Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan paie le cercueil

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  No 1966 « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Quand Jacqueline ouvrit les yeux, son regard rencontra celui de Dave Wester qui, appuyé sur un coude, à demi assis dans le lit étroit, la contemplait en guettant le moment où elle émergerait de son sommeil.
  
  Il murmura :
  
  - Hello, baby ?
  
  Puis, avec un vague sourire un peu mélancolique, il lui demanda, en français :
  
  Comment faites-vous pour dormir si paisiblement, si relax ?... Pourtant, vous étiez terriblement inquiète, cette nuit, quand je suis entré dans votre chambre.
  
  Elle eut un bref battement des paupières, fronça les sourcils.
  
  - Vous avez mal dormi ? fit-elle en le dévisageant d’un air soucieux.
  
  - Je dors toujours mal. Il y a plus de dix ans que je ne sais plus ce que c'est qu’une bonne nuit.
  
  - Je vous plains. Moi, quand je passe une mauvaise nuit, ce qui est rare, Dieu merci, je ne vaux rien de toute la journée.
  
  - On s’y fait, assura-t-il d’un ton désabusé. Évidemment, à la longue, le moral s’en ressent.
  
  - Les insomnies chroniques, cela se soigne, non ? Vous devriez en parler à un médecin.
  
  Il haussa une épaule.
  
  - J’ai pris tellement de drogues que j’ai fini par y renoncer. Toutes ces cochonneries vous font plus de mal que de bien, en définitive. Un vrai sommeil, un sommeil d’enfant comme le vôtre, ça ne se fabrique pas avec des produits chimiques.
  
  - Quelle heure est-il ?
  
  Il replia son bras gauche pour qu’elle pût lire l’heure sur le cadran de la montre qu’il portait au poignet. Les aiguilles marquaient huit heures moins vingt.
  
  A travers les rideaux tirés, une lumière douce et frémissante se répandait dans la chambre. On entendait, comme un bourdonnement assourdi, les rumeurs de la ville et, plus proche, le va-et-vient du personnel de l’hôtel dans les couloirs.
  
  Visiblement tracassée, elle prononça tout bas :
  
  - Vous n’auriez pas dû venir, Wester. Comment allez-vous faire pour regagner votre chambre sans vous faire repérer par les filles d’étage ?
  
  - Vous pourriez peut-être m’appeler Dave, maintenant ? glissa-t-il, ironique.
  
  
  
  Elle ne répondit pas. Les paupières mi-closes, elle continuait à l’examiner.
  
  - Franchement, je ne vous comprends pas, reprit-elle. Les deux premières fois que nous nous sommes rencontrés, j'avais été frappée par votre prudence, par votre méfiance... Qu’est-ce qui vous a pris tout-à-coup ?
  
  - Vous regrettez ? questionna-t-il d'une voix légèrement sarcastique. Dois-je penser que... que vous êtes déçue ? On prétend que les Américains sont de piètres amoureux.
  
  Elle ne cacha pas son étonnement.
  
  - Ma parole, vous êtes complètement fou, Wester. Vous savez bien que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Ce que je vous reproche, c’est de commettre une sottise, une dangereuse sottise. Vos talents amoureux ne sont pas en cause.
  
  - J’aime mieux ça, acquiesça-t-il, à la fois satisfait et railleur. A mon âge, on a parfois des doutes.
  
  Il la regarda longuement, dans le fond des yeux, puis ajouta, songeur :
  
  - Il est vrai qu’avec une partenaire comme vous, le moins doué des hommes se sent l’égal d’un Casanova...
  
  Elle était de plus en plus intriguée. De prime abord, elle l’avait pris pour un homme dur et froid, cynique, dénué de scrupules et de sensibilité. C’était d’ailleurs l’impression qu’il donnait, et cela correspondait à l’idée qu'elle se faisait d'un agent secret de la C.I.A.
  
  Elle l’étudia de nouveau. Il était grand, costaud, tout en muscles. Son torse athlétique, bronzé, orné de poils noirs qui frisaient, était impressionnant. Si son visage avait été moins empreint de lassitude, moins marqué, personne n’aurait pu croire qu’il avait quarante-huit ans. Il avait dû être très beau étant jeune, et il l’était du reste encore... Ses traits étaient réguliers, sa bouche admirablement dessinée, ses yeux sombres et profonds. Les fils d’argent qui parsemaient sa chevelure brune et qui brillaient à ses tempes ajoutaient à son charme viril celui de la maturité.
  
  Il s’enquit à mi-voix :
  
  - Pourquoi me regardez-vous si intensément ?
  
  - J’essaie de vous comprendre, Wester.
  
  - Dave, corrigea-t-il. Appelez-moi Dave, puisque je suis désormais votre ami intime. Et dites-moi ce qui vous chiffonne, darling.
  
  - Je vous l’ai dit : je ne comprends pas votre attitude. Je me suis infligé deux heures de marche pour vous contacter, hier soir, dans le vieux quartier de Stambul, en prenant des tas de précautions. Et puis, total : vous vous introduisez dans ma chambre et vous passez la nuit dans mon lit. Dans un établissement comme celui-ci ! Avouez que c’est déconcertant, non ?
  
  Il eut un sourire moins réticent, plus franc. Et elle s’aperçut que quelque chose de fragile, de féminin pour ainsi dire, éclairait son rude faciès quand il souriait ainsi.
  
  - Vous ne devez pas être effrayée par mon comportement, Jacqueline, expliqua-t-il. Je sais ce que je fais, je connais la musique. Contrairement à ce que vous vous imaginez, je n’ai pris aucun risque. Même si quelqu’un a pu me voir au moment où je suis sorti de ma chambre pour venir ici, c’est sans importance.
  
  - Je ne suis pas du tout de votre avis, protesta-t-elle.
  
  - Réfléchissez ; voyons... Les rapports qui peuvent exister entre un homme et une femme éveillent inévitablement, automatiquement, la curiosité des tiers, jusqu’au moment où cet homme et cette femme couchent ensemble. A partir de cet instant-là. tout rentre dans l’ordre, tout devient clair, logique, normal. Et la curiosité des tiers est satisfaite. Pour nos affaires, c’était la meilleure opération tactique, croyez-en ma vieille expérience.
  
  D’un mouvement de la tête, il montra son briquet en or qu’il avait posé sur la table de chevet.
  
  - Ce que je devais vous remettre se trouve dans ce briquet, révéla-t-il. Vous me le rendrez quand nous nous reverrons. J'espère que vous êtes rassurée ?
  
  Elle opina, quoique sans beaucoup de conviction. Puis, avec une pointe de malice dans la voix :
  
  - Vos arguments ne sont pas flatteurs pour mon amour-propre de femme, mais j’aime mieux ça. Ce qui m’inquiétait, c'était de penser que vous aviez cédé à une impulsion d’un autre ordre.
  
  - Je ne cède jamais à une impulsion, affirma-t-il tranquillement. Il y a une vingtaine d’années, quand j’ai commencé dans ce métier, on m’a appris à résister à toutes les tentations. Et je n’ai pas cessé de m’entraîner dans ce sens... Ceci dit, quand je peux joindre l’utile à l’agréable, j’en profite. Les occasions ne sont pas tellement nombreuses, vous devez le savoir aussi bien que moi.
  
  Elle fut sur le point de poser la question qu’elle avait sur le bout de la langue, lui demander pour quel motif réel il avait fait des offres à Paris, mais elle se ravisa. Elle n’avait pas le droit de l’interroger sur ce sujet-là. C’était tabou.
  
  C’est lui qui prononça soudain sur un ton de puérile curiosité :
  
  - Est-ce que vous avez l’habitude de dormir toute nue, Jacqueline ?
  
  - Oui, dit-elle, ébahie. Pourquoi me demandez-vous cela ?
  
  - Pour savoir... Cette nuit, en fumant une cigarette, je me suis permis de repousser le drap pour vous regarder. Vous paraissiez si détendue, si naturelle, si à l’aise... En somme, j'ai eu de la chance.
  
  Elle arqua les sourcils.
  
  - Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
  
  - J’ai lu tout récemment, dans le New York Herald, une statistique selon laquelle on estime qu'une Française sur quinze dort toute nue. Cela m'avait fait rêver... Je ne suis pas mécontent d’être tombé sur la bonne, sur la quinzième.
  
  - Décidément, vous avez des idées bizarres, Wester.
  
  - Dave, rappela-t-il.
  
  - Vos maîtresses ne se déshabillent pas quand vous les prenez dans vos bras ?
  
  Il eut de nouveau son sourire nostalgique.
  
  - Une femme qui se dévêt pour faire l’amour et une femme qui a l’habitude de dormir toute nue, ce n’est pas la même chose.
  
  - Vraiment ?
  
  - Neuf fois sur dix, après l’étreinte, une femme qui n’est pas habituée à sa propre nudité se sent mal à l’aise. Et, pour dormir, elle éprouve le besoin d'enfiler une chemise de nuit... Bien entendu, je parle des femmes qui ont une certaine classe, qui ont de la pudeur.
  
  Une petite moue moqueuse étira les lèvres ourlées de Jacqueline :
  
  - Je ne suis pas qualifiée pour donner mon opinion sur une question aussi typiquement masculine, mais j’espère que c’est un compliment que vous me faites là ? Ou bien me reprochez-vous d’être impudique ?
  
  - C’est un compliment, précisa-t-il, sérieux. Je me suis même fait la réflexion, cette nuit, que je me serais peut-être bien marié si j’avais rencontré une femme comme vous. Vous étiez si belle, et c’était si... si émouvant de sentir la vibration paisible de votre chair gorgée de sommeil.
  
  Elle ne put s’empêcher de rire.
  
  - Sincèrement, vous m’épatez, Wester. Je sais bien qu’on rencontre de tout dans notre profession, mais je ne m’attendais pas à avoir affaire à un poète.
  
  - On nous considère comme des brutes, ricana-t-il, mais vous voyez bien que c’est faux.
  
  - En tout cas, vous manquez de jugement.
  
  - Ah oui ?
  
  Elle eut un geste inattendu, infiniment tendre et terriblement féminin : promenant le bout de ses doigts effilés sur le buste de Wester, elle lui caressa la poitrine, les épaules.
  
  - Primo, je ne suis pas belle, je le sais. Secundo, vous oubliez que je suis mariée et que ma situation présente n’est pas tout à fait celle d’une épouse exemplaire.
  
  - C’est ma foi vrai, reconnut-il, je ne pense jamais aux maris... Mais comment expliquez-vous ceci : mes maîtresses les plus parfaites ont toujours été des femmes mariées. C’est troublant, non ?
  
  - Il n’y a rien de troublant là-dedans. Cela vient de vous, de votre subconscient. Avec une femme mariée, vous vous sentez en sécurité, Comme elle n’est pas libre, elle ne peut pas vous prendre : elle ne peut que se donner. Tous les don Juan agissent de la même manière.
  
  - Car vous me prenez pour un don Juan ?
  
  - Absolument. Vous en avez le physique et la psychologie... Je vous vois mal dans les pantoufles de l’amour conjugal, même si votre épouse avait l’habitude de dormir toute nue.
  
  Il se pencha pour poser un baiser sur l’épaule ronde de Jacqueline. Puis, sans brusquerie, il fit glisser le drap blanc qui la recouvrait. Dans la lumière dorée qui baignait la chambre, sa chair féminine prit une densité surprenante. Des ombres soyeuses modelaient ses formes et leur donnaient une langueur voluptueuse. Ses seins, ni menus ni opulents, avaient un galbe parfait. Son visage irrégulier, sa bouche mince et trop volontaire, son front étroit, tout ce qui lui conférait cette physionomie trop garçonnière, était comme magnifié par la splendeur de ce corps qui ne pouvait dissimuler son ardeur.
  
  Elle remonta le drap en disant :
  
  - Ne me regardez, pas comme ça, Wester, ça me gêne. Je n’ai plus vingt ans, vous savez.
  
  - Si vous aviez vingt ans, vous seriez moins dangereuse, émit-il avec lenteur et sur un ton pénétré.
  
  - Dangereuse, moi ? s’esclaffa-t-elle.
  
  - Oui, vous êtes une femme dangereuse, Jacqueline, répéta-t-il. Vous êtes intelligente, audacieuse, avertie, et vous connaissiez bien vos armes secrètes. Je ne crois pas qu'un homme puisse vous résister quand vous vous donnez la peine de le conquérir...
  
  - Bon, voilà le poète qui revient, railla-t-elle.
  
  - Vous savez bien que je ne plaisante pas. Et je plains les hommes qui tombent vraiment amoureux de vous... Puisse le ciel m’épargner cette épreuve.
  
  Elle se remit à rire.
  
  - Inutile d’implorer le ciel, Wester, je m’en charge !
  
  - Vous êtes donc si sûre de vous ?
  
  D’un bond, elle sauta hors du lit, disparut dans le cabinet de toilette, revint en nouant autour de sa taille la cordelière du peignoir blanc qu’elle avait enfilé.
  
  - Mon cher Wester, déclara-t-elle, j’ai été ravie de passer ces quelques heures en votre compagnie, mais il y a un temps pour tout. Au lieu de marivauder, occupons-nous de choses sérieuses.
  
  Debout près du lit, elle désigna du doigt le briquet en or, enchaîna :
  
  - Il me faut huit jours pour vous donner une réponse officielle. Où et quand prévoyez-vous notre prochaine rencontre ?
  
  - Voyons, calcula-t-il, je serai à Lisbonne après-demain et j’y resterai trois jours. Ensuite, j’irai en Allemagne... Sauf contre-ordre, je serai à Ankara le 19 et je vous y retrouverai le soir même au Bulvar Palas si cela vous convient. Ne vous occupez pas de moi. Je connaîtrai le numéro de votre chambre et je ferai comme j’ai fait ici... Du moins, si vous m’en donnez l’autorisation.
  
  - Vous persistez à croire que c’est la bonne tactique ? fit-elle, contrariée.
  
  Levant les yeux vers le lustre, elle se tapota deux ou trois fois le lobe de l’oreille d’un air significatif.
  
  Ce geste le mit en gaieté :
  
  - Décidément, vous me prenez pour un amateur ou pour un idiot, dites ? Vous pensez bien que je ne vous aurais pas demandé de prendre une chambre dans cet hôtel si je n’avais pas eu mes apaisements à cet égard. J’ai fait mon enquête : il n’y a pas de microphones permanents dans les chambres de cet établissement.
  
  - J’espère que vous ne vous trompez pas, soupira-t-elle, fataliste.
  
  - N’ayez pas peur, Jacqueline. Quand mes intérêts et ma sécurité sont en jeu, je ne me trompe jamais. De toute manière, ce n’est pas vous qui prenez des risques, c’est moi.
  
  - Je ne suis pas de votre avis, rétorqua-t-elle assez sèchement. Dans des histoires comme celle-ci, les risques sont partagés. Si vous commettiez une imprudence, je ne serais pas moins menacée que vous.
  
  - Vous vous tracassez inutilement. Vous avez le complexe de l'action clandestine, ce qui est très mauvais pour l’équilibre nerveux... Le secret de la réussite, dans notre métier, c’est de conserver au maximum son naturel et son sang-froid. Si, par hasard, la voie n’était pas libre à Ankara, je me tiendrais tranquille et le contact serait remis d’une semaine. D’accord ?
  
  - Soit, acquiesça-t-elle.
  
  Puis, après avoir réfléchi un moment :
  
  - Vous apporterez la marchandise ?
  
  - Non, répondit-il sans hésiter. Les choses n’iront pas si vite. Il me faut d'abord votre réponse et... une offre précise, ferme. La livraison aura lieu ultérieurement.
  
  Il s’étira en s’étalant de tout son long dans le lit. Puis, souriant, il reprit :
  
  Puisque vous me reprochez de manquer de prudence, je vous prouverai le contraire.
  
  - Quand me donnerez-vous les indications au sujet de la livraison ?
  
  - Quand je vous reverrai à Ankara.
  
  - Est-ce que nous ne pourrions pas nous revoir ici, à Istanbul ? Je déteste Ankara.
  
  - Hélas, non. Je suis obligé de m’en tenir à mon emploi du temps. Je ne suis pas tout à fait libre d’organiser mes ordres de mission à ma guise.
  
  - Je comprends, admit-elle.
  
  - Il y a une chose que je tiens à préciser dès à présent : je ne livrerai la marchandise à personne d’autre que vous, Jacqueline. C’est une condition sine qua non, et il faut que vos amis le sachent. Je veux traiter avec quelqu’un que je connais.
  
  - Je transmettrai.
  
  - En cas d’accord définitif, la livraison se fera probablement en Belgique. Je dois me rendre à Bruxelles à la fin de ce mois et c’est à ce moment-là que je serai en mesure d’agir dans les meilleures conditions.
  
  - Très bien, Wester.
  
  - Dave, murmura-t-il, ironique.
  
  - Très bien, Dave, répéta-t-elle. Et maintenant, soyez gentil : retournez dans votre chambre le plus discrètement possible. J’ai des rendez-vous ce matin, il faut que je m’habille.
  
  Sans attendre sa réponse, elle se dirigea vers le cabinet de toilette et, debout devant le grand miroir qui occupait un des murs de la petite pièce rectangulaire, elle commença à brasser sa chevelure. Elle avait des cheveux châtain foncé coupés très courts qui donnaient à son visage un côté un peu Jeanne-d’Arc, ce qui ne la flattait guère. Mais c’était commode.
  
  Lorsqu’elle retourna dans la chambre, Dave Wester s’était éclipsé. Le briquet en or était resté sur la table de chevet.
  
  Pensive, elle prit un paquet de cigarettes turques dans son sac à main, contourna le lit, utilisa le briquet pour allumer sa cigarette, le laissa tomber dans son sac qu’elle referma d’un coup sec.
  
  Drôle de type, se dit-elle en marchant lentement vers le cabinet de toilette. Sympathique ? Sans doute... Mais avec un côté un peu bizarre, un peu déconcertant.
  
  Elle se fit couler un bain, prépara distraitement ses objets de toilette, écrasa sa cigarette dans un cendrier, se brossa les dents.
  
  Ensuite, plantée devant le miroir mural, elle dénoua la cordelière de son peignoir, laissa glisser le vêtement par terre, contempla sa nudité.
  
  Elle se plaisait ainsi.
  
  Habillée, elle n’était pas jolie. Son visage, elle le savait, manquait de grâce. En revanche, son corps était parfait. A trente-deux ans, sa féminité aurait fait pâlir d’envie bien des filles de vingt ans...
  
  L’image de Dave Wester vint s’interposer entre elle et son propre reflet dans la glace. Tout compte fait, cet Américain n’était pas bête. Et ce qu’il avait dit était exact : quand elle s’en donnait la peine, aucun homme ne lui résistait. Elle avait un corps fait pour le plaisir charnel, pour la volupté, et elle savait s’en servir.
  
  Néanmoins, en pensant à Wester, elle éprouvait une sensation de malaise, d’insécurité.
  
  Elle se secoua pour chasser les idées noires qui l’envahissaient, et elle entra dans la baignoire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Il était un peu plus de onze heures quand Jacqueline quitta l'hôtel.
  
  Le soleil d’août, éblouissant et chaud, triomphait dans le ciel bleu d’Istanbul.
  
  Par l’Istiklal Caddesi, elle rejoignit la place du Taksim. Ensuite, par esprit de routine plutôt que par défiance, elle s’engagea dans les ruelles méandreuses du quartier de Cihangir.
  
  Lorsqu’elle fut certaine que personne ne l’avait prise en filature, elle héla un taxi.
  
  - Yildiz Park, dit-elle au chauffeur.
  
  La voiture, une imposante Plymouth mauve, dévala en klaxonnant vers la rive du Bosphore, s'inséra dans la circulation tonitruante de Necati Bey Caddesi, fila vers le palais de Dolmabahce.
  
  Les eaux du Bosphore scintillaient à perte de vue pour se dissoudre dans une brume dorée où s’estompaient la colline et les mosquées d’Uskudar.
  
  Ayant débarqué du taxi à l’entrée du parc de Yildiz, elle continua à pied le long de l’Ortakoy Caddesi et elle arriva peu après
  
  au siège de la société Mascar où l’attendait son patron.
  
  Hadal Mascar était un géant âgé d’une quarantaine d’années, au faciès épais, aux cheveux noirs et drus, aux yeux foncés. Il dirigeait personnellement sa firme d’import-export spécialisée dans le commerce du tabac et des fruits secs destinés aux pays du Marché Commun.
  
  Mascar avait fait des études commerciales à Paris. Il parlait aussi couramment le français que le turc. En réalité, les capitaux avec lesquels il avait fondé son entreprise provenaient des fonds secrets du S.D.E.C. et il occupait dans ce service les fonctions de chef de réseau, avec autorité sur toute la Turquie.
  
  Mascar était donc doublement le patron de Jacqueline Saroghu. Primo : dans la hiérarchie du Service ; secundo : comme couverture, puisqu’elle était appointée par la société d’import-export en qualité de prospectrice pour les relations avec les pays étrangers.
  
  Dès qu’elle se trouva seule avec Hadal Mascar dans le bureau de celui-ci, elle ouvrit son sac à main, en retira le briquet en or de Wester, le tendit à Mascar en disant :
  
  - Les échantillons de Wester.
  
  - Microfilms ? s’enquit le Turc en examinant le briquet.
  
  - Oui, je suppose... Wester attend notre réponse et une offre ferme. Je dois le revoir à Ankara le 19, sauf contre-ordre.
  
  - Bien, je m’en occupe immédiatement.
  
  - Une chose à signaler à Paris : Wester ne veut traiter qu’avec moi, même pour la livraison. C’est une condition sine qua non.
  
  - Ah ? Pourquoi ?
  
  - Il veut connaître personnellement la personne qui réceptionnera la marchandise.
  
  - Entendu, je transmettrai. Rien d’autre à signaler ?
  
  - Rien d’autre pour l’instant.
  
  Elle alluma une cigarette, croisa les jambes. Mascar la dévisagea en fronçant les sourcils.
  
  - Qu'est-ce qui ne va pas ? murmura-t-il. Vous avez une drôle de tête, non ?
  
  Elle esquissa une moue hésitante, ne répondit pas, Mascar grommela :
  
  - Inutile de nier, vous avez votre air buté des mauvais jours. Si vous avez des ennuis et si vous désirez m'en parler, allez-y maintenant. Je n’aurai pas beaucoup de temps à vous consacrer cette semaine...
  
  - Cette affaire Wester me turlupine, avoua-t-elle en regardant le bout incandescent de sa cigarette.
  
  - A quel point de vue ?
  
  - Eh bien, justement, c’est difficile à dire... Quand je pense à cet Américain, j’éprouve une sorte de malaise, mais je n’arrive pas à saisir d’où cela provient. Au fond, ce type ne me plaît qu’à moitié... Vous le connaissez ?
  
  - Non, je ne l’ai jamais vu.
  
  - Comment sommes-nous entrés en contact avec lui ?
  
  Mascar se massa le menton.
  
  - On ne m’a pas donné beaucoup de détails, marmonna-t-il... Si j’ai bien compris, l’affaire a débuté à Madrid, lors d’un exercice combiné des forces navales françaises et espagnoles en Méditerranée. Wester a rencontré là un de nos attachés militaires avec lequel il avait déjà été en rapport et dont il n’ignorait pas les activités parallèles. C’est à ce collègue qu’il aurait fait les premières avances. Mais pourquoi me posez-vous cette question, Jacqueline ? Vous avez des doutes ?
  
  - C’est sa façon d’agir qui me déconcerte...
  
  Elle raconta ce qui s’était produit la veille, et elle ajouta en guise de conclusion :
  
  - Quand on mesure les conséquences qu’une imprudence de ce genre pourrait avoir, ça n’est pas très rassurant.
  
  - Évidemment, concéda Mascar, compréhensif, mais puisqu’il prétend que ce n’était pas une imprudence et qu’il est sûr de ce qu’il fait, pourquoi se tracasser ?... Après tout, ce n’est pas un débutant.
  
  - Oui, d’accord. Néanmoins...
  
  Elle hésita de nouveau, dévisagea Mascar, prononça d’une voix encore moins ferme :
  
  - Ce que je vais dire vous semblera peut-être idiot, mais figurez-vous que je ne me sens pas en sécurité avec ce type. Je ne sais pas pourquoi, il me fait un peu peur.
  
  Le lourd visage du Turc exprima une stupeur incrédule. Arquant ses énormes sourcils broussailleux, il articula :
  
  - Alors là, Jacqueline, vous m’épatez. Si on me demandait de désigner le plus intrépide de tous mes collaborateurs, c’est vous que je désignerais, et sans la moindre hésitation. Je ne connais pas beaucoup d’hommes, même parmi nos camarades de la profession, qui ont autant de cran que vous.
  
  - Je me suis mal exprimée, dit-elle, pensive. Ce n’est pas sur le plan... euh... professionnel que Wester me fait peur, c’est autre chose.
  
  Elle tira sur sa cigarette, exhala une longue bouffée de fumée.
  
  - A plusieurs reprises, expliqua-t-elle, j'ai surpris dans ses yeux une espèce de petite flamme étrange, bizarre. A tel point que je me suis demandé si ce bonhomme n’était pas un peu cinglé sur les bords. Oui, je vous jure.
  
  - Méfiez-vous de votre intuition, glissa Mascar.
  
  - Oui, je sais, la fameuse intuition féminine qui pousse la plupart des femmes à commettre des boulettes... Mais moi, mon intuition ne m’a jamais trompée.
  
  Elle se leva, alla écraser sa cigarette dans le cendrier de cuivre qui se trouvait sur la table de travail de son patron. Puis, s'étant rassise, elle dit sur un ton nettement plus positif :
  
  - De deux choses l’une : ou bien mon sentiment de malaise provient de la personnalité de Wester, ou bien c’est le rôle que joue cet individu qui ne me paraît pas catholique. Après tout, qui sait si cet Américain-bien-tranquille n’est pas en train de nous posséder ?... Un agent de la C.I.A. qui cherche à refiler des informations « TOP SECRET » à la France, et cela dans la conjoncture actuelle, ça donne à réfléchir, vous ne trouvez pas ?
  
  - Nous abordons là un problème qui n’est pas de notre ressort, Jacqueline, fit remarquer le Turc. Avez-vous des choses précises, concrètes à reprocher à Wester en dehors du fait qu’il a transgressé ses propres consignes de sécurité pour s’introduire dans votre lit et coucher avec vous ?
  
  - C’est toute son attitude qui me paraît louche. Croyez-moi, Mascar : ou bien c’est un agent provocateur, ou bien il tente de s’infiltrer dans nos rangs, ou bien il est chargé par la C.I.A. d’amorcer une manœuvre d’intoxication. Voilà mon avis.
  
  - Soyons réalistes, rétorqua le Turc. Si Paris a donné le feu vert, nous devons marcher sans nous poser de questions.
  
  - Paris n’est pas infaillible.
  
  - Naturellement. Mais le Vieux ne se laisse pas facilement rouler, vous le savez.
  
  - Je suis persuadée que le Vieux ne connaît pas Wester. Il possède peut-être un dossier, une fiche, une photo, mais ce n’est pas pareil. Moi, j’ai vu l’individu de près, c’est le cas de le dire.
  
  - Dois-je envoyer un rapport au sujet des réserves que vous formulez ?
  
  - Oui, j’aimerais. Je pense que ce serait utile. Et, par la même occasion, demandez si Paris a des tuyaux sur les mobiles qui inspirent Wester. Cela m’intéresserait de savoir pourquoi il est disposé à trahir son pays au profit de la France. Cela me guiderait dans mes contacts avec lui.
  
  - Je doute que le Vieux réponde à cette question. Et je ne sais pas pourquoi vous insistez tant là-dessus. Des cas semblables se présentent tous les jours, heureusement pour nous !
  
  Il haussa les épaules, rectifia :
  
  - Heureusement ou malheureusement, cela dépend, car nous avons aussi nos brebis galeuses. Nous avons eu un de nos plus hauts fonctionnaires de l’OTAN qui a vendu des renseignements à Moscou. Les Russes ont eu Penkovsky ; les Américains ont eu Mitchell ; et les Allemands de l’Ouest ont eu le commissaire Weiss... On trouve toujours des individus qui ont une excellente raison pour agir de la sorte. Du moins, une raison qui leur paraît excellente et qu'ils considèrent comme une justification valable ! Sans ces gens-là, le Renseignement n’existerait plus.
  
  Ébranlée par les arguments de Mascar, Jacqueline soupira :
  
  - Oui, bien sûr... Enfin, qui vivra verra... J’en saurai peut-être davantage dans dix jours, à Ankara.
  
  Elle se leva, déplissa d’un geste machinal sa robe bleue à fleurs noires. Mascar leva la main droite :
  
  - Une seconde, j’ai un autre boulot pour vous : une mission de liaison. Puisque vous disposez d’un battement de dix jours, je vais vous envoyer à Rome. Il y a des messages à réceptionner pour transmission ultérieure...
  
  
  
  
  
  Le surlendemain, munie d’une documentation commerciale fabriquée tout exprès par la Société d’import-export Hadal Mascar, Jacqueline Saroghu se rendait en avion à Rome, via Athènes, afin d’y rencontrer un ingénieur français qui était arrivé la veille dans la Ville Éternelle où il devait participer à un congrès des télécommunications.
  
  L’ingénieur en question était un jeune costaud, dynamique et sportif, aux cheveux bruns, au visage séduisant. Au cours d’un dîner amical en tête à tête avec Jacqueline - dîner dont toutes les modalités avaient été soigneusement mises au point par Paris - il remit à sa collègue quatre enveloppes blanches, scellées, qui contenaient des directives ultra-secrètes destinées aux réseaux français du Proche et du Moyen-Orient.
  
  - J’espère que vous avez bien enregistré les instructions ? insista l’émissaire du Service. Les deux plis qui sont fermés par un seul cachet de cire doivent être livrés le 15 au plus tard à Beyrouth. Les deux autres, vous les mettez en lieu sûr en attendant que Mascar vous donne le signal et les coordonnées.
  
  - Je ne serai pas libre le 19 et le 20, stipula Jacqueline.
  
  - Vous arrangerez cela avec votre patron. En l'occurrence, le facteur sécurité prime le facteur rapidité. Il y a du tirage en ce moment dans nos liaisons habituelles avec Beyrouth et Damas, c’est la raison pour laquelle le Vieux a fait appel à votre réseau. Comme ces messages ne peuvent à aucun prix tomber dans des mains indiscrètes, un porteur est plus sûr que la valise diplomatique.
  
  - Contenu explosif ?
  
  - A ce qu’il paraît, oui.
  
  - Parfait, acquiesça Jacqueline. J’en tiendrai compte.
  
  
  
  Trois jours plus tard, à Beyrouth, Jacqueline Saroghu remettait à un autre collègue français, un professeur résidant au Liban, les deux enveloppes blanches scellées au moyen d’un seul cachet de cire.
  
  Le 19, au début de l’après-midi, elle débarquait à Ankara d’un avion de la compagnie T.H.Y. (Türk Hava Yollari. Lignes aériennes turques).
  
  Elle fit quelques démarches officielles dans la capitale turque pour le compte de sa firme, notamment au ministère du Commerce extérieur, après quoi elle se rendit à l’hôtel Bulvar Palas, au boulevard Atatürk où elle avait réservé une chambre l’avant-veille, par téléphone.
  
  Elle s’installa, changea de robe, décida d’aller au cinéma pour passer tranquillement deux heures. Le programme du Ulus, la salle de la rue Gökalop, annonçait un fracassant western américain. Et elle adorait les westerns.
  
  Elle sortit de là enchantée.
  
  Comme la soirée était magnifique, elle rentra à pied à l’hôtel. Elle dîna rapidement, seule à une table située tout au fond du restaurant, dans un coin, derrière des plantes vertes, et elle remonta dans sa chambre.
  
  Elle prit un bain, se mit au lit avec un roman.
  
  Elle n’avait pas aperçu Dave Wester, qui ne s’était montré ni dans le hall ni au restaurant.
  
  Vers minuit moins vingt, elle referma son bouquin, le lança sur un fauteuil, éteignit la lumière. Environ trois quarts d’heure plus tard, Wester se faufilait en silence dans la chambre.
  
  Il referma doucement la porte, souffla tout bas :
  
  - Jacqueline ?
  
  Elle alluma la lampe de chevet.
  
  Dave Wester, drapé dans sa robe de chambre en soie prune à dessins de Cachemire, arborait un léger sourire. Une lueur de contentement éclairait ses prunelles sombres.
  
  Il s’approcha lentement du lit en dévisageant la jeune femme, murmura :
  
  - J’étais impatient de vous retrouver...
  
  S’asseyant de biais sur le lit, il posa ses deux mains sur le bord du drap, rabaissa celui-ci d’un geste à la fois doux et fébrile pour dévoiler les épaules nues de Jacqueline, prononça enfin d’une voix à peine audible :
  
  - Ma chérie... Si vous saviez comme j’ai pensé à vous pendant ces dix jours !...
  
  Assez éberluée par la ferveur de Wester, Jacqueline ne put réprimer un sourire.
  
  - Décidément, dit-elle, vous êtes un grand sentimental. Vous m’étonnez, je vous jure. Je ne...
  
  Elle ne put achever sa phrase. D’un élan brusque, il l’avait enlacée et il lui écrasait un baiser frémissant sur la bouche. Elle se laissa faire, mais sans répondre à la fougue amoureuse de l’Américain. Après quelques secondes, il se détacha d’elle, redressa le buste, la dévisagea de nouveau mais d’un air déçu et boudeur cette fois.
  
  - Vous n’êtes pas heureuse de me revoir ? questionna-t-il.
  
  - Mais si, fit-elle, ironique. Seulement, moi, je ne suis pas sentimentale.
  
  Il se leva, mit ses deux mains dans ses poches, fit quelques pas dans la chambre, la tête basse,
  
  - Eh bien, parlons de nos affaires, maugréa-t-il. Vous n’avez rien à craindre, les murs n’ont pas d’oreilles. Que pensent vos amis de mes échantillons et de mon offre ?
  
  - Voulez-vous me passer mon sac qui se trouve là, sur la petite table ?
  
  Il obéit, lui remit le sac à main. Elle l’ouvrit.
  
  - Je vous ai rapporté votre briquet. Tenez, prenez-le. Vous y découvrirez la réponse que vous attendez.
  
  Elle lui tendit le briquet en or.
  
  Pendant quelques secondes, il resta immobile, les yeux rivés au spectacle qui s’offrait à sa vue : l’épaule dénudée de Jacqueline, l'ombre intime que formaient les poils noirs sous son aisselle, le renflement suggestif de la naissance d’un sein presque dévoilé par le drap.
  
  Enfin, surmontant la fascination érotique que cette vision exerçait visiblement sur lui, il se saisit du briquet, le laissa un moment dans sa paume large ouverte, referma lentement la main.
  
  - Et quelle est la réponse ? s’enquit-il d’une voix sourde.
  
  - Je n’en connais pas les termes, mais j’en connais le principe : votre proposition nous intéresse et nous sommes disposés à négocier.
  
  - Tant mieux, opina-t-il avec un sourire un peu amer. Je me doutais bien que mon échantillon ne laisserait pas vos amis indifférents. Mais vous, Jacqueline, qu’en pensez-vous ? C’était de la marchandise de tout premier ordre, n’est-ce pas ?
  
  - On ne m’a pas donné connaissance de ce que contenait votre envoi.
  
  - Sans blague ? fit-il, ébahi. Vous avez transmis le film sans même y jeter un coup d’œil ?
  
  - Évidemment. J'ai des consignes très strictes à ce sujet.
  
  - Vos amis se méfient de vous ?
  
  - Pas du tout. Mais il arrive que les films à transmettre ne sont pas développés. En outre, je ne suis pas outillée pour traiter des microfilms.
  
  - Je vous aurais prévenue, vous pensez bien !
  
  - De toute manière, je ne suis qu’un sous-fifre, vous savez. Je m’occupe des contacts et des transmissions, mais ça ne va pas plus loin.
  
  - Combien m’offrent-ils, vos amis ?
  
  - Je l’ignore également. C’est votre briquet qui a fait le voyage aller-retour, pas moi. Mais les chiffres et les modalités sont indiqués dans le message qui vous est adressé.
  
  - O.K. Nous verrons cela, acquiesça-t-il. J’espère que le tarif sera acceptable.
  
  Il glissa le briquet dans la poche de sa robe de chambre, regarda Jacqueline en souriant, lui demanda sur un ton ironique :
  
  - On peut s’occuper d’autre chose maintenant ?
  
  - Ne soyez pas si pressé, je n’en ai pas fini avec mon boulot. Quand aurez-vous pris connaissance du message ?
  
  - Demain soir.
  
  - Vous me communiquerez votre décision ?
  
  - Bien entendu.
  
  - Je serai à votre disposition où et quand vous voudrez.
  
  Il réfléchit.
  
  - Je vous ferai connaître ma décision après-demain soir, déclara-t-il.
  
  - D’accord... Où et à quelle heure ?
  
  - Nous en reparlerons tout à l’heure... Je ne suis pas comme vous, moi. Je suis incapable de penser aux affaires en ce moment...
  
  D’un geste décidé, il ôta sa robe de chambre, la jeta sur un fauteuil, se débarrassa de son pyjama, se glissa dans le lit.
  
  - Il y a des choses plus importantes que le boulot, Jacqueline, dit-il d’une voix émue, un peu haletante.
  
  Il la prit dans ses bras.
  
  D’un mouvement rapide et précis, elle éteignit la lumière. Puis, se collant tout entière contre lui, elle lui donna sa bouche.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Au contact de cette chair à la fois si ferme et si douce, de ce corps dont la féminité le subjuguait et que la chaleur du lit rendait encore plus excitant, Wester eut un frisson violent. Les dents serrées, il ferma les yeux pour mieux savourer les sensations presque douloureuses que son désir exacerbé déclenchait dans ses entrailles.
  
  Jacqueline, emportée par sa propre ardeur et par sa sensualité exigeante, se mit rapidement au diapason de la ferveur de son partenaire.
  
  Leur étreinte se mua progressivement en une sorte de lutte presque sauvage.
  
  La fulgurante explosion de volupté qui marqua le paroxysme de cette mêlée charnelle assomma littéralement Dave Wester. Il retomba sur le dos, anéanti, inerte comme un gladiateur frappé à mort. Et il resta un long moment prostré, le souffle saccadé, le cœur battant à un rythme fou, la gorge sèche, le cœur dilaté par un bonheur indicible.
  
  Sa main, sur la cuisse fuselée de Jacqueline, tremblait.
  
  Enfin, après une éternité, il murmura d’une voix enrouée :
  
  - Tu te souviens de ce que je te disais à Istanbul, Jacqueline ? Ma crainte de tomber vraiment amoureux de toi... Eh bien, c’est arrivé...
  
  Ce tutoiement subit, cette voix altérée par l’émotion, cet aveu d’une sincérité pénible impressionnèrent désagréablement la jeune femme.
  
  - Je vous en prie, Wester, ne redevenez pas sentimental. J’ai horreur de cela.
  
  - Tu ne veux pas m’appeler par mon prénom ?
  
  - Non.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Il y a des limites que je ne désire pas franchir.
  
  - Tu es ridicule... Il y a quelques minutes, tu vibrais dans mes bras comme jamais une femme n’a vibré en amour. C’est une chose qui ne ment pas, ça. Pourquoi veux-tu tricher avec toi-même ?
  
  - Justement, je ne veux pas tricher. Vous n’avez rien compris. Si j’ai vibré dans vos bras, c’est parce que j'aime ça... Je ne suis pas un pur d’esprit. J’ai un corps et, malheureusement, ce corps est gourmand.
  
  - En somme, c’est malgré toi que je te rends heureuse ?
  
  - Le bonheur, c’est autre chose, Wester.
  
  - Tu ne m’aimes pas ?
  
  Elle resta un moment sans répondre, puis, sur un ton où perçait une étrange froideur, elle articula :
  
  - Mais enfin, qu’est-ce que vous attendez de moi ? Vous êtes un drôle de bonhomme, je vous assure. Le hasard d’une mission nous met en présence l’un de l’autre, et voilà que vous m’intimez presque de vous aimer. C’est du délire, non ? Vous travaillez de cette manière dans votre service ?
  
  - Tu n’as jamais entendu parler du coup de foudre ?
  
  - A d’autres ! Je n’occupe pas une place très élevée dans la hiérarchie de notre profession, mais je ne suis tout de même plus une enfant.
  
  - A ce point de vue-là, je peux dire que je suis un vieux briscard, émit Wester, sardonique. Même si tu vis de longues années, tu ne feras jamais tout ce que j’ai fait dans ce métier... Néanmoins, j’en suis là : je t’aime. Je t’aime de toutes mes forces, sincèrement, profondément, totalement. Tu peux rigoler, c’est comme ça.
  
  - Eh bien, tant pis pour vous, dit-elle durement.
  
  - L’autre fois, j’avais été surpris par... par ta gentillesse à mon égard. Je me suis faufilé dans ton lit, je t’ai prise dans mes bras et tu n'as pas protesté, loin de là. J’ai même été surpris, ébloui par ton ardeur. A présent, je sais pourquoi tu ne m’as pas chassé. Je connais le secret de ta vie, ma chérie.
  
  - Mais qu’est-ce que vous racontez ? Vous avez bu un scotch de trop au cours de la soirée ?
  
  - J’ai pris mes renseignements... Il ne faut pas m’en vouloir, ce n'est pas par déformation professionnelle que je tenais à avoir des informations. Je pensais à toi sans cesse... Une obsession, pour ne pas dire une maladie.
  
  - Vous avez pris des renseignements sur moi ?
  
  - Oui... C’était facile, étant donné mon grade et ma situation. J'ai été bouleversé quand j'ai appris la vérité. Tu n'as pas eu de chance, c'est un fait.
  
  - Pas eu de chance ? répéta Jacqueline d’une voix blanche.
  
  - Dix-neuf mois après ton mariage, c’est-à-dire il y a un peu plus de quatre ans maintenant, ton mari a eu un accident d’automobile. Un accident très grave, puisqu’il est resté sept mois dans un hôpital. Les médecins l'ont sauvé, mais... c’est un infirme. J’ai même vu les rapports médicaux transmis à la compagnie d'assurances : le professeur Saroghu n’est plus... un homme au sens plein du terme.
  
  Jacqueline se cabra :
  
  - Je vous en prie, Wester, ayez un minimum de tact. Ce n’est vraiment pas le moment de parler de mon mari. Ni l’endroit surtout.
  
  Dave Wester s'animait. Ii se mit sur son séant, passa son bras autour des épaules nues de Jacqueline.
  
  - Ce n’est plus une question de tact entre nous, dit-il, résolu. Je t’aime et je n’ai pas l’intention de capituler. Pour toi comme pour moi, il faut voir les choses en face. Je suis allé à Bursa, je suis même passé devant ta maison...
  
  - De quel droit vous mêlez-vous de ma vie privée ? siffla-t-elle, raidie.
  
  - Pour moi, ta vie privée ne compte plus, Il y a toi, rien que toi. Je te l’ai dit l’autre fois, j’ai quarante-huit ans et, en mettant les choses au mieux, il me reste dix bonnes années pour profiter de la vie. Plus exactement, pour vivre réellement. Ce que j’ai fait jusqu’à présent, je n’appelle pas ça vivre. Des missions, encore des missions, toujours des missions. Le robot, quoi ! Et pour quel résultat ? Du vent, des balivernes, des conneries. J’ai tué, j’ai provoqué des drames, j’ai frappé des adversaires dans le dos : service commandé. Maintenant, c’est fini.
  
  - C’est par dégoût que vous trahissez votre pays au profit du mien ?
  
  - Oui, exactement.
  
  - C’est votre problème et ça ne me regarde pas. Mais je vous saurais gré de me laisser ma liberté vis-à-vis de mes propres affaires de conscience. Je ne vous connais que sur le plan d’une opération de renseignement pour laquelle mes chefs m’ont désignée. Restons-en là, cela vaudra mieux pour tout le monde. Sinon, je me lève, je m’habille et vous ne me reverrez plus jamais.
  
  C'était dit d’une voix calme, posée, mais avec une telle conviction que Wester ne s'y trompa pas.
  
  Il y eut un long silence.
  
  Insensiblement, Wester se rapprocha de la jeune femme, la caressa tendrement. Le désir, insidieux, se réveillait, déroulant de nouveau entre eux ses spirales voluptueuses.
  
  Jacqueline s’abandonna au sortilège. Wester lui déplaisait à cause des étranges propos qu’il tenait, mais, d’autre part, il lui plaisait par ce mélange de rudesse virile et de faiblesse morale qui en faisait un être « pas comme les autres », imprévu, attachant à certains égards. Elle aimait l’aventure, elle aimait l’amour physique, et elle se sentait assez sûre d'elle-même pour garder le contrôle de la situation, pour conduire sa vie comme elle l’entendait.
  
  En définitive, ce qui comptait réellement dans ses rapports avec cet homme, c'était de lui soutirer les renseignements qui intéressaient le Service. Le Vieux n’aurait pas compris - ni admis - qu’elle bousillât une mission pour une simple histoire de convenance personnelle.
  
  Au petit matin, avant de quitter Jacqueline pour regagner sa propre chambre, Dave Wester murmura :
  
  - Samedi soir, je t’attendrai à 22 heures précises à la place de Kizilay. Tu passeras devant la pièce d’eau du square et je t’aborderai pour te demander un renseignement au sujet des autobus. J’en profiterai pour te glisser un papier que tu brûleras dès que tu le pourras. Nous sommes d’accord ?
  
  - Oui.
  
  - Tu vois où je veux dire ?
  
  - En face du building de vingt-deux étages, c’est bien cela ?
  
  - O.K.
  
  - Et la livraison ?
  
  - Tu trouveras les indications sur mon papier. Cela se fera en Belgique, comme prévu. J’espère que tu as mis tes amis au courant ?
  
  - Oui, j’ai prévenu.
  
  - A ce propos, je te demande de suivre mes recommandations très scrupuleusement. Puisque tu me reproches de ne pas être assez prudent, tu seras servie... Ici, j’ai toujours un alibi qui me met à l’abri des mauvaises surprises. Ce ne sera pas pareil là-bas.
  
  - Vous m’aviez dit le contraire, fit-elle observer.
  
  - Tu as mal compris. Je choisis la Belgique parce que c’est au cours de ce déplacement que je peux transporter les renseignements qui intéressent tes amis. Mais, pour cette raison-là justement, je ne peux pas prendre le risque de te rencontrer dans un lieu public.
  
  - Oui, je vois.
  
  Il lui donna un bref baiser sur les lèvres et sortit de la chambre.
  
  
  
  
  
  Dès son retour à Istanbul, le lundi en fin de matinée, Jacqueline se rendit chez son patron.
  
  Hadal Mascar, l’épiant du coin de l'œil, questionna :
  
  - Alors ? On dirait que le moral est meilleur? Wester ne vous fait plus peur ?
  
  - Hum ! Disons que la situation s'est un peu éclaircie. Il est amoureux de moi.
  
  Mascar, qui avait l’air d’avoir son idée là-dessus, s’abstint d’émettre le moindre commentaire. Il demanda :
  
  - Sur le plan qui nous intéresse, quelle est sa réponse ?
  
  - Il est d'accord.
  
  - Parfait, ça va faire plaisir au Vieux. A quand la livraison ?
  
  - Entre le 26 et le 28, en Belgique.
  
  - C'est bien vague, ça...
  
  - La date exacte, l’heure et le lieu seront précisés dans une lettre que je trouverai à la poste restante, à Bruxelles, soit le 26 soit le 27...
  
  Mascar fronça les sourcils, se pinça la lèvre inférieure.
  
  - Un contact est prévu avec un envoyé du secteur de Jordanie, le mardi 24, à 20 heures, à Francfort, révéla-t-il... En cas de contre-ordre ou d’empêchement, le rappel est fixé à la semaine d’après. Par conséquent, les deux choses peuvent se concilier sans difficulté, même si le premier contact est négatif.
  
  - Attention, rappela-t-elle, je suis forcée de passer par Paris pour prendre les fonds que je devrai verser à Wester.
  
  - Je ne l’oublie pas. Mais il y a moyen de faire Francfort - Paris - Bruxelles en moins de cinq heures. Le tout, c’est de bien organiser le programme.
  
  - Et de prévenir Paris pour que tout soit prêt quand j’arriverai.
  
  - Bien entendu, opina Mascar. Je vais m’en occuper immédiatement. D’ici quarante-huit heures, tout sera réglé.
  
  - Quels sont les ordres dans l’immédiat ?
  
  - Néant... Profitez de ces deux jours pour vous reposer, vu que la semaine prochaine sera plutôt chargée pour vous.
  
  - J’avoue que je ne suis pas fâchée de rentrer chez moi.
  
  - Revenez lundi matin, de bonne heure si possible.
  
  - D’accord... A propos, j’aurais besoin d’un peu d’argent. Les avions et les hôtels, ça coûte cher. Je vous apporterai mes notes de frais lundi.
  
  Mascar se leva, alla vers le coffre-fort qui occupait un des coins du bureau.
  
  - Voilà un acompte, dit-il en remettant une enveloppe à sa collaboratrice.
  
  Jacqueline glissa l’enveloppe dans son sac.
  
  Mascar, revenant à sa première idée, reprit sur un ton faussement détaché :
  
  - Je suis content de voir que vos idées noires se sont dissipées. L’autre jour votre moral était tellement bas que je me suis fait du souci pour vous. Le comportement de Wester vous paraît moins inquiétant, me semble-t-il ?
  
  Jacqueline hésita.
  
  - Je continue à croire qu'il n’est pas tout à fait normal, mais je reconnais qu’il m’impressionne beaucoup moins dit-elle d’une voix acide. Après tout, un agent de la C.I.A. est un homme comme les autres... Je me faisais évidemment une autre idée de ces gens-là, mais je suppose que je me trompais.
  
  - Il vous a dit qu’il vous aimait, ou bien est-ce une déduction que vous fautes de son attitude à votre égard ?
  
  Jacqueline s’esclaffa :
  
  - Oh ! non, ce n’est pas une déduction, grands dieux ! Il me l’a dit et rétété avec tant de conviction que j’ai été obligée de monter sur mes grands chevaux pour l’arrêter ! Je sentais qu’il allait me proposer de refaire ma vie avec lui, vous vous rendez compte !
  
  Le lourd visage du Turc se plissa en une moue étonnée.
  
  - Diable ! fit-il. Devenir la femme d’un agent de la C.I.A... Ce serait une sacrée promotion, non ? Et vous croyez qu’il est sincère ?
  
  Elle eut un haussement des épaules :
  
  - Je me fais peut-être des illusions, mais je ne pense pas que ses déclarations enflammées étaient du baratin. Ou alors, c’est un comédien hors pair.
  
  - Je vous fais confiance sur ce point, ironisa Mascar. Vous êtes trop fine mouche pour vous tromper dans ce domaine. Et la situation n’en est que plus étrange, vous ne trouvez pas ?
  
  Il se reprit aussitôt :
  
  - Je ne veux pas dire que cela me paraît étrange qu’un homme tombe amoureux de vous, au contraire. Mais cet homme-là, et dans des circonstances aussi particulières...
  
  - Ça, c’est un comble ! s’exclama-t-elle. Maintenant que je me suis plus ou moins fait une raison au sujet de ce type, c’est vous qui êtes intrigué par son comportement insolite !
  
  - Insolite est un bien grand mot, marmonna le Turc. Disons que je trouve tout cela un peu... bizarre.
  
  Une expression sérieuse se dessina sur le visage volontaire de Jacqueline.
  
  - La vérité, murmura-t-elle, c'est que Wester traverse une crise, je n'ai plus le moindre doute là-dessus. Il est écœuré, il éprouve du dégoût pour son métier. Il a le sentiment d’avoir gâché sa vie. Ce sont ses propres termes. Et c’est ce qui explique sa décision de nous livrer des renseignements.
  
  - Car il a parlé de cela aussi ?
  
  - Oui, je lui ai posé carrément la question.
  
  - Curieux, soupira Mascar, on dirait que c’est inhérent à la profession. Je ne connais pas d’agent secret qui ne soit pas tôt ou tard passé par ce stade : l’écœurement, la lassitude, l’impression de faire des choses dérisoires, inutiles même... C'est une espèce de maladie professionnelle.
  
  - Vous savez, Mascar, je ne crois pas que ce soit spécifique à notre métrer. De nos jours, la dépression nerveuse guette tout le monde. Même de simples petites dactylos en sont victimes. Mais, dites-moi, puis-je me permettre de vous demander si l'échantillon que Wester nous a fourni pour amorcer l’affaire était vraiment intéressant ?
  
  - Oui, incontestablement. Et les offres qui accompagnaient l’échantillon étaient encore plus alléchantes, Mais je préfère ne pas vous donner de détails à ce sujet.
  
  - Je ne vous en demande pas.
  
  - Ma discrétion est votre sauvegarde, souligna Mascar.
  
  - Je sais, acquiesça-t-elle en se levant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Le mardi suivant, à 20 heures, Jacqueline Saroghu était attablée dans un café de la Kaiserstrasse, non loin de la gare centrale, à Francfort.
  
  Dehors, il pleuvait. Les passants rasaient les maisons pour éviter de se faire éclabousser par les voitures.
  
  Jacqueline s’était installée dans le fond de la salle, face à la porte d’entrée de l’établissement. Elle avait déposé sur la table un paquet de cigarettes Kool et elle feuilletait un numéro de Paris-Match.
  
  A moins d’être aveugle, le collègue du secteur de Jordanie ne pouvait rater la copine du Service qui devait lui remettre deux plis cachetés.
  
  Après avoir bu à petites gorgées son verre de bière blonde, Jacqueline jeta un coup d’œil à sa montre-bracelet.
  
  A 20 heures 45, elle comprit que le contact n’aurait pas lieu. Elle referma son magazine, appela le garçon pour régler sa consommation, ramassa son paquet de cigarettes, enfila son imperméable beige, prit son sac à main et sortit.
  
  Ce n’était pas la première fois qu’un rendez-vous loupait. Et ça n’avait rien de catastrophique, puisque les consignes prévoyaient un rappel. Sauf annulation, elle en serait quitte pour revenir une semaine plus tard, à la même heure, dans le même café, avec un Paris-Match et un paquet de Kool. Et, bien entendu, avec les deux plis cachetés.
  
  Son sac coincé sous son aisselle, le dos arrondi, Jacqueline se dirigea d’un pas rapide vers la gare. A la consigne, elle retira sa valise. Ensuite, grimpant dans un taxi, elle se fit conduire à l'aéroport.
  
  Elle débarqua à Zürich un peu avant 23 heures.
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, à onze heures, une Caravelle d’Air France déposait Jacqueline à Orly et, environ une heure plus tard, elle entrait dans le bureau du Vieux.
  
  - Alors, ma petite Jacqueline ? fit le Vieux en scrutant d’un regard vit et pénétrant sa collaboratrice. En pleine forme, à ce que je vois ?...
  
  - Toujours, monsieur le Directeur.
  
  - Asseyez-vous, nous avons des tas de choses à nous dire et vous n’avez pas beaucoup de temps.
  
  Jacqueline essaya de s’asseoir le plus décemment possible dans l’antique fauteuil défoncé que le Vieux réservait à ses agents lorsqu’il les recevait dans son antre.
  
  - Commençons par le commencement, reprit le chef du S.D.E.C. Je viens de relire le rapport que Mascar m’avait envoyé récemment au sujet de Wester. Il paraît que vous avez insisté pour que votre chef de secteur mentionne dans ledit rapport l’impression très défavorable que Wester vous a faite. De quoi s’agit-il exactement ?
  
  - Eh bien... Il est vrai que je me suis sentie terriblement mal à l’aise quand j’ai rencontré Wester à Istanbul pour prendre livraison des microfilms d’échantillon. Son attitude avait éveillé en moi une espèce de méfiance... Enfin bref, j’avais trouvé le personnage équivoque, inquiétant, trouble. Toutefois, je dois dire que la rencontre suivante, à Ankara, a un peu dissipé mes préventions. J’avais été déconcertée par certains aspects contradictoires, incohérents, un peu instables même de la personnalité de cet Américain, mais nous avons bavardé ensemble et je le comprends mieux. Il traverse une crise morale, ce qui explique son attitude bizarre.
  
  - En règle générale, marmonna le Vieux, un quidam qui se prépare à trahir son pays donne toujours des signes de nervosité.
  
  - Je n’en doute pas, mais, connaissant les activités de Wester, je m’attendais à plus de fermeté, à plus de réalisme. Pour un agent de la C.I.A., je vous assure qu’il est bougrement sentimental et... et farfelu.
  
  - Que voulez-vous dire par là ?
  
  - Je vous cite un exemple : pour me rencontrer dans le vieux quartier de Stambul, il avait pris des précautions incroyables : dépistage, contre-filature, ruelle en impasse, etc... Or, quelques heures plus tard, alors que nous avions un rendez-vous pour le lendemain, il s'introduit dans ma chambre, à l’hôtel, et il passe la nuit dans mon lit.
  
  - Avec vous ?
  
  - Ben... oui, forcément.
  
  - C’est du cinéma, quoi ? ronchonna le Vieux.
  
  - Ce n'est pas tout. Lors de notre dernière rencontre, à Ankara, il a fait le même coup mais avec une déclaration d'amour en supplément. Il jure qu’il m’aime, qu’il ne pense plus qu’à moi et patati et patata, vous voyez le genre.
  
  Le Vieux, les sourcils arqués, affichait un air effaré.
  
  - Où veut-il en venir, à votre avis? Veut-il vous recruter pour la C I A ou bien veut-il vous embringuer dans une manœuvre d’intoxication ?
  
  - Dieu seul le sait.
  
  - Les informations qu'il nous propose sont excessivement intéressantes, murmura le Vieux, pensif. En tout cas, ça vaut la peine de prendre quelques risques. A moins que vous ne jugiez la tâche au-dessus de vos forces, naturellement.
  
  Jacqueline eut un sourire.
  
  - Je n’en suis pas là, dit-elle.
  
  Puis, sérieuse :
  
  - D’ailleurs, pour mettre les points sur les i, je vous ferai remarquer que ce n’est pas Wester en tant qu’homme qui m'intimide. Les doutes que j’ai ressentis et que j’ai exprimés à Mascar proviennent plutôt de l’attitude de cet Américain. En observant son comportement, je vous assure qu'on pouvait réellement se demander si cet individu était un déséquilibré ou s’il manigançait une vacherie.
  
  - Et quelle est votre conclusion, en définitive ?
  
  - Qui vivra verra. Mais je suppose que vous serez en mesure de vous faire une opinion quand la première livraison aura été faite ?
  
  - Vraisemblablement, confirma le Vieux. On juge l’arbre d’après ses fruits.
  
  - Nous saurons donc à quoi nous en tenir dans trois ou quatre jours.
  
  Le Vieux se gratta la joue, demanda :
  
  - Vous êtes toujours disposée à remplir cette mission ?
  
  - Cela va de soi.
  
  - N’ayez pas peur de me parler à coeur ouvert. Si vous préférez être remplacée, je n’y vois aucune objection.
  
  - Il n’en est pas question ! s’exclama-t-elle, piquée au vif. Du reste, Wester refuserait la livraison.
  
  Le Vieux, agitant la main, eut un geste désinvolte :
  
  - Oh ! Il dit ça, mais je n'en crois rien. N’oubliez pas que c’est avant de vous connaître qu’il a pris sa décision de nous fournir des renseignements.
  
  - De toute manière, il vaut mieux que je finisse ce que j’ai commencé, n’est-ce pas ?
  
  - Oui, évidemment, c’est plus simple, opina le Vieux... Dans ces conditions, passons aux choses pratiques. Les fonds destinés à Wester vous seront remis à Bruxelles, dès ce soir, par mon correspondant belge, un nommé Georges Leemans. Je vous expliquerai dans un instant de quelle façon Leemans procédera... Comme d’habitude, je vous ai fait préparer d’autres pièces d’identité afin de préserver votre incognito durant votre bref séjour en Belgique. Vous vous...
  
  - Excusez-moi, coupa Jacqueline, mais cela pose un problème. Je dois retirer à la grand-poste de Bruxelles une lettre que Wester m’aura adressée au nom de Mme Saroghu, lettre dans laquelle il m’indiquera les modalités de notre rencontre. J’ai donc besoin de mes vraies pièces d’identité.
  
  - Ah ! bon, fit le Vieux.
  
  Il réfléchit une seconde, puis :
  
  - Eh bien, ce n’est pas compliqué : après avoir retiré la lettre de Wester, vous m’expédiez sous pli recommandé vos vraies pièces d’identité. Je ne veux pas que vous alliez au rendez-vous de Wester sous votre vrai nom. En cas de pépin, Mascar aurait de graves ennuis. Bien entendu, vous me laissez également en dépôt, jusqu'à votre retour, tous vos dossiers concernant la firme de Mascar.
  
  - D’accord, acquiesça Jacqueline.
  
  - Pour en revenir à l’argent, Georges Leemans vous téléphonera ce soir, à neuf heures précises, à votre hôtel. Une chambre vous est réservée à l'Albergo, au nom de...
  
  Il consulta une fiche posée sur son bureau, compléta :
  
  - Juliette Serval, secrétaire de direction à la Cophysic, domiciliée à Paris.
  
  - Où se trouve cet hôtel ?
  
  - A la Porte de Namur... C’est un bon établissement, d’un accès commode, et il y a le téléphone dans toutes les chambres. Leemans vous donnera des dollars.
  
  - Pourquoi des dollars ?
  
  - C’est Wester qui a exigé cela
  
  - Combien ?
  
  - La contre-valeur de deux millions d’anciens francs.
  
  - Mince ! C’est une jolie somme !
  
  - Ce n’est que la moitié du prix convenu. Selon la coutume, l’autre moitié lui sera versée après vérification de la marchandise.
  
  - A ce prix-là, il doit se faire une confortable cagnotte, le Wester.
  
  - Il n'est pas bon marché, grommela le Vieux, mais ce qu’il propose vaut la dépense... Bon, je continue mes explications.
  
  Après avoir réceptionné la marchandise, vous reprenez contact avec Leemans et vous lui confiez ce que Wester vous a livré. Je préfère que ce soit sous l'égide de notre ami belge que les renseignements passent la frontière.
  
  - Pourquoi cette opération en deux temps ? s’étonna Jacqueline.
  
  - Simple précaution supplémentaire, laissa tomber le Vieux sur un ton détaché. Leemans est bien organisé pour ce genre de choses... Je vais appeler Rousseaux pour qu’il vous remette vos papiers et les instructions relatives à votre contact avec Leemans.
  
  Il enfonça la manette de l’interphone, convoqua le chef du département administratif.
  
  
  
  
  
  Georges Leemans, le correspondant bruxellois du Vieux, était un petit bonhomme vif et nerveux, au visage pointu, aux yeux gris et moqueurs, aux cheveux taillés en courte brosse. gé d'une bonne trentaine d'années, vêtu d’un complet brun acheté en confection, un nœud papillon en guise de cravate, il faisait penser à un modeste employé de banque, mais il avait l’air malin comme un singe.
  
  Quand il arriva à l'hôtel Albergo, vers 10 heures du soir, la pluie tombait à seaux.
  
  Il embarqua la soi-disant Juliette Serval dans son Opel jaune et il prit la direction de l’avenue Louise.
  
  - Quel sale foutu temps ! dit-il, histoire de rompre la glace. Quand j’étais gosse, il y avait toujours du soleil en août...
  
  - Il doit y avoir bien longtemps de cela, fit Jacqueline, ironique. Pour ma part, chaque fois que je viens à Bruxelles, ça ne rate pas : il pleut.
  
  - Oui, c’est vrai, admit le Belge, c’est un peu une spécialité locale. On appelle ça la drache ici. J’espère que ça ne vous donne pas le cafard ?
  
  - Le temps n'a aucune influence sur moi, assura-t-elle. Qu'il pleuve, qu’il vente ou qu’il fasse beau, ça m’est complètement égal.
  
  Il opina :
  
  - Vous avez bien raison. Le moral, ça doit venir de l’intérieur, hein ? Et j’ai l’impression que votre baromètre est toujours au beau fixe.
  
  - Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?
  
  - Je ne sais pas... Votre physionomie... On sent que tout doit marcher à la baguette avec vous. Même vos sentiments, non ?
  
  Elle confirma d’un hochement de tête affirmatif. Il lui lança un rapide regard de biais et annonça :
  
  - J’ai un faible pour les femmes à poigne... Si un jour vous êtes de passage à Bruxelles en dehors du boulot, faites-moi signe, hein ? On prendra un drink chez moi. J’ai des disques formidables.
  
  - J'y penserai, promit-elle en souriant.
  
  - Vous aimez le jazz ?
  
  - Je préfère la musique classique.
  
  - Eh bien, je mettrai du classique. J’en ai pour tous les goûts.
  
  Ils roulaient depuis quelques minutes à la lisière d'une forêt quand Leemans rangea son Opel dans un chemin sombre et solitaire, le long d’une grille rouillée derrière laquelle on distinguait la silhouette noire d’une sorte de château abandonné. Il coupa son moteur, éteignit ses phares, serra son frein à main.
  
  - Je vois le bien, je l’approuve, prononça-t-il avec emphase.
  
  - Et je fais le mal, enchaîna-t-elle.
  
  - O.K... Je me demande où le Vieux va trouver des mots de passe aussi idiots, rigola le Belge.
  
  - C’est un vers d’Ovide, dit Jacqueline qui avait des lettres.
  
  Leemans se retourna pour prendre une sacoche de cuir noir qu’il avait placée entre le dossier de la banquette avant et les sièges arrière.
  
  - Je vais vous remettre le fric, dit-il.
  
  Il ouvrit la sacoche, en retira des liasses de dollars.
  
  - Si vous voulez compter, la pria-t-il.
  
  Elle compta les liasses une par une, posément. Ensuite, elle mit les billets de banque dans son sac à main.
  
  Leemans lui passa un petit rectangle de bristol blanc, de la taille d’une carte de visite, et un stylo-bille. Jacqueline, prenant appui sur ses genoux, griffonna quelques mots en code sur le bristol, y imprima les empreintes de son pouce gauche, puis celles de son pouce droit.
  
  - Voilà, dit-elle en restituant ce reçu au Belge.
  
  Il plaça délicatement la carte dans son portefeuille, se pencha pour ouvrir la boîte à gants, en retira un automatique.
  
  - Vous me le rendrez quand nous nous reverrons, stipula-t-il en lui offrant l’arme.
  
  - Mais... pourquoi me donnez-vous cela ? fit-elle, surprise.
  
  - Les ordres sont les ordres. Je suis chargé de vous prêter un automatique, je m’exécute.
  
  - Je n’ai aucune raison de trimbaler ce jouet.
  
  - C’est bien possible, mais j’ai pour principe de suivre les instructions du Vieux à la lettre. Alors, allez-y, mettez ça dans votre sac. Et méfiez-vous, il est ultra-sensible.
  
  Elle prit l’automatique. C’était un Bayard à six coups, petit et compact, à crosse guillochée, tout neuf semblait-il.
  
  Leemans lui tendit un mouchoir propre qu’il venait de déplier :
  
  - Si ça ne vous fait rien, essuyez-le d’abord.
  
  Elle obtempéra, effaça très soigneusement les empreintes qui pouvaient s’être imprimées sur la crosse et sur le canon bleuté de l’arme. Ensuite, elle rendit le mouchoir et elle fit disparaître le Bayard dans son sac à main.
  
  Leemans opina, satisfait.
  
  - Je vous ramène à votre hôtel, dit-il. Je vous téléphonerai tous les jours à partir de demain, à 17 heures et à 21 heures. Nous sommes bien d’accord ?
  
  - Entendu.
  
  Il lança sa sacoche vide sur le siège arrière, alluma ses phares, lança le moteur de l’Opel, desserra le frein à main et démarra.
  
  
  
  
  
  Ce n’est que le surlendemain, c'est-à-dire le vendredi matin, que Jacqueline trouva à la grand-poste la lettre adressée poste restante au nom de Mme Saroghu.
  
  Wester avait fixé le rendez-vous au samedi soir, à 23 heures, dans un patelin du nom de Zichem, à environ 50 kilomètres à l’est de Bruxelles. Il avait joint à son message un croquis topographique très détaillé, ainsi qu’un horaire extrêmement précis.
  
  En guise de conclusion, il avait écrit : « Suivez point par point l’horaire et les recommandations, c'est d’une importance capitale. »
  
  Lorsqu’elle eut gravé dans sa mémoire les coordonnées fournies par l’Américain, Jacqueline retourna à la grand-poste pour expédier au Service, via la Société Cophysic, ses pièces d’identité au nom de Jacqueline Saroghu. Elle glissa dans le pli le message et le croquis de Dave Wester.
  
  Elle profita de l’occasion pour envoyer un mot en code à son patron d’Istanbul, Hadal Mascar, afin de l’informer que le contact avec le camarade du réseau de Jordanie n’avait pas eu lieu mais qu’elle retournerait à Francfort au jour prévu pour le rendez-vous de rappel.
  
  Après quoi, elle s’occupa de louer une voiture pour le lendemain.
  
  
  
  
  
  Elle quitta Bruxelles, le lendemain, vers 20 heures 30 et, par la chaussée de Louvain, elle prit la direction de Diest.
  
  Il pleuvait toujours, mais ce n’était plus la drache (comme disait Leemans). C’était une petite pluie fine, obstinée, mélancolique qui vernissait la route et donnait à la nuit un étrange aspect automnal.
  
  Au volant d’une Volkswagen noire qui n’était plus toute jeune mais qui marchait d’une façon plus qu’honorable, elle atteignit Louvain dans les délais prévus, en dépit de l’encombrement de la route.
  
  Une fois dépassée la ville universitaire, la circulation se raréfia et ce fut moins difficile.
  
  Elle arriva à Diest un peu après 21 heures 30. Elle s'arrêta devant la gare, alla boire un verre de bière dans un café où elle resta jusqu’à 22 heures 15.
  
  Elle remonta dans la Volkswagen, sortit de la ville par la nationale 13, suivit cette route pendant cinq kilomètres, aperçut le panneau qui indiquait : Scherpenheuvel.
  
  Elle vira à droite pour enfiler une petite route secondaire. Au bout de trois kilomètres, elle vit la plaque : Zichem. Elle continua à rouler. A la sortie d’une courbe, elle identifia l’église que Wester avait dessinée sur son croquis et qu’il avait choisie comme point terminal pour la voiture. Elle rangea la Volkswagen sur le côté de l’église, éteignit ses lumières, descendit du véhicule dont elle verrouilla les portières.
  
  Revenant sur ses pas, elle partit, à pied, à la recherche du sentier qu’elle devait longer pour rejoindre l’Américain.
  
  Après la sortie du bourg, elle se trouva dans une campagne plate et triste où la pluie ténue tombait comme un voile que secouait le vent capricieux.
  
  L’endroit était résolument sinistre. De loin en loin, un pavillon solitaire piquait une lumière scintillante dans les ténèbres.
  
  Au bout de dix minutes, Jacqueline réalisa qu’elle avait loupé le sentier.
  
  Elle fit demi-tour.
  
  A sa place, bien des femmes auraient eu peur dans ce décor lugubre, dans cette solitude oppressante, dans cette nuit blafarde...
  
  Son sac à main coincé sous le bras, enveloppée dans son imperméable noir, chaussée de bottillons, Jacqueline n’avait qu’une préoccupation : trouver le sentier indiqué par Wester.
  
  Elle le trouva peu après, s'y engagea, traversa un terrain de football, distingua la masse opaque de l’ancien couvent où Wester l’attendait.
  
  Tout en progressant, elle dut s’avouer qu’un lieu pareil présentait les conditions idéales pour un guet-apens ! Et, presque inconsciemment, sa main droite étreignit la crosse guillochée de l’automatique, dans la poche de son imper.
  
  Elle passa un petit pont de bois sous lequel passait l’eau noirâtre d’une rivière.
  
  Enfin, arrivée à l’ancien couvent, elle s’arrêta, se mit à l'abri sous l’auvent du porche, secoua la tête pour faire tomber la pluie de son chapeau de toile cirée.
  
  Wester émergea de l’ombre comme un fantôme.
  
  - Jacqueline ? souffla-t-il en s’approchant.
  
  - Bonsoir, fit-elle.
  
  - Pas trop impressionnée ? questionna-t-il, goguenard.
  
  - Pas le moins du monde. Votre croquis était d'une précision remarquable.
  
  - Venez...
  
  Il lui prit le coude, l’entraîna vers une entrée latérale du bâtiment. Il poussa une porte de bois, traversa une cour carrée pleine d’herbes folles, poussa une seconde porte, la referma, alluma une lampe-torche.
  
  - Soyez prudente, dit-il, l’escalier est glissant.
  
  Ils débouchèrent dans une cave aux vieux murs crevassés, au sol de terre battue.
  
  Il tourna un commutateur. La lumière pauvre d’une vieille ampoule recouverte de poussière éclaira chichement le local. Dans un coin, il y avait un antique lit de fer. Dans un autre coin, une table de bois et une chaise.
  
  La cave ne comportait ni fenêtre ni soupirail.
  
  - Voilà, déclara Wester, nous sommes tranquilles. Vous ne direz plus que je ne prends pas assez de précautions pour assurer ma sécurité, n’est-ce pas ?
  
  - Cette fois, c’est presque trop ! dit-elle en riant.
  
  Elle déboutonna son imper, l’ôta. Wester enleva sa gabardine grise et son chapeau de feutre gris que protégeait une housse en plastique.
  
  Il s’approcha de Jacqueline, l’enlaça, mendia un baiser.
  
  Elle se déroba, le repoussa.
  
  - Je vous en prie, Wester. Nous ne sommes pas à l’hôtel... Au fait, comment avez-vous découvert un lieu de rendez-vous pareil ?
  
  - Si vous ne me donnez pas d’abord un baiser, je fiche le camp sans vous adresser la parole, menaça-t-il, le visage assombri, un pli boudeur aux lèvres.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Jacqueline, décontenancée par le ton agressif et résolu de Wester, demeura un moment silencieuse, se demandant quelle attitude elle devait adopter.
  
  Elle murmura finalement :
  
  - Pour l’amour du ciel, Wester, ne faites pas le collégien. Nous sommes ici pour travailler.
  
  - Il n’y a pas que le travail qui compte dans la vie, grinça l’Américain, buté.
  
  Très ennuyée par la tournure désagréable que prenait d’entrée de jeu cette rencontre, la jeune femme essaya d’amadouer son interlocuteur.
  
  - Liquidons d’abord les choses sérieuses, proposa-t-elle.
  
  - Non, refusa-t-il, catégorique. Depuis que nous nous sommes quittés à Ankara, je n’ai pas cessé de penser à vous...
  
  Il se reprit :
  
  - A toi... Tu ne peux pas savoir à quel point tu m’as manqué. J’ai tellement envie de te serrer dans mes bras que j’en suis malade.
  
  Il appuyait sur elle un regard intense, presque dévorant. Visiblement, il la déshabillait des yeux.
  
  Elle portait un chemisier de soie jaune vif qui mettait en relief son buste admirable, et une jupe de lainage brun, jupe très moulante qui soulignait le galbe parfait de ses formes féminines. Dans le décor insolite de cette cave, elle était encore plus attirante.
  
  Mal à l’aise, elle décida de risquer le tout pour le tout.
  
  - Très bien, dit-elle froidement, puisque vous ne voulez pas comprendre, je me ferai remplacer. Je ne suis pas venue ici pour écouter des déclarations d’amour.
  
  Elle haussa les épaules, prit son imperméable, l’endossa.
  
  Wester articula d’une voix amère :
  
  - Tu es inhumaine, Jacqueline... Eh bien, parlons de nos affaires. De toute façon, tu ne pourrais pas t’en aller sans ma permission : les portes sont fermées à clé et j’ai les clés dans ma poche.
  
  - C’est un guet-apens ?
  
  - Peut-être... Je me demandais si tu oserais venir seule.
  
  - Je suis venue seule.
  
  - Je le sais, j’ai vérifié. Tu as beaucoup de cran pour une femme.
  
  - Je suis payée pour avoir du cran. Cela fait partie de mon métier.
  
  - On t’a remis l’argent pour moi ?
  
  - Oui
  
  Elle se pencha pour prendre son sac à main qu’elle avait déposé sur le vieux lit de fer.
  
  Il ricana :
  
  - Et si je prenais l’argent sans te livrer la marchandise ? Tu aurais beau crier, personne ne pourrait t’entendre.
  
  - Vous n’iriez pas loin, riposta-t-elle. Je suis seule, mais il y a beaucoup de monde derrière moi... Donnez-moi la marchandise, Wester.
  
  Il tira un paquet de cigarettes Kent de la poche de sa veste.
  
  - II y a vingt microfilms dans les filtres, indiqua-t-il.
  
  Elle prit le paquet, le plaça dans son sac, extirpa les liasses de dollars, les lui tendit en stipulant :
  
  - Si vous voulez compter, il y a quatre mille dollars.
  
  Il tiqua :
  
  - Quatre mille ? Ce n’est pas le prix convenu.
  
  - C’est la moitié. L’autre moitié vous sera versée après vérification, selon l’usage.
  
  - En général, mes clients me font confiance.
  
  - C’est possible, mais j’exécute les ordres. Il y a un proverbe français qui dit : il ne faut jamais acheter un chat dans un sac... D’autre part, c’est une première affaire. Peut-être que par la suite nous ferons comme vos autres clients.
  
  Wester, le front soucieux, ne répondit pas. Jacqueline poursuivit sur un ton persifleur :
  
  - Est-ce que vous avez beaucoup de clients ?... Dans votre bouche, ce mot est assez inattendu, pour ne pas dire inquiétant. Dois-je en conclure que vous vendez des renseignements comme d’autres vendent des machines à laver ?
  
  Wester, la tête penchée, regardait le sol de terre battue. Lentement, comme s’il pensait à autre chose, il enfonça les liasses de dollars dans la poche gauche de sa veste, puis, relevant le front, il dévisagea la jeune femme.
  
  - Assieds-toi, lui dit-il en lui montrant le lit. Maintenant que tu as parlé de tes affaires et terminé ton travail, moi je vais te parler de mes problèmes.
  
  Elle ne bougea pas.
  
  Il répéta, l’index pointé vers le lit :
  
  - Assieds-toi, je t’en prie. J’ai beaucoup de choses à te dire.
  
  Elle hésita, obtempéra comme à regret. Il empoigna la chaise, la fit pivoter, s’y installa à califourchon.
  
  - Comme je te le disais tout à l’heure, commença-t-il d’une voix sourde, depuis que je t'ai quittée à Ankara, je n’ai pas cessé de penser à toi... A toi, à moi, à nous... Je ne suis pas un collégien amoureux, contrairement à ce que tu crois. Je suis un homme qui a vu beaucoup de choses et qui est arrivé au tournant décisif de sa vie.
  
  Jacqueline soupira ostensiblement et leva les yeux au plafond pour bien montrer que cette scène l’assommait.
  
  Wester fit une grimace désabusée, continua sur un ton plus sarcastique :
  
  - L’autre fois, tu n’as pas voulu m’écouter. Mais, cette nuit, j’irai jusqu’au bout. Je t’ennuie, je le sais... Cela m’est égal, figure-toi. Ma décision est prise et elle est irrévocable.
  
  Il prit un temps, puis en détachant ses mots :
  
  - C’est l’heure de la vérité, Jacqueline. Cette nuit, le nommé Dave Wester va disparaître à tout jamais. Demain, je serai un autre homme et j’entamerai une nouvelle existence. En ce moment même, je mets le point final à ma carrière d’agent secret.
  
  Le cœur de la jeune femme s’était mis à battre plus fort dans sa poitrine. Le regard trop brillant, un peu halluciné de Wester ne lui disait rien de bon.
  
  L’Américain grommela :
  
  - Oui, depuis trois ans je vends des renseignements comme on vend des machines à laver. J’ai amassé une fortune considérable et je vais en profiter... Grâce à mon expérience, à mon habileté professionnelle et à la situation privilégiée que j’occupe, je m’en suis tiré sans la moindre égratignure. Seulement, je sens que j’ai atteint un point-limite au-delà duquel tout peut s’écrouler. Bref, je m’arrête et je me retire.
  
  Il se leva, alla chercher des papiers dans la poche de sa gabardine, revint s’asseoir à califourchon sur la chaise.
  
  - Je t’offre la chance de ta vie, Jacqueline, dit-il, tendu. Voici deux passeports au nom de M. et Mme Tarvani, citoyens libanais. Sur un de ces passeports, il y a ta photo. Sur l'autre, la mienne... Très loin d’ici, en Afrique du Sud, une maison nous attend. Une maison luxueuse, tranquille, perdue dans une immense forêt. Tu seras riche, très riche, et choyée comme aucune femme ne l’a jamais été.
  
  - Et mon mari, qu’en faites-vous ? prononça Jacqueline, crispée.
  
  - Ton mari ne compte plus, décréta Wester, catégorique. Ce n’est plus un homme, c’est un infirme. Nous ne sommes pas responsables du destin des autres, et nous avons le droit de forger le nôtre. Ce n’est pas ma faute si je t’ai rencontrée, si j’ai reconnu en toi la femme que j’attendais de toute éternité.
  
  Il se leva de nouveau, s’approcha du lit, tendit un des deux passeports :
  
  - Tu es ma femme, Jacqueline. Tu m’appartiens...
  
  Jacqueline ne fit pas un geste.
  
  Wester prit place à côté d’elle, sur le bord du lit de fer.
  
  - Jacqueline, fit-il d’une voix enrouée par l’émotion, dis-moi que tu es d'accord. Je sais que tu m’aimes, tu me l’as prouvé.
  
  Il déposa les passeports sur le lit, enlaça fougueusement la jeune femme, voulut l’embrasser de force. Elle tenta de se dégager, mais elle avait les deux mains dans les poches de son imperméable et les bras puissants de Wester la paralysaient.
  
  Pesant de tout son poids, il la fit basculer à la renverse sur le lit, lui écrasa un baiser brutal sur la bouche, tenta avec un acharnement désespéré de l’obliger à desserrer les lèvres. Simultanément, il écarta de sa main droite les pans de l'imperméable et ses doigts avides, tremblants, cherchèrent le contact d’une chair soyeuse, torride, intime.
  
  Jacqueline, à demi écrasée par le torse de Wester, le souffle bloqué par ce baiser qu’il voulait lui imposer, eut un moment de panique. Bandant ses muscles et ses nerfs, elle se tortilla comme une anguille, rua pour décocher des coups de botte dans les jambes de l’Américain, lui mordit sauvagement la bouche. Wester ne put maîtriser un mouvement instinctif de recul, et Jacqueline en profita pour libérer sa main droite, celle qui étreignait l’automatique.
  
  Voyant surgir cette arme, Wester lâcha prise, lança ses deux mains jointes vers l’automatique, immobilisa le poignet de la jeune femme. Il y eut une courte lutte. Haletants, furieux, ils s’efforcèrent l’un et l’autre de prendre l’avantage.
  
  Jacqueline, terrorisée par le regard dément de Wester, hoqueta :
  
  - Lâchez-moi... Lâchez-moi ou je tire...
  
  De sa main gauche, toutes griffes dehors, elle laboura cruellement le visage grimaçant de l’Américain. Le sang se mit à couler sur les joues de Wester. Mais celui-ci ne s’en soucia même pas ; il ne pensait qu’à neutraliser l’automatique, à détourner le canon de cette arme braquée sur lui. Cambrant les reins pour empêcher la femme de lui crever les yeux avec ses ongles effilés, il lui tordit le poignet droit et, tout en lui imprimant de violentes saccades pour l’obliger à lâcher l’automatique, il lui ramena de force l’avant-bras vers elle-même.
  
  - Petite garce, gronda-t-il, écumant de rage. Lâche cet automatique...
  
  Mais Jacqueline tenait bon.
  
  Brusquement, la soie jaune du chemisier craqua. Et, dans la même fraction de seconde, une détonation sèche secoua l’air confiné de la cave.
  
  L’automatique tomba sur le sol.
  
  Wester, hébété, émit d’une voix à peine audible une série de jurons en américain. Puis, voyant les gouttes de sang qui s’écoulaient de sa joue sur l’épaule nue de Jacqueline, il resta comme pétrifié.
  
  Jacqueline, touchée en plein cœur par la balle du Bayard, s’était écroulée à la renverse sur le lit et gisait, inerte, les prunelles fixes, la bouche toute barbouillée par le sang qui avait jailli des lèvres de Wester quand elle l'avait mordu.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Pendant plusieurs longues minutes, Dave Wester demeura figé comme une statue. Il regardait le visage de Jacqueline, ce petit visage énigmatique, si dur, si volontaire, presque dénué de grâce et pourtant si mystérieusement beau.
  
  Il savait qu’elle était morte, mais il n’arrivait pas à prendre conscience de cet incroyable verdict du sort.
  
  Après un moment, il prit timidement le poignet de la femme, le palpa, chercha le battement de la vie...
  
  Peut-être espérait-il un miracle ?
  
  Un petit trou, dans la soie jaune du chemisier déchiré, un petit trou rond, aux bords noircis, juste sous le sein gauche. La vie s’était échappé par là, d’un seul coup...
  
  C’était cela le miracle : il n’y avait plus de Jacqueline, il n’y aurait plus jamais de Jacqueline.
  
  Wester redéposa la main de la morte sur le lit, se leva, promena un regard autour de la cave silencieuse.
  
  Blême, le front mouillé de sueur, la gorge sèche et nouée, il se sentait soudain très calme. Sa joue griffée lui faisait mal et sa lèvre mordue était gonflée, brûlante, mais ces sensations lui paraissaient lointaines.
  
  Il commença par enfiler sa gabardine. Puis, méthodiquement, avec un sang-froid et une lucidité presque mécaniques, il entreprit de régler la situation.
  
  Il alla chercher les deux passeports libanais sur le lit, les rangea dans la poche intérieure de son manteau. Ensuite, s’étant saisi du sac à main de Jacqueline, il récupéra le paquet de cigarettes Kent.
  
  Par réflexe, il jeta un coup d'œil sur les pièces d’identité de la jeune femme. Le passeport français au nom de Juliette Serval, secrétaire de direction, domiciliée à Paris, l’étonna.
  
  Après avoir réfléchi, il estima que cette fausse identité l’arrangeait plutôt. Il remit le passeport dans le sac, continua l’inventaire de ce qui s’y trouvait. Lorsqu’il fut tout à fait sûr que Jacqueline n’avait pas emporté la lettre qu’il lui avait adressée poste restante, il referma le sac.
  
  Il se baissa pour ramasser l’automatique, hésita.
  
  Quelle était la meilleure formule ? Glisser l’arme dans la poche de l’imperméable de la morte, ou bien emporter l'automatique ?
  
  Il jugea que la disparition de l’arme, de l’arme qui avait donné la mort, était la solution la plus efficace pour brouiller les pistes. Il empocha le Bayard.
  
  Le reste n’était plus qu’une formalité. Plusieurs jours s’écouleraient avant qu’on ne repêche le cadavre dans la rivière. Et alors, les jeux seraient faits. Au lieu de partir avec Jacqueline en Afrique du Sud, il irait seul, puisque le destin en avait décidé ainsi.
  
  Il fit une ultime inspection de la cave, enfonça son feutre sur sa tête, s’approcha du lit, empoigna le corps de la morte pour le charger sur son épaule, cala le sac à main sous son aisselle, prit sa lampe-torche et éteignit la lumière.
  
  Dehors, il pleuvait toujours. Le vent secouait les frondaisons alourdies par la pluie.
  
  Son macabre fardeau sur l’épaule, Wester traversa la cour, atteignit le porche, chercha les clés qu’il avait préparées dans la poche de sa gabardine. Il transpirait de plus en plus. Il dut s’y reprendre plusieurs fois avant de trouver la bonne clé et de réussir à l'introduire dans la serrure rouillée. Énervé, il repoussa le battant d’un coup de pied. La nuit était noire comme de la poix.
  
  Il essaya de refermer la porte, n’y parvint pas, décida d’aller d’abord jusqu’au petit pont pour balancer le cadavre dans la rivière.
  
  En prenant soin de ne pas déraper sur la terre mouillée, il longea le mur de l’ancien couvent.
  
  Tout à coup, une lumière aveuglante lui éclata en pleine figure et une voix sarcastique nasilla en anglais :
  
  - Bougez pas, Wester. Nous allons vous donner un coup de main.
  
  Plus saisi qu’effrayé, Wester s’immobilisa. Ébloui par la clarté d’une forte lampe-torche braquée dans ses yeux, il distingua néanmoins une énorme silhouette qui lui barrait le chemin vers le pont. Il aperçut ensuite une autre silhouette qui émergeait de l’opacité des ténèbres et se dirigeait vers lui. L’espace d’un éclair, il vit scintiller l’acier des menottes que l’arrivant tenait dans les doigts.
  
  Réagissant avec une rapidité prodigieuse, Wester, d’une secousse, jeta vers l’arrivant le corps de la morte, sortit le Bayard de la poche de sa gabardine, tira en visant le faisceau lumineux toujours pointé vers lui. La lumière tournoya, tomba au sol.
  
  Des vociférations s’élevèrent. Wester, libre de ses mouvements, se plia en deux, courut en direction du pont, glissa sur une touffe d’herbe, s’étala de tout son long dans la boue au moment où quatre coups de feu étouffés par des silencieux ponctuaient sourdement le silence nocturne.
  
  Deux lampes de poche s’allumèrent, progressèrent avec prudence vers le corps de Wester étendu dans le sentier.
  
  - Sois prudent, Ken, chuchota une voix en anglais. Je me méfie de ce salaud, il connaît la musique.
  
  - S’il fait le moindre mouvement, je l’arrose, répondit le nommé Ken. Mais j’ai l’impression qu’il a dégusté.
  
  De fait, Dave Wester avait encaissé quatre projectiles de gros calibre. A cause de sa chute malencontreuse, il avait reçu dans la tête et dans le cou les balles que les tireurs destinaient à ses jambes.
  
  Ken Robbins se pencha sur Wester. Celui-ci avait la face dans une flaque d’eau. Robbins le fit basculer, éclaira sa figure, fit une grimace.
  
  La vérification était superflue. L’œil gauche arraché, le front troué, le cou déchiqueté, Wester avait dû mourir avant de s’être rendu compte de ce qui lui arrivait.
  
  - Ce qui est sûr, maugréa Ken Robbins, c’est que le boss va nous engueuler.
  
  - Je m’en bats l’œil, répondit l’autre, un costaud qui s'appelait Bob Connelly. N’oublie pas que cet enfant de putain était un tireur d’élite et que c’est lui qui a ouvert les hostilités.
  
  A cet instant, l’homme aux bracelets d’acier s’amenait. Son demi-saison de tweed était maculé de boue. Ken Robbins lui annonça froidement :
  
  - Wester est mort. Il a pris les quatre pruneaux dans la tête.
  
  - Il a de la chance, grommela l’homme au demi-saison en fourrant les menottes dans sa poche. Bill Dewis a une balle dans le ventre, il souffre le martyre. Je vais prévenir le patron.
  
  Il disparut dans l’obscurité.
  
  Il revint cinq minutes plus tard, en compagnie de son chef, un homme âgé d’environ quarante-cinq ans, sec comme un coup de trique, au faciès austère, coiffé d'un feutre tyrolien et vêtu d’un loden gris.
  
  - Alors ? jeta le chef en s’adressant à Ken Robbins d’une voix râpeuse. Vous avez saboté le travail, si je comprends bien ?
  
  - C’est la fatalité, Mr Nash, déclara Robbins. Wester ne nous a pas laissé le temps de faire les choses proprement. Il a flingué Bill Dewis sans même chercher à comprendre ce qui se passait. Il a bousculé Wollegan et il s’est débiné. Nous avons aussitôt riposté, Connelly et moi-même, en visant ses jambes, mais il a dû glisser dans l’herbe mouillée et, à cause de sa chute, il a été touché à la tête.
  
  Steve Nash, le chef du commando, haussa les épaules et marmonna, mécontent :
  
  - A quatre contre un, et avec le bénéfice de la surprise, il n’y a pas de quoi pavoiser. Et la fille ?
  
  C’est Sam Wollegan qui répondit :
  
  - Je crois qu’elle est droguée, chef. Je me suis surtout occupé de Bill Dewis..
  
  - Eh bien, transportez Dewis à la voiture. Que Connelly vous aide.
  
  Quand Steve Nash constata que la fille en question n’était pas droguée mais morte, il ricana :
  
  - Quel micmac ! Un coup si bien monté...
  
  Puis, réaliste, il décida :
  
  - Nous emportons les deux cadavres. Nous ferons quelques vérifications et ensuite nous irons déposer le corps de la fille dans un endroit moins compromettant. Allez, au travail, Robbins.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  C’est le mardi matin, vers les dix heures, que le coup de fil du Vieux toucha Francis Coplan.
  
  Vêtu de sa vieille robe de chambre bleu-marine, pieds nus dans des babouches de raphia, Coplan flânait dans son appartement de la rue Vivienne.
  
  Il était rentré aux petites heures et il comptait bien profiter de sa journée de congé pour se relaxer en s’adonnant à son vice préféré : la lecture des revues scientifiques.
  
  Le Vieux annonça d’un ton sans réplique :
  
  - Je passe vous prendre dans vingt-cinq minutes. Je sais que vous êtes de repos aujourd’hui, mais j’ai besoin de vous.
  
  Sur ce, il raccrocha.
  
  Coplan, fataliste, jeta un coup d’oeil plein de regrets aux magazines qu’il avait préparés sur une petite table, près d’un confortable fauteuil Voltaire.
  
  Il se dirigea en traînant les pieds vers la salle de bains, se rasa, prit sa douche, s’habilla.
  
  Au coup de sonnette du chauffeur, il descendit.
  
  Affalé sur la banquette arrière de la DS noire du Service, le Vieux arborait une mine catastrophée. Coplan s’installa à côté de son directeur, lui demanda sans préambule :
  
  - Encore une tuile ?
  
  - Naturellement, grommela le Vieux en haussant ses lourdes épaules massives.
  
  Il ajouta :
  
  - Nous sommes gâtés ces temps-ci.
  
  La DS démarra.
  
  Après un moment de silence, Coplan s’enquit :
  
  - Où m’emmenez-vous comme ça ?
  
  - Chez Tourain.
  
  - C’est à la D.S.T, qu’il y a du grabuge ?
  
  - Non, dit le directeur du S.D.E.C. Mais c’est par le canal du commissaire Tourain que j’ai appris la mort d’une de mes collaboratrices.
  
  - Qui ?
  
  - Vous ne la connaissez pas. Elle faisait partie de notre réseau d’Istanbul.
  
  - Elle était en service commandé ?
  
  - Oui, et même doublement. Je vous expliquerai tout cela plus tard.
  
  - Qu’est-ce que je viens faire là-dedans ?
  
  - Vous allez prendre l’affaire en main. J’ai pensé à vous pour diverses raisons. Primo, parce qu’il s’agit d’une histoire très importante. Secundo, parce que notre résident d’Istanbul, Hadal Mascar, est votre ami. Tertio, parce que vous êtes justement disponible, ce qui n’arrive pas souvent.
  
  - C’est en Turquie qu’elle est morte, la collègue en question ?
  
  - Non, en Belgique. Son cadavre a été retrouvé dans un fourré de la forêt de Soignes, près de Bruxelles... Tuée d’une balle au coeur... Elle avait trente-deux ans et c'était la fille d’un de mes camarades de l’armée...
  
  D’une voix plus sourde, il avoua :
  
  - Cette mort me fait beaucoup de peine, Coplan.
  
  Cet aveu inattendu fit tiquer Coplan. D’une manière générale, le Vieux mettait un point d’honneur à évoquer la disparition d’un de ses agents avec détachement, impassibilité, voire même indifférence. C’était un air qu'il se donnait, bien entendu ; il avait la pudeur de ses sentiments profonds.
  
  II reprit :
  
  - Quand nous aurons vu Tourain, je vous raconterai.
  
  Tourain était un robuste gaillard au faciès épais, aux gestes indolents. Agé d’une bonne quarantaine d’années, d’humeur placide, il portait toujours des costumes avachis, des chemisettes noires sans cravate, et il avait continuellement au coin de la bouche un mégot à moitié éteint qui semait des cendres partout. Il appartenait à la vieille école et il estimait qu’un flic ne doit pas ressembler à un notaire. Au demeurant, c’était un homme intègre, conscient de sa mission sociale, et un redoutable policier.
  
  Il serra la main du Vieux avec respect, celle de Coplan avec chaleur.
  
  - Bruxelles a confirmé, annonça-t-il sans transition au Vieux. Toute possibilité d’erreur sur la personne est définitivement exclue. J’aurai les constats et les photos vers la fin de l’après-midi.
  
  Le Vieux soupira, se laissa tomber dans un fauteuil.
  
  - Puis-je vous demander de récapituler toute l’affaire, depuis le début, pour Coplan ? pria-t-il. C’est lui qui va essayer d’arranger les bidons.
  
  Tourain acquiesça d’un hochement de tête, ouvrit la chemise cartonnée qu’il avait préparée sur son bureau, actionna son antique briquet de cuivre pour rallumer son mégot.
  
  - Il était exactement 15 heures 10, hier, commença-t-il en jetant un coup d’œil vers Coplan, quand le commissaire divisionnaire Gordain, du B.N.R.C. (Bureau National de Recherches Criminelles), m’a informé qu’il venait de recevoir un avis télégraphique de la police judiciaire belge concernant le décès d’une ressortissante française nommée Juliette Serval. Gordain était plutôt effaré, vu qu’il venait d'inscrire, à ma demande, le nom de cette dame Serval sur la liste des « cas réservés »...
  
  Il se tourna vers le Vieux :
  
  - Je vous ai alerté immédiatement et, à votre requête, je me suis rendu personnellement au B.N.R.C. pour obtenir un supplément d’informations. Je me trouvais dans le bureau de Gordain lorsqu’il a téléphoné à son collègue belge.
  
  Il regarda de nouveau Coplan, puis reprit :
  
  - Voici les quelques précisions qui nous ont été données au cours de cette communication téléphonique avec Bruxelles. Le corps de la dame Serval a été découvert dans un fourré de la forêt de Soignes, le lundi matin, à neuf heures 40, par un promeneur qui a aussitôt averti la gendarmerie. Selon les premières constatations faites par un médecin Légiste, le décès devait remonter à une trentaine d’heures, ce qui le situe dans la nuit de samedi à dimanche. La mort a été provoquée par une balle qui a traversé le cœur de bas en haut. L’arme qui a tiré le projectile est un automatique Bayard, et ledit automatique avait été placé dans la poche de l'imperméable de la victime. Aucune empreinte ne figure sur cette arme... Toujours d’après le médecin légiste, la victime n’est pas morte à l’endroit où elle a été trouvée. D’autre part, le cadavre n’a pas séjourné plus de huit heures dans la forêt. Conclusion : l’assassin a attendu vingt-quatre heures avant d’aller déposer le cadavre dans ce fourré de la forêt.
  
  Le Vieux écoutait, taciturne, l’œil voilé, les épaules voûtées.
  
  Tourain consulta ses notes, puis poursuivit :
  
  - Mais voici une remarque plus intéressante que le médecin légiste a consignée dans son rapport : on peut avancer d’une manière presque formelle que la mort de la dame Serval a été précédée d’une lutte assez violente entre la femme et son assassin. Des parcelles de peau, maculées de sang, ont été recueillies sous les ongles de la main gauche de la morte. En outre, de légères ecchymoses ont été relevées sur le poignet droit de la victime.
  
  Le Vieux, sortant de son mutisme, marmonna d’une voix maussade :
  
  - Tout cela est très bien analysé. L’automatique Bayard se trouvait en possession de Jacqueline lorsqu’elle est allée au rendez-vous qui lui avait été fixé.
  
  Tourain et Coplan, manifestant la même surprise, dévisagèrent le Vieux. Celui-ci expliqua :
  
  - La victime s’appelle en réalité Jacqueline Saroghu, née Castelvar. Je l’avais munie d’une fausse identité avant de l’envoyer en Belgique... Je suppose qu’ayant été attaquée. elle a sorti son automatique mais que son agresseur, plus rapide qu’elle, a réussi à neutraliser l’arme. D’où la lutte dont parle le médecin légiste, d’où les ecchymoses au poignet droit de la jeune femme... Continuez, commissaire.
  
  - Dans la soirée d’hier, la PJ. bruxelloise nous a transmis des renseignements complémentaires. La victime était arrivée à Bruxelles, à l’hôtel Albergo, le mercredi 25, en fin d’après-midi. Elle avait retenu une chambre dans cet établissement, la veille, par téléphone depuis Paris.
  
  - C’est Rousseaux qui avait retenu la chambre, intercala le Vieux.
  
  - Le vendredi, enchaîna Tourain, c’est-à-dire deux jours après son arrivée dans le capitale belge, la dame Serval a loué une voiture Volkswagen dont le reçu de caution a été retrouvé dans son sac. En revanche le véhicule n’a pas encore été retrouvé, lui. Enfin, dernière précision pour l’instant, l’examen en laboratoire des bottes que portait la victime semble indiquer qu’elle a dû marcher dans un chemin de campagne : la glaise restée collée aux bottes provient d’un champ, d’un labour, d’un potager, sûrement pas de la forêt de Soignes.
  
  Le Vieux opina, puis révéla :
  
  - Je crois savoir de quelle campagne il s’agit. C’est la victime elle-même qui m'a expédié par la poste un croquis topographique de l’endroit où elle avait rendez-vous.
  
  Coplan, d’une voix posée, demanda à son directeur :
  
  - Est-il indiscret de vous questionner au sujet de la personne avec laquelle la victime avait rendez-vous ?
  
  - Il s’agit d’un Américain qui était disposé à nous vendre des renseignements. Il devait encaisser 4 000 dollars.
  
  Coplan émit un petit sifflement. Tourain, les sourcils arqués, s’exclama :
  
  - Mais alors, elle avait cet argent sur elle quand elle est allée à ce rendez-vous ?
  
  - Oui, confirma le Vieux, mon correspondant bruxellois le lui avait remis le mercredi soir.
  
  Tourain leva les deux bras et s’écria :
  
  - Inutile de chercher plus loin, c’est clair comme de l’eau de roche ! On vous a préparé un traquenard et votre collaboratrice est tombée dans le piège. L’Américain a liquidé la femme, après quoi il s’est tiré avec le fric.
  
  Le Vieux fit une grimace dubitative :
  
  - Les conclusions hâtives sont rarement les bonnes, vous savez, commissaire. L’Américain en question est un agent de la C.I.A... Il m’a déjà livré quelques renseignements à titre d’échantillon, et la marchandise était parfaitement valable. Je connais son nom et j’ai son signalement.
  
  Tourain rétorqua :
  
  - Et qui vous dit que cet individu n’est pas un faux agent de la C.I.A. ?
  
  - Très improbable, murmura le Vieux. Les premiers contacts ont eu lieu par le truchement d’un de mes collaborateurs qui a rencontré maintes fois cet Américain alors que celui-ci était officiellement dans l’exercice de ses fonctions.
  
  Il y eut un silence.
  
  Coplan, qui avait allumé une Gitane, prononça sur un ton pensif :
  
  - Ne serait-il pas judicieux de commencer par définir la ligne de conduite que nous allons suivre ? Car de deux choses l’une : ou bien nous laissons patauger nos camarades de la police belge sans leur dévoiler le dessous des cartes, ou bien nous les mettons dans le secret pour qu’ils nous aident à éponger l’affaire... L’attitude que nous adopterons dépendra forcément du choix que nous allons faire. Bien entendu, il s’agit de calculer au préalable ce qui sert le mieux les intérêts du Service.
  
  - En l’occurrence, émit le Vieux, nous avons intérêt à étouffer l’affaire. Premièrement, pour que nos amis belges ne perdent pas leur temps. Deuxièmement, pour éviter que le corps de la victime ne reste indéfiniment à la morgue en attendant la fin des enquêtes.
  
  Il compléta, un ton plus bas :
  
  - Par ailleurs, une fois cette affaire-là réglée, nous aurons les coudées franches pour examiner les suites qu’il convient de donner à cette histoire.
  
  Tourain approuva avec conviction :
  
  - Je suis tout à fait de votre avis. Et je suis persuadé que nos collègues de Belgique nous saurons gré de notre loyauté.
  
  Il secoua la cendre qui venait de tomber sur le devant de sa veste. Puis, le menton dans la main, il dit en regardant le Vieux :
  
  - Reste à examiner l’aspect pratique des choses... En aucun cas, même si la Sûreté nationale intervient, le magistrat belge qui a été saisi de l’affaire n’acceptera de classer son dossier si celui-ci ne contient pas d’abord un procès-verbal d’identification. En d’autres termes, il faut envoyer là-bas quelqu’un qui soit en mesure d’identifier la morte, et qui possède les titres de parenté répondant aux exigences de la loi. Votre collaboratrice a-t-elle de la famille ?
  
  - Elle a un mari, mais il habite en Turquie, grommela le Vieux. De plus, n’oubliez pas qu’elle est morte sous un faux nom.
  
  - Diable, dit Tourain en se grattant la tempe. Tout cela est bien compliqué.
  
  Coplan, tout en expulsant un nuage de fumée, se tourna vers son directeur pour lui demander :
  
  - Le mari était-il au courant des activités marginales de sa femme ?
  
  - Non, évidemment, dit le Vieux, bourru.
  
  - Raison de plus pour agir sans tarder, souligna Francis... Devant l’absence prolongée de son épouse, le mari va s’inquiéter. S’il déclenche une procédure de recherche, ça peut tourner très mal pour nous.
  
  - Peut-être pas pour nous, corrigea le Vieux, mais pour notre résident turc, Hadal Mascar.
  
  - Ce qui n’est pas moins grave, fit observer Coplan.
  
  Tourain, à la fois embarrassé et compatissant, murmura en dévisageant le Vieux :
  
  - Cette pauvre fille, elle vous a mis dans un drôle de pétrin en se faisant bousiller en Belgique. Je ne demande qu’à vous aider, cela va de soi, mais il faudra que vous me donniez des directives très précises, car je ne tiens pas à recevoir des coups de bâton sur la tête si un pépin se produit du côté de la justice belge.
  
  - Je vais y réfléchir, décida le Vieux en se levant.
  
  - D’accord, acquiesça le commissaire, mais ne tardez pas trop. Dans une affaire de ce genre, la lourde machine de la Justice risque de faire des dégâts.
  
  - J’aurai dressé mon plan avant la fin de la journée, promit le Vieux. Coplan vous tiendra au courant.
  
  Ils prirent congé.
  
  Dans la voiture qui les ramenait au siège du Service, Coplan et son directeur restèrent un moment silencieux. Puis, avec brusquerie, le Vieux ricana soudain :
  
  - Tourain a bien raison de dire que je suis dans un drôle de pétrin. Mais le pire, c’est qu’il ne sait pas tout ! En marge de sa mission en Belgique, Jacqueline Saroghu devait contacter en Allemagne un de nos agents du réseau de Jordanie à qui elle devait remettre deux messages ultra-confidentiels. Or, ce contact n’a pas eu lieu et la rencontre de rappel était fixée à la semaine suivante. Résultat : les deux plis secrets sont en attente quelque part, Dieu sait où !... Les avait-elle sur elle ? Les avait-elle laissés à son hôtel ? Les avait-elle mis en sûreté dans un lieu quelconque ? Mystère... Ce qui est sûr et certain, c'est que si ces messages tombent dans des mains étrangères, c’est le désastre.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Les messages en question émanent de la stratosphère (Quand le Vieux parle des hautes autorités qui contrôlent au sommet les activités et les résultats de son service, il utilise toujours ce mot : la stratosphère), figurez-vous. Ce sont des consignes adressées à tous nos correspondants du Moyen-Orient. Et ces consignes, vous vous en doutez, sont en contradiction avec les directives officielles du Quai d’Orsay... Bref, si ces plis ne sont pas récupérés à bref délai, et intacts, non seulement tous mes agents du Proche-Orient sont en danger, mais nous pouvons nous attendre à un incident diplomatique retentissant : rupture des relations, rappel des ambassadeurs, tout le toutim, quoi !... Accessoirement, j’ai des chances d’être viré dans les vingt-quatre heures, et comme un malpropre. C’est gai, non ?
  
  Coplan ne répondit pas.
  
  Deux ou trois minutes plus tard, le Vieux reprit :
  
  - Voyez-vous, Coplan, c’est ce qu’il y a de plus terrible dans ce métier. Au moindre raté, une réaction en chaîne se déclenche et nul ne peut savoir où elle s'arrêtera…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Lorsque Francis Coplan et son directeur furent revenus dans le bureau de ce dernier, au siège du Service, le Vieux, avant de s’installer à sa table de travail, prit dans son coffre-fort une pile de chemises cartonnées.
  
  Au moment d’ouvrir un de ces dossiers, il prononça en posant sur Coplan un œil songeur :
  
  - J’aurais dû suivre ma première idée... Mais, dites-moi, est-ce que vous croyez aux pressentiments ?
  
  Coplan fit une réponse de Normand :
  
  - J’y crois sans y croire... Il m’arrive d’avoir une sorte d’avertissement, une sensation prémonitoire, mais cela ne se vérifie pas toujours.
  
  - Vous en tenez compte ?
  
  - Cela dépend des circonstances.
  
  - Eh bien, figurez-vous que j’ai failli envoyer quelqu’un d’autre à la place de Jacqueline Saroghu pour rencontrer cet Américain.
  
  - Vous aviez des doutes au sujet de cet individu ?
  
  - Non, pas moi. C’est elle qui se sentait mal à l’aise en sa présence.
  
  - Elle l’avait donc déjà rencontré précédemment ?
  
  - Oui, à quatre ou cinq reprises. Et elle avait même demandé à Mascar de mentionner dans un rapport la méfiance que lui inspirait cet agent qui doublait la C.I.A. Elle avait l’impression qu’il était un peu fou.
  
  - Sans blague ?
  
  - Vous verrez tout cela dans le dossier, mais il vaut mieux que je vous expose le problème en prenant les choses à leur début.
  
  - Une seconde, dit Coplan en levant la main. Puis-je vous poser une question ? Ou plutôt, deux questions ?
  
  - Allez-y.
  
  - Premièrement, pourquoi utilisiez-vous les services de cette femme alors qu’elle était mariée ? C’est une entorse à vos principes, non ?
  
  - Nous y viendrons tout à l’heure.
  
  - Deuxième question : comment se fait-il que je n’aie jamais eu l’occasion de faire sa connaissance ? Je connais pratiquement tous les éléments féminins du Service et je connais la plupart des camarades du secteur turc.
  
  - Elle s’occupait essentiellement des transmissions. C’est à titre tout à fait exceptionnel que Mascar l’avait chargée de prendre contact avec cet Américain... Maintenant, pour être franc, j’avais stipulé sur sa fiche qu’il fallait éviter de la mettre en équipe avec vous.
  
  Coplan ne put s’empêcher d’afficher une expression ébahie. Le Vieux grommela :
  
  - Ne le prenez pas de mauvaise part, mais je suis bien obligé de tenir compte des questions psychologiques dans la répartition des missions. J’ai toujours pensé qu’un attelage composé de Jacqueline et de vous n’était pas souhaitable.
  
  - Vraiment ? lâcha Francis, pincé. Et pourquoi donc ?
  
  - Je ne suis pas partisan des mélanges explosifs, répondit le Vieux. Le travail s’en ressent, c’est inévitable... Oh ! Ce n'est pas votre réaction que je redoutais, c’était la sienne ! Et encore, sait-on jamais ? Vous ne nierez pas que votre attirance pour le beau sexe est votre point faible ?
  
  - Disons que je ne suis pas allergique, admit Francis. Elle était donc si séduisante ?
  
  - Absolument pas. D’ailleurs, je vais vous montrer sa photo.
  
  Il ouvrit la première chemise cartonnée de la pile, en retira cinq ou six portraits de format carte postale, les uns de face, les autres de profil ou de trois quarts, les tendit à Coplan.
  
  Tandis que Coplan examinait les photos, le Vieux commenta :
  
  - A première vue, elle est plutôt moche, hein ?
  
  - N’exagérons rien... Un visage volontaire, trop cabochard à mon goût et trop peu vénusien...
  
  - Elle avait quelque chose qui ne se voit pas sur ces images... Comment dire ?... Elle avait un corps superbe, d’une part, et une espèce de rayonnement charnel comme j’en ai rarement rencontré. Je crois qu’elle était femme jusqu’à la plus petite fibre de sa personne... Quand on la voyait, on la remarquait à peine. Mais, au bout de cinq ou dix minutes de présence, de conversation, on commençait à se rendre compte qu'il se passait quelque chose. On ne savait pas tout de suite ce que c’était, mais l’étrange phénomène se précisait peu à peu.
  
  - Eh bien ! Eh bien ! Vous m’épatez de plus en plus, murmura Francis en scrutant son chef. Jamais, au grand jamais, vous ne m’avez tenu de tels propos au sujet d’une femme.
  
  - C’est bien la seule qui m’ait produit cet effet, concéda le Vieux. Et Dieu sait si je suis peu sensible à ces choses-là. Mais je vous assure que cette femme aurait donné des idées à un piquet de bois. Pour parler d’une façon plus précise, sous des dehors inoffensifs, c’était une femelle à cent pour cent. Je prends le mot femelle dans son sens le plus noble, remarquez.
  
  - Je plains son mari, dit Coplan, caustique, en restituant les photos.
  
  - Oui, parlons-en, grommela le Vieux en baissant la tête. C’est une histoire effroyablement triste... Jacqueline était la fille unique du commandant Castelvar que j’avais connu jadis quand j’étais entré au Deuxième Bureau. Castelvar est mort en déportation, un peu avant la fin de la dernière guerre. Sa femme était morte quelques mois auparavant, à Ravensbrück. Bref, la gamine s’est trouvée orpheline à l’âge de neuf ans et c’est notre Amicale qui l'a prise en charge. Ses études terminées, Jacqueline s’est inscrite à l’École d’Archéologie... C’est en participant aux fouilles d’Éphèse, en Turquie, qu’elle a rencontré le professeur Akram Saroghu, éminent archéologue turc, de quinze ans son aîné. Amour, mariage, travaux en collaboration, entente conjugale parfaite... Je note en passant que le professeur Akram Saroghu avait vécu longtemps en Grèce, chez ses grands-parents maternels, et qu'il avait fait ses études à l'école française d’Athènes. Il parlait le français à la perfection...
  
  Le Vieux soupira, puis reprit :
  
  - Ils étaient mariés depuis dix-neuf mois quand le professeur a été victime d’un très grave accident d’automobile sur la route d’Izmir à Bursa. Il est resté pendant des semaines et des semaines entre la vie et la mort. Finalement, les médecins l’ont sauvé, mais comme la moelle épinière avait été touchée, c'est un infirme qui a quitté l’hôpital... Pour ainsi dire impotent, il marche très péniblement avec des béquilles. Le plus atroce, c’est qu’il n’est plus... plus un homme, si vous voyez ce que j’entends par là ? Pour une jeune épouse aussi ardente que Jacqueline, c’était le coup de matraque, vous pensez ! Elle a soigné son mari avec un dévouement digne des plus grands éloges, mais la dépression est venue après : tentative de suicide, etc...
  
  Le Vieux tourna quelques feuillets de son dossier.
  
  - J’abrège, continua-t-il. Pour retrouver son équilibre, Jacqueline a ressenti le besoin de se raccrocher à un idéal. Je l’ai rencontrée à cette époque, chez des amis communs, du côté de Cahors, et nous avons évoqué le souvenir de son père. De fil en aiguille, elle m’a fait comprendre qu’elle désirait servir sa patrie. J’avais justement besoin d’un agent de liaison en Turquie, et voilà.
  
  Il conclut :
  
  - Elle est morte en service commandé, comme son père.
  
  Puis, passant une main lasse sur son front :
  
  - Si seulement je savais ce qui s’est passé entré elle et ce Dave Wester, là-bas en Belgique. L’a-t-il réellement tuée pour s'emparer de l’argent ? Cela me paraît invraisemblable... A mon avis, c'est un drame passionnel.
  
  - Quoi ? lança Coplan.
  
  - Wester était tombé amoureux d’elle... Vous lirez dans le dossier le compte-rendu dactylographié de mon dernier entretien avec Jacqueline. J’avais enregistré notre conversation... Par ailleurs, elle avait raconté à Mascar que cet Américain voulait refaire sa vie avec elle. C’est surprenant, mais c’est comme ça.
  
  - Il y a un aspect du problème qui m’échappe. Vous dites que ce Wester est un agent de la C.I.A. et qu’il nous refile des tuyaux. Est-ce un agent félon ?
  
  - Oui, naturellement ; pour les Américains, c’est un traître.
  
  - Mais alors, on peut envisager une autre hypothèse : une intervention de la C.I.A. pour coincer Wester en flagrant délit. Et l’élimination de Jacqueline par cette même C.I.A. pour couper court à cette affaire de trahison.
  
  - Parfaitement logique. Seulement, je ne me vois pas demandant aux gens de la C.I.A. s’ils sont disposés à confirmer cette hypothèse. Nous sommes leurs adversaires dans cette histoire.
  
  - C’est bien ce que je disais.
  
  - De plus, si cette hypothèse est conforme à la vérité, il y a une menace qui en découle : en surveillant leur collègue, les hommes de la C.I.A. ont peut-être découvert le lien qui relie Jacqueline à tout le réseau de Mascar.
  
  - Le plus urgent, c’est de mettre Mascar à l’abri et son réseau en veilleuse.
  
  - C’est chose faite, bien que ce ne soit pas le plus urgent. Le plus urgent, c'est de récupérer les messages secrets que Mascar avait confiés à Jacqueline pour le secteur de Jordanie.
  
  - Il faut sérier les problèmes, suggéra Coplan.
  
  - Que proposez-vous ?
  
  - Dans l’ordre chronologique, je vois les opérations suivantes : primo : arranger l’affaire avec la justice belge pour éviter un choc en retour. Secundo : prévenir le mari de Jacqueline pour l’empêcher de nous mettre des bâtons dans les roues. Tertio : retrouver les messages compromettants.
  
  - D’accord, sauf en ce qui concerne les messages. Je vous répète que ce problème-là prime tout le reste.
  
  - Quant aux Américains, nous avons intérêt à faire le mort. Du moins, c’est mon avis. Nos rapports actuels ne nous permettent pas de sonder les grosses légumes que nous connaissons à Washington, même discrètement. Et il n’est évidemment pas question de lancer un mandat d’arrêt international au nom de Dave Wester.
  
  - Le dossier de Wester, vous l’examinerez quand vous aurez un moment. Il est ici.
  
  Le Vieux posa sa main ouverte sur la pile de chemises.
  
  Puis, après un instant de réflexion, il reprit :
  
  - Ne cherchons pas midi à quatorze heures. Vous allez filer à Bruxelles avec Tourain. Pour la circonstance, je vais faire de vous un cousin éloigné de Jacqueline Saroghu... Pendant que Tourain, en sa qualité d’officier de police, s’occupera du côté légal et administratif de l’affaire, vous réglerez les problèmes sur le plan familial. Identification, etc... Vous payez le cercueil et vous rapatriez le corps.
  
  - Entendu.
  
  - Tourain demandera à la justice belge de vous délivrer une procuration pour que vous puissiez récupérer les affaires de la morte à l’hôtel Albergo. Les plis destinés à la Jordanie se trouvent peut-être dans la valise de Jacqueline... Ce serait contraire aux consignes de sécurité, mais elle n’a peut-être pas eu l’occasion de faire autrement.
  
  - Pour une fois, ce serait une imprudence qui nous arrangerait bougrement.
  
  - Bien sûr, mais je n’y crois guère. Elle était plutôt pointilleuse dans son travail... A Bruxelles, vous commencerez par voir notre ami Leemans. Je l’ai chargé de procéder à une enquête dans ce bled où Jacqueline a dû rencontrer Wester.
  
  - Je me mets en route immédiatement ?
  
  - Disons vers 17 heures. Le temps de mettre tout cela en musique.
  
  
  
  
  
  Il était près de dix heures, le soir de ce même mardi, quand Tourain et Coplan pénétrèrent dans le café de la Grand-Place, à Bruxelles, où ils avaient rendez-vous avec Georges Leemans.
  
  Attablé dans un coin de la salle, le Belge leur fit un signe de la main pour les inviter à le rejoindre.
  
  Coplan présenta brièvement Tourain.
  
  Après avoir serré la main de Francis et celle du commissaire, Leemans s’ensuit :
  
  - Qu'est-ce que vous prenez ?
  
  - Un Dubonnet, dit Coplan.
  
  - La même chose, enchaîna Tourain.
  
  Leemans passa la commande à la serveuse en tablier blanc.
  
  En attendant les consommations, ils parlèrent de l’été pourri, de la crise du Marché Commun et autres balivernes.
  
  La serveuse apporta les deux verres de Dubonnet, s’éloigna vers d’autres clients.
  
  Leemans, les coudes sur la table, le buste penché, murmura d’une voix confidentielle :
  
  - Alors, quelles sont les nouvelles ? Le Vieux avait l’air épouvantablement démoralisé au téléphone quand il m’a appelé au sujet de cette malheureuse histoire. Ses 4 000 dollars qui ont foutu le camp, ça lui reste sur l’estomac, hein ?
  
  Coplan eut un vague sourire :
  
  - Oui, radin comme il l’est, ça lui va loin. Mais il y a aussi le fait que Jacqueline était la fille d’un de ses anciens copains de l'armée.
  
  - Je n’arrive pas à comprendre ce qui s’est passé, dit le Belge. Je ne l’ai vue qu’une fois, mais j’ai tout de suite senti que c’était une fille qui avait du cran. Elle ne voulait même pas accepter le flingue que le Vieux m’avait ordonné de lui remettre en même temps que le fric.
  
  - Je ne l’ai pas connue, émit Francis, mais d’après ses photos, j’ai l’impression que c’était une petite bonne femme qui n’avait pas froid aux yeux.
  
  - Une drôle de fille, opina Leemans. Quand je pense que je l’ai invitée à venir prendre un drink chez moi, en dehors du boulot. J’étais loin de me douter qu’elle serait morte avant la fin de la nuit.
  
  - Vous avez l’habitude de draguer les filles du Vieux ? ironisa Coplan.
  
  - Non, pas du tout, se défendit le Belge. J’admets que ça m’est arrivé trois ou quatre fois, mais ce n’est pas une habitude... Je dois dire qu’elle me bottait, celle-ci.
  
  - Elle n’était pas tellement sensationnelle pourtant ?
  
  - Question de goût, fit Leemans. Moi, ce genre de femmes m’attire.
  
  - Quel genre ? insista Francis sans montrer l’intérêt que les paroles de son camarade éveillaient en lui.
  
  - Pour dire les choses telles qu’elles sont, confia Leemans en baissant encore la voix, on sentait que c’était le genre de fille qui adore b... et qui le fait bien. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Oui, soupira Francis. Malheureusement, je n’aurai plus l’occasion de me faire une opinion personnelle... Enfin, voyons les problèmes pratiques. Vous êtes allé dans ce patelin où elle avait rendez-vous avec Dave Wester ?
  
  - J’y suis allé, j’ai bavardé avec les gens... Le bâtiment où ils devaient se rencontrer est un ancien couvent bâti au bord d’une rivière, le Demer, affluent de la Dyle.
  
  Il n’y a plus de religieuses depuis 1789. Lors de la révolution, les pauvres religieuses ont été jetées dans la rivière ! C’est un endroit sinistre, comme vous le voyez... Actuellement, c’est un dépôt de marchandises utilisé par une fabrique de brosses et tapis industriels. Mais j’ai appris que l’armée américaine s’intéressait à cette construction et aux terrains avoisinants pour y installer une base logistique destinée à renforcer le dispositif de l’OTAN. Je suppose, par conséquent, que c’est comme ça que Wester a découvert l’endroit et qu’il avait une idée derrière la tête... C’est très solitaire, la nuit.
  
  - Vous dites que vous avez bavardé avec les gens ? rappela Francis.
  
  - Oui, mine de rien, acquiesça Leemans. Et figurez-vous que je suis tombé sur un habitant qui m’a révélé qu’il avait entendu un coup de feu dans la nuit de samedi à dimanche. Ce monsieur occupe un pavillon qui doit se trouver à six cents mètres d’un terrain de football qu’il faut traverser pour atteindre un petit pont sur le Demer... Ayant donc entendu une détonation, l’homme en question s’est levé, a enfilé un pardessus et est sorti de sa maison. Pour tout vous dire, c’est un ancien braconnier et les coups de feu l’intéressent. Il a vu des individus qui transportaient un blessé jusqu’à une grosse bagnole américaine stationnée sur la route. Ensuite, ils ont encore transporté deux corps. Et lorsqu’ils sont partis, il y avait trois voitures...
  
  Coplan hocha la tête, se mordilla, la lèvre inférieure, marmonna :
  
  - Dans un sens, cette version confirmerait ma thèse : Wester se serait fait épingler par ses collègues de la C.I.A. au terme d’une filature. La voiture de Wester, celle de ses poursuivants et celle de Jacqueline, ça ferait le compte. Mais votre témoin n’a pas parlé de cela à la police ?
  
  - Jamais ! Les gens de la campagne ne sont pas fous, vous savez ! Du moment qu’on ne touche pas à leurs affaires, ils ne mettent pas leur nez dans celles des autres.
  
  Tourain, très attentif sous son air placide, fit remarquer :
  
  - Si on adopte votre thèse, Coplan, on peut se demander pour quel motif les agents secrets américains sont allés déposer le corps de Jacqueline en lui laissant ses papiers d’identité.
  
  - C’est une formule que les services de renseignement utilisent fréquemment, commenta Francis. C’est une façon détournée de nous adresser un avertissement. Cela veut dire : votre combine est grillée ; à bon entendeur, salut.
  
  - Mais qu’est-ce que cet avertissement leur rapporte ? objecta le commissaire.
  
  C’est Leemans qui répondit :
  
  - Ça signifie aussi qu’ils ne désirent pas ébruiter l’affaire et qu’ils nous proposent d’en faire autant.
  
  Coplan appuya :
  
  - Ce qui n’a rien d’étonnant, quand on sait les ennuis que la C.I.A. connaît depuis pas mal de temps !
  
  Il y eut un silence. Coplan but une gorgée de Dubonnet, alluma une Gitane, prononça sur un ton pensif :
  
  - Bien entendu, tout cela est du domaine de l’hypothèse. Mais enfin, les confidences de ce témoin comportent un détail à retenir : trois corps ont été transportés par les inconnus jusqu’à la voiture qui stationnait sur la route. Le cadavre de Wester était peut-être un des trois ?
  
  
  
  
  
  Au cours des deux jours qui suivirent, Tourain - avec l’active collaboration du commandant Vanderbist, un des chefs du S.R. belge, et du commissaire Verhulst, de la Sûreté Nationale belge - s’occupa sans relâche du dossier de la morte de la forêt de Soignes.
  
  L’affaire fut réglée à l’amiable, et le magistrat instructeur, après la visite de Coplan à la morgue, délivra l’exeat qui permit le rapatriement du corps de la défunte.
  
  Malheureusement, les deux plis secrets qui avaient été confiés à Jacqueline pour l’agent de liaison de Jordanie ne se trouvaient pas dans les bagages de la morte, à l’hôtel Albergo.
  
  Le Vieux n’en fut pas surpris.
  
  - Je ne vois plus qu’une possibilité, et c’est notre dernier espoir, exposa-t-il à Coplan lorsque celui-ci fut revenu à Paris. Avant de quitter Francfort, après le rendez-vous manqué. Jacqueline a peut-être eu l’idée, pour mettre les documents en lieu sûr, de se les expédier à son propre nom à la poste restante d’Istanbul.
  
  - C’est probablement ce que j’aurais fait à sa place, dit Coplan. Mais si on adopte ce raisonnement, elle peut aussi avoir eu l’idée de s’adresser les missives à son propre domicile ou même directement à Francfort, pourquoi pas ?
  
  - Oui, c’est vrai, reconnut le Vieux.
  
  Les traits soucieux, il ouvrit un des tiroirs de son bureau, y prit sa pipe, se mit à la bourrer tout en réfléchissant.
  
  Coplan reprit :
  
  - Dans tous les cas, si nous voulons faire la tournée des postes restantes pour récupérer ces lettres, il nous faudra la collaboration du mari.
  
  - Pourquoi ça ?
  
  - La destinataire des missives étant décédée, je suppose qu’une procuration établie en bonne et due forme par le mari de la défunte est indispensable pour obtenir la délivrance des envois ?
  
  Le Vieux fit monter de sa bouffarde un nuage de fumée.
  
  - Non, il y a trop de risques, marmonna-t-il. Le mari n’acceptera pas de signer une procuration... Ou alors, s’il y consent, il voudra savoir ce que contiennent ces lettres.
  
  - Vous voyez un autre moyen ?
  
  - Oui, et beaucoup plus simple.
  
  Il se leva, alla vers son coffre-fort, en rapporta une grosse enveloppe brune.
  
  - J’ai ici les papiers d’identité authentiques de Jacqueline. J’avais exigé qu’elle me les envoie de Bruxelles ayant de contacter Wester... Soit dit en passant, j’ai été bien inspiré.
  
  - Vous redoutiez un coup dur ?
  
  - Non, c’était une mesure de routine. Quand un quidam me vend des informations, je maquille toujours l’identité de mon agent qui réceptionne la marchandise. C’est pour éviter les recoupements ultérieurs... Vous emporterez ces pièces d’identité en Turquie et vous demanderez à Mascar de remplacer la photo de Jacqueline par la photo de l’une de ses collaboratrices... Votre billet d’avion pour Istanbul est prêt. Rousseaux vous expliquera comment vous devrez vous y prendre pour joindre Mascar qui se planque pour le moment.
  
  - Quelle sera ma position vis-à-vis du mari de Jacqueline ? Je le mets dans le secret ?
  
  - A vous de juger, mais je ne crois pas que vous puissiez faire autrement. Comment voulez-vous faire comprendre à ce pauvre homme que sa femme est morte en Belgique sous le nom de Juliette Serval ? Vous lui ferez voir les photostats qui nous ont été transmis par la police bruxelloise.
  
  Coplan fit la grimace :
  
  - Je mentirais en disant que je raffole de ce genre de visites.
  
  - Je reconnais que ce n’est pas agréable, accorda le Vieux. Tout ce que je vous demande, c’est d’avoir du tact et d’agir avec diplomatie. Pour cet infirme, la mort de sa femme sera un drame...
  
  Il haussa ses lourdes épaules, ajouta en dévisageant Francis :
  
  - A moins que ce ne soit une délivrance ?...
  
  - Une délivrance ? répéta Coplan, étonné.
  
  - N’oubliez pas que le professeur Akram Saroghu est un homme intelligent, un intellectuel. Connaissant le tempérament de sa femme, il doit bien se douter qu’elle le trompait, du moins physiquement. Et ces situations-là engendrent parfois des sentiments bizarres... La vie n’est jamais simple, Coplan.
  
  - Je conserve mes papiers d’identité au nom de Frédéric Castelvar ?
  
  - Oui, bien sûr. Mais j’aimerais que vous apportiez quelques modifications à votre aspect. Dans notre métier, il y a des gens qui ont une excellente mémoire visuelle. Or, la malencontreuse histoire du Libyen Kassari auquel vous vous êtes heurté à Istanbul n’est pas tellement vieille... (Voir: « Coplan frappe à la tête»)
  
  - D’accord. Je m’arrangerai avec Rousseaux, promit Francis.
  
  - Par ailleurs, soyez vigilant : les agents de la C.I.A. en savaient peut-être plus sur Jacqueline Saroghu que nous ne le pensons. Il se pourrait qu’ils nous attendent au tournant.
  
  Coplan baissa la tête pour examiner les ongles de sa main droite.
  
  - Si vous me donnez carte blanche, murmura-t-il sur un ton détaché, je me servirai de Mascar pour tâter le terrain du côté des Américains.
  
  Le Vieux se rembrunit.
  
  - Ne jouez pas avec le feu, Coplan. J’ai trop besoin de Mascar.
  
  - Raison de plus pour tirer sa position au clair, non ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  C’est le samedi 4 septembre, à 17 heures 25, que la Caravelle d’Air France déposa Frédéric Castelvar (alias Francis Coplan), ingénieur-conseil attaché à la Société Cophysic, à l’aéroport de Yesilkoy.
  
  Cheveux blonds coupés très courts, moustache blonde, lunettes à monture dorée, Francis avait tout à fait l’allure d’un businessman nouvelle vague.
  
  Après les formalités de police et de douane, il se dirigea, sa valise dans une main, sa serviette dans l’autre, vers l’autocar de la T.H.Y.
  
  Environ trente minutes plus tard, il débarquait au centre d’Istanbul. De là, il prit un taxi pour se faire conduire à la Mosquée de Soliman-le-Magnifique.
  
  Il faisait un temps superbe. Le soleil, encore éblouissant, triomphait dans le ciel bleu. Toute la ville baignait dans une lumière somptueuse qu’on eût dite saupoudrée d’or.
  
  En passant sur le pont de Galata, Coplan salua le Bosphore et ses eaux miroitantes, la Corne d’Or et ses quais pittoresques.
  
  De la mosquée de Soliman-le-Magnifique, il s’en alla à pied par les ruelles du vieux Stamboul. Il arriva bientôt dans une rue étroite, sinueuse, mal pavée, bordée d’anciennes maisons de bois dont les façades, jolies comme des reliques, s’ornaient de loggias en encorbellement.
  
  Des portefaix chargés de caisses de fruits et de légumes arpentaient la rue, ployant sous leur fardeau. Des enfants rieurs jouaient.
  
  Ayant repéré un immeuble dont les fenêtres du rez-de-chaussée étaient garnies de grilles élégantes et bombées, Coplan se remémora les explications que Rousseaux lui avait fournies et il compta six maisons dans la direction du boulevard Atatürk.
  
  Il s’arrêta devant une très modeste bicoque en bois, juste à côté d’une boutique de droguiste, boutique dont le porche était encombré de brosses et de balais neufs.
  
  Il poussa le battant de bois, s’avança dans un couloir sombre et frais.
  
  Une vieille femme en robe à fleurs, un foulard noué autour de la tête, apparut.
  
  Coplan lui demanda en souriant :
  
  - Effendi Khisar ?
  
  La vieille opina du bonnet et répondit quelques mots parfaitement incompréhensibles. A toutes fins utiles, Francis la remercia en baragouinant :
  
  - Tezekur ederim... (Je vous remercie)
  
  Le sourire indulgent qui éclaira le visage ridé de la femme fit comprendre à Coplan que son accent ottoman laissait encore à désirer.
  
  Trente secondes après, Hadal Mascar s'amenait.
  
  - Content de vous revoir, Coplan, dit-il en serrant la main de Francis. Je me demandais si vous alliez trouver ma tanière. Venez par ici...
  
  Il guida Coplan vers une pièce au plafond bas, pauvrement meublée.
  
  - Asseyez-vous, invita-t-il en désignant un tabouret de bois. Vous désirez boire quelque chose ? Un petit verre de raki ?
  
  - Volontiers, accepta Coplan.
  
  Le Turc prit dans un antique buffet un flacon de raki, une carafe, deux petits verres et deux verres de plus grande taille. Ensuite, il alla remplir d’eau fraîche la carafe.
  
  - Alors ? s'enquit-il en s’attablant devant le visiteur. La pauvre Jacqueline n’est plus de ce monde... Cela m’a fait un coup, quand le Vieux m'a annoncé cela ! Je ne me rendais pas compte à quel point j’aimais cette femme. C’était quelqu’un de si exceptionnel, vous ne trouvez pas ?
  
  - Je ne l’ai pas connue. Mais la peine que le Vieux a éprouvée me fait croire que c’était vraiment une fille qui sortait de l’ordinaire.
  
  - Sans aucun doute, soupira Mascar. Si vous l’aviez connue, vous auriez été amoureux d'elle... Enfin, c’est le destin, que voulez-vous. Nous sommes tous logés à la même enseigne...
  
  Il versa du raki dans les petits verres, de l’eau dans les grands.
  
  - A sa mémoire, dit-il d’une voix sourde. Le travail continue...
  
  Coplan but une gorgée de raki, puis une gorgée d’eau.
  
  - Toute question de sentiment mise à part, mon cher Mascar, le Vieux se fait un sang d’encre au sujet des missives secrètes que Jacqueline devait remettre à notre collègue du réseau de Jordanie.
  
  - Oui, je sais, opina le Turc. Je me creuse en vain la cervelle pour essayer de deviner ce qu’elle a pu faire de ces documents.
  
  - Le Vieux pense qu’elle a pu se les envoyer poste restante, soit à Istanbul même, soit à Bursa, soit à Francfort.
  
  - Sûrement pas à Francfort, affirma le Turc. Je pouvais me trouver dans l’obligation d’envoyer quelqu’un d’autre au rendez-vous de rappel. Par conséquent, je n’aurais pas pu récupérer les plis en temps utile.
  
  - Nous allons en tout cas faire la tournée des bureaux de poste. Quand je dis nous, il s’agit en réalité d’une de vos collaboratrices qui va se substituer à Jacqueline. J’ai les pièces d’identité de Jacqueline dans ma serviette et je vais vous les remettre.
  
  - Bien, acquiesça Mascar. Je demanderai à ma secrétaire de s’en occuper. Comme je ne me montre pas à mon bureau, je ne peux pas le faire moi-même.
  
  - Justement, enchaîna Coplan, j’ai proposé au Vieux de modifier sa tactique en ce qui vous concerne. A mon avis, il serait préférable que vous repreniez vos activités normales.
  
  - Mais... C’est le Vieux qui m’a ordonné de me planquer. Il craint une intervention des Américains.
  
  - Je pars d’un principe tout à fait différent. Si vous êtes grillé à cause de cette affaire Jacqueline-Wester, il vaut mieux que nous le sachions.
  
  - Je serais à la fois cobaye et victime, en somme ?
  
  - Oui, mais je ferai de mon mieux pour vous couvrir.
  
  - Je suis d’accord, approuva le Turc. J’ai horreur d’être assis entre deux chaises.
  
  - Outre la tournée des bureaux de poste, continua Francis, nous devons régulariser la situation vis-à-vis du mari de Jacqueline. C’est moi qui suis chargé d’annoncer au professeur Saroghu qu’il est veuf. Pour me faciliter la tâche, le Vieux m’a donné l’identité d’un cousin éloigné de Jacqueline... Vous connaissez personnellement le professeur Akram Saroghu ?
  
  - Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois, chez lui, à Bursa. C’est un homme imposant, an visage grave et noble, aux yeux très intelligents. Avant son accident, il devait être plus imposant encore, majestueux même... J’ai eu l’impression que son infirmité le rongeait, l’humiliait. Je n’ai d’ailleurs plus jamais été invité à dîner chez eux. Vous savez, les hommes fiers se cachent pour souffrir.
  
  - Est-ce que je peux vous proposer de m’accompagner là-bas ? Comme vous êtes officiellement le patron de Jacqueline, votre présence me fournirait une espèce de caution.
  
  - Si vous estimez que c’est utile, je suis d’accord.
  
  - Je ne suis jamais ailé à Bursa. C’est à quelle distance d’ici ?
  
  - Par la route, ça doit faire dans les 230 kilomètres.
  
  - Il y a une ligne aérienne ?
  
  - Oui.
  
  - Êtes-vous motorisé ?
  
  - Je dispose d’une fourgonnette commerciale. J’ai laissé ma voiture à la firme.
  
  - Je prendrai l’avion, et vous irez par la route. Ce sera le moyen de procéder à un premier test. Je suppose qu’il y a des hôtels à Bursa ?
  
  - Bien sûr... Je vous conseille le Celik Palas. Non seulement c’est un excellent établissement, mais il est situé à deux pas de la maison de Saroghu, avenue de Cekirge. En outre, on y parle l’anglais et le français.
  
  - Je note : le Celik Palas.
  
  - Vous pouvez encore atteindre Bursa aujourd’hui. Il y a un avion à 20 heures. Le vol n’est pas long : cent kilomètres... Vous coupez en ligne droite en survolant la mer de Marmara.
  
  - Très bonne idée. Nous allons liquider en vitesse le problème de la visite des bureaux de poste et ensuite je me sauve.
  
  Mascar vida son verre de raki. Coplan ouvrit sa serviette, en retira un dossier qu’il posa sur la table.
  
  
  
  
  
  Le Celik Palas est un vaste bâtiment moderne de six étages, construit à flanc de coteau, face à l’avenue de Cekirge. Son étrange couleur de rouille n’est pas due au caprice d'un peintre ; c’est la teinte naturelle de la pierre utilisée par le constructeur, ladite pierre contenant une forte dose de minerai de fer. D’où le nom de l’hôtel : Celik, ce qui, en turc, veut dire acier.
  
  Arrivé au crépuscule, Coplan put contempler, de la fenêtre de sa chambre du troisième étage, un panorama féerique.
  
  Toute la ville s’étendait comme un éventail à ses pieds. Petites maisons riantes aux toits de tuiles rouges, jardins, frondaisons, cyprès, coupoles des mosquées et des mausolées, premières étoiles dans le ciel mordoré, scintillement des lumières allumées pour la nuit. A droite, à l’arrière-plan, les pentes sombres de la montagne Ulu Dag.
  
  Bursa, déjà réputée plusieurs siècles avant l’ère chrétienne pour les vertus de ses eaux thermales, berceau des fondateurs de l’empire ottoman, puis capitale de la soierie, évoqua pour Coplan, à cette heure où le ciel se voile peu à peu, le décor légendaire des Mille et Une Nuits.
  
  Il dîna sur la grande terrasse qui surplombe l’avenue, au son d’un orchestre italien, dans le brouhaha joyeux des nombreux clients qui savouraient simultanément les dolma enroulés dans des feuilles de vigne, les kabak accompagnées de yogourt, et l’indicible douceur de ce crépuscule d’été.
  
  Mais, en pensant à la tâche pénible qu’il devait accomplir le lendemain, ses impressions poétiques s'envolèrent.
  
  De l’autre côté de l’avenue, à moins de cent mètres, dans une maisonnette aux murs ocres, aux poutres apparentes dans la façade, un homme, un infirme, attendait le retour de sa femme, sans se douter que celle à laquelle il rêvait peut-être en ce moment même, était morte depuis une semaine…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Le lendemain, vers 17 heures, Coplan quitta le Celik Palas pour se rendre à pied vers la vieille ville.
  
  Comme convenu, c’est dans une des allées du jardin public du Yezil Türbe - le célèbre mausolée vert - qu’il rencontra Mascar.
  
  Le temps était encore plus radieux que La veille et de nombreux promeneurs flânaient dans le parc ; une atmosphère d’allégresse flottait dans l’air léger, atmosphère qui contrastait singulièrement avec l’état d’esprit de Francis.
  
  Hadal Mascar annonça :
  
  - Je me suis occupé du problème des bureaux de poste. Dès demain matin, une de mes collaboratrices fera la tournée... Comment trouvez-vous Bursa ?
  
  - C’est un endroit merveilleux... Je regrette de m’y trouver pour des raisons si tristes.
  
  - Après Istanbul, c’est Bursa qui me paraît la plus belle de toutes les villes de mon pays.
  
  - C’est assurément un décor de rêve pour les poètes et pour les amoureux, approuva Coplan.
  
  Ils se mirent à la recherche d’un taxi, mais sans succès : tous ceux qui passaient étaient occupés, soit par des enfants en liesse, soit par des hommes en costume du dimanche.
  
  Hadal Mascar grommela :
  
  - Je crois que nous allons être obligés d’aller à pied chez Saroghu, tous les taxis sont mobilisés aujourd’hui. C’est la fête de la Circoncision et, ce jour-là, les jeunes garçons qui vont être circoncis ont le droit de promener leurs amis à travers la ville. De plus, il y a un grand match de football au stade municipal. Nous sommes des passionnés de ce sport, en Turquie.
  
  - Eh bien ! Allons-y à pied, dit Francis, j’adore marcher.
  
  La maison rustique du professeur Akram Saroghu devait dater du XVIème ou du XVIIème siècle. Avec ses petites fenêtres, ses murs ocres, ses boiseries, son unique étage en encorbellement, sa double porte campagnarde et son toit de tuiles, elle avait un aspect à la fois vénérable et coquet. Pour un archéologue, c’était évidemment le logement idéal.
  
  Au coup de sonnette de Mascar, un visage masculin apparut à l’une des fenêtres de l’étage. Mascar leva la tête et parla dans sa langue natale avec le bonhomme qui l’avait interpellé, un Turc âgé d’une bonne cinquantaine d’années, au crâne dégarni, au faciès buriné, aux yeux de braise surmontés de sourcils épais.
  
  - C’est le serviteur du professeur, expliqua Mascar à Francis. Il va nous annoncer à son maître.
  
  Deux minutes plus tard, la porte particulière s’ouvrait.
  
  Sous la conduite du domestique, les visiteurs furent conduits dans un petit salon du premier étage. La pièce était étrangement calme et paisible. Des rideaux tamisaient la lumière, une pénombre fraîche soulignait la sobre beauté des meubles anciens, des tapis, des icônes byzantines qui ornaient les murs.
  
  Akram Saroghu fit son entrée. Soutenu par des béquilles d'acier, traînant ses jambes avec lenteur et difficulté, il progressa vers un fauteuil où, avec l’aide de son domestique, il s’installa lourdement.
  
  C’était un géant, mais un géant foudroyé. Dans son visage sévère, aux chairs blêmes et affaissées, seuls les yeux étaient vivants, des yeux très noirs, très profonds, dont l’éclat était atténué par un voile de mélancolie.
  
  Il regarda Coplan, le salua de la tête, adressa quelques paroles en turc à Hadal Mascar. Celui-ci répondit d’abord en turc avant de présenter, en français, le soi-disant Frédéric Castelvar.
  
  - Soyez les bienvenus, dit alors le professeur en désignant des sièges à ses visiteurs.
  
  Posant de nouveau son regard sur Francis, il reprit :
  
  - Ma femme m’a peut-être parlé de vous, mais je ne m’en souviens plus, veuillez m’excuser.
  
  - Je ne l’ai guère vue que deux ou trois fois, dit Coplan, embarrassé. Nos liens de parenté sont assez éloignés.
  
  - Vous êtes un Castelvar originaire de la Dordogne, je suppose ?
  
  - Oui, en effet. Du moins, mes parents...
  
  - J’ai visité la Dordogne avec ma femme, l’année de notre mariage. Il y a de très beaux sites historiques dans cette région. Vous êtes en Turquie pour des raisons d’affaires ?
  
  - Non, hélas. Je suis venu spécialement pour vous voir. Je... J’ai une pénible nouvelle à vous annoncer...
  
  Le silence retomba dans la pièce comme une chape de plomb. Saroghu, les lèvres soudées, scrutait intensément les traits de Coplan.
  
  Comme le silence se prolongeait, Saroghu articula :
  
  - C’est au sujet de ma femme ?
  
  - Oui.
  
  - Elle est morte ?
  
  - Oui... Elle est décédée eu Belgique, il y a exactement une semaine. Un accident...
  
  Saroghu baissa la tête. Le peu de sang qui animait ses joues blêmes parut s’en retirer. Sans relever le front, il demanda :
  
  - Un accident de voiture ?
  
  - Non, dit Coplan. En fait, nous ne savons pas exactement ce qui s’est passé... Jacqueline est morte dans des circonstances assez mystérieuses.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Euh... Je ne puis, hélas, vous certifier qu’une chose, professeur, c’est qu’elle n’a pas souffert. Elle a été tuée d’une balle au cœur, et la mort a été instantanée... Je suis navré de vous parler si... si brutalement.
  
  Saroghu ferma les yeux, resta un long moment immobile, silencieux.
  
  A la fin, relevant la tête, il fixa Coplan d’un œil pensif.
  
  - Vous me dites qu’elle a été tuée d’une balle au cœur, et dans des circonstances mystérieuses... Que faisait-elle en Belgique ?
  
  Coplan, jugeant que le professeur n’avait pas trop mal encaissé le coup, se jeta à l’eau :
  
  - Je vais vous dire toute la vérité, puisque je suis venu pour cela... Depuis quelques années, votre femme travaillait pour la France. En marge des activités professionnelles qu’elle exerçait pour la firme de M. Mascar, elle avait accepté d’accomplir occasionnellement des missions secrètes... Elle le faisait à l’insu de M. Mascar, et dans le seul but de servir son pays natal. C’est au cours d’une de ces missions qu’elle a trouvé la mort. Et, malheureusement, la Raison d’État interdit au gouvernement français de divulguer le résultat des enquêtes approfondies qui sont actuellement en cours pour essayer de faire toute la lumière sur ce drame... Je suis donc chargé de vous demander, comme je l’ai demandé à M. Mascar, de ne pas faire usage de vos droits les plus légitimes, c’est-à-dire de ne pas adresser de protestation auprès des autorités de justice de votre pays. C'est un sacrifice, je m’en rends compte, mais je sais que vous aimez la France comme votre femme l’aimait.
  
  Saroghu, oppressé, eut un imperceptible haut-le-corps, comme s’il respirait difficilement. Il maîtrisait son émotion, mais son faciès altéré trahissait son bouleversement intérieur.
  
  C’est d’une voix sourde, en cherchant ses mots, qu’il répondit :
  
  - Je vous suis reconnaissant de m’avoir parlé franchement... Et je veux vous parler franchement, moi aussi. Je me doutais depuis longtemps que Jacqueline ne s’occupait pas seulement des marchés étrangers pour la société de M. Mascar. Elle ne me l’a jamais dit ouvertement, par loyauté à l’égard de la France, mais elle me l’a fait comprendre. Elle avait une délicatesse infinie, car c’était réellement un être d’élite. Et je n’ignorais pas que son père, qui est mort en héros, tout comme sa mère, avait fait carrière dans les services de renseignement... Je vous donne ma parole d’honneur que je ne ferai rien qui puisse faire du tort à la France.
  
  Coplan, la gorge nouée, répondit :
  
  - Je vous en remercie.
  
  Saroghu reprit :
  
  - Je crois que Jacqueline a eu la mort qu’elle souhaitait... Que de fois n’avons-nous pas récité les stances de Péguy, votre grand poète : Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu, et les pauvres honneurs des maisons maternelles... Heureux ceux qui sont morts dans ce couronnement, et cette obéissance et cette humilité. Heureux... (Charles Péguy. Les Tapisseries. Eve. (Quatrième cahier de la quinzième série)) »
  
  Sa voix se brisa et il se tut... Des larmes roulaient sur son visage livide.
  
  Coplan ne savait plus très bien où il en était. Était-ce atroce, était-ce ridicule, était-ce grandiose, le spectacle de cet infirme récitant en français, dans ce bled de Turquie, des vers qui évoquaient la gloire des héros morts pour la France ?
  
  Ce fut pire encore lorsque le veuf, le visage enfoui dans les mains, ne put retenir un bref sanglot aussitôt refoulé.
  
  Pendant plusieurs minutes, le silence régna. Enfin, Saroghu murmura :
  
  - Excusez-moi... Vous savez, monsieur Castelvar, les archéologues ne redoutent pas la mort. Ils vivent dans le passé, et les morts, pour eux, sont aussi vivants que les vivants... Je suis sûr que Jacqueline est heureuse... J’imagine que M. Mascar vous a parlé du malheur qui m’a frappé et qui a fait de moi un infirme ? Depuis mon accident, nous ne formions plus un vrai couple, ma femme et moi. Je lui avais d’ailleurs offert de lui rendre sa liberté... Elle était jeune, ardente, très belle, et notre vie conjugale n’était plus pour elle qu’une épreuve morale torturante. Mais elle a voulu me garder son affection... et je n’avais plus que cela sur cette terre. Que puis-je faire pour elle, pour la France ?
  
  - Les formalités du décès seront réglées par la voie diplomatique, expliqua Francis, soulagé de revenir à des choses plus terre à terre. Nous vous demandons simplement d’accepter la version officielle qui vous sera notifiée par le truchement de notre ambassade.
  
  - Je vous le promets.
  
  - J’ai une autre faveur à vous demander... Jacqueline, quand elle a quitté Istanbul pour se rendre en Belgique, était en possession de documents secrets de la plus haute importance. Ces documents, deux lettres scellées, n’ont pas été retrouvés. Il se pourrait qu’elle ait envoyé ces missives ici même pour les mettre en sûreté jusqu’à son retour. Si c’était le cas, je vous prierais de me les restituer.
  
  - Je ne sais pas, murmura Saroghu. C’est le domestique qui prend le courrier et qui met les lettres destinées à ma femme dans la chambre de celle-ci. Nous avons chacun notre appartement et Jacqueline occupait les trois pièces qui donnent sur la vallée.
  
  Il haussa le ton pour appeler :
  
  - Ibrahim ?
  
  Le domestique s’amena instantanément. Saroghu lui parla en turc.
  
  Le serviteur se retira, revint un moment après avec quelques lettres qu’il remit à son maître.
  
  Saroghu parcourut les inscriptions qui figuraient sur les enveloppes.
  
  - Non, dit-il, ce sont des factures et des circulaires...
  
  - Vous ne voyez pas où elle aurait pu déposer ces plis si importants ? insista Francis.
  
  - A son adresse en Suisse peut-être ? suggéra le professeur. Est-ce que vous avez vérifié à Zurich ?
  
  - Euh !... Non, dit Coplan, étonné. Je ne savais pas qu’elle avait une adresse en Suisse.
  
  - Elle a un pied-à-terre là-bas depuis plus de trois ans. Comme elle possédait quelques biens personnels et comme nous sommes mariés sous le régime de la séparation, c’était plus commode pour elle. C’est un certain M. Theler qui lui sert de correspondant.
  
  II s’adressa à Mascar :
  
  - Vous êtes au courant, j’imagine ? Jacqueline allait fréquemment en Suisse pour vous, n’est-ce pas ?
  
  - Zurich est en effet une plaque tournante pour les affaires d’importation et d’exportation, confirma Hadal Mascar. C’est surtout un centre international pour les règlements financiers, étant donné le statut libéral des banques helvétiques. Mais j’ignorais que votre femme avait un domicile dans cette ville et un correspondant attitré.
  
  - Elle ne vous a jamais parlé de ce M. Theler ?
  
  - Non.
  
  Saroghu tira de sa poche intérieure un agenda de cuir, feuilleta le répertoire d’adresses du carnet :
  
  - C’est un vieux monsieur qui est gérant de l’immeuble dans lequel Jacqueline louait un petit appartement de deux pièces... Hans Theler, 328, Seefeld Strasse... Il paraît que c’est un ancien fonctionnaire qui arrondit sa retraite en s’occupant de questions fiscales, de gestion de titres et autres choses de ce genre.
  
  Une idée vint à l’esprit de Coplan :
  
  - Votre femme avait-elle un compte numérique dans une banque suisse (Le compte numérique est un compte bancaire chiffré dont le titulaire est autorisé à garder l’anonymat le plus absolu) ?
  
  - Pas à ma connaissance, dit Saroghu. Mais ce M. Theler vous donnera sans doute des renseignements plus précis. Je me suis toujours efforcé de laisser une certaine indépendance à ma femme, une certaine... liberté dans sa vie privée.
  
  Coplan comprit parfaitement ce que le professeur voulait lui dire sans le dire d’une façon trop précise.
  
  Saroghu, après une brève hésitation, demanda à Francis :
  
  - Vous avez l’intention de vous rendre à Zurich pour retrouver les documents dont vous parliez tout à l’heure ?
  
  - Oui.
  
  - Seriez-vous disposé à me rendre un service ?
  
  
  
  
  
  - Cela va de soi.
  
  - Si ma femme a fait un testament concernant ses biens personnels, M. Theler pourra vraisemblablement vous dire où elle a déposé ce testament. Chez un notaire suisse, je suppose. J'aimerais être informé des dispositions qu’elle avait prises.
  
  - Je me renseignerai et je vous tiendrai au courant, comptez sur moi.
  
  - Je vous en remercie à l'avance.
  
  Il y eut de nouveau un silence. Saroghu, Je regard absent, méditait.
  
  Coplan prit une enveloppe dans la poche de sa veste.
  
  - J’ai une photo de votre femme, professeur, prononça-t-il d’une voix hésitante. C’est une photo judiciaire, je ne vous le cache pas. Mais comme c’est la toute dernière image... On me l’a remise pour vous.
  
  Saroghu tendit la main sans mot dire. Il regarda la photo, longuement.
  
  - Son visage paraît apaisé, dit-il d’une voix à peine audible. Elle avait cette expression quand elle dormait, autrefois. Un visage d’adolescente.
  
  Il soupira, leva les yeux, questionna :
  
  - Vous connaissez son assassin ?
  
  - Non, mentit Coplan,
  
  - Ce n’est donc pas une légende, fit Saroghu. Dans ce monde des missions secrètes, les assassins n’ont jamais de nom ?
  
  - Les victimes non plus, enchaîna doucement Francis. Votre femme avait une fausse identité lorsqu’elle est tombée en service commandé.
  
  Saroghu opina. Il paraissait immensément las, et il aspirait visiblement à mettre fin à cet entretien.
  
  - Je ne suis pas en mesure de vous inviter à dîner, s’excusa-t-il. Mon domestique s’en va vers huit heures pour rentrer chez lui. Mais je serais très honoré de vous avoir à déjeuner demain, ainsi que M. Mascar. Quand j’ai le temps de m’organiser, je m’arrange avec l’hôtel Celik pour avoir des plats cuisinés et un garçon pour faire le service de la table.
  
  - Je vous remercie, dit Coplan. Ce serait avec plaisir, mais ce n’est malheureusement pas possible : je reprends l’avion demain matin, à onze heures.
  
  - C’est dommage, murmura Saroghu. J’espère que vous reviendrez plus tard ?
  
  - Je n’ose pas vous le promettre, mais je ne manquerai pas de revenir vous voir si j’en ai l’occasion.
  
  - Quand vous aurez été à Zürich, peut-être ? insista le professeur.
  
  Il baissa de nouveau la tête, ajouta :
  
  - Je serais heureux de parler de Jacqueline avec vous qui êtes un parent. Pour le moment, je ne réalise pas vraiment que je ne la reverrai plus...
  
  - Un délégué de notre ambassade vous rendra visite pour régulariser le dossier d’état civil. Au cas où vous seriez désireux de faire revenir le corps de la défunte en Turquie, nous nous occuperions évidemment de toutes les formalités administratives et les frais seraient à notre charge.
  
  - Non, dit Saroghu sans hésiter. Jacqueline doit reposer dans sa terre natale.
  
  Coplan se leva pour prendre congé. Hadal Mascar l’imita, en disant à Saroghu :
  
  - Si vous le permettez, monsieur le professeur, je vous enverrai un de mes collaborateurs dans le courant de la semaine pour arranger la situation vis-à-vis de ma société.
  
  - Je suis à votre entière disposition, acquiesça Saroghu.
  
  Il serra la main de Francis et de Mascar, après quoi il appela son domestique pour que celui-ci reconduise les visiteurs.
  
  Dehors, le soleil était encore chaud et lumineux. Passant de la demi-obscurité à la clarté si vive, Coplan et Mascar clignèrent des yeux.
  
  Ils reprirent le chemin de la vieille ville en marchant côte à côte, silencieux.
  
  A la fin, Mascar prononça sur un ton soulagé :
  
  - En définitive, ça ne s’est pas trop mal passé.
  
  - Mieux que je ne l’espérais, avoua Francis. Ce Saroghu est un homme courageux. Il a marque le coup, et durement, mais il s’est bien repris.
  
  - Après toutes les souffrances qu’il a endurées, il doit être blindé dans une certaine mesure, vous ne croyez pas ?
  
  - Oui, peut-être. Mais j'ai souvent constaté que dans des événements de ce genre, la douleur ne se fait pas sentir sur le moment même. C’est à retardement que le mal s’éveille.
  
  - Si j’ai bien compris, il ne se faisait pas beaucoup d’illusions sur un certain aspect de la vie privée de sa femme ?...
  
  - Il est très lucide, c’est un fait. Mais, dites-moi... Est-ce vrai que vous n’étiez pas au courant de ce pied-à-terre de Zurich ?
  
  - Naturellement, fit le Turc, surpris. Si j’avais été au courant, j’aurais signalé la chose au Vieux, vous pensez bien !
  
  - C’est bizarre, non ?
  
  - Comment cela, bizarre ?
  
  - A tout le moins, inattendu, précisa Coplan.
  
  Mascar esquissa une moue désabusée.
  
  - Les gens sont toujours beaucoup plus mystérieux qu’on ne se l’imagine, laissa-t-il tomber. Prenez n’importe quel individu, même le plus simple : si vous examinez sa vie privée au microscope, vous êtes sûr d’avoir des surprises.
  
  - D’accord, mais dans le cas qui nous occupe, je ne trouve pas cela tout à fait normal. Étant donné le rôle qu'elle jouait dans votre réseau, il me semble qu’elle aurait dû vous mettre dans la confidence. Ou bien le Vieux.
  
  - Si elle n’a pas jugé utile de le faire, c’est qu'elle avait ses raisons, émit le Turc. La gestion de ses biens personnels, cela ne regarde qu’elle, n’est-ce pas ? Est-ce que le Vieux se mêle de votre compte en banque ?... Mais je vois où vous voulez en venir : vous croyez que les plis secrets se trouvent à Zürich ?
  
  - Logiquement, c’est possible.
  
  - Je ne le pense pas. Jacqueline ne mélangeait pas ses activités clandestines et ses affaires personnelles.
  
  - Nous verrons cela, dit Coplan d’un air un peu ambigu.
  
  - Vous n’allez tout de même pas mettre sa loyauté en doute ? répliqua Mascar, frappé par le ton sibyllin de Francis.
  
  - J’ai vu tant de choses, plus effarantes les unes que les autres...
  
  - Vous faites fausse route, opposa le Turc, catégorique. Il y a des années que je ne serais plus de ce monde si Jacqueline n’avait pas été cent pour cent régulière. Les dossiers les plus compromettants ont passé par ses mains.
  
  - Je suis néanmoins curieux d'interviewer ce Hans Theler, conclut Coplan.
  
  Comme ils approchaient de la mosquée Sehadet, Mascar prononça à voix basse :
  
  - Vous avez bien en tête l’itinéraire convenu ?
  
  - Oui, soyez sans crainte.
  
  - Nous allons nous serrer la main et nous séparer. Je vous appelle dans une heure au Celik pour vous dire ce qu'il en est.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Trois quarts d’heure plus tard, ayant réintégré sa chambre au Celik Palas, Coplan s’allongea tout habillé sur le lit. En attendant l’appel téléphonique de Mascar, il prépara en pensée le coup de fil qu’il allait donner à Paris pour informer le Vieux que tout s’était bien passé chez Saroghu, que l’ambassade pouvait entamer immédiatement la procédure administrative concernant le décès de Jacqueline, que les deux missives secrètes n’étaient pas encore retrouvées mais qu’il y avait une piste nouvelle : le domicile zurichois de Jacqueline.
  
  A vrai dire, cette cachotterie de Jacqueline au sujet de son pied-à-terre en Suisse turlupinait Coplan.
  
  Mascar avait beau dire, la discrétion de sa collaboratrice était quand même assez étrange. En soi, la chose n’avait certes rien d’anormal : si Jacqueline avait des biens personnels en Suisse, elle était libre de s’organiser pour les gérer comme elle l’entendait. Mais pourquoi avait-elle jugé préférable de n’en parler ni à Mascar ni au Vieux ?
  
  En revanche, elle en avait parlé à son mari.
  
  De fil en aiguille, Francis en vint à se dire que cette Jacqueline - qu’il n’avait pas connue - lui apparaissait de plus en plus comme une drôle de petite bonne femme. Mascar paraissait avoir pour elle plus qu’une profonde admiration. Le Vieux également... Leemans, à Bruxelles, avait tenu des propos surprenants en parlant d’elle, bien qu’il ne l’eût vue qu’une seule fois. Et Saroghu, tout en sachant que sa femme cherchait ailleurs les satisfactions qu’il ne pouvait plus lui procurer, déclarait néanmoins que c’était un être d’exception, un être d’élite.
  
  En plus de tout cela, il y avait cette histoire burlesque avec l’Américain Dave Wester, ce coup de foudre, le désir de Wester d’enlever Jacqueline pour refaire sa vie avec elle.
  
  De toute évidence, la petite madame Saroghu était un bien curieux personnage.
  
  La sonnerie du téléphone tira Francis de sa méditation. Il décrocha le combiné.
  
  Hadal Mascar, en termes convenus, annonçait que tout allait bien, qu’il n’avait décelé aucune filature le visant, lui, ni aucune visant Coplan.
  
  - Parfait, acquiesça Francis, rassuré. Je vous tiendrai au courant de la suite que nous comptons donner à cette affaire. Au revoir, cher monsieur.
  
  Dès que Mascar eut mis fin à la communication, Coplan appela le standard de l’hôtel pour demander Paris.
  
  Il dut patienter plus d’une heure avant d’avoir la communication avec la permanence de la Cophysic. Il se fit connaître au secrétaire qui était de garde, dicta les termes de son message, se le fit répéter mot à mot, termina par une amicale plaisanterie destinée au copain qui était au bout du fil.
  
  Vers 21 heures, il dîna, comme le soir précédent, sur la terrasse. A la fin du repas, des danseurs folkloriques vinrent faire une exhibition en l’honneur d’un groupe de touristes : la danse du sabre, la danse du mouchoir et, ravissantes entre toutes, les danses villageoises de la région de Konya.
  
  Coplan avait déjà vu ce spectacle à Istanbul, naguère, mais il le revit avec plaisir.
  
  Lorsqu’il remonta dans sa chambre, il s’aperçut qu’en dépit de cette diversion le souvenir de Jacqueline Saroghu continuait à hanter ses pensées.
  
  
  
  
  
  Il n’était pas loin de minuit quand Coplan quitta l’hôtel pour aller se promener. Bien que le ciel fût constellé de myriades d’étoiles scintillantes, la nuit était très noire. Une brise légère, tiède, remuait les feuillages des arbres.
  
  Coplan avait pris sa décision brusquement : puisqu’il voulait mieux connaître l’énigmatique Jacqueline Saroghu, et puisque l’occasion se présentait, pourquoi n’irait-il pas jeter un coup d’œil chez elle ?
  
  L’opération ne paraissait ni difficile ni dangereuse. Il n’y a rien de tel, pour se faire une idée de la véritable personnalité d’un individu, que d’examiner discrètement le cadre habituel de sa vie.
  
  Après un bref détour par la mosquée Murat, pas très éloignée du Celik, Francis revint vers l’avenue de Cekirge. Il passa une première fois devant la maison rustique de Saroghu, constata qu’il n’y avait pas, de lumière aux fenêtres, continua pendant quelques centaines de mètres, revint sur ses pas.
  
  Le professeur avait précisé que sa femme occupait les pièces donnant sur la vallée.
  
  Expert en la matière, Coplan n'eut aucune peine à dresser son plan. Contournant l’archaïque bicoque, il se glissa dans le jardin en pente qui se trouvait derrière la maison et, avisant une porte vitrée, il s’en approcha silencieusement.
  
  Son passe-partout dans la main gauche, il chercha de la main droite, en tâtonnant, le trou de la serrure. Ses doigts rencontrèrent un loqueteau de fer qu’il souleva doucement, histoire de vérifier le système de fermeture. A sa grande surprise, il constata que cette porte n’était même pas fermée à clé.
  
  Heureux pays, pensa-t-il, se souvenant que l’honnêteté des Turcs est légendaire.
  
  Il poussa le vantail, se faufila dans la maison, referma le battant, tendit l’oreille.
  
  Tout était calme et paisible dans la vieille demeure.
  
  Il tira de sa poche son stylo-lampe, l’alluma en braquant l’étroit pinceau lumineux vers le sol. Le local où il se trouvait était une sorte de remise-débarras : quelques ustensiles de jardinage, quelques meubles déglingués, un tas de bois mort, une bicyclette (qui devait être utilisée par le domestique Ibrahim probablement) et, le long du mur principal, une étagère de bois sur laquelle s’alignaient des morceaux de pierre portant des étiquettes. Ces échantillons archéologiques devaient dater de l’époque où le ménage Saroghu s’occupait activement de fouilles.
  
  Continuant son exploration, Francis passa dans la pièce suivante, beaucoup plus vaste que la première. Elle donnait sur l’avenue pair une double porte ancienne et elle évoquait le temps des équipages ; on voyait encore, dans le mur, les crochets où l’on suspendait, jadis, les harnais des chevaux. Une Volkswagen gris clair, immatriculée 06-DU-440, était garée face à la porte. De l’autre côté, des cloisons de bois formaient une espèce de cagibi où Coplan découvrit tout un matériel de photographie : cuvettes, agrandisseur, etc... Tous les éléments de cette panoplie du Parfait Petit Photographe Amateur étaient rangés avec un soin extrême, et d’une propreté méticuleuse.
  
  Au fond de la pièce s’amorçait un escalier de bois conduisant à l’étage, c’est-à-dire au logement. Avec une prudence de Sioux, Francis se mit à gravir les marches usées par les siècles.
  
  Il déboucha sur un minuscule palier, s’orienta, s’avança vers la porte située tout à fait à droite, pesa légèrement sur le bec-de-cane, poussa l’huis, promena le trait lumineux de son stylo-lampe... C’était une bibliothèque-bureau dont les deux fenêtres, hermétiquement closes, donnaient sur l’angle postérieur de la bâtisse. Des rayons de livres tapissaient les murs ; des photos, des cartes géographiques anciennes, des gravures représentant des paysages de France remplissaient les espaces libres entre les bibliothèques. Perpendiculairement aux fenêtres trônait un lourd bureau américain dont le volet était relevé. Des papiers encombraient la tablette de ce bureau où Coplan aperçut les lettres que le vieil Ibrahim avait montrées à Saroghu quelques heures auparavant.
  
  Sans hâte, Francis examina les papiers rangés dans les casiers du meuble : des notes de service de la firme Hadal Mascar, des coupures de presse concernant le Marché Commun, des tables horaires de diverses compagnies aériennes, des tarifs de la société maritime Denizyollari, des tas d’autres documents mais pas le moindre papier personnel.
  
  Lorsqu’il eut terminé ses investigations, Coplan éteignit sa lampe et réfléchit. L’ordre rigoureux qui régnait dans cette pièce, l’absence de documents personnels et de notes ayant un caractère privé étaient un indice significatif : Jacqueline Saroghu ne laissait rien au hasard. De toute évidence, elle s’était bien organisée pour effacer tonte trace ayant trait non seulement à ses activités occultes mais aussi à ses relations avec la Suisse, ce qui était plus surprenant.
  
  Francis ralluma son stylo-lampe.
  
  La chambre à coucher de la jeune femme serait peut-être plus révélatrice ?
  
  La porte de communication étant entrouverte, Coplan poussa le battant, s’avança vers le lit, promena sa lumière...
  
  Il s’immobilisa brusquement, se figea : étendu de tout sort long sur le lit, bien à plat sur le dos, vêtu d’une robe de chambre rouge foncé, les yeux grands ouverts mais vitreux, les deux mains croisées sur la poitrine, le professeur Akram Saroghu gisait dans une attitude presque solennelle, pétrifié pour l’éternité, aussi impressionnant qu’une statue de cénotaphe.
  
  Le cœur battant, Coplan hésita une fraction de seconde. Puis, s’avançant vers le lit, il toucha le front de Saroghu.
  
  A cet instant précis, une voix sourde et ricanante proféra derrière Francis, en anglais :
  
  - Inutile de vérifier, il est mort.
  
  Coplan se retourna, reçut en pleine face le jet de lumière d’une lampe-torche, discerna une silhouette découpée dans l’encadrement de la porte de communication.
  
  Obéissant à un réflexe instinctif, Francis fonça. La tête rentrée dans les épaules, il décocha à l’inconnu un fulgurant crochet du droit au foie. Le type chancela en lâchant un grognement, laissa tomber sa lampe-torche mais ne s’écroula pas. Coplan le gratifia alors d’un direct à la mâchoire, immédiatement suivi d’un formidable coup de tête dans le plexus.
  
  Sous ce double choc, le type dégringola à la renverse et se retrouva sur le derrière. Mais comme il obstruait l’accès vers le bureau-bibliothèque, Francis se propulsa vers l’autre porte, celle qui devait donner sur le palier.
  
  - Come on, Sam ! éructa l’inconnu qui se redressait.
  
  Coplan se trouva nez à nez avec un second malabar qui s’amenait du palier.
  
  Peu désireux d’expliquer sa présence dans cette maison, à cette heure tardive et près du cadavre de Saroghu, Francis était résolu à s’éclipser coûte que coûte. Il se rua comme un bulldozer sur le second inconnu, bloqua l’uppercut que celui-ci lui destinait, affermit sa prise et pivota brutalement : le gars s’en alla voltiger dans la chambre, atterrit sur le bord du lit, voulut s’agripper n’importe comment, dégringola finalement sur le tapis en entraînant dans sa chute le cadavre du professeur turc.
  
  Des jurons furieux éclatèrent... Francis, en prévision d’éventuels coups de feu, se jeta à plat ventre sur la rampe du vieil escalier de bois, se laissa glisser à fond de train, fit un rétablissement acrobatique en bout de course, traversa au galop la grande pièce du bas où se trouvait la Volkswagen, puis la remise. Sans demander son reste, il s’élança dans les ténèbres du jardin. Au bas de la pente, il enjamba le muret de pierre, traversa un autre jardin, se retrouva dans un sentier bordé de cyprès, longea ce sentier à toute alluré…
  
  
  
  
  
  Vingt-cinq minutes plus tard, l’ingénieur français Frédéric Castelvar, alias Coplan, franchissait d’un pas tranquille le porche éclairé de l’hôtel Celik.
  
  Après avoir salué d’un simple hochement de tête le portier de nuit, il s’engagea dans l’escalier.
  
  Lorsqu’il fut en sécurité dans sa chambre, il alluma une cigarette, se laissa tomber dans un fauteuil, allongea ses jambes. La mort du professeur Saroghu était un événement étrange, inquiétant. Comment savoir ce qui s’était passé ? Comment prévoir ce qui allait se passer? Les Américains, en dépit des apparences, étaient bel et bien sur le sentier de la guerre. Désormais, il faudrait agir avec plus de circonspection pour éviter d’éventuels télescopages. Il faudrait surtout éviter de jouer le rôle de poisson-pilote au bénéfice des agents de la C.I.A. qui nageaient dans le sillage de la défunte Jacqueline Saroghu. Car les hommes de Washington, c’était facile à deviner, se décarcassaient pour tirer au clair la trahison de leur camarade Dave Wester.
  
  L’esprit absorbé par ce problème, Coplan se coucha mais ne s’endormit pas tout de suite. Finalement, il arriva à la conclusion qu’il avait intérêt à quitter cette ville le plus rapidement possible.
  
  Quand il se réveilla, sa montre-bracelet marquait six heures moins dix. Il se leva aussitôt, se rasa, prit une douche, s’habilla, fit sa valise, décrocha le téléphone pour réclamer sa note.
  
  Quelques instants plus tard, on frappait à la porte.
  
  « Bravo, pensa-t-il en allant ouvrir, le service est rapide dans cet établissement. »
  
  Il arqua les sourcils en voyant trois hommes qui le dévisageaient d’un œil froid. Trois énormes gaillards en complet sombre, au masque impénétrable.
  
  - Monsieur Frédéric Castelvar ? s’enquit un des trois types.
  
  - Oui, c’est moi, dit Coplan.
  
  - Vous permettez ?
  
  Il pénétra dans la chambre, suivi de ses deux compagnons. Celui qui fermait la marche verrouilla soigneusement la porte.
  
  - Police criminelle de Bursa, prononça le premier des arrivants. Voulez-vous me communiquer votre passeport, je vous prie ?
  
  Coplan obtempéra. Le bonhomme remit le passeport à un de ses compatriotes qui feuilleta le carnet de voyage, sans se presser, méticuleusement.
  
  Francis, impassible, attendait en silence.
  
  Quand l'inspecteur turc eut terminé l’examen du passeport, il empocha le carnet, adressa quelques mots en turc à son collègue qui devait être l’interprète officiel du commando. En effet, c’est ce dernier qui reprit la parole.
  
  - Vos bagages sont-ils prêts ? demanda-t-il en montrant du doigt la valise que Francis avait déposée sur une chaise.
  
  - Oui, j’allais partir.
  
  - Nous vous prions de bien vouloir nous accompagner, prononça le policier interprète. Le commissaire principal de Bursa désire vous parler. Nous allons nous occuper de vos bagages.
  
  - Que se passe-t-il ? s’informa poliment Francis sans bouger. Pour quel motif le commissaire principal désire-t-il me voir ?
  
  Le flic interprète fronça les sourcils et parut se concentrer pour trouver une réponse adéquate. Mais sans doute ne put-il se remémorer les mots français qu’il cherchait, car il se contenta de répéter :
  
  - Le commissaire principal désire vous parler.
  
  Coplan, regardant l’interprète droit dans les yeux, prononça sur un ton glacial :
  
  - Je regrette infiniment, mais je suis pressé. J’ai un avion à prendre et je vous prie de m’excuser auprès de votre commissaire. i
  
  Sur ce, il prit sa serviette de cuir, empoigna sa valise et fit mine de vouloir s’en aller.
  
  C’était évidemment un simple petit test auquel il se livrait pour voir comment les trois sbires allaient réagir.
  
  Il fut d’ailleurs promptement édifié : les deux colosses qui accompagnaient l’interprète, au lieu de s’écarter pour libérer l’accès vers la porte, mirent les poings sur les hanches et prirent une attitude belliqueuse dont la signification était très claire.
  
  Il y eut un silence, la tension monta curieusement.
  
  Coplan, ses bagages à la main, resta immobile devant les deux colosses en complet sombre.
  
  L’interprète articula :
  
  - Si vous refusez de nous suivre, monsieur Castelvar, nous serons dans le devoir d’usager la force contre vous. Nous aurons grand dommage pour le scandale de cet établissement... Veuillez déposer votre valise, s’il vous plaît.
  
  - Soit, fit Coplan, furibond. J’obéis sous la menace, mais je proteste contre de tels procédés. Je me plaindrai auprès de mon ambassade. Je suis à votre disposition.
  
  Il déposa sa valise, conserva sa serviette.
  
  Escorté par les trois inspecteurs qui le tenaient à l’œil avec vigilance, il descendit dans le hall.
  
  Une Mercedes noire était rangée sous les arcades de l’entrée. Un quatrième géant en costume sombre se tenait au volant de la puissante limousine.
  
  Sous le regard consterné de l’employé de la réception, Francis fut embarqué dans la Mercedes qui démarra aussitôt.
  
  Au siège de la police judiciaire, lorsqu’il fut introduit dans le bureau du commissaire principal, Coplan se trouva en présence du nommé Ibrahim, le domestique du professeur Saroghu qui, le voyant apparaître, se mit à gesticuler en proférant un flot de paroles incompréhensibles où revenait constamment l’expression : evvet, effendi.
  
  Avec son énorme crâne chauve, ses épaules râblées, sa nuque épaisse et ses sourcils touffus sous lesquels roulaient ses yeux méchants, le serviteur indigène avait l’air d’un monstre en proie à une sainte colère. Ce qu’il racontait au commissaire ne devait pas être fort aimable pour Francis.
  
  Finalement, le commissaire frappa du poing sur son bureau en invectivant Ibrahim pour le calmer et le faire taire. Puis, s’adressant à un de ses inspecteurs, il lui posa une question. Le policier s’avança pour remettre à son chef le passeport de Coplan.
  
  Ayant examiné attentivement le titre de voyage, le commissaire le fit disparaître dans un des tiroirs de sa table de travail, jeta un ordre laconique au policier interprète qui annonça à Francis :
  
  - Nous avons l’obligation de vous garder pour la nécessité d’une enquête.
  
  - Quelle enquête ? demanda Coplan, le masque sévère. J’ai le droit de savoir pour quelle raison vous m’empêchez de continuer mon voyage. Je suis en règle avec les lois turques et mon séjour dans ce pays est parfaitement régulier.
  
  L’interprète traduisit pour son patron, mais celui-ci se borna à esquisser un geste de la main en grommelant quelques mots apparemment dénués de bienveillance. L'interprète pivota sur ses talons et sortit du bureau sans un regard pour Coplan. Un instant plus tard, deux policiers en uniforme pénétraient dans la pièce, saluaient le commissaire et se mettaient au garde-à-vous.
  
  Le commissaire se leva, s’approcha de Francis, lui prit sa serviette de cuir en prononçant, en anglais :
  
  - On vous la rendra plus tard.
  
  Puis, en turc, il donna des ordres aux deux flics. Ceux-ci saluèrent derechef, encadrèrent Coplan et, sans commentaire, l’emmenèrent hors du bureau.
  
  A la fois maintenu et guidé par deux poignes solides, Francis longea une série de couloirs.
  
  Au terme de cette promenade, il fut poussé dans une cellule dont la porte blindée se referma sur lui.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  La cellule était une pièce rectangulaire de trois mètres sur deux, sans fenêtre. Un hublot lumineux, protégé par un treillis de fer scellé dans le plafond, répandait dans ce cachot une clarté avare.
  
  En guise de lit, une planche fixée dans la muraille à environ un mètre de hauteur.
  
  Aucun autre meuble, aucun objet.
  
  L’endroit était propre et il y flottait une odeur de désinfectant.
  
  Fataliste, Coplan se hissa pour s’asseoir sur le bord de la planche, les jambes pendantes.
  
  Détail prometteur : on ne lui avait pas fait les poches, on ne l’avait pas dépouillé de sa cravate ni de ses lacets de chaussures, on ne lui avait pas ôté ses lunettes. Cette entorse aux usages universels des prisons indiquait qu’il s’agissait d’une incarcération tout à fait provisoire.
  
  Cependant, il ne fallait pas se réjouir trop vite. Du moment qu’on est coincé dans le labyrinthe de la détention policière, on change aisément de décor sans changer pour autant de situation. Francis connaissait la musique.
  
  Si ça se trouve, pensa-t-il, j’en ai pour trois mois.
  
  Il alluma une Gitane, se mit à réfléchir.
  
  Le décès du professeur Akram Saroghu était fort probablement le point de départ de ce fâcheux incident. Ibrahim, en venant prendre son service au matin, avait dû découvrir la mort de son maître et prévenir la police ; mais qu’avait-il bien pu raconter aux flics pour susciter de la part de ceux-ci une intervention aussi peu amène ? La courtoisie proverbiale de l’administration ottomane cadrait mal avec cette arrestation et surtout avec cette incarcération pour ainsi dire illégale.
  
  Même si les inspecteurs de la P.J. de Bursa avaient constaté des choses suspectes concernant le décès de Saroghu, ils n’auraient pas procédé de cette manière ; avant d’appréhender un citoyen étranger, il est de règle de le consigner à son hôtel et de lui notifier les mobiles de cette action policière.
  
  L'attitude péremptoire du commissaire principal et sa décision brutale de mettre un touriste au cachot sans même le soumettre au rite de la vérification d’identité, c’était de très mauvais augure.
  
  
  
  
  
  Ce n'est qu’au début de la soirée que Coplan fut extrait de sa cellule.
  
  Sous la garde de trois gorilles au faciès de marbre, il fut de nouveau embarqué dans une Mercedes et transporté dans un immeuble situé à la périphérie ouest de la ville.
  
  Francis la trouvait plutôt mauvaise. On l’avait laissé sans boire ni manger durant toute la journée. Aussi, lorsqu’il se trouva en présence d’un jeune Turc élégant qui trônait derrière un bureau d’acajou, dans une vaste pièce aux murs tapissés de livres à reliures dorées, exhala-t-il sa rancœur.
  
  - Je croyais que la Turquie était un pays civilisé, dit-il, cinglant et méprisant, je m’aperçois que je suis chez des sauvages ! Je m’en souviendrai, je vous le garantis.
  
  - Je suis désolé, monsieur Castelvar, répondit le jeune type dans un français impeccable. Nous n’avons pas l’habitude de traiter les étrangers de cette façon, mais il s’agit d’un cas un peu particulier.
  
  - Ah oui ? grinça Francis. A quel point de vue ?
  
  - Je vous saurais gré de ne pas me demander d’explications, je n’ai pas le droit de vous en fournir. Du moins, pas encore pour le moment Par contre, j’ai quelques questions à vous poser...
  
  Il détourna les yeux vers la gauche, regarda machinalement le rideau de velours vert qui cachait la fenêtre, ajouta :
  
  - Je vous engage à y répondre avec franchise et sincérité, et ceci dans votre intérêt.
  
  Coplan resta impassible et muet. Le Turc reprit en le dévisageant à nouveau :
  
  - Est-il exact que vous vous êtes présenté, hier, entre dix-sept heures trente et dix-huit heures, en compagnie d’une autre personne, au domicile du professeur Akram Saroghu ?
  
  - Parfaitement exact.
  
  - Voulez-vous me dire le nom de la personne qui vous accompagnait ?
  
  - M. Hadal Mascar, directeur d’une firme d’import-export à Istanbul.
  
  - Quel était le motif de cette visite ?
  
  - J’avais une tâche pénible à accomplir: je devais faire part au professeur du décès accidentel de sa femme, Jacqueline Saroghu, d’origine française.
  
  - Qui vous avait chargé de cette mission ?
  
  - Les autorités françaises... Je suis un parent éloigné de Jacqueline Saroghu et c’est à moi que la justice a fait appel pour identifier le corps de la pauvre jeune femme.
  
  - Quelle a été la réaction du professeur Saroghu ?
  
  Coplan ne répondit pas tout de suite. Il commençait à se méfier de son interlocuteur. Ce jeune Ottoman était-il magistrat, policier ou barbouze ? Il avait cet aspect aimable, soigné, feutré des super-flics de la nouvelle école. Ces gars-là, en dépit de leur allure « jeune homme de bonne famille » sont beaucoup plus coriaces, beaucoup plus redoutables que les Maigret de jadis. Ils ne fument pas la pipe, ils ne fréquentent pas la pègre internationale, ils ignorent l’argot, mais ils ont un diplôme de criminologiste dans la poche et ils en connaissent un sacré bout en matière de technique policière.
  
  Coplan murmura en faisant une moue hésitante :
  
  - La réaction du professeur n’est pas facile à analyser. A première vue, je dirais qu’il a fait preuve d’un courage moral indéniable. Comme la plupart des hommes mûrs qui ont beaucoup souffert, il s’est montré stoïque. Cependant, en évoquant la défunte, il n’a pas pu retenir ses larmes... et je pense qu’il a été atteint en profondeur.
  
  - Il s’est suicidé quelques heures après votre visite en absorbant une dose mortelle de somnifère.
  
  - Quoi ? Que dites-vous ? sursauta Coplan.
  
  Le jeune Turc l'observait. Fut-il dupe de la comédie de Francis ?
  
  - Vous n’étiez pas au courant ? glissa-t-il avec une suavité bizarre.
  
  - Non, naturellement. Le professeur avait même demandé avec insistance que je revienne le voir prochainement. Rien ne laissait prévoir que...
  
  - Vous n’êtes pas retourné au domicile du professeur au cours de la nuit ?
  
  - Au cours de la nuit ? fit Coplan, ébahi.
  
  - Des passants ont aperçu un individu qui pénétrait dans le jardin de la maison, et ces témoins ont fait de cet individu une description qui pourrait correspondre à vous. D’autre part, vous êtes rentré au Celik un peu avant deux heures du matin.
  
  Coplan eut la sensation très nette que ce jeune zigoto était bel et bien en train de se payer sa tête. Néanmoins, il afficha une expression indignée pour affirmer :
  
  - Je me suis promené dans Bursa au cours de la nuit, je ne le nie pas, mais c’était pour savourer la poésie de la cité sous son firmament étoilé. Je souffre d'insomnies et cela m’arrive fréquemment, quand je me trouve dans une ville où je ne suis jamais venu, de la parcourir la nuit.
  
  - Où êtes-vous allé ?
  
  - Eh bien ! j’ai erré au hasard... J’ai vu les mosquées endormies, les ruelles de la vieille ville...
  
  - Vous êtes ingénieur mais aussi poète, à ce que je vois, ironisa le Turc.
  
  Puis, sans transition :
  
  - Parlez-vous l’anglais, monsieur Castelvar ?
  
  - Oui.
  
  - Couramment ?
  
  - Oui.
  
  Le Turc opina, se pencha pour enfoncer une touche de son interphone, prononça quelques mots en turc devant le microphone de l’appareil, coupa le contact et se leva.
  
  La porte du bureau s’ouvrit, livrant passage à trois costauds en costumes d’été gris clair. Un des arrivants avait un bout de sparadrap collé sur sa pommette gauche tuméfiée.
  
  Le jeune Turc, sans un mot, quitta la pièce.
  
  Les trois inconnus en costume gris clair entourèrent Francis en l’examinant comme une bête étrange. Puis, un des trois, un type âgé d’environ quarante-cinq ans, aux tempes grisonnantes, au visage sévère, alla tranquillement s’asseoir dans le fauteuil que venait d’abandonner le Turc.
  
  - Mister Castelvar, commença-t-il en anglais (avec un accent américain très prononcé), le marché est le suivant : ou bien vous étalez vos cartes, ou bien vous êtes bon pour moisir deux ou trois ans dans les geôles turques. A vous de choisir.
  
  - Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, maugréa Coplan, le front ridé.
  
  - Mais si, rétorqua l’autre, vous savez très bien ce que je veux dire. Alors, annoncez la couleur.
  
  - Je m’appelle Frédéric Castelvar. je suis citoyen français et j’exerce la profession d’ingénieur. A qui ai-je l’honneur de parler ?
  
  - Je m’appelle Brown, je suis fonctionnaire et je suis domicilié à Washington, répondit l’autre, sardonique. Mes amis se nomment Smith, d’une part, et Johns, d’autre part... Nous avons eu le plaisir de faire votre connaissance, cette nuit même, dans un endroit où il faisait tellement sombre que vous êtes entré en collision avec mon ami Smith. A la suite de ce choc, mon ami Smith s’est un peu abîmé la joue, comme vous pouvez le voir...
  
  Le soi-disant Smith vint se camper devant Coplan pour se faire admirer.
  
  - C’est là que je me suis cogné, maugréa-t-il en touchant du doigt le sparadrap qui ornait sa joue.
  
  D’un geste vif, il retira les lunettes de Francis et ricana :
  
  - C’est plus naturel comme ça.
  
  Son poing gauche partit comme un éclair vers le menton de Coplan. Mais celui-ci avait senti venir le coup et il l’évita en esquissant un pas de recul.
  
  Smith, vexé, fourra les lunettes dans la poche de sa veste et se mit en garde comme un boxeur professionnel.
  
  - Nous avons un petit compte à régler, mon vieux, dit-il sourdement.
  
  Il attaqua.
  
  Coplan put bloquer les deux premiers crochets que lui destinait son adversaire, mais il encaissa un direct à la face qui le fit trébucher. Il riposta, frappa dans le vide, reçut un swing qui lui martela les côtes.
  
  Cet Américain avait une bonne technique et il bénéficiait d’une allonge meilleure que celle de Francis. Ce dernier fit semblant de refuser le combat, obligeant Smith à tourner en rond.
  
  Les deux autres suivaient le match sans broncher.
  
  Les intentions de ces trois individus étaient claires : ils voulaient simplement démoraliser le soi-disant Castelvar pour le rendre plus malléable, selon la vieille tactique chère aux services spéciaux.
  
  Smith, énervé par les habiles dérobades de Coplan, voulut brusquer les choses. Mal lui en prit. A peine avait-il ouvert sa garde qu’un fulgurant marron lui percutait la tempe, suivi d’un uppercut au maxillaire. Il alla au tapis, un genou à terre.
  
  L’homme aux cheveux grisonnants quitta promptement son fauteuil et vint se placer entre les deux antagonistes.
  
  - Suffit, jeta-t-il sur un ton sans réplique. Nous avons des choses plus importantes à régler.
  
  Montrant le siège qu’il venait d’abandonner, il dit à Coplan :
  
  - Asseyez-vous là, mister Castelvar. Je vais vous expliquer ce qui se passe.
  
  Francis accepta l’invitation. Sans perdre de vue le rancunier mister Smith, il alla prendre place dans le fauteuil.
  
  L’homme aux cheveux grisonnants reprit :
  
  - Mister Castelvar, je suis persuadé que nous pouvons arranger nos affaires à l’amiable et éviter un malentendu. En ce qui me concerne, je suis tout disposé à faire preuve de compréhension à votre égard. Si vous y mettez un peu de bonne volonté, nous pouvons liquider en moins d’une heure ce regrettable incident. Les Turcs sont nos amis, nos grands amis. Ils ne peuvent rien nous refuser. Ils ont un proverbe que vous connaissez peut-être ?... Quand une chatte veut manger ses chatons, elle prétend qu’ils ressemblent à des souris... Autrement dit, si nous leur demandons de vous garder en prison pendant trois ou quatre ans, ils le feront et ils trouveront d’excellentes raisons pour empêcher les autorités françaises d’intervenir... Ceci pour vous donner une idée des risques auxquels vous vous exposez.
  
  Il fit une pause, puis continua :
  
  - Vous vous intéressez à Jacqueline Saroghu, n’est-ce pas ?
  
  - Oui, c’est ma cousine. Ou plutôt, c’était ma cousine, car elle est morte.
  
  - Je le sais. C’est vous qui avez payé son cercueil, en Belgique, mais c’est moi qui vous ai fourni son cadavre. Je sais aussi que vous êtes à la recherche de deux lettres importantes qui avaient été confiées à cette jeune femme et qui se sont égarées.
  
  - Vous êtes bien documenté, constata Francis.
  
  - Oh ! ce n’est pas très sorcier, renvoya l’Américain. C’est Saroghu qui a parlé de ces lettres à son domestique, et le domestique en a parlé au colonel Muskir. Mais figurez-vous que nous sommes pour ainsi dire dans le même cas que vous : nous recherchons un document qui se trouvait en possession d’un de nos collègues et qui a disparu.
  
  Coplan, le visage hermétique, écoutait avec attention. Son cerveau fonctionnait à une vitesse électronique pour résoudre le problème épineux qui se présentait. Cet Américain n’était pas un toquard, ça se voyait à ses yeux pénétrants.
  
  Francis questionna :
  
  - Quel est le lien entre ma cousine et votre document ?
  
  - J’y arrive. Le collègue dont je vous parle se nomme Dave Wester. Il entretenait des rapports clandestins avec votre cousine. Vous saisissez ?
  
  - Oui.
  
  - Je laisse de côté l'aspect sentimental des relations Dave Wester-Jacqueline Saroghu pour ne retenir que l’aspect qui nous intéresse... Quels renseignements secrets Wester a-t-il livrés à cette femme ?
  
  - Pourquoi ne le demandez-vous pas à Wester ? éluda Coplan.
  
  - Parce qu’il est mort, laissa tomber l’Américain. Au moment précis où nous allions l’arrêter, il a voulu faire l’imbécile et il s'est fait abattre par un de mes hommes qui voulait seulement lui envoyer du plomb dans les jambes pour l’empêcher de fuir.
  
  - Wester était un agent de la C.I.A... Pourquoi cherchait-il à fuir ?
  
  Le soi-disant Brown fit semblant de ne pas remarquer que Francis venait d’entrer dans le jeu.
  
  - Wester est mort, paix à ses cendres, grommela-t-il. Pendant vingt ans, il a bien servi son pays et personne n’a le droit de lui jeter la pierre. Malheureusement, à la suite d’une cruelle aventure qui lui est arrivée en 1962 en Arabie, il a été victime d’un traumatisme crânien dont il ne s’est jamais complètement remis. Pour parler plus clairement : il a été matraqué à mort par des agents arabes. Il a été soigné pendant de longs mois et lorsque nos médecins ont jugé qu’il était guéri, il a voulu reprendre du service. C’était une grave erreur. En fait, Wester n’était pas guéri...
  
  Coplan entrevit une issue.
  
  - Nous ne pouvions pas deviner ce qui se cachait sous l’attitude de Wester, émit-il en dévisageant l’Américain. Nous avons pensé qu'il avait été chargé d’une mission d'intoxication et nous avons marché pour voir ce que signifiait cette histoire.
  
  - Quelles informations vous a-t-il vendues ?
  
  - Aucune. Nous n’en étions qu’aux tractations, préliminaires. La première livraison effective devait avoir lieu à Zichem, en Belgique. mais ma cousine n’est pas revenue.
  
  - Nous avons retrouvé les microfilms que Wester devait lui remettre et nous avons aussi récupéré l’argent que Mme Saroghu avait emporté pour payer ces microfilms. Malheureusement, nous avons appris par la suite que Wester avait également dérobé un dossier TOP-SECRET... Or, ce dossier-là, nous ne l’avons pas retrouvé.
  
  Coplan murmura :
  
  - A ma connaissance, Wester n’avait fait aucune livraison avant Zichem.
  
  L’Américain baissa, les yeux, se mordilla les lèvres, resta pensif un moment. Puis, d’une voix calme :
  
  - Mister Castelvar, je serai franc jusqu’au bout : si Wester a vendu à la France le dossier dont il est question, nous n’en ferons pas un drame. Nous ne vous demanderons même pas de nous le restituer. Après tout, la France est notre alliée dans le cadre du Pacte Atlantique... Pour des motifs de sécurité, le Pentagone juge préférable, dans certains cas, de conserver l’exclusivité de tel ou tel dispositif militaire. Le dossier dérobé par Wester concerne le tout dernier remaniement mis au point par nos états-majors pour l’implantation de nos fusées défensives en Turquie. Wester vous a-t-il communiqué ce dossier militaire ?
  
  Coplan n’en savait strictement rien. Mais il n’avait pas le choix.
  
  - Non, affirma-t-il, catégorique. Nous ne possédons pas ce dossier.
  
  Il ajouta:
  
  - En tout état de cause, la France n’est pas assez riche pour acheter des informations militaires qui concernent ses propres alliés. Votre système défensif en Turquie est aussi notre système défensif, pourquoi diable soupçonnez-vous mon pays ?
  
  - Je ne soupçonne pas votre pays, je cherche, précisa l’Américain. Nous savons que Wester avait plusieurs contacts, notamment avec des gens de l’Est. Or, si le dossier « Turquie » n'est pas allé chez vous, il est peut-être allé à Prague, ce qui serait infiniment plus grave, et c’est pourquoi votre réponse est déterminante pour nous.
  
  - Je vous le répète, nous n’avons pas ce dossier.
  
  - Bien, je ne veux pas mettre votre parole en doute. J’espère que vous comprenez les motifs qui m’ont obligé à vous intercepter. A ma place, vous auriez fait comme moi, n’est-ce pas ?
  
  - Très probablement.
  
  - Vous serez libre dans une demi-heure... Je vous demande d’oublier cet incident, bien entendu.
  
  Il tendit sa main. Coplan la serra, tout en disant :
  
  - Si, de votre côté, vous avez pris possession des deux missives confidentielles que Jacqueline Saroghu devait faire suivre, veuillez les détruire. Leur divulgation nuirait à la cause des nations atlantiques.
  
  - Nous n’avons pas ces lettres. Mme Saroghu ne les portait pas sur elle quand elle est morte. C’est par mon collègue turc, le colonel Muskir, que j’ai appris leur existence... Dave Wester était-il concerné ?
  
  - Non, cela n’avait rien à voir avec lui.
  
  - De quoi est-il question dans ces missives ?
  
  - Ce sont des instructions destinées à notre ambassade de Jordanie.
  
  - Si nous les retrouvons, nous les détruirons, je vous le promets. Depuis que nous examinons de plus près les activités récentes de Wester, nous allons de surprise en surprise. Il n’est pas du tout impossible que nous mettions la main sur vos documents.
  
  Coplan ne laissa pas voir qu’il était sceptique.
  
  - Je vous en remercie à l’avance, dit-il. Puis-je vous poser une dernière question ?
  
  - Mais oui.
  
  - Pourquoi Wester a-t-il tué Jacqueline Saroghu ?
  
  - Nous ne savons pas exactement ce qui s'est passé. D’après nos indices, ce serait plutôt la femme qui aurait tenté de tirer sur Wester... A mon avis, il s’agit d’une bagarre d’amoureux. Wester avait fabriqué deux faux passeports : un pour lui et un pour elle. D’autre part, nous avons découvert qu’il s’était préparé une retraite en Afrique du Sud. Je suppose qu’il voulait y emmener votre cousine.
  
  - Il l’avait suppliée de quitter son mari pour le suivre, lui, et pour refaire sa vie avec lui, c’est Jacqueline elle-même qui nous l’a révélé.
  
  L’Américain haussa les épaules.
  
  - Ce pauvre Wester avait complètement perdu les pédales, soupira-t-il.
  
  Il se tourna vers ses deux assistants, ordonna au soi-disant Johns d’aller chercher le colonel Muskir, pria l’autre de restituer à mister Castelvar les lunettes de ce dernier.
  
  Dès que le jeune Turc qui parlait le français et qui avait accueilli Francis dans ce bureau - car c’était lui, le colonel Muskir - fut revenu, les trois Américains s’en allèrent
  
  Coplan libéra le fauteuil qu’il occupait, et Muskir s’y installa en souriant.
  
  - Je suis heureux d’apprendre que tout s’est arrangé, dit-il. J’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de cet incident ? Quand on s’occupe de... diplomatie active, des frictions de ce genre sont inévitables, n’est-ce pas ?
  
  - Sans doute, mais vous avez des méthodes un peu... un peu abruptes, émit Francis sur un ton mi-figue mi-raisin. Toute une journée sans boire ni manger...
  
  - C’est une négligence de mes services, prétendit le colonel. J’en suis navré. Mais on va vous apporter votre valise et votre serviette et vous serez libre... Il me reste un problème à régler avec vous : comme vous êtes un parent par alliance du professeur Saroghu, désirez-vous vous occuper de ses funérailles ?
  
  - Il n’a pas de famille ?
  
  - Il a deux sœurs qui habitent à Izmir et qui ont été prévenues. Mais la succession va peut-être susciter des questions d’intérêt et vous avez le droit de défendre la famille Castelvar.
  
  - Il ne m’est pas possible de prolonger mon séjour ici. Je me ferai représenter par l’ambassade de France.
  
  - Comme vous voudrez, acquiesça le colonel turc.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Le lendemain, quand Coplan entra dans le bureau du Vieux, à Paris, Il fut accueilli par une question :
  
  - Alors ? Vous avez retrouvé mes documents à Zürich ?
  
  - Je ne reviens pas de Zürich, dit Francis, je reviens de Turquie. J’ai été retardé par un petit imprévu.
  
  Il relata ce qui s’était produit à Bursa dans la nuit qui avait suivi la visite au professeur Saroghu. Et il ajouta en guise de conclusion :
  
  - Contrairement à ce que nous pensions, Mascar et moi, les Américains sont sur le sentier de la guerre. Il faudra que Mascar se tienne sur ses gardes... En outre, si c'est vous qui détenez de plan du dispositif militaire américain en Turquie, je vous conseille de manier ces renseignements avec la plus extrême circonspection.
  
  - Je n'ai pas ce dossier, assura le Vieux.
  
  - Si je comprends bien, la tournée des bureaux de poste à Istanbul n’a rien donné ?
  
  - Rien... Zürich est mon dernier espoir. Il faut que vous vous occupiez de cela immédiatement.
  
  - Telle est bien mon intention, mais j’ai estimé qu’il était préférable que je vous mette d’abord au courant des derniers événements de Turquie.
  
  - Pour une fois que vous tenez compte de votre supérieur, grinça le Vieux, je m’en voudrais de vous en faire le reproche.
  
  Il actionna son interphone, aboya dans le micro :
  
  - Rousseaux ? A quelle heure le prochain avion pour Zürich ?
  
  - Un instant, je regarde... Départ d’Orly à 16 heures 20, arrivée à 18 heures.
  
  - Parfait. Débrouillez-vous pour obtenir une place pour Coplan au nom de Frédéric Castelvar.
  
  - Entendu.
  
  
  
  
  
  Quelques heures plus tard, c’est-à-dire un peu après 19 heures, Coplan débarquait d’un taxi devant le numéro 328 de la Seefeldstrasse, l’interminable rue qui longe la rive est du lac de Zürich.
  
  C’était un immeuble de trois étages, lourd et vieillot, de style bourgeois. D’après les boutons de sonnerie, le nommé Hans Theler, le fonctionnaire retraité qui s’occupait des affaires de Jacqueline Saroghu, habitait au rez-de-chaussée.
  
  Coplan sonna.
  
  Deux ou trois minutes s’écoulèrent. Coplan allongeait le bras pour appuyer de nouveau sur le bouton de cuivre quand la porte s’ouvrit, laissant apparaître un géant barbu, âgé d’une quarantaine d'années, au visage rond, puissant et coloré, aux yeux gris-vert, à la bouche charnue. Il était vêtu d’une blouse blanche pleine de taches brunâtres.
  
  - Pourrais-je voir M. Theler ? s’enquit Francis.
  
  - C’est pourquoi ?
  
  - Je viens de la part de Mme Saroghu. J’ai un message à transmettre à M. Theler.
  
  Un tram 4 qui passait à ce moment dans la rue faisait un tel vacarme que le barbu ne put saisir les paroles de Coplan.
  
  Élevant la voix, Francis répéta ce qu’il venait de dire. Le barbu opina et s’effaça en esquissant un vague geste invitant le visiteur à entrer.
  
  Une fois la porte refermée, le Suisse déclara :
  
  Je suis monsieur Theler. De quoi s'agit-il ?
  
  - Je crois que ma visite concerne plutôt votre père, monsieur Hans Theler.
  
  Le barbu plissa sa grosse figure et maugréa :
  
  Vous êtes un démarcheur ?
  
  - Non, je suis un cousin de Jacqueline Saroghu et je viens pour une affaire de famille. Votre père doit être...
  
  - Mon père est mort depuis quinze ans, coupa le barbu. Hans Theler, c’est moi. Venez par ici...
  
  Assez intrigué, Coplan se fit la réflexion que quelque chose ne tournait pas rond dans cette histoire. Il suivit Theler le long d’un couloir et déboucha dans une vaste pièce au toit vitré : un atelier de sculpteur.
  
  Tout autour de ce local, des statues formaient le plus ahurissant ballet qu’on pût imaginer. Les unes étaient en plâtre, les autres en glaise, d'autres encore en pierre de taille, mais toutes représentaient des femmes nues. Plus exactement, des fragments de corps féminins : un torse, un ventre, des cuisses, etc. Cela faisait penser à certaines sculptures primitives de l’Afrique Équatoriale, à cette nuance près que cette sarabande de formes trahissait la recherche d’un effet érotique effroyablement agressif.
  
  Voyant le regard de Coplan, le barbu marmonna :
  
  - Qu’est-ce que vous en pensez ?
  
  - C’est... audacieux. Ce sont vos œuvres ?
  
  - Oui, c’est un style que j’ai créé. Ça vous plaît ?
  
  - Il faut s’y habituer.
  
  - J’ai baptisé ça l'art de base. Le retour aux forces fondamentales de la vie... Je vais plus loin que l'Op’art et que le Pop’art. C’est le base-art.
  
  Coplan ne put retenir le mauvais jeu de mots qui lui vint à l’esprit :
  
  - Pour un base-art, c’est un drôle de bazar.
  
  - Oui, oui, enchaîna le barbu avec conviction, j’ai voulu ce jeu de mots, car je veux que ma formule soit valable dans les deux sens... L’érotisme, c’est le bazar ! Le bazar universel des passions, des convoitises, des folies, des vices ! Mais c’est aussi la source de la vie, ne l’oubliez pas !
  
  D’un geste royal, il désigna toutes les statues qui encombraient l’atelier.
  
  - La chair de la femme, décréta-t-il, presque solennel, c’est l’élément primordial de la vie, c’est notre terre humaine... Et la danse sacrée de l’érotisme, c’est le rite qui appelle le désir, qui appelle la semence fécondante... Vous ne pouvez pas ensemencer une femme si elle ne transforme pas son corps en désir...
  
  Coplan était certes éberlué, mais il avait surtout envie d’en venir aux choses sérieuses.
  
  Le barbu lui prit le coude :
  
  - Venez voir ce que je suis en train de faire...
  
  Il entraîna Francis vers un piédestal sur lequel un tas de terre à modeler essayait de prendre forme. On distinguait deux énormes cuisses écartées, un ventre rond où se creusait un nombril et, au centre de cette masse, le fruit secret de la féminité offert à dieu sait quelle magie phallique.
  
  - C’est fort, non ? fit le barbu. Personne n’a jamais osé faire ça avant moi !
  
  - Vous arrivez à vendre ces choses-là ? demanda Coplan, impressionné.
  
  - Pas question ! répliqua le sculpteur. J’ai vingt-cinq ans d’avance sur mon époque. Je travaille pour l’an 2000. Les gens d’aujourd’hui crieraient au scandale.
  
  - Mettez-vous à leur place.
  
  - Un artiste ne doit jamais se mettre dans le troupeau, il doit marcher devant. C’est son rôle et sa mission.
  
  A vrai dire, Coplan n’était pas au bout de ses étonnements. Il aperçut, épinglée sur une planche posée contre un des murs de l’atelier, une grande photo en noir et blanc, un nu féminin.
  
  Il s’approcha, arqua les sourcils.
  
  La femme nue en question n’était autre que Jacqueline Saroghu. Étendue sur un divan, les jambes disjointes, le buste arqué, les bras repliés sur le haut du visage, elle incarnait une sorte de bacchante en proie à l’extase de la plus haute volupté.
  
  - C’est ma femme, dit Theler. Toutes mes œuvres sont plus ou moins inspirées par elle, par son corps...
  
  Coplan eut l’impression que sa respiration se bloquait.
  
  - Votre femme? émit-il en dévisageant Theler.
  
  - Oui.
  
  - Mais... c’est Jacqueline Saroghu, n’est-ce pas ?
  
  - Si vous voulez. C’est un nom qu’elle utilise de temps en temps... Un pseudonyme, en quelque sorte.
  
  Le visage de Coplan se rembrunit.
  
  - Monsieur Theler, prononça-t-il d’une voix grave, j’ai des choses importantes à vous dire et j'ai le sentiment que nous sommes en présence d’une situation... euh !... équivoque. Est-ce que nous pourrions parler dans un autre endroit que votre atelier ?
  
  Le barbu examina Francis d’un œil à la fois intrigué et soupçonneux.
  
  - Si vous y tenez, concéda-t-il. Suivez-moi...
  
  Ils sortirent de l'atelier pour passer dans une autre partie du rez-de-chaussée. Theler ouvrit une porte, fit de la lumière, précéda son visiteur dans un living rectangulaire où régnait un désordre assez sympathique. Les meubles rustiques évoquaient les vieilles maisons de Suisse alémanique ; des portraits de famille ornaient les murs recouverts de papier à fleurs roses et grises. Il y avait un poste de télévision, un combiné radio-électrophone, une table basse chargée de journaux et de revues d’art.
  
  Le sculpteur se laissa tomber dans un fauteuil.
  
  - Eh bien, je vous écoute, dit-il en indiquant un siège au visiteur.
  
  Coplan prit place, sortit son paquet de Gitanes, le tendit au barbu. Celui-ci leva sa main épaisse, souillée de terre durcie :
  
  - Je ne fume pas.
  
  - Vous permettez ?
  
  - Naturellement.
  
  Sans hâte, Francis fit jaillir la flamme de son briquet, alluma sa cigarette, aspira une longue bouffée. Il cherchait à gagner du temps, ne sachant pais trop par quel bout il devait aborder cette situation plutôt délicate.
  
  Il murmura enfin, tout en posant sur le Suisse un regard indécis :
  
  - Excusez-moi si je vous parais indiscret, monsieur Theler, mais je suis obligé de mettre les points sur les i... Vous parlez de Jacqueline Saroghu comme si elle était réellement votre femme, je veux dire votre épouse légitime. Je suppose que vous le faites par souci de... de bienséance ?
  
  Theler n’avait pas: l’air de comprendre. Coplan mit les pieds dans le plat :
  
  - Elle n’est que votre maîtresse, n'est-ce pas ?
  
  - Ma maîtresse ? fit le Suisse, à la fois stupéfait et indigné. Mais pas du tout ! Elle est ma femme, ma femme légitime. En voilà une histoire !...
  
  Il plissa les yeux, regarda plus attentivement Francis en maugréant :
  
  - Mais vous, qui êtes-vous, au fond ?
  
  - Je m’appelle Frédéric Castelvar et je suis un cousin de Jacqueline. Je viens tout exprès de Paris pour rencontrer un certain Hans Theler, fonctionnaire retraité, qui s’occupe de la gestion des biens de ma cousine.
  
  Le barbu se leva, enfonça ses deux mains dans les poches de sa blouse, dévisagea Coplan avec une méfiance teintée d’hostilité.
  
  - Ma femme ne m’a jamais parlé d’un cousin, articula-t-il. Je suis Hans Theler et, à ma connaissance, je suis le seul à porter ce nom et ce prénom à Zürich... Je ne sais pas où vous voulez en venir, mais si vous avez des intentions plus ou moins louches, je vous conseille de ne pas insister.
  
  - Je suis désolé, dit Coplan. Je suis dans l’obligation d'insister, monsieur Theler. J’ai de graves nouvelles à vous communiquer... Puis-je vous demander d’abord de me dire le nom de jeune fille de votre femme ?
  
  - Janine Courot.
  
  - De nationalité française ?
  
  - Oui, elle est née à Abbeville.
  
  Coplan avait l’impression de rêver. Il prononça :
  
  - Je commence à croire que...
  
  Il s’arrêta subitement. Il venait de se rappeler une note qu’il avait lue dans le dossier de Jacqueline au Service : elle avait effectivement travaillé pendant près de deux ans sous la fausse identité de Janine Courot, fausse identité fabriquée par le Vieux pour des motifs de sécurité nécessaires à une certaine époque.
  
  - Monsieur Theler, reprit-il, je ne suis ni un escroc ni un plaisantin. Avant de vous révéler le mobile exact de ma visite de ce soir, j’ai une requête à formuler. Ne le prenez pas de mauvaise part, je vous en prie, mais je désire éviter un malentendu qui pourrait avoir de fâcheuses conséquences. Voulez-vous me montrer une pièce officielle qui prouve que Janine Courot est bien votre épouse aux yeux de la loi ?
  
  Le sculpteur haussa ses épaules herculéennes.
  
  - C’est insensé, grommela-t-il en se dirigeant vers une armoire de chêne clair.
  
  Il ouvrit la porte du meuble, se mit à remuer les papiers rangés sur une des tablettes, revint vers Francis avec trois carnets reliés de cuir bleu marine :
  
  - Voilà mon carnet de mariage, mon passeport et celui de ma femme. J’espère que ça vous suffira ?
  
  Coplan feuilleta le carnet de mariage, puis les deux passeports.
  
  Cette fois, il était sûr de ne pas rêver : Jacqueline Castelvar, épouse légitime du professeur Akram Saroghu, était également l’épouse légitime de Hans Theler, mais sous une autre identité.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Conservant les trois carnets dans sa main droite, Coplan tira une bouffée de sa Gitane. Ensuite, il se leva pour aller écraser son mégot dans un cendrier à pied qui se trouvait à côté d’un canapé recouvert de coton à fleurs roses et noires.
  
  Il revint vers son fauteuil, leva les yeux vers Theler.
  
  - Je crois que vous feriez bien de reprendre place dans votre fauteuil, dit-il au sculpteur. J’ai deux choses à vous annoncer, et je vous assure que ma tâche n’est pas agréable.
  
  Le Suisse obtempéra. Coplan reprit d’une voix plus sourde :
  
  - Votre femme était bigame, monsieur Theler. Elle était votre épouse légitime, et elle était aussi l’épouse légitime d’Akram Saroghu, un professeur turc, avec lequel elle s’était mariée à Bursa. Attendez, ce n’est pas tout ! Cette situation, dramatique par elle-même, l’est encore davantage. Votre femme est morte.
  
  Theler, la mâchoire pendante, resta figé. On eût dit qu’il venait d’encaisser un coup de gourdin sur la tête.
  
  Coplan avait lâché le paquet à dessein. Il savait par expérience qu’une opération de ce genre devait être pratiquée à chaud, d’une main ferme et tranchante, sans fioritures.
  
  Il observait le Suisse dont les joues pâlissaient.
  
  - Ne m’en veuillez pas d’avoir été brutal, monsieur Theler. Dans ces situations-là, je crois qu’il vaut mieux affronter carrément la. réalité, même si elle est douloureuse. Votre femme est décédée en Belgique, il y a exactement neuf jours, à la suite d’un accident.
  
  - Un accident de voiture ? fit Theler d’une voix oppressée.
  
  - Non... Une agression. Elle a été tuée d’une balle au cœur.
  
  - On ne m’a pas prévenu, dit le Suisse, bêtement. Qui a tiré sur elle ?
  
  - Nous ne savons pas grand-chose quant aux circonstances exactes de sa mort. La police belge a ouvert une enquête, évidemment, mais cette enquête n’a rien donné. Comme je suis un cousin de Jacqueline, je suis allé à Bruxelles pour identifier le corps de la défunte et accomplir les formalités.
  
  - Mais pourquoi l'appelez-vous Jacqueline ? Elle ne s’est jamais appelée Jacqueline.
  
  - Détrompez-vous. Son vrai nom était Jacqueline Castelvar. Elle vous a épousé sous une fausse identité.
  
  Visiblement, le Suisse perdait pied dans cet imbroglio. Il regardait Coplan mais il avait l’air de voir des choses beaucoup plus lointaines, beaucoup plus vagues surtout.
  
  Il objecta :
  
  - C’est idiot, ce que vous racontez. Comment m’aurait-elle épousé sous une fausse identité ? Vous avez son passeport dans les mains. Ce n'est pas ma femme qui a été assassinée en Belgique.
  
  - Hélas ! Aucun doute n’est possible... J’ai d’ailleurs apporté des photos... Je ne m’attendais pas à me trouver en présence d’un mari, je ne vous le cache pas. J'avais apporté ces photos pour les montrer à un certain Hans Theler, un vieux monsieur qui était censé gérer les biens de Jacqueline.
  
  - Qui vous a parlé de ce Theler ?
  
  - Le mari de ma cousine. Je veux dire: le professeur Akram Saroghu.
  
  Theler se leva, promena un regard éperdu autour du living.
  
  - Je n’y comprends plus rien du tout, exhala-t-il. Montrez-moi ces photos...
  
  Coplan s’exécuta.
  
  Il s’agissait des photos transmises par la police judiciaire belge. On y voyait Jacqueline Saroghu étendue dans l’herbe, près d’un buisson, le visage serein mais déjà pincé par la rigidité cadavérique.
  
  Theler parut fasciné par ces images.
  
  - Oui, c’est elle, haleta-t-il, le souffle court. Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ?
  
  - Elle n’avait aucune pièce d’identité au nom de Theler dans son sac.
  
  - Que faisait-elle en Belgique ?
  
  - Elle s’y trouvait pour des motifs professionnels, répondit Coplan sans préciser. Vous êtes au courant du métier qu’elle exerçait ?
  
  - Oui, évidemment.
  
  - Quelle était sa profession ?
  
  - Eh bien... elle était chargée des relations commerciales avec les clients de la société d’import-export Hadal Mascar, à Istanbul.
  
  - Elle voyageait beaucoup, n'est-ce pas ?
  
  - Sans arrêt, forcément.
  
  - Cela ne vous contrariait pas ?
  
  - Non, pourquoi ?
  
  - Voyons... je ne sais pas, moi. Il me semblé que si j’étais le mari d’une jeune femme, je me sentirais plutôt frustré par ses absences continuelles.
  
  - Vous voulez dire que nous ne couchions pas souvent ensemble ?
  
  - Oui, notamment.
  
  Theler eut une moue presque dédaigneuse.
  
  - Vous vous, figurez peut-être que j’aurais pu créer les œuvres que vous avez vues à l’atelier si j’avais fait l’amour tous les jours avec ma femme?... La création artistique est un refoulement, une souffrance volontaire, une discipline... Ma femme était l’incarnation de la volupté charnelle, du plaisir sensuel. Elle avait dans le sang quelque chose de divin, ou de diabolique, c’est comme on veut le prendre. Quand elle se mettait toute nue, c’était à devenir fou...
  
  Il mit sa large main devant ses yeux, se recueillit un instant.
  
  - Si je m’étais laissé aller, continua-t-il à voix basse, elle m’aurait vidé de ma substance. Avec moi, elle pouvait atteindre le sommet et c’est pour cela qu’elle a voulu m’épouser. Mais on ne peut pas créer une œuvre immortelle quand on donne toute sa sève aux plaisirs fugaces de... de la volupté.
  
  Coplan reprit les photos que Theler tenait dans sa main gauche.
  
  - Il y a un autre aspect de la question, monsieur Theler, murmura-t-il. Je ne suis pas encore en mesure, pour l’instant, de vous dire de quelle manière nous pourrons nous y prendre pour régulariser le décès de votre femme vis-à-vis des autorités helvétiques. A première vue, cela me paraît d’une complexité inextricable. Mais je voudrais que nous nous mettions d’accord sur un point capital : il serait souhaitable que vous acceptiez la solution qui vous sera proposée par le gouvernement français.
  
  - Le gouvernement français ? répéta le sculpteur, hébété.
  
  - Votre femme avait une seconde activité... disons confidentielle, en marge des missions qu’elle accomplissait pour le compte de la société Hadal Mascar.
  
  - Oui, je sais, des tractations financières avec les banques suisses. Ce n'est pas tout à fait régulier, mais pas mal de mes compatriotes s’occupent de choses de ce genre.
  
  - Des tractations financières, entre autres, confirma Coplan. Mais aussi la recherche de renseignements.
  
  - Quels renseignements ?
  
  - Tous les renseignements qui peuvent intéresser un pays comme la France.
  
  Theler ne réalisa pas tout de suite Ce n’est que peu à peu qu’il entrevit la vérité.
  
  Il fronça les sourcils, articula :
  
  - Espionnage ?
  
  - L’expression est un peu forte. En langage officiel, nous disons documentation extérieure. Mais enfin, le mot espionnage est plus familier au public et, en l’occurrence, il correspond assez bien à la vérité.
  
  Theler essayait de digérer cette nouvelle révélation.
  
  Il secoua soudain sa grasse tête et s’écria :
  
  - Je ne crois pas un mot de tout ce que vous racontez ! On lit ces trucs-là dans les romans, mais ce n’est pas possible.
  
  - Je comprends votre désarroi et votre scepticisme. Vous vous êtes fait une certaine image de votre femme, vous êtes persuadé que vous la connaissez intimement... Je conçois que vous soyez troublé. Cependant, vous qui êtes Suisse, vous devez bien savoir que cela existe, des espions ?
  
  Le sculpteur, entraîné par le déroulement de ses pensées, ne répondit pas.
  
  Après un instant de silence, Coplan reprit à nouveau :
  
  - Vous avez le choix entre deux attitudes, monsieur Theler. Ou bien vous acceptez de collaborer avec nous pour arranger la situation en douce, à l’amiable, ou bien vous alertez les autorités suisses. Dans cette dernière éventualité, je vous préviens que ce sera le gros scandale : votre vie privée jetée en pâture à l’opinion publique, la ruée féroce des journalistes du monde entier, votre nom ridiculisé, sans parler d’un incident diplomatique possible entre la France, la Suisse, la Turquie et la Belgique. Je vous demande de bien peser le pour et le contre.
  
  Theler pencha la tête, regarda le sol comme si un abîme venait de s’ouvrir à ses pieds.
  
  - Si un scandale pareil éclate, articula-t-il, je suis foutu. Ma carrière d'artiste est démolie et je n’ai plus aucune raison de vivre. Mais comment pourriez-vous arranger cela en douce, comme vous dites ? Ma femme est morte sous un faux nom, dans un pays étranger... Même si je déclare qu’elle a disparu, je resterai un homme marié.
  
  - Nous avons des moyens qui ne sont pas à la disposition de tout le monde, glissa Francis.
  
  - Vous ? A quel titre ?
  
  Quand je dis nous, je parle de l’organisation à laquelle j’appartiens et à laquelle votre femme appartenait. Disons, si vous préférez, le gouvernement français.
  
  - Comment ferez-vous ?
  
  - Le certificat de décès de votre femme serai transmis à l’administration du canton de Zürich par le truchement du département juridique de notre ambassade. Avec un dossier à l’appui, cela va de soi. Un dossier au nom de Janine Theler, née Courot. Vous serez alors avisé par un officier d’état-civil de votre ville.
  
  - Et il n’y aura pas d’enquête ?
  
  - Non. Des formalités de ce genre sont pratiquées chaque fois qu’un individu décède hors de son pays. Si vous n’élevez aucune protestation, personne ne mettra le décès de votre femme en doute.
  
  Theler se laissa retomber dans son fauteuil, resta un long moment silencieux, comme prostré.
  
  - Oui, dit-il enfin, je compte sur vous... Pour moi, la chose la plus importante, c’est mon art. J’ai tout sacrifié à ma vocation d’artiste...
  
  Il parut s’enfoncer plus profondément dans sa méditation.
  
  - Voyez-vous, murmura-t-il, je savais que Janine ne deviendrait jamais une vieille femme, que son corps ne connaîtrait jamais la déchéance de la décrépitude, que cette flamme qui brûlait dans sa chair ne s’userait pas mais disparaîtrait d’un seul coup. Il y a un peu plus d’un an, en juin de l’année dernière, une voyante m’avait prédit que la femme que j’aimais allait mourir dans des conditions tragiques...
  
  - Vous ne vous êtes jamais douté qu’elle avait une double vie ?
  
  - Je ne me suis jamais attardé là-dessus. Janine était née sous le signe du Sagittaire et c'était un sagittaire à l’état pur. Pour ces êtres-là, l’aventure est un besoin. Tous les véritables sagittaires ont une vie double, triple, que sais-je.... Mais, pour moi, elle était ma source d’inspiration. Et elle le restera...
  
  - Quand elle était en voyage, est-ce que vous receviez de ses nouvelles ?
  
  - Oui, évidemment. Elle me téléphonait ou bien elle m’envoyait un mot.
  
  - Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
  
  - En juillet. Elle a passé trois jours ici.
  
  - Elle n’est pas revenue depuis ?
  
  - Non, elle était débordée de travail.
  
  - Et vous, vous ne lui écriviez jamais ?
  
  - Mais si. Au moins une fois par semaine.
  
  - Où a dressiez-vous vos lettres ?
  
  - Chez elle, à Bursa.
  
  - A quelle adresse ?
  
  - Eh bien !... chez Ali Mehiddin, au 215, Intizam Caddesi, Bursa.
  
  - Vous permettez que je note cette adresse ?
  
  - Certainement. Je vous la répète...
  
  Coplan, passionnément intéressé, nota le renseignement dans son agenda. Des perspectives inédites s’ouvraient subitement.
  
  Il referma son agenda, le remit dans sa poche, puis :
  
  - Recevait-elle du courrier ici ?
  
  - Pas grand-chose, vu que son champ d’activité se situait surtout à Istanbul.
  
  Coplan hésita, se décida à risquer le coup :
  
  - Vous n’auriez pas reçu, pour elle, deux lettres ou un pli cacheté en provenance de Francfort ?... Ce serait récent, une quinzaine de jours au maximum.
  
  - Non, je ne crois pas. Mais nous pouvons vérifier... Si vous voulez me suivre ?
  
  Ils quittèrent le living, traversèrent un couloir, pénétrèrent dans une pièce minuscule dont les murs étaient tapissés de livres.
  
  - C’est ici qu’elle s’installait pour faire son courrier, dit le sculpteur.
  
  Il se dirigea vers une table rustique sur laquelle se trouvait une machine à écrire portative enfermée dans son coffret. Près de la machine, il y avait quelques journaux sous bande, des catalogues, des prospectus émanant d’un club de livres, des cartes postales illustrées.
  
  Coplan, étonné, constata :
  
  - Rien de Turquie ?
  
  - Elle m’écrivait au cours de ses voyages, jamais de Turquie.
  
  - Les missives que je cherche ne sont pas là, malheureusement... Vous ne vous mêliez pas de ses affaires professionnelles ?
  
  - Non, jamais. Les problèmes commerciaux m’embêtent.
  
  Ils retournèrent dans le living. Coplan alluma de nouveau une Gitane.
  
  - Dites-moi, fit-il sur un ton pensif, est-ce que votre femme gagnait beaucoup d’argent ?
  
  - Je ne lui ai jamais posé la question. Nous avions chacun notre budget... Mais si j’en crois ses paroles, elle se faisait de bons mois à sa firme d’Istanbul. Elle répétait parfois qu’elle cesserait de travailler à 45 ans et qu’elle aurait de quoi vivre de ses rentes.
  
  - Où plaçait-elle son argent ?
  
  - A Istanbul. Les banques turques ont un système de loterie pour les dépôts bancaires et elles attirent tous les capitaux avec ce truc-là.
  
  - Et vous ? Si vous ne vendez pas vos sculptures, de quoi vivez-vous ?
  
  Theler haussa les épaules.
  
  - Mon grand-père a eu la bonne idée d’acheter des immeubles dans la Bahnhofstrasse avant la première guerre mondiale. C’est une mine d’or à présent, et j’étais le seul héritier. Je n’ai jamais eu de problèmes d’argent, grâce à Dieu... Un artiste qui a besoin de gagner sa croûte, c’est comme une femme qui fait le trottoir.
  
  - Avant de prendre congé, je voudrais vous demander quelques photos de votre femme. Nous en aurons besoin pour établir les pièces officielles au nom de Janine Theler.
  
  Le sculpteur fit une grimace :
  
  - Des photos, j’en ai des centaines et des centaines. Mais je doute qu’elles puissent convenir. Venez...
  
  Ils reprirent Je chemin de l’atelier.
  
  Ouvrant les portes d’une haute armoire paysanne, Theler montra à Coplan une pile de cartons à chaussures.
  
  - C’est plein de photos d’elle, dit-il. Comme je n’ai jamais voulu d’autre modèle, je l’ai photographiée sous tous les angles.
  
  Il tira un carton, l’ouvrit, le tendit à Francis.
  
  En réalité, ces clichés auraient fait le bonheur et la fortune d’un marchand d’images pornographiques. Jacqueline s’en était donnée à cœur joie devant l’objectif ! Toutes les poses suggestives que peut prendre une femme nue, toutes les attitudes lascives, elles les avait réinventées sous les yeux de son mari.
  
  En brassant ces images, Coplan se souvint des paroles de Mascar : les gens sont toujours beaucoup plus mystérieux qu’on ne se l’imagine.
  
  Il se rappela aussi que le Vieux avait inscrit sur la fiche de Jacqueline : Ne pas mettre en équipe avec Coplan.
  
  Constatant le trouble insidieux que ces photos suscitaient dans ses veines, Francis dut admettre que le Vieux avait fait preuve de prudence.
  
  - Je vais simplement découper quelques visages, dit-il à Theler. Pouvez-vous me passer une paire de ciseaux ?
  
  Theler, les traits altérés, l’œil voilé, était dans un autre monde.
  
  - Comme elle était belle ! articula-t-il d’une voix blanche. Maintenant, elle ne se flétrira jamais. Elle a triomphé du temps... Elle restera comme je l’ai sculptée : jeune et belle, à l’image du désir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Le lendemain, lorsque Coplan pénétra dans le bureau de son directeur, celui-ci maugréa :
  
  - Rien qu’à voir la tête que vous faites, je sais déjà que vous revenez bredouille. Est-ce que je me trompe ?
  
  - Non, vous ne vous trompez pas, vos messages secrets destinés à la Jordanie ne sont pas à Zürich.
  
  - Eh bien, tant pis, dit le Vieux, rageur. C’était mon ultime espoir, et maintenant je ne peux plus tergiverser : il faut que je prévienne la stratosphère... Vous aurez peut-être un autre patron d’ici quarante-huit heures ! La seule façon d’éviter un drame politique, c’est de désamorcer nous-mêmes la bombe que contenaient ces ordres secrets. Autrement dit : faire circuler une rumeur selon laquelle des adversaires se livrent à une action subversive contre la France en annonçant que nous jouons un double jeu dans le Moyen-Orient. Comme ça, si les missives sont entre les mains de nos ennemis, ceux-ci ne pourront plus exploiter le contenu de ces messages contre nous.
  
  Il ajouta sur un ton plus ricanant :
  
  - Je connais quelqu'un qui va piquer une drôle de colère quand je vais lui exposer la situation et lui proposer mon remède !...
  
  - Attendez, persifla Coplan, je n’ai pas terminé mon rapport. Je n’ai pas retrouvé vos lettres confidentielles à Zürich, mais je vous apporte une nouvelle qui va vous faire bondir : Hans Theler, soi-disant fonctionnaire retraité, soi-disant gérant des biens personnels de Jacqueline Saroghu, n’est rien de tout cela. C’est un homme d’une quarantaine d’années, un artiste, et il est le mari légitime de Jacqueline. Je dis bien : le mari légitime.
  
  Chose étrange, le Vieux n’eut aucune réaction violente. Au contraire, l’expression tendue de son visage se dissipa et c’est d’une voix calme qu’il demanda :
  
  - Vous ne vous êtes pas trompé d’individu ?
  
  - Non.
  
  - Vous avez une preuve de ce que vous avancez ?
  
  - Oui, la voici : le passeport de Jacqueline Saroghu sous le nom de Janine Courot, épouse Theler. Par ailleurs, Theler m’a montré un carnet de mariage en bonne et due forme : aucun doute n’est possible. Je vous rappelle que c’est sous le nom de Janine Courot que Jacqueline a travaillé pendant deux ans pour le Service. Elle a profité des papiers d’identité que vous lui aviez procurés pour contracter, sous un nom bidon, un mariage légalement valable.
  
  Le Vieux examina le passeport en silence.
  
  - Il y avait au moins quatre ans que je n’avais plus eu un pépin de ce genre, soupira-t-il.
  
  Il haussa les épaules, regarda Francis :
  
  - Voyez-vous, Coplan, c’est le revers de la médaille et il n’y a pas moyen d’éviter les inconvénients de cette sorte. Malgré les contrôles que j’exerce, je ne suis jamais en mesure de savoir exactement ce que font mes collaborateurs sous le couvert des fausses identités que je leur forge... Il y a une dizaine d’années, un de vos camarades - dont je ne vous dirai pas le nom - s’est servi de nous pour amasser en quelques mois une fortune colossale. Et le comble, c’est que pour arriver à disculper ce sagouin j’ai dû me bagarrer avec un juge d’instruction trop curieux. Mais le prestige du Service était en cause, et j’ai dû sauver ma brebis galeuse pour préserver des intérêts supérieurs... Dans l’ensemble, je n’ai pas trop à me plaindre, remarquez. La nature humaine étant ce qu’elle est, mes agents manifestent une intégrité morale très au-dessus de la moyenne. Compte tenu de la liberté d’action que je suis forcé de leur accorder, et des pouvoirs exorbitants qu’ils détiennent quand ils sont en mission, ils pourraient commettre des méfaits épouvantables.
  
  - Mais pourquoi diable votre protégée a-t-elle éprouvé le besoin d'épouser ce Theler alors qu’elle était mariée au professeur Saroghu ? Je reconnais que Theler est un gaillard magnifique, une force de la nature et un mâle de premier choix, mais elle pouvait se l’offrir sans pour cela l’épouser devant le maire, non ?
  
  Le Vieux eut une mimique désabusée :
  
  - Vous croyez que c’est pour coucher avec lui qu’elle l’a épousé ?
  
  - Eh bien... Je commence à la connaître, votre Jacqueline ! De découverte en découverte, je m’aperçois que c’était un drôle de pistolet. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle ne crachait pas sur les plaisirs de la chair.
  
  - Je vous avais dit que c’était une fille qui sortait de l’ordinaire. Mais je ne pense pas que ce soit pour une raison... sentimentale qu’elle ait épousé ce Zürichois. A mon avis, c’est pour une question de gros sous.
  
  - Ils sont mariés sous le régime de la séparation de biens.
  
  - Peu importe. L’essentiel, dans ces cas-là, c’est d’obtenir la nationalité suisse : c’est la meilleure façon de planquer une fortune.
  
  - Vous la soupçonnez d’avoir caché de l’argent ?
  
  - Oui. Elle était très intéressée.
  
  - Que va devenir cet argent si elle l’a planqué sous la protection du secret bancaire ?
  
  - Mon cher Coplan, si nous avions la moindre idée des fortunes trop bien cachées qui sont perdues à cause de cela, nos cheveux se dresseraient sur notre tête ! Mais cet argent n’est pas perdu pour tout le monde : la prescription est de trente ans pour les dépôts en banque. Après ce délai, les banques sont dégagées de leurs obligations et dès lors, elles sont seules juges du sort qu’elles doivent réserver aux capitaux abandonnés...
  
  Il y eut un silence.
  
  Coplan alluma une Gitane, puis reprit :
  
  - Il faudra régulariser le décès de Janine Theler pour que le bonhomme devienne veuf aux yeux de l’état civil. Mais nous reparlerons de cela tout à l’heure, car j’ai encore une nouvelle à vous communiquer : j’ai l’impression qu’il y a un troisième homme dans la course.
  
  Le Vieux fronça les sourcils :
  
  - Un troisième mari ?
  
  - J’espère que non ! renvoya Francis, acide... Theler m’a révélé qu’il écrivait presque chaque semaine à sa femme quand celle-ci se trouvait en Turquie, et qu’il adressait ses lettres chez un certain Ali Mehiddin, à Bursa. Les messages secrets se trouvent peut-être là, qui sait ?
  
  - Pourquoi pas ? s’exclama le Vieux, une lueur d’espoir dans les prunelles. C’est à vérifier de toute urgence.
  
  - Telle est bien mon intention, confirma Coplan. Mais il serait peut-être prudent que je change de personnalité une fois de plus, non ? Frédéric Castelvar est désormais connu à Bursa, et ça risque d’être gênant.
  
  - Que Rousseaux s’en occupe tout de suite, préconisa le Vieux. Je vais alerter Mascar.
  
  - O.K. Voyons maintenant la situation de feue madame Theler…
  
  
  
  
  
  La nuit était tombée lorsque Coplan, le lendemain, prit contact avec Hadal Mascar et un nommé Yachir Marangoz, agent du réseau Mascar.
  
  Les trois hommes s’étaient installés à la terrasse du Taslik, un café-restaurant à ciel ouvert situé dans le quartier de Macka, derrière l’université technique et non loin de l’hôtel Hilton.
  
  Il y avait beaucoup de monde, beaucoup d’animation. De la terrasse, on avait une vue plongeante sur le Bosphore et sur les rives d’Usküdar. Des guirlandes de lumières multicolores décoraient les navires américains à l’ancre dans le détroit. C’était féerique.
  
  Mais Coplan n’était pas d’humeur féerique.
  
  - Je suppose que vous avez pris les précautions d’usage ? dit-il à Mascar. Après ma mésaventure de Bursa, je commence à me méfier de votre charmant pays.
  
  - Cette fois, je suis tout à fait catégorique, répondit le Turc, personne ne s’intéresse à nous. L’incident de Bursa est une chose exceptionnelle : les Américains pouvaient surveiller le domicile de Saroghu à la jumelle à partir de l’hôtel Celik.
  
  - Vous n’avez rien noté d’insolite dans vos parages depuis lors ?
  
  - Non, absolument rien. Du reste, même si je suis observé, je ne crains rien : je me suis mis en veilleuse et toutes mes activités sont normales... Pourquoi êtes-vous revenu ?
  
  - Je suis toujours à la recherche des messages secrets que vous aviez confiés à Jacqueline. La piste de Zürich n’a rien donné.
  
  - Vous avez une raison précise de retourner à Bursa ?
  
  - Oui, je vais vous expliquer. Mais il faut d’abord que je vous fasse part d’une nouvelle qui va vous surprendre : Jacqueline Saroghu avait deux maris légitimes. Ce Hans Theler, dont le professeur Saroghu nous a parlé comme étant un vieux fonctionnaire en retraite, est en réalité un gaillard de quarante ans, plein de force et de vitalité, que Jacqueline à épousé à Zürich d’une façon tout ce qu’il y a de plus légale.
  
  Mascar en resta comme deux ronds de flan.
  
  - Sans blague ? fit-il bêtement. Mais comment a-t-elle pu faire ce coup-là ?
  
  - Avec des faux papiers que le Vieux lui avait procurés.
  
  - Le Vieux ?
  
  - Oui, pour des motifs de travail, naturellement. Mais elle a profité de la situation.
  
  - Mais... dans quel but ?
  
  - Selon le Vieux, elle aurait épousé Theler pour avoir automatiquement la nationalité suisse et pouvoir ainsi camoufler plus sûrement sa fortune.
  
  - C’est renversant, soupira Mascar. Je me doutais bien qu’elle devait avoir un amant à Zürich, mais un deuxième mari !... Et quel rapport y a-t-il entre cette affaire de bigamie et votre retour ici ?
  
  - J’ai donc vu ce Theler et je l’ai cuisiné sans en avoir l’air. C’est lui qui m’a révélé qu’il écrivait souvent à sa femme quand elle se trouvait en Turquie et qu’il envoyait ses lettres à cette adresse que le Vieux vous a communiquée.
  
  - Vous comptez vous rendre chez ce nommé Ali Mehiddin, j’imagine ?
  
  - Bien entendu, confirma Coplan.
  
  - Vous croyez que Jacqueline a pu y expédier les plis destinés à la Jordanie ? murmura Mascar, sceptique.
  
  - Ce serait plausible, non ?
  
  - Oui, mais je n’y crois pas. J’ai fait le calcul : en admettant que l’entrevue de Zichem se soit déroulée normalement, Jacqueline n’aurait pas eu le temps de revenir chercher ces lettres à Bursa pour les livrer à Francfort au rendez-vous de rappel. Pour moi, il n’y a que deux possibilités : ou bien ces lettres sont tombées dans les mains des Américains, ou bien elles sont à Zürich.
  
  - Sur quoi vous basez-vous pour émettre cette alternative ?
  
  - J’ai revu de plus près l’emploi du temps de Jacqueline depuis son départ de Turquie... Le 24 août, à 20 heures, elle se trouvait au rendez-vous de Francfort et elle était en possession des messages qu’elle devait remettre à ce moment-là à notre camarade du secteur jordanien. Le contact n’ayant pas eu lieu, elle quitte immédiatement Francfort à destination de Zürich. Le lendemain, c’est-à-dire le 25, elle se présente chez le Vieux, à Paris, pour avoir les instructions concernant l’affaire Wester. Elle quitte Paris le jour même et elle débarque à Bruxelles dans la soirée. Elle contacte notre collègue belge qui lui confie les dollars qu’elle devra verser à Wester... Or, quand on connaît la prudence et l’expérience de Jacqueline, il y a un fait qui paraît évident : si elle avait encore été en possession des messages secrets, elle les aurait confiés provisoirement à notre ami de Bruxelles.
  
  De cela, je mettrais ma main à couper. Jacqueline n’oubliait jamais les détails d’une mission. Elle ne serait pas allée au rendez-vous de Wester avec des missives confidentielles destinées à l’un de nos réseaux... Mon raisonnement est logique, n’est-ce pas ?
  
  - Il est peut-être logique, grinça Coplan, mais il est fondé sur des éléments plutôt fragiles. Primo, maintenant que j’ai une vision un peu plus complète de la vie privée de Jacqueline, je commence à me dire que cette fille était capable de faire des choses bien surprenantes. Secundo, vous supposez qu’entre Francfort et Paris elle ait pu faire une halte à Zürich pour y passer la nuit. Or, ce n’est pas le cas. J’ai posé la question à Theler et il m’a confirmé qu’il n’avait pas revu sa femme depuis juillet.
  
  Mascar, interloqué, protesta :
  
  - Il se trompe. Lorsque Jacqueline a quitté Francfort le mardi soir, elle a pris l’avion pour Zürich. D’ailleurs, vous allez voir.
  
  Il plongea la main dans la poche intérieure de son veston, exhiba un passeport, celui établi au nom de Jacqueline Saroghu.
  
  - Tenez, le cachet du contrôle de police est là... Kloten, 24 août...
  
  Coplan, les traits soucieux, se pencha pour déchiffrer le sceau officiel apposé sur la page du passeport.
  
  Il leva la tête, dévisagea Mascar et prononça :
  
  - Vous avez raison... Mais c’est que cela change tout, ce cachet d’entrée en Suisse ! Ou bien Jacqueline cachait des choses à Theler, ou bien celui-ci m’a menti. De toute manière, mon programme est à revoir. Est-ce que vous connaissez cette adresse de Bursa : Intizam Caddesi ?
  
  - Non, et c’est pour ce motif que j'ai demandé à notre ami Yachir Marangoz de m’accompagner ce soir. Il est originaire de Bursa. Si vous le désirez, il vous guidera.
  
  - Volontiers, acquiesça Coplan.
  
  Mascar se tourna vers son compatriote, lui adressa quelques mots en turc. L’autre répondit en souriant.
  
  Mascar dit alors à Francis :
  
  - Notre ami Yachir n’a compris qu’une petite partie de notre conversation. Il étudie la langue française à ses moments perdus et il dit qu’il a encore beaucoup à apprendre. Par contre, si vous parlez l’allemand, il sera à la hauteur. Comme vous le savez, les Allemands ont toujours occupé une place, privilégiée en Turquie.
  
  Coplan opina, regarda Yachir et déclara en allemand :
  
  - Si vous l’aviez dit plus tôt, j’aurais parlé en allemand depuis le début.
  
  Yachir Marangoz était un gars d’une bonne trentaine d’années, taillé en armoire à glace, avec une grosse figure aux traits rudes, des cheveux noirs, des oreilles énormes, une nuque de taureau. C’était une vraie force de la nature, mais il avait un maintien modeste, à la fois humble et candide.
  
  Il murmura d’un air confus :
  
  - Je comprener poutit peu le francé, meilleur allemand.
  
  Francis lui demanda en allemand :
  
  - Vous connaissez la rue Intizam à Bursa ?
  
  - Oui, je connais.
  
  - Où est-elle située ?
  
  - C’est à la limite nord-est de la ville. Vous parliez tout à l’heure du Celik Palas, si je ne me trompe ?
  
  - Oui, j’y ai logé.
  
  - Eh bien, quand vous regardez la vallée depuis la terrasse du Celik, vous avez en contrebas, au premier plan, le quartier de Mahallesi, et, plus loin, le quartier d'Intizam. La rue principale, Intizam Caddesi, traverse en diagonale et va jusqu’au stade d’Ulu Dag.
  
  - Est-ce un endroit populeux ?
  
  - Cela dépend. Du côté de Mahallesi, c’est assez populeux. Mais quand on s’éloigne vers la périphérie nord, c’est un peu comme à la campagne : les maisons sont plus espacées, et il y a encore des fermes où on faisait jadis l’élevage des vers à soie.
  
  - On peut y aller en voiture ?
  
  - Oui, très facilement.
  
  - Est-ce que vous seriez libre demain après-midi ?
  
  - Certainement, assura le Turc.
  
  Coplan se tourna de nouveau vers Mascar :
  
  - Cela m’arrangerait d’arriver là-bas au début de la nuit, vous comprenez pourquoi. Et si vous pouviez mettre votre fourgonnette à notre disposition...
  
  - Bien entendu, dit Mascar. Du reste, je suis prêt à vous accompagner, si vous le voulez.
  
  - Non, je préfère que vous vous absteniez.
  
  - D’accord. Où et à quelle heure Yachir peut-il vous prendre ?
  
  - Disons à 17 heures devant la mosquée de Dolmabahce?
  
  - Bien.
  
  - Pouvez-vous me confier le passeport de Jacqueline ? J’en aurai peut-être besoin pour prouver à ce Mehiddin que je représente effectivement madame Saroghu.
  
  - Attention, objecta Mascar, ce type ne la connaît peut-être que sous le nom de Janine Theler.
  
  - J’y ai pensé. J’ai également dans ma poche le passeport établi au nom de Janine Theler.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Coplan et Yachir Marangoz arrivèrent à Bursa un peu avant 21 heures. Il ne faisait pas encore tout à fait nuit, mais déjà des étoiles scintillaient dans le ciel et des ombres de plus en plus denses estompaient le paysage verdoyant de la vallée.
  
  Yachir, qui tenait le volant de la fourgonnette, proposa :
  
  - Si nous faisions d’abord le tour du quartier d’Intizam pour reconnaître les lieux et repérer le domicile d’Ali Mehiddin ?
  
  - Excellente idée, approuva Francis.
  
  Ils longèrent une superbe avenue moderne bordée de bâtiments officiels, passèrent devant l’inévitable statue équestre de Kemal Atatürk, virèrent à droite pour enfiler une autre avenue.
  
  Yachir annonça :
  
  - Mahallesi...
  
  Il bifurquai sur la gauche.
  
  Le décor changea instantanément. Les maisons modernes furent remplacées par des bicoques blanches aux toits de tuiles rouges, coquettes quoique vétustes, entourées d’arbres aux frondaisons gracieuses d’où émergeaient des cyprès et des cèdres centenaires. Dans les ruelles étroites et tortueuses, des femmes bavardaient devant leur porte, des enfants jouaient, des vieillards impassibles et méditatifs contemplaient la lumière du jour déclinant.
  
  - Le quartier d’Intizam commence ici, indiqua Yachir. Nous allons bientôt tourner dans Intizam Caddesi...
  
  La fourgonnette s’engagea dans une longue rue non pavée, où les bâtisses, plus rustiques, étaient plus éloignées les unes des autres.
  
  Ils roulaient depuis cinq minutes dans cette rue quand le Turc murmura :
  
  - Je crois, que le 215 est la toute dernière maison, là-bas... Ce bâtiment plat avec un hangar en bois, après le terrain vague. Vous le voyez ?
  
  - Oui, je le vois.
  
  Ils passèrent devant le bâtiment en question, et Yachir chuchota :
  
  - C’est bien cela : Ali Mehiddin. C’est écrit sur le panneau.
  
  - Que dit ce panneau ?
  
  - Installations et réparations d’électricité...
  
  - Bon. Continuez un bout de chemin et faites demi-tour dès que nous serons hors de vue... Au retour, vous rangerez la fourgonnette le long du hangar de bois. Vous avez bien compris la tactique que je vous ai expliquée pour la suite, Yachir ?
  
  - Jawohl, fit le Turc.
  
  
  
  
  
  Quelques instants plus tard, Coplan débarquait de la fourgonnette.
  
  Yachir plongea la main dans la poche de portière du véhicule, en retira un paquet de chiffons, puis un Colt muni d’un silencieux. Il remit les chiffons en place, glissa l’arme dans la poche de son pantalon, descendit à son tour, se plaça dans le sillage de Coplan, à environ sept ou huit mètres de distance.
  
  Entre le hangar et le bâtiment plat, un passage de terre battue permettait d’accéder dans une cour rectangulaire où étaient entreposés divers matériaux de construction : rouleaux de câbles, échelles, etc
  
  Coplan promena un bref regard circulaire autour de la cour. Sous le hangar, une conduite intérieure Opel était garée à côté d’un vieux camion. A droite, la bâtisse plate comportait un atelier dont la porte métallique était ouverte. Un reflet de lumière montrait qu’il y avait encore du monde dans l'atelier.
  
  Au terme de ce long périple qui l’avait amené dans cette bourgade de Turquie, Francis ne pouvait s’empêcher d'éprouver une sorte d’appréhension.
  
  Il s’avança, pénétra dans l’atelier.
  
  Une voix basse, un peu éraillée, résonna dans la pénombre et lui fit tourner la tête.
  
  Il lâcha une exclamation de stupeur lorsqu’il reconnut, assis dans un fauteuil, le vieil Ibrahim au crâne dégarni, au faciès patibulaire. Le domestique du professeur Saroghu !
  
  Mais l’étonnement de Francis se mua instantanément en un sentiment de colère rentrée lorsque le domestique indigène exhiba d’un geste prompt un énorme Mauser dont il braqua le canon vers la poitrine du visiteur.
  
  De sa voix rauque, Ibrahim éructa en allemand :
  
  - Si vous bougez d’un millimètre, je vous abats comme un chien. Verstehen ?...
  
  Coplan dévisagea le bonhomme. Le reflet de lumière qui provenait du centre de l’atelier soulignait la dureté farouche de la figure du Turc. Celui-ci n'avait plus rien du serviteur docile. Sous ses sourcils épais, ses yeux noirs étincelaient
  
  Il éleva la voix et lança quelques paroles belliqueuses que Francis ne comprit pas. Une fraction de seconde plus tard, une autre voix retentit du fond de l’atelier et un malabar en bleu de travail s’amena. C’était un colosse d’une trentaine d’années, aux bras musclés, aux cheveux drus, vêtu d’une chemisette dont l'échancrure laissait voir le large poitrail aussi velu que celui d’un singe.
  
  Le type étreignait dans son poing droit une clé anglaise en acier chromé.
  
  Il s’approcha de Coplan en silence, l’air menaçant, la tête rentrée dans les épaules.
  
  Sans quitter Ibrahim du coin de l’œil, Francis recula pour maintenir un certain écart entre lui et le géant à la clé anglaise. Il prononça :
  
  - Je cherche Ali Mehiddin.
  
  - Je m’en doute, ricana en allemand l’homme à la poitrine velue.
  
  De sa voix cassée, Ibrahim vociféra en turc une série de mots qui, apparemment, n’avaient rien de bienveillant.
  
  Tout à coup, la déflagration sèche d'un coup de feu étouffé par un silencieux ébranla l’air. Le type à la clé anglaise sursauta, se retourna. Coplan, d’une détente de tous ses muscles bandés, se rua sur le colosse, le ceintura, lui envoya un coup de genou à l’entre-jambes et, saisissant à deux mains le poing qui serrait la clé anglaise, exécuta une torsion brutale. Le souffle coupé, le bas ventre traversé de douleurs insoutenables, le Turc n’eut pas le temps de réagir : il tomba par terre, l’épaule démise.
  
  Coplan, profitant de l’avantage, se propulsa sur son adversaire pour lui coller un crochet au menton. Mais le colosse, bien qu’à demi groggy, avait de la défense. Il contra avec son avant-bras gauche le crochet que lui destinait Francis, lança ses énormes jambes en ciseau vers les chevilles de Coplan, le fit trébucher.
  
  A cet instant, Yachir Marangoz intervint. D’un formidable coup de crasse à l’occiput, il mit le point final aux velléités combatives de l’homme an poitrail velu.
  
  - Heureusement que vous êtes prévoyant, articula Yachir. Si vous n’aviez pas pris vos précautions, nous aurions été roulés tous les deux ! Ces cochons vous attendaient, vous savez.
  
  Coplan se remit debout, regarda du côté d’Ibrahim. Le vieux domestique, dégringolé de son fauteuil, gisait sur le sol, recroquevillé, la face contre terre. Une flaque de sang s’élargissait autour de sa tête.
  
  - J’ai été obligé de tirer, s’excusa Yachir. Il avait un Mauser dans les mains et je n’aurais pas pu intervenir. Je lui ai mis une balle juste entre les yeux... Je me demande s’il y a encore d’autres clients dans cette baraque ?
  
  Coplan demanda à Yachir :
  
  - Qu’est-ce qui vous a alerté plus vite que prévu ?
  
  - Eh bien, les paroles du vieux... Il vous a d’abord parlé en allemand, n’est-ce pas? Mais ensuite, il a appelé Ali en disant : « Viens tout de suite, IL EST LA ! »
  
  - Sans citer mon nom ?
  
  - Sans citer aucun nom, confirma Yachir. Et lorsque vous avez dit que vous cherchiez Ali Mehiddin, le vieux a ordonné à l’autre de frapper immédiatement parce que vous étiez dangereux. Je n’ai pas eu besoin d’en savoir plus pour deviner que je devais entrer en action.
  
  Coplan désigna le colosse qui était dans le coma.
  
  - Si je comprends bien, Ali Mehiddin, c'est lui ?
  
  - Il se prénomme Ali, c’est un fait. Mais comme tout le monde porte ce prénom chez nous, cela ne veut pas dire que c’est Ali Mehiddin.
  
  - Commençons par le ficeler, décida Francis. Ensuite, nous aviserons.
  
  Le costaud à la poitrine poilue fut solidement ligoté.
  
  Yachir Marangoz grommela :
  
  - Si nous visitions la baraque avant de penser à autre chose ? C’est bizarre qu’il n’y ait personne, vous ne trouvez pas ?
  
  - Non, je ne trouve pas cela bizarre. Au contraire. Cela nous prouve que c’était bien un guet-apens : ils ont éloigné les témoins inutiles.
  
  - Que comptez-vous faire maintenant ?
  
  - Avant tout, je voudrais vérifier si cet individu est Ali Mehiddin ou non. Je vais le fouiller.
  
  Yachir suggéra :
  
  - Si nous fermions cette porte pour commencer ? Nous serions plus tranquilles.
  
  - Oui, d’accord.
  
  Ils firent coulisser le panneau métallique. Revenant ensuite près du costaud en bleu de travail, ils lui vidèrent les poches.
  
  Dans un vieux portefeuille en simili-cuir, Francis trouva divers papiers qui l'intéressèrent au plus haut point : entre autres, une carte professionnelle établie par un syndicat d’installateurs d’électricité au nom d’Ali Mehiddin et comportant la photo d’identité du titulaire de ladite carte. Or, la photo était bien celle de l’individu qui gisait là, toujours inconscient.
  
  - Voilà une question réglée, marmonna Coplan. Nous ne nous sommes pas trompés de bonhomme. Reste à savoir pour quel...
  
  Il se tut, surpris par ce qu’il venait de découvrir dans un autre compartiment du portefeuille : trois photographies passablement défraîchies, non seulement pâlies par le temps mais fripées d’avoir été trop trimbalées. Sur ces trois instantanés en noir et blanc, le même personnage tenait la vedette : Jacqueline Saroghu.
  
  La première photo avait été prise au bord de la mer, en été. La deuxième avait pour décor la grande mosquée d’Istanbul. La troisième, infiniment plus suggestive, représentait la jeune femme en tenue d’Eve, étendue sur un divan dans une attitude plutôt audacieuse qui révélait sans réticence la perfection de ses formes féminines.
  
  Un peu épaté malgré tout, Coplan pensa : « Incroyable mais vrai : il y avait bien un troisième homme »
  
  Il passa les photos à Yachir, qui les examina d’un œil placide et les restitua à Francis sans commentaire.
  
  Coplan, au moment de remettre les images dans le portefeuille, les retourna machinalement. L’instantané d’Istanbul et celui du bord de mer ne portaient qu’une date, mais la photo de nu comportait une annotation faite au stylo-bille rouge :
  
  C.B.H. - C.N. 637.
  
  C.S.T. - 722-53-249,
  
  S’agissait-il d’une référence de code ?
  
  Coplan se promit d’étudier ce problème ultérieurement. Il rangea les photos dans le portefeuille, empocha celui-ci.
  
  - Je vais réveiller le client, dit-il à Yachir. J’ai deux ou trois questions à lui poser.
  
  - Vous ne croyez pas que nous ferions mieux de l’emmener dans la fourgonnette et de déguerpir ?
  
  - Non, je voudrais poser mes questions ici. Mais je n’ai pas besoin de vous pour cela et j’aime autant qu’il n’aperçoive pas votre figure. Montez la garde dans lacour, ce ne sera pas long. Je vous ferai signe quand ce sera le moment de filer.
  
  Yachir opina et sortit.
  
  Coplan se pencha sur Ali Mehiddin, lui appliqua quelques bonnes gifles sur les joues, le secoua, le gifla de nouveau.
  
  Après trois ou quatre minutes de ce traitement, le Turc daigna se réveiller. Il soupira, cligna des yeux, regarda Francis d’une prunelle nébuleuse.
  
  - Alors, Mehiddin ? maugréa Coplan en allemand. Elle est bientôt finie, cette sieste ? J’ai quelque chose de très important à vous dire et je vous conseille d’ouvrir toutes grandes vos grandes oreilles. Vous me comprenez ?
  
  Ali Mehiddin ne broncha pas. Coplan reprit, toujours en allemand :
  
  - En m’accueillant comme vous l’avez fait, vous m’avez placé dans une situation sans issue, et c’est bien regrettable. Regrettable pour vous. Verstehen ?
  
  Le Turc se borna à passer sa langue sur ses lèvres sèches pour les humecter. Coplan continua :
  
  - J’ai exactement cinq minutes à vous consacrer, Mehiddin. Cinq minutes, pas une de plus. Passé ce délai, si je n’ai pas obtenu les informations qui me sont indispensables, je vous exécute... En d’autres circonstances, je n’aurais pas manqué de vous consacrer deux ou trois heures et je me serais débrouillé pour vous tirer les vers du nez. Ce soir, je suis trop pressé, je n’ai pas de temps à perdre. Et si vous n’avez pas l’intention de me faire des confidences, dites-le tout de suite. Votre vie est entre vos mains.
  
  Le Turc resta muet.
  
  Coplan, tout en regardant ostensiblement le cadran de sa montre-bracelet, murmura sur un ton détaché :
  
  - Encore quatre minutes... Je vous préviens que je n'ai pas l’habitude de formuler des menaces en l’air et que je suis un homme dangereux, comme le disait fort justement ce vieux forban d’Ibrahim lorsqu’il vous a appelé...
  
  Il y eut un silence.
  
  - Encore trois minutes, annonça Francis.
  
  - Qu’est-ce que vous voulez savoir ? demanda soudain Mehiddin d’une voix sourde,
  
  - Si c’est bien Theler qui vous a annoncé ma visite.
  
  - Oui.
  
  - Vous aviez reçu Tordre de me supprimer ?
  
  - Non, je ne voulais pas vous faire de mal.
  
  - Ibrahim vous a pourtant conseillé de frapper immédiatement.
  
  - Je voulais seulement vous assommer.
  
  - Et ensuite ?
  
  - Vous boucler dans la cave, ici.
  
  - Dans quel but ?
  
  - Je n’en sais rien. J’attendais des instructions.
  
  - Quels sont vos liens avec Ibrahim ?
  
  - C’est mon père.
  
  - Votre père? s’exclama Coplan, ébahi. Le domestique du professeur Saroghu ?
  
  - Eh bien, pourquoi pas ? grinça le Turc.
  
  - Désolé, Mehiddin, mais votre père a cessé de vivre...
  
  Se penchant de nouveau, Coplan fit pivoter le prisonnier pour lui permettre d’apercevoir le corps du vieil Ibrahim recroquevillé près du fauteuil, la tête dans une mare de sang.
  
  - C’est lui qui l'a voulu, grommela Francis. Il me tenait en joue avec une arme dont le cran de sûreté avait été dégagé... C’était à qui tirerait le premier.
  
  - Il n’aurait pas tiré, dit amèrement le Turc. Nous ne devions pas vous faire de mal, je vous le répète.
  
  - Vous avez beau le répéter, ricana Coplan, j’ai de la peine à vous croire.
  
  - Theler avait été formel : nous devions vous capturer sans violence ni brutalité.
  
  Coplan réfléchissait. La relation Theler, Ali Mehiddin, Ibrahim ouvrait des horizons inattendus.
  
  - Vous étiez l’amant de Jacqueline Saroghu, n’est-ce pas ?
  
  - Oui.
  
  - Êtes-vous en possession de deux missives secrètes qui avaient été confiées à Jacqueline et qui étaient destinées à un de ses amis qu’elle devait rencontrer à Francfort ?
  
  - Non.
  
  - Avez-vous des archives ici ? J’entends : des archives ayant trait à vos activités clandestines au service de Theler.
  
  Mehiddin hésita un moment, puis :
  
  - Oui, j’ai des archives, mais vous ne les trouverez jamais. Je suis cependant prêt à vous les livrer, à condition que vous me laissiez la vie sauve.
  
  - Vous êtes mal placé pour me poser vos conditions.
  
  - Je m’en rends compte, en effet, reconnut Mehiddin. Seulement, le marché peut vous intéresser. Moi, je n’ai plus grand-chose à perdre : la mort de Jacqueline a tout démoli. Par contre, vous pouvez m’utiliser pour agir sur Theler.
  
  - Dans quel sens ?
  
  - Ce n’est pas à moi à vous l'expliquer.
  
  - Eh bien, d’accord. En échange de vos archives, je vous promets de vous laisser la vie sauve.
  
  - Une minute ! Ne vous avisez pas de revenir sur votre promesse car vous le regretteriez. J’aurai encore des renseignements à vous donner par la suite, des renseignemente précieux... De toute manière, je ne veux plus faire ce métier-là. Pour moi, c’est liquidé. A vous d’en profiter.
  
  La décision de Coplan fut tout de suite prise.
  
  - Indiquez-moi comment je peux entrer en possession de vos archives.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Durant tout le trajet qui les ramenait de Bursa à Istanbul, Coplan et Yachir Marangoz n’échangèrent pas une seule parole.
  
  Yachir tenait le volant de la fourgonnette. Assis à côté de lui, Francis réfléchissait et dressait son plan de bataille.
  
  Ils arrivèrent à Istanbul un peu avant deux heures du matin et ils se rendirent immédiatement à l’entrepôt de Mascar, à Ortakoy Caddesi. Yachir rangea le véhicule dans la cour, referma la double porte donnant sur l’avenue.
  
  Hadal Mascar attendait ses deux camarades dans le petit bureau du rez-de-chaussée où il se tenait d’habitude.
  
  - Alors, comment cela s’est-il' passé ? demanda-t-il anxieusement à Coplan.
  
  - C'était bien un piège, confirma Francis. Mais il s’est retourné contre ses instigateurs. J’ai capturé Ali Mehiddin et j'ai obtenu ses aveux. Il est dans la fourgonnette, ligoté, les yeux bandés. Nous allons le mettre dans une des caves. Je rapporte également ses archives et un cadavre.
  
  Les traits de Mascar se contractèrent.
  
  - Qui ? fit-il.
  
  - Vous vous souvenez d'Ibrahim, le domestique des Saroghu ?
  
  - Évidemment.
  
  - C’est le père d’Ali Mehiddin. Ce vieux schnock m’attendait avec un Mauser qu’il a pointé sur moi quand je suis entré chez Ali Mehiddin. Yachir l’a éliminé en lui expédiant un pruneau dans la tête. La méthode était peut-être trop radicale, mais je crois qu’elle a fait une forte impression sur Ali et c’est sans doute ce qui l’a incité à manger le morceau sans tergiverser.
  
  Pendant que Yachir transportait le macchabée dans la cave, Coplan donna quelques détails supplémentaires à Mascar. Ce dernier grommela :
  
  - La docilité d’Ali Mehiddin ne vous paraît pas louche ?
  
  - Non, absolument pas. C’est un type intelligent et il a tout de suite compris que la partie était perdue pour lui. Pour un espion qui se fait coincer, la seule issue consiste à négocier. C’est ce qu’il fait.
  
  - Pour qui travaille-t-il ?
  
  - Pour une organisation privée dont il prétend ignorer le nom et les attaches. En dehors de Theler, il ne connaît que son chef de cellule, un certain Grauwasser, un Allemand qui est soi-disant comptable dans une agence de tourisme, ici, à Istanbul.
  
  - A votre place, je me méfierais. Mehiddin doit bien se douter qu’en trahissant ses copains il s'expose à être liquidé par eux.
  
  - Il estime qu’il peut s’en tirer si nous lui fournissons le moyen de gagner le Caire. Il a de la famille là-bas et il est sûr de pouvoir refaire sa vie en Égypte. J’ai promis de l’aider... si tout va bien.
  
  - Je le garde combien de temps au frigo ?
  
  - Pas longtemps. La décision finale doit se faire avant la fin de la semaine : ou bien nous sommes gagnants, ou bien c’est irrémédiablement foutu. Le Vieux vous enverra des instructions plus détaillées.
  
  - Vous rentrez à Paris ?
  
  - Oui, j’ai calculé que je peux être à Orly à 16 heures et rejoindre Zurich le soir même. C’est mon unique chance d’épingler ce salaud de Theler.
  
  Hadul Mascar fit une grimace :
  
  - Si vous retournez chez ce type, vous allez vous faire matraquer.
  
  - C’est possible, mais je veux quand même risquer le coup. Bien entendu, j’ai mijoté une petite astuce dans ma tête et j’espère que Theler tombera dans le panneau.
  
  
  
  Le Vieux, prévenu par un coup de fil de Mascar, attendait Coplan à Orly en compagnie d’un de ses spécialistes, un nommé Jean Tillou, un petit gros d’une quarantaine d’années, jovial, moustachu, bavard comme une pie.
  
  Les trois hommes s’enfermèrent dans un bureau que la police de l’aéroport avait mis à la disposition du directeur du S.D.E.C.E.
  
  Pendant plus d’une heure, Coplan discuta avec son patron. Finalement, celui-ci se rallia au plan d’action que Francis avait élaboré.
  
  - D’accord, bougonnai le Vieux. Je préviens Faldis et Geneviève Bernet. Le commissaire Tourain vous rejoindra à Genève, demain, très tôt dans la matinée. Seulement, je vous mets en garde : en cas de pépin grave, je vous laisse tomber. Dans les circonstances actuelles, je ne peux pas m’offrir le luxe d’exposer le Service aux critiques malveillantes de l’administration judiciaire ou de la presse d’opposition. Si vous loupez votre coup, vous n’êtes plus qu’un personnage inavouable et je serai le premier à vous traîner dans la boue.
  
  Coplan ne répondit pas. Le Vieux reprit :
  
  - Si je trouve des éléments nouveaux dans les archives de ce Mehiddin, j’en aviserai Faldis le cas échéant. Voici votre billet pour Zürich, il vous reste vingt-cinq minutes pour régler votre numéro avec Tillou.
  
  Il se tourna vers le petit gros :
  
  - Allez-y et faites-nous du boulot soigné, car nous avons affaire à un type extrêmement retors.
  
  - Comptez sur moi, dit Tillou en posant sur la table la mallette qu’il tenait dans la main.
  
  Il ouvrit la mallette, qui contenait un magnétophone portatif. Il mit l’instrument en batterie, souffla deux ou trois fois dans le micro, énonça une série de chiffres, passa sur l’écoute pour entendre son essai.
  
  Comédien de métier - il jouait de temps à autre les « rondeurs » sur une scène parisienne - Tillou avait plusieurs cordes à son arc. Entre autres dons, il possédait celui des imitations vocales.
  
  Il remit un papier à Coplan en lui demandant de lire devant le micro le texte écrit sur le billet.
  
  Coplan s’exécuta.
  
  Tillou lut à son tour le texte, puis écouta les deux enregistrements. Le Vieux et Coplan opinèrent, satisfaits, mais Tillou murmura :
  
  - Ce n’est pas mal, mais ce sera mieux quand j’aurai travaillé là-dessus pendant une heure. Voulez-vous me lire ce second texte, Coplan ?
  
  Il tendit un deuxième papier à Francis, qui le lut d’une voix posée devant le micro.
  
  Tillou arrêta le magnétophone.
  
  - Cela me suffit, dit-il en refermant la mallette. Faites-moi confiance, votre correspondant ne se doutera de rien.
  
  
  
  
  
  Ce soir-là, vers 18 heures et demie, alors qu’il fignolait une de ses sculptures dans son atelier, Hans Theler fut interrompu dans son travail par la sonnerie du téléphone.
  
  Il déposa l'outil qu’il avait à la main, s’essuya les doigts à sa blouse, se dirigea vers l’appareil qui se trouvait sur un guéridon, dans le coin du local.
  
  Il décrocha et prononça :
  
  - Ya, Theler.
  
  - Bonsoir, monsieur Theler, dit une voix en français. C’est Frédéric Castelvar. Je vous appelle de Paris. Vous vous rappelez de moi ? Je suis le cousin de Jacqueline Saroghu.
  
  - Oui, naturellement, maugréa le Suisse en fronçant les sourcils.
  
  - J’ai été retardé ici par des tas de problèmes administratifs et juridiques, et je ne pourrai pas me rendre à Bursa avant demain soir. Mais je voudrais vous voir avant de prendre l’avion pour la Turquie, est-ce que c’est possible ? J’ai des pièces d’état civil à soumettre à votre signature pour régulariser votre situation à Zürich et celle de votre ex-femme vis-à-vis des autorités de Bursa. Pourriez-vous me recevoir demain, en fin de matinée ?
  
  - Oui, certainement.
  
  - Parfait. Vous me rendrez un grand service... Alors, à demain. Je pense arriver chez vous un peu avant midi.
  
  - D’accord, acquiesça Theler, qui raccrocha.
  
  Puis, traversant l’atelier, il s’approcha d’un lampadaire à pied chromé, l’alluma, prononça en zurichois :
  
  - Vous avez entendu, Herr Steiner ? Il n’est pas encore allé à Bursa et il vient ici, demain, vers midi, pour me faire signer des papiers...
  
  - Oui, j’ai entendu.
  
  - Vous prévenez Mehiddin ?
  
  - Inutile. Nous verrons ce qu’il vous racontera demain et nous pourrons ainsi donner des instructions tout à fait précises à Mehiddin.
  
  - Oui, c’est encore mieux, reconnut Theler. De toute façon, nous sommes tranquilles pour aujourd’hui.
  
  - Nous allons partir, Rolf et moi. Nous reviendrons demain matin, à dix heures.
  
  - Bien, Herr Steiner, conclut le sculpteur qui éteignit le lampadaire.
  
  Cinq minutes plus tard, deux individus de forte corpulence, vêtus de pardessus gris, sortaient de la maison de Theler, rejoignaient une Mercedes noire rangée le long du trottoir à quelques pas du numéro 328, s’embarquaient dans la limousine qui démarrait aussitôt.
  
  De l’autre côté de la rue, assise au volant d’une Volkswagen jaune, Nicole Faldis, une ravissante jeune femme aux yeux vifs, aux cheveux bruns, brancha le contact du petit émetteur-récepteur qu’elle tenait dans les mains et annonça :
  
  - Lucky à Zorba, vous m’entendez ?
  
  - Zorba vous écoute, nasilla une voix métallique.
  
  - Deux malabars viennent de sortir de l’immeuble.
  
  - O.K. Nous sommes dans les temps et ça doit coller. Je préviens F.X. 18. Continuez la surveillance et signalez s’il y a du nouveau.
  
  Un bon quart d’heure plus tard, un camion bâché venait stopper devant le 328 de la Seefeldstrasse. Le convoyeur, un grand escogriffe aux cheveux blonds ébouriffés, vêtu d’une salopette grise, ouvrit la cabine du camion, sauta sur le trottoir, tira une liasse de papiers de sa poche, vérifia une adresse, alla chercher un énorme rouleau de tapis dans le véhicule.
  
  Cet encombrant colis sur l’épaule, le gars se dirigea vers le 328, sonna.
  
  Hans Theler ne fit qu’entrouvrir sa porte, examina l’arrivant d’un œil méfiant.
  
  - Frau Theler, c’est bien ici ? s’enquit le livreur en zürichois.
  
  - Oui.
  
  - Un envoi en provenance d’Istanbul...
  
  Des tapis dédouanés par la firme Zieler. Il y a 28 francs de taxe à payer.
  
  - Des tapis ? fit Theler, étonné.
  
  - C’est expédié par les messageries Koyagaz, en date du 20 juillet.
  
  - Euh... Bon, venez par ici...
  
  Theler ouvrit largement la porte, indiqua le chemin de l’atelier, marmonna sur un ton aigre :
  
  - Vous faites toujours vos livraisons si tard ?
  
  - Ben, vous savez, on groupe la marchandise pour remplir le camion et on fait toutes les livraisons d’un seul coup. Si on devait livrer chaque colis séparément, ça coûterait dix fois plus cher.
  
  - Pouvez les déposer ici, dit Theler en montrant un coin du local entre diverses statues.
  
  Il déboutonna sa blouse pour prendre son portefeuille.
  
  - Combien à payer ?
  
  - 28 francs... Et il faut signer les deux bordereaux... Dites donc, c’est vous qui fabriquez ces bonnes femmes ?
  
  - Oui, ça ne vous plaît pas ?
  
  Le livreur eut une mimique salace :
  
  - Dommage qu’elles soient en pierre, hein ? Ça donne envie...
  
  Theler eut un vague sourire condescendant. Il prit les bordereaux, marcha vers la table de l’atelier. Le convoyeur lui emboîta le pas.
  
  Au moment où Theler se penchait pour apposer sa signature sur les documents, le livreur extirpait de la poche de sa salopette une petite boite d’acier, l’ouvrait promptement, se plaçait juste derrière le sculpteur et, d’un geste précis, le ceinturait.
  
  Le tampon de chloroforme s’écrasa durement sur le nez et sur la bouche de Theler. Celui-ci, pris au dépourvu, voulut se débattre, mais un bras d’acier le tenait enserré comme dans un étau, le paralysant. Il tenta de ruer pour toucher les tibias de son agresseur. Peine perdue. Le livreur, avec une habileté indéniable, s’était littéralement collé contre le dos de sa victime et, les genoux légèrement ployés, s’était mis hors d’atteinte.
  
  En l’espace de quelques secondes, Théier perdit conscience et devint mou comme un pantin.
  
  Le livreur le laissa aller doucement vers le sol, sans détacher le tampon du visage de sa victime déjà endormie.
  
  Enfin, lorsqu’il estima que le soporifique avait suffisamment agi, le livreur se redressa, replaça le tampon dans le boîtier, ramassa ses documents sur la table, puis, sans hâte ni fébrilité, dénoua les cordes qui maintenaient le colis qu’il venait de livrer.
  
  Theler fut proprement étendu sur un tapis, roulé comme un saucisson dans cet emballage inattendu, transporté de la sorte dans le camion.
  
  Coplan, assis sur une caisse dans le camion, questionna :
  
  - Rien de cassé ?
  
  - C’est dans la poche, dit Frantz Faldis. Si tu veux profiter de l’occasion pour faire une virée dans son home, tu peux y aller, je crois que la voie est libre.
  
  - Ligote-le et mets-lui un bandeau sur les yeux.
  
  - On a tout le temps ! répliqua Faldis. Il en a pour plus de deux heures à roupiller.
  
  Coplan débarqua et entra dans la maison de Theler.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Il était un peu plus de minuit lorsqu’ils arrivèrent chez Geneviève Bernet, à Genève.
  
  Prévenue, l'amie du Vieux avait ouvert la porte du garage de sa grosse villa rustique accrochée aux pentes de Cologny.
  
  Le « colis » fut immédiatement transporté dans le sous-sol de la demeure.
  
  - Réveille-le, dit Coplan à Geneviève. Il faut que je lui parle, et j’ai peu de temps à lui consacrer. Je dois être à Zürich avant neuf heures du matin.
  
  - Je sais, acquiesça Geneviève, j’ai préparé mon matériel.
  
  gée de trente-sept ans, robuste et sportive, Geneviève Bernet, assistante sociale de profession, était le type même de la Suissesse, belle à force de santé, d’équilibre, d’assurance.
  
  Elle ouvrit une trousse médicale, y prit une seringue hypodermique, une ampoule, un tampon de coton.
  
  Hans Theler fut gratifié d’une piqûre dans le bras.
  
  Toujours ligoté, les yeux bandés, il fut débarrassé du bâillon que Frantz Faldis, à toutes fins utiles, lui avait noué sur la bouche.
  
  Dès que le prisonnier se mit à remuer les lèvres, Geneviève le força à avaler un verre d’eau dans lequel elle avait versé quelques gouttes d’un médicament.
  
  Coplan attendit encore cinq ou six minutes. Puis, après avoir fait signe à ses amis de se retirer, il ôta le bandeau qui cachait les yeux de Theler. Celui-ci, ébloui, étourdi, vaseux, cligna des paupières.
  
  - Vous êtes fait, Theler, articula Coplan. Votre guet-apens de Bursa n’était pas mal combiné, mais vous avez commis une petite erreur qui m’a mis la puce à l’oreille... De la part d’un homme aussi rusé que vous, une gaffe de ce genre m’étonne.
  
  - Je ne vous comprends pas, dit Theler d’une voix encore pâteuse. Je ne comprends rien à ce que vous racontez.
  
  - Allez, mon vieux, soyez beau joueur. Tout le monde peut se tromper, même les plus futés. Vous m’avez déclaré que vous n’aviez plus revu votre femme depuis plusieurs semaines, alors qu’elle a passé la nuit chez vous le 23 août... C’est ce mensonge inutile qui a fait rater votre piège.
  
  - Je ne vous ai pas menti. Janine n’est pas venue à Zürich le 23 août.
  
  - Vraiment ?... Vous avez tort de nier l’évidence : j’ai ici son passeport et sur ce passeport figure le cachet d’entrée à l’aéroport de Kloten en date du 23 août... Tenez, regardez...
  
  Theler regarda la page que Francis lui mettait devant les yeux.
  
  - Oui, reconnut-il, vous avez raison, c’est bien le tampon de la police de Kloten. Mais je maintiens ce que je vous ai dit : elle n’est pas venue à la maison... Vous me prenez pour un imbécile ? Pourquoi aurais-je inventé un mensonge pareil ? N’importe qui pouvait vérifier.
  
  - Vous continuez à prétendre que vous ne l’avez pas vue le 23 août ?
  
  - Je ne suis pas infaillible, mais je n’ai jamais fait une erreur aussi stupide. Je vous répète qu’elle n’est pas venue chez moi. Vous êtes libre de me croire ou de ne pas me croire.
  
  - Où serait-elle allée ? Elle n’est repartie que le lendemain.
  
  - Je n’en sais rien. Je suis encore plus étonné que vous.
  
  - Elle avait un autre port d’attache à Zürich ?
  
  - Pas à ma connaissance.
  
  - Soit, parlons d’autre chose. Pour qui travaillez-vous, Theler ?
  
  - Je vous l’ai déjà dit : je travaille pour la gloire.
  
  - Je ne parle pas au sculpteur, je parle à l’espion,
  
  - C’est une obsession, chez vous. Vous avez commencé par me révéler que ma femme était une espionne, maintenant c’est moi que vous accusez. Vous devriez vous soigner, voir un psychiatre...
  
  - Écoutez, Theler, j’aime beaucoup les gens qui ont le siens de l’humour et j’apprécie la réponse que vous venez de me faire. Seulement, comme je suis assez bousculé en ce moment, je vous saurais gré de parler sérieusement. J’ai coffré Ali Mehiddin et j’ai raflé ses archives. Je m’occuperai à bref délai du nommé Grauwasser, le patron de Mehiddin à Istanbul, et je finirai de toute manière par savoir ce que je veux savoir. C’est pour aller plus vite que je vous interroge... Si vous vous montrez compréhensif, nos affaires s’arrangeront peut-être. Si vous refusez de vous confesser, je vais m’occuper de vous avec mes amis et nous allons vous infliger un traitement qui vous fera regretter d’être venu au monde.
  
  - Ne faites pas le méchant, railla Theler sur un ton âcre, vous le regretteriez, vous aussi. Pour l’instant, je suis un otage entre vos mains, mais n’oubliez pas que mes chefs vous connaissent. Vous aurez des comptes à rendre, monsieur Coplan.
  
  - Tiens ? s’exclama Francis, désinvolte. Dois-je comprendre que nous avons des relations communes ?
  
  - Votre directeur connaît très bien mes chefs. Il nous arrive même de travailler pour vous. L’Organisation Cosmos, ça vous dit quelque chose (Voir: «Action immédiate») ?
  
  - Et comment !
  
  - A vous de conclure, monsieur Coplan.
  
  - Minute, minute, objecta Francis avec une pointe d’ironie. Avant d’en venir aux conclusions, il y a quelques détails que je voudrais vous faire préciser. Si j’ai bien saisi le sens de vos paroles, vous prétendez que c'est pour le compte de l’Organisation Cosmos que vous vous êtes branché sur ma collègue Jacqueline Saroghu ?
  
  - Oui, exactement. Par ordre de mes supérieurs, bien entendu.
  
  - Et c’est aussi Cosmos qui a placé Ibrahim chez le professeur Saroghu, et Ali Mehiddin dans le lit de Jacqueline ?
  
  - C’est de bonne guerre, non ? Comment croyez-vous que Cosmos récolte les précieuses informations qu’il revend à sa fidèle clientèle ? La Turquie est, par excellence, le point chaud de l’Europe. Ce pays est membre de l’OTAN et membre du Pacte de Bagdad. En outre, c’est sur son territoire que sont implantées la plupart des fusées américaines qui pointent leur nez atomique vers Moscou. Une firme sérieuse qui veut faire du renseignement est obligée d’avoir des antennes en Turquie, vous le savez mieux que moi.
  
  - Jacqueline était-elle au courant ?
  
  - Mais non, voyons ! Elle était bien trop loyale pour jouer le double jeu...
  
  - Comment avez-vous manœuvré pour la contrôler simultanément en Turquie et en Suisse ?
  
  - C’était le travail de mes chefs, ça. Tout ce que je sais, c’est que c’était une entreprise de longue haleine. Mais vous admettrez que Cosmos n’a jamais utilisé contre les intérêts de la France les informations recueillies grâce à ma femme.
  
  Coplan eut un sourire :
  
  - Vous étiez contraints d’être réguliers, sinon vous encaissiez un coup de boomerang. N’en faites pas un mérite.
  
  - Je vous signale la chose pour votre édification personnelle, sans plus.
  
  - Trop aimable... Nous reprendrons cette conversation dès que j’en aurai fini avec des tâches plus urgentes. Prenez votre mal en patience.
  
  - Ne vous faites pas de souci pour moi, riposta Theler, sarcastique. La mort de cette pauvre Janine a mis fin brutalement à mon activité au service de Cosmos. Je suis chômeur, j’ai le temps.
  
  - Il vous reste vos sculptures érotiques. ne vous plaignez pas ! renvoya Francis, goguenard.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  
  
  
  Le lendemain, à dix heures du matin, Coplan et le commissaire Tourain se présentaient au siège du Comptoir des Banques Helvétiques, à la Bahnhofstrasse, à Zurich.
  
  S’adressant à l’un des employés qui travaillaient derrière un comptoir d'acajou. Coplan expliqua qu’il désirait avoir une entrevue avec le directeur de l’établissement.
  
  - Avec monsieur Wolbers ? demanda l'employé.
  
  - Le directeur, répéta Francis.
  
  - Avez-vous rendez-vous ?
  
  - Non, mais il s’agit d’une affaire très importante.
  
  - Un instant, je vous prie, dit l'employé, embarrassé.
  
  Il disparut dans un bureau, revint quelques instants plus tard en compagnie d’un grand jeune homme roux à lunettes.
  
  - De quoi s’agit-il, messieurs ? s’enquit le rouquin.
  
  - Vous êtes monsieur Wolbers ? questionna Coplan.
  
  - Non, je suis fondé de pouvoir. Monsieur Wolbers ne reçoit que sur rendez-vous.
  
  Coplan regarda le rouquin droit dans les yeux et prononça sur un ton glacial :
  
  - Je suis désolé, mais c’est le directeur en personne que je veux voir. J'arrive de Paris tout exprès et je vous conseille très vivement d’informer monsieur Wolbers que deux hauts fonctionnaires français désirent l’entretenir d’une affaire de la plus haute importance pour votre banque.
  
  Impressionné, le fondé de pouvoir murmura :
  
  - Je vais l’avertir.
  
  Il disparut à son tour.
  
  Deux minutes plus tard, sous la conduite du rouquin, Coplan et Tourain prenaient le chemin du bureau directorial situé au premier étage de l’immeuble.
  
  Le directeur du Comptoir des Banques Helvétiques était un homme d’environ soixante ans, gros et gras, chauve, élégant et distingué.
  
  - Messieurs, dit-il en esquissant un bref salut de la tête. A qui ai-je l’honneur ?
  
  - Frédéric Castelvar, chargé de mission pour le gouvernement français, déclara Coplan.
  
  Puis, désignant Tourain :
  
  - Commissaire-principal Tourain, chef du service de liaison de la Police Judiciaire de Paris.
  
  Wolbers acquiesça :
  
  - Veuillez vous asseoir, je vous en prie... Que puis-je faire pour vous?
  
  Coplan entra immédiatement dans le vif du sujet :
  
  - Notre démarche vous paraîtra peut-être un peu insolite, monsieur le Directeur, mais il s’agit d’un cas tout à fait particulier, comme vous allez vous en rendre compte. Ma cousine est titulaire, chez vous, d’un compte numérique dont voici les références : compte numéro 637, code C.S.T. 722-53-249. Ma cousine est décédée le 28 août dernier, en Belgique, dans des circonstances dramatiques : elle a été assassinée. Nous voudrions savoir si elle possédait dans votre établissement, outre son compte bancaire, un coffre-fort personnel.
  
  Wolbers baissa 'la tête, resta un moment silencieux.
  
  - En principe, dit-il enfin d’une voix feutrée, Je secret professionnel m’interdit de dévoiler quoi que ce soit concernant le titulaire d’un compte numérique.
  
  - Nous le savons, monsieur le Directeur, enchaîna Francis. Mais je me permets d’attirer votre attention sur les trois points suivants : primo, nous ne vous demandons pas de violer l’anonymat de votre cliente, puisque c’est moi qui vous cite son nom et le code de son compte secret. Secundo : je ne vous demande aucune information ayant trait aux capitaux inscrits sur ce compte. Je désire seulement savoir si ma cousine possède également un coffre chez vous. Tertio, enfin, votre cliente est décédée... Voici la photocopie de l’acte officiel du décès et des photostats émanant des autorités belges. Le nom est un pseudonyme que la victime utilisait de temps à autre.
  
  Appuyant ses dires, Coplan se leva pour déposer sur le bureau de Wolbers la photocopie de l’acte de décès et les photos judiciaires.
  
  Wolbers parcourut les documents, puis :
  
  - Les héritiers de ma cliente seraient en droit de me reprocher mon indiscrétion si je répondais favorablement à votre requête. Les formes légales ne sont pas respectées.
  
  - Elles ne sont pas non plus transgressées, rétorqua Francis d’une voix plus sèche. C’est en quelque sorte un service que le gouvernement français vous demande, monsieur Wolbers. Pour des motifs qui ne sont pas sans rapport avec la Raison d’État, nous jugeons préférable, provisoirement, d’agir sans recourir à la collaboration des autorités fédérales. Bien entendu, la liquidation proprement dite du compte se fera selon les prescriptions de la loi. Votre responsabilité sera donc couverte. Ce qui nous intéresse, présentement, c’est de savoir si votre cliente possède un coffre ici. Nous cherchons des documents qui avaient été confiés à ma cousine quelques jours avant sa mort, documents qui ont disparu.
  
  Wolbers réfléchissait. L’expression grave de ses traits semblait prouver qu'il commençait à comprendre les allusions de Coplan.
  
  Il se leva, tira un trousseau de clés de sa poche, alla ouvrir une armoire blindée qui occupait un des angles de la pièce, parcourut un fichier, revint à son bureau avec une fiche cartonnée dans la main.
  
  - Voulez-vous me répéter l’indicatif complet du compte ?
  
  Coplan prit dans son portefeuille la photo qu’il avait confisquée à Ali Mehiddin, la tendit à Wolbers de manière à lui permettre de lire l’annotation écrite en rouge au verso de l’image.
  
  Wolbers confronta chiffres et lettres de l’indicatif, restitua la photo.
  
  - Non, dit-il, notre cliente n’a pas de coffre chez nous... Comment se fait-il que le décès ne nous ait pas été notifié ?
  
  C’est le commissaire Tourain qui répondit :
  
  - Pour les raisons que monsieur Castelvar vient de vous exposer, nous avons freiné la procédure de notification de décès. Voici la délégation judiciaire par laquelle je suis autorisé à requérir l’intervention d’un magistrat du canton de Zürich...
  
  Il tendit le papier officiel à Wolbers, tout en poursuivant sur un ton extrêmement « flic » :
  
  - Je reviendrai vous voir demain matin, en compagnie du juge qui sera désigné à cet office. Entre-temps, je vous serais reconnaissant de m’indiquer si votre cliente vous avait fourni des instructions relatives à sa succession en cas de décès.
  
  - Oui, le cas était prévu, révéla Wölbers. Notre cliente a confié ses dispositions testamentaires à un notaire de Zürich, maître Ziebermann.
  
  - L’adresse de ce notaire? insista Tourain.
  
  - 265 Merkurstrasse,
  
  - Je vous remercie. Nous allons lui rendre visite sans tarder.
  
  - Voulez-vous que je lui téléphone ? proposa Wolbers.
  
  - Volontiers, accepta Tourain. Mais ne parlez pas de l’objet de notre démarche. Dites simplement que deux fonctionnaires français désirent le rencontrer de toute urgence.
  
  Wolbers décrocha son téléphone.
  
  
  
  
  
  Maître Ziebermann était un bel homme d’une cinquantaine d’années, svelte, athlétique, racé. Son teint bronzé, ses tempes argentées, ses gestes pleins d’aisance lui donnaient un peu l’allure d’un play-boy sur le retour.
  
  Après de brèves présentations, Coplan attaqua :
  
  - Nous sommas chargés de régulariser la situation de votre cliente, ma cousine Jacqueline Castelvar, alias Janine Theler, décédée en Belgique le 28 août dernier. Monsieur Wolbers nous a signalé que...
  
  - Comment ? Que dites-vous ? s’exclama le notaire, interrompant Coplan. Madame Theler est morte ? Janine Theler ?
  
  - Elle se faisait appeler Janine, mais son véritable prénom était Jacqueline, précisa Coplan en dévisageant Ziebermann.
  
  - Mais ce n’est pas possible ! s’écria le notaire d’une voix curieusement remuée.
  
  Tourain et Coplan, frappés par le changement d’expression de Ziebermann, échangèrent un rapide regard. Une étrange pâleur s’était répandue sur le visage du notaire.
  
  « C’est pas vrai ! » pensa Coplan, trop effaré pour admettre ce qu’il venait d’entrevoir.
  
  Sans un mot, il plaça sous les yeux de Ziebermann la photocopie de l’acte de décès établi en Belgique et les photos du cadavre.
  
  Le notaire regarda les photos, lut le document, Je relut une seconde fois (comme s’il n’arrivait pas à croire ce qui s’y trouvait consigné noir sur blanc), puis, levant les yeux vers Francis :
  
  Assassinée... C’est horrible...
  
  Cela s’est passé le 28 août. Or, vous l’aviez vue quatre jours auparavant, n’est-ce pas ?
  
  Oui, le mardi soir.
  
  - Je vous demande pardon de m'immiscer dans votre vie privée, maître, mais nous avons besoin d’une confirmation d’un
  
  Coplan risqua le paquet :
  
  intérêt capital pour le gouvernement français : Janine Theler a passé la nuit du 24 au 25 avec vous, n’est-ce pas ?
  
  - Oui... Une profonde amitié était née entre nous... Elle était arrivée très tard, venant de Francfort, et elle tenait absolument à me voir pour une affaire importante...
  
  - Excusez ma brutalité, maître, reprit de nouveau Coplan, je vous parle ici sous le sceau du secret : ma cousine était votre maîtresse, n’est-ce pas ?
  
  Ziebermann haussa légèrement les épaules.
  
  - C’est beaucoup dire, émit-il d’une voix un peu absente... Je la voyais si peu... Elle vivait la plupart du temps en Turquie, comme vous le savez sans doute... C’est en mai, il y a près d’un an et demi, que nos relations amicales ont pris un tour plus... plus intime. C’était une femme si... si exceptionnelle, d’une qualité humaine si rare... Je n’arrive pas à réaliser qu’elle ait pu mourir d’une façon si tragique...
  
  - Ne vous a-t-elle pas confié deux missives cachetées, maître ? questionna doucement Coplan.
  
  - Elle m’a effectivement confié un pli en me priant de l’envoyer à l’adresse indiquée si elle n’était pas venue le récupérer le 15 de ce mois-ci au plus tard. Nous sommes le 9...
  
  - C’est ce pli qui nous intéresse en priorité, maître, dévoila Francis. Pouvez-vous nous le remettre ?
  
  Le notaire n’hésita pas :
  
  - Non, je n’ai pas le droit de vous le remettre. Je suis officier d’état civil et je suis obligé de respecter scrupuleusement les instructions de mes clients.
  
  Tourain intervint :
  
  - Je suis officier de police judiciaire, maître, rappela-t-il sèchement. Je suis en possession d’une délégation signée par un magistrat français et je suis autorisé à requérir l’assistance d’un juge helvétique afin de mener à bien ma mission. Si vous le permettez, je vais donner un coup de fil à la Sûreté.
  
  - Certainement, acquiesça le notaire en poussant son téléphone vers Tourain.
  
  Le commissaire consulta le répertoire de son agenda de poche, forma un numéro.
  
  - Sichereitspolizeï, annonça une voix abrupte.
  
  - Voulez-vous me passer l’inspecteur-principal Holler, je vous prie ? C’est de la part du commissaire Tourain, de Paris.
  
  - Je vous le passe...
  
  Il y eut un déclic, puis la voix gutturale de Holler :
  
  - Allô, commissaire Tourain ?
  
  - Oui, bonjour inspecteur. Dites-moi, je suis navré de vous embêter, mais j’aurais besoin de vous pour me dépanner. Je me trouve en ce moment chez un de vos compatriotes, le notaire Ziebermann. Merkurstrasse 265... Je dois absolument récupérer une missive qu’une de mes clientes avait confiée à maître Ziebermann, mais il y a de l’obstruction, malgré les papiers officiels qui confirment ma mission.
  
  - Je vais venir, promit aussitôt le policier zürichois. Je serai là dans un quart d’heure.
  
  - Vous êtes gentil ; merci, inspecteur !
  
  Ziebermann protesta :
  
  - Je ne m’oppose nullement à l’accomplissement de votre mission, commissaire. C’est la loi qui m’interdit de vous remettre ce pli.
  
  Coplan demanda au notaire :
  
  - Personne n’est au courant de votre liaison avec madame Theler ?
  
  - Non, personne, affirma Ziebermann. il me serait d’ailleurs désagréable qu’il en soit fait mention dans votre procédure... En définitive, nous n’avons guère passé que quelques nuits ensemble. On ne peut pas appeler cela une liaison.
  
  - D'accord, accepta Francis. Nous considérons cette incidence personnelle comme inexistante. Le problème est déjà bien assez compliqué comme cela... Jacqueline Castelvar, alias Janine Theler, était bigame figurez-vous.
  
  - Qu’est-ce que vous racontez ? fit le notaire.
  
  - Elle était mariée légalement en Turquie, et non moins légalement à Zürich. C’est vous dire si la succession sera commode à liquider. En outre, l’administration française introduira une demande de mise sous séquestre. Par conséquent, il vous sera interdit de répondre aux requêtes que formuleraient des légataires éventuels.
  
  Ziebermann était soufflé.
  
  - C’est incroyable, murmura-t-il. Je n’aurais jamais cru cela d’elle.
  
  - Vous est-il possible de me citer un ordre de grandeur de ce qu’elle laisse à ses héritiers ?
  
  Le notaire réfléchit une fraction de seconde, puis :
  
  - Au 5 juillet dernier, cela se chiffrait aux environs d’un million de francs suisses.
  
  - Un million de francs suisses ! sursauta Coplan. Cela fait un peu plus de cent millions d’anciens francs français ! Un joli magot, ma foi.
  
  - Sa famille avait des biens en France, précisa le notaire. Je me suis occupé personnellement de la réalisation de ces biens et du transfert de l’argent en Suisse. Tout est régulier.
  
  L'arrivée de l’inspecteur-principal Holler, en compagnie d’un jeune policier qui transportait une machine à écrire et une serviette en cuir noir, mit un terme à la conversation.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, à Paris, quand Coplan remit à son directeur les deux missives secrètes destinées aux réseaux de Jordanie, le Vieux ne cacha pas sa satisfaction.
  
  - J’en étais sûr, qu’elle n’avait pas laissé ces plis à la traîne, dit-il. A huit jours près, je les recevais par voie postale.
  
  - Tout est bien qui finit bien, ponctua Coplan. Geneviève Bernet vous a transmis les nouvelles concernant Theler?
  
  - Oui.
  
  - Cela faisait un sacré bout de temps qu’il n’y avait plus eu de télescopage entre nous et les gens de l’Organisation Cosmos. Comment allez-vous débrouiller cette histoire ?
  
  - J’ai déjà pris contact avec le patron actuel de Cosmos. A titre confidentiel, je peux vous dire que je vais faire d’une pierre deux coups. Figurez-vous que c’est Cosmos qui a acheté à ce fou de Dave Wester le plan ultra-secret du dispositif américain en Turquie. J’ai déniché une copie de ce document dans les archives que vous avez rapportées de chez Theler. C’est évidemment par nous qu’ils ont découvert l’existence de Wester. Mais qu’importe ! J’ai également une copie des propositions faites par l’Union Soviétique à la Turquie concernant les projets industriels et pétroliers envisagés par les Russes pour contrer les cartels américains dans ce pays. Marchandise de tout premier choix, vous vous en doutez.
  
  - Il n’y a pas à dire, ils sont forts nos collègues de Cosmos.
  
  - A ma connaissance, marmonna le Vieux, c’est bien la première fois qu’une organisation concurrente réussit à se brancher sur un de mes réseaux. Généralement, c’est le contraire qui se produit.
  
  - Dans un sens, Jacqueline Castelvar a bien fait de mourir. Au train dont elle était partie, elle aurait fait des dégâts considérables.
  
  - Cela peut arriver à n’importe lequel de mes agents, de se faire doubler. Je ne lui jette pas la pierre.
  
  - C’était vraiment une femme exceptionnelle, hein ? railla durement Francis.
  
  Le Vieux le dévisagea :
  
  - Ne soyez pas méchant envers sa mémoire, Coplan.
  
  - Je ne suis pas méchant, je répète une légende, grinça Francis. Le professeur Saroghu, Theler, Mehiddin, le notaire Ziebermann, tous m'ont dit la même chose, presque mot pour mot... Je finirai par croire qu’elle ensorcelait les pauvres types avec qui elle couchait ! Et qui sait le nombre de ceux que je n’ai pas rencontrés !... Moi, j'appelle ça une garce.
  
  - A mon avis, murmura le Vieux, tout songeur, c’est par réaction qu’elle s'est lancée dans... dans la frénésie sexuelle. Quand Saroghu a eu cet accident qui l’a rendu impuissant, elle a voulu se suicider. Ce coup du destin lui paraissait trop cruel... Je pense que c’est par défi à l’égard du sort, par vengeance si vous préférez, qu’elle a donné libre cours à sa sensualité.
  
  - Une femme qui se sert sans scrupules de ses armes féminines, c’est quelques chose d’assez effroyable. Je le savais déjà, mais je le sais encore mieux maintenant. C’est une force qui peut renverser tous les obstacles et provoquer tous les désastres.
  
  - Est-ce que vous ne feriez pas un peu de frustration ?
  
  - J’en parle en toute objectivité.
  
  Le Vieux secoua négativement la tête :
  
  - Non, vous n’êtes pas objectif, Coplan. Du reste, comment le seriez-vous ? Vous parlez d’une femme que vous n’avez pas connue.
  
  - C’est vrai, concéda Francis, je ne l'ai pas connue, mais je vous assure que je ne suis pas près de l’oublier, Dieu de Dieu !
  
  Le Vieux ne répondit pas.
  
  Coplan, ayant allumé une Gitane, s’enquit :
  
  - Quelle est votre décision au sujet d’Ali Mehiddin ?
  
  - Nous allons le dédouaner et l’utiliser. Mascar a reçu mes instructions. Savez-vous que le vieil Ibrahim, le père d’Ali, était déjà un agent allemand stationné en Turquie lors de la guerre de 40 ?
  
  - Sans blague ?
  
  - Parfaitement. Et ce sont les gens de Cosmos qui l’ont relancé dans le circuit en le faisant embaucher par Saroghu... J’ajoute que c’est Ibrahim qui a empoisonné le professeur le soir même de votre visite, par ordre de ses chefs.
  
  - Ah bon ? Mais dans quel but ?
  
  - Cosmos a estimé que Saroghu pouvait devenir un témoin dangereux.
  
  - Comment savez-vous tout cela ?
  
  - Ali Mehiddin continue à parler pour augmenter son crédit à nos yeux.
  
  Coplan se leva, extirpa de son portefeuille la photo défraîchie qui avait appartenu à Ali Mehiddin et qui montrait Jacqueline en tenue d’Eve sur un divan.
  
  - A propos d’Ali, dit-il en déposant la photo sur le bureau du Vieux, ceci lui revient.
  
  - Non, répliqua le Vieux, tous les documents appartiennent au dossier.
  
  Il se pencha pour examiner avec attention la photo qui évoquait d’une manière si suggestive un univers de brûlante intimité, de plaisirs secrets, d’ardeurs charnelles vertigineuses, d’éblouissantes extases.
  
  - Tout compte fait, grommela-t-il, ce document sort du cadre administratif.
  
  - Attention, il y a le numéro et le code du compte numérique au dos.
  
  Le Vieux retourna l’image, copia sur son bloc les inscriptions faites en rouge sur la photo, puis, levant les yeux vers Coplan :
  
  - Tenez, je vous en fais cadeau. Conservez-la en souvenir... Quand votre hargne sera un peu calmée, vous comprendrez que c'était une chic fille.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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