Au creux d’une vallée nichée dans les contre-forts de la Cordillère de Carabaya, dans les Andes péruviennes, l’ingénieur français André Plossin procédait, en compagnie de ses collaborateurs les plus proches, à une dernière inspection de la soufflerie supersonique dont il avait dirigé la construction.
C’était une soufflerie du type « en rafales » permettant d’étudier les propriétés aérodynamiques de maquettes d’engins appelés à être animés de très grandes vitesses : avions, bombes volantes, missiles ou réacteurs destinés à propulser tous ces véhicules porteurs.
Le groupe des techniciens avait successivement passé en revue le bâtiment cubique abritant la chaufferie, la salle des compresseurs de vapeur surchauffée, l’édifice contenant les organes de commande et les instruments de mesure et, enfin, il avait abouti à l’extérieur.
Deux gros réservoirs sphériques, enduits d’une peinture métallisée, dominaient un long tuyau annelé d’un diamètre dépassant une taille d’homme et surélevé du sol par des berceaux en croisillons. D’une longueur d’environ 50 mètres, le conduit se terminait par une vaste cheminée, ce qui donnait à l’ensemble l’aspect d’une gigantesque pipe.
Tandis qu’il longeait le tunnel en l’observant d’un regard inquisiteur, Plossin dit à son entourage :
- Cette fois, j’espère que ça va marcher sans pépin... Souvenez-vous que l’inauguration officielle doit avoir heu dans une quinzaine de jours et qu’il s’agit de ne plus perdre de temps. Désormais, nos essais devront se poursuivre à une cadence accélérée.
Un murmure d’approbations unanimes répondit à cette mise en garde.
Plossin n’était pas qu’un théoricien de bureau d’étude. Énergique, capable de se servir d’un outil comme le meilleur de ses contremaîtres, il était aussi un meneur d’hommes. gé de trente-quatre ans, sportif, de taille moyenne mais solidement charpenté, il avait une physionomie expressive et changeante ; bienveillant avec les ouvriers, direct et compréhensif avec ses adjoints, il savait à l’occasion se montrer très exigeant, autoritaire, quand les choses n’allaient pas à son gré.
- Permettez-moi de vous signaler que la pression sera atteinte dans huit minutes, dit soudain Bouillet, le responsable du bloc thermique, après avoir consulté sa montre-bracelet.
- Merci, lui lança Plossin. Nous terminons au pas de charge... Ce n’est pas du côté du tunnel que nous devons redouter des ennuis mécaniques : il a été vérifié et revérifié maintes fois. N’est-ce pas, Benavides ?
L’interpellé, un spécialiste péruvien en chaudronnerie, approuva de la tête. Conscient de l’importance de son rôle dans le bon fonctionnement de la soufflerie, il affirma :
- Une nouvelle épreuve d’étanchéité a été effectuée ce matin. Je peux vous garantir qu’il n’y a aucune fuite.
- D’accord, maugréa Danchère, le chef-opérateur du labo de mesures. Mais, sans vouloir vous vexer, Benavides, je vous ferai remarquer que chaque fois qu’une défectuosité s’est produite, c’était en un point de l’installation qui avait été l’objet d’un examen approfondi.
L’ingénieur, soucieux de maintenir la concorde entre les membres de son équipe et, aussi, désireux de dissimuler son anxiété, déclara sur un ton assuré :
- Le démarrage d’une entreprise, quelle qu’elle soit, se fait rarement sans accroc. Seules les vérifications répétées peuvent réduire les risques de petits vices de montage...
Il faillit ajouter «... imputables à une main-d’œuvre déficiente ». Mais, par égard pour les autochtones, il ne poursuivit pas sa phrase. D’ailleurs, ce n’était probablement pas juste. Il y aurait eu moins de déboires si la qualification insuffisante du personnel avait été seule en cause.
- Rentrons, décida Plossin. Huara, voyez si les portes d’accès au tunnel sont convenablement verrouillées.
Le métis, qui était le contremaître de Benavides, fit un signe d’acquiescement. Il allongea le pas afin de précéder le groupe.
Celui-ci entra peu après dans l’édifice en béton qui constituait le centre vital de la soufflerie, et d’où partait l’énorme conduite dans laquelle on pouvait déchaîner de terribles ouragans.
Dans un premier local, ce tube s’élargissait, formant une chambre d’un diamètre double. Des canalisations reliaient cette chambre aux réservoirs de vapeur sous pression. Il fallait franchir une porte en acier pour pénétrer dans une deuxième salle. Celle-ci était le véritable P.C. expérimental.
Un mur le séparait du tunnel aérodynamique, mais une fenêtre en verre spécial, un hublot solidaire de la chambre où les maquettes étaient soumises au flux d’air, permettait de voir celles-ci pendant qu’elles subissaient d’effroyables contraintes. De part et d’autre s’alignaient des pupitres de contrôle et des panneaux émaillés en gris clair pourvus de cadrans et d’enregistreurs. Des organes de commande à distance complétaient l’équipement de ce laboratoire, normalement occupé par trois personnes pendant les essais.
Au moment précis où Plossin prenait place dans le fauteuil voisin de celui de Danchère, un voyant rouge s’alluma et le ronflement des compresseurs s’évanouit.
- Quatre-vingts atmosphères, au poil, souligna Bouillet avec satisfaction, après un coup d’œil au répéteur des indications manométriques. Vapeur à 300 degrés. Préchauffage de l’air à 325 degrés. Pour moi, tout est paré, patron.
Techniquement, les conditions étaient réunies. Plossin n’avait qu’un geste à faire pour provoquer, pendant plusieurs secondes, une tempête supersonique qui imprimerait à l’air contenu dans la « veine » une vitesse de plus de 800 mètres/seconde. Mais, l’ingénieur hésitait encore, car le geste qu’il devait exécuter pouvait, une fois de plus, lui révéler l’existence d’une faille dans cette installation complexe à laquelle il avait consacré tous ses efforts pendant des mois.
Légèrement enroué, il questionna Danchère :
- L’appareillage électronique ?
- En parfait ordre de marche. Vous pourrez y aller quand vous voudrez.
Plossin se tourna vers Benavides :
- La maquette est bien amarrée, vous en êtes sûr ?
- Elle tiendrait le coup à Mach 5, assura le Péruvien, très calme.
Huara fit son entrée dans la pièce et annonça :
- Les portes du tunnel sont condamnées. Les lampes témoins d’interdiction sont allumées partout.
Un silence tendu enveloppa les six hommes réunis dans le local. Comme Plossin, ils éprouvaient une lourde appréhension à l’approche du moment fatidique. Leur œuvre commune allait-elle répondre aux espoirs mis en elle ? La libération du colossal torrent d’énergie ne déterminerait-elle pas un accident imprévisible ?
Plossin consulta tous les cadrans. Sur les uns, l’aiguille tremblait à la graduation voulue, sur les autres elle était à zéro mais prête à bondir. Les plumes des enregistreurs connectés à des détecteurs de vibrations placés en divers points de la maquette (en l’occurrence, c’était le modèle réduit d’un chasseur à réaction dont les performances étaient connues : un Mystère IV...) allaient inscrire leur verdict : ils proclameraient dans moins d’une minute si le rendement de la soufflerie correspondait aux calculs du projet.
- Pas la peine de retenir votre souffle, mes amis, dit Plossin d’une voix délibérément optimiste. La pression qui règne dans les réservoirs suffira...
Puis, voulant afficher une confiance qu’il aurait souhaitée plus sincère, il parodia un lancement de fusée en entamant un compte à rebours :
- Dix... Neuf... Huit...
Ses collaborateurs non requis par certaines tâches durant l’essai adoptèrent une attitude d’expectative qui ne révélait pas leur nervosité intérieure. Leurs yeux allèrent de la main droite de Plossin au hublot donnant sur la chambre d’expérience où, bien éclairé, le petit avion au profil effilé attendait l’infernale bourrasque.
- Quatre... Trois... Deux... Un, articula l’ingénieur. Ignition !
Un bruit monstrueux s’éleva dans la conduite, de l’autre côté des murs insonorisés. Aspirées avec une violence démentielle, de formidables quantités d’air surchauffé se ruèrent dans le tunnel, le parcoururent de bout en bout en se mélangeant à la vapeur qu’éjectaient à haute pression les tuyères situées dans la chambre d’expansion, en aval de la maquette.
A l’extérieur, une trombe de fumée blanche jaillit de la cheminée, monta droit dans le ciel avec un grondement forcené. Les ouvriers de la soufflerie, médusés, écarquillèrent les yeux.
Dans le labo, Plossin saisit au vol les témoignages des instruments de mesure, et une joie profonde dilata sa poitrine. Sauf erreur, cette fois les prévisions se réalisaient : le souffle cataclysmique qui fouettait le modèle réduit atteignait une vitesse supérieure à Mach 4.
Lorsque les réservoirs eurent expulsé leur stock de vapeur, le cyclone s’apaisa. Triomphants, Bouillet et Danchère regardèrent l’ingénieur, attendant de lui les mots qui consacreraient leur victoire.
- C’est gagné, les gars, prononça Plossin en faisant pivoter son fauteuil. Maintenant, nous avons le droit au champagne... Le reste ne sera plus qu’une question de fignolage : les chiffres prévus sont dépassés, d’ores et déjà.
Un enthousiasme collectif s’empara de tous les assistants ; Péruviens et Français s’étreignirent, se congratulèrent, s’embrassèrent à l’espagnole et tinrent des propos décousus pendant un bon moment, jusqu’à ce que la porte du laboratoire s’ouvrît et qu’un Indien, hagard, fît irruption dans la salle.
- Señores ! cria-t-il pour se faire entendre dans le tumulte. Señores... Venez vite ! C’est épouvantable...
Ses traits décomposés, plus éloquents que les paroles qu’il bégayait, dégrisèrent instantanément les techniciens. Leur euphorie fit place à une stupeur angoissée. Plossin, le dos glacé par un frisson, se sentit blêmir.
- Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit-il avec rudesse pour casser la peur de l’Indien.
- Un mort... tombé du ciel, haleta ce dernier en agitant les bras. Là-bas, pas loin de l’usine !
Plossin, se précipitant vers la porte, attrapa au passage l’Indien par le bras et lui jeta :
- Tombé du ciel ? Tu es fou ! Montre-nous ce que tu as vu...
Les occupants du labo se bousculèrent pour s’élancer à sa suite, sortirent en courant du bâtiment.
Un petit attroupement s’était formé à une cinquantaine de mètres sur la gauche de la conduite. L’ingénieur et l’ouvrier péruvien le rejoignirent, écartèrent des spectateurs fascinés qui ne s’étaient même pas avisés de leur approche.
Dès que ses yeux se furent abaissés sur le corps recroquevillé par terre, Plossin fut cloué sur place, lui aussi. L’aspect du cadavre le renseigna immédiatement sur ce qui avait dû se produire et il eut la sensation de recevoir un coup de poing à l’estomac.
L’individu qui gisait là était horrible à voir, totalement méconnaissable. Trempé des pieds à la tête comme s’il venait d’être retiré d’une rivière, il saignait de toutes parts. Son visage n’était qu’une sorte de bouillie violacée, sans nez, sans yeux, n’ayant plus qu’une oreille entièrement écorchée. Ses membres, peut-être déjà brisés avant sa chute, étaient disloqués d’une manière affreuse.
Poussé par ses collaborateurs qui se pressaient autour de lui, Plossin ouvrit les bras pour les refouler en arrière.
- Ce malheureux était dans le tunnel au moment de l’essai, proféra-t-il d’une voix atterrée. Comment est-ce possible ?
Un silence consterné se fit autour de lui. Pour tous, cet accident abominable était une énigme, un défi à leur raison.
Emporté comme un fétu par la tornade déclenchée dans le tunnel, l’homme avait été brûlé par les jets de vapeur à haute température et, raclant les parois de l’énorme tuyau d’évacuation, il avait été projeté en l’air par la cheminée avant de venir s’abattre sur le sol.
Mais comment s’était-il trouvé dans le boyau, enfermé, pendant la décharge des réservoirs, en dépit de toutes les précautions prises ?
Fustigé par le sens de ses responsabilités, Plossin reprit son ton de commandement :
- Bouillet, procurez-vous une bâche ou une couverture pour en recouvrir ce pauvre type. Benavides, placez un piquet de surveillance autour du cadavre : il ne faut pas que l’on y touche. Et que tous ceux qui n’ont rien à faire ici retournent à leurs occupations. Une enquête établira les causes de ce tragique incident.
Les traits crispés, il fendit l’assistance afin de regagner son bureau. Danchère, blanc comme un linge, se mit à marcher à côté de lui.
- C’est positivement inimaginable, murmura-t-il en français alors que, d’ordinaire, ils s’exprimaient toujours en espagnol par courtoisie pour les Péruviens. Le signal d’alarme a été donné, il a fonctionné. L’homme n’a pas pu ne pas l’entendre... S’il a été enfermé par erreur, pourquoi n’a-t-il pas tapé sur les parois ?
Entre ses dents, Plossin marmonna, les yeux dans le vague :
- Je ne vois qu’une explication : il devait être inconscient. Notre premier devoir est de l’identifier. Après, nous verrons mieux dans quelles circonstances il s’est trouvé bloqué dans le tunnel.
- Pour nous, c’est une véritable catastrophe, émit encore Danchère. Vous allez être contraint de prévenir les autorités...
- C’est ce que je vais faire séance tenante, croyez-moi. Plus que personne, je tiens à ce que cette affaire soit éclaircie. Il y va, non seulement de mon honneur professionnel, mais aussi du prestige de notre pays. Même s’il y a eu négligence de la part de Benavides car, en principe, la victime doit être un de ses subordonnés.
- Selon toute probabilité, approuva sombrement Danchère. Et c’est encore plus embêtant que si l’un de nous avait été tué : cette perte nous aurait valu de la sympathie et de la compassion, tandis que maintenant elle risque de nous faire taxer d’incompétence.
- Au minimum, souligna Plossin en pénétrant dans le pavillon qui groupait les bureaux et les logements des techniciens français.
L’ingénieur se rendit dans son cabinet de travail. Par de grandes baies vitrées, on apercevait « la pipe » et un magnifique panorama de montagne. Une horloge fixée au mur indiquait 4 h 25.
Plossin se laissa tomber dans son fauteuil. Les coudes appuyés sur son bureau, il se prit la tête à deux mains pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Cela ne dura que quelques secondes. Fixant ensuite Danchère, il déclara :
- Dites à Bouillet et à Benavides qu’ils rassemblent les hommes de leurs équipes, et qu’ils aillent avec eux au réfectoire de la maîtrise, où nous irons les retrouver dans dix minutes. Faites annoncer par les haut-parleurs qu’aucun membre du personnel ne peut quitter sans autorisation spéciale l’enceinte de la soufflerie jusqu’à nouvel ordre. Et prescrivez au standardiste...
Les sourcils rapprochés, il se ravisa :
- Cela, je vais le faire moi-même. Vous pouvez aller, Danchère. Revenez ici lorsque vous aurez distribué les consignes : il y en aura peut-être d’autres d’ici là.
Danchère, pourtant, ne bougea pas. Il continua de braquer son regard insistant sur son chef, se racla la gorge.
- Vous n’êtes pas persuadé qu’il s’agit d’un simple accident ? hasarda-t-il, étonné par les mesures ordonnées par Plossin.
Ce dernier le considéra en silence, puis il dit d’un ton bref :
- Je ne veux surtout pas qu’on me reproche de n’avoir pas pris , en temps opportun, toutes les dispositions susceptibles de faciliter une enquête impartiale.
- Je vois, fit Danchère en hochant la tête. Vous n’avez pas tort d’ouvrir le parapluie. Nous en aurons besoin, même vis-à-vis de Paris.
Il sortit de la pièce, les épaules basses.
Plossin décrocha le téléphone alors que son subordonné refermait la porte.
- Jimenez, n’accordez plus aucune communication avec l’extérieur, enjoignit-il. Tous les appels émanant du dehors devront m’être transmis, soit dans mon bureau, soit au réfectoire des cadres où je me rendrai dans quelques instants. Maintenant, passez-moi le poste de police de Santa Isabel.
Une heure plus tard, un car de police et une ambulance arrivèrent à la soufflerie. Quatre agents de la Guardia Civil et deux inspecteurs en complet veston débarquèrent devant le pavillon. Le portier leur montra l’endroit où gisait le corps et s’empressa de prévenir l’ingénieur en chef, conformément aux instructions qu’il avait reçues.
Plossin survint peu après. Il se dirigea vers le groupe de policiers qui, déjà, examinaient le cadavre.
- Je suis le constructeur de la soufflerie, leur déclara-t-il, ne sachant à qui s’adresser en particulier. Depuis le coup de téléphone que je vous ai donné tout à l’heure, j’ai pu identifier le défunt. C’est un nommé Miguel Mendez, de l’atelier de mécanique.
Les inspecteurs, accroupis devant la dépouille, se redressèrent. C’étaient deux métis au teint bistre, corrects, et la vue du corps affreusement défiguré ne parut pas avoir entamé leur impassibilité native. L’aîné, qui s’appelait Garcia, dit à Plossin :
- Qu’est-ce qui a mis cet homme dans un état pareil ? Je n’ai jamais rien vu de semblable...
- Il a été pris dans le mélange d’air et de vapeur qui a soufflé dans le tunnel pendant un quart de minute, et il a été éjecté comme un projectile par la cheminée, expliqua l’ingénieur. Le problème est de savoir pourquoi il était resté dans la veine après le signal avertisseur.
Garcia inséra un cigarillo noirâtre au coin de sa bouche, l’alluma , souffla posément un petit nuage de fumée bleue.
- Il était peut-être déjà mort, avança-t-il sans sourciller.
CHAPITRE II
Méticuleux, les enquêteurs recueillirent des dépositions jusque tard dans la soirée. Ils avaient fait transporter le cadavre de Mendez à la morgue municipale de Santa Isabel et ils vinrent prendre congé de Plossin avant de quitter la soufflerie.
- Seule une autopsie permettra d’établir si votre ouvrier a succombé à un malaise, s’il était en état d’ébriété ou s’il avait absorbé un médicament susceptible de le priver de conscience, résuma Garcia. Il ne semble pas qu’on puisse imputer une faute à un membre de votre personnel, encore qu’un accident de ce genre ne devrait pas pouvoir se produire.
Ce reproche nuancé atteignit Plossin.
- Je reconnais que cette malheureuse histoire a dévoilé une lacune dans le système de sécurité, concéda-t-il en toute franchise. Mais il a fallu un concours de circonstances assez extraordinaire pour provoquer un pareil drame, si l’on songe que trois collègues de Mendez l’ont vu sortir du tunnel et qu’aucun ne l’a vu y rentrer par la suite. En plus, Mendez était apparemment sain et personne n’aurait pensé un quart de seconde qu’il pouvait avoir une défaillance.
Garcia, compréhensif, haussa les épaules avec fatalisme.
- La plupart des accidents du travail sont dus à une imprudence de l’intéressé, admit-il. Les meilleurs règlements ne parviennent pas à les éviter tous. Néanmoins, la responsabilité civile de votre société est engagée. Une assurance couvre-t-elle vos employés ?
- Oui. Elle doit jouer, tant pour vos compatriotes que pour nous, jusqu’à ce que la soufflerie ait été réceptionnée par votre gouvernement. La famille du décédé touchera une allocation substantielle, de toute façon, par les soins de la Compagnie « El Futuro ».
Garcia et son collègue serrèrent la main de l’ingénieur avant de monter dans le car. Le véhicule roula vers le portail grand ouvert, puis il emprunta la route en lacets conduisant à la localité la plus proche, à une vingtaine de kilomètres du plateau.
Méditatif, Plossin vit disparaître son feu rouge au premier virage, puis il rentra dans le pavillon.
Il n’avait plus envie d’aller bavarder avec ses collaborateurs comme il le faisait souvent le soir. L’événement de la journée resterait au centre de leurs conversations et, pour sa part, il en avait assez discuté. Un dilemme s’imposait à lui, et il devait le résoudre.
Ayant réintégré son appartement privé, Plossin se munit de deux boîtes de bière, d’un paquet de cigarettes et de quoi écrire. Il entreprit alors de rédiger un mémorandum, ce qui était encore le meilleur moyen pour acquérir une vision claire de la situation et des prolongements qu’elle pouvait avoir.
Au terme de ce bilan, il déposa ses papiers, rapprocha de lui son téléphone, forma deux chiffres sur le disque.
- Danchère ? Vous ne dormiez pas encore ?
- Non. Vous avez besoin de moi ?
- Non, je tenais simplement à vous informer que je vais m'absenter pour quarante-huit heures. Je partirai très tôt demain matin. Vous me remplacerez pour les affaires courantes et, bien entendu, vous ne procéderez à aucun essai global jusqu’à ce que je revienne.
- D’accord, monsieur Plossin. Mais les consignes que vous aviez appliquées cet après-midi sont-elles abrogées ou maintenues ?
- Supprimées. En dehors des heures de travail, chacun peut quitter la soufflerie s’il le désire.
- Que devrai-je répondre, éventuellement, si on vous demande ?
- Que je suis en voyage, tout bonnement. Entre nous, je vais à Lima, mais gardez cela pour vous. Je vous donnerai de plus amples détails à mon retour.
- Entendu, vous pouvez compter sur moi.
- Bonsoir, Danchère.
A l’aube, muni d’une valise légère, l’ingénieur s’installa au volant de sa voiture. Une légère buée planait sur la vallée et un froid piquant régnait à cette heure matinale.
Comme Plossin devait encore monter en altitude, il brancha le chauffage de sa 404. Il démarra discrètement pour ne réveiller personne, vira sur la route de Cusco, dans la direction opposée à Santa Isabel.
Il roula pendant trois quarts d’heure à travers la Cordillère et arriva vers sept heures du matin à l’aéroport provincial de Cusco. Un avion des lignes intérieures péruviennes le conduisit dans la capitale, où il débarqua en fin de matinée.
Utilisant une des cabines de l’aérogare, Plossin se mit en relation avec l’Ambassade de France. Par l’entremise de l’attaché économique, il obtint d’être reçu en audience le jour même, dans le courant de l’après-midi.
Rasséréné, il prit alors un taxi vers le centre de la ville, alla déjeuner dans un des restaurants de l’Avenida Alfonso Ugarte. A mesure qu’approchait le moment de son entrevue, il sentait se renforcer sa conviction d’avoir choisi la meilleure solution.
Sa position lui commandait d’agir avec doigté. Il devait ménager beaucoup de choses et les embûches se multipliaient sous ses pas. Qui pouvait mieux le conseiller qu’un diplomate averti ?