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Coplan garde la tête froide

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  PAUL KENNY
  
  COPLAN GARDE LA TÊTE FROIDE
  
  
  
  
  
  FLEUVE NOIR
  
  
  
  6, rue Garancière – PARIS VIe
  
  
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les coptes ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple ou d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
  
  
  
  No 1991 Éditions Fleuve Noir
  
  ISBN 2-265-04612-4
  
  ISSN : 0768-178X
  
  
  
  
  
  L’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même, l’interprétation de certains événements ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
  
  Paul KENNY
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Il fallait faire vite. Quelle aubaine que les juges et les flics interviennent, cela foutait une pagaille pas croyable. Personne ne s’y reconnaissait plus. Chez les médecins, les infirmiers et les surveillants c’était la panique. Tant mieux. Voilà qui servait bien ses projets. Personnel en déroute, portes ouvertes, c’était la chance de sa vie.
  
  Saroffar se leva. L’occasion ne se reproduirait plus. En profiter sur-le-champ. Il baissa le regard et effleura du doigt le tissu rugueux de son pyjama-uniforme, puis il leva la jambe et contempla d’un œil critique sa pantoufle. On ne lui facilitait pas les choses. Tant pis, fallait faire avec.
  
  Il sortit dans le couloir et se faufila jusqu’au bureau du docteur Fleuriot. Le patron de la clinique était absent, occupé avec les juges fédéraux et les flics.
  
  Saroffar rafla le coupe-papier qui était un poignard de parade d’officier de la Luftwafïe datant du dernier conflit mondial. Fleuriot en était très fier. Bien qu’il dissimulât ses sentiments à ce sujet, Saroffar le soupçonnait de sympathies nazies. D’ailleurs, ses pratiques ne militaient-elles pas en faveur de cette thèse ?
  
  Le salaud ! L’ordure ! Le fumier !
  
  Il ouvrit la penderie. Très coquet, très soigné de sa personne, portant beaucoup d’attention à sa tenue vestimentaire, Fleuriot conservait à l’intérieur une véritable garde-robe lui permettant de se changer rapidement au gré des visites qu’il recevait ou des dîners en ville auxquels il se rendait directement sans avoir à repasser chez lui. Cet aspect de la personnalité de son bourreau gonfla Saroffar de colère. Il le tenait pour une manifestation supplémentaire des tendances fascistes du médecin. Pourquoi pas des bottes cirées, des runes et le svastika sur la cravate ?
  
  Néanmoins, ce penchant l’arrangeait bien. Rapidement, il se débarrassa de son pyjama, de ses pantoufles, et emprunta quelques-uns des vêtements de Fleuriot. Rien ne manquait, du costume à la chemise, de la cravate à la paire de mocassins d’un grand chausseur de la Via Veneto. Chaque pièce fut choisie avec grand soin car il fallait qu’il ait un aspect respectable. Les vêtements le serraient un peu, comme les chaussures, mais tant pis.
  
  Devant la glace du cabinet de toilette, il rectifia le nœud de cravate et se peigna après avoir mouillé ses cheveux. Il grimaça en posant un regard sans indulgence sur ses traits bouffis par la graisse. C’était la faute de ce salaud de Fleuriot.
  
  Pour finir, il glissa le poignard de la Luftwaffe dans la ceinture de son pantalon et traversa le bureau pour entrouvrir la porte. Personne. Il la referma et courut jusqu’à celle du chef comptable. C’était un type qui avait toujours étonné Saroffar avec ses cheveux dorés à reflets métalliques, ramenés en bouclettes sur le front à la façon d’un dieu grec. D’ailleurs, puisqu’on évoquait les Grecs, Saroffar le soupçonnait aussi d’en tenir pour les amours socratiques, ce dont, de toute manière, il se moquait éperdument. En tout cas, le chef comptable ne fit pas d’histoires. La pointe du poignard sur la carotide, il déverrouilla son coffre. Ceci obtenu, Saroffar le coucha sur le ventre avant de lui enfoncer la lame sous l’omoplate gauche. La mort ne fut pas instantanée et le corps déclencha un tel soubresaut que le meurtrier perdit l’équilibre et tomba à la renverse en lâchant son arme.
  
  Il se morigéna. Tu as perdu la main, Serge. Salaud de Fleuriot !
  
  Le sang n’avait pas jailli et ses mains étaient propres. Il les plongea à l’intérieur du coffre. Ces fumiers étaient bourrés de fric. Des francs suisses et français. Il procéda à une razzia totale et enfouit les liasses dans la sacoche en cuir du chef comptable dont il fouilla les poches. Le trousseau de clés de voiture en main, il revint vers le coffre et rafla le 7,65 et un chargeur de rechange qui s’y trouvaient.
  
  Il ouvrit la fenêtre qui donnait sur le parking et passa la tête. Rien en vue. Il sauta à terre par-dessus l’appui. Le chef comptable conduisait une 205 qu’il avait repérée le matin même. Il la trouva facilement et s’installa derrière le volant, empli d’appréhension. Après toutes ces années, savait-il encore conduire ? Il fut vite rassuré. Ses réflexes jouaient à fond. Pas de loupés. Lentement, il sortit du parking et aborda la rampe. Là étaient alignées les voitures des magistrats et des flics. Ceux qui avaient créé un tel bordel que le terme “haute sécurité” n’avait plus de sens. Les rôles étaient renversés. Les bons devenaient les méchants et ces derniers faisaient soudain l’objet de pitié et de commisération. Sans se presser, à quarante à l’heure, il passa devant les uniformes qui ne lui prêtèrent aucune attention. La forteresse se transformait en passoire. Voilà qui servait bien ses projets. Les Suisses étaient vraiment fous. Sans transition, ils passaient d’un extrême à l’autre.
  
  Il tourna à droite dans la direction opposée à celle de Porrentruy. Après quelques kilomètres, parcourus cette fois à cent à l’heure, il vit le panneau « Douane : Zoll ». Aussitôt, il freina, repéra un sentier à droite et s’y engagea pour pénétrer profondément à l’intérieur du bois, jusqu’à ce qu’il bute contre un muret. C’était là qu’il fallait abandonner le véhicule. Sa montre-bracelet indiquait qu’il avait environ deux heures devant lui avant que son évasion ne soit découverte, lorsque les juges et les policiers auraient terminé leur tâche et que la vie normale reprendrait ses droits.
  
  Il enjamba le muret et courut entre les arbres. Il ne sut à quel moment exact il avait franchi la frontière que chevauchait le bois dont il suivait les méandres. En plein jour, personne ne passait par là, et surtout pas les passeurs de fonds qui approvisionnaient les banques suisses.
  
  Lorsqu’il atteignit la lisière, il vira à gauche, en direction du poste-frontière, et slaloma entre les arbres sur une distance d’environ un kilomètre. Ensuite, il bifurqua sur sa droite et traversa un champ. Il débloqua le portillon, rejoignit un mauvais chemin de terre et, de là, la route, la D 35 en direction du nord.
  
  Une camionnette déboucha au bout de dix minutes. Elle avait une plaque d’immatriculation française. C’est tout ce qu’il voulait. Hardiment, il lui barra le passage et le véhicule stoppa brutalement. Le conducteur baissa sa vitre et l’injuria grossièrement. Saroffar se contenta de sourire. Dans le bois, il avait prélevé une liasse de francs suisses. Il la lança sur les genoux de l’homme puis, profitant de sa stupéfaction, il courut ouvrir la portière côté passager.
  
  — J’ai franchi la frontière clandestinement. Démarrez et vite.
  
  L’homme n’obéit pas tout de suite. Il comptait les coupures.
  
  — Passeur de fric ? finit-il par questionner.
  
  — Tout juste.
  
  — C’est bizarre. D’habitude, c’est l’inverse. Les gens passent du fric de France en Suisse, pas le contraire.
  
  Saroffar ouvrit la sacoche et sortit le 7,65 qu’il braqua sur le conducteur.
  
  — T’es payé pour fermer ta gueule et m’emmener loin d’ici. Allez, démarre, connard, et vite !
  
  L’autre obtempéra en grognant. Saroffar jeta un coup d’œil à la jauge. Presque au maxi. De quoi faire deux cents kilomètres. Voilà qui l’éloignerait considérablement de son lieu d’évasion.
  
  Ils dépassèrent une jeune fille à vélo, et en voyant ses belles fesses épanouies sur la selle, Saroffar saliva abondamment. Salaud de Fleuriot. Un jour, il prendrait sa revanche, c’était sûr. Qu’allaient faire les juges et les flics ? Le foutre en prison, probablement, quoique, avec les Suisses, on n’était jamais sûr de rien. En tout cas, ce n’était pas un châtiment suffisant. Un jour viendrait où il faudrait liquider ce pourri.
  
  Ce fut aux alentours de Plombières qu’il vit soudain l’endroit idéal. La route sinuait dans une forêt et un chemin débouchait sur la droite.
  
  — Ralentis et entre là, commanda Saroffar.
  
  L’autre feignit d’obéir, freina mais, à dessein, cala le moteur, puis brusquement ouvrit la portière et traversa la route. Malheureusement pour lui, un camion arrivait en sens inverse.
  
  Saroffar n’alla pas constater les dégâts. Pour lui, la cause était entendue : l’homme était mort. Personne au monde ne résistait à un tel choc. Il passa sur le siège conducteur et redémarra à une telle vitesse qu’il fut certain que le camionneur n’avait pas eu le temps de relever le numéro minéralogique.
  
  Jusque-là, il avait interdit à son chauffeur d’allumer la radio. Cette précaution n’était plus de mise. Rien aux bulletins d’information. Néanmoins il fallait demeurer vigilant.
  
  Quelques kilomètres après Charmes, il aperçut un campement de manouches et une idée lui vint. Il s’arrêta sur le bord de la route, récupéra les billets qu’il avait lancés à son chauffeur et inspecta l’arrière du véhicule. Il découvrit un sac en toile qui contenait des outils. Il les vida sur le plancher et les remplaça par les liasses dont il s’était caparaçonné en ne conservant, dans chaque poche intérieure de son veston, qu’une bonne quantité de coupures françaises. Le 7,65 dans la ceinture, il sauta sur la berme et héla un des manouches, qui, méfiant, s’approcha à pas prudents.
  
  — Je cherche à acheter une voiture, expliqua-t-il en agitant une poignée de bank notes.
  
  L’œil du nomade s’alluma.
  
  — Celle-ci ne marche pas ?
  
  — Elle marche très bien, mais j’en veux une autre avec, en supplément, six jerricans pleins d’essence.
  
  La liasse voltigea dans l’air et atterrit aux pieds du manouche qui la ramassa l’œil cupide. Saroffar s’autorisa un sourire. Voilà des gens qui comprenaient les aléas de la vie ; il l’avait expérimenté dans le passé lorsqu’il était traqué. Pas de futiles questions avec eux, pas de curiosité malsaine. Bizness, bizness. L’intérêt primait toute autre considération. Il ne se trompait pas. Le manouche désigna une vieille 505 :
  
  — Un engin terrible, comme neuve, je vous arrange des papiers au nom que vous voulez. En plus, je vous refile six jerricans. En échange, vous me laissez le fric et la camionnette.
  
  Saroffar n’hésita pas :
  
  — Affaire conclue.
  
  Vingt minutes plus tard, il repartait. Ce nouveau moyen de transport, il ne l’utilisa que sur le trajet Charmes-Nancy-Chalons-sur-Mame. Dans cette ville, il l’abandonna à un kilomètre avant la gare. Un train passait vingt-cinq minutes plus tard. Il acheta un aller simple en seconde classe et se mêla aux militaires qui partaient en permission et hurlaient des chants de corps de garde. Il n’en connaissait aucun, sinon il se serait joint à eux tant l’exaltait la liberté retrouvée.
  
  Prudemment, il descendit à Meaux et loua les services d’un taxi pour se faire conduire à Créteil. Chaque fois, il restait suffoqué par la laideur hideuse de cette ville banlieusarde. De là, il emprunta le métro, changea plusieurs fois et aboutit enfin à l’Hay-les-Roses. Chargé du sac et de la sacoche, le 7,65 enfoncé dans sa ceinture, il laissa le flot des passagers s’engouffrer d’un pas pressé à travers la porte de sortie et fut le dernier à déboucher sur la place.
  
  La nuit tombait, en même temps qu’une petite pluie fine.
  
  En courbant la tête, il se dirigea vers le café-tabac où il acheta des cigarettes et un briquet, mangea un sandwich et but une bière. En fait, il n’avait guère faim et c’était là une simple formalité car son estomac était bloqué par la tension, brusquement, il se sentit fatigué. La journée avait été rude et il n’avait plus l’habitude. Autour de lui, on parlait foot. L’ambiance était chaude, amicale, confiante. Quel changement avec l’endroit d’où il venait. Il se souvenait encore de la grande brute, ce dément qui voulait l’étrangler six mois plus tôt et que, de rage, il avait massacré avec une grosse pierre. Ici, c’étaient des gens simples qui s’émerveillaient des exploits de leur équipe favorite. Quoi de plus reposant ?
  
  Il alla s’asseoir à une table et commanda un café, rien que pour prolonger le plaisir. En sourdine, un vieux juke-box laissait échapper une chanson bien rythmée. Les paroles lui accrochèrent l’oreille :
  
  De défaite en défaite,
  
  Des lits défaits
  
  Font les défis,
  
  Délit de fuite…
  
  Des lits défaits ? Il grinça des dents et eut l’impression de recevoir un coup de poignard dans le cœur. Le regret poignant de ce qu’il avait perdu le tenaillait. Vite, il fallait chasser ce coup de cafard. Il alluma une cigarette. Après le café, il commanda un calvados. Quel goût avait l’alcool après toutes ces années ?
  
  Il goûta et se rasséréna. Oui, c’était comme avant. Quel bonheur de récupérer ses sensations. Il commençait même à s’intéresser au foot.
  
  Il resta là une heure et partit à regret. Il devait maintenant plonger dans un monde de sang et de mort.
  
  La pluie n’avait pas cessé. Elle était en harmonie parfaite avec ses pensées.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Depuis peu, le Vieux avait inauguré son nouveau bureau. Par la grande baie donnant au sud, le soleil pénétrait à flots, baignant le tapis de sa chaude lumière. Ce tapis avait été tissé à la Fabrique royale de Chaillot au début du XVIIIe siècle et le patron des Services spéciaux en était très fier. Il avait été offert par Napoléon 1er à Joséphine de Beauhamais, assurait-il. Sur cette merveille reposait un bureau ministre Louis XVI par Riesener. Si l’on ajoutait la pendule, la bibliothèque vitrée, les fauteuils, le tout formait un ensemble harmonieux et de bon goût.
  
  Fidèle à ses habitudes, le commissaire divisionnaire Tourain de la D.S.T. portait un costume informe au gris sinistre. Mal nouée, la cravate pendouillait en biais en travers de la chemise bleu pétrole. Pour un observateur ignorant de la personnalité du policier, sa présence en ce lieu aurait paru incongrue.
  
  Coplan revenait de vacances bien méritées. Bronzé comme un surfeur, il arborait un costume sport en accord avec la saison et ce premier jour de beau temps après une semaine de pluie parisienne. Son cou portait encore quelques griffures, là où la splendide Tahitienne avait lacéré la peau avec ses ongles tant elle avait hurlé d’extase entre les bras de son amant de passage.
  
  Les coudes appuyés sur la surface de son bureau, le Vieux souriait vaguement, comme si l’un ou l’autre des deux hommes qu’il avait convoqués venait juste d’émettre une bonne plaisanterie. Sur sa gauche, trônait une lampe de bronze qu’il avait pris l’habitude, depuis son emménagement dans ce nouveau local, de laisser allumée en plein jour. C’était un superbe flambeau de vermeil ouvragé de style Restauration agrémenté d’une ampoule électrique et qui, cela faisait des décennies, continuait à diriger ses rayons sur des milliers de documents ultrasecrets.
  
  Enfin le sourire s’effaça et le Vieux tourna la tête vers Coplan qui, à l’inverse de Tourain, n’était pas encore au courant.
  
  — Un événement important s’est produit hier qui vous a certainement échappé, mon cher Coplan, sans doute parce que vous avez encore la tête pleine de souvenirs tahitiens, de vahinés et de plages baignées de soleil.
  
  Coplan cligna des yeux avec indulgence. Il était accoutumé au ton un peu fielleux de son supérieur quand il rentrait de vacances. Pour eux, c’était un jeu, destiné partiellement à Tourain, ce policier qui ne faisait pas partie de la Piscine. En réalité, le patron de la D.G.S.E. adorait son agent n® 1, le top-niveau de la profession, le seul pour lequel il éprouvait une totale confiance et qui exerçait sur lui une véritable fascination.
  
  — Un préambule, d’abord. Les autorités fédérales, chez nos amis suisses, ont installé depuis des années des cliniques psychiatriques réservées aux fous criminels.
  
  Diverses thérapies y sont tentées afin d’essayer de guérir les patients. Des techniques des plus modernes y sont utilisées. Les résultats sont mitigés. Pas vraiment satisfaisants. Mais là n’est pas vraiment mon propos. Une de ces cliniques, située près de notre frontière, poétiquement baptisée « Les Chèvrefeuilles » et dirigée par un certain docteur Fleuriot, pratiquait une méthode hautement répréhensible. Au début, l’intention était bonne. Deux de leurs patients étaient atteints d’un cancer des parties génitales. Le bon docteur Fleuriot et son équipe ont procédé à l’ablation des parties génitales. Par ce truchement, le danger que représentaient ces deux hommes est tombé à zéro puisque la Justice helvétique les avait placés dans cette clinique à la suite de crimes sexuels commis sur des enfants et des adolescents des deux sexes. Selon l’équipe médicale des « Chèvrefeuilles », leur guérison fut foudroyante. Brusquement, ces malades réalisèrent le caractère hideux de leurs forfaits et en éprouvèrent un sincère repentir. Eux qui étaient incroyants, versèrent dans la religion.
  
  « Les médecins en étaient tout réjouis, d’autant que les spécimens qui leur avaient été confiés, une bonne cinquantaine, étaient considérés comme incurables, parfaitement irrécupérables par la société. En leur âme et conscience, ils estimaient que leurs efforts constants, leurs méthodes ultra-perfectionnées étaient voués à l’insuccès. Presque tous, d’ailleurs, avaient demandé leur mutation, mais Berne avait refusé. Ces médecins étaient d’autant plus découragés, d’autant plus persuadés de l’inanité de leurs traitements, que la tension montait dans la clinique entre déments. Les heurts, les bagarres, les batailles rangées étaient fréquents. Un Yougoslave avait tué un de ses compagnons dans les douches collectives parce qu’il refusait de se laisser sodomiser. Le personnel de surveillance, les infirmiers, étaient en nombre nettement insuffisant. Ces braves médecins ont eu peur. Ils en ont un peu oublié leur éthique, leur serment d’Hippocrate et… »
  
  — Je vois, coupa Coplan. Ils se sont dit pourquoi ne pas rééditer l’opération ? En procédant à l’ablation des testicules, on supprime le péché et l’agressivité. Et puisque Berne ne veut pas nous muter, ensuite on dort tranquille sur nos deux oreilles avec des loups devenus agneaux.
  
  — C’est une vieille théorie, glissa Tourain. Les pulsions sexuelles disparues, cette catégorie de tueurs n’a plus de raison d’être. Ses mobiles s’évanouissent. Le sadique se transforme en homme tranquille comme John Wayne.
  
  — Le docteur Fleuriot n’a guère eu le temps d’aller très loin. Trois pas dans cette nouvelle direction thérapeutique et il a été stoppé net. Horrifié par ces agissements, un confrère les a dénoncés à la justice fédérale qui s’est déplacée en force pour enquêter sur le scandale. À la faveur de la confusion qui a régné, un des nouveaux eunuques a réussi à s’évader. Avec une belle facilité, je dois dire. Il paraît que c’était un vrai bordel après que les magistrats et les policiers eurent débarqué. Personne ne s’occupait plus des fous, les surveillants se terraient et les portes étaient ouvertes. Cet homme en a profité. Il faut croire que l’ablation de ses parties génitales n’avait pas supprimé chez lui l’agressivité et l’instinct de mort, puisqu’il a assassiné le comptable, vidé son coffre et disparu dans la nature.
  
  Le Vieux marqua un temps d’arrêt et lâcha à l’intention de Coplan :
  
  — Il s’appelle Serge Saroffar.
  
  Coplan tressaillit. Il savait à présent pourquoi il avait été convoqué.
  
  Sa fantastique mémoire lui restitua les traits, malgré tout un peu flous, du dangereux terroriste. Il était même capable de se remémorer la fiche signalétique.
  
  Serge Saroffar, Français d’origine libanaise. Environ 35 ans, à présent. Alors qu’il était étudiant en droit à Aix-en-Provence, il avait rejoint les rangs de l’Armée Populaire de Libération Libanaise avant d’être envoyé dans les camps d’entraînement au Yémen, en Syrie, en Libye et en Allemagne de l’Est. Très vite, il était devenu un sicaire apprécié par ses mandants. Attentats, assassinats en Europe, à Chypre et au Liban. Des années plus tard, il avait franchi un grand pas en étant accepté par NAJA. La faute en incombait-elle aux assassinats qui lui avaient été commandés ? Ou bien était-il né ainsi, avec ce délire sexuel dont personne, jusque-là, ne connaissait la violence contenue ? En tout cas, un jour, quelque chose avait craqué dans son cerveau malade. Une implosion suivie d’une explosion. À l’époque, il opérait en Suisse. Successivement, il avait tué, violé et mutilé cinq adolescentes, une à Genève, deux à Zurich, une à Lausanne et la dernière à Bâle. Rompu à la vie clandestine, il n’avait que peu de chances d’être capturé. Et pourtant, il l’avait été. Sur une dénonciation anonyme…
  
  Dénonciation anonyme ? Coplan sourit. Il devinait ce que le Vieux avait en tête. À son sourire, son supérieur et Tourain surent qu’il avait compris.
  
  — Je me souviens.
  
  — Le jury fédéral, reprit le Vieux, lui a évité la prison. En revanche, il l’a condamné à séjourner dans une clinique psychiatrique spécialisée, haute sécurité, à perpétuité sauf en cas de guérison patente. Il y a passé trois ans et, en cet espace de temps relativement court, a réussi à tuer deux codétenus dont la folie furieuse menaçait sa vie.
  
  — C’est pourquoi il a été l’un des premiers à qui les bons docteurs ont coupé les couilles, interjeta Tourain, d’ordinaire peu enclin à la vulgarité. Ils ont cru abolir en lui les pulsions meurtrières en oubliant son passé de tueur, indépendant de sa démence sexuelle.
  
  — Revenons-en à sa capture, poursuivit le Vieux.
  
  — Il a été vendu par ses acolytes de NAJA, déclara Coplan avec assurance. Je ne vois pas d’autre explication. Cette organisation est composée d’idéologues, à la rigueur de mercenaires, mais sûrement pas d’obsédés sexuels criminels. Ils ont dû vomir à l’idée de posséder dans leurs rangs un tel monstre. Comment l’ont-ils démasqué, cela nous l’ignorons. En tout cas, ils l’ont dénoncé. Ils auraient pu l’exécuter discrètement. Ils ne l’ont pas fait, probablement en souvenir des années et des aventures vécues à ses côtés. Un idéologue est toujours sentimental, et c’est parfois ce qui le perd.
  
  — Je partage cet avis, approuva le Vieux. Les gens de NAJA l’ont dénoncé à la police fédérale. Saroffar s’en est douté. Ensuite, il en a reçu confirmation lorsque ses anciens compagnons ne sont pas venus le délivrer alors qu’ils en avaient les moyens. Hier, il s’évade. Dans quel but ?
  
  — D’abord, échapper à son univers carcéral, ensuite se venger, répondit Coplan.
  
  — Je suis d’accord, opina Tourain.
  
  — Son évasion est tenue secrète, révéla le Vieux. Au début, les Suisses ont renâclé mais sont venus à résipiscence en apprenant que, selon toute probabilité, Saroffar est passé en France. La frontière n’est qu’à quelques kilomètres des « Chèvrefeuilles ».
  
  — Comment l’a-t-on su ? s’enquit Coplan.
  
  — Sur la route de Plombières, un homme a été renversé par un camion. Il s’en est sorti miraculeusement avec une clavicule cassée, des contusions et des blessures superficielles. À l’hôpital, il a raconté qu’il avait été enlevé et qu’il avait abandonné son véhicule au moment où son ravisseur s’apprêtait à le tuer. La description convient tout à fait. C’est Saroffar tout craché. Donc, il est en France et il sait pourquoi il est venu dans notre pays. Doté d’une belle intelligence, il sait planifier et coordonner ses actions.
  
  — Sa trace après Plombières ?
  
  — Elle se perd. Résumons-nous. Le silence est fait sur son évasion, de façon à ne pas alerter NAJA du danger que ses membres courent si, du moins, Saroffar peut espérer les retrouver après trois ans. Néanmoins, en accord avec la D.S.T. et la police judiciaire, son signalement est fourni à toutes les unités de police et de gendarmerie, mais sous une fausse identité, celle de Pascal Germain, recherché pour attaques à main armée, avec, cependant, mission de ne pas l’appréhender mais de le prendre en filature.
  
  Coplan hocha la tête.
  
  — Il faut qu’il nous mène à NAJA.
  
  Il n’ignorait rien de la frustration qu’éprouvaient le Vieux et Tourain. Ce noyau dur de terroristes de diverses nationalités regroupait les éléments les plus irréductibles et, surtout, les mieux entraînés et les plus endurcis dont les exploits meurtriers avaient ensanglanté l’Europe, le Proche et le Moyen-Orient. À Londres, il avait tenté de réduire en cendres la résidence du Premier britannique, le célèbre 10 Downing Street, là même où Winston Churchill, en 1940, avait promis à son peuple, avant la fin du conflit, du sang, de la sueur et des larmes. En cette fin de siècle, NAJA avait pris le relais des nazis. C’était elle qui répandait le sang, la sueur et les larmes. Au Caire, elle avait mitraillé le président de l’Assemblée nationale en représailles de la prise de position égyptienne aux côtés de la coalition liguée contre l’Irak. À la base aérienne d’Incirlik en Turquie, elle avait tiré au missile sol-sol sur les avions américains qui décollaient pour larguer leurs bombes sur Bagdad.
  
  Depuis des années, elle déjouait habilement les tentatives des polices et des Services spéciaux européens pour en identifier les membres, et les appréhender. Ces derniers étaient insaisissables. Les seuls succès enregistrés étaient ceux des Allemands, des Suisses et des Français. Les premiers avaient réussi à abattre un couple formé d’anciens de la Rote Armee Fraktion, en fait la presque totalité des survivants. Ils avaient vendu chèrement leur peau et tué quatre policiers. Sur dénonciation anonyme, Berne avait arrêté Serge Saroffar. Quant aux Français, ils avaient pris d’assaut une ferme du Loiret dans laquelle se terraient trois terroristes qui, comme leurs amis allemands, avaient lutté jusqu’à la limite de leurs munitions avant de se suicider à la grenade défensive. D’où la frustration de la D.G.S.E. et de la D.S.T. Impossible de pénétrer, d’infiltrer, ce qui ressemblait à un bathyscaphe enfoncé dans une fosse océanique.
  
  Qui était le cerveau derrière ce réseau ? Des Services spéciaux dans une capitale étrangère, près des mosquées où retentissait l’appel du muezzin ? Un chef dont le charisme et l’intelligence étaient parvenus à réunir des talents aussi divers et à construire autour d’eux un filet hermétique ? Un homme ou une femme ? Ou bien fallait-il se rabattre sur le vieil ennemi qui paraissait si démodé et archaïque à cause de la réunification des Allemagne et de la perte du glacis d’Europe Orientale ? L’adversaire dans son bunker à quelques pas du Kremlin n’était probablement qu’assoupi, attendant son heure et l’échec de la glasnost et de la perestroïka, pour prendre sa revanche sur l’humiliation. En attendant, il affûtait ses griffes, disposait ses pions, mettait en place ses réseaux. NAJA obéissait-elle à Moscou ? N’était-elle qu’un prolongement du bras séculier soviétique ? Même les transfuges de la Stasi est-allemande n’en savaient rien. C’était désespérant. Le Vieux et Tourain se rongeaient les poings d’impuissance.
  
  Sans doute les membres de NAJA étaient-ils éparpillés aux quatre coins de l’Europe, vaquant à des occupations tranquilles, n’attirant pas sur eux l’attention. Des anonymes, dans un pub londonien, dans une campagne irlandaise, dans une banlieue lyonnaise, jouant au football dans un terrain vague avec des gamins, le masque de l’innocence plaqué sur leurs traits hypocrites. Les femmes mouchaient des gosses morveux dans des jardins d’enfants ou les gardaient le soir quand les parents sortaient dîner en ville. Dans un box loué à l’année ou dans une casemate oubliée étaient planqués les armes et les explosifs.
  
  Qui les finançait ? Ou bien s’autofinançaient-ils par des attaques de banques ou de convoyeurs de fonds ? Une opération ponctuelle par-ci, une autre par-là ? De quoi voir venir encore six mois ?
  
  Qui assignait les cibles ? En débattaient-ils en comité restreint ou bien en échange de lourdes sommes agissaient-ils pour le compte d’une puissance étrangère ?
  
  Le peu que l’on savait de NAJA avait été livré par Saroffar après qu’il eut été confondu par les preuves lui attribuant la paternité des cinq crimes sadiques. À ce moment-là, il traversait une intense période de dépression durant sa garde à vue. Spontanément, il avait parlé, vraisemblablement ulcéré par la trahison de ses amis. Cette faiblesse ne s’était pas prolongée. Rapidement, il avait repris le dessus et s’était muré dans le mutisme le plus complet. Ses confidences ne dépassaient pas la première page du procès-verbal. La Brigade criminelle avait refusé de le livrer aux Services spéciaux et ce qu’il savait et n’avait pas révélé ne pouvait plus être exploité. La Confédération helvétique était la démocratie la plus ancienne d’Europe et on y était très sourcilleux sur les droits de l’homme. La Brigade criminelle ne tenait nullement à être critiquée à cet égard. Le Vieux et Tourain n’avaient plus qu’à remâcher leur frustration.
  
  Le Vieux exhala un soupir.
  
  — Depuis trop d’années nous subissons l’affront. NAJA nous tient en échec. Ils doivent se moquer de nous. Je ne le supporte plus. Le gouvernement non plus, d’autant que…
  
  Il hésita. Cependant, il éprouvait une telle confiance dans ces deux hommes qu’il livra le secret :
  
  — Trois de nos pilotes qui ont participé à notre intervention militaire contre l’Irak ont été assassinés mystérieusement en République Centrafricaine où ils avaient été réaffectés. C’étaient des pilotes de Jaguar. Vous voyez donc le symbole. Nous sommes persuadés que NAJA est responsable.
  
  — NAJA frappe partout, remarqua Coplan. Qui nous prouve que Saroffar va rester en France ?
  
  — Rien, admit le Vieux. Nous devons compter avec la chance et sa malchance.
  
  — Et ses erreurs, ajouta Tourain. En trois ans, il a peut-être perdu ses réflexes d’antan. Certes, il a merveilleusement réussi son évasion. Reconnaissons quand même que la tâche lui a été grandement facilitée par les Suisses et leur panique devant les enquêteurs.
  
  — Combien d’argent a-t-il pris dans le coffre ? voulut savoir Coplan.
  
  — Environ six cent mille francs en coupures suisses et françaises. C’était la veille du jour de paie et la clinique utilise du personnel frontalier français, ce qui explique les billets français. En outre, beaucoup d’employés se font régler en liquide. Il paraît que c’est une vieille tradition dans le milieu hospitalier helvétique.
  
  — Combien en francs français ?
  
  — Un peu plus de deux cent cinquante mille francs. Il peut voir venir. Géographiquement, on sait seulement qu’il est passé par Plombières en suivant, par conséquent, un itinéraire en direction du nord-ouest. À partir de là, on perd sa trace.
  
  D’une voix égale, le Vieux dicta ses ordres :
  
  — Tous les deux, vous constituez une cellule ultra-secrète chargée de retrouver Saroffar. Vous centralisez les renseignements. Tourain demeure le coordinateur et vous, Coplan, le fer de lance. La mission qui vous est confiée est difficile. Depuis qu’il est eunuque, notre client a pris vingt kilos. Il est méconnaissable. Les photos d’il y a trois ans ne sont plus utilisables. Aussi, les chances que la police, les C.R.S., la gendarmerie le repèrent sont faibles. En revanche, ce qu’il faut surveiller, ce sont les meurtres. Statistiquement, la France enregistre environ cinq cents homicides annuellement, soit presque trois tous les deux jours. La police judiciaire a ordre de vous communiquer tous les renseignements afférents. Si l’hypothèse qui nous guide se vérifie, Saroffar va liquider les complices qui l’ont trahi. Triez les victimes. Voyez celles dont le passé est douteux ou inconnu. Si nous retenons l’avis médical, il est exclu que Saroffar commette des crimes sexuels identiques à ceux qui l’ont privé de liberté durant toutes ces années. Sinon, nous ne prendrions pas ces risques. Nous ne pourrions laisser un dément agir à sa guise, violer et mutiler d’innocentes victimes.
  
  — Quel est le schéma général ? questionna Coplan. Dès que nous l’avons repéré, nous le prenons en filature et le laissons assassiner les uns après les autres les fanatiques de NAJA ?
  
  Le Vieux bourra une pipe, l’alluma et souffla quelques flocons odorants en direction de la lampe.
  
  — Non, car ce serait imaginer qu’après trois ans il est encore capable de les retrouver tous. N’y comptons pas trop. Quand vous l’aurez localisé, il vous faudra l’enlever et l’interroger comme seuls nous savons le faire. Saroffar devra cracher tout ce qu’il sait. Ensuite, nous exploiterons les renseignements qu’il nous fournira. Une dernière chose. Vous aurez pleins pouvoirs. L’argent n’est pas un problème. Des fonds spéciaux ont été débloqués. Vous commencez tout de suite. Une ultime recommandation : NAJA ne doit rien soupçonner de notre projet. Si vous rencontrez un obstacle, humain ou matériel, éliminez-le discrètement. Ce sont les ordres de l’Élysée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Malika se souvenait d’un autre Saroffar, trois ans plus jeune. Plutôt beau gosse, taille moyenne, mince et musclé, peau de miel, cheveux coupés mi-long. Et ses yeux. Surtout ses yeux. Vivants comme une sève printanière, mobiles comme un TGV, agrandis par l’amusement ou la stupéfaction, rieurs ou, alors, transformés en fentes par la suspicion et la méfiance. Des yeux d’un gris-bleu parfois insoutenable quand il ne voyait pas son interlocuteur et pensait à quelque chose qui le tracassait. Des yeux de tueur, disait admirativement Horst Bugler, le chef de section de la Stasi qui, dans ce domaine, s’y connaissait incontestablement.
  
  Qui aurait cru qu’il entrerait dans la peau d’un tueur sadique et sexuel ?
  
  Elle faillit vomir en se souvenant des crimes atroces qu’il avait commis. Si on l’avait écoutée, si l’on avait recueilli son avis subalterne, on l’aurait liquidé au lieu de le balancer aux flics. D’ailleurs, balancer aux flics était contraire à son éthique personnelle. On tuait mais on ne dénonçait pas. En tout cas, les Suisses avaient eu raison de l’enfermer chez les fous dangereux. Et voilà ce qu’il était devenu, un poussah. Le nez aquilin, les pommettes haut perchées étaient bouffés par la graisse. Des traits porcins. Ce qui n’avait pas changé, c’étaient les yeux. Gris-bleu couleur tueur.
  
  — Je ne te veux aucun mal, déclara-t-il d’un ton qui se voulait convaincant.
  
  Elle ne le crut pas.
  
  — Celui que je veux, c’est Kader. Il est responsable. Il m’a dénoncé.
  
  — Contre mon avis, mentit-elle.
  
  Il s’engouffra dans la brèche qu’elle lui ouvrait :
  
  — Qu’as-tu proposé en échange ?
  
  Elle resta bouche bée. Ce salaud venait de la coincer.
  
  — Qu’on te… qu’on te renvoie au Yémen, balbutia-t-elle.
  
  Un sourire cruel se percha sur les lèvres de Saroffar.
  
  — Vraiment ? Bon, dans le fond, on s’en fout, c’est du passé, n’en parlons plus. Je te l’ai dit, celui que je veux rencontrer, c’est Kader.
  
  — Je ne sais pas où le joindre.
  
  — Tu te fous de moi ? Tu es justement celle qui est chargée de savoir où le joindre.
  
  — Les choses ont changé en trois ans. D’autres dispositions ont été prises.
  
  Brusquement, il sortit son 7,65. Ses yeux se vitrifièrent et elle trembla en se souvenant de l’opinion émise par Horst Bugler à Berlin-Est.
  
  — Tu te souviens de ce que j’ai fait aux cinq filles Suisse ?
  
  Elle verdit et nerveusement se frotta les mains en se forçant à conserver son sang-froid.
  
  — Je suis une amie, tu l’oublies, articula-t-elle d’un ton dont le calme l’étonna.
  
  — La presse n’a jamais publié les photos, ni même en noir et blanc. Dommage. Tu aurais une meilleure idée de ce que je suis capable de faire à une femme lorsqu’elle me mécontente. Encore une fois, je ne te veux aucun mal à toi personnellement, mais ce que je ne supporte pas, c’est que tu me résistes.
  
  Pour gagner du temps, elle feignit de ne pas comprendre :
  
  — Te résister ? Mais c’est normal. Dans le passé, chaque fois que tu as voulu coucher avec moi, j’ai refusé. À mon avis, tu es trop direct et je n’aime pas ça. Maintenant… euh aujourd’hui… si cela te faisait vraiment plaisir, eh bien, je crois que, après l’injustice dont tu as été victime, une injustice que je reconnais bien volontiers, je consentirais à…
  
  Il s’emporta :
  
  — Tu sais ce qu’ils m’ont fait en Suisse ?
  
  Elle reprenait son calme. Le forcer à parler. L’amadouer. Il devait exister un moyen de se débarrasser du péril qu’il représentait. Il suffisait de chercher dans la panoplie. Un gros ennui : sa mémoire était rétive.
  
  — Quoi ?
  
  — Ils m’ont coupé les couilles.
  
  Elle frissonna.
  
  — Pourquoi ?
  
  Il ricana.
  
  — Comme ça, ont-ils prétendu, je ne représente plus aucun danger. Tu y crois, toi, à cette thérapie ?
  
  — Quelle horreur !
  
  Elle ne le pensait pas. Bien fait pour ce salaud. Tout à fait mérité. Dommage que cette pratique ne soit pas généralisée. Des deux mains, elle voterait pour une mesure dans ce sens. Mais, pour le moment, faire semblant de compatir. Si seulement ce fichu paquet de Dunhill sur la table était vide, elle aurait alors un alibi pour en chercher un autre dans le tiroir du buffet et, justement, là, sous les serviettes, dormait le Beretta 9 mm.
  
  — Qu’est-ce que ça te ferait à toi, si on te coupait les seins ?
  
  Elle déglutit bruyamment.
  
  *
  
  * *
  
  Vert de rage, le commissaire divisionnaire De Gracia, patron de la Criminelle, tournait en rond. Maîtrisant sa fureur, il s’efforçait de ne pas donner libre cours à sa colère et à sa faconde méridionale, habituellement trempée dans le vitriol. Machinalement, Tourain chassait sur le revers de son veston quelques miettes de pain tombées du sandwich qu’il avait avalé à la hâte. Les dents serrées, Coplan ne quittait pas des yeux le médecin légiste qui, allongé sur le ventre, avait écarté les cuisses de la femme et, avec une attention soutenue, examinait le vagin. Pour protéger ses vêtements, il avait étendu, sur le plancher inondé de sang, un matelas de couvertures.
  
  La gorge avait été tranchée et les seins, découpés, reposaient sur chacun des deux baffles de la chaîne stéréo. Un spectacle hideux qui donnait la nausée.
  
  De Gracia n’y tint plus. À grands pas, il s’avança vers Coplan et Tourain qu’il apostropha d’une voix rageuse :
  
  — S’il s’agit bien de votre type, alors vous êtes responsables de ne pas avoir donné à son évasion une plus grande publicité, et voilà le résultat ! Une pauvre fille qui se fait horriblement charcuter !
  
  Ni Coplan ni Tourain n’acceptèrent de polémiquer sur le sujet.
  
  Après la belle journée de la veille, la pluie tombait à nouveau. Elle cinglait les vitres du pavillon de banlieue et accentuait le caractère sinistre de ce décor ensanglanté. Tant elle était secouée, on avait dû conduire à l’hôpital la femme de ménage qui avait découvert le cadavre. Au pied du buffet, elle avait abandonné le filet en plastique contenant les détergents et les serpillières. Ces dernières seraient insuffisantes pour éponger tout ce sang.
  
  Un inspecteur entra et se dirigea droit vers Tourain en lui restituant la carte d’identité.
  
  — Elle est fausse comme, probablement, l’identité. En tout cas, rien au Sommier sur cette Saya Bentoumi, née le 30 avril 1960 à Philippeville, aujourd’hui Skikda, en Algérie.
  
  L’inspecteur jeta un coup d’œil en biais au cadavre, sortit son mouchoir et se tamponna délicatement les narines et les lèvres.
  
  Le médecin se releva péniblement. Il devait souffrir des lombaires, pronostiqua Coplan. Il fonça vers la salle de bains pour se laver les mains et revint en brossant ses vêtements.
  
  Le verdict tomba de ses lèvres :
  
  — Pas de traces de sperme ou de violences sexuelles.
  
  — Ce pourrait être lui, articula Coplan.
  
  — Il faudrait en savoir plus sur la victime, décida Tourain.
  
  — Mes hommes prospectent le voisinage, déclara De Gracia, toujours en rogne.
  
  Coplan se joignit aux hommes de la D.S.T. et de la Criminelle qui fouillaient les moindres recoins du pavillon de banlieue, et s’activa à leurs côtés. Dans le minuscule grenier, il dénicha une malle en osier qui aurait fait la joie d’un amateur aux Puces. Elle était bourrée de vieux bouquins en arabe et en français, de coupures de revues ou de journaux sur des concerts de musique classique aux interprètes prestigieux et qui couvraient les dix dernières années. Soigneusement pliés et empilés, des vêtements féminins aux couleurs bariolées comme on en tissait en Kabylie. Skikda se situait dans cette province algérienne, se souvint Coplan. Oui, mais la carte d’identité était fausse. Néanmoins, la victime avait incontestablement le type arabe. Dans un ouvrage broché consacré à l’œuvre de Herbert von Karajan, logé tout au fond de la malle, il découvrit deux photocopies au papier jauni, accolées l’une à l’autre. À l’intérieur des plis, un edelweiss intact mais fané.
  
  Il les déplia. Sur la première, on lisait :
  
  
  
  Tribunal Permanent des Forces Armées de Lyon. 27 mars I960
  
  
  
  En exécution des prescriptions de l’instruction Ministérielle N® 4975-C 2/10 du 2 avril 1940, nous, Commissaire du Gouvernement, requérons Monsieur l’Exécuteur en Chef des Arrêts Criminels en vue de procéder à l’exécution du nommé Abderraman Zitouni, condamné à la peine de mort par le T.P. des F.A. de Lyon le 4 janvier 1960 pour « Assassinats et Atteinte à l’intégrité du territoire national, dont le pourvoi a été rejeté par la Cour de Cassation en son arrêt du 8 mars 1960.
  
  
  
  Sur la seconde, était inscrit :
  
  
  
  Le Commissaire du Gouvernement près le T.P. des F.A. de Lyon soussigné certifie que le nommé Abderraman Zitouni a été exécuté dans les formes prescrites dans l’enceinte de la Maison d’Arrêt de Lyon, section de Montluc, le 31 mars 1960 à 6 heures 43.
  
  L’exécution n’a donné lieu à aucun incident.
  
  
  
  Exécuteur en Chef des Arrêts Criminels ? Cette mention était explicite. Abderraman Zitouni avait été guillotiné. 1960 ? La guerre d’Algérie battait son plein. Atteinte à l’intégrité du territoire national ? Abderraman Zitouni avait-il été membre du F.L.N. en lutte pour l’indépendance de sa patrie ? À l’époque, on guillotinait les fellagas assassins. L’intéressé était sans doute l’un d’eux.
  
  Quelle était la signification de ces vieux textes dans la malle ? Un pieux souvenir ?
  
  Coplan les transmit à Tourain.
  
  — Ce sont vos services qui ont dû arrêter Zitouni. Fouillez dans son passé. Recherchez les membres de sa famille. On ne sait jamais. Qui d’autre se souvient encore des militants du F.L.N. guillotinés en châtiment de leurs exactions criminelles ?
  
  — Les municipalités, répondit Tourain, un peu narquois.
  
  — Les municipalités ?
  
  — En Algérie, elles ont donné aux rues les noms de ceux qui sont officiellement les Martyrs de l’indépendance. Cet Abderraman Zitouni a forcément son nom sur une plaque au coin d’une rue.
  
  De Gracia examina les photocopies à son tour. Coplan lui serra le bras.
  
  — Attention, recommanda-t-il, pas de publicité dans la presse. Changez le nom de la victime. Nous devons maintenir le secret, s’il s’agit bien de Saroffar.
  
  Le patron de la Criminelle grimaça.
  
  — Je n’aime pas ces méthodes. Encore une fois, vous livrez l’agneau au loup.
  
  — Les victimes de Saroffar ne sont pas obligatoirement des agneaux, souligna Tourain.
  
  — C’est un fauve, contra De Gracia. Même si on lui a coupé les couilles, il demeure un loup pour les femmes. Imaginez que ce soit lui qui ait frappé ici. Supposons aussi que cette Saya Bentoumi ait été un membre de NAJA dont il voulait se venger. Il la tue. D’accord, c’est logique. Il ne la viole pas puisqu’il ne le peut plus. Mais la tue-t-il proprement ? Non. Il la tue salement, il la massacre, lui coupe les seins, ce qui prouve que de puissantes pulsions sexuelles guident ses actes, même s’il ne peut conclure concrètement. Avant d’être enfermé dans son asile psychiatrique suisse, sa jouissance devant ses victimes était à la fois psychique et physique. Désormais, elle n’est plus que psychique. Mais il reste aussi dangereux.
  
  — Vous n’avez pas tort, reconnut Coplan.
  
  — Cependant, nous ne sommes pas sûrs que ce soit lui qui ait frappé ici, glissa Tourain.
  
  Saroffar reposa le dernier journal sur la pile. Rien sur son évasion, pas un mot sur le meurtre de Malika Zitouni qui se faisait appeler Saya Bentoumi, et cela depuis trois jours. Il n’était pas dupe. C’est à dessein que, sur l’ordre des autorités, le silence était observé. En réalité, son signalement circulait entre les mains des flics, des gendarmes et des C.R.S. On maintenait un profil bas pour mieux le piéger. Tout à fait normal. Tout bien réfléchi, cependant, pas un seul élément ne prouvait aux Français qu’il était en France. Son otage avait été écrabouillé par les roues du camion. Peu probable que le manouche se soit manifesté. Ce n’était pas son intérêt. Ces gens-là gardaient bouche cousue devant les flics. Ne restait que Malika. Feraient-ils le rapprochement ? Tout bien considéré, il avait eu tort de lui couper les seins. C’était presque une signature, susceptible d’alerter les flics et aussi Kader. Quelle erreur ! Mais était-il responsable ? Bien sûr que non ! Il n’avait fait qu’obéir à une force supérieure qui, inexorablement, lui dictait sa loi. Comme un automate, il était guidé vers le but qui lui était fixé par cette force. D’ailleurs, la pensée dans son cerveau s’interrompait, un peu comme dans ces vieux films muets quand l’intrigue était coupée par une plage de dialogues. Incontestablement, cette force représentait un danger. Ne lui avait-elle pas joué de mauvais tours en Suisse ?
  
  Il chassa ces pensées déprimantes et fit le point sur sa situation. Malika possédait une voiture et détenait un lot important de pièces d’identité vierges à l’origine authentique, ainsi qu’un trésor de guerre en coupures françaises. Il avait confisqué le tout, puis avait pris la route. Sur une aire de parking entre Blois et Tours, il avait attendu la nuit profonde pour dévisser les plaques minéralogiques de touristes qui dormaient paisiblement et les avait remplacées par une autre paire volée à Paris dans le parking George-V. Il créait ainsi une confusion, propre à disperser les recherches. Les plaques des touristes avaient été vissées sur la Lancia de Malika.
  
  Sur une autre aire de parking, en direction de Bordeaux, il s’était reposé. Dix heures d’un sommeil réparateur. Il n’avait même pas besoin de se faire repérer en achetant des provisions puisqu’il avait dévalisé le réfrigérateur de Malika. Sa faim apaisée, il avait rempli les papiers sur la machine à écrire portative Olympia dérobée à sa victime : carte grise avec la nouvelle immatriculation, permis de conduire, carte d’identité, passeport et carte de Sécurité sociale. Le tout au nom de Michel Charvay. Il était paré. Sa plongée dans la clandestinité se présentait bien. Il n’avait oublié aucun des préceptes de Waddi Addad, inventeur de la forme moderne du terrorisme, concepteur des structures, formateur des responsables, qui en avait perfectionné les méthodes de recrutement et peaufiné les techniques et les tactiques(1).
  
  Il redémarra. Plus d’atermoiements. Finalement, Malika s’était montrée peu prolixe. Elle ignorait où se trouvait Kader, c’était flagrant. Sinon, elle l’aurait avoué. Personne ne résistait au traitement qu’il lui avait infligé. Néanmoins, elle lui avait fourni un renseignement de taille sur Dieter Kaltz, un autre des salauds qui l’avaient vendu aux Suisses. Elle avait livré l’adresse en précisant que Dieter ne serait pas de retour avant au moins un mois. Il ne l’avait pas crue. Aussi s’était-il rendu à Angers. Malika avait dit vrai. Si l’on se fiait à la poussière dans la planque, l’Allemand était absent depuis longtemps. Il fallait donc croire Malika jusqu’au bout et patienter durant ce délai d’un mois puisqu’il était presque nu, sans rien d’autre à se mettre sous la dent. Pas grave, finalement. Il lui fallait, de toute façon, disparaître de la circulation durant un certain temps.
  
  Des lunettes noires masquant son regard, il entra dans la gare de Nantes, se dirigea droit vers la consigne automatique et, dans un casier libre, plaça les sacs contenant son butin en ne conservant dans ses poches que cent cinquante mille francs en coupures françaises. Sous l’un des sacs, il coinça le Beretta 9 mm dérobé à Malika qui n’en avait plus besoin. Le 7,65 restait enfoncé dans la ceinture de son pantalon. Personne ne lui prêtait attention. Prestement, il sortit le tournevis et trafiqua le mécanisme du compteur. Un truc que lui avait enseigné Horst Bugler dans l’ex-Allemagne de l’Est. Désormais, indéfiniment ou, du moins, jusqu’à la réouverture du casier, le cadran afficherait « payé ». Pas besoin de se déplacer chaque période de vingt-quatre heures.
  
  De retour à la voiture, il délogea les cartouches d’un chargeur, enfonça sur le ressort la clé du casier et réintroduisit deux des cartouches pour la maintenir en place. Il empocha les projectiles non utilisés.
  
  Le moteur relancé, il prit la direction du sud. À quelques kilomètres au nord des Sables-d’Olonne, il entra dans une superbe propriété, riche et cossue, et exigea de rencontrer le docteur Ochiskoff. Il dut patienter une bonne heure. Enfin, il fut reçu. Cheveux poivre et sel, les yeux clairs, le crâne légèrement dégarni, mince et musclé, l’air sportif, le praticien était une publicité vivante pour ses activités. Saroffar se montra direct, en gommant malgré tout dans sa voix les aspérités consécutives à sa haine des médecins :
  
  — Je veux perdre trente kilos en un mois.
  
  Ochiskoff ne cilla pas.
  
  — C’est faisable mais dangereux pour vous. Naturellement, au préalable, il vous faudra subir une succession d’examens de façon à ce que je puisse me rendre compte si le traitement d’avant-garde que j’ai mis au point peut vous être applicable. Bien évidemment, la méthode ambulatoire est à proscrire. Vous devrez prendre pension dans ma clinique. À ce sujet, il convient, que je vous indique les tarifs que je pratique. Mille cinq cents francs par jour, pension complète. En supplément, les honoraires médicaux. Environ deux mille francs par jour. En tout, trois mille cinq cents francs.
  
  Sans un mot, Saroffar sortit de sa poche deux des trois liasses de cinquante mille francs qu’il avait conservées.
  
  — Je prends un mois d’avance.
  
  Ochiskoff se raidit imperceptiblement.
  
  — La réussite n’est pas garantie si votre état général n’est pas satisfaisant. Seuls les examens le détermineront. Êtes-vous cardiaque ?
  
  — Mon cœur est solide comme un roc.
  
  — Comme ça, à vue de nez, cliniquement, je dirais que vous êtes bourré d’une graisse malsaine, c’est vrai.
  
  Dix kilos en une semaine, je puis le certifier. Restent vingt kilos en trois semaines. C’est plus dur, incontestablement, malgré mon traitement d’avant-garde. Ce délai d’un mois est-il impératif ?
  
  — Mes affaires ne m’autorisent pas à prolonger cette coupure dans ma vie. Vous avez une chambre pour moi dans votre clinique ?
  
  — J’en ai une dès aujourd’hui. Quelqu’un vous a-t-il recommandé à moi ?
  
  — Votre réputation est immense. Dans le milieu des hommes d’affaires, on dit le plus grand bien de vous et de vos succès répétés, sans oublier votre extrême discrétion. Ainsi, laisse-t-on entendre que vous maintenez un extrême cloisonnement entre vos patients, si bien que chacun d’eux reste anonyme dans votre établissement. Une sorte d’apartheid, si je peux me permettre un rapprochement avec ce terme devenu si péjoratif.
  
  Le médecin eut le bon goût de sourire.
  
  — Le secret est une vertu cardinale.
  
  — Je l’apprécie.
  
  Pour ramasser les deux liasses, Ochiskoff simula à merveille la confusion charmante et enfourna l’argent dans un tiroir qu’il ferma à clé.
  
  — Sous quelle identité désirez-vous être enregistré ?
  
  — Michel Charvay.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Coplan s’était levé à quatre heures du matin. Douché, rasé, en survêtement, il avait décidé de procéder à un long jogging autour de Paris, en suivant les boulevards des Maréchaux. Trente-trois kilomètres sept cent. Il savait que ce rude exercice serait bénéfique à sa concentration intellectuelle.
  
  Quinze jours s’étaient écoulés depuis l’évasion de Saroffar. Certes, le secret avait été bien gardé et, dans ce domaine, les Suisses avaient coopéré, d’autant plus facilement que le scandale battait son plein en ce qui concernait les ablations d’organes génitaux. Berne ne tenait pas à y ajouter la panique à l’idée qu’un fou dangereux avait recouvré la liberté si, du moins, il était dangereux pour quelqu’un d’autre que les membres de NAJA. Il fallait convenir que tel semblait bien être le cas. Malika Zitouni, se cachant sous la fausse identité de Saya Bentoumi, était dans sa tombe pour l’attester.
  
  Rien n’assurait qu’elle était membre de NAJA. Néanmoins, la coïncidence était frappante si l’on rapprochait la mutilation dont son corps avait été victime et le passé terroriste de l’intéressée. Marquée à jamais par le destin tragique de son père guillotiné, lancée dès son plus jeune âge dans la recherche éperdue de bribes de souvenirs, d’images fugitives et tremblantes, elle avait décidé, alors qu’elle était étudiante en sciences à Alger, de se jeter dans l’action violente et de se venger de ceux qui avaient coupé la tête de son père. Liée au terrorisme le plus sauvage, mais manquant de sang-froid au moment décisif, elle avait été cantonnée par ses chefs dans des rôles subalternes d’intendante ou de caseuse(2), tâches pour lesquelles elle se montrait inégalable. À Marseille, elle avait été condamnée à dix-huit mois de prison ferme pour détention d’explosifs. Une peine identique l’avait frappée à Strasbourg. Puis elle avait plongé dans l’ombre et personne n’avait plus entendu parler d’elle jusqu’au jour où elle était réapparue au grand jour sous la forme d’un cadavre.
  
  Coplan et Tourain étaient prêts à parier que son assassin était Saroffar.
  
  Mais où était passé ce dernier ?
  
  La police, les gendarmes, les C.R.S. étaient catégoriques : personne lui ressemblant n’avait été repéré. Saroffar était trop rusé pour se balader à la vue de tout le monde. D’abord, il s’étonnait sûrement du manque de publicité entourant son évasion, ce qui le conduisait à imaginer qu’il y avait anguille sous roche. Donc, il se méfiait et évitait les déplacements. Peut-être avait-il raisonné qu’il était préférable de se planquer dans un premier temps ? Mais qui allait lui offrir l’hospitalité ? Certainement pas un terroriste de NAJA. Un membre de sa famille ? La famille de Saroffar était dispersée dans la diaspora libanaise. Qui alors ?
  
  Forcé d’opérer en douceur, en subtilité, Coplan mesurait l’ampleur de la tâche qui lui avait été confiée. Si Saroffar n’était pas repéré, comment lui coller aux basques ?
  
  À sept heures, il s’arrêta dans une brasserie de la porte de Clignancourt pour commander un double café noir et des croissants qu’il dégusta avec appétit.
  
  L’argent ne faisait pas défaut à Saroffar. Avait-il fait appel à un chirurgien esthétique, comme le supposait Tourain qui avait alerté ses subordonnés et les avait lancés sur la piste des praticiens susceptibles en France de rendre service au fugitif contre une confortable somme d’argent. Jusque-là, la prospection n’avait rien donné.
  
  Autour de lui, les travailleurs du matin s’accoudaient au zinc. C’était lundi, le dernier des trois jours d’ouverture hebdomadaire du Marché aux Puces de Saint-Ouen. Quelques chiffonniers attablés devant des brocanteurs sceptiques déballaient leur butin de la nuit. Ce spectacle donna à Coplan une idée. L’itinéraire de sa pensée avait cheminé des chiffonniers aux brocanteurs, de ces derniers aux antiquaires, et de ceux-ci aux marchands de tableaux avant que ne défile devant ses yeux la fiche de Serge Saroffar. Durant les années qui avaient précédé son incarcération, le fugitif avait éprouvé la plus intense fascination pour l’œuvre du peintre Martin Duchatel. Pour l’artiste, l’érotisme était inséparable de la vie. Par provocation calculée, ses œuvres choquaient, même si leur charge d’agressivité, leur crudité, s’inséraient dans la cohérence de la démarche poétique. Chez lui, la monstruosité devenait volupté. Envoûté par cette bestialité érotique, Saroffar avait effectué de fréquents séjours chez le maître et s’était lié d’amitié, sans pour autant lui acheter des toiles, la clandestinité, les déménagements perpétuels, lui interdisant de s’embarrasser de tableaux.
  
  Était-ce chez Martin Duchatel qu’il avait trouvé l’hospitalité ?
  
  L’ennui, c’est que l’artiste était aussi un vagabond. Il ne tenait pas en place.
  
  Son petit déjeuner avalé, il repartit pour terminer son tour de Paris.
  
  De retour chez lui, il se doucha à nouveau et s’habilla. Ensuite, il passa un coup de fil à Tourain qui, en vingt minutes, obtint la réponse. Martin Duchatel exposait dans une galerie du Palais-Royal. Pendant toute la durée, il résidait dans une chambre d’un hôtel relativement modeste, proche de l’avenue de l’Opéra. Désœuvré et toujours féru d’art, Coplan visita la galerie. Il ne fut guère étonné par la prédilection que Saroffar vouait à cette œuvre artistique qui ne pouvait que nourrir ses fantasmes à l’exutoire criminel. Quelque peu racoleur, Duchatel estimait que la pratique de la sexualité est indissociable d’une certaine sauvagerie. Nul besoin de barder de cuir les femmes insolentes d’animalité, aux seins menaçants, peintes dans des poses que Duchatel assimilait à celles de fauves voluptueux tapis dans l’entrelacs d’une jungle. Sur les murs de la galerie, pas d’érotisme aseptisé, sans force et sans émotion, conventionnel et stéréotypé mais, au contraire, une brutalité inouïe, avec une précision et un luxe de détails dignes de planches anatomiques.
  
  Pas étonnant que Saroffar ait adoré.
  
  Coplan s’entretint avec l’artiste lorsqu’il arriva. Habilement, il le questionna et apprit où il vivait quand il n’exposait pas dans une galerie parisienne. À Villeneuve-sur-Lot. De retour à son bureau, il demanda à Tourain de faire surveiller l’hôtel proche de l’avenue de l’Opéra et la maison de Villeneuve-sur-Lot.
  
  Une heure plus tard, le commissaire de la D.S.T. se manifestait. Fatna Zitouni, la sœur de Malika, avait été arrêtée à Lyon. Elle ignorait tout de la mort de sa sœur. Elle-même, compte tenu de ses antécédents, était soupçonnée d’avoir suivi l’itinéraire de sa cadette. Dans la journée, elle serait ramenée à Paris, pour de plus amples interrogatoires.
  
  Coplan mit son plan au point et fit préparer un dossier comprenant les photographies de l’identité judiciaire, en prenant la précaution d’éliminer celles sur lesquelles on voyait les seins coupés.
  
  À dix-sept heures, l’Algérienne entra dans les locaux de la D.S.T. rue des Saussaies. À dix-sept heures trente, elle s’effondrait en larmes devant les photographies de sa sœur morte. Coplan lui laissa reprendre ses esprits et assena :
  
  — Elle était gênante. Ses amis l’ont éliminée.
  
  — Ses amis ?
  
  Malgré le chagrin, la ruse se lisait dans son regard sombre. Elle n’était pas vraiment jolie mais suffisamment sexy avec sa silhouette ondulante pour être un objet de séduction.
  
  — Ses amis terroristes, qui sont probablement les mêmes que les vôtres. Vous savez que le plus grand ennemi de la clandestinité, c’est le soupçon. Il suffit que l’un des compagnons de l’ombre fasse un pas de travers, mal interprété, et le couperet tombe, tant la sécurité est essentielle.
  
  — Je ne vois pas ce que vous voulez dire. Où est enterrée Malika ? Je voudrais me recueillir sur sa tombe.
  
  Elle voulait se montrer coriace. Tant pis pour elle. Coplan l’abandonna au bras séculier de la D.S.T., puis, en compagnie de Tourain, il étudia les documents découverts chez Fatna. À vrai dire, ils étaient peu nombreux, comme le requérait la clandestinité. L’un d’eux, pourtant, attira leur attention. C’était une ordonnance médicale. L’original et le double, destiné à la Sécurité sociale, étaient collés l’un à l’autre par un carbone. Coplan détacha ce dernier et le passa au spectroscope. Un nom et un prénom étaient calligraphiés en majuscules : Kaïm Khoury.
  
  — Qui est-ce ? questionna le policier. Vous connaissez ?
  
  — Non. Cherchons dans nos archives s’il y figure. De votre côté, enquêtez sur le médecin qui a délivré l’ordonnance. Il est peut-être, d’ailleurs, totalement hors du coup.
  
  Coplan fonça boulevard Mortier au quartier général de la D.G.S.E. Assis devant la console qui le reliait à l’ordinateur, il chercha un Kaïm Khoury. Il n’y en avait qu’un. Un Koweïti de quarante-cinq ans, intermédiaire financier, fiché par routine sur renseignements fournis par la C.I.A. et le S.I.S. britannique. Pas d’activités connues en France. Soupçonné d’être celui qui approvisionnait en fonds secrets l’ayatollah responsable des Services spéciaux iraniens. De l’avis de Langley, cet ayatollah, extérieurement un religieux convaincu, théoricien fanatique de la Djihad islamique, avait depuis un certain temps viré sa cuti et tentait de bâtir une fortune personnelle qui le mettrait à l’abri des aléas de l’existence, dans le cas où disparaîtrait le régime en place à Téhéran. Son alibi était plausible : cette masse d’argent était destinée à financer le terrorisme international.
  
  Les méthodes utilisées par Kaïm Khoury étaient d’une simplicité extrême. Le Koweïti offrait de remettre des lettres de crédit en paiement de produits importés par l’Iran. En échange, les fournisseurs avaient la possibilité de gonfler leur facture de vingt-cinq pour cent s’ils acceptaient un règlement sur douze mois. Un peu plus tard, Khoury se manifestait à nouveau. Il proposait un règlement immédiat en liquide moyennant un rabais de quinze pour cent sur le montant total. Le fournisseur gagnait encore dix pour cent de bénéfices supplémentaires. Quant aux quinze pour cent, ils tombaient dans l’escarcelle de l’ayatollah et de Khoury.
  
  Coplan demanda une audience au Vieux.
  
  — Kaïm Khoury est peut-être celui qui finance directement, sur l’ordre de Téhéran, le réseau NAJA. Si oui, il est susceptible de nous livrer des renseignements. Ces derniers nous permettraient alors de pénétrer l’Organisation et de la démanteler sans compter sur Saroffar pour nous aider.
  
  — Et nous pourrions lancer une vaste chasse à l’homme pour capturer ce dément.
  
  — Avant qu’il ne massacre les membres de NAJA les uns après les autres. Fatna Zitouni est aux mains de Tourain qui va la pressurer au maximum. Elle risque de craquer, ce qui nous mettrait sur orbite. Dans l’intervalle, j’aimerais me consacrer à ce Koweïti.
  
  — Où se trouve-t-il ?
  
  — C’est un malin. Il vit dans un paradis fiscal de la mer des Antilles, à Anguilla, et ne voyage au Moyen-Orient ou en Europe que pour des opérations ponctuelles. Il y est en ce moment.
  
  — Je vous autorise à aller faire un tour là-bas, mais un bref séjour. Pressez ce Khoury comme un citron. Ce n’est pas un hasard si Fatna Zitouni a noté son nom.
  
  — Noté dans une cachette originale.
  
  Une cachette certes originale, mais le médecin n’existait pas, informa Tourain lorsque Coplan eut regagné son bureau. L’ordonnance médicale était fausse. En ce qui concernait Kaïm Khoury, la D.S.T. n’avait rien sur lui dans ses fichiers. Quant à Fatna, elle se cantonnait dans un mutisme obstiné malgré le harcèlement dont elle était l’objet. Tourain, néanmoins, avait bon espoir qu’elle s’effondre durant la garde à vue qu’à l’avance le juge d’instruction, chargé des attentats terroristes en France, avait prolongée de soixante-douze heures. Si Fatna résistait à un tel traitement, Tourain était prêt à remettre sa démission, assura-t-il avec humour.
  
  Dans le cas de Serge Saroffar (alias Pascal Germain pour toutes les polices de l’Hexagone), un renseignement était tombé. Sa trace, après Plombières, avait été retrouvée. Il avait acheté à un nomade dans un campement près de Charmes une vieille 505 Peugeot immatriculée 374 EGG 54. Il avait abandonné là la camionnette qu’il avait volée. Au lieu de conserver les francs suisses avec lesquels avait été réglée la transaction, le manouche avait voulu les changer dans une banque de Nancy. Malheureusement pour lui, il était surveillé par les gendarmes qui le soupçonnaient de trafics divers. L’importance et l’origine de la somme les avaient alertés. Le Tzigane était passé aux aveux et le signalement de son client qu’il avait fourni correspondait à celui de Saroffar.
  
  S’il n’avait pas changé de véhicule dans l’intervalle, Saroffar pilotait donc une 505 immatriculée 374 EGG 54, ce qui avait été signalé à toutes les polices de France.
  
  Coplan informa le commissaire de la D.S.T. de son voyage aux Caraïbes en lui précisant les raisons.
  
  Ce fut te lendemain, au moment où il s’apprêtait à monter à bord du jet qui le mènerait en Amérique que Tourain lui apprit la nouvelle. Sans y attacher d’importance, Fatna avait déclaré que sa sœur était propriétaire d’une Lancia rouge qu’elle rangeait dans un box à cinq cents mètres de son domicile. Après vérifications, le box s’était révélé vide. Saroffar avait-il volé la Lancia en abandonnant la Peugeot ?
  
  Ce second numéro minéralogique avait été transmis à toutes les polices de France.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Kader tourna le coin de la rue et s’avança jusqu’au café-tabac où il acheta un paquet de Gauloises et une boîte d’allumettes avant de s’installer à la terrasse où il commanda un demi et un sandwich au fromage. D’habitude, pour conjurer ces saletés de tabous de la religion musulmane dont il était issu, il mangeait du porc comme un forcené, jambon, saucisson, rillettes, mais, aujourd’hui, il éprouvait une envie insatiable de fromage.
  
  Au bout d’un moment, il tourna la tête en direction de la boutique de modes de l’autre côté de l’avenue. Dans la vitrine, le mannequin le plus à droite était coiffé d’une perruque rousse. C’était le signal convenu avec Hilda : pas de danger aux alentours. Le chef de NAJA s’autorisa un sourire. Il était très strict sur les règles de sécurité, voire impitoyable. À ce prix seulement, il était possible de survivre et d’échapper à la répression. Le long du trottoir, il repéra la vieille Estafette immatriculée 199 AUX 91. Frédéric était blotti à l’intérieur avec son équipe de protection. Hilda se moquait toujours du véhicule, en rappelant que les comploteurs de l’O.A.S. avaient utilisé une Estafette lors de l’attentat contre le général De Gaulle le 25 août 1963 au Petit-Clamart.
  
  Pourquoi garder une vieille carne comme celle-ci ? s’étonnait-elle. Kader était superstitieux. À trois reprises, il avait dû la vie sauve à la présence de l’Estafette et n’osait plus s’en séparer. Bien qu’il eût abdiqué tout sentiment religieux, il croyait encore à l’influence néfaste des djinns, les mauvais esprits.
  
  Tranquillement, il termina son sandwich, vida son verre et alluma une Gauloise. Il était en avance et pouvait se permettre de prendre son temps.
  
  À l’heure convenue, il se leva, sortit et traversa l’avenue au passage pour piétons. Toujours respectueux des règlements, il avait attendu que le feu passe au rouge. Il prit pied sur l’autre trottoir en évitant de regarder du côté de l’Estafette, tout en sachant que Frédéric l’avait repéré.
  
  Hilda était dans la vitrine et arrangeait avec soin la perruque rousse. Kader entra dans le couloir et monta les marches brinquebalantes. Au troisième étage, la porte de l’ancien atelier de confection s’ouvrit. D’en bas, Hilda avait prévenu. La silhouette athlétique de Seamus Costello s’encadra, l’Uzi pointée sur le palier.
  
  — You look fine, man ! lui lança l’irlandais.
  
  Kader entra. Sans dire un mot, les hommes et les femmes présents lui adressèrent un signe amical de la main en guise de bienvenue. Costello referma la porte et la verrouilla. À l’autre extrémité de la pièce, veillait Dieter l’Allemand, armé lui aussi d’une Uzi. Derrière lui, une autre porte permettait l’accès à l’issue de secours aboutissant à la rue étroite, parallèle à l’avenue.
  
  Kader s’assit à la seule place libre autour de la table ronde et inspecta les visages. Dans les regards, il lisait le plaisir de le revoir et, aussi, une lueur d’espoir, celui de l’action qu’il allait, sans doute possible, ressusciter. Finis les jours d’attente dans l’ombre, la grisaille, la routine. À quoi bon figurer dans le fichier des polices comme les criminels les plus endurcis, les plus recherchés, si c’était pour mener la vie d’un quelconque rond-de-cuir, si c’était pour se conformer au rythme métro-boulot-dodo, si c’était pour mener le style de vie contre lequel, justement, ils s’insurgeaient ?
  
  Ils étaient dix en tout. Ceux qui surveillaient les portes, Seamus et Dieter. Assise à la table, Mayread, la compagne de Seamus, avec sa flamboyante chevelure rousse qu’elle dissimulait sous une perruque châtain. Seamus refusait qu’elle coupe ses longs cheveux. Kader avait renâclé. Pointilleux sur le chapitre de la sécurité, il estimait qu’il s’agissait là d’une imprudence majeure. Cependant, il ne pouvait se priver des services du couple d’Irlandais. À leur tableau de chasse, ils comptaient plusieurs centaines de soldats britanniques et de protestants de l’Ulster. Ils avaient été précieux quand il s’était agi de bombarder la résidence du Premier britannique au 10 de Downing Street. À la droite et à la gauche de la rousse, les deux Arabes, Abou l’Égyptien et Rachid le Syrien. Ensemble, ils accumulaient un demi-siècle de terrorisme : attaques de commandos en Israël, assassinats d’attachés militaires et d’ambassadeurs de l’État hébreu en Europe, sans oublier les athlètes juifs aux Jeux Olympiques de Munich en 1972. Traqués par le Mossad, ils avaient échappé à toutes les recherches. Dans l’intervalle, ils avaient subi chacun quatre interventions de chirurgie esthétique. La dernière en date avait été exécutée par un véritable magicien qui leur avait greffé un prépuce. On n’y voyait que du feu. Personne ne pouvait plus s’apercevoir qu’ils avaient été circoncis dans leur enfance, comme l’exigeait la loi coranique.
  
  À côté d’Abou, sa compagne, l’Autrichienne Ulrika. Kader était le seul à savoir qu’elle était juive. Même son amant l’ignorait. Elle en avait honte, d’autant que c’était mal vu au sein de NAJA. Pour se libérer de cette tare dont Kader n’avait jamais révélé le secret, elle tentait de se racheter en se portant volontaire pour les tâches les plus obscures que méprisaient les autres. Rousse comme Mayread, Ulrika se teignait les cheveux depuis longtemps. Elle avait un problème de poids et en était mortifiée. Heureusement que, en bon Arabe, Abou aimait les femmes grasses. Marie-Ange la Française se moquait d’elle en l’appelant Rahat-Loukoum. Les deux femmes en venaient aux mains et se crêpaient le chignon. Avec indulgence, les hommes les séparaient et Kader sermonnait Marie-Ange. Gentiment, car il respectait la cruauté froide, l’inaltérable maîtrise d’elle-même, dont elle témoignait dans les circonstances les plus difficiles. C’était elle qui pilotait l’Estafette les trois fois où le véhicule lui avait sauvé la mise in extremis. Elle était la seule femme à ne pas vivre en compagnie d’un membre du groupe. Elle préférait la solitude, imitée dans ce domaine par Domenico, l’italien, ancien des Brigades Rouges, Julien le Français et Bixente, le Basque espagnol, transfuge de l’E.T.A. Trois hommes rudes, au fanatisme sans failles. Dieter et Seamus étaient de la même trempe. Kader pouvait être fier de son équipe. Des fanatiques taciturnes, portés sur l’action violente, le sang et la destruction de la société capitaliste pourrie et corrompue. Des desperados qui savaient que leur tête était mise à prix. Ils n’avaient plus rien à perdre. Aucun d’eux ne tenait vraiment à la vie. Plutôt la mort que la prison à vie. Kader les comprenait, puisqu’il pensait de même.
  
  Enfin, il parla :
  
  — J’ai un contrat.
  
  Il vit l’effet sur les visages. Un profond ravissement, en même temps qu’une légère tension. Aucune nervosité, cependant. Bien trop professionnels pour avoir des nerfs en cordes de guitare. Trop de morts dans leur sillage, aussi, pour se laisser aller à un semblant de sentimentalité ou de sensiblerie. Pas leur genre.
  
  — De quoi s’agit-il ? s’enquit Ulrika, la plus curieuse, celle qui parlait toujours la première.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Malgré le délai très court qui lui était imparti, Coplan avait estimé plus prudent, pour des raisons de sécurité, d’effectuer une escale dans la partie septentrionale de l’île de Saint-Martin, qui était française, tandis que la zone méridionale, Sint-Maarten, relevait des Pays-Bas. Discrètement, il prit contact avec Bernard Gatjens, correspondant de la D.G.S.E. et directeur d’un bureau d’import-export. C’était un homme longiligne et chauve considéré comme un expert de cette région qu’il avait patiemment prospectée et quadrillée.
  
  — Vous allez vous heurter à une grosse difficulté à Anguilla, avertit-il.
  
  — Laquelle ?
  
  — Kaïm Khoury vit dans une sorte de forteresse quasiment inexpugnable, surveillée par des gardiens impitoyables et sans scrupules. Les requins sont voraces dans le coin. Un intrus serait balancé à la mer et leur servirait de breakfast.
  
  — Vous avez une carte ?
  
  Gatjens alla chercher une carte au 1/1000e extrêmement détaillée et la déplia sur la table. Avec un crayon à la fine pointe rouge, il dessina un demi-cercle sur la côte méridionale d’Anguilla.
  
  — C’est là. Bouclée côté terre mais ouverte côté mer. Pourtant, ne nourrissez pas d’illusions. Une digue coupe l’accès à l’anse, en laissant un goulot pour le passage du yacht et des speed-boats. Là encore, cependant, un filet aux mailles d’acier bouche ce goulot en dehors des allées et venues autorisées. Vous pourriez éprouver la tentation d’arriver par les airs. En hélicoptère, par exemple. Je dois alors vous mettre en garde. Un nid de mitrailleuses surveille le ciel. Un autre nid est embusqué sur la digue. Il semble d’ailleurs, mais je n’en ai pas confirmation que, récemment, ces mitrailleuses ont été remplacées par des batteries de missiles sol-sol et sol-air à tir manuel. On n’arrête pas le progrès. Depuis la guerre du Golfe, les gens ont réalisé les fantastiques avancées technologiques et se refusent à être dépassés. Parmi les gardiens de la propriété, on raconte qu’il y aurait des anciens des différentes factions libanaises. Ces hommes ont l’expérience. Khoury peut compter sur eux pour assurer sa sécurité.
  
  — Comment vit-il ?
  
  — Sa forteresse est un formidable centre de communications internationales. Instantanément, il est relié à n’importe qui dans le monde. Naturellement, il s’intéresse aux cours de bourse. Il jongle avec les Philip Morris, les Toyota, les Fiat, les Dupont de Nemours, en amassant une grosse fortune. L’argent, c’est sa passion. Il essaie d’en gagner par tous les moyens, licites ou non.
  
  — Les femmes ?
  
  — Il s’en méfie. Alors, il fait venir de temps en temps un charter plein de call-girls de toute beauté en provenance de Miami. Il se livre à une vaste orgie sexuelle, jette sa gourme, et les filles repartent, matelassées de billets de banque. En ce moment, il est en phase de continence.
  
  Coplan réfléchit. Pouvait-il exploiter cette faille ? Des call-girls en provenance de Miami ?
  
  — Qui envoie les filles ?
  
  — La mafia cubaine en Floride.
  
  — Des charters à un rythme régulier ?
  
  — Non. Quand ça lui prend. Si vous êtes pressé, vous risquez d’attendre longtemps.
  
  Coplan écarta cette possibilité.
  
  — Il sort en ville ? Au restaurant ?
  
  Gatjens poussa un soupir.
  
  — Il n’y a pas grand-chose en ville.
  
  Coplan hocha la tête.
  
  — C’est vrai.
  
  Il se souvenait de son précédent voyage(3). Malgré la conquête de son indépendance, Anguilla restait dans le giron britannique. En arrivant, on ne pouvait s’empêcher de trouver l’île sinistre. Des baraques misérables abritaient la population dont l’espace de vie lui était disputé par les troupeaux de chèvres qui semblaient être les véritables colonisatrices de ce roc de quatre-vingt-onze kilomètres carrés. Des nids-de-poule, des fondrières creusaient les routes poudreuses, le long desquelles s’alignaient des carcasses de voitures antédiluviennes.
  
  En un contraste saisissant, qui laissait le visiteur pantelant, dans Coronation Avenue, le Wall Street local, se dressaient les immeubles qu’occupaient les filiales des banques les plus prestigieuses du monde, avides de profiter des avantages époustouflants de ce paradis fiscal.
  
  Au-delà, sur la plage étincelante de sable blanc importé de Floride, les hôtels grand luxe et leur clientèle de banquiers, d’hommes d’affaires, d’intermédiaires, de mafiosi, de courtiers, de truands et de contrebandiers de haute volée, à la silhouette furtive et au regard fuyant derrière les grosses lunettes de soleil.
  
  — Donc, il se cloître ? résuma Coplan.
  
  — Sauf quand il doit se déplacer pour affaires, mais cela, comme les call-girls, est imprévisible.
  
  — Il a un yacht et des speed-boats. Il fait des tours en mer ? Il pêche au barracuda ?
  
  — La pêche ne le branche pas. En revanche, il se rend assez souvent à la verticale de la Santa Maria de La Conception.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? Une église ?
  
  — Non. Un galion espagnol chargé d’or, d’argent et de pierres précieuses qui a coulé au large d’Anguilla en 1692 à la suite d’un cyclone. La Santa Maria a sombré en dehors des eaux territoriales. Toujours malin et à l’affût de fric facilement gagné, Khoury finance l’opération de récupération de l’épave. Je dois dire qu’il a mis le paquet. Rien d’artisanal dans sa démarche. Photos par satellite Spot 1, prises de vues aériennes, clichés sous-marins, enfin ce que l’on baptise l’étude photogrammétrique. La zone a été carroyée par le bateau explorateur.
  
  — Ils ont retrouvé l’épave ?
  
  — Pour le moment, ils n’ont remonté que des grappins, des boulets et deux ou trois canons, ce qui prouve quand même qu’ils sont tombés sur le bon site.
  
  — À moins qu’il s’agisse d’un autre navire ?
  
  — Qui peut le savoir ?
  
  Soudain, Coplan eut une idée.
  
  — Il faudrait que vous me fournissiez le nom du bateau explorateur et les coordonnées géographiques du lieu où il évolue.
  
  *
  
  * *
  
  À la même heure, Kader se penchait lui aussi sur une carte au l/1000e. L’employé du cadastre de Paris portait une blouse bleue et ressemblait à un de ces ronds-de-cuir que décrivait Courteline. À l’université, sur les recommandations de son professeur, Kader avait lu Courteline mais n’en avait pas apprécié l’humour. En outre, il était trop léger à son goût, pas assez cinglant. Probablement un pseudo-anarcho. En tout cas, l’employé n’avait pas refusé la coupure de deux cents francs que Kader lui avait discrètement glissée dans la paume de la main. Ainsi évitait-il les questions inutiles. Autour de lui, rien que des professionnels de l’immobilier qui eux aussi bakchichaient pour avoir accès aux plans cadastraux.
  
  Il trouva enfin ce qu’il cherchait et se fit faire une photocopie grand format, la plia avec soin avant de la fourrer dans son attaché-case. Il sortit, héla un taxi et joua au touriste qui veut voir du paysage. Le chauffeur était content d’être tombé sur un tel client. La denrée était rare. L’homme était bavard mais Kader évita de se montrer prolixe. Il souhaitait, en cette belle journée, visiter les rues de Paris qu’il ne connaissait pas, un point c’est tout. Le chauffeur comprit enfin et replongea dans le mutisme. Par la vitre baissée, Kader observait de tous ses yeux, sans se dissimuler le caractère ardu de la tâche qui l’attendait.
  
  *
  
  * *
  
  Saroffar feuilleta à nouveau les journaux. Rien à son sujet. Rien non plus sur le meurtre de Malika. C’était sûr, l’adversaire lui tendait un piège. Les flics avaient fait le lien entre son évasion et les seins coupés de l’Algérienne. Ils avaient reconnu sa patte. Une erreur, finalement. S’il voulait préserver ses arrières, mieux valait l’anonymat.
  
  Il se leva et se pesa avant d’esquisser une grimace déçue. S’était-il trompé sur le docteur Ochiskoff ? Sa réputation était-elle surfaite ? Cette fameuse méthode n’était-elle que du vent ?
  
  Neuf kilos perdus seulement en dix-sept jours. Il s’attendait à mieux. Bien sûr, ce n’était pas mal, mais pas suffisant pour autant. Ochiskoff assurait qu’il fallait attendre la deuxième phase et, dans l’intervalle, patienter.
  
  Il alla contempler son visage dans le miroir de la salle de bains. Moins bouffi, incontestablement, ce qui le rajeunissait le ramenait au temps du bonheur, précédant celui où ce salaud de docteur Fleuriot lui avait coupé les couilles. L’ordure ! À nouveau, la rage l’étreignit. Ses membres tremblaient et il dut se retenir au lavabo pour ne pas fracasser le miroir à coups de poing.
  
  Son tour viendrait à ce fumier de Fleuriot mais, auparavant, il fallait régler leur compte à Kader et aux autres. Rester calme et harceler Ochiskoff pour qu’il fasse vite.
  
  Le lieutenant de vaisseau Jean-Eudes de Beaugency débarqua le premier du Twin-Otter qui, en un coup d’aile, l’avait amené de Saint-Martin. C’était un homme grand, sec, à la peau bronzée, aux lèvres coupantes et au regard gris. À dessein, il ressemblait à un touriste, tout comme le maître principal Yannick Kerangoarec qui le suivait. Leur short et leur chemise bariolée, leur collier de fleurs autour du cou, ne risquaient guère d’éveiller la suspicion du grand Noir qui dans sa cabane en bois cumulait les fonctions de douanier et d’officier d’immigration. Sa préoccupation première demeurant que se remplît le tronc au pied duquel on lisait, inscrit en anglais sur une planchette blanche : « L’île compte 85 % d’analphabètes. Aidez-les. Merci. »
  
  Comme les autres passagers, les deux arrivants versèrent leur obole à l’Éducation nationale locale. Pour faire vrai, ils rirent devant le panneau qui avertissait : « Il est interdit de photographier, de filmer et de transporter une arme, même un pistolet à air comprimé. »
  
  Adossé au capot de sa voiture de location, une Toyota anonyme, Coplan les attendait. Derrière lui, s’allongeait la piste d’atterrissage de construction récente. Son ruban noir prenait naissance à la plage et se terminait à quelques kilomètres de la capitale. Des fils de fer barbelés interdisaient aux inévitables chèvres de traverser sa largeur.
  
  Les arrivants s’installèrent à bord de la voiture et Coplan démarra. Il avait collaboré avec Beaugency et Kerangoarec lors d’une précédente mission et en avait conservé un excellent souvenir. Tous deux appartenaient aux Commandos Hubert de la Marine nationale et étaient détachés avec d’autres marins à la C.A.S.T.E. (Compagnie Action Sur Théâtres Extérieurs), un des éléments de choc du Service Action de la D.G.S.E.
  
  — Alors ? encouragea Coplan.
  
  — Le bateau explorateur, le Coney, ne bouge pas d’un pouce. La surveillance aérienne, discrète naturellement, nous l’assure. Apparemment, une quinzaine de personnes à bord. De la rigolade. Il y en avait une centaine sur le cargo panaméen que nous avons arraisonné alors qu’il s’apprêtait à livrer une cargaison d’armes à l’Irak durant la guerre du Golfe.
  
  — Je ne doute pas de vos talents, flatta Coplan qui savait le lieutenant de vaisseau sensible aux louanges.
  
  — La vedette de haute mer sera ici demain dans l’après-midi. Elle est commandée par DiCostanzo. Vous connaissez ce Corse sympathique, je crois ?
  
  — En effet. Combien d’hommes à bord ?
  
  — Six, plus DiCostanzo.
  
  Coplan poursuivit son interrogatoire tout en regagnant la capitale, à vitesse réduite compte tenu des troupeaux de chèvres et de l’état déplorable de la route. Une fois à l’hôtel, attablés devant des boissons glacées dans un coin isolé de la terrasse, à l’ombre des palmiers, les trois hommes mirent au point leur plan d’opération. L’endroit était si agréable qu’ils décidèrent d’y dîner. Leur repas terminé, ils regagnèrent leur chambre. Coplan venait d’entrer dans la sienne lorsque le téléphone sonna. C’était Tourain.
  
  — La 505 immatriculée 374 EGG 54 a été retrouvée abandonnée à Châlons-sur-Marne, annonça-t-il. Je suis de plus en plus convaincu que Saroffar a fauché la Lancia rouge de Malika Zitouni.
  
  — Rien de ce côté-là ?
  
  — Ce véhicule n’a été signalé nulle part.
  
  — Et Fatna ?
  
  — Elle bat tous les records d’endurance. Malgré tout, il nous reste quatorze heures de garde à vue. À la limite, je pourrais obtenir un délai supplémentaire du juge d’instruction qui, vous le savez, est extrêmement compréhensif, cette attitude nous change agréablement des magistrats à états d’âme.
  
  — La surveillance sur Duchatel ?
  
  — Pas de Saroffar en vue et guère de clients non plus. Notre peintre a osé très fort cette fois-ci dans le domaine de la sexualité et le public qui visite la galerie du Palais-Royal n’adhère pas à ce style outrancier. En ce qui vous concerne ?
  
  — Nous passerons sous peu à l’action.
  
  Coplan raccrocha et entra dans la salle de bains.
  
  *
  
  * *
  
  À Paris, Tourain retourna dans le local de la garde à vue. Le jour précédent finissait à Anguilla mais, ici en France, une aube nouvelle se levait. La fenêtre était ouverte pour aérer la pièce tant la fumée des cigarettes était dense. Trois inspecteurs mordaient avidement dans un sandwich ou vidaient une canette de bière. À part le bruit des respirations, le choc des dents qui mastiquaient, le glouglou des rasades de boisson, le silence dans la pièce était presque tangible. Les hommes étaient en bras de chemise, les manches haut relevées au-dessus du coude. La brise fraîche venue de l’extérieur balayait la puanteur provoquée par la transpiration et la fumée de tabac. Échevelée, les yeux hagards, le teint gris, les vêtements en désordre, Fatna avait triste mine. Assis devant elle, le quatrième inspecteur s’exprimait d’une voix courtoise, douce et cajolante :
  
  — Tu sais, on rend hommage à ton courage. Tu en as dans le ventre, c’est sûr. D’autres plus coriaces que toi en théorie n’ont pas tenu aussi longtemps. Ils se sont mis à table. Toi tu te défends bec et ongles. Chapeau. Seulement, tu vois, il y a une limite. On l’a dans la manche, le juge d’instruction. Indéfiniment ; il va renouveler le délai de garde à vue et tout à fait légalement. Toi, à un moment ou à un autre, tu craqueras forcément. Ils craquent tous.
  
  — Peut-être que si tu étais koweïti ou kurde, il y aurait une manifestation dans la rue pour obtenir ta libération, intervint Tourain. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Tu es toute seule, ici chez nous, et personne ne sait que tu y es. Ta marge de manœuvre est extrêmement faible.
  
  — J’ai soif…, marmonna-t-elle.
  
  Avec sa bouche pâteuse, sa langue qui semblait avoir doublé de volume, elle endurait le martyre.
  
  Tourain soupira.
  
  — La soif, ça fait partie de la tactique. Tu l’as déjà compris depuis le temps que tu es ici. Tu parles ou tu ne parles pas. Tu bois ou tu ne bois pas, c’est la règle du jeu.
  
  — Je bois, décida Fatna impulsivement.
  
  Elle n’en pouvait plus et, d’ailleurs, se confortait dans l’idée qu’elle ne savait pratiquement rien. Néanmoins, jusque-là et fidèle à la mémoire de sa sœur, elle s’était refusée à livrer quoi que ce soit à ces charognes, à ces chacals. Maintenant, sa détermination se lézardait. Plus rien ne semblait avoir d’importance, sauf le sommeil et un verre d’eau glacée ; non pas un verre, mais une carafe, une mer, un océan d’eau glacée.
  
  Tourain poussa un nouveau soupir.
  
  — Plus tard, il faut que tu parles d’abord.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Grâce à ses deux moteurs hors-bord 4 CV, un Yamaha et un Suzuki, le Zodiac s’éloignait rapidement de la côte et piquait droit vers la vedette de haute mer. Son pilote, un premier maître de la Marine nationale, le manœuvrait d’une main ferme et habile. Coplan, Beaugency et Kerangoarec se taisaient, les yeux fixés sur le firmament étoilé.
  
  Lorsqu’ils abordèrent la vedette, DiCostanzo les accueillit pendant que le Zodiac était hissé sur le pont. Un conciliabule réunit les quatre hommes durant près d’une heure, puis les trois arrivants quittèrent leurs vêtements civils pour endosser une tenue plus appropriée à l’action et passèrent une cagoule.
  
  — Ces gens-là ne travaillent pas la nuit, résuma Coplan. Pour la plupart, ils sont américains, et il est de règle aux U.S.A. de respecter les horaires syndicaux. Ce n’est pas notre cas. Comptons quand même sur un veilleur de nuit. Nous éteindrons les feux, puis, à un mille nautique de la cible, Beaugency, Kerangoarec et moi embarquons dans le Zodiac avec les grappins. Nous prenons pied sur le pont du Coney. Je ne pense pas que nous éprouverons beaucoup de difficultés à neutraliser le veilleur. Nous expédions la fusée et vous, DiCostanzo, vous vous approchez à un demi-quart de mille pour nous envoyer le renfort, soit cinq hommes. Ensuite on reprend le plan au point gamma. Des observations ?
  
  — Aucune, répondirent en même temps Kerangoarec et DiCostanzo.
  
  Même sans instruments de navigation, le bateau explorateur aurait été facilement repéré, tant son armature ressemblait à un sapin le soir de Noël. À un quart de mille, le premier maître coupa les moteurs et les quatre occupants ramèrent jusqu’à ce que l’embarcation effleure la coque du Coney. Kerangoarec lança le grappin dont le crochet se fixa à la lisse du bastingage. Le sous-officier tira brutalement pour s’assurer de la solidité de la prise et les quatre hommes s’accordèrent un délai de dix minutes avant que Coplan n’escalade la coque. En bandoulière, il portait un pistolet-mitrailleur Heckler & Koch 9 mm, destiné surtout à impressionner et non à tuer ou à blesser.
  
  Parvenu à l’horizontale du pont, il haussa la tête et inspecta les alentours. Les échos d’une musique douce lui parvinrent de tribord. Pour le reste, les lieux étaient vides de toute présence humaine. À la force des poignets, il procéda à un rétablissement, passa par-dessus la lisse et prit pied sur le pont en dégageant le P. -M. Sur sa gauche, il identifia sur la plate-forme, sous le mât de charge, le bathyscaphe et son robot, à la surface encore constellée de coquillages et de débris sous-marins qu’éclairait le fanal de position.
  
  Il avança à pas prudents après avoir agité deux fois le câble du grappin. Derrière lui allaient grimper Beaugency et Kerangoarec. Le regard circulaire, il les attendit près de la rangée de caméras sous-marines, enfouies sous leurs housses.
  
  Ils surgirent dans les deux minutes qui suivirent. Coplan leur fit signe et ils lui emboîtèrent le pas en direction de la musique douce.
  
  Allongé dans un transatlantique, le veilleur somnolait en écoutant une cassette. Il n’eut guère le temps de réfléchir à ce qui lui arrivait. Chloroformé par Kerangoarec, solidement ligoté et bâillonné par Coplan et Beaugency, il fut abandonné sur son transat.
  
  Coplan ne s’était pas trompé : l’homme était seul sur le pont. Beaugency alla se pencher par-dessus le bastingage et tira trois fois sur le grappin. Aussitôt, le pilote du Zodiac expédia sa fusée éclairante pour signifier à la vedette de haute mer, embusquée à un mille nautique, de se rapprocher à un demi-quart de mille pour envoyer le renfort.
  
  Sur le pont, Coplan et ses deux compagnons attendirent patiemment. Bientôt, la cassette s’arrêta. Coplan la plaça sur son autre face et, à nouveau, la nuit s’emplit d’un rythme latino-américain langoureux à souhait. À la troisième cassette, les cinq hommes du renfort firent leur apparition, encagoulés, en combinaison spéciale et armés d’un P. -M. Heckler & Koch. Coplan en posta un face à chacune des deux écoutilles avant de descendre dans l’entrepont avec le reste du commando. Méthodiquement, chaque cabine fut visitée. Plongés dans le sommeil, ses occupants furent rapidement maîtrisés, bâillonnés et ligotés sur leur couchette.
  
  Le commandant était seul dans la sienne, comme les scientifiques. C’était un grand gaillard d’Américain qui n’avait pas l’air commode. Véritable colosse, il se débattit violemment, l’écume aux lèvres. Coplan et Beaugency durent l’assommer avant de l’attacher sur sa couchette.
  
  L’un des scientifiques était un homme grand et maigre, aux cheveux rares et blancs, au visage cadavérique ravagé par les tics, aux yeux noirs, vifs et intelligents. Coplan sut immédiatement qui il était, tant la ressemblance avec le signalement était frappante.
  
  — Vous êtes le chef de mission à bord ?
  
  Le vieillard braquait son regard sur le P. -M. Il ne semblait éprouver nulle peur.
  
  — C’est un Heckler & Koch, n’est-ce pas ? Le meilleur pistolet-mitrailleur fabriqué à l’heure actuelle. Une arme splendide qu’affectionnent les commandos et probablement aussi les pirates, car vous êtes un pirate, n’est-ce pas ?
  
  Il relevait les yeux et fixait maintenant la cagoule passée sur la tête de son interlocuteur.
  
  — Que voulez-vous ?
  
  — Vous êtes le Herr Doktor Schliemann.
  
  — C’est vrai.
  
  Un des plus brillants officiers de la Kriegsmarine durant le dernier conflit mondial, l’Allemand avait commandé en second un U-Boot avant d’être capturé par les Britanniques en 1945. Ses geôliers avaient tout de suite décelé en lui le parfait connaisseur des fonds sous-marins et, durant les années les plus aiguës de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest, il avait collaboré avec les Services spéciaux du Royaume-Uni avant de voler de ses propres ailes. Spécialiste incontesté des fouilles en mer, il n’était pas invraisemblable que Kaïm Khoury ait fait appel à lui pour diriger les opérations de recherches de l’épave.
  
  — Vous vous trompez si vous êtes monté à bord pour vous emparer d’un trésor. Jusqu’à présent, nos recherches n’ont rien donné ou presque. Des choses sans grande valeur. Des canons vieux de trois siècles, des…
  
  — Je sais, coupa Coplan en arborant un sourire carnassier, je suis simplement ici pour éviter un bain de sang.
  
  L’Allemand écarquilla les yeux.
  
  — Un bain de sang ? De qui parlez-vous ?
  
  *
  
  * *
  
  Kader se frotta les mains. Exactement ce qu’il lui fallait. Quelle chance. Une entreprise de travaux publics et de bâtiment, aux structures archaïques, avait vendu à une firme d’électronique japonaise l’immeuble qui abritait son siège social. L’affaire conclue, le prix de l’acquisition réglé, les Nippons avaient sollicité un permis de construire et l’avaient obtenu. Leur intention était de raser l’immeuble et de le remplacer par un building ultra-moderne verre, acier et béton. Un démolisseur avait commencé la destruction mais avait dû rapidement stopper les travaux car les descendants des samouraïs avaient tout simplement oublié que la superbe façade du XIXe siècle, typiquement baron Haussmann, était exclue du permis. Grâce à une procédure de référé, la Ville de Paris était intervenue à temps pour éviter le sacrilège. Mécontents, les Japonais avaient fait appel devant le tribunal administratif.
  
  On en était là. Chacune des deux parties bataillait ferme. Le ministère de la Culture s’était manifesté en prenant position pour la Ville de Paris. Pas question que le patrimoine historique soit sacrifié à l’intérêt capitaliste.
  
  En multipliant les contacts discrets, Kader avait appris qu’aucune solution juridique ne serait trouvée avant six mois, un an, peut-être plus. Quelle chance, se répéta-t-il.
  
  L’espace de quelques secondes, il lorgna les fesses de la serveuse. Jolie fille. Il la héla et lui commanda un autre demi et un sandwich jambon-beurre en tentant d’accrocher son regard qui se dérobait. Sans doute détestait-elle les Arabes, conclut-il. D’ailleurs, qui les aimait ?
  
  À nouveau, il examina la clôture en bois et l’immense pancarte sur laquelle on lisait : « Chantier interdit au public. » En passant sur le trottoir, il avait localisé la porte d’accès qui était cadenassée. Rien de très sérieux. Le cadenas serait facile à faire sauter et à remplacer.
  
  Il attendit que la serveuse lui apporte sa bière et son sandwich et, quand ce fut fait, il inscrivit sur son calepin les coordonnées de l’entreprise de démolition qui figuraient sur le panneau apposé sur le premier étage : « Dubois et Cie à Aubervilliers. » Faire reproduire ces renseignements sur les flancs de la camionnette. On n’y verrait que du feu. Bel alibi. Confier la tâche à Dieter Kaltz, un as pour les travaux de peinture.
  
  Satisfait, il mordit à belles dents dans son sandwich.
  
  *
  
  * *
  
  À Angers, Tourain et ses hommes débarquèrent à l’adresse fournie par Fatna en ignorant que Serge Saroffar y était passé avant eux. Si l’Algérienne avait dit vrai, ils étaient censés tomber sur Dieter Kaltz, le redoutable terroriste, ancien de la Rote Armee Fraktion. Sur la boîte aux lettres, nulle indication. À l’intérieur du F-2, la poussière recouvrait les meubles. Le plus récent des magazines allemands empilés sur une table basse, face au téléviseur, datait d’environ six semaines. Quelques vêtements dans la penderie, des œufs et de la bière dans le réfrigérateur. Sous les tomates qui pourrissaient dans le bac à légumes, un Beretta 92 F et deux chargeurs pleins.
  
  — C’est un nouveau truc, ça, des cartouches dans un frigidaire ? grogna l’un des inspecteurs. Il doit les confondre avec des olives.
  
  — Ou des pruneaux, glissa un collègue.
  
  Tourain réfléchissait. Fatna semblait avoir dit la vérité. Si, cependant, Dieter Kaltz était bien l’occupant des lieux, il les avait quittés depuis des semaines.
  
  Reviendrait-il ?
  
  Le policier s’approcha de la fenêtre du salon. Un des carreaux avait été brisé de l’extérieur. Des morceaux de verre avaient été projetés sur la moquette et paraissaient avoir été écrasés plus tard par des semelles. Tourain avança la main. L’espagnolette n’avait pas été refermée. Un cambrioleur ? Pourquoi n’avait-il pas emporté le téléviseur tout neuf, le seul objet de valeur ?
  
  L’un de ses subordonnés vint prendre les ordres :
  
  — Que fait-on, patron ?
  
  — La routine. On tend une souricière.
  
  Les hommes d’équipage, les mains liées dans le dos, n’en menaient pas large. Ils étaient quatre. Le soleil de midi arrachait des filets de sueur à leurs visages bronzés et tannés par les embruns.
  
  Coplan leva son Heckler & Koch et lâcha une rafale qui passa à une dizaine de centimètres au-dessus de la tête des matelots qui, instinctivement, tombèrent à genoux.
  
  Il se tourna vers le Herr Doktor Schliemann.
  
  — Ce n’est qu’une salve d’avertissement pour vous montrer notre détermination. Nous ne reculerons devant rien pour arriver à nos fins. Si bain de sang il y a, vous en serez responsable. Les uns après les autres, nous tuerons les hommes à bord de ce bateau jusqu’à ce que vous acceptiez de nous obéir.
  
  Impassible, l’Allemand fumait un long cigare mexicain, torsadé comme un sarment de vigne.
  
  — Acceptez ! cria l’un des hommes d’équipage, l’épouvante peinte sur ses traits.
  
  — Que voulez-vous ?
  
  — Faire venir ici votre commanditaire.
  
  — M. Khoury ?
  
  — Très exactement.
  
  — Sous quel prétexte ?
  
  — Ce matin, vous avez touché le jackpot et remonté cent kilos de doublons en or du XVIIe siècle, frappés à l’effigie du roi Charles II d’Espagne. Nous allons même exagérer. Disons deux cents kilos au lieu de cent. Khoury sera tout excité. Il se précipitera ici.
  
  — Et ensuite ?
  
  — C’est notre affaire.
  
  Coplan lâcha une seconde rafale en direction du soleil.
  
  — Décidez-vous vite. Si vous refusez, nous exercerons les représailles que je vous ai décrites et nous nous débrouillerons d’une autre manière pour nous emparer de Khoury.
  
  L’Allemand plissa les yeux.
  
  — Vous n’êtes pas des pirates, vous n’êtes pas motivés par l’argent.
  
  — Nous le sommes.
  
  — Vous me rappelez les Services spéciaux.
  
  — Un brin de nostalgie, Herr Doktor ? Vous fantasmez au sujet de vos années passées au sein de l’intelligence Service ? Je vais vous dire la grosse différence qui existe entre les Services spéciaux et nous. Ces gens-là donnent une retraite à leurs agents quand ils ont soixante ans. Chez nous, personne n’atteint jamais cet âge. Nous mourons avant.
  
  — Vous êtes des terroristes ?
  
  — Ne jouez pas au plus fin avec moi, feignit de s’énerver Coplan. N’essayez pas de gagner du temps ! Il me faut votre réponse sur-le-champ.
  
  Schliemann soupira, vaincu.
  
  — D’accord. Que dois-je faire ?
  
  — Descendons à la cabine radio. Un ultime conseil : ne tentez pas de tricher. Ce serait la mort garantie pour vous et les autres.
  
  — La nouvelle sera surprenante pour lui, objecta l’Allemand. Lors de mon rapport radio d’hier soir, je lui disais encore que je n’espérais pas de bons résultats avant deux, trois semaines.
  
  — Les fouilles sous-marines ne sont pas une science exacte, répliqua Coplan ironiquement. Comment votre commanditaire pourrait-il vous reprocher de vous être trompé en sa faveur ?
  
  Dans la cabine radio, Coplan colla le canon de son Heckler & Koch sur la nuque de Schliemann tandis que ce dernier prenait place devant l’émetteur-récepteur.
  
  — Vous êtes le meilleur spécialiste au monde de ce genre de recherches. Quelle perte pour la prospection sous-marine si, par une décision malencontreuse, vous ne jouiez pas franc-jeu.
  
  L’Allemand tergiversa encore :
  
  — Et si Khoury vient, que ferez-vous ?
  
  — Ce n’est plus votre affaire. Contentez-vous d’exécuter mes ordres et tâchez d’être convaincant, de faire preuve d’imagination. Qu’il ne se doute pas du coup fourré.
  
  — Il va me foutre à la porte à la suite de cette tromperie.
  
  — Je ne suis pas le Code du Travail, ni la justice prud’homale, et les relations entre employeurs et employés ne me concernent pas. Maintenant, passez à l’action, plus d’atermoiements.
  
  Schliemann s’exécuta. À merveille, il simula l’enthousiasme délirant. Khoury n’en revenait pas. Il avait une voix bizarre qui alternativement grinçait ou rocaillait. Si grande était chez lui la cupidité que, sans coup férir, il tomba dans le panneau.
  
  — Deux cents kilos de doublons ?
  
  — Et ce n’est pas fini. Nous sommes tombés sur un véritable pactole. La Santa Maria était bourrée de richesses.
  
  — Son chargement appartenait au vice-roi, ce n’est pas étonnant. Bon, j’arrive.
  
  Coplan avança sa main libre et coupa la communication.
  
  — Pas mal. Vous aurez la médaille du sauvetage. Votre rôle n’est pas terminé pour autant. Vous l’accueillerez en bas de l’échelle de coupée.
  
  Kaïm Khoury surgit deux heures plus tard à bord de son cabin-cruiser, accompagné par ses gorilles au nombre de quatre. Coplan avait pris ses précautions pour que rien aux alentours n’éveille ses soupçons. La vedette de haute mer était retournée camper à deux milles nautiques. Les Zodiac avaient été hissés à bord et cachés. Des, huit hommes de son commando, il en avait affectés trois à la surveillance de l’équipage et du personnel scientifique. La cagoule ôtée, tournant le dos à la mer côté arrivée du cabin-cruiser, les autres feignaient de vaquer à des occupations routinières sur le pont, près du mât de charge, du bathyscaphe et de son robot.
  
  Dissimulé par la toile d’un hamac, préalablement plongée dans l’eau, et qui séchait pliée en deux sur la lisse du bastingage, Coplan, le P. -M. au poing, surveillait l’échelle de coupée. Schliemann savait qu’il était embusqué là et que la moindre trahison de sa part entraînerait des représailles immédiates et sanglantes.
  
  Conscient de ce danger, l’Allemand joua son rôle en se conformant strictement aux ordres de Coplan. Assez doué pour la comédie, il affichait un enthousiasme qui trompa le financier koweïti. Celui-ci grimpa l’échelle de coupée, suivi par ses gardes du corps armés. Coplan adressa un signe discret à ses hommes après s’être délogé de sous la toile de hamac. Tout le monde rabattit sa cagoule sur le visage et empoigna son Heckler & Koch.
  
  L’effet de surprise fut grand chez Khoury et ses hommes lorsqu’ils posèrent le pied sur le pont. Devant eux, six inconnus en tenue indéterminée, encagoulés et brandissant une arme automatique. En un clin d’œil, Beaugency et Kerangoarec arrachèrent leur armement aux gorilles. Un peu penaud, Schliemann s’écartait. Furieux, le Koweïti se tourna vers lui :
  
  — Que signifie cette mascarade ?
  
  Il n’obtint jamais la réponse. Coplan s’était approché et, d’un violent uppercut au foie, l’avait mis out. Groggy, le Koweïti tomba sur les fesses puis s’allongea de tout son long sous le brûlant soleil d’après-midi. Un des membres du commando fonça aussitôt au poste radio pour alerter la vedette de haute mer et lui demander de se rapprocher pour faciliter le transbordement.
  
  — Vous avez frappé fort ! s’indigna Schliemann.
  
  — C’est vrai, mais il convient que, tout de suite, il sache que nous ne sommes pas ici pour plaisanter.
  
  — Et maintenant ?
  
  — Sous peu, nous vous rendrons la liberté.
  
  — Et lui ?
  
  — Nous l’emmenons avec nous.
  
  — Vous allez le tuer ?
  
  — De quoi vous plaignez-vous ? rétorqua Coplan. Si nous le tuons, vous héritez de la cargaison de la Santa Maria sans qu’on vous réclame un pourcentage.
  
  — Votre cynisme est effrayant, s’épouvanta Schliemann. Vous êtes vraiment des pirates ou des terroristes, pas des agents des Services spéciaux.
  
  C’était bien là l’impression que Coplan souhaitait lui laisser.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Beaugency et Kerangoarec balancèrent dans l’eau, qui cinglait les flancs de la vedette de haute mer, les gigots congelés achetés à Saint-Martin. Les requins ne furent pas longs à montrer leurs ailerons. Affamés, ils foncèrent vers cette manne providentielle tombée du ciel et leurs crocs monstrueux mordirent dans la chair dure qu’ils déchiquetèrent.
  
  Coplan se tourna vers Khoury.
  
  — Après les gigots, c’est votre tour. Des études scientifiques très sérieuses prouvent que ces squales préfèrent la chair humaine à la viande de mouton, surtout congelée. De plus, vous êtes gras à souhait et ces anthropophages raffolent de la graisse. Ils ont besoin de se réchauffer dans les profondeurs sous-marines où il fait froid, comme vous le savez puisque vous vous êtes lancé dans la recherche de trésors perdus. Avec vous, ces requins vont se régaler. En général, ils s’attaquent d’abord aux jambes. Ils les scient juste en dessous du genou. Quand ils ont croqué tout ça, ils passent aux cuisses.
  
  « Bien sûr, la mort pour l’intéressé est plutôt lente, d’autant que le sel aggrave la souffrance. C’est dans ces moment-là que l’on regrette le couperet d’une guillotine, le feu d’un peloton d’exécution ou la corde d’une potence. Mais soyons philosophes, peu de gens destinés à mourir de mort violente ont la chance de finir sur un échafaud, vous l’avez remarqué ? Non ? Tenez, je ne sais si vous êtes familiarisé avec l’œuvre du grand écrivain français Stendhal. Pour illustrer mon propos, j’aimerais rappeler les fortes paroles qu’il plaçait dans la bouche de l’une de ses héroïnes, Mathilde de La Motte dans le Rouge et le Noir : « La seule distinction qui ne s’achète pas, c’est la condamnation à mort. »
  
  Le Koweïti tomba sur les genoux et vomit dans l’eau par-dessus la lisse. Il n’en pouvait plus d’écouter ce discours d’introduction, débité sur un ton calme, doux, voire indifférent. Ses mains menottées dans le dos lui interdisaient de s’essuyer les lèvres maculées de débris stomacaux.
  
  — Je ne veux pas mourir ! s’époumona-t-il.
  
  Avec le pied, Kerangoarec renversa Khoury sur le dos et lui balança sur le visage un seau empli d’eau de mer.
  
  — Puisque nous sommes dans les citations littéraires, déclara Coplan sur le même ton, accordez-moi le plaisir de me remettre en mémoire ces phrases sentencieuses de Jean Anouilh : « Tous ceux qui ont à mourir sont morts, tous, ceux qui croyaient une chose et ceux qui croyaient le contraire. »
  
  — Je ne comprends pas, haleta le Koweïti.
  
  — C’est simple, pourtant. Vous appartenez à une chapelle différente de la nôtre et vous croyez certaines choses, tandis que nous croyons le contraire. Si nous suivons Anouilh à la lettre, nous devrions tous mourir. La grosse différence, c’est que nous, nous avons les requins et les pistolets-mitrailleurs, et vous, vous avez les menottes. Vous êtes suffisamment intelligent pour deviner la suite logique.
  
  — Je vous ai déjà répondu, je ne sais rien de NAJA.
  
  — Alors, tant pis pour vous et tant mieux pour les requins. Vous ai-je confié que j’appartenais à la S.P.A. ?
  
  — Assez ! hurla le Koweïti à bout de nerfs, en écoutant ces propos distillés sur le ton de la confidence, comme lors d’une veillée entre amis, devant le feu de bois, un verre de scotch 25 ans d’âge à la main.
  
  Le teint verdâtre, les yeux exorbités et paniqués, il tremblait de tous ses membres. Beaugency expédia encore quelques gigots. Les requins se firent plus nombreux. Kerangoarec souleva Khoury sous les aisselles et le pencha contre la lisse afin qu’il ait vue sur le festin des squales.
  
  Coplan poursuivit son monologue :
  
  — Nous voulons tout savoir sur NAJA, particulièrement en ce qui concerne les circuits financiers qui l’alimentent. C’est votre partie.
  
  — Je ne sais rien ! cria Khoury, épouvanté en voyant filer sous son nez la queue énorme d’un requin.
  
  — Allons-y, décida Coplan.
  
  Aidé par Beaugency et Kerangoarec, il passa une corde sous les bras du Koweïti qui se débattait violemment, puis il le fit basculer dans l’eau, avant de le hisser précipitamment à bord devant la horde de requins qui fonçaient avidement vers cette nouvelle proie, plus envoûtante que les précédentes. Frénétiquement, Khoury tentait de se débarrasser de ses menottes, inconscient que ses efforts restaient vains et futiles. Les trois hommes le laissèrent reprendre sa respiration. Quand elle fut redevenue normale, Coplan avertit d’un ton sec :
  
  — Les requins sont toujours là.
  
  — C’est vorace, ces bestiaux-là ! rigola Kerangoarec.
  
  Le Koweïti eut une défaillance cardiaque et Coplan craignit d’y être allé trop fort. Dans la fiche signalétique, rien n’indiquait que le cœur fût fragile. DiCostanzo était un peu médecin et il eut tôt fait de ranimer leur captif.
  
  — C’est fini, déclara Coplan, le temps où l’on tombait dans les pommes pour retarder l’échéance. Maintenant, on dispose de drogues pour relancer très vite la machine. Qui peut arrêter le progrès ?
  
  Le Koweïti n’était pas beau à voir. Son bain forcé collait à son front ridé quelques rares mèches de cheveux noirs qui ainsi démasquaient le haut du crâne envahi par une calvitie galopante. Un liquide visqueux coulait de ses narines tandis qu’à nouveau il vomissait.
  
  — Il pue vraiment, ce chacal, grogna Kerangoarec en esquissant une moue dégoûtée.
  
  — Allez, on le refout à la flotte, décida Coplan.
  
  La terreur alluma des lueurs horrifiées chez le natif du golfe Persique.
  
  — Je… je vais… parler, bégaya-t-il.
  
  *
  
  * *
  
  À Paris, Fatna fut réveillée brutalement et tirée hors du lit par deux inspectrices de la D.S.T. qui la forcèrent à s’habiller et l’entraînèrent dans le bureau où attendaient Tourain et son équipe.
  
  La scène avait été soigneusement préparée à l’avance. Les deux femmes giflèrent violemment Fatna.
  
  — Tu n’as pas dit toute la vérité, aboya le commissaire en dépliant la feuille de Sécurité sociale. Qui est Kaïm Khoury ?
  
  À dessein, il avait attendu plusieurs jours avant de passer à l’attaque sur ce point, convaincu qu’il était de la ruse dont faisait preuve l’Algérienne qui avait probablement décidé de ne livrer qu’un minimum de renseignements.
  
  Encore à demi-plongée dans les brumes du sommeil, elle fut frappée de stupeur et s’entendit déclarer malgré elle, malgré son self-control :
  
  — C’est le banquier, c’est lui qui me remet l’argent.
  
  — Qu’en fais-tu ?
  
  — Je l’apporte à Dieter Kaltz, à Angers, à l’adresse que je vous ai indiquée.
  
  *
  
  * *
  
  À cet instant précis, Serge Saroffar circulait dans les rues d’Angers. Vers dix-neuf heures trente, il avait quitté la clinique du docteur Ochiskoff, juste après le repas du soir. Repas était un bien grand mot pour qualifier les extraits de fruits de culture biologique et ceux d’algues marines, ainsi que les divers liquides saumâtres, les pilules au goût détestable qui, assurait le praticien, éliminaient les toxines, les graisses et les lipides en améliorant la qualité de la flore intestinale. En tout cas, le résultat était là : quatorze kilos perdus en trois semaines. Bien sûr, Ochiskoff était en retard sur l’objectif qu’il lui avait fixé. Néanmoins, il fallait lui faire confiance d’autant que n’existait aucune solution de rechange. En outre, peut-être maigrissait-on moins rapidement lorsque l’obésité était la conséquence de l’ablation des testicules ? Naturellement, il n’avait pas posé cette question au médecin qui, instantanément, avec le bruit que faisait dans les médias l’affaire des « Chèvrefeuilles », aurait relié les deux faits et soupçonné quelque chose de louche.
  
  Quatorze kilos. Il en restait seize à perdre.
  
  Draconien, ce régime. Malgré les coupe-faim, les cigarettes, l’estomac criait famine. Plus question de boulimie. D’ailleurs, aucune nourriture n’était disponible à l’intérieur de la clinique. Ochiskoff y veillait. Plus tard, il lui faudrait tonifier et muscler les tissus distendus par l’embonpoint. Il n’en était pas là.
  
  C’était sa première sortie depuis son entrée en clinique. En roulant benoîtement, il avait atteint Angers en deux heures quarante. Rien d’un record, mais il lui fallait éviter les excès de vitesse. Ne pas se fier au silence des médias. Un piège lui était tendu, c’était sûr.
  
  Il gara la Lancia en face d’un tabac, acheta un paquet de cigarettes et marcha au hasard pour se dégourdir les jambes. Dans la rue Saint-Laud, il s’arrêta devant le Logis, un restaurant qui se glorifiait d’une étoile au Michelin. Il consulta le menu et saliva abondamment. Champignons farcis au crabe, petit sauté de lotte au curry, choucroute de poissons…
  
  Il s’enfuit à toutes jambes et retourna au trottoir le long duquel il avait garé sa voiture. Installé derrière le volant, il prit le temps de fumer deux cigarettes coup sur coup, puis ressortit pour partir en exploration. L’immeuble où habitait Dieter se logeait à trois cents mètres. L’allure du promeneur qui profite d’une nuit tiède, il flâna le long des rues. Un chien ; il lui manquait un chien. Dans ces circonstances-là, toujours se balader avec un clébard, recommandaient les instructeurs et répétait Kader. À n’importe quelle heure de la nuit, personne ne s’étonne de la présence d’un homme qui fait pisser son Chien.
  
  Il fit le tour du pâté de maisons afin d’arriver par l’arrière. Là, il s’embusqua contre le mur et regarda intensément. Pas de lumière. Dieter ne semblait pas être revenu. La vitre brisée l’était toujours.
  
  Il inspecta le parking en plein air. Désert. Durant le trajet, il avait pensé que ce serait peut-être une bonne idée de voler une paire de plaques d’immatriculation. Après tout, les dormeurs de l’autoroute avaient eu le temps, en trois semaines, de découvrir la substitution et de porter plainte. Dans ce but, d’ailleurs, il avait emporté un tournevis. Il en serra le manche dans sa poche.
  
  Si possible, une plaque de la région parisienne, s’il en existait. Une 75 serait l’idéal ou, à la rigueur, une 78, une 92, une 93 ou une 94.
  
  Il longea le mur. L’arc de néon dispensait une lumière chiche. Néanmoins, il repéra le mini-car Peugeot J-9 de couleur noire, placé dans l’ombre à une dizaine de mètres. 871 ZUZ 75. Tout à fait ce qu’il lui fallait.
  
  Il allait s’engager dans la zone de lumière lorsqu’il s’arrêta net. Son cerveau venait de transmettre un signal danger. Qu’était-ce donc ? Quelque chose que lui avait dit Malika au sujet de Dieter. L’Allemand avait pris peur à Angers et décidé de s’éloigner quelques semaines parce qu’il avait repéré une voiture de la D.S.T. Comment le savait-il ? Parce que les véhicules affectés à la D.S.T. portaient sur leur plaque minéralogique les lettres ZUZ, avait répondu Malika.
  
  Il reflua précipitamment et ne s’attarda pas en ces lieux. Les flics, c’était certain, étaient sur la piste de l’Allemand et, chez lui, avaint monté une souricière plus que probablement, selon la tradition. Un geste hasardeux de sa part et lui-même se faisait capturer. Il l’avait échappé belle. Le front en sueur, il se décolla du mur et regagna la rue. Ses jambes flageolaient. C’était dû, analysa-t-il, à la peur rétrospective et au régime sévère de sa cure d’amaigrissement.
  
  À deux heures du matin, il était de retour à la clinique.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Les cassettes s’amoncelaient et Coplan décida de retourner à Saint-Martin afin de s’assurer en renouvelant le stock qu’il ne se trouverait pas à court de bandes magnétiques. En outre, il fallait charger du ravitaillement et débarquer une partie de l’équipe Action dont la présence se révélait désormais inutile.
  
  C’était un véritable fichier des financements occultes du terrorisme international que, pour l’édification de Coplan, bâtissait Kaïm Khoury. Au début, il s’était livré à une logorrhée puis, peu à peu, son délire verbal s’était montré plus cohérent, grâce surtout à la rigueur méthodique de Coplan qui l’obligeait à respecter la logique et la chronologie. D’abord flou, l’édifice précisait ensuite ses contours. Quatre pays, à des degrés différents et sporadiquement, étaient à la source : Iran, Irak, Libye et Syrie.
  
  Encore terrorisé par les requins et par son bain forcé, le Koweïti devenait intarissable, comme s’il cherchait à se libérer d’un fardeau trop lourd pour son courage physique.
  
  Le gros ennui, cependant, était qu’il ne savait pratiquement rien de NAJA ou presque. Il n’était pas à l’origine des ordres d’opérations. L’organisation était sévèrement cloisonnée. Lui se contentait de transmettre l’argent du financement et sa seule interlocutrice dans ce domaine était Fatna Zitouni. Ce qu’elle faisait ensuite des fonds, il s’en moquait éperdument, ce n’était pas son job.
  
  Après quarante-deux heures d’interrogatoires serrés, de retours en arrière, de quatre bains forcés au nez des squales, Coplan en était là. À Paris, Tourain en savait autant.
  
  C’était l’échec. La D.S.T. le tenait au courant. Celui à qui Fatna Zitouni livrait l’argent était Dieter Kaltz, le transfuge de la Rote Armee Fraktion. Or, l’Allemand avait disparu. Quant à Saroffar, il demeurait introuvable. Sa Lancia rouge n’était signalée nulle part. Nulle clinique spécialisée dans la chirurgie esthétique ne le cachait, ce qui ressortait des perquisitions effectuées discrètement par la D.S.T.
  
  En tout cas, le fugitif ne paraissait pas avoir récidivé dans la folie meurtrière qui l’avait conduit à mutiler Malika Zitouni. Aucun assassinat susceptible de lui être imputé n’avait été enregistré dans l’Hexagone et dans les pays limitrophes, si l’on admettait qu’il était possible qu’il ait repassé une frontière.
  
  Dans un autre domaine, les planques et les souricières ne donnaient rien. Saroffar n’éprouvait pas l’envie de contacter Dieter Kaltz ou l’artiste qu’il admirait tant, Martin Duchatel, qui, hélas pour ses finances, vendait très peu dans sa galerie du Palais-Royal.
  
  De retour à Saint-Martin, Coplan contacta le Vieux. Il n’était pas question que Kaïm Khoury recouvre la liberté. Aussi fut-il décidé de le transférer en Guyane française et de le confier à la garde de la 19e C.E.M.B.L.E.(4) en chargeant Beaugency et Kerangoarec de l’escorter. Sous ce sigle trompeur, cette formation réunissait les éléments de la Légion étrangère récupérés par le Service Action de la D.G.S.E. Dans une base secrète, cette unité feignait de repeindre de vieux bâtiments coloniaux alors qu’elle préparait ses hommes à des missions dans des territoires hors juridiction française(5).
  
  Le soir même, Coplan reprenait l’avion pour Paris.
  
  *
  
  * *
  
  Kader buta contre un gravat et poussa un juron en arabe. Comme ceux qu’il avait amenés avec lui, c’est-à-dire Dieter, Seamus, Abou, Domenico, Julien, Bixente et Rachid, il portait un treillis d’ouvrier couvert de poussière et une casquette de joueur de base-ball constellée de taches de peinture. Ses chaussures étaient boueuses. Ces tenues ne pouvaient éveiller les soupçons. Néanmoins, comme les effectifs des ouvriers du bâtiment et des travaux publics comptaient peu de femmes, il avait estimé préférable d’écarter Mayread, Ulrika et Marie-Ange de cette opération de reconnaissance. Convenablement grimées en hommes, elles interviendraient pour le stade ultime.
  
  Il atteignit le dernier étage et respira un grand coup.
  
  — Pas mal, félicita Dieter. Tu as vraiment trouvé l’endroit idéal.
  
  Les autres le rejoignaient et, silencieusement, approuvaient d’un hochement de tête. De naturel peu prolixe, sauf Seamus, ils restaient silencieux. Toujours fougueux, l’irlandais battit des mains :
  
  — Ils vont l’avoir dans le cul !
  
  Rachid, au bout d’un moment, s’inquiéta :
  
  — Les jalons ?
  
  C’était le spécialiste qui, en lui, parlait en l’instant présent. Kader plissa les yeux, amusé et satisfait à l’avance de l’effet qu’il allait produire. Du doigt, il désigna un toit.
  
  — C’est celui de la caserne de la gendarmerie mobile. Vous voyez l’antenne ? C’est le premier jalon. Quant au second, nous l’installerons à quarante mètres sur le toit de cet immeuble de bureaux qui fait l’angle de la rue et de l’avenue. Ce sera une simple antenne de télévision. Personne ne fera attention à nous. Je le répète, c’est un immeuble de bureaux et il abrite treize sociétés différentes. Il n’y a ni concierge, ni portier, ni gardien, ni hôtesse. Nous opérerons en plein jour. La nuit, les lieux sont confiés à la surveillance d’une société de protection privée. Trop dangereux à ce moment-là. Et puis qui installe de nuit une antenne de télévision ?
  
  Bixente martelait le plancher à coups de talon.
  
  — J’espère qu’il tiendra le coup. Ils l’ont peut-être ébranlé avec leurs marteaux-piqueurs ?
  
  — J’y ai pensé, avoua Kader, mais c’est du solide. Au siècle dernier, les ouvriers faisaient du bon boulot.
  
  — Ils étaient exploités par le patronat capitaliste, mais ne s’en rendaient pas compte, grinça Domenico.
  
  Pour la vingtième fois, Coplan relut les textes dactylographiés reproduisant ceux des cassettes. L’original se trouvait entre les mains du Vieux. Coplan n’en détenait qu’une copie. Cette fois, il prit un crayon-feutre et barra au passage d’un épais trait noir les mots et les phrases entières qui ne présentaient aucun intérêt pour sa présente mission, mais ne manqueraient pas pour autant d’éveiller l’attention de la Division Terrorisme de la D.G.S.E.
  
  Fatna Zitouni. Kaïm Khoury détaillait longuement ses rencontres avec elle, son modus operandi pour remettre l’argent. Tout cela, l’Algérienne l’avait confirmé à Tourain. Donc, sans intérêt. À aucun moment, il ne parlait de Dieter Kaltz qu’apparemment il ne connaissait pas. Venaient ensuite les commanditaires : Iran, Irak, Libye, Syrie. Rien à faire de ce côté-là. En gros, par conséquent, rien à tirer de la confession du Koweïti sauf, peut-être, un épisode. À un rendez-vous, Fatna était absente et remplacée par un homme qui détenait le mot de passe convenu et avait reçu l’argent. Ce contact par intérim, Khoury l’avait précédemment rencontré à trois reprises, deux fois à Damas, une fois à Tripoli. Il s’appelait Horst Bugler.
  
  Coplan alla pianoter sur la console qui le reliait à l’ordinateur central.
  
  Horst BUGLER, environ quarante-cinq ans, chef de section à la Staatssicherheitsdienst, en abrégé la redoutable Stasi de l’ex-Allemagne de l’Est. Responsable de la base d’entraînement en R.D.A. des terroristes ouest-allemands de la Rote Armee Fraktion. Sous les ordres directs du Département 22 de la Stasi, il avait dirigé ce camp à Briesen (Francfort-sur-Oder), une propriété forestière baptisée « La Cabane sur les Flots »(6) où les terroristes effectuaient leurs classes. Des postulants d’autres nationalités étaient acceptés. L’éducation des élèves comportait des exercices de tir et des manipulations d’explosifs, en particulier des bombes à déclencheur lumineux. Quand la voiture de la victime franchissait le rayon, la charge sautait à l’arrière. Ainsi était mort le président de la Deutsche Bank en décembre 1989. Six mois plus tard, le secrétaire d’État aux Finances du gouvernement de Bonn échappait à la mort parce qu’il avait pris la place de son chauffeur-garde du corps.
  
  Peu de temps après la réunification, Horst Bugler s’était enfui par crainte des représailles consécutives à ses activités passées.
  
  Si l’on en croyait Kaïm Khoury, à la fin de l’année, il remplaçait Fatna Zitouni au rendez-vous.
  
  Coplan bondit sur le téléphone et alerta Tourain. Une heure plus tard, il était dans les locaux de la D.S.T.
  
  Comme pour conjurer le mauvais sort qui était le sien, Fatna avait entrepris de se faire coquette ce jour-là. On lui avait apporté une valise de vêtements neufs, mais, pour le moment, penchée au-dessus du lavabo, face au minuscule miroir en verre infracassable par peur des suicides, elle s’appliquait à renforcer au crayon bleu l’éclat de ses yeux sombres. Une chemise de nuit noire ultra-courte et transparente, festonnée de dentelle, mettait en valeur ses courbes voluptueuses. Elle n’éprouva nulle confusion devant l’irruption de Coplan et de Tourain que suivait l’une des inspectrices.
  
  — Habille-toi plus décemment, ordonna le commissaire de la D.S.T. On t’attend dans le couloir.
  
  Un quart d’heure plus tard, elle était de retour dans la salle d’interrogatoire. Elle commença par se plaindre en attaquant d’un ton virulent :
  
  — C’est un vrai vendu, votre juge d’instruction ! Ne savez-vous pas qu’il est illégal de prolonger à répétition le délai de garde à vue ?
  
  — Horst Bugler, tu connais ? contra Coplan.
  
  Elle parut décontenancée.
  
  — Pardon ? Qui ?
  
  — Celui qui t’a remplacée lors d’un rendez-vous avec Kaïm Khoury, précisa Tourain.
  
  Elle se cala confortablement sur sa chaise et promena autour d’elle un regard narquois.
  
  — J’en apprends des choses ici ! Vous n’êtes plus flics ? Vous vous êtes convertis à l’enseignement ?
  
  — Explique-toi, exigea Tourain, sévère, et garde ton ironie pour une meilleure cause.
  
  Elle haussa les épaules.
  
  — J’ignorais qu’il s’appelait Horst Bugler. J’étais à l’hôpital avec une fracture à la cheville. C’est Serge Saroffar qui a arrangé le remplacement. C’était juste avant qu’il ne soit arrêté en Suisse après son hécatombe.
  
  — Tu l’avais déjà vu avant, ce Horst Bugler ?
  
  — Jamais.
  
  — Et Serge Saroffar ?
  
  — Une ordure. Toutes ces pauvres filles qu’il a violées, tuées, mutilées ! S’il n’était pas dans son asile de dingues en Suisse, j’aurais tendance à penser que c’est lui qui a commis ces atrocités sur Malika. Je suis contre la peine de mort à cause de ce que vous, les Français, avez fait à mon père. Pourtant, devant de tels criminels, je me demande si eux ne la méritent pas !
  
  — Parle-nous quand même de lui.
  
  — Je ne sais pas grand-chose de lui. Les seules fois où je l’ai rencontré, il ne parlait que de la perte terrible qu’il avait subie à la mort de son frère. C’était une obsession chez lui, une litanie. Chiant comme tout ! On a beau vouloir faire la révolution contre la société capitaliste, il faut quand même, de temps en temps, se départir de son sérieux. Pas lui ! En plus, il haïssait les femmes, je le voyais à ses yeux et j’en étais gênée. Son regard était parfois insoutenable. Autant dire que j’abrégeais au maximum nos rencontres.
  
  — Lui aussi transportait des fonds ?
  
  — Non.
  
  — Il connaissait Horst Bugler ?
  
  — C’était son ancien instructeur en R.D.A.
  
  Coplan et Tourain harcelèrent Fatna, mais n’obtinrent plus rien d’intéressant.
  
  — Ce qu’il y a de curieux, remarqua Tourain dans le couloir qui les ramenait à son bureau, c’est qu’aucun autre Saroffar ne figure dans nos fichiers. Serge Saroffar est le seul.
  
  — C’est peut-être un demi-frère pourvu d’un autre patronyme ou, alors, quelqu’un qui n’a pas épousé les idées de son frère et s’est cantonné dans une vie normale. Après tout, le terrorisme n’est pas forcément un réflexe familial.
  
  — Malika et Fatna vont à l’encontre de cette thèse.
  
  — Elles ont une excuse : le père guillotiné.
  
  Ce soir-là, Coplan s’endormit d’un sommeil si léger qu’il se réveilla à trois heures du matin. Les paroles de Fatna le hantaient. Pourquoi Serge Saroffar haïssait-il les femmes ? Nulle part dans son dossier, antérieurement à sa crise de folie sexuelle meurtrière, ne figurait un tel sentiment. Au contraire, à la faculté de droit d’Aix-en-Provence, il passait pour un play-boy. Beau gosse, il accumulait les conquêtes féminines. Dans ces conditions, pourquoi, plus tard, se livrer à des viols, à des assassinats, à d’atroces mutilations, alors que des aventures faciles s’offraient à lui ?
  
  Il se leva, prit une douche et se confectionna un café fort.
  
  Pourquoi Saroffar avait-il plongé dans l’horreur ? Son cerveau avait-il disjoncté ? Les sanglantes embuscades auxquelles il participait au cours de sa vie de terroriste l’avaient-elles rendu fou ? Ou bien la pulsion était-elle là depuis toujours, refoulée par Saroffar qui en mesurait les terribles implications ? Étouffée, elle jouait au chat et à la souris avec le subconscient, attendant son heure, lovée au plus profond de l’être, dotée d’une patience inaltérable, grignotant peu à peu son chemin. C’était plausible. La haine des femmes était latente chez certains déséquilibrés. Des femmes en constante et perpétuelle agonie, souffrant peut-être d’une malédiction divine. Elles donnaient la vie en sachant pertinemment que le résultat inévitablement se transformerait en mort. Ainsi dans le passé avaient raisonné dans leur cerveau malade nombre de forcenés sexuels, comme Jack l’Éventreur et bien d’autres.
  
  À moins qu’un brutal événement ne lui ait tourné la tête ?
  
  Peut-être convenait-il d’en revenir aux aveux de Fatna ?
  
  Le frère. Comment le retrouver ? D’abord, avait-il vécu en France avant sa mort ?
  
  Pour la facilité des recherches, Coplan déplora qu’il n’existe pas dans son pays un organisme centralisateur accumulant les renseignements dans tous les domaines, fiscal, Sécurité sociale, ventes immobilières, comptes bancaires, locations, état civil, service militaire, cartes grises, E.D.F. /G.D.F., téléphone, contraventions, Justice. Tout aurait été plus facile. Les dix doigts sur un clavier et la réponse s’affichait sur l’écran.
  
  On n’en était pas là. Il fallait en ces temps médiévaux œuvrer au coup par coup. Premier essai, la Banque de France. Pas de Saroffar interdit de chéquier, mais un Martin Saroffar était enregistré comme détenteur d’un compte courant, d’un compte d’épargne-logement et d’un compte d’épargne en actions à l’agence AG 432 du Crédit Lyonnais au, 123 boulevard Haussmann à Paris. Voilà qui était intéressant. Coplan continua sa prospection jusqu’à six heures du matin. Le même Martin Saroffar apparaissait à la caisse primaire de Sécurité sociale de la rue de Constantinople, à la Préfecture de Police au service des cartes grises. Le champ se rétrécissait. Il avait dû habiter le 8e arrondissement, en déduisit Coplan qui interrogea le centre des impôts de la rue du Docteur Lancereaux. Là, il toucha le jackpot. Martin Saroffar, 8 rue de Naples. Rien ne prouvait cependant qu’il s’agisse du frère du fugitif. Coplan poursuivit ses efforts, mais ne dénicha aucun autre Saroffar. Aussi interrompit-il ses recherches pour se doucher à nouveau et se raser. Il s’habilla et descendit au café-tabac du coin de la rue ! déguster un copieux breakfast.
  
  À huit heures trente, il se présenta au 8 rue de Naples. La gardienne était portugaise, mais s’exprimait convenablement en français.
  
  — Martin Saroffar, mais il est mort ! s’exclama-t-elle. Vous ne lisez pas les journaux ?
  
  Quelques coupures de cinquante francs aidèrent Coplan à entrer dans la loge et à s’asseoir devant une tasse de café.
  
  Abasourdi, il entendit un récit stupéfiant, Martin Saroffar avait vingt-cinq ans et vivait avec une femme, Catherine Langlois, qui en avait le double. Folle de rage à l’idée de perdre son amant qui souhaitait naviguer dans des eaux plus fraîches, elle l’avait tué et avait découpé son corps en morceaux qu’elle avait dispersés dans les poubelles du quartier. Fière d’avoir vécu dans le même immeuble qu’un tel monstre, la Portugaise rêvait d’écrire un ouvrage relatant ses contacts quotidiens avec la dépeceuse. Naturellement, elle en remettait chaque matin la rédaction à plus tard, peut-être à l’heure où la retraite sonnerait. Entre-temps, elle conservait avec un soin jaloux les coupures de presse de l’époque. Coplan ayant payé son écot, il obtint l’autorisation de les consulter.
  
  Une évidence s’imposait : l’assassinat de Martin Saroffar précédait de huit mois le début de la folie destructrice dont avait témoigné l’autre Saroffar à l’encontre de ses victimes helvétiques.
  
  Il fallait en savoir plus. Coplan prit congé. Soigneusement, il avait relevé le nom du défenseur de Catherine Langlois. Il lui rendit visite sans succès. L’avocat ne savait rien d’un Serge Saroffar. Sa cliente ne lui avait jamais mentionné l’existence d’un frère de la victime. D’ailleurs, pourquoi l’aurait-elle fait ? rétorqua-t-il avec quelque pertinence. Elle avait bien d’autres soucis en tête.
  
  Place Vendôme, Coplan se fit introduire auprès du directeur général de l’Administration pénitentiaire. Où était incarcérée Catherine Langlois ? À la centrale de Rennes. Sans difficulté, il obtint un permis de communiquer.
  
  Le lendemain, à la première heure, il entrait dans le greffe de la prison. Après qu’il se fut identifié, le sous-directeur lui remit le dossier de l’intéressée. La cour d’assises avait été relativement clémente à son égard : dix-huit ans de réclusion criminelle. Son âge, celui de son amant, son passé sans tache, le talent de son avocat lui avaient évité la perpétuité. Sur la peine dont elle était frappée, elle avait accompli quatre ans et trois mois.
  
  — Encore treize mois et elle sort, remarqua le sous-directeur.
  
  Coplan sursauta.
  
  — Treize mois ? Comment ça ? Elle n’a effectué que quatre ans et trois mois ! Par quel miracle pourrait-elle être élargie dans treize mois ?
  
  — Il ne s’agit pas de miracle, répliqua le fonctionnaire d’un ton pincé, mais d’usages pénitentiaires et judiciaires. Pour bonne conduite, elle a bénéficié d’une remise de trois mois par année de présence, puis d’une remise automatique de trois mois comme il est de tradition chaque 14 juillet. À ces six mois, se sont ajoutés deux mois pour avoir passé brillamment sa licence en droit. Faites le total, trois plus trois plus deux, multipliés par quatre années, nous obtenons deux ans et huit mois. Attention, ces réductions sont considérées comme peines accomplies et elles s’ajoutent au temps effectué. Résultat, Catherine Langlois est réputée avoir fait six ans et onze mois. En outre, par suite d’une grâce présidentielle consécutive à l’obtention de la licence en droit, elle a vu sa condamnation à dix-huit ans de réclusion criminelle ramenée à douze ans. Aux deux tiers de cette période, elle peut prétendre à une libération conditionnelle, soit dans treize mois.
  
  Coplan était suffoqué.
  
  — L’année pénitentiaire est plus courte que l’année scolaire, railla-t-il. Très bien, auriez-vous l’amabilité de me conduire au parloir, j’aimerais rencontrer cette dépeceuse qui reçoit tant de soins attentifs.
  
  Si la prison accentuait l’âge chez certains êtres, il n’en allait pas de même avec Catherine Langlois. Elle en semblait même rajeunie et faisait facilement dix ans de moins. On voyait tout de suite que sa tenue pénitentiaire avait été retaillée à ses mesures et la détenue ne manquait pas d’élégance ni d’attrait, d’autant qu’elle était restée mince. Seuls ses cheveux gris que le règlement lui interdisait de teindre accusaient ses cinquante-cinq ans.
  
  Elle posa sur Coplan un regard bleu et glacé qui donnait le frisson. La lèvre demeurait coupante et le menton un peu hautain.
  
  Coplan l’invita à s’asseoir. Le parloir était monacal.
  
  Malgré le panneau prohibant le tabac, il alluma une cigarette. Elle en réclama une et il lui tendit son paquet et son briquet.
  
  — Vous souvenez-vous de Serge Saroffar ? attaqua-t-il d’emblée.
  
  Elle parut étonnée.
  
  — Qu’a-t-il à faire avec moi ?
  
  — Vous souvenez-vous de lui ?
  
  — Naturellement. Il était beaucoup plus intelligent que Martin. J’ai fait le mauvais choix. À une époque, j’avais ces deux frères à mes pieds. J’ai repoussé Serge. C’est le contraire que j’aurais dû faire. En amour, il n’y a ni crimes ni délits, il n’y a que des fautes de goût, disait Géraldy. J’adhère à cette définition. L’ennui c’est que les fautes de goût se paient parfois très cher. J’en suis un vivant témoignage.
  
  — Au moment de votre arrestation, depuis combien de temps l’aviez-vous vu ?
  
  Elle fronça les sourcils.
  
  — Peut-être un an. C’est tellement loin. Et puis, quelle importance ? Il m’a haïe parce que je l’avais rejeté.
  
  — Croyez-vous qu’il vous haïsse parce que vous avez tué son frère ?
  
  — Probablement. Ces Libanais ont un sens de la famille très poussé.
  
  Coplan soupira. Il recevait confirmation que Martin Saroffar était le frère du fugitif. À lui de tirer les conclusions de cette découverte.
  
  — Vous a-t-il écrit depuis votre arrestation ?
  
  — Non.
  
  — Assistait-il au procès ?
  
  — Il me semble l’avoir entr’aperçu dans la foule, mais je n’en suis pas sûre. J’avais d’autres soucis en tête. Le verdict venait de tomber et j’étais assommée. Dix-huit ans de prison pour un simple drame passionnel, c’était un déni de justice ! Dostoïevski disait que si le juge était juste, peut-être le criminel ne serait-il pas coupable ?
  
  — Moi aussi je suis fort sur les citations littéraires, répliqua Coplan. Géraldy, Dostoïevski, vous en avez d’autres dans votre manche ?
  
  Vexée, elle baissa les paupières sur son regard glacé.
  
  — À quoi rime tout cela ? finit-elle par questionner d’une voix sèche.
  
  Coplan ne répondit pas et se contenta de quitter le parloir. Compte tenu de ce qu’il avait appris, un plan s’ébauchait dans son esprit. Pour le moment, ce n’était encore qu’une esquisse un peu floue. Un problème, cependant : la hiérarchie suivrait-elle ?
  
  Le sous-directeur l’escorta jusqu’au greffe.
  
  — Catherine Langlois est vraiment un modèle de réinsertion sociale, confia-t-il. À son âge, c’est méritoire.
  
  — Au moins, avec sa licence en droit toute neuve, elle n’aura pas besoin d’avocat s’il lui prend fantaisie de charcuter, quand elle aura recouvré la liberté, un amant, plus jeune qu’elle, qui voudrait la quitter !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Il faisait frais et humide dans la grotte. Le sol était spongieux. Des chauves-souris s’étaient enfuies vers le fond et réfugiées derrière l’éboulis de roches, effrayées par les faisceaux des torches électriques.
  
  — Chaque unité comprend quatre fardeaux, expliqua Kader. Chacun fait environ vingt kilos. Nous emporterons quatre unités, plus les caisses. Deux hommes par fardeau et quinze cents mètres à parcourir avant de rejoindre les véhicules. Répartie, chaque charge représente dix kilos par homme. Rien d’insurmontable. Vous êtes tous en forme physique. Naturellement, les femmes sont exclues, même si elles veulent se conduire comme des hommes.
  
  — Je reconnais bien là ton machisme arabe, envoya Mayread qui se sentait visée.
  
  — J’ai quand même une inquiétude, exposa Domenico. Tu crois que ces vieux trucs fonctionnent encore ?
  
  Bixente se pencha pour examiner l’inscription.
  
  — Stokes-Brandt, modèle 1927, modifié 1931. Domenico n’a pas tort, c’est archaïque.
  
  Kader haussa les épaules.
  
  — On n’a pas autre chose sous la main et nous sommes pressés.
  
  — Ils ne pourraient pas nous expédier un matériel plus moderne ?
  
  — Trop dangereux et pas assez rapide.
  
  — Tu sais t’en servir, au moins ? demanda Ulrika.
  
  Kader désigna Abou, Rachid, Dieter et Julien qui, jusque-là, s’étaient murés dans le silence.
  
  — Nous savons et nous allons immédiatement jouer les instructeurs. Commençons d’abord par le déballage.
  
  Du sac en toile qu’il avait posé à ses pieds, il sortit un pied-de-biche et s’attaqua à la première caisse.
  
  *
  
  * *
  
  Tête rude de flibustier, face entaillée de rides, petits yeux brillants comme des escarboucles sous les gros sourcils sombres, l’homme avait des épaules de lutteur et fronçait les sourcils en permanence. Coplan ne l’avait pas encore vu sourire. On aurait dit un garde du corps, avec ses yeux constamment posés sur la porte et jamais sur ses interlocuteurs. Il paraissait ne pas tenir en place mais, en réalité, savait Coplan, il écoutait attentivement l’argumentation que développait le Vieux.
  
  Donnant plutôt l’impression d’être un aventurier international jonglant avec les comptes bancaires numérotés, plutôt que le conseiller à l’Élysée pour les questions de sécurité, l’intéressé était cependant investi par le chef de l’État d’une confiance totale et avait l’oreille du magistrat suprême.
  
  Le Vieux avait écouté les conseils de Coplan et s’était adressé directement à lui afin d’éliminer les niveaux intermédiaires décisionnaires.
  
  Finalement, le conseiller secoua la tête.
  
  — Impossible, cette initiative créerait un précédent. Nous aurions sur le dos tous les avocats de France qui réclameraient la même faveur. Par ailleurs, nous agacerions le Garde des Sceaux, très sourcilleux sur ses prérogatives. La justice n’est pas un saucisson que l’on découpe en tranches.
  
  — Le président n’a pas à justifier ses décisions, fit remarquer Coplan d’une voix très douce. Il est seul avec sa conscience et obéit aux sentiments qu’elle lui dicte.
  
  — Laissons-nous guider par l’objectif, appuya le Vieux, le reste n’est qu’accessoire.
  
  Comme un âtre en hiver, les yeux brillants allumèrent une lueur tisonnée, à l’image de la parole qui cinglait plus qu’elle n’arrondissait :
  
  — En politique, rien n’est accessoire. C’est parfois le futile qui fait remporter un scrutin.
  
  — Ces considérations ne sont pas de notre domaine, renvoya le Vieux, d’autant que les élections importantes sont encore éloignées.
  
  — C’est la publicité qui me gêne. Je me moque, finalement, de la moralité du principe et sais, à l’occasion, me montrer cynique. Mais la publicité est inacceptable. Je vous l’ai dit, les avocats vont se déchaîner, soutenus dans l’ombre par le Garde des Sceaux, trop ombrageux pour ne pas manifester son mécontentement.
  
  Coplan, soudain, eut une idée pour dénouer la situation :
  
  — Oublions, monsieur le conseiller, la grâce suspensive et rabattons-nous sur une grâce médicale.
  
  — L’intéressée est-elle malade ?
  
  Le Vieux eut un regard torve.
  
  — Les maladies s’inventent. À la limite, puisque vous ne récusez pas le cynisme, elles se fabriquent. Nous avons un bataillon de spécialistes dans notre Service Action qui ont acquis une certaine expérience à l’Est.
  
  — Pas de maladies fabriquées, trancha le conseiller. Trop périlleux. C’est un peu comme une guerre, on sait comment elle commence, on ignore comment elle se termine. Voyez le Golfe. Les Américains ont joué les apprentis sorciers, et maintenant c’est toute la région qui est déstabilisée. Les choses doivent être contrôlées étroitement, sinon elles vous échappent. Non, c’est décidé, pas de grâce médicale, que la maladie soit authentique, inventée ou fabriquée.
  
  Coplan se mordit la lèvre intérieure. C’était l’impasse. Le conseiller se levait pour signifier la fin de l’entretien. Le Vieux se tourna vers Coplan :
  
  — Pas d’idée brillante, comme à votre habitude ?
  
  — Pourquoi, finalement, la laisser sortir de prison ? Il suffit qu’il soit largement annoncé qu’elle a été libérée pour raisons médicales ?
  
  Le conseiller s’arrêta net. Sur ses lèvres coupantes, se perchait un sourire rusé, tel celui de l’apothicaire qui revient de son arrière-boutique en exhibant la fiole du produit prétendument miracle.
  
  — Pas mal, reconnut-il. Dans ce cas, je me charge du Garde des Sceaux. Pourtant, il faudra procéder à un transfert dans un endroit discret. Vous vous en chargez ? Je vous rappelle que vous êtes responsables du bon fonctionnement de l’opération. Votre tête serait en jeu si l’Élysée était mêlé à quoi que ce soit de désagréable.
  
  Le Vieux arbora une expression choquée.
  
  — Vous avez oublié le Rainbow Warrior, monsieur le conseiller ?
  
  Ce dernier crut plus habile de se taire et d’ouvrir la porte pour se faufiler dans le couloir. Le Vieux lui accorda un délai de grâce et se tourna vers Coplan :
  
  — Je lui ai cloué le bec, non ?
  
  *
  
  * *
  
  Fatna se réveilla en sueur. Le cauchemar était encore présent devant ses yeux. Malika horriblement mutilée gisait sur le sol recouvert de sang. Dans la rue, Serge Saroffar s’enfuyait à toutes jambes.
  
  Elle se leva et marcha jusqu’au lavabo pour s’asperger d’eau. L’évidence s’imposait à elle. Elles n’étaient pas innocentes, ces questions des flics au sujet de Serge Saroffar. Ils le soupçonnaient d’être l’auteur du massacre, c’était sûr. Mais comment cela était-il possible puisque l’intéressé était enfermé dans son asile de dingues ?
  
  Il fallait en avoir le cœur net.
  
  Énergiquement, elle frappa du poing contre le panneau de la porte. Le guichet s’ouvrit. Visage sévère, l’inspectrice grogna :
  
  — Qu’est-ce que tu veux ?
  
  — J’ai des aveux à faire et c’est urgent.
  
  — Tu sais l’heure ? L’aube n’est même pas arrivée.
  
  Rendors-toi, on verra plus tard.
  
  — Non, tout de suite, ce que j’ai à dire est important.
  
  Sans un mot, l’inspectrice claqua le guichet. Fatna alla s’asseoir sur son lit. Elle serrait les poings de rage. Si c’était lui l’assassin de Malika, quel salaud ! Elle se souvenait de lui à la faculté de droit d’Aix-en-Provence. Il voulait devenir juge d’instruction, jouer les Saint-Just, dénoncer les classements sans suite et les dossiers enterrés, s’ériger en justicier solitaire et s’attaquer à la corruption dans les échelons de l’État et dans les couches sociales privilégiées. Il ne voulait pas exercer son pouvoir sur les pauvres types qui puent la sueur, sur les ouvriers qui giflent leurs gosses ou conduisent en état d’ivresse. Il rêvait de brasser la pourriture et de l’exposer au grand jour en brossant une fresque de la turpitude. Les avocats du Milieu et du trafic de drogue, les bourgeois cupides de la gauche-caviar, les hiérarques du pot-de-vin, les industriels des fausses factures et de la fraude fiscale, tous ces gens lui donnaient la nausée. Où était passée cette belle vision messianique ? Il avait sombré dans le sang, le sadisme, la cruauté, le crime, celui qui se croisait contre les Versaillais et pérorait avec une telle fougue !
  
  Le jour se levait lorsqu’elle fut extraite de sa cellule. Coplan et Tourain l’attendaient dans la salle d’interrogatoire. D’emblée, elle les apostropha :
  
  — C’est Serge Saroffar qui a tué ma sœur, n’est-ce pas ?
  
  Les deux arrivants se regardèrent.
  
  — Nous sommes sûrs que c’est lui, déclara Coplan, décidé à faire bouger les choses.
  
  — Mais comment se fait-il ? On l’a libéré de son asile de dingues ?
  
  — Il s’en est évadé. Personne ne le sait, à l’exception de quelques initiés.
  
  D’un ton brutal, il assena :
  
  — Ce qui signifie que cette révélation vous interdit de recouvrer la liberté jusqu’à ce que nous l’ayons appréhendé. Le juge d’instruction veillera à prolonger indéfiniment la garde à vue. Maintenant, parlons de votre requête. Vous avez des aveux à faire ?
  
  — Je sais qui héberge Horst Bugler, et quand vous aurez ce dernier, vous ne serez plus loin de Serge Saroffar, car si celui-ci ne contacte pas Dieter Kaltz chez qui, probablement, vous avez monté une souricière, il ira voir Bugler, son ancien instructeur et son idole. Un fugitif, un jour ou l’autre, est obligé de solliciter de l’aide, sinon il ne tient pas le coup. C’est ce qu’on nous apprend dans les bonnes écoles. Serge est astucieux et très fort. Il est bâti pour tenir longtemps mais pas indéfiniment.
  
  — Qui est cet homme ?
  
  — Roger Tarascon.
  
  — Saroffar sait que Bugler a trouvé refuge chez lui ?
  
  — Il le savait à une époque, avant son arrestation. Il tentera sa chance, c’est sûr. Que risque-t-il si ses vaisseaux sont brûlés et ses ponts coupés ?
  
  Dans l’après-midi, Coplan et son équipe Action arrivèrent à Clermont-Ferrand. Enclavée au fond de sa vallée, la capitale du pneu souffrait d’une image désastreuse et usurpée de ville noire et ennuyeuse. En réalité, elle était coquette et animée malgré les vagues de licenciements qui frappaient les industries locales.
  
  Devant la maison modeste et isolée de Chamalières, l’équipe prit position. En détachement précurseur, Coplan entra dans le jardinet.
  
  L’homme bêchait.
  
  — Roger Tarascon ?
  
  — C’est moi. Que voulez-vous ?
  
  Il avait un physique de traître sicilien et aurait facilement obtenu un rôle de première grandeur dans l’un quelconque des films du Parrain. Son nom était Tarascon mais ce n’étaient pas de tartarinades dont il s’était rendu coupable. Responsable durant la guerre d’Indochine du secteur propagande dans un camp de prisonniers de guerre français, il avait servi le Vietminh avec fanatisme. Sans états d’âme, il avait torturé psychiquement ses compatriotes. Persécutant les esprits et détruisant les âmes, il procédait à d’odieux lavages de cerveaux. Quand il était satisfait du résultat, il laissait partir son patient devenu un légume. Sinon, il le conservait pour un petit essorage supplémentaire. Il avait laissé mourir des hommes pour un œuf, confisqué leurs médicaments à des agonisants, désigné à la mort les rebelles à son idéologie.
  
  Coplan n’était guère enclin à faire des cadeaux à l’ex-commissaire politique, digne émule d’un Barbie.
  
  Il leva la main à hauteur de son épaule et les membres de l’équipe intervinrent. La maison fut investie. Elle était vide de toute présence humaine. Maîtrisé, livide, terrifié, Tarascon fut emporté dans la salle de bains. Un sergent lui pinça les narines. Coplan empoigna la bombe de mousse à raser, ôta le couvercle, dirigea le bec vers la bouche ouverte et pressa le bouton. Une coulée blanche gicla dans la gorge. La respiration coupée, Tarascon se débattait violemment mais il était solidement tenu par les colosses qui l’entouraient.
  
  — Lâchez-le, ordonna Coplan au bout d’un moment.
  
  Titubant, l’ancien bourreau se pencha au-dessus du lavabo et se lava la bouche.
  
  — Qui êtes-vous ? balbutia-t-il quand il eut fini.
  
  — Peu importe qui nous sommes, ce qui doit vous intéresser, c’est la raison de notre présence ici. Où est Horst Bugler ?
  
  — Il ne vit plus dans cette maison depuis longtemps.
  
  — Où est-il ? pressa Coplan en agitant la bombe d’un air menaçant.
  
  — Je l’ignore. Il va et vient. Qui êtes-vous ? Des flics ? Vous savez que le Code de Procédure Pénale vous interdit d’avoir recours à de tels procédés.
  
  Le sergent lui décocha, sans mot dire, un violent coup de poing à l’estomac pour le ramener au sens des réalités et non des élucubrations de salles de rédaction.
  
  Tarascon tomba à genoux et vomit. Son regard semblait vouloir fuir vers quelque rizière d’Extrême-Orient où une main consolatrice et amicale le sortirait de ce pétrin. Finalement, le tâcheron de l’horreur se releva en se retenant au bord du lavabo. Ses yeux suppliaient.
  
  — Cessez de me frapper, implora-t-il d’une voix dolente.
  
  — Où est Horst Bugler ? répéta Coplan, impassible.
  
  — Je vous jure que je vous ai dit la vérité, j’ignore où il est, clama Tarascon avec véhémence.
  
  Coplan adressa un signe au sergent. Ligoté, encagoulé, l’ex-tortionnaire fut emporté jusqu’au fourgon. Amené plus tard au Fort de Noisy-le-Sec(7), il serait alors interrogé plus profondément dans l’un des cachots de la casemate.
  
  Le sous-officier revint et aida Coplan à fouiller les lieux. Incontestablement, une seule personne vivait là. Sur ce point, Tarascon semblait avoir dit la vérité. Par ailleurs, ne fut découvert nul indice menant à Horst Bugler. Encore une piste qui s’effondrait.
  
  À dessein, la D.S.T. avait été, en accord avec Tourain, tenue à l’écart de cette première intervention en raison de la brutalité qui avait été de mise et qui se concevait de la part d’une équipe Action et non de policiers.
  
  Tourain attendait avec son groupe à la lisière de Chamalières. Coplan passa un coup de fil au commissaire qui décrocha son téléphone de voiture.
  
  — Vous pouvez venir.
  
  Obligé de monter ici une autre souricière, le policier de la D.S.T. récrimina :
  
  — Je vais bientôt être forcé de réclamer des renforts au ministre. Rendez-vous compte. Nous avons déjà une souricière qui planque à Angers chez Dieter Kaltz, sans compter celles qui surveillent Martin Duchatel à Villeneuve-sur-Lot et à Paris, à son hôtel de l’avenue de l’Opéra et à la galerie d’art du Palais – Royal. Quant à Fatna, le juge témoigne de quelque inquiétude. Nous frisons l’illégalité la plus complète en la maintenant aussi longtemps dans nos locaux. Grâce vous soit rendue, vous ne nous avez pas refilé Tarascon !
  
  — Encore un effort, plaida Coplan. Nous sommes sur la bonne voie. Nous tendons nos filets un peu partout avec l’espoir de piéger les membres de NAJA. Avant l’évasion de Saroffar, nous avons échoué. Aujourd’hui, j’ai comme l’impression que l’Organisation commence à se craqueler. Bugler doit savoir des choses. Nous ne pouvons nous permettre de le négliger.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Serge Saroffar souriait béatement. Avec délices, il ressassait l’instant où il avait découvert les plaques d’immatriculation de la D.S.T. devant l’immeuble de Dieter Kaltz à Angers. D’abord, il n’avait rien perdu de ses réflexes de clandestin, malgré la coupure. Tout de suite, il avait réagi et sa mémoire avait fonctionné de façon fulgurante. Salaud de Fleuriot ! Il lui avait coupé les couilles mais pas le cerveau.
  
  Ensuite, son analyse de la situation était parfaite. Les flics lui tendaient un piège. C’est la raison pour laquelle nulle publicité n’avait été donnée à son évasion et à la mort de Malika. Bien sûr, plusieurs conclusions étaient à tirer. Primo : ils savaient qu’il était l’auteur du meurtre. Deuxio : ce n’était pas la Criminelle qui était à ses trousses mais la D.S.T. Tertio : ils avaient deviné qu’il irait rendre visite à Dieter et avaient décidé de monter un traquenard.
  
  Seulement, comment savaient-ils tout cela ? Malika étant morte, elle n’avait pu leur révéler les renseignements qu’il lui avait arrachés.
  
  Voyons, les seins coupés les avaient alertés. D’accord, c’était une grossière erreur de sa part, à mettre sur le compte de l’émotion consécutive à la liberté retrouvée. Toujours se méfier du premier mouvement, c’était le mauvais. De là, jusqu’où les flics avaient-ils progressé ? Sûrement ils avaient enquêté sur la victime, son passé, son père guillotiné, sa sœur Fatna. C’était ça, bon sang ! Fatna. Elle avait balancé Dieter, d’où la planque de la D.S.T. à Angers. Donc, Fatna était aux mains des flics. Rusés comme ils étaient, ils lui avaient dit qu’il était responsable de la mort de Malika, ce qui avait dû la rendre enragée. Très bien. Mais comment pouvait-elle lui nuire ? Non, il ne voyait pas.
  
  Rassuré, il alluma une cigarette. C’était passionnant comme un puzzle. En outre, ce qui était exaltant, c’était d’être seul contre le monde entier, même contre NAJA. Un sentiment puissant qui gonflait la poitrine d’orgueil. Tout seul. Finalement, la solitude était à double tranchant. Certes, elle désolait le cœur mais, parallèlement, enchantait l’esprit. Puissant stimulant pour les neurones, elle pouvait devenir vertigineuse comme la vallée du haut d’un pic. Plonger en soi-même et n’y rencontrer personne, pas un être, pas une main chaleureuse, rien que la révolte qui sublimait, et l’étouffant besoin de liberté.
  
  Il écrasa sa cigarette dans le cendrier. Le docteur Ochiskoff accomplissait des miracles incontestablement. Encore quatre kilos de moins. Il allait retrouver sa silhouette d’antan. Sous peu, il commencerait sa traque. Dieter Kaltz était barré définitivement de sa liste. C’était dommage. Seulement, il restait une chance : Horst Bugler. L’Allemand saurait où dénicher au moins un des membres de NAJA.
  
  *
  
  * *
  
  Le sous-directeur de la prison sursauta en lisant les documents que lui présentait l’officier du Service Action qui produisait une pièce d’identité l’accréditant en haut fonctionnaire du ministère de la Justice.
  
  — C’est soudain, s’étonna-t-il. Nous ne sommes pourtant pas encore au 14 juillet !
  
  — Le 14 Juillet n’est pas loin, grommela l’officier.
  
  — Une remise de peine de quinze mois ! Catherine Langlois est donc libérable immédiatement.
  
  — C’est ce que disent ces documents. D’ailleurs, je viens chercher celle que l’on peut déjà considérer comme votre ex-pensionnaire. Les médias critiquent périodiquement le surencombrement pénitentiaire. Soyez content, la mesure de clémence prise par le président de la République va vous libérer une place.
  
  Méfiant, le sous-directeur s’empara du combiné téléphonique et, de l’autre main, pianota sur les touches.
  
  — Pardonnez-moi, je dois vérifier auprès de la place Vendôme.
  
  — Je vous en prie.
  
  À Paris, on rassura le fonctionnaire. Tout était en ordre. Catherine Langlois devait être élargie sur-le-champ et remise à l’envoyé du ministère.
  
  Stupéfaite, l’intéressée apprit la nouvelle avec une joie non feinte.
  
  — C’est une libération conditionnelle, rappela l’officier, ce qui vous astreint à une certaine contrainte. Ici, vous avez témoigné de sentiments religieux et d’un sincère désir de rédemption après le crime horrible que vous avez commis. Le président a été sensible à votre repentir et à votre souhait de rachat, aussi a-t-il décidé de vous aider. Il vous reste treize mois de prison à accomplir avant de pouvoir bénéficier d’une libération conditionnelle normale. Il vous accorde une remise de peine de quinze mois, assortie d’une garantie que vous devez accepter, sinon cette mesure de faveur sera annulée et il vous faudra attendre les délais normaux pour obtenir votre libération conditionnelle, si vous l’obtenez, puisque vous aurez refusé la chance de rachat qui vous est offerte.
  
  — Quelle est cette garantie ? s’impatienta la détenue.
  
  — Vous serez placée dans une communauté religieuse où vous jouirez d’un régime de semi-liberté. J’ai visité la propriété. Elle est superbe. Un parc immense, des arbres centenaires, une bergerie qui rappelle Trianon et la reine Marie-Antoinette. Les sœurs qui vivent là ont voué leur vie au rachat des pécheresses. Ce sont des personnes admirables de charité. Elles vous aideront de tout leur cœur. C’est une chance admirable que vous offre le chef de l’État dans sa grande bonté.
  
  Catherine Langlois n’en croyait pas ses oreilles.
  
  — Vous plaisantez ?
  
  — En de telles circonstances, ce serait de mauvais goût. Vous acceptez ou vous refusez ?
  
  — J’accepte, bien entendu !
  
  Elle retourna en cellule pour empaqueter ses affaires.
  
  Une heure plus tard, le greffier lui restitua les objets de valeur qu’il conservait. Elle signa la décharge. La détenue comptable lui remit le montant de son pécule. Cette fois encore, elle signa la décharge, puis sa levée d’écrou. Elle était prête.
  
  — Bonne chance, lui souhaita le sous-directeur qui n’était pas revenu de sa surprise.
  
  L’officier, galamment, empoigna la valise.
  
  — Suivez-moi.
  
  Dans la cour attendait la Peugeot. À son bord, les deux sous-officiers Action. Catherine Langlois fut un peu étonnée devant ce déploiement de forces.
  
  — Une évasion est toujours possible, éluda l’officier.
  
  En fin d’après-midi, ils atteignirent le petit village beauceron à la limite duquel était située la propriété. Là vivaient habituellement trois clarisses capucines dont deux très âgées. Leur vœu le plus cher était de visiter Rome et le Vatican. Grâce à Coplan, depuis la veille elles dormaient dans la cité papale. La D.G.S.E., sur ses fonds secrets, leur payait des vacances bien méritées après leur vie entièrement consacrée à l’humilité, à la pauvreté et à la charité. Seul leur billet retour ne leur avait pas été remis. Coplan ignorait encore combien de temps durerait leur congé.
  
  Deux officiers et quatre sous-officiers du sexe féminin appartenant au Service Action les avaient remplacées en adoptant leur tenue. Dissimulés dans les combles, quatre sous-officiers du sexe masculin, ceux-là, fournissaient le renfort. Chez les femmes, l’un des deux officiers avait défrayé la chronique dans l’affaire Greenpeace. Personne, cependant, n’aurait reconnu ses traits sous le voile qui mangeait la majeure partie de son visage.
  
  Fondé par sainte Claire en 1212, l’ordre s’inspirait de la règle des frères mineurs et les lieux étaient empreints d’austérité monacale, sauf le parc qui était somptueux.
  
  Catherine Langlois l’admira en descendant de la Peugeot et avant de serrer la main de la fausse abbesse. Elle ne se doutait pas que Coplan, à travers la fente d’une persienne au premier étage, observait la scène. Il avait déjà distribué ses ordres. Sous prétexte de retraite, l’ex-détenue devait être enfermée dans une cellule de moniale et condamnée à la réclusion. Il était impossible de prendre des risques inconsidérés. La cellule était située au premier étage. Un épais volet en acier masquait sa fenêtre, à l’exception d’un espace de deux centimètres en hauteur qui permettait l’aération et la pénétration de quelques rayons du soleil de midi. Sa porte se verrouillait de l’extérieur. L’intérieur avait été le matin même meublé confortablement. Néanmoins, Catherine Langlois esquissa une moue de mécontentement lorsqu’elle y posa le pied.
  
  — J’étais mieux en prison, se plaignit-elle.
  
  La fausse abbesse n’en avait que faire. Sans un mot, elle boucla la porte et alla trouver Coplan qui souriait avec satisfaction. Elle tritura sa robe en bure.
  
  — En été, ça tient chaud, ce truc-là ! Et dire que je suis protestante !
  
  — Allez vite prier à la chapelle, ma fille, plaisanta Coplan, vous êtes dans l’erreur. Repentez-vous avant l’heure du jugement dernier !
  
  Par des canaux mystérieux, alimentés par le Vieux, les salles de rédaction parisiennes et provinciales reçurent ce soir-là la nouvelle. La dépeceuse avait bénéficié d’une remise de peine à l’occasion du 14 Juillet tout proche. Assortie d’une libération conditionnelle, cette mesure de faveur était accompagnée d’une restriction. La meurtrière serait tenue de passer les treize mois suivants dans une communauté religieuse de clarisses capucines qui l’aideraient dans ses efforts vers la rédemption.
  
  L’adresse était indiquée. En outre, il était recommandé aux journaux et périodiques de faire la publicité la plus large possible à cette affaire en insistant sur son caractère exceptionnel. Aux quotidiens, il était demandé de passer l’histoire non seulement dans leur édition du lendemain mais également dans celles des jours qui suivraient en récapitulant les circonstances du crime atroce dont Catherine Langlois était l’auteur.
  
  Ce fut fait et de gros titres barrèrent la première page des journaux.
  
  *
  
  * *
  
  Ochiskoff était parti le matin même en vacances. On était vendredi. Le vendredi 28 juin. Il profitait du week-end pour rajouter trois jours, comme n’importe quel fonctionnaire qui calcule ses jours de congé comme ses points de retraite, s’indigna Serge Saroffar.
  
  « — J’ai tenu mon pari, avait-il déclaré la veille. Vous avez perdu vingt-huit kilos. Il vous en reste deux, mais je ne vous conseille pas de poursuivre le traitement. Votre cœur est faible, il risque de lâcher. Ce que je recommande, c’est un peu de repos. Restez ici. Par exemple, payez-moi trois semaines de pension supplémentaires et attendez mon retour. Je reviens d’Espagne le mardi 16 juillet. Nous aviserons à ce moment-là. Dans l’intervalle, ma remplaçante, le docteur Florence Dubois, prendra soin de vous.
  
  Saroffar n’avait rien à perdre, d’autant que cet hébergement lui rendait service. De cette base d’opérations, il pouvait rayonner. Aussi avait-il accepté cette proposition et avait payé cash. Son trésor de guerre diminuait mais il avait encore des réserves, et puis il savait comment se refinancer. Horst Bugler, en souvenir des années de lutte commune, l’aiderait. Il serait aussi précieux s’il avait besoin d’explosifs. Il saurait où trouver la pentrite et les nitramines. Saroffar aimait bien les secondes. D’ailleurs, l’Allemand en était spécialiste. Les deux formes de cette famille d’explosifs, l’hexogène et l’octogène, entraient dans tous les mélanges dont l’origine se situait dans les pays de l’Est. À 9.000 mètres seconde, l’octogène était actuellement le produit à la vitesse de détonation la plus rapide.
  
  Allongé sur son lit, il se délecta en se remémorant le jour où, en compagnie de Mayread, de Seamus et de deux membres de l’I.P.L.O.(8), il avait fait sauter le club des officiers britanniques dans un camp de l’O.T.A.N. en Allemagne de l’Ouest six ans plus tôt. Les nitramines avaient fait merveille. Seamus avait fabriqué l’explosif, lui en avait contrôlé le circuit électrique et Mayread avait conduit les deux autres Irlandais poseurs de bombes.
  
  Sept morts, vingt-sept blessés. Les innocentes victimes catholiques de Belfast étaient vengées.
  
  On frappait à la porte. Il se leva et alla ouvrir. C’était la remplaçante d’Ochiskoff. Elle se tenait là, souriante, détendue, vêtue, à cause de la chaleur, d’une simple blouse blanche d’infirmière qui moulait étroitement son corps. Plutôt jolie, des cheveux roux comme Mayread dont Saroffar avait toujours été un peu amoureux. Hélas, elle ne trompait jamais son amant, Seamus, l’irlandais de choc. Celle-ci avait des yeux noirs qui l’examinaient avec curiosité. Sa bouche était charnue, sensuelle. Intérieurement, il grinça des dents. Salaud de Fleuriot !
  
  — Je ne vous dérange pas ?
  
  — Pas du tout. Entrez.
  
  Le docteur Florence Dubois avait une démarche élégante et posée, nota-t-il. Un peu comme si elle faisait son entrée sur un plateau de télévision. Elle vit le lit froissé, hésita et s’assit sur le bord au lieu de choisir une chaise, ce qui étonna Saroffar. Il se jucha sur le lit défait et la regarda en pensant à toutes celles qu’il avait possédées entre des draps. Sa main gauche chiffonna avec nervosité le tissu de la taie d’oreiller. Ordure de Fleuriot.
  
  — J’ai un service à vous demander, préambula-t-elle.
  
  — Je vous écoute.
  
  — Accepteriez-vous de vous mettre nu devant moi ?
  
  — Pour quelles raisons ?
  
  — Vous me posez un problème. J’ai étudié soigneusement votre cas. Malgré le traitement de choc du docteur Ochiskoff, traitement certes efficace, il est quasiment impossible de perdre autant de poids en une période aussi courte, sauf dans une hypothèse précise.
  
  — Laquelle ?
  
  — L’ablation des testicules. Cette opération entraîne une accumulation de graisses finalement faciles à éliminer rapidement. Je rectifie : relativement faciles à éliminer. Est-ce votre cas ?
  
  Il frémit intérieurement. La garce avait trop d’imagination. Il parvint à se maîtriser et força un sourire sur ses lèvres.
  
  — Où allez-vous chercher des choses pareilles ? Si je me mets nu devant vous, savez-vous ce qui va vous arriver ? Je suis un obsédé sexuel et vous êtes très jolie. Croyez-moi, je ne résisterai pas. La situation m’excitera et il vous faudra faire l’amour avec moi.
  
  — Ce n’est pas compris dans le montant de la pension que vous versez. Néanmoins, je ne me débattrais pas si vous tentiez quoi que ce soit. Vous êtes un homme attirant et j’aime assez votre peau foncée. Vous voilà rassuré sur mes dispositions. Alors, qu’attendez-vous ?
  
  Cette salope le coinçait. Elle avait quelque chose derrière la tête. Des soupçons ? Les flics étaient rusés. Avaient-ils envisagé qu’avec sa silhouette épaissie il ne passerait pas inaperçu et avaient-ils déduit qu’il s’adresserait à une clinique d’amaigrissement ? Ils connaissaient le montant de son trésor de guerre et savaient que, pour le moment, l’argent ne lui posait aucun problème. Avaient-ils envoyé une circulaire pour solliciter des renseignements sur les cas étranges, sans pour autant préciser leurs mobiles ? En effet, s’ils l’avaient fait, Florence Dubois n’aurait pas pris ces risques ?
  
  Elle roula sur le lit et, hardiment, pressa sa main sur sa braguette. Il sursauta car il ne s’attendait pas à cette audace. Comme tout aurait été facile si ce fumier de Fleuriot n’avait pas posé son infâme scalpel sur ses testicules. Il ne bougea pas, espérant un miracle. Ne rêvait-il pas ? Était-il vraiment passé entre les mains des bouchers des « Chèvrefeuilles » ?
  
  Elle fit glisser la fermeture Éclair, déboucla la ceinture et baissa le slip. Il s’était laissé faire, mais quand les doigts de la femme effleurèrent son sexe, une rage violente l’envahit. De quoi se mêlait-elle ? Quelle impudence et quelle impudeur !
  
  Il la gifla avec une telle force qu’elle fut projetée à bas du lit. Tel un tigre, il bondit sur elle et lui décocha un fulgurant coup de poing à la pointe du menton qui la fit sombrer dans l’inconscience. Il ôta sa ceinture, l’enroula autour du cou et serra de toutes ses forces. Ce faisant, il se demanda s’il allait lui couper les seins, comme il l’avait fait avec Malika. Non. Cela avait été une faute. Quand il fut certain qu’elle était morte, il relâcha sa prise et relogea la ceinture dans les passants.
  
  La clinique était devenue brûlante. Il fallait la quitter au plus vite. Il empaqueta ses affaires. Lorsqu’il fut prêt, il sortit dans le couloir. À cette heure tardive, tout le monde dormait. Il gagna les cuisines, fit ample provision de nourriture et de boisson et revint, les bras chargés.
  
  Il entassa le tout dans la Lancia et retourna chercher ses affaires et le cadavre du médecin qu’il fourra dans le coffre.
  
  Durant la demi-heure qui suivit, il effaça ses empreintes digitales dans le lieu où il venait de vivre durant plus de quatre semaines. On ne savait jamais. Seule sa description serait fournie. C’était déjà suffisamment dangereux. Incontestablement, on relierait sa disparition à celle de Florence Dubois, même si son cadavre n’était pas découvert.
  
  Il repartit dans le bureau qui avait été affecté à la jeune femme et rafla son sac à main. Aucune femme ne décidait de disparaître sans son sac à main. Il prit aussi les vêtements de ville qui pendaient dans un placard.
  
  Au bout d’une dizaine de kilomètres sur la route, il s’aperçut qu’il allait bientôt manquer d’essence. Un quart d’heure plus tard, il découvrit une station-service sur sa droite. Les pompes fonctionnaient avec une carte de crédit. Heureusement, la morte en possédait trois dans son sac à main. Il profita de cette pause pour consulter sa carte routière.
  
  Il n’était pas loin de Nantes. Une idée lui vint. À quelques kilomètres de ce port, dans une darse, pourrissaient de vieux cargos rouillés qui attendaient d’être vendus à la ferraille à quelque industriel nippon. Personne n’y mettait jamais les pieds. À une époque, l’une de ces vieilles carcasses lui avait même servi d’abri durant deux ou trois semaines.
  
  Il remonta en voiture et se dirigea vers Nantes. À la consigne automatique de la gare, il récupéra le Beretta 9mm volé à Malika ainsi que les sacs contenant le reste de son butin. À nouveau paré, il repartit pour la darse.
  
  Dans le paysage, rien ne semblait avoir changé sauf, peut-être, le nombre des navires. Il semblait avoir diminué.
  
  Il transporta le cadavre à bord d’un vieux cargo grec et le dénuda, puis jeta la blouse blanche et les dessous à l’eau. En frôlant les seins, il ressentit une étrange sensation dans la région du cœur. Les rats étaient partout. Ils avaient rongé les cordages usés et les amas de chiffons. En quelques jours, ils auraient raison de la manne qu’il leur apportait et qu’il balança au fond de la cale.
  
  Cette sale besogne achevée, il redescendit sur le quai. Les plaques de la Lancia posaient un problème, de même que le véhicule lui-même. Il reprit la direction de Nantes et passa le reste de la nuit sur le parking devant la gare. Quand l’aube se leva, il alla aux toilettes se laver le visage et se raser. À neuf heures, il se présentait chez Avis et louait une 205 dans laquelle il transféra ses affaires, ses sacs et ses provisions avant d’aller abandonner la Lancia à un kilomètre de là. À bord de son nouveau véhicule, il décida de piquer vers le sud-ouest où il avait des chances de rencontrer Horst Bugler.
  
  À hauteur d’Angoulême, il s’arrêta pour prendre une auto-stoppeuse. Elle était jeune, belle et hardie. Près de Liboume, l’informa-t-elle, elle possédait un champ au milieu duquel était posée une caravane avec alimentation en eau et électricité. Il était plutôt beau gosse. N’avait-il pas envie d’un retour à la campagne en sa compagnie ? Il aurait dû refuser, se convainquit-il, et, pourtant, il accepta, sans doute parce qu’avoir manipulé le corps de Florence Dubois avait réveillé en lui des pulsions indéfinissables.
  
  Sur place, il réalisa l’erreur qu’il avait commise et dans quel piège il s’était stupidement fourré. Naturellement, il fut obligé de la tuer lorsqu’elle voulut faire l’amour. Heureusement, elle était abondamment pourvue en outils de jardinage. Il l’enterra dans le monticule qui jouxtait le ruisseau et dispersa dans l’eau le surplus de terre.
  
  L’endroit était agréable et constituait une planque idéale. Il décida d’y passer un ou deux jours de tranquillité.
  
  Avant de louer chez Avis la 205, il avait inscrit, en utilisant la machine à écrire de Malika, une nouvelle identité au nom de Patrice Urbain sur une carte d’identité vierge et avait détruit ses anciens papiers au nom de Michel Charvay.
  
  Il s’estimait provisoirement en sécurité.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  — Il a dû lire les journaux, s’énerva Tourain. De ce côté-là, rien à dire, la presse, la radio, la télévision ont mis le paquet. Pas d’adjectifs assez féroces pour la dépeceuse. Du fiel et du vitriol.
  
  — Et les grosses manchettes, ajouta Coplan. Cela dure depuis cinq jours et il ne se manifeste pas. Aurait-il décidé d’une priorité ? Les gens de NAJA, d’abord. Ensuite, seulement, la meurtrière de son frère. Il sait qu’elle a treize mois à passer dans la communauté religieuse. Alors, il se dit qu’il a tout le temps.
  
  — Ou il subodore le piège ?
  
  — Avec la complicité du président de la République ? Non, il ne penserait pas cela. Je l’ai envisagé, remarquez, mais il n’irait pas jusqu’à imaginer que le chef de l’État est impliqué. Il sait que les Services spéciaux ne sont jamais couverts par l’autorité hiérarchique. On le lui a appris dans les bonnes écoles d’espionnage. Il connaît la faiblesse des démocraties et table dessus.
  
  — Rien de ce qu’on lui prépare ne fonctionne, enragea le commissaire de la D.S.T. Les souricières que l’on monte à Paris, à Villeneuve-sur-Lot, à Angers, ne donnent aucun résultat. Et, finalement, où se cache-t-il ? Il est insaisissable.
  
  — Encore une fois, il a été à bonne école. Il laisse le soufflé retomber.
  
  — Pourtant, il n’a pas perdu de temps pour s’attaquer à Malika Zitouni ! Le jour même de son évasion !
  
  Coplan opina :
  
  — Et même pas un crime sexuel auquel on pourrait le relier. Ni en France, ni dans les pays d’Europe occidentale. En fait, Interpol signale même une diminution des violences sexuelles suivies de meurtre. C’est à désespérer.
  
  — Un vrai renard, ce Saroffar. Il renifle quelque chose de louche, probablement. Pour lui, les journaux n’en font pas assez ou ils en font trop. Et comment débusquer Horst Bugler ?
  
  — La tâche est ardue.
  
  *
  
  * *
  
  Kader examina son dispositif. Finalement, il avait eu raison de boulonner les plaques dans le plancher. Leur assise était meilleure. Le niveau à eau lui avait appris qu’elles étaient d’aplomb et d’équerre, parfaitement horizontales. Pas de pépins à attendre de ce côté-là. Pour la centième fois, il consulta son plan cadastral au 1/1000e. Il se tourna vers Rachid, Domenico et Julien :
  
  — Vous prendrez la camionnette Entreprise Dubois et Cie et vous irez installer l’antenne de télévision sur le toit choisi. D’abord, vous ferez une reconnaissance. Julien, toi qui parles français sans accent, tu seras l’éclaireur. Normalement, nous n’avons rien à craindre, mais on ne sait jamais. Mieux vaut prendre un maximum de précautions. Cette antenne nous servira de second jalon, le premier étant celle de la caserne de gendarmerie mobile.
  
  — Ce sera suffisant, déclara Rachid, le spécialiste. Nous n’avons pas besoin de plus de deux jalons. À cette distance, nous serons dans l’alignement de l’azimut.
  
  — Je n’ai jamais compris ces histoires de nord magnétique et de nord géographique, rigola Julien. Je me perds toujours entre le gisement et l’azimut. Pourtant, dans l’Armée, j’étais dans la Section Observateurs.
  
  — C’est un comble, se moqua Kader.
  
  — À un moment ou un autre, il faudra amener les femmes ici, suggéra Domenico. On ne peut attendre le dernier jour. Mayread, Ulrika et Marie-Ange doivent être familiarisées avec le matériel et l’environnement.
  
  Kader parut un peu agacé que l’on mette en doute sa planification :
  
  — Tu crois que je n’y ai pas pensé ?
  
  — Qui exercera la surveillance dans la rue ?
  
  — Frédéric, son équipe et ses voitures, qui nous serviront de véhicules de fuite. Le trajet, forcément, sera court. Frédéric nous abandonnera au métro Villiers. Nous nous séparerons en quatre groupes correspondant aux directions offertes : Dauphine, Nation, Pont de Levallois et Gallieni. Plus tard, nous définirons à quelles stations changer ou sortir. Ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Bon, maintenant, allez me poser cette fichue antenne.
  
  Avec mille précautions, il replia le plan cadastral et le glissa dans sa poche avant de redescendre l’escalier. Parvenu au rez-de-chaussée, il nettoya avec minutie ses chaussures enduites de poussière et de débris de plâtre.
  
  Seamus qui veillait à la porte le regardait faire. Il avait toujours été un peu agacé du soin attentif qu’apportait l’Arabe à sa tenue vestimentaire. Était-ce compatible avec le désir de promouvoir la révolution mondiale ? s’interrogea-t-il.
  
  Dans la rue, Kader marcha d’un pas rapide. Quand il arriva à destination, il s’arrêta et contempla les ouvriers qui s’affairaient sur l’échafaudage. Le bois était clair, comme celui d’un sapin. Peut-être en était-ce, après tout ? conclut-il.
  
  Ils sciaient, clouaient, ajustaient, sous l’œil curieux d’une dizaine de badauds.
  
  Tranquillement, il avança en comptant le nombre de ses pas dont il maintenait un espacement régulier, comme il s’était exercé à le faire. À dessein, il conservait son regard braqué vers le sol. En aucun cas, il ne voulait être distrait ou troublé par la belle silhouette d’une jolie fille, d’autant que la clémence de la température dénudait les jambes, les bras et les bustes. Il fallait demeurer concentré, c’était important. La réussite de la mission le requérait impérativement. En fait, il en était arrivé à un point crucial. Horst Bugler, le représentant des commanditaires, exerçait une pression constante, comme à son habitude, à la prussienne. Tout juste si on ne l’imaginait pas marchant au pas de l’oie dans les rues de l’ancienne R.D.A. tant regrettée. Horst avait perdu son pari. Il n’avait pas cru à la réunification. Pourtant, elle était bien là, irréversible.
  
  Il atteignit l’autre extrémité et compta à nouveau ses pas mais, cette fois, en largeur. Il était si fortement concentré qu’il faillit buter dans une touriste qui filmait.
  
  Le Vieux débarqua discrètement dans le couvent. Il avait sa tête des mauvais jours. Ses yeux jetaient des éclats et sa bouche ronchonnait. L’inquiétude envahit Coplan et Tourain.
  
  — Que se passe-t-il ? s’enquit le premier.
  
  — De mauvaises nouvelles en provenance de Suisse. Les avocats du docteur Fleuriot sont au courant de l’évasion de Saroffar et ont l’intention de faire éclater l’affaire au grand jour afin d’atténuer la responsabilité de leur client. Leur tactique est simple et ils comptent que leur argumentation, leur raisonnement, emporteront l’adhésion du public.
  
  — Sur quelles bases, leur raisonnement ?
  
  — Saroffar est eunuque et, depuis son évasion, il n’a pas récidivé dans sa meurtrière folie sexuelle. C’est une preuve que le docteur Fleuriot avait raison. Saroffar, selon eux, ne représente plus aucun danger pour la société. Par conséquent, au lieu de chercher des poux dans la tête de leur client, il serait plus logique de le féliciter, de le décorer, et, surtout, de le laisser poursuivre sur une grande échelle son œuvre salvatrice.
  
  — Dans la réalité, ils n’ont pas tort, souligna Coplan. Si l’on excepte Malika tuée par vengeance, à quelles autres exactions s’est-il livré ? Aucune, apparemment.
  
  — Du moins aucune dans laquelle on retrouve sa patte, rectifia le Vieux. En tout cas, l’initiative des avocats nous fiche dans le pétrin. Si une large publicité est donnée à l’évasion, les gens de NAJA seront au courant et se méfieront. Ils changeront leurs dispositions, déménageront et seront hors d’atteinte pour Saroffar. Conclusion : même si nous appréhendons ce dernier, il ne nous sera guère utile.
  
  — Nous avons les mains liées, intervint Tourain. Nous avons monté cette souricière. Que faire d’autre, sinon attendre ?
  
  — Nous dépendons entièrement de Saroffar, renchérit Coplan. Les médias nous ont formidablement aidés. La balle est dans son camp. Il tombe dans le piège ou il n’y tombe pas.
  
  *
  
  * *
  
  Saroffar cueillit quelques fleurs sauvages et les dispersa sur l’endroit où il avait enterré le cadavre. C’était là une imprudence, se morigéna-t-il, mais tant pis. Il fallait, de temps en temps, obéir à ses impulsions.
  
  L’endroit était agréable et un peu écarté. Pas besoin de se déplacer puisqu’il avait encore une ample provision en nourriture et en boisson.
  
  Il s’était allongé sur une couverture posée sur l’herbe et se laissait dorer au soleil. Il se sentait faible et fatigué. La conséquence de son démentiel régime d’amaigrissement. Après la joie, le châtiment. Il soupira. Le soleil, c’était bon. Un peu trop chaud, peut-être. En tout cas, il appréciait la solitude, un sentiment qu’il avait découvert chez le docteur Ochiskoff. Une solitude savoureuse après la promiscuité des « Chèvrefeuilles » et de sa clientèle de dingues.
  
  Peu à peu, la somnolence l’envahit. Il commençait à rêver lorsqu’un choc sur le visage le réveilla en sursaut. Il bondit sur ses pieds et regarda autour de lui, un peu désemparé, car il avait laissé le 9 mm et le 7,65 à l’intérieur de la caravane. Il courut, rafla le 7,65 et ressortit. C’est alors qu’il vit la tache blanche sur l’herbe. Une balle de golf. Il la ramassa, interdit. Une balle de golf ? Qu’est-ce que cela signifiait ? En fronçant les sourcils, il inspecta les alentours. Lui qui se croyait si tranquille. Soudain, il vit une silhouette féminine émerger d’entre les broussailles. Les ronces avaient égratigné ses avant-bras bronzés. Son club fauchait l’herbe devant elle comme si la végétation allait l’empêcher de réussir son putt.
  
  — Le vent a emporté ma balle au-delà du rough, expliqua-t-elle.
  
  Hermétique, Saroffar lança la balle à ses pieds. Elle la ramassa et contempla Saroffar d’un regard empli de curiosité.
  
  — Elle n’est pas là, Caro ?
  
  Intérieurement, il ragea. Quelle emmerdeuse. Dans son dos, de sa main libre, il cachait l’automatique.
  
  — Je suis venu tout seul. Je l’attends.
  
  — C’est curieux, elle devait arriver avant-hier. Elle m’a même téléphoné. Son intention était de descendre en stop.
  
  — À moi aussi, elle a téléphoné et m’a donné rendez-vous ici. Elle descend du nord. Moi je suis monté du sud. Au fait, puisque vous jouez au golf, vous connaissez les règles. Le joueur qui ne trouve pas sa balle au bout de cinq minutes doit rejouer le coup à nouveau.
  
  — Qu’est-ce que ça peut faire puisque j’encours une pénalité, ma balle étant sortie du jeu ?
  
  Elle commençait à l’agacer sérieusement. Minée par la curiosité, elle appartenait à cette race redoutable de femmes qui s’estimaient tout permis et qui étaient dotées de toutes les audaces. Un mal moderne. De Florence Dubois à Caroline, il avait été gâté. Et, à présent, celle-ci. Une véritable malédiction. Une calamité.
  
  Horrifié, il la vit s’asseoir sur l’herbe, la crosse entre les cuisses.
  
  — Je suis une amie de Caro.
  
  — Je l’avais compris.
  
  — Vous savez, le golf, ça n’a pas une grosse importance pour moi. À vrai dire, je ne suis pas douée, je joue en amateur et mes amis se fichent éperdument que je sois là ou pas, d’autant que ça m’arrive à tous les coups, ça, perdre mes balles au-delà du rough. Vous la connaissez depuis longtemps, Caro ?
  
  Il s’énerva :
  
  — Écoutez, fichez le camp, vous me dérangez. Je faisais une sieste tranquille. Vous m’avez réveillé et ça me fout en rogne !
  
  — Bon, bon, j’ai compris.
  
  Elle se leva, ramassa la balle et s’en fut en sautillant, dans la direction inverse de celle où elle était venue. Soudain, elle s’arrêta net devant le monticule. Dans le mouvement qu’elle amorça pour se baisser, son short remonta jusqu’à la naissance postérieure des cuisses. Saroffar demeura indifférent devant ce charmant spectacle.
  
  Elle se retourna :
  
  — Pourquoi y a-t-il ici des fleurs coupées ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Il fallait s’éloigner de ce coin pourri en vitesse. Dès que la golfeuse, finalement, s’était éloignée, il avait fourré ses affaires, ses sacs, ses provisions dans la 205 et avait quitté les lieux. Des soupçons s’étaient forgés dans la tête de cette salope. Heureusement, il avait eu la présence d’esprit, la veille, de recouvrir la voiture d’une bâche en toile. Ainsi n’avait-elle pu relever ni la marque ni le numéro de la plaque d’immatriculation. L’ennui, c’était le signalement, qui risquait de réduire à néant la cure d’amaigrissement.
  
  Il avait eu tort de s’attarder. Il aurait dû foncer directement pour rencontrer Horst.
  
  Il roulait prudemment. Pas question de dépasser la vitesse autorisée. N’importe où pouvait être embusqué un gendarme. Bientôt, il s’aperçut qu’il était dans la direction de Villeneuve-sur-Lot et qu’il lui était loisible de s’y arrêter pour rendre visite à Martin Duchatel. Mais à quoi bon, cette initiative ? Les peintures érotiques ne présentaient plus d’intérêt pour lui. Salaud de Fleuriot. Non, plus de flâneries. Contacter Horst au plus vite.
  
  Vers dix-sept heures trente, il fit étape sur une aire de stationnement en bord de l’autoroute et se confectionna un sandwich qu’il fit descendre avec de l’Evian. Il achevait son casse-croûte lorsque, au pied de la poubelle, le gros titre d’un journal vieux de plusieurs jours attira son attention. Catherine Langlois graciée ? Qui avait commis cette abomination ?
  
  Il bondit et ramassa le quotidien au papier maculé de taches douteuses et lut avidement. Quel monde de déments ! Pire que les « Chèvrefeuilles » ! La folie ascensionnait jusqu’à la Présidence de la République ! Quelle société pourrie ! Il fallait la dynamiter au plus vite !
  
  Une communauté de religieuses ? Que croyaient-ils ? Que le monstre se rachèterait de ses péchés ? Nul remords ne l’habitait. En prison, elle avait dû simuler le repentir, ce qui avait abusé les assistantes sociales, les aumôniers et les juges à l’application des peines. Des naïfs trompés par une rouée. Incommensurable, la bêtise humaine. À vomir de dégoût.
  
  Où était-elle, cette communauté ?
  
  Tiens, tiens…
  
  À la première bretelle, il sortit de l’autoroute et prit la direction inverse, vers le nord.
  
  *
  
  * *
  
  Il était deux heures du matin. La rue était déserte. Kader ouvrit le cadenas et écarta le panneau. Mayread, Ulrika et Marie-Ange s’engouffrèrent à la suite d’Abou et de Rachid. Dans la camionnette, le reste de l’équipe assurait la surveillance extérieure. Kader referma derrière lui. Abou ouvrait la route, sa torche électrique à la main. Le faisceau lumineux était masqué par une gaze bleu ciel.
  
  Au dernier étage, ils atteignirent leur but. Sans perdre de temps, Kader montra aux trois femmes ce qu’elles auraient à faire. En fait, elles n’étaient pas inexpérimentées puisqu’elles avaient eu l’occasion de se servir d’un matériel identique au cours de leurs classes en Allemagne de l’Est sous l’égide de la Stasi et, plus tard, au Liban, en Angleterre ou en Irlande du Nord. Néanmoins, elles avaient peut-être un peu perdu la main et Kader ne voulait courir aucun risque.
  
  Le toit de l’immeuble avait été décapité par les démolisseurs. Aussi la lune éclairait-elle de sa lumière blanchâtre le plancher et facilitait-elle les mouvements.
  
  — On fait une répétition, décida Kader. À toi, Mayread, voyons ta rapidité.
  
  Il sortit son chronomètre et l’approcha de ses yeux. L’Irlandaise fut parfaite, tout comme, à sa suite, l’Autrichienne et la Française. Celle-ci questionna :
  
  — Comment seront constituées les équipes ?
  
  Kader rangea son chronomètre. Ces équipes, il les avait déjà dans la tête.
  
  — La première, Mayread et Seamus.
  
  L’Irlandaise soupira d’aise. Elle préférait opérer avec son amant.
  
  — La deuxième, Abou et Ulrika…
  
  L’Autrichienne se trémoussa. Comme la rousse, elle était heureuse de n’être pas séparée de celui qui partageait sa vie clandestine.
  
  — La troisième, Rachid et Marie-Ange. La quatrième Bixente et Julien. La cinquième, Domenico et Dieter. Moi, je supervise.
  
  — À cette vitesse-là, et compte tenu des circonstances, combien peut-on en balancer ? s’enquit Ulrika.
  
  — Au grand maximum cinq fois cinq, soit vingt-cinq. N’oubliez pas que nous devons prendre en considération le temps perdu à recevoir les indications de Horst et à effectuer les rectifications nécessaires. Là, nous sommes un peu dans l’inconnu. Un impératif, en tout cas : éviter la capture. Nous avons d’autres besognes à faire. C’est pourquoi il conviendra peut-être de réduire nos prétentions, de baisser de vingt-cinq à vingt, et même, de vingt-cinq à quinze.
  
  — En dessous de quinze, nous ne serions pas dignes de la confiance qui a été placée en nous, rappela Abou d’un ton sévère.
  
  — On aurait l’air de foireux, renchérit Marie-Ange.
  
  — On s’en fout de la sécurité, clama Rachid qui était un peu tête brûlée.
  
  — Non, protesta Ulrika. Kader a raison. D’autres tâches nous attendent. Accomplissons cette mission du mieux que nous pouvons mais sans, pour autant, courir des risques inconsidérés qui entraîneraient notre perte.
  
  — Toi, la gravosse, tu chies dans ton slip ? cingla Marie-Ange.
  
  — Taisez-vous, ordonna sèchement Kader. Allez, on s’en va. Inutile d’ameuter le voisinage avec vos disputes.
  
  Avant qu’il ait pu esquisser un geste, l’Autrichienne ramassa un pied-de-biche et le brandit dans l’intention d’en frapper le crâne de la Française. Abou eut juste le temps de la ceinturer. Kader, rageur, lui arracha son arme. Il dut prendre sur lui pour ne pas gifler Ulrika. Il commençait à être fatigué de ces pasionarias à la tête chaude qui étaient incapables d’oublier leurs inimitiés et de contrôler leurs nerfs.
  
  *
  
  * *
  
  Le sergent réveilla Coplan qui, instantanément, retrouva la plénitude de ses moyens. Il n’avait pas ôté ses vêtements pour la nuit et, avec précaution, posa les pieds sur le plancher dont les lames, s’était-il assuré, ne grinçaient pas.
  
  — Quelqu’un a sauté le mur, souffla le sous-officier.
  
  — Les autres sont au courant ?
  
  — Oui.
  
  Il prit ses jumelles à infrarouge et rampa jusqu’à son poste de guet.
  
  — Pas de ce côté-ci. Sur l’arrière, lui fut-il précisé.
  
  Coplan fut étonné. S’il s’agissait bien de lui, Serge Saroffar dérogeait-il aux principes de base, c’est-à-dire se présenter de face quand on est seul ? Mais était-il seul ?
  
  Suivi par le sergent, il passa de l’autre côté du bâtiment. Bientôt, à travers la fenêtre, ses jumelles captèrent la silhouette furtive qui se faufilait entre les arbres du parc, par intermittence éclaboussée par les rayons de la lune omniprésente. La course, bien que lente, était par trop hachée pour qu’il fût loisible de découvrir les traits du visage.
  
  L’intrus avait bien choisi son timing. Deux heures trente. Suffisamment éloigné de l’aube qui se levait tôt en été, et proche du moment où le sommeil était profond. Avant l’aurore, il avait deux heures pour opérer. Les religieuses étaient matinales. Cette habitude avait été prise en compte par l’intrus.
  
  Délibérément, les portes n’avaient pas été verrouillées. Une adoratrice de Dieu se ferme-t-elle à l’extérieur ?
  
  Coplan abandonna les jumelles et descendit au rez-de-chaussée. Il savait déjà quelle porte choisirait l’arrivant. Il ne s’était pas trompé. Le panneau s’écarta centimètre par centimètre. On entendait un souffle un peu rauque. Un faisceau de lumière éclaira le couloir. Longuement. Puis l’homme entra d’une démarche furtive. Au débouché du couloir, Coplan et le sergent se jetèrent sur lui et le maîtrisèrent.
  
  — Lumière ! cria Coplan.
  
  La fausse abbesse abaissa le commutateur. L’équipe Action se précipita. L’arrivant fut menotté aux chevilles et aux poignets avant d’être fouillé. Nulle arme sur lui. Coplan le souleva et l’assit sur une chaise. Il était mortifié. Avec ses yeux globuleux, presque dépourvus de paupières, son visage chafouin, son menton triangulaire, ses lèvres inexistantes et le bleu du regard, leur captif ne pouvait en aucun cas être Serge Saroffar. Seule la taille était identique. Horriblement déçu, Coplan questionna d’une voix sèche :
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  L’homme ne paraissait nullement effrayé. Avec une gravité tout ecclésiastique, il répondit d’une voix onctueuse :
  
  — L’abbé Pierre.
  
  — Vous vous foutez de moi ?
  
  — Vous vous méprenez. Pas l’abbé Pierre à l’aura médiatique, que reçoit le pape en audience privée, mais un homonyme, responsable d’une paroisse à quelques dizaines de kilomètres d’ici, à Saint-Aristide-en-Gâtinais. Je ne vais quand même pas changer mon patronyme parce que l’autre est un personnage de télévision !
  
  — Que venez-vous faire ici ?
  
  — Vous êtes policier ?
  
  Tourain présenta sa carte et l’ecclésiastique hocha la tête avec satisfaction.
  
  — À un moment, j’ai cru que vous étiez des cambrioleurs.
  
  Son regard glissa vers la fausse abbesse et, un bref instant, il demeura interloqué.
  
  — Vous êtes déjà revenues de Rome ?
  
  — Que venez-vous faire ici ? répéta Coplan.
  
  L’abbé Pierre haussa les épaules d’un air las.
  
  — Je suis venu chercher la pietà. Elle appartient à ma paroisse. Mon prédécesseur l’avait offerte en cadeau aux clarisses. Il n’en avait pas le droit. Après sa mort, les clarisses ont refusé de me la restituer. Ayant appris qu’elles étaient parties pour Rome, j’ai profité de leur absence pour récupérer un bien dont sont privés mes paroissiens. Une précision : il s’agit d’une pietà d’une très grande valeur qui date du XVIe siècle. La légende veut que le roi François Ier l’ait rapportée d’Italie après Marignan et qu’il en ait fait don à notre paroisse sur proposition de la reine Claude, vous savez, celle qui a inventé la prune du même nom.
  
  Consterné, Coplan écoutait ce récit débité d’un ton uni, vaguement satisfait. L’initiative prise par ce prélat à la moralité douteuse avait risqué de mettre en péril une opération si difficilement montée.
  
  Il adressa un signe au sergent :
  
  — Au trou !
  
  L’abbé Pierre fut emporté jusqu’à la cellule la plus distante de celle qu’occupait Catherine Langlois.
  
  — Tant pis pour ses paroissiens, rigola Tourain. Non seulement seront-ils privés de pietà mais aussi de messe !
  
  Dans le même temps, celui que l’on attendait avec tant d’anxiété dormait paisiblement à l’intérieur de sa voiture rangée le long d’un champ de blé. Il s’était installé sur la banquette arrière, le 9 mm et le 7,65 à portée de la main. À Tours, il avait fait ample provision de vêtements neufs et simples, à sa nouvelle taille, auxquels il avait ajouté des mocassins, des baskets et des tennis. Ses cheveux avaient poussé depuis les « Chèvrefeuilles », aussi les coiffait-il rabattus sur les joues et maintenus par un bandana jaune paille ceignant le front. Il ne se rasait plus et commençait à avoir une moustache et une barbe fournies.
  
  Quand il se réveilla, il alla prendre un bain dans le ruisseau sans trop s’éloigner de sa voiture, puis il grignota quelques radis – attention au régime – et vida un litre d’Evian avant de reprendre la route. Beaucoup d’eau, recommandait Ochiskoff.
  
  Le soleil était déjà haut quand il atteignit l’agglomération. Dans le bistro, on parlait sécheresse et on espérait la pluie. Éternels problèmes paysans. Il commanda un ballon de rouge pour faire comme tout le monde. Il était là depuis un quart d’heure quand il vit passer une religieuse sur une bicyclette. Il feignit l’étonnement :
  
  — Il y a un couvent, par ici ?
  
  Autour de lui, ce fut immédiatement le silence. On le regarda avec condescendance. Devant lui, le patron planta ses coudes sur le comptoir en faux zinc.
  
  — Z’êtes pas au courant ? Y a pas deux jours encore, le coin était bourré de journalistes. La presse, la radio, la télé, tout le bordel, quoi ! Mais y z’ont rien pu voir ou entendre. Il est bouclé, le couvent, à cause du monstre.
  
  — Quel monstre ?
  
  Avec un grand luxe de détails, on combla son ignorance. Il simula à merveille la stupéfaction et avoua qu’il en avait entendu parler mais n’avait pas situé géographiquement le lieu où était recluse la dépeceuse. Pour remercier, il paya une tournée générale qui lui valut la considération du patron et des consommateurs. Peu après, la Clarisse repassa avec une sacoche en bandoulière.
  
  — Elle revient de la poste, commenta quelqu’un.
  
  — Dans le tas, doit y avoir des lettres d’injures, remarqua un vieux paysan aux moustaches jaunies par le tabac. Faut pas pousser ! Bientôt, on supprimera les prisons !
  
  Saroffar en savait assez. Il prit congé avec force politesses et replongea dans la canicule. En Beauce, il était difficile de dénicher un coin à l’ombre. Aussi, après être passé plusieurs fois devant la propriété abritant la communauté religieuse pour repérer les lieux, il s’éloigna et regagna l’autoroute pour se réfugier sur une aire de stationnement près de Chartres afin d’y attendre la nuit.
  
  Lorsque le crépuscule tomba, il repéra un groupe de plusieurs familles belges qui préparaient des frites et des moules apportées d’Anvers. Il se mêla à elles, sympathisa et se vit offrir un repas chaud. Il accepta les moules mais refusa les frites. Les Flamands ne manquèrent pas de raconter quelques bonnes histoires de leur cru dans lesquelles les Français n’avaient pas le beau rôle et qui firent beaucoup rire Saroffar en lui procurant cette détente dont il avait besoin avant de passer à l’action.
  
  Lorsque les natifs d’Outre-Quiévrain s’en allèrent dormir, il s’esquiva.
  
  Quarante minutes avant l’aube, il gara sa voiture à quelque cent cinquante mètres du mur d’enceinte. Chaussé de baskets, vêtu d’un jean et d’une chemisette, la torche électrique et le 9 mm coincés sur ses reins, le rouleau de corde passé à son cou, il chemina sur la berme. Il se sentait en pleine forme et pensait très fort au corps mutilé de son frère, ce qui avait le don d’accroître sa rage et sa fureur. Il en tremblait presque.
  
  Parvenu devant le mur, il se servit de la corde comme d’un lasso en visant la maîtresse branche du chêne. À la septième tentative seulement, il réussit à passer le nœud coulant. Par petites secousses, il parvint à le faire coulisser jusqu’à ce qu’il serre la partie la plus grosse de la branche. Il tira, assura sa prise et escalada le mur. Juché sur le faîte, il lança la corde de l’autre côté et descendit. Ses muscles souffraient un peu ; le manque d’habitude. Il atterrit enfin sur le sol rendu dur par la sécheresse.
  
  Il s’orienta ! Les bâtiments se logeaient vers le nord. Il slaloma entre les arbres séculaires. L’air était doux et tiède. Il atteignit la lisière du parc et s’arrêta. Pas une lumière dans les bâtiments. Tout le monde dormait. Elles se couchaient tôt, les clarisses. À quoi rêvait Catherine Langlois ? Ses nuits étaient-elles peuplées de cauchemars ? Peu probable. Elle devait dormir d’un sommeil serein, égoïste, sans regrets et sans remords, et elle se réveillait calculatrice, comptabilisant les jours de remises de peine et de grâces présidentielles. La salope. Elle n’était pas seule dans la foule. D’autres salopes lui donnaient le bras, du docteur Fleuriot aux traîtres de NAJA.
  
  En direction du ciel, il décocha un coup de poing rageur et vengeur, puis il arracha de sa ceinture la torche et le 9 mm. La première dans la main gauche et le second dans la droite, il traversa la pelouse. Les fenêtres étaient barreaudées, ce qui amena un sourire sur ses lèvres. Naïf. Cet obstacle ne risquait guère de protéger Catherine Langlois des représailles. Les portes devaient être verrouillées. Ces clarisses étaient vraisemblablement craintives, d’autant qu’à présent elles avaient la charge de l’âme d’une pécheresse. Mais il était aussi possible qu’elles ne le fussent pas. Après tout, elles pouvaient estimer qu’il était indécent de fermer les portes d’une maison sur laquelle veillait leur Seigneur.
  
  Dans le premier cas, ce n’était pas grave. Il n’avait qu’à s’embusquer aux alentours. Les filles de Dieu se levaient tôt. Il lui suffisait d’en prendre une en otage et de se faire guider jusqu’à l’antre dans lequel se terrait la dépeceuse. Ensuite, tout serait facile. Bien sûr, pas question de toucher aux religieuses. Elles étaient innocentes. Ce n’étaient pas elles qui avaient signé le décret de grâce présidentielle. Il suffirait de les immobiliser, de les bâillonner, puis de prendre la fuite pour aller contacter Horst Bugler. D’une cabine publique, il téléphonerait à la gendarmerie pour qu’elles soient délivrées.
  
  Il se raidit. Oui, mais son signalement ? Certes, il était déjà fourni par la copine de Caroline. Cependant, la relation n’était pas forcément établie entre lui et le meurtrier de la jeune femme puisqu’elle n’était pas mutilée. Alors ? Serait-il forcé d’abattre les clarisses pour protéger ses arrières ? À voir.
  
  Pour le moment, tester les portes.
  
  À son immense satisfaction, le bouton tourna dans la paume de sa main gauche après qu’il eut coincé la torche sous son bras droit, et le panneau s’écarta. Il faillit éclater de rire. C’était si simple. En outre, s’il dénichait rapidement l’endroit où reposait celle qu’il haïssait, aucune des religieuses ne verrait son visage et il n’aurait pas besoin de les tuer, ce qui apaisait son esprit.
  
  Il reprit la torche dans la main gauche et, du pied, poussa le bois. Il huma une vague odeur de renfermé. Son pouce pressa le bouton. Le faisceau de lumière inonda le couloir. Vide. Il leva la tête et inspecta le ciel qui blanchissait. Bientôt, le jour se lèverait. Faire vite.
  
  Il entra et avança à pas prudents, le 9 mm en avant-garde. On ne savait jamais. Il abordait le débouché du couloir lorsqu’il fut assailli par un pressentiment. Quelque chose clochait. Trop facile. Que disaient-ils au bistro ? Les journalistes de la presse écrite et parlée avaient campé aux alentours sans rien voir ni entendre ?
  
  Il se souvint de la leçon qu’on lui avait enseignée. Se jeter en avant et ouvrir le feu si un piège était tendu.
  
  Il bondit. Sa torche débusqua les silhouettes de l’équipe Action. Instantanément, il fit feu. Son projectile catapulta sur les fesses le sergent dont le corps était heureusement pour lui protégé par un gilet pare-balles. Coplan se propulsa quasiment à l’horizontale et sa main gauche releva le poignet du tueur, si bien que le deuxième projectile se contenta de déchirer la cornette qui coiffait la fausse abbesse. Saroffar eut le temps de tirer une troisième balle qui alla s’enfoncer dans le mur à un centimètre du crucifix. Il ne put poursuivre, trop affaibli par sa cure d’amaigrissement pour résister à la poigne féroce de Coplan dont le poids le coucha sur le dos. Le souffle coupé par une terrible manchette sous le menton, il n’avait même plus la force de presser la détente de son arme qui lui fut arrachée par un des sous-officiers. En un tour de main, comme la veille l’avait été le curé de Saint-Aristide-en-Gâtinais, il fut maîtrisé et menotté aux chevilles et aux poignets.
  
  Coplan le lâcha et se releva. Nullement émue par la balle qui lui avait frôlé l’oreille, la fausse abbesse abaissa le commutateur. Saroffar cligna des yeux, ébloui. Rassuré, Coplan inspectait son visage. Cette fois, aucun doute, ils avaient bien capturé la cible qu’ils recherchaient. L’évadé des « Chèvrefeuilles » était entre leurs mains. Les cheveux longs, la barbe et la moustache ne pouvaient tromper. Expert en caractéristiques physiognomoniques, Coplan retrouvait les signes qu’il avait notés en étudiant les photographies anthropométriques prises par les Suisses après l’arrestation du terroriste.
  
  — Serge Saroffar ? s’enquit-il d’un ton courtois pour se ménager les bonnes grâces de leur captif.
  
  Saroffar ne répondit pas. Il n’avait pas encore mesuré l’étendue du désastre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Coplan monologua devant un Serge Saroffar prostré, abattu, défait, la lèvre maussade, qui avait, quand même, accepté un café noir.
  
  — Je vois ton avenir sous de tristes auspices. Qu’allons-nous faire ? Te réexpédier en Suisse, pays avec lequel nous avons signé un traité d’extradition ? Là-bas, tu seras placé dans un asile psychiatrique avec sécurité maximale et tu ne pourras plus espérer une évasion. En outre, tu y passeras le restant de tes jours. Les Suisses sont stricts sur ce point et le seront d’autant plus sévèrement qu’après les expériences du docteur Fleuriot et du scandale qui en a suivi, ils ne croient plus à la réhabilitation des déments. Dans cette optique, ton sort ne sera guère enviable car si, un jour, on sort de prison, en revanche on ne sort jamais d’un asile psychiatrique, du moins chez les Suisses. Quel avenir ! Vivre avec des fous le reste de sa vie ! Naturellement, il existe une autre solution. On ne t’extrade pas. Tu restes en France. En prison pour l’assassinat de Malika Zitouni. C’est vrai, les seins coupés font mal dans le tableau. Sinon, qu’est-ce que tu risques ? Malika était une terroriste. Elle avait du sang sur les mains. Les jurés n’éprouvent aucune sympathie pour cette catégorie de victimes. Ils ont la même réaction quand les truands règlent leurs comptes entre eux. Bon débarras, se disent les jurés. Tu seras élargi au bout de sept ans. C’est tout de même préférable à la réclusion à perpétuité en Suisse.
  
  — Quel idéal peut représenter un avenir aussi lointain que sept années ? ricana Saroffar.
  
  — L’idéal est, au contraire, d’une actualité brûlante.
  
  — Je ne comprends pas.
  
  — Ceux qui t’ont vendu aux Suisses sont en liberté, eux ! Je parle de tes complices de NAJA.
  
  Saroffar sursauta. Il se doutait que les deux hommes qui se tenaient devant lui n’étaient pas des flics ordinaires, mais des barbouzes. Probablement D.S.T. ou D.G.S.E. D’abord, il y avait le piège qu’ils avaient tendu. Une telle mise en scène médiatique supposait des complicités au plus haut échelon de l’État qui n’auraient pas joué en faveur de flics ordinaires. Ensuite, le marché qu’ils offraient et cette mention de NAJA.
  
  Coplan se tourna vers Tourain qui comprit l’intention et brancha le téléviseur et le magnétoscope. La cassette reposait déjà dans le lecteur. Son et images naquirent. Intrigué, Saroffar se pencha en avant. En réalité, il ne fut guère étonné. C’était de bonne guerre de la part des avocats de Fleuriot et de ses complices. Tourain débrancha et Saroffar étira ses muscles endoloris.
  
  — Et alors ? encouragea-t-il.
  
  — L’information a été diffusée hier soir au journal de vingt heures. Ce matin, elle est dans tous les quotidiens et sur toutes les radios. Les coupeurs de cheveux en quatre vont se régaler. Fleuriot avait-il raison de te couper les couilles puisque, en dehors de Malika Zitouni, mais là c’était une vengeance, tu n’as commis aucun crime à caractère sexuel ? Ou bien le serment d’Hippocrate lui interdisait-il une telle pratique ?
  
  — C’était un crime abominable ! s’enflamma Saroffar. Personne n’a le droit de mutiler un autre être humain.
  
  — Tu es mal placé pour le critiquer ! riposta Tourain.
  
  Saroffar se renfrogna, vexé.
  
  — Tes copains de NAJA vont l’apprendre, reprit Coplan. Ils savent que tu sais qu’ils t’ont vendu aux Suisses. Pour anticiper ta vengeance, ils prendront leurs dispositions pour changer de domicile et annihiler les pistes par lesquelles tu pourrais remonter jusqu’à eux. Même si tu étais libre, tu ne pourrais renouer le contact. C’est pourquoi les choses pressent. Si tu veux te venger d’eux, laisse-nous le faire à ta place. Seulement, il faut te décider vite.
  
  — Jamais, de votre part, ils ne subiront le sort que je leur ai réservé, grinça Saroffar.
  
  — La mort ?
  
  — Quoi d’autre ?
  
  — Certains mourront, d’autres pas. Tout dépendra des circonstances. En revanche, si tu ne nous aides pas, ils resteront en liberté et se moqueront de toi, enfermé pour toujours dans ton asile de dingues helvétique.
  
  Saroffar enrageait. Il avait trop flâné, pris trop de vacances, emprunté trop de chemins d’écolier, et voilà où il en était : à la case départ.
  
  — Je peux avoir du café ?
  
  Tourain alla chercher la thermos. Saroffar posa un regard rusé sur Coplan.
  
  — Pourquoi me renvoyer en Suisse ou m’expédier en prison ? tenta-t-il de marchander.
  
  — Il n’existe pas d’autre solution.
  
  — Si nous cherchons, vous et moi, peut-être parviendrons-nous à un accord ?
  
  — Je n’en vois pas.
  
  Tourain revint avec la thermos et emplit le gobelet en plastique. Saroffar, à présent, avait les mains libres. Seules ses chevilles étaient entravées. Il réclama du sucre et une cuillère, touilla et but à petites gorgées gourmandes, en regrettant, malgré tout, que ce ne fût pas un café turc. Depuis son séjour au Liban, il affectionnait le marc en poudre au fond de la tasse.
  
  — Je vous balance un nom et une adresse, ceux d’un membre de NAJA.
  
  — Qui ?
  
  — Dieter Kaltz à Angers.
  
  — Nous avons déjà monté une souricière dans son deux-pièces.
  
  Saroffar but une autre gorgée. Ainsi, il ne s’était pas trompé. Ces salauds de flics de la D.S.T. avaient investi la planque de Dieter.
  
  — Il nous faut de l’inédit, précisa Coplan, sinon c’est le retour en Suisse.
  
  Saroffar frissonna. Il n’éprouvait nulle envie de se retrouver chez les dingues. Trop dangereux. Ces gens-là étaient imprévisibles. Une lubie de l’un d’eux et on l’étranglait ou on l’égorgeait en plein sommeil. Il se souvenait encore des circonstances dans lesquelles il s’était vu dans l’obligation de tuer deux pensionnaires qui voulait le sodomiser avant de lui trancher la gorge.
  
  — Je n’avais que deux adresses. La première, je m’en aperçois, est grillée.
  
  — Quelle est l’autre ?
  
  — Celle de Horst Bugler, un Allemand de l’Est qui…
  
  — Nous connaissons, coupa Coplan. Où ?
  
  — C’est à partir d’ici où nous pourrions discuter. À quoi je vous sers dans un asile ou dans une prison ? Vous voulez NAJA, moi aussi. Unissons nos efforts. Seulement, arrangez-moi quelque chose d’acceptable pour les deux parties. Sept ans de prison, on n’en voit pas le bout.
  
  Coplan prit un air rêveur.
  
  — Jusqu’à maintenant, nous avons maintenu un interrogatoire douillet et courtois. Tu veux qu’on change de tactique, que l’on passe à la méthode dure ?
  
  — Pas possible. Le temps vous manque. C’est vous-même qui le dites. Voici ce que je propose. On collabore ensemble. Pas d’asile et pas de prison. Quand vous avez ramassé ou tué les membres de NAJA, vous me laissez fuir à l’étranger. J’ai de la famille en Argentine. Je jure de ne plus remettre les pieds en France. C’est une promesse solennelle. Je n’aspire plus qu’à une chose : le repos. Pour être franc, j’en ai marre des activités terroristes. Vous voyez où ça m’a mené ?
  
  Le temps manquait cruellement, reconnut Coplan. Que risquait-il d’accepter la proposition du tueur ? Il serait temps, plus tard, d’aviser sur la conduite à tenir à l’égard de celui qui assurait vouloir abandonner les activités terroristes. Sans doute conviendrait-il alors, compte tenu des meurtres qu’il avait commis, d’envoyer une équipe Action pour l’éliminer discrètement.
  
  — D’accord, acquiesça-t-il.
  
  *
  
  * *
  
  Pas de réponses depuis que, la veille, il avait appris à la télévision cette nouvelle insensée. Serge Saroffar s’était évadé des « Chèvrefeuilles » depuis plus d’un mois. Kader avait téléphoné aux heures convenues à Malika et à Fatna. Rien, malgré les sonneries codées.
  
  Qu’avait-il fait durant tout ce temps, ce fou sexuel ?
  
  Avec ses testicules absents, plus de viols possibles. Avait-il cherché à se venger parce qu’il avait compris qu’il avait été vendu aux Suisses ? Dans ce cas, à qui s’était-il attaqué ? Malika était le seul contact possible. Elle ne répondait plus. L’avait-il tuée ? Au préalable, l’avait-il torturée pour lui extorquer des renseignements sur le reste du groupe ? Dans l’affirmative, l’Algérienne n’avait pu livrer que les adresses de sa sœur et de Dieter. Mais Dieter n’était pas concerné puisqu’il avait quitté Angers. Restait Fatna. Mais elle savait peu de choses. En tout cas, rien qui puisse lancer Saroffar sur la piste de ses anciens compagnons. Néanmoins, il avait dû l’assassiner, elle aussi.
  
  Tant pis. L’important, c’était le contrat et, de ce côté-là, les ponts étaient coupés. Rien ne pouvait permettre au sadique de remonter à ceux dont il voulait certainement se venger.
  
  Rassuré, Kader alla chercher une bière dans le réfrigérateur.
  
  La femme s’apprêtait à fermer la porte de l’agence de voyages. Elle se mouvait avec une certaine lenteur, en décomposant ses mouvements, comme une culturiste qui entend faire travailler chaque muscle successivement. C’était une femme un peu alourdie, dans la maturité, avec des courbes harmonieuses et encore désirables. Ses cheveux noirs étaient coupés à la garçonne et un anneau en or enserrait sa cheville gauche. Encadré par Coplan et Tourain, Saroffar se dirigea droit vers elle.
  
  — Horst est là ?
  
  Elle sursauta, recula contre la vitrine où les annonces publicitaires de voyages exotiques composaient un patchwork. Brusquement, elle reconnut son interlocuteur et se détendit quelque peu.
  
  — Non.
  
  — Où est-il ? Il faut que je le voie d’urgence.
  
  Elle posa un regard méfiant sur Coplan et Tourain.
  
  — Qui est-ce ?
  
  — Des amis. Écoute, Nadej, c’est important. Où est Horst ?
  
  Elle parut s’animer :
  
  — Les médias l’ont annoncé. Tu es un fugitif. Qu’espères-tu ?
  
  « De l’argent ? Nous n’en avons plus à cause du cambriolage. »
  
  — Quel cambriolage ?
  
  Elle les fit entrer dans l’agence. Du doigt, elle désigna un trou dans le mur.
  
  — Ils ont emporté le coffre. Un désastre. Il renfermait les chèques, le liquide, les passeports des clients. Aujourd’hui encore, c’était l’émeute. Des vacanciers ne pouvaient plus partir car il leur manquait leur passeport.
  
  Horst était furieux à cause de son dossier qui a disparu aussi. D’ailleurs, il a fait passer une annonce dans les journaux locaux à l’intention des cambrioleurs, une annonce assortie d’une offre de rachat des chèques, des passeports et du dossier.
  
  Coplan dressait l’oreille. De ce qu’il savait, l’Allemand se moquait éperdument des chèques et des passeports des clients de l’agence. Celle-ci n’était pour lui qu’une couverture. Dans ce cas, pourquoi s’intéresser à leur restitution ? Non, ce qu’il voulait, c’était son dossier. Que contenait ce dernier ? Les coordonnées actuelles des membres de NAJA ? Dans cette éventualité, c’était une véritable fortune.
  
  Il fallait en savoir plus. Coplan prit le relais. À dessein, il adopta un ton autoritaire qui ne souffrait aucune insoumission :
  
  — Où est Horst ?
  
  — Parti chercher de l’argent pour payer ce qu’exigeront les cambrioleurs, du moins s’ils daignent répondre à l’annonce.
  
  La femme regardait Coplan avec intérêt. Il lui plaisait, c’était visible. Le désir se lisait même dans ses yeux humides.
  
  — Parti où ?
  
  — Je l’ignore. Mais il reviendra.
  
  Le téléphone sonna. Nadej décrocha, écouta et s’agita. Sa main voilà le récepteur et elle murmura à l’intention de Coplan :
  
  — Ce sont les cambrioleurs.
  
  Il s’avança et lui arracha le combiné.
  
  — J’écoute.
  
  — On téléphone au sujet de l’annonce.
  
  — Je suis toujours intéressé.
  
  — Y en a pour du blé.
  
  — Combien ?
  
  — Dix bâtons.
  
  — J’accepte.
  
  — Attention, pas d’entourloupes, pas de flics dans le coup, sinon on brûle tout.
  
  — Je suis réglo. Comment procède-t-on à l’échange ?
  
  — En deux étapes. C’est toi le demandeur, alors c’est toi qui commences. Tu refiles le blé et si tout est correct, on te balance un coup de grelot pour te dire où récupérer ta came.
  
  — Comment suis-je sûr que c’est toi qui détiens cette came ? N’importe qui peut répondre à l’annonce.
  
  — Exact. Alors, écoute bien. Tu descends la rue. Au coin de l’avenue, il y a des chiottes publiques. Tu entres dans la cabine numéro trois, tu ouvres le boîtier à papier-cul, tu déroules le rouleau et, sur les derniers cinquante centimètres, tu liras les noms sur les passeports et les montants des chèques. Suffisant ?
  
  — Cela me paraît correct.
  
  — Vas-y et dans une heure je te rappelle.
  
  Coplan raccrocha, adressa un signe de connivence à Tourain, assura à Nadej qu’il allait tout arranger et sortit de l’agence. Il n’avait aucune crainte que Saroffar tente de s’échapper. Le quartier était bouclé par les policiers de la D.S.T. En outre, des équipes Action renforçaient le dispositif, sans oublier que Tourain était armé. On pouvait compter sur lui pour tirer une balle dans la cuisse du tueur s’il cherchait à s’enfuir.
  
  En hâte, il descendit la rue, atteignit le coin de l’avenue et repéra les toilettes publiques, sur l’autre trottoir, au début du mail jalonné de marronniers. Il traversa et descendit l’escalier. L’endroit était désert, à l’exception d’un couple de drogués dont les seringues ne laissaient aucun doute sur leurs activités.
  
  — T’as pas cent balles ? lança la fille à tout hasard.
  
  La cabine numéro trois était libre. Il s’enferma et verrouilla. Son interlocuteur n’avait pas menti. Les derniers cinquante centimètres du papier hygiénique étaient couverts d’inscriptions soigneusement calligraphiées en majuscules. Coplan plia la bande et ressortit.
  
  La fille aux cheveux graisseux possédait un naturel agressif.
  
  — Hé ! pédé, t’as pas cent balles ? répéta-t-elle.
  
  Coplan arbora un large sourire confus, s’avança vers elle et, d’un geste brusque, lui arracha sa chemise et son soutien-gorge. Quelques sachets de coke tombèrent sur le carrelage souillé de taches suspectes. Il se baissa, les ramassa et les déchira avant de les vider dans un urinoir dont il actionna l’arrivée d’eau. Il revint et, du talon, écrasa les seringues. Le garçon et la fille le regardèrent avec haine.
  
  — Excusez-moi tous les deux, articula-t-il avec une exquise politesse, je n’ai pas cent balles et je ne suis pas non plus pédé.
  
  De retour à l’agence, il déplia la bande de papier hygiénique. Nadej la consulta et approuva vigoureusement de la tête.
  
  — C’est bien ça.
  
  Ponctuellement, la sonnerie retentit au bout du délai indiqué.
  
  — T’as trouvé ?
  
  — C’est en ordre.
  
  — Parfait. Alors, parlons du blé. Tu l’as ?
  
  — Je l’ai.
  
  Coplan avait trouvé la solution la plus rapide. Saroffar avait voyagé dans son véhicule de location, menotté et accompagné par trois policiers de la D.S.T. Dans le coffre, s’entassaient les sacs contenant l’argent qu’il avait volé aux « Chèvrefeuilles ». Coplan comptait s’en servir. La somme prélevée serait plus tard remboursée au docteur Fleuriot sur les fonds secrets de la D.G.S.E. Pour le moment, il allait se l’approprier. Le temps pressait. L’heure n’était pas aux scrupules d’éthique morale.
  
  — En liquide ?
  
  — Bien sûr, en liquide. Je n’imaginais tout de même pas que tu accepterais un chèque.
  
  — Inutile de te dire que nous n’avons pas confiance en toi.
  
  — C’est réciproque.
  
  — L’ennui, c’est que nous, nous tenons la queue de la poêle, pas toi.
  
  — Venez-en aux faits. Je refuse les deux étapes. Donnant, donnant. Dix bâtons en échange du tout, sinon je laisse tomber.
  
  — Tu me prends pour une bille ?
  
  — Pourquoi ?
  
  — C’est le dossier qui t’intéresse, pas les chèques et les passeports, j’ai tout compris. C’est pourquoi tu acceptes aussi facilement de casquer dix plaques, et aussi pourquoi tu as déjà le blé disponible. En fait, on l’attendait, ton annonce dans la presse. T’es pas clair, mon pote. Alors, puisque tu rechignes, c’est plus dix bâtons, mais vingt.
  
  — Et pourquoi ce dossier m’intéresse ?
  
  — Parce que, côté flics, tu crains. Comme ton Opération Jean-Sébastien Bach. Réfléchis pour les vingt plaques, je rappelle dans deux heures.
  
  La communication fut brutalement coupée. Coplan ressortit et appela un groupe de policiers de la D.S.T. Cette fois, les précautions étaient inutiles. Malgré ses protestations, Nadej fut arrêtée. Coplan mit Tourain et Saroffar au courant. Ensuite, il alerta le Vieux. Maintenant, le trésor de guerre de l’évadé était insuffisant. Le patron des Services spéciaux promit que dans trois heures Coplan aurait l’argent en coupures diverses et usagées, les numéros étant naturellement relevés. Coplan raccrocha et alla interroger Nadej que l’on avait enfermée dans son propre bureau, au fond des locaux de l’agence.
  
  — L’Opération Jean-Sébastien Bach, qu’est-ce que c’est ?
  
  Le regard haineux qu’elle posa sur lui rappela à Coplan celui que lui avaient décoché les drogués dans les toilettes publiques. Elle roula une boule de salive dans sa bouche et la lui cracha sur sa chaussure gauche. Impassible, il arracha quelques feuilles au bloc-notes et essuya le cuir, puis il s’en retourna dans l’autre pièce et fit face à Saroffar qui paraissait méditer.
  
  — L’Opération Jean-Sébastien Bach, tu as entendu parler ?
  
  — Vous oubliez que je n’ai pas revu Horst depuis des années.
  
  — Avant que tu la tues, Malika Zitouni n’a pas mentionné ce nom ?
  
  — J’en aurais été frappé et j’aurais posé des questions. Non, elle n’a rien dit de tel. D’ailleurs, elle était peu bavarde. Bon, ceci posé comme tous les Allemands, Horst est fana de musique classique. Il a toujours aimé donner des noms de musiciens aux opérations qu’il montait. Je me souviens…
  
  Une moue amusée se percha sur les lèvres du tueur, en même temps qu’une lueur de nostalgie brillait dans ses yeux.
  
  — Je me souviens, oui, il y a eu l’Opération Oiseau de Feu, lorsque, sur l’aéroport de Zurich, nous avons tiré un missile sur un 747 britannique qui transportait à son bord le ministre pour l’Irlande du Nord. Vous voyez l’analogie, l’oiseau de feu est la fusée. Horst adore la symbolique. L’Oiseau de feu, vous le savez sûrement, est une œuvre d’Igor Stravinski. Ce n’est pas tout. Il y a eu aussi l’Opération Vêpres siciliennes lorsque nous avons fait sauter à Palerme l’hôtel qui abritait une délégation commerciale israélienne.
  
  Saroffar s’enflammait soudain. Sa voix frémissait, s’échauffait, manquait de basculer dans les trémolos ou de déraper sur les aigus. On sentait bouillonner en lui une folie meurtrière en même temps que montait le souffle puissant du regret et de la nostalgie. Ses mains se crispaient sur le tissu du jean, les ongles griffaient.
  
  — Les Vêpres siciliennes, c’est là une des œuvres majeures de Giuseppe Verdi, je ne vous l’apprendrai pas.
  
  — D’accord, acquiesça Coplan. Mais Jean – Sébastien Bach, à quoi fait-il penser ? Quelle serait sa symbolique pour Horst ?
  
  — Je ne me rappelle guère de titres dans ses œuvres, avoua Tourain, décontenancé. Bien sûr, je ne suis pas un mélomane averti. L’œuvre de Bach est immense.
  
  Coupé net dans son élan, Saroffar restait bouche bée.
  
  — La symbolique chez Bach ? Non, je ne vois pas. Horst admire beaucoup ce musicien allemand. À son propos, il m’a cité souvent une phrase de Goethe qui était assez terrible, mais je ne me souviens plus du tout de ce que c’était.
  
  Aussitôt, la fantastique mémoire et la vaste érudition de Coplan se mirent en branle. Quelle phrase terrible l’écrivain allemand avait-il pu prononcer ou écrire au sujet de son compatriote ? Il chercha désespérément en attendant le coup de téléphone des cambrioleurs. Le délai était presque écoulé lorsqu’il frissonna. Goethe avait écrit : « La vie de Jean-Sébastien Bach est une hécatombe. Autour de lui, ses parents, ses frères, ses sœurs, ses cousins, ses amis, tombaient comme à Waterloo. »
  
  L’hécatombe !
  
  Le téléphone sonna. Encore frissonnant, Coplan décrocha.
  
  — C’est d’accord pour les vingt plaques ?
  
  — Oui, mais donnant donnant, bluffa Coplan.
  
  Il y eut un long silence au bout du fil que Coplan se garda de rompre. Il tablait sur la cupidité du camp d’en face.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  La carte routière à portée de la main, la lampe plafonnière allumée, Coplan pilotait la voiture à grande vitesse. Malgré les conseils de Tourain, il avait exigé d’être seul afin de ne pas handicaper ses chances de mettre la main, cette nuit même, sur le produit du cambriolage. Naturellement, il s’était armé. Poignard de parachutiste plaqué sur les reins, un automatique 9 mm Beretta 92 F et des tablettes de Lesgum qui ressemblaient à des plaques de chewing-gum. Au contact de la chaleur manuelle, leur dure consistance s’amollissait très rapidement et la cire se transformait en une pâte malléable, immédiatement opérationnelle pour son détenteur. Modelée en boule, elle permettait une précision de lancer. Explosant après impact contre une surface dure, elle dégageait un gaz, mortel dans les trente secondes.
  
  L’avion de la D.G.S.E. lui avait apporté l’argent. Il avait signé le bordereau de livraison sans vérifier le contenu des sacs et, sur-le-champ, avait pris la route.
  
  Il dépassa le bois sur sa gauche, ralentit et observa les alentours. Bientôt, il repéra le mauvais chemin caillouteux, creusé de fondrières aux bords rendus tranchants par la sécheresse.
  
  Il s’y engagea et, tout de suite, sa voiture cahota et brinquebala. La voie étroite serpentait entre les châtaigniers, les chênes et les pins sylvestres. Au bout d’un délai qui lui parut interminable, il déboucha sur une vaste esplanade. Sur la droite, se dressait une plaque en marbre sur laquelle étaient gravées plusieurs dizaines de noms dont le temps avait effacé les dorures et qui nécessitaient un sérieux rechampissage. Au milieu, l’entrée du puits de mine, désaffecté depuis plus d’un demi-siècle. À l’été 1944, des F.T.P. avaient massacré là des centaines d’adversaires politiques, faussement accusés de collaboration, et avaient jetés leurs cadavres dans le forage. Sur la plaque de marbre, les noms étaient inscrits pour rappeler la mémoire de quelques-unes de ces victimes innocentes dont les ossements reposaient au fond du trou.
  
  L’endroit était sinistre à souhait et Coplan avait compris la tactique de ses interlocuteurs. En cas de danger, il leur était loisible de s’enfuir par les galeries innombrables, qui se perdaient dans les flancs des collines, et d’échapper ainsi à l’arrestation. En outre, la région était peuplée de grottes dont quelques-unes étaient inconnues des spéléologues.
  
  Le lieu était idéal pour une transaction clandestine.
  
  Coplan fit les appels de phares convenus et stoppa le moteur avant de sortir. La nuit était douce et tiède. Elle lui rappelait celle de la veille au cours de laquelle il avait capturé Saroffar. Sauf qu’aujourd’hui la lune était absente et il régnait des ténèbres d’encre.
  
  Dans sa main gauche, il réchauffait une tablette de Lesgum. La droite était libre, prête à s’emparer du Beretta logé dans le holster sous l’aisselle gauche, cran d’arrêt ôté et cartouche engagée dans la chambre.
  
  Une voix traversa l’espace :
  
  — Écarte-toi de la voiture.
  
  Il s’exécuta. Deux silhouettes émergèrent d’entre les châtaigniers et coururent pour ouvrir les portières arrière. Les sacs furent vidés sur le sol sec et leur contenu vérifié à la lueur de torches électriques, puis les liasses furent réentassées à l’intérieur des sacs qui furent chargés sur les épaules. Les deux silhouettes disparurent entre les arbres.
  
  — C’est bon, tu as été réglo, reprit la voix. Derrière la plaque en marbre tu trouveras une valise. Elle contient notre part du marché. Fais gaffe, elle est piégée. N’y touche pas avant une heure. Je dis bien, une heure, sinon tu te fais péter la gueule.
  
  — Ce n’est pas ce qui était prévu, se rebella Coplan.
  
  — Vraiment, tu nous prends pour des billes. Des mecs comme toi, c’est dangereux. Nous, on prend nos précautions. Allez, ciao, Jean-Sébastien Bach !
  
  Tout à fait normal, concéda Coplan. Ils voulaient s’accorder un délai d’avance de soixante minutes. Pas idiots, ces casseurs. Ils méritaient mieux. Pourquoi s’attaquer à des agences de voyages ?
  
  Patiemment, il attendit l’expiration du délai qui lui était imparti et, pour plus de sécurité, le prolongea de dix minutes.
  
  Enfin, il s’avança et découvrit la valise. Avec mille précautions, il délogea le minuteur relié aux deux serrures. En compagnie de sa boule de Lesgum, il le balança dans le puits de mine dont les entrailles furent secouées par l’explosion.
  
  Il revint, souleva le bagage et le plaça devant ses phares avant de l’ouvrir. Impatiemment, il écarta les chèques et les passeports, et ses mains se posèrent sur une chemise cartonnée de couleur vert clair sur laquelle était calligraphiée au feutre noir l’inscription Opération Jean-Sébastien Bach. Avide d’en savoir plus, il examina le contenu. Sur une feuille, une liste de prénoms : Kader, Domenico, Mayread, Abou, Ulrika, Marie-Ange, Rachid, Dieter, Seamus, Bixente, Julien et Étienne. Coplan se saisit de la deuxième feuille et la lut.
  
  *
  
  * *
  
  Kader haussa les épaules.
  
  — Tu te fais du souci pour rien. Résumons-nous. Tu as eu affaire à de vulgaires cambrioleurs. Probablement des minables pour casser une agence de voyages. D’ailleurs, ils n’ont pas ouvert ton coffre mais ils l’ont emporté pour le désosser tout à loisir. Les chèques ne sont pas négociables. Ils les ont brûlés. Quant aux passeports, c’est de l’or en barres. Ils vont les refourguer à Marseille. Reste le dossier. Que veux-tu qu’ils en foutent ? Ils l’ont déjà brûlé, comme les chèques. Que crains-tu ? Qu’ils les refilent aux flics ? Tu plaisantes ? Pour eux, le flic c’est l’ennemi public ! Tu as tort de te ronger les sangs.
  
  D’un air absent, Horst Bugler sirotait sa munich.
  
  — Je déteste laisser des traces derrière moi, finit-il par énoncer d’une voix lente et posée, à peine marquée par son accent germanique. L’annonce est passée dans les journaux locaux. Je dois être là s’ils donnent suite. Avec l’argent.
  
  Kader se raidit.
  
  — J’ai l’impression que tu comptes sur moi ?
  
  — Exactement.
  
  — Je te rappelle que c’est toi qui nous dois de l’argent. Les commanditaires n’ont pas payé ce qu’ils devaient. D’accord, mon équipe et moi réaliserons l’opération, mais ne te fais pas d’illusions. Je n’ai pas un centime à verser à des minables casseurs. D’ailleurs, tu n’es pas blanc-bleu dans l’affaire. Ta manie, ton péché mignon, c’est toujours d’avoir couché sur le papier les choses les plus secrètes, contrairement à ce que tu enseignais en Allemagne de l’Est. Tu es responsable de ce couac. À toi de t’en tirer tout seul si tu le souhaites. Moi je dis que c’est une connerie. Laisse tomber. Ne retourne pas là-bas et reste avec nous. Nous agissons dans deux jours, n’oublie pas.
  
  — Tout est prêt ?
  
  — C’est réglé comme du papier à musique. Il faut attendre.
  
  — Le moral chez les troupes ?
  
  — Égal. Ils sont tous enthousiasmés par le projet. Étienne n’arrête plus de reconnaître les itinéraires de fuite. Tu le connais, c’est un perfectionniste. Il a même eu l’idée d’installer des barrières métalliques au bas d’une rue pour la dégager complètement en son milieu, des barrières assorties d’un panneau sens interdit. J’ai chronométré. Grâce à ce stratagème, nous gagnons quatre minutes.
  
  — On a le temps de tuer du monde en quatre minutes.
  
  — Souviens-toi du nom de baptême. Ce sera l’hécatombe. Bon, que décides-tu ? Tu retournes dialoguer avec tes casseurs ou bien tu restes ?
  
  — Je reste.
  
  *
  
  * *
  
  Le Vieux referma le dossier.
  
  — Un complot est en gestation, c’est évident, mon cher Coplan, mais contre qui, où et quand ?
  
  Coplan avoua son impuissance :
  
  — Je l’ignore.
  
  — En tout cas, intervint Tourain, si l’on se fie aux prénoms, nous avons de bonnes chances de nous trouver en présence de membres de NAJA. Curieusement, ces prénoms accolés à des pseudonymes de terroristes recherchés et réputés appartenir aux noyaux durs, ressuscitent des personnages oubliés depuis des années et dont rien ne laisse supposer qu’ils se sont repentis.
  
  Après avoir rabattu la couverture de son calepin, il lut les noms : Kader Chemza, Seamus Costello, Mayread O’Flaherty, Abou Abderrazak, Rachid Elkaïm, Marie-Ange Laposte, Julien Delcroix, Bixente Tixador, Domenico Caniggia, Étienne Choicaud, Dieter Kaltz et Ulrika Schœngart.
  
  — Tous traqués durant de longues années, ont échappé à toutes les recherches. Ont disparu. Certains les ont crus morts. Pas moi. Cette charogne vit trop longtemps pour pourrir un jour.
  
  — Et les voilà qui réapparaissent, martela Coplan.
  
  — À l’agence de voyages et chez Nadej, la souricière est bien en place ? s’enquit le Vieux. En attendant Bugler ?
  
  — Tout est bouclé, assura Tourain. Bugler, c’est notre seule chance si nous voulons éclairer notre lanterne.
  
  — Ce qui me tracasse, livra Coplan, c’est cette Opération Jean-Sébastien Bach.
  
  — Vous parlez de l’hécatombe ? releva le Vieux. Qui vous dit que vous avez raison ? D’abord, la citation que Saroffar a entendue de la bouche de Bugler n’a probablement rien à voir avec le nom de baptême de l’opération. De plus, nous ignorons de quelle citation il s’agit. Enfin, Goethe a pu évoquer de nombreuses fois la personnalité de Bach. La phrase sur laquelle vous vous basez est des plus pessimistes.
  
  — Oui, mais elle s’accorde parfaitement avec les activités habituelles de NAJA. Une hécatombe, voilà qui est dans leurs cordes. Ceux que Tourain vient d’énumérer s’y connaissent dans ce domaine.
  
  — Les éléments dans le dossier que vous avez déniché, en dehors du complot en projet, ne nous autorisent pas à nous avancer, hécatombe ou non, mon cher Coplan. Vous voulez mon avis ? Horst Bugler va réapparaître, et là il faudra qu’il crache le morceau !
  
  — Le morceau et les adresses où se planquent les autres, rajouta Tourain.
  
  De retour dans son bureau, Coplan se fit monter de la cantine une salade de tomates et concombres, une omelette aux champignons et un litre de bière. Ensuite, il ouvrit sa fenêtre qui donnait sur une cour sombre mais fraîche, ce qui était appréciable dans cette canicule de juillet. Il mangea de bon appétit et se consacra au dossier. Il ne partageait pas le bel optimisme du Vieux, persuadé qu’il était d’avoir raison et d’être tombé sur quelque chose de gros. Une hécatombe, il en était sûr.
  
  D’abord, il fallait tenir compte du nombre de participants : douze. Tous identifiés par Tourain comme de dangereux terroristes. Un véritable commando était ainsi constitué, ce qui accréditait l’importance du projet.
  
  L’ennui était que le contenu du dossier était succinct. On y parlait d’obus, de périmètre de tir, d’un premier jalon de repérage, d’un second jalon à implanter sous la forme d’une antenne de télévision, de zone d’atterrissage des obus, sans autre précision de date, de lieu, d’objectif ou de nombre des victimes. Ce vocabulaire avait incontestablement alerté les cambrioleurs de l’agence de voyages et c’était la raison pour laquelle ils avaient soupçonné que le propriétaire du dossier ne tenait pas à voir la police se mêler de ses affaires. D’où la suite qu’ils avaient donné à l’offre de rachat.
  
  Une mission avait été confiée à Kader Chemza. Découvrir le périmètre de tir. Avait-il déjà réussi ? Coplan ne pouvait répondre à cette question. Nadej avait été sévèrement interrogée mais il était flagrant qu’elle ne savait rien. Avec quel matériel étaient tirés les obus ? Bugler avait tracé une croix devant une ligne : 5 S.B. 27/31. S’agissait-il de l’armement ?
  
  Il alla s’asseoir devant sa console et pianota sur les touches en consultant l’index. Bientôt, il entra en contact avec la banque de données de la Section Armement. Dans ses entrailles, étaient répertoriés sans exception tous les armements en service dans les armées du monde entier depuis un siècle et demi. Pour commencer, Coplan élimina les armes légères, à répétition, semi-automatiques et automatiques qui n’utilisaient pas d’obus.
  
  Deux heures plus tard, il tressaillit.
  
  Mortier de 81 français Stokes-Brandt, modèle 1927, modifié 1931. Voilà qui correspondait à la mention S.B. 27/31. L’ensemble de ce mortier comprenait quatre parties : un canon, un bipied, une plaque de base, un appareil de pointage, et le tout pesait soixante kilos. Ce matériel était accompagné de relais ou charges qui augmentaient la portée et qu’on coinçait entre les ailettes à la queue de l’obus.
  
  Sans Charge : portée inférieure à 500 m.
  
  Charge 1 : portée comprise entre 500 et 900 m.
  
  Charge 2 :” M” 900 et 1200 m.
  
  Charge 3 :””” 1200 et 1600 m.
  
  Charge 4 :””” 1600 et 2000 m.
  
  Coplan se renversa sur sa chaise. Quatre fardeaux dont le plus lourd, la plaque de base, vingt kilos cinq cents, cela était facilement transportable. D’ailleurs, ce matériel avait été en dotation dans les unités d’infanterie de l’armée française et équipait les compagnies d’accompagnement ou d’appui.
  
  Portée jusqu’à 2 kilomètres. Il se livra à un rapide calcul. À condition de connaître la zone de chute, ce facteur supposait une superficie de treize kilomètres carrés à couvrir pour situer le périmètre de tir.
  
  Bugler avait tracé le chiffre cinq devant la mention S.B. 27/31. Cinq mortiers de 81 ? Dans l’affirmative, on n’était pas loin de l’hécatombe si le tir était dirigé sur un endroit peuplé. Mais quel endroit peuplé NAJA prendrait-elle pour cible ?
  
  Dans ce domaine, il existait un nombre incalculable d’endroits.
  
  Dans le dossier, Horst Bugler avait jeté sur une feuille quelques renseignements en désordre : Ulrika est prévue pour une opération en Israël à partir du 1er août. Qu’elle arrive à Tel-Aviv une dizaine de jours avant. Lui faire recommander par Kader qu’elle porte sa mezouza pour se fondre dans la masse.
  
  Peu versé dans le judaïsme, Coplan attrapa un dictionnaire. À « mezouza », il lut : « Rouleau de parchemin fixé sur le chambranle des portes dans les maisons juives. Il porte les initiales des mots hébraïques signifiant « gardien des portes d’Israël » et la profession de foi judaïque. Miniaturisé et en métal, se porte au cou à l’extrémité d’une chaîne. »
  
  Il reprit le rapport élaboré par Tourain. D’origine autrichienne, Ulrika Schœngart était juive, ce qui expliquait la mezouza mais, élément plus important, en prenant les dates en compte, l’Opération Jean-Sébastien Bach serait exécutée antérieurement au 21 juillet ou, au plus tard, le 21 juillet.
  
  Coplan se fit monter du café et le sirota en fumant cigarette sur cigarette.
  
  Ce qu’il fallait piocher, c’était la psychologie de Bugler et de ses affidés. Sous ses ordres, l’Allemand avait la crème du terrorisme, l’élite, le noyau dur, la fine fleur. Ces invincibles refuseraient du tout-venant indigne de leur savoir-faire. Vraisemblablement, ils se considéraient comme des êtres supérieurs, même s’ils vivaient dans la clandestinité. Peut-être adhéraient-ils aux thèses de Nietzsche en se prenant pour des surhommes, bien que le philosophe allemand, à cause de leurs prises de position idéologiques, se situe aux antipodes du combat perpétuel qu’ils livraient contre la société qu’ils abominaient.
  
  Donc, ils refuseraient le tout-venant, le minable, le subalterne, réservés au menu fretin, au lumpenprolétariat du terrorisme. Ils n’allaient sûrement pas se dévaloriser, ces parangons de la dynamite, ces phénix de la mitraillette, ces aigles de l’attentat meurtrier, en s’abaissant à des tâches médiocres de troisième ordre. Ces aristocrates non pas de sang mais du sang versé récuseraient toute cible qui ne serait pas conforme à la haute idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes et à leur position élevée dans la hiérarchie du crime politique. Ils étaient des as, ils en étaient conscients, et n’accepteraient qu’une mission exaltante.
  
  Horst Bugler le savait et leur avait servi un plat aux arômes particulièrement doux à leurs narines.
  
  Lequel ?
  
  Selon Serge Saroffar, les commanditaires de l’Allemand, maintenant que la Stasi était démantelée, se situaient au Moyen-Orient. Ce terme, dans le langage familier, recouvrait aussi le Proche-Orient. Si l’on excluait les pays, alliés ou amis, provisoirement ou non, de la France, il ne restait guère que la Libye et l’Irak et, à un degré moindre, la Syrie. Depuis la guerre du Golfe, la Libye adoptait un profil bas. Quant à l’Irak, il était préoccupé par la guerre civile qui ravageait son territoire.
  
  Alors ?
  
  Il tournait en rond. Après force café et cigarettes, il en était au même point. Qui ? Où ? Quand ?
  
  À cette dernière question, il pouvait tout de même répondre. Entre aujourd’hui, 13 juillet et le 21 juillet. Où cela le menait-il ?
  
  À nouveau, il rassembla les maigres renseignements qu’il possédait, les tria, les étudia, les critiqua et fit le point. Tout, finalement, tournait autour de trois points : la période de temps, la psychologie des comploteurs et les mortiers de 81, dont la portée maximale était de deux kilomètres. Cette distance offrait ainsi des possibilités de fuite aux conspirateurs. Seulement, le mortier était une arme imprécise par excellence. D’abord, il fallait pointer en prenant pour repères les jalons, la cible devant se trouver dans l’alignement de l’azimut. Les jalons étaient bien là, mentionnés par Horst Bugler. Entre parenthèses, accolée au premier, une mention énigmatique : cas. g. m. Pourtant, même en pointant, le résultat était indécis. En outre, l’opération requérait un observateur dont le rôle était de rectifier le tir. Ou bien l’absence d’un observateur était-elle sans importance ? On se servait de mortiers pour « matraquer ». Qui NAJA voulait-elle matraquer ? Un objectif spectaculaire, pas la foule du samedi dans un supermarché. Un stade ? L’exemple du Heysel l’inspirait-elle ? Mais on était en juillet et la saison footballistique n’avait pas encore recommencé. Une autre réunion sportive ?
  
  À nouveau, il consulta l’ordinateur. Aucun rassemblement n’était prévu entre le 13 et le 21.
  
  Encore une fois, il se pencha sur le problème qui lui était posé. Juillet était-il une période fatidique ? Il réfléchit et, soudain, il sut quelle cible grandiose Horst Bugler avait choisie pour les maréchaux du terrorisme.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  Des centaines d’inspecteurs, sous les ordres de commissaires, ratissaient les treize kilomètres carrés que Coplan avait délimités sur leurs plans. Ils recherchaient l’insolite en interrogeant concierges, gardiens. Avaient-ils remarqué quelque chose de suspect ? Des allées et venues d’étrangers ? Un emménagement récent ? Des transports de caisses ? La tâche était ardue car on était en juillet et la zone explorée comptait de nombreux bureaux vidés par les vacances. Les derniers étages, souvent des chambres de bonne, étaient visités. Sur les toits, fleurissaient les antennes de télévision et il était difficile de déterminer lesquelles servaient de jalons.
  
  Il fallait faire vite, arriver à temps, car le Vieux l’avait martelé : il était impossible de décommander.
  
  Coplan et Tourain, séparément, sillonnaient aussi le secteur en compagnie de leurs équipes. À un moment, le téléphone à bord de sa voiture grésilla et Coplan décrocha. C’était Tourain.
  
  — Cher ami, avez-vous pensé aux ambassades ? Elles sont nombreuses dans la zone. Imaginez une attaque commando de dernière minute. Ils prennent les diplomates en otages, installent leurs mortiers et tirent. L’exterritorialité étant un obstacle, nous ne pouvons intervenir.
  
  — Erreur, mon cher. Nous le pouvons sur réquisition de l’ambassadeur. Néanmoins, votre idée est bonne. Prévenez les ambassadeurs concernés.
  
  — Vous oubliez que le corps diplomatique, au grand complet, est déjà sur place.
  
  — Alors, alertez les permanences. De plus, seuls les chefs de représentation diplomatique sont invités, pas les autres. Tâchez d’avoir le premier conseiller. À dire vrai, je n’y crois pas. NAJA s’est installé depuis longtemps. Je ne les vois pas transportant au dernier moment les centaines de kilos de matériels et d’obus.
  
  En rongeant son frein, en se demandant s’il parviendrait au but dans les délais, Coplan roulait dans les rues. Soudain, il repensa aux jalons. Pourquoi se donner la peine d’installer une antenne de télévision alors que les toits parisiens étaient peuplés de cet accessoire ?
  
  Boulevard Malesherbes, il stoppa, rangea sa voiture contre le trottoir et courut vers l’église. Quatre à quatre, il grimpa les marches et, tout essoufflé malgré son entraînement et son endurance, posa le pied en haut du clocher de Saint-Augustin. Ses jumelles explorèrent les toits. Son attention fut attirée par une antenne géante qui supposait une installation émettrice-réceptrice. Plusieurs dizaines de mètres plus loin, une antenne presque semblable, mais plus courte, bien que plus élevée que la moyenne parisienne, se dressait à l’angle d’une cheminée. Coplan compta les rues qui le séparaient de la première, se reporta à son plan, identifia l’endroit et redescendit les marches à la volée.
  
  Au volant de sa voiture, il évita in extremis une camionnette de livraison de fleurs et enfila la rue de La Boétie. Au coin de l’avenue Matignon, il aperçut les gendarmes mobiles en faction devant la caserne et sut qu’il avait gagné la première manche.
  
  Il avait élucidé l’énigme de la mention cas. g. m. en regard du premier jalon : caserne de gendarmerie mobile !
  
  Maintenant, il avait les deux jalons. Donc, l’emplacement de tir était situé dans son dos. Instantanément, il alerta Tourain, les couples de policiers et les équipes Action. En raccrochant, il vit sur sa droite l’immeuble en construction. Il leva les yeux et son regard embrassa le toit décapité.
  
  *
  
  * *
  
  Les détachements de la 82e et de la 101e U.S. Airbome marchaient au pas cadencé. Héros de la guerre du Golfe, héritiers des parachutistes qui, dans la nuit du 6 juin 1944, avaient sauté sur la Normandie, ils arrivaient à la perpendiculaire du Théâtre Marigny sous les applaudissements de la foule. Seul, à leur tête, un général à une étoile, un géant originaire du Texas qui déplorait qu’on lui ait interdit le chewing-gum.
  
  Ces Américains précédaient d’autres parachutistes, français ceux-là, prélevés sur les unités qui avaient participé à la guerre du Golfe, des vétérans du 13e Régiment de Dragons, du 1er Régiment de Hussards et du 3e R.P.I.M.A. qui calquaient leur pas sur le leur.
  
  Embusqué dans les combles du Petit-Palais, Horst Bugler ajusta ses jumelles. C’était le moment. Dans son talkie-walkie, il s’apprêta à donner l’ordre de tir.
  
  Kader se morfondait. À ses pieds, le transistor lui relatait le déroulement du défilé et il avait hâte de passer à l’action. Ces salauds de Français et d’Américains allaient chèrement payer leur guerre du Golfe. Lui et ses amis vengeraient les quatre cent mille victimes irakiennes, civils et militaires, hommes, femmes, enfants, vieillards, écrasés sous les bombes made in U.S.A. Le président de la République française avait invité son homologue américain à assister au défilé du 14 Juillet ? Sûr qu’il le regretterait, si, du moins, il était encore en vie pour se livrer aux regrets. Kader espérait bien qu’à un moment ou un autre ses obus tomberaient sur la tribune présidentielle. Dans l’affirmative, quelle hécatombe ! Les deux présidents y laisseraient leur peau, ainsi que les ministres, l’archevêque de Paris, le corps diplomatique, tous ces salauds qui n’avaient rien fait pour empêcher l’holocauste en Irak et qui maintenant se lamentaient sur le sort des Kurdes dont le soulèvement avait été commandité par Washington et Téhéran.
  
  À l’avance, il en frémissait de bonheur. Qu’est-ce qu’il fichait, Horst ?
  
  Pour la centième fois, il jeta un regard autour de lui. Ils étaient tous prêts. Mayread, Ulrika, Marie-Ange, Pixente et Domenico pointaient. Seamus, Abou, Rachid, Julien et Dieter tenaient l’obus, attendant l’ordre de le faire glisser dans le tube.
  
  Afin d’obtenir les meilleures chances d’atteindre leurs objectifs, c’est-à-dire les deux présidents, les angles de tir des mortiers étaient orientés différemment. Finalement, chaque pièce devait expédier cinq obus, soit vingt-cinq projectiles en tout. Kader espérait causer un dommage maximal. Il l’espérait de tout son cœur.
  
  Enfin, l’ordre lui parvint dans le talkie-walkie.
  
  — Feu ! hurla-t-il.
  
  Les cinq servants lâchèrent l’obus dans le tube.
  
  Le général à une étoile, originaire du Texas, fut volatilisé ainsi que les premiers rangs du détachement. Un deuxième obus tomba dans la foule de l’autre côté de l’avenue en semant la mort et la désolation autour du point d’impact. Un troisième projectile s’enfonça jusqu’à la scène du Théâtre Marigny et explosa en détruisant la machinerie. Un quatrième percuta l’arrière de la tribune présidentielle et tua quatre ambassadeurs et en mutila sept autres. Furieux, Horst Bugler s’apprêta à rectifier ce tir catastrophique, si éloigné du but recherché. Intérieurement, il pestait. Kader s’était trompé dans ses repérages ou quoi ? Ils avaient perdu la main, ces mercenaires de haut niveau qui fanfaronnaient sur leurs exploits passés et futurs ?
  
  Il n’eut pas le temps d’épiloguer. Le cinquième obus creva le toit, atterrit à un mètre de lui et le déchiqueta.
  
  Kader hurlait dans son talkie-walkie :
  
  — Horst, comment ça se passe ? Quel est le résultat ?
  
  D’un violent coup d’épaule, Coplan défonça le panneau et fit sauter le cadenas. À cause de la chaleur torride, la sueur ruisselait déjà sous son gilet pare-balles. À la main, il tenait un pistolet-mitrailleur Heckler & Koch. Derrière lui, suivait l’équipe Action qui était restée dans son sillage durant ses pérégrinations dans le périmètre de danger.
  
  Dans les véhicules de fuite, Étienne et le groupe de protection ouvrit aussitôt le feu. L’échelon arrière riposta tandis que Coplan et les éléments avancés se précipitaient dans le chantier au sol couverts de gravats. Coplan jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Trois hommes seulement avec lui. Des sous-officiers expérimentés du 13e Régiment de Dragons Parachutistes dont deux compagnies participaient au défilé du 14 Juillet.
  
  Quatre à quatre, comme il l’avait fait dans le clocher de Saint-Augustin, il escalada les marches.
  
  — Putain, qu’est-ce que tu fous, Horst ? criait Kader dans son talkie-walkie.
  
  — On perd du temps ! gémit Mayread.
  
  — Elle a raison, renchérit Dieter Kaltz qui, d’autorité, enfourna un obus dans le tube.
  
  À travers le toit décapité, le projectile monta dans le ciel chauffé à blanc par la canicule et retomba en diagonale pour traverser une fenêtre du Petit-Palais et exploser au milieu d’une foule de touristes japonais qui s’extasiaient devant Un dimanche à la Grande Jatte, une œuvre majeure du peintre impressionniste Georges Seurat. Des lambeaux de chair et des jets de sang éclaboussèrent les silhouettes hiératiques qui, sur la toile, s’amassaient sur les vertes berges de la Seine. Amoureux des couleurs, Georges Seurat se serait récrié devant une telle débauche de rouges.
  
  Julien s’apprêtait à imiter l’ancien de la Rote Armee Fraktion lorsque Coplan déboucha à l’étage, le pistolet-mitrailleur braqué devant lui. Kader le vit et, fou de rage, hurla : « Feu ! »
  
  Seul, Julien eut le temps de lâcher son obus dans le tube. Son geste fut si brusque que le mortier fut dépointé, ce qui eut pour résultat d’expédier la fusée dans les jardins de l’Elysée où se préparait la traditionnelle garden-party de la fête nationale. Cette fois, ce furent des petits fours, des canapés, des coupes, des bouteilles de champagne, des seaux à glace qui furent pulvérisés par le souffle de l’explosion.
  
  Coplan et son équipe furent obligés de tirer sur les servants qui, obéissant à Kader, voulaient enfoncer leur obus dans leur tube respectif. À contrecœur, les autres levèrent les mains, la rage sur les lèvres, la haine dans les yeux.
  
  Dans le transistor posé aux pieds de Kader, c’était la panique, tellement grande qu’une fausse nouvelle fut lancée :
  
  — « On nous annonce que le Président français et le Président américain ont été tués dans l’attentat ! »
  
  Alors, les six survivants applaudirent des deux mains en poussant des hourrah.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Mort d’un cancer à Bagdad en 1978, il a été enterré en grande pompe devant un parterre de patrons du terrorisme mondial.
  
  2 Celle qui procède aux repérages, note les habitudes de la future victime, les protections éventuelles, observe les lieux fréquentés, relève les itinéraires de fuite.
  
  3 Cf. Coplan sur le fil du rasoir, du même auteur.
  
  4 19e Compagnie d’Entretien des Matériels et Bâtiments de la Légion Étrangère.
  
  5 – Cf. Coplan et les crabes rouges, du même auteur.
  
  6 Authentique.
  
  7 Quartier général du Service Action.
  
  8 Irish People Liberation Organization : Organisation de Libération du Peuple Irlandais.
  
  
  
  
  
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