Quand Jacqueline ouvrit les yeux, son regard rencontra celui de Dave Wester qui, appuyé sur un coude, à demi assis dans le lit étroit, la contemplait en guettant le moment où elle émergerait de son sommeil.
Il murmura :
- Hello, baby ?
Puis, avec un vague sourire un peu mélancolique, il lui demanda, en français :
Comment faites-vous pour dormir si paisiblement, si relax ?... Pourtant, vous étiez terriblement inquiète, cette nuit, quand je suis entré dans votre chambre.
Elle eut un bref battement des paupières, fronça les sourcils.
- Vous avez mal dormi ? fit-elle en le dévisageant d’un air soucieux.
- Je dors toujours mal. Il y a plus de dix ans que je ne sais plus ce que c'est qu’une bonne nuit.
- Je vous plains. Moi, quand je passe une mauvaise nuit, ce qui est rare, Dieu merci, je ne vaux rien de toute la journée.
- On s’y fait, assura-t-il d’un ton désabusé. Évidemment, à la longue, le moral s’en ressent.
- Les insomnies chroniques, cela se soigne, non ? Vous devriez en parler à un médecin.
Il haussa une épaule.
- J’ai pris tellement de drogues que j’ai fini par y renoncer. Toutes ces cochonneries vous font plus de mal que de bien, en définitive. Un vrai sommeil, un sommeil d’enfant comme le vôtre, ça ne se fabrique pas avec des produits chimiques.
- Quelle heure est-il ?
Il replia son bras gauche pour qu’elle pût lire l’heure sur le cadran de la montre qu’il portait au poignet. Les aiguilles marquaient huit heures moins vingt.
A travers les rideaux tirés, une lumière douce et frémissante se répandait dans la chambre. On entendait, comme un bourdonnement assourdi, les rumeurs de la ville et, plus proche, le va-et-vient du personnel de l’hôtel dans les couloirs.
Visiblement tracassée, elle prononça tout bas :
- Vous n’auriez pas dû venir, Wester. Comment allez-vous faire pour regagner votre chambre sans vous faire repérer par les filles d’étage ?
Elle ne répondit pas. Les paupières mi-closes, elle continuait à l’examiner.
- Franchement, je ne vous comprends pas, reprit-elle. Les deux premières fois que nous nous sommes rencontrés, j'avais été frappée par votre prudence, par votre méfiance... Qu’est-ce qui vous a pris tout-à-coup ?
- Vous regrettez ? questionna-t-il d'une voix légèrement sarcastique. Dois-je penser que... que vous êtes déçue ? On prétend que les Américains sont de piètres amoureux.
Elle ne cacha pas son étonnement.
- Ma parole, vous êtes complètement fou, Wester. Vous savez bien que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Ce que je vous reproche, c’est de commettre une sottise, une dangereuse sottise. Vos talents amoureux ne sont pas en cause.
- J’aime mieux ça, acquiesça-t-il, à la fois satisfait et railleur. A mon âge, on a parfois des doutes.
Il la regarda longuement, dans le fond des yeux, puis ajouta, songeur :
- Il est vrai qu’avec une partenaire comme vous, le moins doué des hommes se sent l’égal d’un Casanova...
Elle était de plus en plus intriguée. De prime abord, elle l’avait pris pour un homme dur et froid, cynique, dénué de scrupules et de sensibilité. C’était d’ailleurs l’impression qu’il donnait, et cela correspondait à l’idée qu'elle se faisait d'un agent secret de la C.I.A.
Elle l’étudia de nouveau. Il était grand, costaud, tout en muscles. Son torse athlétique, bronzé, orné de poils noirs qui frisaient, était impressionnant. Si son visage avait été moins empreint de lassitude, moins marqué, personne n’aurait pu croire qu’il avait quarante-huit ans. Il avait dû être très beau étant jeune, et il l’était du reste encore... Ses traits étaient réguliers, sa bouche admirablement dessinée, ses yeux sombres et profonds. Les fils d’argent qui parsemaient sa chevelure brune et qui brillaient à ses tempes ajoutaient à son charme viril celui de la maturité.
Il s’enquit à mi-voix :
- Pourquoi me regardez-vous si intensément ?
- J’essaie de vous comprendre, Wester.
- Dave, corrigea-t-il. Appelez-moi Dave, puisque je suis désormais votre ami intime. Et dites-moi ce qui vous chiffonne, darling.
- Je vous l’ai dit : je ne comprends pas votre attitude. Je me suis infligé deux heures de marche pour vous contacter, hier soir, dans le vieux quartier de Stambul, en prenant des tas de précautions. Et puis, total : vous vous introduisez dans ma chambre et vous passez la nuit dans mon lit. Dans un établissement comme celui-ci ! Avouez que c’est déconcertant, non ?
Il eut un sourire moins réticent, plus franc. Et elle s’aperçut que quelque chose de fragile, de féminin pour ainsi dire, éclairait son rude faciès quand il souriait ainsi.
- Vous ne devez pas être effrayée par mon comportement, Jacqueline, expliqua-t-il. Je sais ce que je fais, je connais la musique. Contrairement à ce que vous vous imaginez, je n’ai pris aucun risque. Même si quelqu’un a pu me voir au moment où je suis sorti de ma chambre pour venir ici, c’est sans importance.
- Je ne suis pas du tout de votre avis, protesta-t-elle.
- Réfléchissez ; voyons... Les rapports qui peuvent exister entre un homme et une femme éveillent inévitablement, automatiquement, la curiosité des tiers, jusqu’au moment où cet homme et cette femme couchent ensemble. A partir de cet instant-là. tout rentre dans l’ordre, tout devient clair, logique, normal. Et la curiosité des tiers est satisfaite. Pour nos affaires, c’était la meilleure opération tactique, croyez-en ma vieille expérience.
D’un mouvement de la tête, il montra son briquet en or qu’il avait posé sur la table de chevet.
- Ce que je devais vous remettre se trouve dans ce briquet, révéla-t-il. Vous me le rendrez quand nous nous reverrons. J'espère que vous êtes rassurée ?
Elle opina, quoique sans beaucoup de conviction. Puis, avec une pointe de malice dans la voix :
- Vos arguments ne sont pas flatteurs pour mon amour-propre de femme, mais j’aime mieux ça. Ce qui m’inquiétait, c'était de penser que vous aviez cédé à une impulsion d’un autre ordre.
- Je ne cède jamais à une impulsion, affirma-t-il tranquillement. Il y a une vingtaine d’années, quand j’ai commencé dans ce métier, on m’a appris à résister à toutes les tentations. Et je n’ai pas cessé de m’entraîner dans ce sens... Ceci dit, quand je peux joindre l’utile à l’agréable, j’en profite. Les occasions ne sont pas tellement nombreuses, vous devez le savoir aussi bien que moi.
Elle fut sur le point de poser la question qu’elle avait sur le bout de la langue, lui demander pour quel motif réel il avait fait des offres à Paris, mais elle se ravisa. Elle n’avait pas le droit de l’interroger sur ce sujet-là. C’était tabou.
C’est lui qui prononça soudain sur un ton de puérile curiosité :
- Est-ce que vous avez l’habitude de dormir toute nue, Jacqueline ?
- Oui, dit-elle, ébahie. Pourquoi me demandez-vous cela ?
- Pour savoir... Cette nuit, en fumant une cigarette, je me suis permis de repousser le drap pour vous regarder. Vous paraissiez si détendue, si naturelle, si à l’aise... En somme, j'ai eu de la chance.
Elle arqua les sourcils.
- Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
- J’ai lu tout récemment, dans le New York Herald, une statistique selon laquelle on estime qu'une Française sur quinze dort toute nue. Cela m'avait fait rêver... Je ne suis pas mécontent d’être tombé sur la bonne, sur la quinzième.
- Décidément, vous avez des idées bizarres, Wester.
- Dave, rappela-t-il.
- Vos maîtresses ne se déshabillent pas quand vous les prenez dans vos bras ?
Il eut de nouveau son sourire nostalgique.
- Une femme qui se dévêt pour faire l’amour et une femme qui a l’habitude de dormir toute nue, ce n’est pas la même chose.
- Vraiment ?
- Neuf fois sur dix, après l’étreinte, une femme qui n’est pas habituée à sa propre nudité se sent mal à l’aise. Et, pour dormir, elle éprouve le besoin d'enfiler une chemise de nuit... Bien entendu, je parle des femmes qui ont une certaine classe, qui ont de la pudeur.
Une petite moue moqueuse étira les lèvres ourlées de Jacqueline :
- Je ne suis pas qualifiée pour donner mon opinion sur une question aussi typiquement masculine, mais j’espère que c’est un compliment que vous me faites là ? Ou bien me reprochez-vous d’être impudique ?
- C’est un compliment, précisa-t-il, sérieux. Je me suis même fait la réflexion, cette nuit, que je me serais peut-être bien marié si j’avais rencontré une femme comme vous. Vous étiez si belle, et c’était si... si émouvant de sentir la vibration paisible de votre chair gorgée de sommeil.
Elle ne put s’empêcher de rire.
- Sincèrement, vous m’épatez, Wester. Je sais bien qu’on rencontre de tout dans notre profession, mais je ne m’attendais pas à avoir affaire à un poète.
- On nous considère comme des brutes, ricana-t-il, mais vous voyez bien que c’est faux.
- En tout cas, vous manquez de jugement.
- Ah oui ?
Elle eut un geste inattendu, infiniment tendre et terriblement féminin : promenant le bout de ses doigts effilés sur le buste de Wester, elle lui caressa la poitrine, les épaules.
- Primo, je ne suis pas belle, je le sais. Secundo, vous oubliez que je suis mariée et que ma situation présente n’est pas tout à fait celle d’une épouse exemplaire.
- C’est ma foi vrai, reconnut-il, je ne pense jamais aux maris... Mais comment expliquez-vous ceci : mes maîtresses les plus parfaites ont toujours été des femmes mariées. C’est troublant, non ?
- Il n’y a rien de troublant là-dedans. Cela vient de vous, de votre subconscient. Avec une femme mariée, vous vous sentez en sécurité, Comme elle n’est pas libre, elle ne peut pas vous prendre : elle ne peut que se donner. Tous les don Juan agissent de la même manière.
- Car vous me prenez pour un don Juan ?
- Absolument. Vous en avez le physique et la psychologie... Je vous vois mal dans les pantoufles de l’amour conjugal, même si votre épouse avait l’habitude de dormir toute nue.
Il se pencha pour poser un baiser sur l’épaule ronde de Jacqueline. Puis, sans brusquerie, il fit glisser le drap blanc qui la recouvrait. Dans la lumière dorée qui baignait la chambre, sa chair féminine prit une densité surprenante. Des ombres soyeuses modelaient ses formes et leur donnaient une langueur voluptueuse. Ses seins, ni menus ni opulents, avaient un galbe parfait. Son visage irrégulier, sa bouche mince et trop volontaire, son front étroit, tout ce qui lui conférait cette physionomie trop garçonnière, était comme magnifié par la splendeur de ce corps qui ne pouvait dissimuler son ardeur.
Elle remonta le drap en disant :
- Ne me regardez, pas comme ça, Wester, ça me gêne. Je n’ai plus vingt ans, vous savez.
- Si vous aviez vingt ans, vous seriez moins dangereuse, émit-il avec lenteur et sur un ton pénétré.
- Dangereuse, moi ? s’esclaffa-t-elle.
- Oui, vous êtes une femme dangereuse, Jacqueline, répéta-t-il. Vous êtes intelligente, audacieuse, avertie, et vous connaissiez bien vos armes secrètes. Je ne crois pas qu'un homme puisse vous résister quand vous vous donnez la peine de le conquérir...
- Bon, voilà le poète qui revient, railla-t-elle.
- Vous savez bien que je ne plaisante pas. Et je plains les hommes qui tombent vraiment amoureux de vous... Puisse le ciel m’épargner cette épreuve.
Elle se remit à rire.
- Inutile d’implorer le ciel, Wester, je m’en charge !
- Vous êtes donc si sûre de vous ?
D’un bond, elle sauta hors du lit, disparut dans le cabinet de toilette, revint en nouant autour de sa taille la cordelière du peignoir blanc qu’elle avait enfilé.
- Mon cher Wester, déclara-t-elle, j’ai été ravie de passer ces quelques heures en votre compagnie, mais il y a un temps pour tout. Au lieu de marivauder, occupons-nous de choses sérieuses.
Debout près du lit, elle désigna du doigt le briquet en or, enchaîna :
- Il me faut huit jours pour vous donner une réponse officielle. Où et quand prévoyez-vous notre prochaine rencontre ?
- Voyons, calcula-t-il, je serai à Lisbonne après-demain et j’y resterai trois jours. Ensuite, j’irai en Allemagne... Sauf contre-ordre, je serai à Ankara le 19 et je vous y retrouverai le soir même au Bulvar Palas si cela vous convient. Ne vous occupez pas de moi. Je connaîtrai le numéro de votre chambre et je ferai comme j’ai fait ici... Du moins, si vous m’en donnez l’autorisation.
- Vous persistez à croire que c’est la bonne tactique ? fit-elle, contrariée.
Levant les yeux vers le lustre, elle se tapota deux ou trois fois le lobe de l’oreille d’un air significatif.
Ce geste le mit en gaieté :
- Décidément, vous me prenez pour un amateur ou pour un idiot, dites ? Vous pensez bien que je ne vous aurais pas demandé de prendre une chambre dans cet hôtel si je n’avais pas eu mes apaisements à cet égard. J’ai fait mon enquête : il n’y a pas de microphones permanents dans les chambres de cet établissement.
- J’espère que vous ne vous trompez pas, soupira-t-elle, fataliste.
- N’ayez pas peur, Jacqueline. Quand mes intérêts et ma sécurité sont en jeu, je ne me trompe jamais. De toute manière, ce n’est pas vous qui prenez des risques, c’est moi.
- Je ne suis pas de votre avis, rétorqua-t-elle assez sèchement. Dans des histoires comme celle-ci, les risques sont partagés. Si vous commettiez une imprudence, je ne serais pas moins menacée que vous.
- Vous vous tracassez inutilement. Vous avez le complexe de l'action clandestine, ce qui est très mauvais pour l’équilibre nerveux... Le secret de la réussite, dans notre métier, c’est de conserver au maximum son naturel et son sang-froid. Si, par hasard, la voie n’était pas libre à Ankara, je me tiendrais tranquille et le contact serait remis d’une semaine. D’accord ?
- Soit, acquiesça-t-elle.
Puis, après avoir réfléchi un moment :
- Vous apporterez la marchandise ?
- Non, répondit-il sans hésiter. Les choses n’iront pas si vite. Il me faut d'abord votre réponse et... une offre précise, ferme. La livraison aura lieu ultérieurement.
Il s’étira en s’étalant de tout son long dans le lit. Puis, souriant, il reprit :
Puisque vous me reprochez de manquer de prudence, je vous prouverai le contraire.
- Quand me donnerez-vous les indications au sujet de la livraison ?
- Quand je vous reverrai à Ankara.
- Est-ce que nous ne pourrions pas nous revoir ici, à Istanbul ? Je déteste Ankara.
- Hélas, non. Je suis obligé de m’en tenir à mon emploi du temps. Je ne suis pas tout à fait libre d’organiser mes ordres de mission à ma guise.
- Je comprends, admit-elle.
- Il y a une chose que je tiens à préciser dès à présent : je ne livrerai la marchandise à personne d’autre que vous, Jacqueline. C’est une condition sine qua non, et il faut que vos amis le sachent. Je veux traiter avec quelqu’un que je connais.
- Je transmettrai.
- En cas d’accord définitif, la livraison se fera probablement en Belgique. Je dois me rendre à Bruxelles à la fin de ce mois et c’est à ce moment-là que je serai en mesure d’agir dans les meilleures conditions.
- Très bien, Wester.
- Dave, murmura-t-il, ironique.
- Très bien, Dave, répéta-t-elle. Et maintenant, soyez gentil : retournez dans votre chambre le plus discrètement possible. J’ai des rendez-vous ce matin, il faut que je m’habille.
Sans attendre sa réponse, elle se dirigea vers le cabinet de toilette et, debout devant le grand miroir qui occupait un des murs de la petite pièce rectangulaire, elle commença à brasser sa chevelure. Elle avait des cheveux châtain foncé coupés très courts qui donnaient à son visage un côté un peu Jeanne-d’Arc, ce qui ne la flattait guère. Mais c’était commode.
Lorsqu’elle retourna dans la chambre, Dave Wester s’était éclipsé. Le briquet en or était resté sur la table de chevet.
Pensive, elle prit un paquet de cigarettes turques dans son sac à main, contourna le lit, utilisa le briquet pour allumer sa cigarette, le laissa tomber dans son sac qu’elle referma d’un coup sec.
Drôle de type, se dit-elle en marchant lentement vers le cabinet de toilette. Sympathique ? Sans doute... Mais avec un côté un peu bizarre, un peu déconcertant.
Elle se fit couler un bain, prépara distraitement ses objets de toilette, écrasa sa cigarette dans un cendrier, se brossa les dents.
Ensuite, plantée devant le miroir mural, elle dénoua la cordelière de son peignoir, laissa glisser le vêtement par terre, contempla sa nudité.
Elle se plaisait ainsi.
Habillée, elle n’était pas jolie. Son visage, elle le savait, manquait de grâce. En revanche, son corps était parfait. A trente-deux ans, sa féminité aurait fait pâlir d’envie bien des filles de vingt ans...