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No 1989, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
ISBN 2-265-04236-6 ISSN 0786-178-X
L’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même l’interprétation de certains événements ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
Paul KENNY
CHAPITRE PREMIER
Planté devant la fenêtre, les mains croisées dans le dos, le Vieux contemplait le ciel plombé qui annonçait une pluie proche. En entendant la porte s’ouvrir, il se retourna et s’avança vers Coplan à qui il serra chaleureusement la main.
— Ces vacances ? s’enquit-il.
— Courtes mais bien remplies.
— Beaucoup de rencontres féminines ?
— Une seule, mais de qualité.
— J’aime votre élitisme. Asseyez-vous.
Lui-même prit place derrière son vaste bureau et tapota un dossier placé sur son sous-main.
— Vous vous souvenez du capitaine Guillain Rouxel ?
— Très bien. Si ma mémoire est bonne, nous nous sommes croisés à Hong Kong, à Taipeh, à Bangkok et à Manille.
— Exact. La zone qui lui est affectée se limite à l’Extrême-Orient et au Sud-Est asiatique. Agent Alpha, il a reçu mission de s’infiltrer dans les milieux extrémistes de l’ultragauche et du terrorisme internationaux, sous l’identité d’un journaliste indépendant, tiers-mondiste et sympathisant des causes révolutionnaires(1). Le but recherché est, en partant de l’Asie, de remonter les filières jusqu’en Europe afin de s’introduire dans les factions dont l’action menace les intérêts français. Rouxel a soigneusement préparé sa couverture, dans cet esprit. Il a appris le chinois mandarin, l’indonésien et le tagal en un temps record. Ses articles ont paru dans des revues progressistes en Angleterre et en France. Par ses contacts, au cours de ses voyages, il a peu à peu bâti une stature crédible. Dernièrement, il effectuait un reportage sur les misérables conditions de travail des ouvriers dans les mines de soufre de Kawa Liyen en Indonésie. Je l’ai astreint à un compte rendu mensuel en langage codé. Or, depuis trois mois, plus de nouvelles de lui. Coplan, vous êtes chargé de le retrouver.
Coplan prit le temps d’allumer une cigarette. Dans sa mémoire, ressuscitaient les traits d’un homme d’une trentaine d’années. Visage mince et énergique, cheveux longs à la hippie, silhouette musclée, peau tannée par le soleil, yeux bleus intelligents, tenue négligée à dessein. Aimablement désuet, Rouxel citait volontiers des locutions latines. Il ne buvait que du thé et se nourrissait de riz, de poisson et de fruits exotiques. Une fois, il avait avoué à Coplan être porté sur les femmes indigènes. Le grain de peau des Asiatiques l’excitait au plus haut point et il ne découvrait désormais que fadeur chez les Blanches. À première vue, ceci ne présentait qu’un intérêt mineur. Pourtant, il était possible que le défaut de la cuirasse soit plus important qu’il n’y paraissait. La femme représentait parfois l’ennemi n® 1 de l’agent Alpha. Un instant de faiblesse ou d’inattention suffisait pour percer à jour la fausse personnalité qu’il avait si patiemment peaufinée.
— Quels étaient les sujets de ses derniers comptes rendus ? questionna Coplan.
— Primo : son enquête sur les conditions de travail des mineurs de Kawa Liyen. Secundo : ses liens avec une certaine Lin-Peï, militante du P.K.I., le parti communiste indonésien clandestin qui cherche à refaire surface après la terrible hécatombe de 1965. Par le biais de ce contact, Rouxel espérait consolider sa position au sein du parti.
— Rien d’autre ?
— Rien de concret. Rouxel appartient à cette race d’agents qui refusent d’évoquer des sujets dont ils n’ont pas mesuré les contours.
— A-t-il fourni l’adresse de cette Lin-Peï ?
— Non. En revanche, il logeait, avant sa disparition, au Losmen Racah, un hôtel situé à Sawah Lumpur, une localité avoisinant les mines de soufre de Kawa Liyen.
— Lin-Peï est un nom plutôt chinois qu’indonésien, fit remarquer Coplan.
— C’est une Sino-Indonésienne. Ce sont les seuls éléments récents que je suis en mesure de vous fournir. À vous de jouer.
Coplan se leva et posa une dernière question :
— Dans son dernier C.R., Rouxel craignait-il pour sa vie ?
— Il n’a rien mentionné de tel.
CHAPITRE II
Dans un premier temps, Coplan fit escale à Singapour. De l’aéroport de Changi, il se rendit en taxi à l’hôtel Marco Polo sur Tanglin Circle où il déposa ses valises avant de se faire conduire Serangoon Road. Une vive animation régnait dans la rue aux Indiens dont les boutiques regorgeaient d’épices et de souvenirs de toutes sortes. De petits restaurants offraient des brochettes de viande de chèvre assaisonnées de curry. Les temples, majestueux, contemplaient la foule bigarrée qui, au lieu de vénérer Brahma, Vishnu et Siva, sacrifiait aux délices terrestres.
Coplan s’arrêta devant la boutique crasseuse. L’Indien avait vieilli et une tête de mort se sculptait sous ses traits décharnés. Assis à la turque dans son capharnaüm, au milieu des bijoux de pacotille, des tissus du Bengale et des tapis pakistanais, il mâchait du bétel et, à intervalles réguliers, expédiait dans un crachoir en cuivre un jet de salive peu ragoûtant.
— Darimana datangan cinta ?(2) attaqua Coplan en malais.
— Dari mata turun ke hati(3), répondit l’autre sans s’émouvoir.
Le vieil homme hocha la tête et se dressa pour soulever un rideau et disparaître dans l’arrière-boutique. Il en revint en tenant un singe bleu aux yeux fripons à qui il murmura quelques mots en ourdou. Le primate prit la main de Coplan et l’entraîna dans la rue où il le guida jusqu’au repaire d’un éleveur de mangoustes destinées aux combats avec des serpents.
Parvenu là, le singe lâcha la main de Coplan et s’esquiva en sautant par-dessus les capots des voitures.
Le Bengali fixa l’arrivant :
— Que puis-je faire pour vous ?
— Je voudrais rencontrer My-Lian.
Sur une feuille de papier, Coplan griffonna son nom et le numéro de sa chambre au Marco Polo. L’homme s’en empara et la plia en quatre. Coplan tourna les talons, ressortit et héla un taxi pour regagner son hôtel. Il y dîna d’un repas frugal et, de retour dans sa chambre, il n’eut guère à attendre. Bientôt, la sonnerie du téléphone grésilla. La voix s’exprimait en un anglais cassé.
— Un taxi vous attend au coin de Tanglin Circle et de Napier Road. Une Chevrolet noire. Le drapeau est baissé.
Coplan raccrocha et quitta sa chambre. La distance était courte. Il la franchit à pied. Deux hommes étaient adossés à la carrosserie. Ils encadrèrent Coplan sur la banquette arrière et lui bandèrent les yeux. Il se laissa faire. Cette formalité s’intégrait dans le rituel habituel : le boutiquier indien, la phrase code en malais, le singe bleu, le dresseur de mangoustes.
My-Lian se protégeait des importuns comme un véritable chef d’État.
Le taxi était climatisé. Détendu, Coplan laissait sa nuque reposer sur le cuir. Au bout d’une demi-heure, le véhicule s’arrêta. Coplan fut extrait de la Chevrolet et, guidé par les deux hommes, chemina sur un sol mou, puis emprunta un ascenseur avant de marteler un carrelage de ses talons.
Le bandeau lui fit retiré et, après avoir cligné des yeux, il ajusta son regard sur la somptueuse silhouette de la belle Chinoise dont la robe de soie collante, fendue sur le côté, démasquait des cuisses charnues. Aristocratique, le cou s’élançait vers le visage aux traits purs, aux joues et aux lèvres soulignées de vermillon. Ses yeux noirs, ironiques, étaient exagérément bridés, trahissant un fort métissage coréen.
— Bonjour, Francis. Ainsi, tu ne m’oublies pas. Je suis flattée. Mais quelle est la raison de ta visite ? Business ou plaisir ?
— Avec toi, les deux sont liés.
Les affaires que traitait My-Lian en Extrême-Orient relevaient de la plus parfaite illégalité. Trafics de drogue, d’armes, contrebande, et fausse monnaie alimentaient généreusement ses comptes en banque disséminés dans les paradis fiscaux du monde entier. La Chinoise avait tissé un réseau de complicités dans les points stratégiques de sa zone d’opérations et Coplan tablait sur cette toile d’araignée pour lui procurer l’aide nécessaire à sa mission.
Rien n’était à négliger.
Son hôtesse pressa un bouton de sonnette et une charmante jeune personne en tunique et pantalon d’un blanc immaculé apparut.
— Que puis-je t’offrir ? s’enquit My-Lian.
— J’opte pour ton choum vietnamien avec du citron et des glaçons.
— Tu t’en souviens encore ? s’émerveilla la Chinoise.
Elle passa la commande et entraîna Coplan sur un sofa dont les motifs érotiques n’avaient rien à envier au Kãma sütra.
— Kenn pi ! sursurra-t-elle en levant son verre.
— Kenn pi(4) répondit Coplan avant de goûter au mélange particulièrement corsé, dont certains Européens assuraient qu’il conduisait tout droit à l’asile.
Si c’était vrai, My-Lian ne semblait guère sur le point d’effectuer le voyage.
— Finalement, tu es un cynique, déclara-t-elle d’un ton exempt de tout reproche.
— En quel sens ?
— Tu es bel homme, tu plais aux femmes, j’ai un faible pour toi. Tu le sais et tu en abuses. Tu es pareil au Bel-Ami de Maupassant !
Sur le point d’avaler une gorgée de choum, Coplan faillit s’étrangler. Amusée par sa surprise. My-Lian lui lança :
— Tu me prenais vraiment pour une illettrée ?
— Non. Pour un redoutable requin aux talents financiers hors du commun.
Elle esquissa un sourire flatté. Coplan avait touché la corde sensible. La lueur lubrique qu’il connaissait bien s’alluma dans ses yeux bridés. Sa main déboucla la ceinture du pantalon avant de le baisser. Comme un diable de sa boîte, le sexe de Coplan jaillit. Délicatement, elle l’arrosa de quelques gouttes de choum et le prit dans sa bouche. Coplan ferma les yeux et absorba une gorgée d’alcool. Cette fois, il perçut l’arrière-goût d’aphrodisiaque, une concoction d’herbes tropicales que les Malais appelaient lubang neraka(5), et en fut vexé. My-Lian croyait-elle qu’il avait besoin d’assistance pour se montrer à la hauteur de la situation ?
Aussi, sur-le-champ, lui prouva-t-il son erreur. En un tournemain, il déshabilla la Chinoise, ôta ses propres vêtements et se jeta entre les cuisses qu’elle ouvrait largement tout en pétrissant ses seins qui durcissaient.
— Oui, viens, implora-t-elle.
My-Lian adorait être sabrée à la hussarde par un mâle impérieux et dominateur. Coplan joua ce rôle à la perfection. Les lèvres en feu, la belle Chinoise lui dévorait les siennes, et sa langue, parfumée au choum, attisait l’incendie dans la bouche de son partenaire. My-Lian se tordait et gémissait, savourant l’attente insupportable du plaisir, mordant et griffant, affolée par le corps qui barattait en elle.
Lorsque Coplan sombra, elle l’accompagna dans la félicité. Ensorcelés, ils restèrent longtemps dans les bras l’un de l’autre, puis, par des mouvements lascifs, elle ressuscita l’énergie assoupie de Coplan qui, sa vigueur réanimée, entama le second round.
Bien plus tard dans la nuit, elle questionna enfin :
— Quel est le véritable motif de ta visite ?
Avec franchise, il avoua :
— J’ai besoin de ton contact le plus sérieux à Djakarta.
— Pour quel genre d’affaire ?
— Une disparition.
— Ce n’est pas tout à fait notre domaine.
— Je sais, mais toutes les aides me seront précieuses.
— Est-ce un homme, une femme ?
— Un homme.
— Européen ?
— Français.
— À quoi est-il lié ?
— À la politique.
Elle esquissa une grimace maussade.
— Je déteste la politique, sauf quand c’est moi qui mets en place les politiciens.
— À ce sujet, je me souviens du joli coup que tu as joué à Bangkok.
Bloquée par son éducation chinoise, elle dissimula son ravissement derrière une moue condescendante.
— J’étais assez satisfaite, c’est vrai.
— À présent, tu tires les fils en Thaïlande. Tout à l’heure, tu citais Maupassant. Moi j’emprunterai à Mao Tsé-toung la phrase suivante : la politique est une guerre sans effusion de sang et la guerre, une politique sanglante.
— Belle formule. Cependant, Mao Tsé-toung est quelque peu dévalué, avec les événements qui se déroulent en ce moment en Chine. J’espère pour celui que tu recherches que la politique ne s’est pas terminée en effusion de sang. Bon, j’aviserai Su-Wong à Djakarta. Voici son adresse : 32 Jalan Lembang, dans le quartier de Menteng.
CHAPITRE III
Il était difficile d’imaginer que Su-Wong fût l’homme lige de My-Lian à Djakarta. Il avait l’air détaché des servitudes de la communauté, et semblait vivre uniquement pour le mini-zoo qu’il avait créé dans une enceinte, au fond de son vaste jardin. Affublé d’une culotte noire informe qui flottait autour de ses cuisses maigres, d’une chemisette kaki retombant sur des fesses en gouttes d’huile et chaussé d’espadrilles usées, il guidait Coplan, tout en caressant la barbe grisâtre qui lui mangeait les joues.
Dans un étang artificiel sommeillait un gavial ; il bâilla à leur approche en démasquant des crocs impressionnant.
— Ne craignez rien, il est apprivoisé.
Coplan se méfia quand même.
Un couple d’orang-outan se frictionnaient les aisselles, tandis que, sous les huttes, des geckos lançaient leur cri en cascade. Dans des cages, les fauves s’agitaient. Leur puissante odeur agressait désagréablement les narines.
Pour éviter de désobliger son hôte, Coplan se confondit en éloges sur l’installation. Satisfait, Su-Wong amena enfin la conversation sur le sujet qui intéressait son visiteur :
— Quel genre d’aide souhaitez-vous que je vous apporte ?
Sa voix était douce, teintée d’indifférence.
— Un ami a disparu dans l’île de Java. Il est français et se nomme Hervé Dubard. Il s’est établi à Sawah Lumpur et rédigeait un article sur les conditions de travail des mineurs de Kawa Liyen, car il est journaliste de profession.
Agent Alpha, Guillain Rouxel circulait sous le nom d’Hervé Dubard.
— Depuis combien de temps n’a-t-il plus donné de nouvelles ?
— Trois mois.
— Très bien ! Je verrai ce que je peux faire. Recontactez-moi dans quelques jours.
— Je vous remercie.
Coplan prit congé et remonta dans la BMW qu’il avait louée à l’aéroport Sukarno-Hatta. Il regagna son hôtel, le Borobudur, boucla ses valises, régla sa note et prit le chemin de Sawah Lumpur, une localité du Centre-Java. À Bozor, il admira le palais édifié par les gouverneurs des Indes néerlandaises. À Bandung, la chaleur étouffante tomba et l’air fraîchit agréablement. Ensuite, il traversa un paysage verdoyant fait de rizières en étages.
Les premiers contreforts enfin apparurent.
Deux heures plus tard, Coplan entrait dans Sawah Lumpur dont le nom signifiait Rizière Boueuse. L’agglomération ne comportait qu’un seul hôtel, celui où logeait Guillain Rouxel, le Losmen Racah, appellation prétentieuse(6) lorsque l’on découvrait le vieux bâtiment en planches de bois à la peinture écaillée et aux vitres cassées. À la réception trônait un poussah au crâne rasé dont l’estomac se gonflait comme sous l’effet d’une aérophagie aiguë. Un sourire commercial se percha sur ses lèvres à la vue des deux valises de Coplan.
— Selamat malam, tuan ! salua-t-il. Vous voulez la plus belle chambre ? Elle est libre, ajouta-t-il dans un anglais approximatif.