- Je suis arrivé trop tard pour louer deux places assises, regretta Robin Duff.
Coplan se serra contre lui. Dans le stade Hillsborough à Sheffield, une vaste structure un peu vieillotte en béton armé barricadée de fer, l’équipe de football de Liverpool s’apprêtait à affronter celle de Nottingham Forrest pour une demi-finale de la Coupe d’Angleterre. Dans les tribunes, les supporters agitaient les drapeaux de leur clan, rouges pour les premiers, bleus pour les seconds. Les chants rivaux créaient une cacophonie qui martyrisait les tympans.
- Ce sera un match plaisant, glissa le Britannique à l’oreille de Coplan. Que ce soit Liverpool qui gagne ou Nottingham peu importe, pourvu que l’on assiste à du beau ballon.
- J’aime le football comme tous les sports d’ailleurs, répliqua Coplan, mais j’aimerais que l’on parle de nos affaires. Les cinq cent mille dollars, qui les offre ? Et en échange de quoi ?
Duff sourit avec indulgence.
- Plus tard. Après la partie. Pour le moment, ne me gâchez pas mon plaisir. Les équipes ne vont pas tarder à entrer sur le terrain.
C’était un homme mince et petit, plutôt fluet même, avec des cheveux blonds clairsemés, une lippe, des yeux rusés, et un teint rouge brique. Vêtu avec recherche, il portait un foulard noué autour du cou, enfoncé dans l’échancrure de la chemise. En Britannique avisé, il avait pris la précaution de se munir d’un trench-coat et d’un parapluie.
Lorsque l’horloge électrique indiqua quinze heures, les deux équipes pénétrèrent sur le terrain, précédées par l’arbitre et les deux juges de touche. Une folle ovation les salua et la houle des drapeaux oscilla en même temps que redoublaient les cris et les chants. Devant Coplan et Duff, des spectateurs entonnèrent même le God Save the Queen tant ils jugeaient l’occasion solennelle.
L’arbitre procédait au toss quand se manifesta le premier mouvement de foule dans le dos de Coplan et de Duff. Une brusque poussée.
- Voilà l’ennui d’être debout, grogna l’Anglais, mécontent. Le match démarra au moment où Coplan fronçait les sourcils car une brutale pression le déplaçait irrésistiblement vers l’avant. Puis il y eut un coup de boutoir et il se trouva projeté au-dessus du rang de spectateurs le précédant.
En cet instant, il ignorait l’origine du drame qui s’annonçait. Quatre mille amateurs de ballon rond munis de faux billets, forçaient les portes d’un stade comble. Renforcés par des supporters arrivés trop tard pour obtenir un ticket d’entrée, ils lançaient leurs trois cents tonnes de chair et d’os dans la travée d’accès. Ce gigantesque coup de bélier écrasait sur son passage les spectateurs du dernier rang et repoussait la masse des autres sur les grilles séparant les tribunes de la pelouse.
Coplan ne dut son salut qu’au surentraînement physique auquel il se livrait entre deux missions, au cours des stages prolongés dans les bases du 11ème choc (Service Action Terre de la D.G.S.E.) et du C.E.O.M. (Centre d’Entraînement des Opérations Maritimes à Quelern dans le Finistère. Service Action Mer de la D.G.S.E.). Grâce à un bond fantastique, ses mains parvinrent à agripper le rebord d’une poutrelle métallique, en même temps que ses genoux se repliaient vers son ventre. Tout de suite, il chercha des yeux Robin Duff mais ne le vit pas.
Sous lui, les têtes et les corps se comprimaient, victimes de la formidable ruée. Des hurlements d’épouvante montaient. Parmi les prisonniers de cette cage meurtrière, certains parvenaient à escalader la grille et à fuir sur le terrain. Médusé, l’arbitre arrêta le jeu qui n’avait commencé que six minutes plus tôt. Écrasés dans le bas des gradins, les malchanceux perdaient leurs dernières forces. Le cœur battant à tout rompre, les poumons incapables d’aspirer un brin d’oxygène, les os broyés, ils mouraient.
Inconscients, les resquilleurs avançaient toujours. Comprenant enfin le drame, les policiers à cheval tentaient de les endiguer.
Devant l’invasion de la pelouse par les silhouettes hagardes, éperdues, des rescapés, les supporters dans les tribunes d’en face, ceux de Nottingham, se méprirent et crurent à une manifestation de leurs adversaires de Liverpool. A leur tour, ils enjambèrent les grilles et se répandirent sur le terrain que fuirent aussitôt les vingt-deux joueurs, l’arbitre, les juges de touche et les ramasseurs de balle. Armés de gourdins, de barres de fer, de couteaux, les nouveaux envahisseurs se jetèrent sur leurs opposants et en quelques minutes le terrain se transforma en un champs de bataille.
Sous les pieds de Coplan, d’autres malheureux mouraient étouffés, sous la pression de la montagne humaine qui, malgré l’intervention de la police à cheval poussait inexorablement.
Désespérément, Coplan cherchait à localiser Robin Duff.
Ses muscles fatiguaient dans cette position inconfortable, aussi, décida-t-il de tenter sa chance. Dans un premier temps, il se déplaça le long de la poutrelle pour atteindre l’arc-boutant qu’il escalada à la diagonale avant de se retrouver à quelques mètres de la tribune surplombant la travée tragique. Pour l’aider à monter jusqu’à eux, des spectateurs lui tendirent la hampe d’un drapeau aux couleurs de Liverpool. Était-t-il trop lourd ? Ceux qui voulaient l’aider trop faibles ? En tout cas, ils lâchèrent le cylindre de bois et c’est au prix d’un fantastique coup de reins qu’il parvint à se propulser à l’horizontale, loin de l’armature en béton. Ses talons éraflèrent les pointes de la grille et, en souplesse, il roula-boula sur le gazon. Il se redressait lorsqu’un hooligan se présenta brandissant un gourdin hérissé de gros clous. Coplan ne lui laissa aucune chance. Ses jambes lui cisaillèrent les genoux pour le déséquilibrer et l’extrémité de sa chaussure lui écrasa la pomme d’Adam. En se relevant, Coplan ramassa le gourdin, arme fort utile dans l’affrontement qui ensanglantait la pelouse.
Bientôt, il n’eut qu’à se féliciter de cette initiative. Ne portant pas autour du cou l’écharpe bleue des supporters de Nottingham, il devenait ipso facto la proie convoitée des fous furieux accourus pour en découdre avec leurs rivaux. Coplan bastonna, esquivant les coups, en assenant d’autres et en l’espace de vingt minutes, il fit le vide autour de lui, vivement applaudi par ceux de Liverpool installés dans les tribunes qui avaient échappé au massacre.
Coplan n'en avait cure. C’est avec un immense soulagement qu’il vit enfin les forces de l’ordre investir le terrain, en gilets pare-balles, encadrant les camions qui braquaient leurs canons à eau. Les tenants de Nottingham refluèrent et Coplan se débarrassa de son gourdin avant de se plaquer au sol parmi les morts et les blessés.
Dans l’incroyable cohue qui suivit, il profita du désordre pour sortir de l’arène et se joindre aux secouristes.
Aidé par un grand rouquin barbu, il s’empara d’un brancard et transporta les victimes vers une antenne médicale où officiait un médecin assisté de deux infirmières. Hélas, pour beaucoup, il était trop tard. Piétinés, écrasés, les morts offraient une vision terrifiante. Les rescapés s’enfuyaient à travers les rues, le regard halluciné. Les sirènes des ambulances remplaçaient les slogans de victoire qu’avaient hurlés les supporters des deux équipes.
La panique était générale et les policiers n’y échappaient pas. En vain, ils tentaient de canaliser la marée des blessés qui hurlaient leur souffrance, des gens hébétés qui cherchaient leurs amis, ou leurs parents perdus dans le chaos.
A cor et à cri, un médecin militaire réclamait des appareils à massage cardiaque, des cylindres pour insuffler de l’oxygène dans les poumons asphyxiés. Personne ne lui prêtait attention. Des sauveteurs défonçaient les panneaux publicitaires en contreplaqué pour confectionner des brancards de fortune. Pompiers et ambulanciers couraient de toutes parts, dans l’affolement qui accompagne chaque catastrophe.
Une heure et demie plus tard, Coplan découvrit le corps inanimé de Robin Duff. L’Anglais n’était pas mort étouffé. Le manche d’un long poignard butait contre le bas de son omoplate gauche. Le grand rouquin en resta bouche bée.
- Good Lord ! s’exclama-t-il. Ils sont allés jusqu’à tuer délibérément ! Les salauds ! C’est le travail d’un hooligan, c’est sûr !
- Sûr, feignit d’approuver Coplan.
Il fit semblant d’essuyer une larme furtive.
- C’était mon ami.
Une profonde tristesse envahit le visage du rouquin.
- Oh ! Vraiment désolé, mon vieux. Je vais tenter de dénicher une couverture.
Il s’éloigna. Coplan en profita pour fouiller le cadavre. Robin Duff n’avait jamais été imprudent. Cependant, une grosse liasse de livres sterling déformait une de ses poches. Puis des babioles : mouchoir, cigarettes, pochette d’allumettes, billet d’entrée au stade oblitéré, boîte de préservatifs entamée. Faux passeport libanais au nom de Saïd Khennache. Pourquoi diable un Britannique, dans son pays d’origine, se promenait-il sous une identité empruntée ? Cette dissimulation était-elle en relation avec les cinq cent mille dollars ?
Pas de clés, pas de carnet d’adresses. Coplan inspecta le recto, le verso, l’intérieur de la pochette d’allumettes, ainsi que le paquet de cigarettes. Parfois, à la va-vite, les gens y inscrivaient un numéro de téléphone. En l’occurrence, rien. La pochette provenait d’une grande chaîne hôtelière internationale. Par conséquent, nul indice à espérer de ce côté-là. Quoi d’autre ? Une enveloppe en plastique contenant des Kleenex. Il l’ouvrit et, les uns après les autres, déplia les mouchoirs en papier. Un court texte dactylographié tomba à ses pieds. Il le lut et resta ébahi. Puis, il l’empocha, ainsi que le passeport, et se releva pour s’esquiver avant le retour du rouquin.
CHAPITRE II
Le Vieux faisait la gueule. A mesure que Coplan lui narrait les événements de Sheffield, son visage s’assombrissait. Lorsque son subordonné se tut, il éclata.
- Sous vos yeux ! On l’a tué pratiquement sous vos yeux !
- C’est vrai, reconnut Coplan impassible et, vraisemblablement, aurais-je subi le même sort si un excellent réflexe ne m’avait permis d’échapper au piège.
Le Vieux se calma.
- Insinueriez-vous, reprit-il, sceptique, que les resquilleurs de Sheffield ont été manipulés pour servir de couverture à l’assassinat de Duff ?
- Pas impossible.
Le Vieux bondit, outragé.
- Quatre mille resquilleurs ?
- Revenons en arrière, proposa Coplan. Votre source vous informe que Robin Duff est sur le point de recevoir cinq cent mille dollars et en aurait déjà touché un petit acompte. Depuis toujours, et en indépendant, notre Anglais vend des renseignements aux Services spéciaux occidentaux. Au plus offrant. Le plus souvent, ce sont des nanars, des ragots de pissotière mais, quelquefois, il s’agit de tiercés gagnants. En général, nous autres Français sommes désavantagés sur le plan financier par rapport à la C.I.A. Néanmoins, en période de vaches grasses nous avons pu acheter à Duff quelques informations de valeur.
- Comme la taupe introduite au sein du ministère de la Défense nationale, rappela le Vieux, soudain réjoui.
- Tout à fait ! Pour abréger, après la communication de votre indicateur, vous contactez notre Britannique qui accepte un rendez-vous à Londres. Vous m’y envoyez, mais Duff ne se montre pas. Le soir-même il téléphone à mon hôtel et suggère comme lieu de rencontre le stade de Sheffield. Pour le match, il possède deux billets dans la tribune E qu’il a achetés quinze jours auparavant. Pourquoi deux, puisque le jour où il loue ces places, il ignore tout de vos projets ? Le second ticket était donc pour quelqu’un d’autre qui, entre-temps, a dû se décommander et qui, peut-être, est l’instigateur de l’assassinat.
- Et, pour ce faire, quelle tactique aurait-on adoptée ?
- Le comploteur disposait de quinze jours avant le match. Facile de payer un imprimeur marron pour fabriquer quatre ou cinq mille tickets d’entrée à la tribune E. Ensuite, on les écoule à un prix défiant toute concurrence aux revendeurs qui écument les abords des stades anglais le samedi après-midi guettant ceux qui, arrivés trop tard pour louer leur place, espèrent un miracle de dernière minute. C’est justement l’instant que choisissent les futurs assassins. Ils liquident leur camelote en demi-gros. Que représente-t-elle ? Une centaine de billets par revendeur. La transaction se déroule en quelques minutes. Le propriétaire de la marchandise est, certes, perdant mais il n’est pas là pour percevoir un bénéfice. Les petits trafiquants sont ravis de l’aubaine, tout comme les acheteurs. L’exécuteur s’est placé dans le dos de Robin Duff. Sous sa veste, deux poignards de type différent pour égarer l’enquête policière. Il attend la ruée de ceux que, improprement, on appellera les resquilleurs car, de bonne foi, ils pensent avoir un billet authentique. Quand la formidable poussée se produit, le tueur, certain de l’impunité, agit.
- Mais comment échappe-t-il au piège qui se referme autour de lui ? objecta le Vieux avec une certaine malice.
- Il se hisse sur les épaules de ceux qui le séparent de la grille, expliqua Coplan. J’en ai vu quelques uns le faire et grâce à ça ils s’en sont sortis indemnes. Certes, ils perdaient l’équilibre sur cette houle humaine mais comme la travée était inclinée, la pente les entraînait sans effort vers la grille qu’ils n’avaient plus qu’à franchir.
- Séduisant, reconnut le Vieux. Mais nous en restons au même point. L’argent que vous avez rapporté de votre dernière mission (Voir Coplan n’a pas froid aux yeux) ajouté à notre caisse noire nous aurait permis de surenchérir sur l’offre de cinq cent mille dollars, à condition, bien entendu, que le matériau offert par Duff nous intéresse, ce qui n’est pas certain. Avant votre départ pour Londres, je vous le disais, seuls les Américains ont pu passer marché à ce prix-là. Les Soviétiques sont exclus car, et c’est à son honneur, Duff n’a jamais traité avec eux. Quant aux Britanniques, ils auraient payé en livres.
- Vous oubliez le faux passeport libanais de notre Anglais.
- C’est vrai.
- Il nous reste le texte dactylographié. Pourquoi ne pas mener notre propre enquête et chercher ce que Duff avait à vendre ? Désormais, il n’est plus question de surenchère.
L’œil du Vieux flamba.
- J’y pensais, mon cher ! Pour quelles raisons, selon vous, suis-je le patron des Services spéciaux français ?
Coplan se mordit la lèvre, amusé. Le Vieux était chatouilleux sur le chapitre de ses prérogatives.
Son supérieur hiérarchique ramena sur son sous-main le feuillet que Coplan avait découvert dans les poches du mort. En fait, il s’agissait d’une liste :
60.000 francs : suite de quatre fauteuils gondole en placage de bois clair incrusté de filets, époque Charles X.
38.000francs : paire de fauteuils à dossier plat en bois naturel sculpté de coquilles, époque Régence, fond de canne.
27.000francs : secrétaire à doucine et bois clair incrusté d’amarante reposant sur des pieds-griffes, époque Restauration. »
Le reste était à l’avenant : canapé corbeille et bergère Louis XV, coiffeuse à miroir ovale en col de cygne, chaises en palissandre, table de chevet et armoire à glace Louis XVIII. Les prix oscillaient entre 25.000 et 80.000 francs. Le total s’élevait à 600.000 francs.
- Pourquoi Duff cachait-il ce papier au milieu des Kleenex ? déclara enfin le Vieux. Rien dans son dossier n’indique qu’il était collectionneur. A moins que cette liste soit un texte codé...
- J’y ai pensé, mais la clé, alors, nous échappe.
- Je vais confier cette feuille à nos spécialistes et vous tiendrai au courant.
Coplan prit congé et, le lendemain, fut convoqué à nouveau dans le bureau du Vieux.
- Nos meilleurs cerveaux ont travaillé sur l’affaire, l’informa ce dernier. Il n’en est rien sorti. Je les laisse plancher mais nous devons prendre nos dispositions, au cas où cet inventaire ne serait pas un trompe-l’œil. Pourquoi froncez-vous les sourcils ?
- En fait, je me livre à un calcul arithmétique. Duff conservait sur lui une grosse somme en livres, environ cent cinquante mille francs. Ajoutez les six cent mille des meubles, nous obtenons sept cent cinquante mille francs, soit le quart de cinq cent mille dollars. Selon votre source, notre Anglais a touché un acompte. Dans notre univers du Renseignement, il est habituel que celui-ci s’élève à vingt-cinq pour cent. Avec l’argent, Duff aurait pu acheter ces meubles.
- Bonne analyse, approuva le Vieux. L’aspect intéressant de ce papier, c’est qu’il est rédigé en français. Je crois bien que nous allons faire appel à Tourain.
Deux heures plus tard, le commissaire principal Tourain répondait à la convocation. Robuste, l’expression assez sévère c’était un flic de la vieille école. Il affectionnait les costumes avachis, les chaussures fatiguées, les cravates en cordes à pendu et les chemises à col anglais. En général, sa tenue vestimentaire était soit en avance, soit en retard sur la saison. Têtu, tenace, il menait toujours à bien ses enquêtes. Reconnu comme un des plus beaux fleurons de la D.S.T. et vieux complice de Coplan, ils avaient réussi ensemble nombre de missions délicates.
Il se pencha sur le texte qui lui était remis, puis hocha le tête.
- Votre Robin Duff parlait-il français ? demanda-t-il.
- Il le massacrait, répondit Coplan.
- Alors, vraisemblablement, il n’a pas rédigé lui-même cette liste. Par ailleurs, détenait-il ces meubles depuis longtemps ou bien les a-t-il acquis récemment ?
- Il les a acquis récemment, trancha Coplan ayant en mémoire la théorie qu’il avait exposée au Vieux.
- Donc, ce pourrait être le vendeur qui a dactylographié cet inventaire, et il serait francophone, c’est-à-dire français, belge, ou suisse. Si c’est un professionnel, nous devrions le retrouver.
- Vous avez bon espoir ? questionna le directeur de la D.G.S.E.
- J’ai confiance, reconnut Tourain. Je me mets tout de suite au travail.
Lorsqu’il eut quitté le bureau, le Vieux arbora une mine soucieuse.
- Qui nous prouve, après tout, que ces meubles ont un rapport avec le matériau que Duff voulait vendre ?
- Nous n’avons rien d’autre à nous mettre sous la dent, rétorqua Coplan avec pertinence.
CHAPITRE III
En costume rose bonbon, un œillet à la boutonnière, un nœud papillon garance débordant sur une chemise pastel, l’antiquaire s’avança d’une démarche froufroutante à la rencontre de ses deux visiteurs.
- Messieurs, que puis-je pour vous ? s’enquit-il avec une exquise courtoisie.
- Police, précisa aussitôt Tourain en exhibant son insigne, tandis que Coplan dépliait l’inventaire et le fourrait sous le nez de l’homme qui sursauta.
- Lisez ceci.
L’autre s’exécuta à contrecœur. Tout de suite, ses cils battirent.
- C’est une de mes ventes ! s’exclama-t-il. Une belle affaire de six cent mille francs !
- Qui est le client ? s’enquit Tourain d’une voix douce.
- Un Libanais du nom de Saïd Khennache. Dans le passé, il m’avait acheté quelques petites choses. J’ai été heureux de le revoir car à Saint-Tropez, le commerce est un peu pâlot avant l’été. Aussi suis-je obligé d’accumuler, ce qui m’encomb...
- Où sont les meubles ? coupa Coplan avec impatience.
- Je les ai fait livrer.
- Où ?
- Chez mon client, naturellement !
- A quelle adresse ?
L’antiquaire pivota sur ses talons.
- Laissez-moi consulter mon registre. Tout est en ordre chez moi, vous savez. Personne ne peut rien me reprocher, ni la police, ni le fisc.
Coplan et Tourain l’accompagnèrent et se penchèrent sur les feuilles manuscrites. Tous deux grimacèrent. Le commerçant n’avait pas lésiné sur l’eau de toilette dont les effluves agressaient leurs narines. Les doigts fuselés tournaient rapidement les pages puis s’arrêtèrent.
- La voici. Monsieur Saïd Khennache à Saint-Mandrier, allée des Glycines.
Tourain copia l’adresse tandis que Coplan questionnait :
- A quelle date avez-vous livré la marchandise ?
- Le vendredi 24 Mars.
Soit trois semaines avant le match tragique de Sheffield, et huit jours avant la location des deux places à Hillsborough.
- L’achat avait eu lieu quand ? intervint Tourain.
- La veille.
- comment le client a-t-il réglé? reprit Coplan.
- En numéraire. En livres sterling que je me suis empressé l’aller changer à ma banque. Le taux m’a été favorable d’ailleurs.
Avec son habilité coutumière, Tourain posa de nombreuses questions afin d’en savoir plus sur le faux Libanais mais le résultat se révéla décevant. Certes, l’antiquaire s’était quelque peu étonné qu’un Libanais ait le physique d’un Européen du Nord mais, business obligeant, il s’était bien gardé de poser des questions. Duff lui avait déjà acheté des meubles pour une valeur d’un million de francs au cours des six dernières années et avait toujours réglé cash. A deux reprises, une jolie femme l’accompagnait. La même. Élégamment habillée et parlant anglais avec un accent américain.
C’était tout. Aussi les deux compères prirent-ils congé pour se rendre à Saint-Mandrier.
Du haut de l’allée des Glycines, on découvrait la rade de Toulon et ses bâtiments de la Marine Nationale.
Pas de regards indiscrets dans le voisinage. Coplan ouvrit sa trousse à outillage et, en quelques secondes, débloqua les verrous.
Spacieuse, la villa faisait penser à un entrepôt. Des meubles de prix s’y entassaient, non seulement dans le salon et la salle à manger du rez-de-chaussée mais également dans les trois chambres de l’étage.