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Coplan et les sortilèges malais

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  PAUL KENNY
  
  COPLAN
  
  ET
  
  LES SORTILÈGES MALAIS
  
  
  
  FLEUVE NOIR
  
  6, rue Garancière – Paris VIe
  
  
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’Article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de r Article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code pénal.
  
  
  
  No 1989, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  ISBN 2-265-04236-6 ISSN 0786-178-X
  
  
  
  
  
  L’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même l’interprétation de certains événements ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
  
  Paul KENNY
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Planté devant la fenêtre, les mains croisées dans le dos, le Vieux contemplait le ciel plombé qui annonçait une pluie proche. En entendant la porte s’ouvrir, il se retourna et s’avança vers Coplan à qui il serra chaleureusement la main.
  
  — Ces vacances ? s’enquit-il.
  
  — Courtes mais bien remplies.
  
  — Beaucoup de rencontres féminines ?
  
  — Une seule, mais de qualité.
  
  — J’aime votre élitisme. Asseyez-vous.
  
  Lui-même prit place derrière son vaste bureau et tapota un dossier placé sur son sous-main.
  
  — Vous vous souvenez du capitaine Guillain Rouxel ?
  
  — Très bien. Si ma mémoire est bonne, nous nous sommes croisés à Hong Kong, à Taipeh, à Bangkok et à Manille.
  
  — Exact. La zone qui lui est affectée se limite à l’Extrême-Orient et au Sud-Est asiatique. Agent Alpha, il a reçu mission de s’infiltrer dans les milieux extrémistes de l’ultragauche et du terrorisme internationaux, sous l’identité d’un journaliste indépendant, tiers-mondiste et sympathisant des causes révolutionnaires(1). Le but recherché est, en partant de l’Asie, de remonter les filières jusqu’en Europe afin de s’introduire dans les factions dont l’action menace les intérêts français. Rouxel a soigneusement préparé sa couverture, dans cet esprit. Il a appris le chinois mandarin, l’indonésien et le tagal en un temps record. Ses articles ont paru dans des revues progressistes en Angleterre et en France. Par ses contacts, au cours de ses voyages, il a peu à peu bâti une stature crédible. Dernièrement, il effectuait un reportage sur les misérables conditions de travail des ouvriers dans les mines de soufre de Kawa Liyen en Indonésie. Je l’ai astreint à un compte rendu mensuel en langage codé. Or, depuis trois mois, plus de nouvelles de lui. Coplan, vous êtes chargé de le retrouver.
  
  Coplan prit le temps d’allumer une cigarette. Dans sa mémoire, ressuscitaient les traits d’un homme d’une trentaine d’années. Visage mince et énergique, cheveux longs à la hippie, silhouette musclée, peau tannée par le soleil, yeux bleus intelligents, tenue négligée à dessein. Aimablement désuet, Rouxel citait volontiers des locutions latines. Il ne buvait que du thé et se nourrissait de riz, de poisson et de fruits exotiques. Une fois, il avait avoué à Coplan être porté sur les femmes indigènes. Le grain de peau des Asiatiques l’excitait au plus haut point et il ne découvrait désormais que fadeur chez les Blanches. À première vue, ceci ne présentait qu’un intérêt mineur. Pourtant, il était possible que le défaut de la cuirasse soit plus important qu’il n’y paraissait. La femme représentait parfois l’ennemi n® 1 de l’agent Alpha. Un instant de faiblesse ou d’inattention suffisait pour percer à jour la fausse personnalité qu’il avait si patiemment peaufinée.
  
  — Quels étaient les sujets de ses derniers comptes rendus ? questionna Coplan.
  
  — Primo : son enquête sur les conditions de travail des mineurs de Kawa Liyen. Secundo : ses liens avec une certaine Lin-Peï, militante du P.K.I., le parti communiste indonésien clandestin qui cherche à refaire surface après la terrible hécatombe de 1965. Par le biais de ce contact, Rouxel espérait consolider sa position au sein du parti.
  
  — Rien d’autre ?
  
  — Rien de concret. Rouxel appartient à cette race d’agents qui refusent d’évoquer des sujets dont ils n’ont pas mesuré les contours.
  
  — A-t-il fourni l’adresse de cette Lin-Peï ?
  
  — Non. En revanche, il logeait, avant sa disparition, au Losmen Racah, un hôtel situé à Sawah Lumpur, une localité avoisinant les mines de soufre de Kawa Liyen.
  
  — Lin-Peï est un nom plutôt chinois qu’indonésien, fit remarquer Coplan.
  
  — C’est une Sino-Indonésienne. Ce sont les seuls éléments récents que je suis en mesure de vous fournir. À vous de jouer.
  
  Coplan se leva et posa une dernière question :
  
  — Dans son dernier C.R., Rouxel craignait-il pour sa vie ?
  
  — Il n’a rien mentionné de tel.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Dans un premier temps, Coplan fit escale à Singapour. De l’aéroport de Changi, il se rendit en taxi à l’hôtel Marco Polo sur Tanglin Circle où il déposa ses valises avant de se faire conduire Serangoon Road. Une vive animation régnait dans la rue aux Indiens dont les boutiques regorgeaient d’épices et de souvenirs de toutes sortes. De petits restaurants offraient des brochettes de viande de chèvre assaisonnées de curry. Les temples, majestueux, contemplaient la foule bigarrée qui, au lieu de vénérer Brahma, Vishnu et Siva, sacrifiait aux délices terrestres.
  
  Coplan s’arrêta devant la boutique crasseuse. L’Indien avait vieilli et une tête de mort se sculptait sous ses traits décharnés. Assis à la turque dans son capharnaüm, au milieu des bijoux de pacotille, des tissus du Bengale et des tapis pakistanais, il mâchait du bétel et, à intervalles réguliers, expédiait dans un crachoir en cuivre un jet de salive peu ragoûtant.
  
  — Darimana datangan cinta ?(2) attaqua Coplan en malais.
  
  — Dari mata turun ke hati(3), répondit l’autre sans s’émouvoir.
  
  Le vieil homme hocha la tête et se dressa pour soulever un rideau et disparaître dans l’arrière-boutique. Il en revint en tenant un singe bleu aux yeux fripons à qui il murmura quelques mots en ourdou. Le primate prit la main de Coplan et l’entraîna dans la rue où il le guida jusqu’au repaire d’un éleveur de mangoustes destinées aux combats avec des serpents.
  
  Parvenu là, le singe lâcha la main de Coplan et s’esquiva en sautant par-dessus les capots des voitures.
  
  Le Bengali fixa l’arrivant :
  
  — Que puis-je faire pour vous ?
  
  — Je voudrais rencontrer My-Lian.
  
  Sur une feuille de papier, Coplan griffonna son nom et le numéro de sa chambre au Marco Polo. L’homme s’en empara et la plia en quatre. Coplan tourna les talons, ressortit et héla un taxi pour regagner son hôtel. Il y dîna d’un repas frugal et, de retour dans sa chambre, il n’eut guère à attendre. Bientôt, la sonnerie du téléphone grésilla. La voix s’exprimait en un anglais cassé.
  
  — Un taxi vous attend au coin de Tanglin Circle et de Napier Road. Une Chevrolet noire. Le drapeau est baissé.
  
  Coplan raccrocha et quitta sa chambre. La distance était courte. Il la franchit à pied. Deux hommes étaient adossés à la carrosserie. Ils encadrèrent Coplan sur la banquette arrière et lui bandèrent les yeux. Il se laissa faire. Cette formalité s’intégrait dans le rituel habituel : le boutiquier indien, la phrase code en malais, le singe bleu, le dresseur de mangoustes.
  
  My-Lian se protégeait des importuns comme un véritable chef d’État.
  
  Le taxi était climatisé. Détendu, Coplan laissait sa nuque reposer sur le cuir. Au bout d’une demi-heure, le véhicule s’arrêta. Coplan fut extrait de la Chevrolet et, guidé par les deux hommes, chemina sur un sol mou, puis emprunta un ascenseur avant de marteler un carrelage de ses talons.
  
  Le bandeau lui fit retiré et, après avoir cligné des yeux, il ajusta son regard sur la somptueuse silhouette de la belle Chinoise dont la robe de soie collante, fendue sur le côté, démasquait des cuisses charnues. Aristocratique, le cou s’élançait vers le visage aux traits purs, aux joues et aux lèvres soulignées de vermillon. Ses yeux noirs, ironiques, étaient exagérément bridés, trahissant un fort métissage coréen.
  
  — Bonjour, Francis. Ainsi, tu ne m’oublies pas. Je suis flattée. Mais quelle est la raison de ta visite ? Business ou plaisir ?
  
  — Avec toi, les deux sont liés.
  
  Les affaires que traitait My-Lian en Extrême-Orient relevaient de la plus parfaite illégalité. Trafics de drogue, d’armes, contrebande, et fausse monnaie alimentaient généreusement ses comptes en banque disséminés dans les paradis fiscaux du monde entier. La Chinoise avait tissé un réseau de complicités dans les points stratégiques de sa zone d’opérations et Coplan tablait sur cette toile d’araignée pour lui procurer l’aide nécessaire à sa mission.
  
  Rien n’était à négliger.
  
  Son hôtesse pressa un bouton de sonnette et une charmante jeune personne en tunique et pantalon d’un blanc immaculé apparut.
  
  — Que puis-je t’offrir ? s’enquit My-Lian.
  
  — J’opte pour ton choum vietnamien avec du citron et des glaçons.
  
  — Tu t’en souviens encore ? s’émerveilla la Chinoise.
  
  Elle passa la commande et entraîna Coplan sur un sofa dont les motifs érotiques n’avaient rien à envier au Kãma sütra.
  
  — Kenn pi ! sursurra-t-elle en levant son verre.
  
  — Kenn pi(4) répondit Coplan avant de goûter au mélange particulièrement corsé, dont certains Européens assuraient qu’il conduisait tout droit à l’asile.
  
  Si c’était vrai, My-Lian ne semblait guère sur le point d’effectuer le voyage.
  
  — Finalement, tu es un cynique, déclara-t-elle d’un ton exempt de tout reproche.
  
  — En quel sens ?
  
  — Tu es bel homme, tu plais aux femmes, j’ai un faible pour toi. Tu le sais et tu en abuses. Tu es pareil au Bel-Ami de Maupassant !
  
  Sur le point d’avaler une gorgée de choum, Coplan faillit s’étrangler. Amusée par sa surprise. My-Lian lui lança :
  
  — Tu me prenais vraiment pour une illettrée ?
  
  — Non. Pour un redoutable requin aux talents financiers hors du commun.
  
  Elle esquissa un sourire flatté. Coplan avait touché la corde sensible. La lueur lubrique qu’il connaissait bien s’alluma dans ses yeux bridés. Sa main déboucla la ceinture du pantalon avant de le baisser. Comme un diable de sa boîte, le sexe de Coplan jaillit. Délicatement, elle l’arrosa de quelques gouttes de choum et le prit dans sa bouche. Coplan ferma les yeux et absorba une gorgée d’alcool. Cette fois, il perçut l’arrière-goût d’aphrodisiaque, une concoction d’herbes tropicales que les Malais appelaient lubang neraka(5), et en fut vexé. My-Lian croyait-elle qu’il avait besoin d’assistance pour se montrer à la hauteur de la situation ?
  
  Aussi, sur-le-champ, lui prouva-t-il son erreur. En un tournemain, il déshabilla la Chinoise, ôta ses propres vêtements et se jeta entre les cuisses qu’elle ouvrait largement tout en pétrissant ses seins qui durcissaient.
  
  — Oui, viens, implora-t-elle.
  
  My-Lian adorait être sabrée à la hussarde par un mâle impérieux et dominateur. Coplan joua ce rôle à la perfection. Les lèvres en feu, la belle Chinoise lui dévorait les siennes, et sa langue, parfumée au choum, attisait l’incendie dans la bouche de son partenaire. My-Lian se tordait et gémissait, savourant l’attente insupportable du plaisir, mordant et griffant, affolée par le corps qui barattait en elle.
  
  Lorsque Coplan sombra, elle l’accompagna dans la félicité. Ensorcelés, ils restèrent longtemps dans les bras l’un de l’autre, puis, par des mouvements lascifs, elle ressuscita l’énergie assoupie de Coplan qui, sa vigueur réanimée, entama le second round.
  
  Bien plus tard dans la nuit, elle questionna enfin :
  
  — Quel est le véritable motif de ta visite ?
  
  Avec franchise, il avoua :
  
  — J’ai besoin de ton contact le plus sérieux à Djakarta.
  
  — Pour quel genre d’affaire ?
  
  — Une disparition.
  
  — Ce n’est pas tout à fait notre domaine.
  
  — Je sais, mais toutes les aides me seront précieuses.
  
  — Est-ce un homme, une femme ?
  
  — Un homme.
  
  — Européen ?
  
  — Français.
  
  — À quoi est-il lié ?
  
  — À la politique.
  
  Elle esquissa une grimace maussade.
  
  — Je déteste la politique, sauf quand c’est moi qui mets en place les politiciens.
  
  — À ce sujet, je me souviens du joli coup que tu as joué à Bangkok.
  
  Bloquée par son éducation chinoise, elle dissimula son ravissement derrière une moue condescendante.
  
  — J’étais assez satisfaite, c’est vrai.
  
  — À présent, tu tires les fils en Thaïlande. Tout à l’heure, tu citais Maupassant. Moi j’emprunterai à Mao Tsé-toung la phrase suivante : la politique est une guerre sans effusion de sang et la guerre, une politique sanglante.
  
  — Belle formule. Cependant, Mao Tsé-toung est quelque peu dévalué, avec les événements qui se déroulent en ce moment en Chine. J’espère pour celui que tu recherches que la politique ne s’est pas terminée en effusion de sang. Bon, j’aviserai Su-Wong à Djakarta. Voici son adresse : 32 Jalan Lembang, dans le quartier de Menteng.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Il était difficile d’imaginer que Su-Wong fût l’homme lige de My-Lian à Djakarta. Il avait l’air détaché des servitudes de la communauté, et semblait vivre uniquement pour le mini-zoo qu’il avait créé dans une enceinte, au fond de son vaste jardin. Affublé d’une culotte noire informe qui flottait autour de ses cuisses maigres, d’une chemisette kaki retombant sur des fesses en gouttes d’huile et chaussé d’espadrilles usées, il guidait Coplan, tout en caressant la barbe grisâtre qui lui mangeait les joues.
  
  Dans un étang artificiel sommeillait un gavial ; il bâilla à leur approche en démasquant des crocs impressionnant.
  
  — Ne craignez rien, il est apprivoisé.
  
  Coplan se méfia quand même.
  
  Un couple d’orang-outan se frictionnaient les aisselles, tandis que, sous les huttes, des geckos lançaient leur cri en cascade. Dans des cages, les fauves s’agitaient. Leur puissante odeur agressait désagréablement les narines.
  
  Pour éviter de désobliger son hôte, Coplan se confondit en éloges sur l’installation. Satisfait, Su-Wong amena enfin la conversation sur le sujet qui intéressait son visiteur :
  
  — Quel genre d’aide souhaitez-vous que je vous apporte ?
  
  Sa voix était douce, teintée d’indifférence.
  
  — Un ami a disparu dans l’île de Java. Il est français et se nomme Hervé Dubard. Il s’est établi à Sawah Lumpur et rédigeait un article sur les conditions de travail des mineurs de Kawa Liyen, car il est journaliste de profession.
  
  Agent Alpha, Guillain Rouxel circulait sous le nom d’Hervé Dubard.
  
  — Depuis combien de temps n’a-t-il plus donné de nouvelles ?
  
  — Trois mois.
  
  — Très bien ! Je verrai ce que je peux faire. Recontactez-moi dans quelques jours.
  
  — Je vous remercie.
  
  Coplan prit congé et remonta dans la BMW qu’il avait louée à l’aéroport Sukarno-Hatta. Il regagna son hôtel, le Borobudur, boucla ses valises, régla sa note et prit le chemin de Sawah Lumpur, une localité du Centre-Java. À Bozor, il admira le palais édifié par les gouverneurs des Indes néerlandaises. À Bandung, la chaleur étouffante tomba et l’air fraîchit agréablement. Ensuite, il traversa un paysage verdoyant fait de rizières en étages.
  
  Les premiers contreforts enfin apparurent.
  
  Deux heures plus tard, Coplan entrait dans Sawah Lumpur dont le nom signifiait Rizière Boueuse. L’agglomération ne comportait qu’un seul hôtel, celui où logeait Guillain Rouxel, le Losmen Racah, appellation prétentieuse(6) lorsque l’on découvrait le vieux bâtiment en planches de bois à la peinture écaillée et aux vitres cassées. À la réception trônait un poussah au crâne rasé dont l’estomac se gonflait comme sous l’effet d’une aérophagie aiguë. Un sourire commercial se percha sur ses lèvres à la vue des deux valises de Coplan.
  
  — Selamat malam, tuan ! salua-t-il. Vous voulez la plus belle chambre ? Elle est libre, ajouta-t-il dans un anglais approximatif.
  
  Coplan posa ses bagages.
  
  — Je veux celle de mon ami Hervé Dubard.
  
  Une expression attristée se peignit sur les traits de l’hôtelier qui tendit une main amicale.
  
  — Je m’appelle Buwono. Je ne sais ce qui est arrivé à ce bon tuan Dubard. Il est parti un jour et n’est plus jamais revenu. Pourtant, il a laissé toutes ses affaires et a payé six mois d’avance.
  
  — Je suis à sa recherche. Où devait-il aller ?
  
  — À la mine de Kawa Liyen, mais personne ne l’a vu là-bas. Étrange ! Même pas un coup de fil pour expliquer son absence ! s’offusqua l’indonésien.
  
  — Il vous faisait des confidences ?
  
  — Non. Il était plutôt réservé. Les journalistes vous tirent les vers du nez, mais ne vous donnent rien en échange. Vous êtres journaliste, vous aussi ?
  
  — Oui.
  
  C’était la profession qui figurait sur le passeport de Coplan, en dessous de sa fausse identité, Francis Cortal.
  
  — Il parlait surtout aux mineurs, poursuivit Buwono.
  
  — Vous acceptez que je m’installe dans sa chambre ?
  
  — Si cela vous fait plaisir… Les draps sont propres.
  
  De sa fenêtre au premier étage, Guillain Rouxel avait eu tout loisir d’admirer la luxuriante vallée qui s’étirait vers l’horizon. Coplan regarda ensuite autour de lui. Décor Spartiate. Dans la salle de bains, un grand bac empli d’eau. Ici, on se douchait à la hollandaise : avec une casserole. Pas de climatiseur. La température ne l’exigeait pas, Sawah Lumpur se nichant sur le flanc de la montagne. Dans la chambre proprement dite, Rouxel avait tenté de masquer les lézardes dans les murs en y clouant des wayang, des marionnettes locales. Une peinture balinaise de style naïf représentait des combats de coqs. Quelques statuettes en acajou s’essayaient à personnaliser l’intérieur austère. Sur une table, une machine à écrire portative, des feuillets dactylographiés et d’autres, vierges. Coplan entreprit la lecture des premiers. Parfaitement entraîné, Rouxel avait adopté le ton du journaliste ultragauchiste qui se révolte contre la condition ouvrière. Un petit chef-d’œuvre. Coplan les remit en place et fouilla les valises. En dehors d’un dictionnaire de citations latines chères au capitaine de la D.G.S.E., rien d’important. Coplan explora les doubles fonds. Vides. Alors, il se planta au pied du lit et médita. Un agent Alpha avait toujours quelque chose à dissimuler. Une liste de renseignements confidentiels, des noms, des adresses. Rouxel n’avait sûrement pas dérogé à cette règle qui devenait vite une seconde nature.
  
  Quelle cachette avait-il choisie ?
  
  Coplan passa la chambre et la salle de bains au peigne fin. Sans succès. Ensuite, il démonta la machine à écrire, décolla le dos en bois du tableau balinais et examina de près les statuettes. L’une d’elles représentait un satyre emprisonné dans un tonneau mobile qui coulissait vers le haut. Dans cette position, le phallus monstrueux du satyre, comprimé jusque-là contre son corps par la paroi, se redressait et pointait à la verticale. À l’aide d’une lime à ongles, Coplan fit sauter le ressort qui, une fois extrait, libéra une étroite cavité dans le ventre de la statuette. Une mince feuille de papier s’y logeait. En se servant d’une pince, Coplan la tira.
  
  Il s’agissait d’une liste de noms et d’adresses. Coplan l’apprit par cœur et la brûla.
  
  Ce soir-là, il se délecta d’un copieux nasigoreng arrosé de thé noir et se coucha tôt.
  
  Le lendemain matin, il se mêla aux travailleurs qui attendaient l’embauche devant la mine de Kawa Liyen.
  
  Rouxel, découvrit-il, avait gagné la sympathie de ces hommes rudes. La kretek(7) fichée à la commissure des lèvres, ils se perdaient en éloges sur le journaliste qui les comprenait si bien et savait trouver des mots apaisant leur rancœur contre les dures conditions de leurs vies.
  
  Mais aucun d’eux ne savait ce qu’il était devenu. Ils paraissaient sincères. À la tristesse de leur regard, Coplan devina que, pour eux, Rouxél était mort.
  
  Lorsque la sirène retentit, Coplan les accompagna jusqu’à l’esplanade taillée au bulldozer sur laquelle étaient rangés des camions. Il avait en mémoire le reportage de l’agent Alpha. La réalité dépassait le récit. Dans un décor apocalyptique de roches chaotiques et tranchantes, le flanc de la montagne descendait vers un lac formant le fond du cratère. Des sentes étayées par des rondins en bois permettaient la circulation. D’un vert sombre comme s’il était recouvert d’algues, ce lac était, en réalité, le bain d’acide sulfurique le plus grand du monde. Sous sa cuvette, le soufre en fusion transpirait par les fissures du terrain pour se solidifier au contact de l’air en blocs énormes d’une éblouissante couleur jaune. Sous la surveillance des contremaîtres, les mineurs brisaient à coups de pioche et de marteaux-piqueurs les agglomérats de soufre pour les réduire en fardeaux d’une trentaine de kilos que des coolies remontaient le long des pentes dans des paniers en osier.
  
  L’espérance de vie dans cet enfer, avait écrit Rouxel, ne dépasse pas l’âge de trente-cinq ans. Brûlés par les vapeurs d’acide, les poumons se transformaient en lambeaux durcis, après quoi la mort intervenait rapidement. Par ailleurs, les chutes dans le lac étaient nombreuses et fatales. Chaque année, la mine déplorait des dizaines d’accidents mortels. Les cadavres étaient irrécupérables, l’acide se chargeant de ronger leurs chairs et leurs os.
  
  Le cœur serré, Coplan regardait les travailleurs cheminer prudemment le long des sentes en prenant garde de ne pas perdre l’équilibre. Dépourvus de masques protecteurs, ils cernaient d’un sarong le bas de leur visage.
  
  En bas, dans la soufrière, une fournaise de quarante-cinq degrés les attendait, parée de voiles opalins et émeraude ; comme si le lac exhalait ses fumerolles pour tirer un rideau sur la géhenne que recélaient ses entrailles.
  
  Le soufre extrait ici servait à blanchir le sucre de canne. Coplan se demanda combien de gens, en touillant leur café du matin, étaient conscients des souffrances qui avaient précédé leur geste. Un rondin en bois se délogea du sentier et l’un des porteurs partit à la renverse en lâchant son panier. Son corps rebondit contre un rocher et piqua vers le lac où il fut englouti, comme dans des sables mouvants, par le liquide visqueux. Il ne reparut pas et Coplan frissonna.
  
  Et si un sort identique avait été réservé à Guillain Rouxel ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Dans ses comptes rendus, Guillain Rouxel avait longuement évoqué Lin-Peï. À présent, elle était là, devant Coplan. Son nom et son adresse figuraient sur la liste cachée dans la statuette.
  
  Elle habitait, dans la Jalan Mangga Besar VI, une maison minuscule, ratatinée au milieu d’un parc peuplé de pins d’Australie et d’herbes folles que la saison des pluies avait transformé en brousse quasi impénétrable.
  
  Visage hiératique, Lin-Peï examinait son visiteur. Sa peau délicatement nacrée, comme la perle au creux de sa coquille, soulignait le noir brûlant du regard et le sombre de la chevelure soyeuse coupée court. Déliée, la silhouette présentait des hanches minces et des seins menus sous la robe légère.
  
  — Ainsi, vous recherchez Hervé, finit-elle par déclarer d’un ton indécis, comme si elle n’avait pas encore porté son choix sur l’attitude à adopter devant cette situation imprévue.
  
  — Pouvez-vous m’aider ?
  
  — Pourquoi vous adresser à moi ? Qui vous a communiqué mon nom et mon adresse ?
  
  — Hervé lui-même.
  
  Pour la première fois, ses traits bougèrent et elle parut déconcertée.
  
  — Hervé lui-même ? répéta-t-elle. Entrez.
  
  L’intérieur était simple : sièges en rotin peints en ocre, quelques meubles laqués et les inévitables wayang épinglées aux murs. Un climatiseur rafraîchissait l’atmosphère. D’emblée, la jeune femme annonça que, chez elle, il n’y avait pas d’alcool. En échange, elle proposa du thé glacé ou du café. Coplan opta pour le café. Quand elle revint avec les boissons, elle s’enquit :
  
  — Vous vous êtes présenté sous le nom de Francis Cortal. Que faites-vous dans la vie ?
  
  — Enquêteur.
  
  Avec plaisir, il la vit froncer les sourcils. Il aimait décontenancer ses interlocuteurs. Cependant, il la rassura immédiatement :
  
  — N’allez pas vous imaginer que je suis flic ou barbouze. J’œuvre pour le compte de l’ASPRES-PERH. Ce sigle barbare recouvre une ligne française, l’Association pour le Respect de la Personne Humaine. Je suis un globe-trotter. Partout où les droits de l’homme sont bafoués, j’enquête et réunis un maximum de documentation destinée aux rédacteurs de la presse mondiale. En résumé, c’est la tâche à laquelle se livrait Hervé, à la différence que lui est écrivain, mais pas moi. Récemment, j’opérais clandestinement en Afrique du Sud. Malheureusement, j’ai été vendu à la police par un indicateur. Appréhendé, j’ai fait l’objet d’une mesure d’expulsion. À mon arrivée à Paris, j’ai trouvé sur mon répondeur un ancien message d’Hervé. Il me fournissait ses coordonnées à Sawah Lumpur et me demandait de vous contacter s’il lui arrivait malheur en Indonésie. Aucun de nos amis n’ayant eu de ses nouvelles depuis trois mois, j’ai supposé qu’il lui était effectivement arrivé malheur et suis venu faire une enquête sur sa disparition, si disparition il y a. Voilà, vous savez tout.
  
  Coplan but une gorgée de café, assez satisfait de son discours étudié pour lui attirer la sympathie de la militante du P.K.I. clandestin qu’était Lin-Peï. Naturellement, il avait passé sous silence que l’Association pour le Respect de la Personne Humaine avait été mise sur pied par la D.G.S.E. et servait de couverture à ses agents. Un lieutenant-colonel, travesti en vieil anar trotskiste, la dirigeait.
  
  L’Indonésienne se relaxa, trempa ses lèvres dans son thé, puis fixa Coplan droit dans les yeux.
  
  — À mon avis, Hervé a été assassiné, lâcha-t-elle.
  
  Il sentit un frisson désagréable lui courir le long de l’échine.
  
  — Assassiné ? Par qui ?
  
  — Par les policiers fascistes du régime.
  
  — Pour quelles raisons ?
  
  — Son reportage sur les mineurs de Kawa Liyen.
  
  — Et que serait devenu son cadavre ?
  
  — Jeté dans le lac de soufre.
  
  Il grimaça. Si elle disait vrai, le corps avait été rongé par l’acide.
  
  — Est-ce une hypothèse personnelle ou bien détenez-vous des preuves ?
  
  — Croyez-vous que les flics de ce pays laissent des preuves matérielles de leurs crimes ? Nous ne sommes plus en 1965 !
  
  Cette année-là, se souvenait Coplan, le monde entier avait retenu son souffle devant les événements qui secouaient l’Indonésie, point stratégique d’une importance primordiale dans le Sud-Est asiatique pour les grandes puissances.
  
  Dans la nuit du 30 septembre 1965, la garde présidentielle avait enlevé six des principaux généraux de l’armée de terre pour les livrer à la furie de militantes du P.K.I., installées dans la base aérienne d’Halim. Avec une incroyable sauvagerie, celles-ci les avaient mutilés avant les fusiller.
  
  Cependant, un général(8) ayant échappé au raid, était parvenu à rameuter ses troupes afin de mener la contre-révolution ; après quoi, il avait assigné le président à résidence forcée, et s’était lancé à la chasse aux conjurés. Assoiffés de vengeance, musulmans purs et durs, les paysans s’étaient mis à massacrer les militants du P.K.I.
  
  Bilan : un million de morts communistes, les survivants étant jetés dans des camps de concentration.
  
  — Donc, c’est une hypothèse personnelle, conclut Coplan. Sur quoi vous basez-vous ?
  
  Elle but une seconde gorgée de thé, la mine soucieuse.
  
  — Nous nous aimions et nous nous voyions chaque nuit. Un soir, il n’est pas venu, ni ceux qui ont suivi. Prudemment, car la police surveille mes activités, j’ai agi comme vous, j’ai mené mon enquête.
  
  Elle conta par le menu le récit de ses investigations dont le point de départ était conforme à la version de Buwono, l’hôtelier de Sawah Lumpur.
  
  — Je suis certaine qu’il a été enlevé par un escadron de la mort et assassiné.
  
  — Pourquoi pas vous aussi ? objecta Coplan avec logique. Vous me dites exercer des activités clandestines. Or, chaque soir, vous rencontriez Hervé. Ces rendez-vous ne sont pas passés inaperçus si votre hypothèse est exacte. Dans ces conditions, pourquoi cet escadron de la mort vous aurait-il oubliée ?
  
  — J’y ai pensé et cela me tracasse. À mon avis, j’ai échappé au sort réservé à Hervé parce que je fais l’objet d’une filature. On espère, par moi, remonter jusqu’aux autres membres de ma cellule.
  
  — C’est, en effet, une explication, admit Coplan avant de vider sa tasse de café. Donc, vous vous en tenez là : Hervé a été assassiné par les hommes de main du régime parce que son reportage sur les mineurs gênait les autorités ?
  
  — Tout à fait.
  
  — En dehors de vous, avait-il d’autres contacts ?
  
  — Non.
  
  La réponse claqua trop sèchement au goût de Coplan, mais il n’insista pas.
  
  — Qu’allez-vous faire ? s’enquit-elle avec une curiosité non dissimulée.
  
  — J’ai deux ou trois amis ici, des diplomates susceptibles de vérifier auprès du gouvernement si votre théorie est conforme à la réalité.
  
  Elle haussa les épaules avec lassitude.
  
  — Vous perdez votre temps.
  
  — Pour quelles raisons ?
  
  — L’unité à qui sont dévolues ces tâches ignobles d’élimination des adversaires politiques est le B.P.M. 81. Elle est commandée par le colonel Laloan, un homme dur et brutal, originaire de Manado, dans le nord des Célèbes. Il reçoit ses ordres directement du patron du DI-RAKIN(9) qui n’en réfère qu’au président. Ces gens-là sont aussi difficiles à faire parler qu’une carpe de Sumatra. Je suis sûre que vos amis se casseront les dents.
  
  — Que recouvre le sigle B.P.M. 81 ?
  
  — Bataliun Polisi Militer n® 81, soit Bataillon de Police Militaire 81.
  
  — J’essaierai quand même.
  
  Coplan prit congé en promettant de tenir Lin-Peï au courant de ses démarches. À ces mots, elle devint triste.
  
  — Je l’aimais tellement, murmura-t-elle, son éducation asiatique lui interdisant de laisser couler ses larmes.
  
  À dix-huit heures, la nuit était tombée. En Indonésie, on conduisait à gauche et Coplan prenait grand soin de ne pas reprendre ses vieilles habitudes de conduite à droite. Ce fut dans la Jalan Taman Sari Raya qu’il s’aperçut qu’il était suivi. Lin-Peï, en déduisit-il, avait probablement raison. Son domicile était surveillé, ainsi que ses visiteurs. Il voulut en avoir le cœur net. Il vira brusquement à gauche et accéléra à fond. Deux minutes s’étaient à peine écoulées qu’il découvrit ne pas s’être trompé. La Toyota noire demeurait dans son sillage.
  
  Expert pour semer un poursuivant, il ne tenta rien et ralentit. À quoi bon recourir à ce procédé ? Le numéro minéralogique de la BMW avait certainement été relevé ; celle-ci ayant été louée au comptoir Avis de l’aéroport, au nom de Francis Cortal, il était facile de remonter jusqu’à lui. Aussi prit-il tranquillement le chemin de son hôtel où il rangea sa voiture au parking. Se méfiant des écoutes, il s’enferma dans une cabine téléphonique dans le hall et composa le numéro de Su-Wong. Le correspondant indonésien de My-Lian répondit à la troisième sonnerie.
  
  — On peut se voir ?
  
  — Depuis votre visite, je n’ai obtenu aucun renseignement.
  
  — Qu’à cela ne tienne, mais j’ai besoin de vos services. Fixez-moi un rendez-vous ce soir.
  
  — Très bien. À vingt heures, au restaurant Banteng, au 129 de la Jalan Gajah Mada. Excellente cuisine de Madura.
  
  — J’y serai.
  
  Coplan raccrocha, monta dans sa chambre, se doucha, changea de vêtements et redescendit pour quitter l’hôtel par une porte de service. II marcha jusqu’au ministère des Finances dont il longea l’immense bâtiment avant de tourner le coin et de héler un taxi en maraude.
  
  Il arriva en avance. Bientôt parut l’homme de confiance de la Chinoise de Singapour ; Su-wong avait troqué ses vieilles nippes pour un élégant complet-veston bleu électrique.
  
  Les spécialités originaires de l’île de Madura étaient effectivement savoureuses bien que trop fortement épicées pour le palais de Coplan. Le thé brûlant apaisa un peu l’incendie dans sa bouche.
  
  Respectant la tradition, il n’exprima ses désirs qu’à la fin du repas :
  
  — Il me faut une voiture anonyme et une arme à feu, revolver plutôt qu’un automatique, ainsi que les munitions correspondantes. Il va de soi que je vous dédommagerai. Par ailleurs, j’aimerais que vous enquêtiez sur une certaine Lin-Peï dont je vous fournirai l’adresse. Pour finir, avez-vous le contact avec le colonel Laloan qui commande le B.P.M. 81 ?
  
  À ces paroles, le Chinois eut un mouvement de recul, malgré le parfait contrôle de ses réactions inhérent à sa race.
  
  — Qu’avez-vous à faire avec cet homme ? Je vous signale qu’il est extrêmement dangereux.
  
  — Je le sais, mais je voudrais le rencontrer. Est-ce possible ?
  
  Cette perspective n’enchantait pas Su-Wong qui grimaça.
  
  — Je verrrai ce que je peux faire, mais ne vous promets rien. Pour le reste, pas de problème. Je placerai une équipe sur cette Lin-Peï. Quant à l’automobile et au pistolet, vous allez venir avec moi. Vous les aurez dès ce soir.
  
  Coplan régla l’addition et suivit son invité qui monta dans une petite Datsun. Une heure plus tard, ils arrivèrent dans un entrepôt situé à quelques encablures du port de Tanjung-Priok. Coplan porta son choix sur une Honda et un Colt. 32 à canon court qu’il glissa dans la ceinture de son pantalon. Sans sourciller, il paya le prix élevé qu’exigeait Su-Wong et griffonna sur une feuille le nom et l’adresse de Lin-Peï.
  
  — Je m’en occupe, assura le Chinois en glissant le papier dans son portefeuille.
  
  — Rendez-moi un dernier service ce soir, réclama encore Coplan.
  
  — Lequel ?
  
  — Voici les clés de la chambre 702 à l’hôtel
  
  Borobudur. Allez vous-même chercher mes valises. Je vous attendrai à l’hôtel Aryaduta Hyatt.
  
  Le Chinois, qui venait de réaliser une bonne affaire, accepta sans protester. Coplan, quant à lui, se demanda si ces mesures seraient suffisantes pour déjouer la filature.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Seconde adresse sur la liste : un antiquaire du nom de Nusaputera. Petit, corpulent, avec une face lunaire et un sourire de bouddha, il était vêtu d’un sarong en batik imprimé et coiffé d’un pici, le bonnet noir traditionnel des musulmans indonésiens.
  
  Dans le caphamaüm qui l’environnait, armoires chinoises laquées en noir, kriss malais, statuettes en ébène, céladons de l’époque Ming, certains objets rappelèrent à Coplan ceux découverts dans la chambre d’hôtel de Rouxel.
  
  Devant la rituelle tasse de thé brûlant, Nusaputera se lamenta :
  
  — De tout mon cœur, je souhaite qu’il ne soit rien arrivé de fâcheux à ce pauvre Hervé. Un si gentil garçon que j’aimais beaucoup. Je lui ai vendu quelques petites choses. Rien de très grande valeur car le malheureux était plutôt désargenté.
  
  — À votre avis, qu’est-ce qui aurait pu lui arriver ?
  
  — Une chute malencontreuse dans le lac de soufre. Hervé était très imprudent, pour ne pas dire casse-cou. Il adorait les situations risquées.
  
  — S’il était tombé dans le lac, les mineurs l’auraient vu, objecta Coplan.
  
  — Peut-être oui, peut-être non, car vous oubliez la brume de fumerolles. Je suis allé une fois là-bas, j’en frissonne encore. C’est un bel apostolat auquel s’était consacré votre ami. Attirer l’attention du monde entier sur les horribles conditions de travail de ces malheureux ! Mais j’en reviens à ce brouillard. Intoxiqué par les vapeurs, Hervé aurait pu trébucher et tomber dans le lac. Personne ne s’en serait aperçu, ce qui explique sa disparition et le mystère qui l’entoure.
  
  Après la thèse du meurtre, celle de l’accident, analysa Coplan.
  
  — Vous voyiez souvent Hervé ? questionna-t-il.
  
  — Quelquefois. C’était un être plein de curiosité. Hormis son amour de l’art, il était amateur de gastronomie. Pas la gastronomie banale, non, celle digne des plus grands raffinements. À plusieurs reprises, je l’ai emmené dans des cercles très fermés où les mets les plus délicats sont consommés, comme la cervelle de singe. En avez-vous entendu parler ?
  
  Coplan réprima un haut-le-cœur. Il connaissait cette pratique. Les gourmets sont réunis autour d’une table spécialement aménagée. Des carcans dans le bois emprisonnent le cou de petits singes vivants. À l’aide d’un marteau, les valets brisent le fragile os occipital sans tuer l’animal. Chaque convive, en serrant entre ses cuisses le corps de sa victime qui gigote éperdument, plonge alors, sa cuillère dans la cervelle chaude et vivante dont le goût, affirme-t-on, ressemble à celui de l’avocat.
  
  « — Pourquoi, dans ce cas, ne pas déguster directement un avocat ? » s’était insurgé Coplan des années plus tôt lorsque, pour la première fois, on avait évoqué devant lui cette coutume culinaire.
  
  « — Parce que la torture pimente cette expérience, lui avait-on répondu. Nous autres Chinois sommes très cruels. Comment pourrions-nous exercer cette cruauté sur un simple fruit ? »
  
  Guillain Rouxel avait-il témoigné d’une cruauté digne d’un Fils de l’Empire Céleste ?
  
  Précipitamment, Coplan vida sa tasse de thé pour calmer son estomac en émoi. Nusaputera souriait d’un air moqueur.
  
  — Je vois que vous n’êtes pas amateur.
  
  — Pas du tout et je trouve même le procédé dégoûtant.
  
  — C’est une réaction logique de la part des Occidentaux. Leur sensiblerie un jour les perdra.
  
  — Peut-être, mais revenons à Hervé. À part vous, qui fréquentait-il à Jakarta ?
  
  — Je n’en sais vraiment rien. Il apparaissait et disparaissait. Sa base demeurait quand même Sawah Lumpur.
  
  Coplan prit congé en se demandant pourquoi Guillain Rouxel avait inscrit le nom et l’adresse de l’antiquaire sur sa liste secrète. C’était compréhensible dans le cas de Lin-Peï, mais dans celui de Nusaputera ?
  
  Au volant de la Honda, il prit la direction de la Jalan Brawijaya à Kebayoran Baru, la banlieue résidentielle de la capitale. Celle à qui il rendait visite était en train de taper sur une machine à écrire posée sur une table en marbre, sous un parasol. Elle s’appelait Epiphany O’Donnell et leva une tête surprise à l’arrivée de Coplan, en stoppant le mouvement de ses doigts sur le clavier.
  
  — Je vous connais ? lança-t-elle avec un brin d’animosité.
  
  — Non, mais vous connaissez Hervé Dubard.
  
  Elle ouvrit la bouche, la referma et considéra Coplan avec attention. Un casque de cheveux blonds coiffait sa tête et son regard bleu était à la fois grave et circonspect. Plutôt jolie, elle n’usait d’aucun artifice pour accentuer la beauté de son visage. Simple et naturelle, elle respirait la santé et, à ses muscles, sous la peau bronzée, on devinait la sportive accomplie.
  
  — Où est-il ? finit-elle par questionner. Vous l’avez vu récemment ?
  
  — Je le cherche.
  
  Elle soupira.
  
  — Qui ne le cherche pas ? Moi, en premier lieu mais, pour être franche, je me suis avouée vaincue. Qui êtes-vous ?
  
  — Francis Cortal, français et journaliste indépendant.
  
  — Epiphany O’Donnell, néo-zélandaise, journaliste indépendante. Nous avons au moins un point commun, la profession. Comme Hervé. Encore une fois, je ne comprends pas pourquoi il a disparu, alors que son reportage n’était pas terminé.
  
  — J’ai rencontré deux personnes qui m’ont exposé des théories différentes. L’une : Hervé aurait été assassiné par la police politique du régime, en raison de ses activités gauchistes. L’autre : il aurait été victime d’un accident. Dans les deux cas, il serait mort dans le lac à soufre de Kawa Liyen. Qu’en pensez-vous ?
  
  — Ce n’est pas impossible, bien sûr. Cependant, j’ai tendance à croire qu’il est vivant. Au moment de sa disparition, Hervé avait quelque peu délaissé son reportage et passait le plus clair de son temps à Djakarta, loin des mineurs de Kawa Liyen. Il était préoccupé par quelque chose d’autre.
  
  — Quoi ?
  
  — Il était muet à ce sujet. Je vous offre un verre ?
  
  — Oui, à condition que ce ne soit pas du thé.
  
  — Mon sang anglo-saxon m’incline à boire du whisky.
  
  — J’opte pour le même poison.
  
  Son verre de scotch à la main, Coplan interpréta le rôle que Guillain Rouxel avait déjà joué. Epiphany appartenait au groupe des militants écologistes qui, en Nouvelle-Zélande, protestaient contre les expériences atomiques françaises dans le Pacifique. Elle avait été profondément choquée par le sabotage du Rainbow Warrior, le bateau de l’Organisation Greenpeace. Coplan se garda bien de la contredire. Au contraire, il renchérit :
  
  — À l’époque, j’ai eu honte pour mon pays.
  
  Elle rayonna et posa sa main sur la sienne.
  
  — Le réflexe patriotique est dépassé, claironna-t-elle, nous devons devenir internationalistes.
  
  — C’est bien mon avis et j’œuvre dans ce sens. Sur quoi travaillez-vous ?
  
  — Ce pays compte 120 millions d’habitants dont 90 millions de Javanais. Ceux-ci exercent sur les habitants des autres îles un néo-colonialisme sournois en s’appropriant toutes les richesses. J’essaie de dénoncer ce néo-impérialisme dans une série d’articles.
  
  — Et vous n’avez pas d’ennuis avec le B.P.M. 81 ?
  
  — Jusqu’à présent, non. Il est vrai que mes articles n’ont pas encore été publiés.
  
  — Le reportage d’Hervé non plus et, pourtant, quelqu’un m’a soutenu qu’il aurait été assassiné par le B.P.M. 81 parce qu’il le rédigeait.
  
  — Qui est cette personne ?
  
  Coplan hésita à peine.
  
  — Une certaine Lin-Peï.
  
  — Je ne connais pas.
  
  Le crépuscule tombait et Epiphany en profita pour inviter son interlocuteur à dîner. Conscient de l’attraction qu’il exerçait sur le sexe faible, Coplan avait très vite remarqué que son hôtesse n’était nullement insensible à son charme.
  
  — Volontiers, accepta-t-il.
  
  — Vous aimez la cuisine locale ?
  
  — Oui, mais pas trop épicée.
  
  — Rassurez-vous, c’est également mon cas.
  
  Elle sonna et la babu apparut en costume traditionnel indonésien, sarong et veste courte étroitement moulée. Epiphany lui commanda un repas pour deux et elle entraîna Coplan dans une salle à manger dont les murs et le plafond étaient entièrement tapissés de bambou. Quelques éclairages discrets ménageaient une douce intimité.
  
  La chère fut succulente : sate-babi, brochettes de porc arrosées d’une sauce au curry et un copieux nasi-goreng que termina une soupe de goyave et de jaquier.
  
  Brillant commensal, Coplan déploya tout son charme et Epiphany fut vite conquise. Le repas achevé et la table débarrassée par la babu, elle plaça sur la platine un slow langoureux. En dansant, leurs lèvres se scellèrent. Sur une dernière envolée du saxo-alto, elle lui prit la main et l’emmena dans sa chambre.
  
  Si elle ne possédait pas la technique raffinée d’une My-Lian, la Néo-Zélandaise témoignait d’un talent érotique certain. Aussi, tous deux firent-ils l’amour sans hâte, avec une ardeur et une fougue contenues qui amplifièrent l’intensité de leurs sensations et la profondeur de leur jouissance. Après le vertige, Epiphany resta un long moment immobile, silencieuse, savourant le reflux de sa volupté. Ensorcelée, couchée sur le ventre, elle offrait à son partenaire le spectacle émouvant d’une féminité assouvie. Coplan admira et, avec un pan du drap, essuya quelques traces de sueur. La jeune femme lui embrassa les doigts. Finalement, elle émergea de sa bienfaisante torpeur.
  
  — C’était bien, murmura-t-elle.
  
  — La nuit ne fait que commencer, lui fit-il remarquer.
  
  Elle secoua la tête.
  
  — Non.
  
  Il s’étonna :
  
  — Tu es contre doubler ou tripler la mise ?
  
  Elle l’embrassa sur la bouche.
  
  — Tu es bête ! Bien sûr que je suis pour ! Seulement, pas ce soir. Vois-tu, je dois me lever aux aurores. Mon avion pour Auckland décolle à six heures quarante. Et les gens que je dois rencontrer, business oblige, m’attendent à l’aéroport. Je déteste présenter un visage défait, avec des poches et des cernes sous les yeux.
  
  — Je comprends. Combien de temps restes-tu à Auckland ?
  
  — Je ne sais pas encore. Environ une semaine, probablement. Tu seras toujours là à mon retour ?
  
  — Aurai-je retrouvé Hervé en une semaine ?
  
  — Je te donne mon adresse à Auckland. Sois gentil de m’envoyer un télégramme, ou me passer un coup de fil, si tu mets la main sur lui et dans ce cas, soyez chic tous les deux, attendez mon retour. Juré ?
  
  — Juré.
  
  Elle l’enlaça.
  
  — J’ai envie de connaître à nouveau la chaleur de ton corps.
  
  Il lui caressa les seins.
  
  — Moi aussi.
  
  Les ébats devant en rester là, il se leva, passa dans la salle de bains, se doucha et ressortit pour se rhabiller. Dans l’intervalle, Epiphany avait inscrit ses coordonnées dans la capitale néo-zélandaise sur une carte de visite que Coplan empocha.
  
  Epiphany l’accompagna jusqu’à la porte et, après un dernier baiser, ils se séparèrent. Coplan renouvela sa promesse de la tenir informée s’il parvenait à dénicher Guillain Rouxel.
  
  La Honda était garée sur le trottoir le long d’un entrepôt désaffecté. Coplan cherchait ses clés lorsque trois hommes, surgis de l’ombre du bâtiment, se jetèrent sur lui pendant qu’un quatrième lui enfonçait un objet dur dans les reins.
  
  — C’est un automatique, murmura la voix en anglais dans son dos. Si tu fais un geste, je tire.
  
  Toute résistance se révélait inutile. Coplan fut poussé dans sa propre voiture qui avait été déverrouillée avant son arrivée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Coplan avait protesté avec véhémence et tenté de demander des explications à ses ravisseurs mais sans résultat. Ces derniers n’avaient même pas pris la peine de lui bander les yeux. La Honda se dirigeait vers le port de Tanjung Priok. Le chauffeur dépassa les quais et s’arrêta le long d’une darse, devant un hangar isolé, surveillé par des soldats en uniforme.
  
  Coplan eut un pressentiment : il était aux mains de la police politique du régime, le B.P.M. 81.
  
  Il ne se trompait pas. Solidement encadré par les quatre hommes qui, eux, étaient en civil, il fut amené dans une pièce abondamment éclairée par une forte ampoule plafonnière, à l’ameublement sommaire : lit en fer avec matelas, chaise et table métalliques, waters surmontés d’une chasse et d’un robinet d’eau.
  
  Il fut abandonné là et la lourde porte se referma. Auparavant, ses poches avaient été vidées et il ne lui restait que son briquet et son paquet de cigarettes entamé. Il en alluma une et souffla un jet de fumée rageur en direction du soupirail. Ainsi, la filature dont il avait fait l’objet n’avait pas été déjouée par le changement de voiture. Il avait donc affaire à une équipe de professionnels, ce qui était justement la marque du B.P.M. 81.
  
  Allait-il finir au fond du lac de soufre si c’était bien là le sort réservé à Guillain Rouxel ?
  
  Il n’eut guère le temps d’épiloguer sur son destin, car la porte se rouvrit. Entra un homme grand et fort, au faciès brutal, avec, sur les épaules, les insignes de colonel. À ses traits, on devinait qu’un certain pourcentage de sang européen coulait dans ses veines.
  
  — Colonel Laloan, jeta-t-il d’une voix brève.
  
  Ainsi, c’était donc là le bourreau évoqué par Lin-Peï. Celle-ci avait bien mentionné qu’il était originaire du nord des Célèbes, de Manado, où, pendant des siècles, avaient prospéré des comptoirs portugais et espagnols, ce qui expliquait le métissage.
  
  Sous son bras gauche, il serrait un stick à la mode anglaise. Son regard dur était posé sur Coplan comme s’il fixait un rat sorti de l’égout.
  
  — Monsieur Cortal, que venez-vous faire dans ce pays ? lança-t-il d’une voix hargneuse.
  
  Coplan ne se laissa pas démonter.
  
  — Je cherche un ami qui a disparu.
  
  — Son nom ?
  
  — Hervé Dubard.
  
  — Celui qui fréquente les communistes et les mineurs de Kawa Liyen ? Parfois, d’ailleurs, ce sont les mêmes.
  
  Avec habileté, Coplan souligna qu’il ne s’intéressait pas à la politique, surtout dans un pays étranger qui lui offrait l’hospitalité.
  
  — J’essaie simplement de savoir ce qu’il est devenu, conclut-il.
  
  — Et, à ce propos, vous avez interrogé beaucoup de gens ?
  
  C’était un piège mais Coplan était beaucoup trop rusé pour ne pas le flairer. Aussi cita-t-il Lin-Peï, Nusaputera l’antiquaire et Epiphany, en se gardant bien de mentionner Su-Wong le correspondant de My-Lian.
  
  — Comment avez-vous obtenu les noms et les adresses de ces personnes ?
  
  — Par Hervé Dubard. Il m’a passé un coup de fil à Paris : « Si jamais tu n’avais plus de nouvelles de moi, viens sur place et contacte ces amis », a-t-il dit. Au bout de trois mois de silence, c’est ce que j’ai fait.
  
  — Une grande amitié vous liait à lui, persifla l’officier.
  
  — Un philosophe chinois disait que sans amis on n’atteint jamais l’âge mûr.
  
  — Les Chinois ont toujours une phrase bien tournée pour emberlificoter les gens, répliqua Laloan, un rien méprisant. Il faut se méfier d’eux !
  
  — Puis-je vous poser deux questions, mon colonel ?
  
  — Allez-y.
  
  — Voici la première : pourquoi ce brutal enlèvement ?
  
  — Formulez d’abord la seconde. Les deux sont peut-être liées.
  
  — D’accord. Vous êtes-vous jamais intéressé à Hervé Dubard ?
  
  — Je m’y intéresse toujours, mais il nous a filé entre les pattes. Voyez-vous, monsieur Cortal, mon rôle consiste à assurer la sécurité dans ce pays et j’entends bien répondre aux espoirs que le gouvernement a placés en moi. Voici un quart de siècle, notre pays a failli basculer dans l’anarchie. Nous avons rétabli l’ordre et nous le maintiendrons, quel que soit le prix à payer. Dans cette optique, nous ne voulons plus voir chez nous ces traîne-savates gauchistes qui, jaloux de notre boom économique, viennent semer le trouble dans les consciences en espérant nous voir retomber dans le giron de la Chine rouge ou de l’Union soviétique !
  
  La diatribe laissa Coplan de marbre.
  
  — Vous me soupçonnez d’appartenir à cette phalange ? contra-t-il.
  
  — Votre amitié avec Hervé Dubard le laisse supposer.
  
  — Est-ce la raison de mon enlèvement ?
  
  — Oui.
  
  — Et à lui, que lui avez-vous fait ?
  
  — Nous nous contentions de le surveiller mais, je vous l’ai dit, il nous a filé entre les pattes.
  
  — Si vous l’estimez dangereux, pourquoi ne pas l’expulser ?
  
  — Puisque vous aimez les citations chinoises, laissez-moi vous en offrir une : « Mieux vaut tuer le renard plutôt que le chasser de ses terres. »
  
  Coplan frissonna.
  
  — Alors, vous avez tué Hervé Dubard.
  
  — Je n’ai pas dit cela, protesta l’officier. Nous ne tuons personne, monsieur Cortal, et surtout pas un étranger, car nous évitons les incidents diplomatiques. Nous emprisonnons, mais nous ne tuons pas. Encore une fois, je faisais surveiller votre ami et ses relations. C’est ainsi que je suis tombé sur vous, et vos investigations ont attisé ma curiosité. J’ai, alors, décidé d’avoir un entretien avec vous et j’ai choisi la manière forte afin de vous montrer la puissance de l’unité que je commande.
  
  — À présent, qu’allez-vous faire de moi ?
  
  — Vous relâcher, mais à une condition.
  
  — Laquelle ?
  
  — Que vous me teniez informé de vos progrès.
  
  — Votre exigence me paraît raisonnable.
  
  — Elle l’est. Si vous vous montriez récalcitrant, je me verrais dans l’obligation d’annuler votre visa.
  
  — Naturellement, vous me ferez suivre ?
  
  — Dans le cas contraire, vous me prendriez pour un naïf, ce que je ne suis pas.
  
  Pour appuyer ces dires, le stick sabra l’air confiné de la cellule.
  
  — Je ne vous prends pas pour un naïf, assura Coplan avec la plus totale conviction. Une dernière question : pourquoi, à votre avis, mon ami a-t-il décidé d’échapper à votre surveillance ?
  
  — Cette Lin-Peï l’a fait passer dans les maquis communistes de l’Est-Java, près de Madiun. De cette région sont parties plusieurs insurrections communistes, dont la plus célèbre, celle de 1948. Des rebelles s’y cachent encore.
  
  Le colonel fixa l’extrémité de son stick comme pour y chercher l’inspiration.
  
  — Peut-être devriez-vous y faire un tour ? suggéra-t-il d’une voix doucereuse. Mais n’oubliez pas de me rendre compte. Maintenant, venez avec moi, je vous reconduis à votre Honda. Ce qui vous a été confisqué vous sera restitué.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Tout en dégustant son breakfast, Coplan pensait à son aventure de la nuit. Être freiné dans son action par le filet dans lequel l’emprisonnait le colonel Laloan lui déplaisait souverainement. Pour recouvrer sa liberté, il convenait donc d’y échapper. Et sans plus attendre.
  
  Rasé, douché, habillé, il boucla ses valises et sortit de la chambre pour jeter dans une poubelle le revolver que lui avait remis Su-Wong. Il chargea ses bagages à bord de la Honda et gagna le parking de l’hôtel Borobudur. Là, ayant récupéré la BMW, il y transféra ses valises avant de gagner l’aéroport Hatta-Sukamo. Le premier vol en partance pour Singapour était celui de la Garuda. Au comptoir de la compagnie aérienne, il acheta un billet et attendit patiemment l’heure d’embarquement. Personne ne l’inquiéta à la douane ou à l’immigration.
  
  Lorsqu’il atterrit à Singapour, il était midi. Après avoir pris une chambre au Marco Polo, il contacta My-Lian par le canal qu’il avait utilisé quelques jours plus tôt. La Chinoise, fort occupée, ne put lui consacrer plus d’un quart d’heure. Néanmoins, en ce court laps de temps, il obtint ce qu’il était venu chercher : un passage clandestin, par voie maritime, entre la presqu’île malaise et Sumatra. La traversée s’effectua de nuit. Le surlendemain il avait regagné l’Indonésie. Le soir même, un bateau, armé par des contrebandiers, l’amena au large de Java. Quelques heures plus tard, un deck-cruiser appartenant à Su-Wong vint le prendra pour le débarquer sur la côte de Sunda où attendait une vieille Datsun. C’était tout à fait le type de véhicule anonyme qu’il souhaitait piloter.
  
  Sans forcer sur l’accélérateur, il prit la route de Djakarta. Lorsqu’il atteignit les faubourgs de la capitale, il s’orienta vers la planque que lui avait ménagée Su-Wong dans l’intervalle. Elle était située à Kebayoran Baru dans la Jalan Wijaya 4. Pour y parvenir, il dut emprunter la Jalan Patimura. Ici, la prostitution offrait pour les amateurs un double visage. Celui des travestis, les banci, reconnus officiellement par le gouverneur de la ville, dotés d’une carte d’identité spéciale et d’un permis les autorisant à exercer leurs activités, et celui des prostituées traditionnelles. Dans la semi-obscurité, sous les arcs dispensant une lumière jaunâtre peu propice à dissiper l’équivoque, il était impossible de distinguer une catégorie de l’autre. Pour racoler le client conformiste, les femmes criaient susu(10), signifiant qu’elles étaient capables d’allaiter et que, par conséquent, elles n’appartenaient pas au sexe fort.
  
  Tout ce monde s’échelonnait sur le bas-côté et le terre-plein central. Coplan, s’enfonça entre leurs haies et, cette fois, accéléra.
  
  Arrivé, enfin, à destination, il parqua la Datsun dans le garage. Il était tard et il décida de se coucher immédiatement. Cependant, il éprouva quelque difficulté à s’endormir. Profitant de son séjour à Singapour, il avait rendu compte au Vieux par téléphone. Pour ce faire, il avait cherché refuge dans le bureau de l’attaché naval de l’ambassade de France, qui était le représentant local de la D.G.S.E., et avait utilisé le brouilleur prêté par le capitaine de corvette.
  
  Le patron des services spéciaux s’était montré pessimiste.
  
  « — Je crains, hélas, que Rouxel ne soit mort. Dans cette éventualité, il vous faut rechercher les coupables et les mobiles qui ont conduit à son meurtre. »
  
  Pour sa part, Coplan se refusait à prendre position. Son enquête n’en était encore qu’à ses premiers balbutiements. Aussi affichait-il un bel optimisme.
  
  Il s’endormit vers quatre heures pour être réveillé à huit par Su-Wong qui lui présenta une tasse de café brûlant.
  
  — Réveillez-vous, j’ai du nouveau.
  
  Coplan toussota, s’éclaircit la gorge, se frotta les yeux et s’enquit :
  
  — Sur Lin-Peï ?
  
  Le Chinois s’assit et lissa son pantalon pendant que Coplan trempait ses lèvres dans le breuvage.
  
  — Cette jeune femme est une farouche militante communiste. Elle ne rêve que de subversion et de révolution. Extrêmement dangereuse en ce sens qu’elle est surveillée par le B.P.M. 81. Je vous déconseille de vous acoquiner avec elle. Vous m’avez demandé de vous ménager un rendez-vous avec le colonel Laloan. Fréquentez Lin-Peï et vous rencontrerez ce dernier plus tôt que vous ne l’imaginez.
  
  — C’est fait.
  
  — Pardon ?
  
  Su-Wong roulait des yeux effarés. Coplan lui conta sa mésaventure et le Chinois hocha la tête.
  
  — C’est pour cette raison que vous êtes sorti d’Indonésie et rentré en cachette ?
  
  — Oui.
  
  — À présent, vous êtes donc un clandestin. Si vous retombez entre les mains de Laloan, il ne vous fera pas de cadeau !
  
  — J’espère bien lui échapper. Maintenant, venons-en à ce fait nouveau que vous m’avez annoncé.
  
  — Vous verrez sur place. Préparez-vous, je vous attends dans ma voiture.
  
  Coplan s’exécuta et, une demi-heure plus tard, s’installa aux côtés du Chinois.
  
  — De quoi s’agit-il ? insista-t-il.
  
  — Vous verrez sur place, s’obstina Su-Wong.
  
  Le trajet dura deux heures. Depuis longtemps, tous deux avaient quitté la capitale lorsque le Chinois, par un mauvais chemin aux larges fondrières, gagna une bande de plage déserte. Derrière une poignée de cocotiers se dressait une maison en bois dont la façade était rongée par les embruns. La lisière de l’eau fourmillait de crabes minuscules et verdâtres. Adossés aux troncs, des hommes armés de parang, ces longs coupe-coupe à la lame recourbée, surveillaient les alentours.
  
  — Par ici, invita Su-Wong.
  
  Une cave, dont on avait bétonné les parois, avait été creusée sous la maison. S’y empilaient des caisses en acier, au contenu inidentifiable avec un simple numéro pour seule marque distinctive. Ne subsistait qu’un étroit espace, éclairé par le soleil à travers le soupirail. Là était posé un brancard. Sur sa toile, un cadavre en voie de décomposition.
  
  Coplan sursauta. L’odeur était effroyable. Rapidement il alluma une cigarette. Su-Wong l’imita.
  
  — C’est peut-être votre ami, fit-il d’un ton neutre en soufflant un long jet de fumée. La taille correspond, ainsi que les yeux bleus et les longs cheveux blonds. Malheureusement, le visage est méconnaissable. De plus, comme vous pouvez le constater, les doigts ont été grignotés par les crabes que vous avez vus sur la plage. Par conséquent, pas d’empreintes digitales exploitables.
  
  Malgré sa répugnance, Coplan s’approcha. Si l’on exceptait le front et les yeux, la face n’était plus qu’une bouillie rosâtre rongée par le sel marin. Impossible d’affirmer qu’il s’agissait là de Guillain Rouxel. Moyen d’identification aussi probant que les empreintes digitales, le pavillon des oreilles avait également subi l’assaut vorace des crabes. Il n’en restait qu’une cicatrice sous les tempes.
  
  Coplan souleva le corps qui était complètement nu et le retourna sur le ventre, puis repoussa les cheveux humides pour dégager la nuque. Au jugé, le trou mesurait plus d’un centimètre de diamètre. Balle de gros calibre, conclut Coplan. Probablement du .45. Pas étonnant qu’elle ait ravagé le visage. Tirée parallèlement au sol, ce qui expliquait que les yeux et le front aient été épargnés.
  
  Coplan se recula et tira sur sa cigarette.
  
  — Sortons, suggéra Su-Wong.
  
  Dehors, ils aspirèrent à pleins poumons l’air sain de la mer.
  
  — Où l’avez-vous trouvé ? questionna Coplan.
  
  — Mes hommes l’ont découvert à l’aube sur la plage. À marée basse, abandonné par le reflux. À mon avis, il a séjourné en mer plusieurs jours, mais pas plus de deux ou trois, car il est à peine gonflé.
  
  — Vous auriez fait un brillant médecin légiste, badina Coplan. Mais pourquoi avoir pensé qu’il pouvait s’agir de celui que je cherche ?
  
  — À cause de deux choses. La première : le signalement correspond sur certains points et l’homme est, incontestablement, d’origine européenne. La seconde : le retour dans nos eaux, depuis quelques jours, du Seart de Garryowen.
  
  Coplan tressaillit. Sean de Garryowen, un des héros légendaires des Irlandais dans leur lutte séculaire contre l’occupant britannique. Une chanson en gaélique racontait même sa mort :
  
  … Le premier de ce groupe de braves était Sean de Garryowen.
  
  Mais l’Anglais déjoua leurs plans audacieux.
  
  Alors, par les mitraillettes et les fusils, un ouragan mortel se déchaîna,
  
  Et quand cette nuit terrible se termina, deux hommes étaient aussi froids que la pierre.
  
  L’un venait de la frontière, l’autre de Garryowen…
  
  — Un cargo irlandais, expliquait Su-Wong. Il mouillait à Tanjung Priok il y a trois mois à l’époque où votre ami a disparu. Il revient ici et nous découvrons ce cadavre. Et si celui que vous cherchez avait été séquestré à bord durant tout ce temps ?
  
  Le Chinois était doté d’une belle imagination, reconnut Coplan. Son hypothèse était un peu tirée par les cheveux, mais pourquoi pas ? Tout était envisageable.
  
  — Voyez-vous, reprit le Chinois après s’être gratté le nez, ce Sean de Garryowen présente une particularité intéressante : c’est une banque flottante qui appartient à l’I.R.A.
  
  — Quel est l’intérêt ? s’étonna Coplan.
  
  — Vous allez comprendre. Dans le passé, cette organisation s’est plusieurs fois fait escroquer par des trafiquants sans scrupules qui avaient déjà reçu leur argent mais n’ont pas livré en Irlande du Nord les armes prévues au contrat. Chat échaudé craint l’eau froide et l’I.R.A. a changé ses méthodes. Les armes doivent d’abord parvenir à destination et ce n’est qu’ensuite qu’intervient le règlement, cash, bien entendu. Aucune trace de la transaction dans les banques. Le Sean de Garryowen joue le rôle de caissier. Il fixe le rendez-vous en dehors des eaux territoriales et passe la monnaie, en dollars américains.
  
  — Vous-même avez vendu des armes à l’I.R.A. ? questionna Coplan.
  
  Le Chinois soupira.
  
  — Qui ne vendrait pas d’armes à l’I.R.A. à partir du moment où elle paie au-dessus du cours mondial ? La livraison s’effectue selon la vieille règle du carry and pay.
  
  Coplan alluma une autre cigarette. Guillain Rouxel avait reçu mission de s’infiltrer dans les milieux extrémistes de l’ultra-gauche et du terrorisme international. Dans cet esprit, avait-il jugé bon de s’introduire au sein de l’I.R.A. ? Mais, dans ce cas, pourquoi ne pas en informer le Vieux et se contenter d’évoquer Lin-Peï ?
  
  Soudain, il se raidit. Le prochain nom sur la liste découverte à Sawah Lumpur était un certain Morris Flanagan, un patronyme typiquement irlandais, tout comme celui d’Epiphany O’Donnell. Une simple coïncidence ?
  
  Tout en réfléchissant, il marcha jusqu’à la lisière de l’eau, suivi par un Su-Wong redevenu silencieux. Les crabes ne bougèrent pas. Un long moment, il contempla l’étendue marine, puis se retourna.
  
  — Je dois encore vous mettre à contribution. Il faut amener Lin-Peï ici afin qu’elle tente d’identifier le corps. Rien de tel qu’une femme qui a fait l’amour avec un homme pour le reconnaître, même mort. L’ennui, c’est que Lin-Peï est surveillée par le B.P.M. 81.
  
  Le Chinois esquissa un vague sourire.
  
  — J’en fais mon affaire, assura-t-il.
  
  Et il tourna les talons.
  
  — J’attends ici, lui cria Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Visage hiératique, Lin-Peï examinait le cadavre. En le découvrant, elle n’avait ni sursauté, ni crié. À peine avait-elle exhalé un soupir et esquissé un pas de retrait, mouvement provoqué surtout par l’atroce odeur de décomposition.
  
  Elle se pencha sur le sexe, le prit entre ses mains et le caressa délicatement comme si elle voulait donner naissance à une turgescence, puis elle le lâcha.
  
  Une éternité s’écoula avant que Coplan, manifestant quelque impatience, ne l’interroge :
  
  — Alors ?
  
  Comme à regret, elle se tourna vers lui. Ses traits étaient tendus et son regard baissé.
  
  — J’hésite. Durant une minute, je me dis que c’est lui et, l’instant d’après, je pense le contraire. Je ne parviens pas à me décider.
  
  — Quel est le pourcentage de chances pour et contre ?
  
  — À égalité.
  
  — Si vous l’aimez aussi fort, n’espérez-vous pas contre toute évidence ? Ce serait une réaction normale que je comprendrais parfaitement.
  
  — Non, j’essaie d’être objective au maximum.
  
  Malgré sa vaillance, au bout d’un moment elle capitula :
  
  — Sortons ou je vais vomir.
  
  Déjà, elle allumait précipitamment une cigarette, imitée par Coplan. Tous deux allèrent s’asseoir à l’ombre des cocotiers. Les hommes de Su-Wong s’écartèrent avec discrétion.
  
  — Si seulement, il avait eu un grain de beauté quelque part, ou une marque distinctive, un tatouage, une cicatrice, les traces d’un vaccin, regretta-t-elle. En tout cas, si ce n’est pas lui, le mort lui ressemble étonnamment. Cependant, je ne puis être formelle.
  
  — Fréquentait-il des Irlandais avant sa disparition ?
  
  — Les Irlandais sont plutôt rares en Indonésie, remarqua-t-elle. Non, à ma connaissance, il n’en fréquentait pas.
  
  — O’Donnell, Flanagan, ça ne vous dit rien ?
  
  — Non, rien. Qu’allez-vous faire de ce corps ?
  
  — Le faire inhumer ici même. Peut-être un jour éluciderons-nous totalement le mystère et s’il s’agit d’Hervé, il conviendra de lui procurer une sépulture plus décente.
  
  — En terre sainte ? railla-t-elle. N’oubliez pas qu’il était athée.
  
  — Comme moi, rétorqua Coplan, fidèle au rôle qu’il était censé jouer.
  
  Elle demeure silencieuse un long moment puis manifesta le désir de retourner inspecter le cadavre. Coplan opina. Quand elle revint, elle était tout aussi indécise.
  
  — Vraiment, je ne sais pas, déclara-t-elle d’une voix sourde.
  
  Certain de ne pas obtenir de réponse définitive, Coplan la raccompagna à Djakarta en compagnie de Su-Wong pour la déposer devant un arrêt de bus. Il n’avait pas jugé utile de lui faire part de sa rencontre imprévue avec le colonel Laloan. L’étape suivante fut Keboyaran Baru où il retrouva sa planque et la Datsun.
  
  — Je maintiens le contact, promit le Chinois en redémarrant.
  
  Coplan prit une douche et se changea. Il avait l’impression que les odeurs nauséabondes de la cave collaient à ses vêtements.
  
  Ceci fait, il s’installa derrière le volant. Morris Flanagan, découvrit-il, était en réalité un missionnaire catholique qui, en compagnie d’autres prêtres, administrait un camp de boat people vietnamiens installé à quelques kilomètres de l’endroit où les hommes de Su-Wong avaient découvert le cadavre.
  
  Affable et chaleureux, il accueillit Coplan dans un bureau minuscule. À travers la fenêtre, on distinguait les rues tracées au carré et les baraquements misérables dans lesquels s’entassaient les réfugiés.
  
  — On parle de les expulser, se lamenta le prêtre. Leur entretien coûte trop cher au gouvernement indonésien. Si les pays occidentaux ne fournissent pas une aide financière, ces pauvres gens seront renvoyés sous le joug communiste. Certains, devant cette perspective, se sont déjà suicidés. Des familles entières ! Quelle tristesse ! Mais vous n’êtes pas venu pour évoquer le sort des boat people. En quoi puis-je vous être utile ?
  
  — Hervé Dubard.
  
  — Qu’est-il devenu ?
  
  — C’est ce que je cherche à découvrir. Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
  
  — Il y a environ trois mois, au cours d’un cocktail à bord d’un cargo mouillé dans le port de Tanjung Priok.
  
  — Le Sean de Garryowen ?
  
  — C’est tout à fait ça. Vous êtes au courant ?
  
  — Qu’y faisait-il ?
  
  — Il buvait comme un vrai Irlandais qu’il n’était pas.
  
  — Mais encore ?
  
  — La même chose que moi.
  
  — Si, dans vos prières, vous vous montrez aussi circonspect, Dieu n’aidera pas vos ouailles, persifla Coplan. Il aime les choses nettes.
  
  — Hervé et moi quêtions. Lui pour les mineurs de Kawa Liyen, moi pour mes réfugiés. Ce cargo est une banque ambulante et les Irlandais ont le cœur sur la main. Ils ont vécu tant de malheurs qu’ils sont sensibles à ceux des autres. Ils m’ont donné de l’argent qui a bien aidé mes Vietnamiens. Ces livres sterling avaient été volées aux Anglais, nos oppresseurs. C’est un juste retour des choses qu’elles servent à une œuvre charitable.
  
  — Hervé a obtenu quelque chose ?
  
  — Beaucoup moins que moi, parce qu’il n’est pas irlandais. Nous formons une mafia, vous savez, ajouta Flanagan gaiement.
  
  — Comment l’aviez-vous connu ?
  
  — Par le biais d’une journaliste néo-zélandaise mais d’origine irlandaise, Epiphany O’Donnell. Elle est née le dimanche de l’Épiphanie et c’est pourquoi ses parents lui ont choisi ce prénom. Les Irlandais font preuve d’une piété profonde. À plusieurs reprises, Hervé est venu visiter mon camp ; mais les choses en sont restées là. J’ai tellement de travail qu’il ne me reste guère de temps à consacrer aux gens qui me sont sympathiques, et, à ce propos, Hervé est éminemment sympathique. C’est un homme très conscient des problèmes du tiers monde et des luttes que ce dernier doit soutenir pour alléger la pression des Grands, en recourant parfois à la violence, c’est vrai. Mais le Christ lui-même n’a-t-il pas usé de cette extrémité en chassant les marchands du Temple à coups de fouet ?
  
  — Apparemment, Hervé a disparu juste après ce cocktail à bord du bateau irlandais. Personne ne l’a revu depuis.
  
  Les sourcils broussailleux du prêtre se haussèrent.
  
  — Vraiment ? C’est curieux. Même chez les mineurs de Sawah Lumpur ?
  
  — Même chez eux.
  
  — Epiphany non plus est sans nouvelles ?
  
  — Non.
  
  Flanagan parut soudain pris d’une inspiration :
  
  — Bizarre ! c’est à la même époque qu’a disparu Cathy O’Hara.
  
  Avec un tel patronyme, l’intéressée était incontestablement irlandaise, se dit Coplan. Mais ce nom ne figurait pas sur la liste de Rouxel.
  
  — Cathy O’Hara ? releva-t-il.
  
  — Une ethnologue américaine, née de parents irlandais, une brave fille, un peu folle, mais sensible et généreuse. L’ambassade m’a contacté. J’ai répondu qu’à mon avis il ne lui est rien arrivé de fâcheux. Toujours par monts et par vaux, elle visitait les coins les plus reculés de l’archipel afin de remonter aux sources de la civilisation indonésienne. Oui peut jurer qu’en ce moment même elle ne boit pas le thé avec les Dayaks coupeurs de têtes de Kalimantan ou tente d’apprivoiser un varan à Komodo ? Très indépendante. Donner de ses nouvelles est pour elle une contrainte insupportable. Nous la reverrons un jour ou l’autre, j’en suis persuadé.
  
  — Hervé et elle se connaissaient ?
  
  — Je ne peux le certifier. En tout cas, ils assistaient tous deux au fameux cocktail.
  
  — Vous avez la dernière adresse de cette Cathy O’Hara ?
  
  — Bien entendu.
  
  Coplan posa encore quelques questions puis prit congé.
  
  À bord de la Datsun, il prit la route de Tanjung Priok, bien décidé à monter à bord du Sean de Garryowen. En fait, il n’attendait pas grand-chose de sa visite. Les militants de l’I.R.A. qui composaient l’équipage n’allaient sûrement pas lui livrer leurs secrets. En outre, la manière forte était à déconseiller, sous peine de gros ennuis. Ces gens-là savaient se débarrasser des importuns et des curieux. Néanmoins, il souhaitait prendre la température.
  
  Massif, le teint couperosé, avec des cheveux roux et des rouflaquettes, le commandant le reçut sans chaleur. Ses yeux froids le dévisageaient sans que ses sentiments transparaissent. À l’énoncé du nom d’Hervé Dubard, il s’anima :
  
  — Dites-le-moi franchement. Vous êtes venu quêter pour de bonnes œuvres ?
  
  — Non, le rassura Coplan. Au contraire, si je détenais quelque argent, je verserais mon obole à la cause de l’I.R.A., ajouta-t-il avec diplomatie. Hervé et moi partagions les mêmes idées.
  
  Il crispa ses doigts.
  
  — Je suis très inquiet à son sujet. La dernière fois où je l’ai eu au téléphone, il envisageait un voyage à bord de votre bateau.
  
  Il lut la stupéfaction la plus totale sur les traits de l’officier de marine.
  
  — À bord de mon bateau, répéta-t-il, suffoqué. Il marqua un temps de silence et éclata de rire.
  
  — Il vous a menti.
  
  — Croyez-vous ?
  
  — J’en suis sûr ! Une clause rédhibitoire de notre règlement lui interdisait de voyager sur ce navire.
  
  — Laquelle ?
  
  — Il n’est pas irlandais.
  
  Coplan eut le souffle coupé, puis attaqua sous un autre angle :
  
  — Pensez-vous qu’il vous a soutiré de l’argent mais n’en a pas fait profiter ceux à qui il était destiné ?
  
  L’étonnement se peignit sur le visage du commandant qui répliqua d’un ton sec :
  
  — Il me semble que vous avez une bien piètre opinion de sa moralité. Laissez-moi vous dire qu’un tel soupçon ne m’a pas effleuré. D’ailleurs, comment l’aurais-je su ? J’ai levé l’ancre le lendemain du jour où je lui ai remis une somme d’argent pour ses bonnes œuvres.
  
  L’Irlandais paraissait sincère. Mais comment être certain ? Peut-être, aussi, était-il doté d’un véritable talent de comédien.
  
  Coplan se savait battu d’avance. Mais sa démarche n’était pas négative. Au cas où l’I.R.A. serait responsable de la mort de Guillain Rouxel, sa visite à bord du Sean de Garryowen ne l’inciterait-elle pas à déclencher une offensive ?
  
  — Vous perdez votre temps, conclut le commandant en se levant. Je ne sais rien au sujet de votre ami. Cherchez ailleurs.
  
  Le conseil était formulé sur un ton incisif et coupant. Se sentant congédié, Coplan se leva lui aussi et gagna la porte qui s’ouvrait sur la coursive. Après tout, si l’I.R.A. étant dans le coup, pourquoi ne passerait-elle pas à l’offensive sur-le-champ en profitant de son séjour à bord ?
  
  Aussi jeta-t-il un coup d’œil circonspect à droite et à gauche. La coursive était vide. Quelques matelots flânaient sur le pont. Posé sur un rouleau de cordage, un transistor distillait une musique balinaise rythmée par les coups de gong de l’orchestre de gamelan.
  
  Rien ne se produisit et Coplan redescendit sur le quai. Il se retourna. Le commandant était accoudé au bastingage et le contemplait. À contre-jour, on distinguait mal ses traits. Pourtant, Coplan eut l’impression qu’un sourire sarcastique était perché sur ses lèvres. L’espace d’un instant, il l’affronta du regard puis l’irlandais rabaissa sa casquette sur son front et tourna les talons.
  
  Coplan réintégra la Datsun. À l’intérieur, l’atmosphère était étouffante. Sans protection, le volant, longtemps exposé au soleil, brûlait.
  
  Coplan se mordit les lèvres. L’I.R.A. était-elle mêlée à la mort de Guillain Rouxel ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Le corps diplomatique affectionnait le quartier de Menteng dans lequel se logeaient presque toutes les ambassades. Dans la Jalan Imam Bonjol, la maison se nichait entre celles de Malaisie et d’Arabie Saoudite.
  
  Une jolie Indonésienne du nom de Saanem ouvrit la porte à Coplan. Sur un short jaune, une chemisette blanche lui moulait le buste ne laissant rien ignorer de l’opulence des seins. Ses jambes musclées et brunes étaient chaussées de sandales en cuir fauve. Pour protéger du soleil sa peau délicate, elle portait un grand chapeau de paille rabattu sur le front.
  
  — Monsieur Cortal ?
  
  — C’est bien moi.
  
  Il avait pris la précaution de téléphoner avant de venir.
  
  — Entrez.
  
  À quelques mètres du parterre d’orchidées, installé sur une balançoire dans une cage en bois, un ouistiti grignotait des graines de sésame. Il siffla rageusement lorsque Coplan, qui n’avait pas gagné sa sympathie, passa devant lui.
  
  Dans un petit salon agréablement climatisé meublé en rotin, Saanem servit du café et des bananes frites. Grâce à son coup de fil, Coplan savait que la belle Indonésienne remplissait la fonction de gouvernante en l’absence de l’occupante des lieux.
  
  Après les préliminaires d’usage, car les autochtones détestaient entrer d’emblée dans le vif du sujet, Coplan amena la conversation sur la voie qui l’intéressait :
  
  — Au téléphone, vous me disiez que vous aviez été intriguée par le départ brusqué de Cathy O’Hara ?
  
  — En effet. D’abord, elle ne m’a pas prévenue, ensuite, elle n’a emporté aucun bagage.
  
  — Quelle est votre explication à cette étrange attitude ?
  
  Saanem piqua de sa fourchette un morceau de banane qu’elle contempla longuement comme si elle hésitait à le déguster.
  
  — Parfois, miss O’Hara se conduit bizarrement, finit-elle par articuler.
  
  « Elle est un peu folle », avait déclaré le père Flanagan.
  
  — Mais encore ?
  
  — C’est à cause de Kuntil-Anak.
  
  Il écarquilla les yeux.
  
  — Kuntil-Anak ? Qui est-ce ?
  
  Un peu effrayée, elle jeta un regard autour d’elle.
  
  — Un fantôme, renseigna-t-elle d’une voix tremblante.
  
  Coplan se renversa sur son siège et réprima une moue amusée. Pétri de rationalisme, il ne croyait guère à ces élucubrations. Aussi ne put-il s’empêcher de railler :
  
  — Ce fantôme l’aurait kidnappée pour l’entraîner dans le royaume des ténèbres ?
  
  — Ne vous moquez pas ! reprocha-t-elle, la fourchette levée à hauteur de ses lèvres. Kuntil-Anak existe, je l’ai vue et miss O’Hara aussi ! Elle a même subi sa malédiction et, depuis, comme je le disais à l’instant, elle se conduit bizarrement !
  
  Coplan se força à la patience.
  
  — Très bien, parlez-moi de Kuntil-Anak.
  
  L’air apeuré, Saanem y consentit :
  
  — C’est une femme. De son vivant, elle était enceinte. À terme, elle a donné naissance à un enfant mort-né(11). Le chagrin l’a tuée aussitôt. C’était le soir. Durant la nuit, inexplicablement, l’enfant mort-né s’était frayé un chemin jusqu’aux reins et avait percé dans le dos un trou par lequel il était sorti. Depuis, la mère réapparaît périodiquement, à n’importe quel endroit, mais toujours la nuit. Elle est enveloppée dans un grand voile blanc transparent. Dans son dos, on aperçoit encore le trou. Elle aime vamper les hommes, surtout les célibataires. Pour les femmes, elle n’éprouve que haine et les maudit si elle en rencontre sur son chemin(12).
  
  — Et vous l’avez vue ? fit Coplan, sceptique.
  
  — Une fois seulement mais elle n’a pas eu le temps de me maudire car j’ai pris mes jambes à mon cou et me suis enfuie. J’ai couru, couru, jusqu’à ce que je tombe, épuisée. Il n’en a pas été de même pour miss O’Hara, qui est restée sur place, pétrifiée. Kuntil-Anak en a profité pour la maudire et depuis ce jour, elle n’est plus la même.
  
  — Où cette scène s’est-elle déroulée ?
  
  — Dans le jardin, près de la cage du singe.
  
  Pas du tout convaincu, Coplan se garda bien d’émettre un doute sur l’authenticité du récit. Ces croyances ancestrales marquaient profondément le peuple indonésien, et Saanem se serait sentie offensée devant son incrédulité. Mieux valait abonder dans son sens.
  
  — Et miss O’Hara a cru à la malédiction ? poursuivit-il.
  
  — Elle est fascinée par les légendes de notre pays. C’est une ethnologue, ne l’oubliez pas.
  
  — Et où serait-elle partie, ainsi, à l’improviste, sans bagage et sans vous avertir ?
  
  La jeune Indonésienne haussa les épaules.
  
  — Peut-être a-t-elle rencontré un sorcier qui lui a proposé de l’initier aux rites anciens ?
  
  Curieuse de tout comme elle est, elle se sera laissée convaincre.
  
  — Sans donner de nouvelles depuis trois mois ?
  
  — C’est vrai, c’est étrange. Ou bien, sur un coup de tête, elle a décidé, comme elle en avait l’intention, d’aller à Kalimantan(13) photographier les crocodiles dressés sur leurs pattes devant les maisons des femmes enceintes ?
  
  Coplan alluma une cigarette. Il avait du mal à se retenir de rire.
  
  — Ne vous moquez pas, réprimanda Saanem pour la seconde fois. Les crocodiles sont irrésistiblement attirés par les femmes enceintes. La nuit, ils viennent rôder autour de leur maison(14). À Kalimantan, les Dayaks jurent qu’il existe un lien charnel entre le crocodile et la femme qui va donner la vie à un enfant.
  
  — À condition qu’il ne soit pas mort-né, ne put s’empêcher d’ironiser Coplan. Donc, miss O’Hara serait allée photographier ces voyeurs sauriens, et ce manège lui aurait pris trois mois ?
  
  Tout à coup, la jeune Indonésienne se leva et vint se blottir sur les genoux de Coplan.
  
  — Oh, j’ai si peur, murmura-t-elle d’une voix angoissée. Parler de Kuntil-Anak et des crocodiles me terrorise, j’ai besoin de protection. Vous êtes si fort !
  
  Elle l’enlaça. Ses mains remontèrent jusqu’à sa nuque sur laquelle elles se croisèrent pour amener les lèvres de Coplan contre les siennes. Sa langue avide s’infiltra ensuite dans la bouche de son partenaire, dont le ventre s’embrasa. Échauffé par cette étreinte torride, il la déshabilla, dénudant un corps splendide aux seins gonflés par le désir, qu’il caressa voluptueusement.
  
  — À mon tour, réclama-t-elle en débouclant la ceinture du pantalon.
  
  Lorsqu’elle eut dévêtu Coplan, elle l’attira sur le canapé et lui ouvrit ses cuisses chaudes. Délicatement, il la pénétra avant de se pencher et de sucer les seins parfumés au seringat. Excitée au plus haut point, la jeune femme se tortillait, gémissante. Coplan s’enfonça plus avant, en ménageant ses effets.
  
  — Plus vite ! exigea-t-elle.
  
  Il n’en fit rien. Dominateur, il entendait mener les débats à sa guise. Lasse d’attendre, elle agrippa ses hanches et leur imprima un mouvement de va-et-vient contre lequel il lutta. Quand il la jugea suffisamment pantelante, alors seulement, donna-t-il libre cours à sa frénésie. Transcendée, elle lui griffa le dos.
  
  Quand elle hurla, il la rejoignit dans le plaisir sans cesser, pour autant, de serpenter en elle, si bien que Saanem marqua à peine une pause et se mit à l’unisson de son partenaire. Cette fois, la montée du plaisir fut plus longue à se manifester mais lorsqu’elle dévasta leurs deux corps, ils se retrouvèrent à bout de souffle, soudés l’un à l’autre sur le canapé.
  
  Longtemps plus tard, elle lui mordit le lobe de l’oreille et avoua :
  
  — Je n’ai plus peur. Tu es le remède contre les démons.
  
  Coplan savait que les Indonésiens vivaient dans la frayeur des esprits malfaisants. La légende de Kuntil-Anak s’y rattachait. Exacerbée, l’imagination créait, à partir de rien, d’une branche qui s’agitait, d’un chat blanc qui traversait l’obscurité, d’un éclair de phares, le fantôme dont l’évocation, répercutée par mille bouches, allait amplifier l’existence.
  
  Saanem invita Coplan à dîner après que de nouveaux ébats eurent ponctué la fin de l’après-midi. La salade de crevettes, les sate-kambing(15), les cuisses de grenouilles frites et l’avocat au lait se révélèrent succulents. Insatiable, la belle Indonésienne exigea ensuite que Coplan la comble de nouveau. Il lui donna satisfaction sans se faire prier, tant la chair de la jeune femme l’excitait. Enfin repue, elle s’endormit. Coplan passa dans la salle de bains pour se doucher et ressortit en décrochant un kimono trop court pour lui qu’il passa autour de ses hanches. Ainsi vêtu, il partit en exploration.
  
  Dans une chambre à coucher plus vaste, il découvrit le portrait d’une rousse brossé dans le style naïf propre aux artistes balinais. Dispersées aux quatre coins de la pièce, des antiquités rappelaient celles que Guillain Rouxel avait accumulées dans sa chambre de Sawah Lumpur.
  
  Les murs du bureau adjacent étaient tapissés d’agrandissements photographiques. Sur le cartouche collé au bas, on lisait : type sundanais ; type batak ; type dayak ; type toraja ; type balinais ; type papou ; type madurais ; type aceh ; type Est-Java. En considérant de près les physionomies des modèles, on réalisait que la jeune ethnologue ne s’était pas trompée sur leurs différences.
  
  Coplan fouilla les tiroirs et les classeurs. Ils contenaient une foule de notes et de cahiers dans lesquels l’Américaine avait consigné ses observations.
  
  Quelques feuillets étaient consacrés à l’expérience que Cathy O’Hara avait vécue en rencontrant Kuntil-Anak. Malgré sa formation scientifique, l’ethnologue semblait avoir pleinement adhéré à la légende. Sa conclusion était la suivante : dans cette civilisation qui remonte aux sources du temps, si fort éloignée de la nôtre, se réalisent des phénomènes qui nous demeurent inaccessibles et que notre cartésianisme européen rejette a priori. Il y a là un mystère à approfondir. Je m’attelle à cette tâche.
  
  Le fichier contenait une liste de noms de savants qu’elle avait connus au cours de ses pérégrinations dans l’archipel.
  
  Dans une enveloppe en papier fort, Coplan dénicha des photographies de taille normale. Il les étala sur le bureau. L’une d’elles retint son attention : elle représentait la rousse aux côtés de Guillain Rouxel qui lui passait un bras autour de la taille. À sa droite se tenait Nusaputera l’antiquaire. Coplan glissa le cliché dans les pans du kimono après avoir jeté un coup d’œil au verso. La date indiquée était postérieure de trois jours à celle où le disparu avait fourni son ultime compte rendu au Vieux. L’intéressé ne figurait nulle part ailleurs. Quant à la rousse, c’était bien Cathy O’Hara puisque, sur chaque cliché où elle apparaissait, elle avait inscrit, non sans une certaine immodestie : moi et le professeur Cokroaminoto ou moi avec un archétype de la race moluquoise.
  
  Vers quatre heures du matin, Coplan en avait terminé. Il regagna la chambre où dormait Saanem et la réveilla après s’être rhabillé. Elle bâilla en frottant ses yeux cernés.
  
  — Quelle heure est-il ? mâchouilla-t-elle.
  
  — Presque l’aube. Je m’en vais.
  
  Elle se retourna sur l’autre flanc.
  
  — Sampai ketemu lagi(16). Tu reviendras ?
  
  Il lui déposa un tendre baiser sur la joue.
  
  — Qui n’aurait pas envie de faire l’amour avec une connaissance de Kuntil-Anak ?
  
  Cette fois, elle se réveilla totalement.
  
  — Ne plaisante pas avec ça ! cria-t-elle, effrayée. Et prends garde à toi ! Il fait encore nuit. Kuntil-Anak rôde peut-être dans le jardin ! Souviens-toi, elle vampe les hommes !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Ce n’était pas Kuntil-Anak qui rôdait dans le jardin.
  
  L’homme bondit de derrière la cage du ouistiti où il s’était embusqué et sa matraque visa la nuque de Coplan qui, animé d’un prompt réflexe, se baissa. Le cuir lui effleura les cheveux. Il pivota sur les talons pendant que son poing gauche se fermait pour percuter le foie de son adversaire. Hélas, ce n’était qu’une victoire à la Pyrrhus, car un autre assaillant surgit dans son dos et, cette fois, la matraque accomplit son œuvre irrémédiable.
  
  Coplan se réveilla dans un univers qui empestait la caque de harengs. En fait, identifièrent ses narines au bout d’un instant, c’était le latex disposé autour de lui en plaques séchées qui dégageait cette odeur abominable.
  
  Cet univers tanguait. Un bateau. Le Sean de Garryowen ? L’I.R.A. avait-elle décidé de prendre l’initiative ?
  
  Sa nuque l’élançait douloureusement. Ses chevilles et ses poignets étaient ligotés avec de grosses cordes solides. Le lieu dans lequel il était emprisonné était tout noir. Ses mains tâtonnèrent dans son dos. Du latex poisseux. Il se tourna sur un flanc, puis sur l’autre. Toujours du latex. Il rampa en reculant : son crâne heurta une surface dure. Il rebroussa chemin et, bientôt, il rencontra un autre obstacle : une ancre rouillée de proportions modestes. Ceci excluait qu’il fût captif à bord du Sean de Garryowen. Contre l’une des arêtes, il entreprit de scier les cordes de ses poignets. La tâche fut rude et longue. Des gouttes de sueur lui dégoulinaient du front dans les yeux. Dans ce monde clos, la chaleur était étouffante, rendue plus insupportable encore par les relents que dégageaient les plaques de latex séché.
  
  Enfin, Coplan vint à bout de son labeur et se débarrassa de ses entraves. Après avoir frictionné vigoureusement ses poignets, il s’attaqua aux chevilles. Libéré, il leva les mains pour mesurer la hauteur de son cachot. Le plafond était bas, environ un mètre cinquante. En tâtonnant, il se mit à chercher une issue. À un moment, un filet d’air frais lui effleura la joue et il s’arrêta, conjecturant qu’une ouverture était pratiquée ici, mais qu’elle était bouchée par les plaques de latex. Alors, il commença à les déloger. Chacune d’elles devait peser près de cinquante kilos et Coplan sua de plus belle.
  
  Bientôt, ses efforts furent récompensés. Le trou était assez grand pour le laisser passer. Il s’y engagea et déboucha sur un caillebotis de bambous sous lequel stagnait une eau brunâtre et fétide. Par un sabord au volet levé, un soleil timide s’essayait à purifier l’atmosphère empuantie.
  
  Coplan se redressa et regarda autour de lui. Il était dans un entrepont terminé à chaque extrémité par un escalier en bois. Sur le caillebotis ballottaient les morceaux d’une gaffe brisée en deux. Coplan ramassa le fragment le plus court qui mesurait un bon mètre. Ainsi paré, il se dirigea vers l’escalier le plus proche. Quelques pas le séparaient de la première marche lorsqu’il vit apparaître deux pieds nus. D’un bond, il se jeta sur le côté.
  
  L’homme offrait un visage simiesque, mais il avait du flair. À peine descendu sur le caillebotis, il se tourna vers Coplan qui ne lui laissa aucune chance. Comme une batte de base-ball, l’arme sabra l’air et lui fractura la cage thoracique. Le marin tomba sur les genoux. Coplan l’acheva d’un coup de savate au cœur. À la ceinture qui retenait le short noir et informe, était pendu un kriss malais dans son fourreau de cuivre. Coplan déboucla la ceinture et la passa autour de ses hanches. Il terminait ce geste lorsqu’il eut à affronter un second adversaire. En l’apercevant, celui-ci brandit son kriss et se jeta sur lui. Coplan boula à gauche et la lame torsadée fusa à un centimètre de sa carotide. Sans coup férir, il se laissa tomber sur les fesses en empoignant le morceau de gaffe dont il s’était déjà servi.
  
  Le voyant à terre, le marin saisit sa chance et fonça, le kriss haut levé. Mal lui en prit. Coplan lui fracassa un tibia, en même temps qu’il se propulsait à droite pour éviter le coup de couteau.
  
  Son adversaire ouvrit la bouche pour hurler, mais n’en eut pas le temps. En un mouvement fulgurant, Coplan relevait la gaffe et le frappait au front. L’os craqua et, les yeux soudain glauques, l’homme s’effondra et s’en alla culbuter contre son congénère.
  
  Coplan se releva, récupéra l’arme blanche et, par le sabord, la jeta dans la mer. Ses agresseurs suivirent le même chemin.
  
  Avec mille précautions, la gaffe en main, il gravit les marches, aux aguets. Il déboucha sur le pont d’une jonque. En lui tournant le dos, un matelot enroulait un gros cordage. Coplan l’assomma d’un coup violent sur la nuque et le fit basculer par-dessus bord.
  
  Un autre homme lui tournait le dos, qui se tenait sur la dunette à la proue, les mains sur la barre pour maintenir le cap.
  
  Coplan s’approcha.
  
  — Selamat pagi(17).
  
  L’intéressé se retourna d’une pièce, vivement surpris. Une gueule de reître aux traits coupants, plantée sur un cou de buffle, et un torse en barrique serré dans un polo délavé et taché. Des yeux fixes, froids, cruels. À l’exception de deux touffes grisâtres sur le haut des tempes, le crâne était chauve, balafré par une cicatrice qui zigzaguait d’une oreille à l’autre, se perdant sous le lobe où brillait un gros anneau en or. Coplan prit la masse de bois dans sa main gauche et, de l’autre, sortit le kriss de son fourreau et en appuya la pointe sur la gorge du marin.
  
  — Je sais piloter une jonque, donc ça ne me dérangerait pas de te faire la peau. Néanmoins, je t’offre une chance. Tu réponds à mes questions et je t’épargne.
  
  L’autre hocha la tête, impassible, mais convaincu.
  
  — Que veux-tu savoir, tuan ?
  
  — Combien d’hommes à bord ?
  
  — Trois. Avec moi, quatre.
  
  Coplan recula de trois pas et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Personne en vue. Ce n’était pas pour autant qu’il fallait croire l’individu.
  
  Il se jucha de biais sur la rampe de la dunette. Ainsi pouvait-il surveiller à la fois ses arrières et celui qu’il interrogeait.
  
  — Pourquoi m’as-tu enlevé ?
  
  — Je ne t’ai pas enlevé, tuan. D’autres l’ont fait.
  
  Le ton était neutre.
  
  — Qui ?
  
  — Je n’en sais rien. Je suis payé pour te transporter d’un endroit à un autre, c’est tout.
  
  — Me transporter où ?
  
  — Jusqu’à une darse sur la côte sud de Sumatra.
  
  — Et là ?
  
  — Des gens se chargeront de toi. Mon travail sera achevé.
  
  — Combien t’a-t-on payé ?
  
  — Deux cent mille rupiahs(18).
  
  La somme était considérable pour un Indonésien. Si le marin disait vrai, les commanditaires tenaient à ce que Coplan arrive à bon port.
  
  — Tu n’as jamais vu auparavant ceux qui m’ont enlevé ?
  
  — Je ne suis pas physionomiste.
  
  D’un petit coup sec, Coplan enfonça la pointe dans la chair, et un mince filet de sang coula sur la gorge et imbiba le col du polo.
  
  — Tu as peut-être la mémoire qui flanche ? railla-t-il.
  
  Sans se départir de son impassibilité, la brute secoua la tête.
  
  — Je suis sûr de ne les avoir jamais vus, tuan, assura-t-il d’une voix ferme.
  
  — Combien étaient-ils ?
  
  — Trois.
  
  — Des Européens ?
  
  — Non, des Indonésiens.
  
  — En uniforme ?
  
  Le marin ouvrit la bouche pour manifester son étonnement et resta muet pendant une poignée de secondes.
  
  — Non, en civil.
  
  — Bon, retourne à la barre et maintiens le cap. Où sommes-nous ?
  
  — Dans le détroit de la Sonde. À peu près au milieu.
  
  Ce détroit séparait les îles de Java et de Sumatra. Par lui communiquaient l’océan Indien et la mer de Java.
  
  En loup de mer aguerri, le forban s’orientait au soleil. Au bout de dix minutes, il questionna d’une voix doucereuse :
  
  — Vous avez vraiment envie de rencontrer mes commanditaires ?
  
  Coplan fit mine de mordre à l’hameçon :
  
  — Quelle autre solution suggères-tu ?
  
  — Doubler la mise.
  
  — Quatre cent mille rupiahs ?
  
  — Oui.
  
  — Je ne les ai pas sur moi. Alors, autant aller dire bonjour à ces messieurs.
  
  L’autre se renfrogna.
  
  Mais de la position stratégique qu’occupait Coplan, la vue sur la jonque était imprenable et il ne risquait guère d’être surpris par une attaque à l’improviste.
  
  À présent, le soleil chauffait dur. Habilement, le marin évita les maelströms qui se formaient sous l’assaut plus puissant des eaux en provenance de l’océan Indien, refoulant celles de la mer de Java. Déjà, la côte sumatranaise se dessinait au loin.
  
  Coplan alluma une cigarette et ce geste déclencha chez lui un soupçon. Aussitôt, il fouilla ses poches, mais se rassura vite. Rien ne lui avait été dérobé. Tout était là, y compris la photographie sur laquelle on voyait Guillain Rouxel en compagnie de Nusaputera et de Cathy O’Hara.
  
  Le mercenaire imita son passager et ficha entre ses lèvres une kretek. Coplan grimaça. Le vent lui plaquait au visage les désagréables volutes parfumées au clou de girofle.
  
  La côte se rapprochait. Coplan était bien décidé à affronter l’adversaire qui l’avait kidnappé. Il ne savait encore de quelle manière, mais comptait sur son expérience pour se débrouiller sur place. Cet adversaire, c’était flagrant, était celui qui détenait la clé du mystère entourant la disparition de l’agent Alpha.
  
  — Il y a des armes à feu à bord ?
  
  Le forban haussa les épaules.
  
  — Non.
  
  La côte n’était plus très éloignée lorsque, soudain, se débusquant de derrière un promontoire rocheux, un aviso garde-côte vira de bord en direction de la jonque. Le marin perdit toute impassibilité et fut pris d’un tremblement nerveux. Frénétiquement, il inversa la barre et les voiles plièrent tandis que le bambou protestait en gémissant sous les rafales de vent.
  
  — La marine ! hurla-t-il.
  
  — Et alors ? s’étonna Coplan.
  
  — Ils vont me jeter en prison et me pendre !
  
  — Pour quelles raisons ?
  
  — C’est la sixième fois que je serai pris en flagrant délit de contrebande ! La cale et l’entrepont sont bourrés de latex !
  
  Coplan comprenait l’angoisse du marin, mais ne tenait nullement à être associé à sa déconfiture.
  
  — Où est la darse ?
  
  — Sur la gauche, à environ cinq kilomètres, répondit l’autre, machinalement.
  
  Coplan n’hésita pas. Il se saisit d’un sac en plastique suspendu à côté de la barre, y vida le contenu de ses poches ; ceci fait, il remit le kriss dans son fourreau de cuivre, referma le sac en tirant sur la fermeture Éclair et l’attacha à sa ceinture. Enfin, il plongea par-dessus bord et se mit à nager vers le rivage.
  
  Il ne fut repéré par ceux de l’aviso que sur les derniers cent mètres et l’obus explosa en soulevant un geyser d’eau, mais trop loin pour qu’il en subisse quelque dommage. Coplan accéléra l’allure et grâce à sa puissante musculature, franchit à toute vitesse l’espace qui le séparait de la terre ferme.
  
  Parvenu là, il s’élança vers l’abri des cocotiers.
  
  Mieux pointé, le second obus percuta la lisière de la plage en lui arrachant un nuage de sable, pendant que les éclats d’acier venaient mordre dans le tronc des arbres.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  L’horizon s’arrêtait à la barrière sombre des arbres gigantesques et de la végétation touffue. Sous une couche épaisse de feuillages pourris, le sol spongieux nourrissait un entrelacs de rotins épineux et de bambous que traversaient, comme des ponts suspendus, des enchevêtrements de lianes.
  
  Étouffant dans cette jungle, Coplan mesurait sa respiration et progressait lentement avec, en mémoire, son expérience récente à Sumatra(19).
  
  Sa visibilité ne dépassait pas vingt mètres. Ce rétrécissement provoquait une sensation déprimante, car le ciel demeurait caché par la cime des arbres dont les frondaisons se rejoignaient pour former une voûte opaque. Et les points de repère étaient inexistants. Coplan avançait toujours, à travers les taillis d’épineux.
  
  Sa seule inquiétude : ses ravisseurs patienteraient-ils à la darse ? Avaient-ils assisté à l’attaque de l’aviso ?
  
  Ce n’était pas certain, si l’on se fiait à la configuration du littoral : le promontoire rocheux qui avait abrité le garde-côte cachait sans doute le coin de mer dans lequel naviguait la jonque. Pourtant, s’il n’en était rien, alors ses ravisseurs auraient disparu dans l’intervalle.
  
  Dans l’air moite, des kalong, chauves-souris géantes, se querellaient hargneusement.
  
  En raison de sa lame torsadée et peu coupante, le kriss se révélait d’un piètre secours contre la végétation épaisse. Néanmoins, Coplan ne se découragea pas, déployant toute son énergie pour se frayer un chemin dans la jungle.
  
  Enfin, il déboucha sur une mare aux relents fétides, où des crapauds-buffles confondaient le vert de leur peau avec les nénuphars. Gueule ouverte sur un bâillement permanent, ils guettaient les cancrelats monstrueux qui trottinaient sur l’humus putrescent.
  
  Coplan traversa la clairière où se creusait la mare et poursuivit sa progression. Soudain, une pluie de sangsues dégringola des arbres sur lui. Prestement, il alluma une cigarette. À l’aide du bout incandescent, il força les gros vers à se décrocher de sa peau.
  
  La sueur ruisselant par tous les pores de son corps, son pantalon et sa chemise déchirés par les ronces, ses semelles boueuses, il atteignit enfin les abords de la darse.
  
  Là, il se coucha à la lisière de la forêt. La plage, mince et étroite, était vide. Cependant, le sable gardait l’empreinte de nombreux pas et d’un long sillon, trace probable de la quille d’une embarcation remorquée à terre.
  
  Coplan conserva sa position durant une heure, sans grand espoir, l’œil fixé sur la barrière d’arbres touffus, sur la mer et sur le sable creusé et découpé par l’embouchure d’un large et profond arroyo qui déversait ses eaux jaunâtres dans la mer.
  
  Las d’attendre, Coplan se leva en se dégageant d’entre les taillis et en brossant ses vêtements sur lesquels couraient des fourmis. En quelques pas, il se porta sur la plage. C’est alors que, sur l’arroyo, apparut une pirogue pilotée par une jeune fille dont les longs cheveux sombres lui caressaient les épaules. Adroitement, d’un coup de pagaie, elle bifurqua à gauche et son embarcation s’échoua sur le sable. En levant les yeux, elle aperçut Coplan et en resta bouche bée.
  
  Ce dernier s’approcha à pas lents pour ne pas l’effaroucher, en agitant une main apaisante. Elle était figée sur place, les mains crispées sur le bois de la pagaie.
  
  — Selamat pagi, lança Coplan d’un ton enjoué.
  
  Elle se détendit.
  
  — Que faites-vous ici ?
  
  Il connaissait près de mille mots en indonésien. C’était suffisant pour s’expliquer. Naturellement, il se contenta de raconter qu’il était un touriste inoffensif ayant loué une place dans une jonque en vue de franchir le détroit de la Sonde et de visiter Sumatra par ses propres moyens sans recourir aux bons offices d’une agence de voyages.
  
  — Malheureusement, conclut-il, un garde-côte a tiré sur la jonque. J’ai pris peur et j’ai sauté par-dessus bord pour gagner le rivage à la nage.
  
  Elle rit.
  
  — Vous avez eu affaire à un contrebandier. Le bateau des douanes lui a tiré dessus ! Je m’appelle Rapea. Et vous ?
  
  — Francis.
  
  — Prancis ?
  
  La lettre F était quasiment imprononçable pour des cordes vocales indonésiennes.
  
  — C’est ça. Que faites-vous sur cette pirogue ? Du tourisme comme moi ?
  
  — Non, ce matin à l’aube, je suis venue pêcher des kodok-kecil(20). Leur venin est bon pour soigner les amuk(21) et nous en avons un hôpital plein à Tanjung Selatan d’où je viens. J’étais donc venue tôt exprès, mais j’ai été dérangée. Un gros canot à moteur est arrivé avec cinq, six hommes à bord. Ils avaient de sales têtes. J’ai eu peur et ai préféré refluer en amont de l’arroyo. Eux aussi étaient là pour pêcher et, comme moi, ils s’intéressaient aux kodok-kecil. Ils en ont ramassé une bonne cargaison et puis ils ont attendu, je ne sais quoi. Ensuite, il y a eu les explosions. C’était sans doute le garde-côte qui faisait feu sur votre jonque. Alors, précipitamment, ils ont remis le canot à l’eau…
  
  Le long sillon creusé dans le sable, se souvint Coplan.
  
  —… Et ils sont partis. Je suis restée cachée encore un bon moment, avant de revenir ici.
  
  — Qui étaient ces gens ?
  
  — Je ne les ai jamais vus auparavant.
  
  — Des compatriotes à vous ?
  
  — Bien sûr. Des Indonésiens.
  
  — Pas d’Européens parmi eux ?
  
  — Non.
  
  — Des femmes ?
  
  — Non. Pourquoi voulez-vous ces précisions ?
  
  — Ce que vous me racontez est imprégné de mystère et moi j’adore ça. Je suis un fana des romans policiers.
  
  — Pour le moment, c’est d’un bon bain et de vêtements propres dont vous avez besoin.
  
  Ce disant, elle sauta à terre, munie d’une épuisette fixée sur une tige de bambou.
  
  — Qu’allez-vous faire ? s’enquit Coplan.
  
  — Tenter de pêcher quand même quelques kodok-kecil. Je suis venue pour cela, je vous le rappelle.
  
  En short et chemisette en batik, jambes et pieds nus, chevelure au vent, elle s’activa mais son butin se révéla maigre. Coplan inspecta le panier aux fines mailles métalliques dans lequel elle avait déversé sa récolte, et fit la moue.
  
  — C’est suffisant pour vos amuk ?
  
  — Bien sûr que non. Tant pis, je reviendrai demain. Je vous emmène ou préférez-vous vous débrouiller par vos propres moyens ?
  
  — Je vous suis.
  
  Il s’installa à l’arrière de la pirogue et s’empara de la seconde pagaie. Dans le panier calé entre Rapea et lui, les grenouilles sautaient pour s’évader de leur prison et leur peau bleue nuit, constellée de taches corail, s’écorchait contre le grillage.
  
  À coup de pagaie puissante, la jeune Indonésienne, aidée par Coplan, fit passer la pirogue par-dessus le mascaret et rebondit sur la vague qui l’emporta en diagonale.
  
  De main de maître, elle pilota l’embarcation en cabotant prudemment à cent mètres du littoral.
  
  Le voyage dura deux bonnes heures. Enfin apparut une bourgade côtière. Rapea se dirigea dans cette direction et amarra la pirogue à un pilier du débarcadère avant de sauter sur la plate-forme. Coplan l’imita. Elle se pencha, empoigna l’anse du panier et s’éloigna sans un mot. Coplan la suivit.
  
  — Où allez-vous ?
  
  — À l’hôpital. Venez donc avec moi, je vous présenterai le docteur Ouo Poutsi Tao.
  
  — C’est un Chinois ? s’enquit Coplan, éberlué.
  
  — Oui.
  
  — Savez-vous ce que signifient ces trois mots en chinois mandarin ?
  
  — Quoi ?
  
  — Je ne sais pas. Quel étrange patronyme pour un médecin qui est, au contraire, censé tout savoir.
  
  Elle s’esclaffa.
  
  — Il faudra le lui dire. Il a beaucoup d’humour, vous verrez.
  
  Du bois peint en blanc avait servi à la construction des bâtiments. L’ensemble était coquet, cerné par des figuiers banians disposés en quinconce sur les pelouses au gazon touffu.
  
  Sur une porte, une plaque indiquait : Bureau du médecin-chef. Rapea frappa et le panneau s’écarta. Dans l’entrebâillement s’encadra un homme élancé, au crâne chauve, aux yeux vifs et intelligents, vêtu d’une blouse blanche.
  
  — Oh, c’est toi ! Entre donc. Qui est ton ami ?
  
  Coplan suivit Rapea à l’intérieur de la pièce délicieusement climatisée. La jeune fille conta sa mésaventure du matin et celle de Coplan, puis elle pointa son doigt vers ce dernier :
  
  — Il affirme que votre nom, en chinois, signifie je ne sais pas.
  
  Le médecin esquissa un sourire amusé et confirma :
  
  — C’est vrai, mais c’est un pseudonyme destiné à faire comprendre qu’il est nécessaire de conserver une grande modestie devant la science.
  
  Il tendit la main.
  
  — Tu m’as apporté des kodok-kecil ?
  
  Elle lui remit le panier puis, de nouveau, désigna Coplan.
  
  — Que peut-on faire pour lui ?
  
  — Il peut passer la nuit ici. Je lui fournirai une chambre dans le bâtiment E. Demain, je vais en voiture à Krui. De là, il pourra prendre un avion pour Djakarta.
  
  — Ce programme me convient, je vous en suis reconnaissant, remercia Coplan. J’espère cependant, ajouta-t-il avec une pointe d’humour que les amuk ne me prendront pas pour un des leurs ?
  
  — N’ayez crainte, rassura le Chinois. Vous pourrez vous verrouiller de l’intérieur.
  
  Apaisée sur le sort de Coplan, Rapea prit congé.
  
  Quand elle fut partie, Coplan s’approcha du panier que le médecin avait posé sur une table en métal.
  
  — Ainsi, leur venin guérit les amuk ?
  
  Visiblement satisfait d’avoir l’occasion de parler boutique. Ouo Poutsi Tao expliqua avec volubilité :
  
  — Il ne les guérit pas, il les calme pour une longue période, souvent plusieurs années, voire une décennie ou plus. En fait, il s’agit là d’une pratique très ancienne qui remonte dans les premiers temps de l’humanité et qui est particulière à Sumatra, car c’est dans le sud de cette île que vivent ces grenouilles naines sécrétant ce venin unique au monde. Après de longues études sur la question, j’ai remis au ministre de la Santé, il y a sept ans, un mémoire recommandant la résurrection de cette méthode tombée en désuétude. Cela m’a valu un budget qui m’a permis de faire construire cet hôpital et d’y héberger les premiers patients.
  
  — Comment le venin fonctionne-t-il ?
  
  — Comme une drogue. Le sujet auquel il est injecté perd toute personnalité pour s’identifier à son interlocuteur.
  
  — Son interlocuteur ?
  
  — Moi, en l’occurrence. Je suis un être normal, équilibré, sans déficiences mentales, je communique donc à mon patient ce bagage positif qu’il digère totalement.
  
  — Vous voulez dire qu’en quelque sorte, il devient un autre vous-même ?
  
  Le médecin s’autorisa un sourire indulgent.
  
  — Plus sûrement que mes propres enfants. Mais seulement en fonction de ses capacités intellectuelles. Il est bien évident que mon patient ne se transformera pas en médecin. Ce que je lui apporte, c’est la paix de l’esprit et une vision optimiste des choses, indépendamment du retour à la santé. Il s’agit là d’un progrès considérable.
  
  — Effectivement. Comment recueillez-vous le venin ?
  
  — Par exsudation. Sous l’effet d’une chaleur intense, la grenouille sécrète son venin. Tel quel, ce liquide devient mon remède, sans transformation ni adjuvants chimiques. Quant à l’animal, il est remis en liberté dans son milieu naturel, ce qui lui permet de reconstituer la substance dont on l’a privé. En conséquence, nulle cruauté inutile dans ma démarche.
  
  — Félicitations. J’ignorais cette technique.
  
  — Hélas, la communauté scientifique internationale méprise ces travaux. Je suis considéré comme un charlatan. Mais il en était de même avec l’acupuncture jusqu’au jour où les sommités médicales du monde entier ont dû s’incliner. Nous autres Asiatiques n’avons pas rompu les liens avec nos méthodes ancestrales et sommes, parfois, en avance sur la médecine officielle.
  
  Plus tard, le docteur Ouo Poutsi Tao montra à Coplan sa chambre et lui prêta des vêtements propres qui devaient servir d’uniforme aux pensionnaires de l’hôpital si l’on se fiait à leur austérité.
  
  Le soir, on lui apporta un dîner copieux et il se coucha tôt. Le lendemain matin, il embarqua dans la Ford du médecin et ils gagnèrent Krui par une mauvaise route parsemée de fondrières et de nids-de-poule.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  De retour à Djakarta, Coplan se changea dans la planque de Kebayoran Baru mise à sa disposition par Su-Wong et se fit conduire en taxi dans la Jalan Imam Bonjol où il avait garé sa Datsun avant sa visite à Saanem, la fille qui croyait au fantôme de Kuntil-Anak. Dès qu’il eut récupéré sa voiture, il se rendit chez l’antiquaire Nusaputera et lui tendit la photographie.
  
  — C’est moi avec Hervé et Cathy ! s’exclama l’indonésien. Où avez-vous découvert ce cliché ?
  
  Coplan se garda bien de dire qu’il l’avait dérobé dans la maison de la jolie rousse.
  
  — Je l’ai trouvé dans les affaires d’Hervé à Sawah Lumpur.
  
  — Je me souviens, poursuivit Nusaputera. J’avais donné un dîner intime. Une douzaine de personnes, des bons clients ou des amis. Quelqu’un a pris cette photo Polaroid, je ne sais plus qui.
  
  — Cette Cathy O’Hara, vous la connaissez bien ?
  
  — Pas vraiment. C’est une cliente. Elle m’a acheté quelques petites choses. De profession, elle est ethnologue et absolument fascinée par les coutumes et les rites de notre pays. Son érudition est époustouflante, mais elle-même est un peu bizarre.
  
  — Bizarre, en quel sens ?
  
  — Son comportement est parfois irrationnel. Elle vous fixe un rendez-vous et ne vient pas…
  
  — J’ai rencontré pas mal de femmes qui agissent de même, remarqua Coplan malicieusement.
  
  — Certes, admit l’antiquaire, mais Cathy O’Hara est ethnologue, donc une scientifique, ce qui suppose qu’elle rejette l’imaginaire. Or, il n’en est rien. Elle croit toutes les sornettes que lui racontent de vieilles paysannes.
  
  — Savez-vous qu’elle a disparu de la circulation, comme Hervé, et, sensiblement, à la même époque ? coupa Coplan qui avait en mémoire les souvenirs évoqués par Saanem et la malédiction proférée par Kuntil-Anak à rencontre de la jeune Américaine.
  
  Quelque peu ironique, Nusaputera lui mit le cliché sous le nez.
  
  — Hervé la tient tendrement par la taille, souligna-t-il. On dirait deux tourtereaux. Ne seraient-ils pas partis vivre un grand amour dans quelque île éloignée où Cathy aimait tant à vagabonder ?
  
  Coplan ne pouvait réfuter cet argument en expliquant que l’agent Alpha qu’était Guillain Rouxel ne se serait pas permis de tomber dans un piège de Cupidon, et que si, malgré tout, cela se présentait, il en aurait, alors, avisé le Vieux.
  
  En outre, n’entretenait-il pas une liaison avec Lin-Peï qui avait fait l’objet de son ultime compte rendu ?
  
  L’antiquaire consulta sa montre-bracelet et lui restitua le cliché :
  
  — Veuillez m’excuser, monsieur Cortal, mais j’ai un rendez-vous en ville. Ne soyez pas inquiet. Vous les verrez réapparaître tous les deux, un jour ou l’autre, rayonnants de bonheur ou déçus par leur lune de miel, mais, en tout cas, bien vivants.
  
  Coplan regagna Kebayoran Baru. Sur son chemin, il fit l’emplette d’une paire de gants en caoutchouc, d’une combinaison de mécanicien en toile bleue, de ciseaux, de fil à coudre, d’une pochette d’aiguilles et d’une pièce de tissu noir. Une ample provision de nourriture et de boissons combla le vide de son réfrigérateur.
  
  Dès son arrivée, il s’attela à la besogne et confectionna une cagoule avec la pièce de tissu. Le soir venu, il dîna d’œufs sur le plat, de mangues et de sapotilles en arrosant son repas d’une bouteille de bière locale. Ensuite, pour tuer le temps, il regarda un match de football à la télévision. L’Indonésie l’emporta par quatre buts à deux devant la Corée du Sud sous les vivats d’une assistance fanatisée.
  
  Un peu après minuit, il ressortit et, au volant de la Datsun, redescendit vers le centre-ville pour garer la voiture dans la Jalan Mangga Besar III. Le quartier était désert, ce qui servait ses projets. Lin-Peï habitait à proximité, dans la Jalan Mangga Besar VI. Il devenait impératif de lui rendre visite et de l’interroger sur Cathy O’Hara après lui avoir montré la photographie. Était-elle au courant des liens qu’entretenait son amant avec la jolie rousse ? Faire vibrer les cordes de la jalousie pourrait lui extorquer un renseignement vital qu’elle aurait omis de mentionner.
  
  L’ennui, c’était la surveillance exercée par le B.P.M. 81 sur la clandestine du P.K.I., une surveillance qu’il convenait de déjouer.
  
  Coplan rasa les murs. Avant de quitter Kebayoran Baru, il avait enfilé la combinaison de mécanicien et enfoncé dans les poches la cagoule et les gants en caoutchouc.
  
  À deux rues de sa destination, il se plaqua au sol et rampa en se collant au bord du trottoir, derrière la rangée de voitures. Dans cette position, il était moins repérable pour un guetteur embusqué sur le siège d’un véhicule.
  
  Très vite, la sueur inonda son corps. Un rat lui fila sous le nez. Des escadrilles de moustiques l’assaillaient et le sol dégageait des relents de fruits en décomposition. Imperturbable, il poursuivit sa progression vers les abords de la Mangga Besar VI. Une venelle s’ouvrait sur sa droite. Il l’emprunta, mais s’arrêta au détour. L’odeur de clou de girofle d’une kretek lui signala la présence d’un homme qui surveillait certainement la maison de Lin-Peï. Refusant l’affrontement, il rebroussa chemin et regagna la rue où, bientôt, ses oreilles enregistrèrent une faible musique en provenance d’un véhicule en stationnement. Les sbires du B.P.M. 81 n’étaient guère discrets, se félicita-t-il. Vraisemblablement étaient-ils trop sûrs d’eux.
  
  Il avança en se maintenant à deux centimètres du caniveau. La voiture dépassée, il se releva lentement et se plaça dans l’angle mort. La hauteur du mur d’enceinte n’était pas dissuasive. Il banda ses jarrets et se propulsa. Ses doigts agrippèrent le faîte. Coplan se hissa et sauta de l’autre côté pour atterrir sur un sol mou. À travers les herbes folles et les pins d’Australie, il se mit à marcher vers la maison minuscule, ratatinée au milieu du parc.
  
  Nulle lumière ne brillait à l’intérieur.
  
  Bientôt, il atteignit la porte d’entrée. Il s’apprêtait à presser la sonnette lorsqu’il se ravisa et essaya la poignée qui tourna facilement dans sa main. Le panneau s’écarta. Vivement, il entra et referma. Là, il prit le temps d’essuyer son visage en sueur, pendant que sa mémoire lui restituait la configuration des lieux. Guidé par le ronronnement du climatiseur, il retrouva aisément le salon dans lequel Lin-Peï lui avait offert le café. De là, il s’orienta. À gauche, la cuisine. Sur la droite, la salle de bains, puis une autre pièce qui ne pouvait être que la chambre à coucher. Il s’avança à tâtons dans cette direction, toucha la porte, l’ouvrit et appela à mi-voix :
  
  — Lin-Peï, réveillez-vous, c’est moi, Francis Cortal.
  
  Pas de réponse. Il insista, sans plus de succès.
  
  À tout hasard, il avait glissé dans une poche de la combinaison son stylo-torche électrique. Ses doigts allèrent le chercher et pressèrent le bouton. Le faisceau lumineux éclaira une descente de lit et deux pieds nus qui pendaient à ras du sol. Le cœur soudain douloureux, Coplan releva la torche et s’approcha du lit.
  
  Lin-Peï avait dû être surprise en plein sommeil et étranglée par l’assassin, tandis que son complice étouffait ses cris à l’aide du chiffon sale, roulé en boule, qui avait été abandonné près de l’oreiller.
  
  Coplan empoigna l’avant-bras de la jeune femme. La chair était glacée. Il en déduisit que la mort remontait à douze heures au moins.
  
  Oui avait tué la militante du P.K.I. ? Les sbires du B.P.M. 81 sur l’ordre du colonel Laloan ? Mais, dans ce cas, pourquoi poursuivaient-ils la surveillance autour du domicile de leur victime ? Pour capturer ceux qui viendraient tomber dans le piège ? Plausible. Et si le B.P.M. 81 n’était pas responsable, comment les assassins avaient-ils déjoué la surveillance ? Entrer dans un lieu sans se faire repérer par les guetteurs n’était pas à la portée de tout le monde.
  
  Quel était le mobile ? Les activités clandestines de Lin-Peï ? Vraisemblable. Le meurtre était-il lié à la disparition de Guillain Rouxel ? Question à laquelle il était difficile de répondre. En tout cas, il ne fallait plus compter sur la Sino-Indonésienne pour fournir des renseignements sur Cathy O’Hara.
  
  Coplan décida de fouiller les lieux après avoir tiré les doubles rideaux, sans autre lumière que celle de son stylo-torche. Ses espérances furent déçues. En bonne clandestine, Lin-Peï ne conservait rien chez elle, sauf quelques cartes postales signées de Hervé et expédiées de Sawah Lumpur. Au verso, l’agent Alpha n’avait inscrit que des banalités. L’une d’elles, pourtant, retint l’attention de Coplan. Le cachet de la poste indiquait une date postérieure de deux jours à celle de l’ultime compte rendu au Vieux, c’est-à-dire que la carte avait été envoyée la veille du jour où Guillain Rouxel avait été photographié avec Cathy O’Hara et Nusaputera.
  
  Le texte était court : impossible de te voir durant une bonne semaine. Je suis sur un coup dont je te parlerai. Je t’embrasse très fort.
  
  Quel coup ? Et la bonne semaine avait duré trois mois.
  
  Il n’avait plus rien à faire en ces lieux. Aussi ressortit-il de la maison. Il était trop risqué de repasser par le même endroit. Mieux valait emprunter la venelle plongée dans l’obscurité.
  
  Il passa la cagoule, grimpa dans les branches d’un pin d’Australie et se rapprocha du mur.
  
  Tenaces, les volutes parfumées au clou de girofle montèrent jusqu’à ses narines. Le guetteur était un acharné de la kretek.
  
  Il calcula son élan en visant le bout rougeoyant de la cigarette, se balança à la branche et se lança par-dessus le faîte. Ses quatre-vingt-dix kilos emboutirent sa cible qui fut plaquée au sol, le souffle coupé. D’une manchette au menton, Coplan l’estourbit en vitesse et se remit debout.
  
  Cependant, il n’avait pas prévu qu’il était l’heure de la relève.
  
  L’arrivant se précipita vers lui en dégainant.
  
  Coplan se félicita d’avoir eu recours à la cagoule. Son assaillant n’eut pas le temps d’ajuster son automatique. Rompu à ce genre d’affrontement, Coplan s’était lancé à l’horizontale, les deux pieds en avant, en ciseau pour crocheter le poignet armé. L’os craqua et l’homme poussa un hurlement de souffrance en laissant tomber son pistolet. Souplement, Coplan atterrit sur les fesses, puis releva son pied droit pour décocher un violent coup dans le bas-ventre. L’entrejambe broyé, son adversaire s’écroula sans un cri.
  
  La partie n’était pas terminée pour autant. Alerté par le hurlement, le guetteur embusqué dans la voiture déboucha au coin de la venelle. Coplan le prit de vitesse en l’assommant avec la crosse de l’automatique d’un coup porté en plein front. L’homme fléchit sur ses jambes et s’étala de tout son long. Coplan se débarrassa du pistolet et fouilla le corps inanimé. Rapidement, il fut fixé. L’homme appartenait bien au B.P.M. 81, où il détenait le grade de sergent-chef.
  
  Coplan s’esquiva promptement en rasant les murs.
  
  Perché sur le toit d’une villa, un gecko distillait savamment son cri en decrescendo. Venu de la mer, un souffle léger se leva et, dans les frondaisons, les feuilles bruissèrent.
  
  Au coin de la seconde rue, Coplan arracha la cagoule et, à grandes enjambées, gagna la Jalan Mangga Besar III où il retrouva la Datsun.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Malgré l’impassibilité tout orientale dont il ne se départait jamais, Su-Wong laissait percer une certaine curiosité dans son regard.
  
  — Une jonque de contrebandier ? répéta-t-il.
  
  — Capturée ou coulée par un garde-côte au large de la pointe sud de Sumatra, précisa Coplan.
  
  Soudain éclairé, le trafiquant hocha la tête.
  
  — C’est ce forban de Kasagro. De temps en temps, il travaille pour moi, mais préfère agir en indépendant. Et il se fait prendre. Cette fois, il risque la pendaison. Les nouvelles lois sont impitoyables. Effectivement, j’ai entendu parler de son affaire. Les douanes l’ont capturé. Il est en prison ici.
  
  Succinctement, Coplan lui conta sa mésaventure.
  
  — Je voudrais savoir qui sont les commanditaires, conclut-il. Bien sûr, je l’ai interrogé, mais il ne m’a pas forcément dit la vérité. C’est possible ?
  
  Le Chinois haussa les épaules.
  
  — Naturellement, j’ai des correspondants en prison, mais Kasagro parlera-t-il pour autant s’il connaît l’identité de ceux qui l’ont payé pour vous emmener à Sumatra ? Voyez-vous, on ne peut rien lui donner en échange de ses confidences. Là où il est, l’argent ne l’intéresse plus. Quant à la liberté, elle est impossible à lui accorder. Même si je le voulais, je ne pourrais pas faciliter son évasion. La prison est gardée par une unité spécialisée de la police militaire, le B.P.M. 78. Des coriaces. Et incorruptibles. À mon avis, Kasagro n’échappera pas à la corde, si bien que le sachant, je ne vois pas pourquoi il satisferait à votre demande.
  
  — Essayez quand même, insista Coplan. La liberté est impossible, mais… la vie sauve ?
  
  — Pas avec les instructions gouvernementales, s’entêta Su-Wong. Il est multirécidiviste. C’est la peine capitale assurée. Jusqu’au début des années quatre-vingts, le gouvernement témoignait d’indulgence à l’égard des contrebandiers car le pays se trouvait en pleine expansion économique. Il n’en est plus ainsi. La dette publique est considérable, les revenus pétroliers ont baissé, le taux de chômage est élevé et nous subissons une concurrence effroyable de la part de nations en plein boom, comme Singapour, Taïwan, la Malaisie ou la Corée du Sud. La Présidence a décidé de stopper la contrebande par des moyens aussi radicaux que le châtiment suprême, si bien que, personnellement, j’ai considérablement réduit mes activités dans ce domaine. Pourquoi se faire passer un nœud autour du cou alors qu’il existe tant d’autres moyens de ramasser de l’argent ?
  
  Peu enclin à le suivre dans ces digressions, Coplan ramena la conversation sur le sujet qui le préoccupait :
  
  — Contactez vos correspondants en prison, voyez quels renseignements ils sont susceptibles d’extorquer à Kasagro.
  
  Quand le Chinois fut parti, Coplan composa le numéro d’Epiphany O’Donnell. À la troisième sonnerie, elle décrocha. Il s’identifia et elle s’exclama :
  
  — J’arrive juste d’Auckland ! On se voit ?
  
  — Bien sûr ! Je n’ai pas oublié notre nuit fantastique !
  
  — Finalement, je suis revenue plus tôt que prévu.
  
  — J’en avais le pressentiment.
  
  Elle rit.
  
  — Nous sommes faits pour nous entendre. Donc, on se voit ?
  
  Existait, cependant, le risque qu’elle fût également l’objet d’une surveillance de la part du B.P.M. 81. Aussi, à demi-mot, lui fit-il comprendre qu’il rencontrait quelques problèmes avec les autorités locales, dus à ses sympathies à gauche. Ces paroles entraînèrent immédiatement la compréhension chez la militante écologiste qu’était la Néo-Zélandaise.
  
  — J’ai une idée, déclara-t-elle.
  
  — Laquelle ?
  
  — J’ai un bon copain à l’ambassade de Nouvelle-Zélande. Je m’y rends et il me sort du bâtiment, cachée dans sa voiture du corps diplomatique, pour me conduire au rendez-vous que nous fixerons.
  
  — Pas mal, admit-il. Choisissons un lieu discret. Le parking devant le stade de Senayan. Aucune manifestation sportive ne s’y déroule aujourd’hui. Quinze heures ?
  
  — Cela me convient.
  
  — Je serai au volant d’une Datsun vert clair.
  
  Bien avant l’heure, Coplan était déjà sur place et inspectait les lieux. Entre autres choses, il détermina les itinéraires de dégagement. Sur le bitume traînaient encore les billets déchirés du match de la veille contre la Corée du Sud. Quelques banderoles en papier aux couleurs de l’Indonésie demeuraient accrochées.
  
  Bientôt arriva une Mercedes immatriculée CD 59. Epiphany en descendit et courut se jeter sur le siège passager, puis dans les bras de Coplan.
  
  — Je sais que les effusions en public sont mal vues dans ce pays, mais je m’en moque, j’avais tant envie de t’embrasser, s’épancha-t-elle.
  
  Elle joignit le geste à la parole.
  
  Bien qu’il jugeât cette démarche imprudente, Coplan ne put faire autrement que de l’emmener dans sa planque. La première chose qu’elle chercha, ce fut la chambre à coucher. Lorsqu’elle l’eut trouvée, elle se déshabilla. Ses intentions étaient claires et Coplan l’imita.
  
  Comme lors de leur première nuit, elle fit l’amour avec passion et, même, un brin de sauvagerie, comme si elle eût craint que le temps écoulé n’ait amoindri ses ressorts érotiques.
  
  Plus tard, quand elle fut apaisée, Coplan lui montra la photographie.
  
  — Tu connais cette femme ?
  
  — Bien sûr. C’est Cathy O’Hara, une ethnologue américaine.
  
  — Elle a disparu à la même époque qu’Hervé. Curieux, non ?
  
  — Peut-être filent-ils le parfait amour ensemble ?
  
  C’était là la théorie de Nusaputera.
  
  — Tu as vu comment il lui serre la taille ? continua-t-elle. Cathy est un peu folle…
  
  Le père Flanagan avait émis une opinion identique.
  
  —… Et fascinée par les petites îles de l’archipel que nul n’explore. Probablement a-t-elle voulu faire partager à Hervé son engouement.
  
  Lestement, elle se leva et se dirigea vers la salle de bains. Coplan en profita pour allumer une cigarette et aller chercher dans le réfrigérateur deux bières glacées.
  
  Lorsque Epiphany réapparut, les hanches ceintes d’une serviette de bain, quelques gouttes d’eau perlant encore sur sa peau, elle maintenait les sourcils arqués comme sous l’effet d’un puissant effort de réflexion. Coplan ne manqua pas de le remarquer.
  
  — Quelque chose ne va pas ?
  
  — Cette photo a bien été prise chez l’antiquaire Nusaputera que, d’ailleurs, l’on voit entre Hervé et Cathy ?
  
  — Effectivement.
  
  — À quelle date ?
  
  Coplan posa son verre, ramassa le cliché sur la table de nuit et examina le verso avant de renseigner Epiphany.
  
  — J’assistais à ce dîner, laissa-t-elle tomber. C’était une soirée étrange, à la fois morbide et grotesque. Environ une douzaine de personnes. Deux couples étaient partis tôt, des diplomates australiens. En restaient huit, soit quatre en dehors de l’antiquaire, de Cathy, d’Hervé et de moi. Trois hommes et une femme. Cathy évoquait sa rencontre avec un fantôme. J’ai éclaté de rire et elle était furieuse. Les autres l’ont soutenue, y compris Hervé, et je me suis tue pour ne pas verser dans le ridicule.
  
  — C’était Kuntil-Anak, le fantôme ?
  
  — Tu es au courant ?
  
  — Vaguement. Continue.
  
  — Après les fantômes, c’étaient les grenouilles…
  
  Coplan tressaillit.
  
  — Des grenouilles ?
  
  — Des kodok-kecil qui sont, paraît-il, dotées de pouvoirs miraculeux, je ne sais plus lesquels. À un moment, je n’écoutais plus, mais n’osais pas m’esquiver par courtoisie envers notre hôte que cette conversation semblait passionner.
  
  — Comment se conduisait Hervé, en dehors du fait qu’il soutenait Cathy ?
  
  — Il était rêveur, mais parlait peu. J’ai eu l’impression qu’il était obsédé par quelque chose, quoi, je ne sais pas, puisque je ne l’ai plus revu depuis.
  
  En cet instant, Coplan regretta de n’avoir pas montré le fameux cliché au docteur Ouo Poutsi Tao afin de savoir si Guillain Rouxel et Cathy O’Hara lui avaient rendu visite. Mais comment aurait-il pu deviner que le couple s’intéressait aux kodok-kecil ?
  
  — Je me souviens d’autre chose, poursuivit Epiphany en se débarrassant de la serviette de bain et en se recouchant. Hervé et Cathy devaient revoir un des hommes, celui qui m’a draguée. Cela t’intéresse ?
  
  — Tout m’intéresse.
  
  — Je fouillerai chez moi dans mon bric-à-brac. Ce type m’était parfaitement indifférent, ses avances me laissaient de marbre, alors j’ai dû ranger sa carte de visite dans un coin sans y prêter attention.
  
  Coplan changea totalement le sujet de conversation :
  
  — Tu as entendu parler du Sean de Garryowen ?
  
  Elle ouvrit des yeux effarés.
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  — Un cargo.
  
  Elle haussa les épaules.
  
  — Je suis allergique aux cargos et à tout ce qui flotte sur les vagues, ça me donne le mal de mer.
  
  Elle enlaça Coplan.
  
  — Viens, question tangage et roulis, je vais te donner un aperçu de ce que je sais faire…
  
  Coplan eut un soupçon. N’éludait-elle pas un point brûlant en usant d’un artifice cher au cœur des femmes ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Malgré sa carrosserie antédiluvienne et rouillée, ses amortisseurs en capilotade et son moteur asthmatique, le vieux taxi tenait bien la route en évitant avec adresse fondrières et nids-de-poule. Maestro du volant, le chauffeur parvenait même à se soustraire aux cahots.
  
  — Très mauvais par ici, tuan, grommela-t-il. Pas de réparations depuis au moins dix ans ! Que fait le gouvernement avec l’argent des impôts ?
  
  — Il le met dans sa poche, répondit Coplan pour se concilier ses bonnes grâces.
  
  — Il y a trop de généraux au pouvoir, continua l’indonésien, réjoui. C’est pas bon.
  
  — Les seuls généraux qu’on doit suivre aux talons, ce sont les généraux des petits soldats de plomb, plaisanta Coplan en citant Georges Brassens.
  
  Le chauffeur s’esclaffa.
  
  — Ben, ça c’est bien dit, tuan.
  
  Les derniers dix kilomètres avaient été réasphaltés et c’est sans encombre que l’antique rossinante entra dans Tanjung Selatan et s’arrêta devant l’hôpital. Coplan remit une poignée de coupures au taxi et le pria de l’attendre.
  
  — D’accord, consentit celui-ci, mais à condition que vous ne me rameniez pas un amuk !
  
  — Ne vous inquiétez pas.
  
  Le docteur Ouo Poutsi Tao ne cacha pas sa surprise de revoir Coplan.
  
  — Vous avez oublié quelque chose ?
  
  — En effet, acquiesça son visiteur en déposant sur le bureau le cliché pris chez l’antiquaire. Je sais que vous connaissez ces gens, bluffa-t-il.
  
  Le médecin s’empara de la photographie et l’examina attentivement avant de secouer la tête.
  
  — J’ignore de quoi vous parlez. Ces trois personnes me sont totalement inconnues.
  
  — On m’a dit le contraire, s’obstina Coplan. Les deux Européens que vous voyez sont passionnés par les kodok-kecil.
  
  — C’est possible, mais ils ne sont pas les seuls. D’autre part, laissez-moi vous dire que je n’aime pas votre ton bourru. Vous semblez me mettre en accusation.
  
  Coplan se radoucit.
  
  — Pardonnez-moi. Ces deux Européens ont disparu, peut-être sont-ils morts, je suis à leur recherche et j’ai les nerfs à vif.
  
  — Je suis vraiment désolé pour eux mais ne puis, en aucune manière, vous aider. Je le répète, je n’ai jamais vu ces gens.
  
  C’était catégorique et définitif. Coplan s’en repartit, déconfit. Une autre piste qui s’effondrait. Peut-être le dragueur d’Epiphany si, du moins, celle-ci remettait la main sur sa carte de visite, livrerait-il un renseignement concret ?
  
  Calé contre le dossier de son siège, le chauffeur dormait à poings fermés. Coplan lui secoua l’épaule.
  
  — On repart pour Krui.
  
  — D’accord, tuan. Dites-moi, ça a été vite !
  
  — Trop vite, grogna Coplan.
  
  Pour la liaison Krui-Djakarta, le seul awah Air Service utilisait un Twin-Otter que Coplan parvint à attraper juste avant le décollage.
  
  Une heure plus tard, il atterrissait à l’aéroport de Kemayoran réservé aux vols intérieurs. Ce fut lorsqu’il entra dans le bâtiment agréablement climatisé que les quatre hommes en uniforme l’entourèrent. Sur le brassard noir retenu à la patte d’épaule se lisait en lettres blanches : P.M.
  
  Coplan comprit instantanément et ne protesta pas lorsque le lieutenant lui intima l’ordre de le suivre.
  
  Dans le fourgon, la chaleur était suffocante. Un bandeau fut noué sur les yeux de Coplan et ses poignets furent menottés dans le dos. Le véhicule s’ébranla. Le doute envahit Coplan. Le B.P.M. 81 avait-il décidé de lui faire subir le sort réservé à Lin-Peï et, peut-être aussi, à Guillain Rouxel ?
  
  Quand il fut enfin débarqué, la sueur détrempait ses vêtements. De puissantes lampes électriques éclairaient l’intérieur de ce qui ressemblait à un blockhaus. Coplan fut poussé dans une cellule et la lourde porte se referma sur ses talons.
  
  Décor classique. Couchette en bois, matelas douteux, lavabo entartré comme la cuvette de w.-c., murs pisseux, ampoule plafonnière protégée par un globe de grillage épais, soupirail en retrait dans l’épaisseur du mur et, par conséquent, hors d’atteinte, même en se hissant sur la couchette. Sur les murs, des graffiti obscènes et quelques sentences lapidaires. Des initiales aussi. Une bonne vingtaine. Coplan tressaillit en déchiffrant l’une d’elles : G.R. Guillain Rouxel ? Impossible de savoir avec certitude, la lettre G étant courante pour un prénom indonésien de même que le R pour un patronyme. Cela pouvait être une fausse piste. Mais la coïncidence était troublante.
  
  Coplan s’assit sur le bord du matelas.
  
  De l’extérieur, le volet du soupirail était ouvert et une voix bien timbrée chantait une mélopée obsédante. Les accents, empreints d’une tristesse infinie, touchèrent le cœur de Coplan :
  
  Buah manggis kulitnya hitam Kalau dimakan manis sekali Wanita Ambon kulitnya hitam Kalau ketawa manis sekali…(22)
  
  Il ne profita guère de ce chant lancinant car, bientôt, la porte se rouvrit sur le colonel Laloan. Immédiatement, Coplan se leva et se lança dans un torrent de protestations contre son arrestation et son incarcération illégales. L’officier demeura impassible et, avec la pointe de son stick, le força à se rasseoir.
  
  — Vous souvenez-vous de notre dernière rencontre ? préambula-t-il d’un ton sévère.
  
  — Elle était très sympathique, répliqua Coplan, ironique.
  
  Le commandant du B.P.M. 81 se mordit la lèvre inférieure, plissa les paupières et une lueur méchante scintilla dans son regard.
  
  — Vous n’avez pas tenu parole, fustigea-t-il.
  
  — Plaît-il ?
  
  — Vous deviez m’informer de vos démarches.
  
  — C’est exact, mais uniquement de celles effectuées sur le territoire indonésien.
  
  Le colonel fronça les sourcils.
  
  — Soyez plus explicite.
  
  — Après notre rencontre, je me suis rendu à Singapour où je suis resté quelque temps. Par hasard, j’ai rencontré le capitaine d’un caboteur qui se rendait dans la ville de Krui à Sumatra. Le voyage était gratuit. J’ai sauté sur l’occasion. À Krui il n’y a pas de service d’immigration, si bien que mon passeport ne comporte pas de visa d’entrée. Sur ce point précis je suis effectivement en situation illégale, mais ce n’est pas une raison pour me faire kidnapper à l’aéroport de Kemayoran et me jeter dans un cul-de-basse-fosse !
  
  L’officier s’adossa au lavabo tout en jouant avec son stick.
  
  — Je ne vous crois pas, vous n’êtes pas resté tout ce temps à Singapour. Vous êtes revenu ici pour y commettre un meurtre, celui de Lin-Peï.
  
  Coplan écarquilla les yeux.
  
  — Vous délirez, mon colonel ! Lin-Peï a été assassinée ?
  
  — Calmez-vous, monsieur Cortal, et écoutez-moi. Prenons la nuit où le meurtre de Lin-Peï a été commis. Sa maison était surveillée par mes hommes, vous le saviez puisque je vous l’avais dit. Très astucieusement, vous êtes entré dans les lieux sans vous faire remarquer. Malheureusement pour vous, il n’en a pas été de même lorsque vous avez voulu ressortir. Prévoyant des ennuis de cette sorte, vous aviez, certes, pris la précaution de passer une cagoule sur votre visage et d’enfiler des gants de caoutchouc afin de dissimuler aussi bien vos traits que la blancheur de votre peau. C’était bien vu. Pourtant, restent la taille et la carrure. Comparés à vous, les Indonésiens seraient plutôt chétifs. Nous comptons peu de colosses dans notre population et…
  
  — Allons, se récria Coplan, vous ne pouvez vous baser sur de tels critères ! Quelque part, aux Célèbes, à Java, à Sumatra, à Kalimantan, ou à Ambon, il existe des hommes aussi grands et aussi forts que moi !
  
  — C’est probable, mais ce qui vous perd, ce sont les gants.
  
  — En ce moment, vous évoquez l’assassin de Lin-Peï. Très bien. Pourquoi les gants ? Pour ne pas laisser d’empreintes sur l’arme du crime, pistolet, revolver ou poignard, apparemment abandonnée sur place ?
  
  — La victime a été tuée par strangulation.
  
  — Alors, pour ne pas laisser le contour des doigts sur le cou ?
  
  — Un chiffon a été utilisé.
  
  — Vraiment ? fit Coplan qui le savait pertinemment et tournait autour du pot.
  
  Le colonel eut un rictus de colère.
  
  — Je sais que vous mentez, aboya-t-il, je sais que vous étiez sur les lieux du crime, je sais que c’est vous qui avez assommé mes hommes ! Croyez-moi, je vous arracherai vos aveux !
  
  D’autres, avant le colonel Laloan, avaient prononcé cette phrase : Je vous arracherai vos aveux ! Turcs, Iraniens, Birmans, Chinois, Soviétiques. Leurs noms se perdaient dans la nuit des temps. Coplan avait été soumis à leurs interrogatoires musclés, au feu de leurs questions, à leurs tortures.
  
  Jamais il n’avait avoué. Le mur de silence qu’il leur avait opposé avait forcé leur admiration. En échange, il avait conservé de tenaces cicatrices sur sa peau qui, souvent, excitaient les femmes avec lesquelles il faisait l’amour.
  
  Il s’agita sur le mauvais matelas. La séance avait été rude. Les hommes du colonel avaient utilisé les grands moyens et la douleur s’irradiait dans sa chair. Peu importait, il tiendrait le coup. Comme dans le passé.
  
  L’estomac creux, la bouche sèche, il s’endormit enfin mais son sommeil fut traversé de cauchemars, de terribles réminiscences, de hideux visages à la lippe sardonique, qui répétaient à satiété : je vous arracherai vos aveux.
  
  Trempé de sueur, il se réveilla un peu après l’aube. Sa nuque était raide et l’élançait douloureusement. Son ventre criait famine et sa langue ressemblait à un gros morceau d’étoupe qu’on aurait enfoncé dans sa bouche pour lui coincer le gosier.
  
  À travers le soupirail, la mélopée triste et lancinante se fit entendre comme pour saluer l’arrivée de l’aurore :
  
  — Buah manggis kulitnya hitam…
  
  Les poignets menottés dans le dos, les chevilles liées au montant de la couchette, Coplan chercha une meilleure position tant ses membres étaient ankylosés. Il n’en trouva pas. Ses os semblaient s’être transformés en charbons ardents.
  
  Le soleil effleura le soupirail et, à ce moment, la porte s’ouvrit pour livrer passage au colonel Laloan qui, le stick à la main, vint se poster devant Coplan.
  
  — La nuit vous a-t-elle porté conseil ?
  
  — J’ai la conscience pure, je n’ai jamais tué Lin-Peï ! défia Coplan. D’ailleurs, pourquoi diable me serais-je livré à un tel acte ?
  
  — Pour venger votre ami Hervé Dubard.
  
  — Le venger ? Il serait donc mort ? répliqua Coplan avec pertinence.
  
  — Ne jouez pas au plus fin avec moi ! s’énerva l’officier.
  
  Coplan planta son regard dans le sien.
  
  — C’est vous qui jouez au plus fin avec moi, riposta-t-il d’un ton âpre. En réalité, sous couvert de répressions subversives, vous avez donné l’ordre d’exécuter mon compatriote. Plus tard, parce qu’elle devenait gênante pour vous, Lin-Peï a subi le même sort car, malgré votre puissance, vous vous êtes avisé du danger que représentait pour vous l’assassinat d’un citoyen français. Aujourd’hui vous espérez trouver en moi un bouc émissaire. Je devine la thèse que vous voudriez soutenir. Lin-Peï serait responsable de la mort d’Hervé Dubard, alors, pour la punir, je l’aurais étranglée avec un chiffon. Ainsi, seriez-vous lavé de tout soupçon !
  
  Laloan serrait les dents pour maîtriser sa fureur.
  
  — Vous avez un culot monstre !
  
  — Le culot est de votre côté, pas du mien ! Je ne suis pas le meurtrier de Lin-Peï !
  
  — Je ne vous crois pas !
  
  De rage, le colonnel le cravacha avec le stick mais Coplan ne broncha pas. Il lui en fallait plus pour le départir de son sang-froid. Cependant, le pessimisme l’habitait. Il était sérieusement coincé. Sans doute se sortirait-il du piège s’il déclinait sa véritable qualité mais ce geste lui était formellement interdit. Il lui fallait faire face seul à la situation. La D.G.S.E. ne le connaissait plus. C’était la règle qui gouvernait l’action des agents Alpha.
  
  Deux des sbires du colonel étaient entrés avec lui dans la cellule. L’officier leur fit signe et ils s’avancèrent vers le lit. Le premier délivra les chevilles et tous deux obligèrent Coplan à se lever. Ils le prirent aux aisselles et l’entraînèrent. Ses pieds raclèrent le béton. Au passage, Laloan lui enfonça la pointe de son stick dans l’estomac.
  
  — Personne ne m’a jamais résisté, je vous ferai parler ! hurla-t-il, le visage convulsé.
  
  Un instant interrompue, la mélopée recommença à travers le soupirail.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Coplan rouvrit les yeux. Il se savait en piteux état. Roué de coups, la peau martyrisée, les lèvres fendues, il était couvert de sang.
  
  À contrecœur, le colonel manifesta son admiration :
  
  — Vous êtes un coriace, c’est vrai, un dur authentique ! Malheureusement…
  
  De la pointe du stick il souleva le menton de Coplan.
  
  —… Vous ne me laissez aucun choix. Je ne peux vous remettre en liberté, que vous soyez innocent ou coupable du meurtre de Lin-Peï, après ce qui s’est passé. Le scandale serait énorme, d’autant que vous autres Européens êtes devenus complètement stupides à force de rabâcher vos slogans sur le respect des droits de l’homme ; comme si la distinction ne devait pas s’opérer entre les pays où cela est possible et les autres où cela ne l’est pas !
  
  — Ce n’est pas une question de pays, c’est une question de personnes, répliqua Coplan avec difficulté, à travers ses lèvres tuméfiées.
  
  Laloan baissa son stick, considéra Coplan fixement puis tourna les talons pour lancer quelques ordres brefs.
  
  — Vous allez me tuer, pressentit Coplan.
  
  Le colonel haussa les épaules :
  
  — Il est trop tard pour agir autrement. Nous avons dépassé le point de non-retour.
  
  — Puis-je vous poser une question ?
  
  — Vous y avez droit, ainsi qu’à une cigarette et à un verre de rhum, plaisanta Laloan avec lourdeur.
  
  — C’est vous qui avez donné l’ordre de tuer Hervé Dubard ?
  
  — Non.
  
  — Je suis sûr que vous mentez.
  
  — On ne ment pas à un quasi-cadavre.
  
  — En tout cas, vous êtes responsable de la mort de Lin-Peï.
  
  — Vous vous trompez pour la seconde fois. Cette personne m’était trop précieuse. Grâce à elle, j’étais sur le point de réussir un superbe coup de filet et capturer les membres de son réseau.
  
  — Vous voulez dire qu’elle travaillait pour vous ?
  
  — Sans l’imaginer et bien qu’elle sache que nous la surveillions.
  
  — C’est compliqué.
  
  — Ce sont mes missions qui sont compliquées, pas mes explications.
  
  — Vous appelez cela des explications ?
  
  Laloan hocha la tête avec indulgence.
  
  — Vous cherchez à gagner du temps, monsieur Cortal. Bien sûr, c’est de bonne guerre. Il vous reste encore quelques heures à vivre. Un de mes hommes vous offrira un verre de whisky et des cigarettes. Ravi d’avoir rencontré un homme aussi courageux que vous. C’est rare, et cela augmente mon regret d’avoir à vous supprimer.
  
  Un sergent ouvrit la porte et le colonel disparut. Un autre ouvrit le robinet au-dessus du lavabo, laissa couler l’eau puis y trempa un linge qui lui servit à nettoyer le visage de Coplan. Ce dernier jeta un bref regard à ses tortionnaires. Leurs traits demeuraient impassibles.
  
  Un troisième tendit un verre à demi empli de whisky que Coplan vida d’un trait avant de réclamer une cruche d’eau fraîche. Quand elle arriva, il avait déjà fumé deux cigarettes et se sentait un peu mieux mais guère vaillant quand même.
  
  Ce fut dans le fourgon que, peu à peu, ses forces lui revinrent bien qu’il conservât l’impression d’être passé dans un laminoir. Parallèlement, ses pensées se mettaient en ordre. Laloan avait paru sincère : il devait être étranger aux disparitions de Guillain Rouxel et de Lin-Peï. La conclusion n’en était que plus stupide, plus absurde : on allait le tuer, lui Coplan, à cause d’un malentendu. Vraiment, il n’avait jamais imaginé qu’il finirait aussi bêtement.
  
  Le trajet dura longtemps et, en son for intérieur, il s’étonna. Où diable le menait-on ? Sur une jonque embusquée au creux d’une darse d’où l’embarcation cinglerait vers le grand large pour le jeter dans les flots de la mer de Java ? Au préalable, lui tirerait-on une balle dans la nuque ? Entre Java et Kalimantan, la détonation passerait inaperçue. À moins que sa gorge soit tranchée d’un coup de parang(23) ? Les Indonésiens affectionnaient cette méthode. Les requins pullulaient dans ces parages. Un festin royal leur serait réservé. Quatre-vingt-dix kilos de chair bien musclée et d’os solides.
  
  Soudain, ses narines tressaillirent en reconnaissant l’odeur effroyable.
  
  Épouvanté, il se tourna vers ses geôliers.
  
  — Où sommes-nous ?
  
  Personne ne lui répondit. Le fourgon se mit à cahoter puis amorça une descente brutale qui fit basculer chacun contre le dossier de son siège. Un quart d’heure de virages en épingles à cheveux, puis l’arrêt.
  
  Ses quatre gardiens se jetèrent sur Coplan et l’immobilisèrent, bien qu’il se débattît violemment. Les vantaux s’ouvrirent et il fut poussé à l’extérieur.
  
  Des torchères, oscillant sous le vent, éclairaient la nuit. Vers elles montait une brume dense, mais pas assez opaque pour dissimuler le décor apocalyptique de roches chaotiques. Du lac en contrebas s’élevait l’affreuse odeur de soufre.
  
  Coplan reconnut la mine de Kawa Liyen.
  
  Il frissonna. Dans son dos, un de ses anges gardiens déboucla les menottes. Coplan en comprit la signification : son cadavre, si jamais on le retrouvait, devait être libre de tout lien pour éviter les soupçons. La thèse officielle serait terriblement conventionnelle : fasciné comme son ami Hervé Dubard, il aurait été irrésistiblement attiré par le lac et ses fumerolles délétères qui, la nuit, composaient un paysage féerique. En butant contre un bloc de soufre solidifié, il aurait fait une chute mortelle.
  
  Le canon d’un pistolet se logea dans ses reins.
  
  — Descends.
  
  Il ne bougea pas. Un violent coup de pied l’expédia sur les rondins en bois de la sente qui, sous la force du choc, se délogèrent en roulèrent sur la pente en entraînant Coplan irrésistiblement vers une issue qu’il devinait fatale. Désespérément, il tendait ses mains pour saisir le tronc d’un arbre mort aux branches squelettiques. À chaque fois, sa cible se dérobait.
  
  Il se persuada que sa dernière heure était arrivée.
  
  Pourtant, devant le péril, ses muscles tentaient désespérément de freiner l’avalanche de rondins de bois dont l’assise, il n’en doutait pas, avait été démantelée par les hommes du B.P.M. 81 afin que la descente aux enfers devienne irréversible.
  
  Soudain, sa main gauche agrippa un cylindre en bois qui résista à la traction. Coplan s’y accrocha avec désespoir et se propulsa sur le côté. Son front heurta un panneau métallique et il tomba à genoux entre deux roches granitiques. En levant les yeux, il vit que les flammes de la torchère la plus proche éclairaient une inscription vacillante : DANGER, surmontant une tête de mort chevauchant deux tibias entrecroisés. L’ironie de cet avertissement ne lui échappa pas.
  
  Il évalua sa position. Les vents, l’érosion, les émanations sulfureuses avaient sculpté le flanc de la montagne. En forme d’un dolmen de trois mètres de hauteur, les roches entre lesquelles il s’était réfugié le dissimulaient à la vue de ses tortionnaires.
  
  Il se remit debout en chancelant. Brusquement, le sol friable s’effondra sous ses pieds et une cascade de cailloux dégringola sur la rive du lac. Précipitamment, il enlaça un des piliers du dolmen et reprit pied dans un éboulis de blocs couleur safran. À peine s’était-il stabilisé qu’une idée lui vint. Il souleva un de ces blocs et, de toutes ces forces, l’envoya dans l’acide sulfurique dix mètres plus bas. Il y eut un grand plouf et il espéra que ce subterfuge tromperait ceux qui avaient reçu l’ordre de l’assassiner. Le croiraient-ils ? En tout cas, ils s’étaient bien gardés de faire feu sur lui, de peur que si, par le plus grand des hasards, son cadavre était rejeté sur la berge, une autopsie ne révèle une mort par balles.
  
  Cette manœuvre achevée, il se glissa à l’abri du dolmen. Une longue attente commença. Pour le moment, il était sain et sauf mais suffoquait, au bord de l’asphyxie. Brûlés à vif, ses poumons cherchaient avidement à aspirer un bol d’oxygène. Des vertiges l’assaillaient. Il redoutait l’évanouissement qui, il le savait, lui serait fatal et combattait énergiquement la torpeur qui le gagnait.
  
  Au bout d’un temps infini, il perçut un bruit de moteur et en conclut que ses bourreaux, convaincus de sa mort, repartaient pour Djakarta.
  
  En rampant, Coplan sortit de sa cachette et s’enfila dans l’éboulis de roches granitiques et de blocs de soufre solidifié. Laissant le lac dans son dos, il remonta en altitude. Il lui fallut deux heures pour atteindre l’esplanade taillée au bulldozer.
  
  Couvert de sang, de sueur et de poussière, il s’adossa, haletant, au mur de la baraque qui servait d’abri aux pointeurs. Peu à peu, ses poumons retrouvaient leur rythme normal, tout comme son cœur soumis à rude épreuve.
  
  Quand il se sentit mieux, il prit la route qui descendait à Sawah Lumpur. Parvenu aux abords de l’agglomération, il s’orienta vers le Losmert Racah. Arrivé devant l’hôtel, il consulta sa montre-bracelet. Quatre heures. Deux heures avant que l’aube se lève.
  
  Les oreilles aux aguets, il contourna les bâtiments en se félicitant que Guillain Rouxel ait choisi une chambre isolée située sur la face arrière.
  
  À pas de loup, il traversa les jardins, gravit les marches de l’escalier en pierre et s’avança sur la coursive. La fenêtre était restée ouverte et Coplan soupira d’aise. La tâche lui était facilitée. Il entra et la referma derrière lui avant de tirer les rideaux. Celle dans la salle de bains donnait sur la vallée et il était impossible que quelqu’un, à l’intérieur de l’hôtel, remarque la lumière.
  
  Il abaissa le commutateur et se déshabilla. Ses chaussures étaient inutilisables, se rendit-il compte. Les semelles avaient été rongées par le suintement sulfureux. Il en était de même avec le bas de son pantalon et les coudes de sa chemise.
  
  La douche lava ses plaies et le ragaillardit. Après s’être séché, il se mit en quête de la trousse à pharmacie que Guillain Rouxel avait rangée dans un tiroir de commode et entreprit de désinfecter ses ecchymoses. Auparavant, il avait rasé sa barbe de deux jours.
  
  Ensuite, dans la garde-robe du disparu, il choisit des vêtements propres et grimaça. Aucun n’était à sa taille ; mais les siens étant inutilisables, il fallait bien faire avec ce qu’il avait sous la main. Engoncé dans un pantalon en toile et dans une chemise bariolée, à l’étroit dans des espadrilles, il transféra le contenu de ses poches dans celles de sa nouvelle tenue. Rien ne lui avait été volé. Le colonel Laloan était bien trop rusé pour se livrer à ce jeu. Si le cadavre était retrouvé, il convenait que sur lui soient découverts ses biens personnels. Conscient que l’élimination physique d’un Européen revêtait un caractère de gravité extrême, le chef du B.P.M. 81 avait soigné les détails.
  
  À travers la fenêtre de la salle de bains, le ciel bleuissait. Coplan regarda autour de lui, repéra un sac de sport. Il s’en empara et, à l’intérieur, enfouit ses vêtements et ses chaussures réduits en lambeaux. Il s’en débarrasserait en route car il aurait été imprudent de les laisser sur place, leur présence accréditant sa survie.
  
  Il s’apprêtait à quitter la chambre lorsque la porte s’ouvrit. Buwono, le tenancier du Losmen Racah, entra en pointant sur Coplan le canon d’un automatique.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  Coplan lut la surprise sur les traits de l’arrivant.
  
  — C’est vous ?
  
  Coplan eut un rire léger.
  
  — C’est bien moi, en effet.
  
  — Vous n’êtes donc pas mort ?
  
  — Pourquoi serais-je mort ?
  
  Du talon, Buwono repoussa le panneau de la porte en même temps qu’il abaissait son arme et, comme épuisé, se laissa tomber sur l’une des deux chaises de la chambre. Sur le moment, il ne trouva rien d’autre à dire que :
  
  — Ces vêtements sont trop petits pour vous.
  
  — Je le sais, hélas.
  
  Coplan attira à lui la seconde chaise et s’assit après avoir déposé le sac de sport sur le lit.
  
  — Vous semblez avoir un problème, encouragea-t-il.
  
  — J’en ai un lorsque je vois un cadavre bien vivant.
  
  — Pourquoi tenez-vous à me transformer en cadavre ?
  
  Perplexe, l’indonésien gratta son crâne rasé.
  
  — On est venu me réveiller un peu après minuit, raconta-t-il sur un ton monocorde. Des militaires du B.P.M. 81… Vous savez ce qu’est le B.P.M. 81 ?
  
  Coplan inclina la tête.
  
  — Je sais. Continuez.
  
  — Ils voulaient boire. Je suis le seul débit de boissons à Sawah Lumpur. Ils réclamaient du whisky. Par chance, j’avais été livré. Je leur en ai donné. Pour être assoiffés, ils l’étaient. Paraît que c’étaient les vapeurs de soufre qui les avaient mis dans cet état. Et ils en redemandaient ! Un moment, ils ont parlé d’un Français qu’ils avaient balancé dans le lac. J’ai dressé l’oreille. Déjà, ils étaient sérieusement éméchés. Cependant, je me suis bien gardé de poser des questions. Quand on a un tant soit peu de bon sens, on ne pose pas de questions aux gens du B.P.M. 81 ! J’écoutais sans rien dire et je ne sais pas pourquoi, j’ai pensé à vous l’ami d’Hervé Dubard, probablement mort lui aussi dans le lac. La coïncidence était curieuse.
  
  « Lorsque, enfin, ils sont partis, je suis allé me recoucher, mais je n’arrivais pas à dormir. Je me tournais, me retournais, impossible de trouver le sommeil. J’ai décidé alors de faire une petite promenade, d’autant que l’aube pointait déjà. C’est en passant sur le flanc de la montagne, côté vallée, que j’ai vu la fenêtre de la salle de bains allumée et distingué une silhouette. J’ai fait demi-tour, suis allé chercher mon pistolet et suis venu ici. »
  
  — Et, maintenant, que pensez-vous ?
  
  — Que, grâce à un biais que je ne m’explique pas, vous vous êtes tiré d’affaire, mais, en tout cas, c’est bien de vous qu’ils parlaient.
  
  — Et si c’était moi, que feriez-vous ?
  
  — Rien.
  
  — Vraiment ?
  
  Buwono tourna la tête en direction de la salle de bains dont les premières lueurs du jour envahissaient la fenêtre.
  
  — Avez-vous retrouvé Lin-Peï, la petite amie de celui que vous cherchez ?
  
  — Je l’ai rencontrée, concéda Coplan, prudent. Hélas, elle s’est montrée incapable de me donner un renseignement intéressant sur la disparition d’Hervé Dubard.
  
  — Savez-vous ce qu’elle est devenue ?
  
  Intrigué par l’attitude du tenancier, Coplan décida de prendre l’initiative :
  
  — Le B.P.M. 81 m’accusait de l’avoir assassinée. C’est évidemment faux !
  
  — C’est le B.P.M. 81 qui l’a assassinée, affirma Buwono, catégorique.
  
  Coplan dressa l’oreille.
  
  — Comment le savez-vous ?
  
  — Je n’ai pas de preuves, bien sûr, mais je sais ce que je dis.
  
  « Le B.P.M. 81 voulait sa peau parce que c’est une militante du P.K.I. »
  
  Brusquement, Coplan comprit.
  
  — Et vous aussi ?
  
  Buwono parut gêné, mais, au bout d’un moment, hocha affirmativement la tête.
  
  — J’étais son contact ici. Certains des mineurs appartiennent au même mouvement. Vous comprendrez donc que je vous considère des nôtres, puisque vous êtes l’ami d’Hervé Dubard d’une part, et que d’autre part, le B.P.M. 81 a tenté de vous tuer.
  
  — C’est très aimable à vous, remercia Coplan. Et comment comptez-vous me manifester votre sympathie ?
  
  — Le jour se lève. Il faut que vous quittiez ces lieux au plus vite. Je vous propose de vous conduire en voiture jusqu’à Surakarta. De là, vous prendrez le train pour Djakarta. Ensuite, à vous de vous débrouiller pour sortir du pays sans vous faire repérer par vos ennemis, sinon, la seconde fois, ils ne vous louperont pas !
  
  — D’accord ! acquiesça Coplan. Partons tout de suite.
  
  Buwonon éteignit la lumière et ouvrit la fenêtre. Coplan reprit en main le sac de sport, en se demandant, malgré tout, s’il faisait bien de remettre son sort entre les mains d’un inconnu.
  
  Tous deux abandonnèrent la chambre.
  
  La Studebaker rangée dans le garage affichait le même âge que le taxi piloté par le chauffeur de Krui. Une perle des années cinquante qui aurait fait la joie d’un collectionneur.
  
  Cahin-caha, ils prirent la route. Lorsqu’ils furent loin de Sawah Lumpur, Coplan questionna :
  
  — Avez-vous révisé votre opinion sur la disparition d’Hervé Dubard ?
  
  — Il a été assassiné.
  
  — Comme Lin-Peï ?
  
  — Elle a été étranglée à ce que j’ai entendu dire. Pour votre ami, la méthode a été différente. On l’a balancé dans le lac, comme on envisageait de le faire pour vous. Au fait, comment vous en êtes-vous tiré ?
  
  — Une chance inesperée : j’ai dévié de ma trajectoire.
  
  — En tout cas, ceux qui se sont soûlés chez moi la nuit dernière pensaient bien que vous aviez atterri dans le lac.
  
  — S’ils pensent ainsi, cela me convient tout à fait.
  
  — Comment vous débrouillerez-vous pour sortir d’Indonésie ? Dans ce domaine-là, je ne peux pas vous aider.
  
  — Ne vous inquiétez pas pour moi. Vous en avez assez fait et je vous en remercie.
  
  À Surakarta, que les Indonésiens surnommaient familièrement Solo, le panneau annonçait une heure d’attente avant l’arrivée du train. Coplan et Buwono en profitèrent pour se sustenter légèrement, puis le second prit congé :
  
  — J’espère que vous vous en sortirez sans trop de mal !
  
  — Merci encore !
  
  La vieille Studebaker démarra et Coplan rentra dans la gare pour acheter son billet et gagner le quai. Le convoi, bariolé de vert, de jaune et de rouge, arriva enfin. Il se composait d’une locomotrice et d’antiques wagons néerlandais datant de l’époque de la colonisation. Deux voitures faisaient exception. Celles-ci étaient pourvues du confort moderne : toilettes, couchettes, cabines, climatisation. Le montant du billet était à l’avenant.
  
  Connaissant les aléas d’un voyage ferroviaire à Java, Coplan avait pris la précaution de payer le tarif le plus élevé, ce qui lui donnait droit à l’accueil d’une hôtesse vêtue d’un uniforme aubergine.
  
  — Par ici, tuan.
  
  La cabine aux deux couchettes était vide. Coplan glissa dans la main tendue de la jeune femme quelques grosses coupures.
  
  — J’aimerais être seul.
  
  Elle sourit, l’air moqueur.
  
  — Vraiment ?
  
  — Combien dure le voyage jusqu’à Djakarta ?
  
  — Environ deux jours.
  
  Il haussa un sourcil, perplexe.
  
  — La distance ne dépasse pas six cents kilomètres.
  
  — C’est vrai, mais notre moyenne, elle, ne dépasse pas le quinze à l’heure.
  
  — J’aviserai après un bon sommeil.
  
  Il la mit à la porte et verrouilla derrière elle, puis se déshabilla, se coucha et s’endormit comme une masse.
  
  Il ne se réveilla qu’à l’arrêt de Cilacap, soit après deux cents kilomètres et quinze heures de voyage. La forme revenait. Après s’être baigné le visage dans l’eau froide du lavabo, il examina ses plaies et ses bosses. Guère d’amélioration dans ce domaine. Réalisant qu’il avait faim, il sonna l’hôtesse qui arriva et secoua la tête.
  
  — Désolée. Il vous faut descendre sur le quai. Vous trouverez facilement à dîner.
  
  La foule des voyageurs qui poursuivaient au-delà de Cilacap s’était déjà rassemblée. Les marchands de soupe chinoise, et de brochettes de chèvre se dépensaient sans compter. Coplan choisit une assiette de nasi-goreng copieusement emplie et une bouteille de bière locale. L’insistante odeur de clou de girofle dégagée par les kretek que l’on fumait alentour lui gâta le goût de son repas.
  
  Les cheminots étant fâchés avec la ponctualité, l’étape dura deux heures. Enfin lorsque le train repartit, il était trois heures du matin.
  
  Sur sa couchette, Coplan replongea dans le sommeil. Des caresses sur son visage le réveillèrent et il ouvrit les yeux. L’œil enjôleur, la lèvre concupiscente, l’hôtesse lui souriait.
  
  — J’aimerais prendre un peu de repos, aguicha-t-elle.
  
  — Avec moi, ce n’est jamais du repos, répliqua-t-il, narquois.
  
  — Je m’appelle Ratna Dewi.
  
  Le nom signifiait « déesse des pierres précieuses » et une fois son hideux uniforme aubergine enlevé, la jeune femme présenta, en effet, un corps de déesse. Coplan en oublia les souffrances et les angoisses des dernières quarante-huit heures. Ratna Dewi ne resta guère plus d’une heure entre ses bras, mais l’étreinte atteignit à une intensité et à une plénitude qu’il n’avait pas connues depuis longtemps.
  
  Quand elle partit, il se rendormit et rouvrit les yeux vers midi. Après s’être rafraîchi en trempant son visage dans l’eau du lavabo, il alla baguenauder dans les vieux wagons hollandais des secondes et troisièmes classes, où régnait le folklore.
  
  Le couloir central était encombré par un long défilé de vendeurs à la sauvette qui, profitant de la lenteur du tortillard se hissaient à bord avec leurs paniers et proposaient des cigarettes de kretek, des plats cuisinés, des bonbons, des éventails ou des journaux. D’autres louaient des coussins, sales, certes, mais plus confortables que les bancs de bois. Leurs affaires faites, tous ces ambulants du commerce redescendaient après une quinzaine de kilomètres, exercice au demeurant assez périlleux car, sur sa voie unique, le train s’engageait dans une zone montagneuse entrecoupée de ponts vertigineux.
  
  Coplan mangea une cuisse de poulet grillé, arrosée d’un jus d’orange, et acheta un paquet de cigarettes blondes et une boîte d’allumettes.
  
  Les toilettes étaient inaccessibles. Envahies de paquets, de chèvres ou de volailles, elles servaient de wagons de marchandises.
  
  Un petit groupe était rassemblé devant une fenêtre à travers laquelle on voyait des paysans patauger dans les rizières.
  
  Un homme, coiffé du traditionnel pici noir, était assis à la turque. Devant lui, sur le plancher, étaient croisés deux kriss à la poignée en ivoire délicatement sculptée, l’une en forme de tête de singe, l’autre, de tête de lion. Les hommes et les femmes agenouillés en face de lui attendaient leur tour. C’étaient de simples paysans. On le devinait à leur sarong Quand leur tour arrivait, ils tendaient une poignée de rupiah que raflait prestement l’homme au pici. Puis ils posaient la main droite sur la tête de lion et la gauche sur la tête de singe. Un silence total régnait alors parmi l’assistance, qui durait cinq minutes. Ce laps de temps écoulé, celui ou celle qui avait versé son écot se relevait et disparaissait au milieu de la cohue entassée dans le couloir.
  
  Intrigué, Coplan voyait dans ce manège un lien avec les rites balinais et leur opposition entre les danses du Singe, le Kecak, et celles du Lion, le Barong. Mais quelle était sa signification ? L’homme au pici l’avait repéré.
  
  — Tu veux essayer, tuan ? Coplan hésita puis s’agenouilla.
  
  — Cinq cents rupiah.
  
  Il paya la somme exigée puis plaça ses mains dans la position adoptée par ses prédécesseurs, mais sans savoir du tout où cette initiative allait le mener. De toute façon, pour lui ce n’était qu’un jeu.
  
  Il était là depuis deux minutes lorsque les kriss se mirent à bouger. Coplan ne prêta aucune attention à ce phénomène, les cahots du train étant probablement à son origine. Cependant, lorsqu’ils s’entrechoquèrent violemment, il écarquilla les yeux. Tendu, l’homme au pici retenait son souffle, tout comme la demi-douzaine de paysans qui étaient restés là. Puis, les deux kriss se délogèrent de leur fourreau et Coplan faillit se blesser sur l’arête coupante de la garde. Des exclamations admiratives fusèrent. Coplan ne comprenait toujours pas. À présent, les lames se défiaient avant de s’affronter.
  
  — Ne retire pas tes mains ! conseilla l’homme, les yeux fascinés. Ne bouge pas, tuan !
  
  — Les dieux sont avec toi, souffla dans l’oreille de Coplan une femme âgée aux traits flétris.
  
  Envoûté, Coplan suivait du regard les étranges évolutions des lames torsadées qui, apparemment sans intervention extérieure, se jetaient l’une sur l’autre et se chevauchaient en crissant.
  
  — Attention, les pointes sont empoisonnées, avertit encore la femme âgée.
  
  Coplan décolla aussitôt ses paumes des poignées en ivoire. Ce geste eut un effet immédiat : les lames retombèrent sur le plancher, s’immobilisèrent et, lentement, réintégrèrent leur fourreau.
  
  — Remets tes mains, tuan, vite ! supplia l’homme au pici. Tu as offensé les dieux !
  
  Coplan reposa ses paumes sur la tête de lion et la tête de singe, mais les kriss ne bougèrent plus. Pour une raison mystérieuse, le charme était rompu.
  
  L’homme au pici soupira, mécontent. L’œil noir, il fixait Coplan.
  
  — Les dieux te promettaient longue vie, tuan. Plusieurs siècles, sans doute, d’après leur ardeur à se battre.
  
  Coplan haussa un sourcil, incrédule.
  
  — Plusieurs siècles ?
  
  — Peut-être même l’éternité, qui sait ? C’est la première fois en trente ans que je vois mes kriss s’affronter avec une telle hargne. En tout cas, tu vivras vieux, tuan, bien plus vieux que tu ne l’imagines, plus longtemps qu’un siècle, au moins !
  
  Coplan retira ses mains et la vieille femme lui serra le poignet droit.
  
  — Il dit vrai, murmura-t-elle, le visage agité de tics.
  
  — À moins que les dieux ne te gardent rancune d’avoir brisé leur volonté, acheva l’homme au pici sur un ton dont il parvenait difficilement à contenir la colère.
  
  Mal à l’aise, Coplan se leva et, à travers la cohue des marchands ambulants, se faufila jusqu’à son wagon de première classe où il regagna sa cabine.
  
  Ratna Dewi était assise sur la couchette.
  
  — Où étais-tu passé ? s’enquit-elle.
  
  — Je suis allé flâner dans les secondes et les troisièmes.
  
  — On ne t’a pas dévalisé ? Parmi les vendeurs à la sauvette se glissent beaucoup de pickpockets.
  
  Coplan fouilla ses poches. Rien ne manquait.
  
  — J’ai vécu une autre expérience, déclara-t-il avant de raconter l’épisode qu’il venait de vivre.
  
  Ratna Dewi arborait une expression blasée qui s’anima lorsqu’il aborda l’épisode des kriss sortant de leur fourreau et luttant l’un contre l’autre. Ses yeux brillaient et elle s’empara des mains de Coplan pour les baiser avec passion.
  
  — Tu as été élu par les dieux ! s’enthousiasma-t-elle.
  
  — Pour quoi faire ?
  
  — Vivre au-delà des siècles.
  
  — À quelle religion appartiens-tu ?
  
  — Je suis musulmane.
  
  — L’Islam ne reconnaît qu’un seul dieu et réprouve ces pratiques.
  
  Elle eut un geste désinvolte de la main.
  
  — L’Islam en Indonésie est fortement teinté d’hindouisme et d’animisme, rétorqua-t-elle. Allah ne peut-il cohabiter avec les dieux qui existaient bien avant lui dans nos îles ?
  
  Coplan n’éprouvait nulle envie d’engager le fer sur ce terrain. Son unique préoccupation se limitait à cerner le phénomène qui avait permis cette étonnante performance des deux kriss. Aussi interrogea-t-il Ratna Dewi à ce sujet.
  
  — Selon la tradition, expliqua-t-elle, les ondulations de la lame d’un kriss forment un nombre impair car c’est le Bien qui l’a façonnée. Au contraire, c’est le Mal qui détermine le nombre pair des ondulations sur une lame. Cependant, le Bien triomphant presque toujours des forces obscures, les kriss créés par le Mal sont rarissimes. Se sachant en infériorité numérique, le Mal qui sommeille en eux se tait en présence du Bien représenté par un de ses kriss, sauf lorsque certaines conditions sont réunies : il faut que sa poignée représente une tête de singe alors que celle de son ennemi figure une tête de lion et que, en même temps, ces deux poignées soient touchées par un homme que les dieux destinent à une vie multiséculaire. Dans ce cas, le Mal se révolte car il ne peut supporter que le Bien puisse accorder cette faveur tandis que lui en est incapable(24). Dotés de pouvoirs surnaturels échappant aux lois ordinaires, les deux kriss produisent alors des exploits extraordinaires. Aussi, un kriss conserve-t-il à travers les âges les qualités ou les défauts de ses propriétaires successifs et que, si tu t’aliènes sa sympathie, tu risques la mort.
  
  Elle s’arrêta là et battit des mains :
  
  — En ce qui me concerne, je suis heureuse d’avoir fait l’amour avec un homme privilégié des dieux ! Dommage que je n’aie pas le temps de recommencer tout de suite ! Malheureusement, le devoir m’appelle.
  
  — Si je vis encore quelques siècles, plaisanta Coplan, je ne manquerai pas de toujours me souvenir de ce train et de son hôtesse qui a agrémenté mon voyage.
  
  Elle se leva et défroissa sa jupe. Les yeux baissés, elle murmura :
  
  — Les dieux se plaisent à séparer ceux qu’ils ont unis l’espace d’un instant.
  
  Elle ouvrit la porte et sortit.
  
  Mystifié par l’incident, Coplan se recoucha, bien décidé à récupérer au maximum de sa fatigue et de ses épreuves afin d’être sur le pied de guerre lorsqu’il serait de retour dans la capitale.
  
  Le train entrait dans la gare de Gambir à Djakarta lorsqu’il se réveilla. Il se frotta les yeux et une image s’imposa à lui, celle des deux kriss entrecroisés. Pas ceux de l’homme au pici, mais ceux remarqués chez Cathy O’Hara, la rousse ethnologue disparue à la même époque que Guillain Rouxel. L’un à tête de lion, l’autre à tête de chien. Naturellement, il n’avait pas compté leurs ondulations afin de découvrir si elles formaient un nombre pair ou impair. En elle-même, après tout, la chose n’était pas bizarre si l’on se souvenait que l’Américaine était fascinée par les légendes indonésiennes.
  
  Sur le quai, Ratna Dewi vint lui déposer un baiser sur la joue.
  
  — J’espère que tu voyageras à nouveau sur ce train, souhaita-t-elle. Si oui, renseigne-toi pour connaître mon jour de service.
  
  — Compte sur moi, promit Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  — J’ai cru que tu avais disparu aussi mystérieusement qu’Hervé ! s’exclama Epiphany.
  
  Sa grande taille coincée dans la cabine téléphonique exiguë, Coplan jeta un coup d’œil alentour. Il se méfiait. En tout cas, il lui était interdit de rendre visite à la Néo-Zélandaise. Qui pouvait jurer que sa maison n’était pas surveillée ?
  
  — Des événements imprévus sont survenus, expliqua-t-il. Mais n’aie crainte, je te ferai un compte rendu détaillé. Au fait, tu as retrouvé la carte de visite de l’homme qui t’a draguée chez l’antiquaire au cours de la fameuse soirée avec Hervé et la rousse ?
  
  — Oui.
  
  Le cœur de Coplan battit un peu plus fort.
  
  — Attends une seconde, je vais la chercher.
  
  Silence, puis Epiphany revint au téléphone :
  
  — Voici ses coordonnées : Tan Maluka, 14 Jalan Lembang.
  
  — Merci. Je t’adore et te tiendrai au courant.
  
  Coplan raccrocha avant qu’elle puisse protester.
  
  La file de taxis devant la gare étant prise d’assaut, il s’éloigna et prit un bus qui le déposa devant l’ambassade du Japon. De là, il remonta à pied jusqu’à l’hôtel Indonesia où il dénicha un taxi pour se faire conduire à Kebayoran Baru.
  
  De retour dans sa planque, Coplan se doucha, se rasa et changea de vêtements. Ses blessures cicatrisaient, ses bosses réduisaient de volume.
  
  Su-Wong répondit à la troisième sonnerie.
  
  — Je vous croyais mort, commenta-t-il de sa voix prudente. J’ai du nouveau.
  
  — Quoi ?
  
  — Je viens vous voir.
  
  Le Chinois raccrocha. Trois quarts d’heure plus tard, il se présentait à Coplan.
  
  — Miraculeusement, il m’est possible de faire évader Kasagro de prison…
  
  Il s’interrompit, inspecta Coplan d’un œil curieux, mais évita toute question sur ses ecchymoses.
  
  —… L’ennui, poursuivit-il après un soupir douloureux, c’est la note à payer. Cinquante mille dollars. Vous les avez ?
  
  — Mettons les choses au point, planifia Coplan : je peux obtenir cette somme et, de toute façon, My-Lian me fera crédit. Ceci réglé, j’exige que Kasagro vous livre, avant l’évasion que vous organiserez, les noms des commanditaires qui l’ont payé pour me transporter dans le Sud-Sumatra.
  
  — Et s’il bluffe ?
  
  — Nous blufferons en retour. À ce jeu, je suis imbattable. Si ses renseignements sont faux, je le saurai très vite. Dans ce cas, pas d’évasion, et qu’il aille se balancer au bout d’une corde !
  
  — Le schéma est correct, opina Su-Wong.
  
  — Alors, nous partons sur ces bases ?
  
  — D’accord.
  
  — J’espère que vous prenez un pourcentage sur la transaction, persifla Coplan.
  
  Le Chinois le regarda droit dans les yeux, sans ciller.
  
  — J’ignore si vous travaillez pour votre propre compte, monsieur Cortal, ou pour celui de tiers. Je ne sais pas non plus si c’est l’idéalisme qui vous guide, mais je tiens à vous dire que moi je suis intéressé. La vie est trop cruelle pour se permettre des états d’âme. Pour répondre à votre question, je prends vingt-cinq mille dollars sur cette affaire. La moitié de la somme totale. Vous êtes un bon client, je dois en profiter, d’autant que je ne suis pas sûr de vous conserver longtemps. Au train où vont les choses pour vous, j’ai bien peur de vous voir sous peu transformé en cadavre, et les cadavres, comme vous le savez, sont mauvais payeurs.
  
  Coplan éclata de rire.
  
  — Votre petit couplet a le mérite de la clarté, félicita-t-il.
  
  Su-Wong prit congé et Coplan attendit un quart d’heure puis sortit à son tour pour s’engouffrer dans une cabine téléphonique au coin de Fatmawati et de Darmawangsa. Après avoir introduit sa carte American Express dans la fente, il composa le numéro. Lorsqu’il eut le Vieux, il lui rendit compte succinctement et lui demanda d’expédier cinquante mille dollars à My-Lian, à Singapour.
  
  — Ce fichu Rouxel nous revient cher, maugréa le patron des services spéciaux. Par ailleurs, je n’aime pas cette histoire. Elle n’a pas le parfum des affaires auxquelles nous sommes habitués. Pour conclure, je suis heureux que vous vous en soyez bien sorti. Un lac d’acide sulfurique ! Qui l’aurait imaginé ? Ce Laloan ne me dit rien qui vaille ! Vous croyez qu’il est à l’origine de la disparition de notre ami ?
  
  — Je n’en sais rien, avoua Coplan, je suis dans le noir. En ce qui concerne l’argent ?
  
  — Vous l’aurez.
  
  Coplan raccrocha et rempocha sa carte.
  
  À la nuit tombée, il se posta au coin de la Jalan Diponegoro et de la Jalan Lembang et inspecta les alentours. La Jalan Lembang était une artère paisible du quartier résidentiel de Menteng. Peu éclairée, elle offrait des zones d’ombre propices à l’observation. Coplan passa devant le numéro 14. Les volets étaient fermés. Dans le jardinet, un gardien faisait les cent pas avec ennui. Il portait un gros ceinturon auquel pendait le traditionnel parang, ce long coupe-coupe tranchant.
  
  À l’extrémité de la rue, Coplan tourna à gauche et rejoignit la Thamrin, l’avenue centrale où il trouva facilement un taxi pour le reconduire à Kebayoran Baru. Un plan s’échafaudait dans sa tête. Le seul ennui : il n’avait pas de voiture, la Datsun étant restée sur le parking de l’aéroport de Kemayoran. Trop dangereux d’essayer de la récupérer. Il se contenterait donc d’utiliser les becak, pousse-pousse à trois roues, moyen plus anonyme pour circuler.
  
  À trois heures du matin, il était de retour dans le quartier de Menteng. Aucun veilleur de nuit au monde ne résiste aux approches de l’aube. Les sentinelles en faction connaissent bien ce phénomène. L’homme qui gardait le 14 de la Jalan Lembang n’échappait pas à la règle. Ses ronflements sonores en témoignaient.
  
  Coplan sauta agilement par-dessus la barrière en béton, atterrit sur le gazon et bondit sur sa cible en cisaillant du tranchant de la main la nuque offerte. Le veilleur de nuit poussa un soupir, mais ne se réveilla pas. Rapidement, Coplan le bâillonna et le ligota à l’aide du matériel qu’il avait apporté, avant de fouiller ses poches et de lui confisquer son parang.
  
  Le trousseau de clés en main, il ouvrit une porte sur l’arrière et pénétra dans la maison plongée dans une obscurité complète. Moite, l’air immobile sentait le renfermé. Coplan sortit de son sac une torche électrique et en promena le faisceau autour de lui. Il se trouvait dans un couloir. Bientôt, il aboutit dans un salon prolongé par une salle à manger. L’ameublement se composait de bahuts chinois anciens. Dans un vase étroit se mourait une orchidée.
  
  Il fouilla sans rien découvrir d’intéressant. Ce fut dans le bureau du premier étage qu’il recueillit le fruit de ses recherches.
  
  D’abord, sur un guéridon, deux kriss entrecroisés avec les classiques poignées en ivoire qui représentaient, l’une un scarabée, l’autre, une tête de serpent.
  
  Précautionneusement, Coplan les sortit de leur fourreau. Les ondulations de la première lame formaient un nombre impair, celles de la seconde, un nombre pair. Rien d’étonnant à cela puisque, dans les légendes animistes, le scarabée était tenu pour une des enveloppes chamelles du Bien, tandis que le serpent figurait le Mal.
  
  Coplan les examina pensivement, puis les remit en place.
  
  Ensuite, dans un placard construit dans la loggia il découvrit une rangée de cassettes vidéo. Il n’y avait pas lieu de s’intéresser à elles, si ce n’est que sur une tranche, il lut Tanjung Selatan. Inscription suivie d’une date postérieure d’une dizaine de jours à celle du dernier compte rendu adressé au Vieux par Guillain Rouxel.
  
  Et Tanjung Selatan était proche de la darse où il devait être débarqué par Kasagro. C’était également dans cette localité qu’officiait le docteur.
  
  Ouo Poutsi Tao, le spécialiste des grenouilles aux vertus miraculeuses.
  
  Le projecteur et l’écran étaient rangés dans une armoire. Il ne restait plus qu’à visionner la cassette.
  
  Les premières images frappèrent Coplan de stupeur. Guillain Rouxel et Cathy O’Hara était assis côte à côte. Leurs visages étaient agités de tics. Ils manifestaient une nervosité bizarre et, avec des gestes saccadés, tiraient sur leur cigarette. Devant eux, sur la table, des kriss entrecroisés identiques à ceux du guéridon : scarabée et gueule de serpent. Dans un panier en osier s’empilaient des fruits : sapotilles, mangues, jaquiers, goyaves. Une carafe contenant un liquide incolore était à moitié vide et il y avait à portée de leur main, deux verres pleins de ce liquide, ainsi qu’un flacon rempli d’un autre breuvage, épais et rose.
  
  Les poignards étaient sortis de leur fourreau et il était loisible de compter leurs ondulations. Chiffre impair pour le premier, pair pour le second. Les rites anciens étaient respectés. Un peu de sang maculait la pointe du kriss à la poignée en forme de scarabée. Les gouttes, tombées sur la nappe blanche dessinaient une rosace minuscule qui s’élargissait.
  
  La vision était hallucinante car Guillain Rouxel et Cathy O’Hara n’accomplissaient aucun geste, à l’exception du va-et-vient de la cigarette entre leurs lèvres et le cendrier en onyx.
  
  La caméra, statique, se contentait de les filmer sans se soucier du gaspillage de pellicule.
  
  Étrange.
  
  Lorsque l’écran redevint blanc, Coplan vérifia les autres cassettes et en projeta des fragments au hasard. Nulle part n’apparaissaient les deux protagonistes de la première bande.
  
  Pressé de quitter les lieux avant l’aube, il poursuivit sa fouille, mais sans succès.
  
  Il ressortit de la maison par une porte latérale afin que le veilleur de nuit, sans doute réveillé dans l’intervalle, ne vît pas ses traits.
  
  Dans les premières lueurs du jour, la Jalan Lembang était aussi déserte que la veille, ce qui arrangeait particulièrement ses affaires. Coplan remonta à pied jusqu’au marché de Cikini. Les étals y étaient déjà disposés, croulant sous les fruits et les légumes. L’air était encore frais. Il s’assit sur une terrasse à l’écart des travestis et des prostituées qui venaient se restaurer après une nuit de travail.
  
  Coplan mangea une omelette aux crevettes qu’il arrosa d’un café serré.
  
  Il nageait en plein mystère. Si l’on se fiait aux apparences, Cathy O’Hara était au centre de l’énigme. Passionnée par l’étude des mœurs anciennes d’Indonésie, l’ethnologue avait entraîné l’agent Alpha dans un, circuit funeste. Mais lequel ?
  
  Troublante, cette coïncidence que soit mentionné sur la cassette vidéo le nom de Tanjung Selatan qui ne figurait que sur les cartes géographiques détaillées, alors que ce bourg se logeait à proximité de l’endroit où Kasagro et sa jonque devaient livrer Coplan.
  
  Rationaliste convaincu, Coplan ne croyait pas aux coïncidences.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  Suprême coquetterie, Su-Wong arborait une orchidée au revers de son veston moutarde. Coplan subodora qu’à Singapour My-Lian avait reçu le virement du Vieux et que, en conséquence, son visiteur venait d’empocher le joli bénéfice de vingt-cinq mille dollars. Le Chinois le lui confirma, d’ailleurs, sur-le-champ.
  
  — Malheureusement, il y a un obstacle, s’empressa-t-il d’ajouter, avec une moue piteuse.
  
  — Lequel ?
  
  — Kasagro veut s’évader d’abord.
  
  — Il n’en est pas question ! refusa Coplan.
  
  Su-Wong leva les deux mains en signe d’apaisement.
  
  — Attendez, cher ami !
  
  Le « cher ami » arracha un sourire à Coplan. Vingt-cinq mille dollars opéraient des miracles.
  
  Une expression rusée envahit les traits du Chinois.
  
  — Laissez-moi vous expliquer le schéma de la manœuvre que je projette. Nous nous conformons aux désirs de Kasagro tout en lui faisant savoir que si les renseignements ne nous sont pas fournis, nous le découpons au rasoir, une mort bien plus atroce que la corde de chanvre à la prison de Cipinang ! S’il voulait nous doubler, cette éventualité le ferait sérieusement réfléchir. Il sait que je suis derrière l’opération et ma réputation dans le pays est telle qu’il ne peut pas s’imaginer que ce sont des paroles en l’air. Par conséquent, son accord prouvera sa sincérité.
  
  — Vous voulez dire que ce sont vos hommes qui le recueilleront dès qu’il aura franchi les murs de sa geôle ?
  
  — Exactement, cher ami. Rien ne vous empêche d’être présent si vous le souhaitez.
  
  — J’y serai, assura Coplan.
  
  — Donc, nous acceptons sa proposition ?
  
  — Oui.
  
  Tout réjoui, Su-Wong tourna les talons.
  
  Paisiblement, le chauffeur fumait une kretek et, pour ne pas être importuné, Coplan avait baissé la vitre. La fumée de sa Dunhill combattait difficilement le clou de girofle.
  
  Le long de la Jalan Bekasi Timur Raya, sur un bon kilomètre s’étiraient les bâtiments de la prison de Cipinang. Du haut des miradors, les projecteurs inondaient les murs de lumière.
  
  L’immense portail s’ouvrit pour livrer passage à l’ambulance qui, tout de suite, mit en marche sa sirène. Coplan consulta sa montre-bracelet. L’opération respectait l’horaire. Victime d’un coup de couteau, Kasagro était emmené d’urgence à l’hôpital de Cikini. Naturellement, la blessure était sans gravité, mais un directeur adjoint complice avait accordé l’autorisation de transfert.
  
  Le chauffeur éteignit sa kretek et lança le moteur pour filer le train à l’ambulance, mais en maintenant une distance confortable entre les deux véhicules.
  
  Un ralentissement de la circulation à deux pas de l’hôpital les obligea à stopper. D’un fourgon bondirent alors quatre hommes qui se lancèrent à l’assaut de l’ambulance. En un tournemain, les gardiens de prison furent délogés de leur banquette et remplacés par leurs agresseurs. Grâce à une marche arrière fulgurante, l’ambulance se dégagea de l’embouteillage, prit un virage et pénétra dans une des allées conduisant à l’Université Catholique. Le fourgon suivit dans son sillage.
  
  — Ne bouge pas, laisse l’embouteillage se dégager, ordonna au chauffeur Su-Wong.
  
  Puis, se retournant vers Coplan installé seul sur la banquette arrière :
  
  — Satisfait ?
  
  — Je le serai quand Kasagro aura tenu sa part du marché.
  
  — Il la tiendra. Nous le séquestrerons jusqu’à ce que vous ayez vérifié ses dires. N’ayez aucune crainte. S’il n’avait rien à vendre, il aurait préféré la corde au rasoir.
  
  — Il a pu raisonner autrement, objecta Coplan avec une bonne dose de pessimisme. Penser, par exemple, qu’une fois sorti de prison, il aurait, de toute façon, accompli un grand pas vers la liberté et qu’il serait toujours temps d’aviser face au rasoir.
  
  Le Chinois secoua la tête.
  
  — On ne joue pas avec moi ! Il le sait et n’a aucune envie de se faire découper en rondelles.
  
  — Je souhaite que ce soit vous qui ayez raison.
  
  Enfin, la circulation redevint fluide et le chauffeur redémarra. Après de longs et prudents détours, il rejoignit le quartier chinois pour s’arrêter sur un quai le long du canal Semut. Un sampan était amarré là. Son fanal éclairait une eau noire et visqueuse où nageaient quelques rats. Planté entre les pavés disjoints, un antique réverbère, vestige de la colonisation, tentait en vain par ses lueurs verdâtres de percer l’obscurité.
  
  Coplan et Su-Wong sortirent de la voiture.
  
  Ceux qui avaient délivré Kasagro s’écartèrent. L’un d’eux tenait un rasoir à manche. Leur captif était allongé au fond du sampan, ligoté des pieds aux épaules. Armé également d’un rasoir à manche, un cinquième Chinois veillait sur lui.
  
  — Nous t’écoutons, encouragea Su-Wong.
  
  Kasagro déglutit bruyamment puis se mit à parler.
  
  Coplan écoutait, stupéfait.
  
  La porte s’ouvrit et Coplan sauta sur Nusaputera. L’ayant saisi à la gorge, il le souleva de terre, lui décocha un violent coup de genou dans le ventre et le transporta dans la salle où l’antiquaire rangeait ses plus belles pièces.
  
  Il le jeta à terre, aux pieds d’une armoire vitrée dont les étagères recélaient des poteries de l’époque Ming.
  
  — Vous êtes fou ! cria l’antiquaire en voulant se redresser.
  
  D’un coup de pied, Coplan le réexpédia sur le sol.
  
  — Assez joué avec moi, fustigea-t-il d’un ton chargé de colère.
  
  Le teint de l’indonésien avait viré au gris sale.
  
  — Vous êtes fou ! répéta-t-il comme s’il manquait de vocabulaire pour exprimer son indignation.
  
  Coplan sortit de sa poche le rasoir à manche que lui avait remis Su-Wong, en déploya la lame qu’il repassa sur le cuir de sa ceinture.
  
  — Que faites-vous ? s’effraya l’antiquaire.
  
  — Je m’apprête à vous trancher la gorge.
  
  — Mais… mais pourquoi ? Qu’ai-je… qu’ai-je fait ? bégaya Nusaputera.
  
  — Pour de multiples raisons. La première : vous m’avez mené en bateau, au propre comme au figuré : vous m’avez fait enlever et conduire à Sumatra sur la jonque de votre stipendié Kasagro, à un endroit où l’on m’aurait sans doute assassiné, comme Hervé Dubard et Cathy O’Hara !
  
  L’antiquaire sursauta.
  
  — Assassiné ? Sûrement pas !
  
  — Alors, pourquoi m’avoir fait enlever ?
  
  Nusaputera se terra dans le mutisme. Son regard terrorisé cherchait une issue, mais n’en découvrait pas.
  
  Coplan brandit son rasoir.
  
  — Nous allons voir si vous êtes courageux ou lâche. À ce sujet, il existe un proverbe afghan qui dit : Quand on crache à la figure du lâche, il crie : il pleut !
  
  Nusaputera hocha la tête, à présent tournée vers le rasoir que Coplan tenait à bout de bras, le pouce bloquant le pivot de la lame. Lentement, il se déplaça sur le sol pour échapper à l’issue fatale, mais sans vraiment tenter de se remettre debout. Coplan s’approcha. Lorsqu’il avait été soulevé de terre, l’antiquaire avait eu la possibilité de mesurer la force de son assaillant. Aussi ne nourrissait-il guère d’illusions sur le sort qui l’attendait.
  
  En se baissant et sans prévenir, Coplan sabra. Le tissu à hauteur de l’épaule gauche se déchira et un mince filet de sang coula sur le cou. Nusaputera hurla, mais le coup de pied décoché par Coplan lui ravala le cri au fond de la gorge. L’Indonésien se recroquevilla sur lui-même en gémissant. Coplan se recula.
  
  — Blessure sans gravité, diagnostiqua-t-il. Vous n’allez pas pleurer pour si peu de chose ?
  
  — Vous êtes un bourreau ! répliqua l’antiquaire, les larmes aux yeux.
  
  Coplan éclata de rire.
  
  — Vous êtes mal placé pour donner des leçons de morale ! laissez-moi vous assurer d’une chose : je ne vais pas prendre de gants avec vous. Avec votre style sirupeux, en demi-teintes, douillet et grippeminaud, vous m’avez abusé. Ce soir, mes yeux sont dessillés. Et vous allez payer le prix !
  
  Assez satisfait de sa diatribe, Coplan s’approcha à nouveau. L’épouvante s’inscrivit sur le visage de Nusaputera.
  
  — Je crie : il pleut !
  
  Coplan s’arrêta, interdit.
  
  — Oui, je suis un lâche, poursuivit Nusaputera. Je ne veux pas mourir alors qu’il me reste tant de siècles à vivre !
  
  Suffoqué, Coplan ne bougeait pas. Il revoyait l’homme au pici noir du train, les kriss entrecroisés, les lames torsadées qui bataillaient furieusement. Il entendait la vieille femme âgée le féliciter sur l’incroyable nombre d’années qu’il allait encore vivre.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  — Tant de siècles à vivre ?
  
  L’antiquaire tremblait de tous ses membres.
  
  Rarement, Coplan avait eu l’occasion d’assister à une frayeur aussi grande. Au cours de ses missions, les hommes contre lesquels il luttait témoignaient parfois de faiblesses, mais seulement à l’issue d’un combat acharné. Auparavant, ils se montraient courageux, à l’inverse de cet antiquaire. Une lavette ! Coplan en avait presque la nausée. Nusaputera baissa la tête sur sa chemise, s’aperçut qu’elle était maculée de sang et lui aussi en eut la nausée.
  
  — Assez de temps perdu ! décida Coplan qui voulait profiter des circonstances favorables s’offrant à lui.
  
  En même temps, il agita le rasoir.
  
  — Non ! protesta l’antiquaire. Non, ne faites pas ça, je vous dirai tout ! Vous verrez que sur la jonque vous ne risquiez rien ! Personne ne voulait vous tuer, bien au contraire !
  
  Coplan s’agenouilla et posa la lame sur le cou de Nusaputera.
  
  — J’écoute, mais un bon conseil : tâchez de me convaincre, sinon vous êtes fichu !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  La villa et le jardin avec ses banians et ses orchidées ne se distinguaient en rien de leurs semblables dans la capitale.
  
  Nusaputera ouvrit la porte aussi facilement que si c’était celle de sa propre habitation. Rasséréné depuis qu’il avait décidé de passer aux aveux, il avait reconquis son allure habituelle, changé de chemise et posé un pansement sommaire sur l’estafilade provoquée par la lame de rasoir.
  
  — Suivez-moi, invita l’antiquaire d’un ton dans lequel Coplan décela une touche d’arrogance, comme si l’intéressé était persuadé qu’il ne risquait plus aucun sévices.
  
  Le couloir menait à une pièce immense aux volets fermés et aux murs nus. Il y régnait un dépouillement monacal, sans les divers ornements qui constituaient le décor ordinaire des maisons indonésiennes.
  
  — Bonsoir ! fit Guillain Rouxel.
  
  Estomaqué, Coplan s’arrêta, tandis que Nusaputera poursuivait sa marche vers la longue table autour de laquelle étaient assis les six personnages. Quatre hommes et deux femmes. Coplan reconnut l’une d’elles. C’était Cathy O’Hara, disparue en même temps que l’agent Alpha. Les trois autres hommes étaient des vieillards aux traits parcheminés. La seconde femme était corpulente mais âgée, elle aussi. Ses cheveux tirés en chignon dégageaient un front large et bombé qui écrasait le bas du visage.
  
  Tous les regards étaient braqués sur l’arrivant. Coplan s’avança vers Guillain Rouxel et lui tendit la main que l’autre serra.
  
  — Bonsoir, Hervé. Que fais-tu là ? Je peux te parler en privé ?
  
  Un sourire sardonique distendit les lèvres de Rouxel.
  
  — Monsieur Cortal, êtes-vous comme Guillain Rouxel un agent de la D.G.S.E. ?
  
  Coplan fit un pas en arrière comme s’il avait reçu une gifle. En infraction avec les règles élémentaires du Renseignement, Guillain Rouxel livrait sa véritable identité et son appartenance aux services spéciaux français. En outre, il démasquait un autre agent. Mais pourquoi posait-il cette question ? S’il trahissait le secret auquel il était astreint, alors pourquoi n’appelait-il pas Coplan par son vrai nom ?
  
  S’il ne le faisait pas, était-ce parce qu’il ne l’avait pas reconnu ? C’était impossible. Guillain Rouxel était un physionomiste né. Sa mémoire visuelle était aussi fiable que celle d’un ordinateur.
  
  Alors, pourquoi Rouxel contrevenait-il à cette règle impérative. Dans quel but ? Pure initiative personnelle ou trahison ?
  
  Existait un moyen de le savoir : la phrase code. Deux agents en mission se rencontrant et ignorant sur quel pied danser l’un devant l’autre entamaient un dialogue, anodin à des oreilles étrangères au Service :
  
  « — Il s’est écoulé du temps depuis Rio de Janeiro. »
  
  « — Oui, tu as raison. Quand était-ce, déjà ? » « – Il y a cinq ans, en juin. »
  
  « — Non, c’était en février au carnaval. »
  
  « — Celui de Bahia était plus beau. »
  
  « — Je préfère celui de Belém. »
  
  « — Te souviens-tu de cette carioca qui nous avait invités chez elle ? »
  
  « — Parfaitement. Elle s’appelait Amarinda. »
  
  « — Mais non ! son nom était Luizinha. » Les diverses répliques du dialogue étaient interchangeables en fonction de ce que les deux agents avaient à se dire. Les années, les mois, les carnavals, les prénoms des filles variaient, chacun de ces éléments possédant sa signification propre que nul manuel d’espionnage n’enseignait à décrypter.
  
  Coplan s’éclaircit la voix :
  
  — Il s’est écoulé du temps depuis Rio de Janeiro. Rouxel ouvrit de grands yeux étonnés. Il avait maigri et ses traits s’étaient creusés depuis leur dernière rencontre, nota Coplan, mais il avait conservé ses cheveux longs à la hippie. Sa tenue vestimentaire n’avait pas changé non plus : vieux jean rapiécé, baskets et T-shirt effrangé. Coplan avait déjà remarqué ces détails lorsqu’il avait projeté la cassette-vidéo dans la maison de la Jalan Lembang.
  
  La réponse ne venait pas. Coplan offrit une seconde chance :
  
  — Il y a cinq ans en juin, ou bien était-ce en février au carnaval ?
  
  Rouxel restait muet, un peu ahuri.
  
  — Quel carnaval préfères-tu ? s’obstina Coplan. Celui de Rio ou celui de Bahia ?
  
  Il n’obtint pas plus de réaction. Un doute lui vint à l’esprit. L’agent Alpha citait volontiers des locutions latines, se souvint-il.
  
  — Homo homini servus(25), lança-t-il en désespoir de cause.
  
  La phrase exacte était Homo homini lupus(26). Coplan avait remplacé « loup » par « esclave » afin de tester Rouxel. Celui-ci ne fit aucun commentaire, si bien que Coplan comprit que, vraiment, quelque chose ne tournait pas rond.
  
  Nusaputera toussota.
  
  — Ce sont là des phrases conventionnelles pour vous mettre à l’épreuve, intervint-il en s’adressant à Rouxel.
  
  — C’est ce que je crois aussi, appuya Cathy O’Hara qui n’avait pas parlé jusque-là, se contentant de siroter le thé dans sa tasse.
  
  L’homme qui semblait être le doyen de l’assemblée leva la main et imposa le silence. D’une voix infiniment douce, il déclara :
  
  — Peut-être est-il temps de mettre notre hôte au courant ?
  
  Les autres hochèrent la tête avec vigueur.
  
  — Mon nom est Rangkayo, préambula l’homme. Je suis né au VIIe siècle de notre ère, au temps du royaume de Shrïvijaya, dans le sud de Sumatra. Il en est de même pour les gens qui sont ici ce soir.
  
  Son doigt désigna son voisin de droite :
  
  — Sarkoro.
  
  Celui de gauche :
  
  — Martadinapura.
  
  La femme au chignon :
  
  — Mutiarahati.
  
  L’antiquaire :
  
  — Lui, vous le connaissez déjà.
  
  Cathy O’Hara :
  
  — Permatahati.
  
  Effaré, Coplan fixa l’ethnologue, pendant que le doigt se braquait sur Guillain Rouxel :
  
  — Tendean.
  
  Coplan n’en croyait pas ses oreilles.
  
  — Certes, monsieur Cortal, votre étonnement est bien naturel, poursuivit Rangkayo de la même voix douce. Votre matérialisme occidental nie la survie de l’âme. À l’inverse, nous qui sommes nés à l’époque où, avant les invasions musulmanes, l’hindouisme était rayonnant dans nos îles, nous y croyons et, avec nous, des centaines de gens qui ne sont pas ici ce soir.
  
  « Je perçois le scepticisme en votre esprit. Vous vous dites : « Comment est-ce possible ? » Une explication s’impose. N’oubliez pas, tout d’abord, que nous sommes dépositaires de traditions anciennes que la science européenne, rationaliste, a balayées. Ces traditions, qui ont atteint leur apogée à la moitié du premier millénaire, voulaient que les Sages dont tous les sept nous faisons partie, devaient survivre au commun des mortels.
  
  « Nos savants, que vous autres Européens baptiseriez sorciers, ont découvert le moyen de transmuter l’âme d’un Sage devenu vieux dans le corps jeune d’un non-Sage dont la vie n’offrait aucun intérêt pour la communauté culturelle. Cela, grâce au venin exsudé de la peau d’une grenouille minuscule dont l’espèce est très rare et prospère dans le sud de Sumatra. »
  
  — Les kodok-kecil, glissa Coplan, époustouflé.
  
  — Exact. Lorsque vous avez contacté le docteur Ouo Poutsi Tao, vous n’étiez pas loin de la vérité.
  
  Coplan commençait à comprendre.
  
  — Vous voulez dire, résuma-t-il, que vous êtes le même homme qui vivait au VIIe siècle, à la différence de votre enveloppe charnelle que vous changez tous les trente ou quarante ans en séquestrant un innocent et en lui confisquant son corps ?
  
  — Vous ne pouviez être plus clair, applaudit Tendean. Nous phagocytons nos victimes. Ainsi, avant que je prenne l’apparence de votre ami Guillain Rouxel alias Hervé Dubard, ce dernier, sous l’effet des drogues, m’a révélé qui il était en réalité. Un vulgaire espion ! Je ne m’en sens pas déshonoré pour autant. Désormais, pour deux décennies, je possède un corps neuf et robuste.
  
  — La seule chose qui me gêne, enchaîna la fausse Cathy O’Hara, c’est cette flamboyante chevelure rousse. Mais rien ne m’empêchera de la teindre !
  
  — Récemment, reprit Rangkayo, nous avons décidé, pour éviter la monotonie, de choisir des corps d’Européens. Guillain Rouxel et Cathy O’Hara ont fait les frais de cette nouvelle orientation. Cependant, ce n’est pas suffisant.
  
  Alternativement, il se tourna vers ses voisins de droite et de gauche :
  
  — Sarkoro, Martadinapura et moi atteignons un âge canonique et cela est dangereux. Si nous mourions de mort naturelle, notre âme mourrait avec nous et cette pensée nous est insupportable.
  
  Il désigna la vieille femme au chignon :
  
  — Il en est de même pour Mutiarahati.
  
  Un frisson glacé parcourut le dos de Coplan qui avait anticipé la suite.
  
  — Aussi prenons-nous nos précautions, continua Rangkayo. Nous disposons, à partir de ce soir, de deux corps jeunes et beaux.
  
  — Deux ? releva Coplan, l’angoisse au cœur.
  
  La femme au chignon agita une clochette posée à côté de sa tasse de thé. Une porte s’ouvrit et, encadrée par deux hommes à la mine farouche, apparut Epiphany en pleurs. Dès qu’elle vit Coplan, elle s’arracha aux mains de ses gardiens et se jeta dans ses bras.
  
  — Francis, que se passe-t-il ? sanglota-t-elle.
  
  Puis son regard bascula vers l’assistance et elle s’écria :
  
  — Hervé !
  
  Coplan la serra contre lui.
  
  — Ce n’est pas Hervé. Il en a l’apparence, mais ce n’est pas lui et, en face, ce n’est pas Cathy O’Hara non plus !
  
  Epiphany blêmit.
  
  — Qu’est-ce que ça veut dire ?
  
  — Plus tard, je t’expliquerai.
  
  Rangkayo souriait avec indulgence, comme un bon papa gâteau qui a apporté des friandises. Il se pencha vers la femme au chignon.
  
  — Votre amie Epiphany est destinée à Mutiarahati, dit-il. Quant à moi, je vous avoue, monsieur Cortal, que votre silhouette me séduit.
  
  « Pour le moment, nous attendons le docteur Ouo Poutsi Tao. Dès qu’il sera là, nous procéderons aux manipulations d’usage. »
  
  C’est à ce moment que Coplan s’aperçut de la présence de deux hommes dans son dos. Il se retourna. L’un et l’autre tenaient un gros pistolet dans leur poing serré.
  
  Rangkayo accentua son sourire :
  
  — Mieux vaut vivre vieux avec une autre âme que mourir jeune, abattu par plusieurs balles de gros calibre, fit-il, sentencieux.
  
  Epiphany frissonna dans les bras de Coplan.
  
  — Ces gens sont fous ! s’exclama-t-elle entre deux hoquets.
  
  — C’est, justement, la seule chose qu’ils ne sont pas ! maugréa Coplan.
  
  — Vous avez parfaitement analysé la situation, félicita Rangkayo. Je déplore pour vous que vous vous soyez aussi stupidement jeté dans la gueule du loup ! Nasuputera vous a merveilleusement manœuvré.
  
  L’antiquaire se rengorgea.
  
  — J’ai fait semblant d’avoir peur du rasoir, mais c’était pour mieux vous tromper ! se vanta-t-il en défiant Coplan du regard.
  
  Rangkayo fit signe aux deux hommes armés et désigna Coplan.
  
  — Fouillez-le.
  
  Coplan vida ses poches. Le rasoir fut confisqué. La tablette de chocolat, le briquet et le paquet de Dunhill excitèrent la convoitise de l’un des deux sbires, mais Coplan s’interposa :
  
  — J’ai faim et envie de fumer. Vous n’allez pas m’en priver ? protesta-t-il.
  
  — Laissez-les-lui, ordonna Rangkayo, mais prenez l’argent et le passeport.
  
  — Pour vous forger une nouvelle identité ? ricana Coplan. Au fait, pourquoi avoir tué Lin-Peï ? Elle ne satisfaisait pas aux critères raciaux qui sont désormais les vôtres ?
  
  — Elle m’avait retrouvé par hasard et s’imaginait que j’étais le vrai Hervé Dubard, répondit Tendean, méprisant. Elle devenait gênante.
  
  Ainsi, le colonel Laloan était vraiment innocent de ce meurtre, conclut Coplan. Tout comme les Irlandais du Sean de Garryowen n’étaient pas mêlés à l’affaire. Quant au cadavre non identifié sur la plage, il était clair, à présent, qu’il ne s’agissait pas de celui de Rouxel.
  
  Epiphany séchait ses pleurs, son œil maintenant chargé de colère braqué sur le faux Guillain Rouxel.
  
  — Tu pourrais me fournir des explications, Hervé ? Que joue-t-on ici ? Une comédie d’humour noir ?
  
  Coplan l’apaisa :
  
  — Ce n’est pas une comédie, hélas. Ne parle pas, reste tranquille.
  
  — C’est la voix de la sagesse, approuva Rangkayo qui fit signe aux hommes armés. Conduisez-les dans la pièce d’à côté.
  
  Poussés par les canons des pistolets, Coplan et Epiphany furent enfermés dans l’in-pace que cette dernière venait de quitter et que Coplan s’empressa d’inspecter.
  
  La fenêtre avait été murée récemment, sauf en sa partie supérieure : une bande étroite, haute de trois ou quatre centimètres, par laquelle l’air entrait. Précaution supplémentaire : cet espace était garni de barreaux.
  
  Dans un coin, masqués par un paravent, un lavabo et un w.-c. Contre un mur, deux lits, tête-bêche.
  
  Epiphany s’assit sur l’un d’eux.
  
  — Tu as l’air de prendre ça plutôt bien ! reprocha-t-elle.
  
  — Je le prends aussi mal que toi.
  
  — À quoi cette histoire rime-t-elle ?
  
  — Si nous nous en sortons, je te la raconterai en détail. Cependant, je doute qu’elle t’aide pour tes articles. Tes lecteurs ne te croiraient pas.
  
  — Que veulent-ils de nous ?
  
  — Ce qui est important, c’est ce que je veux, et je veux que tu te taises ! Je n’arrive pas à me concentrer !
  
  — Te concentrer pour quoi faire ?
  
  — Tais-toi, je t’en supplie.
  
  — Je suis vraiment seule au monde ! gémit-elle en se tordant les mains.
  
  Coplan posa ses doigts sur le panneau de la porte et en caressa le bois. Rien d’extraordinaire. Simple épaisseur, pas de renforcement, avait-il remarqué d’un coup d’œil en entrant.
  
  Il y colla son oreille. Deux ou trois reniflements légers. Au moins un homme veillait là. Il recula et, de sa poche, sortit la grosse tablette de chocolat. Epiphany, en captant le geste, se remit précipitamment debout.
  
  — J’ai justement faim, partageons-la !
  
  Elle tendait la main, il la repoussa.
  
  — Va t’allonger entre le lavabo et le w.-c, derrière le paravent et n’en bouge pas avant mon signal, quoi qu’il arrive, quoi que tu entendes.
  
  Elle le regarda, les yeux agrandis par la curiosité.
  
  — Que vas-tu faire ?
  
  — Essayer de nous sortir de ce guêpier.
  
  — De quelle manière ?
  
  — Ne t’occupe pas. Fais comme j’ai dit.
  
  — Et le chocolat ?
  
  — Pour le moment, reste sur ta faim.
  
  À contrecœur, elle obéit et il alla s’assurer qu’elle serait efficacement protégée. Il revint sur ses pas, arracha le drap du lit, et le déchira en deux morceaux. Il ouvrit ensuite le robinet au-dessus du lavabo, cala la bonde et trempa dans l’eau les deux pièces de tissu.
  
  — Qu’est-ce que tu fais ? Tu te laves les mains ? persifla Epiphany.
  
  Il essora un morceau de drap et le lui tendit.
  
  — Enveloppe ton visage.
  
  — C’est tout mouillé ! rechigna-t-elle en s’exécutant malgré tout.
  
  L’autre morceau une fois essoré, il l’emporta jusqu’au lit où il avait déposé la barre de chocolat qu’il reprit pour en défaire l’emballage. La plaque dénudée, il la brisa en deux et tira sur chaque moitié. Prestement, il les poussa contre le pied de la porte et s’esquiva le long du mur, le reste du drap plié sur son bras, en consultant sa montre-bracelet.
  
  Les secondes s’égrenèrent. Soixante.
  
  Un bref éclair orangé et le gadget explosa. Le chocolat était en réalité une plaquette incendiaire de couleur brune fabriquée par les laboratoires de la D.G.S.E. à Cercottes, dans le Loiret. Constituée de thermite, équipée d’un allumeur à traction, il suffisait, pour la rendre opérationnelle, de la casser en deux et de tirer sur les deux morceaux pour les séparer.
  
  Inondé de feu, le bois de la porte grésillait.
  
  L’ennui, c’était la fumée. Epiphany se mit à tousser. Coplan s’enveloppa dans sa portion de drap qu’il remonte sur la bouche et les narines.
  
  De l’autre côté de la porte, il entendait des cris.
  
  Quand il estima que le bois, désagrégé par le feu, était suffisamment friable, il prit son élan et bondit, conscient qu’il bénéficiait de l’effet de surprise. Comme un boulet, protégé des flammes par le drap humide, il traversa le panneau, les coudes et les genoux en avant-garde.
  
  Quatre sbires faisaient la chaîne en se passant des seaux d’eau. Pour être libres de leurs mouvements, ils avaient rengainé leurs armes. Les quatre-vingt-dix kilos de Coplan culbutèrent le plus proche. Le seau renversé répandit ses vingt litres sur le carrelage. Déjà, Coplan arrachait l’automatique de son adversaire baissait le cran de sûreté, l’armait et pressait la détente en visant les trois autres qui lâchaient leur seau pour récupérer leurs armes.
  
  Ce temps de retard leur fut fatal. Renversés par la force des projectiles, ils tombèrent lourdement et leur sang se mêla à l’eau.
  
  Coplan se débarrassa du drap qui entravait ses mouvements laissa tomber l’automatique au chargeur vide et ramassa les deux autres pistolets qui n’avaient pas servi.
  
  Ceux dont l’existence, prétendaient-ils, n’avait connu aucune interruption depuis le VIIe siècle, s’étaient regroupés au fond de l’immense salle toutes fenêtres ouvertes pour chasser la fumée. Le docteur Ouo Poutsi Tao s’était joint à eux.
  
  Coplan s’avança vers le groupe, un pistolet dans chaque main. Aussitôt, Rangkayo vint au devant de lui.
  
  — Il y a eu un malentendu, monsieur Cortal, plaida-t-il hypocritement, un horrible malentendu – Mais les choses peuvent encore s’arranger. Asseyons-nous autour de cette table et discutons. Je suis un homme de dialogue. Il n’est rien sur terre qui ne puisse se résoudre en parlant.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  — C’est impossible.
  
  Rangkayo parut choqué.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Vous en savez trop.
  
  — À quel sujet ?
  
  — La D.G.S.E. Voyez-vous, vous avez commis une grave erreur. Vous avez voulu savoir qui était en réalité Hervé Dubard. Sous l’effet des drogues que vous lui avez administrées, il s’est confessé. Maintenant, vous êtes tous détenteurs de secrets auxquels vous ne devriez pas avoir accès, et cela est contraire à nos règles.
  
  Rangkayo devint tout gris.
  
  — Et qu’allez-vous faire ? s’enquit-il d’une voix dans laquelle perçait l’angoisse.
  
  — Il va nous tuer ! s’écria la fausse Cathy O’Hara en se détachant du groupe et en courant vers Coplan.
  
  La balle la cueillit en plein front. Coplan continua à tirer des deux mains.
  
  Lorsque ce fut terminé, il récupéra son argent et son passeport, fit demi-tour et retourna dans la geôle. Le feu s’était éteint. Morte de peur, Epiphany tremblait de tous ses membres. Coplan la souleva de terre et l’emporta en recommandant :
  
  — Ne regarde pas, ce n’est pas un spectacle pour toi.
  
  — Que s’est-il passé ? Tous ces coups de feu, cette fumée ! Tu n’es pas blessé ? Où sont les autres ? Tu ne les as pas tous tués quand même ?
  
  Coplan poussa un soupir excédé.
  
  — Tu ne te tais donc jamais ?
  
  — Je parle pour éviter la dépression nerveuse. Tu arrives à comprendre cela, tout de même ? Dis-moi, cette masse dure contre ma fesse droite, qu’est-ce ? Ne me dis pas que dans un instant pareil, tu…
  
  — Ce sont des crosses de pistolets.
  
  — Tu m’en diras tant, fit-elle, soulagée.
  
  Au-dehors, il la déposa sur le siège passager de la Volvo qui avait appartenu à Nusaputera et dont l’antiquaire n’avait pas retiré les clés du tableau de bord. Il s’installa au volant et démarra.
  
  — Où va-t-on ? voulut-elle savoir.
  
  — Nulle part.
  
  — Quand on est deux, on va toujours quelque part, répliqua-t-elle, sentencieuse.
  
  — Je te dépose à une station de taxis.
  
  — Pas question ! Tu m’as promis le fin mot de l’histoire !
  
  — Si j’étais toi, je bouclerais mes bagages et filerais à Auckland. Sous peu, ça va chauffer ici ! Si tu veux mon avis, ta carrière de journaliste free-lance est cuite dans ce pays. Change d’objectif. Va plutôt faire un reportage sur les kangourous en Australie.
  
  Elle eut beau protester, elle n’entama en rien la résolution de Coplan qui se sépara d’elle en tête d’une file de taxis qui s’étirait devant l’hôtel Arya Duta. Furieuse, la jeune femme claqua violemment la portière. Coplan n’en eut cure. D’autres soucis occupaient son esprit. À présent, il lui fallait vite quitter l’Indonésie.
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  Le Vieux passa une main nerveuse à travers ses cheveux, encore très drus malgré la soixantaine qui approchait, et conserva son masque grincheux qui trahissait rarement son humeur réelle.
  
  Sous des sourcils en touffe, ses yeux inquisiteurs se posèrent sur Coplan :
  
  — Ma peine est sincère. J’aimais beaucoup Guillain Rouxel.
  
  — Je n’en doute pas.
  
  — Il me faudra aviser sa famille, poursuivit le patron des services spéciaux d’une voix triste.
  
  Coplan ne fit pas de commentaires.
  
  — En tout cas, je ne puis que vous féliciter, reprit le Vieux après un long silence morose. Vous avez agi conformément au règlement interne.
  
  Coplan plissa la lèvre, dégoûté.
  
  — J’ai eu l’impression d’être un tueur à gages dépêché par la Mafia ! Quel carnage ! À vomir ! Et puis abattre Guillain Rouxel, même si ce n’était que son enveloppe charnelle que j’avais sous les yeux, quel crève-cœur !
  
  — Je sais ce que vous avez ressenti, compatit le Vieux.
  
  À nouveau, le silence s’installa entre eux. Coplan fut le premier à le rompre :
  
  — Réalisez-vous que c’est l’unique mission au cours de laquelle je ne croise aucun agent secret ? Pour une fois, je n’ai pas lutté contre le K.G.B., contre le terrorisme international ou contre les services secrets d’un pays quelconque !
  
  — J’en suis conscient, déclara le Vieux, l’œil distrait. Cela vous a dû vous changer des espions venus du froid ou des sables du Moyen-Orient ?
  
  — J’avoue que l’expérience valait la peine d’être vécue.
  
  — J’ai un reproche à vous faire, cependant.
  
  Coplan haussa un sourcil, perplexe.
  
  — Vraiment ? Lequel ?
  
  — Celui d’avoir fait subir au docteur Ouo Poutsi Tao le sort réservé aux autres.
  
  — Que voulez-vous dire ?
  
  — Nous avons besoin du venin de vos petites grenouilles. Nos laboratoires de Cercottes s’en régaleront.
  
  Coplan soupira.
  
  — J’ai paré au plus pressé, pardonnez-moi.
  
  — Ce n’est pas grave.
  
  Le Vieux se leva et alla se planter devant la fenêtre. Des trombes d’eau tombaient sur le fort de Noisy-le-Sec. Du sol surchauffé s’élevait une brume légère.
  
  — Vous repartez, Coplan.
  
  Ce dernier sursauta.
  
  — Pour l’Indonésie ?
  
  — Naturellement.
  
  — Vous oubliez le colonel Laloan.
  
  — Un peu de chirurgie esthétique vous transformera de façon satisfaisante. Comment s’appelait donc cette jolie fille qui péchait les kodok-kecil à l’embouchure de l’arroyo ?
  
  — Rapea.
  
  — C’est cela, Rapea… Vous la retrouverez et vous vous ferez enseigner la méthode pour extraire la précieuse substance de la peau de ces batraciens minuscules. Je pense que dans un premier temps, un quart de litre suffira à nos laboratoires pour démarrer leurs expériences.
  
  — À quoi le destinez-vous, ce venin ? s’enquit Coplan avec curiosité.
  
  — Et si je vous répondais que j’ai envie de vivre encore plusieurs siècles, me croiriez-vous ? répliqua le Vieux, l’œil malicieux.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  — Ce doit être épuisant de vivre si longtemps ! D’accord, j’irai chercher votre poison à Sumatra, mais ne comptez pas sur moi pour en absorber une seule goutte !
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Alpha : agent clandestin isolé investi d’une mission précise.
  
  2 – D’où vient ton amour ?
  
  3 – De mes yeux il descend jusqu’à mon cœur.
  
  4 A ta santé, en chinois mandarin.
  
  5 Trou d’enfer.
  
  6 Hôtel Royal.
  
  7 Cigarette confectionnée avec du tabac et du clou du girofle, à la fumée désagréable.
  
  8 L’actuel président de la République.
  
  9 Abréviation de Dînas RAhasia Keamanan INdonesia, signifiant service secret de Sécurité indonésien.
  
  10 Lait.
  
  11 Kuntil-anak signifie: enfant mort-né.
  
  12 Il s’agit d’une légende solidement ancrée dans la conscience collective indonésienne. De nos jours encore, elle suscite la terreur.
  
  13 – Nom indonésien de Bornéo.
  
  14 – Authentique.
  
  15 Brochettes de chèvre.
  
  16 Au revoir.
  
  17 Bonjour.
  
  18 Environ mille deux cents francs.
  
  19 cf. Safari à Sumatra pour Coplan, du même auteur.
  
  20 Grenouilles naines.
  
  21 Malades atteints de delirium tremens.
  
  22 Noire est la peau de la mangue
  
  Et si on la mange, elle est très sucrée.
  
  Noire est la peau de la femme d’Ambon Dont le rire est si doux…
  
  23 Sorte de machette.
  
  24 Légende mythique antérieure à l’introduction de l’Islam en Indonésie.
  
  25 – L’homme est un esclave pour l’homme.
  
  26 – L’homme est un loup pour l’homme.
  
  
  
  
  
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