Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan et les crabes rouges

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Школа кожевенного мастерства: сумки, ремни своими руками
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  No 1988, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  - Personne d’autre que vous ne peut remplir cette mission, avait flatté le Vieux. Vous êtes mon fer de lance. En outre, votre psychologie affûtée, vos succès auprès des femmes, votre flair et votre précieuse expérience vous désignent pour cette tâche difficile.
  
  - Tâche difficile ? J’adore vos euphémismes. Quasi impossible, vous voulez dire !
  
  - Pas pour vous.
  
  - Ce que vous m’offrez, c’est du sable à filtrer entre les doigts.
  
  A travers le hublot, on apercevait la plage et Coplan grimaça. Vraiment, le Vieux exagérait. De plus en plus, il le lâchait dans la nature sans biscuits. « Débrouillez-vous, Coplan », assenait-il avec un sourire mi-figue, mi-raisin. Un jour, Coplan se casserait la figure, c’était obligé, ou bien raterait le coche : la vieille théorie de la cruche qui, souvent, se vérifiait, comme celle des dominos. D’ailleurs, quelle différence entre les deux, sinon que la première s’activait par la répétition du temps, alors que la seconde pivotait autour d’un facteur purement matériel.
  
  La voix de l’hôtesse inondait la carlingue. « Attachez vos ceintures. Éteignez vos cigarettes. La température extérieur est de trente degrés Celsius. » Exclamations étouffées des passagers. « Nous vous remercions d’avoir voyagé à bord des lignes de la Varig. » « Don’t mention it », répliquait un Américain, hilare. « Le commandant de bord... »
  
  Coplan se mordit la lèvre inférieure. Bon sang, parviendrait-il à découvrir Tanya ?
  
  Un quart d’heure plus tard, il tendait son passeport à l’officier d’immigration de l’aéroport de Belém. Le jet s’était posé comme un colibri sur une fleur géante. La fleur, c’était Belém, et sa corolle, ses plages et ses pistils. L’humidité créait une brume ouatée qui montait vers le ciel voilé de gris. Les haut-parleurs diffusaient en sourdine P’ra muchacar meu coraçâo, une vieille bossa-nova mise à la mode vingt-cinq ans plus tôt par Joâo Gilberto, et toute imprégnée de la saudade brésilienne. Le fonctionnaire moustachu jeta un regard indifférent sur le visa et restitua le document en bâillant. Le passage de la douane s’opéra sans plus de difficulté et Coplan récupéra ses bagages. En taxi, il se fit conduire à l’hôtel Hilton.
  
  Durant le trajet, il fut sensible, comme lors de ses voyages précédents au Brésil, au charme désuet des vieilles maisons de style colonial, d’inspiration mauresque ou portugaise. Leurs façades étriquées, peintes de couleurs bariolées, sous leurs frontons tarabiscotés possédaient souvent des balcons en fer forgé. C’est là qu’autrefois se penchaient les duègnes qui, d’un battement méprisant de l’éventail, éconduisaient les soupirants, chanteurs de barcarolles et de fados, dont le cœur battait pour l’adorable créole recluse dans la fraîcheur de la chambre virginale.
  
  Coplan brida son imagination. Les duègnes et les vierges ne le guideraient sûrement pas vers Tanya.
  
  Dans sa chambre, il prit une douche et changea de vêtements avant de descendre dans le hall au comptoir Avis pour louer une Opel de fabrication argentine.
  
  Constatant qu’il avait une heure d’avance sur l’horaire, il se rendit donc en voiture sans se presser au lieu de rendez-vous, flânant le long des rues bordées de manguiers où grouillait une foule dense et bariolée entre gratte-ciel et favelas.
  
  La villa avait été construite en retrait de la plage. En des temps meilleurs, ses couleurs auraient rivalisé avec un arc-en-ciel. Aujourd’hui, elles rappelaient les façades lépreuses des bidonvilles, dans les bas quartiers.
  
  Coplan grimpa les marches, sonna, la porte s’ouvrit et un grand Noir lui immobilisa les bras pendant que, dans son dos, se matérialisait un Blanc qui s’enquit d’une voix enrouée, mais dans un portugais impeccable :
  
  - Que voulez-vous ?
  
  - Je suis Francis Devereux, répondit Coplan dans la même langue. La guerre est divine en elle-même puisque c’est une loi du monde.
  
  A la citation de Joseph de Maistre le grand Noir relâcha son étreinte et s’effaça devant Coplan qui entra. Un homme grand, sec, à la peau bronzée, l’accueillit avec une poignée de main énergique, mais sans vraie chaleur.
  
  - Capitaine Kerville. Voici le Groupe Euphrate.
  
  Ses présentations englobaient le Noir aux bras de pieuvre, le Blanc à la voix enrouée et deux autres individus, un Noir et un Blanc.
  
  - Arturo, Battista, Nascimento et Raul.
  
  Tous les quatre étaient grands, avec des muscles noueux, des yeux durs, et une allure faussement nonchalante. Leurs vêtements légers, confortables, dissimulaient à peine la souplesse féline de leurs membres. Avec le capitaine Kerville, ils constituaient, avait précisé le Vieux, une des meilleures équipes de la 19e C.E.M.B.L.E. (19e Compagnie d’Entretien des Matériels et des Bâtiments de la Légion Étrangère). Cette formation au sigle trompeur, réunissait les éléments de la Légion étrangère récupérés par le service Action de la D.G.S.E. et détenant au minimum le grade de sergent-chef. Après un stage de deux ans, les élèves les plus doués étaient versés à la 19e Compagnie stationnée en Guyane où, dans une base secrète, elle était censée repeindre des bâtiments coloniaux alors qu’elle préparait ses hommes à des missions de choc hors des territoires sous contrôle français. Le service Action de la D.G.S.E. bénéficiait ainsi d’un vivier riche en agents susceptibles de se fondre dans la population, qui parlait leur langue maternelle, à l’inverse d’exécutants trahis par leur accent étranger. Avant la création de cette formation spéciale, le service Action avait rencontré nombre de difficultés dues essentiellement au tempérament de baroudeur des légionnaires qui s’alliait mal à la rigueur, à la minutie, et à la discrétion, indispensables pour mener à bien une mission dans l’ombre.
  
  En tout cas, Coplan le savait, les quatre sous-officiers aux ordres du capitaine Kerville : un adjudant-chef, un adjudant et deux sergents-chefs, se mouvaient comme des poissons dans l’eau au Brésil puisque deux étaient portugais, un, angolais et le dernier, brésilien. La 19e C.E.M.B.L.E. comptait des soldats capables d’opérer dans trente-deux pays de langue différente. Chaque équipe, cependant, était réglementairement commandée par un officier d’origine française. Ici, c’était le capitaine Kerville.
  
  Celui-ci dévisageait Coplan avec une insistance non dénuée d’impudence. En réalité, analysa Coplan, c’est à l’agent Alpha (Agent clandestin isolé imparti d’une mission précise) auquel il s’intéressait.
  
  L’officier lui offrit une tasse d’un excellent café brésilien et attaqua :
  
  - Nous avons procédé à la R.F.A./O.U. (Reconnaissance aux Fins d’Action/Objectif Humain, par opposition à R.F.A./O.M. = Objectif Matériel) à Manaus et, précédemment, dans tous les ports d’escale à Arumanduba, Santarem, Obidos, Parintins et Itacoatiara. Pas de problèmes, nous avons « casé » (Terme emprunté à la C.I.A. et très utilisé par la D.G.S.E. To case : enregistrer dans le détail) l’opération, évalué les chances, retenu les points de chute, loué le matériel, envisagé le pire, la catastrophe comme en Nouvelle-Zélande, et je dois avouer que je suis assez optimiste. A vous de jouer désormais, et de nous désigner l’O.U.
  
  Coplan laissa son regard errer sur les quatre légionnaires aux visages impassibles. Chacun, se souvenait-il, avait servi au minimum douze ans dans l’unité prestigieuse. On pouvait compter sur eux pour accomplir un excellent travail. Il en était de même pour Kerville formé dans les parachutistes.
  
  - Des questions ? encouragea ce dernier.
  
  - Comment transportera-t-on l’O.U. en Guyane ?
  
  - La Maison (La D.G.S.E.) met à notre disposition la Vieille Dame, vous connaissez ?
  
  - Je connais (Voir Des vamps et des vampires).
  
  C’était l’affectueux sobriquet dont on avait affublé un D.C.3. datant de 1944 et qu’à partir de la Guyane ou des Antilles françaises utilisait encore la D.G.S.E. pour des missions Oméga (Opération secrète et clandestine) dans les Caraïbes ou en Amérique du Sud. L’increvable de la firme Douglas se posait n’importe où, s’arrachait de la boue la plus épaisse et ne requérait que neuf cents mètres de piste pour décoller. Une merveille parmi les merveilles des avions à hélice. En outre, d’une fiabilité totale.
  
  - J’ai déjà le runway, aux confins de Manaus. Ensuite, en quelques heures, nous sommes en Guyane...
  
  Coplan s’amusait : chez Kerville, on sentait l’homme habitué aux contacts avec la C.I.A. « Caser » une opération, runway pour piste d’envol et d’atterrissage...
  
  - ... La Vieille Dame est sous pression à Cayenne, termina l’officier.
  
  Coplan exposa ensuite à Kerville les moyens de communication à établir entre eux afin d’alerter Euphrate lorsque l’O.U. serait identifié. Kerville ne se livra à aucun commentaire sur ce dernier point qui n’entrait pas dans le cadre de sa mission. Lorsque les détails furent enfin peaufinés, Coplan but une dernière tasse de café et prit congé. Kerville le raccompagna jusqu’à l’Opel et se pencha vers la vitre baissée pour renchérir :
  
  - C’est vous le maître d’œuvre, nous ne sommes que les exécutants.
  
  Et Coplan repartit vers Belém, ses gratte-ciel, ses favelas et ses rues bordées de manguiers.
  
  Il ne lui restait qu’à découvrir Tanya, c’est-à-dire l’O.U., comme disait le chef d’Euphrate.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Coplan admira le décor de sa cabine-suite qui, avec ses reproductions de Toulouse-Lautrec, ses couleurs chatoyantes se voulait de style Moulin Rouge. Les personnages à jamais immortalisés par le nain génial, ne semblaient pas dépaysés sous le ciel tropical et revivaient à la lueur des lampes 1900. Valentin se désossait et la Goulue levait sa jambe gainée de noir sous ses jupons froufroutants. Dans la salle de bains, des miroirs biseautés encadrés d’acajou et un faux vitrail reproduisant un Toulouse-Lautrec stylisé flanquaient la baignoire ronde jacuzzi d’un camel Belle Époque. Les initiales du paquebot de luxe sur lequel Coplan s’était embarqué pour une croisière aux mille dangers étaient brodées sur les serviettes de bain de même ton. S.S. pour Sea Slipper, un liner, italien à l’origine, racheté par un armateur américain, rebaptisé et redécoré avec goût et opulence. Le navire se spécialisait dans la remontée de l’Amazone, entre Belém et Manaus. Dix-huit cents kilomètres en dix-huit jours. Deux classes, première-luxe et
  
  seconde. Tanya logeait en première et, partant, Coplan l’avait imitée.
  
  Le salon aurait séduit les lionnes du début de siècle. Acajou et graciles orchidées. Appliques en forme d’acanthe. Fouillis de plantes vertes. Coussins duveteux aux arabesques compliquées, canapés pour impératrices de Chine, fauteuils pour majors de l’Armée des Indes. Très rétro.
  
  Coplan défit ses bagages et rangea leur contenu dans les armoires. Dans le double fond d’une des valises, les armes et les munitions que Kerville lui avaient remises avant son départ de la villa.
  
  Il finissait lorsqu’un coup léger fut frappé à la porte.
  
  - Hope everything’s all right ? s’enquit John Hayward, le commissaire de bord qui avait accueilli Coplan à son arrivée.
  
  L’Américain arborait un de ces sourires chaleureux, lumineux, dont les natifs des U.S.A. paraissent détenir le secret. C’était un grand et bel homme, avec des yeux bleus comme un ciel au-dessus des montagnes Rocheuses et des cheveux blonds qui bouclaient sous la casquette. Il portait une veste d’un blanc impeccable, coupée sur mesure.
  
  - It’s a real de luxe treatment, assura Coplan. Simply gorgeous.
  
  Le commissaire expliqua les raisons de sa visite. Le paquebot était complet, première et seconde classes réunies. En conséquence, les places autour des tables pour les repas étaient assignées une fois pour toutes. Plus tard, au gré des affinités, des changements pourraient s’opérer mais à condition de dénicher soi-même un volontaire. Le règlement interdisait à Hayward d’intervenir, sauf en cas d’incompatibilité grave.
  
  - Vous m’avez déjà placé ? demanda aussitôt Coplan.
  
  - Pas encore. Justement, je souhaitais aborder ce sujet avec vous...
  
  L’Américain ouvrit la chemise cartonnée qu’il tenait sous le bras et décapuchonna son stylo.
  
  - Voyez-vous, Mr. Devereux, parmi nos passagers nous avons surtout des couples...
  
  Tanya voyageait seule ou accompagnée, Viktor, l’agent de la D.G.S.E. infiltré à Moscou, n’avait pu préciser.
  
  - Agés ? coupa Coplan.
  
  - Souvent. Pour de multiples raisons, durée de la croisière, son coût, son attrait. La clientèle plus jeune préfère des moyens de transport plus rapides. Le maximum de choses en un minimum de temps. Voyager sur le Sea Slipper requiert une bonne dose de sagesse et je vous félicite à cet égard. L’Amazone se révèle à ceux qui savent la découvrir lentement, comme les femmes.
  
  - J’aime la comparaison car j’aime les femmes, ce qui m’amène à exprimer un souhait : joindre l’utile à l’agréable et, dans cette optique...
  
  - Je vois, je vois, à table vous souhaiteriez la compagnie de jeunes femmes seules...
  
  - Sensiblement de mon âge, ou plus jeunes.
  
  L’âge de Tanya se situait entre vingt-huit et trente-cinq ans, savait la D.G.S.E.
  
  Le stylo courait sur la liste des passagers, puis Hayward secoua la tête avec accablement.
  
  - Désolé, Mr. Devereux, je ne peux faire mieux que de vous placer à la table numéro 4 avec, à votre gauche, miss Elizabeth Vescovali qui est de nationalité helvétique, absolument charmante, et n’a pas, j’en suis sûr, dépassé la trentaine. Naturellement, en dehors des repas, il vous restera de longues heures pour prospecter ailleurs, taquina-t-il.
  
  Après le départ de Hayward, Coplan monta sur le pont réservé à la première classe-luxe. Le paquebot s’apprêtait à appareiller et les passagers avaient tenu à ne pas manquer cet événement important. Coplan se joignit à eux et circula en essayant dt repérer les femmes susceptibles d’être Tanya. Le lot total comprenait entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix personnes. Plus de femmes que d’hommes. Hayward n’avait pas menti. Beaucoup de couples. Surtout âgés. Avec leurs Canon, les Japonais mitraillaient les remorqueurs, les eaux, les environs. Leur belle ardeur conduisait à se demander s’ils ne préparaient pas un nouveau Pearl Harbor dans le paisible port de Belém.
  
  Coplan les élimina, Tanya n’étant pas d’origine asiatique, comme il élimina les Noires, pour la plupart originaires des États-Unis, dont une fille superbe qui avait tenu un second rôle dans le dernier James Bond.
  
  - Vous connaissez la mésaventure survenue à la C.I.A. ? avait glosé le Vieux. Un jour, des renseignements soi-disant fiables parviennent à Langley. Tanya se reposerait dans une somptueuse villa près de Matanzas sur la côte nord de Cuba. Aussitôt, nos amis montent une fantastique opération de commandos pour la kidnapper. Leur équipe parvient à gagner le rivage malgré les garde-côtes de La Havane, envahit la villa, s’empare de son occupante, la ramène à Key Largo et là, on découvre que l’objet de tant d’empressements n’est autre qu’une des maîtresses de Fidel Castro, une splendide métisse.
  
  Coplan se consacra donc aux femmes d’origine européenne. A vue de nez, il en compta neuf possibles.
  
  Vingt-huit, trente-cinq ans, plutôt jolie, et, en ce qui concernait le physique, la fiche de Tanya ne mentionnait rien d’autre. Taille ? Inconnue. Grosse, mince, dodue ? Le mur. Blonde, brune, rousse, idem. Les seuls qui le savaient gisaient trois pieds sous terre, abrités par une pierre tombale, car Tanya était féroce, cruelle, une tigresse qui adorait tuer de sa main. Des plaques funéraires dans les sanctuaires de la D.G.S.E., de la C.I.A., du Spécial Intelligence Service, du B.N.D. ouest-allemand, remémoraient les noms des agents occidentaux qu’elle avait supprimés.
  
  Ses exploits au sein du K.G.B. peuplaient les cauchemars des Services Spéciaux à l’Ouest qui concevaient à son endroit une fureur d’autant plus grande qu’ils ignoraient tout d’elle. Il n’était même pas certain qu’elle fût soviétique.
  
  Coplan s’accouda au bastingage. Là-bas, le marché Vu-o-peso grouillait de monde comme à l’accoutumée. Plus loin se dressait la forteresse Castelo qui dominait la baie de Guajara, témoignant de l’ère coloniale. L’horizon était barré par l’île de Marajo.
  
  Coplan se remémora la maigre liste des renseignements fournis par le Vieux. L’âge approximatif de Tanya, une certaine joliesse de traits, un type européen. Elle parlait sans accent le russe, l’anglais, le français, et sans doute d’autres langues. Dans le passé, elle avait opéré sous divers travestissements, utilisé des perruques, elle s’était même enlaidie. D’une intelligence machiavélique et nymphomane de surcroît, elle aimait les hommes mais se méfiait des femmes. Tanya n’était pas lesbienne. Grâce à ses activités pour le K.G.B., elle sacrifiait à sa passion des voyages, avec un faible pour l’Amérique du Sud et, particulièrement, le Pérou car elle vouait un véritable culte à la civilisation inca. Dans le domaine artistique, elle était éprise de musique classique mais on ignorait si elle privilégiait les compositeurs russes. Enfin, elle adorait jouer aux échecs et passait rarement une journée sans faire une partie ou deux.
  
  C’étaient là les quatre points sur lesquels Coplan avait décidé d’axer son action :
  
  - La nymphomanie.
  
  - La civilisation inca.
  
  - La musique classique.
  
  - Le jeu d’échecs.
  
  Pour le reste, il ne pouvait compter que sur le hasard et la chance.
  
  De Moscou, Viktor avait transmis deux renseignements. L’un précis, l’autre pas. Le premier : le K.G.B. offrait à Tanya une croisière de luxe sur le Sea Slipper pour la récompenser de son dernier exploit en Israël. En première classe. Le K.G.B. ne pouvait faire moins pour un agent de cette valeur.
  
  Le second : à l’issue de la croisière, Tanya regagnerait son poste, à partir duquel elle remplirait une mission de la plus haute importance en Amérique pour le compte de la Centrale de renseignements soviétique.
  
  « Dans mes dossiers dorment quatre énigmes que nous n’avons jamais élucidées et auxquelles, selon toutes probabilités, Tanya a été mêlée... » avait fulminé le Vieux.
  
  Tiré par les remorqueurs, le majestueux Sea Slipper s’éloignait des gratte-ciel et des favelas.
  
  Pour plus de commodité, comme personne n’était au fait de sa véritable identité, les Services Spéciaux occidentaux avaient repris à leur compte le pseudonyme de Tanya employé par le K.G.B. dans de nombreux rapports d’activités.
  
  « ... Dans ces quatre énigmes nous avons perdu cinq agents de grande valeur. Vous avez bien connu l’un d’eux, Coplan, le capitaine Jacques Darmeuil. Il s’apprêtait à démasquer un traître, à l’État-major. Ce traître est vraisemblablement toujours en place, mais qui est-il? Nous l’ignorons. Tanya le sait. En outre, j’aimerais connaître la mission dont l’a investie le K.G.B. en Amérique. Ce continent n’est pas habituellement notre champ de coton, sauf lorsque les Antilles et la Guyane sont concernées et, à un degré moindre, Saint-Pierre et Miquelon. Je demeure méfiant. Le fleuve Amazone sur lequel Tanya va passer dix-huit jours est relativement peu éloigné de la Guyane où nos intérêts stratégiques et spatiaux sont grands. La sécurité s’articule avant tout sur la prévention. La chance que nous offre Viktor est sans prix. Saisissons-la. Nous kidnapperons Tanya et la transférerons en Guyane aux fins d’interrogatoire. Coplan, je vous accorde dix-huit jours pour la cibler. »
  
  « Ne comptons pas sur elle pour se trahir, elle est trop expérimentée. »
  
  « Ne versez pas dans le pessimisme. Aucun agent au monde, si doué, si intelligent, si rusé soit-il, n’est invulnérable. Même pas vous, Coplan. La faille, c’est la succession de réussites. La victoire grise et diminue les défenses. L’agent atteint un stade critique. Il se croit invincible. Souhaitons que Tanya soit parvenue à ce stade. Alors, avec votre talent coutumier, vous la démasquerez. »
  
  Un puits d’optimisme, le Vieux.
  
  Deux heures avant le dîner, le Sea Slipper offrait un cocktail de bienvenue auquel assistaient le commandant et quelques-uns des officiers qui n’étaient pas de quart, les autres présidant un cocktail séparé en l’honneur des passagers de seconde classe. John Hayward en profita pour faire les présentations. L’oreille de Coplan enregistrait les noms et son cerveau les mémorisait. Son œil effectuait un premier tri. Il s’aperçut alors que les critères qui le guidaient ne s’appliquaient pas à neuf femmes mais à onze. Cinq femmes authentiquement ou faussement mariées, en tout cas accompagnées par un homme présenté comme leur mari, et six femmes seules, dont Elizabeth Vescovali, celle que le commissaire de bord avait placée à sa gauche, à la table 4. Les nationalités variaient. Une Chilienne, deux Américaines, une Française, une Néerlandaise, une Allemande de l’Ouest, une Autrichienne, une Turque, une Britannique, une Suissesse et une Suédoise. L’O.U. perdu dans une O.N.U. en miniature. Des brunes, des blondes, une rousse, la Suédoise, des grandes, des petites, des moyennes, une seule vraiment corpulente, la Néerlandaise, les autres plutôt bien faites. Tout sourire. Gaies, détendues, avides de découvrir les merveilles que dévoilerait la croisière.
  
  Ces onze femmes, calcula Coplan, ne représentaient que treize pour cent des passagers de cette première classe-luxe. Pour le reste, des couples, en général âgés, à l’exception de quatre jeunes tourtereaux canadiens, fils et filles à papa, snobinards et arrogants. Coplan souhaita qu’ils ne fussent pas affectés à la table 4.
  
  Son regard s’attarda sur la Néerlandaise à l’embonpoint certain. Jolie, cependant. Se méfier, songea Coplan. Tanya avait plus d’un tour dans son sac. Même si elle était mince de nature, elle avait pu engraisser volontairement afin de donner le change. Le couple lui avait été présenté sous le nom de Pieter et Lydike Greef. Le mari arborait un air condescendant comme si le voisinage des autres passagers l’ennuyait. Lydike, Greef, au contraire, se mouvait d’un groupe à l’autre avec aisance et, volubile, exprimait son enthousiasme à la perspective de remonter le fleuve Amazone. A un moment, elle fit face à Coplan.
  
  - Vous êtes bridgeur ?
  
  - A mes moments perdus, mais je préfère les échecs.
  
  - Il me suffit d’avoir une reine dans mon pays, répliqua-t-elle avec vivacité. Que m’importe d’en découvrir deux autres sur un échiquier! Mon mari et moi cherchons des partenaires au bridge. Le soleil se couche tôt sous les tropiques, il faut donc occuper nos soirées.
  
  - A l’occasion, je ne dis pas non, accepta Coplan pour ménager l’avenir.
  
  Elle repartait déjà, agile sur ses jambes grassouillettes. Coplan se fit servir au bar un Cavalier en souvenir du capitaine Fred Stangritt (Voir Coplan fait cavalier seul). A doses égales, gin, rhum, vodka et tequila, mélange dans lequel il fit ajouter sept gouttes de jus de citron frais. Il portait le verre à ses lèvres lorsqu’une voix féminine au fort accent germanique l’interrogea avec curiosité :
  
  - Quelle est cette boisson ?
  
  Il tourna la tête et rencontra le regard clair de Renata Feitzmann, l’Allemande de l’Ouest, une des plus jolies femmes parmi ses onze cibles. Elle portait une robe T-shirt à manches longues sur laquelle bataillaient le bleu électrique, le noir, le rouge. Ses cheveux disparaissaient sous un large bandeau en soie verte et d’extravagantes boucles d’oreille, de même couleur, retombaient en breloques sur ses épaules.
  
  Coplan expliqua la composition du Cavalier, et l’Allemande en commanda un. En le goûtant, elle arqua les sourcils.
  
  - C’est très fort. Au fait, je n’ai pas bien compris votre nom ?
  
  - Francis Devereux.
  
  - Français ? Moi, c’est Renata Feitzmann.
  
  Profitant de l’occasion, Coplan la questionna aussitôt sur les raisons qui l’avaient conduite à participer à la croisière.
  
  - Le plaisir de voyager dans un monde inconnu, presque vierge, et en tout cas plus proche de la nature que notre univers, en Allemagne. Les retombées chimiques déboisent les forêts, empoisonnent les champs, les sources, les rivières. Nous vivons sur une poudrière. Des milliers de fusées nucléaires reposent dans des silos, sous nos pieds. Un jour, elles exploseront, c’est obligé, on le sait bien, mais on ne sait pas quoi faire.
  
  - Écologiste ?
  
  - Je milite dans le Mouvement des Verts.
  
  Intéressant, enregistra Coplan, mais si Tanya était Renata Feitzmann afficherait-elle cette couverture politisée à gauche ?
  
  Il ne put poursuivre car l’heure du dîner sonnait. A la table 4, il fit la connaissance d’Elizabeth Vescovali à sa gauche. A sa droite se trouvait une énorme Italienne aux cheveux blancs frisottés. Avec exubérance, elle discourait sans laisser la parole à son mari. Un couple de vieux Américains séparait ce dernier de Sembra Zarif la Turque qui contemplait avec ennui le siège vide à sa droite. Entre ce dernier et la ressortissante helvétique, un autre couple d’Américains âgés. La femme cachait la peau parcheminée de son cou, de ses bras, de ses mains sous un luxe de bijoux coûteux.
  
  La Suissesse était coiffée comme si elle sortait de sa douche. Ses cheveux blond doré collaient à son front et à ses joues, s’harmonisaient avec la pâleur du cou, et ses yeux noirs semblaient indifférents tandis qu’elle minaudait sur son cocktail de crevettes. Sobriété dans la tenue vestimentaire ! Robe toute simple, noire, avec juste un clip en or au-dessus du sein gauche.
  
  Coplan se montra charmeur, la voix un peu forte, afin que de l’autre côté de la table, Sembra Zarif la Turque, une autre de ses cibles, ne perdît rien de ses propos. Mais Elizabeth demeurait distante, se livrant peu : les voyages la passionnaient, dit-elle seulement, et elle faisait des affaires, ce qui ne signifiait pas grand-chose. Puis soudain, agacée sans doute par les questions, pourtant habiles, de Coplan, elle passa à l’offensive :
  
  - Que faites-vous dans la vie ?
  
  - Ingénieur.
  
  - Spécialité ?
  
  - Le forage pétrolier, mais je ne vais pas vous ennuyer avec les turbines, les tubages, les opérations de repêchage, les Kelly Drive Bushings, etc.
  
  - En effet, le sujet ne me passionne pas.
  
  Tempes marquées, orbites creuses, lèvres minces, nez d’aigle, cheveux rares, gris et rejetés en arrière, l’époux, vrai ou faux, de la Turque, Dino Zarif fit son apparition et s’assit sur le siège vide. Dans son visage inexpressif seul le regard glacial demeurait perçant et dur. Coplan le compara à Nosferatu le vampire, et fut intrigué. La différence d’âge avec son épouse était énorme : une génération au moins. Si Tanya voyageait accompagnée aurait-elle choisi ce vieillard ? A moins qu’il n’ait un rôle crucial dans la mission confiée par Moscou ?
  
  La langouste était délicieuse, tout comme le morceau de bœuf asado argentin. Le vin provenait des meilleurs crus français. Le goût le plus sûr régnait à bord du Sea Slipper, et Coplan s’en réjouit. Dans la salle à manger, la fraîche atmosphère climatisée combattait l’humidité extérieure et chassait les moustiques.
  
  Dino et Sembra Zarif semblaient se disputer en turc.
  
  Tanya parlait-elle aussi turc ? Ou allemand comme Renata Feitzmann ?
  
  A l’issue du dîner, Coplan invita Elizabeth Vescovali sur la piste de danse du salon réservé aux premières. Sur une estrade, un orchestre se déchaînait sur des sambas, des bossa-novas, et autres rythmes sud-américains.
  
  La Suissesse lui consentit une danse mais s’arracha à ses bras lorsqu’un jeune Américain, bâti en hercule, et qui répondait au nom de Ronald O’Flaherty, offrit à la jeune femme les siens.
  
  Vexé de n’avoir pu mieux progresser, Coplan se tourna vers ses autres cibles, convaincu que la danse constituait une excellente entrée en matière.
  
  La Turque et son mari avaient disparu. Heinz et Trudi Krotzak, le couple d’Autrichiens, semblaient très épris et leurs corps s’épousaient étroitement en glissant sur un tempo de tango. Coplan se pencha vers Ann Jorgen, une des deux Américaines, qui, esseulée à une table, regardait à travers la baie vitrée. Elle remorqua sur lui un regard noir et offensé.
  
  - Non merci, refusa-t-elle sèchement avant de tourner la tête et de poser son front contre la vitre.
  
  Coplan en fut intrigué. Que se passait-il ? Son charme n’agissait-il plus ? S’il avait été présent, le Vieux l’aurait brocardé :
  
  « Quoi ? Plus de succès avec les femmes, Coplan ? Si le traumatisme psychique est trop éprouvant, préférez-vous que je vous affecte aux archives ? »
  
  Plus loin, la rousse Suédoise Kerstin Wennerström buvait un daiquiri. Son accueil fut aussi glacial que le regard de Dino Zarif lorsqu’il avait pris place aux côtés de Sembra.
  
  - J’adore la musique, mais pas la danse. La musique s’écoute dans la solitude, déclarait-elle dans un anglais sans accent.
  
  - Bien qu’on vante la solitude, à la longue elle fait bâiller, plaisanta Coplan.
  
  - Alors, je bâillerai seule.
  
  Insister confinait à l’inconvenance. La fin de non-recevoir était flagrante. Si Kerstin Wennerström était Tanya, mieux valait ne pas l’indisposer dès le premier jour. Aussi Coplan s’inclina-t-il cérémonieusement et prit-il congé. La soirée s’annonçait mal. Onze femmes, dix-huit jours et dix-huit cents kilomètres pour démasquer Tanya. La tâche ne serait pas aisée face à un adversaire rusé, super-intelligent et machiavélique.
  
  Du regard Coplan chercha Renata Feitzmann avec l’espoir de poursuivre la conversation engagée au bar. Hélas, elle n’était nulle part visible comme Sembra Zarif. En se retournant, il faillit buter dans Maria Caspary, la Britannique, une jolie jeune femme aux cheveux châtain relevés en chignon avec quelques mèches ébouriffées sur le front. Les yeux étaient bleus et scrutateurs. Avec sa brassière à manches ballon amarante, son pantalon noir, son corselet indigo, elle sacrifiait à la mode corsaire. Une croix en bois de palissandre était accrochée sur la brassière, et Coplan se demanda si c’était un bijou, une preuve de conviction religieuse ou un trompe-l’œil d’une Tanya camouflant par ce biais son athéisme profond.
  
  - Vous m’accordez cette danse? s’enquit-il avec courtoisie.
  
  - Avec plaisir, accepta-t-elle, ravie.
  
  Pendant la bossa-nova, il hameçonna :
  
  - Maria Caspary, ce n’est pas un nom très britannique.
  
  - Je suis hongroise d’origine, naturalisée britannique, renseigna-t-elle avec un accent qui roulait légèrement les r.
  
  Tanya avouerait-elle être née derrière le Rideau de Fer ? Ou serait-ce là une suprême astuce ?
  
  Coplan prononça quelques phrases rudimentaires en hongrois et elle s’enthousiasma dans la même langue pour enchaîner avec volubilité sur une succession de questions.
  
  - Je ne parle qu’un hongrois rudimentaire, fit-il aussitôt.
  
  Plus tard, la jeune femme révéla qu’elle était pianiste de jazz.
  
  Coplan s’enfonça dans la brèche :
  
  - Quels sont vos maîtres ? Errol Garner, Duke Ellington, Fats Waller ?
  
  - Je n’en ai pas. J’aime tous ceux que vous avez mentionnés, mais j’essaie d’être originale avec, cependant, des réminiscences de piano-bastringue.
  
  - Chez Duke Ellington on percevait l’influence de la musique classique. Êtes-vous également marquée ?
  
  - Tous les jazzmen sont influencés car tous ont suivi des études musicales. Le temps n’est plus où un Louis Armstrong apprenait la trompette dans la cour d’un pénitencier pour adolescents et jouait à l’oreille en se fiant à son instinct.
  
  Réponse habile si elle provenait de Tanya, analysa Coplan.
  
  - Même les batteurs, gloussa-t-elle, savent de nos jours lire une partition.
  
  Coplan se cantonna au domaine de la musique classique et n’aborda ni la civilisation inca ni le jeu d’échecs. D’ailleurs, après cinq danses, la Britannique alléguait la fatigue du voyage Londres-Belém pour regagner sa cabine.
  
  - Nous nous reverrons. Il reste dix-sept jours de croisière, lui glissa-t-elle en le quittant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Lynn Sheridan, la seconde Américaine cible de Coplan, appartenait au genre extraverti. Gaie, enjouée, l’allure sportive, elle portait un ensemble damassé gris et blanc, jupe courte et décolleté bateau avec une ceinture basse nouée en désinvolte sur le haut de la cuisse. La chevelure châtain clair retombait en mèches effilées sur le front et la joue droite tandis que le pan opposé se cachait derrière l’oreille. Les yeux brillaient d’un bleu intense. Un visage agréable où la bouche charnue et sensuelle promettait un tempérament de feu.
  
  Entre un merengue et un boléro, elle avoua :
  
  - Le football me paie cette croisière.
  
  - Comment ça ? s’étonna Coplan.
  
  - Je suis orpheline, j’ai hérité de mes parents une petite fortune. Avec le krach boursier de l’année dernière, je me suis empressée de vendre mes actions et, avec l’argent, j’ai pris des parts dans des équipes professionnelles de football.
  
  - Quelles équipes ? Bien que français, j’adore le football américain.
  
  - Moi aussi. Je possède des participations chez les Minnesota Vikings, les Tampa Bay Buccaneers, les Saint Louis Cardinals, les Detroit Lions et les Atlanta Falcons (Célèbres « teams » des U.S.A).
  
  - Prestigieux, reconnut-il en se demandant si Tanya était aussi familiarisée avec le football américain.
  
  - Une bonne équipe de football rapporte plus d’argent, comparativement, qu’un investissement chez I.B.M.
  
  Ils ne parlèrent que football. Coplan écoutait attentivement, guettant l’erreur au cas où Tanya se trahirait, mais Lynn Sheridan savait de quoi elle parlait. Malgré son enthousiasme, elle refusa le calypso suivant :
  
  - J’ai promis quelques danses à mon voisin de table. Du coin de l’œil, je l’ai vu s’impatienter. Merci, Francis.
  
  Ledit voisin n’était autre que le Chilien Rodrigo de Mosqueira y Rivero, un hidalgo qui sentait son macho. On l’imaginait bien jouant Zorro dans une vieille série de télévision. Tout en noir. Avec ceinturon, fouet, chapeau rond, bottes, éperons et loup. Il enlaça Lynn Sheridan comme s’il voulait la ravir à sa duègne et l’emporter sur l’encolure de son cheval.
  
  Son épouse, Carmen Estela, demeurait seule. Coplan s’assit dans le fauteuil abandonné par le mari. La Chilienne, elle aussi, pouvait être Tanya. Elle engagea la conversation :
  
  - Rodrigo m’a souvent promis de m’emmener en France mais, nous n’y sommes jamais allés, regretta-t-elle. Enfin, je ne me plains pas. Cette croisière me change de Santiago où les grèves d’étudiants se succèdent.
  
  Elle parlait un espagnol impeccable, moins guttural que le castillan.
  
  - Les grèves créent le désordre, encouragea Coplan.
  
  - Nous remettrons de l’ordre. L’ordre, c’est à la fois la justice et l’injustice, alors que le désordre, c’est uniquement l’injustice. Mais je ne suis pas là pour parler politique. J’adore danser et Rodrigo m’a désertée !
  
  Elle se leva, et entraîna Coplan :
  
  - Démenez-vous un peu sur ce calypso, por favor! Encanteme !
  
  Elle était assez époustouflante, admira Coplan. Ses cheveux d’ébène, tirés en arrière, lui retombaient jusqu’aux reins, et elle portait un bustier noir avec une large ceinture violette qui mettaient en valeur sa poitrine bombée et ses hanches minces. Une jupe droite à volant de satin démasquait des jambes fines et racées.
  
  Polyglotte, Tanya parlait probablement espagnol. Quant au couplet sur l’ordre et le désordre, il s’intégrait non seulement à la réalité chilienne mais également à la pensée soviétique. Le désordre, c’étaient les syndicats polonais et Solidarnosc, alors que l’ordre revêtait l’uniforme de l’Armée Rouge en Afghanistan. Le discours, en conséquence, convenait à Tanya, à condition qu’elle fût sincère, et l’on pouvait en douter.
  
  La danse envoûtait tellement la Chilienne que Coplan ne put pousser plus loin ses investigations ; d’ailleurs les fatigues du voyage aérien jusqu’à Belém eurent vite raison des danseurs les plus vaillants. Peu à peu, les passagers présents prirent exemple sur Maria Caspary et regagnèrent leur cabine.
  
  Coplan les imita.
  
  Sur une feuille de papier, il dressa la liste des suspectes et de ceux qui, éventuellement, les accompagnaient.
  
  
  
  Ann Jorgen, Américaine.
  
  Maria Caspary, Britannique d’origine hongroise. Michel et Catherine Bachelot, Français.
  
  Dino et Sembra Zarif, Turcs.
  
  Lynn Sheridan, Américaine.
  
  Heinz et Trudi Krotzak, Autrichiens.
  
  Pieter et Lydike Greef, Néerlandais.
  
  Kerstin Wennerström, Suédoise.
  
  Elizabeth Vescovali, Helvétique.
  
  Rodrigo et Carmen Estela de Mosqueira y Rivero, Chiliens.
  
  Renata Feitzmann, Allemande de l’Ouest.
  
  
  
  Sa prise de contact avait été plutôt fructueuse avec Renata Feitzmann, Lynn Sheridan, Carmen Estela de Mosqueira y Rivero, Maria Caspary et Lydike Greef. Infructueuse avec Ann Jorgen, Elizabeth Vescovali, Kerstin Wennerström. Quant aux trois dernières, Trudi Krotzak, Françoise Bachelot et Sembra Zarif, il n’avait eu ni le temps ni l’occasion de les approcher.
  
  Le bilan de la soirée était assez maigre.
  
  Onze femme, dix-sept jours et dix-sept cents kilomètres pour démasquer Tanya.
  
  Il régla son réveil et se coucha.
  
  La sonnerie le tira de son sommeil à quatre heures du matin. Avec le décalage, il était neuf heures en France. Habillé légèrement, il monta sur le pont avec le Teckel glissé sous son bras. La tiédeur de l’air était délicieuse et les moustique avaient pris leurs quartiers de nuit.
  
  Coplan inspecta le pont et, discrètement, gagna la promenade des premières classes près de la proue.
  
  Son index pressa les touches lumineuses.
  
  Les techniciens de la D.G.S.E. avaient baptisé l’appareil Teckel en raison de son format réduit. C’était le téléphone de l’An 2000. Pas de fil, pas de prise. Antenne télescopique de cinquante centimètres. Poids : 223 grammes. Forme rectangulaire. 17 centimètres sur 6. Epaisseur : 2 centimètres. A l’intérieur, une électronique miniaturisée. Ecran de 4 centimètres 2 x 2 sur lequel défilaient les messages enregistrés par la mémoire de ce bijou. Alimentation par une batterie placée dans la partie basse et bénéficiant d’une autonomie de huit heures de temps effectif. Apparence extérieure : celle d’une télécommande. Son principe de fonctionnement se résumait à quatre phases : 1) Synthétisation des paroles. 2) Numérisation de ces mêmes paroles. 3) Transmission. 4) Dénumérisation des réponses et restitution en langage clair.
  
  Les techniciens de la D.G.S.E. avaient rajouté deux phases intermédiaires : cryptage et décryptage.
  
  Le Vieux se manifesta aussitôt sur l’une de ses lignes privées et Coplan lui rendit compte avant de lui dicter la liste des suspectes et de ceux qui les accompagnaient. Tanya qui utilisait un pseudo ne serait évidemment pas démasquée par le biais des identités passées au crible mais, si la chance souriait, certaines des suspectes seraient éliminée, ce qui simplifierait le travail.
  
  - Votre première impression ? voulut savoir le patron des Services Spéciaux.
  
  - Je n’en ai pas. J’ai juste procédé à un tour d’horizon mais, tout bien réfléchi, il serait plus astucieux de la part de Tanya de se faire accompagner. Bonne couverture.
  
  - Je ne suis pas d’accord. N’oubliez pas, c’est un voyage d’agrément. Une récompense offerte par le K.G.B. Un plaisir qui se savoure seul.
  
  - Qui nous assure qu’elle n’a pas un homme dans sa vie ? Tanya est une femme comme une autre.
  
  - Les nymphomanes le sont-elles ? Allez vous rendormir, Coplan. Rendez-vous même heure demain.
  
  Coplan ne se fit pas prier plus avant. Il aurait besoin de toutes ses forces, toute son énergie pour démasquer la Mata Hari du K.G.B.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Douché, rasé, habillé, Coplan relut sa documentation sur les Ineas. Leur civilisation, basée sur une religion issue du culte du Soleil, avait prospéré au Pérou du XIème au XVIème siècle avant d’être anéantie par les conquistadores espagnols de Pizarro. Coplan se pénétra à nouveau des particularités de l’architecture, de la métallurgie, de l’orfèvrerie, de l’artisanat, se remémora le nom des empereurs, les batailles contre les Espagnols et les défaites face aux aventuriers de Diego de Almagro.
  
  Puis, il monta sur la promenade des premières.
  
  Comme Maria Caspary la veille, quelques-unes des suspectes sacrifiaient à la mode corsaire. La piraterie hissait fièrement le pavillon sur les eaux amazoniennes avec ses pantalons à mi-mollets, ses bustiers lacés, ses gros bijoux en toc et ses couleurs qui claquaient.
  
  Pour débuter la journée, Coplan localisa ses cibles. Ann Jorgen et la Suédoise Kerstin Wennerström bavardaient, accoudées au bastingage comme la plupart des autres passagers. Certains, armés de jumelles, exploraient les berges du fleuve. Elizabeth Vescovali se serrait tendrement contre l’athlète américain Ronald O’Flaherty avec qui elle avait longuement dansé la nuit précédente. Le commissaire de bord John Hayward papillonnait au milieu d’un groupe qui comprenait Lynn Sheridan, Rodrigo et Carmen Estela de Mosqueira y Rivero, Renata Feitzmann et Maria Caspary.
  
  Coplan tourna les talons. Dans la coursive, il inspecta les alentours. Personne en vue. Son passe débloqua la serrure et il s’engouffra dans le bureau de John Hayward. Sur un panneau mural étaient inscrits les noms et les numéros de cabine des passagers de première et seconde classes. Coplan releva ceux des onze femmes qui l’intéressaient et ressortit précipitamment. Son timing était excellent car une minute plus tard, le commissaire de bord surgissait à l’extrémité de la coursive.
  
  Sur le pont, il entendit Pieter et Lydike Greef parler bridge avec un couple de vieux Américains. Il ne vit ni Sembra ni Dino Zarif. Heinz et Trudi Krotzak imitaient les Japonais et filmaient les frondaisons tropicales de l’île de Marajo. Coplan s’approcha de Michel et Catherine Bachelot, les Français, jouant le touriste jovial et émerveillé, mais sa tactique ne recueillit aucun succès.
  
  Grande, sèche, hautaine, la jeune femme arborait un visage fermé et ses yeux ne révélèrent qu’un profond ennui devant le sourire éblouissant que Coplan lui adressa. Le mari intervint :
  
  - Vous tombez mal, Mr. Devereux, déclara-t-il en anglais, afin de marquer la distance. Notre souci, lorsque ma femme et moi voyageons, est justement d’éviter nos compatriotes.
  
  - Leurs critiques systématiques deviennent, à la longue, épuisantes et gâchent notre plaisir, appuya son épouse. Les Français et les Italiens, à l’étranger, sont les gens les plus odieux du monde.
  
  La diatribe était quasi insultante pour Coplan qui, néanmoins, conserva son sourire tout en maîtrisant une furieuse envie de répliquer vertement. Mais sa mission exigeait un sang-froid à toute épreuve. Après tout, qui pouvait assurer que Catherine Bachelot n’était pas Tanya ? En un certain sens, d’ailleurs, jouer les femmes revêches protégeait l’espionne soviétique d’approches indiscrètes. Vue sous cet angle, de plus, l’attitude d’Ann Jorgen et de Kerstin Wennerström la veille procédait d’une tactique similaire.
  
  Mentalement, Coplan cocha cette possibilité. Décidément, démasquer l’agente du K.G.B. se révélait une tâche ardue !
  
  Déjà, Michel et Catherine Bachelot réarmaient leurs jumelles. Coplan tourna alors ses batteries sur le couple d’Autrichiens. Heinz Krotzak cultivait une calvitie distinguée comme un politicien qui veut faire sérieux. Il avoisinait la quarantaine. Trudi, elle, posa sur Coplan un regard ahuri. Son visage était fin, auréolé de cheveux auburn. Elle était assez rondouillarde et portait un ample T-shirt sur un pantalon moulant étroitement des cuisses et des jambes musclées.
  
  - Je peux emprunter vos jumelles ?
  
  D’autorité, Coplan s’empara de celles de la jeune femme et les braqua sur la rive opposée du détroit.
  
  - L’île de Marajo, expliqua-t-il aussitôt, est réputée pour la beauté de ses toucans. Lors d’un voyage précédent au Pérou, dans le massif du Machu Picchu, pour être plus précis, j’ai découvert que les Incas vouaient une adoration particulière à cet oiseau, au point de récupérer son bec gigantesque lorsqu’il mourait, et de le sculpter. Phénomène totémique, me direz-vous. C’est vrai. Bien évidemment, de nos jours, le totémisme est relégué aux oubliettes. Pourtant, j’ai pu acquérir un bec de toucan sculpté au XVIIème siècle par les Incas et, depuis, la chance me sourit continuellement. Étonnant, non ?
  
  Il restitua les jumelles. Heinz Krotzak le dévisageait comme s’il était fou. En revanche, Trudi le regardait avec une fixité étrange dans ses yeux bleus.
  
  - Croyez-vous au totémisme ? poursuivit Coplan.
  
  Elle recula comme si un gros toucan picorait dans sa main.
  
  - Je ne comprends rien à vos histoires, Mr. Devereux. Laissez-nous tranquilles. Tu viens, Heinz ?
  
  Au cours du déjeuner, Elizabeth Vescovali parut plus lointaine que la veille. Coplan n’en tira rien, sinon de vagues murmures agacés. Habilement, cependant, il lui avait conté la fable du toucan mais elle n’y avait prêté nul intérêt.
  
  - Je ne suis jamais allée au Pérou, s’était-elle contentée de commenter.
  
  En turc, et à voix basse, Sembra Zarif poursuivait avec son mari la querelle de la veille. A un moment, la grosse Italienne qui, à la droite de Coplan, dévorait comme quatre, se tourna vers lui et expliqua :
  
  - Quando sono a pranzo fuori, ho sempre molto appetito e quando sono a casa mia non mangio quasi niente.
  
  Pour la première fois, la Turque détourna son attention de son mari.
  
  - Que dit-elle ? s’enquit-elle en excellent anglais auprès de Coplan.
  
  - A l’étranger, elle a toujours beaucoup d’appétit et chez elle, elle ne mange presque rien.
  
  - Moi, c’est l’inverse.
  
  Ce fut bref mais intense. Le regard noir venu des rives du Bosphore s’appesantit lourdement sur Coplan, comme une invite, puis se détourna et la querelle en turc reprit de plus belle.
  
  Conservatrice en diable, Lynn Sheridan portait encore une tenue corsaire bariolée et se reposait sur une chaise longue lorsque Coplan, après le déjeuner, la rejoignit sur le pont-promenade. Il lui emprunta ses jumelles pour admirer l'île de Marajo.
  
  - Savez-vous, attaqua-t-il, que si vos footballeurs des Minnesota Vikings ou des Detroit Lions courent sur des semelles en caoutchouc, c’est grâce aux contrebandiers anglais du XIXème siècle établis à Marajo ?
  
  - Comment ça ?
  
  - Le Brésil, autour de Manaus, possédait une richesse unique au monde. Dans la forêt poussaient des hévéas sauvages. Or, de cet arbre coule le latex avec lequel on fabrique le caoutchouc. Au XIXème siècle l’industrie en pleine expansion avait besoin de caoutchouc. Hélas, il était cher car Manaus en avait le monopole et le gouvernement brésilien avait interdit l’exportation de plants d’hévéas. La perfide Albion a trouvé la parade. Elle a loué les services d’aventuriers qui se sont établis sur Marajo et, de là, ont exporté en fraude des plants d’hévéas. Les Anglais les ont expérimentés dans les colonies de la Couronne, en Malaisie, à Bornéo, en Birmanie, et la culture s’est étendue à l’Indochine, à Java, à Sumatra. Aujourd’hui, c’est grâce à ces contrebandiers anglais que vous nouez avec des élastiques les liasses de billets de banque que vous rapportent vos footballeurs professionnels.
  
  Lynn plissa les lèvres avec admiration.
  
  - Vous êtes un puits de science, Francis !
  
  - J’adore l’Histoire et les voyages, surtout en Amérique du Sud.
  
  - Le Brésil est le pays que vous préférez en Amérique du Sud ?
  
  - Non, c’est le Pérou. Le Pérou, avec sa civilisation inca.
  
  - Inca ? Qu’est-ce que c’est ?
  
  Il abandonna les jumelles et coula un regard méfiant dans sa direction. Était-elle sincère ou se moquait-elle de lui ? Si elle était Tanya, masquait-elle ses goûts en affichant une inculture décourageant les bonnes volontés ?
  
  Malgré tout, il parla des Incas. Elle écouta en silence et applaudit lorsqu’il eut terminé.
  
  - C’est passionnant et ce nom d’Inca est si joli ! Pensez que dans le football pro américain, nous avons déjà comme noms d’équipes les Peaux-Rouges de Washington, les Bengalis de Cincinnati et les Vikings du Minnesota. Avec des amis, nous voudrions créer une formation pro à Las Vegas. Pourquoi ne pas la baptiser les Incas de Las Vegas ?
  
  - Les Incas ne jouaient pas dans les casinos, plaisanta Coplan.
  
  Elle vint se blottir contre lui le long du bastingage et tous deux contemplèrent en silence l’étendue d’eau traversée par les penequias, ces petits bateau-omnibus, sans cabines, sur lesquels les passagers, la nuit, suspendaient leur hamac pour grappiller quelques heures de sommeil entre deux assauts de moustiques.
  
  - Les Anciens assuraient qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, remarqua Coplan, rêveur.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que l’eau change constamment. Seul demeure le lit du fleuve.
  
  - L’amour, c’est pareil. On ne refait jamais l’amour deux fois avec le même corps, car l’amour, aussi, change avec la même constance que l’eau du fleuve.
  
  Coplan bondit sur l’occasion.
  
  - Est-ce que j’aurai la chance, moi, de faire l’amour une seule fois avec vous ?
  
  - Pourquoi pas tout de suite ? proposa-t-elle, émoustillée.
  
  Il l’amena dans sa cabine et la tenue corsaire vola dans l’air avant d’atterrir aux pieds de Valentin le Désossé. Déjà Lynn s’offrait. Coplan ne se fit pas prier plus avant. La jeune Américaine gémit de plaisir. En d’autres circonstances, Coplan se serait montré plus insinuant, plus onctueux, plus suave et, graduellement, aurait pris possession du corps qui trépignait sous ses caresses. Dans le cas présent, il devinait que les délicatesses n’étaient pas appréciées. Lynn préférait la grosse cavalerie, la folle course de l’ailier qui file le long de la ligne de touche, le choc, casque contre casque, des bloqueurs et des verrouilleurs, et le slalom du coureur qui transperce la défense adverse.
  
  Coplan ne la déçut pas.
  
  Plus tard, apaisée, repue, assouvie, elle s’enquit, un brin sardonique, pendant qu’il s’éloignait vers la salle de bains :
  
  - Tu as appris cette technique chez les Incas ?
  
  Sous la douche, Coplan analysa les derniers événements. Le style direct, le comportement de Lynn s’apparentaient à ceux d’une nymphomane mais était-ce suffisant pour qu’elle fût Tanya ?
  
  A deux reprises, ils refirent l’amour. Entre deux étreintes, Coplan tira un jeu de cinquante-deux cartes de sa valise.
  
  - Un poker-menteur ? suggéra-t-il. C’est ma passion.
  
  - Je déteste les cartes, refusa-t-elle.
  
  - Même dans un casino de Las Vegas où tu comptes monter une équipe de foot ?
  
  - Non. Pas de cartes. Le bridge, le gin-rummy, le poker, le baccara m’ennuient.
  
  - A quoi t’amuses-tu ? Aux dames, aux échecs ?
  
  - Je ne comprends rien aux échecs. Quand je veux m’amuser, je me passe la cassette vidéo d’un match de foot. En fait, je suis une sportive. En dehors du foot, je pratique le tennis, le basket, la natation. J’aime bien danser aussi La danse, de nos jours, c’est de la gymnastique, donc du sport.
  
  - Et la danse classique ?
  
  Elle fit la moue.
  
  - Je n’en suis pas fana. D’ailleurs, la musique classique m’ennuie.
  
  Coplan aligna les comptes. La musique classique : zéro. Les Incas : zéro. Le jeu d’échecs : zéro. Le sexe : oui.
  
  Mais attention, encore une fois, si Lynn était Tanya, il était naturel qu’elle camouflât ses goûts naturels !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Une surprise l’attendait au dîner. A sa gauche, Renata Feitzmann remplaçait Elizabeth Vescovali. L’explication vint de l’Allemande :
  
  - Votre charmante voisine helvétique souhaitait s’asseoir aux côtés de son bel athlète américain, Ronald O’Flaherty. Elle m’a demandé d’échanger nos places avec une telle gentillesse que je n’ai pas eu le cœur de refuser. J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénient ?
  
  - Bien au contraire, flatta Coplan, d’autant que notre amie était peu loquace.
  
  Si Elizabeth Vescovali était Tanya, avait-elle fui les questions qu’il posait ?
  
  Écologiste, Renata militait dans les Mouvements des Verts ouest-allemands et elle était habillée tout en vert, un vert bouteille qui rehaussait son regard clair, hésitant entre le tilleul et l’absinthe.
  
  - Vous savez que vous m’avez convertie aux Cavaliers ? Ce mélange rhum-gin-tequila-vodka est absolument détonant et étonnant.
  
  - Je croyais que vous n’aimiez pas les choses qui détonent, plaisanta Coplan. En R.F.A., m’avez-vous dit, vous vivez sur une poudrière. Des milliers de fusées nucléaires reposent dans des silos sous vos pieds. Souhaitez-vous y ajouter le Cavalier ?
  
  - L’esprit de repartie ne vous manque pas, fit-elle, un tantinet acide.
  
  La grosse Italienne se tournait vers Coplan.
  
  - Maravigliosa, questa salsa con vongole e fanghi e al prosciutto.
  
  Comme si la langue italienne l’aiguillonnait, Sembra Zarif se détourna de son mari et interpella Coplan :
  
  - Qu’est-ce qu’elle dit ?
  
  - Que cette sauce aux moules, et aux champignons est merveilleuse.
  
  - Merci.
  
  Et le sourire enjôleur que la Turque décocha à Coplan pesait si lourdement qu’il n’échappa à personne, sauf à Renata qui lisait un télégramme qu’on venait de lui remettre. Coplan sourit en retour à Sembra avant de se pencher vers l’Allemande.
  
  - Pas de mauvaises nouvelles, j’espère ?
  
  - Non, au contraire ! Mon agence de spectacles m’annonce qu’elle a pu m’avoir une place pour le concert que Stefan Kozowski, le plus grand violoniste du monde, donne à New York à la fin du mois. Je ne veux pas manquer l’événement. Peut-être, finalement, serai-je obligée d’interrompre cette croisière pour reprendre l’avion à Iticoatiara et être à temps à Carnegie Hall.
  
  Coplan tressaillit. Renata Feitzmann aimait la musique classique, comme Tanya. Par ailleurs, ce Stefan Kozowski, un Polonais, s’était échappé clandestinement de derrière le Rideau de Fer et les Soviétiques en enrageaient encore.
  
  Renata remorqua le cendrier jusqu’à son assiette, alluma son briquet et enflamma le rectangle de papier. Les cendres rougeoyaient encore lorsque le serveur se précipita pour enlever le cendrier. L’imagination de Coplan s’embrasa. Que contenait ce télégramme pour que l’Allemande l’ait brûlé ? Avait-il trait, selon un langage convenu, à la mission de Tanya ?
  
  Dans la foulée, il manifesta son intérêt pour la musique classique.
  
  - Qui aimez-vous en particulier ? interrogea la jeune femme.
  
  - Brahms, cita-t-il au hasard.
  
  Elle marqua son étonnement :
  
  - Assez singulier de la part d’un Français. Chez vous, on a toujours snobé Brahms en l’opposant à Richard Wagner. L’École Romantique française du XIXème siècle l’a refusé malgré l’importance de son œuvre, ses lieder, sa musique de chambre, ses compositions pour piano, ses symphonies, et son chef-d’œuvre, le Requiem allemand.
  
  - Peut-être est-ce la vie que ce musicien a menée qui a rebuté l’Ecole Romantique française ? Une existence de petit-bourgeois confortable, douillette, tranquille ?
  
  - C’est une explication, reconnut-elle.
  
  Dans son esprit, Coplan cocha une case. Renata répondait au critère musique classique.
  
  Après le dîner, il s’esquiva et gagna la salle radio.
  
  - Je voudrais envoyer un télégramme, déclara-t-il au permanent.
  
  Sur une feuille de papier, il libella un message anodin qu’il destina à une firme d’import-export parisienne qui était, en réalité, une couverture pour la D.G.S.E.
  
  Tandis que le préposé s’activait en lui tournant le dos, Coplan feuilleta discrètement les copies des télégrammes dans la chemise cartonnée marquée « Arrivée ».
  
  O. K. pour New York. A retirer endroit habituel. Signé : Dieter. Destinataire : Renata Feitzmann. Provenance : Cologne.
  
  Coplan fit la moue. Le texte ne confirmait ni n’infirmait rien. Mais pourquoi l’avoir détruit ?
  
  Cerner l’Allemande de plus près, voilà ce qu’il convenait de faire maintenant.
  
  L’orchestre jouait un boléro lorsqu’il récupéra sa cible dans le salon. Ce fut elle qui, à un moment, pendant qu’ils dansaient, lui offrit l’occasion qu’il cherchait.
  
  - Que faites-vous à la fin de la croisière ? Vous rentrez en France ? questionna-t-elle.
  
  - Non. Je vais au Pérou.
  
  - Au Pérou ? Vous vous offrez de longues vacances !
  
  - Je suis fasciné par le Pérou et son histoire. Quel dommage que la civilisation inca ait disparu. Un jour, j’ai rencontré un vieux sage sur les bords du lac Titicaca, un Quechua. Et j’ai connu le choc de ma vie quand il m’a expliqué les raisons qui ont conduit les Incas à construire, il y a quatre mille ans, les pistes d’atterrissage dans la cordillère des Andes.
  
  Elle manqua suffoquer.
  
  - Des pistes d’atterrissage il y a quatre mille ans ?
  
  - Allez au Pérou et vous les verrez sur les plateaux en pleine montagne. Mais on ne peut en saisir les dimensions géantes, leur tracé géométrique, qu’en les survolant en avion et, alors, on mesure quelle avance technologique possédaient les Incas !
  
  Renata ouvrait de grands yeux ahuris.
  
  - Mais ces pistes, à quoi servaient-elles ?
  
  - Les plus grands savants se sont penchés sur cette énigme et personne n’en a trouvé la clé. Certains affirment qu’elles ont été construites dans un but religieux, pour faire plaisir au Soleil qui pouvait s’y refléter. Le vieux sage des bords du lac Titicaca m’a livré une autre version. Ces pistes servaient à l’atterrissage d’engins venus d’ailleurs, d’autres planètes. Personnellement, je n’ai pas d’opinion.
  
  Coplan ne reprenait qu’une hypothèse déjà connue. Avec joie, il voyait Renata passionnée par le sujet. Tanya n’aurait pas eu une autre attitude. Feindre l’ignorance et poser des questions. Ce qu’elle fit :
  
  - Cette thèse ne tient pas, rétorqua la jeune femme. Pourquoi, de nos jours, ces engins n’atterriraient-ils plus ?
  
  - Parce que la planète d’où ils venaient a explosé et n’existe plus, d’après le Quechua.
  
  - Donc, les preuves ont disparu ?
  
  - Sauf dans la mémoire collective des Quechuas.
  
  Renata ne posa plus de questions durant les danses qui suivirent, et bientôt bâilla ostensiblement.
  
  - Bonne nuit, Francis, je suis épuisée. Probablement, en raison du climat.
  
  Elle louvoya entre les couples, serra la main de John Hayward et sortit du salon.
  
  - Tu me laisses choir, reprocha Lynn Sheridan en agrippant le bras de Coplan. Que lui trouves-tu, à cette Allemande ?
  
  - C’est ma voisine de table et, par politesse, j’ai dû danser avec elle.
  
  - Par politesse ? Vraiment, tu es né trop tard. La cour de Versailles t’aurait mieux convenu !
  
  Elle se blottit dans ses bras pendant le slow qui suivit. Après minuit, ils gagnèrent la cabine de Coplan où la jeune Américaine témoigna de la même ardeur. Entre deux étreintes, Coplan tenta de percer mieux sa personnalité mais n’apprit rien qu’il ne sût déjà.
  
  Elle dormait lorsqu’il se leva un peu avant quatre heures et s’habilla. Le Teckel était glissé dans la poche intérieure de son blouson. Par précaution, Coplan s’était enduit le corps d’huile anti-moustique. L’atmosphère était un peu fraîche. Aussi, du pouce, réduisit-il le climatiseur. Lynn s’éveilla et marmonna :
  
  - Que fais-tu ?
  
  - Je vais prendre l’air sur le pont. L’aube se lève et j’aime les mauves sur la jungle.
  
  - Ah bon !
  
  Elle se rendormit.
  
  Le Vieux avait de bonnes nouvelles pour Coplan :
  
  - Michel et Françoise Bachelot sont issus de la grosse bourgeoisie poitevine. Ils sont effectivement partis, voici quelques jours, pour cette croisière sur le Sea Slipper. Quant à Pieter et Lydike Greef, ce sont des diplomates néerlandais qui, un temps, furent en poste à Paris à l’U.N.E.S.C.O. et donc fichés à l’époque par la D.S.T. Néanmoins, n’écartons pas l’hypothèse d’une substitution. C’est pourquoi je vous envoie des photographies des deux couples. L’enveloppe vous sera remise par Euphrate à l’escale de Santarem. Descendez à terre et rendez-vous à un bar sur le port, l'O Barquinho. De votre côté, avez-vous fait des progrès ?
  
  Coplan rendit compte succinctement.
  
  - En quarante-huit heures, c’est plutôt satisfaisant, encouragea le patron des Services Spéciaux. Des soupçons ?
  
  - Pas encore, restons objectifs, même si certaines des suspectes répondent à un ou plusieurs des critères. Mais il m’est venu un doute. Est-on sûr que Tanya se soit embarquée sur le Sea Slipper ? Et si, au dernier moment, elle avait changé d’avis ?
  
  - J’ai reçu aujourd’hui même confirmation par Viktor. Tanya est à bord du paquebot et en première classe-luxe. A vous de la démasquer.
  
  - En ce qui concerne les Bachelot et les Greef, j’espère qu’il y a eu substitution car, dans ce cas, l’une des deux femmes serait Tanya.
  
  - N’y comptez pas trop, le Ciel nous fait rarement d’aussi beaux cadeaux !
  
  La communication coupée, Coplan s’accouda au bastingage. L’aube pointait à l’horizon. Même si les Bachelot et les Greef étaient authentiques, supputa-t-il, il convenait de ne pas verser dans le pessimisme car la scène déjà s’éclaircissait. En éliminant Catherine Bachelot et Lydike Greef, il ne restait que neuf femmes possibles. De quatre d’entre elles, Ann Jorgen, Trudi Krotzak, Kerstin Wennerström et Sembra Zarif, Coplan ne savait rien. De Carmen Estela de Mosqueira y Rivero et d’Elizabeth Vescovali, peu de choses. Avec cette dernière, d’ailleurs, n’avait-il pas manqué le coche ? Si elle était Tanya, n’avait-il pas gaspillé sa chance avant qu'elle aille se jeter dans les bras de l’athlète Ronald O’Flaherty ?
  
  Restaient Maria Caspary, Renata Feitzmann et Lynn Sheridan. Points positifs : musique classique pour les deux premières et un zeste de nymphomanie pour la troisième. Intérêt porté aux Incas par la seconde.
  
  Bien peu de choses, en vérité...
  
  Coplan retourna s’allonger aux côtés de Lynn.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Le lendemain, au déjeuner, Renata Feitzmann réorienta la conversation sur les Incas et Coplan tressaillit. Avait-il harponné Tanya ? Avec un enthousiasme feint, il développa le sujet et s’aperçut que, de l’autre côté de la table, Sembra Zarif écoutait avec une attention soutenue, comme hypnotisée par le discours de Coplan.
  
  - C’est passionnant, ce que vous racontez, interrompit-elle. J’adore les vieilles civilisations. Nous autres, Turcs, possédons l’une des plus anciennes du monde, à la fois asiatique et byzantine. Il faudra un jour que Dino et moi visitions le Pérou afin de découvrir sur place ces objets sculptés dans un bec de toucan. C’est vrai, que le vôtre vous porte bonheur ?
  
  - A chaque instant, fabula Coplan.
  
  - En amour aussi ? badina la Turque.
  
  - Aucune femme ne me résiste.
  
  - C’est un vantard, glissa Renata, perfide. Comme tous les Français. Ils se croient irrésistibles.
  
  - Peut-être ont-ils des raisons de l’être ? contra Sembra en vrillant un regard meurtrier sur l’Allemande qui baissa le nez sur son assiette.
  
  Le repas se terminait lorsque le Sea Slipper accosta à Arumanduba sur la rive gauche de l’Amazone. Une excursion était prévue, et les passagers des première et seconde classes s’entassèrent sur les navettes qui les débarquèrent sur le quai du port tombé en décrépitude depuis que les contrebandiers anglais du début du siècle l’avaient abandonné.
  
  Coplan ne les imita pas. A temps, il avait déserté sa cabine et s’était réfugié dans la salle de cinéma où passaient en permanence des films de vieilles productions hollywoodiennes. Aucun risque qu’on le découvre ici, car personne ne fréquentait cette salle de cinéma, la vue de l’Amazone constituant les plus belles images que l’on puisse imaginer.
  
  A travers le hublot des toilettes, il observa le ballet des navettes. Aucune de ses cibles, sauf Sembra Zarif, ne manquait à l’appel. Lorsque les volontaires pour l’excursion eurent tous quitté le Sea Slipper, il s’en alla visiter les cabines qu’il s’était assignées et dont il avait appris les numéros grâce à sa visite dans le bureau de John Hayward.
  
  Dans celle du couple de Chiliens, il tomba en arrêt devant le passeport. Estela Vargas, née le 4 avril 1959 au Caire, Égypte, nationalité péruvienne. Pourquoi se prétendait-elle chilienne et mariée à Rodrigo de Mosqueira y Rivero ? Nationalité péruvienne ? Comme les Incas ? Chili, Pérou, Égypte ? Un peu cosmopolite. Comme Tanya.
  
  Conclusion : se pencher sérieusement sur le cas de la pseudo-Carmen Estela de Mosqueira y Rivero.
  
  La cabine ne lui livra rien d’autre, pas plus que celle de ses autres suspectes. En feuilletant les pages du passeport de Maria Caspary, la pianiste de jazz d’origine hongroise, il découvrit de nombreux visas de pays de l’Est, non seulement la Hongrie, le pays natal de l’intéressée, mais également de Tchécoslovaquie, d’U.R.S.S., d’Allemagne de l’Est et de Bulgarie.
  
  Appréciait-on le jazz en Europe de l’Est ? Ou ces voyages avaient-ils une autre raison ? Mais si Tanya était Maria Caspary, commettrait-elle l’erreur de se promener avec un pareil passeport ? Il est vrai que la théorie du Vieux se tenait : ...la faille, c’est la succession de réussites. La victoire grise et diminue les défenses. L’agent atteint un stade critique. Il se croit invincible...
  
  Un peu déçu par le résultat de sa prospection, Coplan regagna sa cabine. Ce fut pour se heurter à Sembra Zarif qui le dévisagea avec curiosité et insistance.
  
  - Vous n’êtes pas descendu ?
  
  - Vous non plus, rétorqua Coplan.
  
  - Dino ne se sentait pas bien, j’ai préféré rester avec lui. Et vous, qu’est-ce qui vous a retenu à bord ?
  
  - Un accès de fatigue. Probablement le contrecoup de dix-huit mois de travail intense sur un champ pétrolifère dans le golfe Persique. J’ai dormi un peu.
  
  Hardiment, elle planta son regard dans le sien.
  
  - J’aimerais reparler des Incas avec vous.
  
  Un frisson zigzagua le long de l’échine de Coplan. Tanya se trahissait-elle ?
  
  - On entre dans votre cabine ? proposa-t-elle.
  
  - Pourquoi pas ?
  
  A l’intérieur, elle s’enquit :
  
  - Vous n’avez pas avec vous ce bec de toucan sculpté qui porte bonheur ?
  
  - Je l’ai laissé à Paris.
  
  - Dommage. Au fait, je boirais bien quelque chose de fort. Un Sundowner, par exemple. Vous me le commandez ?
  
  Par l’interphone, il demanda qu’on leur apporte un Cavalier et le cocktail que réclamait la Turque. Lorsque les boissons furent servies, elle avala d’une traite un bon tiers de son mélange, reposa le verre, esquissa un sourire ravi et invita :
  
  - Dites-moi où et comment vous avez découvert ce bec de toucan sculpté ?
  
  - Sur les bords du lac Titicaca. C’était un peu après le jour de l’An et...
  
  Les cils de Sembra battirent, comme si quelque chose l’avait alertée. Quoi ?
  
  - ... Il avait neigé, il gelait à pierre fendre, ajouta-t-il.
  
  Le lac Titicaca était situé à 3 850 mètres d’altitude et les conditions climatiques y étaient bien celles qu’il décrivait en janvier. Sembra parut rassérénée.
  
  Il récita la fable qu’il avait concoctée en venant de Paris. La Turque avala un second tiers de Sundowner. Son visage, lorsqu’elle glissa le verre sur le guéridon, était impénétrable. Puis, comme si sa décision était ferme et définitive, elle se leva et, avec des gestes rapides, se déshabilla.
  
  L’excitation devant le corps splendide qui se dénudait sous ses yeux gagna Coplan, d’abord sournoise, puis impérieuse.
  
  - Je n’ai pas beaucoup de temps, roucoula-t-elle. Dino m’attends. Allons, dépêche-toi, enlève ces vêtements ! Tu n’as pas envie de moi ?
  
  Un peu plus tard, Sembra s’enfonçait sur sa hampe. Gloutonnement, les lèvres de la Turque aspirèrent les siennes et Coplan s’activa ferme. Des mèches de cheveux ébène lui caressaient les joues en même temps que la peau de la Turque exhalait les effluves de Parfum de Femme d’Annick Goutal, nourri au seringat, à l’osmanthus et au chèvrefeuille. A la rouerie amoureuse d’une courtisane de harem, Sembra alliait un tempérament volcanique, rude et sauvage. Aussi la native des rives du Bosphore guida-t-elle, sans concessions, Coplan vers l’horizon qu’elle lui avait tracé. Quand, enfin, il dispersa en elle ses forces vives, elle lâcha en turc un flot de compliments flatteurs, ponctué de seygilim (Mon amour). Et, sans transition, avec une certaine brusquerie, elle le repoussa sur le flanc et se propulsa hors du lit.
  
  - Çok mersi (Merci beaucoup) pour les Incas et cette exceptionnelle séance mais, maintenant, il me faut aller voir Dino.
  
  Déconcerté par cette désinvolture, Coplan la regarda se rhabiller rapidement. Du bout des doigts, elle expédia un baiser qui voleta jusqu’à lui, et ouvrit la porte.
  
  Coplan entreprit de mettre ses fiches à jour.
  
  Musique classique pour Renata Feitzmann et Maria Caspary. Télégramme suspect pour la première et visas de derrière le Rideau de Fer pour la seconde.
  
  En ce qui concernait les Incas, encore Renata Feitzmann, mais aussi Sembra Zarif. Traces de nymphomanie pour la Turque et pour Lynn Sheridan. Identité fausse pour Estela Vargas dite Carmen Estela de Mosqueira y Rivero.
  
  Il soupira : la tâche se révélait rude !
  
  Au cours du dîner, ce soir-là, Renata Feitzmann fut intarissable sur les beautés d’Arumanduba. Dino et Sembra Zarif brillaient par leur absence. A l’issue du repas, dans le salon où jouait l’orchestre, le commissaire de bord John Hayward serrait de près Lynn Sheridan qui ne semblait pas insensible à son empressement. Tant mieux, raisonna Coplan, je l’ai déjà testée et elle m’encombre. J’ai besoin de champ libre pour braconner du côté des autres.
  
  Elizabeth Vescovali témoignait toujours autant d’intérêt pour le bel athlète américain Ronald O’Flaherty. Coplan tenta de renouer le contact avec Estela Vargas mais Rodrigo de Mosqueira y Rivero montait bonne garde.
  
  - Ce soir, c’est son anniversaire et elle ne danse qu’avec moi, s’interposa-t-il, l’air outragé.
  
  Son anniversaire ? tiqua Coplan. Impossible, puisqu’elle était née un 4 avril. Le passeport était-il faux ou bien Rodrigo n’utilisait-il qu’un prétexte pour se débarrasser d’un rival potentiel ?
  
  Conserver un œil sur la Péruvienne, se recommanda Coplan.
  
  Fatiguée par sa longue excursion à Arumanduba, Renata avait regagné sa cabine à la fin du dîner. Coplan accrocha Maria Caspary au passage.
  
  - Désolée, refusa-t-elle. Je passe de l’autre côté de la barrière.
  
  - Pardon ?
  
  Elle sourit.
  
  - Je remplace le pianiste durant une heure, expliqua-t-elle. Je ne veux pas me rouiller. Comme je n’ai pas touché un clavier depuis une semaine, j’ai demandé l’autorisation au commissaire de bord de jouer avec l’orchestre. Le pianiste en est ravi. Pour lui, c’est une heure de liberté.
  
  - Et pour vous, une jam-session en quelque sorte ?
  
  - Je ne jam-sessionne pas sur des rythmes latino-américains. Excusez-moi.
  
  En tout cas, la Britannique d’origine hongroise ne bluffait pas. Coplan l’écouta : elle s’intégrait parfaitement à l’orchestre. Tanya jouait-elle du piano comme une professionnelle ? Peu plausible. En conséquence, il relégua Maria Caspary en queue de peloton, provisoirement au moins, et se rabattit sur la rousse Suédoise, Kerstin Wennerström, qui l’accueillit fraîchement comme lors de sa première tentative :
  
  - Vous ne désarmez jamais, Mr. Devereux ? Je vous ai observé durant ces trois jours. Vous êtes un papillonneur, ou devrais-je dire un collectionneur de femmes de nationalités différentes ? Laissez-moi énumérer vos tentatives. Une Suisse, une Américaine, une Chilienne, une Turque, une Britannique et, avec moi, une Suédoise !
  
  Le regard de Coplan se plissa.
  
  - Pourquoi m’observer ? C’est me porter un bien grand intérêt, renvoya-t-il, soupçonneux.
  
  La réponse ne vint pas car Ann Jorgen surgit soudain, snoba Coplan d’un coup d’œil méprisant et saisit la main de la Suédoise.
  
  - Kerstin, venez donc sur le pont, nous quittons Arumanduba et les lumières qui se reflètent sur la jungle sont superbes !
  
  En partant, elles bousculèrent Coplan qui haussa les épaules et se retourna pour rencontrer le regard bleu de Trudi Krotzak. Elle était seule, assise à une table, sans son mari, Heinz. D’un geste timide, elle désigna la chaise vide. Il s’empressa de s’y asseoir.
  
  - Pardonnez-moi pour hier, attaqua-t-elle. J’ai été un peu brusque. J’ai cru que vous étiez... euh... mentalement dérangé...
  
  Le rauque de la voix était aussi étrange que la fixité du regard.
  
  - Vous avez changé d’avis, depuis ? interrogea Coplan.
  
  - J’ai réfléchi et pensé que, probablement, je me trompais et que vos connaissances sur le totémisme et les becs de toucan sculptés étaient intéressantes.
  
  Une certaine bizarrerie exsudait de l’Autrichienne mais Coplan ne parvint pas à l’analyser.
  
  - Vous vous intéressez à la civilisation inca? s’enquit-il.
  
  D’une main hésitante, elle effleura son cou gracile.
  
  - Qui n’a envie d’apprendre ce qu’il ne connaît pas ?
  
  C’est alors que Coplan remarqua le bijou en forme de clé de sol et tressaillit. Cependant, instantanément, son esprit critique se réveilla. Attention, freina-t-il, Tanya est l’une des neuf femmes mais les huit autres ne sont pas Tanya. Pas de conclusions trop hâtives.
  
  Comme il l’avait fait avec Renata et Sembra, il parla des Incas, guettant sur le visage de son interlocutrice une réaction susceptible de l’orienter.
  
  Il en fut pour sa peine.
  
  Heinz Krotzak, lorsqu’il arriva, était tout miel, tout sucre, et ce changement d’attitude à son égard éveilla la méfiance de Coplan. L’Autrichien se confondit en excuses pour l’épisode de la veille, trop volubile, trop empressé, cherchant démesurément à convaincre. Trudi, d’ailleurs, lui prit la main pour arrêter son flot de paroles.
  
  - Allons danser, chéri. Mr. Devereux, vous voudrez bien nous pardonner ? Si vous avez apporté avec vous un livre sur la civilisation inca, soyez gentil, prêtez-le-moi.
  
  Toujours cette voix rauque évoquant les chanteuses de blues américaines des années trente.
  
  - Naturellement. Avec plaisir.
  
  La veille, Coplan avait changé ses horaires téléphoniques, ce qui lui avait attiré un sarcasme du Vieux : « A vingt-trois heures chez vous au lieu de quatre heures ? Pourquoi ? Pour ne pas réveiller la suspecte qui dort à vos côtés ? » « Exactement avait-il répliqué. Admirer les étoiles au-dessus de l’Amazone en baguenaudant sur le pont à quatre heures du matin risque de susciter les soupçons de Tanya si c’est elle qui dort avec moi. Surtout si je me promène avec le Teckel sous le bras. »
  
  Mais, à vingt-trois heures ce soir-là, son emplacement favori sur le pont était occupé par Ann Jorgen et Kerstin Wennerström qui s’embrassaient à pleine bouche. Coplan, médusé, se cacha aussitôt à l’abri d’un canot de sauvetage. Elles se serraient amoureusement l’une contre l’autre et se caressaient sans vergogne. Coplan les suivit lorsqu’elles s’éloignèrent, et les vit entrer dans la cabine d’Ann Jorgen.
  
  Ainsi s’expliquaient leur froideur glaciale à son égard et les sarcasmes de la Suédoise. Il en fut soulagé. Son amour-propre était sauf. Et, d’un seul coup, deux suspectes étaient éliminées. Tanya, on le savait, détestait les amours saphiques. Si, à l’escale de Santarem, il se vérifiait qu’elle ne s’était pas glissée non plus dans la peau de Catherine Bachelot ou de Lydike Greef, il ne demeurerait plus que sept suspectes. Pour le moment, Coplan les classa dans l’ordre décroissant :
  
  
  
  Sembra Zarif
  
  Renata Feitzmann
  
  Trudi Krotzak
  
  Estela Vargas
  
  Elizabeth Vescovali
  
  Lynn Sheridan
  
  Maria Caspary
  
  
  
  Dans la coursive, ses oreilles perçurent soudain le sifflement. Ses réflexes, aguerris par une longue pratique, étaient fulgurants. Il était à plat ventre lorsque les douze cents grammes du couteau filèrent à un mètre cinquante au-dessus de son dos. Il se catapulta sur les reins et capta le mouvement du bras qui expédiait le second couteau. Il roula-boula hors de portée de l’arme dont la pointe s’enfonça dans le bois du plancher à vingt centimètres de son épaule. Sa réaction fut instantanée. Sa main agrippa le manche et arracha le couteau. En même temps, il banda ses jarrets, se remit sur ses pieds et fonça, prêt à se jeter au sol si une troisième tentative suivait.
  
  Rien ne se produisit durant sa course le long de la coursive. La cabine à l’angle du couloir était celle du couple de Mosqueira y Rivero. En se collant à sa paroi, Coplan fut surpris d’entendre un murmure de conversation. Quelque dix minutes plus tôt, les Sud-Américains évoluaient amoureusement sur la piste de danse. Durant ce laps de temps, avaient-ils quitté le salon et le bras armé dont il avait capté le mouvement était-il celui de Rodrigo ?
  
  Il passa précautionneusement la tête. Personne. Il fonça derechef. La porte battante tremblait encore comme si on venait de la pousser. Elle débouchait sur un escalier descendant à un palier sur lequel il entendit une autre porte se verrouiller. En lettres rouges sur fond blanc, un panneau indiquait : Accès aux secondes classes. Interdit. A tout hasard, il poussa, mais la porte ne bougea pas.
  
  Dépité, il revint dans la coursive. Un instant, il eut la tentation d’interroger Rodrigo : Avait-il rencontré un suspect aux abords de sa cabine lorsqu’il l’avait réintégrée ? Mais cela ne le conduirait à rien, surtout si le Chilien était le complice ou l’auteur du geste meurtrier. Dans le cas inverse, il demanderait des explications et, le lendemain, bavarderait à tort et à travers.
  
  Sous la lanterne vénitienne, Coplan examina l’arme tout en la soupesant. Douze cents grammes environ. Parfait équilibre entre le manche et la lame. Outil d’un professionnel du crime.
  
  Coplan rechercha le premier couteau mais sans succès. Probablement était-il au-dessus du bastingage.
  
  En tout cas, conclut-il, Tanya ne voyageait pas seule. Car c’était elle ou son complice qui avait tenté de supprimer Coplan. Coplan l’avait sans doute alertée avec ses questions sur le jeu d’échecs, la musique classique et, surtout, les Incas. C’était vraisemblablement ce dernier sujet qui avait suscité le déclic chez une Tanya trop rouée, trop rusée, pour ne pas deviner à qui elle avait affaire.
  
  Qui avait dressé l’oreille à l’évocation des Incas ?
  
  Renata Feitzmann
  
  Sembra Zarif
  
  Trudi Krotzak
  
  Avec qui d’autre avait-il soulevé le lièvre ?
  
  Lynn Sheridan
  
  Elizabeth Vescovali
  
  Il glissa le couteau dans la ceinture de son pantalon et regagna le pont-promenade. Un autre raisonnement lui vint. Parmi les passions de Tanya, quelle était celle à laquelle elle était le plus sensible ? Pas le jeu d’échecs. Pas la musique classique. Pas les Incas. Une seule : son amour passionné des hommes, sa nymphomanie et, dans ce domaine, c’étaient incontestablement Sembra Zarif et, en second rang Lynn Sheridan, qui tenaient le flambeau.
  
  Désormais, il conviendrait de se tenir constamment sur ses gardes. Le sicaire de Tanya récidiverait, c’était garanti.
  
  - Vous êtes en retard, reprocha le Vieux lorsqu’il eut pianoté sur les touches.
  
  Il rendit compte et le patron des Services Spéciaux se réjouit :
  
  - Tant mieux. C’est lorsque l’ennemi lève le masque qu’il commet des erreurs. A vous d’en profiter.
  
  Cette nuit-là, Lynn Sheridan ne vint pas se blottir dans la couche de Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Le quatrième jour de la croisière, Renata Feitzmann remplaça Lynn Sheridan dans le lit de Coplan.
  
  La réserve de l’Allemande avait fondu sous les assauts répétés qu’il lui avait prodigués. A présent, elle ne le lâchait plus et déchaînait sur lui une technique de séduction sans failles. Coplan se mit à l’unisson et la combla.
  
  Repue, elle se fit chatte et lui lécha le lobe de l’oreille.
  
  - Je n’ai pas été aussi heureuse physiquement depuis l’Ouganda, l’année dernière.
  
  Coplan se faufila dans la brèche.
  
  - Que faisais-tu en Ouganda ?
  
  - Ne t’ai-je pas dit que je suis médecin ? Je me consacre aux populations déshéritées du Tiers-Monde.
  
  Elle détailla ses activités et Coplan en fit la synthèse. Globe-trotter infatigable, Renata avait surtout exercé en Asie et en Afrique, et s’était offert ce voyage pour visiter une partie de l’Amérique du Sud avant d’aller à New York assister au concert donné par Stefan Kozowski. Pour conjurer dans sa mémoire les misères qu’elle avait côtoyées, elle avait choisi cette croisière de luxe. Avec une certaine lourdeur, elle insista sur sa solitude : pas de famille, pas de mari, pas d’amants, sauf de passage.
  
  - Comme moi ou l’Ougandais, glosa Coplan.
  
  - Pas un Ougandais, un Bulgare, fonctionnaire à l’U.N.I.C.E.F., rectifia-t-elle en se raidissant impulsivement.
  
  Raciste en amour, Renata ?
  
  Un souvenir s’imposa soudain à la mémoire de Coplan. Parmi les cinq agents de valeur que la D.G.S.E. avait perdus par la faute de Tanya, et dont le Vieux désirait venger la mémoire, figurait le lieutenant Guy Vandreau odieusement torturé et assassiné alors qu’il se camouflait au sein de Médecins sans Frontières.
  
  On savait peu de choses d’elle, et Tanya pouvait avoir été médecin ou se faire passer pour tel.
  
  L’occasion se présentant, Coplan attaqua l’angle nymphomanie mais sans trop d’illusions.
  
  - Tu as eu beaucoup d’hommes dans ta vie, en dehors de moi et du fonctionnaire bulgare de l’U.N.I.C.E.F.?
  
  - Plus le temps passe et plus s’estompe la différence entre les souvenirs réels et les souvenirs imaginés, éluda-t-elle avec un sourire énigmatique.
  
  Quelques instants plus tard, il lui renvoya un sourire aussi énigmatique lorsqu’elle évoqua, à nouveau, son obligation d’abandonner le Sea Slipper pour gagner New York.
  
  - A l’improviste ? questionna alors Coplan.
  
  Elle battit des cils.
  
  - Qu’entends-tu par improviste ?
  
  - Ce qui doit forcément arriver.
  
  A nouveau, elle battit des cils et se détourna pour poser la tête sur l’oreiller.
  
  - Parfois, tu es déroutant, Francis. Mais tu es un amant merveilleux. On dort ?
  
  Coplan, cette nuit-là, se garda bien de dormir. Il attendait la tentative d’assassinat. Elle ne vint pas. Le sommeil perdu, il le rattrapa lorsque, un peu après l’aube, l’Allemande regagna sa cabine.
  
  
  
  
  
  Estela Vargas était allongée sur un transatlantique. Un pantalon corsaire en coton laqué noir moulait étroitement ses hanches et ses jambes somptueuses. Un chapeau de paille lui recouvrait le front et les yeux. Le bas du visage, les épaules, les bras et le buste rôtissaient au soleil.
  
  Rodrigo n’était nulle part aux alentours.
  
  Coplan s’agenouilla, s’empara de la main de la Péruvienne et la referma sur la coupe remplie de champagne glacé.
  
  - Bon anniversaire, avec deux jours de retard, susurra-t-il.
  
  Le chapeau remonta démasquant un regard ahuri, et la jeune femme, en découvrant Coplan, éclata de rire.
  
  - Vous ne vous avouez jamais battu ! plaisanta-t-elle avant de boire avidement.
  
  - Pas devant une femme très belle, flatta-t-il. J’adore votre visage, très typé, très hispano-indien. Lorsque, au cours d’un voyage précédent en Amérique du Sud, j’ai visité le pays des Incas, j’ai été frappé par la beauté des femmes. Sans doute leur métissage avec l’envahisseur espagnol.
  
  - Je ne suis pas métissée, s’offusqua-t-elle, mais de pur sang espagnol, bien que je sois péruvienne et non chilienne, une Péruvienne née au Caire en Egypte, paradoxal, non ?
  
  Mais si elle était Tanya, n’assumerait-elle pas, de façon identique, la nationalité sur son passeport ? Restait, bien entendu, le faux anniversaire. En outre, si elle était Tanya et avait donné l’ordre de le tuer, elle était trop intelligente pour ne pas se douter qu’il avait fouillé sa cabine et feuilleté son passeport.
  
  La coupe à la main, elle se dégagea du transatlantique et marcha jusqu’au bastingage, suivie par Coplan.
  
  - Savez-vous, s’enflamma-t-elle soudain, que l’Amazone prend sa source au Pérou dans un lac de cent mètres de diamètre, le lac de l’Enfant ?
  
  - Un enfant qui devient géant puisqu’il recueille, sur 6400 kilomètres, l’eau de 1100 affluents. Et, depuis sa source, le fleuve change 7 fois de nom.
  
  - Bravo pour votre érudition, félicita la Péruvienne.
  
  - Je potasse la géographie avant de visiter un pays. Et l’Amazone, c’est aussi grandiose que Wagner ! Vous aimez la musique classique ?
  
  Lorsqu’elle tourna la tête, elle arborait un sourire sardonique qui n’aurait pas dépareillé chez une Tanya.
  
  - J’adore la musique classique, monsieur Devereux.
  
  Sur ces entrefaites, Rodrigo émergea de l’écoutille et fonça vers le bastingage. Ombrageux, il toisa Coplan.
  
  - Vous l’importunez.
  
  - Mais non ! protesta Estela qui restitua à Coplan la coupe vide.
  
  Puis, toujours sarcastique, à son adresse :
  
  - J’aime qu’on me souhaite mes anniversaires à la date précise, cher ami.
  
  Un 4 avril ? répliqua pour lui-même Coplan en s’éloignant.
  
  Ce cinquième jour de la croisière, il n’enregistra aucun progrès dans ses recherches. Personne ne tenta non plus de le tuer. Renata, comme la veille, passa la nuit avec lui. Les couples qu’il avait à l’œil paraissaient en lune de miel. Trudi et Heinz Krotzak. Lynn Sheridan et le commissaire de bord. Elizabeth Vescovali et Ronald O’Flaherty. Sembra Zarif semblait totalement ignorer Coplan, comme si elle était jalouse de Renata.
  
  Maria Caspary, s’aperçut aussi Coplan, le fuyait et demeurait insaisissable. Réagissait-elle comme Sembra ?
  
  Lynn Sheridan, la veille, l’avait attiré dans un coin.
  
  - Tu sais, Francis, je n’ai rien contre toi au lit, seulement, voilà, ta conversation ne me convient pas. Tandis qu’avec John, nous parlons foot pro tout le temps. De plus, c’est un fan d’une de mes équipes, les Vikings du Minnesota. D’ailleurs, il est né à Minneapolis.
  
  Le sixième jour, le Sea Slipper accosta à Santarem.
  
  Coplan descendit à terre avec les autres passagers afin de participer à l’excursion mais, sur le quai, profitant, d’un moment d’inattention de Renata, il s’esquiva en slalomant entre des Ford fabriquées à Rio de Janeiro et fraîchement débarquées d’un cargo à la coque rouillée.
  
  Un vieux docker grillait une cigarette, adossé au mur d’un entrepôt. Coplan l’aborda.
  
  - Perdâo, onde é o bar O’Barquinho ?
  
  L’homme le renseigna sur le chemin à prendre pour rejoindre le lieu de rendez-vous et Coplan lui glissa quelques coupures dans la main en le remerciant :
  
  - Muito obrigado.
  
  La clientèle du bar O’Barquinho était composée de dockers et de miséreux. Dans des petites tasses, tous buvaient du café renforcé par un mauvais alcool, un vrai tord-boyaux, alambiqué avec du manioc. Au milieu de la foule en loques et en haillons, le sergent-chef angolais d’Euphrate, présenté à Coplan sous le nom de Nascimento, se régalait d’un Coca-Cola glacé près duquel voisinaient un verre de rhum et une assiette contenant un reste de banane grillée.
  
  Coplan s’assit et, sans un mot de bienvenue, le sous-officier lui tendit une grosse enveloppe de papier kraft. Coplan l’ouvrit aussitôt. Dommage, regretta-t-il en contemplant les photographies, les choses auraient été plus simples s’il y avait eu substitution sur la personne de Catherine Bachelot ou sur celle de Lydike Greef. Mais hélas les individus sur les clichés étaient bien ceux qui voyageaient sur le Sea Slipper.
  
  Au-dessus d’un grand feu rôtissaient des brochettes de poulet. Coplan se pencha pour jeter dans les flammes l’enveloppe et les photographies. Ce geste lui sauva la vie. Un gros trou rouge inscrivit sa circonférence dans le front de Nascimento et l’Angolais partit à la renverse s’écrasant contre la tablée voisine. Coplan se propulsa derrière un groupe de dockers. Désespérément, ses yeux cherchaient d’où venait le danger. Il n’avait enregistré aucune détonation. Une arme à feu équipée d’un suppresseur de son, diagnostiqua-t-il. La véritable cible, c’était lui et non le sous-officier de la Légion étrangère. En s’écartant, il avait évité le projectile.
  
  A la table contre laquelle s’était écrasé Nascimento, les exclamations succédèrent aux imprécations. Le vacarme emplit le bar, puis la panique s’empara de l’assistance et ce fut la bousculade. Coplan en profita pour s’échapper. Il ne pouvait rien pour Nascimento. L’Angolais, par ailleurs, circulait avec un I.F. La police aurait un problème.
  
  Sous le blouson en toile Coplan portant son Stoeger-Luger 22 Long Rifle, un pistolet automatique idéal en position défensive, dans un rayon de vingt-cinq mètres. Il l’avait choisi dans le petit arsenal que lui avait fourni le capitaine Kerville.
  
  Sur sa hanche droite se logeait le couteau qui avait failli le tuer. Sa lame s’enfonçait dans une gaine qu’il avait lui-même grossièrement confectionnée dans un morceau de cuir.
  
  Une foule de miséreux s’attroupait dans la rue. Leurs cris se répercutaient contre les murs des entrepôts, contre les balcons en fer forgé des anciens hôtels particuliers transformés en bordels, contre l’autobus brinquebalant et surchargé.
  
  Sur le trottoir, Coplan rasa les murs, l’œil aux aguets. Un adolescent en guenilles surgit d’une embrasure de porte et lui barra la route.
  
  - Tenha cuidado (Prenez garde), murmura-t-il en tendant une main noire de crasse dans laquelle Coplan déposa quelques coupures tout en lui demandant quelle était la raison de son avertissement.
  
  Le jeune Brésilien expliqua alors que, de sa position, il avait vu Coplan arriver du port. Un autre individu semblait le suivre dans la foule. Intrigué, il avait observé le manège. Coplan était entré dans le bar O'Barquinho tandis que son pisteur grimpait les marches conduisant au premier palier d’un immeuble de deux étages voué à la démolition. Peu après, l’adolescent repérait à travers une fenêtre un bras armé d’un pistolet de fort calibre braqué vers le bar.
  
  Coplan bondit, traversa la rue, bouscula les passants et escalada les marches. Sur le palier, il enjamba les détritus et quelques ivrognes endormis cuvant leur alcool de manioc, et s’engouffra dans l’ouverture béante, le Stoeger-Luger en avant-garde.
  
  A cause du taux élevé d’hygrométrie dans l’air, les pièces abandonnées dégageaient une odeur putride, faite de forte humidité et de décomposition végétale.
  
  Coplan pinça les narines et, avec mille précautions, visita les lieux. Personne. Pas de traces du meurtrier. Sauf la douille cuivrée gisant à côté de résidus de mangue pourris. Coplan la ramassa. Un étui de 38 A.C.P. Un calibre redoutable. L’adolescent avait dit la vérité mais l’agresseur, dans l’intervalle, s’était enfui.
  
  De retour dans la rue, il rajouta dans la paume crasseuse une seconde manne de coupures et exigea une description du pisteur. L’homme, raconta l’adolescent, était un Blanc plutôt petit mais trapu, vêtu d’une chemise de style hawaïen aux pans rabattus sur un short gris. Aux pieds, des sandales. Un large chapeau de paille masquait ses traits.
  
  Coplan retourna à l’embarcadère et, assis sur une bitte d’amarrage, attendit patiemment le retour de l’excursion.
  
  Aucun des passagers de première ou de seconde classe ne répondait au signalement du meurtrier.
  
  La stupéfaction se grava sur le visage de Renata lorsqu’elle découvrit Coplan assis dans cette position mais ce ne fut qu’une expression fugitive. Déjà elle se ressaisissait.
  
  - Où diable étais-tu passé ?
  
  Était-elle étonnée de le trouver vivant ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Le lendemain, Coplan reçut un choc. Installés à quelques pas du jacuzzi, Sembra et Dino Zarif jouaient aux échecs et les soupçons de Coplan, aussitôt, refluèrent sur la Turque. Si elle était Tanya consciente qu’elle constituait sa cible, était-ce un défi qu’elle lui lançait aussi ostensiblement ?
  
  Attentif, il suivit la partie. Sembra procédait à une manœuvre triangulaire de la reine.
  
  Superbe, admira Coplan. Sembra n’appartenait pas aux bataillons des petits, des obscurs, des sans-grade qui tâcheronnaient devant un échiquier. Elle possédait la classe.
  
  Aucune des cibles qu’il s’était assignées n’avait, à ce jour, témoigné d’un intérêt quelconque pour les échecs. Sauf Sembra.
  
  Était-elle Tanya ?
  
  La veille, au retour de l’excursion, Coplan avait constaté que sa cabine avait été fouillée. Les repères qu’il avait disposés avaient changé de place. Certes, le travail avait été accompli dans les règles de l’art et par un professionnel, mais Coplan n’avait pas été dupe.
  
  Le repère sur la documentation relative aux Incas (une pellicule invisible placée sur la tranche) avait été brisée, ce qui laissait supposer qu’on l’avait feuilletée.
  
  Les munitions n’avaient pas échappé aux investigations. L’intrus avait pris la peine de dessertir les cartouches, de vider les étuis de la poudre qu’ils contenaient, d’ôter l’amorce et de ressertir l’ensemble. Long travail de patience.
  
  Les munitions étaient désormais bonnes à jeter dans les eaux glauques de l’Amazone.
  
  Une conclusion s’imposait. A bord du Sea Slipper, deux sbires au moins, obéissaient aux ordres de Tanya. Celui qui avait tué le sergent-chef angolais et celui qui avait fouillé. Sans doute des passagers de seconde classe.
  
  Dino Zarif, cependant, se révélait aussi brillant aux échecs que la Turque. La fuite en étoile de son roi noir contrecarrait intelligemment les efforts de la reine blanche. Pourtant, malgré ses efforts, Sembra eut le dernier mot.
  
  C’est alors que la jeune femme parut remarquer la présence de Coplan. Elle lui jeta un regard provocant.
  
  - Monsieur Devereux, une partie ? Mon mari est un peu fatigué, proposa-t-elle d’une voix enjôleuse.
  
  Évoquant toujours Nosferatu le vampire, le Turc avait piètre allure. Tempes marquées, orbites creuses, narines pincées, il paraissait en triste état. Malgré la chaleur tropicale, il portait une couverture sur les épaules. Un exploit sous cette température.
  
  - Avec plaisir, accepta Coplan.
  
  La défaite, pour lui, fut écrasante.
  
  - Vous êtes très forte, complimenta-t-il.
  
  - Normal. C’est nous les Turcs qui avons inventé les échecs.
  
  Historiquement, cette assertion ne tenait pas mais Coplan refusa de se lancer dans une controverse.
  
  Aux deux parties suivantes il fut encore battu et Dino soupira :
  
  - A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, Sembra. Monsieur Devereux, veuillez nous excuser, je souhaite regagner ma cabine, je ne me sens pas bien.
  
  Le couple disparut et Coplan alla vers la piscine en mettant, mentalement, ses fiches à jour. Pour Sembra, il cocha la case jeu d’échecs.
  
  Trudi Krotzak montait sur le plongeoir. A son extrémité, elle imprima au bois une succession d’impulsions et plongea sur un coup de pied avec demi-tire-bouchon carpé. L’exercice était périlleux et elle le manqua. Sa nuque heurta violemment la planche et l’Autrichienne tomba lourdement dans l’eau. Coplan se débarrassa en un éclair de sa chemise, de son short, de ses sandales et se jeta à son secours.
  
  Le corps était flasque et mou. Coplan le remorqua jusqu’au bord, le souleva et le passa à Heinz Krotzak, pâle d’angoisse. Renata surgit en trombe et s’interposa :
  
  - Je suis médecin.
  
  Elle s’agenouilla et s’affaira sur le corps inanimé. Elizabeth Vescovali, accompagnée par le colosse américain, Ronald O’Flaherty, accourait, suivie par les de Mosqueira y Rivero et, dans leur sillage, tous les passagers qui avaient assisté à l’accident. Rodrigo s’empressa :
  
  - Je vais chercher le médecin de bord.
  
  - Transportons-la plutôt à l’infirmerie, décida Renata.
  
  Ronald O’Flaherty banda ses muscles.
  
  - Et si j’expulsais l’eau de ses poumons ?
  
  - C’est la nuque qui est touchée, pas les poumons, diagnostiqua Renata et, s’adressant à la fois à l’Américain et à Coplan, elle insista pour que l’Autrichienne fût immédiatement transportée à l’infirmerie.
  
  Coplan et O’Flaherty s’exécutèrent.
  
  Le médecin du Sea Slipper, un homme âgé, fit déposer la blessée sur une couchette et, avec un bistouri, découpa le maillot une-pièce.
  
  Coplan reçut le second choc de la journée.
  
  Pour plagier la célèbre publicité de Canada Dry, Trudi Krotzak ressemblait à une femme, était pourvue de seins comme une femme, mais ce n’était pas une femme, comme le démentait le sexe masculin minuscule, recroquevillé sur lui-même à la pointe du pubis.
  
  Heinz Krotzak rougit violemment. Renata, Rodrigo et Estela, Ronald et Elizabeth se détournèrent, gênés.
  
  Coplan sortit pour récupérer ses propres vêtements.
  
  Ainsi, déduisit-il, les Krotzak formaient un couple d’homosexuels, faisant pendant à Ann Jorgen et à Kerstin Wennerström. En tout cas, le nombre des suspectes diminuait, comme dans le fabuleux roman d’Agatha Christie, Dix petits nègres.
  
  Encore six femmes en piste. Sembra Zarif, Renata Feitzmann, Estela Vargas, Elizabeth Vescovali, Lynn Sheridan et Maria Caspary.
  
  La Turque se maintenait en tête, d’autant que sa virtuosité aux échecs renforçait les soupçons. Si elle était Tanya, se sentait-elle si sûre de sa victoire finale qu’elle s’autorisait à se démasquer ?
  
  Coplan se répéta la phrase du Vieux : La victoire grise et diminue les défenses. L’agent atteint un stade critique. Il se croit invincible.
  
  Quant à Renata, elle semblait posséder des connaissances médicales mais, encore une fois, il n’était pas à écarter que ce fût aussi le cas de Tanya.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  A l’escale d’Obidos, Trudi Krotzak fut transportée à terre. Elle n’avait pas repris connaissance. Dans la vedette qui amenait au débarcadère les volontaires pour l’excursion, Lynn Sheridan aborda Coplan.
  
  - C’est vrai, tu y étais ? Tu as vu par toi-même que cette Autrichienne était, en fait, un travesti?
  
  Il haussa les épaules.
  
  - Quelle importance ? J’espère simplement qu’elle se rétablira très vite.
  
  Le regard de l’Américaine bifurqua rêveusement vers le quai qui approchait.
  
  - Faire l’amour avec un travelo, murmura-t-elle, quelle expérience fantastique !
  
  - Les joueurs de football américain avec leurs harnachements monstrueux ne sont-ils pas des travelos ? dauba-t-il. Compte tenu des actions que tu possèdes dans les équipes, tu n’as que l’embarras du choix !
  
  Elle s’éloigna, vexée.
  
  L’excursion programmait la visite d’une église construite par les Portugais au XVIème siècle, typique de l’architecture coloniale de cette époque et célèbre pour sa décoration intérieure.
  
  Du coin de l’œil, Coplan vit Maria Caspary s’esquiver discrètement. Il la suivit. En dehors de la place entourant l’église et qui était vouée au tourisme avec ses marchands de pacotille, le quartier limitrophe était constitué de ruelles étroites, aux pavés disjoints, et bordées d’étalages de fruits et légumes. Maria cheminait d’un pas rapide, slalomant entre les groupes aux conversations animées. Sa robe-tee-shirt blanche, largement fendue sur le côté dévoilait très haut la blondeur de la cuisse, et suscitait la concupiscence des jeunes gens qu’elle frôlait. Quelques invites, précises, l’accompagnaient mais, impavide sous son chapeau en paille rouge, elle poursuivait sa route. A un moment, elle s’arrêta devant une vieille Indienne et lui acheta une sapotille qu’elle pela et mangea. Coplan crut qu’elle en profitait pour inspecter ses arrières et voir si elle était suivie, mais il n’en était pas certain.
  
  Elle repartit sous les quolibets de quelques adolescents excités.
  
  Le vieil autobus stationnait au coin de la rue où s’engagea la Britannique. Sa peinture jaune d’œuf évoquait les cars de ramassage scolaire que l’on voit matin et soir sur les routes américaines sauf que la carrosserie de celui-ci s’écaillait et était boueuse comme si le véhicule sortait d’un marécage.
  
  Au moment où Maria passait, les trois Noirs se jetèrent sur elle et, sans qu’elle put esquisser un geste de défense, elle fut propulsée dans l’autobus vide. Un quatrième individu courut pour contourner le véhicule et s’installer au volant.
  
  Ce fut celui qui reçut dans l’entrejambe le magistral coup de pied de Coplan. L’autre pied suivit et lui cisailla le menton. Coplan abandonna le type et se rua à la portière du véhicule.
  
  Les trois violeurs en puissance ne perdaient pas de temps. Le premier immobilisait les bras et le buste de Maria, le deuxième lui écartait les jambes et le troisième avait relevé sa robe et arraché le slip.
  
  Maria tentait désespérément de se dégager et hurlait, mais ses cris n’émouvaient personne. Coplan agrippa la nuque de celui qui s’apprêtait à baisser son short et tira. L’autre accompagna le mouvement d’un énergique coup de reins et ils roulèrent tous deux sur le trottoir. Coplan ne lâcha pas prise mais, soudain, il vit les comparses bondir hors de l’autobus, l’œil farouche, la bouche mauvaise. Ils brandissaient des couteaux à cran d’arrêt.
  
  Les quatre-vingt-dix kilos de Coplan catapultèrent sa prise dans leur direction et ce fut elle qui s’embrocha sur l’une des armes.
  
  Coplan se remit debout et, de l’avant-bras, para le premier coup. En même temps, son genou expédiait un boulet dans le bas-ventre d’un adversaire. La lame du second couteau zébra l’air à un centimètre de sa carotide. Coplan se déchaîna car il venait de frôler la mort. Ses mains soulevèrent le premier violeur pour s’en servir de bouclier et il emboutit l’autre qui, déséquilibré, venait de louper son attaque. Il vacillait. Coplan lui télescopa le crâne d’un puissant coup de tête en biais.
  
  Contre la carrosserie boueuse il projeta l’homme qu’il serrait et lui écrasa le poignet d’un coup de talon rageur avant de se reculer de trois pas et de jauger la situation.
  
  Derrière l’autobus, le chauffeur se relevait péniblement.
  
  Le violeur au short pressait ses mains sur son ventre, d’où coulait du sang. Celui au poignet écrasé hurlait sa souffrance. Le troisième était groggy.
  
  Sa robe rajustée, Maria parut à la portière et contempla le spectacle d’un air morose. Coplan eut l’impression qu’elle était déçue. Un sourire contraint se dessina sur son visage.
  
  - Vous m’avez sauvée du viol, je vous en suis reconnaissante, remercia-t-elle.
  
  C’était presque à contrecœur. Du regard, Coplan inspecta les alentours.
  
  - On appelle la police ? Vous voulez porter plainte ? proposa-t-il.
  
  Un haut-le-corps souleva la jeune femme.
  
  - Pas question ! Partons !
  
  A la main, elle tenait le slip qu’on lui avait arraché et qui était déchiré. Elle le roula en boule et avec fureur le flanqua au visage de celui dont le sang gouttait.
  
  D’un pas ferme, elle rebroussa chemin. Coplan pénétra à l’intérieur de l’autobus, ramassa le chapeau en paille rouge qu’elle avait oublié et le lui ramena.
  
  - Où allons-nous ? s’enquit-il.
  
  - Je retourne au bateau. Pour moi, la journée est terminée, répondit-elle un peu sèchement et en adoptant une démarche rapide pendant qu’elle remettait son chapeau en place.
  
  Coplan lui emboîta le pas après avoir coulé un regard circonspect derrière lui. Les quatre violeurs avaient leur compte et ne manifestaient aucune velléité de revanche.
  
  - Que veniez-vous faire dans ce quartier misérable ? cuisina-t-il.
  
  La réponse fut lente à venir.
  
  - J’allais rendre visite à Joâo, un des plus grands pianistes de jazz-samba.
  
  Puis, comme si elle souhaitait noyer son compagnon sous un flot d’explications, elle se fit volubile :
  
  - Au début des années soixante, lorsque le plus prestigieux saxo-ténor actuel, Stan Getz, voulut régénérer le jazz qui s’étiolait, il décida de le fondre dans la bossa-nova afin de lui instiller un sang nouveau. Au Brésil, Joâo lui donna un sérieux coup de main. Aujourd’hui, ce dernier est vieux, pauvre et oublié. Je voulais lui apporter l’hommage d’une admiratrice.
  
  - Il en est encore temps, souligna Coplan. L’excursion ne se terminera que dans six heures. Si vous avez peur, je vous accompagne. J’aimerais connaître le pianiste qui a aidé Stan Getz que j’admire beaucoup.
  
  Le refus jaillit, catégorique :
  
  - Non. Au fait, vous, que faisiez-vous dans le quartier ?
  
  - Je vous suivais, répondit Coplan avec simplicité.
  
  Elle demeura impassible.
  
  - Pourquoi ? questionna-t-elle.
  
  - Obidos, ai-je lu, compte un taux élevé de viols, fabula-t-il. Une Européenne, à cause de sa peau blanche, excite les convoitises. Vous savez, je suis un peu boy-scout. Quand je vous ai vue sortir de l’église, j’ai pensé qu’il était de mon devoir de veiller sur vous de loin. Ai-je bien fait ?
  
  - Vous avez rendu Zorro pâle de jalousie.
  
  Le ton parut aigre à Coplan et les soupçons qu’il nourrissait se renforcèrent. N’avait-il pas, trop tôt, relégué la Britannique en queue de peloton ?
  
  Voyons, échafauda-t-il, si Tanya était Maria Caspary, elle savait qu’il remarquerait sa sortie de l’église et la suivrait. En achetant la sapotille, elle s’assurait qu’elle ne se trompait pas. Tout doucement, elle le guidait, ensuite, vers le guet-apens, vers le viol simulé, vers les assassins.
  
  Mais cette manœuvre supposait des complicités à terre.
  
  Coplan calcula. Lors de la visite à la vieille église, l’excursion durait depuis trois heures. Ce délai était-il suffisant pour que les deux acolytes de Tanya recrutent des tueurs à gages ? En combien de temps louait-on les services de quatre sicaires à Obidos ?
  
  En tout cas, cette hypothèse présentait le mérite d’expliquer le dépit que semblait afficher Maria, son ton rogue et son refus de rendre visite au pianiste de jazz-samba qui, probablement, n’avait jamais existé que dans l’imagination fertile de Tanya si, du moins, celle-ci était bien la Britannique.
  
  Après tout, pourquoi l’agent du K.G.B. n’aurait-il pas joué du piano jazz ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Fatiguée par l’excursion qui avait duré neuf heures, Renata avait déserté la couche de Coplan pour sa cabine.
  
  Là-bas, à Paris, le Vieux avait grogné en écoutant le compte rendu de vingt-trois heures.
  
  « Nous sommes à la moitié de la croisière et nous ignorons toujours qui est Tanya. La panthère, en tout cas, est débusquée, sinon vous n’auriez pas connu ces trois incidents. »
  
  « Incidents est un euphémisme, avait répliqué Coplan, piqué au vif. »
  
  « Seul le résultat compte. Il me faut la panthère et vous n’avez plus que neuf jours, Coplan. A la liste des cinq agents morts par la faute de Tanya, il convient de rajouter le sergent-chef angolais à Santarem. Je veux la peau de cette espionne. Vous vieillissez ou quoi ? »
  
  A la lueur de sa lampe de chevet, Coplan relisait distraitement sa documentation sur les Incas parce que le travail de synthèse auquel il se livrait en même temps butait systématiquement sur le même obstacle : trop de suspectes, car ou bien Tanya, par calcul et tactique, affichait ses goûts authentiques, ou bien elle se couvrait d’un masque. Dans le premier cas, on disposait, dans l’ordre décroissant, de Sembra Zarif, de Renata Feitzmann, de Maria Caspary, de Lynn Sheridan, d’Estela Vargas et d’Elizabeth Vescovali, et, dans le second, de la même liste mais en ordre croissant.
  
  Et Coplan n’était guère avancé.
  
  Trois coups légers furent frappés à la porte et il rangea précipitamment sa documentation pour s’emparer du Stoeger-Luger. Les six derniers jours l’avaient rendu prudent. Sa montre indiquait minuit passé. Il questionna :
  
  - Qui est là ?
  
  - Maria Caspary. Je peux vous parler ?
  
  Avant d’ouvrir, il glisa l’automatique dans la poche de sa robe de chambre, conservant sa paume sur la crosse et l’index sur la détente.
  
  Elle s’était mise en frais. Robe de soie rouge à grand décolleté, dont l’asymétrie du bas provoquait la sensualité. Côté cour, le pan s’arrêtait au genou. Côté jardin, la jolie cuisse apparaissait voluptueusement jusqu’à la hanche. Dans le large décolleté, les seins gonflaient. Sous les cheveux relevés en chignon, les yeux bleus souriaient avec chaleur.
  
  - Pardonnez-moi pour cet après-midi, attaqua-t-elle, je ne vous ai pas témoigné tout la reconnaissance que je vous devais. Je viens réparer ce manque de courtoisie.
  
  Cinq minutes plus tard, dévêtue, elle était dans les bras de Coplan qui, subrepticement, avait glissé son pistolet automatique sous l’oreiller et soigneusement reverrouillé sa porte. En même temps, il était décontenancé. Quelle était la vraie raison de cette démarche audacieuse ?
  
  Comme Lynn Sheridan, la pianiste de jazz proscrivait les préliminaires. Avec elle, l’orchestre attaquait sans préambule. D’entrée, Coplan le comprit et s’en donna à cœur joie.
  
  Maria roula sur le flanc, les yeux fermés, le visage apaisé, le chignon décoiffé.
  
  - Je suis sur une autre planètre, murmura-t-elle.
  
  - Comme les Incas.
  
  Elle ouvrit des yeux impénétrables.
  
  - Les Incas ?
  
  - La légende assure que lorsque les Espagnols les ont définitivement vaincus à Vilcabamba, des engins spatiaux venus d’une autre planète se sont posés sur les pistes géantes que l’on voit encore de nos jours. A leur bord ont embarqué les survivants. Aujourd’hui, les extra-terrestres que l’on signale de-ci, de-là, seraient les descendants de ces Incas revenus sur la Terre pour se venger.
  
  Maria referma les paupières.
  
  - Je ne crois pas aux contes de fées. Je préfère que l’on aborde un autre sujet après l’amour. Au fait, tu avais raison, j’y ai réfléchi, nous aurions dû aller voir ensemble Joâo, le pianiste de jazz-samba. Maintenant, il est trop tard puisque notre paquebot vient d’appareiller pour Parintins...
  
  
  
  
  
  - Dino ne se sent pas bien ? questionna Coplan avec sollicitude.
  
  Allongée sur la serviette de bain, Sembra abaissa le livre quelle lisait.
  
  - Si, répondit-elle avec un certain engouement. Un peu de retard, c’est tout. Je l’attends pour une partie d’échecs.
  
  Son doigt désignait l’échiquier sous l'ardent soleil. Sans vergogne, Coplan s’empara de son livre. Un titre en turc : Etti üç, dedi, ce qui signifiait Et de trois !
  
  - Quel est le sujet ? questionna-t-il.
  
  - C’est l’histoire d’un triple amour, celui qui lie deux femmes et un homme, et d’un double reflet, celui des jeux de l’adolescence et celui d’un homme dans le miroir d’une femme.
  
  Coplan cligna de l’œil.
  
  - Érotique ? Je n’ai pas oublié notre merveilleux après-midi.
  
  Elle battit des cils avec modestie.
  
  - L’auteur essaie de donner voix au corps, et le corps ne parle jamais si haut que dans l’amour. Cet écrivain, une femme, éprouve du plaisir à transcrire toutes les sensations, que ses héroïnes fassent l’amour ou mangent des rahat-loukoums. J’aime beaucoup une des phrases dans ce livre : « je vis, je meurs, je me brûle, je me noie ». Cet ouvrage, c’est un drame chanté par une soprano invisible qui raconte ses histoires d’amour.
  
  Tanya choisissait-elle de l’aiguillonner sur le thème de la musique classique ?
  
  La Turque jeta un regard alentour.
  
  - Dino ne se montre pas. Une partie d’échecs en l’attendant, Francis ?
  
  - Avec plaisir.
  
  Coplan fut vite en mauvaise posture. Sur ces entre-faites, Renata apparut. Cette fois encore, elle était vêtue tout en vert, la couleur des écologistes allemands. Son regard, hésitant entre le tilleul et l’absinthe, se braqua avec intérêt sur l’échiquier.
  
  - Francis, joue donc ton fou noir en a3, conseilla-t-elle bientôt, ainsi tu développes un Stocchi pour préparer un Palais Royal.
  
  Sembra fusilla l’Allemande de son regard noir. Dans l’oreille de Coplan, le grelot tinta. Au cours d’une des nuits passées ensemble, il avait interrogé sournoisement Renata sur le jeu d’échecs. Elle avait avoué savoir à peine y jouer et voilà qu’elle recommandait des combinaisons sophistiquées en utilisant des termes d’initiée.
  
  Effectivement, il gagna la partie.
  
  Furieuse, Sembra faillit jeter l’échiquier et ses pièces dans la piscine. Renata, arborant un sourire ravi, s’adressa à Coplan :
  
  - Ne te laisse pas impressionner, elle n’est pas aussi forte qu’elle l’assure. Avec un complexe d’infériorité, tu seras toujours battu !
  
  Lui, un complexe d’infériorité ? L’idée amusa beaucoup Coplan.
  
  
  
  
  
  Voguant au milieu de nénuphars géants le Sea Slipper approchait de Parintins, la quatrième escale. Sous les nervures tentaculaires des fleurs gigantesques sommeillaient les crocodiles. Les caboclos, ces paysans déracinés, pagayaient dans leurs barques légères, contournant ces étangs de verdure à l’apparence trompeuse.
  
  Sur les deux rives s’étendait la forêt tropicale luxuriante, enchevêtrée. A ras de terre, les arbrisseaux combattaient vaillamment les fougères arborescentes pour s’approprier l’eau refluant dans un monstrueux entrelacs de racines serpentines. Dans les sentes taillées à la machette, le soleil arrachait des reflets glauques, des éclairs de jaune aveuglant, de bleu gluant, des phosphorescences en arc-en-ciel. Jusqu’au paquebot parvenaient des cris des toucans, des ibis roses, des singes, des aras dévorant le cœur des orchidées géantes. Dans les arroyos, le piranha fuyait le caïman.
  
  Plus tard, lorsque le crépuscule tomberait, pumas et jaguars viendraient se faufiler entre les lianes pour participer au festin et au concert de la jungle.
  
  Coplan était subjugué par tant de splendeur.
  
  Le lendemain, une nouvelle excursion était organisée.
  
  Sur le port des boutiques bariolées vendaient des épices, des plantes hallucinogènes, des cocktails aphrodisiaques, et autres élixirs miraculeux.
  
  Médusé, Coplan surprit Estela Vargas forçant Rodrigo à boire un de ces mélanges à la couleur turquoise. Le Chilien y répugnait mais la Péruvienne insistait en riant :
  
  - Tu verras, ça te ressuscitera !
  
  Et, dans la foulée, elle fit l’emplette d’un bidon de cinq litres du même produit.
  
  Tanya trahissait-elle ainsi sa nymphomanie ?
  
  Le Chilien finit par obtempérer, la mine un peu dégoûtée. Immédiatement, sa peau mate se violaça, et il sursauta comme si un gros frelon l’avait piqué dans le cou, puis il se mit à gesticuler.
  
  - Madré de Dios, ça me chauffe le ventre !
  
  - C’est le résultat que j’escompte ! railla Estela.
  
  Les mouvements désordonnés de Rodrigo attirèrent l’attention d’un groupe de passagers de première classe parmi lesquels se trouvaient Elizabeth Vescovali et Ronald O’Flaherty, Lynn Sheridan et son chevalier servant, le sémillant John Hayward, Renata Feitzmann, Maria Caspary et même Sembra Zarif dont c’était la première randonnée à terre depuis le départ de Belém.
  
  - C’est vraiment aphrodisiaque ? questionna Lynn Sheridan en serrant le bras du commissaire de bord.
  
  La grosse Italienne, voisine de droite à table de Coplan, entraîna précipitamment son mari en grognant :
  
  - Il lupo perde il pelo ma non il vizio !
  
  Le loup perd son poil mais pas son vice, traduisit Coplan, amusé. Elizabeth Vescovali se blottissait contre l’athlète américain et gloussait :
  
  - Tu n’as pas besoin d’aphrodisiaque, toi !
  
  Maria Caspary et Renata Feitzmann demeuraient silencieuses mais, chez l’une comme chez l’autre, Coplan crut distinguer une lueur trouble dans le regard.
  
  Sembra Zarif haussa les épaules, dédaigneuse.
  
  - En Turquie aussi, nous avons des gens qui vendent ces attrape-nigauds ! C’est de la foutaise !
  
  Elle tourna les talons. Piquée au vif, la Péruvienne ricana :
  
  - Aucun aphrodisiaque ne rendrait de la vigueur à son vieux mari !
  
  Sur le quai, les pêcheurs, dans une atmosphère bon enfant, à l’aide de paniers en osier ou de caisses en bois débarquaient le produit de leur pêche. L’Amazone comptait une fantastique variété de poissons : les naturalistes en recensaient plus de deux mille espèces et l’inventaire n’était pas complet. Aussi, sur ce marché du port, se débattaient les surumbims, les piranhas, les tucunarès, les tambaquis, les candirus auxquels se mêlait, parfois, un pirarucus pesant plus d’un quintal. Devant un poisson inconnu, les pêcheurs adoptaient l’attitude que Coplan avait déjà observée en Polynésie. D’un coup de couteau, ils ouvraient en deux le corps couvert d’écailles, tournaient la chair vers le soleil et si les mouches s’y posaient, le poisson était bon à manger.
  
  La bousculade autour des paniers remplis de surumbims ne surprit pas Coplan car il était sur ses gardes. C’étaient quatre Noirs comme à O'oidos. Décidément, Tanya ne changeait pas de tactique. Les lames des couteaux à décapiter un pirarucus d’un quintal et demi brillaient dangereusement sous l’implacable soleil. Coplan avait remplacé l’arme qui avait failli le tuer dans la coursive par un pied-de-biche emprunté à l’arsenal des mécaniciens du paquebot. En outre, contre sa hanche gauche était logé le Stoeger-Luger de calibre 22 Long Rifle. Prestement, il libéra le pied-de-biche enfoncé dans sa ceinture et caché par son blouson.
  
  L’outil fracassa le premier poignet tendu vers lui et le couteau tomba sur l’asphalte. Coplan, aussitôt, frappa de taille et d’estoc. Trois de ses agresseurs furent désarmés, le poignet brisé, mais leurs hurlements de souffrance excitèrent les autres pêcheurs qui s’élancèrent au secours de leurs camarades. Suivit une autre bousculade, assez semblable à une mêlée de rugby, et Coplan tomba dans l’eau sale, où flottaient détritus et immondices.
  
  Son quatrième agresseur, indemne, nageait vers l’extrémité du quai. Coplan se lança à sa poursuite sans lâcher le pied-de-biche. Propulsé par son impressionnante musculature, il gagnait du terrain, mais une tête de pirarucus qui pesait bien vingt kilos, balancée par des pêcheurs furieux, lui percuta le crâne et, sous le choc, il perdit conscience quelques secondes, sombrant sous l’eau. La pensée que Tanya chantait déjà victoire le ranima vite. D’un coup de jarrets vigoureux, il se hissa hors de l’eau jusqu’à la taille. Celui qu’il poursuivait en avait profité pour le distancer. Coplan ne se laissa pas abattre et son crawl redoubla d’énergie, mais il avait perdu le pied-de-biche. Durant le bref évanouissement, il l’avait lâché.
  
  Il effleura de la main l’angle en béton à l’extrémité du quai moins d’une minute après son adversaire. Ce dernier courait vers la passerelle d’un penequia qu’il escalada pour sauter sur le pont inférieur. Nul passager sur le bateau-omnibus, enregistra Coplan qui imita le Noir en dégageant le Stoeger-Luger enveloppé dans sa toile imperméabilisée. Il arracha celle-ci et fit coulisser la culasse mobile afin d’amener une cartouche dans la chambre. Puis il abaissa le cran de sûreté pour débloquer le percuteur.
  
  Sur le pont inférieur, pas de traces du Noir. L’automatique à la main, Coplan commença par s’assurer que sa cible n’était pas passée par-dessus l’autre bord pour s’enfuir à la nage. Il n’en était rien. Dégoulinant d’eau, il inspecta le poste de commandement et les écoutilles. En vain jusqu’au moment où il découvrit les taches humides au pied d’un vieux hamac. Il leva la tête et vit le visage de l’homme perché sur le toit du poste de navigation. Déjà l’autre bondissait sur lui. Coplan s’écarta d’un brusque saut et frappa méchamment du pied lorsque l’autre atterrit sur le pont.
  
  - Ne bouge plus, intima-t-il en braquant son arme.
  
  Le Noir obéit, l’œil soudain respectueux devant l’automatique.
  
  Coplan poussa un long soupir. Les choses avançaient.
  
  Il venait de capturer l’un des sbires soudoyés par Tanya. A présent, il convenait de remonter jusqu’à elle ou, du moins, jusqu’au commanditaire, celui qui transmettait les ordres de la super-agente et jouait les intermédiaires pour la basse besogne.
  
  - Qui t’a payé pour me tuer ? aboya-t-il.
  
  L’homme secoua la tête, maussade, mais ne répondit pas.
  
  - Je t’offre le double de ce que tu as reçu, tenta Coplan.
  
  La cupidité brilla dans le regard du Noir.
  
  - Faudrait voir Maningu, geignit-il.
  
  - Qui est Maningu?
  
  
  
  
  
  - Le chef.
  
  - Où est-il ?
  
  - Sur le quai. Vous lui avez cassé le poignet. C’est lui qu’il faut voir. Combien vous offrez ?
  
  - C’est une femme qui vous a payés ? hasarda Coplan bien qu’il ne crût guère que Tanya ait opéré directement.
  
  - Je ne sais pas, faut voir Maningu, s’entêta le Brésilien.
  
  Les sirènes de la voiture de police mugirent et le véhicule stoppa à la limite de l’eau.
  
  - Au secours ! hurla le prisonnier de Coplan.
  
  Ce dernier réagit avec une rapidité fulgurante. D’un brutal mouvement du poignet, il expédia le Stoeger-Luger par-dessus bord. A présent, il était totalement désarmé puisque les munitions dans sa valise avaient été sabotées.
  
  Deux policiers, en uniforme kaki taché de sueur, escaladèrent la passerelle, un pistolet de fort calibre au poing.
  
  Le Brésilien, se releva et courut vers eux. Au passage, il cracha au visage de Coplan qui répliqua par un coup de genou dans le ventre. L’autre se cassa en deux.
  
  Le canon glacé d’une arme se posa sur la tempe de Coplan et une voix rogue commanda :
  
  - Nâo faça nada !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Le capitâo de police contemplait Coplan d’un air attristé. Impulsivement, il se tourna vers John Hayward qui avait été convoqué une heure plus tôt.
  
  - Il est fou, votre passager ! Qui voudrait le tuer? Personne ne le connaît ici ! Meu amigo, qui voudrait le tuer ? répéta-t-il comme mystifié. O senhor Devereux invente des histoires. J’ai interrogé ces quatre garçons. Ils sont catégoriques, c’est votre passager qui les a attaqués sans raison, avec un pied-de-biche. Un regrettable incident. Les témoins, des pêcheurs, ont confirmé leurs dépositions.
  
  Négligemment, le commissaire de bord déposa une enveloppe sur le dessus d’un classeur métallique.
  
  - J’imagine que ces quatre malheureux exigent des dommages et intérêts ?
  
  - C’est bien normal, ils sont dans leur droit, finassa le capitâo, l’œil torve. Pourquoi les frapper avec un pied-de-biche ?
  
  - On n’a pas retrouvé le pied-de-biche, fit remarquer John Hayward. Pas plus que le pistolet automatique dont, prétendument, M. Devereux aurait été armé.
  
  - Ils sont tombés dans l’eau pendant la bagarre, c’est vraisemblable.
  
  Agacé, Coplan intervint :
  
  - Le dénommé Maningu ne s’est jamais signalé auprès de vous par un délit ou un crime ? lança-t-il d’une voix glaciale.
  
  Le capitâo parut gêné.
  
  - Non, répondit-il en allumant un cigarillo avec des gestes précipités.
  
  Ni John Hayward ni Coplan ne le crurent.
  
  Le Brésilien tira de longues bouffées de son tabac, secoua la cendre dans le pot empli d’eau et brusqua les choses.
  
  - Bon, nous entretenons de bonnes relations avec le Sea Slipper et je ne vais pas faire d’histoires à cause de cette incartade de votre passager, senhor Hayward. De plus, ces quatre garçons sont indemnisés. Merci pour eux. Un conseil cependant. Surveillez M. Devereux. Il pourrait vous réserver d’autres mauvaises surprises. Je me demande s’il ne serait pas astucieux de la part de votre compagnie de vérifier, avant de les accepter à votre bord, que vos passagers sont en bonne santé.
  
  - Avec certificat à l’appui ? ironisa le commissaire de bord.
  
  Lorsqu’ils ressortirent des locaux de police, ce dernier pressa amicalement l’épaule de Coplan.
  
  - Moi je vous crois, Francis, mais le capitâo a raison. Qui diable à Parintins voudrait vous tuer ?
  
  - Je suis comme vous, je le cherche. On voulait me dévaliser sans doute ?
  
  - Depuis que nous assurons cette croisière, c’est le premier incident de ce genre. Au fait, où avez-vous déniché ce pied-de-biche ?
  
  - Il traînait sur le quai.
  
  - Et l’automatique ?
  
  - Je l’ai arraché à l’un des agresseurs.
  
  - Vous êtes certain de me dire toute la vérité ?
  
  L’excursion, pendant ce temps, s’était déroulée sans Coplan et les participants n’étaient pas encore rentrés à bord. Personne n’était au courant de l’agression et John Hayward conservant une discrétion absolue à ce sujet, Coplan ne fit pas l’objet de la curiosité générale.
  
  Il enrageait. La coursive, le bar O Barquinho à Santarem, le port à Parintins, la mort du sergent-chef angolais, trois tentatives de meurtre ! Oui, la colère le gagnait ! Et, à Obidos, la tentative de viol sur la personne de Maria Caspary était-elle vraie ? Sinon, évidemment, la solution était simple. La Britannique était Tanya.
  
  Sous la douche alternativement brûlante et glacée, il calcula. Encore six jours de croisière et toujours six femmes suspectes. Une vague de pessimisme le submergea. Comment avancer ? Il ne voyait pas. Vraiment, le Vieux lui avait assigné une tâche impossible.
  
  Peu à peu, il se calma et s’efforça de raisonner.
  
  D’abord, une constatation : Tanya n’opérait pas seule mais se contentait, apparemment, de téléguider ses sous-fifres. Par eux, il était possible de remonter jusqu’à elle. Encore fallait-il les découvrir. Là, il y avait une possibilité : s’exposer délibérément. Devant l’insuccès des précédentes tentatives, le camp adverse récidiverait. Il fallait donc lui en offrir l’opportunité. Certes, c’était un quitte ou double car, une seconde d’inattention et Coplan mourrait. Pas réjouissant, mais la mission primait. Ensuite, capturer l’agresseur, l’amener dans sa cabine, l’interroger, le menacer de mort si besoin était, bref, le forcer à avouer l’identité du commanditaire. Le meilleur moment pour s’offrir en cible ? Du crépuscule à l’aube.
  
  En se séchant, Coplan passa son plan en revue conscient de ses imperfections, sachant qu’il plongeait dans l’inconnu et que la hardiesse de la manœuvre ne garantissait pas pour autant son succès.
  
  
  
  
  
  Coplan coupa le Teckel, le rangea sous son blouson et, brusquement, une étrange impression l’envahit.
  
  Il se retourna précipitamment.
  
  Elizabeth Vescovali se tenait là, à huit mètres, la lumière du fanal dessinant des arabesques sur son visage bronzé. Elle portait un chapeau de paille rouge identique à celui qu’avait Maria Caspary à Obidos, le jour de la tentative de viol. Elizabeth était vêtue d’un pantalon et d’un tee-shirt blancs.
  
  Elle tenait un sac en toile jaune et ce fut lui qui alerta Coplan. Contenait-il une arme à feu équipée peut-être d’un suppresseur de son ?
  
  Une balle dans la tête de Coplan et Elizabeth n’avait plus qu’à soulever le corps pour le balancer dans l’Amazone. Les crocodiles et les piranhas se chargeraient du reste. Certes, les quatre-vingt-dix kilos de Coplan lui poseraient un problème, mais pas insurmontable d’autant qu’elle pourrait sans doute se faire aider. Tanya avait l’art de trouver des complices.
  
  Mais pourquoi opérait-elle directement au lieu de sous-traiter ?
  
  - Vous discourez tout seul la nuit ? attaqua-t-elle.
  
  - Pardon ?
  
  - Je vous entendais parler.
  
  - Je me récitais des poèmes. Les vers sonnent bien lorsqu’on les déclame, la nuit, sous le ciel des tropiques.
  
  S’approcher, se recommanda-t-il, puis bondir et lui arracher ce fichu sac.
  
  - Des poèmes ! grinça-t-elle. Vous êtes un homme étrange, monsieur Devereux.
  
  Un pas en avant. Puis deux. Qu’attendait-elle pour sortir son arme ?
  
  - Et vous, que faites-vous ici ?
  
  - Je me suis disputée avec Ronald et suis venue prendre l’air pour me calmer.
  
  Un autre pas en avant. Il jaugea la distance mais Elizabeth reculait comme si elle ressentait l’attaque. Le sac changea de main. Hésitait-elle à tirer de face ? Préférait-elle tuer dans le dos ?
  
  - Savez-vous, monsieur Devereux, que l’aventure ne se déroule pas seulement sur l’Amazone mais aussi sur le Sea Slipper ?
  
  - Qu’entendez-vous par là ?
  
  - Je parle de l’aventure amoureuse.
  
  - Et vous pensez à Ronald O’Flaherty ? badina-t-il pour gagner du temps.
  
  - En effet.
  
  - Et l’amour conduit parfois à des mécomptes ?
  
  - C’est le cas ce soir.
  
  La main libre glissait vers le sac. Coplan banda ses muscles et bondit. Ce fut le moment que choisit Ronald O’Flaherty pour apparaître comme un diable surgit de sa boîte. Les deux hommes se télescopèrent et, sous le choc, Coplan recula. L’Américain fonça vers Elizabeth.
  
  - Ecoute, cria-t-il, c’est idiot de se bagarrer pour si peu !
  
  - Laisse-moi tranquille ! répliqua-t-elle, furieuse. Fiche le camp !
  
  - Allons, allons, calma-t-il. D’accord, tout est ma faute ! Pardonne-moi !
  
  A une quinzaine de mètres, Coplan localisa l’uniforme blanc de John Hayward. Mains croisées dans le dos, le commissaire de bord observait la scène.
  
  Ronald O’Flaherty agrippa l’épaule de la jeune femme qui se débattit et tenta de le frapper avec le sac jaune. Mais elle buta contre le bastingage, perdit l’équilibre et le sac lui échappa pour tomber dans l’eau noire.
  
  - Salaud ! éructa-t-elle.
  
  Coplan se mordit la lèvre de dépit. Le sac était irrémédiablement perdu et il ne savait que penser. La scène était-elle vraie ou simulée ? La question se posait ici encore, comme lors de la tentative de viol sur Maria Caspary. Et si Maria était aux ordres d’Elizabeth ou vice versa ? Hypothèse à creuser.
  
  Et que contenait le sac en toile ? Rien que de très anodin, ou bel et bien une arme pour tuer Coplan ?
  
  « Voyons, analysa ce dernier, si la scène est simulée, Elizabeth Vescovali est probablement Tanya qui, exaspérée par les trois échecs précédents, décide de prendre les choses en main. Tanya est féroce, cruelle, aime tuer. Pas de problème de ce côté-là pour abattre Coplan. Ronald O’Flaherty, un de ses sous-fifres, constitue l’échelon de protection. C’est à lui de donner le feu vert. Mais il ne le donne pas et Tanya ne sort pas l’arme du sac. Scrupuleusement, elle attend. Pourquoi l’Américain ne donne-t-il pas le feu vert ? Tout simplement parce que John Hayward apparaît. La malchance persiste à s’acharner sur le camp du K.G.B. Alors, Ronald O’Flaherty mime avec conviction la comédie de la réconciliation et Tanya feint une bagarre afin de se débarrasser, de façon plausible, du sac incriminatoire. »
  
  Bien raisonné, applaudit Coplan, seulement voilà, et si la scène était authentique ?
  
  L’Américain posait ses lèvres sur celles d’Elizabeth qui tentait désespérément de se dégager, puis mollissait, s’abandonnait, rendait le baiser. Enfin, bras dessus, bras dessous, tous deux s’éloignèrent sans un regard pour Coplan.
  
  - Une querelle d’amoureux, en croisière, finit toujours par s’arranger au mieux des intérêts mutuels, philosopha John Hayward en venant s’accouder au bastingage. Nuit merveilleuse, n’est-ce pas, Francis ? Vous voyez, ce qu’on aperçoit là-bas au fond des cieux, c’est la Croix du Sud.
  
  Coplan répondit par une boutade :
  
  - Le firmament, comme les hommes, a une croix à porter.
  
  
  
  
  
  - John m’a assuré qu’à Parintins il t’a évité la prison ?
  
  Lynn Sheridan écarquillait des yeux excités.
  
  - La discrétion n’est pas le fort de John Hayward, bougonna Coplan s’efforçant de saisir si l’intérêt que lui portait la jolie jeune femme était sincère ou simulé.
  
  - Raconte-moi ta version.
  
  - On a voulu me tuer pour me dévaliser.
  
  - C’est l’explication de John mais il n’y croit pas. Il affirme que tu es un curieux personnage. A vrai dire, il se méfie un peu de toi. Je me demande s’il ne te fait pas surveiller. L’épisode de Parintins a coûté cher à l’armateur et John ne voudrait pas qu’il se reproduise à l’escale d’Itacoatiara. Un homme prévenu en vaut deux.
  
  - C’est lui qui t’envoie ?
  
  Elle roucoula.
  
  - Non. C’est de ma propre initiative mais, en fait, je trahis sa confiance en te renseignant. Tu veux que je te dise ? Je crois que John est un peu jaloux de toi parce que tu es le premier homme avec qui j’ai couché à bord du Sea Slipper. Tu vois à quoi je fais allusion ? L’éternel amour-propre masculin si délicat !
  
  Elle tourna les talons et Coplan ne put s’empêcher d’admirer son charmant derrière bien moulé dans son pantalon rouge vif.
  
  Lynn Sheridan était-elle Tanya ? Se moquait-elle de lui en jouant les innocentes et en attendant la prochaine tentative d’assassinat qui, elle l’espérait, réussirait ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Le quinzième jour de la croisière, le Sea Slipper fit escale à Itacoatiara.
  
  Sur la rive gauche du fleuve, les maisons misérables, en bois et en boue séchée, dressées sur pilotis, reculaient dans la jungle à la limite de la zone de crue de l’Amazone. Leurs couleurs bariolées attestaient des stocks de peinture disponibles en ville, le goût artistique de leurs occupants étant soumis à la modicité du prix demandé.
  
  L’eau, ici, était jaunâtre, boueuse. Les frondaisons luxuriantes abritaient du soleil les lopins de terre sur lesquels les caboclos cultivaient le manioc.
  
  La traditionnelle excursion prévoyait la visite d’un village d’indiens yanomamis, rescapés des massacres auxquels s’étaient livrés des décennies durant les chercheurs d’or, les compagnies minières et les organisateurs de chasse à l’homme. Protégé par le gouvernement, le village vivait surtout du tourisme mais sa population, bien que sensible aux attraits de la civilisation occidentale, conservait ses rites ancestraux et ses pratiques animistes.
  
  Coplan embarqua à bord de la grosse vedette automobile prévue pour quarante passagers. Ses six cibles étaient là. Carmen Estela était venue sans son mari Rodrigo qui s’était foulé une cheville en jouant au volley-ball. Sembra Zarif était également seule. D’ailleurs, on ne voyait quasiment plus Dino sauf le matin lorsqu’il se livrait à sa traditionnelle partie d’échecs au bord de la piscine. Lynn Sheridan était pendue au bras de John Hayward. Elizabeth Vescovali, réconciliée avec Ronald O’Flaherty, ignorait Coplan. Maria Caspary et Renata Feitzmann filmaient le port, ses bâtiments pittoresques de l’ère coloniale, ses penequias surchargés de seringueros et dont la ligne de flottaison s’enfonçait dans l’eau boueuse.
  
  La vedette se détacha enfin du quai pour filer dans le sillage de ses sœurs, qui transportaient les autres passagers. Toutes piquaient vers la rive droite du fleuve pour remonter le rio Madera.
  
  Le village indien se nichait au bord du rio Madera, à quelques encablures de son confluent avec l’Amazone.
  
  Les vedettes abordèrent dans une crique de sable fin où, pour le confort des touristes, l’on avait édifié des débarcadères en bois.
  
  Les guides multipliaient leurs recommandations en anglais :
  
  - Restez dans le groupe, ne vous en écartez pas. Ne parlez pas aux Indiens, ne vous moquez pas d’eux, ne riez pas, ne parlez pas trop fort. Vous avez le droit, bien sûr, de photographier et de filmer.
  
  Les maisons, rudimentaires, étaient disposées autour d’un quadrilatère et séparées les unes des autres par un fouillis de hamacs en étages qui se balançaient au vent venu du rio Madera. De larges feuilles de palmier leur servaient de toits.
  
  Yeux chastes et pudiques s’abstenir, découvrit bien vite Coplan. Le principal intérêt de ce village yanomami était le spectacle que donnaient, sur la place, une vingtaine de jeunes gens, garçons et filles en nombre égal. Ce jour-là, ils s’apprêtaient à effectuer le heri, l’ancestral rituel de la chasse. En préambule, des danses assez rudimentaires qui consistaient surtout à lancer vers le ciel des formules incantatoires rauques et gutturales adressées aux heroukas, les dieux de la chasse, afin de se ménager leurs faveurs. Puis, les garçons mâchaient des curatas, ces bananes vertes à la chair coriace, et, avec cette bouillie mélangée de salive, peinturluraient le visage, les seins et le sexe de leurs compagnes. Alors seulement, ils se dévêtaient, le mot étant d’ailleurs trop fort pour des individus qui ne portaient qu’un étui de bambou entre les fesses, et une pelote de ficelle nouée autour de leurs attributs naturels ; les filles, elles, n’avaient qu’un collier de perles turquoise sur la poitrine.
  
  Il incombait ensuite aux filles d’enduire le corps des garçons de la bouillis de curatas. Cela terminé, commençait une longue séance de copulation collective sans grand intérêt, mais qui dut choquer la grosse Italienne, voisine de table de Coplan, car elle manqua défaillir.
  
  - Mamma mia! s’exclama-t-elle en foudroyant Coplan du regard, comme s’il était l’initiateur de l’opération.
  
  Les Yanomamis prenaient un plaisir évident à leur exhibition. Généreux dans leurs efforts, ils dispersaient sur leurs compagnes des torrents de sperme qui se mêlaient à la bouillie de curatas. Coplan savait par John Hayward que, dopés par le guarapo, une boisson brune et pétillante, à base d’alcool de manioc, de baies sauvages et d’hallucinogènes, et sublimés par une décoction de plantes magiques, les futurs chasseurs étaient capables de se livrer à cette fantastique débauche de sexe durant quatre jours consécutifs. Les heroukas en vérité ne se satisfaisant pas d’une maigre pitance.
  
  Appareils et caméras immortalisaient ce lupanar installé sur la place.
  
  L’œil de Coplan capta le mouvement fugitif, bref comme un trait vert et blanc décoché par un arc. L’instant d’après, tout avait cessé.
  
  A dessein, et malgré les conseils des guides, Coplan s’était écarté des passagers car il jugeait sa position dangereuse. Plié en deux, il gagna une maison déserte. Il grimpa le long de la tige de bambou à laquelle étaient accrochés les hamacs jusqu’au toit recouvert de feuilles de palmier et s’y installa avec, à portée de main, le couteau qui avait failli le tuer dans la coursive, sa seule arme, désormais.
  
  Il fouilla du regard les alentours et la localisa vite. Les rayures vertes et blanches du bandeau qui enserrait ses cheveux s’harmonisaient avec celles du boléro sous le gilet absinthe et le pantalon tilleul, avec les ballerines vert bouteille.
  
  Courbée en deux, elle courait, jetant, de temps à autre, un coup d’œil par-dessus son épaule. Elle tenait un sac en toile.
  
  Coplan se laissa glisser le long de la tige de bambou et fila sur ses traces, dissimulé par les palissades derrière les maisons.
  
  Elle courait en diagonale, sur le tissu végétal spongieux en contournant les troncs noueux caparaçonnés d’aiguilles mortelles ; ces aiguilles dont, de nos jours encore au Pérou, les Indiens empoisonnent leurs flèches de chasse.
  
  Coplan longea un escarpement et progressa sur la mousse. Alentour, s’étendait le labyrinthe vert, peuplé de singes hurleurs au ventre bleu, traversé de lianes tentaculaires et de longs rochers, frémissant de craquements sinistres et de cris d’oiseaux.
  
  Coplan courait à la même cadence que celle qu’il filait, inspectant l’horizon. L’attirait-elle dans un guet-apens ? Probable. Mais, le vert dont elle s’était vêtue n’avait-il pas été choisi comme camouflage dans le décor tropical ?
  
  Et pourquoi s’écartait-elle du village en se retournant fréquemment ? Fuyait-elle ? Etait-il dangereux pour elle de rester à bord du Sea Slipper jusqu’à la fin de la croisière ? Ses sous-ordres avaient-ils arrangé un transport clandestin, une pirogue, une de ces curiaras qu’utilisaient les Yanomamis, pour l’emporter jusqu’à un penequia afin qu’elle redescende l’Amazone ? Parintins possédait un petit aéroport. Quoi de plus facile que de s’y envoler à bord d’un Cessna ?
  
  Ou la fuite ou le guet-apens, analysa Coplan et sa main serra le manche du couteau.
  
  Bien sûr, il pouvait se tromper. Cet étrange comportement ne prouvait pas que la fuyarde fût Tanya.
  
  La sente bifurquait brutalement pour revenir au rio Madera, une centaine de mètres, en amont de la crique où avaient abordé les vedettes.
  
  Dans une clairière proche, cinq ou six Yanomamis âgés cuisaient des tambaquis sur des barbecues de fortune. Le feu était alimenté par des coques de noix de coco.
  
  La fille fut accueillie comme si on l’attendait depuis toujours. Les Indiens s’inclinèrent cérémonieusement. Coplan médusé escalada le tronc moussu d’un banyan et se dissimula dans son feuillage, craignant toujours un traquenard.
  
  La fille semblait inquiète. Coplan pouvait le lire sur son visage. Elle s’accroupit à la turque et attendit que le poisson soit cuit. Elle trempa à peine ses lèvres dans la coque de noix coco qu’on lui tendait et qui contenait sans doute du guarapo, la boisson qui provoquait les prouesses sexuelles des jeunes chasseurs sur la place.
  
  Très intrigué, Coplan ne savait à quoi s’en tenir. Il n’était plus sûr d’avoir affaire à Tanya. Autour de lui résonnaient les coassements des crapauds-buffles, auxquels se mêlaient le tintamarre de cris d’oiseaux et de singes et le bourdonnement des milliards d’insectes.
  
  Avec une machette, un des Indiens coupa la tête des tambaquis pour les tendre aux autres qui, à l’aide de couteaux fins et aiguisés, découpèrent les joues grasses et les déposèrent sur des feuilles de bananier.
  
  La fille sortit une fourchette du sac en toile, piqua dans la chair cuite et mangea avidement. Coplan en fut médusé. L’excellente cuisine du Sea Slipper ne lui suffisait-elle pas ? Non, déduisait-il aussitôt, cette scène s’apparentait à quelque chose de plus énigmatique, plus mystérieux.
  
  Quoi ?
  
  Le festin terminé, la fille rebroussa chemin vers le village après avoir remis une grosse enveloppe à l’un des Indiens. Quand elle se fut assez éloignée, Coplan descendit de son banyan et la suivit.
  
  Personne, parmi les passagers du Sea Slipper, ne semblait avoir remarqué leur absence. Tous étaient fascinés par les exploits auxquels se livraient les jeunes chasseurs yanomamis.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Coplan relut, dès son retour à bord du Sea Slipper, son abondante documentation relative aux Incas.
  
  Les Indiens yanomamis, découvrit-il, étaient les descendants des prêtres incas du XVIème siècle dont ils perpétuaient les rites sacrés. Les conquistadores de Francisco Pizarro et Diego de Almagro avaient successivement déchu l’empereur inca Atahualpa et son frère Manco Capac II ; la dernière cité inca, Vilcabamba, était tombée après 36 années de farouche résistance. Avant la chute, les prêtres et leurs familles avaient réussi à fuir et à descendre le fleuve Purus jusqu’à l’Amazone. Ils s’étaient établis à l’est, près du confluent avec le rio Madera. Au cours des années suivantes, la grande majorité d’entre eux avait émigré vers le nord, entre les hauts Orénoque et Catrimani, par crainte de nouvelles persécutions.
  
  Au chapitre « coutumes », Coplan trouva enfin ce qu’il cherchait.
  
  Les Incas de Vilcabamba appréciaient particulièrement les joues de tambaqui, conformément à leurs superstitions ancestrales. Selon leurs guides spirituels, cette chair possédait des vertus magiques : vigueur sexuelle, puissance de l’esprit et longévité.
  
  Coplan jubila. Qui d’autre que Tanya, envoûtée par la civilisation inca, sacrifierait au rite du tambaqui ? Cette nymphomane se transcendait sans doute avec la chair d’un poisson censé prodiguer jeunesse et vigueur sexuelle. Sans oublier que la puissance mentale lui était nécessaire pour accomplir les missions que lui confiaient ses employeurs de Moscou.
  
  Elle ne s’était pas rendue par hasard dans la clairière. Le barbecue était prévu de longue date. Il suffisait de connaître la date de l’escale à Itacoatiara et l’heure de l’excursion. Un complice avait alerté les Yanomamis. Le K.G.B. tenait trop à Tanya pour ne pas satisfaire ses moindres désirs, aussi bizarres soient-ils.
  
  La grosse enveloppe remise à la fin de la séance contenait vraisemblablement les cruzeiros destinés à s’attirer la faveur des heroukas.
  
  Coplan savait désormais qui était Tanya. Une révélation aveuglante. Malgré les risques encourus, elle n’avait pu s’empêcher de sacrifier à sa passion.
  
  Ce soir, il faudrait en rendre compte au Vieux et organiser avec lui le kidnapping à Manaus, dans trois jours.
  
  
  
  
  
  Chaudement approuvée par la grosse Italienne qui ne comprenait pourtant qu’un mot d’anglais sur quatre, Tanya discourait au milieu d’un groupe d’Américains décrépits :
  
  - C’était dégoûtant, cette séance collective de stupre ! clamait-elle avec indignation. Et cette bouillie verte, quelle horreur ! J’étais au bord de la nausée, et furieuse d’avoir payé si cher pour l’excursion ! A un moment, comme je n’en pouvais vraiment plus, je suis allée me promener jusqu’à la rivière !
  
  Coplan s’autorisa un sourire railleur. Tanya mentait sur ses goûts profonds, il demeurait persuadé qu’elle avait pris plaisir au spectacle. Cependant, en avouant s’être absentée, elle se forgeait un alibi. Dans quel but ?
  
  - Comment peut-on montrer des choses pareilles ?
  
  - Et sur un bateau américain, qui plus est ! renchérit une femme brune et chevaline qui brandissait un antique face-à-main.
  
  A présent, Tanya portait une chemise et un short rayés marine et blanc ; comme chez les Yanomamis, un bandeau enserrait ses cheveux. Se sentant observée, elle se retourna et demeura un instant pétrifiée, avant de saluer Coplan d’un petit geste amical. Puis elle pivota sur ses talons pour reprendre sa diatribe là où elle l’avait laissée.
  
  Coplan tourna la tête. Rodrigo boitillait sur le pont, traînant sa cheville foulée. Dino Zarif se morfondait seul devant son échiquier. Dans la piscine, Ronald O’Flaherty et John Hayward disputaient une course sur vingt longueurs.
  
  La veille, Coplan avait organisé l’étape suivante avec le Vieux. Euphrate restait sur le pied de guerre. En Guyane, on briquait la Vieille Dame. Le sergent-chef angolais tué à Santarem avait été remplacé en catastrophe par un adjudant espagnol qui, lui, ne parlait malheureusement pas portugais. Son rôle, par conséquent, serait muet.
  
  Rodrigo s’approcha de Coplan.
  
  - Cette foulure au pied me gâche la croisière, grogna-t-il. J’aurais bien aimé voir ces Yanomamis, même si Carmen Estela se dit dégoûtée par le spectacle.
  
  - Dégoûtée ? répéta Coplan, sarcastique. J’avais pourtant cru, quand elle vous a forcé à boire cet aphrodisiaque à l’escale de Parintins, que la sexualité la plus débridée ne la rebutait pas !
  
  Le Chilien se redressa sur ses ergots, fier et arrogant.
  
  - Mon cher, elle ne s’y adonne qu’en privé, avec un homme dont elle est follement amoureuse, comme moi. Les orgies collectives lui lèvent le cœur.
  
  - Mais pas à vous ?
  
  - Moi, je n’en apprécie que le côté esthétique.
  
  Et Rodrigo s’éloigna en boitant, l’air dédaigneux.
  
  Dino Zarif accrocha Coplan au passage.
  
  - Une partie d’échecs ? proposa-t-il. Sembra bavarde et oublie son vieux mari. Cette visite aux Yanomamis semble avoir déclenché bien des passions parmi les passagères. D’après ce que m’en a raconté Sembra, ce n’était qu’une partouze.
  
  Il plissa les paupières et son regard flamba, comme s’il voulait communiquer un message à Coplan.
  
  - J’ai vu bien pire dans ma vie.
  
  - Moi aussi, avoua Coplan.
  
  - Je vous abandonne les blancs.
  
  - A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, je vous le rappelle.
  
  - Je vous accorde un handicap. Je jouerai sans ma reine.
  
  - Alors, ce sera un mat en dix-sept coups, prédit Coplan.
  
  - Vous êtes présomptueux, mon jeune ami.
  
  La partie commença et Coplan réussit son pari.
  
  Dépité, le vieil homme tourna son visage au teint grisâtre vers Sembra qui les avait rejoints. Accroupie près d’eux, elle observait l’affrontement.
  
  - Je ne suis pas en forme ce matin, je ne parviens pas à me concentrer, se plaignit son mari.
  
  - Les tonnes de médicaments que tu avales finissent par agir sur tes facultés intellectuelles, c’est obligé, répliqua Sembra avec aigreur. Sinon, Mr. Devereux ne t’aurait jamais battu. Je prends la relève ?
  
  - D’accord, acquiesça Coplan, mais à une condition.
  
  - Laquelle ? Que je vous abandonne la reine et les deux tours ?
  
  - Que vous enleviez vos lunettes de soleil. J’aime lire dans vos yeux le coup que vous préparez.
  
  - Quel coup ?
  
  - Celui qui doit me mettre échec et mat.
  
  
  
  
  
  - John Hayward se demande si elle n’est pas tombée à l’eau cette nuit en se penchant imprudemment pardessus le bastingage, expliqua la grosse Italienne, voisine de table de Coplan. Ces choses-là arrivent, signor Devereux. A moins que ce ne soit un suicide ? Personne ne sait vraiment ce qui se passe dans la tête des gens. J’espère simplement qu’elle n’a pas été dévorée par les piranhas ou les crocodiles ! Quelle mort affreuse ! John Hayward est dans tous ses états. Pensez, perdre une passagère ! Quel coup pour lui ! L’armateur n’appréciera pas. Mais peut-être la retrouvera-t-on vivante ? Le drame, c’est qu’on ignore le moment précis de sa disparition. Elle peut aussi bien être tombée à des dizaines de kilomètres d’ici. Je ne suis pas superstitieuse, signor Devereux, mais j’ai eu un mauvais pressentiment dès que j’ai mis les pieds sur ce paquebot. D’ailleurs, je l’ai dit à Guglielmo. Hélas, je ne me trompais pas. Songez à ce qu’il est advenu de cette pauvre Trudi Krotzak. Une malédiction pèse sur cette croisière. Quel dommage, alors que nous traversons un pays aussi enchanteur !
  
  Coplan l’abandonna et partit à la recherche de John Hayward. Il était dans la salle radio et communiquait avec les autorités à Itacoatiara. La sueur dégoulinait sur son front, de vilaines taches marbraient son visage mangé par un regard angoissé et fiévreux.
  
  Le commissaire de bord confirma les dires de l’Italienne et Coplan fut catastrophé.
  
  Tanya avait bien disparu du Sea Slipper.
  
  Naturellement, Coplan ne croyait pas une seconde que la super-agente du K.G.B. ait été victime d’un accident ou se soit suicidée.
  
  Elle tentait simplement d’esquiver le coup, pour ne pas être mat.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Manaus, la fin du voyage. Ancienne capitale mondiale de la finance, du luxe outrancier, du stupre, quelque trois quarts de siècle plus tôt, quand on bâtissait des fortunes sur l’hévéa avant que les contrebandiers anglais ne s’en mêlent.
  
  L’Opéra, reproduction du Palais Garnier de Paris, importé pierre par pierre, témoignait encore de l’époque fastueuse où s’y produisaient Sarah Bernhardt, les Ballets Russes et Caruso. Les statues de Diane Chasseresse regrettaient le défilé des belles dames dans leurs calèches tirées par huit chevaux, le long des rues qui se coupaient à angle droit, comme à New York. Les tenanciers de bordels avaient racheté, après le boom sur le caoutchouc, l’ameublement faux Louis XVI qui atteignait aujourd’hui la dernière phase du délabrement, rongé par les termites, pourri par l’humidité, défoncé par les seringueros baratant leur partenaire d’un soir. La Babylone de jadis s’endormait sur ses tripots, ses clandés, cité fantôme en haillons, cernée par la forêt vierge. Et rien ne semblait pouvoir la réveiller.
  
  Sauf le carnaval.
  
  Activée par Coplan et relayée par le Vieux, l’enquête menée par Euphrate à Manaus avait partiellement reconstitué l’itinéraire suivi par Tanya. Dans la nuit, une vedette rapide, tous feux éteints, était venue se ranger au bas de l’échelle de coupée du Sea Slipper. Tanya avait débarqué à Manaus. Ensuite, sa trace se perdait aux alentours d’O Pato e a Boneca (Le Canard et la Poupée), le plus grand bordel de la ville, un ancien palais de milliardaire, sur la place d’où démarrait le carnaval.
  
  Le capitaine Kerville était catégorique. Tanya n’avait pas emprunté un vol régulier pour fuir le guêpier amazonien, et aucun avion privé n’avait décollé de Manaus durant les derniers jours. Évidemment, la vedette rapide l’avait peut-être emmenée vers une autre localité pourvue d’une piste d’atterrissage, en amont, ou en aval du fleuve. A Itacoatiara, par exemple. Mais pourquoi, dans ce cas, en quittant le paquebot, ne pas avoir descendu le fleuve en aval ?
  
  La mission dont l’avait investie le K.G.B. avait-elle Manaus pour cadre ? Ou bien, avec sa ruse coutumière, Tanya cherchait-elle à brouiller les pistes ?
  
  Profiterait-elle de la folie du carnaval pour s’échapper ?
  
  C’était une chance à courir, avait conclu Coplan qui traînait dans les parages de l'O Pato e a Boneca. Une faible chance, certes.
  
  Il avait dîné dans un petit restaurant de la place, goûté la vatapa, une purée de crevettes et de poissons, et la feijoada, bu de la batida, un punch fortement aromatisé.
  
  A la nuit tombée, les blocos se groupèrent sur les trottoirs de mosaïques noires et blanches aux arabesques héritées du lointain Portugal, près des chars couverts d’orchidées multicolores avec, pour figures de proue, les plus jolies filles de la ville.
  
  Et la fête commença.
  
  Vêtues de costumes somptueux évoquant le boom du caoutchouc à Manaus, les danseuses de samba ouvrirent le bal, suivies par les tambours, les percussions. Les coups de sifflet stridents lancés par le chef de bloco accéléraient la cadence.
  
  Peu à peu, l’hystérie montait. Après trois cent soixante jours d’attente le carnaval éclatait, soulevant une marée humaine bariolée, qui hurlait sa joie à pleins poumons.
  
  Les hallucinogènes sublimaient les corps déhanchés par la samba. L’ivresse déferlait, roulait la foule dans ses vagues. Rien ne lui résistait.
  
  Malgré la beauté du spectacle, l’ambiance envoûtante, Coplan demeurait froid, soucieux.
  
  Comment retrouver Tanya si elle profitait de l’occasion pour se faufiler hors du traquenard ?
  
  Les mestres de sal, caracolant sur leurs chevaux harnachés comme pour une corrida à Séville, guidaient les chars où trônaient les porta bandeiras, caricatures des marquises françaises du XVIIIème siècle, debout sur leur piédestal allégorique.
  
  Les diablotins, déguisés en mousquetaires d’Alexandre Dumas, virevoltaient au milieu des spectateurs ; la foule se disloquait, poussait, refluait.
  
  Happé par ce magma humain, Coplan fut rejeté dans une ruelle obscure.
  
  Soudain, un lacet en cuir l’étrangla, un coup de genou lui cisailla les reins. Il fut prompt à réagir. Se rappelant le saut de Trudi Krotzak, il exécuta le même mouvement, à l’horizontale. L’étau autour de son cou se relâcha. Coplan roula sur le flanc, perçut le glissement des rats qui détalaient et, du pied, frappa au jugé. Sa ruade fut si puissante que la boucle métallique ornant la ceinture de son agresseur faillit se graver à tout jamais autour du nombril.
  
  Les tambours couvrirent le hurlement de souffrance. Coplan se remit debout et bastonna des deux poings, jusqu’à ce qu’un coup de matraque sur la nuque l’expédie dans un univers silencieux.
  
  Son réveil s’opéra graduellement. On lui massait le dos et la nuque. Il était allongé sur le ventre. Un linge mouillé couvrait son front, une eau délicieusement fraîche humectait ses joues.
  
  Son cerveau recommençait à fonctionner. « J’ai gagné à Santarem, à Obidos et à Parintins, mais ici j’échoue, constata-t-il avec amertume. Enfin, ne nous plaignons pas, je suis encore en vie. Aux mains de Tanya ? »
  
  On ne pouvait pas toujours l’emporter, songea-t-il, philosophe. La chance et la victoire étaient capricieuses. En tout cas, Tanya n’avait pas désarmé et savait qu’il était là, tapis dans la foule du carnaval, épiant les visages. Elle avait été plus rapide, l’avait débusqué et traqué, implacable, tel le roi adverse sur l’échiquier. Tanya adorait les échecs, cette comparaison lui aurait certainement plu. Etait-ce elle qui le soignait, le massait ?
  
  Non, ce n’était pas elle, conclut-il lorsqu’il eut recouvré toute sa lucidité. Les mains étaient fortes et puissantes, les doigts courts, la paume large et calleuse.
  
  Coplan s’agita.
  
  - Abana a cabeça, se réjouit une voix rogue.
  
  Les sbires de Tanya, sans doute. Elle avait dû ordonner de l’assommer et de le capturer. Elle voulait lui parler avant de le liquider. Coplan prévoyait déjà la suite. Elle se pavanerait devant lui, l’humilierait. Il revoyait ses yeux sur le pont du Sea Slipper, sa bouche sensuelle, ses seins guerriers, sa silhouette féline.
  
  - Nâo se apoquente ! répondit une autre voix, tranchante.
  
  Elle ricanerait, enivrée par sa victoire, orgueilleuse et cruelle. Et, pour finir, elle le tuerait. De sa propre main, comme à l’accoutumée, persuadée que les joues du tambaqui l’avaient rendue invincible.
  
  - Ele nâo tem muita pressa !
  
  - E pena !
  
  Coplan traduisait au fur et à mesure. Pas pressé ? Certes, il n’était guère pressé de retrouver Tanya.
  
  Au fait, pourquoi ses chevilles et ses poignets n’étaient-ils pas attachés ? Une erreur de l’ennemi ? Peu plausible.
  
  Il banda ses muscles, se dégagea d’un saut de carpe et roula sur le dos, les poings crispés, prêts à frapper...
  
  Tout cela sous le regard médusé des deux adjudants portugais d’Euphrate. Malgré les circonstances, Coplan éclata de rire et les deux sous-officiers de la Légion l’imitèrent. Puis l’un d’eux lui tendit une fiole contenant un excellent alcool de manioc ; Coplan en ingurgita une bonne rasade qui acheva de le remettre. Il inspecta la pièce délabrée, les murs pisseux, le plancher défoncé. La fenêtre fermée, obturée par un drap noir, assourdissait à peine les flonflons du carnaval. Une chaleur moite et oppressante régnait dans le taudis.
  
  - Que s’est-il passé ? s’enquit Coplan.
  
  Sur les ordres du capitaine Kerville, et à l’insu de Coplan, l’un des adjudants l’avait filé en protégeant ses arrières. Il avait donc assisté à l’agression, mais n’avait pu intervenir immédiatement à cause de la foule. Son poignard de parachutiste avait transpercé le cœur de l’homme à la matraque. Puis, il avait appelé Kerville qui, à bord du fourgon Toyota destiné au rapt de Tanya, et accompagné des autres membres d’Euphrate, s’était rangé à l’extrémité de la ruelle.
  
  On avait abandonné le cadavre. Coplan et le premier agresseur, solidement entravé par l’adjudant, avaient été transportés dans une vieille maison louée par l’officier, au cas où il faudrait cacher Tanya avant de l’embarquer dans la carlingue de la Vieille Dame.
  
  Pour le moment, expliqua encore le sous-officier, le capitaine Kerville, aidé par le Brésilien et l’Espagnol, interrogeaient sans relâche le captif dans la cave de la maison.
  
  - Ils l’interrogent « durement », précisa l’autre avec un sourire entendu.
  
  - Et ça m’étonnerait qu’il ne lâche pas tout le morceau !
  
  Sa prédiction se révéla exacte. Quelques instants plus tard, le capitaine Kerville apparaissait, flanqué du Brésilien et de l’Espagnol qui se précipitèrent vers le lavabo pour se laver les mains. Après avoir brièvement pris des nouvelles de Coplan, l’officier s’exclama :
  
  - Je sais où dénicher le commanditaire de l’agression dont vous avez été victime !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Le vieux penequia était échoué sur la plage.
  
  Les explosions du feu d’artifice allumaient dans le ciel des farandoles d’étoiles multicolores qui paraissaient vouloir s’accrocher au firmament avant de chuter dans les eaux de l’Amazone.
  
  En d’autres circonstances, Coplan eût été sensible à ce spectacle romantique. Mais, pour l’heure, il avait d’autres soucis.
  
  Il rampait sur le sable, lentement, en silence. Kerville, Arturo et Battista, les deux Portugais, Jaime l’Espagnol, et Raul le Brésilien, l’imitaient. Objectif : la proue et le flanc tribord du rafiot.
  
  Sur la rive, à cent mètres, c’était la jungle, mystérieuse et sombre, peuplée de bêtes enhardies par la nuit, bourdonnante de moustiques dont Coplan sentait déjà sur sa peau les piqûres insidieuses.
  
  Au-delà du penequia s’étendait une zone de dormitorios, des abris sur pilotis que les hommes partageaient avec les rats, surplombant les égouts où patientaient les caïmans.
  
  
  
  
  
  Coplan tenta de se hisser sur l’hélice, dérangeant au passage un crapaud-buffle qui poussa un coassement horrifié. Il dérapa, faillit tomber. Enfin, ses mains agrippèrent le bord du bastingage, et il sauta sur le pont arrière. La face lunaire de Battista se matérialisa à son côté.
  
  Il avança à pas prudents, écartant les hamacs qui se balançaient au souffle du vent.
  
  Elizabeth Vescovali le vit approcher et reconnut sa haute silhouette, sa puissante musculature. Un sourire haineux tordit ses lèvres. Ce salaud de Français se sortait de tous les traquenards. Elle avait été à deux doigts de le tuer, sur le pont du Sea Slipper; malheureusement, John Hayward était apparu au mauvais moment. Il s’en était tiré à Santarem, à Obidos, à Parintins et ce soir même, ici, à Manaus. Partout. Quels démons l’habitaient ?
  
  Cette fois, il était cuit. Que disait donc, avec son bon sens de paysan ukrainien, l’instituteur du K.G.B. à l’Ecole de Koussovo ?... Ah ! oui... A force de lécher le miel, la langue de l’ours ne rencontre plus que le bois...
  
  Pertinent. M. Francis Devereux allait rencontrer le bois.
  
  Elle n’avait qu’à lever le Tokarev, viser et attendre que l’agent ennemi soit à sa portée.
  
  Elle leva le pistolet automatique et visa avec soin.
  
  Nimbée par les lueurs du feu d’artifice, Coplan surgit dans sa ligne de mire.
  
  La détonation claqua, sèche.
  
  Elizabeth Vescovali vacilla, lâcha la crosse de l’arme. Elle s’effondra dans un hamac qui se creusa sous le poids de son corps.
  
  Raul, le sergent-chef brésilien, réarma le chien de son revolver Sturm Ruger, modèle Security Six, calibré en 357 Magnum. Il était prêt à tirer une seconde fois, quoique certain d’avoir neutralisé la cible.
  
  Coplan s’était catapulté vers bâbord, quasiment à l’horizontale. Son épaule entraîna un hamac qui se déchira, s’arracha de ses crochets et l’enveloppa comme un linceul. Cette image le fit grimacer. Pas de pensées morbides, se recommanda-t-il. Qui avait tiré ? Tanya ? Il n’avait rien pu distinguer.
  
  Prestement, il se débarrassa du hamac et rampa le long du bastingage bâbord. L’eau clapotait contre la coque du penequia. Toujours indigné, le crapaud-buffle coassait de plus belle. Dans le ciel, les gerbes chatoyantes se succédaient. Les seringueros et les caboclos se hélaient d’une barque à l’autre, éblouis par la féerie du feu d’artifice.
  
  Dans la lumière chiche de l’entrepont, Coplan vit Ronald O’Flaherty qui se ruait vers l’échelle métallique. Sa main droite serrait un Tokarev.
  
  Coplan se rejeta en arrière et quand la tête de l’Américain émergea, tira violemment sur la tringle qui retenait latéralement les deux leviers maintenant le panneau vertical. Celui-ci bascula et coinça la nuque d’O’Flaherty qui hurla de souffrance, avec la pénible impression d’être guillotiné. Coplan roula en avant et lui plaqua sur le front le canon du Sturm Ruger que lui avait fourni le capitaine Kerville.
  
  - La croisière est terminée, Ronald. Lâche ton arme.
  
  Des étincelles haineuses s’allumèrent dans le regard de l’athlète.
  
  - Je tire, je te préviens, dit Coplan en armant le chien. Tu n’as aucune chance. Ton crâne va exploser.
  
  Il y avait maintenant de la panique dans les yeux de Ronald. Le Tokarev heurta bruyamment le sol de l’entrepont.
  
  - C’est mieux ainsi, ricana Coplan qui libéra le lourd panneau.
  
  A présent, sans gestes brusques, tu sors de là et tu t’allonges sur le pont. Attention à toi. Tu es bardé de muscles, mais ils ne font pas le poids devant un calibre .357 Magnum !
  
  Frémissant de rage, l’Américain obtempéra.
  
  
  
  
  
  - Où est le rendez-vous ? insista Coplan.
  
  Ronald O’Flaherty, malgré sa bonne volonté et son endurance, s’était avéré incapable de résister à l’interrogatoire mené par les spécialistes de la 19e C.E.M.B.L.E. Finalement, il s’était effondré et avait avoué ce qu’il savait, soulagé de se décharger du fardeau des responsabilités.
  
  - A Acapulco. A l’hôtel Estrella del Mar, répondit-il.
  
  - Dans quel délai ?
  
  - Pas de délai. Une fois la mission accomplie.
  
  Mission qui avait pour but de tuer Coplan.
  
  Raul préparait du café. Jaime fumait un cigarillo, l’air distrait, comme si après tout cette histoire ne le concernait pas. Le capitaine Kerville mâchouillait une tablette de chewing-gum. La fatigue creusait son visage.
  
  Coplan posa encore de multiples questions, sans progresser davantage. Raul servit le café dans des gobelets en carton, sans oublier l’athlète qui but avidement et réclama un supplément de sucre qui lui fut accordé. L’officier attira Coplan à l’écart.
  
  - Peut-être devrions-nous rendre compte à Autorité ? suggéra-t-il.
  
  Coplan opina.
  
  - C’est ce que je m’apprêtais à faire.
  
  - Votre Teckel ou le mien ?
  
  - Le vôtre n’est pas codé pour décrypter Autorité 1, objecta Coplan, un brin sarcastique, car Kerville, à Manaus, témoignait d’une fâcheuse propension à l’indépendance en oubliant qu’Euphrate était placé sous la tutelle de l’agent Alpha.
  
  A Paris, le Vieux écouta attentivement le compte rendu.
  
  - L’hôtel Estrella del Mar à Acapulco ? répéta-t-il. Assurons-nous d’abord qu’il existe et que Ronald O’Flaherty ne nous mène pas en bateau, sans mauvais jeu de mots. J’appelle la Documentation.
  
  L’établissement, apprit Coplan quelques instants plus tard, ne sortait pas de l’imagination du colosse américain. Le Vieux lui communiqua l’adresse, ainsi que ses directives.
  
  - Euphrate attendra la Vieille Dame et embarquera avec les prisonniers que nous interrogerons plus à fond en Guyane. Vous, en revanche, vous n’avez pas le temps d’attendre le D.C.3. Au départ de Manaus, vous avez un vol quotidien direct sur la Varig pour Caracas au Venezuela. Prenez-le. A Caracas, changez de ligne. Empruntez Aeromexico qui vous mènera tout droit à Acapulco. Là, malheureusement, je ne peux vous fournir aucune aide. Il faudra vous débrouiller.
  
  - Comme toujours.
  
  - Ne me servez pas votre humour aigre-doux, s’il vous plaît. Une consolation pour vous : Euphrate vous rejoindra à Acapulco sous vingt-quatre heures. Lieu de rendez-vous : l’hôtel Continental.
  
  Coplan et le Vieux peaufinèrent les détails de leur nouveau plan, puis la communication fut coupée et Coplan transmit les ordres à Kerville qui esquissa une moue navrée.
  
  - J’aurais aimé partir avec vous directement à Acapulco.
  
  - Vous m’auriez été utile, c’est vrai. Mais, après tout, nous nous retrouverons dans vingt-quatre heures. J’ai été ravi de travailler avec vos hommes qui se sont montrés extrêmement efficaces. L’un d’eux m’a même sauvé la vie, je regrette de m’en séparer, cependant, à Mexico, il me faut une équipe hispanisante. C’est la raison pour laquelle vous devez d’abord retourner en Guyane.
  
  - Je comprends, rétorqua l’officier.
  
  Coplan quitta la cave et regagna le rez-de-chaussée où les deux adjudants portugais prenaient soin d’Elizabeth Vescovali.
  
  - Elle s’en sortira, pronostiqua Arturo. L’hémorragie est stoppée.
  
  - J’ai extrait la balle, expliqua Battista. Bien sûr, j’ai dû un peu charcuter, je ne suis pas chirugien. Mais, avec la morphine, elle n’a rien senti. En tout cas, plus de risque d’infection.
  
  - La cicatrice ne sera pas belle à voir, déplora Arturo. Enfin, là où elle ira, ça n’a peut-être pas beaucoup d’importance ?
  
  - Elle dort, reprit Battista. La drogue l’a assommée. Remarquez, elle a une santé de fer, por Deus, tout le monde ne résisterait pas à un pruneau de 357 Magnum placé là où il était !
  
  - Tem razâo, approuva Arturo avec chaleur.
  
  Coplan se pencha sur la blessée. Une vilaine sueur collait les cheveux blonds au front et aux joues, sous l’effet de la fièvre, les lèvres semblaient tuméfiées. Étendue là sur cette couche miteuse, Elizabeth n’avait plus rien de la femme élégante qui dansait si fièrement dans les bras de Ronald O’Flaherty. En tout cas, elle avait tenu son rôle à la perfection.
  
  Conformément aux ordres, elle n’avait à aucun moment divulgué les pôles d’attraction qui guidaient l’existence de Tanya. Pas un mot sur les échecs, les Incas, la musique classique. Et, en ce qui concernait la nymphomanie, pouvait-on ranger sous ce terme péjoratif son penchant pour Ronald O’Flaherty, son complice ?
  
  Elizabeth n’avait pas démérité du K.G.B., reconnut objectivement Coplan.
  
  Mais Elizabeth Vescovali n’était pas Tanya. Ce n’était pas elle qui, dans le village yanomani, s’était éclipsée pour aller se régaler de joues de tambaqui. Sans cet épisode, d’ailleurs, Coplan aurait échoué dans sa mission. Il aurait continué à tourner en rond, écartelé, après l’élimination d’Elizabeth, entre cinq possibilités : Lynn Sheridan, Sembra Zarif, Maria Caspary, Renata Feitzmann et Estela Vargas dite Carmen Estela de Mosqueira y Rivero.
  
  Ronald O’Flaherty, en passant aux aveux, avait désigné Tanya. C’était bien celle que Coplan avait vue goûter la chair de poisson. Demeurait, bien sûr, l’éventualité d’un subterfuge, d’une gigantesque tromperie destinée à l’induire en erreur. Elizabeth pouvait être Tanya, et l’autre la comparse jouant le rôle de Tanya. C’était pourtant peu plausible, et Coplan n’y croyait pas.
  
  La logique commandait que la comparse, Elizabeth Vescovali donc, reste derrière pour, en compagnie de Ronald, exécuter les basses œuvres.
  
  L’Américain avait dévoilé la trame du plan. Elizabeth et lui servaient de protection à Tanya, ainsi que deux passagers de seconde classe. L’un d’eux avait tenté d’abattre Coplan dans la coursive et recruté les tueurs à Santarem et Paruntins. En revanche, c’étaient de simples voyous qui avaient voulu violer Maria Caspary à Obidos.
  
  Maria Caspary qui n’était pas non plus Tanya et n’avait rien à voir dans l’affaire.
  
  Une autre précision avait été apportée par l’athlète américain. Les sicaires recrutés à Santarem et Obidos l’avaient été longtemps avant la croisière. Le K.G.B. était prévoyant. Un agent aussi précieux que Tanya ne devait pas être menacé. La suite s’imposait. Ménager des équipes ponctuelles qui élimineraient les gêneurs au cours des escales dans le cas, que le K.G.B. estimait cependant improbable, où un agent ennemi suivrait les traces de l’irremplaçable Tanya.
  
  Pourtant, le cas s’était bien produit et les équipes ponctuelles avaient été activées.
  
  Devant leur échec, Tanya avait pris l’initiative. Après Itacoatiara, elle s’était embarquée à bord d’une vedette rapide. Les deux passagers de seconde classe l’accompagnaient. Sachant qu’elle serait recherchée dans les ports et les aérodromes, elle s’était fait conduire jusqu’à un terrain d’atterrissage privé appartenant à une fazenda, une plantation de caoutchouc, où l’attendait un Cessna qui l’avait emmenée à Georgetown en Guyana, d’où elle s’était envolée pour Acapulco.
  
  Les instructions qu’elle avait laissées à Elizabeth Vescovali et Ronald O’Flaherty étaient claires. Tuer Coplan et, ensuite, la rejoindre à l’hôtel Estrella del Mar à Acapulco.
  
  Cadre de la mission qu’elle devait accomplir pour le compte du K.G.B. Mais l’athlète américain n’en savait pas plus à ce sujet. Lui et Elizabeth n’étaient que des agents d’exécution, des tueurs, enrôlés des années auparavant et formés dans la très dure école d’espionnage de Koussovo. Leur nationalité d’origine, américaine pour Ronald, helvétique pour Elizabeth, représentait un atout précieux pour les actions clandestines du K.G.B. à l’étranger.
  
  Coplan s’écarta du lit où gisait la blessée, serra la main d’Arturo et de Batista. Il empoigna ses deux valises récupérées dans la nuit par Raul à l’hôtel Tropical, et sortit. La fête avait cessé à l’aube. Manaus dormait, épuisée par ses folies.
  
  Raul fit démarrer le fourgon Toyota. Ils traversèrent les rues désertes à toute allure. A l’aéroport, Coplan obtint facilement une place sur le vol quotidien à destination de Caracas. Personne n’était assez stupide pour quitter le Brésil en pleine période de carnaval.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Depuis la fin du XVIème siècle jusqu’au début du XIXème, venant de Manille aux Philippines, la fameuse Nâo de China, avait régulièrement abordé à Acapulco. L’imposant voilier arrivait chargé d’épices, d’ivoire, de soies et de parfums, pour repartir avec, dans ses entrailles l’argent extrait des mines mexicaines. Fer de lance du tratic maritime, la Nâo de China n’était cependant qu’un navire de commerce parmi tant d’autres qui avaient assuré la prospérité de ce port du Pacifique.
  
  Afin d’en interdire l’accès aux pirates, on avait érigé le fort San Diego, aujourd’hui transformé en musée régional.
  
  Non loin de là se dressait l’hôtel Estrella del Mar.
  
  Il se composait de plusieurs bâtiments édifiés dans le plus pur style hispano-colonial, avec des murs crépis à la chaux, des tuiles rouges et des balcons en fer forgé. Les gargouilles des fontaines déversaient une eau limpide dans des vasques en forme de fleurs de lys. Un grand jardin aux allées dallées séparait ces bâtiments d’un complexe de bungalows disposés en quinconce.
  
  L’ensemble se distinguait singulièrement des immenses palaces qui bordaient les plages et où grouillait la foule des touristes.
  
  A la lisière des bungalows s’étendait la vieille ville, aux rues pavées de galets ronds et polis.
  
  Installé au premier étage de la plateria, Coplan dégustait un excellent plat de crevettes géantes cuites à la broche, et arrosé de vin blanc californien.
  
  La veille, à son arrivée à l’aéroport, il avait loué une Ford Fairmont banale mais équipée d’un moteur puissant. Ses valises déposées dans sa chambre de l’hôtel Continental, il était parti en reconnaissance afin de repérer les lieux où se cachait Tanya. La nuit venue, au rythme des mariachis et des boléros, il avait rôdé autour des bungalows. Sans succès.
  
  Finalement, il s’était réfugié dans un restaurant où l’on servait un succulent dindon au mole, cet accompagnement étonnant composé d’une vingtaine d’ingrédients, tomates, cacahuètes, oignons, amandes et chocolat.
  
  A trois heures du matin, sur la plage isolée, le Vieux lui avait appris la mauvaise nouvelle. Euphrate serait en retard au rendez-vous d’Acapulco. La Vieille Dame avait été percutée au sol par un Jaguar et personne en Guyane ne savait combien de temps il faudrait pour réparer. Euphrate était coincé à Manaus avec, sur les bras, Elizabeth Vescovali et Ronald O’Flaherty.
  
  Coplan était donc seul pour affronter Tanya et ses sbires.
  
  Du premier étage de la plateria, il avait vue sur les bungalows mais pas sur les bâtiments de l'Estrella del Mar. Tant pis. Si l’athlète américain avait dit la vérité et si Tanya était bien là, elle avait sans doute opté pour un bungalow plutôt que pour une chambre dans l’hôtel même. C’était logique, sa mission imposant la plus grande discrétion.
  
  Coplan termina son déjeuner par un cocktail de fruits exotiques, goyaves, zapotes et tunas, les fruits juteux du cactus.
  
  Soudain, son regard aiguisé capta, à travers la vitre, le mouvement d’une silhouette féminine près d’un bungalow. Elle évoluait dans l’ombre, sous le toit en feuilles de palmier protégeant du soleil l’accès à la piscine.
  
  Quelques minutes plus tard, elle apparut en pleine lumière.
  
  Elle portait un débardeur bleu marine largement décolleté dans le dos, sur un pantalon gris que retenait aux hanches une grosse ceinture tressée avec une boucle d’argent. La casquette à large visière, rejetée en arrière, évoquait celle des joueurs de base-bail américains.
  
  A sa main droite, une trousse en cuir brun pareille à celle d’un médecin.
  
  Sa perruque rousse ne trompa pas Coplan.
  
  Quand elle monta dans le coupé Chrysler LeBaron, Coplan était déjà au volant de la Fairmont. Au préalable, il s’était assuré qu’aucun garde du corps ne suivait Tanya. Apparemment, elle était seule.
  
  Elle déposa la trousse en cuir à la consigne automatique de la gare routière où les cars en provenance de Mexico déversaient leurs cargaisons de touristes. Elle prit le temps de déguster un verre de jus de mangue à la cafétéria.
  
  A dix-sept heures, elle acheta un billet pour la corrida et pénétra dans les arènes.
  
  Coplan prit dans le coffre arrière de la Fairmont sa paire de jumelles. Puis il acheta à son tour un billet et s’installa sur les gradins, plus haut que l’agente du K.G.B. afin de mieux la surveiller.
  
  Avait-elle rendez-vous avec un autre exécutant de la mission ? Ou bien sacrifiait-elle à une passion qu’ignoraient les services occidentaux ?
  
  Autour de lui, des visages typiquement mexicains. Quelques touristes. Tanya ne parlait à personne.
  
  La grande attraction de la journée était le torero Luis José Aparicio, de nationalité péruvienne, qui avait été blessé grièvement quatre-vingts fois et avait reçu l’extrême-onction quatre fois, à en croire le programme.
  
  Coplan assista à l’entrée du premier taureau puis s’esquiva pour retourner à la gare routière. Son trousseau de passe-partout lui ouvrit sans difficulté le compartiment de consigne automatique.
  
  La trousse en cuir brun était vide.
  
  Coplan frissonna. Était-ce un subterfuge de la part de Tanya ? Espérait-elle, en laissant derrière elle un indice anodin, éveiller la curiosité d’un éventuel poursuivant et le lancer sur une fausse piste ?
  
  Coplan sauta dans sa Ford pour regagner au plus vite l’arène sportive.
  
  Tanya n’avait pas bougé de sa place. Elle applaudissait avec enthousiasme les passes les plus hardies, agitait frénétiquement sa casquette.
  
  Après la corrida, Coplan, morose, reprit sa filature. Rien ne l’assurait que Tanya n’avait pas profité du spectacle pour contacter un autre agent d’exécution. Mais, même dans ce cas, qu’aurait-il pu faire ? Il n’avait pas les moyens de courir plusieurs lièvres à la fois. Tanya demeurait la cible principale. Il fallait la surveiller jusqu’à l’arrivée d’Euphrate. Un point positif, Ronald O’Flaherty avait dit la vérité. Tanya était bien descendu à l’hôtel Estrella del Mar. Dommage qu’il n’ait pas pu ou pas voulu révéler de quelle mission elle était investie.
  
  A vingt et une heures, elle dîna à la cafétéria de l’hôtel et alla se coucher. En apparence, du moins, puisque les lumières du bungalow s’éteignirent.
  
  Coplan veilla jusqu’à trois heures du matin, puis s’allongea sur la banquette arrière de la Ford en espérant que Tanya ne profiterait pas de son sommeil pour s’échapper.
  
  Le lendemain, elle émergea à la même heure que la veille. Elle retourna à la gare routière, récupéra la trousse en cuir brun qu’elle revint déposer à l'Estrella del Mar. Elle en repartit aussitôt pour se rendre dans un club d’échecs. Elle y disputa plusieurs parties qu’elle gagna, et empocha ses gains. Les Mexicains dardaient sur elle des regards furieux.
  
  Au crépuscule, elle s’arrêta dans une plateria pour déguster des tacos, des crêpes de maïs fourrées au porc et au fromage, accompagnées de guacamole, une purée d’avocat, d’oignons, de tomates et de piments.
  
  Puis, au volant de son coupé Chrysler LeBaron, elle se promena longuement dans la ville ; Coplan la filait en maintenant entre eux une distance respectable. Elle fit halte sur la plage pour écouter un orchestre de mariachis qui jouait pour les touristes, et s’assit à une petite table à l’écart. Coplan, caché dans la foule agglutinée au bar, reconnut la boisson que le garçon lui apportait : un Cavalier. Il sourit. Ainsi Tanya ne l’oubliait pas...
  
  Un échalas mexicain s’approcha pour l’inviter à danser, mais elle refusa d’un ton sec, avec mépris. Blessé dans son machisme, l’échalas insista. Ulcérée, elle faillit le gifler. Tout à fait dans sa manière, se souvint Coplan, amusé.
  
  Elle ne s’éternisa pas. Coplan eut l’impression qu’en s’arrêtant sur cette plage bondée de touristes elle avait cherché à gagner du temps.
  
  Ou à vérifier si elle était filée ?
  
  Elle repartit, zigzaguant dans les rues qu’elle semblait connaître par cœur. Enfin, elle atteignit l’autoroute qui grimpait vers le nord en direction de Zihuatanejo.
  
  Un mauvais chemin rocailleux prenait sur la droite, perpendiculairement à l’océan, et piquait vers la sierra Madré del Sur aux cimes enneigées.
  
  Tanya s’y engagea et Coplan, immédiatement, se méfia. La manœuvre puait le guet-apens. L’endroit était désert, une lune blanchâtre déposait un suaire sur le sol pelé. Sa main caressa la crosse du Colt 32 acheté la veille dans un bar mal famé du port. Les portiques de contrôle électronique dans les aéroports l’avaient en effet dissuadé d’emporter le Sturm Ruger prêté par Euphrate.
  
  Tous feux éteints, il immobilisa la Fairmont sur le bas-côté. La Chrysler LeBaron poursuivait sa route en cahotant. Bientôt, elle disparut derrière une colline. La situation était cornélienne. Fallait-il continuer au risque de tomber dans un traquenard ? Attendre le retour de Tanya ?
  
  Et si elle ne revenait pas ? Si elle lui échappait ?
  
  Il hésita, mais son punch, son intrépidité naturelle l’emportèrent.
  
  Il devait savoir.
  
  Il redémarra. Au loin, le coupé continuait à progresser. Ils traversèrent un hameau, puis un autre. Des chiens aboyaient dans le chaparal (Terme mexicain désignant une étendue désolée, parsemée de buissons nains et d’arbustes rabougris). La lune un instant masquée par les nuages réapparut, se confondant avec la neige des cimes.
  
  Tanya prenait de l’avance. Coplan accéléra.
  
  Un nouveau village, des collines. Au détour d’un virage, Coplan découvrit les fûts prolongés par les chevaux de frise qui barraient la route. Trop tard pour freiner et éviter l’obstacle.
  
  Il ouvrit la portière et, le Colt 32 au poing, se jeta sur le bas-côté. Il se plaqua au sol, cala le revolver sous son menton et coinça sa tête entre ses mains pour se protéger les oreilles.
  
  L’explosion déchiqueta la Ford. Les flammes l’élevaient dans le ciel, des morceaux de ferraille incandescents sabraient l’air, volaient au-dessus de Coplan. Il laissa passer l’orage et se redressa, le Colt 32 prêt à faire feu.
  
  Deux hommes bondirent de derrière un rocher.
  
  Coplan n’eut pas le temps de se retourner. Le canon d’une arme pressait déjà son omoplate gauche.
  
  - Lâche ça, intima une voix dans un anglais fortement imprégné d’accent slave.
  
  Coplan obéit. Il savait reconnaître une cause perdue d’avance.
  
  L’un des hommes s’avança. Sa matraque cingla l’air et s’abattit sur la nuque de Coplan. Il s’écroula.
  
  Il se croyait revenu à Manaus, la nuit du carnaval, dans la ruelle noire et déserte, tombant sous les coups des spadassins recrutés par Ronald O’Flaherty.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  - L’increvable Francis Devereux ! s’exclama Tanya, admirative. Celui qui résiste à tous les pièges, aussi vicieux soient-ils. De quel bois es-tu donc fait ?
  
  - Mon problème, ironisa Coplan en massant sa nuque endolorie, c’est que je ne suis justement pas de bois. Surtout avec une jolie femme.
  
  Le regard de l’agente du K.G.B. pétilla.
  
  - Suis-je une jolie femme ?
  
  - Tu l’es, Tanya.
  
  - Merci. Mais le Sea Slipper est loin. Nous n’en sommes plus au marivaudage et mes vacances sont finies, si on peut appeler ainsi une croisière troublée par un emmerdeur de ton espèce.
  
  D’un geste machinal, elle rajusta sa perruque rousse. La curiosité aiguillonnait Coplan. N’y tenant plus, il demanda :
  
  - Quand m’as-tu repéré ?
  
  Elle éclata de rire.
  
  - Le premier jour.
  
  - Le premier jour ? répéta-t-il, offusqué. C’est impossible.
  
  - Je n’ai eu aucun mérite, répondit-elle, fair-play. Je t’avais déjà rencontré.
  
  Un frisson glacé et désagréable parcourut l’échine de Coplan.
  
  - Tu m’avais rencontré ? s’étonna-t-il. Que veux-tu dire ?
  
  Un sourire arrogant flotta sur les lèvres de Tanya.
  
  - Je te surveillais, chez Sonia Fedorovna Sverdlova à Berlin-Est, quand tu attendais ton courrier Marc Langlois qui devait t’apporter un colis expédié par ces traîtres de refuzniks (Voir Coplan joue l’as aux Bahamas). A l’époque, tu n’étais pas ingénieur, tu utilisais une couverture de journaliste free-lance et tu professais des idées de gauche. Tu prétendais écrire une série d’articles sur les performances des athlètes de la R.D.A., cependant nous savions que tu étais un espion français. Certes, nous avons tué ton Marc Langlois et récupéré le colis, mais toi, tu nous as échappé. Comme à Santarem, à Parintins, sur le Sea Slipper, à Manaus et, ici, à Acapulco.
  
  Coplan était atterré. Si le Vieux avait deviné qu’il avait été repéré à Berlin-Est, il ne lui aurait sûrement pas confié cette mission.
  
  - Comment sais-tu que je t’ai échappé à Manaus ? s’enquit-il, perfide.
  
  Elle éclata d’un rire moqueur qui résonna dans la pièce lugubre, chichement éclairée par une ampoule nue pendue au plafond. D’un coup de pied, Coplan écrasa le cancrelat qui s’approchait de ses chevilles entravées par une double chaîne.
  
  - Avec Elizabeth et Ronald, nous étions convenus d’un appel téléphonique codé. Ils ne m’ont pas contactée et j’en ai tiré la conclusion qui s’imposait. Ils avaient échoué, ils étaient morts ou entre tes mains. Dans cette hypothèse, tu leur avais certainement extorqué des aveux et tu savais que j’étais ici.
  
  - Comment as-tu compris que tu étais ma cible, sur le Sea Slipper ?
  
  - Les questions que tu nous posais, à Elizabeth et moi, sur les échecs, la musique classique, tes discours sur la civilisation inca. J’en ai déduit que tu étais à mes trousses, mais que tu ignorais qui était Tanya. Je me suis beaucoup amusée à te regarder faire des avances à toutes ces femmes. Un régal pour le connaisseur. Tu es vraiment habile et intelligent. Tu avais malheureusement peu d’atouts dans ton jeu, c’est sans doute pour cela que tu ne m’as pas démasquée.
  
  - Tu te trompes ! lança-t-il. Je t’ai démasquée le jour où tu es allée chez les Yanomamis déguster les joues de tambaqui.
  
  Ce fut comme si elle avait reçu un coup de poing. Un instant, sa bouche se tordit de fureur. Elle prit la dernière Camel mentholée dans un paquet froissé posé sur la table bancale et l’alluma avec des gestes lents et précis qui témoignaient d’une volonté farouche de rester calme. Elle aspira une bouffée et remarqua avec satisfaction :
  
  - Finalement, en décidant de ne pas terminer la croisière et de m’enfuir, j’ai déjoué tes plans. Que prévoyais-tu ? Un rapt ?
  
  - C’est ça, acquiesça Coplan, imperturbable.
  
  - Mais je suis plus rusée que toi, et tu es le dindon de la farce.
  
  Elle s’interrompit un instant.
  
  - Et après le rapt, qu’est-ce que tes employeurs voulaient faire de moi ?
  
  - T’obliger à raconter tes exploits antérieurs et à révéler la mission qui t’a amenée ici.
  
  - Je vois qu’Elizabeth et Ronald ont beaucoup parlé, grogna-t-elle.
  
  - Mes employeurs, comme tu dis, ont un lourd passif à régler avec toi, insista Coplan. A cause de toi, nous avons perdu cinq agents de valeur, dont le capitaine Darmeuil, un ami personnel...
  
  Un ricanement cruel et féroce, pareil au hurlement d’une hyène dans le désert, fusa.
  
  - C’est moi qui l’ai tué de ma propre main ! clama-t-elle.
  
  Le regard de Coplan se glaça.
  
  - A ces cinq victimes, il faut ajouter mon courrier Marc Langlois à Berlin-Est, ajouta-t-il d’une voix tendue.
  
  - Celui-là, c’est Konstantin Maksimovitch Doltchev qui l’a abattu au Kalashnikov. Je ne me défends pas, je rectifie. J’aime les choses nettes et déteste m’approprier les exploits des autres.
  
  A nouveau, elle tira sur sa Camel.
  
  - Ainsi, tu comptais me kidnapper et me faire passer aux aveux, reprit-elle d’un ton corrosif. Vous autres, Français, vous ne doutez de rien. Personne, chez vous, ne m’arrive à la cheville et tu n’es pas une exception. La preuve ? Tu es à ma merci. J’allais dire pieds et poings liés, mais c’est inexact. Tes mains sont libres. Tu vois bien, à ce détail, le peu de crainte que tu m’inspires. Quant à la mission qui m’a été confiée, je suis sur le point de l’accomplir. La machine est en marche. Dans une semaine au plus tard, tout sera fini. Et je réussirai, forcément, je n’ai jamais connu l’échec.
  
  Elle se rengorgeait, hautaine et méprisante.
  
  La victoire enivre et diminue les défenses. L’agent atteint un stade critique. Il se croit invulnérable, affirmait le Vieux.
  
  Le discours de Tanya lui donnait raison. Mais comment exploiter cette faille chez l’agent du K.G.B. ? Discrètement, Coplan avait déjà éprouvé la solidité des chaînes. Rien à tenter de ce côté-là, du moins tant qu’il serait sous surveillance. Plus tard, peut-être ? A condition que Tanya ne le tue pas sur-le-champ, ce qui n’était pas évident. Posé sur la table bancale, à deux centimètres du paquet de Came ! froissé, le Tokarev augurait mal l’avenir.
  
  Tanya surprit son regard.
  
  - Tu as peur, n’est-ce pas ? Tu as sur le visage une expression que je connais bien. Typique des gens qui craignent la mort. A tort ou à raison, d’ailleurs. Mais je crois que tu n’es pas du genre à trembler et supplier. Ce n’est pas ton style.
  
  A tort ou à raison ? Que voulait-elle dire ? Y avait-il une chance d’échapper au Tokarev ?
  
  Sa nuque était douloureuse, il la massa de nouveau. A force de recevoir des coups de matraque, ses vertèbres craqueraient un jour ou l’autre, songea-t-il avec amertume. Sauf si Tanya décidait d’abréger dès à présent le cours de son existence.
  
  A son tour, l’agente du K.G.B. écrasa un cancrelat qui flirtait avec la pointe de sa chaussure. Puis elle tendit la main vers le paquet de Camel, se souvint qu’elle venait de fumer la dernière cigarette et cria un nom à consonance slave. Un homme apparut. Avec son nez de fouine, son regard écarquillé derrière les lunettes cerclées de fer, sa moustache trapézoïdale et ses cheveux poivre et sel tirés en arrière à la mode des années 40, il évoquait un apparatchik penché habituellement sur le dossier de l’expansion démographique en Sibérie orientale. Le K.G.B., admira Coplan, avait le génie de lancer en première ligne des agents Action ressemblant à des ronds-de-cuir. En tout cas, cette silhouette ne lui était pas inconnue. Coplan l’avait entrevue parmi les passagers de seconde classe lors des excursions à Santarem, Obidos, Parintins, et Itacoatiara. Était-ce l’individu qui avait tenté de le tuer dans la coursive ?
  
  Tanya s’empara du paquet plein que l’homme lui avait tendu, déchira de l’ongle l’enveloppe de cellophane et cala une cigarette entre ses lèvres. Colplan ne se rappelait pas l’avoir vue fumer autant sur le Sea Slipper.
  
  La nervosité ?
  
  Le Soviétique ressortit et Tanya arborait l’expression sournoise qu’elle avait à Parintins, quand Rodrigo de Mosqueira y Rivero avait avalé le breuvage prétendument aphrodisiaque.
  
  - Tu aimerais bien que je t’explique ma mission, susurra-t-elle.
  
  Coplan frémit. Cette proposition, si du moins elle se concrétisait, signifiait sa condamnation à mort. Un lâche aurait refusé. Pas lui.
  
  - C’est probablement captivant, la défia-t-il. De quoi s’agit-il ? La création d’un élevage de tambaquis à Acapulco ?
  
  Elle blêmit.
  
  - Tu crânes.
  
  - Tu l’as dit toi-même, je ne suis pas une poule mouillée. Mais toi, tu n’es pas non plus une ogresse, quoique tu t’efforces de me terroriser. Tu en seras pour tes frais. Si tu éprouves un plaisir sadique à me décrire ta mission, ne te gêne pas. Laisse-toi aller, soulève le couvercle de la marmite et voyons quel bouillon de culture tu mijotes !
  
  - Toujours l’arrogance! ragea-t-elle en tapant du pied.
  
  Coplan ne cilla pas.
  
  Elle voulait l’impressionner, c’était flagrant. Elle commença son exposé, s’exprimant en phrases courtes, incisives, avec une hargne et une satisfaction manifestes.
  
  Coplan en resta coi. Son cœur battait à se rompre. Le complot était diabolique. Si Tanya réussissait, l’Union soviétique gagnait au minimum cinq ans de répit, un avantage fantastique.
  
  La jeune femme s’était délectée à détailler son plan.
  
  - Tu ne pourras pas me contrer, jubila-t-elle. Tu n’es plus rien, un prisonnier, privé de ces armes que tu dissimules dans le double fond de ta valise ; Boris les a découvertes à Santarem en fouillant ta cabine. Tu n’es qu’un pauvre petit contre-espion, vaincu, tu...
  
  - Ta salade Caraïbes, qu’est-ce que c’est ? coupa-t-il avec impatience.
  
  Et Tanya alluma une autre Camel.
  
  - Du crabe rouge provenant de l’îlot de Clipperton qui, cela te fera plaisir, appartient à la France.
  
  - Ce crabe a quelque chose de particulier ?
  
  - Sa chair est empoisonnée. Un cas unique au monde.
  
  - Bravo, Tanya ! grinça-t-il. Tu es une spécialiste de la faune aquatique ! Après le tambaqui, le crabe rouge de Clipperton !
  
  - Sur le Sea Slipper, tu citais les Anciens : On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve...
  
  Coplan se souvenait très bien de la phrase fétiche qui lui avait servi à appâter celles qu’il prenait pour Tanya, afin d’amener la conversation sur les Incas. Toutes avaient mordu à l’hameçon. De Trudi Krotzak à Maria Caspary, en passant par Tanya et les trois autres. Seule Elizabeth Vescovali était restée de marbre.
  
  - ... De la même manière, poursuivit l’agente du K.G.B., on ne peut pas manger tous les jours des joues de tambaqui. Certains apprécient aussi le crabe rouge, du moins quand ils ignorent que sa chair provoque inéluctablement, dans un délai de quelques minutes un empoisonnement mortel.
  
  Quelle Section du K.G.B. avait manigancé ce plan machiavélique ? se demanda Coplan. Tanya n’était qu’un agent d’exécution, fût-elle géniale. Un Alpha, comme lui. Elle ne planifiait pas. C’était dans les laboratoires à idées de Moscou que s’élaboraient les missions stratégiques.
  
  La Section 9 chargée des Armes chimiques, bactériologiques et biologiques ? Probablement.
  
  Une lueur démoniaque scintilla dans le regard de Tanya.
  
  - Tu connais Clipperton, cette possession française du Pacifique, au large du Mexique, totalement déserte et que personne ne visite jamais ?
  
  Coplan comprit aussitôt. Le bourreau que Tanya lui réservait se trouvait à Clipperton.
  
  - Jamais, avoua-t-il.
  
  - Je suis une raffinée, rétorqua-t-elle avec exaltation. On me dit aussi cruelle, mais tu le sais déjà. J’ai donc voulu t’accorder une faveur spéciale. Tu la mérites. Si, si, ne sourcille pas, tu la mérites ! Te tuer d’une balle dans la tête ne serait pas digne d’une artiste telle que moi. Aussi, après mûre réflexion, j’ai décidé que tu aurais une mort superbe ! A Clipperton. Toi qui aimes tant baiser, as-tu déjà baisé avec la femelle d’un crabe rouge ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Durant la traversée à bord d’un yacht ultra-rapide, Boris, le Soviétique au nez de fouine, avait fait preuve d’un sadisme particulier en décrivant longuement Clipperton, un atoll rocheux de douze kilomètres de circonférence, déchiqueté par la violence des cyclones, situé à mille kilomètres des côtes mexicaines, hors des routes maritimes et que ne visitait jamais personne.
  
  Les seuls visiteurs à y avoir abordé dans un passé récent étaient venus chercher les crabes rouges pour le compte de Tanya.
  
  Ces crustacés à la chair empoisonnée mesuraient environ vingt centimètres et possédaient des pinces redoutables. Ils étaient en outre d’une voracité phénoménale.
  
  Boris et son acolyte avaient déposé Coplan au pied d’un cocotier sur la plage de sable gris bordée de rocaille. Ses chevilles et ses poignets étaient entravés par des bracelets d’acier au bout de lourdes chaînes.
  
  - La gloutonnerie des crabes dépasse l’entendement, avait précisé Boris en jubilant. Ils se nourrissent de n’importe : plantes, poissons, cadavres d’oiseaux... Mais la viande vivante ne les rebute pas, bien au contraire ! A ce qu’on raconte, ils commencent par le cuir des chaussures et le reste suit...
  
  Le Soviétique lui avait fiché une Camel entre les lèvres, ajoutant :
  
  - A mon avis, tu ne souffriras pas de la faim ou de la soif. Dès que nous serons partis, les crabes s’attaqueront à toi. Combien de temps faut-il pour mourir lorsqu’on est dévoré par des crustacés ? Je n’en sais rien.
  
  Il lui avait allumé sa cigarette.
  
  - Celle du condamné à mort... Je n’ai pas de rhum, seulement une flasque de tequila dans la poche. Tu en veux ?
  
  Coplan avait refusé avec mépris. Puis Boris et son comparse avaient regagné la chaloupe et pagayé jusqu’au yacht.
  
  Coplan était seul avec les crabes rouges et les oiseaux dans un décor apocalyptique, hérissé de caisses de munitions éventrées et de véhicules militaires disloqués. Des milliers de noddis et de fous s’agglutinaient sur les rochers aux formes torturées, loin de l’ennemi, le crabe rouge. Le vacarme était assourdissant, le vent ne suffisait pas à disperser les relents pestilentiels du guano et des eaux stagnantes du lagon que la barrière corallienne coupait de l’océan.
  
  Sur la gauche de Coplan, le piton rocheux, haut d’une trentaine de mètres, enrobé dans sa gangue de guano, semblait guetter les cyclones périodiques qui balayaient l’îlot désolé.
  
  Coplan déglutit péniblement. Au large, le yacht se balançait sur les rouleaux, comme pour narguer une dernière fois avant de mettre le cap sur Acapulco.
  
  Il grimaça, tira sur les chaînes enroulées autour du tronc du cocotier. Solides. Les Soviétiques connaissaient leur affaire. En outre, ils avaient choisi un arbre énorme. Hercule lui-même n’aurait pas réussi à le déraciner. D’ailleurs, même s’il l’avait pu, à quoi bon ? Comment subsister sur cet atoll désert, sans eau douce, avec pour seul breuvage, peut-être, le lait des noix de coco ? Et pas question de dénicher dans les parages un vieil exemplaire de Robinson Crusoé pour savoir de quelle manière le héros et Vendredi avaient survécu sans succomber au scorbut !
  
  Le soleil lui brûlait la peau. Coplan regarda autour de lui. Le vide total. Rien qui puisse l’aider à desceller les bracelets ou à briser les maillons des chaînes. Tanya et ses sbires ne lui laissaient aucune chance. Dans le passé, s’était-il trouvé déjà dans une situation identique ? Comment s’en était-il sorti ? Il fouilla sa mémoire. Non, il n’avait jamais rien vécu de comparable.
  
  Intrigués par cet hôte inhabituel, les noddis et les fous le survolaient en poussant des cris perçants, criblant au passage les galets de fiente nauséabonde.
  
  Coplan se tortilla, rampa sur le dos en décrivant un quart de cercle autour du cocotier pour atteindre la zone jonchée de galets. Il commença à frotter ses poignets, coincés sur les reins par les bracelets, sur les cailloux dans l’espoir d’entamer la résistance du métal. Concentré sur sa tâche qui se révélerait peut-être salvatrice, il œuvra énergiquement durant plusieurs heures. Implacable, le soleil chauffait la roche, refoulant les crabes rouges à la fontière de la plage. Les cocotiers pliaient sous le vent. Soudain, une bourrasque plus forte souleva un nuage de sable, dévoilant une inscription sur une carcasse de véhicule déglinguée. U.S. Marine Corps, San Diego, Calif., 1944.
  
  Ce chiffre raviva l’angoisse de Coplan. 1944 ? Personne n’était donc venu ici depuis 1944 ? Un transport de matériel et de munitions parti de San Diego durant la Seconde Guerre mondiale avait dû s’égarer dans les parages, et s’échouer sur les récifs. Quel sort horrible avait donc connu les officiers et l’équipage ?
  
  Les crabes rouges les avaient-ils dévorés ?
  
  Ses muscles s’ankylosaient, la sueur ruisselait sur son visage et son torse. Il s’accouda un temps de repos et, à tâtons, vérifia l’état du métal. Intact. Les galets étaient trop tendres pour entailler l’acier. Coplan crut entendre un énorme éclat de rire en provenance du yacht qui, déjà, n’était plus qu’un point à l’horizon. Les Soviétiques avaient dû beaucoup s’amuser en observant à la jumelle ses vains efforts pour se libérer.
  
  Son cœur cognait dans sa poitrine. Que faire ? Ne pas s’avouer vaincu. Ne jamais s’avouer vaincu. Il existait forcément une solution. Laquelle ?
  
  A l’approche du crépuscule, les crabes rouges sortirent de l’eau. Comme les noddis et les fous, ils étaient intrigués par ce corps vivant, étrange en ces lieux, par cette chair frissonnante et humaine, à l’odeur si différente des remugles de charogne qui imprégnaient habituellement l’atmosphère.
  
  Ils commencèrent à avancer en rangs serrés, cahotant sur le sable et les galets, tendus vers un seul but : le festin inattendu qui s’offrait à eux.
  
  Coplan tremblait de tous ses membres. Mû par un espoir insensé, il tourna son regard vers l’océan. Le geste était puéril, naïf, dû à une intense panique. Et si, par chance, les Soviétiques revenaient sur leur décision ? Ils allaient le délivrer, le ramener à Acapulco, le remettre à Tanya qui triompherait sans vergogne, grisée de sa propre puissance.
  
  Mais non... On ne voyait presque plus le yacht. Il se perdait dans la lumière pourpre incandescent du soleil couchant.
  
  Les premiers crabes s’attaquèrent aux chaussures, comme l’avait prédit Boris. Coplan gigota pour se débarrasser des assaillants, mais les pinces s’accrochaient fermement au cuir, sangsues impitoyables. Il banda ses muscles et se décolla du sable. Les crabes s’engouffrèrent aussitôt dans cette brèche. Il se souleva, le plus haut possible, et laissa ses quatre-vingt-dix kilos retomber lourdement sur les céphalothorax qui craquèrent de façon sinistre. Tout cela ne servait pas à grand-chose, Coplan en était conscient, mais, pour le moment, il n’avait aucun autre moyen de défense.
  
  Écrasés sous son poids, les crabes n’étaient pas morts pour autant. Leurs pinces déchiraient la toile légère de son blouson, le tissu de la chemise, cherchaient la peau, le sang, crochetaient dans la paume des mains. A nouveau, il s’arracha à leur étreinte et se souleva. Cette fois, il enregistra des succès notables.
  
  Sur l’atoll, on compte environ cinquante mille crabes rouges... avait précisé Boris avec jubilation.
  
  Comment venait-on à bout de cinquante mille crabes rouges ?
  
  Tels de monstrueux pendentifs, deux crustacés s’étaient accrochés à ses oreilles et le pinçaient furieusement. Deux autres se glissaient dans les poches. Une petite escouade s’attaquait à la braguette. Des femelle, sans doute, ricana-t-il avec amertume, en se remémorant la phrase au vitriol décochée par Tanya : Toi qui aimes tant baiser, as-tu déjà baisé avec la famelle d’un crabe rouge ?
  
  Leurs congénères rampaient sous le pantalon de Coplan, oscillaient en équilibre instable sur les genoux, remontaient le long des cuisses. Sournoisement, une cohorte visait sa nuque et son cou.
  
  Coplan se débattait avec l’énergie du désespoir. Au-dessus du cocotier, les noddis et les fous contemplaient le spectacle, guettant les reliefs que leur abandonneraient les crabes.
  
  Coplan tapa sa tête contre le tronc du cocotier et se débarrassa des pinces qui lui cisaillaient le cou. Du sang coulait de ses oreilles. A coups de pied, il écrasa quelques dizaines de céphalothorax. Il comptait avec une joie féroce les craquements lugubres des carcasses. Le tronc du cocotier, finalement, était un auxiliaire efficace.
  
  Mais, encore une fois, pouvait-on venir à bout de cinquante mille crabes ?
  
  Ces monstres voraces ne possédaient-ils pas tous les atouts pour triompher ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  
  
  
  - Ne bougez pas.
  
  La hache s’abattit avec fracas et mordit durement dans l’acier de la chaîne. Coplan sentit le choc se répercuter le long de sa jambe. Les coups qui suivirent eurent raison du métal.
  
  - On passe à l’autre.
  
  La hache cognait, inlassable. Nullement impressionnés, les crabes continuaient à grignoter les poignets de Coplan qui, à présent, ne pouvait plus se dégager sans risque de s’exposer à la lame acérée qui descellait les maillons.
  
  Le sang coulait sur ses mains.
  
  Il fallut une bonne dizaine de minutes pour que la chaîne cède enfin. L’homme aida Coplan à se relever, déblaya les crabes, et l’entraîna rapidement, éclairant leur chemin à l’aide d’une torche électrique. Furieux, les noddis et les fous poussaient des cris stridents. Coplan et l’homme louvoyèrent au milieu des carcasses de jeeps, des caisses de munitions, des débris métalliques fichés dans le sable. Ils atteignirent une grotte qui s’ouvrait dans le piton volcanique surplombant le lagon du haut de ses trente mètres.
  
  A l’étonnement de Coplan, le rocher était creusé de galeries naturelles qui grimpaient jusqu’au sommet en suivant une pente assez abrupte pour aboutir dans une sorte de petite salle basse de plafond et aux parois grossièrement taillées.
  
  Une lampe à pétrole dispensait une lumière jaunâtre mais vive, deux chaises de jardin et un alignement de placards métalliques peints en vert foncé. Sur un tabouret en bois reposait une machine à écrire recouverte de sa housse. Le vent s’infiltrait par les interstices de la roche et la flamme de la lampe tremblotait.
  
  - On se présente, déclara l’homme, ensuite je vous enlève ce qui reste des chaînes. Et je vous soigne. Ces fichus crabes vous ont malmené, vous pissez le sang !
  
  - Commençons plutôt par là, suggéra Coplan. Je m’appelle Francis Devereux, je suis français et je travaille pour le gouvernement. Ingénieur en armement, pour être précis.
  
  - Arnaud de Saint-Fayle, aventurier et écrivain français. Asseyez-vous sur cette chaise. J’ai des gobelets en carton et une bouteille de William Lawson’s. Servez-nous deux whiskies bien tassés pendant que je déballe l’armoire à pharmacie.
  
  Le sauveur de Coplan, un homme souriant et sympathique approchait de la quarantaine. Grand, bien découplé, les cheveux longs, barbu et moustachu, il avait un faux air de Raspoutine, impression qu’accentuait encore son regard embrasé.
  
  - Mettez-vous à poil, ce sera plus facile. Vos vêtements sont en loques, mais j’en ai de rechange. Nous sommes à peu près de la même taille. Je vais vous badigeonner de mercurochrome, comme ça vous aurez l’allure d’un tableau surréaliste.
  
  Les questions indiscrètes ne tarderaient pas, songea Coplan. Il décida donc de prendre les devants. Tout en se déshabillant, il raconta à son interlocuteur, avec sa conviction coutumière, une fable délirante, où entrait cependant une part de vérité. Le gouvernement français l’avait chargé de mener des tractations ultra-secrètes avec un chimiste mexicain, l’inventeur d’une formule révolutionnaire destinée à accroître la cadence de tir de l’artillerie nucléaire. Sa mission gênait certaines puissances étrangères. Leurs agents avaient résolu de l’éliminer. Une balle dans la tête aurait évidemment suffi, mais ses rivaux ne tenaient pas à s’encombrer d’un cadavre. Si le corps était abandonné sur un îlot désert que personne ne visitait jamais, on évitait les problèmes.
  
  - C’est aussi simple que ça, conclut Coplan, assez satisfait de son histoire, peu crédible aux yeux d’un professionnel, mais capable de convaincre un amateur.
  
  - Non, ce n’est pas aussi simple, objecta son sauveur qui s’escrimait sur les poignets entaillés afin de stopper l’hémorragie. Pourquoi ne pas vous tuer sur la plage au lieu de vous livrer en pâture aux crabes ?
  
  Coplan s’autorisa un sourire.
  
  - Ceux qui m’ont amené ici sont des esthètes. Sans raffinement, la vengeance manquerait de piquant.
  
  - Certes, mais pourquoi cette vengeance ?
  
  - Parce que j’ai joué quelques mauvais tours à mes rivaux, éluda Coplan. A votre tour, mon cher Arnaud. Que diable fichez-vous sur cet atoll et comment avez-vous atterri ici ?
  
  - J’en ai fini avec les poignets. Trinquons d’abord.
  
  Coplan avala l’alcool qui le revigora. Arnaud de Saint-Fayle posa son gobelet et entreprit de découper les bandes de sparadrap.
  
  - Au départ, commença-t-il, les dieux m’ont pourvu d’une coquette fortune qu’administrent mes frères aînés. Aussi, n’écoutant que ma passion pour l’aventure, ai-je pu vadrouiller de par le monde, rouler ma bosse dans les coins les plus impossibles pendant une vingtaine d’années. Un jour, j’ai décidé d’écrire le récit de ma vie. Mais il me fallait un cadre digne des aventures que j’avais vécues, et, c’était impératif, la solitude. La vraie solitude. Pas celle d’une résidence secondaire ou d’une vieille ferme à la campagne. L’un de mes oncles est sénateur. Il lui a été facile de s’arranger avec la Marine nationale. Un aviso m’a déposé ici voici près de quatre mois, avec mon matériel, mes stocks de nourriture, d’eau douce, de pétrole, de papier et de médicaments. Il doit revenir me chercher après-demain pour m’emmener à Acapulco.
  
  - Après-demain ? s’étrangla Coplan qui sentait l’espoir renaître en lui.
  
  - Oui... Mon manuscrit est terminé, relu et corrigé. J’ai bossé comme un dingue. Levé avec le soleil, couché avec lui. Cette lampe à pétrole ne m’a finalement guère servi. Douze heures de travail par jour, sur la plage, à l’abri du vent. La pestilence du lagon plein les narines. Cent quatorze jours de boulot, Noël et Jour de l’An inclus. Résultat ? Six cents feuillets dactylographiés. Je pense passer à Apostrophes.
  
  - Je vous le souhaite, rétorqua chaudement Coplan. Il faudrait ajouter un dernier chapitre : comment vous m’avez arraché aux pinces de crabes.
  
  - Bonne idée. Vous attesterez que l’histoire est authentique ?
  
  - Je contresignerai les feuillets du manuscrit, plaisanta Coplan.
  
  - Merci à l’avance. A propos, vous devez mourir de faim ? Je me mets à la cuisine ou je fais sauter les bracelets avec le marteau et la broche du barbecue ?
  
  - Le dîner d’abord. Qu’y a-t-il au menu ? Du crabe rouge ?
  
  - Vous êtes fou ? Vous ne savez pas que sa chair est toxique ? Vous bouffez un crabe et, quelques minutes après, vous agonisez dans d’atroces souffrances !
  
  Ainsi, Tanya avait dit vrai, songea Coplan en frémissant. Arriverait-il à temps pour contrecarrer ses projets criminels ? Elle avait précisé qu’elle passerait à l’action dans une semaine au plus tard. La traversée en yacht avait duré quarante-huit heures. En gros, trois jours s’étaient donc écoulés depuis le moment où Tanya l’avait laissé entre les mains de Boris. Deux jours encore avant l’arrivée de l’aviso et deux autres pour atteindre Acapulco. Sept jours. Ce serait très juste.
  
  - Si j’avais eu une arme puissante, je serais intervenu plus tôt, reprit Arnaud, mais je n’avais qu’un fusil de chasse. Les types du yacht, qui vous amenaient tout enchaîné, m’ont fait peur, je vous l’avoue.
  
  - N’écrivez pas ça dans votre livre, rétorqua Coplan, narquois. Que penseraient les téléspectateurs d’Apostrophes d’un aventurier qui a peur ?
  
  L’écrivain épris de solitude allumait avec des gestes précis son réchaud à alcool. Il ne releva pas l’ironie.
  
  - L’histoire que vous m’avez racontée tout à l’heure m’étonne un peu, Francis. Car ce yacht, je l’ai déjà vu par ici. Il y a deux mois. Et savez-vous à quoi s’est occupé l’équipage, une dizaine d’hommes, durant près de douze heures ?
  
  - Oui, répondit Coplan, goguenard. A capturer des crabes rouges.
  
  Ceux dont la chair servirait à composer la salade Caraïbes dont Tanya s’apprêtait à régaler ses victimes.
  
  Arnaud le regarda, interloqué.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  
  
  
  - C’est à la fin de 1944 qu’un cargo américain s’est brisé sur les récifs, expliqua Arnaud de Saint-Fayle qui, en bon cicérone, guidait Coplan sur l’atoll balayé par le vent. Voilà pourquoi vous butez à chaque pas sur ces carcasses de véhicules militaires et ces caisses de munitions. Elles faisaient partie d’une cargaison expédiée aux troupes du Pacifique en lutte contre le Japon. Au passage, permettez-moi un petit résumé historique. Vous pourriez imaginer que cet îlot, une possession française, n’a jamais été habité. Erreur... Au début de ce siècle, le Mexique, qui contestait les droits de la France sur Clipperton, entreprit de le coloniser en y envoyant plusieurs dizaines de personnes : soldats, femmes, enfants, paysans, sous le commandement d’un officier. Ce dernier était un homme énergique. Il réussit à planter ces cocotiers qui nous fournissent de l’ombre et des noix, et à exploiter le phosphate que des navires marchands britanniques venaient charger. La colonie prospérait, régulièrement ravitaillée par un destroyer d’Acapulco. Les années passèrent. Le phosphate se raréfiait, les compagnies marchandes britanniques cessèrent de l’acheter. Bientôt, le ravitaillement ne fut plus assuré. Pourquoi ? Le Mexique était en pleine révolution et le nouveau gouvernement au pouvoir avait complètement oublié les colons de Clipperton (Authentique). Ce ne fut pas tout de suite la famine car l’officier avait eu la bonne idée de créer sur l’atoll un élevage de porcs ; ceux-ci, d’ailleurs, détruisaient les crabes rouges...
  
  - Vous m’avez affirmé que leur chair est empoisonnée, objecta Coplan.
  
  - Curieusement, elle n’était pas dangereuse pour les porcs. Peut-être ces animaux sont-ils immunisés contre le poison. En tout cas, les crabes, à cette époque, étaient en voie d’extermination. Les colons, qui n’avaient guère de loisirs sur ce gros caillou volcanique, procréaient à un rythme démentiel, si bien que la communauté comptait près de cent personnes, essentiellement des enfants. Pour les nourrir, on dut tuer peu à peu tous les porcs, et le phénomène s’inversa...
  
  - Les crabes rouges se multiplièrent ?
  
  - Exactement. Les colons ignoraient bien sûr que leur chair était toxique, car ils n’y avaient jamais touché. En outre, comme les porcs mangeaient les crustacés, les gens n’imaginèrent pas qu’il était périlleux de se rabattre sur cette nourriture particulièrement abondante. Ce fut une hécatombe. Les enfants succombèrent les premiers. Ensuite les hommes, sauf un, un Métis qui refusait de goûter au crabe maudit. Peut-être savait-il ? Quatre femmes qui avaient suivi les conseils du Métis, échappèrent aussi à la mort ! En échange, il revendiqua le droit de cuissage. Deux ans plus tard, en pleine Première Guerre mondiale, un croiseur américain fut envoyé en reconnaissance à Clipperton, afin de vérifier si l’ennemi n’y avait pas installé une base clandestine. Un détachement de marins commandé par un officier débarqua, et que découvrit-il ?
  
  - Vous avez le génie du suspense, railla Coplan. Une belle qualité pour un écrivain.
  
  - Vous me flattez, mon cher Francis. D’ailleurs, j’ai introduit cet épisode dans mon livre, bien qu’il ne soit pas autobiographique. Je termine. L’officier et les marins américains découvrirent quatre femmes et sept enfants, que le Métis avait eu le temps de faire à ses épouses. Les malheureux étaient ravagés par le scorbut, affaiblis au point qu’ils pouvaient à peine marcher. Les femmes apprirent à l’officier stupéfait que la chair du crabe rouge de Clipperton était toxique et responsable de l’hécatombe. Un long rapport à ce sujet fut adressé par Washington aux Académies des Sciences du monde entier.
  
  - Et le Métis ? s’enquit Coplan avec curiosité.
  
  - Le détachement américain trouva son corps encore tiède sur la plage, à l’autre bout de l’atoll, dans une vieille cabane en ruines. Il venait juste d’être assassiné. Les crabes rouges avaient déjà dévoré ses jambes.
  
  Un long frisson rétrospectif parcourut l’échine de Coplan..
  
  - On n’a jamais su laquelle des quatre femmes l’avait tué. Selon la thèse généralement admise, elles auraient tramé le coup ensemble en voyant arriver le croiseur américain.
  
  - En ce qui me concerne, ce n’est pas un croiseur américain que j’aimerais voir arriver, maugréa Coplan, mais votre aviso.
  
  - Le rendez-vous est prévu pour demain. Tenez, venez par ici pour terminer le tour du propriétaire. Cette pyramide de marbre a été élevée par une mission océanographique française il y a une quarantaine d’années. Cette plaque, là, évoque le passage d’une unité française.
  
  Coplan se pencha. L’inscription était délavée. Légion Etrangère, 5e R.M.P., 1re Compagnie de Travaux, 3e Section, Cameron 1967.
  
  1967. A nouveau Coplan frissonna. Même s’il avait échappé aux crabes rouges, combien de temps aurait-il survécu sur cet atoll qui n’avait de contact avec la civilisation qu’une fois tous les vingt ans ?
  
  Il se redressa.
  
  - Montons en haut du piton, proposa-t-il. Votre aviso a peut-être un jour d’avance sur le programme ?
  
  - D’accord, acquiesça l’écrivain, mais laissez-moi vous dire que vous serez probablement déçu.
  
  L’horizon lui donna raison. Coplan grimaça. Arriverait-il à temps pour déjouer le plan criminel élaboré par le K.G.B. et mis en œuvre par Tanya ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXI
  
  
  
  
  
  - Je me réjouis que vous soyez sain et sauf, déclara le Vieux avec chaleur. Penser que notre amitié et ces années de franche et fructueuse collaboration auraient pu s’engloutir dans les entrailles d’un crabe rouge me...
  
  - Pas un crabe rouge, rectifia Coplan, des dizaines de milliers.
  
  - Pas de chiffres, s’il vous plaît. Je le répète, je suis heureux que vous ayez échappé à cette mort hideuse. Bon, maintenant, trêve de sentimentalisme. Revenons à votre mission. Ici, j’ouvre une parenthèse. Je vous rappelle que le Teckel de votre aviso n’est pas équipé des codes de brouillage Gamma Epsilon. Par conséquent, des oreilles ennemies peuvent écouter cette communication. Aussi, je vous demande de me relater à mots couverts le complot découvert lors de votre conversation avec qui vous savez. D’accord ?
  
  - D’accord.
  
  Coplan rendit compte. Les oreilles ennemies ne risquaient guère de comprendre le sens de son rapport émaillé de termes intelligibles seulement pour le patron des Services Spéciaux français, et qu’ils les avaient utilisés au cours de précédentes missions ultra-secrètes.
  
  Lorsqu’il eut terminé, le Vieux ne témoigna aucune émotion.
  
  - Euphrate est désormais sur place. Il vous accueillera lorsque vous débarquerez. Dans l’intervalle, je déciderai s’il peut vous remplacer et contrer l’action adverse, au cas où vous arriveriez trop tard. Il n’y a plus à tergiverser. Cette affaire est très grave. Bien, je passe à l’action. Terminé.
  
  - Terminé.
  
  L’officier radio réprimait difficilement son excitation.
  
  - C’est bien la première fois, s’enthousiasma-t-il, qu’avec ce Teckel nous téléphonons directement à Paris !
  
  Coplan rejoignit le commandant et Arnaud de Saint-Fayle sur le pont.
  
  - J’ai une bonne nouvelle pour vous, monsieur Devereux, déclara le premier. Après concertation, et avec l’officier-mécanicien, nous pousserons notre vitesse au maximum, et serons à Acapulco bien plus tôt que prévu. Je dois avouer que les conditions météorologiques nous sont particulièrement favorables. Les dieux marins semblent vous tenir en très haute estime !
  
  - Les crabes rouges aussi le tenaient en très haute estime, s’esclaffa Arnaud de Saint-Fayle. Ils convoitaient sa chair.
  
  Coplan n’écoutait plus. A l’horizon, déjà, on ne distinguait plus Clipperton.
  
  Euphrate pouvait-il se débrouiller sans lui ? Parviendrait-il à contrer Tanya et ses ténébreux desseins ?
  
  
  
  
  
  - Le crabe surgelé n’est livré qu’aujourd’hui, expliqua le capitaine Kerville. Conformément aux instructions de Paris, j’ai enquêté, mais je n’ai pas agi. Les ordres étaient de vous attendre. Cependant, une chose me suffoque.
  
  - Laquelle ? s’enquit Coplan, soucieux.
  
  Loin des gratte-ciel et des grands hôtels de luxe, la plage se hérissait de baraques indiennes au toit affaissé et aux poutres branlantes. Des guitaristes jouaient une vague rengaine.
  
  - Comment se fait-il qu’un tel palace offre à ses clients du crabe surgelé ? Pourquoi pas du crabe frais ? Le chef serait-il du complot ?
  
  - Le chef, ou le directeur du palace, l’intendant chargé de l’approvisionnement, etc. On a soudoyé quelqu’un quelque part. Ou alors on ne pêche pas le crabe à Acapulco. Cela expliquerait l’achat de surgelés pour la salade Caraïbes.
  
  - Il y a un complice, je le sens ! rétorqua l’officier en se pinçant les narines d’un geste éloquent.
  
  - Probable.
  
  - Le luxe et le poison, quel mariage étonnant !
  
  Pour ce qui concernait le luxe, le capitaine Kerville évoquait les suites somptueuses du palace : baignoires circulaires de douze places, chambres décorées dans le style des films de Tarzan, avec lianes et peau de tigre ; ou bien à l’anglaise, meubles en acajou et balancelles pour imprimer du mouvement aux amours ancillaires ; ou encore dans le genre fumerie d’opium, laque noire, encens et soie sauvage. Si le bon goût brillait par son absence, la débauche de moyens stupéfiait.
  
  - Une autre chose me suffoque, poursuivit l’officier en jetant à Coplan un regard de reproche. Pourquoi ne pas avoir prévenu les gens du danger qu’ils couraient ?
  
  - Mon cher Kerville, riposta Coplan, acerbe, sachez que les Services Spéciaux n’alertent jamais les futures victimes du danger qu’elles courent. Leur devoir est d’éliminer le danger, pas de sonner le tocsin. Particulièrement quand il s’agit de personnalités politiques, militaires ou financières, comme celles du Groupe Schellenberg. Ces gens ont mille soucis. Vous nous voyez leur annoncer que l’Est cherche à les éliminer ?
  
  L’officier éclata de rire avant de rétorquer dans le langage des corps de garde :
  
  - Ils chieraient dans leurs bottes !
  
  Vingt minutes plus tard, ils atteignirent le faubourg où se trouvait l’entrepôt frigorifique, à côté d’une fabrique de boissons gazeuses.
  
  - Mon équipe est à pied d’œuvre, précisa Kerville. Les hommes de Manaus sont restés en Guyane et ont été remplacés par un Mexicain et quatre Espagnols. Des gars redoutables, très expérimentés. Vous m’en direz des nouvelles !
  
  - Vous avez répété ? s’inquiéta Coplan.
  
  - Bien sûr. L’opération est peaufinée dans ses plus infimes détails. Moins on laisse d’initiative aux légionnaires, mieux ça vaut. Ce sont des hommes d’action, pas de réflexion. Aucun rapport avec un Alpha, ajouta-t-il, un brin sarcastique.
  
  L’attente se prolongea encore une demi-heure. Kerville avait garé son Oldsmobile de location derrière le quai où des caristes, perchés sur leur fork-lift, préparaient le chargement des camions.
  
  Une Plymouth apparut, lente et silencieuse, au moment où Coplan tournait la tête. Au volant, il reconnut Boris. L’autre, que Boris baptisait Outchitel (Professeur, en russe), occupait le siège du passager.
  
  Coplan réagit aussitôt.
  
  - On change les plans, Kerville.
  
  - Quoi ? s’insurgea l’officier, abasourdi.
  
  - Les deux hommes dans la Plymouth qui vient de nous dépasser sont là pour surveiller le bon déroulement des opérations, c’est-à-dire le transport des cartons de crabes rouges surgelés jusqu’au palace.
  
  - Dans ce cas, on les neutralise et on se retrouve à la phase 1 du plan ? Je transmets les ordres à mes gars par talkie-walkie ?
  
  - Non. Ces types nous mèneront à la cible que nous avons manquée à Manaus. Voici le nouveau schéma d’exécution. La Plymouth, j’en suis certain, va suivre le camion jusqu’au palace. Nous lui filons le train sans intervenir. Une fois la marchandise parvenue à bon port, les Soviétiques repartiront pour rendre compte au R.F.A./O.U. du succès de l’opération. Vous et vos hommes, vous vous relaierez pour la filature. En aucun cas, vous ne devez perdre cette voiture.
  
  - Le R.F.A./O.U. nous a échappé à Manaus et à l’hôtel Estrella del Mar, mais cette fois, je vous jure bien que nous ne lâcherons pas les hommes de la Plymouth. Cependant, un point m’intrigue. Comment vous débrouillerez-vous avec la cargaison de crabes surgelés quand elle sera dans les cuisines du palace ?
  
  - Vous me laisserez un de vos hommes, le Mexicain.
  
  - Evaristo ? D’accord.
  
  - Maintenant, transmettez les instructions à vos gars.
  
  Pendant que Kerville s’exécutait, Coplan observait la Plymouth qui se rangeait le long d’un bâtiment.
  
  Une autre heure s’écoula.
  
  - Si vous retrouvez les types qui vous ont livré aux crabes rouges, vous vengerez-vous ? avait demandé Arnaud de Saint-Fayle avec curiosité en débarquant de l’aviso.
  
  - Je ne me venge jamais, je me contente de marquer des points, avait répondu Coplan, caustique.
  
  Soudain, une vitre de la Plymouth, côté conducteur, s’abaissa légèrement. Presque aussitôt, un camion sortit de l’entrepôt.
  
  - C’est lui, dit Kerville. Superbement chronométré, nos adversaires connaissent leur affaire.
  
  Le camion tourna à droite avec, dans son sillage, la Plymouth qui maintenait une distance de deux cents mètres. Kerville démarra, imité par ses hommes qui attendaient dans trois autres véhicules. Le convoi prit le chemin du palace. Parvenu à destination, il emprunta la rampe menant au sous-sol, où se trouvaient l’intendance, les réserves, la climatisation centrale et les cuisines.
  
  La Plymouth avait stoppé près du parking. Outchitel descendit. Il alluma une cigarette et inspecta les alentours.
  
  - Evaristo est à l’entrée de la rampe, déclara Kerville. Vous le voyez ?
  
  - Oui.
  
  La Plymouth redémarra en rasant presque les chaussures d’Outchitel. Lentement, celui-ci se dirigea à son tour vers la rampe, tandis qu’Evaristo tournait les talons et abordait, avec force salamalecs, une jeune femme tenant une raquette de tennis à la main.
  
  - Ce sont des dragueurs impénitents dans la Légion, grommela Kerville.
  
  - En tout cas, c’est bien joué de la part d’Evaristo.
  
  Après un dernier regard circulaire, Outchitel s’engouffra sous la voûte. Coplan bondit hors de l’Oldsmobile.
  
  - Ne perdez pas la Plymouth ! adjura-t-il.
  
  - Domingo la suit, je relaierai. Vous, vous avez la Toyota d’Evaristo. On maintient le contact au Continental ?
  
  - Comme prévu.
  
  Evaristo abandonna la joueuse de tennis sidérée et emboîta le pas à Coplan. Celui-ci jaugea d’un coup d’œil la situation, repéra les lieux et le camion garé sur le bas-côté en attendant d’être déchargé. Le chauffeur était descendu et s’avançait vers le distributeur automatique de boissons fraîches à l’autre extrémité du tunnel. Il paraissait engagé dans une conversation animée avec deux autres conducteurs.
  
  Coplan attendit qu’Evaristo le rejoigne et, en deux mots, lui communiqua ses instructions.
  
  Outchitel longeait la porte métallique fermant l’accès à la centrale de climatisation, lorsque les deux hommes sautèrent sur lui. D’un coup fulgurant assené avec le tranchant de la main, Coplan lui cisailla la nuque et Evaristo n’eut plus qu’à cueillir le Soviétique.
  
  Personne ne leur prêtait attention.
  
  Coplan ouvrit la porte. Evaristo traîna Outchitel à l’intérieur du local et, d’un coup de talon, repoussa le battant. Les groupes électrogènes de la centrale fonctionnaient à plein régime dans un tintamarre assourdissant.
  
  Coplan regarda autour de lui. Pas âme qui vive.
  
  Il aperçut une autre porte, l’ouvrit. Elle donnait sur un couloir obscur qu’empruntaient sans doute les réparateurs pour accéder plus facilement aux gaines.
  
  Avisant un tas de chiffons, Coplan en déchira quelques-uns en larges bandes pour confectionner des liens. Evaristo l’aida à entraver solidement les membres du Soviétique et à le bâillonner. Puis le Mexicain assena deux vigoureux coups de matraque sur le crâne du prisonnier.
  
  - Il en a au moins pour une heure, jubila-t-il.
  
  - C’est juste le temps dont nous avons besoin. Viens, ressortons.
  
  De retour dans le tunnel, Coplan inspecta les environs. Le chauffeur continuait à discuter avec ses collègues, appuyé au distributeur automatique.
  
  - Retourne à ta Toyota, je prends le volant du camion. Tu me suivras.
  
  - Bien, mon colonel.
  
  Aux yeux du légionnaire, Coplan devait détenir un grade supérieur à celui de Kerville, puisqu’il donnait les ordres. Aussi, pour ne pas commettre d’erreur, visait-il haut dans l’échelle hiérarchique.
  
  Coplan s’installa dans le camion, démarra et, tout doucement, remonta la rampe en marche arrière. Une fois dehors, il accéléra. Dans le rétroviseur, il voyait la Toyota d’Evaristo. Durant le trajet en compagnie de Kerville, il avait conçu un plan pour se débarrasser du camion et de sa cargaison mortelle. L’idée lui avait été inspirée par un panneau publicitaire, sur la façade d’un immeuble, vantant le spectacle présenté par les plongeurs de la Quebrada.
  
  Chaque soir, ces voladores sautaient dans l’océan, les bras en croix, du haut d’une imposante falaise. Une véritable roulette russe. Une mauvaise anticipation du flux, la vague se retirait trop tôt, et le plongeur s’écrasait sur les rochers. Les accidents de ce genre, heureusement, étaient rares. Les secrets du plongeon, jalousement gardés, se transmettaient de père en fils, et les voladores étaient d’une habileté inouïe. Néanmoins, parfois, la mort était au rendez-vous. Les Mexicains raffolaient de cette épreuve sportive et payaient très cher pour y assister.
  
  Coplan choisit une falaise éloignée de celle où s’exhibaient les plongeurs, pour ne pas risquer de provoquer un accident.
  
  Le lieu était désert. Coplan stoppa au bord de l’à-pic. Des dizaines de mètres plus bas, les vagues rugissaient dans des tourbillons d’écume blanche.
  
  Coplan descendit du véhicule après avoir placé le levier de vitesses au point mort et débloqué le frein à main.
  
  Evaristo avait déjà compris ce qu’on attendait de lui. Il colla l’avant de la Toyota contre la ridelle arrière du camion et donna un violent coup d’accélérateur.
  
  Coplan s’écarta. Lentement, le camion bascula dans le gouffre.
  
  Coplan le regarda se disloquer sur les rochers de granit rose, et poussa un soupir de soulagement.
  
  Les membres du Groupe Schellenberg étaient sauvés.
  
  Il s’engouffra dans la Toyota. Déjà, Evaristo faisait demi-tour et repartait en trombe vers Acapulco.
  
  Le Groupe Schellenberg avait été fondé dans les années 50 par un prince européen. Son but : rassembler les plus puissants industriels, financiers et politiciens d’Europe occidentale, des U.S.A., du Canada, de l’Australie et du Japon, afin de se partager le marché et de promouvoir le capitalisme international en se dégageant de la tutelle des Etats. Pour atteindre cet objectif, la paix était indispensable. L’expansionnisme soviétique devait donc être battu en brèche, et la satellisation des nations africaines et asiatiques opérée par Moscou contrée avec une vigueur sans faille. Au cours des vingt-cinq dernières années, le Groupe Schellenberg n’avait pas remporté le succès escompté ; dans certains cas, cependant, l’influence de Moscou s’était heurtée à des contre-révolutions, comme en Indonésie, en Amérique du Sud ou en Afrique. Néanmoins, l’incendie allumé au Proche-Orient par les Soviétiques et les apprentis sorciers de Téhéran constituait une défaite.
  
  Favoriser l’éclosion d’éléments politiques modérés, déstabiliser les démocraties populaires marxistes, activer la contrebande à l’intérieur de leurs frontières, conquérir de nouveaux marchés africains, arabes et asiatiques : c’était la ligne que les stratèges du Groupe Schellenberg s’étaient fixée.
  
  La Chine Populaire attestait de leur première victoire importante. Le Vietnam, le Laos et le Cambodge s’apprêtaient à basculer dans leur camp. En Afghanistan, l’Armée Rouge s’essoufflait. La Pologne et la Roumanie secouaient le joug du Kremlin. Autant de réussites pour le clan.
  
  Le Groupe se réunissait périodiquement parfois en Bavière ou en Suisse, le plus souvent dans un pays ensoleillé. D’éminents militaires étaient invités comme conseillers. Ainsi, à Acapulco, trois généraux et deux amiraux français occupaient les suites somptueuses du palace. La France était également représentée par des hommes politiques de droite et de gauche dont un ministre, des professeurs d’université versés dans les sciences économiques et politiques, des banquiers et financiers influents (Le Groupe Schellenberg existe réellement. Sous un autre nom).
  
  Au total, près de deux cents personnes de toutes nationalités, à qui Tanya aurait souhaité servir sa succulente salade Caraïbes au crabe rouge de Clipperton. Car, pour le K.G.B., le Groupe Schellenberg menaçait les intérêts soviétiques dans le monde. Pour Moscou, ces comploteurs capitalistes devaient être éliminés dans les plus brefs délais, avant que Cuba ne tombe à son tour dans leur orbite.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXII
  
  
  
  
  
  - N’est-ce pas le yacht dont vous m’avez parlé et qui vous a transporté à Clipperton ? questionna Kerville en désignant le bâtiment qui se balançait sur son ancre. En tout cas, nous avons suivi votre gus jusqu’ici. D’ailleurs, voici sa Plymouth garée sur le quai.
  
  - Combien de personnes avez-vous repérées à bord ? demanda Coplan.
  
  - Aucune, sauf votre type. C’est le même yacht ?
  
  - C’est le même.
  
  - Nous progressons.
  
  - Donnez des ordres à vos hommes. Qu’ils se maintiennent en échelon de protection sous votre commandement. Je ne prends qu’Evaristo avec moi. Accordez-moi un délai de cinq minutes, ensuite vous interviendrez si nous ne donnons pas signe de vie.
  
  - Il suffit parfois de cinq minutes pour mourir, observa sentencieusement l’officier.
  
  Coplan laissa le temps à Kerville d’installer son dispositif, puis se tourna vers le Mexicain.
  
  - Tu te tiendras à cinquante centimètres derrière moi.
  
  Pour la dernière fois, Coplan inspecta l’arme que lui avait remise le chef d’Euphrate, un Sig-Sauer P-220. Pour éviter les contrôles électroniques dans les aéroports, l’armement de l’équipe de la 19e C.E.M.B.L.E. avait été expédié par la valise diplomatique, aux bons soins du consul de France à Acapulco.
  
  - Un bijou, admira le sous-officier de la Légion. J’ai le même, sauf que le vôtre est calibré en 38 Auto Super. Le mien l’est en 9 millimètres Para.
  
  - Dans les deux cas, le chargeur contient neuf cartouches et j’espère bien que nous n’aurons pas à utiliser nos munitions. Tout doit se passer en douceur, ne l’oublie pas, Evaristo. Nous ne tuons pas, sauf nécessité absolue. Tu as les matraques ?
  
  Le Mexicain exhiba les deux tuyaux de cuir terminé par un cylindre de plomb, et Coplan en glissa un dans la ceinture de son pantalon.
  
  Kerville les rejoignit.
  
  - C’est en place, déclara-t-il.
  
  Ils réglèrent leurs montres-bracelets. Coplan eut soudain une autre idée.
  
  - Allez donc à la capitainerie du port, commanda-t-il à l’officier, et renseignez-vous. Ce yacht doit-il appareiller ?
  
  Kerville parut effaré.
  
  - Qu’est-ce que vous mijotez ?
  
  - L’aviso qui m’a ramené de Clipperton est toujours à quai.
  
  Un abordage en haute mer simplifierait les choses.
  
  Le chef d’Euphrate laissa son regard errer sur le pavillon aux couleurs panaméennes qui flottait au vent.
  
  - Vous ne craignez pas les complications diplomatiques ?
  
  - Avec les Panaméens ? ricana Coplan. Le Panama se moque éperdument du sort des navires à qui il accorde, en échange d’un fort droit d’enregistrement, un pavillon de complaisance.
  
  - Très bien, je vais voir à la capitainerie, rétorqua Kerville en s’éloignant.
  
  Coplan observa attentivement le yacht. L’officier avait raison. Pas un mouvement sur le pont écrasé de soleil.
  
  L’attente s’éternisa. Evaristo avait allumé un cigarillo mexicain entortillé comme un fil de fer barbelé et dont la fumée puait abominablement. Coplan avait baissé sa vitre pour respirer, sans que le sous-officier de la Légion s’offusque du geste.
  
  Kerville fut enfin de retour.
  
  - Désolé, annonça-t-il avec un brin de jubilation, vos beaux projets maritimes sont à l’eau. Le yacht n’a manifesté aucun désir de quitter le port. Il a même acquitté ses droits pour une semaine d’avance. Son propriétaire est un certain Juan Domingo Sanchez, domicilié à Ciudad Guatemala, mais de nationalité dominicaine, et le bateau a été affrété par un nommé Boris Diatkin, citoyen costaricain, domicilié au Honduras. C’est vraiment l’O.N.U., ce yacht ! Vous aviez raison en ce qui concerne les pavillons de complaisance !
  
  - Bon, regagnez votre poste. Nous passons à l’action dans cent vingt secondes. Prêt, Evaristo ?
  
  - Prêt, mon colonel, acquiesça le Mexicain en écrasant le mégot de son infect cigarillo.
  
  Ils émergèrent du fourgon Toyota et, à pas rapides, bifurquèrent vers la passerelle. Un mendiant barra la route à Coplan et tendit une main décharnée. Evaristo l’écarta brutalement en l’injuriant.
  
  Coplan atteignit la passerelle et l’escalada. Sur sa nuque, il sentait le souffle du Mexicain.
  
  Agenouillé dans le poste de commandement, Boris triait et rangeait des cartes marines. Il se redressa vivement, sa main plongea dans un tiroir entrouvert. Coplan abaissa sa matraque sur les phalanges dont les os craquèrent. Le Soviétique hurla de souffrance. La matraque le cueillit une seconde fois au menton. Boris s’affala sur une carte largement déployée, représentant la zone du Pacifique où se situait l’atoll de Clipperton.
  
  Coplan tourna les talons.
  
  - Ligote-le, ordonna-t-il à Evaristo.
  
  Tanya dormait dans sa cabine. Allongée sur la couchette, elle ne portait qu’un bikini. Malgré le climatiseur qui ronronnait doucement, dispensant une fraîcheur agréable, la sueur perlait sur son corps que Coplan avait possédé et admiré.
  
  Il s’adossa au chambranle de la porte et, pendant quelques instant, contempla le ravissant spectacle de la femme endormie. Puis il s’empara d’une carafe d’eau posée sur la desserte et la jeta au sol. Le verre se brisa avec fracas.
  
  Réveillée en sursaut, Tanya distingua d’abord vaguement le canon noir du Sig-Sauer. Elle écarquilla les yeux, ahurie.
  
  - Les crabes rouges de Clipperton t’envoient leurs amitiés, ricana Coplan.
  
  La professionnelle qu’elle était reprit très vite ses esprits. Elle ne manifesta aucune frayeur, à nouveau lucide et froide.
  
  - Tu es increvable. Je suis obligée de réviser mon opinion à ton sujet.
  
  - Je t’en prie.
  
  - Comment t’en es-tu tiré ?
  
  - Un écrivain aventurier m’a sauvé la vie.
  
  - Qu’est-ce que tu racontes ?
  
  Se redressant, elle se massa les bras et les cuisses avant de dégrafer son soutien-gorge. Ses seins magnifiques jaillirent.
  
  - Tu m’excites, avoua-t-elle. Les vainqueurs m’ont toujours excitée. C’est comme un feu qui m’envahit, d’un seul coup. Toi aussi tu es un être de feu, je n’ai pas oublié notre étreinte sur le Sea Slipper. Tu sais, je ne simulais pas mon plaisir, tu t’en es rendu compte, n’est-ce pas? Oui, tu ne pouvais pas en douter, puisque tu ignorais que j’étais Tanya. Tu passais d’un lit à un autre, tu discourais sur la musique classique, les Incas, les échecs...
  
  Elle fit lentement glisser son slip jusqu’à ses chevilles, le dégagea, et le tint du bout des doigts dans un geste de défi.
  
  Coplan resta de marbre. Tanya s’humecta les lèvres, provocante.
  
  - Naturellement, je parle sans doute un peu vite...
  
  Coplan feignit d’entrer dans son jeu :
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - J’affirme que les vainqueurs m’excitent, mais tu n’es pas pour autant victorieux !
  
  - Vraiment ? railla-t-il.
  
  Et il lui conta, avec force détails, la manière dont il avait détruit la cargaison de crabe rouge surgelé sur laquelle comptait Moscou pour empoisonner les membres du Groupe Schallenberg.
  
  Tanya demeura impassible et Coplan ne put s’empêcher de l’admirer. Pas un cil ne frémissait, son regard ne trahissait aucun accablement, son souffle ne s’était même pas accéléré. Tanya était bien digne de ces agents soviétiques qui, avec un certain fatalisme oriental, acceptaient l’échec en se fondant sur une vision à long terme.
  
  Le K.G.B. ne disposait-il pas de l’éternité pour réaliser ses desseins stratégiques ?
  
  L’échec, dans cette optique, ne représentait qu’un incident de parcours. Le succès viendrait un jour ou l’autre, c’était mathématique.
  
  D’un geste empreint de lassitude, elle lança son slip qui atterrit sur l’applique au-dessus de la coiffeuse. Une expression boudeuse se peignit sur les traits de Tanya.
  
  - Tout me trahit, décidément..., marmonna-t-elle d’un ton amer.
  
  Altière, elle se dirigea vers la coiffeuse. Coplan atteignit le meuble avant elle, ouvrit le tiroir et s’empara du Tokarev qu’il brandit sous le nez de Tanya.
  
  - C’est vrai, tu n’es pas dans un bon jour. Rhabille-toi, les jeux sont faits et tu as perdu la partie.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer en février 1988 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
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