisme est-il excessif. Qui sait si votre opération ne vous remettrait pas sur pied ? De nos jours, la science accomplit des miracles.
  
  - Pas celui-là.
  
  Le Britannique s’en retourna remplir son verre.
  
  - C’est une fin que vous ne méritez pas.
  
  - Certes, j’aurais préféré une rafale en plein cœur.
  
  Cortland se méprit sur le sens de la phrase et sursauta.
  
  - Ne comptez pas sur moi pour vous rendre ce service !
  
  Coplan haussa les épaules :
  
  - Je ne vous demande rien.
  
  D’un trait, Cortland vida son verre et brusqua son départ.
  
  - Tenez le coup, old chap. Nous étions solidaires, vous voilà solitaire.
  
  
  
  
  
  Assis sur la terrasse à l’ombre du parasol, Coplan aurait aimé plonger dans l’eau : la mer, ou la piscine, mais pratiquait-on la natation lorsque le poumon gauche pourrissait inexorablement ?
  
  Au large, se balançaient les voiliers entre lesquels slalomaient les deck-cruisers partis de Saint-Tropez. Dans le jardin les mimosas embaumaient. Peu à peu, alourdi par la chaleur, Coplan se mit à somnoler. Au bout d’une heure, un bruit de moteur le tira de sa torpeur. Il se leva et gagna le haut de l’escalier.
  
  Cette fois, ils s’étaient décidés et étaient venus avec deux voitures, la BMW et la CX. Deux hommes et une femme. Surpris, Coplan reconnut cette dernière : Tanya. Encadrée par les deux hommes, elle avançait d’un pas mesuré, sans se presser, sûre d’elle-même et de l’impunité. Elle portait un ensemble damassé gris et blanc, jupe courte et décolleté bateau. Dissimulé derrière des Ray Ban, le regard demeurait invisible, mais le visage était plaisant, surtout la bouche charnue et sensuelle.
  
  Un bref instant, Coplan abaissa les paupières et revécut la scène dans la cabine du yacht à Acapulco (Voir Coplan et les crabes rouges)
  
  Il ne pouvait s’empêcher d’admirer Tanya. Pas un cil ne frémissait, aucun accablement apparent, le souffle ne s’était même pas accéléré. Avec son fatalisme oriental, elle acceptait l’échec en se fondant sur une stratégie à long terme.
  
  D’un geste las, elle jeta son slip qui atterrit sur l’applique au-dessus de la coiffeuse, en même temps qu’une expression boudeuse se peignait sur ses traits.
  
  - Tout me trahit, décidément, marmonna-t-elle avec amertume.
  
  Altière, elle se dirigea vers la coiffeuse. Coplan atteignit le meuble avant elle, ouvrit le tiroir et brandit l’automatique sous son nez.
  
  - C’est vrai, tu n’es pas dans un bon jour. Rhabille-toi, les jeux sont faits et tu as perdu la partie. C’est fini.
  
  Coplan s’était trompé ce jour-là. Rien n’était jamais fini avec Tanya.
  
  Elle s’arrêta à un mètre de lui et les deux hommes l’imitèrent. Coplan savait que, derrière les Ray Ban, le regard le détaillait. Cependant, la bouche demeura impassible.
  
  Coplan décida d’engager le fer :
  
  - Comment vont les Minnesota Vikings ? (Célèbre équipe de football américain)
  
  Elle se détendit.
  
  - Les quaterbacks ne m’intéressent plus, Francis.
  
  Du doigt, elle désigna alternativement ses compagnons :
  
  - Voici Orlov et Garabedian.
  
  Le premier était corpulent, petite quarantaine, calvitie avancée, rougeaud et faussement débonnaire comme le charcutier qui vante son boudin blanc. A l’opposé, le second faisait penser à un joueur de pétanque professionnel. Teint recuit, cheveu aile-de-corbeau, souple et agile, maigre et dégingandé.
  
  Coplan fit demi-tour.
  
  - Je vous offre un verre ?
  
  Comme pour se moquer de lui, ils optèrent tous les trois pour une vodka glacée.
  
  - Je parie que tu es étonné de me voir ? attaqua Tanya.
  
  - Si le K.G.B. a décidé de m’expédier un trio de tueurs pour se venger des affronts que je lui ai fait subir, il gaspille son temps et son argent. Qu’il attende six mois et le cancer accomplira la même besogne.
  
  Tanya soupira.
  
  - Nous avons appris ton mal. Nous le déplorons. Tu sais, Francis, que nous éprouvons le plus profond respect pour l’adversaire, quand il a du talent.
  
  La soirée avec Jim Cortland datait de quinze jours, calcula Coplan. Soupçonné d’être un agent double, le Britannique avait probablement été dépêché par ceux pour qui il trahissait le S.I.S. Après un délai raisonnable, Tanya, Orlov et Garabedian faisaient leur apparition.
  
  La jeune femme trempa ses lèvres dans l’alcool et reposa le verre.
  
  - Six mois, pas plus ?
  
  Il hocha la tête.
  
  - A deux semaines près.
  
  - Et avec une opération ?
  
  - Je la refuse car je resterais quasiment grabataire.
  
  - Tu as raison. Surtout après l’existence que tu as menée.
  
  Coplan sortit son mouchoir et s’épongea le front.
  
  - Dans le fond, tout bien réfléchi, vous avez bien fait de venir car vous pourriez me rendre service.
  
  - Comment cela ? s’enquit Garabedian.
  
  - Je suis trop lâche pour me tirer une balle dans la tête. Faites-le à ma place.
  
  Garabedian se tourna vers Orlov :
  
  - Tu t’en ressens ?
  
  L’autre inspecta les alentours et opina :
  
  - A la nuit tombée, d’accord.
  
  Tanya rit.
  
  - Ne les écoute pas, Francis. Leur humour est un peu particulier.
  
  - Mais moi, je ne plaisante pas ! protesta-t-il. Une balle dans la tête et tout sera fini.
  
  - Ne sois pas stupide.
  
  Soudain, Coplan se plia en deux en réprimant une grimace de souffrance. En hâte, il pêcha dans la poche de la veste une seringue et une ampoule que, Tanya, lui arracha des mains.
  
  - Tu veux que je t’aide ?
  
  Sans attendre de réponse, elle déchiffra l’inscription sur l’ampoule, en brisa l’extrémité et en aspira le contenu dans la seringue. Déjà, Coplan avait dénudé son bras gauche. Tanya piqua dans la veine après avoir vidé une lampée de sa vodka sur la peau. Lorsqu’elle eut injecté le liquide, elle avertit :
  
  - Un jour, la morphine ne fera plus d’effet.
  
  - Sauf à très haute dose. Alors, c’est le court-circuit définitif.
  
  Elle haussa les épaules.
  
  - Pourquoi crois-tu que nous soyons venus ?
  
  - La question m’obsède mais je ne l’ai pas posée, conformément à mes habitudes.
  
  - Je suis chargée de te proposer un marché.
  
  Il cilla.
  
  - Je n’accepte pas ceux venant de Moscou.
  
  - Celui-ci est un peu inhabituel. Je pense qu’il te conviendra.
  
  Il se raidit.
  
  - J’écoute.
  
  Sans que la jeune femme esquisse un geste, Orlov et Garabedian se levèrent pour se planter devant la balustrade à l’autre extrémité de la terrasse.
  
  Tanya retira ses Ray Ban et posa sur Coplan son regard bleu intense qui raviva en lui les souvenirs de cette croisière sur l’Amazone où il l’avait rencontrée.
  
  Elle ne parlait pas. Aussi l’encouragea-t-il.
  
  - J’écoute, répéta-t-il.
  
  Avec un effort sur elle-même, elle laissa tomber d’une voix rauque :
  
  - Nous avons découvert le produit-miracle.
  
  - Lequel ?
  
  - Contre le cancer. Non seulement à titre préventif mais aussi à titre curatif. Grâce à notre traitement, quelqu’un dont les jours sont comptés, comme toi, voit son mal stopper et, peu à peu, au cours des mois qui suivent, régresser jusqu’à disparaître.
  
  Coplan éclata de rire.
  
  - Tu as tort de te moquer, reprocha-t-elle, je suis sérieuse. En outre, j’ai des preuves.
  
  Il riait toujours et Tanya attrapa son verre d’un geste rageur pour boire une longue gorgée.
  
  - La littérature russe n’est pas connue pour sa gaieté, lança-t-il, amusé. Où es-tu allée puiser pareille idée de roman ?
  
  - J’ai des preuves, je te dis.
  
  - Lesquelles ?
  
  - Tu n’es pas le seul cancéreux au monde. C’est, hélas, monnaie courante. Parmi ces malades, certains nous intéressent. Ainsi, par exemple, les savants, les scientifiques. Ils sont susceptibles de nous livrer des renseignements vitaux pour notre pays, notre économie, notre progrès technologique, nos programmes spatiaux, et j’en passe. Nous les avons contactés. Je parle, bien entendu, des Occidentaux, pas de ceux de chez nous. Nous les avons informés de notre découverte et leur avons proposé un marché. Il y a une belle leçon philosophique à tirer des négociations que nous avons menées : l’homme, quel qu’il soit, si patriote soit-il, est terrorisé à l’idée de mourir et accepte de trahir pour éviter l’échéance fatale.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Je ne te crois pas.
  
  Cette fois, elle ne s’offusqua pas, but une autre gorgée de vodka et reposa le verre.
  
  - Je te cite trois noms au hasard. L’Américain Walter Woodman, le Britannique Craig Patterson et l’Allemand de l’Ouest Ernst Ollendorff. Tu les connais ?
  
  - J’en ai entendu parler. Ce sont des scientifiques. Dans quel domaine, je ne m’en souviens pas.
  
  - L’Américain est spécialiste de physique nucléaire, l’Anglais collaborait avec la N.A.S.A. pour le programme spatial américain prévu dans les années 90 et l’Allemand est le plus grand chimiste que la Terre ait jamais porté. Tous les trois étaient atteints du cancer. Il y a environ un an, ils ont disparu de leur domicile.
  
  - Qu’est-ce que ça prouve ?
  
  Elle héla Garabedian :
  
  - Donne-moi l’attaché-case.
  
  L’intéressé s’exécuta et Tanya sortit du porte-documents deux jeux de photographies. De l’index, elle désigna le premier.
  
  - Voici à quoi ressemblaient Woodman, Patterson et Ollendorff à l’époque de leur disparition.
  
  Coplan examina les clichés au verso desquels étaient inscrits les noms respectifs. Visages émaciés, cous décharnés, joues creuses, regards fiévreux, larges cernes bleuâtres, lèvres violacées, teint grisâtre. C’est tout juste si, derrière ces silhouettes amaigries, ne se profilait pas celle du prêtre, prêt à administrer l’extrême onction.
  
  Coplan dévisagea Tanya.
  
  - Ensuite ?
  
  Elle tendit le second jeu.
  
  - Les mêmes, voici quinze jours.
  
  Il sursauta. Le changement était radical. Visages roses, joues pleines, regards vifs. Après un long examen, il restitua les clichés.
  
  - Qui me prouve que ce n’est pas l’inverse ? Que le premier jeu date d’hier et, le second, d’un an ou plus ? D’avant la maladie ?
  
  - Question pertinente.
  
  C’était au tour de Tanya de paraître amusée.
  
  - Je peux apporter la preuve que je dis la vérité, poursuivit-elle. Mais ne brûlons pas les étapes. Ces trois savants, comme bien d’autres, ont accepté notre offre. En échange de leur guérison, ils collaborent avec nous et nous livrent leurs secrets. Agirais-tu de même ?
  
  - Je ne suis pas un scientifique. Quel intérêt pourrais-je représenter pour le K.G.B. ?
  
  - Ce que nous attendons de toi n’a rien à voir avec la science. Résumons-nous. Et là, je serai brutale. En échange de ta guérison, accepterais-tu de trahir ?
  
  - D’abord, qu’attendez-vous de moi ?
  
  - Que tu nous racontes les opérations auxquelles tu as participé en nous fournissant les coordonnées de tes contacts. Par exemple, et sur ce point je suis très intriguée, qui t’a informé de ma mission à Acapulco.
  
  Coplan refusa tout net :
  
  - Tu perds ton temps, Tanya. Fichez le camp, toi et tes sbires !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Une semaine plus tard, Coplan savourait au Corsaire son menu préféré - brochettes de moules et rougets grillés - lorsque Tanya vint s’asseoir en face de lui et, d’autorité, se versa un verre de bandol blanc qu’elle huma.
  
  - Joli fumet et belle robe, apprécia-t-elle. Je vous le concède à vous, Français, on ne vit bien qu’en France, du moins quand on est gourmet.
  
  A une cadence rapide elle ajouta :
  
  - Ce qui est redoutable dans un cancer du poumon, ce sont les métastases. Généralement, l’œsophage et l’estomac sont très vite menacés. Et à ce stade, plus de brochettes de moules ni de rougets grillés, pas plus que de bandol blanc. Vois-tu, Francis, la mort présente une double injustice. D’abord, celle d’être mort mais, au préalable, de priver des bonnes choses de la vie que tu apprécies tant.
  
  Coplan demeura impassible et se contenta de dévier la conversation :
  
  - Tu te passionnes toujours pour la civilisation inca ?
  
  - Je n’ai pas eu l’occasion de me rendre en Amérique du Sud depuis notre croisière sur l’Amazone.
  
  - Les échecs ?
  
  - J’espère un jour battre Kasparov.
  
  - La musique classique ?
  
  - Sous un pseudonyme évidemment, j’ai récemment publié dans une revue d’étudiants une courte thèse sur l’influence de la révolution de 1905 sur la dernière partie de l’oeuvre de Rimski-Korsakov.
  
  Incas, échecs, musique classique, et bien sûr la nymphomanie, étaient les centres d’intérêt qui avaient permis à Coplan de démasquer Tanya lors d’une précédente mission.
  
  Il inspecta le restaurant. Orlov et Garabedian étaient invisibles.
  
  - Tu es venue seule ?
  
  - Mes amis n’ont pas avec toi de souvenirs communs.
  
  - En tout cas, tu perds ton temps.
  
  La jeune femme goûta le bandol et prit un air extasié.
  
  - Tu as bien choisi. Je n’ai pas faim mais je t’accompagnerai au dessert. Tu sais qu’une chose m’étonne en toi ? Tu ne joues pas le jeu.
  
  - Quel jeu ?
  
  - Tu n’as pas exigé que je fournisse les preuves dont j’ai parlé.
  
  - Je ne suis pas intéressé, coupa-t-il sèchement.
  
  - Nous verrons.
  
  Après le repas, elle insista pour terminer l’entretien dans la villa de Coplan et, à bord de la BMW verte, suivit la Peugeot. Coplan fut pris de court lorsque, sans barguigner, elle se déshabilla et l’enlaça. Sans succès, il tenta de la repousser, bien que l’émoi s’insinuât en lui.
  
  - Dansons un dernier tango, lui susurra-t-elle à l’oreille.
  
  Avec des gestes précis, elle le dévêtit et entreprit de le caresser puis, impérieusement, le guida vers la chambre où elle le renversa sur le lit. De la bouche et des doigts, elle peaufina l’érection et, satisfaite, se jucha sur le membre raidi.
  
  - Un dernier tango..., murmura-t-elle.
  
  Elle eut beau se démener avec une louable ardeur, Coplan, bientôt, vit ses forces diminuer. Vexée, Tanya se dégagea.
  
  - Je ne t’excite pas ? Pourtant, au Brésil, tu étais déchaîné quand tu me tenais entre tes bras !
  
  - A l’époque, je n’étais pas rongé par mon cancer. Vois-tu, ce qui me manque, c’est le souffle. Ce fichu poumon n’aspire plus d’air. Quand tu t’actives sur moi, très vite j’étouffe. Navré, je n’y peux rien. Tu n’es pas du tout concernée, d’autant que tu es belle et désirable.
  
  Renfrognée, Tanya s’allongea à ses côtés en se recouvrant du drap.
  
  - Woodman, Patterson et Ollendorff en étaient au même point que toi. Depuis ils ont récupéré toute leur énergie sexuelle.
  
  Coplan tressaillit.
  
  - Vrai ?
  
  - Vrai.
  
  Elle le laissa méditer sur le sujet et reprit au bout d’un instant :
  
  - Que risques-tu à examiner mes preuvres ?
  
  Il se décida :
  
  - Pour la beauté de l’art, d’accord. Envoie-moi tes trois gars ici.
  
  - Tu sais bien que c’est impossible. Trouve autre chose.
  
  Il réfléchit.
  
  - Choisissons une ville neutre. Zurich ?
  
  - Il leur est interdit de sortir d’U.R.S.S. ou d’une république satellite.
  
  - Sofia ?
  
  - Va pour Sofia. Où ?
  
  - Dans la rue. Devant la Maison des Syndicats.
  
  - Tu y seras ?
  
  - Non. Tu me prends pour qui ?
  
  Elle fronça les sourcils.
  
  - Je ne comprends pas.
  
  - Les Bulgares n’ont rien à vous refuser. Tu exigeras qu’une caméra de télévision filme tes trois « preuves » comme s’il s’agissait de simples passants. La scène durera dix secondes au minimum afin que j’aie le temps de me rendre compte. Le premier brandira le journal du jour. Ensuite, cette séquence passera dans la rubrique informations de treize heures dans le cadre, par exemple, d’un reportage sur la vie quotidienne à Sofia.
  
  - Et toi, où seras-tu ?
  
  - Que t’importe ?
  
  Elle rumina un long moment, se leva sans mot dire et s’en alla récupérer ses vêtements. Elle se rhabilla et s’assit sur le lit en fixant Coplan d’un œil inquisiteur.
  
  - C’est faisable, acquiesça-t-elle. Pour quelle date ?
  
  - Mercredi en huit ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Sevim posa sur la tempe de Coplan le canon de son Sig Sauer P-220.
  
  - Salaud, je vais te brûler la cervelle !
  
  Il ne bougea plus. On ne plaisantait pas avec la Turque. Membre de cette phalange internationale de tueurs à gages itinérants spécialisés dans les attentats politiques, elle était manipulée dans l’ombre par la D.G.S.E. et, grâce à l’entrisme pratiqué par Coplan, la France avait été préservée des actions mortelles programmées contre sa sécurité. En douceur, le Service Action avait éliminé les terroristes sans que puisse être déterminée la source de l’indiscrétion.
  
  Malheureusement, chargé d’exécuter l’Opération Gipsy, Coplan s’était trouvé dans l’obligation de mettre Sevim hors circuit car elle présentait un danger pour sa mission. Pour cela, il l’avait confiée à la surveillance d’un tenancier de bordel turc choisi pour geôle provisoire (Voir Coplan joue le pirate de l’air).
  
  Sevim ne lui avait pas pardonné.
  
  - Pust ! lbne ! Sekilmis ! Pezevenk ! Kerhane-ci !...
  
  Elle dévida une longue litanie d’injures grossières dans sa langue natale. Coplan était figé. Au bout d’un moment, quelque peu apaisée, elle grogna :
  
  - Je devrais te tuer !
  
  - Le flingue, ce n’est pas ton truc, renvoya-t-il. Tu préfères la seringue.
  
  A ses débuts, à l’âge de treize ans, elle préférait même noyer dans un étang les élèves de sa classe qui, plus doués qu’elle, prenaient les premières places.
  
  Elle recula.
  
  - Explique-toi.
  
  La fable était soigneusement mise au point. Avec des accents d’une grande sincérité, Coplan la récita. A demi convaincue, Sevim baissa les bras.
  
  - Pourquoi ne pas me prévenir ? objecta-t-elle.
  
  - Je ne le pouvais pas, j’avais des ordres. Ma mission était plus importante que la tienne.
  
  A nouveau, elle s’emporta :
  
  - Et tu avais choisi un bordel pour me retenir prisonnière !
  
  - C’est tout ce que j’avais sous la main. Ne me dis pas qu’on t’a obligée à te prostituer ?
  
  - Plutôt mourir. En tout cas, tu es le roi des salauds. Et, aujourd’hui, que veux-tu ?
  
  - Je peux m’asseoir pour en discuter ?
  
  Leur entretien dura deux heures. Sevim écoutait attentivement, posait des questions pertinentes, hochait la tête et, finalement, consentit à donner son accord.
  
  Le crépuscule tombait en gerbes orangées sur la mer de Marmara.
  
  - On dîne ? proposa-t-elle.
  
  Au-dessus du barbecue placé sur la terrasse à quelques mètres des cèdres massifs, elle confectionna de succulents chich-balok, des brochettes de poisson, dont se régala Coplan en les accompagnant de raki et d’omous, une purée de pois chiches fortement épicée.
  
  Le moment pénible survint après le repas lorsque Sevim voulut faire l’amour. Dans ce domaine, elle n’y allait pas par quatre chemins.
  
  Quand elle ôta ses vêtements, Coplan admira sa superbe silhouette. De longs cheveux d’ébène noués en chignon qu’elle libéra. Peau mate et yeux en amande. Des seins voluptueux explosèrent au grand jour lorsqu’elle retira son T-shirt bleu ciel, et Coplan saliva en contemplant le jean qui moulait des cuisses charnues. Quant à l’ovale du visage, il évoquait la beauté botticellienne.
  
  Tous deux roulèrent sur le lit mais, hélas, ce fut pour Coplan un fiasco complet comme avec Tanya. Excitée au plus haut point et vexée que ses charmes ne jouent pas, la Turque protesta :
  
  - Que t’arrive-t-il à toi, un sacré bandeur ?
  
  - J’ai une petite lésion au poumon qui m’handicape, particulièrement quand je veux reprendre mon souffle.
  
  - Je vais t’aider.
  
  Avec une louable ardeur, elle s’astreignit à réveiller les énergies défaillantes de son partenaire, mais en vain. L’objet de sa convoitise demeurait inerte. Soupçonneuse, elle fixa Coplan.
  
  - Une simple lésion ?
  
  - Rien d’autre.
  
  - Je ne te crois pas.
  
  - Que crois-tu alors ?
  
  - Que tu n’as plus envie de moi.
  
  
  
  
  
  Le logement était minuscule. C’était une des planques utilisées par Sevim. Edirne, la ville dans laquelle il était situé, au troisième étage d’un immeuble modeste à la façade lézardée, convenait parfaitement à Coplan puisque la localité touchait la frontière bulgare dans la portion européenne de la Turquie, l’ancienne Thrace des Byzantins. D’Edirne, il était facile de capter les émissions de la télévision bulgare.
  
  Confortablement installé dans un fauteuil mité, Coplan avait branché l’appareil. A midi, commença le journal des informations. Se succédèrent des commentateurs plus guindés les uns que les autres. La vague de chaleur gorbatchevienne ne les avait pas encore dégelés.
  
  A une heure, débuta le reportage qu’il attendait. Scène de rues dans Sofia. A l’exception de Prague et de Budapest, Coplan détestait les capitales d’Europe de l’Est qu’il trouvait sinistres. Sofia ne dépareillait pas, probablement dépassée cependant par Bucarest.
  
  Soudain, le champ de la caméra embrassa la Maison des Syndicats puis bascula pour encadrer trois visages. Coplan tressaillit. Impossible de se tromper. C’étaient bien Woodman, Patterson et Ollendorff, aussi florissants que sur le second jeu de photographies de Tanya. Teint frais, rose, joues pleines, yeux brillants. Leurs vêtements, c’était flagrant, avaient été confectionnés à l’Est. Le K.G.B. préférait, pour des raisons d’anonymat, ne pas attirer l’attention sur leur présence à Sofia.
  
  La caméra amorça un lent travelling vertical de haut en bas et stoppa sur les quotidiens bulgares que les trois scientifiques tenaient à la main. Coplan hocha la tête. Au total, la séquence avait duré trente secondes, soit le triple de ce qu’il avait exigé de Tanya. Il se leva et coupa le téléviseur.
  
  Le jour même, il quitta Edirne, passa la nuit à Istanbul et, le lendemain matin, entra dans un bazar au coin de deux rues animées du souk. Un homme se précipita vers lui. Il était si maigre qu’il paraissait flotter dans l’air comme un derviche tourneur.
  
  - Soguk bir ülke orasi Ingiltere’ye, durmadan da yagmur yagar (Il fait froid en Angleterre et il y pleut tout le temps), anticipa Coplan en énonçant lentement la phrase clé.
  
  Le commerçant stoppa son mouvement et courba l’échine obséquieusement.
  
  - Par ici, veuillez me suivre, invita-t-il en anglais.
  
  Coplan regarda autour de lui. Un véritable capharnaüm. Narguilés habilement vieillis pour faire croire à un âge datant de l’Empire ottoman, paniers tressés, cendriers en marbre de Bergama, ustensiles en cuivre artistement travaillés, poupées en costume traditionnel, vases faussement byzantins. Malgré tout, Coplan se méfiait et, sous la veste, serrait la crosse du Sig Sauer P-220 que lui avait remis Sevim. Le Turc ne lui disait rien qui vaille même si, en toute logique, le guet-apens était exclu puisque contraire aux intérêts adverses.
  
  Le couloir étroit et sombre dégageait une vague odeur d’encens. Coplan déboucha sur une rotonde et, à la suite de son guide, emprunta un escalier qui descendait dans une salie sobrement éclairée.
  
  Tanya jouait aux échecs avec Orlov. Dans un coin, Garabedian fumait à l’aide d’un narguilé. D’un geste brusque, Tanya repoussa l’échiquier et les pièces vacillèrent.
  
  - Tu avais perdu de toute façon, lança-t-elle à son partenaire. Si ton fou noir était sorti plus tôt de F-8, tu avais une chance.
  
  Et à l’intention de Coplan :
  
  - Assieds-toi. Il faut ménager ta santé.
  
  Sous la veste, elle repéra la bosse.
  
  - Tu n’avais pas confiance ?
  
  Coplan attira une chaise à lui.
  
  - Les gens d’Istanbul ne m’ont jamais inspiré.
  
  - Moi non plus, avoua-t-elle, mais oublions nos sentiments. Tu as vu le reportage ?
  
  - Éloquent.
  
  - Tu es convaicu ?
  
  - Oui, pour Woodman, Patterson et Ollen-dorff.
  
  Elle se raidit.
  
  - Pourquoi cette restriction ?
  
  - Tu as évoqué un traitement miraculeux contre le cancer. D’accord, tu dis la vérité au sujet de ces trois scientifiques. Je me suis renseigné discrètement. Avant leur disparition, ils étaient malades. A Sofia, ils étaient ressuscités. J’avoue que c’est stupéfiant, mais malgré l’espoir qui est né en moi, j’éprouve des doutes.
  
  - Lesquels ? s’enquit Tanya, glaciale.
  
  - Je suis aussi rusé que vous. Imaginons ce scénario : vous avez mis au point un traitement miracle contre le cancer. Hélas, son taux de réussite est faible ou même, pour être optimiste, passable mais pas total. Ou encore, il n’agit que sur certains types de cancer. Ou en fonction de la localisation. D’après mes sources, Woodman, avait une tumeur de l’intestin, Patterson, à l’estomac, Ollendorff, à la gorge. Moi, c’est le poumon. Qui me prouve que ton remède est efficace sur un cancer du poumon ?
  
  Avec condescendance, Tanya répliqua sur-le-champ :
  
  - On voit que tu es un profane, Francis. Sinon tu saurais qu’un traitement capable de guérir des cancers de l’estomac, de l’intestin ou de la gorge, est également opérationnel pour un cancer du poumon.
  
  - Ce n’est pas la thèse d’un cancérologue éminent que j’ai consulté.
  
  La jeune femme s’énerva :
  
  - Où veux-tu en venir ?
  
  Coplan se laissa aller contre le dossier de la chaise.
  
  - Je disais à l’instant que les gens d’Istanbul ne m’ont jamais inspiré. En revanche, leur thé à la menthe est fabuleux.
  
  Orlov brancha l’interphone. Cinq minutes plus tard, le tenancier du bazar apportait un plateau. Coplan savoura le breuvage brûlant, croqua quelques amandes au miel et répondit enfin à Tanya :
  
  - D’autres personnalité ont disparu aussi mystérieusement que Woodman, Patterson et Ollendorff. A mon avis, ils sont chez vous. J’en ai sélectionnés deux atteints d’un cancer du poumon comme moi. Scientifiques également. Un Canadien, François Duparc, et un Français, Sébastien Moreau. J’ai vu des photographies d’eux prises dans un centre anti-cancéreux peu de temps avant leur disparition. Si la télévision bulgare me les montre aussi en forme que Woodman, Patterson et Ollendorff, je te croirai.
  
  Tanya prit le temps d’allumer une de ces cigarettes turques à la fumée douceâtre.
  
  - Duparc et Moreau sont chez nous, confirma-t-elle.
  
  - Vivants ?
  
  - Vivants et c’est déjà un miracle. Lorsqu’ils nous ont rejoints, voici respectivement dix-huit et vingt-deux mois, leur espérance de vie n’était que d’un an d’après le diagnostic des cancérologues de leur pays. A présent, ils jouent au tennis, ils lèvent la jambe avec la souplesse de danseurs du Bolchoï et se soûlent comme des Cosaques.
  
  - Bravo si c’est vrai. Cependant, pour être convaincu, il me faut la séquence télévisée bulgare.
  
  Tanya baissa les yeux, écrasa nerveusement sa cigarette dans le cendrier et déclara avec une pointe d’aigreur :
  
  - Tu l’auras. Vendredi en huit, même heure.
  
  
  
  
  
  La pluie tombait à Sofia. En longeant le trottoir, l’autobus éclaboussait les passants pressés. La caméra ne s’éternisait pas sur ce spectacle et préférait lever son œil vers le drapeau blanc-vert-rouge qui, trempé, pendouillait à son mât sur le toit en tuiles grises de la Maison des Syndicats.
  
  Les mains croisées, Coplan attendait patiemment. Bientôt surgit la séquence promise. François Duparc et Sébastien Moreau côte à côte. Malgré les cheveux collés sur les tempes par l’averse, ils étaient facilement reconnaissables. Ils souriaient. Un large sourire jovial pour le Français. Une certaine retenue dans celui du Canadien. Comme Woodman, Patterson et Ollendorff, le Canadien et le Français avaient les joues pleines, le teint frais et rose, les yeux brillants et vifs. François Duparc avait même un double menton et Moreau semblait plus grassouillet qu’avant sa maladie. Impossible de dire si les vêtements avaient été confectionnés à l’Est à cause du trench-coat et l’imperméable passe-partout. Après vingt secondes, la caméra les abandonna et Coplan se leva pour boucler sa valise.
  
  Le lendemain, comme la semaine précédente, il se rendit à l’échoppe du bazar d’Istanbul. Tanya, Orlov et Garabedian l’attendaient au sous-sol. Les deux premiers jouaient aux échecs et le troisième fumait le narguilé.
  
  La jeune femme abandonna la partie et esquissa un sourire moqueur.
  
  - Tu n’y croyais pas, Francis ?
  
  - Je n’en ai pas dormi, la nuit dernière.
  
  - Qu’est-ce que ça fait d’avoir un pied dans la tombe et, brusquement, de toucher du doigt la résurrection ?
  
  - On a le cœur qui bat si fort qu’on se demande si, au lieu du cancer, on ne va pas mourir d’une thrombose coronaire.
  
  - Ce serait jouer de malchance, rit Orlov en rangeant les pièces dans leur boîte.
  
  Tanya plissa les yeux, dévisagea Coplan.
  
  - Et tu es prêt à sauter le pas ?
  
  Il la défia du regard.
  
  - Oui.
  
  - Attention, avertit-elle, tu sais à quoi tu t’engages ?
  
  - Je te l’ai dit, je n’ai pas dormi la nuit dernière.
  
  - Tu as bien réfléchi ? Chez nous, on ne plaisante pas avec les farceurs.
  
  - Dans notre univers d’espions, où donc plaisante-t-on ? répliqua-t-il du tac au tac.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Coplan flânait dans la nouvelle rue piétonnière de l’Arbat à Moscou. Les façades fantasmagoriques évoquaient un sorbet gigantesque pour lequel un confiseur aurait versé divers sirops aux couleurs vives.
  
  Une dizaine de manifestants juifs défilaient avec tracts et banderoles réclamant une libéralisation des visas d’émigration vers Israël.
  
  Placides dans leurs uniformes grisâtres, les miliciens les observaient.
  
  Filles et garçons badaudaient devant les boutiques de jeans et de blousons de cuir made in U.S.A. Devant un poster de John Lennon était déposée une gerbe de fleurs. Pour faire contrepoids, une affiche proclamait : Gloire à nos vaillants combattants d’Afghanistan. Habillé en rocker des années cinquante, un Mongol, s’aidant d’une guitare sèche, susurrait dans un coin le Love Me Tender d’Elvis Presley. A ses pieds, quelques roubles dans une sébile (1 rouble = 10 francs français).
  
  Coplan tourna le coin. Il avait à peine parcouru quelques mètres qu’une prostituée l’accosta. Son regard glissa sur ses vêtements occidentaux et, d’une voix enjôleuse, elle proposa :
  
  - File-moi cinquante roubles et je te ferai des tas de choses mignonnettes.
  
  Officiellement interdite, la prostitution était tolérée à Moscou. De temps en temps, pourtant, une rafle monstre dépeuplait les trottoirs.
  
  - Va te faire voir, répondit Coplan avec mépris.
  
  Furieuse, la fille le gifla avec un magazine plié en deux. Coplan répliqua par une bourrade, et la Soviétique lâcha le périodique que rafla Coplan avant de la gifler à son tour. La fille détala en voyant approcher des miliciens.
  
  - Que se passe-t-il ? questionna le caporal.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Cette pute demandait trop cher.
  
  - Étranger ?
  
  - Oui.
  
  - Votre passeport.
  
  Coplan sortit le document établi au nom de Francis Cléry. Lorsqu’il vit le cachet du ministère de la Sécurité, le milicien se figea en un garde-à-vous respectueux, puis il restitua le document et recommanda :
  
  - Faites attention aux prostituées. Parfois elles sont malades mais, plus souvent, elles pratiquent l’entôlage, avec les étrangers.
  
  - Dans le monde entier, c’est la même chose.
  
  Coplan s’éloigna. Dans une galerie étaient exposées les œuvres de peintres de la jeune génération. Il y entra et s’isola au premier étage qui était désert. Là, il feuilleta le Burda-Moden, le magazine de modes ouest-allemand publié à Moscou, qu’il avait ramassé. Trois lignes étaient cochées en rouge dans la rubrique annonces. Il les mémorisa, sans savoir encore s’il utiliserait le contact, adressa une pensée émue à la prostituée qui avait superbement joué son rôle et se dirigea vers les toilettes où il déchira le périodique. Plusieurs fois il tira sur la chasse d’eau afin que tous les lambeaux disparaissent.
  
  Vers dix-sept heures, il regagna l’hôtel Rossia. Tanya, Orlov et Garabedian l’attendaient dans sa chambre.
  
  - Tu as remarqué le changement ? s’enquit la Soviétique.
  
  - On voit que Gorbatchev est passé par là.
  
  - Ce n’est qu’un commencement.
  
  Coplan, lui, ne croyait pas au glasnost ni à la perestroïka. Il soupçonnait le maître du Kremlin de tabler sur la naïveté des Occidentaux et sur leur désir de commercer avec l’U.R.S.S. à n’importe quel prix.
  
  Cependant, il n’était pas là pour exprimer ses idées personnelles. L’œil un peu sournois, Tanya avança un pion :
  
  - Pour le moment, tu ne penses qu’à ta guérison mais, plus tard, lorsque tu seras mieux, tu chercheras d’autres satisfactions, et tu seras heureux d’avoir contribué à la paix entre l’Est et l’Ouest, et à la construction d’une Europe heureuse.
  
  - L’Europe de l’Atlantique à l’Oural.
  
  Elle fronça les sourcils.
  
  - J’ai déjà entendu ça.
  
  - C’est possible.
  
  Ostensiblement, Orlov consulta sa montre.
  
  - On y va ? Pressa-t-il.
  
  
  
  
  
  Les membres de l’équipe médicale hochèrent sombrement la tête. Leur patron, le professeur Tchankovsky, désigna l’écran à Coplan.
  
  - Votre poumon est en très mauvais état. C’est le stade ultime. Ceci, vous le savez déjà, inutile d’épiloguer. A l’Ouest, on vous a donné encore six mois à vivre ? J’en doute, d’autant que les résultats de vos analyses sont plus que médiocres. Le traitement débutera dès aujourd’hui. Parallèlement, nous tenterons de déceler les métastases éventuelles. Pour en revenir au traitement, il est un peu douloureux mais ne dure quotidiennement que deux heures en quatre séances, deux le matin, deux l’après-midi. Par ailleurs, vous aurez une nourriture appropriée afin de régénérer vos cellules qui, inutile de vous le dire, sont en piteux état.
  
  La voix un peu enrouée, Coplan s’inquiéta :
  
  - Vous êtes pessimiste ?
  
  - Sur vos chances de survie ? Nullement. J’ai vu pire, et le patient s’en est sorti. Vous êtes d’une robuste constitution, c’est probablement ce qui vous a sauvé. Sinon, vous seriez déjà à six pieds sous terre. Désormais, il faut vous en remettre à moi.
  
  - Je vous fais confiance, déclara Coplan, humble.
  
  
  
  
  
  Était-ce en raison du dégel amorcé par Gorbatchev ? En tout cas, Bolev et Korzine, les deux interrogateurs délégués par le K.G.B., ressemblaient à des flics du F.B.I. questionnant le fils d’un sénateur haut placé.
  
  Costumes stricts aux tons neutres, de bonne coupe occidentale, cravates Neiman-Marcus, chaussures italiennes, chemises new-yorkaises, bref, une élégance de bon aloi. Cheveux coupés court à la U. S. Marine Corps. Un embonpoint distingué pour le premier, une carrure et un teint de surfeur californien pour le second. Des yeux bleus bienveillants. Sourire amical, pas forcé mais naturel. Voix calme. Ils s’adressaient même à Coplan en utilisant son prénom. A l’américaine.
  
  - Francis, qui vous a renseigné sur la mission de Tanya à Acapulco ?
  
  - Je n’ai pas été renseigné personnellement.
  
  - Ne tournons pas autour du pot. Qui a informé la D.G.S.E. ?
  
  - Son nom de code est Viktor. Il était colonel du K.G.B. En janvier dernier, il a franchi clandestinement la frontière russo-finlandaise et a été récupéré par nos services. A l’heure actuelle, il est planqué en France, j’ignore où.
  
  Le dépit s’inscrivit sur le visage des deux officiers. Intérieurement, Coplan jubila. Viktor était inaccessible.
  
  - Comment s’est articulée l’opération ? questionna Korzine.
  
  - De Moscou, Viktor nous a transmis deux renseignements. L’un précis, l’autre pas. Le premier : le K.G.B. offrait une croisière à Tanya pour la récompenser de son dernier exploit en Israël. Remontée de l’Amazone à bord d’un paquebot de luxe. Le second : à l’issue de ce voyage, Tanya devait regagner son poste et remplir une mission de la plus haute importance en Amérique centrale. Je l’ai démasquée à bord de ce paquebot.
  
  - Vous ne saviez pas à quoi elle ressemblait ?
  
  - Non. Onze femmes étaient susceptibles d’être Tanya. Je les ai éliminées une à une.
  
  - Comment Viktor avait-il été contacté par la D.G.S.E. ?
  
  - Je ne peux répondre à cette question. Jusqu’à la découverte de mon cancer, j’étais un agent Alpha (Agent clandestin isolé investi d’une mission précise) et je n’appartenais pas à la Section 8 chargée de provoquer des défections dans les rangs adverses.
  
  - A votre connaissance, quels autres renseignements à livrés Viktor ?
  
  Sur ce terrain solide, Coplan se sentait à l’aise. Il fournit ce qu’on attendait de lui.
  
  
  
  
  
  L’infirmière se prénommait Anastasia comme la grande-duchesse. Dans son uniforme empesé, elle bruissait et froufroutait autour de Coplan, fraîche et pimpante, le regard effronté, la taille cambrée, et le thermomètre à la main.
  
  - Pas de fièvre aujourd’hui. Trente-sept deux. C’est la première fois en trois semaines. Le professeur va être content. C’est un signe incontestable que le traitement agit.
  
  Elle dévisagea son malade :
  
  - Et vous n’avez plus ces taches violettes sur les joues. Elles ont disparu en vingt-quatre heures. Beau résultat !
  
  Coplan détourna les yeux vers le décor monacal.
  
  - Combien de cancéreux m’ont précédé dans cette chambre ?
  
  - Sept.
  
  - Vous avez donc l’expérience.
  
  - En effet.
  
  Comme les fois précédentes, elle disposa en quinconces sur la desserte les boîtes de médicaments, vérifia l’ordre du jour et, finalement, s’adossa au mur, les bras croisés.
  
  - Comment c’est, la France ?
  
  - Un pays où les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres.
  
  - C’est ce que dit la Pravda.
  
  - La Pravda a raison.
  
  - Et que pensez-vous de l’Union soviétique ?
  
  - Un pays où les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres.
  
  Elle ouvrit de grands yeux étonnés.
  
  - Il n’existe donc pas de différence entre nos deux pays ?
  
  - Si : chez vous, on ne compte pas de riches, ce qui supprime chez les pauvres l’espoir de le devenir.
  
  - Votre humour est particulier.
  
  - Il vient de France.
  
  - Ici on dit que tout ce qui vient de France est beau, et vous, vous êtes beau.
  
  La voix pesa sur le dernier mot à dessein. L’invite était claire.
  
  - En outre, j’adore votre accent français quand vous parlez russe, et mûrie vos fautes de syntaxe.
  
  Futilement, elle lissa sa blouse empesée et posa sur Coplan un regard lourd d’ardeurs maîtrisées. Le silence régna puis elle s’en fut.
  
  Elle vint, aux approches de minuit. Coplan, pour la centième fois, relisait le mémo que Bolev et Korzine lui avaient demandé sur l’Opération Antigone. Initiée par la D.G.S.E. quelques années plus tôt, cette mission avait permis d’éliminer une dizaine d’agents du K.G.B. infiltrés dans les rangs des Milices Chrétiennes à Beyrouth. Coplan fournissait une liste de noms inexploitable par les Soviétiques. En effet, les Libanais avaient été tués lors d’affrontements ultérieurs avec le Jihad islamique pro-iranienne, et les agents français de la D.G.S.E. n’appartenaient plus à la Centrale de Renseignements. Après le fiasco du Greenpeace en Nouvelle-Zélande, ils avaient été reversés dans l’armée régulière sous leur véritable identité.
  
  Anastasia s’allongea sur le lit et embrassa fougueusement Coplan. Sa langue ardente incendiait la bouche qu’elle malaxait.
  
  - Déshabille-moi, souffla-t-elle.
  
  Transcendé, Coplan s’exécuta. Quand elle fut nue, elle lui ôta la veste et le pantalon de pyjama, et se glissa à ses côtés sur la couche étroite. Comme sa langue, sa peau brûlait, et ses lèvres partirent en exploration. Lorsqu’elles rencontrèrent l’objet de leur désir, elles le cernèrent et entreprirent d’en augmenter la vigueur par de longues caresses. Les yeux fermés, Coplan se laissait faire, subjugué par cette démonstration experte. Sans prévenir, la bouche d’Anastasia abandonna le sexe qu’elle étreignait et la jeune femme attira Coplan sur elle.
  
  - Doucement, recommanda-t-elle, haletante.
  
  Lorsqu’il la pénétra, elle exhala un long soupir extasié.
  
  - C’est bon, murmura-t-elle.
  
  Il s’activa ferme mais elle le freina :
  
  - Ne te force pas, prends ton temps, pense à ton poumon. Imagine qu’il règne dehors un froid sibérien, tu parcours la steppe sur son traîneau tiré par une troïka de chevaux, tu as hâte de venir te réchauffer dans une isba et moi je suis ton isba, je suis le feu de bûches dans la cheminée, je te donne ma chaleur, ma flamme, tu t’y consumes...
  
  Si ce monologue se voulait érotique, Coplan n’y était guère sensible. Ce folklore local n’attisait guère les braises qui couvaient en lui. Heureusement, Anastasia ne s’en tenait pas là. Les mouvements lascifs de ses hanches et de ses cuisses ajustaient les rails conduisant inéluctablement sur la voie du plaisir.
  
  Essoufflé, il atteignit l’orgasme, à l’inverse de ses expériences avec Tanya et Sevim. Anastasia le serra amoureusement entre ses bras et emprisonna ses lèvres en un long baiser.
  
  - Quand tu as joui, j’ai joui moi aussi, lui souffla-t-elle ensuite à l’oreille.
  
  Il ne s’en était pas aperçu. Le délai qu’il s’était imparti une fois écoulé, il s’enquit :
  
  - Tu es ici en service commandé ?
  
  - Ta question est insultante, s’offusqua-t-elle. J’avais envie de toi, c’est aussi simple que cela. Dans mon pays, les Français ont la réputation d’être des amants extraordinaires. Ce n’est pas le cas des Russes. Ils se soûlent à la vodka et délaissent les femmes.
  
  - Mieux vaut un Russe ivrogne qu’un Français cancéreux.
  
  - Mais le traitement agit ! protesta-t-elle. La preuve, tu as eu un orgasme ! Or, sur ta fiche, il est indiqué que depuis un an ce bonheur t’a été refusé.
  
  - Encore une fois, tu es certaine que ce n’est pas le professeur Tchankovsky qui t’a demandé de venir me tester ?
  
  - Juré. Je le répète, je voulais savoir à quoi ressemble l’amour avec un Français.
  
  - Le résultat ?
  
  - C’est magnifique et, au moins, ton haleine ne sent pas la vodka !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  ...La direction du pays n’a pas su apercevoir à temps, et dans toute son ampleur, le danger représenté par la croissance des tendances négatives, ni élaborer une ligne claire pour les surmonter. L’attention a été relâchée quant au développement de la pensée théorique et à l’étude de la dialectique des forces motrices et des contradictions du socialisme en évolution des problèmes sociaux et économiques venus à maturité. Des carences graves se sont accumulées dans le fonctionnement des institutions de la démocratie socialiste, dans la pratique de la planification, dans le style et les méthodes de gestion. De nombreuses organisations du Parti n’ont pas réussi à s’en tenir aux positions fondamentales, n’ont pas accordé l’attention nécessaire au respect rigoureux des principes et des normes léninistes de la vie du Parti, n’ont pas lutté énergiquement contre ces phénomènes négatifs, l’affaiblissement de la discipline, la propagation de l’ivrognerie, de la drogue, le détournement des biens sociaux et la corruption... (Discours de Gorbatchev devant le plénum du Comité Central).
  
  La télévision retransmettait le terrible réquisitoire du nouveau premier soviétique qui, en sueur, essuyait avec son mouchoir la tache de vin sur son front. Saisi par l’ennui, Coplan éteignit le poste et se pencha sur le pensum remis par Bolev et Korzine : l’Opération Angoumois. Le sujet était délicat. Il couvrait le démantèlement d’un vaste trafic d’armes soviétiques et tchécoslovaques à destination des autonomistes bretons et corses. Les livraisons clandestines se prolongeaient jusqu’en Irlande du Nord. Comme à l’accoutumée, le K.G.B. avait utilisé une franchise (Technique qui consiste à faire exécuter une mission par une tierce partie). En l’occurrence, la Libye de Khadafi, et des armateurs libériens peu regardants. En liaison avec le Spécial Intelligence Service et les S.A.S. britanniques, le Service Action de la D.G.S.E. avait dynamité les navires transporteurs, tandis que les équipes de Cercottes (Base, dans le Loiret, du Service Action) et de Londres traquaient et abattaient les agents ennemis.
  
  Pour le K.G.B., un formidable fiasco dû en grande partie à l’énergie et au talent de Coplan.
  
  Les armateurs avaient compris la leçon. Désormais, ils refusaient dans les soutes de leurs bateaux les pistolets-mitrailleurs Scorpion et les Kalashnikov. Quant aux barbouzes de Tripoli, elles entraient en période de récupération après les coupes sombres taillées dans leurs rangs.
  
  Qui avait trahi ? voulaient savoir Bolev et Korzine.
  
  Coplan inscrivit le nom des trois autonomistes corses. Condamnés à vingt ans de réclusion criminelle par la cour d’assises spéciale de Paris, ils ne risquaient guère de représailles dans le quartier de sécurité renforcée qui leur était réservé dans leur lieu de détention. Coplan rajouta deux Algériens, agents triples voire quadruples, qui ne présentaient plus aucune utilité pour la D.G.S.E., et un troisième, un armateur libérien d’origine grecque qui se vendait au plus offrant sans beaucoup d’honnêteté.
  
  Ceci fait, il s’attaqua à la chronologie de l’opération. Il calcula et, à vue de nez, sut qu’il n’aurait terminé que le surlendemain matin.
  
  Cette vision était optimiste car, en réalité, il passa la journée suivante entre les mains du professeur Tchankovsky. Lénifiant, ce dernier assura que la séance ne serait pas douloureuse. Il mentait.
  
  Le buste emprisonné dans un corset d’acier, Coplan crut subir un supplice médiéval. Des aiguilles le transperçaient, furetaient dans son poumon, pivotaient, barattaient, incendiaient les tissus, poussaient des pointes en éventail, rebroussaient chemin pour s’élancer à nouveau à l’assaut.
  
  La douleur était atroce. Les talons soudés au socle du fauteuil, Coplan imprimait ses ongles dans ses paumes où ils traçaient des sillons sanglants. Ses yeux étaient bandés, aussi ne pouvait-il suivre sur l’écran de l’ordinateur le déroulement des opérations. Il dégoulinait de sueur et Anastasia lui épongeait le front avec un linge frais, humide et parfumé au seringat.
  
  Coiffé d’un casque avec écouteurs, il était branché sur un circuit radio qui lui diffusait dans les oreilles Une nuit sur le mont Chauve de Moussorgski. Dans son esprit, l’analogie était frappante : le mont Chauve n’était autre que le Golgotha où s’était déroulé le supplice de la croix.
  
  
  
  
  
  - Beau travail, félicita Bolev. Je dois vous avouer que nous redoutions une certaine réticence de votre part.
  
  - Il n’est jamais facile de devenir un transfuge, enchaîna Korzine.
  
  - Je ne suis pas un idéologue, répondit Coplan. L’affrontement entre l’Est et l’Ouest m’a toujours laissé indifférent. J’ai choisi ce métier par esprit d’aventure, par goût de l’action. Nos sociétés occidentales sont figées, frileuses. Les gens n’ont plus que des ambitions mesquines : l’auto, les vacances, la résidence secondaire. Lorsque Gorbatchev aura réussi sa révolution culturelle, quand vos populations auront atteint notre niveau de vie, alors vous serez confrontés aux mêmes problèmes, et il ne restera plus que des marginaux comme vous et moi pour traquer l’aventure, si, du moins, elle existe encore.
  
  - Voulez-vous dire, s’empressa de questionner Korzine, que, une fois guéri, vous seriez prêt à courir l’aventure pour notre compte ?
  
  - Pourquoi pas puisque je serai grillé à l’Ouest ? Avec un brin de chirurgie esthétique, je pourrai encore rendre quelques services. Naturellement, il faudrait un chirurgien de qualité et pas un amateur, comme celui qui a fabriqué Anton Sanders.
  
  Avec satisfaction, il vit les deux Soviétiques tressaillir. La question fusa de la bouche de Bolev :
  
  - Que savez-vous de Sanders ?
  
  - C’est l’identité d’emprunt de votre agent Alexis Maksimovitch Leonteïev.
  
  Les deux hommes se regardèrent, médusés.
  
  - Comment l'avez-vous appris ?
  
  - Par Jim Cortland.
  
  Enfin était arrivé le moment de mouiller le Britannique qui lui avait rendu visite dans la villa du Lavandou. Le meilleur moyen de se débarrasser de ce traître dans les rangs du Spécial Intelligence Service était encore de le faire passer pour un double traître. Mais avec subtilité, sans préciser que Londres et Paris savaient que l’intéressé travaillait pour Moscou.
  
  - Qui est Jim Cortland ? feignit d’ignorer Korzine.
  
  Coplan le renseigna, tout en se remémorant le Britannique, vautré dans le fauteuil face à la mer, qui croyait naïvement le duper.
  
  Très à l’aise, il ajouta des détails de son cru. Sa fertile imagination inventait des situations invérifiables. Bolev et Korzine écoutaient, fascinés, en surveillant la bande du magnétophone.
  
  - La D.G.S.E. collabore souvent avec ce Jim Cortland ? s’enquit Bolev lorsque Coplan eut terminé.
  
  - Bien sûr. Elle a pleine et entière confiance en lui. Je crois qu’il vous a roulés souvent, répondit Coplan en dissimulant sa jubilation intérieure.
  
  Il se tut. Il avait semé la bonne parole. Il doutait que le traître fût désormais en odeur de sainteté à Moscou.
  
  Peut-être même serait-il éliminé dans les jours prochains ? Une initiative que ne pouvait prendre Londres pour des raisons évidentes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Les lèvres d’Anastasia s’escrimaient sur le sexe tendu qui la pénétrait jusqu’au fond de la gorge. Avidement, sa langue léchait et la bouche, comme un vagin, coulissait sur le fuseau de chair dure.
  
  Brusquement, elle s’arrêta.
  
  - Continue, intima Coplan.
  
  Elle bâilla.
  
  - Je ne sais pas ce qui m’arrive mais j’ai un coup de barre.
  
  - Un coup de barre ?
  
  - Sommeil, si tu préfères.
  
  Second bâillement, plus prolongé que le premier. Coplan attira à lui la jeune femme.
  
  - Viens t’allonger à côté de moi.
  
  Elle obéit et s’endormit d’un seul coup. Il la secoua mais elle ne s’éveilla pas. Satisfait, il se leva et explora les poches de la blouse. Il y trouva le trousseau de clés. S’étant habillé rapidement, il entrouvrit la porte. Personne. A pas de loup, il sortit.
  
  Une demi-heure avant l’arrivée de la jeune infirmière, il s’était livré à quelques préparatifs. Après avoir désossé son vieux stylo Parker, il avait dévissé la plume, vidé l’encre et recueilli deux minuscules pilules jaunes cachées à l’intérieur du réservoir en caoutchouc. Dans le verre à dents contenant un peu d’eau, il les avait laissées fondre et, avec le liquide ainsi obtenu, s’était à plusieurs reprises enduit le sexe, escomptant bien qu’Anastasia opterait pour son préliminaire favori avant la copulation.
  
  Il ne s’était pas trompé. Sans couleur, sans odeur, sans saveur, le produit ne risquait pas d’alerter la jeune femme. Concocté par le laboratoire de la D.G.S.E., c’était un puissant soporifique. Coplan venait encore de le vérifier avec Anastasia. Elle en avait pour une heure. Il fallait faire vite.
  
  Prudemment, il avança dans le couloir au parquet astiqué avec tant d’ardeur qu’il en devenait une patinoire.
  
  L’interne dormait sur le lit de camp dans la chambre de permanence. Dans la salle de pharmacie, trois infirmières regardaient à la télévision un programme sur un défilé de mode : Place Rouge, des mannequins de Pierre Cardin habillés à la russe avec, en fond musical, le Thème de Lara du Docteur Jivago joué par un ensemble de violons et de balalaïkas.
  
  Courbé en deux, Coplan se faufila le long du mur. Parvenu devant la porte, il dénicha vite dans le trousseau la clé qui convenait.
  
  L’air était froid. Coplan frissonna et, pour se réchauffer, se mit à courir sur la pointe des pieds pour éviter le bruit. A l’angle du bâtiment, il vit la patrouille et les bergers allemands qui tiraient sur leur laisse. Immédiatement, il reflua et se colla au tronc du gros chêne qui bordait la ligne droite de l’allée.
  
  Durant les trente-quatre jours depuis son arrivée, et à chacun des deux repas, il avait versé dans sa poche une pincée de poivre, bientôt devenue une grosse poignée qu’il dispersa autour de l’arbre. Il ne bougea plus, la sueur au front malgré le froid, et le cœur battant la chamade.
  
  Conformément à son attente, les chiens grognèrent après avoir reniflé, et s’écartèrent précipitamment.
  
  - Par les cendres de Lenine, qu’est-ce qu’ils ont ce soir, ces putains de clébards ? protesta l’un des gardes, entraîné contre son gré par l’animal qui tirait furieusement sur sa laisse pour s’éloigner de cette zone détestable.
  
  - Ils ont faim, rigola un autre. Tu n’aurais pas dû leur balancer les restes du poulet, ça les a mis en appétit !
  
  Coplan tourna lentement autour du tronc afin de maintenir ce dernier entre lui et la patrouille. Le faisceau d’une torche électrique balaya les alentours mais Coplan, soudé à l’arbre, était invisible.
  
  Le danger disparu, il courut à nouveau.
  
  A l’endroit indiqué se trouvait l’appentis. Il se hissa sur son toit et tendit le bras vers l’appui de la fenêtre dont il éprouva la solidité. S’accordant un instant de repos afin de reprendre sa respiration, il fut assailli par le même doute. L’appentis était là, certes, mais la cible ? N’avait-elle pas été déménagée ?
  
  Derrière la fenêtre régnait une obscurité propice à tous les périls. Coplan ne pouvait plus hésiter. Il lui fallait tenter sa chance. Il frappa au carreau. Le signal convenu. Cinq coups rapides, puis deux, très espacés, et répéta l’opération. Au bout d’une minute, le panneau vitré s’écarta légèrement et une voix méfiante questionna en mauvais russe :
  
  - Qu’est-ce que c’est ?
  
  - De courts étés succèdent à des printemps précoces, répondit Coplan.
  
  Cette citation extraite du Richard III de Shakespeare avait été prononcée en gullah, un idiome en honneur dans les colonies britanniques et françaises du XVIIIème siècle. Mélange de portugais, d’espagnol, d’anglais, de français et, surtout, d’africain et d’indien, ce dialecte était depuis longtemps oublié, sauf dans quelques bayous de Louisiane, chez les Cajuns les plus arriérés. Dix ans plus tôt, un colonel de la D.G.S.E. avait eu l’heureuse idée de le ressusciter afin qu’il soit utilisé par les agents en mission. Le risque d’être compris par un tiers était nul.
  
  Dans la même langue archaïque parvint à Coplan le second volet de la phrase code :
  
  — Il n’y aura pas d’automne et les hivers n’en seront que plus rigoureux. Restez dehors. Il m’est impossible de vous ouvrir. Ce serait trop dangereux. Depuis une semaine, la surveillance s’est renforcée. J’ignore pourquoi. Aussi dois-je observer une extrême prudence. Vous aussi, d’ailleurs.
  
  - J’en suis conscient.
  
  Anastasia dormait, certes, mais ses collègues risquaient aussi de s’étonner de son absence et de venir jeter un coup d’œil dans la chambre.
  
  - Votre cancer ? reprit Coplan.
  
  - Apparemment en voie de guérison. Je n’y croyais pas. Les Soviétiques, et je leurs rends hommage, ont découvert le remède-miracle ou quelque chose d’approchant, mais je ne suis pas certain de la durée de son efficacité.
  
  La voix baissa d’un ton, un peu honteuse :
  
  - Naturellement, j’ai dû collaborer avec eux et ils ont accompli des progrès remarquables dans la spécialité qui est la mienne.
  
  - C’était prévu.
  
  - Hélas.
  
  - Vous avez fait le travail demandé ?
  
  - Mon rapport comporte quarante-deux feuillets manuscrits. Le plus difficile a été de les dissimuler. Finalement, je me suis servi de la cachette que l’on m’a recommandée.
  
  - L’étui en plastique dans la chasse d’eau ?
  
  - Oui.
  
  - Les astuces les plus usées marchent toujours. Allez le chercher et donnez-le-moi.
  
  - Mais il est déjà parti...
  
  - Parti ? hoqueta Coplan qui sentit un froid sibérien lui glacer les épaules.
  
  - Pour deux raisons. La première : vous deviez venir plus tôt.
  
  - Je sais, avoua Coplan à contrecœur, le timing n’a pas été bon, et nous avons subi une cascade de contretemps. L’adversaire, de son côté, a eu du retard. Personnellement, je n’ai pas pu vous contacter plus tôt. En résumé, le destin a comploté contre nous. La seconde raison ?
  
  - Je vais être transféré et j’ai eu peur de la fouille. Alors, je l’ai remis à quelqu’un de sûr.
  
  Coplan eut l’impression que son cœur se gelait. Quelqu’un de sûr ? C’était là le genre de problème que rencontrait un professionnel confronté à un amateur comme le professeur français Sébastien Moreau. Personne n’était sûr, selon les critères de la D.G.S.E., et surtout pas un inconnu choisi par un profane. Il se força au calme.
  
  - Qui ?
  
  - Un jeune médecin juif du nom d’Anton Lippmann. Un refuznik acquis à l’Occident. Il était stagiaire ici et nous avons sympathisé.
  
  Coplan demeura sceptique. Le professeur n’avait-il pas été dupé par le K.G.B. ? Dans le Renseignement, les scientifiques comme lui réagissaient avec une naïveté parfois stupéfiante.
  
  - Où puis-je le joindre ?
  
  Sébastien Moreau fournit l’adresse en ajoutant :
  
  - Il attend que vous veniez récupérer mon rapport. Naturellement il en ignore le contenu et ne peut le découvrir puisqu’il est rédigé en gullah.
  
  Coplan respira mieux. Au moins, le professeur s’était-il souvenu des ordres de la D.G.S.E.
  
  - Nous nous sommes mis d’accord sur une phrase-code afin qu’il vous identifie. Un très beau vers de Schiller à énoncer en allemand : Gegen Dummheit kämpfen Götter selbst vergebens (Contre la bêtise, même les dieux luttent en vain).
  
  - Je le connais.
  
  - Je crois que c’est tout. Bonne chance.
  
  - A vous aussi, et bonne guérison.
  
  Coplan sauta à terre. Il ne lui restait guère de temps avant le réveil d’Anastasia. En courant, il refit le trajet inverse. Il ne parcourut qu’une centaine de mètres car, au détour d’un bâtiment, les trois bergers allemands bondirent sur lui et le renversèrent en grognant. Dieu merci, ils portaient une muselière. Aveuglé par le jet brutal d’une torche électrique, Coplan cligna les paupières.
  
  - Par les cendres de Lenine, fit une voix joyeuse, on a chopé un type !
  
  - Tu vois que les clébards avaient du flair tout à l’heure, jubila une autre. Les restes de poulet n’y étaient pour rien. Ils reniflaient ce bonhomme, j’en suis sûr. Allez, viens ici, Petrouchka.
  
  Les chiens reculèrent, obéissants.
  
  - Debout !
  
  Coplan se releva. Deux Tokarev 9 millimètres étaient pointés sur lui. Il ne sentait plus le froid. Au contraire, une sueur mauvaise lui trempait les aisselles.
  
  - Que fais-tu dehors à cette heure ?
  
  - Je me promenais.
  
  - C’est interdit. Où est ton badge d’identification ?
  
  - Je n’en ai pas. J’appartiens au bâtiment F.
  
  Coplan fut fouillé et le trousseau de clé découvert.
  
  - Tu l’as volé ?
  
  - Je l’ai emprunté.
  
  - Très bien. Viens avec nous.
  
  Dans la chambre, l’interne était là, en compagnie des infirmières de garde. Encore groggy mais furieuse, Anastasia se jeta sur Coplan et le gifla. Il se laissa faire sans mot dire. Punition justifiée, estima-t-il, puisqu’il avait commis l’erreur de se faire piéger. Son traitement lui ôtait-il ses réflexes de professionnel ? L’affaiblissait-il sans qu’il s’en rendît compte ? En tout cas, il était diminué, c’était incontestable. Dans le passé, une mésaventure de ce genre ne lui serait pas arrivée.
  
  L’interne et les infirmières maîtrisèrent Anastasia qui vomissait un torrent d’injures. Finalement, le médecin lui fit une piqûre et elle se calma. Soutenue par deux collègues, elle sortit de la chambre, bientôt remplacée par Korzine que l’on était allé quérir et qu’escortait l’un des membres de la patrouille accompagné de son chien. L’officier du K.G.B. arborait une mine sévère. Coplan s’attendait à une diatribe virulente mais il se trompait. Le Soviétique serra les poings, voulut parler mais se tut, fixa Coplan avec haine et tourna les talons pour héler les gardes restés dans le couloir.
  
  - Entrez, leur ordonna-t-il, et ne bougez pas d’ici. Vous me répondez de lui sur votre tête.
  
  Et, à l’adresse de Coplan :
  
  - Nous réglerons cet incident demain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Le professeur Tchankovsky paraissait gêné de se trouver là. Convoquée d’extrême urgence, Tanya n’avait pas pris le temps de déjeuner et mangeait avidement de grosses tartines de pain noir beurré qu’elle trempait dans un bol de thé. Korzine posait sur Coplan un regard mielleux et Bolev tirait sur son cigare géorgien.
  
  - Je voulais prendre l’air, répéta Coplan avec obstination.
  
  Bolev se tourna vers le scientifique :
  
  - Professeur, vous n’avez aucun doute sur la réalité du cancer dont souffre votre patient ?
  
  Tchankovsky se racla la gorge.
  
  - Aucun.
  
  - Pas de simulation éventuelle ?
  
  - Il est impossible de simuler un cancer.
  
  - C’est à l’homme de l’art que je m’adresse. Vous êtes sûr de vous à cent pour cent ?
  
  - Sûr.
  
  - Nous vous remercions. Votre présence ici n’est plus indispensable.
  
  Soulagé, Tchankovsky se leva précipitamment et quitta la pièce. En passant devant Coplan, il lui jeta à la dérobée un coup d’œil qui se voulait un signe d’encouragement.
  
  Bolev revint à Coplan :
  
  - Pourquoi avoir drogué Anastasia ?
  
  - Je ne l’ai pas droguée mais draguée.
  
  - Tes calembours sont détestables, grogna Tanya la bouche pleine.
  
  L’air sournois, Korzine abattit sur la table le stylo Parker, en dévissa le bouchon, sortit le réservoir à encre et fit tomber quelques gouttes de la décoction des minuscules pastilles.
  
  - C’est ce soporifique dont vous vous êtes servi, assena-t-il.
  
  - En réalité, rétorqua Coplan, j’ai apporté de France ces somnifères pour me suicider si votre traitement s’avérait inopérant.
  
  - Pourquoi l’avoir utilisé sur Anastasia ?
  
  - Pour lui emprunter ses clés et sortir, s’énerva Coplan. Quelqu’un ici a-t-il déjà souffert d’un cancer ? Vous étouffez. Vous avez l’impression de naviguer dans un submersible qui n’est pas remonté à la surface depuis un mois. Dans le Procès, Franz Kafka a écrit cette phrase admirable : Quand tu es devant moi et que tu me regardes, que sait-tu des souffrances qui sont en moi et que sais-je des tiennes ? Et si je me jetais à tes pieds en pleurant et en te parlant, que saurais-tu de plus que ce que tu sais de l’enfer quand quelqu’un te raconte qu’il est chaud et terrible ? C’est pourquoi les hommes devraient être devant les autres aussi respectueux, aussi pensifs, aussi aimants que devant les portes de l’enfer...
  
  - Romantique, se gaussa Korzine.
  
  - Il n’y a rien de romantique dans l’univers kafkaïen, répliqua Coplan sur le même ton. Cette porte, pour moi, était celle de l’enfer. Anastasia en possédait la clé. J’ai usé d’un subterfuge et j’ai pu respirer l’air frais de la nuit. J’ai eu l’impression de retrouver un sang nouveau, un second souffle. Vous qui êtes sains ne pouvez imaginer combien mon escapade était exaltante.
  
  - Et qui avez-vous rencontré ? s’enquit Bolev d’un ton mielleux.
  
  - Des hommes de patrouille et des bergers allemands.
  
  - Un compatriote ? insista l’officier du K.G.B.
  
  Coplan leva un sourcil stupéfait.
  
  - Un compatriote ? Qui donc ?
  
  - Par exemple, le... professeur Sébastien Moreau.
  
  - Il est ici aussi ? Première nouvelle.
  
  Tanya, qui avait avalé sa dernière tartine et vidé son bol de thé, intervint :
  
  - Francis, je suis ici parce qu’on me l’a demandé. De lourds soupçons pèsent sur toi. Tu es accusé de ne pas jouer franc-jeu alors que nous te faisons bénéficier d’un traitement qui te sauvera la vie. Nous avions conclu un marché, or tu ne respectes pas ta parole.
  
  - Et les opérations, les renseignements, les noms que j’ai livrés ? se rebella Coplan.
  
  - Nous n’avons pas pu les exploiter avec le maximum d’efficacité, fustigea Bolev.
  
  - La faute à vos services !
  
  - Tu pratiquerais la restriction mentale, renchérit Tanya.
  
  - Comment vois-tu ça ? éperonna Coplan.
  
  - Imagine que, dès le début, sur ordres ou de ta propre initiative, tu aies décidé de nous jouer double jeu. D’accord, tu as un cancer. Le professeur Tchankovsky nous l’a confirmé. Seulement, tout éminent qu’il soit, il oublie un élément. Dans la réalité, ton cancer, tu t’en fous. Dans le fond, tu ne souhaites pas guérir. Tu est un macho et, pour toi, un cancer, c’est déjà une mutilation même si, plus tard, il est guéri. Alors, que décides-tu ? De nous livrer des informations tronquées, fausses ou archaïques.
  
  - Ou qui ne prêtent pas à conséquence, appuya Korzine.
  
  Excédé, Coplan lança :
  
  - Vous ne croyez pas à ma sincérité ? Dans ces conditions, tuez-moi. Passez-moi un revolver et je jouerai à la roulette russe jusqu’à ce que je percute la bonne balle ! Ou encore, refilez-moi ces pastilles et je me fous en l’air sous vos yeux !
  
  Un long silence régna. Tanya en profita pour incliner le samovar au-dessus de son bol.
  
  Finalement, Bolev rendit son verdict :
  
  - Le traitement continuera, mais plus de chambre confortable. Une cellule.
  
  
  
  
  
  Tchankovsky et ses assistants demeuraient impassibles. Mécaniquement, ils procédaient aux gestes habituels. L’écran de l’ordinateur restait noir. D’une veine de la jambe gauche, une infirmière pompait le sang de Coplan, un liquide noirâtre dont la teinte étonna ce dernier.
  
  - C’est normal ? questionna-t-il.
  
  - Quoi donc ? bougonna le professeur.
  
  - La couleur de mon sang.
  
  - Tout à fait normal.
  
  - Vous ne pensez pas que le taux de gaz carbonique est particulièrement élevé ?
  
  - C’est vous le médecin ou moi ? s’impatienta Tchankovsky.
  
  « Et ne vous agitez pas ainsi ! Je vous rappelle que nous procédons à des tests ! »
  
  - Des tests ? ricana Coplan. Vous n’êtes plus sûr de votre diagnostic ? Vous vous demandez si j’ai réellement un cancer au poumon ?
  
  - Si vous ne vous taisez pas, je vous l’arrache avec des tenailles !
  
  Un assistant s’approcha de Coplan, s’empara de son bras gauche, tamponna la peau à l’alcool, chercha la veine et y planta une aiguille prolongée par la seringue.
  
  Avant de plonger dans l’inconscience, Coplan se demanda la raison de ces manipulations nouvelles, qui dataient de l’entrevue avec Tanya, Bolev et Korzine.
  
  
  
  
  
  - Aujourd’hui, nous allons avoir la preuve de votre bonne volonté à coopérer avec nous, attaqua d’emblée Bolev dès que Coplan se fut assis dans le fauteuil. La D.G.S.E. a mis au point un programme pour protéger ses transfuges de l’Est. Fausses identités, résidences dans des petites villes de province, cours accélérés de français, enfants en pension dans des écoles privées.
  
  - Exact, reconnut Coplan.
  
  - Détaillez-nous ce programme.
  
  - Encore une fois, j’étais un agent Alpha et non un membre de la section chargée des transfuges. Néanmoins, tout à fait par hasard, j’ai eu l’occasion de connaître l’adresse de Constantin Vladimirovitch Roudienko.
  
  Avec plaisir, il vit Bolev et Korzine tressaillir. Roudienko était vraiment une épine dans le pied du K.G.B. Sélectionné par celui-ci en raison de ses penchants homosexuels, il avait suivi les cours intensifs de l’école d’espionnage de Kossovo. Une fois opérationnel, il avait accompli ses premières armes à Bangkok où il avait piégé un diplomate australien. Particulièrement doué dans les relations socratiques, il avait ensuite poursuivi une belle carrière et ses conquêtes, stratégiques pour le K.G.B., ne se comptaient plus. Évoluant avec aisance dans les milieux les plus divers, tenu en très haute estime par ses supérieurs, il avait été choisi pour participer à l’Opération Frelons Noirs qui visait à compromettre des personnalités françaises proches du gouvernement pour les faire chanter et les obliger à collaborer avec Moscou. Roudienko n’était pas seul dans son cas. Cependant, depuis quelque temps, l’attention de la D.G.S.E. était braquée sur lui. Discrètement appréhendé, il avait été séquestré dans un pavillon de la banlieue parisienne où, interrogé, il avait accepté de trahir en échange de l’asile politique et d’une protection. Dans un premier temps, l’Opération Frelons Noirs avait été démantelée. Dans un second temps, la liste des homosexuels tombés dans le traquenard qu’il leur avait tendu avait circulé dans divers services spéciaux occidentaux. Le K.G.B. avait mal digéré l’affront.
  
  Depuis, Roudienko était inscrit en bonne place dans le catalogue des traîtres dont Moscou souhaitait la disparition.
  
  - C’est où, cette adresse ?
  
  - Dans le Sancerrois. Sury-en-Vaux. Les gens y sont accueillants, dotés d’un savoureux accent berrichon et le vin y est délectable. Roudienko y vit sous l’identité de Marc Rougeron et habite une maison isolée. Pour oublier, il se soûle au sancerre rouge.
  
  Bolev hocha la tête.
  
  - Nous vérifierons.
  
  Coplan demeura impassible. Il n’éprouvait aucun scrupule à livrer Roudienko. Le transfuge écumait la région, de Nevers à Bourges, et draguait les très jeunes garçons. Deux d’entre deux avaient été retrouvés violés et étranglés. L’enquête de gendarmerie faisait peser les soupçons sur le Soviétique. Aussi la D.G.S.E. ne se sentait-elle plus liée à son égard. Son arrestation étant exclue, l’alternative était simple. Ou la D.G.S.E. l’éliminait ou elle laissait le K.G.B. s’en charger.
  
  La seconde solution était de loin la meilleure.
  
  - Outre Roudienko, qui d’autre ? reprit Korzine.
  
  Coplan fit mine de réfléchir, puis laissa tomber :
  
  - Igor Ivanovitch Stropnine vous intéresse ?
  
  Cette fois encore, il vit avec satisfaction les deux Soviétiques tressaillir.
  
  - Que savez-vous de Stropnine ? pressa Bolev.
  
  L’agent en question avait écouté les sirènes de la D.G.S.E. pour des raisons d’argent. Cupide et jouisseur, il dépensait sans compter. A bout de ressources, il avait escroqué le chef-comptable de l’antenne du K.G.B. à Paris, puis, terrifié, il avait cherché refuge auprès de la D.G.S.E. en monnayant sa trahison.
  
  Cependant, mû par un reste de patriotisme et de fidélité à ses convictions, il avait habilement brouillé les cartes, pratiqué le double jeu. Sur la foi de ses révélations, un agent français avait été envoyé à Budapest où, le lendemain, il était assassiné par les Hongrois sous le couvert d’un accident de la circulation.
  
  Depuis, Stropnine figurait sur deux listes mortuaires, celle de la D.G.S.E. et celle du K.G.B. Mais, là encore, la Centrale du boulevard Mortier préférait que ce fussent les Soviétiques qui passent la serpillière.
  
  - Il vit sous l’identité de Jean-Michel Constantineau, au 7, avenue des Déportés du 11 Novembre 1943, à Grenoble.
  
  - Si nous mettons la main sur Roudienko et Stropnine, ce sera un bon point pour vous, déclara Bolev qui jeta un coup d’œil au magnétophone pour vérifier qu’il fonctionnait.
  
  - Qui d’autre encore ? reprit Korzine, toujours insatisfait.
  
  - Personne pour le moment mais je vais réfléchir, promit Coplan.
  
  - Il nous faut impérativement d’autres noms. Par exemple, nous aimerions savoir où se trouvent Koussevitch, Kasmanarev, Gouroudjokine, Djarapidze, Kotchodourian et Gachdovili.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Le premier est aux mains de la C.I.A., le second du Spécial Intelligence Service, et je n’ai jamais entendu parler des autres.
  
  - Cherchez bien. La mémoire vous reviendra peut-être, enjoignit Korzine d’une voix sévère.
  
  
  
  
  
  Dans sa cellule, ce n’était plus Anastasia qui lui rendait visite. Un cerbère la remplaçait. Visage rude et asiatique de paysanne sibérienne, mafflu et couperosé, vaguement moustachue et dotée de biceps propres à lui gagner une médaille d’or aux Jeux Olympiques, elle n’inspirait guère l’érotisme.
  
  Elle inspecta le thermomètre.
  
  - Trente-huit deux. C’est bizarre.
  
  Coplan pensa au changement de traitement de Tchankovsky. Manigançait-on contre lui un coup tordu ?
  
  Le cerbère secoua énergiquement l’instrument.
  
  - Je reviendrai dans deux heures reprendre votre température. La fièvre aura peut-être baissé.
  
  Elle pressa la sonnette et, dans le couloir, le garde déverrouilla la lourde porte blindée pour la laisser sortir. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur de la cellule.
  
  - Besoin de rien ? s’enquit-il.
  
  - Non.
  
  La porte fut refermée et reverrouillée.
  
  Une fois seul, Coplan fut assailli d’angoisse à nouveau. Tchankovsky et son équipe complotaient-ils un coup fourré, sur ordre de Bolev et de Korzine ? Pourquoi ? Il avait beau chercher, il ne voyait pas.
  
  Il tournait en rond dans la cellule, taraudé par d’autres soucis. Il lui fallait absolument partir à la recherche du rapport du professeur Sébastien Moreau, mais comment ? Il avait exploré sa cellule et devait s’avouer qu’elle ne recelait aucune possibilité d’évasion.
  
  Bolev et Korzine avaient veillé à ce qu’il ne puisse plus rééditer la manœuvre Anastasia. Le stylo lui avait été restitué mais pas son contenu qui, de toute façon, n’aurait plus servi à rien, avec le cerbère moustachu qui veillait sur lui.
  
  Ne restait qu’une solution : regagner la confiance des deux Soviétiques et recouvrer une plus grande liberté de mouvements. Seulement, le danger était grand : pendant tout le temps que cela prendrait, le refuznik à qui Sébastien Moreau avait remis son rapport demeurerait livré à lui-même. Or c’était un amateur. Qui pouvait prévoir ses réactions ? Et s’il lui venait à l’esprit de prendre une initiative fatale ?
  
  Un seul point rassurant, heureusement : le rapport était rédigé en gullah.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  La porte se déverrouilla. Coplan rouvrit les yeux, reveillé dans son premier sommeil. Il s’attendait à voir surgir le cerbère, un thermomètre à la main, et sursauta en découvrant le visage tendu de Sevim.
  
  - Allez, magne-toi, Francis, pressa la Turque. Faut se tirer vite fait !
  
  Elle abaissa le Tokarev qu’elle brandissait. Coplan bondit. En un tournemain il fut habillé et rafla ses affaires. Dans le couloir, le garde gisait sur le sol, ligoté et bâillonné. Autour de lui, Coplan reconnut Rik Bingen et son physique de jeune premier luttant désespérément contre l’âge. Avec hantise, le Sud-Africain voyait approcher l’instant fatidique où les femmes se détourneraient de lui. Or, elles constituaient sa seule raison de vivre. On racontait que, commandité un jour par le neveu d’un émir de la Côte des Pirates pour abattre son oncle, il avait exigé de disposer durant deux semaines du harem du nabab. Condition accordée par l’héritier du trône (Coplan joue le pirate de l’air).
  
  Bingen décocha à Coplan une bourrade amicale et l’entraîna, suivi par Sevim.
  
  Joseph Kapelski s’était occupé du personnel de permanence, aidé par son inséparable compère Mike Orlando. Internes et infirmières avaient subi le sort du garde.
  
  Posté à l’extérieur du bâtiment, Jo Levesque surveillait les alentours, un Kalashnikov entre les mains.
  
  Sevim avait reconstitué son équipe de tueurs et de mercenaires, disponibles pour les besognes les plus risquées, le Sud-Africain Rik Bingen, l’Américain Mike Orlando, le Polonais Joseph Kapelski, qui parlait couramment le russe, et le Canadien Jo Levesque.
  
  - Par ici, souffla le Sud-Africain à l’oreille de Coplan. La patrouille est out. On a aussi liquidé leurs saloperies de clébards. Dans le poste de police, ils sont tous flingués. Satisfait ?
  
  - Les détonations ? s’inquiéta Coplan.
  
  - Qu’est-ce que tu crois ? s’offusqua la Turque. Et les suppresseurs de son ? Réveille-toi, Francis, tu te crois encore au temps de la Révolution d’Octobre ?
  
  Elle donna l’exemple et se mit à courir. Le groupe suivit. A un moment, il fallut enjamber les corps des membres de la patrouille et des bergers allemands. Sous les semelles le verre brisé des torches électriques craqua.
  
  Par la poterne, ils débouchèrent sur une rotonde où stationnait une grosse Volga. Joseph Kapelski s’installa derrière le volant tandis que ses compagnons prenaient place sur les sièges. Sevim se tourna vers Coplan assis à ses côtés.
  
  - Dans une demi-heure nous serons à la périphérie de Moscou, l’informa-t-elle. Nous y avons une planque d’où nous ne bougerons pas en attendant que passe l’orage.
  
  - C’est quoi, cette planque ? s’enquit Coplan, méfiant.
  
  - La maison d’un riche trafiquant au mieux avec les huiles du régime. Rien à craindre, d’autant que nous avons barre sur lui, en échange de certains services à rendre à Istanbul.
  
  - Tu le garantis ?
  
  - A cent pour cent.
  
  - En tout cas, bravo pour ton intervention sur laquelle je ne comptais plus.
  
  - Et le fric promis ? Tu crois que j’allais faire l’impasse ? En ne te voyant pas aux rendez-vous successifs que tu avais fixés, j’ai reniflé la bavure. Tu m’avais indiqué l’hôpital où tu serais, alors j’ai envoyé Joseph aux renseignements. Comme il parle le Russe, je ne risquais rien. Son astuce a fait le reste.
  
  Elle marqua un temps d’arrêt.
  
  - L’astuce et l’argent que j’ai avancé.
  
  - Tu seras remboursée.
  
  - J’y compte bien.
  
  Un peu gêné, Coplan se racla le fond de la gorge.
  
  - Le carnage dont m’a parlé Rik était absolument nécessaire ? Nous allons avoir toutes les polices sur le dos !
  
  - Tu deviens sentimental ? se rebiffa la jeune femme. C’était absolument nécessaire pour réussir l’opération.
  
  - Pourquoi aurait-on pris des risques inutiles ? renchérit Jo Levesque.
  
  79
  
  
  
  
  
  - Nous n’étions que cinq, appuya Mike Orlando. Sans l’effet de surprise, nous étions fichus !
  
  Coplan ferma les yeux en se morigénant. Voilà qu’il faisait le difficile alors que, miraculeusement, il recouvrait sa liberté. Il avait tort de cracher dans la soupe que lui avaient offerte Sevim et son commando !
  
  
  
  
  
  Solidement plantée sur une légère élévation de terrain, la maison éblouissait de toute sa blancheur sous le soleil. Détachée sur le bleu du ciel et ornée de balustrades ajourées, elle dominait de ses deux niveaux couronnés d’une terrasse la pelouse d’un vert cru taillée aux ciseaux. Celle-ci ondulait jusqu’à un rond-point où se dressait, majestueuse, une longue table de marbre blanc, flanquée de bancs en bois épais, sculptés sur la tranche. Tout autour, taches claires dans la verdure, des vasques en pierre débordaient de fleurs.
  
  Coplan admira le spectacle en réprimant un bâillement. Sa nuit avait été mauvaise. Refusant le bel optimisme de Sevim, il avait été assailli de craintes. Le K.G.B. tenterait de prendre sa revanche. Les contrôles seraient renforcés sur les routes, dans les aéroports, les ports et aux frontières.
  
  Malgré le soleil, le temps restait frais. Dans sa chambre, Coplan avait déniché des vêtements propres à peu près à sa taille et qui appartenaient à Mike Orlando. Le chandail qu’il avait passé n’était pas superflu dans l’air frisquet.
  
  Il descendit l’allée et s’assit devant Sevim qui s’était confectionné un café à la turque, épais et lourd. Du pouce, elle baissa le volume du transistor.
  
  - Notre affaire de la nuit dernière fait un drôle de boucan, mais c’est toujours pareil avec les Soviétiques, ils cachent la vérité.
  
  - Qu’ont-ils inventé ? demanda Coplan en attirant à lui la cafetière et une tasse propre.
  
  - Que tu es fou à lier et que, dans une crise de démence furieuse, tu as assassiné le personnel hospitalier. Ta photo est partout. A se demander s’ils ne vont pas émettre des timbres-poste à ton effigie ! railla-t-elle.
  
  Coplan sucra son café, but et faillit recracher le tout. Il y avait peu de liquide mais, en revanche, la poudre de marc crissait sous les dents.
  
  - Comment peux-tu boire une saloperie pareille ?
  
  - N’insulte pas celle à qui tu dois la liberté et à qui tu n’as pas encore versé ses honoraires. Retourne donc aux cuisines. Sous-sol à gauche. Tu y trouveras à manger et à boire.
  
  Coplan suivit le conseil et, une fois restauré, alla s’asseoir devant le téléviseur. Aux informations de midi, il constata que Sevim n’avait pas menti. L’ampleur des moyens déployés était consternante. Présenté comme un fou dangereux traité dans un hôpital psychiatrique, Coplan était parvenu à s’évader après avoir massacré ses médecins et ses infirmières.
  
  Sa photo s’étalait en grand sur l’écran.
  
  Coplan fit la grimace. L’affaire s’engageait mal.
  
  Les jours suivants, il en fut de même. Le K.G.B. ne lâchait pas prise. Coplan frémissait en imaginant le quadrillage mis en place. Les malheureux touristes en vacances en U.R.S.S. devaient en baver. Les tracasseries policières s’abattaient certainement sur eux, surtout dans les aéroports.
  
  Trois semaines s’écoulèrent avant que la pression ne fût relâchée. Un jour, en fin d’après-midi, Coplan alla s’asseoir devant Sevim installée à la table sur la pelouse.
  
  - Il faut que je parte, déclara-t-il à brûle-pourpoint.
  
  Elle le dévisagea avec gravité.
  
  - Pour aller où ?
  
  - Moscou.
  
  - Tu ne peux pas attendre une semaine de plus ?
  
  - Ce sera pareil qu’aujourd’hui. La tension a baissé mais la surveillance reste constante et cela durera des mois. Je ne peux me permettre de rester planqué ici tout ce temps. Par ailleurs, si ton trafiquant de marché noir changeait d’avis ?
  
  - Je me suis débarrassée de la Volga en échange d’une Lada.
  
  - Les papiers sont en règle ?
  
  - Oui.
  
  - Alors, je tente ma chance. Le coffre est grand ?
  
  - Comme le musée du Topkapi.
  
  - Je m’y cacherai, toi, tu conduiras.
  
  Elle réfléchit et hocha la tête.
  
  - L’idée est bonne, et je dispose d’un faux passeport diplomatique turc. Les flics, s’ils nous stoppent, n’y verront que du feu. Au fait, j’ai une autre planque meilleure que celle-ci, car elle jouit du privilège d’exterritorialité.
  
  - On la gardera pour la bonne bouche. Voici mes dispositions : nous ferons le trajet de jour, c’est moins périlleux car moins repérable.
  
  - Quand ?
  
  - Il me faut passer un coup de fil d’abord.
  
  Le même soir, Coplan appela le refuznik Anton Lippmann et, lentement, énonça la phrase-code :
  
  - Gegen Dummheit kämpfen Götter selbst vergebens.
  
  A l’autre bout de la ligne, il y eut un toussotement gêné, puis :
  
  - Je ne comprends pas ce que vous dites, vous devez faire erreur.
  
  Mais le correspondant ne raccrochait pas comme il était logique. Coplan réfléchit rapidement. Probablement n’était-il pas seul.
  
  - Chez vous, demain à midi ? proposa-t-il.
  
  - Oui, c’est cela, vous avez raison, appelez donc les renseignements téléphoniques.
  
  Cette fois, on raccrocha. Coplan fît de même, soulagé. L’espace d’un instant, il avait cru à la catastrophe.
  
  Le lendemain, Sevim s’installa au volant de la Lada qui, comme souvent en U.R.S.S. fonctionnait au gasoil, l’essence étant réservée aux privilégiés de la Nomenklatura. Coplan se dissimula dans le coffre. Au chalumeau oxhydrique, il avait pratiqué une mince encoche qui lui permettait d’observer la rue. Emprunté à Mike Orlando, le Tokarev 9 millimètres était glissé dans sa ceinture. Parce qu’il parlait le russe, Joseph Kapelski avait été requis et avait pris place sur le siège avant.
  
  La Lada démarra. Dès qu’elle atteignit la ville, les foules sur les trottoirs devinrent grouillantes. Les queues s’étiraient devant les boutiques. Sur la chaussée régnait une puanteur atroce, celle des gaz d’échappement lâchés par les Lada et les autobus rouge et crème bourrés de passagers.
  
  Dans leur uniforme vert grisâtre, les policiers réglaient la circulation et lorgnaient les abords des hôtels à touristes, où proliféraient les trafiquants de devises qui échangeaient celles-ci à cinq fois le cours officiel et ristournaient une partie de leurs bénéfices aux représentants de l’ordre.
  
  De sa position inconfortable, Coplan ne perdait rien du spectacle.
  
  Lorsque Sevim atteignit l’adresse convenue, elle se rangea sur une aire à stationnement payant. Kapelski et elle ouvrirent le coffre après s’être assurés qu’on ne les observait pas.
  
  Coplan se dégagea et sauta sur le trottoir avant de se diriger rapidement vers l’immeuble. Il se trouvait juste devant une station de métro. Il la dépassa et se planta devant le tableau des locataires.
  
  Anton Lippmann vivait au septième étage, appartement F.
  
  L’ascenseur était archaïque et poussif. Avec difficulté, il hissa Coplan jusqu’à sa destination. Les murs dans le couloir avaient besoin d’un bon coup de peinture. Coplan sonna. La porte s’ouvrit sur un homme d’une trentaine d’années, à la chevelure noire hirsute, au visage émacié, et aux yeux fiévreux.
  
  - Gegen Dummheit kämpfen Götter selbst vergebens, murmura aussitôt Coplan.
  
  - Entrez.
  
  La porte se referma précipitamment sur les talons du visiteur.
  
  L’appartement était petit, et meublé sommairement. Sur un papier mural pisseux pendait la reproduction d’un portrait complaisant de Mikhaïl Gorbatchev. L’artiste avait oublié la célèbre tache de vin sur le haut du crâne. Dans les bocaux emplis d’alcool, alignés sur une étagère, trempaient des cadavres de batraciens. Dans le salon, une bouteille de vodka trônait entre deux verres sur une table basse en bois.
  
  Coplan s’assit dans le fauteuil fatigué que lui désignait son hôte qui tendit la main vers la bouteille, mais Coplan refusa d’un geste courtois.
  
  - J’ai peu de temps devant moi, venons-en aux faits. Le document que vous a remis le professeur Moreau ?
  
  Lippmann laissa son regard peser sur Coplan mais ce dernier ne s’inquiéta pas. Aucun risque que Lippman le reconnaisse. Le matin même, Coplan avait fait appel au contact dont il avait mémorisé les coordonnées après l’incident, monté de toutes pièces, avec la prostituée du quartier de l’Arbat. Un petit homme brun, visiblement homosexuel, maquilleur dans le cinéma, s’était présenté. Il avait en l’espace de quatre heures modifié l’aspect de Coplan avec un tel art que Sevim et Kapelski en étaient restés stupéfaits.
  
  « - Tu ressembles à un vieillard ! » s’était exclamée la Turque pendant que le Polonais approuvait du chef.
  
  - Je n’ai plus ce document, déclara Lippmann avec gêne.
  
  Coplan sursauta. L’impression de désastre qu’il ressentait depuis son entrevue avec le scientifique français se confirmait. Il questionna d’un ton acerbe :
  
  - Qu’en avez-vous fait ?
  
  - Je l’ai expédié à l’Ouest.
  
  Un frisson glacé zigzagua le long de l’échine de Coplan, comme lors de son entrevue avec le professeur Moreau.
  
  - Vous n’en aviez pas convenu ainsi avec celui qui vous l’a remis, objecta-t-il.
  
  Lippmann se versa une large rasade de vodka et l’avala d’un trait avant de se lancer dans une violente diatribe :
  
  - C’est toujours la même chose avec vous autres Occidentaux ! Vous ne comprenez jamais les difficultés des Soviétiques et, particulièrement, des juifs comme moi ! Dès que vous avez franchi la frontière, vous êtes tranquilles, vous retrouvez un pays de liberté. Vous ne connaissez pas l’angoisse, les nuits de cauchemars, la hantise d’entendre un coup de sonnette inattendu, les formulaires à remplir pour obtenir un visa d’émigration pour Israël ! Sans compter les innomb...
  
  Coplan l’interrompit d’une voix calme :
  
  - Quel rapport avec le fait que vous ayez envoyé à l’Ouest des documents que vous deviez me remettre ?
  
  - Vous ne veniez pas. J’ai eu peur. J’appartiens à un réseau de contestataires qui ne croient ni au glasnost ni à la perestroïka. Récemment, plusieurs de mes camarades ont été arrêtés. On ignore ce qu’ils sont devenus. J’ai craint que ce document, dont le professeur Moreau m’a dit qu’il était très important, ne tombe entre les mains de la police.
  
  - Qu’en avez-vous fait ?
  
  Lippmann se reservit une dose généreuse de vodka et la lampa comme du petit lait, ce qui amena sur son visage pâle et émacié une rougeur certaine.
  
  - J’ai caché les documents dans les couronnes de l’empereur Bokassa.
  
  Coplan faillit s’étrangler de surprise.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Devant l’étonnement de son visiteur, Lippmann proposa :
  
  - Vous êtes certain qu’un bon verre de vodka ne vous ferait pas du bien ?
  
  - Non, merci. En revanche, parlez-moi de ces couronnes de l’empereur Bokassa.
  
  - Je dois vous faire un petit historique. Le 4 décembre 1976, Jean-Bedel Bokassa s’est lui-même couronné empereur de Centrafrique, geste qui témoigne d’une effrayante mégalomanie. Le monde a assisté par télévision interposée à cette cérémonie ridicule. J’étais étudiant en médecine à l’époque, et mes condisciples et moi avons failli mourir de rire. Pour cette occasion, il avait dépensé le cinquième du budget de son pays et, entre autres, avait fait fabriquer par les plus grands joailliers parisiens trois couronnes impériales pour lui-même, son épouse et son fils. Protégé de la France mais n’en obtenant pas les crédits qu’il réclame, notre homme se tourne alors vers la Libye de Kadhafi et propose même de se convertir à l’islamisme comme son illustre prédécesseur Amin Dada. La France ne peut supporter de perdre un pion stratégique important au centre de son ex-empire africain. Le 20 septembre 1979, profitant de l’absence de Bokassa, elle organise un coup d’État à Bangui et le conseiller personnel de l’empereur prend le pouvoir. Bokassa trouve refuge en Côte-d’Ivoire.
  
  Coplan acquiesça d’un bref signe du menton. Le putsch avait été monté par le S.D.E.C.E. (future D.G.S.E.). L’opération, aurait-il pu préciser au Soviétique, avait reçu le nom de code de Barracuda.
  
  - Avant l’arrivée des troupes françaises, poursuivit Lippmann, le palais impérial a été pillé par les conseillers soviétiques auxquels un peu avant l’empereur avait fait appel. Les trois couronnes ont disparu (Authentique). Elles ont été ramenées en U.R.S.S., et là ont posé un problème aux voleurs. Qu’en faire ? Les remettre à leurs supérieurs hiérarchiques ? C’était la solution la plus facile. Néanmoins, les pillards escomptaient bien en tirer profit. Aussi ont-ils revendu au marché noir ces joyaux magnifiques, mais à vil prix. Les acheteurs étaient des membres du réseau de refuzniks auquel j’appartiens.
  
  - Où avaient-ils trouvé l’argent ? s’enquit Coplan, méfiant.
  
  - C’étaient des médecins, des scientifiques, des artistes, des écrivains. En résumé, des privilégiés du régime. Seuls ces derniers peuvent verser dans la contestation. Le simple ouvrier, lui, est immédiatement appréhendé et expédié dans un goulag. L’intelligentsia est traitée avec plus d’égards, car si tous les cerveaux se retrouvent dans un goulag, où va le pays ? Pour en revenir à ces couronnes, elles sont restées cachées durant des années. A un moment, quelqu’un a formé le projet de dessertir les diamants et de les vendre séparément, mais cette solution a été abandonnée car moins profitable.
  
  - Profitable ? releva Coplan.
  
  - Nous avons décidé, expliqua Lippmann, de faire passer ces couronnes à l’Ouest et de les vendre. La somme ainsi recueillie servira à notre cause.
  
  Coplan grimaça.
  
  - Et comment avez-vous opéré ?
  
  - Nous avons remis ces joyaux à une diplomate suédoise d’origine juive comme la plupart d’entre nous, et qui est sympathisante de notre cause. Elle a utilisé la valise diplomatique.
  
  - Et le document du professeur Moreau ?
  
  - Il se compose de quarante-deux feuillets. Je les ai divisés en trois fractions égales, glissés à l’intérieur de la coupole de chaque couronne, et je les ai dissimulés par un cercle de velours noir fixé au métal.
  
  - Astucieux, reconnut Coplan.
  
  - Je crois, en effet, que c’est du beau travail.
  
  - Où sont les couronnes actuellement ?
  
  - Chez cette diplomate. A Stockholm. Son nom est Kerstine Lundberg. Son adresse est 80 SanktEriksgatan.
  
  - Elles ne sont pas encore vendues ?
  
  - C’est moi qui dois lui donner le feu vert pour la vente. Je n’avais pas l’intention de le faire avant que vous me contactiez.
  
  - Elle sait que quelqu’un doit passer la voir afin de récupérer le document ?
  
  - Elle est au courant.
  
  Coplan posa encore de multiples questions auxquelles Lippmann répondit avec bonne volonté. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Coplan se leva enfin pour prendre congé. C’est alors qu’il entendit la succession de coups de sonnette impérieux. Lippmann pâlit.
  
  - Je n’attends personne, balbutia-t-il. Ce sont eux, j’en suis sûr. Ils viennent m’arrêter !
  
  Coplan ne demanda pas son reste. Il ressortit du salon et enfila le couloir. La première porte qu’il ouvrit était celle d’une chambre à coucher. La seconde, celle de la salle de bains. Il tourna le bouton de la fenêtre et passa le corps à travers l’étroit espace. Ses pieds prirent appui sur la corniche et, frissonnant, il se colla à la façade en espérant que le refuznik aurait la bonne idée de ne pas ouvrir la porte tout de suite.
  
  En dessous de lui, sept étages. Et un vent violent qui semblait vouloir le faire chavirer dans le vide. Lentement et prudemment, il se déplaça, face au mur, la tête penchée à droite. Le soleil lui chauffait les épaules et la nuque. Assez rapidement, il atteignit l’angle de l’immeuble, le contourna et s’engagea sur la face arrière, là où régnait l’ombre. Le vent ne soufflait plus.
  
  La sueur sourdait par tous ses pores et Coplan avait l’impression que la pierre allait se liquéfier sous ses paumes.
  
  Sa seule chance, réalisa-t-il soudain, résidait dans une grue dont la flèche pointait trois mètres plus bas mais à trois mètres aussi de la paroi à laquelle il s’accrochait. Quitte à se rompre les os, il devait tenter le coup. En dehors de cet engin, pas de salut car la corniche ne menait nulle part, se contentant d’encercler l’immeuble.
  
  Avec mille précautions, millimètre par millimètre, il changea de position et, bientôt, il fut dos au mur. Longuement, il calcula son saut et, les jarrets bandés, les dents serrées, se lança dans le vide en se projetant le plus loin possible de la verticale de l’immeuble.
  
  Ses mains accrochèrent une cornière. Sous le choc, les muscles de ses bras protestèrent. Dans un premier temps, il s’astreignit à freiner le balancement de ses jambes et, dans un second, descendit le long du métal froid en crochetant de ses doigts raidis une entretoise après l’autre. A bout de souffle, il toucha enfin du pied le toit de la cabine où il tomba à genoux et se laissa glisser sur la plate-forme de l’habitacle qui était vide. Dans un coin traînait un vieux chapeau de pluie. Il le coiffa et, sans hâte, jouant au grutier, entreprit de rejoindre la terre ferme en utilisant l’échelle verticale.
  
  Ses pieds effleuraient le sol lorsqu’une main se posa brutalement sur son épaule. Aussitôt, il pivota pour se dégager et rencontra le visage furieux d’un gros homme en uniforme gris-bleu et qui, l’œil méchant, l’apostropha :
  
  - Je t’ai vu. Qu’est-ce que tu foutais là-haut ?
  
  Sur le tissu, à l’emplacement du cœur, était cousue une large bande blanche brodée au nom de l’entreprise de travaux publics, et qui mentionnait la fonction de l’importun : surveillant.
  
  Coplan se prit la tête à deux mains, comme s’il éprouvait un malaise, ce qui lui permit d’inspecter les alentours. Personne en vue. Il leva les yeux vers la paroi qu’il venait de quitter. Pas un chat aux fenêtres.
  
  Sa main droite partit à l’horizontale et le tranchant écrasa la pomme d’Adam. Il ne pouvait faire moins. Sa vie et sa mission étaient en danger.
  
  L’homme s’effondra et Coplan remorqua le corps jusqu’à une baraque en bois non loin, où il l’abandonna pour quitter le chantier à la hâte.
  
  A peine avait-il parcouru une centaine de mètres qu’il dénicha l’escalator. Il sortit une pièce de cinq kopecks et la glissa dans la fente du portillon automatique sous l’œil des gardiens. Quelques marches plus bas, il déboucha sur un quai et dénombra six voies de circulation pour les rames. Il se repéra et enfila le quai, certain qu’à son extrémité se trouvait la sortie qu’il avait vue en entrant dans l’immeuble de Lippmann. Si tout allait bien, Sevim serait là, au volant de la Lada, avec Joseph Kapelski sur le siège passager.
  
  Une déception l’attendait. La Lada était partie, sans doute chassée par les deux cars de police qui stationnaient devant l’immeuble. Coplan rebroussa chemin, et s’engouffra à nouveau dans le métro.
  
  Une rame express le conduisit à la station la plus proche de l’Arc de Triomphe, avenue Koutouzov. D’une cabine publique, il téléphona à Air France et demanda Nancy DiGregorio. Quand il l’obtint, il lui communiqua la phrase-code, sa position géographique et réclama un transport automobile en indiquant le numéro de la cabine devant laquelle il attendrait.
  
  Du sang napolitain coulait dans les veines de la jeune femme, et elle ne pouvait le cacher. Mince, élancée, longs cheveux noirs, regard sombre, tout en elle trahissait le feu intérieur qui couvait. Camouflée en employée de la compagnie aérienne, elle travaillait pour la D.G.S.E. où elle détenait le grade de lieutenant.
  
  - Vous avez de la chance, grogna-t-elle d’emblée. Il y a quinze jours, j’ai pété le joint de culasse sur ma 505 et, à Moscou, c’est la croix et la bannière pour faire réparer une Peugeot. On me l’a rendue hier.
  
  Peu intéressé par ses soucis mécaniques, Coplan lui saisit familièrement le bras et l’entraîna.
  
  A bord de la voiture, ils traversèrent le pont Krimsky sur la rivière Moskva, et Coplan se fit arrêter dans la rue Gorki.
  
  - Ce sera tout pour aujourd’hui, remercia-t-il, mais j’aurai peut-être à nouveau besoin de vos services. Alors, veillez sur le joint de culasse.
  
  Planté sur le trottoir, il la laissa partir, et quand elle eut disparu, il gagna à pied, à trois rues de là, la nouvelle planque que lui avait indiquée Sevim.
  
  La Turque l’attendait en buvant du café accompagné de biscuits.
  
  - Désolée. Les flics ont débarqué. Joseph et moi avons pensé que tu saurais te débrouiller sans nous. Nous voulions éviter les questions inutiles.
  
  - Tu as bien fait puisque je suis là.
  
  - Les flics t’ont cherché des poux ?
  
  - Je ne suis pas tombé sur eux.
  
  - Du nouveau ?
  
  - Tu toucheras ton fric à Stockholm si tu parviens à nous faire sortir d’U.R.S.S.
  
  - C’est la frontière finlandaise qui est la plus proche.
  
  - Mais elle est très surveillée.
  
  - Oui, sauf au nord-est du lac Ladoga. L’unité qui y est affectée revient d’Afghanistan et les hommes sont démoralisés par la piquette des moudjahidin. Le moral est très bas et les officiers n’osent pas sévir. Bref, c’est le bordel. A nous d’en profiter.
  
  - Qui sont tes sources ?
  
  - Notre ancien hôte, le trafiquant.
  
  - Il est fiable ?
  
  - C’est par cette région qu’il fait passer ses produits de contrebande. Naturellement, il faut backchicher. Après en avoir bavé en Afghanistan, les gardes-frontières veulent profiter de l’existence. Normal, non ?
  
  Coplan ricana.
  
  - Comme toi après notre passage à la banque à Stockholm !
  
  - Et comment ! approuva vigoureusement Sevim avant de vider sa tasse de café.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Coplan tendit à Sevim les liasses de cent dollars et elle soupira d’aise.
  
  - C’est un plaisir de conclure des affaires avec toi, Francis.
  
  - Sans toi, nous serions encore coincés en U.R.S.S.
  
  Elle éclata de rire.
  
  - Tu as vu ce que valaient les soldats rapatriés d’Afghanistan ? Ils vivent encore en plein cauchemar ! Ce n’est pas eux qui auraient pris Berlin en 1945 !
  
  - Des chiffes molles.
  
  - Tu l’as dit. Un sac de roubles dévalués pour se soûler la gueule et se taper quelques grosses vaches putassières, et ils sont contents. Marx, Lenine, Engels et Gorbatchev, ils s’en foutent !
  
  Coplan était encore surpris de la façon dont tout s’était passé. Grâce à l’entregent de Sevim, de Joseph Kapelski et aux mallettes bourrées de roubles, ils avaient franchi la frontière russo-finlandaise comme on se rend de Menton à Monaco. Hilares, les gardes agitaient joyeusement la main comme pour saluer le départ de vieux amis. Pas d’officiers en vue. Sans doute avaient-ils honte du terrible échec infligé par les moudjahidin.
  
  Les plus pointilleux, finalement, avaient été les Finlandais. Mais les deux Lada ne contenaient rien de suspect.
  
  A Helsinki, Sevim avait confié à un mystérieux passeur les voitures made in Soviet Union et le commando s’était envolé pour Stockholm. Dans une banque discrète se trouvait une partie des fond prévus par la D.G.S.E. pour cette opération délicate.
  
  Satisfaite, la Turque empilait les liasses dans son attaché-case.
  
  - Tu n’as plus besoin de moi ?
  
  - Toi et les autres comptez rester à Stockholm ?
  
  - La ville ne m’enchante guère mais si tu prévois quelque chose pour nous, on fera un effort.
  
  - Accorde-moi trois jours, ça ira ?
  
  Elle hocha la tête.
  
  - On prendra notre mal en patience. Tu sais ce qui me déplaît ici à cette saison ?
  
  - Quoi ?
  
  - Le soleil se lève à deux heures du matin et se couche à dix heures du soir. Ça fout en l’air mon rythme biologique.
  
  - Bande-toi les yeux quand tu te couches.
  
  - Tu es fou, ça me donnerait l’impression d’être face à un peloton d’exécution !
  
  Ne tenant plus en place, Coplan abrégea l’entrevue. Au comptoir Avis de l’hôtel, il avait loué une Datsun. Après avoir consulté le plan de la ville, il se rendit au 80 de SanktEriksgatan. L’immeuble était cossu et ancien, avec cette touche de fantaisie française qu’avaient introduite les Bernadotte lorsqu’ils étaient montés sur le trône en 1818.
  
  Sur une boîte aux lettres était inscrit en majuscules penchées le nom de Kerstine Lundberg, accompagné du numéro de l’étage et de la porte. Coplan emprunta l’ascenseur et sonna. La porte s’ouvrit sur une femme grande et mince, aux yeux bleus, à la longue chevelure blonde et au regard méfiant.
  
  - Kerstine Lundberg ?
  
  - C’est moi.
  
  - Ar det regnigt vâder inîe i Sverige (Le temps est pluvieux, mais pas en Suède), déclara Coplan.
  
  C’était la phrase-code communiquée par Anton Lippmann.
  
  - Entrez.
  
  Coplan pénétra dans un vaste hall, crut qu’on le guillotinait, perdit connaissance, et tomba sur l’épaisse moquette.
  
  Quand il revint à lui, il avait la bouche sèche, la nuque douloureuse, et ses oreilles bourdonnaient. Péniblement, il se releva en regrettant de n’être pas venu en compagnie de Sevim et de Joseph Kapelski. Leur présence eût été dissuasive. Il tituba jusqu’à la salle de bains dont la porte était restée ouverte, se déshabilla complètement et prit une douche glacée qui le revigora.
  
  Quand il sortit, il se sentait mieux.
  
  Le cadavre d’une femme gisait sur le canapé du salon. Elle avait été étranglée à l’aide de l’écharpe verte dont l’un des pans retombait sur la moquette. Coplan fouilla le sac à main renversé. Le passeport diplomatique qu’il y dénicha éclaira sa lanterne :
  
  Kerstine Lundberg, troisième secrétaire, précédemment attachée à l’ambassade à Moscou.
  
  Coplan se détouna et entreprit de chercher les trois couronnes de l’ex-empereur Bokassa. Il ne se faisait aucune illusion. Au contraire, il avait le pressentiment que l’assassinat de la diplomate était lié à leur fuite d’U.R.S.S. Les diamants des plus grands joailliers parisiens avaient excité la convoitise du tueur.
  
  L’appartement était coquettement décoré. Tout était en ordre. Les meubles n’avaient pas été fouillés. Effrayée, Kerstine Lundberg avait dû livrer très vite la cachette des couronnes. Le cadavre ne portait pas de traces de coups, ni de tortures. Du travail propre. On avait même déchaussé la victime comme si, pour se conformer à la traditionnelle propreté Scandinave, l’assassin avait voulu éviter de salir le tissu du canapé.
  
  Le sac sur le pouf contenait quelques centaines de couronnes suédoises. Elles n’intéressaient pas le meurtrier.
  
  Avait-il découvert les joyaux ici ou bien étaient-ils à l’abri ailleurs ?
  
  Les recherches de Coplan se révélèrent vaines. Dépité, il s’assit dans un fauteuil et réfléchit. Un profond pessimisme l’assaillait. Dès le début, l’opération avait été mal engagée et les retards s’étaient accumulés.
  
  A présent, c’était un fiasco.
  
  L’effet de la douche s’estompait et, à nouveau, sa tête et sa nuque l’élançaient. Par ailleurs, il se sentait affreusement las. Le contrecoup du traitement du professeur Tchankowsky ? Possible...
  
  Il ferma les yeux car les objets dansaient devant lui, en même temps qu’une succession de vertiges accentuait le martèlement dans son cerveau. Ses oreilles bourdonnaient toujours. Sans s’en apercevoir, il s’endormit.
  
  La porte qui claquait le réveilla. D’un bond, il fut sur ses pieds. Deux hommes entraient dans le salon. L’un était petit, mince et frêle, avec un teint blafard et des cheveux blond filasse. Des lunettes à monture d’écaille et à gros verres rendaient encore plus globuleux ses yeux proéminents. Son costume était fripé et ses chaussures éculées. Son compagnon, au contraire, était grand et costaud, jeune, des yeux clairs dans un visage basané ; il portait un trench-coat et un chapeau tyrolien.
  
  - Kerstine ! cria le premier d’une voix aiguë en découvrant le cadavre.
  
  Le second ne cria pas mais sortit de sa poche un 7,65 Browning GP qu’il braqua sur Coplan avec l’envie évidente d’en presser la détente.
  
  - Fumier ! éructa-t-il.
  
  Coplan commença par lever les mains et voulut rétablir la vérité :
  
  - Je ne suis pas le meurtrier.
  
  L’homme armé s’avança vers lui et, d’une bourrade brutale, le réexpédia dans le fauteuil.
  
  - Explique-toi ! exigea-t-il.
  
  Patiemment, Coplan conta sa mésaventure. Les deux homme l’écoutaient sans l’interrompre. Quand il eut fini, le plus petit se fit préciser :
  
  - Une femme vous a ouvert ? Décrivez-la.
  
  Coplan s’exécuta du mieux qu’il put. Les yeux globuleux fixèrent le chapeau tyrolien.
  
  - Erika ?
  
  Le ton était rêveur. Le costaud ne répondit pas et ordonna :
  
  - Passe derrière le fauteuil et fouille-le.
  
  Son compagnon obéit et lorsque ses doigts s’emparèrent du passeport, Coplan tressaillit, mal à l’aise. Le document était celui remis par Tanya en Turquie. Il émanait du K.G.B. et, en partie, avait aidé à franchir la frontière russo-finlandaise. Depuis, Coplan l’avait utilisé pour entrer en Suède. Certes, bien que fourni par le K.G.B., il ne portait tout de même pas la mention de sa source. Néanmoins, il se révélerait compromettant aux yeux de refuzniks comme le laissait soupçonner le lourd accent russe avec lequel les deux hommes parlaient suédois. Le pressentiment qui avait assailli Coplan se vérifia. Avec volubilité, celui qui le fouillait entreprit de le questionner dans la langue de Tolstoï. Coplan n’eut d’autre ressource que de se recommander d’Anton Lippmann en espérant avoir affaire aux membres d’un même réseau.
  
  - Vous connaissez Lippmann ? s’étonna le petit homme au teint blafard.
  
  Coplan s’engouffra dans la brèche et, à tout hasard, cita la phrase-code :
  
  - Ar det regnigt vâder inte i Sverige.
  
  Mais cette précision ne produisit aucun effet. Au contraire, le costaud rugit :
  
  - C’est un provocateur !
  
  - Je ne suis pas soviétique, protesta Coplan en russe, accentuant son accent français. Je suis un agent français à qui Lippmann devait remettre un document important dont j’ignore la teneur. J’ai été retardé et Lippmann m’a dit avoir expédié ce document en Suède par l’intermédiaire de Kerstine Lundberg. J’étais censé prononcer la phrase que vous venez d’entendre. La suite, vous la connaissez.
  
  - Ce que nous savons, grinça le costaud, c’est que Lippmann a été arrêté à Moscou, que Kerstine a été assassinée ici et que vous vous trouvez sur les lieux du meurtre.
  
  - Qui est cette Erika ? contre-attaqua Coplan.
  
  Quelque peu pris au dépourvu, l’homme au chapeau tyrolien détourna la tête vers son compagnon comme pour prendre son avis. Ce geste lui fut fatal car Coplan le guettait. En prenant appui sur les bras du fauteuil, il propulsa ses reins sur la moquette et ses jambes se rabattirent en ciseau sur le poignet armé. L’homme au chapeau tyrolien poussa un cri de douleur et son pistolet tomba à côté de Coplan qui s’empressa de le ramasser. Un automatique 7,65 Browning GP n’était pas son jouet favori mais, en la circonstance, il ferait avec.
  
  Immobiles, interloqués, les deux hommes le regardaient se remettre debout. Deux amateurs. Quelle différence avec de vrais pros ! Après la perte du Browning, un professionnel se serait jeté sur lui avec hargne. Pas celui-ci. Il restait figé comme une crêpe collée au plafond.
  
  Coplan agita l’automatique.
  
  - Videz vos poches, ordonna-t-il sèchement.
  
  Ils obtempérèrent. Les pièces d’identité étaient des passeports suédois de complaisance. L’homme au trench-coat s’appelait Yacoub Edelbaum, l’autre, Lev Rosenwald.
  
  - Juifs ? S’enquit Coplan.
  
  A contrecœur, ils hochèrent affirmativement la tête.
  
  - Refuzniks ? poursuivit-il.
  
  Ils eurent le même geste.
  
  Pour le reste, le contenu des poches ne présentait aucun intérêt. Coplan réfléchit rapidement et décida de tenter un de ses coups de bluff favoris : il restitua le Browning à Edelbaum.
  
  - Mes excuses pour le poignet endolori.
  
  Redoutant un piège, le refuznik hésitait à récupérer son arme.
  
  - Que cherchez-vous ? temporisa-t-il.
  
  - Vous et moi sommes sur le même bateau.
  
  Comme Edelbaum ne se décidait pas, Coplan jeta le pistolet sur le cuir du fauteuil et s’en éloigna.
  
  - Oui, nous sommes sur le même bateau, répéta-t-il avec conviction. Alors, pourquoi se chercher des poux dans la tête ? Je ne vous ai pas menti. A Moscou, j’étais avec Lippmann lorsque l’on a sonné à la porte. Il a eu peur. J’imagine que c’étaient les flics. Je n’ai pas cherché à le vérifier et je me suis enfui. J’ai eu beaucoup de chance.
  
  Peu à peu, les deux hommes se détendaient. Finalement, Edelbaum se pencha sur le fauteuil, ramassa son arme et la rangea dans sa poche.
  
  - Connaissez-vous l’existence des couronnes ? reprit Coplan.
  
  Il les vit tressaillir.
  
  - Quel genre de couronnes ? renvoya Rosenwald, soupçonneux.
  
  - A votre avis ? répondit Coplan sans se compromettre.
  
  - La monnaie suédoise ? suggéra finement Edelbaum.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Pas en papier. Des couronnes en provenance d’Afrique, ayant transité en Union soviétique et remises par Lippmann et ses amis à Kerstine Lundberg afin que, en bénéficiant de son statut, elle les transporte en Suède par la valise diplomatique.
  
  Rosenwald s’égaya et caressa son cheveu rare.
  
  - Alors, vous êtes au courant ? Ce sont ces couronnes que vous cherchez ?
  
  - Mais elles nous appartiennent ! s’insurgea Edelbaum.
  
  - Qui les détenait ? pressa Coplan.
  
  - Kerstine.
  
  - Ici ?
  
  - Oui.
  
  - Elles n’y sont plus. J’ai tout fouillé avant votre arrivée.
  
  Les deux hommes se regardèrent, consternés. Rosenwald fut le premier à reprendre le dessus :
  
  - Pourquoi vous intéressez-vous à ces couronnes ?
  
  - Pas pour leur valeur. Dans leur structure est caché le document que j’ai évoqué. Le reste m’est indifférent. Vous pouvez en faire ce que bon vous semble.
  
  - Vous nous croyez bien naïf, grogna Edelbaum.
  
  - C’est vous qui avez le Browning dans la poche, pas moi, rétorqua Coplan. Revenons au comportement de cette femme qui m’a ouvert la porte et prétendait être Kerstine Lundberg, vraisemblablement déjà assassinée à ce moment-là. Tout à l’heure, vous suggériez une certaine Erika. Qui est-ce ?
  
  - Elle fait partie du Comité suédois d’aide aux réfugiés d’Union soviétique, répondit Rosenwald avec spontanéité.
  
  - Elle connaissait l’existence des couronnes ?
  
  - Oui, à cause d’une indiscrétion de Kerstine qui aurait mieux fait de se taire.
  
  - Vous savez où habite Erika ?
  
  - Bien sûr. 66, Kungsgatan.
  
  - Alors, allons-y. C’est elle qui détient la clé de l’énigme.
  
  - Il n’a pas tort, reconnut Edelbaum en se tournant vers son compagnon.
  
  Les deux refuzniks étaient désormais en confiance. Coplan en profita pour passer un coup de fil à Sevim et lui donner rendez-vous à l’adresse indiquée.
  
  L’extraordinaire talent de la Turque risquait, en cas de pépin, de faire basculer la chance en sa faveur, songeait Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Sevim n’eut pas à exercer ses talents car Erika avait déménagé précipitamment. Les tiroirs demeurés ouverts comme les deux penderies, les slips et soutiens-gorge oubliés sur la moquette, les valises disparues en témoignaient.
  
  Rosenwald félicita Coplan :
  
  - Vous aviez raison.
  
  Edelbaum fit chorus :
  
  - Mes doute se sont envolés. Ah ! la salope !
  
  L’air mauvais, il serra avec fureur la crosse du Browning dans la poche du trench-coat. Sevim demeurait à l’écart sans rien dire. Rosenwald se mit à marcher de long en large, les mains croisées dans le dos, les sourcils froncés.
  
  - J’ai une idée ! s’exclama-t-il soudain.
  
  - Laquelle ? voulut savoir Edelbaum.
  
  - Raisonnons. Toi et moi connaissons bien Erika. Normalement, elle est dévouée à notre cause et sans cupidité, ce qui exclut qu’elle se soit transformée en voleuse et meurtrière. Si elle l’a fait, c’est qu’elle y a été forcée...
  
  Coplan dressa l’oreille.
  
  - Par qui ?
  
  - Erika est très politisée. Elle appartient à la tendance anarchiste révolutionnaire. Elle s’est engagée à nos côtés parce qu’elle hait le régime policier bolchevique, et non par un réflexe d’anticommunisme primaire. Ce n’est pas une fasciste mais une ultra-gauchiste.
  
  - Les deux, parfois, se rejoignent, remarqua Coplan.
  
  - Pas dans son cas. Erika a un amant. Il est allemand et a appartenu à la Fraction Armée Rouge en flirtant, de-ci, de-là, avec les Brigades Rouges italiennes, l’I.R.A. irlandaise, les C.C.C. belges et l’E.T.A. espagnole...
  
  Coplan jeta un coup d’œil en coin à Sevim. Dans le passé, celle-ci avait lutté sur les mêmes fronts. D’ailleurs, la curiosité brillait dans son regard, mais elle se gardait bien d’intervenir.
  
  - ... Maintenant, poursuivait Rosenwald, il est chargé de recueillir des fonds pour certains groupuscules terroristes.
  
  - Comment s’appelle-t-il ? questionna Coplan.
  
  - Dieter Helm.
  
  Le nom lui était inconnu. Pourtant, il s’était souvent familiarisé avec le fichier terroriste que tenait à la D.S.T. son vieil ami le commissaire principal Tourain.
  
  - Allons lui rendre visite, décida impulsivement Edelbaum. Il a pu nous voler ces couronnes et les revendre pour son compte.
  
  Mais Dieter Helm avait eu le même réflexe qu’Erika : il avait bouclé ses valises.
  
  Sans égards pour Sevim, qui d’ailleurs s’en moquait, Edelbaum dévida un chapelet d’injures obscènes. Rosenwald en était encore plus furieux. Coplan traînait dans le minuscule deux-pièces qu’il venait de fouiller, sachant hélas qu’il était peu probable que Dieter Helm eût laissé derrière lui des indices. Selon toute apparence, lui était un professionnel.
  
  - Les salauds ! répétait Edelbaum, les poings serrés sur ses tempes.
  
  A un moment, Coplan surprit le regard insistant de Sevim et il l’entraîna à l’écart.
  
  - Que se passe-t-il ?
  
  - Ce Dieter Helm, Mike Orlando et moi nous le connaissons.
  
  - N’en dis rien pour l’instant, recommanda-t-il en un murmure.
  
  Coplan questionna longuement les deux réfugiés mais ils ne pouvaient plus rien lui apprendre sur Erika et Dieter Helm. Aussi prit-il congé en suggérant de ne pas informer la police du meurtre de Kerstine Lundberg.
  
  - Laissez les choses en l’état, conseilla-t-il. Souvenez-vous du vieux diction : qui sème le vent récolte la tempête. Après tout, ce pays vous offre l’asile politique mais, pour sa police, vous n’en êtes pas moins des étrangers et ceux-ci, partout dans le monde, sont mal vus quand il s’agit d’assassinats !
  
  Et déjà Coplan était sur le palier puis dévalait les marches en compagnie de Sevim.
  
  Un peu plus loin dans la rue, ils s’arrêtèrent dans une cafétéria où ils commandèrent des smörgas et des bières sans alcool.
  
  - Parle, invita Coplan.
  
  Le regard de Sevim se fit torve.
  
  - Combien y a-t-il pour nous ?
  
  - Tout dépend de la valeur de tes informations. Mais, je te préviens, mon budget est réduit.
  
  - Ces couronnes, qu’est-ce que c’est ? questionna-t-elle, une lueur rusée dans ses yeux noirs.
  
  - Des couronnes dentaires.
  
  Un instant, elle resta muette.
  
  - Tu te fous de moi ? renvoya-t-elle d’un ton âpre.
  
  - Pas du tout. Ces couronnes servent de cachette à des microfilms, inventa-t-il. En fait, il s’agit d’une prothèse de quatre dents dont une est couronnée à chaque bout.
  
  - A qui feras-tu croire ça ? grinça-t-elle. Aucun dentiste ne couronnerait une fausse dent ! A quoi ça servirait ?
  
  - De cachette, comme dans le cas qui nous occupe. Naturellement, tu peux ne pas me croire. Garde tes renseignements pour toi, bluffa-t-il, et restons bons amis.
  
  Elle était songeuse.
  
  - Combien offres-tu ? reprit-elle au bout d’un moment.
  
  - Si tu m’aides à mettre la main sur Dieter Helm, cinq mille dollars, pas plus.
  
  - Cette histoire de couronnes me tracasse.
  
  - En dehors de couronnes dentaires, de quoi voudrais-tu qu’il s’agisse ? De couronnes royales ?
  
  - Ce serait stupide.
  
  - Je ne te le fais pas dire ! triompha Coplan.
  
  La bière sans alcool était si fade qu’il commanda un café. Sevim l’imita, sortit une cigarette, fit claquer son briquet et tenta de faire de l’humour :
  
  - C’est un comble d’utiliser un briquet dans un pays qui a pour spécialité les allumettes !
  
  - Et de boire du café au lieu de l’aquavit. Bon, trêve de plaisanteries, que sais-tu de Dieter Helm ?
  
  Elle lança un jet de fumée vers les tasses que venait de déposer la serveuse et lâcha :
  
  - Il a une sœur jumelle dont il est très proche. En fait, je crois qu’ils ont des relations incestueuses.
  
  - Et où cela nous mène-t-il ?
  
  - Dieter Helm voit régulièrement cette sœur. Ils ne peuvent se passer l’un de l’autre. Un jour, Dieter nous a fait faux bond à Mike et à moi parce que, justement, il lui fallait aller la retrouver.
  
  - C’était quand ?
  
  - Il y a trois ans.
  
  Coplan grimaça.
  
  - C’est loin.
  
  - Sans doute, mais sa sœur tient toujours un cabaret à Berlin-Ouest. Elle l’anime et y chante. Voici un peu plus de deux mois, je suis allée la voir pour prendre des nouvelles de Dieter. Je n’ai pas eu de chance. Il avait quitté la ville l’avant-veille.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Berlin, Berlin,
  
  Comme disait John F. Kennedy Dans son préliminaire,
  
  Ich bin ein Berliner,
  
  Et toi tu traînes Sur ton Kurfürstendamm
  
  Tu cherches les érotiques dames
  
  Loin d’Unter den Linden...
  
  Fausse Marlène Dietrich reconstruite par un nouveau Josef von Sternberg de l’Art Déco, Birgit Helm promenait son micro devant sa bouche écarlate, comme un tube de rouge à lèvres. Vamp des années trente en robe pailletée et en chapeau claque, bas résilles et hauts talons, reflet mouvant sur les strass, fume-cigarette doré dans l’autre main, elle charmait son auditoire de sa voix rauque, un brin éraillée et provocante, qui se lamentait sur cette chanson nostalgique.
  
  Fritz Lang et M le Maudit,
  
  Comme disait John F. Kennedy
  
  N’ont plus leur place
  
  Sur ton Alexanderplatz
  
  Assis à une table à l’écart, en compagnie de Jo Levesque. Joseph Kapelski et Rik Bingen, Coplan ne quittait pas des yeux la chanteuse. Sevim et Mike Orlando avaient pris place à une table séparée. Connus de Dieter Helm et de sa sœur, ils tenaient le rôle d’appâts, Coplan et ses trois compagnons demeurant en soutien. But de l’opération : mettre la main sur l’Allemand.
  
  Berlin, Berlin,
  
  Comme disait John F. Kennedy,
  
  Ton mur déchire l’Ouest et l’Est,
  
  J’entends ta chanson qui proteste...
  
  Un tonnerre d’acclamations retentit. Birgit Helm s’inclina avec grâce et annonça la suite du spectacle. En fait, dans la plus pure tradition des cabarets berlinois du pré-hitlérisme, l’animatrice avait choisi des combats de femmes dans la boue.
  
  L’estrade recula et s’effaça derrière un mur coulissant tandis que, du sol, s’élevait une minipiscine. Puis, des coulisses, apparurent deux splendides créatures, championnes du body-building, vêtues seulement d’un string. Les épaules au carré, les cuisses énormes, les seins martiaux, elles jouaient des hanches en faisant saillir leurs muscles.
  
  La clientèle applaudit à tout rompre.
  
  L’une était blonde, typique walkyrie. A l’inverse, l’autre était une Africaine bon teint. L’opposition des couleurs de peau ne manquait pas de piquant.
  
  Dans la mini-piscine aux parois en verre, la boue liquide était colorée en orange clair. A la surface, flottaient de gros parpaings en caoutchouc vert.
  
  L’Africaine fit un croc-en-jambe à la walkyrie qui perdit l’équilibre et chuta dans la piscine où la rejoignit son adversaire dans un geyser orangé.
  
  Poitrines assassines, mains accrocheuses, les deux lutteuses se jetèrent l’une sur l’autre. Au gré de leurs ébats, les parpaings les heurtaient comme des bouées de sauvetage. Elles les écartaient d’un coup de poing furieux et ils sautaient en l’air. En s’agrippant par les bras, les deux femmes cherchaient à s’enfourcher dans la boue qui giclait et aspergeait la coursive autour de la piscine.
  
  Elles n’économisaient pas leurs efforts, déployant une ardeur, une hargne qui enthousiasmaient les spectateurs.
  
  - Elles ne volent pas leur cachet ! rigola Jo Levesque. Mais je parie sur la Noire !
  
  - Moi sur la blonde, riposta Rik Bingen, le Sud-Africain. Me parle pas de ces négresses, elles ne valent pas un clou !
  
  - Vingt dollars ?
  
  - Tenu.
  
  - Rik, t’es trop partisan de l’apartheid, se moqua Kapelski. Tu n’as plus le sens des valeurs : ta blonde va se faire étriper !
  
  - Toi aussi, tu baises le cul des bougnoules ? fulmina le Sud-Africain.
  
  A présent, les deux lutteuses étaient couvertes de boue et il devenait difficile de les distinguer.
  
  La serveuse approchait pour renouveler les consommations. Coplan tourna la tête et c’est alors que, par-dessus son épaule, il aperçut Erika.
  
  Elle abandonnait sa table et se dirigeait, non vers à la sortie, mais vers le couloir qui courait perpendiculairement aux coulisses.
  
  Coplan se pencha vers ses compagnons et, rapidement, les en avertit, avant de distribuer ses ordres et de se lever, imité par les trois mercenaires.
  
  Accélérant l’allure, il rattrapa Erika et il s’apprêtait à lui accrocher le bras lorsque, pour pimenter le combat dans la boue, l’animatrice envoya sur scène une seconde équipe de lutteuses : une Asiatique bâtie comme un donjon médiéval et une blonde sculpturale aux cheveux coupés ras style commando-parachutiste.
  
  Une salve d’applaudissements accompagna leur arrivée.
  
  Surprise, Erika s’arrêta et tourna la tête. Dans le mouvement, elle enregistra à la fois la présence des nouvelles venues et celle de Coplan qui tendait la main pour l’agripper.
  
  D’un bond, elle obliqua et fonça vers l’estrade en escaladant les marches quatre à quatre. Coplan se lança à sa poursuite. Astucieusement, Joseph Kapelski et Jo Levesque s’étaient rabattus sur le second escalier afin de couper la route à la Suédoise, tandis que Rik Bingen suivait Coplan.
  
  Ce dernier plongea mais rata la cheville de la fuyarde et tomba sur les genoux en maudissant le traitement des Soviétiques qui diminuait ses forces. Le Sud-Africain l’enjamba et prit la poursuite à son compte.
  
  Coplan se releva et bondit sur la scène. C’est alors que l’Asiatique lui fit un croc-en-jambe et il chuta dans la boue.
  
  Croyant à une péripétie inédite du spectacle, l’assistance applaudit à tout rompre.
  
  En réalité, sans le savoir, la lutteuse venait de sauver la vie de Coplan.
  
  Coincée sur l’estrade entre Rik Bingen dont le souffle lui frôlait la nuque et le duo Kapelski-Levesque, Erika tournoyait sur elle-même, cherchant une issue.
  
  Le secours lui vint de la coulisse. En cascade, les détonations claquèrent. Touché en premier, le Sud-Africain culbuta dans la piscine où il atterrit sur la tête de la Noire. Coplan bloqua le corps du mercenaire et, tout de suite, vit au milieu du front le trou étoilé qui prouvait l’adresse du tireur.
  
  Le sort de Kapelski et de Levesque fut tout aussi funeste. Soulevés de terre par les impacts, ils disparurent de la scène pour s’effondrer, ruisselants de sang, dans les coulisses.
  
  Croyant toujours à un spectacle, la salle ovationna, pendant qu’Erika filait dans les coulisses à droite, là où avaient retenti les coups de feu.
  
  Le cadavre de Rik Bingen flottait sur la surface boueuse entre l’Asiatique et la blonde aux cheveux courts qui, épouvantées par les coups de feu, avaient sauté dans la piscine, les deux autres lutteuses, ne comprenant rien aux événements, avaient cessé le combat. La Noire hoquetait encore, un peu chancelante après la tasse qu’elle avait bue.
  
  Coplan posa la main sur la crosse du Sig Sauer, que le tueur avait glissé dans sa ceinture avant de partir en expédition, et le délogea. Il se propulsa sur la coursive et se remit debout mais dérapa. La salle était aux anges. Pas un instant, le public ne crut à l’authenticité de l’arme. Cet homme couvert de boue orange qui émergeait de la piscine n’était autre que Buster Keaton ou Charlie Chaplin, et les applaudissements, à nouveau, crépitèrent.
  
  En trébuchant, Coplan se précipita dans les coulisses à droite. Il buta dans Sevim qui grimaçait de dépit.
  
  - Ils nous ont échappé, Dieter et la fille que tu avais repérée. Heureusement, nous avons la sœur de Dieter, Birgit.
  
  Du doigt, elle désignait Mike Orlando qui tenait une femme évanouie entre ses bras.
  
  - Il l’a assommée, précisa-t-elle.
  
  - Rik est mort, l’informa Coplan.
  
  - Joseph et Jo aussi. Ce salaud de Dieter nous le paiera ! Viens, foutons le camp. Sous peu, ce sera l’enfer !
  
  Les coups de feu avaient semé la panique dans le couloir qui longeait les loges. Certains machinistes s’étaient même enfuis. En témoignait la porte blindée donnant sur la rue et qui était ouverte.
  
  Dans la nuit, personne ne fit attention à eux, et Sevim s’installa au volant du fourgon Volvo qu’elle avait loué et qui les avait amenés sur les lieux. Elle démarra en trombe, grilla un feu rouge et accéléra. Lorsque, enfin, elle fut obligée de stopper à un carrefour, elle rugit :
  
  - Tu repasseras avec tes couronnes dentaires !
  
  Mike avait allongé sa captive sur le plancher du véhicule. D’un ton cupide, il lança :
  
  - Et puis, faudra les aligner, les biftons, et avec un drôle de supplément, mon pote ! Le western, il n’était pas prévu au programme !
  
  - Il a raison, glissa la Turque, doucereuse.
  
  - Sans compter, poursuivit Mike Orlando, qu’on a perdu trois amis ! J’ai jamais vu un coup fourré pareil !
  
  - Notre équipe est foutue ! renchérit Sevim en écrasant l’accélérateur.
  
  - Vous serez dédommagés, rassura Coplan.
  
  - On te croit, soupira la jeune femme. Tu as toujours été réglo avec nous. Pas vrai, Mike ?
  
  - Sûr, acquiesça celui-ci d’un ton malgré tout incertain.
  
  Soudain, Sevim éclata de rire et donna un coup de coude à Coplan.
  
  - Tu as besoin d’un bon bain ! Tu ressembles à un sorbet à l’orange mais, je t’assure, personne n’a envie de te lécher !
  
  Une demi-heure plus tard, elle s’arrêtait devant un vieil immeuble épargné par l’offensive soviétique de 1945. Dans ce quartier de Kreuzberg, la communauté turque immigrée était très importante, et Sevim en avait profité pour y aménager leur base. La construction tournait le dos au terminus de la ligne de tramway conservée uniquement pour assurer la navette entre le marché aux puces et le célèbre Bazar turc. Cet environnement ottoman avait d’ailleurs inspiré les Zille, ces poulbots berlinois, qui avaient affublé le quartier de Kreuzberg du sobriquet d’Istanbul-sur-Spree.
  
  Mike Orlando alla déverrouiller les vantaux de l’entrepôt après avoir chassé les clochards qui dormaient recroquevillés sur les trottoirs. Pour ceux-là, pensa machinalement Coplan, le miracle économique allemand demeurait un mystère.
  
  Sevim braqua sèchement et enfourna le véhicule dans le hangar. Les roues stoppèrent devant la barrière de machines à coudre démantibulées qui, au temps de leur splendeur, avaient vu des générations d’immigrés suer sang et eau sur leurs pédales.
  
  Ce fut l’instant que choisit Birgit Helm pour se réveiller et chevroter comme dans un mélo des années trente :
  
  - Où suis-je ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Tant bien que mal, Mike Orlando avait rafistolé une machine à coudre et elle fonctionnait.
  
  - Je suis prêt, annonça-t-il.
  
  - On va s’occuper de cette salope, décida Sevim.
  
  Coplan ne fit aucun commentaire, absorbé dans la lecture d’un texte imprimé qu’il avait déniché dans le sac à main de leur captive.
  
  Jolie brune aux yeux bleus, à la fois Joan Collins et Elizabeth Taylor avec vingt ans de moins, la voix de Barbra Streisand mais sans le nez, look mannequin, aimant les voyages à Cythère et Lesbos. Joueuse au casino comme dans la vie, elle vous souhaite complice de ses jeux immoraux. Elle aime que la femme ou l’homme soit une pâte vierge qu’elle modèlerait, ou une maquette à laquelle elle donnerait vie en l’animant de ses doigts de fée.
  
  Écrire au journal. Référence 36799 GH 34.
  
  En diagonale et au feutre rouge, une inscription manuscrite : Birgit, ne serait-ce pas Hilda Korvitz ? Et une signature : Dieter.
  
  - Je vous laisse Birgit, lança Coplan à la cantonade avant de quitter la pièce.
  
  A peine eut-il disparu que la Turque et l’Américain se jetèrent sur l'Allemande pour l’installer sur une chaise devant la machine à coudre. Ils libérèrent sa main gauche mais le bâillon resta en place. Birgit tremblait de tous ses membres. Son frère lui avait confié les exploits du duo elle ne se faisait aucune illusion sur ce qui l’attendait.
  
  Sevim réembobina le fil.
  
  - On commence par le hors-d’œuvre.
  
  - On va lui coudre des gants couleur sang, enchaîna Orlando.
  
  La main fut coincée sous l’aiguille et l’Américain déclencha la pédale. Birgit sursauta, tenta de se décoller du siège, comme délogée par une puissante décharge électrique, et, sous le bâillon, sa bouche se tordit de souffrance.
  
  - Dans ton gant couleur sang, il n’y aura plus tout à l’heure que du hachis, prévint Orlando.
  
  - Où se planquent Dieter et la Suédoise ? réembraya Sevim. Tu nous as dit que tu l’ignorais. Nous ne te croyons pas. Alors, on pousse les feux. Quand ta main gauche ne sera plus que de la bouillie pour chiens, nous passerons à la droite. Et, après, comment tu feras pour tenir le micro et chanter Berlin, Berlin, comme disait John F. Kennedy ?
  
  « Et puis, tu sais, nous somme tous les deux des as du rasoir. Moi j’aime bien recomposer un visage, le transformer en dessin surréaliste. »
  
  - Moi, je m’occupe plutôt des seins, intervint Mike.
  
  - Dommage que Picasso soit mort. Quand tu seras sortie d’entre nos mains, il t’aurait prise pour modèle.
  
  - Tu pourrais éviter ce carnage en nous disant où est Dieter.
  
  - Lui, à ta place, n’aurait pas de scrupules.
  
  - Il ne tient pas à se faire massacrer.
  
  La chair de la main se boursouflait, s’ouvrait, se déchiquetait sous les assauts mécaniques de l’aiguille. Le sang giclait. Birgit était livide et des cernes se creusaient sous ses yeux épouvantés.
  
  - Le bâillon t’empêche de parler, reprit Sevim. Hoche la tête de haut en bas si tu souhaites nous répondre.
  
  L’Allemande n’en fit rien et Orlando lui décocha une bourrage brutale.
  
  - A ta guise. Nous, on ne se lassera pas. Nous avons trois amis à venger.
  
  - Alors, n’attends pas de cadeaux, renchérit Sevim.
  
  L’aiguille griffa un os et la tête de Birgit parut bondir jusqu’au plafond tant la douleur était vive. Une sueur épaisse sourdait par tous ses pores et accrochait les reflets de l’ampoule qui pendait au-dessus de la machine. Des grognements horrifiés s’échappaient de la gorge pour tenter de franchir la barrière du bâillon. Soudain, Birgit s’évanouit et retomba de biais sur son siège.
  
  - Quelle mauviette ! s’exclama Orlando, dépité.
  
  - Ranimons-la, décida Sevim.
  
  Coplan avait pris une douche prolongée. L’eau filait vers la bonde en colorant d’orange l’émail blanc. Après s’être séché et avoir passé des vêtements propres, il entreprit de nettoyer soigneusement le Sig Sauer récupéré sur le cadavre de Rik Bingen. Cela fait, il consulta l’annuaire téléphonique. Pas de Hilda Korvitz. Il téléphona aux renseignements. Une Hilda Korvitz était inscrite sur la liste rouge. Dépité, il retourna dans la pièce où Sevim et Orlando martyrisaient Birgit Helm. La nausée lui monta aux lèvres en découvrant le spectacle. Les tortures lui répugnaient. Cependant, aujourd’hui, le dilemme était cornélien. Après la perte de leurs trois associés, la Turque et l’Américain étaient déchaînés, et rien ne les arrêterait. Seule issue : les menacer de son arme. Mais ensuite ? Avant tout, Coplan devait mettre la main sur les couronnes de diamants. S’aliéner le concours de Sevim et d’Orlando le handicaperait trop.
  
  - Elle refuse de parler ! ragea Sevim.
  
  - Pourtant, elle sait où est son frère, j’en suis sûr ! s’enflamma Mike Orlando.
  
  - Baissez-lui son bâillon, ordonna Coplan.
  
  Peu à peu, l’Allemande revenait à elle. Jambes écartées, mains croisées dans le dos, Coplan se planta devant elle.
  
  - Qui est Hilda Korvitz ? rudoya-t-il.
  
  Les cils battirent et un gémissement s’échappa.
  
  - Fais-lui une piqûre de morphine, commanda Coplan à la Turque qui se détourna à contrecœur.
  
  Patiemment, Coplan attendit le résultat. Bientôt, grâce à la dose massive d’analgésique, les couleurs revinrent aux joues de la jeune femme.
  
  - Désinfecte les plaies et bande-lui la main, ordonna encore Coplan à la Turque qui se rebella :
  
  - Et puis quoi encore ? N’oublie pas que son frère a buté Rik, Jo et Joseph !
  
  - Laisse-nous la traiter au rasoir ! Renchérit l’Américain. Je transforme ses seins en Big Macs et je te jure qu’elle ne sera pas longue à parler !
  
  Coplan s’adressa à l’Allemande :
  
  - Vous avez entendu le programme que l’on vous destine ? Si vous souhaitez y échapper, coopérez avec moi. Qui est Hilda Korvitz ?
  
  Birgit parut sensible au magnétisme de Coplan. Avec effort, malgré tout, en bredouillant, elle répondit :
  
  - C’est un mannequin. Une Polonaise.
  
  - Où habite-t-elle ?
  
  - Je l’ignore.
  
  De sa poche il sortit le texte imprimé et le brandit sous le nez de l’Allemande.
  
  - Mais Dieter, lui, ne l’ignore pas ?
  
  Birgit avait perdu toute combativité. Dans ses yeux se lisait la défaite. Si la morphine produisait un effet antalgique, elle amollissait aussi la volonté et Coplan comprit que l’Allemande était à sa merci. Il attira une chaise et s’assit, ses genoux frôlant ceux de la jeune femme.
  
  - Où Dieter s’est-il enfui ? questionna-t-il d’une voix très douce.
  
  - Je ne sais pas, répéta-t-elle avec un accent de sincérité.
  
  - Depuis combien de temps est-il à Berlin ?
  
  - Depuis avant-hier. Il m’a rendu visite en compagnie d’Erika. Hier, je ne l’ai pas vu. Il était chez Hilda Korvitz.
  
  - Avec Erika ?
  
  - Oui.
  
  - Qu’y faisait-il ?
  
  - L’amour.
  
  - Il loge chez Hilda Korvitz ?
  
  - Non. Ils faisaient l’amour à trois. Dieter est partouzeur, Hilda et Erika sont bisexuelles.
  
  - Des gouines, en somme, résuma Orlando, graveleux.
  
  Sevim, qui ne détestait pas les amours saphiques, lui décocha un coup d’œil venimeux.
  
  - Qu’a-t-il fait des couronnes ?
  
  Birgit ouvrit la bouche, l’œil perdu.
  
  - Quelles couronnes ?
  
  Sevim dressait l’oreille, vivement intéressée. Coplan savait qu’elle n’avait pas mordu à l’hameçon qu’il lui avait présenté. Pour le moment, il était inutile d’éclairer sa lanterne. Aussi coupa-t-il court. Il se remit debout et recommanda :
  
  - Ne l’abîmez pas, je vous la confie.
  
  Sevim le tira par la manche.
  
  - Où vas-tu ?
  
  - A la pêche aux renseignements.
  
  - Mais encore ?
  
  Il se dégagea d’un geste brusque.
  
  - Que crois-tu ? répliqua-t-il avec condescendance. Que je me sauve pour vous doubler ?
  
  - C’est bon, capitula-t-elle. Fais vite.
  
  Dans la Friedrichstrasse, à deux pas de Check-point Charlie, le poste de contrôle obligé pour les non-Allemands désireux de se rendre à Berlin-Est, se dressait un immeuble restauré.
  
  Au quatrième étage logeait un ancien agent de renseignements du B.N.D. ouest-allemand que l’état civil avait affublé d’un nom passe-partout : Carl Muller. A la retraite, il occupait son temps à accumuler les dossiers et à ravitailler les agences de police privée en informations précieuses.
  
  Coplan dépassa le panneau sur lequel on lisait : Achtung. Sie verlassen jetzt West-Berlin (Attention. Vous quittez maintenant Berlin-Ouest) et pénétra dans le hall. Lorsqu’il se fut annoncé dans l’interphone, l’Allemand lui ouvrit.
  
  Dans le petit logement au décor désuet, seuls attiraient l’attention l’étendard nazi et l’écusson de la 17ème Division S-S-Panzergrenadiere « Götz von Berlinchingen » qui évoquaient le passé hitlérien de Carl Muller avant sa récupération en 1947 par les services spéciaux du général Gehlen.
  
  L’Allemand claqua des talons à la prussienne et inclina la tête.
  
  - Heureux de vous revoir, Herr Cascavel.
  
  C’était le pseudo sous lequel il connaissait Coplan.
  
  - Comment se passe cette retraite ?
  
  - Les hommes comme moi sont toujours sur la brèche. Un petit coup de schnaps ?
  
  - J’opterai pour un café.
  
  L’œil plissé, Muller examina la silhouette amaigrie de son visiteur et hocha la tête, apitoyé.
  
  - Des ennuis de santé ?
  
  - J’ai été obligé de suivre un régime draconien.
  
  - Je vois.
  
  En réalité, l’ancien S.S. ne le croyait pas, mais il eut le bon goût de ne pas insister. Après avoir sacrifié aux règles de l’hospitalité, il s’enquit :
  
  - Que puis-je pour vous ?
  
  - Je recherche un mannequin polonais du nom de Hilda Korvitz. Vraisemblablement une bisexuelle.
  
  - C’est à la mode de nos jours. On appelle ça « ne pas mourir idiot ». Je vais voir ce que je peux faire.
  
  Il disparut dans la pièce attenante. En sirotant patiemment son café qui tiédissait, Coplan attendit. Au bout d’un quart d’heure, Muller réapparut et lui tendit une photographie. La fille était superbe.
  
  - Pas étonnant que les personnes des deux sexes aient envie d’elle, grommela le vieil homme.
  
  Coplan retourna le cliché. Le verso était vierge.
  
  - C’est tout ? fit-il, déçu.
  
  L’Allemand brandit une seconde photographie.
  
  - Au dos, vous avez son adresse et son numéro de téléphone.
  
  - Pourquoi tant de mystère ? s’étonna Coplan.
  
  Muller marcha jusqu’à la fenêtre et écarta les rideaux.
  
  - D’ici, on voit Berlin-Est de l’autre côté du Mur. Un jour, les jeunes se sont massés sur Unter den Linden pour profiter du concert de rock donné spécialement pour eux, de notre côté, par le groupe Genesis. La police a tenté de les disperser à coups de matraque et de bombes lacrymogènes. La fête s’est transformée en émeute. C’était un spectacle réconfortant.
  
  - Réconfortant ? releva Coplan, surpris.
  
  - En ce sens que les âmes faiblardes, toutes prêtes à s’extasier devant le glasnost et la perestroïka, y auraient vu matière à changer d’avis. Hilda Korvitz en est une autre illustration. Elle travaille pour les services spéciaux polonais mais ces derniers tentent d’accréditer la thèse qu’elle n’est qu’un mannequin de mode assoiffé de liberté occidentale. Leurs méthodes ne changent pas.
  
  Coplan écoutait, fort intéressé. La S.B., Sluzb-Bezpieczentswa, le service de sécurité polonais œuvrait avec moins de virulence à l’étranger depuis que la contestation s’était établie dans le pays.
  
  Pour le moment, cependant, le fait que Hilda Korvitz soit un agent polonais ne présentait qu’un intérêt mineur.
  
  Seuls importaient les couronnes et les documents expédiés par Sébastien Moreau.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Coplan enjamba la balustrade du balcon. Le vent soufflait en rafales d’au-delà du Mur, comme si Berlin-Est voulait donner l’assaut à sa rivale détestée. Coplan se plaqua contre le béton et reprit sa respiration. Son poumon gauche peinait. Patiemment, il attendit quelques minutes et son cœur retrouva son rythme normal. Un peu de sueur humectait la crosse du Sig Sauer qu’il étreignait contre sa hanche.
  
  Quand il s’estima prêt, il avança. A travers la baie vitrée, nulle lumière ne brillait dans l’appartement. De sa poche, il sortit un gros tournevis, posa l’automatique sur le sol et entreprit de débloquer le panneau vitré jusqu’à ce qu’il coulisse sur son rail. Il entra et referma dans son dos avant de tirer les voilages et les doubles rideaux.
  
  Il abaissa le commutateur et, le pistolet serré dans son poing, traversa le salon impeccablement rangé. Le constraste avec la chambre à coucher était saisissant. Une tornade était passée par là. Lit défait, draps froissés, oreillers en boule, penderies ouvertes, sous-vêtements jonchant le sol. Coplan se crut de retour chez Erika à Stockholm.
  
  Hilda Korvitz avait déménagé en catastrophe, et la raison en était probablement la fuite de la Suédoise et de Dieter Holm. La Polonaise avait donc partie liée avec les fugitifs. Mais quelle incidence son appartenance à la Sluzba-Bezpieczentswa avait-elle sur son association avec les assassins de Kerstine Lundberg et des trois mercenaires ? La connivence sexuelle était une chose, les consignes édictées par Varsovie en constituaient une autre. Le mannequin de mode avait-il intérêt à cheminer de conserve avec le duo ? Peut-être pour le manipuler ? Essayait-on de récupérer les couronnes ? Hilda Korvitz s’était-elle lancée dans le double jeu sur instructions de sa hiérarchie ? Ou de sa propre initiative ?
  
  Coplan fouilla l’appartement. Les murs disparaissaient sous les photographies de la jolie Polonaise dans les poses les plus sophistiquées. Son style vamp lui convenait à la perfection. Sur un petit bureau en acajou s’entassaient d’autres clichés qui voisinaient avec quelques télex et télégrammes de propositions d’emploi. Une bague sans valeur tramait dans un tiroir mais le répertoire téléphonique et celui des adresses avaient disparu. Sur le relevé bancaire, le solde créditeur était de tout juste deux cents marks. Aucune lettre personnelle.
  
  Coplan fut déçu. Nul indice. Morose, il s’apprêtait à s’asseoir dans un fauteuil pour réfléchir lorsque retentit un coup de sonnette qui le fit sursauter. D’un bond, il fut debout et gagna la porte d’entrée. L’automatique glissé dans sa ceinture, il déverrouilla.
  
  Un jeune homme au teint maladif se tenait sur le seuil. Vêtu de cuir et chaussé de rangers, il clignait des yeux comme si le sommeil le guettait.
  
  A ses pieds était posé un conteneur en bois muni d’une poignée métallique, ressemblant à une malle carrée.
  
  - Hilda n’est pas là ?
  
  - Je l’attends. Elle va revenir d’un moment à l’autre.
  
  - J’apporte le dîner.
  
  Un instant, Coplan fut décontenancé. Le dîner ?
  
  Le jeune homme se baissa, serra les doigts sur la poignée et souleva le conteneur puis, d’autorité, entra dans l’appartement. Déconcerté, Coplan le laissa faire. L’intéressé connaissait les lieux, c’était clair, car il se dirigea droit vers la cuisine à l’américaine et posa le conteneur sur la table. Il fit coulisser un panneau vertical et démasqua des étagères. De l’une d’elles, il choisit un plateau qu’il plaça sur la paillasse. Coplan s’approcha. Sur les barquettes, un autocollant indiquait : croque-monsieur, pizza aux trois fromages, compote de pomme. Un yaourt, des toasts et une demi-bouteille d’eau minérale complétaient l’ensemble. La pizza et le croque-monsieur étaient chauds.
  
  Le jeune homme remit en place le panneau vertical, s’adossa à la table et fixa Coplan.
  
  - C’est vous qui me remettez les trois cents marks ?
  
  Interdit, Coplan le regarda. Trois cents marks équivalaient à mille francs. Pour un tel repas, même livré à domicile, le prix était démesuré. Le tout ne valait pas plus de trente marks. Par quoi s’expliquait la différence ?
  
  De sa ceinture il sortit le Sig Sauer et le brandit sous le nez du jeune homme qui verdit et se mit à bégayer :
  
  - Vous êtes fou !
  
  En même temps, il reculait et ses mains, agitées d’un tremblement nerveux, effleuraient le plateau-repas, le repoussaient sur la paillasse jusqu’à ce qu’il bute contre le carrelage du mur.
  
  - Tu ne peux aller plus loin !
  
  - Vous n’allez pas me flinguer, quand même ! Qu’est-ce qui vous prend ? D’abord, que faites-vous ici ? Je n’ai jamais vu d’homme chez Hilda !
  
  - Je n’hésiterai pas à te flinguer si tu ne réponds pas à mes questions au lieu de poser les tiennes.
  
  - Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
  
  - Que recouvrent les trois cents marks ?
  
  - Le dîner.
  
  - Tu te fous de moi ? Au grand maximum, il en vaut trente.
  
  - Moi, je ne suis qu’un livreur. Les clients téléphonent au central et passent leur commande. Nous avons plusieurs formules. Celle-ci, dite italienne. Nous avons la turque avec du chichkebab, la française avec du poulet chasseur, la chinoise avec l’émincé de porc au soja, l’espagnole avec la paella, la vietnamienne avec...
  
  D’une gifle, Coplan interrompit la litanie.
  
  - Ta cuisine ne m’intéresse pas.
  
  L’autre tremblait. Coplan lui appliqua sous le menton le canon de l’automatique.
  
  - Je n’aime pas perdre mon temps. Alors, si tu persistes, ton central pourra proposer à ses clients ta cervelle au plafond.
  
  Le livreur perdit sa superbe et son teint qui, pendant le monologue, avait retrouvé des couleurs, redevint verdâtre.
  
  - Gardez votre sang-froid, chevrota-t-il.
  
  - D’accord, mais parle.
  
  Et, pour marquer sa détermination, Coplan pressa l’acier contre le maxillaire.
  
  - C’est bon. J’ai dit la vérité, je ne suis qu’un livreur. Les clients passent leurs commandes au central et je vais les prendre aux cuisines. Seulement, il y a une astuce. La livraison à domicile est une façade. Bien sûr, nous avons des clients ordinaires qui veulent uniquement de la nourriture. Pour eux la formule italienne ne vaut pas cher. Vingt-cinq marks. Seulement, ceux-là servent de couvertures. Aux autres, aux vrais clients, nous fournissons de la drogue, ou des prostituées des deux sexes, ou les deux.
  
  A présent, Coplan comprenait.
  
  - A Hilda, tu fournis de la drogue ?
  
  - De la drogue et, souvent, une femme. Hilda est très portée dessus. Mais, dans ce cas, c’est la call-girl qui se présente avec la came, pas moi. Je n’interviens que lorsque Hilda veut uniquement de la coke. C’est organisé impeccable. Les flics n’y voient que du feu.
  
  - Cette coke, elle est où ?
  
  - Dans le pot de yaourt.
  
  - Sors-la, intima Coplan en reculant d’un pas.
  
  Le livreur ouvrit un tiroir, chercha une cuillère et décapsula le pot dont il vida le contenu dans l’évier sous le jet d’eau du robinet. Il lava soigneusement le sachet en plastique, le déchira et le tendit à Coplan qui goûta sur le bout de la langue et cracha aussitôt. Son interlocuteur n’avait pas menti. Il referma le sachet et le glissa dans sa poche.
  
  Un plan, déjà, s’échafaudait dans sa tête.
  
  - Quelle et l’adresse de ton central ?
  
  - 16, Wilmerdorferstrasse.
  
  Coplan chercha dans sa mémoire. L’artère était située à proximité du théâtre Schiller et de l’Opéra.
  
  - Et les cuisines ?
  
  - Au 150 de Kantstrasse.
  
  - Combien de personnes au central ?
  
  - Une receveuse-dispatcheuse. Elle enregistre les commandes, les transmet et prévient les livreurs ou les livreuses quand il s’agit de prostitution.
  
  - Comment différencie-t-elle les clients ordinaires, qui s’adressent à l’Organisation uniquement pour obtenir un repas à domicile, de ceux qui réclament drogue ou prostitution ?
  
  Le danger passé, le jeune homme retrouvait son allant.
  
  - C’est simple. Il existe des noms de code. Prenez, par exemple, la formule italienne. Imaginez Hilda passant sa commande. Elle veut une femme. Alors, elle précise : yaourt à la bulgare. Le central sait ce qu’elle désire. Pour la coke, elle dira pizza à la calabraise, pour du H, croque-monsieur à la parisienne. Si, par hasard, ce qui ne s’est jamais produit, elle souhaitait se taper un gigolo, elle ajouterait, compote de pommes à la hollandaise. Les non-initiés ne sont pas au courant. Seule la clientèle connue et démarchée par l’Organisation sait s’en servir. Le central calcule alors le prix à facturer et me le communique. Moi je livre et ramasse le fric. Paiement comptant obligatoire. Chèques et cartes de crédit prohibés. Rien ne vaut le cash, sinon on risque de se faire truander.
  
  Coplan se fichait bien de cette organisation, aussi ne posa-t-il pas de questions à son sujet.
  
  - Hilda s’adresse-t-elle souvent à l’Organisation ?
  
  - Une fois par semaine pour la coke. Pour les femmes, c’est irrégulier. Voyez, le système assure la sécurité de sa clientèle. Plus besoin de revendeurs dans les ruelles sombres du quartier turc, ni de draguer dans les boîtes à putes, à pédés, à travelos, autour du Kurfürstendamm. Livraison à domicile. Sans compter que la marchandise est du haut de gamme !
  
  Coplan rangeait le Sig Sauer dans sa ceinture, et le livreur reprenait son aplomb. Vraisemblablement, un Zille, conjectura Coplan, un ancien poulbot berlinois.
  
  - Donc, tu lui fournis sa dose pour une semaine ? poussa-t-il.
  
  - Oui. Hilda est accro mais à petite vitesse. Je veux dire qu’elle est encore au bas de l’échelle et s’en tient au minimum, contrairement à d’autres à qui il faut the maxi pour planer.
  
  - Mais elle est accro quand même ?
  
  - Sûr.
  
  - Elle est toujours solvable ?
  
  Complètement libéré, le Zille éclata de rire.
  
  - Pas solvable, pas de coke, c’est la règle. De plus, les patrons n’aiment pas que les livreurs se dérangent pour rien. Un client qui commanderait sans avoir le fric pour régler serait immédiatement rayé des listes.
  
  Coplan en savait assez. Sans prévenir, il ressortit l’automatique s’avança d’un pas et la crosse percuta la pointe du menton. Frappé de plein fouet par l’uppercut, le jeune homme s’effondra groggy. Coplan avisa les torchons, s’en empara et, à l’aide d’un couteau à viande, les découpa en larges et solides bandelettes qu’il utilisa pour entraver les membres du Berlinois et le bâillonner.
  
  Cette tâche achevée, il se dirigea vers le téléphone. A la première sonnerie, Sevim répondit.
  
  - J’ai un colis pour toi, l’informa-t-il.
  
  Il lui donna l’adresse et le numéro de l’appartement.
  
  - Prends-en livraison et laisse-le en compagnie de Birgit. Rien de nouveau de son côté ?
  
  - Rien. Et toi, où en es-tu ?
  
  Coplan ne répondit pas et raccrocha.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Le Sig Sauer au poing, Coplan fit irruption dans la pièce et la jeune femme en resta bouche bée. Puis elle reprit ses esprits et lança :
  
  - Il n’y pas d’argent ici, sauf dans mon sac à main et, à tout casser, vous y dénicherez un billet de dix marks.
  
  - Ce n’est pas un hold-up.
  
  - Qu’est-ce que c’est ? Une tentative de viol ? Alors prenez les dix marks et allez vous taper une pute turque à Kreuzberg !
  
  Coplan verrouilla soigneusement la porte et revint se pencher sur l’Allemande, une petite boulotte à la bouche placide et à l’œil froid, avec des accroche-cœurs ridicules sur un front bas et un chewing-gum qui naviguait entre les deux joues. Le canon de l’automatique s’incrusta dans la chair sous le menton.
  
  - Quand Hilda Korvitz a-t-elle passé sa commande de formule à l’italienne avec pizza à la calabraise ?
  
  La femme comprit alors que l’inconnu n’était pas là par hasard et qu’un jeu dangereux s’amorçait. Ses yeux s’agrandirent et elle retint sa respiration.
  
  - Qui êtes-vous ? questionna-t-elle avec effort. Un flic ?
  
  - Je déteste les flics. Je cherche Hilda pour des raisons personnelles qui n’ont rien à voir avec l’Organisation. Il se trouve que ce central est pour moi le seul moyen de retrouver sa trace. Aidez-moi, vous vous en porterez bien.
  
  « Répondez-moi : quand a-t-elle passé la commande qui lui a été livrée aujourd’hui ? »
  
  - Hier matin.
  
  - A-t-elle rappelé depuis ?
  
  - Non.
  
  Coplan attira une chaise et s’assit. Il misait sur le manque dont souffrirait le mannequin.
  
  A un moment ou à un autre, elle prendrait contact et demanderait une livraison de drogue. Combien, au cours de sa carrière mouvementée, en avait-il rencontré de ces drogués sur qui le manque agissait comme une castration physique et morale ? Sans sa coke, Hilda prendrait langue avec son fournisseur. En tant que lieu de livraison, son appartement était hors circuit. Mais d’autres endroits discrets existaient dans l’ancienne capitale allemande.
  
  Le tout était de s’armer de patience. A Lisbeth, la receveuse-dispatcheuse, Coplan détailla ce qu’il attendait d’elle et elle opina docile comme il était d’usage pour une Allemande lorsque la force se déployait sous ses yeux. A l’oreille, assurait-elle, elle reconnaîtrait la voix d’Hilda.
  
  Il ne restait plus à celui-ci qu’à se manifester.
  
  L’attente fut longue. A cause de son poumon gauche en capilotade, Coplan se contenta de griller un nombre réduit de cigarettes turques fournies par Sevim. En revanche, il avala moult cafés insipides et fadasses dont il se ravitaillait à la machine automatique coincée entre la porte d’entrée et un classeur métallique.
  
  Les appels se succédaient. Formule italienne. Yaourt à la bulgare. Compote de pomme à la hollandaise. Pizza à la calabraise. Émincé de porc à la chinoise. Poulet chasseur à la parisienne.
  
  Lisbeth ne chômait pas. Elle enregistrait les commandes, les transmettait aux cuisines de la Kantstrasse, calculait le montant de la facture et alertait le livreur en lui communiquant la somme à percevoir. Elle était sobre et efficace. Pas de blabla inutile dans le récepteur téléphonique. De temps en temps, elle s’accordait une tasse de thé, allumait une Dunhill et soufflait un jet de fumée rageur vers Coplan qui n’en avait cure.
  
  A un moment, elle relança le débat :
  
  - Je crois que vous êtes un flic.
  
  - Hilda, si elle se manifeste, vous détrompera.
  
  Elle fixa le Sig Sauer posé sur la table.
  
  - Quel sort lui réservez-vous ?
  
  - La mort ou le sursis, selon ce qu’elle choisira elle-même.
  
  - A-t-elle le choix ?
  
  - Dans notre civilisation, traditionnellement chrétienne, seul compte le libre arbitre.
  
  La réponse se situait à un niveau trop élevé pour la fille. Aussi se contenta-t-elle de hausser les épaules.
  
  A chaque sonnerie, Coplan collait l’écouteur à son oreille. Les appels provenaient essentiellement d’hommes qui réclamaient une prostituée ou de la drogue, ou les deux à la fois. Peu de femmes. Ces dernières se révélaient des clientes ordinaires, qui commandaient uniquement le plateau-repas.
  
  En une heure, calcula Coplan, trente-sept appels d’initiés avaient été enregistrés, ce qui représentait un chiffre d’affaires d’environ dix mille marks. Si le marché était aussi florissant tout le long de la journée, cela équivalait à deux cent quarante mille marks.
  
  L’Allemande n’était pas idiote. Depuis un moment, elle tentait de joindre un certain Heinz et Coplan comprit qu’il s’agissait de celui dont il avait confié la garde à Sevim. D’ailleurs, la femme l’apostropha :
  
  - C’est Heinz qui vous a renseigné sur Hilda ?
  
  Coplan ne nia pas.
  
  - C’est un garçon intelligent qui sait de quel côté sa tartine est beurrée. Il a décidé de coopérer avec moi. Prenez-en de la graine et imitez-le.
  
  - Nous avons des patrons, répliqua-t-elle. Vous y avez songé ?
  
  Coplan éclata de rire et agita l’automatique.
  
  - Je ne crains personne.
  
  Trois heures encore s’écoulèrent. Peut à peu, Coplan se demandait si son hypothèse se vérifierait. En même temps, il voyait l’Allemande se rasséréner. Secrètement, elle espérait qu’il perdait patience et qu’il repartirait.
  
  Coplan avait épuisé les cigarettes turques de Sevim. Sans vergogne, il se servait dans le paquet de Dunhill de la dispatcheuse.
  
  Il désespérait lorsque, enfin, une voix rauque se fit entendre :
  
  - Ici Hilda Korvitz. J’ai été livrée ?
  
  Coplan posa le canon du pistolet sur le front de la femme et, dans l’oreille, chuchota :
  
  - Le livreur est reparti car il n’a pas obtenu de réponse à son coup de sonnette. Vous étiez absente ?
  
  Lisbeth répéta docilement.
  
  - Un empêchement de dernière minute, allégua le mannequin.
  
  « Veuillez me pardonner. Ce n’est que partie remise. Pouvez-vous remettre le plateau habituel à la dame du vestiaire au sous-sol de la galerie d’art Regenschmidt au 7 de Düsterhauptstrasse ? »
  
  - Oui, souffla Coplan.
  
  - Oui.
  
  - Dans combien de temps ? s’enquit Hilda.
  
  Coplan réfléchit rapidement. La rue indiquée se logeait dans le district de Reinickendorf, c’est-à-dire dans la zone d’occupation française.
  
  - Une heure, ordonna-t-il.
  
  L’Allemande obéit.
  
  - D’accord, acquiesça Hilda qui raccrocha sur-le-champ.
  
  La dispatcheuse ouvrit la bouche pour faire ses commentaires mais n’en eut pas l’occasion. Du tranchant de sa main libre, Coplan lui cisailla la nuque. Assommée, elle glissa de sa chaise et il la retint avant qu’elle ne touche le sol. Il l’allongea sur le plancher et lui arracha ses vêtements. Puis à l’aide du tournevis,qui lui avait servi à débloquer la baie vitrée chez Hilda Korvitz, il les déchira en bandelettes. Ligotée aux chevilles et aux poignets, bâillonnée, Lisbeth ne le gênerait pas. Ensuite, il enregistra une bande magnétique et la laissa sur le répondeur automatique. Initiés ou non-initiés, les clients de l’Organisation n’entendraient plus qu’un message courtois : Par suite d’incidents techniques, la ligne de votre correspondant est provisoirement interrompue. Nous regrettons de ne pouvoir donner suite à votre appel.
  
  Les cuisines du 150 de Kantstrasse enverraient sûrement quelqu’un au bout d’un moment, mais dans l’intervalle, Coplan aurait gagné une marge de temps suffisante à ses projets.
  
  Le Sig Sauer dans la ceinture, il quitta les lieux. Un taxi l’emmena dans la Düsterhauptstrasse où il se fit déposer à une bonne centaine de mètres de la galerie d’art, et c’est à pied qu’il gagna celle-ci.
  
  En réalité, l’endroit tenait plus du salon d’exposition d’un antiquaire que d’une galerie d’art. Casques à pointes prussiens, plaques d’épaules des uhlans chers au cœur de Guillaume II, fanions entrecroisés des unités d’élite du Ilème Reich, se voulaient les témoins des fastes militaires d’avant la montée du nazisme. Les murs étaient couverts des plaques de rues sauvées lors de l’anéantissement de la ville sous les bombardements. Des masques en cire se chevauchaient pour ressusciter les folles années vingt et les décors baroques de son Berlin décadent, au temps où, ravagée par une inflation galopante, l’Allemagne voyait sa monnaie descendre dans des gouffres vertigineux. D’ailleurs, sur des buste en cire, les seins se voilaient sous les billets de banque de l’époque. Dans cet invraisemblable capharnaüm, les révolutionnaires de 1920 n’étaient pas oubliés. Sur une fresque dans l’arrière-salle, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg éclaboussaient de sang le pavé des rues pendant que leurs chairs explosaient sous les balles.
  
  Coplan repéra l’escalier du sous-sol, et s’y engagea.
  
  Une femme âgée et dodue se tenait derrière le comptoir du vestiaire.
  
  Son œil se posa sur le trench-coat de Coplan et elle tendit une main pendant que l’autre délogeait du râtelier un ticket de vestiaire. Elle parut étonnée lorsque Coplan s’arrêta devant elle sans esquisser un geste pour ôter son vêtement.
  
  - Votre imperméable, réclama-t-elle.
  
  Une jolie fille sortait de la cabine téléphonique. Coplan lui donna le temps de remonter l’escalier.
  
  - J’ai rendez-vous avec Hilda Korvitz, murmura-t-il.
  
  La préposée baissa le regard et rangea son ticket.
  
  - N’êtes-vous pas censé lui remettre quelque chose ?
  
  - En effet, acquiesça-t-il.
  
  - Quoi ?
  
  - Un plateau-repas.
  
  La femme releva les yeux.
  
  - Où est-il ?
  
  - Vous avez de l’odorat ? éluda-t-il.
  
  Elle battit des cils.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  De sa poche il sortit le sachet de cocaïne, en rabattit le coin déchiré et, sur l’index de sa main gauche, en fit tomber un grain minuscule.
  
  - Il est arrivé un accident au plateau-repas mais l’essentiel a été sauvé. Goûtez, vous ne serez pas déçue et ça ne vous coûtera pas un pfennig. Goûtez, je vous dis, c’est de la bonne, de la pure.
  
  Fascinée par le point blanc qui brillait, elle tendit ses lèvres et sa langue recueillit le précieux cristal. Pour mieux se concentrer, elle ferma les yeux et, bientôt, l’expression extatique sur son visage révéla ses sentiments. Ce n’était pas du bluff. Ses papilles gustatives se transcendaient au contact d’une pure cocaïne.
  
  Quand elle rouvrit les yeux, un couple descendait l’escalier. Coplan s’écarta. L’homme aida la femme à ôter son manteau, puis ils remontèrent. Coplan réenchaîna :
  
  - Vous êtes convaincue ?
  
  - Laissez-moi le sachet. Je le remettrai à Hilda.
  
  Il n’hésita qu’une seconde et, pour être conforme au personnage qu’il jouait, exigea les trois cents marks, montant qu’avait mentionné le livreur. Sans un mot, l’employée ouvrit un tiroir, en sortit une enveloppe qu’elle tendit à Coplan.
  
  - Comptez.
  
  Il obéit comme l’aurait fait un livreur, puis fourra les coupures dans sa poche et tourna les talons pour remonter l’escalier.
  
  Dans la rue, il s’embusqua sous un porche, à deux immeubles de distance, pour surveiller l’entrée de la galerie. Une fine averse commençait à tomber. Le long du trottoir, un couple d’amoureux s’embrassait à pleine bouche sur le siège avant d’une Volvo. Plus bas, des clients sortaient du célèbre restaurant Rockendorf’s et hélaient les rares taxis qui maraudaient dans l’artère.
  
  Trois quarts d’heure s’étaient à peine écoulés depuis son entrevue avec l’employée du vestiaire lorsque Coplan vit une BMW s’arrêter en double file. Une femme en descendit et, après avoir relevé le col de son imperméable bien que la pluie eût cessé, contourna le véhicule pour grimper sur le trottoir. Ce fut lorsqu’elle seprésenta à l’entrée de la galerie que Coplan la reconnut.
  
  La femme disparut à l’intérieur de la galerie et Coplan sortit de sa cachette.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Hilda Korvitz n’avait pas remarqué Coplan, tapi dans la BMW, contre le siège. Ce dernier avait profité de sa brève disparition dans la galerie. En hâte, elle s’était précipitée au vestiaire, avait récupéré le sachet et remboursé la préposée avant de s’enfermer dans les toilettes pour se confectionner une « ligne » et se gorger les narines. L’effet avait dû être immédiat car, à présent, elle conduisait en trombe, avec une sûreté époustouflante.
  
  Hilda s’arrêta enfin devant une maison isolée, coupa le moteur, et éteignit ses phares. Coplan se redressa et pressa son arme sur la nuque de la jeune femme. Hilda sursauta.
  
  - Qu’est-ce que c’est ? haleta-t-elle.
  
  - Un flingue, ma jolie. Tu fais très exactement ce que je te dis et il ne t’arrivera rien. Vu ?
  
  - Vu, frissonna-t-elle.
  
  - Bien. J’espère que tu ne bluffes pas ?
  
  - Non, non ! protesta-t-elle.
  
  - Tant mieux. D’abord, tu vas répondre à mes questions. Dieter et Erika sont dans cette maison ?
  
  Elle hésita et il imprima à l’automatique une brusque poussée.
  
  - Réponds !
  
  - Erika, oui. Dieter ne reviendra que dans quelques heures.
  
  - Parfait. Donne-moi les clés de la voiture.
  
  Elle s’exécuta.
  
  - Maintenant, descends et, surtout, ne t’avise pas de klaxonner : tu prendrais une balle dans la tête.
  
  - Je ne ferai rien qui vous déplaise, assura-t-elle d’une voix blanche.
  
  - J’y compte bien.
  
  Il débloqua une des portières arrière et posa le pied sur le sol en surveillant étroitement Hilda.
  
  - Avance.
  
  Des lumières brillaient au rez-de-chaussée de la maison. Au loin, se profilait, sur le ciel, le clocher décapité de l’église A la mémoire de l’Empereur Guillaume. Détruit partiellement par les bombardements de 1945, il était conservé en l’état pour témoigner de la folie meurtrière de l’impérialisme militariste. Les Berlinois l’appelaient la « dent cariée ».
  
  Ils grimpèrent les marches du perron et Hilda sortit un trousseau de clés. L’automatique à la main, Coplan restait dans son sillage. L’entrée était large et brillamment éclairée. L’un derrière l’autre, ils la traversaient, lorsque la voix de Sevim retentit dans le dos de Coplan :
  
  - Lâche ton flingue, Francis.
  
  Il s’immobilisa. Par quel miracle la Turque était-elle là ?
  
  - Obéis, Francis, insista-t-elle. J’ai mon Walther pointé sur toi et tu connais mon adresse. Franchement, ça me ferait mal d’avoir à te descendre. Fais pas l’idiot.
  
  Coplan posa son arme sur un bahut ancien. Sevim disait la vérité. Elle appartenait à la race de tueurs qui, à cent mètres, transperçaient une amygdale au fond de la bouche.
  
  Hilda s’était figée. Elle tremblait.
  
  - Ce n’est pas toi que nous attendions, Francis, c’est Dieter, mais ça ne fait rien, la surprise est agréable quand même. Entre sur ta droite. La deuxième porte, et emmène la Polaque avec toi.
  
  Coplan obéit.
  
  - Salut, fit Mike Orlando, hilare. On t’a pris de vitesse, mon vieux.
  
  Du doigt, il désignait les trois magnifiques couronnes incrustées de diamants qui avaient appartenu à l’empereur de Centrafrique. Interdit, Coplan les contempla sans mot dire. Il mourait d’envie de s’en emparer et de vérifier, sous le velour noir, que les feuillets du professeur Moreau y étaient.
  
  - Quel beau spectacle ! s’extasia Mike en lissant de la paume la crosse de son Mauser. Quand j’étais môme, je fantasmais sur les diamants depuis que j’avais lu comment les Espagnols au Mexique avaient fauché leurs trésors aux Aztèques !
  
  Coplan voulut s’avancer vers la table et inspecter l’intérieur des couronnes mais Sevim dans son dos le retint par la manche.
  
  - Écarte-toi, Francis.
  
  - Qui vous a donné cette adresse ? s’enquit-il.
  
  - Birgit.
  
  - Une coriace, s’esclaffa Mike Orlando, mais nos méthodes, à l’opposé des tiennes, Francis, ont eu raison de son silence.
  
  Avec cynisme, il précisa :
  
  - Elle n’a aucun remords d’avoir vendu son frère et ses amis, puisqu’elle est morte. Par la même occasion, on a aussi été obligés de liquider ton livreur de came. Il était encombrant.
  
  Hilda verdit et vacilla.
  
  - Tu voulais nous truander, Francis, reprocha Sevim. C’est pas réglo. Nous, on te sort du pétrin chez les Russkoffs et tu nous entraînes dans un coup fourré. Joseph, Rik et Jo y laissent leur peau, et toi, tu voulais garder ces merveilles pour toi, sans rien partager ?
  
  - Pas du tout, protesta Coplan. Ces diamants ne m’intéressent pas, je vous les abandonne.
  
  - Alors, pourquoi tu les cherchais ? questionna Sevim, acerbe.
  
  - Ils contiennent des documents scientifiques que je suis chargé par mon commanditaire de rapporter. Tenez, je vais vous montrer.
  
  Il esquissa un pas en avant mais Mike Orlando leva son automatique.
  
  - Pas touche.
  
  - On n’a plus confiance, Francis, expliqua Sevim. Des documents scientifiques dans les couronnes de diamants à Bokassa, tu nous prends vraiment pour des billes !
  
  - Depuis Stockholm, tu nous mènes en bateau, renchérit l’Américain. Cette fois, c’est marre, tu as trop tiré sur la corde.
  
  Il toussota et lâcha :
  
  - On devrait te buter.
  
  - Mais on ne le fera pas, rassura Sevim.
  
  C’en était trop pour Hilda qui, sans prévenir, et malgré sa dose de cocaïne, s’effondra. Son corps heurta la table et, dans la collision, les couronnes s’entrechoquèrent.
  
  - Allonge-toi sur le ventre, commanda Sevim à Coplan qui, à contrecœur, obtempéra.
  
  En un tournemain, il fut ligoté et bâillonné. La Polonaise subit le même sort.
  
  - On te fait une fleur, souffla Mike Orlando à l’oreille de Coplan, tu vas aller faire dodo entre deux jolies filles, veinard.
  
  - Bien sûr, avec tes cordes et ton bâillon, tu ne pourras pas leur faire grand mal, persifla Sevim.
  
  L’Américain et la Turque le transportèrent au sous-sol. Sur le béton était étendue Erika, bâillonnée, pieds et poings liés. Coplan fut déposé à ses côtés. Peu après, la Polonaise les rejoignit. Comme promis, Coplan se trouvait au centre. Pendant un instant, les mains sur les hanches, Mike Orlando, toujours hilare, contempla le spectacle, puis éclata de rire.
  
  - Si tu te démerdes bien, Francis, peut-être tu pourras les tringler toutes les deux !
  
  Sevim lui crocheta le bras et l’entraîna.
  
  - Allez, viens, ne perdons pas notre temps !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Sevim avait commis une erreur impardonnable : elle avait oublié de prendre à Coplan son tournevis.
  
  Néanmoins, la partie était loin d’être gagnée car l’outil était dans la poche intérieure du trench-coat. Aussi Coplan s’était-il retourné sur le ventre et se tortillait-il désespérément pour l’extraire.
  
  Couvert de sueur, il ne ménageait pas sa peine, gonflait et dégonflait son torse afin de créer le mouvement autour de l’accessoire. La tâche était ardue, il en était conscient.
  
  Depuis longtemps, Hilda Korvitz s’était réveillée de son évanouissement et, sporadiquement, poussait de petits cris étouffés. En revanche, Erika restait immobile et, la tête penchée, suivait avec intérêt les mouvements de son voisin, sans bien comprendre son but.
  
  Coplan s’acharnait depuis deux bonnes heures et le manche pointait de deux gros centimètres hors de la poche lorsqu’une succession de coups de feu éclata au-dessus.
  
  Il se figea, imité par Erika et Hilda. L’effroi grandissait dans le regard de la Suédoise tandis que la Polonaise poussait des petits cris furtifs.
  
  Il y eut ensuite un piétinement, quelques exclamations inintelligibles et le silence revint après qu’une voiture eut démarré sur les chapeaux de roues.
  
  Coplan reprit sa besogne. Au bout d’une heure d’efforts surhumains, le tournevis tomba sur le béton. Coplan procéda alors à un saut de carpe qui l’amena sur le dos. Ses mains ligotées sur les reins empoignèrent l’outil et il se serra contre Erika afin que le bout tranchant frotte contre les cordes entravant les poignets de la Suédoise. Celle-ci, une fois les mains libres, arracha son bâillon et ceux de ses compagnons, avant de les libérer.
  
  Quand elle eut terminé, son visage ruisselait de sueur.
  
  - Bravo, félicita Coplan en agitant ses membres qui commençaient à s’ankyloser.
  
  - Qui êtes-vous ? questionna Erika.
  
  - Un ami. Vous vous êtes trompée sur mon compte lorsque vous m’avez si mal accueilli à Stockholm. Le malentendu aurait été dissipé si vous n’aviez pas recouru à des moyens extrêmes.
  
  - Je devais agir vite, plaida-t-elle.
  
  Pour se remonter le moral, la Polonaise faisait à nouveau usage du sachet de cocaïne. La Suédoise lui décocha un regard de mépris, pendant que Coplan rangeait le tournevis dans son trench-coat. Au train où allaient les choses, sous peu il en aurait à nouveau besoin. Avec la seconde dose de cocaïne, Hilda récupérait son tonus.
  
  - Qu’attend-on pour se sortir de ce pétrin ? s’étonna-t-elle en se levant, un peu chancelante.
  
  - Nos amis ont la gâchette facile, remarqua Coplan.
  
  - Mais ils ne s’attendent pas à ce que nous nous soyons libérés, rétorqua Erika. L’effet de surprise devrait jouer. On y va ?
  
  - Tout de suite ! s’empressa la Polonaise.
  
  - Rappelez-vous ces coups de feu, observa Coplan. De qui peut-il s’agir ?
  
  - Nous le découvrirons en haut, décida Hilda.
  
  A la queue leu-leu, Coplan en tête, ils grimpèrent lentement les marches conduisant au rez-de-chaussée. Coplan regrettait d’avoir perdu le Sig Sauer. Derrière lui, les deux femmes se serraient l’une contre l’autre, plus si sûres, soudain.
  
  En haut de l’escalier, Coplan leur ordonna à voix basse :
  
  - Restez là !
  
  Elles obéirent et il déboucha dans le couloir avec prudence. Le silence ambiant l’intriguait. Autour de lui, les lumières brûlaient. A pas de loup, il progressa et, soudain, s’arrêta net. Sur le bahut, le Sig Sauer était resté là où il l’avait posé. Il l’empoigna et vérifia le chargeur. Intact. De plus en plus déconcerté, il s’effaça contre le mur et jeta un coup d’œil dans le salon. Vide. Mais un cadavre sur la moquette. Les couronnes de Bokassa avaient disparu. Coplan alla s’agenouiller près du corps. Le passeport taché de sang dans la poche intérieure du blouson en cuir le renseigna : Dieter Helm. Tué comme sa sœur par Sevim et Mike. Sur les murs, l’échange de coups de feu avait laissé des traces. Un tableau représentant l’entrée dans Paris en 1814 des troupes de Blücher était troué de part en part. Un miroir était étoilé et un éléphant en porcelaine réduit en miettes.
  
  Entre les pages du passeport était coincé un mince calepin. Coplan en feuilleta les pages. Répertoriée par ordre alphabétique, une liste d’adresses situées dans une quinzaine de pays européens. Il était flagrant que le mort bénéficiait de nombreux contacts. Aucun, cependant, dans les pays de l’Est.
  
  Coplan fourra le carnet dans sa poche.
  
  A quoi rimait le duel au pistolet ? s’interrogea-t-il. Pourquoi la Turque et l’Américain n’avaient-ils pas capturé l’Allemand sans effusion de sang, comme ils l’avaient fait avec Erika, Hilda et lui-même ?
  
  Il se releva, fouilla la maison et, finalement, alla chercher les femmes demeurées blotties l’une contre l’autre dans l’escalier. Il les mit au courant du triste sort de Dieter Helm, et elles éclatèrent en sanglots avant d’exiger de voir le corps. Devant le spectacle, les pleurs redoublèrent.
  
  Coplan les abandonna pour faire un tour au dehors. Il s’installa au volant de la BMW d’Hilda. Une heure plus tard, il en sortit et courut réintégrer la maison. Hilda et Erika avaient transporté le cadavre dans une chambre, l’avaient déshabillé et le lavaient.
  
  Il interrompit leur besogne et se planta devant la Suédoise.
  
  - Pourquoi l’homme et la femme qui vous ont enfermée au sous-sol attendaient-ils le retour de Dieter Helm ? Après tout, ils avaient les couronnes ? Pourquoi n’ont-ils pas fichu le camp avec leur butin ?
  
  - Ils voulaient avoir le nom et l’adresse, répondit Erika.
  
  - Soyez plus explicite.
  
  - Le nom et l’adresse de l’acheteur trouvé par Dieter.
  
  Coplan comprit d’un seul coup.
  
  - Qui est-ce ?
  
  - Je n’en sais rien puisqu’ils ont tué Dieter !
  
  A nouveau les larmes ruisselèrent sur les joues de la Suédoise. Sans égard pour son chagrin (après tout, n’était-elle pas complice de l’assassinat de Kerstine Lundberg à Stockholm ?) Coplan lui saisit les épaules et la secoua.
  
  - Raconte-moi, exigea-t-il.
  
  Hilda vint à la rescousse de sa compagne :
  
  - Dieter avait rendez-vous avec un receleur.
  
  - Ils me menaçaient, j’ai eu peur et je leur ai avoué mais en prétendant ignorer le nom du receleur.
  
  - Mais vous le connaissiez ?
  
  - Celui du receleur, oui, admit-elle, mais pas celui de l’acheteur que devait indiquer le receleur.
  
  - Commençons par ce dernier. Ces couronnes vous reviennent à toutes les deux, bluffa-t-il. Naturellement, je prendrai ma commission mais, en ce qui vous concerne, vous allez abandonner le butin qui était en votre possession ?
  
  Une lueur cupide brilla dans le regard des deux femmes.
  
  - Dis-le-lui, pressa Hilda. Après tout, ces salauds ont tué Dieter.
  
  - Horst Wassermann, capitula la Suédoise.
  
  - L’adresse ?
  
  - 109, Bayreutherstrasse dans le district de Schöneberg.
  
  Une question se posait : Sevim et Mike Orlando avaient-ils eu le temps d’obtenir la même information de Dieter Helm avant de le tuer ? Si non les deux voleurs battaient la campagne à la recherche d’un acheteur. Certes, ils n’étaient guère en peine de dénicher un acquéreur, mais à vil prix. Avec Dieter Helm, ils pouvaient espérer que celui-ci aurait trouvé l’oiseau rare.
  
  Il convenait de vérifier. Coplan s’apprêtait à partir lorsque Hilda le retint par le bras.
  
  - Qui nous prouve que vous reviendrez avec les couronnes ? questionna-t-elle.
  
  Il se dégagea et, sentencieux, lui renvoya :
  
  - Vous aimez les pièces de théâtre ?
  
  - A mes heures, répondit-elle, surprise.
  
  - Je vous conseille une pièce d’Anouilh, ancienne mais étincelante : Antigone. Dans le texte, l’auteur a ciselé une très belle phrase : Ce sale espoir qui fait vivre. Pour votre gouverne, adoptez-la. Peut-être reverrez-vous vos couronnes ?
  
  Dans sa poche, il tâta le trousseau de clés de la BMW, et sans vergogne, emprunta la voiture de la jeune femme pour quitter les lieux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  
  
  
  Utilisant sa tactique favorite, Coplan passa par le balcon et le tournevis débloqua la baie coulissante. Dans le ciel, l’aube pointait. En contrebas, la circulation était ralentie. Guignant un dernier client, les nuiteux malchanceux décolaient de la station de taxis pour une ultime maraude. Sur la chaussée, les arroseuses municipales chassaient, de leurs jets, les tenaces papiers gras.
  
  Coplan se glissa dans l’appartement, repoussa le panneau coulissant qu’il masqua avec les voilages et les doubles rideaux, et perdit cinq bonnes minute à dénicher le commutateur sous le rebord d’une amphore grecque.
  
  L’assassin n’avait pas tiré de coups de feu. Une mince sangle à bagage lui avait servi pour étrangler l’homme encore jeune au visage bouffi et couperosé, habillé avec recherche dans le style Via Veneto. Dans la lutte, il avait perdu l’un de ses mocassins.
  
  Coplan décida de fouiller le corps du receleur et son appartement à la recherche d’un indice qui le mettrait sur la piste de l’acheteur indiqué à Dieter Helm.
  
  Il n’en eut pas le temps. Des sirènes de police ululaient. Un pressentiment l’alerta et le précipita sur le balcon. Les voitures de patrouille s’immobilisaient devant l’immeuble. Rapidement, il gagna la porte qu’il déverrouilla pour traverser le couloir et s’engouffrer dans l’escalier dont il dévala les marches.
  
  Au rez-de-chaussée, il se glissa dans le hall en prenant un air détaché. Des policiers le bousculèrent au passage. Remorqué par un ambulancier, un brancard cahotait sur ses roues caoutchoutées. Coplan se colla contre la rangée de boîtes aux lettres et laissa passer le cortège en arborant la mine intéressée du badaud, il fourra dans sa bouche la dernière Dunhill du paquet et prit soin, en bon citoyen berlinois respectueux des règlements d’hygiène, de jeter ce dernier dans la poubelle. Il tira longuement sur la cigarette d’un air un peu niais.
  
  « Un assassinat au cinquième... » entendit-il chuchoter. Son hypothèse se révélait exacte.
  
  La cigarette aux lèvres, les mains dans les poches, l’allure désinvolte, il sortit dans la rue et tourna à gauche vers le bas de Bayreutherstrasse. Il avait à peine parcouru quelques mètres lorsqu’une portière s’ouvrit brutalement à sa hauteur. Quelqu’un le poussa dans le dos. Il se retourna. C’était Garabedian avec son teint recuit, et ses cheveux aile-de-corbeau. Coplan fronça les sourcils. Le cauchemar recommençait.
  
  - Salut, Francis, tu croyais nous avoir faussé compagnie ? railla-t-il.
  
  Tanya passa la tête par la vitre baissée de la portière avant.
  
  - Monte, Francis, ordonna-t-elle. Gara pointe un flingue sur tes reins. Ne compte pas sur les flics, le flingue a un silencieux.
  
  - De toute manière, la balle t’expédierait sur la banquette, renchérit le Soviétique.
  
  Coplan obéit, la rage au cœur. Depuis le début, rien n’avait fonctionné comme prévu au cours de cette fichue mission, comme si les dieux avaient choisi le camp adverse.
  
  - Et ton cancer au poumon gauche ? persifla Orlov, assis à l’autre extrémité de la banquette lorsque Coplan inclina la tête sous le toit de la voiture. Comment se porte-t-il ?
  
  La Mercedes, pilotée d’une main experte par Tanya, démarra dans la calme circulation du matin.
  
  - Qu’allez-vous faire de moi ? s’enquit Coplan. Me ramener à Bolev et Korzine ? Me remettre au professeur Tchankovsky ?
  
  - Pas tout de suite, l’informa Tanya d’un ton jubilatoire. Pour le moment, nous courons, comme toi, après trois couronnes en diamants ayant appartenu à l’ex-empereur Bokassa.
  
  Le cœur de Coplan se gela. Comment étaient-ils au courant ? Comme si elle avait deviné ses pensées, Tanya le renseigna :
  
  - Lippmann s’est fait piquer.
  
  Coplan le savait déjà.
  
  - Et il a parlé. Entre autre de ta visite. La description qu’il a donnée de toi ne correspondait pas exactement mais nous n’avons pensé qu’un garçon de ta trempe s’était grimé. Peu importe, dans le fond. Il a parlé de Kerstine Lundberg et de la filière suédoise. Nous étions déjà sur ce coup-là. Je n’apprendrai pas à un pro que ces milieux émigrés de refuzniks sont infiltrés par nos agents.
  
  Coplan acquiesça.
  
  - Aucun pays ne peut se permettre de laisser prospérer à l’étranger ses ennemis.
  
  - Ta visite à Lippmann nous intriguait. Dans quel but, au fond, avais-tu accepté notre traitement ? Ton cancer était-il authentique ? Et pourquoi t’intéressais-tu à Lippmann ? En partie, ces questions sont restées sans réponse. Cependant, à Stockholm, un de nos agents nous a rendu compte du vol des trois couronnes et des soupçons qui se portaient sur Dieter Helm. Nous connaissons ce dernier car, à une époque, nous avions financé ses activités terroristes un peu partout en Europe. Plus tard, il a choisi l’indépendance et a monté des hold-up et des cambriolages de bijouteries. Son receleur préféré se nommait Horst Wassermann. Nous avons voulu l’interroger mais il était déjà mort. Nous repartions lorsque nous t’avons repéré près de l’immeuble. Nous t’avons laissé entrer et avons attendu que tu ressortes.
  
  - Seulement quelqu’un a alerté la police, grogna Orlov.
  
  - Je suis sûr que c’est le livreur du carton-repas, opina Garabedian.
  
  Coplan tressaillit. Quoi ? Quelle coïncidence ! Wassermann était lui aussi un client de l’Organisation ? Mais était-ce si extraordinaire ? Non. Après tout, un receleur pouvait être un camé et, en tout cas, évoluer dans des milieux proches de la drogue. De toute façon, c’était sans importance. Aux mains du trio de Soviétiques, Coplan était revenu à la case départ et il lui fallait se sortir de ce mauvais pas.
  
  - En quoi ces couronnes t’intéressent-elles ? questionna Tanya.
  
  Coplan fut rassuré. Lippmann n’avait pas tout dit. Naturellement, il avait été obligé de faire la part du feu, évoquer Kerstine Lundberg qui, de toute façon, avait quitté l’U.R.S.S., mais il n’avait pas parlé des feuillets cachés dans les couronnes.
  
  - A cause de la valeur des diamants, fabula-t-il.
  
  - Tu te fous de moi ? Dans le fond, tu te fous de nous depuis le début ! Et ces couronnes, où sont-elles ?
  
  - C’est toi qui devrais le savoir, répliqua Coplan.
  
  - Comment ça ? s’étonna Garabedian.
  
  - Oui, explique-nous, poussa Orlov.
  
  - A l’instant, débita Coplan, vous parliez des hold-up et des cambriolages de Dieter Helm et vous évoquiez son receleur, Horst Wassermann. Vous voulez mon avis ? Ces joyaux sont chez lui et, présentement, ce sont les policiers qui sont en train de les admirer.
  
  Orlov secoua la tête.
  
  - Impossible. Nous avons fouillé les lieux.
  
  - Elles étaient bien planquées, insista Coplan avec une grande conviction, bien qu’il sût pertinemment que Sevim et Mike Orlando étaient probablement les détenteurs provisoires des trois joyaux.
  
  - De plus, souligna Tanya après avoir évité d’un brutal coup de volant un taxi qui grillait un feu rouge, Wassermann n’avait pas le niveau.
  
  - Quel niveau ? releva Coplan.
  
  - Pour écouler de telles pièces. Il aurait orienté Dieter Helm sur ses amis d’Anvers.
  
  Coplan tressaillit. Brusquement, il se remémora le calepin découvert sur le cadavre et dont il avait feuilleté les pages. Il ne contenait qu’une adresse à Anvers. Une seule et unique. A l’initiale V, et la dernière inscrite pour cette rubrique. Avec logique, Coplan reconstruisit les heures qui avaient précédé la mort de Dieter et Hilda. Il avait quitté la villa en laissant la Suédoise et la Polonaise. Cette dernière s’était rendue à la galerie d’art pour récupérer sa dose de cocaïne. Erika était restée seule. Dans l’intervalle, l’Allemand s’entretenait avec le receleur qui lui fournissait l’adresse d’un fourgue à Anvers, capitale mondiale du diamant. Dieter Helm inscrivait dans son calepin le renseignement à la rubrique V parce que le nom de l’acheteur commençait par cette lettre et retournait à la villa, où une rafale de coups de feu l’attendait.
  
  Subrepticement, Coplan tâta le carnet dans sa poche.
  
  Tanya, Orlov et Garabedian ignoraient son existence. Pas question de leur livrer une information aussi vitale.
  
  Jusque-là, récapitula-t-il, il avait été ballotté par les événements sans jamais, vraiment, être maître de la situation. Il était temps de remédier à cet état de fait déplorable.
  
  L’avenue était dégagée et Tanya profitait de la fluidité de la circulation. Coplan banda ses jarrets et se projeta hors de son siège. Son front percuta brutalement la nuque de la Soviétique qui, groggy quelques secondes, perdit le contrôle de son véhicule. La Mercedes partit en biais et escalada le trottoir pour retomber dans une contre-allée où elle percuta une benne à ordures.
  
  Déséquilibré, Garabedian tentait de se raccrocher à la poignée de la portière. Prestement, Coplan le délesta de son Tokarev pendant que, de l’autre main il récupérait son Sig Sauer avant de braquer les deux armes sur Orlov qui, en bon professionnel, colla immédiatement ses paumes sur son crâne.
  
  Coplan pivota vers l’Arménien qui imita son comparse. Satisfait, Coplan ordonna à Tanya qui reprenait péniblement ses esprits :
  
  - Recule.
  
  Elle posa sur les automatiques un regard bovin, puis obéit d’une main incertaine. Sous le choc, elle s’était mordu la lèvre inférieure et un mince filet de sang gouttait sous son menton.
  
  Dans la contre-allée, les éboueurs s’étaient immobilisés et hurlaient des invectives en turc.
  
  La Mercedes cahota jusqu’à la chaussée et Coplan commanda en agitant les armes d’un air menaçant :
  
  - Descendez tous les trois !
  
  Les Soviétiques obtempérèrent pendant que le chauffeur de la benne s’avançait vers la voiture en brandissant un poing furieux. Coplan sortit à son tour et leva sur lui les deux pistolets. Le Turc s’enfuit à toutes jambes.
  
  Coplan se jeta derrière le volant et démarra en trombe. Il grilla le premier feu rouge, braqua à fond pour tourner à gauche, accéléra en direction de l’aéroport.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  
  
  
  L’édifice, situé près du port, ne payait pas de mine. Façade lépreuse, lézardes dans les marches conduisant au hall d’entrée, prospectus publicitaires jonchant le sol, graffiti obscènes sur les murs, relents d’urine, ascenseur brinquebalant.
  
  Sur le palier aux murs brunâtres, régnait une activité fébrile. Des hommes, des femmes, passaient et repassaient, l’air affairé, des dossiers dans les bras. De la rue, on imaginait mal un tel spectacle tant, de l’extérieur, l’immeuble paraissait désert.
  
  Sur la porte peinte en vert bouteille, une plaque indiquait : Yakob Vandenvallde, négociant. Dénomination à la fois vague et précise lorsque l’on connaissait les affiliations de celui qui se cachait derrière cette raison sociale.
  
  Coplan pressa la sonnette et n’obtint pas de réponse. Il insista, sans plus de succès. Dépité, il se retourna et faillit entrer en collision avec une jeune femme qui transportait un colis d’ouvrages reliés. Elle lança une phrase en flamand qu’il ne comprit pas. Elle sourit et opta pour le français :
  
  - Vous perdez votre temps. M. Vandenvallde ne revient jamais de la Bourse aux diamants avant seize heures.
  
  Il remercia et redescendit par l’ascenseur. Malgré l’heure matinale, un groupe de marins en goguette traînaillaient sur le trottoir à la recherche d’un bar.
  
  Coplan remonta dans la Peugeot de location et prit la route du Kring pour stopper un quart d’heure plus tard à une centaine de mètres du building qui abritait la Bourse aux diamants d’Anvers. La Mecque des joailliers du monde entier.
  
  Un léger crachin tombait. Il releva le col de son imperméable et, d’un pas léger, s’avança vers le géant en verre et béton.
  
  Lors d’une mission précédente, il avait eu l’occasion d’y pénétrer et se souvenait de l’ambiance de chambre forte qui y régnait. Vigiles et physionomistes guettaient l’indésirable. Les contrôles d’identité se succédaient avant de franchir les portillons automatiques que débloquait le badge électronique remis à l’entrée. Des étapes étaient ménagées dans des sas aux vitres blindées afin que les caméras vidéo transmettent les traits du visiteur jusqu’à l’ordinateur qui décelait immédiatement la brebis galeuse.
  
  Enfin, on débouchait dans le saint des saints : une salle immense, coupée de longues tables. De part et d’autre, s’asseyaient négociants et clients. Dans leur majorité, les premiers étaient vêtus de sombre et portaient un chapeau noir et une longue barbe. Juifs orthodoxes, ils témoignaient ainsi de leur fidélité à leur foi en ces lieux voués au culte de l’argent. A chaque table, se souvenait Coplan, pouvaient prendre place seize personnes qui, parfois en quelques minutes, échangeaient pour des dizaines de millions de dollars de marchandises.
  
  Coplan atteignit enfin le building et grimpa les marches en direction du hall, entouré par des Indiens enturbannés, des Arabes en djellaba, coiffés de la keffieh, de Juifs aux tresses papillotées débarquant de charters en provenance de Tel-Aviv, de Chinois de Hong Kong ou de Singapour habillés par Yves Saint-Laurent ou Pierre Cardin, d’Africains en boubou et de Péruviens aux visages sculptés dans le bronze.
  
  Il prit son tour dans la queue.
  
  Lorsqu’il parvint au premier guichet, il tendit au vigile le passeport qu’il avait retiré deux heures plus tôt au consulat de France. Son identité était celle utilisée lors de sa précédente mission à la Bourse aux diamants : Francis Cazauba. Le garde pianota sur son clavier. Une lumière verte s’alluma. Coplan prit le badge électronique qui lui était remis. Après les passages obligés sous l’œil des caméras, il accéda enfin au tabernacle.
  
  Faisant appel à un surveillant que, mentalement il compara à un eunuque ou à un janissaire gardant le harem sacré, il demanda où il pourrait dénicher Yakob Vandenvallde. Le vigile le guida jusqu’à une table écartée, à quatre places, serrée contre un pilier à deux pas du tableau d’affichage. Sur celui-ci s’étalait la liste noire, infamante, des éléments douteux interdits de séjour dans les vingt et une Bourses aux diamants éparpillées dans le monde. En retrait, un écran de télévision rappelait les derniers cours boursiers dans les grandes capitales internationales.
  
  Un rectangle en plastique était épinglé au revers du veston anthracite de l’homme au feutre noir : Yakob Vandenvallde, indiquait-il. Une grosse barbe blanche lui mangeait les joues et le menton. D’épais sourcils en broussailles semblaient vouloir masquer l’éclat dur et rusé des yeux bleu pâle qui, à travers la loupe, examinaient le lot de diamants que soumettait le client, un Indien au turban corail.
  
  Coplan attendit que se termine la transaction, puis il s’assit sur la chaise encore tiède et, sans préliminaires inutiles, attaqua d’emblée :
  
  - Vous êtes dans un sale pétrin, Vandenvallde. Votre correspondant à Berlin, Horst Wassermann, et votre client Dieter Helm se sont fait tuer du côté du Kurfürstendamm parce qu’ils avaient eu la malencontreuse idée de s’emparer de trois couronnes impériales qui ne leur appartenaient pas. Avant eux, et pour les mêmes raisons, onze autres personnes sont mortes, exagéra-t-il. Et voilà que vous commettez la même erreur. Vous acquérez une marchandise qui porte malheur à celui qui la détient.
  
  Sur le visage que ne mangeait pas la barbe, le teint devint livide.
  
  - Qui... qui êtes-vous ? balbutia le négociant.
  
  - Je suis celui qui va rendre ces trois couronnes à leur propriétaire. Ma spécialité consiste à agir sans contraintes légales. C’est un énorme avantage dans notre monde.
  
  « Quelquefois, j’ai recours à l’assassinat. Cette extrémité ne me pose aucun problème de conscience et c’est là, encore, une autre liberté incomparable. La fin, vous le savez, justifie les moyens. »
  
  - Mais... qu’est-ce qui justifie les moyens ? bégaya Vandenvallde.
  
  - Rien, je vous le concède, admit Coplan après avoir laissé échapper un rire grinçant. Donnez-moi ces couronnes et vous vous tirez une traite sur la vie, reprit-il en fronçant les sourcils d’un air sévère.
  
  Vandenvallde regarda autour de lui, contempla cet univers familier dans lequel, pourtant, il ne pouvait puiser aucun secours.
  
  - Je ne les ai pas, répondit-il, le regard fuyant.
  
  - Vraiment ? se moqua Coplan. Les vendeurs exigeaient un trop gros prix ?
  
  - Les vendeurs ? tenta d’éluder l’Anversois.
  
  - Un homme et une femme.
  
  Et Coplan décrivit Sevim et Mike Orlando. Dans l’intervalle, le négociant reprenait du poil de la bête.
  
  - Je pourrais appeler la police, menaça-t-il sans trop y croire.
  
  - Vous voulez que je claque des doigts et que j’appelle un vigile ? rit Coplan.
  
  Vandenvallde haussa les épaules, désabusé.
  
  - Je dis la vérité, s’obstina-t-il, je n’ai pas les objets dont vous parlez.
  
  - Mais l’homme et la femme que je viens de décrire vous ont rendu visite ?
  
  - C’est vrai.
  
  - Vous avez vu les trois couronnes dont je parle ?
  
  Vandenvallde hésita, se mordit la lèvre inférieure et, enfin, acquiesça :
  
  - Oui.
  
  Coplan réfléchit.
  
  - Vous vous êtes mis d’accord sur un prix ? suggéra-t-il.
  
  - Après de longues palabres.
  
  - Et vous vous occupez de réunir l’argent, c’est ça ?
  
  L’autre ne répondit pas mais Coplan sut qu’il avait vu juste.
  
  - Et vous leur avez fixé un rendez-vous, conclut-il.
  
  Vandenvalide leva les yeux vers l’horloge murale.
  
  - C’est l’heure à laquelle je prends ordinairement mon déjeuner et je n’aime pas déroger à mes habitudes, déclara-t-il.
  
  - Je ne suis pas contre. Finalement, moi aussi j’ai une petite faim.
  
  - Vous m’accompagnez ? s’étonna l’Anversois.
  
  Coplan posa les deux paumes sur la table et se pencha en avant.
  
  - Mon cher, il faut que vous vous mettiez une chose dans la tête : nous ne nous quittons plus jusqu’à l’heure du rendez-vous avec les vendeurs. Maintenant, je suis à votre disposition. Allons nous régaler !
  
  Talonnant le Belge, Coplan ressortit du building. Au bas des marches, il retint Vandenvallde par le bras.
  
  - Où est ce fichu restaurant ?
  
  Le négociant n’eut pas le temps de répondre. De la Renault 30 garée le long du trottoir, deux hommes émergèrent, grands et costauds. Le premier présenta une carte et un insigne à Coplan.
  
  - Police.
  
  - Qu’est-ce que ça veut dire ? protesta ce dernier, ahuri.
  
  Deux autres hommes accouraient, le col de l’imperméable relevé sous le crachin qui tombait toujours. Ils se jetèrent sur Coplan qui se débattit violemment, lui ramenèrent les bras dans le dos et les menottes claquèrent.
  
  - Un mandat d’arrêt international, révéla celui qui avait déjà parlé.
  
  - Vous êtes fou ! s’écria Coplan qui écumait.
  
  Impassible, l’autre poursuivit :
  
  - Mandat d’arrêt international transmis par le biais d’Interpol et émis par la République Fédérale allemande pour deux assassinats à Berlin-Ouest sur les personnes de Horst Wassermann et de Dieter Helm.
  
  Pendant qu’on l’entraînait vers la Renault, Coplan vit une lueur amusée dans le regard de Vandenvallde. D’une main, il enfonça son feutre sombre et imita les policiers en relevant le col de son imperméable, puis il ouvrit la bouche pour avoir le dernier mot et décocher la flèche du Parthe.
  
  - Je suis obligé de déjeuner sans vous. Vous me manquerez, railla-t-il.
  
  - On se reverra ! promit Coplan que l’on installait de force sur la banquette arrière.
  
  Le Belge agita énergiquement la main.
  
  - J’en doute !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXI
  
  
  
  
  
  Vandenvallde prenait ses précautions, s’amusa Sevim en posant le pied sur le pont du vieux cargo rouillé qui n’en finissait pas de pourrir dans la darse la plus éloignée du port.
  
  De son côté, tout en serrant la crosse de son pistolet-mitrailleur Uzi, Mike Orlando se demandait pourquoi un ferrailleur ne rachetait pas cette énorme carcasse qui grinçait contre les ducs d’Albe en tirant sur ses amarres.
  
  Dans le sac alpin à ses épaules, il transportait les trois couronnes. Devant lui, vêtue d’un pull et d’un jean, chaussée de rangers, le front ceint d’une bandana noire, Sevim se faufilait avec, dans chaque main, un pistolet automatique.
  
  Vandenvallde les vit arriver.
  
  - Attention, prévint-il en coinçant sous sa semelle gauche la mallette qui contenait les deux millions de dollars en coupures de mille.
  
  Autour de lui, ses trois hommes de main se figèrent, le doigt sur la détente de leur arme. A plusieurs reprises, dans le passé, il avait fait appel à eux pour se protéger lors d’échanges délicats et n’avait eu qu’à s’en louer. Brutes épaisses, ces porte-flingues n’avaient pas la surface intellectuelle suffisante pour voler de leurs propres ailes et il ne leur serait pas venu à l’idée de s’approprier ou la marchandise ou l’argent. Cette carence les rendait dignes de confiance.
  
  Après le crachin de la veille, l’aube était claire, mais un vent frisquet soufflait de la mer, et le Belge frissonnait.
  
  Sevim braqua ses armes sur les quatre membres du clan adverse et, d’une main, Orlando se débarrassa du sac alpin qu’il posa précautionneusement au pied du mât de charge avant de le pousser du talon vers le Belge, son autre main serrée sur la crosse de l’Uzi.
  
  - Voici les trois couronnes, annonça-t-il.
  
  L’Anversois eut un bref signe de tête et, de la semelle, imita l’Américain. La mallette racla le métal rouillé. Lorsqu’elle parvint devant Orlando, il se pencha et souleva le couvercle pour en sortir une dizaine de liasses et soutirer une coupure dans chacune d’elles. Il les aligna sur le pont. Ceci fait, il les aspergea de liquide à l’aide d’un vaporisateur qu’il sortit de la poche de son blouson et craqua une allumette que le vent éteignit. Il récidiva et, cette fois, le billet de banque s’enflamma en dégageant une épaisse fumée couleur rubis. Bientôt, le feu se communiqua aux autres.
  
  Vandenvallde écarquilla les yeux.
  
  - A quoi ça rime ?
  
  Sevim éclaira sa lanterne :
  
  - Nous nous assurons que tu ne nous refiles pas de la monnaie de singe !
  
  Le Belge s’en étrangla de surprise.
  
  - Vous faites la distinction en les faisant brûler ?
  
  - C’est le liquide dont nous les aspergeons qui fait toute la différence, expliqua la Turque avec condescendance. Si la fumée est rouge, les billets sont bons, si elle est bleue, il sont faux !
  
  - Je n’ai jamais entendu parler de ça !
  
  - T’as encore pas mal de choses à apprendre ! rigola Orlando.
  
  
  
  
  
  Le lieutenant Alessandri leva la main et les nageurs de combat du C.E.O.M. (Centre d’Entraînement aux Opérations Maritimes, unité qui, après l’affaire Greenpeace, a remplacé à Quelern, dans le Finistère, le Centre d’instruction des Nageurs de Combat à Aspretto, en Corse) lancèrent leurs grappins qui s’accrochèrent au bastingage. En quelques secondes, ils escaladèrent la coque et surgirent sur le pont en braquant leur Uzi.
  
  A terre, Coplan reposa ses jumelles et donna l’ordre d’assaut. En tête, il s’engagea sur la passerelle, un automatique Beretta 92 F dans son poing droit.
  
  Les sbires dont Vandenvalide avait loué les services ouvrirent le feu sur les silhouettes qui basculaient par-dessus le bastingage. Mal leur en prit car ils ignoraient avoir affaire à des professionnels du Service Action de la D.G.S.E.
  
  La riposte fut foudroyante et les sicaires s’abattirent comme des quilles. Glacé d’effroi, Vandenvallde s’était figé, s’attendant à tout moment à recevoir une balle. Il ne savait pas que les assaillants ne touchaient jamais une cible qu’ils ne visaient pas.
  
  - Sevim et Mike, lâchez vos armes ! commanda Coplan d’une voix rude.
  
  La Turque et l’Américain se regardèrent, indécis, mais leurs réflexes fonctionnèrent. Au tréfonds d’eux-mêmes, ils étaient conscients de la défaite. A contrecœur, ils déposèrent leurs armes sur le pont rouillé.
  
  - T’es un vrai salaud ! fulmina Sevim lorsque Coplan parvint à leur hauteur.
  
  - Une ordure, ajouta Mike Orlanda en grinçant des dents.
  
  Coplan les ignora et se dirigea vers le sac alpin. Soudain, Vandenvallde s’agita et, du doigt, désigna les quatre hommes qui suivaient Coplan.
  
  - Mais ce sont les policiers qui vous ont arrêté ! s’exclama-t-il.
  
  Coplan rit intérieurement, sans préciser pour autant, qu’il s’agissait là de sous-officiers du 11e Choc (Service Action terrestre de la D.G.S.E.). L’arrestation avait été montée de toutes pièces pour que l’Anversois puisse mener son ultime négociation avec Sevim et Mike. C’était encore la meilleure façon de les coincer tous ensemble et de récupérer les couronnes.
  
  Coplan se pencha sur le sac et dégagea les trois couronnes. Sa main tâta l’intérieur de la coupole et caressa le velours que, d’un coup sec, elle arracha.
  
  Bientôt, il eut en main les feuillets du professeur Sébastien Moreau et poussa un soupir de soulagement. Tant de sang, d’efforts, de frustrations, de morts, obtenaient enfin leur récompense. Il enfouit le rapport dans la poche intérieure de son imperméable et alla s’agenouiller devant la mallette pour s’emparer de deux liasses de cent mille dollars qu’il tendit à Sevim et à Mike Orlando.
  
  - Foutez le camp, vous êtes libres !
  
  Ils le regardèrent, éberlués.
  
  - T’es vraiment un drôle de mec, soupira la Turque en laissant peser sur lui un long regard à la fois ému et trouble.
  
  - Bon sang, ce que je disais à l’instant, je ne le pensais pas, tenta de se faire pardonner l’Américain. Dans le fond, t’es une épée !
  
  - Tu sais où me trouver, reprit Sevim. Tu te rappelles l’adresse à Izmir ?
  
  - Je m’en souviens, assura Coplan qui n’était pas mécontent de son geste, car des mercenaires internationaux de la stature de ces deux-là n’étaient pas des gens que l’on pouvait se permettre de licencier, initiative qui, de toute façon, serait allée à l’encontre des ordres donnés par la D.G.S.E.
  
  Lorsqu’ils eurent disparu en courant sur la passerelle, Coplan referma la mallette et, d’un coup de pied, l’expédia vers le Belge avant de passer le sac alpin à ses épaules.
  
  Les trois couronnes s’entrechoquèrent contre ses reins.
  
  - Je perds deux cent mille dollars ! gémit Vandenvallde. Laissez-moi au moins une couronne ! supplia-t-il, je paierai la différence !
  
  Le lieutenant Alessandri lui posa le canon de son Uzi sur la joue.
  
  - Ferme ta gueule ! Tu t’en sors pas mal, crois-moi ! Viens donc nous aider à foutre ces trois macchabs à la baille !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXII
  
  
  
  
  
  - En échange des trois couronnes, j’ai obtenu une rallonge pour nos fonds secrets ! jubila le Vieux. Je dois avouer que le ministre était enchanté et qu’il a signé sur-le-champ l’augmentation de crédits ! Nous en avions bien besoin !
  
  - J’en suis heureux pour vous, haleta Coplan qui souffrait sur son lit d’hôpital.
  
  - Ne parlez pas, recommanda le patron des services spéciaux. De toute façon, vous n’avez rien à dire.
  
  L’infirmière s’approcha et essuya le front en sueur. Depuis son retour en France et après qu’il eut rendu compte au Vieux, en lui remettant le rapport du professeur Moreau, Coplan avait été assigné à résidence forcée dans la cellule ultra-secrète de l’hôpital militaire où, avant sa mission, il avait été traité afin que son poumon gauche présente un aspect cancéreux propre à abuser les Soviétiques. Cette mascarade scientifique avait été le fruit d’une étroite collaboration entre savants français, américains, britanniques et ouest-allemands.
  
  On lui avait administré des drogues sophistiquées sous forme d’injections massives, effroyablement douloureuses, que Coplan avait supportées stoïquement. Parallèlement, il avait subi un traitement amaigrissant. Fourni par les laboratoires de la C.I.A., un mélange chimique avait considérablement diminué la production de ses glandes sexuelles, défaillance qui l’avait aidé à flouer Tanya, Sevim et Anastasia, la belle infirmière du K.G.B. avant de feindre, avec celle-ci, d’être revigoré par le traitement soviétique.
  
  Fin prêt pour sa comédie, Coplan avait été lâché dans la nature et s’était installé au Lavandou. Sa radiation des cadres, sous son pseudonyme, avait paru au journal officiel. En même temps, la
  
  D.G.S.E. faisait discrètement savoir à Jim Cortland, le Britannique du Spécial Intelligence Service qui travaillait pour Moscou, que Coplan était atteint d’un cancer. Celui-ci venait se rendre compte de visu au Lavandou et, convaincu, alertait le K.G.B. qui envoyait Tanya, Garabedian et Orlov.
  
  Depuis quelque temps, les services spéciaux occidentaux tremblaient. Selon toute apparence, les Soviétiques avaient découvert le remède-miracle contre le cancer et attiraient en U.R.S.S. les scientifiques de l’Ouest atteints par le mal terrible, en leur promettant la guérison. En échange, ceux-ci juraient d’œuvrer pour l’Union soviétique. Sébastien Moreau n’avait pas résisté au chant des sirènes mais, plus tard, contacté par un Soviétique travaillant pour la D.G.S.E., il avait réalisé qu’il trahissait son pays et avait promis de découvrir la formule scientifique utilisée par ses hôtes. Depuis, le Soviétique était mort mystérieusement à Kiev et les Occidentaux avaient perdu le contact avec le savant français.
  
  Paris, en conséquence, expédiait Coplan pour le renouer. Un délai de deux mois lui était imparti car, au-delà, les effets du traitement qu’il avait subi disparaîtraient et le K.G.B. découvrirait la supercherie.
  
  Finalement, il avait réussi sa mission et, à présent, endurait une cure de désintoxication.
  
  Et il souffrait le martyre. Sans se plaindre, car il avait conscience d’avoir magnifiquement contribué au succès de l’Ouest sur l’Est.
  
  La porte s’ouvrit et le médecin-général Arthaud entra dans la chambre. Aussitôt, par discrétion, l’infirmière s’esquiva.
  
  Le Vieux se leva précipitamment tandis que Coplan tassait son oreiller dans son dos.
  
  - Alors, s’enquit le patron des services spéciaux avec impatience, notre comité de savant a-t-il découvert quelque chose d’intéressant ?
  
  Arthaud hocha la tête.
  
  - Le professeur Moreau a accompli un travail prodigieux, d’autant plus qu’il ne pouvait se fier qu’à ses observations et à ses déductions.
  
  - Il a reconstitué la formule ? pressa le Vieux. C’est bien vrai, les Soviétiques ont trouvé le remède-miracle ? L’humanité est délivrée de ce fléau terrible ?
  
  Une expression attristée se peignit sur le visage du médecin-général.
  
  - Nous n’en savons rien, avoua-t-il avec humilité.
  
  La déception envahit le cœur de Coplan.
  
  - Vous n’en savez rien ? répéta-t-il, assommé.
  
  - Non. Cependant, nous sommes sûrs d’une chose. Les Soviétiques ont réussi, nous ignorons par quel biais, à stopper les effets ravageurs du cancer. Pour quelle durée ? Cela demeure inconnu. En fait, ce n’est pas dans ce domaine que se situe l’intérêt du rapport de Moreau.
  
  - C’est quoi, alors ? grogna le Vieux, abasourdi.
  
  - La certitude que les Soviétiques vont, sous peu, claironner qu’ils ont découvert le remède-miracle et mis au point un vaccin. Le monde va mordre à l’hameçon. En réalité, ce vaccin contiendra un poison à effet lent qui, en cas de vaccination systématique, pourra anéantir une population donnée.
  
  Le Vieux fronça les sourcils.
  
  - C’est machiavélique mais réalisable.
  
  Coplan opina vigoureusement.
  
  - Prenez l’exemple de l’Afghanistan, suggéra-t-il. Moscou a rappelé ses troupes. Bientôt, un gouvernement modéré s’emparera du pouvoir. Les Occidentaux, fidèles à leurs habitudes, iront panser les plaies de la guerre. Ils commenceront par vacciner les enfants contre le cancer. Dans dix, quinze ans, ces derniers mourront et le pays ne sera plus peuplé que de vieillards ou d’adultes sur le point de l’être. Adieu, les moudjahiddin. Les troupes soviétiques repasseront la frontière sans rencontrer d’opposition. Même chose au Pakistan et, ainsi, l’U.R.S.S. aura enfin accès sur les mers du Sud, ce dont, déjà, les tsars rêvaient.
  
  Le Vieux fixait Arthaud.
  
  - Mais tous ces savants qui ont accepté de travailler pour l’U.R.S.S., ils ont quand même enregistré des résultats remarquables dans leur état de santé ?
  
  - Le professeur Moreau en convient, mais est d’avis que le mal est enrayé pour une durée indéterminée, sans être stoppé définitivement. En réalité, ces savant ont été dupés. La comparaison avec l’Afghanistan et le Pakistan à laquelle s’est livré M. Coplan illustre à merveille le plan soviétique d’extermination de populations choisies en fonction du degré d’obstacles qu’elles représentent face à l’expansionnisme de l’U.R.S.S.
  
  - Le professeur Moreau est-il parvenu à reconstituer les formules du traitement ?
  
  - Partiellement. Il nous faut donc en savoir plus. Notre comité demandera qu’un second agent français soit envoyé en Union soviétique pour tenter de mettre la main sur les deux formules, celle du remède prétendument miracle et celle du poison contenu dans le vaccin. Il ne peut, évidemment, s’agir de M. Coplan qui est grillé là-bas.
  
  Le Vieux posa sur celui-ci un regard énigmatique. Coplan frissonna. Le patron des services spéciaux avait plus d’un tour dans son sac. Prestidigitateur génial, il possédait le don de dénicher une solution sophistiquée qui, miraculeusement, renvoyait aux vestiaires les plus lourdes objections et les craintes les plus vives.
  
  Coplan, devant ce regard énigmatique, fut persuadé que son supérieur hiérarchique avait déjà imaginé un moyen insensé pour le réexpédier en Union soviétique.
  
  Mais quoi ? Que manigançait-il ? Recourrait-il à un subtil subterfuge de la même veine que le maquillage en faux cancéreux ?
  
  Le Vieux s’approcha et se pencha sur lui.
  
  - J’ai une idée, murmura-t-il.
  
  A nouveau, Coplan frémit. Il se méfiait des idées du Vieux.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer en mai 1989 sur les presses de l'Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
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