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Coplan sur la corde raide

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  No 1967 « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Profitant d’un moment de silence, Abdel Kawar prononça d’une voix sourde :
  
  - Toutes ces discussions sont ridicules. C’est la sixième fois que nous nous réunissons et chacun de nous a eu largement l’occasion d’exposer son point de vue. A mon avis, le problème est maintenant tout à fait clair : ou bien nous décidons de passer à l'action, ou bien nous laissons tomber. Je ne veux influencer personne, mais je tiens à vous prévenir que je n’ai pas l’intention de continuer nos rencontres clandestines. C’est trop dangereux.
  
  Le visage sombre et maigre du Syrien trahissait une irritation mal contenue.
  
  Le Jordanien Ali Galem, un robuste quadragénaire au faciès lourd, enchaîna avec la même conviction et sur le même ton assourdi :
  
  - Je partage totalement l’opinion de notre
  
  frère Abdel Kawar. Nos confrontations sont désormais stériles et j’estime, moi aussi, que le moment est venu de conclure.
  
  Il se tourna vers Fouad Zohly et articula :
  
  - Que faisons-nous ?
  
  Le Libanais Fouad Zohly opina lentement, sans desserrer ses lèvres épaisses.
  
  C’était un homme de cinquante-cinq ans, de forte corpulence, au teint pâle, aux gestes calmes et mesurés. D’un type racial nettement moins arabe que ses quatre compagnons, il avait cette expression un peu désabusée mais empreinte d’intelligence et de finesse qui caractérise la plupart des Levantins de vieille souche aristocratique.
  
  - Je reconnais que nous jouons avec le feu, dit-il enfin de sa voix douce, mais je me demande si vous réalisez pleinement la portée des décisions que nous allons prendre. Formuler des critiques et des griefs, c’est une chose. Engager une action positive, c’est une autre affaire. J’espère que vous avez bien réfléchi ?
  
  Abdul Tarim, un petit Musulman originaire de l’Arabie Saoudite, au visage maigre, aux yeux de braise, articula :
  
  - Jusqu’à présent, nous n’avons guère fait que cela : réfléchir ! Et ce n’est sûrement pas en réfléchissant à perte de vue que nous changerons le cours des événements. Je propose que nous fassions le point une fois pour toutes et que nous sachions à quoi nous en tenir avant de nous séparer.
  
  Fouad Zohly ne put réprimer un léger sourire teinté d’ironie :
  
  - Nous sommes tous désireux de faire le point, Abdul Tarim. En vérité, nous ne faisons que cela depuis notre première rencontre.
  
  - Des mots, toujours des mots, rien de plus que des mots, ricana le Saoudien de sa voix âpre et gutturale. Si tout le monde est d’accord, je préconise une formule très simple : nous allons procéder à un vote. Et la majorité l’emportera.
  
  Il s’adressa au Koweïtien Ibrahim Azzed, un géant placide qui fumait une cigarette blonde d’un air suprêmement détaché :
  
  - Êtes-vous d’accord pour voter une résolution ?
  
  - On voit que vous avez beaucoup fréquenté l’O.N.U., murmura tranquillement le Koweïtien. Je suis évidemment d’accord pour voter une résolution, mais laquelle ?
  
  Nullement pris de court, Abdul Tarim énonça :
  
  - Que chacun de nous dise franchement s’il juge que Riad Zeddine doit être éliminé ou non. Si c’est non, nous perdons notre temps et nous risquons notre peau inutilement. Si c’est oui, il faut que nous passions à une phase plus concrète de notre programme.
  
  Ces paroles catégoriques jetèrent un certain froid.
  
  Par tempérament, les interlocuteurs d’Abdul Tarim étaient plutôt partisans des longues discussions méandreuses qui n’atteignent leurs objectifs que par mille et mille détours subtils. Dans le fond d’eux-mêmes, la brutalité d’Abdul Tarim ne leur inspirait que répugnance et réprobation. Pour un Arabe authentique, le chemin qui mène droit au but n’est jamais le meilleur.
  
  Le Libanais Fouad Zohly se rendit compte que l’attitude choquante du fanatique Abdul Tarim allait compromettre la réunion.
  
  - L’idée de procéder à un vote n’est pas mauvaise, émit-il. Si nous désirons réellement voir clair, le moment est peut-être venu, comme le disait notre frère Abdel Kawar, de prendre nos responsabilités. Le temps travaille contre nous, et nous ne pouvons pas indéfiniment nous exposer aux périls que comportent nos réunions clandestines. Le vote sera simple, mais il sera secret.
  
  A l’exception de Tarim, les autres approuvèrent.
  
  Le Jordanien Galem s’enquit :
  
  - De quelle façon allons-nous opérer ?
  
  - Je crois que ma méthode vous conviendra, répondit le Libanais. Elle offre le maximum de garanties et le minimum de complications.
  
  Il plongea la main dans la poche de son veston gris.
  
  Par un accord qui n’avait jamais été exprimé, Fouad Zohly exerçait, depuis leur première réunion, une sorte de présidence que rien ne justifiait sinon l’autorité indiscutable qui émanait de sa personne, de son maintien imposant, de sa distinction. Chacun des cinq hommes assumait dans son pays respectif des charges officielles de la plus haute importance ; le Syrien Abdel Kawar était le plus haut placé des cinq sur le plan de la hiérarchie des fonctions, puisqu’il était secrétaire général à la direction financière interministérielle de Damas ; mais, comme ses trois compagnons, il avait trouvé tout naturel de confier à Zohly la direction de leurs entrevues secrètes.
  
  Le Libanais avait tiré de sa poche un porte-monnaie de cuir noir. Il remit à chacun des conjurés deux pièces italiennes : une pièce de 100 lires et une pièce de 50 lires.
  
  Du doigt, il montra un cendrier-réclame qui traînait sur la vieille table de bois autour de laquelle ils étaient assis.
  
  - A tour de rôle, expliqua-t-il, chacun de nous ira glisser une pièce sous ce cendrier qui sera placé sur un coussin. La pièce de 100 lires est une voix en faveur de l’élimination. La pièce de 50 lires exprime le vœu de remettre l’action directe à plus tard. Nous sommes bien d’accord ?
  
  Ils acquiescèrent.
  
  Fouad Zohly se leva, empoigna le vieux pouf de cuir qui se trouvait dans le fond de la cave où ils tenaient leurs assises, le transporta dans le coin le plus éloigné de la porte, revint prendre le cendrier qu’il posa au milieu du pouf.
  
  - Au plus jeune l’honneur, dit-il en tournant les yeux vers Abdul Tarim.
  
  Le Saoudien se leva d’un air résolu, alla glisser une pièce sous le cendrier-réclame. Ensuite, ce fut le tour du Jordanien Ali Galem, puis celui d’Ibrahim Azzed, puis celui d’Abdel Kawar et, pour finir, celui de Zohly.
  
  Ayant glissé sa pièce, le Libanais souleva le cendrier.
  
  - Je compte quatre pièces de 100 lires et une pièce de 50 lires, annonça-t-il d’une voix grave, presque solennelle.
  
  Un silence bizarre plana sous le plafond voûté de la cave. C’est la voix âcre d’Abdul Tarim qui le rompit.
  
  - Eh bien, les dés sont jetés ! constata-t-il avec une évidente satisfaction. Par quatre voix contre une, nous venons de décider que Riad Zeddine, notre ennemi commun, doit être éliminé. Je ne vous cache pas que ce choix me fait plaisir. Et j’espère que nous ne reviendrons plus là-dessus... Ce point capital étant acquis, voyons maintenant comment nous allons agir pour mettre notre résolution à exécution et liquider notre adversaire...
  
  Il dévisagea ses compagnons, attendit une suggestion. Comme aucun des quatre autres conjurés ne paraissait vouloir prendre la parole, il déclara froidement :
  
  - Si vous me donnez le feu vert, je suis prêt à mobiliser une équipe qui fera le nécessaire. Ce sont des gens compétents dont je garantis la discrétion et la loyauté. Dans quinze jours au plus tard, Riad Zeddine sera mort, assassiné.
  
  Il eut un rire bref et sarcastique, ajouta :
  
  - Les prétextes politiques ne manquent pas ! Bien entendu, nous prendrons le meilleur : tout sera mis en œuvre pour que ce meurtre soit mis sur le dos des terroristes israéliens. De cette façon, nous aurons fait d’une pierre deux coups...
  
  Le masque austère de Fouad Zohly était demeuré impassible, mais une lueur de mépris avait traversé son regard hautain.
  
  - Il y a un instant, laissa-t-il tomber, notre frère Tarim nous reprochait de trop réfléchir... Je commence à croire que ce reproche n’était pas fondé, car la suggestion que je viens d’entendre démontre que le problème n’a pas été examiné comme il aurait dû l’être. Je m’oppose formellement à l’assassinat de Riad Zeddine.
  
  Cette prise de position sans équivoque eut pour effet de démolir l’enthousiasme et l’exaltation du Saoudien Abdul Tarim. Le petit Musulman, décontenancé, balbutia :
  
  - Mais alors ? Et le vote ?
  
  - Justement, enchaîna Zohly, revenons-en, au vote. Pour la régularité des opérations, il faut d’abord que chacun d’entre nous aille déposer sur le pouf la pièce qu’il n’a pas utilisée. Nous verrons ensuite comment nous devons envisager les conséquences de notre choix.
  
  Les autres obtempérèrent, et Fouad Zohly remit les pièces italiennes dans son porte-monnaie.
  
  Se tournant vers Abdul Tarim, le Libanais lui demanda alors, avec une douceur où perçait une bonne dose d’amertume :
  
  - Savez-vous ce qui va se passer quand vos tueurs auront assassiné Riad Zeddine ?
  
  - Nous serons débarrassés de lui, en tout cas, affirma le Saoudien, farouche.
  
  - Détrompez-vous : c’est exactement le contraire qui se produira. Vous aurez fait de lui un martyr, et sa personnalité posthume prendra une telle envergure, une telle ampleur que tout notre horizon politique s’en trouvera irrémédiablement bouché. Vous aurez supprimé un individu, bien sûr, mais vous aurez forgé vous-même le triomphe de son idéal, la victoire des idées néfastes qu’il incarnait... Je ne connais pas vos sentiments intimes, mais je vous avoue que je n’ai rien contre Riad Zeddine en tant qu’homme. Pour être tout à fait sincère, je peux même vous dire que j’admire certaines des qualités de cet individu : il a du courage, il a de la poigne, il est ambitieux et il aime passionnément l’Islam. S’il avait mis ses vertus au service d’une meilleure cause, je me serais rallié à lui. Malheureusement, je considère qu’il a choisi une route qui conduit nos pays à la ruine, et c’est pour cela que je suis son ennemi.
  
  Abdul Tarim maugréa :
  
  - Où voulez-vous en venir ? Riad Zeddine est un homme néfaste et nous venons de décider qu’il doit être supprimé.
  
  - Attention ! fit Zohly en levant la main d’un geste théâtral. Nous venons de décider que Riad Zeddine doit être éliminé, non pas supprimé. Il y a là plus qu’une nuance.
  
  - Vous jouez sur les mots, rétorqua Tarim, énervé.
  
  - Pas du tout, assura le Libanais, je me place sur un terrain tout à fait concret. Riad Zeddine a deux frères et un neveu, ne l’oubliez pas !... Je ne suis pas prophète, mais je suis persuadé que si Riad Zeddine tombe sous les balles d’un meurtrier, la ferveur populaire jaillira en faveur du clan Zeddine comme une force torrentielle que rien ne pourra endiguer. Comment espérez-vous contrôler cette force ? Ahmad Zeddine, Alim Zeddine et le jeune Saleh Zeddine - qui a les dents longues - ne laisseront pas échapper une telle aubaine, vous pensez bien ! Au lieu d’un Zeddine, nous en aurons trois en face de nous ! Au lieu d’un ennemi à combattre, nous en aurons trois, sans compter la pression du peuple qui jouera au profit du mort. Car la famille Zeddine saura exploiter la fin tragique de Riad, on peut lui faire confiance sur ce point-là !
  
  La justesse indiscutable des arguments de Zohly avait fortement impressionné ses quatre compagnons. Même Abdul Tarim admira le sens politique du Libanais.
  
  - Oui, vous avez raison, admit-il, songeur. Je reconnais que c’est un aspect du problème qui m’avait échappé.
  
  Le géant Ibrahim Azzed, puissant financier du Koweït, habitué aux colloques internationaux, avança avec flegme :
  
  - Je suppose qu’il est superflu de mettre la proposition de notre frère Abdul Tarim aux voix ? En ce qui me concerne, je suis également contre l’assassinat...
  
  Le Jordanien et le Syrien adoptèrent la même attitude.
  
  Ibrahim Azzed reprit alors, les yeux posés sur Zohly :
  
  - J’imagine que vous avez une autre suggestion à nous soumettre ?
  
  - Oui, évidemment, dit le Libanais. Comme vous vous en doutez, j’ai étudié notre problème sous tous ses angles. Et si je me suis finalement arrêté à une solution, c’est parce que je suis convaincu, en âme et conscience, que c’est la meilleure. Je dirais même que je n’en vois pas d’autre...
  
  Il fit une courte pause, puis :
  
  - Nous devons abattre Riad Zeddine sans attenter à sa vie. En d’autres termes : ruiner sa carrière politique, détruire son prestige, jeter le déshonneur sur son nom, l’empêcher à tout jamais d’accéder à un poste officiel, mais le laisser vivant. II ne faut à aucun prix lui faire cadeau d’une mort glorieuse. Il faut en faire un homme déchu.
  
  Abdul Tarim interjeta avec acrimonie :
  
  - C’est théorique. Nous avons...
  
  - Non, coupa Zohly, acerbe, ma proposition n’est pas théorique. Il y a une technique qui permet d’obtenir à coup sûr l’objectif que je viens de définir. Cette technique n’est certes pas nouvelle, mais son application a atteint de nos jours un degré de perfection assez extraordinaire...
  
  - Quelle technique ? insista le petit Saoudien, les yeux étincelants.
  
  - Le sabotage politique, dit Fouad Zohly. Cela consiste à préparer, dans le plus grand secret, une série de scandales qui convergent avec une rigueur mathématique vers un individu. A l’heure H, on déclenche le mécanisme de la manœuvre et les événements se succèdent, s’enchaînent pour susciter une escalade dont les conséquences doivent être irréversibles. Selon une progression calculée d’avance, toutes les parties de la cible doivent être couvertes : sa vie publique, sa vie privée, sa famille, ses appuis occultes, sa fortune, les étapes de sa carrière, sa jeunesse, sa vie sexuelle, ses discours, bref, tout doit être exploité dans le même sens... Personne ne résiste à cela. Et le nom de Zeddine éveillera pour plusieurs générations un sentiment de dégoût que rien ne pourra dissiper parce qu’il sera irrationnel... j’estime que les fonctions que nous occupons nous permettent de recueillir les éléments qui sont indispensables pour préparer une telle manœuvre.
  
  Le silence qui suivit ces paroles fut long et particulièrement dense.
  
  Chacun des conjurés s’efforçait de réaliser mentalement la forme que la suggestion de Fouad Zohly pouvait prendre dans la réalité.
  
  A la fin, Ibrahim Azzed, sortant de sa méditation, questionna :
  
  - En tenant compte de l’agressivité de Riad Zeddine, à combien estimez-vous les chances de réussite d’une opération de ce genre ?
  
  - Cent pour cent, dit Zohly, très sec.
  
  - Vous êtes optimiste, constata le financier du Koweït. La meilleure mécanique peut s’enrayer. Et vous perdez de vue que le sabotage politique n’est jamais une arme de tout repos. Je ne conteste pas son efficacité, bien entendu. Mais le boomerang est également une arme efficace : l’ennui, c’est qu’elle revient frapper celui qui l’utilise.
  
  Fouad Zohly eut de nouveau son sourire condescendant :
  
  - Rassurez-vous, je n’ai pas négligé cette éventualité. Mais il y a une façon très simple de se prémunir contre le choc en retour du boomerang : il suffit de confier à quelqu’un d’autre le soin de lancer l’arme.
  
  Le Koweïtien, épaté, arqua ses sourcils broussailleux.
  
  - Vous croyez qu’on peut trouver quelqu’un qui serait disposé à jouer, à notre profit, un jeu aussi dangereux ?
  
  - j’en sais sûr. A condition que notre profit soit aussi le sien... Comme toutes les techniques modernes, le sabotage politique a ses spécialistes. Et les agissements de Riad Zeddine ont suscité des haines qui ont largement dépassé les frontières de l’Islam, vous le savez tout aussi bien que moi.
  
  Le fougueux Abdul Tarim lança sur un ton de féroce conviction :
  
  - Si vous avez la certitude que nous pouvons écraser Riad Zeddine et sa famille sous une montagne de boue, il n'y a pas à hésiter.
  
  - Nous allons mettre ma proposition au vote, dit Zohly en exhibant derechef son porte-monnaie. Si la majorité est positive, nous examinerons ce qu’il y a lieu de faire pour préparer les dossiers appropriés.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  La formule préconisée par Fouad Zohly ayant été adoptée à l’unanimité, celui-ci récupéra ses pièces italiennes. Ensuite, à la requête d'Abdel Kawar - le haut fonctionnaire syrien - il expliqua les grandes lignes du plan qu il avait échafaudé.
  
  Le visage ascétique du Syrien devint encore plus sombre.
  
  - Croyez-vous que ce soit une bonne idée de faire appel au concours des services spéciaux français pour organiser cette manœuvre grommela-t-il, revêche. Nous sommes en mauvais termes avec la France et nous allons confier aux agents français une arme qu'ils seront peut-être tentés de retourner contre nous, je veux dire contre les intérêts globaux de Ligue Arabe.
  
  Zohly eut un haussement d’épaules.
  
  - Mon cher Kawar, soyons logiques, répondit-il. Si nous voulons trouver des gens qui acceptent de tirer les marrons du feu pour nous, ce n’est pas dans le clan des partisans de Riad Zeddine que nous devons les chercher, n’est-ce pas ? Le choix de la France présente plusieurs avantages. Primo, nous savons que le gouvernement français désire ardemment améliorer ses rapports avec les pays du Moyen-Orient ; secundo, nous savons que les services secrets de Paris ont un vieux compte à régler avec Riad Zeddine ; tertio, les liens traditionnels qui existent entre le Liban et la France nous offrent des facilités énormes pour la mise en place de la machine infernale qui doit détruire notre ennemi.
  
  Comme Kawar ne réagissait pas, Zohly murmura :
  
  - Bien entendu, je ne veux pas vous imposer mon point de vue ni vous mettre devant le fait accompli... Si l’un d’entre vous estime qu’il serait préférable de s’adresser ailleurs, je lui passe volontiers la main.
  
  Ibrahim Azzed, le financier des pétroles du Koweït, se rangea sans hésitation dans le camp de Zohly.
  
  - Dans une affaire comme celle-ci, dit-il posément, nous ne devons pas nous laisser guider par nos préférences personnelles. Ce qui compte, c’est le résultat. Comme le souligne fort justement notre frère Fouad Zohly, notre entreprise de démolition ne sera efficace que si le démolisseur y met toute sa conviction. Or, si nous examinons très objectivement le bilan des activités politiques de Riad Zeddine au cours de ces dernières années, il faut reconnaître que le pays auquel Zeddine a fait le plus de tort est bien la France.
  
  - De toute façon, renchérit Abdul Tarim de sa voix rauque et excitée, cette question est secondaire. Si les gens auxquels nous allons faire appel se font coincer, tant pis pour eux. A nous de prendre nos précautions pour éviter les éclaboussures. Je vote à main levée pour la France.
  
  Il leva la main droite, aussitôt imité par Azzed, par Galem et par Zohly. Après une ultime hésitation, Kawar fit de même.
  
  - Bien, ponctua Zohly, pas mécontent de cette unanimité. Je vais maintenant vous exposer succinctement comment je conçois le déroulement de la manœuvre et le genre d'informations que nous aurons à rassembler pour notre action.
  
  A chacun des conjurés, il indiqua, selon les possibilités professionnelles de l’intéressé, dans quelle direction il devait orienter ses recherches secrètes.
  
  En guise de conclusion, il fit remarquer :
  
  - Ces recommandations ne sont pas limitatives, cela va de soi. Notre esprit d'initiative et nos qualités d’improvisation doivent jouer sans restriction. Plus nous aurons de renseignements valables pour accabler l’adversaire, plus sa dégringolade sera terrible. Et n’oubliez pas qu’une information d’ordre intime, apparemment insignifiante, peut acquérir une puissance inimaginable quand on la place dans un certain éclairage. Ne nous bornons donc pas à démontrer uniquement les grandes fautes politiques de Zeddine : un petit détail sordide, confirmé par des preuves irréfutables, c’est aussi de la dynamite.
  
  Chacun approuva d’un air pénétré.
  
  Abdel Kawar, consultant la montre en or qui ornait son poignet, se leva en disant :
  
  - Je suis obligé de prendre congé. J’ai une séance de travail à 21 heures avec mes collègues du Conseil de Défense. Quand nous revoyons-nous ?
  
  - Sauf contre-ordre, ici même, dans quinze jours, proposa Zohly. Ce sera l’avant-dernière réunion préparatoire de la conférence de l’OACI (Organisation de l’aviation civile internationale. Constituée en 1947, elle compte 107 pays membres.). J’espère que chacun de vous fera partie de la délégation de son pays, car c’est probablement à Rome que nous fixerons la date du jour J...
  
  
  
  
  
  En dépit de la physionomie soucieuse que présentait son visage sévère, Fouad Zohly éprouvait intérieurement un immense sentiment de jubilation. Au cours de la réunion qui venait de se terminer, il avait bel et bien obtenu tout ce qu’il souhaitait.
  
  Avant de quitter la cave, il fit une inspection du local. Il prit dans sa serviette un journal dont il arracha une page, et il vida sur la feuille de papier imprimé le cendrier où gisaient les mégots des cigarettes blondes qu'Ibrahim Azzed avait fumées. Il fit un paquet avec le morceau de journal et fourra ce paquet dans sa sacoche.
  
  Pour sûr que le noble Azzed se serait moqué d’une telle précaution, mais Zohly n'en avait cure. Sa prudence excessive, maladive, ne l’avait jamais desservi, bien au contraire.
  
  Il éteignit la lumière, grimpa pesamment les vieilles marches de pierre qui reliaient le sous-sol au rez-de-chaussée de la modeste maison, déboucha dans un couloir sombre. Ce couloir, comme c’est le cas dans bien des immeubles presque centenaires, traversait l’habitation de bout en bout et commandait les pièces du logement
  
  De l’extrémité des doigts, Zohly gratta doucement à l’une des portes, entrouvrit l'huis.
  
  - Bonne nuit, madame Maria, chuchota-t-il. Mes amis sont partis et je m’en vais, moi aussi.
  
  - Bonne nuit, Fouad, répondit la vieille femme qui reposait dans la pénombre, à demi-couchée dans un antique lit en faux acajou. Tu n’as besoin de rien ?
  
  - Non, je vous remercie, tout a bien marché. J’espère que nous ne vous avons pas dérangée ?
  
  - Vous êtes toujours les bienvenus, toi et tes amis.
  
  - A bientôt.
  
  - A bientôt, Fouad, murmura la vieille.
  
  Et, passant de l’arabe au français, elle ajouta :
  
  - Que Dieu te garde, mon fils.
  
  Fouad referma la porte en souriant. La pauvre madame Maria était vraiment unique en son genre.
  
  Il y avait près d’un demi-siècle que Fouad la connaissait. A cette époque-là, Fouad avait été le camarade d’école de Charles Moussar, le fils unique de la vieille dame. Il avait neuf ans alors ; il en avait cinquante-cinq à présent. Mais, pour la vieille, Fouad était toujours le petit garçon sage et studieux de jadis qui venait faire ses devoirs chez elle. Charles Moussar était mort en 1933, frappé de congestion au cours d’une baignade dans la baie de Jounieh. Le mari de madame Maria était décédé quelques années plus tard, des suites d’une maladie infectieuse. Mais la vieille Maria, elle, était toujours là. Percluse de rhumatismes, pour ainsi dire impotente, elle se débrouillait pour vivre seule, à 74 ans, sans jamais se plaindre ni s’ennuyer. Elle lisait de vieux bouquins français qui subsistaient de la bibliothèque de son défunt mari et, quand ses yeux étaient trop fatigués, elle prenait un chapelet et elle priait.
  
  - Tous les jours je prie pour toi, disait-elle à Fouad.
  
  Il répondait pour la taquiner :
  
  - Vous finirez par être mal vue de votre Dieu. Vous savez bien que je ne suis pas catholique.
  
  - Oh, ça ne fait rien, notre Seigneur a sûrement son mot à dire ! Tu es un Fils d’Allah, mais ça ne doit pas empêcher mon ange gardien de veiller sur toi.
  
  Parfois, Zohly se demandait s’il avait le droit d’abuser de l’hospitalité de la pauvre femme comme il le faisait. En utilisant le sous-sol de la maison pour ses réunions clandestines, il compromettait gravement la bonne vieille trop complaisante. Pris de remords, il lui en avait d’ailleurs parlé à mots couverts.
  
  - Ne te tracasse donc pas, mon fils, avait-elle répondu d’un air malicieux. Je n’aurais pas vécu si longtemps si tu n’avais pas eu besoin de moi... De toute manière, cette maison sera la tienne quand j’irai au ciel. Il y a bientôt vingt ans que les papiers sont chez le notaire pour cela. Quant à moi... même Satan ne peut plus me faire du mal. Je suis bien trop vieille...
  
  Située juste à coté d’une maison d’angle proche de Bab-Edriss, l’habitation de madame Maria avait ceci d’intéressant qu’elle donnait dans trois rues différentes. En effet, non seulement le couloir du rez-de-chaussée avait deux issues, mais la terrasse du premier étage permettait d’accéder (par un escalier de fer) à une étroite ruelle qui débouchait dans la rue Jemil.
  
  Zohly sortit de l’immeuble et se dirigea d’un pas tranquille vers la place des Canons.
  
  Autour de la place comme dans les ruelles qui forment toujours le cœur merveilleusement vivant et pittoresque de Beyrouth, il y avait l’habituelle animation.
  
  Après avoir fait un crochet par le souk des orfèvres - où il bavarda pendant quelques minutes avec son ami Osman Zabeih, un des bijoutiers du lieu - Zohly reprit la direction de Bab-Edriss et il entra au Cosmos, le café snack-bar moderne qui occupe un des coins de la place. Il s’installa dans le dernier des petits boxes aménagés latéralement tout le long de la salle.
  
  Il commanda un café turc.
  
  Dehors, la nuit était venue et l’air avait une douceur agréable. Après la chaleur de cette radieuse journée de septembre, les Beyrouthins retrouvaient avec allégresse un regain de vitalité.
  
  A cette heure, il n’y avait pas tellement de monde au Cosmos : quelques clients qui dînaient d’un plat de viande froide, un trio de jeunes filles allemandes qui buvaient de la bière fraîche, deux touristes chinois qui dégustaient en silence du Coca-Cola tout en lisant des prospectus touristiques.
  
  Fouad Zohly finissait de boire son café lorsque John Warkins s’amena. Grand, athlétique, bronzé, avec des cheveux blonds taillés très courts, l’Américain arborait une expression candide et avenante qui le faisait paraître étonnamment jeune. En pantalon gris-perle et chemisette bleue, il avait cette allure dégagée, vaguement débraillée même, qui montre bien que les citoyens des U.S.A. se sentent à l’aise partout dans le monde.
  
  Il salua Zohly d’un petit geste de la main, traversa la salle en jetant des regards à la ronde, reluqua les jambes dorées des jeunes Allemandes, s’installa devant le Libanais.
  
  - Magnifique journée, dit-il en anglais à Zohly.
  
  - J’espère que vous en avez profité ?
  
  - Et comment ! J’ai passé cinq heures à lézarder à Tabarja Beach... Quand je pense au temps de cochon qu’il fait à Chicago en ce moment, je ne peux pas m’empêcher d’envier votre heureux pays.
  
  - Vous prenez quelque chose ?
  
  - Non, merci. Plus je bois, plus je sue !
  
  - Dans ce cas, nous pouvons nous en aller, conclut Zohly qui appela le garçon pour payer son café.
  
  Ils quittèrent le snack et descendirent côte à côte vers le bord de mer qu’ils longèrent jusqu’à la rue Minet el Hosn où Warkins avait parqué sa Ford décapotable couleur lie-de-vin.
  
  Ils montèrent dans le puissant véhicule qui démarra aussitôt.
  
  Warkins, en stage depuis le début de l’année à l’Université américaine de Beyrouth (où il occupait des fonctions intérimaires plutôt mal définies), avait eu le loisir de se familiariser avec la circulation extrêmement complexe de la ville. Il en avait également adopté le style de conduite. Par le dédale des sens uniques, il se fraya un chemin à grands coups de klaxon pour rejoindre la sortie vers Damas et il se lança à vive allure sur la route goudronnée d’Aley. Dès qu’il eut dépassé cette jolie petite bourgade estivale, il bifurqua sur la gauche et il arriva peu après devant une superbe villa blanche entourée d’un jardin, sa résidence.
  
  Il descendit de voiture pour ouvrir le portillon de bois de la propriété, engagea la Ford dans le jardin et stoppa devant le perron de la villa.
  
  Fouad Zohly mit pied à terre et, en compagnie de Warkins, contourna la villa pour accéder à la terrasse postérieure.
  
  - Je reviens dans un instant, dit l’Américain qui disparut dans l'habitation.
  
  Le Libanais, qui connaissait parfaitement les aîtres, escalada les dix marches de la terrasse et se laissa choir dans un confortable fauteuil-relax.
  
  Warkins rappliqua environ sept ou huit minutes plus tard, le sourire aux lèvres. Il tenait dans chaque main un verre de jus de fruit.
  
  - O.K. Tout va bien, annonça-t-il à mi-voix en déposant les deux verres sur la table de bois. On vient de me le confirmer par téléphone : nos arrières sont propres.
  
  Il poussa un fauteuil-relax près de celui de son visiteur et questionna :
  
  - Alors, cette réunion ? Où en sommes-nous ?
  
  Il parlait en remuant à peine les lèvres, d’une voix tout juste audible et cependant distincte.
  
  - Je suis assez satisfait, répondit le Libanais sur le même ton confidentiel. A vrai dire, j’ai obtenu tout ce que je voulais. Et je n’ai même pas dû leur forcer la main : ils sont venus d’eux-mêmes là où je voulais les amener.
  
  - O.K. Voilà du bon travail, acquiesça Warkins. Quels sont les phases qui restent à préciser ?
  
  - Aucune. J’ai tout déballé, et ils sont d’accord sur tout.
  
  - Vraiment ? C’est sensationnel... Même le choix de la France !
  
  - Oui, l’affaire est dans le sac. Même le choix de la France a été finalement voté à l’unanimité.
  
  - J’ai toujours pensé que vous étiez un diplomate de premier ordre, prononça l’Américain. Mais comment diable avez-vous emporté le morceau ?
  
  - En réalité, j’ai été servi par les circonstances. Après une heure de discussions, Tarim et Kawar ont commencé à donner des signes d’impatience et à réclamer autre chose que des palabres dans le vide. Je n’ai pas laissé passer l’occasion, vous vous en doutez. Et quand j’ai senti que l’atmosphère était propice, j’ai abattu mes cartes. Tous mes arguments ont été approuvés... Abdel Kawar a évidemment tiqué quand j’ai suggéré de faire appel aux services spéciaux français, mais comme il était le seul à élever une objection, il a capitulé et il a voté comme tout le monde.
  
  - En somme, vous pouvez dès à présent reprendre contact avec Vouget ?
  
  - Oui. Je compte lui téléphoner demain. En ce qui nous concerne, tous les obstacles sont levés.
  
  - Vous persistez à croire que Vouget va marcher ?
  
  - Le contraire m’étonnerait. Il aime passionnément son pays, il a une connaissance approfondie du Proche-Orient et du Moyen-Orient, et il est bien placé pour avoir une idée exacte du rôle néfaste que joue Riad Zeddine. De plus, c’est un pacifiste sincère. Franchement, si la France laissait échapper une telle aubaine, c’est qu’elle serait tombée bien bas. Mais cela me semble impensable.
  
  - Vouget n’est pas la France, fit observer l’Américain.
  
  - Bien entendu, admit le Libanais. Mais je ne lui demande pas de prendre un engagement.
  
  Tout ce que je lui demande, c’est de transmettre discrètement ma proposition à qui de droit. Et cela, je suis sûr qu’il le fera.
  
  Comme Warkins demeurait silencieux et pensif, Zohly reprit :
  
  - Du reste, c’est son devoir. Même si mon offre devait être rejetée ultérieurement. Vouget ne peut pas la passer sous silence. Vous voyez cela d’ici ! Un complot destiné à éliminer Riad Z e d d i n e ! En sa qualité d’antenne du S.D.E.C.E. Vouget est obligé de transmettre un tuyau de cette importance.
  
  - Oui, vous avez raison, convint Warkins. C’est à l’échelon supérieur que l’affaire deviendra plus délicate.
  
  - N’ayez crainte, je saurai plaider ma cause. Ma carrière est une preuve de ma bonne foi, ne l’oubliez pas. J’ai toujours été un allié fidèle de Paris.
  
  - Après tout, murmura l’Américain, c’est un fameux service que vous rendez à la France.
  
  - N’exagérons rien, dit Zohly en souriant avec ironie. Si je prends le risque de tramer un complot pour anéantir Zeddine, ce n'est pas pour la France que je le fais, c’est pour mon pays. Et je n’ai nullement l’intention de m'en cacher quand j’en parlerai à Paris. Mais il se trouve que les intérêts du Liban et les intérêts de la France sont solidaires en l’occurrence.
  
  - Dites carrément que c’est l’intérêt de tout le monde que cette fripouille de Zeddine soit mise hors d’état de nuire !
  
  - Si je n'étais pas profondément convaincu de cela, je n’agirais pas comme je le fais. C’est la première fois que je trempe dans une conjuration, vous vous rendez compte. Après trente ans de carrière au service de ma patrie.
  
  Warkins ne put s’empêcher de rire.
  
  - Là, je reconnais que vous avez du mérite ! Quand on sait à quel point vous avez la passion de l’intrigue politique, vous autres Musulmans, un cas comme le vôtre est plutôt rare.
  
  Fouad Zohly avait trop d’humour pour se vexer.
  
  - Méfiez-vous des préjugés et des lieux communs, mister Warkins, glissa-t-il. Le goût de l’intrigue existe partout. Mais, à ma connaissance, les fonctionnaires de la C.I.A. sont les seuls à en avoir fait une profession officielle, ce qui ne signifie pas que le peuple américain soit le peuple le plus retors de la planète, n’est-ce pas ?
  
  - Bien renvoyé, opina Warkins en portant son verre à ses lèvres.
  
  Il but deux gorgées de jus de fruit, puis :
  
  - Quand revoyez-vous vos amis ?
  
  - Dans quinze jours.
  
  - Vers quelle date serez vous prêts à déclencher l’affaire ?
  
  - Si tout se passe bien, vers la fin du mois de novembre.
  
  - Pas avant ?
  
  - Non, pourquoi ?
  
  - Deux mois, c’est terriblement long...
  
  - Rien ne sert de courir, il faut partir à point, énonça Zohly. C’est un proverbe français dont j’ai toujours apprécié la justesse.
  
  Warkins eut une mimique dubitative.
  
  - Je ne sais pas si vous êtes comme moi, Zohly, mais j’ai toujours été intrigué par les conspirations... L’essence d’un complot, sa matière si vous préférez, c’est une chose très mystérieuse... C’est une matière qui transpire, qui rayonne, qui s’infiltre partout et qui arrive à franchir les cloisons les plus étanches... Deux mois, c’est inquiétant. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - C’est le délai minimum pour fabriquer la bombe qui doit annihiler Riad Zeddine. Le Conseil de Défense arabe se réunit au Caire du 25 novembre au 16 décembre. Riad Zeddine en sera un des leaders et nous profiterons de cette circonstance pour lancer notre attaque.
  
  - J’espère que vos amis ne vous trahiront pas d’ici là.
  
  - Je l’espère aussi.
  
  - Vous avez confiance en eux ?
  
  - Ils risquent leur peau comme je risque la mienne.
  
  - C’est bien ce qui me fait peur, soupira Warkins.
  
  Fouad Zohly ne répondit pas.
  
  John Warkins marmonna d’une voix rêveuse :
  
  - Vous me citiez tout à l’heure un proverbe français. Connaissez-vous celui-ci ? Je l’ai recueilli en Turquie... Tiens ton prochain pour honnête, et n’oublie pas de verrouiller ta porte.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Fouad Zohly ne s’était pas trompé. Transmise à Paris par la voie la plus directe, sa requête fut favorablement accueillie et une rencontre secrète fut aussitôt arrangée.
  
  Dans le cadre des entrevues de routine que le Libanais avait régulièrement en France avec des membres de la Commission d’Assistance technique aux pays étrangers, c’est à Grenoble qu’il entra en contact avec un haut fonctionnaire français, un certain Bertrand de Tralogen, qui le reçut dans un des bureaux d’une grosse firme d’électro-mécanique.
  
  Bertrand de Tralogen était un homme d’environ cinquante ans, au visage sec, aux cheveux gris, aux yeux bleus, d’un bleu minéral, qui trahissaient un esprit impérieux.
  
  - Je suis ravi de faire connaissance, cher monsieur Zohly, dit-il en tendant au Libanais une main aussi rêche que du bois. Je dois vous avertir en toute loyauté que c’est à titre purement personnel que je vous accueille ici et que notre conversation n’engage que moi. Je ne représente pas le gouvernement français.
  
  - Cela tombe sous le sens, acquiesça Zohly qui n’était pas dupe de cette précaution oratoire.
  
  - Je sais que vous êtes un ami fidèle de mon pays, reprit le Français. Pour ma part, je me suis toujours intéressé aux pays du Proche-Orient et, comme tant de Français, j’ai toujours considéré que le Liban était un petit morceau lointain de ma patrie. Si je puis vous être utile, je serai heureux de mettre tout mon dévouement à votre service.
  
  - Vous connaissez vraiment les problèmes politiques du Proche-Orient et du Moyen-Orient ? demanda Zohly pour permettre à son interlocuteur d’entrer dans le vif du sujet.
  
  - Oui, c’est un peu ma spécialité. Non pas en tant que fonctionnaire, mais à titre personnel. Il y a plus de vingt ans que j’ai commencé à suivre, jour après jour, l’évolution de cette région de la Méditerranée.
  
  - Vous êtes au courant du rôle que Riad Zeddine joue depuis quelques années dans la politique étrangère des pays arabes ?
  
  - Naturellement. Et je n’ignore pas que c’est précisément au sujet de cet homme que vous avez sollicité cet entretien... Je veux d’ailleurs vous mettre à l’aise tout de suite : si cela ne dépendait que de nous, il v a belle lurette que nous aurions fait l’impossible pour soustraire le Moyen-Orient à l’influence de ce personnage exécrable. Ceci dit, j’aimerais assez que vous m’expliquiez votre point de vue à cet égard. Car enfin, Riad Zeddine n’est pas seulement l'éminence grise de la Ligue Arabe, c'est aussi le champion incontesté du mouvement qui lutte avec courage et acharnement pour ce que l’on a appelé le réveil de l'Islam. Or, sauf erreur, vous êtes Musulman et vous avez toujours combattu pour la fraction musulmane du Liban.
  
  - C’est exact, acquiesça Zohly, mon idéal n’est pas tellement éloigné de celui de Riad Zeddine, du moins sur le plan idéologique, mais, en fait, il y a deux éléments capitaux qui me séparent de cet homme et qui m'obligent à le considérer comme un adversaire. Premièrement, je réprouve de toutes mes forces sa conception même du réveil de l’Islam ; deuxièmement, je mets sa sincérité en doute et je juge que les moyens qu’il met en œuvre constituent une atteinte criminelle à l’avenir de tous les peuples arabes.
  
  Bertrand de Tralogen fixait le Libanais de ses yeux impassibles et froids.
  
  - Expliquez-moi votre attitude, dit-il à Zohly.
  
  - Tout au long de ma carrière, j’ai toujours essayé de respecter les opinions d'autrui, spécifia le Libanais. Je considère que tout homme a le droit d’avoir les convictions qu’il a choisies. Par contre, je professe qu’un personnage public, un homme d’État, un dirigeant, n’a pas le droit de sacrifier le bien-être et la liberté du peuple à ses idées personnelles. Riad Zeddine, par démagogie et par ambition, flatte ce qu’il y a de plus rétrograde chez les foules arabes : un nationalisme étroit, un obscurantisme religieux pétri de xénophobie, un orgueil racial dérisoire... Au lieu de montrer aux peuples musulmans la voie du progrès social, de la prospérité économique basée sur des échanges, de l’émancipation intellectuelle et culturelle obtenue par des contacts fraternels avec les pays civilisés, il leur fait croire que leur misère est une forme de supériorité. La majeure partie de nos contrées stagnent dans une existence pauvre, primitive, plus proche du Moyen-Age que du vingtième siècle ! Or Riad Zeddine persuade les malheureux déshérités de ces régions sous-développées que leurs mœurs archaïques sont la vraie sauvegarde de leur âme. Nous tournons le dos à la dignité humaine, au progrès social ! Des bergers, des marchands de tapis, des esclaves d’un monde qui appartient aux civilisations modernes, voilà ce que cet homme est en train de faire de mes frères de race et de religion.
  
  Bertrand de Tralogen était assez psychologue pour se rendre compte que son interlocuteur ne se livrait pas à une méprisable comédie, mais qu’il parlait avec une ardente sincérité.
  
  - Si vous en avez l’occasion, continua Zehly, ne manquez pas d'écouter les émissions radiophoniques dont Riad Zeddine et ses complices du Caire saoulent nos peuples d'Islam. C'est une honte ! Ces gens dilapident nos meilleures chances.
  
  - Quelles chances ? glissa vivement le Français.
  
  - De faire du peuple arabe l’égal des autres peuples évolués... Qu’un ouvrier syrien ou jordanien devienne l’égal d’un ouvrier français, belge ou suédois ; que nos familles puissent accéder à cette aisance matérielle des familles laborieuses d’Occident ; que nos enfants puissent faire des études et découvrir la dignité de la liberté humaine. La fin de l’ère colonialiste devait être pour nous l’aube d’un avenir nouveau... Hélas, que voyons-nous ? Au lieu d’ouvrir largement les fenêtres poussiéreuses de l’Islam. Riad Zeddine et ses complices nous ramènent à la barbarie. Depuis que ces gens-là sont au pouvoir, les peuples arabes n’ont progressé que dans une seule voie : celle de la haine. Tous les observateurs lucides vous le confirmeront : sur le plan social, les masses ouvrières des pays arabes sont en recul depuis que la présence occidentale a cessé. La révolution telle que Riad Zeddine l’exploite nous éloigne de plus en plus de la prospérité morale et matérielle ; de plus en plus miséreuses, nos populations sont les victimes aveugles de l’escroquerie politique la plus vile. Dans dix ans, l’Arabe sera totalement retombé au rang de paria et sa situation n’aura d’égale que celle des Hindous. Parce que je suis socialiste et parce que j’ai vu le vrai visage du socialisme eu Europe, j’ai pris la résolution de livrer une lutte à mort aux idées malfaisantes qui sont incarnées par Riad Zeddine. Voilà ma position.
  
  - Je suis absolument de votre avis, dit Bertrand de Tralogen. Mais c’est un rude combat que vous voulez livrer. Riad Zeddine est un adversaire puissant, coriace, solidement enraciné.
  
  - Il n’est pas inamovible, assura le Libanais. Du moins, pas encore. Il le sera peut-être dans deux ou trois ans, quand il aura réussi à mettre tous ses hommes aux postes-clés, mais c’est pour empêcher son enracinement définitif que je veux déclencher la bataille maintenant. Je n’ai aucune ambition personnelle et j’ai toujours refusé les rôles spectaculaires, les situations honorifiques, les titres ronflants auxquels je pouvais prétendre et qui m’ont d’ailleurs été offerts. Mon seul désir, c’est de servir honnêtement mon pays. Si je sors de ma réserve et si je me résigne à conspirer, c’est parce que j’estime que c’est devenu pour moi une obligation morale absolue.
  
  - Je ne mets pas en doute la pureté de vos mobiles, cher monsieur Zohly. Mais vous savez tout aussi bien que moi qu’il ne suffit pas d’avoir de nobles intentions pour gagner une guerre. Riad Zeddine est l’homme du Bass (Parti unique syrien, fondé en 1941. Champion de l’arabisme, sa devise est : l'arabisme par le socialisme. Profondément divisé par de multiples tendances) et des groupes nationalistes du Caire, sans parler du soutien moscovite que cela sous-entend.
  
  - Riad Zeddine n’est l’homme de personne, sinon de lui-même, rétorqua durement le Libanais. Et j’ai des informations qui me confirment qu’on a commencé à s’en apercevoir, non seulement à Damas et au Caire mais aussi au Kremlin.
  
  - N’empêche qu’il sera soutenu en cas d'attaque ? supputa Tralogen.
  
  - Non, détrompez-vous. La Ligue Arabe ne fera rien pour défendre Riad Zeddine s'il trébuche. Je peux même vous garantir que certains leaders de l’Islam, et non des moindres, s’inquiètent de l’emprise grandissante que cet homme insatiable exerce sur la direction de nos affaires.
  
  - La proposition que vous nous faites est une arme à double tranchant, vous en êtes conscient, j’imagine ? Si l’opération échoue, le prestige de Zeddine sortira grandi et renforcé de cette épreuve.
  
  Zohly répliqua avec fermeté :
  
  - Une opération de ce genre, si elle est bien menée, ne peut pas échouer. Même un innocent ne sort pas indemne d’une telle manœuvre. A plus forte raison une canaille !...
  
  - Pourquoi avez-vous choisi la France ?
  
  - Par fidélité à moi-même. Depuis mes débuts dans la fonction publique, j’ai toujours eu foi en la France. Je ne l’ai jamais regretté.
  
  Il eut son sourire désabusé, amer, et il ajouta :
  
  - J’ai eu l’occasion de rencontrer deux ou trois fois M. Pascal et j’ai été heureux de lui rendre service. J’ai pensé qu’il me comprendrait, qu’il partagerait mon point de vue. Je regrette de ne pas avoir pu le rencontrer personnellement pour une affaire qui me tient tellement à cœur.
  
  - Croyez bien qu’il le regrettera, lui aussi. Mais il ne pouvait pas remettre son voyage en Turquie.
  
  - Vous allez le mettre au courant de ma démarche ?
  
  La réponse de Tralogen fut aussi prompte que catégorique :
  
  - Non, sûrement pas !
  
  Fouad Zohly fronça les sourcils. Il ne s’attendait pas à ce refus.
  
  - Dois-je comprendre que c’est une fin de non-recevoir ?
  
  - Pas du tout, fit le Français. Mais ce serait une grossière erreur que de mettre M. Pascal au courant de votre proposition. Le directeur du SDECE serait contraint de décliner votre offre.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Ben voyons, mettez-vous à sa place ! II représente réellement la France, et vous lui demandez de patronner une opération qui constitue une intervention flagrante dans la politique d’un pays étranger. M. Pascal serait contraint de refuser votre offre, quelle que soit la sympathie qu’il pût éprouver pour vous et pour votre cause.
  
  - C’est donc vous qui devez décider, en définitive ?
  
  - Écoutez, cher monsieur Zohly, je vais vous dire la vérité : mon ami Raymond Vouget vous a aiguillé vers moi parce que je m’intéresse aux affaires du Proche et du Moyen-Orient, comme je viens de vous le dire. Je ne suis pas seul dans mon cas, vous vous en doutez. Mais il faut que j’en parle à mes amis.
  
  - Je suis assez pressé, articula -Zohly, plutôt raide.
  
  - Vous aurez une réponse demain, promit Tralogen. De toute manière, nous devons nous revoir demain pour des motifs officiels, n’est-ce pas ?
  
  - C’est exact, confirma le Libanais. Mais...
  
  Il dévisagea le Français, prononça sur un ton encore plus sec :
  
  - Je suis malheureusement obligé de vous prévenir que je ne pourrai pas me contenter d’une réponse vague. Ce sera oui ou ce sera non. J’ai demandé à certaines personnes de commencer à préparer les dossiers de l’opération et, pour moi comme pour eux, le point de non-retour est déjà franchi. Par conséquent, l’heure des réflexions et des faux-fuyants est passée. Si vous déclinez, je m’adresserai ailleurs.
  
  - C’est bien normal, approuva Tralogen. Mais avant de mettre fin à notre conversation, j’aimerais que vous me précisiez de qui vous parlez quand vous parlez des gens qui sont prêts à vous appuyer... Raymond Vouget m’a fait comprendre que vous n’étiez pas seul à l’origine de cette conjuration qui vise à déboulonner Riad Zeddine.
  
  - Bien entendu ! s’exclama Zohly avec une sombre ferveur. Je n’ai pas la présomption de croire que le Liban représente la totalité du monde arabe ! De nombreuses collaborations me sont garanties et je ne crains pas d’avancer que nos chances de réussites sont énormes.
  
  - Mais l’état-major du complot ?
  
  - Je n’ai pas le droit de vous révéler des noms avant d’avoir votre réponse. Sachez seulement que le groupe de base comprend un Jordanien, un Syrien, un Koweïtien et un haut personnage de l’Arabie Saoudite. Ce sont des gens qui occupent des fonctions importantes dans leur pays respectif.
  
  - Comment votre association est-elle née ?
  
  - Vous redoutez la provocation ? fit Zohly, acide.
  
  - C’est une éventualité que je ne peux pas écarter d’office, étant donné mon rôle de dernier intermédiaire.
  
  - Ma caution devrait vous suffire, rétorqua le Libanais. Mais enfin, sachez que notre association s’est produite d’une manière quasi spontanée. C’est en échangeant des vues sur l’évolution politique des jeunes États du Proche-Orient que mes amis et moi avons découvert notre identité de pensée. L’idée du complot ne nous est pas venue du premier coup ; elle résulte de nombreuses discussions. Nous avons fini par nous rendre compte que nous aboutissions inévitablement à la même conclusion : Riad Zeddine doit être éliminé. Et si vous suivez les événements, comme vous me l’avez assuré, cette conclusion ne doit pas vous surprendre.
  
  Sur ces mots, Fouad Zohly se leva pour prendre congé.
  
  Dans la pièce contiguë à celle où cette entrevue venait d’avoir lieu, deux hommes assis dans des fauteuils, immobiles et muets comme des mannequins de cire, avaient écouté par le truchement d’un microphone toutes les paroles échangées par Tralogen et Zohly.
  
  Le plus âgé de ces deux hommes n’était autre que le directeur du SDECE, celui que Zohly avait cité sous le nom de M. Pascal (mais que les agents du service appelaient plus familièrement le Vieux).
  
  L’autre, un costaud au faciès énergique et viril, aux yeux étrangement impénétrables, c’était Francis Coplan, l’homme des missions difficiles, le NUMERO UN des services spéciaux.
  
  L’irruption de Bertrand de Tralogen dans la pièce où se tenaient le Vieux et Coplan fit sortir ceux-ci de leur immobilité.
  
  Le Vieux se leva, hocha la tête d’un air songeur, se mit à déambuler dans le bureau, le front baissé.
  
  Coplan décroisa ses jambes, alluma une Gitane, échangea un bref clin d’œil avec Tralogen. Ce dernier, s’adressant à son chef, demanda :
  
  - Qu’en pensez-vous, monsieur le Directeur ?
  
  - Des tas de choses, grommela le Vieux, bourru.
  
  - Est-ce que c’est vrai qu’il vous a rencontré personnellement ?
  
  - Oui, c’est pour cette raison que je ne voulais pas me montrer. Il m’a effectivement rendu service naguère.
  
  - Sa proposition me paraît intéressante.
  
  - Ben, naturellement, maugréa le Vieux, morose.
  
  Il continuait à tourner dans le vaste local comme un ours contrarié. Sans chercher à dissimuler sa perplexité, il reprit :
  
  - Quand un quidam vient vous offrir de foutre un de vos ennemis en l’air, c’est toujours intéressant. Seulement, minute : il s’agit de voir où on met les pieds !
  
  Il stoppa sa ronde devant Tralogen et, se pinçant le nez entre le pouce et l’index, il marmonna d’un air méfiant :
  
  - Vous ne sentez rien, vous ?
  
  - Euh... non. Que voulez-vous dire ?
  
  - Vous n’avez pas de flair, mon garçon, grinça le Vieux. Cette histoire pue le pétrole à plein nez !
  
  - Ah ? Vous croyez que...
  
  - Je ne crois rien du tout, trancha le Vieux, péremptoire. Je connais un peu Fouad Zohly et je suis prêt à parier tout ce que vous voudrez que cette idée de complot ne lui est pas venue spontanément, comme il le prétend. Pas plus que sa jonction avec les autres zèbres de sa conspiration.
  
  - Vous doutez de sa bonne foi ? fit Tralogen, interloqué.
  
  - Pas le moins du monde ! Je ne doute ni de sa bonne foi ni de son patriotisme ni de son amitié pour la France. Par contre, je suis presque sûr que cette idée de torpiller Riad Zeddine lui a été soufflée.
  
  - Sur quoi vous basez-vous pour affirmer cela ?
  
  - Allons, allons, bougonna le Vieux en haussant ses épaules massives. Soyons réalistes, grands dieux ! Vous avez appris l’Histoire à l’école et vous ne connaissez pas mieux les Libanais ?... Il y a plus de vingt mille ans qu’ils naviguent pour survivre, qu’ils affrontent les courants hostiles de la politique et de l’Histoire. Leur force, c’est la patience et la souplesse. Leur génie, c’est la certitude que le temps finit toujours par arranger les choses. La plupart des Arabes ont l’écorce dure et la pulpe molle ; les Libanais, c’est le contraire : ils sont mous extérieurement mais durs à l’intérieur.
  
  Coplan émit un long sifflement admiratif. Le Vieux, se retournant tout d’une pièce, toisa Francis d’un air choqué.
  
  - Je n’apprécie pas ces manifestations impertinentes, dit-il sèchement.
  
  - Excusez-moi, c’était un sifflement d’admiration, précisa Coplan, calme et souriant. Votre double définition de l’Arabe et du Libanais me paraît d’une surprenante justesse. Mais je ne vois pas ce que cela change au problème. Inspirée de l’extérieur ou venue de sa propre conscience patriotique, la proposition de Zohly est ce qu’elle est.
  
  - Nous ne devons pas tremper dans cette combine, décréta le Vieux. Riad Zeddine est un salaud, tout le monde le sait, mais c’est un mur. Un mur en béton. Nos coups vont ricocher sur ce mur et nous revenir en pleine poire. Merci beaucoup ! La France a bien assez d’emmerdements comme ça !
  
  Tralogen et Coplan restèrent de marbre. Le Vieux, ébahi, apostropha Francis :
  
  - Vous n’êtes pas de mon avis ?
  
  Coplan murmura :
  
  - Pourquoi voulez-vous mêler la France à cette histoire ?
  
  Formulée avec tant de naturel et tant de douceur, cette question désarçonna le Vieux.
  
  - Que voulez-vous dire ? émit-il.
  
  - Donnez-moi un passeport suisse ou un passeport canadien, et le tour est joué, suggéra Coplan.
  
  - Vous parlez sérieusement ? Vous envisageriez de participer à cette opération ?
  
  - Et comment ! s’exclama Coplan. Il y a une éternité que je guette une occasion comme celle-ci ! C’est même dans cet espoir que je me suis mis à étudier la langue arabe, il y a de ça quatre ou cinq ans.
  
  Il se leva, alla écraser son mégot dans un cendrier de verre qui trônait sur une des tables.
  
  - Vous me connaissez, dit-il au Vieux. Je suis plutôt doux de nature et je ne ferais pas de mal à une mouche. Mais Riad Zeddine n’est pas une mouche.
  
  - Vous êtes l’homme le plus rancunier que j’aie jamais rencontré, soupira le Vieux. Quand vous avez failli laisser votre peau en Syrie, vous ne saviez même pas que Riad Zeddine était à la tête de vos adversaires !
  
  - C’est exact, concéda Coplan, mais je l’ai appris deux ans plus tard et j’ai inscrit son nom sur mes tablettes. Au surplus, ma vengeance personnelle est secondaire dans cette histoire. Je rendrais service à tout le monde si je pouvais contribuer pour une modeste part à la chute de cette canaille.
  
  - Vous vous sentez une âme de redresseur de torts ? persifla le Vieux.
  
  - Évidemment, proclama Francis. Comme tout homme bien né !
  
  Le Vieux alla décrocher son pardessus d’hiver suspendu à un portemanteau qui se trouvait dans un coin de la pièce. En silence, il enfila le vêtement. Puis, prenant son feutre noir, il s’en coiffa.
  
  - Je suis contre, déclara-t-il pompeusement en dévisageant tour à tour Coplan et Tralogen. Et vous direz à Fouad Zohly que le SDECE, à son vif regret, ne peut pas donner suite à son offre. Nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ?
  
  Tralogen acquiesça.
  
  Le Vieux se dirigea d’un pas rigide vers la porte, se retourna, s’adressa à Coplan :
  
  - Si vous désirez un congé sans solde, arrangez-vous avec Rousseau.
  
  Il sortit de la pièce.
  
  Coplan se mit à rire.
  
  - Sacré Vieux, fit-il. Je suis sûr que j’aurais perdu son estime si je m’étais dégonflé !...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Dans le ciel gris et brumeux, d’immenses nuages sombres s’étiraient tristement. La pluie venait de cesser, mais l’air froid était saturé d’humidité. Déjà, le crépuscule s’annonçait, mélancolique.
  
  Vêtu d’un demi-saison gris à chevrons noirs, Coplan remontait sans hâte la via Torino. C’était bien la première fois que Rome et les Romains lui montraient un visage cafardeux.
  
  Après avoir traversé la via Nazionale, il passa sur le trottoir de droite et il repéra, un peu plus loin, l’enseigne lumineuse de la Galleria Esedra.
  
  Il s’engagea dans la galerie en question. C’était un passage couvert, bordé de boutiques, qui reliait la via Torino à la via Orlando. En plein milieu de la galerie, le tea-room Dagnino avait installé ses tables et ses chaises. Quelques clients s’étaient attablés pour déguster des glaces ou des pâtisseries.
  
  Coplan prit place à une table et commanda un thé.
  
  On venait de lui apporter sa consommation quand une ravissante jeune femme au visage de madone, aux cheveux d’un noir de jais, aux larges yeux bruns en amande, s’avança vers lui et lui demanda à mi-voix, en français :
  
  - Monsieur Callaure, je suppose ?
  
  - Oui, c’est moi, dit Francis.
  
  - Je suis Mariam Alisem. Ravie de faire votre connaissance. Vous permettez ?
  
  Elle s’installa en face de lui, reprit en souriant :
  
  - Désolée de vous avoir fait attendre.
  
  - Ne vous excusez pas, j’arrive à l’instant même, répondit Coplan.
  
  Il jeta un rapide coup d’œil à sa montre-bracelet.
  
  - Cinq heures moins six minutes, indiqua-t-il. Nous sommes tous les deux en avance. Puis-je vous offrir une tasse de thé ?
  
  - Volontiers, cela me réchauffera. Il fait rarement aussi froid à Rome à cette saison.
  
  Très à l’aise, parlant admirablement le français, la jeune femme examinait Francis avec une évidente bienveillance.
  
  - Il y a plusieurs jours que vous êtes à Rome ? s’enquit-elle.
  
  - Non, quelques heures à peine.
  
  - Vous êtes à l’hôtel ?
  
  - Oui, au Commodore.
  
  - Ah, très bien. C’est pratique. Le Commodore est à deux pas d’ici, n’est-ce pas ?
  
  - Je pense que mes amis ont choisi cet hôtel en fonction de notre rendez-vous. Ce n’est pas un hasard.
  
  - Mais vous connaissez Rome ?
  
  - Assez pour ne pas m’y perdre.
  
  - Quelle ville merveilleuse, n’est-ce pas ? J’y ai vécu pendant cinq ans et il me semble que je n’ai pas découvert la moitié des richesses artistiques qu’elle possède.
  
  - Les spécialistes prétendent qu’il faut au minimum une vingtaine d’années pour explorer toutes les beautés de la Ville Éternelle.
  
  - Ils ont probablement raison, acquiesça-t-elle.
  
  Tout en buvant leur thé brûlant, ils se lancèrent dans une conversation au sujet des musées de Rome. Un peu étonné, Coplan joua le jeu. Mais, après un bon quart d’heure, il murmura :
  
  - J’ai comme qui dirait l’impression que monsieur Kosba a oublié notre rendez-vous ou qu’il a eu un empêchement, vous ne croyez pas ?
  
  - Oh, je vous demande pardon ! s’exclama-t-elle en essayant de paraître confuse. J’aurais dû vous prévenir tout de suite : M. Kosba ne vous rencontrera pas ici. Mais ne vous inquiétez pas, le rendez-vous n’est pas annulé : M. Kosba vous attend chez un de ses amis.
  
  - Quand ?
  
  - Maintenant.
  
  - Vous allez m’y conduire, j’imagine ?
  
  - Non, je vais simplement vous donner l’adresse. Vous irez de votre côté, moi du mien.
  
  - Mesure de sécurité ?
  
  - Oui, dit-elle tout bas, ce sont les ordres de M. Kosba. Vous êtes attendu chez M. Cesare Boriona, 128 via Barberini, au deuxième étage. Voulez-vous noter ce nom et cette adresse ?
  
  - Pas la peine, j’ai gravé cela dans ma mémoire... Je suppose que vous êtes une parente de M. Kosba ?
  
  - Non, une de ses collaboratrices.
  
  - Vous êtes Libanaise ?
  
  - Oui.
  
  Elle vida sa tasse de thé, puis :
  
  - Si vous le désirez, nous pouvons nous mettre en route dès à présent.
  
  - D’accord. Après vous... J’espère avoir le plaisir de vous revoir.
  
  Elle se leva, esquissa un léger salut de la tête, partit en direction de la via Orlando.
  
  Coplan la regarda s’éloigner. Elle avait un port de déesse. Le manteau en crêpe de laine bleu-ardoise qui l’enveloppait ne dissimulait pas les courbes généreuses de sa silhouette élégante, extrêmement féminine. Comme beaucoup de Libanaises, elle avait des jambes un peu fortes, un peu sculpturales, mais qui ne déparaient nullement la ligne générale de son joli corps moelleux.
  
  Après avoir payé, Coplan s’en alla du côté de la via Torino.
  
  Un quart d’heure plus tard, il franchissait la porte cochère du vieil immeuble portant le numéro 128 de la via Barberini. Le rez-de-chaussée de la bâtisse était occupé par une compagnie d’aviation africaine.
  
  Par un large escalier intérieur, il grimpa au second étage où il découvrit effectivement, sur l’unique porte palière, le nom de Cesare Boriona gravé sur une plaque de cuivre.
  
  Il poussa le bouton de la sonnerie.
  
  Une soubrette en robe noire à col de dentelle et coiffe de linon vint ouvrir.
  
  - Buona sera, signore, dit-elle, affable.
  
  - Buona sera. Il signor Boriona ?
  
  - Si.
  
  Elle s’effaça pour laisser entrer le visiteur, puis :
  
  - Con chi ho l'onore di parlare ?
  
  - Il signor Callaure.
  
  Elle acquiesça, guida Coplan vers un petit salon Louis XV dont elle alluma le lustre à cristaux. Elle offrit un siège au visiteur et se retira.
  
  Coplan admira le mobilier, les tableaux, le somptueux tapis qui recouvrait le parquet. Rien que les deux petits meubles d’encoignure, en bois de placage marqueté de branchages fleuris, devaient valoir une fortune. Le signor Boriona n’était pas un clochard.
  
  La porte du petit salon s’ouvrit, laissant apparaître la haute stature imposante de Fouad Zohly.
  
  - Monsieur Callaure ? fit-il en regardant le visiteur droit dans les yeux.
  
  - Moi-même.
  
  - Je suis heureux de faire votre connaissance. Je suis Fouad Zohly, alias Kosba...
  
  Il tendit sa main, enveloppa Francis d’un rapide regard incisif, comme pour le jauger en bloc, d’un seul coup.
  
  - Voulez-vous me suivre ? pria-t-il.
  
  Ils foulèrent en silence le tapis persan - non moins somptueux - du large vestibule intérieur et Coplan fut introduit dans une sorte de bibliothèque-fumoir meublé à l’anglaise : murs tapissés de livres anciens aux reliures vieil or, hautes armoires d’acajou, énormes fauteuils au cuir patiné, tables basses en bois de gayac.
  
  - J’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur des précautions que j’ai prises pour ce premier contact ? murmura le Libanais en désignant un des clubs.
  
  - Sûrement pas, dit Coplan. Mais j’aimerais savoir si vous avez des raisons de prendre de telles précautions en Italie.
  
  - Euh... non. C’est plutôt une question de principe.
  
  - Je vois, opina Francis avec une pointe d’ironie.
  
  - Vous trouvez que cela ressemble un peu trop à ce que l’on voit dans les romans ? fit Zohly.
  
  - Les romans ne sont jamais que le miroir de la vie, dit Coplan, souriant. La prudence est évidemment la règle d’or de ma profession, mais il faut aussi se garder d’en faire trop. Un homme ou une femme qui rase les murs en prenant des airs mystérieux, cela attire l’œil des gens avertis. Le danger, dans votre situation, c’est de succomber au complexe du conspirateur, c’est le cas de le dire.
  
  - Ne vous connaissant pas personnellement, j’ai tenu à m’entourer de certaines garanties, expliqua Zohly. D’ailleurs, je ne vous cache pas que je vis depuis plusieurs semaines dans l’angoisse. J’ai horreur des complots.
  
  - Question d’habitude, assura Francis avec bonhomie. En ce qui me concerne, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles : je suis venu seul, et sans arrière-pensées, sinon celle de vous aider de mon mieux.
  
  - Un whisky ?
  
  - Avec plaisir.
  
  Fouad Zohly, cérémonieux comme un pontife, se dirigea vers une armoire dont la partie supérieure avait été modifiée pour faire office de bar de salon. Il prit une bouteille de scotch, une bouteille d’eau minérale San Pellegrino et deux verres en cristal. Il servit du whisky dans l’un des verres, le tendit à son visiteur, se contenta personnellement d’un demi-verre d’eau minérale.
  
  - Si vous le permettez, glissa Francis, je vais prendre un peu d’eau.
  
  Fouad Zohly, son verre à la main, s’installa pesamment dans le fauteuil le plus proche du siège qu’il avait offert à Coplan.
  
  - J’ai passé une journée très éprouvante, soupira-t-il d’un air accablé. C’est aujourd’hui que nous avons enfin arrêté, mes amis et moi, la date du jour J... Depuis bientôt deux mois que notre décision de principe était prise, ces interminables délibérations ont été pour moi une rude épreuve.
  
  D’un œil grave, il scruta longuement les traits de Coplan.
  
  - Tralogen vous a-t-il bien expliqué notre affaire ? s’enquit-il.
  
  - Oui, je crois.
  
  - Que pensez-vous de notre projet ? Je veux dire, en tant que spécialiste, comment jugez-vous notre plan ?
  
  - L’idée de base est excellente. Reste à voir de quels moyens vous disposez pour la réaliser.
  
  - Nous avons rassemblé des éléments dont l’efficacité me paraît indiscutable, affirma Zohly.
  
  - Des éléments de quel ordre ?
  
  - Des pièces justificatives qui démontrent sans discussion possible la malhonnêteté foncière de Riad Zeddine.
  
  Coplan eut une mimique vaguement dubitative.
  
  - C’est important, bien sûr, concéda-t-il, mais c’est loin d’être suffisant. En tant que spécialiste, puisque c’est le point de vue du spécialiste qui vous intéresse, j’oserais presque dire que ces éléments-là sont secondaires.
  
  Le masque austère du Libanais se figea légèrement.
  
  - Vous trouvez ?
  
  - Excusez-moi si je vous choque, reprit Francis, mais vous raisonnez en honnête homme, ce qui est une erreur. Il ne s’agit pas de prouver que Zeddine est une canaille, il s’agit de lui faire mordre la poussière.
  
  - Il y a une relation de cause à effet, à ce qu’il me semble ?
  
  - Absolument pas, répliqua Coplan, catégorique. Formuler des accusations contre un individu, prendre l’opinion publique à témoin, c’est une chose. Déboulonner ce même individu, c’est autre chose. Pour réussir la manœuvre que vous avez choisie, il faut se placer sur le terrain de l’adversaire. Le terrain de Riad Zeddine, c’est l’utilisation sans scrupule de la puissance. Quelle puissance pourrez-vous opposer à la sienne ?
  
  - Je ne saisis pas ce que vous voulez dire.
  
  - Pouvez-vous compter sur quelques têtes de pont d’une solidité à toute épreuve ? Avez-vous des alliés puissants dans la police, dans l’armée, dans la magistrature et dans la presse ?... Si les journaux se dérobent, si les juges se dégonflent, si la police capitule devant les menaces occultes, votre bombe n’explosera pas. Ou plutôt, elle vous éclatera dans les mains.
  
  Zohly réfléchit un instant, puis :
  
  - Personne n’est à l’abri d’un moment de panique, bien entendu, et je ne puis pas savoir à l’avance jusqu’où ira le courage des gens dont le concours nous est assuré. Cependant, je crois qu’ils tiendront jusqu’au bout.
  
  Coplan eut un curieux sourire ambigu.
  
  - On ne leur en demande pas tant, murmura-t-il. Du moment qu’ils mettent le doigt dans l’engrenage, tout ira bien. Nous nous arrangerons pour fortifier les volontés qui flanchent... L’essentiel, c’est que vos alliés ne retournent pas leur veste avant d’avoir franchi le Rubicon. Une fois la première offensive lancée, nous les empêcherons de reculer.
  
  Il ajouta :
  
  - Riad Zeddine nous y aidera d’ailleurs...
  
  Fouad Zohly fronça les sourcils. Une fois de plus, il ne comprenait pas.
  
  - Qu’entendez-vous par là ? fit-il, intrigué.
  
  - Dans ces histoires-là, le rôle de la victime est capital... J’oserais presque dire que c’est Riad Zeddine qui sera le moteur de la machine que nous allons mettre en marche pour l’anéantir... Et, sur ce point-là, je lui fais confiance.
  
  Son tempérament vindicatif et la noirceur de son esprit feront merveille.
  
  Zohly ne suivait décidément pas.
  
  - Vous comptez sur les réactions de Zeddine, c’est bien cela ?
  
  - Oui, exactement, confirma Coplan avec assurance.
  
  - Prenez garde de ne pas sous-estimer cet homme, dit le Libanais, vaguement inquiet. Quand le premier coup va s’abattre sur lui, il va humer l’air, flairer d’où vient le danger. Et alors, gare !...
  
  Coplan but une gorgée de whisky, contempla un moment le liquide ambré qui chatoyait dans son verre, puis, levant les yeux vers son interlocuteur, il prononça d’une voix calme :
  
  - Cela me gêne un peu de devoir faire allusion à ma compétence, mais je crois que vous avez été bien inspiré en demandant les conseils d’un spécialiste, cher monsieur Zohly... Si vous me donnez les pouvoirs que j’ai l’intention d’exiger quand le moment décisif sera venu, je vous préviens tout de suite que c’est moi, et moi seul, qui dirigerai les opérations. Pour en revenir à ce que nous disions, voici déjà un premier exemple des erreurs qu’il ne faut pas commettre : notre premier coup ne va pas s’abattre sur Riad Zeddine. Comme vous le faites observer, ce serait lui permettre de flairer le danger. La seule tactique correcte, c’est de travailler par la bande.
  
  - Comment cela, par la bande ?
  
  - Nous commencerons par frapper l’adversaire de telle façon qu’il ne se rendra même pas compte qu’il est atteint... Quand il s’en rendra compte, il sera touché à mort. Je parle au figuré, cela va de soi.
  
  Malgré sa longue expérience de la politique et de la diplomatie, Fouad Zohly se sentait passablement dérouté par le langage de son interlocuteur.
  
  Il questionna :
  
  - Sur le plan pratique, comment envisagez-vous cette tactique à laquelle vous venez de faire allusion ? Cela me paraît difficile d’attaquer Riad Zeddine sans qu’il s’en rende compte.
  
  - C’est pourtant ce que nous allons faire, décréta Coplan avec aplomb.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Fouad Zohly, la tête baissée, regardait d’un œil noir le tapis sous ses pieds.
  
  Après un silence, il demanda d’une voix grave :
  
  - Est-ce que vous connaissez Riad Zeddine, monsieur Callaure ? Vous me paraissez si sûr de vous, si sûr de vos méthodes, que j’en éprouve une certaine inquiétude. Comme je vous le disais il y a un instant, prenez garde de ne pas sous-estimer cet homme. J’ai rencontré bien des canailles au cours de mon existence, mais Zeddine est sans aucun doute la plus sinistre fripouille que la terre ait jamais portée. C’est un homme cruel, sans aucun scrupule, capable des pires forfaits pour défendre son ambition et sa fortune. De plus, il est intelligent, courageux, et il possède des dons d’intuition très remarquables. Je l’ai vu, à plusieurs reprises, prévoir des événements auxquels personne ne s’attendait... Si vous vous figurez que cet individu va tomber les yeux fermés dans les pièges que vous avez l’intention de lui tendre, vous faites fausse route. Ou alors, il faudra que vos pièges soient élaborés avec une subtilité tout à fait exceptionnelle. Loin de moi l’idée de mettre en doute votre compétence de spécialiste, croyez-le bien, mais mon devoir est de vous prévenir : Riad Zeddine n’est pas un adversaire ordinaire.
  
  - Vous avez parfaitement raison de me parler comme vous le faites, cher monsieur Zohly. Un homme prévenu en vaut deux, n’est-ce pas ? Mais vous n’avez rien à craindre : quand le moment sera venu, je vous prouverai que je ne sous-estime pas notre adversaire.
  
  - Vous n’avez jamais rencontré Riad Zeddine ?
  
  - Non, je ne le connais que par des photos parues dans la presse.
  
  - Ne vous fiez pas à ces photos.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Elles sont trompeuses, parce qu’elles ne reflètent pas la caractéristique essentielle, dominante, du personnage. Je veux dire qu’on ne connaît pas vraiment cet individu aussi longtemps qu’on ne l’a pas rencontré en chair et en os. Zeddine, comme la plupart des aventuriers de la politique auxquels j’ai eu affaire, possède une autorité physique, une présence, une sorte de magnétisme dont il se sert avec une habileté diabolique. A plusieurs reprises, je l’ai vu imposer sa volonté à des gens qui ne pensaient pas comme lui et qui avaient la ferme intention de s’opposer à ses décisions. Dix fois, vingt fois, j’ai assisté à des scènes de ce genre : des hommes plus haut placés que Zeddine et même des diplomates chevronnés, se ralliant aux thèses de Zeddine alors même qu’ils étaient partisans des thèses contraires. Dès qu’il apparaît, on dirait que sa volonté intérieure surclasse celle de ses interlocuteurs. Je tenais à vous signaler ce... ce phénomène d’ordre psychique, parce que c’est un élément dont il faudra tenir compte.
  
  - Oui, acquiesça Coplan, pensif, c’est un élément important. Nous pourrons peut-être l’utiliser à notre profit, qui sait ?
  
  - Comment cela ?
  
  - Cela dépendra des circonstances, murmura Francis, évasif.
  
  Il y eut un silence. Puis, d’une voix rêveuse et détachée, Coplan reprit en se laissant aller plus confortablement contre le dossier de son fauteuil :
  
  - Je vais vous raconter une histoire qui achèvera peut-être de vous rassurer à mon sujet... Il y a de cela quelques années, je me suis trouvé dans une situation assez délicate, pour ne pas dire dramatique, où j’avais contre moi une brigade de la Sûreté Nationale syrienne. Les détails de l’affaire et les événements qui l’avaient provoquée seraient trop longs à relater, sachez seulement que j’étais tombé aux mains de mes ennemis et qu’ils avaient sur moi un pouvoir de vie et de mort... Pendant ma brève détention, j’ai été traité avec une férocité, une fourberie, un sadisme inimaginables... Je me suis sorti de ce pétrin par miracle, mais je n’ai jamais oublié mes tortionnaires. Et comme j’avais été troublé par leur cruauté, je me suis efforcé, par la suite, de connaître ces gens, de découvrir les mobiles de leur étrange comportement (Voir : « F.X.18 se défend »). En fait, ce n’est que deux ans plus tard que j’ai enfin réussi à savoir, grâce à l’aide bénévole d’un fonctionnaire de la police de Damas, que les sbires qui s’étaient si bien occupés de moi agissaient sous l’autorité directe d’un commissaire-adjoint nommé Riad Zeddine, et que c’était ce dernier qui avait ordonné à ses subalternes, pour des motifs personnels d’opportunisme politique, de ne pas tenir compte, à mon égard, des garanties que la loi, la Justice et la simple humanité assurent à un prisonnier dans n’importe quel pays plus ou moins civilisé.
  
  Coplan regarda Zohly, qui écoutait d’un air attentif et tendu.
  
  - Vous devinez la suite, continua Francis. J’ai gravé le nom de Riad Zeddine dans une case privilégiée de ma mémoire, espérant bien que les hasards de ma profession me permettraient tôt ou tard d’avoir ma revanche... J’avais raison d’espérer, puisque nous voici, vous et moi, associés pour abattre ce fumier.
  
  Il marqua de nouveau un temps d’arrêt, puis :
  
  - Ce qui m’a beaucoup surpris, c’est l’ascension ultra-rapide de ce forban. Pour passer, en moins de sept ans, du grade somme toute modeste de commissaire-adjoint de la Sûreté au rang de ministre d’État, il faut savoir nager.
  
  - Je vous interromps, intercala Zohly sur un ton neutre. Zeddine n’est pas ministre d’État. Il a le rang de...
  
  - Je sais, coupa Francis, il est chargé des relations avec le Conseil de la Ligue Arabe. Mais, si mes informations sont exactes, il a les mêmes pouvoirs qu’un ministre d’État.
  
  - Vous êtes en dessous de la vérité, corrigea derechef le Libanais. Depuis les derniers remous de janvier, Zeddine a des pouvoirs qui vont bien au-delà de ceux d’un ministre. En réalité, il contrôle pratiquement toute l’aile gauche de la Ligue Arabe. Et ses décisions se répercutent non seulement en Syrie, mais dans tous les pays progressistes du Moyen-Orient : Irak, Algérie, Égypte, sans parler des clans d’opposition qui s’agitent en Jordanie, en Arabie, au Maroc, au Liban... et j’en passe !
  
  - J’aimerais que vous m’expliquiez de la façon la plus détaillée possible la carrière de Zeddine.
  
  - Vous aurez sa biographie complète quand nous nous reverrons à Beyrouth. On y travaille en ce moment, pour vous précisément.
  
  - Si j’en crois les propos que vous avez tenus à mon ami Bertrand de Tralogen, le revers de la médaille, pour Zeddine, c’est qu’il a dû marcher sur la tête de pas mal de gens pour se hisser si rapidement au sommet de la hiérarchie ?
  
  - Oui, forcément. Et comme il a le pied très lourd, il a fait de nombreuses victimes. De plus, il ne s’est jamais soucié des gens qu’il écrasait au passage, sinon pour achever de les dépouiller.
  
  - Je présume que c’est parmi les victimes de Zeddine que vous avez recruté vos appuis ?
  
  - Entendons-nous, j’ai deux sortes d’appuis, précisa Zohly en levant la main d’un geste un peu doctoral qui lui était familier. Il y a, d’une part, les gens qui ont constitué avec moi le noyau de base de la conspiration ; et d’autre part, les gens sur lesquels nous sommes sûrs de pouvoir compter lorsque le processus aura été déclenché. Les premiers ne sont pas des victimes de Zeddine... Du moins, pas encore. Disons que dans l’état actuel des choses, ce sont des rivaux politiques. Les seconds, par contre, sont effectivement des gens que Zeddine a humiliés, trahis, écartés d’une manière ou d'une autre.
  
  Coplan approuva, vida son verre de scotch, déclara sur un ton pénétré :
  
  - Dans un projet comme le nôtre, le ressentiment est un allié de tout premier ordre. Les meilleures collaborations ne sont pas celles que l’on rétribue avec de l’argent, mais celles qui ont été suscitées par l’injustice. C’est même une chose assez stupéfiante à constater, dans un univers aussi cynique que le nôtre, à quel point l’injustice révolte encore les hommes.
  
  Zohly eut son rictus ironique et amer :
  
  - N’en sommes-nous pas deux exemples ? fit-il.
  
  Il se leva, alla chercher dans une armoire une caisse de cigares, présenta le coffret ouvert à Coplan.
  
  Celui-ci déclina :
  
  - Merci... Si vous le permettez, je fumerai plutôt une de mes cigarettes.
  
  - Je vous en prie.
  
  Tandis que Francis sortait son paquet de Gitanes, le Libanais allait déposer la caissette de Havanes sur une table. Ensuite, revenant s’asseoir, il prononça :
  
  - Je ne vous cache pas que je suis profondément heureux de voir que non seulement vous partagez le jugement moral que nous portons, mes amis et moi, sur Riad Zeddine, mais que vous avez de solides motifs personnels de participer à notre entreprise... Maintenant, si vous le voulez bien, quittons le domaine des considérations générales et venons-en aux questions concrètes. En gros, quel est votre plan ?
  
  - Je vous l’ai dit : attaquer l’adversaire en douce, par la bande, et lui porter le maximum de coups avant qu’il soit en mesure de réagir.
  
  - Oui, c’est la tactique que vous m’avez exposée tout à l’heure. Mais dans la pratique ?
  
  - Tout dépendra évidemment des éléments dont je disposerai. J’établirai le planning opérationnel lorsque j’aurai analysé le contenu de vos dossiers. Pouvez-vous me les confier ?
  
  Fouad Zohly manifesta un certain ébahissement.
  
  - Pas ici, voyons ! dit-il. Vous pensez bien que je ne peux pas voyager en transportant des archives aussi précieuses, aussi compromettantes. Les documents sont en lieu sûr, à Beyrouth, et c’est là qu’ils seront mis à votre disposition.
  
  - Quand ?
  
  - C’est ce que nous allons examiner ensemble. J’ai encore deux conférences à la Farnesina (Palais de Rome, siège du ministère des Affaires Étrangères de l’Italie) et une ultime réunion de travail au ministère des Communications. En principe, je compte rentrer le 12, c’est-à-dire dans trois jours. Si vous pouviez arriver à Beyrouth dans la journée du 13, cela m’arrangerait parfaitement.
  
  - Entendu, je serai à Beyrouth le 13, assura Coplan. Mes collaborateurs m’y rejoindront le 14 au plus tard.
  
  Zohly fronça ses sourcils :
  
  - Quels collaborateurs ?
  
  - Deux amis et une jeune femme qui ont l’habitude de travailler en équipe avec moi.
  
  - Vous avez besoin d’aides ?
  
  - Ben dame ! Comme dit le proverbe, un homme ne peut pas surveiller en même temps le four et le moulin. Il me faut des gens de métier pour contrôler les rouages de la machine.
  
  Le Libanais esquissa une grimace :
  
  - Cela va poser des problèmes... J’avais prévu un excellent abri pour vous, mais s’il s’agit de quatre personnes...
  
  - Ne vous tracassez pas pour cela, dit Francis avec une tranquille bonhomie. Du moment que vous me procurez un bon quartier général, je me charge du reste. Le visa touristique est valable six mois pour les Français qui se rendent au Liban. Par conséquent, il suffit de s’organiser... A ce propos, je vous signale que je suis de nationalité autrichienne, bien que mon nom ait une consonance plutôt française.
  
  - Ah ? Comment cela ? marmonna Zohly, déçu... Monsieur Vouget m’avait cependant...
  
  - Qu’importe ! trancha Francis avec un sourire en coin. Ma nationalité ne change rien à mes qualités professionnelles... Je suis professeur d’histoire ancienne et d’archéologie, chargé de recherches par l’Université de Leipzig... Les Allemands, vous ne l’ignorez pas, se passionnent depuis plus d’un siècle pour le site archéologique de Baalbeck. Et comme on ne sait jamais ce qui peut arriver, mon passeport et mon titre de mission peuvent m’éviter bien des ennuis, si vous voyez ce que je veux dire ?
  
  Fouad Zohly, pinçant ses lèvres épaisses, hocha lentement la tête.
  
  Tel un apprenti-sorcier, il était un peu effaré de voir la tournure imprévue que prenait son idée au fur et à mesure qu’elle passait du stade imaginaire à la réalité.
  
  - Vous ne laissez rien au hasard, murmura-t-il.
  
  - Le moins possible, en tout cas, rectifia Francis. Tralogen m’a indiqué que le comité de votre conspiration comprenait quatre personnes en plus de vous... Or, rappelez-vous la parole de monsieur de Sartine, lieutenant de police de Louis XV : « Quand trois personnes causent dans la rue, il y en a au moins une à moi. »
  
  Fouad Zohly médita un moment cette citation.
  
  A la fin, dévisageant son visiteur, il questionna :
  
  - Dois-je comprendre que vous vous méfiez de mes amis ?
  
  - En principe, je me méfie de tout ce que je n’ai pas pu vérifier personnellement. Et il est bien entendu que vous me communiquerez le nom de vos associés avant le déclenchement des opérations.
  
  - Ils seront désignés par des noms de code. J’ai pris l’engagement de ne pas dévoiler leur véritable identité.
  
  - Dans ce cas, je serai contraint d’annuler mes offres de service, renvoya Coplan aussi sec.
  
  - Ma parole ne vous suffit pas ?
  
  - S’il ne s’agissait que de moi, je ne vous demanderais même pas de me donner votre parole, rétorqua Coplan. Mon envie de démolir Zeddine est tellement impérieuse que je suis prêt à prendre tous les risques. Mais le problème n’est pas là. En vous prêtant mon concours, j’engage ma responsabilité vis-à-vis de vous, vis-à-vis de Tralogen, vis-à-vis de mes collaborateurs et même vis-à-vis de vos associés. Si, d’entrée de jeu, vos associés manifestent l’intention de rester masqués, je considère que c’est un manquement à la loyauté la plus élémentaire.
  
  Se redressant dans son fauteuil, il poursuivit d’une voix plus âpre :
  
  - En cas d’accident toujours possible, il faut que nos successeurs soient en mesure de reconstituer la partie qui s’est jouée, vous saisissez ? Et que l’on puisse attribuer à chacun son rôle respectif. Je crois que mon explication est claire ?
  
  - Dans un sens, vous avez raison, concéda le Libanais. Du moment que nous nous battons à visage découvert, vous et moi, il serait normal que mes associés restent dans l’anonymat... Je vous donnerai les noms en temps opportun.
  
  - Très bien. Je crois que vous avez terminé notre tour d’horizon. Comment se fera la prise de contact à Beyrouth ?
  
  - Un instant, je vais appeler mademoiselle Alisem.
  
  Il quitta la pièce un moment, revint en compagnie de la jeune femme que Francis avait rencontrée à la Galleria Esedra.
  
  - Eh bien, dit celle-ci, je crois que le plus simple c’est de m’indiquer dès maintenant l’avion que vous comptez prendre. Je viendrai vous chercher à l’aéroport comme si vous étiez un vieil ami et vous passerez votre première nuit dans la maison de ma famille. Ensuite, je vous conduirai à l’endroit que monsieur Zohly a choisi pour vous. De cette manière, vous ne devrez pas aller à l’hôtel et votre nom ne figurera pas sur une fiche de police.
  
  - Exactement, appuya Zohly.
  
  Coplan fit remarquer :
  
  - Cela dépendra de la place d’avion que je pourrai obtenir. Je vais aller au bureau de la compagnie Alitalia en sortant d’ici et je vous passerai un coup de fil. Quel est votre numéro de téléphone ?
  
  Mariam Alisem et Fouad Zohly échangèrent un regard, puis le Libanais prononça :
  
  - Je crois qu’il est préférable de ne pas me téléphoner ici. Vous savez ce que c’est... Les diplomates étrangers sont parfois l’objet d’une curiosité intempestive de la part des administrations locales.
  
  Il se tourna vers la jeune femme :
  
  - Le plus simple, c’est que tu accompagnes monsieur Callaure. De cette façon, vous serez fixés immédiatement et vous prendrez vos dispositions ensemble.
  
  - Mais oui, après tout, acquiesça-t-elle. Je vais mettre mon manteau.
  
  Elle quitta la pièce.
  
  Fouad Zohly, avec cette gravité un peu pompeuse qui lui était naturelle, s’avança vers Coplan, lui prit la main.
  
  - Vous m’inspirez une grande confiance, monsieur Callaure, articula-t-il. J’ai appris à juger les hommes et je suis sûr que je puis compter sur votre dévouement... Pour moi, faut-il le dire, la partie que nous allons jouer bientôt est une partie décisive. Ce n’est pas seulement ma carrière qui est en jeu, c’est ma vie.
  
  Coplan, plutôt allergique aux démonstrations, se contenta de promettre :
  
  - Je ferai de mon mieux, monsieur Zohly.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, Coplan quitta son hôtel un peu après onze heures. Le ciel bas et tourmenté, traversé de lourds nuages qui s’agglutinaient aux collines de la Ville Éternelle, répandait dans les rues une lumière voilée, un peu crépusculaire. Cependant, comme il ne pleuvait pas, Francis remonta à pied la via Torino pour rejoindre la via Bissolati où se trouvent les bureaux de l’Alitalia.
  
  Il retira le billet d’avion qui lui avait été réservé la veille et il poursuivit sa promenade jusqu’à la via Veneto.
  
  Après avoir acheté deux ou trois journaux du matin, il s’installa à la terrasse du Doney et il commanda un Cinzano.
  
  Les informations relatives au Proche-Orient retinrent son attention. De nouvelles bagarres venaient de se produire à la frontière palestinienne où les commandos de l’O.L.P. (Organisation de Libération de la Palestine. Mouvement de tendance progressiste, composé principalement de réfugiés palestiniens auxquels la ligue arabe procure des armes et un entraînement militaire) manifestaient une vive surexcitation. Une dépêche de l’agence Inter-Arabe de Presse annonçait que la prochaine réunion du Conseil de Défense de la Ligue arabe allait revêtir une importance considérable du fait de la tension qui régnait depuis quelques semaines en Jordanie.
  
  A ce sujet, le chroniqueur de l’un des quotidiens italiens, un spécialiste des problèmes politiques du monde arabe, donnait un tableau général des forces idéologiques et économiques qui s’affrontent dans cette partie du monde particulièrement effervescente. Et, en guise de conclusion à son article aussi brillant que magistral, le journaliste soulignait la gravité de la situation. Il écrivait :
  
  « Contrairement à ce que croit une opinion publique mal avertie, ce n’est ni au Vietnam ni aux Antilles que fermentent les dangers d’une guerre mondiale. La poudrière qui menace réellement la paix, c’est au Proche-Orient et au Moyen-Orient qu’elle se trouve. C’est là que se heurtent avec une sourde violence, par personnes interposées, les trois blocs dont dépend le fragile équilibre planétaire. Le pétrole, la Méditerranée orientale, le Maghreb et la direction du Tiers-Monde, tels sont les enjeux de la formidable lutte qui met aux prises l’empire soviétique, les U.S.A. et la Chine de Pékin. Les convoitises chinoises, moins visibles parce que plus insidieuses, ne sont pas les moins âpres. En fait, ce sont les clés du XXIe siècle que se disputent les trois partenaires de cette infernale partie de poker. »
  
  Coplan replia ses journaux et sirota son apéritif tout en réfléchissant aux considérations pertinentes qu’il venait de lire.
  
  Dans une conjoncture aussi explosive, les agissements néfastes d’un Riad Zeddine pouvaient avoir des répercussions inimaginables... L’Histoire est pleine d’exemples qui montrent que les actes d’un démagogue sans vergogne sont bien souvent à l’origine d’un conflit aussi désastreux que sanglant.
  
  Persuadé plus que jamais que la démolition de Zeddine était une entreprise salutaire, Francis paya son Cinzano et prit un taxi pour se faire conduire au Musée Torlonia, de l’autre côté du Tibre.
  
  De là, à pied, les mains dans les poches de son demi-saison, il se dirigea vers Santa-Maria-in-Trastevere.
  
  Arrivé sur la place, il admira une fois de plus la vieille église. Malgré les voitures parquées autour de la fontaine, la jolie petite place conservait tout son charme. C’était le coin de Rome que Coplan préférait. Pour des raisons qu’il ne s’expliquait pas lui-même, il ressentait en cet endroit un profond sentiment de bien-être. Chaque fois qu’il y venait, il éprouvait cette impression à la fois rare et bizarre : l'impression que la vie des êtres humains est une chose précieuse, sacrée, unique.
  
  L’horloge de la tour carrée indiquait 12 heures 45.
  
  « Mince, je suis en retard ! » constata-t-il, surpris.
  
  Renonçant aussitôt au mystérieux plaisir que lui donnait le simple fait d’être là. il tourna le dos à l’église et il entra chez Alfredo.
  
  André Fondane était déjà là, attable dans un des coins de la salle du restaurant.
  
  Coplan ôta son pardessus et alla s'asseoir en face de son adjoint.
  
  Fondane, grand et brun, très joli garçon, épiait la physionomie de son patron d'un air intrigué.
  
  - Je commençais à me faire du mouron, dit-il à mi-voix. En général, vous êtes terriblement ponctuel. Et quand vous avez du retard, c’est mauvais signe...
  
  - Je m’excuse, répondit Coplan. Mais, rassure-toi, tout va bien. Je me sentais d'humeur flâneuse ce matin et je ne me rendais pas compte de l’heure.
  
  - J’ai une faim de loup, bougonna Fondane. J’ai pris l’avion très tôt et je suis passé au Service avant de filer sur Orly... Pas eu le temps de bouffer.
  
  D’un geste de la main, il appela le maître d’hôtel.
  
  Ils composèrent leur menu avec une attention et une minutie dignes de deux prélats romains. Comme boisson, ils tombèrent d’accord sur un Valpolicella provenant de la région de Vérone.
  
  Dès que le maître d’hôtel se fut éloigné, Fondane émit sur un ton plus décontracté :
  
  - C’est un coin drôlement sympa, cette petite place...
  
  - Tu ne connaissais pas ?
  
  - Non.
  
  - Eh bien, profite de l’occasion. Quand nous nous séparerons, balade-toi dans le quartier... Moi, c’est mon coin favori.
  
  - C’est pour cela que vous m’avez fixé rendez-vous ici ?
  
  - Oui... Tu verras, on sent battre le vieux cœur de Rome dans les ruelles voisines.
  
  - L’église est jolie.
  
  - Les connaisseurs prétendent que c’est la toute première église chrétienne de Rome... Si tu n’as rien de mieux à faire, je te conseille de la visiter.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Elle me fait penser à une bonne vieille pipe bien culottée... On dirait vraiment qu’elle est imprégnée de foi, comme si des siècles de prières avaient fini par pénétrer la pierre. Et je te signale en passant qu’elle contient une Madone qui a la réputation d’exaucer les vœux des fidèles. Demande-lui de nous porter chance, nous en aurons besoin.
  
  Fondane jeta un regard vers son chef :
  
  - Vous parlez sérieusement ?
  
  - Sûr.
  
  - Les nouvelles sont mauvaises ?
  
  - Non, pas spécialement.
  
  Ils furent interrompus par l’apparition du serveur qui leur apportait le vin et le minestrone.
  
  Lorsqu’ils furent de nouveau tranquilles, Fondane s’enquit sur un ton confidentiel :
  
  - Vous avez vu votre correspondant ?
  
  - Oui, je l’ai vu hier, en fin d’après-midi.
  
  - Rien de changé ?
  
  - Non, les dés sont jetés.
  
  - Comment l’affaire se présente-t-elle ?
  
  - Je l’ignore, malheureusement. Je ne verrai les dossiers qu’à Beyrouth... Est-ce que Suzy a donné de ses nouvelles ?
  
  - Oui. Elle a vu le zèbre et elle est très optimiste. Dans le message qu’elle a envoyé à Rousseaux, elle donne un pronostic tout à fait favorable. Elle va même jusqu’à dire que, sauf pépin imprévisible, l’affaire est dans la poche. Mais elle suggère de mobiliser Elga Dingvar.
  
  - Nous verrons cela sur place, opina Coplan. Ce qui m’intéresse surtout, c’est l’attitude du Vieux.
  
  Fondane fit une grimace.
  
  - De ce côté-là, rien à faire : sa décision est irrévocable. Je me suis même fait engueuler parce que j’essayais d’insister.
  
  - Il a refusé les quelques renseignements que je lui avais demandés ?
  
  - Obstinément.
  
  - Même à titre officieux ?
  
  - Oui, même à titre officieux. Il était dur et ferme comme un roc.
  
  - La vache, maugréa Coplan entre ses dents.
  
  - Je vous répète ses propres paroles : la France ne veut être dans le coup ni de loin ni de près.
  
  Le visage de Francis s’était rembruni.
  
  - C’est d’autant plus idiot, râla-t-il, que je sais qu’il a des informations de première main, des renseignements inédits qui nous rendraient bougrement service.
  
  - A propos, enchaîna Fondane, est-ce que vous connaissez un certain Emilio Tambiani qui habite ici à Rome ?
  
  Deux petites rides verticales se creusèrent entre les sourcils de Coplan.
  
  - Le gros Emilio ? fit-il, étonné. Bien sûr que je le connais. Pourquoi me poses-tu cette question ?
  
  - Rousseaux m’a glissé dans le tuyau de l’oreille que vous auriez intérêt à aller voir ce type avant de quitter Rome. Il faut lui transmettre les amitiés de Mimi Delbono.
  
  Une lueur de contentement éclaira les prunelles de Coplan.
  
  - Tiens, tiens, marmonna-t-il, les traits nettement moins tendus. Voilà peut-être le coup de pouce que j’espérais.
  
  - Qui sont ces gens, Emilio Tambiani et Mimi Delbono ?
  
  - De vagues relations, éluda Francis. Je t’expliquerai ça un jour...
  
  Il but une large lampée de vin, redéposa son verre.
  
  - Voyons maintenant ton tableau de marche, dit-il. Je m’envole d’ici le 13 à bord de la Caravelle d’Alitalia, vol AZ 470, et j’atterris à Beyrouth à 19 heures 35. Plus exactement, mon avion se pose à 19 heures 35 à Khaldé, qui est l’aéroport de Beyrouth. Une copine de mon correspondant m’y attendra pour me conduire chez elle, en ville... Tu seras là et tu contrôleras mon transfert. Le lendemain, je visiterai les ruines de Baalbeck entre 16 heures et 17 heures. A ce moment-là, si tu as remarqué quelque chose d’insolite, tu m’abordes sous un prétexte quelconque et tu me mets au courant. Noté ?
  
  - Noté, enregistré, confirma Fondane.
  
  - Où est-elle descendue, Suzy ?
  
  - Au Bristol, rue Madame-Curie.
  
  - O.K. Je connais cet hôtel. Éventuellement, je m’arrangerai pour la contacter là. J’espère qu’elle aura pu s’occuper du matériel entre-temps.
  
  - C’est déjà fait. Tout est en ordre.
  
  - Je me sens mieux, émit Coplan en souriant.
  
  - C’est le vin et les spaghetti, plaisanta Fondane. Rien de tel que de bien bouffer et de bien boire pour se refaire un moral.
  
  
  
  
  
  Coplan et son adjoint se séparèrent devant l’église de Santa-Maria-in-Trastevere. L’horloge de la tour indiquait 15 heures moins trois minutes.
  
  Histoire de se dégourdir un peu les jambes, Francis s’en alla à pied jusqu’au pont Garibaldi. Ayant retraversé le Tibre, il héla un taxi pour se faire conduire à la Piazza di Spagna.
  
  Au moment où il débarquait du taxi, un ultime rayon de soleil, trouant les nuages, illumina d’une pâle lumière argentée l’escalier de pierre et la façade de la Trinité des Monts. L’espace de trois ou quatre minutes, les paniers des fleuristes installés en bordure du célèbre escalier prirent un éclat vif et pimpant. Puis, le soleil ayant derechef été englouti par les nuages, les fleurs s’éteignirent et, presque sans transition, ce fut le crépuscule.
  
  Coplan fit quelques pas dans la via dei Babuino, connue dans le monde entier pour ses luxueuses boutiques d’antiquaires ; il tourna à droite pour tomber dans la via Margutta, petite artère calme, vieillotte, bordée d’ateliers où des artisans ébénistes restaurent des meubles anciens selon les traditions des siècles révolus. Une bonne odeur de bois fraîchement scié, de cire et de vernis blond, souligne le charme archaïque et paisible de la rue.
  
  Coplan se dirigea sans hésiter vers la vieille porte vitrée de l’un des ateliers d’ébénisterie. Poussant l’huis, il aperçut deux jeunes gars qui polissaient en chantonnant une commode Louis XV aux flancs galbés.
  
  - Buona sera, dit-il. Emilio est là ?
  
  - Je ne sais pas, répondit un des jeunes hommes d’un air désinvolte. C’est de la part de qui ?
  
  - Je suis un ami de la Signorina Delbono.
  
  - Momento... Je vais voir.
  
  Il disparut dans le fond du local, revint quelques secondes plus tard, fit un léger mouvement de la tête.
  
  - Par ici, murmura-t-il.
  
  Foulant un tapis de sciure et de copeaux, Francis traversa l’atelier. Guidé par le jeune homme, il longea un couloir encombré de meubles déglingués, monta un escalier aux marches gémissantes.
  
  Par une porte ouverte, il vit Tambiani affalé dans un incroyable fauteuil recouvert d’une cotonnade à fleurs mauves, fauteuil du genre Second Empire, aux dimensions énormes, orné de franges et de pompons aussi crasseux que délabrés.
  
  - Salut, Francesco ! s’exclama l’Italien d’une voix enrouée. Quelle bonne surprise !
  
  Il roulait les R et il prononçait « sourprise ».
  
  - Salut, Emilio ! renvoya Coplan sur un ton allègre.
  
  Le jeune apprenti fit demi-tour et s’en retourna à l’atelier.
  
  Emilio Tambiani s’arracha de son fauteuil, vint au devant de son visiteur, lui serra la main, alla refermer la porte capitonnée de son bureau.
  
  Au vrai, ce n’était pas un bureau ordinaire. La pièce était sale, meublée de vieilleries, bourrée de bibelots hétéroclites, encombrée de journaux, d’albums, de dossiers entassés un peu partout.
  
  - Alors ? reprit Tambiani en gratifiant Coplan d’une tape sur l’épaule. Toujours sour le sentier de la guerre ?
  
  Il se laissa retomber lourdement dans son fauteuil, grommela de sa voix éraillée :
  
  - Comme tou le vois, j’ai pris ma retraite. J’en avais marre... Je voudrais bien savoir comment tou fais pour conserver cette forme. Je te joure, tou est de plous en plous jeune !
  
  - Je n’ai pas le temps de vieillir, assura Coplan en riant. Je voyage beaucoup. Et, comme chacun sait, les voyages forment la jeunesse... Comment vont les affaires ?
  
  Tambiani n’était pas petit, en fait. Mais son obésité et sa grosse tête ronde lui donnaient l’allure d’un homme de petite taille. Il avait la peau luisante, les traits bouffis, une tignasse de cheveux grisonnants, frisés, plantés en éventail au-dessus de son petit front bombé.
  
  - Les affaires ne sont pas terribles, soupira-t-il.
  
  - Sans blague ? s’étonna Francis. Tout le monde prétend que le commerce des antiquités marche du tonnerre.
  
  - Basta ! C’est de la poublicité... Les Américains sont devenous radins par patriotisme.
  
  Il haussa ses épaules rondes, agita sa main potelée.
  
  - Bah ! Je n’ai pas à me plaindre ! Je ne souis pas dans la misère... Prends cette chaise et assieds-toi... Oui, oui, flanque ça par terre.
  
  Coplan envoya sur le sol les vieux journaux empilés sur la chaise.
  
  - Je t’apporte les compliments de Mimi Delbono, prononça-t-il en s’asseyant. Une Gitane ?
  
  - Avec plaisir, accepta l’Italien.
  
  Après sa première bouffée de fumée, il murmura :
  
  - Entre nous, je ne suis pas sourpris de ta visite. Je t’attendais... J’ai oune enveloppe à te remettre.
  
  Il se leva derechef, alla ouvrir une sorte de bahut florentin, farfouilla dans un monceau de papiers, en extirpa une grande enveloppe brune qui ne portait aucune inscription.
  
  - Tiens, prends-ça. C’est oune cadeau.
  
  Coplan ouvrit l’enveloppe. Elle contenait une dizaine de photographies en noir et blanc, au format 13 x 18. Il examina les images une par une, en silence, très attentivement.
  
  Le gros Emilio marmonna :
  
  - Les légendes sont au dos de chaque épreuve...
  
  Coplan était sincèrement éberlué. Les photos, d’une netteté remarquable, représentaient Riad Zeddine en compagnie d’un grand individu au faciès dur et osseux, vêtu d’une gabardine foncée au col relevé. Pour chacune des photos, l’arrière-plan était différent.
  
  Emilio s’enquit en souriant.
  
  - Tou le connais, ce mec en gabardine ?
  
  - Et comment !... Dis donc, pour un ancien flic, Riad Zeddine s’est laissé photographier comme une cloche !
  
  - Les cordonniers sont toujours mal chaussés, répondit le Romain.
  
  - Qu’est-ce que Zeddine tripote avec le porte-parole des communistes pro-chinois ?
  
  - Zeddine a toujours eu tendance à vouloir jouer tous les chevaux à la fois. Il a tellement envie de gagner à tous les coups ! Tou as vou les dates et les lieux ? Istanboul, avril, mai et septembre...
  
  - Oui, c’est formidable, émit Coplan. Qui a pris ces clichés ?
  
  - Le Saint-Esprit.
  
  Coplan eut un sourire et demanda sur un ton ironique :
  
  - Qui t’a remis cette enveloppe ? Le Saint-Esprit également ?
  
  - Naturellement.
  
  - Je peux emporter ces photos ?
  
  - Je te l’ai dit, c’est oune cadeau... Mais sois proudent, Francesco, c’est de la dynamite. C’est la première fois que ces images sortent de leur cachette, et j’espère que tou en feras bon ousage, hein ?
  
  - Tu peux me faire confiance, Emilio.
  
  Il y eut un silence. Tambiani fumait sa Gitane d’un air faussement absent.
  
  Il questionna, abrupt :
  
  - Tou comptes aller prochainement à Damas ?
  
  - Je ne sais pas encore si j’irai à Damas. Je prends l’avion pour Beyrouth vers le milieu de la semaine.
  
  - Tou prépares oun safari dans ce coin-là ?
  
  - Oui, exactement.
  
  - Fais bien attention à toi, Francesco. Travailler dans ces pays-là, actouellement, c’est de la pourritoure... C’est infesté d’indicateurs, d’agents doubles et même d’agents triples. Quand tou seras là-bas, ne fais confiance à personne et n’oublie pas oune instant que tou fais de la corde raide... Même vis-à-vis des gens que tou connais et que tou crois régouliers, ouvre l’œil... Tou connais les méthodes outilisées par les agents dou Caire : kidnapping, tortoure et compagnie.
  
  - Je te trouve bien pessimiste, Emilio ! s’étonna Francis.
  
  - Je sais de quoi je parle, Francesco. Certains de mes amis ont eu beaucoup d’emmerdements à cause de ces Arabes.
  
  - En tout cas, je te remercie de m’avoir prévenu.
  
  L’Italien pencha son énorme torse en avant :
  
  - Ouvre bien tes deux oreilles, Francesco. Si tou as besoin d’oune coup de main pour le boulot que tou vas faire, tou peux contacter trois camarades à moi. Je réponds de leur loyauté, natourellement. Le premier s’appelle Amar Gamoun et il habite au Souk Seyour à Beyrouth. C’est oun flic de la Soureté... Le deuxième s’appelle Issan Kadyr ; il est directeur d’oun gazette et il habite au 322 de l’avenue Abouroumane, à Damas. Le troisième est oun dottore ; il habite à Amman, King Fayçal Square. Dottore Abdoul Kajali.
  
  - Hé, minute, murmura Coplan. Laisse-moi graver tout cela dans ma mémoire.
  
  Il répéta lentement les noms et les adresses.
  
  Emilio acquiesça.
  
  - Correct, confirma-t-il en portant sa main droite à son gousset. Tiens, prends ceci... Tou la montreras à mes amis et ils sauront aussitôt à qui ils ont affaire. Ils seront prévenous...
  
  Il tendit à Francis une médaille de cuivre, assez épaisse, qu’il tenait entre le pouce et l’index.
  
  - C’est oune antiquité, oune véritable pièce ancienne de Carthage. Elle a plous de deux mille années, cette pièce de monnaie.
  
  La pièce de cuivre était fortement rongée par le temps, mais on y distinguait encore, d'un côté, le buste d’un empereur, et de l’autre côté une figure mythologique, une déesse tenant dans ses mains les attributs symboliques du commerce.
  
  - Mille grazie, Emilio, dit Coplan en empochant ce laissez-passer inattendu.
  
  - Tou me la rendras à l’occasion, stipula l’obèse. J’y tiens beaucoup.
  
  - Elle a de la valeur sur le plan de la numismatique ?
  
  - Non, pas tellement. Mais c’est oun fétiche, tou comprends.
  
  Dans son for intérieur, Coplan s’en voulait d’avoir pensé du mal de son directeur. Sans se mouiller, le Vieux venait quand même de glisser quelques atouts de poids dans le jeu de Fouad Zohly.
  
  Emilio proposa :
  
  - On boit quelque chose ?
  
  - Franchement, si ça ne te vexe pas, je préfère m’abstenir. Je me suis tapé un vrai gueuleton il y a moins de deux heures et j’ai avalé au moins un litre de Valpolicella.
  
  - Où as-tou fait ce gueuleton ? s’informa le gros antiquaire, visiblement intéressé.
  
  - Chez Alfredo, juste en face de Santa-Maria-in-Trastevere.
  
  - Oh, très bien, approuva Emilio. Bonne boustifaille et bonne cave... Qu’est-ce que tou fais ce soir ?
  
  - Je ne sais pas encore. J’attends un message... Pourquoi ?
  
  L’Italien eut un clin d’œil salace.
  
  - J’ai investi oune peu d’argent dans les beaux-arts, chuchota-t-il. J’ai loué oune de mes anciens ateliers à oune peintre de Milano. C’est à deux pas d’ici, dans la via. Le soir, il a des modèles qui viennent poser pour lui. Il ne peint que la nuit... Des ragazze comme ça, Francesco. Et qui aiment la bagatelle, tou peux me croire. Pour un amateur comme toi, ça vaut le coup. Et pratiquement pour rien... Vingt ou trente mille lires, et tou as trois jolies gosses qui te donnent dou bon temps jusqu’à l’aube.
  
  - D’accord. Si je suis libre, je te fais signe.
  
  - Entre par le magasin de la via dei Babuino, ça commounique avec l’appartement et l’atelier d’en-bas. La porte restera ouverte jusqu’à neuf heures.
  
  - Je te préviendrai de toute façon... Tchau, Emilio ! Et encore merci pour tout.
  
  - C’est demain que tou me remercieras, fit le gros Italien d’un air entendu. Je souis sour que tou aimeras la peinture moderne.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Trois jours plus tard, dans la Caravelle qui l’emportait à destination du Liban, Coplan faisait semblant de somnoler pour réfléchir plus tranquillement aux tâches qui l’attendaient.
  
  Malgré les deux nuits artistiques (et passablement mouvementées) qu’il avait passées à Rome en compagnie du gros Emilio Tambiani, il se sentait en pleine forme.
  
  De temps en temps, il entrouvrait un œil pour regarder sa montre à son poignet. De Rome à Beyrouth, le vol direct dure environ trois heures.
  
  A mesure que l’avion dévorait l’espace, Francis sentait naître dans ses nerfs et dans ses veines une petite fièvre mystérieuse qu’il connaissait bien et qu’il ne détestait pas. La fièvre du chasseur qui monte à l’affût.
  
  Tambiani avait utilisé non sans humour l’expression de « safari », et cette image cocasse correspondait assez bien à la réalité. Mais, en fait, Coplan se sentait plutôt dans l’état d’esprit du matador qui se prépare à affronter la minute de vérité.
  
  A première vue, cependant, l’affaire se présentait bien. Le seul point noir, c’était le manque d’informations concrètes au sujet des associés de Fouad Zohly. Avec ces Arabes, il fallait s’attendre au pire. Passionnés d’intrigues, rompus aux manœuvres sournoises, les Fils d’Allah ne sont jamais des partenaires de tout repos. Rien ne les fascine davantage qu’une conspiration aux ramifications infinies : plus c’est tortueux, plus ça les enchante. En outre, ils ont une conception de la loyauté qu’un esprit cartésien ne peut pas comprendre. Et, par-dessus le marché, ils sont fatalistes comme des joueurs de roulette.
  
  Si, d’aventure, le rusé Riad Zeddine était parvenu à infiltrer un de ses hommes dans la conjuration échafaudée par Zohly, on pouvait prévoir que toute l’histoire se terminerait par un joli massacre.
  
  Malheureusement, il n’y avait pas moyen de se prémunir contre une telle éventualité. Et c’était évidemment pour cette raison que le Vieux avait mis tant de soin à se tenir en dehors du coup.
  
  Coplan, pour sa part, avait accepté une fois pour toutes les risques que comportait la partie. Puisque le destin lui offrait enfin la possibilité de régler l’ancien compte qu’il avait avec Zeddine, il ne voulait pas rater l’occasion.
  
  Au banquet de la Fatalité, les plats ne passent jamais deux fois...
  
  Francis fut troublé dans sa méditation par l’hôtesse de l’air qui lui demandait d’installer sa petite table pliante pour le dîner.
  
  Il obtempéra, regarda l’heure : 18 heures 45.
  
  Une demi-heure plus tard, immédiatement après le café, les passagers furent priés d’attacher leur ceinture. La Caravelle commençait sa descente sur Beyrouth.
  
  A 19 heures 35, l’avion se posait en douceur sur la piste de Khaldé. L’hôtesse de l’air annonça l’arrivée et rappela aux voyageurs qu’il y avait un décalage horaire d’une heure avec Rome. A Beyrouth, il était 20 heures 35.
  
  Dans le hall de l’aéroport, Coplan repéra instantanément Mariam Alisem qui était venue l’accueillir comme convenu. De la main, il lui envoya un salut amical auquel elle répondit. Elle portait un léger manteau d’été dont la teinte réséda s’harmonisait merveilleusement avec ses cheveux noirs et son visage bronzé.
  
  Le contrôle de police ne fut qu’une formalité de principe, vite expédiée. En revanche, l’arrivée des bagages et l’examen de la douane prirent une bonne vingtaine de minutes.
  
  Du coin de l’œil, Coplan avisa dans la foule son adjoint Fondane et, bavardant près de la sortie du hall, ses deux autres collaborateurs : Jean Legay, un petit râblé aux cheveux blonds taillés en brosse, en compagnie de la pétillante Suzy Lorelli, une brune au joli visage rieur.
  
  Enfin, le douanier ayant tracé un signe à la craie sur la valise de Coplan, celui-ci put rejoindre Mariam.
  
  Une lueur de chaude sympathie éclairait les larges yeux de la Libanaise.
  
  - J’espère que vous avez fait bon voyage ? s’enquit-elle.
  
  - Un voyage de rêve, répondit-il. C’est le paradoxe de notre époque : il faut moins de temps pour aller d’un continent à un autre que pour traverser une ville ! Quand je pense que vos ancêtres les Phéniciens mettaient des semaines et des semaines pour aller de Rome à Sidon.
  
  Elle le guida vers une luxueuse Plymouth grise rangée dans le parking.
  
  - Vous pouvez déposer vos bagages sur le siège arrière, dit-elle tout en s’installant au volant de la limousine.
  
  Elle mit le contact, lança le moteur, démarra.
  
  Coplan était agréablement surpris par la douceur de la température.
  
  - Votre pays est un paradis, murmura-t-il.
  
  - En effet, approuva-t-elle, souriante. Certains historiens prétendent que les jardins de l’Éden, tels qu’ils sont décrits dans la Bible, correspondent très exactement à une région proche de Beyrouth, la vallée de la Bekaa.
  
  - La terre du miel et du lait, enchaîna Francis. Je connais cette région.
  
  - Vous êtes venu plusieurs fois au Liban ?
  
  - Oui, j’aime ce pays et j’aime ses habitants. La première fois que j’y suis venu, j’étais très jeune... J’ai gardé de ce séjour des souvenirs délicieux. J’y suis revenu plusieurs fois, pour des motifs professionnels alors. Et ces souvenirs-là sont moins délicieux (Voir : « Information contre X... » et « Stoppez Coplan »).
  
  Au débouché de la route de Khaldé, la jeune femme tourna dans le boulevard de Mazraa pour rejoindre la Corniche Chourane. Coplan reconnut au passage les deux rochers de la Grotte aux Pigeons.
  
  La clarté laiteuse du ciel nocturne où brillait la lune tissait sur la mer d’étranges reflets pâles.
  
  Au phare, la Plymouth bifurqua sur la droite, longea l’avenue Bliss, s’engagea dans une large avenue bordée de jardins.
  
  - Nous sommes arrivés, annonça Mariam.
  
  La limousine franchit le portail d’une propriété ancienne, s’arrêta devant un perron flanqué de haut palmiers.
  
  Coplan débarqua.
  
  Un vieux domestique vint prendre la valise du voyageur.
  
  Quelques instants plus tard, dans un salon vieillot, décoré à la française, Mariam présentait Coplan à ses parents.
  
  - Monsieur Félicien Callaure, professeur d’Histoire et d’Archéologie à Leipzig... Mon père, ma mère.
  
  M. Joseph Alisem était un homme de haute taille, au faciès buriné, au regard sombre et sévère. Il devait avoir dans les soixante ans. Sa femme, la mère de Mariam, était un peu moins âgée. Imposante, mais encore très belle et d’un abord aimable. C’était d’elle que Mariam tenait ses beaux yeux en amande, à la prunelle de velours.
  
  Après les salutations d’usage, Mariam conduisit Coplan à sa chambre, au premier étage.
  
  - En réalité, chuchota-t-elle, vous ne logerez guère ici... M. Zohly vous a préparé une chambre dans la maison où vous aurez votre bureau de travail. Je vous y conduirai tout à l’heure. Mais vous pouvez laisser une partie de vos bagages ici, naturellement... Est-ce que votre serviette contient des papiers confidentiels ?
  
  - Sûrement pas ! Ce sont des études d’archéologie et des articles sur Baalbeck. De la documentation bidon pour étayer ma couverture.
  
  - Dans ce cas, laissez-les ici. Cela confirmera éventuellement que c’est bien chez nous que vous séjournez.
  
  La chambre était spacieuse, très propre, peu meublée, impersonnelle comme toutes les chambres réservées aux amis de passage.
  
  Mariam reprit :
  
  - Si vous avez un papier et un stylo, je vais vous faire un petit croquis pour vous situer l’endroit exact où je vais vous conduire tout à l’heure.
  
  Coplan lui tendit son agenda de poche et un stylo-bille.
  
  - Vous connaissez Bab Edriss, je suppose ? demanda-t-elle.
  
  - Oui.
  
  - Bon, voici donc Bab Edriss, dit-elle en traçant un cercle sur une page vierge du carnet. En vous tournant face à la mer, vous avez la rue de France ici, la rue Daouk ici, le souk El Jemil ici... La maison qui nous intéresse occupe cet angle, ici, et donne par conséquent sur ces deux rues. Mais elle a un avantage supplémentaire : par une terrasse qui se trouve à la hauteur du premier étage, on accède à un escalier de fer qui permet de rejoindre directement la rue Jemil.
  
  - Trois issues, c’est sensationnel, émit Francis. Mais qui occupe cette maison ?
  
  - Une vieille dame impotente, Mme Maria Moussar. C’est une veuve et elle vit seule. Elle a connu M. Zohly quand il était enfant. Elle le considère comme son propre fils.
  
  - Bien... Pas d’autres recommandations ?
  
  - Non, c’est tout pour l’instant. M. Zohly vous donnera sans doute d’autres explications quand nous serons sur place. A présent, si vous le voulez bien, nous allons descendre pour dîner.
  
  A moins que vous ne désiriez vous rafraîchir d’abord ? La salle de bains est au fond du palier et les toilettes juste à côté.
  
  - Vous savez, j’ai dîné dans l’avion.
  
  - Oui, je sais, mais je crois que mes parents seraient un peu vexés... Pour eux, les lois de l’hospitalité, c’est sacré.
  
  - Parfait, dans ce cas je vais changer de chemise. Dites-moi, que fait-il, votre père ?
  
  - Il est directeur-adjoint d’un service administratif qui dépend du ministère de l’Intérieur.
  
  - Diable ! C’est un haut personnage ! Est-il au courant de la mission que M. Zohly m’a confiée ?
  
  - Officiellement, non. En réalité, oui, puisqu’il est de ceux qui soutiennent M. Zohly. Bien entendu, pas un mot de tout cela à table : ma mère n’est pas dans le secret.
  
  - Je vois.
  
  - Quand vous serez prêt, faites-moi signe. Ma chambre se trouve juste en face de la vôtre. Frappez à ma porte.
  
  
  
  
  
  Une heure plus tard, Coplan prenait congé de ses hôtes et, en compagnie de Mariam, s’en allait à pied vers le bord de mer.
  
  La nuit était exquise.
  
  Coplan était en veston, Mariam lui avait pris le bras sans façon. Répondant aux questions de Francis, la jeune femme lui raconta succinctement sa vie passée. Elle avait été fiancée pendant deux ans avec un jeune officier de l’Armée de l’Air libanaise qui s’était tué au cours d’un stage d’entraînement aux États-Unis. A la suite de ce malheur, elle avait traîné pendant plusieurs années une dépression nerveuse qu’elle avait eu bien de la peine à surmonter. C’est un jeune diplomate italien qui lui avait rendu le goût de vivre. Elle travaillait à Rome à ce moment-là, et elle avait été pendant quinze mois la maîtresse de cet Italien. Malheureusement, il était marié.
  
  - Il vous l’avait caché ?
  
  - Non, il me l’avait avoué. Pas tout de suite, à vrai dire, mais cela m’était égal. J’en voulais à la vie qui avait été si cruelle avec moi et je ne me souciais pas beaucoup de ce que l’on pouvait penser autour de moi. J’étais amoureuse et j’étais aimée, je n’en demandais pas plus.
  
  Elle se tut, partie dans une rêverie intérieure. Après un moment, Coplan questionna doucement :
  
  - Et ensuite ?
  
  - Eh bien, cela m’a réconciliée avec la vie.
  
  - Vous le voyez toujours, votre Italien ?
  
  - Non, notre idylle s’est terminée stupidement. Comme je travaillais à l’ambassade, les Services de Sécurité de Rome ont pris ombrage de la liaison de Luigi avec une étrangère. Ils l’ont expédié sans tambour ni trompette dans un consulat italien au Venezuela.
  
  - Encore une tuile, en somme ?
  
  Elle eut une moue :
  
  - Je crois que cette rupture tombait plutôt bien. Notre lune de miel était passée et je sentais que mon ami avait envie de redevenir fidèle à sa femme. De mon côté, la perspective de retrouver ma liberté ne me déplaisait pas.
  
  - Et depuis lors ? Vous la mettez à profit, cette liberté ?
  
  - Vous êtes trop curieux, plaisanta-t-elle.
  
  Ils arrivèrent bientôt à Bab Edriss, et ils contournèrent la place. Ils entrèrent dans la vieille maison de Mme Moussar par la porte qui donnait dans une étroite ruelle sans éclairage public.
  
  Fouad Zohly les attendait dans la chambre de Mme Maria. La vieille dame serra la main de Mariam - qu’elle connaissait - puis celle de Coplan auquel elle souhaita la bienvenue, tout en le scrutant de ses petits yeux malicieux.
  
  - Vous êtes ici chez vous, assura-t-elle à Francis. Je suis ravie d’avoir un compagnon, et j’espère que ma maison vous plaira. N’hésitez pas à me déranger si vous avez besoin de quoi que ce soit. Comme je ne dors pour ainsi dire jamais, je suis à votre disposition vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
  
  Elle se tourna vers Zohly, lui lança un clin d’œil en murmurant :
  
  - Quelle bonne idée tu as eue de me confier ton jeune ami ! Il y a si longtemps que j’aspire à avoir un bel homme sous mon toit.
  
  Et, avec cette mimique vaguement grivoise que l’on voit fréquemment chez les vieilles gens qui n’ont pas oublié certaines joies du passé, elle ajouta :
  
  - Pour que Mlle Mariam ne soit pas jalouse, j’ai préparé pour M. Callaure le grand lit de la chambre jaune. Mlle Mariam peut venir quand elle veut.
  
  Le joli visage de la jeune femme s’empourpra violemment. Mais, prise de court par cette sortie inattendue, elle ne trouva rien à dire. C’est Fouad Zohly, ébahi, qui grommela :
  
  - Eh bien, eh bien ! Vous voilà bien coquine ce soir, madame Maria ! M. Callaure n’est pas ici pour s’amuser mais pour travailler. Si votre ange gardien vous entendait !
  
  - Toi, mon fils, répliqua-t-elle, attends d’avoir mon âge pour juger sainement des choses de la vie. Si tu te figures que mon ange gardien ne pense pas comme moi, tu te trompes !
  
  - Bon, bon, coupa Zohly, conciliant, nous n’allons pas nous disputer à cette heure-ci. Je vais installer M. Callaure et lui montrer son bureau.
  
  Ils quittèrent la pièce, traversèrent le couloir central, pénétrèrent dans une grande chambre carrée au centre de laquelle trônait un vaste lit en chêne.
  
  - C’est ici que vous dormirez, indiqua Zohly à Coplan. Pour votre toilette, vous prendrez de l’eau à la cuisine. Vous devrez malheureusement vous contenter d’eau froide. Le confort moderne n’était pas encore à là mode quand la maison a été bâtie.
  
  - Aucune importance, dit Francis.
  
  Il déposa sur le lit la mallette qu’il avait emportée et qui contenait un pyjama, quelques sous-vêtements, deux chemises et sa trousse de toilette.
  
  Mine de rien, il tâta le lit et fit remarquer en se tournant vers Mariam :
  
  - C’est ma foi vrai qu’il est moelleux et spacieux, non ?
  
  La jeune femme détourna la tête et haussa les épaules.
  
  - Je ne vois pas en quoi cela pourrait m’intéresser, fit-elle, agacée.
  
  Fouad Zohly intervint :
  
  - Venez, monsieur Callaure, je vais vous montrer le local qui vous servira de Q.G. Je vous ai installé un bureau de fortune dans une des caves du sous-sol.
  
  Ils quittèrent la chambre jaune pour descendre au sous-sol.
  
  Zohly commenta à mi-voix :
  
  - C’est ici que nous nous sommes réunis, mes amis et moi, pour préparer notre affaire.
  
  La cave avait été balayée, débarrassée de ses toiles d’araignées, enrichie de quelques meubles disparates : une table à trois tiroirs, une armoire, un divan, quatre chaises.
  
  Coplan interrogea le Libanais :
  
  - Pour quel motif avez-vous choisi cette cave ?
  
  - Vous allez comprendre. Venez par ici...
  
  Au bas de l’escalier de pierre qui venait du rez-de-chaussée, Fouad Zohly fit pivoter un des moellons de l’épaisse muraille de soutènement.
  
  - Vous avez ici un bouton d’ébonite qui commande l’ouverture d’une cache dissimulée dans la maçonnerie du mur mitoyen des deux caves. J’ai construit moi-même cette cachette, il y a une quinzaine d’années, pour y mettre des choses en lieu sûr... Quand on vit dans une époque troublée, il n’est pas inutile de prendre certaines précautions. Venez, vous allez voir les archives qui ont été préparées à votre intention.
  
  La niche creusée dans le mur contenait deux piles de chemises cartonnées, bourrées de papiers.
  
  - Aidez-moi à transporter ces dossiers sur votre table, dit le Libanais.
  
  Ils s’y mirent à trois, et Zohly fit alors un rapide inventaire de la documentation rassemblée depuis deux mois contre le clan Zeddine.
  
  - Ceci, c’est la biographie détaillée de Riad Zeddine depuis sa naissance à Damas. Comme je vous l’avais promis, nous nous sommes efforcés de reconstituer le plus minutieusement possible les diverses étapes de sa carrière, y compris les années obscures qui ont précédé sa vie publique. Je vous recommande de lire très attentivement ce curriculum. Je suis sûr que vous y trouverez des éléments d’attaque auxquels vous n'avez pas pensé... Je vous signale en passant que ce dossier contient également la biographie des autres membres de la famille Zeddine.
  
  - Vous n’avez pas oublié le jeune Saleh Zeddine, le neveu de Riad, j’espère ?
  
  - Euh... non, fit Zohly en fronçant ses sourcils broussailleux. Mais nous n’avons pas recueilli grand-chose à son sujet, vu que ce jeune crétin s'est contenté jusqu’ici de vivre en parasite, aux crochets de son père.
  
  - Nous reparlerons de lui en temps opportun, glissa Coplan sur un ton évasif. Voyons les autres dossiers.
  
  - J’ai groupé dans les chemises suivantes les informations provenant de mes partenaires. Voici le dossier AREF, établi en Syrie... Le dossier KAMAL pour la Jordanie, le dossier NAZIF pour l’Arabie Saoudite, et le dossier AMIN pour Koweït.
  
  - Une seconde, vous permettez ? dit Coplan. Les noms que vous venez de citer sont les noms de code, je présume ?
  
  - Oui.
  
  - Selon notre accord de Rome, voulez-vous me donner les noms réels ?
  
  - Ce n’est pas urgent, n’est-ce pas ? éluda le Libanais. Nous y reviendrons dans quelques jours.
  
  - C’est primordial pour moi, affirma Francis, catégorique. Je ne peux rien faire de valable si je ne connais pas la personnalité exacte des gens qui ont établi ces dossiers.
  
  Fouad Zohly hésita. Puis, surmontant sa répugnance :
  
  - Bien, prenez note. Vous avez de quoi écrire dans le tiroir central de la table.
  
  Coplan s’installa, prit un bloc de papier à lettres dans le tiroir, détacha son stylo-bille de sa poche intérieure.
  
  - Procédons dans l’ordre, dit-il... AREF pour la Syrie ?
  
  - Abdel Kawar, secrétaire général à la Direction Financière Interministérielle de Damas. Membre du Comité Central du BAAS. Directeur-adjoint du Comité Exécutif de la Ligue Arabe.
  
  - Mazette, lâcha Francis tout en écrivant, ce n’est pas le premier venu ! Pour quelle raison souhaite-t-il l’élimination de Riad Zeddine ? Ils sont du même bord, non ?
  
  - Justement, grinça Zohly avec son sourire amer et désabusé. Ils sont du même bord et ils convoitent les mêmes pouvoirs... Quand deux personnes veulent occuper le même poste, il y a une personne de trop.
  
  - Pigé, acquiesça Coplan. Continuons... KAMAL pour la Jordanie.
  
  - Ali Galem, Premier Conseiller de la Cour pour les affaires militaires à Amman.
  
  - C’est un Bédouin ?
  
  - Oui. Il détient en fait l’autorité suprême sur les chefs militaires de la Jordanie.
  
  - Celui-là, pas besoin d’un dessin pour comprendre sa haine à l’égard de Zeddine, marmonna Coplan... NAZIF pour l’Arabie Saoudite.
  
  - Abdul Tarim, directeur de la politique étrangère de son pays. A représenté pendant trois ans l’Arabie Saoudite à l’O.N.U. C’est un ennemi personnel de Nasser.
  
  - Sa place est parmi nous, évidemment, ponctua Francis... Reste le dernier : AMIN pour le Koweït.
  
  - Prince Ibrahim Azzed, chargé des relations économiques et financières du Koweït avec les pays étrangers. Le meilleur économiste du Moyen-Orient. Possède de nombreuses relations personnelles aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Doit participer à la prochaine assemblée de la Ligue Arabe au Caire, en même temps que Zeddine.
  
  - C’est l’homme du pétrole, si j’ai bonne mémoire ?
  
  - Oui, et c’est également un adversaire de Nasser.
  
  Coplan déposa son stylo, contempla en silence la liste qu’il venait de dresser. Puis, à mi-voix, il déclara :
  
  - J’avoue que votre état-major dépasse de loin mes prévisions les plus optimistes. Si vos autres appuis sont du même tonneau, le clan Zeddine est foutu, ça ne fait pas un pli !
  
  Il leva les yeux vers Zohly, le dévisagea, questionna :
  
  - Compte tenu de la position officielle de vos éminents associés, leur fidélité vous paraît-elle garantie ? je veux dire ceci : quand la bagarre va commencer à chauffer, ces hautes personnalités auront-elles une marge suffisante de liberté pour prendre position ? Du fait que vos amis engagent leur pays, ne seront-ils pas contraints de se dégonfler ?
  
  - Tout le problème est là, laissa tomber le Libanais. Je comptais vous en parler demain ou après-demain, mais puisque vous soulevez l’objection, mettons cette question au point dès maintenant. Il est bien entendu que notre campagne ne doit pas compromettre publiquement mes amis. C’est pour cela que je ne tenais pas à vous révéler leurs noms... Ce qui compte, c’est l’influence occulte de mes partenaires. Chacun de ces hommes finance des journaux, entretient des informateurs, possède ses alliances propres dans la police et dans l’armée. Ils mettent cette puissance à ma disposition, mais non pas leur personne. Vis-à-vis de l’opinion, ils ne peuvent ni intervenir ni prendre position. Il se pourrait même qu’ils soient dans l’obligation de prendre la défense de Zeddine.
  
  - J’aime mieux ça, émit Coplan. Il ne faut pas que notre combine prenne des proportions internationales. Zeddine doit être lessivé en famille, si vous voyez ce que je veux dire.
  
  - Nous avons trois jours pour organiser notre plan, rappela Zohly. La Conférence du Caire commence lundi prochain.
  
  - Combien de temps doit-elle durer ?
  
  - Deux semaines.
  
  - Zeddine y participera pendant les deux semaines ?
  
  - Oui, forcément, puisqu’il en est un des principaux leaders.
  
  - Si tout va bien, il sera déboulonné avant la fin de la conférence, pronostiqua Coplan. J’ai la ferme intention de déclencher ma première offensive dimanche soir.
  
  - De quelle manière ? articula Zohly, les traits un peu crispés.
  
  - Je vous expliquerai ma tactique samedi soir. Il faut d’abord que j’étudie ces dossiers... Je vais d’ailleurs m’y atteler immédiatement.
  
  - Avant de vous quitter, j’aimerais vous faire visiter la maison ici, suggéra le Libanais. Il y a un problème de contacts et de liaisons à mettre au point... En principe, ne descendez pas ici avant onze heures du matin. Une jeune femme du voisinage vient vers neuf heures pour faire un peu de ménage et s’occuper des courses de Mme Moussar.
  
  - On peut se fier à cette jeune femme ?
  
  - Oui, je crois. C’est une petite infirme, une orpheline que Mme Moussar a prise sous sa protection il y a une dizaine d’années.
  
  - Je la ferai surveiller, décida Francis. A partir de ce soir, quiconque s’approchera de cette maison sera sous mon contrôle. A propos, aviez-vous envoyé quelqu’un pour observer mon arrivée à Khaldé ?
  
  - Euh... oui, avoua le Libanais, un peu gêné.
  
  - Donnez-moi le signalement de votre observateur.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que j’avais moi-même trois personnes à Khaldé. Je ne tiens pas à commencer mon travail par un télescopage entre mes collaborateurs et les vôtres. Désormais, laissez-moi le soin d’assurer la sécurité de nos opérations. C’est mon métier et je me suis organisé en conséquence.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Le lendemain après-midi, Coplan se promenait depuis dix minutes le long de l’avenue de Paris, au bord de mer, quand Mariam arriva au volant de sa Plymouth.
  
  Il faisait un temps magnifique. Un vrai soleil d’été triomphait dans le ciel bleu. La Méditerranée s’étalait, sans une vague, telle un miroir scintillant dont les frémissements se perdaient à l’horizon dans une impalpable buée de chaleur.
  
  Coplan avait tombé la veste, mais il trimballait en bandoulière deux appareils de photo.
  
  Il monta dans la limousine, à côté de la conductrice.
  
  Mariam le complimenta :
  
  - Vous avez tout à fait l’allure du touriste en vacances, avec votre pantalon clair et vos appareils.
  
  - Tant mieux, opina-t-il, c’est ce que je voulais. Vous avez une robe splendide...
  
  - Elle vous plaît ?
  
  - Beaucoup.
  
  - C’est ce que je voulais ! renvoya-t-elle en riant.
  
  Effectivement, la robe de Mariam lui allait à ravir : simple comme une tunique, sans le moindre ornement, taillée dans un fin lainage couleur coquille d’œuf, elle soulignait la densité appétissante de sa chair dorée. Pour conduire plus à l’aise, la jeune femme avait dégagé ses genoux, ce qui conférait à son attitude une sorte d’intime audace, presque une secrète offrande.
  
  Ils prirent la route de Chtaura.
  
  Mariam murmura :
  
  - Nous serons à Baalbeck dans une bonne heure si la route n’est pas trop encombrée. Il y a environ cent kilomètres.
  
  - Parfait.
  
  - C’est pour une question d’alibi que vous allez là-bas, ou pour la balade ?
  
  - Maintenant que je suis dans le bain, articula Francis, je n’ai plus la moindre envie de me balader pour le plaisir. Je vais à Baalbeck pour y contacter mon adjoint.
  
  - Vous n’avez pas l’air de fort bonne humeur, fit-elle remarquer.
  
  - Je me suis couché à cinq heures du matin.
  
  - Non ? Mais où êtes-vous allé ?
  
  - Nulle part. Je suis resté toute la nuit dans la cave de Mme Moussar. J’avais hâte d’examiner les dossiers.
  
  - Qu’en pensez-vous ?
  
  - J’ai bon espoir.
  
  - Selon vous, quelle sera la partie la plus délicate de l’affaire ?
  
  - La réaction du P.O.R.A. (Parti Ouvrier Révolutionnaire Arabe) quand Riad Zeddine se rendra compte de ce qui se passe.
  
  - C’est exactement l’avis de mon père. Au fond, personne ne connaît la puissance réelle de ce mouvement.
  
  - C’est bien ce qui me tracasse. Ce serait une catastrophe si nous constations, trop tard, que nous avons sous-estimé un adversaire avec lequel nous n’avions pas compté. La documentation de Zohly n’est pas très fournie à ce sujet.
  
  - Et pour cause ! Même les autorités syriennes manquent d’informations précises là-dessus.
  
  - Notre opération va évidemment faire office de catalyseur, énonça Coplan. J’espère que ce ne sera pas à notre désavantage.
  
  Il alluma une cigarette, puis :
  
  - Vous connaissez le Nébo-Paradise ?
  
  - La boîte de nuit ?
  
  - Oui.
  
  - J’y suis allée une seule fois, avec des amis, mais je n’y ai plus jamais remis les pieds. C’est un endroit infect.
  
  - Est-ce que cela vous embêterait de m’y accompagner dimanche soir ?
  
  - Si vous aimez les night-clubs, j’en connais qui sont cent fois plus sympathiques. Le Nébo-Paradise n’est guère fréquentable pour la fille d’un haut-fonctionnaire de Beyrouth. Ce sont les vicieux et les drogués qui vont là.
  
  - Quel genre de vicieux ?
  
  Une légère rougeur teinta les joues mates de Mariam.
  
  - Des noceurs qui cherchent des sensations spéciales, prononça-t-elle non sans raideur.
  
  - Vous ne pourriez pas m’expliquer cela plus clairement ? insista Francis, imperturbable.
  
  - Des amateurs d’orgies, dit-elle. Des partouzards, pour parler comme à Paris.
  
  Le regard fixé droit devant elle, elle manœuvra habilement pour dépasser deux autocars qui occupaient presque toute la largeur de la route.
  
  Puis, accélérant dans la ligne droite, elle questionna sur un ton plutôt acide :
  
  - Qui Vous a parlé du Nébo-Paradise ? A Beyrouth, nous ne sommes pas fiers de ce mauvais lieu. Personne ne comprend d’ailleurs pourquoi la ville tolère ce club.
  
  - C’est par un habitué de la vie nocturne de Beyrouth que je connais cet établissement... Je vous repose ma question : accepteriez-vous de m’y accompagner dimanche soir ? Il s’agit de notre travail.
  
  - J’en parlerai à mon père.
  
  - D’accord, mais il me faut votre réponse avant demain soir.
  
  - Vous l’aurez, n’ayez crainte.
  
  La Plymouth roulait à très vive allure sur la route asphaltée. Mariam conduisait d’une main sûre.
  
  Elle prononça soudain d’une voix un peu corrosive :
  
  - Vous êtes un homme bizarre... Beyrouth est, paraît-il, la ville où il y a le plus de boîtes de nuit du monde entier, et vous choisissez la moins recommandable pour m’y inviter.
  
  - Je viens de vous dire qu’il s’agissait de mon travail, fit Coplan, caustique. Personnellement, je déteste ces endroits.
  
  - Je ne vois vraiment pas le rapport qu’il peut y avoir entre votre travail et le Nébo-Paradise.
  
  - Il y a des tas de choses que vous ne voyez pas, répliqua Francis.
  
  Un certain froid s’installa dans la voiture, et ils roulèrent un bon bout de temps en silence.
  
  A la fin, Mariam reprit :
  
  - Regardez à votre droite... C’est la vallée de la Bekaa... Le Paradis Terrestre dont je vous ai parlé hier.
  
  Le paysage verdoyant qui se déroulait des deux côtés de la route était d’une beauté extraordinaire. Au-delà des étendues verdoyantes, on voyait se profiler d’une part les monts du Liban, et de l’autre part les contreforts de l’Anti-Liban.
  
  Sous la lumière de l’automne, ces immenses paysages étaient empreints d’une pureté indicible, d’une noblesse biblique.
  
  Après Chtaura, Mariam dut ralentir pour croiser un convoi militaire. A peine relancée, elle dut freiner derechef pour laisser s’écouler le flot bêlant d’un troupeau de chèvres et de moutons noirs.
  
  Francis, épiant du coin de l’œil sa compagne, se rendit compte qu’elle arborait maintenant une mine maussade. Elle avait dû se faire une autre idée de cette merveilleuse promenade, et elle était déçue.
  
  - Il ne faut pas m’en vouloir, Mariam, murmura-t-il sur un ton gentil. Quand je suis sur un coup important et quand le moment décisif approche, je suis toujours à cran. Je suis obligé de penser à cent mille choses... et je n’ai qu’une tête.
  
  - Je ne vous en veux pas, assura-t-elle.
  
  - J’ai l’impression que vous boudez.
  
  Comme elle ne répondait pas, il posa sa main sur un des genoux de la jeune femme.
  
  - Je vous en prie, dit-elle, retirez votre main.
  
  
  
  
  
  A Baalbeck, il y avait la foule habituelle des touristes. La plupart déambulaient par groupes, agglutinés autour de leur guide.
  
  Coplan, qui connaissait pourtant bien le site célèbre, dut faire un effort pour ne pas se laisser émouvoir par la majesté de l’acropole millénaire.
  
  Mariam lui demanda à mi-voix :
  
  - Où avez-vous rendez-vous avec votre adjoint ?
  
  - L’endroit n’a pas été précisé, mais ne vous en faites pas, je suis sûr qu’il m’a déjà repéré. Promenons-nous le plus naturellement du monde...
  
  Ils avaient fait le tour des trois temples - le temple de Jupiter, le temple de Bacchus et le temple de Vénus - lorsque Francis aperçut Fondane qui examinait avec une attention inattendue un fragment de colonne, près du mur extérieur du temple de Vénus.
  
  - Voulez-vous m’attendre ici un instant ? dit Coplan à sa compagne.
  
  D’un air désœuvré, il s’approcha de Fondane qui s’était accroupi près du pilastre auquel il s’intéressait d’une façon si particulière.
  
  Sans changer de position, Fondane leva les yeux vers son patron et chuchota :
  
  - Faudra ouvrir l’œil. Vous avez été pris en filature, hier, dès votre descente d’avion.
  
  - Par un grand moustachu vêtu d’une canadienne kaki ?
  
  - Exactement.
  
  - Bon, ne te fais pas de bile : c’était un gars de Fouad Zohly. Rien d’autre à signaler ?
  
  - Non.
  
  - Dis donc, tu ne crois pas que tu forces un peu sur la comédie ? Tu regardes ce pilastre comme si tu voulais en bouffer un morceau. Pour un touriste, tu manques de naturel.
  
  Fondane se redressa, secoua ses mains poussiéreuses.
  
  - Je ne suis pas un touriste, grommela-t-il. Ce farfelu de Rousseaux m’a collé un laissez-passer en qualité de spécialiste des maladies de la pierre. Je suis censé vérifier si ces ruines ne sont pas attaquées par les bactéries. Je suis envoyé ici par le B.E.G. (Bureau des Études Géologiques)... Vous devez connaître, vous qui êtes un archéologue distingué ?
  
  - Excellent alibi, fit Coplan en souriant. Je vais t’offrir une cigarette et tu garderas précieusement le mégot. Dans le filtre, tu trouveras la liste des quatre conjurés qui font partie du complot avec Zohly. Tu transmettras en code au Service... Quoi qu’il arrive, c’est toujours ça de pris. Ces noms sont très importants pour le Vieux.
  
  - O.K.
  
  Coplan sortit de sa poche un paquet de cigarettes blondes à filtre, le tendit à son camarade. Fondane prit la cigarette dont le bout dépassait.
  
  Tout en faisant jaillir la flamme de son briquet, Francis reprit :
  
  - J’ai passé ma nuit à défricher les dossiers de Zohly. A mon avis, ça se présente bien... Je t’attendrai demain soir, vers huit heures, au bout de la Corniche, en face de la Grotte aux Pigeons. Je me baladerai dans les parages de la librairie-papeterie qui se trouve là. C’est une petite boutique qui vend les journaux étrangers. Sur la vitrine, il y a un nom : Khoumy.
  
  - C’est de l’autre côté de l’avenue du bord de mer ?
  
  - Oui, au rez-de-chaussée de l’un des buildings. Arrange-toi pour m’amener Suzy et les bidules.
  
  - D’accord.
  
  - Et dis à Suzy de convoquer Elga par télégramme. Nous aurons besoin d’elle dimanche soir.
  
  - Ah, c’est décidé pour dimanche soir ?
  
  - Oui.
  
  - On s’organise comment ?
  
  - Nous fignolerons notre plan demain soir... N’oublie pas ton mégot. Salut !
  
  
  
  
  
  Revenus à Beyrouth, Coplan et Mariam Alisem dînèrent dans un restaurant de la rue Minet-el-Hosn.
  
  Le repas tirait à sa fin quand la jeune femme, consultant sa montre-bracelet, murmura :
  
  - Nous avons une heure à perdre. Il est 21 heures 20 et ce n’est qu’à 22 heures 30 que M. Zohly doit nous rejoindre chez M. Moussar. Que faisons-nous ?
  
  - Je vais être obligé de vous laisser tomber, s’excusa Francis. J’ai une visite à faire et je ne peux pas vous emmener.
  
  - Eh bien, tant pis, fit-elle avec une pointe d’aigreur.
  
  Coplan paya la note, quitta le restaurant avec Mariam, reconduisit celle-ci jusqu’à sa Plymouth.
  
  - A tout à l’heure, dit-il. Si vous n’avez rien de mieux à faire pour tuer le temps, faites un saut jusque chez vous et parlez à votre père de mon invitation au Nébo-Paradise. J’aimerais être fixé le plus rapidement possible à ce sujet, mon plan de travail dépend de votre réponse.
  
  - On ne peut rien vous refuser, soupira-t-elle.
  
  Elle monta dans sa voiture, démarra sèchement. Coplan, songeur, s’en alla à pied en direction de Bab Edriss.
  
  Il lui fallut une demi-heure pour dénicher, dans le fouillis du Souk Seyrour, le domicile du nommé Amar Gamoun. L’individu en question habitait au premier étage d’une très vieille bicoque cachée au bout de la ruelle, au fond d’une cour. Pour y accéder, il fallait franchir un porche couvert qui s’amorçait entre l’étal d’un marchand de tissus et un antique bazar d’articles orientaux.
  
  Là, sans transition, le visage occidental de Beyrouth disparaissait pour faire place à un décor typiquement arabe.
  
  De vieux Musulmans, au faciès ridé sous le turban crasseux, s’écartèrent en grommelant pour laisser passer le touriste qu’ils suivirent des yeux d’un air hostile.
  
  Ayant enfin découvert l’homme qu’il cherchait, Coplan fut surpris de constater que le logement de celui-ci était infiniment plus propre, plus spacieux, plus moderne qu’on ne l’aurait cru.
  
  Amar Gamoun était un gaillard d’une quarantaine d’années, athlétique, au type levantin très prononcé.
  
  - Excusez-moi de vous déranger, prononça Francis en arabe. J’aurais voulu vous dire deux mots en privé, mais je vois que vous êtes en famille.
  
  - Pas d’importance... Venez par ici...
  
  Il guida le visiteur vers une autre pièce de l’appartement, un petit local meublé d’un bureau, d’un canapé, de deux chaises.
  
  - Je vous écoute, dit-il en examinant Coplan de la tête aux pieds.
  
  Coplan exhiba dans la paume de sa main droite la pièce de monnaie carthaginoise que Tambiani lui avait confiée.
  
  - Ah, c’est vous ? marmonna l’Arabe d’un air un peu condescendant où perçait une curieuse note d’ironie. Je vous attendais... Somonief m’a parlé de vous. Qu’est-ce que je peux faire pour vous être utile ?
  
  - Vous êtes inspecteur à la Sûreté Nationale, si mes informations sont bien exactes ?
  
  - Oui, et alors ?
  
  - Quelle est votre spécialité ?
  
  - Ma spécialité ? Qu’est-ce que vous entendez par là ?
  
  - A quel département êtes-vous attaché ?
  
  - J’appartiens à la Cinquième Section : Informations et Enquêtes.
  
  - Branche active ou administrative ?
  
  - Active, et plus spécialement à la division des informations politiques et des enquêtes réservées.
  
  - Êtes-vous parfois en service de nuit ?
  
  - Cela dépend des nécessités, pourquoi ?
  
  - J’ai un coup de main à vous demander, mais cela ne peut marcher que si vous êtes en service pendant la nuit de dimanche à lundi.
  
  - Je peux m’arranger.
  
  - Sauf imprévu, il y aura du grabuge au Nébo-Paradise, entre une et deux heures du matin. Si vous pouviez vous trouver dans les parages de cette boîte, tout à fait par hasard, votre intervention et votre témoignage ultérieur nous seraient bougrement précieux.
  
  Le policier libanais fronça les sourcils.
  
  - Somonief m’avait laissé entendre que vous aviez l’intention de vous occuper de Riad Zeddine.
  
  - Ce sera le début de mon attaque.
  
  - Vous comptez liquider Sala Chafir ?
  
  - Non. Qui est-ce, Sala Chafir ?
  
  - Le gérant du Nébo-Paradise... C’est un des gorilles du clan Zeddine, et un indicateur de la Mondaine accessoirement. Un dangereux salaud... C’est une drôle d’idée d’aller vous fourrer dans ce repaire pour attaquer Zeddine ! Franchement, vous ne pouviez pas choisir plus mal.
  
  - Oui, je sais, on m’a signalé la détestable réputation de ce club.
  
  - A votre place, je changerais de tactique. Les trafiquants de drogue sont des gens coriaces.
  
  - Ah bon ? C’est aussi une des activités de cette boîte, la drogue ?
  
  - Comment, vous ne le saviez pas ? s’étonna le Musulman.
  
  - Non, c’est un détail qui ne m’avait pas été signalé, reconnut Francis. Mais cela ne modifie pas mes projets.
  
  Il réfléchit un moment, puis il ajouta avec un léger sourire :
  
  - Dans un sens, un vague parfum de drogue mettrait un piment supplémentaire dans l’histoire... Ce serait peut-être une bonne chose.
  
  Amar Gamoun, regardant plus attentivement son interlocuteur, maugréa :
  
  - Je ne connais pas vos intentions exactes et je me fie à la recommandation de Somonief, mais j’ai l’impression que vous avez une vision un peu sommaire de la situation... Le Nébo-Paradise n’est pas un night-club comme les autres.
  
  - Ce n’est pas un cercle privé, si j’en crois mes informations ?
  
  - Non, mais sa façade cache une réalité redoutable : le Nébo est un des relais mondiaux du réseau de la drogue. Et je vous préviens que si vous essayez de faire le clown dans cette boîte, vous allez passer un très mauvais quart d’heure... Il y a plus d’un an que nous cherchons un moyen de coincer ce gang !
  
  - Qu’est-ce qui vous en empêche ?
  
  - Ces gens ont des protections auxquelles personne n’ose s’attaquer. C’est vous dire si vous avez des chances !
  
  Coplan fit une grimace sceptique.
  
  - Je vous remercie de m’avoir mis en garde, murmura-t-il. A vous de savoir si vous voulez profiter de l’occasion en jetant de l’huile sur le feu. Si c’est oui, faites ce que je vous ai demandé. Par contre, si vous manquez d’estomac, laissez tomber et oubliez ma visite. Bonne nuit, inspecteur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Quelques heures plus tard, dans la cave de la maison de Mme Moussar, Coplan eut une sérieuse prise de bec avec Fouad Zohly, au sujet du Nébo-Paradise précisément.
  
  - Je ne veux pas vous expliquer dans le détail ce qui se passera dans cette boîte de nuit, dit Francis, mais je vous confirme que c’est bien là que je compte déclencher les opérations. Vous connaissez ma théorie : frapper les premiers coups par la bande. Un scandale dans ce night-club me paraît une entrée en matière idéale.
  
  Zohly, encore plus blême que d’habitude, s’écria :
  
  - C’est insensé, voyons ! Vous allez fausser l’esprit même de notre campagne contre Zeddine ! Vous n’avez donc pas compris que c’est un scandale politique que nous voulons susciter pour l’abattre ! Une sordide affaire de mœurs nous ferait un tort considérable.
  
  - Mais non, pas du tout, rétorqua Coplan, très calme. Pour toucher l’opinion publique, il n’y a pas de meilleur support qu’un scandale qui dégage une odeur de pourriture. Les gens du peuple ne comprennent rien aux subtilités de la politique ! En revanche, la débauche des riches éveille leur sadisme latent. Croyez-moi, ça paie toujours.
  
  Zohly était outré.
  
  - Vous ne vous figurez tout de même pas que nous allons tremper dans une manœuvre ignoble, mes amis et moi. Nous luttons pour une cause juste, pour une politique honnête et propre. Je m’oppose formellement à...
  
  Coplan éclata :
  
  - Oh, et quoi encore ? Je commence à comprendre pourquoi Zeddine vous possède jusqu’au trognon ! En politique, il n’y a pas de justice, monsieur Zohly ! Cette parole n’est pas de moi, soit dit en passant. C’était la devise d’un grand homme d’État, et Zeddine doit la connaître, sa réussite le prouve... Ce n’est pas avec des moyens honnêtes qu’on démolit une canaille !
  
  Impressionné par la véhémence de Francis, le Libanais se fit plus humble :
  
  - Mais enfin, monsieur Callaure, où cela va-t-il nous conduire : la débauche, la drogue... tout cela nous éloigne de notre objectif, convenez-en. On peut utiliser ces choses-là par la suite, pas pour commencer.
  
  - Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? bougonna Coplan. Je vous avais bien dit que j’exigerais la direction absolue des opérations. Alors, grands dieux, laissez-moi travailler et faites-moi confiance ! Contrairement à ce que vous insinuez, je ne perds pas de vue notre objectif ; ce que je prépare n’a pas d’autre but que de l’atteindre avec le maximum d’efficacité.
  
  Le Libanais ne répondit pas. Coplan reprit :
  
  - Si vous soulevez des objections à chacune de mes initiatives, nous n’en sortirons jamais. Nous avons mieux à faire, croyez-moi.
  
  Il se tourna vers Mariam Alisem qui se faisait toute petite dans son coin.
  
  - Alors, dimanche soir ? C’est oui ou c’est non ? questionna-t-il, abrupt.
  
  - Si vous avez vraiment besoin de moi, je vous accompagnerai.
  
  - J’ai besoin de vous parce que vous serez en quelque sorte notre introductrice. Comme vous n’êtes sûrement pas une inconnue pour le portier du Nébo, nous attirerons moins l’attention, mes collaborateurs et moi, lorsque nous nous présenterons là pour prendre un dernier verre. C’est presque une tradition, quand on accueille des touristes étrangers dans sa ville, de les emmener dans une boîte pour finir la soirée.
  
  - D’accord, acquiesça la jeune femme.
  
  - Vous aurez encore un autre rôle à jouer par la suite, mais je vous mettrai au courant plus tard. Maintenant, une question : êtes-vous sténographe ?
  
  - Oui.
  
  - Magnifique. Vous allez prendre mon bloc de papier à lettres et je vais vous dicter une série de notes.
  
  S’adressant derechef à Zohly, il lui signifia :
  
  - A présent, vos conseils me sont indispensables. Nous allons mettre noir sur blanc les phases successives de notre plan de combat.
  
  
  
  
  
  Cette nuit-là, comme la précédente d’ailleurs, Coplan ne se coucha pas avant trois heures du matin.
  
  Le lendemain après-midi, Mariam le conduisit avec la Plymouth à Damas.
  
  Au poste-frontière de Masnaa, le contrôle des passeports était particulièrement minutieux. Des troubles venaient de se produire dans la zone névralgique de Khorazim et des mouvements militaires se préparaient.
  
  Au poste de Jdaideh, entrée du territoire syrien, le filtrage était encore plus rigoureux. Mais le père de Mariam était un personnage connu et son nom servit de caution pour faciliter le passage temporaire de la Plymouth.
  
  Dès qu’ils furent lancés sur la route qui relie la frontière à Damas, Coplan grommela :
  
  - Ils me paraissent bien nerveux, les flics de la frontière.
  
  - Vous n’avez pas lu les journaux de ce matin ? demanda la jeune femme.
  
  - Non, je n’ai pas eu le temps.
  
  - La Jordanie vient de décréter la mobilisation générale et les Bédouins font route vers Jérusalem. Les Israéliens ont bombardé deux villages proches de la zone frontière.
  
  - C’était à prévoir, ricana Francis. Riad Zeddine et sa clique ont évidemment manigancé des provocations qui font partie de la préparation psychologique de la Conférence du Caire.
  
  - Vous croyez ?
  
  - C’est clair comme de l’eau de roche. Les forces de la Ligue Arabe vont tenter de déborder l’alliance Jordanie-Arabie Saoudite. Et, dans moins d’une semaine, les troupes de l’Armée de la Libération de la Palestine vont exiger un droit de pénétration en Jordanie. Retenez ce que je vous dis.
  
  - Toute cette effervescence risque de contrarier nos projets, non ?
  
  - Il y a trois semaines, cette agitation militaire m’aurait donné le trac ; à présent, c’est plutôt un atout de plus dans notre jeu.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que j’ai acquis la preuve que même le Caire approuve secrètement notre entreprise.
  
  Mariam ne cacha pas sa stupeur :
  
  - Le Caire ? Vous êtes sûr que vous ne vous trompez pas ?
  
  - Absolument sûr.
  
  - C’est contraire à toute logique.
  
  - C’est peut-être contraire à votre logique, railla Francis, mais, en politique, chacun a la sienne. Et ce ne sont pas les mêmes.
  
  A Damas, pour sauvegarder les apparences, Mariam et Coplan firent un tour traditionnel à la célèbre rue Droite, puis au bazar, puis à la maison d’Ananie (qui vit la conversion de Saint Paul) et enfin à la fabuleuse mosquée des Omeyyades. Ensuite, discrètement, ils se séparèrent. Mariam avait des instructions à remettre à un correspondant local de Fouad Zohly, tandis que Coplan avait une visite à faire à l’avenue Abouroumane.
  
  L’avenue Abouroumane est une belle artère moderne bordée de ravissantes maisons neuves. Avec sa double rangée d’arbres et son terre-plein central gazonné, hérissé de palmiers, c’est l’une des rares voies de Damas qui paraissent dignes d’une capitale.
  
  Bien entendu, les immeubles coquets de cette avenue résidentielle ne sont pas habités par des prolétaires.
  
  Le personnage auquel Coplan rendit visite était un homme de soixante ans, petit, au teint foncé, aux traits acérés, à la bouche cruelle.
  
  Il reçut le visiteur dans un salon triste, sévère, où les meubles de style occidental 1900 et la décoration arabe composaient un amalgame d’un goût déplorable.
  
  Le Syrien tenait dans sa main gauche un chapelet musulman - le masbaha - qu’il tripotait nerveusement entre ses doigts.
  
  - A qui ai-je l’honneur ? s’enquit-il en arabe.
  
  - Mon nom ne vous dira rien, mais voici ma carte de visite, répondit Coplan en montrant la pièce carthaginoise d’Emilio Tambiani.
  
  - Bien, opina le Syrien à la vue de la pièce de cuivre.
  
  - On a dû vous annoncer ma venue ?
  
  - Oui, que puis-je faire pour vous être utile ?
  
  - Rien dans l’immédiat. C’est à partir de lundi matin que votre concours me sera précieux.
  
  - Quel concours ?
  
  - L’appui de votre journal.
  
  - Pourquoi lundi matin ?
  
  - Dans la nuit de dimanche à lundi, un incident va se produire dans une boîte de nuit de Beyrouth. Ce ne sera qu’un fait-divers un peu crapuleux, mais il faudra lui donner une certaine importance.
  
  - Mon journal ne publie pas ce genre d’informations.
  
  - Je le sais, monsieur Kadyr, mais vous pourriez peut-être saisir ce prétexte pour composer un papier stigmatisant la dépravation des classes capitalistes, par exemple ? On peut donner un ton politique à n’importe quel thème, vous savez cela mieux que moi, n’est-ce pas ?
  
  - Si je comprends bien, l’incident auquel vous faites allusion entre dans le cadre de vos... de votre mission ?
  
  - Oui, évidemment, affirma Francis. En fait, ce sera la première phase d’un plan beaucoup plus vaste, un plan dont vous connaissez l’objectif final, j’imagine ?
  
  - Oui, je suis au courant, dit le Syrien, laconique.
  
  - Je suppose que vous avez un correspondant permanent à Beyrouth ?
  
  - En effet.
  
  - Vous est-il possible de me faire un mot d’introduction pour lui ? J’ai l’intention de le contacter demain, vers la fin de l’après-midi. Sa collaboration peut jouer un rôle déterminant dans la réussite de mon plan.
  
  - Je ne crois pas que ce soit nécessaire, éluda l’Arabe. J’ai une ligne directe avec le bureau de Beyrouth et je préviendrai moi-même mon correspondant.
  
  - D’accord, c’est une bonne solution. Néanmoins, j’aimerais connaître le nom et l’adresse de ce journaliste. Un événement imprévu peut se produire, et j’ai l’habitude de ne rien laisser au hasard.
  
  - Abdel Wazat. Centre Commercial Starco, bureau C-73.
  
  - Je vous remercie... N’oubliez pas de signaler à M. Wazat que l’incident dont je vous ai parlé sera l’amorce de toute la campagne qui doit suivre, et que nous comptons par conséquent sur sa plume pour attiser le feu.
  
  - N’ayez aucune crainte à ce sujet, articula Issan Kadyr d’une voix grinçante. Je superviserai moi-même l’affaire.
  
  - Parfait, conclut Coplan. Il me reste à vous remercier de votre accueil.
  
  - Comment pourrais-je vous toucher le cas échéant ? s’enquit le Syrien.
  
  - Par l’intermédiaire de votre correspondant à Beyrouth. Comme je serai obligé de me déplacer sans arrêt, je ne peux pas vous donner une adresse fixe. Mais je m’arrangerai pour rester en contact avec M. Wazat.
  
  - C’est entendu, acquiesça l’Arabe. Si vous avez besoin de conseils, n’hésitez pas à revenir me voir. Je ne vais au journal que vers neuf heures du soir et je suis pratiquement toujours ici dans le courant de la journée.
  
  - Merci, mais une fois que la bataille sera engagée, je pense que tout ira bien.
  
  
  
  
  
  Revenus à Beyrouth, Coplan et Mariam Alisem se séparèrent non loin de la Grotte aux Pigeons.
  
  - Faites un saut jusque chez vous pour prendre votre machine à écrire portative, dit Francis à la jeune femme. Je vous rejoins dans une demi-heure chez Mme Moussar avec mes amis.
  
  - D’accord, acquiesça-t-elle.
  
  - Vous feriez peut-être bien de prévenir vos parents, car je prévois que nous aurons du travail pour toute la nuit.
  
  - Bon, je leur dirai de ne pas s’inquiéter, promit-elle.
  
  Dès que la Plymouth se fut éloignée, Coplan se dirigea à pied vers la rue Chatilla - qui est dans le prolongement de la rue Marie Curie, et qui devait donc être le chemin que Suzy Lorelli emprunterait pour descendre vers le bord de mer.
  
  Après quelques minutes d’attente, ne voyant pas arriver sa collaboratrice, Francis gagna le lieu où il avait fixé rendez-vous à Fondane. Il aperçut celui-ci qui flânait, les deux mains dans les poches, dans les parages immédiats de la petite librairie Khoumy.
  
  - Salut, fit Coplan en abordant son adjoint. Où est Suzy ?
  
  - Dans la bagnole, à deux pas d’ici, répondit Fondane. Elle est restée pour surveiller le matériel.
  
  - O.K. Allons la rejoindre.
  
  Fondane avait garé la Dodge de location - une grosse voiture grise, passablement défraîchie - le long du trottoir, dans une rue tranquille, perpendiculaire à la Corniche.
  
  - Bonsoir, mignonne, lança Francis à l’adresse de son amie. Alors, le Liban, ça te plaît ?
  
  - Formidable ! assura Suzy.
  
  - Je prends le volant, annonça Coplan. On va essayer de se faufiler aussi discrètement que possible dans mon repaire... A propos, quelles sont les nouvelles d’Elga ?
  
  Suzy répondit :
  
  - Elle arrive demain après-midi.
  
  - Au poil, opina Francis.
  
  La grosse Dodge démarra mollement. Son moteur était aussi fourbu que sa carrosserie.
  
  Fondane s’enquit :
  
  - C’est maintenant la réunion générale ?
  
  - Oui, confirma Coplan. Et ce sera le dernier briefing d’ensemble. Demain, dans la soirée, nous aurons une petite répétition pour vérifier nos bidules. Et après ça, vogue la galère.
  
  Une dizaine de minutes plus tard, Coplan rangeait la Dodge dans la rue Daouk, un peu au-delà du carrefour de la rue Haddad.
  
  - J’emporte une des valises et j’emmène Suzy, expliqua Coplan à Fondane. Je reviendrai ensuite te chercher.
  
  - D’accord, mais nous avons encore deux valoches dans le coffre, signala Fondane.
  
  - Nous nous partagerons les colis, acquiesça Coplan.
  
  
  
  
  
  La mise au point définitive des opérations prévues pour le lendemain, et l’établissement des liaisons-radio telles que Coplan les avait conçues pour obtenir la cohésion parfaite de son équipe, prirent plus de deux heures.
  
  Ensuite, Fouad Zohly, Fondane et Suzy ayant quitté la maison de Mme Moussar, Coplan et Mariam s’attaquèrent à la rédaction des consignes destinées aux amis de Fouad Zohly.
  
  Lorsque toutes les notes furent dactylographiées, il n’était pas loin de trois heures du matin.
  
  Mariam Alisem, impressionnée par les textes qu’elle venait de taper, dit en refermant le coffret de sa machine à écrire :
  
  - Vous ne croyez pas que c’est bien imprudent de mettre en circulation des notes aussi révélatrices ?
  
  - Car vous vous figurez que je vais distribuer ces papiers ? marmonna Francis, ironique.
  
  - Je suppose, sinon à quoi serviraient-ils ?
  
  - A me clarifier les idées, primo. Et à me permettre de procéder à une ultime révision avec Zohly, demain, secundo. Après quoi, je brûlerai moi-même tous les feuillets.
  
  - J’aime mieux cela, soupira la jeune femme.
  
  - Fatiguée ?
  
  - Un peu, oui... Mais c’est surtout une question de tension nerveuse. Je crois que je commence à avoir le trac... Quand je pense que nous ne sommes plus qu’à vingt-quatre heures de l’instant décisif, cela me donne le vertige. Pas vous ?
  
  - Non, au contraire.
  
  - Je vous admire, murmura-t-elle en souriant.
  
  Puis, tout en rassemblant les pages dactylographiées, elle prononça sur un ton un peu amer :
  
  - Il est vrai que votre situation n’est pas la même que la mienne.
  
  - Comment cela ?
  
  - Pour vous, toute cette affaire n’est qu’une opération comme les autres. Pour moi, c’est toute ma vie qui est en jeu, car si nous échouons, ce sera terrible. Zeddine ne nous ratera pas, vous pensez ! Fouad Zohly, mon père et tous nos amis finiront leurs jours en prison ; nos biens seront confisqués ; nos familles et nos relations seront persécutées... Ce sera épouvantable ; pire que l’enfer !...
  
  - Allons, allons, la morigéna-t-il en s’approchant d’elle. C’est la fatigue qui vous fait broyer du noir, hein ?
  
  Il la prit dans ses bras. Elle eut un petit mouvement impulsif de défense, mais ce fut bref : son besoin de tendresse était plus fort que sa fierté. Elle se serra brusquement contre la poitrine robuste de Coplan.
  
  - Ne me laissez pas seule, supplia-t-elle à mi-voix.
  
  - Venez, Mariam... Mme Moussar serait tellement déçue si nous ne profitions pas du grand lit de la chambre jaune...
  
  Elle ne répondit pas, mais lorsqu’il eut rangé toutes les archives dans l’armoire secrète aménagée dans le mur, elle accompagna Francis au rez-de-chaussée, le précéda dans la chambre, fit de la lumière.
  
  - Promettez-moi d’être sage, fit-elle, grave et indécise.
  
  - Cela va sans dire, voyons ! Nous n’avons que quelques heures pour nous reposer, et la nuit prochaine sera une nuit blanche.
  
  Il commença à déboutonner le devant de sa chemise. Elle éteignit aussitôt, préférant se dévêtir dans le noir.
  
  Il fut dans le lit avant elle. Lorsqu’elle vint s’allonger près de lui, elle murmura d’une voix à peine audible :
  
  - Dormez bien...
  
  - Vous aussi, dit-il.
  
  Avec une infinie douceur, il la prit tendrement dans ses bras. Elle était nue, toute frémissante.
  
  Il l’enlaça, l’étreignit en silence, posa sa bouche sur son épaule ronde et tiède d’où émanait un émouvant parfum de peau et de féminité. C’est elle qui lui emprisonna la tête dans ses mains pour lui offrir ses lèvres entrouvertes.
  
  Quand il se mit à la caresser, elle ne put refréner plus longtemps l’ardeur qui la consumait. C’est avec une fougue merveilleuse qu’elle s’abîma dans le plaisir...
  
  La lumière de l’aube filtrait à travers les persiennes quand Mariam s’éveilla. Coplan, qui ne dormait plus depuis un bon moment, lui adressa un sourire, auquel elle répondit par un sourire alangui, tout en le contemplant à travers ses longs cils mi-fermés.
  
  Comme il demeurait silencieux, elle prononça dans un souffle :
  
  - Vous n’avez pas tenu votre parole, monsieur Callaure.
  
  - C’est vrai, je suis désolé. J’espère que vous ne m’en voulez pas trop ?...
  
  Elle eut un petit rire juvénile, heureux, et elle se pelotonna tout contre lui, le visage levé pour mendier un baiser.
  
  Ils restèrent ainsi pendant un long moment, chair contre chair, savourant le même bien-être et la même chaleur, se délectant sans mot dire de la profonde félicité qui gonflait leurs corps complices, écoutant la rumeur secrète du désir qui reprenait sa mélodie, d’abord lointaine, puis plus proche, plus fervente, plus tendue, et qui de nouveau les emporta dans le déferlement irrésistible de la volupté.
  
  Plus tard, s’arrachant à regret de sa bienheureuse paresse, Mariam dit en soupirant :
  
  - Je crois que je ferais bien de m’en aller avant que la petite servante de Mme Moussar n’arrive.
  
  - Ne t’inquiète pas, elle ne vient pas le dimanche. J’ai pris mes renseignements.
  
  - Tu penses à tout décidément. Mais Zohly doit venir à onze heures, n’est-ce pas ?
  
  - Oui, mais nous avons bien le temps. Il n’est que neuf heures moins dix.
  
  - Comment t’organises-tu pour ton petit-déjeuner ?
  
  - Je me le prépare moi-même, à la cuisine.
  
  - Je vais m’en occuper, décida-t-elle.
  
  Elle lui jeta un rapide baiser sur la joue, lui ordonna :
  
  - Retourne-toi.
  
  - Pas question.
  
  - Je t’en prie... Je n’aime pas me montrer nue, cela me met mal à l’aise.
  
  - La pudeur alertée embellit une jolie femme, affirma Francis. Attends, reste encore, couchée un instant.
  
  Il se glissa hors du lit, enfila son slip puis son pantalon, alla chercher le cache-sexe et le soutien-gorge que Mariam avait déposés sur une chaise.
  
  - Tiens, voilà pour ta pudeur, dit-il en lui lançant le cache-sexe noir.
  
  Puis, le soutien-gorge dans la main, il vint s’asseoir sur le bord du lit.
  
  - Les choses étant ce qu’elles sont, marmonna-t-il, je dois reconnaître que mon travail s’en trouve facilité, car je me serais trouvé dans l’obligation de te demander de me prêter cet objet, figure-toi... Et je présume que tu en aurais éprouvé un certain embarras, non ?
  
  Mariam écarquillait ses grands yeux superbes.
  
  - Tu veux m’emprunter mon soutien-gorge ? fit-elle, incrédule.
  
  - Je vais t’expliquer... Dans une des valises qui sont en bas, il y a un micro-émetteur fabriqué pour s’adapter à un soutien-gorge. Cet émetteur miniaturisé est monté dans une gaine souple en plastique. Cela te gênera peut-être un peu au début, mais il paraît qu’on s’y habitue très vite. Un fil invisible aboutit à la partie inférieure du bonnet droit... ici. Pour mettre le dispositif en marche, il suffit d’une légère pression du bout des doigts...
  
  - Je vais devoir porter un micro dans mon soutien-gorge ? Mais dans quel but ?
  
  - Simple précaution, rassure-toi. Tu ne devras sans doute pas utiliser cet appareil, mais cela me tranquillisera de savoir que tu le portes. On ne sait jamais.
  
  - A quoi sert-il ?
  
  - Quand on le déclenche, il émet un signal radio, un signal fixe et continu. Ce signal doit nous permettre, à mes amis et à moi, de te suivre à la piste où que tu ailles. Et, le cas échéant, de te retrouver, de te récupérer.
  
  - Mais... je n’ai pas l’intention de me perdre ! s’exclama-t-elle, effarée.
  
  - Manquerait plus que ça ! railla Coplan, amusé. Seulement, je te le répète, on ne sait pas ce qui peut arriver.
  
  Il se leva, ajouta :
  
  - Pendant que tu prépares le petit-déjeuner, je vais aller bricoler ce bidule en bas et nous ferons un essai tout à l’heure... Tu peux parfaitement te passer de soutien-gorge pendant une demi-heure, crois-moi ! Je sais de quoi je parle...
  
  - Oh, dit-elle, rougissante, ne sois pas vulgaire. Passe-moi mon chemisier, veux-tu ?
  
  Il obtempéra, se dirigea vers la porte en maugréant :
  
  - Me priver d’un si joli spectacle, ce n’est vraiment pas gentil.
  
  Il quitta la chambre, descendit au sous-sol. Le torse nu, il alla chercher la valise qui contenait le matériel. A présent qu’il était seul, il arborait un visage nettement plus soucieux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Installé dans une petite rue perpendiculaire à la rue Minet-el-Hosn, au centre du quartier nocturne de Beyrouth, le Nébo-Paradise se distinguait des autres boîtes de nuit par l’extrême modestie de son apparence. En fait, il fallait connaître l’endroit pour s’y rendre, car ni sa situation - au fond d’une ruelle mal éclairée - ni son entrée - une simple porte en bois sur laquelle on avait peint en petites lettres noires : Nébo-Paradise Club - ne pouvaient attirer le touriste de passage. Il n’y avait pas non plus d’enseigne au néon, ni de marquise, ni de portier galonné. Et, bien entendu, les guides des tournées « Beyrouth-by-Night » n’y conduisaient pas leurs clients.
  
  En revanche, tous les Beyrouthins n’ignoraient pas l’existence de ce lieu de perdition. Quelques jeunes délurés y allaient volontiers, mais seulement quand ils étaient bien en fonds, car la bouteille de scotch y était imposée comme « consommation-minimum », et elle n’était pas donnée. Les gens d’âge mûr n’y allaient que par obligation, quand ils voulaient montrer à un hôte étranger que la capitale du Liban possède, comme toute grande ville cosmopolite, des noctambules qui sont bien dans le vent et qui savent créer une ambiance gratinée.
  
  Il n’était pas loin de minuit, ce dimanche-là, lorsque Mariam Alisem arriva au Nébo avec ses quatre invités étrangers. Ayant franchi la porte de bois, le petit groupe se trouva dans un hall rectangulaire qui n’avait guère plus d’un mètre de largeur sur deux mètres de longueur, et dont les murs étaient tendus de velours pourpre. Des appliques en verre teinté diffusaient une lumière parcimonieuse, d’un rouge foncé plutôt lugubre.
  
  Au fond de ce hall exigu, il y avait une porte capitonnée, recouverte de cuir noir et ornée de clous dorés, qui donnait accès à la salle. Mais, debout devant cette porte, un énorme gaillard d’une bonne quarantaine d’années, au teint sombre, au faciès patibulaire, aux cheveux noirs abondamment brillantinés, montait la garde. Sanglé dans un smoking, un œillet rouge à la boutonnière, il arborait un sourire accueillant qui, chose étrange, rendait encore plus inquiétant son visage sinistre de videur.
  
  Il gratifia Mariam d’un salut aimable, engageant, lui souhaita la bienvenue en arabe, scruta de son œil vif les invités de la Libanaise, ouvrit la porte capitonnée et s’effaça pour laisser passer les arrivants.
  
  Mariam entra la première dans la salle, suivie de Suzy Lorelli, de Fondane, d’Elga Dingvar et de Coplan.
  
  Le cerbère, quand Elga le frôla pour franchir le passage, en resta comme deux ronds de flan, au point qu’il n’eut pas un regard pour Francis.
  
  A vrai dire, la Danoise était une étonnante créature. Blonde comme les blés, elle avait un corps de déesse aux rondeurs vénusiennes, de longues jambes admirables, une taille mince et flexible, une chute de reins opulente dont le fruité pulpeux était habilement mis en valeur par une robe noire très ajustée, très courte. Mais ce qui la rendait particulièrement fascinante, c’était son visage d’enfant : dans un ovale d’une incroyable perfection, elle avait de grands yeux bleus, une bouche ourlée, fraîche et offerte comme une fleur, une expression candide, vulnérable, où flottait cependant quelque chose de trouble et de sensuel qui éveillait immanquablement des idées de luxure. Un véritable piège à mâles, une insidieuse provocation aux violences du rut viril.
  
  Confortablement entretenue par le Service (où elle avait été baptisée Baby-Doll), on ne la mobilisait que dans les grandes occasions, et toujours avec succès.
  
  Quelques sifflements admiratifs saluèrent d’ailleurs son apparition lorsqu’elle traversa la salle pour rejoindre la table que Mariam avait choisie.
  
  En fait, parler de salle à propos de ce lieu biscornu était une exagération. Il s’agissait visiblement d’une vieille bicoque dont les trois pièces du rez-de-chaussée avaient été aménagées tant bien que mal, retapées, confiées à un décorateur pour camoufler leur vétusté et leur donner un aspect luxueux. Mais la disposition primitive du local n’avait pas pu être améliorée : l’ensemble formait une sorte de L irrégulier, avec des petites tables disposées dans la branche la plus longue de ce L, un bar rutilant dans la branche la plus courte, une piste minuscule à la jonction des deux parties.
  
  Selon l’usage, seules de petites lampes à abat-jour rouge posées sur les tables diluaient quelque peu les ténèbres qui planaient sur les consommateurs. Même le bar était à peine éclairé, et il fallait un certain temps pour accommoder sa vue à cette pénombre luciférienne.
  
  A côté du bar, une fille fort peu vêtue mettait des disques sur un électrophone, des disques ultra-modernes, haute fidélité. Des haut-parleurs dissimulés dans les tentures pourpres détaillaient les tonitruantes arabesques musicales.
  
  Un personnage en smoking s’approcha de la table autour de laquelle Mariam et ses quatre invités avaient réussi à s’installer. Il salua la Libanaise, proposa quatre ou cinq marques de scotch.
  
  Ce quidam au teint olivâtre, aux épaules tombantes, au regard en biseau, au sourire fielleux qui soulevait les extrémités de sa fine moustache, Coplan l’identifia d’emblée grâce à la description qu’on lui en avait faite : c’était Sala Chafir, le soi-disant gérant du club, l’indicateur, l’homme de main du clan Zeddine.
  
  Un garçon en veste blanche apporta les deux bouteilles de whisky commandées par Mariam et les bouteilles d’eau minérale. Tout en remplissant les verres, le serveur, les traits impénétrables, écoutait la conversation.
  
  Conversation qui ne manquait pas de pittoresque, car Mariam et ses amis bavardaient simultanément en français, en anglais et en allemand. Et il n’était guère question que du Casino, de la roulette, de la chance, des impondérables du hasard. Avant de venir au Nébo finir la soirée, Mariam et ses invités étaient allés dîner au casino de Maameltein, ce joyau que nul étranger ne peut manquer lorsqu’il vient à Beyrouth.
  
  Les affaires du Nébo semblaient prospères. Presque toutes les tables - il y en avait une quinzaine - étaient occupées. La clientèle se composait de touristes - des Anglais, des Allemands et des Américains - et d’habitués : quelques échantillons snobs et désabusés de la jeunesse dorée de Beyrouth. Ces derniers semblaient monopoliser les trois entraîneuses de la maison, des filles un peu vulgaires mais bien roulées.
  
  La demoiselle aux disques ayant mis un slow sur son pick-up, des touristes se levèrent pour gagner la piste de danse. Fondane invita Elga, Coplan emmena Mariam.
  
  Tout en évoluant dans les bras de Francis, Mariam chuchota :
  
  - S’il ne vient pas, qu’allons-nous faire ?
  
  - Pourquoi ne viendrait-il pas, puisqu’il vient tous les soirs ?
  
  - Il est déjà tard... Une heure moins le quart.
  
  - Pour un oiseau de nuit, ce n’est pas tard. Du reste, il arrive presque toujours après le show, si mes renseignements sont exacts.
  
  Dans la demi-obscurité, Coplan croisa le regard d’un grand type au visage osseux qui dansait avec une Américaine d’âge mûr, aux bras potelés, au faciès de poupée fanée. Ce noctambule n’était autre que Raymond Vouget, l’agent local du S.D.E.C.E. accessoirement fonctionnaire administratif dans un cartel de pétrole où la France avait des intérêts et dont le siège était à Beyrouth.
  
  Après quelques slows, la fille aux disques brancha un micro et annonça le show traditionnel. Pour commencer, la célèbre chanteuse parisienne Yvette Joulet.
  
  La chanteuse en question, une brune aux mimiques polissonnes, débita quelques couplets d’un goût douteux dont elle soulignait lourdement les passages équivoques.
  
  Coplan se fit la réflexion qu’il avait rencontré des artistes de ce genre partout dans le monde : célèbres chanteurs et chanteuses de Paris mais dont nul Parisien n’avait jamais entendu parler.
  
  Il y eut ensuite un jeune chanteur italien, sirupeux à souhait, qui chanta en cinq langues, y compris l’arabe.
  
  Enfin, l’inévitable numéro de strip-tease : pâle imitation de ce que l’on voit au Crazy-Horse, moins subtil, moins raffiné, moins sophistiqué. Le spectacle fut cependant agréable à suivre, car l’effeuilleuse, une belle Gretchen de vingt-deux ou vingt-trois ans, avait une chair laiteuse qui prenait un drôle de relief sous le projecteur. Son postérieur, lisse et joufflu, ses cuisses capiteuses, ses seins aussi fermes que généreux valaient le coup d’œil, indiscutablement.
  
  Son exhibition fut très applaudie. Notamment par un groupe de quatre jeunes hommes qui étaient entrés discrètement dans la salle pendant le numéro et qui l’avaient regardé depuis le comptoir du bar.
  
  Le gars qui commandait ce quatuor, c’était Saleh Zeddine, le neveu de Riad Zeddine.
  
  Coplan avait instantanément repéré Saleh Zeddine dont la figure avait été éclairée par la frange de clarté du projecteur. Un détail était frappant : à 24 ans, Saleh en paraissait au moins 34 ! Mais ce n’était pas un cas de maturité précoce, non, c’était la conséquence d’une indubitable veulerie intérieure. Déjà décavé, marqué par sa vie de noceur et de jouisseur, le rejeton du clan Zeddine arborait un masque où la suffisance, le cynisme, le despotisme imbécile s’étalaient avec une complaisance écœurante.
  
  Il traversa la salle, suivi par sa petite cour. Son regard nébuleux avait quelque chose de bizarre : ou bien il avait déjà éclusé une sérieuse dose de scotch avant d’arriver, ou bien il sortait d’une séance d’opium, de marijuana, de L.S.D. ou d’autres poisons du même tonneau.
  
  Il s’arrêta devant la table occupée par Mariam et ses invités, fixa Elga en arquant les sourcils, passa outre d’un air goguenard, décocha une phrase en voyant l’Américaine attablée avec Vouget, phrase qu’il agrémenta d’un commentaire en arabe qui fit s’esclaffer ses trois acolytes. Coplan ne perçut pas le sel de cette réflexion, car les mots utilisés par Saleh sortaient des limites de son vocabulaire.
  
  Comme Francis l’avait supputé, la grande table située au fond de la salle - et qui portait un carton RESERVE - était la table personnelle de Zeddine.
  
  Déjà le serveur apportait des bouteilles.
  
  Salah Zeddine, de toute évidence, était ici chez lui.
  
  Les entraîneuses qui distrayaient les jeunes play-boys du cru abandonnèrent froidement ceux-ci pour voler, avec des rires et des petits cris enthousiastes, vers la table du fond.
  
  Avec un rictus de satrape, Saleh accueillit l’une des filles - une gosse bien moulée, onduleuse comme une liane, au teint doré et aux cheveux d’Espagnole - en l’attirant avec brusquerie vers lui pour la caler entre ses jambes écartés. Il lui jeta quelques mots, glissa tranquillement sa main droite sous la jupe rouge de la fille et lui palpa les fesses avec la délicatesse d’un maquignon qui pétrit la croupe d’une jument proposée à la vente.
  
  La fille gloussa de contentement, essaya d’entraîner Saleh vers la piste de danse.
  
  La musique d’un tango venait de débuter.
  
  Francis invita derechef Mariam, tandis que Fondane gagnait la piste avec Elga. D’autres couples s’amenèrent également, puis Saleh Zeddine et son Espagnole.
  
  Mine de rien, Fondane conduisait sa cavalière de telle façon qu’elle se trouvât presque sans cesse dans le champ de vision du jeune Zeddine. Le résultat ne se fit pas attendre : le tango n’était pas terminé que Saleh remballait sans ménagements sa partenaire pour se planter seul au bord de la piste et suivre d’un œil lourd les évolutions de la fascinante Danoise.
  
  Elga, naturellement, faisait celle qui ne se rend compte de rien.
  
  Le disque suivant fut un slow à la mode, chanté par Sinatra. Fondane invita Mariam, et Coplan fit danser Suzy.
  
  Saleh Zeddine sauta dans la nasse à pieds joints. Voyant la superbe étrangère blonde assise seule à la table, il se rua littéralement pour l’inviter.
  
  Elga fit semblant d’hésiter une fraction de seconde, puis elle se leva pour accompagner le jeune homme. Celui-ci, subjugué, l’enlaça étroitement, se mêla avec elle aux autres couples qui occupaient la piste exiguë.
  
  Avec une adresse diabolique, Elga, d’abord distante et indifférente, succomba insensiblement au charme de son cavalier qui s’efforçait de la serrer de plus en plus intimement contre lui. Et elle lui prodigua alors un échantillon plutôt corsé de son savoir-faire : au contact de ce ventre doux et chaud, de ces cuisses qui dégageaient du courant de haut voltage, de ce corps suave qui transformait le rythme langoureux du slow en une caresse à la fois lancinante et précise, Saleh Zeddine se sentit remué jusqu’aux moelles. Ses traits se creusèrent, le désir burina sa griffe aux commissures de ses lèvres.
  
  Coplan, qui suivait le manège d’Elga sans en avoir l’air, ne put s’empêcher de souffler à l’oreille de Suzy :
  
  - Quelle salope. J’ai beau savoir qu’elle le fait par ordre, ça m’en bouche un coin. Regarde-moi son air de petite fille qui n’a pas la moindre idée de l’effet qu’elle produit sur le monsieur.
  
  Presque sans hiatus, un autre slow américain enchaîna sur Sinatra. La fille qui mettait les disques n’était ni bête ni aveugle. Favorisant le jeu de Zeddine par un enchaînement musical instantané, elle lui faisait une fleur et elle savait qu’il lui en saurait gré. Elga ne put refuser de continuer à danser avec Saleh, vu que celui-ci ne l’avait pas lâchée.
  
  Après ces deux slows, les choses s’emboîtèrent pour ainsi dire toutes seules.
  
  Saleh Zeddine pria Mariam Alisem et ses amis de venir à sa table, ce qu’ils acceptèrent. Et, à partir de ce moment-là, la température monta progressivement.
  
  Le jeune Zeddine, surexcité par la convoitise que la Danoise avait si bien allumée en lui, se déchaînait pour montrer de quoi il était capable. Il parlait en anglais avec Elga, qui s’était assise à côté de lui ; il parlait en français avec Suzy et avec Mariam, mais il passait aisément à l’allemand quand Mariam échangeait quelques mots en allemand avec Coplan. Saleh Zeddine raconta quelques anecdotes poivrées pour démontrer qu’il était à la page et que c’eût été une erreur que de le prendre pour un Libanais sous-développé.
  
  Il buvait sec aussi, comme s’il comptait inconsciemment sur le scotch pour apaiser le feu qui crépitait dans ses veines.
  
  A présent, la préposée aux disques ne mettait plus que des musiques lentes et voluptueuses.
  
  Zeddine, monopolisant Elga, ne ratait pas une danse.
  
  Les copains de Saleh, un peu mis à l’écart, ne se tenaient cependant pas pour battus. Bientôt, à l’exemple de leur chef de file, ils commencèrent à flirter avec Mariam et Suzy, moitié par défi, moitié pour se hisser au diapason de l’ambiance créée par Saleh.
  
  A deux heures 20, Coplan fit un léger clin d’œil à Fondane. Ils étaient seuls à la table de Zeddine, tous les autres évoluant sur la piste.
  
  Fondane se leva, tourna le dos vers le bar pour se glisser entre les chaises, laissa tomber dans le verre de Saleh une petite perle couleur d’ambre pâle qui se fondit aussitôt dans le scotch. Ensuite, il se rendit aux toilettes.
  
  Suzy, Elga et Mariam, voyant passer Fondane en direction des lavabos qui se trouvaient du côté de l’entrée, comprirent le signal.
  
  Ce disque terminé, Elga manifesta le désir d’aller s’asseoir.
  
  - Je meurs de soif, dit-elle à Saleh qui insistait pour continuer à danser.
  
  Tout le petit groupe - à l’exception de Fondane qui était aux toilettes - se reforma autour de la table du fond, et Zeddine vida d’un trait son verre de whisky.
  
  Mariam était tendue. Suzy riait comme une petite folle pour faire plaisir au petit gars qui lui tenait des propos salaces. Elga, l’œil plus trouble et plus ingénu que jamais, la bouche humide, subissait comme dans un rêve l’exploration manuelle à laquelle Saleh se livrait sous sa jupe. Quant à Coplan, un bon sourire béat traduisait le contentement que lui procurait cette soirée ; il fumait des cigarettes blondes et savourait la musique.
  
  Dans sept ou huit minutes, le produit chimique que le jeune Zeddine avait ingurgité allait agir.
  
  Fondane revint des lavabos, resta debout pour raconter une blague à Mariam et à Suzy.
  
  Brusquement, Elga s’écarta de Saleh et lui donna une gifle en maugréant d’une voix sourde, en anglais :
  
  - Dis donc, t’as pas fini de prendre mon slip pour un jardin public, non ?
  
  Zeddine, pris de court, se contenta de ricaner. Ses traits étaient contractés, ses yeux injectés, son front couvert de sueur. Il voulut ramener de force Elga vers lui, et l’asseoir sur ses genoux. Comme elle se débattait, il y eut une petite lutte assez divertissante.
  
  Mais, subitement, Saleh Zeddine explosa. Se redressant d’un bond, il se mit à gueuler, insultant Elga, crachant des injures en arabe, agitant ses deux poings dans le vide.
  
  C’était la crise. Coplan se leva et fit semblant de vouloir calmer Zeddine. Celui-ci, en proie à une rage démentielle, empoigna le bord de la table et la souleva pour la projeter en avant. Les verres et les bouteilles dégringolèrent, les deux petites lampes se brisèrent.
  
  Saleh, emporté par sa folie, frappa d’un violent coup de poing à la mâchoire le pauvre Fondane qui tomba de tout son long à la renverse, bousculant sur son passage trois autres tables de la rangée. Mariam et Suzy, épouvantées, s’enfuirent, bousculant elles aussi quelques tables. Elga, agrippée par Zeddine, se défendit comme une diablesse et ne put échapper à son agresseur qu’en lui abandonnant un pan de sa robe déchirée.
  
  La plupart des petites lampes ayant voltigé au sol, tout le fond de la salle était plongé dans l’obscurité. Coplan, avec un sang-froid peu commun, ceintura vigoureusement Saleh qui se tortillait comme un forcené, lui subtilisa l’automatique qu’il avait dans la poche droite de son veston, dégagea le cran de sûreté de l’arme, fit un demi-tour de valse en soulevant Zeddine. Dans le reflet de lumière qui provenait du bar, Francis vit se profiler la silhouette caractéristique de Sala Chafir, la gérant du club, qui s’amenait pour rétablir l’ordre. Dissimulé derrière Zeddine qui gigotait furieusement, Coplan expédia un pruneau dans la tête de Chafir, puis il tira sur les deux serveurs en veste blanche qui essayaient d’enjamber les tables écroulées.
  
  Ce fut la panique intégrale.
  
  Le miroir placé derrière le barman avait été fracassé par une balle ricochante, trois corps gisaient au tapis, les clients se sauvaient en glapissant. Quelqu’un heurta l’électrophone qui alla dinguer sur le parquet dans un craquement que les haut-parleurs amplifièrent.
  
  Deux policiers en uniforme qui faisaient leur ronde dans les parages s’amenèrent au pas de course, ameutés par le vacarme et par les appels des rescapés qui s’étaient sauvés jusque dans la ruelle.
  
  Le portier à la face patibulaire, muni d’une grosse torche électrique, accompagna les deux flics vers le fond de la salle. Saleh Zeddine, le visage grisâtre, était allongé par terre, entre des chaises, sans connaissance. Il étreignait dans sa main droite encore crispée le 6.35 dont le canon bleuté accrochait le faisceau de la torche électrique.
  
  Les entraîneuses et les copains de Zeddine avaient disparu. Seule la fille aux disques était restée sur les lieux, à quatre pattes derrière le comptoir. Elle se releva, toute tremblante, les traits décomposés par la peur.
  
  - Il a eu une... une crise de folie, bégaya-t-elle, en arabe. Il a bu tout une bouteille de scotch en moins d’une heure.
  
  Les deux flics allèrent se pencher sur les corps des victimes. Sala Chafir avait son compte : une balle juste entre les yeux. Les serveurs étaient seulement blessés ; le premier avait une balle dans le ventre, l’autre avait encaissé un projectile dans le haut de la cuisse gauche.
  
  Sur ces entrefaites, trois autres policiers étaient arrivés, suivis par un inspecteur en civil.
  
  C’est ce dernier qui prit d’autorité la direction des opérations. Il affichait un calme remarquable. Et pour cause : il se nommait Amar Gamoun.
  
  
  
  
  
  Amar Gamoun, après avoir interrogé le barman et la fille aux disques - dont les déclarations concordèrent - enregistra le témoignage de quelques clients. Entre autres, celui de Mariam Alisem, de Raymond Vouget et de l’Américaine qui accompagnait le Français.
  
  Extrêmement compréhensif, l’inspecteur se contenta de ces dépositions et se fit un point d’honneur de ne pas impliquer d’autres touristes étrangers dans cette affaire déjà suffisamment déplorable pour la bonne renommée de Beyrouth.
  
  Tandis que le mort et les blessés étaient évacués en ambulance, Saleh Zeddine, toujours dans le coma, fut dirigé sur l’infirmerie de la prison municipale.
  
  Sa culpabilité était flagrante.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Ce lundi-là, la première édition de Midi-Liban, un quotidien beyrouthin de langue française, parut avec une heure de retard.
  
  A la une du journal, dans un encadrement, il y avait une information de dernière minute :
  
  Drame scandaleux, cette nuit, au Nébo-Paradise.
  
  « Nous venons d’apprendre, au moment de mettre sous presse, qu’un drame sanglant s’est déroulé au Nébo-Paradise, un peu avant trois heures, ce matin. Un jeune homme bien connu de notre ville, le nommé S. Zeddine, dans une crise d’éthylisme, s’est mis à tirer des coups de feu, tuant le gérant de l'établissement et blessant deux employés. C’est par miracle que les consommateurs, des touristes étrangers de passage au Liban, ont échappé à la folie meurtrière de Zeddine.
  
  « Qu’on nous permette, à cette navrante occasion, d’écrire ici ce que pensent bon nombre de citoyens de notre ville au sujet de cette boîte de nuit, de ce qui s’y passe et des jeunes dévoyés qui la fréquentent : ce scandale intolérable doit cesser.
  
  « Nous reviendrons sur cette affaire, car on peut prévoir que l’enquête en cours lui donnera des développements retentissants. La personnalité même du jeune meurtrier, qui n’est autre que le fils du promoteur-immobilier bien connu, Ahmad Zeddine, et le propre neveu de Riad Zeddine, un des principaux dirigeants du Conseil Permanent de la Ligue Arabe, fait de ce drame un événement hors série. »
  
  Ce texte n’était pas signé.
  
  Il fut repris mot pour mot, quelques heures plus tard, par deux journaux libanais de langue arabe.
  
  
  
  
  
  Ce même lundi, vers cinq heures de l’après-midi, alors qu’il venait d’arriver à son bureau pour passer en revue les dépêches étrangères fournies par le télex, Habdi Koutem, le directeur du journal Midi-Liban, reçut la visite de trois personnages qui arboraient des mines peu aimables.
  
  L’huissier qui avait voulu leur barrer le passage avait été gratifié par un des trois visiteurs d’une gifle qui avait failli assommer le malheureux employé.
  
  Voyant pénétrer dans son sanctuaire ces trois visiteurs qui n’avaient pas été annoncés, Habdi Koutem avait ouvert le tiroir supérieur droit de sa table de travail et s’était levé.
  
  Il était grand, puissamment bâti, âgé de cinquante-quatre ans.
  
  - Alors ? gronda-t-il en toisant les intrus. Qui vous autorise à entrer dans ce bureau ?
  
  Le moins costaud des trois arrivants s’avança vers le bureau de Koutem, le visage menaçant, les yeux remplis de colère, la bouche mauvaise.
  
  - Je me passe de votre autorisation, Habdi Koutem, proféra-t-il en arabe. J’ai deux mots à vous dire et je vais vous les dire... Je ne sais pas ce qui vous a pris de citer le nom de mon fils dans votre feuille de chou, mais cela va vous coûter cher. Je suis Ahmad Zeddine, le frère de Riad Zeddine.
  
  - Que voulez-vous que cela me fasse ? laissa tomber Koutem, hautain. Sortez de mon bureau, immédiatement,
  
  - Ah oui ? grinça Ahmad Zeddine, visiblement au comble de l’exaspération nerveuse. Vous croyez que ça va se passer comme ça ? Je vous donne trente secondes pour me dire qui vous a payé pour faire paraître le nom de mon fils, celui de mon frère Riad et le mien dans votre saleté de canard.
  
  - Un rapport de police est un rapport de police, articula Koutem. Ce sont mes lecteurs qui me paient, et ils me paient pour avoir les informations auxquelles ils ont droit.
  
  Zeddine fit encore deux pas en avant, prit appui sur le bord de la table, se pencha et articula :
  
  - A titre d’avertissement, vous allez recevoir une correction dont vous vous souviendrez longtemps, je vous le garantis. Mais ce n’est pas tout... Écoutez bien ce que je vais vous dire : si vous ne faites pas paraître dans votre numéro de demain une rectification expliquant à vos lecteurs qu’une confusion de noms s’est produite et que la famille Zeddine n’est pour rien dans ce qui s’est passé au Nébo, vous êtes un homme mort. Je répète : un homme mort.
  
  - Vos menaces ne me touchent pas, prononça Koutem, calme.
  
  - Comme vous voudrez, mais nous verrons si les balles qui vous sont destinées ne vous toucheront pas non plus. Je vous donne rendez-vous à la morgue, avant jeudi soir. Et nous allons vous faire comprendre que nous ne plaisantons pas...
  
  Il fit un signe à ses deux acolytes, qui se précipitèrent vers Koutem, une courte matraque de caoutchouc dans la main.
  
  Koutem plongea promptement la main dans le tiroir ouvert, exhiba un Webley-Scott qu’il braqua vers les deux matraqueurs tout en reculant pour prendre ses distances.
  
  A cet instant, la porte du bureau s’ouvrit.
  
  Trois gaillards en complet gris, Colt Commander au poing, firent irruption dans la pièce.
  
  - Police, dit l’un des arrivants. Inspecteur Gamoun.
  
  Il se tourna vers Ahmad Zeddine :
  
  - Chantage et menaces de mort, je vous arrête.
  
  - Hein ? Quoi ? rugit Zeddine. Qu’est-ce que vous racontez ?
  
  - Inutile de nier. J’ai tout entendu et mes deux adjoints également. Nous nous trouvions dans la pièce à côté.
  
  - Vous perdez la tête, inspecteur, émit Zeddine en grimaçant un affreux sourire. Je bavardais simplement avec Monsieur Koutem... Je me suis peut-être un peu emporté, mais ce ne sont évidemment que des propos en l’air. En voilà une histoire !
  
  - Vous vous expliquerez avec les magistrats, répliqua Gamoun.
  
  Il regarda les deux hommes armés de matraques :
  
  - Vous deux, ne faites pas les malins. J’ai quatre agents dans le couloir.
  
  Puis, à ses adjoints :
  
  - Allez, on les embarque.
  
  Zeddine, à la fois furibond et ahuri, s’indigna :
  
  - Vous voulez vraiment m’arrêter ?
  
  Gamoun, estimant toute réponse superflue, tira une paire de bracelets d’acier de sa poche et s’avança vers Zeddine.
  
  - Les mains dans le dos, ordonna-t-il. Zeddine, médusé, obéit en articulant entre ses dents :
  
  - Je vous plains, inspecteur. Cette plaisanterie va vous coûter cher.
  
  - Taisez-vous ! trancha Gamoun, cassant. C’est vous qui êtes dans le pétrin, pas moi. Mais je note que vous aggravez votre cas en menaçant un policier dans l’exercice de ses fonctions.
  
  
  
  
  
  C’est un peu avant 21 heures que le père de Mariam Alisem apprit, par un de ses « amis » de la Police Judiciaire, que le père de Saleh Zeddine avait été arrêté pour menaces de mort à l’égard du directeur du Midi-Liban. On lui signala, par la même occasion, que des perquisitions avaient eu lien chez Ahmad Zeddine, tant à son domicile privé qu’à son bureau.
  
  - C’est inespéré ! s’exclama Joseph Alisem qui alla aussitôt rejoindre sa fille dans la chambre de celle-ci.
  
  Il la mit au courant, ajouta sur un ton fébrile :
  
  - Les choses ont l’air d’aller beaucoup plus vite que nous ne le pensions. Maintenant que le père de Saleh Zeddine est coffré, Zohly va pouvoir sortir toutes les informations que nous avions recueillies au sujet de l’agence immobilière de cette canaille. Je t’assure que cela va faire du bruit !... Tu devrais aller prévenir Callaure.
  
  - Oui, je vais y aller, acquiesça Mariam. Je crois qu’il est précisément en conférence avec Monsieur Zohly chez Madame Moussar.
  
  Elle enfila son manteau d’été, quitta la maison.
  
  D’un pas rapide, elle se dirigea vers sa Plymouth qui se trouvait garée à une vingtaine de mètres de son domicile.
  
  Au moment où elle allait introduire la clé dans la serrure de la portière de la limousine, deux individus en complets sombres surgirent de derrière la voiture.
  
  - Bonsoir, mademoiselle Alisem, prononça un des deux hommes en français. Je m’excuse de vous aborder ainsi dans la rue, mais je voudrais vous demander un renseignement.
  
  - Mais... qui êtes-vous ? fit la jeune femme, hautaine et méfiante.
  
  - Inspecteur Hisseidi, de la Police Judiciaire,
  
  - Que voulez-vous savoir ?
  
  - Vous vous trouviez au Nébo-Paradise dimanche soir, n’est-ce pas ?
  
  - Oui.
  
  - Connaissez-vous cette personne ?
  
  Il tendit une photo.
  
  Mariam se pencha vers l’image A cause de l’obscurité, elle distinguait mal le visage qui figurait sur la photo.
  
  A cet instant précis, l’autre individu, avec une vélocité stupéfiante, se collait en souplesse contre le dos de Mariam et lui appliquait en pleine figure un tampon de coton.
  
  La jeune femme se débattit pendant une ou deux secondes. Vaincue par le chloroforme, elle sombra dans le néant. Une grosse Buick noire vint se ranger à point nommé le long de la Plymouth. Mariam fut prestement balancée dans la Buick, qui démarra.
  
  Jean Legay, affecté par Coplan à la protection de Mariam, avait suivi la scène sans tenter la moindre intervention.
  
  Dissimulé dans une fourgonnette commerciale qu’un ami de Fouad Zohly avait prêtée aux conjurés, Legay laissa passer deux minutes avant de prendre la Buick noire en chasse.
  
  Tout en pilotant très attentivement la fourgonnette, il inséra dans son oreille droite la capsule auditive de son récepteur SERM logé dans la poche de poitrine de son veston. Il enclencha l’appareil et il perçut instantanément le signal émis par l’émetteur que Mariam portait dans son soutien-gorge.
  
  « Chouette fille, pensa-t-il, soulagé. Elle a eu assez de sang-froid pour actionner son bidule. »
  
  Dès lors, la filature devint moins aléatoire. De toute façon, à moins d’un incident tout à fait exceptionnel, les kidnappeurs auraient bien du mal à effacer leur piste.
  
  De temps à autre, Legay vérifiait dans son rétroviseur s’il ne traînait pas dans son sillage une bagnole chargée de couvrir la Buick en contre-filature. Apparemment, ce n’était pas le cas.
  
  Au demeurant, la promenade ne fut pas bien longue. La Buick noire, après avoir coupé, vers le bord de mer, roulait en direction du port. Elle s’arrêta au bassin des yachts, à l’entrée du quai du Y.C.L.
  
  Legay rangea sa fourgonnette en vitesse, mit pied à terre et se faufila entre les hangars.
  
  La Buick venait d’exécuter une manœuvre pour se placer de biais par rapport au quai et faire écran aux regards d’éventuels promeneurs. Mais Legay, qui avait déjà compris de quoi il retournait, discerna parfaitement, dans l’obscurité, la silhouette du ravisseur qui transportait la jeune femme dans ses bras.
  
  La Buick repartit quelques instants plus tard.
  
  Jean Legay hésita. Devait-il prendre le risque de se faire repérer ? De l’endroit où il se trouvait, il ne pouvait absolument pas identifier le bateau à bord duquel le ravisseur emmenait sa victime ; or, il y avait une bonne dizaine de yachts amarrés les uns contre les autres le long de la jetée.
  
  L’alternative était scabreuse. Si le bateau levait l’ancre, le signal radio deviendrait vite inaudible, la portée de l’émetteur miniature n’étant pas énorme. En revanche, se démasquer, c’était perdre le profit de la manœuvre.
  
  « Inch’Allah ! » se décida Legay. Le plus urgent, c’est de prévenir Coplan. »
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Dans la cave de Mme Moussar, Coplan discutait depuis plus d’une heure avec Fouad Zohly. Celui-ci, qui avait apporté les journaux du soir, exultait.
  
  Deux quotidiens Beyrouthins de langue arabe, revenant sur l’affaire du Nébo-Paradise, publiaient un éditorial qui, sous les dehors de la plus totale objectivité journalistique, distillaient au sujet de Saleh Zeddine des insinuations d’une perfidie peu ordinaire.
  
  L’un de ces éditorialistes, évoquant « une certaine jeunesse dorée qui ne respecte pas plus les préceptes du Coran que les principes de la morale la plus élémentaire », fustigeait ces individus et déclarait que le cas de Saleh Zeddine devrait inciter les autorités à mener une enquête. « Cette enquête permettrait au public de savoir d’où ces dévoyés tenaient l’argent qu’ils gaspillaient d’une manière si scandaleuse. »
  
  « Quand on pense, écrivait encore ce journal, que le jeune Zeddine, qui n’exerce aucune profession, possède trois voitures grand-sport et dilapide chaque nuit le salaire mensuel d’un fonctionnaire, on est en droit de s’interroger. D’autant plus qu’il est de notoriété publique que le père de ce jeune homme, il y a seulement dix ans, n’était qu’un modeste employé des Postes à Damas. »
  
  Il y en avait deux colonnes entières rédigées ainsi, dans le style du polémiste qui connaît la valeur de la fausse impartialité. L’auteur de ce papier, passant subtilement du cas particulier à la généralité, s’abstenant avec soin de formuler des accusations dirigées nommément contre telle ou telle personne, n’en citait pas moins à chaque paragraphe le nom de Zeddine.
  
  Zohly, avec sa grandiloquence habituelle, saluait la virtuosité de ce journaliste.
  
  - C’est du très grand art, disait-il, la main levée. Mais la palme revient toutefois au journal arabe de Damas, le Progrès du Peuple. Ces gens se sont surpassés, vraiment. Et c’est d’autant plus ahurissant que cette feuille est une émanation de l’aile extrémiste du Baas. Normalement, ces gens-là devraient soutenir Riad Zeddine... J’avoue que je ne comprends pas, mais peu importe, seul le résultat compte,
  
  - Ce n’est pas difficile à comprendre, dit posément Francis. J’avais contacté à Damas, le directeur de ce journal, un certain Issan Kadyr.
  
  - Ah ? fit le Libanais, décontenancé. Vous ne m’aviez pas dit cela... Vous avez osé contacter les propres amis politiques de notre ennemi ?
  
  - Ne vous faites pas de mauvais sang inutilement, murmura Coplan, un peu ironique. J’avais appris à Rome que le Baas désirait liquider Riad Zeddine. Et je vais d’ailleurs vous remettre une photo que vous transmettrez à vos amis de la presse. Bien entendu, il ne faudra pas la publier tout de suite. Pour moi, je trouve que les choses vont un peu trop vite.
  
  - Pourquoi ne m’avez-vous pas donné ces renseignements plus tôt ?
  
  - Pour ne pas compliquer nos opérations.
  
  - J’ai parfois l’impression que vous n’avez qu’une confiance relative en moi, maugréa Zohly. Par exemple, j’ignorais que vous aviez décidé de tuer le gérant du Nébo-Paradise. Et je me demande encore comment vous saviez que le jeune Zeddine était armé.
  
  - Je vous assure que ce n’est pas une question de confiance à votre égard, Monsieur Zohly. Si je m’étais méfié de vous, je ne serais pas ici... En réalité, je ne voulais pas vous en dire trop afin de ne pas embrouiller votre vision des problèmes que nous avions à résoudre. Ce sont des amis de Rome qui m’ont signalé que Moscou cherchait à éliminer Riad Zeddine. Pourquoi ? Parce qu’il a eu des contacts secrets avec le clan pro-chinois de Damas (Les éléments pro-Chinois du parti communiste syrien ont fondé le « Parti ouvrier révolutionnaire arabe »). Riad Zeddine, nous le savons, a toujours cherché à jouer sur tous les tableaux à la fois. Mais, ce coup-ci, il a commis une faute impardonnable : le Kremlin prend très au sérieux la dissidence pro-Chinoise... Quant à ce qui concerne le gérant du Nébo-Paradise, on m’avait informé que c’était un truand redoutable, pour ne pas dire un tueur. En prévision du pire, j’ai préféré prendre les devants. Ce type-là aurait été capable de comprendre la gravité de l’incident et de flanquer toute ma combine par-terre.
  
  - Et l’arme du jeune Saleh ?
  
  - Je ne suis ni voyant ni magicien, répondit Coplan en riant. C’est Raymond Vouget qui m’a documenté. Vouget, pour des raisons que vous entrevoyez, fréquente assidûment les mauvais lieux de Beyrouth. Il a vu plus d’une fois le jeune Saleh exhiber son automatique par fanfaronnade, pour épater sa petite cour d’admirateurs. C’est d’ailleurs Vouget qui m’a suggéré d’établir toute ma stratégie à partir du jeune Saleh. Et vous admettrez que le conseil était judicieux, n’est-ce pas ?
  
  - Comment prévoyez-vous la...
  
  La phrase de Zohly fut interrompue par l’arrivée de Jean Legay auquel Coplan avait remis une clé de la maison.
  
  Legay annonça sans transition :
  
  - Mariam Alisem a été kidnappée à deux pas de chez elle, il y a exactement vingt-quatre minutes. Des types en Buick l’ont emballée et l’ont planquée dans un bateau amarré dans le bassin de plaisance, à la jetée du Yacht-Club Libanais.
  
  - M... ! lâcha Coplan. Je l’aurais parié ! Est-ce qu’elle a fait fonctionner son émetteur ?
  
  - Oui, pour ainsi dire immédiatement. Elle a été formidable.
  
  Zohly avait pâli.
  
  - Mais... pourquoi ont-ils fait cela ? questionna-t-il d’une voix blanche.
  
  - Cette question ! jeta Francis en haussant les épaules. Vous avez peut-être cru que le gang du Nébo-Paradise allait encaisser les coups sans réagir ? Nous avons affaire à des bandits, ne l’oubliez pas. Ils vont sûrement cuisiner Mariam pour avoir des détails sur le drame qui s’est déroulé dimanche soir.
  
  - Mais... mais... bégaya le Libanais, puisque l’enquête est entre les mains de la Police Judiciaire, quel intérêt peuvent-ils avoir à interroger Mariam ?
  
  - C’est clair : ils veulent des informations précises pour élaborer une contre-attaque. Ils ont évidemment questionné le barman et les autres employés de leur boîte de nuit, et ils ont sans doute flairé du louche dans le comportement des amis étrangers de Mariam. Je vous le répète, ce ne sont pas des enfants de chœur, ce sont des gangsters professionnels.
  
  - Qu’allons-nous faire ? Vous aviez prévu ce qui arrive ?
  
  - Oui, j’avais envisagé cette éventuelle riposte, révéla Coplan. Et j’avais même confié à Mariam un petit poste émetteur pour qu’elle puisse diffuser un S.O.S. en cas de nécessité.
  
  Il dévisagea Zohly d’un œil plus dur :
  
  - Êtes-vous en mesure de mobiliser la police sans donner trop d’explications ?
  
  - Euh... non, pas moi, bredouilla Zohly. Mais le père de Mariam peut le faire. Ses relations à la P.J. le lui permettent.
  
  - Bon, allons chez lui en vitesse.
  
  il se tourna vers Legay :
  
  - Toi, Jean, retourne dare-dare au port et vérifie si Mariam continue à émettre. Je te rejoins là-bas le plus vite possible.
  
  Tandis que Legay reprenait la direction du bord de mer, Coplan et Zohly s’en allaient chez Joseph Alisem.
  
  En les accueillant dans le hall de sa grande maison, le père de Mariam arborait un large sourire.
  
  - Venez dans mon bureau, leur dit-il en les emmenant dans une vaste pièce très haute de plafond, aux murs tapissés de livres reliés.
  
  - Eh bien ? reprit-il après avoir refermé avec soin la porte du bureau. J’espère que vous êtes satisfaits tous les deux ? Tous mes compliments, Monsieur Callaure ! Mariam vous a annoncé la nouvelle ?
  
  Coplan prit les devants pour empêcher Zohly de parler.
  
  - Quelle nouvelle, Monsieur Alisem ?
  
  - Comment, quelle nouvelle ? Mais l’arrestation du père de Saleh Zeddine et les perquisitions effectuées à son agence et à son domicile. Mariam a dû vous...
  
  - Justement, non, coupa Francis, Mariam n’a pas pu nous prévenir. Elle a été enlevée par des inconnus en sortant d’ici, il y a environ une demi-heure.
  
  - Quoi ? Enlevée ? articula Joseph Alisem, atterré.
  
  Le sang se retirait de son visage.
  
  Coplan reprit aussitôt :
  
  - Ne vous affolez surtout pas, nous savons où elle a été emmenée par ses ravisseurs et tout peut s’arranger si nous intervenons sans perdre une seconde. Monsieur Zohly m’assure que vous avez des appuis à la P.J. et que vous pouvez obtenir très rapidement le secours de la police.
  
  - Oui, oui, en effet, mais... je..., bredouilla le haut-fonctionnaire, assez paniqué. Où a-t-elle été emmenée ?
  
  - Au port, au bassin des yachts. Ils l’ont transportée à bord d’un bateau amarré à la jetée.
  
  Joseph Alisem se précipita sur le téléphone posé sur sa table, décrocha le combiné, composa un numéro, se trompa (tellement il était fébrile), recommença.
  
  - Le commissaire-principal Shalma, je vous prie ? demanda-t-il d’une voix frémissante.
  
  Puis, lorsqu’il eut son correspondant au bout du fil :
  
  - Bonsoir, Monsieur le commissaire, c’est Joseph Alisem. Je viens d’apprendre que ma fille Mariam a été enlevée par des inconnus, il y a une demi-heure, en sortant de chez moi.
  
  - Non, pas du tout. Ce sont deux amis qui venaient précisément me rendre visite. Il paraît qu’elle a été emmenée au port, au Yacht-Club, et transportée sur un bateau...
  
  - Non, mais je pense que c’est à la suite de l’affaire du Nébo-Paradise.
  
  - Non, je ne sais pas. Attendez...
  
  Il mit sa main sur l’appareil, demanda à Coplan :
  
  - Ils étaient en voiture, je suppose ?
  
  - Oui, dit Francis, une Buick noire.
  
  Alisem transmit le renseignement au policier, ajouta :
  
  - Pouvez-vous envoyer des inspecteurs là-bas ?
  
  - Oui, ils sont ici, en face de moi.
  
  - ...
  
  - Au bout de la rue Allenby ? Très bien. Merci, Monsieur le commissaire-principal.
  
  Il raccrocha nerveusement.
  
  - Les policiers seront au port dans dix minutes. Nous devons les rejoindre au bout de la rue Allenby.
  
  - Parfait, ponctua Coplan. Dépêchons-nous. Mon collaborateur est déjà sur place et il nous donnera sans doute quelques indications complémentaires.
  
  Joseph Alisem était dépassé par les événements :
  
  - Votre collaborateur ? fit-il en regardant Francis.
  
  - Je vous expliquerai tout cela plus tard, abrégea Coplan.
  
  Ils eurent la chance d’attraper un taxi qui longeait l’avenue Bliss et qui les conduisit en quelques minutes à l’endroit du rendez-vous.
  
  Les flics n’étaient pas encore là. Coplan demanda à Zohly :
  
  - Où se trouve le quai du Yacht-Club ?
  
  - Là-bas, dit Zohly, le bras tendu. Le local du club se dresse au milieu de la jetée.
  
  - Je vois. Attendez-moi ici et faites patienter un moment les policiers.
  
  Jean Legay, qui faisait le guet à l’angle de la petite rue Kameh, repéra instantanément la silhouette caractéristique de son chef, qu’il rattrapa en quelque foulées.
  
  - La Buick noire est revenue, souffla-t-il. J’ai pu noter les numéros de sa plaque d’immatriculation.
  
  - Et les signaux ?
  
  - Rien de changé. Elle continue à émettre... Je n’ai pas pu m’approcher comme je l’aurais voulu, mais je crois bien qu’il s’agit du cinquième bateau de la rangée. C’est un voilier de croisière d’au moins dix mètres, un dériveur qui rappelle un peu le Corsaire, mais en plus grand.
  
  - Passe-moi ton récepteur. Les flics de la P.J. vont s’amener. Planque-toi et ouvre l’œil.
  
  Effectivement, les policiers arrivèrent trois minutes plus tard. Ils étaient au nombre de huit, tous en civil, répartis en deux voitures, dirigés par le commissaire Shalma en personne.
  
  Ce dernier questionna Joseph Alisem :
  
  - Vous ne savez pas dans quel bateau elle se trouve ?
  
  C’est Coplan qui répondit :
  
  - Je crois qu’il s’agit du voilier qui vient en cinquième position à partir d’ici.
  
  - Bien, voyons cela, opina le commissaire. De toute manière, nous les visiterons tous s’il le faut.
  
  Jean Legay ne s’était pas trompé. Le cinquième voilier de la rangée était le seul qui semblait habité : une planche le reliait au quai, et on distinguait une petite lumière dans l’habitacle.
  
  Le commissaire Shalma était un homme décidé. Une lampe-torche à la main, il franchit la passerelle du yacht, arpenta la coursive, poussa la porte de la cabine.
  
  Trois individus, assis autour d’une table minuscule, regardèrent d’un air absolument abasourdi le quidam qui venait d’apparaître. Ils avaient évidemment entendu ses pas sur la passerelle de bois, et ils attendaient probablement une visite... mais pas celle-là !
  
  Reprenant ses esprits, un des trois types demanda en arabe, d’une voix revêche :
  
  - Et alors ? Qu’est-ce que vous venez faire ici ?
  
  - Police, dit le commissaire. Où est Mariam Alisem ?
  
  L’homme qui avait interrogé le policier se leva. Il était en veston gris et il avait une allure nettement plus distinguée que ses deux acolytes.
  
  - Mariam Alisem ? grommela-t-il. Qui est-ce ? Il n’y a pas de femme à bord.
  
  Quatre inspecteurs avaient franchi à leur tour la passerelle, et Coplan leur avait emboîté le pas.
  
  Francis, guidé par son récepteur, s’était dirigé directement vers l’endroit où se trouvait le moteur du yacht. Il souleva le couvercle d’une trappe. Mariam était couchée là, à même le sol, ficelée, un bâillon sur la bouche.
  
  Coplan appela un des hommes du commissaire.
  
  - Ils l’ont enfermée ici, dit-il. Regardez...
  
  Le policier braqua sa lampe-torche. Mariam, les cheveux trempés, les yeux remplis d’épouvante, parut plus morte que vive sous cette lumière brutale.
  
  Le flic fit demi-tour et se rua vers son patron.
  
  Le commissaire, avec un calme impressionnant, organisa d’abord l’arrestation des trois ravisseurs. Menottes aux poignets, ils furent conduits vers l’endroit où ils avaient bouclé leur victime.
  
  - Je suppose qu’elle est venue toute seule ? ricana le commissaire. Votre compte est bon.
  
  Se tournant vers ses adjoints :
  
  - Emmenez-les... Nous serons plus à l’aise pour causer au bureau.
  
  Puis, tandis qu’il ordonnait à deux autres inspecteurs de tirer la jeune femme de la fâcheuse posture où elle se trouvait, il marcha vers Joseph Alisem.
  
  - Vous est-il possible de m’accompagner à mon bureau de la Police Judiciaire, Monsieur le directeur ? s’enquit-il.
  
  - Certainement, répondit le père de Mariam.
  
  Entre-temps, Coplan s’était discrètement éclipsé après avoir prévenu Fouad Zohly qu’il retournait chez Mme Moussar.
  
  C’est là que Zohly s’amena avec Mariam un peu avant minuit.
  
  - Quelle soirée ! fit le Libanais, accablé. J’ai l’impression que les événements nous échappent.
  
  Coplan regardait Mariam en silence. Elle affichait un pauvre sourire, Elle s’était recoiffée, mais ses cheveux étaient encore mouillés. Des lignes rougeâtres zébraient ses joues.
  
  - Vous avez eu très peur, Mariam ? demanda Francis.
  
  - Non... Enfin, oui, j’ai eu peur. Mais je n’ai pas perdu confiance. J’étais sûre que vous ne me laisseriez pas tomber.
  
  - Je vous félicite pour votre sang-froid Vous avez actionné votre émetteur sans perdre une seconde, c’était parfait.
  
  - Je l’ai fait par réflexe, avoua-t-elle. Mais je me demandais comme vous alliez pouvoir me secourir, puisque vous ne pouviez pas savoir ce qui m’était arrivé.
  
  - Néanmoins, vous n’avez pas désespéré, c’est très bien. Votre confiance en moi me fait plaisir.
  
  Mariam eut un vague sourire et murmura :
  
  - En fait, ce qui me donnait de l’espoir, c'est le rêve que j’avais fait la nuit précédente... J'avais vu planer un aigle au-dessus de votre tête et vous l’aviez abattu d’un coup de fusil.
  
  - Ah bon ? fit Coplan, épaté, je ne vois pas le rapport.
  
  - Tuer un aigle, expliqua-t-elle. c’est un signe de réussite.
  
  - Il faudra que je m’achète une clé des songes, ironisa Coplan. Mais racontez-moi plutôt ce qui s’est passé sur ce bateau.
  
  Elle relata son aventure :
  
  - Quand ils ont pu me parler, après m’avoir tirée de mon évanouissement avec de l’eau froide, ils m’ont proposé un marché : ou bien j’acceptais de revenir sur mon témoignage en déclarant à la police que j’avais réfléchi et que ce n’était pas Saleh Zeddine qui avait tiré ; ou bien ils me supprimaient... Comme je refusais obstinément d’ouvrir la bouche, ils m’ont battue. En fin de compte, celui qui avait l’air de commander les autres a grommelé : « Que Mohand se débrouille, moi je m’en lave les mains ! ». Ils m’ont ficelée et ils m’ont enfermée près de la machine.
  
  Fouad Zohly s’exclama :
  
  - Mais c’est incroyable ! Ils sont fous ! Les dépositions des témoins concernant l’affaire de Saleh Zeddine sont déjà chez le juge.
  
  - Pas si fous que cela, intercala Francis. S’ils ont fait la leçon aux employés du Nébo-Paradise, ils pouvaient encore changer le cours de la procédure. Imaginez que Mariam ait accepté de déclarer que certains détails lui étaient revenus en mémoire par la suite et que Saleh s’était évanoui avant les coups de feu... Car c’était cela leur plan, n’en doutez pas. A partir de là, un bon avocat pouvait fort bien tirer le jeune Zeddine du pétrin.
  
  - En attendant, ricana Zohly, cette histoire de kidnapping se retourne contre eux !... Un des bandits a fait des aveux. Ils travaillaient pour le compte d’un nommé Mohand Khilad, un individu qui possède une petite entreprise de transports en ville.
  
  - Ce Mohand Khilad est-il arrêté ? s’enquit Coplan.
  
  - La police le recherche. Mais je suppose qu’il s’agit d’un membre du gang de la drogue, et c’est moins important pour nous que l’arrestation du père de Saleh Zeddine. J’ai dans l’idée que les journaux seront intéressants à lire demain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Après la session d’ouverture de l’Assemblée Générale de la Ligue Arabe, au Caire, l’atmosphère s’était un peu calmée.
  
  Au septième étage du building moderne qui abrite les divers services administratifs de l’organisation, Riad Zeddine, secrétaire général de la Commission Interdiplomatique, dictait à un jeune sténographe une série de notes destinées à la première réunion du Conseil Militaire, réunion qui devait se tenir en fin d’après-midi.
  
  Drapé dans sa djellaba blanche, le visage soucieux et tendu, Zeddine arpentait nerveusement la pièce tout en formulant les phrases que l’employé notait sur son carnet.
  
  Chose tout à fait inhabituelle, Zeddine ne se sentait pas en forme ; il éprouvait une étrange difficulté à se concentrer et il ne trouvait pas les mots qu’il souhaitait pour exprimer exactement sa pensée.
  
  En fait, il éprouvait un curieux sentiment de malaise. Le violent discours inaugural que Nasser avait prononcé le dimanche lui avait certes procuré une grande satisfaction. En revanche, le lendemain, lorsque les commissions préparatoires avaient commencé leurs travaux, un phénomène assez insolite s’était produit : plusieurs délégués - notamment ceux de la Jordanie et de l’Arabie - s’étaient froidement opposés aux thèmes que lui, Zeddine, avait fait inscrire à l’ordre du jour.
  
  C’était la première fois qu’une telle opposition se manifestait à l’égard des suggestions du Secrétaire Général de la Commission Interdiplomatique.
  
  Détail plus alarmant, un incident avait éclaté quand la question du programme avait été mise aux voix. Zeddine, tenu en échec, n’avait pas été autorisé à plaider sa cause ! Le général Kishri, directeur de la commission, avait déclaré sur un ton catégorique :
  
  - Mettez une sourdine à vos propos belliqueux, Zeddine. La guerre sainte ne fait pas partie de nos projets actuels. Nous sommes évidemment d’accord pour exalter l’idéalisme des peuples arabes, mais nous pensons qu’il serait également opportun de donner à manger aux gens.
  
  Zeddine, vexé, avait voulu enfourcher son cheval de bataille :
  
  - L’âme passe avant le ventre ! s’était-il écrié. Un peuple qui a la foi se moque de la faim. Notre mission ne...
  
  Le général Kishri avait piqué une colère. Frappant du poing sur la table, il avait interrompu Zeddine en vociférant :
  
  - Je vous interdis de remettre en question le vote qui vient d’avoir lieu ! Nous savons que vous n’avez qu’un objectif : mettre le feu à l’Orient et dresser un mur entre les nations occidentales et nous. Mais nous ne voulons pas de votre Rideau de Sable ! Nous voulons la coexistence pacifique et un minimum de prospérité. Le prophète a dit : « Si tu veux jeûner, donne ton repas aux pauvres. » Vous êtes plutôt partisan du contraire, me semble-t-il : vous faites jeûner le pauvre mais vous n’oubliez pas votre repas.
  
  Encouragé par les mimiques d’approbation des autres délégués, Kishri avait ajouté :
  
  - Je ne prends pas ici la défense du matérialisme. Je suis croyant et je ne sous-estime pas la puissance spirituelle. Mais je suis un soldat : avant de déclencher une guerre, il faut avoir les moyens de la gagner. Nos prières n’arrêteront pas les bombardiers ennemis.
  
  Dans le silence qui avait suivi, le prince Ibrahim Azzed, représentant du Koweït, avait cité de sa voix placide :
  
  - Un âne qui est allé à La Mecque n’en reste pas moins un âne (Dicton très populaire au Moyen-Orient).
  
  Zeddine, intuitif et sensible, avait refréné son ardeur combative.
  
  Après cette séance houleuse, il avait passé une mauvaise nuit. Et, maintenant encore, il se demandait pour quel motif les délégués avaient approuvé le général Kishri.
  
  Debout devant la baie vitrée qui donnait sur l’avenue, Zeddine était à ce point abîmé dans ses pensées qu’il en oubliait les réalités immédiates.
  
  Il se secoua, se remit à dicter. Mais les arguments qu’il essayait de forger dans sa tête pour contrer l’hostilité de ses collègues ne lui donnaient pas satisfaction.
  
  - Bon, dit-il brusquement au jeune sténographe, tapez-moi tout cela et nous reprendrons la suite quand vous aurez terminé.
  
  Le petit employé égyptien se leva. A cet instant, le téléphone sonna sur la table de Zeddine.
  
  - J’avais demandé qu’on ne me dérange pas, maugréa Zeddine. Voyez ce que c’est. Je n’y suis pour personne.
  
  Le jeune Égyptien décrocha, écouta le correspondant, se tourna vers Zeddine d’un air embarrassé :
  
  - C’est votre frère, Monsieur le secrétaire général.
  
  - Mon frère ? Lequel ?
  
  - Monsieur Alim Zeddine.
  
  Le faciès de Riad devint encore plus sombre :
  
  - Que me veut-il ?
  
  - Il vous prie de le recevoir.
  
  - Comment ça ? Il est ici ?
  
  - Il est en bas, dans le hall principal...
  
  Riad ne cachait pas son étonnement.
  
  - Eh bien, qu’il monte ! grogna-t-il. Vous me l’amènerez ici.
  
  Trois minutes plus tard, Alim Zeddine pénétrait dans la vaste pièce moderne que le soleil inondait.
  
  Alim était le plus jeune des trois frères Zeddine. Il avait 43 ans. Petit et mince, d’aspect plus levantin qu’arabe, il était vêtu d’un complet gris perle d’une élégance fort recherchée. Avec sa chemise de soie, ses chaussures vernies, ses cheveux gominés et son air un peu méprisant, il faisait plutôt métèque.
  
  Il tenait un porte-documents en croco noir dans sa main droite.
  
  Riad l’examina sans bienveillance et grommela :
  
  - Tu aurais pu t’habiller autrement pour venir me voir. Nous ne sommes pas à Beyrouth ici.
  
  - Excuse-moi, j’ai perdu l’habitude de porter la djellaba, répondit Alim avec une pointe d’aigreur.
  
  - C’est très important ici, insista Riad. La foule nous observe et elle aime voir que nous respectons les traditions. Qu’est-ce qui t’amène ?
  
  Cette question décontenança Alim,
  
  - Sans blague, ricana-t-il, tu n’as pas lu les journaux ? Tu ne connais pas les nouvelles ?
  
  - J’ai été en réunion presque sans arrêt depuis dimanche soir, répliqua Riad. En dehors des dépêches politiques, je n’ai pas eu le temps de lire autre chose que des rapports.
  
  - Dans ce cas, je te conseille de t’asseoir. J’ai des choses assez désagréables à te raconter.
  
  Riad prit son attitude hautaine :
  
  - Je n’ai pas besoin de m’asseoir pour t’écouter. De quoi s’agit-il ?
  
  - Ton neveu Saleh est en prison pour meurtre, et son père est en prison pour menaces de mort.
  
  L’espace d’une ou deux secondes, Riad resta comme figé. Puis, se ressaisissant, il articula :
  
  - Quand est-ce arrivé ?
  
  - Dans la nuit de dimanche à lundi. D’ailleurs, j’ai apporté les journaux de Beyrouth et de Damas. C’est une sale histoire, crois-moi, une très sale histoire.
  
  Il ouvrit son porte-documents, en retira une dizaine de quotidiens, les tendit à son frère.
  
  Riad prit les journaux, demeura un instant pensif.
  
  A présent, il commençait à comprendre l’attitude de ses collègues de la Ligue Arabe.
  
  Il alla s’asseoir à sa table de travail, déplia la première gazette, se mit à lire.
  
  Sans un mot, les traits de plus en plus burinés, il lut toutes les feuilles qui parlaient de l’affaire Zeddine. Ensuite, toujours parfaitement muet, il en relut deux dont les articles, rédigés en arabe, lui paraissaient particulièrement intéressants.
  
  A la fin, levant les yeux vers son frère, il articula d’une voix sourde :
  
  - Pourquoi ne m’as-tu pas téléphoné ?
  
  - J’ai essayé trois fois, hier après-midi. On m’a répondu que tu étais en conférence et que tu avais interdit tout appel téléphonique.
  
  Riad se leva, se mit à tourner autour de sa table comme un lion en cage. Les poings serrés, il maugréait entre ses dents :
  
  - Ce sale petit voyou, ce sale petit crétin... J’aurais dû me douter que ça finirait mal...
  
  Alim prononça sur un ton pas trop assuré :
  
  - Ils ont perquisitionné chez Ahmad et... Sayouni m’a certifié qu’ils étaient tombés sur des documents... euh !...
  
  - Sayouni ? Le chef comptable de l’agence ?
  
  - Oui.
  
  - Quels documents ?
  
  - Les tractations au sujet du lotissement de Chebak. Les commissions versées sous le manteau aux gars du ministère des Travaux Publics.
  
  Riad ne put s’empêcher de grimacer. Baissant les yeux, il resta de nouveau silencieux. Puis, à mi-voix, il questionna :
  
  - Pourquoi Ahmad est-il allé menacer le directeur du Midi-Liban ?
  
  - C’est ce maudit torchon qui a ouvert le feu en publiant en première page l’affaire du Nébo.
  
  - Et alors ?
  
  - Tu connais Ahmad, non ? Il n’est pas très subtil, le pauvre. Il s’est mis en rogne et il est allé engueuler le patron de ce canard.
  
  - Il l’a vraiment menacé ?
  
  - Tu as lu la déclaration de ce Koutem, tu en sais autant que moi. Si seulement Ahmad m’avait demandé conseil...
  
  - Quelle pauvre cloche, râla Riad. Quel pauvre con !
  
  - A ton avis, qu’est-ce qu’on peut faire pour limiter la casse ? Si les journaux de ce soir révèlent l’histoire du lotissement de Chebak, ça va forcément rejaillir sur toi.
  
  - On ne devrait jamais aider sa famille, soupira Riad, amer.
  
  - Tu ne crois pas qu’ils vont t’arrêter ? glissa timidement Alim.
  
  Cette éventualité suffoqua littéralement Riad.
  
  - Tu dérailles, toi aussi ? jeta-t-il, âpre. Tu te figures qu’on arrête si facilement un homme qui occupe les fonctions que j’occupe ? Il faudrait d’abord que la Chambre accepte de lever mon immunité.
  
  - Ils sont foutus de le faire, méfie-toi. Ton intervention au profit de l’agence d’Ahmad, c’est de la corruption caractérisée. Avec les papiers qui sont dans leurs mains...
  
  - T’en fais pas, je saurai me défendre.
  
  - A ta place, je resterais au Caire le plus longtemps possible. Tu te défendras mieux d’ici. Tu as des appuis... et tu es libre.
  
  Il ajouta en essayant de prendre un ton désinvolte :
  
  - En tout cas, moi, je ne rentre pas à Beyrouth dans l’immédiat.
  
  - Tu es aussi stupide que ton frère Ahmad, grinça Riad. Tu ne te rends pas compte qu’en prenant la fuite tu te mets en posture de coupable ? C’est bien la dernière chose à faire !
  
  - Possible, mais je vais quand même la faire. J’ai eu la bonne idée de prévoir une réserve financière à Bâle, et j’aime mieux en profiter que de moisir sur la paille humide des cachots libanais.
  
  - Il n’en est pas question, mon garçon ! persifla Riad, les lèvres tremblantes de colère contenue. Nous rentrons à Beyrouth tous les deux, et pas plus tard que ce soir. Je vais me faire remplacer ici et nous prendrons le dernier avion... Quand on vous attaque, il faut faire face. Nous allons nous battre, Alim.
  
  - En taule ?
  
  - Oui, s’il le faut.
  
  - Très peu pour moi.
  
  - Il ne s’agit plus de toi, il s’agit de moi ! riposta durement Riad. Ta fuite leur donnerait des armes contre moi. Et d’ailleurs, pourquoi irais-tu en prison ? Tu n’as rien à te reprocher, que je sache ?
  
  - Il y a cette affaire du lotissement, ne l’oublie pas. Et s’il y a trois Zeddine en prison, ils ne se gêneront pas pour y balancer un quatrième.
  
  - Inutile de discuter, trancha Riad en regardant son jeune frère droit dans les yeux. Tu rentres avec moi, compris ? Je te dépose chez toi et tu ne quittes pas ta maison sans mon autorisation.
  
  Sans attendre la réponse de son frère, il décrocha le téléphone et demanda le service des liaisons aériennes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Comme Fouad Zohly l’avait si bien pronostiqué, les journaux qui parurent le mardi soir furent effectivement captivants.
  
  A l’exception d’une feuille politique de langue arabe - probablement financée directement par Riad Zeddine en personne - tous les quotidiens de Beyrouth et de Damas parlaient " à la une » de l’affaire Zeddine.
  
  De toute évidence, cette affaire plaisait aux journalistes. Et, chose non moins évidente, les rédactions étaient en train de donner à ce scandale des proportions considérables.
  
  Les gazettes qui représentaient la gauche libanaise étaient les plus déchaînées. L’une d’elles, de langue française, commentant l’arrestation du père de Saleh Zeddine, donnait une biographie très complète de ce dernier et déclarait tranquillement que si Ahmad Zeddine avait pu amasser en si peu d’années une fortune colossale, c’était surtout grâce aux appuis occultes que lui procurait un membre de sa famille, un membre très proche, très haut placé dans les sphères gouvernementales.
  
  En guise de démonstration, le même rédacteur abordait alors une affaire qui datait d’environ un an et qui concernait le lotissement des nouveaux quartiers résidentiels de Chebak, un faubourg de Beyrouth. Malgré un veto de la commission municipale d’urbanisme, l’agence immobilière Ahmad Zeddine avait pu vendre les terrains et réaliser un bénéfice absolument fantastique.
  
  D’une plume trempée dans le vitriol, le journaliste expliquait le mécanisme de l’opération : primo, le refus catégorique des urbanistes ; secundo, l’effacement des agences concurrentes, découragées par la position de l’administration ; tertio, l’intervention discrète et lucrative du Secrétariat des Directions interministérielles ; quarto, le verdict favorable du ministère des Travaux Publics. Conclusion : l’Agence Ahmad Zeddine avait pu vendre les terrains au plus offrant.
  
  « On remarquera en passant, écrivait le rédacteur pour finir son article, que le distingué Secrétaire des Directions interministérielles est un homme politique qui a acquis la célébrité et le pouvoir en dénonçant la corruption des pays occidentaux et en préconisant la formule du Rideau de Sable pour protéger l’Islam des manœuvres pourries du capitalisme et du colonialisme. »
  
  En lisant ces lignes, Coplan eut l’impression très nette que la position de Riad Zeddine commençait à sentir bougrement le roussi.
  
  Il passa le journal à Jean Legay qui était assis près de lui dans la cave.
  
  - Tiens, lis ça... Le mouvement s’accélère drôlement.
  
  Pendant que Legay lisait, Francis, les bras croisés, les jambes allongées, réfléchissait.
  
  Dans l’état présent des choses, le point crucial demeurait un point d’interrogation : comment Riad Zeddine allait-il réagir ?
  
  Legay, sa lecture terminée, jeta le quotidien sur la table et bougonna :
  
  - S’ils continuent comme ça, ces satanés scribouillards vont nous couper l’herbe sous le pied. Zeddine va foutre le camp au Brésil ou en Argentine pour se planquer en attendant que l’orage soit passé.
  
  - C’est bien ce que je crains, opina Coplan. Cet empaillé de Zohly n’arrive pas à comprendre qu’il ferait mieux de calmer ses amis plutôt que de les exciter.
  
  Il haussa les épaules, ajouta :
  
  - Ce qui me rassure un peu, c’est le caractère hargneux de Zeddine et son tempérament de bagarreur. Ces types-là, en général, ne s’avouent jamais vaincus.
  
  - Bagarreur ou pas, à sa place je me débinerais, dit Legay.
  
  - Je crois que n’importe quel politicien de métier se débinerait, émit Francis, railleur. Mais Zeddine est un self-made-man de la politique, et c’est ce qui nous donne une chance.
  
  Il consulta sa montre-bracelet, reprit :
  
  - Il est temps d’y aller, Jean.
  
  - O.K. On y va, acquiesça Legay en se levant. Tu es sûr que tu peux finir le boulot tout seul ?
  
  - Je l’espère... Tu diras à Fondane, à Suzy et à Elga de quitter Athènes et de rentrer à Paris définitivement. Quant à Mariam Alisem, mets-la en lieu sûr dans un bon hôtel parisien et veille sur elle jusqu’à mon retour.
  
  - On peut lui faire un brin de cour éventuellement ? s’informa Legay sur un ton détaché.
  
  - Si le cœur t’en dit, pourquoi pas ? Je n’ai pas de chasses gardées. Si elle marche, profites-en.
  
  - C’est pour son moral, tu comprends. Elle va se sentir un peu seule à Paris, sans toi.
  
  - Ne t’y fie pas, mon bonhomme, plaisanta Francis. Sous ses airs réservés, elle cache bien son jeu. Cette jeune personne est plus délurée que tu ne le crois. Et elle n’a pas froid aux yeux.
  
  - On verra ça, promit Legay.
  
  Il déposa une clé sur la table, et il s’en alla.
  
  Dix minutes plus tard, Fouad Zohly arrivait, l’œil brillant, le souffle court, le visage altéré par l’émotion.
  
  - Riad Zeddine vient de quitter Le Caire ! jeta-t-il tout à trac. Nous venons de recevoir un message signé AMIN.
  
  Coplan dut faire un effort de mémoire pour se rappeler que ce nom d’AMIN était le nom de code du cheik Ibrahim Azzed, le prince koweïtien qui faisait partie de l’état-major de la conspiration.
  
  - De qui tient-il cette information ? questionna Francis, assez sceptique.
  
  - De personne. Il se trouve lui-même sur place. Comme je vous l’avais dit, il représente son pays à la Conférence du Caire.
  
  - Vers quelle destination Zeddine est-il parti ?
  
  - Il a pris le dernier avion de la ligne directe Le Caire-Beyrouth.
  
  - A quelle heure arrive-t-il, cet avion ?
  
  - A 23 heures. C’est-à-dire dans une bonne demi-heure.
  
  - Je croyais que Zeddine devait rester deux semaines en Égypte ? Vous m’aviez dit qu’il était un des principaux leaders de l’assemblée générale de la Ligue Arabe.
  
  - Il s’est fait remplacer provisoirement, prétextant une affaire de famille urgente à régler à Beyrouth.
  
  Coplan eut une moue de satisfaction. Dévisageant Zohly, il murmura :
  
  - C’est une bonne nouvelle pour nous, ce retour brusqué.
  
  - Ah ? Vous croyez ?
  
  - Ben dame ! Si Zeddine plaque la Ligue Arabe pour rentrer toutes affaires cessantes, c’est qu’il a l’intention de se défendre.
  
  - Oui, sans doute, mais je crois qu’il y a aussi une autre raison : pour la première fois, ses propositions au Conseil de la Ligue ont été rejetées à l’unanimité. Son départ du Caire n’est peut-être qu’un habile repli stratégique.
  
  - Il sent que le vent tourne, marmonna Francis, pensif.
  
  - Riad Zeddine est perdu, décréta le Libanais, solennel.
  
  - Ce diagnostic me semble prématuré, monsieur Zohly. Je suis moins optimiste que vous.
  
  - Parce que vous ne savez pas tout, enchaîna Zohly. Joseph Alisem m’a annoncé, il y a une heure, que l’affaire de l’enlèvement de sa fille avait provoqué des découvertes inattendues. Mohand Khilad, l’instigateur du kidnapping, est en fuite, mais les brigades de la police judiciaire ont opéré une descente-surprise au siège de l’ATRAMO, l’Agence de Transports du Moyen-Orient, principal client de ce Mohand Khilad, et ils ont trouvé, dans un des entrepôts de cette firme, des armes tchèques de contrebande et un stock de drogue provenant de la région de Baalbeck. Or, tenez-vous bien, le plus jeune des trois frères Zeddine, Alim, est un des gros actionnaires de l’ATRAMO.
  
  - Mince ! s’exclama Coplan. Cette fois, la fatalité joue dans nos cartes ! C’est évidemment un rude coup pour la famille Zeddine. Je suppose que la P.J. va interroger Alim ?
  
  - Les investigations ne sont pas terminées, mais le juge va certainement convoquer tous les actionnaires de l’ATRAMO.
  
  - Peut-on compter sur l’intégrité de ce magistrat ?
  
  - Oui, c’est un des nôtres. Et il nous a déjà donné le feu vert pour lâcher quelques révélations à la presse... Je sais que vous êtes réticent sur ce point et que vous estimez que mes amis vont trop vite, mais je ne suis plus en mesure de freiner ce mouvement. Mes amis ne comprendraient pas. Ils partent du principe qu’il faut battre le fer tant qu’il est chaud.
  
  - Ce que je craignais, c’était une fuite éventuelle de Riad Zeddine vers un pays lointain où il se serait caché en attendant des temps meilleurs. Mais puisque vous m’assurez qu’il atterrira à Beyrouth dans quelques minutes, je crois que vos amis feraient bien de veiller à ce qu’il ne puisse plus quitter le Liban.
  
  - Ce n’est pas facile.
  
  - Je m’en rends bien compte.
  
  - Sur le plan judiciaire, aucune charge ne pèse jusqu’à présent sur Riad Zeddine personnellement.
  
  - Il devra tout de même se justifier pour l’affaire de ce lotissement, non ?
  
  - Oui, mais comme il y a un ministère qui est impliqué dans cette affaire de corruption de fonctionnaires, le dossier sera relativement long à établir.
  
  Coplan resta songeur un moment, puis :
  
  - Je suis curieux de voir comment Riad Zeddine va organiser sa contre-attaque. Un frère et un neveu en prison, un autre frère compromis, lui-même impliqué indirectement, ça ne lui laisse pas une bien grande marge.
  
  - Car vous persistez à penser qu’il va contre-attaquer ?
  
  - Oui, j’en suis presque sûr. Et cela ne me surprendrait pas d’apprendre qu’il a gardé quelques sérieux atouts dans sa manche. C’est un ancien policier, ne l’oublions pas.
  
  - Eh bien ! voyez-vous, prononça Zohly, moi, je suis moins pessimiste que vous à présent. Notre but, c’était de discréditer cet homme d’une façon irrémédiable, de détruire sa carrière politique, d’éliminer son influence néfaste. J’estime que nos objectifs sont pratiquement atteints.
  
  - Nous serons fixés bientôt, mais ne pavoisons pas trop tôt.
  
  
  
  
  
  Immédiatement après le départ de Fouad Zohly, Coplan quitta à son tour la maison de Mme Moussar.
  
  Quelques minutes plus tard, il s’engageait dans le souk Seyour, pour ainsi dire désert à cette heure tardive. Toutes les boutiques étaient fermées, seuls quelques jeunes gens traînaient dans la ruelle, désœuvrés, à la recherche d’une distraction compatible avec leur pauvreté.
  
  Ayant franchi un porche pour déboucher dans une cour intérieure, Francis constata avec plaisir qu'il y avait de la lumière à l’une des fenêtres de l’appartement d'Amar Gamoun.
  
  Effectivement, le policier était chez lui.
  
  - Vous avez de la chance de me trouver, dit-il en introduisant Coplan dans la petite pièce qui lui servait de bureau, Je prends mon service dans vingt-cinq minutes.
  
  - De toute manière, je vous aurais laissé un message pour vous fixer rendez-vous,
  
  - Vous êtes satisfait, j’imagine ? fit Gamoun avec un imperceptible sourire. Votre affaire est bien emmanchée, hein ?
  
  - Oui, ça m’a l’air de prendre une bonne tournure, convint Francis, mais ce n’est pas fini. Et je me demande si le plus dur ne reste pas à faire. Riad Zeddine n’a pas encore été touché personnellement. Or, c’est un animal coriace.
  
  - Riad Zeddine est cuit, laissa tomber Gamoun d’une lippe méprisante.
  
  Comme Coplan ne répondait pas, le policier le fixa d’un œil ironique et marmonna :
  
  - Pour moi qui suis du métier, je vous félicite. Comme on dit en France : c’est du beau boulot ! Chapeau !
  
  - Vous ne croyez pas que Zeddine va remuer ciel et terre pour défendre sa position ?
  
  - Peuh ! Il est coincé.
  
  - C’est curieux, émit Francis, je suis le seul à redouter les réactions de Zeddine. Autour de moi, tout le monde considère que les jeux sont faits.
  
  - Pas vous ?
  
  - Non, dit Coplan.
  
  - Qu’est-ce que vous redoutez ?
  
  - Une manœuvre de dernière minute.
  
  - Quelle manœuvre ?
  
  - Je l’ignore, et c’est justement pour cette raison que je suis venu vous voir. Quelle est l’ambiance générale dans les milieux de la police ?
  
  - C’est la curée.
  
  - Aucune opposition ?
  
  Gamoun considéra son interlocuteur avec une gravité où perçait une vague rancune :
  
  - La première fois que vous êtes venu me voir, je me suis laissé prendre à votre air candide, mais cette fois-ci je ne marche plus. Vous êtes sûrement mieux renseigné que moi sur ce qui se passe à la P.J. et dans le cabinet du juge d’instruction... Vous avez l’appui de notre camarade Somonief, mais vous êtes surtout un homme des Libéraux et des Conservateurs, hein ?
  
  - Je ne suis l’homme de personne. Je suis... un ouvrier spécialisé, en quelque sorte.
  
  - Pas la peine de me bourrer le crâne, répliqua Gamoun, j’ai des yeux et je sais ce que je vois. En réalité, depuis que je suis à la Sûreté, c’est la toute première fois que j’assiste à un spectacle aussi touchant : du haut en bas de l’échelle, tous les clans oublient leurs rivalités politiques pour taper sur Zeddine ! La Sûreté, la Police judiciaire, la police municipale, les juges, le procureur de la République, c’est à qui se montrera le plus zélé. Même les copains de Zeddine se tiennent à l’écart et se font tout petits. Alors, ne venez pas me raconter qu’il ne s’agit pas d’une coalition, d’un coup monté avec la complicité de tous les partis.
  
  - Dans un sens, vos paroles me réconfortent, dit Coplan en souriant. La personne qui m’a engagé n’avait pas jugé nécessaire de me dévoiler tous les arrière-plans de l’affaire.
  
  - Quand je vous ai vu au Nébo avec la fille Alisem, j’ai tout de suite compris... Vous êtes très fort, allez. J’aime mieux travailler avec vous que contre vous.
  
  Il haussa les épaules, ajouta sur un ton ricanant :
  
  - On a raison de dire que tout arrive dans la vie. Me voilà embringué dans une opération dirigée par les Américains !... Il y a quelques années, quand j’étais de service de nuit, je peignais des inscriptions sur les murs de Beyrouth : YANKEE GO HOME.
  
  - Vous êtes sûr qu’il s’agit d’une opération dirigée par les Américains ?
  
  - Vous vous moquez de moi, hein ? Alisem, c’est Zohly. Et Zohly, c’est Warkins, l’agent de la C.I.A., Si ça vous amuse, je vous montrerai des photos de Zohly chez Warkins.
  
  - Après tout, je m’en balance, affirma Francis. Moi, ce qui m’a emballé dans cette histoire, c’est de pouvoir démolir Riad Zeddine. j’avais un vieux compte à régler avec lui.
  
  - Vous n’êtes pas le seul ! ironisa Gamoun.
  
  - Je m’en aperçois chaque jour davantage. Mais venons-en aux réalités immédiates. On vient de me signaler que Zeddine a laissé tomber la réunion de la Ligue Arabe pour rentrer à Beyrouth.
  
  - Tiens, tiens ? Et alors ?
  
  Coplan jeta un coup d’œil vers sa montre-bracelet.
  
  - Il doit arriver à Khaldé dans deux ou trois minutes, si l’avion du Caire est à l’heure. Le but de ma visite est le suivant : serait-il possible d’organiser une surveillance au domicile de Zeddine ?
  
  - Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles. La Brigade Économique a déjà pris toutes ses dispositions.
  
  - La Brigade Économique ? s’étonna Francis.
  
  - Oui, au sujet de cette histoire de corruption de fonctionnaires. Bien entendu, ce n’est qu’un artifice administratif. En fait, c’est le Service Spécial qui surveille Zeddine. Et je peux même vous dire qu’ils ont placé des dispositifs d’écoute dans sa maison. Des gars du téléphone sont allés chez lui pour vérifier sa ligne... Vous savez comment cela se passe, je suppose ?
  
  Coplan était épaté.
  
  - En effet, constata-t-il, les ennemis de Zeddine font preuve d’un zèle remarquable.
  
  - Je vous l’ai dit : il est cuit. Au point où nous en sommes, il ne peut plus s’en tirer, même s’il est innocent. Ce qui n’est sans doute pas le cas…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Au moment de quitter Le Caire, Riad Zeddine avait troqué sa djellaba blanche contre un complet gris ardoise coupé à Londres.
  
  Dans l’avion, assis à côté de son frère Alim, il n’avait pas desserré les dents. Pour justifier son mutisme, il avait fait semblant d’étudier des dossiers.
  
  A Khaldé, les policiers du contrôle, et les douaniers le saluèrent avec déférence. Dispensé de toute formalité en raison de ses hautes fonctions, il passa rapidement avec Alim pour s’engouffrer dans un taxi.
  
  Après avoir déposé Alim au domicile de celui-ci, avenue de l’Indépendance, il rentra chez lui.
  
  Il occupait une imposante villa entourée d’un grand jardin, avenue du 22 Novembre, derrière l’hippodrome.
  
  Sans même saluer sa femme - une modeste fille originaire de Damas qu’il avait épousée un quart de siècle auparavant et qu’il traitait comme une servante, lui reprochant de ne pas avoir pu s’adapter à son ascension sociale - il s’enferma dans son bureau du rez-de-chaussée et il décrocha son téléphone.
  
  - Allô ! Khairane ? fit-il sèchement. Riad à l’appareil. Veux-tu venir tout de suite, je t’attends chez moi.
  
  - ...
  
  - Je rentre à l’instant. Presse-toi.
  
  Il raccrocha, se dirigea vers une table placée de biais dans un des angles de la pièce. Sur cette table, sa secrétaire avait empilé avec soin le courrier et les journaux arrivés pendant son absence, c’est-à-dire aux distributions postales du lundi et du mardi.
  
  La secrétaire, bien stylée, avait fait une pile distincte avec tous les quotidiens qui parlaient de l’affaire Zeddine. Les articles en question étaient entourés d’un trait rouge tracé au moyen d’un stylo à pointe de feutre.
  
  La pile était déjà impressionnante.
  
  Nerveusement, Zeddine tria les journaux, éliminant ceux que son frère lui avait montrés au Caire. Il prit les autres et il alla s’asseoir à sa table de travail.
  
  Le virulent article du Progrès d’Orient qui se terminait par une allusion à son slogan du Rideau de Sable et de sa lutte contre la corruption du capitalisme et du colonialisme, lui donna un choc.
  
  La lecture des quotidiens de Damas, d’Amman, de Rhyad et du Koweït le fit grincer des dents. Aucun doute n’était plus possible, c’était bien un coup monté, une cabale. Mais qui dirigeait cette campagne, qui tirait les ficelles de cette manœuvre ?
  
  Le plus déroutant, c’était l’incroyable unanimité qui apparaissait dans les attaques de la presse. Même ses amis politiques aboyaient avec les autres.
  
  Le bref coup de sonnette de Kamal Khairane l’arracha à ses réflexions. Il alla lui-même ouvrir la porte d’entrée, entraîna rapidement le visiteur dans le bureau.
  
  Kamal Khairane était un robuste quadragénaire qui faisait un peu penser à Nasser. Il était d’ailleurs né en Égypte. Zeddine l’avait rencontré bien des années auparavant, à l’École de Police, et il en avait fait son homme de confiance. Officiellement, Khairane était directeur du Nouvel Avenir, un hebdomadaire politique de combat que Zeddine finançait et inspirait.
  
  Khairane, en pénétrant dans le bureau de son patron, arborait un faciès sombre, pour ne pas dire funèbre.
  
  - Assieds-toi, maugréa Zeddine. Nous allons faire le point et je crois que nous en avons pour un bout de temps. J’ai vu les journaux. C’est évidemment une cabale, une manœuvre soigneusement orchestrée. Selon toi, d’où vient l’attaque ?
  
  - Eh bien... je me le demande, articula piteusement Khairane qui avait quelque peine à soutenir le regard de feu de son patron.
  
  - Comment, tu te le demandes ? gronda Zeddine, désarçonné. Tu as pris des renseignements, je suppose ? Tu as mené ton enquête ?
  
  - C’est-à-dire... les choses sont allées tellement vite que je n’ai même pas eu le temps de prendre des contacts. Ou plutôt, quand j’ai pu les prendre, c’était déjà trop tard.
  
  - Raconte. Commence par le commencement.
  
  - Eh bien... c’est Marzef qui m’a téléphoné, hier matin, vers dix heures. Il venait d’apprendre l’histoire du Nébo-Paradise et l’arrestation de ton neveu. J’ai appelé aussitôt le commissaire Wassem, mais ce n’est qu’au début de l’après-midi que j’ai pu voir Saleh, à l’infirmerie de la prison... Je t’assure que c’était pitoyable.
  
  - Que veux-tu dire ?
  
  - Il n’était pas encore remis de sa crise. Il était hébété, hagard... et il ne se souvenait de rien. Il reconnaissait qu’il avait beaucoup bu, qu’il avait dansé avec une fille blonde, puis plus rien. Mais comme tous les témoignages étaient formels, et comme le dossier était déjà entre les mains du juge Dolany, je ne pouvais vraiment rien faire.
  
  - Saleh était réellement armé ?
  
  - Oui, tout le personnel du Nébo a confirmé qu’il était toujours armé et qu’il ne se gênait pas pour exhiber son automatique. Pour épater la galerie, j’imagine. Quand on est jeune...
  
  - Voilà déjà une faute que je vais payer, articula Zeddine. Quand on fait de la politique, on doit commencer par mettre sa famille hors d’état de nuire. Je m’en souviendrai.
  
  De son poing droit serré, il tapa deux ou trois coups rageurs dans sa paume gauche en grommelant :
  
  - C’est trop bête, c’est trop bête !...
  
  Puis, reprenant son calme :
  
  - Pourquoi a-t-on confié le dossier au juge Dolany ? C’est une créature de Joseph Alisem, non ?
  
  - Cela s’est fait tout naturellement. L’inspecteur Gamoun, qui a fait les constats sur place, a transmis l’affaire à la Police judiciaire. Et la P.J. a passé le dossier au juge qui était en exercice ce matin-là. Le hasard a voulu que ce soit Dolany.
  
  - Et l’autre histoire, la connerie de mon frère Ahmad ?
  
  - C’est cela qui, en fait, a tout déclenché... Ma foi, le meurtre commis par Saleh en état d’ébriété, on pouvait plus ou moins l’éponger. En tout cas, limiter les dégâts. Mais l’incartade de ton frère, quelle folie ! Il est allé au Midi-Liban avec deux truands et il a sommé le directeur de ce journal de se rétracter, faute de quoi il serait abattu à coups de feu.
  
  C’est un mouvement de colère, sans plus. Un père indigné, quoi ! On pleut plaider cela.
  
  - Malheureusement, Habdi Koutem, le directeur du Midi-Liban, avait pris la précaution de demander la protection de la police. Et les flics ont entendu les menaces. De plus, en voyant qu'on l’arrêtait, ton frère a également menacé les inspecteurs. Et n’oublie pas que les deux truands étaient armés de matraques.
  
  - D’où sortaient-ils, ces deux-là ?
  
  - Ce sont deux soi-disant livreurs de l’ATRAMO... Inutile de te dire que quand l’histoire du kidnapping est venue s’ajouter à tout le resté, j’ai estimé que j’avais intérêt à me tenir tranquille jusqu’à ton retour. Je me doutais bien que tu allais rentrer et j’attendais ton coup de fil.
  
  - Minute, fit Zeddine en fronçant les sourcils. C’est quoi, l’histoire du kidnapping ?
  
  - Mais... tu me dis que tu as vu les journaux ?
  
  - Pas ceux de ce soir, puisque j’étais au Caire.
  
  Khairane eut un vertige.
  
  - Tu ignores le plus grave alors ! s’écria-t-il. Un des sous-traitants de l’ATRAMO a organisé le kidnapping de la fille de Joseph Alisem. Hier soir, au moment où elle sortait de la maison de ses parents, la fille a été bousculée, jetée dans une voiture après avoir été chloroformée, conduite dans un yacht amarré au port et passée à tabac. Seulement, le rapt avait eu un témoin, un promeneur, qui a pris la bagnole des ravisseurs en chasse et qui a donné l’alerte en prévenant la police. Bref, je te résume la suite : le commissaire Shalma et sa brigade ont délivré la fille et coffré les auteurs du kidnapping. Tu connais Shalma. Il n’a fait qu’une bouchée de ces types et ils ont dû se mettre à table. L’instigateur du rapt est un copain de ton frère Alim : Mohand Khilad. Et les kidnappeurs sont des ouvriers de l’ATRAMO.
  
  A mesure que Riad Zeddine écoutait ce récit, ses traits se décomposaient et son teint devenait grisâtre.
  
  - Je rêve, articula-t-il avec effort. C’est un roman... un cauchemar...
  
  Il baissa la tête, prit son front dans sa main droite, resta un moment ainsi, effondré.
  
  Enfin, surmontant sa défaillance, il regarda Khairane et prononça d’une voix sourde :
  
  - Tu te rends compte ! La fille d’Alisem, la collaboratrice de Zohly ! Je vais avoir tout le ministère de l’Intérieur contre moi ! Mais que lui voulaient-ils, à cette fille ?
  
  - Eh bien, comme elle avait assisté à la scène du meurtre, au Nébo, ces imbéciles voulaient tout simplement lui arracher une autre version de l’histoire... Innocenter Saleh, quoi ! La faire revenir sur sa première déposition, et…
  
  - C’est de la démence ! jeta Zeddine d’une voix rauque.
  
  - Le copain d’Alim est en fuite, mais le juge a évidemment lancé un mandat d’arrêt.
  
  Zeddine passa sa langue sur ses lèvres devenues sèches.
  
  - Je commence à comprendre pourquoi Alim ne voulait pas rentrer à Beyrouth. Il voulait foutre le camp je ne sais où pour se mettre à l’abri. J’ai dû le forcer à m’accompagner.
  
  - Comme il est un des patrons de l’ATRAMO, il sera certainement convoqué par le juge Dolany.
  
  - La presse va s’en donner à cœur joie, tu penses, râla Zeddine. Le rapprochement est facile : pour sauver son neveu, Alim Zeddine fait enlever un témoin et tente d’obtenir de celui-ci un faux témoignage... Quel pétrin !
  
  Khairane pencha la tête, fit semblant de regarder les ongles de sa main gauche, toussota, prononça d’une voix plutôt hésitante :
  
  - Alim ne t’a pas parlé de cette histoire d’enlèvement ?
  
  - Non, pourquoi ?
  
  - Tu crois que... qu’il est dans le coup ?
  
  - Mais non, voyons ! La preuve, c’est que...
  
  Il se reprit, maugréa :
  
  - En fait, son silence ne prouve rien... Je ne sais plus très bien où j’en suis.
  
  - Dis-moi, Riad ?... Euh !... je te pose la question sans aucune arrière-pensée et tu ne m’en voudras pas, mais...
  
  - Mais quoi ? proféra Zeddine, énervé.
  
  - Es-tu sûr de ton frère Alim ?
  
  - A quel point de vue ?
  
  - Ben, je ne sais pas, moi... Les fonds qu’il a placés dans l’ATRAMO et aussi ses propres affaires d’import-export... Est-ce que tout est régulier ? Je veux dire : vis-à-vis de la loi ?
  
  - Mais je l’espère bien !
  
  Comme son ami ne levait toujours pas les yeux, Zeddine souffla d’une voix tendue :
  
  - Tu veux insinuer que... que Dolany pourrait découvrir des irrégularités dans les affaires d’Alim ?
  
  - Je n’en sais rien, évidemment. Mais si c’était le cas, il serait préférable que nous sachions à quoi nous en tenir. Nous avons été flics tous les deux et nous sommes bien placés pour savoir de quoi un magistrat aussi retors, aussi vicieux que Dolany est capable pour enfoncer un inculpé.
  
  - Un inculpé ? sursauta Zeddine.
  
  - C’est une supposition, précisa très vite Khairane. Imagine que ton frère se soit trouvé dans l’obligation de... de faire une petite entorse aux dispositions légales. Ces affaires d’import-export, ça frise parfois la fraude, tout le monde le sait.
  
  - Mais où veux-tu en venir ? s’impatienta Zeddine. Parle franchement, que diable ! Nous sommes entre nous.
  
  - L’année dernière, quand Alim a importé ces voitures allemandes pour lesquelles il n’avait pas de licences... On a chuchoté que c’était toi qui avais arrangé l’affaire au Caire.
  
  - C’est exact, reconnut Zeddine. Mais j’avais une raison tout à fait valable : nous avions besoin de l’appui des milieux allemands d’Égypte.
  
  - Tu ne crois pas que Dolany va profiter de l’occasion pour ramener cette histoire sur le tapis ? Tu as vu les journaux en ce qui concerne le lotissement de Cheback...
  
  Zeddine, accablé, se tassa dans son fauteuil et sombra dans une méditation silencieuse. Au vrai, cette méditation était plutôt une prostration. Pour la première fois, il prenait conscience de la gravité de sa situation. Aux menaces immédiates, d’autres venaient se joindre ; des souvenirs désagréables lui revenaient en mémoire, des souvenirs qui ressemblaient à des fantômes maléfiques.
  
  A la fin, il articula :
  
  - A ton avis, Kamal, sur qui pouvons-nous compter ?
  
  - A mon avis, tu ne peux plus compter sur personne, Riad, répondit Khairane.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Il fallut plusieurs minutes à Riad Zeddine pour digérer la réponse sans équivoque de Khairane. Mais, phénomène étrange, au lieu de l’accabler davantage, cette réponse ranima en lui les mystérieuses ressources de son âme de bagarreur.
  
  Il se leva, se mit à marcher dans la pièce.
  
  - Quand on a affaire à un groupe de pression, commença-t-il d’une voix plus ferme, la tactique est simple : il suffit d’opposer à ce groupe un autre groupe antagoniste... Dans le cas qui nous occupe, le problème est différent : tous les groupes sont ligués contre un seul homme. Et cet homme, c’est moi... Eh bien, je me défendrai tout seul !
  
  Il hocha la tête, continua son va-et-vient, reprit :
  
  - En définitive, cela ne me fait pas peur : seul contre tous, je relève le gant. Et je vais leur montrer de quoi je suis capable. S’ils s’imaginent que Riad Zeddine va se dégonfler, ils se trompent.
  
  Il fit une pause, puis enchaîna :
  
  - Avant tout, il me faut un bon avocat. Un type intelligent, souple, courageux et solide. Voyons... un homme qui a du prestige et qui partage mes idées politiques... Maître Pierre Tahine, par exemple. Qu’en penses-tu, Kamal ?
  
  - Il est à Paris pour deux semaines. J’avais immédiatement pensé à lui pour assurer la défense de ton neveu et je lui avais téléphoné. Sa secrétaire m’a répondu que Maître Tahine avait pris l’avion le matin même à destination de Paris.
  
  - Bon, tant pis... Maître Zorav alors ?
  
  - Il est à Bagdad pour l’affaire des pétroles de l’I.P.C.
  
  Zeddine eut un rire âcre, douloureux :
  
  - Pas de doute, je joue de malchance !
  
  Il se remit à déambuler.
  
  Poursuivant son soliloque, il énonça entre ses dents, comme pour lui-même, une série de noms qu’il écartait aussitôt. Puis, soudain :
  
  - Suis-je bête ! Ce qu’il me faut, c’est un avocat qui soit de l’autre bord ! Pour sa réputation, il sera bien obligé de faire le maximum, et ses amis seront pris à contre-pied ! Je vais solliciter le bâtonnier Kydani.
  
  - L’idée n’est pas mauvaise, approuva Khairane, séduit.
  
  - J’irai le voir en fin de matinée, demain. En attendant, je vais rédiger un mémoire qui lui donnera les grandes lignes de ma défense.
  
  - Quel système comptes-tu adopter ?
  
  - Le seul valable : désamorcer moi-même les bombes de mes adversaires. En d’autres termes, je vais d’emblée dissiper les malentendus. L’affaire du lotissement ? Je suis intervenu en faveur de mon frère afin de conserver le contrôle sur une opération d’utilité publique. L’affaire des voitures allemandes ? Ce marché visait des objectifs politiques favorables à la Ligue Arabe... Fais-moi confiance, j’ai des arguments et j’ai de quoi les étayer. L’opinion comprendra qu’on essaie de m’éliminer pour des motifs inavouables. Une opinion, ça se retourne.
  
  Rien qu’à l’idée de se battre, Zeddine reprenait du poil de la bête.
  
  - Je vais me mettre au travail tout de suite, dit-il. Tu peux rentrer chez toi, Kamal. Je te convoquerai demain, après ma visite au bâtonnier.
  
  - D’accord, acquiesça Khairane en se levant.
  
  Son expression s’était modifiée. Il reprenait espoir, lui aussi.
  
  Zeddine, sur un ton presque enjoué, s’exclama :
  
  - Je laisserai sans doute quelques plumes dans cette histoire stupide, mais ça me servira de leçon. Tous les grands hommes politiques ont été secoués par de tels orages, et ils sont tous sortis grandis de l’épreuve. Au Conseil de la Ligue, plus de la moitié de nos frères ont connu l’exil, la prison, la disgrâce. Ils ne s’en portent pas plus mal, bien au contraire !
  
  Kamal Khairane était ému. Il retrouvait le véritable Zeddine, l’indomptable Zeddine.
  
  
  
  
  
  Pendant ce temps-là, au Caire, des événements très insolites se déroulaient à la faveur de la nuit.
  
  Constantin Somonief, conseiller technique à l’ambassade d’U.R.S.S. et discret porte-parole du Kremlin auprès des dirigeants de la R.A.U., avait eu un long entretien secret avec le général égyptien Kishri, chef du Conseil militaire de la Ligue Arabe et commandant-adjoint de l’état-major interarmes des Forces militaires de la République Arabe Unie.
  
  D’abord réticent, Kishri avait fini par se rallier à la suggestion de son interlocuteur russe.
  
  - J’espère que vos informations sont exactes, conclut le général. Personnellement, je ne vous le cache pas, cela ne me plaît guère de profiter de l’absence de Zeddine pour lancer cette opération. A mon avis, c’est une faute tactique. Frapper un homme dans le dos, ce n’est jamais payant. D’autre part, cette action prématurée va me priver d’un élément de prestige auquel j’attachais une certaine importance. J’aurais voulu étaler à la face du monde l’échec total de Zeddine à cette assemblée générale.
  
  - Il a été mis en minorité, glissa Somonief.
  
  - Justement, mon triomphe était assuré. Or, nous venions seulement d’aborder la question des ordres du jour.
  
  - Il faut considérer l’affaire Zeddine dans son contexte, mon général, rétorqua le Russe. Nous bénéficions d’une conjoncture tout à fait exceptionnelle. La chute brutale de Zeddine aura un effet de choc sur nos adversaires... D’ailleurs, je me permets de vous le répéter, on estime à Moscou qu’il n’y a plus une minute à perdre.
  
  - Eh bien, faites pour le mieux. Je vais convoquer le colonel Hatyour.
  
  Quarante minutes plus tard, un commando des Forces Spéciales égyptiennes dirigé par le colonel Hatyour investissait un hôtel de l’avenue Malik et procédait à l’arrestation d’un touriste grec originaire de Kozàni, un nommé Spyros Antopoulos, qui fut emmené illico, avec tous ses bagages, dans un des locaux du Deuxième Bureau.
  
  Mis en présence des documents découverts dans le double fond de l’une de ses valises, Antopoulos s’empressa de faire des aveux complets. Il ne tenait évidemment pas à subir les traitements que les agents spéciaux égyptiens réservent aux inculpés trop peu bavards.
  
  Antopoulos reconnut donc qu’il était à la fois un informateur et un agent de liaison des réseaux albanais, et qu’il avait effectivement eu des contacts, trois mois plus tôt, à Istanbul, avec Riad Zeddine, par l’intermédiaire d’un autre agent.
  
  Antopoulos admit avec la même docilité que Riad Zeddine lui avait confié, pour certain bureau de Tirana, une note confidentielle sur l’importance des effectifs du Parti Ouvrier Révolutionnaire Arabe.
  
  Après avoir signé ses aveux, l’espion grec fut conduit à la prison militaire et mis au secret.
  
  Le général Kishri et Constantin Somonief reçurent des photocopies de la déposition signée par Antopoulos. Somonief, satisfait, confia aussitôt une de ces photocopies à un émissaire en partance pour le Kremlin. Quant à Kishri, il décida d’attendre la fin de la matinée pour consulter son ministre. Il s’agissait d’officialiser contre Riad Zeddine une accusation de haute trahison, et une décision d’une telle gravité ne pouvait être prise qu’à l’échelon suprême.
  
  
  
  
  
  Les équipes du S.R. libanais qui surveillaient le domicile de Riad Zeddine n’avaient pas la tâche bien difficile. Comme la propriété touchait l’hippodrome, les spécialistes du guet avaient installé leur dispositif à l’intérieur même du champ de courses.
  
  Quant au contrôle des écoutes, il était assuré par quatre techniciens cachés avec leurs appareils dans un camion en stationnement près de l’avenue du 22 Novembre.
  
  A onze heures moins le quart du matin, les observateurs virent arriver chez Zeddine un visiteur qu’ils identifièrent instantanément. C’était le bâtonnier Georges Kydani, un des plus célèbres avocats du Liban.
  
  Aussitôt alertés, les opérateurs dissimulés dans le camion branchèrent leurs enregistreurs. Grâce aux micros disséminés dans la plupart des pièces de l’habitation de Zeddine, la conversation ne pouvait leur échapper.
  
  Zeddine commença par remercier le bâtonnier.
  
  Nous n’avons ni les mêmes convictions religieuses ni les mêmes opinions politiques, dit-il à l’avocat, mais comme j’ai besoin d’un défenseur compétent et intègre, je ne peux m’adresser qu’à vous. Et je vous suis très reconnaissant d’accepter ma requête.
  
  - Laissons de côté la religion et la politique, répondit Kydani. Ce n’est pas l’homme que vous avez devant vous, monsieur le Secrétaire général, c’est l’avocat. Je ne fais que mon métier, vous n’avez donc pas à me remercier.
  
  - Vous êtes au courant de ce qui se passe, n’est-ce pas ?
  
  - Je lis les journaux, en effet.
  
  - Je vous signale tout de suite que je ne suis pas coupable des actes dont on m’accuse. J’ai d’ailleurs...
  
  - Une seconde, coupa l’avocat sur un ton impérieux, je voudrais savoir avant tout si c’est votre défense personnelle que vous désirez me confier ou celle des membres de votre famille actuellement incarcérés ?
  
  - La mienne, précisa Zeddine.
  
  Le bâtonnier Kydani, un homme de forte corpulence, âgé d’une soixantaine d’années, au lourd visage à bajoues, avait une voix chaude, profonde, admirablement timbrée. Ses plaidoiries attiraient toujours la foule au Palais.
  
  - Voyons, murmura-t-il, vous n’êtes pas inculpé, que je sache ?
  
  - Pas encore, grinça Zeddine, amer, mais cela ne saurait tarder. La campagne de presse dirigée contre ma famille ne m’épargnera certainement pas. De toute manière, je veux prendre les devants et je pense que vous serez...
  
  La sonnerie du téléphone l’interrompit. Il décrocha le combiné.
  
  - Oui, bonjour Kamal, répondit-il à son homme de confiance qui était à l’autre bout du fil.
  
  - ...
  
  - Oui, justement, je suis en conférence à ce sujet. Je te rappellerai plus... Comment ?... Non, pas encore... Quoi ?
  
  Le faciès crispé, Zeddine écouta en silence, pendant plusieurs minutes, ce que Khairane lui racontait. Lorsque ce dernier se tut, Zeddine articula :
  
  - Oui, immédiatement.
  
  Il raccrocha, regarda l’avocat, prononça d’une voix morne :
  
  - Mon frère Alim est accusé de trafic d’armes et de trafic de drogue. La première édition de Midi-Liban vient de paraître et diffuse la nouvelle. Ce journal affirme que mon frère est en fuite, ce qui est faux.
  
  Il aspira une bouffée d’air, reprit sur le même ton :
  
  - La campagne est bien orchestrée, mais rira bien qui rira le dernier !... La calomnie et la diffamation, ce sont aussi des crimes... Un de mes collaborateurs va m’apporter ce journal dans quelques instants. Excusez-moi, je vais passer un coup de fil à mon frère et je vais le convoquer. Puisque vous êtes là, vous lui demanderez des explications au sujet de cette accusation dont il est question dans Midi-Liban. Vous n’êtes pas trop pressé, j’espère ?
  
  - J’ai tout mon temps, assura l’avocat.
  
  Zeddine décrocha son téléphone, composa un numéro, dut patienter plusieurs minutes avant d’obtenir une réponse. C’est une femme qui répondit.
  
  Zeddine questionna sèchement :
  
  - C’est vous, Samira ?
  
  - Oui.
  
  - Riad à l’appareil. Voulez-vous me passer mon frère ?
  
  Au lieu de répondre, Samira Zeddine éclata en sanglots. Riad maugréa, agacé :
  
  - Eh bien quoi ? Que se passe-t-il ? Pourquoi pleurez-vous ?
  
  A travers ses hoquets et ses pleurs, Samira parvint à formuler par bribes :
  
  - Il est parti... Les policiers sont venus... Que vais-je devenir avec mes enfants, Riad ? C’est affreux...
  
  Incapable de se contenir plus longtemps, Riad vociféra :
  
  - Quand est-il parti ?
  
  - Un peu... un peu avant l’aube. Il ne faisait pas encore jour... Il m’a tirée de mon sommeil... pour me dire adieu.
  
  - Mais ne pleurez donc pas comme ça ! la morigéna durement Zeddine. Il n’y a rien de bien grave, croyez-moi. Alim a eu tort de s’affoler, la police voulait tout simplement lui demander des renseignements. Je vais passer chez vous dans une demi-heure.
  
  II plaqua le combiné sur la fourche de l’appareil, regarda l’avocat.
  
  - Mon frère a quitté son domicile ce matin, à l’aube. J’ignore où il a pu aller, mais j’arrangerai cela tout à l’heure. C’est inconcevable ! Un homme de 43 ans, père de quatre enfants, perdre la tête comme un gamin !
  
  Puis, une idée lui traversant l’esprit :
  
  - Après tout, il est peut-être tout bonnement à son bureau.
  
  Il décrocha derechef le téléphone, composa un numéro.
  
  - La société Monexpo ? lança-t-il. Passez-moi M. Zeddine, je vous prie.
  
  - M. Zeddine est absent, répondit une voix féminine.
  
  - M. Nissar alors. C’est Riad Zeddine à l’appareil.
  
  Il y eut quelques déclics, un grésillement, puis la voix d’Osman Nissar, le fondé de pouvoir de la firme d’import-export d’Alim Zeddine :
  
  - Osman Nissar. Bonjour monsieur Zeddine.
  
  - Dites-moi, je voudrais toucher mon frère, pouvez-vous m’indiquer où il se trouve en ce moment ?
  
  - Nous sommes sans nouvelles de lui, monsieur Zeddine.
  
  - Il n’est pas venu au bureau ce matin ?
  
  - Euh !... en fait, il est passé ici de très bonne heure, bien avant l’ouverture des bureaux.
  
  - Vous l’avez vu ?
  
  - Non, je n’étais pas encore arrivé. C’est le chef comptable qui m’a mis au courant. Votre frère lui avait laissé un mot.
  
  - Un mot ? Quel mot ?
  
  - Euh !... Votre frère a emporté tout l’argent liquide qui se trouvait dans le coffre.
  
  - Et alors ? Il n’a pas laissé d’instructions ?
  
  - Non, monsieur Zeddine... Euh !... Je me permets de vous signaler que la Police judiciaire est venue vers dix heures et que les inspecteurs ont apposé les scellés sur le bureau de votre frère, sur la salle des archives et sur les entrepôts, et qu’ils ont emporté les livres de comptabilité. Le chef comptable est en ce moment dans le bureau du commissaire principal Shalma.
  
  - Bien, je vous remercie, Nissar. Je vous verrai plus tard.
  
  Zeddine avait encore la main sur l’appareil qu’il venait de raccrocher quand sa secrétaire - dont le bureau se trouvait près du hall d’entrée de la maison - introduisit Kamal Khairane. Celui-ci, sa serviette de cuir noir à la main, arborait une mine lugubre. Il salua l’avocat d’une inclination de la tête, pleine de déférence. Il connaissait évidemment de réputation le bâtonnier, mais il n’avait jamais eu de contacts personnels avec ce dernier.
  
  Zeddine fit rapidement les présentations.
  
  Khairane prit dans sa serviette plusieurs exemplaires de l’édition du Midi-Liban, donna un journal à Zeddine, un autre à l’avocat, en conserva un pour lui-même.
  
  Dans son éditorial, Habdi Koutem, le directeur du quotidien, parlait en termes virulents de l’agression dont avait été victime un des témoins du drame qui s’était déroulé au Nébo-Paradise et, utilisant cet incident en guise de tremplin, il reprenait toute l’affaire. L’ensemble de l’article constituait un réquisitoire implacable contre la famille Zeddine tout entière, avec quelques flèches particulièrement acérées pour Riad auquel on reprochait son népotisme sans scrupule.
  
  Un autre article en première page - anonyme celui-là - annonçait le nouveau rebondissement de l’affaire : la découverte du trafic d’armes et de drogue auquel se livraient les sociétés ATRAMO et MONEXPO, deux firmes financées par Alim Zeddine.
  
  Enfin, toujours à la première page du quotidien, sous un titre en petites capitales grasses : DERNIERE MINUTE.
  
  « Au moment de mettre sous presse la première édition de notre journal, nous apprenons de source autorisée que le directeur général de la société Monexpo, Alim Zeddine, est en fuite. Selon une déclaration d’un employé de cette firme, Alim Zeddine aurait fait main basse sur tout l’argent liquide de la société Monexpo avant de disparaître. Le juge Dolany aurait lancé un mandat d’arrêt à l’encontre du trafiquant fugitif. »
  
  Riad Zeddine déposa son exemplaire du journal sur sa table et murmura :
  
  - Cette fois, ils vont trop loin. Je les attaque en justice.
  
  Khairane prononça d’une toute petite voix :
  
  - Il y a également un article à ton sujet en page 3, Riad... Dans les informations politiques.
  
  Zeddine reprit la feuille et, tout en la dépliant, articula, sarcastique :
  
  - Décidément, je suis la vedette en ce moment !
  
  L’article de la page 3 portait comme manchette :
  
  Riad Zeddine mis en échec au Conseil de la Ligue Arabe.
  
  Suivait un compte rendu de la séance houleuse du Caire au cours de laquelle les propositions de Zeddine avaient été rejetées.
  
  En lisant ce papier - d’une malveillance agressive - Zeddine comprit que ces lignes avaient été inspirées directement par un membre du Conseil qui avait assisté à la réunion. Certains détails concernant les débats ne laissaient planer aucun doute là-dessus.
  
  La voix de l’avocat Kydani rompit le silence :
  
  - Vous avez beaucoup d’ennemis depuis quarante-huit heures, monsieur Zeddine. Vous allez devoir vous battre sur plusieurs fronts... A votre place, j’y regarderais à deux fois avant de riposter par un procès en diffamation.
  
  - C’est la seule manière de couper court à toutes ces calomnies, répliqua Zeddine.
  
  - Êtes-vous sûr qu’il s’agisse de calomnies ? insinua l’homme de loi. Habdi Koutem, le directeur du Midi-Liban, est un homme extrêmement circonspect. Depuis qu’il dirige son journal, je ne l’ai jamais vu commenter une information douteuse. S’il accuse publiquement votre frère, c’est qu’il a des renseignements de première main. Du moins, telle est mon opinion.
  
  Zeddine parut ébranlé.
  
  - Vous avez sans doute raison, monsieur le bâtonnier, émit-il. La précipitation est presque toujours une source de maladresses... Au demeurant, nous devons d’abord nous occuper de ma défense ; les membres de ma famille, c’est une autre question. J’ai passé une partie de la nuit à rédiger à votre intention un mémoire dans lequel j’ai essayé de condenser les arguments que je compte opposer aux accusations de mes adversaires. Je vais vous demander d’étudier ce mémoire et de me donner ensuite votre avis.
  
  - En effet, acquiesça l’avocat, approbateur, c’est la meilleure façon de préparer nos batteries.
  
  Zeddine tendit à l’homme de loi une liasse de feuillets manuscrits.
  
  Puis, avec une sorte d’humilité qui ne lui était pas coutumière, il remit à l’avocat une enveloppe scellée :
  
  - La provision d’usage...
  
  Le bâtonnier décacheta l’enveloppe, en retira un chèque dont le montant énorme le fit sourciller.
  
  - Avec votre permission, monsieur le Secrétaire général, dit-il en redéposant le chèque sur la table de Zeddine, nous reparlerons de ce problème plus tard. J’accepte votre défense, cela seul compte... Si je remets ce chèque à ma banque, nous pouvons craindre des indiscrétions. Je ne voudrais pas que des rumeurs puissent circuler, vous me comprenez ? Vos ennemis affirmeraient que vous avez acheté à prix d’or mes services.
  
  Il se leva, glissa dans sa sacoche le journal et les feuillets du mémoire.
  
  - Je vous téléphonerai vers 19 heures, si cela vous convient ?
  
  - Je vous en remercie d’avance, opina Zeddine.
  
  Dès que l’avocat eut quitté la maison, Zeddine jeta à Kamal Khairane :
  
  - Maintenant, la première chose à faire, c’est de retrouver mon imbécile de frère.
  
  - Tu sais où il est ?
  
  - Non, mais je ne tarderai pas à le savoir. Et je te garantis qu’il va passer un mauvais quart d’heure... Je te verrai vers cinq heures, ici.
  
  - D’accord.
  
  - Entre-temps, essaie de m’avoir les journaux du Caire. Cette histoire de mon échec au Conseil m’intrigue. Le général Kishri est un pleutre, ce n’est sûrement pas lui qui mène cette offensive contre moi. Je soupçonne plutôt Ibrahim Azzed... Il briguait le poste que j’occupe et il m’en veut de l’avoir évincé.
  
  - Si tu dois te battre contre tous les gens que tu as évincés, murmura Khairane, tu n’as pas fini !
  
  - Eh oui, je commence à m’en rendre compte ! Mais que veux-tu, c’est la loi de la vie : le plus fort écrase le plus faible. Personne n’y changera rien.
  
  - C’est parfait, à condition de rester le plus fort.
  
  - Ne te tourmente pas, Kamal, je suis toujours le plus fort. Nous en reparlerons quand la tempête sera passée. Et nous en rirons, crois-moi !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Au volant de sa Mercedes noire, Riad Zeddine fonçait vers l’avenue de l’Indépendance.
  
  Les agents du S.R. libanais qui surveillaient son domicile l’avaient pris en chasse.
  
  Arrivé devant la propriété de son frère Alim, Riad rangea sa voiture, débarqua, traversa le jardin d’un pas rapide et grimpa en souplesse les marches du perron.
  
  Il sonna.
  
  La servante qui vint lui ouvrir avait été prévenue.
  
  - Madame vous attend au salon, dit-elle.
  
  Riad escalada quatre à quatre l’escalier qui conduisait au premier étage. Il était gonflé à bloc, plein de dynamisme, et même de bonne humeur. L’atmosphère du combat le fouettait. Il retrouvait, à cinquante-cinq ans, cette fureur de vaincre qui l’avait animé durant toute sa jeunesse et que la réussite avait un peu endormie.
  
  Samira Zeddine, une très belle femme de quarante ans, élégante et distinguée, une vraie Libanaise au visage grave, était assise dans un fauteuil. Ses yeux sombres, rougis par les pleurs, reflétaient une tristesse incommensurable.
  
  - Riad ! s’exclama-t-elle en se levant d’un bond.
  
  Zeddine lui embrassa le front, lui tapota l’épaule. Il était le patriarche, le chef de la tribu, le dieu tutélaire de la famille.
  
  - Raconte, dit-il. Je dois absolument retrouver Alim et je n’ai pas beaucoup de temps. Il m’avait promis de ne pas quitter la maison.
  
  Samira lui narra le départ dramatique de son mari, à cinq heures du matin, dans une ambiance de panique et de désespoir.
  
  - Il était comme fou... Il m’a mis un paquet de billets de banque dans la main, il est allé embrasser les enfants... Il m’a dit : tu auras de mes nouvelles plus tard, dans deux ou trois ans. Ne perds pas courage !
  
  - Il est parti avec sa voiture ?
  
  - Non... Une voiture l’attendait devant la maison. Je ne pouvais pas très bien distinguer à cause de l’obscurité, mais il m’a semblé que c’était la Porsche grise de Sidka.
  
  Zeddine eut un haut-le-corps.
  
  - Sidka Ziffane ?
  
  - Oui, je crois.
  
  - Bon, voilà une indication précieuse... Je reviendrai dans la soirée si je n’ai pas retrouvé ton mari, mais j’espère bien te le ramener dans une heure.
  
  Il dévala les marches de l’escalier, sauta dans sa Mercedes et démarra.
  
  Sidka Ziffane... Un ami d’enfance d’Alim. Un petit gars déluré qui avait débuté dans la vie comme chasseur au Bristol et qu’Alim avait soutenu financièrement quand l’ancien groom cherchait de l’argent pour fonder son agence de voyages de la rue El Arz.
  
  Conduisant d’une main sûre en direction de la rue El Arz, Zeddine s’avisa soudain que ce n’était probablement pas à cet endroit que son frère était allé se cacher, mais plutôt chez les vieux parents de Ziffane, dans leur bicoque de la rue El Hussein.
  
  Il freina, tourna dans la première rue à gauche, fila vers l’ouest de la ville.
  
  Ayant atteint la place Donan, il vira à droite, s’engagea dans une rue plus étroite, stoppa un peu avant le croisement de la rue Sabra.
  
  Son instinct lui dictait à présent une attitude plus rusée. Il connaissait trop bien son frère.
  
  Il inséra sa voiture dans une file de véhicules rangés le long du trottoir, descendit de la limousine, contourna à pied deux pâtés de maisons, traversa un terrain vague qui jouxtait un nouvel immeuble en construction, se retrouva ainsi derrière le modeste jardin de la famille Ziffane. Il enjamba le barbelé d’une clôture et arriva dans la courette postérieure de la vieille maisonnette aux murs gris.
  
  Il poussa doucement une porte vitrée, déboucha dans une cuisine pauvre où une vieille femme lavait du linge.
  
  - Bonjour, madame Ziffane, chuchota-t-il, souriant.
  
  La vieille sursauta, puis :
  
  - Ah, c’est toi, Riad !
  
  Elle eut un vague sourire édenté, plaisanta familièrement :
  
  - Il y a au moins vingt ans qu’on ne t’a plus vu ici ! Depuis que tu es riche et célèbre...
  
  - Où est Sidka ?
  
  - Ils sont tous en bas.
  
  - Dans la cave où nous venions jouer autrefois ?
  
  - Oui, il n’y a rien de changé chez nous. Nous ne sommes pas devenus riches, nous.
  
  - Qui est là ?
  
  - Eh bien... ton frère Alim, Mohand, Aziz et mon fils. Ils discutent.
  
  - Je peux descendre ?
  
  - Oui, naturellement.
  
  - Vous savez, vous n’avez pas du tout changé, madame Ziffane.
  
  - Ce sont les jeunes qui changent : les vieux restent vieux !
  
  Zeddine traversa la cuisine, longea un couloir pavé, descendit l’escalier de pierre qui conduisait au sous-sol.
  
  Son irruption dans le local où les quatre hommes se tenaient autour d’une table encombrée de bouteilles de bière et de verres fit sensation.
  
  Ils se levèrent tous et restèrent comme figés. Riad s’avança vers son frère Alim.
  
  - Viens, dit-il, cassant. Je te ramène chez toi. Tu m’avais promis de ne pas quitter ton domicile.
  
  Alim, désemparé, fixait Riad d’un œil bizarre.
  
  - Pas question, articula-t-il avec effort. Je reste ici.
  
  - Tu ne veux pas m’accompagner ? fit Riad, menaçant.
  
  - Non.
  
  - Tu as perdu la raison ou bien quoi ? Tu te rends compte de ce que tu fais ?
  
  - Pour ça, oui, ricana Alim.
  
  - Tu es en train de nous couler tous : toi, Ahmad, Saleh, tes amis et moi-même. Nous ne pouvons pas nous défendre si tu te dérobes à la justice.
  
  - Possible, dit Alim dans un souffle.
  
  Riad Zeddine s’énervait.
  
  - Espèce de crétin, tu n’es donc pas capable de réfléchir ?
  
  - C’est tout réfléchi, Riad.
  
  - Les journaux te traitent de trafiquant et tu...
  
  - Oh, fous-moi la paix ! hurla soudain Alim au bord de la crise de nerfs. Et j’aime autant te le dire tout de suite : je suis un trafiquant. Les armes et la drogue, ce n’est pas du bidon. Je suis dans la merde jusqu’au cou ! Voilà la vérité.
  
  Riad Zeddine, le souffle coupé, demeura pétrifié.
  
  Alim reprit sur le même ton démentiel :
  
  - On ne m’a pas laissé le choix, figure-toi ! Il y a déjà cinq ans qu’ils sont venus et qu’ils m’ont mis le couteau sur la gorge : ou bien je marchais avec eux, ou bien ils me zigouillaient. A cause de toi, Riad. Parce que je suis ton frère et que ça les intéressait d’avoir un membre de la famille du puissant Riad Zeddine dans leur organisation. Parfaitement.
  
  - Ah ! c’est comme ça ? articula Riad, la face livide. Et pourquoi ne m’en as-tu pas parlé à l’époque ?
  
  - Ils me l’avaient interdit.
  
  - Tu n’es donc pas seulement un minus, tu es aussi un lâche, un couard !... Et qui sont ces gens, cette organisation ?
  
  - Tu ne les connais pas. Ils sont ici et ils sont ailleurs. Ils sont plus puissants que toi.
  
  - Tu te trompes, Alim. Et je vais te prouver que je suis plus fort qu’eux. C’est même une occasion inespérée... Viens avec moi, tu ne le regretteras pas.
  
  - Inutile d’insister, Riad, c’est non.
  
  - Je t’ai arraché à la misère et tu n’as pas confiance en moi ? gronda Riad, incrédule.
  
  - Ils tueront ma femme et mes enfants, ils l’ont dit. Par contre, si je me montre obéissant, ils me feront sortir du pays et ils m’amèneront Samira et les gosses dans quelques mois, dans un pays étranger, loin d’ici.
  
  - Et moi ?
  
  - Comment ça, toi ?
  
  - Tu ne penses qu’à toi dans cette histoire... Si tu prends la fuite, tu jettes définitivement le déshonneur sur notre nom.
  
  - Tant pis.
  
  - Ah ! tu crois ?... Eh bien, tu vas changer de programme, c’est moi qui te le dis ! Tu iras en prison, et ça ne te fera pas de tort. Allez, en route !
  
  Il s’avança vers son frère. Alim sortit prestement un automatique de sa poche.
  
  - Ne me touche pas, Riad, prononça-t-il d’une voix frémissante. Chacun pour soi. Si tu veux te donner aux flics, je ne t’en empêche pas. Mais moi, jamais.
  
  - C’est ce que nous allons voir, triple idiot ! grinça Riad.
  
  Il bondit sur Alim, les deux mains projetées vers l’automatique. Il y eut une courte lutte. Les autres, médusés, retenaient leur souffle.
  
  Un coup de feu éclata et Riad poussa un cri déchirant en s’écroulant.
  
  Quarante secondes plus tard, quatre costauds du S.R. pénétraient en trombe dans la cave, le Colt au poing.
  
  Alim tira sur les arrivants. Les Colt de police tonnèrent une fraction de seconde après.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Gratifié de trois balles dans la tête, Alim Zeddine avait été tué sur le coup.
  
  Riad Zeddine expira au moment où le chirurgien de l’hôpital municipal allait tenter une ultime intervention.
  
  A l’heure même où le médecin-légiste arrivait pour établir l’acte de décès, la première édition du journal égyptien Al Ahram paraissait au Caire avec une nouvelle fracassante :
  
  RIAD ZEDDINE ACCUSE DE HAUTE-TRAHISON
  
  Le secrétaire de la Ligue Arabe est accusé d’avoir transmis des documents secrets aux agents d’une puissance étrangère.
  
  De nombreuses arrestations sont imminentes.
  
  Une photo de Riad Zeddine illustrait l’article.
  
  
  
  
  
  Deux jours plus tard, à Paris, au siège du SDECE, Coplan fut accueilli par son directeur qui lui lança sur un ton ironique :
  
  - Vous n’étiez pas en pleine possession de vos moyens, à Beyrouth ?
  
  - Moi, pourquoi ? fit Francis, un peu désarçonné.
  
  - Vous avez laissé deux Zeddine en vie, si j’en crois les gazettes. C’est contraire à vos habitudes, non ?
  
  Coplan prit le parti de rire :
  
  - Mon contrat prévoyait qu’ils en sortiraient vivants tous les quatre. Les deux décès ont été provoqués par un incident de parcours.
  
  - Asseyez-vous, voyons. Nous avons à bavarder.
  
  Coplan alluma une Gitane, prit place dans le fauteuil réservé aux visiteurs.
  
  Le Vieux reprit :
  
  - Inutile de vous dire que tout le monde est enchanté ici. La disparition de Zeddine est une porte ouverte vers la réconciliation de l’Occident et de l’Orient.
  
  - Zohly et ses amis étaient très satisfaits, eux aussi. Dans un sens, la mort de Riad les arrangeait. Au point où en étaient les choses, la survivance politique du clan Zeddine n’était plus pensable.
  
  - Vous avez touché une belle gratification, j’espère ? murmura le Vieux, une lueur cupide dans le regard.
  
  - Zéro, oui ! Zohly tenait absolument à me donner une prime en dollars, et je dois reconnaître qu’elle était généreuse... mais je l’ai envoyé dinguer avec son fric. Cette affaire Zeddine, c’était un luxe que je m’offrais sur mes économies.
  
  - En somme, tout a marché comme sur des roulettes, non ?
  
  - Oui, nous avions encore des tas de munitions quand la bataille s’est arrêtée. En gros, nous n’avons pas utilisé le quart des bombes que nous avions préparées... Et je dois vous confesser que c’est grâce à Vouget. Son idée d’attirer mon attention sur le jeune neveu de Zeddine était très astucieuse et j’en ai tiré parti.
  
  - Je croyais que Zeddine aurait été plus difficile à abattre, figurez-vous.
  
  - Moi aussi, convint Coplan. Mais maintenant que j’ai réalisé cette étrange expérience, j’ai changé d’avis. Avec un bon réseau d’informateurs et des appuis occultes, on peut fusiller n’importe qui de cette manière : vous, moi, l’épicier du coin, le Pape, l’archange Gabriel et tutti quanti. Personne ne peut résister à une manœuvre pareille.
  
  Le Vieux esquissa une moue :
  
  - Là vous allez peut-être un peu loin.
  
  - Je vous assure, je parle sincèrement. Prenez-moi un individu dans la rue, au hasard, et mettez un réseau autour de lui, c’est gagné d’avance. Sa vie professionnelle, sa vie privée, ses attaches, ses faiblesses, ses péchés oubliés, ses vices ou plus simplement ses petites manies, faites de tout cela un bon mélange et servez à petite dose : il est foutu, coulé, ratatiné.
  
  - Vous admettrez néanmoins que les tuyaux que je vous avais glissés via Rome étaient de premier choix ?
  
  - Bien sûr. Mais j’ai réfléchi à cette histoire. A mon avis, Zohly a monté sa conspiration parce qu’il savait que les amis politiques de Zeddine cherchaient également à le liquider... Zohly agissait en cheville avec la C.I.A.
  
  - Nous ne sortirons pas de sitôt de cette tenaille, marmonna le Vieux. Quoi que nous fassions, ou bien nous travaillons pour les U.S.A. ou bien nous travaillons pour l’U.R.S.S. Et, neuf fois sur dix, pour les deux ensemble. C’est la conjoncture qui veut ça.
  
  - La paix a des raisons que la raison ignore.
  
  - Vous devez être content d’avoir participé à la chute de votre ennemi, non ?
  
  Coplan tira une bouffée sur sa Gitane.
  
  - Au début, j’étais emballé, bien sûr. Après, j’aurais volontiers retourné ma veste pour changer de camp. Du moment que cette fripouille de Zeddine avait tout le monde contre lui, j’avais envie de me mettre à ses côtés... Bizarre, non ?
  
  - Il y a longtemps que j’ai compris que vous aviez une âme de Don Quichotte, railla le Vieux, amical.
  
  - Soit dit en passant, je rapporte aussi quelques informations précieuses pour vous. J’ai pu mettre le nez dans des documents très instructifs.
  
  - Je n’en attendais pas moins de vous, mon cher Coplan... Mais ce qui me fait bien rire, moi, quand je pense à la mésaventure du tout-puissant Zeddine, c’est qu’il y a des zigotos qui proclament que nous sommes périmés, qu’un service comme le nôtre est dépassé, inutile, et que les satellites artificiels feront le boulot beaucoup mieux que nous !...
  
  - C’est exactement le contraire, dit Coplan, sarcastique. Notre industrie est à l’aube d’une prospérité jamais connue auparavant ! Riad Zeddine n’avait rien à redouter d’un satellite-espion ; ce sont les petites larves qui grouillaient dans son entourage qui l’ont dévoré.
  
  - Juste ciel, vous n’allez pas gémir sur son sort à présent ? s’écria le Vieux.
  
  - Certes, non, bougonna Coplan. Mais son sort est un peu celui de chacun de nous, hélas !
  
  - N’exagérons rien, dit le Vieux... A propos, il paraît que la petite Elga a été sensationnelle, une fois de plus ?
  
  - Dans le genre garce, c’est vraiment ce que j’ai vu de mieux... Et dire que dans dix ans cette diablesse sera peut-être une honnête mère de famille !... Je comprends que certains philosophes en sont toujours à se demander si la femme a été créée par le bon Dieu ou par le Diable !
  
  - Je suppose qu’ils ont travaillé en équipe ? rigola le Vieux. Pour la femme et pour tout le reste d’ailleurs... C’est ce qui fait le piquant de l’univers.
  
  Coplan se leva pour aller écraser son mégot dans le cendrier posé sur la table du Vieux.
  
  - Vous avez peut-être raison, dit-il, songeur.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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