J'étais en train de travailler - cela va de soi... - quand un coup de sonnette impérieux et prolongé me fit tressaillir malgré moi. Il y avait quelque chose de menaçant dans cette façon assez autoritaire de réclamer l’accès de ma maison. J’en perdis le fil de mes idées et m'arrêtai de taper à la machine. Cependant, ma dignité m’empêcha d’aller voir, par la fenêtre, qui était ce visiteur intempestif.
L’oreille tendue, je perçus le grincement familier du portillon, un bref échange de paroles, puis des pas escaladant le perron. La porte de l'antichambre se referma et celle de mon bureau s’ouvrit. Ma femme, après avoir pénétré dans mon repaire, m’annonça d’une voix confidentielle :
- Un monsieur désire te voir,,. Il ne m’a pas dit pourquoi.
- Qui est-ce ? grognai-je, fâché d’être dérangé mais aussi vaguement inquiet.
Mon épouse eut une mimique d'ignorance.
- Il m’a dit son nom, mais je ne l'ai pas saisi.
Son regard devint rêveur, et elle compléta :
- II n’est pas mal, d’ailleurs. Il a un peu le genre de Francis Coplan.
Cette réponse eut le don de m'énerver doublement, d’abord parce qu’elle me laissait dans l’incertitude quant à l’identité du quidam, ensuite parce que les femmes ont la manie d’opérer des rapprochements abusifs.
En vertu d’une vieille convention, Coplan ne vient jamais chez moi, par principe. Ma tendre épouse ne l’a donc jamais vu (c’est du moins ce que je crois) et elle n’a pu se faire de lui qu’une image imprécise au travers de mes écrits. Dès lors, pourquoi adoptait-elle inconsciemment cet air languide ?
- Bon, dis-je pour couper court à ses billevesées. Regagne le salon en passant par la cuisine. Je vais le recevoir ici, ce monsieur, mais il poireautera d’abord dix minutes. Je n’aime pas qu’on se présente chez moi sans crier gare, ou qu’on s’imagine que je suis toujours prêt à laisser tomber ma besogne pour bavarder avec le premier venu.
La fermeté de mon ton fit de l’effet.
- C'est peut-être important ? hasarda ma femme, comme si elle craignait que je ne me montre trop abrupt avec ce séduisant personnage. En tout cas, il n’a pas l'allure d'un démarcheur, et sa mine est plutôt revêche.
Ceci aggrava encore ma perplexité. La compagne de ma vie se retira dans ses appartements, me laissant seul en face de mes responsabilités de chef de famille.
Ma curiosité naturelle réduisit à soixante secondes le délai que je m'étais promis d'imposer à l'intrus. Le front plissé, le sourcil agressif, je traversai le couloir et entrai dans l'antichambre.
Les mots que j'allais prononcer se tarirent dans ma gorge. Le visiteur était Francis Coplan !
Me dépassant d'une bonne coudée, il braqua vers moi ses yeux gris dont j'ai maintes fois décrit la sévérité.
- Comment ? Vous ? parvins-je à marmonner, extrêmement surpris.
- Oui, moi, confirma-t-il, peu amène en dépit des liens d’amitié qui nous unissent depuis plus de dix ans.
Puis, sarcastique :
- Me ferez-vous l'honneur de m'accorder quelques minutes, bien que votre temps soit précieux ?
Tel que je le connaissais, il était capable d’avoir entendu à travers deux cloisons ce que j'avais dit à ma femme quelques instant plus tôt.
- Heu... Oui, naturellement. Très volontiers, répondis-je avec une chaleur destinée à masquer mon embarras. N’importe quand, vous êtes toujours le bienvenu. Mais qu’est-ce qui vous a poussé à déroger à nos habitudes ?
Tout en parlant, je m'étais effacé pour l’introduire dans mon bureau, la seule pièce de la maison qui soit totalement insonorisée.
Je remarquai l'élégance de sa mise et la souplesse de ses mouvements lorsqu’il passa devant moi, et je dus admettre à contre-cœur qu'une fois de plus, contre toute évidence, ma femme avait raison.
Coplan ne rouvrit la bouche que quand il se fut laissé tomber dans le fauteuil réservé aux privilégiés qui obtiennent une audience.
- J'ai fait mes comptes, et il y en a un qui me reste à régler avec vous, me déclara-t-il en me fixant d'une manière insistante. D’où cette entorse à la tradition. Cela devait arriver un jour ou l'autre, évidemment... Comme je n'avais plus le temps de vous fixer un rendez-vous, attendu que je quitte Paris ce soir, j'ai préféré venir chez vous.
Loin de m'apaiser, ces propos ne firent qu’attiser mon inquiétude. Je m'installai à ma place coutumière, à mon bureau, et d'une voix presque normale j'articulai :
- Un compte à régler ? Avec moi ? Que diable avez-vous à me reprocher ?
Dans l'intention de lui être agréable, je prélevai deux verres et une bouteille de whisky dans le casier qui est censé renfermer mes documents ultra-secrets.
Coplan surveilla mon manège du coin de Toeil mais il ne se radoucit pas pour autant.
- A la rigueur, je peux concevoir que vous racontiez des affaires classées, liquidées, enterrées, dit-il d'un ton plein de réserve. Mais là où ça ne va plus, c'est quand vous provoquez inconsidérément des situations réelles qui, pour finir, ont des conséquences graves et auxquelles, moi, je dois porter remède. Vous savez, Paul, nous avons suffisamment de pain sur la planche : je vous saurais gré de ne pas compliquer notre tâche.
J'oubliai d'incliner la bouteille pour remplir les verres.
- Que me chantez-vous là ? m'informai-je, complètement ébahi. Vous n'allez pas prétendre que mes romans ont créé des ennuis aux Services Spéciaux français, je suppose ?
Coplan rétorqua :
- Si étrange que cela puisse vous paraître, l'un de vos livres nous a valu, effectivement, quelques nuits blanches. Ne perdez pas de vue que, parmi vos lecteurs, il y a par la force des choses des agents de renseignements qui sont à l'affût de la moindre indication, et auxquels des phrases apparemment anodines mettent la puce à l'oreille, même quand elles figurent dans une œuvre d’imagination... ou présentée comme telle.
Mon étonnement fit place à de l'incrédulité.
- Voyons, opposai-je. Soyons sérieux, Si des agents secrets professionnels devaient orienter leurs recherches d'après ce qu’ils lisent dans des bouquins d'espionnage, ils auraient du fil à retordre... Il en paraît une vingtaine par mois !
L'hypothèse soulevée par Francis m’avait fait sourire. Je haussai légèrement les épaules avant de me décider à verser du Scotch Gilbey's dans les deux ballons.
Impassible, Coplan sortit son paquet de Gitanes et me regarda droit dans les yeux.
- Vous devriez savoir que je n’avance jamais rien sans preuves, dit-il en prenant une cigarette. En l'occurrence, je suis même en mesure de vous citer très exactement le passage d'un de vos livres qui est à l'origine de l'affaire que je viens de résoudre. Aussi, le but de ma visite est de vous recommander, pour l'avenir, une très grande prudence dans ce que vous rédigez. Sinon, c'est vous qui allez avoir des ennuis.
Il n'avait vraiment pas l'air de plaisanter. Mon anxiété se raviva. Néanmoins, je continuai d'afficher du scepticisme.
- Coïncidence, affirmai-je avec une fausse désinvolture. En racontant vos missions, j'aborde fatalement des problèmes qui sont d’une actualité brûlante. Par réciproque, des affaires actuellement en cours doivent, de près ou de loin, recouper certains épisodes de mes récits.
Coplan alluma sa cigarette, but ensuite une gorgée d’alcool.
Il secoua la tête,
- Vous êtes têtu, Paul, bougonna-t-il. Je vous assure qu’ici la corrélation n’est pas lointaine : elle est éclatante, indiscutable ! Avez-vous encore en mémoire ce livre intitulé « F.X. 18 se défend »?
- Oui, bien sûr.
- En avez-vous un exemplaire sous la main ?
- Je me levai, allai cueillir d’un geste précis, parmi tous les volumes parus, le titre incriminé. Je le tendis à Francis, qui entreprit de le feuilleter. S’étant arrêté à la page 219, il lut à haute voix : « Si vos prévisions se réalisent en ce qui concerne les travaux de Martha Remick, vous aurez ajouté à la panoplie de la France une arme terrifiante et insoupçonnable. »
Son regard croisa le mien.
- Oui, dis-je. Et alors ?
- Alors? En bien, ce bouquin n’était pas sorti de presse depuis plus de quinze jours quand les premiers signes précurseurs de la bagarre se sont manifestés, me lança Coplan d’une voix rancunière. Des gens se sont aussitôt mis en piste pour découvrir si, oui ou non, la France avait acquis une avance décisive dans les recherches sur la Gravitation.
S'il avait cru m’écraser par cette révélation, il se trompait.
- Ne pensez-vous pas que, de toute manière, certaines puissances auraient tenté d’élucider cette question ? lui demandai-je, légèrement railleur. C’est m’attribuer une importance nettement exagérée que de voir là-dedans une relation de cause à effet... La Gravitation est à l’ordre du jour et...
Coplan coupa net la suite de mes paroles :
- Taisez-vous, intima-t-il. Tout s’est passé comme si la réalité enchaînait avec votre dernier chapitre !
Interloqué, je le dévisageai en silence.
Il referma le livre, le tapa plusieurs fois dans la paume de sa main gauche, poursuivit avec une véhémence contenue :
- Ils se sont demandé s’il n’y avait pas un fond de vérité à votre histoire, si le personnage de Martha Remick était bien imaginaire, si la femme que vous aviez désignée sous le nom de Klara Weiss n'existait pas. Vous avez eu beau camoufler quelques organismes sous des appellation fantaisistes, ils n’ont eu aucune peine à les retrouver, et c’est ainsi qu’ils ont remonté la filière jusque dans nos propres laboratoires. Si je ne l’avais pas deviné pendant l'enquête, leurs aveux ultérieurs m'auraient appris que votre livre avait déclenché leurs activités.
Cette fois, je me sentis assez impressionné. Je vidai d'un trait mon verre de whisky.
- Non, c'est impossible, répondis-je. D'ailleurs, n’ai-je pas souligné que Martha Remick était folle à lier, que ses prétentions relevaient de la mégalomanie pure ?
Coplan ricana :
- Stratagème cousu de fil blanc, mon pauvre ami. Ceux que la chose intéressait ont effectué quelques coups de sonde et ils n'ont pas tardé à se rendre compte qu’une physicienne éminente, diplômée de l’Université de Göttingen et correspondante de la Gravity Research Foundation, avait bel et bien disparu de la circulation. A partir de ce moment-là, il se pouvait aussi qu’elle eût été kidnappée par notre S.R. Et que si nous l'avions enlevée, ce n'était pas pour le plaisir de soigner une démente.
Je mis quelques secondes à récupérer mon sang-froid. De toutes les entrevues que j'avais eues avec Coplan, celle-ci était incontestablement la plus extraordinaire : je ne faisais plus figure de confident, mais d'accusé !
- Mais comment cela s'est-il terminé ? m'enquis-je finalement, a demi-rassuré par la présence de Francis, bien vivant, Dieu merci.
- Ce n'est pas terminé, répliqua-t-il. J'espère toutefois que ce le sera dans quarante-huit heures. Merci pour votre whisky. Mais, désormais, ne jouez plus avec le feu : vous risqueriez d’en être la première victime. Tenez-le vous pour dit.
CHAPITRE PREMIER
Il était onze heures du soir quand Michel Rabouillet et Marcel Merran, vêtus tous deux d'un équipement de spéléologue, entreprirent de descendre dans les cavernes du Laboratoire souterrain de Moulis, dans l'Ariège.
Cette expédition nocturne, faite à l'insu de leurs collègues spécialisés dans l'étude de la faune et de la flore des grottes, avait un caractère clandestin qui aurait suffi à exciter les deux jeunes hommes si, par ailleurs, ils n'avaient eu un motif beaucoup plus important d'avoir l'esprit en ébullition.
Chargés de Recherche, attachés au Centre National de la Recherche Scientifique, ils étaient investis d’une mission particulière dont même le Directeur du Laboratoire de Moulis ne se doutait pas. Et l’expérience à laquelle ils allaient se livrer cette nuit allait d’une façon ou d'une autre, marquer un tournant décisif dans leurs travaux.
Seul le chuintement continu du ruissellement des eaux d’infiltration allégeait le silence sépulcral qui régnait dans ces salles emplies de ténèbres, où la lampe frontale des arrivants ne projetait qu’un cercle de clarté sur la roche le long de l’échelle de corde.
La chaussure ferrée de Rabouiilet atteignit enfin le sol de la caverne. Il recula de trois pas afin de laisser le champ libre à son compagnon, qui le rejoignit quelques secondes plus tard.
A cette profondeur de trois cents mètres, ils auraient pu parler d’une voix normale sans crainte d’être entendus par qui que ce soit, mais leur tension intérieure leur fit assourdir involontairement leurs paroles.
- Ouf... soupira Marcel Merran. Je n'ai jamais eu autant le trac de me casser la figure. Peut-être est-ce parce que je sais que c’est la nuit, mais cette descente m’a paru plus impressionnante que d’habitude.
- Le fait est que ça n’a rien de marrant, admit Rabouillet. L’idée que nous ne pourrions compter sur aucun secours avant demain matin, en cas de pépin, a déjà de quoi refroidir notre enthousiasme.
- Sans compter qu'il fait plutôt frais, dans le secteur, renchérit Merran. Bon, nous continuons ?
Les pinceaux de lumière émis par leur lampe devinrent parallèles tandis qu’ils se mettaient en marche vers l’endroit où se trouvaient leurs appareils de mesure.
Ils parcoururent une cinquantaine de mètres pour aboutir à une anfractuosité dans laquelle une tente en matière plastique protégeait contre l'humidité un pendule réversible de Kater et une balance de laboratoire.
Ils jetèrent un coup d’œil expert à cette modeste installation dont ils attendaient cependant des renseignements capitaux.
Le pendule consistait en une tige métallique d’un mètre cinquante de longueur, dotée de deux masses déplaçables pouvant coulisser de haut en bas, et pourvue de deux couteaux triangulaires qui, indifféremment, pouvaient former l’axe d’oscillation.
Le couteau supérieur était posé, par son arête, sur une barre transversale ronde, solidaire d’un robuste trépied en bronze calé sur une surface rigoureusement horizontale. Pour l'instant, le pendule était immobile, mais la plus minime impulsion l'aurait fait balancer latéralement.
Quant à la balance, elle se composait d’un fléau mobile supportant deux plateaux. Au centre du fléau, un prisme triangulaire en acier s’appuyait sur une base plate, en agate, fixée au sommet d’une colonne de support, montée elle-même sur un socle très stable. Soudée au prisme, une longue aiguille pointée vers le bas était susceptible de se déplacer devant un cadran en arc de cercle. L’instrument était extrêmement sensible et fidèle, en ce sens que si l’on effectuait plusieurs fois de suite la même pesée, il fournissait des lectures identiques avec une grande précision.
Merran et Rabouillet avaient maintes fois éprouvé les caractéristiques des deux appareils au cours des semaines précédentes. Ils savaient que les calculs fondés sur leurs indications fourniraient des conclusions irréfutables.
- J’ai minuit vingt-deux, annonça Rabouillet, les yeux baissés vers sa montre-bracelet. Nous avons encore trente-huit minutes pour procéder à une ultime vérification.
- Il ne m’en faudra pas tant, dit Merran tout en extirpant d’une des poches de sa combinaison une longue boîte contenant des poids étalonnés. Cela peut te paraître curieux, mais mon scepticisme reste inébranlable : je ne parviens pas à me figurer que cette expérience pourrait réussir.
- Je suis assez incrédule, moi aussi, avoua son collègue, l’air préoccupé. Si nous n’avions pas été mobilisés par de très hautes autorités, j’aurais même tendance à considérer la chose comme une fumisterie ou un canular.
Il saisit la partie inférieure de la tige du pendule entre le pouce et l’index, l’écarta de sa position initiale, puis il le lâcha. L’instrument amorça son oscillation. Connaissant la longueur entre les arêtes de ses deux couteaux et la périodicité de son mouvement, on pouvait calculer avec une approximation suffisante l’intensité de la pesanteur en cet endroit de la Terre.
Rabouillet se munit d’un chronographe à l’aide duquel il mesura pendant près d’une minute le temps qui s’écoulait entre deux passages successifs du balancier.
De son côté, Merran déposa une petite masse de cuivre de un gramme dans un des plateaux de son appareil, ce qui rompit l’équilibre du fléau. L’aiguille dévia jusqu’au bout du cadran, mais l’apport d’une masse de 0,9 grammes sur l’autre plateau la fit revenir en arrière, et elle s’arrêta au bout de quelques secondes sur le chiffre 1, accusant ainsi la différence d’un dixième de gramme entre les deux charges.
Durant plusieurs minutes, les deux physiciens s’absorbèrent dans une série d’opérations qu’ils griffonnaient sur leur bloc-notes. Merran, qui avait terminé avant son compagnon, attendit la fin des annotations de ce dernier pour confronter avec lui les résultats obtenus.
- La densité de mon échantillon est conforme : 8,94, déclara-t-il.
Rabouillet hocha la tête.
- Oui, l”intensité de la pesanteur est tout à fait normale et coïncide avec les valeurs trouvées antérieurement, répondit-il en fixant son calepin. 980, 721 dynes par gramme.
- Eh bien, puisque nous sommes d’accord, il ne reste plus qu’à attendre l’instant fatidique, prononça Merran, soudain plus décontracté. Les paris sont ouverts...
Rabouillet prit deux tabourets de camping, pliants, qui étaient à l’abri sous la tente. Il les plaça devant l’entrée de la cavité naturelle, s’assit sur l’un d’eux, regarda derechef sa montre.
- Je ne suis guère tenté de miser, dit-il en exhibant un paquet de cigarettes. D’une façon comme de l’autre, nous allons passer un mauvais quart d’heure : si ça rate, nous ne pourrons nous empêcher d’être déçus. Si ça marche, mes cheveux vont se dresser sur ma tête.
Ses coudes sur ses genoux, Merran approuva.
- Ce serait un véritable défi aux notions les mieux acquises. Mais ce qui est le plus agaçant, dans cette histoire, c’est que nous .ne savons même pas où opère l’autre équipe... Estelle à deux kilomètres d’ici, à cent ou à mille ?
- Il me serait encore passablement égal de l’ignorer si je pouvais deviner les moyens qu’elle va mettre en œuvre, rétorqua Rabouillet. On ne semble pas très disposé à nous éclairer sur le fond du problème.
Merran eut une mimique perplexe.
- Qu’on nous ait interdit, sous la foi du serment, de divulguer le résultat positif ou négatif de la tentative ne m’enchante pas beaucoup, grommela-t-il. Nous faisons figure de faux jetons, tant à l’égard du Directeur qu’à celui de nos confrères. Et pourquoi, juste ciel ?
Rabouillet aspira une longue bouffée, l’expulsa par les narines.
- A mon humble avis, la Défense Nationale doit être derrière cette combine, pro-nonça-t-il sur un ton de confidence. Le Professeur Marcout doit jouer un rôle d’intermédiaire entre les véritables promoteurs de l’expérience et nous.
- La Défense Nationale ? sourcilla Merran. Quel profit pourrait-elle tirer d’une éventuelle faille dans les lois de la Gravitation ?
- Réfléchis, suggéra son interlocuteur. Si l’on disposait d’un système capable de modifier ou de contrôler l’intensité de la pesanteur en un point donné, ses applications militaires seraient innombrables...
- Encore faudrait-il voir à quel prix, du côté de la dépense d’énergie exigée par le système en question, objecta Merran. A moins qu’on ne recoure à une formule magique, on ne peut pas agir sur le poids d’un objet sans l’intervention d’une force.
- D’accord, concéda Rabouillet. Mais rappelle-toi qu’en temps de guerre on fout des kilowatts en l’air par milliards et qu’on ne se soucie guère de la note à payer.
Pour tromper leur impatience, ils continuèrent de deviser jusqu’aux approches du moment fixé. A une heure moins quatre, ils interrompirent leur conversation.
Leur bloc-notes ouvert, un stylo-bille dans la main droite, ils s’apprêtèrent à observer les phénomènes qui pourraient se produire, à rencontre de leurs propres convictions.
Le pendule oscillait toujours avec une régularité mathématique, dans un silence absolu.
A une heure moins dix secondes, Rabouillet se remit à mesurer, à l’aide du chronographe, la cadence de ses battements. Merran, les yeux rivés sur l’aiguille indicatrice de la balance, épiait avec une anxiété croissante l’immobilité du fléau.
Les deux savants étaient littéralement envoûtés par la certitude que, dans les conditions où ils se trouvaient, dans cette caverne enfouie profondément sous la surface du sol, aucune force connue ne pouvait influencer à distance le rythme du pendule ou l’équilibre de la balance.
Rien, ici, ne pouvait fausser les données de l’expérience : Rabouillet et Merran étaient les seuls à savoir où, géographiquement, étaient localisés leurs appareils.
Depuis des semaines, ils avaient systématiquement éliminé tous les risques d’erreur, avaient spécialement choisi cet emplacement en raison de l’absence totale de courants d’air. Et, à présent, assis à un bon mètre de leurs « témoins », ils retenaient leur souffle de crainte d’introduire un facteur impondérable dans la sensibilité des instruments.
Rabouillet comptait les passages du pendule devant la ligne de visée tandis que l’aiguille de son chronographe trottait autour du cadran.
Merran fut le premier à détecter une anomalie et sa gorge se dessécha. Doutant presque de la correction de sa vue, il ouvrit davantage ses yeux en tendant le cou. Non, il ne rêvait pas !
L’aiguille attachée au fléau de la balance déviait lentement et sûrement vers les graduations plus élevées de l’échelle des poids. Elle s’arrêta enfin sur une ligne, continua de marquer le même chiffre pendant quelques secondes, puis elle revint à sa position primitive, la dépassa pour filer en sens inverse.
Sidéré, Merran parvint à surmonter son apathie. Fébrilement, il inscrivit les points extrêmes entre lesquels l’index se déplaçait d’une façon continue, très progressive, attestant sans l’ombre d’un doute que la différence entre les deux poids déposés dans les plateaux variait du simple au double ! En d’autres termes, que les poids ne restaient pas identiques à eux-mêmes et que, par conséquent, l’intensité de la pesanteur qui s’exerçait sur eux avait changé !
Redoutant de distraire son co-équipier occupé à mesurer la durée d’oscillation du pendule, Merran réprima l’exclamation qui lui montait à la bouche. Mais Rabouillet avait également relevé des variations dans les mouvements périodiques de son appareil. Et ceci confirmait irréfutablement que la pesanteur, tantôt dépassait la normale, tantôt tombait à une valeur nettement plus faible.
Cela dura pendant un quart d’heure.
Leur première stupéfaction passée, les deux physiciens suivirent l’évolution du phénomène en notant toutes les fluctuations, et non sans remarquer des alternances de lourdeur et de légèreté de leur propre personne. C’était une sensation bizarre, analogue à celle qu’ils auraient éprouvée dans un ascenseur montant et descendant à grande vitesse.