Distinguant soudain dans la foule la puissante silhouette de Francis Coplan qui approchait à longues enjambées, le commissaire Tourain, de la D.S.T., ouvrit déjà la portière de la voiture. Près du chauffeur, à l’avant, la radio crépitait, diffusant de vagues bruits de voix sur un fond de parasites.
- Enfin, vous voilà, dit Tourain lorsque Coplan s’installa sur la banquette. Ce n’est pas trop tôt.
- Qu’est-ce qui cloche ? s’enquit l’arrivant, curieux, en fixant le commissaire, habituellement plus placide.
- Une seconde ! Bertrand, demandez où se trouve le type en ce moment.
Le chauffeur saisit le micro, lança son indicatif et posa la question. Un premier correspondant se fit entendre :
- Il traverse la place de la Trinité, côté Châteaudun.
Un autre enchaîna :
- Je l’ai dans le collimateur. Je me tiens près de la grande papeterie.
- Filez-lui le train à pied s’il prend le sens interdit de la Chaussée-d’Antin, prescrivit le commissaire. Vous, Blomet, allez vous poster à l’angle Saint-Lazare Mogador.
- Compris.
Ensuite, au chauffeur en lui restituant le micro :
- Cap sur la Trinité, plein tube.
Tourain se redressa, s’appuya au dossier du siège, sa face bourrue tournée vers Coplan. Il expliqua :
- Je crois que nous avons repéré une de vos anciennes connaissances. George Sanders... Vous vous souvenez ?
Coplan sourcilla.
- Le type pour lequel je vous avais demandé des papiers provisoires, il y a quatre ans ?
- Précisément. Vous ne m’aviez pas caché qu’il s’agissait d’un agent soviétique désirant regagner Moscou.
- Exact. Nous avions échoué ensemble sur une plage du Pas-de-Calais, venant de Grande-Bretagne. Je lui devais bien ça.
La Peugeot du Service roulait vers la place Clichy, par le boulevard des Batignolles.
Tourain reprit :
- Je voulais vous voir avant de prendre une décision. D’abord, j’aimerais que vous identifiez le client à coup sûr.
Songeur, Coplan marmonna :
- Lui, à Paris ? Depuis quand ?
- Ce n’est pas vieux. Il est arrivé hier à Orly.
- Avec un passeport anglais au nom de George Sanders ?
- Oui.
Une voix sortit du haut-parleur :
- Le type a bifurqué dans la rue de la Chaussée-d’Antin. Il marche sur le trottoir de droite, direction Haussmann. Jamard nous relaye.
Le conducteur présenta le micro à Tourain, qui répondit :
- D’accord. Blomet, descendez lentement la rue Mogador jusqu’au coin de Provence. Je descends par Amsterdam.
A Coplan, un ton plus bas :
- Voilà le problème : sachant que vous aviez couvert ce gars-là, que me conseillez-vous ? Le garder sous surveillance pendant son séjour dans le pays ou l’expulser sans autre forme de procès ? Ceci vaudrait peut-être mieux pour lui, non ?
Coplan se malaxa le menton.
- Ça reste à voir, émit-il. Si vous le flanquez dehors, cela prouvera à ses chefs qu’il est grillé en France, et ce sera un coup dur pour lui. Pour nous aussi, peut-être. Enfin, de toute manière, vous avez bien fait de me prévenir, Tourain. Je vous en sais gré.
Le commissaire grommela :
- Ne vous figurez pas que c’est pour vos beaux yeux... J’ai trop de boulot sur les bras pour attacher toute une équipe aux moindres pas d’un suspect. A votre avis, le jeu vaut-il la chandelle, oui ou non ?
Coplan hocha la tête.
- Il m’est impossible de vous répondre d’emblée. Ce type est dangereux, pas de doute. Mais peut-être n'est-il à Paris qu’en transit. Son secteur, c’est la Grande-Bretagne. Et s’il a une courte mission en France, il est très capable de vous filer entre les doigts : il n’a pas son pareil pour déjouer une filature.
- Alors quoi ? grogna Tourain. Me voilà bien avancé !
La radio annonça :
- Le quidam a dépassé la rue de Provence. Il continue vers les Galeries Lafayette.
La voiture du commissaire était parvenue le long de la gare Saint-Lazare. Tourain dit à l’inspecteur Bertrand :
- Traversez le carrefour et stoppez de l’autre côté.
Il extirpa de sa poche un paquet de Gitanes papier maïs, offrit une cigarette à Coplan, qui fit un signe négatif. Ce dernier se remémorait son odyssée dans la mer du Nord, avec Sanders.
Il prononça :
- Si ce type est réellement celui que nous supposons, il y a une autre partie à jouer, Tourain. Je vous en reparlerai dans quelques minutes.
Une légère effervescence s’emparait de lui. La présence de l’agent russe sur le sol parisien l’intriguait, car Sanders devait avoir été conscient qu’il prenait un risque.
D’autres informations provenant des policiers chargés de la filature se succédèrent. Sanders, longeant les vitrines du grand magasin, franchissait à présent un passage clouté du boulevard Haussmann.
- Bertrand, prenez la rue Auber, intima le commissaire. Arrêtez au coin de la rue des Mathurins. Le bonhomme doit forcément choisir entre celle-là et la rue Scribe. Il va se porter à notre rencontre.
- Comment est-il habillé ? s’enquit Francis.
- Il est tête nue, vêtu d’une gabardine bleu foncé et trimbale une serviette, le renseigna Tourain.
La Peugeot se faufila dans la marée de véhicules libérés par le feu vert. A peine s’était-elle immobilisée à l’endroit fixé qu’un nouveau message signala :
- J’ai la nette impression qu’il va descendre dans la station du métro régional... Il oblique sur la droite.
Pressant, Tourain dit à Coplan :
- Tâchez de l’apercevoir. Si c’est bien lui, revenez me le confirmer.
- Non. Je ne reviendrai que si ce n’est pas lui. Êtes-vous d’accord pour me laisser agir à ma guise pendant quelques heures ?
- Je ne vois pas comment vous en empêcher ! Mais vous serez tenus à l’œil, tous les deux, je vous préviens !
- Salut. Je vous rappellerai plus tard.
Coplan claqua la portière et s’en fut d’un pas rapide vers l’autre extrémité de la rue des Mathurins. Bientôt, à une cinquantaine de mètres, il discerna un particulier en imper bleu marine qui virait effectivement dans l’entrée de la station de métro. Coplan piqua un sprint, l’atteignit avec quelques secondes de retard, mais freina dès qu’il vit l’inconnu devant une des machines distributrices de billets.
Sans le perdre de vue, il préleva de la monnaie dans sa poche, observa les mouvements de son gibier. Lorsque celui-ci se fut engagé sur la rampe descendante de l’escalator, Coplan repoussa le battant de la porte vitrée et s’élança.
Un autre usager, non moins pressé que lui, courut vers l’escalier sans se munir d’un billet. Un collègue de la D.S.T., naturellement.
A sa suite, Coplan déboucha sur le quai. Au premier coup d’œil, il localisa l’agent soviétique, effacé, sagement assis sur un des sièges de la rangée, sa serviette posée sur ses genoux.
C’était Sanders, indubitablement. Le manque d’expression de son visage terne, ses oreilles allongées, la coupe désuète de ses cheveux poivre et sel, tout rappelait l’individu bizarre que Coplan avait connu dans le passé.
Francis s’approcha de lui, se laissa tomber sur le siège voisin en articulant à mi-voix :
- Salut, George. Comment va ?
L’interpellé, perplexe, le dévisagea tranquillement. Dit en anglais :
- Vous devez faire erreur.
- Non, George. Pas à moi... Nous avons tant de souvenirs communs !
Si Sanders avait ressenti un coup de massue, il n’en laissait rien paraître, ou presque.
- Pas de chance, murmura-t-il, renonçant à faire l’imbécile. Ceci n’est pas un hasard, je présume ?
- Non, dit Francis. On vous a repéré à Orly. Vous étiez fiché.
Sanders lâcha un soupir.
- Alors c’est cuit, conclut-il, amer. Je ne pensais pas que vous m'aviez fait ce coup-là.
- Sans blague, George. Êtes-vous certain de m’avoir oublié dans votre rapport à Moscou ?
Après un court silence, Sanders dédia un regard fataliste à Francis en prononçant :
- Je vais donc devoir vous suivre...
- Aucun doute à cet égard. Vous êtes ficelé.
Une rame de métro pénétrait à vive allure dans la station. Coplan se leva, indiqua du menton un wagon de première classe à peu près désert.
L’agent obtempéra, et ils s’installèrent face à face dans la voiture. Les portes se refermèrent avec un sifflement, le train démarra en souplesse.
Sanders, se penchant en avant, confia :
- Je suis arrivé hier de Bucarest. Vous ne pouvez avoir aucune charge contre moi.
- Nous n’en avons pas, reconnut Coplan. Mais nous aimerions savoir pourquoi vous êtes à Paris. Faites-nous gagner du temps.
La bonhomie affichée par Coplan ne leurra pas l’agent russe. Il était salement coincé. Même s’il n’était retenu que pendant quelques jours par le contre-espionnage français, sa carrière était terminée. Sans compter la sanction qu’on lui réserverait à Moscou.
Coplan, qui regardait constamment son vis-à-vis, se représentait sans peine l’accablement qu’il devait éprouver.
- Vous allez venir prendre un verre chez moi, déclara-t-il. C’est le moins que je puisse faire ; j’ai une dette envers vous.
Sanders eut une mimique de dérision, haussa les épaules.
- Trop aimable... Ne vous croyez pas obligé.
- J’ai une autre raison.
Le convoi freinait énergiquement en sortant du tunnel à la station Étoile.
- Venez, dit Francis. Nous devons changer.
Il s’effaça pour laisser sortir Sanders le premier, lui emboîta le pas. Le gars de la D.S.T. s’amenait, l’air innocent, persuadé que le suspect venait d’avoir un contact et se demandant si les deux hommes allaient se séparer dans la foule.
- A gauche, indiqua Francis à l’oreille de Sanders.
Mais ce dernier bondit soudain dans une autre voiture de la rame alors que le chuintement de l’air comprimé annonçait la fermeture des portes. Coplan, mû par un ressort, se précipita juste à temps pour être pris entre les bourrelets de caoutchouc des deux parties coulissantes, dut forcer pour s’introduire dans le wagon. De mauvais poil, il rejoignit Sanders, dont le teint avait blêmi.
Alors que le train repartait, abandonnant sur le quai l’inspecteur qui n’avait pu réagir à temps, Francis maugréa discrètement :
- Si je dois vous passer les bracelets, je vous emmène tout droit en cabane. Vous manquez de sang-froid, George.
Son prisonnier se passa la langue sur les lèvres.
- Okay, soupira-t-il. Ç’a été plus fort que moi. C’était ma dernière chance.
Les autres voyageurs ne s’étaient pas rendu compte.
- Ne soyez pas idiot, murmura Coplan. J’ai cru ça cent fois, notamment le jour où vous m’avez tiré du pétrin. Mais si vous tentez de recommencer, ce sera la dernière, je vous le garantis.
- Bon... Parole, opina Sanders, confus, réalisant qu’il avait plutôt aggravé la situation.
Ils descendirent à la prochaine station, refirent le trajet en sens inverse, changèrent encore, remontèrent enfin en surface à la station Bourse. Il pleuvait dru.
Tout en cinglant vers la rue Vivienne, Coplan renoua enfin le dialogue :
- Apprêtez-vous à voir un appartement de célibataire. Je n’attendais personne aujourd’hui.
- Vous m’emmenez réellement chez vous ?
- Mais oui. Nulle part ailleurs nous ne serions plus à l’aise pour parler.
Un peu plus tard, ils s’engouffrèrent sous un porche, gravirent des escaliers. Coplan ouvrit le Yale, repoussa le battant.
- Entrez et débarrassez-vous, invita-t-il.
Il ôta lui-même son imperméable dégoulinant, l’accrocha au portemanteau de l’entrée, puis il précéda son hôte dans la salle de séjour en demandant :
- Qu’est-ce que je vous offre ? Scotch, bourbon, vodka ?
- Scotch.
Le complet-veston démodé, fripé, convenait admirablement au rôle d’employé besogneux que voulait camper Sanders. Mais il y avait un singulier contraste entre son apparence insignifiante et sa manière de s’exprimer quand il laissait tomber son masque. Le personnage qui apparaissait alors avait une tout autre envergure.
- En somme, que me voulez-vous ? s’enquit-il avant de s’asseoir sur le canapé. Songeriez-vous à me retourner ?
- Eh bien, franchement, j’y songe, dévoila Coplan. C’est vrai, nous n’avons pas de charges contre vous actuellement, mais je pourrais ramener sur le tapis cette regrettable affaire Evans (Voir Complot pour demain). Voici votre scotch. De la glace ?
- Non, merci, fit Sanders, le front ridé. Ai-je besoin de vous rappeler que manipuler quelqu'un est une arme à double tranchant. Je peux accepter n’importe quoi, mais que se passera-t-il ensuite ?
Voilà toute la question, admit Francis avec un sourire ambigu. Je n’aurai pas le mauvais goût de vous proposer de trahir pour de l’argent, nous serions perdants d’avance. Mais voyons les choses froidement : ou bien cette nuit vous dormirez dans une cellule, ou bien nous découvrirons ensemble une formule qui vous évitera d'être incarcéré. Cigarette ?
Sanders accepta, alluma la Gitane au briquet tendu. Francis reprit :
Je sais. Vous garderez obstinément bouche cousue malgré toutes les pressions. Finalement, faute d’une inculpation précise, on sera contraint de vous relâcher. Et ensuite ?
Ces propos recoupaient exactement les réflexions que Sanders s’était déjà faites.
- Oui, admit-il, sombre. Au mieux, je serai sacqué du Service. Au pire, on m’enverra me recycler en Sibérie. Mais travailler pour vous m’entraînerait encore plus loin.
- J’essaie de limiter la casse pour vous, tout bonnement. Je ne peux d’ailleurs rien vous promettre. Nous pourrions trouver une solution plus... nuancée. Vous voyez ce que je veux dire ?
Sanders passa son index entre son cou et son col de chemise. Sa peau était moite.