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Coplan s'occupe du Pharaon

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  No 1988, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Du pied, Coplan repoussa un caillou chauffé à blanc par le soleil torride. Sur le rocher, les lézards ne s’en émurent pas. Engourdis par la chaleur, ils guettaient, d’une langue attentive, l’imprudent insecte qui zigzaguait dans l’air immobile.
  
  Le teniente cracha avec dégoût.
  
  - La Cadillac n’est plus là, on l’a emmenée au garage, dit-il, sinon elle aurait été volée. En fait, je me suis demandé pourquoi elle ne l’avait pas été. C’est fréquent dans le coin. On fait passer clandestinement aux véhicules la frontière du Belize et le tour est joué. A mon avis, l’affaire tourne autour d’un vol de voiture.
  
  - Alors, pourquoi n’a-t-on pas volé la Cadillac ? rétorqua Coplan en chassant un autre caillou.
  
  - Un contretemps de dernière minute, probablement.
  
  - Un condor qui aurait effrayé les voleurs ? persifla Coplan. Et, ensuite, ce rapace aurait emporté, dans la sierra, Safir Khoury entre ses serres ?
  
  L’officier de police mexicain haussa les épaules avec agacement.
  
  - Vous arrivez de France avec un bagage bourré d’idées préconçues, se rebiffa-t-il. Vous croyez tout connaître. En fait, vous ignorez les mœurs de cette région. Vous discutez de tout avec morgue comme un professeur. Savez-vous que c’est déplaisant ?
  
  - La situation est aussi déplaisante pour Safir Khoury. Avec sa Cadillac, il vient se balader sur les bords de ce ravin. Il s’arrête. Quelqu’un ou quelque chose lui barre la route et lui interdit d’avancer. On ne sait pas. Il sort de voiture ou on le force à le faire, et il disparaît. Où ? Mystère. Sa secrétaire, restée à l’auberge, s’inquiète. Elle sait que son patron a emprunté cette route pour, a-t-il précisé avant son départ, filmer l’un des plus beaux paysages du monde. Il a refusé qu’elle l’accompagne en assurant qu’il convient d’être seul pour s’imprégner de la quintessence de la splendeur du site. Elle monte dans sa Ford, suit le même chemin. Arrivée ici, elle tombe sur la Cadillac, vide. La caméra et les boîtes de films vierges reposent sur le siège passager.
  
  « Cette jeune femme ne sait que penser. Elle explore les environs, appelle son patron. L’écho ne lui renvoie aucune réponse. Elle s’installe à l’ombre des deux voitures et attend durant des heures. Safir Khoury ne réapparaît pas. Dans l’intervalle, elle a vérifié le bon état de marche de la Cadillac. Pas de panne. Elle pense que son patron s’est perdu dans la jungle en contrebas ou qu’il a été pris d’un malaise. Le crépuscule approchant, elle décide d’agir. Le pare-brise de la Cadillac est recouvert de la poussière du voyage. Avec son doigt, elle trace un message à l’intention de Safir Khoury pour le cas où il reviendrait : elle est partie chercher du secours. Elle vous alerte. Vous, vos hommes, la secrétaire, débarquent à cet endroit. Stupéfaction de la jeune femme : une main inconnue a complètement effacé le message. Qui ? Vos recherches au cours des jours suivants ne sont pas couronnées de succès. Safir Khoury demeure introuvable, et l’est resté depuis. Est-ce une relation fidèle des événements? »
  
  - Tout à fait fidèle, acquiesça le teniente avec morosité. Peut-être les guérilleros sont-ils dans le coup ? Vous savez, la frontière avec le Belize est toute proche et non gardée. Ils la franchissent sans difficulté. La splendide Cadillac, symbole d’opulence et de richesse, a pu exciter leur convoitise. Peut-être ont-ils préféré enlever le conducteur plutôt que la voiture, contre une rançon d’un montant bien supérieur à la valeur du véhicule. Dans ce cas, ils ne donneraient pas de nouvelles afin de faire monter les enchères. Si cette hypothèse est la bonne, je demeure impuissant car ma compétence juridictionnelle ne s’étend pas au-delà de la frontière. Mais permettez-moi alors une suggestion : adressez-vous aux autorités du Belize.
  
  - Je le ferai, assura Coplan qui s’assit sur la roche dure du promontoire, à l’ombre de la jeep. Je boirais bien une bière, teniente.
  
  Le Mexicain tourna les talons et s’en alla quérir deux bouteilles de San Miguel dans la glacière à l’arrière de la jeep. Avec un silex, il les décapsula d’un geste brutal et les rondelles de métal ricochèrent sur les lézards qui se délogèrent précipitamment. Coplan but avec avidité. La température avoisinait celle du plomb en fusion et l’eau se tarissait dans la coulée, le long de la pente escarpée. Il se sentit mieux. Le Mexicain lui offrit des tortillas mais il déclina.
  
  - Depuis combien de temps occupez-vous vos fonctions? demanda Coplan.
  
  - Environ quinze mois. Auparavant, j’étais affecté sur la Côte Ouest, au nord d’Acapulco. Pour être franc avec vous, je m’y plaisais mieux.
  
  - Avez-vous éprouvé la curiosité de consulter les archives de votre nouveau poste ?
  
  Le Mexicain parut effaré. Il jeta la bouteille vide dans le ravin, fouilla dans la poche de son uniforme pour pêcher un mouchoir et essuyer la sueur de son front, puis repoussa sa casquette pour aérer sa chevelure noire et bouclée.
  
  - Les archives? marmonna-t-il. Qu’ai-je à faire des archives, sinon pour me référer à une affaire ancienne ?
  
  - C’est justement ce à quoi je fais allusion, précisa Coplan avec une fausse amabilité, car je voudrais justement évoquer pour vous une vieille histoire qui figure, j’en suis persuadé, dans vos archives. Voici cinq ans, un fonctionnaire de l’ambassade de France à Mexico vient se promener par ici et disparaît dans les mêmes circonstances, si l’on excepte le fait qu’il était seul, sans secrétaire. Par conséquent, absence de message sur le pare-brise empoussiéré de sa Chrysler. Cette dernière est retrouvée abandonnée approximativement au même endroit que celui où nous nous trouvons en ce moment même. Ce fonctionnaire n’a jamais été revu depuis.
  
  L’ahurissement se peignit sur le visage du policier.
  
  - J’ignorais ce... ce précédent, bafouilla-t-il.
  
  - J’en étais sûr. Cette seconde disparition, étonnamment identique à la première, prend du coup une autre dimension, ne vous semble-t-il pas ?
  
  Le Mexicain se secoua.
  
  - Repartons en ville, invita-t-il d’un ton brusque. Je veux fouiller mes archives. Cinq ans, dites-vous ! ?
  
  - Oui. Et le fonctionnaire se nommait Arnaud Follay.
  
  Coplan se garda bien de préciser que ce dernier émargeait au budget de la D.G.S.E. et enquêtait dans la région sur un important trafic d’armes destiné aux indépendantistes martiniquais et guadeloupéens. Ceux qui l’avaient remplacé étaient demeurés dans l’incapacité de retrouver sa trace et de découvrir les tenants et les aboutissants du trafic.
  
  De retour en ville, le teniente déposa Coplan devant l’auberge dans laquelle avait logé Safir Khoury avant sa disparition, et redémarra sans commentaire. Son visage était renfrogné.
  
  Coplan but une autre bière au bar qui jouxtait la piscine et, à travers la vitre, repéra Zalia Achraf, la secrétaire de Safir. Elle était juchée sur un tabouret, devant le comptoir à jus de fruits. Il sortit pour la rejoindre.
  
  Des gouttes d’eau perlaient sur sa peau caramel. Sous le bonnet de bain, ses cheveux ébène étaient comprimés, tandis que ses seins gonflaient le soutien-gorge corail. Coplan laissa planer un regard appréciateur sur les formes appétissantes et, en particulier, sur les hanches rebondies et les jambes fines et nerveuses.
  
  Les yeux de l’Égyptienne étaient moqueurs :
  
  - Satisfait ? gloussa-t-elle. Profitez-en. Je reprends l’avion demain matin. J’en ai assez de Santa Cruz.
  
  Son anglais rocaillait comme la source du torrent entre les galets. Elle tira sur la paille et le verre se vida à moitié de son mélange goyave-jacquier.
  
  - Pessimiste à ce point ? reprocha-t-il avant de commander un jus de sapotille abondamment approvisionné de glaçons, la San Miguel ne l’ayant guère désaltéré.
  
  La tristesse ombra les traits de Zalia.
  
  - Je suis persuadée qu’il est mort, avoua-t-elle. Je ne crois pas à l’enlèvement, je vous l’ai déjà dit. A mon avis, il a emprunté le sentier de chèvres et est descendu dans la jungle en contrebas. Un enfer, cette jungle ! On y étouffe ! Son cœur était fragile et a sans doute succombé à la fatigue et au manque d’air. Les bêtes sauvages ont fait le reste. Elles ont entraîné son corps dans des fourrés inextricables, ce qui explique l’insuccès des recherches menées par le teniente Cardoza à la tête de son expédition.
  
  A son tour, il tira sur la paille et absorba une longue gorgée du jus de fruits que le camerero venait de déposer devant lui.
  
  - Vous couchiez avec lui ?
  
  Son coq-à-l’âne désarçonna l’Égyptienne durant quelques secondes, puis elle sourit, narquoise.
  
  - Non, car son cœur fragile n’aurait pas résisté à mon tempérament volcanique.
  
  Il fit la moue.
  
  - Je ne parviens pas à croire qu’il soit venu ici dans un but purement touristique. Vous êtes certaine qu’il ne s’est livré à aucune confidence sur sa véritable motivation ?
  
  Elle secoua la tête.
  
  - Il voulait se détendre, après tous ces tracas avec le Moyen-Orient, répéta-t-elle.
  
  - Pourquoi choisir Santa Cruz ? objecta-t-il comme lors de sa conversation de la veille avec la jeune femme. Les paradis sur terre ne manquent pas !
  
  - Safir les connaissait tous, rétorqua-t-elle. Encore une fois, la photographie constituait sa grande passion. « Du haut du ravin, le paysage est l’un des plus beaux du monde, assurait-il, je veux absolument coucher sur pellicule cet impressionnant contraste entre la jungle tropicale et l’aridité du désert. » Personnellement, mon opinion est fort différente. Certes, l'environnement est superbe mais ne vaut pas la peine de s’attarder à Santa Cruz comme nous l’avons fait. Mais Safir était entêté, surtout quand il s’agissait de son hobby. En tout cas, moi, je reprends l’avion demain. Santa Cruz, jamais plus !
  
  - Vous perdez gros dans l’affaire, souligna Coplan. Bien sûr, tout d’abord votre patron, et c’est la perte la plus cruelle, mais aussi un job superbement rémunéré, des voyages dans le monde entier, des séjours dans des palaces, la fréquentation de gens importants.
  
  - Comptez-vous les terroristes parmi les gens importants ? s’offensa-t-elle.
  
  - Ils le sont, puisque ce sont eux qui ont rendu Safir important, répliqua-t-il du tac au tac.
  
  - La totalité des primes que m’a versées Safir me permet de vivre un an sans travailler et, partant, d’être exigeante sur mon prochain job au cas où mon patron ne réapparaîtrait plus, ce dont, hélas, je suis persuadée. C’est comme un septième sens qu’ataviquement les Égyptiens possèdent.
  
  - Le voisinage des Pyramides ? badina-t-il pour détendre l’atmosphère.
  
  - Ne vous moquez pas ! se vexa-t-elle, la lèvre ourlée par un début de colère.
  
  Brusquement, elle le planta là après avoir tiré longuement sur la paille pour absorber le reste de son verre. Puis elle plongea dans l’eau chlorée de la piscine.
  
  Coplan profita de cet intermède pour monter au second étage et fouiller la chambre de l’Égyptienne. Ses efforts ne furent pas récompensés. La chambre et les bagages ne recelaient aucun indice. Aussi décevants que ceux de Safir Khoury, passés au peigne fin en compagnie du teniente Cardoza.
  
  Zalia devait vouer un certain culte à son patron disparu car la photographie de ce dernier trônait en bonne place sur la commode. Enfermée dans son cadre en argent et en verre, elle offrait l’image d’un homme dans la force de l’âge, aux yeux noirs et intelligents, aux joues épaisses, au teint sombre, à la calvitie naissante, au menton énergique et aux lèvres coupantes. Détail curieux, le lobe de l’oreille gauche manquait. Coplan en connaissait la raison. Quatre ans plus tôt, la police de sécurité, lassée de ses vains efforts pour extorquer des renseignements à l’Égyptien, avait recouru à des méthodes plus brutales auxquelles l’intéressé n’avait pas résisté. Le premier coup de sécateur l’avait dissuadé de persister dans son obstination.
  
  Coplan quitta la chambre. A travers la vitre de la fenêtre du palier, il vit que Zalia se dorait au soleil, allongée sur la serviette de bain, les yeux protégés par des ray-bans. A quelques mètres, un garçon vidait les cendriers et balayait.
  
  Coplan but une autre bière au bar pour étancher sa soif qui paraissait réellement inextinguible, puis décida d’aller faire emplette de chemisettes. Il avait quitté Paris précipitamment et, en bouclant ses bagages, quelque peu sous-estimé l’intensité de la chaleur à Santa Cruz. Depuis son arrivée, il avait rapidement épuisé son stock.
  
  Il monta dans sa Buick de location et gagna le quartier commerçant. Dans un almacen de la Calle del Rosario, il acheta le linge qui lui manquait, qu’il entassa dans le coffre. Le garçon l’aborda au moment où il rouvrait la portière. Maigre et dégingandé, il ne payait pas de mine. Aux pieds, des espadrilles de toile trouées à l’emplacement du gros orteil. Sur le corps, une chemise et un pantalon kaki de coupe militaire, poussiéreux et graisseux avec, autour des hanches, une large ceinture mexicaine au cuir tressé et à la boucle rouillée. Sur ses cheveux longs, qui folâtraient sur la nuque et sur les épaules, une casquette de joueur de base-bail. Impérieuse, la main maigre retenait l’avant-bras de Coplan, tandis que le regard noir et insistant semblait vouloir, par télépathie, lui transmettre un message urgent.
  
  - Vous recherchez l’Égyptien ? murmura-t-il.
  
  Coplan demeura impassible, en notant l’accent anglais qui émaillait l’espagnol parlé par l’individu.
  
  - Que savez-vous ? répondit-il sans se compromettre.
  
  - Une bière serait la bienvenue par cette chaleur.
  
  Le doigt crasseux désigna un café à l’apparence modeste blotti dans une impasse étroite et sans soleil, ce dont se réjouit Coplan en se tamponnant le visage de son mouchoir.
  
  - De acuerdo, consentit-il.
  
  La serveuse qui apporta la San Miguel glacée était accorte et braquait des seins provocants. L’homme la détailla goulûment avant de tremper ses lèvres dans la mousse.
  
  - Alors ? s’impatienta Coplan.
  
  L’autre posa sur lui un regard cupide.
  
  - J’ai besoin d’argent et la secrétaire me l’a refusé, renseigna-t-il d’une voix morne. Elle ne m’a pas cru.
  
  - Que devait-elle croire ? encouragea Coplan, toujours impassible.
  
  - J’ai vu qui a enlevé l’Égyptien.
  
  - Vous l'avez dit à la police ?
  
  - La police ne verse pas de prime.
  
  - Quel genre de prime avez-vous à l’esprit ?
  
  - Un million de pesos (Quatre mille francs français). Payables en dollars U.S.
  
  Coplan ne broncha pas. Le montant de la transaction paraissait raisonnable si le renseignement présentait de la valeur.
  
  - Avez-vous assisté à l’enlèvement ?
  
  - Oui.
  
  - En quelles circonstances ?
  
  L’homme trempa derechef ses lèvres dans la bière, tandis que du regard il effleurait les fesses de la serveuse qui, au fond de la salle à l’atmosphère fraîche, vidait dans un bac des sacs emplis de glace pilée. Puis il se pencha vers Coplan par-dessus la table au bois poli et raconta d’une voix sourde :
  
  - Je viens du Belize d’où je suis natif...
  
  Ainsi s’expliquait l’accent de son interlocuteur. Jusqu’en 1973, le Belize avait été dénommé Honduras britannique et n’avait accédé à l’indépendance qu’en 1981. Sa langue officielle était l’anglais.
  
  - ... J’avais choisi de passer la frontière par la montagne. La jungle est trop dangereuse. Je mangeais un morceau dans une grotte quand j’ai vu arriver la Cadillac. L’Égyptien en est descendu...
  
  - Comment savez-vous qu’il était égyptien ? glissa sournoisement Coplan.
  
  - Je l’ai appris en ville quand sa disparition a été connue. Donc, il est descendu de sa Cadillac, a pissé un grand coup et a allumé un cigare avant de s’asseoir à l’ombre. Un quart d’heure plus tard, a surgi l’hélicoptère. Un Sikorsky. J’ai reconnu la marque car j’ai été dans l’armée au Belize. Un type est descendu. Je l’avais déjà vu à Orange Walk (Ville du Belize). Il tenait un Kalashnikov à la main et a forcé le gros à monter dans l’hélico. Pour le faire obéir, il a même tiré une rafale en direction de la source du torrent. Voilà, c’est tout. L’identité du type au Kalashnikov, c’est un million de pesos.
  
  Coplan se remémora la topographie des lieux.
  
  - Où l’hélico s’est-il posé ? questionna-t-il pour mettre son interlocuteur à l’épreuve.
  
  - Sur le promontoire rocheux qui surplombe le ravin.
  
  - Qu’avez-vous fait ensuite ?
  
  - Dans un premier temps, j’ai fermé ma gueule. Je suis arrivé en ville et me suis trimbalé de droite à gauche en dressant l’oreille. J’étais fauché et me suis dit qu’il y avait du fric à prendre. La Cadillac valait un paquet. Le gros devait en être bourré. J’ai su où ils logeaient, lui et sa secrétaire. J’ai contacté celle-ci et lui ai fait la même proposition. Elle ne m’a pas cru et m’a rembarré. Vous êtes arrivé et vous vous êtes intéressé à l’Égyptien. Je me suis dit qu’il existait là une seconde chance. Vous me balancez mille dollars U.S. et vous apprenez qui est le kidnappeur.
  
  - Vous n’êtes pas très au fait des taux de change actuels, reprit ironiquement Coplan. Un million de pesos équivaut à sept ou huit cents dollars. On transige à cinq cents, marchanda-t-il, et vous mangez le morceau.
  
  En même temps, il sortit de sa poche cinq coupures de cinquante dollars et les posa entre les San Miguel.
  
  - La moitié payable d’avance.
  
  Même s’il s’agissait d’une filouterie, raisonna-t-il, il ne pouvait se permettre de dédaigner un renseignement de cette importance. La vie de Safir Khoury était précieuse aux yeux du gouvernement français. Le Vieux avait été catégorique : il faut le retrouver, coûte que coûte !
  
  Coûte que coûte ? Pour le moment, la dépense se réduisait à deux cent cinquante dollars.
  
  Le regard noir loucha du côté des fesses de la serveuse qui se retournait pour actionner la manette de l’asthmatique ventilateur de plafond, et la main crasseuse rafla prestement les billets de banque avant de les enfouir dans la poche revolver.
  
  - Esteban Gomez, livra-t-il dans un souffle.
  
  Le nom n’éveillait aucun écho chez Coplan.
  
  - Qui est Esteban Gomez ?
  
  La peur, soudain, transpira dans la voix de l’homme.
  
  - Il travaille pour le compte d’El Faraon.
  
  A ce moment, Coplan sut que l’autre disait probablement la vérité. Le capitaine Arnaud Follay, lors de sa disparition, n’enquêtait-il pas sur les activités d’un El Faraon supposé être le responsable des trafics d’armes destinés aux indépendantistes de la Martinique et de la Guadeloupe ?
  
  Dans les cinq années suivantes, les agents qui, successivement, avaient été envoyés par la Centrale de Paris, n’avaient enregistré aucun progrès. Celui qui se dissimulait sous ce sobriquet n’avait pu être démasqué. Et, justement, ce sobriquet se révélait troublant. El Faraon, en français, se traduisait par le Pharaon, terme qui évoquait l’Égypte et Safir Khoury, comme par hasard, était né dans le delta du Nil. Naturellement, personne ne songeait à lui faire endosser la tunique d’El Faraon. Son passé plaidait dans le sens inverse. Cependant, il était curieux que l’Égyptien soit venu, si loin de ses bases habituelles, se fourrer dans un traquenard monté par quelqu’un dont le surnom s’apparentait à son pays natal.
  
  Quel lien mystérieux reliait le Proche-Orient au Golfe du Honduras ?
  
  Coplan rajouta deux coupures de cinquante dollars aux cinq premières. La main crasseuse les rafla aussi prestement que la fois précédente.
  
  - Qui est El Faraon ?
  
  Les lèvres se craquelèrent avant d’émettre un rire amer.
  
  - Dieu le Père.
  
  - Mais encore? le pressa Coplan.
  
  - Un personnage légendaire. L’homme le plus riche des Caraïbes. Un criminel, à ce qu’on dit.
  
  - A quelle adresse pourrai-je sonner à sa porte ?
  
  - On ne sonne pas à sa porte, répondit l’autre, d’un ton fataliste. Sonne-t-on à la porte d’un fantôme ? El Faraon est un fantôme. Il est, à la fois, ici et là, ou ailleurs, ou nulle part. Personne ne mentionne son nom, de peur de réveiller la malédiction qui s’attache aux pas des gens trop curieux.
  
  Coplan passa au tutoiement :
  
  - Tu n’éprouves pas les mêmes scrupules, remarqua-t-il d’un ton acerbe.
  
  - Moi, je meurs de faim, c’est différent. Connaissez-vous ce vieux proverbe mexicain : Que m’importe de mourir si je suis mort ?
  
  - Parle-moi encore d’El Faraon, l’encouragea Coplan en froissant entre ses doigts quelques billets de banque.
  
  - Je n’en sais pas plus et je crois bien qu’il n’est pas bon d’en savoir plus. Ce que j’ai appris, je le tiens d’Esteban Gomez, le ravisseur de votre Égyptien. J’ai travaillé pour lui à Orange Walk. Contrebande d’armes. Seulement, voilà, j’ai fauché une caisse de pistolets que j’ai revendue pour mon propre compte. Grossière erreur. Depuis, j’ai ces vautours à mes trousses. Ils me donneront à bouffer aux fourmis rouges s’ils me retrouvent. C’est pourquoi j’ai franchi clandestinement la frontière. Ici au Mexique, j’ai des chances de m’en tirer. Tout ce dont j’ai besoin, c’est d’un peu de fric, et ce fric, vous l’avez.
  
  - Où puis-le dénicher, cet Esteban Gomez ?
  
  - Lui aussi c’est un fantôme, quand il ne surveille pas le chargement des caisses d’armes et de munitions, ou lorsqu’il ne se balade pas en hélicoptère. Impossible de le situer quelque part. Il vadrouille dans les Caraïbes, trafique avec le Guatemala et le Honduras, se réfugie au Costa Rica quand il a chaud aux fesses. Pas de port d’attache. Un malin. Comme El Faraon.
  
  Coplan décida de jouer sur la cupidité dont témoignait le Belizais. Aussi doubla-t-il la somme promise afin d’obtenir des renseignements complémentaires mais, à sa grande surprise, le clandestin secoua la tête avec dépit.
  
  - Je n’ai pas confiance en vous, grogna ce dernier. Je suis sale, loqueteux, mais ne vous y fiez pas. J’ai de la psychologie. Vous appartenez à la race des hommes forts qui savent se venger quand on les dupe. Vous sauriez me retrouver. Il me suffit d’avoir aux trousses les chiens de chasse d’Esteban. Pas besoin, en plus, d’avoir à me garder dans une autre direction. Je suis un sage. Versez-moi ce que vous me devez et restons-en là, à moins que vous ne vous sentiez l’âme d’un bienfaiteur ?
  
  - Je troque mais ne fais pas l’aumône, répliqua Coplan sèchement. Donnant, donnant.
  
  - Je n’ai plus rien à vendre.
  
  - Réfléchis quand même, s’obstina Coplan. La mémoire humaine est prodigue en retours en force. J’en ai l’expérience. Où loges-tu ?
  
  - Dans la chapelle abandonnée, à la sortie de la ville, à droite sur la route qu’a empruntée votre Égyptien pour atteindre la montagne. Je suis un clochard, souvenez-vous.
  
  - Plus maintenant, rectifia Coplan. Pas avec cinq cents dollars.
  
  En même temps, il déposa entre les bières le reliquat de la transaction.
  
  - Mon nom est Juan, s’épanouit l’autre. Bien sûr, c’est vrai, je pourrais me payer une chambre en ville mais je préfère garder le fric pour gagner Mexico. Rien de tel qu’une grande cité pour échapper aux vautours.
  
  - Attends demain, conseilla Coplan. La mémoire peut te revenir. Quant à moi, mon portefeuille est gonflé. Moi aussi je connais des proverbes mexicains. Tiens, celui-ci, par exemple : Quand la papaye est mûre, pourquoi ne pas la cueillir ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Zalia découpa avec soin son enchilada fourrée de purée d’avocat et de poulet haché.
  
  - J’aurais été folle de croire ce vagabond, se rebella-t-elle. Il voulait un million de pesos ! Et puis quoi encore ? Coucher avec moi ? On ne sait jamais comment ça finit, ces histoires !
  
  Elle s’emportait. Coplan la calma d’un sourire compréhensif.
  
  - Vous avez eu raison. En acceptant, vous vous engagiez dans un processus dont vous ne pouviez contrôler l’aboutissement.
  
  - Les escrocs foisonnent dans le monde, renchérit-elle, et Santa Cruz ne fait pas exception !
  
  - Vous en avez parlé au teniente ?
  
  - Il m’aurait ri au nez !
  
  Il attaqua ses crevettes en brochette. Elles étaient délicieuses. A dessein, il demeurait silencieux. La curiosité de la jeune femme en fut attisée. Elle l’examinait à la dérobée, avec un regard identique à celui des autres occupants de la salle à manger, au courant de la disparition de l’homme d’affaires égyptien, et qui respiraient là un parfum de mystère propre à aiguiser leur appétit.
  
  - Vous avez accédé à sa demande? s’enquit-elle.
  
  - Pour la moitié de la somme.
  
  - Cinq cent mille pesos ! Et que vous a-t-il appris en échange ?
  
  - Peu de choses, esquiva-t-il. Votre patron n’a jamais mentionné devant vous le nom d’El Faraon ?
  
  - El Faraon ? s’exclama-t-elle en posant sa fourchette. Quel drôle de nom ! Un Égyptien ? Ne me dites pas qu’il s'agit de Ramsès III ressuscité ? fit-elle, narquoise.
  
  - Vous connaissez ce nom ? s’obstina-t-il.
  
  - Pas dans la bouche de Safir. Qui est cet homme au nom étrange ?
  
  - Un fantôme, répondit-il, goguenard.
  
  Elle tenta d’en savoir plus mais, courtoisement et fermement, il demeura silencieux. Vexée, elle regagna sa chambre à l’issue du repas. Coplan dégustait une tequila glacée lorsque le teniente Cardoza fit son apparition et, sans formalisme, s’assit sur la chaise abandonnée par l’Égyptienne. Dans son sillage, le camarero apportait sur un plateau un verre et une San Miguel.
  
  - Vous aviez raison, entama le policier, beau joueur. J’ai déterré cette vieille affaire de nos archives. Coïncidence troublante, je vous le concède, sans pour autant croire à un lien entre les deux faits, senor Desmaret. Quoi qu’il en soit, le délai de prescription s’arrêtant à cinq ans au Mexique, je ne puis juridiquement me référer au premier cas. Tant d’eau, de plus, a coulé sous les ponts. Je préfère me concentrer sur la disparition de Safir Khoury. Voilà mon plan : j’ai obtenu de gros moyens du gouverneur de la province. Dès l’aube, demain, nous appareillons. Fouille intensive de la jungle au-delà du ravin. Des hélicoptères assureront le contact-radio. Avec des fusées nous signalerons nos positions et le guidage par la voie aérienne en sera facilité.
  
  Si Juan avait dit vrai, pensa Coplan, ces recherches se révéleraient inutiles. Mais avait-il dit la vérité ou, du moins, toute la vérité ? Une autre possibilité existait. Travesti en loqueteux, n’avait-il pas été dépêché pour jouer son rôle d’informateur et flouer l’adversaire en mêlant le vrai et le faux ?
  
  Un peu de tequila roula sur sa langue. Il la savoura, l’avala, lécha le sel sur ses lèvres et questionna d’un ton détaché :
  
  - Avez-vous déjà entendu parler d’El Faraon ?
  
  L’étonnement dans le regard du teniente lui parut sincère.
  
  - Qui est-ce ? Avec un nom pareil, ce ne peut être qu’un autre Égyptien !
  
  Le sarcasme suivit :
  
  - Il a disparu, lui aussi ?
  
  - J’ignore qui il est, avoua Coplan. Arnaud Follay enquêtait sur lui. Un gros calibre, à ce qu’il semble. Trafic d’armes et tutti quanti.
  
  - Safir Khoury était mêlé à un trafic d’armes ? releva immédiatement le policier en fronçant ses épais sourcils noirs.
  
  - Jamais de la vie ! s’offusqua Coplan.
  
  Le teniente soupira.
  
  - Quand on m’a muté ici, on m’a assuré que c’était un poste de tout repos, une étape nécessaire avant de passer capitan. Or, si votre Égyptien n’est pas retrouvé, une mauvaise note sera inscrite dans mon dossier. Quelle malchance ! Au fait, vous venez avec nous demain matin ?
  
  - Naturellement, accepta Coplan.
  
  
  
  Après une courte sieste, il traîna en ville, dans le quartier commerçant, aux abords du café où il s’était assis en compagnie de Juan, mais n’aperçut pas le Bélizais. En lui-même, il caressait le secret espoir d’être contacté par quelque autre étrange individu, mais il n’en fut rien. Quand il rentra à l’auberge, Zalia l’attendait pour dîner. Morose, elle contemplait à travers la vitre le ciel indigo qui flirtait une dernière fois avec l’eau de la piscine.
  
  - Je suis triste, se lamenta-t-elle. J’ai l’impression de déserter. C’est comme si, après mon départ, Safir était mort définitivement alors que, tant que je suis là, il lui reste une chance de survie.
  
  - Alors, restez, conseilla-t-il en prenant place devant son couvert.
  
  - Non, répondit-elle avec fermeté, car j’en ai assez de Santa Cruz. Cette ville me fait horreur !
  
  Elle s’arrêta net, but un verre d’eau glacée et, humblement, confessa :
  
  - Et ma sœur se marie dans une semaine. Je dois assister à la cérémonie, c’est une tradition familiale. Nous, les Coptes, sommes très conservateurs. Au fait, vous m’accompagnerez à l’aéroport ?
  
  - C’est aussi une tradition chez moi, plaisanta-t-il. J’accompagne aux aéroports les femmes éplorées par la perte d’un proche.
  
  Après le dîner, Coplan se rendit à la vieille chapelle abandonnée, à la sortie de la ville. Contre un muret délabré, il rangea sa Buick de location et, du compartiment à gants, délogea le Colt 32 que le représentant de la D.G.S.E., camouflé sous le titre d’attaché culturel à l’ambassade de France à Mexico, lui avait remis, avec les munitions adéquates. Le revolver en main, la torche électrique dans l’autre, il zigzagua jusqu’à l’entrée obstruée de débris de pierres. Son corps s'effaça contre l'arcature et il héla : Juan ! Plusieurs fois, il répéta l’appel, mais sans succès.
  
  Le faisceau de la torche balaya la nef et ses éboulis dans lesquels pullulaient les cancrelats. Des mulots s’enfuirent, tandis que les moustiques affluaient, irrésistiblement attirés par la lumière crue. Coplan s’avança, l’index gauche coincé contre la détente.
  
  Juan était bien incapable de répondre à ses appels. Allongé sur une mauvaise couverture, dans le recoin de l’absidiole, il fixait de ses yeux morts la voûte éclatée. La poussière, mêlée à son sang, le cernait d’un magma rougeâtre. Le morceau de vitrail avec lequel l’assassin lui avait tranché la gorge demeurait en place, comme s’il se fût agi de quelque symbole religieux dont on aurait voulu parer le défunt pour son voyage dans l’au-delà.
  
  Coplan ne fut pas surpris de découvrir que les coupures de cinquante dollars avaient déserté les poches du mort, par ailleurs complètement vides.
  
  Il ressortit et réfléchit. Les vautours qu’il craignait tant avaient-ils rattrapé le trafiquant ? L’avaient-ils châtié pour le vol de la caisse d’armes ? Était-ce là l’unique raison du meurtre ? Ou bien Juan avait-il été puni de s’être montré par trop prolixe sur El Faraon et Esteban Gomez ?
  
  Naturellement, il était dans l’incapacité de trancher dans un sens ou dans l’autre. Évidemment, les révélations du Bélizais accréditaient la thèse d’un assassinat mais il ne fallait cependant pas écarter l’hypothèse d’un crime fortuit, commis par des crapules pour délester Juan de l’argent reçu dans la matinée. Néanmoins, instinctivement, Coplan repoussait cette dernière éventualité.
  
  
  
  
  
  L'arroyo longeait un marécage pestilentiel au bord duquel couraient des tamanoirs et leurs frères, les tamanduas, leurs longues langues visqueuses à l’affût des grosses fourmis rouges qui grouillaient dans les herbes aux feuilles tranchantes comme des lames de rasoir. Dans les balsamiers, les sajous et les saïmiris gambadaient en poussant des cris perçants.
  
  Le teniente s’arrêta net et Coplan buta dans son dos.
  
  Une sarigue se faufila sur la berge, avec sa portée de petits accrochée à sa queue bizarrement rabattue sur le dos comme une échelle à l’oblique.
  
  Le policier se retourna vers Coplan. Ses traits accusaient une immense fatigue. La gourde collée aux lèvres, il but goulûment l’eau fraîche. Coplan plaqua son mouchoir sur ses narines. L’odeur putride qui montait du marécage était effroyable.
  
  - C’est cuit, grogna le teniente en revissant le bouchon de la gourde. Il est impossible que l’Égyptien se soit évanoui dans la nature en passant par cette jungle.
  
  - C’est aussi mon avis, approuva Coplan.
  
  - Et nous ne sommes encore que dans l’antichambre de l’enfer ! Au-delà de ce marécage, c’est la mort assurée. Qui choisirait un tel mode de suicide ? D’ailleurs, avait-il des raisons d’attenter à ses jours ?
  
  - Aucune, assura Coplan qui repéra la sangsue tombée du balsamier sur sa main gauche.
  
  D’un geste prompt, il alluma une cigarette et pressa le bout incandescent contre les ventouses. La bestiole se rétracta et chut dans la boue où Coplan l’écrasa d’un coup de talon.
  
  - J’ai déjà perdu un bon litre de sang avec ces vacheries, se lamenta Cardoza. Bon, un petit effort encore...
  
  Il tapota la carte glissée dans une enveloppe plastifiée pendant à son cou.
  
  - ... Un bon kilomètre et l’arroyo fait un coude en longeant un gros rocher plat. Ce sera le bout de la route. Mes hommes sont épuisés. On ne peut leur en demander plus. En outre, ils ont le sentiment, comme moi, que nous perdons notre temps. Les hélicoptères feront la navette en se posant l’un après l’autre sur ce rocher pour nous récupérer.
  
  Coplan ne dit rien. Il pensait à un autre hélicoptère. Celui qui, selon toutes probabilités, avait servi au rapt de Safir Khoury.
  
  
  
  
  
  Zalia pleurait. Ses doigts griffèrent le col de la chemise que portait Coplan.
  
  - Vous avez mon adresse, venez me voir au Caire quand vous passerez par là, et si vous savez quoi que ce soit au sujet de Safir, prévenez-moi sur-le-champ !
  
  - Comptez sur moi, promit-il en la poussant vers la foule des passagers se pressant pour monter à bord du vieux D.C. 9 à destination de Mexico-City.
  
  Il se recula pour s’adosser à un pilier et admira la belle silhouette qui s’éloignait. Pour confirmer la certitude que son patron était mort, elle avait cerné d’un mince crêpe de soie noire l’épaulette de sa saharienne, côté gauche (celui du cœur, avait-elle précisé, le cœur qui n’oublie pas...). Très élégante, elle détonnait quelque peu parmi les transhumantes qui regagnaient la capitale après avoir fêté la Semaine Sainte dans leur ville natale. Éloquents à cet égard, étaient les regards envieux qui s’appesantissaient sur l’élégant ensemble qui reniflait son faubourg Saint-Honoré.
  
  Parvenue à la porte de contrôle, elle se retourna et de sa main libre adressa à Coplan un geste chaleureux auquel il répondit, puis deux hommes la bousculèrent et elle disparut. Coplan alluma une cigarette et attendit que l’appareil décollât. Son diagnostic concernant l’Égyptienne oscillait entre le soupçon et la confiance.
  
  Était-elle sincère, disait-elle la vérité, ou bien en savait-elle plus long sur la disparition de son patron qu’elle ne voulait l’avouer ? Dans ce dernier cas, elle jouait superbement la comédie et méritait un prix au Conservatoire, grinça-t-il en son for intérieur, dépité de n’avoir pu se forger une opinion précise à ce sujet.
  
  Les pleurs, les sanglots dans la voix, n’étaient-ils que pure mascarade, et cette hâte à repartir pour le Caire la manifestation de la peur devant l’envoyé de Paris, ou encore, celle de l’impatience à régler quelque affaire pressante consécutive à l’élimination, temporaire ou définitive, de Safir Khoury ?
  
  La nuit, à l’extérieur du bâtiment de l’aéroport, n’était guère plus fraîche que la précédente. L’espace d’un instant, il songea au cadavre de Juan qui pourrissait dans la vieille chapelle. Déjà, l’atmosphère dans l’absidiole devait être intenable.
  
  Au volant de la Buick, il suivit la route jusqu’au chemin qui longeait le mur de fil de fer barbelé à l’extrémité du runway. Il tourna, parcourut deux cents mètres et s’arrêta après avoir coupé ses phares. Ainsi qu’il l’espérait, l’endroit était idéalement désert. L’appareil à la main, il sortit de voiture.
  
  Les techniciens de la D.G.S.E. l’avaient baptisé le Teckel en raison de sa petite taille. C'était le téléphone de l’An 2000. Pas de fil, pas de prise. Antenne télescopique de cinquante centimètres. Poids 223 grammes. Forme rectangulaire, 17 centimètres sur 6. Épaisseur : 2 centimètres. A l’intérieur, une électronique miniaturisée. Écran de 4 centimètres x 2 sur lequel défilaient les messages enregistrés par la mémoire de l’appareil. Alimentation par une batterie placée dans la partie basse et bénéficiant d’une autonomie de huit heures de temps effectif d’utilisation. Apparence extérieure : celle d’une télécommande. Son principe de fonctionnement se résumait à quatre phases en succession fulgurante : 1) Synthétisation des paroles. 2) Numérisation de ces paroles. 3) Transmission. 4) Dénumérisation et restitution en langage parlé.
  
  Les techniciens de la D.G.S.E. avaient rajouté deux phases intermédiaires : cryptage et décryptage.
  
  Il pianota sur les touches. Le décalage étant de huit heures, l’aube du lendemain se levait à Paris. Aussi composa-t-il le numéro du domicile particulier du Vieux. Une voix grognonne lui répondit, empâtée de dentifrice. Le patron des Services Spéciaux était connu pour être matinal. Coplan lui rendit compte. Quand il eut terminé, un ordre claqua à l’autre bout du fil :
  
  - Revenez ici. Il semble que la piste s’embrouille également à Paris !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Le Vieux arborait sa tête des mauvais jours. Sourcils froncés, œil furibard, lèvre rancunière, ton sec et cassant, rage rentrée, il fulminait :
  
  - C’est un coup fourré à l’échelle internationale, j’en suis persuadé ! Photographier un des plus beaux paysages du monde ? Allons, Safir Khoury avait mieux à faire dans un avenir immédiat ! A quoi rime ce voyage en Amérique Centrale, alors que l’urgence vient du Proche-Orient ?
  
  Coplan se reversa deux doigts de café tiède.
  
  - Quelle est la réaction du ministre ? s’enquit-il.
  
  - Il est dans tous ses états. C’est comme si sa fille était déjà morte. Les autres membres du gouvernement sont évidemment solidaires. La hiérarchie me harcèle alors que l’attitude des Affaires Étrangères est plus mitigée. Pour le Quai d’Orsay, c’est la bonne aubaine. Si Safir Khoury n’est pas retrouvé ni remplacé, et pour le moment je ne vois pas qui pourrait se substituer à lui, la diplomatie officielle redorera son blason au détriment de la diplomatie secrète. C’est pourquoi les Affaires Étrangères, dans le secret de leur âme, exultent.
  
  Un peu avachi dans son fauteuil, le commissaire principal Tourain, de la D.S.T., paraissait assoupi. Son costume gris et fatigué, au pli de pantalon effacé, le boudinait un peu aux hanches. Massif et imposant, c’était un flic de l’ancienne école, un policier d’élite qui, malgré son dédain vestimentaire, se révélait, au cours de ses enquêtes, acharné, méthodique, cent fois sur le métier remettant son ouvrage. Coplan et lui avaient souvent œuvré de concert, à leur satisfaction mutuelle.
  
  C’est à lui que s’adressa le Vieux :
  
  - Mon cher ami, à vous de jouer à présent. Instruisez Coplan des derniers développements et déterminez tous les deux la meilleure conduite à tenir eu égard à la situation nouvelle qui s’est créée sur notre propre territoire.
  
  Coplan et Tourain prirent congé et, peu après, embarquèrent à bord d’une Citroën, pilotée par le second, qui les mena jusqu’à un terrain vague situé entre Villeneuve-le-Roi et l’aéroport d’Orly. De laides constructions modernes aux façades peinturlurées en violet le cernaient.
  
  - La mode est au violet cette année, se gaussa le policier, si bien que ces immeubles, jusqu’à l’hiver prochain, sont dans le vent, ce qui consolera leurs occupants d’avoir les tympans crevés par les décollages et les atterrissages des jets !
  
  De l’œil, Coplan inspectait les alentours. Le no man’s land était jonché de carcasses tordues, noircies par les flammes, de débris métalliques fichés dans le sol rendu boueux par les pluies de la veille. La fange se mêlait aux herbes calcinées.
  
  - Un Piper Cheyenne, expliqua Tourain, appartenant à une société privée helvétique, la Wolfburg. Ce biturbopropulseur à huit places venait de Lausanne. Deux personnes à bord, le pilote et le client. Lorsqu’il a affrété l’avion-taxi, ce dernier n’a pas fourni son identité et a réglé le voyage en numéraire. Un Piper Cheyenne n’est pas équipé de boîte noire, réservée aux appareils de ligne, si bien qu’il a été impossible à la Police de l’Air et des Frontières de découvrir avec certitude pour quelles raisons le pilote a loupé son atterrissage à Orly. Néanmoins, la thèse admise est celle du brouillard réduisant dans cette zone la visibilité à environ cinquante mètres. Elle est confortée par la teneur de la bande magnétique sur laquelle sont enregistrés les échanges entre les pilotes et la tour de contrôle. Comme vous le savez, malgré les progrès techniques, le brouillard demeure l’ennemi N® 1 de la navigation aérienne.
  
  - Pas de rescapés ?
  
  - Non.
  
  - Pourquoi m’avoir amené ici ?
  
  - Parce que je sais que vous attachez beaucoup d’importance au décor dans une affaire. Vous voyez ce pylône d’E.D.F. ? Le Piper l’a percuté. La carlingue s’est disloquée et le client a été projeté contre l’armature métallique. Son corps a été réduit en charpie. Visage méconnaissable, empreintes digitales inexploitables. L’appareil s’est écrasé au sol. Ici même, devant nous. Le carburant a explosé et vous constatez le résultat. Le pilote est mort carbonisé.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - Quel lien avec Safir Khoury ?
  
  - Je vous l’ai dit, le décor est planté. Venez, nous repartons.
  
  L’étape suivante, pour Tourain, se situait dans son propre bureau de la rue des Saussaies au sein du complexe aménagé pour les besoins de la D.S.T. Dans les couloirs, se hâtaient les fonctionnaires de police, certains chargés de dossiers, d’autres réprimant des bâillements après une nuit sans sommeil, tous tirant des mines sombres ou tendues.
  
  Malgré la véhémence de ses dénégations, le commissaire principal n’échappait pas au complexe-maison. Depuis sa création, la D.S.T. s’estimait être la parente pauvre. En revanche, à ses yeux, la D.G.S.E. était la gosse de riche. Les tâches de la première se limitaient au territoire national tandis que la seconde couvrait le monde entier et le monde entier, pour la rue des Saussaies, c’étaient les paradis exotiques, les plages tropicales, les Tahitiennes aux colliers de coquillages, les éblouissantes danseuses de samba à Rio, les Chinoises de Singapour à la peau satinée et aux yeux énigmatiques, les masseuses de Bangkok aux mains douces et parfumées. Par ailleurs, les intrigues qui se nouaient au niveau international laissaient loin derrière elles les manœuvres secrètes des pâles espions œuvrant dans l’Hexagone.
  
  La D.S.T. en faisait un complexe d’infériorité auquel souscrivait Tourain, d’autant que l’agent de la D.G.S.E. qui collaborait le plus fréquemment avec lui, Francis Coplan, était justement l’as de la Centrale du boulevard Mortier. Certes, il n’éprouvait nulle rancœur, nulle jalousie, nulle envie car sa nature profonde récusait ces bassesses de l’esprit mais, parfois, il ne dédaignait pas de se livrer à quelque mise en scène, ou à la construction d’un suspense, à la fois par un zeste de puérilité ou par défi dans l’intention de prouver que la rue des Saussaies rivalisait brillamment avec la Sécurité Extérieure. C’est pourquoi il avait entraîné Coplan jusqu’à Villeneuve-le-Roi.
  
  Il ouvrit une armoire, en sortit d’abord un paquet de cigarettes américaines, et le tendit à Coplan.
  
  - Découvert dans une des poches du passager du Piper. Remarquez le timbre fiscal. République du Belize. A deux pas de l’endroit où a disparu Safir Khoury. Curieux, non ? Combien le Belize compte-t-il de visiteurs annuels ou d’habitants ?
  
  - Le nombre de visiteurs annuels, je l’ignore, répondit Coplan en examinant le timbre fiscal et l’enveloppe de cellophane encore tachée de sang séché. Quant aux habitants, ils sont un peu moins de deux cent mille. Bon, maintenant, Tourain, cessons de tourner autour du pot. Je vois bien qu’il y a anguille sous roche. Ce mystérieux passager, qui est-il ?
  
  Le commissaire principal se gratta le menton, dubitatif.
  
  - Je vous l’ai dit, il n’a pas fourni d’identité à la compagnie d’avions-taxis. Le passeport retrouvé sous le pylône de l’E.D.F. indique qu’il est français. Malheureusement, ce document est faux. Très bien imité, mais faux quand même, comme l’identité, et les visas étrangers. Le visage sur la photographie nous est inconnu.
  
  Le policier émit un sourire à la fois railleur et complice.
  
  - Je ne vais pas vous faire languir plus longtemps. Nous avons découvert deux choses intéressantes, sur les lieux de l’accident, et sur le cadavre.
  
  Il retourna à l’armoire et en rapporta un attaché-case qu’il ouvrit avant d’en vider le contenu sur la table. Coplan se pencha aussitôt pour l’examiner et sursauta, stupéfait. Le carré de papier rose tendre était tromboné aux photographies. A la machine était inscrit : Pour Vladimir Derrek. Quant aux clichés, ils représentaient des hommes et des femmes dont il connaissait les visages au millimètre près :
  
  Jacques Vallebert.
  
  Béatrice Duchamp.
  
  Bénédicte Lemaison, en religion Sœur Marie de la Visitation.
  
  Violette Kérizaouen, en religion Sœur Angèle du Cœur du Christ.
  
  Jean-Michel Moreau.
  
  Pierre Decourville.
  
  Tatiana Bourgueil, la fille du ministre.
  
  Vincent Bourgueil, le fils de la précédente, âgé de sept ans.
  
  François Quayle, médecin de l’Organisation Égalité devant la Vie.
  
  Didier Vandenbush.
  
  Patrice Invernizzi.
  
  Onze malheureux, onze innocents. Kidnappés au Moyen-Orient et retenus en otages, nul ne savait où. Dans des conditions effroyables, vraisemblablement. Leurs ravisseurs les avaient autorisés à écrire deux ou trois messages succincts, destinés surtout à ébranler la fermeté du gouvernement. Un leitmotiv revenait dans ces pitoyables missives : « Au secours, aidez-moi, je vous en supplie. » De son écriture maladroite, le petit Vincent Bourgueil avait écrit à l’intention de son grand-père, le ministre : « Papy, ne m’oublie pas ! »
  
  Les phrases, selon toute vraisemblance, avaient été dictées. Il n’en demeurait pas moins que ces appels pathétiques remuaient le cœur.
  
  Pour semer la confusion, les lettres avaient été postées à Athènes. Qui les kidnappeurs croyaient-ils tromper ?
  
  Onze innocents menacés de mort. Un seul être au monde disposait du pouvoir de fléchir la volonté des ravisseurs de recourir à cette issue effroyable. Cet homme était Safir Khoury et il avait disparu à Santa Cruz dans des circonstances mystérieuses.
  
  Quelqu’un avait-il essayé, par ce biais, de l’empêcher de sauver les onze otages ?
  
  Tourain guettait une réaction sur les traits de Coplan.
  
  - N’est-ce pas fantastique ? encouragea-t-il.
  
  L’air pensif, Coplan acquiesça d’un bref signe du menton.
  
  - Qui est ce Vladimir Derrek ? questionna-t-il.
  
  - Sujet français, trente-cinq ans environ, allure de play-boy, fondateur de la plus importante société française de protection rapprochée, ami des stars et des politiciens, relations importantes à l’étranger et en France. A diversifié ses activités, est devenu conseiller en investissements immobiliers, en placements financiers, sert d’intermédiaire pour l’apport de capitaux. Gros revenus, énergie dévastatrice, ressources physiques étonnantes, formidable force de travail, mène ses affaires à un train d’enfer. Parallèlement, appartient au style fêtard, bien que ce dernier terme, dans le langage actuel, résonne avec quelque archaïsme. Naturellement, ses conquêtes féminines sont innombrables. Beau gosse, les poches bourrées d’argent, comment en serait-il autrement ?
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - Vous l’avez placé sous surveillance mais vous vous êtes bien gardé de l’interroger sur ces photographies ?
  
  Tourain plissa les yeux.
  
  - C’est l’A.B.C. du métier.
  
  - Mais le ministre n’est pas au courant de l’accident survenu au Piper Cheyenne, ni de vos découvertes ?
  
  - Vous pensez bien que non ! s’offusqua le commissaire principal. Personne n’est au courant, sauf le directeur, le Vieux et vous. Les membres du gouvernement, qu’ils appartiennent à n’importe quel courant politique, ne comprennent rien aux méthodes d’investigation policières. Si on les écoutait, ce serait l’arrestation immédiate, le branle-bas de combat, le feu à volonté ! Et pour obtenir quoi ? Un salmigondis d’étourneaux !
  
  - Un peu archaïque aussi, ce terme de salmigondis d’étourneaux ! persifla Coplan avant d’examiner à nouveau les photographies.
  
  L’angoisse, la peur, se lisaient dans les regards agrandis, sauf chez les deux religieuses qui affichaient une confiante sérénité. Les traits étaient amaigris, tirés, creusés. Cheveux décoiffés. Barbes drues chez les hommes. Une lèpre hideuse rongeait les murs lézardés et crevassés de leur prison. Vincent Bourgueil se serrait frileusement contre sa mère qui, tendrement, lui entourait les épaules. Des larmes ruisselaient sur les joues de Béatrice Duchamp. Était-ce voulu ? L’objectif avait-il saisi à dessein cette faiblesse ? s’interrogea Coplan, afin d’augmenter l’effet dramatique ? Pontifiant, suffisant, voire arrogant, François Quayle, médecin de l’Organisation Égalité devant la Vie, avait souvent joué les vedettes à la télévision française. Là, sur le cliché, il avait perdu de sa superbe et ses éclats de matamore peu compatibles avec sa vocation. Les épaules affaissées, la poitrine creuse, il avait piètre allure.
  
  Il repoussa les clichés en direction de Tourain.
  
  - La seconde découverte, importante ?
  
  Le policier repartit vers l’armoire et revint avec un bracelet-montre qu’il déposa devant Coplan.
  
  - Valeur, mille francs, commenta-t-il en s’asseyant et en allumant une Gauloise. La montre est équipée d’un micro-ordinateur dont la mémoire a enregistré dix-sept séries de chiffres qui ressemblent à des numéros de téléphone mais incomplets. Mes hommes ont enquêté discrètement. Le fabricant de ce matériel électronique ultra-moderne nous a mis en garde. En cas de « viol » de l’ordinateur, la mémoire s’efface automatiquement. J’ai demandé à nos services techniques de s’atteler à la tâche en prenant mille précautions. Certaines correspondances, alors, sont apparues, tendant à prouver qu’il s’agit bien de numéros de téléphone. Cependant, souvent, manquent les indicatifs et, quelquefois, un chiffre complémentaire. Grâce à l’aide des P.T.T. nous avons multiplié par ordinateur les combinaisons possibles. C’est un véritable casse-tête chinois ! A plusieurs reprises, nous avons frôlé la formule d’accès mais sans jamais pouvoir la capter avec, en permanence, la hantise d’effacer la mémoire, ce qui handicape nos tentatives et nos efforts. Dans l’intervalle, le médecin légiste me remet son rapport. Rien d’époustouflant, sauf que le passager du Piper Cheyenne avait eu une fracture du radius gauche. Depuis, il portait une plaque de métal sur l’os. La technique de pose de cette dernière est typique, assure l’homme de l’art. Elle est celle d’un chirurgien allemand du Caire, opérant dans la clinique la plus cotée de la capitale égyptienne. C’est un réfugié nazi de 1945. Revenons, après cette parenthèse, à notre micro-ordinateur. Malgré maints échecs, nos techniciens ont réussi à consolider quatre numéros de téléphone sur les dix-sept séries de chiffres mémorisées.
  
  Tourain marqua une pause. Il tenait à ses effets.
  
  - En fait, reprit-il, le renseignement fourni par le médecin légiste nous a aidés à dénicher le premier. De Paris, pour appeler Le Caire, vous composez le 19 suivi de la tonalité et du 20. C’était la clé d’accès, du moins, une des clés d’accès. Le premier numéro de téléphone est celui de Zalia Achraf, la secrétaire de Safir Khoury...
  
  Coplan ne tressaillit même pas. La hâte manifestée par l’Égyptienne à quitter précipitamment Santa Cruz avait éveillé ses soupçons qui, depuis, ne s’étaient pas dissipés. Les révélations de Tourain ne pouvaient que les confirmer.
  
  Celui-ci, peu enclin à disperser son énergie auprès des femmes, n’en enviait pas moins Coplan pour les succès féminins qu’il remportait. Aussi ne put-il s’empêcher d’insinuer :
  
  - On la dit fort belle. Vous l’avez rencontrée, à Santa Cruz. Qu’en est-il ?
  
  - Je reconnais qu’elle est fort belle, mais je vais vous décevoir, mon cher, se moqua Coplan. Je n’ai pas couché avec elle et ne puis donc vous dire ce qu’elle vaut au lit ! Bon, soyons sérieux. Les trois autres numéros de téléphone ?
  
  L’œil du policier se fit rusé.
  
  - Avec deux d’entre eux, nous retournons aux Caraïbes d’où vous venez. L’un à la Barbade, l’autre à Antigua. Le premier est enregistré au nom de Joseph Varschafsky, le second à celui d’Esther Barnett, tous deux citoyens britanniques. D’après les renseignements très fragmentaires que nous avons obtenus, Varschafsky est homme d’affaires et Barnett possède une école de plongée sous-marine très florissante. Impossible d’en savoir plus.
  
  - Et le troisième numéro ?
  
  - Ici même, en France. A Montfort-l’Amaury, dans les Yvelines, pour être plus précis. Cramponnez-vous. La ligne est inscrite sur la liste rouge. Compréhensible, car l’abonnée n’est autre que la princesse Mathilda, et c’est justement Vladimir Derrek qui est chargé de sa protection rapprochée. Tout se recoupe, ne trouvez-vous pas ?
  
  Cette fois, Coplan tressaillit. Appartenant à une famille régnante du nord de l’Europe, l’altesse royale avait souvent défrayé la chronique scandaleuse. Jetant par-dessus les moulins la dignité attachée aux fonctions familiales, elle avait émigré hors de son pays natal et s’était compromise dans une liaison avec un gigolo qui l’avait initiée à l’enfer de la drogue. Tué par une overdose, le parasite avait été remplacé par un mafioso, abattu quelque temps plus tard dans une ruelle de Palerme. Dans sa couche s’était alors glissé un producteur de disques qui avait convaincu la princesse de se lancer dans la chanson. Son filet de voix, convenablement amplifié par un micro surgonflé, soutenu par une sono survoltée, avait provoqué des ravages et propulsé sa propriétaire au hit-parade, non par la qualité du texte, de la musique ou des cordes vocales, mais en raison du parfum de scandale, de la beauté et des origines de l’interprète. Le succès, cependant, n’avait pas dépassé trois disques et le public s’était détourné vers d’autres idoles.
  
  Peu à peu, elle avait sombré dans la folie et sa famille était parvenue à reprendre quelque ascendant sur elle et à la forcer d’accepter une tutelle protectrice.
  
  Celle-ci, expliquait Tourain en entrant dans les détails, avait été confiée à Vladimir Derrek.
  
  - Vous savez tout, conclut-il. Maintenant, retournons voir le général.
  
  Le Vieux ne s’était pas départi de son humeur massacrante.
  
  - Vous comprenez à présent pourquoi je vous ai rappelé, rugit-il à l’intention de Coplan. Safir Khoury a disparu au Mexique mais l’affaire semble se nouer ici. Pourquoi apportait-on ces photographies à Vladimir Derrek ? Quant à la secrétaire, elle me paraît être dans le coup. Son attitude à Santa Cruz s’écartait de la logique. En outre, que fichait son numéro de téléphone personnel sur le micro-ordinateur ? Plus que suspect. Résumons-nous. Compétente sur le territoire national, la D.S.T. reste chargée de l’affaire Derrek. Ce dernier est maintenu sous surveillance constante. Coplan, vous vous occupez des citoyens britanniques à Antigua et à la Barbade, les nommés Joseph Varschafsky et Esther Bennett. Cependant, et c’est une des raisons pour lesquelles je vous ai demandé de revenir ici, nous avons sur les bras cette princesse Mathilda. Pour des raisons évidentes qui tiennent aux relations internationales, elle doit être manipulée avec des pincettes. Tact, souplesse, diplomatie sont les atouts à jouer avec elle, d’autant que, paraît-il, elle est folle à lier à cause des tonnes de drogue dont elle a empoisonné son organisme. J’ai besoin de quelqu’un qui allie ces qualités et qui, accessoirement, j’insiste, accessoirement, plaise physiquement à notre altesse royale venue du Nord...
  
  Coplan esquissa un sourire railleur.
  
  - J’ai compris. Je suis censé remplacer le gigolo, le mafioso, le producteur de disques et tous ceux qui se sont intercalés dans la vie de Mathilda, afin de lui faire cracher les raisons qu’avait le passager du Piper Cheyenne de posséder son numéro de téléphone dans sa montre à mémoire. Mais quelle sera ma couverture ?
  
  Tourain se racla la gorge.
  
  - Le faux passeport était libellé au nom de Marc Danjou, révéla-t-il d’une voix faussement enrouée.
  
  Coplan eut un haut-le-corps.
  
  - C’est bien joli d’usurper une identité, s’insurgea-t-il, mais imaginez qu’elle ait déjà rencontré l’intéressé ?
  
  Il se tourna vers le Vieux.
  
  - Souvenez-vous de Berlin-Est et de Doltchev, s’échauffa-t-il, de la façon dont notre échafaudage s’est écroulé (Voir Coplan joue l'as aux Bahamas) !
  
  Le patron des Services Spéciaux français demeura impassible. Sa main se contenta de lisser ses cheveux poivre et sel.
  
  - Il faut courir ce risque, intima-t-il d’un ton sans réplique, faire flèche de tout bois, nous verrons bien. Le gouvernement attend des résultats. Tant que nous n’aurons pas la certitude que Safir Khoury est mort et que tout espoir est abandonné, nous devrons agir avec un brin d’imprudence, voire de témérité.
  
  Un éclair nostalgique passa dans son regard bleu sous les sourcils en touffe et son masque lourd et grincheux, qui ne trahissait que rarement son humeur réelle, parut rajeunir.
  
  - N’est-ce pas la ligne de conduite qui nous a toujours guidés dans le passé, Coplan ? rappela-t-il.
  
  - Nous serons là en soutien, ajouta Tourain qui souhaitait que l’on n’oubliât pas la D.S.T.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  La villa de Montfort-l’Amaury ne pouvait en aucun cas rivaliser avec un palais royal. Cependant, malgré des proportions plus modestes, elle évoquait un petit Trianon. Ce n’était pas pour autant que gambadaient les brebis et les agneaux chers au cœur de la reine Marie-Antoinette. A pas prudents, Coplan avançait sur l’allée cimentée en admirant les carrés de tulipes, de roses de diverses couleurs, et le gazon soigneusement tondu. Sur la façade XVIIIème siècle, s’enchevêtrait le lierre entrecoupé de chèvrefeuille.
  
  Il s’arrêta net. Elle était assise derrière le bosquet, face au chevalet. Popularisée par la télévision, les vidéo-clips, les magazines à scandales, sa silhouette gracieuse se penchait vers la toile. Avec gourmandise, des pinceaux, elle ajoutait de-ci de-là une touche de bleu de Prusse, tandis que sa langue pointait entre les lèvres que n’alourdissait aucun fard. Des cheveux blonds, se dégageait une chaleur fort éloignée de la pâleur décolorée des Nordiques. Ombragés par les cils drus et dorés, les yeux gris se posèrent avec étonnement sur Coplan.
  
  - Qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas.
  
  Un rose saumon ravivait la couleur de ses joues qui, par endroits, présentaient des taches livides. Le menton grassouillait un peu, et son visage était légèrement empâté. Les fastes de la cour royale et, plus tard, du show-business s’étaient depuis longtemps effacés derrière les ravages de la drogue avec, en alternance, les cures de désintoxication. A cet égard, d’ailleurs, Coplan se demanda dans quelle phase l’altesse évoluait présentement. Asservissement à la cocaïne ou rejet des chaînes ?
  
  La nuque raide, les nerfs tendus, les muscles bandés, il se jeta à l’eau :
  
  - Mon nom est Marc Danjou.
  
  Elle ne cilla pas. Les yeux gris impénétrables demeurèrent fixés sur lui, tandis que le pinceau restait suspendu dans l’air, à mi-chemin entre le coude et la toile. Coplan respira un grand coup et dédia son sourire le plus charmeur. En trois pas, il atteignit le chevalet et jeta un coup d’œil. Deux couleurs dominaient. Le jaune et le bleu de Prusse.
  
  - Que peignez-vous? questionna-t-il d’une voix douce.
  
  - Des champs de maïs.
  
  - Pourquoi du maïs ?
  
  - Posthumement, Van Gogh a vendu à la Galerie Sotheby, à Londres, un carré de tournesols pour vingt milliards de centimes. Ne puis-je pas doubler cette somme avec du maïs ? Tournesols ou maïs, c’est toujours du jaune !
  
  Coplan fut suffoqué. On assurait que Mathilda était folle. Si sa réplique était sincère, voilà qui apportait de l’eau au moulin de ses détracteurs !
  
  Soigneusement, il contrôla le son de sa voix et rétorqua :
  
  - Pourquoi pas des citrons ?
  
  Elle secoua la tête et, avec le plus grand sérieux, critiqua :
  
  - Leur jus rongerait ma toile. Non, je m’en tiens au maïs, n’insistez pas ! Qu’êtes-vous venu faire ? C’est Vladimir qui vous a autorisé à entrer ?
  
  - C’est lui, bluffa-t-il avec aplomb sans vraiment savoir où le mènerait cette situation surréaliste.
  
  La presse avait été tenue à l’écart de l’accident survenu au Piper Cheyenne. Aucune information n’avait filtré. Par ailleurs, selon Tourain, la compagnie helvétique de location d’avions-taxis avait confirmé ne pas avoir été contactée en vue de savoir ce qu’était devenu son passager Marc Danjou. De ce côté-là, le terrain paraissait solide. Il n’en demeurait pas moins qu’avec la princesse, une prudence navigation à vue s’imposait. En outre, l’optimisme affiché par le Vieux et le commissaire principal de la D.S.T. ne semblait guère se vérifier. Apparemment, Mathilda restait indifférente à la beauté physique de Coplan. En fait, toute son attitude témoignait l’indifférence.
  
  - Vladimir est un salaud ! éructa-t-elle soudain.
  
  Et, d’un geste rageur, elle balança dans le bosquet palette et pinceaux, avant de s’emparer d’un chiffon et de se frotter vigoureusement les mains. Un peu de bave moussait sur ses lèvres.
  
  - Le roi des salauds ! écuma-t-elle.
  
  Coplan s’écarta. Il se méfiait des réactions brutales de la Nordique. Mais, aussi soudainement qu’elle s’était emportée, elle se calma. D’un œil attendri, elle contempla sa toile puis, avec ferveur, s’extasia :
  
  - C’est beau, n’est-ce pas ?
  
  - Je le verrais bien au Louvre, la flatta bassement Coplan.
  
  — Mais il n’est pas achevé! protesta-t-elle. Je me demande si je ne devrais pas ajouter deux ou trois coquelicots. Est-ce qu’on trouve des coquelicots dans les champs de maïs ?
  
  - A foison, assura Coplan. Pourquoi Vladimir est-il un salaud ?
  
  - Il me séquestre.
  
  - Quand je suis entré, la porte était ouverte, objecta Coplan. Je ne l’ai pas fracturée.
  
  - C’est un piège, destiné à m’inciter à sortir. Et, sur le trottoir, ses tueurs m’abattraient.
  
  - Pourquoi sur le trottoir plutôt qu’ici ?
  
  La question la décontenança. Son regard gris scruta la toile comme si le jaune et le bleu de Prusse recelaient la réponse. Durant un long moment, le silence s’établit entre eux, qu’elle rompit enfin, comme prise d’une inspiration subite :
  
  - Ici, le maïs me protège.
  
  Cette fois, il fut convaincu qu’elle était folle. Dans la foulée, elle réclama une paire de ciseaux et Coplan s’étonna :
  
  - Dans quel but ?
  
  - Je voudrais découper un morceau de toile où je collerai les coquelicots que j’irai cueillir.
  
  Intérieurement, Coplan grimaça. Mathilda évoluait en plein délire mental et la mission dont l’avait investi le Vieux se compliquait. Cependant, la requête de la princesse lui offrait une occasion qu’il saisit avec empressement :
  
  - Ne vous dérangez pas, je vais chercher moi-même une paire de ciseaux dans la maison.
  
  En même temps, il se déplaçait, ramassait la palette et les pinceaux et les restituait à la jeune femme qui remercia avec grâce, comme le lui avaient appris ses précepteurs. Il s’essuya les mains avec le chiffon et partit en direction de la villa qui l’intriguait tant.
  
  - Des gros ciseaux, exigea-t-elle. Dans le placard de la salle de bains au rez-de-chaussée.
  
  Dès son entrée à l’intérieur, il s’assura immédiatement qu’il n’y avait personne. Ensuite, il entreprit de fouiller avec minutie, sans se soucier des ciseaux. Une question l’obsédait. Pourquoi le faux Marc Danjou avait-il pris soin d’introduire dans la mémoire de sa montre le numéro de téléphone d’une femme qui, à première vue, ne possédait pas l’intégralité de ses facultés mentales ? Une telle précaution paraissait illogique si l’on se souvenait que, parallèlement, il transportait les doubles des photographies, remises par Safir Khoury au Premier ministre, à Matignon. Comment diable une princesse aventureuse et dépravée, peu fiable, droguée ou en voie de désintoxication, cérébralement ébranlée, s’insérait-elle dans ce schéma embrouillé ?
  
  Plus il y réfléchissait, plus se renforçait son opinion : la villa de Montfort-l’Amaury ne constituait qu’une boîte aux lettres pour ceux qui tiraient les ficelles. Celle qui venait des brumes nordiques n’avait pas droit au chapitre, elle servait de paravent à des activités occultes. Dans le camp d’en face, on était persuadé que son quotient intellectuel, par suite de l’existence chaotique qu’elle avait menée jusqu’alors, lui interdisait de s’étonner et de poser des questions embarrassantes à ceux qui la manipulaient dans l’ombre.
  
  Il s’attaquait aux tiroirs du bureau Directoire lorsqu’elle fit son apparition sur sa gauche.
  
  - Ce n’est pas ici la salle de bains ! s’insurgea-t-elle.
  
  Il esquissa un sourire confus.
  
  - Je n’ai rien trouvé dans la salle de bains, allégua-t-il.
  
  - Venez avec moi.
  
  Il la suivit et pénétra dans une immense pièce dont le sol, les murs et le plafond, carrelés en faïence de Delft, s’harmonisaient avec les pots de chambre XVIIIème siècle dans lesquels prospéraient des plantes d’intérieur avides d’humidité. Un blason aux armes de la famille de Mathilda ornait le flanc de la baignoire aux proportions hollywoodiennes. Le gigantesque lavabo, soutenu par deux amphores grecques, s’étalait sous les étagères sur lesquelles était disposé le plus large éventail de flacons de parfums que Coplan eût jamais contemplé. Par la fenêtre ouverte, un souffle de vent s’engouffra et décoiffa l’altesse qui, sur-le-champ, se planta devant le miroir en losange pour réparer les dégâts. Cela fait, elle ouvrit un placard, fouilla et brandit une paire de ciseaux de tailleur.
  
  - Ce n’était pas difficile ! fit-elle.
  
  Elle bouscula Coplan et ressortit. Ce fut pour buter dans un grand et bel homme en tenue de jogging qui braqua sur Coplan un regard surpris. Sa main agrippa le bras de la princesse et stoppa son élan.
  
  - Qui est-ce ? questionna-t-il d’une voix coupante.
  
  Tourain avait exhibé à Coplan tout un lot de photographies de Vladimir Derrek. Aussi le reconnut-il sans peine. La situation se compliquait. Dans quel guêpier le Vieux l’avait-il fourré !
  
  L’occasion de fournir un alibi ne lui fut pas offerte car Mathilda le devança :
  
  - C’est Marc Danjou.
  
  Les yeux de l’arrivant s’écarquillèrent de surprise.
  
  - Mais où diable étiez-vous passé ? s’étonna-t-il. Tout le monde vous recherche.
  
  Instantanément, Coplan réalisa le propice du quiproquo. Vladimir Derrek croyait sincèrement dialoguer avec le Marc Danjou du Piper Cheyenne que, c’était flagrant, il n’avait jamais rencontré. Mêlant le vrai et le faux, Coplan inventa sur-le-champ une explication :
  
  - En Suisse, quelqu’un me pistait, c’est sûr. Aussi ai-je décidé de disparaître dans la nature sans alerter quiconque. J’avais loué un avion-taxi. J’ai payé un pauvre type que je connaissais afin qu’il prenne ma place et assume mon identité. Le malheureux n’a pas eu de chance, car l’avion-taxi, un Piper Cheyenne, s’est écrasé près d’Orly. J’ai attendu plusieurs jours avant de me manifester, la prudence l’exigeait. J’ai bien fait, je crois, car je n’ai plus décelé de filature.
  
  La fable avait coulé facilement d’entre ses lèvres. Derrek parut satisfait, puis se raidit et regarda autour de lui.
  
  - Où est l’attaché-case ? s’enquit-il avec une pointe d’anxiété dans la voix.
  
  - En lieu sûr, rassura Coplan.
  
  - Les photographies ?
  
  - A l’intérieur de l’attaché-case.
  
  Une lueur sévère brilla dans le regard de Derrek.
  
  - Pourquoi ne pas l’avoir apporté ?
  
  - La prudence et le souci de m’assurer que je n’étais pas suivi m’en ont empêché.
  
  L’air renfermé, buté, comme celui du mauvais garnement qui renâcle devant la tâche imposée, la lèvre amère et boudeuse, le menton agressif, la princesse les avait écoutés sans intervenir ni manifester l’intention de le faire. Apparemment étrangère à la conversation, elle fixait du regard une gigantesque reproduction du Poète et sa Muse d’Armand Rassenfosse qui occupait le pan de mur sur la gauche à la sortie de la salle de bains.
  
  Le cerveau dérangé de l’altesse se fourvoya-t-il dans cette inspiration sulfureuse ? En tout cas, elle intervint d’une voix acerbe :
  
  - Pourquoi tenter de me duper, Vladimir ?
  
  Ahuri, Derrek se tourna vers elle.
  
  - Que veux-tu dire, Mathilda?
  
  Elle pointa un doigt accusateur en direction de Coplan.
  
  - Cet homme est l’envoyé de l’asile psychiatrique, ne mens pas ! Tu crois que je n’ai pas compris le sens caché du dialogue ? Le contenu du fameux attaché-case dont vous parlez, c’est la camisole de force ! Ah ! Le Roi et la Reine, mes parents, vont enfin être contents ! Plus de scandales ! Une chambre capitonnée pour Mathilda ! Le silence, l’étouffement, l’oubli !
  
  Cette diatribe conforta Coplan dans sa précédente analyse. Le rejeton de la famille royale était complètement fou.
  
  La véhémente protestation qu’éleva Derrek fut coupée net par le violent coup de ciseaux que Mathilda lui décocha au cœur avec une force décuplée par la rage.
  
  Coplan bondit. Aussi dur qu’une batte de base-bail, le tranchant de sa main gauche frappa l’altesse au cou. Elle chancela en lâchant la paire de ciseaux dont les lames restèrent plantées dans la poitrine de Derrek qui, les yeux exorbités, vacillait, pliait les genoux et, lentement, tombait sur le sol tandis qu’une mousse rougeâtre s’étalait sur ses lèvres.
  
  Coplan récidiva sans ménagement aucun et Mathilda tomba aux côtés de sa victime sur laquelle il se pencha. La blonde princesse n’avait pas loupé son coup, constata-t-il après un bref examen. Derrek était mort et bien mort. Coplan actionna alors l’émetteur-récepteur miniaturisé qui le reliait à Tourain en embuscade avec ses hommes autour de la ville et l’appela à l’aide.
  
  Quand il arriva, Coplan était pendu au téléphone et alertait le Vieux qui trancha avec sa vivacité coutumière :
  
  - D’une part, nous avons un homicide perpétré par une altesse royale, donc emmerdements diplomatiques. D’autre part, nous recherchons Safir Khoury et, si nous le retrouvons, nous sauvons de la mort onze personnes. Coupons la poire en deux. En liaison avec la D.S.T., je prends en charge le premier cas. Dites-le à Tourain. Quant à vous, voyez ce que vous pouvez dénicher chez la princesse et chez sa victime.
  
  - Compris.
  
  Coplan raccrocha et fit à Tourain le récit des événements avant de lui transmettre les ordres du patron des Services Spéciaux. Pour plus de sûreté, un inspecteur passait déjà les menottes à l’altesse évanouie.
  
  - Finalement, ce n’était peut-être pas une très bonne idée cette opération-taupe, grogna le commissaire principal.
  
  Coplan repartit pour la salle de bains, décrocha une serviette qu’il déploya à côté du cadavre, s’agenouilla et entreprit d’explorer les poches.
  
  Son unique butin fut une grosse liasse de coupures de mille livres sterling.
  
  Il releva la manche gauche du mort et démasqua le bracelet-montre qu’il défit et tendit à Tourain. Le policier s’exclama :
  
  - C’est la même marque que celui dont nous tentons de forcer la mémoire !
  
  Coplan baissa modestement le regard.
  
  - Je le savais. Ce boîtier est sûrement équipé d’un micro-ordinateur comme celui que portait le faux Marc Danjou. Au fait, si nous nous partagions le travail ? Je m’occupe de la fouille chez Vladimir Derrek et vous, vous agissez de même ici.
  
  Le policier de la D.S.T. eut un haut-le-corps.
  
  - Attention, Coplan, la D.G.S.E. n’est pas compétente sur le territoire français. Je préfère que vous laissiez à la D.S.T. le soin de perquisitionner au domicile du défunt.
  
  - Vous m’avez fichu dans le pétrin ici, protesta Coplan, en m’expédiant faire le pitre chez une dingue et, à présent, vous constatez le désastre! J’exige ma revanche !
  
  - D’accord, capitula Tourain, mais je vous accompagne. Autrement, vous tomberiez dans l’illégalité !
  
  Coplan esquissa un sourire.
  
  - Ne suis-je pas dans l’illégalité quand j’opère à l’étranger ?
  
  Tourain distribua ses ordres à ses subordonnés et confia le bracelet-montre à l’un d’eux avec mission de l’apporter aux services techniques, puis, en compagnie de deux inspecteurs, il suivit Coplan.
  
  Vladimir Derrek avait pour résidence un somptueux appartement de Neuilly. Les deux spécialistes de la D.S.T. n’éprouvèrent aucune difficulté à neutraliser le système d’alarme et à déverrouiller la porte.
  
  De son vivant, le mort avait cultivé un narcissisme exacerbé que traduisait le nombre impressionnant de photographies tapissant les murs du hall. A son bras, chez Maxim's ou chez Castel, les mannequins ou les cover-girls les plus célèbres, quelques stars du cinéma français ou italien, cinq ou six aristocrates du Tout-Paris, mêlées à des Miss France et à de grandes bourgeoises en goguette.
  
  Le mobilier, ultra moderne, se signalait par son style pur et dépouillé, et ses lignes futuristes. La moindre pièce valait une fortune. Dans la chambre à coucher, la forme et les proportions du lit suggéraient des nuits orgiaques à participations multiples auxquelles, peut-être, Mathilda avait été conviée. Le cabinet rempli d’instruments destinés à pimenter l’érotisme accréditait cette première impression. On retrouvait encore la passion du mort pour les photographies dans l’armoire à archives du bureau.
  
  Coplan passa plus d’une heure à consulter les clichés pendant que les trois policiers fouillaient minutieusement les lieux. Soudain, il tomba en arrêt devant une photographie. Le personnage central, sans contestation possible, était Mathilda. C’étaient ses traits, sa silhouette. Coiffée d’une capeline mauve ornée de fleurs d’hibiscus jaunes, elle se protégeait de l'ardent soleil en brandissant au-dessus de sa tête une ombrelle. Sa robe blanche, au large décolleté volanté et serrée à la taille par une ceinture de satin en harmonie de couleur avec la capeline et l’ombrelle, gonflée dans le bas par plusieurs épaisseurs de mousseline, ondulait sous la brise en frôlant les chaussures. Sur le sein gauche, une seconde fleur d’hibiscus. La tenue se voulait résolument désuète et évoquait les belles créoles de l’époque coloniale lorsque les esclaves suaient sang et eau dans les plantations de coton.
  
  Le décor, d’ailleurs, évoquait les Tropiques. Devant la façade en ruine d’une demeure patricienne, la végétation était luxuriante. Pins d’Australie, jacarandas, magnolias, frangipaniers, se bousculaient pour conquérir leur espace vital.
  
  Coplan resta de marbre devant la féerie de leurs couleurs. Son regard se braquait sur les figurants en arrière-plan : Safir Khoury, Zalia Achraf, Vladimir Derrek, ainsi que trois autres hommes, plus une femme d’une grande beauté.
  
  Il respira un grand coup. Ainsi l’Égyptien connaissait Derrek et Mathilda. Des pans de mystère, peu à peu, tombaient et révélaient la vérité en éclairant quelque peu l’énigme de la présence des photographies dans le Piper Cheyenne. Mais quel était le rôle dévolu à Derrek ? Celui du bourreau ou celui du sauveteur ? Devait-il ordonner au peloton d’exécution de faire feu sur Sœur Marie de la Visitation et Sœur Angèle du Cœur du Christ, sur la fille et le petit-fils du ministre, sur le médecin d’Égalité devant la Vie, sur les autres hommes et femmes, ou bien serait-il celui qui terrasse la Mort ?
  
  Comment savoir ?
  
  Coplan jeta un coup d’œil au verso. Pas de date. Le cliché était-il récent, ancien ? Pris dans les heures qui avaient précédé la disparition de l’Égyptien ?
  
  Seule Mathilda était susceptible d’éclairer sa lanterne. Son témoignage, cependant, serait-il fiable ?
  
  Il examina les autres photographies avec un soin accru, mais fut déçu. Vladimir Derrek donnait l’impression d’avoir accumulé les souvenirs concrets d’amours flatteuses. Dans le plus simple appareil, les mannequins, les cover-girls, les grandes bourgeoises en liesse, les stars du cinéma français et italien, Mathilda, les aristocrates en goguette, célébraient des fêtes charnelles en compagnie de celui qui, en l’instant présent, gisait sur un tapis avec une paire de ciseaux plantée dans le cœur.
  
  Le mécontentement tirait les traits de Tourain lorsqu’il revint se planter devant Coplan.
  
  - Un méfiant, ce Derrek, grommela-t-il. Rien. Pas de répertoire téléphonique, pas de fichier d’adresses. Pas un seul indice !
  
  - Le micro-ordinateur de la montre contient tout ce qu’il avait à mémoriser, supposa Coplan. Un coffre-fort ?
  
  - Même pas ? Étonnant, non ? Remarquez, un homme qui trimbale sur lui une fortune en coupures de mille livres sterling éprouve vraisemblablement une répulsion pour les coffres-forts.
  
  Coplan lui tendit le cliché.
  
  - Vous connaissez ?
  
  Le commissaire principal hocha la tête tout en examinant le rectangle de papier glacé.
  
  - La princesse Mathilda, Vladimir Derrek, Safir Khoury, la secrétaire Zalia Achraf... énuméra-t-il.
  
  - Ce sont les autres qui m’intéressent.
  
  - Leurs visages me sont inconnus. La photo a été prise dans un pays tropical. Santa Cruz ?
  
  Coplan lui reprit la photographie et se leva.
  
  - Repartons à Montfort-l’Amaury, suggéra-t-il, et espérons un éclair de lucidité de Mathilda. Elle seule peut nous dire qui sont les autres personnes et dans quelles circonstances cette photographie a été prise, sans oublier le lieu et la date.
  
  Tourain lui tira la manche.
  
  - Quelqu’un d’autre peut aussi vous renseigner : Zalia Achraf, rappela-t-il, un brin sarcastique.
  
  De retour à la villa de Montfort-l’Amaury, Coplan réalisa sur-le-champ que le temps avait joué contre lui. L’ambassadeur du royaume des parents de Mathilda, le secrétaire général de la présidence de la République, celui du Premier ministre, celui du ministère des Affaires étrangères, le préfet des Yvelines, le procureur général, le directeur de la D.S.T., un colonel de gendarmerie, avaient pris les choses en main et entouraient l’altesse, revenue de son évanouissement et à qui on avait ôté les menottes eu égard à sa qualité.
  
  Volontairement, le Vieux s’était exilé devant le chevalet, et, assis sur le tabouret il ajoutait, de-ci de-là, une touche de bleu de Prusse sur l’horizon qui délimitait le champ de maïs.
  
  - Mathilda se prend pour Van Gogh. Les tournesols lui ont tourné la tête et elle les remplace par du maïs, expliqua Coplan avant de rendre compte de sa visite chez Vladimir Derrek et d’exhiber la photograhie.
  
  Après l’avoir examinée avec soin, le patron des Services Spéciaux la restitua avec une moue dégoûtée.
  
  - Ne comptez pas sur notre altesse royale pour vous aider, se lamenta-t-il. Elle ne nous appartient plus. Son ambassadeur joue le rôle d’ange gardien. Impossible de l’approcher.
  
  Coplan se gratta la nuque.
  
  - Alors, il nous reste Zalia Achraf.
  
  Le Vieux reposa le pinceau et s’essuya les mains avec le chiffon.
  
  - Je vais prendre des sanctions contre l’équipe du Caire chargée de la surveiller. Elle leur a filé entre les doigts. Envolée ! Désolé, Coplan.
  
  - Chez nous, à la D.S.T., une telle mésaventure ne serait pas survenue ! glissa sournoisement Tourain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  - ... Le roi, la reine, l’ambassade, la présidence de la République, le Premier ministre sont bien ennuyés par le geste meurtrier commis par Mathilda, expliqua le Vieux en lissant ses cheveux poivre et sel. Heureusement pour tout le monde, le seul témoin, c’est vous et comme, naturellement, vous ne vous manifesterez pas, l’affaire passera à l’as. Le procureur général des Yvelines souhaitait qu’on eût recours à la thèse du suicide. L’ennui, c’était la paire de ciseaux. Méthode peu plausible. En outre, la famille de Vladimir Derrek a protesté. Finalement, on a retenu la thèse de l’homicide mais commis par un inconnu. La souplesse du juge d’instruction choisi est certaine, donc le dossier sera enterré. Quant à la princesse, elle sera escamotée et reconduite dans son pays d’origine où elle sera cloîtrée dans un asile chaud et douillet en compagnie de ses champs de maïs.
  
  « Bien, tout ceci est anecdotique car nous ne sommes plus concernés. En revanche, l’Élysée et Matignon s’impatientent. Ils veulent que nous retrouvions Safir Khoury dans les plus brefs délais, d’autant que le ministre se meurt d’angoisse à l’idée que sa fille et son petit-fils puissent être assassinés. Oublions donc l’épisode Mathilda et revenons à notre plan d’origine : vous filez à Antigua et à la Barbade. Exploitez les renseignements que nous possédons. Cette histoire est l’une des plus louches que nous ayons eu à démêler !
  
  
  
  Ce soir-là, avant de s’endormir dans la chambre de l’appartement de service que lui avait réservé le Vieux, Coplan s’attarda sur la photographie découverte chez Vladimir Derrek.
  
  Safir Khoury ne craignait pas l'ardent soleil qui avait incité la blonde Mathilda à la peau fragile à se réfugier sous l’ombrelle mauve. Le teint mat, les joues un peu épaissies par la cinquantaine épanouie, ses yeux masqués par des Ray-bans, il arborait ce sourire honnête qui charmait l’interlocuteur. Brasseur d’affaires, il s’était toujours cantonné dans la plus stricte orthodoxie sans jamais se montrer cupide ou rapace. Musulman pieux et intègre, il avait réalisé sur le tard que, contrairement à la loi de Dieu, il avait mené une existence par trop égoïste et du jour au lendemain, il avait décidé d’infléchir le cours de sa vie et de lui donner un sens humanitaire en choisissant un sacerdoce laïque et en se dévouant à la cause des autres.
  
  Mais ses lèvres sensuelles, songea Coplan, trahissaient l’amour immodéré que l’Égyptien portait aux femmes, et il était vraisemblable que Zalia avait menti en affirmant ne pas coucher avec son patron.
  
  Il abandonna l’Égyptien et Mathilda qui, maintenant prisonnière de la raison d’État, se trouvait dans l’incapacité de lui apporter une aide quelconque dans sa mission.
  
  Fidèle à son personnage de play-boy, Vladimir Derrek entourait d’un bras pressant les épaules nues de la jeune femme d’une grande beauté qui se tenait en retrait de Mathilda. Le maillot de bain sculptait des formes éblouissantes et des seins gonflés de sève. Sur la peau bronzée brillaient quelques gouttes d’eau. La chevelure, encore humide, tombait en mèches artistiques le long du cou. Les yeux bleus ne cillaient pas sous le soleil. Sur les lèvres, un sourire, mais avec cette retenue de bon aloi qui freine les femmes fatales au charme dévastateur. Sa main droite entourait les hanches de Zalia captive d’un maillot de bain corail, orné d’une orchidée jaune dessinée sous le sein gauche, que Coplan avait remarqué lorsque l’Égyptienne était sortie de la piscine à Santa Cruz.
  
  La photo était-elle récente ou bien Zalia portait-elle le même maillot à longueur d’année ?
  
  Pour être franc, d’ailleurs, la secrétaire du disparu était loin de faire pâle figure aux côtés de la belle inconnue. Certes, elle était moins jolie, mais sa silhouette était tout aussi appétissante.
  
  Des trois autres hommes qui figuraient sur le cliché, le premier, grand, costaud, les cheveux coupés à ras du cuir chevelu, le visage couperosé, aurait pu tenir le rôle du traître indissociable de tout bon feuilleton policier télévisé. Le deuxième et le troisième, comme Mathilda, craignaient l’ardeur du soleil et s’abritaient sous un large chapeau blanc au bord rabattu sur le front. Des Ray-bans masquaient leurs yeux. Vêtus d’une chemise hawaïenne et d’un pantalon de couleur claire, ils se tenaient un peu à l’écart et tournaient la tête comme pour fuir l’objectif. Au pied de l’un d’eux, une mallette rouge sur laquelle un guépard posait les pattes en bâillant.
  
  Perdu dans la contemplation des personnages que le (ou la) photographe avait fixés sur pellicule, Coplan sursauta quand il entendit la sonnerie du téléphone. En bâillant comme le guépard, il décrocha.
  
  - Mauvaise nouvelle, bougonna Tourain après s’être identifié. Les services techniques ont cafouillé. Une maladresse incompréhensible et qui sera sanctionnée, je vous le jure.
  
  Coplan comprit instantanément.
  
  - La mémoire du micro-ordinateur dans la montre de Derrek ?
  
  - Effacée. Une mauvaise manipulation et, maintenant, c’est le blanc, le blanc total.
  
  - Irréparablement ?
  
  - Irréparablement. Vraiment, je suis désolé, je...
  
  - Voyez-vous, mon cher, le consola Coplan hypocritement, personne n’est à l’abri des bévues, que ce soit au Caire ou à Paris, qu’il s’agisse de la D.G.S.E. ou de la D.S.T. Vous m’avez parlé de sanctions. A quoi servent les sanctions quand la vie de onze personnes est en jeu ?
  
  Il raccrocha sur ce désaveu, réprima un second bâillement et s’en alla ranger la photographie dans le double fond de sa valise.
  
  
  
  
  
  En désignant l’eau turquoise, le grand Noir gesticulait à l’intention de Coplan. D’une voix qui portait loin, il rendait hommage aux vagues qui clapotaient contre l’étrave du bateau.
  
  - Les plus beaux poissons que vous puissiez pêcher au monde ! Vous verrez, vous vous régalerez ! Abaissez les paupières, plongez votre casquette, ressortez-la, rouvrez les yeux et admirez vos prises ! Et, ensuite, je ne vous dis que ça, quelle friture !
  
  Le vol de la Panam avait déposé Coplan à Saint-Thomas aux Îles Vierges. Saint-John à Antigua étant dépourvu d’aéroport, il gagnait la capitale en empruntant le bateau-navette qui, en vingt minutes, reliait Saint-Thomas à Saint-John.
  
  Le débarcadère se rapprochait. Cérémonieusement, le grand Noir serrait la main de Coplan.
  
  - Ravi de vous avoir rencontré. Bon séjour à Antigua, la perle des Antilles !
  
  Sur le quai, une fanfare astiquait une dernière fois ses cuivres qui chauffaient sous le soleil. Fidèles à la tradition britannique, les uniformes se composaient d’un dolman rouge et d’un pantalon blanc à rayures bleues. La température avait tout de même exclu le bonnet à poils, remplacé par un casque colonial à pointe.
  
  Sous un dais en toile blanche, un groupe d’hommes et de femmes donnaient l’impression de former un comité d’accueil prêt à recevoir un invité de marque.
  
  Certain de ne pas être celui-ci, Coplan débarqua sur le quai en suivant sagement les passagers. Les tracasseries administratives n’entraient pas dans la tradition d’Antigua. Aussi les formalités de douanes et d’immigration furent-elles simplifiées. A la question qui lui fut posée, Coplan répondit qu’il venait dans l’île pour se dorer au soleil, ce qui ne surprit nullement l’officier de police puisque la perle des Antilles vivait essentiellement du tourisme.
  
  Au-delà des guichets des douanes et de l’immigration, d’immenses banderoles annonçaient le Championnat International des Sosies. Des affiches célébrant l’événement étaient placardées aux murs. Coplan posa ses deux valises et se planta devant l’une d’elles. Le comité d’organisation semblait être d’essence purement locale. Quelques milliardaires un peu fous, supposa Coplan, réfugiés sous le climat clément des Caraïbes et à la recherche de distractions insolites. Parmi les noms, figurait celui d’Esther Barnett, dont le numéro de téléphone se cachait dans la mémoire du micro-ordinateur. L’intérêt de Coplan s’accrût.
  
  Au comptoir Avis, il loua une Mercury Cornet et plaça ses bagages dans le coffre, avant de repartir à l’intérieur de la gare maritime où il s’embusqua derrière un pilier.
  
  Le bateau-navette qu’il avait emprunté repartait en croisant son frère jumeau qui s’en vint le long du quai débarquer sa cargaison de passagers. L’ahurissement envahit les traits de Coplan, en même temps que la fanfare attaquait l’hymne britannique. Ce choix ne manquait pas d’humour car, justement, débouchait sur la passerelle avec une majesté toute royale, la reine Elizabeth II. Le comité d’accueil applaudit à tout rompre. Dignement, elle salua de sa main droite, lourdement chargée de bagues qui étincelaient sous les rayons du soleil, tout comme son diadème, copié sur un des bijoux de la Couronne. Dans son imperméable mastic, le Borsalino rabattu sur le front, Humphrey Bogart lui emboîta le pas, suivi par Barbra Streisand, Joan Collins échappée du feuilleton Dynasty et Liza Minnelli vêtue d’un uniforme de W.A.C. évoquant sa prestation dans New York, New York. Lauren Bacall donnait le bras à l’inévitable Marilyn Monroe, Kim Basinger souriait à Michael Jackson. Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev se faisaient des politesses. Avec un goût plus que contestable, chacun d’eux tenait dans ses bras une fusée interplanétaire à tête atomique. Cette impression guerrière était effacée par le pape qui, dans sa soutane d’un blanc immaculé, prodigua en direction du quai et de l’eau sa bénédiction urbi et orbi.
  
  La procession s’étira sur la passerelle. Elvis Presley, les hanches désarticulées, plaqua quelques accords de guitare. Une mouette irrespectueuse lâcha une fiente sur la robe olive que portait Elizabeth Taylor et ce crime de lèse-majesté créa un moment de flottement en soulevant les protestations indignées de la victime. Comme en début d’une série noire, le gros et faux diamant vert qui, sur un bandana, ornait le front de Michael Douglas tomba à l’eau et l’intéressé plongea pour le rattraper, avec une agilité digne de Tarzan. Mais, ce faisant, ses pieds heurtèrent Madonna qui trébucha, se coucha sur la rampe en perdant sa perruque qui rejoignit le faux diamant vert.
  
  Coplan se retint pour ne pas éclater de rire.
  
  Défilèrent encore une quinzaine de personnalités connues qui recueillirent une chaleureuse ovation. Celle-ci décrût considérablement lorsque, le dernier, Yasser Arafat, s’engagea sur la passerelle.
  
  La fanfare jouait à présent For he is a jolly good fellow, une interminable rengaine plus propice à une soirée de beuveries dans un bar enfumé qu’à une digne réception sur ce quai inondé de soleil.
  
  Le comité d’accueil abandonna son dais. Ses membres accoururent féliciter les arrivants et consoler Elizabeth Taylor. Une femme se précipita pour nettoyer la tache sur la robe et Coplan tressaillit. C’était la jolie brune qui figurait sur la photographie découverte chez Vladimir Derrek.
  
  Était-ce Esther Barnett? s’interrogea Coplan.
  
  Une caravane de minibus Volkswagen enfila le quai et les sosies montèrent à leur bord, tandis que les membres du comité d’accueil regagnaient leurs Cadillac.
  
  Coplan sortit du hall, s’installa derrière le volant de la Mercury, et mit en marche le climatiseur même si, comme l’avait écrit deux siècles plus tôt George Washington, la température à Antigua était celle d’un mois de juin permanent.
  
  La belle jeune femme de la photographie pilotait une Cadillac lie-de-vin, discrète mais facilement repérable au milieu de ses sœurs framboise, corail, vermillon ou argentées.
  
  Il suivit le cortège automobile qui traversa les rues aux maisons en bois bariolées de couleurs vives. La ressemblance était frappante avec les baraques qui jalonnaient le fleuve Amazone lors de la périlleuse croisière dont l’issue, plusieurs fois, avait failli lui être fatale (Voir Coplan et les crabes rouges).
  
  Les minibus débarquèrent les sosies dans le meilleur hôtel de la ville pendant que repartaient les Cadillac.
  
  La cible de Coplan s’engouffra bientôt dans l’allée cimentée conduisant à une demeure coloniale restaurée, aux colonnades roses. Des tondeuses à gazon broutaient l’immense pelouse, ombragée de flamboyants et de colvilléas. Un serviteur noir ouvrit la portière et, d’un pas pressé, l’inconnue de la photographie disparut à l’intérieur de la mansion.
  
  Coplan accéléra, fit demi-tour deux cents mètres plus loin, contourna l’agglomération et chercha le gîte dans un hôtel modeste, le White Manor, composé de bungalows suffisamment espacés les uns des autres pour ménager une intimité relative.
  
  Il posa ses valises sur le râtelier sans les défaire et repartit aussitôt en ville pour procéder à de nombreux achats avant de faire étape chez un tailleur. Pendant que ce dernier s’activait sur sa commande, payée le double de sa valeur afin d’en garantir la priorité, Coplan alla se restaurer dans un établissement fréquenté par les pêcheurs. Tout en se régalant de grosses crevettes grillées et arrosées d’une sauce à la tomate et au poivre rouge, il admira la proue du Jolly Roger, un trois-mâts de pirates du XVIIIème siècle qu’Antigua conservait pieusement en souvenir des flibustiers et des boucaniers qui avaient hanté la mer des Caraïbes. Probablement, imagina Coplan, parce que ces hors-la-loi constituaient le seul passé historique dont l’île pouvait se glorifier.
  
  Il accompagna les crevettes d’une bouteille de Schlitz, une bière importée des États-Unis.
  
  Le tailleur, lorsqu’il réintégra sa boutique sombre et fraîche, avait presque terminé. Coplan attendit patiemment en grillant une Gitane.
  
  Lorsque le tailleur lui tendit le sac, il régla et, au volant de la Comet, retourna au White Manor.
  
  Cette fois, il défit ses valises et débloqua le double fond. Il ressortit et explora les alentours. Hors de la vue des autres bungalows, sur la façade postérieure, un vieux banyan se mourait pathétiquement en ployant ses branches. Son tronc était creux. Coplan revint aux valises et enfouit dans un sac en plastique une partie de son argent, le Teckel, les armes, les munitions et la photographie, et alla le déposer dans la cachette providentielle de l’arbre agonisant. Ensuite, il rangea ses vêtements, prit une douche, se rasa et s’habilla. Devant le miroir, il ajusta la perruque, donna à droite et à gauche quelques coups de ciseaux réparateurs et entreprit de se grimer en se souvenant du stage qu’il avait accompli auprès d’une maquilleuse professionnelle lors d’une mission passée, en compagnie de Tourain.
  
  Cette tâche achevée, il se para des bijoux en toc dont il avait fait l’acquisition en ville, chaussa les sandales en cuir, verrouilla soigneusement le bungalow et grimpa à bord de la Mercury.
  
  Vingt-cinq minutes plus tard, il se rangeait derrière la Cadillac lie-de-vin. Le serviteur noir sursauta en ouvrant la portière. Coplan sauta sur la marche et, avec désinvolture, le repoussa.
  
  - Introduisez-moi, exigea-t-il d’un ton sans réplique.
  
  - Mais, sir, je ne sais si Mrs. Barnett acceptera de...
  
  Coplan ne retint que le nom et jubila intérieurement.
  
  Barnett. Esther Barnett. Tout se recoupait. La piste qui prenait naissance dans les décombres du Piper Cheyenne recousait ses fils. Du faux Marc Danjou, elle aboutissait à Mathilda et Vladimir Derrek que l’on retrouvait sur la photographie, posant aux côtés de Safir Khoury, de Zalia Achraf et... d’Esther Barnett.
  
  La mine insolente, Coplan monta les marches et aborda la rangée de colonnades, poursuivi par le serviteur qui larmoyait :
  
  - Vous ne pouvez pas entrer, sir, c’est impossible !
  
  Elle apparut sur le seuil de la porte et, cette fois encore, Coplan fut frappé par sa grande beauté.
  
  - Qu’est-ce que c’est, Jackson?
  
  L’instant suivant, elle posa le regard sur l’arrivant et eut un haut-le-corps.
  
  - Qui... qui êtes-vous? hoqueta-t-elle.
  
  - Ramsès III, répondit Coplan en toute simplicité.
  
  - Mais que voulez-vous ? Que faites-vous ici ?
  
  Avec aplomb, il débita la fable qu’il avait concoctée :
  
  - Les autres sosies sont arrivés en une seule cohorte, encadrée, accueillie par la fanfare, congratulée, parquée dans un hôtel. Tous ensemble.
  
  Il bomba le torse.
  
  - Cela ne me convient pas. Je suis un hyper-individualiste. En outre, je suis convaincu que ma ressemblance avec Ramsès III est meilleure que celle des autres sosies avec leurs modèles. Et je suis venu vous le prouver !
  
  Elle pouffa.
  
  - Vous ne manquez pas de culot ! D’abord, qui peut bien ressembler à une momie ?
  
  - Momie rime avec sosie, fit Coplan.
  
  - Je reconnais que votre déguisement est époustouflant ! concéda-t-elle. Un vrai pharaon !
  
  A peine eut-elle prononcé ce mot qu’elle parut le regretter. L’espace d’un instant, ses yeux brillèrent d’un éclat dur et le sourire s’effaça. Grand connaisseur de l’âme humaine, Coplan comprit que la première phase du plan qu’il avait hardiment bâti fonctionnait avec un certain succès. Son travesti tissait le lien entre les Pharaons de l’ancienne Égypte et El Faraon, l’homme mystérieux qui paraissait bien être le responsable, à plusieurs années d’intervalle, des disparitions dans les alentours de Santa Cruz du capitaine Arnaud Follay et de Safir Khoury. Si Esther Barnett saisissait l’analogie, n’était-ce pas parce qu’elle connaissait El Faraon, ce fantôme évoqué par Juan, le vagabond ? Ce spectre dont la seule mention du nom, toujours selon Juan, réveillait la malédiction attachée aux pas des gens trop curieux ? Ce globe-trotter infatigable que ses louches activités promenaient entre les innombrables îles des Antilles et des Caraïbes ?
  
  Puis, à nouveau, son attitude changea et sa voix se fit doucereuse :
  
  - Qui vous a donné l’idée du pharaon ?
  
  - Ma ressemblance. L’année dernière, j’ai visité le musée du Caire et j’ai été frappé par la similitude de faciès entre Ramsès III et moi.
  
  - Ce n’est pas évident, objecta-t-elle. Je ne suis pas très familiarisée avec les momies égyptiennes, je n’ai pas non plus visité le musée du Caire, mais si je me fie aux reportages dans les magazines, la similitude dont vous parlez est douteuse. Je vois devant moi quelqu’un de bien vivant, en chair et en os, respirant la vitalité et l’énergie, rien à voir avec une momie desséchée et parcheminée, au visage décharné et au teint d’ivoire. De plus, ce qui me gêne, ce sont vos yeux clairs. Ramsès III avait-il les siens bleu cobalt ?
  
  - Le cobalt était inconnu des Égyptiens, expliqua Coplan. En outre, ce métal est blanc rougeâtre. Ce sont les colorants avec lesquels, parfois, on le prépare qui sont généralement bleus.
  
  - Vous avez quelque chose à voir avec la diplomatie ? répliqua-t-elle, agacée.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que vous ne jouez pas franc jeu, vous ne répondez pas aux questions directes !
  
  - Posez-m’en une, répliqua Coplan, imperturbable. Du genre : « Est-ce que je vous plais ? » Alors, je répondrai par l’affirmative. Sans hésitation. Vous êtes une des plus belles femmes qu’il m’ait été donné de rencontrer. Si je suis un Pharaon, pourquoi ne seriez-vous pas ma Cléopâtre ?
  
  Elle éclata de rire.
  
  - Vous êtes impayable, rien ne paraît vous démonter ! En somme, vous êtes venu réclamer de moi un passe-droit, c’est-à-dire figurer parmi le dernier lot de concurrents et ne pas subir les séances d’élimination ?
  
  - C’est tout à fait ça, convint Coplan qui, en réalité, ignorait les diverses étapes du championnat.
  
  - Vous méritez au moins que je vous offre un verre. Entrez.
  
  L’absence de soleil sur la terrasse rendait l’atmosphère délicieusement fraîche. En voyant apparaître Coplan, le souverain pontife saisit des deux mains la croix papale qui pendait sur sa soutane et l’agrippa comme un cordon de sonnette pour mobiliser l’armée des anges et des archanges contre le païen des Pyramides.
  
  - Mon Dieu... qui est-ce ? balbutia-t-il.
  
  - En tout cas, il est beau, admira Kim Basinger. Pourquoi ne fait-on plus de films sur les Pharaons ?
  
  - Il joue au sosie, comme vous deux, expliqua Esther Barnett.
  
  Le saint-père esquissa une moue hautaine.
  
  - Ce n’est pas pour moi un rival sérieux.
  
  - Pour moi non plus, s’empressa de préciser le sosie de la vedette de Neuf semaines et demie. Après tout, il y aura un champion de chaque sexe.
  
  - Que voulez-vous boire ? s’enquit la maîtresse de maison.
  
  - Un acapulco (Mélange composé de deux tiers de tequila et d’un tiers de jus de citron frais) avec un seul glaçon, choisit Coplan.
  
  - Mexicain ? voulut savoir Kim Basinger en posant une main sur la sienne au moment où il s’asseyait devant la table en marbre de Carrare.
  
  - Français. Mon nom est Francis Desmaret.
  
  - Kathryne DiFalco, de New York City, en transit à Hollwood, où ma ressemblance m’a desservie, récita-t-elle d’un ton amer. Comme je ne pouvais pas devenir un nouveau Masque de Fer, il ne me restait plus qu’à être sosie de celle qui entravait ma carrière. Vous en êtes un exemple, Francis, il faut beaucoup de talent pour cela, un talent aussi grand que pour être actrice.
  
  - Ce que j’ignore, ma chère Kathryne, intervint le pape, c’est cette histoire du Masque de Fer. De quoi s’agit-il exactement ?
  
  - Francis, qui est français, la connaît forcément, répondit Kathryne avec vivacité. Un des rois de France, Louis XIV, avait un frère jumeau. Une monarchie ne pouvant être bicéphale, ce monarque a jeté son frère en prison en l’obligeant à porter un masque de fer afin que personne ne puisse l’identifier.
  
  - Pourquoi ne pas l’avoir fait assassiner ? s’étonna Esther Barnett en posant sur Coplan un regard pesant. A l’époque, la délicatesse de sentiments n’étouffait pas les rois !
  
  - C’est horrible, ce que vous dites, ma chère ! lui reprocha le pape en se signant plusieurs fois.
  
  Coplan trempa ses lèvres dans l'acapulco que lui apportait le serviteur noir. La thèse de Kathryne était parfaitement abracadabrante, mais ce n’était ni le temps ni le lieu pour l’infirmer.
  
  - Hélas, soupira le sosie de la vedette américaine, à Hollywood je ne disposais pas de masqué de fer !
  
  Sur le sujet, le saint-père rompit des lances avec Kathryne, ce qui eut le don d’impatienter la maîtresse de maison. Sans ménagement excessif, elle leur fit comprendre à tous deux qu’elle souhaitait les voir partir. Ils n’insistèrent pas et, à la grande surprise de Coplan, grimpèrent à bord d’une papamobile, rangée dans une allée secondaire sur le flanc droit de la terrasse. Le véhicule était la reproduction exacte de la jeep blindée aux parois transparentes dans laquelle circulait le vrai souverain pontife depuis la tentative d’assassinat perpétrée à Rome par un fanatique turc. Kathryne prit le volant et démarra.
  
  - Authentiques jusqu’au bout, n’est-ce pas ? admira Esther. Il existe deux catégories de sosies, Francis, les amateurs et les professionnels.
  
  - Et, naturellement, vous me rangez dans la première catégorie ? protesta-t-il avec une fausse véhémence.
  
  Elle lui prit la main, le força à se lever et l’entraîna.
  
  - Pour faire partie de la seconde, il faudrait que vous me rassuriez. Par exemple, avez-vous sérieusement pioché la vie des Pharaons ?
  
  - Dans quel domaine ?
  
  - Leurs ébats amoureux. Tout à l’heure, vous me proposiez d’être votre Cléopâtre. Encore conviendrait-il que vous soyez à la hauteur. Si mes souvenirs sont exacts, Cléopâtre était dotée d’un tempérament fougueux, exigeant, insatiable. Marc-Antoine et Jules César la satisfaisaient sur ce plan, mais... en aurait-il été de même avec Ramsès III ? l’aguicha-t-elle.
  
  - Un proverbe patagon affirme : l’homme perdu dans le désert croit naïvement que rien ne pourra jamais étancher sa soif, rétorqua-t-il.
  
  Elle soupira.
  
  - C’est loin, la Patagonie, tandis que ma chambre est juste là, au bout du couloir.
  
  Non, ce n’était pas Cléopâtre, découvrit Coplan lorsque, nus, dans la fraîcheur de la vaste pièce, ils roulèrent tous deux sur les draps en soie camel. Peut-être dans l’art de la comédie aurait-elle rivalisé brillamment avec les modèles des sosies de Kim Basinger, Elizabeth Taylor, Marilyn Monroe ou Joan Collins. Sa fougue n’était pas spontanée et s’apparentait à une machine qu’actionnaient un treuil et des câbles logés dans le cerveau. Son corps superbe simulait trompeusement un désir qui ne dupait nullement le vieux routier qu’était Coplan dans ce domaine. Insatiable ? Oui, si l’on se fiait aux détours qu’elle empruntait pour réclamer de nouvelles étreintes mais, Coplan le percevait parfaitement, ce bel échafaudage n’était que de la comédie.
  
  En réalité, analysait-il avec lucidité, sa tenue de Pharaon l’intriguait. Elle souhaitait en savoir plus et, femme en cela, elle employait la plus ancienne tactique au monde pour amadouer l’adversaire.
  
  Bien entendu, elle ignorait que ce dernier appartenait à un univers où les fausses Cléopâtre, les courtisanes mythiques, les vamps à la mécanique charnelle bien étudiée foisonnaient et dressaient leurs pièges avec un art consommé.
  
  En sueur, haletante, l’air épuisé, elle roula enfin sur le flanc et le complimenta :
  
  - Ramsès III aurait supplanté Jules César et Marc-Antoine ! Dis-moi, on va prendre un bain ensemble ? Ton maquillage et ton fond de teint n’ont pas résisté à cette séance ! Sans parler de mes draps qui sont tout tachés !
  
  Dans l’eau mousseuse de la baignoire aux dimensions phénoménales, elle le lava et le caressa longuement après lui avoir ôté sa perruque.
  
  - Tu sais que je suis encore surprise par ton choix ? relança-t-elle à un moment. Vraiment, un pharaon ! Sois franc, tu n’avais pas une idée derrière la tête ?
  
  Il posa sur elle un regard innocent.
  
  - Quel genre d’idée aurais-je bien pu avoir derrière la tête ?
  
  - Certains préfèrent, pour délivrer leur message, adopter un chemin détourné, parfois tortueux. Si c’est le cas, je me demande quel est ton but ?
  
  Sans grande conviction, mais parce qu’il devait jouer le jeu, il lui caressa les seins d’une main nonchalante. Les choses, décida-t-il, devaient bouger. Le Vieux était catégorique. Le gouvernement français attendait des résultats d’urgence. Calmer les débats ne servait à rien. Maintenant qu’il avait pris pied dans la place, il devait encaisser les agios de ce premier succès. Reculer, renâcler, affaibliraient son bluff, et le temps lui était compté, d’autant qu’une autre piste s’ouvrait à lui, celle de Joseph Varschafsky, à la Barbade. Tout bien considéré, Esther connaissait certainement El Faraon. En tout cas, elle figurait sur un cliché en compagnie de Safir Khoury et de Zalia Achraf. Par conséquent, tabler sur ce fait, mais subtilement. Pas de gros sabots. Par des chemins détournés et tortueux, comme disait Esther.
  
  Il se mordit les lèvres et feignit d’être coincé.
  
  - Tu es drôlement forte, avoua-t-il. Bon, je vais te dire la vérité. Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de jouer à Ramsès III. C’est un ami. Ensemble, nous avons répété de nombreuses fois jusqu’à ce que je sois bien dans mon rôle. Ensuite, il m’a donné ses instructions : m’envoler pour Antigua et te rendre visite afin que tu intrigues pour que je sois choisi comme champion des sosies. Voilà, c’est tout.
  
  Un instant, elle demeura médusée puis, d’une voix sifflante, elle demanda :
  
  - Comment se nomme ton ami ?
  
  - Marc Danjou.
  
  Elle ne cilla pas.
  
  - Et il ne t’a rien remis pour moi ?
  
  - Rien.
  
  Il vit bien qu’elle ne le croyait pas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  - Francis, vous avez besoin d’une guide touristique ?
  
  Pour faire honneur à Antigua, cet ancien paradis des flibustiers et des boucaniers, Kathryne arborait une tenue corsaire, pantalon à mi-mollets, bustier lacé, gros bijoux en toc et un bariolage de couleurs qui claquaient au vent. Un bandana rouge ceignait son front et ses cheveux blonds caressaient les boucles d’oreilles turquoise en forme d’équerre.
  
  - Un tour de l'île ? proposa-t-elle.
  
  Un temps d’arrêt puis elle ajouta, la voix un peu rauque :
  
  - Vous êtes aussi beau au naturel qu’en pharaon.
  
  Elle désigna la jeep qui, à l’inverse de celle du saint-père, n’était ni blindée ni équipée de vitres transparentes.
  
  Coplan alluma une Gitane pour gagner du temps. La démarche de Kathryne éveillait ses soupçons. Était-elle là sur ordre ? La veille, le faux souverain pontife et elle paraissait en meilleurs termes avec Esther. Le ton général, entre eux trois, semblait plutôt familier. Pourquoi ces marques de faveur réservées à ces deux sosies en particulier et pas aux autres ? Ils se connaissaient de longue date, c’était flagrant. Avec Kathryne, Esther sous-traitait-elle ce dont elle ne pouvait s’occuper elle-même par suite de ses obligations d’organisatrice du championnat ? C’est-à-dire percer la personnalité de Coplan et découvrir qui il était en réalité ?
  
  - Pourquoi pas ? acquiesça-t-il.
  
  Kathryne était effectivement un guide parfait. Elle connaissait l’île comme sa poche et l’emmena sur les plages sablées, nagea comme une sirène dans les eaux transparentes près des rivages, peuplés de poissons multicolores, l’entraîna dans les sentiers ombreux du parc national, à travers une végétation édénique, pullulant de gobe-mouches, de sensibles et de fougères à tatouages.
  
  Sur une colline, ils visitèrent un fortin en ruine, aux canons soudés par deux siècles de rouille.
  
  Elle se percha sur un créneau et lui désigna une ligne grise à l’horizon :
  
  - La Guadeloupe. D’ici, l’amiral Nelson contrôlait le trafic maritime dans la mer des Caraïbes. Ce n’est pas flatteur pour votre amour-propre national, mais les Français ne sont jamais parvenus à le déloger !
  
  - Les Pharaons aussi étaient indélogeables, répliqua-t-il pour dévier la conversation sur le sujet qui l’intéressait.
  
  Elle s’assit sur la pierre usée et détourna le regard vers la mer.
  
  - Nelson, poursuivit-elle, tenait la dragée haute aux bateaux qui passaient et refusaient de montrer patte blanche, ou de lui payer tribut.
  
  Coplan entra dans la brèche qu’elle lui ouvrait :
  
  - C’était une forme de racket comme une autre. De nos jours, le racket s’est transformé, mais le résultat est identique : la bourse ou la vie, et la bourse, c’est la rançon.
  
  Lentement, elle ramena vers lui son regard clair.
  
  - Vous êtes fascinant, Francis. Avec vous, on ne s’ennuie pas, on a l’impression de lire la dixième page d’un scénario de film policier.
  
  - Pourquoi la dixième en particulier ?
  
  - Parce que les neuf premières, vous les avez feuilletées avec Esther.
  
  - Vous êtes très amie avec elle ?
  
  Kathryne sauta à bas du créneau et atterrit souplement devant Coplan.
  
  - La visite du fortin n’est pas terminée, éluda-t-elle. Venez.
  
  Il la suivit. A travers la meurtrière, le soleil se faufilait jusqu’à l’autre paroi de la casemate. Le sol était matelassé de fougères. Kathryne déboucla sa grosse ceinture mexicaine en cuir tressé, délaça son bustier dont elle se délivra d’un geste vif, tout comme du pantalon corsaire, et s’offrit toute nue aux bras de Coplan avant, par un croc-en-jambe sournois, de le faire basculer sur le lit moelleux.
  
  Si, dans un championnat, il avait eu à décerner un titre de meilleur sosie de Cléopâtre dans le domaine charnel, Coplan n’aurait éprouvé aucune hésitation. Kathryne répondait aux critères, à l’opposé d’Esther. Elle l’attira entre les plis de sa fente duveteuse, dans le canyon de ses cuisses veloutées, et ses genoux le propulsèrent en elle. Cent mille volts électrisèrent Coplan qui rama avec fougue dans la source incandescente. Tour à tour, Kathryne se montra féline, câline, dominatrice, soumise, autoritaire et perverse. Coplan en était transcendé. Tous deux constituaient un organe unique, vivant, vibrant et ondulant, sublimé par le plaisir. Complices, les fougères se pliaient sous leurs corps, épousaient leurs contours, caressaient leurs peaux et cet élément extérieur, à la fois doux et piquant, exacerbait la poussée de l’extase.
  
  Kathryne hurla quand elle atteignit la cime de l’ivresse. Coplan la rejoignit dans la seconde qui suivit. Elle l’embrassa tendrement sur le front et murmura : Dommage...
  
  - Dommage quoi ?
  
  - Dommage que tu sois un pharaon.
  
  - Ta phrase est idiote. Qu’est-ce qu’elle signifie ?
  
  - Rien. Laisse...
  
  Elle le repoussa, se dégagea et se rhabilla.
  
  De retour à la jeep et pendant qu’elle conduisait, il l’interrogea abondamment. Qu’avait-elle voulu dire ? Ses efforts furent vains. Brusquement, Kathryne paraissait pressée et conduisait à vive allure en conservant un mutisme glacial. Parfois, dans les virages, elle prenait même des risques inconsidérés. A un moment, elle faillit écraser un chien. Lorsqu’enfin elle stoppa la jeep devant le bungalow du White Manor, elle esquissa, pour la première fois depuis leur sortie de la casemate, un sourire qui se voulait confus mais qui dissimulait une énorme tension intérieure.
  
  - Je connais quelqu’un, livra-t-elle d’une voix sèche, que l’on surnomme le Pharaon. Il déteste les sosies. Souviens-t’en, Francis, et méfie-toi.
  
  Elle démarra brutalement en soulevant une gerbe de graviers qui ricochèrent contre les jambes nues de Coplan.
  
  Le bungalow avait été fouillé, ce qui ne l’étonna guère. Kathryne, en déduisit-il, avait agi sur ordre. Une question, cependant, le lancinait. L’avertissement qu’elle lui avait prodigué était-il purement personnel ou émanait-il d’en haut ?
  
  Dans le premier cas, quel était le mobile de Kathryne ?
  
  Non, réfléchit-il, cette dernière était probablement rusée et parfaite comédienne. N’avait-elle pas accompli ses classes à Hollywood ? Simplement, elle était mieux douée qu’Esther pour tromper l’ennemi.
  
  Les visiteurs n’avaient pas pensé au tronc du banyan. Coplan en retira l’enveloppe en plastique et délogea le Colt 32 à canon court, de faible encombrement. Dans les alvéoles du barillet, il enfonça les balles.
  
  Kathryne lui avait recommandé de se méfier, il se méfierait.
  
  
  
  
  
  La riche colonie blanche de l’île s’était réunie sur la pelouse d’une ancienne plantation qui appartenait au président du jury. Ce dernier, un certain Bloomington, gras comme un nabab, avait choisi de s’habiller en gentilhomme du XVIIIème siècle. Ses opulents amis l’avaient imité, si bien qu’on se serait cru dans un remake de La Taverne de la Jamaïque. Les femmes ressemblaient aux belles créoles qu’avait popularisées Joséphine de Beauharnais.
  
  Esther Barnett n’avait pas tenté de se singulariser. Mais était-ce provocation de sa part ? s’interrogea Coplan. Elle portait la même tenue que la princesse Mathilda sur la photographie : capeline mauve ornée de fleurs d’hibiscus jaunes, robe blanche au large décolleté.
  
  Majestueuse, elle grimpait maintenant les marches conduisant à la gigantesque estrade édifiée au milieu de la pelouse et surmontée d’un dais, pour le cas où les imprévisibles pluies tropicales déverseraient leurs trombes d’eau sur les augustes têtes de ces invités de marque.
  
  Exilé à l’extrémité gauche, l’orchestre refusait le XVIIIème siècle mais, se voulant malgré tout rétro, se cantonnait dans les thèmes Dixie ou ragtime. Uniformément, les serviteurs portaient le costume des pirates de films d’aventures, foulard rouge sur les cheveux, chemise canari décorée d’une tête de mort et de tibias entrecroisés, pantalon corsaire bleu électrique et bandeau sombre sur l’œil gauche.
  
  Aussi nombreux que les invités, ils étaient tous de race noire.
  
  Entouré par les membres du comité d’organisation qui, parallèlement, constituaient le jury, le président Bloomington déclara ouvert ce premier championnat du monde de sosies. En réalité, songea Coplan ce n’était là qu’un divertissement de plus pour milliardaires désœuvrés.
  
  Suivit l’inévitable discours qui ennuya ferme l’assistance.
  
  Et commencèrent les éliminatoires.
  
  Si les sosies des hommes politiques s’attendaient à un plébiscite, ils furent déçus. Ronald Reagan, Mikhaïl Gorbatchev, Yasser Arafat furent congédiés lors de leur première apparition. Le droit de cité n’était pas accordé aux chefs d’État ou de clan dans ce paradis exotique où l’on cherchait avant tout à s’amuser. Bien que souveraine d’Antigua, la reine Elizabeth s’en aperçut à ses dépens et fut renvoyée dans les coulisses, accompagnée d’applaudissements polis.
  
  L’aimable compagnie qui se tenait là, sur la pelouse, en dégustant ses Blue Lagoon ou ses acapulcos, ne comptait pas non plus parmi les sympathisants de Rome. Le Pape ne recueillit qu’un succès d’estime mais ne fut pas éliminé pour autant.
  
  En revanche, le champion de tennis John McEnroe déchaîna une ovation. Coplan, qui le suivait, en fut victime. On bouda son personnage de pharaon, ce qui le laissa parfaitement indifférent.
  
  En fait, l’assistance réservait ses salves d’applaudissements aux vedettes du show-business qui s’apprêtaient à monter sur l’estrade.
  
  Coplan en descendit, rafla un acapulco sur le plateau d’un serveur et buta dans le saint-père qui lui accrocha le bras et l’attira à l’écart.
  
  - Soyons sérieux, vous y croyiez vraiment, à votre déguisement de pharaon ? fit-il, d’un ton sévère.
  
  - Et vous, vous croyiez au vôtre ? persifla Coplan. Pas brillante, votre prestation ! Qu’allez-vous faire maintenant ? Vous agenouiller et prier pour que le deuxième tour vous soit plus favorable ?
  
  Le faux pape lui broyait l’avant-bras et fixait sur lui un regard dur et perçant.
  
  - Esther Barnett est une très ancienne amie, mais c’est aussi une faible femme. Votre visite chez elle, votre culot, l’ont désarçonnée. Elle ne sait que penser et votre déguisement ne l’a pas convaincue. Pour être franc, elle vous soupçonne d’être venu chez elle avec, en tête, des idées qui n’ont rien à voir avec le championnat.
  
  - Comme de coucher avec elle ? riposta Coplan.
  
  - Je ne suis pas le vrai pape, donc je ne suis pas choqué, se moqua l’autre. Esther s’est confiée à moi. J’aimerais la rassurer et... oh ! mais voilà Kathryne qui va monter sur l’estrade. Je dois aller l’encourager !
  
  - Elle aussi est une très ancienne amie à vous ? riposta Coplan pour river son clou à celui qu’il prenait pour un faux jeton.
  
  L’autre eut un sourire apaisant.
  
  - On reparle de tout ça en prenant un verre, après la proclamation des résultats ? suggéra-t-il avant de s’éloigner en fendant la foule des invités.
  
  L’orchestre joua Don’t be cruel pendant qu’Elvis Presley montait sur l’estrade en brandissant sa guitare blanche au-dessus de sa tête comme s’il s’était agi du trophée promis au vainqueur.
  
  Il précédait, sous la fusée d’applaudissements, Kathryne, vers qui se précipita Esther avant d’entourer d’un bras protecteur ses épaules bronzées et, de l’autre, encourager l’assistance à l’ovationner. Anticipant sur la candidate suivante qui était le sosie de Liza Minnelli, l’orchestre abandonna Don’t be cruel pour attaquer le thème de New York, New York. Mais, parrainée par Esther, Kathryne ne quittait pas la scène. Elle s’inclinait, relevait la tête, se courbait, se redressait, pareille au vainqueur qui s’apprête à recevoir la couronne.
  
  Elle se jeta dans les bras d’Esther pour l’embrasser et la remercier. Sa tête parut éclater et son corps fut culbuté contre la batterie de l’orchestre dans le fracas des cymbales. Pendant une fraction de seconde, un nuage rouge sang flotta dans l’air, accroché à des mèches de cheveux blonds, avant de se disloquer et d’éclabousser Esther qui hurla et recula.
  
  A son tour, elle fut décapitée et un second nuage rouge, crispé à des lambeaux de cuir chevelu, se figea sous les projecteurs et retomba en pluie gluante sur le micro qu’Esther avait lâché.
  
  Pas une seule détonation, avait remarqué Coplan. Bousculé par la foule paniquée qui, de tous ses poumons, criait sa terreur, il fut inexorablement repoussé loin de l’estrade et reflua vers la façade de la plantation coloniale. Une brutale poussée de la meute en fuite l’expédia sur les fesses et, pour éviter d’être piétiné, il procéda à une série de roulés-boulés à une vitesse fulgurante qui l’amena à l’abri, derrière une colonnade, qu’il entreprit vivement d’escalader. Par expérience, il savait que la panique transformait la foule en rouleau compresseur et il ne tenait nullement à être aplati comme une galette.
  
  Ses doigts, enfin, crochetèrent le niveau inférieur du péristyle et, après un rétablissement acrobatique, il bascula par-dessus la balustrade en pierre et atterrit souplement sur la galerie.
  
  Probablement renversé par l’exode massif des invités, un projecteur pointa sa face lumineuse vers le ciel et son faisceau accrocha une silhouette grise à l’autre extrémité de la galerie.
  
  Elle courait, un fusil à la main.
  
  Coplan n’hésita pas. Il se lança à sa poursuite après avoir délogé le Colt 32 retenu sur sa cuisse gauche par les bandes de sparadrap. Naturellement, il n’était pas encore question de presser sur la détente. D’ailleurs, la distance était trop grande pour la portée du revolver ou, du moins, pour que le tir soit efficace. Mais, surtout, il convenait d’obéir à une règle qui ne souffrait aucune exception : ne jamais tuer quelqu’un susceptible de fournir des renseignements.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Coplan atteignit l’extrémité du péristyle et buta contre la balustrade avant de pivoter sur lui-même et d’inspecter les environs. Pas de traces de la fuyarde. Sous lui, la pelouse était à présent quasiment déserte. Sur l’estrade, gisaient les deux cadavres ensanglantés. Kathryne serrait une cymbale dans ses bras tandis qu’Esther cachait les premières lettres de l’inscription sur la banderole déchiquetée par l’impact des deux projectiles.
  
  Impavides, les projecteurs éclairaient ce tableau sinistre.
  
  La foule se ruait vers le parking situé devant le péristyle. Coplan s’agenouilla, et de sa main libre agrippa le sunlight orientable, placé en haut de la colonnade afin d’apporter une source lumineuse supplémentaire aux festivités dont nul ne prévoyait qu’elles connaîtraient une issue aussi tragique.
  
  Il le fit basculer et le pinceau laiteux balaya le parking avant d’accrocher la silhouette au fusil, qui s’apprêtait à sauter à bord d’une Range-Rover. Coplan ne perdit pas une seconde. Il lâcha le sunlight, coinça le pontet du Colt 32 entre ses dents. Ensuite, il passa par-dessus la balustrade, calcula la hauteur et se laissa tomber.
  
  Une femme cria. Elle avait vu le revolver plaqué contre sa bouche. Un homme âgé se jeta entre elle et Coplan.
  
  - Ne lui faites pas de mal, je vous en supplie ! implora-t-il.
  
  Coplan reprit le revolver en main et s’éloigna en courant. Le désordre, le tumulte, étaient indescriptibles. Les voitures démarraient dans tous les sens, se tamponnaient, froissaient leurs carrosseries, meurtrissaient leurs pare-chocs, reculaient pour emboutir d’autres fuyards tout aussi pressés.
  
  Le parking se transformait en un gigantesque manège de carnaval où tous les coups auraient été permis.
  
  Les robes somptueuses qu’auraient enviées les belles créoles qui entouraient l’amiral Nelson ou Joséphine de Beauharnais se déchiraient sous les portières claquées précipitamment.
  
  Coplan serra les poings avec rage. La Mercury Comet, par une malchance incroyable, était justement parquée sur le flanc opposé de l’esplanade.
  
  Certains ne retrouvaient plus leur voiture, hurlaient, trépignaient, décochaient des coups de pieds dans les roues des plus chanceux. Les femmes devenaient hystériques.
  
  Ce fut le moment que choisit le ciel pour déverser sur l’île les trombes d’eau d’un orage tropical. Le déluge stoppa les moteurs. Atteints d’asthme, les essuie-glaces rendaient l’âme devant l’avalanche.
  
  Soudain, à trois mètres de lui, Coplan vit la jeep blindée du faux pape. Il se jeta à l’intérieur. Les clés pendaient au tableau de bord. Docile, le moteur démarra à la première tentative. Les phares se cognèrent contre la muraille de pluie tandis que l’essuie-glace s’asphyxia à tenter de chasser le torrent inondant le pare-brise.
  
  Coplan ne se laissa pas abattre. Prudemment, il obliqua vers la pelouse désertée, là où personne ne se risquait, sauf la Range-Rover. Lorsqu’il l’eut repérée, il éteignit ses phares et roula en se guidant sur les feux arrière de sa cible, mais en maintenant la même allure, sans chercher à la rattraper. L’écran liquide, devant lui, interdisait toute manœuvre hardie.
  
  Dans un premier temps, la poursuite ne posa aucun problème, grâce aux projecteurs. La Range-Rover slaloma entre les tables basculées, les chaises renversées, écrasa les plateaux des serveurs, les verres des cocktails, cahota sur les câbles des caméras, longea l’estrade où, à l’abri de l’orage, Esther et Kathryne baignaient dans leur sang, tandis que les rafales de vent secouaient le dais en expulsant l’eau qui creusait sa toile.
  
  Elle contourna la riche demeure pour atteindre la face postérieure plongée dans l’obscurité.
  
  A partir de là, ce fut plus difficile pour Coplan, mais il réussit quand même à ne pas perdre de vue son objectif.
  
  L’allée cimentée descendait en pente douce. L’un après l’autre, les nuages crevaient pendant que les cataractes piochaient et ravinaient le sol de l’île. Coplan se consola vite. L’essuie-glace de la Range-Rover ne combattait pas la tourmente plus efficacement que celui de la papamobile.
  
  Au sortir de la plantation, la Range-Rover bifurqua à gauche et, un peu plus tard, Coplan reconnut la route, celle-là même qu’avait empruntée Kathryne pour gagner le fortin en ruine. A ce souvenir, un étau broya son cœur. Il détestait que meurent les femmes avec lesquelles il avait fait l’amour, si peu recommandable qu’ait été leur vie.
  
  Cela valait pour Kathryne mais aussi pour Esther.
  
  L’orage cessa brusquement, avec cette soudaineté caractéristique des climats tropicaux. Le vent souffla encore pendant quelques minutes puis mourut. Dans les fossés ceinturant la route qui grimpait en lacets sur le flanc de la colline, l’eau dévalait en torrents vers la baie et ses éboulis de roches pulvérisées.
  
  La Range-Rover accéléra. Coplan fit de même, tous feux éteints. Quand sa cible aborda le promontoire rocheux il stoppa le long de la route et sauta à bas de la jeep. La voie se terminant en cul-de-sac, la Range-Rover ne pouvait aller plus loin.
  
  Courbé en deux, le Colt à la main, à vingt centimètres du fossé, il escalada la pente. Sa tunique de pharaon lui collait à la peau et elle le gênait. Néanmoins, elle présentait un avantage. Elle s’arrêtait à mi-cuisses. Ainsi ses jambes n’étaient pas freinées. Cependant, ses sandales humides entravaient sa progression. Ses pieds dérapaient sur le cuir glissant. Culbutée par les trombes d’eau, la perruque lui était descendue sur le front et les mèches se collaient à ses paupières. Il l’arracha et la jeta dans un buisson de ronces.
  
  Pour parcourir les derniers mètres, il rampa.
  
  Sur le promontoire, la Range-Rover, tous feux éteints se découpait sur un ciel serein dans lequel s’invitait la lune et que crénelaient les ruines du fortin.
  
  Coplan huma l’air. L’ambiance alentour lui déplaisait. Il renifla le piège. Aussi décida-t-il d’attendre pour se manifester. Expert en embuscades, il escomptait que le temps travaillait pour lui. A tout hasard, et pour éliminer les impondérables, il retroussa sa tunique, délogea l’enveloppe imperméabilisée attachée à son slip et contenant les balles de rechange. Prestement, il remplaça celles du barillet que, préalablement, il avait séché à l’aide du mouchoir qui calait les projectiles dans l’enveloppe.
  
  Il était paré.
  
  Dans ses narines s’infiltraient mille senteurs odorantes. Celles des Tropiques après la pluie. Il ne se laissa nullement distraire par cet environnement romantique. Dissimulé derrière le tronc du casuarina, il conservait les yeux braqués sur la Range-Rover.
  
  Nulle présence humaine autour d’elle.
  
  Une heure passa et Coplan se demanda si, finalement, il ne s’était pas fourré dans une impasse. Qui pouvait prédire comment évoluerait la situation lorsque l’aube poindrait ? La contre-embuscade qu’il tendait ne se retournerait-elle pas contre lui ?
  
  Partisan des solutions brutales quand les circonstances l’exigeaient, il leva son Colt et visa une des roues arrière. Son index pressa la détente et catapulta un projectile dans l’enjoliveur. Pas de réaction. Il récidiva en choisissant, cette fois, une roue avant. Rien.
  
  Une pensée déprimante le taraudait. Les occupants du véhicule, au cours du bref instant qui s’était écoulé entre son abandon de la papamobile et son arrivée ici, avaient-ils eu le temps de fuir la Range-Rover et de disparaître, par exemple, le long du sentier de chèvre qui serpentait sur la colline devant le fortin ?
  
  Cette hypothèse méritait réflexion.
  
  Intérieurement, il se fustigea. Certes, la route se terminait en cul-de-sac pour la Range-Rover mais ses passagers avaient pu s’échapper par le sentier de chèvre, même si ce dernier était abrupt et dangereux. La lune, par ailleurs, favorisait cette entreprise.
  
  Il se redressa. Ce mouvement lui fut fatal. Le lasso siffla dans l’air encore chargé d’humidité. La boucle emprisonna son cou, le nœud coulissa, bloqua la gorge et tira brutalement en arrière. Coplan perdit l’équilibre mais pas l’esprit. Il se laissa rouler à terre mais, de sa main libre, parvint à agripper un bout du cordage que, de toutes ses forces, il écarta de sa nuque avant de le coincer contre l’embouchure de son arme. Le projectile de 32 disloqua les torons et Coplan retrouva la respiration.
  
  Ce n’était, hélas, que partie remise.
  
  Pendant qu’il desserrait l’étau sur sa gorge, de précieuses secondes s’étaient écoulées qui, maintenant, jouaient contre lui.
  
  Des pas rapides. Coplan fit feu au jugé. Un coup terrible frappa son crâne et il perdit conscience.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Coplan rouvrit les yeux. Sa nuque l’élançait douloureusement et la couchette en bois était dure à ses reins. C’était, en réalité, une large planche rabattable retenue au mur par deux grosses chaînes. Autour de lui, la pièce était petite, austère et fraîchement repeinte. D’épais barreaux quadrillaient l’étroite fenêtre qui grignotait une écharpe de lune. Une ampoule nue pendait du plafond. Le sol était en terre battue.
  
  Des menottes entravaient ses poignets, reliées par une chaîne à la tête de la planche, mais dont le jeu permit à Coplan de se masser la nuque. Il se redressa et, ce faisant, découvrit la tunique, les jambes et les sandales boueuses. Il avait vraiment piètre allure, grimaça-t-il en son for intérieur.
  
  Au bout d’un moment, il reposa la tête sur la serviette éponge pliée en quatre qui servait d’oreiller.
  
  D’un coup d’œil il avait inspecté la porte. Gros panneau en bois. Solide. Massif.
  
  Où était-il ? Dans une prison ? Officielle ou privée ? Plutôt privée, ce qui n’augurait rien de bon.
  
  Il ferma les yeux pour éviter d’envenimer la souffrance dans sa nuque. Une heure s’écoula et la porte s’ouvrit. Il releva les paupières sans bouger. Trois hommes entrèrent, qui par leur aspect lui rappelèrent instantanément un vieux western-spaghetti : Le bon, la brute et le truand.
  
  Le Bon avait un sourire angélique, un menton fendu par une fossette romantique, des yeux bleus candides, la peau bronzée d’un surfeur, des cheveux blonds pour gravure de mode et la silhouette fine et déliée d’un danseur de tango argentin.
  
  La Brute, un Noir gigantesque, évoquait un champion du monde des poids lourds, vainqueur dans tous ses combats par K.O. sans jamais dépasser la troisième reprise. Musculature impressionnante, biceps en béton armé, jambes monstrueuses, il se campait dans l’embrasure, les pieds largement écartés comme pour dessiner une pyramide.
  
  Le Truand rappelait ces voyous des grandes villes à l’allure féline, se faufilant sur les trottoirs des rues chaudes, frôlant les tapineuses et les dealers, serrant dans la poche le manche du couteau à cran d’arrêt. Le sourire sournois, à la fois cynique et méchant, fleurissait sur les lèvres d’un visage maigre, hâve, aux joues mal rasées, au regard perçant, au front agrandi par une calvitie dévorante. Dans la main, il tenait une grosse trique.
  
  Chacun d’eux avoisinait la trentaine.
  
  Le Bon s’avança et démenotta Coplan.
  
  - Debout, on va se balader, enjoignit-il dans un anglais largement teinté d’accent américain.
  
  Sans se presser, Coplan se massa alternativement la nuque et les poignets, puis obéit.
  
  Au-delà de la porte, le couloir était ripoliné en vert pâle. A couper au couteau, la puissante odeur de désinfectant agressait les narines et évoquait l’hôpital ou la morgue.
  
  La vaste salle, après le coude du couloir à droite, ressemblait à un entrepôt. La carcasse de la papamobile se dressait au centre. Désossée. Des sachets blancs la cernaient comme pour délimiter un jeu de marelle.
  
  - Cocaïne, souffla le Bon à l’oreille de Coplan. Joli paquet de fric. De quoi faire un trip dans les galaxies, sans escale sur Mars ou Vénus.
  
  Coplan demeura impassible.
  
  - Ce que je ne comprends pas, poursuivit le Bon, c’est pourquoi, avec un chargement pareil, tu t’acharnais après la Range-Rover. Pas prudent, ça, tu aurais mieux fait de te tirer ! Qu’est-ce que tu en avais à foutre d’Esther Barnett et de Kathryne DiFalco ?
  
  Coplan se cantonna dans son mutisme. Préférable de voir venir, se convainquit-il.
  
  - On a chopé aussi ton pote. Viens voir.
  
  Le sosie du souverain pontife tournait en rond dans une cellule identique à la sienne. Sa soutane blanche était maculée de traces boueuses, comme la tunique et les sandales de Coplan.
  
  Ce dernier allait de surprise en surprise. Il se décida quand même à questionner :
  
  - Qui êtes-vous ? Des flics ?
  
  - A ton avis ? répliqua le Truand.
  
  - Vraisemblablement des outsiders, répondit Coplan en faisant la part du feu.
  
  - Pas bête, le mec, rigola la Brute. Et toi qui tu es ?
  
  - Un pharaon.
  
  - Il se fout de nous, décréta le Truand en brandissant sa trique.
  
  - Mollo, recommanda le Bon. A mon avis, il est du genre bavard si on lui montre de quel côté sa tartine est beurrée.
  
  Avec le bout de sa trique, le Truand pressa la pomme d’Adam de Coplan, qui se sentit suffoquer. Ils étaient trois mais le nombre ne le décourageait pas. Dans le passé, il s’était sorti de situations identiques. Cependant, il n’eut pas le temps d’esquisser un geste. La Brute anticipa et, brutalement, lui ramena les bras dans le dos. Prestement, le Bon fit claquer les menottes.
  
  - T’es pas assez fortiche, ricana le Truand en abaissant la trique.
  
  - Pas assez fortiche et plutôt con, renchérit la Brute qui, d’un coup de genoux dans les reins, le propulsa en avant.
  
  Le trio l’escorta jusqu’à sa cellule et l’allongea sur la planche en bois.
  
  - Ce que nous voulons savoir, réattaqua le Bon, c’est où tu t’intègres dans le circuit.
  
  Coplan raconta la vérité, du moins en ce qui concernait la période postérieure au meurtre d’Esther et de Kathryne. Respectueux des lois, indigné par le double crime odieux, il s’était lancé à la poursuite de l’assassin au fusil. Le seul véhicule près de lui était la papamobile. Il l’avait empruntée. Le hasard seul voulait que la jeep contînt aussi une cargaison de cocaïne.
  
  Le Bon fouilla dans sa poche et en sortit un document. Coplan reconnut son passeport.
  
  - Francis Desmaret, ingénieur, français, lut l’autre. Tout ça, c’est du chiqué, du toc, comme ce travesti de pharaon. Nous voulons la vraie version. A quel niveau du réseau te situes-tu ?
  
  - Quel réseau ? répliqua Coplan.
  
  - Tu t’es trompé, reprocha le Truand au Bon. Tu vois bien qu’il n’est pas bavard. Tu nous laisses faire, Jimmy et moi ?
  
  - Allez-y, abdiqua le Bon.
  
  La séance avait été dure, rugueuse. Des coriaces, la Brute et le Truand. Des experts, aussi. Mais un ton au-dessous des capacités de résistance d’un agent de la D.G.S.E. Brutalité, cruauté, raffinement, les trois cordes du violon. Guère de différence entre les tortionnaires de Prague, de Bucarest, de Sofia, d’Hanoi ou de Berlin-Est, sauf la barbe du Prophète en plus pour ceux de Téhéran, les yeux bridés pour ceux de Corée du Nord et les remugles pestilentiels du durian pour ceux de Rangoon.
  
  Ni le Bon, ni la Brute ni le Truand n’avaient pu lui arracher une parole sur son identité réelle ou sur sa mission.
  
  Fourbus, ils étaient allés prendre quelque repos.
  
  Coplan ignorait le nombre d’heures durant lesquelles il avait dormi. Lorsqu’il s’était réveillé, le soleil, à travers les barreaux de la fenêtre, était déjà haut dans le ciel. La nuque raide, le corps douloureux, la bouche sèche, il se sentait tenaillé par la faim et la soif. Sur son cou, une croûte de sang le démangeait.
  
  La porte s’ouvrit, elle entra, et Coplan retint un cri de surprise :
  
  Une beauté torride, des lèvres incandescentes, des formes orgiaques, elle promettait, par sa silhouette envoûtante, des étreintes sans heures creuses. Le débardeur safran bégayait entre les seins fastueux et la jupe de toile épousait de mouvantes rondeurs. La chevelure noire et crêpée encadrait un visage au teint de miel mais aux traits figés et au regard impassible. Néanmoins, c’était le genre de femme à qui l’on aurait réclamé un strapontin pour l’accompagner durant un bout du voyage.
  
  Coplan, malgré les séances qu’il avait endurées, en avait le bas des reins en sueur et des fourmillements dans les cuisses. Avec cette superbe créature, ses plaies se seraient cicatrisées.
  
  Elle se planta devant lui. Son nez se plissa avec quelque ressentiment.
  
  - Vous avez besoin d’une bonne douche, Francis Desmaret, et de vêtements propres. Cette tenue de pharaon est parfaitement ridicule.
  
  - Mon bungalow comporte une salle de bains, répliqua-t-il, sardonique, et j’ai, dans mes valises, une flopée de vêtements pour me changer et des flacons d’eau de toilette. L’ennui, ce sont ces menottes.
  
  - Je vous les retire.
  
  D’une poche de sa jupe en toile, elle sortit une clé et se pencha sur Coplan.
  
  - Qui êtes-vous ? s’enquit-il.
  
  - Mon nom est Venice Koltchak.
  
  - Vous êtes envoyée par le Ciel, par l’Armée du Salut ou par les flics ? On a expédié à l’asile les trois fous furieux qui exerçaient ici leurs talents de matraqueurs ?
  
  Elle débloqua les menottes et se recula.
  
  - Vous n’y êtes pas du tout, Francis Desmaret, répondit-elle, acerbe. Les flics, c’étaient eux.
  
  Coplan se massa les poignets. Le changement de geôliers annonçait-il des jours encore plus sombres ? Si les flics se transformaient en bourreaux, qu’en serait-il de cette superbe créature ?
  
  Elle plissait un peu les yeux comme si elle devinait le cheminement de ses pensées. Soudain, elle rit.
  
  
  
  
  
  - Moi aussi, je suis flic !
  
  - Où avez-vous suivi votre entraînement ? A Auschwitz ou dans un goulag ?
  
  - Ne soyez pas offensant, se rebiffa-t-elle. J’appartiens à la D.E.A.
  
  Coplan immobilisa ses mains. La D.E.A., Drug Enforcement Administration, avait considérablement évolué depuis qu’elle avait abandonné son ancienne dénomination de Narcotics Bureau. Au cours de la décennie écoulée, Washington avait mis à sa disposition une armée, une marine et une aviation (Authentique), l’organisme était devenu un État dans l’État n’obéissant qu’à ses propres lois et, par certains côtés, comparable au Pentagone ou à la C.I.A. Véritable complexe militaro-industriel, elle employait une armada d’incorruptibles, d’analystes, d’experts financiers, d’indicateurs. Reliée aux satellites américains, elle disposait d’un centre de renseignements stratégiques et tactiques. Sur ses théâtres d’opérations, principalement l’Amérique Latine, le Moyen-Orient et l’Asie, ses escadres héliportées, ses vedettes rapides, ses plongeurs, ses agents Action menaient la vie dure aux trafiquants de drogue.
  
  De Bangkok à Istanbul, du Liban à la Colombie, des laboratoires de Haute-Provence aux pistes d’envol clandestines au bas des sierras mexicaines, elle était redoutée, tant ses succès dans le combat qu’elle livrait à la vaste conjuration se révélaient foudroyants.
  
  La femme l’observait sans rien dire.
  
  - Agréablement surpris ? réembraya-t-elle. Après tout, vous devriez l’être puisque vous êtes un allié.
  
  - Un allié ? releva-t-il.
  
  - Nous avons interrogé le N.A.D.D.I.S. (Narcotics And Dangerous Drugs Information System), notre banque de données dans laquelle sont fichés cent millions de noms. Le vôtre et le numéro de votre passeport ont fait tilt. Francis Desmaret est un pseudonyme utilisé depuis sept mois par le gouvernement français qui l’a attribué à l’un de ses agents. Vous. Pour quel organisme officiel vous travaillez plus précisément, nous l’ignorons, mais qu’importe ? Nous nous abritons derrière la même bannière.
  
  Coplan imagina facilement l’expression sur le visage du Vieux s’il avait entendu ce monologue. Sale coup pour la D.G.S.E. ! La D.E.A. parvenait même à découvrir les pseudos qu’utilisait le service. Heureusement, elle ne remontait pas à la source. Venice Koltchak, si du moins il s’agissait, dans ce cas également, de la véritable identité et non d’un pseudonyme, ignorait si Coplan était un policier ou un agent secret. En fait, d’ailleurs, elle récusait probablement la seconde hypothèse. Quelle motivation aurait pu conduire un espion à s’infiltrer dans un réseau de trafiquants de drogue ?
  
  Immédiatement, Coplan vit quel parti il pouvait tirer de cette situation équivoque, et, sans se forcer, sa fertile imagination inventa sur-le-champ un alibi :
  
  - C’est vrai, je travaille pour le gouvernement français. J’appartiens à une unité nouvelle qui a vu le jour voici sept mois et qui est directement rattachée à la présidence de la République. Notre but : démanteler à l’étranger les réseaux de trafiquants de drogue dont l’action ruine la santé de la jeunesse française et l’empoisonne.
  
  - Vous voyez bien, triompha-t-elle, nous sommes alliés !
  
  D’une autre poche de sa jupe en toile, elle sortit un badge et une carte plastifiée authentifiant son appartenance à la D.E.A. et les tendit à Coplan qui ne se fit pas faute de les examiner avec le plus grand soin avant de les lui restituer.
  
  - Je vous ramène à votre hôtel. Ensuite, nous parlerons, suggéra-t-elle.
  
  - D’accord.
  
  Le Bon, la Brute et le Truand n’étaient nulle part dans les couloirs. Venice lui remit un sac qui contenait son passeport, son argent, les clés de la Mercury Cornet et le Colt 32 avec les balles de rechange. Durant le trajet, la jeune femme se cantonna dans le mutisme. Coplan fut un peu surpris lorsqu’il vit, parquée devant le bungalow du White Manor la voiture de location qu’il avait laissée la veille sur le parking de la plantation.
  
  La douche brûlante, puis glacée, nettoya ses plaies et lui redonna vigueur en atténuant les douleurs dans la nuque. Après un abondant usage du contenu de sa trousse à pharmacie, il se rasa, s’habilla et ressortit sur la terrasse où, allongée dans un fauteuil, Venice suçait l’extrémité d’une paille plongée dans le rose mousseux d’un Pink Palace.
  
  Elle l’inspecta des pieds à la tête et esquissa une moue appréciatrice.
  
  - Je vous préfère ainsi. Les Pharaons, les Pyramides, le Nil, c’est dépassé. Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de ce travesti rocambolesque ?
  
  - El Faraon.
  
  L’espace d’un instant, elle resta sans voix, puis siphonna son cocktail avant de continuer :
  
  - Éclairez ma lanterne.
  
  Il convenait de lui donner des gages, se convainquit Coplan. Après tout, en collaborant avec la D.E.A., ne possédait-il pas une chance de remonter à El Faraon et, de là, peut-être, jusqu’à Safir Khoury dont onze personnes en danger de mort espéraient anxieusement le retour ? Un temps précieux avait déjà été perdu...
  
  Cette fois encore, il mélangea le vrai et le faux :
  
  - Un indicateur nous a refilé un tuyau à Paris. Esther Barnett organisait un concours de sosies. En réalité, l’affaire masquait un trafic de drogue auquel était mêlé le faux pape. Parallèlement, nous savions qu’un homme, surnommé El Faraon, un gros ponte, organisait la contrebande dans les Caraïbes. Pour provoquer le déclic, pour faire bouger les choses, pour défier l’adversaire, j’ai décidé de prendre des risques et de me travestir. Je n’étais le sosie de personne, alors pourquoi pas un Pharaon ? L’important, cependant, était de placer l’opposition sur la défensive, de l’obliger à l’initiative, par la subtile analogie entre mon déguisement et le surnom de l’Égyptien.
  
  - Subtil effectivement, reconnut-elle, mais ça ne vous a mené à rien ?
  
  - J’ai éveillé la méfiance d’Esther Barnett et de Kathryne DiFalco, répondit Coplan, narquois, et probablement aurais-je obtenu des résultats si un fusil malencontreux n’avait expédié dans l’au-delà celles sur qui je misais. Pourquoi les avoir tuées ? La D.E.A. applique-t-elle de nouvelles méthodes ?
  
  - Un accident, éluda-t-elle, gênée.
  
  Il ne la crut pas.
  
  - Un accident, une méprise, assura-t-elle en dardant ses yeux bleus dans son regard incrédule. Le championnat de sosies, comme vous l’avez si bien analysé, n’était qu’un faux-semblant. L’affaire tournait autour de la papamobile. Première phase : l’importer à Antigua. Seconde phase : la gorger de cocaïne. Troisième phase : la réexporter aux États-Unis avec le sosie du pape comme couverture. La publicité faite par les médias autour de ce championnat aurait empêché que le véhicule soit inquiété par la douane. En effet, il était prévu que les deux champions soient Kathryne DiFalco et le faux pape. En sous-main, El Faraon avait organisé une réception triomphale pour les deux héros au port de Miami. Du chiqué destiné à camoufler l’escamotage en douce de la papamobile avec ses cinq cents kilos de coke. Wienerschmidt, le sosie du pape, n’est pas aussi doué que vous. Il n’a pas résisté aux « pressions amicales » des trois agents qui vont ont interrogé et il nous a avoué toute la combine. Au passage, je tiens à vous présenter mille excuses pour la rudesse dont ils ont fait preuve à votre égard. Ils ignoraient qui vous étiez et étaient persuadés d’avoir affaire à un trafiquant aussi puant que les autres. On ne prend pas de gants avec cette racaille !
  
  - Ils n’en ont pas pris ! confirma Coplan en raflant le verre de Pink Palace et en trempant ses lèvres dans le mélange de rhum, de grand-marnier et d’angustura.
  
  La faim et la soif le tenaillaient. Il rentra dans le bungalow, téléphona et se fit apporter par le boy un plateau-repas et des bouteilles de bière.
  
  Venice eut une moue compatissante.
  
  - Pardonnez-moi, j’avais oublié.
  
  Il haussa les épaules et résuma :
  
  - En somme, en volant la papamobile, j’ai fichu en l’air la belle combine ?
  
  - Partiellement. Chez Esther Barnett, le véhicule avait été désossé, pour y dissimuler la cargaison de saloperie, et remonté puis conduit sur le parking où Wienerschmidt devait le reprendre. Le lendemain, ni vu ni connu, les sosies repartaient pour Miami sur un navire spécialement affrété par El Faraon. Le tour était joué.
  
  Serré dans sa veste d’un blanc immaculé, le boy survint et tous deux se turent. Le plateau déposé sur la table, il disparut et Coplan, avant d’attaquer son repas, reprit tout en décapsulant une bouteille de Schlitz :
  
  - Vous avez mentionné deux fois ce sobriquet d’El Faraon. Donc, vous savez qui se dissimule derrière ce surnom ?
  
  Elle alluma une Pall Mall, souffla la fumée en direction du frangipanier.
  
  - Un cerveau, répondit-elle, l’œil lointain.
  
  Il plongea sa fourchette dans le cocktail de crevettes.
  
  - Sa véritable identité ? harcela-t-il.
  
  - Je l’ignore.
  
  - Vous ne jouez pas franc jeu avec moi, lui reprocha-t-il.
  
  - C’est vrai, je vous le jure, nous l’ignorons, se rebella-t-elle.
  
  - Où niche-t-il? persista-t-il.
  
  - Actuellement, il serait à la Barbade, mais nous n’en sommes pas sûrs. Le tuyau est peut-être crevé. El Faraon est un fantôme. Il est à la fois ici et là, ou ailleurs, ou nulle part...
  
  Coplan tressaillit. A peu de choses près, Juan le Bélizais avait utilisé un vocabulaire identique à Santa Cruz. En même temps, il se souvint des renseignements que ce dernier lui avait fournis en échange des cinq cents dollars.
  
  - El Faraon se livre au trafic d’armes ? fit-il.
  
  Elle eut une moue morose.
  
  - Rien ne le rebute, pourvu qu’il y trouve son compte, mais les armes n’intéressent pas la D.E.A. La drogue nous suffit.
  
  - Esteban Gomez, ce nom vous dit-il quelque chose ?
  
  - C’est un des lieutenants d’El Faraon. Introuvable, comme son patron.
  
  Si l’on en croyait Juan le Bélizais, c’était lui qui avait kidnappé Safir Khoury, réfléchit Coplan qui, pris d’une inspiration subite, abandonna la cuisse de poulet rôti dans laquelle il mordait, rentra dans le bungalow, le traversa et s’en alla pêcher le sac dans le creux du banyan. Il revint et présenta la photographie à Venice.
  
  - Vous connaissez ces gens ?
  
  Venice identifia immédiatement Esther Barnett puis, dans la foulée, la princesse Mathilda, ce qui n’était guère étonnant, compte tenu de l’immense publicité faite par les médias autour de la princesse, et, encore, l’un des inconnus, celui au visage couperosé, aux cheveux taillés à ras du cuir chevelu, le « traître » pour feuilleton policier.
  
  - C’est Esteban Gomez, martela-t-elle.
  
  En revanche, les traits de Safir Khoury, de Zalia Achraf, de Vladimir Derrek et des deux autres inconnus n’évoquaient aucun souvenir en elle. Cependant, le guépard aux pattes posées sur la mallette rouge retint son attention.
  
  - El Faraon, en Europe, porterait un autre surnom : Il Gattopardo qui, en italien, signifie Le Guépard. Si donc El Faraon figurait sur la photo, déduisit Coplan, ce ne pouvait être que l’un des deux hommes qui abritaient leurs traits sous un large panama blanc.
  
  Venice plissait le front d’un air pensif.
  
  - Qu’y a-t-il ? demanda Coplan.
  
  - Le décor dans lequel ce cliché a été pris, je veux dire, cette façade en ruine, ça me rappelle quelque chose... Bon, bien sûr, il ne faut pas se fier à la végétation. Des pins d’Australie, des jacarandas, des magnolias, des hibiscus et des frangipaniers, on en trouve à la pelle sous les Tropiques ! Mais cette demeure patricienne, je suis certaine de l’avoir vue quelque part et je me demande si ce n’est pas, justement, à la Barbade !
  
  Coplan termina sa cuisse de poulet à la chair un peu fade. Les frites qui l’accompagnaient étaient mollassonnes mais son appétit était si dévorant qu’il les engloutit avec délices. Pour autant, il ne perdait pas le fil de l’action. Froid et lucide, son cerveau analysait la situation rapidement. Par suite de la disparition de Safir Khoury, onze personnes se trouvaient en danger de mort et, encore une fois, le temps filait à une allure de bolide. Venice, incontestablement, pouvait lui être utile. Aussi bien, d’ailleurs, que le trio du Bon, de la Brute et du Truand, et, derrière ces quatre agents, la formidable organisation, les moyens puissants de la D.E.A. incomparablement plus développés que ceux de la D.G.S.E., cruellement dépourvue dans cette partie du monde.
  
  Les géants d’El Paso (Ville du Texas où se loge le cerveau opérationnel de la D.E.A.), pourtant, malgré leur force de frappe, et si l’on en croyait Venice, n’étaient pas parvenus à s’emparer d’El Faraon. A cet égard, il possédait peut-être un atout non négligeable, supputa-t-il, en s’attaquant aux tranches de papaye. Joseph Varschafsky qui, comme par hasard, résidait à la Barbade. Pourquoi ne pas profiter de cet avantage ?
  
  - Si nous allions ensemble à la Barbade ? proposa-t-il. Nous pourrions essayer de retrouver le décor que vous avez reconnu ?
  
  Elle ne fut pas dupe.
  
  - Vous, houspilla-t-elle, vous avez une idée derrière la tête ! Vous ne me dites pas la vérité ! Vous gardez pour vous quelque chose que vous devriez partager avec une alliée !
  
  - La naïveté est un grave défaut, persifla-t-il. Gardons chacun une poire pour la soif. Vous êtes allée à dure école, moi aussi. Ce ne sont pas des immeubles que nous achetons, comme au jeu de Monopoly, mais la vie des gens. Retrouvez-moi ce décor à la Barbade et je vous refile l’as de pique.
  
  Les yeux brillants, elle s’engouffra dans la brèche :
  
  - L’as de pique, qu’est-ce que c’est ?
  
  - Nous verrons cela sur place. D’accord ?
  
  Elle soupesa la proposition.
  
  - D’accord, acquiesça-t-elle au bout d’un long moment.
  
  Coplan se promit de se méfier de Venice. Probablement espérait-elle le doubler.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Venice ajusta ses jumelles. Du haut de la colline, on voyait la mer turquoise, les taches blanches des voiliers et les silhouettes élégantes des yachts ou celles, plus trapues, des paquebots de croisière. Comme des voltigeurs se livrant à des escarmouches, les deck-cruisers filaient devant la proue des gros navires en donnant l’impression de vouloir leur faire la nique. De Bridgetown appareillaient les amateurs de pêche hauturière, avides de ramener sur leur pont les barracudas qui pullulaient au large de la Barbade.
  
  - D’ici, j’espère découvrir quelque chose, marmonna-t-elle entre ses lèvres.
  
  Coplan s’adossa au tronc du colvilléa et alluma une Gitane.
  
  - Une question me tracasse, avoua-t-il. La casemate d’Antigua, c’était une prison privée ou officielle ?
  
  Elle émit un petit rire de gorge tout en balayant les alentours avec la paire de jumelles.
  
  - Mi-privée, mi-officielle. Antigua, comme ici la Barbade, font partie du Commonwealth, leur chef d’État est la reine Elizabeth II, ce qui signifie que les Britanniques n’ont rien à nous refuser depuis la guerre des Malouines. Sans les renseignements fournis par nos satellites à la Royal Navy, les Argentins leur auraient flanqué une sacrée peignée et les Malouines appartiendraient toujours à Buenos Aires !
  
  - Ainsi, les Britanniques savent que vous opérez illégalement sur un territoire du Commonwealth ?
  
  - Ils ferment les yeux.
  
  Elle poursuivit son inspection. La végétation luxuriante, la profusion des couleurs étaient dignes d’un paradis, mais Coplan y était insensible, tourmenté par des questions demeurant sans réponses : par quel mystérieux hasard Safir Khoury pouvait-il être en contact avec des trafiquants de drogue ? Et, pourtant, sur la photographie il se trouvait bien en compagnie d’Esther Barnett et d’Esteban Gomez à condition, bien entendu, que, pour ce dernier, Venice ait dit la vérité. Demeurait cependant le témoignage de Juan le Bélizais : l’enlèvement par hélicoptère de Safir Khoury, par Esteban Gomez. Mais quel crédit accorder aux assertions du vagabond ?
  
  El Faraon et Safir Khoury évoluaient sur des planètes différentes. Quel lien les unissait aux Caraïbes ?
  
  Et Zalia ? Que signifiait son départ brusqué du Caire ?
  
  - Je crois que je vois quelque chose, dit soudain Venice qui tendit les jumelles à Coplan. Là-bas, au pied de la colline. Derrière le rideau de barringtonias.
  
  Coplan concentra son attention sur le point désigné. Effectivement, la façade en ruine ressemblait étrangement à celle du cliché découvert chez Vladimir Derrek.
  
  - Allons-y, décida-t-il en lui restituant les jumelles.
  
  La jeune femme se réinstalla au volant de la Chevrolet que Coplan avait louée, et démarra sèchement, selon son habitude.
  
  - A dix-huit ans, je conduisais une Ferrari, se crut-elle obligée d’expliquer.
  
  Il sifflota avec admiration.
  
  - La D.E.A. ne se refuse rien !
  
  - Vous vous trompez, Francis, c’était ma voiture personnelle. Offerte par mon père, un homme très fortuné. J’adorais cette Ferrari, j’allais très vite, une sorte de jeu secret avec le destin. Grisant ! Au-delà d’une certaine vitesse, on a l’impression de ne plus bouger. C’est à ce stade, et lorsque vous pressez un peu plus l’accélérateur, que le jeu devient dangereux et envoûtant.
  
  - Vous l’avez fait souvent ?
  
  - Je n’ai guère eu le temps. Mon frère m’a volé cette voiture. Il n’avait que seize ans mais était déjà bourré de came jusqu’aux yeux. Sans cette saloperie de drogue, il aurait évité le ravin, j’en suis certaine. De là date ma vocation à la D.E.A. Depuis, je n’ai plus jamais conduit une Ferrari. Pourquoi je vous raconte tout ça, Francis ?
  
  - Celui qui a cessé de fumer quémande parfois une cigarette, répondit-il sentencieusement.
  
  - Vous avez conduit beaucoup de Ferrari dans votre vie ?
  
  - Quelques-unes, seulement. Mon père n’était pas fortuné et le gouvernement français non plus.
  
  Elle parut vexée et se confina dans le silence.
  
  Au bas de la colline, elle tourna à droite et s’enfila avec lenteur dans une allée aux dalles éclatées ou disloquées sous la poussée de la végétation tropicale dont la vitalité explosait en mousses, en herbes folles, en champignons, qui écartaient la pierre, la cernaient, la rongeaient, inexorablement, et déstabilisaient son assise. Comme des sentinelles, des wellingtonias se clairsemaient le long de la voie qui se terminait par une esplanade devant la façade en ruine.
  
  Celle-ci s’allongeait sur une centaine de mètres. De style gréco-latin, la construction aux multiples fenêtres vides demeurait le seul vestige de ce qui avait été une belle demeure, comme en édifiaient les Britanniques au temps où ils gouvernaient directement l’île, sans parlement local interposé.
  
  Les orages avaient mitraillé ses pierres et creusé des lézardes. Dans ses recoins, les oiseaux tropicaux aux couleurs chatoyantes avaient élu domicile et, de leurs excréments, peignaient de verdâtres arabesques surréalistes, ce qui donnait à l’ensemble un aspect sinistre par contraste avec le décor ambiant : le rouge des hibiscus et des flamboyants, le blanc nacré des frangipaniers.
  
  Des palmiers, éprouvés par la tempête récente, montaient une garde vigilante devant le perron à la balustrade démantelée et hantée par les lézards.
  
  Coplan compara avec la photographie. C’était le même endroit. Aucun doute à ce sujet.
  
  - Je ne me suis pas trompée ? jubila Venice.
  
  - Beau travail, la félicita-t-il.
  
  Une femme âgée apparut au détour d’une colonnade et trottina dans leur direction. Frêle comme un roseau, elle était vêtue d’une robe grise trop ample et chaussée de bottes épaisses, pareilles à celles d’un Terre-Neuvas. Elle s’arrêta devant eux.
  
  - C’est triste, n’est-ce pas ? se lamenta-t-elle. A une époque, c’était la plus riche demeure de l’île. Son nom est Farley Plantation. Elle était si luxueuse que Hollywood l’avait choisie comme décor pour Une Île au Soleil, avec James Mason, Joan Fontaine et Harry Belafonte (Authentique). J’y étais employée comme gouvernante des enfants. Depuis, je reviens souvent en pèlerinage.
  
  - Les touristes viennent souvent l’admirer ? questionna Coplan.
  
  - Certains d’entre eux, en raison du film que l’on y a tourné. Beaucoup n’ont pas oublié le fameux calypso que chantait Harry Belafonte, l’Île au Soleil. Le disque se vend toujours bien en ville.
  
  Coplan décida de tenter sa chance et tendit la photographie.
  
  - Et ceux-ci, les connaissez-vous ?
  
  Elle rajusta ses lunettes sur sa peau noire et examina le cliché avant de secouer la tête.
  
  - Désolée, je ne connais aucun d’eux.
  
  - Ce ne sont pas des résidents ? insista-t-il.
  
  - Pas à ma connaissance. A mon avis, ce sont des touristes. Ils sont nombreux à se faire photographier devant cette façade. Au fait, si vous allez vous promener à l’intérieur, faites attention. C’est le royaume des serpents, quoique Mr. Varschafsky ait mené une campagne d’extermination qui a porté ses fruits, mais il en reste encore.
  
  Coplan avait tressailli.
  
  - Mr. Varschafsky ?
  
  - Celui qui occupe la propriété voisine, juste derrière Farley Plantation. Un timbré.
  
  Coplan ignora cette dernière remarque. Un zeste de comportement anormal et on était facilement taxé de folie par ses contemporains. Il remercia la vieille dame et entraîna Venice vers la Chevrolet.
  
  - Joseph Varschafsky, c’est l’as de pique, lui souffla-t-il à l’oreille.
  
  - Où s’intègre-t-il ? voulut-elle savoir en reprenant le volant.
  
  - Je n’en sais rien.
  
  - Qui vous a indiqué sa piste ?
  
  En arrangeant à sa sauce les tenants et les aboutissants de l’affaire, il relata l’accident survenu au Piper Cheyenne et la découverte du cadavre. A tout hasard, il livra même l’identité sous laquelle le passager avait circulé. Venice secoua la tête.
  
  - Marc Danjou ? Le nom ne me dit rien, mais je peux toujours taquiner la mémoire du N.A.D.D.I.S.
  
  - Pour le moment, allons voir Varschafsky.
  
  
  
  
  
  Le décor autour de la maison blanche était immuable. Gazon tondu, palmiers erratiques, bougainvillées constellées de fleurs écarlates, casuarinas majestueux.
  
  Avec sa longue robe noire, son bonnet et son tablier blancs, la domestique semblait tout droit sortie de la Case de l’Oncle Tom.
  
  - Mr. Varschafsky n’est pas là, dit-elle d’une voix rocailleuse. Il passe la journée et la soirée chez des amis.
  
  - Nous reviendrons demain, promit Coplan en rebroussant chemin.
  
  - De quelle marque était le bracelet-montre de Marc Danjou ? questionna Venice.
  
  - Olflex.
  
  - Cette marque est très connue des trafiquants de drogue, commenta-t-elle, grâce au caractère fort pratique du micro-ordinateur dont est équipé son boîtier. Un fabricant japonais, cependant, a amélioré le système. Son produit garantit une mémoire inviolable.
  
  - Je suis heureux que Marc Danjou ne l’ait pas expérimenté, sinon je ne détiendrais même pas ce bout de piste.
  
  - Et où nous mènera ce bout de piste ? ironisa-t-elle. Vraiment, vos méthodes d’investigation, Francis, sont spéciales. Vous vous précipitez chez les gens comme ça, au débotté, en charge de cavalerie, la...
  
  - Cavalerie légère, pas lourde !
  
  - Sans plan de campagne, acheva-t-elle. A la D.E.A., nous privilégions les travaux d’approche. Qu’escomptez-vous obtenir en vous présentant, d’emblée, chez votre Varschafsky ?
  
  - Le faire bouger. L’attaque surprise est souvent payante. Elle force l’adversaire à la défensive et c’est en tentant de se dégager que, la plupart du temps, il commet l’erreur fatale, celle qui ouvre une brèche dans laquelle s’engouffre l’offensive. De toute façon, peu importe que vous soyez d’accord ou non sur cette pratique, c’est la mienne et je m’y tiens. Par ailleurs, de votre côté, vous avez du pain sur la planche. Activez votre N.A.D.D.I.S. et essayez d’obtenir quelque chose de concret sur un Marc Danjou et un Joseph Varschafsky.
  
  De retour à leur hôtel, elle s’enferma dans sa chambre et Coplan en profita pour, à l’aide du Teckel, rendre compte au Vieux.
  
  - Les choses ne remuent pas, grogna ce dernier. Aux Caraïbes, les gens dégringolent comme dans un jeu de quilles mais vous, vous n’enregistrez aucun progrès. Ici, pour moi, c’est l’enfer. Il fut un temps où, dans la hiérarchie, je représentais le mât de cocagne. Maintenant je suis le mât de misère entre l’Élysée et Matignon. Alors, Coplan, bon sang, sortez-moi du ghetto ! Dénichez-moi Safir Khoury ou je saute ! On évoque déjà le nom d’un amiral ! Vous vous rendez compte ? Un amiral ? Un marin à ma place !
  
  - Ce n’est plus le mât de misère, c’est le mât de misaine !
  
  Le patron des Services Spéciaux s’étrangla.
  
  - Vous vous fichez de moi, Coplan ?
  
  - Je compatis. Tourain a-t-il découvert quelque chose ?
  
  - Rien. Et dans mes oreilles j’entends déjà sonner le glas. Pas vous ? Onze morts ! Vous et moi, nous n’avons plus qu’à nous reconvertir dans la pêche au goujon !
  
  - Nous n’en sommes pas là ! Il nous reste Varschafsky. Je compte beaucoup sur lui.
  
  - En tout cas, méfiez-vous de cette femme de la D.E.A. !
  
  Coplan rangeait le Teckel lorsque Venice vint frapper à la porte. Elle arborait une mine maussade.
  
  - El Paso ne sait rien sur Marc Danjou ni sur Joseph Varschafsky, l’informa-t-elle. Mauvaise nouvelle aussi pour nous : Wienerschmidt, le sosie du pape, est mort d’un infarctus pendant qu’on l’interrogeait à nouveau, au Texas. Dommage, il aurait pu nous apprendre encore beaucoup de choses !
  
  - Peut-être devriez-vous revoir vos méthodes d’interrogatoire ? ricana Coplan qui, pour se faire pardonner cette saillie cruelle, l’emmena dîner dans la vieille ville de Bridgetown.
  
  La plus aimable fantaisie avait présidé à la confection du décor : lanternes vénitiennes, poutres de taverne à rhum pour boucaniers, guirlandes de fleurs en papier - un comble sur une île à la luxuriance floréale -, murs sang-de-bœuf, dallage en mosaïque chinoise, appliques design modern-style et cordages pour frégates ou corvettes. Une hétérogénéité identique régnait dans les plats culinaires : bœuf bouilli à l’anglaise, panse de brebis farcie à l’écossaise, couscous haïtien, feijoadas à la brésilienne, filets de requin à la sauce bordelaise, crabe à la vietnamienne.
  
  - Le chef était cuisinier à l’O.N.U. ? s’amusa Venice dont la beauté soulevait l’admiration de la clientèle. J’imagine qu’on me jette dehors si je commande un hamburger ?
  
  - Quand on conduit une Ferrari à dix-huit ans, on ne mange pas de hamburgers.
  
  Elle inclina cérémonieusement la tête.
  
  - A vos ordres, professeur. Puisque vous êtes français, je suis certaine que pour vous le bon goût exige que je commande le filet de requin à la sauce bordelaise ?
  
  - Excellent ! Et, pour moi, un crabe à la vietnamienne.
  
  Vers la fin du repas, une chanteuse noire, en robe rouge, le visage ravagé et les hanches désaccordées, monta sur l’estrade et, accompagnée par une batterie et une guitare sèche, développa sur un rythme lent de calypso une suite de mélopées nostalgiques, d’une voix rincée par l’eau du caniveau, l’alcool des aubes blêmes et des amours de passage. Ses grands yeux de biche chaviraient sur un horizon de taudis à la tôle ondulée et de ruelles misérables.
  
  Une larme perla au bord des cils de Venice et Coplan en fut à la fois surpris, gêné et remué. Le robot glacé de la D.E.A. avait-il donc un cœur ?
  
  Elle en avait un. Il s’en aperçut lorsque, de retour à leur Hôtel, elle se blottit spontanément dans ses bras au moment où il s’arrêtait devant la porte de sa chambre.
  
  - C’est drôle, ce que je ressens ce soir... murmura-t-elle, les yeux embués.
  
  - Les Brésiliens nomment cela la saudade, fit-il en percevant déjà l’émoi dans son ventre au contact de cette chair superbe.
  
  D’une main tâtonnante il ouvrit la porte. Ce fut Venice qui le poussa à l’intérieur et, d’un coup de talon, referma avant de le faire basculer sur le lit. Malgré cette initiative hardie, elle se révéla, dans un premier temps, assez conformiste et routinière en récusant les mignardises. Délivrée de ses vêtements, elle parut, telle une statue, sûre de sa beauté et de son pouvoir sur les hommes. Fidèle à cette image, elle fut la déesse qui accueille et récompense avant d’abdiquer ce rôle et de se démener ferme, à la fois au four et au moulin, ce qui n’était pas pour déplaire à Coplan, sublimé par l’opulence du corps que ses mains avidement étreignaient. Elle fut rapide à conquérir l’extase. Il ne fut pas en reste. Pour le remercier, elle l’embrassa fougueusement, attendrissante dans sa spontanéité. Un peu plus tard, elle s’écarta et son œil clair pétilla de malice.
  
  - D’habitude, je suis plutôt de combustion lente, ronronna-t-elle. Avec toi, je suis une Ferrari.
  
  Elle fronça les sourcils.
  
  - Cette chanteuse m’a mise en transes. D’un seul coup, je suis devenue sentimentale, une attitude totalement contraire à ma nature. D’ordinaire, j’appartiens à tout le monde. Une manière comme une autre de n’appartenir à personne. Une faiblesse et, dans mon métier, c’est aussitôt une chaîne d’esclave rivée à ma cheville.
  
  Ses sourcils se froncèrent un peu plus.
  
  - Pas de danger que tu sois cette chaîne, se moqua-t-elle, car tu es plutôt le marteau qui brise les entraves.
  
  - Le marteau ou l’enclume, marivauda Coplan en caressant les seins somptueux encore moirés de sueur.
  
  Elle se laissa faire mais sans vraiment réagir, comme si la volupté avait anesthésié sa chair en chassant l’esprit vers des horizons lointains. Puis, doucement mais fermement, elle se dégagea et sauta à bas du lit. Coplan admira. Elle était réellement splendide, la taille cambrée, les reins creusés, les seins dressés.
  
  D’un mouvement vif, elle se tourna vers le miroir et s’inspecta avant de tirer brusquement ses cheveux en arrière et de les plaquer sur les tempes et le haut du crâne. Son visage se figea soudain, affectant la froide sobriété d’une femme d’affaires ou le détachement glacé d’une héroïne d’Hitchcock.
  
  - Un jour, à l’occasion d’une mission, monologua-t-elle d’une voix rêveuse, j’avais les cheveux coupés court et gominés, la nuque dégagée, comme un gigolo argentin. Tu aurais aimé ?
  
  - Les cheveux longs sont le symbole de la féminité.
  
  - L’image que les hommes se font de la féminité, rectifia-t-elle. Le symbole tue la réalité.
  
  Elle se tourna légèrement et, en adoptant cette position, elle escamota ses seins. Coplan, donc, ne voyait plus que le dos et les cheveux plaqués. Il tressaillit. La silhouette lui évoquait étrangement celle qui, le fusil à la main, s’enfuyait dans la nuit après avoir tué Esther Barnett et Kathryne DiFalco.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  La domestique sortie tout droit de la Case de l’Oncle Tom abandonna à regret le chat au poil ventre-de-biche et inspecta longuement Coplan et Venice.
  
  - Mr. Varschafsky est très fatigué, ne restez pas trop longtemps, recommanda-t-elle.
  
  Puis, à contrecœur, elle les guida le long de l’allée qui serpentait entre les vertugadins. Cerné par des jacarandas, s’élevait une barkhane d’un blanc immaculé. Médusée, Venice s’arrêta.
  
  - Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-elle. Du marbre ?
  
  - Du sucre. Du sucre solidifié qui ne fond pas au soleil, expliqua la domestique, soudain fière de son savoir. Mr. Varschafsky a fait fortune dans le sucre.
  
  Elle redressa la taille avec orgueil comme si servir un tel homme relevait de l’exploit.
  
  Plus haut, sur le gazon, un mât montait vers le ciel. Dans l’air immobile on lisait sur le drapeau la devise officielle de la Barbade : Pride and Industry (Fierté et Travail).
  
  Joseph Varschafsky lisait le Vieil Homme et la Mer, d’Hemingway. Installé dans une chaise roulante, il portait un complet bleu pétrole. Un imprudent se serait tranché la gorge avec le pli du pantalon, admira Coplan. Le col de la chemise canari était largement ouvert et démasquait, grimpant jusqu’au cou, une forêt de poils gris. Ombrés par des sourcils épais, les yeux s’animèrent devant la superbe silhouette de Venice. Des bourrelets de cheveux touffus encadraient le crâne chauve. Les traits étaient émaciés et ivoire, les mains un peu décharnées et le front trop bombé.
  
  Pour Coplan, cet homme n’était aucun des deux inconnus sur la photographie prise devant la Farley Plantation.
  
  La chaise roulante était immobilisée au milieu d’un vaste salon qui ressemblait d’ailleurs à une galerie. Coplan et Venice qui, dans un premier temps, avaient concentré leur attention sur l’homme, furent suffoqués lorsque leur regard découvrit le décor.
  
  Les murs et le plafond, le mobilier, les plateaux et les tasses, la reliure du Vieil Homme et la Mer étaient recouverts de timbres postaux, collés au coude à coude et composant d’étonnants manteaux d’Arlequin par la diversité de leurs couleurs. Peu de choses avaient échappé à cette inflation dévorante. En tout cas, pas les touches du piano, ni les porcelaines, ni les cuivres au-dessus de la commode. Rien, sauf trois exceptions notables : le miroir, un des nombreux portraits de Jeanne Hébuterne peints par Modigliani et les poissons rouges dans leur aquarium.
  
  Neufs et oblitérés, ces timbres, pour certains, représentaient une valeur considérable, réfléchit Coplan, stupéfait. Ainsi, relevait-on au fond d’une tasse ou sur un rayon de la bibliothèque, le One cent Magenta de 1856 émis par la Guyane britannique ou le Mark du Togo allemand. Des années plus tôt, le Vieux l’avait envoyé en mission dans le milieu des philatélistes où il avait acquis quelques connaissances. Certains des timbres exposés là étaient rarissimes et valaient des tonnes de sucre.
  
  Il s’était mépris sur le sens donné par la vieille femme rencontrée devant la Farley Plantation. Timbré était à prendre au sens propre et non au figuré.
  
  Varschafsky s’amusa de leur étonnement.
  
  - Un accident de chasse en Écosse m’a cloué sur ce fauteuil, expliqua-t-il d’une voix lente, un peu sourde et, par moments, éraillée. Depuis, je me suis pris de passion pour la philatélie.
  
  - Une passion coûteuse, souligna Venice. Combien vaut ce trois pence lilas de Nouvelle-Zélande collé sur la reliure de l’ouvrage que vous tenez à la main ?
  
  - Pas loin de trois cent mille dollars, répondit leur hôte avec un sourire fat. Mais, attention, c’est une exception. Beaucoup de ces timbres sont bons à jeter à la poubelle. Ils s’achètent au quintal pour un dollar. Aucun homme au monde n’est suffisamment riche pour tapisser cette pièce avec, uniquement, des timbres rares. De toute façon, ceux qui détiennent ces derniers ne les vendent pas. A présent, si vous me communiquiez l’objet de votre visite si pressante ?
  
  - Il me faut rencontrer d’urgence El Faraon, révéla brutalement Coplan. L’affaire a loupé à Antigua. La D.E.A. a abattu Esther Barnett et Kathryne DiFalco, raflé la came, appréhendé Wienerschmidt et, maintenant, tous les deux nous sommes dans la merde, Esther n’étant plus là pour nous donner des ordres.
  
  L’étonnement se peignit sur les traits ravinés du vieil homme.
  
  - Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? protesta-t-il. Ces noms me sont inconnus ! La came, la D.E.A., El Faraon, c’est une plaisanterie ou quoi ? Si c’est le cas, laissez-moi vous dire qu’elle est du plus mauvais goût !
  
  Coplan se fit arrogant :
  
  - Je viens ici sur les ordres d’Esther.
  
  - C’est lui qui était travesti en pharaon pour le championnat, intervint Venice. L’idée était fantastique mais ces salauds de la D.E.A. ont tout fait foirer. Quelqu’un a trahi, c’est sûr. De toute manière, c’est ce qu’a dit Esther avant de mourir. « Trahison, trahison ! »
  
  Coplan serra les poings.
  
  - Les traîtres paieront. Il faut qu’El Faraon prenne les mesures indispensables. Où et quand pouvons-nous le rencontrer ?
  
  Varschafsky commençait à s’énerver.
  
  - Vous êtes fous ! cria-t-il d’une voix geignarde. Je n’ai rien à voir avec vos histoires ! Sortez d’ici immédiatement !
  
  De sous sa blouse, Venice sortit le Minox équipé du flash incorporé et, immédiatement, prit une succession de clichés du vieil homme cloué sur sa chaise roulante. Celui-ci lâcha le merveilleux ouvrage écrit par Hemingway et pressa la paume de sa main droite sur le faux cendrier en cuivre ornant l’un des coins de la table.
  
  En quelques secondes, les quatre Noirs furent là. L’un braquait un pistolet automatique, les trois autres brandissaient des matraques. Coplan se rua vers le premier. Quasiment à l’horizontale, il emboutit des deux pieds le poignet armé. Le coup de feu partit vers le plafond et la balle enfonça dans la poutre un timbre de 20 francs couleur chaudron, Pont-du-Gard, qui cotait deux mille dollars. Déjà Coplan se retournait comme une carpe et ses talons démantibulèrent le menton et la pomme d’Adam du Noir.
  
  Venice ne demeurait pas en reste. Abandonnant le Minox, elle fonça, sûre d’elle et de l’entraînement rigoureux et sévère subi sous la férule d’un sergent détaché de l'U.S. Marine Corps. Les trois Noirs, croyant avoir affaire à un amateur, ricanèrent, certains de leur force, de leur matraque, de leur nombre. Ils s’en repentirent. L’attaque de Venice visait le menton du plus près d’elle, ce qui n’était qu’une feinte. Elle roula de côté, sur l’épaule et la fesse droite, pendant que de sa jambe gauche elle cisaillait le pied d’appui de son adversaire qui boula en avant et s’étala de tout son long sur le carrelage.
  
  Un prompt rétablissement remit la jeune femme en selle et, cette fois, en position de crouch, elle esquiva la matraque qui fauchait l’air devant elle et décocha un coup de pied à son assaillant en plein dans les testicules.
  
  Malgré ce tonus, cette énergie, cette brillante technique, elle aurait succombé sous le nombre si Coplan n’avait ramassé le pistolet automatique. Il le pointa sur le Noir qui s’apprêtait à assommer Venice. L’autre comprit instantanément que ça tournait mal pour lui et lâcha la matraque que récupéra la jeune femme avant d’en faire autant avec le Minox.
  
  Des pas précipités martelaient le carrelage et, méfiant, Coplan jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
  
  Zalia Achraf apparut.
  
  Interdite, elle stoppa son élan et recula jusqu’à un meuble bas recouvert de timbres alignés dans un camaïeu de verts.
  
  - Francis, vous ici ? articula-t-elle péniblement. Mais que signifie cette arme ? Que se passe-t-il ?
  
  Varschafsky s’étranglait de surprise.
  
  - Zalia, vous connaissez cet homme ?
  
  - Naturellement ! C’est un ami !
  
  - Vrai ? souffla Venice à l’oreille de Coplan.
  
  Il acquiesça d’un bref signe du menton.
  
  - C’est un ami mais c’est le seul qui braque un pistolet, rappela Varschafsky en observant d’un œil morose les trois Noirs qui avaient failli à leur tâche et se relevaient, honteux, furieux et grimaçant de douleur.
  
  Toujours aussi méfiant, Coplan ne baissa pas son arme. Zalia s’avança alors et il capta l’éclair glacé dans les yeux de Venice. Moins belle que cette dernière, l’Égyptienne était tout de même saisissante dans sa robe violine qui rehaussait ses formes appétissantes. Les cheveux ébène frisottaient près des boucles d’oreilles turquoise et, sur la peau caramel, séchaient les quelques gouttes de sueur qui avaient perlé durant sa course dans le hall.
  
  L’air grave, elle posa sa main sur le coude du fauteuil et s’inquiéta :
  
  - Que s’est-il passé ?
  
  Avec une objectivité indiscutable, Varschafsky conta par le menu le déroulement des événements et, à nouveau, exprima sa stupeur devant l’intrusion de Coplan et de Venice, et il ajouta qu’il avait le droit de flanquer à la porte de chez lui qui bon lui semblait par la force ou avec la diplomatie.
  
  Zalia soupira.
  
  - Mr. Varschafsky, revenons-en à la diplomatie, proposa-t-elle.
  
  Elle s’approcha de Coplan qui, contre lui, sentit Venice se raidir.
  
  - Francis, il s’agit d’un malentendu, que reprochez-vous à Mr. Varschafsky ?
  
  Il ne fallait surtout pas que l’Égyptienne évoquât le nom de Safir Khoury, réfléchit précipitamment Coplan. Inutile de fournir de la pâtée à Venice. Moins elle en savait au sujet de sa véritable mission et mieux ça valait !
  
  Aussi d’une main ferme repoussa-t-il Zalia, puis il s’éloigna en compagnie de l’agente de la D.E.A. tout en surveillant du regard les Noirs et les deux autres.
  
  - Je vais me débrouiller ici avec eux, expliqua-t-il à voix basse. Toi, de ton côté, rentre à l’hôtel et fais le nécessaire avec la pellicule. Peut-être El Paso connaît-il notre homme sous une autre identité? Dès que j’en ai le loisir, je te rejoins. Ne t’inquiète pas.
  
  Les yeux de l’Américaine se plissèrent.
  
  - Tu n’essaies pas de faire cavalier seul ? répondit-elle, soupçonneuse.
  
  - Ne tergiverse pas, s’impatienta-t-il, le temps presse.
  
  - Qui est cette femme ? insista-t-elle, le visage soudain durci.
  
  - Tu l’as entendue. Une amie.
  
  - Flic en mission ? insista-t-elle, tenace.
  
  Il faillit dire que oui, mais se reprit. Fine mouche, Venice apprécia qu’il ne bluffe pas. Presque inaudible, elle souffla :
  
  - Ennemie ?
  
  - Peut-être.
  
  L’agent de la D.E.A. possédait des réflexes fulgurants. Avant que Coplan ait pu esquisser un geste, elle lâcha la matraque, reprit son Minox et mitrailla Zalia qui, furieuse, fonça sur elle en ignorant à quel redoutable adversaire elle avait affaire. Venice la laissa venir et, à bout touchant, lui lança son genou dans le nombril. Puis, sans crier gare, elle déguerpit, en décochant au passage un formidable uppercut au menton du troisième Noir, le seul que, précédemment, elle avait laissé indemne.
  
  Coplan réprima un sourire et, mentalement, décerna un grand coup de chapeau à la D.E.A. Son personnel se révélait hautement qualifié.
  
  Il abaissa l’œil sur le chaos que Venice avait abandonné derrière elle. Pour le troisième Noir, le chaos était le K.O. Il ne bougeait plus. Quant à Zalia, elle était tombée sur les genoux et gémissait. Coplan l’aida à se relever. Maussade, Varschafsky ordonna à ses cerbères de s’occuper de leur camarade évanoui et de disparaître.
  
  - Vous faites bien de les congédier, marmonna Coplan, vraiment ce sont des bons à rien. Appelez-moi au secours si vous avez besoin d’authentiques gardes du corps !
  
  Varschafsky grimaça, l’air toujours furieux. Mais il ne semblait plus avoir peur. Impatiemment, ses mains pianotaient les bras du fauteuil.
  
  - Pourquoi les photographies ? aboya-t-il.
  
  - Pour sa collection. Vous, ce sont les timbres, elle, les photos. Personnellement, je suis contre. Je déteste les fichiers anthropométriques.
  
  L’œil de Varschafsky s’alluma.
  
  - Vraiment ?
  
  - Ne le croyez pas ! intervint Zalia en reprenant son souffle et en se blottissant dans les bras de Coplan. C’est un policier !
  
  - Pourquoi ne l’avoir pas dit plus tôt ? reprocha l’infirme, avec véhémence, à Coplan. J’éprouve le plus grand respect pour la police ! Des gens admirables ! Que ferions-nous sans eux ? Le monde se peuplerait de voyous, de crapules, de bandits, qui s’attaqueraient à de pauvres handicapés comme moi ! A des innocents sans défense ! Tenez, avant mon accident de chasse en Écosse, j’ai aidé Scotland Yard à appréhender un gang de voleurs de bijoux qui avait dévalisé le château d’une amie dans l’Ayrshire. Si je fouillais bien, si je décollais quelques timbres, je suis certain que je retrouverais la médaille que l’on m’a remise pour cet exploit !
  
  Comme à regret, Zalia se détacha de Coplan et se massa énergiquement le ventre. Coplan bloqua le cran de sûreté et coinça l’automatique dans la ceinture de son pantalon.
  
  - Qui était cette tigresse ? demanda-t-elle, les yeux brûlants de colère.
  
  - Une amie de rencontre, une aventure, répondit-il, impassible.
  
  L’Égyptienne ne broncha pas.
  
  - S’il est policier, votre ami, qu’est-il venu faire chez moi ? demanda Varschafsky.
  
  - Il voudrait savoir où est Safir, dit-elle sèchement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  - A Santa Cruz, vous étiez persuadée que votre patron était mort, Un septième sens, prétendiez-vous, en assurant que les Égyptiens en sont dotés. Disparu dans l’enfer de la jungle. Les bêtes sauvages auraient dévoré son corps, ce qui expliquait que le teniente Cardoza ait échoué dans ses recherches. A présent, vous êtes ici parce que vous avez changé d’avis. Retournement incroyable, non ?
  
  Malmenée, Zalia n’en perdait pas pour autant contenance. Elle trempa ses lèvres dans le thé brûlant et arbora une mine contrite.
  
  - Les apparences sont contre moi, plaida-t-elle. Laissez-moi vous expliquer. De retour au Caire, j’ai assisté, comme je vous l’avais dit, au mariage de ma sœur et j’en ai profité pour évoquer avec les membres âgés de ma famille la disparition de Safir Khoury. Un arrière-grand-oncle m’a reproché d’avoir été si pessimiste et d’avoir capitulé trop tôt. C’est un homme d’affaires, comme mon patron, qui a beaucoup de relations. Il m’a recommandé d’aller voir Joseph Varschafsky. Selon lui, il est influent dans la zone des Caraïbes et si quelque chose de tordu est arrivé à Safir, il le découvrira sauf si, comme je l’ai présumé, il s’agit purement d’un accident dans la jungle.
  
  - Varschafsky connaît El Faron ?
  
  Elle parut décontenancée et, avec la cuillère, remua les amandes dans son thé.
  
  - N’est-ce pas le nom que vous a mentionné ce vagabond de Santa Cruz, celui à qui vous avez versé cinq cent mille pesos ?
  
  - Votre mémoire est excellente, la complimenta-t-il.
  
  - Safir disait que ma tête est un ordinateur.
  
  - Varschafsky le connaît ? s’obstina Francis.
  
  - Nous lui poserons la question.
  
  Tous deux étaient installés dans l’ombre fraîche de la véranda. Sous leurs pieds, la brise avait poussé quelques fleurs tombées d’un flamboyant. A son tour, Zalia posa une succession de questions relatives à la présence de Coplan et de Venice chez Joseph Varschafsky mais Coplan et sa féconde imagination avaient amplement eu le temps de concocter une fable plausible que l’Égyptienne feignit d’accepter. Cette apparente crédulité renforça les soupçons de Coplan qui se félicita d’avoir conservé, coincé dans la ceinture de son pantalon, le pistolet automatique confisqué au premier assaillant. L’arme, un SIG SAUER P 220 fabriqué en Suisse, figurait en tête de la panoplie qu’il affectionnait.
  
  A l’extrémité de la véranda, le maître de maison fit son apparition, la chaise roulante poussée par la domestique, qui quitta les lieux lorsque le fauteuil s’immobilisa à un mètre de Zalia. Varschafsky évita d’appesantir son regard sur la crosse de l’automatique.
  
  - Le malentendu est dissipé ? s’enquit-il d’un ton courtois. Mr. Desmaret est-il convaincu de ma bonne foi ?
  
  - Il fait amende honorable, exagéra l’Égyptienne.
  
  - Alors, j’aimerais récupérer la pellicule que votre amie a emportée de façon si brutale.
  
  - Il a raison ! renchérit Zalia. Moi aussi elle m’a photographiée, c’est ridicule ! Que pouvons-nous faire, Francis ?
  
  Il convenait de réfléchir vite, décida Coplan. Avoir été filmé effrayait Varschafsky et, à un degré moindre, Zalia. Ils avaient quelque chose à cacher mais, avant de passer à l’offensive brutale, il fallait savoir ce qu’El Paso connaissait du paralytique, donc gagner du temps.
  
  - Allons la voir, proposa Coplan à Zalia.
  
  Il préférait ne pas perdre l’Égyptienne de vue.
  
  - D’accord, acquiesça-t-elle avec empressement, en même temps que son regard déviait vers la crosse de l’arme. L’automatique est-il indispensable ?
  
  - Je confisque les pistolets que l’on a braqués sur moi. Une sale habitude, je le reconnais, fit-il, narquois.
  
  Il se leva, elle l’imita et il l’entraîna pendant que Varschafsky les regardait partir, ses yeux jaunâtres collés aux talons de Coplan.
  
  Zalia conduisait une modeste Encore, sans nerf mais avec nervosité. Comme pour s’étourdir, elle inonda Coplan d’un flot de questions qu’il ne chercha pas à endiguer, sans pour autant leur apporter de réponses satisfaisantes. Elle dérapa sur un coin de bitume qui fondait sous l’ardeur du soleil. Le cycliste crut qu’elle allait le percuter et s’englua dans la mare visqueuse. Elle éclata d’un rire saccadé et grinçant, mais ne prononça plus une parole jusqu’au moment où elle stoppa devant l’hôtel la Renault made in U.S.A.
  
  L’instant d’après, Coplan frappait à la porte de la chambre de Venice. Pas de réponse. A travers le grillage anti-moustiques de la fenêtre il jeta un coup d’œil à l’intérieur. Le râtelier, remarqua-t-il, était vide. Les bagages avaient disparu. Il frappa à nouveau avec plus de force mais moins de conviction. Un pressentiment l’assaillait. Pour des raisons inconnues mais qui tenaient vraisemblablement à sa formation D.E.A., Venice avait émigré vers un autre lieu. Assez logique de sa part, finalement. Rien à redire d’un point de vue technique.
  
  Ses coups cessèrent et il tourna le bouton de la porte. Elle ne l’avait pas verrouillée. Vraisemblablement pour lui adresser un signe.
  
  - Elle n’est pas là ? s’impatienta Zalia.
  
  Il ne répondit pas et entra. Sur le couvre-lit était posé un rouleau de papier hygiénique. La bande rose se déroulait jusqu’à la table de nuit.
  
  - La faiblesse, lut Coplan, c’est d’avoir une chaîne rivée à la cheville, mais la Ferrari rattrape toujours la cavalerie légère.
  
  Message sibyllin mais dont le sens caché n’échappa pas à Coplan.
  
  Zalia lui avait emboîté le pas et inspectait la chambre avec méfiance avant d’en faire autant avec la salle de bains. Elle revint et posa sur lui un regard sournois.
  
  - Elle est partie ?
  
  - Selon toutes apparences.
  
  - Que va-t-elle faire de la pellicule ?
  
  - La transmettre à Paris, mentit Coplan.
  
  - Dans quel but ?
  
  - Je l’ignore. Elle est indépendante et ne travaille pas sous mes ordres. Nos activités sont compartimentées. Le cloisonnement constitue une règle impérative dans nos milieux.
  
  - A quelle section de police appartient-elle ?
  
  - Le cloisonnement, justement, m’interdit de le mentionner. A mon tour d’exprimer une certaine surprise. Pourquoi cette pellicule représente-t-elle autant d’importance pour vous ?
  
  - J’aime qu’on respecte ma vie privée. Mr. Varschafsky aussi.
  
  Et, brusquement, elle se détendit comme une automobiliste à un contrôle de gendarmerie réalisant, après avoir soufflé dans le ballon, que son taux d’alcoolémie n’entraînera pas le retrait du permis de conduire. Elle lut le message sur le rouleau de papier hygiénique et questionna :
  
  - Vous y comprenez quelque chose ?
  
  - Rien. Et vous ?
  
  - Ce n’est pas à moi de comprendre, c’est à vous.
  
  Elle déchira la bande et la lui tendit.
  
  - La mémoire, c’est comme l’esprit de l’escalier. Elle revient sur le tard. Bon, oublions cet incident. Parlons d’autre chose. Je ne vous ai pas tout dit au sujet de Mr. Varschafsky. Ce soir, il attend, dans la soirée, un homme susceptible de fournir des renseignements sur Safir Khoury.
  
  - Donc, il ne serait pas mort ?
  
  - Nous ne le saurons que ce soir, éluda-t-elle.
  
  - Pourrai-je assister à l’entrevue ?
  
  Elle prit son temps pour répondre mais Coplan ne fut pas dupe. La question qu’il avait posée était attendue, espérée. Zalia tablait sur sa curiosité.
  
  - Je vous y invite, finit-elle par répondre.
  
  Un piège ? s’interrogea-t-il.
  
  
  
  
  
  Le dîner, très planteur de café, à la manière brésilienne, s’acheva sur une odorante et savoureuse salade de fruits tropicaux généreusement arrosée de rhum.
  
  Durant le repas, Varschafsky s’était assigné le rôle du maître de maison guindé, assailli de soucis intérieurs lui interdisant d’être loquace. Il- avait mordillé dans le poulet au miel et abandonné la cuisse presque intacte. La soupe aux haricots noirs, délicatement parfumée, n’avait guère recueilli ses faveurs, comme si leur couleur lui évoquait un deuil récent. C’est à peine s’il avait trempé ses lèvres dans le champagne californien pétillant mais fade. En revanche, après avoir refusé la tranche de barracuda grillée, il s’était fait apporter un triple bourbon on the rocks qu’il avait avalé avec une satisfaction évidente et avait, alors, consenti à faire bénéficier ses commensaux d’un court monologue. L’homme qu’il attendait était censé, en dehors des renseignements au sujet de Safir Khoury, lui remettre une série de timbres de la plus haute valeur, des cinq cents émis par les Confédérés à la fin de la Guerre de Sécession.
  
  A l’inverse, avec une prolixité que rien ne désarmait, Zalia usait de tout son charme auprès de Coplan qui se crut revenu à Santa Cruz.
  
  Une image s’imposa à son esprit. Celle de l’Egyptienne engloutie dans la foule des passagers à l’aéroport mexicain. Pour affirmer sa certitude que son patron était mort, elle avait, ce jour-là, cerné d’un mince crêpe de soie noire l’épaulette de sa saharienne. Côté gauche. Celui du cœur, avait-elle précisé. Le cœur qui n’oublie pas.
  
  Le crêpe, ce soir chez Varschafsky, était absent.
  
  Le cœur espérait.
  
  Mais quel élément, en réalité, avait incité Zalia à changer d’avis ?
  
  Le café fut servi au salon. Varschafsky ignora ses hôtes et s’absorba dans la contemplation d’une statuette recouverte de timbres. Sur le canapé, tout contre Coplan, Zalia se fit chatte. L’idée d’avoir sou peu des nouvelles de celui auquel elle était si attachée ne paraissait nullement la troubler. En fait, elle semblait convaincue que le visiteur ne viendrait pas, si bien, qu’au bout d’un moment, Coplan soupçonna une mise en scène.
  
  Mais dans quel but ?
  
  Sa curiosité en fut excitée et il savoura cette incertitude qui l’habitait.
  
  Bavarde à l’excès, Zalia aidait le temps à fuir. Bientôt, il fut minuit et Varschafsky soupira, tout en bifurquant, sur sa chaise roulante en direction du canapé.
  
  - Mon ami ne viendra pas, il est trop tard. Après minuit, il sait que je n’accepte aucune visite. A mon âge, et dans mon état, une hygiène de vie s’impose. Veiller me fatigue. La discipline à laquelle je me soumets exige que je me couche maintenant. Vous voudrez bien me le pardonner. Au fait, vous reverrai-je demain, Mr. Desmaret ?
  
  - Pourquoi pas ? anticipa Zalia.
  
  - Avec la pellicule développée ? grinça Varschafsky avant de s’éloigner.
  
  La jeune femme prit familièrement Coplan sous le bras et l’entraîna sur la terrasse. La nuit des Caraïbes était douce et amicale.
  
  - Déçu ?
  
  - Déçu pour Safir. J’ai l’impression que je ne le retrouverai jamais. C’est comme tourner autour d’un mur rond pour découvrir l’endroit où a été posée la première brique.
  
  - Je comprends. Je ressens la même chose, avoua-t-elle, un ton plus bas. Au fait, vous n’avez pas de voiture puisque votre amie est repartie dans celle qui vous avait amenés ?
  
  Il sourit intérieurement.
  
  - Deux solutions s’offrent à vous, proposa-t-il. Soit me reconduire à l’hôtel dans la vôtre, soit de solliciter pour moi une chambre d’hôte auprès de Mr. Varschafsky.
  
  Elle eut un rire moqueur.
  
  - Pourquoi nous déranger, Mr. Varschafsky et moi ? répliqua-t-elle. Je suggère une troisième solution.
  
  - Votre chambre ?
  
  - Vous l’aviez deviné ?
  
  Dans ses ébats, Zalia alliait la rouerie au romantisme, si bien que, songea Coplan, elle aurait pu à la fois postuler dans une maison de tolérance et dans une maison de la culture. Sa libido imaginative se déchaînait sans cabotinage. Roublarde, vicieuse, elle avouait son délire érotique.
  
  Complice et bénéficiaire de ces débordements, Coplan n’en conservait pas moins sa lucidité. Sous le lit, il avait glissé l’automatique. Zalia atteignit bientôt les sommets de l’extase, puis repue, assouvie, épuisée, elle roula sur le flanc et mordit l’oreiller en exhalant un dernier râle. Ses doigts griffaient l’étoffe.
  
  - Tu fais aussi bien l’amour qu’un Égyptien ! le félicita-t-elle.
  
  - Un Égyptien ou un Pharaon ?
  
  Elle demeura insensible à cette pointe d’humour, balança ses jambes magnifiques sur le sol, se redressa et s’élança vers la salle de bains, nue, fière, somptueuse.
  
  La porte de la salle de bains claqua sur ses talons. Une autre s’ouvrit à la volée. Celle du couloir, que Coplan avait verrouillée. Les gonds s’en allèrent fêler la baie vitrée et des éclats de bois voletèrent sous le plafonnier dispensant une lumière bleu tendre.
  
  Coplan saisit la crosse de l’automatique et pressa la détente. L’unique balle qu’il put tirer disloqua la tête du guépard qui culbuta en arrière en inondant de son sang la robe qu’avait quittée Zalia. Le second félidé accomplit un bond fantastique et renversa Coplan qui tenta de se dégager pour ajuster son arme. Il n’en eut pas le temps. Un coup de matraque frappa son poignet et le pistolet chut sur le tapis, en même temps que le carnassier exhibait ses crocs sauvages et posait sur son cou ses grosses pattes aux griffes acérées. Coplan se tint coi. Un péril immédiat menaçait sa vie. Dans son bras, la souffrance dispersait mille aiguilles de feu. A trois centimètres des siens, les yeux fixes et jaunâtres de la bête lui rappelaient ceux de Varschafsky.
  
  L’homme à la matraque apparut, le visage étrangement bleuté dans la lumière du plafonnier. Son premier geste fut pour l’automatique qu’il ramassa et enfouit dans sa ceinture. Il avait maigri depuis le jour où la photographie avait été prise. En outre, il était mal rasé et la pointe de barbe aurait pu tromper un œil moins perspicace que celui de Coplan. Pour le reste, l’image était ressemblante. Teint couperosé, cheveux taillés à ras du cuir chevelu. L’archétype du traître dans les séries télévisées. Sans équivoque, Venice l’avait identifié : Esteban Gomez, celui que Juan avait accusé d’avoir organisé le rapt par hélicoptère de Safir Khoury.
  
  Un sifflement aigu, et le carnassier sauta sagement à bas du lit. Coplan respira un grand coup. Les soixante kilos du félidé avaient lourdement pesé sur son estomac. De la salle de bains on entendait l’eau qui ruisselait sur le corps de Zalia. L’œil que l’arrivant posait sur Coplan était empli de haine et il sut pourquoi. La mort du guépard ne lui était pas pardonnée. Gomez sursauta lorsqu’il vit le second carnassier lécher le sang du premier et aboya :
  
  - Ven por aqui, Cebra.
  
  L’animal tourna la tête vers son maître, avec un reproche dans le regard, et Coplan frémit. Une proie lui avait échappé, pensait le fauve, pourquoi lui refusait-on ce plaisir si innocent sur lequel il se rabattait ?
  
  Cependant, Cebra obéit et vint se planter devant le lit, la gueule menaçante.
  
  - Debout, commanda Gomez en anglais en agitant la matraque d’un air significatif.
  
  Coplan s’exécuta avec des mouvements d’une extrême lenteur afin de ne pas provoquer le guépard qui grognait en se léchant les crocs.
  
  - Habillez-vous.
  
  Coplan obtempéra.
  
  - Direction la porte.
  
  Il enjamba les débris de bois et les gonds. Ce fut lorsqu’il franchit le seuil que l’eau cessa de couler dans la salle de bains.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Avec morosité, Coplan évoquait le coup du sort survenu peu de jours auparavant et son affrontement avec le Bon, la Brute et le Truand.
  
  Cette fois encore, il était prisonnier. Après s’être accablé de reproches pour sa stupidité il s’était souvenu que Venice elle-même avait critiqué sa manière de faire : « Vraiment, Francis, tes méthodes sont spéciales ! Te précipiter comme ça chez les gens, au débotté, charge de cavalerie!... »
  
  Trop éloigné, l’automatique sous le lit. Perte d’une ou deux secondes. Fatal. A sa décharge, se consola-t-il, il fallait admettre que la manœuvre avec les deux guépards sortait de l’ordinaire.
  
  En tout cas, Zalia l’avait bel et bien attiré dans un piège.
  
  L’aspect intrigant de cette histoire était le comportement d’Esteban Gomez. Au sortir de la chambre, traversée du couloir. A son extrémité, se tenaient deux des quatre sbires noirs de Varschafsky, encore marqués par leur combat avec Coplan. La haine dans leur regard. Mais pas de représailles. A peine deux ou trois bourrades brutales pour le pousser à l’intérieur de la Chrysler. Bandeau sur les yeux, prouvant qu’on attachait de l’importance au fait qu’il ne pût identifier l’itinéraire. Espoir, car cette précaution signifiait qu’il n’entrait pas dans les intentions de ses ravisseurs de le tuer. Du moins, pas sur-le-champ, plutôt sur quelque plage déserte et discrète.
  
  Démarrage en douceur. Esteban Gomez et le guépard à l’avant, lui et les deux Noirs à l’arrière. Le carnassier rendait nerveux l’un de ces derniers. Coplan l’avait senti remuer avec gêne contre sa hanche. Les deux autres sicaires, supputa-t-il, avaient probablement transporté le cadavre hors de la chambre. Quelle surprise pour l’Égyptienne si, en sortant de la salle de bains, elle avait buté contre le corps décapité du félidé !
  
  Conduite rapide, un peu brutale et sportive, comme celle de Venice. Une demi-heure de trajet, pas plus. Arrêt. Les Noirs l’obligeaient à s’extraire du véhicule, l’encadraient. Il trébuchait contre une pierre. Quatre mains le retenaient, le guidaient. Pas une parole. Des senteurs tropicales dans les alentours. Un gecko qui, dans la nuit, lâchait ses okay en cascades. D’autres marches qui montaient, puis redescendaient. Atmosphère humide. Odeur de désinfectant, comme dans la casemate, chez le Bon, la Brute et le Truand. Arrêt. Des doigts dénouaient le bandeau. Coplan jetait un regard curieux autour de lui. Une cave, avec un soupirail. Pas d’ameublement. Sol, murs et plafond nus, à l’exception d’une ampoule plafonnière dispensant une lumière crue au bout de son fil qu’agitait un vent assez fort venu de l’ouverture.
  
  - Tiens-toi tranquille, recommandait Gomez d’une voix menaçante et en brandissant sa matraque.
  
  Les deux Noirs l’observaient avec la même haine.
  
  Ensuite, ils étaient partis tous les trois.
  
  Naturellement, Coplan aurait pu s’enfuir à travers le soupirail que personne n’avait pris la peine de munir de barreaux.
  
  Seulement, l’ennui, c’était le guépard.
  
  
  
  
  
  Solidement plantée sur le sommet d’une légère élévation de terrain, la maison éblouissait de toute sa blancheur sous le soleil ardent, détachée en contours acérés sur le bleu intense du ciel. Ornée de balustrades ajourées, elle dominait de ses deux niveaux, couronnés d’une terrasse, la pelouse d’un vert cru taillée aux ciseaux. Celle-ci ondulait jusqu’à un rond-point sur lequel se dressait, majestueuse, une table carrée en marbre blanc accompagnée de bancs circulaires, sculptés sur la tranche. Çà et là, taches claires au milieu de la verdure, des vasques en pierre débordaient de floraisons colorées.
  
  Pas un être humain. Du moins d’après ce qu’en voyait Coplan par le soupirail. Sur la pointe des pieds, il essaya d’en voir plus. Sans succès.
  
  Le guépard grogna dangereusement. La faim et la soif, diagnostiqua Coplan. Mauvais signe. Après tout, les guépards étaient des félins comme les léopards et les panthères. Et bien que facilement domesticables, l’instinct ancestral de la jungle ne risquait-il pas de réapparaître, sous l’empire de la faim ?
  
  Coplan recula. Se méfier. Depuis longtemps, il avait enlevé la ceinture de son pantalon. La grosse et lourde boucle, maniée comme une fronde, servirait en cas d’escarmouches. Pour ce qui concernait le gros de l’attaque, la situation, évidemment, serait plus délicate.
  
  Le soleil était déjà haut lorsque la bête frémit. Son ouïe était plus affûtée que celle de Coplan car ce n’est qu’avec un temps de retard que ce dernier perçut le bruit étouffé dans le couloir.
  
  Sur ce, la porte s’ouvrit, livrant passage à deux hommes. Le premier, immédiatement, braqua un fusil à pompe sur Coplan, tandis que le second déposait un plat et un seau devant le guépard qui se jeta alternativement sur la boisson et la nourriture.
  
  Avec une fausse innocence, Coplan protesta :
  
  - Et moi ?
  
  - Toi, va te faire voir ! répliqua l’homme au fusil.
  
  Coplan avança le pied. Existait-il une chance pour que, d’un bond rapide, il parvienne à désarmer le geôlier sans que le carnassier, occupé à engloutir sa manne, n’intervienne ? Qui pouvait imaginer les réactions de ce félidé ? En cas d’erreur, de fausse manœuvre, le sort en était jeté. Recouvrer la liberté semblait problématique. Si on lui avait proposé de parier, il aurait plutôt misé sur sa mort, par inanition ou fusillade.
  
  Il avança d’un pas. Le sbire au fusil coinça la crosse contre sa hanche.
  
  - Fais pas le malin, ou tu dégustes ! Recule !
  
  Trop loin, ragea Coplan qui obtempéra. Cebra, gloutonnement, dévorait sa pitance. De temps à autre il lapait un peu d’eau. Une fois repu, il retourna se coucher à la verticale du soupirail. L’un des gardes examina le plat, le seau, haussa les épaules, et sortit sans y avoir touché. L’homme au fusil l’imita. La porte fut reverrouillée.
  
  Le guépard bâilla. Coplan ne s’y fia pas mais, néanmoins, tabla sur l’état somnolent qui suit tout bon repas, chez l’homme, comme chez l’animal. Évidemment, il n’était pas question de sous-estimer une bête capable de courir à cent kilomètres/heure. Cependant, s’il voulait s’échapper, il ne lui restait qu’une chance : profiter de l’instant où la capacité de riposte du carnassier se trouvait légèrement diminuée.
  
  Il ôta sa veste et sa chemise qu’il roula en manchon pour protéger son bras gauche puis, la ceinture serrée dans la main droite, il la fit tournoyer tout en avançant d’un pas ferme vers le félin. Ce dernier se redressa et rugit, mais sans forcer la note, comme si, assuré de sa puissance, de son agilité, il ne croyait pas vraiment que le captif puisse l’attaquer, peut-être aussi parce que, depuis des heures, celui-ci n’en avait pas manifesté l’intention.
  
  Coplan gagna ainsi quelques mètres, précieux pour la suite de ses projets. Brusquement, au tréfonds de son instinct, Cebra perçut le danger. Mais sa méfiance atavique lui interdit de se précipiter comme un fou, étourdiment. Le coup de patte balaya l’air à trente centimètres de Coplan qui ne s’arrêta pas pour autant. Les griffes, au second essai, tentèrent de mordre dans les chairs mais ne parvinrent qu’à arracher quelques fibres de tissu au manchon.
  
  Cebra fut immédiatement en alerte et banda ses muscles, prêt à l’assaut.
  
  Coplan cogna de toutes ses forces en esquivant la charge par un bond sur sa gauche.
  
  La lourde boucle métallique écrabouilla l’œil gauche du guépard qui rugit de souffrance et frappa des deux pattes, mais sa fureur ne rencontra que le vide.
  
  Impitoyable, la boucle défonça l’œil droit. Le rugissement fût si effroyable que Coplan en frissonna et recula hâtivement. Aveuglée, enragée, folle furieuse, la bête sauta et rebondit contre le mur.
  
  Au-dehors, on tirait les verrous. La porte s’ouvrit. Coplan sprinta. Du manchon autour de son bras il écarta le fût de l’arme, et la boucle, pour la troisième fois, accomplit ses ravages, accompagnée d’un coup de pied qui percuta le tibia en remontant vers la rotule de son adversaire.
  
  L’homme s’écroula sur les genoux en lâchant son fusil. Coplan le ramassa et précipitamment, referma et reverrouilla la porte derrière laquelle vint se cogner le guépard dont les rugissements augmentaient d’intensité.
  
  Il se débarrassa du manchon, coinça le fusil entre ses jambes et, des dents, lacéra sa chemise pour la découper en bandes qui lui servirent à ligoter l’homme au visage ensanglanté. Il remit sa veste, rajusta sa ceinture, reprit l’arme en main et s’avança dans le couloir frais et humide. Devant lui, surgit l’autre garde. D’un coup de crosse sous le menton, Francis l’étendit et lui confisqua son pistolet.
  
  Le couloir aboutissait à un carrefour. Au fond d’un tunnel, à gauche, le soleil se reflétait dans une eau clapotante. A droite, le couloir s’élargissait. Coplan hésita mais se résolut à adopter la solution la plus sage. Les rugissements de Cebra n’allaient pas manquer de provoquer une alerte générale. Peu de chances pour que les curieux viennent de la mer. Aussi bifurqua-t-il sur sa gauche.
  
  Plaqué contre la paroi, à trois mètres de l’embranchement, il s’embusqua, le pistolet dans la ceinture, le fusil entre les mains, prêt à sauter sur Esteban Gomez, avec ou sans ses sicaires, qui allait probablement surgir, alerté par le vacarme. Pour une fois, de prisonnier il allait devenir geôlier.
  
  Hâtivement, il avait vérifié le parfait fonctionnement des deux armes.
  
  Les rugissements du guépard ne cessaient pas.
  
  Il attendit longtemps mais ses espoirs furent déçus. Le second sbire avait récupéré de son coup de crosse et avait délivré son comparse de ses liens. Ils passèrent tous deux, sans le voir, à trois mètres de lui et il se garda bien d’intervenir. Les deux acolytes s’en allaient probablement chercher du secours et c’était ce qu’il espérait. Surgir dans le dos de la partie adverse et la prendre à revers, comme prévu.
  
  Leurs pas s’éloignèrent dans le couloir.
  
  Il se remua pour débloquer ses muscles. L’attente se prolongeait, mais personne n’apparut, et le guépard hurlait toujours.
  
  « Reprendre l’initiative », décida-t-il. Il s’apprêtait à suivre les traces des deux hommes lorsqu’un réflexe, mûri par des années d’expérience, le stoppa. « Ne jamais laisser derrière soi un terrain sans l’inspecter. » Aussi se détourna-t-il pour suivre jusqu’à la mer le tunnel en pente.
  
  Le débarcadère s’allongeait sur la droite dans la grotte naturelle. D’un rouge vif et pimpant, il colorait l’eau autour du chris-craft, d’un blanc immaculé, et qui se balançait, retenu par le cordage enroulé sur le tambour de la bitte d’amarrage.
  
  Coplan sauta à bord. Personne. Il fouilla. Pas d’armes, pas d’indices non plus sur le propriétaire de l’embarcation. Il tourna la clé de contact. Le moteur démarra au premier essai. Satisfait, il empocha la clé et rejoignit l’embarcadère. Le chris-craft constituait, éventuellement, un moyen de fuite excellent.
  
  Il remonta le tunnel. A nouveau, il entendait les rugissements du guépard. A dix mètres du carrefour, il enregistra une détonation, et Cebra se tut.
  
  Rapidement, il gagna l’embranchement, le fusil braqué devant lui. Un croc-en-jambe lui fit perdre l’équilibre, il trébucha, accompagna la chute, accomplit un roulé-boulé et entre ses mains le fusil voltigea de droite à gauche.
  
  - Ne t’énerve pas, tu as affaire à des amis, rigola le Bon qui recula pour s’adosser au mur. Ce putain de guépard nous agaçait à gueuler comme ça, et nos nerfs sont sensibles ! Tiens, voilà Venice qui revient.
  
  Coplan tourna la tête. La jeune femme remontait le couloir, un Smith and Wesson à la main. Elle s’arrêta devant lui, clouée par la surprise.
  
  - Francis ! Quelle joie ! Dis-moi, pose ce flingue. Je déteste avoir un canon braqué sur le nombril.
  
  Coplan se remit debout sans lâcher l’arme, en se contentant d’en abaisser le fût.
  
  - La joie est réciproque. Tu as liquidé le guépard ?
  
  Elle renifla bruyamment et, sur son visage, reparut cette expression glacée qu’il connaissait bien.
  
  - Ma première balle. Œil droit. Le plus amoché. Qui l’avait esquintée comme ça, cette bête ? Toi ?
  
  - Ce fauve était mon gardien.
  
  Il vit son regard briller.
  
  - Raconte, exigea-t-elle.
  
  Brièvement, il lui fit le récit des événements depuis leur séparation. Quand il évoqua Zalia, elle l’interrompit avec hargne :
  
  - Et, naturellement, tu as baisé cette salope ?
  
  - J’en viens.
  
  Lorsqu’il eut terminé, elle hocha la tête.
  
  - Tu as trouvé mon message ?
  
  - Pourquoi avoir quitté l’hôtel ?
  
  - Par mesure de sécurité. La mobilité est une défense. Moi, on ne m’a pas capturée et enfermée avec un fauve ! railla-t-elle avec une cruauté voulue sans doute motivée, se dit Coplan, par sa jalousie à l’égard de Zalia.
  
  Mais il n’allait certainement pas batailler sur ce terrain.
  
  - Qu’a répondu El Paso ? demanda-t-il.
  
  A nouveau, elle renifla.
  
  - Viens, fit-elle en lui prenant familièrement le bras, pendant que le Bon se décollait du mur en rengainant son Colt Commander.
  
  Ce fut lui qui ouvrit la porte à l’extrémité du couloir.
  
  Les deux gardiens étaient là, à trois mètres. Leurs lèvres caressaient le tronc d’un magnolia. Le trou sanglant dans leurs nuques indiquait quel sort leur avait été réservé.
  
  Un bref frisson courut sur l’échine de Coplan. C’est alors qu’un souvenir, la lecture d’un rapport relatif à la D.E.A., vint lui titiller la mémoire. Il soupira. Le S.O.G., c’était ça...
  
  - Le temps nous manquait, expliqua Venice avec indifférence. Tu le sais, la fin justifie les moyens. Viens.
  
  Tous les trois poursuivirent jusqu’au rond-point à la table et les bancs de marbre blanc, longèrent les vasques de pierre et s’enfilèrent entre les pins d’Australie pour atteindre l’entrée latérale.
  
  Sur le Steinway, le Truand pianotait un arrangement des Danses Polovtsiennes de Borodine. A côté du clavier était posé son Ingram calibré en 8 mm. Avec ce qui ressemblait à de l’ennui, il s’interrompit et fixa Coplan d’un air morne. Son regard s’appesantit sur le torse nu sous la veste et il indiqua, un brin narquois :
  
  - Dans la chambre du fond au premier étage, tu trouveras tout un lot de chemises.
  
  - Du bleu, roucoula le Bon dans le dos de Coplan, c’est ce qui convient le mieux à tes yeux.
  
  - Vos gueules ! commanda Venice qui entraîna ce dernier.
  
  La salle de bains était grandiose mais son décor somptueux n’avait guère aidé Esteban Gomez à résister à la haute technicité déployée par la Brute. Nu dans la baignoire, il avait sombré dans l’inconscience.
  
  Aux patères était accrochée une carte de l’île. L’agent de la D.E.A. ignora Coplan et s’adressa à Venice en tapotant le bloc-notes qu’il tenait à la main :
  
  - J’ai recoupé les coordonnées ! Ce qu’il nous a livré colle avec le texte communiqué par El Paso au sujet de Varschafsky.
  
  - Tu es sûr ?
  
  - Catégorique.
  
  - Il a tout dit ?
  
  La brute émit un rire gai et amical, de ce ton indulgent que l’on prend lorsqu’on entend une histoire drôle mille fois racontée. Puis, en désignant Coplan, il expliqua :
  
  - Avec lui, j’ai pris des gants parce que nous ignorions à qui nous avions affaire et qu’il pouvait s’agir d’un innocent. Avec Gomez, en revanche, j’ai forcé la dose.
  
  Venice tourna la tête et contempla le corps allongé dans la baignoire, couvert de plaies.
  
  - Donc, tu es catégorique. Il ne peut plus rien nous apprendre ?
  
  La Brute bomba le torse.
  
  - Ce qu’il ne m’a pas appris tiendrait au verso d’un timbre-poste.
  
  - La comparaison est pertinente, complimenta Venice, si l’on se souvient des manies de celui que nous cherchons.
  
  Elle pointa le doigt vers la carte suspendue aux patères à la place des sorties de bain.
  
  - C’est possible par la mer ?
  
  - Gomez a eu la gentillesse d’indiquer la route et ça concorde parfaitement.
  
  - Alors, on n’a plus rien à faire ici, conclut-elle.
  
  - Moi, si, intervint Coplan, agacé d’être tenu à l’écart du débat.
  
  Elle lui fit face, une moue chagrine sur les lèvres.
  
  - Ne joue pas l’emmerdeur, Francis. Ne sois pas la chaîne rivée à ma cheville, je te l’ai déjà dit. Je t’aime bien, c’est la raison pour laquelle tu es ici, sinon, tu sais ce que j’aurais fait ?
  
  - Je le sais, répliqua Coplan avec vivacité. Tu aurais sorti le cadavre du guépard et tu m’aurais enfermé à sa place !
  
  - Jusqu’à la fin de l’affaire, compléta-t-elle. Alors que, maintenant, je t’invite au festin.
  
  - Je ne suis pas sûr qu’El Paso soit d’accord, ronchonna le Bon dans le dos de Coplan.
  
  - D’ailleurs, qu’est-ce qu’il fout avec ce fusil à pompe ? s’insurgea la Brute.
  
  Le Bon pressa le canon de son Colt Commander dans les reins de Coplan.
  
  - Prends-le-lui, invita-t-il.
  
  - Non, trancha Venice. Nous ne sommes que quatre. Les services qu’il peut nous rendre seront les bienvenus. Qui connaît l’importance de l’opposition ?
  
  - Quatre ? s’étonna le Bon. Et Gomez, qui va rester pour le surveiller ?
  
  Irritée, Venice leva son Smith and Wesson et logea trois balles dans la tête de l’homme allongé dans la baignoire.
  
  - Nous n’avons plus besoin de personne. Choqué, Francis ?
  
  Coplan ne broncha pas. Où la D.E.A. recrutait-elle les agents qu’elle intégrait dans son S.O.G. ? Chez les filles à Ferrari qui avaient perdu dans un accident de voiture un frère qui se droguait ? De quels horizons venaient le Bon, la Brute et le Truand ? Les deux premiers n’avaient pas réagi devant cet assassinat commis aussi froidement et lucidement. Le troisième, de toute façon, s’il avait été présent, aurait eu la même attitude, il en était persuadé.
  
  Il réfléchissait en silence. Le geste de Venice était grave de conséquences. Esteban Gomez, si l’on se fiait aux révélations de Juan à Santa Cruz, avait kidnappé Safir Khoury et était sûrement au fait du sort qui avait été réservé à l’Égyptien. Or, ce n’était plus qu’un cadavre, et avec lui, disparaissait une piste de la plus extrême importance.
  
  Cela, il ne le pardonnait pas à la jeune femme.
  
  Depuis son arrivée dans les Caraïbes, il était question de sosies, de trafics de drogue, mais pas la moindre information relative à l’homme d’affaires. Dans l’intervalle, de sa vie, de sa mort, de sa liberté, dépendaient celles de onze otages.
  
  Catastrophique. Le désastre.
  
  - Tu ne réponds pas, Francis ? murmura Venice. Laisse-moi te poser une question. Que doit faire la Société lorsque le criminel demeure impuni par la Loi ?
  
  - Le débat est ouvert depuis des siècles et nul n’y a jamais apporté de réponse satisfaisante, ni dans un sens ni dans l’autre.
  
  - Bravo pour la casuistique, fit-elle en regarnissant le barillet de son arme avec des balles, extraites de la poche de son pantalon.
  
  - Kathryne DiFalco et Esther Barnett, c’était toi. De ta propre main !
  
  - De ma propre main, oui, mais avec un fusil plus sophistiqué que le tien, répliqua-t-elle, un rien agressive.
  
  - On part d’ici ou on sort nos mouchoirs pour sécher nos larmes ? s’énerva la Brute.
  
  Coplan s’adressa à lui :
  
  - Dans ses aveux, Gomez a-t-il parlé d’un Safir Khoury ?
  
  Venice se raidit imperceptiblement.
  
  - De qui s’agit-il ? Le nom est à consonance arabe. Un Libanais ?
  
  Pour la D.E.A., savait Coplan, les hommes et les femmes nés à l’ombre de la bannière ornée du cèdre ne pouvaient vivre que du trafic de drogue.
  
  - Un de nos agents qui a disparu, romança Coplan. Un maître. Égyptien d’origine. Sa mission consistait à pénétrer le milieu adverse et à remonter jusqu’à El Faraon. Au Mexique, à Santa Cruz plus précisément, il s’est évanoui dans la nature. Notre enquête nous autorise à croire qu’il a été kidnappé. Et par qui ? Par cet Esteban Gomez ! Manque de chance, vous l’avez tué !
  
  Venice et la Brute parurent gênées.
  
  - En tout cas, fit la Brute, à aucun moment, Gomez n’a mentionné ce nom.
  
  Venice examina Coplan avec attention, comme si elle tentait de déterminer s’il disait la vérité. Elle hésita puis haussa les épaules avec fatalisme.
  
  - Il est trop tard, Gomez est mort, laissa-t-elle tomber d’une voix incisive. Maintenant, partons. Viens avec nous, Francis, tu sera surpris. Je t’expliquerai en chemin.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Coplan, derrière Venice et devant le Bon, la Brute et le Truand, dévalèrent le tunnel en pente et débouchèrent sur l’embarcadère.
  
  Le Truand sauta le premier à bord et chercha la clé de contact. Coplan affichait l’indifférence mais le Bon ne fut pas dupe et lui tapota l’épaule.
  
  - Quand nous nous sommes rencontrés, tu remontais du tunnel. Donne la clé.
  
  Coplan s’exécuta. Venice fronçait les sourcils.
  
  - Ami ou ennemi ? s’échauffa-t-elle. Tu prends le contre-pied de tes intérêts, en ce moment !
  
  - Où sont mes intérêts ?
  
  Elle le lui dit quand ils se furent tous installés sur l’embarcation et que le Truand eut lancé le moteur. Coplan écoutait avec attention, sans interrompre, les yeux braqués sur la mer turquoise que fendait l’étrave, sur les voiliers des plaisanciers et sur les yachts des pêcheurs de barracudas.
  
  Elle acheva, se tut en attendant un compliment et se vexa :
  
  - Tu n’applaudis même pas ? J’ai fait du beau boulot, non ?
  
  Il tourna la tête et la regarda droit dans les yeux.
  
  - Je te félicite, car tu m’as devancé de plusieurs longueurs. Bravo !
  
  Elle se détendit.
  
  - Tu es un brillant second et mérites une médaille d’argent. Au fait, chapeau pour le guépard et le coup de la boucle de ceinture. Je rédigerai un rapport à ce sujet. J’escompte bien que ta manœuvre figurera dans le manuel d’exercices pour futures recrues. Cela dit, j’ai eu un doute il y a un instant...
  
  - Lequel ?
  
  Elle trempa sa main dans l’eau qui giclait.
  
  - Je me suis demandé si ton manque d’enthousiasme ne provenait pas de l’implication dans cette affaire de la salope que tu as baisée, cette Zalia, c’est ça ?
  
  Coplan faillit avoir un accès d’hilarité mais il le réprima à temps, car la susceptibilité de Venice se logeait à fleur de peau. Par ailleurs, il se méfiait des réactions d’une femme qui tuait aussi facilement ses semblables, même si ceux-ci étaient quelque peu frelatés.
  
  - Je me fous de Zalia, répliqua-t-il avec force.
  
  - Vraiment ?
  
  - Juré.
  
  Le chris-craft passa au large de Barbary Coast, ce parc d’attractions pour touristes où étaient reconstituées des tavernes de flibustiers, avec leurs pirates borgnes et édentés, et les ribaudes dépoitraillées, juchées sur des barriques de rhum ou des tonneaux débordant de pièces plaquées or. Coplan y avait bu une bière en compagnie de Venice, lors de leur première soirée sur l’île, et avait été frappé par la honte de ces comédiens en mal de cachets, parvenus au bas de l’échelle, transformés en clowns, en pitres grotesques, pour amuser le métallurgiste de Detroit ou le gros fermier du Saskatchewan.
  
  Un quart d’heure plus tard, ils abordèrent le rivage au fond d’une crique déserte.
  
  - C’est là, dit la Brute. Vous voyez le sentier à gauche ?
  
  Il sauta sur le sable et amarra l’embarcation à un piton rocheux constellé de coquillages nacrés.
  
  Tous le rejoignirent. Durant le trajet, et à l’exception de Coplan déjà pourvu, les autres s’étaient équipés, outre leurs armes de poing, d’un fusil Armalite M-1, exception faite du Truand, qui portait son pistolet-mitrailleur Ingram.
  
  En éclaireur, il enfila le sentier étroit et abrupt. Le Bon le suivait à deux mètres. Les autres s’échelonnaient à un plus grand intervalle.
  
  Le grand Noir somnolait à l’ombre d’un casuarina, son Kalashnikov adossé au tronc. L’Ingram cracha ses balles silencieuses. Épouvantés, les lézards s’enfuirent sous les fusées de sang et les débris d’écorce.
  
  Vingt mètres plus haut, un acolyte urinait contre les hibiscus. La rafale lui scia les reins. D’autres lézards détalèrent en contournant le Kalashnikov.
  
  Le dernier gardien, sur la face postérieure, veillait en haut d’un mirador. Ses réflexes étaient prompts. Le Truand se jeta sur sa gauche, mais le Bon marqua un temps de retard. Avec deux balles, le M-16 lui troua la gorge et le cœur. L’Ingram riposta et le tireur fut culbuté par-dessus la balustrade et atterrit dans les grandes herbes folles et sauvages.
  
  Venice se pencha sur le corps ensanglanté de son compagnon.
  
  - Joey était un bon gars, murmura-t-elle. Nous le vengerons.
  
  Coplan se dit que, dans ce domaine, elle avait de l’avance !
  
  Jusque-là, il n’avait pas participé matériellement à l’assaut, mais il en fut tout autrement lorsque, avec les survivants de l’escouade de la D.E.A., il atteignit l’esplanade devant la superbe demeure et fut confronté au dernier carré des défenseurs.
  
  Sous les balles qui sifflaient, sa vie était en péril. Aussi, sans vergogne, fit-il usage de son arme avec son efficacité habituelle. Les tueurs tombèrent sous ses coups bien ajustés.
  
  - Pas mal, reconnut Venice, allongée sur le gazon à ses côtés. Surtout avec un fusil à pompe et à cette distance !
  
  La Brute et le Truand se précipitaient vers la maison pour annihiler les dernières velléités de résistance.
  
  - Le coup de serpillière, se réjouit Venice, et ensuite c’est à nous deux de jouer. Tu ne regretteras pas le déplacement, Francis. J’espère que tu savoures la fleur que je te fais ? Mon collègue avait raison tout à l’heure. Je ne suis pas certaine qu’El Paso apprécie. Les gens de l’extérieur, nous les utilisons mais ne les invitons pas à notre table pour le dessert.
  
  - Vous les laissez déguster avant la tombe glacée, ricana Coplan.
  
  - On ne changera pas le monde, philosopha-t-elle. A quoi sert une manipulation sans manipulés ?
  
  Le Truand revenait.
  
  - Plus d’opposition armée, fit-il en introduisant un chargeur neuf dans le magasin de l’Armalite.
  
  Venice, du coude, cogna le flanc de Coplan.
  
  - Allons-y.
  
  Les yeux exorbités, Zalia tremblait, adossée au bahut Louis XVI recouvert de timbres-poste. Pâle, défaite, elle triturait le tissu de sa robe. Quand elle vit Coplan, elle se précipita vers lui, radieuse, et voulut se jeter à son cou mais il la repoussa avec le canon du fusil. Elle feignit la surprise.
  
  - Francis, que se passe-t-il ?
  
  Dans son fauteuil de paralytique, Joseph Varschafsky dardait sur lui un regard haineux. Ses mains serraient avec rage un gros exemplaire relié de Pour qui sonne le glas ? d’Hemingway. Un choix bien approprié, pensa Coplan.
  
  Ironique et faussement cérémonieuse, Venice s’inclina devant le maître de maison.
  
  - El Faraon, ravie de vous rencontrer pour la seconde fois. La première, l’entrevue fut brève. Il en ira différemment aujourd’hui. Nous représentons la D.E.A. et avons énormément de questions à vous poser au sujet de vos activités illicites. Pour ce faire, notre agence de voyages vous propose un petit circuit touristique avec, pour destination finale, notre quartier-général à El Paso, au Texas. Certes, avec son paysage de derricks et de pompes à balancier, cet État n’offre pas le charmant décor tropical de votre île bien-aimée. Néanmoins, je suis persuadée que vous apprécierez la chaude hospitalité des agents de la D.E.A. qui mènent les interrogatoires. Notre périple commencera par une course en mer à bord d’un chris-craft jusqu’à un yacht qui attend à la limite des eaux territoriales. Voyage de quelques heures jusqu’au rendez-vous avec un hydravion qui vous conduira à Guantanamo, la seule portion de territoire que Fidel Castro nous ait laissée à Cuba et où nous avons établi une base militaire. D’un trait de flèche, ensuite, vous serez transporté à El Paso. Excursion entièrement à nos frais, vous n’aurez rien à débourser. En ce qui concerne le courrier que vous souhaiteriez adresser à des amis, c’est nous qui fournirions les timbres-poste que vous aurez loisir, aussi, de coller sur les murs ripolinés de votre cellule pour en égayer le caractère banal.
  
  - Attention ! cria Coplan qui lâcha le fusil et bondit.
  
  L’ouvrage d’Hemingway, truqué, dissimulait une grenade quadrillée. Coplan happa le poignet, le tordit brutalement et l’engin roula sur le sol dallé. Coplan se jeta à plat ventre, s’en saisit et le balança à travers la fenêtre.
  
  L’explosion mutila les bougainvillées et leurs délicates fleurs écarlates. Le souffle laboura le gazon vert tendre et décapita les hibiscus, tandis que les éclats entaillaient le bois du perron.
  
  Vif et agile, Varschafsky bondit hors de la chaise roulante et se baissa pour ramasser le fusil qu’avait abandonné Coplan. D’un coup de talon, Venice lui écrasa les doigts pendant que la Brute lui percutait les reins et le plaquait rudement sur le sol.
  
  Venice éclata de rire.
  
  - Il a tous les talents, ricana-t-elle, même celui de jouer les paralytiques !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Coplan se releva et fonça vers Zalia sous le regard réprobateur de Venice. Des yeux elle le suppliait, en même temps que ses mains agrippaient celles de Coplan.
  
  - Francis, hoqueta-t-elle, j’ai peur ! Tout à l’heure, cette fusillade, ces morts... Que se passe-t-il ?
  
  Coplan se dégagea et la gifla violemment. La comédie avait assez duré.
  
  - Bravo, félicita Venice pendant que la Brute et le Truand ficelaient Varschafsky. Il est des instants où la violence doit remplacer la diplomatie.
  
  Coplan empoigna la gorge de l’Égyptienne et serra.
  
  - Où est Safir ? questionna-t-il d’un ton rude.
  
  Elle blêmit.
  
  - Je... je ne sais pas... bégaya-t-elle.
  
  Il accentua sa prise sur la peau brune et vit les yeux s’écarquiller. Venice s’approcha. A la main, elle tenait son Smith and Wesson.
  
  - Francis, lui reprocha-t-elle, tu es trop tendre avec les femmes, ça te perdra. Tu témoignais de plus de férocité avec le guépard !
  
  Le canon se leva et la balle trancha le lobe de l’oreille gauche avant de pulvériser un vase en porcelaine transformé en arc-en-ciel par les Drei Schilling de l’Empire austro-hongrois.
  
  Zalia hurla. Sur l’épaule, le sang inonda le jaune citron du T-shirt et, horrifiée, elle tourna la tête en tendant la main vers son oreille mutilée. Le lobe déchiqueté gisait, lui, parmi les débris du vase. Épouvantée, elle faillit verser dans l’hystérie mais Coplan l’en sauva en la secouant brutalement.
  
  - Où est Safir ?
  
  - Où est Safir ? répéta après lui Venice en posant le canon du revolver sur la tempe de la jeune femme.
  
  Zalia frissonna et ses membres tremblèrent.
  
  - Non! cria-t-elle, persuadée que Venice allait la tuer.
  
  - On ne te fera aucun mal si tu nous dis où est Safir, ajouta Coplan.
  
  - Tais-toi ! intima Varschafsky en se débattant entre les bras de ceux qui l’entravaient.
  
  Venice déplaça le canon de son arme.
  
  - Les conseilleurs ne sont pas les payeurs, persifla-t-elle.
  
  - Au sous-sol, avoua l’Égyptienne au bord de la syncope.
  
  - Montre-nous le chemin, ordonna Coplan sans pitié.
  
  Elle obéit, toute volonté évanouie. Coplan et Venice durent la soutenir tant ses jambes défaillaient.
  
  Rien, dans le mur, ne révélait la paroi coulissante. Zalia pressa la tranche de l'Adieu aux armes d’Hemingway et le panneau se déplaça.
  
  - Tu es folle ! tenta de la convaincre Varschafsky. Tu ne t’en sortiras pas pour autant ! Ce sont des fauves, ils t’abattront comme une chienne et tu...
  
  La Brute le fit taire d’une manchette appuyée.
  
  Coplan bascula le commutateur et une lumière vive éclaira l’escalier. En bas des marches, Zalia, les genoux flageolants, tourna à droite et s’arrêta devant une grosse porte blindée.
  
  - Il est là, bredouilla-t-elle. Bien vivant.
  
  Coplan examina le. panneau métallique et sa main tâtonna sur la surface.
  
  - Pas de serrure ? s’étonna-t-il.
  
  A bout de forces, vidée de son énergie, ravagée par la terreur, l’Egyptienne trouva malgré tout la force de chevroter en pointant le doigt :
  
  - L’ordinateur, là-bas...
  
  Et elle s’évanouit.
  
  - Quelle mauviette ! commenta Venice, méprisante.
  
  Coplan partit en exploration. L’ordinateur occupait le centre d’une vaste salle aux éclairages aveuglants. Un peu perdu, planté devant la console, Coplan grinça des dents. Lequel, parmi ces boutons multicolores, ouvrait la porte de la prison ?
  
  Venice arriva en remorquant le corps inanimé qu’elle lâcha et s’approcha sans poser de questions. A l’avance, elle connaissait le problème.
  
  - Attendons qu’elle revienne à elle, proposa-t-elle.
  
  - D’accord, accepta-t-il, mais laisse faire la nature cette fois-ci, pas de Smith and Wesson, même s’il lui reste un second lobe à arracher !
  
  - Pourtant, le flingue a eu de l’effet. Sans lui, serais-tu ici à cet instant ? Si j’interrogeais El Faraon ?
  
  Ce dernier n’intéressait plus Coplan à partir du moment où Safir Khoury était délivré. Aussi acquiesça-t-il d’un bref signe de tête, sans trop se soucier du sort du trafiquant.
  
  Venice attira une chaise à elle et s’assit.
  
  - Auparavant, dit-elle, jouons franc-jeu. J’ai mis cartes sur table, mais pas toi. Qui est, en réalité, Safir Khoury ?
  
  Coplan hésita, mais pas longtemps. Zalia pouvait très bien ignorer le code d’ouverture de la porte. Dans cette éventualité, l’aide des trois agents de la D.E.A. lui était nécessaire. Il expliqua calmement :
  
  - Safir Khoury négocie pour le compte du gouvernement français. C’est un intermédiaire. De quel ordre ? Examinons la situation au Moyen-Orient et, plus particulièrement au Liban et, à un degré moindre, en Iran. Il ne se passe pas une semaine sans que des Européens ou des Américains soient kidnappés par diverses factions se camouflant derrière des sigles nouveaux. Toujours les mêmes poncifs : Groupe de Libération Prolétarienne, Unité de Combat Progressiste, Fraction Armée Arabe, et tutti quanti. Ce n’est pas l’imagination qui leur manque. Quelle est la monnaie d’échange exigée par les ravisseurs afin de rendre la liberté aux otages ? Soit la libération de terroristes détenus dans les prisons occidentales, soit une rançon en numéraire. Un gouvernement ne peut, évidemment, engager des tractations directes avec l’autre partie. Aussi fait-il appel à des intermédiaires, avocats internationaux, hommes d’affaires et, parfois, trafiquants en tous genres. Leurs services ne sont pas gratuits. La plupart du temps, ils réclament des honoraires, pour ne pas dire des commissions, à tout le moins confortables...
  
  - Exorbitants ? proposa Venice.
  
  - Le mot est plus juste, oui. Or, Safir Khoury s’est toujours montré désintéressé et d’une parfaite honnêteté, premier point. Le second, et cette précision souligne l’importance qu’il représente à nos yeux, c’est qu’il obtient la libération des otages sans contrepartie, c’est-à-dire sans rançon ou sans remise en liberté de terroristes purgeant leur peine dans une prison française. Sur le plan de la moralité, mon gouvernement répugne à verser l’argent des contribuables à des criminels preneurs d’otages en échange d’hommes et de femmes innocents. Accepter de payer une rançon dans ces conditions, c’est creuser le puits plus profondément. Mon pays s’y refuse. C’est la raison pour laquelle Safir Khoury constitue en France un atout d’une valeur inestimable.
  
  - Pourquoi est-il si désintéressé ?
  
  - C’est un musulman pieux et intègre, fidèle à la loi coranique, qui réprouve les agissements des fanatiques du Moyen-Orient.
  
  Venice hocha la tête.
  
  - Je comprends, et c’est tout à son honneur. Et c’est là ta véritable mission, n’est-ce pas ? Retrouver cet Egyptien. Dans le fond, tu te moques bien d’El Faraon ?
  
  - Je te le laisse, en effet, dit Coplan.
  
  Il marqua une pause et lança sa contre-attaque :
  
  - Comment es-tu notée au S.O.G. ?
  
  Elle sursauta, un peu pâle, suffoquée :
  
  - Tu connais le S.O.G. ?
  
  - Je suis au courant de ses méthodes. Tu en es l’archétype.
  
  Elle lut dans ses yeux qu’il disait vrai et plissa une lèvre mécontente.
  
  - Le S.O.G., dans son esprit, a raison, s’emporta-t-elle, il faut descendre tous ces salauds !
  
  Dans la guerre sans merci contre la drogue, tous les coups, pour Washington, étaient permis. Le S.O.G. représentait le bras séculier de la D.E.A. En tant que Service Action, il était chargé, de par le monde, de traquer les trafiquants d’héroïne et de cocaïne et, éventuellement, de les abattre lorsque, trop puissants, protégés par la distance ou par les lois des pays qui leur accordaient l’hospitalité, ils se trouvaient hors d’atteinte de la Justice, impunis et invulnérables, arrogants et hautains, et démesurément mégalomanes (Authentique. Le S.O.G. (Spécial Operations Group), fut, un temps, l'objet d’enquêtes parlementaires sur ses activités clandestines et cette Branche Spéciale de la D.E.A. fut mise en sommeil. Avec le regain de la lutte anti-drogue, elle ressuscita, mais dans la plus grande discrétion).
  
  A l’origine, seuls étaient visés les parrains mais, peu à peu, le S.O.G. avait redescendu l’échelle et ses agents, encouragés par la hiérarchie, eux-mêmes s’érigeant en justiciers suprêmes, éliminaient aux niveaux inférieurs des cibles moins prestigieuses.
  
  État dans l’État, la D.E.A. imposait ses propres lois. Atteinte de gigantisme, elle contrôlait difficilement ses commandos du S.O.G. qui s’en donnaient à cœur joie.
  
  Le Bon, la Brute, le Truand et Venice n’étaient ni meilleurs ni pires que les autres. Simplement, ils endossaient la tenue qu’ils avaient choisie en obéissant aux règles. Leur détachement, leur froideur glaciale, leur indifférence devant la mort donnée aux autres n’étaient que le fruit d’un entraînement implacable et d’une longue expérience.
  
  - Je n’ai pas à prendre parti, répondit-il avec tact. Je reconnais que moi-même, en certaines circonstances, j’ai dû abattre quelques salauds, mais ce qui me dérange un peu, c’est la systématisation du procédé, le grand coup de balai, le déblayage, tout ça à cause d’un gosse qui se droguait et qui s’est tué au volant de ta Ferrari !
  
  Tous deux perçurent des soupirs. Zalia revenait à elle. Le sang gouttait encore sur son épaule. La manche du T-shirt et l’avant-bras se tachaient de rouge. Venice se pencha et, sans ménagements, la secoua. Les paupières de l’Égyptienne papillotèrent, se relevèrent et demeurèrent fixes. Cruellement, Venice lui tordit l’oreille mutilée et Zalia hurla de souffrance. Coplan fut persuadé que l’Américaine, jalouse des femmes qui avaient partagé, après elle, la couche de ses amants d’une nuit, poursuivait sa vengeance. Le premier épisode avait pris place au moment où, d’une balle tirée par le Smith and Wesson, elle tranchait le lobe.
  
  En tout cas, la méthode était efficace car, à la question posée par Venice, Zalia répondit sans hésiter. Aussitôt, Coplan pressa un bouton et abaissa une manette avant de ressortir en courant.
  
  La porte s’était déverrouillée électroniquement et son panneau bâillait, mais Safir Khoury n’avait pas bougé. Assis dans un fauteuil confortable, en pyjama de soie, il fixait l’ouverture avec indifférence. Cependant, lorsqu’il vit surgir Coplan, il en suffoqua de surprise.
  
  - Monsieur Coplan ! s’exclama-t-il, les yeux embués, en sautant hors de son fauteuil.
  
  Il ne semblait pas avoir souffert de sa captivité. Guère altérée, l’image de l’homme dans la force de l’âge, aux yeux noirs et intelligents, aux joues épaisses, au teint sombre, à la calvitie naissante, au menton énergique et aux lèvres coupantes.
  
  Le lobe de l’oreille gauche manquait. Coplan reçut un coup à l’estomac. Il avait oublié ce détail. Quatre ans plus tôt, au Soudan, la police de sécurité avait torturé l’émissaire du gouvernement français et l’avait mutilé avec un sécateur.
  
  L’analogie avec le sort infligé par Venice à Zalia était frappante. Etait-ce un geste symbolique de la part de l’Américaine ? En savait-elle plus qu’elle ne voulait l’avouer au sujet de Safir Khoury ?
  
  Mais, pour l’Égyptien, l’instant était aux effusions. Chaleureusement, il serrait les mains de son sauveteur.
  
  - Je savais que la France parviendrait à me délivrer, monsieur Coplan !
  
  - Ici, je m’appelle Desmaret, l’informa Coplan. Maintenant, dites-moi pourquoi on vous a kidnappé.
  
  - Parce que je gênais. A deux ou trois reprises, vous avez pu voir ma façon d’agir. J’obtenais des résultats parce qu’en face de moi j’avais des politiques. Je réprouve hautement la prise d’otages, vous le savez, mais dans les affaires que j’ai eu à traiter, elle était motivée par des choix idéologiques sans esprit de lucre. C’était la seule excuse. Quand une rançon en numéraire était exigée, l’argent, dans l’esprit des ravisseurs, était destiné à la réalisation de ces choix idéologiques, sans profit personnel.
  
  « Depuis quelque temps, cependant, la physionomie au Moyen-Orient a changé. Des criminels internationaux, uniquement par appât du gain, se sont glissés entre les diverses factions politiques et pratiquent la prise d’otages. Vous l’avez compris, monsieur Cop... pardon, monsieur Desmaret, leurs mobiles sont sordides et crapuleux. L’extorsion de fonds basée sur le sang et les larmes des innocents constitue leur nouveau racket. Avec eux, pas de sentiments, pas de dialogue, pas de raisonnement. Diplomatie exclue. Leur slogan : « l’argent et vite, sinon l’on tue les otages ».
  
  « J’ai eu le malheur, monsieur Desmaret, de les démasquer. En ce qui concerne la fille du ministre et son enfant, et ceci est valable pour les neuf autres otages, j’ai cru avoir affaire, comme par le passé, à une faction politique. Je me trompais. Lorsque j’ai découvert le vrai visage des ravisseurs, j’ai tenté, bien que pessimiste, de négocier. J’ai accepté un rendez-vous à Santa Cruz au Mexique. Dans l’intervalle, mais je l’ignorais, ma secrétaire Zalia Achraf, celle en qui j’avais toute confiance, avait partie liée avec l’adversaire et me trahissait abominablement. Au cours de ce rendez-vous mexicain, j’ai été enlevé et, depuis, retenu ici contre ma volonté chez cet être immonde qui se fait appeler le Pharaon sans doute pour me défier, moi un Egyptien !
  
  Coplan digérait l’explication.
  
  - Je vais vous poser une question, articula-t-il. Puisque vous gêniez, pourquoi ne pas vous avoir tué ? Pourquoi vous garder prisonnier ?
  
  L’amertume plissa les lèvres de Safir Khoury.
  
  - Le Pharaon est plus odieux que vous ne l’imaginez. Il voudrait que je travaille pour son compte, que j’utilise mes contacts au sommet des États, que je devienne l’intermédiaire privilégié auprès des gouvernements dont il prendrait des ressortissants en otages, afin de leur extorquer des rançons colossales. J’ai refusé, bien entendu, mais il n’a pas désarmé, pas abdiqué cette prétention, et demeure persuadé de me convaincre.
  
  Coplan fronçait les sourcils.
  
  - Lui seul, donc, peut ordonner la libération des onze otages si la rançon n’est pas payée ?
  
  La tristesse voila le regard noir de l’Égyptien.
  
  - Personne d’autre, avoua-t-il d’une voix très basse.
  
  Coplan se mordit les lèvres. Devait-il faire appel à la haute technicité du S.O.G. ou, plutôt, de ses représentants sur place, Venice, la Brute et le Truand ?
  
  Difficile de faire capituler El Faraon autrement.
  
  Il réfléchissait. En même temps, son regard détaillait le décor. Vaste salle souterraine, pourvue d’un confort ultra-moderne. Rien à voir avec une geôle moyenâgeuse. Pas de fenêtres. Climatisation poussée. Nombreux ouvrages reliés. Lit défait. Reliefs d’un repas sur le plateau rangé derrière le meuble bas.
  
  - Où est-il ? s’alarma soudain Safir Khoury.
  
  - Vous n’avez rien à craindre. Il est hors d’état de nuire.
  
  - C’est un être malfaisant, s’enflamma l’homme d’affaires, avide, cupide. Son seul ressort, l’argent. Plus loin, dans ce souterrain, il a construit une pièce contenant un ordinateur qui lui permet de contrôler ses activités, ses comptes bancaires dispersés aux quatre coins du monde. Sa fortune est gigantesque. Par forfanterie, pour me prouver combien il est riche et puissant, il a pianoté sur le clavier et les soldes créditeurs sont apparus sur l’écran. Vertigineux ! Et Zalia qui se serrait amoureusement contre lui ! A vomir !
  
  - Venez, décida Coplan en entraînant l’Égyptien.
  
  Le mépris s’inscrivit sur les lèvres de Safir Khoury quand son regard rencontra le corps allongé de Zalia qui tremblait sous la garde du Smith and Wesson. Elle-même détourna les yeux.
  
  Coplan bondit sur le téléphone après avoir consulté sa montre. Sept heures de décalage horaire. Aux approches de minuit à Paris, le Vieux jetait probablement un regard distrait sur le dernier journal télévisé.
  
  - Oui, grogna-t-il à l’autre bout du fil.
  
  Coplan s’identifia et précisa :
  
  - Je suis en clair.
  
  Le Vieux compris qu’il ne disposait pas de son Teckel.
  
  - Où en êtes-vous ?
  
  - Safir Khoury est ici avec moi, bien vivant.
  
  Il procéda à un compte-rendu succinct. Venice écoutait de toutes ses oreilles. Zalia déchirait la manche de son T-shirt tachée de sang et la roulait en boule pour tamponner son oreille. L’Égyptien ne lui prêtait plus attention.
  
  - Je vous félicite, complimenta le Vieux, mais il est trop tard
  
  L’estomac de Coplan se vida.
  
  - Que se passe-t-il ? questionna-t-il avec âpreté.
  
  - Nous sommes coincés. L’ultimatum des ravisseurs expire demain matin à dix heures. Pour nous prouver leur détermination, ils ont tué François Quayle, le médecin de l’organisation Égalité devant la Vie. Un symbole. Si la rançon n’est pas versée, ils abattront les deux religieuses.
  
  - Alors ?
  
  - Le gouvernement a décidé de payer. La crise politique est ouverte car, évidemment, il y a les gens pour et les gens contre. Le ministre est effondré. Les ravisseurs l’ont bien précisé : après les deux religieuses, c’est le tour du petit Vincent Bourgueil et de sa mère.
  
  - L’opinion publique ?
  
  - Elle est partagée.
  
  - Quel est le montant de la rançon ? poursuivit Coplan.
  
  - Cent millions de dollars. Dix pour chaque otage. Ce dénouement survient trop vite. Ici, Tourain a enregistré un beau succès. Les services techniques de la D.S.T. ont finalement découvert le code du micro-ordinateur dont est équipée la montre découverte sur le cadavre du Piper Cheyenne. Les renseignements découverts concernent des individus au Moyen-Orient. Croyez-moi, nous exercerons des représailles par le biais de notre Service Action. De votre côté, vous avez délivré notre négociateur, mais je doute qu’il puisse intervenir efficacement avant le versement de la rançon, d’autant qu’il s’agit de criminels et non de politiques. Pour nous résumer, nous avons manqué de temps.
  
  - Où les cent millions de dollars doivent-ils être payés et à qui ?
  
  - Les modalités sont les suivantes : virement de la somme à la Caribbean Trust and Savings Corporation aux Îles Caïmans, un paradis fiscal, comme vous le savez. Au nom de Kathryne DiFalco...
  
  Coplan réprima un tressaillement.
  
  - ... Après encaissement, un délai de quinze jours s’écoulera et les otages seront libérés. Durant ces deux semaines, j’imagine, l’argent sera transféré et blanchi. Ne comptons pas sur les Îles Caïmans pour nous aider. La survie de ce territoire réside essentiellement dans le verrouillage de son secret bancaire.
  
  Coplan réfléchissait intensément.
  
  - Quel est le code de l’ordinateur ? finit-il par demander.
  
  - Assez astucieux, je le reconnais. Tout simplement le Nombre d’Or, celui de l’idéale proportion esthétique, auquel se sont référés beaucoup d’artistes et que découvrit Pythagore, avant que le mathématicien Léonard de Pise ne lui fournisse ses lettres de noblesse ((1) 2 V3 + 1 = environ 1,618).
  
  Coplan ferma les yeux et força sa mémoire. Bientôt, la formule s’inscrivit derrière ses paupières closes.
  
  - Je vous rappelle, brusqua-t-il.
  
  Safir Khoury et Venice posaient sur lui des yeux anxieux et interrogateurs. Il s’adressa au premier :
  
  - Les soldes antérieurs sur les comptes bancaires du Pharaon, à combien s’élevaient-ils ?
  
  - Des dizaines et des dizaines de millions de dollars, répondit spontanément l’Égyptien.
  
  Venice s’interposa.
  
  - Dis donc, Francis, je n’aime pas être tenue hors du coup. Mets-moi au courant.
  
  Il accéda à sa requête, à la fois précis et concis. Le visage de la jeune femme se crispa de fureur.
  
  - Les salauds !
  
  Son Smith and Wesson se pointa sur Zalia qui hurla d’effroi, mais Coplan détourna le poignet.
  
  L’Égyptien se tordait les mains d’impuissance.
  
  - Dix heures du matin, marmonna Venice. Il en reste dix-sept pour contrer ces criminels.
  
  - Dix, rectifia Coplan. A cause du décalage. En ce moment, il est minuit à Paris. Cependant, j’ai une idée. Attendez-moi ici.
  
  Il sortit de la salle et remonta au rez-de-chaussée.
  
  Le Truand avait remplacé Zalia et s’adossait à son tour au bahut Louis XVI recouvert de timbres-poste. La Brute s’appliquait à réduire en poussière les débris du vase en porcelaine caparaçonné des Drei Schilling de l’empire austro-hongrois. Joseph Varschafsky méditait sur ses crimes, à plat ventre sur le carrelage, les chevilles et les poignets ligotés.
  
  - Qu’est-ce qu’on fout ? s’énerva le Truand.
  
  - On perd du temps, renchérit la Brute.
  
  Coplan les ignora. Il s’agenouilla auprès de Varschafsky et lui ôta la montre-bracelet.
  
  - Qu’est-ce que tu fais ? s’interposa le Truand.
  
  - Ordre de Venice, bluffa Coplan qui se releva, l’écarta et redescendit au sous-sol.
  
  Safir Khoury, Zalia et l’agent de la D.E.A. l’observèrent, intringués. Il ouvrit le boîtier, inspecta le dispositif électronique et, avant d’opérer, fouilla les tiroirs du bureau qui s’encastrait entre la console et le mur. Sans peine, il découvrit ce qu’il cherchait : une loupe et une aiguille à la pointe très fine. La première magnifia les chiffres sur le minuscule clavier logé à droite. La seconde pianota le Nombre d’Or : 1,618. L’écran, à gauche, se teinta d’orange pâle. La loupe se déplaça vers lui. Sans redresser la tête, Coplan ordonna à l’Égyptien :
  
  - Asseyez-vous devant la console, comme l’a fait Varschafsky. Je vais vous dicter des séries de chiffres. Inscrivez-les dans la mémoire de l’ordinateur.
  
  Safir Khoury s’empressa d’obéir. Avec l’aiguille, Coplan pressa sur le 1, le 2, le 3 et poursuivit sa progression mathématique. Au fur et à mesure, il transmettait à l’Égyptien les nombres qui apparaissaient sur l’écran à gauche du dispositif électronique. De son côté, l’homme d’affaires les répercutait dans le cerveau de l’I.B.M.
  
  Lorsque la mémoire du boîtier fut vidée de son contenu, Coplan abandonna la montre et vint se pencher par-dessus l’épaule du négociateur.
  
  - Où veux-tu en venir, Francis ? Moi je suis toujours hors du coup ! se plaignit Venice.
  
  - Je travaille pour ta promotion, répondit-il.
  
  - Quelle promotion ? s’étonna-t-elle.
  
  - Celle qui, à la D.E.A., récompense les agents obtenant des résultats dépassant le cadre de la mission dont ils sont investis.
  
  - Que veux-tu dire ?
  
  - Un peu de patience et tu le sauras.
  
  Puis, en s’adressant à Safir Khoury :
  
  - Maintenant, répétez très exactement les gestes de Varschafsky en réactivant la mémoire.
  
  Safir Khoury s’exécuta. Ce fut à partir de la dix-septième série de chiffres que sur l’écran se concrétisa le premier solde créditeur de compte bancaire. Fascinée, Venice s’était approchée.
  
  - Incroyable ! s’exclama-t-elle. Ces sommes fabuleuses représentent l’argent du Crime, la rétribution de l’assassinat accompli sur les drogués, les deniers prélevés sur le sang, la vie, la jeunesse de faibles innocents leurrés par les paradis artificiels offerts par ces ignobles individus !
  
  Elle s’indignait. Coplan ne l’écoutait pas car il donnait ses directives au négociateur, calculait, additionnait. L’Égyptien s’enthousiasmait car il comprenait, soudain, le but recherché par l’agent français.
  
  - On va y arriver ! s’enflamma-t-il.
  
  Sous ses doigts, l’ordinateur transmit les ordres de virement aux banques avec accusé de réception immédiat. Nassau aux Bahamas expédia treize millions de dollars au compte de Katheryne DiFalco à la Caribbean Trust and Savings Corporation aux Caïmans, suivi par Hong Kong et Singapour qui ouvraient leurs guichets car, pour ces deux villes, on était déjà le lendemain. La première contribua pour quarante millions de dollars et la seconde pour trente. Zurich ne répondit pas en raison du décalage horaire, mais la West Indies Offshore Investment Bank, également domiciliée aux Caïmans, compléta le reliquat.
  
  Les cent millions de dollars étaient réunis et créditaient le compte de Katheryne DiFalco, le sosie de Kim Basinger.
  
  - Bravo ! félicita Venice. Vos otages sont sauvés ! Mais comment l’intéressée va-t-elle sortir l’argent puisque je l’ai tuée ?
  
  - Elle n’a pas besoin d’apparaître en chair et en os, expliqua Coplan. Il suffit que quelqu’un, comme nous venons de le faire, connaisse le code d’accès à son compte et donne l’ordre de virement. En ce qui me concerne, je suis persuadé que personne ne s’est risqué à la laisser seule détenir ce code. Ce serait puéril et Varschafsky ne l’est pas. Ses lieutenants, au Moyen-Orient, sont forcément au courant. Lui ne tire les ficelles que jusqu’à un certain point. Aucune organisation criminelle de cette taille ne serait assez stupide pour avoir négligé une ou plusieurs solutions de rechange. En tout cas, Venice, ta promotion à un grade supérieur est acquise d’avance. Tu disposes ici de sommes considérables, bien plus élevées que le montant de la rançon. Je les offre à la D.E.A. pour la remercier de sa coopération efficace.
  
  La jeune femme exulta.
  
  - Ne craignez-vous pas, monsieur Desmaret, intervint Safir Khoury, que les lieutenants de Varschafsky au Moyen-Orient ne découvrent que les cent millions de dollars proviennent des comptes bancaires de ce dernier ?
  
  Coplan lui serra l’épaule pour le rassurer et désigna Venice.
  
  - Notre amie ici présente et ses amis d’El Paso feront le nécessaire pour que Varschafsky n’ait à aucun moment l’occasion d’ouvrir la bouche à ce sujet.
  
  - Comptez sur moi ! martela la jeune femme.
  
  Coplan se détourna et sauta sur le téléphone.
  
  - Du nouveau ? questionna le Vieux, anxieux.
  
  Coplan lui fit son rapport et, à l’autre bout du fil, le patron des Services Spéciaux exhala un soupir de soulagement.
  
  - Joli, apprécia-t-il. Le Crime paie la rançon. Mais... vous croyez que ça va marcher ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  - Les ravisseurs ne se douteront de rien ?
  
  - Varschafsky ne sera pas en état de les alerter.
  
  - Les banques ?
  
  - Les comptes à partir desquels les virements ont été effectués sont anonymes, à numéro. Et qu’importe ? Seul le crédit de cent millions de dollars au nom de Katheryne Di Falco intéresse les kidnappeurs.
  
  - Exact, concéda le Vieux. Une chose, cependant, me déplaît. Pourquoi abandonner le reste de l’argent à la D.E.A. ? Les Américains sont riches, nous sommes pauvres. Nos services sont cruellement démunis de moyens financiers, les crédits leur sont mesurés, par ailleurs, ils sont...
  
  - Sans la D.E.A., coupa Coplan, j’aurais un jour de retard et les deux religieuses auraient eu le temps de mourir. Il faut savoir se montrer grand seigneur. En outre, nous aurons encore besoin d’El Paso.
  
  - Bon, ça va, interrompit le Vieux avec impatience.
  
  Zalia profita du désintérêt provisoire qu’on lui témoignait. D’un bond, elle se releva et fonça vers la porte. C’était ignorer naïvement les réflexes de la professionnelle expérimentée qu’était Venice. Celle-ci se retourna promptement et son Smith and Wesson cracha la mort.
  
  Coplan resta de marbre.
  
  - Les Judas paient toujours leur trahison, se réjouit Safir Khoury.
  
  Coplan fut étonné par cette réaction. Où était donc le pieux et intègre musulman qui réprouvait les atteintes aux droits de l’homme ? La captivité avait-elle aigri à ce point l’honnête et scrupuleux négociateur ?
  
  La nature humaine réservait bien des surprises.
  
  
  
  
  
  EPILOGUE
  
  
  
  
  
  La fanfare de la Garde républicaine de Paris jouait l’hymne national. Pour fêter l’heureux événement, le ciel avait chassé ses nuages et le soleil chauffait la carlingue du D.C. 10 qui avait transité par Francfort et sa base U.S.
  
  Le Président de la République, le Premier ministre et les membres du gouvernement attendaient au bas de l’échelle pendant que filmaient les caméras de télévision.
  
  La première fut Tatiana Bourgueil poussant devant elle son fils âgé de sept ans, le petit Vincent. Son père, coincé entre ses deux secrétaires d’État, ne put retenir ses larmes et les pleurs inondèrent ses joues. Parmi ses collègues, l’émotion était grande. Suivirent les deux religieuses, les Sœurs Marie de la Visitation et Angèle du Cœur du Christ, Jacques Vallebert et Béatrice Duchamp, les enseignants de l’Alliance française, Pierre Decourville, Didier Vandenbusch et Patrice Invernizzi, les journalistes de TF1. Fermant la procession, Jean-Michel Moreau, attaché culturel près l’ambassade de France à Beyrouth.
  
  Tous les dix portaient un ruban noir en signe de deuil afin de rappeler l’assassinat de François Quayle, médecin de l’Organisation Égalité devant la Vie.
  
  En souvenir de ce crime odieux, un trompette sonna alors l'Appel aux Morts.
  
  Le Vieux serra avec force la main de Coplan et de Tourain.
  
  - Il est des moments, grogna-t-il, où ce putain de métier procure, malgré tout, certaines satisfactions !
  
  
  
  
  
  Avec son briquet, le Truand alluma la cigarette que Venice fichait entre ses lèvres.
  
  - Pourquoi nous as-tu convoqués, Jimmy et moi ?
  
  - Pour une mission. En deux semaines, Varschafsky a livré tout ce qu’il savait. Les interrogateurs l’ont vidé de sa substance. Ce n’est plus qu’une loque, mais une loque vivante et encombrante. L’ordre nous est donné de le faire disparaître à tout jamais.
  
  La Brute hocha la tête et se contenta de maugréer :
  
  - Qui sème le vent récolte la tempête.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer en mai 1988 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
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