Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan roule sur l'or

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  No 1969, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  « Qu'il s'en réjouisse ou qu'il le déplore, le promeneur de notre monde moderne peut voir se manifester en permanence le mythe de l’or, parfois de façon insolite, parfois de façon violente. »
  
  (L’OR, de Pierre Meutey)
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Lorsque les manifestants aperçurent, une centaine de mètres plus loin, le barrage formé par des fourgons sombres, aux fenêtres grillagées, que précédaient une cohorte de policiers casqués, résolus, armés de boucliers et de bâtons, leur avance ralentit.
  
  Aux slogans que martelaient à plein gosier les étudiants s’ajoutèrent des invectives adressées aux représentants de l’ordre, et le bruit se propagea comme une traînée de poudre à travers la masse de ceux qui suivaient, si bien que les cris isolés ne tardèrent pas à se fondre dans une immense clameur.
  
  Les porteurs de pancartes hissèrent plus haut leurs inscriptions revendicatrices ou vengeresses tandis que, en hâte, on s’enquérait des mots d’ordre des chefs du mouvement. Fallait-il s’arrêter ou se préparer à l’affrontement ?
  
  Mais les premiers rangs étant poussés par le flot qui déferlait sur le boulevard, la foule des contestataires poursuivit sa marche, la vue des uniformes achevant d’échauffer les esprits.
  
  Sur les trottoirs se pressaient une cohue de badauds de tous âges et des gens, alertés par le vacarme, apparaissaient aux fenêtres des immeubles. Les bourgeois pondérés qui s’étaient trouvés là par hasard estimèrent alors qu’il valait mieux s’éloigner. Beaucoup refluèrent de la bordure du trottoir et se défilèrent par le couloir libre qui subsistait entre les façades et les spectateurs agglutinés.
  
  Virginie ne bougea pas. Elle était de cœur avec les manifestants. Les poings serrés au fond des poches de son imper, bien plantée sur ses jambes qu’habillait un pantalon de velours gris, elle voulait voir quelle tournure allaient prendre les événements.
  
  Bras dessus, bras dessous, des groupes de garçons et de filles passaient devant elle, rieurs, scandant à perdre haleine des bouts de phrases qui résumaient leurs aspirations révolutionnaires. Néanmoins, une colère agressive animait d’autres clans : le masque hostile, le regard fixe, ils braillaient avec une sombre conviction des menaces défiant la bourgeoisie et l’autorité.
  
  Lorsque la tête du cortège fut parvenue à une cinquantaine de mètres du barrage, il y eut un certain flottement. Les consignes propagées de bouche à oreille par les responsables de la manifestation prescrivaient d’éviter la bagarre mais de rester sur place et de répéter avec force les formules qui traduisaient l’objectif du rassemblement.
  
  La marée des étudiants finit par s’immobiliser. Certains s’assirent ou se couchèrent par terre pour montrer leur volonté d’occuper la chaussée.
  
  Alors le puissant haut-parleur installé sur le toit d’une voiture de police entra en action : « Dégagez le boulevard ! Dispersez-vous ! Ne vous laissez pas influencer par des meneurs... Derrière vous, les voies sont ouvertes à la circulation. Rentrez chez vous dans le calme ! »
  
  Un concert de hurlements divers et de sifflets répondit à ces objurgations. Soudain, sans qu’on sût trop d’où ils étaient venus, des jeunes gens coiffés de casques en matière plastique et porteurs de matraques surgirent du sein de la masse grouillante des protestataires et se mirent à beugler des injures à l’adresse des policiers. Une volée de boulons lancés avec vigueur fusa de leurs rangs.
  
  Les projectiles vinrent s’abattre sur la troupe des agents et sur leurs véhicules, et cette grêle d’acier mit les nerfs des policiers à fleur de peau. La passivité à laquelle les contraignaient des ordres supérieurs leur devint presque intolérable.
  
  Le haut-parleur domina de nouveau le tumulte : « Dernier avertissement ! Faites demi-tour ou nous allons devoir vous refouler... »
  
  Dans le silence relatif qui suivit, l’air parut se charger d’électricité. Les jeunes des groupes de choc, vociférants, encouragèrent leurs compagnons moins décidés, les poussant à braver les injonctions des forces de l’ordre et à engager la bataille.
  
  Et puis, comme si les deux partis en présence s’étaient donné le mot, ils s’ébranlèrent simultanément.
  
  Virginie, la bouche crispée, gagnée par la fièvre ambiante, était partagée entre l’envie de rester là, simplement pour voir si l’affaire allait devenir sanglante, et celle de se joindre à ses camarades pour se prouver qu’elle n’était pas lâche.
  
  Le heurt entre la police et les manifestants se produisit plus bas sur le boulevard. Virginie put voir les premiers échanges de coups, accompagnés d’insultes et de cris de rage.
  
  Inexorable, le bataillon des agents avança, tapant dur sur les émeutiers qui leur barraient la route. Des jeunes gens s’effondrèrent sur l’asphalte, d’autres se retournèrent pour décamper, mais une seconde vague d’assaillants se précipita à la rencontre des gardiens de la paix, talonnée elle-même par la multitude qui, déterminée à résister, accourait en renfort.
  
  « Virginie ! »
  
  Elle tourna les yeux vers le gars qui l’appelait. C’était Philippe Dussart, inscrit à Sciences-Po. Venant à elle, il haleta :
  
  - Qu’est-ce que tu fous là ? Amène-toi, bon Dieu ! Des lâcheurs, il n’y en a que trop !
  
  Il la prit par le poignet et l’attira dans la cohue avant qu’elle eût pu répondre. Dès qu’elle fut mêlée à la foule des étudiants, elle céda à l’enivrement collectif ; la gorge soudain libérée, elle unit sa voix hystérique à celle de centaines d’autres rebelles, tout en galopant aussi vers le lieu de l’affrontement.
  
  Les policiers ne devaient pas y aller de mainmorte car les groupes qui étaient au contact, en dépit de leur combativité, se voyaient contraints de reculer, voire de fuir pour ne pas être rudement appréhendés. Des corps gisaient de droite et de gauche sur le sol, des figures ensanglantées, aux traits figés, tentaient de se frayer un passage vers des entrées de maisons.
  
  La dureté de la répression ne tarda pas à surclasser celle des manifestants : l’offensive de ces derniers, brisée par le mur des défenseurs de l’autorité, se mua bientôt en une débandade.
  
  Emportée par la fluidité des mouvements de foule, Virginie se trouva prise brusquement dans le tourbillon des escarmouches. Alors, la griserie qui l’avait soulevée quelques instants plus tôt se dilua et fit place à la peur.
  
  « Ils » étaient là, anonymes, le masque granitique, sanglés dans leur tenue de combat, la visière du casque au ras des yeux. Ils frappaient, bousculaient, empoignaient, pourchassaient.
  
  L’un d’eux se rua dans sa direction. Submergée de frousse, Virginie détala. Légère, elle fit de rapides écarts afin d’échapper à son poursuivant, entre des groupes qui échangeaient des horions. Mais un coup de bâton l’atteignit à l’arrière de la tête et la fit trébucher. Une douleur aiguë anéantit ses facultés, troubla sa vision. Elle allait tomber à plat ventre quand une main gantée l’agrippa à l’épaule et la retint. Près d’elle, une voix gronda :
  
  - Par ici, petite garce.
  
  Elle virevolta sur elle-même, les jambes flageolantes, incapable de se soustraire à la poigne qui la propulsait vers les cars. Son agresseur ne la relâcha que lorsque d’autres agents l’eurent attrapée par les bras pour l’expédier à des collègues.
  
  Au terme d’un parcours qu’elle accomplit dans une semi-inconscience, elle fut hissée dans un des fourgons où s’entassaient déjà de nombreux prévenus.
  
  Cinq minutes plus tard, les portes arrière du véhicule se refermèrent et le panier à salade emmena sa cargaison de contestataires, pour « vérification d’identité », vers les bâtiments de la préfecture.
  
  Un à un, garçons et filles durent suivre la filière : fouille, comparution, interrogatoire,
  
  aboutissement dans une salle de détention provisoire préludant, soit à une mise en liberté, soit à une inculpation entraînant la garde à vue.
  
  Virginie emprunta la file. De rares fortes têtes plastronnaient encore ; la plupart des étudiants arboraient des mines embêtées, la perspective d’ennuis ultérieurs ou celle d’être retenus dans ces locaux rébarbatifs étant suffisante pour entretenir leur mauvaise humeur.
  
  Interdiction de parler, de fumer, longue attente debout, ordres lancés par des voix comminatoires, ce passage sous les fourches caudines de la justice n’avait rien de réjouissant.
  
  Un inspecteur vida les poches de l’imperméable de Virginie avant qu’elle arrivât devant la table où un policier posait les questions rituelles à chacun des fauteurs de troubles.
  
  Carte d’identité et carte d’inscription à la Faculté furent déposées à portée de la main de l’agent préposé à l’identification. Tickets de métro, argent, cigarettes et clés furent restitués séance tenante à leur propriétaire, mais l’inspecteur déplia un papier qui figurait dans le lot des objets, et alors Virginie sentit se contracter son estomac.
  
  Une fraîcheur moite se plaqua sur ses tempes.
  
  Le brigadier, sa carte d’identité devant les yeux, lui adressa la parole :
  
  - Votre nom, âge et domicile ?
  
  Transie, elle humecta ses lèvres, puis dit d’un ton mal assuré :
  
  - Virginie Lagrange, 20 ans, 315, avenue de la Motte-Picquet.
  
  - Avez-vous déjà encouru une condamnation ?
  
  - Non.
  
  - Habitez-vous avec vos parents ?
  
  Du coin de l’œil, elle observait l’inspecteur. Qu’allait-il faire ?
  
  Muni du papier, il se rendit dans un bureau contigu où siégeaient deux hommes assis à des bureaux différents. Sans préambule, il montra le billet à l’un d’eux, le contempla ensuite d’un air interrogateur.
  
  L’agent de la D. S. T. qui reçut le feuillet le parcourut des yeux, eut une petite mimique d’étonnement.
  
  - Qui détenait ce récépissé ? s’enquit-il.
  
  - Une fille nommée Virginie Lagrange.
  
  - De bonne famille, apparemment ?
  
  L’inspecteur fit la grimace.
  
  - Allez donc savoir ! Fringuées comme elles sont actuellement... Dois-je l’amener ici ?
  
  Après une brève méditation, son interlocuteur déclara :
  
  - Non, n’en faites rien. La possession de ce papier n’est pas répréhensible. En outre, cela n’a rien à voir avec des outrages à agents ou désordres sur la voie publique.
  
  Mais, tout en prononçant sa phrase, l’homme de la D. S. T. s’avisa qu’au contraire, cela pouvait avoir un certain rapport.
  
  - Qu’est-ce que c’est ? demanda son collègue, oisif pour l’instant.
  
  - Un récépissé délivré par une banque, en échange d’un lingot d’or. Cela signifie que le porteur de cette pièce pourra retirer au guichet de la banque, dans les prochains jours, une somme correspondant au prix de la vente du lingot. Transaction anonyme, bien entendu.
  
  - Fichtre, lança l’autre. Au cours actuel, ça représente un joli paquet. Elle ne se mouche pas d'une brique, la fille !
  
  - Alors, je lui rends ce papelard ? s’informa l’inspecteur. Ou bien dois-je lui demander des explications ?
  
  - Un moment, pria l’officier de la Sécurité.
  
  Il se leva, muni du papier, alla placer celui-ci sur la tablette d’une machine et en tira une photocopie. Puis, lorsqu’il se fut assuré que la reproduction du document était aussi lisible que l’original, il tendit ce dernier à l’inspecteur des Renseignements Généraux et lui dit :
  
  - Voilà... Restituez-le à l’intéressé, sans commentaire. Laissez-la filer dans le lot mais, par la suite, apportez-moi les éléments d’identification. Je vais établir une fiche à son sujet.
  
  - Très bien, acquiesça son homologue de la Sûreté nationale, qui sortit ensuite du bureau.
  
  Après son départ, les deux agents de la D. S. T. se penchèrent sur la photocopie ; elle était datée de la veille. Le récépissé avait été émis par la succursale de Montparnasse d’une grande banque nationalisée.
  
  Le cadet des deux hommes articula :
  
  - Avez-vous l’impression que ceci pourrait enfin nous apporter un début de piste ?
  
  L’aîné fit une moue.
  
  - Je n’ose pas trop y croire, avoua-t-il. Il serait presque inimaginable que cette fille ait participé au grabuge de cet après-midi en trimbalant un papier qui pouvait la compromettre. Mais enfin, si personne ne commettait jamais d’imprudence, nous aurions du fil à retordre. Nous allons quand même la tenir à l’œil, cette gamine.
  
  Il décrocha le téléphone.
  
  
  
  
  
  Quand Virginie fut relâchée, vers huit heures du soir, elle éprouva une ineffable sensation de soulagement. D’un univers sévère et tracassier, elle repassait dans le monde de tous les jours, aéré, sans entraves, où elle avait le droit d’aller boire un café-crème au premier bistrot venu, de se promener à sa guise, de bavarder avec des copains.
  
  Grâce au ciel, cet imbécile de flic lui avait rendu le reçu. Elle aurait été dans de beaux draps si on l’avait gardé pour le renvoyer à ses parents... Rien que d’y penser, elle en avait encore la chair de poule. Se tirer de ce guêpier avec une bosse et au prix de quelques heures de détention, c’était presque une victoire !
  
  Elle marcha droit devant elle, les mains dans les poches, n’ayant aucune envie de descendre dans le métro. Il lui fallait le ciel, les lumières de la ville, sa réconfortante animation.
  
  Elle s’arrêta devant la vitrine d’un magasin où l’on vendait des miroirs, se regarda dans l’un d’eux pour vérifier si son visage portait la marque de l’anxiété qui l’avait tenaillée longtemps.
  
  Ses cheveux lisses, châtain clair, pendaient de ses tempes et encadraient de beaux yeux bleus, un nez mince, une bouche joliment dessinée.
  
  Aucun maquillage n’altérait la blancheur naturelle de son teint.
  
  Virginie lissa sommairement ses cheveux, du plat de la main, pinça les lèvres, tourna la tête pour s’examiner de trois quarts puis, satisfaite, elle reprit son chemin d’un pas plus alerte.
  
  Vingt minutes plus tard elle pénétra dans un immeuble vétuste de la rue Saint-André des Arts et monta au troisième par une cage d’escaliers sale et délabrée, ouvrit sans frapper une des deux portes donnant sur le palier.
  
  Un jeune type en pull-over, aux traits accusés et à la chevelure opulente, était allongé sur un divan-lit. Il rejeta à côté de lui le gros traité de sociologie qu’il était en train de lire et, s’appuyant sur un coude pour se redresser, il maugréa :
  
  - D’où sors-tu ? Voilà deux heures que je t’attends !
  
  Un désordre indescriptible régnait dans la chambre. Des livres et des vêtements s’entassaient sur les deux chaises et sur la table. Une machine à écrire portative, un électrophone et des disques traînaient par terre, les murs étaient couverts de découpures de journaux et de magazines entourant des photos de chanteurs, des nus d’un érotisme délibérément scandaleux et un portrait de Che Guevara.
  
  Virginie se débarrassa de son imperméable, qu’elle lança par-dessus un monceau de livres, et vint se laisser tomber sur le divan.
  
  - « Ils » m’ont ramassée, avoua-t-elle, un peu penaude.
  
  Michel Denfort acheva de s’asseoir et prit le poignet de la jeune fille.
  
  - Comment ? fit-il, les sourcils froncés. Où t’ont-ils embarquée ? Je t’avais pourtant dit de ne pas te balader dans des endroits où il pouvait y avoir du grabuge.
  
  Virginie eut un mouvement d’épaules.
  
  - Je ne l’ai pas fait exprès... J’étais au Boul’Mich’, devant une librairie, quand des groupes ont commencé à se rassembler. Alors j’ai regardé, bien sûr. Je voulais m’en aller quand la bande de Philippe Dussart s’est amenée. Il m’a vue et m’a forcée à me joindre à eux. Plus question de me débiner, tu comprends... De quoi aurais-je eu l’air ?
  
  Très mécontent, Michel grommela :
  
  - Ne me raconte pas d’histoires. C’est plus fort que toi, tu te laisses toujours entraîner... Note que je ne te le reproche pas, mais pendant ces trois ou quatre jours, tu aurais mieux fait de t’abstenir.
  
  - Oh, si c’est pour ton reçu que tu te préoccupes, ne t’inquiète pas : il est toujours dans ma poche, rétorqua Virginie, maussade.
  
  - Les flics ne l’ont pas vu ?
  
  Elle se demanda si elle devait raconter par le menu tout ce qui s’était passé.
  
  - Non, mentit-elle, le regard limpide. Ils n’ont pas fait attention à ce petit billet plié en quatre.
  
  - Car ils t’ont fouillée, quand même ?
  
  - Uniquement pour voir si je n’avais pas de boulons.
  
  Il la relâcha, puisa nerveusement une cigarette dans un paquet défraîchi, l’alluma.
  
  - Dis donc, tu pourrais m’en filer une ! protesta Virginie. En plus j’ai la dent, moi.
  
  Michel ne parut pas l’entendre. Il réfléchissait, le front ridé, ses bras enserrant ses genoux levés. Il l’avait échappé belle...
  
  - Je ne peux pas me fier à toi, déplora-t-il à mi-voix. Imagine qu’ils t’aient posé des questions ? Qu’aurais-tu répondu ?
  
  - Oh, la barbe... Ils ne m’ont rien demandé. Donc, pas de problème.
  
  Elle se releva pour défaire la boucle de la ceinture de son pantalon ; ses longs cheveux lui masquèrent la moitié du visage quand elle actionna la fermeture Éclair sur sa hanche.
  
  L’esprit ailleurs, Michel ne prit pas garde à son strip-tease. Virginie avait porté le lingot d’or à la banque. L’enverrait-il chercher les fonds ou s’en chargerait-il lui-même ? Pour peu qu’il y ait un monôme au Quartier Latin, quand elle aurait l’argent, elle oublierait une fois de plus ses recommandations.
  
  En slip, mais ayant gardé son pull, Virginie s’allongea en travers du lit et s’étira, ses jambes nues tendues à l’horizontale. Puis, après un soupir de bien-être, elle tapota l’épaule de son compagnon.
  
  - Prends-moi, invita-t-elle simplement.
  
  Il consentit enfin à tourner la tête vers elle. Quels que fussent ses débats intérieurs, il était prompt à s’enflammer. Devant la grâce juvénile de ces cuisses fuselées, ses appréhensions antérieures s’évanouirent.
  
  Il rapprocha son torse de celui de Virginie, l’embrassa sur les lèvres tandis que sa main s’insinuait sous le lainage qui modelait de petits seins d’adolescente. Sa paume enveloppa l’un d’eux, le caressa d’abord, puis le serra fermement pendant que son baiser se faisait plus avide.
  
  Virginie lui noua les bras autour du cou, frémissante, les sens en éveil, d’autant plus prête à s’offrir à lui qu’elle avait mauvaise conscience.
  
  Leur étreinte fut passionnée, brûlante, totale.
  
  Comme si ce devait être la dernière.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Quand l’inspecteur Pierre Chaland, qui déambulait avenue de la Motte-Picquet sur le trottoir des numéros pairs, vit sortir Virginie de l’immeuble où elle était domiciliée, il continua de marcher jusqu’au plus proche passage clouté et traversa.
  
  Proche de la quarantaine, plutôt joufflu, Chaland avait un visage qui respirait la bonhomie. Celle-ci était réelle, d’ailleurs. Il ne manifestait sa rudesse qu’en face de malfaiteurs confirmés, arrogants ou bassement sarcastiques. Son urbanité naturelle le désignait pour des missions délicates touchant le milieu familial.
  
  Il pénétra peu après dans l’immeuble, monta au troisième étage et sonna. Une femme d’un âge à peine supérieur au sien vint ouvrir. Blonde, soignée, le physique attrayant.
  
  - Madame Lagrange ? s’enquit pour la forme l’officier de police en exhibant sa carte. Inspecteur Chaland. Puis-je vous parler quelques instants ?
  
  La physionomie de son interlocutrice refléta un étonnement mêlé d’anxiété.
  
  - Est-ce bien moi que vous désirez voir ? s’informa-t-elle comme si cela lui paraissait inconcevable.
  
  - Oui, dit Chaland. En fait, ma visite concerne votre fille. Rien de grave, rassurez-vous. Une simple formalité.
  
  - Entrez, je vous prie.
  
  L’inspecteur pénétra dans un appartement qui, sans être cossu, dénotait une honnête aisance. La table de la salle de séjour était encore encombrée par la vaisselle du petit déjeuner.
  
  - De quoi s’agit-il, monsieur ? questionna Mme Lagrange, quelque peu énervée et ne sachant pas si elle devait inviter son visiteur à s’asseoir.
  
  - Boh... fit Chaland. Je vous l’ai dit, ce n’est pas bien méchant. Hier après-midi, votre fille a été prise dans une échauffourée au Quartier Latin et on l’a conduite au poste. Vous l'a-t-elle raconté ?
  
  Les lèvres de la femme se pincèrent.
  
  - Non, dit-elle. Mais ça ne me surprend qu’à demi. Elle va et elle vient sans jamais donner d’explications. Il était plus de minuit quand elle est rentrée hier. J’étais déjà au lit, bien entendu.
  
  Chaland approuva de la tête et déclara :
  
  - Nous procédons à des contrôles d’identité, voyez-vous... Des éléments douteux se glissent toujours dans ces manifestations estudiantines. Enfin, il est donc exact que Virginie vit ici, avec vous et son père ?
  
  - Avec moi seule, rectifia vivement son hôtesse. Je suis séparée de mon mari depuis trois ans.
  
  Elle eut un faible sourire teinté d’amertume, ajouta :
  
  - Plus précisément, c’est lui qui a quitté le domicile conjugal. Je dois lui rendre cette justice qu’il continue à subvenir à nos besoins.
  
  - Hum, fit l’inspecteur, compréhensif. Cette séparation a dû affecter votre jeune fille, sans doute ?
  
  Mme Lagrange émit un soupir. Elle montra un fauteuil tout en s’asseyant elle-même sur le canapé.
  
  - Comment pourrait-il en être autrement ? murmura-t-elle. L’absence d’une autorité paternelle, au moment de l’adolescence, est préjudiciable pour une enfant. Mais, curieusement, elle semble m’attribuer la responsabilité de cet état de choses. Elle me témoigne une froideur qui confine presque à l’hostilité et ne me parle jamais de ses problèmes.
  
  - C’est souvent le cas, dans de pareilles circonstances, remarqua Chaland.
  
  Il avait pourtant le sentiment que l’intuition de Virginie ne manquait pas de fondements. Il devait exister, dans le caractère de sa mère, une certaine inaptitude à partager les joies ou les peines d’autrui, à provoquer les confidences. Son mari avait dû finir par se lasser de cet égocentrisme inconscient.
  
  L’inspecteur reprit :
  
  - Il est indéniable que bien des jeunes sont désaxés, actuellement, et que la faute ne leur en incombe pas. Ne trouvant pas au foyer la stabilité, l’affection et l’indulgence auxquelles ils aspirent, ils supportent mal l’autorité, d’où qu’elle vienne. Cela dit, ne pensez-vous pas que vous pourriez la morigéner gentiment ?
  
  La mère de Virginie afficha un scepticisme déprimé.
  
  - Elle ne m’écoute pas... Elle aurait plutôt tendance à prendre le contre-pied de ce que je lui demande, par principe.
  
  - Voit-elle parfois son père ?
  
  - Très rarement, et ces rencontres n’ont pas l’air de lui être bénéfiques. Elle en revient encore plus renfermée.
  
  Chaland, après ces circonlocutions, se décida à aborder la question qui avait motivé sa démarche. Il toussota, la main devant la bouche, et prononça :
  
  - Aviez-vous chargé Virginie de liquider pour vous un lingot d’or ?
  
  Surprise, la femme ouvrit de grands yeux.
  
  - Un lingot d’or ? articula-t-elle. Mais je n’en ai jamais vu un de ma vie ! Qu’est-ce qui a pu vous faire croire cela ?
  
  L’inspecteur préféra ne pas donner d’éclaircissements.
  
  - Est-il exclu que votre époux lui ai fait cadeau, à titre de donation par exemple, de valeurs diverses ?
  
  Mme Lagrange riposta aigrement :
  
  - Je vous garantis qu’il n’en a pas les moyens ! Il n’a pas de biens de famille et doit se saigner à blanc, depuis qu’il vit avec cette créature, pour me donner une pension alimentaire à peine décente. Avec ce qu’il gagne, il ne pourrait se permettre de pareilles largesses, croyez-moi !
  
  Puis, avançant le buste, elle reprit, les sourcils rapprochés :
  
  - Auriez-vous trouvé dans les poches de cette petite sotte une... une certaine somme d’argent ?
  
  - Non, madame, dit Chaland. C’est un autre indice qui nous a fait envisager cette hypothèse. A tort, probablement. Aussi, je vous saurais gré de ne pas questionner Virginie à ce sujet, ce serait tout à fait inopportun.
  
  L’inspecteur, braquant sur son hôtesse un regard pensif, demanda sans trop d’espoir :
  
  - Savez-vous si votre fille adhère à un mouvement politique ?
  
  - Elle ? Franchement, je l’ignore, mais à mon avis c’est une anarchiste... Elle est contre tout ! Parfois, pour excuser par avance une rentrée tardive, elle m’annonce qu’elle va assister à une réunion, sans préciser s’il s’agit d’une soirée amicale ou d’autre chose. Moi, je la soupçonnerais plutôt de se dévergonder, figurez-vous. Dans sa chambre, je n’ai jamais trouvé de tracts ou de brochures, mais par contre j’ai mis à jour une boîte de pilules contraceptives !
  
  Une information de ce genre n’était pas propre à scandaliser Chaland. Il en voyait bien d’autres... A ses yeux, le ton accusateur qu’avait adopté la mère l’incitait à penser que celle-ci ressentait de la jalousie de n’avoir pu, en son temps, recourir à de semblables facilités.
  
  Il se leva.
  
  - Pardonnez-moi de vous avoir dérangée de grand matin, dit-il d’une voix paterne. Enfin, dans la mesure où vous le pourrez, tâchez de dissuader votre fille de participer à ces manifestations trop exubérantes. Outre qu’elle risque d’être blessée, elle pourrait être incarcérée plus longtemps la prochaine fois. Ce ne serait plaisant ni pour elle ni pour vous.
  
  Mme Lagrange se leva à son tour, la mine désabusée.
  
  - Je ne me fais guère d’illusions, inspecteur. Elle ne se soucie pas plus de mes inquiétudes que de mes conseils.
  
  - Ne lui parlez pas de ma visite, marmonna Chaland. N’en dites rien non plus à son père, le cas échéant. Évitons de la cabrer davantage contre la Société.
  
  Il prit congé, abandonnant la dame à ses réflexions.
  
  Un taxi le conduisit à la rue de Rennes, à proximité de la place, et il n’eut pas à déambuler longtemps pour repérer son collègue Bermont qui patrouillait dans les environs de l’agence de la banque.
  
  Les deux hommes opérèrent leur jonction devant la vitrine d’un marchand d’appareils photographiques. Bermont, plus jeune de quelques années, avait horreur des surveillances qui le contraignaient à rester pendant plusieurs heures au même endroit. Il fut heureux de la diversion qu’apportait l’arrivée de Chaland.
  
  - Viens-tu me relayer ? s’enquit-il à mi-voix, avec espoir.
  
  - Pas encore... Je voulais simplement te signaler que la fille ne tenait pas le lingot de ses parents.
  
  - Et alors ?
  
  - Alors, il est très possible que ce ne soit pas elle qui vienne encaisser l’argent. Auquel cas tu poireauterais ici en pure perte.
  
  Bermont réprima une envie de se gratter le cuir chevelu.
  
  - Bigre, fit-il. Avec le reçu, n’importe qui pourrait se présenter à sa place ?
  
  - Évidemment, puisque le papier n’est pas nominatif. Or, si le lingot n’appartenait pas en propre à Virginie, c’est que quelqu’un le lui avait donné pour l’amener ici, à la banque. Mais qui va toucher les espèces ? Voilà ce que nous devons découvrir.
  
  - Eh bien ! je ne vois pas comment je vais faire, émit Bermont. Des tas de gens retirent des sommes importantes au guichet.
  
  - Il n’y a qu’un moyen, dit Chaland. Nous mettre d’accord avec le caissier.
  
  Il prit dans sa poche intérieure la photocopie du récépissé, la remit à Bermont.
  
  - Va voir le directeur de l’agence et explique-lui que nous avons besoin de son concours, pour une affaire de vol. Pendant ce temps-là, je continuerai d’ouvrir l’œil. Si Virginie se pointe, je lui emboîte le pas. Ne t’étonne donc pas si, par hasard, tu ne me voyais plus à ta sortie.
  
  - Compris.
  
  Bermont remonta la rue, la traversa au feu rouge et entra dans la succursale de l’établissement financier.
  
  Chaland se mit à arpenter le pavé, lançant par intermittence un regard circulaire sur les promeneurs. La fille, il est vrai, pouvait débarquer inopinément d’une voiture. Et son signalement, si précis fût-il, pouvait s’appliquer à pas mal d’étudiantes de son âge.
  
  Comme toujours, il y avait beaucoup d’animation dans cette artère. Du côté de la gare Montparnasse, les édifices ultra-modernes formaient un décor incongru, comme si la perspective de la rue débouchait sur une cité future encore inhabitée.
  
  Chaland changea de trottoir pour se rapprocher de la banque. Il s’attarda devant la devanture d’une librairie, parcourut les manchettes des journaux.
  
  Bermont réapparut au bout d’une vingtaine de minutes.
  
  - C’est réglé, annonça-t-il. Je vais pouvoir me planquer à l’intérieur de l’agence. Dès qu’un quidam aura présenté le reçu en question, le caissier me fera signe. Il n’y aura pas de confusion possible attendu que, si ces formulaires sont anonymes, ils portent cependant un numéro d’ordre.
  
  - Je sais, dit Chaland. C’est bien pour cela que je t’avais donné la photocopie. Peux-tu me la rendre ?
  
  - Bien sûr. La voilà. Préviens donc le gars qui prendra la relève que je serai dans la boutique.
  
  - Rassure-toi, je n’y manquerai pas. Incidemment, où as-tu pu ranger ta voiture ?
  
  - Assez loin d’ici. Mais en cas de nécessité je prendrai un taxi.
  
  - Bon. A tout à l’heure.
  
  Chaland se mit en devoir de regagner la rue des Saussaies tandis que Bermont rentrait dans l’agence, où il alla s’installer dans un des fauteuils réservés aux clients qui, pour une raison quelconque, doivent attendre. Il déplia un journal.
  
  
  
  
  
  En dépit de ses nombreuses années de métier, d’une vaste expérience des menées occultes qui gouvernent la politique des nations et d’une notion très exacte de l’ampleur des turpitudes humaines, Francis Coplan éprouvait, à chaque convocation, sa curiosité des premiers jours.
  
  Un rendez-vous avec son chef éveillait en lui à peu près les mêmes sentiments d’expectative que ceux d’un jeune homme à l’aube de sa première journée de travail, lorsqu’il attend la révélation d’un monde inconnu, inquiétant, aussi riche en promesses qu’en menaces.
  
  Comme d’autres sont rassurés par leurs diplômes, à leurs débuts dans la vie. Coplan abordait une nouvelle tâche avec une confiance tranquille basée à la fois sur son caractère dynamique et sur ses possibilités, mais il n’en mesurait pas moins les difficultés, chaque fois imprévisibles, qu’entraînaient invariablement les missions les moins dangereuses en apparence.
  
  Quand, à nouveau, il se trouva en face du Vieux, il connut cet instant savoureux où un aspect, un épisode ou un drame de la guerre secrète allait lui être dévoilé. Avec les conséquences qui en découleraient pour lui personnellement.
  
  Le directeur du S. D. E. C. semblait au contraire évoquer avec le même détachement souverain victoires et catastrophes. D’une objectivité inflexible, professant qu’un but assigné doit être atteint sans lésiner sur le choix des méthodes, qu’on l’approuvât ou non, il attendait de ses collaborateurs une efficacité que ne devaient jamais amoindrir des scrupules de conscience ; sur ce point, Coplan n’était pas toujours commode à manier, car s’il obtenait les résultats escomptés, il témoignait souvent d’une liberté d’esprit difficilement acceptable.
  
  Le Vieux, les coudes appuyés sur son bureau, son regard d’aigle abrité sous ses gros sourcils grisonnants et encore aiguisé par les verres de ses lunettes, entama son exposé :
  
  - Il y a une quinzaine de jours, la D. S. T. a ouvert une enquête au sujet d’une vente d’un lingot d’or. Elle sait parfaitement, depuis les événements de mai 1968, qu’une certaine agitation entretenue sur notre territoire est financée par l’étranger, mais elle n’a pas pu l’établir d’une manière tangible. Or, à présent, elle croit tenir un fil.
  
  Coplan, percevant illico les intentions de son chef, n’exprima rien d’autre qu’un intérêt professionnel.
  
  Le Vieux poursuivit, incisif :
  
  - Les manigances de ces fauteurs de troubles, qui sapent notre économie et paralysent les réformes, doivent cesser. Arrêter des meneurs ou combattre leur propagande ne suffit pas : c’est un perpétuel recommencement. Ce qu’il faut, c’est couper le trafic par lequel arrivent en France les fonds destinés à la subversion. Faute d’aide financière extérieure, cette contestation forcenée se tarira d’elle-même. Mais rompre une filière ne serait encore qu’une demi-mesure, Coplan. Il vous faudra remonter à la source. Ensuite, nous frapperons.
  
  C’était le genre de boulot qui convenait assez au tempérament de Coplan. Clair et net, sans implications tortueuses ménageant la chèvre et le chou.
  
  Le Vieux, ayant mis d’emblée les points sur les « i », entra dans les détails :
  
  - Jusqu’ici, la D. S. T. a mené ses investigations avec la plus grande circonspection et s’est bien gardée de faire usage des renseignements qu’elle a rassemblés. Elle nous a transmis un dossier en se réservant de n’intervenir que lorsque nous aurons mené notre tâche à bonne fin. Voici, en gros, les éléments dont vous disposez au départ : un de ces jeunes types que la police classe dans la catégorie des « enragés », un nommé Michel Denfort, a monnayé un lingot qui était en sa possession. Cette briquette d’un kilo d’or fin portait l’estampille d’un fondeur suisse bien connu sur le marché. Mais de qui Denfort la tenait-il ? Représentait-elle une rémunération ou devait-elle couvrir des dépenses ? C’est évidemment ce que les inspecteurs ont cherché à savoir en premier lieu.
  
  Coplan, les yeux fixés sur son supérieur, tira de sa poche un paquet de Gitanes, y préleva une cigarette et l’alluma.
  
  Le Vieux, par contagion, ressentit aussitôt la nécessité de fumer une pipe. Il s’interrompit, sélectionna une bouffarde parmi une dizaine d’autres, au fond d’un tiroir, puis il reprit tout en la bourrant :
  
  - Le numéro des billets remis par la banque à Michel Denfort avait été noté, afin qu’on pût les suivre à la trace. Il y en avait dix de cinq cents francs et une vingtaine de cent. Denfort, pris en filature dès qu’il a eu touché la somme, s’est rendu à pied rue de Seine. Une réunion devait se tenir là car on a vu entrer et sortir de la maison où il avait pénétré plusieurs individus aux cheveux outrageusement longs et à la dégaine farfelue. Vous voyez ce que je veux dire : des personnages en marge, aux têtes d’apôtres, qui peuvent être des partisans convaincus de la non-violence aussi bien que des révoltés portés aux pires actes de vandalisme et friands de batailles rangées...
  
  Coplan acquiesça, les traits neutres.
  
  - Je passe sur les péripéties, continua le Vieux. En fin de compte, il s’est avéré qu’il existait là un cénacle groupant des intellectuels extrémistes, dépourvus de ressources normales, et auxquels Denfort avait distribué l’argent. Pendant qu’on observait les agissements de certains d’entre eux - qu’on n’a pas tardé à revoir aux abords des Facultés ou parmi des ouvriers grévistes - on a resserré la surveillance autour de Denfort. Ce dernier, qui ne semblait fréquenter que des familiers du Quartier Latin, est cependant entré en relation avec un bonhomme d’une classe tout à fait différente : un Corse d’une bonne quarantaine d’années, habitant Nice, inconnu dans le Milieu, tirant officiellement ses revenus d’un laboratoire de parfumerie installé près de Grasse. Un monsieur...
  
  L’intonation sarcastique du Vieux, sur ce dernier mot, s’accompagna d’une mimique de dérision. Visiblement, la respectabilité de l’intéressé lui inspirait de séreux doutes. Il dit pourquoi :
  
  - Comme par hasard, cet honnête industriel fait de fréquents séjours en Suisse. Ce pays, vous ne l’ignorez pas, est une des plaques tournantes du commerce de l’or, licite ou clandestin. Bref, à tort ou à raison, la D. S. T. soupçonne ce Corse, appelé Petrotti, d’être le pourvoyeur de Michel Denfort. Voilà ce qu’il vous appartiendra de vérifier en premier lieu.
  
  Coplan souffla un long filet de fumée.
  
  Mentalement, il décortiquait ce que le Vieux venait de lui rapporter. Tout cela lui paraissait assez fragile et il l’avoua :
  
  - En somme, aucune charge précise ne pèse sur le jeune Denfort, si ce n’est de se montrer généreux avec des copains légèrement asociaux ? Par ailleurs, qu’il ait reçu ce lingot de Petrotti est une supposition gratuite, jusqu’à plus ample informé. N’estimez-vous pas que cette affaire est prématurément montée en épingle par nos collègues de l’Intérieur ?
  
  Le Vieux renifla, l’embout de son tuyau de pipe à proximité de ses lèvres.
  
  - Ha ! Je m’attendais à votre réaction, ricana-t-il. Eh bien non, je ne crois pas que ce soit du vent, pour employer le langage à la mode. Pourquoi la D. S. T. n’a-t-elle pas encore pu prouver que les foyers de sédition étaient alimentés de l’étranger ? Parce que les précautions des organisateurs sont bien prises, évidemment. Et ici, pourquoi le dossier n’est-il pas plus étoffé ? Parce qu’on ne peut ni appréhender ni interroger quiconque sans courir le risque de flanquer tout par terre. Nous nous trouvons dans la même situation... Je devrais dire " le même cercle vicieux ».
  
  - Quant à vous, vous êtes persuadé qu’il y a anguille sous roche ?
  
  - Plus que persuadé : convaincu ! De l’or dans les mains d’un type qui mène une existence miséreuse et qui, au surplus, rêve de détruire la société de consommation, ça se transforme toujours en explosif, Coplan... Je me méfie moins d’un gangster qui, après un gros coup, mène la vie à grandes guides. Pour l’ordre public, il est infiniment moins dangereux qu’un philosophe vivant dans une soupente et manipulant des fonds secrets. En l’occurrence, nous avons même une chance unique, figurez-vous...
  
  - Une chance ? Laquelle ?
  
  Goguenard, le Vieux laissa tomber :
  
  - Le rétablissement provisoire du contrôle des changes.
  
  - Je ne vois pas le rapport, avança Coplan, le front plissé.
  
  - Le voici : en temps ordinaire, l’or circule librement dans les pays du Marché Commun. Tout individu peut en emporter à l’étranger ou en ramener sans commettre un délit. En ce moment, ce n’est plus pareil : l’or doit être déclaré à l’entrée en France. Donc, les commanditaires de mouvements subversifs sont contraints de l’introduire frauduleusement dans le pays, ce qui nous permettrait éventuellement de les coincer.
  
  - Bon, dit Coplan. Mais alors, venons-en aux modalités pratiques. Vais-je devoir me coller comme une ombre à ce Petrotti ? Je présume que la D.S.T, s’en occupe déjà ?
  
  - Non, justement. Elle le laisse courir... Dans l’immédiat, vous n’avez qu’à rentrer chez vous et à attendre. Vous ne monterez en lice que lorsque Petrotti franchira de nouveau la frontière suisse. Un correspondant le prendra en charge là-bas dès que le passage du suspect aura été signalé et le gardera dans le collimateur jusqu’à votre arrivée. Ne quittez donc plus votre domicile et dormez auprès d’une valise toute prête.
  
  Il ricana derechef, ajouta :
  
  - Ça vous changera.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Arrivé à l’aéroport de Cointrin en fin d’après-midi, Coplan se fit conduire en taxi à l’hôtel Cornavin, situé à côté de la gare de Genève. Le temps était pluvieux, un vent frais venu du lac Léman balayait les rues grises de la ville helvétique.
  
  Quelques minutes après avoir pris possession de sa chambre, Coplan demanda à la téléphoniste de le mettre en communication avec le numéro qu’il lui cita. Quand le correspondant eut décroché, Coplan prononça :
  
  - Bonjour, Rappard. Ici Emile...
  
  - Ah... Vous avez fait bon voyage ?
  
  - Oui. Quelles sont les nouvelles ?
  
  - Eh bien ! je ne puis vous en donner pour l’instant. Notre ami est arrivé par la route ce matin et il est descendu au Bel Air. Nagel lui tient compagnie, mais il ne m’a plus appelé depuis trois heures. Sans doute se déplacent-ils constamment tous les deux.
  
  - C’est vraisemblable. Enfin, dans ces conditions, j’attendrai que vous me fassiez signe. Je me trouve au Cornavin, chambre 614.
  
  - Entendu. Je vous passerai un coup de fil dès que possible. A bientôt.
  
  Coplan raccrocha.
  
  Il jeta un coup d’œil par la fenêtre, observa un instant la circulation des voitures sur la place. En face, les enseignes de deux banques se détachaient sur les façades. Sur le trajet qui l’avait amené de l’aéroport, il en avait vu une dizaine, pour le moins.
  
  Genève n’était pas précisément une ville de villégiature. Touristiquement, elle n’avait rien qui pût attirer un Corse.
  
  Coplan laissa retomber le rideau. Il déballa ses affaires, fit marcher la radio. Il réprima un sourire en remarquant que le sous-main du papier à lettres de l’hôtel et la couverture de l’annuaire téléphonique portaient de la réclame pour l’Union des Banques suisses.
  
  Des heures s’écoulèrent, au cours desquelles Francis lut de la première à la dernière ligne l’exemplaire du journal la Tribune de Genève que la direction distribuait gratuitement dans toutes les chambres.
  
  Finalement, le téléphone sonna. Francis étendit le bras pour décrocher.
  
  - Emile ? C’est Rappard.
  
  - Quoi de neuf ?
  
  - Nagel vous attend au bar de l’Intercontinental, tout en haut de l’édifice. Vous connaissez ?
  
  - Non. Mais peu importe, je trouverai.
  
  - C’est le bar qui jouxte le restaurant, avec vue sur toute la ville. Nagel aura un numéro du New York Herald Tribune à côté de son verre.
  
  - Bon, j’y vais. Merci, Rappard.
  
  Il déposa le combiné, content de pouvoir sortir de son inaction.
  
  En taxi, il atteignit en dix minutes l’hôtel de style américain qui s’érigeait à quelque distance du centre, au-delà du parc de l’Ariana où s’érige le Palais de la dépendance européenne de l’ONU.
  
  Dans le vaste hall de l'Intercontinental, il dut emprunter l’escalator qui mène à la réception et aux ascenseurs. Un panonceau lui apprit que le restaurant était au 18e étage.
  
  Il déboucha dans un couloir à l’atmosphère feutrée, passa devant le vestiaire, pénétra dans un local où régnait une demi-obscurité, l’éclairage n’étant dispensé que par les chandelles posées sur les tables. Par la cloison vitrée, on apercevait en contrebas les lumières de la cité.
  
  Le bar, étroit et allongé, précédait une salle carrée, assez sombre également, où un orchestre agrémentait le repas des convives. Coplan n’eut aucun mal à repérer Nagel, assis seul près de la fenêtre, son journal américain bien en évidence. Il prit place en face de lui en déclarant :
  
  - Bonsoir, Nagel. Vous devinez, je suppose, que je suis Emile.
  
  L’homme était jeune, avec une figure ronde et un crâne presque chauve qu’entourait une bande de chevelure prolongée par d’épais favoris. Bien vêtu et l’air sérieux, il buvait un jus de fruits.
  
  Il posa sur Francis un regard scrutateur, puis son visage se détendit.
  
  - Ravi de vous voir, murmura-t-il. Je ne vous attendais pas si tôt.
  
  Coplan commanda un scotch à l’eau plate. Quand le garçon eut tourné le dos, il enchaîna :
  
  - Notre client est-il ici ?
  
  - Oui, il est en train de dîner. Tout seul.
  
  Francis, qui avait eu l’occasion de voir une photo de Petrotti, prise à la sauvette par un inspecteur de la D. S. T., ne se retourna pas.
  
  - A-t-il déjà rencontré quelqu’un ? s’informa négligemment Francis en exhibant son paquet de cigarettes.
  
  Nagel refusa d’un geste.
  
  - Il m’est impossible de vous le dire, avoua-t il. Je n’ai pas osé le suivre à l’intérieur des immeubles où il est entré.
  
  - Des maisons privées ?
  
  - Non. En début d’après-midi, après le déjeuner, il a passé plus d’une heure dans une succursale du Crédit Bernois. Ensuite il est allé au ciné, rue du Rhône. Après quoi, il a regagné son hôtel, pour en ressortir et venir ici il y a une bonne demi-heure. Peut-être a-t-il un rendez-vous ?
  
  - Nous verrons. Se sert-il de sa voiture pour ses déplacements ?
  
  - Il l’a fait dans la journée, mais ce soir il l’a laissée au garage de l’hôtel. Je vous signale que c’est une DS 21 bleu foncé, immatriculée...
  
  - J’ai son numéro de plaque. Bref, il ne semble pas avoir effectué de visites qui pourraient avoir un rapport avec ses activités commerciales ?
  
  - J’ai l’impression que non.
  
  Le garçon apporta un Cutty Sark, une carafe et un petit seau à glace. Après son départ, Nagel s’informa :
  
  - Que trafique-t-il, ce Petrotti ? Renseignements, devises ?
  
  - On le suspecte de trimbaler clandestinement de l’or. A propos, quand il a quitté la banque, était-il porteur d’une serviette ou d’une sacoche qui pouvait sembler lourde ?
  
  Nagel fit un signe de dénégation.
  
  - Il ne portait rien du tout.
  
  Perplexe, Coplan contempla un instant le panorama de la ville. En règle générale, un homme d’affaires en voyage est toujours muni d’une serviette ; il commence par vaquer à ses occupations puis, s’il lui reste du temps libre, il va éventuellement au cinéma. Petrotti renversait l’ordre des choses.
  
  Nagel murmura :
  
  - Maintenant, si vous le permettez, je vais me retirer. Un dernier point : en bas, au parking, une voiture est à votre disposition, une Opel Sprint gris clair avec plaque suisse. Voici les papiers et la clé de contact.
  
  Discrètement, il glissa une enveloppe à Coplan.
  
  Ce dernier la fit disparaître dans sa poche et articula :
  
  - Le programme de notre client ne paraît pas très chargé, en tout cas. Il repartirait dès demain que cela ne m’étonnerait pas. Votre voiture, puis-je l’utiliser pour rentrer en France, éventuellement ?
  
  - Certainement, pour autant que quelqu’un la ramène plus tard.
  
  Nagel acheva de boire son jus de fruits, serra la main de Coplan.
  
  - Heureux d’avoir pu vous rendre service, dit-il encore avec un sourire ambigu. Au revoir.
  
  Debout, il était plus petit qu’on ne l’aurait cru. Il mit son journal sous son bras et s’en alla vers le vestiaire.
  
  L’orchestre distillait allègrement de la musique de danse mélodieuse pour quadragénaires. Quelques couples étaient attablés dans le bar.
  
  Francis aurait volontiers cassé la croûte. Cependant, malgré la pénombre, il ne désirait pas se montrer dans la salle du restaurant. Il se rabattit sur les chips et les olives qui garnissaient deux soucoupes, vida son whisky et en commanda un autre, prit place sur le siège qu’avait abandonné Nagel.
  
  Il n’aperçut pas Petrotti. Celui-ci devait être assis dans un des angles de droite, lesquels n’étaient pas visibles de cet endroit-là.
  
  Coplan laissa encore passer un bon quart d’heure, puis il s’en fut à l’entrée du grill-room. Un maître d’hôtel s’empressa :
  
  - Une table, pour un couvert, monsieur ?
  
  - Non merci. Je cherche quelqu’un.
  
  Un rapide regard circulaire lui permit de distinguer le Corse. Celui-ci avait un profil avantageux de séducteur sur le retour, une chevelure grisonnante, ondulée, du plus noble effet. Toujours seul, il en était au plat principal : du poulet rôti.
  
  Francis fit demi-tour. Petrotti, c’était clair, n’attendait personne ici.
  
  Au bout d’un délai d’une vingtaine de minutes, pendant lesquelles il avait observé les nouveaux arrivants qui se dirigeaient vers le restaurant, Coplan décida de ne plus rester là. S’il attendait le départ de Petrotti, il risquerait d’être pris de court.
  
  Il paya ses consommations, emprunta l’ascenseur. Ensuite, l’escalator l’amena dans le hall. Se poster là, près d’une des vitrines, présentait aussi des inconvénients.
  
  Francis sortit de l’hôtel et gagna le parking. Il avisa l’Opel mentionnée par Nagel, s’en approcha en retirant de sa poche l’enveloppe qui renfermait les clés de la voiture.
  
  Il monta dans le cabriolet puis, ayant constaté qu’il ne pouvait apercevoir de là l’entrée du palace, il mit le contact et embraya afin de se garer à un autre emplacement.
  
  Il savait que le Vieux répugnait à utiliser, pour une surveillance de cet ordre, aux résultats problématiques, des correspondants domiciliés en Suisse, mais il ne put s’empêcher de songer que cette besogne banale, fastidieuse, aurait été assumée avec plus de facilité par un Genevois.
  
  Petrotti fit son apparition à dix heures moins le quart. Le portier appela pour lui l’un des taxis Mercedes alignés devant la façade. La générosité du pourboire que lui donna le Corse fut révélée par la hauteur à laquelle il souleva sa casquette galonnée.
  
  Le taxi vira sur l’esplanade cimentée, s’engagea prudemment dans l’avenue, puis la descendit vers le centre de la ville.
  
  Lorsque les feux rouges du véhicule eurent suffisamment rapetissé, Coplan se lança à sa poursuite. In petto, il souhaita que le Corse eût la bonne idée de rentrer au Bel Air et de se mettre au lit.
  
  Peu après, à une centaine de mètres d’intervalle, les deux voitures atteignirent le quai riverain du lac, bordé en cet endroit par des propriétés et des hôtels de style 1900. Le taxi enfila le premier grand pont menant au débarcadère du Jardin anglais. Francis, prévoyant que, de l’autre côté, la Mercedes s’engagerait dans un dédale de rues, accéléra légèrement pour rester dans son sillage.
  
  Le trajet ne fut pas long : le taxi s’immobilisa dans une voie en pente conduisant au cœur de la partie ancienne de la ville, à quelques mètres d’une boîte de nuit.
  
  Ayant stoppé lui-même près d’une église, Coplan vit entrer le Corse dans le cabaret.
  
  Si Petrotti y allait pour son agrément, il était capable de s’y incruster jusqu’aux petites heures.
  
  Francis vérifia s’il ne stationnait pas en infraction, puis il se gara plus correctement et descendit de voiture. Il y avait nettement plus de monde dans cette rue-là que dans celles du voisinage. A l’entrée du night-club, une affiche énonçait le programme du spectacle « Plaisirs de Paris " et les heures des deux représentations quotidiennes.
  
  A tout prendre, il serait plus agréable de tenir à l’œil le négociant en parfumerie à l’intérieur de l’établissement que de guetter sa sortie.
  
  Le premier show passant à onze heures, Francis jugea qu’il avait le temps d’aller croquer un sandwich aux environs.
  
  Lorsqu’il se fut hâtivement restauré, il revint à la boîte de nuit et y entra. Couloir étroit où deux girls très maquillées, déjà en costume de scène, bavardaient en riant, maître d’hôtel empressé qui précéda Coplan entre les tables, presque toutes occupées.
  
  Francis fut casé non loin du petit orchestre, près d’un guéridon qu’entouraient trois autres hommes, des étrangers en goguette, bien désireux de s’amuser. Un éclairage réduit, intime, laissait subsister des coins d’obscurité dans les angles de la salle. On y avait installé des couples.
  
  Petrotti était assis, tout seul, à une table pour deux placée contre une cloison, à l’opposé de la piste de danse ménagée au centre. Il fumait un cigarillo et regardait dans le vague, indifférent aux évolutions des amateurs qui se pressaient sur cet espace exigu.
  
  L’orchestre cessa bientôt de jouer, la lumière d’ambiance s’éteignit, la clarté blanche d’un projecteur délimita très exactement la piste et un haut-parleur annonça le début des attractions.
  
  Le brouhaha des conversations s’apaisa tandis qu’une musique mollement rythmée s’élevait, évocatrice de langueur et de suavité. L’apparition soudaine d’une très belle fille peu vêtue, aux longs cheveux noirs et à la plastique provocante d’une incurable pécheresse, mobilisa tous les regards.
  
  Une chorégraphie sommaire lui permit de se débarrasser gracieusement d’accessoires vestimentaires superflus, et elle révéla aux spectateurs fascinés toute la perfection de ses seins opulents, la minceur sinueuse de sa taille et la troublante mobilité de sa croupe, supportée par des cuisses admirables.
  
  Au gré d’une mélodie dont le rythme s’accélérait insidieusement, elle mima la naissance du désir qui l’envahissait, ses mains courant le long de sa chair, épousant le contour de ses hanches, de sa poitrine et de ses épaules.
  
  Coplan ne détestait pas ce genre d’exhibition. La vue d’un beau corps féminin lui apportait toujours une émotion esthétique plus vive que la contemplation d’une œuvre d’art, fût-elle sublime. Il ne s’en cachait d’ailleurs pas, dût-il passer aux yeux de certains pour un personnage inculte et barbare. Mais il ne perdait pas pour autant son sens critique, ni son humour, ni la notion des réalités immédiates.
  
  C’est pourquoi ses yeux, attirés par les mouvements licencieux de la strip-teaseuse, se reportèrent néanmoins à intervalles réguliers vers l'endroit où se trouvait le Corse.
  
  Ainsi vit-il prendre place sur la chaise vacante un homme fortement charpenté dont les traits, à cette distance et dans cette pénombre, étaient indiscernables. Une chose, pourtant, était sûre : le nouveau venu et Petrotti se connaissaient. Ils échangèrent quelques mots de bouche à oreille aussitôt après que l’arrivant se fut assis.
  
  Il était difficile de juger si la fille était possédée du démon ou si une autre créature immatérielle lui faisait subir d’aimables outrages. Quoi qu’il en fût, elle paraissait se prêter avec ivresse aux caprices d’un partenaire invisible. Debout, les jambes écartées, le buste ployé et les mains agrippées à une barre horizontale, elle ondulait des reins, puissamment, le masque imprégné d’une intense concentration. La répétition constante de cette impulsion houleuse, faite d’offrandes et de dérobades alternées, pendant d’interminables secondes, finit par créer chez les spectateurs une tension qui confinait à l’envoûtement.
  
  Petrotti et son voisin semblaient toutefois ne pas être gagnés par le sortilège. Ils continuaient de se chuchoter des paroles et n’accordaient que de fugitifs regards à l’artiste, laquelle atteignait, après d’ultimes spasmes, une extase éperdue qui la fit s’écrouler d’un bloc, engloutie par des ténèbres soudaines.
  
  Le projecteur se ralluma, l’illuminant alors qu’elle était déjà relevée et qu’elle saluait le public enthousiasmé, prodigue d’applaudissements.
  
  Elle s’enfuit, fut remplacée par une jeune femme mince, flexible, à l’allure sophistiquée. Un long fume-cigarette à la main, l’expression désinvolte, habillée d’un corsage élégant et d’une jupe fendue jusqu’à la hanche, dont l’échancrure dévoilait le galbe parfait d’une jambe gainée d’un bas noir retenue par une jarretelle, cette aguichante séductrice commença par faire un tour de piste en adoptant un air plein de sous-entendu.
  
  Comblés d’aise, les assistants guettèrent l’instant fatidique où elle allait se dépouiller d’un costume jugé, encore, trop austère, et dévoiler à chacun les parties les plus précieuses de son anatomie.
  
  Coplan, bien qu’entraîné à la lecture sur les lèvres de phrases que la distance rendait inaudible, ne parvenait pas à saisir le moindre des propos que tenaient successivement Petrotti et son compagnon. Il en vint pourtant à suspecter ce dernier d’être un Américain, en raison de sa mise et d’un certain laisser-aller dans ses attitudes.
  
  La conversation devait être importante, eu égard au manque d’intérêt des deux hommes pour les charmes incontestables que la fille démasquait avec une merveilleuse sérénité, au son d’un accompagnement musical discret.
  
  Francis ramena son attention sur elle, alors qu’elle s’étendait à plat ventre sur un tapis de fourrure et qu’elle se mettait à fumer, appuyée sur ses coudes, en remuant rêveusement sa croupe laiteuse, d’une délicate rotondité. Ce manège dont la signification n’échappait à personne suggérait évidemment une pénible frustration charnelle, mais il était vraisemblable que la jeune femme, en exécutant ce numéro libertin, songeait à des choses très ordinaires, complètement dénuées d’érotisme.
  
  Intrigué par la rencontre de Petrotti avec cet inconnu (elle n’était par fortuite, cela se devinait) Coplan se posa des questions tout en observant avec une fixité flatteuse les ondulations félines du bas du dos de la jolie dévergondée.
  
  Devait-il tenter d’identifier l’interlocuteur du Corse ou, vaille que vaille, coller aux talons de celui-ci pour épier la moindre de ses démarches ? Dilemme épineux, comme il s’en produit chaque fois au début d’une surveillance.
  
  Même quand l’éclairage normal serait rétabli après les attractions, Coplan devrait renoncer à prendre une photo des deux personnages : il était trop éloigné d’eux et ne pouvait opérer sans que cela se remarquât.
  
  La nymphe aux bas noirs et à la chair nacrée parvint au sommet de l’excitation quand, ayant roulé sur le dos, elle succomba à ses phantasmes. Puis elle s’abîma, épuisée, dans une feinte somnolence.
  
  Un roulement de tambour suivi d’un coup de cymbale la fit sauter sur ses pieds. Souriante, elle salua dans toutes les directions et prit la fuite en offrant une dernière, et appétissante, vision de la face arrière de sa troublante académie.
  
  Arrivant en trombe, chapeautées, jupons relevés jusqu’au ventre, les danseuses du French Cancan s’emparèrent de la piste avec une fougue endiablée. Alliant la coquinerie à la gouaille, elle montrèrent leurs talents à tour de rôle aux sons joyeux d’un air d’Offenbach, électrisant le public qu’avait médusé le numéro précédent.
  
  Coplan, jugeant que ceci devait marquer la fin de la première partie du spectacle, s’esquiva en douceur.
  
  Il déboucha dans la rue, la figure balayée par une rafale de vent frisquet, et regagna son Opel d'un pas désœuvré.
  
  Il n’avait pas encore pris de décision. Dans de pareilles circonstances, c’étaient les événements qui devaient guider son choix.
  
  Au volant, il alluma une cigarette, les yeux dirigés vers la sortie du cabaret.
  
  Sans nul doute, Petrotti n’était pas venu dans ce night-club avec l’intention de se rincer la rétine. Son manque de curiosité pour les sémillantes effeuilleuses du programme eût été incompréhensible s’il n’avait eu un sujet de préoccupation moins frivole. Mais, habituellement, ce n’est pas dans le cadre enfumé et bruyant d’une boîte de nuit qu’on traite des affaires licites.
  
  De quelle nature pouvait être le lien qui unissait ce quinquagénaire avantageux et fortuné à un jeune mystique épris de bouleversements sociaux ?
  
  Du temps passa. Des gens sortaient du cabaret, des noctambules indécis y faisaient une incursion, encouragés par les bonnes paroles du portier.
  
  Il était minuit et demi quand Petrotti parut sur le seuil de l’établissement. Non accompagné du type américain qui l’y avait rejoint.
  
  En une seconde, Francis prit son parti : Il s’assurerait d’abord si le Corse rentrait à son hôtel, puis il reviendrait et, avec un peu de chance, il pourrait suivre ensuite l’Américain en vue de réunir quelques renseignements sur lui.
  
  Petrotti grimpa dans le taxi qu’avait hélé le portier.
  
  L’Opel démarra peu après. Coplan ignorait où se trouvait l’hôtel Bel Air. S’il l’avait su, il aurait compris tout de suite que le Corse n’envisageait pas d’aller se coucher prochainement, car le taxi redescendit vers le lac et emprunta le pont qui le surplombait, comme pour retourner vers l’intercontinental. Mais ensuite, sur l’autre rive, il remonta une large artère menant à la gare de Cornavin, s’engagea sous le tunnel qui passe sous les voies et continua vers la banlieue résidentielle.
  
  Au terme de son parcours, la voiture s’arrêta dans une avenue boisée, bordée de maisons basses entourées de pelouses.
  
  Petrotti descendit, marcha vers la porte d’une de ces demeures et appuya sur le bouton de sonnerie. De la lumière filtrait entre les rideaux d’une des pièces, en dépit de l’heure tardive.
  
  Quelqu’un vint ouvrir et le visiteur pénétra dans la maison.
  
  Au coin d’une voie transversale, Coplan cala le frein à main puis, pensif, il se gratta la joue.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Le secteur était rigoureusement désert. Les lampadaires publics éclairaient les longues perspectives d’avenues où ne stationnaient même pas des voitures.
  
  Veillant à ne pas troubler le calme de la nuit, Coplan remit son Opel en marche, vira dans l’artère qu’avait enfilée le taxi pour déposer son passager, alla s’arrêter une trentaine de mètres au-delà du cottage où s’était rendu Petrotti. Puis, après un regard circulaire, il mit pied à terre, revint vers la maison.
  
  Foulant le tapis de gazon, il s’approcha de la fenêtre masquée par les rideaux. Impossible de voir à l’intérieur, mais cela importait peu.
  
  Coplan préleva dans sa poche une sorte de crayon équipé d’une ventouse en caoutchouc, assez semblable aux fléchettes qu’un pistolet à ressort peut propulser vers une cible. Il colla la ventouse sur le carreau, déplaça sur la tige un minuscule onglet d’allumage, puis il regagna tranquillement sa voiture.
  
  Lorsqu’il eut pris place sur la banquette arrière, il se munit d’un briquet laqué noir qu’il appliqua contre son oreille. Ce récepteur miniaturisé, réglé sur la fréquence d’émission du crayon, captait les sons recueillis par la ventouse, celle-ci transformant la vitre de la fenêtre en une énorme membrane de micro piézo électrique.
  
  La grande sensibilité de ce dispositif avait des inconvénients : il amplifiait aussi bien les vibrations communiquées aux murs par le fonctionnement du chauffage à mazout que celles, imprimées à la fenêtre, par la plus légère brise. Mais, en dépit de ces bruits de fond d’une tonalité ronronnante, le micro-émetteur retransmettait également, avec une fidélité stupéfiante, les propos qui se tenaient dans la pièce.
  
  Deux organes masculins et une voix féminine participaient à la conversation. Francis entendit :
  
  - Non, je préfère m’en tenir au whisky. Autant d’eau que d’alcool, Lina.
  
  - Un glaçon ?
  
  - Un petit... Incidemment, ce déshabillé vous va à ravir. Est-ce votre tenue habituelle pour recevoir ?
  
  - Allons, Bruno, ne recommencez pas à taquiner mon mari. Vous savez bien qu’il est jaloux comme un tigre.
  
  - Encore ? Eh bien, je le plains ! Je l’avais pourtant prévenu avant qu’il vous épouse. Et je me suis souvent demandé si, au fond, votre... légèreté ne l’avait pas aiguillonné.
  
  Une voix bougonne intervint :
  
  - Ne revenons pas là-dessus, Bruno. Je croyais pouvoir l’amender, en quoi je me suis trompé. Je parviens à fermer les yeux sur ses incartades parce que je ne peux me passer d’elle, mais si c'était à refaire... Je ne me doutais pas que, par son entremise, vous me mettriez le grappin dessus à ce point.
  
  - Voyons, Gérald. Avez-vous tant de raisons de le regretter ? Elle est à vous toutes les nuits, non ? Ça n’a pas de prix, ça !... De plus, admettez que je ne vous mobilise pas trop souvent.
  
  - Peut-être, mais cette histoire me plaît de moins en moins. J’ai une position assise, de belles relations, amplement de quoi vivre, et risquer tout cela sur un coup de dé, à chaque passage, m’ennuie prodigieusement, vous pouvez me croire !
  
  - Bon, d’accord. Mais, d’une part, la preuve est faite que le risque n’est pas grand : vous avez déjà passé une demi-douzaine de fois sans le moindre pépin. D’autre part, ces petits voyages vous rapportent gros, vous ne le nierez pas. Et enfin, vous avez franchi le point de non-retour, faut-il vous le rappeler ?
  
  Un silence régna. Prolongé, tendu.
  
  - Combien de lingots aurai-je à transporter cette fois-ci ?
  
  - Ah ! je vois que vous revenez à de meilleurs sentiments. Il y en aura quatorze.
  
  - Quand ?
  
  - Dans quatre jours. J’ai vu Jarvis ce soir. Vous devrez passer à son hôtel vendredi, à trois heures de l’après-midi. Il donnera un coup de téléphone à son homme de confiance, dans le Midi, et vous remettra les lingots s’il reçoit un avis favorable. Cet avis sera favorable, bien entendu.
  
  - Où devrai-je vous livrer l’or ?
  
  - A mon usine de Grasse. Sans trop vous dépêcher, vous pourriez y arriver vers minuit.
  
  - A quel hôtel Jarvis est-il descendu ?
  
  - A l'Ambassador, au quai des Bergues.
  
  Nouvelle pause.
  
  - M’accompagneras-tu ? s’informa le nommé Gérald.
  
  - Oh ! non, ça me fiche le trac, rétorqua la femme.
  
  - Ça t’arrange, hein, que je m’en aille pendant quarante-huit heures ? Tu vas encore aller te balader.
  
  - Mais non, mon chéri. Tu te fais toujours des idées. Un accident peut m’arriver, comme à toutes les femmes, mais tu sais que je n’ai pas d’amant.
  
  Gros ricanement, puis :
  
  - Vous l’entendez, Bruno ? La vertu personnifiée !... Regardez-la : vautrée, l’air innocent et si bien drapée dans son déshabillé qu’aucun de ses avantages n’est dissimulé ! Elle ne va pas rater l’occasion, puisque vous êtes là.
  
  - Bah ! nous sommes de vieux amis. Elle ne m’offusque pas, bien au contraire. Je ne suis jamais fâché de venir chez vous, Gérald. Lina est cent fois plus excitante que ces filles que j’ai vues tout à l’heure, dans leurs numéros de strip-tease. Et elle, au moins, ne fait pas de chiqué.
  
  - Parbleu ! Avec vous, elle a des excuses, censément... Je suis obligé d’accepter. Mais je n’ose plus recevoir ici un homme seul : elle s’empresse de l’émoustiller par tous les moyens imaginables. C’est un vice.
  
  - Oh ! toi, ne joue pas au pudibond. Tu as amené exprès des types ici.
  
  - Pour voir jusqu’où tu pousserais le cynisme, uniquement.
  
  - Eh bien ! tu aurais dû être édifié dès la première fois, non ? Tu n’as rien empêché, et ton invité, te croyant parti, n’a été que trop heureux de m’être agréable. Il faut croire que l’expérience ne t’avait pas semblé concluante, puisque tu as encore voulu me mettre à l’épreuve par la suite.
  
  - Cessez donc de vous chamailler. Lina, servez-moi un autre whisky. Je ne pensais pas m’attarder mais, décidément, je vous trouve bien séduisante dans cette robe en filet. Qu’un simple ruban ne la tienne fermée qu’à la taille est pour le moins audacieux.
  
  - Ce l’est trop, ne pensez-vous pas ? Je ne peux pas faire un mouvement sans que les échancrures du haut et du bas s’élargissent. Avec ce déshabillé, je devrais porter un slip et un soutien-gorge du même tissu noir.
  
  - Elle ne s’en était pas aperçue jusqu’à maintenant, railla Gérald. Ce genre d’oubli est fréquent, chez elle. Bon, j’ai compris. Je ferais mieux d’aller me coucher. Bruno, quand vous aurez besoin d’un taxi, Lina l’appellera par téléphone. Donc, c’est bien convenu : vendredi, Ambassador, quinze heures ?
  
  - D’accord.
  
  - Dors bien, mon chéri.
  
  - Et toi, ne fais pas trop de bruit !
  
  Un pas lourd ébranla la pièce, puis une porte fut refermée sans douceur. Il y eut quelques secondes de silence, suivies d’un petit rire étouffé.
  
  Coplan, dans sa voiture, l’appareil toujours appuyé à son oreille, se détourna pour observer la maison par la lunette arrière. Il vit s’allumer un plafonnier dans la pièce qui était contiguë à la salle de séjour.
  
  En lui, une satisfaction sardonique le disputait à l’étonnement.
  
  Il avait recueilli des informations si diverses qu’il ne démêlait pas encore clairement toutes les déductions qu’on pouvait en tirer ; mais un élément capital en ressortait : Jarvis, l’Américain, était le fournisseur d’or de Petrotti.
  
  Des sons chuchotés aiguisèrent à nouveau l’attention de Francis.
  
  - Il n’a pas encore réussi à s’affranchir de toi ?
  
  - Lui ? Aucune autre femme ne pourrait éveiller sa virilité. Il a beau se débattre, il sait que personne ne comprendrait mieux que moi ses désirs profonds, ni ne mettrait autant de complaisance à lui faire plaisir.
  
  - En somme, tu n’es pas tellement mécontente ?
  
  - C’est ce qui pouvait m’arriver de mieux. Tu te rends compte : mariée, riche, libre... Je m’amuse encore plus que lui ! Mais dis donc, je te plais drôlement, à ce qu’il me semble.
  
  - J’avais hâte de t’avoir contre moi.
  
  - Ça te rajeunit ?
  
  - Pas la peine de le nier.
  
  Le chauffage de la maison cessa tout à coup de fonctionner, la température ayant atteint le degré correspondant au réglage du thermostat. La vibration des murs et de la fenêtre s’interrompit et une paix absolue régna quelques instants.
  
  La lumière s’était éteinte dans la chambre où Gérald s’était replié. Essayait-il d’entendre ce que se disaient sa femme et le Corse ?
  
  Coplan songea qu’il n’en apprendrait guère davantage en prolongeant son écoute, Lina et Petrotti semblant se consacrer désormais à des occupations plus intimes.
  
  - Aaah... Sauvage ! bégaya la voix féminine. Tu me serres trop...
  
  - Je ne vais pas m’en priver, non ? C’est toi qui l’as voulu.
  
  - Non, je t’en prie... Sens comme je t’aime. Ne sois pas si pressé...
  
  - Je te connais, ma petite.
  
  Il n’y eut plus que deux respirations saccadées puis, inopinément, une accalmie.
  
  - Cesse de remuer, bon sang !
  
  - Ça te déplaît, chéri ?
  
  - Méfie-toi, tu vas le payer cher.
  
  - Je l’espère bien.
  
  Des cris aigus s’échappèrent de la bouche de la femme, atteignirent un paroxysme et s’achevèrent en un long gémissement épuisé.
  
  Peu après, Petrotti se racla la gorge.
  
  - Je repars demain matin, malheureusement, prononça-t-il. On ne se voit plus souvent, tout compte fait.
  
  - Veux-tu que j’accompagne Gérald à Grasse ?
  
  - Non.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que je préfère que tu te tiennes à l’écart de Jarvis. Il serait capable de te kidnapper et de t’emmener à New York.
  
  - Deviendrais-tu jaloux ?
  
  - Non, mais ça m’obligerait à chercher un autre passeur que Gérald, et ça m’ennuierait.
  
  - Ce que tu es sentimental, Bruno.
  
  - Ni plus ni moins que toi, ma jolie. C’est peut-être pour ça que nous nous entendons si bien.
  
  - Tais-toi, tu n’es qu’un sale type. Et un lâcheur. Tu ne vas pas t’en aller déjà, j’espère ?
  
  - Je devrai me lever tôt.
  
  - Sans blague, tu prends de l'âge... Gérald sera déçu. Reviens près de moi, mon gros.
  
  Coplan coupa le contact, fourra le mini-récepteur dans sa poche et ressortit de la voiture pour récupérer en vitesse l’appareil de retransmission attaché à la vitre.
  
  Plutôt éberlué par les dialogues qu’il avait surpris, il n’en retenait que les indications primordiales. Savoir comment il allait les utiliser donnait matière à réflexion.
  
  Revenu à l’Opel, il démarra doucement et reprit le chemin de la gare.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, Coplan ne quitta pas Genève.
  
  Grâce à l’adresse du cottage, qu’il avait notée la veille, et par l’annuaire téléphonique donnant le classement des abonnés par rues, il parvint à obtenir le nom du couple auquel le Corse avait rendu visite : M. et Mme Chardon.
  
  Que Petrotti eût pris barre sur un individu faible, mou et veule comme Gérald Chardon, pour éviter de se compromettre lui-même dans le transport de l’or d’un pays à l’autre, était dans l’ordre des choses.
  
  Mais que représentait Jarvis ?
  
  C’était indubitablement à Genève que celui-ci acquérait le métal jaune, la détention de pièces et de lingots étant interdite aux citoyens américains. Avec quel argent l’achetait-il ?
  
  A priori, il semblait impensable qu’un réseau ou un service secret des États-Unis eût reçu pour mission de subventionner des agitateurs en France.
  
  Enfin, pourquoi fallait-il que Jarvis ait une conversation téléphonique avec un homme de confiance avant de remettre les lingots à Gérald Chardon ? A quel sujet attendait-il de lui un avis favorable ?
  
  S’agissait-il d’un contrôle de l’usage qu’avait fait Petrotti de la livraison précédente ?
  
  Dès maintenant, il devenait possible de casser le trafic, mais ce serait sans grand profit.
  
  Tenté de communiquer au Vieux les résultats de sa filature, Coplan décida cependant de ne pas le faire. C’était prématuré.
  
  L’incroyable scène qui s’était déroulée chez les Chardon continuait de lui trotter dans la tête. Croyant au début qu’il allait capter des propos de caractère politique, il avait été frappé d’autant plus par le comportement de chacun des membres du trio : aucun n’avait fait une allusion, même voilée, aux raisons qui motivaient le déplacement de l’or entre Genève et Grasse.
  
  Un détraqué, une nymphomane et un maître chanteur.
  
  Singuliers complices, pour une entreprise de subversion !
  
  Méthodique, Coplan se mit en devoir de réunir plus d’éléments d’information sur tous ces protagonistes. Pour cela, il se posta tout d’abord, en fin de matinée, à proximité du domicile des Chardon, avec un appareil photographique muni d’un téléobjectif.
  
  Tapi dans l’Opel, il put réaliser les clichés qu’il désirait : il saisit au vol Lina, alors qu’elle rentrait chez elle après avoir fait des courses, peu avant midi. Puis Gérald, lorsque celui-ci vint déjeuner.
  
  Il s’était fait d’eux une image inexacte, la nuit précédente, quand il avait écouté leur conversation avec Petrotti. La femme, qu’il s’était imaginée brune et aux formes généreuses, était en réalité blonde, svelte et plutôt de petite taille. En voyant son visage angélique, personne n’aurait pu se douter que ses appétits sensuels et son cynisme la rangeaient, indubitablement, dans la catégorie des êtres pervers. Elle avait même une distinction qui devait dissuader les hommes peu psychologues de lui faire des avances.
  
  Gérald Chardon ne s’écartait pas autant de l’apparence que Coplan lui avait attribuée : grand, de forte corpulence, portant des lunettes, il avait les traits ingrats d’un individu perpétuellement soucieux. Son faciès révélait, à un œil exercé, qu’il était la proie de penchants inavouables.
  
  Coplan prit aussi une photo de sa voiture, une Fiat 1800 beige clair.
  
  Ensuite, il quitta ce quartier résidentiel et regagna le centre de la ville, où il entama, au quai des Bergues, une surveillance de l’entrée de l’hôtel Ambassador.
  
  A six heures du soir, alors que tombait le crépuscule et que l’affaiblissement de la lumière du jour rendait aléatoire la qualité de photos prises à distance, Coplan renonça à guetter l’apparition de l’Américain.
  
  Il porta son film à développer dans un magasin de la rue du Mont-Blanc, bien qu’il n’eût utilisé qu’une partie des vingt négatifs de la bobine, et acheta un autre film. Le marchand lui garantit qu’il aurait les épreuves dans les vingt-quatre heures.
  
  Un plan d’action commençait à se dessiner dans l’esprit de Coplan.
  
  Il commença à le mettre en application le mercredi, c’est-à-dire l’avant-veille du jour où Gérald Chardon devait emporter clandestinement en France les quatorze lingots destinés à Petrotti.
  
  D’une cabine publique réservée pour les communications avec l’étranger, à la Poste centrale, il appela un correspondant parisien qui, dans les minutes suivantes, retransmettrait au Vieux le contenu de ses déclarations.
  
  - Allô, Gerbaut ? Francis Dixhuit à l’appareil. Je vous téléphone de Genève.
  
  - Bien, je vous écoute.
  
  - Voici : plusieurs choses devraient être faites. Primo : il y aurait lieu de prendre en charge un nommé Jarvis, de nationalité américaine, logeant actuellement à l’hôtel Ambassador. Ce particulier va quitter la Suisse pour New York vendredi ou samedi, et je ne puis m’occuper de lui personnellement. Il faudrait le garder à vue aux États-Unis et rassembler le maximum de renseignements sur lui. Vous notez ?
  
  — Je vous enregistre sur magnétophone.
  
  - Alors je continue... Secundo : avertir l’Inspection des Douanes qu’un certain Gérald Chardon franchira vendredi la frontière franco-helvétique, soit par Saint-Julien, soit par Annemasse, en venant de Genève. Il circule à bord d’une Fiat 1800 immatriculée 254 G 38, plaque du Canton de Genève. Cet homme transportera un chargement d’or, illégalement. Maintenant, soulignez ceci, qui est le plus important : des instructions doivent être données aux douaniers pour qu’ils laissent passer sans examen la voiture et le conducteur.
  
  - Ah ! bon ? On ne devra pas l’épingler ?
  
  - Non, et j’insiste là-dessus : il ne doit être inquiété en aucune manière. Si, par hasard, un douanier s’avisait que Chardon « passe » des lingots, et s’il l’interceptait, cela pourrait avoir des répercussions extrêmement fâcheuses. Que des ordres très stricts soient donc communiqués aux agents des Douanes qui seront de service dans ce secteur entre trois et cinq heures de l’après-midi, moment probable où l’intéressé entrera sur notre territoire.
  
  - Le nécessaire sera fait, comptez-y. Autre chose encore ?
  
  - Oui. Le même jour, à partir de quinze heures, les lignes téléphoniques de l’usine dont Bruno Petrotti est propriétaire, aux environs de Grasse, devront être branchées sur la table d’écoute, et cela jusqu’au matin suivant. Je demanderai plus tard d’entendre l’enregistrement des conversations qui se seront tenues au cours de la nuit.
  
  - Vous n’avez pas la dénomination exacte et l’adresse de cette usine ?
  
  - Non, mais on les possède au Service, dans le dossier Petrotti.
  
  - Tout marche normalement pour vous ?
  
  - Ça va... Peut-être arriverai-je à Paris samedi ou dimanche. Salut, Gerbaut.
  
  Ayant ainsi disposé quelques pièces sur l’échiquier, Coplan estima qu’il avait le droit de vivre en parfait touriste pendant les prochaines quarante-huit heures.
  
  Il n’omit pourtant pas d’expédier à Paris, sous pli urgent, les photos des trois personnages qu’il avait placés dans sa galerie des manipulateurs d'or.
  
  
  
  
  
  Le vendredi après-midi, au moment même où Chardon pénétrait à l’hôtel Ambassador, Coplan sortit de son Opel, à quelques pas de la maison où résidait le convoyeur.
  
  Il appuya sur le bouton de sonnerie. Lina vint ouvrir, la mine étonnée.
  
  - Bonjour madame, dit Francis en fixant sur elle un regard teinté de bonhomie. Pourriez-vous m’accorder quelques minutes ? Je suis envoyé par Bruno.
  
  - Ah ? fit-elle, interloquée, et aussi favorablement impressionnée par la prestance du visiteur. Mais oui, entrez donc.
  
  Elle était en toilette de ville, élégante, maquillée avec discrétion, comme si elle s’apprêtait à sortir... et à justifier les appréhensions qu’avait exprimées Gérald lors de son entretien avec le Corse.
  
  Coplan fut introduit dans la pièce où, précisément, s’était déroulée l’entrevue à trois, et ce ne fut pas sans curiosité qu’il examina le décor.
  
  Un somptueux canapé, long, large et profond, en cuir clair, sur lequel cinq personnes eussent pu s’asseoir côte à côte, occupait tout le pan du mur sous la baie vitrée qui éclairait cette salle de séjour. Sur le sol, une épaisse moquette imitant de la fourrure accentuait la sensation de luxe que dégageait l’ensemble de l’ameublement : deux fauteuils de même style que le canapé, une magnifique armoire chinoise en ébène incrusté de nacre, une table basse en bronze doré, au-dessus de marbre, et deux grands vases de Sèvres posés sur le manteau du feu à l’âtre.
  
  Si le miroir Louis XV qui était accroché au mur, face au canapé, était d’une belle facture, on ne pouvait toutefois en dire autant des toiles, d’un modernisme agressif et aux coloris très soutenus, qui complétaient la décoration.
  
  - Prenez place, invita la maîtresse de céans d’un ton plus enjoué, en montrant un des fauteuils tandis qu’elle s’installait sur les coussins du long siège à dossier capitonné. Je vous signale cependant que si le message de Bruno est destiné à mon mari, vous arrivez trop tard : Gérald est parti depuis plus d’une demi-heure.
  
  - Oui, je le sais, dit Coplan, confortablement affalé. En réalité, je ne viens pas de la part de Bruno. Je désirais vous voir en tête à tête pour bavarder à bâtons rompus. Vous ne m’en voulez pas de ce petit subterfuge, j’espère ?
  
  Lina, qui s’était déjà croisé les jambes en levant très haut le genou qu’entouraient ses mains entrelacées, contempla son hôte avec une légère perplexité.
  
  - Puis-je savoir qui vous êtes ? s’enquit-elle.
  
  - Ceci est tout à fait secondaire, assura Coplan d’un air affable. Mettons que je sois un de vos admirateurs... Jaloux de vos relations et souhaitant d’en apprendre un peu plus sur certaines d’entre elles. Jarvis, par exemple.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Un silence plana.
  
  La jeune femme examinait Coplan, lequel soutenait son regard en affichant un demi-sourire ambigu. On eût dit que Lina était partagée entre le désarroi qu’avait provoqué en elle les paroles de son visiteur et l’intérêt qu’elle portait à cet échantillon des vertus masculines.
  
  - Jarvis ? dit-elle enfin. Pourquoi vous intéressez-vous à lui ?
  
  - Parce que cet heureux homme est en mesure de remettre à votre époux une belle quantité d’or destinée à Bruno Petrotti, répondit Francis, pleinement conscient de mettre les pieds dans le plat et de déclencher un mécanisme irréversible.
  
  Lina réfléchit, ses mains nouées autour de son genou rapprochant encore celui-ci de son buste, observant les yeux de Coplan pour voir s’ils étaient attirés par les jambes qu’elle exhibait généreusement. Mais ils restaient posés sur son visage, attentifs, interrogateurs.
  
  - Je ne connais Jarvis que de nom, déclara-t-elle. Vous semblez en savoir plus que moi à son sujet.
  
  - J’en doute. Vous devez bien avoir reçu quelques indications par Bruno, étant donné l’intimité de vos rapports. Ceux-ci ne datent d’ailleurs pas d’hier, pour autant que je sache.
  
  Lina ne put réprimer une petite crispation de ses lèvres. Les assertions tranquilles de son interlocuteur la désarçonnaient, et elle devinait qu’elle ne se débarrasserait pas de lui en opposant de simples dénégations.
  
  Coplan, tout en l’enveloppant toujours de son regard faussement benoît, s’avoua qu’elle était extrêmement attirante. Ses grands yeux bleus, la douce fraîcheur de sa peau et l’harmonie des lignes de son corps aux proportions heureuses auraient suffi à la rendre désirable, si sa propension intérieure à s’offrir à la convoitise des hommes n’avait encore amplifié mystérieusement son sex-appeal.
  
  Crut-elle déceler en lui une faille ? L’instinct des femmes est, à cet égard, d’une perspicacité redoutable.
  
  Elle déclara :
  
  - Je regrette que vous soyez venu chez moi pour me parler de cet Américain dont je ne puis rien dire, mon cher monsieur. Allez donc vous renseigner auprès de Bruno, il est beaucoup plus qualifié que moi. Cela dit, puis-je vous proposer de prendre un verre ? Porto, whisky, liqueur ?
  
  - Volontiers. Ma préférence va au whisky.
  
  Elle quitta le canapé, d’un gracieux élan des hanches, et alla vers le meuble chinois, ouvrit les deux battants du haut. Sa robe courte modelait à ravir une chute de reins splendidement galbée, aux éloquentes courbures.
  
  - Je suppose que Jarvis ne procure pas de l’or à Bruno par pure philanthropie ? reprit Coplan tandis qu’elle amenait deux verres et une carafe en cristal. Que paie-t-il avec ces lingots ?
  
  - Du parfum de contrebande, je crois, émit Lina d’un ton détaché en versant le scotch. Pourquoi cela vous tracasse-t-il ?
  
  Francis cilla. Il s’enquit :
  
  - Depuis combien de temps dure ce trafic ?
  
  - Un an à peu près.
  
  - Époque à laquelle remonte votre mariage avec Gérald ?
  
  - En effet. Voici votre verre.
  
  Coplan accepta, fit le geste de trinquer, but une gorgée d’alcool en même temps que son hôtesse, restée debout.
  
  - Quelle quantité d’or Gérald a-t-il trimbalée au profit de Bruno, depuis cette date ? demanda-t-il encore.
  
  - Même approximativement, il me serait difficile de l’évaluer... L’un dans l’autre, Gérald accomplit un voyage par mois, et il peut transporter au maximum vingt-cinq kilos en une fois. Mais ça varie. Parfois, il n’emporte que la moitié.
  
  La franchise désinvolte de Lina commençait à déconcerter Coplan. Était-elle inconsidérée, sotte, ou bien le menait-elle en bateau avec un aplomb remarquable en mélangeant le vrai et le faux ?
  
  Elle vint se rasseoir, détendue, son verre dans la main, et adressa un sourire mutin à l’inconnu qui la détaillait.
  
  - Êtes-vous satisfait ? s’informa-t-elle, sans qu’on sût exactement à quoi se rapportait sa question.
  
  - Jarvis est-il le seul à fournir de l’or à Bruno ?
  
  - Ça, je l’ignore. Mais, à ma connaissance, Gérald n’a jamais dû prendre des lingots chez quelqu’un d’autre. Vous savez, vous me seriez infiniment plus sympathique si vous consentiez à parler d’autre chose. Je n’ai pas l’impression que vous êtes toujours aussi distant avec les femmes. Me trouveriez-vous laide, par hasard ?
  
  - Bien loin de là ! Et cela complique ma tâche, car j’ai l’intention de ne pas dévier des objectifs que je m’étais assignés, malheureusement. Vous avez été mêlée à ce commerce de contrebande dès l’origine, vous avez aidé Bruno à mettre votre mari sous sa coupe, donc par l’un ou par l’autre vous êtes au courant de tout. C’est une position qui pourrait devenir dangereuse... Madame Chardon, si vous tenez à ne pas être impliquée, le jour où ce trafic clandestin aura des suites judiciaires, vous pouvez vous protéger de deux façons : en vous montrant plus loquace, d’une part, et en vous abstenant ensuite de révéler à quiconque que vous m’avez fait des confidences. Quels sont les dessous politiques de cette association Jarvis-Petrotti ?
  
  Lina émit un rire équivoque, feutré. Une lueur pétilla dans ses prunelles. Elle se recula pour s’appuyer au dossier moelleux du canapé et posa le talon de sa chaussure sur le rebord du siège, son autre jambe étant repliée sous elle.
  
  - En matière de dessous, je ne puis vous renseigner que sur les miens, prononça-t-elle, alors que sa posture indécente confirmait excessivement ses dires. J’ai été très sincère avec vous et je vous assure qu’il n’a jamais été question de politique. Par ailleurs, je vous promets de ne divulguer à personne que vous avez passé une heure ou deux, seul à seul, avec moi.
  
  Coplan aurait dû être sourd et aveugle pour ne pas percevoir l’invite. Il devait reconnaître qu’il n’y était pas aussi insensible qu’il l’eût souhaité. Pourtant, avant d’effectuer cette démarche, il avait prévu que cela se produirait, mais bien qu’il fût parfaitement maître de lui quand une femme entreprenait de le séduire, il subissait ici, avec une intensité perfide, le pouvoir ensorceleur de cette voluptueuse créature.
  
  Autant pour dissiper ses tentations que pour se donner une contenance, il alluma une cigarette.
  
  - Connaissez-vous l’adresse de Jarvis, à New York ? s’enquit-il posément, en tâchant de ne pas voir le slip bleu qu’ombrait la lisière inférieure du porte-jarretelles, ni la chair dont le large revers des bas noirs accentuait la blancheur.
  
  - Non, je n’ai pas cette adresse, affirma Lina. Bruno lui-même ne doit pas la connaître. Au surplus, il n’a jamais voulu que je rencontre Jarvis.
  
  Cela, c’était vrai : Francis avait pu le constater lors de son écoute. Mais devait-il en déduire que les autres allégations de la jeune femme étaient véridiques également ?
  
  Obscurément irrité contre lui-même à cause des louches envies qu’il éprouvait, et aussi parce qu’il avait attendu davantage de cette entrevue, Coplan vida son verre d’un trait, écrasa dans un cendrier sa cigarette à peine entamée.
  
  - N’ayez aucune crainte : l’or que transporte Gérald en ce moment arrivera à destination, maugréa-t-il. N’essayez pas de joindre Bruno par téléphone : sa ligne est sous surveillance et vous auriez des ennuis dans les plus brefs délais. Maintenant, je vais prendre congé de vous.
  
  Il se mit debout, des fourmis dans les veines, le front chaud.
  
  Lina se pencha en avant pour lui prendre la main. Battant des cils, elle l’attira vers le canapé en disant :
  
  - Puisque vous en avez terminé avec vos investigations, nous ne sommes pas obligés de nous séparer tout de suite... Tâchons de faire bon ménage ensemble, quelles que soient les raisons qui vous ont incité à venir ici. Asseyez-vous donc près de moi.
  
  Immobile, il abaissa les yeux sur elle. Sans lâcher sa main, et avec une souplesse reptilienne, Lina se releva, appuya mollement son buste et son ventre contre lui.
  
  - Voyons, murmura-t-elle. Ne faites pas la mauvaise tête. Embrassez-moi.
  
  Mais ce fut elle qui, les lèvres entrouvertes, posa sa bouche sur celle de Francis et y imprima un baiser d’une affolante douceur, puis savamment effronté, tandis qu’elle se frottait à lui en ondulant des hanches.
  
  Un furieux désir s’éleva en lui comme une tempête. Subitement, ses résolutions, son hostilité et ses scrupules furent balayés par une vague torride. Un bref grondement roula dans sa gorge alors que ses bras se refermaient autour du torse de la fille.
  
  Cet enlacement se mua en une étreinte passionnée, et après qu’ils se furent écroulés sur les coussins, la femme lâcha un cri enivré, recelant une joie triomphante et douloureuse.
  
  Francis, impétueux, la malmena avec une sombre frénésie, lui arrachant des gémissements éperdus. Et lorsqu’il eut assouvi sur elle, simultanément, son ardeur amoureuse et le ressentiment qu’elle lui inspirait, il l’abandonna encore pantelante.
  
  Délivré, mais aussitôt repris par le regret d’avoir cédé aux maléfices de cette trop belle obsédée, il se servit un whisky et le but d’un seul coup.
  
  Le visage défait, les yeux noyés, Lina se souleva sur un coude, indifférente au désordre de ses vêtements saccagés.
  
  - Tu restes ? avança-t-elle d’une voix incertaine, mais comme si le contraire eût été incroyable.
  
  - Non, je m’en vais, jeta-t-il sèchement.
  
  - Ne reviendras-tu pas ?
  
  - C’est peu probable.
  
  La fermeté de sa réponse masquait un regret déguisé, car il avait ressenti un plaisir aigu qu’il n’oublierait pas vite. Il comprenait à présent pourquoi Gérald avait plié aux volontés de l’amie de Bruno, et pourquoi ce dernier s’était servi d’elle.
  
  Il lui décocha un regard méditatif, du genre de ceux qu’on accorde à un être qui a des dons anormaux, et il la mit en garde une dernière fois :
  
  - Si un hasard nous remettait en présence, où que ce soit, rappelez-vous que vous ne m’avez jamais vu. Au revoir.
  
  Elle ne fit rien pour le retenir. Son visage revêtit une expression énigmatique quand elle le vit sortir de la pièce.
  
  La porte d’entrée claqua, marquant le départ de son étrange visiteur. Alors elle émergea de son apathie. Rompue, elle prit pied sur le tapis pour se rajuster.
  
  Qu’elle eût bien agi ou mal, en aguichant ce mystérieux émissaire, elle s’en moquait, mais les autres ne seraient peut-être pas de cet avis. Utiliserait-elle les mêmes armes contre eux ?
  
  Elle rattachait un de ses bas, après l’avoir lissé le long de sa jambe, quand la porte de communication avec la chambre contiguë pivota sur ses gonds. Un homme apparut dans l’encadrement, s’appuya du coude au chambranle et, les traits sarcastiques, il articula :
  
  - On ne vous avait pas demandé d’en faire tant. Félicitations quand même. Vous êtes vraiment dévouée à Bruno, vous.
  
  - Je craignais qu’il ne s’en aille trop rapidement, plaida Lina sans détourner la tête. Vous m’aviez prescrit de le garder ici pendant une demi-heure au moins, non ?
  
  L’inconnu, achevant d’entrer dans la pièce, lorgna ce que la femme était en train de faire. Elle y apportait beaucoup de soin, veillant à ce que ses deux bas fussent bien attachés à la même hauteur.
  
  L’homme devait avoir une trentaine d’années. De taille moyenne, brun de cheveux, le masque d’un mauvais garçon, il s’exprimait avec l’accent du Midi.
  
  Il persifla :
  
  - C’est ce qui s’appelle payer de sa personne. Je n’en ai pas perdu une miette, grâce à ce système qu’a combiné Gérald.
  
  - Bah, vous n’êtes pas un enfant de chœur, vous avez dû en voir d’autres. Je suppose que vous avez eu tout le temps de faire ce qu’il fallait ?
  
  - Largement, approuva-t-il en se rapprochant d’elle. Ce type paraît décidément bien informé, mais ça m’étonnerait que ce soit un flic. D’où sort-il, ce gars-là ?
  
  Tandis que Lina, pour mettre la touche finale à sa toilette, rehaussait la ceinture de son slip, son interlocuteur lui décerna une caresse ferme et précise en la fixant dans le blanc des yeux.
  
  Elle ne se déroba pas, renvoya au truand un regard mitigé.
  
  - Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il médite, ni d’où il vient, murmure-t-elle. Mais c’est un drôle de mâle et ça ne m’enchante pas que vous deviez le descendre. Vous permettez que je rabaisse ma jupe, oui ?
  
  L’homme affichait un sourire cynique ; la main en conque, il serra davantage, sans brutalité toutefois, simplement pour prouver qu’il n’entendait pas se laisser éconduire.
  
  - A vous voir, on ne penserait jamais que vous avez le feu dans le corps, marmonna-t-il d’une voix sourde, la tête plus proche du visage de Lina. Vous êtes si distinguée. On vous donnerait le Bon Dieu sans confession, comme on dit. Mais pardon !...
  
  - Vous ne pouvez pas rester, objecta-t-elle, les mains sur les hanches, apparemment indifférente à l’attouchement. Vous devez rejoindre les autres. C’est ce qui était convenu.
  
  - Oh ! je n’ai pas besoin de cavaler, je sais où les rattraper. Ça ne vient pas à quelques minutes.
  
  Il s’énervait, devenait plus insistant, la main plus agile. Son souffle s’accélérait, et son haleine chaude effleurait les lèvres de la jeune femme. Elle prononça faiblement :
  
  - Vous ne manquez pas de toupet, vous ! Que dira Bruno s’il apprend que nous avons... Honnêtement, je ne devrais pas.
  
  - Je n’irai pas m’en vanter, promit à mi-voix
  
  l’individu à la tête de gangster, les muscles contractés et le front enfiévré.
  
  Adroitement, il persistait à ranimer en elle un désir récemment satisfait, mais prompt à renaître s’il en jugeait par la complaisance avec laquelle Lina se prêtait à son jeu. Le trouble de celle-ci s’accroissait, comme en témoignait son changement de physionomie : elle avait perdu son expression habituelle, semblait s’enliser dans une fascinante rêverie alors que du rose lui montait aux joues.
  
  Sûr de lui, l’homme lui entoura la taille d’un bras noueux et aggrava son emprise. Défaillante, Lina balbutia :
  
  - C’est scandaleux ! Vous abusez de la situation.
  
  - Et comment ! ricana le truand. Je vais me gêner, peut-être. Vous pouvez donner aux copains ce que vous accordez à un ennemi, non ? D’ailleurs, vous ne demandez pas mieux, ne prétendez pas le contraire.
  
  Avide, il l’embrassa fougueusement sur la bouche, puis il la renversa sur le canapé.
  
  
  
  
  
  Lorsque Coplan fut parvenu au-dehors, il inspira une large goulée d’air frais. La tête lui tournait légèrement et la faute n’en incombait certainement pas à la quantité de whisky qu’il avait ingurgitée.
  
  Un certain désordre régnait dans son cerveau ; hésitant à porter un jugement sur sa propre conduite, il avait du mal à coordonner les révélations que l’épouse de Chardon lui avait faites quasi spontanément.
  
  Il ne s’expliquait toujours pas pourquoi elle avait reconnu avec tant de facilité des faits qui, de toute manière, compromettaient gravement Gérald et Bruno, en plus d’elle-même, et cela sans s’inquiéter outre mesure des fonctions ou de la qualité de son visiteur.
  
  Il y avait là-dedans quelque chose d’invraisemblable.
  
  Mais rien, en tout cas, qui fût susceptible de modifier le scénario qu’il avait échafaudé.
  
  Méditatif, il se dirigea vers son Opel. Il avait un avion pour Nice à sept heures du soir, ce qui l’autorisait à devancer l’arrivée de Gérald à Grasse avec une marge de sécurité confortable.
  
  Il monta dans la voiture, mit le contact. La montre du tableau de bord marquait quatre heures un quart. Avant de régler sa note au Cornavin, il faudrait passer un coup de fil à Rappard, au sujet de l’Opel.
  
  Le temps était gris, avec de rares éclaircies pendant lesquelles un soleil mièvre dispensait quelques rayons nébuleux.
  
  Coplan, peu pressé, décida de retourner à la gare par le chemin des écoliers. Au lieu de redescendre par la route de Mayrin, qui va de l’aéroport au cœur de la ville, il emprunta la direction du grand parc du Palais des Nations unies. Il avait visité le siège de l’ONU à New York mais ne connaissait pas sa dépendance en Suisse, le vaste complexe de bâtiments qui avaient abrité, avant guerre, la Société des Nations.
  
  Il roulait depuis quelques minutes dans le faubourg aéré du Petit Saconnex, où s’élèvent peu de bâtisses, quand il s’avisa que la voiture n’obéissait plus correctement aux impulsions du volant. Un pneu crevé, de toute évidence.
  
  Mécontent, il arrêta la voiture en bordure du chemin et descendit pour jeter un coup d’œil aux quatre roues. Celle de gauche, à l’arrière, était à plat.
  
  Sans récriminations superflues, il se résolut à changer la roue. Il ouvrit le coffre arrière, fronça les sourcils. Pas de roue de secours. Ça, c’était le bouquet !
  
  Il lui en toucherait deux mots, à Rappard, avant de quitter Genève.
  
  Un poing sur la hanche, et se grattant la nuque, Coplan tergiversa : allait-il laisser la voiture où elle se trouvait et rentrer à l’hôtel par ses propres moyens, chercher de l’aide à une station service voisine ou appeler Rappard ?
  
  Il regarda dans un sens, puis dans l’autre, ne vit aucune enseigne d’une marque d’essence. Par contre, il aperçut au loin une fourgonnette de secours du Touring Club qui patrouillait précisément sur cette route.
  
  Rasséréné, la solution étant toute trouvée, il attendit que le véhicule de secours se fût rapproché et fit un grand geste du bras.
  
  La fourgonnette vint s’immobiliser derrière l’Opel, après quoi le conducteur, en uniforme, mit pied à terre.
  
  - En panne ? s’enquit-il, la main à la visière de sa casquette.
  
  - Une simple crevaison, mais je n’ai pas de roue de rechange, avoua Coplan. C’est idiot, bien sûr. Que me suggérez-vous ?
  
  L’agent du Touring plissa le front. Son collègue mécanicien vint près d’eux. Il avait entendu l’échange de paroles et, des yeux, il localisa le pneu qui était dégonflé.
  
  - Une Opel Sprint, nota-t-il. Ce serait bien le diable si une station-service des environs ne pouvait vous prêter une roue.
  
  - Oui, dit le premier. Réparer ici même votre chambre à air prendrait plus de temps. Il y a un garage à deux cents mètres, là-bas sur la droite. Nous pouvons vous y conduire. Avez-vous un cric et un vilebrequin ?
  
  - De ce côté-là, je suis paré, répliqua Francis.
  
  - Eh bien ! montez près du chauffeur, proposa le mécanicien. Je m’installerai à l'arrière. Il n’y en aura que pour quelques minutes.
  
  - D’accord.
  
  Le conducteur et Coplan prirent place sur la banquette tandis que l’autre agent routier ouvrait à l’arrière les deux battants de la caisse. Il grimpa dans la fourgonnette, referma les portières. Son compagnon remit le moteur en marche, vérifia de part et d’autre si l’approche d’un véhicule ne risquait pas de rendre sa manœuvre dangereuse.
  
  - Ça va, on peut y aller, décida-t-il.
  
  A ce moment précis, Coplan eut la sensation que sa tête éclatait, un coup de matraque lui ayant été assené sur l’occiput. Il bascula en avant et sa figure vint cogner le tableau de bord, puis il resta immobile, les yeux clos, les bras ballants.
  
  - Au quart de poil, jubila le chauffeur. Attends, je vais rabattre le dossier de son fauteuil pour que tu puisses le traîner à l’arrière.
  
  Courbé, devant se mouvoir dans un espace restreint, son acolyte prit Coplan par les épaules et le tira pour l’étendre sur le dossier ramené au niveau du plancher.
  
  - Oh, la vache ! Il est lourd, haleta-t-il en hâlant de toute sa force ce grand corps inerte. Pousse-le un peu, sacrénom !
  
  S’étant assuré une nouvelle fois qu’il n’y avait rien en vue, l’interpellé, mal placé pour seconder efficacement son coéquipier, inséra son bras gauche sous les jambes repliées de leur victime et allégea ainsi la tâche de l’autre.
  
  Coplan fut attiré au fond de la cabine, étendu sur le dos.
  
  Alors, son agresseur décrocha de la cloison un rouleau de corde, préleva dans une boîte une bobine de chatterton adhésif.
  
  - Ne démarre pas, enjoignit-il. J’aurai déjà assez de mal à le ficeler pendant que nous sommes à l’arrêt.
  
  - Bon, mais grouille. Faudrait pas que des motards s’amènent. Je vais prévenir Félix qu’on a embarqué le bonhomme.
  
  Il prit à tâtons, sous son siège, un talkie-walkie dont il étira l’antenne, appela par trois fois un indicatif, écouta tout en observant les alentours.
  
  Au bout d’un temps, il proféra :
  
  - Il ne répond pas, ce con ! Je parie qu'il fait sa fête à la gonzesse.
  
  - Le fait est qu’il la reluquait d’un drôle d’œil, quand on y est allés ce matin, grommela le mécanicien, suant, tout en dénouant le nœud qui maintenait les spires de la corde.
  
  Puis, le silence se prolongeant :
  
  - Laisse tomber. Tu ferais mieux de te planter près de l’Opel. Ça semblerait plus naturel, si une bagnole passait.
  
  Il se pencha vers les chevilles de Coplan, en vue de les ligoter, et reçut en pleine face un coup de pied rageur qui expédia son crâne contre la voûte de tôle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Le chauffeur de la camionnette avait la main sur la poignée de la portière lorsqu’il entendit le coup de gong produit par le choc de la caboche de son acolyte contre le métal.
  
  Encore assis sur son siège, il se détourna brusquement pour en déterminer la cause, alors que l’intéressé, doublement sonné, s’écroulait sur place. Il n’eut pas le temps de voir grand-chose car il encaissa sur la tempe l’effroyable impact d’un talon de chaussure propulsé avec une vigueur meurtrière. Sa casquette soubresauta et dégringola sur le plancher pendant que son torse allait heurter le volant, contre lequel il resta affalé.
  
  Coplan, les nerfs tendus, écarta fébrilement le corps de sa première victime afin de se redresser en s’aidant des pieds et des mains. Ce n’était pas tout d’avoir mis ces deux gredins hors d’état de nuire, il fallait d’abord soustraire le chauffeur à la vue des automobilistes qui pourraient passer sur la route.
  
  Se mouvant avec difficulté dans le volume intérieur du petit véhicule, Coplan se dépêcha de faire basculer le conducteur sur le siège voisin, puis il tira le bonhomme en arrière comme on l’avait tiré lui-même peu auparavant.
  
  Quand il eut logé l’individu près du pseudo-mécanicien, Francis évalua rapidement la situation. Pas question de laisser cette voiture, déguisée en fourgonnette de Touring-Secours, auprès de l’Opel qu’on lui avait prêtée. Quand à lui, il devait fuir au plus vite le lieu de l’algarade.
  
  Son estomac se crispa. Une auto approchait.
  
  Redoutant que son propriétaire s’étonnât de ne voir personne à proximité des deux voitures en stationnement, il se recroquevilla en tendant l’oreille, non sans épier les deux types qu’il venait d’envoyer dans les songes.
  
  L’auto passa comme une flèche.
  
  Soulagé, Francis sut néanmoins qu’il avait très peu de temps pour agir s’il voulait éviter de graves ennuis. Abandonner là ses adversaires, dans l’état où ils se trouvaient, c’était courir le risque qu’ils fassent échouer le plan qu’il avait conçu : à aucun prix, ils ne devaient avoir la possibilité de prévenir Petrotti. Comment ils l’avaient repéré, puis attaqué, lui Coplan, demeurait un mystère qui serait à élucider plus tard.
  
  En un tour de main, il se défit de son veston, le jeta sur un des fauteuils, puis il entreprit d’ôter celui d’un de ses agresseurs et le balança également sur le siège. Ensuite, il inspira profondément, sachant ce qui lui restait à faire.
  
  Il couvrit de son mouchoir le plat de sa main droite, avant de ramasser avec celle-ci une lourde clé à molette qui gisait sur le plancher. Il frappa deux fois, énergiquement, défonçant la boîte crânienne des faux agents routiers.
  
  L’un et l’autre passèrent de vie à trépas sans lâcher un gémissement. Peut-être même ne furent-ils pas tués sur le coup : seuls leurs traits frémirent un instant, puis leur composèrent un masque d’hébétude.
  
  Coplan laissa retomber la clé. Il s’empara de la veste d’uniforme et la revêtit, la boutonna vivement, se coula ensuite à la place du chauffeur, attrapa la casquette tombée par terre et s’en coiffa. Elle était un peu trop petite, mais il la posa sur sa tête de telle manière que cela ne se remarquât pas.
  
  Il fit démarrer le moteur en se faisant la réflexion que les minutes à venir exigeraient de lui un sang-froid peu ordinaire. Plût au ciel qu’il ne rencontrât ni une voiture accidentée ni une autre fourgonnette de secours !
  
  Il contourna l’Opel pour se mettre dans l’axe de la route, accéléra. Les yeux aux aguets, essayant de dompter l’agitation qu’avait soulevée en lui sa brutale riposte suivie d’une double exécution, il roula droit devant lui avec l’intention de s’éloigner le plus possible de l’endroit où l’Opel était garée et d’en découvrir un, passablement désert, où il pourrait quitter la fourgonnette sans être aperçu.
  
  La vue d’une auto venant en sens inverse le fit tressaillir. Il domina sa nervosité, se contraignit à garder un visage impassible. L’autre voiture le croisa très normalement.
  
  Conduisant avec une prudence extrême bien qu’il fût talonné par sa hâte de se séparer des cadavres qu’il trimbalait derrière lui, Coplan parvint à un carrefour. Son regard tomba sur une plaque indiquant un arrêt d’autobus. Il se promit de s’en souvenir, jeta un coup d’œil de part et d’autre, choisit de tourner dans la voie transversale pour se diriger vers une région qui, vraisemblablement, serait encore moins habitée.
  
  Mais peu après, une bouffée de chaleur l’inonda quand il s’avisa qu’il se rapprochait de la frontière française. Elle ne devait être qu’à deux kilomètres à peine ! Il s’empressa de virer dans une autre avenue, puis d’emprunter une route qui courait parallèlement à celle qu’il avait quittée au croisement.
  
  De hauts édifices modernes s’érigeaient de loin en loin dans cette banlieue boisée, paisible, au-delà de belles villas et de pavillons disséminés.
  
  Francis n’avait plus une notion très nette du chemin qu’il avait parcouru depuis son départ de la maison des Chardon, la topographie de cette banlieue lui étant inconnue. Or, chaque minute qui s’écoulait l’exposait à une mauvaise rencontre, cette portion du territoire helvétique étant particulièrement contrôlée par les motards.
  
  Cherchant toujours des yeux, avec une insistance grandissante, un coin tranquille propice à ses desseins, il constata qu’il serait à la merci d’un hasard, où qu’il s’arrêtât. Si peu denses que fussent les demeures privées et les immeubles à appartements, ce secteur n’avait rien de comparable avec une campagne.
  
  Une voiture doubla la fourgonnette, se rabattit sur la droite et freina, exécutant une queue de poisson pour l’obliger à stopper.
  
  Le sang de Francis ne fit qu’un tour, mais il manœuvra calmement et immobilisa son véhicule trois ou quatre mètres derrière la berline.
  
  Il resta au volant, songeant que, s’il descendait, l’occupant de l’autre voiture s’apercevrait d’emblée qu’il portait un pantalon civil avec une veste d’uniforme... Toutefois, cette préoccupation lui parut dérisoire en regard des autres désagréments qui lui pendaient au nez.
  
  L’homme qui l’avait devancé mit pied à terre et vint vers lui. Coplan surveilla ses mains pendant qu’il marchait. Parvenu à faible distance, l’automobiliste articula :
  
  - Je vous demande pardon, je me suis complètement fourvoyé... Vous ne pourriez pas me dire où se trouve la clinique des Genêts ?
  
  - Bien sûr, affirma Coplan (qui n’en avait pas la moindre idée) tout en mettant le buste à la fenêtre pour empêcher son interlocuteur de voir à l’intérieur de la fourgonnette. Il faut retourner sur vos pas, vous lui tournez le dos. Prenez la troisième à gauche, suivez-la sur deux cents mètres à peu près, puis virez à droite, dans l’avenue Guillaume-Tell. C’est là. Vous verrez un écriteau.
  
  - Ah ? fit l’homme, soucieux. On m’avait dit que c’était plus loin, près du stade de Varembé.
  
  - On vous a induit en erreur. C’est dans l’autre sens.
  
  Le ton catégorique de l’agent du Touring impressionna le pauvre égaré, un quadragénaire joufflu. Affichant une mine perplexe, il grommela :
  
  - Je déteste ce genre de plaisanterie. Je ne croyais pas que les Suisses pouvaient s’amuser aux dépens d’un étranger. Enfin, je vous remercie, mon brave.
  
  Il regagna sa voiture et, ayant repris place au volant, il claqua la portière d’un geste décidé.
  
  Coplan, les paumes moites, attendit qu’il eût démarré, puis il embraya doucement.
  
  Ce minime incident ne lui avait pas fichu le trac, mais il en appréhendait d’autres qui pourraient avoir des suites plus graves. Celui-ci avait encore exacerbé sa hantise de planquer quelque part le véhicule et son funèbre chargement.
  
  Il continua d’explorer les environs, scrutant les moindres détails du paysage. Le bonhomme qui s’était renseigné auprès de lui apprendrait-il le lendemain, par la lecture des journaux, qu’une camionnette du Touring renfermant deux cadavres avait été découverte dans ces parages ? Dans l’affirmative, que ferait-il ?
  
  Justement, sa berline revenait. Au passage, il dédia un petit signe de la main à Coplan, lequel renvoya un salut militaire.
  
  Au premier croisement, Francis s’engagea dans une voie assez étroite, bordée de terrains non bâtis. C’eût été l’idéal si ce chemin n’avait été dominé - à quelque distance il est vrai... - par les fenêtres d’un building résidentiel. Il se trouve toujours des gens désœuvrés qui observent, derrière les vitres, ce qui se passe aux alentours.
  
  Exaspéré, Coplan poursuivit sa route. L’idée que les deux individus dont il transportait la dépouille se disposaient à l’assassiner quand ils s’étaient emparés de lui atténuait ses scrupules tardifs, mais elle ne le consolait pas de s’être mis dans un sale pétrin.
  
  Sur sa droite, il aperçut soudain un grand parc ; un espoir naquit en lui car un des côtés de cet espace vert n’était pas surplombé par de hauts édifices.
  
  A faible allure, il s’en approcha, en fit le tour. Effectivement, une partie de la lisière semblait se prêter à une manœuvre fugitive. Personne ne se promenait aux environs.
  
  Coplan gara la fourgonnette sous les arbres. Avant toute chose, il vérifia si son veston, posé sur le siège voisin, n’était pas trop empoussiéré d’avoir été frotté contre le plancher. De fait, il aurait eu besoin d’un sérieux coup de brosse, mais Francis ne put que le nettoyer sommairement en le tapotant. Puis, très vite, il ôta la casquette, changea de veston, essuya ses empreintes sur le volant, réalisant que la chance ou la malchance allait jouer dans les secondes suivantes.
  
  Il lança, par-dessus son épaule, un dernier regard aux deux corps entremêlés. Du sang avait coulé de l’oreille du mécanicien et maculait son col de chemise. Mais Coplan distingua aussi dans la pénombre, contre la portière à double battant, un objet qu’il n’avait pas eu l’occasion de remarquer antérieurement : une roue de secours dont l’enjoliveur était identique à ceux de l’Opel Sprint.
  
  Il comprit sur-le-champ ce que cela signifiait : ces types avaient crevé un pneu et dérobé la roue pendant qu’il était chez Lina Chardon. Mais comment diable avaient-ils prévu qu’il irait la voir, et qu’il représentait un danger pour elle, pour Gérald et Petrotti ?
  
  Remettant à des temps meilleurs le soin d’éclaircir ce point, Coplan pencha la tête par la fenêtre pour s’assurer qu’aucun témoin n’assisterait à sa sortie de la voiture. Une inspection attentive le convainquit que le moment était venu.
  
  Il descendit, referma la portière sans la claquer, partit d’un bon pas. Une trentaine de mètres plus loin, il alluma une cigarette, promena de nouveau, subrepticement, les yeux sur l’espace environnant.
  
  Le poids qui l’oppressait s’allégea. Désormais, il serait difficile à la police suisse d’établir un rapprochement entre les deux morts et lui-même.
  
  Il pénétra dans le parc et poursuivit sa marche sous les frondaisons. Un couple de gens âgés, avançant avec lenteur, ne lui témoigna qu’un intérêt relatif, desservi par une mauvaise vue.
  
  Plus alerte à mesure qu’il s’éloignait de la fourgonnette, Francis respira plus librement l’air empli de senteurs végétales. Il avait encore mal à la tête, à cause du coup de matraque qu’on lui avait assené, mais il acceptait volontiers ce tribut payé à sa sauvegarde. Si sa présence d’esprit ne lui avait permis de feindre l’inconscience malgré la douleur qu’il avait éprouvée, il ne s’en serait peut-être pas tiré aussi bien.
  
  Quand il eut déambulé sur quelques centaines de mètres, il déboucha du parc dans une large avenue où la circulation était plus importante que sur les routes qu’il avait sillonnées précédemment.
  
  Il y avait un arrêt d’autobus devant la sortie du jardin public. Coplan monta dans le premier bus qui se présenta.
  
  
  
  
  
  A cette heure-là, Gérald Chardon roulait à bord de sa Fiat entre Annecy et Aix-les-Bains.
  
  Tout s’était passé sans anicroche au poste frontière et, tranquillisé, le passeur conduisait en respectant scrupuleusement les règles du code de la route.
  
  Le ciel se dégageait, les échappées de soleil étaient plus longues et plus chaudes qu’à Genève. Cette balade vers le Midi eût été très agréable si, de temps à autre, Gérald n’avait pensé à Lina.
  
  Dès qu’il était séparé d’elle, une inquiétude corrosive lui rongeait le cœur. S’il tolérait qu’elle le trompât, il devait savoir avec qui et dans quelles circonstances. Laissée seule à Genève, elle pouvait avoir des aventures dont il ne saurait jamais rien, et cela l’irritait profondément. Qu’adviendrait-il si, un jour, elle s’éprenait d’un amant de rencontre, particulièrement bien bâti et doté d’un tempérament fougueux ?
  
  De pareilles idées tourmentaient Gérald à chaque voyage, et pourtant il avait toujours constaté par la suite que ses craintes étaient vaines : Lina l’attendait sagement à leur domicile, parfois en manifestant un enjouement hypocrite, parfois laissant voir une fatigue suspecte, mais aimable et attentionnée comme une bonne épouse.
  
  Le décor de montagnes dans lequel évoluait la Fiat avait un caractère apaisant, grandiose. Quelques cimes étaient encore couvertes de neige. On devinait que l’air devait avoir une pureté exceptionnelle.
  
  Gérald se demanda si, ces temps derniers, un décret du ministère des Finances français n’avait pas élargi jusqu’à 60 kilomètres la profondeur de la zone douanière dans laquelle peuvent s’exercer des contrôles (Normalement, la largeur de cette zone est de 20 km). De toute façon, s’il n’avait pas encore franchi cette limite, il était sur le point de la dépasser. En outre, s’il lui était déjà arrivé qu’on lui fît ouvrir le coffre de sa voiture, il n’avait jamais été soumis à une fouille corporelle.
  
  Il prêta plus d’attention à la conduite lorsqu’il traversa la localité d’Albens. Le moindre accident, le plus petit accrochage susceptible de le faire sortir de sa voiture l’eût embêté car, alourdi par les quatorze lingots dont il était bardé, il lui était difficile de feindre une grande liberté de mouvements.
  
  A la sortie de la ville, il reprit une allure un peu plus rapide.
  
  Quelques kilomètres plus loin, une Mercedes bleu ciel qui l’avait rattrapé donna deux coups d’avertisseur pour le prévenir qu’elle se disposait à le doubler. Il serra sur la droite afin de lui laisser le champ libre.
  
  Quand elle l’eut devancé, un de ses occupants passa son bras par la fenêtre et fit signe à Gérald de ralentir. En même temps, la grosse berline obliquait vers la droite et se plaçait devant la Fiat.
  
  La gorge de Gérald se dessécha. La tuile !
  
  S’efforçant de garder une mine candide, il freina progressivement. Des inspecteurs des Douanes pouvaient circuler dans des voitures banalisées, mais il n’avait jamais pensé qu’ils utilisaient à l’occasion des Mercedes...
  
  S’étant immobilisé derrière l’autre véhicule, il abaissa sa vitre. Peut-être, après tout, ne s’agissait-il que d’un contrôle des papiers.
  
  Un des passagers de la Mercedes vint vers lui.
  
  - Monsieur Chardon ? dit-il, préoccupé, lorsqu’il fut tout près.
  
  - Oui, c’est moi.
  
  - Ah ! tant mieux. Nous craignions de vous manquer. Nous nous sommes portés à votre rencontre à la demande de M. Petrotti car il voulait vous transmettre d’urgence de nouvelles instructions.
  
  Ébahi, Gérald sentit sa frayeur s’apaiser.
  
  - Ah bon, dit-il en dévisageant son interlocuteur. Que dois-je faire ?
  
  - Eh bien ! je ne puis vous l’expliquer ici, ce serait trop long. Des événements désagréables se sont produits. Nous allons chercher un endroit moins exposé que cette route pour parler à l’aise. Voulez-vous repartir à notre suite ? Nous irons nous garer dans un chemin de traverse.
  
  - Oui, certainement, approuva Gérald, saisi par une nouvelle anxiété. Il n’est quand même rien arrivé de grave à Bruno, j’espère ?
  
  - Non, rassurez-vous, mais il a été contraint de modifier tous ses plans. Je vous donnerai plus de détails tout à l’heure. Tchao !
  
  L’homme s’éclipsa, alla reprendre place dans la Mercedes. Celle-ci ne tarda pas à démarrer.
  
  Chardon la suivit à quelque distance, plutôt désorienté.
  
  Jusque-là, il n’avait eu de relations qu’avec Bruno, jamais avec des tiers, le secret des transferts d’or étant un des gages de leur réussite. Une dérogation à cette règle ne pouvait avoir été provoquée que par une situation alarmante. Mais où celle-ci s’était-elle créée ? En France ou en Suisse ?
  
  Bientôt, la berline bleue mit son clignotant. Elle ralentit avant de bifurquer dans une route départementale qui débouchait sur la gauche.
  
  La Fiat l’imita. Les deux voitures roulèrent presque de conserve pendant quelques centaines de mètres, puis la première des deux s’immobilisa dans une partie rectiligne, loin de toute bâtisse.
  
  Cette fois, les deux occupants de la Mercedes sortirent de celle-ci. Tout en s’approchant de la Fiat, ils dédièrent à Chardon un clin d’œil complice.
  
  - Max, se présenta celui qui avait parlé à Gérald sur la grand-route. Mon copain, Angelo.
  
  Ils n’avaient ni l’allure ni le faciès de gens ayant des occupations régulières. Leur élégance vestimentaire, irréprochable, ne leur conférait pas un aspect de respectabilité. On les imaginait plus aisément jouant aux dés dans un bar que travaillant dans les bureaux d’une entreprise commerciale.
  
  Chardon ne s’était jamais fait d’illusions sur la moralité de Petrotti ou sur la nature un peu spéciale des affaires qu’il traitait en sous-main, mais la vue, en plein jour, d’individus qu’il avait à son service était assez réfrigérante pour un directeur d’agence du Crédit Bernois.
  
  Gérald serra sans conviction la main des deux individus.
  
  - Enchanté, dit-il machinalement. Alors, que se passe-t-il ? Ne dois-je plus me rendre à Grasse ?
  
  - Vous permettez qu’on monte auprès de vous ? s’enquit le nommé Max. Il fait assez frais, à l’extérieur.
  
  N’attendant pas l’adhésion de Chardon, ils s’introduisirent dans sa voiture, Max venant s’asseoir sur la banquette avant et Angelo à l’arrière.
  
  - On a préféré vous contacter en dehors de la zone douanière, expliqua le premier des truands. Il valait mieux que la camelote soit hors de l’atteinte des gabelous, vous comprenez ? Cela étant... non, vous ne devrez pas descendre jusqu’à Grasse. Votre voyage sera beaucoup plus court que prévu.
  
  - Un moment, dit Chardon, envahi par une obscure méfiance. Petrotti ne vous a-t-il pas remis un billet pour moi ? Il doit se douter que je ne vais pas changer d’itinéraire sans consignes écrites de sa part.
  
  - Évidemment, concéda Max. Vous ne nous connaissez pas et vous faites bien de prendre des précautions. J’ai effectivement un mot de Petrotti.
  
  Il plongea la main dans sa poche intérieure, en retira son portefeuille, l’ouvrit pour y chercher le papier en question.
  
  Tandis que Gérald observait ses gestes, Angelo lança avec une prestesse foudroyante un bout de corde par-dessus la tête du passeur, la ramena sous son menton et la serra brutalement en tirant sur les deux bouts, si fort que sa victime, plaquée contre le dossier du fauteuil, en eut les yeux exorbités.
  
  Les ongles de Chardon tentèrent de s’insérer entre son cou et la corde qui sciait impitoyablement son larynx, bloquant son souffle et comprimant ses carotides. La panique s’emparait de lui dans le même temps qu’il s’empourprait, la bouche grimaçante.
  
  Angelo, la face tordue par un rictus, les muscles bandés, avait appuyé un genou contre le siège opposé afin d’accroître encore la traction qu’il imprimait au garrot. Max, qui avait reglissé son portefeuille dans sa poche, attrapa un des poignets de Gérald et le rabattit, lui interdisant ainsi toute défense.
  
  A la limite de la suffocation, le Suisse se mit à agiter les jambes d’une façon désordonnée, écrasant les pédales au hasard, mais il succomba au bout de quelques secondes à l’étranglement. Apoplectique, il se détendit soudain et sa lourde tête retomba en arrière.
  
  Angelo n’en continua pas moins à serrer, frénétiquement.
  
  - Ça va, il a son compte, jugea Max. Tu peux le lâcher.
  
  Le front couvert d’un voile de sueur, Angelo cessa de peser sur les deux bouts du filin. Ses phalanges étaient meurtries d’avoir tiré durement les extrémités enroulées du lien de chanvre.
  
  Il souffla, l’air sardonique.
  
  - Quelle andouille, ricana-t-il. Faut être branque, pour marcher aussi facilement !
  
  - Boucle-la, coupa Max d’un ton sec. Va plutôt surveiller la route pendant que je le déshabille. Nous n’avons pas de temps à perdre.
  
  Angelo fourra sa corde dans la poche de son pantalon et obéit. Debout sur l’asphalte, il s’appuya du dos à la carrosserie de la Fiat et, affectant la plus grande nonchalance, il alluma une cigarette.
  
  Max, descendu par l’autre portière, eut du mal à débarrasser le passeur de son veston, puis de sa cravate et de sa chemise. A même le corps, Gérald portait un gilet solide, en toile, aux coutures renforcées. Ce gilet était doté, sur le devant et dans le dos, de pochettes aux dimensions à peines supérieures à celles d’un lingot d’or. Il était lesté de sept briquettes de métal jaune du côté du plastron et d’autant sous l’emplacement des omoplates.
  
  Max agrippa ce lourd butin et alla le déposer entre les sièges de la Mercedes. Puis il revint à la Fiat. Ne prenant pas la peine de rhabiller le mort, il renfonça le torse de celui-ci dans l’espace compris entre la boîte à gants et le tapis de sol de la voiture, à la droite du volant, puis il le couvrit de sa chemise et du veston, referma la portière.
  
  - Embarque, enjoignit-il à Angelo. On se tire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  De Genève, Coplan avait avisé le Service qu’une voiture devait être mise à sa disposition lorsqu’il débarquerait à l’aéroport de Nice, vers huit heures un quart. Simultanément, il s’était enquis de la localisation exacte de l’usine de parfumerie de Petrotti.
  
  A sa descente d’avion, il fut mis en possession, par un auxiliaire local du S. D. E. C., d’une DS 21 équipée de quelques accessoires utiles, et notamment de moyens de télécommunications.
  
  Avant de prendre la route de Grasse, Francis dîna au restaurant de l’aérogare, estimant qu’il n’avait pas intérêt à entamer sa surveillance trop longtemps avant l’arrivée de Gérald Chardon, prévue aux environs de minuit.
  
  Un problème continuait de le tarabuster. Alors qu’il feignait d’être inanimé, dans la fourgonnette maquillée en véhicule de Touring Secours, il avait entendu les paroles échangées par les deux complices. Ils avaient tenté d’entrer en liaison, par radio, avec un certain Félix qui, censément, devait se trouver auprès de Lina.
  
  Coplan était-il tombé dans un piège établi en permanence par Petrotti, lors de chaque voyage de Gérald, ou bien Lina avait-elle déclenché un signal informant des protecteurs qu’elle avait chez elle un visiteur importun ?
  
  Dans un cas comme dans l’autre, il n’était pas sûr qu’en dépit de l’avertissement prodigué à la jeune femme par Francis, ce Félix eût renoncé à prévenir Petrotti.
  
  L’existence de cet acolyte survivant introduisait un fâcheux élément d’incertitude dans les spéculations de Coplan ; elle signifiait aussi que le Corse n’opérait pas seul : il dirigeait une organisation bien charpentée, comprenant des individus décidés et un matériel adéquat.
  
  Coplan se dit que, dorénavant, il ferait bien de voir où il mettait les pieds. Jusqu’à présent, il n’avait relevé aucune charge qui permît d’inculper formellement Petrotti, et il n’était pas plus avancé en ce qui concernait les dessous du trafic d’or.
  
  Ce fut vers dix heures et demie du soir qu’il atteignit Grasse. La température était tiède, le ciel criblé d’étoiles et l’agglomération endormie. La DS erra dans les méandres des voies qui enserrent la partie ancienne de la localité, puis elle emprunta une des routes de sortie, l’usine étant située hors du périmètre urbain.
  
  Par une voie montueuse qu’embaumait le parfum des mimosas, la voiture décrivit de nombreux virages avant d’arriver en vue d’un édifice moderne, rectangulaire, vitré de haut en bas sur toutes ses faces, haut de deux étages seulement.
  
  L’immeuble était enveloppé d’obscurité. Aucune voiture ne stationnait sur la zone de parking devant la façade.
  
  Coplan, poursuivant sa route, dépassa l’entreprise, gravit une côte assez raide et, parvenu une cinquantaine de mètres plus loin, il se rangea près d’un pin parasol qui, sous la clarté des étoiles, dispensait une large tache d’ombre.
  
  Il mit pied à terre, laissant la portière entrebâillée. Le panorama qu’il dominait eût été d’une beauté idyllique si, par endroits, des bâtiments industriels et des cheminées n’avaient dressé leurs laides silhouettes. Mais celles-ci ne retenaient que fugitivement le regard : au loin, la mer miroitait, immense, et partout ailleurs des montagnes, assombries par la verdure de leurs coteaux, découpaient sur le ciel leurs crêtes onduleuses.
  
  Coplan savait que la route sur laquelle il s’était engagé se terminait en cul-de-sac à quelque huit cents mètres d’altitude. Chardon, ou Petrotti, étaient donc obligés de venir à l’usine par le bas, comme il l’avait fait.
  
  Ce poste d’observation le satisfaisant pleinement, Francis entama son guet. La livraison des lingots constituerait une première infraction qu’on pourrait imputer à Petrotti : le cas échéant, elle suffirait à justifier son arrestation.
  
  Pour passer le temps, Coplan explora longuement à la jumelle la cité qu’il surplombait, puis les portions de route venant de Nice, de Cannes et de Digne, tracées de temps à autre par les feux de voitures isolées dans la nuit.
  
  A deux ou trois reprises, peu avant minuit, il crut qu’une auto arrivant par la Nationale 85 était celle de Bruno Petrotti, mais à chaque fois il dut déchanter : après un trajet tortueux dans la ville, elle continuait vers Digne.
  
  Ses appréhensions montèrent d’un cran.
  
  Il en vint à se demander si Petrotti n’était pas déjà dans un des locaux du bâtiment, dans un bureau non visible de l’extérieur et où il pouvait avoir allumé de la lumière sans que cela fût remarqué. Sa voiture pouvait, aussi, avoir été mise à l’abri dans le garage de l’usine.
  
  Quoi qu’il en fût, Gérald Chardon n’allait plus tarder.
  
  Domptant son impatience, Coplan scruta de plus belle les régions avoisinantes, suivant des yeux, dès qu’ils apparaissaient, les points lumineux des phares qui surgissaient des ténèbres.
  
  A minuit un quart, il commença à s’inquiéter pour de bon, et de multiples hypothèses, plus déplaisantes les unes que les autres, effleurèrent son esprit. Sa visite chez Lina avait-elle eu pour effet de bouleverser totalement le programme qu’avait défini le Corse ?
  
  Une bonne vingtaine de minutes plus tard, convaincu de poireauter là en vain, Coplan décida, en se reprochant de ne pas l’avoir fait plus tôt, de recourir aux moyens d’information dont il disposait.
  
  Il alla se rasseoir dans sa voiture, décrocha le combiné du radiotéléphone, se mit en rapport avec la centrale la plus proche, à laquelle il demanda un numéro à Paris. Le branchement fut effectué après une brève attente.
  
  - Gerbaut ? Francis Dixhuit qui vous parle de Grasse.
  
  - Ah, c’est enfin vous ! J’ai failli vous appeler déjà, mais comme j’ignorais si vous étiez seul dans votre bagnole... Je vous informe que l’individu a bien franchi la frontière helvético-française à l’heure que vous aviez indiquée.
  
  - Ouais, mais il ne s’est pas encore pointé à l’endroit où il devait se rendre, maugréa Francis. J’ai l’impression que la combine est en train de mal tourner. Voudriez-vous me passer l’enregistrement des communications de l’abonné 19 51 ?
  
  Ce disant, il actionna de l’index la touche de mise en marche du petit magnétophone qui était connecté au récepteur.
  
  - En vitesse normale ou accélérée ? demanda le correspondant.
  
  - Vitesse normale, à moins qu’il n’y en ait trop.
  
  - Non, la durée totale ne dépasse pas dix-neuf minutes.
  
  - Quand même ? Dans ces conditions, allez-y à 18 cm/s. Je ne désire pas être bloqué ici pendant tout ce temps.
  
  Il régla en même temps sur cette valeur l’allure de défilement du ruban magnétique de son appareil.
  
  - Attention, j’envoie, prévint Gerbaut.
  
  Il énonça un compte à rebours, puis des signaux suraigus retentirent à une cadence très rapide dans l’écouteur. Coplan détacha celui-ci de son oreille et regarda une nouvelle fois du côté de l’usine.
  
  Le calme plat. Il n’y avait même plus de lumières mouvantes en vue aux approches de la ville.
  
  Le caquetage follement volubile que retransmettait le combiné persista pendant quatre à cinq minutes, puis s’interrompit brusquement. La voix de Gerbaut résonna :
  
  - Voilà, vous avez tout. N’avez-vous rien à communiquer ?
  
  - Tout à l’heure, peut-être, quand j’aurai écouté ces messages. Bonne nuit.
  
  Il raccrocha, alluma une Gitane, fit revenir en arrière la bande du magnétophone. Malgré tout, un mince espoir subsistait en lui. Chardon pouvait avoir été retardé pour une raison bénigne, sur un parcours aussi long.
  
  C’est pourquoi Francis ne se résigna pas encore à quitter son observatoire, bien que sa montre marquât près d’une heure du matin. Il résolut cependant de faire accomplir un demi-tour à sa voiture, de manière à mettre le capot dans le sens de la déclivité. Avant d’entamer sa manœuvre, il appuya sur la touche de reproduction de son enregistreur.
  
  Il entendit, débitées à faible volume par le petit haut-parleur, mais très distinctement, des conversations purement commerciales qui ne pouvaient avoir un double sens. Le ton calme, posé et conciliant de Petrotti était celui d’un homme d’affaires aussi conscient de ses devoirs que soucieux de ses intérêts.
  
  Après une série de braquages entrecoupés de marches arrière, Francis coupa le moteur et resta les bras appuyés sur le volant, le regard fixé au-delà du pare-brise. Petrotti n’aurait-il pas été en liaison clandestine avec Genève par un émetteur radio sur ondes courtes ?
  
  Les parlottes insignifiantes se succédaient, artificiellement rapprochées alors qu’en réalité de longs intervalles de temps les avaient séparées. Puis, soudain, quelques mots prononcés par une voix féminine tirèrent Coplan de son indifférence :
  
  - Allô... On vous parle de Genève.
  
  Il prêta l’oreille et augmenta légèrement l’amplification.
  
  - Monsieur Petrotti ? Ici Félix.
  
  - Oui. De quoi s’agit-il ?
  
  - Quelqu’un est venu chez votre amie, un gars qui avait l’air drôlement au courant.
  
  - C’était à prévoir... Et alors ? Vous n’aviez pas besoin de me téléphoner pour ça : vous aviez des instructions, non ?
  
  - Oui, bien sûr. Elles ont été appliquées, mais l’ennui c’est que, maintenant, à six heures du soir, mes deux copains ne sont toujours pas rentrés au bercail. Cela me paraît franchement bizarre et j’ai cru bon de vous en avertir.
  
  Un silence. Petrotti prononça, soucieux :
  
  - Êtes-vous resté constamment à l’écoute ?
  
  - Oui, sans arrêt. Et puis, étant sans nouvelles d’eux, je les ai appelés plusieurs fois, sans résultat.
  
  Un imperceptible sourire détendit le visage de Coplan. Les deux salopards que Félix avait cherché à joindre ne répondraient pas de si tôt, sinon par la publication de leur photo, encadrée de noir, dans la presse suisse.
  
  Plutôt abrupte au début du dialogue, la voix du Corse révéla un désarroi teinté de consternation :
  
  - Ce silence n’est pas naturel, évidemment. Comment était-il, cet homme qu’a reçu la femme de Gérald ?
  
  Le nommé Félix donna de Coplan une image assez valable. Il eut le bon goût de ne pas faire la moindre allusion à la tournure galante qu’avait prise la conversation avec Lina.
  
  Néanmoins, il ressortait de ses propos que, désormais, Petrotti aurait une idée assez nette du personnage qui avait expédié deux de ses collaborateurs dans l’au-delà.
  
  Le Corse dut mesurer le danger de la situation car il déclara :
  
  - Tout compte fait, il est souhaitable que vous quittiez la Suisse dès que possible. Ainsi que Lina, d’ailleurs. Partez ce soir même.
  
  - On laisse tomber ? s’étonna Félix. Mais où irons-nous ? A Nice ?
  
  Petrotti réfléchit vite.
  
  - Non, rétorqua-t-il. Filez vers le lac de Garde, et descendez à l’hôtel à Gardone Riviera. A l’Eurotel, par exemple. Je viendrai vous voir là-bas dans un jour ou deux. Attendez-moi là et ne bougez pas tant que je ne vous aurai pas fait signe.
  
  - Très bien, monsieur Petrotti. Je n’essaie donc pas de savoir si...
  
  - N’essayez rien du tout, coupa le Corse. Contentez-vous d’emmener Lina et ses bagages. Dites-lui qu’elle prenne ce qu’il faut pour de longues vacances. Au revoir, Félix.
  
  Des communications anodines enchaînèrent.
  
  Coplan écrasa sa cigarette dans le cendrier du tableau de bord. Pourquoi Petrotti avait-il jugé nécessaire d’éloigner Lina de son époux ?
  
  Du côté de la justice helvétique, tous deux était inattaquables : on n’avait strictement rien à leur reprocher.
  
  Ne sachant pas comment cette décision devait être interprétée, Coplan consulta sa montre-bracelet. L’enregistrement touchait à sa fin. Mais soudain, à nouveau, il fronça les sourcils.
  
  Une voix d’homme disait :
  
  - C’est Max, Bruno... Nous avons la marchandise.
  
  - Bien. Où êtes-vous ?
  
  - A Grenoble. Si nous ne prenons pas le temps de dîner, nous pouvons être à Grasse vers dix heures et demie. Tout a marché comme sur des roulettes.
  
  - Non, ne vous amenez pas ici, déclara Petrotti, songeur. Je préfère vous fixer rendez-vous à l’entrepôt. Après, nous irons à bord du bateau pour liquider les comptes et tout sera réglé.
  
  - Si nous devons aller jusqu’à Nice, nous n’y serons qu’à onze heures.
  
  - Peu importe. Il vaut mieux que vous y alliez directement sans faire un détour par l’usine. Du reste, je n’y serai plus.
  
  - Entendu, Bruno. A ce soir.
  
  Un long silence suivit, troublé seulement par le souffle du bruit de fond.
  
  Coplan éteignit le magnétophone. Il était à la fois perplexe et désappointé. Où était passé Gérald, dans toute cette histoire ?
  
  Avait-il refilé l’or à ce Max ? Que Petrotti eût résolu de ne pas l’attendre à l’usine, comme ils en étaient convenus, semblait le démontrer. Mais ce bref entretien ne contenait aucun renseignement précis. De quel entrepôt s’agissait-il ? De quel bateau ?
  
  La déconvenue de Francis provenait cependant d’une autre cause. Lorsqu’il avait demandé à Paris la mise sur table d’écoute de la ligne de la parfumerie, il avait surtout espéré connaître la teneur de la conversation qui se déroulerait entre Jarvis et son homme de confiance, avant la remise des lingots à Gérald.
  
  De cela, il n’avait pas été question.
  
  Coplan, constatant qu’il devait modifier radicalement sa ligne de conduite et que sa présence dans les parages de l’usine n’avait plus de raison d’être, libéra le frein à main. L’allumage du petit voyant lumineux de son radiotéléphone l’empêcha d’embrayer. Il saisit à nouveau la poignée du frein pour le caler, décrocha le combiné.
  
  - Êtes-vous le H 50 46 ? s’informa-t-on.
  
  - Oui.
  
  - On vous appelle de Paris.
  
  Peu après, la voix de Gerbaut retentit :
  
  - Francis Dixhuit ? J’ai un message urgent pour vous.
  
  - Parlez.
  
  - Le centre vient d’être avisé que la Fiat dont vous aviez donné le signalement a été retrouvée non loin d’Aix-les-Bains ; son conducteur a été assassiné. Il gisait, le torse nu, sur le plancher de la voiture. Cause du décès : strangulation.
  
  Coplan pinça les lèvres.
  
  - Bigre, fit-il. A quelle heure, à peu près, a-t-on repéré le véhicule ?
  
  - La gendarmerie d’Albens a été alertée à cinq heures moins vingt. Comme la Fiat avait une plaque suisse, les gendarmes se sont renseignés auprès du poste frontière pour savoir à quel moment elle était entrée dans le pays, et c’est ainsi que la Douane a pu nous répercuter la nouvelle.
  
  Coplan, méditatif, essaya de situer ce meurtre dans le contexte des autres informations qu’il possédait, mais il réalisa qu’il lui faudrait plus de temps pour démêler cet écheveau.
  
  - Eh bien ! ça va de mal en pis, bougonna-t-il. Déjà que les communications que vous m’aviez retransmises tout à l’heure manquaient de clarté, pour le moins ! La mort de Chardon porte vraiment mon bonheur à son comble.
  
  - Est-ce un coup dur pour vous ? s’enquit Gerbaut.
  
  - Plutôt, oui. L’identification d’un passeur constitue un gros atout, dans ce genre d’enquête. Et voilà qu’il nous claque dans la main. Mais, dites-moi, Gerbaut : le dossier des renseignements rassemblés sur Petrotti mentionne-t-il qu’il possède un entrepôt à Nice, par hasard ?
  
  - Un instant, je vais m’en assurer.
  
  Des minutes passèrent, durant lesquelles Coplan réfléchit intensément. Il ne pouvait y avoir une corrélation entre sa visite chez Lina et l’assassinat de Gérald. C’était matériellement impossible, attendu que ce dernier avait dû être exécuté au moment même où Francis sortait de sa maison !
  
  Il y avait donc eu deux attaques pratiquement simultanées, l’une dirigée contre Chardon, l’autre contre Coplan. Attaques préméditées, de toute évidence.
  
  - Allô, Dixhuit ! interpella Gerbaut.
  
  - J’écoute.
  
  - Effectivement, Petrotti a un entrepôt. Au 612, boulevard Frank-Pilatte.
  
  - Très bien. Et, en plus, n’aurait-il pas un yacht ?
  
  - Non, je regrette, il n’a pas de bateau.
  
  - Dommage. Une dernière chose à vous demander, Gerbaut : voulez-vous faire en sorte que la ligne téléphonique du domicile privé du Corse soit également branchée sur la table d’écoute ?
  
  - Je vais m’en occuper séance tenante. Et vous, qu’allez-vous faire maintenant ?
  
  - Essayer de trouver une chambre d’hôtel à Nice. Il faut que tout ça se décante dans mon esprit. Je vous ferai signe demain. Bonsoir.
  
  Ayant raccroché, puis provoqué l’extinction du récepteur, il mit la voiture en marche. Au bas de la côte, il dédia un coup d’œil rancunier à l’usine avant de virer dans la route nationale.
  
  En dépit de tous les événements qui avaient jalonné sa journée, il n’éprouvait pas la moindre envie de dormir. Il ne digérait pas que ses projets eussent été torpillés de si maîtresse façon alors qu’il croyait, en saine logique, détenir l’initiative.
  
  Cet état de chose, pour lui intolérable, ne pouvait que stimuler sa volonté d’y voir clair.
  
  Deux heures plus tôt, Petrotti avait rencontré à son entrepôt des individus qui avaient « de la marchandise » à lui remettre. Il n’était pas présomptueux de supposer que cette marchandise devait être rangée là, et qu’elle n’était autre que les lingots transportés par Gérald. Celui-ci en avait été dépouillé, incontestablement, puisqu’il avait été déshabillé.
  
  Partisan de battre le fer quand il est chaud, Francis résolut de pousser une pointe jusqu’à ce local du boulevard Frank-Pilatte.
  
  A vive allure, il rejoignit l’autoroute du bord de mer, longea toute l’agglomération de la ville de Nice et, enfin, contourna le bassin du Vieux Port pour gagner le boulevard.
  
  Celui-ci bordait les nouveaux docks. Deux ou trois navires de charge étaient amarrés le long des jetées, où des grues mobiles dressaient leurs flèches croisillonnées. A cette heure de la nuit, pas un piéton n’errait dans ce décor lugubre.
  
  La DS roula lentement. Coplan, observant les façades, avisa deux longues fenêtres fermées par des volets métalliques, suivies d’un large vantail à double battant sur lequel était peinte, en lettres blanches, la raison sociale de la firme de Petrotti.
  
  Il arrêta sa voiture un peu plus loin, n’ayant pas aperçu la DS bleu foncé du Corse, ni sur les quais à proximité des navires, ni devant l’entrepôt. L’industriel devait être rentré chez lui depuis belle lurette.
  
  Coplan se munit d’une mince lampe torche à faisceau variable, préleva dans la boîte à gants une trousse d’outillage emballée dans un étui en matière plastique, la glissa dans sa poche intérieure.
  
  Puis il sortit de la berline, marcha d’un pas silencieux vers l’immeuble où il méditait de pénétrer. Le phare à éclats placé au bout du musoir illuminait périodiquement la chaussée. Dans les circonstances présentes, cette clarté intermittente était plutôt intempestive, d’autant plus que la police du port devait effectuer des rondes.
  
  Lorsqu’il fut parvenu devant les panneaux d’acier de la porte d’entrée, Francis se fit le raisonnement que si Petrotti stockait là son métal précieux, il avait dû défendre l’accès du local par une serrure solide et compliquée dont un cambrioleur ne viendrait pas facilement à bout. Aussi, avant de tenter de la crocheter, il examina la configuration générale de l’édifice.
  
  C’était un bâtiment plat, sans étage, aux soupiraux garnis de barreaux de fer. Ses volets semblaient avoir une épaisseur peu commune. Sur sa gauche s’érigeait une vieille maison décrépite, à sa droite un immeuble vétuste qui abritait les bureaux d’une agence en douane et de transit.
  
  Si la première était probablement habitée, le second ne l’était certainement pas. Ce fut sur cette bâtisse à usage commercial que Coplan jeta son dévolu. Comme il l’avait espéré, la serrure céda sans trop de difficulté aux sollicitations d'un de ses rossignols. Il se faufila dans l’entrebâillement de la porte, la referma.
  
  A la lueur de sa lampe, il traversa le bureau d’accueil, passa dans un couloir où s’amorçait un escalier, monta jusqu a l’étage.
  
  A l’arrière, il découvrit une pièce dotée d’une fenêtre. Il ouvrit celle-ci, se pencha. Oui, c’était réalisable...
  
  Il grimpa sur le rebord, puis il bondit sur la partie plate, en béton, qui entourait la verrière de l’entrepôt. Par les lucarnes ouvertes pour l’aération s’échappaient les puissants arômes d’essences de parfums.
  
  Francis s’approcha de l’un des vasistas, coula ses jambes dans l’ouverture en veillant à prendre appui, des mains, sur une cornière reliant deux poutrelles de la charpente. Il agrippa enfin l’encadrement de la lucarne, promena sous lui le cercle de clarté de sa lampe pour s’assurer qu’il ne tomberait pas sur des fûts ou des caisses. En fait, il surplombait une sorte de couloir ménagé entre des bidons et des dames-jeannes de verre.
  
  Alors, il se suspendit, se laissa chuter en souplesse d’une hauteur d’environ deux mètres ; un coup sourd ébranla le local lorsqu’il percuta le sol.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Coplan commença par projeter autour de lui le faisceau de clarté bleutée de sa torche. Un camion tôlé était garé devant les deux vantaux. A sa droite, dans un angle du local, avait été construit un petit bureau à parois de verre, si exigu qu’il ne pouvait être occupé que par une seule personne.
  
  Partout ailleurs, le sol était encombré de marchandises : caisses de flaconnages, bonbonnes, énormes bocaux protégés par de la paille tressée, piles de cartonnages, etc., le tout soigneusement rangé.
  
  Dénicher là-dedans quelques lingots, n’occupant qu’un volume très réduit et sûrement bien dissimulés, ne serait pas une mince affaire. Mais Francis avait le temps.
  
  Il entama une inspection méthodique de la superficie de l’entrepôt. Vérifiant le contenu des
  
  récipients qui n’étaient pas hermétiquement bouchés, explorant les espaces compris entre les emballages et s’assurant par la même occasion si le sol ne recelait pas une cavité qu’obturait une dalle, il parcourut d’abord la partie du fond, la plus éloignée de la façade.
  
  Souvent, des étiquettes révélaient la nature du produit enfermé dans les flacons de toutes dimensions qui s’alignaient sur des rangs parallèles : la plupart de ces jéroboams contenaient des huiles essentielles extraites de fleurs ou préparées synthétiquement. Il y avait aussi des touries d’alcool pur et de solvants volatils, des boîtes métalliques emplies de résines très odorantes.
  
  Le goulot de nombreuses bonbonnes eût été assez large pour permettre le passage d’un lingot, qu’on eût donc pu noyer dans un liquide pour le cacher, mais presque toutes étaient cachetées de cire.
  
  Coplan songea qu’une telle opération aurait comporté des risques : la chute d’un petit bloc de métal à forte densité sur le fond de ces récipients de verre pouvait les briser. Pour sa part, il eût préféré ensevelir les briquettes dans une matière pondéreuse, réduite en poudre, où leur poids n’eût pas présenté le même danger.
  
  Malgré la ventilation, des odeurs fortes lui montaient à la tête. Il accéléra sa perquisition, à l’affût de signes qui auraient signalé la manipulation récente de certains emballages, ou leur déplacement.
  
  Il soupesa de droite et de gauche des boîtes cartonnées, parvint devant une rangée de gros bocaux teintés d’une contenance d’au moins cinq litres, pourvus d’énormes bouchons de liège partiellement enfoncés.
  
  Francis en souleva un, l’inclina, constata qu’il était empli, non d’un liquide mais d’une substance sèche, pulvérulente. Exactement le genre de produit auquel il avait pensé quelques minutes auparavant.
  
  Il les soupesa à tour de rôle, pour évaluer s’ils avaient le même poids. Il en compta douze et ne détecta aucune différence sensible.
  
  Ou bien les lingots n’étaient logés dans aucun d’eux, ou bien ils pouvaient être répartis dans les divers récipients.
  
  Pour en avoir le cœur net, Coplan ôta un bouchon et, avant de plonger la main dans la poudre fine dont la couleur, sous la lumière bleue, demeurait indéfinissable, il en renifla l’arôme. La densité des senteurs qui flottaient à l’intérieur de l’entrepôt ne lui ayant pas permis de deviner ce que pouvait être ce produit, il en prit un peu sur le bout des doigts pour l’approcher très près de ses narines. La texture de cette matière était comparable à celle du cacao.
  
  Lorsqu’il eut perçu le fumet opiacé qui s’en dégageait, il resta interloqué. Immédiatement, il renouvela l’expérience, et ses derniers doutes furent dissipés. Ce bocal-là, à tout le moins, était rempli de morphine-base !
  
  Le sang de Francis ne fit qu’un tour. Avec les cinq ou six kilos de cet extrait d’opium contenu dans ce vase de verre, un chimiste compétent pouvait produire quatre fois autant d’héroïne commerciale, la drogue favorite de centaines de milliers de toxicomanes qui, au maximum, n’en consomment qu’un demi-gramme par jour.
  
  Cette découverte reléguait l’or au second plan. Elle changeait tout !
  
  Coplan se mit en devoir de vérifier si les autres bocaux renfermaient également de la morphine. Dans le lot, il n’y en avait que deux, les autres étant garnis d’une poudre inoffensive dont il ne put déterminer la composition mais qu’il supposa être du talc coloré.
  
  Il remit les bocaux en place après les avoir rebouchés comme ils l’étaient auparavant, puis il poursuivit ses investigations.
  
  Nulle part il ne trouva trace des lingots, pas plus dans le magasin proprement dit que dans le petit bureau ou le camion. Il n’en fut pas trop désappointé, du reste, le recel de drogue fournissant contre Petrotti une charge beaucoup plus grave que celle de détention d’or de contrebande.
  
  Mais il fallait ressortir de là, et sans laisser d’indices susceptibles de révéler que l’entrepôt avait été le théâtre d’une incursion clandestine. Or, la lucarne s’élevait à plus de quatre mètres du sol, et il n’y en avait pas d’autre qui fût plus accessible.
  
  
  
  
  
  Si, tout compte fait.
  
  Dans la verrière se découpait un autre vasistas, à la même hauteur et surplombant aussi une zone non couverte par des marchandises, en arrière du camion.
  
  Coplan ouvrit la cabine du véhicule et desserra le frein à main puis, s’arc-boutant il s’efforça de faire reculer le fourgon. N’y réussissant pas, il alla se planter devant le radiateur, y appuya ses paumes en prenant appui, avec ses talons, contre le battant métallique de la porte. Il parvint ainsi à ébranler la lourde masse de l’engin et, centimètre par centimètre, il l’amena un peu en retrait de la lucarne.
  
  Alors, il grimpa sur le capot, ensuite sur le toit de la carrosserie et, de là-haut, il s’élança vers le rebord, l’attrapa, balança un instant, se hissa au prix d’un vigoureux rétablissement au travers de l’ouverture.
  
  Un peu essoufflé, accoudé à l’encadrement et les jambes pendant encore dans le vide, il inspira une bonne gorgée d’air frais en contemplant le ciel et la rade, réalisant aussi que son costume en aurait vu de belles ce jour-là et qu’il serait tout juste bon à jeter à la poubelle.
  
  Quelques secondes après, il acheva de se dégager, se laissa glisser le long du plan incliné de la verrière et reprit pied sur le chemin bétonné de la toiture.
  
  Il lui fallut encore se livrer à d’autres acrobaties pour atteindre la fenêtre de la maison voisine.
  
  
  
  
  
  Il ne se réveilla qu’à dix heures du matin, dans une chambre de l’hôtel Atlantic où il avait échoué au milieu de la nuit.
  
  A peine eut-il recouvré sa lucidité qu’il se mit à fourrager dans sa chevelure, la nécessité de se mettre en rapport avec le Vieux s’imposant à lui avec une autorité aussi regrettable qu’impérieuse.
  
  Il se serait volontiers prélassé une heure ou deux de plus dans ce lit moelleux, mais pendant ce temps-là les choses s’aggraveraient encore, et elles n’étaient déjà pas tellement réjouissantes.
  
  De plus, ne pouvant pas appeler son chef par ligne téléphonique ordinaire, Coplan dut se résoudre à procéder tout de suite à sa toilette et à commander le petit déjeuner.
  
  Il changea de complet, de linge et de cravate, l’esprit constamment tarabusté par les événements de la veille. Dès qu’il fut prêt, il quitta sa chambre et alla prendre sa DS au garage de l’hôtel, un peu plus loin dans l’avenue Victor Hugo.
  
  Le temps était ensoleillé, plus doux encore que le soir précédent. Beaucoup de promeneurs déambulaient, avec cet air perplexe de gens qui ne savent que faire pour tuer le temps, et que leurs pas ramènent invariablement à la Promenade des Anglais.
  
  Francis, au volant de sa voiture, emprunta la route de Vence, uniquement dans le but de sortir de l’agglomération. Lorsqu’il eut atteint une région moins fréquentée, il alluma son poste de radiotéléphonie, demanda la communication avec le numéro de Gerbaut.
  
  Il entama la conversation tout en pilotant d’une main.
  
  - Bonjour, collègue, dit-il après avoir décliné son indicatif. Je voudrais parler au grand ponte, en « brouillé » naturellement.
  
  - Bon, je le préviens. Ne quittez pas.
  
  Coplan aperçut au-delà d’un virage, un endroit où il lui était loisible de se garer, à l’écart. Il en profita. Alors qu’il immobilisait la DS sur des gravillons, la voix de Gerbaut lui annonça :
  
  - Je vous passe votre correspondant. Vous pouvez inverser sur code dès maintenant.
  
  Coplan manœuvra un petit interrupteur sur le capot du poste, ce qui eut pour effet de mettre en circuit un double système : l’un appelé à déformer ses paroles au point de les rendre totalement inintelligibles pour un auditeur autre que le Vieux, l’autre destiné à « redresser » les syllabes qui seraient prononcées, puis dénaturées à l’autre bout de la ligne.
  
  - Oui, FX 18, je vous écoute, articula le Vieux, dont la voix était parfaitement restituée après les transformations que lui faisait subir le brouillage électronique.
  
  - Eh bien, je ne pavoise pas, avoua Coplan. Dans l’affaire que vous m’avez confiée, il ne semble pas y avoir l’ombre d’un dessein politique. Ce que j’ai découvert jusqu’ici serait plutôt du ressort de la brigade des Stupéfiants, car Petrotti appartient au gang de la drogue.
  
  - Oui ? dit le Vieux, imperturbable. Et comment avez-vous abouti à cette conclusion ?
  
  - Par un ensemble de faits dont le couronnement a été la mise à jour d’une dizaine de kilos de morphine-base dans un entrepôt de Nice. Les lingots de Jarvis, l’Américain, sont destinés à payer l’héroïne que le Corse doit fabriquer dans un petit laboratoire clandestin adjoint à son usine.
  
  - Vous l’affirmez, mais en avez-vous la preuve ?
  
  - Une preuve irréfutable, non, mais il existe une telle somme d’indices qu’on ne peut en douter. Les voici, dans l’ordre : avant de remettre l’or à Gérald Chardon, Jarvis devait téléphoner à un homme de confiance envoyé dans le Midi. Pourquoi, si ce n’était pour s’assurer au préalable de la qualité et de la quantité de drogue fournie par Petrotti ? Secundo : le Corse emploie une bande de tueurs à gages dont j’ai failli être la victime au moment précis où Chardon se faisait assassiner, sur son ordre, à proximité d’Annecy.
  
  - Qu’est-ce que vous dites ? C’est Petrotti qui aurait fait liquider son passeur ? Mais pour quelle raison ?
  
  - Parce que Chardon était brûlé aux yeux de la Douane française.
  
  - Enfin, Coplan, vous savez comme moi qu’il n’a jamais été inquiété, et surtout pas lors de son dernier voyage. Par quel miracle Petrotti aurait-il su que son passeur était identifié ? Vous n’avez pas commis d’imprudence, j’espère ?
  
  Le ton inquisiteur du Vieux déplut à Francis.
  
  - Oui, j’en ai commis une, rétorqua-t-il. Vous ne devineriez jamais laquelle, et si je vous la dis, vous allez - sauf votre respect - sauter au plafond.
  
  - Dites-le quand même. Je ne suis pas émotif.
  
  - Petrotti a un complice au sein de l’Administration des Douanes. C’est mathématique. En demandant, par votre intermédiaire, que Chardon ne soit pas interpellé à son passage de la frontière, j’ai mis le feu aux poudres. Petrotti en a été informé par ce complice et il a pris séance tenante une série de dispositions. Un piège m’a été tendu au domicile de Chardon, où je voulais faire parler son épouse, et je ne m’en suis sorti qu’en laissant deux types sur le carreau.
  
  - Ah bon ? fit le Vieux, acerbe. Votre penchant pour le jeu de massacre est décidément incurable ! Et cela au quatrième jour d’une enquête que je vous avais recommandé de mener avec d’infinies précautions.
  
  - Devais-je me laisser expédier au fond du lac Léman ? Et Chardon, ce n’est pas moi qui l’ai supprimé, non ? Voici ce que je voulais souligner : nous n’avons pas affaire, en la personne de Petrotti, au discret émissaire d’un mouvement de subversion international, mais à un chef de gang de première force secondé par des individus sortant de la pègre. Sa parade a été efficace et rapide : son passeur éliminé, l’or a disparu dans la nature. La justice ne pourrait rien contre lui si je n’avais pas détecté ce stock de morphine.
  
  Un silence régna.
  
  Le Vieux reprit, grognon :
  
  - Une fuite aux douanes... Voilà qui peut attendre. Qu’avait-il résulté de votre entrevue avec cette femme, à Genève ?
  
  - Eh bien ! elle s’était montrée d’une franchise désarmante, si complète qu’on ne peut l’expliquer que d’une seule façon : elle savait qu’après être sorti de chez elle, je ne ferais pas de vieux os. Elle a reconnu que Petrotti et Jarvis trafiquaient ensemble, et que son mari trimbalait régulièrement de l’or pour le Corse depuis un an. Le seul point sur lequel elle ait menti, c’est quand elle a prétendu qu’il s’agissait d’une contrebande de parfum.
  
  Après une nouvelle pause dénotant un temps de réflexion, le Vieux grommela :
  
  - Je vous sens venir, Coplan. Cette histoire vous embête parce qu’elle semble relever du droit commun, et vous voudriez que je la refile à la Sûreté. Mais je ne suis pas d’accord, figurez-vous. Il faut creuser davantage.
  
  - Creuser quoi ? Le circuit est fermé : Petrotti vend de l’héroïne, se fait payer en or, rémunère ses collaborateurs et prend son bénéfice. Avec le reliquat, il rachète de la morphine. C’est le schéma tout à fait classique du trafic de la drogue. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures.
  
  - Détrompez-vous, notre tâche consiste précisément en cela. Et je ne suis pas disposé à lâcher le morceau si facilement. J’aurais peut-être été de votre avis si le jeune Michel Denfort avait remis un lingot à Petrotti, mais c’est le contraire qui s’est produit. Denfort n’est pas un intoxiqué, les gens de son entourage non plus. Pourquoi le Corse lui ferait-il des largesses, hein, je vous le demande ?
  
  Coplan ne pipa mot.
  
  - Non, poursuivit le Vieux, remonté. Il y a des choses qui vous ont échappé, voilà tout. Cette clique de Denfort a encore fait parler d’elle, je vous le signale : un des gars de la rue de Seine a été coffré pour avoir balancé un pavé dans la vitrine d’une agence de compagnie aérienne ; un autre s’est trouvé parmi les trublions qui conspuaient, à son arrivée à Paris, le président des États-Unis. Un troisième a blessé un gardien de la paix lors d’une manifestation gauchiste. Tous ces individus sont des meneurs, ils font ce qu’ils peuvent pour créer un climat d’insécurité. Denfort les paie. Aux directives de qui obéit-il ?
  
  - Sûrement pas de Petrotti, assura Coplan. Ce type-là n’a rien d’un militant au service d’une idéologie, vous pouvez m’en croire. C’est un fumier, sur tous les plans : proxénète, gangster, maître chanteur, tout ce qu’on veut sauf un exalté.
  
  - Il peut être un instrument, un chaînon... Dois-je vous rappeler que la vente de drogue est devenue, depuis une vingtaine d’années, un moyen de financement assez courant pour les réseaux de renseignement et d’action ? Certains États préfèrent alimenter leurs fonds secrets par cette méthode, plutôt que de distraire de leur budget officiel les sommes considérables que nécessitent leurs entreprises occultes (Authentique). Cherchez donc qui est derrière Petrotti.
  
  - Bon, soupira Coplan, à demi convaincu. Seulement, pour y arriver, il faudrait pratiquer le grand jeu, c’est-à-dire placer l’intéressé sous une surveillance absolue, jour et nuit. A moi tout seul, je ne puis m’en charger, d’autant plus qu’il sait que je suis sur sa piste.
  
  - Hum... Réglementairement, je devrais confier cette besogne à la D. S. T. Et puis, il serait souhaitable de freiner l’enquête ouverte par la gendarmerie sur le meurtre de Chardon, de manière qu’il n’y ait pas d’interférences inopportunes. Je vais penser à tout cela. Où logez-vous à Nice ?
  
  - A l’hôtel Atlantic.
  
  - Bien. Je vous contacterai en fin d’après-midi. Désirez-vous encore parler à Gerbaut ?
  
  - Oui, s’il vous plaît.
  
  - D’accord. Coupez le brouillage et restez à l’écoute.
  
  Coplan actionna le petit inverseur, attendit.
  
  - Gerbaut en ligne... qu’y a-t-il encore pour votre service ?
  
  - Au début de la nuit, je vous avais demandé qu’on enregistre les communications privées de notre suspect. Pouvez-vous me faire entendre celles qu’il a eues depuis ?
  
  - En accéléré, je présume ?
  
  - Oui. Allez-y, mon magnéto est prêt à recevoir.
  
  Une longue rafale de criailleries caquetantes fit vibrer l’écouteur, à la suite de quoi Gerbaut déclara :
  
  - A la bonne vôtre !... Les conversations d’hier vous ont-elles été utiles ?
  
  - Et comment ! Elles m’ont fourni la clé de quelques énigmes et m’ont conduit à la découverte d’un superbe pot aux roses, si j’ose dire.
  
  - Je vous en souhaite autant maintenant. A bientôt.
  
  Francis raccrocha, puis il enclencha la touche de retour en arrière et remit sa voiture en marche. Une fois reparti dans la direction de Nice, il appuya sur la touche de reproduction.
  
  Ce qu’il entendit tout d’abord fut un dialogue de voix féminines. Ayant perdu de vue que Petrotti était marié, il eut un léger haussement de sourcils. Très vite, il se rendit compte que ce papotage ne le concernait en rien. Ces dames parlaient chiffons, thé, amies. Égrenaient des rires à la suite d’allusions obscures.
  
  Leur bavardage s’éternisant, les pensées de Coplan vagabondèrent. Incorrigible et obstiné, le Vieux... Concevait assez mal le principe de la légitime défense. Selon lui, un agent devait toujours se tirer indemne des situations les plus menaçantes, mais sans faire de mal à ses adversaires. Le contre-espionnage en dentelle... Passé, ce temps-là, Papa.
  
  Le petit haut-parleur émit une série de déclics, ce qui signifiait qu’un numéro d’appel avait été formé sur le disque du téléphone de Petrotti. Une voix masculine prononça :
  
  - Herbert ? Ici Bruno.
  
  - Oui. Vous m’appelez bien tard.
  
  - Tard ? Mais il est à peine dix heures moins le quart !
  
  - Je suis pressé, moi. Vous n’avez pas l’air de vous en douter. (Le correspondant s’exprimait avec un fort accent étranger.)
  
  - Le bateau ne part tout de même que demain.
  
  - Le bateau, oui, mais moi je pars aujourd’hui. Je dois être à l’aéroport à deux heures et demie, avant ça je dois me rendre à bord, déjeuner et voir encore quelqu’un.
  
  - Je peux vous apporter le parfum immédiatement. Où voulez-vous ?
  
  - Venez au Queenie. J’y serai dans un quart d’heure.
  
  - D’accord.
  
  La communication fut coupée. Peu après, il y en eut une autre, établie par la compagne de Petrotti, qui se lança derechef dans une série de bavardages oiseux.
  
  Coplan regarda sa montre-bracelet à la dérobée. Il était midi moins dix. Le rendez-vous avait donc eu lieu une heure auparavant. Pas la peine de courir, les deux hommes n’étaient certainement plus dans ce café bien connu de la Promenade des Anglais.
  
  Au reste, qui était cet Herbert ?
  
  Un client qui entretenait avec le Corse des relations commerciales ordinaires ? Dans les propos échangés, il n’y avait apparemment rien d’insolite. Sinon cette référence à un bateau.
  
  S’agissait-il de celui où, au cours de la nuit passée, Petrotti était allé « liquider les comptes » ?
  
  Étant donné la minceur désolante des informations divulguées par ce coup de fil, Coplan estima qu’il ne pouvait en tirer aucune conclusion valable.
  
  L’enregistrement prit fin.
  
  Attentif à la route, Francis ne put cependant s’abstenir de cogiter sur l’entretien qu’il venait d’entendre.
  
  Tout bien réfléchi, il y avait une anomalie dans le fait qu’un industriel ayant pignon sur rue se dérangeât personnellement pour aller livrer un flacon de parfum dans un café.
  
  De plus, le ton qu’avait adopté le nommé Herbert vis-à-vis de Bruno Petrotti n’était pas exactement celui d’un client ou d’un ami ; il faisait plutôt songer à l’impatience que l’on peut témoigner à l’égard d’un subordonné.
  
  Agacé, se disant que ces spéculations ne menaient à rien, Coplan concentra son attention sur les magnifiques paysages méditerranéens que lui octroyait cette promenade. Il n’avait plus besoin de se torturer la cervelle puisque les faits et gestes de Petrotti n’allaient pas tarder à être étroitement surveillés.
  
  Or, le subconscient de Francis devait travailler à plein régime car, en dépit de ses résolutions, il fut encore harcelé par l’idée qu’un individu, auquel Bruno sacrifiait sa matinée en de pareilles circonstances, se préparait à quitter la France pour une destination inconnue. Sans avoir été identifié et avant que le dispositif de surveillance fût mis en place.
  
  Dans une heure, il s’envolerait à bord d’un avion.
  
  Soudain Coplan serra les mâchoires. Le propre de sa nature était de ne jamais se résigner à ce qui paraissait inéluctable. Il arrêta sa voiture sur le bas-côté de la route avec une telle brusquerie que les pneus gémirent.
  
  Il venait de trouver le moyen par lequel il obtiendrait de plus amples renseignements sur l’homme à l’accent balkanique, avant même que ce quidam eût déguerpi du territoire français.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Coplan fit revenir le ruban magnétique à la conversation qu’avait eue l’épouse de Petrotti avec une de ses amies. Puis, s’étant muni d’un stylo-bille et d’une carte de visite prélevée dans son portefeuille, il réenclencha la touche de reproduction.
  
  Lorsque les deux femmes eurent fini de parler, il devint plus vigilant. Les déclics de formation de numéro se succédèrent et Coplan les compta. De la sorte, il reconstitua les chiffres qu’avaient décrits les rotations du disque : 8-7-6-9-4-7.
  
  Il renouvela immédiatement l’expérience, afin de s’assurer qu’il ne s’était pas trompé dans la notation. Cette vérification étant faite, il éteignit le magnétophone, rappela Gerbaut par l’entremise de la centrale radiotéléphonique.
  
  - C’est encore moi, dit-il dès qu’il eut le branchement. Mon vieux, débrouillez-vous pour me communiquer de toute urgence le nom et l’adresse de l’abonné de Nice dont le numéro est 87 69 47. Je garde la ligne.
  
  - Un petit moment, pria son correspondant. Pensez-vous qu’il figure dans l’annuaire ?
  
  - Ce n’est pas sûr. Ne perdez pas de temps à passer en revue tous les numéros de Nice, adressez-vous directement, par notre circuit spécial, au Service Intérieur des Renseignements des P. T. T.
  
  - Bon. Ne quittez pas.
  
  Le combiné coincé entre son oreille et son épaule, Francis alluma une Gitane. Machinalement, il consulta de nouveau sa montre-bracelet. Midi douze. La circulation des voitures s’intensifiait, des gens quittant Nice pour le week-end.
  
  - Allô, Dixhuit ? dit Gerbaut.
  
  - Oui. Avez-vous le tuyau ?
  
  - Voici : Rondeaux, Antoine. 418, avenue George-V.
  
  - Hein ? Êtes-vous sûr du nom ?
  
  - Eh oui : 87 69 47, Rondeaux Antoine. Aucun doute, j’ai pris l’annuaire des Alpes-Maritimes pour opérer une confrontation. C’est bien ça : ce nom figure en face du numéro que vous m’avez indiqué.
  
  - Dans ce cas, je n’ai plus qu’à foncer. Merci !
  
  Coplan redémarra aussi sèchement qu’il s’était arrêté.
  
  Lorsqu’il parvint sur la route du bord de mer, il dut cependant faire une courte escale devant un panneau où était affiché un plan de ville à l’intention des touristes. Il repéra l’avenue en question ; elle était située dans le beau quartier de Cimiez, sur la hauteur.
  
  Francis quelque peu soucieux, reprit le volant. Petrotti avait distinctement appelé son correspondant « Herbert »...
  
  Une vingtaine de minutes plus tard, la DS atteignit le bas de l’avenue, la remonta à une allure réduite.
  
  Le 418 était un immeuble moderne, récent, luxueux. Haut de quatre étages, il avait une façade entièrement vitrée, était doté d’un parking privé.
  
  Coplan s’extirpa de sa voiture, promena les yeux sur les fenêtres de l’édifice, puis il gagna l’entrée et pénétra dans le hall dallé de marbre.
  
  Lorsqu’il eut parcouru les noms des locataires inscrits sur les boîtes aux lettres, il ne put réprimer une mimique de déconvenue. Pas plus de Rondeaux Antoine que de Herbert X...
  
  De l’index, il se gratta le cou, tourna la tête vers les deux cabines d’ascenseur. Avisant une porte sur laquelle était marqué « Gérance », il traversa le hall, frappa au panneau.
  
  Une jeune femme blonde aux traits avenants se tenait là, derrière un bureau. Elle leva vers Francis un regard interrogateur, les sourcils haussés.
  
  - N’est-ce pas ici qu’habite M. Rondeaux ? s’informa Coplan, apparemment embarrassé.
  
  Son interlocutrice afficha un sourire administratif.
  
  - Non, ce n’est pas ici, déclara-t-elle. M. Rondeaux est propriétaire d’un studio dans l’immeuble, mais il réside ailleurs. Désirez-vous une location ?
  
  - Pas précisément. En réalité, j’aurais voulu entrer en rapport avec la personne qui occupe le studio de M. Rondeaux, dit Coplan d’un air affable. Ma méprise est due au fait que l’abonnement téléphonique est au nom du propriétaire.
  
  - Ah ! oui, fit l’employée sans trop comprendre. C’est donc M. Lemke que vous voudriez voir ? Eh bien ! c’est au troisième, couloir de gauche. Mais vous n’avez pas de chance : il vient de partir en voyage il y a quelques minutes à peine... Il m’a remis les clés pour qu’on puisse procéder à l’entretien pendant son absence.
  
  - Que c’est ennuyeux ! déplora Coplan, le front barré de rides. Savez-vous où il est allé ? Et pour combien de temps ?
  
  - Il m’a dit qu’il prenait l’avion pour Rome, et qu’il n’était pas nécessaire de faire suivre son courrier, attendu qu’il ne s’absentait que pour une huitaine de jours.
  
  - Je vois. Il faudra donc que j’attende son retour. Voyage-t-il beaucoup ?
  
  - Plutôt, oui. Je crois que vous auriez intérêt à prendre un rendez-vous par courrier.
  
  Francis, méditatif, hocha la tête.
  
  - Peut-être aurais-je une chance de le rattraper à l’aéroport ? supputa-t-il. Quel genre d’homme est-ce ?
  
  - Il a quarante-deux ans, est célibataire, de nationalité yougoslave, mesure 1,70 m et n’a plus de cheveux, récita la jeune femme sur un ton ironique. Voulez-vous d’autres détails ?
  
  - Fichtre, dit Francis, vous êtes diablement documentée.
  
  - Comme tous les locataires, M. Lemke a dû remplir une fiche de police. C’est moi qui ai reçu la sienne. Ne pensez pas que je lui accorde une attention particulière, à ce brave homme.
  
  - N’y a-t-il rien de spécial, dans son visage, qui me permettrait de le reconnaître ?
  
  Elle fit une moue désapprobatrice empreinte de perplexité.
  
  - Il n’est pas beau, confia-t-elle. Il a une figure ronde et un nez piqueté, des mains velues... Pas du tout mon type.
  
  - A sa place, j’en serais navré, affirma Coplan. Son prénom est bien Herbert, n’est-ce pas ?
  
  - Oui, en effet. Si vous désirez laisser un message pour lui, je le lui transmettrai à son retour.
  
  - Vous êtes trop gentille. Ne me privez pas d’un prétexte pour revenir bavarder avec vous. A bientôt.
  
  Il s’esquiva, des ailes aux talons, tandis que l’employée adoptait une expression rêveuse.
  
  Il mit le cap sur l’aéroport, curieux de voir si le nommé Lemke se trouverait parmi les passagers en partance pour Rome, conformément à ce qu’il avait raconté à la fille.
  
  Pestant contre les feux rouges et les embouteillages, dédiant de fréquents coups d’œil à sa montre, Coplan rallia la Promenade, puis se joignit à la foule des véhicules qui déferlaient en direction ouest.
  
  Un individu qui dépose les clés de son logement dans les mains de la surveillante d’immeuble ne doit pas, en principe, détenir chez lui des valeurs ou des pièces compromettantes. Ou, s’il en a, il les emporte avec lui.
  
  Le premier soin de Coplan, quand il eut pénétré dans le hall de l’aérogare, fut d’aller scruter le tableau des départs. Il y avait un avion pour Rome à quinze heures vingt-cinq. Un vol Alitalia. L’heure d’embarquement n’était pas encore affichée.
  
  L’horloge du hall indiquait deux heures un quart. Un peu tôt pour aller se planter à proximité du guichet de la compagnie où l’on procédait au contrôle du billet et à l’enregistrement des bagages.
  
  Un tintement mélodieux tomba de haut-parleurs invisibles, préludant à une annonce faite en deux langues par la voix susurrante d’une hôtesse qu’on imaginait radieusement belle.
  
  Coplan, indécis, s’aperçut qu’il avait faim, ce qui le détermina à se diriger vers la buvette. Chemin faisant, il regarda les gens assis sur les canapés, de même que ceux qui erraient dans la salle.
  
  Aucun chauve au nez piqueté. Par contre, deçà, de-là, quelques paires de fort jolies jambes féminines.
  
  Au snack-bar, Coplan se posta au comptoir, commanda une bière et un sandwich au rosbif. Quand on l’eut servi, il se mit à manger tout en promenant des yeux distraits sur la clientèle installée aux petites tables. Il y avait beaucoup de va et vient, des mamans aux prises avec les fantaisies de leurs mioches, des Japonais hermétiques.
  
  Son pain dans une main, Francis prit son verre de l’autre et but une gorgée de bière. Puis il continua de boire car, entre-temps, il avait vu arriver un homme chauve d’une quarantaine d’années, porteur d’une valise brune à soufflets, et accompagné d’un jeune gars en veston clair ouvert sur un pull blanc à col roulé.
  
  Herbert Lemke, indiscutablement. Avec, sans doute, le « quelqu’un qu’il devait voir » mentionné lors de sa conversation avec Petrotti.
  
  Les deux hommes prirent place à une table située près de la paroi de verre donnant vue sur les pistes. Le cadet avait une chevelure abondante et des traits creusés.
  
  Coplan se remit à mordre dans son sandwich, le dos tourné. Il s’abstint dès lors de regarder du côté du Yougoslave.
  
  Quand il eut fini de manger, il alluma une cigarette, commanda un autre verre de bière et paya ce qu’il avait eu.
  
  Il n’avait pas d’opinion définie sur Lemke. Aucun indice sûr ne lui permettait de juger si ce personnage était un homme d’affaires parfaitement honnête ou un individu aux activités répréhensibles. Qu’il fût en rapport avec Petrotti ne constituait pas obligatoirement une présomption défavorable... Le Corse, avec la double vie qu’il menait, comptait dans ses relations plus de commerçants et de gens de bonne moralité qu’il ne fréquentait de fripouilles.
  
  Francis vida son second verre, quitta la buvette d’un pas tranquille. Il alla acheter un journal, puis il revint occuper un fauteuil d’où il pouvait observer le guichet d’Alitalia.
  
  Le carillon tintinnabula, et la voix de la speakerine invita les passagers pour Rome à gagner la Porte 4.
  
  Lemke et son compagnon ne tardèrent pas à apparaître. Maintenant, c’était le jeune qui portait la valise. Chose assez étrange, puisqu’elle aurait dû être enregistrée auparavant.
  
  Les deux hommes passèrent sans s’arrêter au guichet. Lorsqu’ils se furent éloignés en direction du contrôle de police, Coplan les suivit à distance.
  
  Il vit Lemke prendre congé du gars au visage buriné, s’engager ensuite dans un des couloirs conduisant aux cabines où des C. R. S. tamponnaient les passeports. Le Yougoslave se disposait donc, réellement, à monter dans l’appareil pour Rome.
  
  Immobilisé auprès d’une vitrine, Coplan reporta son regard sur le jeune type. Celui-ci, lesté de la valise, marchait vers la sortie.
  
  Là, Francis flaira quelque chose de louche. Son instinct, plus que sa raison, lui mit les sens en éveil. Pourquoi le bagage avait-il changé de mains ?
  
  Alors que l’inconnu poursuivait son chemin vers le parking, Coplan échafauda soudain un projet. Sa tentative ne serait pas très légale, ni même recommandable, mais elle aurait le mérite d’être efficace et, dans le cas où elle se révélerait positive, d’éviter un gaspillage de temps et d’efforts.
  
  Il partit sur les traces de son suspect, accéléra le pas dans le but de le rattraper, le rejoignit alors qu’il marchait entre deux rangées de voitures en stationnement.
  
  - Hé ! jeune homme, voulez-vous me remettre cette valise ? articula Coplan d’un ton assuré.
  
  L’interpellé, médusé, le dévisagea. Puis il maugréa :
  
  - Vous n’êtes pas cinglé, non ? Fichez-moi la paix.
  
  Il poursuivit son chemin, les traits courroucés. Coplan lui tapota l’épaule et dit :
  
  - Je vous ai demandé de me confier ce bagage... Etes-vous sourd ?
  
  Le type s’arrêta derechef. Il parut évaluer la taille et la carrure de son interlocuteur.
  
  - Je ne vois vraiment pas pourquoi je vous donnerais ce qui m’appartient, rétorqua-t-il avec hargne. Vous cherchez la bagarre, ou quoi ?
  
  - Non, dit Francis, mais si vous n’obéissez pas vous allez l’avoir.
  
  Le gars déposa la valise sur le sol cimenté. Son expression hostile n’était pas dénuée d’inquiétude.
  
  - Enfin, qu’est-ce que ça signifie ? s’enquit-il. Vous avez un sacré culot... Seriez-vous un flic, par hasard ?
  
  - Non, un inspecteur des douanes. Mais si vous voulez appeler un agent, faites-le.
  
  Coplan l’observait de près, épiant sa réaction.
  
  Manifestement, l’autre était désorienté, pris de court. Moins agressif, il prononça :
  
  - Mais... je n’arrive pas de l’étranger. J’avais cette valise avec moi. J’ai simplement accompagné un ami qui partait.
  
  - Alors, un contrôle ne doit pas vous gêner. Nous allons voir tout de suite si vous ne transportez que des objets non passibles de taxe. Suivez-moi.
  
  D’autorité, il saisit la poignée du colis et le souleva. A ce moment-là, le jeune type fit un écart, se faufila entre les pare-chocs de deux voitures et détala.
  
  Un quart de seconde, Francis tergiversa. Le test avait été concluant, mais fallait-il cravater le fuyard en abandonnant la valise ou le laisser filer pour examiner au plus vite le contenu de celle-ci ?
  
  Vif comme un rat, le fugitif avait déjà pris une avance considérable. Il se glissait prestement entre les véhicules, courait, tâchait de gagner la sortie.
  
  Coplan, se disant qu’on n’aurait pas de mal à lui mettre la main au collet, partit vers l’endroit où il avait garé sa DS. Il n’avait pas couvert vingt mètres qu’un individu surgit devant lui, un pistolet au poing.
  
  - Les mains en l’air, gronda d’une voix contenue ce personnage à la mine inquiétante. Déposez cette valise et faites demi-tour.
  
  Francis jura intérieurement, se reprochant de n’avoir pas songé au fait que le jeune type pouvait être protégé par des complices. Celui-ci paraissait fermement décidé à tirer.
  
  Des pas crissèrent derrière Coplan, alors qu’il fixait toujours l’homme armé.
  
  - Ne bronchez pas, vous êtes fait, dit tout près de lui une autre voix menaçante, tandis qu’on lui poussait un canon d’automatique dans les reins.
  
  Un bracelet se referma autour du poignet de son bras droit, lequel n’avait pas lâché la valise en dépit de la première injonction.
  
  Francis, détournant la tête, considéra le deuxième arrivant.
  
  - Ça va, ne vous fatiguez pas, émit-il calmement. Vous feriez mieux de cavaler après le gars qui trimbalait ce bagage.
  
  - Ne vous frappez pas, il n'ira pas loin, répliqua l’intéressé pendant que son collègue se rapprochait, son pistolet toujours braqué sur Coplan. En attendant, suivez-nous sans histoires, nous avons horreur du scandale.
  
  - Moi aussi, affirma Francis. Rangez votre artillerie et vos bracelets, ça fait mauvais genre.
  
  - Écrasez, mon pote... Allez, en route.
  
  Encadré par les deux inconnus, il revint vers l’édifice de l’aérogare. Les gens qui circulaient aux alentours n’avaient rien remarqué.
  
  - Je préfère vous l’avouer tout de suite, reprit Coplan tout en marchant. Il est exact que j’ai empiété sur vos attributions, mais j’ai bien l’impression que ça valait le coup. Je suis du bâtiment.
  
  Ses gardiens, influencés par son attitude décontractée, le regardèrent de travers.
  
  - On la connaît, railla l’un d’eux. Vous êtes peut-être aussi le cousin du ministre ou le beau-frère du préfet ?
  
  - Non, mais le commissaire divisionnaire Tourain pourra vous renseigner sur moi. Comme vous, je suis sur l’affaire Petrotti, et j’aimerais savoir ce qu’il y a dans cette valise, le plus vite possible.
  
  Cette fois, les deux agents de la D. S. T. furent ébranlés. Ils avaient assisté de loin à la scène au cours de laquelle leur captif avait abordé le jeune au pull blanc. Ils avaient aussi vu déguerpir ce dernier et ne discernaient pas encore comment cet incident devait être interprété.
  
  Celui qui avait intercepté Francis questionna :
  
  - D’où sortez-vous ? Comment avez-vous fait pour rencontrer ici cet agitateur, si vous n’étiez pas de mèche avec lui ?
  
  - J’ai été mené à lui par un curieux bonhomme que vous avez dû voir aussi, et qui s’envole pour Rome en ce moment même. Ils sont arrivés ensemble à l’aéroport.
  
  Cela aussi, les inspecteurs l’avaient constaté. Au cours de leur filature du gars à l’opulente chevelure noire, ils avaient assisté à sa jonction avec l’autre quidam, place Masséna. Mais le chauve leur était rigoureusement inconnu.
  
  Sur ces entrefaites, le trio parvint devant une familiale Peugeot de couleur noire.
  
  - Montez, enjoignit celui des policiers qui tenait le bracelet. Posez d’abord la valise sur la banquette arrière.
  
  Coplan obtempéra, puis il dit avec une pointe d’aigreur :
  
  - Bon Dieu, rendez-vous compte qu’il y a maldonne ! Vérifiez mon identité sur-le-champ, accompagnez-moi à ma voiture qui est là-bas et servez-vous de son équipement pour téléphoner à Paris, mais ne tardez pas à ouvrir ce sac de voyage ! Pourquoi le type a-t-il décampé si vite quand je m’en suis emparé ?
  
  - On va le savoir, ne vous inquiétez pas, renvoya l’inspecteur.
  
  Abandonnant Coplan à la surveillance de son collègue, il monta dans le break et se mit en devoir de défaire les lanières qui maintenaient les flancs rebondis des soufflets. La serrure n’était pas fermée à clé. D’une impulsion, l’agent de la D. S. T. sépara les deux compartiments de la valise et les rabattit de part et d’autre sur le siège.
  
  Des paquets de publications, ficelés, étaient rangés dans les deux cavités, ainsi que des dossiers, des livres de petit format et des brochures polycopiées. Sur le fond d’un des compartiments reposait un sachet de toile écrue. Le policier s’en saisit et fut surpris par sa lourdeur, en raison de son faible volume.
  
  - Des lingots d’or, prédit Coplan, les yeux fixés sur le butin.
  
  De fait, une petite masse jaune, brillante, glissa du sac dans la main de l’inspecteur, qui déclara en la soupesant :
  
  - Vous vous en doutiez ?
  
  - Bien sûr... J’ai suivi cet or à la trace depuis Genève. Je parie qu’il porte l’estampille d’un fondeur suisse. Regardez.
  
  Son pronostic se révéla exact. Il ajouta :
  
  - Cette nuit, cet or était encore dans les mains de Petrotti. Il faut coffrer séance tenante le gars qui vient de fuir, sans quoi tout va se désagréger.
  
  - Devinez-vous qui c’est ?
  
  - Naturellement. A ma connaissance, la D. S. T. était chargée, jusqu’à présent, de ne tenir à l'œil d’une façon permanente qu’un seul des comparses impliqués dans ce trafic, à savoir le nommé Michel Denfort.
  
  Les deux limiers de la D. S. T. échangèrent un regard déprimé. A présent, ils étaient convaincus d’avoir épinglé un agent des Services Spéciaux.
  
  - Comment vous appelez-vous ? demanda l’un d’eux.
  
  - Francis Coplan.
  
  Ils sourcillèrent, un peu effarés. Ce nom était connu dans leur brigade. Il avait été cité à maintes reprises, un an auparavant, lors de l’enquête sur le naufrage des plates-formes pétrolières (Voir « Jouez serré, M. Coplan »).
  
  Du coup, leur attitude changea complètement. Perdant leur raideur professionnelle, ils se détendirent et lâchèrent un soupir.
  
  - Eh bien ! voilà un joli télescopage, marmonna celui qui avait brandi son arme. Effectivement, nous pistions Denfort... Et vous, vous lui fauchez sous notre nez les preuves que nous attendions pour l’inculper, la main dans le sac.
  
  - Rien n’est perdu, bien au contraire ! dit Francis avec entrain. Nos trois témoignages suffiront à le coincer. Mais l’essentiel, c’est de lui mettre le grappin dessus avant qu’il puisse communiquer avec Petrotti, qui n’en mène déjà pas large.
  
  - A ce point de vue-là, pas de problème. Soyez tranquille : Denfort a certainement été pris en chasse par un de nos collègues. On va l’alerter par radio.
  
  L’inspecteur débarrassa Francis de son bracelet, puis il fit le tour de la voiture pour aller s’asseoir à la place du chauffeur. Coplan s’installa près de lui et les trois portières claquèrent presque simultanément.
  
  - J’espère toutefois qu’il ne lui a pas couru après pedibus cum jambis, grommela le policier de l’arrière. Sinon, la radio, c’est basta !
  
  L’autre avait allumé l’émetteur. Prenant le micro, il appela :
  
  - Allô Daniel... allô Daniel.
  
  La réponse vint rapidement :
  
  - Daniel écoute. Parlez, Dominique.
  
  - Avez-vous toujours le client dans la ligne de mire ?
  
  - Pour sûr ! Il a sauté dans un taxi et roule vers Cannes.
  
  - Très bien. Bondissez-lui sur le paletot dès qu’il descendra du taxi. Nous avons plus qu’il n’en faut pour l’envoyer en cabane.
  
  - Ah bon ?
  
  - Oui, allez-y carrément. Et ramenez-le à la permanence. Nous en prenons le chemin.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Dans les locaux de la D. S. T., à Nice, Coplan lia plus ample connaissance avec les deux officiers de police qui lui avaient barré la route, les inspecteurs Barjol et Galoia.
  
  Le premier avait un faciès taillé à coups de serpe, au front bas, aux mâchoires de bouledogue, mais son air vindicatif ne reflétait nullement son caractère optimiste et enjoué. Quant au second, plus jeune, il avait le physique avantageux d’un coureur de jupons méditerranéen : un beau profil classique, des cheveux bouclés, le teint mat, bronzé. C’était lui qui, venant par-derrière, avait prestement passé les cabriolets au poignet de Francis.
  
  En attendant leur collègue qui devait ramener Michel Denfort, les trois hommes se livrèrent à un examen plus approfondi du contenu de la valise. Une âpre satisfaction s’empara d’eux à mesure qu’ils épluchaient brochures et dossiers.
  
  Grappillant chacun dans ces documents, ils se communiquèrent mutuellement leurs trouvailles.
  
  Outre le matériel de propagande révolutionnaire que représentaient les livres et des pamphlets virulents attaquant la société capitaliste, il y avait des textes encore plus significatifs.
  
  Barjol en signala un, qu’il tenait dans la main :
  
  - Voici le calendrier des réunions auxquelles sont conviés les dirigeants d’associations estudiantines contestataires... Turin en décembre, Francfort en février, Amsterdam en mars. Objet : coordination des actions pour la prise du pouvoir universitaire. C’est-y pas prometteur ? A croire que ces casseurs de vitres sont encouragés par Saint-Gobain !
  
  - J’ai mieux, stipula Galoia. Voilà le programme de camps d’entraînement ouverts aux volontaires à Cuba et en Albanie : maniement des explosifs, pratique de la guérilla et du combat de rue, sabotage scientifique des télécommunications, pollution des eaux potables, etc. etc. Un avant-goût des réjouissances qui vont être organisées dans les pays bourgeois.
  
  - Un avant-goût ? dit Coplan. La fête a déjà commencé. Voyez ce qui s’est produit à Rome la semaine dernière et les quelques plasticages enregistrés à Paris. Sans parler des sanglantes bagarres de Tokyo. La mèche est bel et bien allumée, et ça ne date pas d’hier. Mais écoutez ceci : « Manuel n® 3. Têtes de chapitres : stockage d’armes improvisées non interdites par la loi : morceaux de plomb, chaînes, boulons, briques, bâtons, vieux rasoirs, bouteilles, couteaux de boucher et autres objets hors d’usage. Fabrication simplifiée de cocktails Molotov. Diverses utilisations de l’essence d’auto. Constitution des dépôts clandestins d’armes réelles : comment se les procurer, où les cacher... »
  
  - Si c’est ainsi que ces enragés préparent le temps béni de l’An 2000, on n’a pas fini de rigoler, constata sombrement Barjol. J’ai ici une pile de bréviaires à destination de jeunes ouvriers. On y explique comment on peut obtenir le déclenchement d’une grève et déborder ensuite les dirigeants syndicaux en opposant des refus systématiques à toutes les contre-propositions patronales. Objectif avoué : la paralysie intégrale de l’appareil de production de la nation.
  
  - Eh oui, dit Galoia. Des actions conjuguées dans les usines, dans les rues et dans les services publics peuvent parvenir à flanquer par terre toute l’économie d’un pays. Total, les impôts augmentent, ce qui accroît le mécontentement, et ainsi se trouve amorcé le cycle infernal au bout duquel le désordre s’installe en maître. Il est bien difficile, pour un gouvernement, de maîtriser un tel processus, car la répression engendre de nouveaux troubles.
  
  - C’est bien là-dessus que spéculent les têtes pensantes de cette conjuration, approuva Coplan. Leur projet consiste à semer une pagaille monstre pour affaiblir le pouvoir, et ensuite de renverser les institutions en exploitant la misère des moins favorisés. Car les riches s’en fichent, bien entendu : ils trouvent toujours le moyen de se ménager des positions de repli.
  
  Réaliste, Barjol déclara :
  
  - Si nous pouvions mettre la main sur quelques colis comme celui-ci, ça leur mettrait du plomb dans l’aile, à ces terroristes.
  
  - Mon patron est d’avis qu’il faut surtout viser le tiroir-caisse, divulgua Coplan. Aucun mouvement n’a jamais abouti sans appuis financiers, c’est bien connu.
  
  - Oui, vous appliquez probablement la bonne formule, aux Spéciaux, reconnut Galoia. Nous, en coffrant de droite et de gauche des individus portant atteinte à la sécurité intérieure de l’Etat, nous ne faisons que boucher quelques trous d’une passoire. Il faut taper plus haut... et plus loin.
  
  - D’accord, mais découvrir le point vital où l’on devra frapper ces fomenteurs de guerre civile n’est pas simple, argua Coplan tout en examinant un des lingots. Et je suis en train de me demander si, au lieu de remonter la filière de l’or, je ne ferais pas mieux de m’attaquer à celle de la drogue, qui en est la véritable origine.
  
  A cet instant, un inspecteur pénétra dans la pièce. Il était accompagné par Denfort, dont les mains étaient entravées par des menottes. Le prisonnier, voyant Coplan, plissa la bouche.
  
  Le mufle mauvais, Barjol l’interpella :
  
  - Alors, mon gaillard ? On se figurait avoir semé ces salauds de flics ?
  
  Denfort le toisa sans mot dire, puis son regard tomba sur les documents étalés. L’agent de la D. S. T. qui l’avait capturé dit à ses collègues, tout en lançant à Coplan un coup d’œil intrigué :
  
  - J'ai piqué le gars sur le quai de la gare de Cannes. Il a tenté de se rebeller mais je l’ai mis au pas. Que trimbalait-il, dans sa valise ?
  
  - Regarde, invita Galoia, avec un mouvement du menton en direction de la table. De la littérature aussi explosive que de la dynamite et de quoi payer quelques spécialistes de la subversion. Des mercenaires de la révolution, habiles à enflammer des jeunes épris de chambardement.
  
  Coplan, après avoir contemplé Denfort (il l’avait jaugé à première vue : celui-ci n’était pas un gauchiste « enragé », mais pire. Un intellectuel froid et désintéressé, lucide, déterminé à terrasser une société dont il exécrait les fondements) s’adressa aux trois policiers :
  
  - Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je pose quelques questions au détenu, avant que vous l’interrogiez ?
  
  - Non, du tout, nous avons bien le temps, répondit Barjol au nom de ses collègues. Mais je vous présente d’abord à l’inspecteur Gontier, qui ne sait si vous êtes ici en qualité de témoin ou d’inculpé.
  
  Lorsque cette formalité fut accomplie, et que Gontier eut arqué les sourcils en apprenant la qualité de Coplan, celui-ci articula, souriant :
  
  - Je m’excuse de m’être immiscé dans vos affaires. Il y a eu un court-circuit qu’on ne saurait toutefois qualifier de fâcheux. Merci d’avoir coupé la retraite à ce dangereux lascar.
  
  L’inspecteur fit un geste de la main pour indiquer que la chose allait de soi, puis Francis se tourna vers le prisonnier.
  
  - Nous savons que vous êtes en excellents termes avec Bruno Petrotti. Par quel canal celui-ci se fait-il livrer la morphine ?
  
  Denfort arbora un masque de bois.
  
  - Je n’en sais strictement rien, cela n’est pas de mon ressort, articula-t-il alors que les policiers se réunissaient en cercle autour de lui.
  
  - Admettons, dit Coplan. Mais peut-être lui est-il arrivé de faire allusion à un bateau, grand ou petit ?
  
  - Jamais.
  
  - Petrotti s’occupe-t-il donc de drogue ? interrompit Galoia, qui avait été empêché, par l’entrée soudaine de Gontier, d’aborder ce sujet.
  
  - Il en a une dizaine de kilos dans son entrepôt, spécifia Coplan. La vente de la came lui procure cet or, dont il se défait obligeamment, au moins en partie, pour subventionner les activités de Denfort et de ses acolytes.
  
  Après cette parenthèse, il reprit :
  
  - Pourquoi êtes-vous venu dans le Midi, cette fois, Denfort ? D’ordinaire, Bruno vous apporte le métal à Paris, non ?
  
  Le détenu ne répondant pas, Francis enchaîna :
  
  - Vous deviez avoir une entrevue avec Lemke, évidemment. Ce matériel de propagande révèle pourquoi. Faut-il en déduire que le Corse ne se soucie que des fonds et Lemke de la partie politique ?
  
  Denfort, les traits contractés, garda le silence.
  
  Coplan souligna :
  
  - Vous adhérez à un complot d’une envergure internationale, aux visées très vastes, mais vous n’êtes qu’un tout petit pion sur l’échiquier : un subalterne, un trésorier-payeur à courte vue, qui ne se doute pas le moins du monde de ce qui se cache derrière ces mots d’ordres grandiloquents. Vous êtes une bonne poire, en quelque sorte.
  
  Délibérément, il avait aiguillonné le jeune homme dans ce qu’il avait de plus sensible : son orgueil. La réaction de Denfort fut venimeuse :
  
  - Pas plus poire que vous ! riposta-t-il, les yeux flamboyants. Comme si vous, les cognes, vous ne marchiez pas au doigt et à l’œil pour un système dont vous ne comprenez rien, et qui vous possède !
  
  Satisfait de l’avoir fait sortir de ses gonds, Francis poursuivit, imperturbable :
  
  - Mais nous ne risquons pas dix ans de taule, nous. Et Lemke non plus, qui se débine à l’étranger aussitôt après vous avoir remis une valise pleine de matériel incendiaire.
  
  - Le camarade Lemke remplit la mission qu’on lui assigne, tout comme moi ! Et ce n’est pas mon arrestation qui retardera l’éclosion de foyers insurrectionnels chez les impérialistes !
  
  Adoptant un ton de persiflage, Coplan demanda :
  
  - Lemke est-il aussi allé semer la bonne parole à Rome ?
  
  - Il va partout où c’est nécessaire pour soutenir l’action séditieuse des groupes de combat ! rétorqua Denfort d’une voix vibrante.
  
  - Et partout il a un rendez-vous avec un navire, avança Francis. Cela le dispense de garder chez lui, et de transporter par la voie des airs, des documents compromettants. Au fait, où sont imprimées ces brochures ?
  
  - Dans un pays où le socialisme ne doit rien aux traîtres de Moscou, ces héritiers de l’expansionnisme tsariste.
  
  - En Albanie ? suggéra Coplan d’un air détaché.
  
  - Oui, et alors ? jeta Denfort avec défi.
  
  Il ne se rendait pas compte du nombre et de la valeur des informations qu’il avait livrées. Intérieurement, Coplan se félicita du résultat de ce bref entretien.
  
  Il se désintéressa du prisonnier d’une façon si soudaine que Denfort en fut vexé. Prenant à part un des inspecteurs, Barjol en l’occurrence, Coplan lui dit à l’oreille :
  
  - Voudriez-vous vous renseigner auprès de la gendarmerie maritime, afin d’avoir la liste des navires qui appareilleront demain ? Il me faudrait leur nom, leur nationalité, ainsi que leurs prochaines escales.
  
  - Rien de plus facile, opina Barjol. Je vais faire ça dans le bureau voisin. Patientez deux secondes.
  
  Il passa dans la pièce contiguë et Francis rejoignit le groupe.
  
  - Traitez ce particulier comme bon vous semble, dit-il à Galoia en désignant Denfort d’un hochement de tête. Un subalterne de son espèce est tenu dans l’ignorance de ce qui se passe à l’échelon supérieur : pour moi, il ne présente plus aucune utilité.
  
  Piqué au vif, Denfort ne put s’empêcher de lancer :
  
  - Je peux toujours vous prédire que vous vous ferez descendre, douanier à la gomme !
  
  - C’est mon métier, lui renvoya Coplan, sarcastique.
  
  Galoia imprima une bourrade au détenu.
  
  - Arrête ton cinéma, lui recommanda- t-il d’une voix rude. Avec nous, tu vas en baver, je te le garantis. On a plus de questions à te poser que ce monsieur... Gontier, veux-tu t’installer à la machine à écrire : nous allons dresser le procès-verbal d’interrogatoire... Alors ?... Nom, prénom, adresse et profession ?
  
  Pendant que Denfort déclinait son identité, Barjol revint, un feuillet de bloc-notes à la main. Il tendit ce papier à Coplan tout en lui disant :
  
  - Il n’y a que quatre départs demain... Croyez-vous que cela puisse vous fournir un indice ?
  
  Francis consulta la petite liste. Songeur, il marmonna :
  
  - Oui, j’en ai l’impression. Ce bateau grec, par exemple, pourrait être celui que je cherche.
  
  - Ah ? fit l’inspecteur. Pourquoi lui ? Vous découvrez ça au pifomètre ?
  
  - Nullement. Voyez vous-même : Motor Vessel Axos, venant de Marseille. Allant à Civita Vecchia, Durazzo, Kerkyra et Patras. Je vous parie à dix contre un que c’est à bord de ce navire que Lemke s’est rendu avant sa rencontre avec notre jeune ami, tout à l’heure.
  
  - Qu’est-ce qui vous permet de le supposer ?
  
  - Son itinéraire : Civita Vecchia, c’est le port le plus proche de Rome ; Durazzo, port principal de l’Albanie. Ce cargo touche donc, avant d’aller à Corfou et à Patras, deux villes où Lemke a des accointances. Ne pensez-vous pas que la coïncidence serait étrange, si c’en était une ?
  
  - Ah, oui, les imprimés, murmura Barjol. Mais, sans preuves, nous n’avons pas le droit de perquisitionner ce navire.
  
  - Il n’en est pas question pour l’instant. Il faut le laisser filer tranquillement, au contraire. Grâce à lui, on pourra repêcher Lemke en Italie, puisque ce pourvoyeur de matériel didactique ne manquera pas de revenir s’approvisionner à son bord. Plus tard, toutefois, quand l’Axos réapparaîtra dans les eaux territoriales françaises, il sera bon de le tenir à l’œil de très près.
  
  Si captivé qu’il en oubliait d’écouter l’interrogatoire en cours, Barjol prononça :
  
  - Je vais en prendre note. Par l’agent qui représente ici l’armement de ce bateau, j’apprendrai à quelle époque l’Axos refera escale à Marseille et Nice. Mais vous, qu’allez-vous faire à présent ?
  
  - Je ne vous lâche pas. Je m’en tiens à l’idée que les fournisseurs de morphine sont, non seulement les commanditaires, mais aussi les instigateurs de ces activités révolutionnaires. Le moment est venu d’arrêter Petrotti et sa bande pour leur tirer les vers du nez.
  
  - Nos instructions sont formelles : défense d’inquiéter cet individu.
  
  - Je sais, mais les circonstances ont changé. Conjointement, nous allons demander séance tenante à nos Directions respectives l’autorisation d’appréhender le bonhomme.
  
  - Sous quelle inculpation ?
  
  Coplan, avec une mimique de dérision, laissa tomber :
  
  - Vous aurez l’embarras du choix : trafic de stupéfiant, complicité de meurtre et atteinte à la sûreté de l’État.
  
  
  
  
  
  A cinq heures de l’après-midi, la brigade de la D. S. T. de Nice reçut le feu vert pour l’arrestation de l'industriel. Le commissaire principal Lacôme, qui devait monter l’opération, estima qu’il fallait envoyer simultanément des équipes au domicile privé de Petrotti, à son usine et à son entrepôt, afin qu’il ne puisse passer entre les mailles du filet.
  
  Coplan, en raison des renseignements qu’il possédait sur l’emplacement de la drogue, fut adjoint à Barjol et à Galoia, chargés de la descente au local du boulevard Frank-Pilatte. Il monta dans leur « familiale » et, à trois, ils foncèrent vers le port.
  
  Un soleil crépusculaire rougeoyait au-dessus de l’horizon lorsqu’ils aboutirent près de l’entrepôt.
  
  Les deux vantaux du portail étaient larges ouverts, le camion n’obstruait plus l’entrée. Pourvu que les flacons de morphine n’eussent pas été transportés ailleurs !
  
  Coplan et les inspecteurs mirent pied à terre.
  
  - N’y a-t-il pas une autre issue ? s’informa Barjol entre ses dents, alors qu’ils se dirigeaient vers le bâtiment.
  
  - Je ne le pense pas, dit Francis.
  
  Puis, se ravisant :
  
  - A moins de filer par le toit. Mais Petrotti n’est pas homme à jouer l’acrobate.
  
  Ils parvinrent dans l’embrasure de la grande porte cochère et promenèrent leurs regards sur les entassements de marchandises. Tout au fond du hall, un ouvrier en salopette blanche était en train de déplacer des caisses. Apercevant le trio, il se figea.
  
  Barjol l’apostropha de loin :
  
  - Il est là, monsieur Petrotti ?
  
  L’interpellé le fixa, la bouche entrouverte, comme s’il n’en croyait pas ses yeux. A cette distance, les arrivants ne purent discerner son expression, qui trahissait en fait un début de panique.
  
  - Eh bien, quoi ? Vous ne pouvez pas répondre ? clama Barjol, impatient.
  
  Sa voix grondante, réverbérée par la verrière, produisit un écho. L’employé qui se tenait dans le petit bureau l’entendit. Il se leva brusquement pour venir voir.
  
  - Max ! V’là les flics ! brailla l'ouvrier en fléchissant des jambes pour s’abriter derrière les caisses.
  
  Simultanément, il glissa la main dans la poche de poitrine de sa salopette et dégaina un pistolet. Visant à l’angle d’un des emballages superposés, il tira dans la direction des policiers. La détonation fit un fracas épouvantable. Une balle passa en miaulant entre Coplan et Galoia. Un autre coup de feu retentit, et le projectile passa au ras de la figure de Barjol, qui était légèrement en avant de ses compagnons.
  
  Les inspecteurs et Coplan, surpris par la soudaineté de l’attaque, s’accroupirent sur place en dégainant à leur tour. Leurs armes tonnèrent alors que leurs deux adversaires les mitraillaient derechef.
  
  Barjol s’écroula en arrière, frappé en pleine poitrine. D’un bond de côté, Coplan alla se tapir au coin du mur d’encadrement du portail, d’où il pointa de biais le canon de son G. P. vers l’individu qui avait émergé du cagibi, et il pressa la détente à l’instant précis où Max faisait feu sur Galoia. Ce dernier, qui vidait son chargeur vers le fond de l’entrepôt, ne se rendit même pas compte que le tir de Coplan venait de lui sauver la vie, son agresseur ayant été atteint au biceps par une balle qui dévia son bras et lui fit lâcher son arme.
  
  Pivotant sur lui-même, Max, les traits crispés, courut chercher refuge derrière un amoncellement de boîtes en carton, mais un second projectile le cueillit au vol et il s’abattit à plat ventre sur le ciment, à l’endroit où il avait espéré battre en retraite.
  
  Coplan, frémissant d’aise de l’avoir descendu, allait tourner son pistolet vers l’autre gangster retranché à l’extrémité du local quand, inopinément, un bidon explosa, faisant voler en éclat des touries d’alcool pur. Un rideau de flammes se dressa subitement au milieu du hall, s’élargit d’un mur à l’autre avec une rapidité fulgurante.
  
  - Bon Dieu, ne restez pas là ! beugla Francis à l’intention de Galoia qui, estomaqué, s’était remis debout sur ses jambes, son pistolet fumant suspendu à bout de bras.
  
  L’inspecteur fut prompt à réagir : il reflua vers le mur de façade pour s’abriter derrière l’épaisseur de béton, alors qu’à l’intérieur l’incendie se déchaînait avec une effroyable violence, alimenté par les produits volatils qui étaient entreposés sur le sol.
  
  Alors Coplan et Galoia entendirent les cris affreux que poussait le bandit pris au piège par le feu. Une frayeur démente faisait vibrer ses hurlements, au point que les deux spectateurs sentirent leur sang se glacer dans leurs veines. Toute la souffrance morale et physique que peut engendrer la perspective d’une fin atroce jaillissait dans ces appels au secours.
  
  Mais il n’y avait rien à faire. La chaleur du brasier ne tarda pas à provoquer l’éclatement de la verrière, et le courant d’air qui en résulta ne fit qu’attiser les flammes.
  
  Francis s’élança vers le corps inanimé de Barjol, le souleva aux aisselles et le traîna sur le trottoir jusqu’à la façade de l’agence en douane. Des curieux accouraient de tous côtés. Alertés d’abord par l’échange des coups de pistolet, puis par la déflagration du bidon et par la fumée qui commençait à polluer le ciel, ils voulaient connaître la cause de ce grabuge.
  
  Les clameurs de l’homme encerclé par l’incendie avaient subitement cessé, soit qu’il eût été asphyxié, soit que son corps eût flambé comme une torche.
  
  Galoia, remettant son arme dans sa poche intérieure, décerna un coup d’œil interrogateur à Coplan. Ce dernier devina que l’inspecteur s’inquiétait de l’état de son collègue.
  
  - Il n’est pas mort, mais je crains que ce soit grave ! lança-t-il d’une voix forte qui domina le ronflement sinistre et les crépitements de l’énorme fournaise.
  
  La chaleur qu’elle dégageait était si intense que l’inspecteur, lorsqu’il voulut rejoindre Coplan et le blessé, dut contourner largement l’embrasure du portail.
  
  - L’un de ces deux cinglés n’était pas Petrotti, au moins ? s’enquit-il, haletant.
  
  - Non, le rassura Francis. Ce n’étaient que ses lieutenants, les meurtriers de Chardon. Ils ont dû croire que nous venions pour eux. Appelez une ambulance par radio, vite !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Une heure plus tard, alors que l’entrepôt n’était plus qu’un amas de décombres sur lequel les pompiers continuaient de braquer leurs lances, Galoia et Coplan quittèrent l’hôpital où Barjol, au bloc opératoire, luttait entre la vie et la mort.
  
  Plutôt sombres, les deux rescapés de l’échauffourée remontèrent en voiture pour regagner la permanence. En cours de route, son tempérament policier reprenant le dessus, l’officier de la D. S. T. demanda :
  
  - Comment pouvez-vous affirmer que ces individus étaient les assassins du passeur ? Les aviez-vous déjà vus auparavant ?
  
  - Jamais. Ce qui m’a édifié, c’est le nom qu’a prononcé l’un d’eux pour signaler notre présence à son complice. Il l’a appelé Max. Or, celui-ci avait eu avec Bruno Petrotti, hier en fin d’après-midi, une conversation téléphonique des plus révélatrices, mais dont je n’ai saisi toute l’importance qu’après la découverte du cadavre dénudé de Chardon. Que ces truands aient péri dans l’incendie n’est qu’un demi-mal. Le véritable ennui, c’est que les dix kilos de morphine se soient volatilisés.
  
  - Bon sang, c’est vrai, maugréa Galoia. On comptait surtout sur cette preuve matérielle pour coincer le Corse...
  
  - Oui, et s’il sait que son magasin a été la proie des flammes, de même que ses acolytes, il aura beau jeu de rejeter nos accusations avec dédain, car il est futé, ce forban !
  
  Mais, aussitôt après avoir dit ces mots, Coplan réalisa qu’il devait exister un autre moyen de confondre le trafiquant, et il reprit :
  
  - Il faudra fouiller son usine de fond en comble, pour mettre à jour le labo clandestin où il fabriquait de l’héroïne à partir du produit de base.
  
  - En effet, approuva l’inspecteur, rasséréné. Il nous reste cette ressource. Un labo, ça ne disparaît pas aussi facilement que deux bocaux de camelote.
  
  Peu après, dans les bureaux de la D. S. T., Galoia rapporta au commissaire Lacôme la tournure dramatique qu’avait prise leur mission, avec toutes les conséquences que cela avait entraîné, en particulier pour Barjol.
  
  Lacôme, le visage grave, écouta son subordonné sans l’interrompre, puis il déclara :
  
  - C’est entendu, je vais demander un mandat de perquisition pour l’usine de Grasse. Mais tout cela est bien regrettable. Espérons que ce pauvre Barjol s’en tirera. Je redoute cependant que les événements d’aujourd’hui n’aient encore d’autres répercussions. Petrotti demeure introuvable, et si quelqu’un l’a prévenu que la police veut l’arrêter, il risque de nous glisser entre les doigts.
  
  Il y eut un silence.
  
  Hochant la tête, le commissaire reprit :
  
  - J’ai d’ores et déjà fait alerter les postes frontières, évidemment, mais les trafiquants de drogue ont plus d’un tour dans leur sac.
  
  Coplan se frotta le menton.
  
  - Puis-je vous prier, en tout cas, de ne pas recourir à à Interpol pour le faire appréhender, dans l’hypothèse où il parviendrait à s’échapper à l’étranger ? émit-il d’un ton ferme.
  
  Lacôme haussa les sourcils.
  
  - Moi, je veux bien, concéda-t-il. N’est-ce pas vous, néanmoins, qui avez réclamé son arrestation immédiate ? Maintenant, il faudra qu’on le repère, où qu’il soit, sinon l’affaire retombera au point mort.
  
  - D’accord, opina Francis. Seulement, il se trouve que je sais où nous pourrons le rattraper, et qu’une ingérence de la police locale ne serait pas souhaitable. Il vaut mieux que le S. D. E. C. continue à s’occuper de lui.
  
  - Où donc espérez-vous le rejoindre, si tant est qu’il parvienne à se sauver ?
  
  - En Italie, révéla Coplan. Il avait fixé un rendez-vous à l’épouse de Chardon et à un complice dans un hôtel du lac de Garde.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, lorsqu’il apparut clairement aux officiers de la D. S. T. que Petrotti avait réussi à se défiler (sa femme avait avoué qu’il était parti en emportant des bagages pour une absence d’une quinzaine de jours), Coplan mit son chef au courant, par téléphone, et reçut carte blanche pour prolonger ses investigations à Gardone Riviera.
  
  - Vous m’en voyez ravi, répondit-il au Vieux, mais songez que notre homme doit être terriblement nerveux et qu’il sera là en compagnie de Lina Chardon qui me connaît... (il faillit dire " au sens biblique du terme », se reprit en soulignant :) de visu. Dans ces conditions, vous devriez m’accorder l’aide de deux ou trois camarades, munis du matériel approprié. Vous voyez ce que je veux dire.
  
  - Bon, vous aurez ce qu’il faut, promit le Vieux. Où et quand ces collègues entreront-ils en contact avec vous ?
  
  - Eh bien ! je vais prendre la route immédiatement. Par Gênes, puis par l’autoroute jusqu’à Milan et Brescia, je peux arriver à Gardone dans la soirée. Ils pourraient venir en avion et me rejoindre demain, à midi, au bar du Grand Hôtel, en bordure du lac.
  
  - Je vais voir qui j’ai sous la main. Mais pas de grabuge, hein ! Du doigté, de la discrétion... Ultérieurement, nous ferons coffrer Petrotti par la Sûreté italienne, si besoin est.
  
  - Faites-moi confiance, ce n’est pas moi qui vous créerai des histoires, assura Coplan, de bonne foi.
  
  Le Vieux préféra ne pas extérioriser son scepticisme.
  
  - Allez en paix, mon fils, conclut-il cependant avec ironie.
  
  
  
  
  
  Le site enchanteur du lac de Garde, avec ses rivages merveilleusement fleuris et son décor de montagnes aux cimes nimbées d’une légère brume, fut grandement apprécié par Coplan après des jours qui avaient entretenu en lui une tension d’esprit permanente.
  
  Il passa, sur la terrasse de l’hôtel, face à l’eau bleutée, une matinée de farniente intégral.
  
  Allongé clans un fauteuil, son paquet de cigarettes à portée de sa main, il s’emplit les yeux de ce paysage majestueux qu’éclairait un soleil magnifique.
  
  Le spectacle de la nature l’inclinait toujours à philosopher sur la vanité des actions humaines, si éphémères, et que d’aucuns s’échinent à compliquer encore par de louches manœuvres politiques.
  
  En ce moment même, Lemke devait tramer de nouveaux complots à Rome. L’Axos, le cap sur Civita Vecchia, fendait de son étrave les flots de la Méditerranée, sous les ordres d’un commandant favorable à tous les trafics. Barjol, à l’hôpital, agonisait peut-être, parce que des lingots d’or avaient circulé entre Genève et Nice.
  
  Misère. Qui orchestrait toutes ces manigances dont le but était de fomenter la guerre civile, avec son inévitable cortège de batailles sanglantes et de destructions ?
  
  Ce fut avec un dynamisme regonflé à bloc que Coplan se rendit au bar sur le coup de midi, le hâle de son visage ravivé par ces deux heures d’exposition au soleil.
  
  Il n’était pas le premier au rendez-vous, et il éprouva un petit choc de satisfaction en voyant Jean Legay et Elga Dingvar (surnommée Baby Doll) attablés dans la salle. A tort ou a raison, il s’était imaginé que le Vieux lui enverrait deux gars.
  
  S’approchant d’eux, il laissa tomber :
  
  - Marrant ! Exactement la même équipe qu’à Majorque, il y a deux ans. Pas d’erreur, il a dû le faire exprès (Voir « Complot pour demain »).
  
  - Tu crois ? fit Legay, incrédule. Par hasard, nous étions disponibles.
  
  - Hello, Francis, prononça Elga, ultra-décontractée comme à son habitude, et plus « poupée de chair » que jamais, avec son expression puérile, ses yeux délavés et sa bouche agressivement sensuelle.
  
  - Bonjour, chère Elga, dit Coplan tout en s’asseyant. Comment fais-tu pour garder ce teint éblouissant ?
  
  - L’amour, affirma sans complexe la blonde Scandinave, le regard appuyé.
  
  Legay, mince, de taille moyenne, et dont l’allure de play-boy était corrigée par une certaine tension de ses traits qui révélait un caractère ombrageux et volontaire, hasarda une plaisanterie :
  
  - Tu arrives à temps, dit-il à Coplan. Elle voulait déjà m’emmener faire une sieste. Elle en prend grand soin, de son teint.
  
  - Ce n’est pas ici que vous logerez, stipula Francis, impavide. C’est plus loin sur la route, vers Maderno, à l’Eurotel.
  
  Legay et la jeune femme tiquèrent.
  
  - Eurotel, comme à Son Servera ? s’étonna Elga.
  
  Coplan fit un signe d’assentiment.
  
  - Ce sont des établissements d’une même chaîne, expliqua-t-il. Leur architecture et leur agencement présentent de nombreux points de ressemblance, si bien que vous ne serez pas dépaysés. Vous aurez là les mêmes possibilités qu’à Majorque. Le Vieux a dû y penser. Il ne néglige aucun détail, notre saint patron.
  
  Legay, sérieux, rapprocha légèrement sa chaise.
  
  - Au fait, qu’attends-tu de nous ? s’informa-t-il à mi-voix. On nous a montré des photos de la femme et de Petrotti. Donc, pour les repérer, aucun problème. Mais ensuite ?
  
  - Oh, c’est simple. Il s’agit uniquement de me ménager une conversation avec le Corse, dans un coin tranquille. Tu piges ? La difficulté, ce sera de le séparer de Lina Chardon et d’un type appelé Félix, qui les protège.
  
  - Celui-là, je m’en charge, décréta Elga, sûre d’elle.
  
  Coplan eut un sourire ambigu.
  
  - Méfie-toi, conseilla-t-il. Ce coup-ci, tu pourrais rencontrer un bec.
  
  Entre ses cils, elle lui coula un regard atone.
  
  - Pourquoi ? C’est un pédé ?
  
  - Non, mais je crains qu’il soit sur les rotules. Car la fille Lina, je te jure qu’elle s’y entend, elle aussi, à soigner son teint.
  
  - Ah ! bon ? fit Legay, intéressé. D’après sa photo, je ne l’aurais pas cru.
  
  - Oui, je sais, elle a un air de sainte nitouche, mais pardon !
  
  - Toi, tu parais vachement bien renseigné, Francis, murmura Elga, perfide.
  
  - Je discerne de mieux en mieux pourquoi le Vieux vous a choisis, tous les deux, articula-t-il en les fixant à tour de rôle. Ça marcherait sans aucun doute si nous avions du temps devant nous. Malheureusement, il est probable que Petrotti ne séjournera pas longtemps à Gardone : il sait que la police est à ses trousses. Aussi allons-nous devoir mener l’affaire tambour battant, sans provoquer de scandale, en appliquant un scénario bien étudié. Voici ce que je vous suggère...
  
  Il l’exposa en trois minutes.
  
  Legay, après un temps de réflexion, opina laconiquement :
  
  - Okay.
  
  
  
  
  
  A huit heures du soir, la DS de Coplan gravit la côte qui menait au parking de l’hôtel. Ce dernier s’érigeait à flanc de colline, précédé d’un parc en pente où se dressaient d’immenses cyprès, altiers et austères. La salle à manger et le bar, situés à l’étage, illuminés, dominaient comme un promontoire la forte déclivité des pelouses noyées d’ombre. Quelques lampadaires éclairaient le chemin sinueux qui, de la superficie gravillonnée réservée au stationnement des voitures, montait jusqu’à l’entrée de l’établissement.
  
  Coplan put loger sa berline dans un emplacement disponible et coupa le contact ; puis il se munit d’un transistor dont il étira l’antenne avant de l’allumer et de l’approcher de son oreille.
  
  Legay ne tarda pas à se manifester, comme convenu.
  
  - M’entends-tu, Francis ?
  
  - Oui, parfaitement.
  
  - Bon. Je me trouve sur la terrasse d’une chambre du troisième. Renseignements pris auprès d’un bagagiste, le Corse s’est amené ici hier après-midi, au volant d’une Mercedes bleue qui doit être non loin de toi, au parking. Il partage la chambre de la fille. Je ne sais pas encore où perche le Félix. En ce moment, le trio est à table, au restaurant. Ils viennent de terminer les hors-d’œuvre. Baby Doll n’attend qu’un signe pour entrer en scène.
  
  - Tu lui donneras le feu vert dans cinq minutes. Cela me laisse un répit pour préparer mes batteries. A ton avis, notre plan demeure donc valable ?
  
  - Certainement. L’occasion qui se présente pourrait même être unique : il faut sauter dessus.
  
  - Eh bien, risquons le paquet !
  
  - D’ac. Mais après, quand renouerons-nous le contact ?
  
  - Viens à onze heures au Grand Hôtel. En principe, j’y serai. Terminé.
  
  Coplan rangea son walkie-talkie dans la boîte à gants et descendit de voiture. Au bout de quelques pas, il repéra la Mercedes, immatriculée dans les Alpes-Maritimes.
  
  Petrotti avait pris la précaution de s’enfuir à bord d’une bagnole dont il ne se servait pas généralement, et aussitôt après avoir vu Lemke au Queenie. Donc bien avant que fût prise la décision de l’arrêter. Peut-être ignorait-il ce qui s’était passé à Nice après son départ, tout compte fait.
  
  A ce moment de la soirée, le parc était totalement désert. Seule l’arrivée inopinée d’une voiture de touristes, à l’instant crucial, pourrait perturber le déroulement des opérations. Et encore.
  
  Lorsque Elga Dingvar apparut à l’entrée de la salle du restaurant, elle monopolisa instantanément les regards masculins. Sa blondeur, l’étonnante perfection de son corps moulé dans une robe blanche très courte, et aussi cette innocence répandue sur son visage, alors que le dessin de ses lèvres ourlées, entrouvertes, promettait toutes les voluptés, faisaient toujours sensation.
  
  Le maître d’hôtel, fasciné, se précipita au-devant de la jeune Scandinave pour lui offrir une table. Mais, restant sur place, Elga lui dit quelques mots à l’oreille.
  
  Legay, assis tout seul devant une assiette de minestrone, fut le seul homme à ne pas lorgner de son côté. Apparemment distrait, il effleura d’un coup d’œil la table où Lina, Félix et Petrotti étaient en train de dîner.
  
  La veuve de Chardon remarqua aussitôt l’intérêt de ses deux compagnons pour la splendide créature qui se tenait à quelques mètres d’eux. Son dépit s’accrut lorsqu’elle vit Elga s’approcher de Bruno Petrotti et s’adresser à lui, la mine contrite :
  
  - On me dit que vous êtes le propriétaire de la Mercedes rangée au parking. Je suis désolée. Je viens d’abîmer votre voiture en faisant une marche arrière.
  
  Le Corse, à la fois ennuyé et heureux d’avoir affaire à une aussi ravissante personne, se leva promptement. Galant, il s’enquit avec bonhomie :
  
  - Ce n’est pas trop grave, j’espère ?
  
  Elga eut une mimique enfantine.
  
  - Assez pour faire intervenir mon assurance, je le crains, prononça-t-elle. Il serait bon que vous veniez voir les dégâts.
  
  Petrotti déposa sa serviette. Il dit à Lina et Félix :
  
  - Excusez-moi. Je n’en ai que pour quelques minutes.
  
  Puis, à Elga, sur un ton sucré :
  
  - Je vous suis, mademoiselle.
  
  - Vous êtes trop gentil, minauda Elga. Je regrette d’interrompre votre dîner.
  
  Elle fit demi-tour et s’en alla d’un pas qui mit admirablement en valeur la flexibilité de sa taille.
  
  Legay observa Félix. Si ce dernier avait la malencontreuse idée de bouger, il serait de la fête, lui aussi.
  
  Le truand dut éprouver la tentation d’emboîter le pas à son patron car il plaça sa main droite sur la table comme pour se lever également. Mais Lina lui décocha, pincée :
  
  - Tu ne vas pas lui courir après, j’espère ? Il se débrouillera bien sans toi, sois tranquille.
  
  A contrecœur, Félix renonça à se mêler de cet incident qui lui eût permis de lier connaissance avec la fille aux cheveux de lin. Elle devait habiter l’hôtel et une autre chance se présenterait peut-être.
  
  Legay se détendit imperceptiblement. Il porta à sa bouche une cuillerée de potage alors qu’Elga et le Corse sortaient du restaurant.
  
  Chemin faisant, la jeune femme dépeignit la manœuvre qu’elle était censée avoir exécutée, ainsi que le choc qui en avait résulté.
  
  Petrotti accordait à son interlocutrice plus d’attention qu’aux propos qu’elle tenait. Son regard dérapait sur la courbe moelleuse et provocante de sa poitrine, dont la naissance était dévoilée par un décolleté très échancré. Captivé, il ne cessa de la détailler pendant la promenade qui les menait au parking. Elga faisait d’ailleurs en sorte qu’il fût obnubilé par son bavardage ; il lui demanda si elle envisageait de rester plusieurs jours à Gardone.
  
  Ils aboutirent ainsi à proximité de la Mercedes.
  
  - C’est l’autre aile, indiqua Elga, la voiture ne paraissant pas avoir subi de dommages.
  
  Petrotti en fit le tour, les sourcils froncés. Elga s’inséra derrière lui dans l’espace qui séparait les deux véhicules garés parallèlement. Le Corse lui dit :
  
  - Mais je ne vois rien.
  
  Surgissant à l’improviste, Coplan intima d’une voix contenue :
  
  - Montez dans votre Mercedes, Petrotti. J’ai besoin de vous parler.
  
  Interdit, le trafiquant fit volte-face. Il vit la silhouette athlétique d’un inconnu de haute taille, armé d’un pistolet dont le canon était pourvu d’un silencieux.
  
  - Qu’est-ce que...
  
  - Montez. A l’arrière.
  
  Petrotti, outré, tourna la tête vers Elga pour la prendre à témoin de cet ordre inqualifiable. Mais sa figure changea quand il vit qu’elle braquait sur lui un browning 6,35 tout en arborant un sourire des plus enjôleurs.
  
  - Vous feriez mieux d’obéir sans discussion, sans quoi mon ami va devoir vous assommer, prévint-elle aimablement.
  
  Le Corse, comprenant qu’il était tombé dans un traquenard, tressaillit des pieds à la tête. Un peu égaré, il proféra :
  
  - Que me voulez-vous ?
  
  Francis lui allongea une terrible beigne en travers de la figure.
  
  - Plus vite, caïd à la manque, gronda-t-il. Embarquez.
  
  Il ouvrit la portière, prit Petrotti par le col de son veston et le propulsa brutalement dans l’habitacle, tandis qu’Elga s’installait au volant. Elle démarra dès que Coplan lui eut lancé les clés subtilisées dans une des poches du prisonnier.
  
  Furibond l’industriel voulut ouvrir l’autre portière pour sauter de la voiture en marche, mais Coplan l’empoigna solidement par le bras.
  
  - Pas de singeries, conseilla-t-il. Vous serez ramené ici dans une demi-heure si vous filez doux. Autrement, je m’arrangerai pour vous dénoncer à la police italienne. Chardon et les stupéfiants cachés dans votre entrepôt, c’est plus qu’il n’en faut. D’où tenez-vous la drogue ?
  
  La voiture tangua lorsqu’elle s’engagea sur la route. Elga savait où elle devait emmener ses passagers, une voie secondaire, montagneuse, reliant la ville de Salo à la bourgade de Vobarno, à une huitaine de kilomètres de là.
  
  Petrotti, submergé de ressentiment, mais désarçonné par les accusations précises de son interlocuteur, essaya de recouvrer son sang-froid. Il eut dans l’idée que ses ravisseurs appartenaient à une bande rivale, momentanément prisée d’approvisionnement. De pareilles méthodes étaient assez courantes dans le monde de la Mafia.
  
  - Si vous cherchez de la came, je peux vous en procurer mais je ne vous citerai pas mes sources, grommela-t-il, vaguement rassuré. Ce serait contraire à la loi du Milieu, vous le savez bien !
  
  - Contraire ou pas, vous allez manger le morceau, dit Francis. Je vous ai prévenu que je pourrais vous livrer, encore faudrait-il voir dans quel état. En outre, j’ai des questions à vous poser sur des tas d’autres problèmes, notamment sur le fonctionnaire que vous avez acheté au sein de l’Administration des douanes, et concernant le bateau où, avec vos acolytes qui avaient amené l’or de Jarvis, vous êtes allé payer le dernier arrivage.
  
  Le désarroi du Corse se mua en stupeur. Il n’y était plus du tout. Les assertions de son adversaire relevaient de la sorcellerie, et elles ne semblaient pas émaner d’un représentant de la pègre marseillaise.
  
  Alors seulement, Petrotti réalisa qu’il était en présence de l’homme qui, après avoir interrogé Lina, devait avoir massacré les copains de Félix. Sa gorge s’assécha.
  
  Entre-temps, la voiture s’était écartée de la rive du lac. Elle traversait l’agglomération de Salo, assoupie déjà.
  
  Elga n’avait aucun mal à suivre le trajet que Francis lui avait indiqué sur une carte, les panneaux de signalisation étant nombreux et bien visibles. Attentive à sa conduite, elle n’en écoutait pas moins le dialogue et se disait in petto que le Corse allait passer un mauvais quart d’heure s’il persistait à se taire.
  
  Coplan n’essayait même plus d’intimider Petrotti. Il attendait que la Mercedes eût atteint un endroit propice. Quant au distingué quinquagénaire, il réfléchissait fébrilement à la manière dont il se sortirait de ce mauvais pas.
  
  Guetté par Coplan, il tentait d’élaborer les termes d’un marché, toute résistance physique étant, d’avance, vouée à l’échec.
  
  Le silence régnait toujours lorsque la berline emprunta une route de campagne très sinueuse, dédaignée par les automobilistes qui lui préféraient la nouvelle, plus directe et asphaltée.
  
  - Dis-moi où je dois stopper, demanda Elga.
  
  - Là-bas, juste au-delà de la maison en ruine, dit Francis.
  
  A Petrotti :
  
  - Décidez-vous maintenant. Premier point : qui vous fournit la morphine-base ?
  
  L’interpellé soupira profondément.
  
  - Elle vient en droite ligne de Chine, à bord d’un cargo hollandais, avoua-t-il.
  
  - Mensonge, opposa Coplan, tout net. Il n’y a pas de navire hollandais amarré dans le port de Nice. Ne me racontez plus de balivernes ou je commence à vous démolir la figure.
  
  La Mercedes obliquait précisément vers le bas-côté, afin de s’arrêter dans le renfoncement où, adossée à la colline, s’érigeait la vieille bâtisse. Elga freina, éteignit les feux, tourna ensuite vers le Corse un visage empreint de bonté.
  
  - Cause, grand-père, invita-t elle. Il est très méchant, mon copain.
  
  - Je maintiens que c’est un cargo hollandais ! protesta l’intéressé, inquiet. C’est vrai qu’il ne fait pas escale à Nice, mais il largue au passage la marchandise enfermée dans un container équipé d’une radio-balise, et que des gars vont repêcher la nuit.
  
  - Ingénieux, fit Coplan. Mais ne confondez-vous pas avec l’Axos, qui bat pavillon grec ?
  
  - L’Axos ne va jamais en Chine, rétorqua Petrotti. Il est trop vieux pour ça !
  
  - Alors, comment payez-vous vos fournisseurs ?
  
  Le Corse, frappé par le fait que le nom de l’Axos venait d’être jeté dans le débat, ne sut que répondre. Francis l’aida :
  
  - Remettez-vous le prix en lingots à Herbert Lemke ?
  
  Complètement déconcerté, l’industriel maugréa :
  
  - Oui, c’est exact. Lemke s’occupe du transfert.
  
  - Mais, du produit de la vente de l’héroïne, vous soustrayez une partie de l’or pour en faire don à des gens comme Michel Denfort. Sur ordre de qui ?
  
  - C’était prévu dans le contrat, au départ, quand Lemke a offert de me ravitailler en morphine. Voilà, vous savez tout. Sauf une chose : que j’ai rompu définitivement avec cet individu, hier matin. Je ne veux plus m’occuper de cette combine. Tout est liquidé et vous ne pourrez plus rien prouver contre moi. Rentrons.
  
  - Oh, minute ! objecta Coplan. D’abord, vous avez négligé l’essentiel : le nom de ce navire hollandais et celui du bateau de pêche qui va ramasser le container. Ensuite, vous oubliez allègrement qu’on a trouvé un stock de drogue dans votre entrepôt et que vous avez l’exécution de Gérald Chardon sur la conscience...
  
  Petrotti ricana :
  
  - Primo, un employé indélicat peut toujours cacher ce qu’il veut, à mon insu, dans un de mes locaux. Secundo, quelle corrélation existe-t-il entre le meurtre de Gérald et moi, je vous le demande ? Non, je vais vous donner les renseignements qui vous intéressent, et puis après fichez-moi la paix. J’en ai assez de toutes ces histoires.
  
  Dans son for intérieur, Coplan admira l’habileté de cette canaille. Récupérant vite, Petrotti avait riposté avec une présence d’esprit remarquable. Les aveux qu’il faisait ici, sous la contrainte, il les nierait devant un magistrat, et ce qui aurait pu l’accuser avait disparu en fumée, y compris ses complices.
  
  - Financiez-vous d’autres agitateurs que ce Michel Denfort ? questionna Coplan, plus dur.
  
  - Oui... A Bordeaux, à Lyon, à Lille... Je vous livrerai leurs noms si vous vous engagez à...
  
  Le bruit d’une voiture qui se rapprochait l’interrompit. Elga et Francis jetèrent un coup d’œil sur leur gauche. Ils virent la silhouette noire d’une auto de moyenne cylindrée, feux de ville allumés, roulant à petite allure en direction de Vobarno. Elle les dépassa, disparut à leurs yeux derrière le pan de roc en face duquel ils s’étaient immobilisés.
  
  - ... si vous me ramenez à l’hôtel sans me molester, enchaîna Petrotti. Je vous les offrirai en prime, en quelque sorte.
  
  Coplan, qui tendait toujours l’oreille, perçut l’approche d’un second véhicule. Étonné par cette animation insolite, il regarda derechef vers l’arrière pour observer son déplacement.
  
  Or, soudain, deux hommes, accourant de l’angle du rocher débouchèrent à quelques pas de la Mercedes alors que l’attention de ses occupants était braquée sur la voiture qui venait de Salo. Cette dernière freina brusquement en bifurquant sur la droite.
  
  Pressentant un danger, Coplan dégaina son pistolet d’un geste rapide, sans voir qu’un des individus ayant surgi à l’avant lançait un objet rond par la vitre abaissée de la portière. Cette boule, grosse comme une orange, tomba sur la banquette avant, à côté d’Elga.
  
  Il y eut un petit claquement sourd, analogue à celui d’une bouteille qu’on débouche.
  
  Coplan et Elga en prirent conscience à l’instant précis où le gaz sous pression fusait de la poche en matière plastique, crevée par un minuscule détonateur. Ils distinguèrent encore trois ombres qui émergeait de la voiture arrêtée près d’eux, mais les émanations délétères qui les prirent à la gorge paralysèrent instantanément leurs réflexes ; une seconde plus tard, comme Petrotti, ils sombrèrent dans les profondeurs d’un effrayant abîme.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Ils étaient cinq à attendre le réveil des prisonniers.
  
  De stature inégale, arborant des faciès aussi différents que l’étaient leurs corpulences, les uns vêtus de complets de bonne coupe, les autres en bras de chemise, ils n’avaient en commun que leur expression préoccupée.
  
  Leur groupe formait un singulier ramassis de personnages issus des horizons les plus divers. Deux ou trois d’entre eux semblaient appartenir à une classe sociale aisée, les autres avaient des visages prolétariens, mais il n’y avait aucune concordance entre leurs costumes respectifs et leurs traits, si bien que ce rassemblement disparate aurait fortement dérouté un observateur.
  
  C’est ce qui se produisit lorsque Coplan, le cerveau embrumé, ouvrit des yeux papillotants et promena un regard éberlué autour de lui.
  
  Il crut tout d’abord assister à une pièce de théâtre dont l’action se déroulait dans une crypte romane : d’épaisses et courtes colonnes supportaient une voûte en ogive, le sol était fait de terre battue ; des blocs de pierre, des fragments de chapiteaux ou des fûts brisés, gisaient de droite et de gauche.
  
  Outre les individus qui se tenaient assis ou adossés aux murailles, dans ce vaste local souterrain mal éclairé par quelques lampes torches, il y avait Elga et Petrotti, ligotés comme Francis à une colonne.
  
  La tête pendante, la Scandinave était affalée par terre, les jambes écartées, sa jupe retroussée jusqu’à l’aine, le torse maintenu droit par la corde qui l’attachait à son point d’appui. Le Corse se trouvait à peu près dans la même posture, inanimé, contre un troisième pilier, de sorte que les trois captifs occupaient les sommets d’un triangle, au cœur de la crypte.
  
  Coplan se demanda sérieusement pourquoi et comment ils avaient été transportés dans un lieu aussi inconfortable.
  
  Quelqu’un articula, en anglais :
  
  - Le grand type revient à lui.
  
  Cette annonce suscita un mouvement d’intérêt parmi les membres de la réunion. Certains se détachèrent du mur, d’autres se levèrent en jetant sur le sol leur cigarette entamée.
  
  - Qui va le cuisiner ? s’enquit l’un d’eux. Vous, Barry ?
  
  Un gaillard trapu, à large carrure et au cou de taureau, acquiesça de la tête. Il répondit, avec un accent traînant :
  
  - Okay, mais peut-être vaudrait-il mieux attendre que la fille et le vieux Niçois se réveillent aussi ?
  
  Ceci provoqua un échange de vues dont Francis ne put déduire qu’une chose : ces hommes parlaient américain. Il y en eut un qui suggéra qu’éventuellement des sévices infligés à la prisonnière inciteraient les camarades de cette dernière à se montrer plus coopératifs. Cette supposition fut approuvée et retenue par la majorité.
  
  Au gré des répliques, d’autres noms furent prononcés : Tom, Alex, Kenneth...
  
  Elga et Bruno sortirent progressivement de leur torpeur alors que le débat se poursuivait. La Scandinave s’ébroua, secouant les cheveux qui lui tombaient dans la figure, ses yeux trahirent un effarement mêlé de crainte quand elle eut considéré les nombreux quidams rassemblés dans cette cave.
  
  Son regard se croisa avec celui de Coplan, qui eut un léger haussement d’épaules fataliste. Pour une fois, il ne comprenait rigoureusement rien à ce qui leur était arrivé. Ce kidnapping défiait le sens commun.
  
  Le costaud appelé Barry vint se camper devant lui, les poings sur les hanches. Francis leva vers lui une physionomie intriguée.
  
  - Où va l’or ? questionna pesamment le malabar en anglais.
  
  Coplan, les bras sciés par la corde qui les collait à son corps, fut plutôt abasourdi.
  
  - Quel or ? s’informa-t-il, non par impertinence mais pour savoir exactement ce que voulait son interlocuteur.
  
  Celui-ci dut croire à un défi car sa face se crispa.
  
  - Si vous faites l’idiot, votre petite amie va être aimée par un manche de pelle, grinça-t-il. Elle en dégustera plus qu’elle ne peut en supporter, je vous préviens. Après Genève et Nice, où vont les lingots ?
  
  Ostensiblement, un des assistants alla ramasser un outil, le manipula pour en montrer la grosseur, puis il tendit l’extrémité du manche, arrondie et polie par l’usage, vers le visage d’Elga. Celle-ci ne broncha pas, mais Coplan s’exclama :
  
  - Vous n’êtes pas dingue, non ? Je m’en fiche bien de vous le dire, où ils vont ! Le fabriquant de parfum, là-bas, les emploie pour payer de la morphine. Le reste, il le refile à des fauteurs de troubles. Êtes-vous satisfait ?
  
  - Non, vous cachez le principal, gronda Barry. Et c’est justement ce qui nous intéresse.
  
  Se détournant vers ses complices, il leur lança :
  
  - Déliez la fille et mettez-là en bonne position I
  
  Deux des individus avancèrent ; le masque granitique, ils entreprirent de détacher Elga.
  
  - Arrêtez ! aboya Coplan. Si vous tenez à rafler le trésor de Petrotti, adressez-vous à lui. Ni moi ni cette jeune femme ne sommes dans le coup.
  
  En dépit de ses objurgations, les deux brutes achevèrent de dérouler la corde, puis ils forcèrent Elga à se remettre sur ses pieds ; tandis que l’un lui tenait les poignets derrière le dos, l’autre lui arracha son slip malgré les coups de pied qu’elle décochait vainement. Des ricanements s’élevèrent, d’ignobles plaisanteries furent proférées.
  
  Barry, sarcastique, reprit à l’adresse de Coplan :
  
  - Vous n’êtes pas dans le coup, hein ? Vous n’êtes pas allé dans la maison des Chardon à Genève, vous ne vouliez pas avoir une entrevue secrète avec Petrotti à Gardone, vous ne connaissez ces gens-là ni de près ni de loin. Et vous croyez que nous allons marcher ?
  
  Il s’écarta, de manière que le prisonnier pût voir le traitement qu’allait subir la fille. Celle-ci avait beau se débattre avec fureur, elle n’en était pas moins contrainte, par une torsion de ses bras, de se courber en avant, jusqu’à ce que sa tête atteignît la hauteur de ses genoux.
  
  L’homme à la pelle, rigolard, étudia la cible avec une mimique admirative. De sa paume, il caressa le bout du manche pour en éprouver le poli.
  
  Coplan, l’esprit enfiévré, dit tout à coup :
  
  - Vous ne comprenez donc pas que j’avais enlevé Petrotti pour obtenir le renseignement que vous me demandez ? C’est lui que vous devez interroger, pas moi !
  
  Le Corse, mis en cause, voulut détourner de lui l’intérêt de leurs geôliers. Il s’écria :
  
  - Je lui ai dit tout ce que je savais ! Quant à mon bénéfice sur ces opérations, vous n’arriverez pas à mettre la main dessus : il est à l’abri dans une banque suisse !
  
  Un flottement se manifesta parmi les cinq assistants. L’homme qui menaçait de son bâton la croupe dénudée d’Elga reporta son regard sur Barry, qui dirigeait le sien vers un type maigre aux cheveux grisonnants, campé entre deux colonnes. On devinait en lui une personnalité de chef.
  
  Répondant à la question muette de Barry, cet individu que quelqu’un avait appelé Alex articula :
  
  - C’est bien possible, après tout.
  
  Puis, à Coplan :
  
  - A quel titre êtes-vous mêlé à ce trafic de lingots ?
  
  La dissimulation, tout autant que la vérité, pouvant lui valoir un arrêt de mort, Francis étudia en une fraction de seconde les conséquences éventuelles de son choix. La première à en pâtir serait Elga.
  
  - Je ne m’occupe pas de l’or, je veux seulement mettre fin aux activités terroristes qu’il finance, déclara-t-il. Si vous êtes au courant du fait que je suis allé rendre visite à Lina Chardon, vous ne devez pas ignorer qu’on a tenté de m’assassiner dix minutes plus tard, à la requête de cette crapule.
  
  Du menton, il désignait Petrotti, qui fixait d’un air hagard tous ses adversaires.
  
  L’interlocuteur de Coplan, les poings enfouis dans les poches de son pantalon, vint vers lui. Francis distingua mieux ses traits ascétiques et son expression réfléchie, mais il ne put déterminer si cet Alex était un tueur du genre glacial ou un « cerveau » répugnant à se salir les mains dans des tâches subalternes.
  
  - Qu’aviez-vous découvert ? s’enquit d’une voix posée cet étrange personnage qui parlait l’américain avec un accent indéfinissable.
  
  - Eh bien, que Petrotti agissait sous les ordres d’un nommé Lemke, lequel fournit à la fois la drogue et du matériel destiné à créer une situation insurrectionnelle en France.
  
  Ces paroles parurent amener une détente. L’inconnu échangea un nouveau regard avec Barry ; les hommes qui maintenaient Elga l’autorisèrent à se redresser, l’autre laissa retomber son manche de pelle. Le Corse, anxieux, tâcha de discerner si, en ce qui le concernait, les choses allaient s’améliorer ou empirer.
  
  Barry et Alex s’éloignèrent au fond de la crypte pour se concerter à voix basse. Étant facilement tombés d’accord, ils revinrent vers les prisonniers.
  
  - Donnez-moi le maximum d’indications sur Lemke et je vous promets que vous serez libéré avec votre amie, dit Alex à Francis sur un ton abrupt. Mais attention : nous vérifierons d’abord si ça colle avec ce que racontera Petrotti.
  
  - Il ne pourrait guère en être autrement ! Je ne peux que vous rapporter ce qu’il déballait quand vous nous avez surpris.
  
  Quoi qu’il advînt par la suite, divulguer des renseignements sur Lemke ne porterait préjudice qu’à ce dernier. Que cette bande ou le S. D. E. C. abrégeât la carrière de cet agent provocateur, le résultat serait le même. Aussi Coplan dévoila-t-il sans ambages tout ce qu’il avait appris, tant par ses propres moyens que par les aveux du Corse, sur le mystérieux locataire du studio de Cimiez.
  
  Ses auditeurs l’écoutèrent très attentivement. Sculptés par les faisceaux lumineux des torches, leurs traits exprimaient une forte concentration, comme s’ils étaient à l’affût d’un indice qui eût démontré que le détenu ne disait pas la vérité. Mais leurs figures de truands dénotaient aussi un certain embarras.
  
  Quand Coplan eut terminé, il attendit avec un peu d’appréhension ce qui allait succéder.
  
  Alex et Barry se tournèrent vers Petrotti.
  
  - Vous avez entendu ? maugréa le second. Tout cela est-il exact ?
  
  - Oui... oui, c’est parfaitement vrai. Et je vous jure que je ne sais rien de plus. Relâchez-moi, je vous verserai une belle somme. A quoi vous servirait de me faire du mal ?
  
  Barry eut un rire grondant.
  
  - On ne va pas vous faire de mal, on va vous exécuter sans douleur, répliqua-t-il, goguenard. Ne vous tracassez pas, c’est notre spécialité. Vous serez mort avant d’avoir senti qu’on vous touchait.
  
  Alors que Petrotti entamait une série de protestations, Alex dit à Coplan.
  
  - Avant de vous faire détacher, je veux que vous fassiez le serment de ne répéter à personne que vous avez été enlevé, et d’oublier ce que vous avez vu ici. Il y va de votre sécurité comme de la nôtre.
  
  - Je ne vois pas auprès de qui j’irais me vanter de m’être laissé avoir, grommela Francis. Croyez bien que je ne demande qu’à l’oublier.
  
  - Je vous crois surtout assez intelligent pour garder la plus stricte discrétion. Appréciez votre chance et ne cherchez pas à comprendre. Tom et Kenneth vont vous reconduire à la Mercedes.
  
  Sur un signe de lui, les deux prénommés vinrent dénouer la corde. Coplan, ankylosé par ce lien qui avait enrayé sa circulation, se mit debout et se massa les biceps.
  
  Entre-temps, Elga avait été lâchée par ses gardiens. L’un d’eux ne résista pas au désir de lui passer une main sous la jupe pour lui pincer les fesses. Elle le toisa d’un air méprisant et lui décocha :
  
  - Minable, va !
  
  Le type ne devait pas connaître le français. Il se contenta de rire cauteleusement et de riposter par un geste obscène.
  
  Coplan, les muscles revigorés, interpella son amie :
  
  - Viens, Elga. Nous levons l’ancre. Te sens-tu en forme ?
  
  - Ça va, je me défends.
  
  - Alors, go !
  
  Alex ne vit pas les phalanges repliées qui, dures comme du marbre, le frappèrent entre les deux yeux. Kenneth encaissa simultanément sous les côtes un coup de coude meurtrier qui lui coupa le souffle.
  
  Le nommé Tom, sidéré par cette offensive fulgurante, recula d’un pas pour dégainer son arme. Ses doigts écartaient à peine le revers de son veston que Coplan, projeté en l’air par une fantastique détente de ses jarrets, lui expédiait de biais son talon dans la face. L’impact fut si brutal que le destinataire eut la sensation que sa tête éclatait. Ses pieds s’emmêlèrent alors qu’il trébuchait vers la muraille et il dégringola de tout son long sur la terre battue.
  
  Elga, de son côté, se chargea de montrer à son satyre que, si elle s’était laissé faire jusque-là, c’est parce qu’elle l’avait bien voulu et pour ne pas contrarier les projets de Francis. Elle fléchit soudain sur ses jambes largement écartées, un bras replié, l’autre tendu devant elle, et quand le type se protégea la face en voulant bloquer une attaque imminente, il reçut dans l’aine un coup de pied aussi cruel qu’un coup de couteau. Privé net de ses forces, il hoqueta, se plia pour comprimer l’atroce brûlure qui lui mordait le bas-ventre. Le tranchant de la main d’Elga s’abattit comme une hache derrière son maxillaire, à la hauteur du lobe de l’oreille ; une douleur aiguë explosa dans le crâne de l’homme, atteint par deux fois en des points sensibles. Il chancela, la vue brouillée, les bras mous, perdu. Pivotant sur place, Elga le terrassa d’une décharge de son talon au creux de l’estomac. Il alla s’écrouler un mètre plus loin, anéanti.
  
  Pendant que se déroulait ce rapide règlement de compte, Barry avait fondu sur Coplan avec une férocité de fauve, les mains en crocs, ses lèvres retroussées sur des dents de loup.
  
  Francis lui laissa l’initiative ; quand le malabar eut le malheur de vouloir lui saisir le bras pour le paralyser par une clé de judo, Coplan lui offrit quasiment son poignet. Barry l’agrippa, mais le poignet dont il s’était emparé déporta irrésistiblement sa main vers la gauche, et il eut l’épigastre défoncé par une masse noueuse dotée de la vitesse d’un obus. Un coup de genou dans l’abdomen acheva de briser son agressivité. Il vacilla en arrière, la gueule ouverte et les yeux agrandis, mais réussit cependant à rester sur ses jambes.
  
  Sur ces entrefaites, l’un des antagonistes de Coplan, Kenneth, l’individu qui avait manipulé complaisamment le manche de pelle quelques minutes plus tôt, avait récupéré. Il méditait d’attaquer Francis par-derrière quand, subitement, Elga fondit vers lui en poussant un cri. Cette expulsion d’air véhémente n’avait d’autre but que d’accroître la vigueur avec laquelle la Scandinave percuta du poing, en visant, le sommet du sternum de son adversaire. Ce dernier battit l’air tout en s’effondrant à reculons. Il heurta les moellons de la muraille, que sa tête cogna ensuite, et il descendit en vrille.
  
  Francis en avait marre de voir cet ours de Barry osciller devant lui. Il baissa la tête, se propulsa et envoya sa caboche dans la figure grimaçante du lourd bonhomme qui, cette fois, fut renversé comme une quille. Le sol trembla quand il s’abattit sur le dos.
  
  - Tilt ! fit Elga, joyeuse, la poitrine soulevée par son essoufflement. Je crois qu’il n’en reste plus.
  
  - Oui, le compte y est, jugea-t-il après avoir dénombré les corps étalés par terre.
  
  Petrotti, stupéfié par cette courte mais terrible bagarre, hésitait à se réjouir de son issue. La mâchoire pendante, il braquait sur les deux vainqueurs des yeux exorbités.
  
  Coplan, se tâtant le front, contempla le champ de bataille.
  
  - Tu es un rigolo, Francis, dit Elga. Ces gars étaient pleins de bonnes dispositions à ton égard et puis voilà que tu te rends antipathique. Ils ne vont pas aimer ça, tu sais.
  
  - Je l’admets, dit-il, distrait, les mains sur les hanches.
  
  - As-tu voulu les punir parce qu’ils avaient froissé ma pudeur ?
  
  
  
  Il la considéra, presque gêné qu’elle lui eût attribué un mobile aussi chevaleresque.
  
  - Ma foi non, avoua-t-il honnêtement. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir d’où sortent ces énergumènes. Et ce qu’ils cherchent.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Avant toute chose, Coplan et Elga délestèrent leurs cinq adversaires des armes diverses dont ils étaient porteurs. Ayant en outre récupéré chacun leur pistolet, ils se débarrassèrent d’une partie de cet arsenal en allant la jeter dans un des coins de la cave.
  
  Un à un, les infortunés témoins de l’efficacité fracassante de cette courte exhibition de karaté sortirent de leur torpeur, tous suffisamment meurtris pour n’avoir aucune envie de repartir à l’attaque. Par surcroît, leur moral avait été salement ébréché par cette algarade et, eux aussi, se perdaient en conjectures sur les motifs du brusque revirement du couple qu’ils s’apprêtaient à libérer.
  
  Coplan ne les laissa pas mariner longtemps dans leur incertitude. Il s’en prit à Alex dès que celui-ci fut en état de parler :
  
  - N’interprétez pas notre volte-face comme une action en faveur de Petrotti. Je vous l’abandonnerai bien volontiers. Mais j’entends savoir qui vous êtes et ce que vous voulez exactement ?
  
  De même qu’Elga, il tenait le groupe en respect avec une arme. Sa voix n’avait cependant pas reflété de l’animosité : il s’informait, sans plus.
  
  Alex dédia un regard perplexe à Barry, qui se tamponnait la figure avec son mouchoir. L’hercule, toujours assis par terre, lui renvoya un haussement d’épaules signifiant qu’il l’autorisait à dire ce que bon lui semblait.
  
  Alex déclara d’un ton bougon :
  
  - Vous devez vous en douter, puisque nous vous l’avons demandé clairement : nous voulons mettre la main sur cet or qui s’évade de Suisse. Et nous ne désirions plus vous retenir car nous avions compris que vos objectifs étaient pareils aux nôtres.
  
  Coplan le regarda fixement, puis il articula :
  
  - Trêve de mystères, mettez cartes sur table, c’est le meilleur moyen d’en finir. Essayez-vous de monter un hold-up ou poursuivez-vous un autre but ?
  
  En dépit de son affreux mal à la tête, Alex dit avec un âcre sourire sarcastique :
  
  - Vous l’avez dit : nous essayons d’organiser un hold-up, l’un des plus beaux de tous les temps. Mais pas à notre profit : uniquement pour débarrasser le monde d’une gangrène qui risque de le mener au chaos.
  
  - Expliquez-vous.
  
  Alex eut un geste de résignation.
  
  - Tout à l’heure, j’ai déduit de vos réponses que vous apparteniez aux Services Spéciaux français, chose que vous ne pouviez admettre ouvertement, bien entendu. Eh bien ! il en allait de même pour nous. Barry et moi étions d’accord pour vous relâcher, mais nous préférions ne pas vous éclairer sur nous-mêmes. Maintenant, je suppose qu’il n’y a plus d’autre formule. A cinq, nous formons une équipe composée d’agents des services secrets russes et américains.
  
  Elga écarquilla les yeux. Francis, hochant la tête, accueillit cette révélation avec plus de curiosité que d’étonnement.
  
  - Bigre, persifla-t-il. Voilà un singulier déploiement de forces. Qu’est-ce donc qui a provoqué cette alliance plutôt inattendue ?
  
  Petrotti, quelque peu oublié par tous les protagonistes, n’en croyait pas ses oreilles. D’être devenu le centre des investigations menées par des espions de trois pays lui paraissait inimaginable, hors de proportion avec son trafic de drogue...
  
  Ce fut Barry qui répondit à Coplan :
  
  - Alex et moi avons décidé d’unir nos efforts après avoir failli nous entre-tuer à cause d’un malentendu, dans des circonstances qui se rapprochaient de celles-ci. En fait, nous étions attelés à la même besogne et, ayant suivi des pistes partant de deux endroits du globe très éloignés l’un de l’autre, nous nous sommes heurtés en Suisse.
  
  Coplan se gonfla les joues, refoula son automatique dans sa poche intérieure.
  
  - J’ai l’impression qu’il faudrait mettre un peu d’ordre dans cet imbroglio, émit-il. Au départ, de quelles missions vous avait-on chargés, respectivement ?
  
  Alex se releva et épousseta son pantalon.
  
  - Le Russe, c’est moi, dévoila-t-il. Mon grade et ma qualité importent peu, n’est-ce pas ? Même dans une réunion comme celle-ci, il n’est pas d’usage de les divulguer, et vous pouvez constater que nous n’avions pas tenté de percer votre anonymat. Cela dit, je puis vous confier qu’on m’avait donné l’ordre de découvrir par quelle filière une partie de l’or que mon gouvernement vend à Zürich finit par échouer dans les mains de terroristes de Zambie soutenus par Pékin...
  
  Coplan arqua les sourcils. Étant donné la compétition de plus en plus féroce qui opposait partout les communistes soviétiques à ceux de Mao Tsé-toung, un tel tour de passe-passe n’avait pas dû plaire à Moscou, évidemment.
  
  Alex continua :
  
  - Vous savez, ou vous ne savez pas, que l'Union soviétique paie l’importation de certaines denrées provenant de l’Occident par des ventes d’or sur divers marchés européens. Notre or est livré en barres de 12,5 kg titrant 999/1000, ce qui est supérieur, en pureté du métal, aux normes des pièces et lingots fabriqués ailleurs (Authentique). En outre, ces barres sont estampillées de la faucille et du marteau, emblème de l'U. R. S. S. Elles sont donc faciles à identifier. Or, à plusieurs reprises, des agents de renseignements de nos services, détachés en Afrique, ont eu l’occasion d’en voir qui étaient en possession de chefs de mouvements insurrectionnels créés par les Chinois, non seulement en Zambie, mais aussi en Angola portugais, en Mozambique et en Tanzanie. Conclusion : par quels détours les Chinois parviennent-ils à s’approprier notre or et à l’utiliser au profit de leurs visées politiques ? Voilà le problème que j’avais été chargé de résoudre. J’ai donc accompagné une fourniture d’or à Zürich, pour voir qui allait l’acheter.
  
  Il regarda de nouveau Barry, comme pour quêter son approbation.
  
  Ce dernier intercala :
  
  - Moi, je n’ai aucune raison de vous cacher que je suis attaché à la C. I. A. Vous saurez bientôt pourquoi nous avons fourré le nez dans cette histoire. Allez-y, Alex, dites tout.
  
  L’agent du Kremlin, fort de cette invitation, reprit :
  
  - J’ai pu me rendre compte que des barres étaient acquises par un Américain nommé Jarvis, les autres étant achetées par des banques helvétiques. Passons sur les détails. Mon enquête a mis en évidence que Jarvis était en rapport avec un fondeur honorablement connu, lequel convertissait en lingots, au titre normal 995/1000 admis pour l’or monétaire, environ la moitié des barres. Ce même Jarvis, au cours de brefs séjours en Suisse, entrait en relation avec cet individu (il montra Petrotti) et avec un directeur d’agence bancaire appelé Chardon. Vous devinez que je me suis intéressé à eux. C’est alors que Barry est entré en scène, et il s’en est fallu de peu que ça ne tourne au drame.
  
  L’Américain se décida à se relever aussi. Son nez enflé n’enjolivait pas sa face de catcheur.
  
  - Ouais, soupira-t-il. Nous nous sommes pris mutuellement pour des gardes du corps de Jarvis. Moi, j’envisageais de le coincer pour l’emmener dans un confessionnal. J’y ai renoncé après une conversation avec un des hommes d’Alex, que nous avions capturé.
  
  - Une jolie salade, railla Coplan. A force de nous tirer dans les pattes, la plupart d’entre nous seraient restés sur le carreau. Au fait, n’est-ce pas vous qui m’avez embarqué dans une camionnette de Touring Secours, par hasard ?
  
  Ses interlocuteurs n’eurent pas l’air de comprendre.
  
  - Nous ? fit Alex, sourcilleux. Sûrement pas. Nous nous contentions de surveiller la maison de Chardon. Nous vous en avons vu sortir le jour où nous songions à enlever son épouse pour la cuisiner. Manque de chance, trois types se sont amenés chez elle ce matin-là. Deux sont repartis, le troisième est resté, et puis vous êtes arrivé, tant et si bien que nous ne savions plus sur quel pied danser.
  
  - On se demandait si vous n’étiez pas un amant de la femme, confirma Barry. C’était la première fois qu’on vous voyait.
  
  Qu’ils ne se fussent pas avisés qu’il avait pris tour à tour Petrotti et Jarvis en filature flatta obscurément Francis.
  
  - Qu’aviez-vous contre Jarvis ? s’enquit-il auprès de l’agent de la C. I. A. tout en se tâtant les poches pour retrouver son paquet de cigarettes. Avait-il été repéré comme trafiquant de drogue ?
  
  - Absolument pas ! Notre enquête avait démarré en Amérique du Sud, à la suite du démantèlement d’un réseau dont le quartier général était à Bogota, et qui procurait du matériel de guerre à un maquis de guérilleros colombiens. Un des membres du réseau a fini par avouer que ce matériel était acheté grâce à de l’or fourni par Jarvis. Or, idéologiquement, ces comploteurs se réclamaient de Mao Tsé-toung. Les documents trouvés sur place le prouvaient d’ailleurs.
  
  Coplan, après avoir allumé sa cigarette, promena son regard sur tous les agents réunis dans la cave (ils s’étaient redressés un à un et se frottaient aux endroits où ils avaient reçu des coups) puis il dit aux deux chefs d’équipe :
  
  - Bon, d’accord. Mais dans ces conditions, qu’aviez-vous besoin de vous acharner à me demander où va l’or ? Vous le savez aussi bien que moi. Il va partout où Pékin veut provoquer des troubles. La production d’opium finance, en définitive, la propagande et les achats d’armes clandestins. L’or n’est qu’un relais commode pour acheminer des fonds considérables sous un faible encombrement, et à l’abri des fluctuations du change des monnaies.
  
  Alex secoua négativement la tête.
  
  - Ce n’est pas aussi simple, répliqua-t-il. Le commerce de la drogue rapporte d’énormes bénéfices. Ceux-ci, avant d’être affectés à des zones géographiques déterminées par les stratèges de Pékin, ne retournent pas en Chine. Il existe quelque part, en Occident, un trésor de guerre constitué par un stock d’or qui, si l’on en juge par la consommation annuelle de stupéfiants dérivés de l’opium, doit se chiffrer par des tonnes (Très approximativement, on estime à 40 tonnes d’héroïne la quantité mise en circulation chaque année. Les toxicomanes vont jusqu’à payer aux États-Unis 60 à 150 NF le gramme. D’un bout de la chaîne à l’autre, le bénéfice atteint 2 000 %). C’est ce stock que nous voulons localiser.
  
  Coplan fit une grimace.
  
  - Des tonnes ? répéta-t-il, un peu incrédule. Vous pensez qu’ils auraient amoncelé une telle quantité d’or pur à l’extérieur de leurs frontières ?
  
  Ensemble, Barry et Alex opinèrent.
  
  - Oui, indiscutablement, affirma le Russe. Primo, des transferts constants de barres et de lingots entre la Suisse, la Chine et le reste du monde multiplierait les risques de perte, de vol ou d’interception. Cela exigerait aussi de nombreuses manutentions qui, en raison du nombre d’individus impliqués, pourraient difficilement être gardées secrètes. Secundo : en cas de nécessité, ce trésor pourrait être écoulé discrètement pour l’achat de marchandises indispensables, que ni l’Union soviétique ni les États-Unis ne veulent fournir à la République populaire. Mais, avant tout, cette immense réserve de métal jaune participe à un calcul politique dont la race blanche serait la victime, sur tous les continents.
  
  - Par l’entretien d’une agitation permanente visant à détruire les structures internes des nations ?
  
  - Bien sûr. Le monde est aux prises avec un danger entièrement nouveau. On en à des exemples partout, de Santiago du Chili à Tokyo. Des aventuristes professionnels se glissent dans les manifestations pour créer l’irréparable et durcir la répression ; quand des troupes interviennent, ils crient au scandale et conduisent la foule à démolir ou à incendier des édifices publics. Même l’idéologie marxiste-léniniste est battue en brèche. La prise du pouvoir par une minorité de terroristes inféodés à Pékin devient possible par suite de la désagrégation des cadres traditionnels : ce schéma est appliqué aussi bien pour envenimer le problème noir aux Etats-Unis que pour diviser les pays communistes ou chasser les Portugais d’Afrique...
  
  - Mais derrière tout cela, il y a un autre plan, renchérit l’Américain. Il s’agit ni plus ni moins que de flanquer par terre tout le système monétaire international en empêchant l’Afrique du Sud de livrer au monde l’or dont il a besoin pour ses échanges. D’où la pénétration chinoise en Tanzanie, en Zambie et dans l’Angola, afin d’isoler les territoires du Sud où les Blancs ont le contrôle des mines. Un soulèvement généralisé des Noirs, en Afrique du Sud, serait encore plus dangereux pour l’économie mondiale qu’une dépression frappant l’Amérique et l’Europe. Les gens de Pékin l’ont bien compris, et c’est pourquoi ils ont décidé de faire crouler notre prospérité à tous. A nous de mettre le paquet, ensemble, pour déjouer ces tentatives d’hégémonie que la misère universelle favoriserait.
  
  Coplan, réaliste et pratique, selon son habitude, résuma :
  
  - Vous pensez donc que nous y parviendrions si nous faisions main basse sur ce coffre-fort de la subversion planétaire ?
  
  - Nous lui infligerions en tout cas un coup très dur, estima Alex. Si, en plus, nous resserrons la coopération dans la lutte contre les trafics de stupéfiants, les ressorts de la conjuration seront brisés. Mais voilà : où se rassemblent les barres et lingots que rapporte l’opium ?
  
  - Il y a un type qui, de toute manière, sait où ils sont débarqués, déclara Francis.
  
  - Qui ? clamèrent de concert Barry et Alex, tendus.
  
  - Le capitaine d’un cargo grec, l'Axos.
  
  Ses interlocuteurs tombèrent des nues, car ils n’avaient jamais entendu parler de ce navire.
  
  Coplan leur expliqua que Lemke, après avoir reçu de Petrotti les lingots destinés à payer le dernier arrivage de morphine, s’était dépêché de se rendre à bord de l’Axos.
  
  - J’avais tout lieu de croire que c’était pour prendre à bord des documents séditieux, mais à présent je suis persuadé que Lemke faisait d’une pierre deux coups, conclut-il. Il y a porté l’or qu’il détenait, avant de prendre l’avion pour Rome.
  
  - Où est-il, ce bateau ? s’enquit Barry.
  
  - En route pour Civita Vecchia. Et devinez quelle sera l’escale suivante ? Durazzo, en Albanie, la base principale des Chinois en Europe.
  
  Une même idée s’imposa à tous les assistants : le fabuleux magot devait être planqué quelque part dans ce pays, la seule nation communiste d’Europe à avoir officiellement rejeté l’idéologie soviétique au profit de celle de Mao. L’Albanie, militairement protégée contre l’U. R. S. S. par l’état-tampon qu’est la Yougoslavie, et jalouse de son indépendance, forme un îlot aux frontières sévèrement gardées.
  
  Après un long silence au cours duquel chacun s’abîma dans ses réflexions, Coplan reprit :
  
  - Des consultations à l’échelon le plus élevé vont être nécessaires, mais en attendant, il ne saurait être question de supprimer le prisonnier.
  
  - Ah ! non ? Pourquoi ça ? s’informa Barry avec un regain d’agressivité.
  
  - Vous nous mettriez dans une mauvaise posture. Une vingtaine de témoins doivent avoir vu ma collaboratrice s’en aller avec Petrotti. Elle ne peut pas retourner seule à cet hôtel. Lina Chardon et son garde du corps vont lui sauter dessus pour lui demander où est passé le Corse.
  
  - Lui restituer sa liberté est impensable, décréta Alex, catégorique. Il va s’empresser de communiquer avec Lemke, lequel alertera le capitaine de l’Axos par radio-télégramme.
  
  L’objection était de taille, encore que les arguments de Coplan ne fussent pas moins défendables.
  
  Elga, sortant de sa réserve, fit une suggestion :
  
  - Il n’y a qu’à kidnapper aussi les deux autres, et à livrer ensuite le trio à la police.
  
  Coplan la regarda avec sympathie.
  
  - Simple, mais il fallait y penser, dit-il. Notre ami Petrotti préférera certainement quelques années de prison à une immersion immédiate dans les eaux fraîches du lac de Garde ; il se fera un plaisir de passer un coup de fil à ses amis pour leur donner rendez-vous dans un night-club de Salo.
  
  Puis, curieux, il s’informa :
  
  - Au fond, où sommes-nous ici ?
  
  Alex le renseigna :
  
  - Sous le Vittoriale degli Italiani, cet ensemble architectural composé par le poète Gabriele D’Annunzio, sur les hauteurs de Gardone. Je suppose que cette crypte s’étale sous le théâtre en plein air. A partir de huit heures du soir, il n’y a plus un chat dans ce coin-ci.
  
  - J’ai visité ce mémorial, un jour que j’étais en vacances dans la région, se souvint Francis. Ce qui m’avait le plus épaté, c’était la reproduction, en pierre, au centre du parc, d’un aviso de la marine italienne, grandeur nature.
  
  Barry, revenant aux problèmes en suspens, grommela :
  
  - Combinons ce piège pour les complices de Petrotti, l’heure avance.
  
  - Oui, dit Alex. Mais auparavant, ne voyez-vous pas d’inconvénient à ce que nous récupérions nos armes ?
  
  - Je vous en prie, approuva Coplan. Maintenant que nous avons scellé un pacte à trois, la méfiance n’est plus de mise. Marchons désormais la main dans la main.
  
  
  
  
  
  Il n’y avait plus grand monde dans la salle du restaurant de l’Eurotel. Jean Legay, solitaire, prenait son mal en patience et jetait de temps à autre un coup d’œil furtif à sa montre-bracelet. Il n’était pas loin de dix heures.
  
  Félix et Lina Chardon, par contre, témoignaient d’une nervosité grandissante. Ils se chamaillaient à voix basse, indécis quant à la signification de l’absence prolongée de Bruno.
  
  - Tu devrais quand même aller voir, chuchota la jeune femme. Tu ne vas pas me dire qu’il faut une heure et demie pour rédiger un constat.
  
  - Zéro, répliqua Félix, supérieur. Tantôt, tu ne voulais pas que j’accompagne Bruno sous prétexte qu’il pouvait se débrouiller sans moi. Eh bien, qu’il se débrouille. Je prendrais bien un deuxième café. Et toi ?
  
  - Oh ! non. Je suis bien assez nerveuse comme ça !
  
  - Ne te tracasse pas. Si tu veux mon avis, il est en train de s’envoyer la souris, ne t’en déplaise.
  
  - Dis donc, tu charries. Il a passé l’après-midi avec moi. Et à son âge, ça réduit les prétentions.
  
  - Boh ! Un verre de champagne, une peau fraîche, et pour peu que la fille y mette du sien. Il est encore vert, Bruno.
  
  - Fiche-moi la paix. Il n’est pas d’humeur à batifoler, tu le sais très bien. Va au moins te rendre compte si la Mercedes est au parking.
  
  - Qu’elle y soit ou pas, qu’est-ce que ça change ? Si on en profitait pour monter tous les deux ?
  
  - Non, je veux l’attendre.
  
  Le maître d’hôtel s’approcha de la table de Legay et lui glissa confidentiellement :
  
  - On vous demande au téléphone, monsieur.
  
  - Merci. J’y vais.
  
  Legay se dirigea vers l’emplacement de l’appareil qu’un chasseur lui indiquait, porta le combiné à son oreille :
  
  - Jean Legay. J’écoute.
  
  - Ici Francis. Tes pigeons sont-ils toujours là ?
  
  - Oui, mais ils commencent à s’énerver. Rien de cassé, j’espère ?
  
  - Rassure-toi, on a cueilli le bonhomme comme une fleur. Après, les événements ont évolué autrement que nous ne pouvions le prévoir, quoique dans le bon sens. Trop long à t’expliquer. Si je t’appelle, c’est pour te recommander de ne pas bouger quand Lina et Félix quitteront l’établissement.
  
  - Comment ? Ils vont plier bagage ?
  
  - Non, ils vont partir en balade, à la requête de Bruno. Laisse courir.
  
  - Ah ? Bon. Et alors, dois-je te rejoindre au Grand Hôtel comme convenu ?
  
  - Pas la peine. Va te consoler au bar : je te renvoie Elga, elle te racontera.
  
  - Bien chef. Ce que j’aime, chez toi, c’est ton petit côté primesautier.
  
  - La ferme. A demain.
  
  Perplexe, Legay raccrocha. Puis, écœuré de ne pas être de la partie, il cingla d’emblée vers le bar.
  
  
  
  
  
  L’acolyte de Petrotti et la veuve de Chardon furent proprement envoyés dans les songes à l’aide d’un récipient d’anesthésique, comme l’avaient été Coplan et Elga, lorsque leur voiture s’arrêta dans une artère déserte où, du reste, n’existait pas le cabaret imaginaire dont Bruno avait cité l’adresse au téléphone, une pointe de lame de poignard appuyée contre son ventre.
  
  Toutefois, sur les instances de Francis, les trois captifs furent amenés dans la crypte et ligotés. Coplan jugeait plus opportun de les faire arrêter par la police italienne à la suite d’une procédure normale, sans qu’il y ait un contact direct entre lui et les autorités du pays. Ayant fait partager son point de vue par Alex et Barry, il leur dit qu’il se mettrait en rapport avec la D. S. T. de Nice le lendemain matin, afin qu’Interpol fût régulièrement saisi d’un mandat de recherche aux noms des intéressés. Ensuite, une communication téléphonique anonyme désignerait aux inspecteurs italiens l’endroit où les accusés « se cachaient ».
  
  Cette question étant ainsi réglée - et l’organisation française des fauteurs de troubles étant provisoirement coupée de ses sources d’approvisionnement - Coplan tint un conciliabule avec ses nouveaux alliés sur ce qu’il convenait d'entreprendre pour riposter à la gigantesque manœuvre de subversion qui était en cours de développement.
  
  A l’unanimité, il fut décidé de mettre tout en œuvre pour situer d’abord, de façon précise, le lieu où le stock d’or était entreposé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Le surlendemain, par un beau ciel ensoleillé, un cargo grec à la coque fatiguée, aux superstructures vieillottes et à la cheminée dont la peinture noire s’écaillait, vint s’amarrer à un quai de Civita Vecchia, une charmante localité verdoyante et fleurie où subsistent les grosses tours d’anciennes fortifications.
  
  Mais, pendant que l’Axos avait effectué une traversée paisible entre Nice et cette escale italienne, un nombre imposant de communications téléphoniques et télégraphiques avaient été échangées entre Gardone, Paris, Washington, Moscou, Rome et Athènes. Beaucoup de ces messages concernaient directement cet inoffensif navire de charge affecté au transport des marchandises les plus banales.
  
  Ni le commandant ni l’équipage ne purent se douter à quel point leur manœuvre d’accostage fut observée avec intérêt par le comité d’accueil que ces communications avaient finalement constitué.
  
  Installés derrière la fenêtre d’un hangar, Coplan, Alex, Barry et deux inspecteurs du contre-espionnage italien épièrent avec une satisfaction grinçante la mise en place de la passerelle qui devait joindre le pont du cargo à la terre ferme.
  
  Des fonctionnaires montèrent à bord pour les formalités habituelles. Ensuite, comme de coutume, ce furent les délégués de l’armement et de l’agence de fret qui vinrent trouver le capitaine. On avait appris son nom par les documents de bord qu’il avait remis aux autorités portuaires lors d’un voyage précédent : Christos Stefanakis.
  
  Les cales ayant été ouvertes, les diverses opérations de déchargement et de chargement commencèrent.
  
  - Quand doit-il repartir ? s’informa Coplan auprès d’un des inspecteurs, un nommé Scaglia, grand, mince, au masque impérieux.
  
  - Demain, en fin de matinée.
  
  - Nous ne serons donc pas condamnés à poireauter trop longtemps, se félicita Francis en regardant ses compagnons d’un air entendu.
  
  - On ne fait que ça, dans ce damné métier, bougonna Barry. Attendre et guetter. On finirait par en attraper des varices.
  
  - Personne ne vous oblige à rester, dit Alex, narquois. On pourrait établir un roulement.
  
  - Ah, non ! Je veux être là. Après tous les ennuis que nous avons eus depuis Genève, je ne vais pas louper ça !
  
  La durée de leur surveillance fut plus courte qu’ils ne le pensaient car, vers les six heures et demie, Coplan signala :
  
  - Voilà Herbert.
  
  Par la vitre, il désigna aux policiers italiens le personnage chauve, à la figure ronde et tavelée, qui déambulait sur le quai, les bras ballants. Il avait une chemise à col ouvert et portait un veston étriqué dont les boutonnières fermées semblaient soumises à rude épreuve.
  
  Lemke atteignit à pas comptés la passerelle et la gravit, ignorant les regards inquisiteurs qui le suivaient. Lorsqu’il eut pénétré dans les aménagements du navire, Francis déclara :
  
  - Tout à l’heure, il faudra l’épingler à quelque distance de l’Axos, de manière que son arrestation ne puisse être vue par un membre de l’équipage.
  
  - D’accord, opina Scaglia. Mais alors, nous ferions bien de nous disperser dès maintenant, car rien ne dit qu’il va rester longtemps avec Stefanakis. Divisons-nous en deux équipes. Selon la direction qu’il empruntera à sa descente, l’une ou l’autre entrera en action.
  
  Au terme des arrangements que prirent les cinq hommes, ils quittèrent successivement le hangar à une ou deux minutes d’intervalle.
  
  Coplan et Alex rejoignirent Scaglia dans sa voiture, garée à une cinquantaine de mètres de là.
  
  Peu avant sept heures, par la lunette arrière, ils virent débarquer Lemke, les mains vides.
  
  - Zut, prononça Francis. J’espérais qu’il trimbalerait encore une valise pleine de paperasses.
  
  - L’Axos est déjà passé ici il y a une dizaine de jours, alors qu’il se rendait à Marseille, souligna l’inspecteur. Quelqu’un d’autre a pu enlever le matériel de propagande à ce moment-là.
  
  - Tant pis, ce n’est là qu’un aspect secondaire.
  
  Lemke s’était engagé sur le quai et il repartait dans la direction opposée à celle d’où il était venu. Il paraissait plus à l’aise dans son veston.
  
  - Il va être pour nous, inspecteur, marmonna Coplan, recroquevillé sur la banquette arrière.
  
  - Je l’interpellerai quand il nous aura dépassés.
  
  Insouciant, le Yougoslave avançait en promenant ses yeux, à demi fermés par la gêne que lui causaient les rayons du soleil couchant, sur les autres navires amarrés dans le port. Il n’accorda aucune attention à la Fiat rangée sur sa gauche.
  
  Aussi sursauta-t-il, totalement pris au dépourvu, quand il se vit soudain environné par trois hommes aux mines décidées. Il fut ceinturé, immobilisé, pourvu de menottes avant d’avoir pu esquisser une défense.
  
  - Vous êtes arrêté pour intelligence avec une puissance étrangère, signore Lemke, lui dit Scaglia. Montez dans cette voiture.
  
  L’injonction était superflue, Coplan et Alex propulsant déjà vigoureusement l’individu vers la Fiat.
  
  
  
  
  
  Dans les locaux de la police maritime, Lemke fut dépouillé de ses pièces d’identité, puis fouillé avec minutie. Sous sa chemise, il portait un gilet dit « Libanais », bien adapté à ses mesures et pouvant recevoir dans ses vingt poches un nombre égal de lingots d’un kilo. Mais ces poches étaient vides.
  
  Scaglia entama l’interrogatoire, rondement :
  
  - Êtes-vous frileux ? A quoi vous sert ce gilet ?
  
  Lemke, atterré, arborait un visage renfrogné. Comme il ne répondait pas, l’inspecteur reprit :
  
  - Quelle quantité d’or avez-vous portée à bord de l’Axos ?
  
  L’inculpé garda le silence.
  
  - Nous le saurons de toute façon, dit Scaglia. Le commandant Stefanakis va être entendu tout à l’heure. (Ce qui était faux.) A qui cet or est-il destiné ?
  
  Coplan aurait volontiers allongé une baffe à Lemke pour vaincre son apathie, mais il se devait de garder une certaine retenue.
  
  - Vous ne gagnerez rien à vous taire, intervint-il. Petrotti a tout avoué et Michel Denfort est sous les verrous. Votre seule chance d’atténuer la condamnation qui vous attend est de nous indiquer où se trouve votre Centrale, le bureau d’où vous tenez les directives et auquel vous faites parvenir le produit des ventes de morphine.
  
  Les maxillaires de l’agent provocateur se serrèrent. Le désastre dépassait en ampleur tout ce qu’il avait redouté.
  
  Perdu pour perdu, il pouvait se permettre de narguer ses interlocuteurs et de jeter bas le masque.
  
  - Si ça vous intéresse, je vous informe que ma « succursale » est à l’abri, sous une épaisseur de quelques mètres de béton, dans la base navale fortifiée de l’île de Sasan, dans l’Adriatique, émit-il sur un ton persifleur. Mais comme je n’y suis plus allé depuis plusieurs mois, je suis incapable de vous donner des détails sur les systèmes de protection.
  
  Alex, Barry et Coplan se consultèrent du regard. C’était bien ce qu’ils avaient soupçonné. Sasan (ex-Sasseno sous l’occupation italienne d’avant-guerre) était la citadelle avancée des Chinois en Europe, leur premier point d’appui militaire sur la côte albanaise (Authentique. Voir « Force de frappe »).
  
  Scaglia, évidemment, connaissait l’île de réputation : elle était sous le contrôle permanent des radars italiens opérant au sud de Brindisi.
  
  - Avec qui étiez-vous en rapport à Rome ? questionna-t-il. Je veux les noms et adresses des trafiquants de drogue qui vous ont payé en lingots, de même que ceux des agitateurs auxquels vous donniez des consignes.
  
  Les trois agents spéciaux présents, le Russe, l’Américain et le Français, ne connurent que bien plus tard les résultats de cet interrogatoire, car ce dernier dura trois jours. Trois jours au bout desquels Lemke, effondré, épuisé par le manque de sommeil, finit par craquer. Il dévoila tout, y compris qu’il n’était pas Yougoslave, mais Albanais.
  
  
  
  
  
  Or, trois jours plus tard, Coplan et Barry étaient à bord d’une frégate de la marine de guerre grecque en croisière dans le détroit d’Otrante.
  
  Le capitaine Stefanakis ne fut pas exagérément surpris quand, une heure après avoir doublé le cap Santa Maria di Leuca, à l’extrémité du talon de la botte italienne, il fut invité à stopper par une frégate de son pays. Depuis les troubles qui avaient secoué la Grèce, les contrôles navals avaient été considérablement renforcés de crainte que des armes ne parvinssent par voie de mer aux rebelles acculés à l’inaction.
  
  L’Axos mit donc en panne alors qu’il venait de sortir des eaux territoriales italiennes, et une échelle de corde fut lancée par-dessus bord afin de permettre aux occupants de la vedette, mise à l’eau par le bâtiment arraisonneur, de monter sur le pont.
  
  Chose étrange : avec l’officier et l’escouade de marins en armes qui vinrent à bord du cargo, il y avait quatre civils. Le lieutenant de vaisseau qui commandait le détachement fut accueilli par Stefanakis, avec une déférence qui confinait à l’obséquiosité. Barbu, le visage tanné, sa casquette à la main, le capitaine mena l’officier et son escorte à la chambre des cartes, en vue de lui montrer les documents de nagivation.
  
  - Non, nous voulons avoir un entretien avec vous, dans votre cabine, lui dit sèchement le lieutenant lorsqu’ils eurent atteint la passerelle.
  
  Déconcerté, rendu anxieux par la présence inexplicable de ces terriens aux faciès de bois, Stefanakis se conforma aux exigences du chef de détachement.
  
  Quand les six hommes furent réunis dans la pièce assez spacieuse où logeait le maître du bord, les marins de la frégate se postèrent en sentinelle aux quatre coins du château central afin d’interdire à quiconque l’accès de l’étage supérieur. L’officier de quart et le timonier furent priés de quitter la passerelle.
  
  Alors, derrière les portes closes, le lieutenant amorça la conversation en anglais, pour que tout le monde comprît.
  
  - Capitaine, nous savons que vous transportez clandestinement de l’or, déclara-t-il sans ambages. Comme ce métal ne figure certainement pas sur vos connaissements, je pourrais vous arrêter séance tenante. Telle n’est pourtant pas mon intention. Veuillez néanmoins, pour commencer, me remettre tous ces lingots.
  
  La face hâlée de Stefanakis se décolora. Une propension naturelle au mensonge suscita en lui la tentation de nier, mais il en fut dissuadé par la certitude qu’il lisait dans les yeux de l’officier et des civils. Il humecta ses lèvres épaisses, eut une folle envie de boire à longs traits au goulot d’une bouteille de vin. Puis, sa casquette rejetée en arrière, il articula :
  
  - Je ne voulais pas introduire frauduleusement cet or en Grèce. Vous ne pouvez pas m’accuser de contrebande !
  
  - Exact, admit le lieutenant. Vous n’êtes pas dans nos eaux. Mais je peux vous inculper de complicité avec des ennemis de la patrie, car vous vous êtes laissé soudoyer par un certain Lemke et vous trafiquez pour le compte des Albanais. Le contestez-vous ?
  
  Stefanakis se décoiffa et jeta rageusement sa casquette sur le divan.
  
  - Bon, éructa-t-il. Qu’est-ce que ça peut me coûter ?
  
  - Cela dépendra de vous. Amenez d’abord les lingots.
  
  Lâchant un énorme soupir, le capitaine écarta Coplan et Barry pour aller ouvrir le large tiroir ménagé sous sa couchette. Il le retira entièrement, de sorte que le fond du logement devint visible. Plongeant ensuite la main dans cet espace obscur, il en extirpa un petit bloc pesant, enveloppé dans du papier brun. Puis un autre, et un autre encore...
  
  A la longue, les assistants purent en compter dix-neuf. Au taux officiel de Londres, il y en avait là pour quelque 27 000 dollars.
  
  La prise valait... son pesant d’or ! Elle représentait un joli nombre de carabines, de pistolets et de mitraillettes.
  
  Les yeux du lieutenant se déplacèrent du tas de lingots et revinrent se poser sur le visage boucané du capitaine.
  
  - Comment cela se passe-t-il, d’ordinaire, quand vous arrivez à Durazzo ? demanda-t-il. Est-ce vous qui faites la livraison ou vient-on chercher la marchandise à bord ?
  
  - Des hommes viennent ici. Je ne connais pas leur nom, ce ne sont presque jamais les mêmes. Mais ils citent un mot de passe.
  
  - Parlez-vous le guègue ou le tosque (Le Shaipeton, ou Albanais, est parlé sous deux formes dialectales, le Guèque dans la partie nord du pays (à prédominance musulmane) et le Tosk, dans le Sud plutôt chrétien) ?
  
  - Non. Là-bas, je converse presque toujours en anglais, parfois en italien.
  
  Le lieutenant se tourna vers les agents spéciaux (Alex, en tant que Russe, n’ayant pas été autorisé à pénétrer en Grèce, Barry et Coplan avaient été flanqués de deux agents grecs) et eut avec eux un bref entretien, à la suite de quoi il dit à Stefanakis :
  
  - Ou bien vous allez appliquer strictement à Durazzo les consignes que ces messieurs vont vous donner - un d’eux restera sur ce navire pour vous surveiller - ou bien je vous emmène à bord de ma frégate et je vous fais mettre aux fers. Que choisissez-vous ?
  
  Le capitaine battit des paupières en se grattant la nuque.
  
  - Et quand je reviendrai à Corfou, irai-je en prison si je fais ce que vous exigez ?
  
  - Non, dit un des agents grecs. Pas si vous vous montrez coopératif.
  
  Stefanakis pesa le pour et le contre. Il objecta :
  
  - Les Albanais sont capables de me coffrer, ils vont croire que j’ai planqué l’or ailleurs, à mon profit.
  
  - Ils ne sont pas bêtes à ce point-là, rétorqua vertement l’homme en civil. S’ils supposaient cela, ils vous laisseraient repartir pour avoir une chance de le retrouver un jour. Mais vous leur raconterez une histoire qu’ils avaleront d’autant mieux qu’elle est vraie, et contrôlable : Lemke a été incarcéré à Rome, Petrotti a disparu de Nice. Au cours de ce voyage, on ne vous aura rien remis.
  
  La figure de Stefanakis exprima un profond ennui. Il soupira bruyamment puis, avec un regard apitoyé sur le tas de lingots, il déclara :
  
  - D’accord, je marche. Mais si tout se déroule comme vous le souhaitez, est-ce que je pourrai toucher ma commission habituelle sur ce lot ?
  
  C’était un bon Grec.
  
  L’Axos poursuivit son voyage dans l’Adriatique comme si de rien n’était. Sans explication, le radiotélégraphiste du bord avait été invité à céder sa place à l’un des civils amenés par la frégate, et la vedette l’avait conduit au navire de guerre en compagnie des autres visiteurs. Son remplaçant l’inspecteur Demetrios Droulias, plus expert que lui en électronique, avait apporté sur le cargo les vêtements adéquats à sa nouvelle fonction et une mallette contenant un matériel spécialisé.
  
  La frégate regagna Corfou, où elle devait attendre le retour de l’Axos. De commun accord avec Coplan, Barry expédia à Alex, resté à Rome pour l’exploitation des renseignements fournis par Lemke, un télégramme l’informant de l’arrestation imminente de Jarvis, aux Etats-Unis.
  
  Laisser encore en liberté le trafiquant américain ne présenterait plus que des inconvénients, maintenant que le secteur Europe était virtuellement démantelé.
  
  Coplan et l’agent américain connurent à Corfou quatre jours d’une tranquillité paradisiaque. Celle-ci prit fin lorsqu’ils furent avisés que Demetrios Droulias venait de débarquer de l’Axos, arrivé à Kerkyra en provenance de Durazzo.
  
  Ils se rendirent sans délai dans les locaux de la Sûreté hellénique, où ils virent Droulias et le collègue, nommé Condouriotis, qui s’était trouvé avec eux lors de l'arraisonnement du cargo. Le capitaine Stefanakis était là également, mais on l’avait prié d’attendre dans l’antichambre.
  
  L’inspecteur Droulias ouvrit sa mallette, en retira de petits micros ronds et minces comme des piécettes de monnaie, un rouleau de fil très fin, un enregistreur miniaturisé, de l’outillage et un appareil d’écoute à pastille auditive. Il brancha le magnétophone sur un ampli, de telle sorte qu’à la reproduction, les sons pussent être entendus par tous, par l’entremise d’un haut-parleur.
  
  Coplan, sur des charbons ardents, demanda pendant ces préparatifs :
  
  - Avez-vous pu capter quelque chose d’utile ?
  
  Droulias afficha une mine empreinte de doute.
  
  - Ce sera à vous d’en juger, répondit-il, affairé. Le dialogue entre Stefanakis et l’un des deux types qui étaient venus à bord pour enlever les lingots n’est pas très significatif, et les propos qu’ont ensuite tenus les deux Albanais, en guègue, ne m’a pas semblé révélateur non plus. Enfin, vous verrez. Je traduirai au fur et à mesure.
  
  Il appuya sur deux contacteurs, enfonça une touche. Des bruits divers et des chocs sourds furent restitués par la membrane du haut-parleur pendant quelques secondes, puis une voix résonna (celle de Stefanakis, parlant en italien) et Droulias répéta aussitôt en anglais :
  
  - Bonjour, messieurs. Que puis-je pour vous ?
  
  - Bonjour, capitaine. Avez-vous fait bon voyage ?
  
  - Heu... Oui et non. Beaucoup de vent dans le golfe du Lion.
  
  - Ce vent finira par balayer les capitalistes.
  
  - Et il viendra d’Orient.
  
  (Droulias intercala vivement : « Ceci, c’est l’échange des mots de passe. »)
  
  - Combien en amenez-vous, cette fois ?
  
  - Eh bien, je suis ennuyé de vous le dire : pas un seul.
  
  - Comment ? Ne vous moquez pas de nous, Stefanakis l
  
  - Le ciel m’en préserve ! Non, je n’ai pas vu Lemke. Ni à Nice, ni à Civita Vecchia. J’ai su pourquoi quand j’ai ouvert un journal italien : il a été arrêté à Rome. D’ailleurs, attendez, je vais vous montrer l’entrefilet : je l’ai gardé exprès.
  
  (Un bruit de papier froissé, pendant lequel Droulias glissa : « Il s’agit évidemment de l’exemplaire du Tempo di Roma que je lui avais procuré selon votre suggestion... »)
  
  La conversation reprit, mais cette fois entre les Albanais et sur un ton animé : dans une langue que le capitaine ne pouvait comprendre.
  
  - Pas d’erreur : Lemke a dû être dénoncé par le responsable italien. Il n’y a pas d’autre explication possible.
  
  - Ça va faire un drame terrible au Comité. Sans compter que nos militants des trois pays du sud-ouest européen vont manquer d’argent à bref délai, même si nos réserves nous permettent de continuer à alimenter l’Afrique noire et l’Amérique latine.
  
  - Oui, mais elles fondront vite, ces réserves, si Lemke n’est pas remplacé très prochainement. Et la tâche de son successeur ne sera pas commode s’il doit renouer avec des réseaux pourris. Dieu sait tout ce que Lemke aura déballé aux flics !
  
  (Bien que les paroles des Albanais fussent inintelligibles pour Coplan et Barry, leur consternation transparaissait dans leur voix.)
  
  Droulias poursuivit sa traduction :
  
  - Qu’allons-nous faire ? Rentrer à Sasan les mains vides, ou téléphoner ?
  
  - Il faudrait surtout joindre d’urgence, à Tirana, le pilote de l’avion pour Tripoli.
  
  - Bon Dieu ! Je suis tellement remué par cette histoire que j’allais l’oublier ! Oui, nous commencerons par-là.
  
  - Stefanakis, donnez-nous ce journal.
  
  - Voilà. Mais par qui serai-je contacté, à l’avenir, à Marseille, Nice ou Civita Vecchia ?
  
  - Nous n’en savons rien du tout ! Il faudra qu’un autre convoyeur soit désigné, mis en place. Cela peut durer des semaines. Peut-être recevrez-vous d’autres indications quand vous repasserez à Durazzo.
  
  - Bon, très bien. Je vous avoue que j’avais peur que vous me soupçonniez d’avoir joué un vilain rôle dans cette affaire.
  
  Un rire gras retentit.
  
  - Vous ne feriez pas ça, Stefanakis. Ce petit trafic vous rapporte gros, et d’autre part, vous ne tiendriez pas à ce qu’un tueur vous tranche la gorge, n’est-ce pas ? Nous en avons d’excellents, à notre service.
  
  - Moi, je suis toujours régulier, pas de problème.
  
  - Restez-le. C’est plus sain et plus profitable. Nous filons.
  
  L’inspecteur Droulias coupa le courant, puis il s’enquit :
  
  - Eh bien ! quelle est votre opinion ?
  
  Barry et Coplan firent une mimique réservée. Effectivement, cette entrevue ne leur avait guère fourni d’éléments nouveaux. Si elle confirmait que le trésor était gardé à Sasan, l’allusion à un avion pour Tripoli demeurait énigmatique.
  
  - Moi, dit Coplan, je ne retiens qu’une chose de cette conversation. L’expérience devait être tentée, et elle aura au moins une conséquence importante : dorénavant, pour autant que vous teniez Stefanakis sous votre coupe, il nous servira d’indicateur. Quand les Albanais auront remplacé Lemke, nous connaîtrons par lui l’identité du successeur et nous serons en mesure de démolir les nouveaux réseaux qu’il édifiera.
  
  - Ouais, grogna Barry. Cela n’est pas négligeable, certainement, mais ça ne résout rien du côté de l’Afrique. La bagarre va continuer de plus belle, de Lobito à Lourenço Marques, et le projet des Chinetoques de paralyser les mines d’or par un soulèvement des travailleurs noirs risque de se réaliser malgré tout. Or, s’ils gagnent cette bataille-là, c’est une catastrophe sans précédent pour le monde occidental.
  
  Un long silence souligna la déconvenue des quatre agents de contre-espionnage. Cette enquête se heurtait à un mur, matériellement : les murailles de béton et les coupoles de la forteresse de Sasan.
  
  - Il faudra se battre sur le terrain, jugea Coplan. Apporter toute l’aide militaire possible aux Blancs d’Afrique du Sud, pour empêcher qu’ils soient massacrés.
  
  
  
  Le timbre du téléphone grelotta. Condouriotis décrocha tandis que son collègue et Francis échangeaient des cigarettes.
  
  Après avoir écouté un instant, l’inspecteur grec tendit le combiné à Barry en lui disant :
  
  - C’est pour vous, de Washington.
  
  L’Américain s’empara de l’appareil.
  
  - Yeah... Barry Whitman speaking.
  
  La communication dura plusieurs minutes ; l’homme de la C. I. A. ne l’entrecoupa que de quelques monosyllabes, pour montrer à son interlocuteur lointain qu’il suivait attentivement ses propos.
  
  Ses compagnons, intrigués par cet appel inattendu, fumèrent sans dire un mot jusqu’à ce que Barry eût redéposé le combiné sur la fourche.
  
  Avec un flegme surprenant, l’Américain déclara :
  
  - Un des bâtiments de la Sixième Flotte a reçu l’ordre de descendre l’avion de Tripoli.
  
  Coplan posa sur lui un regard boréal.
  
  - Sans blague ? fit-il, alors que les Grecs, abasourdis, s’appuyaient à la table.
  
  - Jarvis a été mis sur le gril, reprit Barry. Il a monnayé l’indulgence future du juge contre un tuyau qu’on ne lui avait pas demandé. C’est spontanément qu’il a parlé de cet avion. Tous les mercredis, en fin d’après-midi, un bimoteur décolle de Tirana. Il arrive le soir, en rase-mottes, à la côte nord de l’Afrique et survole le désert de Tripolitaine pour y parachuter, en un endroit déterminé, l’or destiné aux rebelles du Mozambique et de Rhodésie. Parfois, le chargement est destiné au Venezuela, voie de pénétration normale pour l’Amérique du Sud.
  
  Le désenchantement de ses trois auditeurs fit place à une satisfaction proche de l’enthousiasme.
  
  - Crénom ! dit Coplan. Nous pouvons faire des choses formidables, nous les Blancs, quand nous mettons tous la main à la pâte !
  
  
  
  
  
  Un mois plus tard, dans plusieurs journaux américains, européens et soviétiques :
  
  « Un avion de nationalité inconnue s’est abattu à la nuit tombante dans les eaux de la Méditerranée. Des pêcheurs l’ont vu exploser en plein vol alors qu’il volait à basse altitude. On se perd en conjectures sur les causes de l’accident. L’affaire est d’autant plus mystérieuse que c’est le troisième appareil qui disparaît dans ces parages, et qu’il n’avait, pas plus que les précédents, signalé sa position aux tours de contrôle des aéroports de Tunisie et de Sicile. On suppose qu’il s’agit d’avions usagés, aux moteurs défectueux, utilisés pour un trafic de contrebande. »
  
  
  
  Paris, mars 1969
  
  
  
  
  
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