Kenny Paul : другие произведения.

Coplan fait cavalier seul

Самиздат: [Регистрация] [Найти] [Рейтинги] [Обсуждения] [Новинки] [Обзоры] [Помощь|Техвопросы]
Ссылки:


 Ваша оценка:

  No 1987, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  - Ils sont obsédés par le SIDA, raconta le capitaine Fred Stangritt de la police de l’Etat de Floride. Récemment, une révolte a été fomentée sur l’instigation de quelques fortes têtes. Non pas contre la direction, non pas pour s’évader, mais simplement pour profiter de la pagaïe ainsi créée et assassiner tous les homosexuels, sans exception, afin de supprimer le problème que, selon eux, ces derniers représentent. Ils sont parvenus à leurs fins dans la proportion de soixante-dix pour cent. Et, pour cesser la mutinerie et regagner leurs cellules, ils ont exigé que les homosexuels survivants soient transférés dans un autre centre de détention et que les cadavres de ceux qu’ils avaient massacrés soient préalablement incinérés dans le crématorium de la prison.
  
  - On leur a donné gain de cause ? s’enquit Coplan.
  
  - Naturellement.
  
  - Des poursuites judiciaires ont été engagées contre eux à la suite de leurs assassinats ?
  
  Stangritt parut gêné.
  
  - En fait, voyez-vous, Francis, un sondage d’opinion publique a révélé que la population de Floride approuvait largement leur geste, quelque horrible qu’il soit. Pour des motivations bassement électoralistes, l’État n’a pas, par conséquent, engagé de poursuites individuelles contre eux, d’autant que les témoins se taisaient. Les meurtres ont été considérés comme des homicides résultant de l’émeute, et seules les familles des victimes ont introduit une instance au civil pour obtenir des dommages-intérêts que, sans nul doute, l’État de Floride aura à verser.
  
  Les vitres étaient relevées à cause des moustiques. Avec son ronron, le climatiseur dispensait une fraîcheur agréable qui contrastait avec les trémolos de chaleur à l’extérieur, sous le soleil implacable. Le capitaine Stangritt pilotait sa Cadillac Biarritz d’une main attentive en raison des cadavres écrasés de tatous qui parsemaient la chaussée et que guettaient les charognards virevoltant dans l’air humide. Ici, ce n’était pas la Floride des touristes de Disneyworld d’Orlando, des retraités de Miami Beach et des milliardaires de West Palm Beach, pas la Floride des plages de sable blanc et des orangeraies colorées, mais celle des plaines ingrates, aux pins touffus et moroses, qui rejoignaient au nord, le sud de l’État de Géorgie, à travers des marécages aux approches traîtresses, cernant des fermes misérables.
  
  Stangritt se pencha en avant et, de l’index, tapota le pare-brise.
  
  - Vous voyez les mouettes ? Nous ne sommes plus loin.
  
  - Pourquoi les mouettes ?
  
  - A cause des cuisines de la prison.
  
  Stangritt eut un rire léger.
  
  - Les détenus assurent que lorsque le menu comprend du poulet à la crème, le poulet, en fait, est de la mouette. Aussi le mangent-ils à contrecœur. Ce qu’ils refusent, en revanche, c’est le foie de veau. La légende veut qu’un foie, plié en deux, soit utilisé comme un vagin par les détenus employés aux cuisines.
  
  - Toutes sortes de légendes fleurissent dans un univers carcéral clos, gloussa Coplan. En France, les détenus se méfient du service de santé pénitentiaire. L’histoire qui hante les esprits est celle du prisonnier à qui le médecin prescrit un médicament contre les aigreurs d’estomac. En fait, il s’est trompé de dose, si bien que les cheveux du patient tombent et il devient chauve. Pour se racheter, le médecin lui plante de nouveaux cheveux mais les aiguilles utilisées ne sont pas stériles. Aussi l’infection gagne-t-elle les yeux, les oreilles et les dents. Ces dernières sont arrachées. Le patient devient aveugle et sourd. Et ses ennuis ne sont pas terminés !
  
  Stangritt éclata de rire.
  
  - Je vois tout le parti à tirer d’une telle situation ! Du moins, votre type n’est-il plus chauve ! Au fait, et ses aigreurs d’estomac ?
  
  Leurs plaisanteries cessèrent brusquement. Le pénitencier de l’État de Floride à Raiford dressait devant eux ses barrières électrifiées, ses murailles de fils de fer barbelés, ses miradors, ses gardiens armés, ses dobermans et ses bergers allemands tenus en laisse, ses escouades de détenus escortant des vaches petites et grasses titubant, comme leurs bergers, sous le poids de la chaleur et de l’humidité.
  
  Coplan et Stangritt durent s’extraire de la Cadillac Biarritz, présenter leurs papiers d’identité, leurs autorisations, et se soumettre aux contrôles de sécurité. L’air était suffocant.
  
  Les formalités accomplies, ils furent conduits dans le bureau du warden (Terme qui désigne aux U.S.A. le directeur d’une prison), un homme épais, rougeaud, rubicond, à la chevelure épaisse et blanche, en bras de chemise et à la cravate arc-en-ciel. Aux murs, étaient placardées, sous verre, les photographies des membres de sa famille qui paraissait fort nombreuse. Voisinaient les drapeaux des États-Unis et de l’état de Floride.
  
  Les raisons qui amenaient devant lui Coplan et Stangritt ne lui étaient pas inconnues. Elles lui avaient été expliquées par le gouverneur de l’État à Tallahassee. Son œil gris dévisagea Coplan avec curiosité.
  
  - Mr. Desmaret, c’est la première fois que je rencontre un policier français, déclara-t-il avec emphase. J’en suis ravi. Néanmoins, je doute du succès de votre mission. Bruce Ahern et Maryli Goldstyn sont des criminels endurcis. Reconnaître trois assassinats supplémentaires en France, dont un rapt, ne peut rien leur apporter de concret. Si vous vous mettez à leur place, vous conviendrez que passer aux aveux dans l’affaire qui vous intéresse est susceptible de handicaper lourdement leurs chances d’être graciés par le gouverneur et de voir ainsi leur sentence de mort commuée en détention à vie. Ces chances, je le reconnais, sont hypothétiques et tous les deux grilleront sur la chaise électrique ce dont je suis fort aise. Cette racaille et ses semblables doivent disparaître !
  
  Coplan s’autorisa un sourire intérieur motivé par deux raisons. La première : le warden appartenait à la catégorie des Rubans Bleus (Partisans d'une politique judiciaire ultra-répressive). La seconde : les doutes émis par lui se comprenaient, certes, mais ne tenaient pas compte de la vraie mission impartie par le Vieux à Coplan.
  
  Ses yeux se baissèrent avec modestie.
  
  - Je suis conscient des difficultés qui m’attendent, acquiesça-t-il, mais la ruse, la ténacité, l’obstination composent, entre autres qualités ou défauts, mon caractère, et mes chefs comptent beaucoup sur moi.
  
  - Qui n’essaie rien, n’obtient rien, renchérit Stangritt un peu platement.
  
  Le warden haussa imperceptiblement les épaules.
  
  - Avec lequel voulez-vous commencer ?
  
  - Bruce Ahern.
  
  Le fonctionnaire passa deux ou trois coups de fil, se leva et invita :
  
  - Suivez-moi.
  
  Après trois couloirs qui formaient un Z, se dressait la triple grille rébarbative qui ouvrait l’itinéraire à travers les ailes, O, R, S et T du plus grand Quartier de la Mort existant sur le territoire des États-Unis.
  
  - Cent soixante-treize condamnés à mort, renseigna le warden avec une certaine fierté. Cent soixante hommes et treize femmes. L’aile T est réservée à ces dernières. Autant, dans l’ensemble, les hommes sont tranquilles et calmes, autant les femmes sont déchaînées. Un enfer pour leurs gardiennes. Certains condamnés attendent depuis des années leur exécution ou leur commutation de peine. D’autres vont s’asseoir sur la chaise au bout de six mois. La différence dans le délai provient de l’habileté de l’avocat ou des scrupules laxistes du juge.
  
  Bruce Ahern attendait dans le parloir de l’aile S.
  
  Derrière les joues poupines, la boule de chewing-gum transhumait entre les maxillaires. La langue gonflait l’intérieur de la lèvre inférieure pour la rattraper, la capter, l’expulser vers le palais, la rafler et l’introduire entre les dents. Le mouvement provoquait un rictus sur la bouche maussade et chagrine, déformée par l’ennui, et des tics le long du nez un peu bulbeux. Les cheveux sombres, coupés court style pénitentiaire, se rejoignaient bizarrement, bas sur le front, pour s’aiguiser comme le bec de la veuve noire et pointer une flèche menaçante vers la naissance des sourcils touffus et broussailleux. Le teint était carcéralement pâli par la réclusion dans le Quartier de la Mort où étaient abolies les promenades au grand air et au soleil. L’œil paraissait endormi. Une façade trompeuse car, en réalité, la méfiance, voire la haine, y allumait des scintillements sournois.
  
  Bruce Ahern n’avait pas dépassé la trentaine. Le régime pénitentiaire l’avait amaigri, mais sa stature révélait un homme fort, mince et grand, bien pris dans la tenue de jean, pantalon, chemisette, pantoufles, couleur bleu pétrole. Aux poignets, les menottes se serraient sur une forêt de poils aussi touffus et broussailleux que les sourcils.
  
  Le warden fit les présentations et s’esquiva après avoir murmuré quelques phrases dans le creux de l’oreille du surveillant-chef adjoint qui, en compagnie de quatre gardiens, ne quittait pas du regard le condamné à mort.
  
  D’un ton neutre, Coplan exposa sa requête. Bruce Ahern écouta avec une feinte impassibilité. Lorsque le visiteur eut terminé, il leva les yeux vers le panneau Interdiction de fumer et parut regretter cet ukase. Puis, d’une voix geignarde, il lâcha :
  
  - J’ignore de quoi vous voulez parler.
  
  - Vous niez avoir séjourné en France il y a deux ans ? harponna Coplan.
  
  Le condamné à mort hésita.
  
  - Je ne le nie pas, concéda-t-il à contrecœur. Mais je ne suis pas mêlé à l’affaire que vous évoquez.
  
  - Maryli Goldstyn non plus ?
  
  - Je ne parle ici qu’en mon nom propre.
  
  - Vous souvenez-vous être passé par Fontainebleau en France ?
  
  - Fontainebleau ? Ben... ça ne me dit rien sauf que, naturellement, il existe un hôtel Fontainebleau à Miami Beach.
  
  Le ton était lourdement sarcastique.
  
  - Contez-moi par le menu, chronologiquement, votre séjour en France.
  
  - Le cinquième amendement à la Constitution des Etats-Unis m’autorise à refuser de livrer, de mon propre mouvement, des renseignements qui pourraient se révéler incriminatoires pour moi, récita Bruce Ahern de cet air pédant qu’affectionnent les détenus qui ont acquis en prison quelques notions juridiques.
  
  - Vos recours devant la cour d’appel de l’État de Floride, devant la cour d’appel fédérale, devant la Cour Suprême de Floride, devant la Cour Suprême des États-Unis ont été rejetés, intervint Stangritt. Comme ceux introduits par Maryli Goldstyn. Vos deux vies ne tiennent qu'à un fil, un fil que le gouverneur de l’État est tout disposé à trancher. N'éprouvez-vous pas l’envie de le faire changer d’avis en collaborant avec la Justice française ?
  
  Le condamné à mort agita ses poignets entravés par les menottes.
  
  - Ce ne sont pas trois meurtres supplémentaires assortis d’un rapt qui vont éloigner de moi la chaise électrique ! répliqua-t-il, à nouveau lourdement sarcastique.
  
  - Qu’est-ce qui pourrait éloigner la chaise électrique ? hameçonna Coplan.
  
  Bruce en resta bouche bée. Ses yeux sautillèrent jusqu’à la mâchoire carrée de Stangritt, bifurquèrent vers le surveillant-chef adjoint et ses gardiens et revinrent effleurer ceux de Coplan. Les paupières, bientôt, les masquèrent. La boule de chewing-gum reprit son va-et-vient à une allure accélérée. Coplan regretta lui aussi qu’il fût interdit de fumer en ces lieux. Une cigarette aurait été la bienvenue. Malgré la climatisation, l’air était lourd, pesant, outrancièrement chargé d’odeurs de désinfectant.
  
  Sur le visage du condamné à mort, les mâchoires se durcissaient, la pâleur s’accentuait, le rictus à la commissure des lèvres s’aggravait, les tics le long des ailes du nez entraient dans une folle sarabande. La chaîne des menottes cliqueta. Comme tirées vers le haut, les paupières se relevèrent. Le regard était dément, embrasé de colère, ravagé par la haine.
  
  - Enfoiré de sale flic français, s’emporta Bruce. Tu viens ici pour me narguer, pour te délecter à la vue d’un condamné à mort parce que dans ton putain de pays on a supprimé la guillotine ? Tu dois en jouir dans ton froc de chez Cardin, c’est ça, hein, avoue, ordure ? Tu te régales, dis-le ! Dis-le que tu te régales !
  
  Suivit un flot d’injures obscènes mais, déjà, le gradé et ses hommes intervenaient, maîtrisaient le condamné à mort qui, la bave aux lèvres, vomissait ses imprécations, ses insultes, dans son vocabulaire des bas-fonds, avec le triangle de cheveux noirs sur le front qui frémissait, se tortillait, semblait vouloir planter un dard empoisonné dans le regard exorbité.
  
  L’acier des menottes s’entrechoquait dans un bruit sinistre, les pieds emprisonnés dans les pantoufles en jean raclèrent le plancher briqué et un dernier défi fut lancé par-dessus l’épaule des gardiens qui entraînaient la silhouette rétive en la crochetant sous les aisselles :
  
  - Allez vous faire foutre avec Fontainebleau !
  
  Coplan et Stangritt restèrent seuls.
  
  - C’est loupé pour aujourd’hui, soupira le second.
  
  - Fred, vous croyez que, malgré le panneau, on peut fumer ?
  
  - Je ne sais pas. En tout cas, à une cigarette, je préférerais un bon coup de bourbon ! Vous ne semblez pas déçu par cet échec. Je m’étonne de votre sérénité, de votre flegme plus britannique que français, de votre sourire mi-figue, mi-raisin, à la Joconde !
  
  Avec des gestes lents, mesurés, Coplan alluma une Gitane et souffla la fumée vers le double vitrage de la fenêtre protégée par des barreaux à l’aspect médiéval.
  
  - Il nous reste Maryli Goldstyn, fit-il remarquer.
  
  - Je crains que ce ne soit du même acabit, bougonna le capitaine de la police d’Etat. Bon, dès le départ, Francis, je ne vous ai pas caché mon opinion. Je n’y ai jamais cru, même si j’ai fait semblant devant le warden.
  
  - Je le sais et vous en remercie. Vous jouez le jeu.
  
  Le surveillant-chef adjoint réintégra le parloir. Son œil réprobateur se posa sur la cigarette allumée. Il marcha jusqu’à Coplan, lui ôta la Gitane des doigts et, sans un mot, alla l’éteindre sous le jet du robinet fixé au-dessus du lavabo, sous le miroir qui aidait les avocates à recomposer leur visage et leur coiffure après une éprouvante séance de parloir. Le fonctionnaire laissa couler l’eau sur le mégot, ferma le robinet, s’essuya les mains et se retourna.
  
  - Suivez-moi. Je vais vous conduire à l’aile T.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Maryli Goldstyn avait dû être jolie, diagnostiqua Coplan, mais la proximité de l’échéance fatale, l’angoisse, l’anxiété, la peur, la terreur, avaient combattu efficacement la rigueur Spartiate du régime alimentaire carcéral. L’obésité enflait les hanches, gonflait les cuisses, avachissait les seins, bouffissait les joues. Le visage ressemblait à une poire trop mûre dont la queue aurait remplacé le menton étroit, mesquin, pointu et insolent. Les yeux étaient beaux, mais arrogants. Sans leur boursouflure, les lèvres auraient été sensuelles, mais là où elle était, dans l’aile T réservée aux condamnées à mort, au nombre de treize, avait précisé le warden, la jeune femme ne paraissait guère se préoccuper de sexualité. En fait, la coquetterie, inhérente à toute femme recluse soudainement en présence de deux hommes du sexe opposé, lui semblait étrangère. Son attitude accusait une réaction inverse. Par ailleurs, son apparence physique ne la gênait nullement, pas plus que sa tenue vestimentaire, sobre et terne, identique à celle de Bruce Ahern, son comparse en assassinats. Seuls, peut-être, les cheveux coupés mi-long échappaient-ils à cet ostracisme. Soigneusement peignés, ils affichaient un optimisme que récusait le reste du corps, et leur blondeur miel égayait la face
  
  lunaire au teint blafard. Sur l’avant-bras gauche, au-dessus du cercle des menottes, un tatouage bleuâtre représentait une harpe stylisée qu’encadraient des lyres. Ce tatouage, en fait, se souvint Coplan, avait aidé la D.S.T. à retrouver les traces des assassins de Fontainebleau.
  
  Avec calme, d’un ton uni, il développa sa thèse et termina avec une offre non déguisée :
  
  - Le gouverneur tiendra compte de votre bonne volonté à l’heure où il vous faudra rendre des comptes.
  
  Elle frictionna son poignet sous le tatouage.
  
  - Qu’a dit Bruce ?
  
  Coplan feignit de ne pas comprendre.
  
  - Bruce ?
  
  Elle parut sur le point d’exploser mais se contint.
  
  - Vous êtes allés le voir avant moi ! cracha-t-elle. Tout se sait en prison ! Même dans le Quartier de la Mort, les informations sont retransmises par satellite !
  
  - Ne vous énervez pas, Maryli, conseilla la surveillante-chef adjointe, une forte femme à la carrure de catcheuse.
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - Bruce a refusé de nous aider, concéda Coplan. Mais son attitude ne doit en aucun cas conditionner la vôtre. Ici, devant cette table, c’est votre vie qui est en jeu, pas la sienne. La vie de Bruce n’appartient qu’à lui. La vôtre n’appartient qu’à vous.
  
  Stangritt vint à la rescousse avec une brutalité non calculée :
  
  - Pourquoi être deux à s’asseoir sur la chaise électrique ?
  
  Elle verdit et frissonna.
  
  - Bruce, fabula Coplan, a reconnu être dans le coup de Fontainebleau mais se refuse à parler de la jeune femme kidnappée et des deux attachés-cases.
  
  A nouveau, il nota la lueur d’incompréhension dans les yeux bleu fané, mais n’en fut guère étonné. La jeune femme kidnappée, c’était le piège qu’il lui tendait et, plus que probablement, elle s’interrogeait sur la confusion dans laquelle se débattait ce policier français venu de si loin pour réveiller un passé qui paraissait soudain bien anodin, comparé à la proximité quasi palpable de la chambre d’exécution. Un passé qui se perdait dans des brumes lointaines, floues et sulfureuses, mais dans lequel, vraisemblablement, elle aurait aimé être propulsée en reculant ainsi de deux ans sa marche ultime avec, dans son dos, le prêtre qui récitait des prières et, devant elle, à l’extrémité du couloir, la silhouette en bois, trapue, massive, de l’instrument de justice.
  
  - Vous étiez bien en France il y a deux ans ? poussa Coplan.
  
  Elle hésita, décida que l’aveu n’était pas compromettant et répondit par l’affirmative.
  
  - A Fontainebleau ? Dans la forêt ?
  
  Elle fit un effort sur elle-même, respira un grand coup et sa volumineuse poitrine parut sur le point d’éclater.
  
  - Je ne suis jamais allée dans ce bled au nom imprononçable. De plus, je ne me souviens d’aucune forêt en France. En existe-t-il ? Je n’ai vu que des rivières, des vallons, des collines, des villes et des autoroutes surchargées d’automobiles, mais pas de forêts !
  
  L’arrogance à nouveau envahit son regard.
  
  - D’ailleurs, je connais l’explication. Il y a deux ou trois siècles, la France a déboisé entièrement son territoire pour construire avec les arbres des bateaux qui ont servi à la traite des Noirs entre l’Afrique et ses possessions des Antilles et de Louisiane.
  
  - Vous accompagniez toujours Bruce durant ce périple en France, raisonna Coplan sans dévier de sa ligne malgré la digression. Donc, s’il était à Fontainebleau, vous y étiez aussi, forcément.
  
  - Pas forcément, contra-t-elle impulsivement. Vous l’avez dit vous-même. A chacun sa vie. En France, Bruce menait la sienne, moi, la mienne.
  
  - Il ne s’est livré à aucune confidence sur Fontainebleau ?
  
  - Aucune.
  
  - Les raisons qui l’ont poussé à kidnapper cette jeune femme m'échappent mais elle aurait pu devenir une rivale pour vous ?
  
  - Vraiment ? persifla-t-elle.
  
  Stangritt intervint derechef pour rendre service :
  
  - L’exécution de Bruce est fixée au mardi 14, la vôtre au vendredi 31. Le délai est rapproché. Tentez un coup de poker. Misez sur la mansuétude du gouverneur à l’égard de quelqu’un qui accepterait de collaborer avec la Justice française. Aidez Mr. Desmaret, et le gouverneur en tiendra compte. C’est un homme accessible aux misères humaines, avec un cœur ouvert et généreux, qui comprend le martyre que subit une femme dans le Quartier de la Mort et qui ne...
  
  - Le gouverneur est une salope, coupa-t-elle, agressive et hargneuse. Moi, je propose quelque chose de plus simple. Si la Justice française veut m’interroger, qu’elle m’extrade !
  
  Coplan et Stangritt grimacèrent intérieurement. Cette solution était évidemment impossible. Jamais l’État de Floride n’accepterait de se dessaisir de deux odieux criminels qui attendaient le châtiment. Le gouverneur n’était pas suicidaire et sa carrière politique se serait arrêtée là s’il avait pris une telle décision. Maryli Goldstyn le savait, d’ailleurs. Avec cette proposition, elle passait simplement à la contre-attaque.
  
  Malgré leurs représentations, leurs argumentations, leurs promesses, Coplan et Stangritt ne purent entamer sa détermination, sa farouche résistance, et parvenir à la fléchir.
  
  Une heure plus tard, ils furent reconduits au bureau du warden dont les yeux brillèrent lorsqu’il apprit le résultat négatif de cette première tentative.
  
  - Je ne suis pas étonné, je vous l’avais dit avant votre entrevue avec ces deux criminels. Pour cette racaille, une seule solution, la chaise ! La chaise pour les cent soixante-treize condamnés des ailes Q, R, S et T, ces assassins, ces pervers sexuels, ces violeurs, ces égorgeurs de fillettes, ces épouses diaboliques habiles à manier le poison, ces mères infanticides, ces tueurs de flics, ces massacreurs de campeurs du week-end, ces éventreurs d’auto-stoppeuses, ces enfants parricides capteurs d’héritage ! De plaisants et distingués humanistes se masturbent les méninges avec le remords et le rachat de ces féroces bandits. Quels remords ? Quel rachat ? Ce ne sont qu’aimables plaisanteries ! S’ils affichent le remords, il est feint pour éviter la chaise. En fait, bien que le terme semble paradoxal, vous avez eu affaire à des gens honnêtes. Apparemment, ni Bruce Ahern ni Maryli Goldstyn n’ont feint le remords. C’est à porter à leur crédit. Tenez, laissez-moi vous décrire un exemple du remords dont témoignent ces scélérats. Voici deux mois, nous amenons un condamné dans la chambre de pré-exécution afin qu’il y passe ses dernières vingt-quatre heures. Cet homme avait violé et assassiné sept fillettes. Le lendemain, une heure avant l’exécution et comme l’exige la loi, le pasteur luthérien et moi lui avons demandé quelle était sa dernière volonté. Il a répondu : « Confiez-moi une petite fille de huit ans. » Le pasteur luthérien en a eu une attaque cardiaque et, depuis, il est hémiplégique !
  
  
  
  
  
  Dans sa chambre du motel de Raiford, Coplan éprouva de la difficulté à s’endormir cette nuit-là. Une cigarette entre les lèvres, un grand verre de jus d’orange glacé à portée de la main, les pas des voisins du dessus martelant ses tympans, il revivait l’affaire Livitko-Naja.
  
  Depuis quatre ans, Youri Igorovitch Livitko remplissait officiellement les fonctions de quatrième attaché culturel à l’ambassade d’U.R.S.S. en France. En réalité, il détenait le grade de lieutenant-colonel au sein du K.G.B. Marié, il était père de trois enfants qui suivaient les cours d’une institution privée de Neuilly. La D.S.T. maintenait sur lui une surveillance discrète mais constante.
  
  Joseph Najakouache, dont le patronyme avait été abrégé en Naja par les journalistes, était né à Tripoli au Liban et évoluait dans les eaux troubles du terrorisme arabe au Proche-Orient. Les spécialistes le considéraient comme un cerveau. Sa quarantaine épanouie comptait dans son sillage un lourd passé de meurtres, d’attentats et de rapts commis en France et dans le reste de l’Europe occidentale, en liaison avec les Brigades Rouges italiennes, le carré irréductible des Fractions allemandes, les Cellules belges, l’E.T.A. basque, l’I.R.A. irlandaise, les desperados français, les M.I.S.M.O. (Sigle des Services Spéciaux signifiant : Mercenaire Idéologique Solde Moyen-Orient) du Moyen-Orient. Les photographies le représentant étaient au nombre de trois (comme les caravelles de Christophe Colomb, avait ironisé le commissaire principal Tourain de la D.S.T. qui œuvrait souvent, main dans la main, avec Coplan). La première avait été prise sur l’aéroport d’Alger lorsque Naja avait détourné en compagnie de quatre Allemands un avion de ligne israélien. La deuxième datait de 1981 lorsque Naja avait été interviewé par des journalistes italiens sur l’aide apportée aux justiciers de l’I.R.A. après l’assassinat par ces derniers du gouverneur britannique d’Irlande du Nord qui avait réprimé cruellement les émeutes de Belfast. La troisième, enfin, était due aux Fous d’Allah sévissant à Téhéran lors de la remise officielle à l’impétrant de la plus haute distinction iranienne récompensant les services rendus par Naja à la cause de la révolution déclenchée par les ayatollahs.
  
  L’année suivante et grâce à ces trois photographies, la D.S.T. repérait le Libanais à Paris. Ses limiers, dans un premier temps, se contentaient de monter une filature. Premier indice : Naja rencontrait Livitko à la terrasse d’un café élégant de l’avenue Matignon. L’entrevue était brève et aucun objet n’était remis à l’une ou l’autre partie.
  
  Le lendemain, à la nuit tombée, le Soviétique quittait son domicile avec, à la main, un gros attaché-case et s’engouffrait dans sa 604 qu’il pilotait jusqu’à l’angle boulevard Haussemann-avenue de Messine où il se garait à cheval sur le trottoir. Peu après, Naja débarquait d’un taxi. Un attaché-case, identique en volume à celui transporté par Livitko, se serrait contre sa poitrine. Le Libanais se jetait sur le siège passager de la Peugeot qui démarrait en trombe mais sans que fût trompée la vigilance des deux équipes de policiers.
  
  Après une folle course à travers Paris et sur le périphérique, la 604, paressait sur l’autoroute du Sud et sortait à Fontainebleau. Les voitures de la D.S.T. se relayaient pour suivre à distance sans talonner.
  
  Sur la Route Ronde, dans la forêt, entre le carrefour des Cépées et celui du Touring-Club, la Peugeot bifurquait brutalement à droite et s’engageait dans une allée. La manœuvre n’avait pas surpris les pisteurs aguerris de la rue des Saussaies. Les ordres avaient fusé par radio en langage codé et les quatre véhicules de filature s’étaient échelonnés sur le parcours en s’embusquant entre les arbres. La 604 s’était immobilisée à environ cent mètres à la perpendiculaire de la voie routière. Les feux étaient éteints. Les jumelles à infrarouges collées aux yeux des policiers révélaient que les deux comploteurs n’avaient pas quitté leur moyen de locomotion.
  
  Le drame s’était déroulé en quelques secondes. Un homme et une femme s’étaient soudain matérialisés aux portières avant, comme surgis de nulle part, comme engendrés par la nuit, comme enfantés par la forêt. Livitko et Naja n’avaient pas pris la précaution de verrouiller les portières de l’intérieur. Grave carence de la part de professionnels avertis. L’un et l’autre étaient armés mais le Tokarev du Soviétique et le Beretta du Libanais étaient restés soudés à leur étui tant la séquence d’événements avait été fulgurante.
  
  Les oreilles des policiers n’avaient pas enregistré le fracas des détonations car les tueurs utilisaient des suppresseurs de son. En outre, chacun d’eux n’avait tiré qu’une seule balle. Une seule balle mais en pleine tête. Prestement, ils avaient arraché les montres-bracelets, raflé les portefeuilles et les attachés-cases.
  
  L’arme au poing, des policiers avaient giclé hors des véhicules et couru à travers les arbres. Le retard à combler n’était que de cent mètres. Les autres alertaient les véhicules stationnés en avant et en retrait afin qu’ils foncent couper la route aux fuyards au débouché de l’allée sur le flanc méridional de la forêt.
  
  Cent mètres paraissaient, a priori, un retard facile à combler et, pourtant, il n’avait pu l’être, d’une part parce que la 604 obstruait le passage et interdisait aux Renault de la D.S.T. de poursuivre les agresseurs, d’autre part, parce que ces derniers agissaient avec une rapidité stupéfiante, refluaient, couraient sur une quinzaine de mètres, passaient le coude de l’allée, embarquaient à bord d’une Volvo et parvenaient à s’enfuir malgré la rafale de coups de feu que tiraient les policiers.
  
  Lorsque les autres équipes parvinrent au débouché de l’allée, les tueurs s’étaient déjà dégagés du piège.
  
  Les radios crépitaient. L’alerte était lancée aux gendarmeries. Peine perdue. Les tueurs avaient échangé à Fontainebleau leur Volvo contre une Ford volée, abandonnée le lendemain à Paris.
  
  Livitko et Naja n’étaient pas morts mais leur état ne valait guère mieux. Le coma les engloutissait. Ils survivraient encore quarante-huit heures pour le premier et soixante-douze heures pour le second sans avoir repris connaissance. Le permis d’inhumer délivré, l’ambassade soviétique enfouissait son ressortissant dans un cercueil et l’expédiait à Moscou sur le vol d’Aeroflot en compagnie de la veuve et des orphelins de père. Quant à Naja, officiellement considéré comme inconnu, il accomplissait à la morgue un stage d’une brièveté exemplaire avant d’être inhumé dans le recoin le plus déserté d’un cimetière anonyme.
  
  L’ambassade soviétique avait témoigné d’une discrétion de violette, ce qui avait accru les soupçons de la D.S.T. Pas de protestations enflammées, pas de visites courroucées chez le ministre des Affaires étrangères, pas de notes comminatoires en provenance du Kremlin. En revanche, une compréhension inhabituelle. Notre quatrième attaché culturel avait l’esprit un peu dérangé depuis quelque temps. La fatigue ? Le stress ? Le mal du pays ? Perfide : Le regret de vivre dans un pays capitaliste et non socialiste ? Nous sommes coupables. Nous aurions dû le rappeler à Moscou. Quelle idée, en effet, d'aller se promener dans une forêt la nuit en compagnie d'un inconnu ! Les forêts, comme chacun sait, sont infestées de bandits ! Tendances homosexuelles ? Elles ne sont à écarter.
  
  La D.S.T. et, avec elle, le gouvernement avaient feint de croire que Naja était un inconnu pour Livitko. Le Moyen-Orient, lui, ne s’était pas manifesté. Du haut de leurs minarets, les muezzins n’avaient lancé aucun appel à Allah en vue d’assurer au défunt une place de choix au paradis des houris.
  
  Le gouvernement français était inquiet. Quels renseignements, quels secrets, le résident du K.G.B. et le reître du terrorisme s’apprêtaient-ils à échanger ou avaient-ils déjà troqués ? Un complot visant à déstabiliser un peu plus l’Occident se formait-il ? Les deux hommes se liguaient-ils pour former une conspiration contre les intérêts français ? Et que contenaient les deux attachés-cases ? En tout cas, rien de bon n’était à attendre de la rencontre explosive d’ennemis aussi héréditaires de la France.
  
  Ces bagages à main obsédaient la D.S.T. Pour elle, ils constituaient la clé du problème. Il fallait les retrouver. Avec leur contenu.
  
  L’enquête avait démarré sur les chapeaux de roue. Les trombes de pluie qui s’étaient abattues sur la région au cours de la semaine précédente avaient aidé les policiers. Le sol était mou et avait conservé la trace des pneus de la Volvo. Les techniciens avaient confectionné des moulages, des moulages identiques à ceux relatifs à une autre affaire criminelle, six semaines plus tôt, dans les environs d’Aix-en-Provence. La victime ? Un gros agent immobilier marseillais, amateur de jolies filles et porteur, le jour de sa mort, d’une importante somme d’argent représentant la soulte d’une transaction réglée en liquide. Cette somme avait disparu. Second élément concret, les douilles de Fontainebleau et d’Aix-en-Provence avaient été éjectées des mêmes armes.
  
  Le diagnostic semblait irréfutable. On se trouvait en présence de crimes crapuleux. Livitko et Naja n’avaient pas été assassinés ès qualités mais simplement parce qu’ils avaient choisi un carrefour où rôdaient deux tueurs féroces.
  
  Qui étaient ces derniers ?
  
  Les policiers qui, à travers leurs jumelles à infrarouges, avaient entr’aperçu leurs visages, avaient été priés de collaborer à l’élaboration de portraits robots largement diffusés ensuite dans les gendarmeries et les S.R.P.J.
  
  Leurs empreintes digitales (si, du moins, c’étaient les leurs) sur le bouton d’ouverture des portières avant de la 604 s’étaient révélées inexploitables, de même que celles de la Volvo et de la Ford. Attentifs à ne pas laisser derrière eux des traces incriminatoires, portaient-ils des gants ? Mais alors, pourquoi à Aix-en-Provence ne pas avoir pris la précaution de ramasser les douilles ? Avaient-ils été dérangés ?
  
  Le gouvernement, rongé par l’inquiétude, pressait les recherches. Le S.R.P.J. de Marseille mettait les bouchées doubles sur l’assassinat de l’agent immobilier. La Volvo avait été volée à Cassis, découvrait-on. Deux mois auparavant. D’autres crimes ne semblaient pas avoir été commis avec les mêmes armes.
  
  Mais bientôt, il était devenu évident que l’enquête piétinait, se heurtait à un mur, n’enregistrait aucun progrès. Les tueurs étaient insaisissables. Aucun témoin ne se présentait pour déposer qu’il les avait rencontrés. Il était vrai que les portraits robots présentaient une ressemblance assez approximative.
  
  Les jours, les semaines, les mois s’écoulaient et, très vite, les années. Deux. La D.S.T. n’avait pas désarmé, les S.R.P.J. concernés non plus. Dans l’ombre, ils suivaient des pistes, tentaient de susciter des témoins, de réveiller les mémoires défaillantes, de recueillir de nouveaux éléments, de recoller les indices épars.
  
  Au bout de ces deux années, la chance avait basculé dans le camp du S.R.P.J. de Marseille. Une jeune Américaine était appréhendée avec deux kilos de drogue soigneusement répartis dans les caches aménagées astucieusement dans ses bagages. Pressée de questions, elle avouait se livrer depuis trois ans au trafic de narcotiques entre le Maroc et la France via l’Espagne. Très au fait des récentes dispositions du Code pénal, elle ne nourrissait aucune illusion sur la fermeté du châtiment qui lui serait infligé. Aussi avait-elle proposé un marché :
  
  - « Que préférez-vous résoudre, une affaire de drogue ou une affaire de meurtre ? »
  
  - « Quel meurtre ? »
  
  - « L’agent immobilier près d’Aix-en-Provence, il y a deux ans. »
  
  - « Que savez-vous ? »
  
  - « Je connais l’identité de l’homme et de la femme sur les portraits robots. J’ai fréquenté l’un et l’autre à Marseille. Voici ce que je propose. Naturellement, vous confisquez la came que je transportais. Vous oubliez les poursuites pénales. Le juge d’instruction me délivre un non-lieu. En échange, je vous raconte ce que je sais. »
  
  Le juge d’instruction, dressé sur ses ergots, avait refusé mais, raison d’État oblige, la D.S.T. était intervenue et il avait dû capituler.
  
  La convoyeuse n’avait pas lésiné sur les renseignements. A plusieurs reprises, en Espagne, elle avait utilisé les services de deux compatriotes, Bruce Ahern et Maryli Goldstyn, pour déjouer les pièges douaniers et policiers. L’un et l’autre avaient séjourné précédemment en Amérique centrale et au Québec et parlaient couramment espagnol et français, ce qui présentait des avantages incontestables. Néanmoins, leur personnalité rebutait quelque peu la convoyeuse. En eux, elle avait décelé une violence contenue, un mépris de la vie humaine, un goût du sang, une cupidité, une haine de la société, qui la mettaient mal à l’aise. Mais business d’abord, avait-elle raisonné. Le trafic de drogue, après tout, récusait les enfants de chœur et de Marie, et la faune qui en vivait s’apparentait à celle à laquelle appartenaient Bruce Ahern et Maryli Goldstyn. Aussi avait-elle continué à employer le couple en Espagne et en France jusqu’au jour où, à Marseille, l’agent immobilier était tombé éperdument amoureux de Maryli.
  
  Celle-ci était devenue sa maîtresse sur l’instigation de Bruce.
  
  Elle n’en savait pas plus. La suite, on la connaissait. La garrigue, près d’Aix-en-Provence et le cadavre de l’agent immobilier avec deux balles dans la tête. Elle devinait ce qui s’était passé. Maryli avait vampé sa future victime. Le jour où celle-ci avait réalisé en liquide une fructueuse transaction immobilière, les deux rapaces étaient passés à l’action.
  
  Depuis, la fille ne les avait jamais revus.
  
  La D.S.T. avait pris langue avec le F.B.I. Le télex en provenance de Washington était tombé le lendemain. Lors de l’attaque d’une banque à Jacksonville, en Floride, Bruce Ahern et Maryli Goldstyn, leur retraite coupée par la police, avaient paniqué et vidé leurs mitraillettes. Bilan : onze morts et quatorze blessés. Parmi les morts, trois employés de banque, deux clients, deux gardiens et deux policiers. Lors du procès, les jurés avaient rapporté leur verdict en un temps record : seize minutes. Le juge avait prononcé la sentence de mort. Les appels interjetés devant les instances de l’Etat et fédérales avaient été rejetés. L’exécution ou la grâce suivie de la commutation de peine ne dépendait plus que du gouverneur de l’État de Floride.
  
  Dans son écrasante majorité, l’opinion publique militait en faveur de l’exécution.
  
  Coplan avala les dernières gouttes du jus d’orange qui tiédissait et alluma une autre cigarette.
  
  La D.S.T. frétillait d’aise mais, parallèlement, frémissait de crainte. Qu’était devenu le contenu des attachés-cases durant ces deux années au cours desquelles elle avait guetté des signes tangibles, sur le terrain, de la collusion entre le Soviétique et le Libanais sans que jamais ses peurs fussent étayées par le concret ?
  
  Sans doute s’était-il volatilisé mais les deux assassins en pouvaient dévoiler la teneur.
  
  Le gouvernement, toujours sur le qui-vive, avait donné l’ordre à la D.G.S.E. de collaborer avec la rue des Saussaies.
  
  Les chaussures de Coplan étaient trempées lorsqu’il était entré dans le bureau du Vieux. Les trombes d’eau arrosaient Paris comme Fontainebleau deux ans et une semaine avant le double assassinat.
  
  Le commissaire principal Tourain de la D.S.T. était déjà là. Son costume avachi se voulait à l’unisson du temps maussade. L’E.D.F./G.D.F. en grève avait procédé à des coupures de courant matinales et le Vieux n’avait pu se servir de son rasoir électrique. Il en pestait et son regard irrité trahissait son agacement devant cette dérogation à son rituel quotidien.
  
  De sa voix sèche, précise, minutieuse, dans son style oratoire sans fioritures, il avait procédé à l’historique de l’affaire et attaqué sa conclusion :
  
  - « Le contexte est le suivant. Livitko et Naja se sont rencontrés pour, vraisemblablement, monter une opération commune, à moins que Naja n’ait eu quelque chose à vendre au Soviétique, ce qui expliquerait les deux attachés-cases. Dans l’un, la marchandise, dans l’autre, le prix de cette marchandise. Les supérieurs de Livitko sont naturellement au courant des motifs de cette rencontre. Et, sans doute, d’autres gens au Moyen-Orient en ce qui concerne la mission de Naja. Mais ne comptons pas sur eux pour éclairer notre lanterne. En revanche, Bruce Ahern et Maryli Goldstyn n’ont plus rien à perdre. Eux seuls sont susceptibles de nous renseigner sur le contenu des attachés-cases. Malheureusement, le temps qui nous est imparti est mesuré. Les dates auxquelles prendront place les exécutions de Bruce Ahern et de Maryli Goldstyn ont respectivement été fixées au mardi 14 et au vendredi 31 du mois prochain. Au-delà, sauf en cas de sursis ou de grâce, nos deux témoins disparaîtront inéluctablement. Nous engageons donc une procédure d’urgence auprès du gouvernement fédéral et auprès de celui de l’Etat de Floride pour qu’un de nos agents ait accès auprès des condamnés. Naturellement, même si le gouvernement de Washington nous donne son accord, celui de Floride peut le refuser. Il est seul juge en la matière puisque les délais nous interdisent d’introduire une demande d’extradition qui, de toute façon, ne nous serait pas accordée car il s’agit de deux condamnés à mort et que, chez nous, le châtiment suprême a été aboli. C’est pourquoi, j’ai décidé d’inventer un élément dramatique capable d’influencer l’État de Floride en notre faveur. Voici le schéma. Coplan, vous l’avez déjà compris, vous serez chargé de convaincre les deux tueurs de nous aider. Ce ne sera pas chose facile, soyez-en sûr, si nous en croyons la description de leur caractère livrée par la convoyeuse de drogue. Mais je fais confiance à votre opportunisme, à votre intelligence, à votre tonus et, pourquoi pas, à votre charme dévastateur qui pourrait agir sur Maryli Goldstyn. Votre couverture sera celle d’un commissaire principal de la Brigade Criminelle de Paris... »
  
  - « Heureux de vous accueillir dans la carrière », avait ironisé Tourain.
  
  - « ... Qui enquête sur le double meurtre de Fontainebleau et c’est là que nous inventons un personnage. Celui d’une jeune femme que les tueurs auraient kidnappée. Nous mettrons l’accent sur notre désir de connaître le sort qui lui a été réservé. L’angoisse de sa famille, ses pleurs, ses insomnies. En même temps, vous posséderez un excellent levier pour piéger nos tueurs. Imaginez que l’un d’eux, ou les deux, proteste : « Mais il n’y avait pas de femme dans la 604 ! » C’est reconnaître implicitement qu’il est l’assassin de Livitko et de Naja. A partir de là, vous embrayez sur les attachés-cases. »
  
  Coplan avait esquissé un sourire légèrement moqueur.
  
  - « Je comprends. Les Américains ignorent l’identité de celui qui se trouvait en compagnie du quatrième attaché culturel soviétique puisque Naja a été inhumé anonymement et vous vous refusez à ce qu’ils l’apprennent. »
  
  - « Chacun a ses secrets de boutique », avait rigolé Tourain.
  
  - « Donc, avait poursuivi Coplan, pas de relents d’espionnage ou de terrorisme, mais une simple affaire criminelle. La frime, en quelque sorte. »
  
  - « De la frime, c’est tout à fait ça ! avait applaudi Tourain. Dommage que la D.S.T. n’ait pas légalement le droit d’œuvrer en dehors du territoire français ! Sinon, croyez-le bien, mon cher, j’aurais aimé jouer ce rôle à votre place ! Je vous envie ! »
  
  Et, pourtant, sa position n'était pas enviable, déplora Coplan qui, en pyjama, alla se réapprovisionner en jus d’orange au distributeur automatique du motel.
  
  L’État de Floride avait accédé à la requête présentée par le gouvernement français et Fred Stangritt avait été désigné pour faciliter la démarche de Coplan. Mais la première tentative auprès des deux condamnés à mort au pénitencier de Raiford n’avait rien d’une bombe. C’était plutôt un pétard mouillé. Quant à l’hypothèse du Vieux, elle ne se vérifiait pas. Maryli Goldstyn n’était nullement sensible au charme personnel de Coplan.
  
  Dans son gobelet en carton, il ajouta quelques glaçons mais regagna vite sa chambre à cause des essaims de moustiques qui peuplaient la nuit et s’attaquaient à son épiderme.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Fred Stangritt trempa ses lèvres dans la mousse de sa bière. La morosité tirait ses traits burinés, bronzés et craquelés par le soleil de Floride. C’était un homme grand et fort, avec un nez busqué, des cheveux poivre et sel un peu trop longs sur la nuque pour un capitaine de la police d’État, des yeux bleus, un menton biseauté et un cou maigre en disharmonie avec les épaules de lutteur. Ses préférences vestimentaires se portaient sur les costumes tête-de-nègre, les chemises à col ouvert saumon ou moutarde, et les chaussures italiennes à deux tons.
  
  - Voyons les choses en face, Francis, maugréa-t-il. En une semaine, vous avez rencontré tous les jours, sauf le dimanche, Maryli et Bruce et aucun d’eux ne s’est rendu à vos arguments. En rien vous n’avez entamé leur résolution. Je tire un coup de chapeau à votre patience, à votre sang-froid et à votre calme. Moi, je n’aurais pas supporté les insultes dont vous a abreuvé Bruce, je lui aurais flanqué mon poing dans la gueule ! Finalement, c’est le warden qui a raison. Faut éliminer cette racaille.
  
  Coplan but une gorgée de bière.
  
  - L’éliminer, d’accord, mais, auparavant, je veux qu’elle me livre des renseignements sur la jeune femme kidnappée à Fontainebleau.
  
  Stangritt parut soudain fasciné par les fesses rebondies de la barmaid.
  
  - Sur la jeune femme et sur les attachés-cases, lança-t-il d’un ton faussement désinvolte.
  
  - Pardon ?
  
  - Je ne suis qu’un flic bouseux de Floride qui n’a jamais foutu les pieds à Paris dont on me dit que c’est la plus belle ville du monde, où réside un nombre incroyable de brillants cerveaux, je ne sais pas, c’est probablement vrai, seulement voilà, Francis, en Floride on n’est pas si cul-terreux que ça, et il m’a semblé que lors de nos séances avec Maryli et Bruce vous témoigniez d’autant d’intérêt pour les attachés-cases que pour la femme qui a été kidnappée.
  
  Coplan se mordit les lèvres. Les flics américains étaient loin d’être des demeurés et celui-ci, blanchi sous le harnais, en était un exemple frappant. L’ennui, justement, dans le schéma élaboré par le Vieux résidait dans cette équivoque. Presser les deux condamnés à mort de questions sur un personnage qui n’avait jamais existé alors que la cible réelle demeurait masquée. Dévier de cette ligne de conduite et les soupçons d’un flic astucieux comme Stangritt s’éveillaient. Un beau numéro de corde raide. Mais les consignes du Vieux ne souffraient aucune dérogation : que les Américains n’apprennent pas le but de l’opération car l’affaire dont avaient débattu probablement Litviko et Naja pouvait se révéler strictement française. Au quel cas, éviter qu’un pays étranger, même ami ou allié, fût au courant. Le souvenir d’un fiasco en Nouvelle-Zélande hantait encore désagréablement les mémoires dans la caserne du boulevard Mortier.
  
  - Vous ne vous trompez qu’en partie, Fred, broda-t-il. Les deux attachés-cases, c’est cette femme qui les transportait, c’est pourquoi l’intérêt que je manifeste à leur sujet est lié au sort qu’elle a subi. Vous m’avez déjà posé de nombreuses questions sur l’affaire de Fontainebleau et je reconnais bien dans cette disposition d’esprit l’instinct de chasseur qui nous anime constamment, nous autres policiers. Je n’ai pu malheureusement répondre à vos questions, tenu que je suis par le secret. Laissez-moi vous dire simplement qu’il s’agit d’une très grosse affaire de chantage aux mœurs et d’assassinats.
  
  Stangritt frotta son nez busqué, son regard clair fixé sur Coplan et ce dernier vit bien que son interlocuteur ne le croyait pas.
  
  
  
  
  
  Les techniciens de la D.G.S.E. l’avaient baptisé le Teckel en raison de sa petite taille. C’était le téléphone de l’An 2000. Pas de fil, pas de prise. Antenne télescopique de cinquante centimètres. Poids : 223 grammes. Forme rectangulaire, 17 centimètres sur 6. Épaisseur : 2 centimètres. A l’intérieur, une électronique miniaturisée. Écran de 4 centimètres sur 2 sur lequel défilaient les messages enregistrés par la mémoire de l’appareil. Alimentation par une batterie placée dans la partie basse et bénéficiant d’une autonomie de huit heures de temps effectif d’utilisation. Apparence extérieure : celle d’une télécommande. Son principe de fonctionnement se résumait à quatre phases en succession fulgurante : 1) Synthétisation des paroles. 2) Numérisation de ces paroles. 3) Transmission. 4) Dénumérisation et restitution en langage parlé.
  
  Les techniciens de la D.G.S.E. avaient rajouté deux phases intermédiaires : cryptage et décryptage.
  
  Coplan pianota sur les touches. Le Vieux, à l’autre bout, affichait un ton volontairement désinvolte alors que Coplan percevait sa tension intérieure.
  
  - Alors ?
  
  - Rien. Je le reconnais, j’ai échoué. Bruce et Maryli refusent à présent de me rencontrer. Le warden, conformément à la loi et au règlement interne de la prison, ne peut les y obliger. En outre, leurs avocats protestent contre le siège que je leur fais subir. Le warden, malgré sa bonne volonté à mon égard, ne peut aller contre leurs volontés et enfreindre la loi et le règlement.
  
  - Le gouverneur ?
  
  - Il est inaccessible. Nous jouons un peu en porte à faux avec le personnage que nous avons inventé. De plus, nous ne possédons pas de monnaie d’échange réelle à offrir à Bruce et à Maryli. Aucun des deux ne croit à l’extradition qui leur sauverait la vie. J’enrage mais je crois bien que c’est cuit.
  
  - Le mardi 14, c’est après-demain, rappela le Vieux.
  
  - Je ne parierais pas dix dollars sur les chances de Bruce d’être gracié au dernier moment.
  
  - A vrai dire, moi non plus.
  
  - Et Bruce non plus, mais il a l’air de s’en moquer.
  
  - Il ne présente aucun signe de peur ?
  
  - Non. Vous connaissez les thèses de Murray et de Simpson ? Un assassin qui a tué beaucoup de monde atteint en prison le seuil au-delà duquel il préfère la mort à une longue détention. Son attitude alors devient suicidaire. Seul, il n’aurait pas le courage de recourir au suicide. Il utilise donc le système, la société avec ses chaises électriques, ses chambres à gaz, ses guillotines, ses échafauds, ses cordes de chanvre, ses pelotons d’exécution, pour le suicider à sa place.
  
  On frappa à la porte, Coplan tourna la tête, se pencha et, à travers la fenêtre de la chambre, reconnut la silhouette du capitaine de la police d’Etat.
  
  - Stangritt est là. Je raccroche et vous rappelle.
  
  Coplan dissimula le Teckel et ouvrit.
  
  - Mauvaises nouvelles, annonça le policier d’une voix oppressée.
  
  - Lesquelles ?
  
  - Je vous offre un cavalier au bar.
  
  Quand il ne buvait pas de bière, Stangritt s’adonnait au cavalier, un mélange, à doses égales, de rhum, de gin, de vodka et tequila.
  
  Le verre au tiers vidé, il lâcha :
  
  - Vous allez perdre un témoin. Le gouverneur a refusé le sursis ou la grâce à Bruce. C’est signé. Bruce grillera sur la chaise après-demain comme prévu. Il n’est pas au courant.
  
  - Maryli ?
  
  - Rien encore de fait. Pour le moment, son exécution est toujours fixée au vendredi 31. Cependant, la grâce n’est pas à exclure. Je vais même vous dire une bonne chose, Francis, un sujet que je n’ai jamais abordé avec vous. Le gouverneur est un farouche adversaire de la peine capitale. Signer un décret d’exécution le fait vomir. Seulement, la population de Floride ne réagit pas comme lui. Elle est plutôt ruban bleu. Or, le scrutin pour sa réélection aura lieu le dimanche 26 de ce mois. Vous saisissez l’astuce ?
  
  Le cavalier embrasait l’estomac de Coplan. Malgré l’incendie, ses lèvres s’écartèrent sur un sourire béat.
  
  - Le gouverneur aurait pu, à l’origine, fixer le même jour les deux dates d’exécution, soit le mardi 14. A dessein, il ne l’a pas fait. C’est donc qu’il avait une idée derrière la tête, d’autant que la date réservée à Maryli est postérieure de cinq jours à celle du scrutin. Je vois les choses ainsi : douze jours avant le scrutin, il donne Bruce en pâture à son électorat ruban bleu qui est satisfait et le réélit. Sitôt assuré d’un second mandat de quatre ans, il gracie Maryli cinq jours plus tard, ce qui lui évite de se rendre aux toilettes pour vomir.
  
  Stangritt avala le deuxième tiers de son cavalier.
  
  - Votre sagacité est sans failles, complimenta-t-il.
  
  - Seulement, l’exécution de Bruce sera-t-elle suffisante pour entraîner ipso facto sa réélection ?
  
  - Non. Mais vous oubliez ses grandes qualités personnelles d’administrateur. Son rival ne peut l’égaler dans ce domaine. Aussi fait-il campagne sur le thème de la peine de mort. Si le gouverneur lui coupe l’herbe sous le pied en sacrifiant Bruce, sa réélection est assurée.
  
  - Et si sa réélection est assurée, Maryli est graciée ?
  
  - Oui. Je ne sais pas si vous pensez à la même chose que moi ?
  
  - C’est probable, convint Coplan, mais je dois obtenir des garanties. C’est un problème d’éthique pour moi. L’inverse serait dégueulasse et je me refuse à me prêter à une escroquerie morale de cette ampleur.
  
  Stangritt parut soulagé. La sympathie brillait de mille éclats dans son regard lorsqu’il le posa sur Coplan. Pour la manifester plus concrètement, il décocha une bourrade amicale sur l’épaule de celui qu’il cornaquait.
  
  D’une voix à dessein bourrue pour dissimuler son émotion, il s’enquit :
  
  - Quelles garanties ?
  
  - Rencontrer le gouverneur d’extrême urgence.
  
  
  
  
  
  - J’avais vingt ans et j’étais mitrailleur à bord d’un B-17 en 1944. Notre appareil a été abattu par la Flak allemande au-dessus de la Champagne. J’ai pu sauter en parachute. Ce sont des paysans français qui m’ont recueilli, aidé, nourri, caché. Plus tard, ce sont des résistants français qui m’ont fait passer en Espagne. Inutile de vous dire, Mr. Desmaret, que j’adore la France. Je suis tout prêt à payer partiellement ma dette. Néanmoins, ce que vous proposez est quelque peu illégal. Certes, vous avez ma parole d’honneur que Maryli Goldstyn sera graciée mais de là à utiliser une procédure qui enfreint la loi, s’ouvre un abîme dans lequel il m’est impossible de plonger.
  
  - Ce n’est pas illégal, plaida Coplan qui se tourna vers Stangritt pour solliciter son appui. Aucun texte de loi ne vous interdit de recouvrir à ce stratagème. Seul l’usage ne le permet pas. Pas de précédents historiques non plus pour vous inciter à le faire. Néanmoins, la loi de l’Etat de Floride n’obéit pas au droit coutumier mais est une loi écrite. En conséquence, ce qui n’est pas interdit et réglementé est autorisé. C’est la position des juristes et, à l’origine, après avoir été mitrailleur à bord d’un B-17 et avant d’être gouverneur, vous avez été avocat.
  
  Celui qui avait droit de vie ou de mort sur les cent soixante-treize condamnés des ailes Q, R, S, T du pénitencier de Raiford, ravi que le tour de la conversation se déplaçât dans un domaine qui lui tenait à cœur et dans lequel il excellait, soliloqua en développant l’argumentation et la contre-argumentation, à la fois procureur et défenseur, tout aussi enflammé dans le réquisitoire que dans la plaidoirie, visiblement savourant l’instant présent, avec, dans les yeux, des visions de cour d’appel et de cour de cassation, tour à tour chaleureux, glacé, méprisant, bonhomme, débonnaire et goguenard.
  
  Un numéro de virtuose ahurissant, admira Coplan.
  
  Brusquement, le gouverneur se tut. La respiration semblait lui manquer. Son regard erra, nostalgique, sur les rayonnages de la bibliothèque sur lesquels se serraient les manuels de droit.
  
  - Les arguties juridiques sont plus fascinantes que les supplications des écologistes qui me demandent de ne pas construire d’autoroutes, murmura-t-il.
  
  Il soupira.
  
  - Vous avez gagné, Mr. Desmaret. Le juge tranche en votre faveur.
  
  Avec curiosité, il s’enquit :
  
  - Vous êtes juriste aussi bien que policier ?
  
  - Tout policier est juriste, répliqua Coplan avec vivacité.
  
  - Mais parfois, il écartèle la loi dans le sens de ses intérêts, rigola Stangritt.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Le coiffeur détenu avait tondu les cheveux, rasé les poils sur les avant-bras et les jambes, afin que les électrodes reposent confortablement sur la peau. Sur un cintre que tenait un gardien, pendait une chemise blanche, impeccablement repassée.
  
  - Habillez-vous, commanda le surveillant-chef.
  
  Bruce Ahern obéit et enfila le pantalon puis la chemise avec des gestes mécaniques, décomposés. Dans le couloir, à l’extérieur de la cellule de préexécution, la radio jouait en sourdine Young Americans, chanté par David Bowie. Le surveillant-chef avait donné l’ordre d’éteindre le transistor mais Bruce avait protesté. Il aimait bien David Bowie.
  
  - Respectez mes dernières volontés, avait-il hurlé.
  
  Le surveillant-chef s’était incliné.
  
  Ses doigts se trompaient de bouton. Un des gardiens rectifia l’opération et cala les pans de la chemise à l’intérieur du pantalon.
  
  - Les journalistes sollicitent une interview, renseigna le surveillant-chef d’un ton neutre.
  
  Bruce jeta un coup d’œil sur la pendule murale dans le couloir. Dix heures moins le quart. Quinze minutes avant l’heure fixée pour sa mort.
  
  - Qu’ils aillent se faire foutre. La seule interview que je consens à accorder, c’est à Maryli.
  
  - C’est interdit par le règlement, refusa le surveillant-chef.
  
  - Que le règlement aille se faire foutre comme les journalistes. Je veux voir Maryli. Est-ce que ça ne constitue pas une dernière volonté et n’êtes-vous pas tenu de respecter mes dernières volontés ?
  
  - La liste des dernières volontés auxquelles j’ai le droit d’accéder a été définie par la loi. Rencontrer un autre détenu n’y figure pas, répondit le surveillant-chef avec patience.
  
  - C’est vrai, intervint l’avocat dont le teint virait au lait tourné. N’insistez pas, Bruce.
  
  - Pensez à votre âme, intervint le pasteur baptiste. Vous m’avez toujours refusé un entretien. L’heure n’est-elle pas venue de faire pénitence et de reconnaître vos péchés avant de comparaître devant votre Créateur ?
  
  Bruce éclata d’un rire nerveux et strident.
  
  - Je préfère les fesses de Maryli à la gueule de votre Créateur !
  
  L’homme de Dieu pâlit sous le blasphème. Le surveillant-chef esquissa un geste rapide comme un joueur de golf qui soulève sa canne. Deux gardiens, bâtis en colosses, empoignèrent les bras de Bruce au-dessus du coude, les rabattirent dans le dos et le poussèrent dans le couloir. La frustration fit hurler Bruce. Maryli, il voulait absolument voir Maryli une dernière fois, l’embrasser, lui dire qu’il l’aimait, qu’il... De rage, il décocha un violent coup de son pied nu dans le transistor qui rebondit contre le mur.
  
  Un autre gardien ouvrit la porte et un froid glacial figea les viscères de Bruce. Elle était là, carrée, trapue, hideuse. Pas exactement carrée, d’ailleurs, puisque le dossier était oblique. Le bois était sombre, usé, patiné par le temps, zigzagué par les cicatrices, là où les ongles avaient griffé, entaillé, zébré. Les sangles pendaient comme les étendards humides d’une fête gâchée par la pluie.
  
  Son recul fut contré par les deux colosses qui avaient anticipé cette défaillance et qui le propulsèrent à l’intérieur de la chambre d’exécution. L’avocat s’agrippa au mur. Ses jambes se dérobaient sous lui.
  
  - Souvenez-vous, mon fils, lança le pasteur baptiste, qu’aux yeux de Dieu, votre mort est aussi importante que celle d’un roi ou d’un empereur.
  
  Et il traça le signe de la croix.
  
  En un tournemain, Bruce fut assis sur la chaise. Ses poumons s’apprêtaient à cracher un hurlement sauvage mais le surveillant-chef s’interposa et adopta un ton et un langage familier qui en anglais équivalaient au tutoiement :
  
  - Tu vois la glace devant toi ? Derrière, sont assis les témoins officiels et les journalistes. Tu veux passer pour une poule mouillée à leurs yeux ? Tu veux que demain les journaux titrent : « Bruce Ahem a chié dans son froc sur la chaise ? »
  
  Les yeux exorbités, le criminel ravala son hurlement. Déjà, les gardiens fixaient les sangles sur le buste, sur les bras, sur les poignets, sur les cuisses, sur les chevilles. L’un d’eux glissait au-dessus de la cheville droite la jambière, ce corset de cuir doublé d’une plaque de cuivre enduite de gel conducteur d’électricité. Le pantalon avait été spécialement échancré pour faciliter l’opération. Le gardien laça la jambière et la relia au câble électrique de haute tension accroché au pied de la chaise. Bruce avait sursauté au contact du métal. De toutes ses forces, il s’obligeait à faire bonne figure. Ne pas s’effondrer devant les témoins, d’autant que Maryli entendrait à la radio le récit de l’exécution. Bon sang, qu’elle ne croie surtout pas qu’il s’était dégonflé !
  
  
  
  
  
  L’obésité de Maryli Goldstyn débordait largement de la chaise métallique sur laquelle l’avaient menottée les deux surveillantes-chefs adjointes. Elle était assise face à la cloison vitrée réservée au bourreau et à travers laquelle il suivait le déroulement de l’exécution durant les deux minutes requises par la loi. De leur box, les témoins officiels ne pouvaient apercevoir cette cloison.
  
  La face lunaire au teint blafard demeurait impassible. Le warden lui avait assuré que sa présence avait été réclamée par Bruce afin qu’elle admirât le courage dont il témoignerait et qu’elle prit exemple sur lui si, dix-sept jours plus tard, elle devait subir le même sort fatal. Aussi n’avait-elle pas rechigné. Pour se donner une contenance, elle mâchait activement son chewing-gum. En réalité, fascinée par le cérémonial, étreinte par la terreur, elle n’osait bouger sur la chaise ses chairs molles et flasques. En chemin, elle s’était recommandé de penser à tout le bon temps qu’elle s’était payé avec Bruce mais, le moment venu, les souvenirs se diluaient, devenaient flous, s’enfuyaient au grand galop à travers les plaines désolées d’Andalousie, à travers les Pyrénées, les garrigues provençales, les casinos de Monte-Carlo et de Las Vegas, les forêts de Fontainebleau, à travers les souks du Maroc, les bayous de Louisiane, les orangeraies de Floride et de Californie. Les souvenirs disparaissaient, remplacés par cette chambre rectangulaire, méticuleusement ripolinée et par cette chaise sournoise, criminelle, meurtrière, prolongée par les tentacules des câbles électriques, monstre endormi qui, dans quelques minutes, allait ressusciter, s’animer, tuer celui qu’elle avait aimé, qu’elle aimait.
  
  Elle était glacée.
  
  Coplan et Stangritt se tenaient en retrait, mal à l’aise, en se dandinant d’un pied sur l’autre, comme les fidèles dans une synagogue. A travers la vitre, ils suivaient eux aussi l’implacable rituel. Coplan, à vrai dire, n’était pas très fier d’être là, mais le Vieux l’avait encouragé :
  
  - « L’intérêt supérieur de la France prime les sursauts du cœur. »
  
  Une citation de William Hazlitt s’imposa à lui : L’homme est le seul animal qui rit et pleure car c’est le seul animal qui est frappé par la différence entre ce que sont les choses et ce qu’elles devraient être.
  
  La courroie de la mentonnière encastra la nuque de Bruce dans l’appui-tête. L’exécuteur, au visage dissimulé par une cagoule de tissu gris qui évoquait l’apparat des membres du Ku Klux Klan, s’approcha et déboutonna la chemise blanche en démasquant la peau blême du torse, avant de placer entre les cuisses l’éponge urine. Le greffier, dans l’intervalle, lisait l’arrêt de mort, pendant que le warden décrochait le téléphone spécial qui le reliait au gouverneur. Il lança une phrase brève, écouta, hocha la tête et raccrocha avant de faire signe au bourreau. Ce dernier plaça sur le crâne rasé l’éponge gorgée d’eau salée, rabattit le masque en cuir sur le visage et relia l’électrode du chapeau conique qu’il enfonça jusqu’au front du condamné. Prestement, il abaissa le coupe-circuit fixé au dos de la chaise et se précipita derrière la cloison vitrée, à quatre pas de Maryli, de Coplan, de Stangritt, des gardiennes, où il tourna l’interrupteur noir pour que le courant bascule jusqu’au tableau de contrôle. Ses mains abaissèrent deux manettes. Une lumière verte clignota dans la chambre d’exécution. Les gardiens et le warden prirent place sur un tapis en caoutchouc. Le warden regarda autour de lui et croisa les mains. L’exécuteur appuya sur un bouton rouge. Un grondement terrifiant emplit les lieux tandis que la température montait d’un degré. Bruce sauta et Coplan, le cœur serré, crut que les sangles allaient céder. Puis le corps se statufia et la sueur dégoulina sur le torse dénudé.
  
  Deux rectangles lumineux s’animaient au-dessus du tableau de contrôle. L’un égrenait les secondes, l’autre, les cycles. Haute et basse tensions. 2250 volts à 5 ampères durant 25 secondes et 500 volts à 15 ampères durant 5 secondes, soit deux cycles répétés quatre fois. Cent vingt secondes. Deux minutes. L’éternité, pensa Coplan, le regard fixé sur Maryli qui était décomposée. Les menottes raclaient l’acier de la chaise sur laquelle elle était assise. Ses ongles griffaient le métal. Sa bouche était grande ouverte et le chewing-gum qu’elle ne mâchait plus restait collé à ses dents comme un mastic. Les yeux exorbités absorbaient, engloutissaient le spectacle. Fascinée, envoûtée, mais terrorisée, soudée à son siège, elle demeurait dans l’incapacité de bouger, d’esquisser un mouvement, aussi catatonisée que le corps de son compagnon de crimes qui expiait au-delà de la cloison vitrée et dont le corps se vidait de son eau.
  
  Coplan suivait la progression des secondes sur le rectangle lumineux. Cent six, cent sept, cent huit, cent neuf...
  
  A cent vingt, le corps raidi s’affala sur la chaise tandis que les rectangles s’éteignaient. Le bourreau releva ses manettes, ramena le courant sur le secteur et coupa le tableau de contrôle. Il pénétra dans la salle, neutralisa le coupe-circuit et adressa deux signes, l’un au warden l’autre au médecin qui s’approcha avec son stéthoscope, pendant que l’exécuteur épongeait la poitrine à la peau rouge comme une écrevisse et ruisselante de sueur. La chemise restait collée à l’extrémité des épaules et aux flancs. Le pantalon moulait les cuisses fortes et les jambes maigres.
  
  Le médecin posa son stéthoscope et ausculta le corps inerte avant d’entonner à voix forte la formule consacrée :
  
  - J’atteste que cet homme est mort.
  
  Le bourreau dénoua les lacets de la mentonnière et releva le masque.
  
  Maryli, muette jusque-là, poussa un hurlement terrifiant et voulut s’arracher de sa chaise. Les gardiennes se jetèrent sur elle. La première la bâillonna sans ménagements. La seconde la maintenait sur le siège en tentant de l’apaiser.
  
  - Là, mon chou, c’est terminé, on va te ramener dans ta cellule.
  
  Mais Maryli se débattait furieusement, l’écume aux lèvres, en tremblant de tout son corps, les yeux hallucinés, la bouche crispée. La boule de chewing-gum roula à ses pieds. Le bâillon referma la bouche et masqua l’écume.
  
  Puis Maryli mollit et s’évanouit.
  
  Coplan accrocha au passage le médecin qui, sa tâche achevée, s’esquivait rapidement en laissant la place aux croque-morts. Coplan le poussa vers Maryli que démenottaient les gardiennes et dont le corps fut couché sur le parquet.
  
  - J’espère qu’elle n’a pas eu une attaque ! s’effraya Stangritt.
  
  
  
  
  
  Comme un pape que l’on transporte dans la sedia gestatoria, Maryli tressautait de droite à gauche. Coplan se demanda si l’exécution ne l’avait pas marquée au point qu’elle se persuadait avoir la veille reçu elle-même les décharges mortelles. Etait-ce un effet de mimétisme à retardement ?
  
  Le visage était livide. Le chewing-gum naviguait frénétiquement dans la bouche. Les menottes s’entrechoquaient. Dans les yeux, la terreur ne s’était pas dissipée depuis l’horrible expérience vécue.
  
  - Vous voulez subir dans seize jours le sort réservé à Bruce hier? attaqua Coplan.
  
  Le regard s’agrandit, épouvanté.
  
  - Moi seul peut vous éviter de vous asseoir sur la chaise, poursuivit-il.
  
  Un espoir insensé éclaira le visage bouffi de la jeune femme.
  
  - Vraiment ? haleta-t-elle.
  
  - Oui.
  
  - En me faisant extrader en France ?
  
  - Non, pas d’extradition.
  
  La déception et la colère remplacèrent l’espoir.
  
  - Vous vous moquez de moi ! rugit-elle.
  
  Coplan secoua vigoureusement la tête.
  
  - Pas dans de telles circonstances, répliqua-t-il d’un ton choqué. Je sais quel calvaire vous endurez. Laissez-moi vous montrer quelque chose...
  
  Stangritt, qui était assis à ses côtés, ouvrit la sacoche en cuir pour en extraire les deux documents signés par le gouverneur. Le premier était le décret d’exécution de Maryli Goldstyn, le second, l’octroi de la grâce et la commutation de la sentence de mort en détention à vie avec possibilité de libération conditionnelle après dix-neuf ans de séjour au pénitencier et de bonne conduite, c’est-à-dire l’espoir pour la jeune femme d’être élargie à l’âge de quarante-cinq ans. Le gouverneur détenait peu de chances d’être encore en fonctions à ce moment-là, avait calculé Coplan, et si Maryli récidivait, les électeurs auraient oublié que c’était lui qui l’avait libérée.
  
  Stangritt posa les feuillets sur la table.
  
  - Lisez, ordonna-t-il, et faites votre choix.
  
  Elle s’exécuta et ses mains menottées se mirent à trembler, puis elle éclata d'un rire nerveux et de grosses larmes roulèrent sur ses joues, sur ses lèvres, humectèrent le chewing-gum qu’elle cracha sur le sol.
  
  - Mon choix est tout fait ! s’exclama-t-elle, emplie d’un infini bonheur.
  
  Et d’un seul coup, elle se renfrogna et son regard se fit méfiant.
  
  - Et si c’était un piège ? s’emporta-t-elle. Je dois absolument montrer ces documents à mon avocat ! Laissez-les-moi et revenez après-demain !
  
  - Pas d’avocat, répliqua Coplan sèchement. C’est à prendre ou à laisser. Vous acceptez de me parler de Fontainebleau, je vérifie vos dires et s’ils reflètent la vérité, la grâce consentie par le gouverneur vous est acquise. Ou vous refusez, et alors, c’est le décret d’exécution qui sera appliqué.
  
  - Dans ce cas, c’est la chaise, précisa Stangritt avec son tact coutumier.
  
  - Cette proposition ne tient que pour aujourd’hui, appuya Coplan. Si vous vous dérobez, je reprends l’avion pour la France. Ma place est déjà retenue sur le vol de ce soir Miami-Paris.
  
  - Et vous ne nous reverrez jamais plus, accentua Stangritt. Est-ce que vous avez l’intention de vivre avec des regrets jusqu’au vendredi 31 ? Si vous nous laissez sortir de ce parloir sans nous avoir donné une réponse positive, il sera inutile par la suite de gueuler, de réclamer notre retour, nous serons aussi sourds que vos oreilles quand elles auront goûté au jus de 2250 volts ! termina-t-il en une péroraison cruelle.
  
  Maryli était verdâtre. Elle réclama du chewing-gum et l’une des surveillantes-chefs adjointes lui tendit une barre qu’elle mâcha furieusement. Ses poings se serraient et les jointures en blanchissaient.
  
  - C’est bon, abdiqua-t-elle d’une voix rauque. J’accepte.
  
  Stangritt rafla les deux documents et les rangea dans la sacoche.
  
  - Je vous écoute, encouragea Coplan.
  
  La mémoire de Maryli ne paraissait nullement affectée par la détention ni par la terrible expérience qu’elle avait vécue la veille. Ses phrases coulaient aisément, sans hésitation, avec ordre et précision. Coplan la soupçonna, depuis sa première visite, d’avoir intensément ravivé nuit après nuit, les événements qui avaient conduit à la mort de Livitko et de Naja.
  
  De ses déclarations, il ressortait que Bruce et elle s’étaient arrêtés par hasard dans cette allée isolée pour y faire l’amour. Bruce éprouvait une envie folle de la posséder. Elle s’était soumise à son désir exacerbé. Bruce témoignait souvent de brusques pulsions sexuelles qu’il lui fallait assouvir sur-le-champ. Une fois, conta-t-elle, dans un supermarché de Barcelone, il l’avait prise entre une rangée de yaourts et un étalage de biscuits au chocolat. C’était un obsédé sexuel, conclut-elle, attendrie.
  
  La Volvo était dissimulée par les bosquets qui masquaient le détour. Bruce avait vu les lumières de la 604 caresser les arbres puis s’éteindre. Pensant qu’il s’agissait d’un couple d’amoureux qui les imitait, il était allé voir, courbé en deux ou rampant malgré le sol humide des pluies récentes. Maryli n’avait pas cherché à le retenir car elle témoignait d’indulgence devant ses fantasmes érotiques.
  
  A l’intérieur de la Peugeot était effectivement installé un couple, mais un couple d’hommes. Bruce avait pensé se trouver en présence d’homosexuels mais leur comportement n’accréditait pas cette hypothèse. En outre, malgré les vitres relevées des portières, il avait pu surprendre quelques bribes de conversation dans sa langue maternelle. Le sujet abordé était l’argent. Par ailleurs, c’est d’un air significatif que le conducteur (Livitko, en déduisit Coplan) tapotait l’attaché-case posé sur ses genoux.
  
  Bruce avait regagné la Volvo.
  
  - « Y a un coup à faire, avait-il expliqué, excité, et du gros pognon à prendre. »
  
  Il avait vissé les suppresseurs de son sur les deux Bernardelli. En rampant, ils avaient rejoint la 604, abattu les deux hommes, arraché les montres-bracelets, raflé les portefeuilles et les attachés-cases et s’étaient enfuis, poursuivis par les balles d’inconnus. Puis ils avaient abandonné la Volvo, volé successivement quatre voitures avant de franchir les Pyrénées en utilisant un chemin de contrebandier découvert lorsqu’ils se livraient au trafic de drogue. A Madrid, sans encombre, ils s’étaient envolés pour les États-Unis.
  
  Pour l’édification de Stangritt et parce qu’il était forcé de respecter le schéma élaboré par le Vieux, Coplan engagea le fer, dans un premier temps, sur un terrain qui, il le savait, ne le mènerait nulle part, mais qui constituait un passage obligé :
  
  - Vous oubliez la jeune femme dans la 604, reprocha-t-il d’un ton sévère, celle que vous avez kidnappée et probablement assassinée par la suite, la propriétaire des deux attachés-cases, Martine Chantray.
  
  - Il n’y avait pas de femme dans la Peugeot, s’énerva Maryli. Si elle avait existé, pourquoi le nierais-je? Une de plus, une de moins, argumenta-t-elle cyniquement, qu’est-ce que ça change ?
  
  Coplan surprit le regard ironique que Stangritt posait sur lui. Le policier n’était pas dupe. « Il me faut quand même procéder à un baroud d’honneur, se persuada Coplan, afin de sauver les apparences auxquelles tient le Vieux. »
  
  Aussi insista-t-il sur le sujet en déployant ses merveilleuses ressources d’imagination et en accomplissant un étourdissant numéro d’artiste, tour à tour charmeur, menaçant, coléreux, rusé, câlin mais, évidemment, le résultat fut négatif. Du moins avait-il prodigué tant d’efforts que le doute envahit Stangritt et c’était là, probablement, la plus belle victoire que pouvait remporter Coplan.
  
  Cette concession faite à la couverture recommandée par le Vieux, il s’attaqua aux attachés-cases.
  
  Agacée par son insistance à évoquer une femme absente de la 604, Maryli, dans ce domaine, se relaxa et se révéla prolixe :
  
  - Le premier était bourré de fric. Cent mille dollars. En liasses de dix coupures de cinq cents. On n’avait jamais eu autant de fric et...
  
  - Même dans la garrigue, près d’Aix-en-Provence ? coupa Coplan.
  
  Elle en resta bouche bée, décontenancée, éberluée un long instant puis décida d’être belle joueuse. Un de plus, un de moins... comme le lui dictait son cynisme.
  
  - Dans la garrigue, il n’y avait que l’équivalent de cinquante mille dollars, avoua-t-elle, et on les avait croqués au casino à Monte-Carlo. Bruce et moi, on adorait la roulette et le baccara. Les bancos nous perdaient. Même chose avec les cent mille dollars de Fontainebleau. Bouffés à Las Vegas au Barbary Coast et au M.G.M. ! C’est pourquoi nous avons attaqué la banque à Jacksonville. Je m’en mords encore les doigts, on aurait dû choisir un État où la peine capitale est abolie !
  
  Coplan coula un regard en direction de Stangritt qui ne perdait pas un mot du dialogue. Son intérêt s’était accru lorsque Coplan avait remémoré l’assassinat de l’agent immobilier, mentionné par le Français dans l’unique but d’égarer un peu plus le policier américain.
  
  - Et le second attaché-case ? harponna-t-il, le cœur battant, car celui-ci renfermait le nœud de l’affaire, la vraie raison, visiblement, pour laquelle Livitko et Naja s’étaient rencontrés dans les ténèbres de la forêt.
  
  - Il ne contenait pas d’argent mais des documents qui représentaient beaucoup d’argent, m’a dit Bruce.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - Quel genre de documents ?
  
  - Je l’ignore, je n’ai pas vu le contenu. En fait, je n’étais pas intéressée. Bruce a dit qu’il pouvait les vendre un bon prix mais il ne connaissait pas d’acheteur en France, sauf un certain Belmont qu’il est allé voir seul à Paris mais qui était parti à Tel-Aviv. En désespoir de cause, nous sommes revenus aux Etats-Unis. Après notre déculottée au Barbary Coast et au M.G.M., Bruce a rencontré à Los Angeles un de ses amis, un certain Tony Lizzalda. Je n’étais pas là et d’ailleurs je n’ai jamais vu de ma vie ce Tony Lizzalda. Il lui a confié l’attaché-case. En échange, Tony lui a remis mille dollars, un acompte sur les cinquante mille qu’il devait toucher sur la vente des documents. Mais Tony s’est fait piquer par les flics pour vols d’explosifs, de voiture et port d’arme prohibée, m’a dit Bruce. En conséquence, la vente ne s’est pas faite.
  
  - Qu’est devenu l’attaché-case ?
  
  - Bruce l’ignorait. Il n’a pas osé aller fouiller chez Tony à cause des flics.
  
  - A quelle adresse à Los Angeles ?
  
  - Je ne sais pas.
  
  Coplan se força au calme.
  
  - Vous essayez de me convaincre que vous n’avez pas cherché à connaître la teneur de ces documents ? Et la curiosité féminine, qu’en faites-vous ?
  
  - Je vous jure que c’est vrai, protesta-t-elle avec véhémence. Je n’étais pas intéressée. La seule chose qu’il m’importait de savoir, c’était que ça valait du fric. Pour le reste, je m’en foutais. Je crois quand même que ça parlait de la Corse.
  
  - La Corse ?
  
  - C’est ça, la Corse, mais c’est tout, encore une fois je vous le jure !
  
  Brusquement, elle fut pathétique et éclata en sanglots.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Coplan effectua quelques aller et retour dans l’eau tiède de la piscine sous les regards émerveillés des femmes assises sur les chaises longues. Sa superbe musculature éveillait en elles des sursauts concupiscents. Il les ignora, émergea et s’allongea sur la serviette dépliée en plein soleil, à quatre pas du parasol.
  
  Il se dorait depuis vingt bonnes minutes lorsque Stangritt fit son apparition dans son costume tête-de-nègre et sa chemise saumon. Un stetson coiffait ses cheveux poivre et sel. A la main, il tenait un verre de cavalier dans lequel fondaient les glaçons. Du pied, il ramena une des chaises à lui et s’assit à l’ombre du parasol.
  
  - Drôle de coco, ce Tony Lizzalda, déclara-t-il en se penchant vers Coplan. Un contestataire terroriste, contempteur de la société dans laquelle il vit, qu’il hait et veut détruire. Redoutable, coriace, fanatisé, il a fréquenté ses pareils et s’est associé à eux pour commettre des attentats sans, cependant, verser le sang. Agé de trente-six ans, il a connu les révoltes étudiantes, les émeutes au temps de la guerre du Vietnam. Ses amis de ce temps-là se sont assagis, sont rentrés dans le rang, lui n’a jamais désarmé. De 1974 à 1981, il a passé sept ans en prison après avoir été condamné pour destruction d’édifices publics, incendies volontaires, vols et détention de matériels de guerre. Il y a deux ans, et sur ce point Maryli nous a dit la vérité, il a été appréhendé pour vol d’explosifs dans une entreprise minière, vol de voiture et port d’arme prohibée. Il est sorti de San Quentin voici juste un mois.
  
  Coplan hocha la tête. Les semblables de Tony Lizzalda, il les connaissait, il en avait rencontré, tels Robert Heinberg à Rhodes (Voire Coplan ne lâche pas prise) et Mathilde Cerfatti à Singapour (Voire Les folies de Singapour). Leur ardeur destructrice, voire leur mépris de la mort et leur cruauté, hallucinait.
  
  - Où est-il passé depuis sa sortie de prison ? s’enquit-il.
  
  - Par ordinateur, j’ai interrogé le F.B.I. et la police d’Etat de Californie. Sa trace est perdue. Evanoui, évaporé, volatilisé !
  
  - Possède-t-il encore des contacts dans l’ultra-gauche ?
  
  - Probablement, mais impossible à savoir. Quand il a été arrêté, il y a deux ans, il a refusé de révéler pourquoi il avait volé les explosifs. Cependant, son passé l’explique. Il envisageait certainement de faire sauter un édifice public, symbole abhorré de la société qui, selon lui et ses pareils, l’opprime abominablement.
  
  - Comment puis-je alors le retrouver ?
  
  - Vos chances sont faibles. Néanmoins, si vous êtes astucieux, vous pouvez vous tirer d’affaire. Tony Lizzalda est californien, né à San Diego. Études à l’University of California/Los Angeles. Ses activités, ses crimes et délits, ont pris place en Californie, jamais ailleurs. C’est dans cet État qu’il a tiré ses peines de prison. C’est à Los Angeles que Bruce Ahern, si l’on en croit Maryli, lui a remis l’attaché-case. Tony Lizzalda est orphelin de père et de mère, mais sa sœur est vivante et réside en Californie. C’est encore là que vit une femme qui éprouva pour lui un fort sentiment avant sa seconde incarcération. C’est donc en Californie qu’il faut vous rendre. Évidemment, je ne pourrai pas vous accompagner et vous y aider. En dehors de la Floride, je n’ai pas juridiction. Mon vieux Francis, il vous faudra faire cavalier seul.
  
  - Vous avez l’adresse de la sœur et du béguin ?
  
  De la poche intérieure de sa veste, Stangritt sortit une grosse enveloppe et la cala entre ses pieds.
  
  - Un petit dossier pour vous, Francis. Des copies de rapports relatant l’itinéraire de ce charmant garçon, deux photos d’identité judiciaire, les adresses de la sœur et du béguin, et, pour vous, une lettre de recommandation du gouverneur pour vous ouvrir les portes, résultats non garantis.
  
  Le capitaine avala un quart de son cavalier.
  
  - Autre chose, Francis, au sujet de la sœur et du béguin. La première est totalement étrangère aux activités de son frère, ne partage pas du tout ses vues et honore notre pays puisqu’elle est sergent-chef dans le corps des Marines, excellemment notée par ses supérieurs hiérarchiques et promise à un bel avenir, peut-être même l’épaulette d’officier. Quant au béguin, là, je vous conseille de marcher sur des coquilles d’œuf car c’est une ex-star de Hollywood.
  
  Coplan n’en croyait pas ses oreilles.
  
  - Vous vous foutez de moi, Fred ? protesta-t-il. Comment ces deux femmes me mettraient-elles sur la piste de notre terro s’il a pris le maquis ?
  
  - A vous de jouer, Francis. Voyons comment un flic français va se démerder en Californie !
  
  Du pied, Stangritt poussa l’enveloppe en direction de l’eau.
  
  - Je vous rends un fieffé service avec mon petit dossier, seulement faut me renvoyer l’ascenseur. La disparue de Fontainebleau, avouez-le, n’a jamais existé ?
  
  Coplan fut obligé de mentir :
  
  - Elle a existé bel et bien !
  
  - Tant pis pour vous, Francis !
  
  Mais Coplan avait anticipé. Avec la souplesse d’un félin, il bondit et s’empara de l’enveloppe avant qu’elle ne touche la surface de l’eau.
  
  - Vous voyez, triompha-t-il, comment un flic français se démerde en Floride ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Le camp J. H. Pendleton de l'U.S. Marine Corps formait un rectangle de 32 kilomètres de long sur 16 de large. A l’ouest, il était bordé par l’autoroute interstate 5 et, au-delà, l’océan Pacifique. Au nord, il côtoyait la propriété qui avait appartenu à l’ex-Président Richard Nixon à San Clemente. Au sud, il flirtait avec la rivière Santa Margarita et, à l’est, butait dans le désert.
  
  Dans l’Armée des États-Unis, l’U.S. Marine Corps constituait une Arme indépendante, autonome, comme l’Aviation, la Marine et l’Armée de Terre, possédant sa propre aviation, sa propre marine et son propre service de santé, en sus de ses célèbres et si souvent glorifiés fantassins dont l’entraînement était le plus rigoureux, le plus sévère et le plus cruel du monde.
  
  Le caporal qui pilotait la Jeep amorça un virage brutal, enfila une route, traversa un bois et déboucha sur un terrain d’exercice. Des recrues en uniforme, uniquement des femmes, défilaient au pas cadencé en chantant, serrées de près par les sergents et caporaux, des femmes également, qui aboyaient leurs ordres.
  
  
  
  Un bébé tétait le sein de sa mère.
  
  J’ai coupé le sein de la mère,
  
  Puis la gorge du bébé,
  
  Et j’ai fourré la tête du bébé
  
  Dans le vagin de la mère.
  
  Avec le sein (Chant authentique).
  
  
  
  - C’est une école de S.S. ou quoi ? questionna Coplan, estomaqué.
  
  Le caporal éclata de rire.
  
  - Ces chants-là, ça fait partie de l’instruction, expliqua-t-il. Ils sont réservés aux femmes. Elles arrivent ici et s’imaginent faire aussi bien que les mecs. Alors, au départ, faut essayer de les dégoûter, les choquer, les dépersonnaliser, leur en faire baver jusqu’à l’écœurement. Celles qui résistent feront de bons Marines question mentalité. Les huiles qui ont gambergé tout ça à Washington sont des cerveaux.
  
  Le caporal reprit sa respiration et poursuivit :
  
  - La première fois qu’on les fait chanter cette chanson de marche, on teste leurs nerfs et leurs émotions. Pour cela, un appareil est collé à l’emplacement du cœur et relié à un enregistreur. Si le degré d’émotivité dépasse un certain critère, la candidate est définitivement éliminée. Des femmes, oui, des femmelettes, non.
  
  Dale Lizzalda avait résisté à l’entraînement le plus rigoureux, le plus sévère et le plus cruel du monde, et aux chants atroces qui l’accompagnaient. Plus tard, elle était montée en grade jusqu’à celui de sergent-chef et avait été affectée au service de santé dans l’hôpital réservé aux vétérans de la guerre du Vietnam.
  
  Présentement, elle se dressait devant Coplan dans son uniforme amidonné aux plis en fils de rasoir, avec ses manches ornées de trois chevrons et du demi-cercle indiquant son grade.
  
  Son apparence, son attitude, son expression, attestaient qu’elle n’avait pas été considérée comme une femmelette lors du test sur son émotivité. Elle avoisinait la trentaine. Propre, nette, astiquée, aseptisée, elle dégageait autant de pouvoir érotique qu’une bouteille d’eau de Javel, analysa Coplan. Non pas qu’elle ne fût pas jolie, mais les yeux bleus aussi froids qu’une lame de baïonnette, le visage austère et figé comme le canon de la carabine guettant l’apparition de l’ennemi, la bouche coincée comme le bas d’un pantalon dans une guêtre, le nez pincé, le menton au garde-à-vous, asexuaient et construisaient l’image d’un être rigide, robotisé, effrayant de rigueur et de discipline. Pour le reste, les cheveux blonds coupés très court, les cuisses, les épaules, les mains solides et vigoureuses étayaient le reflet général.
  
  - Mon frère Tony ? répéta-t-elle d’une voix sèche. Il n’existe plus.
  
  Coplan fut déconcerté.
  
  - Il est mort ?
  
  - Je n’ai pas dit cela, bien que si c’était le cas, je remercierais Dieu car, enfin, notre terre serait débarrassée de cette canaille. J’ai simplement dit qu’il n’existe plus, ce qui signifie qu’il n’existe plus pour moi et depuis longtemps, depuis des années, depuis qu’il s’est attaqué aux intérêts vitaux de notre pays et s’est livré à ses activités terroristes. Le terrorisme doit être éliminé. Pas de gants à prendre avec ces gens-là !
  
  Malgré cette vigoureuse diatribe, elle n’élevait pas la voix. Le message était délivré d’un ton impersonnel comme si le sergent-chef Dale Lizzalda présentait son rapport sur le nombre de gélules dont elle avait approvisionné ses patients au cours des dernières vingt-quatre heures.
  
  - Quand avez-vous vu Tony pour la dernière fois ?
  
  - Je ne sais plus. Cinq, six ans. Après sa sortie de prison. Nous ne nous sommes pas compris et chacun est parti de son côté en décidant de ne plus revoir l’autre.
  
  Voilà, c’est tout ce que j’ai à dire. A votre tour, pourquoi cherchez-vous Tony? S’est-il livré au terrorisme en France ? Ce serait vraiment étonnant, lui qui déteste franchir les limites de la Californie !
  
  Coplan éluda habilement. Apparemment, le sous-officier des Marines ne pouvait guère l’aider. Alors, à quoi bon lui servir une fable ? Néanmoins, il posa encore quelques questions mais n’apprit rien. A tout hasard, il montra les photographies de l’Identité Judiciaire remises par Stangritt.
  
  - C’est bien lui, acquiesça Dale Lizzalda.
  
  Coplan s’en fut.
  
  
  
  
  
  A bord de sa Chrysler Fifth Avenue louée chez Avis, Coplan coupait West Hollywood vers l’est en suivant l’autoroute Santa Monica n® 10. Malgré sa rencontre décevante avec Dale Lizzalda, il conservait son optimisme. Le frère du sergent-chef des Marines était bien sa cible. La chronologie des événements recoupait les déclarations de Maryli Goldstyn. Lorsque Tony Lizzalda avait été arrêté à Los Angeles à bord d’une voiture volée et bourrée d’explosifs dérobés à l’entreprise minière, avec, enfoncé dans sa ceinture, un automatique dont il n’avait pas eu le temps de se servir, un mois s’était écoulé depuis le double assassinat de Fontainebleau, ce qui confortait le récit de la condamnée à mort.
  
  Dans un autre domaine, la fiche de police, outre l’identité du délinquant, portait la mention S.D.F. (sans domicile fixe). Les procès-verbaux, par ailleurs, n’indiquaient aucune perquisition, aucune confiscation en dehors des explosifs, de l’automatique et de la voiture volée. Cette absence tendait à prouver que Tony Lizzalda n’avait livré aucune adresse et que, quelque part, était peut-être dissimulé l’attaché-case.
  
  L’ennui était, évidemment, que l’intéressé étant sorti depuis un mois du pénitencier de San Quentin, il avait largement eu le temps de vendre son contenu. Mais ce dernier présentait-il encore quelque valeur deux ans plus tard ?
  
  En tout cas, il fallait savoir. Maryli avait évoqué la Corse et cette mention inquiétait Coplan.
  
  A l’échangeur de Crenshaw Boulevard, il sortit de l’autoroute et bifurqua vers le sud jusqu’au numéro 3600 de Rodeo Road où il tourna vers l’ouest. Il passa le numéro 4600 et ralentit pour repérer Rodeo Drive, une artère à angle droit qui rejoignait Chesapeake Street. Il la découvrit enfin sur la gauche, face au terrain de jeux de Rancho Cienega mais en retrait vers l’est du Rodeo Road.
  
  La Chrysler s’immobilisa le long du trottoir, Coplan coupa le moteur, sortit, verrouilla soigneusement les portières et contempla un long moment la demeure construire en forme d’hacienda, prototype des goûts architecturaux qui prédominaient chez les vedettes de Hollywood. Les projecteurs, nichés au pied des cyprès, aspergeaient d’une lumière crue la pelouse verte et la façade terre-de-Sienne brûlée. Un eucalyptus s’efforçait de parfumer l’air chaud et sec. Coplan remarqua que le gazon n’avait pas été tondu depuis des lustres.
  
  Curieusement, la grille était ouverte, négligence rare dans une cité où la terreur d’être cambriolé atteignait à l’angoisse pathologique.
  
  Coplan remonta l’allée cimentée qui serpentait à travers la pelouse d’herbe drue.
  
  Aucune lumière ne brillait à l’intérieur de la pseudohacienda. Coplan essaya la poignée. La porte s’ouvrit. Il était de plus en plus intrigué. Son doigt tâtonna, dénicha l’interrupteur. Des spots illuminèrent le hall. A deux mètres devant lui, une amphore avait été déplacée au centre et le plateau en marbre qui bouchait son ouverture supportait une statue de nymphe sous la cascade, le tout en albâtre et du plus mauvais goût, contre laquelle était calé un large rectangle de carton. Une écriture nerveuse avait tracé : Ne m’oubliez jamais.
  
  Coplan fut interloqué. L’atmosphère ambiante contenait une certaine bizarrerie. Il inspecta les lieux autour de lui avec méfiance. Des pièces s’ouvraient sur le hall. Ses doigts basculèrent les commutateurs. A gauche, un salon avec, aux fenêtres, des rideaux en brocart rouge, et meublé de fauteuils en cuir noir. La haute cheminée avec ses bûches rappelait qu’en hiver Los Angeles est frais. Des colonnades de style mauresque soutenaient le plafond en bois sculpté de motifs inspirés de l’Antiquité grecque, incongrus dans l’architecture hispano-mauresque.
  
  A droite, une bibliothèque. La luxueuse reliure des ouvrages s’enrichissait d’un lettrage en or. Une statuette en argent reproduisait en miniature la fontaine de Neptune à Bologne.
  
  Les murs de la pièce adjacente étaient tapissés des photographies extraites de séquences de films dans lesquels Carmen Salcedo avait tourné.
  
  Coplan ressortit. Parvenu à l’extrémité du hall, au pied de l’escalier dont la balustrade en fer forgé, elle au moins, s’accordait avec le style hispano-mauresque, il s’arrêta. Les relents d’encens venant du premier étage alertaient ses narines.
  
  Précautionneusement, il gravit les marches, atteignit le palier et s’orienta grâce à la lumière du hall et, avec prudence, essaya la première porte. L’interrupteur baissé illumina une grande pièce dans laquelle étaient disposés des mannequins en cire revêtus de robes somptueuses pour la plupart. Chacun se dressait sur un socle en marbre de Carrare noir, sur une face duquel était gravée une inscription en caractères dorés : Premier tango à Mexico, La Gitane au cœur fidèle, Le choix de Julie, ou encore, La légende des Incas.
  
  Coplan compta quarante-sept mannequins et ressortit. La pièce d’en face mesurait bien soixante mètres carrés et, du plancher au plafond, était recouverte de glaces et de miroirs. Coplan fut ahuri et décida que l’occupante des lieux démontrait ainsi de puissantes pulsions narcissiques. Il en profita pour arranger son col de chemise et c’est sur le palier qu’il perçut un bruit qui le figea sur place.
  
  En réalité, discerna-t-il bientôt, les sons qu’enregistraient ses oreilles provenaient de plaintes ou de gémissements ou, peut-être de râles, dont il parvenait mal à localiser la source.
  
  Au hasard, il ouvrit une autre porte et fut sidéré, tout en manquant trébucher contre la tête aux crocs menaçants de la peau de tigre qui montait la garde à quelques centimètres du seuil.
  
  Le lit en forme de sombrero mexicain était si vaste qu’une équipe de hockey sur glace aurait pu y dormir à l'aise avec ses équipements. Les draps restituaient la couleur du sang répandu par le taureau ou les toreros au cours d’une corrida à Guadalajara ou à Mexico. Le couvre-lit en soie isabelle se parait de motifs tango et marine tarabiscotés, comme ceux décorant la chasuble des prêtres aztèques. Il recouvrait en partie, sur le flanc gauche, la moquette aux tons tilleul. Des colonnades doriques soutenaient le plafond aux moulures rococo ou gothiques, tendu de velours écarlate en son centre pour former un baldaquin que l’on aurait surhaussé. Des peintures naïves, imitation du style précolombien, grimpaient à l’assaut des murs en un fol et prodigieux encombrement dont la bohème contrastait avec le tape-à-l’œil, pensé, réfléchi, ostentatoire, extravagant, de l’environnement.
  
  Les doubles rideaux en brocart rouge, comme ceux du salon, étaient tirés et dissimulaient à l’extérieur la lueur des cierges plantés dans les candélabres et dont s’inondaient les bouquets d’orchidées dans des vases en cristal de Baccarat. Au fond, des urnes funéraires, elles aussi en imitation du style précolombien, où brûlait l’encens qui avait alerté les narines de Coplan et qui se mêlait aux senteurs de tubéreuse exhalées par la fumée que dégageaient les cierges.
  
  Sur la table de nuit, curieusement construite comme une selle mexicaine, reposaient une carafe à demi emplie d’eau, un verre à pied et un flacon de Seconal vide.
  
  Coplan se raidit.
  
  Les bruits qu’il avait entendus sur le palier prenaient de l’ampleur, plus sonores, et plus proches aussi puis, soudain, cessèrent.
  
  Il bondit.
  
  Les carreaux de la salle de bains avait été découpés pour composer des orchidées. La baignoire aux proportions olympiques se drapait de fourrures précieuses autour de son escalier en marbre. A travers une vitre, une immense photographie en noir et blanc montrait Carmen Salcedo au bras de l’un des plus grands séducteurs de Hollywood. Le faux téléphone en or massif évoquait les fastes de Rita Hayworth ou de Lana Turner. Les patères où s’accrochaient les serviettes reproduisaient les têtes des plus célèbres acteurs de Hollywood, de Charlie Chaplin à Steve McQueen en passant par Fred Astaire et John Wayne. Uniquement des têtes d’hommes, pas de femmes.
  
  Le tableau à la fois idyllique et excentrique, suscitait l’extase ou l’attendrissement devant ces images dépassées d’un Hollywood qui avait disparu, sauf que, naturellement, l’odeur de vomi ressuscitait plutôt les ruelles sordides longeant les bouges à matelots des bas-fonds de la ville.
  
  Et puis il y avait aussi la femme qui était en train de se noyer dans l’eau de la cuvette des w.-c.
  
  Coplan se rua sur elle, agrippa les épaules, tira et ramena le corps inanimé sur la descente de bain dont la blancheur s’harmonisait avec la pâleur cadavérique du beau visage aux paupières abaissées.
  
  Énergiquement, il s’escrima, comme un secouriste, à expulser l’eau des poumons. Après un temps qui lui parut une éternité, ses efforts furent récompensés, et il exhala un long soupir de soulagement. En même temps, l’étrangeté de la destinée humaine s’imposa à lui. Quelques jours plus tôt, l’État de Floride supprimait la vie de Bruce Ahern et lui, cette nuit-là, préservait celle de Carmen Salcedo.
  
  Mais son sauvetage n’était pas achevé. A coups de poing soigneusement dosés décochés dans l’estomac et le foie, il obligea le corps inerte à rejeter le reliquat de magma stomacal. Quand il fut satisfait de son action, il humecta une serviette et lava le visage aux lèvres souillées. L’ex-star, à présent, respirait normalement. Il l’emporta dans la chambre et la déposa sur le lit cyclopéen mais n’osa pas la débarrasser du fourreau en lamé argent dont elle s’était vêtue pour cantonner sa mort dans les frontières de l’élégance. Il se contenta de protéger son corps agité de soubresauts en l’enfouissant sous le couvre-lit. Du bout des doigts, il arrangea la longue chevelure ébène, et s’en alla souffler les cierges, noyer l’encens avec le contenu de la carafe d’eau et ouvrir doubles rideaux, voilages et fenêtres.
  
  Longuement, il respira l’air frais de la nuit. Enfin, il alluma une cigarette et redescendit au rez-de-chaussée pour chercher la cuisine. Dans le réfrigérateur, il rafla une bière, la décapsula et remonta dans la chambre où il s’installa confortablement sur le fauteuil devant la coiffeuse au miroir en losange qui réfléchissait les rayons de la lune sur le corps endormi.
  
  La bière lui parut délicieuse.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  - Il arrive un moment où il faut savoir décrocher avec panache. J’espérais simplement ne pas souffrir. Ce ne fut pas le cas.
  
  Carmen Salcedo avait dormi vingt-neuf heures. Coplan avait grappillé quelques heures de sommeil par-ci, par-là, sur le fauteuil devant la coiffeuse, entrecoupées de voyages à la cuisine où il s’était sustenté. Dans la salle de bains, il avait nettoyé le vomi sur le carrelage. Les rasoirs électriques abondaient. Il s’était servi de l’un d’eux puis s’était payé le luxe d’un séjour de vingt minutes dans la baignoire où s’étaient ébattues avant lui Greta Garbo, Marlène Dietrich, Elizabeth Taylor et Carmen Salcedo.
  
  Au réveil de celle-ci, il lui avait relaté les circonstances de son intervention et elle avait hoché la tête avec reconnaissance. Ses souvenirs étaient un peu vagues mais, néanmoins, elle se rappelait s’être réveillée quelques heures après l’absorption des comprimés de Seconal, avoir souffert le martyre, rampé jusqu’à la salle de bains pour vomir et souhaité ne plus mourir. Mais elle avait oublié l’épisode de la cuvette de W.C.
  
  - Sans doute devrais-je consulter un médecin mais, si je le fais, d’une façon ou d’une autre, la presse sera au courant et je refuse que ces charognards me taillent en morceaux !
  
  - C’est la raison pour laquelle je n’ai appelé aucun secours. J’ai sauvé votre vie et ensuite votre réputation.
  
  La gratitude illumina le regard sombre.
  
  - Vous êtes adorable.
  
  A aucun moment, elle ne l’avait interrogé sur les raisons qui l’avaient incité à pénétrer dans sa résidence à une heure aussi tardive. Elle se contentait de remercier la Providence de cette intervention miraculeuse dont elle se félicitait car, après les affres endurées, elle prenait le contre-pied de son optique pré-suicidaire et, désormais, souhaitait vivre.
  
  - Je meurs de faim, s’écria-t-elle en procédant à quelques moulinets avec les bras pour se désengourdir les épaules. Mais je n’ai pas envie de bouger et j’ai congédié mes domestiques en leur versant leurs indemnités afin qu’ils ne souffrent pas financièrement de ma mort.
  
  - Je m’occupe de tout, assure Coplan en se levant.
  
  - Trois œufs au miroir, saucisses frites, des grits, des toasts en abondance, sans beurre à cause de ma ligne...
  
  - Qui est époustouflante, flatta Coplan.
  
  - ... Un pot de jus de pamplemousse, du café très fort à l’italienne, un panier de fruits, je crois que ce sera tout.
  
  Coplan s’inclina cérémonieusement.
  
  - Que Madame prenne patience, elle sera bientôt servie.
  
  - Le service français est le plus sophistiqué du monde, minauda-t-elle.
  
  Durant le breakfast pris en commun, Coplan l’interrogea sur les motifs de son suicide après avoir, diplomatiquement, passé une pommade destinée à encenser l’actrice qu’elle avait été.
  
  - J'ai vu la plupart de vos films, je suis un de vos fans, je vous admire, non, attendez, le mot est faible, je vous vénère. Vous êtes dans la grande tradition de Hollywood et vous êtes belle ! Ensorcelante !
  
  Par-dessus le panier à fruits, elle lui prit la main et la serra entre ses doigts finement fuselés.
  
  - Vous êtes un ange, je vous adore et, à mon tour de vous complimenter, vous êtes très beau !
  
  - Alors, pourquoi attenter à vos jours ? Pourquoi priver vos admirateurs de votre présence sur l’écran ?
  
  - Mais c’est là tout le problème, s’énerva-t-elle, je suis absente de l’écran depuis de nombreuses années ! Je ne pouvais plus le supporter !
  
  Deux décennies plus tôt, à l’âge de seize ans, Carmen Salcedo avait tourné son premier film à Hollywood. Née à Guadalajara d’un père mexicain et d’une mère new-yorkaise, elle était parfaitement bilingue et n’avait éprouvé aucun mal à s’adapter aux conditions locales. Sa beauté stupéfiante lui avait valu un succès dévastateur. Au cours des treize années qui avaient suivi, elle avait été la vedette de quarante-six autres films. Son talent de comédienne était médiocre mais elle palliait ce défaut par un dynamisme fantastique devant la caméra et son tempérament volcanique, ses poses étudiées, ses hanches voluptueuses, ses seins hardis, ses yeux de braise, sa voix rauque, soulevaient des tempêtes érotiques dans le ventre de ses admirateurs.
  
  Mais, depuis sept ans, elle ne tournait plus.
  
  - Ils sont morts, les grands producteurs d’antan, expliqua-t-elle avec tristesse, et ont été remplacés par des banquiers, des financiers qui ne comprennent rien au cinéma. Ce qu’ils veulent, c’est de l’intello et surtout pas de jolies filles. Tu les prends, les stars de maintenant, elles sont tartignolles, Meryl Machinchouette, Sissi Trucmuche, Judith Godmiché, tartignolles ! De mon temps, on les aurait tout juste autorisées à faire une pipe à l’assistant metteur en scène ! Mais il paraît qu’elles sortent d’une école d’art dramatique. Est-ce que moi je suis sortie d’une école d’art dramatique ? Est-ce que Marlène Dietrich, Rita Hayworth et Elizabeth Taylor étaient sorties d’une école d’art dramatique ? Le talent, tu l’as ou tu ne l’as pas ! Moi je l’ai et, en prime, je suis belle !
  
  Elle était belle, c’était vrai, admira Coplan, surtout lorsque la colère l’enflammait. Et encore, là, après l’épreuve qu’elle avait endurée, elle n’était pas à son avantage.
  
  Elle engloutit littéralement le copieux breakfast préparé par Coplan, bâilla désespérément, les paupières closes et mâchouilla :
  
  - Maintenant, sois chou, tu me laisses seule, je vais me rendormir. Ferme les rideaux, ce soleil m’assassine. Si tu veux te reposer, tu as des chambres d’amis sur le palier après la salle de bains que tu connais déjà.
  
  - Plus de bêtises ?
  
  - Pas avec toi dans la maison.
  
  
  
  
  
  Une main légère éveilla Coplan. Il releva les paupières.
  
  La robe de gitane écarlate, avec sa dentelle blanche qui, à l’échancrure du buste, caressait les seins couleur miel, évoquait les danseuses de flamenco. Une large ceinture mexicaine en cuir tressé serrait la taille fine, élégante. La chevelure était relevée en chignon et de gros peignes en écaille la maintenaient en place. Un maquillage violent, agressif mais terriblement érotique rehaussait les scintillements dorés dans les yeux d’un noir andalou et empourprait les joues et les lèvres.
  
  - Tu as sauvé ma vie, je te donne une nuit d’amour, roucoula Carmen en se déshabillant avec des gestes lents, agaçants, réfléchis.
  
  Coplan lui fit place dans le lit. Elle s’allongea contre lui et, tout de suite, l’embrassa avec une ardeur non feinte. Puis elle déchaîna son tempérament de feu et composa pour son sauveteur un film aux séquences volcaniques dont la suite formait un scénario logique, cohérent. Elle assumait à la fois le rôle de la réalisatrice et de l’ingénieur du son.
  
  La performance relevait du grand art et Coplan appréciait en connaisseur. Mais, ni figurant ni cascadeur, il donnait brillamment la réplique à sa partenaire sur le plateau de cette superproduction à grand spectacle. Son jeu sur écran panoramique enchantait Carmen qui déclamait son plaisir en version originale sans sous-titres, et dansait son flamenco en castagnettant son ventre sur le sceptre turgescent qui fouaillait ses entrailles. En fondu enchaîné, elle livra généreusement tous les trésors de sa cinémathèque. Sans trucage.
  
  Quand enfin Coplan se vida dans l’écran satiné, elle termina sa bande de pellicule en déclenchant une torride chevauchée de western qui l’anéantit et, pantelante, elle s’abattit sur Coplan en picotant son visage de petits baisers reconnaissants.
  
  Plus tard, elle s’enquit d’une voix enjôleuse :
  
  - Qu’est-ce que tu penses de notre court-métrage ?
  
  Coplan fit mine de réfléchir.
  
  - J’aime les films à sketches, répondit-il d’un ton à dessein langoureux. J’ai apprécié le premier. Quand passe-t-on au second ?
  
  Elle s’endormit sur sa poitrine et Coplan se dit que, décidément, le Seconal, même dégurgité, produisait des effets à retardement. Où était-ce la chair apaisée qui exigeait le repos ?
  
  Longtemps plus tard, elle questionna :
  
  - Au fait, que venais-tu faire chez moi à cette heure tardive ? Ce n’est pas un reproche, bien entendu. Simple curiosité.
  
  - Je cherche Tony Lizzalda, renseigna-t-il d’une voix volontairement neutre.
  
  - Tony.
  
  Elle paraissait effarée.
  
  - Mais je ne l’ai plus vu depuis deux ans !
  
  Sa rencontre avec l’intéressé, raconta-t-elle, datait du jour où une panne automobile l’avait immobilisée sur une route déserte du Parc National de Yosemite. Tony avait surgi au volant d’une vieille Fairlane, s’était arrêté, l’avait dépannée. Il était beau, grand, fort, vigoureux, et le ventre de Carmen avait, sur-le-champ, réclamé sa ration. Ils avaient fait l’amour sur l’herbe, entre les séquoias. Ils s’étaient revus à de nombreuses reprises mais lorsque la presse s’était emparée de cette liaison épisodique et avait révélé que Tony Lizzalda avait tiré une peine de sept ans de prison à San Quentin pour destruction d’édifices publics, Carmen avait pris peur, s’était convaincue de stopper immédiatement cette romance sulfureuse et avait brisé tous liens avec le terroriste.
  
  Coplan grimaça. Ses affaires ne s’arrangeaient pas.
  
  - Quelle était son adresse à l’époque ?
  
  - Je l’ignore. Je possède une petite maison sur la plage à Palos Verdes. C’est là que nous nous rencontrions. Tony était un baiseur fantastique mais pas aussi bien doué que toi, complimenta-t-elle en picorant d’autres baisers. Tu sais, finalement, depuis que je suis à Hollywood, je n’ai fait l’amour qu’avec des producteurs, des acteurs, des réalisateurs, des cascadeurs et des techniciens. En somme, avec uniquement des gens de cinéma, sauf en deux occasions. Tony et toi. Je t’assure que ça change agréablement !
  
  - J’en suis persuadé, convint Coplan qui ne manifesta pas son peu d’enthousiasme à partager cet honneur avec un personnage aussi douteux que Tony Lizzalda.
  
  - J’oubliais les bouffons et les pique-assiette, ajouta-t-elle, méprisante.
  
  - Revenons à Tony Lizzalda, insista-t-il. Tu ne peux m’indiquer aucune piste qui puisse me permettre de le retrouver ?
  
  Elle fit la moue.
  
  - Après deux ans ?
  
  - Essaie quand même.
  
  Elle fronça les sourcils et força sa mémoire.
  
  - Tony était dingue de vieux jazz, déclara-t-elle d’une voix rêveuse, au bout d’un long instant de réflexion. Il fréquentait beaucoup une boîte dans Restaurant Row en ville. Ça s’appelle la 52e Rue en hommage aux anciens clubs de New York. Tony admirait énormément la chanteuse, Audrey quelque chose. Il m’en parlait souvent. Je suis sûre qu’il se la tapait. Tu pourrais tenter le coup ?
  
  C’était mieux que rien, admit Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Comme l’avait souligné Carmen Salcedo, la 52e Rue rendait hommage aux prestigieux clubs de jazz qui avaient jalonné cette artère à New York dans les années trente et quarante, et où s’étaient produits, au Band Box, au Ryan’s ou au Tony’s Onyx, les géants de la musique qui se nommaient Count Basie, Lester Young, Charlie Parker ou Miles Davis.
  
  Restaurant Row avait été baptisée ainsi parce que le long de cette rue se dressaient les restaurants les plus réputés de Los Angeles. En réalité, cette voie ne formait qu’un segment de La Cienega Boulevard.
  
  La boîte de jazz se nichait entre un motel à quatre étages et une station-service Chevron.
  
  A l’intérieur, le décor, avec ses bois sombres, ses banquettes recouvertes de moleskine rouge, son vague style Arts Déco, ses appliques murales diffusant une lumière gorge-de-pigeon, restituait l’ambiance des années trente et quarante propre à ce genre de temple.
  
  En souvenir de Fred Stangritt, Coplan commanda un cavalier qu’il inonda d’eau et de glaçons.
  
  La bouche d’Audrey Sherwood était trop grande. Elle le savait et, par défi, en accentuait l’arrondi d’un vaste trait de rouge à lèvres sanglant très vamp de l’époque Duke Ellington. Le visage était lourdement maquillé et les immenses yeux de biche caressaient l’auditoire avec une tendre complicité. Un habile coiffeur avait décrêpé les cheveux de jais qui retombaient en nappe sur les épaules. Sur ces dernières, le rembourrage évoquait les vingt ans d’Ella Fitzgerald ou de Sarah Vaughan, mais le reste de la robe absinthe était d’une simplicité Spartiate. Seules, les chaussures vernies versaient dans le luxe et renvoyaient les reflets des instruments de l’orchestre, un piano, une contrebasse, une batterie, un trombone et un saxo-alto.
  
  Dans les aigus, les inflexions rauques, particulières aux cordes vocales des Noires, s’éraillaient avant de redescendre dans une cascade de miel. Quant au répertoire, il improvisait sur les thèmes popularisés par Cole Porter ou Irving Berlin.
  
  Lors du break, Coplan se leva et, sans se faire remarquer, gagna les coulisses. La chanteuse se désaltérait d’un verre d’eau citronnée. Avec autorité, Coplan lui agrippa la main libre et la secoua.
  
  - Je cherche Tony Lizzalda. Il faut que je le rencontre d’urgence, lança-t-il d’un ton impérieux.
  
  Elle parut décontenancée.
  
  - Tony ?
  
  L’effort avait couvert son corps de sueur et il émanait d’elle des senteurs équivoques mélangées de relents érotiques et d’effluves d'ivoire de Balmain. Coplan en fut troublé. Mais il chassa vite cette défaillance momentanée.
  
  Elle se ressaisit et l’entraîna dans une loge aussi exiguë qu’un microfilm, si bien que Coplan se retrouva tout contre elle et le même trouble s’empara de lui. Perspicace, elle le décela et esquissa un sourire effronté.
  
  - C’est un truc pour me draguer ?
  
  - Pas du tout, protesta-t-il. Il faut absolument que je voie Tony d’extrême urgence. Où puis-je le trouver ?
  
  - Pourquoi me le demander à moi ? répliqua-t-elle, méfiante.
  
  Coplan joua son va-tout. En chemin, il avait longuement disséqué les avantages et les inconvénients de la couverture que lui avait imposée le Vieux. Dans les milieux que fréquentait habituellement le terroriste sorti de prison, les policiers, français ou autres, étaient peu appréciés, pour ne pas dire haïs. Par conséquent, la raison exigeait de changer de couverture. Or, Maryli Goldstyn, dans son récit, avait relaté un épisode qui offrait des possibilités intéressantes :
  
  ... Bruce a dit qu’il pouvait les vendre un bon prix mais il ne connaissait pas d’acheteur en France, sauf un certain Belmont qu’il est allé voir seul à Paris mais qui était parti pour Tel-Aviv...
  
  Ne serait-ce pas une bonne idée de s’affubler de l’identité de ce Belmont ?
  
  - Mon nom est Francis Belmont. Je viens de France spécialement pour rencontrer Tony. Une affaire importante. Beaucoup d’argent en jeu, broda-t-il avec aisance. Le seul contact que m’ait donné Bruce, c’est vous.
  
  - Bruce ?
  
  Coplan réfléchit à toute vitesse. Trop dangereux de révéler à la chanteuse que le Bruce en question était le même que celui qui avait grillé sur la chaise électrique au pénitencier de Raiford quelques jours plus tôt. Il choisit un moyen terme :
  
  - Juste Bruce. Tony sait de qui il s’agit.
  
  Elle vida son verre d’eau citronnée.
  
  - L’ennui, c’est que je n’ai pas vu Tony depuis des siècles. Tu perds ton temps avec moi ! Bon, le break va se terminer, il faut que je regagne l’estrade.
  
  Avec son ventre, elle le poussait vers la porte et le trouble de Coplan s’intensifia. Elle éclata de rire et le propulsa dans le couloir où défilaient les musiciens de l’orchestre.
  
  - Tu te fais des extras entre deux tours de chant ? glosa le saxophoniste.
  
  - Combien tu prends pour une passe? enchaîna le batteur.
  
  Coplan n’était pas homme à se laisser démonter par une fin de non-recevoir aussi abrupte. Sa consommation réglée, il sortit et, sur le parking, s’embusqua dans sa Fifth Avenue garée à vingt mètres de l’entrée des artistes. Sa patience fut récompensée une heure plus tard. Audrey sortit et monta à bord d’une Cadillac Biarritz qui en disait long sur le montant des cachets qu’elle percevait, ce qui n’étonna guère Coplan car le prix de sa consommation lui avait paru exorbitant.
  
  Quand elle démarra, il suivit. Au coin de Beverly Boulevard et de Laurel Avenue, la Biarritz tourna à droite et s’enfonça sur la rampe du parking en sous-sol d’un immeuble élégant à trois étages. Coplan colla à ses feux arrière et profita ainsi du basculement électronique du vantail.
  
  Une place était libre dans le rectangle contigu à celui où la chanteuse se rangeait. Il y gara la Chrysler et bondit hors du véhicule, si bien que ce fut lui qui ouvrit la portière pour permettre à Audrey de s’extraire de son siège.
  
  - Je suis du genre gluant, amadoua-t-il, de la poix, du mastic, du goudron. En outre, cette séance, ventre contre ventre, dans cette loge étroite m’a fait escalader la gamme. Et, maintenant, me voilà tout perdu ! Est-ce que tu m’autorises à pousser mon contre-ut ?
  
  Elle fut secouée par le rire.
  
  - Contre-ut ou contre-rut ?
  
  - J’ai oublié de dire que ta voix m’excite autant que ton ventre.
  
  Désarmée, elle referma la portière, la verrouilla et Coplan s’empara de son bras.
  
  - On monte prendre un verre pour parler des talents comparés de Bessie Smith et de Billie Holiday, sans oublier ceux de Diana Washington et de Lena Home ?
  
  - Un verre, pas plus? badina-t-elle.
  
  Elle lui servit un drink explosif qui tenait à la fois du poivre de Cayenne et de la caisse de T.N.T. Coplan n’avait guère besoin de ce stimulant, d’autant qu’Audrey se dévêtit devant lui.
  
  Elle était nue mais semblait parée d’une tunique de sensualité. Les seins baroudaient sous la fine texture du soutien-gorge. Très vite, elle s’en débarrassa pour les rendre à l’air libre. Le slip suivit le même chemin et les mains, en une attitude provocante, cintrèrent les hanches fines qui oscillaient en cambrant la taille et en épanouissant les fesses dodues et canailles.
  
  Audrey se voulait une bête à plaisir, à luxure. En Coplan, elle trouvait un partenaire qui allait se placer à l’unisson de cet appétit.
  
  La chanteuse de jazz récusait les préliminaires. Avec elle, il convenait d’ouvrir le ban sans préambule. D’entrée de jeu, Coplan le comprit.
  
  Plus tard, quand ils furent de retour de la salle de bains, elle complimenta :
  
  - Tu baises aussi bien que Lester Young jouait du saxo-ténor.
  
  - Tu es trop jeune pour l’avoir connu.
  
  - Je suis née l’année de sa mort.
  
  Elle avait donc vingt-huit ans, calcula Coplan, imbattable sur la biographie des grands jazzmen.
  
  Il avait à peine touché à son cavalier mais l’abandonna pour se servir lui-même un William Lawson’s léger arrosé de glaçons et de Perrier. Pour le moment, se morigéna-t-il, il dispersait ses forces dans des ébats érotiques, certes fort plaisants, mais qui ne le rapprochaient guère de l’attaché-case. Le Vieux l’aurait certainement sermonné avec sévérité.
  
  Audrey avait passé un négligé diaphane et s’était assise sur un pouf à côté d’un des deux baffles qui dispensaient I'll Lock My Heart And Throw Away The Key chanté par Billie Holiday. Elle alluma une Gitane, souffla la fumée vers la fenêtre qu’elle venait d’entrebâiller et questionna :
  
  - Quelle est ta profession ? Qu'est-ce que tu fiches en France pour gagner ta vie ?
  
  Prudemment, il lâcha :
  
  - La même chose que Tony.
  
  Elle sursauta :
  
  - Un peu terroriste sur les bords ?
  
  En guise de réponse, son hochement de tête, en réalité, ne prenait pas partie.
  
  - Laisse-moi te dire que tu te gourres, harponna-t-elle. Quand j’avais vingt ans, j’étais comme Tony et toi. Idéaliste, je voulais refaire le monde par n’importe quel moyen. De la façon la plus dure qui soit, si possible. Attentats, meurtres, tout le toutim ; tu me comprends ? Alors, je suis devenue une marginale, j’ai abandonné mes études de chant, erré à la dérive, vécu dans des communautés de paumés, je crevais de faim. Tu me croiras si tu veux, c’est la faim qui m’a vaincu. J’ai horreur d’avoir faim. Crever de faim me conduisait au suicide. Finalement, quand la ceinture sur mon ventre a atteint le dernier cran, je suis rentrée dans le rang et dans la loi. Un ventre affamé est plus important, de toute façon, qu’une révolution qui ne voit jamais le jour. Tony, lui, était incorrigible, comme tu l’es probablement, bien que ta tenue vestimentaire ne soit pas en accord avec tes opinions.
  
  - Tu as eu une liaison avec lui ? éluda-t-il.
  
  - Jamais ! protesta-t-elle. Tony était aussi dingue de jazz que de révolution prolétarienne. Nous parlions longuement des deux mais jamais de sexe. D’ailleurs, de ce côté-là, il ne manquait pas de munitions, il avait sa femme Stefania et ce vieux tromblon de Hollywood qui se prend encore pour une star, ce qu’elle n’a jamais été. Une belle gueule, une belle plante, c’est vrai, mais avec autant de talent qu’un piano désaccordé ! J’ai nommé Carmen Salcedo !
  
  - Oui, je vois vaguement qui c’est, acquiesça Coplan, hypocrite. Mais, dis-moi, si tu n’as pas revu Tony depuis une éternité, si tu ne sais pas où je pourrais le dénicher, peut-être sais-tu où réside sa femme, ce qu’elle fait dans la vie ?
  
  La colère embrasa le regard de la chanteuse de jazz.
  
  - Stefania est à moitié folle, cracha-t-elle. Un jour, elle est venue faire un scandale à la 52e Rue parce que Tony buvait un verre avec moi pendant le break. Depuis, je n’ai plus revu Tony.
  
  - C’était quand ?
  
  - Environ deux ans.
  
  La raison en était peut-être simplement que Tony Lizzalda avait séjourné durant ce laps de temps au pénitencier de San Quentin, raisonna Coplan qui ne lâcha pas prise et tenta d’obtenir des renseignements sur les gens que fréquentait l’apprenti sorcier. Mais, dans ce domaine, il fit chou blanc. Même échec avec Stefania Lizzalda et la précédente adresse de son époux.
  
  Suivit une seconde séance d’amour avec Audrey et il prit congé en laissant la chanteuse dans les meilleures dispositions à son égard.
  
  De retour à son motel, il consulta la pile des annuaires contenant la liste des abonnés au téléphone à Los Angeles et dans ses environs. Pas de Stefania Lizzalda.
  
  Son sommeil fut court mais réparateur.
  
  A huit heures, il téléphona au capitaine Fred Stangritt. Celui-ci commença par plaisanter :
  
  - Vous savez qu’il existe une rivalité constante entre les habitants de Floride et ceux de Californie. Les premiers et les seconds assurent que c’est dans leur État que le soleil brille le plus. Vous, un témoin impartial, qu’en pensez-vous ?
  
  - Le soleil brille plus en Floride qu’en Californie, c’est incontestable. D’ailleurs, Frank Sinatra n’a-t-il pas chanté que la Californie est froide et humide ?
  
  - Vous serez fait citoyen d’honneur de Floride. Que puis-je pour vous ? Le fin limier français ne sait pas se sortir d’affaire dans la froide et humide Californie ?
  
  - Vous ne m’avez pas dit que Tony Lizzalda était marié avec une certaine Stefania, reprocha Coplan.
  
  - J’ignorais cela.
  
  - Dénichez-moi son adresse.
  
  - Laissez-moi vos coordonnées, je vous rappelle à sept heures, heure californienne.
  
  Le fuseau horaire de Floride était en avance de trois heures sur celui de Californie.
  
  Coplan raccrocha et une autre idée germa dans son esprit. Il n’avait rien à faire jusqu’à la fin de l’après-midi. Pourquoi ne pas lancer sa ligne dans d’autres eaux ?
  
  A onze heures, il pénétrait dans le camp J. H. Pendleton de l’U.S. Marine Corps.
  
  Dale Lizzalda était aussi raide que la hampe du drapeau des États-Unis. Image rigoureuse, fanatique, monolithique du devoir, du patriotisme, elle pinçait les lèvres avec réprobation.
  
  - Stefania est une brebis galeuse, comme Tony, explosa-t-elle.
  
  Coplan courba le front sous l’orage. Le sergent-chef malmenait de ses doigts rageurs le tissu de sa manche soigneusement amidonnée. Vivement agitée, la jeune femme tordait la bouche en un rictus méprisant. Visiblement, elle détestait son frère et sa belle-sœur.
  
  - Par brebis galeuse, vous voulez dire terroriste ? tenta de débrouiller Coplan.
  
  - C’est exactement ce que je veux dire. Avec ses tendances naturelles, Tony n’avait pas besoin, en plus, d’épouser un mauvais génie comme Stefania. Mais il est vrai que les gens s’acoquinent avec ceux qui leur ressemblent.
  
  Malgré son insistance, Coplan ne put lui tirer aucun autre renseignement sur l’intéressée et il s’en repartit.
  
  Durant le trajet, il philosopha sur les divergences de vues qui divisaient les membres d’une famille et sectionnaient les liens fraternels tissés durant l’enfance si, du moins, ces liens avaient bien existé.
  
  De retour au motel, il pianota sur son Teckel et fit son rapport au Vieux sans s’étendre, cependant, sur les aléas et le caractère ingrat de sa mission.
  
  A l'heure dite, Stangritt rappela.
  
  - Stefania Zeeger a divorcé de Tony il y a quatre ans, débita-t-il. Voici la dernière adresse connue...
  
  De sa main libre, Coplan la copia sur la première page du bloc-notes.
  
  - L’État de Floride vous enverra sa facture, conclut Stangritt, un brin ironique.
  
  - Est-ce que les citoyens d’honneur paient leurs factures ? contra Coplan en raccrochant.
  
  Quelque chose clochait, analysa-t-il immédiatement.
  
  Audrey Sherwood, la chanteuse de jazz, avait déclaré que, deux ans plus tôt, Tony était pourvu d’une épouse, alors que le divorce avait été prononcé quatre ans plus tôt. Par ailleurs, le sergent-chef Dale Lizzalda n’avait à aucun moment témoigné que son frère s’était séparé de sa femme.
  
  Coplan haussa les épaules. Cette contradiction importait peu pour le moment. Il mémorisa l’adresse griffonnée sur la page du bloc-notes et s’en alla brûler la feuille de papier dans la cuvette des W.C.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  Coplan sortit de l’autoroute Santa Monica et enfila La Brea Avenue vers le sud. L’artère, entre Ladera Heights et View Park, s’enfonçait dans les Windsor Hills, au paysage de collines désolées parfois ponctuées de quelques maisons haut perchées mais surtout peuplées de pompes à balancier qui puisaient le pétrole dans le sous-sol et l’expédiaient dans les tuyauteries reliées aux citernes. Le touriste, en général, s’éberluait de découvrir au sein de la cité de Los Angeles ce fourmillement d’araignées géantes animées d’un mouvement perpétuel, hideuses et déflorant les terres brûlées par le soleil.
  
  Dans Stocker Street, il bifurqua vers l’ouest et, à la perpendiculaire de Fairfax Street, obliqua sur le chemin poudreux pompeusement baptisé Enchantment Lane. A son extrémité, sur la colline, se dressaient une maison en bois, de proportions modestes, peinte en bleu tendre, et un hangar métallique d’aspect rébarbatif.
  
  Coplan abandonna la Chrysler sur le terre-plein et inspecta les alentours. La voix de Tina Turner, venant du hangar, hurlait dans un transistor en délire. Coplan se dirigea dans cette direction et franchit le seuil du hangar.
  
  Le spectacle qui frappa son regard le figea sur place.
  
  Des pans de carlingues d’avion avaient été découpés au chalumeau. Ils mesuraient environ trois mètres sur deux et représentaient des femmes en tenues plus que légères, qu’un artiste avait peintes en couleurs vives, affriolantes, aguichantes, érotiques.
  
  Ces femmes étaient somptueusement belles. Sur-le-champ, on reconnaissait leurs modèles : les vedettes de Hollywood en vogue dans les années quarante, les Rita Hayworth, les Hedy Lamarr, les Marlene Dietrich, les Lana Turner, les Greta Garbo. Le style vamp, provocant, les hanches et les cuisses voluptueuses, les seins robustes, étaient privilégiés. Certains sujets étaient totalement nus. Une légende en majuscules accompagnait ces créatures de rêve : « Mission Accomplie », « La mort qui vient du ciel », « Ma cible pour cette nuit », « Courrier Spécial », « Les Boches (ou les Japs) ne l’auront pas », « Cuvée 1944 », « Ma fiancée du Colorado ». Dans un coin, s’alignaient des petites bombes reproduites à la peinture rouge et stylisées.
  
  Coplan réalisa au bout d’un temps l’origine de cette étonnante collection. Les carlingues avaient été celles des bombardiers B-17, B-25 et B-29 qui, au cours de la Seconde Guerre mondiale, avaient pilonné l’Allemagne et le Japon avec leurs bombes meurtrières, et que l’on avait baptisés forteresses volantes et superforteresses volantes. Les équipages payaient un lourd tribu à la mort au cours de ces raids. Entre deux missions, ils peignaient sur leur zinc la silhouette de l'épouse ou de la fiancée laissée à Kansas City ou à Baltimore et qu’ils idéalisaient avec la silhouette et sous les traits d’une star de l’écran. Si Carmen Salcedo avait figuré au firmament hollywoodien de cette époque, nul doute qu’elle aussi eût été honorée du rôle de porte-bonheur, songea Coplan. Quant aux petites bombes peintes en rouge, elles indiquaient le nombre de missions accomplies par le bombardier.
  
  Des boulons soudaient les quatre coins des pans de carlingue, qui se serraient au coude-à-coude, à des poteaux métalliques soutenant le plafond sur plusieurs rangées, si bien que ce multiple alignement ménageait un labyrinthe de couloirs dans le hangar.
  
  La voix de Tina Turner hurlait toujours.
  
  Coplan se déplaça vers elle.
  
  Le chiffon astiquait une superbe reproduction des formes perfectionnées d’Esther Williams, championne du monde de natation et vedette de cinéma en 1944. La légende indiquait clairement le sous-entendu : Elle nage en plein ciel. Le carré de tissu s’attardait sur les fesses, caressait les seins, en un mouvement qui exprimait le regret, la fascination, l’émerveillement. Le geste aurait traduit des tendances saphiques si une femme avait manié le chiffon, mais ce n’était pas le cas, bien que Coplan s’attendît à découvrir près du transistor Stefania Zeeger, l’épouse divorcée de Tony Lizzalda.
  
  - Vous pourriez baisser le volume ? J’adore Tina Turner, mais là c’est un peu de trop ! Même les pompes à balancier en sont dérangées !
  
  L’homme se retourna brutalement en lâchant l’étoffe. Coplan le reconnut. Il n’avait guère changé depuis sa seconde incarcération à San Quentin deux ans plus tôt. Peut-être quelques poils gris en supplément sur les tempes ? Et la moue amère à la commissure des lèvres qui s’était accentuée ?
  
  Le visage était de granité.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Un ami de Bruce. Mon nom est Belmont. Je suis français et c’est en France que j’ai connu Bruce Ahern. C’est à moi qu’il voulait vendre en premier l’attaché-case qu’il vous a remis, il y a deux ans. A ce moment-là, j’étais coincé à Tel-Aviv et n’avais pas l’argent, ce qui n’est plus le cas. Aujourd’hui, je suis acheteur. Vous baissez le son, oui ou non ?
  
  Tony Lizzalda s’agenouilla et s’exécuta. Lorsqu’il se releva, son visage était aussi granitique. Ses yeux n’exprimaient aucun intérêt.
  
  - Pourquoi Bruce vous aurait-il parlé de moi ? questionna-t-il d’une voix doucereuse.
  
  - Il ne m’a pas parlé de vous au sens strict, puisque je n’ai pas eu accès à sa cellule. Par les canaux clandestins qu’utilisent habituellement tous les détenus du monde, il m’a fait poster un message. En gros, à peu près ceci : « Le marché tient toujours. Adresse-toi à Tony Lizzalda. Il vient de sortir de cabane. Tu le retrouveras par le biais de sa femme, Stefania Zeeger, qui vit dans Enchantment Lane à Los Angeles. Tu réclameras l’attaché-case. Sur les cinquante mille dollars, tu en verses dix mille à Tony en remboursement de l’acompte et en dédommagement de sa peine, et aussi pour qu’il puisse redémarrer après sa sortie de Q (Abréviation employée par le Milieu californien pour désigner la prison de San Quentin). Le reste, tu le files à l’avocat de Maryli pour qu’il se démerde afin qu’elle ne grille pas sur la chaise comme moi je suis sûr de le faire. »
  
  Coplan avait débité cette fable avec calme, conviction et assurance. Néanmoins, les coquilles d’œuf sous ses semelles se fendillaient de peur. Le point faible de l’histoire, c’était évidemment Stefania Zeeger. Bruce avait-il connu son existence et son adresse ?
  
  L’impassibilité masquait toujours le visage de l’ex-bagnard.
  
  - Et vous vous pointez ici, vous ne m’avez jamais vu et, tout de suite, vous savez que c’est moi Tony Lizzalda.
  
  Un sourire malicieux se percha sur les lèvres de Coplan.
  
  - Avant de venir ici, je suis passé aux archives du Los Angeles Tribune. C’est fou ce que la photothèque d’un quotidien peut receler de trésors. Quand on vient acheter une marchandise qui vaut cinquante mille dollars, ce serait témoigner d’avarice que de ne pas se dessaisir de cent dollars au profit d’un honnête archiviste tout prêt à se débarrasser de photos anthropométriques qui encombrent ses classeurs.
  
  Coplan exhiba les clichés remis par Stangritt. Tony Lizzalda les examina avec soin, les restitua et, pour la première fois, se détendit.
  
  - Vous êtes un mec astucieux.
  
  - Mes activités m’y obligent. Pour deux cents dollars de supplément, j’ai même eu droit à un petit curriculum vitae. Vraiment, je le répète, c’est dingue ce que savent les journalistes.
  
  Et, pour couvrir ses arrières, Coplan évoqua, mais en survolant son sujet, ses contacts avec Carmen Salcedo, Audrey Sherwood et Dale Lizzalda. En ce qui concernait cette dernière, il se méfia :
  
  - Un monument de rigueur, votre sœur. Je me suis fait passer pour un flic français afin de recueillir ses confidences car je marchais en terrain miné.
  
  - Pourquoi ne pas venir ici directement ?
  
  - J’aime bien savoir à qui j’ai affaire avant d’engager le dialogue.
  
  - A cause de vos activités ?
  
  - C’est ça, à cause de mes activités.
  
  - Et quelles sont ces activités ?
  
  Le sourire sur les lèvres de Coplan se fit énigmatique.
  
  - Celles qui sont liées au contenu de l’attaché-case.
  
  Son interlocuteur lui renvoya un sourire complice.
  
  - Je comprends.
  
  La nostalgie voila son regard.
  
  - Ce pauvre Bruce n’a pas eu de chance. J’ai failli vomir quand j’ai appris à la radio qu’il a grillé sur la chaise. Ce sont tous des pourris ! Je rêve du jour où ce sera un gouverneur que le peuple exécutera sur la chaise ! Un gouverneur ou un juge ! En tout cas, j’espère que Maryli s’en sortira !
  
  - Vous la connaissez ? demanda Coplan qui voulait s’assurer de la véracité du récit que lui avait servi la condamnée à mort, celle-ci ayant juré n’avoir jamais rencontré Tony.
  
  - Non, mais elle recueille toute ma sympathie puisqu’elle était la compagne de Bruce et puis, plus généralement, tout condamné à mort rencontre ma sympathie. Son combat pour la vie est le mien.
  
  La dissertation philosophique sur la répulsion qu’inspirait la peine capitale à Tony Lizzalda ne se situait pas sur le terrain que Coplan souhaitait aborder.
  
  A Tina Turner avait succédé Boy George. Coplan réorienta le dialogue. Son cœur battait avec anxiété.
  
  - Vous avez toujours l’attaché-case ?
  
  Tony Lizzalda marqua un temps d’hésitation puis répondit très vite, trop vite :
  
  - Il est chez moi, en Floride.
  
  Coplan ne cilla pas. L’ancien taulard, il le savait, mentait. Les témoignages concordaient. Tony détestait sortir de Californie. Partout ailleurs, il se sentait étranger.
  
  A l’appui de cette hypothèse, le regard se teintait de lueurs troubles, comme si une intense activité se déroulait derrière le front qui s’était considérablement bronzé après les deux années de pâleur carcérale. Des rides se creusaient sur le beau visage qui avait tant séduit Carmen Salcedo. Les rides de la réflexion, diagnostiqua Coplan.
  
  - Cinquante mille dollars, c’est un peu jeune, lâcha enfin l’ex-pensionnaire de San Quentin. Deux ans se sont écoulés et l’inflation est galopante. Quant à moi, je verrais plutôt une réindexation de vingt-cinq mille dollars, soit, en tout, soixante-quinze mille dollars.
  
  Le sourire était rusé, matois et tentait d’enjôler. Coplan n’allait certainement pas se livrer à un marchandage car sa marge de manœuvre comportait une grosse faiblesse sur laquelle il craignait que Tony ne mît le doigt. En effet, à tout moment ce dernier risquait, si un soupçon l’effleurait, de poser la question fatidique afin de tester son visiteur : « Puisque vous êtes acheteur, vous n’ignorez pas la teneur de la marchandise que vous me demandez de vous vendre. Bruce vous a forcément mis au courant et, de toute façon, personne n’achète quelque chose sans savoir ce dont il s’agit. Par conséquent, quelle est la teneur de la marchandise ? »
  
  Et, dans cette éventualité, Coplan était coincé. Au lieu d’agir en souplesse, en subtilité, il lui faudrait, alors, sortir la grosse artillerie, car, mentionner la Corse serait-il suffisant ?
  
  Mais ce ne fut pas lui qui sortit la grosse artillerie. Un bruit couvrit très légèrement la voix de castrat qui sortait du transistor. Grâce à Coplan qui l’avait précédemment prié de baisser le son, Tony le perçut, fronça les sourcils et grimpa sur l’escabeau qui lui permettait d’accéder à la lisière supérieure du pan de carlingue. Parvenu en haut, l’inquiétude tendit ses traits et il redescendit précipitamment. Du haut de l’avant-dernier échelon, il sauta et, avec une économie de gestes, s’accroupit sur le sol et délogea un Colt 32 de sous le tas de chiffons.
  
  Coplan se raidit instantanément, regrettant de ne pas être armé. Les affrontements guerriers tournaient toujours au désavantage des spectateurs innocents.
  
  - Couchez-vous ! commanda Tony.
  
  Le ventre de Coplan s’aplatissait déjà sur la dalle en béton. En rampant, l’ancien bagnard gagna l’angle de l’allée jalonnée des silhouettes éblouissantes des stars qui avaient inspiré les lâcheurs de bombes de la Seconde Guerre mondiale, et disparut au détour.
  
  Coplan lui laissa prendre de l’avance et se lança dans son sillage mais, parvenu au coin de l’allée, il s’aperçut que Tony n’était plus là. L’angoisse l’étreignit l’espace d’un instant. De tout son cœur, il espérait que Tony ne se ferait pas tuer au cours d’un duel au revolver car l’intéressé constituait l’avant-dernière étape sur le chemin du fameux attaché-case, le but unique de sa mission.
  
  Il reflua jusqu’à sa position de départ et éteignit le transistor afin de tromper l’ennemi. A première vue, le subterfuge paraissait dérisoire, mais Coplan était payé pour savoir que, souvent, une méprise de l’adversaire changeait radicalement la tournure des événements.
  
  A son tour, il grimpa sur l’escabeau. Avec mille prudences. A l’extérieur du hangar, stoppée à une douzaine de mètres de sa propre Chrysler, une Oldsmobile Ciera chauffait au soleil, vide de tout occupant, sa plaque d’immatriculation illisible tant elle était couverte de poussière.
  
  Coplan tenta de capter les mouvements à l’intérieur du hangar. Les allées, tracées sans logique par l’alignement des carlingues découpées, relevaient du dédale. Malgré ses efforts, il ne put repérer ni Tony ni quelqu’un d’autre. En fait, les poteaux métalliques et les vestiges aériens des raids sur l’Europe et le Japon dressaient des barrières infranchissables dans son champ de vision restreint par la médiocre hauteur de l’escabeau et par les précautions qu’il était forcé de prendre afin de préserver sa sécurité personnelle.
  
  Un glissement feutré l’alerta. Un homme surgissait, un grand costaud avec une chemise hawaïenne qui flottait sur son pantalon avachi, des chaussures poussiéreuses, des cheveux noirs rabattus en dents de scie sur le front, un teint cuivré comme une divinité aztèque et, surtout, avec un pistolet automatique qui lui ouvrait la route et oscillait comme un serpent traquant sa proie.
  
  - Bouge pas ! cria l’arrivant. Reste où tu es !
  
  Coplan n’en fit rien. D’une brutale détente de ses jarrets il propulsa ses quatre-vingt-dix kilos. La première balle lui passa sous l’aisselle gauche. La seconde décapita la moitié de son col de veste. Du même côté.
  
  Sa tête emboutit le thorax comme un boulet de canon. Sous le choc, sa cible rebondit contre les cuisses somptueuses de Marlene Dietrich, sous la légende qui invitait : Viens me rejoindre au septième ciel, beauté, et tomba sur les genoux, le souffle coupé, la main faiblarde sur la crosse de l’automatique. Coplan roula-boula et, d’une ruade, percuta le poignet armé. Le pistolet chuta sur le béton. Coplan plongea et s’en empara, mais son adversaire était doté de pouvoirs de récupération stupéfiants. Il culbuta en avant et son crâne éperonna le menton de Coplan qui accusa le coup. Cette fois, ce fut sa propre main qui faiblit sur la crosse de l’arme qu’elle laissa échapper et qui glissa jusqu'aux pieds d’Esther Williams.
  
  - Fils de pute, je vais te crever ! promit l’autre.
  
  Coplan sut qu’il fallait faire vite. Pour le moment, son cerveau tentait de digérer le coup d’assommoir, mais éprouvait quelque difficulté à remonter le courant tant l’impact avait été brutal. La chemise hawaïenne se relevait. Péniblement, malgré tout. Récupérer l’automatique sur-le-champ, se convainquit Coplan. L’autre avança et Coplan se força à rouler sur lui-même pour lui barrer la route d’accès au pistolet. Déjà, il planifiait la manœuvre. Crocheter une cheville au passage, cisailler de bas en haut la rotule du genou, en raclant le tibia, un geste qui provoquait une telle souffrance instantanée que l’ennemi marquait un temps d’arrêt propice à un retour de manivelle.
  
  Curieusement, s’aperçut-il, cet ennemi ne tentait pas de récupérer son automatique mais sortait de la poche de son pantalon un couteau à cran d’arrêt dont la lame jaillissait, sous le pouce, menaçante et mortelle.
  
  - Fils de pute, je vais te crever, répéta-t-il.
  
  Les détonations accordèrent un sursis à Coplan.
  
  Elles surprirent le couteau à cran d’arrêt qui s’immobilisa et semèrent l’effroi chez Coplan. L’angoisse le rongeait. Les balles transperçaient-elles celui qui détenait le sésame pour accéder à l’attaché-case ? Le répit, bien que court, quelques secondes pas plus, permit cependant à Coplan de chasser les dernières écharpes de brume qui engourdissaient son cerveau.
  
  Son épaule droite se catapulta à hauteur des genoux et renvoya le sbire dans les cuisses de Marlene Dietrich. Le reste du corps redevenait alerte et feinta pour éviter la lame meurtrière qui rasa le ventre comme la corne du taureau frôle la muleta. Du tranchant de la main gauche, Coplan guillotina le poignet armé et l’arme atterrit sur le béton. Son adversaire grogna de douleur puis lança quelques injures obscènes auxquelles Coplan ne prêta nulle attention. A temps, cependant, il esquiva le coup de bélier que destinait à son visage le crâne aux cheveux en dents de scie. En contre, il expédia un crochet du droit, enchaîné par un uppercut du gauche au foie. Mais il avait affaire à forte partie. Le grand costaud se révélait un encaisseur redoutable qui lorgnait désespérément sur l’arme à feu et sur l’arme blanche gisant sur le sol. L’une ou l’autre, s’il parvenait à la ramasser, lui assurerait probablement la victoire. En tout cas, même s’il était sérieusement sonné, il était loin d’être groggy.
  
  Coplan décida d’en finir.
  
  Hardiment, il bascula sur les fesses et ses jambes partirent en ciseaux. Le pied gauche pulvérisa l’entre-jambes, et le pied droit arquebusa l’estomac. Le cuivre sur le visage de l’ennemi s’altéra cruellement et ressembla soudain à un carré de porc étalé dans sa sauce moutarde.
  
  Pour la troisième fois, Marlene Dietrich vibra sous le choc. Le K.O. allait durer un bon moment, constata Coplan qui plia la lame du couteau, enfonça ce dernier dans sa poche, ramassa le Colt .45 et revint s’assurer que le combattant déchu ne disposait pas d’une autre arme avec laquelle, plus tard, il serait susceptible de le prendre à revers.
  
  Prudemment, il tourna le coin de l’allée.
  
  Le chargeur du Colt Commander calibré en 45 ACP ne contenait plus que cinq cartouches.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Ses dents grincèrent de fureur et, de rage, ses doigts serrèrent à l’en broyer la crosse de l’automatique.
  
  Durant la Seconde Guerre mondiale, les carlingues n’avaient pas résisté aux éclats d’obus de la Flak allemande, ce qui avait provoqué la destruction, par la D.C.A. adverse, d’un nombre incalculable d’appareils et, partant, une hécatombe d’équipages. Une carence identique avait présidé, ici, au désastre. Les jambes superbes de Ginger Rogers, cette danseuse éblouissante qui avait enchanté des centaines de millions de spectateurs des salles obscures au cours de ses numéros de claquettes avec Fred Astaire, n’avaient pu arrêter les balles qui avaient ravagé le beau visage de Tony Lizzalda. L’œil qui avait contemplé la beauté dénudée de Carmen Salcedo s’était fermé à tout jamais et, en introversion, fixait un univers dans lequel les attachés-cases d’un Naja ou d’un Livitko ne présentaient qu’un intérêt dérisoire et sans avenir lucratif.
  
  Les poches retournées attestaient que le cadavre avait été fouillé. Le Colt 32 avait disparu. Les doigts de la main gauche avaient été écrasés sous un talon trépignant de colère.
  
  Ulcéré, Coplan progressa avec lenteur, l’automatique en avant-garde. L’issue ultime de sa mission s’éloignait désespérément au-delà d’horizons imprévisibles.
  
  Soudain, un ouragan de projectiles traversa les pans de carlingue devant lui et il se jeta à terre en ripostant au hasard, mais sans gaspiller ses précieuses munitions.
  
  Le silence succéda au feu d’enfer. Coplan inspecta les environs et, surtout, ses arrières. Sa meilleure chance, estima-t-il, était que le parti adverse crût qu’il était hors de combat. Dans cette éventualité, il convenait d’observer l’immobilité la plus totale et d’attendre patiemment que l’on vînt aux renseignements.
  
  Le chargeur de l’automatique ne contenait plus que trois cartouches. En faire bon usage.
  
  Un instant plus tard, le doute l’assaillit. Ne choisissait-il pas la mauvaise route ? N’était-il pas plus judicieux de rebrousser chemin et de retourner capturer celui qu’il avait knock-outé afin de s’en servir comme otage pour se sortir de ce guêpier dans lequel on lui avait, faussement, assigné un rôle dont il n’avait pas lu les répliques ?
  
  L’œil aux aguets, la tête pivotant constamment pour couvrir un maximum de champ de vision, les oreilles à l’affût du moindre bruit, du glissement le plus feutré, il rampa en sens inverse mais obliqua dans la première allée à gauche avant la flaque de sang qui inondait le béton autour du cadavre de Tony Lizzalda.
  
  C’était une impasse.
  
  Sur trois côtés, les pans de carlingue se scellaient à angle droit. Dorothy Lamour à gauche souriait à Joan Crawford à droite et Veronica Lake, au centre, repoussait d’une main sa mèche platinée et assumait le rôle d’arbitre.
  
  C’est alors que la vedette de Tueur à gages trembla de tous ses membres et que la mèche, l’espace d’une seconde. parut lui retomber sur l’œil.
  
  De l’autre côté, subodora Coplan, un corps avait buté contre la paroi. La même voix qui avait juré « Je vais te crever » cria :
  
  - C’est moi, Ramon ! Faites pas les cons, j’ai failli prendre une bastos ! Le pote à Tony s’est tiré !
  
  Nul ne lui répondit et Coplan grimaça. Un court instant, il avait espéré que le parti adverse commettrait l’erreur de signaler sa position.
  
  Ses oreilles enregistrèrent les échos d’une galopade éperdue et de heurts contre les vedettes en métal du Hollywood de la Belle Époque. Il s’adossa aux jambes de Veronica Lake et leva l’automatique, prêt à fusiller le premier intrus.
  
  Sa longue attente fut déçue. Aucun volontaire ne se présenta. Nul bruit autour de lui et, plus généralement, dans le hangar. Le silence total. Son index restait ferme sur la détente du Colt 45. Il ne bougeait pas. Lucidement, il sentait que l’ennemi n’était pas dupe, savait qu’il se dissimulait dans un recoin du hangar.
  
  Deux heures s’écoulèrent ainsi. Puis un moteur s’emballa et des pneus crissèrent sur le sol aride.
  
  Était-ce une feinte ?
  
  Une demi-heure plus tard, Coplan se hasarda hors de sa cachette car la position devenait intenable et, surtout, ne le menait à rien.
  
  L’Oldsmobile Ciera avait disparu. Aux alentours, les pompes à balancier, impassibles, aspiraient goulûment le pétrole. Le soleil pesait lourdement sur les collines dénudées en basculant vers l’océan. La Fifth Avenue était intacte. Les pneus n’étaient même pas crevés comme si les tueurs de Tony Lizzalda se moquaient d’une éventuelle tentative de poursuite.
  
  C’était peut-être un traquenard sophistiqué, et Coplan, méfiant, retourna prudemment inspecter le hangar, l’arme au poing.
  
  Ses craintes n’étaient pas fondées. Le seul être humain occupant les allées aux carlingues était Tony Lizzalda et il était mort.
  
  Pourquoi l’avait-on tué ? La réponse, logiquement, paraissait liée aux séjours en prison et aux activités terroristes de l’intéressé. Lorsque l’on vivait dans un monde de violence, le retour de bâton, souvent, était brutal et s’apparentait au type d’existence choisi.
  
  Mais, en elle-même, la mort de l’ex-taulard ne présentait aucune importance, sauf qu’elle handicapait gravement les chances de mettre la main sur l’attaché-case, un attaché-case qui se promenait dans la nature depuis plus de deux ans, ce qui diminuait encore les possibilités de succès.
  
  Coplan balaya ces pensées chagrines. Le pessimisme invalidait l’homme d’action.
  
  Sous l’auvent du garage s’empoussiérait une Mercury Monarch blanche aux plaques d’immatriculation avant et arrière rafistolées comme si elles avaient été volées à un autre véhicule et transférées sur celui-ci.
  
  Coplan passa à la maison. Le plus grand désordre y régnait. Elle avait été, c’était flagrant, fouillée de fond en comble. Ce qu’on cherchait avait-il été découvert ? s’interrogea Coplan. La question ne pouvait que demeurer sans réponse.
  
  Il entreprit d’imiter ses prédécesseurs et, bien vite, l’étonnement se peignit sur ses traits. Cette demeure était censée être celle de Stefania Zeeger, l’épouse dont avait divorcé Tony Lizzalda quatre ans auparavant. Si l’on se fiait à la présence de ce dernier dans le hangar, les ex-époux s’étaient réconciliés et, si l’on acceptait le témoignage d’Audrey Sherwood, cette réconciliation datait d’au moins deux ans. C’était tellement vrai que les tueurs avaient su où dénicher l’ancien taulard. Mais cette constatation n’était que broutille comparée au fait qu’une présence féminine habituelle était difficilement décelable en ces lieux, à l’exception d’un slip et d’un soutien-gorge qui séchaient ici et là, d’un flacon de parfum, d’un bâton de rouge à lèvres sur une étagère au-dessus du lavabo dans la salle de bains, tous objets qui, d’ailleurs, n’appartenaient pas forcément à Stefania Zeeger.
  
  Dans la penderie, Coplan souleva le couvercle d’un carton à chaussures bourré de photographies. Pour la plupart, elles montraient des groupes d’hommes dans la tenue pénitentiaire classique, chemise, pantalon et casquette de toile gris vert pour l’été, caban, pantalon et casquette de grosse laine pour l’hiver. Le numéro d’écrou était inscrit en lettres noires sur une bande blanche cousue au-dessus du cœur. Une croix bleue désignait Tony Lizzalda. Au verso, était libellée une date située de 1974 à 1981 et qui correspondait à la première incarcération, ou de 1985 à 1987 pour la seconde. Sur chaque cliché, le bagnard était entouré de Noirs ou d’Hispaniques au teint cuivré, mais jamais de Blancs à la peau claire.
  
  Exceptions à ce milieu carcéral, les photographies prises sur une plage. Carmen Salcedo y figurait trois fois, mais pas Audrey Sherwood. Les autres, sauf une, reproduisaient le corps et le visage d’une jolie jeune femme au bras gauche orné d’un tatouage colorié en un camaïeu de rouges et représentant la rose des vents. Les cheveux étaient longs, sombres, partagés par une raie au centre. De larges Ray-Ban dissimulaient le regard. Les lèvres étaient sensuelles mais aucun sourire ne les éclairait. Au contraire, elles se fermaient sur un pli farouche. La peau était bronzée. Le maillot deux-pièces était sobre, de couleur corail uni. Pas d’alliance au doigt.
  
  Les dates s’étalaient sur les étés 1984 et 85.
  
  La femme X apparaissait également sur la dernière photographie qui était récente, trois semaines, pas plus. Même décor de plage. La femme était juchée sur le capot d’une Dodge Aires marron sur la plaque d’immatriculation californienne de laquelle on déchiffrait 436 ZEO. Deux femmes l’encadraient. La première à gauche était une rousse splendide en maillot de bain.
  
  La seconde n’était autre que Dale Lizzalda en uniforme de sergent-chef de l’U.S. Marine Corps, droite et rigide dans l’attitude qui désormais était familière à Coplan. Au verso, trois prénoms, Kelly, Stefania, Dale.
  
  Ainsi donc, cette dernière, malgré ses tirades vengeresses contre son frère et son ex-belle-sœur, avait-elle rencontré ces derniers ou, du moins, la belle-sœur, car rien n’assurait que Tony Lizzalda avait pris la photo dans un passé récent puisque cette séance sur la plage ne datait que de trois semaines.
  
  Lorsque le crépuscule tomba, Coplan délogea une bouteille de Budweiser du réfrigérateur, la décapsula et but la bière en réfléchissant.
  
  Minutieusement fouillée, la maison, c’était maintenant évident, ne recelait pas l’attaché-case. Tony Lizzalda avait-il dit vrai en affirmant qu’il se trouvait chez lui en Floride ? Mais où en Floride ? C’était vaste, la Floride ! L’État ne se limitait pas au pénitencier de Raiford où l’on exécutait les condamnés à mort et où Maryli Goldstyn attendait d’être définitivement fixée sur son sort !
  
  Si l’ancien taulard avait dit vrai, le point méritait d’être éclairci.
  
  Une ombre subsistait cependant. Tony Lizzalda avait-il évoqué devant quelqu’un d’autre l’existence de l'attaché-case ? Le contenu, avait-il assuré, valait soixante-quinze mille dollars. L’avait-on tué pour soixante-quinze mille dollars ?
  
  Coplan hocha douloureusement la tête. On tuait pour bien moins que cela !
  
  Néanmoins, raisonna-t-il, déduire que l’ex-pensionnaire de San Quentin avait été assassiné pour un mobile relié à la possession de l’attaché-case se révélait pour le moment, et sans autre confirmation, bien hâtif.
  
  Ne pas laisser mon imagination se débrider outrancièrement, se recommanda-t-il.
  
  Il alluma une cigarette et étiqueta les étapes suivantes.
  
  Seuls les assassins et lui-même savaient que Tony Lizzalda était mort. En vue de brouiller les pistes et de se servir, éventuellement, de la personne du défunt en assurant qu’il était vivant, ne serait-il pas astucieux de faire disparaître le cadavre ?
  
  Quand on naviguait en plein brouillard, il convenait d’entendre les appels des cornes de brume qui signalaient un secours salvateur.
  
  Dans l’appentis contigu au hangar, il découvrit une pelle et une pioche qu’il remorqua jusqu’au garage dont le sol était en terre battue. Les clés pendaient au tableau de bord de la Mercury Monarch. En marche arrière, il libéra un espace suffisant pour creuser une tombe et mit les bouchées doubles à cause du crépuscule qui envahissait l’océan.
  
  Le sol était dur et résistant comme du granité mais ses quatre-vingt-dix kilos en vinrent malgré tout à bout. Enveloppé dans une couverture et traîné jusqu’au garage, le cadavre du dynamiteur d’édifices publics intégra sa sépulture. Coplan reboucha le trou, tassa et enfouit dans des sacs-poubelles le surplus de terre. Avec le jet et son tuyau en caoutchouc, il lava le sol en béton dans le hangar là où le séducteur de la belle Carmen Salcedo avait livré son dernier combat, et le sécha avec les chiffons qui avaient épousseté les fesses et les seins d’Esther Williams.
  
  Sacs-poubelles et chiffons furent logés dans le coffre de la Fifth Avenue. Pelle et pioche furent lavés et regagnèrent l’appentis. La Mercury Monarch vint jouer l’Arc de Triomphe au-dessus de la tombe dont nulle flamme ne signalait la présence.
  
  Enfin, Coplan rafla les photographies non pénitentiaires et les emporta.
  
  Au volant de la Chrysler, il quitta les collines désolées et rejoignit un quartier plus animé de la cité.
  
  Dans le coin pouilleux qui s’étendait entre Western Avenue et Jefferson Street, il dispersa les sacs-poubelles, les chiffons et, dans une bouche d’égout, se débarrassa du Colt 45 après avoir essuyé ses empreintes.
  
  A la 52e Rue, Audrey Sherwood improvisait brillamment un scat sur le thème de Satin Doit de Duke Ellington. Coplan commanda un cavalier et patienta jusqu’au break et, lorsqu’il intervint, se glissa dans les coulisses.
  
  - Un client pour toi, rigola le saxophoniste. Audrey, tourne tes fesses.
  
  - Gaffe au micro du micheton, il va t’exploser dans la gueule, renchérit vulgairement le batteur, l’œil plein de sous-entendus, en dénudant la saignée de son bras gauche pour se piquer et reprendre un second souffle.
  
  La sueur et les effluves d'ivoire de Balmain drapaient la chanteuse qui s’étonna :
  
  - Francis ? Qu’est-ce que tu fous là ? Vraiment, ce soir je suis crevée ! Les clients sont impossibles ! Ils réclament du...
  
  Sous le nez, Coplan lui fourra la photographie avec la Dodge Aires, Dale Lizzalda, la brune et la rousse.
  
  - Tu connais ces femmes ?
  
  Avec des Kleenex elle prit soin de tamponner son visage où ruisselait la sueur, puis d’essuyer ses doigts poisseux avant de saisir le cliché entre le pouce et l’index. Elle plissa les yeux.
  
  - La nana sur le capot, c’est l’épouse de Tony, l’emmerdeuse, la folle !
  
  - Stefania ?
  
  - Oui.
  
  - Les deux autres ? La rousse et l’uniforme des Marines ?
  
  - Connais pas. Bon, maintenant, tu me lâches ? J’ai besoin d’une carafe de flotte et d’une sieste de dix minutes, vraiment je suis morte !
  
  - Rêve à moi pendant ta sieste, blagua Coplan en tournant les talons.
  
  Quand Coplan réintégra sa chambre de motel, il restait encore dix minutes avant que le carillon de Notre-Dame de Paris ne sonne les douze coups de midi. Tout de suite, il pianota sur son Teckel. Le Vieux rectifiait son nœud de cravate avant d’aller déjeuner avec le ministre. Il grimaça lorsque Coplan lui relata les derniers événements.
  
  - Bon sang, on a vraiment la poisse ! s’emporta-t-il. Si près du but !
  
  - Tout n’est pas perdu, consola Coplan.
  
  - J’admire votre optimiste. Je souhaite aussi que le ministre, tout à l’heure, de l’apéritif au digestif, témoigne de la même confiance dans votre bonne étoile.
  
  - Transmettez-lui mes respects.
  
  - Ce ne sont pas vos respects qui effaceront l’amertume de la pilule.
  
  - Alors, payez votre tournée de digestifs. La fine Napoléon, à la fin d’un bon repas, attendrit le ministre le plus sévère.
  
  - C’est bien ce que je disais, j’admire votre optimisme.
  
  - J’ai besoin d’une mallette A.T.M. Voici comment je vois les choses. Vous télexez l’ordre à Duverger qui, par la valise diplomatique, expédie la mallette au consulat général de France à Los Angeles où je la récupère.
  
  Officiellement, troisième attaché culturel près l’ambassade de France à Washington, Duverger remplissait en réalité les fonctions de Résident de la D.G.S.E. aux États-Unis. Dans le passé, il avait eu l’occasion d’aider Coplan (Voir Coplan joue l’as aux Bahamas).
  
  - Je télexe immédiatement, promit le Vieux. Priez pour moi durant les deux prochaines heures.
  
  Coplan coupa le contact et alla prendre une douche. Quand il en ressortit, il examina son visage dans la glace au-dessus du lavabo. L’ecchymose bleuissait sous le menton, là où avait percuté le crâne de la chemise hawaïenne. Il se sécha et se fit chauffer du café. En l’absorbant à petites gorgées gourmandes, il se souvint qu’il n’avait pas dîné et grignota quelques biscuits délogés du fond de sa valise. Et, soudain, une immense paix l’envahit et il adressa une pensée amicale au Vieux. Amicale et respectueuse.
  
  
  
  
  
  La confiance l’habitait.
  
  D’autant que le contenu de la mallette A.T.M. contrecarrerait les entreprises de gens mal intentionnés de l’acabit de la chemise hawaïenne.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Raide comme le mât au sommet duquel on hisse le pavillon national, guindée comme une dame patronnesse qui assiste au défilé de prostituées en grève, austère et sévère comme le juge d’un tribunal coranique, Dale Lizzalda, aseptisée dans son uniforme amidonné, contemplait, maussade, la photographie que Coplan avait déposée sur son sous-main.
  
  - C’est moi, en effet, avoua-t-elle, les cordes vocales rétives.
  
  - Qui a pris le cliché ?
  
  - Tony.
  
  - Qui sont les deux autres ?
  
  - Stefania, l’épouse de Tony, et une inconnue. Une copine de Tony, je crois.
  
  - La photo ne date que de trois semaines, souligna Coplan. Je croyais que vous n’aviez plus revu votre frère et votre belle-sœur depuis une éternité ?
  
  Elle se maîtrisa pour répondre :
  
  - Tony était sorti de San Quentin une semaine auparavant. Il souhaitait que nous nous réconciliions. J’ai cru que ce séjour de deux ans en prison avait modifié sa personnalité, ses convictions, ses attitudes. J’ai accepté malgré mes préjugés à son égard, en me disant que les liens du sang exigent des sacrifices. Je me trompais lourdement. Ce jour-là, nous avons pique-niqué près de la plage à Laguna Beach. Je ne me souviens plus du prénom de la rousse, quelque chose comme Kelly. Une fille sympa, d’ailleurs. Tout se passait bien et je me félicitais d’avoir consenti à cette rencontre. L’après-midi, juste après que Tony eut pris cette photo, des garçons sont venus chercher la rousse et nous sommes restés seuls tous les trois. C’est le soir où l’ambiance s’est détériorée. Nous avons dîné à San Clemente, dans un restaurant japonais tout près de l’ancienne propriété du Président Nixon. Au cours du repas, je me suis aperçue que ni Tony ni Stefania n’avaient changé. Les mêmes thèmes étaient abordés. Dynamiter la société pourrie, changer la vie, démilitariser, traiter avec l’U.R.S.S., protéger la nature, abolir la peine de mort, vivre comme Adam et Eve dans la simplicité retrouvée, et j’en passe ! Un embrouillamini de formules creuses, utopiques, éthérées ! Un galimatias de slogans resucés et usés jusqu’à la moelle, d’espoirs insensés et ridicules, mais dangereux, terriblement dangereux lorsque des gens comme Tony passent à l’action ! J’étouffais ! J’ai abrégé le dîner, ils m’ont raccompagnée dans la Dodge et je me suis juré de ne plus jamais les revoir ! C’est pourquoi vous avez dû me juger hargneuse lorsque vous êtes venu me voir à deux reprises !
  
  - Je pensais que Tony et Stefania étaient divorcés ? aiguillona Coplan.
  
  - A vrai dire, je n’en sais rien. Peut-être sont-ils divorcés, peut-être ne le sont-ils pas ? En fait, que m’importe ? Une autre chose m’intrigue, cependant. Où avez-vous déniché ces photographies ?
  
  - Dans un carton à chaussures.
  
  Elle écarquilla des yeux effarés.
  
  - Et où était le carton à chaussures ?
  
  - Il m’a été vendu par un copain de Tony, improvisa Coplan. Peu de chose. Cent dollars. Vous voyez quel prix représentent aux yeux des autres les souvenirs photographiques et sentimentaux d’un copain ?
  
  Elle fronça les sourcils, médusée.
  
  - Et pourquoi avez-vous acheté ce carton à chaussures ?
  
  - A cause de vous.
  
  Elle sursauta.
  
  - Moi ?
  
  Il récupéra la photographie et la tapota de l’index.
  
  - J’ai voulu garder ce cliché rare d’une jolie jeune femme bien faite comme vous et qui, sur une plage californienne inondée de soleil, conserve son uniforme de sergent-chef des Marines au lieu de se dévêtir et de se bronzer comme tout un chacun.
  
  Pour la première fois en trois visites, elle esquissa un faible sourire.
  
  - Votre ecchymose sous le menton n’est pas très esthétique, contra-t-elle, mais elle se limite au menton. A cause d’une mauvaise réception après un saut en parachute, mon corps était couvert de vilaines ecchymoses. J’appartiens aux Marines mais je suis femme quand même. J’ai préféré m’abstenir.
  
  - Tant pis, j’ai perdu cent dollars. Pourtant, j’en débourserais bien autant pour vous voir en maillot deux pièces. Je suis sûr que vous rivaliseriez haut la main avec Stefania et la rousse qui, cependant, sont loin d’être moches !
  
  Elle se figea instantanément.
  
  - Vous perdez votre temps ! cingla-t-elle.
  
  Il arbora une mine penaude et contrite.
  
  - J’en étais sûr, confessa-t-il. Mais il n’était pas interdit d’essayer, n’est-ce pas ? D’ailleurs, les chances que vous me revoyiez sont minces. Je quitte la Californie.
  
  - Vous repartez en France ?
  
  - Non. Je vais en Floride. Le copain de Tony qui m’a vendu le carton à chaussures m’a assuré que votre frère et votre belle-sœur sont retournés chez eux là-bas. Vous ne sauriez pas dans quel coin, par hasard ?
  
  C’était là la raison principale de sa visite, parallèlement à l’identification des deux femmes sur la photo. Une chance entre mille. Si Dale Lizzalda livrait une adresse en Floride, alors, peut-être, l’attaché-case était-il encore accessible.
  
  Mais Dale Lizzalda ne livra aucune adresse en Floride.
  
  - Tony déteste sortir de l’État de Californie, assena-t-elle, catégorique. Même Stefania ne parviendrait pas à le traîner en Floride qui, je vous le rappelle, se situe à l’autre extrémité des États-Unis. C’est un Californien pur sang ! En dehors de la Californie, pas de salut, rien n'existe ! Il m’étonnerait fort, par conséquent, que Tony et Stefania aient un chez eux en Floride !
  
  De retour dans la Chrysler, Coplan utilisa son Teckel pour entrer en communication avec Fred Stangritt.
  
  - Bon sang, gémit ce dernier, la France nous fait payer cher ses La Fayette ! Comment puis-je dépanner un brave flic français perdu chez les barbares de Californie ?
  
  - De deux façons, énuméra Coplan. Primo : Tony Lizzalda pilotait voici trois semaines une Dodge Aires, plaque d’immatriculation californienne 436 ZEO. Quelle adresse a donnée Tony ? Secundo : cherchez dans vos archives une adresse en Floride à laquelle résiderait, ou aurait résidé Tony Lizzalda ou Stefania Zeeger. Un boulot facile pour vous, la Floride, c’est quand même votre juridiction, non ?
  
  - Vous me donnez des ordres, maintenant ? feignit de s’indigner le capitaine de la police d’État. Et, en plus, vous maniez l’ironie ?
  
  - Ce n’est pas de l’ironie, mais de l’humour, et je ne manie l’humour qu’avec des gens susceptibles de l’apprécier, dont vous faites partie, mon cher Fred.
  
  - Bon, trêve de pommade. Rappelez-moi à mon bureau, ce soir à vingt heures précises, heure de Floride.
  
  A bord de la Fifth Avenue, Coplan remonta à Los Angeles par l’autoroute interstate 5 et, pour compenser le dîner qu’il avait sauté la veille, s’offrit un succulent déjeuner au Fish Shanty, à deux pas de la 52e Rue, le club de jazz où officiait Audrey Sherwood. Dans un décor uniformément rouge, il opta pour une brochette de grosses crevettes de Baja California, une tranche de thon grillé sur un lit de champignons sauvages, des cerises confites flambées au Grand-Marnier et plongées dans la crème Chantilly, le tout arrosé de chablis californien en provenance de la vallée de Napa, et il termina par un café mexicain dans lequel la dose de tequila était aussi lourde que la paupière du serveur, agacé que ce client s’éternisât après quinze heures.
  
  De retour à son motel, il s’accorda une sieste brève.
  
  A l’heure dite, il rappelait Stangritt.
  
  - Tony Lizzalda n’est pas propriétaire de la Dodge Aires 436 ZEO, renseigna le capitaine de la police d’Etat. La propriétaire est une certaine Kelly Prentiss, demeurant au 812 d’Ocean Drive à Santa Monica.
  
  Coplan tressaillit. Kelly, le prénom de la rousse sur la photographie, dont Dale Lizzalda se souvenait vaguement.
  
  Il remercia et questionna :
  
  - Et l’adresse en Floride ?
  
  - Trop tôt, Francis. L’ordinateur ne signale rien, donc il faut creuser ailleurs. J’ai mis un sergent sur le coup mais j’ignore combien de temps il lui faudra pour dénicher quelque chose, s’il déniche quelque chose. Rappelez-moi.
  
  - Vous êtes mon ange gardien, Fred.
  
  
  
  
  
  Des chats folâtraient à la lisière de l’esplanade. Ils évitaient héréditairement la poussière d’eau que dispersaient les jets sur l’herbe drue dont la hauteur étonnait à Los Angeles.
  
  Coplan les imita.
  
  La terrasse, située au premier étage, surplombait l’allée qui ceinturait l'esplanade.
  
  - Kelly Prentiss ? héla Coplan.
  
  Elle se pencha au balcon. Le roux de ses cheveux se damasquinait de fils d’or sous les rayons du soleil, sans appartenir pour autant aux variétés ordinaires de roux flamboyants et ultra-rouges si communs chez les girls de revues, ou aux roux pâles, délavés, chapeautant un visage constellé de taches de rousseur. Le sien était riche, sain, comme nourri par une sève généreuse, et doté d’un éclat que seule la Nature, avec une grande complaisance avait prodigué.
  
  L’œil était vert mais d’un vert sombre comme le feuillage d’un cyprès à contre-jour. La peau était bronzée, ce qui était stupéfiant chez une rousse. La pigmentation des rousses vivant en Californie bénéficiait-elle d'un privilège ? s’interrogea Coplan, amusé.
  
  La bouche exsudait la sensualité. Elle questionna :
  
  - Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
  
  - Je suis français, mon nom est Belmont, je suis un ami de Tony Lizzalda. Je le cherche. Voici trois semaines, au téléphone, il m’a dit que je le trouverais ici. Il est là?
  
  - Non.
  
  - Vous m’offrez un verre ? Ce soleil est tuant.
  
  Sans attendre de réponse, il banda ses muscles, se propulsa en hauteur et ses doigts accrochèrent la corniche. D’une main il prit assise, bascula son corps à l’équerre, tendit sa main libre, agrippa le dessus de la balustrade, se hissa d’un bras, procéda à un rétablissement et, souplement, sauta sur le carrelage de la terrasse.
  
  L’admiration envahissait le regard vert sombre. La bouche en béait.
  
  - Ben, quel athlète ! Et quelle élasticité dans les muscles ! s’enthousiasma-t-elle.
  
  Sans vergogne, elle tâta les pectoraux de Coplan qui saillaient sous la chemisette légère. Ses doigts frissonnaient d’excitation.
  
  - J’aime les hommes quand ils sont grands et costauds, déclara-t-elle sans ambages, la lèvre gourmande. Et je dois avouer que je suis gâtée dans ce domaine.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que je suis majorette pour le compte d’une équipe de football, les Los Angeles Rams (football américain. Los Angeles compte deux célèbres équipes professionnelles, les L.A. Rams et les L.A. Raiders). Vous avez déjà vu la taille et la largeur d’épaules des footballeurs ?
  
  Coplan feignit d’être choqué :
  
  - Vous vous envoyez toute l’équipe ?
  
  Elle éclata d’un rire gai qui campait dans les graves et les enroués.
  
  - Une équipe de football, avec les remplaçants et les réservistes, c’est quelque chose comme quatre-vingts joueurs. Ce que vous supposez exigerait une constance d’efforts bien plus élevée que le tir à l’arc !
  
  - Pourquoi le tir à l’arc ?
  
  - C’est la discipline que j’ai choisie pour concourir aux prochains Jeux Olympiques en Corée du Sud.
  
  Coplan avait déjà remarqué les appareils de bodybuilding alignés sur la vaste terrasse.
  
  - Le tir à l’arc exige une musculature impressionnante, remarqua-t-elle.
  
  - Elle l’est, complimenta-t-il.
  
  Kelly Prentiss portait un short bleu azur retroussé sur des cuisses charnues et musclées, superbement galbées comme les jambes. Le maillot de corps camel s’échancrait sur des seins sémillants dont la pointe tentait de percer les mailles du filet qui les emprisonnait. Les poils étaient rasés sous les aisselles dégagées par la position que la rousse avait adoptée : adossée à la balustrade, elle repliait les bras sur son arête arrondie et, dans cette attitude, les biceps gonflaient, comme de grosses mangues d’Indonésie. Dans le genre athlète, elle se posait là ! apprécia Coplan. Pas mafflue, pas hommasse, pas blockhaus ou donjon comme les Allemandes de l’Est ou les Soviétiques qui raflaient les médailles d’or aux Jeux Olympiques, mais harmonieuse, sculpturale, enchanteresse comme, dans la salle du musée, la toile de maître qui, soudain, captive et fascine, et, pour toujours, retient le regard ou hante les rêves.
  
  Il n’en oubliait pas pour autant l’objet de sa visite :
  
  - Où est Tony ?
  
  - On parlera de Tony plus tard, trancha-t-elle avec un haussement d’épaules indifférent.
  
  Elle l’entraîna dans la chambre à coucher où elle se débarrassa promptement du maillot camel et du short bleu azur.
  
  - J’aimerais savoir comment se tend ton arc, aguicha-t-elle.
  
  Coplan ne la déçut pas.
  
  D’une langue envoûtée, elle flatta l’objet de son désir. Les mains de Coplan palpaient, caressaient les jambes superbes, massaient les cuisses musclées, excitaient l’intimité délectable. Les lèvres de Kelly, souples et humides, galopaient sur leur captif, comprimaient sa vigueur et puis, à un moment, elle stoppa net, se dégagea et, d’un cambrement de reins, fit saillir une croupe admirablement fendue.
  
  - Les Los Angeles Rams assurent que j’ai les plus belles fesses parmi les majorettes au service des équipes de foot professionnelles, y compris celles des majorettes des Cowboys (L’équipe des Dallas Cowboys est renommée aux U.S.A. pour la beauté de ses majorettes) ! C’est vrai ?
  
  - Tu es la première majorette dans ma vie, répliqua Coplan avec courtoisie, et pour moi, tes fesses sont sensationnelles, mais le reste aussi !
  
  - Alors, rends-moi hommage..
  
  Coplan ne se fit pas prier plus avant.
  
  Un peu plus tard, apaisée, repue, assouvie, Kelly murmura :
  
  - J’adore la façon dont tu bandes ton arc.
  
  Le style chouchouteur, câlin, maternel, tendre, à l’égard de celui qui l’avait transportée au septième ciel lui était totalement étranger. Aussi, sans brusquerie, repoussa-t-elle Coplan et partit-elle se réfugier dans la salle de bains. Quand elle ressortit, Coplan lui succéda en emportant, par précaution, ses vêtements, mû par ses propres réflexes qui consistaient à fouiller les vêtements et les sacs des femmes lorsqu’elles le laissaient seul.
  
  Quant, à son tour, il réintégra la chambre, il sursauta. Kelly avait revêtu son uniforme de majorette. Un shako de voltigeur du Premier Empire coiffait ses cheveux roux, la tunique, boutonnée jusqu’au cou, moulait étroitement ses épaules, son buste, ses hanches. Le relief était saisissant, mais ce qui coupait réellement le souffle, c’était la petite jupette rasant le haut des cuisses et la jarretelle maintenant les bas à résille. Les couleurs traditionnelles des Los Angeles Rams étaient respectées. Bleu pour la tunique et la jupette, blanc pour le shako et les bas. Leur emblème, les cornes dorées (Rams = Béliers), n’était pas oublié. Érotiquement, en un symbole sans équivoque, la pointe de la corne cousue à droite et à gauche de la jupette, se dardait vers le pubis.
  
  Le spectacle était hautement excitant et c’était l’effet recherché par Kelly dont les lèvres s’évasèrent en un sourire triomphant.
  
  - Qu’est-ce que tu dis de ça ?
  
  - Dans un stade, les supporters de l’autre équipe, prennent automatiquement parti pour les Rams !
  
  Elle rit, du même rire qui campait dans les graves et les enroués mais, cette fois, plutôt dans les enroués et, appâta :
  
  - Dis-moi si ça te plaît.
  
  Elle releva la jupette. Coplan fut magnétisé.
  
  - Prends-moi, haleta-t-elle.
  
  Il la prit. Dans son dos, il croyait entendre le concert d’imprécations vomi par les supporters envieux dont l’éblouissante silhouette de la majorette hantait les rêves les plus échevelés.
  
  
  
  A midi, ils déjeunèrent dans un restaurant mexicain d’Ocean Drive, une artère qui ressemblait à la Promenade des Anglais. Ils choisirent une soupe aux haricots noirs et des flautas (poulet ou bœuf haché enrobé dans des galettes de maïs) accompagnées de guacamole (purée d’avocat).
  
  - Pas de piment, conseilla Coplan, le reste de ma journée est chargé.
  
  Elle éclata de rire :
  
  - Tu as raison. De plus, je dois surveiller ma ligne et mon poids. Vraiment, je t’assure, j’ai envie d’être sélectionnés pour aller aux J.O. en Corée. Tu aimes la compétition ?
  
  - La seule compétition que j’ai remarquée dans les Jeux Olympiques c’est celle pour l’exclusivité des droits de retransmission télévisée.
  
  Elle pouffa.
  
  - Tu as tous les talents ! applaudit-elle. Tu baises comme un dieu et tu as de l’humour.
  
  Il s’engouffra dans la brèche :
  
  - Toi aussi tu aurais de l’humour si, enfin, tu me parlais de Tony.
  
  Elle se renfrogna et, du bout de sa fourchette, taquina le poulet haché dans sa flauta.
  
  - Il m’a larguée. Je n’ai plus de nouvelles de lui et, curieusement, ça fait trois semaines, comme pour ton coup de téléphone.
  
  - Larguée ? bredouilla-t-il, surpris que l’on pût abandonner une fille aussi belle.
  
  - Je l’ai connu très peu. Une semaine, pas plus. Il dormait chez moi et je lui prêtais ma voiture...
  
  Avant d’escalader la terrasse, Coplan avait visité le parking et constaté la présence de la Dodge Aires immatriculée 436 ZEO.
  
  - ... Un jour, il l’a empruntée et, tard dans la soirée, m’a téléphoné pour me dire où la récupérer. Depuis, plus rien, pas un mot, pas un coup de fil, pas de rupture, rien, mais tant pis, qu’est-ce que c’est qu’une semaine dans une vie ? Pas grand-chose. Rien qu’une flèche dont on a mal calculé la course en bandant son arc et qui se perd dans les bois.
  
  - Et la voiture, tu l’as récupérée où ?
  
  - A Sollvag City près de Monterey, dans le garage déglingué d’un vieux bouquiniste qui aurait bien voulu me peloter.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Coplan vérifia minutieusement le contenu de la mallette A.T.M. et prit congé du consul général qui le contemplait d’un air rêveur mais sans oser poser de questions.
  
  De retour à la Chrysler, il entra en communication, grâce au Teckel, avec Fred Stangritt qui grogna :
  
  - Rien de neuf pour la Floride, Francis. Désolé. Êtes-vous sûr que votre gibier, à un moment quelconque, y ait élu domicile?
  
  - Non, je n’en suis pas sûr, avoua Coplan, dépité.
  
  - Le sergent continue à chercher. Téléphonez demain.
  
  Par l’autoroute 101, Coplan remonta vers le nord en traversant Santa Barbara, San Luis Obispo, puis à Cayucos, s’engagea sur la Route 1, étroite et sinueuse, qui longeait la côte et offrait sur l’océan Pacifique une des plus belles vues du monde. A sa droite, il laissa le château baroque que William Randolph Hearst, le magnat de la presse, avait fait construire à San Simeon pour son égérie, la star de l’écran Marion Davies, et poursuivit jusqu’à Carmel par Big Sur pour y retrouver l’autoroute qui le conduisit à Monterey.
  
  En coupant dans Cannery Row, il eut une pensée émue pour le grand écrivain John Steinbeck qui, dans La Rue de la Sardine, avait décrit Monterey sous une lumière pessimiste qui ne se vérifiait pas sous le soleil éclatant.
  
  Sollvag City n’existait que depuis quatre ans. Ici, sur vingt-cinq kilomètres carrés achetés à l’État de Californie par un riche esthète homosexuel du nom de Richard Sollvag, des architectes, des artistes peintres, des sculpteurs, des décorateurs, amateurs et professionnels, avaient laissé leurs rêves les plus déments se concrétiser, leurs fantasmes déborder dans la rue, leur extravagance prendre racine avec une folle démesure.
  
  Dans la rue principale, une fresque gigantesque représentait le célèbre tremblement de terre de San Francisco, en 1906, transposé en 1987 avec ses Cadillac mêlées aux Buick qui plongeaient dans des abîmes insondables en entraînant dans leur chute des grappes humaines aux visages apocalyptiques, sous l’œil horrifié de Wolfgang Mozart et d’Albert Einstein, pendant qu’Adolf Hitler ricanait sous sa moustache en donnant un coup de coude complice à Joseph Staline. En face, Lucrèce Borgia participait à une bacchanale avec des pygmées pendant que Blanche Neige se faisait violer par les sept nains.
  
  De fausses façades de maison reproduisaient des scènes d’intérieur ou des scènes de ménage. En ombres chinoises, les époux s’enlaçaient ou se lançaient des assiettes au visage. Beaucoup copulaient en des poses acrobatiques. Le mur de Berlin se parait de squelettes hideux.
  
  Les demeures étaient construites en forme de réservoirs à essence, de tours moyenâgeuses, de chemises échancrées, d’escabeaux coincés contre une lessiveuse, de poubelles dégorgeant d’ordures, de monstres antédiluviens, de cafetières, de bottes de cow-boy, de chapeaux texans, de pneus sans jante (Authentique).
  
  L’ensemble était ahurissant, excentriquement kitsch, d’un effroyable mauvais goût, systématiquement surfait, chargé, sans un soupçon de futurisme, choquant à dessein et à souhait.
  
  Les touristes avaient afflué en foule, consommaient la pellicule de leur caméra, avides, gloutons, bavaient d’admiration, croyaient découvrir de nouveaux Michel-Ange, en oubliant leur Coca-Cola ou leur ice-cream.
  
  Aux premiers arrivants, aux pères fondateurs de cette cité nouvelle, s’était agglutinée une cohorte de commerçants et de pseudo-boutiquiers d’art. Certains avaient fait fortune, d’autres prospéraient aimablement, d’autres enfin n’étaient que des laissés-pour-compte.
  
  Le vieux bouquiniste appartenait à cette dernière catégorie.
  
  Sa boutique en bois jouxtait la maison, le garage branlant. Les reliures écornées recueillaient le dernier soupir des fonds de stocks que les éditeurs n’avaient pas pilonnés. Les auteurs étaient inconnus du grand public. Qui se souvenait de James Tyler et de Margaret Jouderty ? s’interrogea Coplan en feuilletant un roman d’aventures écrit avec la naissance du siècle.
  
  La barbe de prophète agaçait le tissu élimé de la chemise écossaise.
  
  - Une Dodge Aires ? Oui, je me souviens, c’était il y a trois semaines, râpa la voix cassée. C’est une femme jeune qui est venue me confier la voiture.
  
  Coplan lui montra la photo prise sur la plage.
  
  - Une de ces trois femmes ?
  
  Le vieillard secoua sa tête chenue.
  
  - Aucune d’elles.
  
  - Une femme jeune ? insista Coplan. Qu’entendez-vous par jeune ? Plus on avance en âge, plus on découvre de jeunes autour de soi. Un homme de soixante-dix ans qualifie de jeune une femme de soixante ans. C’est l’inverse quand on a vingt ans. Le monde, alors, semble peuplé de vieux.
  
  Mille rides se creusèrent dans le visage parcheminé.
  
  - Dans le premier cas, c’est sans doute pour conjurer la mort.
  
  Coplan réfléchit puis, impulsivement, transporta sur le siège arrière de la Chrysler une première caisse de vieux bouquins, puis une seconde. Il revint et s’enquit :
  
  - Combien vous dois-je ?
  
  Le bouquiniste rayonnait.
  
  - Deux cents dollars ? hasarda-t-il.
  
  Coplan paya sans marchander.
  
  - C’est celle sur le capot, révéla le vieillard.
  
  Coplan derechef lui brandit la photo sous les yeux en pointant de l’index la silhouette de Stefania.
  
  - Elle ?
  
  - Oui.
  
  - Elle était seule ?
  
  - Oui. Ce n’était pas la première fois que je la voyais. Je suis certain qu’elle travaille pour Brooks, le magasin dans Homosexuality Street où l’on expose les accessoires pour la pub à la télé.
  
  - Les deux autres femmes sur la photo ?
  
  - Connais pas.
  
  Coplan montra les clichés remis par Fred Stangritt et représentant Tony Lizzalda.
  
  - Et lui ?
  
  - Connais pas non plus.
  
  Le crépuscule tombait. Coplan retourna à Monterey et prit un bungalow dans un motel. Près de la rangée de poubelles, il déposa les deux caisses à bouquins.
  
  
  
  
  
  Une isba typiquement russe abritait un magasin d’antiquités datant de la Sainte-Russie, spécialisé dans les couvre-chefs des armées du tsar. Sur des écrins de velours blanc-bleu-rouge frappés, dans le bleu, de l'écusson impérial, un aigle doré (Le drapeau tsariste d’avant la révolution bolchevique portait une bande latérale supérieure blanche, une bande centrale bleue et une bande inférieure rouge), reposaient des mitres du régiment Pavlovsky, des chapkas de fourrure à coiffe ronde ou carrée, des shakos du régiment Katcholsky de la Garde, des kolbacks à aigrette de hussards, des czapskas à plateau losangique de lanciers, des bonnets d’ourson de grenadiers, des casques surmontés d’une grenade enflammée appartenant au régiment des cuirassiers de l’Impératrice.
  
  Chaque pièce était étiquetée. La plus banale valait cinq mille dollars. Malgré ces sommets, la foule était dense, ce qui permettait à Coplan de passer inaperçu et de surveiller à travers la vitrine la façade de Brooks, le magasin indiqué par le vieux bouquiniste.
  
  Planté devant un kolback en castor du régiment de Grodno, il affectait à merveille la fascination du chaland ou, mieux, de l’amateur éclairé qui souhaiterait augmenter sa collection, et feindrait d’hésiter devant cette nostalgique coiffure et une magnifique papakha d’astrakan ayant appartenu à un officier du konvoï, l’escorte impériale. En réalité, ses yeux restaient soudés de l’autre côté de la rue sur la vitrine taillée dans la gigantesque canette de bière, haute de quinze mètres, érigée pour vanter les mérites de la marque Schlitz, et dont les autres tracées sur l’étiquette servaient en fait de fenêtres aérant les ateliers dans lesquels œuvraient les sculpteurs, mouleurs, modélistes. Dans des tissus de verre imprégnés de résine, ils fabriquaient les accessoires gigantesques au milieu desquels évolueraient, au cours du spot publicitaire, les acteurs dont la taille paraîtrait alors lilliputienne au téléspectateur. Ces nains fouleraient de leurs pieds les anchois et les olives de la pizza Machin, s’entortilleraient dans les spaghetti Rivaroli et pique-niqueraient en famille sur une assiette Chosetruc.
  
  Plus tôt dans la journée, perdu dans la foule des curieux, Coplan avait visité le hall d’exposition où se dispersaient les maquettes réduites à des proportions de caisses à sable pour briefings militaires.
  
  Les gens autour de lui poussaient des cris d’admiration auxquels il avait joint les siens pour faire vrai. Et, à un moment, il avait localité Stefania. Dans cet univers de tape-à-l’œil, elle n’appartenait pas à la brigade des créateurs. Ni sculptrice, ni mouleuse, ni modéliste. Elle n’était qu’hôtesse d’accueil et renseignait les braves gens venus de l’Oklahoma ou de Pennsylvanie pour se rendre compte de visu du degré d’alinéation mentale de ces déments qui, dans la plus pure tradition californienne, avaient édifié Solivag City.
  
  Stefania portait une chemise crevette sans manches, par-dessus laquelle était passé un débardeur tango. La silhouette de la bouteille de bière Schlitz était cousue sur le devant. Le cul prenait assise au niveau de l’entrecuisse et le goulot s’insinuait hardiment entre les seins. Grâce à l’absence de manches, le tatouage que Coplan avait remarqué sur la photographie attirait l’œil avec son camaïeu de rouges et sa rose des vents. Les cheveux longs et sombres, partagés par une raie médiane, flottaient allègrement sur les épaules nues. Sur les photographies dénichées chez son mari, Stefania portait systématiquement des Ray-Ban, mais pas ici.
  
  Le regard était bleu mais froid. On sentait que la jeune femme se forçait à le rendre amical, bienveillant, indulgent devant les questions saugrenues posées par le métallurgiste de Detroit ou la fermière de l’Iowa, mais l’on percevait le recul, le détachement, voire l’agacement.
  
  Dans un couloir perpendiculaire à celui menant aux toilettes hommes, Coplan était tombé sur le tableau de service accroché au mur. Stefania Zeeger, était-il indiqué, prenait son poste à quatorze heures et le quittait à dix-neuf heures. Un emploi à mi-temps, probablement, puisqu’une autre femme assurait les mêmes fonctions entre neuf heures et quatorze heures.
  
  Il était dix-huit heures cinquante-quatre.
  
  Coplan fit mine de reporter son intérêt sur une mitre du régiment Pavlovski. Il n’eut pas à simuler longtemps. Stefania apparut sur le trottoir. Il lui accorda un temps d’avance et suivit. A bord de la Chrysler, il lança le moteur et alluma ses feux en veilleuse. Dans le parking, Stefania déverrouilla la portière d’une Buick Regal et s’installa derrière le volant. Quand elle démarra, il lui fila le train de loin après avoir pressé du pied gauche le bouton des feux de croisement (Aux États-Unis, il est interdit de circuler en veilleuse dans les grandes agglomérations même brillamment éclairées. Les codes sont imposés).
  
  La demeure devant laquelle s’arrêta la jeune femme présentait la forme stylisée d’une voiture de pompiers avec ses flancs rouge sang et ses cuivres. Elle s’élevait de dix mètres au-dessus du sol et était soutenue par quatre échelles d’acier télescopiques qui permettaient d’abaisser ou de rehausser le corps de bâtiment. Coplan se convainquit que Stefania, si l’on se fiait aussi au camaïeu de son tatouage, affectionnait le rouge.
  
  Le garage, en forme d’aubergine coupée en deux, se logeait en retrait. Chaque pied d’échelle était cerné par une guérite sur laquelle était peinte une bouteille de bière Schlitz.
  
  Stefania se dégagea de la Buick et entra dans l’une de ces guérites. Coplan chercha immédiatement une place où parquer la Chrysler, une tâche aisée car les environs étaient inhabités.
  
  A son tour, il s’approcha de la guérite. Il ouvrit la porte et crut que la voiture de pompiers lui dégringolait sur la tête. Ses jambes flageolèrent comme les spaghetti Rivaroli de la maison Brooks. Une pompe à balancier puisait dans son estomac, creusait jusqu’à la vésicule, ramenait la bile sous le palais, la déversait dans la guérite. Ses yeux flic-flaquaient dans leur orbite comme des sabots dans une terre détrempée.
  
  Il reflua en titubant. Ses talons butèrent contre l’arc-boutant de l’échelle et il s’étala de tout son long sur le dos. Ses reins gémirent douloureusement.
  
  L’adversaire en profita. La lourde matraque lestée de plomb se cassa en deux pour assener le coup de grâce. En un formidable sursaut d’énergie, Coplan écarta la tête et évita le cuir. Son cerveau embrumé tentait désespérément de localiser le phare sur la côte mais, heureusement, ses réflexes fonctionnaient sur pilotage automatique.
  
  Sa cheville gauche faucha la jambe d’appui. L’adversaire lui tomba sur la poitrine en lâchant la matraque. Coplan ne souhaitait pas autre chose. Ses pouces s’enfoncèrent dans les yeux et aveuglèrent puis abandonnèrent leur proie qui exhalait un râle de souffrance. La main gauche crocheta la pomme d’Adam, l’isola, l’enveloppa comme un mouchoir roulé en boule, tira pendant que la main droite, comme un pied-de-biche, relevait le menton brutalement vers la nuque, les muscles du bras bandant leur entrelacs d’acier. La main gauche poursuivait sa torsion impitoyable en décollant du larynx le cartilage thyroïde. Les cordes vocales en devinrent muettes.
  
  L’adversaire perdit connaissance. Coplan repoussa le corps inanimé, se releva en chancelant. Dix bonnes minutes lui furent nécessaires pour recouvrer l’intégralité de ses esprits et de ses moyens.
  
  D’un bon coup de matraque, il prolongea l’évanouissement de son adversaire, puis il défit la ceinture du pantalon, tira sur la fermeture Éclair et déchira le tissu en lanières solides qu’il utilisa pour entraver les chevilles et les poignets, et bâillonner les lèvres.
  
  De sous sa veste en tissu estival, il délogea de son étui en toile fine le Ruger au canon court, calibré en 357 magnum, qu’il avait prélevé dans l’arsenal de la mallette A.T.M. remise par le consul général de Los Angeles, empoigna la matraque et regagna la guérite.
  
  Les degrés de l’échelle étaient raides. Il les escalada prudemment, la tête levée vers le débouché. Une lumière rouge éclatante inondait le palier.
  
  Le marchepied de la voiture de pompiers formait terrasse. Coplan n’eut pas l’occasion d’admirer le paysage nocturne alentour. Déjà, l’homme surgissait en rabattant la porte entrebâillée. Dans son poing serré se braquait un pistolet de fort calibre qui n’eut pas le temps de tirer. La matraque, maniée magistralement par Coplan, hacha le poignet armé. L’arme cascada sur la plate-forme métallique.
  
  - Salope ! cracha l’homme dont le visage se tordait de souffrance mais dont l’organisme recelait des trésors d’énergie indomptable, et qui se rua à l’assaut malgré la matraque et le Ruger.
  
  C’était un géant à la longue chevelure blondasse, avec de grosses touffes de poils qui s’embuissonnaient dans les narines, les oreilles, sous le menton, éparses dans un paysage de cicatrices hideuses. Le vide des yeux était si profond qu’on éprouvait le besoin de le combler avec des sacs-poubelles.
  
  Son baroud était insensé, téméraire, voué à l’insuccès, mais digne d’éloges. Néanmoins, Coplan n’était pas là pour décerner un brevet d’héroïsme. Il s’effaça en une esquive fulgurante et le ventre du desperado emboutit l’arête de la balustrade. Emporté par son élan, il culbuta à l’horizontale, chercha à se rattraper, n’y parvint pas et bascula dans le vide, accompagné par un hurlement d’horreur.
  
  Coplan, déjà, prenait pied dans la cabine de pilotage. Son Ruger menaça.
  
  - Mains en l’air !
  
  Cette fois, il avait troqué sa chemise hawaïenne contre un T-shirt vert pomme marqué Disneyland et sur lequel se trémoussait un Mickey Mouse. Mais le même pantalon avachi tire-bouchonnait sur les chaussures poussiéreuses. Les cheveux en dents de scie dessinaient sur le front cuivré un résultat d’électrocardiogramme.
  
  Il faisait minable, clochard, gagne-petit.
  
  Sauf que, devant lui, sur la table, s’étageaient les liasses de cent dollars qui côtoyaient l’attaché-case au couvercle ouvert.
  
  Nullement impressionné par la matraque et le Ruger, il haussa franchement les épaules et sa voix de rogomme rappela :
  
  - Je t’ai promis de te crever. T’en as réchappé une fois, t’as la vie dure, ça c’est sûr, t’as un pot de tous les diables, tu te démerdes comme un chef mais vraiment tu me fais chier !
  
  Compte tenu de sa position d’infériorité, son aplomb était digne de louanges. Pourtant, en guise de louanges, Coplan lui balança sa matraque à la base du cou, sur le deltoïde droit, un coup qui engendrait une douleur terrifiante et paralysait. Coplan enchaîna en escrimant de taille et d’estoc.
  
  Cette fois, l’autre, vaincu, tomba sur les genoux, le visage supplicié, et implora :
  
  - C’est bon, suffit, arrête !
  
  Du coin de l’œil, Coplan avait déjà repéré Stefania allongée sur la banquette de la voiture de pompiers. Elle était évanouie. Une grosse ecchymose bleuissait à la lisière des cheveux sur la tempe gauche.
  
  Coplan se consacra à son captif. Sa main brandit la matraque haut levée et, glacial, il ordonna :
  
  - Tu me racontes l’histoire depuis le début, pourquoi tu as buté Tony Lizzalda, pourquoi tu es venu ici avec tes acolytes et d’où vient tout ce fric, sinon je te fais péter les os un par un en commençant par le nez.
  
  En même temps, il rengainait son Ruger et, de sa main ainsi libérée, fouillait en se penchant le corps agenouillé avant de confisquer le Colt 32.
  
  La menace produisit son effet. Carlos, ainsi prétendait-il se prénommer, raconta, avec quelque hésitation cependant, que la cellule de ses deux comparses et la sienne voisinaient avec celle de Tony Lizzalda au cours de sa détention au pénitencier de San Quentin. Leur élargissement était intervenu quelques semaines avant celui de Tony. Par hasard, ils étaient tombés sur lui à Venice, un faubourg de Los Angeles, une dizaine de jours plus tôt. Tony paraissait briller, financièrement parlant. Les trois anciens taulards l’avaient habilement sondé. Tony était bavard. C’était là un de ses défauts majeurs que les trois autres avaient déjà remarqué en prison. Attablé devant une bière, Tony s’était vanté de palper sous peu cinquante mille dollars. Alléchés, les membres du trio avaient conspiré pour s’approprier le magot. La première tentative s’était soldée par un échec dans le hangar aux carlingues et leur ex-voisin de cellule était mort stupidement. Mû par sa loquacité coutumière, Tony avait à satiété évoqué son épouse Stefania au cours des interminables soirées pénitentiaires. Elle vivait dans un univers fabuleux à Sollvag City, avait-il précisé. C’était lui-même qui avait tatoué son bras gauche. Emporté par sa verve naturelle, il avait décrit le tatouage.
  
  Trois jours avaient suffi pour que le trio débusque Stefania.
  
  Et les cinquante mille dollars étaient là sur la table, en liasses empilées près de l’attaché-case qui les avait contenues.
  
  Le cerveau de Coplan gymnastiqua. La vraisemblance, la plausibilité, habillaient le récit. Il se recula, posa la matraque et, tout en conservant un œil vigilant sur Carlos, compta les liasses. Grosso modo, cinquante mille dollars. Un peu moins. Un millier de dollars manquait. Il examina l’attaché-case. Du banal. Impossible de dire s’il avait appartenu à Naja ou à Livitko. Aucune marque spécifique intérieure ou extérieure. Nul signe distinctif.
  
  Ses pensées revinrent à l’ancien voisin de cellule de Tony Lizzalda. Ses complices et lui étaient des assassins. La responsabilité de la mort qui avait frappé l’époux, divorcé ou non, de Stefania leur incombait. Le devoir civique consistait à les livrer à la justice. L’ennui, évidemment, était que lui-même avait inhumé le corps du délit. Et les districts attorneys ne plaisantaient pas sur le chapitre du recel de cadavre. De toute façon, un élément bien plus important militait en défaveur d’un recours à la Justice : sa mission. Et, dans le cadre de celle-ci, Carlos et ses amis se révélaient être d’insupportables gêneurs. Donc, s’en débarrasser.
  
  Sa main rafla quelques liasses de mille dollars et les jeta contre les genoux de Carlos. Sa voix aboya :
  
  - Tu vois, je suis bon prince mais, maintenant, tire-toi. le reste du fric m’appartient. Que je ne te rencontre plus sur ma route, sinon, cette fois, c’est la poudre qui parle. Au passage, ramasse tes potes, ou ce qu’il en reste. Même topo pour eux. Si je les croise, je flingue.
  
  Carlos ne se fit pas répéter l’injonction. Malgré la souffrance qui le martyrisait, il déguerpit sans demander son reste, en serrant précieusement contre sa poitrine l’aumône qui lui avait été consentie, pitoyable archétype de la cupidité humaine conduisant jusqu’au crime.
  
  Un moteur pétarada à proximité et Coplan revint vers la table. Les liasses réintégrèrent l’attaché-case qu’il empoigna avant de passer sur le marchepied-terrasse. Le Ruger en éclaireur, il redescendit l’échelle et gagna l’emplacement où était parquée la Fifth Avenue. Dans le coffre, il enferma l’attaché-case et remonta dans la voiture de pompiers.
  
  Stefania ouvrait un œil vague.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  L’ecchymose débordait vers le sourcil en deux parenthèses violacées. L’œil bleu se fixa sur Coplan après s’être stabilisé. La méfiance dressait une barricade. Dans la voix se manifestait l’anxiété :
  
  - Flic ?
  
  - Non. C’est Tony qui m’envoie ici, bluffa Coplan, assez incertain de la solidité du terrain sur lequel il évoluait.
  
  - Tony ?
  
  - Il a dû prendre le large. Des anciens détenus de San Quentin voulaient lui faucher cinquante mille dollars. Il m’a dit que je vous trouverais ici si je voulais racheter l’attaché-case. Lui-même a fixé le prix. Soixante-quinze mille dollars.
  
  - L’attaché-case ?
  
  - Celui de Bruce Ahern qui a grillé récemment sur la chaise à Raiford en Floride.
  
  - Où est Tony ?
  
  - Je n’en sais rien. Peut-être en Floride ? Je crois me souvenir vaguement qu’il a mentionné quelque chose comme « chez moi en Floride », mais je n’en suis pas certain.
  
  Elle grimaça. Un éclair de souffrance passa dans son regard clair.
  
  - Attendez, je vais vous chercher une serviette trempée dans l’eau froide.
  
  - La porte marquée « extincteur », renseigna-t-elle en tâtant précautionneusement sa tempe et son front.
  
  Elle referma les yeux quand il revint et lui ceignit la tête avec la serviette-éponge qu’il noua en turban. L’eau coulait sur les joues qu’il tamponna avec la seconde serviette, sèche celle-ci.
  
  - Mon nom est Belmont et je suis français, anticipa-t-il. J’ai connu Bruce en France, un bon copain. Au fait, quand je suis arrivé ici, deux costauds étaient là qui ont voulu jouer les gros bras avec moi. C’est une tactique qui me rend enragé. Aussi ai-je dû les bousculer un peu, euh... en fait, je me suis probablement énervé, j’ai cogné assez sec. Ils ont disparu. Ce sont eux qui vous ont mise dans cet état ? questionna-t-il, un tantinet hypocrite.
  
  Le grognement qui franchit les lèvres de Stefania n'engageait pas sa réponse. Les yeux demeuraient clos. Coplan alla se chercher une Schlitz dans le réfrigérateur, la décapsula et but au goulot avant d’allumer une cigarette.
  
  - J’en veux bien une, réclama-t-elle.
  
  Il la lui glissa entre les lèvres et craqua une allumette. Elle aspira une bouffée et rejeta la fumée par les narines.
  
  - Les deux costauds en partant avaient les mains vides ? questionna-t-elle d’une voix tendue.
  
  - Ils avaient les mains vides parce que je les avais débarrassés de leurs matraques et de leurs revolvers.
  
  - Ils n’emportaient rien ? insista-t-elle.
  
  - Rien. Sauf un attaché-case. Il vous appartenait ?
  
  Elle ne répondit pas. Un long tressaillement avait agité son corps à la mention de l’attaché-case.
  
  Coplan but silencieusement sa bière. Il naviguait à l'estime. Le montant de la somme enfermée dans le coffre de la Chrysler l’incitait à l’optimisme puisque la vente de l’attaché-case souhaitée par Bruce Ahern s’élevait à cinquante mille dollars. La coïncidence était par trop frappante.
  
  - Il est joli, votre tatouage, réamorça-t-il. J’aime ce camaïeu de rouges et cette rose des vents. Connaissez-vous la légende indonésienne sur la rose des vents ?
  
  - Quelle légende ?
  
  - Elle assure que l’île de Sumatra, qui se situe géographiquement sur l’Équateur, est le centre le la surface de la Terre, donc le centre de la rose antérieure, celle aux quatre pointes, et que la rose postérieure, aux douze pointes additionnées aux quatre premières, définit le destin d’un individu par rapport à ce centre. Ainsi, quelqu’un qui serait né au nord-nord-ouest de Sumatra serait-il pourvu d’une chance extraordinaire durant toute son existence. Ce n’est qu’un exemple.
  
  Elle rouvrit les yeux.
  
  - La Terre étant ronde, objecta-t-elle, le nord-nord-ouest se trouve être en même temps le nord-nord-est.
  
  - C’est la proximité qui définit l’un ou l’autre.
  
  - Je vois. La Californie où je suis née se logerait donc au nord-nord-est de Sumatra ?
  
  - Non. A l’est-nord-est.
  
  - Et quelle est la caractéristique des gens nés sur cette pointe de la rose des vents ?
  
  - Ce sont des gens principalement intéressés par les mouvements sociaux, le progrès de l’humanité et l’amour universel. Leur temps, leurs forces, leurs énergies se dépensent pour soutenir les grandes causes. Leurs idées, en toutes choses, sont généralement fort avancées sur leur époque. Aisément, on les prend pour des anarchistes ou des révolutionnaires parce qu’ils bouleversent les habitudes, le conformisme et le conservatisme.
  
  Elle le regardait, sidérée, et en oubliait la serviette nouée en turban et la douleur qui battait contre ses tempes.
  
  Coplan joua la comédie. Brusquement, il parut agité. Après avoir allumé une seconde cigarette, il tourna en rond, le regard comme perdu dans un monde idyllique, le sourire extasié, la voix exaltée :
  
  - Moi aussi je suis né à l’est-nord-est, c’est pourquoi j’en sais quelque chose !
  
  - Où ? harponna-t-elle.
  
  - A Montréal.
  
  - Canadien français ?
  
  - Non. Français-français.
  
  - Pourquoi veux-tu acheter l’attaché-case ?
  
  - Parce que mes activités sont liées au contenu de cet attaché-case.
  
  Prendre quelques risques s’imposait, décida-t-il. Aussi il lui chanta son couplet terroriste. Son vieux complice en France, le commissaire principal Tourain affirmait souvent avec un bon gros sens paysan : « De toute façon, ça ne mange pas de pain ! »
  
  L’initiative paya des agios. Stefania souriait, détendue. Précipitamment, elle délogea le mégot qui lui brûlait les lèvres.
  
  - Apporte-moi une bière.
  
  Il s’exécuta. Elle but au goulot et s’enquit après avoir vidé la bouteille :
  
  - Et tu as soixante-quinze mille dollars ?
  
  Coplan mima à la perfection un haut-le-corps choqué.
  
  - Mes financiers disposent de moyens considérables.
  
  L’œil bleu se fit rusé.
  
  - Ils pourraient aller au-delà de soixante-quinze mille dollars ?
  
  - Je leur poserai la question. Je ne suis que le courtier. En tout cas, la seule chose qu’ils exigent, c’est l'attaché-case. Le reste, ils s’en moquent. Celui ou celle qui détient la marchandise ne les intéresse pas. A la limite, ils parodieraient le titre d’un film de Woody Allen Prends l’oseille et tire-toi !
  
  - Je suis d’accord, professa-t-elle. Bon, faisons comme ceci. Demain soir, tu reviens me voir ici. Disons, vingt heures. Tu es pour ?
  
  - Naturellement.
  
  - Ce soir, je m’écroule, je veux dormir. Alors, comme aurait dit Woody Allen, tire-toi ! Et merci pour la serviette trempée dans l’eau froide !
  
  Coplan ne livra pas de combat d’arrière-garde. Il s’en fut. Persuadé que Stefania allait ressortir, il démarra au volant de la Chrysler et s’embusqua le long d’un bâtiment en forme de fesses. Une rampe conduisait à l’anus converti en tunnel menant au parking utilisé par les locataires de cet ensemble, exemple du goût le plus détestable et vulgaire qui régnait à Sollvag City.
  
  De la mallette A.T.M. il sortit les jumelles à infrarouges qu’il braqua sur la voiture qu’il braqua sur la voiture de pompiers.
  
  Son attente et son espérance ne furent pas déçues.
  
  Stefania embarqua dans sa Buick Regal une demi-heure plus tard. Coplan suivit. La jolie brune aux yeux bleus s’immobilisa après vingt minutes de trajet sous un gigantesque dinosaure aux pattes repliées. L’entrée s’ouvrait dans la queue. Des fenêtres étaient percées dans les flancs et dans le cou. Certaines étaient éclairées. La gueule et les trous du naseau crachaient des flammes en néon. Sous le ventre monstrueux, entre les pattes repliées, était ménagé un parking. Les yeux phosphoresçaient.
  
  Coplan s’arrêta et reprit les jumelles qui lui transmirent l’image d’une Stefania s’engouffrant d’un pas alerte dans l’ouverture béante. Le lourd panneau se referma sur ses talons.
  
  La pusillanimité demeurait inconnue à Coplan mais, dans le cas présent, son instinct lui dicta de ne pas s’approcher de l’animal préhistorique reproduit ici en béton. Stefania n’était pas une gourde. Probablement se méfiait-elle d’une filature et, peut-être, guettait-on à travers l’une des fenêtres non éclairées l’arrivée d’un filocheur dans le sillage de la Buick.
  
  Par conséquent, déjouer le piège éventuel.
  
  Il éteignit ses phares et ne bougea plus.
  
  Stefania ressortit à l’aube pour regagner sa voiture de pompiers. Coplan revint inspecter le dinosaure sous les rayons du soleil mais se refusa à handicaper ses chances futures par une initiative trop précipitée comme, par exemple, essayer de visiter les lieux.
  
  Mieux valait, d’abord, revoir Stefania le soir même. C’était la sagesse.
  
  Dans un House of the Pancakes, il se restaura de crêpes au sirop d’érable, d’œufs frits, de saucisse, de grits et de fruits, arrosés de café et de jus d’orange, et, de retour à son motel, s’accorda quelques heures de repos après avoir logé l’attaché-case sous le lit.
  
  Rasé, douché, requinqué, il passa des vêtements propres, rafla l’attaché-case et le Colt .32 confisqué à Carlos et, à bord de la Fifth Avenue, fonça vers le sud, évitant cette fois la route côtière, attirante en raison du paysage qu’elle offrait mais lente à cause de l’étroitesse de sa chaussée et des nombreux lacets. Il choisit, à l'inverse, l’U.S. Highway 101.
  
  En quatre heures, il atteignit Enchantment Lane.
  
  La maison et le hangar aux pans de carlingues, pour autant qu’il put en juger, n’avaient pas reçu trop de visites depuis son passage. Personne n’avait rebouché dans le métal les trous par lesquels les balles s’étaient enfilées pour aller tuer Tony Lizzalda. C’est tout juste si les jambes de Marlene Dietrich ou de Ginger Rogers se couvraient d’une mince pellicule de poussière.
  
  Le sol du garage était assez large pour contenir à la fois le cadavre de l’ancien bagnard et l’attaché-case. La Mercury Monarch délogée, Coplan creusa un second trou dans lequel il enfouit ce qu’il restait des cinquante mille dollars et le Colt 32.
  
  Une fois tout remis en place, il repartit au volant de la Chrysler.
  
  A vingt heures moins cinq minutes, il se présentait devant Stefania.
  
  La disgracieuse ecchymose était masquée par un carré de sparadrap guère plus esthétique. La bouche et les yeux souriaient sans retenue. Affectueusement, elle lui tapota la joue.
  
  - Tu as dîné ? s’enquit-elle.
  
  - Non, je suis un dîne-tard.
  
  - Tu as bien fait, j’ai cuisiné un poulet au miel, façon du Sud.
  
  - Façon Floride ?
  
  - Pourquoi Floride ?
  
  Dans le regard se lisait l’incompréhension.
  
  - La Floride est bien dans le Sud ? rétorqua-t-il.
  
  - Par Sud, on entend le Vieux Sud, le Sud Profond, celui d’Autant en emporte le vent, c’est de celui-là que vient la recette du poulet au miel. Une Schlitz en attendant ?
  
  - Je veux bien. Au fait, est-ce que...
  
  Vivement et fermement, elle lui pressa la main sur les lèvres pour les lui clore.
  
  - On ne parle pas affaires avant que je donne le top, décréta-t-elle.
  
  Le poulet au miel, découvrit Coplan, était délicieux. Sa chair se mariait agréablement avec le Pinot rouge de Californie. En revanche, la purée de navets qui l’accompagnait manquait de saveur.
  
  Après la tarte aux cerises au goût un peu pharmaceutique, Stefania débarrassa la table et s’absenta. Quand elle revint, elle portait un négligé rouge diaphane qui ne laissait rien ignorer de ses formes. Elle prit la main de Coplan et l’entraîna.
  
  - Tu sais qu’hier soir j’avais terriblement envie de faire l’amour avec toi pendant que nous discutions comme des marchands de tapis ?
  
  - Moi aussi, avoua-t-il sans se compromettre plus avant.
  
  En réalité, il était époustouflé. Ces avances lui semblaient peu conformes au naturel qui guidait à l’accoutumée la jeune femme, du moins pour autant qu’il ait pu en juger, mais dans ce domaine, son flair était aiguisé.
  
  A sa grande stupéfaction, Stefania se révéla fantastique et fantasque, magnifique et munificente, érotique à souhait.
  
  - J’aimerais faire éclater une bombe comme toi tu t’éclates en moi !... soupira-t-elle, longtemps après.
  
  - Pourquoi faire éclater une bombe ?
  
  Attendrie, elle lui frotta le bout du nez.
  
  - Tu crois que je ne sais pas qui tu es ? Que je suis ignare au point de ne pas faire le rapprochement entre le contenu de l’attaché-case et tes activités ?
  
  Naturellement, il était interdit à Coplan, censé connaître le contenu de l’attaché-case, de poser des questions sur sa teneur bien qu’il en mourût d’envie.
  
  - Nous sommes du même bord, tu comprends ? Tu es un terroriste et moi aussi !
  
  Elle lui martelait la poitrine de ses poings fermés, puis s’enflamma :
  
  - Il faut casser, faire péter, dynamiter ce monde pourri dans lequel il est plus facile d’ouvrir un compte en banque que des emplois pour les chômeurs, plus facile de transplanter un cœur que de planter un arbre et plus facile de protéger un chef d’État qu’une forêt millénaire !
  
  Il feignit l’enthousiasme :
  
  - Je suis parfaitement d’accord avec toi ! D’ailleurs, j'œuvre dans le même sens !
  
  - C’est pourquoi nous avons besoin de cent mille dollars, enchaîna-t-elle.
  
  Coplan comprit le but du poulet au miel et des avances qui avaient si glorieusement abruti, mais n’en laissa lien paraître.
  
  - Je te l’ai dit hier, je ne suis qu’un courtier, affirma-t-il. Où est l’attaché-case ?
  
  - Ici, à Sollvag City.
  
  - Si mes mandants acceptent, comment procéderons-nous ?
  
  Les yeux bleus fouillaient les siens comme pour découvrir s’il était sincère.
  
  - Demande-leur s’ils acceptent, trancha-t-elle, et assure-toi de détenir l’argent.
  
  - Et ces conditions réunies, quelle sera la procédure ? insista-t-il.
  
  - Je te fixerai rendez-vous et nous effectuerons l’échange. Quand comptes-tu recevoir une réponse définitive de tes mandants et entrer en possession de l’argent ?
  
  - Demain.
  
  - Parfait.
  
  Elle le repoussa, se pencha vers la table de nuit en forme de casque de pompier renversé et griffonna sur la première page d’un bloc-notes.
  
  - Voici mon numéro. Téléphone-moi demain à vingt heures. Nous aviserons. Maintenant, tire-toi, comme dirait Woody Allen, j’aime bien baiser mais déteste dormir à côté d’un homme !
  
  Au volant de la Chrysler, il prit le chemin qui conduisait au dinosaure.
  
  Aucune fenêtre n’était allumée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  En son for intérieur, Coplan remercia les techniciens de la D.G.S.E. La sophistication de leur matériel et les soins attentionnés qu’ils prodiguaient afin que l’agent en mission bénéficie du maximum d’efficacité méritaient une rafale d’applaudissements.
  
  Le lourd panneau pivota sous la poussée et l’outillage réintégra sa trousse. Coplan entra. D’une main, il tenait la torche électrique, de l’autre, le Ruger. Son talon relogea le panneau. D’un pas prudent, l’index en alerte, les oreilles aux aguets, il entama son inspection.
  
  Le décor était ahurissant mais en parfaite harmonie avec la folie artistique qui régnait en maîtresse absolue à Sollvag City. Les fresques peintes sur les murs privilégiaient l’anachronisme. Peut-être inspiré par King-Kong, l’auteur transcrivait ses cauchemars en dinosaures, en diplodocus, en iguanodons et autres monstres préhistoriques qui, sous son pinceau, chevauchaient les gratte-ciel de Manhattan, enfourchaient les minarets de La Mecque, embrochaient l’Himalaya, volaient dans les airs en lâchant une bombe atomique sur le Capitole de Washington, déféquaient sur la basilique Saint-Pierre de Rome, vidaient leurs testicules dans le ventre des quelques reines encore assises sur un trône de par le monde. De leurs griffes, ils déchiraient la façade des banques les plus prestigieuses et leurs crocs réduisaient en lambeaux les drapeaux des nations occidentales parmi lesquels la bannière étoilée était la plus maltraitée.
  
  Dans des paysages apocalyptiques, jalonnés de ruines, de cadavres, de gouffres béants, au milieu d’un firmament constellé de planètes désintégrées, environnées de flammes, le peintre avait recréé des galaxies dantesques dans lesquelles triomphaient les dragons ricanants et obscènes.
  
  La débauche de couleurs sidérait.
  
  La collection de singes empaillés, un peu désuète par son formalisme archaïque, détonnait dans cet environnement dément et démesuré, même si proliféraient de multiples variétés simiesques, tels les chimpanzés, les ouistitis, les babouins, les gibbons, les gorilles et autres orangs-outans.
  
  Quant au mobilier, constata Coplan, il n’encombrait guère le passage. Comme la collection de singes empaillés, il était classique ou, plutôt, typique des années cinquante par ses couleurs agressives.
  
  Quelques ginkgos nains, cernés de rudbeckias, conféraient à la salle de séjour un aspect sylvestre et floral.
  
  Les chambres étaient nombreuses et spartiatement meublées.
  
  Coplan ne put retenir un sifflement de surprise lorsqu’il tomba sur l’arsenal qui, le long du flanc gauche du dinosaure en béton, occupait une centaine de mètres carrés. Pistolets, revolvers, fusils d’assaut, lance-roquettes voisinaient avec les caisses de grenades et de munitions.
  
  Stefania Zeeger Lizzalda, fut convaincu Coplan, mettait en pratique, sur le terrain, ses convictions profondes concernant le dynamitage de la société pourrie capitaliste. En cela, elle rejoignait le terroriste qu’avait été son époux défunt, divorcé ou pas.
  
  Coplan faillit buter contre le levier de la trappe. Il s’arrêta et l’actionna. En se penchant par l’ouverture, il découvrit que l’arsenal se logeait juste au-dessus du parking. D’autres trappes, avait-il remarqué, carrelaient partiellement le toit qui, en fait, figurait le dos du dinosaure, et facilitaient l’aération du monstre en béton. A la verticale, des échelles permettaient leur accès de l’intérieur. S’il se fiait à la voiture de pompiers dans laquelle se réfugiait Stefania, les échelles jouaient un grand rôle à Sollvag City.
  
  Il remit la trappe en place.
  
  Depuis longtemps, en découvrant que les lieux étaient provisoirement inhabités, il avait rengainé le Ruger, mais l’arme demeurait à portée de la main.
  
  L’armoire était verrouillée. Coplan fouilla dans la trousse à outillage qu’il portait en bandoulière. Malgré sa dextérité, il lui fallut presque une heure pour venir à bout des verrous. Lorsque les vantaux, enfin, s’écartèrent, son œil inspecta les étagères métalliques. Des boîtes anonymes en carton. Tout en bas, une vieille sacoche au cuir fatigué. Il s’en empara et examina l’intérieur. Elle ne contenait qu’une pochette d’allumettes dont le recto et le verso vantaient les mérites d’un restaurant coréen à San Francisco. Coplan s’apprêtait à reposer la sacoche lorsqu’il découvrit, au fond, une carte routière tant de fois manipulée que ses plis s’étaient déchirés. Elle couvrait les trois États d’Alabama, de Floride et de Georgie. Il la déploya sous le faisceau de la torche électrique. Tout de suite, il repéra le rond minuscule dessiné avec une fine pointe rouge qui encerclait une zone située vers le centre du gigantesque marécage d’Okefenokee s’étendant au sud-ouest de la Géorgie et au nord-ouest de la Floride. La seule route qui la traversait était la 94, de Saint George à Edith.
  
  De la trousse Coplan sortit le polaroïd et photographia remplacement. Le cliché, vérifia-t-il sur-le-champ, était parfait.
  
  L’ordre une fois remis dans la trousse, il replia la carte, la rangea là où il l’avait trouvée et inspecta le contenu de la première boîte en carton.
  
  La découverte lui arracha un sursaut. Des pacemakers enveloppés dans un sac en plastique auquel était accrochée une étiquette avec une inscription : après usage ! L’examen des autres boîtes en carton révéla un contenu identique, mais, pour la majorité des étiquettes, un libellé différent : neuf. Ces stimulateurs cardiaques se signalaient par des caractéristiques différentes, dits « mono-chambre » ou « double-chambre », selon leur destination sinoauriculaire ou auriculoventriculaire. Une bonne moitié offraient la possibilité de programmation. Un circuit électronique, sous l’influence d’un champ électromagnétique, ou d’une impulsion à radiofréquence, modifiait l’amplitude, la sensibilité, la fréquence ou la durée d’impulsion.
  
  Avec ses barbes en silicone, sa pile, ses électrodes, son circuit électronique, son armature, un pacemaker ne pesait pas plus de cinquante grammes, pour une épaisseur de douze millimètres et un encombrement de quarante centimètres cubes.
  
  Coplan en compta près de deux mille et en resta médusé. Deux mille stimulateurs cardiaques neufs ou hors d’usage ! Pourquoi ? Vraiment, il avait beau se creuser la tête, il ne voyait pas. D’un côté, l’arsenal de terroriste, de l’autre, les pacemakers, quel était le lien qui unissait les deux présences ?
  
  A priori, il en restait confondu.
  
  Un ronflement de moteur troubla le silence ambiant. Le bruit était faible, assourdi, mais les oreilles de Coplan demeuraient affûtées. Rapidement, il actionna le levier de la trappe afin de ménager une mince ouverture, s’agenouilla et se pencha. La Buick Regal de Stefania s’immobilisait sous ses pieds. Des hommes claquaient les portières.
  
  Précipitamment, il se releva, remit la trappe en place, bloqua le levier et reverrouilla l’armoire avant d'éteindre la torche qu’il enfonça dans sa ceinture. Depuis longtemps, il avait programmé un incident de ce genre. La trousse en bandoulière, il courut vers l’échelle verticale aux barreaux métalliques et l’escalada à la vitesse d’un sous-marinier dont le submersible vient de refaire surface.
  
  Pour permettre l’aération, la trappe était ouverte. A plat ventre, il rampa sur le dos du dinosaure en direction de la queue dont l’extrémité s’enfonçait dans le sable du chaparal (Terme d’origine mexicaine, particulier aux États du sud-ouest des États-Unis et à certaines régions de Californie, qui désigne une étendue désolée parsemée de buissons nains et d’arbustes rabougris). Parvenu là, il inspecta la nuit. Pas de présence suspecte.
  
  Il sauta et se reçut souplement sur la pointe des pieds.
  
  De retour à son motel, il se doucha. Son corps s’alanguissait encore au souvenir des étreintes fougueuses avec Stefania et son palais ressuscitait le goût succulent du poulet au miel, mais son esprit cherchait à résoudre l’énigme des stimulateurs cardiaques.
  
  Le sommeil, capricieux, se refusa à lui. Ses pensées s’enchevêtraient dans le labyrinthe des hypothèses lorsqu’une idée lui vint. En cas d’urgence, il lui était loisible d’appeler Fred Stangritt à son domicile privé dont il détenait le numéro de téléphone. En cas d’urgence seulement, avait précisé le capitaine de la police d’État. L’urgence n’était pas évidente pour ce dernier, mais tant pis, décida Coplan.
  
  - Vous savez quelle heure il est ici en Floride ? s’emporta Stangritt, courroucé.
  
  - Acceptez mes humbles excuses, Fred. Quelque chose me tourmente.
  
  - Je vous conseille un Valium.
  
  - Le Valium ne vaut rien pour les maladies de cœur.
  
  - Les maladies de cœur ? s’étrangla le capitaine. Je connais un bon cardiologue à Tallahassee mais, allez vous faire foutre, je ne le réveillerai pas à une heure aussi indue.
  
  - Il pose des pacemakers ?
  
  - Vous avez besoin d’un pacemaker ? fit Stangritt, incrédule.
  
  - J’en ai deux mille sous la main.
  
  - Quoi ?
  
  - A votre avis, Fred, pourquoi une personne privée détiendrait-elle deux mille stimulateurs cardiaques à son domicile ?
  
  Le silence s’installa à l’autre bout du fil que Coplan se garda bien de rompre. Lorsque Stangritt se manifesta à nouveau, sa voix était calme, mais froide et hérissée d’aspérités dangereuses :
  
  - Où avez-vous déniché ça, Francis ?
  
  - Dans un dinosaure.
  
  - Vous vous foutez de moi ? brailla le capitaine.
  
  - C’est la pure vérité.
  
  - Où est-il, ce dinosaure ?
  
  - Je ne peux vous le dire. Je vous ai appelé dans le but unique de découvrir pourquoi une personne privée détiendrait près de deux mille pacemakers à son domicile.
  
  - Bon sang, Francis, vous venez de mettre le doigt sur un gros coup. Filez-moi tout de suite votre adresse. La Californie n’est pas dans ma juridiction mais, avec une affaire pareille, les gars du F.B.I. me demanderont de les accompagner puisque c’est moi qui les aurai alertés, et j’obtiendrai ainsi une carte officielle d’auxiliaire du F.B.I. !
  
  Coplan réprima un haut-le-corps. Surtout pas le F.B.I. ! Se fourrer dans ses pattes équivaudrait à handicaper sa mission, voire à la suicider.
  
  Sans coup férir, il coupa la communication et rangea le Teckel. Stangritt ne disposait d’aucun moyen de le dénicher, du moins dans un avenir proche, sauf par le biais agence-de-location-de-voiture-motel. Par conséquent, changer immédiatement ses dispositions. Sa montre-bracelet indiquait deux heures du matin. Ses valises bouclées, il abandonna le bungalow et reprit la route vers le sud. Tant pis pour sa nuit de sommeil.
  
  A sept heures trente, il débarquait pour la seconde fois en vingt-quatre heures devant le hangar aux pans de carlingues décorés. Là encore, personne ne semblait avoir visité les lieux. Le sol du garage sous lequel étaient inhumés le cadavre de Tony Lizzalda et l’attaché-case raflé sous le nez de Carlos paraissait intact si l’on se fiait aux repères que Coplan avait plantés.
  
  Sa première tâche consista à déterrer l’attaché-case et à vider les liasses dans le sac en cuir acheté dans un supermarché Safeway sur Western Avenue. Il boucha le trou et égalisa la terre. Ensuite, il troqua la Chrysler Fifth Avenue contre la Mercury Monarch, après le transfert de ses bagages, de la mallette A.T.M., du sac en cuir et de l’attaché-case, verrouilla les portières et emporta les clés.
  
  Au volant de sa nouvelle voiture, il remonta vers le nord. Un mile avant Santa Barbara, il se sustenta sérieusement dans un Denny’s et, à l’issue de son copieux breakfast, sortit sur les arrières de la cafétéria. L’immense poubelle recueillit l’attaché-case vide et le Colt 32.
  
  A quatorze heures, il s’installa dans un autre motel de Monterey.
  
  Sa sieste se prolongea jusqu’à dix-neuf heures. Avant de s’allonger sur les draps, cependant, il avait rendu compte au Vieux qui avait manifesté sa stupéfaction à révocation des stimulateurs cardiaques.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  - Qu’ont dit tes mandants ?
  
  Le ton était glacé.
  
  - Ils ont accepté.
  
  - Bonne chose. Tu as les cent mille dollars ?
  
  - Une partie seulement. Quarante mille. La procédure exigée par mes mandants est celle-ci : je te montre l’argent. En échange, tu me laisses vérifier la marchandise. Si elle est conforme, chacun reprend ses billes, toi la marchandise, moi les quarante mille dollars, et le lendemain nous effectuons l’échange définitif, cent mille dollars contre la marchandise. La position de mes mandants ne souffre aucune dérogation à ces deux points. C’est à prendre ou à laisser.
  
  A l’autre bout du fil, Stefania demeurait silencieuse. Néanmoins, Coplan eut l’impression qu’elle prenait conseil auprès de quelqu’un à côté d’elle. Il attendit patiemment, un peu anxieux tout de même.
  
  Après un long moment, sa voix coula à nouveau dans le récepteur :
  
  - J’accepte, mais à une condition. C’est moi qui ai le choix du lieu de rendez-vous.
  
  Coplan s’autorisa un sourire. Des velléités de guet-apens se manifestaient dans l’autre camp. Ce n’était pas pour le décourager. La difficulté, les périls, au contraire, le plaçaient sur orbite.
  
  - J’accepte, acquiesça-t-il. Quand et où ?
  
  - Demain soir à vingt heures. A Los Angeles, dans Enchantement Lane. Tu connais puisque c’est là que tu as rencontré Tony.
  
  Coplan n’en crut pas ses oreilles. Encore une fois le hangar aux pans de carlingues ? Au cours des deux dernières journées, il avait effectué deux fois l’aller et retour entre Sollvag City et le lieu de sépulture de Tony Lizzalda. Et de même le lendemain ?
  
  En réalité, le délai l’arrangeait. Le guet-apens, c’était lui qui le monterait.
  
  - J’y serai, dit-il.
  
  Le ton de Stefania changea, se para d'inflexions chaudes et suaves.
  
  - Et ensuite, nous rentrerons chez moi, je te cuisinerai un poulet au miel. Il m’a semblé que tu appréciais ?
  
  
  
  
  
  La Mercury Monarch avait remplacé la Chrystler Fifth Avenue sur la dernière demeure de l’ex-taulard. Après que le crépuscule soit tombé sur le Pacifique, Coplan avait allumé toutes les lumières, sauf à l’intérieur du hangar.
  
  Rencoigné dans l’ombre, il passa en revue son dispositif. Le capot de la Chrysler se pointait vers la route. Les pièges étaient enterrés aux endroits stratégiques. Dans les poches du pantalon, les télécommandes miniaturisées dormaient en attendant la pression du pouce qui déclencherait l’étincelle dévastatrice. Le long de l'avant-bras gauche, maintenue en place par les fines sangles de cuir souple, la dague à la lame effilée et, dans l'étui en toile, sous le blouson léger, le revolver Rager. Plaqué contre le mollet droit, une seconde arme à feu, un Browning Baby en provenance de la Fabrique nationale belge d’armes de Herstal, contenant six cartouches et calibré en 6,35.
  
  Coplan attendait de pied ferme Stefania.
  
  Elle arriva à vingt heures dix. La Buick contenait trois autres passagers et Coplan se méfia. Stefania sauta à terre.
  
  - Tu es accompagnée, ce n’était pas dans nos conventions ! cria-t-il.
  
  Elle répliqua sur le même ton :
  
  - Mes mandants ont exigé de venir avec moi ! L’affaire est trop importante, et puis, personne chez nous n’agit seul, nous réfléchissons et passons à l’action en soviet ! L’individualisme ruine le progrès de l’humanité ! Tu dois comprendre cette position puisque tu es du même bord ! Au fait, pourquoi te caches-tu ? Que crains-tu ?
  
  - Dis aux autres de rester à l’intérieur, ordonna-t-il sèchement. Où est la marchandise ?
  
  Elle reflua vers la portière et un de ses compagnons lui tendit un attaché-case qu’elle brandit.
  
  - Le voici.
  
  - Avance-toi seule en terrain découvert jusqu’au lampadaire devant la maison.
  
  - Tu es fou ! protesta-t-elle, furieuse. A quoi riment ces précautions ? Tu n’as plus confiance en moi ?
  
  - Je n’ai confiance en personne lorsque je transporte quarante mille dollars !
  
  - Puisque tu es inflexible sur les principes, s’emporta-t-elle, cet argent, je veux le voir ?
  
  Coplan puisa dans le sac en cuir et balança au pied du lampadaire une bonne dizaine de liasses. L’astuce lui paraissait plaisante et hautement humoristique. Appâter Stefania avec son propre argent. Son regard, cependant, ne quittait pas la Buick Régal.
  
  Stefania s’était figée, surprise. Avec une nonchalance affectée, elle traversa en biais l’esplanade jusqu’au lampadaire en balançant l’attaché-case. La pointe de sa bottine retourna les liasses. Enfin, elle s’agenouilla, coinça l’attaché-case entre ses jambes serrées dans un pantalon en jean et feuilleta les coupures.
  
  A l’origine, les billets étaient rassemblés par dix et retenus par un élastique. Dans la journée, Coplan avait remplacé les élastiques par une épingle pour tromper Stefania sur leur provenance, geste un peu dérisoire, s’était-il avoué mais, souvent, le futile emportait la conviction, et l’accumulation de détails dérisoires édifiait le rempart.
  
  Stephania se releva, l’attaché-case à la main et se tourna dans la direction de Coplan.
  
  - C’est bon, concéda-t-elle d’une voix plus calme, tout me paraît correct. Je t’attends. Je suis sous le lampadaire.
  
  La fusillade éclata à cet instant et une balle frôla les cheveux de Coplan. Une autre fracassa les deux cents watts de l’ampoule qui éclairait les liasses. Stefania courut vers la Buick. Coplan dégaina son Ruger et se jeta à plat ventre. Un projectile lui siffla aux oreilles et ricocha contre la rocaille. Un second arracha un essuie-glace sur le pare-brise de la Buick qui, démarra, embarqua Stefania au passage, emboutit le pare-chocs de la Chrysler et, en marche arrière, redescendit la rampe, poursuivie par les balles.
  
  - Ici Carlos, arrête ton cirque, fit la voix de rogomme abritée derrière un pan de carlingue. Maintenant, on sait que c’est toi qu’as le fric, et pas la nana. Alors, tu vas au refile et on efface l’ardoise. L’autre jour, t’étais en position de force, pas aujourd’hui. T’es cerné. Pour qui tu me prenais ? Un mendiant ? Un clodo ? Me balancer quelques milliers de dollars et croire qu’on était quittes ? C’est pas vrai, une bille comme toi, on n’en fait plus !
  
  Trop bavard, Carlos ! pensa Coplan. Il affichait là une preuve de faiblesse. Avec modestie, Coplan s’en attribua le mérite. La raclée qu’il avait infligée aux trois anciens bagnards avait impressionné, c'était sûr, et Carlos marchait sur des coquilles d’œuf.
  
  De sa main libre, il poussa derrière le pilier métallique le sac de cuir contenant le. reliquat des quarante mille dollars et ramena à lui le second sac en cuir, identique au premier, dont il avait fait l’acquisition en début d’après-midi dans le même supermarché. Il l’empoigna, le bascula sur l’épaule gauche et l’expédia sous le lampadaire à l’ampoule fracassée, à cinquante centimètres des liasses que Stefania avait examinées.
  
  - T’es un sage, mon pote, félicita Carlos.
  
  Déjà, Coplan se propulsait sur sa gauche, pour s’éloigner de la maison vivement éclairée.
  
  Une balle l’accompagna mais, elle aussi, ricocha contre la rocaille.
  
  La sagesse, en revanche, n’incitait pas à la prudence les deux comparses de Carlos. Le premier boitait méchamment. C’était le géant à la longue chevelure blondasse et aux cicatrices hideuses. Coplan ne douta pas que la claudication ne provînt du plongeon dans le vide. En tout cas, la cupidité gommait ses misères physiques car, en sautillant, il se ruait vers l’objet de sa convoitise. Convergeant vers lui, en provenance de l'autre angle de la maison, le second acolyte, mû par les mêmes réflexes, courait pour toucher de ses doigts le trésor pour lequel il s’était tant démené.
  
  Coplan, dans la poche de son pantalon, actionna la télécommande carrée. Dans le sac, le chapelet de grenades offensives explosa. A dessein, il avait écarté les grenades défensives à cent pour cent mortelles. Il n’était pas là pour tuer. Entre ses mains ne reposait pas la justice de l’État de Californie.
  
  Il n’était qu’un simple passant qui souhaitait mettre l’adversaire hors de combat. Sans le tuer.
  
  Il y était parvenu. Les chairs déchirées, les deux assassins de Tony Lizzalda hurlaient de souffrance. Fou de rage, Carlos déclenchait un feu d’enfer. Coplan riposta, au hasard dans les pans de carlingues. Tant pis, cette fois, si l’ancien bagnard ramassait une balle au passage. Vraiment, il le cherchait.
  
  Le tir cessa.
  
  Coplan rebroussa chemin, rafla le sac avec l’argent et repartit en rampant afin de contourner le hangar. Probablement Carlos, avec sa médiocre intelligence, n’avait-il pas prévu cette manœuvre. En tout cas, accroupi près du poteau supportant l’auvent du garage, à un battement de cœur de la tombe où reposait sa victime, il guettait, l’arme au poing.
  
  D’un bond, il se releva et se retourna lorsqu’il perçut le froissement de tissu dans son dos. Coplan lui catapulta la crosse du Ruger sous le menton. Le coup avait été porté avec une force à déchausser les dents.
  
  Carlos avait son compte. Coplan le désarma et grimpa à bord de la Mercury Monarch après voir enfermé le sac dans le coffre arrière.
  
  Quand il passa devant les acolytes de Carlos, ces derniers l’insultèrent. Il n’en avait cure. Ils auraient dû le remercier puisqu’il leur abandonnait dix mille dollars de compensation !
  
  Stefania et ses amis avaient une bonne demi-heure d'avance sur lui, calcula-t-il. Néanmoins, tout excès de vitesse lui était interdit. Les patrouilles routières sévissaient avec une sévérité particulière en Californie la nuit, et une fouille du coffre à bagages avec ses trente mille dollars et sa mallette A.T.M. engendrerait de sérieux ennuis. Aussi respecta-t-il scrupuleusement la limitation de vitesse à 55 M.P.H.
  
  A deux heures du matin, de retour à son motel, il téléphonait à Stefania.
  
  - Salaud ! éructa-t-elle. Ignoble salaud ! Moi qui avais confiance en toi ! Me tendre un guet-apens !
  
  - C’est un malentendu, attends, laisse-moi t’expliquer qui a ouvert le feu ! C’est une bande de taulards, copains de Tony, qui cherchaient cinquante mille dollars appartenant à ton mari ! Ils croyaient que c’était toi qui les détenais ! improvisa-t-il. Je les ai interrogés, ils ont avoué !
  
  La thèse qu’il soutenait était faiblarde et illogique, il en était conscient, car, ou bien les agresseurs de Stefania avaient emporté l’attaché-case avec ses cinquante mille dollars et plus personne ne recherchait l’argent, ou bien quelqu’un d’autre s’était approprié l’argent et ce quelqu’un ne pouvait être que Coplan, hypothèse confortée par les liasses que Stefania avait palpées.
  
  Mais le principal, raisonnait Coplan, était de renouer le fil avec la jeune femme. L’accessoire, les scories, devaient être balayés.
  
  A l’autre bout du fil, cependant, le silence lourd de scepticisme attestait que Stefania n’était pas dupe.
  
  - Tu me crois, n’est-ce pas ? Insista-t-il, sachant sa question puérile. Ce qui intéresse mes mandants, c’est l’attaché-case, pas autre chose. Ils se moquent de l’argent. Par conséquent, il ne leur serait jamais venu à l’idée d’organiser un traquenard dans le simple but de te détrousser et de ne rien payer en échange !
  
  Le silence dans la voiture à pompiers s’éternisa. Enfin, dans un souffle, Stefania capitula :
  
  - Je t’attends.
  
  Elle l’attendait dans la guérite, là même où Coplan avait subi l’attaque du comparse de Carlos avec sa lourde matraque plombée.
  
  - Mais c’est la Mercury de Tony ! s’exclama-t-elle.
  
  - J’ai dû l’emprunter, reconnut Coplan. Ceux qui nous ont tiré dessus ont bousillé ma Chrysler.
  
  Elle demeura impassible.
  
  - Tu as l’argent ? pressa-t-elle.
  
  Il lui tendit le sac.
  
  - Il reste environ trente-deux mille dollars, compte tenu des liasses que je t’ai expédiées et qui ont brûlé quand ils ont démoli ma Chrysler.
  
  Elle tira sur la fermeture Éclair et vida le contenu sur le sol avant de l’examiner avec soin. Satisfaite, elle rempila les liasses à l’intérieur, reboucla la fermeture Éclair et restitua le sac.
  
  - C’est correct, approuva-t-elle.
  
  - L’attaché-case ?
  
  - Remonte dans la Mercury et suis-moi.
  
  En fait, la Buick le guida jusqu’au dinosaure. Coplan n’en fut pas étonné. Depuis sa visite, il était convaincu que l’endroit recelait de nombreuses promesses.
  
  - Où m’emmènes-tu ? feignit-il de s’étonner en débarquant de la Monarch.
  
  - Chez mes amis, ceux qui m’accompagnaient dans Enchantment Lane. Je te l’ai dit, nous constituons un soviet. Rien ne se décide, ne se fait, sans la présence des uns et des autres. N’oublie pas le sac.
  
  Stefania avait la clé. Le lourd panneau s’écarta. Coplan continua à jouer le jeu :
  
  - Qu’est-ce que c’est que ce bâtiment complètement dingue ?
  
  - Tu as trouvé ma voiture de pompiers complètement dingue ? reprocha-t-elle avec vivacité.
  
  - Tout dans cette ville est dingue, trancha-t-il. Comme chez Tony. Ces pans de carlingues, fallait y penser !
  
  - C’est mon père qui a réuni la collection, renseigna-t-elle avec simplicité. Dont le pan de carlingue découpé dans le B-17 qu’il pilotait au-dessus de l’Allemagne nazie. Il est mort et c’est sous ce pan de carlingue qu’il s’est fait inhumer.
  
  Décidément, conclut Coplan pour lui-même, Enchantment Lane devenait un embryon de cimetière.
  
  Le hall, avec sa fresque apocalyptique et ses singes empaillés, était vide. Méfiant, Coplan regardait autour de lui, sa main libre prête à jaillir vers l’étui du Ruger.
  
  - Où sont tes amis ? questionna-t-il.
  
  - En haut. Viens.
  
  Dans le plafond, la trappe était ouverte. Coplan la vit trop tard. Lancé par une main experte, le lasso siffla et le nœud coulant lui enserra le cou. Sa main libre dégaina promptement et celle qui tenait le sac le lâcha et fit coulisser la dague. Stefania s’était jetée à travers une porte ouverte et avait disparu. La dague plongea dans la corde pour la cisailler et le Ruger expédia une balle vers la trappe. La corde, maniée rudement, le déséquilibra et il s’éleva dans l’air en gigotant. Les torons serraient inéluctablement et, déjà, Coplan étouffait et sentait ses yeux s’exorbiter. Frénétiquement, avec la dague, il taillait dans le cordage, en même temps qu’il envoyait une seconde balle, au jugé, vers la trappe.
  
  - Tu perds ton temps, lâche tes armes, conseilla une voix douce venue du plafond. Le cordage est torsadé autour d’un toron en acier, donc tes chances sont nulles, tu mourras étranglé. Lâche tes armes et on te repose sur le sol.
  
  C’était la seule solution, celle de la sagesse, se convainquit Coplan. Ses yeux se voilaient, ses poumons s’embrasaient, l’asphyxie le guettait.
  
  Il laissa tomber dague et Ruger et ses semelles raclèrent le sol. Son doigt imprécis desserra le nœud coulant.
  
  Stefania réapparut en compagnie de deux hommes aux yeux curieux, des hommes jeunes, la trentaine, cheveux longs, barbus et moustachus, la peau claire à peine effleurée par le soleil de Californie. L’un d’eux ramassa la dague et le Ruger, l’autre fouilla Coplan, confisqua le 6,35 plaqué sur le mollet droit et ramassa le sac en cuir. Le premier posa la dague et le revolver sur un tabouret coincé entre un chimpanzé et un gibbon empaillés et revint lier les chevilles et les poignets de Coplan avant d’ôter le nœud coulant. Coplan, quant à lui, récupérait sa respiration.
  
  Stefania s’approcha. Son visage était calme. Nulle colère dans ses yeux, nulle animosité, rien qu’une intense curiosité.
  
  - Qui es-tu en réalité ? apostropha-t-elle d’une voix acérée.
  
  - Ce que j’ai dit, finassa Coplan. Je suis français, mon nom est Belmont et...
  
  - Je ne suis pas Alice au Pays des Merveilles, coupa-t-elle sèchement. Tu crois que j’ai avalé la succession de fables que tu m’as contées ?
  
  - Tu travailles pour la C.I.A. ou le F.B.I. ? relaya le brun qui avait confisqué le 6,35.
  
  Une tourmente de questions s’abattit sur Coplan, qui ne fournit aucune réponse. Dans l’intervalle, celui qui avait lancé le lasso vint rejoindre ses amis. Dans ses yeux brillait une lueur dangereuse que Coplan reconnut. C’était celle des fanatiques, des tueurs fous, des dynamiteurs, des poseurs de bombes, que n’arrêtait aucun scrupule et qui, souvent, se transformaient en kamikazes, poussant jusqu’au sacrifice final de leur propre vie la logique de leur raisonnement dévoyé. C'étaient les mêmes qui, en bataillons serrés, montaient à l’assaut des lignes irakiennes et se laissaient hacher par les mitrailleuses ennemies en riant et en disant, par la pensée, les pieds nus de leur ayatollah déifié. Leurs frères s’étaient immolés à Beyrouth à bord d'un camion piégé dont l’explosion avait provoqué la mort de nombreux parachutistes français.
  
  Pour Coplan, aucune catégorie d’individus au monde n’était plus dangereuse que cette engeance.
  
  Ses amis l’appelaient Dan, et Dan, de la même voix douce qu’avait entendue Coplan au-dessus de sa tête, prit la direction des opérations.
  
  - Nous voulons savoir qui tu es et nous le saurons.
  
  - Nous voulons aussi savoir où est Tony, renchérit Stefania. Pourquoi aurait-il disparu sans rien dire ?
  
  Coplan demeura muet.
  
  - Et les cinquante mille dollars ? relança le blond qui avait ramassé le sac et compté l’argent. Ce n’est pas toi qui les as fauchés chez Stefania ?
  
  - Sans oublier le guet-apens d’Enchantment Lane, reprit Dan de la même voix douce.
  
  - Au fait, dis-nous, reprit Stefania, quelle est la teneur du contenu de l’attaché-case que tu souhaites tant acheter ?
  
  - Elle est relative à la Corse, bluffa Coplan, impassible.
  
  Elle parut déconcertée.
  
  - Ce n’est pas suffisant, pressa-t-elle. Quoi de plus spécifique au sujet de la Corse ?
  
  Coplan se sentait réellement piégé. La galère dans laquelle il était embarqué voguait sur un océan de tempêtes. Pour le moment, c’était la queue du cyclone. Le plus terrible. Enfin... peut-être pas, puisqu’il ignorait quelles dispositions Dan allait prendre envers lui.
  
  Il ne tarda pas à le savoir. Dan fut même suffisamment explicite :
  
  - Bob, repasse-lui le nœud coulant.
  
  Le blond s’exécuta.
  
  - Tu ferais mieux de te mettre à table ! conseilla Stefania.
  
  - Pourquoi ? Tu as cuisiné du poulet au miel façon Vieux Sud ? railla Coplan.
  
  Stefania se renfrogna. Dan passa derrière un orang-outan et Coplan s’aperçut avec stupeur qu’un autre cordage pendait derrière le paravent et était relié à la queue du singe. Ce cordage se perdait dans un trou dans le plafond, adjacent à l’ouverture de la trappe. Un instant, Coplan se crut dans la caverne de Dracula. Vraiment, il avait affaire à des déments, à des fous extravagants à l’esprit tordu !
  
  Dan tira et le nœud coulant se serra autour du cou de Coplan.
  
  - Lâche les dés ou tu vas mourir, pressa Steve.
  
  - La mort par strangulation est atroce, renchérit Bob.
  
  - Tes connaissances sur la rose des vents, sur l’est-nord-est ou le sud-sud-ouest ne te seront plus d’aucune utilité, grinça Stefania, tendue à l’extrême.
  
  - Nous ne souhaitons pas que tu meures, déclara Dan. Nous voulons juste savoir qui tu es réellement et ce que tu viens faire.
  
  Coplan ne répondit pas puisque, il en était parfaitement conscient, insister sur la couverture qu’il avait adoptée ne rencontrerait qu’incrédulité de la part de ses tourmenteurs.
  
  Dan tira brutalement sur la corde et les poumons de Coplan aspirèrent goulûment le peu d’air qui leur était consenti. Cet air, bientôt, se raréfia. Les yeux se brouillèrent, le cerveau s’embruma et Coplan tomba en syncope.
  
  
  
  
  
  - Il revient à lui, soupira Bob.
  
  - Quel con, ce type ! s’énerva Steve. Il joue vraiment avec sa vie !
  
  - Peut-être n’en a-t-il rien à foutre de sa vie ! suggéra Dan de sa voix perpétuellement douce.
  
  - Je ne crois pas, rétorqua Stefania. Il m’a paru plutôt porté sur les plaisirs de la table et ceux de la chair !
  
  Coplan entendait mais conservait les paupières baisses afin de tenter de tromper l’ennemi, manœuvre qui ne durerait guère il le savait, tout comme il concevait de sérieux doutes sur une évolution favorable de la situation. Car Dan murmurait maintenant :
  
  - De toute façon, on ne pourra le laisser en vie.
  
  Au moins c’était clair.
  
  
  
  
  
  On avait ranimé Coplan à grands renforts de carafe d’eau. Ses pensées s’éclaircissaient. Gagner du temps, se convainquit-il. Brusquement, il eut une illumination. Il savait quelque chose que les autres ignoraient qu’il savait.
  
  Il rouvrit les yeux, ses cils papillotèrent pour faire vrai, ses narines se pincèrent comme si elles respiraient une odeur désagréable, ses lèvres s’entrouvrirent, se refermèrent, se rouvrirent et il lâcha en fichant son regard cobalt dans celui de Dan :
  
  - En dehors de l’attaché-case, mes mandants sont également acheteurs des pacemakers.
  
  Ce fut la stupéfaction générale. Stefania verdit. Dan blêmit. Steve hoqueta douloureusement. Bob recula d’un pas, les yeux affolés.
  
  Intérieurement, Coplan reprit un peu d’espoir. Une minute de paix. Mais à quoi servaient donc ces stimulateurs cardiaques qui provoquaient une telle panique ?
  
  Une pluie de questions s’abattit sur lui auxquelles il ne répondit que par une exigence :
  
  - Délivrez-moi d’abord.
  
  - Tu ferais mieux de parler, rétorqua Dan, car, si je m’énerve, je risque d’être trop brutal, et tu y passeras pour de bon. La strangulation lente, on n’a encore rien trouvé de mieux.
  
  Mais Coplan resta muet.
  
  Durant l’éternité qui suivit, ses poumons se transformèrent en fours crématoires, sa gorge en forge, son cerveau en maelström. Dans son cou, le cordage creusait des sillons martyrisants. Sa nuque craquait. Les évanouissements succédaient aux évanouissements. Mais il ne parla pas.
  
  Et soudain, ce fut le fracas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Les gonds de la porte se désintégrèrent et le lourd panneau s’abattit en aplatissant sous sa masse un ouistiti empaillé. Des relents acrides s’insinuèrent dans les narines de Coplan. Il toussa. Mais son regard demeurait vif. Des hommes se ruaient à l’intérieur, armés de pistolets automatiques et de fusils à pompe. En retrait, se tenait Fred Stangritt.
  
  - F.B.I. ! Que personne ne bouge ! cria le premier, un grand mince qui cultivait une certaine ressemblance avec Clint Eastwood.
  
  Dan lâcha la corde et Coplan roula sur le dos. Le second mouvement de son tortionnaire s’enchaîna au premier. La main bascula vers la queue d’un gorille. L’œil de Coplan capta le geste. Dans son cerveau, les taquets se mirent en place à une vitesse fulgurante. Les données de la situation s’additionnaient. Les fanatiques, les tueurs fous, les kamikazes poussant jusqu’au sacrifice final de leur propre vie la logique de leur raisonnement dévoyé...
  
  - Attention ! Tout le monde à terre ! hurla-t-il à l'intention des policiers.
  
  Il était trop tard pour Stefania, Steve et Bob, médusés, statufiés par le retournement de situation que constituait l’irruption des agents fédéraux. Le gorille se disloqua et s’enflamma en même temps que l’explosion secoua le hall et les singes se décollèrent de leur piédestal pour fuser comme des vaisseaux spatiaux cherchant leur orbite. Le plafond brisa leur élan. Les lumières s’éteignirent.
  
  Coplan ne sentait plus la corde autour de son cou. Les tympans douloureusement meurtris, assourdi, les poumons en feu, il adhérait au sol de tout son poids. Quelque chose lui emboutit le crâne et il s’évanouit de nouveau.
  
  
  
  
  
  - L’explosion a arraché le pourtour de la trappe au-dessus de votre tête, renseigna Stangritt, et le panneau de la trappe vous est dégringolé sur la nuque. Vous auriez pu être guillotiné même si, chez vous, on a supprimé la guillotine.
  
  Coplan inspecta les murs aseptisés, ripolinés, de la chambre d’hôpital.
  
  - Les trois hommes et la femme ?
  
  - En bouillie. Ainsi qu’un agent fédéral dont les réflexes n’étaient pas assez prompts. Le chef de mission va vous rendre visite. Vous leur avez sauvé la vie en criant « à terre ». A moi aussi, d’ailleurs. Craig, c’est le nom du chef de mission, veut vous remercier chaleureusement. Je le fais en mon nom propre.
  
  - Nous sommes quittes. Votre intervention miraculeuse m’a sauvé la vie, Fred. Comment avez-vous retrouvé ma trace ?
  
  - Pas la vôtre ; celle du dinosaure. Vous m’avez fourni là un renseignement précieux, avant de me raccrocher au nez.
  
  Le capitaine de la police d’État brossa minutieusement le revers de son veston pourtant impeccable. Une expression faussement innocente, envahit ses traits.
  
  - J’avais plusieurs bases de départ, expliqua-t-il. Mon cher Francis, vous recherchiez une Stefania Zeeger Lizzalda en Californie. Vous tombez sur un lot de deux mille pacemakers et ce lot est rangé dans un dinosaure. A première vue, une histoire de fous. Mais pas pour moi qui connais sur le bout des doigts la teneur des circulaires secrètes diffusées par le F.B.I. aux agences de police. Or, certaines de ces directives signalent des vols de stimulateurs cardiaques au cours des cinq dernières années dans tous les coins des États-Unis. Oh ! pas des quantités énormes. Cinquante par-ci, soixante par-là, à la cadence, quand même, d’un vol tous les deux mois. Les voleurs ne sont jamais pris. Vous me rétorquerez que l’on ne surveille pas les conteneurs de pacemakers avec la même vigilance que les réserves d’or fédérales, et je vous le concède. Mais la question se pose. Dans quel but dérobe-t-on ces stimulateurs ? La première réponse qui vient à l’esprit, c’est pour les revendre. A qui ? Là, de multiples possibilités se présentent. Cardiologues sans scrupules, cliniques privées, exportation dans les pays du tiers monde. Cependant, la même question se pose avec plus d’acuité lorsque l’on découvre qu’au Mexique, aux États-Unis, au Canada, des cardiaques porteurs d’un pacemaker sont agressés à leur domicile et dépouillés de l’appareil qui les aide à se maintenir en vie. Ici, nous frôlons le criminel et l’odieux...
  
  La tête de Coplan élançait atrocement mais la douleur ne l’empêchait pas de suivre avec le plus grand intérêt le récit du policier.
  
  - Combien de cas ? voulut-il savoir.
  
  - Pas loin de deux cents. Environ vingt au Canada, cinquante au Mexique, cent trente aux États-Unis. Impressionnant, non ?
  
  Coplan en restait muet de perplexité.
  
  - Nous en sommes là, poursuivit Stangritt un brin goguenard, le F.B.I. ne parvient pas à débrouiller cette affaire, même s’il relève quelques pistes qui, finalement, n’aboutissent à rien, lorsque, en pleine nuit, vous arrivez avec vos gros sabots français, vous me réveillez au beau milieu d’un rêve peuplé d’Orientales aphrodisiaques, et vous me déclarez tout de go que vous avez déniché un lot de près de deux mille pacemakers. Comprenez mon émoi ! Vous raccrochez brutalement et refusez de m’en dire plus. Je ne fais ni une ni deux, j’alerte mon patron et le F.B.I. qui, fair-play, me paie l’avion pour la Californie car nous subodorons, en raison de votre enquête, que l’objet de votre trouvaille se dissimule dans cet État. Mais, bon sang, où découvrir un dinosaure en Californie ? Nous cogitons. Naturellement, le monstre préhistorique que vous avez évoqué ne peut être vivant, puisque cette espèce a disparu de notre planète depuis des millénaires. Ce ne peut être qu’une reproduction. Et, à ce point, Craig a une riche idée. Il se méfie des dingues qui sévissent à Sollvag City et, à plusieurs reprises, a demandé qu’on les surveille. Et il se souvient d’un rapport de ses agents décrivant la ville. Une des constructions est en forme de dinosaure. Nous nous propulsons dans la cité des dingues. Au Bureau d’enregistrement des loyers, nous découvrons un Dan Sobiesky, un Steve Farquart, un Bob Liddell, tous anciens terroristes connus du F.B.I., ainsi qu’une Stefania Zeeger. Craig obtient du district attorney fédéral un mandat d’entrée et de perquisition valable, en raison de l’urgence, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et nous intervenons. Vous connaissez la suite. Ce suicide collectif, vraiment j’en ai encore les tripes nouées !
  
  - Pourquoi ce suicide collectif ? objecta Coplan. Pour des pacemakers ? A mon avis, ça n’a pas de sens !
  
  - Un seul s’est suicidé, rectifia Stangritt en bougeant sur sa chaise. Souvenez-vous. Et c’était Dan Sobiesky. En fait, il a « suicidé » les trois autres. A mon avis, il se refusait à affronter la défaite et, partant, l’anéantissement de ses rêves et les années de prison qui suivraient.
  
  L’infirmière entra, Stangritt se leva poliment, et elle introduisit l’extrémité du thermomètre dans la bouche de Coplan. Celui-ci, malgré la douleur qui lui taraudait le crâne, expertisa avec son goût coutumier la rondeur des hanches et le joli minois.
  
  - Pas de fièvre, déclara-t-elle quelques instant plus tard avant de s’esquiver.
  
  Stangritt lui décocha une œillade assassine.
  
  - Ce n’est pas dans la bouche que se loge la fièvre des Français, dauba-t-il, grivois.
  
  - Il est français ? s’émerveilla l’infirmière.
  
  La porte se referma et le capitaine se rassit.
  
  - Belle fille, apprécia-t-il avec gourmandise. Bon, on reprend ? Les pacemakers, c’est ça qui vous intrigue, hein, Francis ? Remarquez, je ne vous blâme pas. Très bien, voilà le topo. Un stimulateur cardiaque contient 1.5 gramme de plutonium. Considérant que la fabrication d’une bombe atomique requiert cinq kilos de plutonium, calculez vous-même. Avec le plutonium que détiennent 3334 pacemakers, il vous est loisible de confectionner une bombe atomique, à condition, bien entendu, que vous disposiez des techniciens qualifiés, ce dont, probablement, ne manquaient pas Dan et son équipe, sinon ils ne se seraient pas attaqués à un tel projet (Authentique. A l’heure actuelle, le F.B.I. s’inquiète de vols de pacemakers dans des hôpitaux ou sur des porteurs à la suite d’agressions. Les mobiles guidant les auteurs n'ont pas été élucidés) ! Rendez-vous compte, vous avez découvert un stock qui permet de réaliser à soixante pour cent une bombe atomique ! Encore un petit effort, peut-être deux ans, et nos terroristes concrétisaient leur complot criminel ! Dieu seul sait quelle cible ils auraient choisie ! La Maison-Blanche à Washington ? Les gratte-ciel de New York ? Le centre de fusées spatiales en Floride ! La flotte du Pacifique pour un second Pearl Harbor ?
  
  Coplan était médusé. L’entreprise paraissait insensée mais, en y réfléchissant bien, dans la droite ligne de la logique dévoyée qui guidait les terroristes de tous poils.
  
  Stangritt laissait son imagination se débrider et envisageait les pires éventualités. Coplan l’interrompit :
  
  - Qui vous garantit que le stock que j’ai découvert est le seul qui existe ?
  
  Le capitaine maugréa :
  
  - Vous nous prenez pour des gourdes ? Bien sûr que Craig y a pensé ! Et moi aussi ! D’ailleurs, si Craig n’est pas venu vous voir plus tôt pour vous remercier, c’est parce qu’il est occupé à désosser le dinosaure et à essayer de dénicher une piste qui conduirait à d’autres stocks !
  
  Coplan se raidit. Bon sang, la carte géographique !
  
  - Au fait, reprit Stangritt d’un ton hypocrite, il veut vous poser des tas de questions, comment vous êtes remonté jusqu’à ce réseau de terroristes, quels ont été vos faits et gestes depuis que nous nous sommes séparés en Floride, ce genre de trucs, quoi ! Un policier comme vous n'en sera pas choqué.
  
  Le regard de Stangritt pesait lourdement sur le front de Coplan qui demeura impassible.
  
  - Qu’il vienne, grogna-t-il, je suis à la disposition de la Justice américaine.
  
  - Et Tony Lizzalda, vous l’avez retrouvé ?
  
  - Impossible de mettre la main sur lui. J’escomptais y parvenir par le biais de Stefania Zeeger.
  
  - Et l’attaché-case ? pressa le capitaine.
  
  - Le tunnel.
  
  - Et l’alibi de la jeune femme disparue dans la forêt de Fontainebleau ?
  
  Le ton se voulait franchement sarcastique.
  
  - Vous me fatiguez, Fred, reprocha Coplan. Mon crâne est en feu.
  
  - C’est une répétition, ricana le capitaine.
  
  - Une répétition ?
  
  - Oui, une répétition. Attendez de voir Craig. Avec lui, ce sera l’enfer ! Quand vous sortirez d’entre ses pattes, allez donc supplier un tailleur de vous recoudre les doublures ! Si j’en crois mon instinct, vous avez violé toutes les lois fédérales et celles de l’Etat de Californie, c’est pourquoi je suis certain que vous n’êtes pas un flic !
  
  - Vous me faites suer, Fred, répliqua Coplan, faussement geignard. Déguerpissez, j’éprouve une fichue envie de dormir !
  
  - Faites de beaux rêves, grinça Stangritt en se levant et en gagnant la porte.
  
  Il tournait le bouton lorsqu’il se ravisa.
  
  - Au fait, une bonne nouvelle pour vous. Le gouverneur a tenu sa promesse après avoir été réélu. Maryli Goldstyn est graciée.
  
  - Vous êtes un chic type, Fred, je vous aime bien, remercia Coplan qui haïssait l’idée que la jeune femme, malgré ses crimes, eût été dupée par lui sur une question aussi vitale que la chaise électrique.
  
  La porte se referma sur les talons de Stangritt.
  
  Coplan fronça les sourcils. Que détenait Craig contre lui ? La Mercury Monarch dans le parking du dinosaure ? Le véhicule était enregistré au nom de Tony Lizzalda ou de Stefania Zeeger. La mallette A.T.M. dans le coffre ? Elle était anonyme. Aucune indication de provenance. En outre, elle s’intégra it parfaitement dans la panoplie d’un terroriste. On penserait qu’elle appartenait à Stefania. La dague, le 6,35, le Ruger et tes télécommandes? Les terroristes avaient eu la bonne idée de l’en délester. Rien à craindre de ce côté-là. Le sac avec l’argent ? Les coupures de cent dollars, du moins celles qui n’avaient pas brûlé ? Elles s’étaient éparpillées sur les singes démantibulés. Dans ses poches ? Rien d’incriminatoire.
  
  Restait la carte géographique dans le dinosaure.
  
  Rapidemement, il se dégagea des draps, ôta le pyjama et enfila ses propres vêtements avec leurs relents de sueur et d’angoisse. Des tamtams africains rythmaient un tempo démentiel dans son crâne. Il vacillait un peu. Tant pis.
  
  Dans le couloir, il croisa l’infirmière.
  
  - Déjà sur pied ? admira-t-elle.
  
  - Les Français ont la fièvre dans les pieds, pas dans la bouche, badina-t-il.
  
  Elle demeura interdite, les deux mains crispées sur le rail du chariot. Gentiment, il frôla la blouse empesée.
  
  - Je vais faire un petit tour, je serai bientôt de retour, gardez-moi la chambre, pour rien au monde je ne voudrais manquer la prochaine prise de température.
  
  Il se garda bien de régler sa note, geste qui serait allé à l’encontre de ses intérêts. Après tout, raisonna-t-il, le F.B.I., qui lui devait beaucoup, pouvait supporter les frais des quelques heures qu’il avait passées à l’hôpital.
  
  Le soleil chauffait déjà agréablement. Un taxi déposait une femme enceinte devant les urgences. Coplan se jeta sur la banquette et se fit conduire au motel. Le taxi l’attendit. Vingt minutes plus tard, il débarquait devant l’aéroport minuscule de Monterey. Grâce à sa carte de crédit American Express, il loua les services d’un pilote privé qui accepta de l’emmener à Jacksonvilîe en Floride. Pendant que le plan de vol était communiqué à la F.A.A., l’Agence Fédérale d’Aviation Civile, il rendit longuement compte au Vieux par le biais du Teckel.
  
  - Quelle avance estimez-vous avoir sur Craig ? questionna le patron des services spéciaux français.
  
  - Une douzaine d’heures, calcula Coplan. Ma personne, pour le moment, n’est que secondaire à ses yeux. Il est trop occupé avec le dinosaure. En outre, il escompte que Stangritt me surveillera, mais Fred joue le jeu. En réalité, il m’a laissé seul à l’hôpital afin que je sois libre de mes mouvements.
  
  - On lui décernera la médaille du Mérite, prochaine promotion, promis. A titre civil, bien entendu. Au fait, n’abusez pas trop de votre carte de crédit car notre caisse est en baisse.
  
  L’avion était pourvu de toutes les commodités. Coplan se doucha, se rasa et changea de vêtements avant de se confectionner un copieux breakfast arrosé de nombreuses tasses de café. Son crâne était moins douloureux. Lorsqu’il eut terminé, il porta un plateau-repas au pilote qui passa sur pilotage automatique. C’était un vieux de la vieille qui avait combattu au Vietnam et qui était intarissable sur les aventures qu’il y avait vécues.
  
  A quinze heures vingt, Coplan débarquait sur l’aéroport de Jacksonville. Le voyage, compte tenu de l’escale technique à Shreveport, à mi-chemin, avait duré cinq heures mais, en raison du décalage horaire, la Floride se trouvait en avance de trois heures sur la Californie.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  - Ils sont combien ? questionna Coplan.
  
  - Trois hommes. Un Blanc et deux Noirs.
  
  - Pas de femmes ?
  
  L’Indien Seminole se méprit sur le sens de la question et lâcha un rire gras.
  
  - Peut-être qu’ils s’arrangent entre eux ? suggéra-t-il en plissant ses yeux bridés en une fente millimétrée.
  
  - Et ils vivent dans cette baraque sur pilotis tout le long de l’année ? poursuivit Coplan en rajoutant une coupure de cent dollars à celles qu’il avait déjà remises au guide afin qu’il accepte de l’emmener dans son embarcation jusqu’au cœur de l’immense région marécageuse d’Okefenokee dont une parcelle se cernait en rouge sur la carte découverte au fond de l’armoire abritant les pacemakers.
  
  - Oui, répondit l’autre, hilare. L’eau de pluie ne manque pas. Ils pêchent. En outre, ils sont aidés par des marginaux, des Indiens Seminoles. C’est une tradition dans notre peuple. Nous aidons les fugitifs.
  
  - Quel est ton nom ?
  
  - Akloucha. Et ça signifie chez vous Aube Radieuse, parce que je suis né au petit matin.
  
  - Et toi, Aube Radieuse, tu trahis les fugitifs ?
  
  - Moi j’ai besoin d’argent, Grand Banquier, et toi tu as de l’argent. En général, les Seminoles détestent l’argent mais moi je dois être un bâtard avec du sang espagnol ou yankee dans les veines.
  
  Akloucha n’était pas dépourvu d’humour, admit Coplan qui, sur l’embarcadère, avança jusqu’au bord de l’eau.
  
  - On y va, encouragea-t-il.
  
  - C’est vous le patron, Grand Banquier.
  
  Coplan s’installa à l’avant de l’embarcation légère. Autour de ses hanches était passée la large ceinture en toile imperméabilisée qui se gonflait de quelques éléments de la valise A.T.M. que, par précaution, il avait laissée dans la chambre du motel avant de gagner le lieu de rendez-vous avec Stefania dans Enchantment Lane. Cette prudence, aujourd’hui, se révélait payante. La chemise passée par-dessus le pantalon, dont le bas coincé dans les demi-bottes, dissimulait la ceinture et son renflement.
  
  Aube Radieuse lança le moteur qui commença par toussoter puis ronfla. L’amarre détachée, le canot se décolla du pilier de l’embarcadère.
  
  En majeure partie, la zone marécageuse d’Okefenokee se logeait dans l’État de Georgie, pour sa partie nord tandis que la partie sud appartenait à l’État de Floride. Elle couvrait environ quatre-vingts mille hectares d’eaux verdâtres, de végétation tropicale à l’humus en décomposition putride, d’îlots boueux, de bosquets de roseaux en circonvolutions traîtresses, d’entrelacs de lianes impénétrables à travers lesquelles les cyprès chauves foraient un puits pour planter leurs racines dans la tourbe du fond élastique.
  
  Bientôt, Akloucha s’enfonça dans l’étuve. Cette région inhospitalière se caractérisait, entre autres joyeusetés, par un taux élevé d’hygrométrie et une température de 60 degrés à l’ombre.
  
  Coplan se liquéfiait peu à peu. Des escadrilles de moustiques piquaient sur lui, lui rappelant les débris des forteresses volantes dans le hangar d’Enchantment Lane. Avaient-elles attaqué l’Allemagne avec une telle virulence.
  
  Aube Radieuse lui tendit un flacon d’huile parfumée.
  
  - Passez-vous ça sur le visage et les bras. La base, c’est le vétiver que les moustiques détestent.
  
  Le Seminole avait raison, découvrit Coplan avec ravissement. Le vétiver chassait les moustiques.
  
  Akloucha naviguait avec aisance à travers le dédale d’arroyos, de bras d’eau, entre les îlots boueux sur lesquels se dressaient, hiératiques, les hérons blancs, les flamants roses et les jabirus au plumage crème et saphir. L’étrave du canot fendait l’eau stagnante à travers les prairies de nénuphars vert émeraude flirtant avec d’étranges feuilles corail découpées en forme d’éventail. La coque éraflait les roseaux, là où s’enfuyaient les serpents, les batraciens, les tortues, les rats. Parfois, inexplicablement, le paysage changeait. Brutalement, surgissait un étang, piqueté d’iris et de jacinthes, et de sarracenias avec leurs feuilles enroulées en cornet afin de piéger les insectes. Après l’étang, la quille cabotait le long de sables mouvants, puis replongeait dans une mer des Sargasses sinuant entre les troncs cannelés des cyprès chauves, drapés d’une mousse espagnole qui tissait des toiles d’araignée pour composer un décor à la Frankenstein. Dans la brume poisseuse qui s’effilochait sur ce labyrinthe, se profilaient les silhouettes des renards argentés, des lynx et des ours bruns qui prospéraient allègrement dans la touffeur ambiante.
  
  Des éclairs de rubis, d’indigo, de jade, d’absinthe, de carmin, transperçaient le brouillard du sous-bois en des arabesques irréelles.
  
  Dans la trouée, le canot contournait d’autres îlots rocheux en forme de dolmen, couverts de mousse, sur lesquels se dressaient des cabanes au bois pourrissant. Alentours, flottaient les alligators aux écailles dorées et aux yeux faussement assoupis qui, hypocritement, s’essayaient à ressembler aux troncs d’arbres morts butant contre leur queue.
  
  Akloucha expliqua à Coplan qui suffoquait de chaleur que ces cabanes avaient été édifiées successivement, au cours des siècles, par les esclaves noirs fuyant les plantations de coton puis par les Seminoles expropriés de leurs terres par les colons venus de Virginie ou des deux Caroline, par les soldats sudistes vaincus mais refusant irréductiblement la loi du vainqueur et, enfin, plus près, durant les années soixante et soixante-dix, par les réfractaires au service militaire au Vietnam. Ces proscrits avaient reçu l’aide, jamais relâchée, des Indiens Seminoles.
  
  - La baraque qui abrite ceux que vous cherchez est bien plus vaste et confortable que celles que vous venez de voir, conclut Aube Radieuse.
  
  Coplan s’éventait avec le chapeau. Le col de sa chemise était ouvert mais cette précaution se révélait superflue. L’air était inexistant. L’étui en toile sous l'aisselle gauche se gorgeait de sueur à un tel point que Coplan se demanda si les cartouches du barillet équipant le second Ruger placé dans la gaine ne subissaient pas elles aussi l’effet du haut degré d’hygrométrie.
  
  En fait, il n’éprouvait qu’une confiance très limitée dans les bonnes intentions d’Akloucha mais, de sa position à la proue, face au Seminole, il lui était aisé d’épier les mouvements de son pilote. La cupidité était-elle réellement le moteur qui guidait l’Indien ?
  
  A cette question il ne pouvait répondre. Les événements futurs trancheraient.
  
  Le périple se poursuivit.
  
  - Nous approchons, renseigna Aube Radieuse après avoir dépassé une prairie de nénuphars infestée de serpents.
  
  Il coupa le moteur et s’empara des pagaies. Coplan se garda bien de l’aider car il tenait à avoir les mains libres. Une autre demi-heure s’écoula et, brusquement, l'arroyo fit un coude. Paresseusement, l’alligator livra le passage, comme le chauffeur routier agacé par l’impérieux klaxon de l’automobiliste impatient. Sur l’îlot rocheux en forme de dolmen se dressait une construction en bois large et trapue. Les pilotis du débarcadère creusaient leurs trous entre les iris et les jacinthes. Un canot à moteur hors-bord oscillait languidement sur sa quille en effleurant les écailles dorées d’un second alligator.
  
  Silencieusement, Akloucha vint se ranger contre le duc d’Albe et s’amarra en clignant un œil complice à l’intention de Coplan.
  
  - Vous êtes rendu, Grand Banquier, souffla-t-il.
  
  Méfiant, Coplan inspecta les alentours, puis se hissa sur le débarcadère. Tout en grimpant le long de l’échelle de lianes, il jetait de fréquents coups d’œil pardessus son épaule pour s’assurer de la neutralité du Seminole. L’affaire avait été conclue sur la base de cinquante-cinquante et le retour n’était pas réglé. Si la cupidité réellement motivait Akloucha, alors il respecterait ses engagements. Pour le moment, il semblait pris par ce sommeil fataliste typiquement indien.
  
  Coplan prit pied sur la plate-forme surplombant le débarcadère.
  
  Une bonne odeur de mouton grillé combattait efficacement les relents putrides de végétation ou décomposition.
  
  Le grand Noir tournait la broche du barbecue. Il n’entendit pas Coplan arriver. Ce dernier s’approcha à pas de loup. Une planche grinça. Le Noir se retourna brusquement en lâchant la broche. Du tranchant de la main, Coplan lui cisailla la pomme d’Adam et lui attrapa le bras pour le retenir et l’empêcher de basculer sur le barbecue. Doucement, il l’allongea sur le sol. Quelques notes jouées sur un harmonica de poche lui signalèrent la position d’un autre adversaire.
  
  Il dégaina le Ruger et avança, plié en deux. Un bruit dans son dos le propulsa sur le ventre. Par-dessus son épaule, il vit un héron blanc qui volait lourdement vers les cyprès chauves. Un instant, le bruissement des ailes avait couvert les millions de piaillements des oiseaux multicolores qui dialoguaient dans les branchages.
  
  Il rampa. L’harmonica trillait sur une valse viennoise qui résonnait avec incongruité dans cet environnement fort éloigné du Prater et des fastes de l’empire austro-hongrois.
  
  Coplan leva la tête et jeta un coup d’oeil à travers le grillage anti-moustiques. Les deux hommes étaient nus. Allongé sur le lit rudimentaire, la tête reposant sur un oreiller bariolé, le Noir virtuosait sur sa valse de Strauss, la mine épanouie, extasié, tandis que le blondinet aux fesses menues s’escrimait goulûment sur son sexe énorme, aussi raide qu’un gourdin en bois d'ébène.
  
  Voilà qui servait ses projets, se félicita Coplan, et plaçait ses cibles en position d’infériorité. Le nombre y était. Trois, avait dit le Seminole. Pas de femmes ? s’était enquis Coplan. Non, mais peut-être qu’ils s’arrangent entre eux ? avait répondu Akloucha. Son hypothèse se vérifiait.
  
  Coplan regarda autour de lui et avisa le tas de lianes avec lesquelles quelqu’un entreprenait de confectionner une échelle identique à celle qui lui avait permis de grimper sur la plate-forme. Il rampa derechef et les inspecta. Elles étaient coupées à la bonne dimension. Il s’empara de quelques-unes et retourna près du cuisinier dont il ligota les poignets et les chevilles avant de le bâillonner avec le bandana rouge qui ceignait le front bas et bombé sous les cheveux crépus.
  
  Puis il repartit, courbé en deux.
  
  La porte et son grillage anti-moustiques ne résistèrent pas à l’assaut de ses quatre-vingt-dix kilos.
  
  Le blondinet lâcha sa proie et son regard s’exorbita sur le Ruger.
  
  - Navré d’interrompre des ébats aussi prometteurs, glosa Coplan.
  
  L’harmonica chuta sur le plancher et le gourdin en bois d’ébène se dégonfla. Mais le Noir demeurait impassible.
  
  - Qu’est-ce que tu veux, mec ? Pourquoi ce flingue ? protesta-t-il.
  
  - On ne sait jamais, répliqua Coplan. Tout le monde se fait buter ces temps-ci. Dans la nuit d’avant-hier, c’étaient Dan, Steve, Bob et Stefania. Dans le dinosaure à Sollvag City. Deux jours avant, c’était Tony, troué de balles comme ses pans de carlingues au-dessus de Berlin. Je ne sais plus à qui me fier, il y a de la trahison dans l’air, alors j’avance, le flingue à la main, même avec ceux qui, a priori, sont dans le camp de mes amis.
  
  - Et qu’est-ce que tu veux ? s’enquit le blondinet.
  
  - L’attaché-case vendu cinquante mille dollars, répondit Coplan avec assurance. C’est moi qui suis chargé de le récupérer.
  
  - Chargé par qui ? relaya le Noir en repoussant l’adepte de la fellation.
  
  Coplan esquissa un sourire faussement confus.
  
  - Souviens-toi, c’est moi qui tiens le Ruger. Les questions, je les pose, pas toi.
  
  Il agita son revolver.
  
  - Toi, le blond, ne passe pas ta main sous le lit, il y a des moutons, et les moutons, c’est pour le barbecue.
  
  - Tu n’es pas américain, temporisa le Noir. Italien ? Brigades Rouges? Allemand? Fraction Armée Rouge ?
  
  - Il est français et il est flic, répondit une voix de femme dans le dos de Coplan.
  
  En même temps, le canon d’une arme s’enfonçait dans ses reins.
  
  - Lance ton Ruger sur le lit, commanda la voix, sinon je te scie en deux.
  
  La rage au cœur, Coplan s’exécuta. Son tort avait été de croire, sans vérifier, ce qu'affirmait Akloucha mais il était excusable. Le temps lui avait manqué à cause de Craig qui le talonnait. Avec la même avidité déployée sur le sexe de son compagnon, le blondinet se jeta sur le revolver et le braqua sur Coplan qui, l’espace d’un instant, tant la haine éclatait dans le regard, crut qu’il allait le tuer. Le Noir le désarma, se leva et percuta son poing dans l’estomac de Coplan qui se plia en deux, accusa le coup et reçut dans les reins une violente poussée qui l’expédia contre le mur. Il rebondit et se retourna.
  
  Elle ne portait pas son uniforme amidonné aux plis en fils de rasoir, aux manches ornées des trois chevrons et du demi-cercle indiquant son grade de sergent-chef. Son apparence n’était plus aussi propre, nette, astiquée, aseptisée, que dans l’hôpital de l’U.S. Marine Corps au camp J.H. Pendleton. Le short était sale, la chemise froissée, les sandales boueuses. Mais elle avait conservé le maintien rigide, le visage austère, la silhouette raide comme la hampe d’un drapeau, les yeux glacés, la lèvre pincée, le menton agressif. A la place de la casquette réglementaire, un bandana rouge, tout pareil à celui qui bâillonnait la bouche du cuisinier, ceignait le front et les cheveux blonds.
  
  Mais le plus important aux yeux de Coplan était le Colt 45 Commander que Dale Lizzalda tenait dans sa main droite.
  
  Elle l’invectiva grossièrement, ce qui lui permit de récupérer du coup qu’il avait reçu dans l’estomac.
  
  - Le grand crack français, ironisait-elle, ignorait que, tout au long de son parcours, il était bluffé, dupé, floué, mené en bateau non seulement par moi, mais aussi par Stefania et, finalement, il est tombé dans le panneau !
  
  - Ne pousse pas, tempéra le Noir qui, sa colère calmée, passait un short, imité par le blondinet. Il ne s’est pas si mal débrouillé que ça !
  
  - La preuve, il est ici ! renchérit le blondinet.
  
  - Toi, tais-toi ! assena Dale, méprisante. Va donc voir ce qui est arrivé à Doug !
  
  Le jeune éphèbe s’exécuta mais, vexé, en sortant, il décocha sa flèche de Parthe :
  
  - En tout cas, si tu l’avais mieux convaincu avec ton uniforme des Marines, il serait reparti se faire endoffer par la tour Eiffel !
  
  Le Noir ramassa l'harmonica.
  
  - Qu’est-ce qu’on en fait ? s’enquit-il en désignant Coplan d’un coup de menton et en brandissant le Ruger.
  
  - J’aimerais voir ce salaud de flic français se démener avec les alligators, cracha-t-elle, hargneuse.
  
  - On le balance à la flotte ?
  
  - Sûr.
  
  Un vide se creusa dans l’estomac de Coplan. Les alligators ? Vraiment, il était mal parti ! En l’instant présent, les crocodiles étaient plus éloignés de lui qu’une balle de Colt ou de Ruger. Il évalua sa position. Pris entre deux feux, il lui était impossible, là, de se jeter sur l’un ou l’autre de ses ennemis pour courir sa chance. Mieux valait attendre l’air libre.
  
  Dale Lizzalda reculait, libérait le passage. Le Noir braqua le Ruger et invita :
  
  - Sors.
  
  Coplan se mit en marche en guettant une faille éventuelle dans le dispositif adverse. Il n’en décela aucune.
  
  Sur la plate-forme, le blondinet avait délivré et ranimé le cuisinier dont les lèvres se retroussaient sur un rictus meurtrier.
  
  - Avance jusqu’au bord, commanda Dale. Quand je te le dirai, tu plongeras dans l’eau. Une chance sur un million que tu en réchappes, avec les alligators, mais je te l’accorde. Au départ, dans cette société pourrie capitaliste, je n’avais pas une chance sur un milliard de m’en tirer avec un univers bourré de flics aux ordres de nos oppresseurs. Tu vois donc que je suis généreuse !
  
  - Arrête tes discours idéologiques et passe aux actes, s’impatienta le Noir.
  
  - Les femmes éprouvent toujours des faiblesses sentimentales, se moqua le blondinet qui s’approchait en compagnie du cuisinier aux poings noueux et serrés de fureur.
  
  - Moi, des faiblesses sentimentales ? se récria Dale, empourprée de colère et en tournant la tête vers l’éphèbe.
  
  Coplan sauta sur l’occasion. Sur sa droite, il plongea vers la poignée de la broche sur laquelle se carbonisait le ventre du mouton, s’en empara, souleva les trente kilos et, s’en servant comme bouclier, se jeta sur Dale et le Noir, après avoir, d’un violent coup de pied, fait basculer le barbecue et ses braises.
  
  Les balles du Colt et du Ruger déchiquetèrent la chair grésillante.
  
  Comme celle du futur bélier qu’il avait été avant d’être châtré, la tête du mouton percuta la poitrine du Noir qui, sous la violence du choc, sous le poids des trente kilos appuyés par les quatre-vingt-dix de Coplan, partit en arrière, trébucha contre le pied de la table sur laquelle on avait envisagé de découper la bête, ses reins s’aplatirent sur l’arête de la rambarde, hésitèrent et choisirent de culbuter dans l’eau là où bâillaient les alligators.
  
  Les balles qu’il expédia vers le ciel ne firent qu’effrayer le vol paisible d’un jabirus au plumage crème et saphir.
  
  Celles pompées par Dale réduisirent en charpie les gigots du mouton, ce qui libéra la pointe de la broche dont Coplan se servit pour trouer le bras du sergent-chef de l’U.S. Marine Corps. Sous l'effet de la douleur, Dale lâcha le Colt, que Coplan s’empressa de shooter par-dessus la rambarde, et son hurlement se mêla à celui du blondinet dont les jambes avaient reçu des braises. Son short, d’ailleurs, déjà s’enflammait.
  
  Mais Dale s’était ressaisie malgré la souffrance. Il convenait de ne pas oublier qu’elle avait subi l’entraînement Spartiate des Marines. Sur la table, elle rafla le long couteau à la lame large, à la pointe effilée, destiné à trancher la chair du mouton après cuisson et le brandit par-dessus son épaule pour le lancer dans la gorge de Coplan qui s’apprêta à esquiver et à porter un second coup avec la broche mais sa manœuvre fut déjouée par le blondinet. Éperdu de terreur, et de douleur, celui-ci se débattait au milieu des braises, et, dans un mouvement désespéré, aidé par une chance insensée, il expédia une ruade imprévisible dans le torse de Coplan.
  
  Dans le même temps, le cuisinier fonçait à l’assaut.
  
  La chemise de Coplan s’enflamma et le couteau, au poids et à la trajectoire soigneusement soupesés par Dale, s’apprêta à lui sectionner la carotide.
  
  Akloucha se matérialisa sur le bord de la plates-formes. Sa main ramassa une des lianes, s’en servit comme d’un lasso, la projeta et crocheta la cheville de Dale qui, déséquilibrée, roula sur les braises.
  
  « Allons, se dit, Coplan, le Seminole est bien guidé par la cupidité et n’a pas versé dans la trahison. »
  
  Il n’eut pas le temps d’épiloguer. Le cuisinier bondit, écarta la pointe de la broche, sauta au cou de Coplan et lui agrippa la gorge. Mais il avait imprimé à son élan une telle force que, sans l’avoir calculé, il entraîna Coplan par-dessus la rambarde.
  
  « Cette fois, grimaça Coplan, Akloucha ne m’est plus d’aucun secours. »
  
  Les alligators s’étaient rués sur leur première proie et s’en disputaient les lambeaux. En un sens, ce festin accorda à Coplan quelques instants de répit. D’une manchette, il se débarrassa de son adversaire et nagea jusqu’au tronc bulbeux d’un cyprès chauve qui, solitaire, cerné par l’eau, s’égayait avec les rats proliférant autour de son écorce.
  
  Les alligators refluèrent vers lui et vers le cuisinier qui tentait de regagner le débarcadère.
  
  Il n’y parvint pas, hurla de terreur, et l’eau se teinta de rouge.
  
  Coplan se hissa sur l’assise visqueuse. Son plongeon avait éteint les flammes qui grignotaient sa chemise. Il la déboutonna et dégagea la ceinture en toile imperméabilisée qui contenait le matériel A.T.M. qu’il avait sauvé.
  
  Le premier crocodile ouvrait sa gueule béante en direction de ses pieds qui traînaient dans l’arroyo. Coplan dégoupilla la grenade et l’expédia dans sa gorge. Il fit de même avec le second alligator. Et le troisième.
  
  Les écailles dorées, les quignons de chair, se dispersèrent dans l’air moite, s’accrochèrent à la mousse espagnole et aux branches poisseuses, shampoingnèrent les iris, les jacinthes, les sarracenias, les tortues, les serpents et les rats.
  
  Et aussi Coplan qui rêva d’une bonne douche.
  
  Les autres alligators fuyaient. Leur vieil instinct se réveillait. Ils avaient gagné les deux premières batailles. La victoire totale leur échappait. L’homme blanc, là, sur son trône visqueux, était plus fort qu’eux. Un autre jour, ils auraient leur revanche.
  
  Pas aujourd’hui.
  
  Coplan ne s’y fia pas pour autant. De la ceinture en toile il sortit le 6,35 et attendit patiemment. Akloucha ne tarda pas à se manifester. Sa bouche arborait un sourire énigmatique et il stoppa son canot à quelques mètres.
  
  - Grand Banquier, lança-t-il, on fait quitte ou double ?
  
  - Quitte ou double ? s’étrangla Coplan.
  
  - Le petit coup de main vaut bien un petit supplément. Deux fois le prix du voyage aller et retour, c’est correct, non ?
  
  - C’est correct, capitula Coplan en éclatant de rire. Que deviennent la femme et le bond ?
  
  Le Seminole leva le manche de sa pagaie.
  
  - Assommés avec ça et ligotés. J’ai éteint les braises avec le tuyau d’arrosage branché sur la pompe à main. A mon avis, Grand Banquier, vous devriez essayer ce tuyau d’arrosage, vous êtes tout dégueulasse ! Vous avez même un steak de crocodile accroché à votre chemise !
  
  - D’accord, consentit Coplan, allons-voir ce tuyau d’arrosage.
  
  - Eh, pas si vite, Grand Banquier, protesta l’Indien. De votre ceinture en toile, je vois une liasse de billets de banque qui dépasse. Pourquoi ne pas me régler, déjà, une petite avance, comme ça, pour faire plaisir à un ami qui sait lancer le lasso ?
  
  Coplan haussa les épaules, s’exécuta.
  
  Alors, seulement, Akloucha approcha son canot du cyprès chauve.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Les Noirs dévorés par les alligators n’avaient plus besoin de leurs vêtements. Aussi Coplan avait-il emprunté à l’un d’eux une chemise et un pantalon de jean, un slip, des chaussettes et des demi-boots, après s’être assuré de leur scrupuleux état de propreté.
  
  Sur la plate-forme, Dale Lizzalda et le blondinet, convenablement ligotés et bâillonnés, gémissaient à cause des brûlures qui martyrisaient leur peau.
  
  Akloucha, accroupi à la turque, fumait son calumet, c’est-à-dire une mauvaise pipe bourrée de mauvais tabac.
  
  Le cœur battant, Coplan entreprit de fouiller les lieux. Dans la chambre qui, selon toute vraisemblance, était celle que se réservait Dale Lizzalda, il comprit pourquoi cette dernière s’était engagée dans les Marines.
  
  Des vols de stimulateurs cardiaques au cours des cinq dernières années... avait précisé Stangritt.
  
  Ce qui concordait approximativement avec l’époque de son enrôlement dans le corps d’élite de l’Armée américaine, si on estimait qu’il lui avait bien fallu attendre ce délai pour grimper les échelons de la hiérarchie et atteindre le grade de sergent-chef.
  
  Les comploteurs avaient planifié de longue date leur manœuvre, ce qui supposait de leur part une patience de fourmi.
  
  En tout cas, le jeu en avait valu la chandelle et la sœur de Tony n’avait pas perdu son temps avant de déserter. La pile de boîtes contenant les pacemakers en témoignait. Plus de trois cents. Marquées du sceau Hôpital de l’U.S. Marine Corps. Camp J.H. Pendleton, Californie. Des stimulateurs probablement destinés aux vétérans de la guerre du Vietnam, dont l’état cardiaque s’était aggravé au fil des années, consécutivement aux angoisses des nuits cauchemardesques, peuplées de visions terrifiantes de villages incendiés au napalm, de femmes, de vieillards et d’enfants transformés en torches, de camarades de combat hachés menu par les rafales de Kalashnikov. Le cœur battait la chamade au réveil, une longue rasade de William Lawson’s le revivifiait, mais les artères s’engorgeaient, le muscle cardiaque, peu à peu, se fatiguait à l’excès, faiblissait.
  
  L’U.S. Marine Corps avait veillé à ce que ses anciens combattants bénéficient d’un sursis. Dale Lizzalda avait tissé sa toile, attendant le moment propice, celui où le stock de l’hôpital serait à son maximum. Mais les visites répétées de Coplan l’avaient alertée. En outre, la fin tragique de sa belle-sœur et de son équipe avait précipité les événements. En hâte, elle avait déserté en emportant ce qu’elle avait sous la main.
  
  L’attaché-case était rangé derrière le bahut en bois grossier.
  
  Coplan l’ouvrit, inspecta le contenu, en prit connaissance et resta bouche bée, en même temps qu’il sut avoir atteint le bout du chemin, avoir rempli sa mission. Le Vieux serait content. Entre ses doigts, il tenait la marchandise que Naja avait voulu vendre à Livitko.
  
  Le complot était aussi stupéfiant que celui construit autour des pacemakers, à la différence que celui-là concernait la France.
  
  Nom de code : Plan Rodrigo.
  
  Le schéma était ahurissant et avait commencé trente mois auparavant. Décidément, admira Coplan, les conspirateurs, que ce soit dans le domaine des stimulateurs cardiaques ou à l’intérieur du Plan Rodrigo, plaçaient ces temps-ci leurs starting-blocks loin du poteau d’arrivée.
  
  En réalité, deux complots se superposaient et c’était le second que Naja avait vendu à Livitko qui, bien naturellement, puisque le K.G.B. en sous-main fournissait son appui, avait connaissance du premier.
  
  Celui-ci visait à introduire en Corse, clandestinement, des terroristes de tous poils et de toutes origines. La Libye, cherchant à se venger de la France à la suite des échecs cinglants subis au cours de sa politique expansionniste en Afrique, assurait le financement et servait de paravent à l’Union soviétique qui, par ce biais, poursuivait son travail de sape en Occident.
  
  Dans l’île de Beauté, les truands cachaient les dynamiteros ainsi que les dépôts d’armes, d’explosifs et de munitions.
  
  Au stade suivant était prévue une insurrection générale fomentée par les autonomistes et les nationalistes corses, appuyés par les terroristes et les M.I.S.M.O. Attentats, attaques de casernes de gendarmerie, de C.R.S., de l’Armée, se déclenchaient. La population civile non aborigène, Métropolitains, Maghrébins, pieds-noirs, ainsi que les Corses patriotes étaient décimés afin de provoquer un exode massif en dehors du territoire.
  
  Le gouvernement français, escomptait-on, était coincé. L’intervention militaire conduirait fatalement à un affrontement au cours duquel le sang corse coulerait et la sympathie de la fraction neutre de la population locale basculerait du côté des insurgés.
  
  Par conséquent, concluaient les comploteurs, l’Élysée et Matignon traiteraient afin de ménager l’avenir et d’éviter le cycle infernal répression-guerre civile. Les étapes ultérieures étaient programmées, accession à l'autonomie puis à l’indépendance. La Libye et l'O.N.U. reconnaissaient immédiatement le nouvel État. La première accordait une aide financière et, en échange, obtenait la concession de bases navales et aériennes sur lesquelles venaient s’entraîner les Soviétiques. La population non autochtone et les Corses patriotes émigraient massivement. Le gouvernement en place voyait cet exil d’un bon œil. L’Italie, inquiète, se concertait avec les États-Unis mais la Libye la rassurait. Ce n’était pas elle qui était visée.
  
  Là s’achevait le premier complot dont Livitko connaissait les tenants et les aboutissants.
  
  La subtilité imprégnait le second complot. Les truands corses, faussement complices en apparence des entreprises libyennes, servaient en réalité les desseins de la Mafia sicilienne. L’indépendance une fois acquise, et main dans la main avec les mafiosi importés clandestinement, ils attendaient que les terroristes eussent regagné leurs bases étrangères et éliminaient physiquement les idéologues au pouvoir avant de s’asseoir dans leurs fauteuils. La Mafia jubilait. Pour la première fois dans son Histoire, elle soumettait un État à sa loi, même si cet État, par ses proportions géographiques, tenait peu de place sur la mappemonde.
  
  Ses ambassadeurs pansaient les plaies de la France, clignaient de l’œil en direction de l’Italie et des États-Unis. Nous vous avons sauvés ! clamaient-ils. Avec nous, pas d’idéologie, pas de terrorisme, pas de Libye, pas d’Union soviétique, pas de bases navales ou aériennes qui menacent votre territoire ! Nous haïssons la guerre, elle est néfaste aux bonnes affaires ! Nous allons construire sur l’île un Las Vegas pour l’Europe, le centre mondial du jeu, le Disneyland du baccara, de la roulette et du poker ! Pas besoin de votre aide, nous nous autofinancerons ! Et les emplois, vous allez voir, nous allons en créer ! D’abord, tout gosse, à l’école, apprendra à être croupier !
  
  La Libye, l’Union soviétique et la principauté de Monaco se voyaient grugées, évidemment, dans ce plan.
  
  Coplan resta un long moment médusé. L’imagination délirante des criminels avait un aspect diabolique.
  
  Puis il se secoua. L’affaire avait débuté trente mois auparavant. Elle n’était pas loin de son terme. Du moins, en ce qui concernait le premier complot. Il convenait de faire vite. D’abord, alerter le Vieux, et ensuite Stangritt afin qu’il s’empare de Dale, du blondinet et du stock de pacemakers. Le capitaine jubilerait parce qu’il évoluait dans sa juridiction, en Floride.
  
  Probablement le gouverneur lui décernerait-il la médaille du Mérite comme, plus tard, le ferait le Vieux.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d'imprimer en novembre 1987 sur les presses de l'Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
 Ваша оценка:

Связаться с программистом сайта.

Новые книги авторов СИ, вышедшие из печати:
О.Болдырева "Крадуш. Чужие души" М.Николаев "Вторжение на Землю"

Как попасть в этoт список
Сайт - "Художники" .. || .. Доска об'явлений "Книги"