Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan se révolte

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Au creux d’une vallée nichée dans les contre-forts de la Cordillère de Carabaya, dans les Andes péruviennes, l’ingénieur français André Plossin procédait, en compagnie de ses collaborateurs les plus proches, à une dernière inspection de la soufflerie supersonique dont il avait dirigé la construction.
  
  C’était une soufflerie du type « en rafales » permettant d’étudier les propriétés aérodynamiques de maquettes d’engins appelés à être animés de très grandes vitesses : avions, bombes volantes, missiles ou réacteurs destinés à propulser tous ces véhicules porteurs.
  
  Le groupe des techniciens avait successivement passé en revue le bâtiment cubique abritant la chaufferie, la salle des compresseurs de vapeur surchauffée, l’édifice contenant les organes de commande et les instruments de mesure et, enfin, il avait abouti à l’extérieur.
  
  Deux gros réservoirs sphériques, enduits d’une peinture métallisée, dominaient un long tuyau annelé d’un diamètre dépassant une taille d’homme et surélevé du sol par des berceaux en croisillons. D’une longueur d’environ 50 mètres, le conduit se terminait par une vaste cheminée, ce qui donnait à l’ensemble l’aspect d’une gigantesque pipe.
  
  Tandis qu’il longeait le tunnel en l’observant d’un regard inquisiteur, Plossin dit à son entourage :
  
  - Cette fois, j’espère que ça va marcher sans pépin... Souvenez-vous que l’inauguration officielle doit avoir heu dans une quinzaine de jours et qu’il s’agit de ne plus perdre de temps. Désormais, nos essais devront se poursuivre à une cadence accélérée.
  
  Un murmure d’approbations unanimes répondit à cette mise en garde.
  
  Plossin n’était pas qu’un théoricien de bureau d’étude. Énergique, capable de se servir d’un outil comme le meilleur de ses contremaîtres, il était aussi un meneur d’hommes. gé de trente-quatre ans, sportif, de taille moyenne mais solidement charpenté, il avait une physionomie expressive et changeante ; bienveillant avec les ouvriers, direct et compréhensif avec ses adjoints, il savait à l’occasion se montrer très exigeant, autoritaire, quand les choses n’allaient pas à son gré.
  
  - Permettez-moi de vous signaler que la pression sera atteinte dans huit minutes, dit soudain Bouillet, le responsable du bloc thermique, après avoir consulté sa montre-bracelet.
  
  - Merci, lui lança Plossin. Nous terminons au pas de charge... Ce n’est pas du côté du tunnel que nous devons redouter des ennuis mécaniques : il a été vérifié et revérifié maintes fois. N’est-ce pas, Benavides ?
  
  L’interpellé, un spécialiste péruvien en chaudronnerie, approuva de la tête. Conscient de l’importance de son rôle dans le bon fonctionnement de la soufflerie, il affirma :
  
  - Une nouvelle épreuve d’étanchéité a été effectuée ce matin. Je peux vous garantir qu’il n’y a aucune fuite.
  
  - D’accord, maugréa Danchère, le chef-opérateur du labo de mesures. Mais, sans vouloir vous vexer, Benavides, je vous ferai remarquer que chaque fois qu’une défectuosité s’est produite, c’était en un point de l’installation qui avait été l’objet d’un examen approfondi.
  
  L’ingénieur, soucieux de maintenir la concorde entre les membres de son équipe et, aussi, désireux de dissimuler son anxiété, déclara sur un ton assuré :
  
  - Le démarrage d’une entreprise, quelle qu’elle soit, se fait rarement sans accroc. Seules les vérifications répétées peuvent réduire les risques de petits vices de montage...
  
  Il faillit ajouter «... imputables à une main-d’œuvre déficiente ». Mais, par égard pour les autochtones, il ne poursuivit pas sa phrase. D’ailleurs, ce n’était probablement pas juste. Il y aurait eu moins de déboires si la qualification insuffisante du personnel avait été seule en cause.
  
  - Rentrons, décida Plossin. Huara, voyez si les portes d’accès au tunnel sont convenablement verrouillées.
  
  Le métis, qui était le contremaître de Benavides, fit un signe d’acquiescement. Il allongea le pas afin de précéder le groupe.
  
  Celui-ci entra peu après dans l’édifice en béton qui constituait le centre vital de la soufflerie, et d’où partait l’énorme conduite dans laquelle on pouvait déchaîner de terribles ouragans.
  
  Dans un premier local, ce tube s’élargissait, formant une chambre d’un diamètre double. Des canalisations reliaient cette chambre aux réservoirs de vapeur sous pression. Il fallait franchir une porte en acier pour pénétrer dans une deuxième salle. Celle-ci était le véritable P.C. expérimental.
  
  Un mur le séparait du tunnel aérodynamique, mais une fenêtre en verre spécial, un hublot solidaire de la chambre où les maquettes étaient soumises au flux d’air, permettait de voir celles-ci pendant qu’elles subissaient d’effroyables contraintes. De part et d’autre s’alignaient des pupitres de contrôle et des panneaux émaillés en gris clair pourvus de cadrans et d’enregistreurs. Des organes de commande à distance complétaient l’équipement de ce laboratoire, normalement occupé par trois personnes pendant les essais.
  
  Au moment précis où Plossin prenait place dans le fauteuil voisin de celui de Danchère, un voyant rouge s’alluma et le ronflement des compresseurs s’évanouit.
  
  - Quatre-vingts atmosphères, au poil, souligna Bouillet avec satisfaction, après un coup d’œil au répéteur des indications manométriques. Vapeur à 300 degrés. Préchauffage de l’air à 325 degrés. Pour moi, tout est paré, patron.
  
  Techniquement, les conditions étaient réunies. Plossin n’avait qu’un geste à faire pour provoquer, pendant plusieurs secondes, une tempête supersonique qui imprimerait à l’air contenu dans la « veine » une vitesse de plus de 800 mètres/seconde. Mais, l’ingénieur hésitait encore, car le geste qu’il devait exécuter pouvait, une fois de plus, lui révéler l’existence d’une faille dans cette installation complexe à laquelle il avait consacré tous ses efforts pendant des mois.
  
  Légèrement enroué, il questionna Danchère :
  
  - L’appareillage électronique ?
  
  - En parfait ordre de marche. Vous pourrez y aller quand vous voudrez.
  
  Plossin se tourna vers Benavides :
  
  - La maquette est bien amarrée, vous en êtes sûr ?
  
  - Elle tiendrait le coup à Mach 5, assura le Péruvien, très calme.
  
  Huara fit son entrée dans la pièce et annonça :
  
  - Les portes du tunnel sont condamnées. Les lampes témoins d’interdiction sont allumées partout.
  
  Un silence tendu enveloppa les six hommes réunis dans le local. Comme Plossin, ils éprouvaient une lourde appréhension à l’approche du moment fatidique. Leur œuvre commune allait-elle répondre aux espoirs mis en elle ? La libération du colossal torrent d’énergie ne déterminerait-elle pas un accident imprévisible ?
  
  Plossin consulta tous les cadrans. Sur les uns, l’aiguille tremblait à la graduation voulue, sur les autres elle était à zéro mais prête à bondir. Les plumes des enregistreurs connectés à des détecteurs de vibrations placés en divers points de la maquette (en l’occurrence, c’était le modèle réduit d’un chasseur à réaction dont les performances étaient connues : un Mystère IV...) allaient inscrire leur verdict : ils proclameraient dans moins d’une minute si le rendement de la soufflerie correspondait aux calculs du projet.
  
  - Pas la peine de retenir votre souffle, mes amis, dit Plossin d’une voix délibérément optimiste. La pression qui règne dans les réservoirs suffira...
  
  Puis, voulant afficher une confiance qu’il aurait souhaitée plus sincère, il parodia un lancement de fusée en entamant un compte à rebours :
  
  - Dix... Neuf... Huit...
  
  Ses collaborateurs non requis par certaines tâches durant l’essai adoptèrent une attitude d’expectative qui ne révélait pas leur nervosité intérieure. Leurs yeux allèrent de la main droite de Plossin au hublot donnant sur la chambre d’expérience où, bien éclairé, le petit avion au profil effilé attendait l’infernale bourrasque.
  
  - Quatre... Trois... Deux... Un, articula l’ingénieur. Ignition !
  
  Un bruit monstrueux s’éleva dans la conduite, de l’autre côté des murs insonorisés. Aspirées avec une violence démentielle, de formidables quantités d’air surchauffé se ruèrent dans le tunnel, le parcoururent de bout en bout en se mélangeant à la vapeur qu’éjectaient à haute pression les tuyères situées dans la chambre d’expansion, en aval de la maquette.
  
  A l’extérieur, une trombe de fumée blanche jaillit de la cheminée, monta droit dans le ciel avec un grondement forcené. Les ouvriers de la soufflerie, médusés, écarquillèrent les yeux.
  
  Dans le labo, Plossin saisit au vol les témoignages des instruments de mesure, et une joie profonde dilata sa poitrine. Sauf erreur, cette fois les prévisions se réalisaient : le souffle cataclysmique qui fouettait le modèle réduit atteignait une vitesse supérieure à Mach 4.
  
  Lorsque les réservoirs eurent expulsé leur stock de vapeur, le cyclone s’apaisa. Triomphants, Bouillet et Danchère regardèrent l’ingénieur, attendant de lui les mots qui consacreraient leur victoire.
  
  - C’est gagné, les gars, prononça Plossin en faisant pivoter son fauteuil. Maintenant, nous avons le droit au champagne... Le reste ne sera plus qu’une question de fignolage : les chiffres prévus sont dépassés, d’ores et déjà.
  
  Un enthousiasme collectif s’empara de tous les assistants ; Péruviens et Français s’étreignirent, se congratulèrent, s’embrassèrent à l’espagnole et tinrent des propos décousus pendant un bon moment, jusqu’à ce que la porte du laboratoire s’ouvrît et qu’un Indien, hagard, fît irruption dans la salle.
  
  - Señores ! cria-t-il pour se faire entendre dans le tumulte. Señores... Venez vite ! C’est épouvantable...
  
  Ses traits décomposés, plus éloquents que les paroles qu’il bégayait, dégrisèrent instantanément les techniciens. Leur euphorie fit place à une stupeur angoissée. Plossin, le dos glacé par un frisson, se sentit blêmir.
  
  - Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit-il avec rudesse pour casser la peur de l’Indien.
  
  - Un mort... tombé du ciel, haleta ce dernier en agitant les bras. Là-bas, pas loin de l’usine !
  
  Plossin, se précipitant vers la porte, attrapa au passage l’Indien par le bras et lui jeta :
  
  - Tombé du ciel ? Tu es fou ! Montre-nous ce que tu as vu...
  
  Les occupants du labo se bousculèrent pour s’élancer à sa suite, sortirent en courant du bâtiment.
  
  Un petit attroupement s’était formé à une cinquantaine de mètres sur la gauche de la conduite. L’ingénieur et l’ouvrier péruvien le rejoignirent, écartèrent des spectateurs fascinés qui ne s’étaient même pas avisés de leur approche.
  
  Dès que ses yeux se furent abaissés sur le corps recroquevillé par terre, Plossin fut cloué sur place, lui aussi. L’aspect du cadavre le renseigna immédiatement sur ce qui avait dû se produire et il eut la sensation de recevoir un coup de poing à l’estomac.
  
  L’individu qui gisait là était horrible à voir, totalement méconnaissable. Trempé des pieds à la tête comme s’il venait d’être retiré d’une rivière, il saignait de toutes parts. Son visage n’était qu’une sorte de bouillie violacée, sans nez, sans yeux, n’ayant plus qu’une oreille entièrement écorchée. Ses membres, peut-être déjà brisés avant sa chute, étaient disloqués d’une manière affreuse.
  
  Poussé par ses collaborateurs qui se pressaient autour de lui, Plossin ouvrit les bras pour les refouler en arrière.
  
  - Ce malheureux était dans le tunnel au moment de l’essai, proféra-t-il d’une voix atterrée. Comment est-ce possible ?
  
  Un silence consterné se fit autour de lui. Pour tous, cet accident abominable était une énigme, un défi à leur raison.
  
  Emporté comme un fétu par la tornade déclenchée dans le tunnel, l’homme avait été brûlé par les jets de vapeur à haute température et, raclant les parois de l’énorme tuyau d’évacuation, il avait été projeté en l’air par la cheminée avant de venir s’abattre sur le sol.
  
  Mais comment s’était-il trouvé dans le boyau, enfermé, pendant la décharge des réservoirs, en dépit de toutes les précautions prises ?
  
  Fustigé par le sens de ses responsabilités, Plossin reprit son ton de commandement :
  
  - Bouillet, procurez-vous une bâche ou une couverture pour en recouvrir ce pauvre type. Benavides, placez un piquet de surveillance autour du cadavre : il ne faut pas que l’on y touche. Et que tous ceux qui n’ont rien à faire ici retournent à leurs occupations. Une enquête établira les causes de ce tragique incident.
  
  Les traits crispés, il fendit l’assistance afin de regagner son bureau. Danchère, blanc comme un linge, se mit à marcher à côté de lui.
  
  - C’est positivement inimaginable, murmura-t-il en français alors que, d’ordinaire, ils s’exprimaient toujours en espagnol par courtoisie pour les Péruviens. Le signal d’alarme a été donné, il a fonctionné. L’homme n’a pas pu ne pas l’entendre... S’il a été enfermé par erreur, pourquoi n’a-t-il pas tapé sur les parois ?
  
  Entre ses dents, Plossin marmonna, les yeux dans le vague :
  
  - Je ne vois qu’une explication : il devait être inconscient. Notre premier devoir est de l’identifier. Après, nous verrons mieux dans quelles circonstances il s’est trouvé bloqué dans le tunnel.
  
  - Pour nous, c’est une véritable catastrophe, émit encore Danchère. Vous allez être contraint de prévenir les autorités...
  
  - C’est ce que je vais faire séance tenante, croyez-moi. Plus que personne, je tiens à ce que cette affaire soit éclaircie. Il y va, non seulement de mon honneur professionnel, mais aussi du prestige de notre pays. Même s’il y a eu négligence de la part de Benavides car, en principe, la victime doit être un de ses subordonnés.
  
  - Selon toute probabilité, approuva sombrement Danchère. Et c’est encore plus embêtant que si l’un de nous avait été tué : cette perte nous aurait valu de la sympathie et de la compassion, tandis que maintenant elle risque de nous faire taxer d’incompétence.
  
  - Au minimum, souligna Plossin en pénétrant dans le pavillon qui groupait les bureaux et les logements des techniciens français.
  
  L’ingénieur se rendit dans son cabinet de travail. Par de grandes baies vitrées, on apercevait « la pipe » et un magnifique panorama de montagne. Une horloge fixée au mur indiquait 4 h 25.
  
  Plossin se laissa tomber dans son fauteuil. Les coudes appuyés sur son bureau, il se prit la tête à deux mains pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Cela ne dura que quelques secondes. Fixant ensuite Danchère, il déclara :
  
  - Dites à Bouillet et à Benavides qu’ils rassemblent les hommes de leurs équipes, et qu’ils aillent avec eux au réfectoire de la maîtrise, où nous irons les retrouver dans dix minutes. Faites annoncer par les haut-parleurs qu’aucun membre du personnel ne peut quitter sans autorisation spéciale l’enceinte de la soufflerie jusqu’à nouvel ordre. Et prescrivez au standardiste...
  
  Les sourcils rapprochés, il se ravisa :
  
  - Cela, je vais le faire moi-même. Vous pouvez aller, Danchère. Revenez ici lorsque vous aurez distribué les consignes : il y en aura peut-être d’autres d’ici là.
  
  Danchère, pourtant, ne bougea pas. Il continua de braquer son regard insistant sur son chef, se racla la gorge.
  
  - Vous n’êtes pas persuadé qu’il s’agit d’un simple accident ? hasarda-t-il, étonné par les mesures ordonnées par Plossin.
  
  Ce dernier le considéra en silence, puis il dit d’un ton bref :
  
  - Je ne veux surtout pas qu’on me reproche de n’avoir pas pris , en temps opportun, toutes les dispositions susceptibles de faciliter une enquête impartiale.
  
  - Je vois, fit Danchère en hochant la tête. Vous n’avez pas tort d’ouvrir le parapluie. Nous en aurons besoin, même vis-à-vis de Paris.
  
  Il sortit de la pièce, les épaules basses.
  
  Plossin décrocha le téléphone alors que son subordonné refermait la porte.
  
  - Jimenez, n’accordez plus aucune communication avec l’extérieur, enjoignit-il. Tous les appels émanant du dehors devront m’être transmis, soit dans mon bureau, soit au réfectoire des cadres où je me rendrai dans quelques instants. Maintenant, passez-moi le poste de police de Santa Isabel.
  
  
  
  
  
  Une heure plus tard, un car de police et une ambulance arrivèrent à la soufflerie. Quatre agents de la Guardia Civil et deux inspecteurs en complet veston débarquèrent devant le pavillon. Le portier leur montra l’endroit où gisait le corps et s’empressa de prévenir l’ingénieur en chef, conformément aux instructions qu’il avait reçues.
  
  Plossin survint peu après. Il se dirigea vers le groupe de policiers qui, déjà, examinaient le cadavre.
  
  - Je suis le constructeur de la soufflerie, leur déclara-t-il, ne sachant à qui s’adresser en particulier. Depuis le coup de téléphone que je vous ai donné tout à l’heure, j’ai pu identifier le défunt. C’est un nommé Miguel Mendez, de l’atelier de mécanique.
  
  Les inspecteurs, accroupis devant la dépouille, se redressèrent. C’étaient deux métis au teint bistre, corrects, et la vue du corps affreusement défiguré ne parut pas avoir entamé leur impassibilité native. L’aîné, qui s’appelait Garcia, dit à Plossin :
  
  - Qu’est-ce qui a mis cet homme dans un état pareil ? Je n’ai jamais rien vu de semblable...
  
  - Il a été pris dans le mélange d’air et de vapeur qui a soufflé dans le tunnel pendant un quart de minute, et il a été éjecté comme un projectile par la cheminée, expliqua l’ingénieur. Le problème est de savoir pourquoi il était resté dans la veine après le signal avertisseur.
  
  Garcia inséra un cigarillo noirâtre au coin de sa bouche, l’alluma , souffla posément un petit nuage de fumée bleue.
  
  - Il était peut-être déjà mort, avança-t-il sans sourciller.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Méticuleux, les enquêteurs recueillirent des dépositions jusque tard dans la soirée. Ils avaient fait transporter le cadavre de Mendez à la morgue municipale de Santa Isabel et ils vinrent prendre congé de Plossin avant de quitter la soufflerie.
  
  - Seule une autopsie permettra d’établir si votre ouvrier a succombé à un malaise, s’il était en état d’ébriété ou s’il avait absorbé un médicament susceptible de le priver de conscience, résuma Garcia. Il ne semble pas qu’on puisse imputer une faute à un membre de votre personnel, encore qu’un accident de ce genre ne devrait pas pouvoir se produire.
  
  Ce reproche nuancé atteignit Plossin.
  
  - Je reconnais que cette malheureuse histoire a dévoilé une lacune dans le système de sécurité, concéda-t-il en toute franchise. Mais il a fallu un concours de circonstances assez extraordinaire pour provoquer un pareil drame, si l’on songe que trois collègues de Mendez l’ont vu sortir du tunnel et qu’aucun ne l’a vu y rentrer par la suite. En plus, Mendez était apparemment sain et personne n’aurait pensé un quart de seconde qu’il pouvait avoir une défaillance.
  
  Garcia, compréhensif, haussa les épaules avec fatalisme.
  
  - La plupart des accidents du travail sont dus à une imprudence de l’intéressé, admit-il. Les meilleurs règlements ne parviennent pas à les éviter tous. Néanmoins, la responsabilité civile de votre société est engagée. Une assurance couvre-t-elle vos employés ?
  
  - Oui. Elle doit jouer, tant pour vos compatriotes que pour nous, jusqu’à ce que la soufflerie ait été réceptionnée par votre gouvernement. La famille du décédé touchera une allocation substantielle, de toute façon, par les soins de la Compagnie « El Futuro ».
  
  Garcia et son collègue serrèrent la main de l’ingénieur avant de monter dans le car. Le véhicule roula vers le portail grand ouvert, puis il emprunta la route en lacets conduisant à la localité la plus proche, à une vingtaine de kilomètres du plateau.
  
  Méditatif, Plossin vit disparaître son feu rouge au premier virage, puis il rentra dans le pavillon.
  
  Il n’avait plus envie d’aller bavarder avec ses collaborateurs comme il le faisait souvent le soir. L’événement de la journée resterait au centre de leurs conversations et, pour sa part, il en avait assez discuté. Un dilemme s’imposait à lui, et il devait le résoudre.
  
  Ayant réintégré son appartement privé, Plossin se munit de deux boîtes de bière, d’un paquet de cigarettes et de quoi écrire. Il entreprit alors de rédiger un mémorandum, ce qui était encore le meilleur moyen pour acquérir une vision claire de la situation et des prolongements qu’elle pouvait avoir.
  
  Au terme de ce bilan, il déposa ses papiers, rapprocha de lui son téléphone, forma deux chiffres sur le disque.
  
  - Danchère ? Vous ne dormiez pas encore ?
  
  - Non. Vous avez besoin de moi ?
  
  - Non, je tenais simplement à vous informer que je vais m'absenter pour quarante-huit heures. Je partirai très tôt demain matin. Vous me remplacerez pour les affaires courantes et, bien entendu, vous ne procéderez à aucun essai global jusqu’à ce que je revienne.
  
  - D’accord, monsieur Plossin. Mais les consignes que vous aviez appliquées cet après-midi sont-elles abrogées ou maintenues ?
  
  - Supprimées. En dehors des heures de travail, chacun peut quitter la soufflerie s’il le désire.
  
  - Que devrai-je répondre, éventuellement, si on vous demande ?
  
  - Que je suis en voyage, tout bonnement. Entre nous, je vais à Lima, mais gardez cela pour vous. Je vous donnerai de plus amples détails à mon retour.
  
  - Entendu, vous pouvez compter sur moi.
  
  - Bonsoir, Danchère.
  
  A l’aube, muni d’une valise légère, l’ingénieur s’installa au volant de sa voiture. Une légère buée planait sur la vallée et un froid piquant régnait à cette heure matinale.
  
  Comme Plossin devait encore monter en altitude, il brancha le chauffage de sa 404. Il démarra discrètement pour ne réveiller personne, vira sur la route de Cusco, dans la direction opposée à Santa Isabel.
  
  Il roula pendant trois quarts d’heure à travers la Cordillère et arriva vers sept heures du matin à l’aéroport provincial de Cusco. Un avion des lignes intérieures péruviennes le conduisit dans la capitale, où il débarqua en fin de matinée.
  
  Utilisant une des cabines de l’aérogare, Plossin se mit en relation avec l’Ambassade de France. Par l’entremise de l’attaché économique, il obtint d’être reçu en audience le jour même, dans le courant de l’après-midi.
  
  Rasséréné, il prit alors un taxi vers le centre de la ville, alla déjeuner dans un des restaurants de l’Avenida Alfonso Ugarte. A mesure qu’approchait le moment de son entrevue, il sentait se renforcer sa conviction d’avoir choisi la meilleure solution.
  
  Sa position lui commandait d’agir avec doigté. Il devait ménager beaucoup de choses et les embûches se multipliaient sous ses pas. Qui pouvait mieux le conseiller qu’un diplomate averti ?
  
  
  
  
  
  L’ambassadeur écouta très attentivement le long exposé que lui fit Plossin. Les marques d’approbation dont il ponctua certains propos de son visiteur montrèrent qu’il attachait beaucoup d’intérêt à ce qui lui était révélé.
  
  Quand l’ingénieur, aboutissant à l’essentiel, lui eut posé une question directe et précise, le diplomate ne lui répondit pas sur-le-champ. Songeur, il se pinça la lèvre inférieure en laissant errer son regard sur la tablette de son bureau.
  
  Finalement, il prononça sur un ton réservé :
  
  - Non, il n’est pas souhaitable que vous informiez la police de ce pays de tout ce que vous venez de m’apprendre. Des conséquences fâcheuses pourraient en résulter. Il y a vraisemblablement, derrière ces... malchances, une manœuvre politique dont les objectifs ne sont que trop discernables...
  
  Ses yeux rencontrèrent ceux de Plossin et il reprit :
  
  - Il est bien évident que la construction de cette soufflerie heurte de puissantes sociétés étrangères et qu’elle revêt une signification très nette sur le plan international. En confiant à la France le soin de l’édifier, le gouvernement du Pérou a démontré qu’il entendait prendre ses distances vis-à-vis de certaines puissances trop envahissantes. Il n’est donc pas surprenant qu’on veuille saboter votre entreprise. En la coulant, on atteindrait deux résultats : nuire à la réputation technique de la France dans le monde et faire comprendre au Pérou qu’il s’expose à de graves mécomptes en négligeant des offres... disons, hum... moins avantageuses.
  
  Content de pouvoir parler à cœur ouvert, Plossin usa de termes moins enveloppés :
  
  - Je me doute que cette réalisation, sur le sol d’un pays d’Amérique latine, doit faire râler ceux qui méditent d’asservir ses dirigeants à leurs ambitions d’hégémonie... L’existence d’une soufflerie supersonique est la pierre angulaire d’une industrie d’armements autonome, et elle restreindra tôt ou tard les achats d’engins provenant de nations mieux équipées.
  
  L’ambassadeur opina :
  
  - Évidemment. Si l’on cherche à torpiller votre œuvre, ce n’est pas uniquement pour mettre des bâtons dans les roues du développement industriel du Pérou. On vise plus loin.
  
  Arborant une mine perplexe, Plossin conclut :
  
  - L’inauguration doit avoir lieu, vous le savez, le 12 février. D’autres événements peuvent survenir avant cette date, et ils pourraient être plus graves encore que les précédents car il est à présumer que les opposants tenteront d’empêcher la réception de la soufflerie par les autorités péruviennes...
  
  - ... et de créer une publicité de mauvais aloi autour de vos difficultés, compléta le diplomate.
  
  - Mais comment tenir tête, comment éviter la répétition de ces actes criminels sans le concours de la police locale ? Quelle que soit la vigilance de mes chefs d’équipe, et la mienne propre, il sera bien malaisé de les déjouer tous.
  
  - La police va peut-être vous seconder sans que vous lui fassiez part de vos ennuis antérieurs et de vos soupçons. Supposez que l’autopsie de Mendez prouve qu’il a été empoisonné ?
  
  - Bon... L’enquête se poursuivra, mais cela préservera-t-il les installations ? Mal renseignés dès le départ, les inspecteurs croiront à un suicide ou même à un attentat individuel : le mobile leur échappant, ils n’aboutiront à rien.
  
  L’ambassadeur secoua la tête.
  
  - Vous avez eu raison de ne pas les aiguiller sur la bonne voie, je le maintiens. Le loyalisme de la Guardia Civil est douteux, d’une part. De l’autre, déposer une plainte et demander la protection d’une force locale favoriserait déjà les plans de l’adversaire. Cela produirait une mauvaise impression sur l’opinion publique, qui est travaillée par d’intenses propagandes.
  
  - Mais alors, que faire ?
  
  Le représentant de la France joignit les mains, et une soudaine fermeté modifia ses traits.
  
  - Ne vous méprenez pas, monsieur Plossin : je n’entends pas vous laisser livrer seul cette bataille. Son enjeu est considérable. Nous sommes attaqués, nous allons riposter. Mais pas comme on l’espère, en étalant nos déboires au grand jour. Les mesures de défense que nous allons mettre en œuvre resteront invisibles.
  
  Plossin avança sur sa chaise. Intrigué, il questionna :
  
  - En quoi consisteront-elles ?
  
  Un sourire ambigu naquit sur les lèvres de son hôte.
  
  - Je vais effectuer une démarche auprès de la Présidence du Pérou : en attirant l’attention sur la nécessité de garder secrètes, pour des raisons militaires, les performances réelles de la soufflerie, j’obtiendrai facilement l’envoi de quelques agents du contre-espionnage de l’Armée. Ils seront embauchés dans votre personnel et exerceront une surveillance sur leur entourage.
  
  Plossin approuva :
  
  - Oui, étant donné l’avancement des travaux, une telle requête n’aurait rien d’insolite. Mais je vais devoir inventer de nouveaux emplois pour ces hommes en surnombre...
  
  - Plus un, ajouta l’ambassadeur, détaché. Nous avons à Paris d’excellents spécialistes de la lutte clandestine, et je vais demander qu’on m’envoie l’un d’entre eux. Un ingénieur, de préférence. Il sera chargé de la contre-offensive.
  
  
  
  
  
  Quatre jours plus tard, prévenu par un télégramme qui lui avait été expédié à la soufflerie, Plossin se rendit à l’aérodrome de Cusco en vue d’y accueillir le soi-disant conseiller technique envoyé - prétendument - par l’institut Aérotechnique de Saint-Cyr.
  
  Il vit atterrir l’avion en provenance de Lima et, lorsque les passagers commencèrent à sortir de l’appareil, il chercha parmi eux l’émissaire des Services Spéciaux français annoncé par l’ambassadeur.
  
  Par sa mise et par son teint, un Européen se distinguait aisément des voyageurs de souche américo-latine. Plossin n’hésita guère. Avisant un homme d’une taille supérieure à la moyenne, fortement charpenté, au visage viril et au regard pénétrant, il alla au-devant de lui et lui adressa la parole en français :
  
  - Vous êtes le délégué de la S.E.S.S.I.A. (Société d’étude de soufflerie supersonique pour l’industrie aéronautique), je présume? s’enquit-il, favorablement impressionné par la personnalité de l’arrivant.
  
  Ce dernier acquiesça, et ses traits s’animèrent.
  
  - Francis Coplan, se présenta-t-il en tendant une main musclée à son interlocuteur. M. Plossin, sans doute ?
  
  Ils avaient tous deux à peu près le même âge. Dès l’abord, un courant de sympathie s’établit entre eux.
  
  - J’ai mobilisé un porteur pour retirer vos bagages, dit l’ingénieur. Avez-vous le talon des étiquettes ?
  
  Coplan les lui remit tandis qu’ils traversaient le hall. Plossin s’éloigna, revint peu après.
  
  - Ma voiture n’est pas loin, reprit-il. Avez-vous fait bon voyage ?
  
  - Très bon, merci.
  
  Leur dialogue ne se renoua que lorsque, les valises étant logées dans la malle arrière, la 404 eut quitté le parking.
  
  - C’est la première fois de ma vie que j’entre en contact avec un agent secret, avoua Plossin. Je ne sais si votre présence me rassure ou si elle m’inquiète...
  
  - Votre incertitude se dissipera très vite, prédit Coplan avec une trace d’humour. Avant mon départ, on ne m’a décrit la situation que dans ses grandes lignes. Que se passe-t-il exactement ?
  
  - Eh bien, on a dû vous dire que la soufflerie de Santa Isabel, d’un type nouveau et offrant certaines particularités révolutionnaires, a été montée pour le compte du ministère de la Défense nationale du Pérou. Depuis deux mois, une succession de faits inexplicables donne à penser qu’on cherche à l’empêcher de fonctionner, et donc à jeter le discrédit sur notre compétence en la matière.
  
  - Quels faits ?
  
  Plossin vira dans la route qui dévalait de la Cordillère, à un carrefour où une plaque indiquait la direction de Paucartambo et de Santa Isabel.
  
  - Il faut que je vous explique d’abord le principe de la soufflerie, poursuivit l’ingénieur. Pour communiquer à l’air qui parcourt le tunnel une vitesse supersonique, on procède par rafales, c’est-à-dire par la détente brutale d’une forte quantité de vapeur surchauffée. Mais - et ceci est une des originalités de notre procédé - cette vapeur ne traverse pas la chambre d’expérimentation. Jaillissant en aval de cette chambre, elle provoque un effet de trompe et aspire violemment l’air qui peut pénétrer par une extrémité du tunnel. Le mélange est expulsé par une cheminée placée à l’autre bout. Vous voyez le mécanisme de l’accélération de l’air ?
  
  - Oui, bien sûr. Au lieu de l’enfourner sous forte pression par d’énormes ventilateurs, comme on le fait encore dans beaucoup de souffleries, vous l’attirez comme par une pompe à vide ?
  
  - Précisément, à cette différence près que l’action exercée sur le flux est beaucoup plus énergique et plus rapide qu’avec une pompe. L’air qui frappe l’objet à l’étude doit être parfaitement sec car, en raison de la baisse de température résultant de sa propre détente - à la vitesse de Mach 2, elle tomberait à moins 115 degrés ! - il produirait des givrages intempestifs. Aussi l’assèche-t-on au préalable en le faisant passer par des bacs contenant une cinquantaine de tonnes de billes d’alumine ; cette substance poreuse a d’ailleurs été spécialement créée par une firme française (Pechiney). En outre, afin de restreindre un refroidissement qui ne simulerait pas les conditions de vol à haute altitude, on est obligé de préchauffer cet air : il est porté à plus de 300 degrés par un radiateur parcouru par des gaz que chauffent des brûleurs à mazout. Ainsi, en fin de compte, règne dans la chambre d’expérience un ensemble de facteurs physiques tout à fait analogues à ceux que rencontrerait un engin lancé ou propulsé à très grande vitesse dans la haute atmosphère.
  
  Coplan hocha la tête pour indiquer qu’il avait bien suivi le raisonnement de l’ingénieur, qui ajouta :
  
  - Je m’excuse de vous donner tous ces détails, mais il importe que vous les connaissiez, tant pour les fonctions que vous serez censé remplir que pour la compréhension des actes de sabotage qui ont été commis.
  
  - J’avais été doté d’une documentation que j’ai hâtivement étudiée pendant le voyage. Néanmoins, les renseignements pratiques que vous me fournissez sont les bienvenus. Je n’aime pas faire les choses à demi.
  
  - Êtes-vous réellement un ingénieur ? s’informa Plossin.
  
  - Oui ; quoique ma spécialité soit l’électronique, on m’a déjà mis à toutes les sauces. Si je ne suis pas ferré en Mécanique des fluides, mes notions de Physique Générale sont assez confortables.
  
  - Bon, tant mieux, se félicita Plossin. Ceci va me faciliter la tâche. Le premier pépin que nous avons eu à déplorer a été le grippage de l’arbre du compresseur. Une poudre abrasive avait été introduite dans le lubrifiant des coussinets. Où et quand ? Mystère.
  
  - Ensuite ?
  
  - Panne dans le circuit de préchauffage : le thermostat, déréglé, laisse monter la température au-dessus de la norme et le radiateur manque d’éclater. Heureusement, Bouillet, le chef du département thermique, s’en rend compte à temps et coupe les brûleurs. Or, deux jours auparavant, tout avait bien marché.
  
  - Vous êtes certain qu’il ne s’agissait pas d’un vice de fabrication ?
  
  - Absolument. Tout le matériel qui nous est envoyé de France fait l’objet, avant son départ de l’usine, d’examens très sévères, je vous le garantis. D’ailleurs, deux autres incidents ont achevé de me convaincre, l’intention malfaisante étant irréfutable. A l’aide d’une substance huileuse, on a pollué notre stock de billes d’alumine, d’où l’impossibilité de déshydrater l’air. J’ai dû en faire venir 100 tonnes de l’usine productrice, et je tremble à chaque instant qu’on ne réédite cette crapulerie. Enfin, un incendie a failli détruire les documents du bureau d’étude : une partie d’entre eux ont dû être reconstitués, ce qui a exigé de moi un travail considérable. Et puis, il y a eu ce drame, l’horrible mort de Mendez...
  
  Plossin, désignant du menton des bâtiments et des pylônes visibles au fond d’une cuvette naturelle, s’interrompit pour signaler :
  
  - La centrale hydro-électrique de Paucartambo. C’est elle qui nous ravitaille en courant.
  
  Coplan jeta un coup d’œil par la vitre.
  
  - Que lui est-il arrivé, à ce Mendez ?
  
  Son compagnon le lui raconta, en détail.
  
  - A mon sens, c’est un crime, affirma-t-il en conclusion. Mais avant de faire part de mon opinion à la police, j’ai jugé prudent de consulter notre ambassadeur à Lima.
  
  - Pourquoi estimez-vous que c’est un crime ?
  
  - Parce que je ne crois pas à une perte de conscience accidentelle de l’intéressé. Il était robuste, actif, savait qu’un essai était imminent. S’il avait ressenti le moindre malaise, il ne serait pas retourné dans le tunnel. L’autopsie a établi qu’il n’avait pas succombé à un trouble cardiaque et qu’il n’avait pas absorbé un barbiturique quelconque. Alors ?
  
  - Ne se serait-il pas aperçu trop tard qu’il était enfermé ? Le démarrage de la soufflerie a pu couvrir ses cris...
  
  - Non, fit Plossin, catégorique. Le signal sonore avait retenti et les ampoules d’interdiction étaient allumées quand Mendez a été vu hors du tunnel. Il n’y est sûrement pas rentré de son propre chef : c’était un ouvrier discipliné, trop consciencieux pour enfreindre des consignes de sécurité qui sont draconiennes.
  
  - Selon vous, il aurait été poussé dans la conduite après avoir été assommé ?
  
  - Oui. La trace d’un coup sur sa tête, parmi toutes les contusions qui marquaient le cadavre, a dû être attribuée à l’un des chocs qu’avait subi le malheureux pendant que la rafale l’entraînait à l’extérieur.
  
  Après quelques secondes d’un silence méditatif, Coplan remarqua :
  
  - Le coupable ne peut être qu’un membre de votre personnel, car je suppose que des étrangers ne circulent pas librement dans les installations de la soufflerie ? Au total, combien êtes-vous ?
  
  - Nous étions 29 jusqu’à hier. A présent, nous sommes 32. Trois agents du contre-espionnage péruvien, dépêchés par la Présidence, sont venus augmenter l’effectif.
  
  Coplan ne parut pas enthousiasmé par cette nouvelle.
  
  - On sait donc que des sabotages ont eu lieu ? C’est en contradiction avec ce qui m’avait été dit.
  
  - Non... Ces agents ne sont pas au courant. Ils n’ont qu’une mission protectrice. Il fallait bien que je sois prémuni contre d’autres tentatives d’obstruction. Et leur présence aura un avantage : quoi qu’il arrive désormais, je serai dispensé d’en avertir la police. Rien ne s’ébruitera.
  
  Coplan ne fit pas de commentaire.
  
  - Combien de jours reste-t-il, avant que vous ne remettiez officiellement la soufflerie au gouvernement péruvien ?
  
  - Dix, si nous respectons nos engagements.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  La voiture stoppa devant le pavillon réservé à la délégation technique française. Lorsqu’elle avait franchi le portail, Coplan avait noté que le terrain occupé par la soufflerie et par les bâtiments annexes était entouré d’une clôture de fils de fer barbelés de deux mètres de hauteur. Un gardien avait ouvert les deux battants pour laisser entrer le véhicule.
  
  - Vous logerez ici, dans un studio du premier étage, dit Plossin à son compatriote. Seul Danchère, mon adjoint, connaît la véritable raison de votre séjour ici. Pour les autres, vous venez effectuer certains contrôles, ce qui vous habilite à vous promener partout, n’importe quand, et à poser toutes les questions que vous voudrez.
  
  Coplan et son cicerone mirent pied à terre. Lestés des bagages, il pénétrèrent dans l’édifice, gagnèrent la chambre avec salle de bains qui avait été prévue pour les visiteurs occasionnels.
  
  Dotée d’un confort à l’américaine, elle était située à l’angle du pavillon. Deux larges fenêtres l’inondaient d’une lumière généreuse, prodiguée par le ciel limpide, d’une incomparable pureté, dont on bénéficie à 1 800 mètres d’altitude.
  
  - Vous avez une vue d’ensemble sur notre domaine, souligna Plossin. A la gauche de la chaufferie, cet immeuble cubique qui flanque le laboratoire, se trouvent l’atelier et le garage. Derrière, le magasin de matériel et d’outillage, et, encore au-delà, vous apercevez une longue construction blanche : c’est là que logent nos collègues péruviens.
  
  - Tous les hommes qui sont attachés à la soufflerie résident sur place? s’informa Coplan.
  
  - Non, pas tous. Une douzaine d’entre eux, qui feront partie du personnel définitif, ont préféré s’établir à Santa Isabel, la localité la plus proche.
  
  Coplan exhiba un paquet de Gitanes, l’ouvrit, puis il le présenta à Plossin.
  
  - Dites-moi... Lorsque ces diverses avaries se sont produites, vous avez dû chercher à découvrir leur auteur ? Et quand Mendez a péri de cette étrange façon, vous avez interrogé ses camarades ? Vos soupçons ne se sont-ils pas cristallisés sur certains individus ?
  
  Plossin secoua les épaules.
  
  - Si j’avais relevé des indices accusant quelqu’un, j’aurais pris des dispositions pour le mettre hors d’état de nuire, vous le pensez bien. Mais je dois éviter de froisser les natifs du pays. Ils sont extrêmement susceptibles : pas question de les cuisiner comme des malandrins. Et dans le cas de Mendez, je n’ai même pas tenté de vérifier si chacun avait un alibi : mes investigations auraient laissé entendre que je croyais à un meurtre, ce qui n’était pas souhaitable.
  
  - En effet. S’il y a un assassin parmi vos employés, mieux vaut qu’il se croie sûr de l’impunité. En bref, même par des recoupements, vous n’êtes pas parvenu à délimiter un groupe de coupables possibles ?
  
  - Sincèrement, non.
  
  Coplan se détourna de la fenêtre, tapota sa cigarette au-dessus d’un cendrier.
  
  - Je voudrais que vous me remettiez au plus tôt une liste complète des gens qui travaillent à la soufflerie, avec le lieu de leur résidence et la date de leur entrée en service. Les Français y seront mentionnés comme les Péruviens, bien entendu.
  
  L’ingénieur le fixa d’un air étonné.
  
  - Les Français aussi ? Vous n’imaginez quand même pas que l’un de nous s’amuse à nous tirer dans le dos ?
  
  Coplan, imperturbable, déclara :
  
  - Commençons par faire table rase de toute idée préconçue. On ne sait jamais jusqu’où une affaire comme celle-ci peut mener. Abstraction faite des trois agents qui sont arrivés hier, personne n’est tabou. Nous pouvons avoir affaire à un simple maniaque ou à un spécialiste sorti d’une grande école de l’action subversive ; raison de plus pour mettre tout le monde sur un pied d’égalité.
  
  Il y eut un silence, puis Plossin admit :
  
  - De fait, votre optique est la bonne. Je vous procurerai cette liste demain matin. Maintenant, je vous laisse vous installer.
  
  
  
  
  
  En fin d’après-midi, Plossin pilota son hôte dans les multiples aménagements de la soufflerie, et Coplan fit ainsi la connaissance des techniciens qui avaient participé au montage.
  
  Au labo de mesures, il vit Danchère et ses deux subordonnés, Émile et Marcel, des Parisiens très dépaysés dans ce coin des Andes. A la chaufferie, Bouillet, un petit homme rond à la face joviale et aux yeux mobiles, harcelait quatre des ouvriers péruviens de son équipe, qui en comptait six. Il fit au visiteur les honneurs de son domaine, lui montra la chaudière à vapeur, les deux compresseurs, le circuit de préchauffage de l’air et, aussi, l’installation de climatisation qui réglait la température à l’intérieur des locaux des divers blocs.
  
  - Nous sommes moins nombreux maintenant que pendant la construction, expliqua incidemment Plossin. Certains de nos spécialistes ont déjà regagné la France. Seuls subsistent les cadres strictement indispensables, assistés par la main-d’œuvre locale.
  
  C’était une façon détournée de faire comprendre à Coplan que la remise en état de machines ou d’organes détériorés soulevait parfois de gros problèmes.
  
  En sortant de la chaufferie, ils rencontrèrent Benavides.
  
  Épais, la lèvre supérieure surmontée d’une grosse moustache noire, le Péruvien donnait une impression de force tranquille. Il venait du centre métallurgique de Chimbote, où l’on traite le fer et l’acier. Il salua cérémonieusement le délégué français. Coplan, ayant échangé quelques paroles avec lui, fut frappé par sa diction claire et vigoureuse. Ceci lui rappela que les Péruviens sont, dans toute l’Amérique du Sud, les gardiens les plus jaloux de la pureté de la langue castillane.
  
  Lorsque Plossin et Coplan eurent quitté Benavides pour continuer leur ronde, l’ingénieur marmonna :
  
  - Il a huit ouvriers sous ses ordres... Mendez était l’un d’eux. Je l’ai remplacé par un des agents du contre-espionnage, un type suffisamment qualifié pour tenir l’emploi et qui se nomme Zenon Barranco. Tenez, il passe précisément là-bas.
  
  Coplan repéra un jeune gaillard en salopette, d’un abord sympathique, qui se dirigeait vers le cube de béton de la chaufferie, une grosse clé de serrage à la main.
  
  - Et les deux autres, que font-ils ? questionna Francis en le suivant des yeux.
  
  - J’ai embauché le second en qualité de dessinateur attaché au bureau d’étude et le troisième comme veilleur de nuit. De la sorte, ils peuvent pratiquement tout surveiller sans trop montrer le bout de l’oreille.
  
  Ils allèrent à l’atelier de mécanique, une salle spacieuse éclairée par une verrière et communiquant avec le magasin où étaient entreposés l’outillage, les pièces de rechange et les produits d’entretien des machines.
  
  Le chef électricien Chanvillon discutait ferme avec Befailly, le maître de céans. L’apparition de Plossin les rendit subitement muets. Les ouvriers qui étaient en train de travailler devant des établis levèrent la tête.
  
  - M. Coplan, de la Sessia, présenta l’ingénieur. Il vient procéder à une inspection et vous lui fournirez toutes les précisions qu’il vous demandera, le cas échéant.
  
  - Messieurs... fit Coplan avec une intonation réservée. Réciproquement, si vous avez des remarques à formuler concernant le matériel, n’hésitez pas à m’en faire part. Ne me considérez surtout pas comme un ponte intouchable.
  
  - On ne se plaint pas, dit Chanvillon, une cigarette sur l’oreille. Ce qui est le moins bon, c’est le pinard. Le reste, ça va.
  
  Il avait la dégaine d’un gars d’Aubervilliers, au verbe facile et au ton enjoué. Un as dans sa partie, malgré sa propension au bavardage.
  
  S’adressant à Befailly, Plossin déclara :
  
  - Les joints sont en route. Vous les recevrez probablement après-demain.
  
  - Merci, monsieur Plossin, acquiesça l’interpellé, un quadragénaire sanguin, aussi scrupuleux dans sa comptabilité que dans l’exécution des travaux de mécanique qu’on lui réclamait.
  
  Un peu plus tard, quand l’ingénieur et Coplan eurent rapidement fait le tour du magasin, le premier glissa :
  
  - Ce Befailly a le tempérament d’un rond-de-cuir et une virtuosité manuelle étonnante. Il vous répare une montre-bracelet, vous dépanne une voiture ou fignole une maquette, au centième de millimètre près, avec la même aisance (Cette précision est exigée, effectivement, pour les modèles soumis au flux d’air de la veine).
  
  Distrait, Coplan prononça :
  
  - En somme, tout le monde ici, sauf les trois membres de la Sécurité militaire péruvienne, se doute qu’il y a un salaud dans le personnel de la soufflerie...
  
  - Plus ou moins. Mais chacun garde ses pensées pour lui. Vous comprenez, j’ai toujours minimisé, j’ai attribué les défaillances, et même le début d’incendie, à des causes accidentelles. Si les Français ont reniflé quelque chose d’insolite, les Péruviens croient à de malencontreuses coïncidences. Ou ils font semblant.
  
  - Comment sont rétribués ces derniers ? Touchent-ils des salaires convenables ?
  
  - Oui... Nettement supérieurs à ceux qu’on offre dans l’industrie du pays. Et les assurances sociales sont plus larges que ne le prévoient les textes légaux. Vous feriez fausse route en mettant ces sabotages sur le compte d’un mécontentement d’ordre revendicatif.
  
  Ils revinrent à pas lents vers le pavillon directorial.
  
  - Pourriez-vous convoquer Benavides et Huara au bureau d’études ? sollicita Coplan. Je voudrais m’entretenir avec eux de la disparition de Mendez.
  
  - N’espérez pas apprendre quelque chose de plus que ce que je vous ai raconté. Je vous ai restitué très exactement leurs propos.
  
  - J’en suis certain. Aussi ne vais-je pas mener la conversation sur le terrain des responsabilités. La police a dû le faire avant moi.
  
  - Bon, s’inclina Plossin. Montez toujours, je vais chercher les intéressés.
  
  A l’étage, dans le bureau de l’ingénieur, Coplan retrouva l’homme avec lequel il avait échangé quelques mots une heure auparavant, et qu’il avait pris pour un authentique dessinateur : Luis Cachas, l’un des limiers envoyés de la capitale.
  
  Cachas était un métis dont l’origine indienne était prédominante. De petite taille, le faciès plat et large, les paupières lourdes, il paraissait assez hermétique, du moins pour un Européen peu familiarisé avec les habitants de la contrée.
  
  - Cigarette ? lui proposa Coplan.
  
  - No. Gracias, señor.
  
  Allumant sa Gitane, Francis alla jeter un coup d’œil par la fenêtre. L’énorme fourneau de la « pipe », à l’avant-plan du majestueux décor de cimes enneigées, symbolisait l’emprise de la civilisation technique sur un monde en gestation. Mais c’était aussi un drapeau.
  
  - Vous avez déjà travaillé dans l’aéronautique ? demanda Coplan pour rompre le silence.
  
  - Si, señor. Je suis diplômé de l’Académie d’aviation militaire de Lima. Et j’ai été attaché à la base de Chiclayo.
  
  Francis en déduisit qu’il appartenait au S.R. de la Force Aérienne. Cachas se repencha sur son épure, tire-ligne à la main.
  
  Plossin apparut quelques minutes plus tard avec Benavides et le contremaître.
  
  - J’ai oublié, tout à l’heure, d’évoquer ce drame qui a coûté la vie à l’un de vos subordonnés, dit Coplan, l’air contrarié. A-t-il laissé une veuve et des enfants ?
  
  - Oui, répondit Benavides. Un garçon et une fille, de sept et neuf ans. C’était un brave type.
  
  - Bien vu par ses compagnons de travail ?
  
  - Sûrement. Sa mort les a tous fort affectés.
  
  - Surtout Lomas, renchérit Huara. C’était son meilleur copain. Et il a été d’autant plus ébranlé qu’il avait parlé avec lui quelques instants plus tôt.
  
  - Mendez n’avait pas de soucis majeurs ? s’informa Coplan.
  
  - Pour ma part, je ne le crois pas, avança Benavides.
  
  Coplan se tourna vers Plossin.
  
  - Quel est le montant de l’indemnité que va toucher sa femme ?
  
  - Deux cent cinquante mille sols. Environ cinq millions d’anciens francs.
  
  Cachas ne semblait prêter aucune attention à ce qui se disait dans la pièce. Quant à Plossin, il ne discernait pas pourquoi Coplan avait provoqué cette entrevue.
  
  - Mendez était-il communicatif ou renfermé ? s’enquit Francis.
  
  Perplexes, Benavides et son contremaître se consultèrent du regard.
  
  - Il ne cachait pas ses opinions, mais il n’abordait que très rarement des questions personnelles, du moins devant moi, finit par déclarer le spécialiste en chaudronnerie.
  
  - Non, il n’était pas expansif, confirma Huara. Il n’était pas l’homme à étaler ses joies et ses ennuis.
  
  Les yeux de Coplan se fixèrent sur l’Indien.
  
  - Quand vous êtes allé vérifier le verrouillage des portes, vous ne vous êtes pas inquiété de savoir s’il ne restait plus personne dans la conduite ?
  
  - Elles étaient déjà bloquées, ce qui prouvait que l’ouvrier occupé dans le tunnel avait remis le panneau en place après sa sortie... Il est impossible de le faire de l’intérieur.
  
  Évidemment, un ouvrier constatant qu’une porte était ouverte et ayant vu Mendez sortir du tunnel avait pu croire que celui-ci avait négligé de la refermer. S’en étant chargé, et effrayé par les conséquences d’un acte accompli avec une bonne intention, il avait pu se garder de l’avouer par la suite. Mais il était plus que probable que l’opération avait été effectuée par un meurtrier.
  
  - Quand le Destin s’en mêle... grommela Coplan, la mine ennuyée. C’est une singulière fatalité, qui veut que la construction d’un ouvrage d’art exige toujours au moins une vie humaine.
  
  Son regard dévia vers Plossin :
  
  - Quand aura lieu le prochain essai ?
  
  - Demain, vers onze heures du matin.
  
  
  
  
  
  Avant le dîner, Coplan alla contempler les réservoirs sphériques où, avant chaque rafale, on accumulait de la vapeur ; il observa la tuyauterie fraîchement peinte, avec ses canalisations de charge et de vidange.
  
  Huara passant à proximité, il l’interpella et lui demanda où était Lomas. Le contremaître, qui se rendait à la chaufferie, répondit :
  
  - Il est de garde au bloc thermique. Vous désirez le voir ?
  
  - Oui.
  
  - Faut-il vous l’envoyer ou m’accompagnez-vous jusque-là ?
  
  - Faites-le venir. Je ne le retiendrai que quelques minutes.
  
  Huara fit un signe d’assentiment, poursuivit son chemin.
  
  Coplan déambulait le long de la conduite d’évacuation de l’air lorsque Lomas vint le rejoindre. Intimidé comme s’il s’attendait à une réprimande, l’ouvrier porta deux doigts à la visière de sa casquette de toile et leva un regard interrogateur sur l’Européen.
  
  - Il ne s’agit pas d’une question de service, Lomas, le rassura Coplan. J’ai voulu vous parler parce que vous étiez le meilleur camarade de Mendez, n’est-ce pas ?
  
  - Oui, señor. Miguel était mon ami depuis dix ans.
  
  Une expression chagrine assombrit son visage fruste, et il baissa le front.
  
  - Je comprends que sa mort ait été un coup dur pour vous, reprit Coplan. Mais n’a-t-elle réjoui personne ?
  
  Lomas le dévisagea, les yeux rapetissés.
  
  - Réjoui ? répéta-t-il à mi-voix, scandalisé.
  
  - En d’autres termes, n’avait-il pas d’ennemis ? N’éprouvait-il aucune animosité à l’égard d’un de vos collègues ? Vous, son confident, vous devez le savoir...
  
  Une lueur bizarre traversa les prunelles de Lomas.
  
  - Vous ne croyez pas à un accident ? murmura-t-il.
  
  - Moi oui. Mais vous ?
  
  Ils avancèrent de quelques pas le long de la conduite d’air.
  
  Lomas, visiblement, était un simple. Une prudence ancestrale l’incitait à ne pas dévoiler ses pensées sans avoir mûrement pesé le pour et le contre. Il ne fallait pas le brusquer si on voulait le mettre en confiance.
  
  - Le seul avec lequel Miguel ne s’entendait pas, c’est Garrido, prononça finalement Lomas. Ils avaient beaucoup d’antipathie l’un pour l’autre, mais pas au point de se battre ou de s’entretuer. Ils avaient pris le parti de s’ignorer mutuellement.
  
  - Comment était née cette antipathie ? Une femme ?
  
  - Non, des idées politiques.
  
  - Ah ? Ils s’étaient disputés à ce sujet ?
  
  - Ils s’étaient attrapés deux ou trois fois, au début du chantier. Après, ils ne se sont plus adressé la parole.
  
  Coplan s’arrêta près de la cheminée, fit face à son interlocuteur.
  
  - Mendez ne vous a-t-il jamais fait part de choses spéciales qu’il aurait constatées, à propos des pannes qui ont retardé l’achèvement de la soufflerie ?
  
  L’attitude de Lomas trahit de l’embarras, sinon une préoccupation teintée d’inquiétude. Il se racla la gorge.
  
  - Il aurait bien voulu prendre sur le fait le sale type qui a déjà commis plusieurs mauvais coups, avoua-t-il.
  
  Ainsi, les Péruviens étaient édifiés, mais ils se taisaient. Certains d’entre eux cherchaient même à attraper le coupable par la peau du cou.
  
  - Miguel ne suspectait-il pas quelqu’un ? insista Coplan.
  
  - Je ne sais pas, dit Lomas. En tout cas, il ne m’a jamais cité un nom.
  
  Coplan ne put discerner si l’homme était absolument sincère en affirmant cela. S’il mentait, ce pouvait être parce qu’il ne désirait pas lancer une accusation mal étayée qui risquait de porter préjudice à un innocent.
  
  - Vous fréquentiez le ménage Mendez ? poursuivit Francis.
  
  - J’allais chez Miguel au moins une fois par semaine, quand nos tours de garde respectifs le permettaient.
  
  - S’entendait-il bien avec son épouse ?
  
  Lomas eut une mimique évasive.
  
  - Vous savez, comme partout, il y avait des hauts et des bas. Esmeralda, sa femme, se plaignait parfois de devoir vivre à Santa Isabel. Elle préférait la grande ville, le pressait de chercher une autre place, mais Miguel, content de sa paye, faisait la sourde oreille.
  
  - C’est un grand malheur, pour elle et ses enfants, soupira Coplan. Et vous, Lomas, êtes-vous marié aussi ?
  
  Le Péruvien fit un signe de dénégation.
  
  - Pas encore. Plus tard...
  
  Coplan lui donna une tape dans le dos.
  
  - Je suis comme vous. Il ne faut pas se presser. Maintenant, regagnez la chaufferie, votre contremaître doit s’impatienter.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, Coplan fut éveillé de bonne heure par Plossin. Ce dernier venait lui apporter la liste du personnel et il annonça sur un ton très dynamique :
  
  - Aujourd’hui, branle-bas de combat ! On redémarre...
  
  - Puis-je vous emprunter votre voiture ?
  
  - Hein ? Pour quoi faire ?
  
  - Je voudrais descendre à Santa Isabel.
  
  - Comment ? Vous ne serez pas présent aux essais ?
  
  - Vous avez dit hier qu’ils débuteraient à 11 heures. Je serai rentré avant.
  
  - Bon, utilisez ma 404, consentit Plossin, trop pressé pour s’appesantir sur une question secondaire. Voici la clé de contact. A votre retour, venez au labo directement.
  
  - D’accord.
  
  L’ingénieur s’esquiva. Coplan fit sa toilette, releva sur la liste l’adresse de feu Mendez, puis, après un déjeuner solitaire dans la salle à manger commune des techniciens français, il prit le volant de la Peugeot.
  
  Par une route terriblement sinueuse aux virages en épingle à cheveux, il descendit de 1600 mètres et, à mesure qu’il approchait de la localité, la température se réchauffa jusqu’à devenir tropicale.
  
  Lorsqu’il eut dévalé les pentes de la Cordillère, il aboutit à une bourgade entourée d’une épaisse végétation, cernée par la forêt vierge, la Selva.
  
  Santa Isabel était une petite ville hispano-américaine classique. Des rues à angle droit ayant conservé un aspect colonial environnaient une église dont la cloche était suspendue dans un fronton de pierre blanche, entre deux petites tours carrées. En dehors du centre où s’élevaient les édifices publics et quelques belles demeures, la plupart des habitations étaient en brique d’argile séchée, sommairement crépies. Des Indiens aux cheveux plats, des métis et des gens de souche espagnole pure erraient paresseusement dans les artères de la cité, où les véhicules motorisés étaient rares.
  
  Sur le coup de 9 heures, Coplan immobilisa sa voiture dans la Calle Junin, une artère dépourvue de maisons de commerce, et par conséquent très calme. Il se dirigea ensuite à pied vers le numéro 52, actionna un carillon qui tinta discrètement.
  
  Une femme jeune, basanée, à la chevelure noire lissée sur les tempes, vint ouvrir la porte. En dépit d’une légère vulgarité de ses traits, son visage était plutôt attrayant. Étonnée, elle questionna :
  
  - Señor... Que quiere ?
  
  - J’appartiens à la société qui a construit la soufflerie, lui dit Coplan. Pourriez-vous me recevoir quelques minutes ?
  
  - Avec grand plaisir, acquiesça-t-elle en s’effaçant.
  
  Il suivit Esmeralda Mendez dans une pièce sombre et fraîche, meublée d’une table ovale et de quatre chaises. La jeune veuve lui offrit de s’asseoir.
  
  - Je suis arrivé d’Europe, hier, et j’ai voulu venir vous exprimer les regrets de la haute Direction, prononça-t-il en adoptant une mine de circonstance. Vous savez, je présume, que des dommages et intérêts importants vont vous être versés ?
  
  Elle approuva en silence.
  
  - Nous ferons en sorte que le délai de paiement soit le plus court possible, reprit Francis. C’est un mince réconfort pour vous, hélas...
  
  Comme il le redoutait plus ou moins, Esmeralda fondit soudain en larmes, son visage caché dans ses mains. Les épaules secouées par des sanglots qu’elle s’efforçait vainement de contenir, elle s’accouda sur la table.
  
  Au bout de deux minutes, elle surmonta son désespoir et, relevant des yeux éplorés sur son visiteur, elle articula dans un souffle :
  
  - Les petits... Nos pauvres enfants... Je n’ai pas encore osé le leur dire.
  
  Coplan plissa les lèvres.
  
  - Où sont-ils, actuellement ?
  
  - Je les ai envoyés chez la mère de Miguel, à Iquitos. Je comptais les y laisser quelque temps.
  
  Elle acheva d’étancher ses larmes, se tamponna les paupières.
  
  - Sans doute avez-vous des amis à Santa Isabel ? reprit Coplan. Vous n’avez pas dû vous débattre seule dans cette infortune ?
  
  La femme renifla.
  
  - Les gens du voisinage ont été très gentils. Un camarade de mon mari, qui travaillait avec lui, est venu me demander plusieurs fois s’il ne pouvait me rendre service.
  
  - Lomas, probablement ?
  
  - Oui. Miguel et lui étaient très liés.
  
  S’étant pétri le menton, Coplan articula :
  
  - Lomas ne vous a-t-il pas réclamé certains papiers que votre époux avait en sa possession ?
  
  Esmeralda Mendez fronça les sourcils.
  
  - Des papiers ? Concernant quoi ?
  
  - Des notes... Une lettre, peut-être. Miguel n’avait-il laissé aucun message pour le cas où il lui arriverait quelque chose ?
  
  - Non, pas que je sache, murmura-t-elle, déroutée.
  
  Coplan la regarda fixement.
  
  - Votre mari était employé dans une entreprise intéressant la Défense nationale, lui rappela-t-il. Par conscience professionnelle, il pouvait avoir fait des croquis, des schémas, inscrit certains chiffres. Lomas, ou quelqu’un d’autre, aurait pu se soucier de récupérer ces annotations. Réfléchissez bien : personne, avant moi, ne vous a questionnée à ce sujet ?
  
  Esmeralda s’essuya encore les yeux. La gravité de son visiteur l’influença. Après un temps, elle assura :
  
  - Non, on ne m’a jamais parlé de ça. D’ailleurs, je n’ai rien vu de semblable dans les tiroirs de mon mari. La seule chose que j’aie remise à Lomas, c’est une enveloppe dans laquelle il y avait la carte du Parti, la carte syndicale et des imprimés du groupement dont ils faisaient partie tous les deux...
  
  Coplan ne témoigna pas un intérêt très marqué. D’une voix indifférente, il s’enquit :
  
  - A quel groupement adhéraient-ils ?
  
  La jeune femme eut une mimique d’ignorance. Gênée, un peu honteuse, elle répondit :
  
  - Je ne pourrais pas vous le dire. Moi je ne m’occupe pas de ces choses... Le ménage, les enfants, c’est déjà bien assez. La politique, je n’y comprends rien. C’est l’affaire des hommes.
  
  Approbateur, Coplan se leva.
  
  - Si vous aviez besoin d’une aide quelconque, n’hésitez pas à me téléphoner à la soufflerie, déclara-t-il avant de prendre congé. Demandez l’ingénieur Coplan. Au revoir, señora Mendez.
  
  
  
  
  
  En remontant vers le plateau de la Cordillère, Coplan tâcha de clarifier ses impressions. A tort ou à raison, il était tenté d’écarter l’hypothèse que Lomas était l’amant d’Esmeralda, et qu’en supprimant le mari, Lomas aurait fait coup double : libérer sa maîtresse d’un époux encombrant tout en lui faisant toucher un capital de 250000 sols dont il profiterait également dans l’avenir.
  
  La veuve avait évoqué les visites de l’ouvrier péruvien avec franchise, alors qu’elle aurait fort bien pu les passer sous silence. Et Lomas, de son côté, n’avait pas dû exiger d’elle une discrétion totale, ce qu’il n’aurait pas manqué de faire s’il avait eu mauvaise conscience.
  
  Lorsque Coplan débarqua devant les bâtiments de la soufflerie, sa montre n’indiquait encore que 11 heures moins vingt. Au lieu de se rendre au labo, il se mit en quête de Benavides.
  
  Il découvrit ce dernier devant l’entrée du tunnel, posté devant la grande ouverture circulaire où s’engouffrait l’air atmosphérique pendant le fonctionnement de la soufflerie.
  
  - Êtes-vous très pris en ce moment ? lui lança-t-il de loin.
  
  - En ce qui me concerne, tout est paré, dit le Péruvien. Je m’assurais si les volets d’admission étaient correctement déflectés.
  
  - Serait-il possible de dire deux mots à Garrido ?
  
  - Pour sûr. Qu’a-t-il fait de mal ?
  
  - Rien, ne vous tracassez pas. C’est rapport à sa situation familiale...
  
  Benavides conduisit Coplan vers l’atelier. Il s’arrêta près d’un soudeur qui, la figure protégée par un couvre-face, dirigeait le dard d’un chalumeau oxhydrique sur une pièce d’acier, en plein air, à quelques pas de l’entrepôt.
  
  - Garrido, le señor veut te parler, le prévint Benavides.
  
  L’homme éteignit posément son chalumeau, releva son masque rectangulaire et dévisagea Coplan. Les joues creuses, le nez aquilin, il avait une figure osseuse et des yeux méfiants. Il ne se leva qu’à contrecœur. Par discrétion, Benavides s’en alla.
  
  - C’est vous, Garrido ? jeta Francis. Il paraît que vous avez eu une altercation avec Mendez au début des travaux ?
  
  La physionomie de l’interpellé se durcit.
  
  - Oui, admit-il. Et alors ?
  
  - Je ne vous reproche rien. Je me suis simplement dit que vous seriez peut-être en mesure de me renseigner sur les opinions politiques de Mendez, puisque vous n’étiez pas d’accord avec lui.
  
  Garrido haussa les épaules.
  
  - Il est mort, Dieu ait son âme, marmonna-t-il en se signant.
  
  - Paix à ses cendres, appuya Coplan. Néanmoins, nous devrions savoir à quelle caisse de secours il était affilié. Sa femme n’est pas au courant. Votre contremaître non plus.
  
  - Demandez à Lomas, prononça Garrido avec mépris. Il est du même bord.
  
  - Répondez, intima Coplan. Je ne vais pas perdre du temps à courir après tout le monde.
  
  Désarçonné par ce brusque changement de ton, Garrido perdit de son arrogance.
  
  - Mendez était un rouge... Un communiste, grommela-t-il, l’air dégoûté. Moi, je ne les encaisse pas. Ce sont des révolutionnaires, des agents de Moscou. S’ils devenaient les maîtres, ils détruiraient les églises.
  
  Le moins qu’on pût dire, c’est qu’il ne dissimulait pas ses sentiments. Une flamme de colère brûlait dans son regard.
  
  - Ah ? Vous me surprenez, dit Coplan. Mendez ne passait pas pour un extrémiste. Se livrait-il à de la propagande parmi vous ?
  
  - Il n’aurait pas osé, rétorqua Garrido, acerbe. On l’aurait viré tout de suite.
  
  Se rapprochant, il confia d’une voix plus sourde :
  
  - Que fichait-il dans le tunnel après le signal d’alarme, hein ? Comment ne s’est-il pas aperçu qu’on refermait la porte étanche ? Vous voulez mon avis ? Eh bien, je mets ma tête à couper qu’il s’était avancé loin dans la veine pour y commettre un nouveau méfait !
  
  Deux rides verticales naquirent entre les sourcils de Coplan, qui croisa les bras.
  
  - Avez-vous dit cela à M. Plossin ?
  
  La bouche crispée par un rictus amer, Garrido répliqua :
  
  - Mendez est mort, non ? Il répondra de ses actes devant le Seigneur.
  
  Derechef, il fit un signe de croix. A cet instant, la sirène placée au-dessus de la chaufferie émit quatre longs appels aigus, prescrivant l’évacuation des zones dangereuses, en particulier autour de la bouche d’entrée de l’air.
  
  - Bon, continuez votre besogne, dit Francis au soudeur lorsque le signal eut cessé de retentir. Dans un sens, je voudrais que vous ne vous soyez pas trompé. A plus tard.
  
  Garrido esquissa un salut nonchalant et le regarda partir.
  
  Quand Coplan pénétra dans la salle de mesures, il sentit que l’ambiance était tendue. Plossin et Danchère, assis devant leurs pupitres, ne le gratifièrent que d’un coup d’œil anxieux. Il n’y avait personne d’autre avec eux.
  
  - Je peux vous l’avouer, j’ai le trac, laissa tomber Plossin. J’ai beau me raisonner, je m’attends à une tuile. Et cela malgré tous les contrôles effectués ce matin.
  
  Coplan, l’esprit harcelé par les assertions de Garrido, se borna à déclarer :
  
  - Pressez le bouton, nous verrons bien.
  
  - Cette fois, il faudrait que le type soit drôlement malin, estima Danchère, l’œil fixé sur l’aiguille des secondes de l’horloge murale. Depuis le dernier accident, le personnel est sur le qui-vive, et le saboteur doit le savoir.
  
  - Vous allez marcher à la puissance maximum ? s’informa Coplan.
  
  - Non, pas à la première rafale, précisa l’ingénieur. Nous allons démarrer à Mach 1 et, grâce à la « souris », modifier la vitesse d’écoulement jusqu’à Mach 3.
  
  Coplan avait lu dans sa documentation que la souris était un dispositif mobile destiné à modifier le profil du col d’entrée de la chambre d’expérience, et donc capable d’agir sur l’accélération imprimée aux molécules d’air. Mais il ignorait que cette opération pouvait être commandée pendant le fonctionnement de la soufflerie, et il s’en étonna.
  
  Plossin lui expliqua :
  
  - Cette variation de vitesse progressive est aussi une innovation. Elle reproduit les éléments de la montée d’une fusée, dont la vélocité s’accroît sous la poussée de ses réacteurs et qui rencontre, à haute altitude, une atmosphère raréfiée. Ce système est d’une souplesse sans pareille. Nulle part dans le monde n’en existe l’équivalent, sinon dans Sigma 4, à Saint-Cyr (Authentique).
  
  Sur un signe de Danchère, il se retourna vers le tableau de contrôle. Résolument, il actionna la télécommande qui ouvrait les vannes à la vapeur comprimée.
  
  Un ample mugissement fit trembler le tunnel. Le torrent gazeux s’enfla, se stabilisa à la vitesse voulue.
  
  Plossin et Danchère, le front moite, observèrent les indications lumineuses ou graphiques des instruments. A deux mètres en retrait, Coplan les épiait, eux, guettant leurs mouvements et leurs paroles, craignant une exclamation de dépit qui aurait dénoncé un nouvel accroc.
  
  Plossin manœuvra un volant gradué, lentement. Le mugissement devint aigu. Les aiguilles de certains cadrans se déplacèrent vers des chiffres plus élevés.
  
  Le souffle gigantesque obéissait docilement à l’ingénieur qui l’accéléra encore. Il atteignit Mach 4, conserva cette vitesse pendant quelques secondes puis, la pression déclinant dans les réservoirs, il perdit sa virulence, produisit une sorte de clameur qui se mua peu à peu en un ronflement sourd.
  
  - La température a diminué de moins 20 à moins 65, annonça Danchère. Le préchauffage devrait être légèrement rehaussé.
  
  - Je vais prévenir Bouillet, conclut Plossin.
  
  Souriant, il tourna la tête vers Coplan.
  
  - Il me semble que tout est normal, lui dit-il, détendu. Pourvu que, dans les prochaines minutes, aucun chef de département ne vienne me signaler une catastrophe...
  
  - Votre téléphone sonnerait déjà, prononça Francis. Et maintenant, quel est votre programme ?
  
  - Nous allons continuer toute la journée, tracer nos courbes. Nous ne devons pas seulement livrer des aménagements et des machines en ordre de marche, il faut aussi fournir les données scientifiques propres à cet équipement. C’est surtout dans ce domaine-là que nous avons pris du retard.
  
  - En principe, vous allez donc déclencher des rafales à jet continu, chaque fois que la pression de vapeur sera ramenée au chiffre voulu dans les réservoirs ?
  
  - Oui, à peu près... Je vais m’efforcer de collationner le plus d’indications possible, afin d’en dégager, si vous voulez, le mode d’emploi de la soufflerie.
  
  - Bon, fit Coplan avec un hochement de tête. Dans ce cas, il me sera plus utile de me balader que de rester ici. Je vous reverrai ce soir.
  
  En réalité, il commença par se retirer dans sa chambre.
  
  Il y étudia plus à loisir la liste qu’il avait reçue le matin même, inscrivit sur un feuillet, dans l’ordre chronologique, les événements qui avaient motivé sa venue, puis il se mit à réfléchir aux témoignages de Lomas, d’Esmeralda et de Garrido.
  
  En définitive, quel genre d’homme avait été Mendez ? Un père tranquille ou un terroriste ?
  
  Et s’il était une victime, l’avait-on choisi par hasard, uniquement parce qu’on voulait provoquer un drame spectaculaire visant à desservir l’entreprise, ou pour un motif personnel très précis ?
  
  Coplan ne cessa de remuer ces questions pendant le reste de la journée, tandis qu’il circulait de droite et de gauche et qu’à intervalles réguliers les quatre coups de sirène précédaient le hurlement de la soufflerie, accompagné d’une large colonne blanche de vapeur condensée sortant toute droite de la pipe.
  
  Le soir, toutefois, il ne put constater qu’une chose : c’est que rien d’anormal n’avait entravé le fonctionnement des installations.
  
  
  
  
  
  Vers trois heures du matin, alors que le plus grand calme régnait sur les locaux techniques et sur les bâtiments d’habitation, une silhouette apparut sur le seuil du bloc réservé aux employés péruviens.
  
  L’homme embrassa d’un coup d’œil l’espace qui le séparait de l’entrepôt, et il prêta l’oreille. Jugeant le moment favorable, il courut silencieusement jusqu’à l’angle de cet édifice, épia de nouveau les alentours.
  
  Il y avait de la lumière aux fenêtres de la chaufferie ; les reflets éclairaient de petites zones à l’arrière du bâtiment et l’obscurité n’en était que plus profonde ailleurs. L’ouvrier de garde ne pouvait rien distinguer, si d’aventure son regard se dirigeait, à travers les vitres, vers l’extérieur. Le furtif noctambule le savait par expérience.
  
  D’un second élan, il gagna la conduite, se faufila par-dessous et alla se planquer dans l’angle qu’elle formait avec le mur latéral du laboratoire. Ne percevant aucun bruit alarmant, il poursuivit sa progression. Il ouvrit d’un geste décidé la porte de fer qui pivota sans le plus minime grincement, pénétra dans la première salle, referma derrière lui.
  
  Un faisceau lumineux, de faible intensité, fendit les ténèbres.
  
  L’inconnu s’approcha de la chambre où la vapeur était injectée pour mettre l’air en mouvement dans le tunnel. C’était une sorte de citerne ovoïde de trois mètres de haut, communiquant d’une part avec le tube allant à la cheminée et, de l’autre, par un col rétréci, avec la chambre d’expérience. Ce col était encastré dans la cloison qui isolait le centre de mesures.
  
  Tenant sa lampe d’une main, l’individu gravit les échelons métalliques permettant d’accéder à la partie supérieure de ce cylindre dilaté. Il caressa l’un des deux tuyaux amenant aux trompes la vapeur à haute pression, comme s’il espérait déceler un endroit de moindre résistance. Mais ce n’était que pour apprécier la convexité de la canalisation et voir sous quel angle il allait l’attaquer, car le sabotage devait être invisible du sol, pour ceux qui traverseraient la salle le lendemain matin.
  
  Ayant pris ses repères, il dégagea de sa ceinture une scie à métaux qu’il enduisit d’un corps gras, puis, juché sur le dessus de la conduite, il se mit au travail.
  
  Les dents de son outil mordaient la fonte sans produire un crissement notable. Dès que l’homme eut creusé un trait bien net, il éteignit sa torche et, dans une obscurité totale, il acheva d’approfondir la coupure.
  
  Il ne s’interrompit que pour lubrifier à plusieurs reprises le fil de la scie. Lorsque celle-ci eut taillé un sillon traversant l’épaisseur de la paroi du tuyau, il la dégagea et refit de la lumière pour disperser, à l’aide d’un chiffon, les poussières de limaille tombées sur la tôle arrondie qui lui avait servi de piédestal.
  
  Avant de sortir, il prit aussi la précaution d’effacer ses empreintes digitales sur les barreaux de l’échelle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Le matin suivant, Plossin prit place devant ses tableaux de commande et, après avoir décoché à Danchère un regard signifiant « A Dieu vat... », il pressa le bouton actionnant à distance l’ouverture des clapets de vidange des réservoirs.
  
  Le hurlement de la masse d’air entraînée à une vitesse grandissante retentit deux secondes plus tard, comme prévu. Mais Danchère et Plossin s’aperçurent rapidement que l’accélération du courant était insuffisante. Avant qu’ils aient pu en déceler la cause, une détonation se superposant au bruit habituel de la soufflerie parvint à leurs oreilles, et la porte d’acier de leur local vibra dans son encadrement.
  
  Lorsque la vapeur se ruait hors des sphères où elle était emmagasinée, il n’était plus question de refermer les clapets d’échappement. Aussi, bien qu’il sût qu’un phénomène inquiétant venait d’avoir lieu, Plossin ne tenta pas d’arrêter le flux. Ne perdant pas son sang-froid, il tourna le volant pour déplacer la souris dans le col de l’effuseur (Partie du tunnel où, après un étranglement du col d’admission, les parois s’évasent à nouveau). Ceci eut pour effet d’ouvrir un canal plus grand à l’admission d’air et d’accroître le volume des matières gazeuses fonçant dans la conduite. La décharge se poursuivit jusqu’à la chute complète de la pression.
  
  - Qu’est-ce qui se passe encore ? gronda l’ingénieur, furieux, dès que le bruit se fût apaisé. On dirait qu’il y a une fuite du côté des canalisations de chasse...
  
  - Un tuyau ou un joint a sauté, confirma Danchère, le teint blême. Vous avez entendu cette espèce d’explosion ?
  
  Tous deux quittèrent leur fauteuil d’un même mouvement et se précipitèrent vers la sortie du labo. Arrivé le premier à la porte, Plossin la repoussa : il attrapa au visage une bouffée de vapeur humide et tellement chaude qu’il sauta en arrière en attirant le battant vers lui.
  
  - C’est à l’arrivée des trompes, jugea-t-il sur-le-champ. La salle voisine est saturée de vapeur. Impossible d’entrer là-dedans...
  
  Danchère, qui avait également senti le souffle brûlant, articula d’une voix blanche :
  
  - Pourvu que personne ne se soit trouvé là au moment du démarrage !
  
  - Sortons par l’autre issue, décida Plossin, la face contractée.
  
  Ils coururent à l’autre bout de la pièce, débouchèrent dans le hall attenant où la conduite, évasée jusqu’à son plus grand diamètre, renfermait les bacs d’alumine et le système de préchauffage. Par l’entrebâillement de grandes portes métalliques à glissière, ils se ruèrent à l’extérieur et longèrent le bâtiment en direction de la pipe.
  
  Des volutes de vapeur s’échappaient de l’embrasure de l’autre entrée, qu’un ouvrier péruvien avait voulu emprunter lorsqu’il avait perçu un claquement insolite presque couvert par le mugissement du tunnel. D’autres hommes accouraient, dont Benavides.
  
  Plossin cria :
  
  - Un des tuyaux de descente a dû céder ! Attendez que la ventilation ait refroidi l’atmosphère du local...
  
  Emporté par son impulsion, Benavides voulut pourtant pénétrer dans la salle, mais il fut promptement contraint de reculer : un brouillard torride empêchait de voir à un mètre.
  
  - C’est insensé ! rugit le Péruvien. Les tuyaux sont assez épais pour résister à des pressions cinq fois supérieures !
  
  Exaspéré, Plossin haussa les épaules avec brusquerie. A quoi bon nier l’évidence ? La fuite avait été trop considérable pour provenir d’un joint mal serré.
  
  Au bout de quelques minutes qui furent abondamment remplies par des hypothèses et des commentaires, l’air de la salle devint respirable. Plossin renvoya les ouvriers à leurs occupations ; il ne permit qu’à Benavides et à Danchère de l’accompagner.
  
  D’emblée, les trois hommes virent d’où venait le mal : entre la chambre de détente et le plafond, une des canalisations était déchirée. Le jet forcené de la vapeur fuyant par la fente avait fini par la rompre.
  
  Partiellement soulagé de constater que personne ne gisait à terre. Plossin escalada en hâte les échelons pour aller examiner les bords du tuyau. Sa conviction fut vite assise.
  
  Il redescendait au moment où Coplan, alerté par la rumeur qui avait fait le tour de la base expérimentale, surgit auprès de Danchère.
  
  - Montez, Benavides, invita Plossin, consterné. Pas de doute : le tube a été scié.
  
  Entendant ces mots, Coplan retint un juron. Ça continuait...
  
  - Pas de morts ni de blessés ? s’enquit-il.
  
  - Non, heureusement, lui répondit Danchère. Mais c’est une vraie chance. Si un ouvrier s’était trouvé ici lors de la rafale, il aurait été ébouillanté sur place.
  
  Du haut du cylindre ovalisé, Benavides lança une imprécation. Le sabotage crevait les yeux.
  
  - Combien de temps vous faudra-t-il pour remplacer cette canalisation ? lui demanda Plossin d’une voix forte.
  
  - C’est justement la section qui va, en une seule pièce, jusqu’à la trompe ! tempêta le gros Péruvien. Le salaud a bien choisi l’endroit ! La charogne ! Le fils de p... !
  
  Sa sérénité habituelle avait cédé la place à une fureur concentrée qui le rendait apoplectique.
  
  Après avoir éructé un bon nombre d’injures, il bégaya :
  
  - Je ne sais pas, moi ! Dix heures... Douze heures...
  
  Coplan réalisa, en un clin d’œil, qu’il ne devait pas espérer découvrir des indices susceptibles de confondre l’auteur de ce nouvel attentat. A supposer qu’il eût laissé des empreintes, elles avaient été lessivées par la vapeur ou effacées par les premiers entrés.
  
  Accablé, Plossin dit à Coplan :
  
  - C’est foutu... Jamais nous ne serons prêts pour l’inauguration. Même en travaillant jour et nuit !
  
  - Prenez pourtant toutes les mesures d’urgence nécessaires pour y parvenir, lui conseilla Francis d’un ton bref. Il n’y a pas de défaite tant qu’on ne s’avoue pas vaincu.
  
  S’adressant à Benavides qui était redescendu parmi eux, Plossin ordonna :
  
  - Informez Bouillet qu’il doit stopper la compression et mettez-vous à l’œuvre sans tarder. Je veux que nous puissions reprendre les essais en fin de journée.
  
  A Danchère, il déclara :
  
  - Montez au bureau d’étude, nous achèverons de mettre au net les tables calculées à l’aide des chiffres relevés hier. Ce sera toujours ça de fait.
  
  Puis, lorsque ses collaborateurs furent sortis, il baissa le ton pour parler à Coplan.
  
  - Je commence à craindre qu’on ne vous ait appelé trop tard, confia-t-il avec une expression découragée. Quelles déductions pouvez-vous tirer d’un incident de ce genre ?
  
  - Aucune, sinon que le coupable, ignorant la présence des agents de protection, ne renonce pas à ses desseins. Un avertissement public proclamant la mise sous surveillance des installations le rendrait peut-être moins audacieux. Ce qui compte avant tout, c’est qu’il ne récidive plus, non ?
  
  Plossin se gratta la tempe.
  
  - A notre point de vue, oui, assurément, reconnut-il. Mais quelle va être l’attitude des trois agents péruviens, maintenant qu’ils vont avoir connaissance de cet acte criminel ?
  
  - Prenons les devants : réunissez-les, exposez ce qui vient de se passer, puis proposez-leur ma suggestion.
  
  - D’accord, approuva Plossin.
  
  
  
  
  
  La conférence se tint en fin de matinée dans le bureau directorial.
  
  Le capitaine Luis Cachas, engagé comme dessinateur, le lieutenant Barranco, présentement mécanicien de l’équipe Benavides, et le lieutenant Leoncio Quente, occupant les fonctions de veilleur de nuit, furent officiellement saisis de l’affaire par l’ingénieur. Danchère et Coplan assistaient à la réunion.
  
  Lorsque Plossin eut préconisé l’annonce, au personnel, de l’organisation d’un système de surveillance, le capitaine Cachas s’y opposa catégoriquement.
  
  - Cela compromettrait nos chances de prendre l’individu en flagrant délit, argua-t-il sans se départir de son impassibilité.
  
  - Il est moins important dans l’immédiat, de le coffrer que de l’empêcher de tenter un autre sabotage, fit valoir Coplan.
  
  - Les deux vont de pair, estima le jeune Barranco. A mon avis, nous pouvons resserrer la surveillance sans prévenir les hommes qui travaillent ici.
  
  - En nous partageant la besogne, nous serions en mesure de tenir à l’œil tous les points névralgiques, renchérit Leoncio Quente, un métis hispano-indien comme Cachas, mais plus grand que le capitaine.
  
  - Alors, si je comprends bien, vous n’allez pas entamer une enquête sur l’incident de la nuit dernière ? avança Coplan d’un ton détaché. Car si vous vous mettez à interroger les autres membres du personnel, votre incognito ne tiendra plus.
  
  Les trois Péruviens, embarrassés, cherchèrent un moyen de concilier les choses.
  
  - Que M. Plossin ou vous-même vous chargiez de questionner vos subordonnés, suggéra le capitaine Cachas. Vous nous transmettrez ensuite les indices que vous pourriez recueillir. Ainsi, nous pourrions rester dans l’ombre et remplir notre mission.
  
  - Je n’ai pas le loisir de me livrer à une besogne de police, déclina sèchement Plossin. Si M. Coplan veut y consacrer une partie de son temps, libre à lui.
  
  In petto, Coplan apprécia l’habileté de la réponse de l’ingénieur. Il saisit la balle au bond :
  
  - Je ne demande pas mieux que de coopérer avec vous et de procéder aux investigations nécessaires, mais je persiste à penser que, la crainte du gendarme étant le début de la sagesse, il y aurait intérêt à proclamer l’adoption de mesures de protection.
  
  Cachas eut une moue désapprobatrice.
  
  - Non, refusa-t-il. Cela rendrait service au coupable.
  
  Coplan dissimula son énervement.
  
  - La prochaine initiative de cet individu pourrait déjouer votre vigilance, et alors vous porteriez la responsabilité du retard qui en résulterait, souligna-t-il. Mesurez donc bien la portée de votre décision.
  
  Barranco et Quente, préférant s’abriter derrière celui qui était leur aîné et leur supérieur en grade, restèrent bouche cousue. Cachas déclara, non sans suffisance :
  
  - Nous ne nous laisserons pas surprendre, maintenant que nous sommes prévenus.
  
  Sentant que le capitaine n’en démordait pas, Coplan se tourna vers Quente :
  
  - Vous, qui êtes le veilleur de nuit, vous n’avez rien décelé de suspect ? Quelqu’un a pu se balader entre les bâtiments, pénétrer dans la salle et scier un tuyau de fonte sans que vous ayez rien vu ou entendu ?
  
  L’interpellé, mortifié par le ton incisif du Français, se défendit avec mauvaise humeur :
  
  - Est-ce tellement bizarre ? Je ne peux pas être partout à la fois... Les constructions sont disposées de telle manière qu’il n’est guère difficile de jouer à cache-cache. Et puis, certains ouvriers circulent pour des motifs légitimes, entre autres ceux qui sont de garde à la chaufferie. Je ne peux pas les observer tous sans arrêt.
  
  Les yeux de Coplan se posèrent sur ceux de Cachas.
  
  - Vous voyez... Je ne le lui fais pas dire. Si attentive soit-elle, une surveillance ne peut être parfaite. Elle comportera toujours des lacunes. Ou bien, il faudrait que vous soyez dix, et non trois.
  
  Cette démonstration n’ébranla pas l’assurance du capitaine.
  
  - Nous serons plus malins que le saboteur, affirma-t-il. Je vous le prouverai sous peu.
  
  L’entêtement de Cachas irrita Coplan, qui envisagea de passer outre et de placarder quand même un avis au personnel. Puis une autre solution, ménageant le tempérament chatouilleux des agents du contre-espionnage et les rapports qu’il devait entretenir avec eux, lui vint à l’esprit.
  
  - Agissez pour le mieux, conclut-il en ayant l’air de se ranger aux conceptions du capitaine. Mais souvenez-vous que si un autre méfait se produit, cela retombera sur vos têtes.
  
  - Faites-nous confiance, dit Cachas, sûr de lui.
  
  
  
  
  
  L’équipe de Benavides mit les bouchées doubles. Comme l’avait exigé Plossin, la soufflerie put être remise en marche au début de la soirée.
  
  Afin de rattraper une partie du temps perdu, les heures de travail furent prolongées. A trois reprises, le haut panache blanc jaillit avec force de la cheminée d’évacuation, tandis que le hurlement titanesque se propageait loin à la ronde.
  
  Coplan intercepta Plossin lorsque celui-ci, sortant de son bureau, allait regagner son appartement, vers minuit.
  
  - Ça marche ? s'enquit-il, soucieux.
  
  - Oui, provisoirement, grimaça l’ingénieur.
  
  Plus bas, Coplan lui demanda :
  
  - Qui, en dehors de vous et de Danchère, connaît ici le rendement réel de la soufflerie ?
  
  Plossin fixa sur lui un regard curieux.
  
  - Personne, dit-il. Nous seuls avons les chiffres et procédons aux calculs.
  
  - Bon. Et si vous faisiez courir le bruit que les normes prévues par le cahier des charges ne sont pas atteintes, aucun de vos collaborateurs ne pourrait vous démentir.
  
  - Non, mais je ne vois pas pourquoi j’irais leur raconter des mensonges...
  
  - Pour intoxiquer l’adversaire, tout simplement, répliqua Francis. En prétendant qu’un délai de mise au point supplémentaire est indispensable, et que la date d’inauguration est remise sine die, nous désarmerions peut-être d’autres tentatives.
  
  Le caractère de Plossin s’accommodait mal de semblables subterfuges, mais l’ingénieur dut convenir que cette ruse pouvait avoir de l’effet.
  
  - Évidemment, il ne nous coûtera rien d’essayer cette méthode, admit-il. Rendez-vous compte cependant que si je répands des bobards, je vais aussi devoir prescrire les travaux de réglages destinés à palier des défauts imaginaires...
  
  - Inventez-les, l’adjura Coplan. Moi, je ne suis pas partisan de la pêche à la ligne, comme les trois gars de Lima. Mais il me faut un minimum de battement... Retarder autant que possible les entreprises de l’ennemi est mon premier objectif.
  
  Plossin approuva :
  
  - C’est entendu... Dès demain je me plaindrai de la médiocrité des résultats obtenus au-delà de Mach 4, et je laisserai entendre que le profil des cols d’étranglement de la veine doit être réétudié. Espérons que cela nous procurera un sursis.
  
  - Je le souhaite, maugréa Coplan. Bonne nuit.
  
  Il rentra dans sa chambre, embêté pour des tas de raisons.
  
  C’était toujours pareil... Pourquoi lui avait-on collé cette mission sur le dos quand, virtuellement, la situation ne pouvait plus être redressée en temps voulu ? En outre, ces délégués du ministère de la Défense nationale péruvien le gênaient plus qu’autre chose ; ils constituaient une entrave, l’empêchaient de mener sa barque à sa guise, risquaient de contrecarrer ses intentions.
  
  Encore, s’il avait pu travailler avec eux la main dans la main, quasi officiellement. Mais non : il fallait respecter le mythe de la non-ingérence, s’incliner devant le principe sacro-saint de la souveraineté. Et, néanmoins, réparer les pots cassés.
  
  Il en avait de bonnes, le Vieux.
  
  En éteignant la lumière, Coplan se jura que ces aléas de son métier ne le priveraient pas de sommeil. De fait, il ne tarda pas à s’endormir.
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, Coplan pénétra dans le bureau directorial pour s’entretenir avec Cachas, mais le « dessinateur » n’y était pas.
  
  Francis partit à sa recherche, ne le vit nulle part. Si Cachas, de son côté, errait dans les installations, le chassé-croisé pouvait durer longtemps.
  
  Périodiquement, la soufflerie entrait en action. Comme une sirène géante, elle couvrait de sa clameur tous les autres bruits et interrompait chaque fois les conversations.
  
  Coplan, toujours en quête de l’officier péruvien, aboutit à la chaufferie au moment où Bouillet remettait en marche les compresseurs. Les moteurs électriques démarrèrent avec un doux ronflement.
  
  Barranco, un chiffon dans la main, regardait le manomètre de la chaudière.
  
  - Vous n’avez pas vu Cachas ? s’informa Coplan.
  
  Le jeune agent de la Sécurité militaire posa ses yeux sur lui. Une lueur malicieuse naquit dans son regard.
  
  - Le dessinateur ? demanda-t-il. Non, il n’est pas venu ici.
  
  Cette absence momentanée du capitaine ennuya Francis, car il voulait précisément le charger d’un contrôle : aucun des Péruviens embauchés n’était-il titulaire d’un casier judiciaire ou d’une fiche de police pour menées subversives ?
  
  Coplan s’en fut chez Bouillet. Ce dernier le salua. Sa bonne face ronde ne dénotait pas une satisfaction sans nuages.
  
  - Qu’est-ce qu’ils foutent, à Paucartambo ? grommela-t-il. Depuis 8 heures du matin, le voltage ne cesse de baisser. Si ça continue, je n’aurai bientôt plus assez de jus pour alimenter mes machines.
  
  Coplan tiqua.
  
  - Vous constatez souvent de telles irrégularités dans la distribution ?
  
  - Jamais... D’ailleurs, je suppose qu’ils ont des régulateurs de tension, comme dans toutes les centrales.
  
  - Êtes-vous sûr que cela provient de chez eux ?
  
  Bouillet, perplexe, lui rétorqua :
  
  - Ce n’est pas nous qui fabriquons le courant. Alors ?
  
  - Avez-vous questionné le chef électricien ?
  
  - Pas encore. Jusqu’ici, la diminution restait dans des limites tolérables.
  
  Le contremaître Huara fit irruption dans la salle.
  
  - Le señor Chanvillon n’est pas là ? clama-t-il de loin.
  
  - Non, cria Bouillet. Je voudrais justement lui parler, moi aussi. De quoi s’agit-il ?
  
  - De la fumée sort de la cabine de transformation. Et ça sent très mauvais.
  
  Les mâchoires de Coplan se serrèrent.
  
  - Stoppez immédiatement vos compresseurs, enjoignit-il à Bouillet. Le transfo est en train de griller.
  
  Puis il courut vers l’extérieur, bientôt suivi par Barranco. Ils virent le chef électricien qui, de l’atelier, galopait en direction de la cabine.
  
  Les précédant de peu, Chanvillon fourragea dans la serrure avec sa clé spéciale, ouvrit le battant d’acier portant l’inscription « Danger de mort ».
  
  Une odeur de caoutchouc brûlé, âcre et piquante, s’évada de l’intérieur du local en même temps qu’une bouffée de fumée opaque d’un jaune sale. Mais ce ne fut pas cette nuée asphyxiante qui cloua sur place les trois premiers arrivants.
  
  Une large tache d’huile maculait le sol cimenté, et le corps d’un homme dont le crâne avait été brisé d’un coup de marteau gisait au milieu d’elle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  - Cachas ! proféra Barranco, sidéré.
  
  Coplan avait reconnu le profil du capitaine, dont la tête reposait sur une joue entre ses bras écartés. Du sang poissait les cheveux du mort, au-dessus de l’occiput.
  
  Frappés de stupeur, Chanvillon et Bouillet restèrent figés devant la porte ouverte, d’où des volutes déliées continuaient de s’échapper.
  
  - Aidez-moi, dit Coplan à Barranco.
  
  Tous deux avancèrent, soulevèrent le corps par les aisselles et par les jambes pour l’amener à l’extérieur. Une tache sèche subsista sur le sol, par ailleurs imbibé d’huile, à l’endroit où le cadavre fut enlevé, et le liquide visqueux se mit à envahir lentement cette surface jusque-là préservée.
  
  - Il a été assassiné, marmonna Bouillet, n’en croyant pas ses yeux.
  
  - Ça se voit, lui jeta Coplan d’un ton bref. Courez chercher M. Plossin.
  
  Tandis que Barranco s’assurait si, malgré tout, il ne restait pas une trace de vie dans ce corps inerte, Chanvillon, repris par ses réflexes professionnels, pénétra dans la cabine et coupa les disjoncteurs. Il ressortit aussitôt après, les yeux larmoyants et s’exclama :
  
  - On a vidangé l’huile du transformateur ! C’est pour ça qu’il s’est mis à chauffer ! Encore quelques minutes et il s’enflammait entièrement !
  
  Coplan, ayant constaté que le décès de Cachas remontait à plusieurs heures, glissa à Barranco :
  
  - La méthode qu’il préconisait ne lui a pas porté bonheur... Alors qu’il croyait surprendre le bandit, il a été massacré par lui.
  
  Le lieutenant du contre-espionnage, les traits durcis, se releva en disant :
  
  - Oui, et ceci change la face des choses. Il faut que j’aille prévenir Quente. Veuillez donner l’ordre, à tout le personnel sans exception, de se rassembler en plein air au-delà de la cheminée du tunnel. Interdiction à quiconque de quitter l’enceinte de la soufflerie.
  
  - Compris, fit Coplan. Huara, allez dire de ma part au gardien qu’il doit boucler le portail, et faites stopper le travail partout.
  
  Pendant que Barranco et le contremaître s’éloignaient chacun de leur côté, Coplan interpella le chef électricien :
  
  - Combien y a-t-il de clés permettant d’ouvrir le local de la haute tension ?
  
  - Ben... Une seule, répondit Chanvillon, mal à l’aise. Je ne m’en dessaisis jamais.
  
  - Où la mettez-vous, la nuit ?
  
  - Elle reste dans ma poche.
  
  L’exhibant au creux de sa main, il s’empressa de faire remarquer, comme s’il avait lu dans les pensées de son interlocuteur :
  
  - Je ne crois pas qu’on me l’ait fauchée, car la porte de ma chambre est fermée au verrou. Mais voyez, une clé pareille peut être bricolée par n’importe quel mécano.
  
  De fait, la tige, ronde, à l’extérieur, n’était percée que d’un trou carré. S’adaptant comme un manchon sur la courte barrette d’acier qui faisait jouer la serrure, elle pouvait être imitée très facilement.
  
  Plossin accourait, suivi de Danchère et de Bouillet.
  
  - Sacré nom de nom ! jura l’ingénieur, anéanti. Encore un crime !
  
  - Et un sabotage, patron ! glapit Chanvillon, aussi bouleversé, sinon plus, par la nouvelle avarie que par cette lâche agression. Nous sommes privés de courant-force.
  
  Plossin frappa le sol d’un coup de talon rageur.
  
  - Le désastre ! rugit-il. Il ne nous manquait plus que ça ! Le transfo, probablement ?
  
  - L’isolant des bobinages n’a pas tenu, expliqua l’électricien. L’huile a été siphonnée hors de la cuve, et comme les compresseurs bouffaient un gros ampérage, les enroulements se sont mis à chauffer. Le transfo est hors d’usage, pas de question.
  
  Plossin fixa Coplan avec une intensité fiévreuse.
  
  - Vous pourriez aussi bien rentrer à Paris, prononça-t-il d’une voix grinçante. C’est fini, loupé, raté. On nous aura possédés jusqu’à la gauche...
  
  Coplan soutint son regard sans ciller.
  
  - Je suis arrivé avant-hier, rappela-t-il en contenant la rogne qui montait en lui. Qu’y puis-je, si vous et ces agents péruviens prenez exactement le contre-pied de ce qu’il aurait fallu faire ?
  
  Douché, Plossin abaissa les yeux sur la dépouille de Cachas.
  
  - Attaqué par-derrière, jugea-t-il, lugubre. Comment ne l’a-t-on pas aperçu plus tôt ?
  
  - Le meurtrier l’avait traîné à l’intérieur de la cabine, avant de vidanger la cuve, souligna Coplan. Le carrelage était encore sec à l’endroit où gisait le cadavre.
  
  L’ingénieur, profondément déprimé, secoua la tête.
  
  - Je m’en remets à vous pour adopter, avec les collègues de Cachas, toutes les mesures qu’impose ce nouveau drame, déclara-t-il. Mais, pour ma part, je dois informer le Ministère et notre siège de Paris que la remise des installations est reportée à une date ultérieure.
  
  Bouillet et Chanvillon avaient assisté à ce dialogue sans comprendre clairement certaines allusions de leur chef. Danchère, par contre, réalisa que le temps des faux-fuyants était passé. Tout allait éclater au grand jour.
  
  Coplan, renfrogné, articula :
  
  - Ces deux démarches sont devenues inévitables, je l’admets. Désormais, seule la découverte de la vérité pourra nous justifier vis-à-vis des autorités de ce pays. Croyez que je vais m’y employer de toutes mes forcés. Pour l’instant, veillez à ce que le personnel se réunisse au plus vite à l’autre bout du terrain. Barranco vient de me le demander.
  
  Plossin acquiesça puis, après un dernier coup d’œil au cadavre du capitaine, il dit à Chanvillon :
  
  - Accompagnez-moi. Nous allons mesurer l’ampleur des dégâts subis par le transfo. Vous, Danchère, propagez la consigne. Ensuite, vous procéderez à un appel pour voir si, en dehors de ceux qui logent à Santa Isabel, personne ne manque.
  
  Des ouvriers, prévenus par Huara, sortaient de la chaufferie et de l’atelier. Ils se dirigèrent à pas lents vers l’endroit qu’on leur avait désigné, non sans regarder cependant vers la cabine à haute tension.
  
  Accroupi près du corps de Cachas, Coplan tâta ses vêtements. Il sentit sous ses doigts, à travers l’épaisseur du tissu, la forme anguleuse et dure d’un pistolet.
  
  Ainsi, le capitaine avait été assailli avec une telle rapidité qu’il n’avait pas eu le temps de dégainer son arme.
  
  L’approche de Barranco et de Quente - ce dernier hirsute et achevant de boutonner sa chemise - obligea Francis à se relever. Quente, qui venait d’être tiré de son sommeil, roulait des yeux effarés.
  
  - Santa Madré ! lâcha-t-il, abasourdi.
  
  - Tué net, stipula Barranco. Ça m’étonnerait si l’assassin, qui l’a traîné à l’intérieur de ce cagibi, n’avait pas de taches de sang sur ses effets.
  
  - A mon avis, le meurtre a été commis entre 3 heures et 4 heures et demie du matin, leur dit Coplan. Vous n’avez rien remarqué de spécial, Quente ?
  
  - Mais non... Et c’est un peu la faute du capitaine, justement ! Hier, il m’avait assigné comme zone de surveillance toute la partie située sur la gauche du laboratoire et de la conduite. Lui-même s’était adjugé l’autre moitié.
  
  - Oui, confirma Barranco. Cachas l’avait voulu ainsi. Sans doute effectuait-il une ronde quand le type l’a descendu.
  
  Visiblement, les deux agents du contre-espionnage étaient à la fois indignés et ahuris par l’attentat. Pourquoi son auteur, qui n’avait pas été surpris par Cachas, l’avait-il froidement supprimé au lieu de se dérober simplement à sa vue ?
  
  - Il nous faut la peau de ce criminel, grommela Quente, haineusement. Par quoi commence-t-on, Zenon ? Les interrogatoires ou la fouille ?
  
  Plossin, débouchant de la cabine en béton, se dirigea vers le groupe. Entre le pouce et l’index, il tenait un tuyau de caoutchouc mince et flexible.
  
  - Voilà ce qui a permis de faire couler l’huile hors de la cuve, annonça-t-il. La lenteur du débit a été un facteur de sécurité pour le coupable, car on ne devait s’apercevoir du défaut de refroidissement qu’au bout de plusieurs heures.
  
  Coplan laissa Barranco s’emparer de la pièce à conviction encore dégoulinante.
  
  - Eh bien, les indices ne vont pas vous manquer, dit-il aux deux officiers de la Sécurité militaire. L’arme du crime, le double de la clé, des taches de sang... puis ceci, qui est le plus important.
  
  Quente le considéra d’un air incrédule.
  
  - Ça ? fit-il. Quelle conclusion pouvez-vous tirer de ce tuyau banal, qui peut servir aussi bien de raccord de gaz qu’à un ustensile de toilette féminin ?
  
  - Songez à la manière dont le saboteur l’a utilisé. Pour siphonner le contenu d’un réservoir, il faut d’abord aspirer le liquide jusqu’à ce qu’il remplisse toute la longueur du tube. Immanquablement, on finit par en avoir un peu dans la bouche. Alors, on le recrache et on s’essuie les lèvres avec son mouchoir... ou avec sa manche.
  
  Barranco saisit tout de suite.
  
  - Dios santo ! Vous voulez dire que l’individu est marqué ?
  
  Coplan opina :
  
  - Vraisemblablement. L’odeur est d’ailleurs caractéristique. L’homme peut avoir pensé à effacer des traces de sang, à balancer la clé par-delà la clôture et à nettoyer son casse-tête, mais a-t-il songé à ce détail ?
  
  Laissant tomber instantanément l’objet qu’il tenait, Barranco dit à son collègue, sur un ton pressant :
  
  - Va perquisitionner dans les blocs d’habitation et dans les vestiaires, n’oublie pas les corbeilles de linge sale. Moi, je vais fouiller tous les types qui sont rassemblés là-bas. On ne les questionnera que si nos premières recherches ne donnent rien.
  
  - Très bien, approuva Quente, qui s’adressa ensuite aux Français :
  
  - Señores, je ne vous ferai pas l’injure de croire que le suspect pourrait se trouver parmi vous quatre. Au surplus, vous venez de pénétrer dans la cabine et vous devez tous avoir récolté quelques taches d’huile qui, évidemment, ne signifient rien. Aussi vous dispenserai-je de vous joindre au personnel. Regagnez votre pavillon, restez-y jusqu’à nouvel ordre. M. Plossin, veuillez téléphoner à l’hôpital de Santa Isabel pour qu’on vienne enlever le corps de notre collègue. Nous nous chargerons ultérieurement du permis d’inhumer.
  
  - Un instant ! jeta Coplan pour retenir Quente qui allait s’éclipser à la suite de Barranco. Notre firme étant visée par ces actes de banditisme, je veux collaborer de très près à l’enquête, car ils nous ont mis dans une très fâcheuse position, et nous devrons fournir à Paris des explications circonstanciées.
  
  Quente réfléchit deux secondes, puis il prononça :
  
  - Oui, je vous comprends... D’autre part, votre présence à nos côtés, en tant que témoin et représentant autorisé de l’entreprise, peut nous être utile. Venez avec moi.
  
  
  
  
  
  D’une voix forte, Barranco fit une courte allocution aux travailleurs de la soufflerie. Il dévoila ses fonctions réelles, relata les événements qui s’étaient déroulés pendant la nuit, invita tous ceux qui auraient noté un fait insolite à lui en faire part spontanément et, clôturant sa harangue par un appel assez menaçant au concours de tous, il annonça son intention de fouiller chacun d’eux à tour de rôle, publiquement.
  
  Pendant ce temps-là, Quente et Coplan entamèrent leur tournée des locaux d’habitation. L’officier du contre-espionnage décida de visiter en premier lieu les chambres de ses compatriotes.
  
  - Je veux passer au crible les affaires de tout le monde, pour le principe, mais je suis convaincu que vous, les Français, n’êtes pas mêlés à ces histoires, déclara-t-il. Vous l’ignorez peut-être, mais notre pays est infesté d’agitateurs à tendance castriste ou pro-communiste. L’un d’eux doit s’être infiltré dans l’équipe des autochtones.
  
  - J’en ai l’impression, approuva Coplan. Ces attentats ne sont sûrement pas l’œuvre d’un patriote nationaliste !
  
  D’autorité, il mit la main à la pâte et procéda aux investigations en même temps que Quente. Sans restreindre toutefois ses recherches aux quatre indices qu’il avait énumérés lui-même peu auparavant. Un élément matériel présentant un rapport quelconque avec l’un des cas antérieurs pouvait lui apparaître inopinément, au cours de ces perquisitions.
  
  Les logements occupés par des Péruviens ne dépassaient pas la dizaine, étant donné que les autres ouvriers étaient domiciliés à Santa Isabel.
  
  Coplan et Quente en avaient inspecté sept sans résultat lorsque Plossin vint les rejoindre.
  
  - Le téléphone ne fonctionne pas, leur apprit-il. J’ai déjà décroché à plusieurs reprises, mais le central ne répond pas. Faut-il, en attendant, laisser ce cadavre où il se trouve ?
  
  - Vous pouvez le faire transporter à l’infirmerie, dit Quente. Avez-vous vérifié si les fils du téléphone n’étaient pas coupés, par hasard ?
  
  - Ma foi non... Il y a une demi-heure, ça marchait normalement. Enfin, je vais voir. Toujours rien ?
  
  - Pas jusqu’ici.
  
  Tourmenté, Plossin repartit.
  
  Barranco avait terminé depuis longtemps la fouille des hommes rassemblés au-dehors, et il interrogeait successivement ceux qui avaient eu leur tour de garde à la chaufferie pendant la nuit, quand Coplan et Quente entreprirent de scruter le contenu des armoires du vestiaire.
  
  Soudain Quente poussa une exclamation triomphante.
  
  - Hé ! Senôr Coplan ! Venez donc jeter un coup d’œil...
  
  En deux enjambées, Francis vint se poster près de l’officier. Ce dernier pointait l’index vers le casier supérieur, dans lequel un chiffon graisseux enveloppait un objet invisible et dégageait une odeur très reconnaissable.
  
  Coplan allongea le bras. Ses doigts se refermèrent sur le petit paquet, au centre duquel un corps dur était caché.
  
  Quente murmura :
  
  - Je l’avais tâté. Qu’est-ce que vous pariez que c’est la clé de la cabine ?
  
  Sans mot dire, Coplan déroula le chiffon. Une poignée métallique prolongée par une tige lui tomba dans la main. La section de la cavité ménagée dans ce court cylindre était carrée.
  
  Coplan pinça les lèvres.
  
  - A qui appartient cette armoire ? s’enquit-il.
  
  - A un nommé Lomas, répondit Quente. Ce type était de service la nuit passée. Je l’ai vu entrer dans la chaufferie à 4 heures du matin.
  
  Excité, il s’empara de la pièce accusatrice, la manipula.
  
  - Attention! les empreintes digitales... prévint Coplan.
  
  Quente eut un sourire sinistre.
  
  - Elles n’auront qu’une importance secondaire. Devant cette preuve, l’individu sera bien obligé d’avouer son crime. Nous allons le coffrer séance tenante.
  
  - S’il est toujours à Santa Isabel, objecta Coplan.
  
  - S’il a fui, il ne courra pas loin, je vous assure. Nous le tenons, ce chacal.
  
  Quente fourra en hâte le chiffon et la clé dans sa poche, referma l’armoire.
  
  - Voilà qui va faire plaisir à Barranco, grinça-t-il. Et ce doit être aussi un gros soulagement pour vous...
  
  - Je ne vends pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué, répliqua Francis. Tâchons d’abord de mettre la main sur l’intéressé.
  
  Ils quittèrent l’édifice, se dirigèrent vers le coin du terrain où les ouvriers étaient toujours cantonnés sous la surveillance de Barranco, qui les prenait à part l’un après l’autre.
  
  D’un signe. Quente l’invita à congédier l’homme qu’il était en train d’interroger.
  
  - Laisse tomber, Zenon, lui confia-t-il ensuite. Nous avons fait une découverte qui désigne le coupable. Tiens, regarde...
  
  Les yeux du lieutenant Barranco s’arrondirent.
  
  - Bigre... De chez qui cela vient-il ?
  
  - D’un typé appelé Lomas. Il n’est pas ici en ce moment, mais nous allons demander son adresse au directeur.
  
  - Je peux vous la donner, dit Coplan tout en extirpant sa liste de sa poche intérieure. Il demeure au 58 de la Calle Santa Marta.
  
  Barranco et Quente se concertèrent rapidement. Le premier, faisant partie de l’équipe de Benavides, avait eu des rapports suivis avec Lomas. Il pouvait donc l’approcher sans éveiller d’emblée sa suspicion.
  
  - Le temps de changer de costume et j’y vais, conclut Barranco. Toi, reste ici pour quand arrivera l’ambulance.
  
  - A propos, le téléphone ne marche pas, dit Quente. Préviens l’hôpital avant d’aller arrêter ce forban.
  
  - Je vais vous conduire là-bas, décréta Coplan. Où comptez-vous incarcérer Lomas?
  
  - Ici même... Nous devons le cuisiner, reconstituer l’agression, enregistrer ses aveux. Ensuite, nous le transférerons à Lima, précisa Barranco.
  
  Puis, avant de filer vers sa chambre, il ajouta :
  
  - Vous voyez, après tout, le capitaine Cachas n’avait pas entièrement tort. Si l’assassin avait su que des agents du contre-espionnage étaient mêlés au personnel de la soufflerie, il n’aurait pas commis la gaffe de laisser tramer des objets compromettants dans son casier, et ceci va causer sa perte.
  
  Ce raisonnement ne parut pas irréfutable à Coplan, mais il ne jugea pas opportun de le contester.
  
  - Rendez-vous devant le pavillon de la direction, se borna-t-il à répondre. J’avise M. Plossin et je lui demande sa voiture.
  
  Les trois hommes se séparèrent.
  
  Quente proclama que chacun était libre de retourner à son travail ou dans les aménagements privés, ce qui souleva une rumeur de satisfaction. Techniciens, contremaîtres et ouvriers en déduisirent que l’enquête avait abouti, et qu’enfin la série noire allait finir, le saboteur étant démasqué.
  
  
  
  Une demi-heure plus tard, la 404 franchit le portail et enfila la route de Santa Isabel. Il n’était pas loin de midi et le soleil de plomb ne parvenait pourtant pas à dissoudre les lambeaux de brume qui s’effilochaient autour des sommets lointains.
  
  - Quel imbécile, ce Lomas, émit Barranco tandis que la voiture dévalait une pente sinueuse à flanc de montagne. Qu’avait-il besoin de commettre ce meurtre gratuit ? Encore, s’il avait été acculé à se défendre parce que le capitaine l’avait pris en flagrant délit, mais ce n’était même pas le cas.
  
  Coplan songea que Mendez avait aussi été assassiné apparemment pour rien.
  
  - Franchement, dit-il, je ne m’explique pas une négligence aussi flagrante de la part du meurtrier. Pourquoi ne s’est-il pas débarrassé de cette clé ?
  
  Barranco n’eut pas l’occasion de lui répondre car, dans un virage, Coplan dut freiner à mort pour ne pas heurter de plein fouet un camion qui montait en sens inverse.
  
  Un coup de volant magistral des deux conducteurs évita la collision d’extrême justesse et les véhicules se frôlèrent en se croisant.
  
  Le lieutenant, furieux, se retourna, prêt à hurler une injure, mais pas un son ne sortit de sa gorge. Le camion était bourré de civils en armes, porteurs de fusils, de grenades et de mitraillettes. Il poursuivait tranquillement sa route et ses occupants brandissaient le poing en direction de la 404.
  
  Barranco retomba sur son siège, le visage altéré.
  
  - Vous avez vu ça ? éructa-t-il.
  
  - Oui... Des ouvriers-miliciens ?
  
  Fébrile, l’officier alluma la radio de bord en maugréant :
  
  - Vous croyez que des civils ont le droit de se balader avec des armes de guerre, au Pérou ? Il se passe sûrement quelque chose.
  
  Le sang de Coplan ne fit qu’un tour.
  
  - Et si ces gens montaient à la soufflerie ?
  
  Il stoppa, parvint en trois manœuvres à repartir en sens inverse.
  
  Des bribes de musique et des fragments de paroles jaillirent du haut-parleur à mesure que Barranco explorait les longueurs d’ondes. Il accrocha bientôt une station puissante qui donnait un bulletin d’information :
  
  «... éléments rebelles se sont joints aux émeutiers, mais la plupart des chefs militaires ont témoigné leur loyalisme au Président et le gouvernement garde la situation bien en main. Dans la province d’Arequipa, un début de soulèvement a été maté par des détachements fidèles de la Guardia Republicana. Nous diffuserons d’autres communiqués d’heure en heure. »
  
  Les accents martiaux d’une fanfare succédèrent à ce journal parlé. Barranco réduisit le volume du son. Une gravité anxieuse avait subitement vieilli ses traits.
  
  - Une révolution..., articula-t-il, désemparé, le regard fixe. Ça devait finir par-là.
  
  - Le bouquet, grogna Coplan, dont le cerveau entra en ébullition.
  
  Il n’avait pas une idée assez nette de la situation politique intérieure du Pérou pour évaluer si le régime allait survivre à cette épreuve de force, mais les événements en cours auraient, de toute manière, des répercussions sur la destinée de la soufflerie. Et du personnel français.
  
  A un tournant, le camion redevint visible. Coplan régla la vitesse de sa voiture sur celle du poids lourd afin de rester à une distance constante.
  
  - Si le mouvement prend de l’ampleur, dit Barranco perdu dans ses pensées, toute la structure administrative du pays va s’effondrer. Quente et moi, nous devrons absolument rejoindre Lima pour nous mettre à la disposition de nos supérieurs.
  
  - N’anticipez pas, mon vieux, grinça Francis qui avait toutes les peines du monde à tempérer son propre énervement. Voyons d’abord si ces révoltés ne vont pas démolir nos installations !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Quelques minutes plus tard, il obtint la réponse : au carrefour où la route spéciale de la soufflerie s’embranchait sur la Nationale allant de Santa Isabel à Cusco, le camion continua tout droit vers la Préfecture du Département.
  
  Coplan lâcha un soupir. Puis, se rendant compte qu’aux yeux de l’officier de la Sécurité militaire l’arrestation de Lomas ne constituait plus une nécessité majeure, en regard des événements qui se déroulaient sur le territoire, il arrêta la voiture et demanda :
  
  - Que faisons-nous ?
  
  Barranco réfléchit.
  
  - Descendons à la ville. Même si la localité est aux mains des insurgés, ce que je suppose puisque la liaison téléphonique avec Santa Isabel est coupée et que des renforts sont expédiés à Cusco, je crois que nous pourrons circuler librement. Vous êtes étranger, moi je suis doté d’une fausse identité ; il n’y a donc pas de raison qu’on nous inquiète. En tout cas, nous devons savoir ce qui se passe là-bas.
  
  - C’est aussi mon avis, appuya Coplan.
  
  Il n’entendait pas, lui, se laisser détourner de sa mission par des troubles momentanés, toujours fréquents en Amérique du Sud.
  
  La 404 fit demi-tour une fois de plus et roula vers Santa Isabel.
  
  Rendu prudent par sa récente expérience, Coplan aborda les virages en serrant au maximum sur la droite et en s’annonçant par de généreux coups de klaxon.
  
  Bien lui en prit car, à intervalles réguliers, d’autres transports d’hommes en armes gravissaient les côtes de la Cordillère.
  
  - Vous ignoriez complètement qu’un putsch se préparait ? s’informa Coplan d’un ton dubitatif.
  
  Le lieutenant haussa les épaules.
  
  - Nous vivons en permanence sur un baril de poudre, avoua-t-il. Des complots sont déjoués toutes les semaines. Il y a des dissensions dans l’armée, du mécontentement dans le peuple. L’économie du pays est trop tributaire du cours des métaux à Wall-Street et nous ne pouvons pas commercer avec l’Est. Le Président actuel essaye de naviguer entre des tendances opposées, malgré les fortes pressions qu’il subit, mais ça devait craquer un jour ou l’autre.
  
  - D’après vous, y a-t-il des chances que le Président se maintienne au pouvoir ?
  
  - Je serais bien en peine de vous le dire, avança Barranco. Qui a allumé la mèche ? Sur quels appuis comptent les révolutionnaires ? Comment vont réagir les troupes, la police, l’aviation ? Il est trop tôt pour y voir clair.
  
  - Mais si on tente de renverser le régime, c’est pour le remplacer par quoi ?
  
  L’officier s’anima, une flamme de passion embrasa ses prunelles.
  
  - Ne croyez pas que cette révolution soit strictement péruvienne ou qu’elle résulte de rivalités intérieures. Je ne sais pas encore qui l’a déclenchée, mais ce sont les Russes ou les Américains qui l’ont fomentée, ça je vous le garantis. Ils s’affrontent ici comme partout, corrompent les fonctionnaires, excitent les masses, chacun cherchant à infléchir la politique du gouvernement dans le sens de ses intérêts.
  
  Il médita un instant, puis poursuivit :
  
  - Le Président s’appuie sur un noyau de patriotes neutralistes qui veulent élargir notre indépendance et ne pas l’aliéner. Malheureusement, un de nos voisins, la Bolivie, est gangrené par des organisations communistes. Celles-ci spéculent sur la misère des Indiens et leur action s’étend de ce côté-ci de la frontière. Quant aux Américains, ils sont les maîtres de nos richesses minières : ils ont avec eux la bourgeoisie, les possédants, se sont ménagé des sympathies dans l’armée. Le gouvernement actuel n’est pas assez souple à leur gré. Les deux clans, quels que soient les motifs invoqués par les rebelles, vont donc profiter du désordre pour essayer de placer des hommes à leur solde aux leviers de commande.
  
  Coplan pouvait aller où il voulait dans le monde, il finissait toujours par se heurter à cet incessant duel que se livraient l’Est et l’Ouest, soit au détriment des Européens, soit sur le dos de populations privées de bien-être.
  
  - Faire couler le sang ne gêne ni les uns ni les autres, maugréa-t-il en guise de commentaire. Se battre par personnes interposées est devenu leur spécialité. Mais un jour ils iront un peu trop loin, et alors la planète entière ne sera plus qu’un amas de décombres.
  
  - En attendant, c’est ici qu’ils vont en découdre, observa Barranco, la bouche encadrée par deux plis amers. Prions Dieu que les forces saines de la nation prennent le dessus, et que la lutte soit brève.
  
  Absorbés tous deux par leurs préoccupations, ils se turent pendant le reste du trajet.
  
  Coplan se dit, avec un léger ricanement intérieur, que Plossin n’avait plus besoin de s’en faire pour la date d’inauguration. Dans les circonstances présentes, l’ingénieur ne pourrait probablement plus communiquer avec Lima, ni avec Paris.
  
  Une effervescence inhabituelle régnait à Santa Isabel, mais la ville ne semblait pas être le théâtre de combats de rue. Aucun des signes annonciateurs de guerre civile ne se décelait dans l’agglomération : pas d’incendies, pas de clameurs ou de coups de feu.
  
  Comme il était impossible de voir si la localité restait en dehors du pronunciamiento ou si des troubles étaient imminents, Barranco dit à Coplan :
  
  - Déposez-moi dans la rue principale, je vais aller aux nouvelles.
  
  Pendant que le lieutenant se dirigeait vers un des nombreux attroupements, Coplan mit pied à terre et regarda autour de lui.
  
  Des Indiennes queschoua, coiffées de leur curieux chapeau melon à bord roulé et enveloppées de châles tombant jusqu’à leurs chevilles, déambulaient, énigmatiques et indifférentes, parmi des poteries gravées au feu, exposées par terre à l’intention d’hypothétiques touristes. D’autres naturels de l’endroit, en bras de chemise ou vêtus de complets légers, erraient par petits groupes en discutant à voix haute. Certains d’entre eux trimbalaient un transistor qui diffusait des marches militaires. Mais on ne voyait pas un seul uniforme.
  
  Barranco ne tarda pas à revenir.
  
  - Remontons en voiture, murmura-t-il, le front plissé.
  
  Quand ils eurent pris place sur la banquette, il expliqua :
  
  - La police et la petite garnison d’infanterie n’ont pas encore ouvertement pris parti. Leurs effectifs se sont barricadés dans leurs bâtiments, les services publics sont en grève et, en divers points de la ville, des individus équipés de fusils ou de pistolets ont pris position. Chacun semble attendre des ordres... A mon sens, la bagarre peut éclater d’une minute à l’autre.
  
  - Hum, fit Coplan. Employons le délai qui nous reste pour kidnapper Lomas, à moins que vous n’ayez d’autres obligations.
  
  Barranco tergiversa, partagé qu’il était entre son devoir de défenseur du pouvoir établi et l’accomplissement d’une tâche immédiate.
  
  - Allons-y, décida-t-il, résolu.
  
  Ils durent se renseigner pour trouver la Calle Santa Marta. Elle était située au-delà de la Plaza Mayor, et lorsque leur voiture traversa ce centre de la localité, ils notèrent que des mitrailleuses lourdes, installées aux fenêtres et sur le toit de l’Ayuntamiento, pouvaient balayer la place de leur tir.
  
  La rue où habitait Lomas ne comportait que des maisons en torchis, à un étage, ne différant que par la teinte de leur crépi, blanc, jaune clair ou ocre, et au toit couvert de lourdes tuiles bombées. Des passants désœuvrés, loqueteux pour la plupart, affichaient une placidité résignée et, comme à l’accoutumée, ils mâchaient des feuilles de coca pour tuer leur faim.
  
  Coplan et son compagnon débarquèrent devant le numéro 58 ; n’apercevant ni cordon de sonnette ni marteau, ils tambourinèrent sur la porte. Celle-ci, qui n’était du reste pas fermée à clé, pivota bientôt sur ses gonds. Les sourcils de Lomas se haussèrent mais sa figure ne traduisit rien de plus qu’un étonnement relatif.
  
  - On peut entrer ? dit Coplan, affable.
  
  Lomas acquiesça, ouvrit davantage le battant.
  
  Les deux visiteurs pénétrèrent dans une pièce noyée de pénombre, pauvrement meublée, où des calebasses pendues au mur constituaient la seule décoration.
  
  - Il s’est encore produit quelque chose la nuit passée, Lomas, déclara Coplan, l’air ennuyé. Nous avons besoin de vous, bien que vous ayez été de service à la chaufferie.
  
  La physionomie fermée de l’ouvrier refléta du mécontentement. Il dirigea un regard oblique sur Coplan, puis sur Barranco.
  
  - Non, ça ne va pas, refusa-t-il. Je regrette, mais c’est impossible.
  
  Barranco intervint :
  
  - Voyons, Lomas... Tu ne vas pas nous laisser tomber ? Nous sommes tous sur la brèche.
  
  L’intéressé mit ses poings sur ses hanches.
  
  - Vous ne savez donc pas que c’est la révolution ? bougonna-t-il. Vous vous figurez que c’est maintenant que je vais faire des heures supplémentaires ? Quand la patrie est en danger ?
  
  - Nous n’avons rien à voir là-dedans, jeta Coplan d’un ton sec. Êtes-vous prêt à nous suivre, oui ou non ? Vous jouez votre emploi, je vous préviens.
  
  - D’autres choses plus importantes se jouent en ce moment, opposa Lomas, buté. Ne comptez pas sur moi.
  
  Barranco ne se contint plus. Sans préavis, il se rua sur son compatriote et lui décocha un direct en pleine face en grondant :
  
  - Assez de comédie, cobarde... Tu vas voir si tu ne vas pas nous accompagner !
  
  Il récidiva du gauche alors que Lomas, ébranlé, trébuchait en arrière. Le deuxième coup envoya l’ouvrier contre le mur, la lèvre saignante et la mâchoire meurtrie, mais les traits contractés par une rage froide. Ses deux mains collées à la muraille, il fléchit une jambe et expédia son pied vers le bas-ventre de son adversaire. Barranco, trop confiant, dans l’efficacité de son attaque, fut plié en deux par une douleur brûlante et lâcha un râle de bête blessée, puis il s’effondra, les bras croisés sur son abdomen.
  
  Coplan, les épaules rentrées, marcha vers Lomas. Ce dernier, indécis, le regarda comme s’il doutait de ses propres yeux. Devinant que l’ingénieur allait également l’assaillir, il fonça tête baissée, rata sa cible et, propulsé par une impulsion supplémentaire, il s’étala sur le sol deux mètres plus loin. Coplan le cloua sur place en appuyant durement un genou entre ses omoplates, et il abattit le tranchant de sa main dans la nuque de Lomas. Celui-ci eut un soubresaut, puis ses doigts se décrispèrent.
  
  Barranco, agenouillé, haleta :
  
  - Came de vaca... Il était plus coriace... que je ne croyais.
  
  - Le fait est que vos deux châtaignes ne l’ont pas mis groggy, constata Francis tout en se relevant. Ce gars-là sait déguster, pas de doute. Enfin, il est calmé.
  
  L’officier, toujours grimaçant, acheva de se remettre debout.
  
  - Il n’y a plus qu’à le...
  
  La pétarade convulsive d’une mitrailleuse lui coupa la parole. Quand ce furieux aboiement s’éteignit, un silence sépulcral tomba comme un couperet.
  
  Alors, soudain, des cris et des coups de feu éclatèrent aux alentours.
  
  Barranco dévisagea Coplan. Celui-ci eut une mimique fataliste.
  
  - Si nous examinions toujours les affaires de ce particulier ? suggéra-t-il. Je doute qu’il ait commis ces deux sabotages et le meurtre de votre capitaine uniquement pour son agrément personnel... Il a dû opérer sous les ordres de quelqu’un.
  
  Barranco, distrait par les bruits qui venaient du dehors, se ressaisit :
  
  - Oui, naturellement, marmonna-t-il. Où ai-je la tête...
  
  Il se massa le front, ajouta d’une voix sans timbre :
  
  - Même ici, dans cette petite ville à l’orée de la Selva, des gens vont mourir. Quelle duperie !
  
  Coplan persifla :
  
  - Quelques centaines de déshérités de plus ou de moins, ça n’empêchera pas de dormir ces messieurs de Washington et de Moscou, lieutenant. A chacun son boulot...
  
  
  
  
  
  Payant d’exemple, il se mit à explorer le contenu de la seule armoire de la pièce.
  
  Barranco, secouant le fardeau des tourments qui l’oppressaient, jeta un regard circulaire et, ne sachant sur quoi porter ses investigations, il s’en fut dans la chambre voisine.
  
  Celle-ci, encore plus sombre et plus dénudée, n’était qu’un réduit où s’entassaient de vieilles caisses, des bouteilles vides et d’autres objets hétéroclites. Dans un des coins, une trappe était soulevée; les bras d’une échelle dont seuls les deux échelons supérieurs étaient visibles s’arcboutaient contre le panneau.
  
  Barranco s’étonna. D’ordinaire, ces modestes maisons ne possédaient pas de cave. La crainte inspirée par de fréquents tremblements de terre incitait les maçons à construire les bâtisses à même le sol, pour limiter les dégâts.
  
  Intrigué, l’officier se rapprocha de l’excavation, se pencha sur elle. Ceci ne fit qu’accroître son ébahissement, car la longueur de l’échelle dépassait huit ou neuf mètres, et l’épaisseur de la voûte, entre le local où il se tenait et celui qu’il distinguait en contrebas, en comptait au moins deux !
  
  Barranco fit demi-tour, héla Coplan.
  
  - Lomas ne risque-t-il pas de se réveiller? s’enquit-il.
  
  - Lui ? On aurait du mal à le ranimer, soyez-en sûr ! Qu’y a-t-il ?
  
  - Venez donc par là.
  
  Coplan le rejoignit tandis qu’à l’extérieur des détonations continuaient de retentir au loin.
  
  D’un signe du menton, Barranco lui montra le puits.
  
  - Ça ne me paraît pas catholique, confia-t-il. Une pièce a été aménagée là-dessous. On y voit même de la lumière.
  
  Coplan plongea le regard dans l’ouverture béante, et il nota également la hauteur surprenante de la cheminée qui séparait les deux chambres superposées.
  
  - Bizarre, opina Francis. Ça m’a tout l’air d’être une retraite clandestine. On descend ?
  
  - J’y vais le premier, décida l’officier. Ne bougez pas de là pour l’instant.
  
  Il agrippa les montants, s’enfonça graduellement dans le trou. Coplan, qui l’observait d’en haut, le vit s’arrêter au niveau de la partie supérieure de l’abri souterrain. Penché, ne se tenant que par une main à l’un des échelons, Barranco promena les yeux autour de lui. Il leva bientôt un visage effaré vers Coplan.
  
  - C’est incroyable, chuchota-t-il. On aboutit dans une salle qui doit remonter au temps des Incas... Les murs sont faits de gros blocs de pierre blanche, sculptés.
  
  - Ho ! fit Coplan. Lomas ne m’avait pas dit qu’il avait un penchant pour l’archéologie. Que voyez-vous de spécial, dans cette salle ?
  
  - Rien, elle est vide. Mais... attendez.
  
  Il continua, poursuivit prudemment sa descente, et Coplan le perdit de vue.
  
  De nombreuses localités péruviennes sont bâties sur des vestiges de cités ou de palais incas, et on ne s’en soucie pas plus qu’en France des cryptes romanes, des vieilles fortifications ou de nécropoles ensevelies sous les villages.
  
  Néanmoins, cette communication ouverte entre une maison ouvrière et les ruines d’un édifice très ancien ne laissait pas d’être assez singulière.
  
  Guettant d’autres détails que pouvait lui transmettre Barranco, Coplan prêtait aussi l’oreille aux fusillades sporadiques qui crépitaient dans le centre de Santa Isabel. Mais ce qui survint le prit au dépourvu : brusquement, des hommes venant de la rue firent irruption dans la maison, et Coplan s’aplatit instinctivement contre le mur de séparation des deux pièces, dont la porte commune était restée ouverte.
  
  Les inconnus, apercevant le corps de Lomas étalé par terre, se mirent à parler tous ensemble dans une langue inintelligible. Au son de leurs voix, Francis put en dénombrer au moins trois.
  
  En un éclair, il réalisa le dilemme : ou se frayer un chemin vers la voiture en se battant seul contre ces individus, et abandonner Barranco, ou le rejoindre avant d’être surpris par ces intrus.
  
  En deux foulées silencieuses, il atteignit l’échelle, descendit en vitesse. Parvenu au bas en quelques secondes, il se retourna, cherchant Barranco.
  
  Il ne le vit pas, se demanda par où il avait disparu, se retint de l’appeler. Or l’officier surgit à l’angle opposé de la salle. Il ouvrit la bouche mais Coplan, d’un geste impérieux, le contraignit au silence ; du pouce, il lui fit comprendre qu’il y avait du monde dans la maison.
  
  Médusé, Barranco ouvrit de grands yeux. Toute explication devint superflue car des voix agitées et très audibles résonnèrent à l’étage au-dessus.
  
  Coplan courut vers le lieutenant, le refoula vers le passage d’où celui-ci venait d’émerger.
  
  - Je pense qu’ils ne sont que trois, glissa-t-il. S’ils s’aventurent dans le sous-sol, nous serons ici en meilleure posture pour nous en débarrasser.
  
  - Des copains de Lomas ? questionna Barranco soucieux.
  
  - Mystère. Je n’ai pas pigé un mot de ce qu’ils ont dit.
  
  L’agent du contre-espionnage prit l’avant-bras de Coplan et, avec un battement de paupières significatif, il le fit se tourner à demi.
  
  Un long couloir, jalonné d’ampoules qui diffusaient une clarté jaunâtre, s’étirait devant eux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Coplan reporta machinalement ses yeux sur son compagnon. L’étrangeté du décor lui rappelait des paroles prononcées par Esmeralda Mendez...
  
  Après la mort de Mendez, Lomas était venu récupérer chez elle une enveloppe contenant des papiers « d’un groupement dont ils faisaient partie tous les deux ». S’agissait-il d’une association clandestine dont ces souterrains étaient le refuge ?
  
  Sans être au courant, Barranco subodora une possibilité du même ordre.
  
  - Nous sommes tombés dans la tanière d’une bande de conspirateurs ou de contrebandiers, chuchota-t-il.
  
  Hasardant alors un coup d’œil à l’angle de la salle et du couloir, il fut parcouru par un frémissement. L’échelle pliait en cadence sous le poids d’un homme qui descendait avec agilité.
  
  Barranco dégaina son pistolet. Coplan, voyant son geste, le toucha du coude et souffla :
  
  - Pas trop vite... Si l’un d’eux referme la trappe là-haut, nous sommes faits comme des rats.
  
  L’individu qui atteignait le sol était un métis noir indien aux vêtements dépenaillés. Il ne quitta pas le pied de l’échelle et apostropha son acolyte en train de dévaler les barreaux. Lorsqu’ils furent réunis, ils braquèrent des regards inquisiteurs dans toutes les directions.
  
  Dérobés à leur vue par le coin de l’épaisse muraille, Coplan et Barranco retinrent leur respiration. L’absence du troisième larron les empêchait de passer à l’offensive. Ou, du moins, de la déclencher d’une façon bruyante.
  
  Rassurés de n’avoir rien remarqué d’insolite, les deux Zambos marchèrent d’un pas élastique vers l’issue où, précisément, l’officier et Coplan s’étaient planqués. A la seconde où ils s’engagèrent dans le couloir, ils sursautèrent de saisissement.
  
  La crosse du pistolet de Barranco décrivit une courbe tandis que Coplan sautait à la gorge du second type. L’effet de surprise ne paralysa toutefois pas les réflexes des indigènes. Le premier réussit, par un brusque écart, à éviter l’arme qui le visait, et la crosse s’abattit sur son épaule. Quant à l’autre, le cou serré dans un carcan impitoyable, il eut la présence d’esprit de se laisser tomber comme une masse.
  
  Coplan fut entraîné en avant par l’homme qu’il avait agrippé à bout de bras et qu’il ne voulait pas lâcher. Pendant qu’ils dégringolaient ensemble sur le sol de terre cuite, le Zambo ramena ses genoux vers sa poitrine et, plaqué sur le dos, il se libéra d’une ruade qui expédia Coplan par-dessus sa tête. Francis se reçut sur les omoplates, se retourna d’un coup de rein pour plonger derechef sur le métis.
  
  Barranco, terrassé par un croc-en-jambe, avait un poignet immobilisé par son adversaire qui tentait de lui arracher son pistolet. L’officier planta ses ongles dans le mollet de son antagoniste et lacéra sauvagement sa chair. L’homme poussa un cri de fureur, relâcha son étreinte.
  
  Assis à califourchon sur l’autre copain de Lomas, Coplan se mit à lui marteler le front à coups de poing répétés. Le type avait la caboche étonnamment dure car il ne cessa de se tortiller qu’après avoir été pilonné à cinq reprises. A cet instant, son acolyte lança un hurlement prolongé dont les échos se répercutèrent à la fois dans la salle et dans la galerie.
  
  Barranco ne parvenant pas à étouffer ce cri strident poussé à pleins poumons, Coplan y mit un terme en fermant le bec du braillard par un atémi sur sa pomme d’Adam. Le souffle bloqué net, le Zambo ouvrit des yeux exorbités puis, ses muscles soudain privés de forces, il s’affala lentement.
  
  Alors, un silence d’une densité pétrifiante enveloppa les deux rescapés. Un silence trop absolu, de mauvais présage.
  
  - Remontons, décida Coplan. Nous...
  
  Il s’interrompit. Un piétinement sourd, des vociférations, des claquements métalliques d’armes entrechoquées et de culasses qu’on verrouillait, provenant de l’autre extrémité du couloir, firent refluer le sang de son visage. Barranco, glacé de stupeur, resta la bouche ouverte.
  
  D’un même mouvement, les deux compagnons enjambèrent les corps de leurs victimes et refluèrent dans la grande salle. Un grognement de dépit leur échappa, car le bas de l’échelle était hors d’atteinte ! Il se baladait à trois mètres de hauteur pour le moins...
  
  La galopade dans la galerie s’amplifiait très vite. Coplan réalisa qu’il n’y avait plus d’échappatoire possible. Barranco, pris de panique, sortit à nouveau son pistolet. Ses yeux fous dénonçaient une exaltation meurtrière. Il tira sans réfléchir sur le premier individu qui déboucha de la galerie. Mais c’était trop tard pour briser l’élan de ceux qui le suivaient, mitraillette en batterie.
  
  Coplan s’aplatit sur le sol à l’instant même où une rafale riposta au tir frénétique de Barranco. Ce dernier, frappé par plusieurs balles, s’écroula.
  
  Les assaillants, canons pointés et l’index crispé sur la détente, s’approchèrent alors des deux hommes allongés. Tous étaient indubitablement des Indiens Ayamara : leurs faces allongées, anguleuses, reflétaient une férocité sans merci.
  
  Coplan s’attendit à être foudroyé d’une rafale dans la tête, et il conserva une immobilité de statue.
  
  - Debout, chien de gringo, proféra l’un des arrivants d’une voix blanche.
  
  Francis n’obéit qu’avec une sage lenteur. A travers le nuage de fumée qu’avaient créé les coups de feu, il dévisagea les cinq miséreux à la mine patibulaire qui l’entouraient.
  
  Un silence écrasant plana, comme si les Indiens résistaient à leur envie d’exécuter tout de suite le second intrus, mais étaient sur le point de succomber à la tentation.
  
  - Avancez par là, intima brutalement le plus grand d’entre eux en montrant du canon de sa mitraillette l’entrée du couloir.
  
  L’interpellé se mit en marche, les mains sur la tête :
  
  Une voix, tombant de la trappe, cria par l’ouverture :
  
  - Ces putos avaient assommé Lomas ! Ils ne sont pas morts ?
  
  Le même Indien clama, en réponse :
  
  - Il en reste un de vivant ! Nous l’emmenons.
  
  Tenu en joue par quatre guérilleros du groupe,
  
  Coplan s’enfonça dans la galerie pendant que les deux Zambos, encore mal en point, étaient remis sur pied par le chef de l’escouade. L’homme blessé par Barranco suivit en clopinant.
  
  Coplan dut bifurquer au bout d’une trentaine de mètres et il traversa ensuite une succession de pièces aux murailles construites en moellons de granit blanc, couvertes de sculptures rongées par les siècles. Il aboutit finalement à une salle ronde, encombrée de caisses, où se tenaient trois inconnus.
  
  Sanglés d’un ceinturon auquel pendaient deux étuis garnis de revolvers de gros calibre, ces personnages en bras de chemise étaient debout autour d’une table. Un plan de la ville et un téléphone de campagne, posés dessus bien en évidence, renseignèrent le captif sur le lieu où on l’avait amené : ce devait être un P.C. des révolutionnaires.
  
  Un quadragénaire corpulent, aux lèvres plissées en un rictus venimeux, contempla le détenu avec satisfaction. La haute taille, les cheveux châtain clair et les yeux gris de Coplan l’induisirent en erreur.
  
  - Yanki, hé ? supputa-t-il, faussement cordial.
  
  Francis n’eut pas à le détromper car le grand escogriffe, les deux Zambos et le blessé pénétrèrent à leur tour dans le local souterrain, et ils se mirent à débiter des explications volubiles dans leur dialecte natal.
  
  Peu après, Lomas et un autre type survinrent également.
  
  Le brouhaha ne cessa que lorsque le gros Péruvien eut, d’une voix exaspérée, imposé le silence à tout le monde.
  
  Le calme étant revenu, le chef de la bande invita Lomas à raconter comment des ennemis avaient pu descendre dans la salle située sous sa demeure.
  
  En espagnol, Lomas relata fidèlement les faits.
  
  Il déclara que Coplan était un ingénieur de la soufflerie et Barranco un de ses collègues, que ce dernier l’avait attaqué parce qu’il refusait de prendre du service, puis que le Français l’avait brutalement frappé dans la nuque.
  
  Ce récit parut abasourdir tous les assistants, et en particulier l’homme auquel il s’adressait. Ce dernier fut surtout surpris par l’identité des agresseurs de Lomas. Il ne dut pas réfléchir longtemps pour conclure que cette histoire ne tenait pas debout, qu’elle dissimulait autre chose.
  
  - Nous ne sommes plus au temps de l’esclavage, grommela-t-il en fixant Coplan, une expression de méfiance rapetissant ses prunelles obscures. Vous aviez certainement un autre but en venant chez Lomas. Lequel ?
  
  - Nous n’avions qu’un but, avoua tranquillement Francis. Emmener l’intéressé à la soufflerie de gré ou de force. Il est suspecté d’avoir assassiné quelqu’un.
  
  Cette réponse produisit un certain remous. Le chef des guérilleros ne put réprimer un haut-le-corps, des protestations indignées s’entrecroisèrent, des injures fusèrent. Mais la réaction la plus violente vint de Lomas qui hurla :
  
  - C’est faux ! Je n’ai pas tué Mendez !
  
  Il joua des coudes pour s’approcher de Coplan, lui gueula en pleine figure :
  
  - Vous mentez ! Mendez était mon ami, mon frère !
  
  La face convulsée par une lueur trépidante, il saisit Coplan par ses revers pour planter son regard dans le sien.
  
  - Pourquoi m’accusez-vous ? Pourquoi ? brailla-t-il d’une voix étranglée, chavirante.
  
  Il y eut un bref silence, puis la voix posée de Coplan résonna, parfaitement calme :
  
  - Ai-je parlé de Mendez ? Il ne s’agit pas de lui.
  
  Interloqué, Lomas le lâcha.
  
  - De qui, alors? demanda-t-il, les lèvres sèches.
  
  - Du dessinateur, Cachas.
  
  L’ouvrier s’essuya le front du revers de la main. Un soupir de lassitude s’échappa de sa poitrine. Son agitation s’apaisa aussi subitement qu’elle avait grandi. Il marmonna :
  
  - Cachas ? Mais... Pourquoi me soupçonnez-vous, moi ?
  
  - Deux objets révélateurs ont été découverts dans votre vestiaire. Nous voulions savoir si vous pouviez en justifier la provenance.
  
  Lomas ne réclama même pas de précision sur la nature de ces indices matériels. Anxieusement, il avança :
  
  - Un autre sabotage a-t-il été perpétré ?
  
  - Oui, dit Coplan.
  
  Un sourire amer distendit les lèvres blessées du métallo, qui se tourna vers les dirigeants pour les prendre à témoins.
  
  - Lopez, prononça-t-il, démontrez-leur que ces soupçons à mon égard sont ridicules, quelles que soient les prétendues preuves qu’ils ont trouvées.
  
  Le gros type au front protubérant glissa ses pouces dans son ceinturon. Son expression vindicative s’était graduellement effacée et il paraissait impressionné par ce qu’il avait entendu.
  
  - Lomas n’est pour rien dans ce crime, ni dans le reste, grommela-t-il pesamment, catégorique. Sur mon ordre, il cherchait à identifier l’auteur des accidents qui ont retardé l’achèvement de la soufflerie.
  
  Ceci ne surprit guère Coplan. Pour des raisons diverses, il n’avait jamais été persuadé de la culpabilité du collègue de Mendez. Et s’il était venu chez lui, c’était surtout pour chercher une preuve de son innocence.
  
  - Je suis bien forcé de vous croire, dit-il néanmoins avec une intonation sarcastique, tout en désignant les mitraillettes braquées sur lui. Vos arguments ne manquent pas de poids.
  
  Lopez s’empourpra. Il abattit son poing sur la table et clama d’une voix de stentor :
  
  - Je vous dis la vérité ! D’ailleurs, il ne tiendrait qu’à moi de vous faire exécuter sur-le-champ, et personne ne retrouverait jamais vos traces !
  
  Faisant un effort pour se contenir, il foudroya du regard son prisonnier, comme si le scepticisme qu’affichait celui-ci était la pire des injures.
  
  - Vous êtes en mon pouvoir, insista-t-il. Je peux me payer le luxe de vous parler franchement. Savez-vous qui nous sommes ?
  
  Le mutisme de l’intéressé le fit poursuivre :
  
  - Nous formons les sections de combat de l’APRA... Et nous sommes décidés à soutenir le Président. Si la municipalité ou le régiment d’infanterie en garnison dans la ville se rallient à la révolte, nous les écraserons (mouvement d’inspiration socialiste et progressiste, périodiquement mis hors-la-loi au Pérou parce que, défendant les intérêts des populations indiennes, il a toujours combattu l'impérialisme économique de l’Amérique du Nord. Ce parti a été fondé en 1929 par Victor Faya de la Torre, un jeune intellectuel vivant en exil à Paris) !
  
  Martelant ses mots, Lopez continua :
  
  - Nous en avons assez de crever de faim, vous comprenez ? Toute entremise susceptible de donner naissance à de nouvelles industries et de procurer du travail aux descamisados est pour nous la bienvenue, à condition qu’elle n’accroisse pas la mainmise des Russes ou des Yankees sur notre pays. Cette soufflerie est le prototype des établissements que nous voudrions voir se créer ici. Voilà pourquoi nous défendons le régime, et pourquoi vos accusations sont absurdes !
  
  Coplan, qui avait abaissé les bras depuis le début de cette diatribe, hocha la tête.
  
  - S’il en est ainsi, on nous a sciemment induits en erreur, articula-t-il. J’en déduis que le vrai criminel est toujours là-haut et qu’à la faveur des événements, il pourrait encore récidiver. Ou tenter de se soustraire au châtiment. Mais à quelle police voulez-vous que nous fassions appel, dans les circonstances présentes ?
  
  Le masque bourru de Lopez se rembrunit encore.
  
  - Oui, évidemment... Votre œuvre est menacée plus que jamais. Qui sait si un commando de rebelles ne va pas saisir l’occasion pour faire sauter tout le bazar...
  
  Il considéra successivement ses deux adjoints, puis Lomas et Coplan. Les Péruviens de souche indienne, captivés par ce débat, cessèrent de regarder le détenu comme un fauve. S’il était un Français, ça changerait tout.
  
  - Écoutez, reprit Lopez. Mon téléphone reste silencieux, c’est bon signe. Nous avions envoyé un ultimatum au Corregidor, au chef de la Guardia Civil et au colonel de la région militaire, les prévenant que nous engagerions la bataille s’ils se rangeaient dans l’opposition. Je ne crois pas qu’ils oseront broncher, même s’ils en ont l’envie. Seules de petites échauffourées se déroulent en ce moment, avec des membres du parti de droite. Je vais vous faire raccompagner à la soufflerie avec un détachement armé jusqu’aux dents, afin qu’il la protège en cas de coup dur.
  
  C’était plus que Coplan n’en espérait. Négligeant le serrement de cœur que lui causait la mort stupide de Barranco, abattu par ceux auxquels le jeune officier voulait se dévouer corps et âme, il déclara :
  
  - J’accepte volontiers votre aide. Votre lutte est aussi la nôtre, nos adversaires sont les mêmes.
  
  Il avait bien reconnu la fabrication tchèque des armes dont les partisans étaient équipés, mais cela ne le faisait pas douter de la sincérité de Lopez.
  
  D’où ces parias les auraient-ils reçues, sinon d’une démocratie populaire ? L’Europe de l’Ouest se fichait pas mal de leurs problèmes...
  
  
  
  
  
  Une heure plus tard, un camion renfermant une vingtaine d’hommes bardés de cartouchières, de fusils mitrailleurs et de grenades, embarqua Coplan devant une épicerie. Ce magasin à la façade rassurante était un autre point de jonction entre la rue et le réseau de voies souterraines occupé par les affiliés de l’APRA.
  
  Le chef de section était un tisserand nommé Moreira. Grand, décharné, il n’avait qu’une goutte de sang européen dans les veines et avait gardé les particularités physiques de ses belliqueux ancêtres, cette peuplade des Kolyas qui a donné autant de fil à retordre aux Incas qu’aux conquérants espagnols. Bien que d’une maigreur inquiétante, il avait le thorax large et bombé, dû à un développement hypertrophique du cœur et des poumons chez ces habitants des plateaux à haute altitude où l’oxygène est raréfié.
  
  Pendant que le véhicule roulait dans les artères de Santa Isabel, Moreira dit à Coplan :
  
  - Il y a des semaines que Lopez était tracassé par ce qui se passait là-haut... Surtout depuis que Mendez avait péri d’une façon aussi mystérieuse.
  
  - Il jouait un rôle dans votre organisation ? s’enquit Francis en élevant la voix pour couvrir le grondement du moteur.
  
  - Si, señor... Il avait participé à la création de nos groupes de choc. Il avait recruté beaucoup d’adhérents.
  
  Des protestations véhémentes de ses compagnons de route l’obligèrent à interrompre sa phrase, car le signal annonçant un bulletin d’information venait de s’échapper du transistor que tenait l’un des passagers du camion.
  
  Coplan et Moreira centrèrent leur attention sur l’appareil, dont l’amplification fut poussée.
  
  Le speaker de la station de Cusco fit un bilan - plus ou moins véridique et incontrôlable - de la situation générale dans le pays.
  
  Les révolutionnaires s’étaient taillé quelques succès dans les départements de Junin, d’Apurimac et d’Ancash, mais c’était à Lima qu’ils déployaient leur plus grande offensive. Deux régiments de la « Division de la Jungle », fidèles au Président, les avaient empêchés d’occuper les édifices publics, et notamment le Palais du Gouvernement. Cet échec initial, qui bouleversait le plan des insurgés, permettait aux autorités de rassembler des forces loyalistes. La Marine avait affirmé sa solidarité avec le pouvoir légal.
  
  Quand l’émission fut terminée, une vague de jubilation déferla parmi les hommes du détachement. Quoiqu’il ne prît pas pour vérité d’évangile tout ce que cette radio - évidemment censurée - venait de proclamer, Coplan se laissa gagner par l’enthousiasme de ces malheureux, dont l’unique espoir était de sauvegarder, puis d’améliorer leurs pauvres conditions d’existence.
  
  Le camion gravissait une forte pente et approchait peu à peu de l’emplacement de la soufflerie. Il était près de cinq heures de l’après-midi.
  
  Lorsque les bâtiments furent en vue, Coplan se sentit relativement soulagé. Tout était encore debout, des silhouettes traversaient le terre-plein avec la même nonchalance qu’à l’ordinaire.
  
  Ce fut l’entrée du véhicule, avec son chargement d’individus faméliques encombrés d’armes et de munitions, qui sema le désarroi dans les esprits. Certains des travailleurs décampèrent à toute allure tandis que d’autres, succombant à la curiosité, s’immobilisaient près des pavillons.
  
  Sautant à terre un des premiers, Coplan interpella l’un des travailleurs pour savoir où était Plossin. L’ingénieur, qui avait dû apercevoir le convoi depuis la fenêtre du bureau d’études, apparut sur le seuil de son quartier général.
  
  - Je vous amène du renfort, lui lança Coplan tout en marchant vers lui. Le corps de Cachas est-il toujours à l’infirmerie ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Interdit, Plossin détourna son regard des envahisseurs qui se répandaient dans les installations et dévisagea Coplan d’un air interrogateur :
  
  - Qui sont ces types ? questionna-t-il. Et Barranco, et Lomas, où sont-ils ?
  
  - Ces gens sont des contre-révolutionnaires. Ils viennent assurer notre défense, pour le cas où nous subirions une attaque. Barranco et Lomas sont restés à Santa Isabel. Je vous expliquerai plus tard. Où est le cadavre du capitaine ?
  
  - Ben... A l’infirmerie, confirma l’ingénieur, dont l’effarement ne se dissipait pas.
  
  - Rien de neuf, ici ?
  
  - A part le fait que nous avons appris par la radio que des troubles avaient éclaté dans le pays, non, il ne s’est rien passé. Après ce meurtre et la mise hors service du transfo, vous trouvez que ça ne suffit pas ?
  
  Les deux hommes échangèrent un bref regard qui cimenta leur étroite communion d’idées. Pour l’un comme pour l’autre, le destin de la soufflerie primait tout.
  
  - Espérons que les choses ne se gâtent pas réellement, dit Francis sur un ton pénétré. Si vous voyez Quente, dites-lui que Lomas est coffré. Je vous verrai tout à l’heure.
  
  Il s’éclipsa, se rendit en droite ligne à l’annexe du bloc d’habitation des Péruviens. La porte n’ayant pas été fermée à clé, il n’eut qu’à peser sur le bec de cane pour entrer.
  
  Un drap de lit recouvrait le corps et le visage du mort, qui était allongé sur un des quatre lits disponibles. Coplan rejeta le suaire, observa un instant le masque cireux de Cachas. Ensuite, pensif, il entreprit de le fouiller plus méthodiquement qu’il n’avait pu le faire dans la matinée.
  
  Quelqu’un d’autre s’était peut-être livré à cette opération avant lui, mais il estimait pourtant devoir la renouveler.
  
  Le défunt n’avait pas été délesté de son pistolet, en tout cas. Coplan retira l’arme d’une de ses poches. C’était un Colt modèle Commander, à neuf coups, tirant des balles de 9 mm semblables à celles du Lüger. L’automatique était chargé, sûreté dégagée. Il était exactement du même type que celui de Barranco.
  
  Coplan examina soigneusement la crosse du pistolet, dont l’acier bleuté et les joues de bakélite guillochée étaient ternis par endroits. Pinçant les lèvres, il empocha le Colt, puis il poursuivit sa besogne.
  
  Ni dans les poches, ni dans le portefeuille du capitaine il ne découvrit l’indice qu’il cherchait. Cependant, sa déconvenue ne fut pas entière. Cachas avait pu dissimuler ailleurs que sur lui les éléments dont il avait tiré la certitude qu’il identifierait le saboteur.
  
  Coplan recouvrit le cadavre avec le drap, resta songeur un moment. Avant de s’en aller, il posa familièrement sa main sur l’épaule de l’officier décédé, comme s’il lui faisait une promesse.
  
  Se réservant de passer en revue les affaires personnelles du mort à un moment plus propice, Francis regagna les pavillons des techniciens français, monta au bureau d’étude.
  
  Une épure inachevée, commencée par Cachas, était encore fixée sur la table à dessin. Coplan se mit à explorer le tiroir où le pseudo-dessinateur rangeait son matériel de travail : crayons, tire-lignes, compas, règles et rapporteurs. Néant. Rien de significatif.
  
  Promenant des yeux perplexes autour de lui, et toujours convaincu de ne pas obéir à des spéculations illusoires, Francis se demanda où le capitaine aurait pu songer à mettre en lieu sûr des notes confidentielles ou un aide-mémoire. Ce bureau, uniquement fréquenté par Plossin, par Danchère et par lui-même, s’y serait fort bien prêté.
  
  Soudain, se rapprochant de la planche inclinée, Coplan détacha les deux punaises inférieures qui maintenaient la feuille de papier à dessin. Celle-ci, libérée, s’enroula vers le haut, démasquant une enveloppe vierge pour courrier-avion.
  
  Quasiment certain que ses prévisions se réalisaient, Francis saisit le pli entre le pouce et l’index, le retourna. Le rabat, qui n’était pas collé, ne portait aucune inscription. A l’intérieur de l’enveloppe, il y avait un mince feuillet, et sur ce dernier, une main minutieuse avait tracé plusieurs lignes de petites lettres d’une surprenante régularité.
  
  Coplan lut :
  
  « Indice à rapprocher des cas suivants : a) Mai 1953 : Fonderie de Chimbote. b) Juin 1957 : Centrale électrique de Hounlyanca. c) Décembre 1959 : Raffinerie de l'Empresa Petrolera Fiscal.
  
  « Points communs : les dommages matériels qui ont été causés à ces trois entreprises étaient dus à la malveillance, comme la preuve en a été faite. Ces firmes ont été montées avec le concours de techniciens et de capitaux français.
  
  « Affaires classées, faute d’éléments tangibles.
  
  « Revoir dossier. Séc. Ind. 34 MN 2564, faire envoyer photocopies. Obtenir listes du personnel employé, à l’époque des faits incriminés, par les trois usines. »
  
  La main gauche de Coplan se crispa, chiffonnant l’enveloppe vide qu’elle tenait.
  
  Ainsi, les services de sécurité péruviens avaient déjà enquêté, dans le passé, sur des affaires analogues ? Et le capitaine Cachas, avant de venir à la soufflerie, en avait eu connaissance...
  
  Coplan s’absorba dans ses réflexions. A dire vrai, sa trouvaille dépassait largement ce qu’il attendait de ses investigations, et elle lui ouvrait d’autres perspectives. Elles confirmaient pourtant, et d’une façon frappante, le raisonnement qu’il avait échafaudé.
  
  Remonté à bloc par le message posthume de Cachas, aiguillonné par le fait que ces attaques contre des réalisations françaises semblaient être systématiques, il inséra le précieux document dans son portefeuille, puis il quitta le bureau d’étude en se promettant de donner sous peu du travail à Moreira.
  
  Il sortit du pavillon, circula parmi les ouvriers qui, réduits à l’inaction par le manque de courant, commentaient la situation politique et militaire. Par deux fois, il se renseigna auprès d’eux pour savoir où était Quente, atteignit celui-ci devant la cabine à haute tension.
  
  Le lieutenant parlait avec Chanvillon, lequel avait sorti, à l’aide d’un palan, le transformateur endommagé de sa cuve.
  
  Coplan prit Quente à l’écart.
  
  - Ah, enfin ! dit Quente. Je ne suis pas fâché de vous voir. Quelle drôle d’idée a eue Barranco, de mobiliser ces Indios... Ne pouvait-il pas faire appel à des forces régulières ?
  
  - Non. Pour la bonne raison qu’elles sont assiégées dans leurs casernements, et qu’on ne sait pas encore de quel côté elles vont se ranger. Vraiment, on ne peut pas dire que cette révolution soit tombée à pic !
  
  Quente, la mine sombre, lui confia :
  
  - Ouais, ce n’est pas brillant... Les rebelles progressent. Grâce à la Marine, le gouvernement tient tous les ports, mais Arequipa et Cajamarca sont aux mains des insurgés. Je ne sais si les troupes loyalistes parviendront à les mater. Alors, en définitive, pourquoi Barranco est-il resté à Santa Isabel ?
  
  Coplan mentit délibérément :
  
  - Je crois qu’il va tenter de rejoindre Lima, d’après ce qu’il m’a dit. Lomas étant sous les verrous, Barranco a estimé que sa présence ici n’était pas indispensable, étant donné les événements.
  
  Méditatif, Quente approuva :
  
  - Oui, après tout... Je le comprends. Du reste, j’ai bien l’impression que je vais agir de même.
  
  Coplan, qui marchait lentement avec lui, s’arrêta.
  
  - Vous auriez tort car, d’après moi, aucun problème n’est réglé, déclara-t-il. Je ne pense pas que Lomas ait tué votre capitaine.
  
  - Non ? fit Quente, ébahi. Pourquoi ?
  
  - Parce que le meurtrier et le saboteur sont deux individus distincts.
  
  Cette affirmation laissa l’officier pantois.
  
  - Deux hommes différents ? Comment diable avez-vous abouti à une telle conclusion ?
  
  - Cachas a été frappé par-derrière alors qu’il s’approchait de la cabine, car l’assassin ne l’a sûrement pas traîné sur une longue distance, à découvert, avant de le déposer à l’intérieur. D’accord ?
  
  Quente acquiesçant en silence, Francis reprit :
  
  - Or, si Cachas se dirigeait vers la cabine de transformation, en pleine nuit, c’était vraisemblablement pour y surprendre un type qu’il avait vu pénétrer dans ce local. Moralité : le meurtrier ne pouvant être à la fois devant et derrière Cachas, le saboteur et l’assassin sont deux personnages parfaitement distincts.
  
  L’agent de contre-espionnage regarda Coplan avec une expression laissant deviner qu’il avait, jusque-là, sous-estimé l’intelligence de l’ingénieur français.
  
  - Cela paraît irréfutable, reconnut-il. Mais cela complique encore l’aspect de la question.
  
  - Oui et non. Car, d’autre part, je doute fort qu’un individu aux aguets n’ait pas entendu le frôlement des pas de son agresseur, qui a dû parcourir au moins une vingtaine de mètres avant de l’atteindre, sur un sol en ciment.
  
  Quente, préoccupé, concéda d’un signe de tête que c’était peu probable, en effet.
  
  - Voulez-vous le fond de ma pensée ? dit Coplan. Cachas a été tué par quelqu’un dont il ne se méfiait pas, et qui était avec lui. Qui protégeait le saboteur...
  
  Les yeux d’anthracite du lieutenant se croisèrent avec ceux, dangereusement froids, de son interlocuteur.
  
  - Dans ce cas, Lomas doit être en mesure de l’identifier, murmura Quente. Le lui avez-vous demandé ?
  
  - Non. C’eût été inutile, puisqu’il n’est pas non plus l’auteur des dégâts commis au transfo. On nous a braqués sur une fausse piste.
  
  - Bref, il faut tout reprendre à zéro ?
  
  - Nullement. Puisque l’assassin de Cachas, c’est vous.
  
  Le visage de Quente refléta une incrédulité sarcastique.
  
  - Moi ? persifla-t-il. Vous n’êtes pas un peu dérangé, non ? Est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous dites ? Moi, j’aurais supprimé mon capitaine ?
  
  - Vous l’avez supprimé, bel et bien. Vous avez trop tardé à échanger les pistolets me deuxième fois. Et c’est vous qui avez fourré la clé de la cabine dans le vestiaire de Lomas.
  
  Les traits de Quente se décomposèrent subitement.
  
  - Vous devriez être interné, rugit-il, le teint blafard. Un crime a toujours un mobile. Quel aurait été le mien, Dios mio ?
  
  - Je vous l’ai dit : protéger un complice. Cachas a été mal inspiré en vous prévenant qu’il se réservait la surveillance d’une partie des aménagements, cette nuit-là, et qu’il aillait faire venir des documents de Lima. Mais ne niez plus, Quente, vous êtes pris : révolution ou pas, tôt ou tard nous aurons connaissance du numéro de l’automatique dont vous aviez été doté.
  
  Quente eut un geste fulgurant vers sa poche intérieure. Sa rapidité fut toutefois moindre que celle de Coplan, qui s’attendait à une réaction de ce genre. Une détonation retentit. Presque à bout portant, Francis avait tiré dans l’épaule droite de son adversaire.
  
  Quente parvint cependant à extraire son pistolet, comme si le projectile ne l’avait pas atteint. Visant au ventre, il pressa la gâchette. Et là, il fut la victime de l’homme qu’il avait tué : la sûreté de l’arme de Cachas n’était pas dégagée : le coup ne partit pas. Mais Coplan, craignant d’être touché, avait tiré une seconde fois, dans la même fraction de seconde.
  
  Quente, le poignet labouré, l’estomac traversé de part en part, chancela en lâchant son Colt. Il décocha un regard vide à Coplan, s’écroula soudain, recroquevillé sur lui-même, tandis qu’un hoquet lui faisait monter un flot de sang dans la bouche.
  
  
  
  
  
  Ce duel avait semé de la stupeur dans la petite population de la soufflerie. Dès le premier coup de feu, des hommes de Moreira s’étaient précipités dehors, mitraillette au poing. Ceux qui aperçurent Coplan et le corps qui gisait devant lui se doutèrent que le Français avait exécuté un suppôt de la révolution, et ils ne s’alarmèrent pas outre mesure.
  
  Indifférent au charivari que ce règlement de comptes avait provoqué, Coplan se pencha sur l’officier. Son diagnostic fut formel : privé des soins urgents que seul un hôpital bien équipé aurait pu lui fournir, Quente allait mourir très prochainement. Coplan, loin d’en éprouver du regret, reglissa son pistolet dans sa poche et se releva.
  
  Plusieurs membres du personnel, ainsi que trois combattants de l’APRA l’entouraient, avides d’éclaircissements. Plossin et Moreira ne tardèrent pas à se joindre à eux.
  
  - L’assassin de Cachas vient d’avouer son crime, leur annonça Coplan d’une voix neutre. Le Colt qu’il a laissé tomber en apporte la preuve.
  
  - Comment ? Quente ! s’exclama Plossin, renversé. Voyons, vous êtes fou ! C’est impossible.
  
  - Détrompez-vous. Si invraisemblable que ça paraisse, il est bien le meurtrier. D’ailleurs, voici l’arme avec laquelle il avait défoncé le crâne du capitaine : elle n’a été que sommairement essuyée.
  
  Il exhiba l’automatique dont il venait de se servir et, voyant persister un mélange de doute et d’effroi sur la figure de Plossin, il compléta son explication :
  
  - Lorsque Quente a vu Cachas se diriger vers la cabine, il s’est joint à lui, peut-être même à la demande de son supérieur, qui avait décelé quelque chose d’insolite. Il a sorti son pistolet, en a frappé son chef lorsqu’il n’était plus qu’à deux pas de la porte puis, pour ne pas garder en sa possession une arme maculée de sang, il l’a rapidement frottée avec un chiffon et il l’a intervertie avec celle, du même modèle, que possédait Cachas... et qui gît là, par terre.
  
  - Mais... objecta aussitôt Plossin, vous n’allez tout de même pas prétendre que Quente a vidangé le transfo !
  
  - Bien sûr que non. Mais il avait partie liée avec l’homme qui se trouvait à l’intérieur de la cabine. Qui était ce dernier ? Je crains que Quente ne puisse plus nous le révéler.
  
  La face exsangue du moribond, ses yeux révulsés, ainsi que la flaque de sang qui s’élargissait sous lui attestaient suffisamment qu’il ne parlerait plus jamais.
  
  - Bon Dieu de bon Dieu, pourvu que vous ne vous soyez pas trompé ! proféra l’ingénieur, bouleversé. Nous serions dans un beau pétrin !
  
  Coplan lui jeta d’une voix mordante :
  
  - Même en cas de légitime défense, je ne tue que si je ne peux faire autrement. Il a dégainé le premier et a voulu m’abattre parce qu’il était acculé. Sa dernière chance était de me descendre : après, il aurait inventé une fable pour se justifier.
  
  Après un temps, il reprit, moins acerbe :
  
  - Je vous concède que le comportement de cet homme peut paraître extravagant, mais les faits sont là. Plus tard, vous serez peut-être appelé à fournir un témoignage sur ce qui vient de se dérouler. Voulez-vous noter le numéro du Colt dont je me suis servi ? Le cas échéant, cela démontrera que c’était le sien.
  
  Il fit relever les chiffres par plusieurs personnes présentes, et spécialement par celles qui avaient assisté de loin à la scène, Chanvillon notamment. Puis il enveloppa la pièce à conviction dans son mouchoir et la remit à Plossin. Enfin, il s’empara du pistolet de Cachas, à côté du corps inanimé de Quente.
  
  - Ce n’est pas fini, conclut-il. Je suis certain que cet individu détenait un émetteur de radio lui permettant de communiquer avec l’extérieur, en dépit de notre isolement. Nous allons tâcher de mettre la main dessus.
  
  Plossin, complètement désorienté, bredouilla :
  
  - Où allez-vous pêcher des choses pareilles, pour l’amour du ciel !
  
  - Quente disposait d’informations qui n’ont pas été transmises par la radiodiffusion nationale, rétorqua Francis. Aviez-vous entendu qu’Arequipa était aux mains des rebelles ?
  
  Sans attendre la réponse, il fendit la foule qui l’entourait. Moreira, ne le lâchant pas d’une semelle, le poursuivit jusqu’au bâtiment du personnel péruvien, où Quente avait sa chambre.
  
  - Qui était ce type? s’enquit le chef de détachement. Était-ce un militaire? Je n’y suis plus, moi.
  
  - C’était un agent du contre-espionnage, et l’autre, le nommé Cachas, tué la nuit dernière, l’était également.
  
  Moreira se gratta énergiquement le cuir chevelu.
  
  - Quand Lomas saura ça, il vous brûlera une fière chandelle, marmonna-t-il. Sans vous, son compte était bon : il aurait été enfoncé jusqu’à la gauche.
  
  - Si la bagarre n’avait pas éclaté dans le pays oui, sûrement, appuya Coplan. On lui aurait tout fourré sur le dos, maintenant que les buts du saboteur étaient pratiquement atteints. A nous de le débusquer, ce salaud-là.
  
  - Vous auriez dû être flic, avança l’Indien avec une nuance d’admiration dans la voix. Quente n’a pas pesé lourd devant vous.
  
  Coplan ne jugea pas indispensable de lui apprendre que le Colt de son adversaire n’avait pas fonctionné.
  
  Au terme de ce dialogue, les deux hommes étaient arrivés dans la chambre de l’officier félon. Priant Moreira de rester sur le seuil pour en interdire l’approche aux curieux, Coplan, sans le moindre ménagement, mit le local sens dessus dessous.
  
  Quente n’avait du reste pas cherché une cachette inviolable pour dissimuler son appareil, celui-ci étant camouflé par sa présentation : il avait l’apparence d’un transistor de fabrication japonaise et trônait sur un des rayonnages d’une bibliothèque murale. Coplan ne fut pas long à discerner que ce récepteur anodin, plus complexe qu’il n’en avait l’air, recelait aussi un émetteur d’ondes ultra-courtes miniaturisé. Un inverseur à deux positions mettait en service, soit le générateur d’ondes, soit les circuits d’écoute.
  
  - Voilà l’engin, dit avec satisfaction Coplan à Moreira tout en étirant l’antenne hors de son alvéole. J’espère qu’il va nous apprendre des choses intéressantes.
  
  A peine ses lèvres avaient-elles fini de prononcer ces mots qu’il fut assailli par une légère inquiétude : flairant le danger à la suite du drame qui avait provoqué la mort de Quente, le saboteur n’allait-il pas tenter de détruire ce petit poste trop instructif ?
  
  - Comment cela marche-t-il ? s’informa Moreira, curieux, depuis l’encadrement de la porte.
  
  - Je ne peux pas encore m’en rendre compte. Il faudra manier cet appareil avec précaution car il peut aussi nous trahir vis-à-vis du correspondant habituel de Quente. Commencez par poster un de vos camarades sous la fenêtre de cette pièce, et placez aussi une sentinelle dans le couloir : je voudrais ne pas être dérangé pendant quelque temps, sous aucun prétexte.
  
  - Esta bien, approuva docilement l’Indien, de plus en plus subjugué par Coplan.
  
  Il s’éloigna pour donner des ordres.
  
  Francis continua d’étudier le montage électronique qu’il avait démasqué en ouvrant le boîtier. L’alimentation était apportée par un accumulateur au cadmium-nickel, rechargeable n’importe où, et moins gros que des piles sèches de capacité moindre. Ce qui, toutefois, ne manqua pas d’intriguer Coplan, ce fut la portée utile de l’émetteur.
  
  En ondes ultra-courtes, centimétriques, et ne disposant que d’une très faible puissance, l’antenne ne devait irradier une énergie valable que dans un rayon restreint, ne dépassant pas une dizaine de kilomètres dans les meilleures conditions, c’est-à-dire quand aucun obstacle naturel ne se dressait entre elle et l’antenne réceptrice.
  
  Or, la soufflerie était bâtie sur un plateau, environnée de crêtes montagneuses désertiques, et l’agglomération la plus proche - Santa Isabel - était à 20 kilomètres de là, dans une dépression dont le niveau se situait 1600 mètres plus bas.
  
  Techniquement et géographiquement, ce poste clandestin ne pouvait mettre Quente en communication avec quiconque.
  
  Apparemment.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Coplan était trop entêté pour accepter d’emblée cette conclusion paradoxale. Quente n’avait pas emmené cette radio avec lui sans raison majeure. Donc, un raisonnement qui tendait à prouver l’inutilité de l’appareil péchait par la base. Ou omettait un facteur.
  
  Le cerveau de Francis se mit à travailler fiévreusement. Si, délaissant l’aspect « transmission », il commençait par se soucier de ce que l’engin pouvait capter ?
  
  Refermant le boîtier, Coplan le posa où il l’avait pris, plaça l’inverseur sur « réception », tourna ensuite l’interrupteur d’allumage. Il n’y avait pas de système d’accord agissant sur la gamme d’ultra-courtes, les circuits étant sûrement réglés sur une onde unique, stable.
  
  Seul le souffle du bruit de fond naquit dans le haut-parleur. Aucun signal, morse ou parole, n’était perceptible. Mais ce silence, tout compte fait, n’était pas anormal. Si des contacts radio avaient eu lieu, c’était à des moments déterminés, fixés d’avance.
  
  Coplan décida de rester à l’écoute sans interruption, jusqu’à extinction des batteries s’il le fallait. L’identité du correspondant de Quente, voire même son seul indicatif, était un chaînon capital.
  
  Un réseau qui était parvenu à infiltrer un agent jusque dans le contre-espionnage péruvien, et qui protégeait un terroriste acharné à détraquer les ouvrages de techniciens français, méritait qu’on lui accordât quelques heures de patience.
  
  Incapable cependant de rester à ne rien faire, Coplan reprit ses investigations.
  
  Moreira réapparut, sa mitraillette lui battant la poitrine.
  
  - Y a des gars qui rouspètent, mais je m’en fous, déclara-t-il avec un sourire sinistre. J’ai fichu tout le monde dehors et j’ai mis un cordon de surveillance tout autour du bâtiment. Comme ça, on vous laissera tranquille. Le macchabée, je l’ai fait jeter en pâture aux condors... Ça nous débarrassera. Ils n’en laisseront que le squelette.
  
  - Vous êtes sûr qu’il était mort ?
  
  - Non.
  
  Coplan n’insista pas. Déjà, une autre idée le tracassait.
  
  - J’ai encore besoin de vous, Moreira, dit-il, deux rides verticales creusées entre ses sourcils. Allez me chercher le chef d’atelier, un Français nommé Befailly. J’ai un travail à lui demander. C’est urgent.
  
  - Con mucho gusto, acquiesça l’Indien, qui repartit derechef.
  
  Coplan, gardant une oreille tendue vers le bruit de souffle qui émanait du haut-parleur, dépouilla les papiers qu’il trouva dans le tiroir de la commode. Des lettres de femmes, pour la plupart. Sans intérêt. Un agenda bon marché, à couverture de plastique, contenait à certaines pages des inscriptions en abrégé, difficilement interprétables à première vue. Il recelait aussi un répertoire d’adresses, avec numéros de téléphone, qui ne devaient guère être compromettantes car les noms et prénoms figuraient en entier. Quelques-uns d’entre eux pouvaient cependant être des pseudonymes. Invérifiable dans l’immédiat. Sur une page de notes, des chiffres avaient été griffonnés en hâte :
  
  « + 7/ 4- 33/ = + 13/ + 46/ »
  
  Si c’était un calcul, il avait l’air faux. Coplan fixa un instant cette singulière succession de nombres puis, ne voyant pas quelle signification leur attribuer, il passa outre.
  
  Befailly s’amena pendant qu’il effeuillait, de l’ongle du pouce, les pages d’un roman puisé dans le rayonnage.
  
  - Ah ! fit Francis, satisfait. Je voudrais que vous me bricoliez en vitesse un réflecteur électromagnétique.
  
  Mécanicien habile, Befailly n’en exprima pas moins une ignorance éberluée.
  
  - C’est quoi, ce bidule ? s’enquit-il, soupçonneux.
  
  - Ne vous effrayez pas, c’est très simple : un ensemble de tiges de cuivre, verticales et donc parallèles, fixées par un bout sur un demi-cercle en matière isolante - verre, porcelaine ou ébonite, selon vos possibilités. Cette base devrait pouvoir se fixer, par un collier, autour du transistor que vous voyez là. Mais il y a des dimensions à respecter. Je vais vous les fournir. Avez-vous un mètre ?
  
  Befailly lui en tendit un, d’une main hésitante.
  
  Coplan mesura la hauteur de la petite antenne télescopique, puis il dessina un croquis représentant le réflecteur de fortune qu’il désirait faire réaliser, ainsi que le rayon du demi-cercle.
  
  - Voilà, expliqua-t-il en montrant son œuvre. Attaché à cette radio, cette sorte de peigne doit entourer l’antenne à une distance égale au quart de la longueur des tiges. Vous y êtes ?
  
  - Ouais, grogna Befailly, trouvant que le moment était mal choisi pour se livrer à un bricolage à usage privé, sans rapport aucun avec le matériel de la soufflerie.
  
  - Bon, dit Coplan... Montez-moi ça au trot. Solide mais léger. Toutes affaires cessantes, compris ?
  
  - Entendu, patron, maugréa le chef d’atelier, nanti du plan et de son mètre.
  
  Il s’en alla, envahi par des pensées incohérentes. Une demi-heure à peine après avoir zigouillé un type, ce délégué de Paris s’amusait avec un transistor. C’était quelqu’un !
  
  Le crépuscule tombait. La clarté faiblissante du ciel, encore suffisante à l’extérieur, noyait de pénombre l’intérieur des bâtiments. Coplan se demanda si Chanvillon allait pouvoir donner de l’éclairage, le transfo principal étant débranché. Il voulut actionner l’interrupteur, mais son geste fut cassé par le son d’une voix creuse, en provenance de l’appareil.
  
  Son attention brusquement captivée, Coplan augmenta le volume, et ce qu’il entendit le stupéfia. Le timbre, les intonations, l’accent étaient ceux de Quente !
  
  Il disait :
  
  « O.D. 58... O.D. 58... Je me propose de quitter les lieux sans même attendre le retour de Barranco. Nos buts sont atteints, et désormais tout dépend de la guerre civile. Je pourrais être plus utile ailleurs. Qu’en pensez-vous ? J’attends vos instructions. Si vous êtes d’accord, je partirai ce soir. Indiquez-moi le centre que je devrai rallier, ainsi que le mot de passe. O.D. 58. Terminé. »
  
  Le silence revint. Se prolongea cinq secondes, dix secondes. Coplan regarda sa montre : elle indiquait 6 h 34. L’aiguille des secondes continuait de trotter, et le temps s’écoula sans apporter de réponse à ce message.
  
  Francis médita sur les paroles qui venaient d’être prononcées par un individu mort depuis trois quarts d’heure, et une supposition rationnelle se formula dans sa tête : le message de Quente, reçu et enregistré quelque part, avait été retransmis, diffusé une seconde fois. Mais pourquoi ?
  
  Parce que Quente, avec son émetteur à faible portée, ne pouvait pas joindre directement l’homme qu’il appelait... Sa communication était relayée par une station plus puissante !
  
  Une preuve en était fournie par le fait que Quente avait débité son texte d’une traite, qu’il n’avait pas conversé, bilatéralement, avec son correspondant, comme il l’eût fait en radiotéléphonie. Donc, par voie de conséquence, la réponse attendue allait parvenir d’une façon différée, elle aussi. Quand ?
  
  Où était localisée cette station-relais dotée d’un enregistreur ? Sur un pic des environs, forcément. Qui la desservait ? Où Quente pensait-il être plus utile, en cette période de soulèvement ? Pourquoi le sort de la soufflerie était-il lié à « l’issue de la guerre civile » ?
  
  Survolté, Coplan tourna comme un lion en cage dans la chambre qui s’obscurcissait progressivement. Befailly n’aurait sûrement pas terminé le montage du réflecteur avant que soient transmises les instructions réclamées par Quente... Et après, la liaison risquait d’être rompue, définitivement !
  
  Coplan se rongeait les poings quand, soudain, le petit haut-parleur vibra de nouveau.
  
  « O.L. 31... O.L. 31... Mettez en vigueur le plan B à Cusco. Je répète : mettez en vigueur le plan B à Cusco. Il faut absolument faire basculer dans notre camp les officiers de l’escadrille de Shooting Stars basés dans cette ville. L’intervention de ces avions d’attaque au sol serait décisive pour la victoire de la rébellion dans ce département. Ne tardez pas ! - O.D. 58... O.D. 58... D’accord, quittez votre emplacement actuel. Ralliez Cusco. Allez chez Manuel, 72, Plaza San Francisco. Mot de passe : « La maison de Tupac a été bombardée. » Une mission vous sera désignée sur place. El Libertador. Terminé. »
  
  Les yeux absents de Francis demeurèrent braqués sur l’appareil redevenu muet. Ils se rabaissèrent ensuite sur sa montre : 6 h 47.
  
  34-47. Les deux émissions avaient eu lieu à treize minutes d’intervalle. Ces chiffres n’évoquèrent rien, pour Coplan, à ce moment-là. Il était trop accaparé par le sens des phrases qu’il avait entendues. Une bouffée de chaleur lui monta au visage.
  
  C’était clair comme de l’eau de roche : les instigateurs de la révolution et ceux qui avaient téléguidé les actes de sabotage étaient du même bord ! Ils avaient déclenché une opération d’envergure pour obtenir en bloc ce que des actions isolées n’avaient pu emporter jusque-là.
  
  Ceci changeait l’aspect du problème du tout au tout.
  
  L’individu qui avait commis des déprédations dans la soufflerie ne bougerait plus désormais. Il attendrait les événements, n’ayant plus rien à redouter, couvert par le silence définitif et irrévocable du seul complice qui connaissait son identité.
  
  Mais, en regard de l’ensemble de la conjuration, la personnalité de ce forban devenait insignifiante.
  
  Coplan se secoua. L’abondance des tâches qui s’imposaient à lui le contraignit d’établir un ordre d’urgence. D’abord, situer cet émetteur qui distribuait des directives aux agents provocateurs du mouvement : objectif numéro Un.
  
  Pour cela, deux choses étaient indispensables : le réflecteur, et le rayonnement, par l’antenne du relais, d’une autre série de consignes.
  
  34-47. Ces deux nombres se rapprochaient de ceux que Francis avait remarqués dans l’agenda de Quente. Il chercha le carnet et, l’ayant ouvert, il appuya distraitement sur l’interrupteur. De la lumière jaillit du plafonnier. Chanvillon avait réussi à rétablir le courant, du moins pour les besoins domestiques.
  
  Coplan scruta les quatre annotations alignées sur la page. Elles semblaient effectivement avoir un rapport avec les deux émissions qu’il avait reçues, car, si l’on déduisait une unité de 34 et de 47, cela donnait 33 et 46. Or Coplan avait consulté sa montre à la fin des communiqués, et non au début, ce qui représentait une différence d’une minute chaque fois.
  
  Son imagination lancée au galop, Coplan admit le principe que ces nombres indiquaient le début, aux trente-quatrième et quarante-sixième minutes après l’heure, du fonctionnement de la station-relais. De là à déduire que les deux autres chiffres précisaient le moment où l’appelant devait faire enregistrer son message en se servant de son poste portatif, il n’y avait qu’un pas, et il fut allègrement franchi. La vérification, d’ailleurs, pourrait s’effectuer un quart d’heure plus tard, si cette théorie était fondée.
  
  La porte, qui était fermée depuis le départ de Befailly, se rouvrit, et la longue figure de Moreira se profila dans l’entrebâillement.
  
  - Vous en savez davantage ? questionna-t-il sur un ton de connivence.
  
  Les traits de Coplan se détendirent.
  
  - Oui, j’en ai l’impression. Dites-moi, êtes-vous obligé de rester ici ?
  
  Comme l’indien restait bouche bée, Francis reprit :
  
  - Je veux dire : n’avez-vous aucune liberté de mouvement ? Les ordres de Lopez vous ont-ils assigné de rester jusqu’au moment d’une relève ?
  
  - Ben... On est supposé monter la garde, et on ne nous a pas dit pendant combien de temps, répondit Moreira, quelque peu démonté. Vous voulez nous renvoyer ?
  
  - Non, sûrement pas. Mais, d’une part, je suis persuadé que la soufflerie ne sera pas attaquée, et d’autre part, il me faudrait une escorte de gens connaissant bien la sierra environnante. En outre...
  
  Il resta songeur, puis il demanda :
  
  - Serait-il possible de correspondre avec Lopez autrement que par l’intermédiaire d’une estafette ?
  
  - Por cierto ! Un de nos groupes a pris position dans le central téléphonique de Santa Isabel, quand nous sommes partis de là, spécialement pour assurer la liaison avec mon détachement.
  
  - Magnifique... jubila Coplan, tout en tapant son poing dans sa paume gauche. Allons d’abord voir où en est Befailly.
  
  
  
  
  
  A 10 h 20, alors que la majorité du personnel était consignée à l’intérieur des bâtiments, une demi-douzaine d’hommes se rassemblèrent en bordure du plateau, le plus loin possible de la cheminée du tunnel.
  
  Plossin, Danchère, Befailly, Moreira et l’une des sentinelles de faction près de la clôture en barbelé entouraient Coplan, lequel tenait, posé sur sa main, le poste clandestin de Quente muni de son équipement supplémentaire.
  
  Tous, qu’ils fussent habités par un doute, simplement intrigués ou sceptiques, observaient alternativement le singulier montage et l’opérateur qui espérait élucider, par ce truchement, une troublante énigme.
  
  Si Francis éprouvait un léger trac, c’était pour un motif purement technique : dans l’éventualité où la station-relais n’émettrait pas à 22 h 33, son espoir de la repérer du premier coup s’évanouirait.
  
  Un clair de lune cendré, dans un ciel d’une sérénité rare en cette région proche de l’Équateur, révélait le panorama tourmenté d’un immense cirque montagneux limité par des parois abruptes et par des pics coiffés de neige.
  
  La nuit, la température baissait considérablement, et tous les spectateurs qui étaient venus assister à l’expérience avaient revêtu de chauds vêtements de laine. Plossin avait une paire de jumelles suspendue à son cou par une lanière.
  
  Coplan jeta le bout de sa cigarette, alluma le récepteur quand sa montre marqua la demie.
  
  - Je vous prierai de vous éloigner un peu, votre présence autour de moi pouvant influencer la directivité du système, dit-il à ses compagnons.
  
  Ceux-ci obéirent sans rechigner, sauf Plossin.
  
  - Définissez-moi la zone à l’aide de cette boussole, prononça ce dernier en déposant, aux pieds de Francis, un instrument dont l’aiguille et le cadran étaient luminescents.
  
  Puis il s’écarta, lui aussi, ses mains refermées sur les tubes de ses jumelles.
  
  A 10 h 33, le bruit de fond émis par le haut-parleur s’effaça, fut remplacé par le souffle plus grave d’une onde porteuse. Le rayonnement était « en l’air », mais aucune parole ne le modulait.
  
  Au bout d’une dizaine de secondes, le silence persistant, Coplan fit pivoter l’appareil autour de son axe pour essayer de localiser, grâce à la variation d’intensité que produisait cette rotation, la direction de l’émetteur. L’absence d’un message parlé rendait l’opération plus délicate.
  
  Tout en déplorant furieusement le mutisme du speaker anonyme qui avait envoyé les précédents messages, Coplan parvint à délimiter l’angle auquel correspondait l’intensité maximum.
  
  - Ouvrez l’œil, Plossin ! Visez le sud-est, et balayez les crêtes...
  
  Tous les assistants se tournèrent comme un seul homme vers l’orientation indiquée ; leurs yeux fouillèrent le lointain pendant que l’ingénieur explorait fébrilement la région avec ses oculaires.
  
  Le poste s’obstinait à ne fournir qu’un son continu. Coplan tâcha de préciser mieux encore l’emplacement de l’antenne en conjuguant le repérage visuel avec les variations de puissance du souffle.
  
  Celui-là s’évanouit après une bonne minute. Coplan éteignit l’appareil. Sans bouger de place, il interpella Plossin :
  
  - A peu de chose près, la station-pirate se trouve dans l’axe formé par le montant gauche du portail et le pylône de haute tension érigé sur le mont d’en face, jugea-t-il. Vous ne distinguez rien de spécial ? Une faible lumière, un reflet métallique ?
  
  L’ingénieur, qui scrutait l’horizon sans désemparer, avoua :
  
  - Non... je ne décèle pas le plus petit signe insolite, mais il ne fait pas très clair, vous savez...
  
  - Prêtez-moi vos jumelles.
  
  A son tour, Coplan regarda. Quelques secondes seulement.
  
  - On ne voit peut-être rien, mais c’est mathématique, dit-il en restituant l’objet à son propriétaire. L’émetteur doit être logé sur le point le plus élevé de cet alignement, c’est-à-dire sur le bord du cratère de ce volcan éteint qu’on aperçoit là-bas, à six ou sept kilomètres si ma notion des distances n’est pas erronée.
  
  Moreira grommela :
  
  - C’est le Popayan... Personne n’habite dans ce coin-là. Vous n’y trouveriez même pas une cabane de gardiens de troupeaux de lamas !
  
  - Le contraire me surprendrait, rétorqua Francis. On n’emploierait pas un émetteur clandestin dans une région où les habitants risqueraient d’être épatés par l’existence d’une antenne. Connaissez-vous le chemin pour se rendre à cet endroit ?
  
  - Ben oui. C’est pas tellement sorcier.
  
  - Bon. Alors, nous y allons.
  
  - Quoi ? Maintenant ? s’effara l’Indien.
  
  - Oui. Tout de suite. Puisque c’est une installation à demeure, elle est vraisemblablement gardée par quelqu’un. Et, la nuit, nous aurons plus de chance de nous en approcher sans être reçus à coups de fusil.
  
  Sa décision surprit tout le monde, mais comme chacun était passionné par ce dépistage d’un mystérieux agent de l’insurrection, Coplan dut refuser des volontaires.
  
  - Vous, Plossin, je n’y vois pas d’inconvénient, déclara-t-il. Cette chasse à l’homme vous concerne plus que quiconque. Mais nous ne devons pas être plus de trois. Il est superflu, je pense, de souligner que vous vous exposez à un certain risque.
  
  - J’en fais mon affaire, riposta l’ingénieur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Ils n’étaient plus qu’à une centaine de mètres du cône d’éboulis entourant le cratère lorsqu’ils s’arrêtèrent une dernière fois pour se reposer.
  
  L’ascension avait été plus ardue que Plossin et Coplan ne l’avaient supposé. Francis avait emmené, en bandoulière, le poste de Quente afin de procéder à des contrôles au fur et à mesure que se poursuivait leur avance. Ses constatations antérieures s’en étaient trouvées renforcées, car l’intensité de réception n’avait cessé d’augmenter, et le radiogoniomètre improvisé désignait invariablement le Popayan comme source des ondes hertziennes.
  
  - Ce que je vois mal, dit Plossin après qu’il se fut assis à l’abri d’un bloc de roche, c’est comment ces individus ont résolu le problème de l’alimentation de leur station-relais... Elle doit dissiper une énergie de plusieurs dizaines de watts, sinon plus. Si elle est fournie par des piles ou des accus, le remplacement de ceux-ci ne doit pas être commode. Et s’ils ont une génératrice, il leur faut de l’essence pour la faire tourner. S’ils transportent l’un ou l’autre à dos d’hommes, je les plains !
  
  Ces réflexions rejoignaient celles de Coplan, qui s’était posé la même question.
  
  - Peut-être se servent-ils de piles solaires, avança-t-il. A cette altitude, et près de l’équateur, on peut récolter une quantité d’électricité appréciable par ce procédé. Voyez les satellites artificiels, dont l’appareillage électronique est alimenté par des batteries de ce type.
  
  - Oui, évidemment, ce serait une bonne formule, concéda Plossin, pensif.
  
  Moreira, mis au courant par Francis du rôle que jouait l’émetteur clandestin, ne cessait d’observer le sommet du volcan. Il était tarabusté par l’idée que si l’approche de leur trio était décelée par un des opérateurs de garde, ceux-ci pourraient fuir par l'autre versant. Aussi, montrant une inquiétude et une nervosité peu habituelles chez lui, Moreira pressa ses compagnons de reprendre la montée.
  
  Ils se mirent en route, attentifs à ne pas faire rouler des cailloux sous leurs pas. Ils parvinrent à quelques mètres du bord du cratère et c’est presque en rampant qu’ils progressèrent alors, jusqu’à ce que leurs yeux puissent explorer la dénivellation circulaire formée par la paroi de l’ancienne cheminée d’éruption.
  
  Une exclamation de colère et de dépit leur échappa : la cuvette au fond de lave durcie et fendillée était vide et nue comme aux premiers âges. Aucun pylône ne s’y dressait, ni tente ni baraquement n’y était dissimulé.
  
  Moreira et Plossin, ulcérés par l’échec de leur expédition, tournèrent des figures accusatrices vers Coplan.
  
  - Votre relevé était inexact ! vitupéra l’ingénieur. Nous avons fait tout ce chemin en pure perte ! Vous n’auriez pas dû nous entraîner ici avant d’avoir mieux calculé votre coup !
  
  Impavide, Coplan jeta un coup d’œil à sa montre : 3 h 40.
  
  - Je maintiens ce que j’ai dit : les émissions partent du sommet de cette montagne, soutint-il avec une conviction inébranlable. Que nous ne voyions rien peut prouver, à la rigueur, que le matériel a été déménagé très récemment, mais ma localisation était correcte, j’en réponds.
  
  - Déménagé ? persifla Plossin. Et la cabane avec ? Vous vous figurez qu’un ou plusieurs techniciens pourraient séjourner ici sans abri, pendant des jours et des semaines ?
  
  - C’est précisément ce qui me donne à réfléchir... Effectivement, ils ne le pourraient pas. Et même s’ils possédaient un refuge, leur présence constante dans ce cratère créerait d’énormes difficultés, de ravitaillement et autres.
  
  - Eh bien, alors ? Vous confirmez ce que je dis : le poste est ailleurs que sur ce piton.
  
  - Attendez, opposa Coplan. Vos conclusions sont erronées. Nous allons être fixés dans quelques secondes. Il est 45.
  
  - Mais qu’est-ce que vous espérez ? Regimba Plossin, suffisamment édifié par la vue de cet espace désertique, vierge de toute empreinte humaine, parfaitement exposé sous le clair de lune.
  
  Moreira, dont la déception avait été brutale, se garda d’intervenir dans la discussion parce qu’il conservait, malgré tout, une foi de charbonnier en la perspicacité de l’autre Français.
  
  Et soudain, il fut hypnotisé par un événement qui leur parut tellement surnaturel qu’il en fut presque terrorisé.
  
  A une distance d’une trentaine de mètres, un curieux objet métallique sortait de terre, s’élevait lentement, dans un silence fantomatique...
  
  Coplan et Plossin l’aperçurent également, l’un exaucé, l’autre confondu par cette apparition. C’était comme si un être vivant d’une autre planète se déployait hors de ce trou qui lui avait servi de terrier.
  
  - Pas mal combiné, hein ? murmura Coplan à l’intention de l’ingénieur. Un émetteur automatique, planté en pleine sierra...
  
  L’antenne télescopique s’étant étirée au maximum de sa hauteur, le mécanisme s’arrêta. Coplan, son récepteur allumé, réduisit d’un coup de pouce l’intensité des paroles qui éclatèrent dans le haut-parleur :
  
  « O.D. 58... O.D. 58... Je n’ai toujours pas l’accusé de réception de mon dernier message de 18.46. Si vous avez répondu depuis, votre appel n’a pas été enregistré. Vérifiez s’il n’y a pas une défectuosité à votre talkie. O.L. 31... O.L. 31... Fournissez des précisions sur l’évolution du Plan B. C’est très important. Pouvons-nous compter, oui ou non, sur le concours de cette escadrille ? Nous voudrions être fixés avant de lancer une offensive dans la région d’Ayacucho. El Libertador. Terminé. »
  
  L’onde porteuse subsista encore quelques secondes, puis elle s’éteignit et fut remplacée par un silence total.
  
  - Et voilà, conclut Francis. Le gars s’énerve de ne pas avoir de nouvelles de Quente, mais ce n’est pas moi qui lui en donnerai. Si nous allions voir cette mirifique installation d’un peu plus près.
  
  Joignant le geste à la parole, il acheva de grimper sur le talus, descendit ensuite à longues enjambées vers le frêle assemblage qui se repliait dans son alvéole avec la même sûreté.
  
  L’excavation dans laquelle l’appareillage électronique était logé n’avait qu’une profondeur de 1,50 m. C’était un trou pareil aux autres, qui n’avait subi aucun aménagement particulier.
  
  Moreira n’approcha qu’avec circonspection, car il se méfiait de ces diableries de Blancs. Coplan lui demanda la lampe-torche.
  
  Il en projeta le faisceau de lumière sur les trois coffrets, interconnectés par des fils souples, qui entouraient le moteur supportant l’antenne et déterminant soit son élongation, soit sa contraction, à des intervalles précis.
  
  - Il n’y a pas de piles solaires, remarqua Plossin. Elles seraient étalées sur le sol environnant.
  
  - Hum... opina Francis, surtout préoccupé par l’origine de ce matériel hautement spécialisé.
  
  Il se défit du récepteur, se laissa glisser dans la cavité.
  
  - Attention ! C’est peut-être piégé ! le prévint Plossin.
  
  - Oui, c’est même probable, admit Francis. Mais je veux quand même en avoir le cœur net.
  
  - De quoi ?
  
  - De la nationalité des fournisseurs de ce relais...
  
  Promenant la lumière plus dense de sa lampe sur les boîtes blindées pour déchiffrer une éventuelle marque de fabrique, il tomba en arrêt devant un cylindre ayant à peu près les dimensions d’une douille d’obus de 120, couvert sur tout son pourtour par une multitude d’ailettes. Et brusquement, il comprit. Son visage devint de pierre.
  
  Avec précautions, il se redressa en évitant de toucher les éléments de l’antenne, se hissa hors du trou.
  
  - Tout est alimenté par un Snap, révéla-t-il à ses compagnons. Autant dire que ce montage est signé.
  
  - Un Snap ? répéta Plossin.
  
  Coplan restitua la torche à Moreira, s’essuya les mains.
  
  - C’est une pile atomique en miniature, un générateur nucléaire portatif, expliqua-t-il, abrupt. Made in U.S.A. (Snap est le sigle de « System for Nuclear Auxiliary Power ». Ces piles, basées sur la désintégration spontanée et continue de certains corps radio-actifs, utilisent la chaleur dégagée par ce phénomène et la convertissent en électricité par le truchement de semi-conducteurs).
  
  Plossin écarquilla les yeux, Moreira eut un recul comme s’il était mordu par un serpent.
  
  - Les gringos, articula-t-il avec une colère rentrée. Nous l’aurions juré, qu’ils étaient derrière les rebelles.
  
  - Les Américains ? s’effara l’ingénieur, pour qui les dessous de la diplomatie étaient lettre morte. Insinuez-vous qu’ils sont mêlés à cette histoire ?
  
  - Ils sont plus que mêlés, gronda Coplan. Pensez-vous que ces Snaps se vendent comme des petits fours, au premier venu ? Les Américains sont les seuls à les fabriquer en série, à l’heure actuelle, et ils ne les ont pas encore mis dans le commerce. Alors, concluez.
  
  Au cours du silence consterné qui suivit, Plossin réalisa tout ce qu’impliquait l’existence, à sept kilomètres de sa soufflerie, de cet engin manufacturé aux Etats-Unis.
  
  Coplan, bien qu’il ne se fît plus d’illusions sur les machinations tortueuses de la C.LA., digérait pourtant mal une telle infamie à l’égard d’une nation alliée. Décidément, la rapacité de Wall Street ne souffrait aucune concurrence et ne tolérait pas la moindre velléité, chez une république d’Amérique latine, d’échapper à la domination économique intégrale ! L’éternelle politique du Big stick, du gros bâton, comme les Yankees eux-mêmes l’avaient baptisée...
  
  Moreira sortit une grenade de sa poche, voulut l’amorcer.
  
  - Non, intervint Coplan. Démolir cette station ne ferait qu’alerter nos adversaires. En plus, si vous détruisez cette pile à l’aide d’un explosif, des matières radio-actives vont se répandre dans la région, et ce pourrait être très dangereux pour notre personnel.
  
  - Comment ? protesta l’Indien, furibond. Vous laisseriez fonctionner cette radio qui diffuse des consignes à l’usage des chefs de l’insurrection ?
  
  - Oui, elle doit continuer à marcher, dit Francis d’un ton coupant. Voulez-vous nous priver du seul moyen de savoir ce qu’ils trament dans l’ombre ?
  
  A contrecœur, Moreira reglissa la grenade dans sa poche tout en braquant un regard rancunier sur son interlocuteur.
  
  Coplan reprit, pour le calmer :
  
  - Lopez va sauter de joie quand nous lui transmettrons certains de ces messages. Et vos affiliés de Cusco sauront mieux où ils doivent frapper. Allons, en route...
  
  Il avait des projets plus vastes, mais il préféra ne pas les divulguer à ses compagnons.
  
  
  
  
  
  Sous un ciel lourd de nuages, un second camion amenant des combattants de l’APRA pénétra, en fin de matinée, dans l’enceinte de la soufflerie.
  
  Les hommes qui occupaient le véhicule n’en descendirent pas. Moreira se mit à palabrer avec leur chef tandis que Coplan prenait congé de Plossin.
  
  - Je ne sais pas quand vous me reverrez, dit-il à l’ingénieur. Ce peut être dans huit jours ou dans un mois. Mais, bien que le traître soit toujours en liberté parmi vous, vous n’aurez plus rien à redouter tant que durera le conflit. Soyez sûr, pourtant, que je reviendrai mettre la main au collet de ce salopard.
  
  - Bonne chasse, lui souhaita Plossin, avec un pincement de regret. Tâchez surtout de ne pas vous faire tuer.
  
  - Cela n’entre pas dans le cadre de mon programme, ricana Coplan, qui en avait gros sur l’estomac. Je veux être là le jour de l’inauguration... Adios !
  
  Il grimpa dans la cabine du camion, où Moreira s’était assis à côté du chauffeur en remplacement de son collègue préposé à la garde du centre expérimental. La portière claqua, le poids lourd s’ébranla au milieu des vivats poussés par les Indiens du service de protection et par les Péruviens du personnel.
  
  Empruntant la route de Cusco, le véhicule aborda la côte dans un infernal grondement de moteur.
  
  A vol d’oiseau, la distance à couvrir ne dépassait pas 50 kilomètres, mais il fallait escalader les méandres d’une carretera caillouteuse menant à l'Altiplano, le haut plateau compris entre les deux chaînes parallèles de la Cordillère des Andes.
  
  A travers des paysages impressionnants, âpres et figés, se révéla peu à peu cette région de la Sierra qui effraye depuis toujours les indigènes au point qu’ils tentent de conjurer la peur par des drogues ou par de petits entassements de pierres devant lesquels ils s’arrêtent pour faire un signe de croix.
  
  Située à 3 500 mètres d’altitude, Cusco, préfecture du Département et ancienne capitale de l’Empire Inca, fut atteinte au bout d’un voyage de trois heures.
  
  A l’approche de la ville, les trois hommes assis derrière le pare-brise aperçurent des nuages de fumée noire qui montaient dans le ciel de part et d’autre des tours de la cathédrale. Pas de doute, on se battait dans les rues.
  
  Comme des barrages pouvaient être établis sur les grandes voies d’accès, et qu’on ne pouvait savoir à l’avance par quel parti, Moreira fit stopper le camion avant l’entrée dans les faubourgs.
  
  Ses hommes mirent pied à terre. Apparemment, c’étaient des civils inoffensifs, sans armes ; certains étaient revêtus du traditionnel poncho, d’autres de vêtements rapiécés. Ils pouvaient aisément se fondre dans la population locale.
  
  Par petits groupes de trois ou de quatre, ils devaient encadrer de loin Moreira et Coplan. Ces derniers poursuivaient à pied leur chemin vers le centre en utilisant des rues secondaires, précédés par un éclaireur qui leur montrait la voie à suivre.
  
  A chaque intersection, le cicerone choisissait son itinéraire en fonction de la proximité ou de l’éloignement des coups de feu, pour ne pas tomber dans un secteur où des groupes adverses s’affrontaient.
  
  Les signes de l’insurrection se multiplièrent à mesure que les arrivants progressaient vers les quartiers d’affaires et les immeubles administratifs.
  
  Des vitrines saccagées, des villas pillées, des pendus se balançant à des lanternes ou des voitures renversées au milieu de la chaussée jalonnèrent leur parcours jusqu’à la Plaza San Francisco.
  
  Ici, comme à Santa Isabel, les forces de police restaient invisibles. Peut-être étaient-elles retranchées autour de certains édifices importants ? Par contre, des convois militaires hérissés de mitrailleuses passaient parfois en trombe, remplis de soldats casqués à la mine agressive.
  
  Un cortège de manifestants défilaient sur la place lorsque Coplan, Moreira et leurs gardes du corps parvinrent non loin du domicile de Manuel, l’homme qu’aurait dû contacter Quente.
  
  - J’y vais, dit Francis. Entrez dans la baraque si je n’en suis pas ressorti d’ici une heure.
  
  Moreira fit un clin d’œil approbateur.
  
  Coplan, se mêlant à la foule, chercha le numéro 72. Il s’avisa que le bas de cet immeuble était occupé par une boutique où l’on vendait des articles de l’industrie locale : les inévitables poteries décorées à la main, des dentelles, des carpettes en laine de lama et tout un bric-à-brac de bijouterie vraie ou fausse, en or et en argent. Les événements en cours n’avaient pas incité le commerçant à fermer son magasin. Il avait l’habitude. De plus, les touristes surpris par un pronunciamiento se dépêchaient d’acheter quelques souvenirs avant de sauter dans un avion, et les affaires ne ralentissaient pas.
  
  Indécis, Coplan franchit le seuil, poussa la porte.
  
  Un homme au complet clair l’accueillit avec une affabilité de commande, les mains jointes et le sourire engageant.
  
  - Excusez, dit Francis, dont la tenue relativement débraillée n’était plus celle d’un client de Cook ou de l'American Express. Je voudrais parler au señor Manuel.
  
  Le sourire du Péruvien s’effaça et ses paupières s’alourdirent.
  
  - A quel sujet ? s’enquit-il.
  
  Coplan risqua le paquet.
  
  - La maison de Tupac a été bombardée, prononça-t-il à mi-voix.
  
  Son hôte jeta un coup d’œil au-dehors, puis il déclara :
  
  - Venez derrière.
  
  Francis le suivit dans la pièce contiguë, un bureau où, dans une vitrine, étaient exposés des pièces d’orfèvrerie et des bijoux de valeur.
  
  - Je craignais qu’il ne vous soit arrivé un accident, O.D. 58, reprit le propriétaire du magasin avec une trace d’anxiété. Pourquoi n’avez-vous plus répondu aux appels ?
  
  - Parce que je n’ai plus jamais été seul, affirma Coplan d’un air harassé. N’ayant aucun moyen de transport à ma disposition, j’ai dû commencer par descendre à Santa Isabel. Là, malgré ma qualité d’officier de la Sécurité militaire, les autorités ont refusé de me prêter une voiture. J’ai tourné en rond toute une partie de la nuit, et finalement c’est dans un camion de l’APRA que j’ai fait le trajet. Marrant, hein ?
  
  Manuel bougonna :
  
  - Vous ne manquez pas de culot, vous... Enfin, vous êtes là, c’est l’essentiel. J’avais reçu l’ordre de vous diriger, dès que vous vous présenteriez, vers notre Q.G. local. Allez donc séance tenante au 254 Calle Yupanki, chez Juan Marangani.
  
  - Comment dois-je me faire connaître ?
  
  - Par la phrase convenue que vous venez d’utiliser. Elle est valable jusque-là.
  
  - Bueno, acquiesça Coplan.
  
  D’un imprévisible crochet au foie, il coupa le souffle de son interlocuteur, qui se cassa en deux.
  
  Un coup de masse sur son occiput expédia Manuel sur le parquet, tête en avant, mais son menton heurta un genou montant vers lui comme une bielle et, ses mâchoires brutalement soudées par le choc, le commerçant eut le torse rejeté en arrière. Il demeura deux secondes en équilibre instable sur ses jambes fléchies, puis il s’effondra sur place.
  
  Coplan fit demi-tour, passa dans le magasin et sortit. Moreira, posté dans les environs, vint lentement à sa rencontre.
  
  - On continue la balade, annonça Francis. Envoyez trois de vos hommes dans la boutique : le gars est assommé. Ils l’embarqueront quand le secteur sera moins fréquenté, ce soir ou la nuit prochaine.
  
  - En même temps, je vais d’ailleurs prévenir notre cellule de Cusco, appuya l’Indien. Où irons-nous ensuite ?
  
  Coplan lui fournit l’adresse. Moreira rejoignit un de leurs groupes de protection, transmit discrètement les indications nécessaires.
  
  Le quatuor de spectateurs paisibles se disloqua et leur chef alla se concerter avec le guide qui patientait une vingtaine de mètres plus loin.
  
  Quand ils se remirent en marche, Coplan leur emboîta le pas.
  
  C’était surtout du côté de la Plaza de Armas, au cœur de la cité, qu’il y avait des troubles : les pages les plus fastueuses ou les plus sanglantes de l’Histoire de la ville avaient toujours été tournées là, à l’emplacement de l’ancien Temple du Soleil, avant et après la conquête espagnole.
  
  Coplan, se souciant uniquement de ne pas perdre de vue les deux hommes qui le pilotaient dans l’agglomération en effervescence, atteignit en un quart d’heure la rue désignée par Manuel. Cette artère aurait plutôt mérité le nom d’avenue, car elle était large, bordée de superbes villas de style colonial.
  
  Moreira et son camarade dépassèrent l’immeuble où devait se rendre Coplan. Celui-ci appuya l’index sur le bouton de sonnerie tout en posant le regard sur la plaque de cuivre apposée au mur, à côté de la porte. « Juan Marangani - Assureur-conseil - Incendie-Vol. »
  
  La maison ne semblait participer en rien aux émeutes dont la ville était le théâtre. C’était une calme demeure de gens cossus, ennemis du désordre, d’un standing leur interdisant de frayer la plèbe, surtout en temps de guerre civile.
  
  Un domestique mulâtre entrouvrit le battant. Il considéra le visiteur en gardant un visage fermé.
  
  - Je venais informer le señor Maragani que la maison de Tupac a été bombardée, hasarda Coplan. Mon nom est Quente.
  
  Il tapait dans le vide. Si l’assureur, par hasard, avait été en rapport avec Quente dans le passé, ça pouvait tourner mal. Mais Francis misait sur une carte : l’officier détaché à la soufflerie venait de Lima, son lieu de résidence ordinaire. S’il avait été connu de Marangani, les mots conventionnels auraient été superflus.
  
  - Entrez, s’il vous plaît, pria le mulâtre, soudain respectueux.
  
  Coplan pénétra dans un hall au sol garni d’un tapis somptueux. Prié d’attendre, il fut cependant introduit presque tout de suite dans un bureau où flottait un brouillard de fumée de cigarette.
  
  Le teint basané, les tempes grisonnantes, Marangani devait approcher de la cinquantaine. Ses traits empâtés restaient aristocratiques en dépit de la fatigue qui les fripait. Assis à sa table de travail, il n’eut pas le moindre froncement de sourcils en voyant entrer le pseudo-Quente. Et l’autre personnage qui se trouvait avec lui dans la pièce ne cilla pas davantage.
  
  - Enfin, vous voilà ! dit l’assureur sans bouger de sa place. Carlos, offrez donc un whisky à cet agent. Il doit être exténué. Car je présume, ajouta-t-il avec une sollicitude condescendante, que vous avez éprouvé quelque difficulté à rallier Cusco ?
  
  - En effet, soupira Coplan. On s’est inquiété à mon sujet, paraît-il ?
  
  Du coin de l’œil, il vit sur la cheminée, derrière Marangani, un transistor semblable à celui que détenait Quente.
  
  Le dénommé Carlos, plus jeune que son patron, habillé avec une élégance plus recherchée, avait le type espagnol très accusé ; ses gestes, lorsqu’il servit Francis, avaient une adresse de tricheur aux cartes.
  
  - Je vous attendais avec impatience, avoua Marangani en écrasant sa cigarette dans un cendrier en cristal. Vous seul pouvez réussir une opération qui aura, j’en suis convaincu, de profondes répercussions sur la conquête de la Préfecture. Votre carte de la Sécurité militaire vous sera le meilleur des laissez-passer.
  
  - De quoi s’agit-il ? s’informa Coplan avant de boire une gorgée d’alcool.
  
  - De faire sauter le P.C. opérationnel du régiment d’artillerie fidèle au dictateur, énonça Marangani. Ses officiers sont nos ennemis les plus acharnés. Nous ne les vaincrons pas avec des civils enthousiastes mais mal entraînés.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Carlos lui présenta un coffret de cigarettes. Coplan se servit, prit du feu au briquet allumé qu’on lui tendait.
  
  - Comment cette opération serait-elle réalisable ? s’enquit-il d’un ton indifférent.
  
  Marangani le lui exposa en détail.
  
  Le régiment était sorti de la ville pour ne pas être pris au piège dans sa caserne. Il campait aux abords, ses pièces prêtes à tirer sur tout objectif que lui désignerait l’état-major, à condition que ce dernier affirmât au préalable sa fidélité au Président. Ce qui était encore douteux actuellement. Le poste de commandement se trouvait dans une bâtisse abritant une entreprise artisanale de tissage à la main.
  
  - Vous pourriez y pénétrer, en tant que chargé de mission de la Défense nationale, acheva l’assureur. Nous avons fabriqué un faux document que vous devriez remettre en main propre au colonel Paraguari. Quant à l’explosif...
  
  Il ouvrit un des casiers latéraux de son bureau, en extirpa une caissette à cigarillos, la montra en arborant un sourire équivoque :
  
  - ... le voici. Vous oublierez cette boîte dans le bureau du colonel. Le délai maximum de retardement du détonateur est de dix minutes. Il y a là de quoi flanquer par terre toute la maison.
  
  Francis hocha la tête, son index grattant avec douceur le coin de sa bouche.
  
  - D’accord, opina-t-il. Mais pour me rendre sur place ?
  
  - Henrique, mon valet, tient une voiture à votre disposition, le rassura le cynique personnage. J’insiste : vous devriez ne pas tarder.
  
  Coplan s’empara de la caissette, en souleva le couvercle pour examiner l’intérieur. Une enveloppe métallique renfermait tous les éléments de la machine infernale ; seul le bouton appelé à provoquer la mise en marche de la minuterie était apparent.
  
  - Autant y aller tout de suite, émit Francis avec un soupir résigné, comme s’il surmontait péniblement son désir de se coucher après une nuit blanche.
  
  - Vous aurez une indemnité... très confortable, glissa Marangani. Elle sera doublée si la révolution aboutit.
  
  Le pseudo-Quente lampa d’un trait le contenu de son verre.
  
  - Et ensuite, où serai-je hébergé ? s’informa-t-il.
  
  - Retournez chez Manuel. Il vous indiquera une planque.
  
  Le visiteur se leva, étouffa un bâillement. Marangani appela son domestique en appuyant sur un timbre, et Carlos, obséquieux, versa encore une rasade de whisky à leur hôte.
  
  Henrique, le mulâtre, apparut alors que Coplan buvait le coup de l’étrier.
  
  - Hasta la vista, salua Francis avant de sortir.
  
  Le domestique referma la porte derrière lui, puis il le précéda dans le hall afin de dégager le verrou de l’entrée. Il n’atteignit pas le vantail car Coplan le frappa par deux fois sur le crâne avec la crosse de son Colt, et en y mettant une sombre énergie. D’une poigne nerveuse, il agrippa le col du serviteur afin de ralentir son écroulement, le laissa s’affaler en douceur sur le tapis.
  
  Débarrassé de ce subalterne dont la présence aurait pu le gêner, Coplan dégagea la sûreté de la porte de rue puis, en quelques foulées silencieuses, il revint vers le bureau en faisant sauter son pistolet pour le rattraper par la crosse.
  
  Il rouvrit brusquement le battant, son arme braquée vers les deux occupants de la pièce.
  
  - Levez les pattes en vitesse, gronda-t-il devant ses interlocuteurs abasourdis. Notre conversation a été trop courte.
  
  Marangani se dressa d’un mouvement aussi rapide qu’involontaire, faisant basculer son siège derrière lui. Carlos eut un saisissement d’animal traqué : il recula d’un pas en serrant les poings. Comme celui de son patron, son visage se décolora.
  
  - Deux coups de feu de plus ou de moins ne portent pas à conséquence dans un patelin en révolution, les prévint Francis de la même voix contenue. Au moindre geste suspect, je tire. Idem si vous gardez la bouche cousue. Qui est le Libertador ?
  
  Les lèvres de l’assureur remuèrent sans qu’aucun son ne filtrât de sa gorge. Carlos, fasciné, haussa lentement ses coudes, les paumes en avant.
  
  - Allons, vite, pressa Coplan. D’où émet-il ? Quel est son nom ?
  
  Ni l’un ni l’autre de ses adversaires n’ayant prononcé un mot trois secondes plus tard, Coplan fit feu. La détonation fut suivie d’une exclamation plaintive de Carlos, qui, les yeux hallucinés, réunit ses avant-bras sur son ventre. Ses genoux plièrent subitement et il tomba, les épaules courbées, entre le bureau et l’armoire-bibliothèque.
  
  Marangani contempla stupidement le corps de son lieutenant, puis il regarda Coplan d’une façon scandalisée. Il bégaya :
  
  - Mais... mais nous ne... Le refuge d’El Libertador ne nous est pas connu... Ni son nom véritable.
  
  - Dommage. Je vais être obligé de vous brûler aussi. Vous êtes certain de ne rien savoir à son sujet ?
  
  Le canon du pistolet dévia vers la figure du chef local de l’organisation séditieuse.
  
  La respiration de Marangani devint sifflante.
  
  - Si... répondit-il précipitamment, vert de peur. Une fois, je l’ai rencontré... Il se faisait appeler Carter. Il était venu à Cusco, avec de l’argent.
  
  - Comment est-il ?
  
  - Heu... Grand... sec. Il a des cheveux châtains très grisonnants, des yeux clairs, des joues très maigres avec une profonde ride verticale les sillonnant de haut en bas. Et... ah oui, aussi, une de ses dents inférieures est couronnée... Une canine.
  
  Sa trouille accélérait son débit. Éperdument, il cherchait d’autres particularités du signalement de Carter, hanté par l’idée que son silence entraînerait sa mise à mort. En outre, il se demandait avec angoisse qui était cet agresseur : était-ce bel et bien Quente, ayant joué le rôle d’agent double et de provocateur, ou un émissaire du clan politique opposé ?
  
  - Où, dans quelle ville, demeure ce Carter ? questionna Coplan du même ton menaçant.
  
  - Je crois... j’ai des raisons de supposer que c’est à Lima.
  
  Coplan railla méchamment :
  
  - La C.I.A. vous payait bien, non?
  
  - Je ne... Les Etats-Unis sont les amis du Pérou... Ils ne nous aident qu’à nous délivrer de la dictature, plaida Marangani, avide de se justifier, se défendant d’avoir obéi à des motifs sordides.
  
  Mais c’était quand même un aveu.
  
  Coplan abattit l’homme d’une balle entre les deux yeux.
  
  La porte donnant sur l’extérieur fut enfoncée d’un coup de pied. Le talonnement qui parvint du hall n’inquiéta pas Francis : c’étaient Moreira et son compagnon, accourant au bruit des coups de feu, revolver au poing.
  
  - Le climat commence à s’assainir, dit Coplan, montrant du menton les deux cadavres couchés sur le tapis. Pas la peine de s’éterniser ici. Ces charognards m’ont dit ce qu’ils savaient : ce n’est pas lourd mais ça me servira. Venez, fichons le camp.
  
  Il ôta la bombe camouflée de la poche de sa veste, inséra un doigt sous le couvercle, déposa ensuite l’engin sur le bureau.
  
  - Vous auriez dû me les laisser capturer, reprocha Moreira. Les condors crèvent de faim, eux aussi.
  
  - Offrez-leur Manuel, suggéra Francis en l’obligeant à déguerpir.
  
  Avant de vider les lieux, il fit main basse sur le transistor de « O.L. 31 ».
  
  Dehors, les autres membres du commando de Lopez s’étaient mis de faction autour de la villa, en vue d’en interdire l’accès aux curieux.
  
  La sortie de leur chef et du Français les refit se déployer en tirailleurs autour d’eux, et ils continuèrent d’assurer leur protection pendant que les deux hommes s’éloignaient dans l’avenue.
  
  - Il nous faudrait joindre au plus vite l’endroit où le colonel d’un régiment d’artillerie a établi ses quartiers, reprit Coplan. C’est un atelier de tissage de la banlieue sud, à gauche de la route allant vers La Paz, juste au-delà de l’embranchement par lequel nous sommes arrivés. Il paraît qu’on peut facilement le repérer à cause des métiers qui sont en plein air.
  
  - Pourquoi devez-vous aller là-bas? interrogea l’Indien, qui éprouvait une aversion ancestrale pour les troupes régulières.
  
  - Cette unité est fidèle. J’ai une communication urgente à transmettre à l’officier qui a pris l’initiative de la soustraire aux ordres de supérieurs dont l’attitude n’est pas encore bien tranchée.
  
  - Un message ? De la part de qui ? bougonna Moreira, déconcerté.
  
  - D’El Libertador, dit Francis, les lèvres crispées par un sourire en coin.
  
  Puis, désireux de ne pas aggraver l’indécision de son coéquipier, il compléta :
  
  - Ce Marangani m’avait donné la consigne d’aller assassiner à la bombe ce colonel et ses adjoints parce que les canons qu’ils possèdent pourraient gagner la bataille qui se livre pour Cusco. Je veux prévenir ces militaires de...
  
  Une fantastique explosion secoua l’air. Aussitôt après ces cris retentirent dans l’avenue, et une grêle de pierres, de tuiles et de morceaux de bois se mit à tomber du ciel.
  
  Moreira, sur le point de se jeter à plat ventre, arrondit le dos tout en se retournant d’un bloc.
  
  - Ne vous frappez pas, ce n’est que la villa, enchaîna Coplan. J’y avais laissé la bombe dont je vous parlais. Cette centrale d’agitation est maintenant neutralisée. Regagnons le camion. Il nous mènera à l’atelier en question.
  
  La considération de Moreira pour Coplan s’accroissait d’heure en heure.
  
  - Comme vous voudrez, s’inclina-t-il sans trop démêler les mobiles des agissements du Français.
  
  Ils se remirent en marche ainsi que leur escorte, indifférents à l’incendie qui s’allumait dans les décombres de l’immeuble. Un nuage de poussière s’étendit comme un brouillard sur les badauds qui couraient vers le lieu du sinistre.
  
  Lorsque, une demi-heure plus tard, le camion eut réembarqué à son bord tous les membres de l’expédition, il fonça vers le sud.
  
  L’atelier de tissage fut en vue après un court trajet, mais le véhicule dut stopper à une cinquantaine de mètres avant la bâtisse car les soldats avaient établi un barrage.
  
  Trois d’entre eux, la carabine sous le bras, interpellèrent le conducteur afin de savoir ce qu’il transportait, où il se rendait, et pourquoi. Mais Coplan coupa court aux palabres : sautant du marchepied, il exigea d’être conduit auprès d’un des officiers du régiment. Il avait, disait-il, un renseignement de la plus grande importance à lui transmettre.
  
  Les sentinelles lui ménagèrent un passage entre les chevaux de frise, derrière lesquels deux mitrailleuses étaient en batterie, protégées par des sacs de sable.
  
  Encadré par deux soldats qui le tenaient à l’œil, Francis pénétra dans une construction longue et basse située en retrait de la route. Ce fut un lieutenant mal rasé, en tenue de campagne, qui le reçut. Il avait des traits sévères et un regard méfiant.
  
  Coplan, feignant de ne pas entendre la question que lui posait l’officier, réclama d’être introduit auprès du colonel Paraguari. Ceci fut moins commode. Tout d’abord, il fut fouillé et délesté de son automatique. Ensuite, il dut montrer ses papiers. Sa nationalité de Français souleva d’autres objections. Enfin, comme il refusait tout net de révéler le motif exact de sa requête, le lieutenant se proposa de le rembarrer.
  
  Coplan lui montra son récepteur de poche.
  
  - La victoire ou la défaite des révolutionnaires de Cusco tient dans ce petit appareil, déclara-t-il. Elle dépend aussi de vous, personnellement, et ensuite du tir de vos canons. Prévenez-vous vos supérieurs, oui ou non ?
  
  Ébranlé, hésitant à endosser une responsabilité dans une histoire de « Renseignement », le lieutenant prit le parti d’en référer plus haut. Il fit garder le visiteur pendant qu’il se rendait à l’échelon plus élevé.
  
  Il revint après une courte absence, pria le civil de l’accompagner.
  
  Plusieurs gradés de rangs divers entouraient le colonel, assis à une table rustique. Coplan les gratifia d’un salut collectif des plus réduits. Tout de suite, s’adressant au principal intéressé, il entra dans le vif du sujet :
  
  - Une tentative d’assassinat, dirigée contre vous, a été montée par un agent secret au service des Américains, un nommé Marangani. Celui-ci communiquait avec son chef de réseau par l’entremise de ce poste, qui n’est pas un appareil ordinaire comme vous pourriez le croire. C’est un émetteur-récepteur fonctionnant sur ondes ultra-courtes. Grâce à lui, vous pourrez capter les messages destinés à la rébellion.
  
  Ce préambule suscita des réactions de surprise, de colère et d’incrédulité, que Paraguari interrompit d’un geste. Fixant alors Coplan avec l’attention la plus soutenue, il entreprit de le questionner systématiquement.
  
  Une conversation de cinq minutes le convainquit de la véracité des dires du Français. Il conçut d’ailleurs, à partir de ce moment-là, de sérieux doutes sur l’identité officielle de son informateur bénévole, mais ne se montra pas trop curieux sur ce point.
  
  Au reste, l’audition d’une émission clandestine l’édifia instantanément sur la valeur du témoignage qu’il venait de recueillir : El Libertador s’enquérait, auprès d’O.L. 31, si la « liquidation » du poste de commandement de ces batteries d’artillerie avait été entreprise, avec ou sans O.D. 58.
  
  - Damnés gringos ! fulmina Paraguari, au comble de la fureur et de l’indignation. Et on s’étonne que Fidel Castro se ravitaille en armes lourdes auprès des Russes ! Nous finirons par faire de même, quand nous aurons flanqué tous ces Américains à la porte !
  
  - Ne fourrez pas les Américains et la C.I.A. dans le même sac, lui conseilla Coplan. Ce n’est pas la première fois que ce service intervient, par une action directe, dans les affaires intérieures d’un État... Mais n’en déduisez pas qu’il est couvert par le Département d’État ou par le Président des Etats-Unis. Rappelez-vous que son chef a été désavoué publiquement et que sa direction a été complètement remaniée après l’attaque manquée contre Cuba (Voir les informations divulguées à ce propos par Andrew Tully, dans son ouvrage consacré à la C.I.A. (P. 230-231)).
  
  - Vous voyez pourtant que ça continue! éclata le colonel. L’anticommunisme aveugle et la stagnation sociale qu’imposent ces gens-là, dans nos pays latino-indiens, les mèneront à la catastrophe ! De Mexico à Santiago-du-Chili, on ne pourra plus les sentir nulle part !
  
  - D’accord, ils sont mal partis, concéda Coplan. Mais pour l’instant, il s’agit de casser cette tentative de putsch, et dans le plus bref délai. Je vous signale qu’ils essayent de gagner à leur cause les aviateurs des escadrilles d’avions d’assaut qui sont basées à Cusco, et qu’il serait bon de prendre les devants en canonnant leur terrain pour le rendre inutilisable.
  
  Paraguari bondit sur ses pieds, aboya des ordres à ses subalternes en martelant la table de son poing. Toutes les bouches à feu de leurs batteries devaient effectuer un tir de barrage de dix minutes sur l’objectif, l’aérodrome militaire distant de 8 kilomètres. Ce serait aussi un avertissement pour les rebelles qui cherchaient à s’emparer de la Préfecture !
  
  Ses ordres donnés, le colonel Paraguari se sentit allégé. Il vint près de Coplan, lui prit les deux mains et les secoua chaleureusement.
  
  - Votre concours aura été inestimable pour nous, assura-t-il avec une ardente conviction. Maintenant, le voile se déchire... Notre devoir est tout tracé, je vais rétablir mes liaisons avec d’autres unités qui, jusqu’ici, ne savaient trop quelle attitude elles devaient prendre. Comme il est prouvé que le mouvement n’est pas d’inspiration nationale, mais étrangère, leurs débats de conscience seront vite tranchés.
  
  Coplan attendit que les effusions démonstratives du bouillant officier sud-américain eussent pris fin pour aborder le dernier but de sa visite :
  
  - Je dois me rendre à Lima et pénétrer coûte que coûte dans les bâtiments du Ministère de la Défense nationale. Il y a là un dossier qui recèle peut-être la clé de tout le complot. Or, la route d’ici à Lima doit être coupée par les rebelles en certains endroits. Pouvez-vous détacher quelques pièces avec leurs servants pour m’ouvrir un passage en cas de nécessité ?
  
  Placé devant l’alternative de se priver d’une partie de son matériel à un moment crucial, ou de porter un coup dur à la révolution en facilitant la tâche de cet homme qui méditait de la saper dans ses fondements, Paraguari prit le temps de réfléchir.
  
  - Votre détachement ne serait pas isolé, spécifia Francis. Il appuierait des sections de choc de l’APRA entraînées aux combats de rue, et sur lesquelles je puis compter.
  
  - L’APRA ! jeta le colonel, étonné. Elle sort donc à nouveau de sa léthargie ?
  
  - De la clandestinité, rectifia Coplan. Elle a mobilisé ses adhérents et les lance contre les adversaires du régime. A Santa Isabel notamment, l’APRA contrôle la situation.
  
  Transfiguré par ces nouvelles, Paraguari plaqua ses deux mains sur les biceps de Coplan.
  
  - Alors, la partie est gagnée ! exulta-t-il. Tout le prolétariat indien va marcher comme un seul homme... Il ne laissera plus diviser par des manœuvres de propagande : il a été berné trop souvent dans le passé !
  
  Sachant dès lors que son régiment bénéficierait, à Cuzco, du soutien de larges couches populaires, il se décida :
  
  - Je vais vous doter d’une batterie complète d’obusiers auto-portés, avec les mitrailleuses lourdes A.A. pour leur défense antiaérienne, la dotation normale de projectiles et les camions auxiliaires. Ce convoi pourra se déplacer à une vitesse de 50 km/h en terrain plat.
  
  Il se dérida soudain, souligna :
  
  - C’est du bon matériel américain, que nous avons payé fort cher... Pas en espèces, mais plutôt en concessions de vanadium.
  
  C’est à ce moment précis que se déchaîna le tir ; des chapelets de lourdes détonations firent trembler l’atmosphère à une cadence rapide.
  
  Coplan se malaxa les phalanges en fixant le colonel. Les avions d’assaut sur lesquels misait le Libertador ne décolleraient pas de sitôt...
  
  
  
  
  
  Moreira prit contact avec les dirigeants locaux de l’APRA. Mis au courant des découvertes faites par l’ingénieur français, ainsi que de ses intentions, ceux-ci s’employèrent activement à lui procurer une centaine d’hommes aguerris, équipés d’armes disparates mais efficaces dans les combats rapprochés ; ils furent répartis dans quatre véhicules, avec vivres et boissons pour quarante-huit heures.
  
  Ce convoi rejoignit l’artillerie motorisée fournie par le colonel Paraguari. Civils et militaires, électrisés par la perspective d’une victoire commune, s’unirent en des accolades enthousiastes sur le lieu de la rencontre.
  
  Moreira, qui ne voulait plus lâcher Coplan, s’entretint avec l’officier qui commandait la batterie, le capitaine Felipe Laurel. Ce dernier dressa un tableau général des opérations en cours, à la lumière des derniers communiqués de la radio gouvernementale et, aussi, de renseignements parvenus d’autres sources.
  
  Il en ressortit que des risques d’accrochages étaient probables à Huanta et à Huancayo, mais que le choc le plus rude pourrait se produire aux abords de la capitale, pratiquement encerclée par les conjurés. Néanmoins, comme les événements évoluaient d’heure en heure, une vigilance permanente était de rigueur.
  
  Des instructions ayant été distribuées, partisans et soldats s’enfournèrent dans leurs véhicules respectifs. Coplan monta dans le command-car du capitaine et la colonne, précédée par un blindé, prit le chemin de Lima.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Ce voyage de 950 kilomètres à travers la Cordillère, entamé au début de la nuit, se déroula sans incident notable pendant son premier tiers. Dans l’après-midi du lendemain, avant Ayancucho, une voiture de transmission envoyée en éclaireur rapporta que des insurgés tenaient la localité.
  
  Ceux-ci avaient dépêché une estafette au-devant de la voiture, car des vigies avaient signalé l’approche de la colonne. Ils voulaient savoir si cette troupe motorisée venait grossir leurs rangs ou si elle entendait rétablir l’ordre ancien.
  
  - Dites que nous allons à Lima et que nous demandons le libre passage, ordonna le capitaine, soucieux d’éviter une effusion de sang dans la mesure où il le pouvait.
  
  Mais comme il ne désirait pas laisser à l’adversaire le temps de s’organiser pour barrer la route, il ordonna au blindé de tête de se remettre en marche.
  
  Les rebelles jugèrent-ils qu’ils ne disposaient pas de moyens suffisants pour s’attaquer à ce redoutable convoi, ou étaient-ils déjà trop engagés dans d’autres opérations ? Personne ne le sut. Toujours est-il que le cortège poursuivit sa progression sans essuyer de coups de feu. Il pénétra dans la localité où plusieurs immeubles étaient en ruine, ressortit à l’autre extrémité, indemne, alors qu’on se battait dans d’autres quartiers.
  
  - Gare au prochain tournant, émit Coplan lorsque Ayancucho fut dépassé. Notre avance va sûrement être signalée de proche en proche.
  
  - Il règne une telle confusion que cette éventualité a peu de chance de se produire, rétorqua Laurel. Dans un pays au relief aussi tourmenté que le nôtre, le sort d’une révolution se joue sur l’étroite bande côtière où s’élèvent nos plus grandes villes. L’Altiplano et la Sierra sont toujours gouvernés, en fin de compte, par celui qui tient les ports. Quand des foyers insurrectionnels se déclarent dans ces hautes régions, ils restent isolés les uns des autres, militairement parlant.
  
  Cette théorie sembla se vérifier. Il n’y eut qu’un bref engagement aux portes de Huancayo, en fin de soirée. Les miliciens de Moreira nettoyèrent à la grenade un nid de mitrailleuses occupé par des membres de la Guardia Civil qui trahissaient le pouvoir central. Les canons n’eurent même pas à intervenir.
  
  La colonne fit halte après l’échauffourée, dans la ville, afin de faire le plein d’essence et d’octroyer du repos aux soldats. Elle suscita de l’émotion parmi les habitants, anxieux de savoir si ces combattants étaient pour ou contre les rebelles, s’ils allaient rester pour participer à la lutte ou marcher sur la capitale.
  
  Inflexible, Laurel fit disperser les badauds, mit son parc de véhicules en état de défense pour la nuit et verrouilla la plaza par quatre chenillettes portant des mitrailleuses jumelées.
  
  Au petit matin, le camp fut levé sous un véritable déluge. La pluie dense et chaude tombait en crépitant sur le sol. Les essuie-glaces étaient impuissants à étancher l’eau qui ruisselait sur les pare-brise.
  
  Aussi l’allure des camions s’en ressentit-elle, et les compteurs ne marquèrent pas plus de 30 km/h.
  
  A bord du command-car, Coplan se morfondait. Ce trajet lui paraissait interminable. Dans cette course de vitesse qu’il disputait avec la C.I.A., qui coifferait l’autre au poteau ? L’écoute quasi continue de la radio ne permettait pas de s’en faire une idée. Souvent, des informations contradictoires décrivaient la situation d’un même secteur.
  
  Des heures mornes passèrent et puis, brusquement, peu avant l’important nœud routier de La Oroya, un coup de semonce tiré par un canon antichar invita le convoi à stopper.
  
  - Cette fois, je crois que c’est sérieux, dit Laurel avant de sauter à terre sous une pluie battante.
  
  En un clin d’œil, tous les occupants des camions abandonnèrent leurs véhicules, s’égaillèrent dans les environs au pas de course et s’aplatirent dans la boue.
  
  Un des lieutenants qui se trouvaient avec Laurel et Coplan dans la voiture-P.C. assujettit sur sa tête les écouteurs et le micro le mettant en communication avec les pièces autoportées.
  
  Coplan, vêtu d’un imper de l’armée péruvienne, s’élança sur la trace du capitaine, qui courait vers son centre de transmission. Les opérateurs avaient établi le contact radio avec l’unité retranchée en face d’eux.
  
  Essoufflé, Laurel déclina son grade et l’appartenance de sa batterie à l’officier commandant l’autre groupe.
  
  - Quel est votre ordre de mission ? questionna d’une voix rogue son invisible correspondant.
  
  - Ordre du colonel Paraguari : nous rendre de Cusco à Lima.
  
  - Dans quel but ?
  
  - Faire parvenir un message à l’état-major général.
  
  - Impossible. Nous ne reconnaissons plus son autorité.
  
  Coplan arriva au moment où cette dernière phrase s’échappait d’un haut-parleur. Son regard croisa celui du capitaine.
  
  - Dois-je comprendre que vous vous opposeriez par la force à notre avance ? articula Laurel en pâlissant.
  
  - Sans l’ombre d’un doute. Si vous n’avez pas rebroussé chemin dans trente secondes, nous ouvrons le feu.
  
  Le capitaine fixa sur Coplan des yeux perplexes. Fallait-il céder à cette menace ou entamer le combat ?
  
  - Etes-vous absolument certain que l’état-major ne soutient pas la rébellion ? intercala Francis. S’il fait partie de la clique qui veut s’emparer du pouvoir...
  
  Laurel sursauta. Si cette hypothèse était juste, les données s’inversaient !
  
  - Un instant ! jeta Laurel dans le micro. Ne nous canardons pas mutuellement avant d’avoir précisé nos positions... Etes-vous loyalistes ou pas ?
  
  - Nous le sommes, jusqu’à la mort, affirma l’autre officier avec une froide détermination. Nous renions les traîtres du haut-commandement, et nous les pendrons s’ils tombent entre nos mains.
  
  - Nous aussi ! clama le capitaine, ivre de joie. Viva el Présidente ! Les miliciens qui sont avec nous sont de l’APRA ! J’envoie leur chef en parlementaire, amigos ! Et j’arrive aussi !
  
  Coplan respira. Un simple malentendu avait failli déclencher une tuerie...
  
  Des coups de sifflet déchirèrent le chuintement continu de la pluie, mettant fin à l’alerte.
  
  Appelé à tue-tête par le capitaine, Moreira se redressa parmi ses hommes plaqués au sol. Apercevant le capitaine et le Français debout sur la route, il devina qu’un fait imprévu avait apaisé leurs appréhensions. Il émit également un signal invitant ses miliciens à se rassembler.
  
  La délégation franchit peu après le réseau de barbelés tendu devant les positions des canons antichars. Les officiers des deux groupes d’artillerie s’expliquèrent dans une cave servant d’abri. Ce fut d’autant moins difficile qu’ils se connaissaient : le chef de bataillon Salgado et le capitaine Laurel avaient été, ensemble, élèves à l’école de Guerre de Lima.
  
  Après un échange de vues et un large tour d’horizon, ils en vinrent à l’objectif réel qui avait présidé au départ de la colonne de Cusco, à savoir la localisation possible des agitateurs de l’organisation stipendiée par les Américains, voire la destruction de leur réseau d’émission affecté à la propagation de mots d’ordres et de consignes aux révolutionnaires.
  
  Salgado fut stupéfié par ces informations. Comme beaucoup, il avait cru à une tentative du parti d’extrême droite visant à torpiller les mesures progressistes du Président élu, mais il n’avait pas soupçonné une ingérence directe, matérielle, des services secrets U.S.
  
  - S’il en est ainsi, conclut-il en dévisageant Coplan, la lutte doit être menée de pair sur le terrain et sur le plan contre-espionnage. Vous estimez que la lecture de ce dossier mentionné par le capitaine Cachas fournirait des indications décisives ?
  
  - Indubitablement. Surtout compte tenu de ce que nous avons appris depuis. Je pense qu’un magnifique coup de filet pourrait être réalisé, et qu’il casserait les reins aux conjurés.
  
  Méditatif, Salgado déclara :
  
  - Le nœud routier que nous contrôlons ici présente une grande importance stratégique, car il coupe pratiquement Lima du reste du pays et empêche nos adversaires de faire venir des renforts des départements de l’intérieur. Mais votre projet m’incite à réviser toute la question...
  
  Il s’approcha d’une carte fixée au mur, désigna du doigt certaines parties hachurées au crayon de couleur.
  
  - Voilà, très approximativement, les territoires qui sont aux mains des rebelles autour de la capitale. Et voici les emplacements des unités loyales... Jusqu’ici, les deux camps massent leurs forces, se tâtent, hésitent à engager une bataille sérieuse en rase campagne. Il n’y a pas encore de ligne de front vraiment dessinée. Même dans Lima, les combats sont sporadiques. En unissant vos moyens et une partie des miens, nous allons constituer un fer de lance qui s’enfoncera dans la région ennemie. Ainsi, vous atteindrez à coup sûr le centre de Lima. Sauf...
  
  Il se tourna vers ses interlocuteurs, afficha une mimique dubitative pour compléter :
  
  - Sauf si l’aviation se met de la partie.
  
  
  
  
  
  Pour parer à ce danger d’attaque aérienne, le groupe d’assaut ne quitta La Oroya qu’à la tombée de la nuit. Tous feux éteints, les véhicules à roues ou à chenilles roulant à des intervalles d’une cinquantaine de mètres, le long convoi descendit le versant ouest de la Cordillère.
  
  Il parvint sans encombre jusqu’à Chosica, une localité qui n’était plus tellement éloignée de la capitale, mais tenue par le parti adverse.
  
  Laurel ne lésina pas : sans ultimatum préalable, il entama son offensive par quelques salves de ses obusiers. Les derniers projectiles à peine tombés, antichars et automitrailleuses entrèrent en action tout en progressant vers la cité.
  
  Cette attaque massive et soudaine jeta la panique dans la population et le désarroi parmi les révolutionnaires. Ceux qui eurent le courage de sauter sur leurs armes et de se précipiter au-devant de l’ennemi furent rapidement convaincus de sa supériorité. Comme les démons de la nuit, les Indiens de Moreira surgirent devant eux, arrosant de rafales de leurs armes automatiques les porches, les recoins et les embrasures de fenêtres où des tireurs étaient embusqués.
  
  Ce fut comme un rouleau compresseur crachant feu et flammes que le corps franc traversa la ville. Il y perdit deux blindés, incendiés par des cocktails Molotov, un camion et une dizaine d’hommes, tués ou blessés, mais il poursuivit inexorablement sa route.
  
  Au plus fort de la bagarre, Coplan dédia une pensée sarcastique au Vieux. Si ce dernier avait pu le voir en ce moment, vidant des chargeurs sur des nids de résistance, il n’aurait pas manqué de critiquer les méthodes peu conformistes de son agent !
  
  En prévision de l’itinéraire suivi par la colonne, le commandant Salgado avait obtenu des chefs d’autres unités en position dans la vallée qu’ils lanceraient des attaques de diversion contre les rebelles afin de faciliter la marche de Laurel vers son objectif.
  
  Ceci se révéla très utile, aux environs de cinq heures du matin, aux abords de Lima. Une bataille rangée était en cours quand les premières voitures débouchèrent dans la banlieue. Les pièces du capitaine entrèrent dans la danse pour appuyer le mouvement des troupes régulières, en guise de remerciement. Et la colonne continua d’avancer.
  
  Ses approvisionnements en munitions s’étaient grandement amenuisés lorsqu’elle enfila l’Avenida Wilson, où elle opéra sa jonction avec les forces gouvernementales qui défendaient opiniâtrement le cœur du pays : le Palais présidentiel, les Ministères, la Radio et les centraux téléphoniques.
  
  Au milieu d’un indescriptible tohu-bohu causé par l’arrivée providentielle de ces renforts, Coplan réussit à délivrer Laurel et Moreira des embrassades dont ils étaient l’objet et à se faire emmener, avec eux, au Q.G. secret où les hautes personnalités s’étaient réfugiés depuis le début des hostilités.
  
  Les conciliabules successifs qui se déroulèrent alors furent presque aussi harassants que l’avait été l’expédition de Cusco à Lima. Au bout de trois heures d’explications, de répétitions, de plaidoiries obstinées, Coplan fut enfin mis en contact avec un des dirigeants du contre-espionnage, appelé Restrepo auquel, à nouveau, il dut conter toute son histoire.
  
  Mais dès qu’il eut évoqué la mort de Cachas et la trahison de Quente, son interlocuteur dressa l’oreille. Ce Péruvien-là devait avoir du sang germanique dans les veines, car il se montra froid, silencieux, attentif, et il prit une décision immédiate.
  
  - La référence du dossier ? s’enquit-il, la pointe de son stylo suspendue au-dessus d’un bloc-notes.
  
  - Sécurité industrielle 34/MN/2 564, récita Francis, presque aphone.
  
  - Je le fais apporter, dit brièvement le fonctionnaire.
  
  Il prononça quelques paroles dans un interphone, ramena son regard sagace sur Francis.
  
  - Et ensuite, quand vous avez découvert cet émetteur automatique dans la montagne, qu’avez-vous fait ? enchaîna-t-il.
  
  Coplan le lui raconta, évoqua sa démarche chez Manuel, puis sa visite chez Marangani et la mission dont ce dernier avait voulu le charger.
  
  - A mon avis, dit-il, ceci prouve que, d’une part, l’individu qui se cache sous le pseudonyme d’El Libertador est admirablement renseigné, et que d’autre part, il existe un grand nombre de ces émetteurs-relais, sans quoi il ne pourrait communiquer avec toutes les parties d’un territoire immense, coupé en deux par une gigantesque chaîne de montagnes.
  
  Restrepo approuva lentement de la tête.
  
  - Oui... et c’est ce qui permettrait à ces individus de correspondre à de très grandes distances avec de petits appareils de poche n’ayant qu’une très faible portée, marmonna-t-il. Les antennes principales ne sont visibles que pendant les quelques minutes de chaque retransmission, et si on en repère une, elle ne trahit pas ceux qui s’en servent.
  
  - Exactement. Encore qu’elle ait trahi le fournisseur... Mais je suis persuadé que si l’on y touche, la station s’anéantit d’elle-même.
  
  - Et ce Marangani, il est toujours libre ?
  
  - Non, vous le pensez bien ! Il est hors d’état de nuire... autant qu’on peut l’être.
  
  Le fonctionnaire du contre-espionnage ne s’appesantit pas sur ce point.
  
  - Vous a-t-il plus ou moins décrit ce mystérieux Carter ? s’informa-t-il posément.
  
  Coplan lui rapporta le signalement livré par l’assureur, et son hôte se pétrit le menton, les yeux dans le vague.
  
  - La mécanographie du fichier des étrangers est en panne, déplora-t-il après avoir scruté en vain sa mémoire. Quente était donc aux ordres de cet homme...
  
  Il regarda Coplan dans le blanc des yeux.
  
  - Carter n’a pourtant pas pu introduire Quente dans la soufflerie, objecta-t-il. Je n’ignore pas que dans les plus hautes sphères, il y a des collaborateurs de la C.I.A. Mais, en l’occurrence, c’est moi-même qui l’avais désigné à ce poste.
  
  - J’avais pensé à ce problème, avoua Coplan. En réalité, on n’a pas envoyé Quente pour qu’il y accomplisse une tâche spéciale. On a profité de sa présence sur les lieux pour lui en assigner une. Il a dû aviser le Libertador que vous l’aviez expédié là-bas, et l’autre a sauté sur l’occasion. Cachas et Barranco pouvant mettre son saboteur en péril, Quente devait brouiller les cartes...
  
  Restrepo sembla partager cette opinion.
  
  - A toutes fins utiles, je vais délivrer un mandat de perquisition concernant le domicile de cet officier félon, prononça-t-il, ses prunelles brillantes d’animosité. Je regrette qu’il ait échappé à la Justice.
  
  Son ton uniforme laissait cependant deviner qu’avant de comparaître devant un tribunal, Quente aurait durement expié son double jeu. Combien de renseignements ultra-secrets n’avait-il pas transmis à la C.I.A. ?
  
  Coplan allait renouer le dialogue lorsqu’un planton amena le dossier. Il se retint de bondir vers le mince carton que le modeste employé de la Sécurité militaire déposait respectueusement sur le bureau.
  
  Son hôte ne le fit d’ailleurs pas languir.
  
  - Venez donc voir avec moi si vous trouvez là-dedans un indice révélateur, proposa-t-il avec une soudaine bonhomie. Deux spécialistes valent mieux qu’un, n’est-il pas vrai ?
  
  L’ombre de malice qui transparut sur son visage s’effaça vite. Coplan ne broncha pas. Il respecta les usages du métier en jouant la sourde oreille, mais la vivacité qu’il mit à s’approcher du dossier fut passablement éloquente.
  
  Les deux hommes parcoururent les feuillets dactylographiés que contenait la chemise cartonnée. C’étaient des rapports détaillés sur des accidents insolites qui avaient été enregistrés dans les entreprises notées sur l’aide-mémoire du capitaine Cachas.
  
  Les analogies étaient flagrantes. Elles l’étaient aussi, malheureusement, par le manque d’éléments susceptibles de diriger les enquêteurs.
  
  Outre ces rapports, il y avait les listes du personnel ouvrier travaillant dans les trois firmes. Elles avaient été pointées : aucun nom n’était commun aux trois répertoires, et Coplan n’en vit pas d’identique à l’un de ceux de sa propre liste.
  
  Enfin, des fiches groupant des renseignements techniques et financiers relatifs aux installations industrielles en cause, ainsi qu’un rapport global concluant au non-lieu, épuisaient l’inventaire des documents renfermés dans le dossier.
  
  On avait toutefois souligné à l’encre rouge que, dans tous les cas, des capitaux ou des spécialistes français avaient coopéré à la création de ces usines, et qu’en conséquence, il serait bon de dépêcher un agent dans celles qui, à l’avenir, s’érigeraient sous les mêmes auspices.
  
  - L’a-t-on fait ? questionna Coplan, sceptique.
  
  - Heu... Non, admit Restrepo. C’est toujours pareil : il faut faire face à tant de tâches, avec des crédits insuffisants, qu’on ne peut mobiliser en permanence un agent pour une surveillance aléatoire...
  
  Coplan connaissait la musique, il avait déjà entendu cet argument quelque part. (Et c’est en négligeant des anomalies de ce genre qu’un jour on se trouve confronté avec une affaire désastreuse.)
  
  Avec une attention accrue, Coplan se replongea dans l’étude de ces comptes rendus, analysant les époques auxquelles les faits incriminés s’étaient produits.
  
  Il constata que ceux-ci s’étalaient dans le temps de telle sorte que lorsqu’ils avaient pris fin dans l’une des firmes, ils débutaient dans l’autre. Jamais il n’y avait de simultanéité.
  
  Ceci le conduisit à supposer que le saboteur s’était fait embaucher successivement dans les trois entreprises.
  
  Extirpant alors de sa poche sa liste de la soufflerie, et ayant en mémoire le fait que les divers actes de malveillance avaient été commis au cours des six derniers mois, il vit que les dates concordaient et que son hypothèse était valable.
  
  - Vous discernez une lueur ? s’enquit le fonctionnaire péruvien, qui l’observait du coin de l’œil.
  
  - Peut-être, murmura Francis, en train de consulter à nouveau les renseignements portant sur la main-d’œuvre engagée dans les quatre entreprises.
  
  Mais il ne regarda plus les noms.
  
  - Sans connaître l’identité véritable de l’individu qui nous a menés en bateau, émit-il à mi-voix, je puis vous dire qui c’est.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  - Je serais curieux de savoir comment, tout à coup, vous êtes en mesure de désigner le coupable, dit Restrepo en se renversant dans son fauteuil. Ces papiers, nous les avons étudiés aussi, et soigneusement.
  
  - Je viens de les examiner sous un certain angle, en partant du principe que le même individu a opéré dans chacun des cas, comme semble le suggérer l’échelonnement des dates. Or, un souci de sécurité très élémentaire l’a poussé à se faire embaucher sous des noms divers. Mais il a négligé de mentir sur un point : sa date de naissance. C’est ce qu’il y a de plus difficile à retenir quand on use de fausses identités.
  
  Restrepo s’agrippa au rebord de son bureau et pencha le buste sur les documents étalés devant lui.
  
  - Voyez, dit Coplan, qui marqua d’une croix, sur les nomenclatures, une date qui se répétait sur chacune d’elles, dans la quatrième colonne.
  
  Le Péruvien tiqua. Bien sûr, parmi deux ou trois centaines de mentions d’état civil, une pareille coïncidence pouvait passer inaperçue, mais il était quand même vexé de constater qu’elle avait échappé à ses subalternes.
  
  - Et voici la liste du personnel de la soufflerie, reprit Coplan. La date en question se retrouve ici.
  
  Le nom correspondant était Garrido ! Le mystique, l’anticommuniste qui n’avait pas caché qu’il exécrait Mendez, le premier mort de la soufflerie.
  
  - Oui, en effet, c’est plus que troublant, convint Restrepo. Vous connaissez donc l’aspect physique du suspect...
  
  Relevant la tête, il ajouta :
  
  - L’ennui, c’est que nous ne puissions le coffrer actuellement. Les liaisons téléphoniques avec Cusco et Santa Isabel sont coupées, vous ne l’ignorez pas.
  
  - Dans l’immédiat, ceci est très secondaire, fit remarquer Coplan, Carter nous intéresse bien davantage. C’est lui le chef d’orchestre... le corrupteur ! Le technicien en coups d’État !
  
  Était-il seulement au Pérou, ce fabricant de guerres civiles ? Il pouvait très bien télécommander la révolution de l’extérieur des frontières, avec son système de stations-relais.
  
  - Si vous me citiez la gamme de fréquences sur laquelle Carter émet ses consignes, nous pourrions essayer de le dépister avec nos voitures de détection, avança Restrepo.
  
  - Non, justement, vous n’y arriveriez pas ! Toujours pour la même raison : la puissance de rayonnement de son émetteur étant très faible, on capterait à la fois ses signaux et ceux d’une ou de plusieurs stations automatiques de relais ; les goniomètres seraient incapables de localiser le point d’origine, puisqu’il y en a plus d’un.
  
  Se heurtant de toutes parts à des obstacles agaçants dus en partie au désordre qui régnait dans le pays, Coplan contenait mal son dépit et son ressentiment. Percer à jour l’anonymat d'El Libertador et détraquer son réseau étaient devenus son idée fixe.
  
  Surexcité, il passa mentalement en revue les maigres jalons qui pouvaient conduire à Carter : Marangani, décédé. Garrido : provisoirement hors d’atteinte. Quente, décédé lui aussi.
  
  Comment des individus aussi dissemblables avaient-ils été recrutés dans l’organisation de Carter ?
  
  Comment ce dernier avait-il été informé, à chaque fois, que des entreprises industrielles montées dans des endroits assez reculés du pays, l’avaient été avec une aide française ?
  
  Cela postulait une documentation économique fort bien tenue à jour, bénéficiant des tuyaux d’une multitude de correspondants...
  
  Coplan dirigea un regard acéré sur Restrepo.
  
  - Je voudrais consulter le dossier signalétique de Quente, dit-il. Celui où sont consignés tous les détails de la vie privée d’un agent faisant partie d’un organisme de police secrète.
  
  - Facile, acquiesça le fonctionnaire en abaissant la manette de l’interphone pour réclamer le dossier demandé.
  
  Puis il questionna :
  
  - Qu’espérez-vous y trouver ? S’il avait contenu des renseignements défavorables au titulaire, ce dernier aurait été rayé des cadres.
  
  - Naturellement. Aussi n’est-ce pas une indication défavorable que je souhaite dénicher, mais bien au contraire un de ces signes d’une existence parfaitement honorable et ordonnée.
  
  Restrepo, comprenant qu’il n’en dirait pas davantage tant qu’il ne serait pas édifié dans un sens ou dans l’autre, s’abstint de l’importuner.
  
  Lorsque, quelques minutes plus tard, Coplan put prendre connaissance des rapports établis sur les antécédents de Quente, ainsi que sur son mode de vie depuis qu’il était en service au contre-espionnage, il parcourut avidement ce résumé de la brève carrière de Quente.
  
  A la cinquième page, ses yeux tombèrent sur ce qu’il cherchait, et les pulsations de son sang s’accélèrent.
  
  - Je m’en doutais, murmura-t-il. Quente avait contracté une assurance-vie au profit de sa mère...
  
  Interloqué, Restrepo grommela :
  
  - Et alors? Cela ne nous révèle pas où se cache le promoteur de la révolution !
  
  - Voire. La compagnie à laquelle la police a été souscrite est également celle qui couvre le personnel de la soufflerie : El Futuro. Et Marangani était assureur-conseil. Voulez-vous parier que les autres firmes dont il est question sont assurées à cette même compagnie ?
  
  L’esprit de Restrepo était suffisamment agile pour reconstituer en deux secondes le raisonnement qui avait guidé Coplan : une société d’assurances est un instrument commode et parfaitement licite pour obtenir de première main une documentation des plus complètes sur les entreprises dont elle couvre les risques d’incendie ou d’accidents mortels, et pour contacter des gens de toutes les catégories sociales.
  
  - Nous allons vérifier ça sur-le-champ, décida le fonctionnaire, les nerfs tendus.
  
  Dans l’heure qui suivit, l’examen fébrile d’annuaires spécialisés étaya les conjectures de Francis : les quatre usines avaient bel et bien passé des contrats avec la compagnie El Futuro.
  
  Ce parallélisme parut suffisant à Restrepo pour le déterminer à commander une descente de police au siège de cette société anonyme dont, au surplus, 80 % des actions appartenaient à un groupe financier américain.
  
  
  
  
  
  Dans la ville en tumulte, trois voitures d’inspecteurs en civil précédées de camions bourrés de soldats en armes foncèrent vers l’Avenida Albancay.
  
  Les bureaux d’El Futuro occupaient un building tout blanc, à la façade percée de trois longues baies vitrées à la hauteur de chacun des neuf étages.
  
  L’immeuble fut promptement cerné, puis, sous la conduite de Restrepo et de Coplan, les hommes du contre-espionnage envahirent le rez-de-chaussée.
  
  En raison des événements, l’effectif des employés était sensiblement plus réduit qu’en temps ordinaire. Pour la plupart d’entre eux, cette arrivée en trombe d’une quinzaine de costauds au masque renfermé, au pistolet menaçant, fut une épreuve mémorable.
  
  Cela tint à la fois de la rafle et du hold-up : en un rien de temps, hommes et femmes se trouvèrent rassemblées, les bras levés et face au mur, derrière le comptoir des guichets.
  
  S’étant fait désigner un chef de service, Restrepo interpella l’intéressé, un rond-de-cuir pâle et flageolant :
  
  - Qui, dans cette maison, répond au signalement suivant ? attaqua-t-il sur un ton abrupt. Grand, maigre, grisonnant, les yeux clairs, une dent aurifiée dans le bas de la bouche ; l’individu doit être un Américain de naissance, peut-être naturalisé, et il doit occuper un poste de direction.
  
  Un voile de sueur sur le front, le malheureux plumitif bégaya :
  
  - Heu... Permettez... Je... nous sommes nombreux, ici, vous comprenez. Il me semble, quoique je puisse me tromper, que vous avez dressé un portrait... hem... se rapprochant de celui de Mr Freeman.
  
  Coplan agrippa le pauvre type par la manche.
  
  - Quel étage, quelle porte ? grinça-t-il.
  
  - Secrétariat Général, septième, n® 706, bredouilla précipitamment le chef de service.
  
  Restrepo et Coplan se dirigèrent d’un même pas vers les cabines d’ascenseurs déjà bloquées au rez-de-chaussée par leurs assistants. Trois inspecteurs s’engouffrèrent à leur suite dans l’une d’elles.
  
  - C’est plus fort qu’eux, fit remarquer Francis tandis que la cage montait. Le pseudonyme qu’adoptent les clandestins a toujours, malgré tout, un rapport avec leur identité réelle. Freeman signifiant « homme libre », El Libertador lui irait comme un gant...
  
  Au septième étage, un revêtement de sol caoutchouteux absorba le léger bruit de pas des cinq hommes, qui firent brusquement irruption dans le bureau portant le numéro 706.
  
  Le personnage carré dans un fauteuil, derrière l’épaisse tablette de verre de son bureau, sut immédiatement que la partie était perdue. Les pistolets braqués sur lui l’émurent moins que le faciès contracté des policiers.
  
  Coplan interpréta correctement le regard fataliste et ironique que leur lança Freeman : il se rua vers lui avant que Restrepo eût articulé une sommation, appliqua sa paume sur le front de l’espion pour lui repousser violemment la tête en arrière et le contraindre à garder la bouche ouverte.
  
  Mais Freeman avait devancé son geste : il avait croqué la capsule de cyanure logée dans une de ses dents, et quand ses maxillaires s’écartèrent, le poison se répandait déjà dans sa gorge. Il eut deux soubresauts tétaniques, expira en glissant de son fauteuil, et Coplan le sentit se dérober sous la pression de sa main.
  
  - Il a réussi son évasion, prononça-t-il dans un silence consterné. La preuve qu’il appartenait à la C.I.A., vous ne la trouverez nulle part, évidemment.
  
  Restrepo rengaina calmement son automatique.
  
  - Je ne me fais aucune illusion à ce sujet, dit-il avec un sourire amer. Et le Département d’État ne s’inquiétera jamais de savoir comment ce citoyen U.S. a perdu la vie dans notre pays, alors qu’il réclamera de longues explications pour quelques vitrines brisées... Il n’y aura pas d’incident diplomatique.
  
  - Non, bien sûr, grogna Coplan. Ce sera pareil chez nous, quand je raconterai d’où provenaient nos ennuis sur le marché péruvien. Ces coups vaches n’empêcheront pas les gens du quai d’Orsay et ceux de Constitution Avenue (Avenue le long de laquelle s’érige, à Washington, le bâtiment du Secrétariat d’État aux Affaires étrangères) d’échanger des sourires.
  
  Crotté, boueux, la figure mangée par une barbe de trois jours, il revint se planter au milieu de la pièce, mit ses poings sur ses hanches.
  
  - Allons, perquisitionnons quand même, reprit-il en promenant les yeux autour de lui. La hauteur de ce building en fait une plate-forme intéressante pour la propagation d’ondes centimétriques, vous ne pensez pas ?
  
  Sur un ordre de Restrepo, les inspecteurs se mirent à l’œuvre.
  
  Tout le matériel clandestin, l’argent et les archives de Freeman furent découverts dans le coffre-fort dont la clé était attachée au trousseau du mort.
  
  Il y avait effectivement un petit émetteur-récepteur portatif du même type que ceux de Quente et de Marangani, un code secret, des liasses de bank-notes usagées, comprenant chacune cinquante coupures de 100 dollars ; les archives proprement dites se réduisaient à peu de chose : d’abord, une liste d’agents désignés par leur indicatif et leur adresse. Plusieurs personnes pouvant habiter sous le même toit, leur identification nécessiterait des compléments d’enquête. La pièce maîtresse du dossier était une carte du Pérou, à grande échelle et en plusieurs volets. Les points entourés d’un cercle rouge indiquaient les emplacements géographiques des stations-relais, en douze endroits de la Cordillère des Andes.
  
  - Faites cadeau de ceci au commandant en chef des troupes loyalistes, conseilla Coplan. C’est le système nerveux de la rébellion. Le silence de Freeman pourrait amener un de ses lieutenants à reprendre le flambeau... Songez qu’il peut le faire de n’importe où. Anéantir ce réseau de communications, c’est tronçonner le corps de bataille adverse en foyers de résistance isolés dont vous viendrez plus aisément à bout.
  
  - Faites-moi confiance, grimaça Restrepo en lui prenant la carte des mains pour la glisser dans sa poche intérieure. La victoire, maintenant, n’est plus qu’une question de tactique. Nous allons, pour commencer, lancer les commandos de l’APRA à l’assaut de ces P.C. occultes dont nous avons ici le répertoire. Si je ne m’abuse, je peux déjà barrer celui de Cusco, n’est-ce pas ?
  
  
  
  
  
  Canonnades et fusillades n’empêchèrent pas Coplan de dormir pendant son séjour à Lima.
  
  Les combats s’apaisèrent du reste deux jours plus tard et la radio put diffuser des bulletins triomphants. Les troubles avaient complètement cessé dans la capitale, et les capitulations successives d’unités rebelles se produisirent ultérieurement dans les provinces.
  
  Il fallut environ une semaine pour rétablir le contact avec les autorités légitimes des grandes municipalités, pour réparer les lignes et les centraux téléphoniques, remettre en état des voies de chemin de fer, des routes et des aérodromes.
  
  Enfin, Coplan put prendre place à bord du premier avion qui partit pour Cusco, en compagnie de Moreira qui lui vouait une véritable vénération.
  
  - On les a eus ! répétait inlassablement l’Indien, avec le contentement profond de celui qui s’est battu pour une juste cause. Ces attentats des gringos contre la soufflerie leur auront coûté cher, en fin de compte.
  
  - Le fait est que leurs dividendes vont en prendre un sacré coup dans un proche avenir, admit Francis. La nationalisation de quelques grosses affaires leur pend au nez. Quant aux autres firmes, il est à prévoir qu’elles vont devoir rehausser leurs salaires.
  
  - Ça, le Président vient déjà de l’annoncer, lui apprit Moreira. Mais ce qu’il faudra surtout, ce sont des écoles. Tant que nous, les Indios, nous ne saurons ni lire ni écrire, nous n’aurons pas assez d’influence politique, car les illettrés ne peuvent pas voter, et nous formons plus de la moitié de la population !
  
  Ils bavardèrent sur ce thème pendant toute la durée du trajet.
  
  Une inénarrable guimbarde, sans ailes, sans pare-chocs, à la carrosserie bosselée, les attendait à l’aéroport. Elle avait été envoyée par le chef local de l’APRA pour acheminer les deux voyageurs à leur ultime destination.
  
  Ce minable véhicule toucha plus Coplan que ne l’eût fait une splendide limousine. Au Pérou - il le savait à présent - il n’y avait pas de milieu : ou c’était l’étincelante et luxueuse bagnole américaine, ou bien l’incroyable tacot jamais réparé. Celui-ci traduisait l’humble gratitude des descamisados de la région.
  
  Ce fut dans cet équipage que les deux hommes reprirent la route sinueuse de Santa Isabel.
  
  Lorsque l’embranchement de la soufflerie fut atteint, le conducteur ralentit.
  
  - Continuez, dit Coplan tout en regardant de loin le tunnel et la cheminée, intacts. Je reviendrai ici plus tard.
  
  Moreira ne put lui faire dire pourquoi il descendait à Santa Isabel, et il se figura que le Français voulait voir Lopez.
  
  Pourtant, quand ils furent arrivés, Coplan déclara :
  
  - Nous nous séparons ici, amigo. Remerciez Lopez de ma part, pour la protection qu’il a accordée à mes compatriotes et aussi pour l’aide qu’il m’a fournie. Sans vous, la situation aurait évolué tout autrement qu’elle ne l’a fait.
  
  Moreira leva ses longs bras décharnés.
  
  - Dios santo ! implora-t-il. Nous nous serions fait tuer jusqu’au dernier si vous l’aviez demandé ! Pourquoi ne venez-vous pas boire du Pisco (Eau-de-vie provenant des environs de la ville de Pisco), avec nous tous, chez Lomas ?
  
  - Parce que mon travail n’est pas terminé, Moreira. Adios.
  
  Ils s’étreignirent à la mode du pays, puis Coplan tourna les talons et partit d’un pas pressé.
  
  Parvenu devant la demeure d’Esmeralda Mendez, il sonna.
  
  La jeune veuve vint ouvrir. Reconnaissant son visiteur, elle rosit un peu, le fit entrer en s’exclamant :
  
  - Señor Coplan ! Que je suis heureuse de vous revoir... J’ai su par Lomas que... Vous êtes donc revenu à Santa Isabel, après ces jours terribles que nous avons vécus ?
  
  - Oui, me voilà de retour, dit Francis d’un ton enjoué. Avez-vous des nouvelles de vos enfants ?
  
  - Ils vont bien, assura Esmeralda, détendue. J’ai reçu une lettre hier. Heureusement, il ne s’est pas passé grand-chose à Iquitos, paraît-il. Accepterez-vous un verre de Pisco ?
  
  Coplan se dit qu’il n’y couperait pas. Il fit signe que oui.
  
  - Je suppose que les événements ont retardé le règlement de cette indemnité, dit-il en s’asseyant comme Esmeralda l’y invitait. Je vous prie donc de bien vouloir prendre ceci à titre d’acompte.
  
  Il tira de sa poche un paquet enveloppé dans un papier brun, le déposa sur la table.
  
  La jeune femme, relativement surprise, dut surmonter son hésitation. Elle saisit le paquet, le déballa puis, confuse et incrédule, elle balbutia :
  
  - C’est... pour moi, tout cet argent ?
  
  Incontestablement, Coplan avait subtilisé un joli tas de billets de 100 dollars dans le coffre de Freeman, avant que les agents de Restrepo eussent entrepris de les compter.
  
  - Oui, c’est pour vous, confirma Francis. Notez bien, cette somme ne viendra pas en déduction de l’indemnité prévue... C’est simplement, disons la participation de ma société à l’éducation de vos enfants.
  
  Les lèvres de la Péruvienne blanchirent, se mirent à trembler, tellement son émotion était grande. Les mots qu’elle voulait prononcer ne sortaient pas de sa gorge.
  
  Passant à un autre sujet, Coplan s’enquit :
  
  - N’avez-vous jamais été en relation avec un certain Garrido ?
  
  Esmeralda le fixa d’un air dérouté. Son émoi se dissipa.
  
  - Garrido ? Bien sûr que je l’ai connu, avoua-t-elle, mon mari l’avait amené ici une fois ou deux. Mais ils se sont disputés. C’est un homme peu sympathique...
  
  Elle baissa les paupières sur son regard velouté.
  
  - ... et sournois, bien qu’il soit très croyant, ajouta-t-elle avec un soupçon de gêne. Il a tenté plusieurs fois de m’aborder dans la rue quand Miguel était à son travail. Un soir, il a même oser sonner ici.
  
  Coplan alluma une Gitane, exhala de la fumée.
  
  - N’est-il pas revenu vous voir depuis le décès de Miguel ? s’informa-t-il d’une voix détachée.
  
  - Avant-hier, murmura la veuve. J’ai beau le chasser, il ne se décourage pas. Il m’inspire une véritable répulsion... Mais pourquoi m’avez-vous demandé si je le connaissais ?
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - On colporte parfois des potins, émit-il. Je voulais vous mettre en garde. Ce Garrido est un individu sans grand scrupule, il sait que vous allez toucher de l’argent. Méfiez-vous.
  
  - Lui ? Jamais ! répliqua Esmeralda, outrée. Je préférerais me tuer ! Ou le tuer !
  
  - Ne vous en souciez plus. Il va quitter le pays, conclut Francis en se levant. Maintenant, il faut que je m’en aille. Bonsoir, señora Mendez.
  
  
  
  
  
  Le jour de l’inauguration, des drapeaux français et péruviens entrecroisés pavoisaient toutes les constructions de la soufflerie. Une fanfare jouait des airs entraînants pendant que de hautes personnalités faisaient le tour des installations sous la conduite de l’ingénieur Plossin.
  
  Les cadres techniques, endimanchés, rayonnaient de joie. Tous les mauvais souvenirs étaient oubliés. Dans une ambiance fraternelle, des partisans de l’APRA et le collège municipal de Santa Isabel faisaient honneur au buffet érigé en plein air. Champagne et Pisco étaient servis à discrétion.
  
  Le ministre de la Défense nationale s’arrêta un instant devant la haute cheminée et, tout en évaluant sa hauteur, il s’informa auprès de Plossin.
  
  - En définitive, jusqu’à quelle vitesse pourrons-nous pousser le flux d’air ?
  
  L’ingénieur sourit.
  
  - Ceci est un secret militaire que je ne puis divulguer en public, votre Excellence, répondit-il. Il appartiendra à vos ingénieurs de vous le communiquer sous pli cacheté, par courrier spécial.
  
  Le ministre approuva d’un clin d’œil complice, poursuivit sa promenade tandis que des officiers d’état-major, derrière lui, semblaient se réjouir beaucoup de l’impair commis par leur grand patron. Il est vrai que, dans cette atmosphère de sympathie, on perdait de vue certaines règles impérieuses qui ne semblaient pas être de mise ici.
  
  Coplan n’était pas dans le cortège. Il bavardait avec Restrepo, à l’écart de cette kermesse, non loin de la cabine à haute tension.
  
  - Entre nous, hasarda le fonctionnaire du contre-espionnage, je trouve extrêmement bizarre qu’on n’ait pas pu arrêter ce Garrido... Il était pourtant toujours ici lorsque vous êtes revenu, si je me souviens bien ?
  
  - Oui, c’est exact, dit Coplan avec beaucoup de sérénité. Il a précisément disparu dans la nuit qui a suivi mon arrivée. A-t-il soudain pris peur en apprenant mon retour ? Cela m’étonnerait, car il ne courait guère de risques... Quelles preuves avait-on contre lui ? Aucune, à ma connaissance.
  
  - Non, mais je l’aurais fait avouer, croyez-moi, gronda Restrepo, les dents serrées.
  
  C’était vraisemblable. Mais le squelette blanchi qui gisait au creux du cratère, à 8 kilomètres de là, satisfaisait bien davantage le sens de la justice de Coplan.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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