Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan joue le pirate de l'air

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  No 1988 « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Catastrophé, Coplan raccrocha lentement le combiné téléphonique et regarda l’appareil. Le voyant rouge clignota. Il redécrocha. C’était le réceptionniste de l’hôtel.
  
  - Vous gardez votre chambre, monsieur Carday ?
  
  - Non, je pars aujourd’hui. Préparez ma note.
  
  Il coupa la communication. Vraiment, c’était le coup dur, l’impondérable qui remettait tout en cause et affectait gravement l’opération. Faire vite. Lui seul possédait les relations nécessaires pour stopper le fatal engrenage. En outre, qui d’autre connaissait Sevim ? Mais le temps lui était compté. Sous peu, démarrerait Gipsy. Il fallait se lancer dans une course éperdue contre la montre.
  
  Il rassembla ses affaires, boucla ses valises, régla la note et sortit de l’hôtel. Dans la Via Veneto, les femmes, en cette journée printanière, étaient plus belles et plus élégantes que jamais. Il héla un taxi qui, sans vergogne, se rabattit contre le trottoir en coupant la route à un car chargé de touristes à destination du Vatican.
  
  A l’aéroport de Fiumicino, il acheta un billet de 1re classe Rome-Istanbul et, en pestant contre ce délai, dut attendre deux heures le départ du vol Alitalia.
  
  Arrivé dans l’immense métropole du Bosphore, il prit la précaution de descendre dans un hôtel anonyme de second ordre, déposa ses bagages et, sans tarder, se fit conduire en taxi dans la Sehit Caddesi (avenue). Le crépuscule tombait. Coplan s’assit à la terrasse d’un café et commanda un raki, accompagné d'omous, une purée de pois chiches fortement épicée, et de crevettes frites. Il mangea avec appétit et, quand la nuit eut complètement envahi l’artère, il se leva et parcourut une centaine de mètres avant de tourner dans la ruelle. A mi-chemin, il s’arrêta, inspecta les alentours et grimpa les marches usées de l’étroit escalier.
  
  La femme fumait une cigarette. Le spot posé sur le carrelage à ras du muret mettait en relief des jambes un peu fortes sous la minijupe et une croupe rebondie. Elle ne se retourna pas et se contenta de lancer par-dessus son épaule :
  
  - Ne istiyorsunuz (Que voulez-vous) ?
  
  - Dort Cadillac kaç para (Quatre Cadillac, ça fait combien) ? répondit-il avec calme.
  
  Elle se raidit mais ne bougea pas. Des volutes de sa cigarette montaient vers le ciel étoilé. Durant une bonne minute, le silence s’installa entre eux puis Coplan perçut un frôlement dans son dos mais se garda bien de faire un geste. Le canon froid d’une arme se posa sur sa nuque et l’obligea à avancer sur la terrasse jusqu’à une porte entrouverte. A ce moment, la femme se déplaça et poussa le panneau avant d’abaisser l’interrupteur. Une lumière crue éclaira un large couloir débouchant sur un petit salon aux meubles modernes. Sans dire un mot, Coplan alla s’asseoir sur le divan, face à ceux chez qui il venait de s’introduire. L’homme rengaina son arme et d’un geste autoritaire invita sa compagne à disparaître.
  
  - Tu prends des risques, Courville, grogna le Sud-Africain.
  
  - J’ai pourtant utilisé le mot de passe, rétorqua Coplan.
  
  - Tu aurais dû sonner au bas de l’escalier. J’ai la détente nerveuse, tu le sais. Surtout ces temps-ci. Les belles années sont loin derrière nous. De nos jours, faut faire gaffe à chaque instant.
  
  Rik Bingen ne connaissait Coplan que sous son pseudonyme de Courville. Les autres n’échappaient pas à la règle. Le Sud-Africain possédait un physique de jeune premier qui tente de lutter contre l’âge. Avec hantise, il voyait approcher l’instant fatidique où les femmes se détourneraient de lui. Cette pensée lui était insupportable car elles constituaient sa raison de vivre. On racontait qu’un jour, commandité par le neveu d’un émir de la Côte des Pirates pour abattre son oncle, il avait exigé, pour prix de ses services, d’avoir à sa disposition durant quinze jours le harem du nabab, condition accordée par l’héritier du trône.
  
  Mais tant d’anecdotes fleurissaient sur le compte de Rik Bingen !
  
  - Que puis-je pour toi, Courville ?
  
  - J’aurais peut-être du boulot pour Sevim.
  
  Le tueur professionnel esquissa une moue désolée.
  
  - J’ignore où elle se trouve. Un verre ?
  
  - Une bière bien glacée. Vraiment, tu ne peux pas me mettre sur une piste ?
  
  -Je vais réfléchir.
  
  Quand le Sud-Africain revint avec deux Heineken décapsulées, il s’assit en face de Coplan et ses yeux glauques se firent rêveurs.
  
  - Tu devrais aller voir les Ricains et aussi Jo Levesque.
  
  - Où ?
  
  - Ici même.
  
  Coplan sursauta.
  
  - Tout le monde s’est rabattu sur Istanbul ?
  
  - C’est le dernier endroit à la mode. Personne ne t’emmerde ici. A la rigueur, tu peux te planquer dans les souks. De plus, par l’est de la Turquie, tu gagnes facilement l’Iran et, par le sud, après Antakya, la Syrie et le Liban. Et, dans ces coins-là, c’est chaud !
  
  - Comment puis-je les rencontrer ?
  
  - Je vais arranger ça.
  
  Le Sud-Africain disparut à nouveau et Coplan savoura sa bière. En coup de vent, la femme traversa le salon sans lui prêter attention. Elle était jolie fille, comme toutes celles qui partageaient la couche du tueur à gages. Ce dernier revint bientôt et communiqua deux adresses à Coplan, ainsi que les mots de passe. Francis remercia, termina sa bière et prit congé.
  
  A l’étape suivante, il rencontra les deux Américains, Mike Orlando et Joe Kapelski. Le premier, un géant à la chair flasque, possédait des yeux dont la couleur pouvait surprendre chez le tueur impitoyable qu’il était. En revanche, le second était un petit homme sec et blond capable de rester des heures assis sur une chaise à fixer un point dans l’espace sans que bougeât un seul de ses cils. Passionné d’échecs, comme son coéquipier, il prétendait battre un jour le champion du monde.
  
  Mike assena une grande tape sur l’épaule de Coplan.
  
  - Dis donc, Courville, ça fait un bail qu’on s’était pas vus ?
  
  - Une éternité. Comment ça se passe pour vous deux ?
  
  - Nous revenons des territoires occupés. Opérations coups-de-poing contre Tsahal. Attentats en tous genres. Les Israéliens en ont chié. On a réussi à se tirer à temps, sinon on se faisait buter. Ils rigolent pas, les gars à l’Étoile de David !
  
  Joe tendit la main sans un mot. De sa part, le geste constituait un effort. Coplan la serra, puis l’Américain servit un café fort et épais, tout le contraire de celui des coffee-shops de Minneapolis ou de Buffalo.
  
  - Tu aurais quelque chose pour nous ? reprit Mike.
  
  - Non. J’ai besoin d’une femme. Sevim ferait l’affaire. Rik m’a assuré que vous sauriez où je peux entrer en contact.
  
  Un éclair de colère passa dans l’œil du géant.
  
  - Me parle plus de Rik, c’est un dégonflé. Au dernier moment, il a refusé de passer la frontière palestinienne, si bien que ça a créé un trou dans l’effectif. Il vieillit, le Sudaf, les femmes lui bouffent la moelle. Dans ce métier, si tu fais un pas en arrière, t’es cuit.
  
  - Je m’en souviendrai. Revenons à Sevim.
  
  Mike secoua la tête, l’air sincèrement désolé.
  
  - T’as pas de pot, Frenchie. Joe et moi ignorons où elle est. Tu la connais. Elle joue ses coups en solo. T’as déjà vu une boule de billard frappée par un débutant ? Va savoir où elle atterrit. Sevim, c’est pareil.
  
  - Elle est turque, rappela Coplan. Sauf si elle est sur un job, il serait naturel qu’elle se trouve dans son pays natal.
  
  - Si tu dis vrai, je ne sais pas où.
  
  - Qui pourrait le savoir ?
  
  - Ralph Liebman, mais il s’est fait flinguer par les Israéliens devant un kibboutz. Dommage, c’était un bon gars. Lui t’aurait renseigné.
  
  - Parle-moi des vivants, pas des morts.
  
  - Chez les vivants, je ne connais personne qui pourrait t’aider. Tu as essayé les circuits traditionnels ?
  
  - Ils sont muets.
  
  - Alors, c’est le mur.
  
  Coplan ne s’éternisa pas. Les Américains ne lui étaient d’aucune utilité. Il lui restait à se rabattre sur Jo Levesque mais, ce soir-là, il ne put joindre le Canadien. De retour à son hôtel, il se coucha mais s’endormit difficilement. Le matin même, à Rome, il s’était éveillé, l’esprit en paix. Les préparatifs de l’Opération Gipsy baignaient dans l’huile. Normalement, rien n’aurait dû entraver le déroulement du plan mis sur pied. Rien, sauf l’impondérable et l’impondérable, c’était Sevim.
  
  Au plus mauvais moment.
  
  La course contre la montre était engagée et il avait déjà perdu une journée, en voyage et à Istanbul.
  
  Tôt le lendemain, en empruntant à bord d’un taxi le pont du Galata, il se rendit dans le faubourg d’Usküdar.
  
  Jo Levesque était barricadé chez lui et, à travers les persiennes, Coplan se fit reconnaître après avoir transmis le mot de passe.
  
  Le Canadien déverrouilla la porte blindée et réprima un bâillement.
  
  - Quand je suis en vacances, je dors jusqu’à midi, moi ! protesta-t-il.
  
  Coplan s’engouffra dans la brèche :
  
  - Je te laisse te rendormir. J’ai seulement besoin d’un renseignement. Où puis-je contacter Sevim ?
  
  Les paupières mi-closes, Jo Levesque fourragea dans ses cheveux blonds et bouclés.
  
  - Chez un curé, répondit-il enfin.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Pietro Castellani, soixante-douze ans, prêtre catholique, nationalité italienne.
  
  Logé dans un presbytère délabré, aux relents de soupe aux choux et de bouquins moisis, il portait une soutane usée et rapiécée, largement ouverte sur un torse squelettique. Ses longs cheveux d’un blanc neigeux, très fournis, encadraient un visage maigre, ascétique, à la peau translucide, dans lequel perçaient des yeux bleus d’une infinie douceur.
  
  D’un ton uni, sans acrimonie, il expliqua à Coplan que Rome les oubliait, lui et sa paroisse aux ouailles peu nombreuses, au denier du culte inexistant. Se vengeait-on parce qu’il célébrait la messe en latin selon le rite de saint Pie V et qu’il dédaignait les thèses de Vatican II ? Sporadiquement, il recevait un modique viatique qui le maintenait à peine en vie. Grâce à ses excellentes relations avec la communauté musulmane sunnite, majoritaire dans la ville d’Antakya, il bénéficiait de dons en nature qui assuraient sa subsistance, conjointement avec les ressources qu’il tirait personnellement de l’exploitation de champs d’oliviers et de vignes.
  
  - A ce propos, remarqua-t-il, à un moment, aimeriez-vous goûter mon vin ? Je le fabrique moi-même en utilisant les vieux procédés de ma province natale, la Toscane, c’est-à-dire que je le foule aux pieds.
  
  Coplan accepta. Le breuvage était délicieux. Avec sincérité, il se confondit en félicitations. Le prêtre esquissa une moue triste.
  
  - Avec le modernisme, les traditions naturelles disparaissent, au nom de l’hygiène.
  
  Il se racla la gorge et questionna :
  
  - Pourquoi êtes-vous venu me voir, mon fils ?
  
  - Je cherche Sevim. C’est une de mes amies très chères. Une relation commune m’a assuré que je la découvrirai chez vous.
  
  La main décharnée se leva pour protester.
  
  - Chez moi ? Seigneur Dieu, non ! Une telle initiative serait mal interprétée ! D’autant que la beauté de cette jeune femme atteste de Celle du Tout-Puissant. Non, simplement, je lui loue une maison qui appartient à la paroisse. Le loyer qu’elle me verse améliore considérablement mon ordinaire, je suis si démuni ! Elle est très satisfaite, malgré le bruit des cloches, car son logis est proche de l’église, mais elle s’y habitue.
  
  - Ne vous dérangez pas. Contentez-vous de m’indiquer le chemin. Je souhaite lui faire la surprise.
  
  - Elle en sera enchantée, j’en suis sûr, mon fils. Pour le Christ, l’ami évoque le temps où Il rompait le pain avec les apôtres au cours de la Cène.
  
  Le prêtre indiqua l’itinéraire à suivre, et Coplan le remercia avant de prendre congé. En traversant l’église, il fit une pause devant le tronc des pauvres et enfourna à l’intérieur une grosse poignée de livres turques.
  
  Dehors, il monta à bord de l’Opel qu’il avait louée à l’aéroport d’Adana. Il démarra et stoppa cinq cents mètres plus loin. La maison, facilement repérable, était isolée et ceinte de hauts murs. Pas de fil de fer barbelé, pas de tessons de bouteille sur leur faîte mais de discrètes caméras de surveillance dissimulées par des spots. Coplan cogna légèrement contre le métal du portail et se convainquit qu’il était renforcé de l’intérieur.
  
  Conformément à sa nature, Sevim ne prenait aucun risque. Elle n’en était que plus dangereuse.
  
  Coplan sifflota, vaguement amusé, et il pressa longuement la sonnette. Il n’eut que quelques secondes à patienter.
  
  - Evet ! (Oui) questionna dans le parlophone la voix rauque qu’il connaissait bien.
  
  Il s’identifia et, au-dessus de sa tête, la caméra glissa sur son rail pour enregistrer ses traits. A dessein, il fit le pitre et, dans le parlophone, Sevim protesta :
  
  - Cesse d’imiter les singes.
  
  Le portail s’ouvrit. Coplan s’engagea dans l’allée bordée de lauriers-roses. Au premier détour, il découvrit la Turque perchée sur un escabeau avec, entre les mains, un Kalashnikov qu’elle lui braquait sur le ventre.
  
  - Stop, Courville, ordonna-t-elle. Déshabille-toi intégralement.
  
  Il obtempéra sans se récrier. Sevim s’énervait rapidement lorsqu’on lui tenait tête. Il était un peu étonné de la voir brandir un fusil d’assaut. D’ordinaire, elle préférait la seringue hypodermique dont elle plantait l’aiguille dans les reins de la victime désignée, au milieu de la foule. A ses début, à l'âge de treize ans, elle s’arrangeait pour noyer dans un étang les élèves qui, plus doués qu'elle dans la classe, la séparaient de la première place.
  
  Comme Mike Orlando, Joe Kappelski, Rik Bingen et Jo Levesque, elle appartenait à cette phalange de tueurs à gages internationaux et itinérants, spécialisés dans les attentats politiques, que la D.G.S.E. était parvenue à infiltrer par l’intermédiaire de Coplan et grâce à laquelle les Services Spéciaux français étaient tenus au courant des complots se tramant dans l’ombre. L’entrisme pratiqué par Coplan avait ainsi permis de stopper des actions mortelles programmées pour la France. Les tueurs avaient été éliminés physiquement et clandestinement par le Service Action en évitant ainsi que ne fût déterminée la source de l’ « indiscrétion », pour utiliser le terme pudique en vigueur à la Piscine.
  
  Tout en ôtant ses vêtements, Coplan, comme à l’accoutumée, admira la superbe silhouette de la Turque. Ses longs cheveux d’ébène étaient noués en chignon. La peau était mate et les yeux en amande brillaient d’un éclat dur. Sous le T-shirt jaune, se comprimaient des seins voluptueux que Coplan avait caressés à deux occasions, tandis que le jean moulait étroitement des cuisses charnues et des fesses sensuelles. L’ovale parfait du visage évoquait une beauté botticellienne.
  
  Lorsqu’il fut nu, elle exigea qu’il recule de quelques mètres et elle descendit de l’escabeau, posa le Kalashnikov à ses pieds et entreprit de fouiller les vêtements.
  
  - Pas d’arme, s’étonna-t-elle. Tu as pris ta retraite ? Tu ne crains plus personne ?
  
  - Pas en Turquie, du moins.
  
  - Comment as-tu retrouvé ma trace ?
  
  Il dit la vérité et elle hocha la tête, convaincue, mais lui reprocha :
  
  - Tu n’as pas suivi la filière habituelle.
  
  - La procédure était trop lente et il y a urgence.
  
  - Quelle urgence ?
  
  - Tu es libre ces temps-ci ?
  
  - Je reviens d’Irlande du Nord. Une ville sinistre, Belfast. J’ai bousillé pas mal de protestants et de soldats anglais. Mais j’ai dû filer. J’avais les S.A.S. aux trousses. Des chiens féroces. Ils nous ont rattrapés à Amsterdam. Trois gars que tu ne connais pas y ont laissé la vie. Je me suis enfuie par la cheminée en m’arrachant la peau des jambes et des bras. Un moment, j’ai cru que je serais obligée de recourir à la greffe et...
  
  - Je peux me rhabiller ? coupa Coplan.
  
  - Tu peux. Ces salauds de S.A.S. ont failli m’avoir pour de bon à Lausanne. C’est un chauffeur de taxi, un vrai cascadeur, qui m’a sauvée. En résumé, j’ai jugé utile de me planquer ici. A présent, je suis certaine d’être repérée par le Spécial Intelligence Service. Si je leur en offre l’occasion, les Britiches me flinguent. Jamais ils ne me pardonneront Belfast. Ce sont de vrais charognards et quand ils me...
  
  Elle s’arrêta net et une lueur concupiscente brilla dans son regard noir.
  
  - Ton corps est splendide, et tellement musclé, ça me donne la fièvre ! Notre dernière nuit, c’était où ?
  
  - A Beyrouth.
  
  Elle éclata de rire.
  
  - C’est vrai. Dans les ruines. Qu'est-ce que t’amène aujourd’hui ?
  
  - J’ai quelque chose pour toi et moi. Un duo. Le commanditaire exige impérativement un homme et une femme. Personne d’autre que toi ne peut convenir.
  
  Elle ramassa le Kalashnikov, passa la bretelle à son épaule et désigna la table de jardin.
  
  - En Turquie, toute proposition d’affaires se négocie devant un café et des pistaches. Assieds-toi, je vais chercher ce qu’il faut.
  
  Quand elle revint, elle souligna :
  
  - Souviens-toi de ce que je t’ai dit au sujet des Britiches. Géographiquement parlant, je ne peux me permettre un faux pas, ce qui signifie que je refuse toute offre qui me mettrait en péril avec Sa Gracieuse Majesté.
  
  - Ce n’est pas le cas, la rassura-t-il.
  
  - Où ça se passe ?
  
  - Loin de tes bases. Au Venezuela.
  
  Il lui décrivit ce qu’on attendait d’eux et elle posa de multiples questions auxquelles Coplan répondit avec aisance. Enfin, elle se révéla satisfaite.
  
  - Quand part-on ?
  
  - Demain matin. Au fait, j’aimerais voir ton matériel, tes seringues.
  
  Elle sourit, extasiée.
  
  - A Belfast, ils ont perfectionné mes outils. Tu vas te régaler.
  
  A la vue des instruments de mort, Coplan ne s’extasia pas pour la simple raison que les services techniques de la D.G.S.E. fabriquaient un outillage aussi sophistiqué. Néanmoins, en écoutant les explications de Sevim, il fit mine d’être impressionné.
  
  - Dans ton domaine, tu es vraiment la Number One, la flatta-t-il.
  
  Elle se rengorgea.
  
  - Je le crois.
  
  A la nuit tombée, elle cuisina le dîner et servit du vin mais Coplan se méfia :
  
  - C’est celui du Père Castellani ?
  
  - Oui, et il est excellent.
  
  Après le repas, Sevim prépara ses valises et, bientôt, invita Coplan dans son lit au matelas plus confortable que les ruines de Beyrouth. Elle s’allongea. Sa nudité ocre prit un relief éblouissant sur la blancheur du drap. Coplan pensa qu’il ne pouvait infliger à la Turque l’affront de la repousser, d’autant que lui-même éprouvait un émoi dévastateur. En outre, elle risquait de connaître sous peu les rigueurs de la continence forcée.
  
  Il se coucha, la prit dans ses bras et commença à la caresser. Très vite, Sevim se mit à soupirer. Dans ses yeux, la dureté avait disparu, remplacée par un voile trouble. Sans plus tarder, elle offrit sa bouche, écarta les lèvres, mendia un baiser qu’elle accueillit avec un frémissement déjà plein d’ardeur.
  
  Pris au jeu, Coplan lui emprisonna un sein, le palpa doucement, le taquina, en agaça la pointe du bout de l’ongle. Pour Sevim, c’en était trop. Excitée au plus haut point, elle se tortilla, ouvrit largement les cuisses, agrippa les hanches de Francis et le propulsa en elle. En même temps, elle ferma les yeux et se donna à l’étreinte avec une vitalité et un appétit démesurés.
  
  Coplan se hissa à son niveau et se déchaîna. Sevim gémit de plaisir, heureuse que son partenaire fût à l’unisson de son ardeur.
  
  Haletante, elle en revenait à sa langue natale et balbutiait :
  
  - Çabuk ol !... Gel (Dépêche-toi... Viens…) !...
  
  Francis accéléra.
  
  Le souffle coupé par l’approche de la jouissance, elle se tut, se mit à pétrir les reins de son amant dans un mouvement spasmodique des deux mains. La vague de plaisir déferla. La Turque exhala un râle éperdu, emportée dans des abîmes insondables avant que le reflux vînt la déposer sur une plage de sable tiède où Coplan la rejoignit.
  
  Le bonheur de Sevim était intense, long à se calmer. Sa fringale était loin d’être apaisée. Coplan reprenait son souffle lorsqu’elle se manifesta à nouveau. Énergiquement, elle réveilla les sens assoupis de son partenaire et l’enfourcha pour l’entraîner dans une folle chevauchée qui leur fit connaître à nouveau les vertiges de la volupté.
  
  Cette fougue n’était pas pour déplaire à Coplan qui souhaitait vivement que Sevim fût assommée par cette débauche d’orgasmes. Dans ce domaine, elle le contenta grandement. Adepte du Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage, elle entendait bien épuiser les ressources charnelles de son amant. Elle n’y parvint pas tout à fait. Au contraire, ce fut elle qui, bientôt, roula sur le flanc, épuisée et pantelante. Elle ne tarda pas à s’endormir.
  
  Coplan ne l’imita pas. Fumant cigarette sur cigarette, il laissa une bonne heure s’écouler, puis se leva précautionneusement et passa avec ses vêtements dans la salle de bains dont il verrouilla la porte. Il ouvrit à fond les robinets de la baignoire, puis ouvrit la fenêtre dont il enjamba l’appui pour se laisser tomber sur la terrasse du rez-de-chaussée, d’où il gagna l’arrière de la maison. Pendant que Sevim bouclait ses bagages, il avait subrepticement débloqué le verrou de la porte donnant sur le verger dont la Turque ne prenait aucun soin.
  
  Il entra. A trois mètres sur sa droite, la petite pièce dans laquelle Sevim rangeait son matériel destiné à infliger la mort ou, plutôt, ce qu’il en restait puisqu’elle en avait glissé quelques spécimens à l’intérieur de sa Samsonite.
  
  Coplan rafla une seringue et son aiguille et ressortit. En se servant du tuyau d’écoulement d’eau, il se hissa jusqu’à la fenêtre et réintégra la salle de bains. Sur l’étagère, il s’empara d’une paire de ciseaux à ongles et coupa les fils retenant les boutons de sa chemise. Dans le verre à dents, il fit couler un peu d’eau tiède et immergea les boutons dans le liquide qui, en quelques secondes, se colora d’une jolie teinte orangée, et qu’il aspira dans la seringue.
  
  Il était paré.
  
  De retour dans la chambre, il ne laissa à Sevim aucune chance de se réveiller avant la piqûre. D’un bond, il fut sur elle et il lui planta l’aiguille dans le cou à quelques centimètres de la nuque. Elle sursauta, remua, gémit, mais, de sa main libre, il lui maintint avec force la tête sur l’oreiller pendant que, de l’autre, il injectait le mélange.
  
  Trente secondes s’écoulèrent et elle ne bougea plus. Satisfait, il extirpa l’aiguille, contempla le corps inerte, attendit encore cinq minutes, puis alla chercher au rez-de-chaussée la valise qu’il avait extraite du coffre de l’Opel et déposée dans le couloir.
  
  D’abord, il rassembla les vêtements épars sur le plancher et entreprit, avec quelques difficultés, de rhabiller Sevim. Le jean, surtout, coulissait mal sur les jambes.
  
  Ensuite, avec les paires de menottes, il lui entrava les chevilles et les poignets et la bâillonna avec l’accessoire inventé par les Services Techniques de la D.G.S.E. Le gadget permettait de respirer par la bouche et le nez sans risque d’étouffement.
  
  Ceci fait, il rentra dans la salle de bains, coupa l’eau qui coulait dans la baignoire et il passa à l’étape suivante : détruire tout le matériel dont se glorifiait Sevim, celui déjà empilé dans la Samsonite et celui qui restait dans la pièce du rez-de-chaussée. Il enterra les débris dans le verger.
  
  Après avoir changé de chemise, il rédigea, dans un turc rudimentaire, une lettre destinée au Père Castellani, où Sevim lui annonçait qu’elle partait pour une durée indéterminée et lui demandait de prendre soin de la maison et des affaires qu’elle y laissait.
  
  Il glissa la missive dans une enveloppe, et y ajouta quelques milliers de livres turques. Sa valise et les bagages de la Turque une fois déposés dans le coffre de l’Opel, il se pencha sur le corps assommé par les plaisirs de la chair et le puissant soporifique. Sevim respirait normalement. D’autres n’auraient pas pris autant de précautions. Ils auraient tout simplement tué l’exécutante des basses besognes.
  
  Pas Coplan. Surtout lorsqu’il s’agissait d’une femme avec laquelle il venait de faire l’amour.
  
  Il la transporta sur la banquette arrière de la voiture avant de la dissimuler sous une couverture.
  
  Après une dernière inspection, il éteignit les lumières et ferma la maison puis le portail en emportant le Kalashnikov.
  
  Dans la boîte aux lettres du presbytère, il lâcha l’enveloppe puis, au volant de l’Opel, prit la direction du nord, vers Iskenderun, éloignée de quatre-vingts kilomètres. A mi-distance, il stoppa et se débarrassa du fusil-mitrailleur dans un fossé boueux.
  
  Parvenu aux limites de l’ancienne Alexandrette des Croisés, il bifurqua et se dirigea vers Sogokuluk. Au sommet de la colline, il emprunta une route étroite parsemée de frontières. L’atmosphère, en raison de l’altitude, se refroidissait. Il longea un mur et déboucha sur une esplanade.
  
  Deux lampadaires éclairaient la façade austère d’une grande bâtisse. Au bas des marches, des charbons rougeoyaient dans un brasero. Malgré la chaleur qu’ils dégageaient, Mehmet Oglu s’était vêtu d’une pelisse pour attendre Coplan. Il se leva péniblement de sa chaise et marcha à sa rencontre en s’aidant d’une canne.
  
  Le vieillard atteignait un âge respectable. Peut-être quatre-vingt-cinq ans, calcula Coplan. Durant la Seconde Guerre mondiale, il avait été l’un des agents les plus actifs du IIIe Reich en Turquie. Du moins, était-ce la thèse qu’avait soutenue le tribunal militaire d’Istanbul en 1945. En réalité, la légende voulait qu’il ait servi à la fois Berlin, Londres, Washington, Moscou, la France Libre et le régime de Vichy. Personne, en fait, ne s’y était retrouvé dans ce sextuple jeu et dans les innombrables volte-face de ce prestidigitateur étourdissant.
  
  Les juges d’Istanbul l’avaient finalement acquitté. Depuis, il avait travaillé au coup par coup pour les services spéciaux occidentaux. Dix ans plus tôt, il avait pris sa retraite. Néanmoins, lorsque l’occasion lui en était donnée, il retombait dans les activités qui avaient meublé la majeure partie de son existence.
  
  Sitôt débarqué de l’aéroport d’Adana, Coplan lui avait téléphoné pour lui demander de se tenir sur le qui-vive à toute heure du jour et de la nuit. Cette dernière recommandation, en fait, se révélait superflue car le vieillard souffrait d’insomnies depuis son soixante-dixième anniversaire.
  
  - Quel bon vent vous amène ? s’enquit-il en un français excellent. Celui de Paris ?
  
  Pour Mehmet Oglu, il n’existait pas de plus belle ville au monde.
  
  - Le petit bistro que vous aimiez tant a fermé, répondit Coplan. Il a été remplacé par une laverie automatique.
  
  Le vieux forban soupira.
  
  - Il faudra que je meure bientôt. Les choses que chérit mon cœur disparaissent les unes après les autres. Je dois donc à mon tour fermer boutique. Que puis-je pour vous ?
  
  - J’ai un colis humain dans cette voiture. Une femme. J’aimerais qu’elle ne prenne pas l’air durant quelque temps. Vous pouvez y veiller ? Je suis sûr que vous êtes le geôlier idéal.
  
  - Elle est jeune et belle ?
  
  - Elle l’est.
  
  - Souhaitez-vous qu’elle travaille pour moi ?
  
  - Certainement pas ! répliqua Coplan avec force. Elle sera prisonnière chez vous, un point c’est tout. Que personne ne s’avise de la toucher !
  
  - Il sera fait comme vous le désirez. Transportez-la à l’intérieur.
  
  Coplan s’exécuta et passa sous le fronton à l’inscription partiellement effacée par le temps : Institution Sainte-Agnès de Villafondray. Dans le hall d’attente, sur la crasse du mur opposé, se dessinait encore l’emplacement où, durant des décennies, avait été fixé le crucifix.
  
  Au début du siècle, sous l’Empire ottoman, des religieuses françaises avaient fondé cette maison destinée à l’enseignement des jeunes filles catholiques. Elle avait prospéré à l’époque du mandat français sur le sandjak (Province) d’Iskenderun puis avait décliné. Mehmet Oglu avait racheté les bâtiments qu’il avait transformés en bordel (Authentique) pour les marins de la flotte turque qui, dans le golfe, surveillait les mouvements entre Chypre et les côtes syriennes.
  
  En boitillant et en s’aidant de sa canne, le Turc guida Coplan le long d’un large couloir. De derrière les portes s’échappaient des ronflements sonores. La chambre à laquelle il conduisit Francis était en réalité un cachot dans lequel étaient enfermées les récalcitrantes.
  
  Coplan déposa Sevim sur le lit et alla chercher ses bagages en imaginant le réveil de la Turque dans sa prison. Elle hurlerait de rage, c’était sûr, mais ne parviendrait pas à s’enfuir. Dans ce domaine, on pouvait accorder confiance à Mehmet Oglu.
  
  Dehors, il aspira un grand bol d’air froid.
  
  La catastrophe avait été évitée de justesse.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Après quelques heures de sommeil dans une chambre chez Mehmet Oglu, il repartit pour Adana sans chercher à savoir si Sevim était réveillée. A l’aéroport, il rendit l’Opel et prit le premier vol de la Turkiye Hava Yollari pour Istanbul d’où il repartit sur-le-champ pour Rome par Alitalia. De là, il gagna Madrid.
  
  Régis fut heureux de le voir.
  
  - Je m’emmerdais, avoua-t-il. Et puis, la paella, basta !
  
  - C’est d’accord pour la date prévue. Tu es paré ?
  
  - Paré.
  
  - Tout dans la tête ? insista Coplan.
  
  - Comme un film que je me serais mille fois repassé.
  
  - Alors, tu démarres.
  
  Dans un appartement de l’Avenida José Antonio, Coplan retrouva Saraya. La Libanaise portait une robe élégante et était enveloppée d’un nuage de parfum lourd et exotique, son péché mignon.
  
  - Plus de ça, admonesta Coplan. Tu sors de ton rôle.
  
  - Un peu de joie dans la grisaille remonte le moral, répondit-elle. Je m’ennuyais, à vrai dire. Je me suis fait un petit ciné. Je sortais dans la rue et j’attirais tous les hommes.
  
  - Le ciné, je te l’accorde, pas cette tenue. Tu te déshabilles et tu prends une douche. Essaie de te débarrasser de cette saleté de parfum. On passe bientôt à l’action et tu pars aujourd’hui même pour te conformer au plan prévu.
  
  Sans vergogne, elle se déshabilla devant Coplan qui demeura impassible.
  
  - Tu ne veux pas en profiter avant ce qui nous attend ? l’aguicha-t-elle.
  
  - Non. Dépêche-toi.
  
  - Tu as tort, s’obstina-t-elle en se caressant les seins. Tu le regretteras quand il sera trop tard.
  
  - Fiche le camp ! commanda-t-il.
  
  Dans le domaine érotique, Saraya aurait damé le pion à Sevim ! Elle était insatiable. Probablement nymphomane, ce qui arrangeait bien ses employeurs.
  
  Quand elle réapparut, elle portait veste et pantalon, sobres et neutres. Mais des traces du parfum subsistaient.
  
  Coplan entreprit de lui faire répéter son rôle. Elle s’en tira à merveille.
  
  - Maintenant, conclut-il. Tu te mets en route.
  
  De Madrid, Coplan gagna Barcelone où attendaient Dieter et Brahim. Séparément, l’Allemand et l’Irakien jouaient les touristes. Coplan les contacta et, comme avec Saraya, procéda à des répétitions. L’un et l’autre n’avaient rien oublié de son enseignement. Ils étaient prêts pour l’action.
  
  Dieter était un peu nostalgique :
  
  - Au Barrio Chino, j’ai rencontré une de ces pépées ! Le feu aux fesses ! Dommage de la lâcher !
  
  Coplan soupira. Le feu aux fesses ? Lui-même était suffisamment gâté, avec Sevim et Saraya !
  
  Brahim ne manifesta aucun sentiment. Il aimait obéir, et agir dans un cadre strict, bien limité, imperméable à l’initiative individuelle. A Barcelone, un peu livré à lui-même, il s’était senti mal à l’aise. Aujourd’hui, il reprenait le collier et retrouvait ses marques.
  
  De Barcelone, Coplan sauta à Lisbonne. Dans la Rua Frei Amador Arrais, il retrouva Thierry et ses appareils de musculation. L’athlète resplendissait de santé. Ses gros poings martelaient ses pectoraux.
  
  - La grande forme ! exulta-t-il.
  
  - Tu as bien respecté les consignes ? questionna Coplan.
  
  - Au fil du rasoir.
  
  - C’est bien. Voyons si tu n’as rien oublié.
  
  Thierry n’avait rien oublié, constata très vite Coplan avec satisfaction.
  
  - Tu pars aujourd’hui même et tu suis le plan à la lettre.
  
  L’étape suivante fut Zurich. Là se cachait Kacem. Coplan le trouva en prières, tourné vers La Mecque, et attendit respectueusement qu’il eût terminé. L’Arabe lui offrit une orangeade. Il ne buvait jamais d’alcool. Comme les autres, il savait au millimètre ce qu’il aurait à faire. Fervent du cross, il appréhendait un peu ce qui l’attendait.
  
  - J’aime les grands espaces, rêva-t-il.
  
  - A un moment, il y en aura, promit Coplan, mais, c’est vrai, tu ne pourras guère en profiter pour t’éloigner. Bon, maintenant, prépare tes bagages et observe mes instructions.
  
  De retour à Rome, Coplan rencontra Urbain à la piscine de l’hôtel huppé dans lequel il était descendu. Ils montèrent dans sa chambre et procédèrent aux répétitions. Cette fois encore, Coplan n’eut aucune critique à émettre.
  
  - Si je comprends bien, le farniente est fini ? s’enquit Urbain.
  
  - Il se termine en ce moment même.
  
  - Dans le fond, j’en avais assez de visiter toutes ces ruines. Qu’attendent les Italiens pour les raser et construire des immeubles ultramodernes, quitte à conserver les noms, le Forum et le Mont Palatin ? ajouta-t-il avec une pointe d’humour.
  
  - Tu n’aurais pas déparé dans les rangs des Barbares qui ont dévasté Rome au Ve siècle, plaisanta Coplan.
  
  
  
  Dans le faubourg populaire et populeux, au dernier étage de la pension de famille aux relents d’ail et de tomates cuites, Sigrid déposa son ouvrage de philosophie et ouvrit à Coplan. Son œil resta froid. C’était une nature peu expansive. Comme Brahim.
  
  - L’heure a sonné ? se contenta-t-elle d’interroger.
  
  - A l’instant.
  
  - Parfait.
  
  Elle avait le détachement glacé d’une héroïne de cinéma. Svelte et blonde, poitrine menue, hanches étroites, elle faisait de l’effet, mais les choses, en général, en restaient là car Sigrid repoussait les avances masculines, sauf dans l’éventualité où ses employeurs le lui commandaient.
  
  Elle passa dans la minuscule salle de bains et en revint métamorphosée. La perruque noire coiffait ses cheveux blonds coupés court. Des lentilles spéciales brunissaient ses yeux bleus. Sa peau de miel s’en trouvait rehaussée.
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - Tu as déjà un pied dans l’opération, la félicita-t-il.
  
  - Tu veux aussi le tchador ? questionna-t-elle d’un ton indifférent.
  
  - Inutile. En revanche, j’aimerais que nous revoyions ensemble la marche à suivre.
  
  Du même ton indifférent, elle décrivit ce qu’elle aurait à faire. Coplan fut satisfait. Alors, Sigrid pêcha dans une boîte une épingle à nourrice et s’empara de la main de Coplan. Avec la pointe, elle piqua dans la chair du pouce, sous l’ongle. Une goutte de sang perla. Elle agit de même avec son index gauche et mélangea les sangs avant de lécher les deux doigts meurtris. Coplan se laissa faire. Sigrid obéissait à un rituel qui lui était propre, apparenté à une croyance païenne venue du fond des âges.
  
  Qu’importait ?
  
  En faisant cela la jeune femme était persuadée de conjurer le mauvais sort. Après tout, avait-elle tort ou raison ? Dans le second cas, la précaution qu’elle prenait ne pourrait que se révéler bénéfique pour l’Opération Gipsy.
  
  Elle rangea l’épingle et marqua d’un signet la page de l’ouvrage de philosophie dont elle avait interrompu la lecture.
  
  - Je suis heureuse de travailler avec toi, lança-t-elle par dessus son épaule. Toi, moi et les autres nous allons mettre à la raison ces judéo-capitalistes pourris. Nous ferons plier le genou aux impérialistes ! Nous délivrerons nos frères opprimés !
  
  Coplan respira un grand coup. L’Opération Gipsy était en bonne marche.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Trois jours plus tard, dans sa chambre de l'Hôtel Hilton de Nicosie, à Chypre, Coplan, allongé sur son lit en fumant une Gitane, passait en revue chaque détail de l’Opération Gipsy, lorsque le téléphone sonna. Il décrocha, écouta et crut revivre l’instant de crainte qu’il avait traversé à Rome.
  
  Un autre impondérable mettait en péril le plan soigneusement élaboré. Cette fois, ce n’était plus Sevim mais une autre femme. Et l’on ignorait presque tout d’elle. Pas question, par conséquent, de l’annihiler à l’avance.
  
  Une seconde catastrophe. Celle-ci plus grave que la première. Du moins, dans le cas de Sevim, avait-il pu rejoindre la Turque à temps et l’écarter. Là, tout effort était inutile. La malchance jouait vraiment contre Gipsy. Le mélange de sang opéré par Sigrid à Rome ne paraissait pas produire d’effets bénéfiques. Bien au contraire.
  
  Il écouta attentivement, répondit par monosyllabes et raccrocha.
  
  A travers la fenêtre, le ciel se couvrait de nuages sombres.
  
  Durant un long moment, il tourna en rond, puis descendit prendre un verre au bar. Des Américains discutaient bruyamment devant leur bourbon. Il s’installa à la table la plus éloignée, près de la fenêtre qui donnait sur la piscine. Les gracieuses évolutions des naïades l’amusèrent à peine.
  
  Peut-être aurait-il dû insister afin que l’opération soit remise ? Non, à l’évidence, il était trop tard. Il lui faudrait donc aviser sur place.
  
  
  
  
  
  L’employé voulut placer ses bagages sur le chariot mais Coplan refusa d’un geste, puis il tendit sa carte de crédit à la caissière.
  
  Quand il eut réglé sa note, il s’empara de ses bagages, avant de traverser le hall où cacardait un troupeau de touristes.
  
  Le portier lui héla un taxi et Coplan se fit conduire à l’aéroport.
  
  Au comptoir de la T.C.A., la Trans Coasts Airways, l’hôtesse enregistrait les passagers du vol 071 à destination d’Athènes. Coplan se plaça en queue de file.
  
  Lorsque vint son tour, il déposa sa valise sur la bascule mais conserva la mallette et le sac. Sans encombre, il accomplit les formalités de police et passa sous le portique de contrôle électronique. Comme il l’avait remarqué lors des répétitions, les autorités étaient particulièrement vigilantes à Nicosie, lieu de transit privilégié pour les terroristes de tout poil.
  
  Dans la salle d’attente, il s’assit à l’écart.
  
  Vingt minutes plus tard, les passagers du vol 071 furent appelés et il se leva, récupéra la mallette et le sac de voyage et s’en alla présenter sa carte d’embarquement avant de s’enfiler dans le tunnel d’accès à l’appareil.
  
  Compagnie privée et non affiliée à l’Association Internationale des Transporteurs Aériens, la T.C.A., soucieuse d’assurer un maximum de rentabilité, avait institué la classe unique et ainsi augmenté le nombre de sièges offerts à sa clientèle, recrutée principalement en Grèce et au Proche-Orient, car la Trans Coasts Airways limitait ses liaisons à ces deux zones géographiques. En raison des événements qui ensanglantaient le Liban, elle avait depuis des années transféré sa base opérationnelle de Beyrouth à Nicosie.
  
  Coplan s’assit à la place qu’il avait réservée dans la Section Fumeurs et, sous son siège, disposa la mallette et le sac de voyage.
  
  Le rituel suivit. Annonce de l’hôtesse au micro. Bienvenue à bord. Interdiction de fumer. Attachez vos ceintures. Coplan s’y conforma et s’absorba dans la lecture de la brochure vantant les mérites de la T.C.A.
  
  Après le décollage, il jeta un coup d’œil à sa montre. La compagnie aérienne chypriote respectait ses horaires. Satisfait, il se replongea dans sa lecture qu’il abandonna lorsque les inscriptions lumineuses No Smoking et Fasten Seat Belts s’éteignirent sur le panneau. Hâtivement, il déboucla sa ceinture, passa les mains sous son siège, ramena entre ses pieds le sac de voyage et entreprit de faire coulisser le couvercle de la mallette.
  
  A ce moment-là, le passager côté hublot se pencha vers lui. Il avait oublié son briquet, expliqua-t-il. Un peu agacé, Coplan lui alluma sa cigarette et renfonça les mains sous son siège.
  
  Le couvercle était délogé. Ses doigts se haussèrent et tâtonnèrent avant de se poser sur la fermeture Éclair de l’attache retenant le gilet de sauvetage dont chaque siège était équipé. Bientôt, ils se heurtèrent à une surface dure et se serrèrent sur la crosse du premier pistolet, puis du second, et, enfin, sur les deux sacs contenant les munitions respectives. Il tira les quatre objets qui churent dans la mallette dont il remit le couvercle en place. Il en agrippa la poignée, s’empara du sac de voyage et se leva pour gagner le bloc de toilettes de l’ancienne première classe, situé à quelques pas du galley et de la cabine de pilotage.
  
  Régis était là, fumant une cigarette, ce qui était interdit par le règlement. Une hôtesse lui en fit l’observation et la lui confisqua pour l’écraser dans le cendrier.
  
  Coplan attendit patiemment. Lorsque deux cabines contiguës furent libres, Régis et lui les occupèrent sur-le-champ. Du sac, Coplan sortit une cagoule noire et l’ajusta sur sa tête. Dans la mallette, il pêcha l’automatique, un SIG-SAUER P 220, calibre 9 millimètres Para, contenant neuf cartouches dans son magasin. Il en vérifia l’approvisionnement et esquissa un sourire de contentement. L’organisation à terre avait admirablement accompli sa tâche. De vrais pros. Gipsy était en bonne voie si, du moins, il parvenait à temps à conjurer la catastrophe.
  
  Le second pistolet utilisait des cartouches spéciales dont les balles en plastique explosaient sur la cible sans la perforer mais en l’annihilant instantanément grâce à un gaz paralysant. Cette particularité évitait de trouer le fuselage en provoquant la dépressurisation.
  
  L’enveloppe en toile contenait des munitions pour chacune de ces deux armes, ainsi qu’une grenade emprisonnant le même gaz paralysant.
  
  Lorsqu’il fut paré, Coplan cogna trois fois contre la cloison le séparant de Régis. Ce dernier répondit de façon identique. Coplan compta cinq secondes et sortit en coup de vent, en bousculant une passagère et l’hôtesse.
  
  Régis ouvrait déjà la porte de la cabine de pilotage et brandissait son arme et sa grenade.
  
  - C’est un détournement, annonça-t-il d’une voix calme en anglais. Obéissez à mes ordres ou je fais sauter ce putain d’avion !
  
  Le commandant de bord, le copilote, l’ingénieur mécanicien et le radio-navigateur sursautèrent. Jusque-là, la T.C.A. avait été épargnée par les pirates de l’air dont c’était pourtant la zone de prédilection.
  
  L’espace était étroit. Coplan ne pouvait s’y infiltrer. Par-dessus l’épaule de Régis, il lança :
  
  - Libérez les masques à oxygène des passagers !
  
  Le copilote hésita. Le commandant de bord inspecta un œil maussade le SIG-SAUER et la grenade, grimaça avec inquiétude et obéit.
  
  Saraya, Sigrid, Thierry, Kacem, Urbain, Brahim et Dieter avaient réservé des sièges disposés stratégiquement tout le long de l’appareil. A l’extrémité du tube en plastique, à la place du masque, une grenade fut éjectée du logement et se balança devant leur nez. Ils l’arrachèrent et se levèrent pour bondir dans l’allée centrale, le poing haut levé et serré autour de l’engin mortel. Sur leur tête, ils avaient prestement enfoncé la cagoule noire.
  
  - C’est un détournement ! hurlèrent-ils. Que personne ne bouge !
  
  En français pour Urbain et Thierry. En anglais, pour Dieter. En grec, pour Sigrid, et en arabe pour Saraya, Brahim et Kacem.
  
  Coplan reflua, repoussa le chef-steward en le menaçant de son arme et s’empara du micro.
  
  - C’est un détournement, répéta-t-il pour l’édification des passagers et des hôtesses. Pas de panique, je vous en prie. Il ne sera fait de mal à personne, du moins pas à ceux et celles qui nous obéiront. Nous ne sommes pas des bandits, pas des criminels, mais des révolutionnaires luttant pour une juste cause politique dont le triomphe assurera le bonheur de l’humanité. Conservez en mémoire notre motivation et soyez fiers de participer, même modestement, à notre marche victorieuse vers une ère radieuse. Cela dit, passons aux dispositions pratiques. Interdiction provisoire de quitter vos sièges. Dans l’intervalle, retenez vos intestins et vos vessies. Fixez à nouveau vos ceintures. Pour qu’ils se détendent après cette émotion, je permets aux fumeurs d’allumer une cigarette. Autre chose. J’ai remarqué qu’il y avait quatre enfants parmi vous. Que leurs mères les dorlotent et ne s’inquiètent pas. Mais, surtout, qu’elles veillent à ce qu’ils ne nous causent pas de tracas. Passons au personnel commercial. Le chef steward et les hôtesses se regrouperont dans la dernière travée. En aucun cas, ils ne communiqueront avec les passagers. Exécution immédiate.
  
  Dans la cabine de pilotage, Régis ordonna au copilote et au radio-navigateur de quitter leur siège et de rejoindre le personnel commercial sous l’escorte de Dieter qui venait de remonter l’allée centrale en compagnie d’Urbain. Ce dernier s’assit à la place du radio tandis que Régis s’installait aux côtés du commandant de bord et refermait l’arrivée d’oxygène dans les masques.
  
  - On change de cap.
  
  Le Chypriote restait maître de ses nerfs.
  
  - Où va-t-on ? se contenta-t-il d’interroger.
  
  - Au Caire.
  
  Urbain s’affaira avec la radio. Successivement, il avisa les stations de contrôle aérien d’Athènes, de Nicosie, de Beyrouth, de Damas, de Tel-Aviv et du Caire que le vol 071 de la T.C.A. était détourné sur la capitale égyptienne sans, cependant, en communiquer les raisons.
  
  Coplan veillait à l’exécution de ses ordres. Saraya, Dieter, Brahim, Kacem et Thierry se montraient vigilants. Être ferme, ne rien laisser passer, leur était-il recommandé. La moindre incartade et la punition devait être immédiate : expédier une balle de gaz paralysant.
  
  Lorsque tout fut en place, Coplan reprit le micro.
  
  - Je vais passer parmi vous. Vous me remettrez vos passeports.
  
  Sa collecte terminée, il s’installa dans le galley et compulsa les documents tout en dressant sa liste. En écartant le chef steward, les quatre hôtesses et l’équipage, 47 personnes étaient prises en otages :
  
  28 hommes
  
  15 femmes
  
  4 enfants qui se répartissaient en six nationalités différentes :
  
  1 Américain
  
  5 Britanniques
  
  14 Chypriotes
  
  9 Grecs
  
  4 Libanais
  
  14 Français dont un groupe de 10 touristes et leur accompagnatrice.
  
  Laquelle, parmi les quinze femmes, constituait le danger ? A éliminer, déjà, les mères des quatre enfants. En restaient onze. Cependant, compte tenu du critège d’âge et de l’impossibilité qu’elle appartînt au groupe des dix touristes français et qu’elle fût l’accompagnatrice, le choix se réduisait à trois :
  
  La Britannique Janet Lord La Chypriote Maria Xenakis La Libanaise Nadia Seghir.
  
  Toutes les trois, par conséquent, à surveiller de près. Il passerait la consigne à son équipe.
  
  Dans la cabine de pilotage, Urbain se heurtait à un refus du Caire. Les autorités égyptiennes interdisaient à l’appareil de se poser sur leur sol.
  
  A dessein, la porte de la cabine de pilotage demeurait ouverte. Ainsi Coplan entendait-il le dialogue. Les données techniques lui revenaient en mémoire : Boeing 737. Moyen courrier. Contenance : 130 passagers. Deux turboréacteurs : 15500 livres de poussée. Réservoirs : 18000 litres de kérosène, soit une autonomie de vol de 1550 milles marins, c’est-à-dire 2500 kilomètres. Atterrissage sur un mille. Décollage sur un mille trois quarts. Vitesse de croisière à 20000 pieds : 550 milles. A 36000 pieds : 485 milles. Après le take-off, délai de vingt-cinq minutes pour atteindre l’altitude de 23000 pieds. La soute à bagages à l’avant était pressurisée et climatisée car elle servait à transporter des animaux vivants. Mais, aujourd’hui, elle était vide, avait téléphoné le responsable des opérations à terre alors que Coplan se trouvait encore au Hilton de Nicosie.
  
  Cette connaissance approfondie du jet était nécessaire pour la suite de Gipsy.
  
  - Réfléchissez, Le Caire, menaça Urbain dans le poste radio, vous refusez de nous laisser atterrir et vous porterez la responsabilité de la perte de l’appareil et des personnes à bord. Nous, à l’avance, avons fait le sacrifice de notre vie pour notre cause, mais pas les autres !
  
  - Votre autonomie de vol vous permet de vous dérouter sur Damas ou de retourner à Nicosie, conseilla le porte-parole égyptien.
  
  - C’est Le Caire que nous voulons, répliqua Urbain, intransigeant. Et rien d’autre !
  
  - Quelles sont vos exigences ?
  
  - Nous les formulerons quand viendra l’heure.
  
  - Je suis obligé d’insister. Il me faudrait le...
  
  - N’insistez pas, coupa Urbain sèchement. Que vous le vouliez ou non, nous faisons route vers vous.
  
  Il abandonna son poste, sortit de la cabine et attira Coplan jusqu’à un hublot.
  
  - Les Israéliens sont déjà là ! Ceux-là ne perdent pas de temps !
  
  Deux chasseurs Northrop Tigershark aux flancs frappés de l’Étoile de David s’alignaient sur le plafond du 737.
  
  - Ils nous surveillent, c’est tout, diagnostiqua Coplan. Si nous faisions mine d’obliquer vers Tel-Aviv, ils interviendraient. Après tout, qui les assurerait que nous ne tentons pas de jouer aux kamikazes et de faire sauter l’avion au-dessus de leur capitale ?
  
  - Aujourd’hui, nous nous moquons de Tel-Aviv, persifla Urbain. Notre objectif est tout autre.
  
  - Retourne à la radio, ordonna Coplan. Ces Tigershark ne nous embêteront guère. Reprends le contact avec Le Caire. Maintiens la pression.
  
  - D’accord. En tout cas, tout se passe bien, non ?
  
  - Si. Conformément au plan. Le commandant de bord ne crée pas d’ennuis ?
  
  - Régis surveille le moindre de ses mouvements. Le contrôle est total.
  
  Urbain disparut et Coplan restitua les passeports. C’est à peine si son œil frôla les visages de Janet Lord, de Maria Xenakis et de Nadia Seghir. Cependant, en un éclair, il avait enregistré leurs traits.
  
  La première conservait son flegme. Regard clair. Cheveux roux relevés en chignon. Boucles d’oreilles turquoise. Jolie. La trentaine.
  
  La haine durcissait les yeux noirs de la seconde et sa lèvre s’ourlait de colère. Ses mains tremblaient. Un instant, Coplan avait cru qu’elle l’apostropherait durement, mais il n’en avait rien été. Au dernier moment, elle s’était maîtrisée. Sa chevelure châtain foncé retombait en mèches effilées sur le front et les joues. Menton un peu accusé. Bouche charnue et sensuelle. Teint de pêche. La trentaine, elle aussi. Constituait-elle le danger ?
  
  Ou alors, était-ce la troisième ? La Libanaise ? Cheveux d’ébène tirés en arrière et flottant sur les épaules. Yeux étonnamment bleus. Peau brou de noix. Poitrine abondante et hanches un peu larges. Visage effrayé. Jeune.
  
  Qui pouvait dire ? Les critères physiques demeuraient sans importance, que ce fût beauté éclatante, ou laideur repoussante. Derrière son bureau, celui qui avait désigné l’ennemie obéissait à ses propres raisons qu’il était seul à connaître.
  
  - Combien de temps cette comédie va-t-elle durer ? s’enquit l’Américain Blake Edwards, relayé aussitôt par le Français Robert Vilar : Quand allez-vous nous relâcher ? Je ne comprends rien à la politique et j’imagine que vos mobiles sont respectables, mais, moi, je veux rester en dehors de la lutte que vous menez. Des affaires urgentes m’attendent à Athènes !
  
  Coplan ne prit pas la peine de répondre et s’éloigna dans l’allée centrale en inspectant son dispositif. Rien à redire. Chacun à sa place, l’œil attentif, les jambes bien écartées, la main droite serrant la grenade ou le pistolet à gaz paralysant.
  
  Il marcha jusqu’au fond de l’appareil où étaient regroupés le personnel commercial ainsi que le copilote et le radio-navigateur. A travers l’ouverture de la cagoule, Sigrid lui murmura :
  
  - J’ai bien fait de mélanger nos sangs. Jusqu’à maintenant, tout a marché à merveille.
  
  - Jusqu’à maintenant, renvoya Coplan, sec.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Les Égyptiens avaient capitulé.
  
  Le 737 de la Trans Coasts Airways se posa sur la piste et, guidé par la tour de contrôle, roula jusqu’à l’extrémité du taxiway isolé sur lequel les autorités préféraient le tenir à l’écart jusqu’à plus ample informé.
  
  - Demi-tour sur place, ordonna Régis au commandant de bord qui obéit sans discuter comme il avait choisi de le faire depuis le début du détournement.
  
  Le soleil était encore haut dans le ciel. Aucune turbulence n’avait troublé le vol jusqu’au Caire.
  
  A travers les hublots, on voyait le ballet des véhicules en tous genres, armée, police, pompiers, corps médical, qui cernaient le gros oiseau pivotant sur l’asphalte. Les passagers se détendaient. Ils ignoraient en fait où l’avion avait atterri mais espéraient un secours de l’extérieur et la fin du cauchemar. La vue des uniformes les réconfortait. Soldats et policiers allaient intervenir et les libérer rapidement, se persuadaient-ils.
  
  Les réacteurs coupés, Coplan braqua son arme sur le commandant de bord et l’ingénieur-mécanicien, les fit sortir de la cabine et les accompagna dans les travées qu’il avait réservées à tout l’équipage. Là, il les fit asseoir sous la garde de Thierry et de Sigrid avant de revenir au galley et de reprendre le micro :
  
  - Conservez les ceintures attachées. Que personne ne bouge.
  
  Puis il pénétra dans la cabine de pilotage et remplaça Urbain, qui sortit avec Régis. Coplan entra en communication avec la tour de contrôle.
  
  - Aucun véhicule, aucune personne ne doit s’approcher de l’appareil. Si vous contrevenez à nos instructions, nous abattons les passagers.
  
  - Ici, Abdullah Zivadji, délégué du gouvernement, répondit une voix. Nous n’avons pas l’intention de tenter un assaut contre le 737. Du moins, pour le moment. Nous souhaitons connaître d’abord les motifs de ce détournement.
  
  - Vous allez le savoir.
  
  Dans la carlingue, Urbain et Régis s’affairaient. Ils soulevèrent la trappe de la soute avant et en sortirent les cordages qu’ils passèrent dans les poignées et fixèrent en travers des portes, un moyen, à première vue puéril mais, en réalité, terriblement efficace contre la surprise d’un assaut.
  
  La climatisation coupée, l’air commençait à tiédir.
  
  - Nous accordons un délai de vingt-quatre heures au gouvernement français pour libérer nos amis. En voici la liste. Vous êtes prêt à noter ? reprit Coplan.
  
  - Je suis prêt.
  
  - Carlos Urtizberea, Cherif Ghermaoui, Mustapha Benchik, Isabelle Roche, Jean-Marc Legros, Nathalie Beaujard, Florence Dupuis, Bedros Kevorkian, Serop Boghossian, Greta Schutz, Ahmed Belbachir et Mokrane Chaab, dicta Coplan d’une voix lente en détachant distinctement les syllabes. Ces hommes et ces femmes, dont le seul tort consista à lutter pour la liberté des peuples, sont incarcérés dans des prisons françaises dans des conditions épouvantables, indignes de la grande nation que se prétend être la France, officiellement à l’avant-garde du respect des droits de l’homme. C’est pourquoi nous exigeons que la liberté soit rendue à nos frères dans le malheur. Dans l’éventualité où cette revendication ne serait pas satisfaite par le gouvernement français, nous nous trouverions dans la pénible obligation d’abattre nos otages. Naturellement, nous commencerions par ceux de nationalité française. Je vous rappelle que nous en comptons quatorze à bord, neuf hommes et cinq femmes.
  
  Coplan fournit leurs identités en se référant à la liste qu’il avait dressée.
  
  - Ne prenez aucune initiative, recommanda l’Égyptien, un peu paniqué. Nous devons aviser Paris au préalable.
  
  - Rappelez-lui qu’il a vingt-quatre heures pour se décider.
  
  - L’équipage et les passagers se portent bien ?
  
  - Ils sont enchantés de cet imprévu dans leur vie habituellement si terne. Ne vous faites pas de soucis. De toute façon, il n’y a aucun Égyptien parmi eux.
  
  - Non, mais il y a des enfants et leurs mères. Ne pourriez-vous les libérer ?
  
  - Nous aborderons cette question plus tard. Contactez d’abord Paris et voyez sa réaction.
  
  - Avez-vous besoin de vivres, d’eau ?
  
  - Nous verrons cela ultérieurement.
  
  Régis et Urbain avaient terminé. Le second remplaça Coplan qui retourna au micro de bord et autorisa le débouclage des ceintures et l’accès aux toilettes, quatre par quatre, sous la surveillance des membres de son commando terroriste. Le commandant de bord et le reste de l’équipage, chefs naturels de l’appareil, étaient soigneusement maintenus à l’écart sans possibilité de communication avec les passagers. Par ailleurs, l’équipe Coplan prenait garde de ne pas se laisser surprendre par un téméraire risquant sa vie pour jouer au héros. Parallèlement, Urbain dans la cabine de pilotage, Régis et Saraya sur les flancs, et Dieter à l’arrière, surveillaient les abords afin de repérer une infiltration éventuelle à laquelle, d’ailleurs, Coplan ne croyait pas. Les Egyptiens n’avaient, pour le moment, aucun intérêt à monter une opération, d’autant que nul compatriote n’était retenu prisonnier. Le Caire préférerait repasser la balle dans le camp de Paris.
  
  Quand les otages eurent, chacun à leur tour, fait étape dans les toilettes, Coplan ordonna que les ceintures fussent rebouclées et les volets des hublots abaissés afin de couper totalement ses captifs de l’extérieur.
  
  Appréhendant la venue de la nuit, il exigea par radio que des camions-phares éclairent les abords pour mieux prévenir une attaque éventuelle.
  
  Les autorités donnèrent droit à sa requête.
  
  Vers vingt et une heures, le délégué se manifesta :
  
  - Paris étudie vos revendications, ce qui ne veut pas dire qu’elles seront acceptées. En revanche, un geste de bonne volonté de votre part faciliterait les négociations. Pourquoi ne pas relâcher les enfants et leurs mères ?
  
  - Je suis d’accord, consentit Coplan, mais demain seulement, quand il fera jour. J’envisage aussi de libérer les personnes âgées. Cette mesure, cependant, ne concernera pas les Français. Nous les haïssons. Ils sont solidaires de leur gouvernement. Nous ne leur ferons aucun cadeau. Vous avez donc ma promesse que les enfants, leurs mères, les personnes âgées non françaises recouvreront leur liberté demain matin. En échange, et par souci humanitaire, je vous demande un groupe électrogène afin de remettre en marche la climatisation et d’éclairer l’intérieur de la carlingue. Si vous acceptez, nous négocierons ensemble les modalités. Au cours de l’approche, nous surveillerons vos hommes. S’ils essaient un coup tordu, nous les allumons et abattons des otages sans discrimination de nationalités.
  
  Pendant que Coplan parlait, Régis et Urbain relevaient la trappe de la soute avant et en sortaient les fusils d’assaut Kalashnikov placés là par l’équipe au sol.
  
  Les autorités égyptiennes capitulèrent cette fois encore et, à vingt-deux heures, des militaires du Génie, surveillés par Coplan, Régis et Urbain, avaient terminé de brancher le groupe électrogène.
  
  Saraya et Sigrid converties en hôtesses distribuèrent les plateaux-repas et les boissons auxquels personne encore n’avait eu le temps de toucher. Le dîner achevé, elles débarrassèrent et répartirent pour la nuit coussins et couvertures.
  
  Le même Français, Robert Vilar, s’indigna :
  
  - Vous êtes des barbares !
  
  Saraya dévida un long chapelet d’insultes en arabe et il se tut, suffoqué.
  
  Mine de rien, Coplan observait les réactions de celles qu’il s’était assignées pour cibles : Janet Lord, Maria Xenakis et Nadia Seghir. Il ne nota rien de particulier en dehors de l’attitude normale de quelqu’un pris en otage par des pirates de l’air et qui ignore quand se terminera le cauchemar.
  
  Il entreprit alors d’organiser le tour de garde pour la nuit en prenant la précaution de faire ligoter dans le dos les poignets du chef steward et des quatre membres du personnel navigant.
  
  La première journée de l’Opération Gipsy s’achevait.
  
  
  
  
  
  A huit heures, Brahim reprit le contact avec les autorités. Dans l’intervalle, les poignets entravés avaient été libérés. Quatre par quatre, les otages assiégeaient les toilettes. Malgré la climatisation, une forte odeur de transpiration imprégnait l’atmosphère. Saraya avait glissé à Coplan :
  
  - Le parfum que tu critiquais tant à Madrid serait le bienvenu ce matin !
  
  - Une terroriste idéologique et une cocotte ne font pas bon ménage, avait-il répliqué, narquois.
  
  A nouveau transformées en hôtesses, Sigrid et Saraya avaient confectionné du café brûlant et l’avaient distribué, accompagné de biscuits et de friandises pour les enfants.
  
  Du regard, Brahim interrogeait Coplan qui inclina le menton en signe d’assentiment. L’Irakien reprit le dialogue mais, cette fois, en arabe.
  
  - Paris a décidé d’envoyer ici un plénipotentiaire, l’informa le délégué égyptien dans la même langue. Nous l’attendons. Il arrive par le premier vol d’Air France. Comment vont les passagers et l’équipage ?
  
  - Ils ont passé une nuit paisible. Certes, ils auraient préféré leur lit. Nous leur avons expliqué le sens de notre combat et ils ont parfaitement compris nos motivations. Leur approbation est totale. Ils sont furieux que la France persévère dans sa tyrannie et séquestre arbitrairement dans ses geôles nos frères épris de justice et de liberté.
  
  - Vous bluffez ! s’indigna l’Égyptien. Votre complice bluffait-il aussi hier soir lorsqu’il m’a promis la libération des enfants, de leurs mères et des personnes âgées ?
  
  - Je déteste le mot complice. Rectifiez-le sur-le-champ, sinon j’arrête la communication.
  
  Coplan hocha la tête pour manifester son approbation. Un long silence s’établit sur les ondes et le délégué abdiqua.
  
  - C’est bon. Je le rectifie. Votre ami bluffait-il hier soir ?
  
  - Il disait la vérité. Et nous le prouvons immédiatement. Amenez contre la porte avant de l’appareil une échelle mobile. Que votre personnel, ensuite, se retire. Personne dans un rayon de cent mètres.
  
  - Combien d’otages allez-vous libérer ?
  
  - Seize. Quatre enfants et leurs parents, soit douze. Ainsi que quatre personnes âgées : deux femmes, deux hommes.
  
  - Très bien. Je vous envoie l’échelle mobile et nous nous conformerons à vos autres instructions.
  
  L’Irakien coupa le contact et Coplan s’en alla reprendre le micro et en anglais s’adressa aux passagers : « Ceux et celles dont les noms suivent seront libérés dans l’heure qui suit. » Un brouhaha joyeux anima brusquement la carlingue.
  
  Coplan haussa la voix.
  
  - Que les autres se rassurent. Leur libération n’est que partie remise. Qu’ils s’arment de patience. Nos revendications vont aboutir sous peu et ils recouvreront la liberté avec, de surcroît, la fierté d’avoir participé au démantèlement de l’injustice dans le monde.
  
  Le Français Robert Vilar se tourna vers Kacem.
  
  - Quelles sont, au juste, vos revendications ?
  
  L’Arabe se contenta de lui décocher un léger coup de crosse sur l’arrière de la tête pour le faire taire. Devant ce geste, Janet Lord s’écria :
  
  - It’s most disgraceful !
  
  La réaction de la Britannique n’avait pas échappé à Coplan mais il n’en pouvait tirer aucune conclusion. Le semblant de brutalité n’était pas gratuit mais calculé. Kacem se contentait d’obéir aux ordres. En outre, il convenait de maintenir une discipline sévère, sinon l’anarchie et la contestation régneraient rapidement.
  
  Quand l’échelle mobile fut en place, Régis et Urbain ôtèrent les cordages passés dans les poignées et la porte fut débloquée. L’air frais entra et chassa les miasmes.
  
  Dieter connaissait son rôle de sacrifié si les Egyptiens optaient pour le tir immédiat. Il s’empara d’un Kalashnikov et posa hardiment le pied sur le palier de l’échelle. Dans une attitude de défi, il pointa le fusil d’assaut sur les camions de l’armée et de la police, les engins des pompiers, les ambulances du corps médical, les silhouettes en uniforme, armées, couchées à plat ventre contre les roues des véhicules.
  
  Rien ne se produisit.
  
  L’Allemand exhala un long soupir de soulagement. Sous la cagoule noire, la sueur déferlait sur son front et ses joues. Cible idéale, il aurait pu mourir là, sous le feu croisé des Égyptiens.
  
  Coplan et la moitié de son équipe organisèrent la sortie des otages libérés qui, effrayés, pressaient le pas avec, au cœur, la crainte que leurs ravisseurs ne reviennent sur leur décision. Par charité, ils dissimulaient leur bonheur aux autres, à ceux qui restaient dans le malheur. Dehors, ils dévalèrent les marches et coururent au-devant des Egyptiens qui les accueillirent avec chaleur. Une femme avait demandé à Coplan :
  
  - Et nos bagages ?
  
  - Nous ne pouvons les sortir de la soute et les trier. Prenez patience. Quand tout sera fini, vous les récupérerez.
  
  Dieter recula et réintégra la carlingue avant de refermer la porte et de relever le levier de verrouillage. Régis et Urbain fixèrent à nouveau les cordages. Coplan remania sa liste. En excluant les neuf membres de l’équipage, il se retrouvait avec 23 hommes et 8 femmes :
  
  - 14 Français dont 5 femmes.
  
  - 4 Britanniques dont 1 femme, Janet Lord.
  
  - 5 Chypriotes dont 1 femme, Maria Xenakis.
  
  - 4 Grecs.
  
  - 4 Libanais dont 1 femme, Nadia Seghir.
  
  Soit, aussi, 25 Chrétiens et 6 Musulmans.
  
  A nouveau la hantise de la catastrophe le tarauda. D’où viendrait-elle ? De Janet Lord, de Maria Xenakis ou de Nadia Seghir ? Certes, il aurait pu les libérer, elles aussi. Néanmoins, cette manœuvre aurait suscité chez l’intéressée de lourds soupçons. Pour la suite de Gipsy, mieux valait, en définitive, qu’elle demeurât à bord. La ruse l’exigeait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  L’anglais du négociateur envoyé de Paris au Caire par le premier vol d’Air France, était marqué par les inflexions recherchées, caractéristiques des diplomates en fonction au Quai d’Orsay. Le lourd accent germanique que Coplan avait adopté en empruntant la langue de Shakespeare ne lui échappa pas.
  
  - Vous êtes allemand ? questionna-t-il d’emblée.
  
  - Que vous importe ? répliqua brutalement Coplan. Vous êtes ici pour me dire si votre gouvernement accepte de libérer nos amis. Oui ou non ?
  
  - Monsieur, répondit sèchement son interlocuteur, vous exercez sur la France un odieux chantage. Mon pays est un Etat de droit. Vous n’ignorez pas que, parmi ceux dont vous réclamez la libération, neuf ont fait l’objet de décisions de tribunaux les condamnant à la réclusion criminelle à perpétuité. Les trois derniers, Isabelle Roche, Florence Dupuis et Mokrane Chaab sont en instance de jugement. La justice, chez nous, est indépendante, constatation qui conduit à une impasse car, même si mon gouvernement souhaitait, à contrecœur évidemment, accepter votre marché, ses mains seraient liées devant le refus que lui opposerait cette justice indépendante.
  
  - Ses mains se délieraient-elles si nous exécutions un ou plusieurs otages français ? riposta Coplan. Nous en détenons quatorze, je vous le rappelle.
  
  - Je ne peux croire que vous agissiez aussi criminellement. Votre cœur, j’en suis sûr, est accessible à la pitié.
  
  - Il l’est, c’est vrai, et je l’ai prouvé ce matin en libérant seize otages. J’ai ainsi accompli un geste de bonne volonté. Vous ne semblez m’en tenir aucun gré. Pourquoi, à votre tour, ne pas avancer d’un pas dans ma direction en élargissant, par exemple et dans un premier temps, un tiers de nos frères ? L’atmosphère en serait considérablement détendue.
  
  - Je viens de vous exposer les raisons du refus de mon gouvernement, non seulement sur le plan moral mais également sur celui de la loi.
  
  - Je vous conseille de contacter à nouveau Paris. A présent, je voudrais m’entretenir avec le représentant égyptien.
  
  Quand il fut accédé à sa requête, Coplan exigea :
  
  - Je veux le plein de kérosène dans l’heure qui suit. Etudions ensemble les modalités d’approche par votre personnel.
  
  
  
  
  
  En accueillant dans son bureau l’attaché militaire adjoint, le chef de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure, celui que tout le monde appelait le Vieux, arborait un visage volontairement neutre.
  
  L’Égyptien s’inclina cérémonieusement car il éprouvait le plus grand respect pour le talent du patron des Services Spéciaux, lui-même étant de la boutique. Derrière ses fonctions diplomatiques à l’ambassade de l’avenue d’Iéna se cachaient en effet ses activités de chef du Moukhabarat-el-Asma (Services Spéciaux égyptiens) pour la France.
  
  Après les formules de politesse habituelles, le Vieux le fit asseoir dans le fauteuil en cuir noir réservé aux visiteurs de marque et il offrit un rafraîchissement. Ce rituel consommé, il entra dans le vif du sujet :
  
  - Quelles nouvelles m’apportez-vous, colonel ?
  
  - Monsieur le directeur, nos services ont placé à la tour de contrôle, et auprès de notre négociateur, des spécialistes de la voix et des accents idiomatiques. Leurs conclusions sont les suivantes : le premier pirate, celui qui a révélé la prise d’otages, bien que s’exprimant en anglais, est un Français. Celui qui a pris le relais au Caire est un Allemand. Le troisième parle arabe avec un accent irakien. Pour être franc avec vous, nous ne connaissons pas au Proche-Orient de groupes terroristes comprenant une telle association. Par ailleurs, nous avons interrogé les seize otages libérés ce matin. Des renseignements recueillis, il s’avère que les pirates sont au nombre de huit. Six hommes, deux femmes. En gros, mais nous pouvons nous tromper, quatre Arabes, quatre Européens. Leur chef semble être celui dont je viens d’évoquer le lourd accent germanique. Leur technique à bord de l’appareil nous conduit à penser que nous avons affaire à des professionnels de haut niveau. Je cite au hasard : utilisation de cordages pour bloquer les poignées des portes. Simple, mais efficace en cas d’assaut. Séparation entre les passagers et leurs soutiens moraux naturels, l’équipage, le chef steward et les hôtesses. Rationnement de la nourriture et de l’accès aux toilettes. Ce n’est pas par cruauté. L’objectif est clair : briser les ressorts psychologiques et obtenir l’adhésion des otages.
  
  Le Vieux approuva d’un léger signe de tête.
  
  - Le phénomène est connu et l’engrenage est fatal. L’otage subit l’ascendant de son geôlier. Inconsciemment, il prend fait et cause pour lui, adopte ses thèses, en parvient à la conclusion que le coupable n’est pas celui dont il est captif mais celui refusant le marché proposé. Le caractère abject de la prise d’otages s’efface et la victime est fascinée par le bourreau. Elle devient sa complice et collabore.
  
  L’Égyptien eut une mimique peinée.
  
  - Je crains, hélas, que la situation que vous venez de décrire ne se réalise concrètement.
  
  - Ce qui supposerait que nous n’en sommes qu’au début ?
  
  - J’en ai peur.
  
  - Comment sont-ils parvenus à introduire leurs armes et, en particulier, ces Kalachnikov si encombrants ?
  
  - Probablement des complices à Nicosie qui ont acheté des membres du personnel au sol de la Trans Coasts Airways. Les autorités n’y ont vu que du feu. Les Chypriotes ont fait la preuve d’un certain laxisme.
  
  - C’est aussi mon avis.
  
  - En tout cas, les motivations des pirates sont évidentes : faire libérer des terroristes de tout acabit afin de relancer l’action terroriste au Proche-Orient.
  
  L’Égyptien tourna la tête vers le panneau mural qu’il avait remarqué à son entrée dans le bureau. Sur son bois était punaisée une large feuille de papier jaune pâle sur laquelle, en gros caractères, avaient été tracés des noms et des inscriptions.
  
  Ainsi lisait-on :
  
  Carlos Urtizberea : Appartenance non identifiée Cherif Ghermaoui : Appartenance non identifiée Mustapha Benchik : Appartenance non identifiée Isabelle Roche : Appartenance non identifiée Jean-Marc Legros : Groupe Action Immédiate Nathalie Beaujard : Groupe Action Immédiate Florence Dupuis : Groupe Action Immédiate Bedros Kevorkian : Armée Prolétarienne Arménienne
  
  Serop Boghossian : Armée Prolétarienne Arménienne
  
  Greta Schutz : Fraction Armée Rouge Allemande Ahmed Belbachir : Mouvement de l’Islam Révolutionnaire
  
  Mokrane Chaab : Mouvement de l’Islam Révolutionnaire
  
  En regard, étaient indiqués les chefs d’inculpation : attentats par explosifs, destructions d’édifices publics et privés, assassinats. Seuls, deux noms faisaient exception, ceux d’Isabelle Roche et de Florence Dupuis, emprisonnées pour détention d’armes et de matériels de guerre prohibés. Une autre mention était accolée : la condamnation par la cour d’assises à la réclusion criminelle à perpétuité, sauf pour Isabelle Roche, Florence Dupuis et Mokrane Chaab en instance de jugement.
  
  L’œil de l’Égyptien se fit rêveur.
  
  - Un Allemand dans l’avion et Greta Schutz de la Fraction Armée Rouge en prison. Ils se connaîtraient ?
  
  - Les chemins des pirates et de ceux dont ils demandent la libération se sont forcément croisés à un moment quelconque, trancha le Vieux. Voyez-vous, colonel, le terrorisme est devenu un club fermé. Certes, les balles qu’on s’y partage ne sont pas celles du tennis ou du golf. Cependant, les membres se sont rencontrés au moins une fois, ne serait-ce que dans les camps d’entraînement du Yémen ou de Libye, et le seul point qui, à la rigueur, appellerait la sympathie dans cette monstrueuse association criminelle, c’est leur solidarité indéfectible. Votre Irakien, par exemple, pourrait très bien sortir des rangs kurdes. Ils sont nombreux dans le mouvement. Leur pays, écartelé entre l’Irak, l’Iran et la Turquie et exaspéré par cette situation, fournit des contingents importants au terrorisme. Ces recrues œuvrent pour le bien, ou plutôt pour le mal, de tous les membres du club. C’est une mini-O.N.U. Peu importe que l’un croie au Ciel et l’autre pas, que l’on adhère à la faucille et au marteau ou au croissant islamique, qu’on en tienne pour les chiites ou pour les sunnites, quand il s’agit d’opérer à Belfast, tous se rangent dans le camp de l’I.R.A. catholique. C’est un exemple, bien sûr.
  
  Dans son fauteuil, l’attaché militaire adjoint remua, un peu gêné, croisa et décroisa les jambes, émit une petite toux polie, et questionna :
  
  - Aux dernières nouvelles, quelle est la position de votre gouvernement, monsieur le directeur ?
  
  Le Vieux posa dans celui de son vis-à-vis un regard calme et serein et détacha les syllabes :
  
  - Il n’est pas question que nous négocions.
  
  - En resterez-vous là ?
  
  Le patron des Services Spéciaux français pianota négligemment sur son sous-main.
  
  - Seuls les imbéciles ne changent pas d’avis, colonel.
  
  
  
  
  
  A Khodinka, dans l’immeuble de neuf étages qui abrite les bureaux de la direction opérationnelle du G.R.U. (Glavsnoë Razdedivatelnoë Upravlenië. Direction des Services de Renseignements de l’Armée rouge, rivaux et concurrents du K.G.B), le général-colonel Fedor Grigorievitch Kourvachev, sanglé dans son uniforme impeccable à la veste ornée de prestigieuses décorations, accueillit cérémonieusement son visiteur, le directeur du K.G.B., et lui offrit un siège, ainsi qu’un cigare cubain, le péché mignon de l’Ukrainien trapu et corpulent, miraculeux rescapé des purges sanglantes de l’ère stalinienne.
  
  - Thé ou vodka ? proposa-t-il.
  
  - J’ai déjà bu ce matin la quantité de thé quotidienne que m’autorise mon médecin. Alors, j’opterai pour la vodka, répondit le directeur non sans une pointe d’humour. En outre, la saveur du tabac ne se marie qu’avec l’alcool.
  
  Après ces préliminaires, le patron du K.G.B. tira une longue bouffée de son cigare et attaqua :
  
  - Est-ce vous, Fedor Grigorievitch, qui téléguidez les pirates du Caire ?
  
  Le général-colonel plissa une lèvre moqueuse.
  
  - Je pensais bien que ce soupçon vous effleurerait, Youri Alexandrovitch. Soyez rassuré, il n’en est rien. Aucun membre de mes services n’est mêlé à cette affaire. Si vous voulez mon avis, il s’agit d’une initiative privée. Certes, votre service et le mien contrôlent soixante pour cent des effectifs du terrorisme. Le problème se situe au niveau des quarante pour cent restants. Il nous arrive de les manipuler par intermédiaires interposés. Les ayatollah nous ont beaucoup aidés dans ce domaine avec leur sectarisme et leur fanatisme exacerbés. Néanmoins, il existe une frange de groupes sur lesquels nous n’avons pas prise et qui appartiennent à cette ultra-gauche sur laquelle, déjà, Lénine tirait à boulets rouges.
  
  - Pas de réminiscences historiques, je vous en prie. Des faits. Voyons si les vôtres concordent avec les miens.
  
  - Mes agents au sein du Moukhabarat-el-Asma m’ont informé que, parmi les pirates, nous comptons un Allemand, un Français et un Irakien. C’est maigre.
  
  - Ce qui l’est moins, répliqua le directeur du K.G.B., c’est que sur les douze personnes dont les pirates réclament la libération, sept sont contrôlées par vous, ou l’étaient avant leur incarcération.
  
  - Exact. Et vous, vous n’en avez que trois. Allons-nous jouer, pour autant, les marchands de tapis dans un souk oriental ?
  
  - Mon cher Fedor Grigorievitch, vous ne semblez pas me suivre dans mon raisonnement. Sur ces douze personnes, sept relevaient de vos services, et trois des miens. Il en reste deux.
  
  - Isabelle Roche et Florence Dupuis, intercala aussitôt le général-colonel.
  
  - En fait, ne sont-elles pas les cibles réelles de ces pirates, les dix autres n’étant là que pour meubler la revendication et tromper en jouant le rôle de leurres ?
  
  - Tromper qui ? Les Français ?
  
  - Les Français ou nous. En mélangeant les noms d’Isabelle Roche et de Florence Dupuis à ceux des autres, les pirates de l’air ne cherchent-ils pas à fournir à ces deux femmes un brevet de terroristes, à les parer d’une aura, à leur accorder un statut, en quelque sorte à les légitimer afin que, par exemple, si elles sont libérées, nous soyons tentés de les employer ?
  
  Le patron du G.R.U. se raidit.
  
  - Pour nous infiltrer ?
  
  - Vous y êtes. Voici ce que je propose : oublions nos rivalités. Essayons de savoir qui sont, en réalité, Isabelle Roche et Florence Dupuis.
  
  
  
  
  
  A Langley, le directeur de la zone Méditerranée de la C.I.A. questionnait son chef des opérations de Sécurité :
  
  - C’est vous qui avez manigancé cette histoire ?
  
  - Non. Ce sont sûrement les Soviétiques. Parmi les douze terroristes dont les pirates exigent la sortie de prison, sept, avant d’être arrêtés, dépendaient du G.R.U. et trois du K.G.B. Moscou veut prouver qu’il n’abandonne pas les siens. Un exemple parmi d’autres : Carlos Urtizberea vient de l’E.T.A. Sa présence sur le terrain est nécessaire pour que se poursuive la politique de démantèlement du Pays Basque espagnol. Les Soviétiques font d’une pierre deux coups. Ils réactivent un agent de haut niveau et prouvent à leurs mercenaires que le K.G.B. et le G.R.U. sont capables de les sortir aisément des culs-de-basse-fosse dans lesquels les ont jetés les Occidentaux.
  
  - A condition que les Français les libèrent.
  
  - Paris peut refuser, certes, mais si cinq ou six des Français retenus à bord sont massacrés, ne se laissera-t-il pas fléchir ?
  
  - Je pense à autre chose, Jeff. La meilleure chance de Paris réside dans un manque réel de détermination des pirates. Ont-ils vraiment l’intention de se suicider en faisant exploser l’avion et en mourant en compagnie de l’équipage et des otages ?
  
  
  
  
  
  - Il faut faire pression sur Paris ! explosa le directeur de la Sécurité intérieure de l’Etat d’Israël, baptisée en hébreu abrégé Shin-Beth. Que soit refusée leur libération ! Ces bandits, à présent hors d’état de nuire, nous ont causé beaucoup de dégâts, fait beaucoup de mal. Le car scolaire incendié avec les quinze enfants de Nazareth, c’étaient Cherif Ghermaoui et Mustapha Benchik. Notre ambassadeur assassiné à Paris, c’étaient Jean-Marc Legros et Nathalie Beaujard, les bombes lancées dans la synagogue d’Anvers à l’heure de l’office, c’étaient Bedros Kevorkian et Serop Boghossian, le colis piégé qui a tué notre attaché culturel à Bonn, c’était Greta Schutz, la roquette expédiée dans les réservoirs du 747 d’El-Al à Zurich, c’était Ahmed Belba-chir, l’hôtel qui s’est effondré à Athènes sur les membres de notre délégation commerciale, c’était Mokrane Chaab. On permettrait à ces assassins de continuer leurs sanglants exploits ?
  
  Le ministre demeurait imperturbable.
  
  - Nous tablons sur la sagesse de Paris, se contenta-t-il de répondre.
  
  Le directeur du Shin-Beth secoua la tête.
  
  - C’est insuffisant. Depuis la création de notre État en 1948, nous n’avons compté que sur nous, jamais sur les autres.
  
  Le ministre soupira. Son œil se posa sur la photographie encadrée qui ornait le coin droit de son bureau. Son épouse, sa fille et son fils. Tous morts. La première, d’un cancer généralisé, la deuxième abattue dans son kibboutz au cours d’une attaque venue de Syrie, le troisième, broyé dans les débris métalliques de son chasseur bombardier lors de la guerre du Kippour en 1973.
  
  Son cœur se serra. Son interlocuteur ne prêta nulle attention à son émotion. Emporté par son indignation, il exhalait sa rancœur :
  
  - Un jour ou l’autre, même nos amis nous trahissent. Nous ne pouvons compter que sur nous ! répéta-t-il avec force.
  
  Le ministre repoussa la faiblesse qui l’avait étreint durant l’espace d’un instant. Les souvenirs poignants ne servaient à rien contre le terrorisme.
  
  - Qu’avez-vous à l’esprit ? s’enquit-il d’une voix dont il ne parvint pas à gommer la sécheresse.
  
  Son visiteur le dévisagea sans rien laisser transparaître de son irritation. L’homme politique était une colombe, un mou. Les scrupules l’habitaient, pour ne pas dire qu’ils le rongeaient. La conscience constituait-elle une arme efficace contre le terrorisme ? Sûrement pas ! Avec leur byzantinisme, leurs cheveux coupés en quatre, les rabbins et leurs fidèles n’étaient plus dans le coup ! D’ailleurs, dans le monde moderne, avait-on encore besoin de rabbins ?
  
  - Entebbe, lâcha-t-il.
  
  Le ministre sursauta.
  
  - Quoi ? s’écria-t-il. Vous voulez dire que vous suggérez une opération du type Entebbe ?
  
  - Tout à fait. Avec la complicité du tyran Amin Dada, des terroristes retenaient en otages d’innocents passagers à bord d’un Boeing d’Air France posé sur cet aéroport ougandais. Paris est-il intervenu ? Certainement pas. Il a tergiversé. Nous avons alors décidé d’agir. Le commando des Forces spéciales que nous avons expédié dans ce pays africain a délivré les innocents.
  
  - Il n’y a pas de tyran au Caire aujourd’hui, rétorqua le ministre.
  
  - Le problème des otages n’en demeure pas moins. Tout comme celui des criminels susceptibles d’être libérés au cas où le chantage aboutirait.
  
  Le patron du Shin-Beth respira un grand coup. Bon sang, c’était obligé, Israël, un jour, tomberait tout cru entre les mains des Palestiniens si l’on ne se débarrassait pas au plus vite de ces chiffes molles qui gouvernaient le pays !
  
  - Ce n’est pas à nous mais à la France d’expédier un commando au Caire, articula avec netteté le ministre.
  
  Le directeur esquissa un sourire rusé.
  
  - Pourquoi ne pas insister amicalement auprès d’elle pour qu’elle agisse ainsi ? suggéra-t-il.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Dieter s’installa devant le poste radio.
  
  - T.C.A. 071 appelle, lança-t-il en anglais.
  
  La réponse jaillit instantanément :
  
  - J’écoute. A vous, T.C.A. 071.
  
  - Le négociateur français est-il là ?
  
  - Non. Il est en pourparlers avec son gouvernement.
  
  - Très bien, nous attendrons la décision de Paris. Pour le moment, nous avons besoin de vivres frais et de boissons, ainsi que de médicaments. Surtout des tranquillisants pour les passagers.
  
  - Accepteriez-vous qu’un médecin monte à bord pour les examiner ?
  
  - Négatif. Personne ne se plaint de quelque chose en particulier.
  
  - Pas de cardiaques, de diabétiques ?
  
  - Tout le monde est en bonne santé. C’est de la chance. Naturellement, certains risquent de ne pas rester dans cet heureux état si nos exigences ne sont pas satisfaites.
  
  - Elles le seront, du moins en ce qui nous concerne. Comment devons-nous procéder ?
  
  - Un seul homme portera les colis, quitte à effectuer plusieurs allers et retours. Il les déposera sur le palier supérieur de l’échelle mobile. En dehors de ses manutentions, à aucun moment il ne s’immobilisera près de l’appareil. Nous le surveillerons.
  
  - Il sera fait comme vous le désirez.
  
  - Terminé pour T.C.A. 071.
  
  Dieter tourna la tête et fixa Coplan qui esquissa un sourire approbateur.
  
  - Ils ont vraiment la trouille, fit l’Allemand.
  
  - On l’aurait à moins. Tu t’es bien débrouillé.
  
  Coplan regagna la carlingue. Chez les otages, une barbe de trente heures noircissait le menton et les joues des hommes. Dans les traits tirés, les yeux brillaient fièvreusement. Le maquillage s’effaçait sur le visage des femmes. Coplan s’était attiré un brin de sympathie en procédant à la distribution des flacons d’eau de Cologne que la Trans Coasts Airways tenait à la disposition de sa clientèle. Entre les fumeurs, il avait réparti le contenu des cartouches de cigarettes découvertes dans le galley. Grâce au groupe électrogène installé par les Egyptiens, la climatisation maintenait une atmosphère fraîche. Entre les travées, les conversations demeuraient feutrées.
  
  Disposés stratégiquement, Régis, Urbain, Thierry et Saraya conservaient un œil vigilant sur les otages tandis que Brahim, Sigrid, et Kacem surveillaient l’extérieur.
  
  Comme il l’avait fait à de multiples reprises depuis l’arraisonnement de l’appareil, Coplan passa en revue les otages et l’intérieur de la carlingue.
  
  Un assaut était possible. Ce serait une troisième catastrophe.
  
  Mais, comme les fois précédentes, il se rassura vite. Sa défense était bien organisée.
  
  Maria Xenakis tricotait un petit carré de laineverte entrecoupée de jaune. Difficile de savoir dès à présent à quoi aboutirait l’ébauche. Un pull ? Une paire de guêtres ? Un bustier ?
  
  Une réminiscence traversa l’esprit de Coplan. Pour les Chypriotes, le vert et le jaune représentaient les couleurs du bonheur. L’origine en remontait à l’époque lointaine où leur île était gouvernée par les Lusignan et les Templiers avant d’être cédée aux doges de Venise. La tradition était restée profondément ancrée au cœur de ses habitants. D’une certaine façon, tricoter ces couleurs s’apparentait à un vif désir de conjurer le mauvais sort qui, plus que de raison, avait frappé cette lointaine avancée des Croisés. En outre, pour Maria Xenakis, si du moins elle n’était pas celle qui signifiait la catastrophe pour Coplan et les siens, la prise d’otages correspondait à un autre mauvais coup du destin qu’il fallait absolument exorciser.
  
  Nadia Seghir relisait Paris-Match. Son œil s’attardait sur les parures somptueuses des princesses venues des brumes nordiques pour convoler en justes noces sur la Côte d’Azur avec des altesses au charme méditerranéen.
  
  Elle leva sur Coplan son regard étonnamment bleu et l’apostropha en allemand :
  
  - Combien de temps encore allez-vous nous retenir ?
  
  Il tressaillit. Était-ce elle ? Testait-elle l’accent germanique qu’elle avait noté lorsqu’il utilisait l’anglais ? Soupçonnait-elle quelque chose de tordu ? En tout cas, l’allemand qu’elle parlait était parfait. Comme celui de Coplan. Aussi, sans se troubler, répondit-il dans la langue de Goethe :
  
  - Le temps qu’il faudra pour que soient libérés nos frères.
  
  Elle mordit sa lèvre charnue et sensuelle avant de questionner :
  
  - Et si on ne les libère pas ?
  
  - Nous serons obligés d’abattre les passagers un à un jusqu’à ce que satisfaction nous soit donnée.
  
  Une lueur effrayée apparut dans les yeux bleus.
  
  - Vous tueriez des innocents ? protesta-t-elle d’une voix angoissée.
  
  Coplan plissa les yeux.
  
  - L’innocence n’existe pas, répliqua-t-il durement. Un être humain fait partie du problème ou de sa solution.
  
  Le Français Robert Vilar l’avait entendu. D’un doigt timide, il attira son attention et questionna en allemand :
  
  - Qu’avez-vous voulu dire par « faire partie du problème ou de sa solution » ?
  
  - J’ai voulu dire ceci : lorsque l’injustice règne dans le monde, deux camps s’affrontent. Le premier englobe ceux qui laissent subsister cette injustice, le second regroupe ceux qui tentent de la supprimer. J’appartiens à celui-ci, et vous, nos otages, à l’autre, celui des salauds !
  
  Sur ce, Coplan s’éloigna à grands pas.
  
  Janet Lord avait défait le chignon qui enroulait ses cheveux roux et ôté ses boucles d’oreille turquoise. Elle eut un geste hautain à l’intention de Coplan qui s’arrêta à sa hauteur.
  
  - J’ai l’habitude de prendre mon thé à cinq heures très précises. Hier, j’en ai été privée. Puis-je espérer qu’il en ira différemment aujourd’hui ?
  
  A dessein, le ton se teintait d’arrogance. De son pouce, Coplan lissa le tissu de la cagoule.
  
  - Ceylan ou Darjeeling ?
  
  Un instant, elle parut déconcertée, mais reprit très vite son aplomb.
  
  - Un Darjeeling parfumé à la mangue.
  
  - Alors, il vous faudra attendre un jour ou deux que nous le commandions, lady. Le Darjeeling que nous avons à bord est parfumé au durian.
  
  Il tourna les talons. Celle qu’avait déléguée l’ennemi s’afficherait-elle ainsi ? Il sombra dans le doute. Qui était-ce ? La Chypriote, la Libanaise ou la Britannique ?
  
  
  
  
  
  Le Vieux posa son menton sur ses doigts croisés.
  
  - Du nouveau, colonel ?
  
  L’Egyptien semblait ruminer des pensées moroses.
  
  - Effectivement, monsieur le directeur. Un autre pirate s’est manifesté à la radio. Nos spécialistes sont catégoriques. Il est allemand.
  
  - Résumons-nous. Parmi ces neuf terroristes, nous aurions donc deux Allemands, un Français et un Irakien.
  
  - Oui, mais quelque chose me tracasse, voyez-vous. Pourquoi ces gens se font-ils entendre à tour de rôle ?
  
  - Effectivement, cette attitude est contraire à leurs habitudes.
  
  - Et à leur goût du secret. Nos agents interrogent sans relâche les seize passagers libérés, y compris les enfants. Ceux-ci, parfois, remarquent des détails qui échappent aux adultes.
  
  - Sont-ils parvenus à un résultat concret ?
  
  - Ils tablent sur un élément essentiel. Avant de passer leur cagoule, les pirates étaient à visage découvert. Les otages les ont donc vus mais, bien évidemment, ne leur ont prêté aucune attention particulière. Néanmoins, certains points généraux concordent. Les terroristes sont jeunes, environ la trentaine. Physique nord-européen pour cinq d’entre eux et plutôt méditerranéen, voire arabe, pour les autres, dont les deux femmes. Les hommes sont forts et musclés.
  
  - Avouez, colonel, que nous ne sommes guère avancés. Jeunes, forts et musclés, qu’attendre d’autre de criminels qui arraisonnent un appareil d’une ligne commerciale ?
  
  - Certes, admit l’attaché militaire adjoint. De votre côté, avez-vous obtenu quelque chose ?
  
  - Neuf billets d’avions sur le vol 071 détourné ont été achetés et payés par une agence de voyages fictive basée à Beyrouth. Ses locaux, deux pièces au rez-de-chaussée d’un immeuble à moitié détruit, sont vides depuis avant-hier. Son fondateur, en fait un prête-nom, est mort sous un tir de l’artillerie chiite voici sept mois. Les employés, dont l’identité est inconnue, se sont volatilisés. Vous savez tout, colonel. Comme vous vous en doutez, la capitale libanaise, déchirée entre des factions adverses, ne constitue pas le terrain idéal pour recueillir rapidement des informations solides. N’y voyez aucun pessimisme, néanmoins il me paraît peu probable que, dans un avenir proche, nous sachions à qui nous avons affaire.
  
  
  
  
  
  - Mon gouvernement refuse votre marché, expliqua le négociateur français. Je fais appel à votre conscience, à votre sens de l’humanité, à votre cœur, tout être possède un cœur et...
  
  - Foutaises ! coupa brutalement Coplan. Je vous accorde un autre délai de vingt-quatre heures, sinon j’abats quatre otages ! Terminé pour T.A.C. 071 !
  
  A la même heure, le porte-parole du gouvernement s’adressait, dans un salon de l’hôtel Matignon, aux représentants de la presse française et étrangère et précisait la position du conseil des ministres restreint qui s’était tenu une heure plus tôt. En résumé, de la fermeté. Pas question d’accepter le chantage odieux des pirates de l’air. Céder aux revendications, c’était ouvrir la voie à des actes de terrorisme du même type.
  
  - Et si des otages sont abattus ? questionna le New York Times.
  
  - Alors, une action de force serait, probablement, envisagée.
  
  - Pourquoi n’a-t-elle pas eu lieu puisque vous refusez de vous soumettre au chantage ? voulut savoir Europe 1.
  
  - Entre autres raisons, parce que les otages retenus ne sont pas tous de nationalité française. Nous comptons aussi des Grecs, des Chypriotes, des Libanais et des Britanniques. Naturellement, nous avons consulté leurs gouvernements dont la position est identique à la nôtre : pas de marchandages indécents avec le terrorisme. Néanmoins, avant d’adopter une réaction plus vigoureuse, il nous faut leur accord. Par le dialogue, la concertation, le raisonnement et l’appel à des sentiments humains, nous avons bon espoir de convaincre les pirates de l’inanité de leur tentative. A ce sujet, l’Égypte a promis de leur accorder l’impunité s’ils venaient à résipiscence. C’est une mesure importante qui devrait les inciter à revenir à de meilleurs sentiments.
  
  - Croyez-vous qu’ils soient accessibles aux sentiments ? ne put s’empêcher de persifler le Figaro.
  
  
  
  A l’aéroport du Caire, les boissons, les vivres et les médicaments furent livrés conformément aux règles édictées par Dieter.
  
  Les cordages ôtés des poignées et la porte poussée par l’Allemand et Coplan, ceux-ci s’écartèrent aussitôt, remplacés par Kacem qui braqua son Kalashnikov sur les camions cernant l’appareil.
  
  Le sergent des commandos de l’Air égyptiens, une unité d’élite, pointa sur lui son fusil à lunette et visa le centre de la cagoule. Son index se glissa entre le pontet et la détente, et resta là. A ses côtés, était allongé un capitaine, son supérieur hiérarchique, qui, les écouteurs plaqués sur les oreilles, attendait qu’on lui communique, éventuellement, l’ordre d’ouvrir le feu. Dans son for intérieur, il doutait que les autorités en arrivent à cette extrémité, sacrifiant ainsi les otages à bord de l’appareil.
  
  Kacem ne se berçait d’aucune illusion. Si les Egyptiens avaient manigancé un assaut, c’était là le moment propice et, en se découpant ainsi contre le blanc brillant du fuselage, il constituait une cible idéale pour les tireurs d’élite égyptiens.
  
  Quant à l’intervention ultérieure, le Caire devait probablement se méfier en remuant de pénibles souvenirs dans sa mémoire. Quelques années plus tôt, un commando des forces de l’Air avait été envoyé à Chypre en vue de libérer onze compatriotes retenus en otages par deux Palestiniens sur l’aéroport de Larnaca. L’affaire s’était soldée par un fiasco : quinze morts égyptiens.
  
  Le Caire hésitait sans doute à rééditer un tel contre-exploit.
  
  Kacem vit démarrer le chariot poussé par deux hommes et se raidit, le doigt sur la détente du Kalashnikov. Les convoyeurs portaient des combinaisons blanches avec les initiales T.C.A. tracées en rouge en travers de la poitrine. Leurs cheveux étaient coiffés d’une casquette bleue de joueur de base-bail. De grosses lunettes noires masquaient leurs yeux.
  
  A pas comptés, ils avançaient. Lorsqu’ils furent parvenus au pied de l’échelle mobile, ils s’emparèrent de cartons et Kacem, sur-le-champ, intervint en arabe
  
  - Un seul monte les colis, l’autre s’éloigne à dix pas. Toi, le petit gros, tu t’écartes. Vite !
  
  Le Kalashnikov donna l’impression de tressauter entre les mains de Kacem et l’autre recula précipitamment tandis que son collègue escaladait les marches avec une lenteur prudente en tenant le carton des deux mains. Il le déposa sur le palier et, au moment où il se courbait, Kacem lui décocha un léger coup de pied en biais qui rasa la tempe et décrocha les lunettes. Un regard haineux se leva vers Kacem.
  
  - J’aime voir à quoi ressemble un larbin, ricana ce dernier. Avec tes lunettes noires, tu croyais jouer à quoi ? A un émir du golfe Persique ? Allez, fissa, amène les autres colis !
  
  L’Égyptien serra des poings rageurs mais s’exécuta. Coplan qui, de sa position en retrait, surveillait le bon déroulement de l’opération fut persuadé que le camp d’en face lui avait expédié deux barbouzes, ce qui constituait une réaction tout à fait normale venant de l’adversaire.
  
  Lorsque l’opération de ravitaillement fut terminée, Coplan prit le micro.
  
  - Vous avez faim et soif. Vous allez être en mesure de les apaiser. Nous allons procéder à une distribution de vivres et de boissons. Conservez vos ceintures attachées.
  
  A nouveau, Sigrid et Saraya jouèrent les hôtesses. Quand la seconde se présenta devant Maria Xenakis en lui tendant un plat contenant une cuisse de poulet et du riz frit, la Chypriote, la mine condescendante, lui lança :
  
  - Ena sadouits mè zabon (Un sandwich au jambon).
  
  Cette requête, formulée en grec, relevait du défi, analysa Saraya dont la patience n’était pas la qualité première. D’un geste vif, elle plaqua l’assiette sur le visage de la jeune femme et le maintint en place d’une main ferme comme pour graver un masque funéraire. Enfin, elle lâcha prise et se moqua :
  
  - Tu seras en avance sur les autres ! Toi, tu as déjà avalé ton dîner !
  
  - Bien joué, la félicita un peu plus tard Coplan dans le creux de l’oreille. D’une part, il faut briser toute résistance et d’autre part déterminer celle qui s’est infiltrée comme le ver dans le fruit.
  
  - C’est Nadia Seghir, ma compatriote, souffla en retour Saraya.
  
  Coplan l’attira à l’écart.
  
  - Sur quoi te bases-tu ?
  
  - Reportons-nous à l’époque du cours technique sur le comportement de l’otage dans un avion détourné. Lorsque l’arraisonnement survient, il est déconcerté, effrayé, paniqué, terrorisé, puis ses angoisses se calment si les pirates maintiennent un minimum de confort et ne se livrent à aucune brutalité à son égard. Je parle encore moins d’un meurtre. Or, Nadia Seghir est la seule passagère, je dis bien, la seule, à avoir conservé son attitude du début. A mon avis, elle joue la comédie. Elle n’est pas vraiment terrorisée.
  
  Coplan fit la moue.
  
  - Tes arguments sont peu solides. On ne peut conclure aussi vite.
  
  - En tout cas, garde mon impression en mémoire.
  
  - Tu lui as parlé ?
  
  - Non.
  
  - Attends un peu pour provoquer l’occasion. Que ce soit naturel. Décortique-moi ensuite son accent arabe. Vois s’il est authentique et d’où il vient. Arrange-toi pour que Kacem et Brahim l’entendent. Avec eux, nous avons deux pays à tester : l’Algérie et l’Irak.
  
  - Comment était l’allemand de ma compatriote lorsqu’elle t’a parlé ?
  
  - Excellent, mais avec une pointe d’accent.
  
  A un moment, Sigrid apporta à Coplan une boulette de papier. Il la déplia et la défroissa. Quelques mots apparurent, hâtivement griffonnés en français :
  
  La femme seule sur travée 17 A, B, C est celle qui m’espionne.
  
  Coplan inspecta la carlingue. La travée 17 A, B, C, était occupée par Nadia Seghir. Voilà qui renforçait la thèse soutenue par Saraya. Mais le caractère subjectif n’en subsistait pas moins car la personne ayant écrit le message était celle-là même qui était espionnée, position susceptible de provoquer en elle des réactions paranoïaques.
  
  Ce n’était pas pour autant qu’il fallait négliger l’hypothèse Nadia Seghir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Les otages donnaient à poings fermés. Tous, sans exception. Leurs puissants ronflements sonores semblaient vouloir faire exploser les parois de la carlingue.
  
  En revanche, ni Coplan, ni les membres de son équipe, ne sommeillaient. Bien au contraire, ils montaient une garde vigilante en surveillant l’extérieur.
  
  Vers deux heures du matin, les projecteurs qui éclairaient le no man’s land entourant l’appareil s’éteignirent d’un seul coup, en même temps que stoppait le groupe électrogène alimentant le Boeing 737 en électricité.
  
  Coplan bondit. Régis et Urbain ôtèrent les cordages. Dieter et Coplan abaissèrent le levier et entrouvrirent la porte. Dans l’espace ainsi libéré, Kacem introduisit le canon du Kalashnikov et lâcha une courte rafale dans les airs en évitant ainsi de toucher un assaillant. Il se retira précipitamment et Coplan et Dieter rebloquèrent le lourd panneau.
  
  Dans la soute à bagages arrière, coincé entre les valises en cuir et les Samsonites, Brahim perçut contre le fuselage une présence humaine.
  
  Les commandos de l’Air, l’unité de choc égyptienne, intervenaient, subodora-t-il en entendant des chocs légers et métalliques.
  
  - Vous êtes en danger de mort ! cria-t-il en arabe. J’ai un Kalashnikov et dix chargeurs de rechange ! Si vous essayez d’ouvrir cette soute, je vous allume !
  
  Coplan se précipita sur le poste radio et appela frénétiquement :
  
  - T.C.A. 071 à tour de contrôle !
  
  - Tour de contrôle, j’écoute, répondit une voix sèche.
  
  Coplan reconnut celle du délégué égyptien qui, selon toutes apparences, devait camper en permanence près de la radio.
  
  - Cessez vos conneries, intima-t-il rudement. Vous avez cru nous blouser mais vous n’êtes pas assez forts. Croyez-vous sincèrement que nous allions tomber dans votre piège ? Bouffer et boire ce que vous nous apportiez ? Pas si bêtes ! Nous n’y avons pas touché ! Nous savions que vous les bourreriez de soporifiques. Les otages y ont succombé, pas nous ! Nos natures hyper-entraînées nous permettent de tenir des jours, voire des semaines, sans manger ni boire. En résumé, nous avons déjoué vos manigances. L’assaut que vous êtes en train de donner est voué à l’échec ou, s’il réussissait, il signifierait la mort de tous les otages. Est-ce ce que vous souhaitez ?
  
  - Non, balbutia l’Égyptien.
  
  - Alors, donnez ordre à vos commandos de laisser tomber l’opération et de regagner leurs camions. Rétablissez les projecteurs et le groupe électrogène.
  
  - J’aimerais vous tenir ! Je vous étranglerais de mes propres mains ! ragea l’Égyptien.
  
  - Personne ne me capturera jamais, cingla Coplan. Je suis plus fort que le monde entier, plus fort, même, que Dieu !
  
  - Ne blasphémez pas, lui conseilla son interlocuteur.
  
  Les projecteurs se rallumèrent, éclairant les silhouettes penaudes des commandos qui rebroussaient chemin vers leurs véhicules. Le groupe électrogène se remit en marche et la climatisation fut rétablie, réduisant instantanément la moiteur qui avait envahi la carlingue.
  
  Abrutis par les somnifères, les otages dormaient du même sommeil profond.
  
  Coplan partagea son équipe en deux. La première moitié échangea ses vêtements sales contre ceux contenus dans les bagages à main, sans oublier les cagoules, et procéda à une toilette sommaire, pendant que la seconde montait la garde. Ensuite, elle remonta de la soute avant les provisions de bouche placées là par l’équipe au sol de Nicosie, essentiellement des biscuits, des conserves et de l’eau d’Evian, et, dans le galley, confectionna une cuisine rudimentaire destinée aux neuf membres du commando.
  
  Thierry s’adressa à Coplan :
  
  - Bravo pour ce passage inouï à la radio sur nos natures hyper-entraînées qui nous permettent de tenir des jours et des semaines sans boire ni manger ! Ces idiots ignorent que nous possédons nos propres aliments.
  
  - Ils croyaient qu’on allait becter leur poulet aux somnifères ! rigola Dieter.
  
  - Ils ne semblent pas penser avoir affaire à des pros ! appuya Saraya en ajoutant des olives noires à son thon à l’huile.
  
  Coplan ne fit pas de commentaires, termina son frugal repas et, profitant du sommeil profond dans lequel elles étaient plongées grâce aux Égyptiens, s’en alla inspecter les affaires personnelles de ses trois suspectes.
  
  Dans le sac à main de Maria Xenakis, il découvrit un carnet médical révélant que la Chypriote était enceinte de deux mois. Coplan demeura songeur. A première vue, il était peu plausible que l’ennemi ait envoyé une agente enceinte, d’autant que la fécondation était obligatoirement connue des autorités supérieures et recueillait leur approbation. Néanmoins, un point tracassait Coplan.
  
  Pourquoi diable Maria Xenakis n’avait-elle pas profité de la libération des femmes et des enfants pour réclamer la même faveur en agitant énergiquement son carnet médical, preuve incontestable qu’elle était en état de grossesse ?
  
  Était-ce un oubli ? Mais était-il vraisemblable que, dans la situation où elle se trouvait, une otage n’ait pas recours à tous les moyens la conduisant vers la liberté ?
  
  Si ce n’était pas un oubli, ce refus volontaire de quitter l’avion attestait alors que la Chypriote obéissait aux ordres : espionner la cible, cette cible qui, si l’on en croyait son message sur les boulettes de papier, soupçonnait plutôt Nadia Seghir.
  
  Et Janet Lord ? Était-elle pour autant à écarter ?
  
  Coplan examina les affaires personnelles de la Britannique, sans rencontrer un indice quelconque pouvant incriminer la jolie rousse.
  
  Le carré de laine vert et jaune que tricotait Maria Xenakis était tombé à terre. Coplan le ramassa et le remit en place sur le siège vide. Un instant, il resta debout là, à le fixer. Le vert et le jaune, les couleurs du bonheur, selon l’ancienne tradition chypriote. Du bonheur pour l’enfant qu’attendait Maria Xenakis, voilà ce que signifiait ce carré de laine à peine ébauché. Une layette, probablement.
  
  Allongée sur les sièges A, B et C de la travée 17, Nadia Seghir dormait aussi profondément que les autres otages. Comme pour les deux autres, Coplan fouilla ses affaires personnelles. Dans le sac à main, il découvrit la note d’hôtel de Nicosie. Or, la cible était descendue dans le même établissement. Dans l’avion, elle avait dû se souvenir du visage et de la silhouette de la Libanaise entrevue à l’hôtel et griffonner l’avertissement sur le morceau de papier roulé en boule.
  
  La facturation hôtelière débutait, cependant, antérieurement à l’arrivée de l’objectif à Chypre, donc contradiction. Ou elle était chargée d’espionner celui-ci et, dans ce cas, débarquait dans l’île sur ses talons, ou Nadia Seghir n’était pas celle à qui était confiée cette mission.
  
  Coplan grimaça. Il tournait en rond. Maria Xenakis ? Janet Lord ? Nadia Seghir ?
  
  
  
  
  
  Jacques Lanthier avait dîné simplement dans un restaurant de la place Nationale dans la vieille ville d’Antibes. Le raz de marée touristique n’avait pas encore déferlé et le personnel des restaurants arborait une mine florissante, détendue, au lieu des visages défaits, harassés, aux traits tirés, aux yeux cernés, qui seraient les leurs en septembre.
  
  Menu simple : salade de tomates, rougets grillés, tarte aux quetsches, bandol blanc.
  
  Attendri par l'accorte silhouette de la serveuse, il laissa un généreux pourboire en réglant l’addition et sortit sur la place. Atmosphère feutrée, douillette, beaucoup de couples jeunes, souriants, enlacés, baguenaudant. Lanthier se sentait bien. Sans se presser, en tirant de petites bouffées du cigarillo qu’il venait d’allumer, il gagna le parking public dans la halle et s’installa derrière le volant de sa 505.
  
  Soudain, une impression bizarre s’empara de lui.
  
  Le clandestin qu’il était s’entourait d’un rideau de sonnettes d’alarme qui l’alertaient en cas de péril.
  
  On l’épiait. Les symptômes étaient là : une certaine épaisseur de l’atmosphère, une lourdeur dans la nuque et ce malaise prémonitoire qu’il connaissait bien.
  
  Ne pas révéler qu’il avait décelé la surveillance. Lancer le moteur. Flâner au hasard.
  
  C’était sûrement la D.S.T.
  
  Par une rue perpendiculaire, il s’enfila jusqu’à l’avenue de l’Amiral de Grasse et longea le front de mer par l’artère étroite et tortueuse, en passant devant le restaurant Les Vieux Murs avec ses tables éclairées aux chandelles et sa clientèle élégante. Son regard maintenait un va-et-vient constant entre la chaussée et le rétroviseur.
  
  En entrant dans Cap d’Antibes, il repéra la voiture. Une BMW gris foncé. Lanthier accéléra, laissa derrière lui la pointe Bacon, la plage de la Garoupe, le cap Gros et remonta le boulevard du Littoral en direction de Juan-les-Pins.
  
  Au feu rouge, il s’aperçut que la BMW n’était plus dans son sillage. Il en fut étonné et vaguement inquiet. Avait-il semé ses poursuivants ? Pas possible, conclut-il avec lucidité. Il n’eut guère le temps d’épiloguer. Précaution élémentaire : ses quatre portières étaient verrouillées. Cette dissuasion se révéla insuffisante devant le coup de masse appliqué sur la vitre avant côté passager. Une main s’engouffra, débloqua la fermeture et Lanthier se retrouva avec le canon d’un automatique pressé contre ses côtes flottantes.
  
  - Quand ça passe au vert, tu redémarres tranquille, conseilla une voix calme, un peu vulgaire. Je t’indiquerai la route à suivre.
  
  Un autre homme s’était installé à l’arrière. Lanthier renifla avec dégoût. Des flics, camouflés certes, mais des flics quand même.
  
  Ce fut à Biot que Lanthier revit la BMW. Elle était parquée devant un modeste cabanon.
  
  La portière côté conducteur fut ouverte, Lanthier arraché de son siège par deux mains puissantes, précipité à terre et menotté aux poignets et aux chevilles avant d’être fouillé minutieusement et délesté de son pistolet. En tout, il compta six hommes autour de lui.
  
  Dans le cabanon, il fut jeté rudement sur un mauvais matelas.
  
  - Pourris de flics ! s’indigna-t-il.
  
  Un petit homme s’avança sous la lumière chiche de l’ampoule plafonnière. Plutôt âgé, il portait des vêtements d’hiver aux couleurs ternes qui détonnaient dans la température clémente de la Côte. La peau du visage était pâle et une lueur cruelle brillait dans le regard.
  
  - Qui a dit que nous sommes des flics ?
  
  L’accent slave qui perçait dans la voix doucereuse fit sursauter Lanthier. Des souvenirs désagréables affluèrent à son esprit. Ses plus récentes relations avec le pays de l’Est n’avaient pas, pour le moins, été empreintes de tendresse et de chaleur. Un ressentiment mutuel en était né. Ceux-là venaient-ils clôturer un compte débiteur ?
  
  Il réprima un frisson.
  
  - Nous avons un petit contentieux à régler, Lanthier, poursuivit le Soviétique. La destination finale portée sur le connaissement du Goéland Blanc était Malte. Or, le chargement a été débarqué en Corse et immédiatement saisi par les autorités locales, soit une perte pour nous de cinq tonnes d’armes et de munitions. Cet épisode constitue un mystère pour moi. Tu ne travailles pas pour ton pays puisque tu es recherché par la D.S.T. Alors, à quoi rime cette trahison ?
  
  Lanthier chercha à nier et se lança dans des explications farfelues ne risquant guère de convaincre son interlocuteur qui, à dessein, le laissa s’enferrer dans ses mensonges, puis, hypocrite, fit semblant de le croire :
  
  - Pourquoi nous avoir fuis ? reprocha-t-il.
  
  Sentant que les mâchoires de l’étau se relâchaient, Lanthier aspira une grande goulée d’air. Il se sentait mieux. Autour de lui, l’intérieur du cabanon dégageait une bonne odeur de thym et de lavande qui incitait à l’optimisme. Avec aisance, cette fois, il répondit par d’autres mensonges, que l’agent du G.R.U. fit mine de prendre pour argent comptant, attitude qui, cependant, éveilla la méfiance de Lanthier. C’était trop beau pour être vrai. Qui lui avait-on envoyé ? Des boy-scouts chanteurs de cantiques ?
  
  Le Soviétique, pourtant, paraissait détendu, cool. Pendant un bon quart d’heure, il se fit préciser des détails, avec pertinence et courtoisie, puis, à un moment, glissa :
  
  - On a relevé ton nom ainsi que celui d’Isabelle Roche sur un manifeste passagers d’un vol d’Air Calédonie il y a deux mois, juste avant l’arrestation de cette jeune femme. C’était un hasard ?
  
  A présent, Lanthier cheminait sur du terrain solide. S’il connaissait Isabelle Roche ? Sans se faire plus prier, il décrivit ses activités en compagnie de la terroriste. Un micro s’était approché de ses lèvres et un magnétophone à piles enregistrait ses paroles. Lorsqu’il eut terminé, l’agent du G.R.U. s’enquit :
  
  - Tu t’en portes garant ?
  
  - En ce qui me concerne, oui.
  
  Pourquoi Isabelle les intéressait-elle ?
  
  - Tu n’es pas obligatoirement fiable. Malte et la Corse le prouvent, même si tu avais de bonnes raisons. Par conséquent, cite-moi d’autres références, des sources, qui pourraient conforter la bonne opinion que tu as de cette jeune femme.
  
  - Vous, vous n’avez rien dans vos fichiers ? se rebiffa-t-il.
  
  - Le propre d’un fichier, répliqua le Russe d’un ton sentencieux, c’est que son contenu exige d’être constamment corroboré, ce que je suis en train de faire pour Isabelle Roche. Enlevez-lui les menottes, commanda-t-il. Aux poignets seulement.
  
  Lanthier força sa mémoire et livra tout ce qu’il savait sur celle qui avait été sa complice.
  
  Que risquait-elle ? Détenue dans le Quartier de Sécurité Renforcée du bloc pour femmes de la prison de Fleury-Mérogis, elle se trouvait coupée des manigances soviétiques. Bien sûr, les pirates du Caire exigeaient sa libération. Au fait, qui étaient ces amis si dévoués ? Isabelle ne le lui en avait jamais parlé. Qu’importait, après tout ? Recouvrer la liberté était son souci majeur. Tant mieux pour elle si les pirates réussissaient.
  
  - C’est tout ? questionna le petit homme.
  
  - C’est tout.
  
  - Recommence pour voir si tu n’as rien oublié.
  
  Il s’exécuta. Quand il eut terminé, l’agent du G.R.U. exigea une troisième réédition. De bonne grâce, Lanthier recommença. Enfin satisfait, le Soviétique leva la main en direction du grand costaud qui avait ôté les menottes. Celui-ci, prestement, repassa les bracelets autour des poignets de Lanthier malgré ses protestations, le souleva et le projeta brutalement sur le ventre. Un deuxième acolyte s’approcha, en brandissant un Tokarev neuf millimètres au canon prolongé par un suppresseur de son.
  
  Tfeunnk ! Tfeunnk ! Les détonations assourdies expédièrent Lanthier dans un monde où nul traître ne détournait vers la Corse les cargaisons d’armes destinées à transiter dans l’île de Malte.
  
  Dans le carré de potager cernant le cabanon, sa tombe était déjà creusée. Son cadavre nu, débarrassé des menottes, y fut enseveli après avoir été amputé de ses mains et de sa tête qui, enfouies à l’intérieur d’un sac en toile épaisse et imperméabilisée, lesté de grosses pierres, seraient jetées dans le Loup.
  
  En ruminant les informations recueillies, le chef de l’équipe repartit vers sa voiture personnelle. Les renseignements livrés par Lanthier recoupaient ceux que, par d’autres voies, il avait obtenus.
  
  Selon toutes apparences, Isabelle Roche était une authentique terroriste de l’ultra-gauche et non une agente stipendiée des Services Spéciaux occidentaux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  - Ils ont mis le paquet avec leurs somnifères ! s’ébaubit Kacem. Aucun otage n’est encore réveillé !
  
  - Cela fait douze heures qu’ils dorment ! renchérit Saraya.
  
  - Si on avait seulement grignoté un pois chiche de leur couscous on serait dans le même état ! appuya Thierry.
  
  - Et Gipsy serait raté ! conclut Coplan.
  
  Profitant du sommeil profond dans lequel étaient plongés leurs captifs, les membres du commando, à tour de rôle, avaient procédé à une toilette sommaire puis s’étaient restaurés avec leurs propres provisions. Dans l’ignorance où il se trouvait du développement ultérieur, de l’opération et de sa durée, Coplan avait rationné les aliments et, surtout, l’eau d’Evian.
  
  Il était dix heures du matin. Autour du Boeing 737 de la Trans Coasts Airways, le dispositif égyptien demeurait inchangé. Une belle journée avait débuté. Le soleil cairote chauffait le métal des casques et des véhicules. Ses rayons, parfois, se masquaient fugitivement lorsque l’un des hélicoptères de surveillance passait dans leur trajectoire.
  
  Coplan posa l’index sur la poitrine de Kacem.
  
  - Aujourd’hui, c’est toi qui réactives le contact radio.
  
  L’Arabe plissa un œil complice.
  
  - J’ai tout dans la tête, assura-t-il.
  
  - Tant mieux.
  
  Kacem entra dans la cabine de pilotage et se laissa tomber dans le siège. Bientôt, la tour de contrôle répondit à son appel :
  
  - T.C.A. 071, je vous passe le négociateur français.
  
  A peine ce dernier eut-il réussi à entamer une phrase que Kacem le coupa brutalement :
  
  - Vous avez tenté de nous piéger hier soir ! Vous n’éprouvez aucune pitié pour la vie des otages ! Savez-vous que nous avons longuement débattu pour savoir si nous devions en exécuter deux sur-le-champ, les précipiter au bas de l’échelle et vous donner ainsi une preuve concrète de notre détermination ? Heureusement pour eux et pour vous, la raison et le sens de la justice ont prévalu. Nous avons ravalé notre rancœur car, à l’avance, notre cœur saignait pour ceux que vous sacrifiez aussi délibérément !
  
  Un instant déconcerté par cette violente diatribe, l’envoyé de Paris marmonna une piètre explication :
  
  - Les Égyptiens ont agi sans m’en parler. Ils ont eu tort. Mon gouvernement ne préconise pas une solution de force. Il en tient pour la concertation et le dialogue.
  
  - Concertation et dialogue ne servent à rien sans solutions concrètes.
  
  - Justement, nous avons l’intention de faire un pas dans votre direction.
  
  Coplan, coincé contre la paroi dans le dos de l’Arabe, dressa l’oreille.
  
  - Quel pas ? encouragea Kacem.
  
  - Après une étude sérieuse de son dossier et de multiples vérifications, le juge d’instruction vient de s’apercevoir que les charges retenues contre l’une des personnes dont vous avez réclamé la libération sont sans gravité.
  
  - De qui s’agit-il ?
  
  - Isabelle Roche.
  
  - Et que comptez-vous faire ?
  
  - Incontestablement, vous avez esquissé un geste de bonne volonté en laissant seize otages quitter l’avion. Pour marquer notre souci de dialogue et éviter d’en arriver à des extrémités regrettables, comme celles de la nuit dernière, nous souhaitons de notre côté accomplir un acte similaire en valeur symbolique, sinon en ampleur.
  
  - Pas de bla-bla-bla, s’impatienta Kacem. Venez-en aux faits.
  
  - Voilà. Après décision gouvernementale prise dans la nuit, le Garde des Sceaux a mis en place une procédure accélérée. En ce moment même, Isabelle Roche est déférée devant un tribunal. La peine qui sera prononcée contre elle sera assortie du sursis. Ainsi recouvrera-t-elle immédiatement la liberté à l’issue de l’audience.
  
  - C’est un progrès. Mais pourquoi ne pas adopter un procédé identique pour Florence Dupuis et Mokrane Chaab qui n’ont pas encore été jugés ?
  
  - Nous envisageons de le faire mais à condition que vous vous montriez plus souples.
  
  Par-dessus son épaule, Kacem jeta un coup d’œil ironique à Coplan qui se pencha et lui souffla à l’oreille :
  
  - Que fait-on d’Isabelle Roche ?
  
  L’Arabe posa la question et le négociateur le renseigna :
  
  - Quand elle sera libre, cet après-midi, elle ira où elle voudra mais demeurera sous contrôle judiciaire. Nous ne pouvons l’expulser puisqu’elle jouit de la citoyenneté française.
  
  - Non, refusa Kacem. Nous n’avons pas confiance en vous. En outre, nous récusons le contrôle judiciaire. Voici ce que vous devrez faire : réservez-lui une place en première classe sur un vol en partance pour Téhéran. Dès qu’elle arrivera dans la capitale iranienne, nos amis là-bas nous préviendront. Nous saurons alors que notre sœur est saine et sauve.
  
  - Et si l’Iran refuse de l’accueillir ? objecta le négociateur d’une voix tendue.
  
  Kacem éclata de rire.
  
  - Les ayatollah adorent Isabelle, répondit-il, sarcastique. Terminé pour T.C.A. 071. Je vous recontacterai plus tard.
  
  
  
  
  
  La tête penchée, le Vieux gribouillait sur son bloc-notes sans perdre une parole du monologue qu’avait entamé l’attaché militaire adjoint.
  
  - ... Un autre Arabe a parlé à la radio. Nos services techniques sont catégoriques. C’est un Algérien. Le filet se resserre. Deux Allemands, un Français, un Irakien, une Libanaise, un Algérien. Et trois pirates, dont une femme, de nationalité indéterminée, mais sûrement européenne pour les hommes. Nous sommes en présence d’un cocktail explosif, d’une alliance du terrorisme international qui pourrait comprendre des Irlandais de l’I.R.A. en rupture de ban à Belfast. Encore une fois, cependant, je suis étonné par le fait qu’ils se manifestent ainsi à tour de rôle.
  
  - C’est un parti pris, en convint le Vieux. Une raison puissante les guide indubitablement à agir ainsi.
  
  - Ce groupe s’est constitué pour cette opération ponctuelle, avec l’intention de se dissoudre après coup. Je pense à des nouveaux venus, non encore identifiés ni par nous ni par les services occidentaux.
  
  Le Vieux lâcha son crayon à bille et leva la tête.
  
  - Je pense comme vous. Mais changeons de sujet. Votre initiative de la nuit dernière est regrettable. Nous aurions pu enregistrer des pertes en vies humaines. Un peu gros, les soporifiques dans la nourriture et les boissons. Réellement, vous croyiez que les pirates tomberaient dans le panneau ?
  
  Une moue chagrine plissa la bouche de l’Égyptien.
  
  - Tel-Aviv a insisté. Mon gouvernement a échangé cette intervention contre l’envoi de victuailles aux Palestiniens révoltés dans les territoires occupés. Permettez-moi de souligner, monsieur le directeur, que vous auriez eu tout lieu de vous réjouir de son succès qui vous aurait ôté une belle épine du pied !
  
  - Aucun ressortissant israélien ne figurant parmi les otages, Tel-Aviv a beau jeu de conseiller la force, répliqua le Vieux, d’un ton grinçant.
  
  L’Égyptien se raidit quelque peu. Sans le préciser, le patron des Services Spéciaux français lui signifiait que l’Egypte se trouvait dans la même situation qu’Israël, aucun natif des bords du Nil n’était retenu à bord du Boeing.
  
  Le Vieux sut que le message était passé et, dans la foulée, mit les choses au point.
  
  - Cher ami, j’aimerais que votre gouvernement soit persuadé que nulle solution n’existe sans l’accord préalable de la France.
  
  
  
  
  
  Isabelle Roche s’était transformée en furie.
  
  - Je refuse d’aller à Téhéran, martela-t-elle. J’exige d’être conduite au Caire et autorisée à rejoindre mes frères de combat à bord du 737 de la T.C.A. !
  
  Son avocat en resta pantois. Le commissaire principal de la D.S.T. et ses inspecteurs ne manifestèrent aucune émotion. Quant au magistrat envoyé par la Chancellerie, il fronça les sourcils. Les choses se compliquaient. Mon Dieu, quelle histoire ! Il se précipita sur le téléphone et alerta la place Vendôme qui répercuta sur Matignon.
  
  L’avocat crut bon d’offrir ses bons offices et, revenu de sa surprise, interpella sa cliente avec une certaine aigreur :
  
  - Vous ne respectez pas votre part du marché !
  
  Isabelle Roche, une grande fille solide, à la musculature impressionnante, au visage ingrat et aux vêtements ternes et sans élégance, répliqua sèchement :
  
  - Il reste quarante otages à bord du Boeing, passagers et équipages compris. Vous tenez à les voir mourir si ma demande n’est pas satisfaite ?
  
  - Mais les pirates n’ont pas...
  
  - Pas les pirates, les combattants révolutionnaires, rectifia-t-elle avec arrogance.
  
  - Soit. Les combattants révolutionnaires, disais-je, n’ont pas exigé que vous les rejoigniez.
  
  - Dans leur immense bonté d’âme, ils souhaitent sans doute que je prenne quelque repos chez nos amis iraniens après ces mois d’emprisonnement dans vos geôles nazies. Je les remercie solennellement mais ne puis accepter l’inaction alors qu’ils luttent pour la justice et la liberté et que onze de nos frères demeurent enfermés dans vos cachots.
  
  Une heure plus tard, Coplan, à bord de l’appareil de la Trans Coasts Airways, était saisi de la requête formulée par la jeune femme. Sigrid, qui avait remplacé Kacem devant le poste radio, le fixa sans mot dire. Comme lui, elle savait que Gipsy se déroulait conformément au plan prévu.
  
  - Réponse dans une demi-heure, ordonna-t-il.
  
  Sigrid transmit à la tour de contrôle.
  
  Coplan alluma une Gitane pour se détendre. Le train roulait impeccablement sur ses rails, mais pourquoi fallait-il que quelqu’un (Janet Lord ? Maria Xenakis ? Nadia Seghir ?) vînt tout gâcher par sa présence à bord ?
  
  Le délai écoulé, Sigrid reprit contact et accepta qu’Isabelle Roche monte à bord du Boeing le lendemain à dix heures très précises. Par la même occasion, elle commanda une autre cargaison de vivres et de boissons destinés aux otages.
  
  - N’oubliez pas les soporifiques ! conclut-elle d’un ton railleur.
  
  Les otages s’étaient réveillés les uns après les autres, avec, quelquefois, un très fort décalage. Les yeux hagards, la bouche pâteuse, ils se demandaient ce qui avait bien pu leur arriver. Leurs soupçons se portaient sur les pirates. Ces derniers les avaient drogués, c’était sûr. Mais dans quel but ? Ils fouillèrent leurs poches, leurs portefeuilles, leurs sacs à main. Avaient-ils été dévalisés ? Apparemment non.
  
  Une des hôtesses se mit à crier en jurant qu’elle avait été violée, affirmation gratuite qu’aucune preuve matérielle ne permettait de confirmer mais qui était à placer au compte de l’angoisse et de la tension nerveuse qui habitaient les corps et les esprits.
  
  Saraya la fit taire d’une paire de gifles à la force soigneusement calculée.
  
  Dans le regard du Français Robert Vilar se lisait l’affolement. Au passage, il accrocha le bras de Coplan.
  
  - Combien de temps ai-je dormi ?
  
  - Grosso modo, dix-sept heures.
  
  - C’est affreux, gémit l’autre, j’ai sauté trois prises de pilules ! Voyez-vous, votre action d’éclat a failli me tuer ! Je souffre d’une maladie grave et je dois impérativement prendre trois médicaments différents par jour à intervalles réguliers, sans aucun laxisme, sinon c’est la mort !
  
  - Vous êtes toujours vivant ! remarqua Coplan.
  
  - Un pur hasard. Mon cerveau s’est conditionné. Que je dorme ou que je sois éveillé, toutes les six heures, il me rappelle à l’ordre : mes trois pilules. Hier soir, vous m’avez drogué et il n’a pas réagi, si bien que j’ai failli trépasser ! Je considère ceci comme une tentative de meurtre !
  
  - Commise par les Égyptiens. Ce sont eux qui ont introduit des soporifiques dans vos aliments.
  
  - Sans votre prise d’otages, ils n’auraient pas recouru à cette extrémité. Le premier échelon de responsabilité se situe à votre niveau !
  
  - Fermez votre grande gueule ! s’énerva Coplan. Vous m’embêtez sérieusement !
  
  Soudainement, l’attitude de Robert Vilar changea du tout au tout. D’agressive, elle se fit humble.
  
  - Cette maladie dont je souffre ne recueille-t-elle pas votre pitié ? Mû par des considérations humanitaires, ne pourriez-vous envisager de me libérer ?
  
  La réponse claqua sèchement :
  
  - Non.
  
  Robert Vilar exhiba une petite fiole dans laquelle s’entrechoquaient des pilules de trois couleurs différentes.
  
  - Il ne m’en reste plus beaucoup, comme vous le constatez. Je comptais renouveler mon stock à Athènes.
  
  - Donnez-m’en la liste. Je la transmettrai aux Egyptiens qui se feront un plaisir de vous ravitailler.
  
  - Mais pourquoi être aussi dur avec un grand malade ? gémit l’homme d’affaires.
  
  - Parce que vous êtes Français et que les Français constituent ma cible. Si vous étiez chypriote, grec ou libanais, je vous libérerais dès ce soir.
  
  Coplan repoussa la main qui s’accrochait à sa manche et s’éloigna.
  
  Maria Xenakis tricotait son carré de laine jaune et vert. Des cernes sombres s’élargissaient sous les yeux bleus de Nadia Seghir qui évitèrent ceux de Coplan. La Libanaise semblait avoir mal franchi le cap de ses dix-sept heures de sommeil et s’aspergeait le visage à grand renfort d’eau de toilette.
  
  Penchée vers le miroir de poche coincé entre la tablette métallique et le dossier du siège devant elle, Janet Lord peignait sa chevelure rousse, l’air vivement absorbé par cette tâche.
  
  Images paisibles, typiquement féminines, enregistra Coplan, maussade.
  
  Comment démasquer celle qui risquait de glisser le grain de sable dans le bel engrenage monté pour Gipsy ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  L’agent du K.G.B. préférait la vodka mais, néanmoins, appréciait l’honneur que lui réservait son hôte en lui versant son meilleur cognac.
  
  - Vous m’en direz des nouvelles.
  
  Il fit rouler une gorgée dans sa bouche, la laissa se mélanger à la salive, avala le tout et sa langue claqua.
  
  - Excellent !
  
  Il mentait. Le cognac lui paraissait fade et insipide, si éloigné des alcools bruts et grossiers qu’il affectionnait et qui lui rappelaient son Caucase natal. Pour chasser son déplaisir, il alluma un cigare toscan, à la forme torturée comme celle d’un sarment de vigne puis, après les préliminaires d’usage, entra dans le vif du sujet :
  
  - Mon cher maître, vous assurez la défense de Florence Dupuis. En conséquence, vous avez eu accès au dossier du juge d’instruction. N’auriez-vous pas des doutes sur l’authenticité du passé terroriste de cette jeune femme ?
  
  L’avocat haussa un sourcil ahuri.
  
  - Des doutes ? Non. Puis-je vous demander à quoi vous faites allusion ?
  
  Le Soviétique se cala confortablement dans son fauteuil et choisit un détour pour répondre :
  
  - Avant un scrutin législatif, vos partis politiques envoient quelquefois dans un département un candidat qui n’est pas du cru mais qui a été sélectionné par l’état-major parisien. On dit alors de lui qu’il a été parachuté. Pourrait-il se faire que Florence Dupuis ait été parachutée dans le milieu du terrorisme par ceux chargés de lutter contre lui ?
  
  Il savait trouver dans le ténor du barreau une oreille complaisante. Ce dernier s’était spécialisé dans la défense des guérilleros de l’ultra-gauche, téléguidés ou non par le G.R.U. ou le K.G.B. Issu de la haute bourgeoisie, il conjurait ainsi la malédiction attachée à sa naissance survenue en haut de l’échelle sociale. Entre deux louches de caviar, il se donnait bonne conscience et œuvrait pour sa réhabilitation prolétaire en sacrifiant quelques parcelles de sa fortune personnelle. Moscou le méprisait mais utilisait ses penchants masochistes.
  
  - Vous me stupéfiez ! Vos soupçons ne me semblent pas fondés. En fait, ils sont insultants pour ma cliente dont j’ai attentivement examiné le passé. Celui-ci est limpide, pour ne pas dire édifiant. Rien à lui reprocher. Itinéraire classique, bien sûr, mais inébranlable. En aucun cas, Florence ne peut être inféodée aux Services Spéciaux ou aux polices de l’Ouest.
  
  - La lassitude consécutive à l’emprisonnement pourrait la faire fléchir dans ses résolutions ? suggéra l’agent du K.G.B. L’inciter à passer un marché avec ses geôliers ! Cela s’est vu.
  
  L’avocat agita sa main avec nervosité et un peu de cognac jaillit hors du verre et inonda ses doigts.
  
  - Non ! s’enflamma-t-il. Elle est habitée par une farouche détermination qu’aucune faiblesse ne pourrait entamer. Non, vous vous trompez, j’en suis persuadé !
  
  Le Soviétique exhala un léger soupir.
  
  - Réfléchissez-y quand même, mon cher maître…
  
  
  
  
  
  Le Grec était devenu fou. Il avait débouclé sa ceinture et s’était levé pour se jeter sur Sigrid et tenter de lui arracher, à la fois, son arme et sa cagoule. Coplan bondit et, du tranchant de la main gauche, frappa à la base du cou. Paralysé, le passager hoqueta, roula des yeux douloureux et tordit la bouche. D’une bourrade, Coplan le réexpédia sur son siège. Thierry et Sigrid lui passèrent immédiatement les menottes aux chevilles et aux poignets.
  
  Intéressés au plus haut point, les autres passagers avaient observé la scène dans l’espoir que la situation se débloque. Déçus par le piètre résultat de cette rébellion, ils se renfrognèrent.
  
  Un peu plus tard, Sigrid se posta en tête de l’allée, là où habituellement les hôtesses s’escrimaient à décrire par gestes la manière d’utiliser le gilet de sauvetage et le masque à oxygène, en synchronisation avec le haut-parleur.
  
  Dans une main, elle brandit la piste en bois utilisée pour le 421 et, de l’autre, fît rouler les trois dés entre ses doigts.
  
  A l’aide du micro, Coplan annonça que l’épisode qui allait suivre ne concernait que les otages français.
  
  - Je n’essaie pas de vous infliger une souffrance supplémentaire et inutile, plaida-t-il. Mais je dois prendre des précautions. A tour de rôle, ceux que je vais appeler déboucleront leur ceinture, s’avanceront jusqu’aux toilettes avant où se tient une de nos sœurs révolutionnaires. Ils prendront les dés et les lanceront sur la piste. Leur score sera annoncé et inscrit. Nous en tiendrons compte pour l’avenir.
  
  Le long défilé des quatorze Français commença. Intrigués, comme les ressortissants des autres nationalités, ils se demandaient à quoi rimait ce jeu. Sigrid avait posé la piste sur le chariot à boissons et pour chacun, tendait les dés. En général, l’otage hésitait, vaguement inquiet sur la nature du matériau qu’il serrait dans le creux de sa main. Etait-il doté d’un pouvoir maléfique ?
  
  Enfin, il se jetait à l’eau et lançait les dés. Sigrid, alors, annonçait le résultat obtenu que Coplan répétait au micro en anglais et en français.
  
  Quand vint son tour, Robert Vilar tenta de plaisanter malgré le regard glacé de Sigrid.
  
  - En général, j’ai de la chance au jeu, attaqua-t-il d’un ton enjoué.
  
  - Vraiment ? fit Coplan en se rapprochant.
  
  - Je mets les pieds dans un casino et je fais sauter la banque ! Avec les dés, je sors le chiffre que je veux ! Vous me libérez si je vous abats les trois as ?
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Pas question.
  
  - Tant pis, je vais quand même vous prouver que je dis vrai !
  
  Il rafla les dés et les lança sur la piste. Mais la peur et l’angoisse le rongeaient. Aussi sa main tremblait-elle. Elle étala deux trois et un as.
  
  Une expression chagrine se peignit sur les traits de Robert Vilar.
  
  - Lamentable ! Je ne suis plus moi-même ! grogna-t-il.
  
  Coplan annonça dans le micro le score obtenu. Le candidat suivant fut l’accompagnatrice du groupe de dix touristes. Son résultat fut encore plus médiocre que celui de Robert Vilar : deux deux et un as.
  
  Lorsque tous les Français, à tour de rôle, eurent tenté leur chance sur la piste de 421, Coplan consulta sa montre-bracelet. Neuf heures quarante-deux. Il rétablit aussitôt le contact radio.
  
  - Isabelle Roche est ici, l’informa le négociateur de Paris.
  
  - Amenez-la. Attention, la procédure habituelle. Elle traversera à pied le no man’s land entre l’appareil et les alignements de camions. Ensuite, elle escaladera l’échelle mobile. Il lui est interdit de porter quoi que ce soit, paquet ou arme.
  
  - Une arme ? Pourquoi diable voudriez-vous qu’elle en porte une ? N’êtes-vous pas suffisamment pourvus dans ce domaine ?
  
  - C’est moi qui donne les ordres, répliqua Coplan sèchement, et je déteste les commentaires. Bon, passons aux choses concrètes. Je relâche un autre otage. Vous voyez que moi aussi je persévère dans la voie de la concertation.
  
  Le négociateur s’enfonça dans la brèche :
  
  - Pourquoi ne pas en libérer plusieurs ?
  
  - Non, un seul.
  
  - Un Français ?
  
  - Un Grec. Dès qu’Isabelle Roche est à bord, il suit le chemin inverse.
  
  Durant les vingt minutes qui s’écoulèrent après cet échange, l’équipe de Coplan redoubla de vigilance.
  
  Profitant de l’arrivée de la terroriste libérée des prisons françaises, il n’était pas exclu que les autorités égyptiennes tentent à nouveau une action de force contre le Boeing.
  
  Il n’en fut rien et, à peine Isabelle Roche eut-elle posé le pied dans la carlingue, qu’elle se jeta dans les bras de Coplan en sanglotant de bonheur. Il l’entraîna à l’endroit où une demi-heure plus tôt, s’était tenue Sigrid avec sa piste et ses dés et, à l’aide du micro, réclama le silence et tint un petit discours :
  
  - Mes amis, je vous convie à partager notre joie. Voici le premier résultat de nos efforts auxquels vous vous êtes associés avec tant de promptitude. Isabelle Roche que voici était détenue en prison par les tyrans qui régnent en France et étouffent la liberté et la justice. Le détournement de ce Boeing a permis qu’elle soit libérée. Elle aurait pu aller se reposer chez nos amis de Téhéran. Elle a refusé cette faiblesse et a tenu à nous rejoindre pour continuer la lutte à nos côtés. Je salue fraternellement cette héroïne, cette combattante révolutionnaire. Des larmes brillent dans vos yeux devant cet heureux dénouement. Vous partagez avec nous cette récompense. C’est grâce à votre patience, à votre abnégation, à votre sacrifice qu’Isabelle est ici. Elle va passer parmi vous et vous serrer la main pour vous remercier. Naturellement, le combat se poursuit. Onze de nos frères demeurent enfermés dans les cachots de l’oppression.
  
  Coplan se pencha vers Isabelle et l’embrassa sur la joue avant de lui souffler à l’oreille :
  
  - Tâche de voir si tu la connais. Soit la Libanaise, travée 17 A-B-C, soit la Britannique rousse, travée 11 E-F, soit la Chypriote qui tricote, travée 19 E-F.
  
  Isabelle commença par aller saluer les membres de l’équipe Coplan, puis exécuta l’ordre donné. Elle revint, un peu dépitée.
  
  - Je n’ai jamais vu aucune des trois, renseigna-t-elle, sauf peut-être la Libanaise. Mais impossible de me souvenir où et quand. En outre, je peux me tromper. Ce n’est qu’une impression fugitive.
  
  Coplan pinça ses lèvres. Nadia Seghir ?
  
  Saraya, la cible, et Isabelle, maintenant, étaient du même avis. Néanmoins, tous les trois pouvaient se tromper. Rien n’était sûr à cent pour cent.
  
  Le Grec fut ahuri lorsque Kacem et Thierry le délestèrent de ses menottes et l’entraînèrent jusqu’à la porte d’où il fut propulsé sur le palier de l’échelle mobile en compagnie de son attaché-case.
  
  Le lourd panneau d’acier se referma dans son dos et les cordages furent remis en place.
  
  Cette libération suscita une espérance très vive chez les otages, d’autant qu’elle n’avait pas été annoncée. Après tout, ces pirates de l’air n’avaient pas l’air si terrible !
  
  
  
  
  
  Coplan se réveilla. Saraya lui secouait l’épaule. Tout de suite, il fut en alerte.
  
  - Rien de grave, le rassura-t-elle aussitôt. C’est tout simplement ton tour de garde.
  
  - Les otages ?
  
  - Ils dorment. Pas de pépins de ce côté-là.
  
  - Au-dehors ?
  
  - Personne ne bouge. La leçon d’avant-hier a été salutaire. Ils y regarderont à deux fois avant de recommencer. Tu veux du café ?
  
  - Du café et une cigarette.
  
  - Des biscuits ?
  
  - Je n’ai pas faim.
  
  - C’est la tension, diagnostiqua-t-elle. Tu veux que je te dise ? Quand cette affaire sera finie, nous aurons tous perdu un maximum de poids. L’instructeur me disait : tu fais un kilo de trop. Crois-moi, il aura disparu.
  
  Coplan but le breuvage brûlant et fuma une Gitane. Lorsqu’il se leva, Saraya le remplaça, s’allongea sur les trois sièges A, B, C de la travée 1. Elle conservait sa main droite serrée sur la crosse du pistolet à gaz annihilant. Coplan la recouvrit d’une couverture et la jeune femme s’endormit sur-le-champ comme si son cerveau se déconnectait.
  
  Coplan passa en revue ses effectifs de garde. L’arrivée d’Isabelle Roche permettait à chacun de gagner quelques lambeaux de repos supplémentaire. Seule à ne pas porter la cagoule, elle avait un visage dur et ingrat qui impressionnait les otages autant que sa puissante musculature. D’emblée, et pour asseoir son autorité, elle avait sérieusement rabroué Robert Vilar qui tentait avec elle son habituel numéro de charme. A présent, elle sommeillait, comme Régis, Urbain et Saraya. Dans la cabine de pilotage veillait Thierry. Blottis dans les soutes, Kacem et Brahim protégeaient les flancs. Dieter se tenait à l’arrière afin d’éviter que le commando soit pris à revers. Sigrid ne perdait pas de vue les otages. Les poignets du commandant de bord, du copilote, du radio-navigateur et de l’ingénieur-mécanicien étaient menottés pour plus de sécurité.
  
  Sous la cagoule, les mâchoires de Sigrid s’agitaient, tant la jeune femme mastiquait furieusement son chewing-gum qui dégageait une bonne odeur de framboise.
  
  - Pas de problème ? s’enquit Coplan.
  
  Elle secoua la tête sans répondre et son regard froid se détourna. Elle se conformait en cela à sa nature peu expansive et secrète. En outre, c’était une coriace. Les Néo-Zélandais en savaient quelque chose. Elle leur avait tenu tête et c’étaient eux qui avaient capitulé.
  
  Coplan entreprit d’inspecter les travées dans lesquelles les otages s’abandonnaient au sommeil. Dans la 17, Nadia Seghir remua et fixa Coplan d’un œil clair, nullement embrumé par un réveil récent. Elle se drapa dans la couverture et lui fit signe de s’asseoir sur le siège C. Coplan hésita. Accepter cette invitation c’était enfreindre les règles qui gouvernaient l’attitude à l’égard des otages. Cependant, il convenait également de tenir compte du péril que courait Gipsy à cause de la présence d’une représentante du camp ennemi. Et si cette dernière était la Libanaise, la situation délicate dans laquelle se trouvait le commando exigeait que l’on sût ce qu’elle manigançait.
  
  Il rangea son arme sous la ceinture de son pantalon et s’assit.
  
  Elle sourit comme si, déjà, elle était assurée de la victoire.
  
  - Je suis condamnée au silence et c’est une terrible épreuve pour moi qui suis une incorrigible bavarde, dit-elle en préambule, faussement confuse.
  
  Coplan ne fit pas de commentaire.
  
  - Accepteriez-vous de me parler ? poursuivit-elle.
  
  - Monologuez, moi, j’écoute, répondit-il, sur ses gardes.
  
  Elle se mordit la lèvre inférieure, un peu déconcertée.
  
  - J’ai horriblement peur, avoua-t-elle au bout d’un moment.
  
  - Les autres aussi, répondit-il, sardonique.
  
  - Je suis bavarde, mais aussi, trouillarde. Laissez-moi vous poser une question. A quoi vont vous servir les chiffres obtenus avec les dés ?
  
  - Vous le saurez le moment venu.
  
  - Pourquoi uniquement les Français ?
  
  - Ils constituent ma cible numéro un et les autres passagers, ma cible numéro deux.
  
  Elle frissonna.
  
  - Vous n’hésiteriez pas à tuer ?
  
  Il bluffa :
  
  - Au cours de ma vie, j’ai tué des centaines de personnes. Le combat pour la liberté et la justice l’exigeait. Je n’éprouve nul remords.
  
  A nouveau elle frissonna.
  
  - Vous êtes un homme dangereux et cela m’excite.
  
  Elle lui prit la main et l’attira sous la couverture. La cuisse était chaude et veloutée. A dessein, le slip était écarté et la fente s’ouvrait, soyeuse et humide. L’œil un peu hagard, Nadia força les doigts à la caresser.
  
  - Vous devez être hypertendu, faire l’amour libérera votre trop-plein d’énergie, susurra-t-elle, tentatrice.
  
  Il resta de marbre.
  
  - Personne ne nous verra. Les passagers dorment et votre complice nous tourne le dos. Ce sera fantastique, je vous le promets, et je n’exhalerai aucun soupir afin de ne pas attirer l’attention. Pour moi aussi, ce sera une expérience formidable ! Baiser dans un avion alors que je suis retenue en otage par un terroriste qui a tué des centaines de personnes !
  
  La pression sur les doigts de Coplan se fit insistante et il abandonna sa main pendant que la Libanaise écartait les cuisses sous la couverture. A première vue, elle paraissait sincère et semblait excitée en anticipant l’instant du plaisir. Un peu de sueur perlait sur la lèvre supérieure. L’œil bleu clair s’assombrissait comme un crépuscule qui chute vers l’horizon, tandis que les ailes du nez palpitaient. Sans oublier la voix qui s’enrouait ou retombait dans les gutturales arabes.
  
  Néanmoins, il était possible que merveilleusement douée pour la comédie, elle essaie de le vamper.
  
  Coplan la laissa faire un moment, attentif à ce que ses propres sens ne s’éveillent pas au contact de cette chair douce qui, en d’autres temps, d’autres lieux, eût excité sa convoitise.
  
  - J’ai appris, déclara-t-il enfin, que dans la vie tout se paie. Le bien, comme le mal. Un grand écrivain français disait même que le bien est forcément plus cher. Moi-même, je retiens les occupants de ce Boeing en otages en échange d’une rançon. Et vous, quelle rançon exigez-vous ?
  
  Elle darda sur lui un regard calculateur.
  
  - La liberté, dès que le soleil se lève.
  
  - D’accord, vous serez libérée demain, mais j’ignore encore l’heure.
  
  Dans un premier temps, elle faillit éclater en sanglots tant elle était heureuse, puis, elle voulut attirer Coplan contre elle afin de tenir sa part du marché. Dans le mouvement, la couverture glissa et tomba sur la moquette en démasquant les belles cuisses nues et charnues. Coplan se dégagea et retira sa main. Nadia parut étonnée.
  
  - Que se passe-t-il ?
  
  Il se leva, ramassa la couverture et l’en recouvrit.
  
  - J’ai dit que vous seriez libérée demain. Ce n’est pas pour autant que je vais succomber aux pièges de la chair.
  
  Suffoquée, elle roula des yeux effarés. Visiblement, elle ne comprenait pas le mobile de ce qui, pour elle, n’était qu’un revirement alors qu’en réalité Coplan n’avait pas eu l’intention de succomber.
  
  - Quand on dirige une opération comme celle-ci qui a pour but de libérer nos frères esclaves, on ne peut se laisser distraire par des plaisirs aussi vulgaires ! conclut-il, volontairement solennel et grandiloquent.
  
  Subjuguée, elle s’enfouit honteusement la tête sous la couverture.
  
  Il s’éloigna après avoir repris son arme en main. Ses jambes tremblaient un peu car, malgré ses efforts, les caresses que Nadia l’avait forcé à lui prodiguer lui avaient provoqué un certain émoi.
  
  Intérieurement, il se félicitait. Nadia Seghir était éliminée de ses soupçons. En effet, théoriquement, elle ne pouvait être la déléguée du camp ennemi car, dans ce cas, sous aucun prétexte, elle n’aurait quitté l’avion avant la cible. Mais si Coplan se trompait, en demandant elle-même sa libération elle ne représentait plus aucun danger.
  
  Oui, mais dans cette éventualité, pourquoi agissait-elle ainsi ? Avait-elle subodoré quelque chose ? Soupçonnait-elle un coup fourré ?
  
  Dans le galley, il restait un peu de café tiède et Coplan emplit deux gobelets en carton en sucrant modérément avant d’aller en porter un à Sigrid. Il vida le contenu du second à petites lampées, tout en réfléchissant intensément.
  
  Tant pis, sa décision était prise. Dès le lendemain, il libérerait la Libanaise. Il lui resterait alors à affronter Janet Lord et Maria Xenakis.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  - Je libère une femme, annonça Coplan. Une Libanaise. Son nom est Nadia Seghir. Si sa famille s’inquiète, rassurez-la. Elle quittera l’appareil aujourd’hui même. Après les seize otages, après le Grec d’hier, c’est une preuve supplémentaire de ma bonne volonté. Mais ma patience s’épuise. Quelle est la décision de votre gouvernement relative à la remise en liberté de nos onze camarades ?
  
  - C’est bien vous, le chef du commando ? interrogea le négociateur français. Depuis le début, nous avons eu affaire à tant d’interlocuteurs !
  
  - Nous n’avons pas de chef. Chaque membre de notre cellule est égal aux autres et constitue, pour vous, un interlocuteur valable. Maintenant, répondez à ma question.
  
  - La position de mon gouvernement demeure inchangée en ce qui concerne ceux qui ont déjà été frappés par une condamnation. En revanche, le cas de Florence Dupuis est réexaminé par une commission judiciaire. Il n’est pas impossible que, comme Isabelle Roche, elle soit libérée, mais à une condition.
  
  - Laquelle ?
  
  - Que vous abandonniez le Boeing en libérant tous les otages sans exception. L’impunité vous sera garantie. Nous avons déjà contacté plusieurs pays. Ils sont prêts à vous offrir l’asile.
  
  - Quels pays ?
  
  - L’Iran, l’Algérie, la Libye, l’Éthiopie. Si vous optiez pour l’Amérique, Cuba et le Nicaragua vous accueilleraient volontiers. Vous avez d’autres possibilités : le Yémen, Aden et l’Angola. Si vous récusez l’un de ceux que j’ai cités, faites-moi part de votre choix. Nos diplomates interviendront pour que celui chez qui vous souhaitez chercher refuge accepte votre venue.
  
  - J’opte pour l’Algérie.
  
  - Donc, vous acceptez nos conditions que je répète : libération éventuelle de Florence Dupuis en échange de celle des otages et de l’abandon du Boeing.
  
  - A priori, oui, mais je peux encore changer d’avis.
  
  - Réfléchissez bien aux conséquences avant de prendre une décision définitive. Quand relâcherez-vous Nadia Seghir ?
  
  - Dans une heure.
  
  
  
  
  
  - Il m’est agréable de recevoir votre visite presque quotidiennement, déclara le Vieux en gommant dans sa voix toute ironie.
  
  Le représentant à Paris du Moukhabarat-el-Asma hocha la tête avec componction.
  
  - Monsieur le directeur, nos services s’inquiètent de vos abandons successifs. Ce fut d’abord Isabelle Roche. A présent, vous envisagez de libérer Florence Dupuis. Nous craignons que vous n’alliez jusqu’au bout des revendications des pirates, ce qui aurait pour conséquence le déferlement de douze terroristes dangereux dans notre zone d’influence. Vous n’ignorez pas que notre gouvernement est contesté. Des factions tenantes de la Ligue Arabe guettent le moment propice qui leur permettrait de se débarrasser du chef d’État.
  
  - La nostalgie de l’attentat qui a coûté la vie au président Sadate, en quelque sorte ?
  
  - Exactement. Et pour ces conjurés, douze complices de plus, ce n’est pas négligeable.
  
  - Qui vous dit que, s’ils étaient libérés, ils solliciteraient l’asile en Égypte ?
  
  - Votre objection est pertinente, mais imaginez le schéma suivant : Pour épargner la vie des otages, vous décidez de faire droit aux exigences des pirates et, en conséquence, libérez les onze criminels que vous gardez encore en prison. Supposez que, dans le cadre de ce marché, ils requièrent l’asile politique en Égypte. Votre diplomatie, pour liquider cette affaire désagréable, insiste auprès de nous afin que nous acceptions. Pourrions-nous refuser ? Certainement pas car, alors, notre image internationale souffrirait si, à cause de ce refus il arrivait malheur aux otages et nous en porterions la responsabilité à la face du monde.
  
  Le Vieux secoua la tête.
  
  - Les faits reprochés à dix d’entre eux sont trop graves pour que la clémence agisse en leur faveur. Hold-up sanglants, rapts, homicides volontaires, tentatives de meurtres, destruction à l’explosif d’édifices publics et privés, prises d’otages, associations de malfaiteurs...
  
  - Ce n’est pas le cas de Florence Dupuis.
  
  - Vous avez raison. Elle est accusée de vols de voitures et de transports d’armes. En outre, elle servait de courrier, de boîte aux lettres et d’archiviste à ces groupuscules, ce qui ajoute dans son cas l’inculpation d’association de malfaiteurs.
  
  - C’est quand même moins grave que pour les autres et vous pourriez être tentés de la remettre en liberté, comme l’a annoncé votre négociateur.
  
  Un sourire finaud apparut sur les lèvres du Vieux.
  
  - La mission impartie à un négociateur, colonel, est de raconter n’importe quoi afin de gagner du temps, d’user la patience des pirates, de semer dans leur esprit un doute relatif à leur impunité. Pour ces gens, il existe un abîme entre prendre en otages des innocents et, s’ils se retrouvent dans une impasse, à se dynamiter par dépit. Personne, dans le fond, n’a envie de sacrifier sa propre vie, sauf quelques fous rarissimes qui ignorent que la grande et juste cause pour laquelle ils combattent aujourd’hui sera complètement démonétisée demain.
  
  - Mais pour ce qui concerne Florence Dupuis ?
  
  - Entre nous, mon cher colonel, elle ne sera jamais libérée. Vous avez ma parole.
  
  Le Vieux en resta là et se garda bien de décrire l’incident qui avait eu lieu une heure plus tôt à la division des femmes de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.
  
  
  
  Placée à l’isolement au Quartier de Sécurité Renforcée, Florence Dupuis était soumise au régime cellulaire. Elle était seule dans l’espace étroit de cinq mètres sur trois, sommairement meublé d’un lit en bois, d’une table, d’une chaise et de quelques rayonnages sur les murs. Le sanitaire se limitait à une cuvette de W.C. et à une douche minuscule voilée par un rideau en plastique rouge. Dans un coin, trônait un téléviseur de taille réduite dont les programmes étaient présélectionnés par la direction.
  
  Cette réclusion entraînait l’interdiction de communiquer verbalement ou par écrit avec les autres détenus. L’unique interlocuteur de Florence Dupuis, en dehors des gardiennes, était son avocat.
  
  Les promenades constituaient une coupure dans cette existence confinée. Mais, là encore, pas de dialogue possible avec des compagnes de malheur. La solitude était réservée à Florence Dupuis dans la courette cernée par de hauts murs et terminée par une grille clôturant un triangle de bitume.
  
  Durant ces promenades, le Quartier de Sécurité Renforcée était ainsi vidé de ses pensionnaires et livré aux détenus auxiliaires du service général qui procédaient au nettoyage des cellules après que celles-ci eurent été minutieusement fouillées par les surveillantes.
  
  Ces détenus étaient au nombre de vingt-deux.
  
  Qui, parmi eux, avait placé la grenade défensive ?
  
  Celle-ci avait été coincée derrière le bloc de la chasse d’eau et maintenue en place par du mastic, la goupille restant dégagée. A cette dernière était entortillée une des extrémités d’un morceau de fil de fer dont l’autre était reliée au maillon supérieur de la chaîne.
  
  Vingt minutes plus tard, de retour dans sa cellule, Florence Dupuis avait voulu satisfaire un besoin bien naturel. Ceci terminé, elle avait tiré la chaîne et les débris du bloc de la chasse lui avaient disloqué le crâne.
  
  La police enquêtait mais n’avait pas encore démasqué le coupable.
  
  
  
  
  
  Le directeur du K.G.B. tira sur son cigare cubain.
  
  - Mon cher Fedor Grigorievitch, j’ai été obligé de prendre les devants. Ces deux femmes, Isabelle Roche et Florence Dupuis, hantaient mes nuits...
  
  - Je croyais plutôt que c’était cette charmante Vadia Pavlovna, cette superbe artiste du Bolchoï, qui occupait votre esprit et votre lit lorsque tombe le crépuscule ? ironisa le général-colonel Kourvachev.
  
  - Jaloux ? riposta l’Ukrainien, un peu raide, en sachant que cette liaison tapageuse était mal vue dans les hautes instances du pouvoir.
  
  - Certainement pas ! Je suis veuf et assez lassé des femmes. Revenons-en à nos affaires. Vous avez pris les devants ?
  
  - Il était trop tard pour Isabelle Roche. Libération trop rapide. Je n’ai rien pu faire. En revanche, Florence Dupuis est morte voici un peu plus d’une heure dans sa cellule de la prison de Fleury-Mérogis. Les renseignements à son sujet étaient très ambigus aussi n’ai-je pas voulu courir de risques.
  
  - Ce que mes agents ont pu recueillir va dans le même sens.
  
  - L’ennui, c’est Isabelle Roche.
  
  - Mes correspondants en France m’assurent qu’elle est douteuse.
  
  - Les miens me disent l’inverse. Passé très honorable. Professeur à l’origine, elle a été révoquée par l’Éducation nationale en raison d’un enseignement trop politisé. Mais qu’importe ? A présent, elle se trouve hors de notre portée. Je ne vous cache pas, mon cher Fedor Grigorievitch, ma profonde inquiétude. Quel sale coup pourraient bien nous préparer ces pirates du Caire ?
  
  
  
  
  
  C’était la procession vers les toilettes dont la cuve, sur l’ordre de Coplan, avait été vidée par les Égyptiens sous la surveillance des Kalashnikov braqués par Brahim et Thierry.
  
  Robert Vilar attendait son tour. Dans son dos, Janet Lord et Maria Xenakis, sans son tricot. Nadia Seghir avait été relâchée quelques heures plus tôt, mesure qui avait considérablement renforcé le moral des otages.
  
  Le Français interpella Coplan au passage :
  
  - La lutte que vous menez nécessite beaucoup d’argent, j’en suis convaincu.
  
  - Et alors ?
  
  - Je crois vous avoir mentionné que je suis homme d’affaires. En fait, je ne traite que de grosses affaires.
  
  - Quelles affaires ?
  
  Robert Vilar fronça les sourcils, volontairement mystérieux.
  
  - Pétrole. A la bourse d’Amsterdam. Je joue sur la différence entre le taux du brut fixé par l’O.P.E.P. et celui pratiqué par les pays qui cassent les prix parce que, sans devises étrangères, ils frôlent l’asphyxie. A cause de la guerre qui les oppose, l’Irak et l’Iran se situent dans ce créneau.
  
  Il eut un rire cynique.
  
  - C’est tout bénéfice pour ceux qui savent profiter de cette aubaine.
  
  - La guerre a toujours enrichi les requins, cingla Coplan.
  
  - La question n’est pas là. Vous avez deviné, je pense, que je suis en train d’aborder le sujet délicat de la rançon que je serais prêt à verser en échange de ma libération. Le montant reste à débattre, bien entendu, mais je demeure persuadé avoir affaire à un homme raisonnable. Voyez-vous, je serais décidé à monter jusqu’à un million de dollars payables dans une banque discrète aux Iles Caïmans, un paradis fiscal d’où les curieux sont bannis sans rémission. Cette somme vous aiderait, j’en suis sûr, à servir la noble et juste cause pour laquelle vous combattez avec tant de courage et de vaillance et qui recueille ma plus vive sympathie. Vous m’avez ouvert les yeux. Je vivais dans l’égoïsme. Grâce à vous, je sais désormais que l’iniquité règne dans le monde et qu’il faut, sans relâche, la détruire.
  
  Maria Xenakis, qui avait entendu, crispa les lèvres avec dégoût.
  
  - Cet homme est à vomir, s’écria-t-elle à l’intention de Janet Lord qui resta de marbre.
  
  - Vox populi... railla Coplan.
  
  Robert Vilar haussa les épaules avec indifférence.
  
  - Que pensez-vous de ma proposition ?
  
  L’accompagnatrice du groupe de touristes français quittait l’une des cabines. Coplan lui désigna la porte qui se refermait.
  
  - C’est à vous. Cinq minutes, pas plus. D’autres attendent, répondit-il, méprisant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  La voix du négociateur français était tendue.
  
  - J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer.
  
  - Votre garde des sceaux refuse de libérer Florence Dupuis ? supposa Coplan.
  
  - Hélas, c’est pire.
  
  - Je ne vois pas ce qui pourrait être pire.
  
  - L’intéressée est morte.
  
  - Pour qui me prenez-vous ? s’énerva Coplan. Vous croyez que je vais avaler cette fable ?
  
  - Elle a été assassinée dans sa prison.
  
  - Si c’est vrai, ce sont vos services qui l’ont tuée afin d’empêcher sa libération !
  
  - C’est faux ! Une enquête est en cours et...
  
  - Je n’ai aucune confiance dans vos enquêtes ! cria Coplan.
  
  - Vous devez croire en notre bonne foi. Nous ignorons encore qui est responsable de cet assassinat.
  
  - Moi, je vais vous le dire ! C’est la D.G.S.E. ou la D.S.T. !
  
  Coplan se calma.
  
  - Restez à l’écoute, recommanda-t-il. Je reviens dans cinq minutes.
  
  Il sortit du poste de pilotage, frôla Thierry et Dieter qui surveillaient les otages et marcha jusqu’au siège où était affalé Robert Vilar.
  
  - Débouclez votre ceinture et levez-vous.
  
  Un fol espoir anima l’œil du Français.
  
  - Vous acceptez ma proposition ? s’exclama-t-il avec ravissement. Vous ne le regretterez pas ! Vous pouvez avoir confiance en moi. Dès que je suis libéré, je téléphone sur-le-champ aux Iles Caïmans. Simplement, dites-moi où et au nom de qui je dois virer l’argent. Ce sera fait immédiatement ! Grâces en soient rendues à Dieu !
  
  - Dieu n’a rien à voir avec nous et il ne s’agit pas de rançon !
  
  Robert Vilar était déjà debout. La stupeur figea ses traits.
  
  - Pas de rançon ? De quoi, alors ?
  
  - D’un communiqué. Venez avec moi.
  
  De retour dans la cabine de pilotage, Coplan l’interrogea d’un ton sévère :
  
  - Vous étiez sincère tout à l’heure quand vous assuriez adhérer à notre cause ?
  
  Le Français ne cilla pas.
  
  - Je l’étais, je vous le jure.
  
  - Très bien. Alors, lisez ceci d’une voix ferme et convaincue, et sans bégayer.
  
  Coplan déplia une feuille de papier et la lui tendit. Vilar en parcourut rapidement le texte.
  
  - D’accord ? pressa Coplan.
  
  - D’accord.
  
  Coplan lui transmit le micro.
  
  - Moi, Robert Vilar, attaqua ce dernier, citoyen français, certifie être désigné par la totalité des passagers et de l’équipage du vol T.C.A. 071 pour être leur porte-parole. A ce titre, je me fais leur interprète pour jurer solennellement que la cause défendue par ceux qui ont arraisonné ce Boeing est noble et juste, et que nous y adhérons de tout notre cœur. En leur nom, et en mon nom propre, je supplie donc le gouvernement français de libérer sans plus attendre les vaillants combattants de la liberté et de la justice qu’avec iniquité il retient dans ses geôles. S’il se refusait à le faire, nous en subirions, par notre mort, la conséquence. Certes, nous déplorerions alors notre sort, mais l’accepterions avec courage et en rejetterions la responsabilité sur un gouvernement qui persécute les innocents. Quant à ceux d’entre nous qui sont français, nous aurions honte d’appartenir à une nation qui bafoue ainsi les droits les plus élémentaires de la personne humaine. Moi, Robert Vilar, j’en appelle donc à votre raison et à votre cœur. C’est tout.
  
  - Merci, dit simplement Coplan en le poussant hors du poste de pilotage pour le remettre entre les mains de Dieter qui escorta le Français jusqu’à son siège.
  
  Coplan reprit le micro.
  
  - Vous avez entendu ?
  
  - Je ne crois pas à la sincérité de cet homme, répliqua le négociateur avec dédain. Ces pauvres gens sont terrorisés et obligés d’obéir à vos ordres.
  
  - Vous aussi, dès cet instant, serez obligé d’obéir à mes ordres, riposta Coplan.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Je vous accorde un ultime délai de douze heures. A l’expiration, je vous somme d’avoir libéré nos dix martyrs, sinon nous exercerons les représailles qui s’imposent.
  
  - Ne commettez rien d’irréparable ! supplia le négociateur.
  
  
  
  Douze heures plus tard, Coplan reprit contact. Sa voix était mordante :
  
  - Le verdict ?
  
  - Mon gouvernement ne peut faire droit à votre requête.
  
  - A votre guise.
  
  - Attendez ! Cherchons un autre terrain d’entente ! Nous en avions découvert un dans le cas Florence Dupuis.
  
  - Je suis excédé par vos temporisations. Passez-moi le délégué égyptien.
  
  Quand ce dernier fut en ligne, Coplan parla à la cadence d’une mitrailleuse :
  
  - Nos réservoirs sont pleins grâce à vous et nous avons la nourriture et les boissons que vous nous avez livrées ce matin. En conséquence, nous quittons le Caire pour la République d’Aden qui a accepté de nous accueillir. Certes, vous pourriez vous opposer à cette manœuvre en bloquant la piste avec vos camions. Nous ne pourrions alors décoller. Cependant, je ne vous le conseille pas si vous ne désirez pas supporter, aux yeux du monde entier, la responsabilité de la mort des otages.
  
  C’est d’un ton enjoué que répondit l’Égyptien :
  
  - N’ayez aucune crainte. Mon pays est trop heureux de se débarrasser de vous. Nous n’entraverons en rien votre départ. Allez-vous faire pendre ailleurs mais, auparavant, indiquez-moi votre plan de vol.
  
  - Vous l’aurez dans une minute.
  
  Coplan abandonna le siège et Régis le remplaça pour communiquer le plan de vol que la tour de contrôle enregistra.
  
  - Nous devons contacter Aden, conclut celle-ci.
  
  - Mais faites vite ! rabroua Régis. Pas d’atermoiements, nous en avons marre !
  
  Dans l’intervalle, Coplan informa les passagers et l’équipage des dispositions que le refus du gouvernement français l’obligeait à prendre.
  
  - Aden est une république démocratique et populaire, acheva-t-il. Nous y obtiendrons une bien meilleure compréhension qu’au Caire.
  
  Deux heures plus tard, la tour de contrôle donna l’autorisation de décoller.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  La piste avait été construite en 1940 par les Britanniques pour les besoins de la Royal Air Force dont les Spitfire et les Mosquitoes traversaient la mer Rouge pour s’en aller harceler les troupes italiennes en Éthiopie et en Érythrée.
  
  Ce n’était à cette époque qu’une bande étroite, vaguement bitumineuse, longue d’un kilomètre, qui s’étendait le long du rivage à l’eau perpétuellement tiède, entre Qunfidha, en Arabie Saoudite, et la frontière septentrionale du Yémen, frontière d’ailleurs mal délimitée.
  
  Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle était tombée dans l’oubli et les vents du Hedjaz avaient rongé et laminé son revêtement. Les compagnies pétrolières l’avaient ressuscitée, restaurée et agrandie de deux kilomètres. Désormais, les jets s’y posaient afin de ravitailler en personnel, en vivres et en matériels les équipes qui avaient installé les plates-formes de forage à quelques centaines de mètres du littoral, sur le haut-fond marin et dont les squelettes métalliques peuplaient le paysage, par ailleurs désertique. Nulle présence humaine ne leur était plus nécessaire. Inlassablement, leurs pompes à balancier aspiraient le brut arraché à la roche et le remontaient le long du tubage pour l’expulser vers les réservoirs de stockage alignés dans une aire surélevée et cimentée.
  
  Piloté par Régis, le 737 se posa à seize heures trente sur la piste aménagée.
  
  Les volets baissés obstruaient les hublots et les otages ignoraient où ils se trouvaient. Coplan ordonna de les relever et les passagers à bâbord découvrirent une étendue désolée, parsemée d’arbustes rabougris, tandis que ceux de tribord posèrent le regard sur la limite latérale de la piste en surplomb sur une des mers les plus salées et les plus torrides du monde.
  
  - Bienvenue dans le désert, lança Coplan dans son micro avant de le poser et de s’approcher de l’accompagnatrice des touristes français. La trentaine. Visage blême et tiré. Des yeux méridionaux, sombres comme des olives grecques. Durant le voyage, elle avait grillé cigarette sur cigarette et, à un moment, avait remarqué Coplan, son crâne était tellement auréolé de fumée qu’elle ressemblait à ces ectoplasmes que traquent les chasseurs de spectres.
  
  - Vous vous souvenez de votre partie de 421 ? attaqua-t-il.
  
  Elle le regarda sans aménité.
  
  - Bien sûr.
  
  - Quel résultat avez-vous obtenu ?
  
  - 221.
  
  - A ce jeu de dés, c’est le score le plus faible, mais moi j’aime bien jouer à qui perd gagne, si bien que je vais vous faire une surprise.
  
  - Je me méfie de vos surprises, maugréa-t-elle.
  
  - Ceci est une surprise agréable. Après tous ces jours passés dans l’atmosphère confinée de ce
  
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  Boeing, n’éprouvez-vous pas l’envie de vous dégourdir les jambes en allant vous balader un instant sur le bord de la mer ?
  
  Elle demeura interdite durant quelques secondes, puis son visage s’éclaira.
  
  - C’est vrai ?
  
  - Puisque je vous le dis ! Débouclez votre ceinture, levez-vous et remontez à l’avant de l’appareil.
  
  Coplan s’écarta et s’avança vers la travée dans laquelle était assis Robert Vilar, tout en consultant la feuille qu’il tenait à la main. Le Français avait un peu perdu de sa superbe. Le teint brouillé et cafardeux, l’œil bilieux, la bouche encadrée de sillons, les épaules voûtées, il présentait les stigmates du délabrement psychique.
  
  Il posa sur Coplan un regard en vrille.
  
  - J’ai entendu ce que vous disiez. Mon score au 421 était 331.
  
  - Vous avez droit à la promenade.
  
  - C’est trop aimable de votre part. L’air marin va me revivifier, j’en ai besoin !
  
  - Je n’en doute pas.
  
  Coplan alla trouver deux autres Français. Un homme et une femme. Le premier était une manière d’athlète à profil impérieux et à l’œil dominateur. La seconde, son épouse, se distinguait par une lourde présence charnelle. Sa peau semblait avoir mal supporté le long séjour en vase clos. Elle avait jauni et séché. Dans les yeux bleus, une expression indéchiffrable, comme un mélange de peur et de haine.
  
  Au 421, l’homme avait étalé sur la piste un 422 et la femme, un 434.
  
  - Honneur aux perdants, fit Coplan.
  
  Les autres ne répondirent pas et se contentèrent de déboucler leur ceinture, de s’extraire de leur siège et de remonter l’allée centrale, l’un derrière l’autre mais en se tenant la main.
  
  Au passage, Maria Xenakis agrippa le bras de Coplan.
  
  - Pourquoi les Français ont-ils droit à la promenade et pas les autres ? protesta-t-elle avec hargne. Je croyais que c’étaient eux vos cibles et pas les Grecs ou les Chypriotes ?
  
  Coplan se dégagea.
  
  - Je n’ai pas d’explications à vous fournir.
  
  D’un regard circulaire, il inspecta son dispositif.
  
  Régis et Urbain dans la cabine de pilotage. Thierry, Sigrid, Isabelle et Saraya surveillaient passagers et membres de l’équipage, une arme dans chaque main. Dieter conservait un œil sur les quatre « promeneurs » tandis que Brahim et Kacem débloquaient la lourde porte. L’échelle de corde lestée de deux sacs emplis de plomb avait été extraite de la soute avant. Le premier la lança, elle se raidit sous le poids du lest et tous deux fixèrent ses gros crochets au plancher métallique, puis serrèrent les boulons à l’aide d’une clé anglaise.
  
  Kacem alla chercher les deux Kalashnikov déposées dans la cabine de pilotage et en tendit une à Brahim avant de passer la bretelle de la sienne autour de son torse. Puis il s’agenouilla, et empoigna le premier barreau métallique emprisonné dans les torons du cordage entrelacé de fils en acier souple.
  
  Il bascula et, sans effort, descendit jusqu’à l’asphalte.
  
  Brahim l’imita. L’accompagnatrice s’était reculée, un peu blême. Sur sa bouche se tordait une grimace.
  
  - C’est dangereux !
  
  - Mais non ! se moqua Dieter. Allez, descends, ma belle, t’es pâlotte, tu vas voir, tu vas attraper un sacré coup de bronzage ! Il chauffe encore salement, Mahomet ! De toute façon, si tu te casses la gueule, les amis sont en bas pour te recevoir ! Allez, à ton tour !
  
  Avec mille prudences, elle obéit.
  
  Robert Vilar, lui, ne se fit pas prier. Incroyablement, il donnait l’impression d’avoir recouvré l’intégralité de son tonus. Avec une souplesse et une agilité insoupçonnables dans sa silhouette un peu enveloppée, il descendit l’échelle, bientôt suivi par le couple de Français.
  
  Dès que ces derniers eurent disparu, Coplan donna dans un premier temps l’ordre aux passagers assis à bâbord de se regrouper à tribord. L’opération s’effectua sous la férule pressante d’Isabelle, de Thierry, de Sigrid, de Dieter et de Saraya. Dans un second temps, il enjoignit à tous de se pencher et de regarder à travers les hublots.
  
  Le jour déclinait et, à l’horizon, le soleil s’enfonçait dans la terre d’Afrique au-delà des flots argentés.
  
  Surchauffé, le bitume de la piste mollissait sous les semelles.
  
  - Avancez vers la mer, commanda Kacem.
  
  A travers les hublots, les membres de l’équipage et les passagers voyaient leurs quatre compagnons d’infortune marcher nonchalamment vers le soleil couchant, vers la lisière de l’asphalte, là où, trois mètres plus bas, les vagues se brisaient contre les piliers de l’ancien appontement pétrolier.
  
  L’accompagnatrice trottinait allègrement. Robert Vilar, avec ses grandes enjambées, semblait désireux de distancer le groupe. Les deux derniers, bras passés autour des hanches, s’étreignaient amoureusement.
  
  A trois mètres derrière eux, Brahim et Kacem, l’AK-47 braqué à hauteur des reins de leurs prisonniers qui, enfin, s’arrêtèrent au bord du rivage et baissèrent la tête vers le flux d’eau mousseuse, jaunie par le sable qu’elle charriait.
  
  Ce fut brutal. Les rafales de Kalashnikov déchirèrent l’air. Dans la carlingue, les passagers et les membres de l’équipage, horrifiés, virent les quatre corps éclaboussés de rouge basculer dans le vide.
  
  - My God ! hurla Janet Lord.
  
  Livide, elle se martela les tempes.
  
  Est-ce elle ? s’interrogea Coplan.
  
  Impassibles, Kacem et Brahim rebroussaient chemin en rajustant la bretelle de leur AK-47 au chargeur vide. Sur le bitume étaient éparpillés les étuis éjectés des cartouches.
  
  Coplan se précipita sur le micro.
  
  - Pas de panique, cria-t-il. Que chacun regagne son siège, rabaissez les volets. Cet incident mérite une explication, je vous la fournirai mais, auparavant, obéissez à mes ordres !
  
  Déjà, Thierry, Sigrid, Dieter, Saraya et Isabelle veillaient à ce qu’il en fût ainsi. De son côté, Régis manœuvrait pour relancer les réacteurs. Quant à Urbain, il rétablissait le contact-radio.
  
  Anéantis, les otages n’offraient aucune résistance et, ayant retrouvé leur place, rebouclaient machinalement leur ceinture. L’équipe de Coplan s’assura que les volets des hublots masquaient l’extérieur.
  
  Coplan attendit patiemment que la légitime émotion se soit quelque peu apaisée et, lorsque le Boeing eut redécollé et atteint son altitude de croisière, il reprit le micro.
  
  - Ne nous jugez pas mal, supplia-t-il. Ceux qui sont obligés de faire les basses besognes ont toujours les mains propres, ce qui n’est pas le cas du gouvernement français, le seul et vrai responsable de la mort de ces quatre passagers. En refusant de libérer nos frères, en assassinant une de nos sœurs, une fantastique combattante révolutionnaire dont je salue la mémoire ici ce soir, il nous a forcés à accomplir le geste auquel vous venez d’assister. La France est coupable, nous sommes innocents et je sais que vous le savez, qu’en chœur avec nous, vous hurlez votre indignation à la face de Paris ! Je suis certain de pouvoir compter sur votre sympathie à notre égard. Il fallait donner une leçon au gouvernement français. Nous la lui avons donnée à notre corps défendant. Notre cœur en saigne encore. Mais rassurez-vous, les deux hommes et deux femmes que nous avons sacrifiés n’ont pas souffert. Ils sont morts sur le coup. J’aimerais un jour pouvoir déposer une gerbe de fleurs sur la dalle funéraire recouvrant les restes de ces martyrs, mais je sais que c’est impossible. L’endroit est infesté de requins et leurs restes ne seront jamais retrouvés. Mais ils ne sont pas morts pour rien. Cette fois, la France sera obligée d’accepter nos revendications. Sous peu, interviendra le dénouement et vous pourrez dire avec fierté : « Moi aussi j’ai eu l’honneur de participer à ce beau combat ! »
  
  Coplan reposa le micro. Saraya lui souffla à l’oreille :
  
  - Bravo ! Quel ton ! Même moi j’en ai eu le frisson !
  
  
  
  
  
  A Langley, le Directeur de la C.I.A. tendit au responsable de la zone Méditerranée le rapport transmis par la National Security Agency, c’est-à-dire une synthèse des renseignements fournis par ses satellites-espions.
  
  - Pourquoi ont-ils atterri sur cette piste déserte d’Arabie Saoudite ? Un arrêt de quarante minutes, pas plus. Cette affaire me trouble.
  
  Son interlocuteur hocha la tête.
  
  - Malgré nos objurgations, les Égyptiens ont laissé partir ce Boeing sans rien tenter, rappela-t-il. C’est dommage. Nous l’avions en territoire... euh... ami... A présent, le voilà qui fait route vers Aden, par conséquent, dans le camp ennemi. A vrai dire, je saisis mal les intentions cachées des pirates, mais je reconnais qu’ils sont forts ! Quant à cet arrêt en plein désert, je ne vois pas à quoi il rime.
  
  - Et la mort de Florence Dupuis ? Les Français ne sont tout de même pas stupides au point de supprimer dans leurs propres prisons une terroriste réclamée par le camp adverse car, alors, il faudrait pousser le raisonnement à sa conclusion logique et se débarrasser des dix autres frères d’armes dont la libération est exigée !
  
  - C’est un coup fourré du K.G.B. ou du G.R.U., mais quel est le but recherché ? Je veux dire, le but réel ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Coplan sursauta et se félicita de porter une cagoule. Courtaud, la démarche lourde, l’œil noir et le teint basané, l’homme qui entrait dans la carlingue n’était autre que Farid Chemla, de nationalité indéterminée, l’un des plus farouches terroristes que comptait le Moyen-Orient. A deux reprises, il avait failli tuer Coplan et ce dernier savait qu’il serait reconnu sur-le-champ si l’Arabe voyait ses traits.
  
  Jusque-là, les événements s’étaient déroulés conformément au plan élaboré pour l’opération Gipsy. A Aden, l’accueil des autorités avait été enthousiaste et Régis avait atterri sans problème sur la piste balisée par les fanaux bleus et jaunes.
  
  - Bienvenue à nos frères ! avait clamé dans la radio une voix émanant de la tour de contrôle. Nous sommes de tout cœur avec eux !
  
  - Merci ! Vive la Révolution ! avait répondu Kacem en arabe.
  
  Le groupe électrogène avait été branché et l’échelle mobile poussée contre le fuselage tandis que, malgré tout, les camions militaires cernaient le Boeing relégué sur un taxiway secondaire.
  
  Et, maintenant, Farid Chemla se tenait là, dans son costume au tissu beige tropicalisé, trop ample, tire-bouchonnant sur les chaussures poussiéreuses, avec des cernes humides sous les aisselles. Son regard curieux inspectait l’intérieur de la carlingue, s’appesantissait sur les cagoules, les Kalashnikov, les pistolets à gaz. Il eut un bref hochement de tête qui signifiait l’approbation d’un spécialiste en la matière. Son regard frôla celui de Coplan, hésita et revint en arrière comme saisi d’un doute et, cette fois, se souda aux yeux clairs. Coplan perçut une méfiance et un voile passa dans ceux de l’Arabe mais, déjà, Brahim intervenait :
  
  - Salaam aleikoum !
  
  - Aleikoum salaam ! répondit machinalement le chef terroriste sans détourner son regard.
  
  - Nous souhaiterions que notre communiqué soit diffusé dans le monde entier mais, en priorité, à destination de la France.
  
  En même temps, il tendit une feuille de papier. A regret, Chemla abandonna Coplan et se saisit de cette dernière.
  
  Le texte en était bref et libellé en anglais :
  
  Aujourd’hui, et comme nous en avions menacé le gouvernement français s’il se refusait à libérer nos frères opprimés, nous avons exécuté les otages suivants :
  
  Chantal Murzeau Robert Vilar
  
  Gérard et Pascale Guigues
  
  Tous les quatre citoyens français. D’autres suivront si nos exigences ne sont pas satisfaites.
  
  Chemla parut étonné.
  
  - C’est du bluff ? questionna-t-il.
  
  - C’est la pure vérité, répondit l’Irakien avant de relater les circonstances dans lesquelles s’était déroulée la tuerie.
  
  Le chef terroriste plissa les lèvres avec satisfaction.
  
  - C’est la meilleure manière de traiter ces chiens ! C’est toi, le chef du commando ?
  
  - Nous n’avons pas de chef. Je suis le délégué de mes camarades.
  
  - Pour le compte de qui agissez-vous ?
  
  - Le nôtre, et celui de nos frères emprisonnés dans les geôles fascistes.
  
  - Votre groupe a un nom ?
  
  - Non. Nous nous contactons, nous concertons, montons un coup, frappons et nous dispersons. Et, maintenant, mon frère, si tu allais diffuser ce communiqué ?
  
  - Il nous faut aussi des vivres et de la boisson, rappela Kacem.
  
  - En tout cas, nous n’avons plus besoin de médicaments pour Robert Vilar, puisqu’il est mort, remarqua Saraya d’un ton volontairement cynique.
  
  Brahim, Kacem et Saraya avaient parlé en arabe et Chemla s’en trouvait rasséréné. Avec les terroristes européens, il demeurait sur ses gardes car il lui était quelquefois difficile de suivre les méandres de leurs raisonnements. Le dialogue était plus aisé avec ses frères de race dont la mentalité était identique à la sienne.
  
  Coplan s’esquiva dans le galley. Chemla attira Brahim à l’écart.
  
  - C’est un Arabe aussi ?
  
  - Non. Un Allemand.
  
  - Et les autres ?
  
  - Allemands et Français.
  
  - Dont Isabelle Roche ?
  
  - Oui.
  
  - Des Allemands de la Fraction Armée Rouge ?
  
  - De nulle part, répondit Brahim, visiblement agacé. Aucun de nous n’appartient à un groupe constitué. Nous allons et venons. Un jour ici, un jour ailleurs. Nous mangeons le couscous avec toi ou la paella avec les Basques. Si nous tombons, un ami sort de l’ombre à notre place. Tu es satisfait ? Alors, va donc transmettre notre communiqué, acheva Brahim d’un ton si brutal que Chemla en sursauta, un peu offensé, et fronça les sourcils en refrénant sa première impulsion qui était la réplique incendiaire.
  
  Finalement, il tourna les talons et repassa sur le palier de l’échelle. Saraya reflua vers le galley.
  
  - Tu l’as déjà vu, ce type ?
  
  - Par deux fois, il a failli réussir à me tuer. Sans la cagoule, il me reconnaissait, répondit Coplan.
  
  - Tes yeux, malheureusement, ne sont pas masqués. Tu as des gens qui n’oublient jamais un regard. Dans ton cas, ce seraient plutôt les femmes, dont moi, cette dernière remarque étant, d’ailleurs, purement anecdotique. Il se trouve qu’aujourd’hui ce serait plutôt ce tueur.
  
  - Il faut s’en méfier. Ce Chemla est fanatique et dangereux.
  
  - Notre gros atout, c’est que Kacem, Brahim et moi sommes arabes. J’ai vu que cette particularité met Chemla à l’aise. Et puis, pourquoi soupçonnerait-il quelque chose ?
  
  - Hemingway écrivait que le soupçon a la pâle figure du voyou qui s’enfonce dans une ruelle sombre et sordide sans savoir encore s’il y a un mauvais coup à y commettre, répliqua Coplan sentencieusement.
  
  - Fais pas chier avec ton érudition ! se moqua Saraya en tirant sur la languette d’une boîte de bière. Au fait, tu crois qu’ils ont de la Carlsberg à Aden ?
  
  Urbain passa la tête.
  
  - A la radio, ils proposent d’envoyer un médecin à bord pour examiner les otages.
  
  - Dis-leur que nous en avons déjà un.
  
  - Qui s’imaginerait que Thierry est toubib ? s’amusa la Libanaise avant de boire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Trois jours s’étaient écoulés.
  
  Aden avait pris le parti de Coplan et de son équipe et harcelait à son tour le gouvernement français pour qu’il fît droit aux revendications relatives à la libération des dix terroristes.
  
  Mais la froide exécution des quatre otages avait pétrifié d’horreur le monde entier.
  
  En adoptant le régime de la douche écossaise, Coplan avait alors alterné l’eau glacée et l’eau brûlante. Vingt-quatre heures après son arrivée, il avait libéré les quatre navigants, le chef steward, les quatre hôtesses de la Trans Coasts Airways, ainsi qu’un Grec, un Libanais, un Chypriote et un Britannique.
  
  Ainsi restait-il avec 16 hommes et 5 femmes, soit :
  
  - 10 Français dont 3 femmes.
  
  - 3 Britanniques dont 1 femme, Janet Lord.
  
  - 4 Chypriotes dont 1 femme, Maria Xenakis.
  
  - 2 Grecs.
  
  - 2 Libanais.
  
  Parlant au nom des autorités d’Aden, et adoptant leur thèse, Chemla, un tenant de la Realpolitik, un farouche partisan de l’efficacité, un inconditionnel supporter du résultat, avait fait remarquer qu’il serait judicieux de rendre la liberté aux deux femmes qui n’étaient pas françaises mais, prétextant un déséquilibre numérique entre les deux sexes, Coplan avait refusé. Pour lui, une dose supplémentaire de pression psychologique sur l’espionne du camp ennemi ne pourrait que grandement servir ses intérêts. A cet égard, il n’avait pas encore élucidé l’énigme.
  
  Était-ce Janet Lord ou Maria Xenakis ?
  
  Durant ces trois jours, Chemla avait posé beaucoup de questions à Saraya, à Brahim et à Kacem sur leurs origines, leur passé, leurs antécédents dans le terrorisme mais s’était vu opposer une fin de non-recevoir. Usant d’un charme qui se voulait trompeur et se posant en interprète de la sympathie affichée par le gouvernement local à l’égard des pirates de l’air, il avait alors offert l’hospitalité en ville, à tour de rôle, aux membres du commando, en suggérant que ses propres hommes remplacent dans la carlingue ceux qui auraient répondu à l’invitation.
  
  - Après tout, avait-il argumenté, vous étiez neuf au départ pour surveiller, équipage et passagers compris, cinquante-six personnes, qui ne sont plus qu’au nombre de vingt et une et vous, vous êtes dix. Un peu de repos vous fera du bien.
  
  - Un vrai guerrier révolutionnaire n’a pas besoin de repos, avait rétorqué Kacem avec mépris, pour expliquer son refus. En revanche, si on nous apportait un bon méchoui, cela nous remettrait d’aplomb !
  
  - J’en rêve ! avait soupiré Saraya.
  
  - Un méchoui et des vêtements propres ! avait précisé Brahim. Je pue le bouc !
  
  Chemla avait satisfait leur demande et s’était enfilé dans la brèche :
  
  - Au fait, pourquoi, en ma présence, gardez-vous vos cagoules ? Je suis un frère d’armes, moi ! Je suis offensé par votre méfiance !
  
  Saraya avait secoué la tête.
  
  - Le chef s’y oppose.
  
  Immédiatement, Chemla, mû par l’intuition, avait du regard cherché Coplan.
  
  - Quel chef ?
  
  - Il n’est pas dans l’avion.
  
  - C’est le chef de votre organisation ? Où est-il ? Comment s’appelle-t-il ?
  
  Kacem, alors, avait témoigné d’agressivité. Juste ce qu’il fallait. Et avait empoigné rudement le bras du tueur.
  
  - Tu poses trop de questions, mon frère. Nous n’aimons pas les gens curieux.
  
  Chemla n’avait pas bronché. Sa rouerie lui interdisait de s’offusquer. Avec subtilité, il avait détourné la conversation et tenté de découvrir les motivations profondes des pirates. Comment voyaient-ils l’avenir politique du monde ? Souhaitaient-ils un univers marxiste ? En tenaient-ils, du moins lorsqu’ils étaient arabes, pour l’intégrisme islamique remis en honneur par les ayatollah ? Préféraient-ils le drapeau noir de l’anarchie révolutionnaire ? Le nihilisme ?
  
  Dans ce domaine, il n’avait obtenu aucune réponse qui puisse lui convenir et était demeuré sur sa faim, visiblement déconfit.
  
  Avec Paris, c’était l’impasse. A contrecœur, Aden avait accepté la venue d’un second négociateur français, celui du Caire ayant été renvoyé au Quai d’Orsay. Mais Coplan s’était maintenu sur ses positions. Pas de dialogue si la France ne libérait pas les dix combattants de la Liberté et de la Justice.
  
  
  
  
  
  Le général-colonel Fedor Grigorievitch Kourvachev, patron du G.R.U., était atterré. Un cancer fulgurant semblait avoir ravagé en trois jours le visage de l’Ukrainien trapu, directeur du K.G.B. Non pas que Kourvachev en fût désolé - dans le fond de son cœur, il exécrait son puissant rival - néanmoins, quel événement avait bien pu sculpter la catastrophe sur les traits du rescapé des purges staliniennes ?
  
  Il n’osa poser la question et le néo-converti au glasnost et à la perestroïka inventés par le nouveau maître du Kremlin entreprit de louables efforts pour recomposer ses traits défaits et creusés.
  
  - Quelles nouvelles, mon cher Fedor Grigorievitch ?
  
  - A Aden, mon agent Chemla n’aboutit à aucun résultat. Ces pirates sont déconcertants. Chemla assure qu’il a affaire à forte partie. Des professionnels, jure-t-il. Où diable ont-ils été formés ? Pas dans vos écoles, quand même, mon cher Youri Alexandrovitch ?
  
  Le ton se voulait badin et désinvolte mais, sous la surface, le soupçon affleurait.
  
  Le directeur du K.G.B. tira sur son cigare cubain et les volutes montèrent vers le lustre magnifique, aux coupelles en forme de larmes, qui avait appartenu aux tsars. Puis il prononça quelques phrases acerbes et déroutantes, et le patron du G.R.U. fut suffoqué.
  
  Son interlocuteur témoignait d’un total désintérêt à l’égard des pirates d’Aden.
  
  
  
  
  
  Le Vieux ne s’y laissait pas prendre. L’envoyé des Services Spéciaux israéliens accusait cette voussure des épaules, typique des universitaires à la vie chargée de patientes études sur les grimoires du passé. Ses traits fins et intelligents, son front large et bombé, sa peau translucide, suggéraient l’érudit. En réalité, c’était un homme d’action, rude et brutal. Tout au long de sa carrière d’espion ou d’agent Action, il avait trompé son monde. Dans les ruelles lépreuses ou aux abords des villas somptueuses d’Amérique du Sud, il avait traqué les réfugiés nazis. En Syrie, cependant, il avait été démasqué, failli être pendu mais avait réussi à s’évader. Bien d’autres coups d’éclat gonflaient son dossier dans les archives du Mossad à Tel-Aviv.
  
  Sa proposition s’intégrait parfaitement dans sa nature de battant :
  
  - Lançons-nous dans une opération conjointe, suggéra-t-il.
  
  Le Vieux lissa d’un doigt distrait la surface de son sous-main et son regard s’égara sur le portrait officiel du président de la République.
  
  - Impossible, j’ai les mains liées.
  
  - Votre gouvernement laisse assassiner vos ressortissants et vous n’intervenez pas ?
  
  - Je connais votre devise, répondit, légèrement amusé, le patron des Services Spéciaux français en la citant sans grand égard pour la bonne prononciation : Aine takhat aine, chen takhat chen (Œil pour œil, dent pour dent). Pourtant, ça ne peut être la mienne ni celle de mes supérieurs.
  
  - Depuis Greenpeace, vous faites des complexes, fustigea l’homme de Tel-Aviv en manquant à la courtoisie la plus élémentaire. Qu’espérez-vous, en définitive ?
  
  - Le pourrissement de la situation. Considérez les résultats obtenus. Au départ, nous avions sur les bras cinquante-six otages. Trente ont été libérés. En échange, nous avons libéré Isabelle Roche, et cette Florence Dupuis qui nous causait beaucoup de soucis a été assassinée par une main mystérieuse.
  
  - Mais vous avez perdu quatre innocents !
  
  - Nous aurons notre revanche.
  
  - Comment ?
  
  - Il est trop tôt pour le dire. Pourquoi, absolument, rechercher la riposte foudroyante que vous pratiquez au Sud-Liban et dans les territoires occupés ?
  
  L’Israélien massa son nez crochu.
  
  - Ceci est une affaire de tempérament, monsieur le directeur.
  
  
  
  
  
  Janet Lord ouvrit les yeux, bâilla, ramassa le coussin qui avait glissé sur ses pieds, le coinça sous son épaule contre le volet abaissé du hublot et pressa le bouton de la lumière individuelle au-dessus de sa tête avant de consulter sa montre-bracelet.
  
  Minuit, heure locale.
  
  Elle tourna la tête et agita la main en claquant des doigts, Brahim s’approcha d’un pas nonchalant.
  
  - Toilettes, je vous prie.
  
  L’Irakien abaissa le menton.
  
  - D’accord. Débouclez votre ceinture.
  
  Il l’escorta jusqu’au bloc et elle s’enferma dans une cabine devant laquelle il se posta. Lui aussi bâilla. La tension nerveuse était écrasante et il lui restait une heure de garde. Urbain veillait dans la cabine de pilotage. Isabelle faisait du café dans le galley. Thierry et Sigrid se tenaient à l’arrière de l’appareil, Kacem, à l’avant des travées. Dieter était embusqué dans la soute arrière avec un Kalashnikov car, malgré tout, on se méfiait des gens d’Aden et d’une intervention inopinée de leur part. Coplan, Saraya et Régis prenaient quelque repos.
  
  Au bout d’un court moment, la porte se rouvrit et Brahim hoqueta de surprise. La Britannique était complètement nue. La turgescence gonfla son sexe à la vue de ce corps splendide, à la peau blanche commune aux rousses, et des seins plantureux qu’elle massait d’une main tandis que de l’autre elle frictionnait son entrecuisse sous les poils du pubis.
  
  - Prends-moi ! murmura-t-elle dans un souffle en écartant les jambes.
  
  A cause de Gipsy, il n’avait pas touché une femme depuis une éternité et un désir dévastateur le submergeait. Il chancela, les sens et l’esprit en tumulte. Comme un automate, il s’avança pendant que Janet reculait dans l’étroit espace et butait contre le siège du W.-C. Ses lèvres s’ourlaient sur un baiser muet et ses doigts n’abandonnaient pas le lent va-et-vient sur la poitrine et sur le clitoris.
  
  Parvenu à l’entrée de la cabine, Brahim revint à la raison et aux impératifs du devoir, et s’arrêta pour chasser la libido qui incendiait son corps. D’une voix faible et enrouée, il ordonna :
  
  - Rhabille-toi.
  
  - Prends-moi, souffla-t-elle à nouveau, j’ai envie de faire l’amour et, surtout, j’ai envie de toi ! Depuis le début, tu me plais, tu es le plus beau !
  
  - Comment le sais-tu, avec la cagoule que je porte ?
  
  Alors, elle agit avec une rapidité fulgurante, fruit d’une longue pratique. De la main droite, elle rafla sur le lavabo le poudrier et en expédia le contenu dans les narines et dans les yeux de Brahim dont le cerveau immédiatement vacilla. De la gauche, elle referma brutalement le gros sac à main au fermoir constitué par deux épaisses lames d’acier sur la pomme d’Adam de Brahim. En même temps le genou gauche de la Britannique percutait hargneusement les testicules et le sexe, encore à demi-turgescent, qui sur-le-champ se dégonfla. Alors, elle arracha à sa victime le pistolet à gaz, pressa la détente électrique et la balle, inaudible en raison du dispositif de suppression du son, explosa sous les narines en une myriade de parcelles et en libérant son contenu qui plongea l’Irakien dans l’inconscience.
  
  Elle partit en arrière lorsqu’il bascula contre elle. Avec mille difficultés, à cause de l’étroitesse de l’habitacle, elle l’assit sur le siège des W.C., se rhabilla promptement de son jean et de son T-Shirt, ôta la cagoule et l’enfila avant de sortir précautionneusement de la cabine avec, dans une main son sac et, dans l’autre le pistolet confisqué.
  
  Collée à la paroi, elle se glissa jusqu’au galley. Isabelle Roche buvait du café dans un gobelet en carton.
  
  Janet lui expédia une balle en plein visage et le gobelet, en chutant, inonda de gouttes de café ses sandales blanches. La Britannique, alors, se jeta à plat ventre et rampa jusqu’à la porte avant qui demeurait verrouillée et retenue par les gros cordages passés dans ses poignées.
  
  Coplan sortit à ce moment-là de la cabine de pilotage dans laquelle il avait dormi. Il la vit et plongea sur elle en la plaquant rudement sur la moquette. Du tranchant de la main, il cisailla le poignet armé. Janet se défendait farouchement, bec et ongles, tentait de griffer et de mordre. Malgré sa furieuse résistance, Coplan parvint à la maîtriser et à la désarmer, à l’instant où Kacem arrivait à la rescousse pour passer les menottes aux chevilles et aux poignets. Cela fait, les deux hommes la soulevèrent et la transportèrent dans la cabine de pilotage où, sous le regard ahuri d’Urbain, ils la déposèrent sur le siège que venait de quitter Coplan. Kacem repartit aussitôt pour s’occuper de Brahim et d’Isabelle.
  
  Coplan arracha la cagoule et Janet secoua sa crinière rousse. La rage flambait dans ses yeux clairs.
  
  - Jolie tentative, la félicita Coplan, décidé dans un premier temps à jouer la diplomatie, tout en étant intérieurement satisfait qu’elle se soit démasquée sans qu’il ait eu à intervenir.
  
  Car, à présent, c’était sûr, Maria Xenakis était hors de cause. Janet Lord était l’espionne envoyée par le camp adverse pour surveiller la cible. Mais l’ennemi s’était neutralisé lui-même.
  
  - Il n’appartient pas à n’importe qui, surtout à une femme, de se débarrasser d’un de mes hommes. Ils sont superbement entraînés, hautement qualifiés et costauds, ce qui suppose que vous n’êtes pas qu’une aimable touriste, mais quelqu’un d’autre, à la formation spécialisée.
  
  Kacem revint et, sans un mot, remit le poudrier à Coplan qui en huma l’intérieur et identifia le produit :
  
  - Pipsissewa (Mot d’origine américano-indienne désignant la chimaphile. La substance extraite des feuilles de cette plante, connue pour provoquer une hyper-sudation, sert de base à un mélange de poudres chimiques destiné à occasionner la perte de conscience, par voie respiratoire et avec effet immédiat. Le terme de pipsissewa a été adopté par tous les Services Spéciaux) ?
  
  Elle tressaillit.
  
  - Vous êtes britannique, poursuivit-il. Appartenez-vous aux S.A.S. ? Seuls les barbouzes et les terroristes utilisent la pipsissewa, dont le nom d’ailleurs est ignoré du grand public. Nous appartenons à un cercle restreint, Janet, un club fermé, et, dans un sens, c’est un handicap car, dans ce monde clos, le spécialiste décèle l’autre spécialiste. Mais une chose m’étonne. Pourquoi avoir attendu tout ce temps avant de passer à l’action ? Pour endormir notre méfiance ?
  
  La fureur embrasait encore le beau regard clair mais c’est d’une voix indifférente qu’elle répondit :
  
  - Croyez ce que vous voulez. Qu’allez-vous faire de moi maintenant ? Me tuer, comme les quatre otages français ?
  
  Avec des gestes appliqués, Coplan alluma une cigarette dont il aspira voluptueusement la fumée, puis haussa lentement les épaules comme fatigué et découragé par cette longue attente sans résultat concret pour le moment à l’exception de l’arrivée d’Isabelle Roche.
  
  - Dans le fond, énonça-t-il d’une voix lasse, je me moque éperdument de ce que vous faites dans la vie, de votre nationalité et de l’identité de vos employeurs, que ce soit le Spécial Intelligence Service ou la C.I.A...
  
  A dessein, il passait sous silence le G.R.U. et le K.G.B.
  
  - ... Vous êtes britannique et moi, cette fois-ci, je ne m’en prends qu’aux Français. Peut-être qu’un jour, j’irai donner un coup de main à nos amis de l’I.R.A. à Belfast. Si vous êtes de l’autre côté de la barrière à ce moment-là, tant pis pour vous, je ne vous ferai pas de cadeau ! Mais, aujourd’hui, j’ai trop de boulot sur les bras avec ce détournement. Contrairement à ce que vous pensez, je ne vais pas vous liquider, je vais vous libérer dès demain matin ! Je n’ai pas envie d’avoir une emmerdeuse sur le dos dans cette putain de carlingue qui pue le bouc !
  
  Elle resta interdite. Urbain qui avait compris la subtilité du jeu que jouait Coplan jugea bon d’introduire sa touche personnelle afin de faire plus authentique.
  
  - Tu es sûr que tu ne te trompes pas ? lui reprocha-t-il. Les Britiches sont des fumiers. Il y a un mois, ils ont encore buté deux pauvres gosses catholiques à Londonderry ! Si on les vengeait sur cette salope ?
  
  Janet ne broncha pas et demeura impassible. Coplan feignit d’hésiter tout en tirant sur sa cigarette et en admirant le cran de la jeune femme. Elle avait été formée à la bonne école. Le camp adverse n’envoyait pas de mauviettes sur le terrain. Sciemment, il laissa un peu de temps s’écouler comme s’il réfléchissait. Fugitivement, il se revit en présence de Sevim, maintenant captive dans le bordel turc de Mehmet Oglu, et crut entendre sa tirade vengeresse : ... si je leur en offre l’occasion, les Britiches me flinguent. Jamais ils ne me pardonneront Belfast. Ce sont de vrais charognards ! Des hyènes puantes !
  
  - Les gens d’Aden ne comprendront pas qu’on relâche une Britiche, insista Urbain. Des Chypriotes, des Libanais, des Grecs, d’accord, mais pas une canaille de Sa Majesté la reine. Pense à nos intérêts, ça pourrait être mauvais pour nous !
  
  - On se réunira en comité et on votera à main levée, trancha Coplan.
  
  Urbain ricana et tira sur les cheveux en désordre de la jeune femme.
  
  - Ma petite rouquine, railla-t-il, tu n’es pas encore sortie de l’auberge ! En tout cas, tu sais déjà que tu ne recueilleras pas ma voix !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Chemla était médusé.
  
  - Vous libérez cette Britannique et vous voulez quitter Aden ? Une raison particulière ? Vous ne comptez que des amis ici !
  
  Kacem demeura ferme.
  
  - C’est conforme à notre plan dans l’éventualité où Paris ne nous donne pas satisfaction, ce qui est le cas, justement.
  
  - Où voulez-vous aller ?
  
  - En Éthiopie. Nous atterrirons à Addis-Abeba. L’Ethiopie a proposé de nous accueillir. Nous acceptons cette offre généreuse d’un pays sympathisant.
  
  Chemla respira. Personnellement, il ne voyait guère d’objections à élever puisqu’il s’agissait d’un autre régime marxiste. En outre, il était soulagé. Le G.R.U. le taxait d’incompétence parce qu’il n’avait pas réussi à extorquer aux pirates des renseignements valables. Si le Boeing quittait la mer Rouge, ce départ le déchargerait d’un lourd fardeau et son échec passerait au compte des profits et pertes. La responsabilité du commando du 737 incomberait à quelqu’un d’autre.
  
  - Nous avons besoin de kérosène, continua Kacem, ainsi que des provisions de bouche et des cigarettes.
  
  - Faites-moi une liste. Vous aurez tout ce dont vous avez besoin. De mon côté, je préviens Addis-Abeba et je vous fixerai l’heure du départ. Quand la Britannique débarque-t-elle ?
  
  Kacem se tourna vers Saraya.
  
  - Elle est prête ?
  
  - Je vais la chercher.
  
  Elle se dirigea vers le fond de l’appareil où Janet Lord était allongée derrière la dernière travée, à deux pas de Brahim et d’Isabelle Roche qui dormaient encore pour récupérer de la mésaventure qui leur était survenue.
  
  Coplan débloqua les menottes aux poignets et aux chevilles lorsque la Libanaise lui fit signe.
  
  - Debout. Vous êtes libre.
  
  Encore engourdie, Janet se leva péniblement, aidée par Coplan. Il lui tendit son sac.
  
  - Peut-être nous reverrons-nous à Belfast ? persifla-t-il.
  
  Elle planta son regard dans le sien tout en massant ses membres endoloris.
  
  - Les clichés que vous avez pris de moi cette nuit à la Polaroid, c’est pour vos amis d’Irlande du Nord ? questionna-t-elle d’une voix tendue.
  
  - Pour qui d’autre ? Leur acuité visuelle est fantastique, poursuivit-il sur le même ton. Vous en tomberiez sur les fesses ! Où que vous irez, à Piccadilly, au Derby d’Epsom, chez les hooligans des matches de foot ou à une réception au palais de Buckingham, vous serez immédiatement reconnue, sans oublier, bien sûr, la malencontreuse idée que vous pourriez avoir de fouler le sol de la verte Erin !
  
  Il tendit le bras vers l’avant du Boeing.
  
  - Après vous, lady.
  
  Elle hésita, esquissa un vague haussement d’épaules et s’en fut, là où l’attendait Chemla, suivie d’un regard envieux par les autres otages.
  
  Coplan jubilait. Janet Lord allait apporter sa propre pierre à l’édifice. Sans s’en douter, elle jouerait son rôle dans Gipsy. En rejoignant la cohorte des membres de l’équipage et des passagers libérés avant elle, elle accréditerait la thèse désirée. Sous le feu roulant des questions des journalistes, devant les caméras de télévision, face aux policiers, aux barbouzes qui l’interrogeraient, elle fournirait sa version en omettant, cependant, de mentionner l’épisode dont finalement elle avait été l’héroïne malheureuse malgré son énergie et son talent. A son tour, elle serait la vedette du suspense mondial qui tenait les foules en haleine depuis neuf jours.
  
  Soupçonnait-elle qu’en réalité elle était manipulée ? Difficile à dire. Ses employeurs seraient-ils convaincus ? C’était la chance à courir. Coplan, quant à lui, avait jeté ses atouts sur le tapis. A présent, il était démuni.
  
  L’avenir appartenait à Janet Lord.
  
  Parvenue devant Chemla, elle s’arrêta, se retourna, inspecta sans hâte la carlingue, une lueur de défi dans les yeux, comme si elle voulait transmettre un message signifiant qu’elle n’acceptait pas la défaite, puis elle leva sa main libre, l’agita et lança à ceux qui restaient un « Bonne chance » chaleureux.
  
  Le cœur de Coplan se serra un peu. Était-elle réellement dupe ? Ne se trompait-il pas du tout au tout ?
  
  Déjà elle avait disparu sur le palier de l’échelle mobile.
  
  
  
  
  
  Le Boeing avait quitté Aden depuis une heure lorsque, brutalement, il fut secoué de trépidations puis, sans crier gare, plongea de l’avant.
  
  Les otages hurlèrent d’effroi.
  
  L’appareil se redressa, parut retrouver sa stabilité, puis, à nouveau, tangua et roula.
  
  Coplan se précipita sur le micro.
  
  - Des turbulences, rassura-t-il. Rien de grave, ne paniquez pas !
  
  Les passagers ne le crurent pas car ils avaient vu le personnel navigant quitter l’appareil à Aden et n’avaient aucune confiance dans les qualités de pilotes des pirates, bien que ces derniers eussent amené l’avion sans encombre du Caire aux confins de la mer Rouge.
  
  Aussi les hurlements reprirent-ils de plus belle sans que Coplan ou ses équipiers puissent les calmer. Il changea alors de tactique.
  
  - Nous allons atterrir à Djibouti, s’écria-t-il. La ville est toute proche ! Nous sommes déjà en contact avec la tour de contrôle !
  
  Puis, après un flot de paroles lénifiantes, il invectiva ceux qu’ils venaient de quitter :
  
  - Aden nous a trahis ! Ils se disaient nos frères ! En réalité, ils ont subrepticement saboté notre appareil, c’est pourquoi nous rencontrons ces ennuis !
  
  Puis sa voix se fit enjôleuse :
  
  - Si vous vous taisez, d’autres parmi vous seront relâchés dès l’atterrissage à Djibouti !
  
  Le tumulte s’apaisa et un des touristes français lança :
  
  - Uniquement des étrangers ?
  
  - Des Français aussi, promit Coplan. Et, d’abord, les femmes.
  
  Peu à peu, le calme revint et Coplan passa dans la cabine de pilotage.
  
  - Pas de problèmes avec Djibouti, l’informa Urbain.
  
  Aux commandes, Régis manœuvrait avec flegme.
  
  - La visibilité ? s’enquit Coplan.
  
  - Parfaite. Conditions idéales, renseigna Urbain. Un vrai guide touristique. Sans oublier le comité d’accueil. Camions militaires, flics, pompiers, ambulances sont déjà en route. La piste est dégagée pour un atterrissage en catastrophe. Et un avertissement, aussi : nous ne sommes pas en pays ami. La radio ne cesse de le répéter.
  
  - Tant mieux. Aden ?
  
  - Nous demande de faire demi-tour. Ils clament que nous n’avons rien de bon à attendre des fascistes de Djibouti.
  
  - Vraiment ? ironisa Coplan.
  
  Une demi-heure plus tard, le Boeing se posa de façon cahotique et les otages à nouveau perdirent leur sang-froid en imaginant leur dernière heure arrivée. A l’arrêt complet, ils respirèrent avec soulagement.
  
  Comme au Caire, comme à Aden, le 737, sur ordre de la tour de contrôle, fut relégué sur une piste annexe et immédiatement cerné par les camions de l’armée et de la police.
  
  Régis coupa les réacteurs et Urbain, à la radio, définit immédiatement leur position :
  
  - Nous avons des otages à libérer, pas tous, mais une partie seulement, mais nous ne dialoguerons qu’avec un médiateur français. Qu’on nous envoie celui qui était à Aden !
  
  
  
  
  
  - Combien d’otages avez-vous l’intention de libérer? questionna le négociateur français d’une voix tendue.
  
  - Dix sur vingt, dont quatre femmes, trois Françaises et une Chypriote. C’est une énorme concession à laquelle je consens. Ce sera la dernière, je le jure. Les dix passagers qui resteront à bord seront exécutés si vous maintenez votre position.
  
  - En échange de votre geste, mon gouvernement est prêt à lâcher un peu de lest. Il accepte d’élargir de prison deux terroristes parmi ceux que vous réclamez : Ahmed Belbachir et Mokrane Chaab du Mouvement de l’Islam révolutionnaire, mais à deux conditions. La première : ces hommes ne vous rejoindront pas à bord du Boeing comme ce fut le cas pour Isabelle Roche. Ils seront remis directement aux autorités iraniennes à Téhéran qui ont accepté de les prendre en charge. La seconde : cette généreuse initiative n’interviendra que postérieurement à la remise en liberté des dix premiers otages dont les quatre femmes.
  
  - J’accepte, répondit impulsivement Coplan.
  
  - Alors, mettons immédiatement au point les modalités.
  
  
  
  
  
  En passant, Maria Xenakis cracha sur les chaussures de Coplan. Le Libanais qui la suivait, craignant que ce geste intempestif ne remette en cause leur libération, la poussa violemment en avant et elle buta contre Dieter qui la propulsa sans ménagement sur le palier de l’échelle mobile.
  
  - Salope ! Tu veux rester à bord ? s’énerva l’Allemand.
  
  Le Libanais était le dernier du premier groupe de dix otages qui recouvraient la liberté. Ceux qui le précédaient descendaient en hâte les marches, éperdus, essoufflés par le manque d’efforts physiques durant leur captivité, les yeux agrandis de bonheur, les membres tremblants, le cœur affolé à l’idée qu’un événement de dernière heure n’arrête le processus et ne provoque un retour vers le cauchemar.
  
  Ensuite, ils couraient maladroitement vers le salut, vers les camions de l’armée et de la police, vers les ambulances, leurs cheveux ébouriffés par le souffle d’air baraté par les rotors des hélicoptères surveillant l’opération.
  
  Les caméras du monde entier filmaient cette péripétie. Elles en eurent pour leur argent car, à la grande stupéfaction des journalistes et des familles massés sur l’aérodrome, le plexiglass de la cabine de pilotage explosa et projeta dans l’air surchauffé ses débris et ses échardes de métal.
  
  L’enchaînement fut fulgurant.
  
  Le gendarme du G.I.G.N., premier tireur d’élite de France, souleva la bâche du Berliet, ajusta Dieter, pressa la détente et tira. Une corolle rouge colora l’emplacement du cœur sur la chemise blanche de l’Allemand et ce dernier bascula, en lâchant son AK 47, roula sur le palier de l’échelle mobile et dégringola les marches pour tomber sur le revêtement de la piste.
  
  Kacem se pencha pour ramasser le Kalashnikov et subit le même sort.
  
  Les hélicoptères fonçaient. Le premier largua ses hommes sur le cockpit éclaté, le second sur les gradins et le palier de l’échelle mobile. Leurs silhouettes noires, encagoulées et casquées, matelassées par le gilet pare-balles et les cottes de mailles protégeant bras et jambes, le poing serrant la crosse du pistolet, bondirent dans la carlingue.
  
  Brahim braqua son Kalachnikov sur les arrivants mais celui qui était le plus proche releva brutalement le canon du fusil d’assaut et la rafale se dispersa en trouvant le haut de la carlingue.
  
  Sigrid, Saraya et Isabelle firent feu avec leur pistolet à gaz mais la riposte fut brutale. Des hublots éclatèrent sous les impacts des balles.
  
  Ce fut la panique sur l’aérodrome. Les gens fuyaient, encouragés par les haut-parleurs.
  
  - Attention ! Le Boeing risque d’exploser !
  
  Cet avertissement lancé avec des accents dramatiques, et répété en plusieurs langues, accrût la panique. Seuls quelques journalistes acharnés, avides de sensationnel, résistèrent au reflux et observèrent passionnément le déroulement des événements pendant que leurs caméras filmaient impassiblement.
  
  Régis et Urbain qui tentaient de réintégrer la cabine de pilotage furent maîtrisés et délestés de leur arme.
  
  Thierry montait la garde dans la soute avant. Quatre-vingt-quinze kilos s’abattirent sur ses épaules en lui coupant le souffle.
  
  Quant à Coplan, il n’eut pas le temps de faire usage de son arme. Un des assaillants braqua son pistolet et une détonation claqua sèchement. Pareille à celle qui maculait la chemise de Dieter et de Kacem, une corolle rouge s’élargit sous sa clavicule gauche et Coplan s’affala sur le dos.
  
  - My Goodness ! s’exclama le dernier Britannique qui restait à bord.
  
  Ce fut la ruée. Les silhouettes noires soulevèrent les victimes et les prisonniers, et les emportèrent pour les balancer à l’intérieur de quatre Berliet qui venaient juste de se ranger au pied de l’échelle mobile, à vingt centimètres des corps de Dieter et de Kacem qui, à leur tour, furent enfournés dans les véhicules. Avec leur cargaison de pirates de l’air, les Berliet reculèrent pour s’écarter du Boeing et partirent à folle allure vers le hangar gardé par la police militaire.
  
  Alors seulement les dix derniers otages furent-ils libérés et les caméras enregistrèrent chaque épisode de ce dénouement étonnant.
  
  Et, comme si elles avaient attendu que le 737 fût vide, les grenades commencèrent à exploser. La queue se disloqua et quelques flammes léchèrent la carlingue.
  
  Cette fois, personne ne courut le risque de se trouver dans les parages lorsque les réservoirs prendraient feu.
  
  L’aérodrome était déserté au moment où la boule jaune et orange incendia le ciel en embrasant l’appareil de la Trans Coasts Airways dont la structure, bientôt, se désintégra et s’affaissa sur l’asphalte qui fondait.
  
  - Mon Dieu ! s’écria Maria Xenakis dont les nerfs, soudain, lâchèrent après ces journées d’angoisse, et qui éclata en sanglots en se réfugiant dans les bras d’une Djiboutienne sanglée dans un uniforme de lieutenant de police.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Le Vieux pivota sur son fauteuil et fixa l’écran du téléviseur. Avec des gestes compassés, hérités de sa carrière dans la diplomatie, le porte-parole de Matignon disposait devant lui, sur la table recouverte d’un gros drap bleu roi, l’unique feuille de papier qui sur son verso contenait le texte de la déclaration gouvernementale. Discrètement, il s’éclaircit la gorge, passa en revue avec une certaine condescendance les représentants de la presse française et internationale qui se massaient devant lui dans l’immense salon et attaqua d’une voix empreinte d’une préciosité marquée :
  
  « Aujourd’hui, en parfaite harmonie avec les autorités de la République de Djibouti, et de concert avec elles, le gouvernement français a décidé d’intervenir par la force contre un commando de pirates de l’air ayant détourné depuis neuf jours un Boeing de la compagnie chypriote Trans Coasts Airways et retenant encore à son bord dix otages innocents dont sept Français. Cette décision a été prise après que ces pirates eussent froidement assassiné quatre ressortissants de notre pays et après que tous les moyens, la persuasion, le dialogue, l’appel à la raison et au sens humanitaire, eussent été épuisés. Ce faisant, le gouvernement a signifié qu’il demeure insensible à l’odieux chantage qu’exerçait sur lui ce commando et a refusé de remettre en liberté des terroristes dont les activités sont condamnées par la conscience universelle.
  
  « L’opération, soigneusement préparée par nos spécialistes, a obtenu un succès incontestable. Brillamment conduite par le G.I.G.N., le Groupement d’intervention de la Gendarmerie Nationale, elle a permis la délivrance de dix otages totalement indemnes, sans aucune perte pour les forces de l’ordre.
  
  « Le bilan est plus lourd pour les pirates : six morts dont deux femmes. L’une d’elles n’est autre qu’Isabelle Roche, une terroriste libérée récemment afin d’entamer la détermination du commando.
  
  « Les quatre survivants ont été placés à la disposition de la Justice dans un lieu tenu secret. Pour des raisons évidentes de sécurité, leurs identités et celles de leurs compagnons tués au cours de l’assaut ne peuvent être divulguées avant que l’enquête ne soit close et, bien entendu, à condition que l’authenticité de ces identités soit vérifiée.
  
  « En conclusion, la France a donné un exemple de fermeté à l’égard de cette plaie internationale que constitue le terrorisme et souhaite être imitée si d’aussi cruelles circonstances survenaient à nouveau.
  
  « Mesdames et messieurs, je vous remercie de votre attention. »
  
  Le Vieux avança la main droite et éteignit le téléviseur. Un sourire réjoui se percha sur ses lèvres.
  
  
  
  
  
  Mehmet Oglu se fit ouvrir la porte du cachot et sa canne cogna avec impatience contre le bois du panneau.
  
  - Dehors !
  
  Sevim bougea. En neuf jours, la superbe silhouette de la Turque avait quelque peu fondu. Ses seins voluptueux portaient leur pavillon en berne et ses reins avaient perdu leur voluptueuse cambrure. Le teint blafard, les traits tirés et creusés, accusaient son angoisse et la rage d’avoir été dupée et emprisonnée. Le premier jour, elle avait refusé toute nourriture mais, dès le second, avait accepté les plats qu’on lui apportait, sa nature éminemment pragmatique reprenant le dessus.
  
  Recouvrait-on la liberté en se laissant mourir de faim et de soif ?
  
  Durant cette semaine prolongée, elle avait longuement réfléchi et n’était pas parvenue à comprendre les motivations de Coplan ni les raisons de sa trahison.
  
  Elle enrageait et imaginait les méthodes les plus cruelles et les plus sophistiquées pour se venger. L’une d’elles recueillait sa faveur : Coplan était à sa merci. Écartelé sur un matelas, avec ses poignets et ses chevilles ligotés aux quatre montants du lit, totalement nu, il attendait, terrorisé et suppliant. A dessein, savourant cet instant exaltant, elle prenait tout son temps, puis, la lèvre gourmande, elle s’emparait des gros ciseaux qui servaient à tondre la laine des moutons et arrachait le sexe et les testicules. Coplan hurlait de souffrance. Comme ses cris étaient doux aux oreilles de Sevim !
  
  Ensuite, elle retirait du brasero le fer porté au rouge et cicatrisait la plaie sanglante en poussant, poussant, poussant à travers les intestins et jusqu’au cœur.
  
  Cette vision consolatrice avait considérablement aidé Sevim à supporter le cachot.
  
  Cependant, une autre pensée occupait son esprit et la taraudait.
  
  A cause de l’initiative prise par Coplan, elle n’avait pu mettre son plan à exécution.
  
  Maksim Pavlovitch Borkine lui avait échappé.
  
  Sentimentalement trompée par lui, elle avait décidé de lui faire payer cher cet affront insupportable. Tout était prêt à Nicosie. Comme disaient les Irlandais de l’I.R.A., c’était juste un pushover (Coup facile). La seule chose à faire était de s’embusquer dans l’aéroport de Nicosie, de planquer son visage derrière un quotidien et de surveiller les alentours. Un jour ou l’autre, savait-elle, Maksim Pavlovitch Borkine se présenterait au comptoir de la Trans Coasts Airways pour embarquer sur le vol 071 à destination d’Athènes.
  
  La date, elle l’ignorait. Mais peu importait, elle était patiente. Et, c’était obligé, le salaud se montrerait. Alors, second pushover, elle lui plantait son aiguille hypodermique au bas des reins. Coup de pouce pour injecter le liquide. Maksim sursautait, tentait de se retourner, trop tard. Le liquide mortel annihilait déjà ses centres nerveux. Le Soviétique s’écroulait. Prestement, elle rangeait le matériel dans son sac et s’écartait, l’air affolé. Maksim se débattait, une bave mousseuse sur les lèvres et mourait. De tous côtés, les gens se précipitaient vers le corps inanimé. Sevim en profitait pour s’éloigner à petits pas innocents et regagner l’emplacement où attendait la Fiat anonyme.
  
  En neuf jours, Maksim n’avait-il pas eu l’opportunité d’embarquer à bord du vol 071 de la Trans Coasts Airways ?
  
  Plus que probable.
  
  Elle avait dû, cependant, reconnaître objectivement qu’elle avait commis une faute : lorsqu’on était plongée à fond dans les périlleuses activités qui étaient les siennes, tombait-on follement amoureuse d’un Maksim Pavlovitch Borkine ?
  
  - Dehors ! répéta Mehmet Oglu en frappant impatiemment le bois avec sa canne.
  
  - Je suis libre ? cria-t-elle, incrédule.
  
  - Oui, répondit le Turc à contrecœur.
  
  Dans son for intérieur, il le regrettait mais ne pouvait qu’obéir. Par le canal habituel, l’ordre était venu de Paris. Quant à lui, il aurait volontiers intégré dans son cheptel cette superbe créature, d’autant que la clientèle de son bordel réclamait sans cesse de la chair fraîche.
  
  
  
  
  
  Les bouchons des bouteilles de champagne sautèrent et le nectar mousseux et rosé se déversa dans les coupes tendues.
  
  La salle spacieuse aux murs austères était située au sous-sol d’un fort de la banlieue parisienne affecté à la D.G.S.E. L’unique décoration consistait en des plaques de marbre portant les noms des agents morts en service commandé. Sous chacune d’elles était placé un vase contenant des fleurs fraîches renouvelées chaque jour.
  
  Le Vieux porta un toast :
  
  - Au succès de l’opération Gipsy !
  
  Il ne trempa pas immédiatement ses lèvres dans le champagne mais laissa son regard se promener sur les visages des vingt et une personnes qui lui faisaient face. Quatorze hommes et sept femmes.
  
  Coplan, le chef de mission, se tenait au premier rang. Autour de lui :
  
  - Régis et Urbain, capitaines-pilotes de l’Armée de l’Air.
  
  - Ceux de la 19e C.E.M.B.L.E. (19e Compagnie d’Entretien des Matériels et des Bâtiments de la Légion Étrangère) : l’Allemand Dieter, sous-lieutenant à titre étranger, sorti du rang, et l’Irakien Brahim, adjudant-chef.
  
  - Ceux et celles du 11e Régiment de Choc, le vivier du Service Action de la D.G.S.E. : le capitaine Sigrid, le médecin-lieutenant Thierry, le lieutenant Kacem, fils de harki, et le lieutenant Isabelle Roche.
  
  - Saraya, lieutenant à titre étranger, agent Alpha (Anciennement dénommé agent jaune. Un Alpha est un clandestin pur investi d’une mission d’infiltration particulière pour laquelle sa formation et ses connaissances le prédisposent).
  
  Derrière lui, se serraient l’accompagnatrice et les dix membres du faux groupe de touristes français, appartenant tous, avec des grades divers, au 11e Régiment de Choc.
  
  Sous le sigle anodin et trompeur de 19e compagnie d’entretien des matériels et des bâtiments de la Légion étrangère, cette unité réunissait les éléments les plus doués de ce corps d’élite, dont le moins gradé était au minimum sergent-chef. Après un stage de deux ans au Service Action, ils étaient versés à la 19e, stationnée en Guyane dans une base secrète où cette formation, censée théoriquement repeindre de vieux bâtiments coloniaux, préparait en réalité ses hommes à des missions de choc hors des territoires sous contrôle français. Le Service Action disposait ainsi d’une réserve d’agents susceptibles de se fondre dans la population et parlant une langue maternelle authentique se conjuguant au type physique concomitant.
  
  Dieter et Brahim, dans ce domaine, avaient joué parfaitement leur rôle.
  
  Le Vieux but enfin avant de porter un second toast :
  
  - Aux morts de Gipsy !
  
  Tout le monde éclata de rire.
  
  L’atmosphère était gaie et détendue après les neuf jours de tension insupportable et l’angoisse d’un échec possible si le projet était contrecarré par celle qui, finalement s’était révélée être Janet Lord.
  
  Lorsque, deux heures plus tard, les festivités cessèrent, le Vieux entraîna Coplan le long d’un couloir humide et gris qui se terminait devant une batterie d’ascenseurs. Le Vieux pressa le bouton pour appeler une cabine qui les amena à l’étage le plus bas dans les entrailles du fort, devant l’embouchure d’un tunnel métallique aux parois peintes en vert pomme, entrecoupé de sas de sécurité et de grilles à ouverture et fermeture électroniques.
  
  Ils le suivirent et s’arrêtèrent devant une porte gardée par deux gendarmes mobiles appartenant à l’escadron spécial chargé de la sécurité du bastion, qui s’écartèrent pour leur livrer passage.
  
  Un homme, penché sur un échiquier, jouait contre lui-même, l’index droit posé sur le sommet crénelé d’une tour noire.
  
  - Félicitations, Robert Vilar, dit Coplan en s’avançant, la main tendue. J’ignorais que le K.G.B. possédait un Conservatoire où l’on enseigne la comédie et le drame à des élèves aussi doués et talentueux. Je dois vous avouer que c’était un vrai régal. Vous auriez fait des jaloux chez nos gens de théâtre et de cinéma !
  
  Le colonel du K.G.B., Maksim Pavlovitch Borkine abandonna à regret sa pièce et esquissa un sourire charmeur.
  
  - Vous et votre équipe n’avez rien à nous envier. Je suis persuadé que nous avons abusé tout le monde. Bien sûr, je me suis trompé. Je croyais avoir démasqué la Libanaise. En réalité, celle que le K.G.B. avait expédiée à mes trousses pour me surveiller était cette rousse, vraisemblablement pas plus britannique que vous et moi.
  
  A Maksim Pavlovitch Borkine était confiée par ses supérieurs la responsabilité des opérations de terrorisme en Europe Occidentale à partir des bases du Proche et du Moyen-Orient ainsi que des réseaux de l’ultra-gauche sur le continent.
  
  Les équipes qu’il manipulait multipliaient les actions sanglantes dans les supermarchés, les grands magasins, les gares, les aéroports, les banques.
  
  Sur l’ordre de Moscou, il avait également mis au point le sabotage du viaduc de Menton. L’ouvrage devait être dynamité à l’heure de grande affluence, à la pointe de la saison touristique, et catapulter dans la vallée des centaines de voitures dont les carcasses broyées gicleraient jusqu’à la Méditerranée tant la force de l’explosion serait grande.
  
  Le Soviétique qui, depuis longtemps, rêvait de passer à l’Ouest pour y vivre une existence confortable, sans soucis, sans périls, quiète et douillette, avait vu dans ce projet une monnaie d’échange digne de lui ouvrir les portes du paradis auquel il souhaitait accéder comme tant d’autres transfuges avant lui.
  
  Le contact une fois établi, Borkine avait posé ses conditions. Il livrait l’intégralité de la structure du K.G.B. dans le domaine du terrorisme ouest-européen en échange d’une petite fortune à lui verser dans un sanctuaire fiscal, d’une nouvelle identité et d’un visage neuf obligatoirement rajeuni.
  
  A la D.G.S.E., le Vieux s’était frotté les mains. Le traître en puissance constituait une mine d’or et, jusqu’aux plus hauts échelons du gouvernement français, on avait vu immédiatement l’immense parti que l’on pouvait tirer de sa défection à l’Ouest.
  
  Mais, d’abord, être prudent.
  
  Garder aussi en mémoire la fatale échéance : l’attentat contre le viaduc. Et ne pas réveiller les soupçons du K.G.B.
  
  Sur les ordres de ses chefs, Borkine vivait en clandestin, ce qui excluait pour ses déplacements l’usage d’un appareil militaire ou commercial soviétique.
  
  Le Vieux avait tout de suite pensé au détournement d’avion car un autre facteur entrait en jeu : pour permettre l’exploitation immédiate des renseignements fournis par le déserteur, c’est-à-dire l’élimination physique des membres des réseaux terroristes ou, à tout le moins, le démantèlement de ces derniers, il était essentiel que le K.G.B. ne se doute pas que son agent soit passé à l’Ouest.
  
  Le Vieux avait donc besoin au minimum de cinq jours d’avance.
  
  Sur-le-champ, il avait fait appel à Coplan en lui expliquant toute l’affaire mais ce dernier avait renâclé :
  
  - Franchement, mon général, votre proposition me fait l’effet d’une gifle sur les deux joues ! Détourner un avion, soit, mais maintenir à bord des innocents durent une dizaine de jours, vraiment cette perspective me donne un haut-le-cœur. Peut-être suis-je en train de devenir trop sentimental ?
  
  - Vous l’avez toujours été avec les femmes, avait persiflé le Vieux, qui, d’ailleurs, vous ont rendu, parfois démesurément, les attentions que vous leur portiez.
  
  - La question n’est pas là ! avait protesté Coplan. En ce moment, j’évoque les otages innocents que vous me demandez de contraindre à la captivité avec leurs peurs et les angoisses que cette situation entraîne. Pour vous dire la vérité, je ne suis pas du tout chaud pour cette mission ! Lorsque c’est ma propre vie qui est en jeu, d’accord ! Je suis prêt à la sacrifier pour mon pays mais, là, ce que vous me demandez me révolte !
  
  Le Vieux avait eu une mimique peinée.
  
  - Je vous croyais plus coriace, vous me décevez.
  
  - Tant pis.
  
  - Naturellement, je ne peux blâmer votre critique de l’aspect immoral entourant l’opération que j’ai baptisée Gipsy. Je suis d’accord avec vous, et s’il existait une autre façon d’opérer, je l’adopterais volontiers. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Faisons donc avec ce que nous avons, d’autant que Borkine a donné son aval à mon projet, de manière assez enthousiaste, je dois dire.
  
  Puis, d’une voix chagrinée, le patron des Services Spéciaux avait poursuivi :
  
  - C’est pour la France que je requiers vos services. En outre, vous êtes le seul capable de mener à bien une mission aussi subtile.
  
  Coplan avait baissé la tête avec amertume et avait maugréé :
  
  - Je suis à vos ordres, mon général.
  
  Gipsy avait démarré immédiatement. Parmi les nombreuses identités utilisées par le Soviétique, l’une le désignait sous le nom de Robert Vilar, citoyen français, sous laquelle il voyagerait.
  
  Quel avion détourner ?
  
  Après de multiples études, le vol 071 de la Trans Coasts Airways avait été choisi parce qu’il décollait de Nicosie, Chypre étant la base d’opérations habituelle de Borkine, ce qui ne susciterait pas les soupçons du K.G.B.
  
  Ensuite, Coplan avait abordé la phase du personnel.
  
  Dans un premier temps, Isabelle Roche, agent Alpha très introduit dans les milieux du terrorisme européen, avait été appréhendée par le commissaire principal Tourain, de la D.S.T., qui agissait en liaison constante avec le Vieux et Coplan depuis une décennie. Jetée en prison, elle se voyait signifier six chefs d’inculpation.
  
  Dans un second temps, Coplan avait recruté deux capitaines de l’Armée de l’Air, spécialistes des Boeing, qui, à plusieurs reprises, avaient accompli des missions pour la D.G.S.E. La 19e C.E.M.B.L.E. et le 11e Régiment de Choc avaient fourni le gros du commando Action.
  
  Ensuite, en Guyane, dans la base de l’unité de Légion Etrangère, un vieux 737 avait été installé et les répétitions avaient commencé, longues, dures et harassantes. Chacun s’était pénétré de son rôle et, entre autres choses, de la technique d’un dialogue avec un médiateur français ou étranger. Coplan, quant à lui, s’était exercé à parler avec l’accent allemand, de façon à ajouter un pion sur l’échiquier destiné à tromper l’adversaire.
  
  Dans l’intervalle, les nageurs de combat reconnaissaient la piste et ses abords en Arabie Saoudite.
  
  Une semaine avant Gipsy, Coplan avait dispersé ses équipiers dans différentes villes et capitales européennes. Suffisamment à l’avance, leurs places étaient retenues sur le vol 071, comme celles des touristes français et de leur accompagnatrice.
  
  L’opération atteignait sa vitesse de croisière lorsqu’un renseignement de source sûre était parvenu à la D.G.S.E. Sevim s’était follement amourachée du bel officier du K.G.B. et, par déception sentimentale, fidèle à ses réflexes de tueur à gages, avait décidé de l’assassiner à l’aéroport de Nicosie.
  
  Course contre la mort pour Coplan. A temps, il avait pu l’annihiler en l’enfermant dans le bordel de Mehmet Oglu.
  
  Alors que Gipsy pouvait maintenant glisser sur ses rails, le Vieux était derechef alerté. Le K.G.B. se méfiait soudain de Maksim Pavlovitch Borkine et avait accroché à ses basques une agente dont personne à l’ouest, pas plus que l’intéressé, ne connaissait l’identité ni le physique.
  
  Tant pis. On ne pouvait plus stopper Gispy.
  
  L’opération avait admirablement fonctionné.
  
  Coplan avait exercé son chantage sur le gouvernement de Paris puisque Borkine détenait un passeport français. L’astuce consistait à faire croire à Moscou que son agent avait été exécuté par erreur, en tant que citoyen français. Les autres otages étaient là pour témoigner de l’authenticité du détournement et rassurer ainsi le K.G.B. Leurs récits, après coup, étaient essentiels afin de garantir la véracité du piratage.
  
  Parmi eux, l’espionne de Moscou : Maria Xenakis, Nadia Seghir ou Janet Lord.
  
  Coplan aurait pu libérer ces trois femmes au Caire, mais cette initiative aurait renforcé les soupçons de celle, non encore démasquée, attachée aux trousses du déserteur. Il fallait donc qu’elle assiste à la pseudo-exécution de quatre otages le long des flots de la mer Rouge afin de pouvoir en rendre compte à ses supérieurs de Moscou.
  
  Avec subtilité, Paris avait libéré Isabelle Roche, la fausse terroriste, en feignant de négocier.
  
  Le clou du spectacle, c’était incontestablement cette pseudo-exécution sur l’ancienne piste de la R.A.F. Les balles spéciales tirées par les Kalashnikov avaient teinté de rouge les vêtements des quatre sacrifiés qui avaient basculé dans l’eau où ils avaient été immédiatement récupérés par les nageurs de combat. Cachés dans les anfractuosités de la falaise jusqu’à ce que le Boeing redécolle, Borkine et ses compagnons avaient ensuite été dirigés sur un sous-marin français qui attendait au large. Le soir même, ils montaient à bord d’un avion militaire stationné sur l’aéroport de Djibouti et gagnaient Paris.
  
  Le Vieux avait obtenu ses cinq jours d’avance puisque le 737 allait épuiser ce délai à Aden. Et, dans l’intervalle, les réseaux de Borkine tombaient sous les coups conjugués de la D.S.T. en France et du Service Action à l’étranger.
  
  A Djibouti, lors de l’assaut mené conjointement par le G.I.G.N. et des éléments du 11e Choc sous l’œil des caméras du monde entier, des fausses balles avaient également frappé les faux pirates et totalement abusé les témoins.
  
  Un second avion militaire avait alors emmené immédiatement à Paris les membres du commando miraculeusement ressuscités qui se congratulaient à grand renfort de claques amicales dans le dos.
  
  En revanche, les pseudo-touristes français avaient joué jusqu’au bout leur rôle d’otages libérés.
  
  Quant à l’équipe du Service Action qui, à Nicosie, avait bourré la soute avant du Boeing des matériels, des équipements, des armes, des munitions, des vivres et des boissons nécessaires, elle avait depuis longtemps réintégré ses quartiers de Cercottes dans le Loiret et de Quelem dans le Finistère (Cantonnements du 11e Choc).
  
  - Bravo pour Gipsy, s’enflamma Borkine à l’intention de Coplan. Je n’aurais pas fait mieux et, pourtant, je m’y connais !
  
  - Je suis ravi d’entendre l’avis d’un spécialiste, concéda Coplan d’une voix froide car il n’éprouvait aucune sympathie pour les traîtres même si, en l’occurrence, la défection de l’officier du K.G.B. arrangeait les affaires de son pays.
  
  - De plus, cette opération n’a causé aucune victime, ce qui est époustouflant !
  
  - Si, une, rappela Coplan.
  
  - Qui ?
  
  - Florence Dupuis.
  
  Le Soviétique éclata de rire.
  
  - Mais cette disparition sert vos intérêts ! Après tout, elle agissait pour le compte du camp ennemi ! Bon débarras pour vous ! Non, voyez-vous, ce qui devrait vous tracasser, c’est Janet Lord ! A votre avis, a-t-elle cru ou n’a-t-elle pas cru à votre bluff ?
  
  Puis Borkine se détourna comme si, soudain, il devenait étranger au monde extérieur. Il saisit la tour noire entre le pouce et l’index et la posa en H 8.
  
  - Échec et mat, annonça-t-il pour lui-même.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  L’Ukrainien trapu et corpulent tira sur son cigare cubain d’un air las.
  
  « Depuis la dernière fois, il a pris un sacré coup de vieux », se dit Tatiana Mikhailovna Vakova en serrant les genoux et en adoptant cette attitude ferme et rigide que le patron du K.G.B. affectionnait chez ses agents.
  
  - Raconte-moi tout, depuis Nicosie jusqu’à Aden, exigea-t-il entre deux volutes de fumée. Tu n’omets rien. Chaque détail est important. J’ai relu mille fois ton rapport mais, à mon avis, il est trop académique, trop scolaire. Je veux entendre de ta bouche le récit de ces journées. Laisse-toi aller, oublie le style, parle en langage de tous les jours, à la fois en profane et en professionnelle.
  
  Elle s’exécuta et il l’écouta avec attention, le regard posé sur la chevelure rousse relevée en un chignon sévère, en rallumant plusieurs fois son cigare éteint, sans interrompre une seule fois.
  
  Lorsqu’elle eut terminé, il la fit recommencer. Quand elle eut fini, il parut satisfait.
  
  - Est-il possible, questionna-t-il, que Borkine ait décelé ta surveillance ?
  
  - Non, répondit-elle, catégorique.
  
  - As-tu eu l’impression qu’il s’agissait d’un coup monté pour te duper ?
  
  Elle conserva son ton froid et détaché.
  
  - Cette opération a nécessité une préparation intensive qui, à mon avis, a débuté il y a plusieurs mois. Or, Youri Alexandrovitch, vous m’avez investie de ma mission une semaine avant le détournement. Ce délai est trop court pour une mise en place aussi importante que celle de ce piratage.
  
  - Et l’exécution de Borkine et des trois Français sur les bords de la mer Rouge n’était-elle pas simulée ?
  
  - Je ne crois pas.
  
  - Ce n’était pas du chiqué ?
  
  - Non.
  
  - Donc, pour toi, Tatiana Mikhailovna, le choix de Borkine parmi les quatorze Français du Boeing était purement fortuit et résultait de sa nationalité apparente ?
  
  - J’en suis convaincue.
  
  - Conclusion : pour toi, Borkine est mort ?
  
  - Il est mort.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d'imprimer en août 1988 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
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