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Coplan se prend au jeu

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  No 1991, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Sa voisine était cambiste à Wall Street, divorcée, et cherchait l’aventure. A Paris, elle n’avait pas eu le temps de coucher un Français dans son lit et comptait bien le faire à New York avec celui que le destin et Air France avaient assis à ses côtés. Le bel homme qu’était Coplan lui avait tapé dans l’œil et elle le lui faisait savoir sans ambages. Plutôt jolie fille, la trentaine épanouie, elle posait un regard langoureux sur les lèvres de son compagnon de voyage et semblait fort ennuyée par la constante présence de l’hôtesse qui paraissait prendre un malin plaisir à contrarier ses avances. Amusé, Coplan la laissait opérer à sa guise. Certes, il aurait aimé donner suite. Malheureusement, le Vieux lui avait confié une mission et, dès l’arrivée à J.F.K., il ne serait plus disponible.
  
  Étrange mission, d’ailleurs. Tony Da Siracusa était le demandeur. Peu banal qu’un capo mafioso ait recours à la D.G.S.E. Non pas qu’il fût un inconnu. Des années plus tôt, il supervisait, pour le compte de l’une des cinq Familles new-yorkaises, les activités occultes de la Mafia à Washington. Rien ne lui échappait, trafics de drogue, cambriolages, attaques à main armée, prostitution, jeux. Chacun devait lui verser sa dîme. Personne n’était censé opérer sur son territoire sans payer en retour sa protection. C’est ainsi qu’un jour, une équipe de cambrioleurs, en lui versant sa part, lui avaient aussi remis un épais dossier découvert dans le coffre-fort au domicile particulier d’un diplomate français. Son contenu prouvait que ledit diplomate trahissait son pays au profit de l’Union soviétique. Tony Da Siracusa n’avait hésité que quarante-huit heures. Ou bien exercer un chantage sur le traître, ou bien alerter la D.G.S.E. Le chantage, avait-il calculé, ne lui rapporterait guère, l’intéressé, renseignements pris, étant peu fortuné. En revanche, s’assurer là sympathie de la D.G.S.E. ne pouvait qu’un jour ou l’autre lui ramener des agios dans son escarcelle si le besoin s’en faisait sentir. Dans la profession à hauts risques qu’il avait choisie, ménager l’avenir se révélait toujours un bon placement.
  
  Sa décision prise, il avait fait le voyage à Paris. Prudent, il avait laissé le dossier dans son coffre. Après maintes démarches secrètes, par des canaux de lui seul connus, il avait réussi à rencontrer le Vieux et à lui livrer l’histoire. Gratuitement. En assurant être un bon citoyen américain, farouchement anti-soviétique.
  
  Le Vieux avait dépêché Coplan à Washington où il avait consulté le dossier et pu constater que le capo mafioso disait vrai. En le raccompagnant à l’aéroport, ce dernier lui avait empoigné les deux mains et avait plongé son regard noir dans le sien.
  
  « - J’espère que vous êtes réglos et que vous n’oubliez pas les services rendus ? »
  
  « - Je crois que vous avez un gros chiffre dans votre colonne crédit », avait souri Coplan.
  
  « - Votre diplomate, c’est un pourri. Les gens qui trahissent leur pays me donnent envie de dégueuler. Vous allez le flinguer ? »
  
  « - J’en doute. »
  
  « - Chez nous, quand on découvre un traître, on le bute. »
  
  « - En France, on aurait plutôt tendance à le mettre à la retraite », avait regretté Coplan.
  
  Et voilà que, des années plus tard, Tony Da Siracusa faisait appel au Vieux. Dans l’intervalle, il avait pris du galon et était devenu capo d’une des Familles new-yorkaises. La moins importante.
  
  Le Jet amorçait sa descente sur Queens. « No smoking. Attachez vos ceintures. » Avant de boucler la sienne, Sarah Wynne posa un bristol sur la cuisse de Coplan.
  
  - J’ai un bel appartement à Columbus Circle, avec vue sur Central Park. On aperçoit même le zoo. C’est tout juste si les écureuils ne grimpent pas à mes fenêtres.
  
  - C’est engageant, reconnut Coplan, détaché, qui pensait toujours à Tony Da Siracusa et enfouit machinalement la carte dans la poche intérieure de sa veste.
  
  - J’espère vous y voir ?
  
  - J’essaierai, promit-il sans y croire.
  
  - Je suis assez bonne cuisinière.
  
  - J’adore les petites bouffes sympas. J’apporterai le vin. Un Français ne laisse personne d’autre que lui choisir le vin qu’il va boire.
  
  Après qu’il eut franchi les contrôles d’immigration et de douanes, les envoyés du capo le reconnurent au badge rouge, vert, jaune et bleu que, comme convenu, il avait accroché au revers de sa veste.
  
  - Francis Carzon ?
  
  - C’est moi.
  
  - Suivez-nous.
  
  Deux grands hommes costauds, aux larges épaules et au faciès peu engageant. Des vêtements un peu voyants. Courtois, l’un d’eux lui prit son bagage. Sa main libre, Coplan adressa un signe d’adieu à Sarah Wynne qui paraissait fort déçue.
  
  Par le pont de Queensboro, la Lincoln Continental entra dans Manhattan qu’elle traversa pour gagner le Henry Hudson Parkway et le remonter vers le nord. Une pluie légère tombait et le pont George Washington était voilé de brume. Après la bretelle vers Yonkers, la circulation se fluidifia. Le conducteur régla sa vitesse sur celle d’une camionnette d’I.B.M. qui retournait à son siège à Poughkeepsie.
  
  En arrivant à Garrison, la Lincoln tourna à droite dans une voie étroite, bitumée, qui s’encastrait entre de longues rangées d’arbres et sinuait vers le sommet d’une colline. Elle dépassa le Frankie Frank, l’auberge dans laquelle Coplan avait un soir dîné avec Da Siracusa des années plus tôt. Une dizaine de voitures étaient rangées dans le parking. Un peu plus tard, la Lincoln atteignit la propriété. Un immense portail en fer forgé en clôturait l’accès, prolongé par de hauts murs blancs qui se perdaient jusqu’au détour de la route. Sur leur faîte, des caméras de télévision pour la surveillance des lieux. Le long de l’enceinte, à l’intérieur, était creusé un large et profond fossé au sol parsemé de pièges à loup et de mines antipersonnel, précédant une triple haie de fils électrifiés. Le capo veillait à sa sécurité. Il connaissait par cœur l’historique de la guerre des gangs à New York et entendait bien ne jamais en tomber victime.
  
  Par une porte basse, l’un des cinq gardiens sortit et vint s’assurer de l’identité des arrivants.
  
  - Tout est okay, Joey, fit le conducteur.
  
  Les battants du portail s’écartèrent et la Lincoln escalada une pente rude avant de déboucher sur un terre-plein.
  
  Tony Da Siracusa ressemblait à l’acteur Andy Garcia dans le Parrain III. La peau basanée, les cheveux ébène rejetés en arrière et mi-longs sur la nuque luisant sous les gouttes de pluie, les lèvres minces et tranchantes, le regard noir et rusé, il demeurait svelte et élégant. Son maintien trahissait une totale confiance en lui-même et la certitude qu’une belle destinée lui était promise. Après tout, il n’avait pas encore quarante ans et était chef d’une Famille, même si celle-ci était la moins cotée de New York. Certes, pour être admis dans l'Onorata Società, il avait dû commettre quelques assassinats commandités afin de faire ses preuves dans le crime mais, surtout, il avait effectué de brillantes études à l’Université. Si, à l’accoutumée, il adoptait le langage des truands, il était aussi capable de disserter longuement, dans une langue châtiée, sur les mérites comparés des grands noms de la littérature d’outre-Atlantique. Intelligent, ambitieux, dénué de scrupules, rusé, audacieux, il comptait bien terminer ses jours au sommet de la hiérarchie et être élu capo dei capi.
  
  Il serra chaleureusement les mains de Coplan comme s’il retrouvait un ami d’enfance perdu de vue à cause d’un destin machiavélique.
  
  - Heureux de vous revoir, Francis. Tout va bien pour vous ? Sans mon concours, avez-vous démasqué d’autres traîtres ?
  
  Coplan fut conduit à sa chambre où il prit une douche et se changea avant de retrouver le capo dans son luxueux salon où, dans l’âtre, brûlait un feu de bois léger pour combattre l’humidité.
  
  La mémoire de Da Siracusa était sans failles.
  
  - Un cavalier ? proposa-t-il.
  
  Coplan acquiesça et l'Italo-Américain versa le mélange de rhum, de gin, de vodka et de tequila, en proportions égales, avant de presser sur l’alcool sept gouttes de citron. Lui-même se servit un scotch bien tassé. Confortablement installés dans des fauteuils en cuir fauve, les deux hommes, en préambule, devisèrent gaiement de futilités, puis le capo entra dans le vif du sujet :
  
  - Paris est toujours décidé à me renvoyer l’ascenseur ?
  
  - Tout dépend du contenu de votre requête. En tout cas, ma présence vous prouve que nous n’oublions pas nos promesses.
  
  - C’est vrai. Voici ce dont il s’agit. J’ai besoin que vous fassiez passer un Soviétique à l’Ouest.
  
  - Qui est-il ? Que fait-il ?
  
  Le capo croisa ses jambes et, sur un genou, brossa une poussière imaginaire.
  
  - C’est un scientifique.
  
  - Quelle branche ?
  
  - L’électronique moléculaire.
  
  - C’est un peu vague.
  
  - La bio-communication. Je ne peux, pour le moment, vous en dire plus. Cette conversation n’est pas unilatérale.
  
  - Son nom ?
  
  - Je vous le livrerai plus tard, si nous tombons d’accord.
  
  - Quel intérêt cet homme représente-t-il pour vous ? Soyons francs. Ni vous ni moi ne sommes dupes. Un spécialiste de l’électronique moléculaire, section bio-communication, ce n’est pas votre pizza. Vous me parleriez d’une cargaison de drogue, là je serais sur votre longueur d’onde.
  
  - Des cargaisons de drogue, je peux en avoir autant que je veux. C’est une des choses les plus faciles à trouver dans le monde à l’heure actuelle. De Turquie ou de Colombie, par la French ou la Cuban Connection, peu importe, c’est quasiment le supermarché. D’ailleurs, Francis, je vais vous faire un aveu. La drogue, ça me dégoûte. Son seul intérêt ? Elle constitue mon trésor de guerre. Ce que j’ambitionne, c’est de me hisser au niveau des décideurs, à la fois financiers et politiques, de devenir l’un des grands de ce monde, d’ordonner, sans être contredit, une guerre dans le Golfe ou la paix en Palestine, le kidnapping du président du Panama ou l’interdiction d’importer des voitures japonaises pour sauvegarder l’industrie nationale et éviter le chômage.
  
  - Vaste programme. Vous voulez devenir Président des États-Unis ?
  
  - Je n’aurais aucune chance, je suis trop marqué par mon passé et mes liens.
  
  - Et le Soviétique, dans ce schéma ?
  
  - Il détient un lourd secret.
  
  - Vous avez décidé de me faire languir ? De me servir vos gnocchis un par un ? Quel secret ?
  
  - Vous n’êtes pas un naïf et moi non plus. Si vous acceptez mon offre, cet homme, vous allez le débriefer. C’est bien le terme que vous utilisez dans votre jargon ?
  
  - En effet.
  
  - Donc, vous découvrirez son secret. En outre, j’offre à la D.G.S.E., pour sa caisse noire, une somme de cinquante millions de dollars. Ainsi, vos frais seront payés.
  
  Éberlué, Coplan resta un instant sans voix. C’était bien dans le style du capo d’imaginer que l’argent résolvait le problème le plus ardu.
  
  - Voyons, résuma-t-il, vous demandez à un organisme officiel, la Direction des Services spéciaux français, de vous aider à amener à l’Ouest un Soviétique détenteur d’un lourd secret et vous comptez rémunérer cette aide. Par ailleurs, vous refusez de me dire à quoi vous servira cet homme. J’imagine qu’il est précieux à vos yeux, pour débourser une telle somme ?
  
  - Il l’est.
  
  - Pour quelles raisons ?
  
  - Pour deux raisons. D’une part, il m’ouvrira la porte pour accéder au sommet de la hiérarchie, d’autre part, lorsqu’il procédera à ses révélations, le scandale éclaboussera mes ennemis.
  
  - En somme, une opération interne, uniquement de type mafia ?
  
  - Non. Politique aussi, et c’est là où vous serez intéressé. Si le scandale dont je viens de parler n’éclatait pas, la France pourrait pâtir de la suite des événements.
  
  - Vraiment, vous excitez ma curiosité. Vous ne voulez vraiment pas me révéler quel lourd secret ce Soviétique détient ?
  
  - Pas à ce stade.
  
  - Pourquoi faire appel à la France ? Votre Organisation a des ramifications un peu partout dans le monde.
  
  - Pas dans les pays de l’Est.
  
  - Pourquoi des Français et pas des Américains ? Vous devez compter de nombreuses relations dans les milieux susceptibles de vous aider ?
  
  La réponse fusa sèchement :
  
  - Je n’ai confiance dans aucun Américain, en raison justement de la connotation politique de l’affaire. Je dois m’adresser à des étrangers. Les seuls qui puissent répondre aux critères, c’est vous.
  
  - Puisque vous parlez de critères, laissez-moi vous dire que l’opération envisagée n’entre pas dans les nôtres, d’autant plus que vos cinquante millions de dollars nous transformeraient en mercenaires à votre solde.
  
  - Vous pensez bien que j’ai imaginé votre réaction. Néanmoins, considérez le peu de risques que vous prenez. Vous sortez ce Soviétique d’U.R.S.S. Facile, pour vous. Vous avez dû monter des centaines de fois une opération de ce genre. Simple routine. Ensuite, vous le débriefez et vous apprenez tout. Vous découvrez que le danger est à vos portes, mais vous ne pouvez rien faire officiellement. Alors, vous me repassez le bébé et je fais éclater le scandale. Tout le monde y trouve son compte. Vous et moi. Vous avez même une autre possibilité, si ça vous chante. Faire le boulot vous-même et faire éclater le scandale à ma place.
  
  - Il est d’accord pour s’échapper d’U.R.S.S.?
  
  - Bien sûr. C’est pourri là-bas. Le pays est en pleine décomposition, ça se déglingue de partout. C’est pire depuis le putsch raté. L’anarchie règne dans les républiques. Chacun tire à hue et à dia. La famine, la malnutrition, la misère, et j’en passe...
  
  Sans rien dire, Coplan remarqua que son interlocuteur se gardait bien de mentionner la corruption dont, à New York, il était un des hérauts.
  
  - ... Moi je lui offre une vie dorée, de rêve. Villa à Palm Beach, armée de domestiques, je lui devrai bien ça car il m'aura rendu un fieffé service.
  
  - Comment êtes-vous parvenu à dénicher ce Soviétique, détenteur d’un lourd secret ? C’est lui qui vous a contacté ?
  
  Da Siracusa fixa un instant son interlocuteur d’un air indécis, puis, pour prendre le temps de réfléchir, il se leva, jeta une bûche dans l'âtre et renouvela les consommations, autant de manœuvres dilatoires qui permirent à son cerveau super-intelligent de peser le pour et le contre.
  
  - Vous me rappelez les mendiants de Calcutta, plaisanta-t-il. Ils ne vous lâchent pas.
  
  - C’est mon rôle. A vous de me convaincre de l’intérêt que cette opération représenterait pour nous. En outre, soyons lucides. Nous ne sommes pas du même bord. Pourquoi vous ferais-je confiance ?
  
  - Parfaitement raisonné. Voyons...
  
  Le capo repartit jeter une seconde bûche dans l'âtre, puis tourna la tête vers la baie vitrée contre laquelle battait une pluie plus forte.
  
  - Êtes-vous familiarisé avec le Hollywood du cinéma muet ?
  
  - Je n’étais pas encore né.
  
  - Moi non plus, mais peu importe. A l’époque, Hollywood était secoué par les scandales, orgies sexuelles, viols, meurtres, dont les auteurs étaient les vedettes des années vingt. Les producteurs payaient à tour de bras police et journalistes pour étouffer ces scandales. Néanmoins, les ligues puritaines en avaient vent et, dans les années trente, elles ont eu finalement leur mot à dire. Mais là n’est pas mon propos. Parmi ces stars, il y en avait une, un homme, dont le nom est encore aujourd’hui connu dans le monde entier. Il était mêlé à tous ces scandales. Sur le dos, il avait des viols et deux meurtres, uniquement des crimes passionnels, car il était férocement jaloux. En outre, c’était un débauché de la pire espèce. Ici, j’ouvre une parenthèse. Étant d’origine sicilienne, je réprouve la débauche. Moi je suis marié et bon père de famille. Ma femme, une Sicilienne naturellement, m’a donné trois beaux enfants, un garçon, deux filles.
  
  « Ceci dit, je poursuis. Cet acteur voulait fonder sa propre maison de production, mais son producteur, qui était astucieux et rusé, n’entendait pas se séparer d’une vedette numéro 1 au box-office. Aussi, même s’il avait couvert les frasques de sa star, avait-il contracté une assurance contre une défection. Tout simplement, il avait recueilli des dépositions écrites des témoins ayant assisté aux viols et aux meurtres de son protégé. Ces témoins étaient eux-mêmes tenus par le secret car ils travaillaient pour le studio de ce producteur qui était alors le numéro 1 à Hollywood. Ce producteur a eu de la progéniture, tout comme l’acteur. Pour le premier, un fils né juste avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Ce fils, attiré par le communisme, est passé en U.R.S.S. dans les années soixante. Quant à l’acteur, il a eu cinq enfants nés d’épouses différentes. Trois fils, deux filles. Ils sont tous morts à l’heure actuelle, disparus dans un naufrage, des accidents d’avion, morts du Sida ou d’une overdose. Tous étaient comédiens mais sans avoir le talent de leur père. L’un d’eux a eu une fille qui est aujourd’hui l’une des vedettes les plus cotées du monde.
  
  « Comme Mathusalem, le producteur a vécu jusqu’à un âge fort avancé. Il n’est mort qu’au début de cette année. A l’annonce de cette triste nouvelle, le fils du producteur est revenu d’Union soviétique pour recueillir l’héritage. En réalité, son père était criblé de dettes. L'âge d’or du cinéma muet avait disparu depuis plus d’un demi-siècle et le père avait dilapidé sa fortune. Néanmoins, le fils a découvert dans ses affaires le fameux dossier contenant les témoignages, certes vieillis mais pourtant pareils à de la dynamite pour la petite-fille. Entre autres, ils prouvent que le père a assassiné deux de ses épouses.
  
  « Le fils du producteur a tout de suite pensé au chantage, certain que la petite-fille ne souhaiterait ni ternir le bon renom de son grand-père ni mettre en péril sa propre carrière par suite d’un scandale retentissant, sa grand-mère ayant aidé son grand-père à se débarrasser de l’épouse précédente pour éviter la pension alimentaire. Tout à fait sordide, comme vous le voyez. Donc, le fils du producteur se lance dans le chantage. Malheureusement pour lui, il se trouve que je possède cinquante pour cent de sa cible. »
  
  - Cinquante pour cent ? Comment ça ?
  
  - Cette super-star du cinéma international actuel est une joueuse effrénée. Moi j’ai investi dans les casinos de Las Vegas. Elle y a perdu gros et me doit une fortune. J’ai passé un arrangement avec elle. Jusqu’à la fin de ses jours, elle me versera la moitié de ses cachets. En fin de compte, le gagnant ce sera moi.
  
  - Et si elle décidait qu’elle a conclu un pacte avec le diable et mettait fin à votre accord ?
  
  Un sourire cruel se percha sur les lèvres de Da Siracusa.
  
  - Elle mourrait à l’improviste.
  
  - Qu’entendez-vous par improviste?
  
  - Ce qui doit forcément arriver. Continuons. Donc, le maître chanteur se manifeste. Aussitôt, mon associée m’alerte et mes hommes invitent le pro-communiste à me rencontrer. Au cours de l’entrevue, je découvre que mon visiteur est fascinant. D’abord, il n’est plus pro-communiste. Son séjour en Union soviétique lui a définitivement ouvert les yeux. Il est écœuré, dégoûté, il en a la nausée. C’est tout juste s’il ne dégueule pas sur ma moquette. J’apprends aussi qu’il a travaillé pour le K.G.B., mais, surtout, il me raconte une histoire stupéfiante !
  
  - Laquelle ? fit sournoisement Coplan.
  
  - Celle qui nous occupe. Une association monstrueuse, contre nature. L’Est et l’Ouest réunis.
  
  - L’Est et l’Ouest réunis ? En quel sens ?
  
  - Je me suis mal exprimé. L’Est réuni avec certains intérêts privés de l’Ouest contre l’intérêt général de l’Ouest. Le plus formidable complot dont j’aie jamais entendu parler, sorti de deux cervelles tortueuses.
  
  - Vous me faites saliver.
  
  - Y a de quoi.
  
  Coplan avala une longue gorgée de son cavalier.
  
  - Quelles preuves vous a-t-il fournies ?
  
  - Si vous évoquez des preuves concrètes, aucune. Cependant, la trame même du complot prouve que ce dernier existe. En outre, l’homme qui sait tout et détient le moyen de retourner le piège contre ceux qui l’ont tendu est justement celui que vous devrez aider à passer à l’Ouest. Et, comme vous le débrieferez, vous serez automatiquement au courant de la conspiration.
  
  - A première vue, c’est attirant. Pourtant, si l’on pioche un peu, le tout est assez vague. Vous comprendrez que des services officiels ne peuvent s’engager sur des indices aussi faibles. Pourrais-je rencontrer le maître chanteur ?
  
  - Impossible.
  
  - Une autre question. Pourquoi s’est-il lancé dans le chantage ?
  
  - En vue de réunir des fonds afin de faire sortir son ami d’Union soviétique. L’ennui, cependant, c’est qu’il ne dispose d’aucun plan, d’aucune aide, pour mettre son projet à exécution, même si c’est un ancien du K.G.B. ou, peut-être, sans doute à cause de cela. D’où la proposition que je vous fais, assortie d’un versement de cinquante millions de dollars.
  
  - Là encore, vous ne pouvez citer aucun nom ?
  
  - Négatif. Ce n’est pas vous qui détenez le pouvoir décisionnaire. Il vous faut rendre compte à votre direction à Paris. J’espère simplement que vous saurez plaider ma cause avec la conviction suffisante.
  
  - Je n’en suis pas sûr.
  
  - Vous hésitez parce que, selon vos critères, je suis un criminel ?
  
  - A priori, nous n’avons pas de rejets, pas d’exclusions, à partir du moment où la sécurité de notre pays est en jeu. Mais l’est-elle ? Croyez-moi, vous n’êtes pas frappé d’ostracisme, d'autant que nous avons une dette à votre égard. Ceci posé, votre histoire me paraît confuse.
  
  - Laissez Paris en décider, répliqua le capo d’un ton dont il essayait de gommer la sécheresse.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  - Il faut en savoir plus, conseilla le Vieux. Vous avez raison de le souligner, cette histoire est trop vague. En outre, compte tenu de la personnalité de notre interlocuteur, il nous est impossible de lui faire confiance. J’avoue que, en dehors de Tony Da Siracusa, nous n’avons jamais eu à traiter avec un membre aussi éminent de Cosa Nostra. C’est une expérience nouvelle et nous devons nous montrer extrêmement prudents. Quand il s’agit de recevoir des renseignements nous permettant de démasquer un traître dans notre ambassade de Washington, parfait, nous ne courons aucun risque. Il n’en va pas de même avec sa proposition. Non pas qu’elle nous pose des problèmes majeurs, mais il n’est pas question de nous faire rouler et de nous ridiculiser. Ce capo essaie peut-être de nous manipuler. Il est supérieurement intelligent, donc dangereux.
  
  - Il existe une possibilité. Nous acceptons sa proposition. Il nous livre toute l’affaire, nous l’étudions et si le coup nous semble pourri, nous ne donnons pas suite. Il nous accusera de ne pas tenir notre parole mais nous rétorquerons que notre parole vaut toujours, mais pour une affaire moins risquée que celle-ci.
  
  - Effectivement, concéda le Vieux, c’est une façon habile d’opérer. Accessoirement, je dirais que cinquante millions de dollars seraient les bienvenus. Êtes-vous au courant des dernières coupes budgétaires sur nos fonds secrets ?
  
  - Shakespeare disait déjà que les fous coupent les cordons de la bourse à ceux qui les protègent.
  
  - Ne soyons pas fous nous-mêmes. Essayons de savoir ce que Da Siracusa a dans le ventre. Retournez à New York et bluffez-le.
  
  
  
  Le lendemain matin, Coplan s’envola pour New York. A son arrivée, il tenta de prendre contact avec le capo. Sans succès, cependant. Il semblait que Da Siracusa était fort occupé et ne disposait d’aucune minute à lui consacrer. Le lendemain probablement, il serait plus libre, lui promit-il. Désœuvré pour la journée, Coplan repensa à Sarah Wynne, la cambiste de Wall Street. Un coup de téléphone lui apprit qu’elle était dans les mêmes dispositions d’esprit.
  
  Pour le dîner, il l’entraîna dans un restaurant viennois de la 86e Rue Est, où le quartier baignait dans une atmosphère typiquement germanique. Il en fut pour ses frais car la belle Américaine s’en tenait à un régime diététique fait de carottes crues et de feuilles de laitue, si bien qu’il fut le seul à faire honneur à la cuisine savoureuse des rives du Danube et au vin blanc tyrolien.
  
  Après le café, elle témoigna de quelque impatience. Il devina qu’elle avait envie de faire l’amour. Au lit, elle ne manifestait pas la même retenue que devant les plats viennois. Tout de suite, elle se déchaîna, ce qui enchanta Coplan, en extase devant le corps sculptural qu’elle offrait à sa convoitise.
  
  Orfèvre en la matière, il se hissa au niveau du désir fou qui embrasait sa chair. Des deux mains, il lutina les seins qui durcissaient sous sa caresse, puis il se fit plus précis. Gloutonnement, elle aspira ses lèvres, avant de les libérer et de supplier d’une voix rauque :
  
  - Viens en moi.
  
  Coplan s’enfonça dans l’espace chaud, duveteux et humide, et un long gémissement s’exhala de la gorge de Sarah comme la plainte nostalgique d’un solo de saxo-ténor. Il accéléra son rythme, incomparable maestro, parfaitement au diapason de la fleur affolée et brûlante que son sexe barattait.
  
  
  
  
  
  Tony Da Siracusa entra chez Giuseppe, entouré par ses gardes du corps. Le restaurant était presque vide. Giuseppe s’inclina cérémonieusement devant lui et appela son épouse qui émergea des cuisines, silhouette lourde et pesante, au chignon défait. Elle se précipita et lui baisa la main droite avec respect. Six mois plus tôt, le capo avait retrouvé sa fille, âgée de quatorze ans, qui avait fugué en compagnie d’un maquereau haïtien pour se lancer dans la prostitution à Miami Beach. Six balles dans la tête tirées par l’équipe récupératrice avaient réglé le sort du proxénète de Port-au-Prince. L’adolescente avait compris sur-le-champ sur quelle voie elle devait s’engager. Depuis, elle servait en salle. Giuseppe et sa femme en étaient éternellement reconnaissants à Tony Da Siracusa.
  
  Il s’assit au fond, dos au mur, face à la porte, mû par le réflexe habituel à ses congénères. Il connaissait sur le bout des doigts l’anthologie des assassinats mafieux dans les restaurants. Il était même capable de citer les dates. De Joe « The Boss » Masseria, mitraillé le 15 avril 1931 par Bugsy Siegel au Nuova Villa Tamaro, à Carminé Galante, le 12 juillet 1979, chez Joe & Mary à Brooklyn, on ne comptait plus les têtes pensantes qui avaient trouvé la mort devant un plat de lasagnes aux fruits de mer. Pour Joey Gallo, le 6 avril 1972, c’était devant un plat de moules à la marinara qu’il finissait de célébrer son quarante-troisième anniversaire chez Umberto dans la Petite Italie, quand Carminé Di Biase et Cisco lui avaient troué l’estomac. La légende assurait même qu’une moule était ressortie et s’était coincée dans le nombril.
  
  Se méfier aussi des toilettes. Dutch Schulz se lavait tranquillement les mains au sous-sol du Palace Chop House & Tavern le 23 octobre 1935. Le bruit de l’eau qui ruisselait dans le lavabo l’avait empêché d’entendre l’arrivée de Charlie Workman et Mendy Weiss qui l’avaient criblé de balles.
  
  Parfois, le fauteuil d’un coiffeur était aussi périlleux qu’un restaurant italien. Le 25 octobre 1957, Albert Anastasia, l’exécuteur des hautes et basses œuvres du Syndicat du Crime, avait commis l’erreur de se laisser voiler la face d’une serviette blanche et chaude destinée à lui adoucir la peau. Les tueurs n’avaient plus qu’à vider leurs chargeurs dans le dossier du fauteuil.
  
  Le capo haussa les épaules. Ces choses-là n’arrivaient qu’aux autres, surtout lorsqu’ils avaient commis des impairs, ce qui n’était pas son cas. Les erreurs, il s’en gardait comme du Sida. A Las Vegas, en 1947, Bugsy Siegel avait voulu tout garder pour sa gueule. Pendant qu’il lisait son journal, Frankie Carbo lui avait fait péter le crâne. Chef de la moins influente des cinq Familles new-yorkaises, il lui fallait donc courber l’échine devant l’arrogance des quatre autres et, dans ce rôle, il était inégalable.
  
  Guiseppe s’approcha et lui tendit la carte. Il se pencha sur la longue liste d’antipasti, d’asperges mayonnaise, de spaghettis à la bolognaise, de langouste Fra Diavolo, de calamars, d’huîtres au chianti et autres plats aguichants.
  
  Avant de faire son choix, il étudia la position adoptée par ses gardes du corps. Rien à redire. Disposés aux points stratégiques. Rassuré, il appela Giuseppe et commanda des moules farcies, des clams, une langouste Fra Diavolo, des fettucine à la bolognaise et une bouteille de frascati.
  
  Il respira un grand coup. A dessein, il avait fait lanterner ce Francis Carzon en repoussant le rendez-vous au lendemain. Il fallait que les Français sentent que, bien-sûr, il était demandeur mais qu’il ne se tramait pas à leurs pieds, sinon ces bouffeurs de grenouilles allaient le snober.
  
  Il comptait beaucoup sur la venue du transfuge. Le scandale serait éclatant. Il n’aurait plus qu’à ramasser les morceaux et à prendre la succession de Nick Rosello, le capo dei capi, le chef des chefs, le salaud des salauds, le radin des radins.
  
  Giuseppe lui apporta le premier plat, les moules farcies au beurre d’ail. Il goûta.
  
  - Parfait.
  
  Giuseppe rayonna.
  
  Les cinquante millions de dollars étaient prêts, entassés dans des valises verrouillées à mort et placées dans les chambres fortes de banques sûres aux Bahamas. Un oui des Français et ils ramassaient le pactole. Pourquoi refuseraient-ils, d’ailleurs ? Ils avaient tout intérêt à en savoir plus. De toute façon, il avait suffisamment excité leur curiosité. Aucun service secret au monde n’allait laisser passer une pareille affaire, assortie d’un butin de cinquante millions de dollars.
  
  Confiant, il avala la dernière moule. Giuseppe était quasiment au garde-à-vous devant lui, Il remplaça le plat par l’assiette sur laquelle s’étalaient les clams cuits à la vapeur. Da Siracusa testa le frascati. Excellent. Un homme entra et le capo se figea. Terry De Golfo surnommé Vitriol. Quarante ans plus tôt, chargé de récupérer l’argent extorqué aux boutiquiers, l’intéressé les terrorisait en versant de l’encre sur les tissus unis ou en décolorant les imprimés par des jets d’eau de Javel. Si les malheureux ne pouvaient verser la dîme exigée, il lançait du vitriol sur leurs propres vêtements, usant régulièrement de cette formule qui l’enchantait : T’es trop tocard comme ça, mieux vaut changer de peau tout de suite !
  
  Depuis cette époque, il avait bien changé et était devenu sous-patron de la quatrième Famille new-yorkaise, celle avec laquelle Tony Da Siracusa s’entendait bien, contrairement aux autres, bien qu’avec elle, il dût aussi recourir aux courbettes.
  
  Chauve, petit, bedonnant, les épaules voûtées, flottant dans des vêtements trop amples, il avait piètre allure. Da Siracusa réprima une moue méprisante. Lui qui se vêtait chez Kenzo et se chaussait chez Gucci faillit renifler avec dégoût. Ces vieux de la vieille qui étaient nés en Sicile n’apprendraient jamais ni le bon goût ni les bonnes manières.
  
  En trottinant, il traversa la salle sous l’œil des gardes du corps, se planta devant le capo, posa la main sur le dossier d’une chaise et grasseya :
  
  - Tu permets ?
  
  - Assieds-toi, Terry. Quel bon vent t’amène ?
  
  De Golfo prit place sans ôter le Borsalino des années trente qu’il affectionnait et qui aurait mérité d’être décrassé, puis il croisa les mains entre ses genoux sans s’approcher de la table. Ce geste provoqua un sombre pressentiment chez Da Siracusa qui voulut se lever. Il n’en eut pas le temps. Les balles lui déchirèrent les testicules, lui trouèrent l’estomac. De Golfo se remit debout et logea un projectile dans l’œil gauche, l’ultime affront réservé aux délateurs à ceux qui ne respectent pas la loi sacrée de l'omerta, celle du silence. Satisfait, le tueur traversa la salle en sens inverse. Les gardes du corps avaient déjà décampé, complices de la mise à mort. Giuseppe et sa femme se terraient dans leur cuisine. Sur le mur, De Golfo repéra un chromo aux couleurs criardes, aux personnages naïfs, tels ceux qui se vendent sur les parvis des églises à Palerme. Celui-ci représentait Jésus au milieu de ses apôtres dans la scène mondialement célèbre de la Cène. Un peu myope, De Golfo dut s’approcher pour identifier Judas. Lorsqu’il fut sûr de ne pas se tromper, il lui tira une balle dans l’œil gauche. Un trou rond, net et sans bavures.
  
  Il ressortit enfin dans Mulberry Street. Personne ne semblait avoir entendu les détonations de calibre 22. De son pas tranquille, pareil à celui d’un retraité qui flâne en prenant l’air, il tourna le coin de Hester Street et sauta sur la banquette arrière de la limousine.
  
  Confortablement calé, il eut l’impression de replonger dans sa jeunesse. Voilà bien vingt ans qu’il n’avait pas procédé à une exécution. En tout cas, Tony avait été superbement piégé. Jamais il n’aurait pensé que le contrat serait refilé à un vieux cheval de retour, blanchi sous le harnais, dont les tâches désormais n’étaient plus qu’administratives.
  
  Il baissa la vitre et aspira une longue bouffée d’air pur.
  
  La sensation était enivrante.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Pour la sixième fois, Coplan prenait une douche. Insatiable, Sarah ne lui avait pas accordé une minute de sommeil. Sa règle de vie : cent fois sur le métier remettez votre ouvrage.
  
  Alternant eau chaude et froide, il tentait de se retonifier, encore ébloui par la palette de talents que sa partenaire avait déployés, assoiffée de plaisir et d’orgasmes anéantissants. A la fois impudique, passionnée, perverse, une véritable mante religieuse dévoreuse d’homme, dans son genre.
  
  Une bonne adresse à ne pas oublier quand on passait par New York City.
  
  Il coupa le jet, sortit et se sécha en se frictionnant vigoureusement. Il ouvrait la porte de la salle de bains quand il entendit un gémissement. D’abord, il se demanda si Sarah insatisfaite malgré les nombreuses performances dont il l’avait gratifiée, ne s’offrait pas un bonus en recourant au plaisir solitaire. Puis une rafale d’air frais lui souffla entre les jambes. Il fut surpris. A un moment, il avait voulu ouvrir la fenêtre pour chasser l’odeur de tabac qui régnait dans la chambre, mais la jeune femme s’était plainte. Elle était frileuse, au point qu’elle prenait ses douches brûlantes, avait-elle précisé.
  
  A pas de loup sur la moquette épaisse, il s’avança vers la porte de la chambre, en se collant au mur sur lequel, en guise de décoration, Sarah avait accroché des graphiques reproduisant les courbes de baisses ou de hausses du dollar et du yen, ce qui avait eu le don de provoquer l’hilarité de Coplan.
  
  Il effleura le chambranle. Trois hommes masqués contournaient le lit. Derrière eux, sous le souffle du vent chargé de pluie, les voilages de la fenêtre frissonnaient dans leur mousseline.
  
  Coplan reflua précipitamment. Il était nu et sans arme. Après le détour du couloir, il fonça sur la pointe des pieds en direction de la porte d’entrée. Prestement, il déverrouilla et rabattit le gendarme avant d’ouvrir. En trois bonds, il fut à l’embouchure de l’escalier de service et, d’une poigne solide, arracha la hache d’incendie. En trois autres bonds, il fut de retour à l’appartement. Un des hommes se dressa devant lui en arborant un sourire mauvais et en brandissant un couteau à cran d’arrêt à la lame interminable. Coplan faucha l’air devant lui. Son adversaire recula et, ce faisant, se heurta à ses deux acolytes qui le rejoignaient. Coplan profita de ce bref instant de confusion. Il lança la hache qui coupa le front en deux. Il plongea en avant, ramassa le cran d’arrêt et le planta dans la gorge du deuxième comparse. Le survivant braqua son calibre 22 prolongé par le suppresseur de son. Coplan s’effaça pour éviter la première balle, puis il se catapulta. Tel un étau en acier, sa main gauche broya le poignet armé et détourna le tir. Le projectile alla se perdre dans un pouf. Du poing droit, il frappa son opposant au plexus solaire, ce qui lui coupa le souffle, puis il lui expédia son genou dans le bas-ventre. Puissant comme un ours polaire, l’autre avait à peine bronché. Astucieusement, il appuya sur la détente et vida son chargeur sans chercher à atteindre celui qui déviait le tir. Quand le percuteur ne rencontra plus d’amorce, il lâcha l’arme et, brusquement, se laissa tomber sur les genoux. Déséquilibré, Coplan fut projeté sur la moquette. La mastodonte arracha le cran d’arrêt de la gorge de son comparse et se jeta sur Coplan qui agrippa le manche de la hache et tira.
  
  La pointe du couteau faillit lui transpercer le cœur mais, à l’ultime seconde, il réussit à se dérober. La lame dérapa sur le mur et déchira l’un des graphiques de hausse du dollar sur la place financière de Hong Kong. Le géant jura grossièrement. Coplan, voyant le danger qu’il courait, frappa à la tempe. Le crâne fracturé, le colosse s’écroula pour le compte.
  
  Coplan se précipita dans la chambre et serra les poings de rage. La gorge de Sarah avait été tranchée d’une oreille à l’autre et elle se vidait de son sang. Étreint par une colère froide, il s’approcha en tremblant et constata qu’il n’y avait plus rien à faire pour la jeune femme qui était déjà morte.
  
  Tremblant de fureur rentrée, il avança une main compatissante et baissa les paupières avant de porter à ses lèvres une des mains et d’y déposer un baiser attendri.
  
  Il retourna sur le lieu de l’affrontement. Deux des tueurs étaient morts. Le troisième expira sous ses yeux. Il fouilla leurs poches. Pas une pièce d’identité, pas même un trousseau avec son porte-clés qui aurait pu fournir un indice. Pas de monogrammes sur les mouchoirs ou les chemises. Pas mal d’argent mais pas de cartes de crédit. Pas mal d’argent ? Ce détail supposait que le intrus n’étaient pas de simples cambrioleurs sans scrupules et prêts à tuer. Étaient-ce des sicaires dont la cible était Sarah ? Des tueurs à gages ? Depuis quelques années, les scandales dévastaient Wall Street. Les golden boys de la finance tombaient comme des mouches. Sarah en savait-elle trop sur une opération douteuse ? Sur une spéculation hasardeuse ? Sur une O.P.A. pourrie ? Sur une escroquerie ? Avait-on passé la serpillière ?
  
  Son corps nu avait été éclaboussé par le sang. Il reprit une douche, se rhabilla et s’astreignit à effacer ses empreintes partout où il était susceptible de les avoir laissées, sans oublier le couteau à cran d’arrêt et le manche de la hache.
  
  Certain de n’avoir rien négligé et de ne pas abandonner derrière lui un détail incriminatoire, il quitta subrepticement l’appartement et l’immeuble. De Columbus Circle, il passa dans l’East Side et, sans se soucier de la pluie légère qui tombait, gagna par la 59e Rue l’hôtel Nassau où il avait pris ses quartiers.
  
  La cafétéria ouvrait ses portes. Il fut son premier client. Attablé devant un plat d’œufs frits accompagnés de lard et de saucisses, il se restaura solidement en buvant force cafés et jus d’orange. Il termina par une Gitane. C’est en réglant son addition à la caisse qu’il entendit la nouvelle à la radio : dans un restaurant de Little Italy, Tony Da Siracusa avait été assassiné la veille un peu avant vingt et une heures alors qu’il attaquait son dîner. Personne n’avait rien vu ni entendu. La police évoquait une nouvelle guerre des gangs. Une question, cependant, l’obsédait : pourquoi le capo s’était-il déplacé sans ses gardes du corps, contrairement à ses habitudes ? Le patron du restaurant, son épouse, sa fille, étaient interrogés sans relâche au quartier général. A la radio, le journaliste dissertait longuement sur une caractéristique de l’assassinat : une balle dans l’œil gauche de la victime. Un symbole pour la Mafia. Le châtiment d’un traître ou d’un bavard.
  
  Coplan hocha la tête et monta dans sa chambre où il brûla la carte que lui avait remise Sarah. La chasse d’eau dispersa les cendres dans la cuvette des W.C.
  
  
  
  
  
  Le Vieux paraissait dormir. En réalité, il réfléchissait.
  
  - Vous avez raison, les deux choses sont liées, surtout si l’on se souvient que l’exécution de Tony Da Siracusa a été suivie de l’outrage symbolique dans l’œil gauche. Une marque indélébile, signée Mafia. Ce capo nous parle et il se fait tuer dans le plus pur style gangland. Et vous aussi, vous étiez visé.
  
  - Ce qui m’a peut-être sauvé la vie, c’est que je n’avais pas de gardes du corps qui m’ont trahi.
  
  - Ces mêmes gardes du corps vous ont repéré lorsque vous avez rencontré notre capo la première fois. Les commanditaires ont dû monter une surveillance à l’aéroport à chaque arrivée d’un vol en provenance de Paris.
  
  - Je ne me suis pas suffisamment méfié. Nous en étions au stade des pourparlers. J’aurais dû arriver à New York par un itinéraire différent. Impardonnable.
  
  - Vous ne pouviez imaginer que vous plongiez, les pieds devant, dans un règlement de comptes mafioso. Mais revenons-en à la proposition que nous a faite le capo. Elle s’éclaire d’un jour nouveau. La Mafia, c’est incontestable, est dans le coup, mais il n’en demeure pas moins que Da Siracusa nous demandait de faire sortir un Soviétique d’U.R.S.S. et il offrait même cinquante millions de dollars pour nos faux frais. Alors, je me demande quel lien puissant peut exister entre la Mafia et l’Union soviétique. Peut-être serait-il intéressant de le savoir ?
  
  Coplan plissa les yeux.
  
  - Je vous vois venir. Quand Tony Da Siracusa était vivant, vous étiez moyennement intéressé. Maintenant qu’il est mort, votre curiosité est excitée.
  
  - Sa mort crédibilise sa démarche. Une condamnation à mort, c’est quelque chose qui ne s’achète pas, même avec cinquante millions de dollars.
  
  - Il a été condamné à mort parce qu’il nous a parlé. Quelqu’un dans son entourage l’a su et l’a trahi.
  
  - Jusqu’à quel point, ceux qui ont ordonné l’exécution, sont-ils au courant de sa proposition ? Nous l’ignorons. Peut-être la piste n’est-elle pas coupée ?
  
  Coplan esquissa une grimace sceptique.
  
  - Da Siracusa ne m’a guère livré de renseignements.
  
  - Apparemment, non. Pourtant, si on va au fond des choses, il s’est livré à quelques confidences susceptibles d’être exploitées. L’a-t-il fait sciemment ? Ce n’est pas impossible car il était rusé. Conjecturons qu’il a sans doute voulu nous fournir des preuves de sa bonne foi et de son fair-play. Vous étiez incrédule. Il s’en doutait. Alors, il a lâché quelques cailloux par-ci, par-là, comme le Petit Poucet.
  
  - Donc, vous me mettez sur l’affaire ?
  
  - Vous avez une revanche à prendre. N’oubliez pas que l’on a tenté de vous assassiner. Vos agresseurs sont morts, pas les commanditaires.
  
  Muni d’un nouveau passeport au nom de Francis Cluzay, Coplan repartit le lendemain pour le continent américain, via Madrid, Lisbonne et Mexico City. De là, il monta dans un car qui le mena à San Antonio au Texas où il prit l’avion pour Los Angeles.
  
  Le jour suivant, il s’installa dans la salle de lecture de l’Université de Californie du Sud. Sur la table devant lui s’entassait des ouvrages retraçant l’histoire du Septième Art à Hollywood, du muet au parlant. Nombreux étaient ceux consacrés aux scandales qui avaient marqué ces décennies.
  
  Au bout de trois heures de lecture, Coplan réalisa que les scandales avaient constitué la sève qui maintenait le feu sacré dans la capitale du cinéma. Divorces, adultères, suicides, meurtres, viols, drogue, alcoolisme n’avaient pas détruit les fabriques à pellicule mais, bien au contraire, les avaient relancées et avaient amené de nouvelles vagues de candidats à l’Eldorado. Quant aux scandales eux-mêmes, qu’attendre d’autre de ces serveuses de restaurant, de ces bonnes d’enfant, de ces chorus-girls, de ces bûcherons, de ces camionneurs, de ces porteurs de valises soudain propulsés au firmament des vedettes parce que leur jolie frimousse ou leur belle gueule plaisait à la caméra ? Sans éducation, sans passé, sans soutien, comment pouvaient-ils assumer les salaires vertigineux que leur versaient les studios ? Une Gloria Swanson dépensait 150 000 dollars par an en robes d’une excentricité rare alors que la garde-robe d’une vendeuse de Prisunic lui revenait à 20 dollars.
  
  Dans cette Babylone, les pôles d’attraction étaient l’argent et le sexe, et lorsqu’on en était lassé, on se tournait vers l’alcool et la drogue, et parfois aussi, vers le grand frisson, le suicide. Le suicide était si fort répandu que, quelquefois, il camouflait un meurtre.
  
  Les confidences de Tony Da Siracusa bien présente à la mémoire, Coplan cherchait à recoller les morceaux du puzzle en feuilletant les pages de ce bourbier.
  
  A midi, il alla se restaurer à la cafétéria où régnait une joyeuse animation créée par les étudiants. A treize heures, il était de retour dans la bibliothèque. Ce fut un peu avant seize heures qu’il toucha le jackpot.
  
  Sonny Soplin avait été l’un des plus grands don Juan des années vingt et trente. Il avait conquis les écrans du monde entier et demeurait pour les cinéphiles l’archétype de l’acteur, une sorte génie dans son genre.
  
  Il avait été marié cinq fois et, de chacune de ses épouses, avait eu un enfant. Trois fils, deux filles. Deux avaient disparu dans un naufrage, un dans un accident d’avion, un était mort du Sida et le dernier d’une overdose. Tous avaient été des comédiens médiocres. Un seul avait procréé. Sa fille était à l’heure actuelle une vedette internationale consacrée, la grande Clarissa Soplin, vedette à la fois de la scène et de l’écran. Capable de tourner en anglais, en français, en allemand et en italien. Couronnée à Venise et à Cannes.
  
  Jusque-là, les renseignements fournis par le capo se recoupaient.
  
  Mais il y avait mieux.
  
  Au cours d’une croisière à bord d’un yacht, Sonny Soplin était soupçonné d’avoir jeté à l’océan son épouse de l’époque. Il aurait été aidé par la grand-mère de Clarissa qui, par la suite, était devenue la cinquième épouse. Sur ordre, les journaux s’étaient tus. A bord, on comptait le gratin de Hollywood et quelques langues, prudemment, s’étaient déliées sans pourtant forcer la dose.
  
  Précédemment, Sonny Soplin avait été cité en justice sur la plainte de jeunes starlettes ou figurantes qu’il aurait violées. L’une d’elles était morte, le vagin perforé par le col d’une bouteille de champagne que, ivre mort, il lui aurait enfoncé entre les cuisses. Grassement payés par le patron du studio avec lequel l’acteur était sous contrat, les meilleurs avocats de Californie l’avaient sorti du pétrin.
  
  Là encore, on retrouvait les informations fournies par Da Siracusa.
  
  Le patron du studio s’appelait Issur Oskovitch. Né avec le siècle, il était encore enveloppé dans ses langes lorsque ses parents avaient fui les pogroms de la Russie tzariste. A l’étroit dans la boutique de fripier de son père dans le Lower East Side de New York, il avait pris le train pour Hollywood à l’âge de dix-huit ans. A vingt, il fondait sa maison de production avec cent dollars en poche. Le premier acteur à qui il avait donné sa chance était Sonny Soplin, qui lui avait renvoyé l’ascenseur en lui faisant gagner des millions de dollars.
  
  Marié sur le tard à une actrice de seconde zone, Issur Oskovitch avait eu un fils, Morris, né en 1939. Séduit par le communisme et fidèle à ses origines russes, ce dernier avait émigré en U.R.S.S. au début des années soixante.
  
  A ce stade, Coplan avait reconstitué l’intégralité des confidences auxquelles s’était livré le capo.
  
  Donc, l’affaire tournait autour de ce Morris Oskovitch qui avait tenté de faire chanter la grande Clarissa Soplin en la menaçant de révélations sur le passé criminel de ses grands-parents paternels, éventualité qui risquait de souiller leur mémoire et de ternir le bon renom de la star.
  
  A dix-huit heures, la bibliothèque fermait. Coplan restitua les ouvrages et regagna son hôtel où il se doucha et se changea.
  
  Tony Da Siracusa avait dit qu’il se méfiait de tous les Américains. Aussi Coplan abandonna-t-il l’idée de solliciter une aide quelconque de ses amis de la C.I.A. et du F.B.I. Sans doute n’était-ce pas judicieux.
  
  En revanche, il téléphona à un journaliste français, spécialiste du cinéma, et l’invita à dîner. Au dessert, il apprit où il lui serait loisible de rencontrer Clarissa Soplin.
  
  - Elle tourne à Rome La Dame aux camélias, version moderne, avec Sabbattini. L’histoire a été complètement remaniée, mais impossible de jeter un œil sur le scénario. Il est tenu secret. Avec Sabbattini, il faut se méfier. Il risque de nous sortir un truc totalement insensé !
  
  Le lendemain, Coplan choisit l’itinéraire pour repartir en Europe.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  En débarquant à l’aéroport de Fiumicino, Coplan sursauta en découvrant les manchettes sur la première page des journaux exposés à la devanture du kiosque. Clarissa Soplin avait été arrêtée et emprisonnée. A l’improviste, la police, sur mandat d’un juge d’instruction chargé des dossiers de la drogue, avait perquisitionné dans la superbe villa de Cerveteri que la production louait pour elle. Trois cents grammes de cocaïne avaient été découverts dans les tiroirs de sa coiffeuse. Emmenée immédiatement, elle avait été écrouée à la prison de Rebibbia.
  
  Désarçonné, Coplan retrouva vite ses esprits. Il arrivait de Paris où il avait procédé à un rapport succinct au Vieux après avoir recherché par le biais de l’ordinateur central des renseignements sur Morris Oskovitch, officier du K.G.B., si l’on en croyait Tony Da Siracusa.
  
  Inconnu, avait craché l’ordinateur.
  
  Coplan passa quelques coups de fil à ses amis du S.I.M., les services spéciaux militaires italiens et, ceci accompli, loua une Tempra chez Avis.
  
  Ses contacts avaient arrangé l’affaire. Aussi n’éprouva-t-il aucune difficulté à pénétrer dans la prison de Rebibbia et à être conduit à la cellule qu’occupait la vedette internationale.
  
  Visage d’ange et corps troublant moulé de soie noire, la lèvre amère, elle tuait le temps en peignant sa longue chevelure ébène. Ses jambes magnifiques étaient nues. Elles avaient de par le monde troublé des millions de spectateurs dans Giuletta, un drame érotique dans lequel elle incarnait une femme de chambre très dévouée et aux mœurs légères. Son interprétation lui avait valu d’être classée au hit-parade des sex-symbols. Furieuse, elle avait refusé de tenir à nouveau un rôle érotique et s’était consacrée à la scène à Londres et à New York. Elle ne ressemblait en rien à son grand-père ; sa beauté provenait de la ligne maternelle.
  
  Elle posa sur Coplan son regard vert dans lequel se lisait la colère.
  
  - Vous êtes flic ou avocat ?
  
  - Ni l’un ni l’autre. Je suis le beau Chevalier Blanc qui vole au secours des innocents.
  
  Ébahie, elle resta sans voix durant un long moment. Coplan en profita :
  
  - Vous n’êtes pas étonnée d’être ici ? Soyons sérieux, l’usage de la coke en Italie reste essentiellement l’apanage des milieux artistiques et intellectuels, du show-biz. C’est une drogue branchée, sniffée dans les soirées huppées. Sa consommation bénéficie, de la part des autorités, d’une relative indulgence. Or, vous, on vous saute dessus, on vous colle en prison. Bizarre, non ? Et quand le raid policier a-t-il eu lieu chez vous ? Quelques jours après l’assassinat à New York de Tony Da Siracusa, votre protecteur. Étrange coïncidence, vous ne trouvez pas ?
  
  Elle tressaillit et ouvrit de grands yeux effrayés.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Mon nom ne vous dira rien. Sachez simplement que je suis de votre côté, dans votre camp, et que je suis un ami de Tony. Tenez, un exemple, je sais qu’il détenait cinquante pour cent de l’affaire financière que votre superbe silhouette et votre talent époustouflant représentent.
  
  Elle se détendit.
  
  - Celui qui a monté le complot contre vous et Tony, poursuivit-il avec la même verve, c’est Morris Oskovitch. Souvenez-vous, il a tenté de vous faire chanter avec des preuves incriminatoires contre vos grands-parents paternels. Vous vous êtes alors précipitée chez Tony pour lui exposer l’affaire, ce qui a coupé court au chantage. Mais Oskovitch a voulu se venger. Il a fait exécuter Tony et vous a fichue dans ce pétrin pour vous donner un avertissement. Un jour ou l’autre, il réapparaîtra et cherchera à nouveau à vous extorquer de l’argent. Je suis celui qui peut le contrer et lui faire payer cher la mort de Tony.
  
  - Ce capo était un salaud de la pire espèce. Prendre cinquante pour cent sur mes cachets, quelle infamie !
  
  D’un geste de fureur, elle balança le peigne dans le lavabo, puis se leva, agitée.
  
  - Calmez-vous. C’est moi l’héritier des cinquante pour cent.
  
  Elle se figea sur place.
  
  - Que dites-vous ?
  
  Impassible malgré le bluff monumental auquel il se livrait, Coplan appuya un peu plus sur la pédale :
  
  - Si je n’étais pas celui que je suis, par quel miracle m’aurait-on consenti le privilège de vous rencontrer ?
  
  - Vous appartenez à la Mafia ?
  
  - C’est une question que l’on ne pose pas quand on tient à la vie.
  
  - Donc, vous héritez des cinquante pour cent de Tony ?
  
  - Tout juste, et je les échange contre les renseignements que vous pourrez me fournir sur Oskovitch.
  
  La stupéfaction creusa les traits de la star qui se rassit, retroussa sa jupe et se caressa le bas des cuisses en fronçant les sourcils. Jusque-là, elle avait fait bonne contenance. A présent, Coplan remarquait les symptômes caractéristiques de l’état de manque, c’est-à-dire la dilatation pupillaire, les tressautements musculaires sur le visage, les tics annonciateurs d’une angoisse confinant à la dépression et le besoin de sniffe qui, chez les intoxiqués sévères, était susceptible de se manifester tous les quarts d’heure.
  
  Il avait anticipé cette réaction et, pour se ménager les bonnes grâces de la vedette, avait apporté un sachet de cocaïne qu’il lui tendit. Elle le lui arracha des mains.
  
  Quand l’effet de la drogue se fut produit, elle lui sourit, un sourire charmant, angélique, un peu confus comme celui d’une invitée qui a oublié les fleurs pour la maîtresse de maison.
  
  - Quelle honte, soupira-t-elle, être en prison, moi la grande Clarissa Soplin. Au fait, où en étions-nous ?
  
  - Oskovitch.
  
  - Oskovitch, oui c’est vrai. Quel personnage horrible, bien pire que Tony Da Siracusa. Je tournais des raccords pour mon dernier film quand il est venu me trouver. C’était à South Padre Island au Texas. L’île avait été frappée par un cyclone et il en restait un paysage cataclysmique. Il n’y avait plus une seule chambre libre dans les hôtels. Je ne sais même pas comment il a réussi à se loger. En tout cas, il a pu s’introduire auprès de moi malgré les gardes du corps. Un malin. Je ne le croyais pas. Il s’est contenté de sourire d’un air entendu comme quelqu’un qui est habitué à rencontrer des sceptiques sur sa route.
  
  Elle s’interrompit et regarda Coplan de l’air du maquignon qui jauge la valeur d’une bête à la foire.
  
  - Vous semblez détenir une influence certaine. Croyez-vous que vous pourriez obtenir que l’on m’apporte du champagne ? Bien sûr, je bénéficie de certains égards. Ainsi suis-je seule dans ma cellule, mais l’alcool me manque et... euh... enfin... pensez-vous que l’on vous accorderait l’autorisation ?
  
  - Je verrai quand je serai sorti d’ici. Pour le moment, ne perdons pas le fil. Oskovitch vous a montré les preuves ?
  
  - Il m’a donné rendez-vous pour que je les voie.
  
  - Vous avez accepté ?
  
  - Oui. J’étais finalement intriguée. Personne ne m’avait jusque-là fait chanter. C’est une expérience frustrante. Je n’appartiens pas au genre héroïque. J’ai eu des difficultés à tourner les raccords avant le jour du rendez-vous.
  
  - Où et quand ce rendez-vous ?
  
  - Il y a environ deux mois. Le jour exact, je ne m’en souviens pas. Le lieu, c’était Alcatraz.
  
  Coplan haussa des sourcils surpris.
  
  - Alcatraz, l’ancienne prison fédérale dans la baie de San Francisco ?
  
  - Oui. Le rendez-vous était fixé à 11 heures du matin au Pier 41 (Embarcadère pour les excursions à destination d’Alcatraz ). Il était là. Moi aussi. Après la visite de la prison, les gens pique-niquaient sur place. Ils avaient tous des sacs à provisions. Moi je n’avais pas de provisions, mais j’avais des lunettes noires et un foulard sur les cheveux pour ne pas être reconnue. Le foulard m’a bien servie parce que le vent soufflait en rafales sur ce rocher désolé. C’est d’ailleurs durant la visite que j’ai appris ce qu’Al Capone disait d’Alcatraz. Vous le savez ?
  
  - Si ceci est Alcatraz, à quoi peut bien ressembler l’Enfer ?
  
  - Bravo pour votre érudition. Oskovitch avait pensé à apporter des sandwiches et du Coca-Cola. Moi je n’avais pas faim, j’avais l’estomac crispé. Pendant qu’il mangeait, j’ai lu les témoignages. C’était atroce. Probablement un tissu de mensonges, mais des mensonges attestés par quelques-unes des plus grandes vedettes de l’époque, dont une est encore vivante.
  
  - Donc, susceptible de corroborer son témoignage.
  
  - Et ce serait terriblement dévastateur. Lorsque j’ai eu fini, j’ai éclaté en sanglots. Il n’a pas eu un mot de compassion. Il m’a laissée seule et est reparti avec son dossier sous le bras et son sandwich à la bouche. En fait, je préférais être seule. Ce type me dégoûtait, il me donnait la nausée. A Londres, j’ai tenu sur la scène le rôle d’un maître chanteur. J’ignorais alors à quel point ce pouvait être ignoble ! Quand il est revenu pour m’emmener au bateau pour le voyage retour, il a voulu me prendre le bras pour m’aider. Je l’ai repoussé avec indignation. J’ai failli lui cracher au visage !
  
  - Ensuite ?
  
  - De retour au Pier 41, il m’a fixé un autre rendez-vous dans une taverne de Restaurant Row à Los Angeles. Les hommes de Tony Da Siracusa y sont allés à ma place. Je n’ai plus jamais revu cette fripouille. Voilà, vous savez tout. Qu’allez-vous faire ?
  
  Coplan tourna les talons. Par-dessus son épaule, il lança :
  
  - Vous faire expédier une bouteille de champagne. Quelle est votre marque préférée ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  On l’avait baptisé le Roc. Son seul nom déclenchait des vagues de frissons glacés chez les criminels les plus endurcis des États-Unis. Pour les honnêtes gens, c’était une super-cage destinée aux super-criminels, les Al Capone, les Mitraillette Kelly, Fred Barker du fameux gang de « Ma » Barker, que Robert de Niro avait interprété à l’écran, Mickey Cohen, Alvin Karpis et bien d’autres truands de haut vol.
  
  Le superficie du Roc ne dépassait pas cinq hectares. Cinq hectares de rocher quasiment nu à l’exception des bâtiments pénitentiaires et des logements pour les gardiens. Courageusement des pâquerettes, des marguerites, des roses, des géraniums, du lierre et du chèvrefeuille s’y accrochaient avec ténacité sous le couvert des eucalyptus et des figuiers, peut-être pour convaincre les détenus que l’Enfer est pavé de lueurs d’espoir. Bien qu’en espagnol alcatraz signifie « pélican », cette race d’oiseaux palmipèdes avait déserté les lieux, remplacés par des mouettes qui volaient en rase-mottes, surgies de l’épais brouillard enveloppant le Roc. Ce voile tombait en permanence et avait dissimulé aux détenus la beauté de la baie et de la ville de San Francisco.
  
  Au temps où la prison fédérale fonctionnait, les croisières touristiques autour de l’îlot n’étaient pas autorisées à moins de cent mètres du rivage.
  
  Ce n’était plus le cas aujourd’hui. Si l’on se fiait aux statistiques, un million de visiteurs posaient annuellement le pied sur le Roc.
  
  Certains se contentaient de survoler en hélicoptère la masse rocheuse émergeant de l’océan. Les plus nombreux empruntaient les bateaux, sauf le lundi jour de relâche des excursions par voie de mer.
  
  Lors d’un premier voyage, Coplan s’était assuré que nul guide ne contrôlait le nombre de passagers au départ et au retour, d’autant qu’il n’était pas obligatoire de rembarquer sur le navire duquel on avait débarqué, des visiteurs pique-niquant sur place, comme l’avait indiqué Clarissa Soplin.
  
  Aujourd’hui dimanche, il effectua son deuxième périple à destination de l’îlot après avoir, en ville, acheté tous les ouvrages disponibles sur Alcatraz. Il les avait lus et avait retenu quelques informations précieuses. Pour le voyage, il s’était équipé d’un sac à dos bourré de provisions, de boissons, d’outillage et d’une arme, un Colt 32 acheté en compagnie d’une boîte de cartouches à un receleur asiatique de Grant Street, au cœur même de Chinatown.
  
  Comme ses compagnons, il posa le pied sur le vieux débarcadère en bois autour duquel rôdaient les féroces requins qui avaient dévoré les quelques rares imprudents ayant réussi à s’évader du pénitencier avant d’oser traverser à la nage ou avec des canots de fortune les deux kilomètres de distance jusqu’au continent. Ils avaient pensé braver impunément les trois obstacles de taille qui se dressaient sur le chemin de la belle. Un : les requins. Deux : les puissants courants qui entraînaient irrésistiblement vers le large. Trois : la froideur glaciale de l’eau.
  
  Pourtant, ils avaient tenté l’aventure. De tous ceux-là, un seul était parvenu sain et sauf au rivage où il avait été immédiatement capturé. Les autres avaient sombré corps et biens. Personne ne pouvait se vanter de les avoir jamais revus.
  
  A droite du débarcadère, se dressait l’échafaudage en derrick d’une ancienne tour de garde, puis, juste en face, un bâtiment à deux étages qui, seulement vingt ans plus tôt, abritait encore les gardiens et leurs familles.
  
  Précédé par le guide, le groupe grimpa les marches conduisant au pénitencier, en suivant le parcours qui était celui des prisonniers que l’on amenait là enchaînés.
  
  Au-dessus de la façade, la bannière étoilée claquait au vent. Le mur jaunâtre était couvert de graffiti, témoins de l’occupation d’Alcatraz en 1969 par des Sioux, des Apaches et des Comanches qui allaient y rester dix-huit mois jusqu’au jour de juin 1971 où ils seraient expulsés manu militari par une légion de marshalls. Là, ils avaient proclamé la première République Indienne indépendante et réclamé son admission à l'O.N.U. qui, comme à l’accoutumée, s’était murée dans le silence.
  
  La visite commença. Volubile, le guide connaissait parfaitement son sujet. Doté d’une verve étonnante, il était intarissable sur les anecdotes, sur les révoltes de 1938 et de 1946, sur les tentatives d’évasion, sur les noms de criminels célèbres qui avaient hanté ces lieux.
  
  Coplan écoutait mais, surtout, regardait intensément. Clarissa Soplin savait peu de choses sur Oskovitch, quasiment rien, d’ailleurs. Néanmoins, elle avait livré des détails intéressants. Le maître chanteur l’attendait au Pier 41 et s’était tenu près d’elle jusqu’au débarquement sur le Roc. Il lui avait ouvert son dossier puis, quand elle s’était bien pénétrée de son contenu, il s’était éloigné, la laissant seule avec ses larmes.
  
  Il est reparti avec son dossier sous le bras et son sandwich à la bouche...
  
  Pourquoi une telle initiative ? Coplan avait beaucoup réfléchi à la question en revenant de Rome. Si l’on acceptait pour argent comptant ce qu’avait dit Tony Da Siracusa, l’intéressé avait été recruté par le K.G.B., ce qui supposait qu’il avait acquis les tics propres aux agents de renseignements. L’un d’eux consistait à dissimuler les documents les plus secrets dans les cachettes les plus incroyables.
  
  Coplan était parvenu à la conclusion que l’Américano-Soviétique avait choisi Alcatraz pour planquer sa dynamite. Pas idiot. Dans la droite ligne de l’enseignement dispensé dans les bonnes écoles d’espionnage. Toujours dérouter l’adversaire par l’originalité des trouvailles. Celle-ci en était une. Un million de visiteurs par an. Pour ainsi dire une place publique.
  
  Certes, existait un gros écueil. Si Oskovitch avait effectivement dissimulé son dossier sur l’îlot, il était plausible qu’il l’ait retiré pour le remettre à Tony Da Siracusa. Cependant, ce n’était pas sûr car le formidable complot qu’il avait révélé avait pu exciter bien plus le capo qu’un dossier de chantage sur une victime dont il détenait cinquante pour cent du capital.
  
  Coplan ne se faisait aucune illusion. Les chances étaient faibles qu’il en fût ainsi. D’abord, il pouvait se tromper sur la cachette. Ensuite, même s’il ne se trompait pas, le dossier avait pu être remis au capo ou retiré par Oskovitch dans un autre but. L’ennui était qu’il n’avait rien d’autre à se mettre sous la dent puisque la piste était coupée de tous côtés, sauf à rechercher, hypothétiquement, un Morris Oskovitch sur tout le territoire des États-Unis, à condition qu’il y réside encore.
  
  Pourtant, il fallait demeurer optimiste. Dans ce cas, où Oskovitch avait-il dissimulé le dossier ? Sûrement pas dans les endroits par trop exposés à la curiosité du public ou aux soins de ceux qui entretenaient la prison. Les cellules étaient à écarter, tout comme leurs cuvettes de W.C., leurs chasses d’eau, leurs couchettes, leurs armoires déglinguées.
  
  Où ?
  
  Il se cantonnait en queue de peloton en évitant de fraterniser avec les touristes cacardantes qui roulaient des yeux terrifiées en découvrant l’univers carcéral. Quand le groupe s’engagea dans l’aile A-B qu’Al Capone avait surnommé par dérision Michigan Boulevard en souvenir de ses jours fastes à Chicago, il demeura en retrait, jeta un coup d’œil autour de lui et retraita dans Broadway, autre surnom pour désigner l’aile orientée est-ouest qui coupait Michigan Boulevard à angle droit.
  
  Conduits par une guide, des gens arrivaient sur sa droite. Précipitamment, il se planta devant une copie au papier jauni du règlement intérieur que l’on avait laissée placardée au mur.
  
  05 heures 30 : réveil.
  
  06 heures : breakfast.
  
  06 heures 30 : promenade.
  
  07 heures : ateliers de travail.
  
  12 heures : appel et déjeuner.
  
  13 heures : ateliers de travail.
  
  18 heures : promenade.
  
  18 heures 30 : dîner.
  
  19 heures 30 : retour aux cellules. Appel.
  
  21 heures : extinction des feux.
  
  Les Al Capone et autres Mitraillette Kelly n’avaient pas dû rigoler avec un tel horaire valable pour tous les jours de la semaine, sauf le dimanche.
  
  Lorsqu’il fut à nouveau seul, il courut le long de Broadway et dévala les marches conduisant au couloir autour duquel se rangeaient les cellules de punition, le mitard, le trou. La peinture des cellules était écaillée depuis longtemps. A l’origine, elle était d’un vert de très mauvais goût, criard à souhait. Bouchés et entartrés, les lavabos et les cuvettes de W.C. offraient un triste spectacle. On devinait que les fondateurs de la Première République Indienne indépendante les avaient utilisés à satiété sans se préoccuper d’un trop grand souci d’hygiène. C’est en délogeant le grillage d’une bouche d’aération que, par un beau jour de 1962, Frank Morris et les frères Anglin s’étaient évadés. Victimes des requins, ils n’avaient plus reparu. Hollywood avait fait un film de cette histoire, avec Clint Eastwood pour principale vedette.
  
  Coplan dévala une autre volée de marches et aboutit à un souterrain froid et obscur où il décida de prendre ses quartiers. Il se débarrassa de son sac à dos, en sortit la thermos et la torche électrique. C’est alors qu’il s’aperçut que l’endroit était peuplé de rats faméliques qui devaient se nourrir des reliefs de repas que les pique-niqueurs abandonnaient sur place.
  
  Il but son café, rejeta le sac sur ses épaules et suivit la pente du souterrain qui se terminait dans une grotte balayée par les vagues. C’était là, probablement, que Frank Morris et les frères Anglin avaient embarqué dans leurs canots de fortune, fabriqués de bric et de broc.
  
  Il se hissa sur un rocher où il était hors de portée des rats et attendit patiemment la nuit et la fin des visites. On était dimanche soir. Il serait tranquille sur le Roc jusqu’au mardi matin.
  
  Le vent s’engouffrait en rafales dans la grotte. Seuls le bruit des vagues contre le granité et le cri aigu des mouettes rompaient le silence.
  
  La nuit venue, il mangea et but à la lueur de la torche, fuma une cigarette et partit en exploration, en espérant que la chance se rangerait dans son camp.
  
  Il avait juste fait quelques pas dans les anciennes cuisines lorsqu’il sursauta.
  
  - Bouge pas, mon pote. Tu voudrais pas qu’y t’arrive un accident ?
  
  La voix ressemblait à celle d’une vieille femme, le nez pris dans une pince à linge et le dentier oublié dans la salle de bains.
  
  Coplan s’immobilisa. Le puissant faisceau d’une torche lui fit cligner des yeux.
  
  - Enlève ton sac et, ensuite, recule.
  
  Coplan s’exécuta. Sans qu’il s’y attende, un croc-en-jambe le fit chuter sur le sol et une lourde masse lui écrasa les reins. Une autre voix lui ordonna de se laisser faire, sinon on lui « ferait péter le chignon ». En un tour de main, ses poignets et ses chevilles furent ligotés. Enfin, le colosse l’assit contre le mur et la torche lui fouilla les traits, en même temps que des mains exploraient ses poches, les vidaient, avant de passer au sac.
  
  - Putain, les provisions! s’exclama la seconde voix. Et un flingue, un .32 ! T’es venu pour quoi ? Crever des rats ? Je croyais que les Français bouffaient des grenouilles, pas des rats ?
  
  - Comment tu sais qu’il est français ? s’étonna la première voix.
  
  - A cause du passeport.
  
  Un coup de pied emboutit les côtes de Coplan.
  
  - Qu’est-ce que t’es venu faire ici ?
  
  Coplan se dit qu’il disposait de peu de cartouches dans cette embarrassante situation et qu’il lui fallait faire mouche du premier coup.
  
  - Chercher un dossier.
  
  Un lourd silence s’installa et Coplan se prit à espérer. Après tout, peut-être avait-il fait mouche pour ce coup d’essai ?
  
  - Quel genre de dossier ? s’enquit la voix nasillarde.
  
  - Des trucs sans intérêt pour la majorité des gens. Des vieilles lettres.
  
  - Elles doivent avoir de l’intérêt puisque tu te donnes tout ce mal. Ton passeport dit que tu es ingénieur. Tu serais pas plutôt un privé ?
  
  - Oui, justement. Comment vous avez deviné ?
  
  - Un privé va pas se déplacer de France pour des clopinettes. Combien elles valent, ces lettres ?
  
  - Tout dépend de celui qui les détient. Pour vous, pas de quoi vous acheter un hamburger. Pour ceux qui me paient, une fortune.
  
  - Combien ça irait chercher, la fortune ?
  
  - Cent mille dollars, bluffa Coplan.
  
  Ses deux geôliers dévalisèrent sans vergogne les provisions et les boissons apportées par Coplan. Tout juste conscendirent-ils à l’aider à boire un gobelet de café brûlant prélevé sur le thermos, puis ils l’abandonnèrent sur place.
  
  Resté dans l’obscurité, Coplan tenta de se défaire de ses liens tout en luttant contre les rats qui s’attaquaient à ses mains et à ses jambes. Si bien qu’il eut à se débattre toute la nuit.
  
  L’aube le trouva épuisé.
  
  A contrecœur, le jour pénétrait dans les anciennes cuisines lorsque ses geôliers réapparurent. L’homme à la voix nasillarde offrait une silhouette voûtée et dégingandée. Il se frottait les mains avec onctuosité, tel un officiant qui s’apprête à célébrer une messe en latin pour choquer son auditoire progressiste. Avec son physique égrotant et valétudinaire, un pari sur ses chances de finir l’année n’aurait pas recueilli une grosse cote chez les bookmakers. Son compagnon au physique de brute possédait un visage grossier dont le regard n’était pas dépourvu d’intelligence et, surtout, de ruse. En revanche, sa peau paraissait être passée à la chaux vive. Menant un combat de titan contre les ravages que la vie lui offrait en guise de trousseau, il peignait et laquait artistement ses cheveux teints. Comme élixir de jouvence, il tenait à la main un gros Colt de calibre 45 qu’il brandissait méchamment pour impressionner Coplan qui demeura impassible.
  
  - Ton dossier, c’est nous qu’on l’a, attaqua le simili-ecclésiastique en massacrant la syntaxe.
  
  - Seulement, faudra que t’alignes cent mille jetons, précisa son acolyte.
  
  - Détachez-moi, exigea Coplan. J’ai faim, j’ai soif, je suis désarmé, pas vous, alors je ne représente aucun danger.
  
  Les deux comparses se concertèrent, puis le colosse le délivra de ses liens. Coplan commença par se restaurer en avalant deux sandwiches qu’il fit descendre avec du café chaud. Parallèlement, il posait des questions :
  
  - Comment se fait-il que vous l’ayez, ce dossier ?
  
  Peu à peu, il leur arracha l’histoire. Éblouis par la possibilité de mettre la main sur cent mille dollars, ils ne se montrèrent guère avares de détails. Chaque semaine, dans l’après-midi du dimanche, ils débarquaient séparément sur le Roc et, à la première occasion, quittaient leur groupe pour se réfugier dans les souterrains. Ce manège passait inaperçu des guides qui traitaient trois mille visiteurs par jour. Dans quel but, cette manœuvre ? De procéder, dans la nuit du dimanche au lundi, à la réception d’une cargaison d’héroïne dont les transporteurs redoutaient le contact direct avec la côte californienne où pullulaient flics et douaniers. Ensuite, leur tâche consistait à répartir dans des cachettes convenues à l’avance, les sachets de cent grammes. Dès le mardi, les dealers, qui avaient payé d’avance, venaient chercher la contrepartie, perdus dans la masse des trois mille touristes. Ce trafic fonctionnait à la perfection.
  
  Un jour, les organisateurs avaient décidé, pour des mesures de sécurité, de changer l’emplacement des cachettes et il avait été ordonné au duo de se lancer dans la prospection de planques nouvelles. C’est ainsi qu’ils étaient tombés sur le dossier. Intrigués, ils n’avaient su quoi en faire. Compte tenu de leur éducation criminelle, le chantage n’avait pas manqué de leur effleurer l’esprit. Mais comment le mettre sur orbite ? Pour ce faire, la surface intellectuelle leur manquait et un affrontement avec une vedette de la stature de Clarissa Soplin leur apparaissait se situer bien au-delà de leurs possibilités. Ne sachant comment exploiter la mine d’or sur laquelle ils étaient sûrs d’être tombés, ils avaient conclu que, dans un premier temps, ils ne risquaient rien de monter la garde autour du trésor. En modifiant leur routine, ils passaient à tour de rôle une nuit sur le Roc, chaque jour de la semaine, dans l’espoir que le propriétaire se manifesterait.
  
  Un matin, le colosse avait vu Oskovitch venir déloger le dossier et s’en aller le remettre à une femme qui attendait dans l’ancienne cour de promenade. Dans cette femme, il avait reconnu Clarissa Soplin, malgré les lunettes noires et le foulard sur les cheveux, sans doute parce qu’il s’attendait à la trouver là.
  
  Plus tard, Oskovitch était revenu placer le dossier dans la cachette. Le colosse avait fait preuve d’initiative. Il avait suivi Oskovitch et la star de cinéma lors du voyage retour au Pier 41. Sur le quai, le couple s’était séparé. Le colosse avait laissé tomber la vedette pour se consacrer à Oskovitch. A bord d’un taxi, il avait poursuivi sa filature. La Mercury de sa cible avait pénétré dans le Presidio, une base sous contrôle militaire. Oskovitch s’était arrêté devant une villa d’Amatury Loop. Une femme en uniforme de major d’infanterie en descendait les marches. Elle s’était jetée dans les bras du Soviétique.
  
  Le taxi avait fait demi-tour. Le soir même, le colosse tenait un conciliabule avec son complice. Trop dangereux, avaient-ils estimé. Sur les quatre cents hectares du Presidio, régnait la Police Militaire, seule autorité à avoir juridiction sur cette portion de territoire. Ni l’un ni l’autre ne tenaient à se frotter à elle. Nulle compromission à en attendre. En outre, la vue de l’uniforme de major les plongeait dans la perplexité. S’agissait-il d’une opération secrète menée par les Renseignements militaires ? Une affaire d’espionnage ? Un bon point, cependant : le colosse avait mémorisé l’adresse dans Amatury Loop.
  
  - On a fait un flop avec ce mec, mais avec toi on va se farcir un maxi, jubila le plus âgé des deux hommes. Voici ce que je te propose. Demain mardi, tu retournes à Frisco. T’as toute la semaine pour réunir le fric. Dimanche prochain, rencart ici. On fait l’échange. Qui dit mieux ?
  
  Coplan reprit un peu de café et hocha vigoureusement la tête.
  
  - Je ne trouve pas meilleure offre.
  
  Les deux trafiquants sourirent, rassurés. Coplan s’étira longuement. Ses membres, ankylosés durant sa captivité de la nuit passée, avaient retrouvé leur élasticité. Depuis longtemps, il avait jaugé la situation. Le colosse se tenait à bonne distance. Impossible de franchir impunément les mètres qui le séparaient de lui sans que le Colt .45 ne crache le feu.
  
  - En fait, tu n’auras que quatre jours, calcula le plus âgé. Les banques sont fermées le samedi. T’auras le temps de collecter les cent mille jetons ?
  
  Coplan bâilla.
  
  - Ils sont déjà à la banque. En une journée, c’est bouclé.
  
  Le colosse trépigna sur place, radieux.
  
  - Putain, on touche le jackpot !
  
  Malgré la présence des trois hommes, les rats défilaient dans les alentours, sans complexes, avec effronterie. A dessein, Coplan avait laissé tomber à ses pieds de grosses miettes de ses sandwiches. L’un d’eux, plus hardi, que les autres, collait ses poils hérissés à la chaussure gauche de Coplan et, sans crainte, se régalait des débris de pain. Coplan se concentra, calcula soigneusement et shoota en soulevant le rongeur, comme il l’aurait fait d’un ballon pour survoler le mur de défenseurs massés devant le gardien de but.
  
  Le rat atterrit dans la figure du colosse qui chancela et ferma les yeux l’espace d’un instant. Ce fut suffisant à Coplan pour gagner quelques mètres. Le rat retomba en couinant. A toute allure, Coplan fonça et tordit le poignet armé en catapultant son genou droit dans les testicules de son adversaire qui hurla de souffrance. L’autre trafiquant tenta de sortir de sa ceinture le Colt 32 confisqué à Coplan, mais ce dernier avait déjà le 45 bien en main. Il recula précipitamment et railla :
  
  - Al Capone, jette ton arme et va ligoter ton copain. Bâillonne-le aussi. Il m’arrache les oreilles avec ses cris.
  
  Dépité, la bave aux lèvres, le squelette ambulant s’exécuta, bien qu’il le fît à contrecœur : Coplan ramassa le 32 et fouilla son captif, puis vérifia les liens. Satisfait, il pointa son arme vers son acolyte.
  
  - On va aller chercher ce fameux dossier. Attention, pas de coup fourré. Moi je tire comme Mitraillette Kelly.
  
  La cachette était astucieuse, reconnut Coplan.
  
  C’était tout simplement l’espace entre le blason des États-Unis surmonté par l’aigle aux ailes déployées et aux serres crochetant la bande étoilé représentant les cinquante États de l’Union. L’ensemble pendait dans le hall d’entrée, à hauteur du premier étage de l’aile baptisée par les détenus 42e Rue ou Times Square. En s’arrêtant à cet endroit sur la passerelle, il suffisait de plonger la main et d’introduire les doigts entre le mur et le bronze de l’emblème.
  
  Il s’agissait d’une longue enveloppe en papier kraft au rabat décollé. Coplan s’en saisit et retourna dans les anciennes cuisines où, à son tour, il entrava les membres de son prisonnier malgré ses récriminations.
  
  Transi de froid, il alla se dorer au soleil qui était déjà haut dans le ciel. Par mesure de sécurité, il s’assit entre deux rochers afin de ne pas être repéré par un hélicoptère ou un garde-côtes. A l’abri du vent, il prit connaissance du dossier.
  
  Pour être franc, Issur Oskovitch avait constitué un accablant dossier contre le grand-père de Clarissa Soplin en rassemblant des témoignages sur les viols et sur les pseudo-suicides dont il avait été l’auteur. Certes, nombre de noms étaient inconnus du public actuel. Qui se souvenait encore de John Bowers qui était allé se noyer dans les vagues de Malibu ? Ou de Lou Tellegen qui, en 1935, déchu de son prestige de vedette du muet, s’était immolé en s’arrachant le cœur avec des ciseaux en or, en rôtissant au milieu de ses press-books qu’il avait incendiés ? Qui se rappelait les noms de James Murray, de George Hill, de Gwili André et de Peg Entwistle (Célèbres vedettes du cinéma muet) ?
  
  D’autres, en revanche, avaient laissé un nom impérissable dans le firmament étoilé du muet puis du parlant. Quelques-uns et quelques-unes avaient transmis leur talent à leur progéniture qui, à son tour, avaient procréé des idoles dont le nom, à la troisième génération, éclaboussait les écrans du monde entier, Clarissa Soplin n’était pas seule. Ceux-là non plus ne devaient guère tenir à ce que ces vieilles histoires remontent à la surface de l’actualité.
  
  Horriblement déçu, Coplan arriva à la fin du dernier feuillet. Ce qu’il venait de lire constituait incontestablement un excellent moyen de pression pour extorquer de l’argent. Néanmoins, il ne lui était d’aucune utilité pour élucider le mystère du complot auquel Tony Da Siracusa avait fait allusion. En fait, il avait espéré que le dossier contiendrait des indices dans ce domaine. Il n’en était rien. Uniquement des pages jaunies par le temps qui contaient de sordides histoires, propre à démythifier le Hollywood de la légende.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Par l’autoroute urbaine Park Presidio, Coplan entra dans la réserve soumise à l’autorité militaire. Les postes de contrôle barraient l’accès aux zones sensibles plus au nord, près du pont du Golden Gâte. Ici, aux alentours étaient disposés les bâtiments et les maisons individuelles abritant le personnel. De l’autre côté du lac Mountain, se logeait l’hôpital de l’U.S. Marine Corps. Sur la droite, les terrains de golf bordaient le Cimetière National.
  
  Coplan engagea sa voiture de location dans le tunnel et sortit à la première bretelle. Tout de suite, il déboucha dans Amatury Loop et s’arrêta devant le 26. A dessein, il avait patienté jusqu’au crépuscule. Conformément à son attente, des lumières brillaient à l’intérieur de la villa. Il grimpa les marches du perron et sonna. En lettres dorées sur la plaque noire se lisait : Major Clara Queensleigh.
  
  La porte s’ouvrit. Elle était belle femme. Du genre froid, voire glacial, du style devant lequel on rabroue sa sentimentalité et sa libido. Peu suspecte de nymphomanie, de perversité ou d’hystérie. Cheveux blonds coupés court, manière commando dans la guerre du Golfe, le buste effacé, jambes guerrières, les lèvres en sonnerie de clairon, elle donnait l’impression de s’apprêter à commander le feu d’un peloton d’exécution. Quant aux yeux, ils offraient autant de chaleur humaine qu’un coup de grâce tiré dans la nuque.
  
  Arborant son sourire le plus affable, le plus charmeur, Coplan demanda s’il lui serait possible de rencontrer Morris Oskovitch en prétextant une affaire à traiter avec lui.
  
  Elle s’effaça.
  
  - Entrez.
  
  Un chat détala. Des odeurs de cuisine flottaient dans le couloir. Quelque part, Stevie Wonder chantait un de ses vieux succès, Isn’t she lovely.
  
  - Le salon est à gauche.
  
  Il tourna dans cette direction.
  
  - Asseyez-vous, je vous en prie. Puis-je vous offrir un verre ?
  
  « Je crains de ne rien avoir de très alcoolisé. »
  
  - Une bière ?
  
  Elle lui apporta une Budweiser, un verre et un décapsuleur avant de s’asseoir sur une chaise de l’autre côté de la table basse. Il avala une gorgée de boisson en levant les yeux sur elle. L’uniforme lui seyait bien. C’est alors qu’il remarqua la feuille d’acanthe argentée qui indiquait son grade : lieutenant-colonel. Si elle avait été major, la feuille aurait été dorée au lieu d’être argentée. Avait-elle reçu une promotion récemment ? Pourquoi n’avait-elle pas changé alors la mention du grade sur la plaque à côté de la porte d’entrée ? En général, les officiers dans l’armée étaient si fiers de leur promotion qu’ils effaçaient instantanément toute trace de leur grade précédent comme s’ils en avaient honte.
  
  - Morris n’est pas ici, déclara-t-elle d’un ton uni. Ces temps-ci, il est fort occupé et ne souhaite pas être dérangé. Puis-je vous conseiller de m’exposer les raisons de votre visite ? Si elles sont vraiment vitales, je ne manquerai pas de vous indiquer l’endroit où il vous sera loisible de le joindre.
  
  - C’est une proposition honnête. Voilà... Il se trouve que je suis en possession d’un dossier susceptible de l’intéresser. A mon avis, ce dossier vaut très cher. Je serais disposé à le céder en échange de certains renseignements que Morris détient. J’aimerais insister sur l’urgence qui s’attache à cette affaire.
  
  - Quel genre de dossier ?
  
  - Des manuscrits qui feraient la joie de gérontophiles. Parfois, le passé est aussi pesant que les invendus d’un tirage à compte d’auteur.
  
  - Soyez plus spécifique.
  
  - Des accusations écrites de viols et de meurtres commis par un personnage important de Hollywood. Tout à fait par hasard, j’ai découvert cette dynamite à Alcatraz.
  
  - Alcatraz ? Pourquoi de la dynamite puisque seuls des gérontophiles seraient intéressés ?
  
  - Parce que Hollywood ne s’est pas contenté d’engendrer de la pellicule, mais aussi des enfants qui n’éprouvent pas l’envie qu’un passé sordide ternisse un brillant présent.
  
  - Votre histoire a des relents de chantage.
  
  - Le chantage, c’est comme l’amour. Il ressemble à l’essence qui peut brûler pour rien ou faire tourner le moteur.
  
  - Faire tourner le moteur, c’est rapporter de l’argent ?
  
  - On ne peut être plus clair.
  
  - Comment avez-vous connu Morris ?
  
  - Je n’ai pas dit que je le connais. Je souhaite simplement le rencontrer.
  
  - Comment saviez-vous le trouver ici?
  
  - Il a été suivi jusqu’à votre villa.
  
  - Par qui ?
  
  - Je ne suis qu’un intermédiaire. J’ai des commanditaires qui sont les propriétaires du dossier. Ce sont eux qui ont filoché Morris.
  
  - Comment savaient-ils que Morris serait intéressé par leur offre ?
  
  - Parce que, à l’origine, le dossier lui appartient. Il lui a été volé, mais il ne le sait pas.
  
  Elle resta coite puis, brusquement, se pencha en avant et plongea une main sous la table basse. L’instant d’après, elle braquait la gueule menaçante d’un Colt 32 sur Coplan.
  
  - Ne bougez pas.
  
  De la poche de poitrine de sa vareuse, elle tira un sifflet qu’elle porta à sa bouche. Stupéfait, Coplan vit arriver de tous côtés une foule d’uniformes dont certains portaient le brassard de la Police Militaire. En un clin d’œil, il fut jeté sur le sol, menotté aux poignets ramenés dans le dos, enchaînés aux chevilles et fouillé. Son Colt 32 lui fut confisqué ainsi que son passeport. Par l’arrière de la villa on le transporta jusqu’à un fourgon dont le plancher l’accueillit rudement. Un quart d’heure plus tard, il était déposé dans une salle brillamment éclairée, sans fenêtres. On l’installa dans un fauteuil après l’avoir délivré de ses liens. Devant lui était assis un colonel en uniforme de la Military Police, comme la demi-douzaine d’officiers et de sous-officiers présents. Le colonel scrutait le passeport avec l’intérêt que porte un entomologiste à un insecte rare.
  
  Peu après une femme, encadrée par deux lieutenants, fut introduite. C’était presque la copie conforme du lieutenant-colonel qui avait accueilli Coplan sur le perron de la villa, sauf que, chez celle-ci, l’abattement, l’accablement, la défaite, remplaçaient le maintien rigide, la condescendance voire l’arrogance.
  
  D’un doigt grandiloquent, le colonel désigna Coplan.
  
  - Major Queensleigh, reconnaissez-vous cet homme ?
  
  Coplan tressaillit. Major Queensleigh ? En un éclair, il comprit. Officier du K.G.B., Morris Oskovitch avait sans doute fait passer la femme dans son camp, mais elle avait été démasquée et une souricière avait été tendue à son domicile afin de ferrer d’autres poissons dont, vraisemblablement, l’Américano-Soviétique qui était passé à travers les mailles du filet. Coplan, lui, était victime du traquenard.
  
  - Je ne connais pas cet homme.
  
  - Vous êtes consciente, major Queensleigh, de la position pénible dans laquelle vous vous trouvez ?
  
  - Je ne connais pas cet homme, répéta-t-elle, têtue.
  
  - Remmenez-la à sa cellule.
  
  Intérieurement, Coplan grimaça. Sa situation était délicate. Les consignes du Vieux étaient précises. Ne rien donner aux Américains. Se souvenir que Tony Da Siracusa avait refusé le concours de ses compatriotes. En outre, le Vieux n’avait guère apprécié l’attitude américaine à l’égard de la France durant la guerre du Golfe :
  
  « - Ils nous ont snobés et traités comme leurs supplétifs, leurs harkis. »
  
  L’interlocutrice de Coplan passa la bande magnétique sur laquelle était enregistrée leur conversation, ce qui donna le temps à Coplan de bâtir un plan rudimentaire. Le tout était de s’en tenir à son histoire de chantage. Il ne risquait pas grand-chose, d’autant qu’il n’y avait pas eu de sa part commencement d’exécution du projet de chantage, un projet de chantage qui ne devait guère intéresser la Military Police. Celle-ci venait de découvrir une brebis galeuse dans son troupeau et c’était seulement cette trahison qui la concernait, pas les fumées sulfureuses du Hollywood des années vingt et trente.
  
  Parfaitement à l’aise, il s’en tint, durant son interrogatoire à cette version. Toutefois, il supprima les commanditaires et prit à son compte le rôle qu’avait tenu le colosse d’Alcatraz en se livrant à la filature d’Oskovitch.
  
  Il n’en démordit pas, malgré les pièges que lui tendit le colonel.
  
  Au bout de deux heures, ce dernier s’impatienta :
  
  - Où est ce fameux dossier ?
  
  - Dans ma chambre au Star Motel dans Lombard Street. Vous pouvez vérifier. Dans le double fond de la valise jaune. Chambre numéro 26. Soyez gentil, ne foutez pas le bordel dans toutes mes affaires. Ensuite, promettez-moi de me fournir des explications. Je ne comprends rien à rien à vos substitutions d’officiers. C’est une mascarade ou quoi ? Le major Queensleigh n’est pas le major Queensleigh. Qui est alors, en réalité, le major Queensleigh ?
  
  Il avait apostrophé l’assistance avec une telle impudence et un soupçon d’arrogance que le colonel, ses officiers et ses sous-officiers le contemplèrent avec des yeux effarés. Ils n’étaient pas accoutumés à un pareil tonus chez ceux qu’ils interrogeaient.
  
  Le colonel claqua des doigts et deux sergents encadrèrent Coplan et le conduisirent à une cellule voisine de celle dont la porte s’ornait d’une pancarte sur laquelle était inscrit « Major Clara Queensleigh ».
  
  Dès que les verrous furent tirés dans son dos, Coplan se convainquit que, puisqu’il était là, il devait retirer le maximum d’avantages de sa position.
  
  Sa carrière était riche en situations identiques. Combien de séjours dans une prison officielle ou privée avait-il effectués dans sa vie ? Le chiffre était perdu dans la nuit des temps.
  
  En tout cas, il en avait conservé une expérience fertile en enseignements.
  
  Il regarda autour de lui. Les murs avaient été fraîchement repeints. Décor classique avec la cuvette de W.C., le lavabo, la couchette, la table rabattable, le rasoir électrique, le haut-parleur qui diffusait de la country music, l’ampoule protégée par sa coupe en plastique boulonnée au plafond.
  
  Ses yeux se posèrent sur la grille d’aération. A Alcatraz en 1962, Frank Morris et les frères Anglin avaient délogé la grille d’aération à l’aide d’une cuillère patiemment aiguisée, puis ils avaient creusé durant un an en dispersant, au cours des promenades, les déblais enfouis dans leurs poches. Le jour de leur évasion, ils s’étaient hissés jusqu’au toit par le système de ventilation. Derrière eux, ils abandonnaient dans la cellule, à leur place sur la couchette, un mannequin confectionné avec du papier hygiénique et de coupes de cheveux dérobés dans le salon de coiffure. Puis, pieds et mains liés à des pales découpées dans des imperméables, ils avaient plongé dans l’eau à 4 degrés.
  
  Personne ne les avait revus. Sans doute avaient-ils péri noyés. Dommage. Leur exploit méritait mieux, tant ils avaient fait preuve d’imagination et de patience.
  
  Coplan n’en était pas réduit à de telles extrémités. Cependant, la grille d’aération lui donna une idée.
  
  D’abord, il en éprouva la solidité et ne fut pas long à comprendre qu’il lui serait impossible de la déloger. Il passa les doigts entre les losanges de métal. Le conduit d’aération, situé à ras du sol, était au moins large de cinq centimètres. Quant à la grille, elle mesurait trente centimètres en hauteur et cinquante en longueur. En trois enjambées, Coplan arpenta la largeur de la cellule. Trois mètres. En déduisant cinquante centimètres, c’étaient donc sur deux mètres cinquante que sa voix devait porter.
  
  Il approcha le rasoir électrique de la grille et le fit fonctionner. Le ronronnement, escomptait-il, alerterait Clara Queensleigh. Peu probable qu’elle soit plongée dans le sommeil. Pas avec l’accusation qui pesait sur ses épaules. Elle était certainement torturée par la peur et le remords et mesurait l’ampleur de sa bêtise, la profondeur du gouffre dans lequel elle s’était précipitée en brisant sa carrière dans l’armée. Sans doute avait-elle fauté par amour, plus que par conviction. Qui donc, d’ailleurs, en cette fin de siècle où le communisme sombrait corps et biens, aurait adhéré au marxisme par conviction ? Surtout une Américaine qui avait choisi le métier de soldat. Donc, par amour, conclut Coplan, et, d’un amour, il restait toujours quelque chose, et pas seulement des feuilles mortes, mais des braises qui couvaient sous la cendre, des étincelles qui rallumaient le feu, des flammes qui ressuscitaient.
  
  Il tablait sur le fait qu’elle serait intriguée par le bruit et les vibrations contre la grille. Elle saurait que la cellule voisine était occupée. Ayant conquis le grade de major, elle présentait par conséquent une surface intellectuelle telle qu’elle devinerait qui était là. L’homme qu’on lui avait demandé d’identifier. Mue par la curiosité féminine bien connue, elle se poserait des questions. Penser qu’elle s’approcherait de la grille était présomptueux. En tout cas, son attention serait en alerte, c’était ce qui importait.
  
  Il colla ses lèvres à la grille et cria en l’appelant par son prénom :
  
  - Clara !
  
  Par-dessus son épaule, il jeta un coup d’œil à la porte. Pas de réaction des gardiens. Il attendit et récidiva, mais dut s’y reprendre à trois fois avant d’obtenir une réponse qui vint, timide :
  
  - Oui ?
  
  Coplan ne perdit pas son temps en vaines paroles. Il lui dit qu’il était un ami de Morris Oskovitch, que ce dernier courait un danger mortel. Où pourrait-il le joindre pour l’avertir et, ainsi, lui sauver la vie ? C’était crucial. Il avait de bonnes chances de sortir de sa prison dès le lendemain matin. Qu’elle se décide vite. Elle tenait la vie fragile de Morris Oskovitch entre ses mains. Un mot d’elle et il pouvait éviter la mort.
  
  - Demandez à Istvan, un des barmen du Hyatt à Budapest.
  
  Coplan ne put savoir si elle fournissait un renseignement authentique ou non, car la porte s’ouvrit et deux militaires se jetèrent sur lui, l’empoignèrent et l’enfermèrent dans la cellule la plus éloignée dans le couloir.
  
  Il n’y resta que deux heures. Après ce délai, deux sergents vinrent le chercher et le ramenèrent à la salle où l’attendait un colonel qui roulait des yeux furieux. Il assena un coup de poing sur le dossier qui contenait les témoignages du Hollywood des années vingt et trente.
  
  - C’est absolument dégoûtant, c’est sordide, ignoble !
  
  - Je suis d’accord avec vous, renvoya Coplan, parfaitement maître de lui.
  
  - Les gens comme vous me donnent la nausée.
  
  Coplan baissa des yeux faussement confus.
  
  - Je vais vous priver de vos moyens d’existence !
  
  L’officier supérieur claqua des doigts. Les sergents menottèrent Coplan et l’entraînèrent à la suite du colonel qui, le dossier sous le bras, enfila le long couloir et émergea sur un terre-plein.
  
  Un brasero était planté sur l’herbe et ses braises rougeoyantes chassaient le froid de la nuit. D’un geste emphatique, l’officier lança le dossier. Aussitôt, les flammes se régalèrent. Le colonel se tourna vers Coplan qui simulait l’épouvante à la perfection.
  
  - Et maintenant, comment allez-vous gagner votre vie ?
  
  Son passeport et ses affaires, sauf le Colt .32, lui furent restitués. Ensuite, on le conduisit à sa voiture. Il démarra en félicitant le colonel en son for intérieur. Il avait trouvé la bonne solution. Le passé était le passé. Rien ne servait de le ressusciter. A présent, le trésor d’Issur Oskovitch s’était envolé en fumée.
  
  Il ne s’attarda guère sur ces considérations. Une préoccupation hantait son esprit. Clara Queensleigh avait-elle fourni un renseignement authentique ou non ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  A Budapest, le bar du Hyatt était réputé pour son buffet où s’étalaient les salades les plus diverses et les plus imaginatives qui recréaient les traditions culinaires magyares.
  
  Coplan se hissa sur un tabouret et commanda un verre de badacsonyi keknyelü millésimé, un excellent blanc sec qu’il estimait supérieur au tokay. Il avait le choix entre plusieurs barmen. Lequel était Istvan, si Clara Queensleigh avait dit la vérité ? Son problème fut vite résolu car une Danoise complètement ivre trébucha jusqu’au bar, s’accouda au bar et plongea un index à l’ongle cassé dans une assiette de letchos assaisonnés au paprika. Un barman se précipita.
  
  - Je vous en prie, madame, morigéna-t-il en excellent anglais. Ce n’est pas propre, ce que vous faites.
  
  - Tu vas pas m’faire chier, Istvan ! mâchouilla-t-elle avant de lui expédier l’assiette en pleine figure.
  
  L’assistant-manager dut intervenir et entraîner la fille des Vikings vers les cabines d’ascenseur. Quand Istvan eut changé de tenue après s’être lavé le visage, Coplan renouvela sa consommation et lui fit signe. Sur un ton confidentiel, il murmura :
  
  - Je cherche Morris Oskovitch. J’ai un important message à lui délivrer.
  
  Istvan ne présentait pas le physique du barman classique. Grand, solide, les traits rugueux, le teint hâlé, la mâchoire proéminente comme celle d’un caïman, les cheveux coupés en brosse grisonnant sur les tempes, il rappelait à Coplan ces mercenaires durs à cuire sur lesquels il avait buté au cours de sa carrière.
  
  Il demeura impassible.
  
  - Je ne connais pas d’Oskovitch.
  
  Clara Queensleigh avait-elle bluffé ? Après tout, c’était possible. En prison à San Francisco, sans doute s’imaginait-elle que les chances pour son mystérieux voisin de cellule d’aller traquer Oskovitch dans la capitale hongroise étaient faibles. En outre, et cette hypothèse, depuis son départ de Californie, avait beaucoup tracassé Coplan, il était possible qu’elle eût subodoré un piège tendu par la Military Police et décidé de lui jouer un bon tour. Néanmoins, ce qui était positif, c’est qu’un barman prénommé Istvan officiait bien derrière le bois de Transylvanie somptueux au rez-de-chaussée de l'Atrium Hyatt.
  
  Aussi insista-t-il. Sans se départir de son impassibilité, Istvan lâcha comme à contrecœur :
  
  - Si vous recherchez un ami, le meilleur endroit en ville pour tomber sur lui, c’est la pâtisserie-confiserie Gerbaud sur la place Vorösmarty.
  
  Coplan comprit l’intention cachée. Clara Queensleigh, finalement, n’avait pas menti.
  
  - Quelle est la meilleure heure ?
  
  - Dix-sept heures, dans le salon Erzsebet. Une tranche de kuglof et une tasse de chocolat devraient vous faire patienter. Votre vin est assez frais ?
  
  - Oui, merci.
  
  Coplan vida son verre, régla ses consommations en abandonnant un généreux pourboire. Ici, la vie n’était pas chère. En gros, le forint valait dix centimes.
  
  Le lendemain, vingt minutes avant dix-sept heures, il s’installa à une table dans le salon Erzsebet dont le nom se traduisait par Elizabeth en français. Les autres salons de la pâtisserie-confiserie Gerbaud portaient aussi des prénoms féminins : Margit et Szembra.
  
  Le décor évoquait les fastes de Vienne au temps de l’empire bicéphale austro-hongrois. Surchargé, un peu nouille, il faisait kitsch à souhait. La clientèle était surtout composée de femmes, occidentales pour la plupart.
  
  Il avait choisi une table isolée et commanda un chocolat chaud et une tranche de kuglof aux raisins de Corinthe.
  
  A dix-sept heures sonnantes, un homme s’assit en face de lui.
  
  Ressemblant à un flic débonnaire, un peu las et un brin cynique, aux yeux gris blasés et au sourire dépassionné, il courait allègrement vers la cinquantaine sans qu’un fil blanc n’argente son abondante chevelure noire. Le teint était un peu livide, comme celui du fonctionnaire qui compte ses points de retraite durant le week-end au lieu de pratiquer le jogging. Imitant les jeunes de la capitale hongroise, fascinés par la culture occidentale, il portait un ensemble jean délavé sur un pull tellement laid qu’il ne pouvait provenir que de la fabrication locale. Ses pieds étaient chaussés de baskets. Coplan soupçonna qu’il souhaitait avant tout se fondre dans la masse et ne pas se faire remarquer.
  
  - Je suis Oskovitch. Vous souhaitiez me voir ?
  
  Après concertation avec le Vieux, Coplan avait décidé, s’il le rencontrait, de jouer cartes sur table avec celui qu’il recherchait. De A à Z, il lui raconta l’histoire en précisant qu’il était l’envoyé des Services spéciaux français. Son vis-à-vis l’écoutait avec une grande attention. Il fut consterné d’apprendre que sa maîtresse, Clara Queensleigh, avait été démasquée. En revanche, il était au courant de la mort brutale de Tony Da Siracusa. C’était même cet assassinat qui l’avait fait fuir les États-Unis. Quand Coplan aborda l’incinération des témoignages hérités de son père, il fut comme assommé.
  
  - J’ai tout perdu, se lamenta-t-il.
  
  Il était effondré et la tasse de chocolat chaud trembla entre ses doigts lorsqu’il la porta à sa bouche. Soudain il ressemblait à un homme traqué. D’un air inquiet, il regarda autour de lui et son regard s’attarda sur un poussah qui lisait la Pravda.
  
  - Partons d’ici, invita-t-il.
  
  Coplan régla les consommations et suivit Oskovitch. Ils empruntèrent le métro et descendirent à l’avant-dernière station de la courte ligne. Côte à côte, en silence, ils se rendirent à Szechenyi Furdo. Devant eux s’étalait l’immense place des Héros où, aimantant le regard, se dressait l’extravagant château de Vajdahunyad qui ressemblait à un gigantesque carton-pâte de Walt Disney.
  
  Oskovitch prit familièrement le bras de Coplan et l’entraîna aux bains Szechenyi. Ville d’eaux, la capitale hongroise comptait 123 sources thermales dont certaines exploitées depuis l’Antiquité.
  
  Tous deux louèrent des maillots et entrèrent dans l’un des bassins d’eau chaude, sous les dômes verdâtres qui rappelaient l’architecture de la Belle Époque. Ici se donnaient rendez-vous les joueurs d’échecs qui posaient leur échiquier sur les murets de séparation des bassins et, le torse émergé, élaboraient de savantes tactiques tout en savourant la température de l’eau. Oskovitch loua aussi un échiquier et se réfugia dans un recoin désert.
  
  - Vous vous débrouillez aux échecs ?
  
  - Je joue comme Karpov.
  
  - C’est Kasparov le champion du monde, rectifia Oskovitch.
  
  - Oui, mais le K.G.B. auquel vous appartenez préfère Karpov qui, lui, obéit aux ordres et refuse la contestation.
  
  - Je n’appartiens plus au K.G.B.
  
  - Un espion ne se débarrasse jamais tout à fait de sa défroque. La preuve, vous avez fait basculer Clara Queensleigh dans votre camp.
  
  - C’était pour la bonne cause.
  
  - Laquelle ?
  
  - Je vous abandonne les blancs. Je suis probablement plus fort que vous.
  
  - Il est bien connu que, dans le sang des Russes coule de la vodka charriant un jeu d’échecs.
  
  - Je vous accorde dix-sept coups au grand maximum et vous êtes mat.
  
  - Je ne suis pas ici pour tenir ce genre de pari. Ne perdons pas de temps. Si ce que Tony Da Siracusa a dit est vrai, vous voulez faire passer à l’Ouest un homme qui détient de lourds secrets. Il vous manque les moyens financiers pour parvenir à vos fins. Dans ce domaine, nous pouvons fournir le nerf de la guerre. Encore faut-il que nous mesurions l’intérêt que cette opération représenterait pour nous. C’est pourquoi il vous faut nous révéler quels lourds secrets détient cet homme.
  
  - Lui et moi sommes associés. Pour que nous vivions à l’Ouest en paix et en sécurité, beaucoup d’argent sera nécessaire.
  
  - L’argent en lui-même ne pose pas de problème. C’est la monnaie d’échange qui est en cause.
  
  - Disposez vos pièces sur l’échiquier. Nous ne devons pas attirer l’attention. N’oubliez pas, je suis un espion en rupture de ban.
  
  De prime abord, Oskovitch fut dérouté par la tactique ultra-défensive adoptée par Coplan qui avait atteint un bon niveau dans le maniement des pièces. En outre, un champion soviétique, transfuge à l’Ouest, lui avait dévoilé ses secrets pour durer au maximum devant un adversaire de taille.
  
  - Pas mal, reconnut ce dernier, fair-play, en calculant son prochain coup.
  
  Pendant qu’il réfléchissait, Coplan regarda autour de lui. Admirative devant sa superbe carrure, une jeune femme rieuse lui décocha une œillade assassine en même temps qu’elle ôtait son bonnet pour libérer son opulente chevelure blonde qui se déroula sur ses épaules jusqu’aux hanches.
  
  - C’est une pute, grogna Oskovitch. Jouez. Mon fou noir est en B-4.
  
  Le regard de Coplan abandonna à regret la jolie baigneuse pour se pencher sur l’échiquier mais, dans le mouvement, son œil accrocha la silhouette épaisse du poussah qu’il avait vu lire la Pravda dans le salon Erzsebet.
  
  - On vous file le train, renseigna-t-il.
  
  - Le gros cochon à la Pravda ?
  
  - Oui. Il se garde bien de tremper le pied dans l’eau. Il se contente de nous observer.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Prodigieusement intéressée, Mary Jane Sherwood contemplait sans mot dire l’homme assis dans le profond fauteuil de cuir qui, avec des gestes assurés, chauffait le tabac d’un gigantesque havane sur la flamme de son briquet en or.
  
  Ainsi, c’était lui, Michael Shenker.
  
  A mi-chemin entre la cinquantaine et la soixantaine, gros, presque chauve, avec des traits vulgaires dans lesquels perçaient des yeux bleus intelligents, perspicaces et roublards, il était le personnage incontournable afin d’atteindre au but fixé.
  
  Organisateur merveilleux, il ne laissait rien au hasard. Bien entendu, ses honoraires étaient fabuleusement élevés, mais ce domaine n’intéressait pas Mary Jane Sherwood. D’autres s’en occupaient.
  
  Michael Shenker n’avait jamais connu l’échec dans le métier qu’il avait choisi depuis presque vingt ans, si bien que quelqu’un ayant ramassé autant de trophées dans un créneau des plus restreints ne pouvait afficher un prix comparable à celui du commun des mortels. Et plus ses succès s’accumulaient, plus il devenait cher. Classique.
  
  Enfin allumé, le cigare lâcha une grosse bouffée de fumée en direction de Les mains se tendent vers l’inaccessible, une toile de Di Maccio que Mary Jane Sherwood avait achetée à Paris et qu’elle adorait. L’artiste avait peint un monde de mutants au décor onirique, tiré du plus profond de l’inconscient, peuplé d’êtres pétrifiés dans la matière et se contorsionnant dans des poses charnelles.
  
  - Faudra enlever ça, grogna Shenker. Ce tableau fait dégénéré. Une équipe de télévision vient camper ici, la caméra film cette horreur et vous êtes fichue.
  
  - Ce n’est pas une horreur, protesta-t-elle.
  
  - Pour des millions de gens, c’est une horreur, ça me suffit. Vous n’avez rien de classique ? Des Flamands, par exemple, ou un Rubens ? Quelque chose de religieux, parce que je ne sais pas si vous le remarquez, mais vous avez oublié le crucifix.
  
  - Le crucifix, je le porte dans mon cœur, pas sur les murs.
  
  - La caméra de télévision n’en a rien à foutre de votre cœur. Un opérateur n’est pas un chirurgien à cœur ouvert. Quand je parle d’une équipe de télévision, ce n’est pas une parole en l’air. J’en amène une ici, la semaine prochaine. Alors, fichez-moi cette horreur au grenier et posez-moi des crucifix partout. L’Amérique connaît un renouveau religieux. Finies, les conneries du genre « Faites l’amour, pas la guerre. » L’amour, on ne le fait plus parce qu’on a la trouille du Sida et la guerre, on la fait dans le Golfe. Alors, il faut être au goût du jour. Votre mari est colonel de la Garde Nationale de cet État ?
  
  - En effet.
  
  - Je le veux en uniforme quand l’équipe de télévision débarquera. Il a fait le Vietnam et a été décoré. Qu’il arbore sa ferraille ce jour-là. Les anciens combattants apprécieront. Ces choses-là remuent les tripes. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi. Pour être franc avec vous, moi, sur un champ de bataille, j’aurais été un foireux.
  
  - Votre réputation en souffrirait si on le savait.
  
  - Les gens s’en foutent. Je ne suis que le metteur en scène et en forme, pas l’acteur.
  
  Négligemment elle décroisa ses jambes, qu’elle avait magnifiques mais qui paraissaient laisser indifférent Michael Shenker, et avala une gorgée de whisky.
  
  - La bibine, faudra la supprimer, reprocha-t-il. Dès demain, envoyez un gros chèque à Alcooliques Anonymes et faites-vous délivrer un reçu. On fera aussi une séquence sur vous en jogging. Il vous faut une couleur claire. Du jaune, ça en jettera. Vous êtes très belle, ça peut être un avantage ou un inconvénient, ça dépend. Question de chance.
  
  - La chance, c’est Dieu, et si Dieu n’aimait pas les belles femmes, pourquoi les aurait-il créées ?
  
  - Excellent, ça. Vous vous réveillez, à ce que je vois. Dieu, j’aimerais que vous le citiez au moins une fois tous les dix mots.
  
  - Une femme avec Dieu est toujours dans la majorité. C’est de John Knox.
  
  - Très bonne citation. A reprendre, en insistant sur « majorité ». La réaction chez le public sera subliminale. Attention, surveillez l’humour. Les statistiques prouvent que trop d’esprit tue, et celui qu’on veut avoir gâte celui qu’on a.
  
  - On me reconnaît beaucoup d’esprit, persifla Mary Jane Sherwood.
  
  - Je ne m’adresse pas à la femme privée mais à la figure publique. Vous vous êtes bien débrouillée jusqu’à maintenant, sinon vous ne seriez pas là où vous êtes.
  
  - Bon, tout ceci, s’impatienta-t-elle, ce sont des amuse-gueule. Quand commençons-nous sérieusement ?
  
  - Nous avons commencé.
  
  
  
  
  
  Coplan était agacé. Impossible de tirer une parole d’Oskovitch sur l’identité du Soviétique, candidat au passage à l’Ouest, sur ses mobiles et sur les secrets qu’il était censé détenir.
  
  Sous l’œil du poussah, ils avaient disputé trois parties d’échecs aux bains Szechenyi. Oskovitch les avait toutes gagnées. Un champion.
  
  A présent, ils roulaient à bord d’un taxi qui avait franchi le pont Szabadsag sur le Danube pour rallier Buda, le second ventricule de la ville, à l’atmosphère bien plus paisible que celle de Pest. Oskovitch frappa sur l’épaule du conducteur et le fit stopper devant un superbe hôtel particulier dans le quartier du Château.
  
  Quand le véhicule se fut éloigné, Oskovitch sonna et un valet en livrée de style Habsbourg, poudré et perruqué, ouvrit et haussa les sourcils d’un air interrogateur, tellement caricatural que Coplan crut assister à un tableau d’un opéra-bouffe italien. Oskovitch lui murmura quelques mots en hongrois et le valet s’effaça pour livrer passage.
  
  Effaré, Coplan découvrit un hall somptueux et une enfilade de salons à la décoration raffinée que l’on ne s’attendait guère à trouver dans un pays qui avait, depuis si peu de temps, relâché ses liens avec le communisme. Habillée de teintes douces, elle s’intégrait à la perfection dans l’espace aéré et harmonieux dans lequel il semblait qu’ait été constitué un véritable musée. Sur les murs, Coplan remarqua l'Atelier de Braque, le Portrait des filles de Catulle Mendès de Renoir, la Dame en rose de Monet, les Oliviers de Van Gogh et bien d’autres toiles aussi prestigieuses.
  
  - Chez qui sommes-nous ?
  
  - Chez celui qui pourra vous aider à réaliser le projet qui nous tient à cœur. Son nom est Giorgyi Kaczar.
  
  Coplan eut une moue railleuse.
  
  - C’est le chef de l’État ?
  
  - Pas de l’État, de la Mafia. Comme en Union soviétique, comme dans tous les pays de l’Est européen, il existe en Hongrie une mafia. Naturellement, elle n’est pas sicilienne, mais locale.
  
  - Décidément, vous êtes prédestiné. Les mafias vous attirent. Après Da Siracusa, voilà Kaczar.
  
  - Da Siracusa, je ne l’ai pas choisi. C’est lui qui m’est tombé dessus. Bon, oublions cela pour le moment. Ce soir, il y a ici une réception. Des smokings seraient préférables. Tant pis, faisons avec ce que nous portons. Voici d’ailleurs notre hôte.
  
  Enfoncé dans les orbites, le regard bleu ressemblait au carrelage d’un fond de piscine voilé par l’épaisseur de l’eau. Émacié, le visage était craquelé sous les pommettes. Coiffés long, les cheveux argentés conférait un aspect romantique aux traits assez beaux dont la bouche sensuelle formait un cœur au-dessus du menton que creusait une fossette. A première vue, Giorgyi Kacsar donnait l’impression d’un amateur d’art éclairé, choisissant de tapisser ses murs de toiles prestigieuses, plutôt que celle d’un chef de gang.
  
  - Francis Cluzay, présenta Oskovitch.
  
  Sans complexes, le Hongrois inspecta Coplan des pieds à la tête, en restant muet, puis entraîna ses visiteurs dans l’enfilade de salons où se pressait une foule joyeuse. Un autre valet poudré et perruqué tendit son plateau à Coplan qui s’empara d’une coupe emplie de champagne. Il se retourna. Oskovitch et Kacsar s’étaient éclipsés.
  
  Il les chercha. Sans succès.
  
  Dans le style de réception à laquelle il assistait, on découvrait immanquablement l’épouse de diplomate qui s’ennuie horriblement dans le pays où son mari a été affecté, qui noie sa désespérance dans l’alcool et qui le fait savoir alentour en termes non équivoques. Parfois, le spécimen existait à plusieurs exemplaires. Coplan fut accroché par l’un d’eux. En l’occurrence, c’était une Suédoise. Coplan avait une théorie sur les Suédoises. Il considérait ces femmes d’une grande fadeur, comme un couscous sans harissa, sauf quand elles avaient bu. Celle-ci avait déjà descendu son magnum de champagne et elle dégageait autant de chaleur qu’une lampe à arc. D’une main ferme, elle agrippa le poignet de Coplan et exhala sa rancœur :
  
  - Ce pays est pourri. On s’y ennuie à mourir, on s’y momifie comme dans une pyramide au temps des pharaons. Pour me résumer, on s’y emmerde.
  
  Coplan l’attira à l’écart, alla chercher pour elle une coupe pleine, s’apitoya sur l’exil qu’elle subissait, l’écouta religieusement, puis commença à poser ses propres questions. Que pensait-elle de leur hôte ?
  
  - Un homme de goût, qui aime les beaux tableaux et les belles femmes. Il garde les premiers mais se débarrasse vite des secondes. Il a tellement d’argent qu’il peut se permettre d’avoir toutes les femmes qu’il désire.
  
  - Vous êtes l’une d’elles ?
  
  - Bien sûr. Pourquoi le taire ? Je vous l’ai dit, on s’emmerde ici. Il faut profiter de chaque occasion de se distraire.
  
  - Quelle chance il a eue ! Vous êtes une très jolie femme.
  
  Elle planta dans le sien son regard vert Baltique.
  
  - Il ne tient qu’à vous d’en savoir plus sur moi.
  
  - Ici même ? Vous connaissez les lieux ?
  
  - Par cœur. Il existe un couloir où, par une issue dérobée, on peut gagner une chambre discrète. Giorgyi n’y verra que du feu.
  
  Il inspecta la foule. Nulle trace de ce dernier ni d’Oskovitch. Pourquoi cette disparition soudaine? Que cachait-elle ? Bâtissaient-ils un complot duquel il serait écarté ? Oskovitch tentait-il de le duper ?
  
  Soudain, il vit le poussah qu’il avait remarqué à la pâtisserie Gerbaud et aux bains Szechenyi. Il avait pris la peine de revêtir un smoking et propulsait sa graisse en direction du bar où il rafla une coupe de champagne.
  
  - D’ailleurs, même s’il nous surprenait, Giorgyi se montrerait indulgent. Pour lui, le sexe est bien moins important qu’un beau coup de pinceau sur une toile de Cézanne.
  
  Coplan reporta son regard sur la Suédoise.
  
  - Comment, dans un pays qui vient tout juste de renier le communisme, a-t-il pu amasser une telle fortune ?
  
  - Décidément, vous débarquez.
  
  Coplan adopta une mine penaude qui eut le don d’enchanter son interlocutrice.
  
  - C’est vrai, je débarque.
  
  - Giorgyi est l’homme le plus influent de Hongrie, plus puissant que le chef de l’État, le Premier ministre et le chef d’état-major des armées. C’est lui qui organise le marché noir. Sans lui, la Hongrie connaîtrait la famine, comme ces horribles pays africains où mon mari a été en poste.
  
  Le valet passait. Coplan déposa leurs deux coupes sur son plateau et invita :
  
  - On part en exploration ?
  
  Sigrid le guida. Elle n’avait pas menti. Elle connaissait les êtres. A la différence du hall et des salons, la chambre était médiocrement décorée. Sigrid s’en moquait. En outre, elle n’était pas là pour y prendre ses quartiers d’hiver. Elle releva le bas de sa robe et écarta les cuisses. La voie royale. Coplan se montra à la hauteur de ses exigences et ce ne fut qu’une chevauchée de cavalerie. Sigrid sembla apprécier, sans pour autant exhaler un soupir de satisfaction ou décerner un compliment. Pour elle, un accouplement charnel était purement hygiénique et ne nécessitait pas de louanges dithyrambiques lorsque le partenaire s’était révélé un superman. Aussi se contenta-t-elle de sauter à bas du lit, de rajuster ses vêtements et de soupirer :
  
  - J’ai besoin d’une coupe de champagne.
  
  Coplan la raccompagna puis s’esquiva. A présent, il connaissait l’itinéraire détourné et il lui était facile de quitter la réception sans attirer l’attention des valets.
  
  Au premier étage, il aperçut des bribes d’une conversation étouffée derrière l’épaisseur d’une porte ouvragée. Il se colla contre le panneau et, avec mille précautions, appuya sur la poignée et poussa de quelques millimètres. La conversation se déroulait en russe, marquée par les accents étrangers respectifs de Kacsar et d’Oskovitch. Une troisième voix s’y mêlait. En russe également, mais un russe parfait sans accent, si ce n’est celui de Leningrad récemment rebaptisée Saint-Pétersbourg comme au temps des Romanov. Vieille nostalgie du peuple russe pour l’unique époque de son Histoire au cours de laquelle il avait vécu relativement heureux et où la foi chrétienne brillait de mille feux sous la férule bienveillante des popes à longue barbe.
  
  - Pour atteindre la mer, il nous faut traverser la Yougoslavie, rappela le chef de la Mafia hongroise, pays dans lequel nous ne sommes pas en odeur de sainteté et où nous manquent les contacts.
  
  - C’est dans ce pays que la D.G.S.E. devra intervenir, suggéra Oskovitch. Pendant des années, elle y a battu la semelle. Cependant, depuis que la fédération yougoslave est sur le point d’éclater, Paris a poussé ses pions, en profitant de la haine séculaire entre Croates, Serbes, Monténégrins, Slovènes et Bosniaques, entre catholiques, orthodoxes et musulmans. Les Français y sont bien implantés. La traversée ne devrait pas poser de problèmes.
  
  - Alors, nous procéderons à un détour par l’Albanie. C’est la déroute, ce pays. Valeri Semionovitch Sachmaninoff suivra cet itinéraire.
  
  Coplan poussa très légèrement et le panneau s’écarta d’un autre centimètre. Le troisième occupant du bureau était un homme au front large et dégarni d’intellectuel, aux yeux brillant d’intelligence, au visage rose, âgé d’environ cinquante ans, aux épaules voûtées et au costume informe qui aurait mérité une longue séance de pressing.
  
  - Ensuite, nous n’aurons plus besoin des Français, souligna Oskovitch. Pourquoi s’embarrasser de ces gens-là et leur livrer nos secrets ?
  
  - Je suis bien d’accord, approuva Kacsar. C’est pourquoi, à partir de l'Albanie, nous ferons passer Valeri Semionovitch Sachmaninoff à Corfou.
  
  Il rafla une règle sur son bureau, se leva et se planta devant une carte de l’Europe méridionale. Le bout de la règle encercla une île.
  
  - Corfou est grecque et située à seulement deux kilomètres et demi de la côte albanaise. A cette étape, nous nous débarrasserons des Français.
  
  - Attention, avertit Oskovitch. Leur Service Action est l’un des meilleurs du monde.
  
  - Exact, intervint Sachmaninoff. C’est l’un des deux points forts de la D.G.S.E. Autant elle est nulle dans les pays de l’Est européen, autant elle est puissante dans ses ex-colonies africaines et dans son Service Action.
  
  Kacsar balaya l’objection d’un revers de main méprisant.
  
  - A Corfou, je dispose d’un commando sur le pied de guerre. Des hommes sûrs, bien entraînés, sans scrupules, pour qui la vie humaine ne compte pas plus qu’une portion de goulasch. Ils ne feront qu’une bouchée des Français.
  
  Oskovitch parut sceptique.
  
  - Ils sont vraiment trapus ? Je pose la question parce que les Français comptent une belle phalange de paras rompus à affronter les pires situations.
  
  Kacsar se prit à ricaner.
  
  - Comme celle de Greenpeace en Nouvelle-Zélande ? Mon commando n’aurait jamais été aussi foireux !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Pour l’édification de Mary Jane Sherwood, Michael Shenker avait confectionné un immense tableau qu’elle avait accroché à l’un des murs de son bureau. Sur des encarts de multiples couleurs, étaient répertoriés les atouts dont elle disposait.
  
  Elle était née Mary Jane Provenzano, de père italien et de mère irlandaise. Religion catholique. Son mari, John Sherwood, était né protestant mais de mère juive. Le couple n’avait pu avoir d’enfants, aussi en avait-il adopté trois, deux garçons, une fille. Un Noir, un Vietnamien, une Mexicaine.
  
  Sur le plan religions, elle en réunissait trois : catholique, protestante, juive. Sur le plan ethnique, elle se ralliait la sympathie des Blancs, des Noirs, des Asiatiques et des Hispaniques. Les ouvriers se souviendraient que son père avait été un pauvre immigrant sicilien qui, à sa sortie d’Ellis Island, avait commencé sa carrière américaine en étant plongeur dans un restaurant de Little Italy à New York. Dans ce même lieu, coïncidence bizarre, Tony Da Siracusa avait été exécuté. Qui donc disait que le sang sicilien charriait des gènes de mort violente ?
  
  Elle frissonna et chassa vite ces pensées déprimantes. Elle était trop prosaïque, trop terre à terre pour s’attacher à ces superstitions d’un âge révolu.
  
  Orpheline de mère quand elle n’avait que trois ans, voilà qui attirait aussi la sympathie. Dans les chaumières, on s’apitoyait facilement sur les malheurs des enfants.
  
  Pour autant, il convenait de ne pas trop insister sur le misérabilisme. Ses études à Vassar et à Harvard la plaçaient en haut de gamme, d’autant que son quotient intellectuel était hors du commun. Certes, il n’était pas garanti que ses dons naturels aient pu éclore si Nick Rosello ne les avait pas remarqués quand elle avait huit ans. Elle lui devait une fière chandelle. Sans Nick Rosello, elle aurait bien sûr réussi à s’extraire de la plèbe, mais pas aussi bien. Probablement n’aurait-elle pas rencontré John. Qui aurait-elle épousé ?
  
  Son mari entra dans le bureau et vint délicatement déposer un baiser appuyé sur sa joue gauche.
  
  - La joue gauche, c’est celle du cœur, murmura-t-il, rieur.
  
  - Combien comptons-nous d’années de mariage ?
  
  - Comme si tu ne le savais pas ! se récria-t-il, faussement indigné. Dix-huit ans en novembre prochain. Le ving-cinq.
  
  De l’index il lui tapota le front.
  
  - Tu as trop de choses dans la tête. Au fait, j’ai reçu un coup de fil des Texans. Les pétroliers sont pour toi, à quelques conditions pourtant. Il faudrait que tu fasses baisser les taxes sur le pétrole en provenance d’Alaska. Ils sont encore traumatisés par la guerre du Golfe et les privilèges exorbitants consentis aux Saoudiens et aux Koweïtis. Pour eux, l’avenir c’est l’Alaska et pas le Moyen-Orient.
  
  - Étonnant, quand on se souvient que la guerre a été faite pour eux et pour Israël.
  
  - Ce sont là des choses que l’on tait, ma chérie, dans ta position. Ils sont prêts à miser gros sur toi. J’arrange un rendez-vous avec eux ?
  
  - Parlons-en d’abord à Michael Shenker et à Nick Rosello.
  
  - D’accord. Il faut aussi que tu voies tes médecins. Ta condition physique doit être exceptionnelle pour tenir le coup nerveusement.
  
  - Je suis en pleine forme. Au tennis, j’aligne cinq sets à la suite. Dans la piscine, je t’ai toujours battu.
  
  - D’une courte tête.
  
  - C’est vrai.
  
  - Comment t’entends-tu avec Shenker ?
  
  - Obéissance au doigt et à l’œil. Il me traite comme une collégienne, sans parler des engueulades, à la limite de la politesse et de la convenance. J’ai l’impression de ne plus être une femme, mais un robot, une marionnette dont il tire les ficelles. Pas question, évidemment, de le snober ou de jouer les princesses outragées.
  
  - Le succès est à ce prix.
  
  
  
  
  
  Les écureuils gambadaient gaiement sur la pelouse pelée. Oskovitch avait ouvet un paquet de cacahuètes salées qu’il leur jetait. Il s’arrêta net en voyant approcher Giorgyi Kaczar, accompagné par Sachmaninoff que Coplan était censé ne pas avoir rencontré.
  
  - Voici votre homme, énonça Oskovitch d’une voix neutre.
  
  Coplan se leva du banc. Le Hongrois lui serra la main chaleureusement et se tourna vers le Soviétique.
  
  - Je vous présente Boris Jdanov.
  
  Coplan resta impassible et échangea une poignée de main. Visiblement, Sachmaninoff accomplissait de gros efforts pour paraître relax alors que sa silhouette était tendue comme une flèche de grue. Vêtu du même complet informe que l’avant-veille, il faisait minable et Coplan se demandait quels lourds secrets cet homme pouvait bien détenir.
  
  Les quatre hommes s’assirent sur le banc et les chaises de jardin. Oskovitch fut celui qui engagea le fer :
  
  - Comment comptez-vous vous y prendre pour faire traverser la Yougoslavie à notre ami ?
  
  Coplan protesta :
  
  - Je ne suis pas un agent de voyages ni un tour-operator. Je n’ai pas d’explications à fournir sur mes méthodes. En ce moment, nous sautons des étapes cruciales. D’abord, avant d’aller plus loin, je dois savoir quelle importance revêt Jdanov pour nous. Si cette exigence n’est pas satisfaite, allez chercher un charter ailleurs.
  
  - Logique, reconnut Kaczar, pendant qu’Oskovitch approuvait, tout comme Sachmaninoff.
  
  Ce dernier croisa les mains sur son ventre, tourna alternativement la tête en direction de ses comparses comme pour solliciter une approbation qu’il reçut et informa en un anglais impeccable :
  
  - Je suis un scientifique, spécialiste de l’électronique moléculaire, branche bio-communication...
  
  Coplan le fixait droit dans les yeux. Ce renseignement corroborait celui fourni par Tony Da Siracusa lors de sa prise de contact à Garrison.
  
  - ... Dans ce domaine, l’Union soviétique détient une avance considérable sur ses rivaux, ou bien devrais-je dire concurrents de l’Ouest. Je n’évoque pas la France qui, elle, est complètement hors jeu malgré des efforts méritoires. Je parle des États-Unis et de la Chine. Nos chercheurs ont abattu un travail fantastique que l’Histoire retiendra. Nous avons mis au point des transmetteurs microélectroniques branchés directement sur le système nerveux d’un individu, et sur ses récepteurs sensoriels. Nos cobayes, lors d’une conversation téléphonique à dix mille kilomètres de distance, sont capables, non seulement de parler et d’entendre, mais aussi de humer les arômes de la bonne cuisine que confectionne le correspondant et même de goûter à cette cuisine avec l’aide dudit correspondant.
  
  « N’arborez pas cet air ironique, monsieur Cluzay, ce n’est pas de la science-fiction, c’est de la science pure. Les cinq sens de nos cobayes fonctionnent à distance et quelle que soit celle-ci. Je prends un autre exemple. Ces microprocesseurs qu’il n’est pas audacieux, sauf pour le volume, à comparer au walkman qui coiffe le crâne de tant de jeunes dans les rues de vos villes, entraînent des stimuli sensoriels d'une telle intensité qu’il est loisible pour l’heureux élu d’assister, sans téléviseur, à un match de football au Parc des Princes à Paris, alors qu’il est confortablement installé au fond d’un fauteuil dans sa datcha à cinquante kilomètres de Moscou.
  
  « Pour ce qui concerne les simples fonctions vitales du corps humain, nous sommes déjà en mesure de lui implanter certains appareillages médicaux conçus pour libérer, à la demande automatique de l’organisme, des médicaments dans le sang, ainsi que des matériaux biologiques, tels que les protéines qui deviennent un support essentiel du système que nous avons créé et dont, sans forfanterie inutile, nous sommes les pionniers. »
  
  - Très intéressant, admit Coplan. Néanmoins, je ne connais rien à l’électronique moléculaire ni à la bio-communication. Vos microprocesseurs sont fascinants en théorie. Rien, cependant, ne me prouve que vous disiez la vérité. Par ailleurs, quelles sont vos intentions ?
  
  - Passer à l’Ouest.
  
  - Ceci est dans mes cordes. Ensuite ?
  
  - Pour être franc avec vous, monsieur Cluzay, je ne pense pas que la France dispose d’un budget suffisant pour m’acheter ce que j’ai à vendre, c’est-à-dire le résultat de nos recherches.
  
  - J’imagine que ce sont les États-Unis qui disposeraient de ce budget ?
  
  - Exactement.
  
  - Alors, pourquoi ne pas vous adresser à eux ?
  
  - A cause des cobayes.
  
  Interloqué, Coplan jeta un coup d’œil à Oskovitch et à Kaczar qui contemplaient, en feignant le plus grand intérêt, les écureuils gambadant sur le gazon pelé. Oskovitch en sentant le regard de Coplan peser sur lui lança aux rongeurs le reliquat de ses cacahuètes.
  
  - Comment ces cobayes pourraient-ils nous intéresser ? Vraisemblablement, ils sont séquestrés dans un de ces goulags qui étaient la spécialité de votre pays et qui le sont peut-être encore ?
  
  - Effectivement, nous n’avons pas lieu d’être fiers de cette triste période de notre Histoire. Si vous me dites que la perestroïka et la glasnost n’ont que superficiellement changé les choses, je serai encore d’accord avec vous. Le problème, pourtant, n’est pas là.
  
  - Où se trouve-t-il, alors ?
  
  - Je ne parle pas des cobayes qui sont dans les goulags.
  
  - Éclairez ma lanterne. Desquels parlez-vous ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  La villa avait été construite en retrait de la plage. En des temps meilleurs, ses couleurs auraient rivalisé avec celles d’un arc-en-ciel. Aujourd’hui, elles rappelaient les façades lépreuses des bas quartiers. La sienne n’avait pas été épargnée par les récents affrontements entre les Croates et les Serbes. Au point d’impact, les cocktails Molotov en explosant avaient dessiné en multicolore des arabesques fantasmagoriques. Leur coulée enflammée avait embrassé les figuiers que la légende assurait être plusieurs fois centenaires et avoir été plantés au temps de l’occupation turque. Comme un défi au gouvernement de Belgrade, trois cents mètres plus loin, une autre villa arborait sur son toit le drapeau rouge, orné de la rune d’Odal, qui avait été l’emblème de l’État croate d’Ante Pavelic, l’ami d’Hitler.
  
  Coplan grimpa les marches, sonna. Le porta s’ouvrit et un grand gaillard lui immobilisa les bras pendant que, dans son dos, un second colosse se matérialisait et s’enquérait d’une voix enrouée :
  
  
  
  
  
  - Que voulez-vous ?
  
  Coplan prononça la phrase code et le grand gaillard relâcha sa prise. Le second colosse n’était autre que le lieutenant Vergotte, commandant le détachement de la 19e C.E.M.B.L.E. (19e Compagnie d’Entretien des Matériels et des Bâtiments de la Légion Étrangère ). Sous ce sigle trompeur, cette unité rassemblait les éléments de la Légion étrangère récupérés par le Service Action de la D.G.S.E. et détenant au minimum le grade de sergent. Après un stage de deux ans à l’École d’espionnage de Cercottes dans le Loiret, les élèves les plus doués étaient versés à la 19e C.E.M.B.L.E. stationnée en Guyane où, dans une base secrète, elle était censée procéder à la réfection de vieux bâtiments coloniaux, alors qu’elle préparait ses hommes à des missions de choc hors des territoires sous contrôle français. Le Service Action bénéficiait ainsi d’un riche vivier d’agents susceptibles de se fondre dans la foule de leurs compatriotes sans qu’un accent étranger puisse les trahir.
  
  Le lieutenant Vergotte entraîna Coplan sur le sable de la plage encore constellée de débris de verre provenant des cocktails Molotov jetés sur les troupes d’assaut.
  
  - On ne pouvait pas choisir plus mal, se plaignit-il. Ce fut l’enfer. On aurait eu belle mine si les soldats étaient entrés chez nous !
  
  - Qui a jamais vu une émeute sur une plage ? répliqua Coplan. Les gars se contentent de contempler l’anatomie des jolies filles, ça suffit à leur bonheur. La politique, en général, ne se joue pas sur le sable.
  
  - C’est vrai. Bon, oublions cet accroc. J’ai avec moi six sous-officiers. Plus yougoslaves qu’eux, vous ne pouvez pas trouver. Mon équipe compte un Bosniaque, un Slovène, deux Serbes et deux Croates.
  
  Ils retournèrent à la villa et Coplan passa le groupe en revue. Tous les six étaient grands, avec des muscles noueux, des yeux durs et une allure faussement nonchalante. Leurs vêtements, de fabrication locale, dissimulaient mal la souplesse féline de leur corps. Ils plurent à Coplan qui adressa à Vergotte un bref signe d’approbation, avant de repartir pour la plage en compagnie de l’officier à qui il donna ses ordres.
  
  - Vous avez eu la vacation avec l'Intrépide ?
  
  La vedette de haute mer patrouillait dans l’Adriatique entre le littoral italien des Abruzzes et la côte dalmate. Vergotte maintenait le contact radio.
  
  - Oui. Elle a failli avoir un incident avec les Italiens, car elle avait frôlé leurs eaux territoriales. Décidément, dans cette mission, les dieux luttent contre nous.
  
  - Devant d’aussi mauvais auspices, un Romain se serait dérobé, plaisanta Coplan.
  
  L’officier se détendit.
  
  - Je ne crois pas aux signes indiens, finalement. La chance, c’est comme une femme, il faut la caresser dans le bon sens.
  
  - Vous avez entièrement raison. La malchance, c’est pour les soudards. Nous sommes de bons soldats. La chance, je vous l’assure, sera de notre côté.
  
  - J’en suis persuadé.
  
  Coplan le quitta. A douze kilomètres au nord de Split, il rangea sa Peugeot de location devant une autre villa qui paraissait abandonnée. La porte d’entrée était ouverte. Il s’engagea dans le couloir et tourna à gauche dans le salon. Dubrovnic vint à sa rencontre, lui serra la main et alla repousser les volets clos.
  
  Ses subordonnés détestaient Zlatko Dubrovnic. Ils reconnaissaient son talent et sa chance insolente, mais son ambition, ses méthodes brutales, son égocentrisme, sa sécheresse de cœur les rebutaient.
  
  Coplan s’en moquait.
  
  Pourvu d’un visage un peu simiesque prolongé par un cou énorme sur un torse d’athlète de foire, il avait des yeux noirs méfiants et une superbe chevelure blonde, coiffée en arrière et mi-longue sur la nuque, comme un play-boy à la dernière mode. Par la faute de son origine monténégrine, il savait que son avenir était bouché dans cette fédération yougoslave en proie au nationalisme exacerbé des Serbes, des Croates et des Slovènes. Appartenant à une minorité de six cent mille individus, par quel miracle aurait-il pu accéder aux plus hauts échelons de la hiérarchie, dominée par les dix-sept millions des trois ethnies rivales ?
  
  Rongé par la rancœur, il avait trouvé le moyen de se venger en recourant à la trahison, sans omettre, cependant, d’exiger la rémunération de ses services. Le défaut de sa cuirasse, les femmes, lui coûtait une fortune en dinars, tout comme son goût pour les plaisirs raffinés.
  
  Chef d’une sous-direction de la Sécurité intérieure, l’U.D.B.A., un service d’une brutalité inouïe, sans scrupules et, surtout, sans subtilité, Dubrovnic était capable de fournir tous les laissez-passer nécessaires à la traversée de son pays. Cet atout était précieux dans cette période où Belgrade renforçait son dispositif interne afin de faire pièce aux remous nationalistes, aux émeutes, aux révoltes, qui secouaient la nation et, un jour ou l’autre, provoqueraient son éclatement inéluctable.
  
  - J’ai reçu le message codé en provenance de Lausanne. L’argent est à la banque. Je suis donc à votre disposition.
  
  - Voici quel sera votre rôle. Neutraliser le poste frontière sur l’autoroute entre la ville hongroise de Szeged et Subotica dans la soirée de mercredi prochain à partir de vingt heures jusqu’à l’aube.
  
  - Facile.
  
  - Ensuite, fournir une voiture d’escorte pour le trajet Subotica-Split. Si possible, j’aimerais une équipe de six hommes en uniforme, qui doublera la mienne.
  
  - Facile.
  
  - Votre vocabulaire est limité ?
  
  - A quoi bon les longues phrases ? C’est aussi inutile qu’un compte bancaire débiteur. Maintenant, entrons dans les détails.
  
  Coplan accéda à sa requête, mit ces détails au point avec le Monténégrin, puis émit une dernière exigence :
  
  - J’aimerais que vous soyez présent dans la voiture d’escorte.
  
  Dubrovnic hésita, se retourna vers la fenêtre et les rayons du soleil accentuèrent la blondeur de ses cheveux en les argentant sur les tempes. Le silence pesa un long moment. Il le rompit enfin :
  
  - D’accord. Nous prendrons un minibus Volkswagen. Vos hommes seront-ils armés ?
  
  - Je l’envisage.
  
  - Parfait. Rendez-vous ici pour le départ, mercredi dans l’après-midi, disons quatorze heures ?
  
  - C’est raisonnable.
  
  
  
  Le jour dit, Coplan fut exact au rendez-vous. Dans deux véhicules de location avaient pris place le lieutenant Vergotte et les membres de son équipe. Dubrovnic embarqua avec ses hommes à bord du minibus. Le convoi démarra. Par un message codé, Coplan avait prévenu Oskovitch à Budapest de l’heure à laquelle il devait, en compagnie de Sachmaninoff, se présenter au poste frontière.
  
  Sur la route, ils durent franchir plusieurs barrages policiers. Les papiers exhibés par Dubrovnic firent merveille. Instantanément, les chevaux de frise furent écartés et la voie dégagée. Ils arrivèrent bien en avance sur l’horaire établi. A Subotica, dans deux restaurants différents, les équipes respectives dînèrent avant de gagner leur objectif. Dubrovnic s’était joint à Coplan à une table séparée de celle autour de laquelle s’étaient assis Vergotte et ses légionnaires. Le Monténégrin inspecta le menu et fit la moue.
  
  - Pas terrible. Plus on s’éloigne de la côte, et plus on mange mal. Ce pays est foutu. Nous sommes gouvernés par des prétentieux qui fixent le prix de la pomme de terre et qui seraient incapables de faire pousser des carottes. Voilà le drame des sociétés à vocation communiste. Combien j’envie le système capitaliste !
  
  - Par des moyens détournés, vous en profitez, rappela Coplan, sarcastique. Votre compte en Suisse est assez bien garni, à ce que je sais.
  
  - Mon compte en banque bien garni sert à garnir mon lit de jolies femmes. C’est la seule consolation dans un pays communiste. Avec le bas niveau de vie en Yougoslavie, une femme qui veut sortir de sa merde sort avec des types comme moi et s’en porte bien, répliqua le Monténégrin avec un insolent cynisme.
  
  Le dîner achevé, les deux groupes gagnèrent le poste frontière. Là encore, les papiers exhibés par Dubrovnic firent merveille. Les gardes qui dépendaient de sa sous-direction écoutèrent respectueusement les instructions qu’il leur donna. Entre-temps, Coplan passait en revue en compagnie de Vergotte le plan qu’il avait échafaudé.
  
  La circulation était quasiment nulle. Du côté hongrois, aucun véhicule ou presque ne franchissait la frontière. Malgré la libéralisation du régime dont se vantait Budapest, les miradors truffés de mitrailleuses, les réseaux de fils de fer barbelé et les gardes aux regards farouches prouvaient amplement que l’attitude officielle était surtout destinée à attirer les capitaux des gogos étrangers.
  
  Le temps s’étira lentement. A minuit, ceux qu’attendait Coplan ne s’étaient pas encore manifestés. Dubrovnic s’impatienta :
  
  - Vous êtes sûr de votre coup ?
  
  - Pas à cent pour cent.
  
  - Heureusement que je me fais payer d’avance.
  
  - Le contraire serait une faute.
  
  A deux heures du matin, ce fut Vergotte qui vint lui tirer la manche.
  
  - Qu’est-ce qu’ils foutent ?
  
  - Ils ont jusqu’à l’aube et celle-ci ne se lève qu’à six heures vingt.
  
  - Du côté hongrois aussi ? persifla l’officier. Karl Marx, Lenine, Staline et les autres ayant tout chamboulé, peut-être ont-ils aussi modifié le lever du soleil ?
  
  Le plus profond pessimisme envahit Coplan quand, vers cinq heures trente, le ruban de route, vers l’Est, resta désespérément vide. Dubrovnic et ses hommes dormaient, tout comme l’équipe Vergotte et les trois quarts des gardes-frontière.
  
  Autour de lui, une masse de mégots écrasés à coups de talon rageurs. Vergotte s’approcha en bâillant.
  
  - J’ai un début de torticolis à force de tourner la tête en direction de la Hongrie. Vous y croyez encore ?
  
  Coplan n’eut pas le temps de répondre. Deux phares trouèrent la nuit et éclaboussèrent le baraquement et les miradors hongrois, au-delà du no man’s land. Les soldats magyars s’affairèrent autour du véhicule. Coplan s’empara des jumelles à infrarouges que Dubrovnic avait posées sur le capot du minibus et les porta à ses yeux.
  
  - Ce sont eux ? souffla Vergotte.
  
  Coplan reconnut Oskovitch debout près de la portière conducteur.
  
  - Oui, répondit-il.
  
  - Zorro est arrivé, plaisanta l’officier pour détendre l’atmosphère.
  
  Méfiants et pointilleux comme à l’accoutumée, les Hongrois prenaient leur temps pour inspecter le véhicule. Une demi-heure s’écoula pendant que le ciel blanchissait de leur côté de la frontière. Coplan alla réveiller Dubrovnic et ses hommes pendant que Vergotte l’imitait avec les membres de son équipe.
  
  La barrière métallique se releva enfin et le véhicule, une Fiat de fabrication soviétique, s’engagea dans le no man’s land en procédant aux appels de phares convenus avec Coplan.
  
  Sur un ordre lancé par Dubrovnic, les gardes ouvrirent le passage. La Fiat accéléra, dépassa la double ligne blanche et, dans un crissement de pneus, stoppa devant Coplan qui se pencha à travers la vitre baissée et examina l’intérieur.
  
  Oskovitch était seul à bord.
  
  - Où est Jdanov ? s’enquit Coplan, angoissé.
  
  L’arrivant sauta à terre.
  
  - Un problème. Il a disparu. Kaczar m’a trahi. Mais je ne suis pas à bout de ressources, je ne m’avoue pas battu, fichons le camp d’ici, il n’y a pas une minute à perdre ! Dommage que nous n’ayons pas un avion à notre disposition, nous prendrions ce salaud de vitesse !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Cette fois, l’assistance était hostile.
  
  Le meeting se tenait à l’intérieur d’un vaste entrepôt, dans un faubourg peuplé uniquement de gens de couleur et de Chicanos.
  
  L’atmosphère était sinistre et ce n’étaient pas les piliers, les poutrelles de l’armature métallique soutenant le hangar qui pouvaient jeter une note de gaieté dans ce décor sans joie. En outre, des courants d’air glacial s’infiltraient sournoisement par les ouvertures, et ceux qui avaient bravé le mauvais temps pour venir écouter Mary Jane Sherwood se serraient frileusement les uns contre les autres pour tenter, en vain, de se réchauffer mutuellement.
  
  Délégués par les mouvements extrémistes luttant pour le respect des droits civiques, les militants les plus durs et les plus virulents braillaient des slogans vengeurs. L’ambiance confinait à l’émeute.
  
  Des huées coupaient ses phrases, mais Mary Jane Sherwood ne perdait pas une once de son sourire en se souvenant qu’elle avait dans le passé traversé des moments aussi difficiles. Dans un coin, Michael Shenker mâchouillait un cure-dent. Sous la tribune, les membres du service d’ordre s’agitaient nerveusement. Fournis par Nick Rosello, ces gorilles accomplissaient des efforts méritoires pour se démarquer de leur image de boxeurs déchus, de mercenaires sans scrupules et de tireurs d’élite venus tout droit du Texas.
  
  Insolente de santé, elle fit front à l’assistance houleuse :
  
  - Le mois dernier, n’ai-je pas organisé des soupes populaires pour vos frères de couleur, les mineurs en grève de Redfield ? Mais élevons-nous au-dessus du débat. Le sort des couches sociales les plus défavorisées doit être considérablement amélioré. Une répartition plus juste du fruit de la croissance, à laquelle vous participez mais dont vous ne récoltez qu’une faible part, doit être instituée. Et c’est aux femmes auxquelles, ce soir, je voudrais faire appel. Quelle que soit la couleur de notre peau, notre origine, notre religion, ne sommes-nous pas sœurs ? Nous connaissons les mêmes problèmes et avons gagné ensemble de dures batailles. Pourtant, le combat n’est pas terminé. Souvent, l’égoïsme masculin s’oppose à nos justes prétentions. Alors, usons de nos armes traditionnelles, la ruse, la patience, la psychologie. Ces huées, ces sifflets qui m’ont accueillie ce soir, qui en sont responsables, sinon les hommes qui vous entourent et pour qui il est insupportable que je sois là où je suis ?
  
  L’assistance fut retournée comme une crêpe et une salve d’applaudissements crépita. Radieuse, elle arbora un large sourire. Lorsque l’ovation décrût, elle reprit la parole pour la péroraison. Courte mais efficace.
  
  Dans son salon luxueusement aménagé dans Brooklyn Heights, Nick Rosello se versa une confortable rasade de bourbon, puis revint s’asseoir dans son fauteuil préféré, en face du téléviseur. Satisfait, il avala une longue gorgée. Elle se débrouillait bien, la petite Mary Jane. Le vieux dicton ne se vérifiait pas forcément à tous les coups. Parfois, il était nécessaire de placer ses œufs dans le même panier.
  
  
  
  
  
  Avec, à leur tête, le lieutenant Vergotte, les légionnaires s’étaient discrètement éparpillés autour de la splendide villa sur la côte orientale de l’île grecque de Corfou, face au détroit, large de deux kilomètres et demi, qui la séparait de la côte albanaise.
  
  L’âme imprégnée par les souvenirs de l’Antiquité, l’architecte avait tenté de ressusciter une construction digne des fastes du sculpteur Phidias. Rien ne manquait, ni les bas-reliefs, ni les frontons ou les frises. Les statues servaient de colonnes. Le tout édifié en marbre importé de Carrare. En étonnant contraste, sur un mur aveugle, un artiste avait peint des grisards en imaginant les couleurs vives de leur plumage.
  
  Plantés devant l’embouchure de l’escalier aux marches ornées d’azulejos, Oskovitch et Coplan ne soufflaient mot.
  
  - Vous êtes sûr de votre fait ? déclara enfin le second. Pour être franc j’ai l’impression d’être mené en bateau.
  
  - En réalité, notre marché ne tient plus, puisque le contrat que vous deviez mener à terme consistait à faire passer Jdanov à travers la Yougoslavie, ce qui est tombé à l’eau, Kaczar et Jdanov nous ayant doublés. Seulement, maintenant, j’ai besoin de votre aide pour remettre la main sur Jdanov.
  
  - Êtes-vous certain, cependant, qu’ici est bien le point de rendez-vous?
  
  - Je vous le répète, Kaczar a choisi l’Albanie comme voie de passage plutôt que la Yougoslavie, et ceci dans le but de m’écarter de l’affaire. A priori, vous imagineriez que traverser l’Albanie est plus difficile que de transiter par la Yougoslavie, l’Albanie étant le pays le plus arriéré d’Europe, sûrement celui où l’emprise communiste est restée la plus rigide, et vous auriez raison. Néanmoins, ces considérations ne valent pas pour Kaczar. Roi du marché noir en Hongrie, il bénéficie de complicités à Tirana.
  
  - Pourquoi, alors, faire appel à moi ?
  
  - La Yougoslavie, c’était mon idée. Je craignais justement ce qui est arrivé. Ma confiance en Kaczar était plus que limitée et je ne me suis pas trompé. Il a tenté de me mettre hors jeu, en oubliant que je sais où il va faire débarquer Jdanov et où ce dernier se réfugiera.
  
  Coplan savait pertinemment que son interlocuteur ne lui livrait qu’une partie de la vérité. D’abord, il persistait à mentionner le nom de Jdanov alors que l’identité réelle de ce dernier était Valeri Semionovitch Sachmaninoff. Ensuite, les manigances du trio à Budapest lui paraissaient éminemment suspectes. Mais Coplan souffrait d’un lourd handicap : il lui fallait pénétrer plus profondément dans le mystère. Le peu de choses que lui avait livrées le faux Jdanov avait aiguisé sa curiosité et il commençait à comprendre l’intérêt que Tony Da Siracusa avait porté à l’histoire. Durant le voyage entre la Yougoslavie et Corfou, il avait fait fonctionner sa toujours vive imagination et ce qu’il entrevoyait le laissait pantois. Si ses supputations étaient exactes, alors le complot était fantastique. Les supputations, cependant, n’étaient pas suffisantes. Encore convenait-il de réunir des preuves, et ces preuves, Sachmaninoff les détenait. C’est pourquoi, pour le moment, Coplan était obligé de suivre Oskovitch comme un chien fidèle, en attendant de prendre l’initiative et la direction des opérations. Rester dans l’expectative lui déplaisait souverainement mais, dans les circonstances actuelles, il ne voyait pas d’autre conduite à tenir.
  
  - Qui vit ici ?
  
  - Une femme. Une Britannique. Une vraie beauté. Son nom est Sharon Metcalf. Kaczar entretient une liaison avec elle et, aussi, l’entretient financièrement. Sinon, elle n’aurait pas les moyens de s’offrir cette splendeur. Allez, on y va, laissez-moi faire.
  
  Elle les vit escalader les marches et sortit sur la terrasse. Vêtue d’une robe T-shirt à manches longues sur laquelle bataillaient le bleu électrique, le rouge et le noir, elle présentait une silhouette éblouissante. Le buste en trapèze, les seins agressifs, le ventre plat, les cuisses charnues et les mollets finement galbés, elle était grande, très belle, et le vent léger osait à peine décoiffer sa chevelure blonde mais dont les pans se rabattaient sur la peau dorée de son cou.
  
  Elle faisait un peu vamp avec son fume-cigarette en ambre fiché entre l’index et le majeur de la main droite. Il ne lui manquait que les longs gants noirs de Rita Hayworth dans Gilda. Elle avait même chaussé des escarpins rouges à hauts talons-aiguilles et s’accoudait à une statue à qui elle semblait reprocher sa froideur et sa nudité.
  
  - Giorgyi m’envoie, annonça Oskovitch en atteignant la dernière marche.
  
  Il tendit la main en direction de Coplan.
  
  - Mon associé, Francis Cluzay.
  
  Le regard de Sharon se tourna vers ce dernier et insista. Depuis toujours, Coplan connaissait le puissant attrait que sa physionomie et son physique exerçaient sur les femmes. Cette fois encore, la Britannique tombait sous son charme. C’était un atout à empocher. Comme à regret, elle fit face à Oskovitch.
  
  - Giorgyi ?
  
  - Giorgyi Kaczar. Mon associé et moi devons l’attendre ici. Avez-vous des nouvelles de lui ? Savez-vous quand il arrive ?
  
  - Aucune idée, répondit-elle un peu sèchement, avec une pointe d’agacement.
  
  Elle fronça les sourcils, puis eut un geste brusque.
  
  - Entrez.
  
  Elle pivota sur ses talons-aiguilles et Coplan admira sa croupe superbe. Comme si elle en avait conscience, elle se déhanchait un brin. Oskovitch donna un coup de coude à son compagnon et cligna de l’œil en lui soufflant à l’oreille :
  
  - Il ne s’embête pas, Giorgyi.
  
  Coplan sursauta en découvrant le pavement à majoliques ( Faïences italiennes de la Renaissance) du hall d’entrée. Dans le salon, changement de décor. Peintures ultramodernes, tons agressifs, violents contrastes entre le carrelage et les murs. Seul, un tableau balinais de style naïf détonnait dans cet ensemble d’avant-garde.
  
  Sharon offrit des boissons fraîches, puis s’assit sur un pouf égyptien, face à ses visiteurs, en témoignant d’un intérêt identique à l’égard de Coplan. Elle ne posait aucune question, restait muette et hermétique. Coplan se demanda si elle agissait sur des ordres précis, exprimés par son amant hongrois. A la main, elle tenait toujours son fume-cigarette comme si cet accessoire rehaussait sa personnalité. Dans l’embout, elle ficha une cigarette turque et l’alluma avec un briquet en or de marque Cartier à l’unisson de son standing. Des volutes de fumée odorante mais douceâtre s’élevèrent jusqu’au plafond sur lequel un artiste avait peint une fresque qui se voulait anachroniquement évocatrice des fastes de Carthage.
  
  Oskovitch paraissait parfaitement à l’aise et se forçait à admirer le décor. Finalement, il s’enquit :
  
  - Où sont nos chambres ?
  
  La Britannique en resta bouche bée.
  
  - Vous comptez dormir ici ?
  
  - Nous ignorons quand Giorgyi arrivera. L’affaire qui nous amène ici est très importante. Il n’est pas question de rater Giorgyi. D’ailleurs, c’est lui qui donne les ordres. Il m’a précisé que vous obéissez au doigt et à l’œil. Donnez-m’en la preuve, assena Oskovitch avec insolence.
  
  Coplan vit une lueur de haine passer dans les yeux de la jeune femme. Cette brève émotion disparut très rapidement et Sharon se leva en coinçant le fume-cigarette entre ses lèvres.
  
  - Suivez-moi.
  
  A nouveau, elle se déhancha et se fit ondulante. Sa démarche arrachait un sourire ravi à Oskovitch. Ce fut lui qui se vit en premier introduire dans une chambre spacieuse du second étage. Elle referma la porte sur ses talons et entraîna familièrement Coplan jusqu’à une autre chambre située au fond du couloir. Elle entra avec lui et alla ouvrir la baie vitrée. L’air marin chassa les odeurs de renfermé qui flottaient dans la pièce et que combattait à peine la fumée de la cigarette turque. Sur la table était posé un transistor. Machinalement, elle appuya sur une touche. Des bribes de musique sud-américaine s’échappèrent de l’appareil.
  
  - J’adore les tangos, ils me font pleurer, susurra-t-elle.
  
  Coplan ôta sa veste et la cala sur le dossier d’une chaise.
  
  - Vous savez ce que disent les Argentins ? Un homme ne pleure pas à l’église. C’est le tango qui pleure pour lui. Vous êtes déjà allée en Argentine ?
  
  - J’ai vécu un an à Buenos Aires. Je suis une fan de la cuisine et de la musique locales.
  
  Elle augmenta le son du transistor.
  
  - Vous me paraissez plus accessible que votre compagnon, Francis. Soyez gentil, éclairez ma lanterne. Quelle est la raison de votre visite ? Pourquoi n’avez-vous pas de bagages ?
  
  Coplan fouilla dans la poche de sa veste et en sortit une brosse à dents.
  
  - Je ne m’en sépare jamais. Je n’exposerai pas les motifs de notre visite. Je préfère vous laisser en dehors du coup. L’inverse ne vous rapporterait rien de bon.
  
  - C’est à moi d’en juger.
  
  La porte qui s’ouvrait pour laisser entrer Oskovitch évita à Coplan de répondre et Sharon s’esquiva. L’arrivant la suivit des yeux et referma la porte.
  
  - Elle a un faible pour vous.
  
  - Elle est femme.
  
  - Depuis Adam et Eve, il n’y a guère eu de crimes dans lesquels les femmes n’aient eu quelque participation. Je me méfie de celle-ci. Elle appartient à la même race que Kaczar, probablement fourbe, hypocrite et traîtresse.
  
  - Elle ne nous intéresse pas. Nous voulons mettre la main sur Jdanov.
  
  - L’ennui, c’est que nous ignorons quand Kaczar et lui vont arriver. Sharon le sait. Alors, j’ai une idée. Profitons de ses bonnes dispositions à votre égard. Séduisez-la. Elle est plutôt du genre facile. Faites-la grimper au septième ciel et elle vous fera des confidences sur l’oreiller. C’est l’abc du métier. Vous et moi avons appris à l’école d’espionnage comment se débrouiller dans ce genre de circonstances.
  
  - Que savez-vous d’elle ?
  
  - Ce que je sais, je vous l’ai dit. Son passé est assez énigmatique, enveloppé dans l’ombre. A trente ans, elle a forcément beaucoup vécu. Quelle importance, d’ailleurs ? Vous ne la couchez pas dans votre lit pour découvrir si elle détient des diplômes universitaires ?
  
  - Comment Kaczar l’a-t-il connue ? Il y a peu de temps que le rideau de fer est tombé.
  
  - Leur rencontre fait partie du mystère. De plus, il m’est difficile de faire la part du feu. Kaczar joint l’utile à l’agréable. Cependant, dans ce cas particulier, lequel des deux prévaut ? L’utile ou l’agréable ?
  
  
  
  Dans des situations différentes, Coplan se montrait plus insinuant, plus onctueux, plus suave et, graduellement, prenait possession du corps qui s’offrait. Avec Sharon, ces délicatesses n’étaient guère appréciées. Foin des chatteries, des mignardises et autres approches insipides, voire agaçantes. La Britannique en tenait pour la grosse cavalerie.
  
  Il lui donna satisfaction.
  
  Enfin repue, elle se doucha et revint, drapée dans un peignoir diaphane. En bonne Anglaise, elle se versa un verre de xérès qu’elle sirota en fixant Coplan avec curiosité. Pour le mettre à l’aise, elle commença par lui décerner des louanges sur ses performances entre les draps. Après ce préambule, elle entreprit de le questionner sans vraiment user de subtilité. Lui se dit que les rôles étaient inversés. Néanmoins, pour elle, il broda un roman qui la laissa les yeux écarquillés. Ce fut le moment qu’il choisit pour contre-attaquer mais en fut pour ses frais. Sharon, assurait-elle, ne savait rien des projets de Kaczar. Et, surtout, elle se refusait à évoquer son amant. Craignant d’aller à l’opposé de ses intérêts, Coplan cessa son interrogatoire, sinon la méfiance aurait envahi Sharon. En tout cas, il était parvenu à une certitude : Kaczar et Sachmaninoff ne débarqueraient pas dans la nuit. Compte tenu de la farouche personnalité du Hongrois, Sharon n’aurait pas couru le risque de le tromper.
  
  Allongé aux côtés de la jeune femme, il ne dormit que quelques heures. Un bruit léger le réveilla et il ouvrit les yeux. Trop tard. Déjà, quatre hommes et deux femmes entrés par la baie vitrée qui était restée ouverte braquaient sur le lit de lourds automatiques. Un septième s’avança en brandissant une carte et un insigne de police.
  
  - Commissaire Stefanopoulos.
  
  Interloqué, Coplan le regardait. Il portait un col roulé noir, un blazer bleu marine, un pantalon à carreaux aux couleurs des horse-guards, un collier avec un pendentif qui oscillait sur son sternum. S’il voulait se démarquer de l’image traditionnelle du flic, il avait réussi son effet. De petite taille, alerte et vif, il présentait une tête noble, un visage à la fois sensible et bourru, une abondante chevelure gris fer qui pointait sur les joues en de longs favoris démodés.
  
  Face au lit, il lança dans un excellent anglais :
  
  - Habillez-vous, on vous embarque. Même si vous êtes nus, on s’en moque. On en a vu d’autres.
  
  Le drap voilant ses seins, Sharon s’emporta :
  
  - Que signifie cette intrusion ? Vous n’avez pas le droit d’entrer comme ça chez les gens sans prévenir.
  
  - Nous avons tous les droits à partir du moment où nous détenons un mandat d’arrêt et un mandat de perquisition.
  
  - Un mandat d’arrêt ?
  
  - Contre Sharon Metcalf et toute personne présente dans cette demeure.
  
  - Pour quels motifs, le mandat d’arrêt ? voulut savoir Coplan.
  
  - Triple assassinat.
  
  Il frémit. Il ne s’attendait pas à une telle réponse.
  
  - Qui a commis ce triple assassinat ?
  
  - Votre compagne de lit.
  
  Coplan se tourna vers Sharon dont le visage virait au blafard.
  
  - C’est vrai ?
  
  Elle n’eut pas le temps de répondre car Stefanopoulos aboya :
  
  - Ne jouez pas au plus malin avec moi ni à l’innocent ! Vous êtes complice comme votre acolyte dans l’autre chambre !
  
  Coplan se souvint alors de l’opinion plus que défavorable qu’avait quelques années plus tôt émise son vieil ami, le lieutenant de vaisseau Thierry Vignon, assassiné plus tard à Hawaï (Voir Honolulu réclame Coplan) :
  
  « - Rien de plus con qu’un flic grec. »
  
  - Je n’ai jamais commis d’assassinat ! protesta Sharon avec vivacité. C’est un complot ! Au fait, montrez-moi donc de plus près votre carte et votre insigne !
  
  Un sourire carnassier sur les lèvres, le commissaire s’exécuta.
  
  - Vos manœuvres dilatoires ne servent à rien, avertit-il d’un ton rogue. Vos êtes piégée et vos complices le sont avec vous.
  
  - De quels assassinats s’agit-il ? s’enquit Coplan qui se reprochait d’avoir failli aux précautions d’usage pour éviter de se fourrer dans un tel pétrin.
  
  - Vous le saurez au commissariat. Allez, habillez-vous tous les deux !
  
  Après les avoir consultés, Sharon, dans un geste de fureur, balança la carte et l’insigne à la tête du commissaire qui resta impassible. Ses subordonnés, du moins les deux femmes, se jetèrent sur elle, arrachèrent le drap et l’obligèrent à s’habiller. Coplan évita le même sort en sautant à bas du lit et en raflant ses vêtements épars sur le sol.
  
  Il enfilait ses chaussettes lorsque la porte s’ouvrit et Oskovitch apparut, poussé à l’intérieur de la chambre par quatre policiers. Sa lèvre était légèrement fendue et un mince filet de sang coulait sur son menton.
  
  - Que se passe-t-il ? fit-il, un peu hébété.
  
  - Sharon est accusée d’un triple assassinat et nous sommes soupçonnés d’être ses complices, renseigna Coplan.
  
  - Fermez vos gueules ! ordonna Stefanopoulos.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Sarcastique, Stefanopoulos décrivait avec complaisance, pour l’édification de Coplan et d’Oskovitch, l’itinéraire criminel de Sharon Metcalf dont, d’ailleurs, la véritable identité était, selon lui, Carolyne Novak, l’intéressée n’étant pas britannique mais américaine.
  
  - ... En une seule année, 25 000 meurtres ensanglantent les États-Unis. Dans cette violence quotidienne, il faut quand même faire une place à part à Carolyne Novak. Derrière son front diabolique, se dissimule un monstre criminel. Servie par une beauté fascinante à laquelle tous les deux vous avez succombé et par une intelligence perverse, elle a débuté le massacre en faisant assassiner par son amant de seize ans son époux richissime. Cela se passait à Dallas au Texas, comme dans le feuilleton télévisé. Gros ennui pour elle : l’héritage lui a échappé in extremis par la faute de son amant. Bêtement, il s’est vanté de son crime auprès d’une collégienne pour se valoriser à ses yeux. Carolyne, précipitamment, s’est enfuie au Mexique. De là, elle a gagné l’Europe. Plus précisément, le Royaume-Uni.
  
  « La chance joue pour elle, puisque, à peine débarquée à Londres, elle provoque le coup de foudre chez un paralytique aussi riche que son défunt époux. Il lui propose le mariage, ce qu’elle se garde bien d’accepter, ce serait trop dangereux, et se contente d’un poste de gouvernante-maîtresse, jusqu’au jour où l’Anglais commet l’imprudence d’ouvrir son coffre devant elle. Il contient une fantastique collection de bijoux qui appartenait à l’Australienne dont le paralytique est veuf. Elle ne résiste pas à la tentation. C’est que, à Mexico City, Carolyne a dû bazarder les siens pour financer sa fuite. Dans le coffre, repose un pistolet de calibre 22. Carolyne loge six balles dans la tête du naïf et franchit la Manche, estimant que les brouillards londoniens vont sous peu se révéler incléments pour elle.
  
  « Dans l’intervalle, la cour criminelle du comté de Dallas l’a condamnée à la peine de mort. Le meurtrier de seize ans s’en tire avec vingt ans de prison. Carolyne se réfugie sur la Côte d’Azur et cherche un receleur pour les bijoux. Mais, à Marseille, on se méfie d’elle. La confiance ne règne pas dans les bars à truands devant cette étrangère qui baragouine le français. Comme elle a encore un peu d’argent devant elle, elle loue une maison à Vence et prend des cours de français. Dans la journée, elle se balade dans la montagne et se lie avec des gens du cru. Entre autres, deux hommes. L’un français, l’autre à la nationalité inconnue. Vous deux. »
  
  - Vous êtes fou! se rebella Coplan.
  
  - C’est du roman ! renchérit Oskovitch qui tirait désespérément sur ses menottes.
  
  Le Grec frappa du poing sur la table.
  
  - Laissez-moi terminer. Rien ne sert de nier l’évidence. Et si vous persistez, j’ai bien l’intention de vous faire passer aux aveux, quel que soit le prix à payer.
  
  Coplan se tourna vers Oskovitch :
  
  - Gardons notre calme. La vérité sortira du puits à un moment ou à un autre.
  
  - Dans combien de temps ?
  
  - Fermez-la, renvoya Stefanopoulos qui passait allègrement du langage châtié au parler populaire. Je continue. Bons samaritains, les aventuriers que vous êtes avez aidé Carolyne à dénicher un acheteur pour ses bijoux. Un Niçois, nommé Carbonetti. Individu sans scrupules qui ne se préoccupait guère de l’origine de la marchandise, une marchandise d’autant plus suspecte qu’elle était quasiment bradée. A ce prix imbattable, il aurait dû se méfier. Voyez-vous, la terre est peuplée de pigeons. Cette denrée n’est pas rare. Ce qui manque pour les plumer, ce sont les tueurs. Carolyne, épaulée par son passé criminel, s’est dit qu’après tout elle serait bien bête d'abandonner de si beaux joyaux en contrepartie d’une somme aussi faible. Aussi a-t-elle décidé de loger quatre balles dans la tête de Carbonetti et de partir avec son fric en vous refilant votre part.
  
  « Comme le sol de France vous brûlait la plante des pieds, vous avez déguerpi après ce forfait et tous les trois vous vous êtes réfugiés ici avec l’espoir de refaire le coup de Carbonetti. Et la chance vous a servis. Un Hongrois est tombé éperdument amoureux de Carolyne. Giorgyi Kaczar est le roi du marché noir à Budapest. Il est bourré d’argent. Quelle belle cible pour votre trio criminel! Vous vous apprêtiez à lui échanger les bijoux contre une somme rondelette avant de lui faire subir le sort du Niçois et l’assassiner pour récupérer la monnaie d’échange. »
  
  Coplan et Oskovitch se regardèrent, accablés.
  
  - Dans l’Antiquité, vos ancêtres témoignaient d’une belle imagination, commenta le premier, sardonique. On n’en trouvait plus trace depuis vingt siècles. Heureusement, vous êtes là pour relever le défi !
  
  - Qui tu es ?
  
  - Francis Cluzay.
  
  Le policier posté à la droite de Coplan le gifla.
  
  - La ferme ! cria-t-il.
  
  - On m’a demandé mon nom, protesta-t-il.
  
  - C’est pas vrai, on t’a rien demandé. D’où viens-tu ?
  
  - De Paris.
  
  - Je t’ai demandé ton nom et tu n’as pas répondu.
  
  - Francis Cluzay.
  
  Le second flic lui décocha une bourrade et lâcha un chapelet de jurons en traitant Coplan de salaud d’assassin.
  
  - On va s’occuper de toi et tu vas comprendre ta douleur. Ici, on sait comment décarcasser un tueur.
  
  - Je ne suis pas un tueur.
  
  - Si tu ne parles pas tout de suite, tout à l’heure tu vas déchanter c’est moi qui te le jure !
  
  Coplan n’était pas entravé par des menottes ordinaires mais par des pinces au modèle beaucoup plus barbare. En matière plastique, ces menottes ressemblaient aux attaches utilisées pour fixer les étiquettes sur les valises. L’inventeur les avait équipées de petites lames de rasoir sur les fermoirs. A la différence des menottes ordinaires qui ménageaient un espace entre leur métal et le poignet, elles serraient énergiquement. L’effet était prévisible. Diminution de la circulation sanguine et atroce souffrance. Rompu aux épreuves les plus cruelles, Coplan supportait cette dernière sans broncher.
  
  Roué de coups, il se mura dans un silence hautain. Épuisés, écœurés devant une telle résistance, les policiers l’abandonnèrent enfin dans une pièce sale et exiguë, comportant néanmoins un lavabo dans lequel il fit couler l’eau pour se rafraîchir le visage. Son menton était tuméfié. Autour de ses poignets, les menottes avaient tracé des sillons sanglants. Sous son œil gauche, la pommette enflait un peu et il avait l’impression d’avoir les os brisés.
  
  Il n’eut guère le temps d’épiloguer. La porte s’ouvrit avec fracas et le lieutenant Vergotte apparut, un pistolet-mitrailleur Uzi à la main.
  
  - Je ne comptais plus sur vous, avoua Coplan.
  
  - Pas de temps à perdre. Mes hommes et moi avons investi les lieux et neutralisé les flics. Par ailleurs, j’ai alerté l'lntrépide. Un certain délai était nécessaire pour qu’il se rapproche de la côte. C’est pourquoi j’ai tardé. A présent, les Zodiac nous attendent dans une crique. Il n’y a pas une minute à gaspiller. Venez vite !
  
  Coplan ne l’entendait pas de cette oreille. Pas question de laisser derrière lui Oskovitch et celle qui les avait mis dans le pétrin. Il entraîna Vergotte. Dans le couloir deux légionnaires braquaient leur Uzi sur un groupe de policiers dans lesquels Coplan reconnut Stefanopoulos et ses tortionnaires. Nul esprit de vengeance ne l’habitant, il ne s’occupa pas d’eux, sauf pour s’enquérir de l’emplacement des cellules de ceux qu’il souhaitait délivrer. Terrorisé, Stefanopoulos les lui indiqua. L’instant d’après, après que les portes eurent été déverrouillées, Oskovitch et la femme apparurent, une expression hagarde sur le visage.
  
  Vergotte poussa les policiers dans les cellules ainsi libérées, bientôt rejoints par leurs collègues escortés par deux autres légionnaires.
  
  - Allez, on se tire, conclut l’officier qui devenait un peu fébrile.
  
  L’aube blanchissait l’horizon lorsqu’ils émergèrent du commissariat. Sans vergogne, ils empruntèrent un fourgon de police qui attendait sur le parking avec la clé de contact sur le tableau de bord.
  
  Le trajet fut relativement court.
  
  Au large, se profilait la silhouette trapue de la vedette de haute mer dont le commandant s’était bien gardé de hisser les couleurs nationales. Les rayons du soleil naissant lui arrachaient des éclairs métalliques.
  
  Sur les galets attendaient les Zodiac et leurs pilotes. Les arrivants étant au nombre de dix, Vergotte, ses six légionnaires, Coplan, Oskovitch et la femme, ils durent procéder à plusieurs aller et retour.
  
  Quand ils furent à bord, l'Intrépide fit rugir ses moteurs et fonça hors des eaux territoriales. Un matelot vint soigner les plaies et les bosses tandis que le cambusier apportait des sandwiches et du café fort et brûlant.
  
  Coplan apostropha la femme :
  
  - C’est vrai, ce que racontait Stefanopoulos ?
  
  Elle posa sur lui un regard innocent.
  
  - Ce sont des mensonges éhontés.
  
  - Quelle est ta véritable identité ? Carolyne Novak ou Sharon Metcalf ?
  
  - La seconde est la bonne.
  
  - Tu n’as pas assassiné ces gens dont parlait ce flic grec?
  
  - Jamais.
  
  Il ne la crut pas.
  
  - C’est un coup monté par Kaczar, intervint Oskovitch.
  
  - Soyez plus précis, invita Coplan.
  
  - C’est simple. Giorgyi est astucieux. Il a subodoré que me viendrait à l’esprit l’hypothèse où il ferait étape avec Jdanov dans la villa qu’occupait Sharon. Alors, il fait d’une pierre deux coups. Il prévient les flics et monte cette histoire incroyable que nous a racontée Stefanopoulos. Ainsi, il nous écarte de son chemin et se débarrasse aussi de Sharon dont il s’est peut-être lassé.
  
  - Giorgyi se lasser de moi ? s’emporta la jeune femme. Vous êtes fou !
  
  - Ce sont des choses qui arrivent, glissa Coplan, hypocrite. Les amours ne sont pas éternelles, surtout lorsqu’elles sentent le soufre.
  
  - Giorgyi se traîne à mes pieds.
  
  - Raison de plus. Tout homme éprouve l’envie, un jour ou l’autre, de se remettre debout.
  
  - Pas Giorgyi, batailla-t-elle.
  
  - Alors, Stefanopoulos se serait trompé de bout en bout ?
  
  - Je ne vois pas d’autre explication. D’ailleurs, il m’a rudement interrogée mais je n’ai pas avoué. C’est un fou, ce type. De toute façon, Giorgyi m’a toujours recommandé de me méfier des Grecs. Ils bâtissent des histoires insensées.
  
  - Le grand poète Virgile ne disait pas autre chose, rappela Oskovitch en avalant la dernière bouchée de son sandwich.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Nick Rosello revit brusquement une scène, vieille d’un quart de siècle. A cause de la guerre au Vietnam, la contestation battait son plein. Les Noirs constituaient plus de la moitié des effectifs du corps expéditionnaire et leurs frères restés aux États-Unis se révoltaient contre cette discrimination. « Nous sommes de la chair à canon, protestaient-ils. Pour les Blancs, les planques, pour nous, le feu, le front, les embuscades. » Joey Gallo avait immédiatement vu le parti qu’il pouvait tirer de la situation. Pendant son incarcération à la prison d’Attica dans le nord de l’État de New York, il s’était lié d’amitié avec les caïds de la population pénale noire. Acoquiné. Le terme était plus approprié. Il les avait convaincus que leur heure était venue de faire pièce à la Mafia et de l’aider à prendre le contrôle de New York. Les Noirs avaient sauté sur l’occasion. Joey Gallo haïssait le père de Nick Rosello qui était alors le capo dei capi. Il estimait que ce dernier ne lui offrait pas dans la hiérarchie la fonction que méritaient ses talents. Six mois après sa sortie d’Attica, il envoyait ses tueurs noirs dans le restaurant italien où le père et la mère de Nick Rosello célébraient le neuvième anniversaire de leur petite-nièce, en compagnie de ses parents, dans la plus pure tradition sicilienne. Les restaurants italiens constituaient un mythe dans l’histoire des assassinats gangland. Tony De Siracusa et bien d’autres en savaient quelque chose. Peut-être existait-il une malédiction ?
  
  Les Noirs ne s’étaient pas embarrassés des scrupules siciliens qui interdisaient de toucher aux femmes, aux enfants et aux innocents. Sanglant massacre. Neuf morts. Les cinq membres de la famille fêtant l’anniversaire auxquels il convenait d’ajouter deux serveurs et deux voisins de table.
  
  Nick Rosello revivait cette scène au moment où Carminé Di Biase entrait dans son salon. Avant que l’arrivant n’ouvre la bouche, il avait pressenti une catastrophe. Pourtant, comme à l’accoutumée, Carmine était calme, impassible, glacé même. Ses yeux ne trahissaient aucune émotion et, pourtant, Nick avait deviné. Sensation mortelle. Un froid polaire envahissait l’estomac. Comme tétanisés, les muscles étaient incapables du moindre mouvement. Le cœur battait à grands coups. Les pieds se gelaient. Au milieu des glaçons, le whisky prenait un goût amer. Comme un lustre Grand Siècle pendant du plafond, le temps pesait en stoppant les aiguilles de l’horloge.
  
  En l’instant présent, il éprouvait la même sensation.
  
  
  
  - Nous n’avons pu remettre la main sur Valeri Semionovitch Sachmaninoff, annonça Gordine d’un ton navré. Nous fondions de grands espoirs sur la piste hongroise. Hélas ! avec la glasnost, la perestroïka, l’esprit d’indépendance de nos États satellites, leur refus de coopérer, mes hommes ont fait chou blanc.
  
  - Et cet Oskovitch que vous recherchez ?
  
  - Introuvable. Alors, faites attention, toute l’affaire risque de vous péter dans la figure.
  
  Joey Gallo avait payé cher son massacre. Le 6 avril 1972, il fêtait son quarante-troisième anniversaire chez Umberto au coin de Mulberry et de Hester Streets, dans la Petite Italie. Flanqué de ses deux gardes du corps, de sa sœur, de son épouse, de sa fille, d’une amie, il dégustait un plat de moules à la marinara quand les vengeurs étaient entrés. Des Siciliens, pas des nègres. Et les justiciers s’étaient contentés d’abattre Joey Gallo, sans toucher aux femmes et à la fillette. C’était là, la différence entre les Siciliens et les nègres, ressassait Nick. Récemment, il avait fait appliquer un châtiment identique à Tony Da Siracusa. Pourquoi les choses étaient-elles si compliquées parfois ? A sa botte, il avait une armée de tueurs qui ne demandaient qu’à passer à l’action. Si seulement l’envoyé du K.G.B. qui était là, assis devant lui dans le confortable fauteuil en cuir fauve, sirotant sa vodka glacée, pouvait lui indiquer où se cachaient Oskovitch et Sachmaninoff, alors les choses ne seraient plus embrouillées. Il dépêcherait ses tueurs ou feraient appel à d’autres si les cibles se dissimulaient en Europe. Beaucoup de gens étaient disposés à lui rendre ce service. Don Gregorio en Sicile, Capitano à Naples, Thierry Bernard à Paris, Joey Griggs à Londres, Horst Dennolinger en Allemagne, et encore quelques autres éparpillés dans tous les coins.
  
  - Le K.G.B. est devenu nul, reprocha-t-il.
  
  Gordine haussa les épaules.
  
  - Tout change. Vous n’avez pas idée du bordel que nous sommes obligés de supporter en U.R.S.S.
  
  - Et nos objectifs ?
  
  - Bien entendu, le directeur-général y attache la même importance que dans le passé. Ce que nous essayons de fomenter, c’est un putsch, un coup d’État, avec l’aide des militaires. Nous avons manqué notre coup, la première fois en août dernier. Nous réussirons à notre prochain essai et nous imposerons un régime de terreur, comme dans les glorieuses années d’antan. Nous ferons claquer nos bottes dans les pays satellites, comme en Hongrie en 56 et en Tchécoslovaquie en 68, et les choses rentreront dans l’ordre.
  
  - Vous avez perdu la main depuis 68, railla cruellement le capo. Peut-être devriez-vous faire appel à un général sud-américain. En Amérique latine existe une longue tradition de coups d’État militaires. Une aide en provenance de ce continent serait sûrement efficace et fructueuse.
  
  Gordine fit mine de ne pas avoir entendu.
  
  - Je vais vous raconter une anecdote amusante. Certains de mes soldats ont fusillé Lech Walesa en effigie.
  
  - Amusante ? se récria Nick Rosello. Plutôt débile, voulez-vous dire ! Moi je ne fusille personne en effigie. Quand je donne l’ordre, mes balles frappent une cible en chair et en os, pas en carton.
  
  Gordine resta impassible.
  
  - Calmez-vous.
  
  Nick serra les poings. Voilà que ces foutus Russkoffs, parce que l’anarchie régnait dans leur pays, mettaient en péril un plan bâti depuis des décennies et dans lequel son père et lui avaient investi un argent considérable. Des bons à rien, ces Slaves. Comme les choses seraient différentes si un Sicilien faisait la loi à Moscou !
  
  Dans son for intérieur, Gordine méprisait son interlocuteur qui lui rappelait un vieux film muet de Laurel et Hardy dans lequel les deux joyeux lurons interprétaient des bandits calabrais d’opérette, brandissant tromblons et fiasques de chianti et coiffés de chapeaux pointus multicolores. Au contraire, le directeur-général à Moscou le respectait parce que, assurait-il, c’était un homme aux instincts de fauve impitoyable, évoluant perpétuellement aux frontières de la suspicion, dans une permanente incertitude, guettant le moment propice dans le dispositif adverse pour récolter un avantage supplémentaire.
  
  Revenu à son calme habituel, Nick Rosello se força à sourire.
  
  - Détaillez-moi vos recherches, invita-t-il après avoir rempli de vodka glacée le verre de son hôte. J’aurai peut-être une bonne idée à vous soumettre. Vous savez, je ne suis pas parvenu à la position que j’occupe sans avoir, assez souvent, d’excellentes idées.
  
  - Je n’en doute pas, convint le Soviétique avec une grande sincérité.
  
  
  
  
  
  Mary Jane Sherwood ressortit de la piscine, se drapa dans une sortie de bain et se frictionna vigoureusement. Le soleil lui brûlait la peau et elle se dit qu’il était superflu de se sécher. En un quart d’heures, les chauds rayons produiraient le même effet.
  
  Michael Shenker la héla :
  
  - Venez donc par ici.
  
  Lui était resté à l’ombre, vêtu comme s’il allait assister à un cocktail dans une ambassade de Washington. C’était un homme de la nuit et des ténèbres, se moqua-t-elle. Pareil à quelqu’un qui a honte, il refusait d’exposer sa peau. Sans doute craignait-il les coups de soleil.
  
  - Vous êtes plutôt bien foutue.
  
  - Le compliment a d’autant plus de valeur que vous en êtes généralement avare.
  
  - Le monokini vous va à ravir. Vous avez encore les seins bien fermes à quarante ans.
  
  - La délicatesse n’est pas une de vos qualités premières.
  
  - Je parle d’un point de vue strictement professionnel. Vous êtes une marchandise que je dois vendre et il est nécessaire que je la présente sous son meilleur aspect.
  
  - Dans cette optique, êtes-vous en train de vous demander s’il serait judicieux que je m’exhibe la poitrine nue ?
  
  - C’est exactement la question que je me posais. Est-ce un avantage ou un inconvénient ?
  
  - L’expérience du passé ne vous fournit-elle pas la réponse adéquate ?
  
  - Je n’ai jamais eu à vendre une femme. Un homme, c’est plus facile, et l’acheteur est moins critique. S’il est bel homme, ça ne dérange pas les hommes tandis que les femmes en rêvent la nuit. Bien sûr, il lui faut du bagout, mais, dans ce domaine, vous êtes gâtée, donc la comparaison est inutile et vous ne souffrez d’aucun handicap.
  
  - En revanche, selon vous, une jolie femme est un handicap ?
  
  - Je n’ai pas dit cela. Il faut voir à l’épreuve. Nous avons encore dix-huit mois. Avant votre plongée dans la piscine, je vous ai montré les statistiques. Les gens, incontestablement, vous sont favorables.
  
  - Ce sera une grande première.
  
  - Tout élément nouveau emporte immédiatement l’adhésion du public. La curiosité écarte tout autre sentiment. Quelqu’un a écrit : « Il y a toujours un moment où la curiosité devient un péché et le Diable s’est toujours placé aux côtés des tentateurs. »
  
  - Je suis le Diable ?
  
  - Si l’on prend ceux qui vous financent, oui.
  
  Il évoquait Nick Rosello, se convainquit-elle, et elle ne pouvait blâmer Shenker de le considérer comme une émanation satanique. N’empêche que, démon ou pas, il empochait son argent.
  
  - Il m’a semblé soucieux hier, remarqua-t-il d’un ton léger en fixant l’eau bleue de la piscine.
  
  - Des ennuis de santé, trancha-t-elle pour éviter que la conversation ne dégénère sur ce sujet épineux.
  
  - Probablement.
  
  Le silence s’installa, durant lequel, machinalement, elle se frictionna avec la sortie de bain, tout en sachant pertinemment que le geste était futile puisque sa peau était sèche. Shenker plissait les yeux, comme fasciné à la vue de ses seins.
  
  - Vous avez déjà trompé votre mari ? lâcha-t-il tout à trac.
  
  Elle sursauta, puis se rebella :
  
  - Vous vous croyez tout permis ?
  
  - C’est important, expliqua-t-il. Les anciens amants apparaissent brusquement comme des fantômes du passé, comme des cadavres sortis du placard, au moment le moins propice, et viennent salir une réputation en détruisant ce qui a été patiemment et savamment édifié. Dans votre cas, ce serait désastreux.
  
  - Je n’ai jamais trompé mon mari, déclara-t-elle sèchement.
  
  - Et avant votre mariage ? A l’université ? A Vassar et à Harvard ? Pas de coquin dans un coin ? La liberté de mœurs a toujours été de règle chez les étudiants.
  
  La mémoire de Mary Jane Sherwood bascula en arrière. C’était Francis Vaugh, son professeur de sciences politiques, qui l’avait dépucelée. Un grand et bel homme à la chevelure argentée, fort séduisant. Les autres filles en raffolaient. Elle avait été l’élue mais leur liaison avait été tenue secrète. Nul n’avait été au courant.
  
  Il louait un appartement en ville. Elle n’avait jamais vu une chambre comme la sienne. Un foisonnement de lourdes tentures en broché rouge, de vases, de pendants de cheminée, de statuettes aux formes démesurément allongées et torturées, qui rappelait un style 1900 dont Francis, avec son raffinement coutumier, était friand. Quant au lit, c’était un monument gigantesque, aux chevets ornés de niches dans lesquelles étaient peints des éphèbes nus et des nymphes aux atours envoûtants qu’éclairaient des lampadaires dont on s’apercevait qu’ils étaient la reproduction de satyres barbus, aux pieds fourchus et au sexe pointé sur une longueur terrifiante. Face au lit, une grotte au décor de forêt crépusculaire, peuplée de chauves-souris empaillées.
  
  Elle ne savait pourquoi mais elle avait trouvé cette ambiance follement érotique.
  
  Et puis Francis était mort, poignardé par un étudiant noir, militant des Black Panthers. Ce ne serait pas lui qui se livrerait à des confidences indiscrètes.
  
  - Je n’ai pas eu d’amant durant mes séjours dans diverses universités. Mon mari m’a trouvée vierge.
  
  Shenker respira un grand coup.
  
  - Vous me soulagez. La seule chose au monde dont un être ne peut se débarrasser, c’est de son passé et, dans certains cas que j’ai eu à traiter, croyez-moi, il est lourd.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Le spectacle était atroce. A peine surgi du cauchemar de la traversée, un homme en haillons s’agenouillait et baisait le sol hospitalier. Ce n’était que l’un, parmi tant d’autres, de ces boat-people venus d’Albanie pour fuir le régime de terreur qui avait replongé leur pays dans l’ère médiévale. Depuis le début de l’année, vingt-cinq mille Albanais avaient traversé, parfois au péril de leur vie, le canal d’Otrante pour débarquer dans les ports des Pouilles ou sur leurs côtes avoisinantes. Ils ignoraient qu’ils posaient le pied dans une des régions les plus misérables d’Europe, même si l’Italie connaissait en cette fin de siècle une des périodes les plus fastes, économiquement parlant, de son Histoire multi-millénaire. La nourriture était si rare que des prêtres catholiques, devant tant de misère, distribuaient aux réfugiés des hosties non consacrées.
  
  Submergé, Brindisi était devenu le dépotoir de l’Adriatique. Sur les quais, dans les rues, des rouleaux de plastique transparent étaient convertis en tentes abritant des femmes qui serraient contre elles des enfants transis et rongés par la gale. D’autres accouchaient en poussant de terribles hurlements. Des volontaires de tous les pays de l’Europe de l’Ouest, au cœur généreux mais à la flagrante inexpérience, essayaient de se rendre utiles avec la maladresse des néophytes.
  
  Les soldats italiens étaient plus efficaces. Avec leur aide, les infirmières de la Croix-Rouge distribuaient nourriture et boissons, pansaient les plaies et soulageaient les misères les plus visibles.
  
  
  
  A bord de l'Intrépide, Coplan avait écarté Oskovitch et pris Sharon à part.
  
  - Coupable ou pas de ce triple assassinat, tu t’apprêtais à passer de sales moments chez les Grecs, d’accord ?
  
  - De vrais pourris, ces flics !
  
  - Mes hommes et moi t’avons sauvé la mise ?
  
  - Exact.
  
  - La gratitude, tu connais ?
  
  Elle avait esquissé un sourire énigmatique.
  
  - Tout dépend du bienfaiteur. Toi et moi on se plaît, c’est sûr. J’en veux d’autant plus à ces salauds de Grecs d’avoir interrompu nos ébats. Nous étions bien partis. Pour moi, c’était divin. Pour toi ?
  
  - Moi aussi.
  
  - Je ne te crois pas, mais qu’importe. En réalité, tu t’es servi de moi pour tes projets. Tu es une barbouze et, pour des raisons que j’ignore, tu en as après Giorgyi. Pourtant, lui ne trempe pas dans l’espionnage. Il se contente du marché noir à Budapest et ça lui rapporte tellement d’argent que je n’imagine pas qu’il puisse se vêtir couleur de muraille pour aller dérober des documents secrets.
  
  - Il ne s’agit pas de documents secrets.
  
  - Quoi alors ?
  
  - Il essaie de faire passer à l’Ouest un homme qui intéresse mon pays. Nous sommes loin des histoires d’espionnage. Tu veux que je te dise, je suis persuadé que Stefanopoulos avait raison en ce qui te concerne. Tu es coupable.
  
  Elle avait baissé les yeux pendant que Coplan sortait deux cigarettes du paquet entamé dont lui avait fait cadeau un des matelots, grattait une allumette et les allumait avant d’en ficher une entre les lèvres de Sharon.
  
  - Voici ce que je te propose. Mélangeons l’intérêt et la gratitude. Le triple assassinat, ce n’est pas mes affaires, je l’oublie. Cependant, tu as une dette envers moi. Il te faut la payer. A Corfou, tu attendais Giorgyi ?
  
  Elle avait hésité en conservant les yeux baissés et en tirant nerveusement sur la cigarette.
  
  - Non, avait-elle avoué.
  
  - Tu n’avais pas rendez-vous avec lui ?
  
  - Non, pas à Corfou. A Rome.
  
  - Pourquoi Rome ?
  
  - Giorgyi est censé passer par Brindisi et, de là, rejoindre Rome.
  
  - Que va-t-il faire à Brindisi ?
  
  - Il voyage à bord du Koritza, un cargo.
  
  
  
  A présent, Coplan circulait au milieu des boat-people albanais. A la recherche du capitaine du Koritza, handicapé par son ignorance de la langue albanaise. Pour lui, les choses étaient claires. Astucieusement, le Hongrois avait utilisé cette masse de pauvres hères comme couverture pour faire passer clandestinement et anonymement Sachmaninoff de l’Est à l’Ouest. Quel meilleur subterfuge ?
  
  Dans tous les sens, il avait exploré le vieux rafiot qui était désespérément vide. Officiers et équipage avaient disparu. Probablement jouaient-ils le rôle de ceux qu’ils avaient transportés afin de profiter eux aussi de la généreuse hospitalité italienne. Coplan avait aussi visité la capitainerie du port et les locaux de police. Ceux qu’il cherchait n’étaient nulle part. Pendant qu’il battait la semelle, Oskovitch et Sharon restaient cloîtrés à l’hôtel sous la surveillance du groupe Vergotte.
  
  Dans le vieux fort carré dont les canons avaient résisté aux incursions barbaresques, à présent remisé au placard des antiquités, mais rouvert pour recueillir les réfugiés, Coplan remarqua un jeune homme qui protestait véhémentement en italien auprès d'un policier local.
  
  - Ce n’est pas vrai ! Dites-moi que ce n’est pas vrai !
  
  - Hélas, si.
  
  - Vos ministres n’ont donc aucun cœur ? Ils veulent nous expulser après toutes les épreuves que nous avons endurées ?
  
  - C’est le mot qui court.
  
  - Cette attitude est ignoble.
  
  - S’il ne tenait qu’à moi, je vous accepterais tous sur notre sol.
  
  Coplan adressa un signe à l’Albanais qui abandonna le policier et s’approcha, un peu méfiant.
  
  - Que voulez-vous ?
  
  Coplan lui fourra dans la main une grosse liasse de lires.
  
  - Prenez le premier train en direction du nord. Cherchez refuge loin d’ici. Le mieux, c’est Milan. Débrouillez-vous sur place. Ce sera facile. Vous parlez la langue du pays. Ne dites jamais que vous êtes étranger.
  
  Des larmes embuèrent les yeux du jeune homme.
  
  - C’est gentil, ce que vous faites.
  
  - Ce n’est pas innocent. Il y a une contrepartie.
  
  L’Albanais se raidit.
  
  - Laquelle ?
  
  - Au préalable, il faut que vous m’aidiez à repérer le capitaine du Koritza.
  
  Le réfugié se détendit.
  
  - Facile. Lui avait de l’argent. Il a pris une chambre à l'Albergo Adriatico.
  
  - On y va. Vous me le désignerez.
  
  Un taxi les transporta aux abords du quai. L’hôtel était une de ces constructions de style mauresque qui avaient fleuri dans les années trente. Repeint récemment, il offrait une façade coquette, ocre clair, et prenait assise sur un bâtiment bas qui abritait un restaurant traditionnel aux nappes à carreaux rouges et blancs. Flanqué de l’Albanais, Coplan entra. La réceptionniste lui indiqua que le marin était présentement attablé dans le restaurant. L’Albanais le suivit et, à peine eurent-ils posé le pied dans la salle qu’il pointa son index vers un homme barbu qui se délectait d’un énorme plat de spaghettis aux fruits de mer.
  
  - C’est lui, souffla-t-il.
  
  Coplan le congédia tandis que l’autre se confondait en remerciements et, sans vergogne, s’installa sur la chaise devant l’officier qui arrêta net le mouvement de sa fourchette et le contempla avec ahurissement.
  
  - Qui êtes-vous ? grogna-t-il en bon italien.
  
  Coplan coinça contre la bouteille de chianti sa seconde liasse de lires, puis, saisissant une fourchette propre, il la piqua dans une moule farcie qu’il porta à sa bouche avant de mâcher consciencieusement. Sa longue quête lui avait donné faim.
  
  - Ne vous gênez pas, récrimina le capitaine. C’est quoi, ce fric ? Pour payer l’addition ?
  
  Le serveur approchait. Coplan désigna les spaghettis aux fruits de mer et la bouteille de chianti.
  
  - La même chose.
  
  Quand le garçon se fut éloigné, Coplan expliqua ce qu’il cherchait. Le marin plissa des yeux étroits et caressa sa barbe, quelque peu hésitant.
  
  - C’est vrai, avoua-t-il, deux hommes m’ont versé une grosse somme pour embarquer et débarquer au milieu des fuyards. C’est tout ce que je sais.
  
  - Où sont-ils maintenant ?
  
  - Je l’ignore.
  
  L’homme, faussement désinvolte, rafla la liasse, la fourra dans la poche intérieure de sa veste et poursuivit son repas.
  
  - Les spaghettis, ça refroidit vite.
  
  - Comment ont-ils voyagé ? Sur le pont avec les autres ?
  
  - Non. Le Koritza est équipé de deux cabines passagers. Ils les occupaient.
  
  - Quels noms ont-ils fournis ?
  
  - Aucun.
  
  C’était la réponse qu’attendait Coplan pour lancer son hameçon :
  
  - Vous n’avez pas cherché à savoir de qui il s’agissait?
  
  - Pourquoi l’aurais-je fait ?
  
  - Parce que vous êtes albanais et que vous allez repartir pour votre pays où l’on vous posera des questions.
  
  - On ne m’en pose pas. Tout est combiné. Le gouvernement de Tirana est complice. Vous pensez bien que ça l’arrange que tous ces pauvres types fichent le camp. Autant de bouches en moins à nourrir sur une terre où l’on crève de faim. Qu’est-ce que vous croyez ? Si les ministres à Tirana n’étaient pas d’accord, le Koritza aurait déjà sombré corps et biens. Que faites-vous des garde-côtes et de leur artillerie ?
  
  - C’est possible, mais vous, vous devez protéger vos arrières. Vos deux passagers, vous les avez laissés monter à bord sans le feu vert des autorités qui les recherchent peut-être. Vous avez pris de gros risques. Pour de l’argent. Même dans une dictature qui tente de secouer le joug du communisme, c’est mal vu et ça peut rapporter des années de prison. Alors, ne me dites pas que vous n’avez pas essayé d’en savoir plus sur eux.
  
  - Et comment j’aurais fait ?
  
  Coplan n’était pas à court d’imagination.
  
  - J’ai visité votre rafiot. Les deux cabines passagers ne sont pas équipées de toilettes. Tout juste un lavabo. Alors à un moment ou à un autre, ils sont allés aux toilettes communes. Vous aviez posté un matelot pour guetter. Pendant leur absence, vous avez fouillé.
  
  Un sourire railleur se percha entre la moustache et la barbe.
  
  - Pas mal, mais ce n’est pas comme ça que ça s’est passé.
  
  - Avec une vieille barcasse comme le Koritza, il vous a fallu pas loin de vingt-quatre heures pour traverser le canal d’Otrante. Vos hôtes ont eu faim. Vous les avez invités au carré des officiers. Vous avez inventé le prétexte d’avoir à vous occuper de votre navire et vous les avez laissés là, seuls en tête à tête avec leur repas. Vous avez fouillé leurs cabines. Qu’avez-vous trouvé ? Dites-le-moi ou je reprends cette liasse de lires, de force si nécessaire.
  
  Pensivement, le marin examina la carrure de son interlocuteur, enroula une provision de spaghettis autour de sa fourchette puis l’enfourna dans sa bouche grande ouverte. Le silence régna et se prolongea lorsque des clients vinrent s’installer à la table voisine. L’Albanais grignota encore quelques moules farcies, puis lâcha :
  
  - Leurs papiers d’identité, ils les portaient sur eux. Dans les valises, du beau linge. On voyait qu’ils avaient de l’argent. Ils avaient aussi une arme qui gonflait leur poche. Normal. Après tout, pourquoi auraient-ils eu confiance en moi ? C’est tout.
  
  - Rien d’autre ? insista Coplan.
  
  - Non.
  
  - Forcez votre mémoire.
  
  L’officier haussa les épaules.
  
  - Non, rien. Sauf la photographie dans son cadre.
  
  - Et alors ?
  
  - Jolie fille. Ecriture maladroite, mais jolie fille.
  
  L’Albanais avait soudain adopté un ton badin, comme s’il commentait un récent bulletin météorologique.
  
  Dans ses yeux brillait une lueur friponne tandis qu’un sourire pâle flottait sur ses lèvres maculées de jus de tomate. Il se reversa du chianti après avoir posé sa fourchette et repoussé son assiette. Il était enfin venu à bout de son énorme plat. Le serveur arriva et déposa la commande de Coplan avant de déboucher la bouteille. Envahi par la curiosité, ce dernier, soudain, avait moins faim.
  
  - Alors ? pressa-t-il.
  
  - Avec une rallonge, ma mémoire se rafraîchirait. La cuisine italienne est trop riche et bourrative pour un estomac albanais.
  
  Coplan exhiba des coupures de cent dollars après le départ du serveur. Entre le pouce et l’index, il fit craquer le papier. Le marin feignit de ne pas entendre.
  
  - Pourquoi ces deux hommes vous intéressent-ils ?
  
  - Celui qui paie a le privilège du silence.
  
  Le capitaine soupira et vida son verre. Son autre main alla chercher les coupures U.S.
  
  - Sur la photographie était tracée une dédicace de cette écriture maladroite dont je viens de parler. A mon papa adoré. Signé : Lizbieta. J’ai reconnu cette fille. D’ailleurs, le prénom collait. Une championne de tennis. Lizbieta Koranyi.
  
  Coplan sursauta. La toute dernière merveille des courts. La vieille lionne qu’était Irina Saskatrinova avait senti passer le vent des boulets que lui expédiait la nouvelle venue. A quinze ans, la Hongroise était devenue la plus jeune demi-finaliste de Wimbledon. Avec les atouts de son âge que les trente-cinq ans d’Irina n’avaient pu contrer : le culot, l’absence de complexes et des jambes de marathonien. L’affrontement avait tourné au pathétique lorsque la Tchécoslovaque, nerveuse, acceptant trop facilement l’échange de fond de court, perdant toute confiance au fil d’échanges qui lui étaient défavorables, n’avait pu dominer une émotivité que certains attribuaient à ses tendances saphiques. Reine déchue, elle était saisie par le trac et jouait petit bras tandis que, ivre de sa jeunesse triomphante, Lizbieta Koranyi l’acculait aux doubles fautes, aux ratages, aux retours médiocres. 6-3, 6-4, 6-2. La débâcle pour celle qui avait fait des courts mondiaux son champ clos.
  
  - C’était bien elle ?
  
  - Comme je vous le dis. Je suis un fan de tennis. J’ai vu comment à Wimbledon elle a réduit Irina Saskatrinova au rôle de figurante. Et Irina, ce n’est pas n’importe qui. Bien sûr, elle a dans les jambes le poids des ans mais, quand même, c’est une sacrée raquette !
  
  Coplan se leva sans toucher à ses spaghettis et à la bouteille de chianti.
  
  - Si ce n’est pas vrai, on se reverra, menaça-t-il. Vos ex-passagers ne sont pas les seuls à savoir se servir d’une arme.
  
  - Vous ne mangez pas ? s’étonna l’Albanais.
  
  - Je n’ai plus faim.
  
  - Moi si. Quand on vient d’un pays comme le mien, on se goinfre. Qui sait de quoi demain sera fait ? En tout cas, vous n’avez pas à vous inquiétez. C’était bien Lizbieta Koranyi sur la photo et la dédicace existe bien. Si vous croyez que ce renseignement est susceptible de vous aider...
  
  Il ne termina pas sa phrase et échangea les assiettes avant de reprendre sa fourchette.
  
  - Ayez la grâce de payer mon addition, jeta Coplan par-dessus son épaule en s’éloignant.
  
  Dans la rue, les gens vaquaient à leurs occupations comme si leur ville n’avait pas été envahie par vingt-cinq mille miséreux. Coplan fronça les sourcils. Lizbieta Koranyi, la fille de Kaczar ? Stupéfiant.
  
  Il s’arrêta net, fit demi-tour et rentra dans le restaurant où il échangea un billet de cinquante dollars contre de la monnaie. Il ressortit pour gagner les quais du port et s’enfermer dans une cabine téléphonique. Sur le cadran, il composa le numéro secret et, bientôt, eut le Vieux au bout du fil. Comme la veille, il lui rendit compte et précisa :
  
  - Il me faut le lieu et l’adresse ou se trouve actuellement Lizbieta Koranyi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Coplan respirait l’odeur légèrement acide, faite d’un mélange de mauvaises herbes et d’orties achevant de brûler, et celle douceâtre de l’eau dormante de la lagune. L’air la charriait le long des canaux chargés de gondoles. Elle flottait sur les pavés inégaux de la place Saint-Marc sans, pour autant, en chasser les pigeons et s’en allait battre contre les épaisses murailles du Palais des Doges.
  
  Il vit la femme arriver et se prépara. Lorsqu’elle eut déverrouillé la porte, il se précipita, se colla à son dos et la propulsa à l’intérieur du couloir. Elle poussa un cri effrayé. En italien, il l’informa :
  
  - J’ai un pistolet dans la poche et je serais ennuyé d’avoir à faire feu sur vous. C’est un costume d’excellente qualité auquel je tiens beaucoup. Mon tailleur de Saville Row à Londres a passé un mois à le confectionner amoureusement. Alors, pas de cris. D’accord ?
  
  Elle hocha la tête pour signifier qu’elle capitulait. Il la poussa devant lui et l’invita à s’asseoir dans un fauteuil. Le salon était faiblement éclairé car cette maison ancienne avait été construite le long du canal que chevauchait le Pont des Soupirs et le soleil n’y pénétrait qu’avec réticence. D’un coup d’œil, il examina le décor. Ultra-sportif. En fait, entièrement consacré au tennis féminin. Beaucoup de posters de Chris Evert, de Gabriela Sabatini, de Monica Seles, de Martina Navratilova, de Steffi Graff, d’Irina Saskatrinova, et de bien d’autres gloires du gazon ou de la terre battue. Les photographies de Lizbieta Koranyi occupaient un pan entier de mur. On la voyait sur un court dans toutes le positions imaginables. Sur des étagères, les coupes qu’elle avait gagnées.
  
  - Vous pouvez être fière de votre fille, préambula-t-il avec diplomatie. J’ai rarement vu un tel tonus chez une joueuse de tennis. Wimbledon lui a ouvert le sentier vers les cimes. Elle ira loin. Vous ne le savez pas, mais je suis un fan de tennis féminin. Je le trouve plus élégant que celui disputé par les hommes.
  
  - Je me moque de votre passion pour le tennis féminin. Que me voulez-vous et à quoi rime cette intrusion chez moi ?
  
  - Vous êtes la mère de Lizbieta, mais qui est le père ?
  
  - Que vous importe ?
  
  - Ne serait-ce pas Giorgyi Kaczar ?
  
  Elle en resta bouche bée. Elle avait à peine dépassé la quarantaine et, sur ses traits, subsistaient les traces d’une beauté sauvage que le temps n’avait guère altérée. Un brin de vulgarité charnelle ourlait les lèvres un peu épaisses et soulignait le regard bleu, lourd et provocateur qu’elle posait sur l’intrus. Coiffée dernière mode, vêtue avec un goût très sûr, chaussée Via Veneto, elle présentait bien et avait de l’allure, cette allure que confèrent l’argent et l’assurance d’un corps qui résiste victorieusement aux assauts des années.
  
  Elle voulut s’extraire du fauteuil. Coplan tira vivement son arme et la pointa sur le tailleur Chanel.
  
  - Je ne plaisante pas.
  
  Elle se laissa retomber contre le dossier.
  
  - En quoi la filiation de Lizbieta peut-elle vous intéresser ?
  
  - Parce que je cherche Kaczar. Votre fille ne s’entraîne plus depuis une semaine. Elle a disparu. Où est-elle ? A mon avis, avec son père qui, selon les renseignements que je possède, est Giorgyi Kaczar. Vous n’avez jamais été mariée et votre fille porte, comme vous, votre nom de jeune fille, Koranyi. Lizbieta est vraisemblablement une fille naturelle que vous avez eue avec Kaczar qui est marié depuis vingt ans et n’a jamais divorcé. Vingt ans, c’est antérieur à la date de naissance de Lizbieta.
  
  - Quel élément vous a mis sur la piste de ce Kaczar ?
  
  - Une photographie dédicacée par Lizbieta que conserve Kaczar.
  
  - Et que lui voulez-vous à lui ?
  
  - Lui parler.
  
  - Vous êtes quoi ? Un flic ou un gangster ?
  
  - Un simple particulier qui ne déteste pas se servir d’une arme quand on ne répond pas à ses questions.
  
  - Un tueur ? Je n’ai pas peur, vous savez.
  
  - On dit ça par bravade. Il n’en va pas de même lorsque la balle s’apprête à sortir du canon.
  
  Avec des gestes précis, il vissa le cylindre du suppresseur de son.
  
  - Les gens sur les gondoles ne seront pas troublés par le tonnerre des détonations.
  
  - Vous êtes d’un cynisme révoltant.
  
  Lorsqu’il eut terminé, il braqua l’engin sur elle.
  
  - Je vous écoute.
  
  Vaincue, elle se mouilla les lèvres.
  
  - C’est vrai, Giorgyi est le père de Lizbieta. Une aventure de ma jeunesse. C’est grâce à lui, à sa protection, à son argent, que ma fille a pu faire la carrière que vous savez dans le tennis. Voilà.
  
  - Où est Lizbieta ?
  
  - En vacances avec son père.
  
  - Où ?
  
  
  
  
  
  Posté au premier étage de la vieille baraque en bois, Nick Rosello vit arriver Michael Shenker. En échange de cinq cents dollars, les Noirs avaient accepté de libérer pour une petite semaine leur masure isolée, située au fin fond de l’État du Mississippi. Elle devait dater du siècle dernier, au temps où régnait encore l’esclavage, estima le capo, ses narines délicates assaillies par mille remugles qui lui étaient inconnus et l’œil dégoûté par les paillasses aux taches suspectes, disposées sur le plancher au bois mal équarri.
  
  En bon Sicilien, Nick détestait les juifs et Shenker en était un. Il leur reprochait de mieux réussir que ses compatriotes dans les placements financiers, obligeant ainsi la Mafia à faire appel à leur concours en leur abandonnant une part juteuse.
  
  Avant de recruter Shenker, il avait fait procéder à une discrète enquête sur l’intéressé, le meilleur dans son domaine très particulier. En effet, Nick se souvenait du temps, pas tellement éloigné, où il régnait sur les quais de Brooklyn. Son empire s’étendait sur un front de mer de dix kilomètres de long et s’enfonçait sur huit pâtés d’immeubles et de maisons. Dans ce périmètre, quiconque habitait ou travaillait devait payer tribut. Armateurs, dockers, commerçants ou simples particuliers, étaient assujettis à la dîme. Même les enfants s’ils voulaient poser le pied à l’intérieur de leur école ou jouer au basket-ball dans les terrains vagues. Les récalcitrants mouraient jeunes et accidentellement.
  
  Un vieux leader syndical de l’Union des Dockers faisait des pieds et des mains pour réagir contre le racket. Nick l’avait fait abattre dans Flatbush. Et, avant d’engager Michael Shenker il avait fait enquêter afin de découvrir s’il n’était pas apparenté à la victime qui se nommait Peter Shenker. Ses craintes s’étaient révélés vaines. Heureusement, car Michael Shenker était réellement ce que l’on trouvait de mieux dans sa profession qui ne comptait que quelques élus.
  
  Escorté par l’un des gardes du corps de Nick, ce dernier entra, un mouchoir sur la bouche.
  
  - Bon sang, ça pue dans cette baraque, grogna-t-il.
  
  - Je ne veux pas que le F.B.I et la C.I.A. aient vent de notre affaire. Comment progresse-t-elle ?
  
  - De façon satisfaisante. Elle est douée, c’est sûr, grâce à sa vaste surface intellectuelle. On a l’impression que l’on n’arrivera jamais au bout de l’intelligence de ces diplômées de Vassar et de Harvard. Avec ça, pas de problèmes émotionnels. D’ailleurs, les femmes d’une intelligence supérieure ont parfois, au point de vue sentimental, une mentalité voisine de celle d’un sauvage.
  
  Nick esquissa un sourire de satisfaction. Il en tenait pour les battants. Les nouvelles générations de mafiosi ne possédaient plus la hargne qui caractérisait leurs aînés. Des hommes comme son père, comme Lucky Luciano, Al Capone ou Albert Anastasia avaient connu la misère dans leur enfance. A la rude école des gangs de rues, ils avaient accompli leurs premières armes, commis leurs premiers assassinats commandités. Habités par la volonté farouche d’échapper à leur milieu social, à la misère, à la maison de correction, à la prison, ils avaient fait des pieds et des mains pour éviter le sort de leur père, pauvre immigré italien exploité et tué jeune par les quinze heures de travail quotidien.
  
  Hélas, la race se perdait. Bien que femme et à demi sicilienne, Mary Jane semblait avoir hérité des qualités ancestrales.
  
  - Elle est quand même sénateur, rappela-t-il.
  
  - Pas des États-Unis, modéra Shenker (Aux U.S.A., chacun des cinquante États est doté d’un Sénat. En outre, il délègue à Washington deux sénateurs appelés sénateurs des États-Unis). Si elle l’était, ce serait plus prestigieux.
  
  - Certes. Vous et moi savons que nous devons faire avec ce qu’on a. Comment réagit le Parti ?
  
  - Les machos grognent, les femmes applaudissent, ceux qui ont vraiment la tête politique calculent froidement les chances et ne prennent pas encore position. Et puis on se heurte à l’éternel bataillon des pessimistes et des optimistes. Les seconds font comme les femmes, ils applaudissent. Les premiers envisagent de déserter.
  
  - Dressez-moi une liste de ces salopards, fulmina Nick en serrant les poings. Je leur ferai comprendre de quel côté leur tartine est beurrée.
  
  Durant deux longues heures, Shenker et le capo discutèrent longuement des chances de Mary Jane Sherwood. Quand ils jugèrent avoir fait le tour de la question, le premier repartit suivi dans l’heure par le second accompagné par ses gardes du corps. Tant il était joyeux, Nick Rosello avait même cueilli des fleurs de magnolia pour son épouse et ses deux filles. Allons, la route ouverte par son père avait été longue mais, bientôt, elle porterait ses fruits. Il se sentait rempli d’enthousiasme, même si les nouvelles annoncées par l’homme du K.G.B. ne prêtaient pas à l’optimisme.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  La mère de la championne de tennis était restée dans sa maison vénitienne sous la garde d’un des hommes du commando Vergotte. Ainsi lui était-il interdit d’informer sa fille et Giorgyi Kaczar de la visite qu’elle avait reçue.
  
  L’adresse qu’elle avait fournie se situait sur une mauvaise route qui sortait d’un petit village, courait sur quelques kilomètres et s’en allait buter contre une dune de sable au-dessus de la plage aux gros galets gris et usés par les flux et reflux. Là se dressait une vieille maison en bois à la façade délavée par les embruns.
  
  Coplan fut étonné. La construction n’était pas conforme à la richesse du Hongrois ni au standing d’une demi-finaliste à Wimbledon. La méfiance l’envahit. La mère de Lizbieta avait-elle menti ou bien l’avait-elle expédié dans un traquenard parce que Kaczar, anticipant les événements, avait pris ses précautions si quelqu’un retrouvait sa trace ? Le Hongrois n’était pas devenu le roi du marché noir sans avoir su planifier et dresser des garde-fous autour de lui. Pour lui, Oskovitch et Coplan couraient dans la nature et ils constituaient des dangers potentiels qu’il convenait d’éliminer.
  
  Il abandonna le volant de la Lancia. Sur le plancher il ramassa le faux attaché-case renfermant l’Ingram M-ll L.I.S.P. le pistolet-mitrailleur le plus court et le plus léger du monde, mis au point dans les années 70 par Mitch WerBell. L’engin était équipé d’un suppresseur de son intégré, soudé au canon et non vissé, avec un dispositif spécial interdisant à l’arme de s’enrayer. Un viseur à lunette de précision et à infrarouges Starlight complétait l’ensemble qui était doté d’une cadence de tir de quatorze cartouches seconde. La munition était du 8 millimètres subsonique, un calibre tombé en désuétude durant des lustres que Mitch WerBell avait réhabilité.
  
  Il sortit de la voiture et, à pas prudents, s’avança vers la maison pour s’engager dans l’allée constituée d’un remblai de galets posés sur le sable. Un étroit chemin partait de la route et conduisait à un garage au toit en planches qui oscillait sous le vent. A l’intérieur, une rutilante BMW qui était immatriculée en Sicile.
  
  Accrochée à la sangle sous sa veste, l’Ingram était prête à servir, de même que l’arme brandie sous les yeux de la Hongroise et qui était coincée dans la ceinture sous l’autre pan de veste.
  
  L’allure dégagée, il marcha sous le soleil des Pouilles. Il s’arrêta devant la porte et frappa si fort que le panneau s’écarta. Confiant en la promptitude de ses réflexes s’il tombait dans un guet-apens, il entra, la main sur la crosse de l’Ingram. Ses yeux encore éblouis par l’ardeur du soleil restèrent aveugles durant de longues secondes. Une vague crainte l’étreignit. Il était facile de l’abattre. Même un amateur aurait réussi ce tir au pigeon.
  
  Rien ne se produisit et il se relaxa. Peu à peu, ses yeux s’habituèrent à l’obscurité renforcée par les volets clos.
  
  L’ameublement était sommaire. Une table, des chaises, un buffet. Il abaissa un commutateur. L’électricité était coupée. Il s’engouffra dans la cuisine et repoussa les volets, geste qui éclaira l’embouchure de l’escalier menant au premier et unique étage. Après avoir visité les trois pièces du bas, il escalada les marches, l’Ingram pointée devant lui. Les quatre chambres étaient vides. Pas un seul meuble. Les murs étaient revêtus d’un papier à fleurs grisâtre. Dans les toilettes, pas de papier hygiénique, mais des feuilles d’un quotidien coupées en quatre. Coplan regarda la date. L’avant-veille. Indice intéressant. L’odeur était atroce et un escadron de mouches virevoltait dangereusement. La chaîne n’avait pas été tirée. Il la tira, puis ouvrit la fenêtre.
  
  C’est alors qu’il vit surgir les 4 x 4.
  
  Il se rua au rez-de-chaussée et se posta dans la cuisine d’où il avait vue sur les arrivants. Les conducteurs restèrent à leur volant tandis que neuf hommes débarquaient des trois véhicules. A la main, ils tenaient un fusil à canon scié. Coplan grimaça. L’un d’eux arracha les clés sur le tableau de bord de la Lancia. En raison de la chaleur, ils n’étaient vêtus que d’un short, d’une chemisette et chaussés de sandales. Des lunettes noires masquaient leur regard. Sûrs d’eux, ils avançaient d’un pas tranquille. Le premier s’arrêta, fit demi-tour et sembla distribuer ses ordres. Sous ses épaules pendait un sac à demi-rempli. Les autres commencèrent à s’éparpiller, dans l’intention évidente de cerner la vieille baraque en bois.
  
  Un piège, analysa Coplan très vite. Probablement sur les instructions de Kaczar, la Hongroise l’avait expédié tout droit dans un traquenard. Ces hommes en voulaient à sa vie et même si ce n’était pas le cas, supputer le contraire risquait de se révéler éminemment dangereux.
  
  Ne restait qu’une solution. Ouvrir le feu avant que la maison ne soit cernée.
  
  Il ajusta l’Ingram et pressa la détente en visant soigneusement. Ses munitions étaient précieuses. Pas question de les gaspiller. Il devait faire mouche à tous coups. A la cadence de quatorze cartouches seconde, la manœuvre exigeait la finesse de l’expert qu’il était.
  
  En commençant par la gauche, il ramena son tir sur la droite. Le bijou de mille huit cents grammes qu’il manipulait avec une science consommée constituait un outil idéal pour les embuscades. Le suppresseur de son éliminait le bruit de la poudre qui explose, en même temps qu’il diluait l’éclair à la sortie, si bien que, même sans le soleil dans les yeux, les arrivants auraient été incapables de localiser l’origine des coups de feu qu’ils n’entendaient pas.
  
  Ferrari des armes de poing, l’Ingram faucha comme dans un champ de blé. En deux secondes et cinq dixièmes, Coplan vida le chargeur. Son tir avait couché sur le sol les neuf arrivants qui, pour la plupart, n’étaient que blessés et hurlaient désespérément en se vidant de leur sang.
  
  C’est alors que celui qui semblait leur chef roula sur le flanc gauche en dégageant ses bras des bretelles du sac dans lequel sa main droite plongea. L’instant d’après, il balança une grenade qui s’engouffra dans la porte restée ouverte et explosa dans le vestibule. Coplan se jeta sur le carrelage de la cuisine. Réveillés par cette riposte, les conducteurs des 4x4 jetèrent à leur tour des grenades sur la maison, sauf le dernier qui arrosa la construction de projectiles à l’aide du Kalashnikov qu’il avait ramassé sur la plate-forme arrière.
  
  Coplan rampa vers l’arrière de la maison. La table, les chaises, le buffet commençaient à brûler. Une épaisse fumée âcre flottait à ras du sol. Coplan toussa puis accéléra le mouvement en abandonnant l’Ingram qui devenait inutile puisqu’il n’avait pas de chargeur de rechange. Il le remplaça par le Beretta extrait de sa ceinture.
  
  Ce fut au moment où il poussait la porte grillagée qui bloquait l’accès sur l’arrière que, dans le garage, le réservoir de la BMW explosa à cause d’une grenade qui avait manqué son but. Transformée en torche, la maison grilla allègrement.
  
  En zigzaguant, il courut au pied de la dune pour la contourner. Des colonnes de fumée noire s’élevaient dans le ciel et les maubèches s’enfuyaient.
  
  Ses pieds s’enfonçaient dans le sable mou. Une tortue sommeillait entre deux arbustes rabougris, à deux pas de bécasseaux impavides qui grignotaient des brins d’herbe pendant que des lézards plongeaient entre les galets chauffés à blanc.
  
  La sueur ruisselait sur son corps. Il se retourna. Pas de poursuivants. Peut-être le croyait-on mort ?
  
  Son entraînement intensif au Centre du Service Action à Cercottes dans le Loiret lui permettait de parcourir quinze kilomètres en une heure, à la fois en courant et en joggant. Bien sûr, il était facile de le suivre à la piste, grâce aux empreintes qu’il laissait dans le sable. C’est pourquoi il abandonna la dune qui s’enfonçait dans les galets et choisit de se cantonner sur la plate-forme rocheuse qui dressait une barrière infranchissable devant les assauts du sable.
  
  En se retournant fréquemment, il s’éloigna rapidement du lieu de l’affrontement. Une question le taraudait. Qui étaient ces hommes ? Comment Kaczar pouvait-il bénéficier du concours d’un aussi grand nombre de tueurs à gages dans un pays où il n’exerçait pas habituellement ses activités criminelles ?
  
  En tout cas, son hypothèse se vérifiait. La mère de la championne de tennis l’avait expédié délibérément dans un piège. En ce faisant, elle prenait de gros risques mais sans doute Kaczar l’avait-il rassurée, en lui affirmant que le traquenard était si bien tendu qu’il n’existait aucune issue. Par conséquent, personne ne reviendrait lui demander des comptes.
  
  Mais où étaient Kaczar, sa fille et Sachmaninoff ? Voilà qui importait.
  
  Le soleil chauffait fort sur la côte calabraise. Grâce au vent venant du golfe de Tarente, l’atmosphère était respirable. Enfin, il atteignit le dernier village avant Crotone. Un pêcheur lançait son moteur pour aller relever ses filets. Coplan sauta dans l’embarcation et lui tendit une liasse de lires.
  
  - J’ai besoin de me rendre de toute urgence sur la rive est du golfe.
  
  Le Calabrais examina à la dérobée le visage noirci par la fumée des explosions, les vêtements froissés et trempés par la sueur, les chaussures couvertes de grains de sable, mais n’émit aucun commentaire.
  
  Dans son pays, historiquement, il était de tradition d’aider les bandits et les fugitifs.
  
  A ce sujet, Coplan se souvenait d’une anecdote que lui avait contée un ami italien. Une équipe de la « Caméra invisible » avait monté un scénario à filmer dans les rues de Rome. Un homme, les poignets entravés par des menottes, arrêtait les passants et leur demandait de fouiller dans sa poche pour en sortir la clé des menottes et le délivrer. Les essais n’avaient pas été concluants car les Romains, horrifiés, s’éloignaient précipitamment sans accéder à la requête. L’équipe avait décidé de tenter sa chance en Calabre. A la première tentative, à Reggio, le passant avait entraîné le comédien sous un porche et lui avait débloqué les menottes avant de lui remettre une petite somme d’argent.
  
  « - Allez, file, bandito. Si tu cours vite, les carabiniers ne te rattraperont pas ! »
  
  Le Calabrais s’empara de la liasse, détourna le regard et grogna :
  
  - C’est bon, on part.
  
  
  
  
  
  Lorsque Michele Patriarco parlait, on se rendait compte tout de suite, analysa Nick Rosello, que les riches ont un accent bien à eux, fait d’inflexions sophistiquées, d’une certitude absolue que l’on n’acquérait qu’après avoir pendant des lustres fourré l’argent des autres dans sa propre poche. Avec l’ascension, la voix changeait. Quel que soit le sujet de la conversation, les lèvres bâtissaient des images superbes. Courts de squash, yachts tout blancs, draperies de brocart, lambris de noyer poli à la main afin que son brillant ne choque pas les puristes.
  
  L’avocat venu de Palerme entama sa péroraison :
  
  - Cinq cents millions de dollars, voilà ce qu’ils exigent.
  
  Nick ne sourcilla pas.
  
  - Pourquoi ne se sont-ils pas adressés directement à moi ?
  
  - Ils préfèrent un intermédiaire.
  
  - Combien leur prendrez-vous ?
  
  - Dix pour cent. Si vous ne payez pas, votre affaire capote.
  
  - Si je refuse, que font-ils?
  
  - Ils vont voir la C.I.A. Naturellement, ils toucheront infiniment moins d’argent. Un ou deux millions de dollars, au grand maximum. Néanmoins, c’est moins que rien du tout. Ils envisagent aussi le contact avec d’importants industriels. Dans ce cas, ce serait plus juteux. L’imagination ne leur manque pas, n’en doutez pas. Nous contacter en Sicile est astucieux. Le don est partisan de dire oui.
  
  - C’est facile de dire oui pour le don quand il escompte empocher cinquante millions de dollars alors que moi je devrai en verser cinq cents !
  
  Patriarco planta un havane entre ses lèvres sensuelles, mais se garda de l’allumer. En fait, il n’allumait jamais ses cigares. C’était simplement une attitude qu’il se donnait.
  
  - Ne peut-on les intercepter ? Vous disposez de moyens puissants en Italie. Ces deux types sont des proscrits, même s’ils détiennent de la dynamite. Vous avez vos hommes de main partout, non seulement dans le Mezzogiorno mais dans le Centre et le Nord. En outre, depuis le temps que vous bakchichez les flics, les magistrats et les politiciens, vous devriez pouvoir localiser ces deux hommes.
  
  - Nous essayons.
  
  Nick ne le crut pas. S’ils étaient découverts et tués, le don ne toucherait pas ses cinquante millions de dollars et, dans son palais de Palerme, c’était ce à quoi il rêvait. Connu pour être cupide, il alliait à cette faille une détestation particulière pour la Mafia américaine, affirmant qu’elle avait perdu sur le territoire des États-Unis le sens des vraies valeurs. Dans cette affaire, il jouait donc dans le camp adverse et il n’était pas besoin d’être grand clerc pour deviner qu’il ne bougerait pas le petit doigt pour s’emparer des maîtres chanteurs venus de l’Est.
  
  - J’ai besoin de réfléchir.
  
  Patriarco sortit un briquet en or de sa poche, le fit claquer, en approcha la flamme de l’extrémité du cigare, puis feignit d’avoir soudainement une idée et éteignit le briquet sans avoir allumé le havane.
  
  - Au fait, j’oubliais. Ils nous ont demandé un petit service.
  
  - Lequel ? s’ensuit Nick d’une voix glaciale.
  
  - Des gens sont sur leur piste. Alors, ils leur ont tendu un traquenard en Calabre. Une vieille baraque sur le bord de la mer. Un homme seul s’est présenté. Nous avions envoyé un commando de douze hommes qui surveillait les lieux. Ils sont intervenus Ce type seul a fait un carnage. Trois morts, six blessés, et il est parvenu à s’enfuir. Quelle vaillance. Évidemment, ce n’est pas n’importe qui pour se tirer d’affaire d’aussi belle façon.
  
  Nick frémit. Il était persuadé qu’il s’agissait du même homme qui avait échappé à ses tueurs, ici même à New York City, c’est-à-dire l’homme contacté par Tony Da Siracusa.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Le sous-officier de la Légion étrangère retroussa le bas de son pantalon et démasqua le poignard de parachutiste qui était retenu par des sangles fixées à son mollet droit. La mère de la championne de tennis avait été dénudée et, ligotée aux chevilles et aux poignets, placée dans la baignoire emplie d’eau froide. Elle grelottait mais ne pouvait émettre aucune protestation à cause du bâillon qui lui fermait la bouche.
  
  Coplan lui tournait le dos. Déjà, le Croate brandissait son arme. Coplan refréna le mouvement en bloquant l’avant-bras avec sa main.
  
  - Pas tout de suite, Zoltan.
  
  - On va perdre du temps, fit remarquer le sergent de sa voix à l'accent chuintant. Faut que le corps se vide de son sang...
  
  Dans le miroir. Coplan vit la Hongroise blêmir.
  
  - ... Et, après, faut faire écouler le sang avec la flotte...
  
  Son italien n’était pas excellent mais la femme le comprenait à merveille, si bien qu’elle gigotait, à la fois de terreur et pour se réchauffer.
  
  - Moi, à votre place, j’aurais utilisé un chalumeau oxhydrique. Elle aurait parlé, continuait le Croate. Ils parlent tous. Toujours...
  
  - C’est une bonne idée, convint Coplan, l’œil ravi en voyant dans le miroir le teint de la femme tourner au blafard.
  
  Il recula jusqu’à la porte.
  
  - Pourquoi pas ?
  
  Zoltan éprouva la pointe de son poignard sur la peau du sein droit. Épouvantée, la femme poussa un hurlement qu’étouffa le bâillon.
  
  - Il n’est pas trop tard.
  
  Le légionnaire releva son arme.
  
  - Vous avez un chalumeau ?
  
  - Je peux en trouver un.
  
  - Alors, qu’est-ce que vous attendez ?
  
  Coplan ouvrit la porte et s’esquiva. A son retour de Calabre, la Hongroise avait mimé l’étonnement à la perfection mais pas au point de duper Coplan. Elle savait quelque chose et le taisait par fidélité à l’égard du père de son enfant ou, peut-être, par amour, un amour qui subsistait depuis ses vingt ans. Alors, avec la complicité du Croate, parfait comédien, il avait monté la mise en scène.
  
  Après un délai raisonnable, il retourna dans la salle de bains, les mains chargées du chalumeau et de la bouteille qu’il avait achetés quelques heures plus tôt. Faussement indifférent, le Croate se curait les ongles avec la pointe de son poignard.
  
  - Vous en avez mis du temps.
  
  Les yeux de la femme étaient exorbités. Coplan entreprit de mettre en œuvre la manœuvre qu’il avait planifiée avec le légionnaire. La flamme siffla doucement au début, puis dangereusement, au fur et à mesure qu’elle était réglée, et son long jet faillit embraser le rideau en plastique de la baignoire.
  
  - Sors-la, ordonna Coplan.
  
  Le sous-officier posa son arme sur le rebord du lavabo et saisit la femme sous les aisselles pour la soulever hors de l’eau. Coplan accéléra la flamme qui s’en vint lécher le carrelage corail qui protégeait le mur au-dessus de la baignoire. Un léger grésillement et les gouttelettes d’eau s’évaporèrent.
  
  - Baisse-lui son bâillon.
  
  Le légionnaire obéit puis serra le menton afin de refermer précipitamment la bouche si sa captive manifestait l’intention de hurler.
  
  - Commencez par le sein droit, conseille-t-il comme s’il était expert en la matière. L’autre, il est juste au-dessus du cœur et, une fois à Beyrouth, on a eu une patiente qui, tout de suite, a été victime d’une crise cardiaque. Elle est morte sur le coup, alors, autant vous dire, on en a été pour nos frais.
  
  A la dérobée, il jeta un coup d’œil interrogateur à Coplan. Jouait-il bien le rôle qui lui était assigné ?
  
  - Faudrait pas que ça recommence aujourd’hui, conclut-il, faussement alarmé.
  
  Les traits décomposés, la gorge tremblante, les lèvres violacées, la Hongroise était livide. Même si elle l’avait voulu, elle n’aurait pu hurler tant ses cordes vocales étaient bloquées par l’horreur de la situation.
  
  - Le feu, ça fait mal, prévint Coplan.
  
  - Jeanne d’Arc en sait quelque chose, glissa le Croate, qui avait des lettres mais franchissait facilement la frontière entre le bon goût et le mauvais.
  
  Le regard implorait. Coplan orienta la flamme vers la surface de l’eau et un nuage de vapeur s’éleva en direction du nombril.
  
  A ce moment, les cordes vocales se débloquèrent.
  
  
  
  
  
  Trois années s’étaient écoulées depuis que Coplan n’avait pas remis les pieds sur l’île d’Elbe. Les souvenirs napoléoniens n’en avaient pas disparu de sa surface pour autant. Le célèbre bicorne surgissait chaque pas, au fronton des maisons et des restaurants, au carrefour des routes, sur les panneaux routiers et, parfois, sur les bouteilles de Coca-Cola. Blasphématoire, il ornait même quelquefois la croix de certains calvaires. Ce manque de respect religieux ne semblait nullement choquer la population pourtant profondément catholique.
  
  A l’ouest, les monts les plus élevés voyaient leur pied gangrené par le granit de Seccheto, ce matériau que l’on revoyait sur les dômes de Pise. Au centre, régnait le kaolin exporté vers les fabriques de porcelaine de la péninsule. A l’est, depuis des temps immémoriaux, en tout cas phéniciens et étrusques, on extrayait le fer.
  
  Vergotte avait reçu du renfort. Quatre sous-officiers d’origine italienne. Lui compris, Coplan disposait donc d’un commando de huit hommes. Les quatre autres Yougoslaves restaient affectés à la surveillance d’Oskovitch, de Sharon et de la Hongroise.
  
  L’épisode calabrais ne s’était pas effacé de sa mémoire. Peu enclin à risquer inutilement sa vie et celle de ses hommes, il avait pris le maximum de précautions pour éviter la répétition d’un incident sanglant.
  
  Venue de Corse, une vedette du Service Action avait caboté à la limite des eaux territoriales pendant que des nageurs de combat apportaient le matériel, les armes et les munitions. En bon légionnaire, Vergotte détestait les marins. Aussi n’avait-il pu s’empêcher d’ironiser :
  
  - J’espère qu’ils ne vont pas foirer leur coup comme avec Greenpeace.
  
  Coplan avait souri. Le fiasco en Nouvelle-Zélande avait marqué à tout jamais les Services spéciaux français.
  
  A présent, ils roulaient sur la route de montagne qui slalomait entre les sapins. L’air frais entrait, par les vitres baissées, à l’intérieur du minibus Volkswagen qui transportait l’équipe Action. A l’arrière, les légionnaires échangeaient des souvenirs communs qui remontaient au Tchad. Coplan consultait sa carte.
  
  - Arrêtons-nous ici, décida-t-il. La clairière, là à droite, c’est bon.
  
  Le sous-officier braqua son volant. Entre les arbres, Vergotte fit garder le véhicule par deux hommes, ce qui éclaircissait un peu les rangs.
  
  - Si vous entendez des coups de feu, commanda-t-il, vous rappliquez fissa.
  
  En file indienne, Coplan à sa tête, le commando chemina entre les sapins. Sur le flanc de la montagne, ils virent soudain, au débouché du mauvais chemin, leur objectif, un chalet de style classique. Ils se couchèrent au pied des arbres et Coplan ajusta ses jumelles. Lizbieta Koranyi était là. Sur le court, elle se livrait à des échanges avec son père. Bienveillante, elle ne lui expédiait que des balles faciles à renvoyer. De temps en temps, vraisemblablement pour ne pas perdre la main, elle se permettait un smash, un lob ou un passing-shot marqués du sceau du génie.
  
  Sur le balcon du premier étage, les coudes plantés sur la balustrade, Sachmaninoff observait la scène.
  
  Coplan replaça les jumelles dans leur étui.
  
  - Alors ? s’enquit Vergotte d’un ton impatient.
  
  - C’est jouable et en douceur, sauf si, à l’intérieur du chalet, se cachent des gardes du corps. Je n’oublie pas mon aventure calabraise.
  
  - Que fait-on ?
  
  - Nous sommes six à présent. Vous et trois de vos sous-officiers vous investissez le chalet par le devant et annihilez toute résistance. Parallèlement, votre Italien et moi nous emparons de l’arrière où se trouvent nos cibles. Attention à la gosse. Elle est innocente. Qu’elle ne reçoive surtout pas une balle perdue.
  
  - On y veillera.
  
  Coplan s’appliqua à mettre au point la chronologie. Lorsque ce fut fait, il inspecta à nouveau le chalet à l’aide des jumelles. Les protagonistes n’avaient pas bougé. Dans l’intervalle, Vergotte distribuait ses ordres à ses subordonnés.
  
  Suivi par le sergent-chef italien, Coplan courut vers l’arrière du chalet. A son cou pendait une musette contenant les grenades à effet paralysant. Sur sa hanche, côté gauche, était coincé le Beretta, rescapé de l’épisode calabrais. Enfin, à la main, il tenait un Ingram qui avait remplacé celui abandonné au cours de sa fuite.
  
  Lizbieta fut la première à l’apercevoir. Elle s’arrêta net dans son mouvement, sa raquette suspendue dans l’air, et lâcha sa balle qui rebondit sur la terre battue.
  
  - Qu’est-ce que tu fais ? s’impatienta Giorgyi Kaczar.
  
  A son tour, il vit les arrivants et se figea pendant que le sous-officier levait son fusil d’assaut et visait Sachmaninoff accoudé sur la balustrade du balcon, qui eut un violent sursaut et rejeta la tête en arrière.
  
  - Ne bougez pas! cria Coplan en braquant son Ingram sur le Hongrois.
  
  L’attente fut courte. Bientôt, Vergotte apparut en agitant le bras.
  
  - Le chalet est vide.
  
  Coplan lui désigna le Soviétique.
  
  - Montez le neutraliser.
  
  Lorsque ce fut fait, Coplan invita Kaczar et sa fille à entrer dans le chalet. Escortée par deux légionnaires, Lizbieta regagna sa chambre où elle fut maintenue sous surveillance. Elle pleurait et gémissait. Coplan était désolé mais ne pouvait agir autrement. Exécutant les ordres donnés par Vergotte, deux sous-officiers avaient ligoté le Hongrois et le Soviétique sur une chaise pendant que le restant de l’effectif veillait à l’extérieur. Vergotte fit signe à ses hommes et prit congé pour renforcer la sécurité. Conscient qu’il n’était qu’un exécutant Action, non susceptible d’être mis au courant des secrets de ce monde, il laissait Coplan seul avec les prisonniers pour le grand déballage.
  
  Ce dernier se jucha sur la table. Déconfits, la lèvre hargneuse, ses deux captifs le considéraient avec haine.
  
  - Qu’allez-vous faire de Lizbieta ? s’inquiéta le Hongrois.
  
  - Elle n’a rien à craindre.
  
  - Vos hommes ont de sales gueules.
  
  - C’est très possible, mais elles valent la vôtre. De toute façon, là n’est pas la question. Oskovitch a enfin parlé.
  
  Le regard des deux hommes se fit attentif.
  
  - Oskovitch est un menteur, aboya le Hongrois en tirant sur ses liens.
  
  Enfoncés dans les orbites, les yeux bleus flamboyaient de colère. Sur la nuque, sa crinière argentée s’agitait nerveusement. Depuis Budapest, sans doute en raison des parties de tennis disputées avec Lizbieta, ses traits émaciés avaient bronzé. En revanche, Sachmaninoff n’avait pas profité du soleil. Son front large et dégarni d’intellectuel demeurait pâle et maladif.
  
  Très à l’aise, Coplan se frotta les paumes en signe de satisfaction.
  
  - Il ne me manquait que Sachmaninoff pour boucler l’affaire.
  
  Avec plaisir, il vit les sourcils se froncer. Pour Coplan, en effet, Sachmaninoff était censé se nommer Jdanov.
  
  - Au début, commença-t-il, le K.G.B. disposait d’un atout fantastique. Les scientifiques d’Union soviétique détenaient un avantage et une avance considérables. La technologie tendant à miniaturiser les matériels de communication, ils étaient parvenus à imaginer une puce de la taille d’une tête d’épingle à nourrice, baptisée Utchitelnitsa (En russe, professeur (au féminin)). Cette puce était un micro-ordinateur, un bio-communicateur, destiné à être monté sur un cerveau humain. Proprement révolutionnaire, ce procédé était jusque-là l’apanage et le fruit de l’imagination des écrivains de science-fiction. Ces spécialistes de l’électronique moléculaire ne s’en étaient pas tenus à ce formidable pas de géant.
  
  « Après avoir mis au point cet implant, encore fallait-il être en mesure d’en tirer la quintessence. Dans un second stade, fut développé le transmetteur microélectronique, lui aussi miniaturisé puisqu’il ne dépasse pas la taille d’une grosse boîte d’allumettes de cuisine. Alors, se posa le problème de son utilisation. Mis au courant, le K.G.B. s’appropria Utchitelnitsa dans le but de l’employer à ses propres desseins. Mais sur quelle cible ? Gordine, le chef de la Section Manipulation, lut un jour un article dithyrambique sur une adolescente nommée Mary Jane Provenzano, publié par Word & Business News. Dans le texte, il était fait état des dispositions prodigieuses de cette Américaine qui battait tous les records de quotient intellectuel à ce jour connus. Sur l’ordre de Gordine, un de ses agents aux États-Unis entra en contact avec Mary Jane Provenzano. Ce fut pour découvrir qu’elle vivait sous la protection de Nick Rosello, un capo de la Mafia, un peu comme vous Kaczar, vous avez planifié la carrière de tenniswoman de votre fille naturelle, Lizbieta Koranyi. »
  
  Le Hongrois profita de la comparaison.
  
  - Justement, j’ai peur pour elle. Vous hommes ont de sales gueules, répéta-t-il.
  
  - Vous n’avez pas de craintes à avoir. Les hommes qui la surveillent sont de parfaits robots. Ils n’obéissent qu’à moi et ne prennent jamais d’initiative individuelle. Bon, poursuivons. Gordine se dérangea lui-même et rencontra Nick Rosello pour lui exposer son projet. Le capo fut stupéfié par l’audace de la proposition. Ni plus ni moins, il s’agissait de tenter un pari de prime abord démentiel : bâtir minutieusement la carrière de Mary Jane Provenzano afin que, dans les vingt, vingt-cinq prochaines années, elle accède à la présidence des États-Unis, sans garantie de succès, bien entendu.
  
  « Tablant sur les immenses possibilités qui étaient les siennes, Gordine calculait ses chances. Elles existaient incontestablement. Il a fait miroiter aux yeux du capo les avantages de la situation. Le pouvoir suprême serait détenu par une femme qui serait à la fois aux ordres du K.G.B. et de la Mafia. Nick Rosello voguait déjà sur des océans de félicité. Personne parmi les membres de la Mafia n’avait jamais réussi un coup pareil. Dans les années soixante, la Mafia avait cru prendre pied à la Maison-Blanche en faisant élire Kennedy mais, une fois dans la place, les deux frères Kennedy avaient renié leurs promesses, grave faute qui plus tard avait provoqué leur assassinat.
  
  « Dans le cas présent, c’était du tout cuit si Mary Jane ne connaissait pas l’échec. Après tout, le vieux père Kennedy avait planifié l’élection à la présidence de son fils John vingt ans à l’avance. Pourquoi pas lui, Nick Rosello ? Il avait plus d’argent que les Kennedy et Mary Jane était bien plus intelligente que la victime de l’attentat de Dallas. Alors ? Les sirènes chantaient à ses oreilles.
  
  « Bien sûr, il y avait un hic. Le K.G.B. Il ne se sentait pas chaud pour se fourrer dans les pattes de ces gens-là. Mais il convenait de faire un sacrifice, d’autant qu’il avait les épaules suffisamment solides pour les rouler dans la farine le moment venu. Ce n’étaient pas des Russkoffs qui allaient avoir le dessus sur un capo aussi astucieux et rusé que lui. Enthousiasmé, Nick Rosello donna son accord. En réalité, Gordine avait également l’intention de le doubler lorsque l’objectif serait atteint, mais on n’en était pas encore là. Auparavant, il fallait mettre les choses en place.
  
  « Nick Rosello acheta une clinique privée. Immédiatement, il licencia le personnel qui fut remplacé par des scientifiques soviétiques aidés par des agents soviétiques, citoyens américains.
  
  « Un jour, Mary Jane Provenzano fut agressée dans la rue, en plein jour dans la 5e Avenue à New York. Son chauffeur lui porta secours mais ne put éviter le vol de son sac à main et le coup de matraque qu’elle reçut sur le crâne, oh, pas très méchant, le coup de matraque, mais suffisant pour qu’elle perde connaissance. Le chauffeur la transporta dans la fausse clinique, où on lui dit qu’il était nécessaire de procéder à une légère opération chirurgicale. Ainsi lui fut implantée Utchitelnitsa.
  
  « Dès ce jour, Gordine et Rosello constituèrent une équipe unie, occupée à bâtir l’avenir de Mary Jane. D’abord, les études, Vassar et Harvard. Prestigieuses universités. Leur protégée en sortit major. Sur le plan psychologique, nos deux conspirateurs disposaient d’atouts de poids pour la réalisation de leur complot. Mary Jane était dépourvue de modestie. Ses succès répétés la rendaient méprisante et arrogante à l’égard de ceux dont la surface intellectuelle n’égalait pas la sienne. A petites doses, Nick Rosello évoqua le projet qu’il caressait pour elle, en même temps qu'Utchitelnitsa la conditionnait. Ivre d’orgueil devant ce brillant avenir qu’elle pouvait dominer, elle devint une élève docile.
  
  « A partir de ce moment, Nick Rosello s’écarta et resta en retrait. Il ne tenait nullement que le nom de sa protégée soit associé à la Mafia. Sa seule initiative, à cette époque, fut de dénicher un époux pour Mary Jane. Ce fut assez long mais, enfin, la perle rare se manifesta sous les traits de John Sherwood. Ouvrons une parenthèse ici avant de revenir à ce dernier.
  
  « En cachette, Nick Rosello s’était assuré les services de Michael Shenker. Cet homme avait été le premier adjoint du directeur de la campagne électorale qui devait triomphalement maintenir Richard Nixon à la Maison-Blanche en 1972. Il n’était que premier adjoint, mais c’était lui qui avait fait tout le travail. De ce fait, il était considéré comme le meilleur agent électoral que l’on puisse trouver. D’ailleurs, c’est grâce à lui que furent élus Présidents des États-Unis Jimmy Carter en 1976, Ronald Reagan en 1980 et 1984, et George Bush en 1988.
  
  « Dénué de scrupules, faisant fi du passé criminel de son client, salarié du capo à temps complet, il œuvra longtemps dans l’ombre et mit son plan en forme en se fixant pour objectif l’élection présidentielle de 1992. Naturellement, il ignorait que son employeur avait partie liée avec le K.G.B. et ne soupçonnait pas l’existence d'Utchitelnitsa.
  
  « Sur son bloc-notes, il avait dressé la liste des atouts que possédait Mary Jane Provenzano. Ethniquement, du sang italien, irlandais, allemand et polonais coulait dans ses veines. Dans le melting-pot américain, cette combinaison lui apporterait la sympathie des minorités. Catholique, elle bénéficierait de l’appui de ses coreligionnaires, comme cela s’était produit pour Kennedy en 1960. Ne pas négliger les protestants et les juifs pour autant. C’était là où intervenait John Sherwood, un luthérien dont la mère était juive. Issu d’une famille pauvre, sans fortune, doté d’une ambition incommensurable, il représentait l’époux idéal. A peine moindre que celle de son épouse, son intelligence était vaste. Un couple parfait que finançait en sous-main l’argent de la Mafia.
  
  « Rosello leur avait interdit d’avoir des enfants. Il leur en fit adopter trois : deux garçons, une fille. Un Noir, un Vietnamien, une Mexicaine. Une autre initiative pour se rallier les suffrages des Noirs, des Asiatiques et des Hispaniques. Quant aux patriotes, ils avaient tout lieu d’être séduits. Brillant combattant du Vietnam, colonel de la Garde Nationale de son État, John Sherwood s’était porté volontaire pour la guerre du Golfe où son unité avait été la première à enfoncer les lignes irakiennes à Koweït City. »
  
  - Vous devez avoir soif, railla Giorgyi Kaczar. Des monologues aussi longs et ennuyeux irritent la gorge.
  
  - Vous avez parfaitement raison, répondit Coplan du tac au tac.
  
  Il sauta à bas de la table, passa dans la cuisine, ouvrit le réfrigérateur et rapporta une bouteille d’eau minérale bien fraîche ainsi qu’un verre. Il but à satiété sans rien offrir à ses prisonniers et poursuivit sa récapitulation :
  
  - Rosello et Shenker comptaient beaucoup sur le vote des femmes. Elles seraient flattées qu’un candidat de leur sexe accède à la Maison-Blanche. Ce serait la première fois aux États-Unis. Dans l’intervalle, cependant, il fallait préparer le Parti à cette opération. Soutenu par l’argent de Nick Rosello, alternant promesses et pots-de-vin, Shenker conclut des alliances. Entre-temps, Mary Jane et son époux ne restaient pas inactifs. Elle devint sénateur de son État tandis qu’il en devenait le gouverneur. Une ascension à la Ronald Reagan. Une ascension qu’à Moscou on suivait degré après degré.
  
  « Le K.G.B. se gardait bien de donner des ordres à Mary Jane par le biais d’Utchitelnitsa. Pas besoin d’intervenir puisque l’action de Rosello était si efficace. L’heure viendrait où, à la Maison-Blanche, Mary Jane occupant les lieux, il serait loisible de lui dicter ce qu’elle avait à faire afin d’infléchir la politique de Washington en faveur de l’Union soviétique. Pour le moment, attendre et voir venir. Quelques jours après l’élection, il serait procédé à l’élimination brutale de Nick Rosello. L’exécution serait mise sur le compte d’un règlement de comptes entre mafiosi et le tour serait joué. Ensuite, le K.G.B. disposerait d’un délai de quatre ans, voire du double en cas de réélection, pour asseoir sa mainmise.
  
  « Cependant, depuis quelques années, Gordine avait confié le contrôle de Mary Jane à un lieutenant-colonel. Vous, Valeri Semionovitch Sachmaninoff. Vous étiez très lié avec un autre officier du K.G.B., le major Oskovitch. La tempête de la glasnost et de la perestroïka soufflant sur l’Union soviétique, vous rêviez d’un autre avenir. Vous, vous n’aviez jamais quitté votre pays natal. En revanche, Oskovitch était un itinérant, spécialiste du territoire des États-Unis.
  
  Un jour, vous vous êtes confié à lui. Ne serait-il pas possible de négocier la vente d’Utchitelnitsa ? Et vous lui avez expliqué ce dont il s’agissait. Si l’affaire réussissait, votre fortune à tous deux était faite, loin de la vie terne et monotone qui, malgré les privilèges attachés à votre appartenance au K.G.B., était la vôtre sous le ciel de Moscou, vous qui ne rêviez que de filles exotiques au collier de coquillages et de plages de sable blanc à l’ombre des palmiers tropicaux.
  
  « Tout de suite, Oskovitch a vu le parti à tirer de l’affaire. Mais à qui vendre Utchitelnitsa ? Parfaitement au courant des us et coutumes américains, Oskovitch a pris contact avec le grand rival de Nick Rosello, un autre capo, Tony Da Siracusa, qui a sauté sur l’occasion. Vous aviez un problème, votre sortie d’U.R.S.S. car, évidemment, vous étiez surveillé. Dans un premier temps, vous avez cherché refuge chez des contacts d’Oskovitch, dans votre pays natal, mais à proximité de la frontière hongroise. Votre désertion en emportant la télécommande d'Utchitelnitsa alertent Gordine qui prévient Nick Rosello.
  
  « Ce dernier devine que le vol a été effectué dans un but mercantile. Qui serait prêt à acheter ce lourd secret ? Roublard comme il est, il soupçonne Tony Da Siracusa. Bien qu’il ne détienne pas de preuves, il le fait abattre. Son acheteur éliminé, Oskovitch ne s’avoue pas vaincu. Pourquoi, tout simplement, ne pas vendre votre merveilleux bijou à Nick Rosello qui sera enchanté de rester seul sur le coup. Auparavant, il faut vous faire sortir d’Union soviétique et vous aider à gagner l’Ouest. Pour cela, il vous contacte, Kaczar, et vous acceptez. Dans l’intervalle, je suis entré dans le circuit et Oskovitch essaie de me manipuler pour arriver à son but, en oubliant que, de votre côté, vous, Kaczar, avez décidé de le doubler. Voilà. Est-ce bien une relation fidèle des événements successifs ? »
  
  Sachmaninoff resta muet. Kaczar eut un rire de gorge qui sonnait faux.
  
  - C’est un romancier de science-fiction que je viens d’entendre.
  
  On frappa à la porte, Coplan cria d’entrer et Vergotte apparut. Coplan sauta à bas de la table. L’officier déposa près de la bouteille d’eau un boîtier dont le volume était identique à celui d’un roman policier de format de poche. Sa surface était constellée de boutons minuscules de différentes couleurs. Un mince fil électrique le ligotait.
  
  Coplan sourit à l’intention de ses captifs.
  
  - La télécommande d'Utchitelnitsa. Nous progressons à grands pas.
  
  Jusque-là, le Soviétique avait conservé un calme serein, même si la haine se lisait dans son regard. Brusquement, il s’emporta en redressant sa silhouette voûtée. Même le Hongrois en fut étonné.
  
  - Ce boîtier ne vous servira à rien si vous ne connaissez pas les codes d’accès.
  
  - Les codes d’accès à quoi ?
  
  - Au cerveau de Mary Jane Sherwood.
  
  Le sourire de Coplan s’accentua.
  
  - Vous nous les révélerez. Voici les mesures que je vais adopter. Kaczar sera libéré dans un délai raisonnable. Il pourra partir avec Lizbieta et lui faire réintégrer les courts de tennis si elle veut demeurer championne. L’inaction coupe les jambes. Sharon, votre maîtresse, Kaczar, recouvrera elle aussi la liberté. Je ne veux pas savoir si elle est coupable ou non d’un triple assassinat. Quant à vous, Sachmaninoff, en compagnie d’Oskovitch, vous serez transféré en France et c’est bien le diable si vous ne nous livrez pas ces fameux codes d’accès. Dans certains cas, nos méthodes de persuasion valent celles du K.G.B.
  
  Vergotte émit un gloussement moqueur.
  
  - Qui a jamais résisté à nos pressions amicales ?
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  
  
  
  Le Vieux avait invité Coplan à déjeuner dans sa salle à manger privée. Avec des gestes méthodiques, il dégustait ses fines de claire. Il les préférait à la vinaigrette tandis que Coplan en tenait pour le citron. Le sancerre était parfumé et fruité. Le patron des Services spéciaux beurra une tartine.
  
  - A dix heures, j’ai été reçu par le président de la République. En tête à tête. Pas de ministres, pas de conseillers, pas de hiérarchie.
  
  - Il vous a félicité, j’espère.
  
  - Il n’a pas été avare de compliments, je dois avouer. Mais là n’était pas le but de notre entretien.
  
  - Je le sais bien, ricana Coplan.
  
  - Que savez-vous ?
  
  - Le président vous reçoit en tête à tête. Par conséquent, il s’agit uniquement d’une conversation secrète qui a trait au fonctionnement des Services spéciaux et de leurs possibilités, comme, par exemple, pourraient-ils prendre le relais du K.G.B. ?
  
  Le Vieux estima sa tartine suffisamment beurrée et la reposa dans l’assiette pour rajouter un peu de sancerre dans les verres.
  
  - J’ai toujours éprouvé la plus grande admiration pour votre flair. Il est vrai que le président voudrait que nous remplacions les Soviétiques auprès de Mary Jane Sherwood. Après tout, ses chances sont bonnes d’entrer un jour à la Maison-Blanche. Quel atout pour la France si nous pouvions influencer ses décisions. Traditionnellement, les États-Unis sont hostiles à l’Europe unie. Pourquoi, en douceur, ne pas essayer de les faire changer d’avis ? Ce n’est qu’un exemple, bien entendu, des possibilités qui nous seraient offertes. Nous vivons dans un monde dans lequel les affrontements entre grandes nations deviennent de plus en plus féroces. Un rien peut faire basculer la victoire dans l’autre camp. Ce rien, nous le tenons peut-être. Naturellement, il ne serait valable que dans l’éventualité où la candidate serait élue. Mais que risquons-nous ?
  
  - Il existe un obstacle de taille.
  
  - Lequel ?
  
  - Nick Rosello.
  
  - N’est-ce pas vous qui m’affirmiez que les capi meurent souvent dans les restaurants italiens qu’ils ont l’habitude fâcheuse de fréquenter ?
  
  - C’est vrai.
  
  - Or, d’après mes renseignements, Nick Rosello se rend assez souvent au Fiorello’s, un restaurant sarde dans Greenwich Village...
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Cet ouvrage a été composé par eurocomposition à 92310 Sèvres, France et achevé d’imprimer en novembre 1991 sur les presses de Cox & Wyman Ltd. à Reading (Berkshire), Angleterre.
  
  
  
  
  
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