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Coplan sur le fil du rasoir

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  No 1989, Éditions Fleuve Noir, Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  - Je suis arrivé trop tard pour louer deux places assises, regretta Robin Duff.
  
  Coplan se serra contre lui. Dans le stade Hillsborough à Sheffield, une vaste structure un peu vieillotte en béton armé barricadée de fer, l’équipe de football de Liverpool s’apprêtait à affronter celle de Nottingham Forrest pour une demi-finale de la Coupe d’Angleterre. Dans les tribunes, les supporters agitaient les drapeaux de leur clan, rouges pour les premiers, bleus pour les seconds. Les chants rivaux créaient une cacophonie qui martyrisait les tympans.
  
  - Ce sera un match plaisant, glissa le Britannique à l’oreille de Coplan. Que ce soit Liverpool qui gagne ou Nottingham peu importe, pourvu que l’on assiste à du beau ballon.
  
  - J’aime le football comme tous les sports d’ailleurs, répliqua Coplan, mais j’aimerais que l’on parle de nos affaires. Les cinq cent mille dollars, qui les offre ? Et en échange de quoi ?
  
  Duff sourit avec indulgence.
  
  - Plus tard. Après la partie. Pour le moment, ne me gâchez pas mon plaisir. Les équipes ne vont pas tarder à entrer sur le terrain.
  
  C’était un homme mince et petit, plutôt fluet même, avec des cheveux blonds clairsemés, une lippe, des yeux rusés, et un teint rouge brique. Vêtu avec recherche, il portait un foulard noué autour du cou, enfoncé dans l’échancrure de la chemise. En Britannique avisé, il avait pris la précaution de se munir d’un trench-coat et d’un parapluie.
  
  Lorsque l’horloge électrique indiqua quinze heures, les deux équipes pénétrèrent sur le terrain, précédées par l’arbitre et les deux juges de touche. Une folle ovation les salua et la houle des drapeaux oscilla en même temps que redoublaient les cris et les chants. Devant Coplan et Duff, des spectateurs entonnèrent même le God Save the Queen tant ils jugeaient l’occasion solennelle.
  
  L’arbitre procédait au toss quand se manifesta le premier mouvement de foule dans le dos de Coplan et de Duff. Une brusque poussée.
  
  - Voilà l’ennui d’être debout, grogna l’Anglais, mécontent. Le match démarra au moment où Coplan fronçait les sourcils car une brutale pression le déplaçait irrésistiblement vers l’avant. Puis il y eut un coup de boutoir et il se trouva projeté au-dessus du rang de spectateurs le précédant.
  
  En cet instant, il ignorait l’origine du drame qui s’annonçait. Quatre mille amateurs de ballon rond munis de faux billets, forçaient les portes d’un stade comble. Renforcés par des supporters arrivés trop tard pour obtenir un ticket d’entrée, ils lançaient leurs trois cents tonnes de chair et d’os dans la travée d’accès. Ce gigantesque coup de bélier écrasait sur son passage les spectateurs du dernier rang et repoussait la masse des autres sur les grilles séparant les tribunes de la pelouse.
  
  Coplan ne dut son salut qu’au surentraînement physique auquel il se livrait entre deux missions, au cours des stages prolongés dans les bases du 11ème choc (Service Action Terre de la D.G.S.E.) et du C.E.O.M. (Centre d’Entraînement des Opérations Maritimes à Quelern dans le Finistère. Service Action Mer de la D.G.S.E.). Grâce à un bond fantastique, ses mains parvinrent à agripper le rebord d’une poutrelle métallique, en même temps que ses genoux se repliaient vers son ventre. Tout de suite, il chercha des yeux Robin Duff mais ne le vit pas.
  
  Sous lui, les têtes et les corps se comprimaient, victimes de la formidable ruée. Des hurlements d’épouvante montaient. Parmi les prisonniers de cette cage meurtrière, certains parvenaient à escalader la grille et à fuir sur le terrain. Médusé, l’arbitre arrêta le jeu qui n’avait commencé que six minutes plus tôt. Écrasés dans le bas des gradins, les malchanceux perdaient leurs dernières forces. Le cœur battant à tout rompre, les poumons incapables d’aspirer un brin d’oxygène, les os broyés, ils mouraient.
  
  Inconscients, les resquilleurs avançaient toujours. Comprenant enfin le drame, les policiers à cheval tentaient de les endiguer.
  
  Devant l’invasion de la pelouse par les silhouettes hagardes, éperdues, des rescapés, les supporters dans les tribunes d’en face, ceux de Nottingham, se méprirent et crurent à une manifestation de leurs adversaires de Liverpool. A leur tour, ils enjambèrent les grilles et se répandirent sur le terrain que fuirent aussitôt les vingt-deux joueurs, l’arbitre, les juges de touche et les ramasseurs de balle. Armés de gourdins, de barres de fer, de couteaux, les nouveaux envahisseurs se jetèrent sur leurs opposants et en quelques minutes le terrain se transforma en un champs de bataille.
  
  Sous les pieds de Coplan, d’autres malheureux mouraient étouffés, sous la pression de la montagne humaine qui, malgré l’intervention de la police à cheval poussait inexorablement.
  
  Désespérément, Coplan cherchait à localiser Robin Duff.
  
  Ses muscles fatiguaient dans cette position inconfortable, aussi, décida-t-il de tenter sa chance. Dans un premier temps, il se déplaça le long de la poutrelle pour atteindre l’arc-boutant qu’il escalada à la diagonale avant de se retrouver à quelques mètres de la tribune surplombant la travée tragique. Pour l’aider à monter jusqu’à eux, des spectateurs lui tendirent la hampe d’un drapeau aux couleurs de Liverpool. Était-t-il trop lourd ? Ceux qui voulaient l’aider trop faibles ? En tout cas, ils lâchèrent le cylindre de bois et c’est au prix d’un fantastique coup de reins qu’il parvint à se propulser à l’horizontale, loin de l’armature en béton. Ses talons éraflèrent les pointes de la grille et, en souplesse, il roula-boula sur le gazon. Il se redressait lorsqu’un hooligan se présenta brandissant un gourdin hérissé de gros clous. Coplan ne lui laissa aucune chance. Ses jambes lui cisaillèrent les genoux pour le déséquilibrer et l’extrémité de sa chaussure lui écrasa la pomme d’Adam. En se relevant, Coplan ramassa le gourdin, arme fort utile dans l’affrontement qui ensanglantait la pelouse.
  
  Bientôt, il n’eut qu’à se féliciter de cette initiative. Ne portant pas autour du cou l’écharpe bleue des supporters de Nottingham, il devenait ipso facto la proie convoitée des fous furieux accourus pour en découdre avec leurs rivaux. Coplan bastonna, esquivant les coups, en assenant d’autres et en l’espace de vingt minutes, il fit le vide autour de lui, vivement applaudi par ceux de Liverpool installés dans les tribunes qui avaient échappé au massacre.
  
  Coplan n'en avait cure. C’est avec un immense soulagement qu’il vit enfin les forces de l’ordre investir le terrain, en gilets pare-balles, encadrant les camions qui braquaient leurs canons à eau. Les tenants de Nottingham refluèrent et Coplan se débarrassa de son gourdin avant de se plaquer au sol parmi les morts et les blessés.
  
  Dans l’incroyable cohue qui suivit, il profita du désordre pour sortir de l’arène et se joindre aux secouristes.
  
  Aidé par un grand rouquin barbu, il s’empara d’un brancard et transporta les victimes vers une antenne médicale où officiait un médecin assisté de deux infirmières. Hélas, pour beaucoup, il était trop tard. Piétinés, écrasés, les morts offraient une vision terrifiante. Les rescapés s’enfuyaient à travers les rues, le regard halluciné. Les sirènes des ambulances remplaçaient les slogans de victoire qu’avaient hurlés les supporters des deux équipes.
  
  La panique était générale et les policiers n’y échappaient pas. En vain, ils tentaient de canaliser la marée des blessés qui hurlaient leur souffrance, des gens hébétés qui cherchaient leurs amis, ou leurs parents perdus dans le chaos.
  
  A cor et à cri, un médecin militaire réclamait des appareils à massage cardiaque, des cylindres pour insuffler de l’oxygène dans les poumons asphyxiés. Personne ne lui prêtait attention. Des sauveteurs défonçaient les panneaux publicitaires en contreplaqué pour confectionner des brancards de fortune. Pompiers et ambulanciers couraient de toutes parts, dans l’affolement qui accompagne chaque catastrophe.
  
  Une heure et demie plus tard, Coplan découvrit le corps inanimé de Robin Duff. L’Anglais n’était pas mort étouffé. Le manche d’un long poignard butait contre le bas de son omoplate gauche. Le grand rouquin en resta bouche bée.
  
  - Good Lord ! s’exclama-t-il. Ils sont allés jusqu’à tuer délibérément ! Les salauds ! C’est le travail d’un hooligan, c’est sûr !
  
  - Sûr, feignit d’approuver Coplan.
  
  Il fit semblant d’essuyer une larme furtive.
  
  - C’était mon ami.
  
  Une profonde tristesse envahit le visage du rouquin.
  
  - Oh ! Vraiment désolé, mon vieux. Je vais tenter de dénicher une couverture.
  
  Il s’éloigna. Coplan en profita pour fouiller le cadavre. Robin Duff n’avait jamais été imprudent. Cependant, une grosse liasse de livres sterling déformait une de ses poches. Puis des babioles : mouchoir, cigarettes, pochette d’allumettes, billet d’entrée au stade oblitéré, boîte de préservatifs entamée. Faux passeport libanais au nom de Saïd Khennache. Pourquoi diable un Britannique, dans son pays d’origine, se promenait-il sous une identité empruntée ? Cette dissimulation était-elle en relation avec les cinq cent mille dollars ?
  
  Pas de clés, pas de carnet d’adresses. Coplan inspecta le recto, le verso, l’intérieur de la pochette d’allumettes, ainsi que le paquet de cigarettes. Parfois, à la va-vite, les gens y inscrivaient un numéro de téléphone. En l’occurrence, rien. La pochette provenait d’une grande chaîne hôtelière internationale. Par conséquent, nul indice à espérer de ce côté-là. Quoi d’autre ? Une enveloppe en plastique contenant des Kleenex. Il l’ouvrit et, les uns après les autres, déplia les mouchoirs en papier. Un court texte dactylographié tomba à ses pieds. Il le lut et resta ébahi. Puis, il l’empocha, ainsi que le passeport, et se releva pour s’esquiver avant le retour du rouquin.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Le Vieux faisait la gueule. A mesure que Coplan lui narrait les événements de Sheffield, son visage s’assombrissait. Lorsque son subordonné se tut, il éclata.
  
  - Sous vos yeux ! On l’a tué pratiquement sous vos yeux !
  
  - C’est vrai, reconnut Coplan impassible et, vraisemblablement, aurais-je subi le même sort si un excellent réflexe ne m’avait permis d’échapper au piège.
  
  Le Vieux se calma.
  
  - Insinueriez-vous, reprit-il, sceptique, que les resquilleurs de Sheffield ont été manipulés pour servir de couverture à l’assassinat de Duff ?
  
  - Pas impossible.
  
  Le Vieux bondit, outragé.
  
  - Quatre mille resquilleurs ?
  
  - Revenons en arrière, proposa Coplan. Votre source vous informe que Robin Duff est sur le point de recevoir cinq cent mille dollars et en aurait déjà touché un petit acompte. Depuis toujours, et en indépendant, notre Anglais vend des renseignements aux Services spéciaux occidentaux. Au plus offrant. Le plus souvent, ce sont des nanars, des ragots de pissotière mais, quelquefois, il s’agit de tiercés gagnants. En général, nous autres Français sommes désavantagés sur le plan financier par rapport à la C.I.A. Néanmoins, en période de vaches grasses nous avons pu acheter à Duff quelques informations de valeur.
  
  - Comme la taupe introduite au sein du ministère de la Défense nationale, rappela le Vieux, soudain réjoui.
  
  - Tout à fait ! Pour abréger, après la communication de votre indicateur, vous contactez notre Britannique qui accepte un rendez-vous à Londres. Vous m’y envoyez, mais Duff ne se montre pas. Le soir-même il téléphone à mon hôtel et suggère comme lieu de rencontre le stade de Sheffield. Pour le match, il possède deux billets dans la tribune E qu’il a achetés quinze jours auparavant. Pourquoi deux, puisque le jour où il loue ces places, il ignore tout de vos projets ? Le second ticket était donc pour quelqu’un d’autre qui, entre-temps, a dû se décommander et qui, peut-être, est l’instigateur de l’assassinat.
  
  - Et, pour ce faire, quelle tactique aurait-on adoptée ?
  
  - Le comploteur disposait de quinze jours avant le match. Facile de payer un imprimeur marron pour fabriquer quatre ou cinq mille tickets d’entrée à la tribune E. Ensuite, on les écoule à un prix défiant toute concurrence aux revendeurs qui écument les abords des stades anglais le samedi après-midi guettant ceux qui, arrivés trop tard pour louer leur place, espèrent un miracle de dernière minute. C’est justement l’instant que choisissent les futurs assassins. Ils liquident leur camelote en demi-gros. Que représente-t-elle ? Une centaine de billets par revendeur. La transaction se déroule en quelques minutes. Le propriétaire de la marchandise est, certes, perdant mais il n’est pas là pour percevoir un bénéfice. Les petits trafiquants sont ravis de l’aubaine, tout comme les acheteurs. L’exécuteur s’est placé dans le dos de Robin Duff. Sous sa veste, deux poignards de type différent pour égarer l’enquête policière. Il attend la ruée de ceux que, improprement, on appellera les resquilleurs car, de bonne foi, ils pensent avoir un billet authentique. Quand la formidable poussée se produit, le tueur, certain de l’impunité, agit.
  
  - Mais comment échappe-t-il au piège qui se referme autour de lui ? objecta le Vieux avec une certaine malice.
  
  - Il se hisse sur les épaules de ceux qui le séparent de la grille, expliqua Coplan. J’en ai vu quelques uns le faire et grâce à ça ils s’en sont sortis indemnes. Certes, ils perdaient l’équilibre sur cette houle humaine mais comme la travée était inclinée, la pente les entraînait sans effort vers la grille qu’ils n’avaient plus qu’à franchir.
  
  - Séduisant, reconnut le Vieux. Mais nous en restons au même point. L’argent que vous avez rapporté de votre dernière mission (Voir Coplan n’a pas froid aux yeux) ajouté à notre caisse noire nous aurait permis de surenchérir sur l’offre de cinq cent mille dollars, à condition, bien entendu, que le matériau offert par Duff nous intéresse, ce qui n’est pas certain. Avant votre départ pour Londres, je vous le disais, seuls les Américains ont pu passer marché à ce prix-là. Les Soviétiques sont exclus car, et c’est à son honneur, Duff n’a jamais traité avec eux. Quant aux Britanniques, ils auraient payé en livres.
  
  - Vous oubliez le faux passeport libanais de notre Anglais.
  
  - C’est vrai.
  
  - Il nous reste le texte dactylographié. Pourquoi ne pas mener notre propre enquête et chercher ce que Duff avait à vendre ? Désormais, il n’est plus question de surenchère.
  
  L’œil du Vieux flamba.
  
  - J’y pensais, mon cher ! Pour quelles raisons, selon vous, suis-je le patron des Services spéciaux français ?
  
  Coplan se mordit la lèvre, amusé. Le Vieux était chatouilleux sur le chapitre de ses prérogatives.
  
  Son supérieur hiérarchique ramena sur son sous-main le feuillet que Coplan avait découvert dans les poches du mort. En fait, il s’agissait d’une liste :
  
  60.000 francs : suite de quatre fauteuils gondole en placage de bois clair incrusté de filets, époque Charles X.
  
  38.000francs : paire de fauteuils à dossier plat en bois naturel sculpté de coquilles, époque Régence, fond de canne.
  
  27.000francs : secrétaire à doucine et bois clair incrusté d’amarante reposant sur des pieds-griffes, époque Restauration. »
  
  Le reste était à l’avenant : canapé corbeille et bergère Louis XV, coiffeuse à miroir ovale en col de cygne, chaises en palissandre, table de chevet et armoire à glace Louis XVIII. Les prix oscillaient entre 25.000 et 80.000 francs. Le total s’élevait à 600.000 francs.
  
  - Pourquoi Duff cachait-il ce papier au milieu des Kleenex ? déclara enfin le Vieux. Rien dans son dossier n’indique qu’il était collectionneur. A moins que cette liste soit un texte codé...
  
  - J’y ai pensé, mais la clé, alors, nous échappe.
  
  - Je vais confier cette feuille à nos spécialistes et vous tiendrai au courant.
  
  Coplan prit congé et, le lendemain, fut convoqué à nouveau dans le bureau du Vieux.
  
  - Nos meilleurs cerveaux ont travaillé sur l’affaire, l’informa ce dernier. Il n’en est rien sorti. Je les laisse plancher mais nous devons prendre nos dispositions, au cas où cet inventaire ne serait pas un trompe-l’œil. Pourquoi froncez-vous les sourcils ?
  
  - En fait, je me livre à un calcul arithmétique. Duff conservait sur lui une grosse somme en livres, environ cent cinquante mille francs. Ajoutez les six cent mille des meubles, nous obtenons sept cent cinquante mille francs, soit le quart de cinq cent mille dollars. Selon votre source, notre Anglais a touché un acompte. Dans notre univers du Renseignement, il est habituel que celui-ci s’élève à vingt-cinq pour cent. Avec l’argent, Duff aurait pu acheter ces meubles.
  
  - Bonne analyse, approuva le Vieux. L’aspect intéressant de ce papier, c’est qu’il est rédigé en français. Je crois bien que nous allons faire appel à Tourain.
  
  
  
  Deux heures plus tard, le commissaire principal Tourain répondait à la convocation. Robuste, l’expression assez sévère c’était un flic de la vieille école. Il affectionnait les costumes avachis, les chaussures fatiguées, les cravates en cordes à pendu et les chemises à col anglais. En général, sa tenue vestimentaire était soit en avance, soit en retard sur la saison. Têtu, tenace, il menait toujours à bien ses enquêtes. Reconnu comme un des plus beaux fleurons de la D.S.T. et vieux complice de Coplan, ils avaient réussi ensemble nombre de missions délicates.
  
  Il se pencha sur le texte qui lui était remis, puis hocha le tête.
  
  - Votre Robin Duff parlait-il français ? demanda-t-il.
  
  - Il le massacrait, répondit Coplan.
  
  - Alors, vraisemblablement, il n’a pas rédigé lui-même cette liste. Par ailleurs, détenait-il ces meubles depuis longtemps ou bien les a-t-il acquis récemment ?
  
  - Il les a acquis récemment, trancha Coplan ayant en mémoire la théorie qu’il avait exposée au Vieux.
  
  - Donc, ce pourrait être le vendeur qui a dactylographié cet inventaire, et il serait francophone, c’est-à-dire français, belge, ou suisse. Si c’est un professionnel, nous devrions le retrouver.
  
  - Vous avez bon espoir ? questionna le directeur de la D.G.S.E.
  
  - J’ai confiance, reconnut Tourain. Je me mets tout de suite au travail.
  
  Lorsqu’il eut quitté le bureau, le Vieux arbora une mine soucieuse.
  
  - Qui nous prouve, après tout, que ces meubles ont un rapport avec le matériau que Duff voulait vendre ?
  
  - Nous n’avons rien d’autre à nous mettre sous la dent, rétorqua Coplan avec pertinence.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  En costume rose bonbon, un œillet à la boutonnière, un nœud papillon garance débordant sur une chemise pastel, l’antiquaire s’avança d’une démarche froufroutante à la rencontre de ses deux visiteurs.
  
  - Messieurs, que puis-je pour vous ? s’enquit-il avec une exquise courtoisie.
  
  - Police, précisa aussitôt Tourain en exhibant son insigne, tandis que Coplan dépliait l’inventaire et le fourrait sous le nez de l’homme qui sursauta.
  
  - Lisez ceci.
  
  L’autre s’exécuta à contrecœur. Tout de suite, ses cils battirent.
  
  - C’est une de mes ventes ! s’exclama-t-il. Une belle affaire de six cent mille francs !
  
  - Qui est le client ? s’enquit Tourain d’une voix douce.
  
  - Un Libanais du nom de Saïd Khennache. Dans le passé, il m’avait acheté quelques petites choses. J’ai été heureux de le revoir car à Saint-Tropez, le commerce est un peu pâlot avant l’été. Aussi suis-je obligé d’accumuler, ce qui m’encomb...
  
  - Où sont les meubles ? coupa Coplan avec impatience.
  
  - Je les ai fait livrer.
  
  - Où ?
  
  - Chez mon client, naturellement !
  
  - A quelle adresse ?
  
  L’antiquaire pivota sur ses talons.
  
  - Laissez-moi consulter mon registre. Tout est en ordre chez moi, vous savez. Personne ne peut rien me reprocher, ni la police, ni le fisc.
  
  Coplan et Tourain l’accompagnèrent et se penchèrent sur les feuilles manuscrites. Tous deux grimacèrent. Le commerçant n’avait pas lésiné sur l’eau de toilette dont les effluves agressaient leurs narines. Les doigts fuselés tournaient rapidement les pages puis s’arrêtèrent.
  
  - La voici. Monsieur Saïd Khennache à Saint-Mandrier, allée des Glycines.
  
  Tourain copia l’adresse tandis que Coplan questionnait :
  
  - A quelle date avez-vous livré la marchandise ?
  
  - Le vendredi 24 Mars.
  
  Soit trois semaines avant le match tragique de Sheffield, et huit jours avant la location des deux places à Hillsborough.
  
  - L’achat avait eu lieu quand ? intervint Tourain.
  
  - La veille.
  
  - comment le client a-t-il réglé? reprit Coplan.
  
  - En numéraire. En livres sterling que je me suis empressé l’aller changer à ma banque. Le taux m’a été favorable d’ailleurs.
  
  Avec son habilité coutumière, Tourain posa de nombreuses questions afin d’en savoir plus sur le faux Libanais mais le résultat se révéla décevant. Certes, l’antiquaire s’était quelque peu étonné qu’un Libanais ait le physique d’un Européen du Nord mais, business obligeant, il s’était bien gardé de poser des questions. Duff lui avait déjà acheté des meubles pour une valeur d’un million de francs au cours des six dernières années et avait toujours réglé cash. A deux reprises, une jolie femme l’accompagnait. La même. Élégamment habillée et parlant anglais avec un accent américain.
  
  C’était tout. Aussi les deux compères prirent-ils congé pour se rendre à Saint-Mandrier.
  
  
  
  
  
  Du haut de l’allée des Glycines, on découvrait la rade de Toulon et ses bâtiments de la Marine Nationale.
  
  Pas de regards indiscrets dans le voisinage. Coplan ouvrit sa trousse à outillage et, en quelques secondes, débloqua les verrous.
  
  Spacieuse, la villa faisait penser à un entrepôt. Des meubles de prix s’y entassaient, non seulement dans le salon et la salle à manger du rez-de-chaussée mais également dans les trois chambres de l’étage.
  
  - Il y en a pour une petite fortune, estima le policier en promenant le faisceau de sa torche électrique.
  
  - La vente de renseignements paraît rapporter pas mal. Duff avait de gros moyens.
  
  Les deux hommes fouillèrent les lieux. En particulier, ils examinèrent de près les meubles d’époque afin de s’assurer qu’ils ne dissimulaient aucune cachette. Quelques dégâts s’ensuivirent arrachant un haussement d’épaules fataliste à Tourain.
  
  - Avant que les héritiers ne se présentent !... persifla-t-il.
  
  Ils firent chou blanc. Pour le reste aussi. L’Anglais n’avait pas été homme à laisser des dossiers derrière lui. Néanmoins, dans la poche de poitrine d’un vieux blazer, Coplan dénicha un morceau de papier roulé en boule. S’y lisait : «... suite à votre ordre a été virée à Anguilla la somme de soixante-douze mille livres sterling à l’établissement bancaire indiqué... »
  
  Après un rapide calcul, Coplan s’aperçut que le montant correspondait à un second quart de cinq cent mille dollars.
  
  - Qui vous prouve qu’il n’a pas touché l’intégralité ? suggéra Tourain. En un ou plusieurs virements ?
  
  - Ne soyez pas pessimiste, mon vieux ! Cela signifierait que l’acheteur détient ce que Duff avait à vendre et que nos efforts seraient voués à l’échec.
  
  - L’ennui avec votre papier, c’est qu’il ne donne ni la provenance ni la destination de l’argent.
  
  - Sauf que celle-ci est Anguilla.
  
  - C’est bien maigre et où cela vous mène-t-il ?
  
  
  
  Le Vieux témoigna d’une morosité identique lorsque, le lendemain, Coplan lui rendit compte.
  
  - A quelle date ce virement a-t-il été effectué ? Nous ne le savons même pas ! Il s’agit peut-être d’une vieille affaire. Qui vous dit que Duff a porté ce blazer récemment ?
  
  - Donc, nous abandonnons ?
  
  Le Vieux médita un long moment.
  
  - Depuis combien de temps n’avez-vous pas pris de vraies vacances?
  
  - Quatre ou cinq ans. Vous me confiez une mission après l’autre. Quand diable trouverais-je le temps de m’allonger sur une plage pour une siestita, de me dorer au soleil et de ne penser qu’à la bouffe, au sommeil et à l’amour ?
  
  - Je conviens que vous méritez un peu de repos. Voici ce que je vous propose. Sur notre caisse noire, je vous offre quinze jours de vacances à Anguilla. Jouez au touriste mais, parallèlement, tâchez de découvrir l’établissement bancaire qui a reçu le virement. Car, devinez-vous à quoi je pense ?
  
  En même temps, le patron des Services spéciaux décochait à son agent un clin d’œil appuyé. Coplan se racla la gorge.
  
  - Que le titulaire d’un compte dans une banque peut également y louer un coffre qui risque de contenir des documents intéressants ?
  
  - Tout juste. A vous de vous débrouiller et, dans ce domaine, je vous fais confiance. Si vous avez besoin d’aide, réclamez-la. Néanmoins vous êtes un vacancier uniquement préoccupé par son bien-être et son plaisir.
  
  - Alléchant, se réjouit Coplan.
  
  
  
  Cette nuit-là, Coplan bouclait ses bagages lorsque Tourain l’appela au téléphone :
  
  - J’ai la cassette d’un reportage de la télévision britannique. Celle-ci n’a montré au public que quelques uns des documents filmés sur la tragédie de Sheffield et, sur l’injonction du gouvernement, a rangé dans l’armoire aux oubliettes une bonne partie des enregistrements. Après tout, nos amis d’outre-Manche ne tiennent pas à ce que l’étranger puisse critiquer le climat détestable qui règne dans leurs stades, d’autant que les clubs de football anglais ont été chassés des coupes européennes après le massacre du Heysel. Mais revenons à la cassette. Elle a été piratée mais peu importe. A tous égards, elle est palpitante car on vous y aperçoit, suspendu à votre poutrelle.
  
  - Vous croyez que j’ai envie de me voir dans une si mauvaise posture ? protesta Coplan.
  
  - Soyez patient. Les gens qui franchissent la grille ont été filmés. Or, je me suis souvenu de votre théorie. Le tueur pourrait être parmi eux.
  
  Coplan tressaillit.
  
  - Pardonnez-moi, Tourain je n’avais pas envisagé cet aspect de la question.
  
  - Je suis certain que vous aimeriez voir cette cassette. Je vous attends.
  
  Vingt minutes plus tard, Coplan débarquait rue des Saussaies.
  
  Tourain l’entraîna vers la salle de projection, derrière les chambres réservées à la garde à vue.
  
  Coplan revécut les scènes atroces du drame qui avait endeuillé le football anglais. Des visages grimaçant d’épouvante, des bouches s’ouvrant pour un cri que l’on ne percevait pas car, si la caméra filmait, elle ne prenait pas le son. Il se vit, les mains crispées sur le rebord de la poutrelle, naviguant pour atteindre l’arc-boutant. Sous ses pieds, les plus malins, hissés sur les épaules des autres tanguaient et roulaient comme des bateaux ivres, mais inéluctablement, progressaient vers les grilles. Fou de joie en réalisant qu’il venait d’échapper à l’enfer, l’un des rescapés frappait dans le ballon abandonné et l’expédiait dans le but de Nottingham Forrest, geste qui provoqua la colère des supporters. A leur tour ils escaladaient les grilles et se précipitaient sur leurs ennemis pour venger ce qu’ils considéraient, non pas comme un affront, mais comme un crime. Gourdins et barres de fer entraient en lice.
  
  Soudain, Coplan agrippa le bras de Tourain.
  
  - Dites au projectionniste de faire un retour en arrière.
  
  Le policier transmit l’ordre et s’enquit :
  
  - Quelque chose d’intéressant?
  
  Coplan tendit l’index vers l’écran sur la droite.
  
  - Le brun avec l’écharpe rouge du clan le Liverpool, je le reconnais, je...
  
  - Fixez l’image, ordonna Tourain à son subordonné.
  
  - Il était derrière nous lors du contrôle des billets, reprit Coplan, et sans être absolument sûr, je dirais tout de même qu’il s’est placé dans le dos de Robin Duff et qu’il s’y trouvait encore lorsque le drame est survenu.
  
  - Je verrai ce que je peux faire, assura le commissaire principal de la D.S.T. Vous vous envolez à quelle heure demain matin ?
  
  - Huit heures.
  
  - Alors, je vous laisse aller grappiller un peu de sommeil. Bonne chasse !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Fidèle aux recommandations du Vieux, Coplan avait joué au touriste durant une journée dans la partie septentrionale de l’île de Saint-Martin qui était française : le sud, Sint-Maarten, dépendait des Pays-Bas. Ici, depuis des siècles, Normands et Bretons avaient fait souche.
  
  Discrètement, Coplan avait pris contact avec le représentant de la D.G.S.E. Bernard Gatjens dissimulait ses activités derrière une officine d’import-export. C’était un homme longiligne et légèrement chauve, considéré comme un expert de cette région qu’il avait prospectée et quadrillée. Tous deux mirent au point leurs moyens de communication, après quoi Gatjens confia à Coplan une mallette de matériel contenant deux armes de poing, un Sig Sauer P-226 automatique et un revolver de poche Bernardelli, sans oublier les munitions correspondantes. Pour terminer, il se livra à un topo général sur l’île d’Anguilla.
  
  Le lendemain, Coplan loua une place à bord d’un Twin-Otter qui assurait une liaison régulière entre Marigot et Anguilla.
  
  En un coup d’aile, car la distance était minime, l’appareil le mena à destination en compagnie de quelques Chinois de Hong Kong.
  
  La piste d’atterrissage était récente. Long ruban noir, elle prenait naissance à la lisière d’une plage et se terminait à quelques kilomètres de la capitale, The Valley. Un bâtiment de bois abritait un grand Noir en uniforme kaki qui remplissait à la fois les fonctions de douanier et d’officier d’immigration. Coplan entendit l’un des Chinois se réjouir en langue mandarine :
  
  - Au moins, ici, il n’y a pas d’agents gouvernementaux. C’est un bon indice pour nos affaires.
  
  Sur un mur, une pancarte avertissait: il est interdit de photographier, de filmer et de transporter une arme, même un pistolet à air comprimé.
  
  Coplan haussa les épaules. Gatjens l’avait prévenu. L’interdiction était de pure forme. En effet le grand Noir ignora les bagages et les attachés-cases des Chinois se contentant d’examiner les passeports. Celui de Coplan était libellé au nom de Francis Carvay, profession : homme d’affaires. L’agent de l’administration n’y jeta qu’un rapide coup d’œil, changea son chewing-gum de côté, et restitua le document. Un vieux taxi brinquebalant conduisit Coplan au comptoir Avis en ville où il loua une modeste Concord au volant de laquelle il gagna son hôtel.
  
  A première vue, l’île paraissait sinistre. Malgré la conquête de son indépendance en 1976, elle demeurait dans le giron britannique, ce qui ne semblait guère améliorer la situation, si l’on se fiait à l’aspect misérable des habitations, aux troupeaux de chèvres qui monopolisaient la chaussée, à l’état désastreux des routes et aux carcasses de voitures abandonnées.
  
  Saisissant contraste avec ce décor minable, le grand luxe de son hôtel et de ses pareils, alignés face à l’océan, réconforta Coplan.
  
  A la réception, une plantureuse métisse l’accueillit chaleureusement :
  
  - Vous tombez bien, monsieur Carvay. Ce soir, nous donnons une petite fête en l’honneur de notre clientèle. Vous serez le bienvenu. Buffet et boissons sont gratuits.
  
  - Décidément, mon timing est excellent, répliqua-t-il.
  
  - Vous serez enchanté, j’en suis sûre.
  
  Coplan alla se doucher, changer de vêtements et reprit le volant de la Concord pour visiter les quatre-vingt-onze kilomètres carrés de sa villégiature. Dans Coronation Avenue, le Wall Street local, les banques et les immeubles de bureaux à un étage se succédaient avec des fortunes diverses dans leur aspect extérieur. Les plus huppées, c’est-à-dire la Barclay’s, la Bank of America, la Caribean Commercial, l’International Investment Bank, la Trade Continental et la First Gulf and Trust, étaient dignes de leur réputation. En revanche, les autres se nichaient au coude-à-coude dans le quadrilatère de rues du centre-ville, signalées par des séries d’initiales sur des pancartes de bois dont la peinture s’écaillait. Certaines étaient aussi exiguës qu’une cabane à lapins. D’autres n’étaient que des boîtes à lettres mais en acier blindé. Dans leurs voitures climatisées, des policiers faisaient des rondes fréquentes dans ce cœur de la finance internationale.
  
  En suivant la route qui sinuait entre les bananeraies, Coplan parcourut l’île de long en large. A une extrémité de la crique de Sandy Ground, il tomba sur une oasis, formée de demeures de style colonial à un seul étage, couvertes de toits de tuiles rouges et ceinturées par de balcons ouvragés. La touche finale était donnée par un péristyle à fronton grec sur de hautes colonnes blanches. Des tondeuses à gazon broutaient les pelouses ombragées de flamboyants et de colvilléas, et arrosées par le tourniquet à jets d’eau. Les fleurs exotiques coloraient l’environnement en gommant l’impression de désolation qu’avait ressentie le voyageur dans le centre de l’île. Des lanternes à boules suggéraient des soirées épicées après le crépuscule. Les arbres croulaient sous les papayes, les mangues, et les goyaves.
  
  Coplan admira cette vision enchanteresse, retourna à son hôtel pour prendre son slip de bain et alla nager avant de revenir sur le sable pour se dorer au soleil.
  
  A vingt heures tapantes, il entra dans les salons de réception.
  
  Il dénombra une soixantaine de personnes dont un bon tiers d’Asiatiques et parmi eux plusieurs de ses compagnons de voyage.
  
  Plus d’hommes que de femmes. Chez les premiers, certains portaient un smoking et, chez les secondes, quelques unes, une robe de soirée. Coplan avait choisi une tenue décontractée : chemise hawaiienne flottant sur le pantalon.
  
  Le buffet était somptueux. Bœuf et porc rôtis, ainsi qu’une profusion de poissons grillés à la demande au-dessus du barbecue géant installé sur la terrasse. Sous la houlette du chef de rang, un ballet de barmen et de serveurs satisfaisait aux requêtes les plus exigeantes. Sur l’estrade, un orchestre jouait les rythmes tropicaux chers aux Antillais et aux Sud-Américains.
  
  Coplan commença par se rassasier avec éclectisme. En fait, il goûta à chaque mets en petites portions qu’il arrosa d’un blanc léger de Californie un peu trop glacé mais délicieusement fruité.
  
  Il dégustait un sorbet à la mangue lorsqu’il repéra une jolie jeune femme brune aux yeux bleus, bronzée comme un pain d’épices. Elle arborait une tenue corsaire pantalon à mi-mollet, bustier lacé et grosse ceinture mexicaine de cuir tressé. Ses cheveux retombaient en boucles sur de gros anneaux fixés aux oreilles.
  
  - Puis-je vous aider ? amorça-t-il. Un verre ? Une coupe ? Un sorbet ? Le mien est très parfumé.
  
  - quoi ?
  
  - A la mangue.
  
  - Je déteste ce fruit.
  
  Son nez se fronçait délicatement.
  
  - J’opte pour la papaye, décida-t-elle.
  
  Coplan claqua des doigts à l’intention du serveur et s’enquit :
  
  - Touriste ?
  
  - Femme d’affaires, répondit-elle avec détachement. Et vous ? Vous êtes banquier ?
  
  - Touriste.
  
  - Il n’y a rien à voir et à faire sur cette île, sauf si vous possédez une villa à Sandy Ground et que vous faites la fête tous les soirs avec la jet-set internationale.
  
  - Ce sont justement les endroits délaissés par les charters qui m’intéressent. On va s’asseoir quelque part ?
  
  - Sur l’autre terrasse. Nous y serons à l'abri des odeurs du barbecue.
  
  Ils emportèrent leurs sorbets et s’installèrent à l’écart. Sous le parapet, l’océan venait mourir en vaguelettes et en clapotis discrets.
  
  Elle était américaine, apprit Coplan, et s’appelait Brazil Brent.
  
  - Brazil ? Ce n’est pas commun !
  
  - Ma mère était brésilienne. Mon père était follement amoureux d’elle et de son pays natal. Je fus leur premier enfant. Aussi choisit-il pour moi ce prénom inhabituel, je vous le concède.
  
  - Ainsi, vous êtes femme d’affaires ? En quoi consiste votre profession ?
  
  - A déplacer des capitaux et à créer de nouvelles banques. D’où ma question : êtes-vous banquier ?
  
  - Et votre point de chute est Anguilla ?
  
  - C’est le paradis des paradis fiscaux. 1.300 sociétés pour 7.000 habitants, 800 banques, soit une pour 90 autochtones. Ici, chaque adulte est P.D.G. pour une poignée de dollars. Vous voulez fonder une banque ? Il vous en coûtera une somme dérisoire. Comme la loi exige que le président et un des vice-présidents soient anguillais, vous contactez deux pêcheurs qui vous signent vos papiers, moyennant 100 dollars, et le tour est joué.
  
  « Le viol du secret bancaire est considéré comme un crime et puni d’un emprisonnement à vie sur l’île d’en face, le bagne de Sombrero. N’ayez crainte. Il est vide. L’intérêt des gens qui viennent opérer ici, c’est justement l’anonymat des comptes bancaires. Pourquoi voudriez-vous qu’ils tuent la poule aux œufs d’or ? Tout étant permis un trafiquant de drogue, un escroc, un auteur de hold-up peut apporter son argent en toute tranquillité. On ne lui pose pas de questions. Naturellement, pas un dollar ne traîne dans les caisses. L’argent travaille ailleurs. Les comptes se règlent par des jeux d’écritures. Tenez, je vous cite un exemple. Le Royaume-Uni devant restituer Hong Kong à la Chine en 1997, une vingtaine de sociétés cotées à la Bourse de cette ville et capitalisant 10 milliards de dollars ont déplacé leur siège social ici (Authentique). Dix autres s’apprêtent à le faire. Je suis venue pour les aider dans cette opération. »
  
  Coplan se remémora les Chinois à bord du Twin-Otter.
  
  - Les banques de l’île possèdent tout de même des coffres- forts ? réagit-il.
  
  - Bien sûr, mais une dizaine d’entre elles seulement, les plus importantes. Un coffre est nécessaire pour y cacher des documents confidentiels ou une double voire une triple comptabilité. Croyez-moi, Anguilla est plus sûre que la Suisse, le Lichtenstein, les Bermudes, Panama ou les Îles Caïman. C’est le meilleur endroit au monde pour le business.
  
  Cette conversation ouvrait des horizons à Coplan. Mais il n’eut guère le temps d’épiloguer sur la question car Brazil, en repoussant sa coupe à sorbet, déclara :
  
  - J’aimerais danser, pas vous ?
  
  L’orchestre attaquait une bossa-nova nostalgique. Coplan enlaça la jeune Américaine. De son cou montaient les effluves d’un parfum chaud et capiteux. Pour accréditer son statut de touriste, Coplan entreprit de faire la cour à sa jolie partenaire qui, il s’en aperçut très vite, n’était guère insensible à ses approches. Bien au contraire, à dessein, elle frottait son ventre contre le sien.
  
  Femme d’affaires, ses réactions se révélaient aussi brutales qu’un krach boursier. Aussi, très vite, elle proposa:
  
  - Montons dans ma chambre. Votre solde est créditeur, je vous dois des agios.
  
  Émoustillé, Coplan simula une surprise de circonstance.
  
  - Vous êtes toujours aussi directe ?
  
  - Quand un homme me plaît, oui.
  
  - Je suis flatté.
  
  - La pitié me guide, plaisanta-t-elle. Mon cœur charitable s’émeut devant un touriste qui ne risque guère de connaître beaucoup de joies à Anguilla.
  
  Malgré la climatisation, un moustique était parvenu à se glisser dans la pièce. Coplan et Brazil le pourchassèrent et lorsqu’il fut écrasé d’un coup de serviette, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.
  
  Avec des gestes à la fois impérieux et doux, la belle Américaine le déshabilla, puis le palpa, émerveillée.
  
  - Tu es superbement musclé, soupira-t-elle.
  
  Lorsque ses doigts découvrirent le bas-ventre, elle s’extasia, incapable d’attendre plus longtemps.
  
  - Prends-moi tout de suite, implora-t-elle d’une voix haletante.
  
  Coplan s’allongea sur le corps qui brûlait de désir. La sensation de cette masse épanouie qui pesait sur elle arracha à Brazil un long gémissement qui s’amplifia lorsqu’il la pénétra d’un coup de reins. Subjuguée par la vigueur qui l’envahissait elle entra en lice en déployant une énergie farouche. Frottant sa poitrine contre la peau dure de son amant, elle ondulait lascivement, provoquant au plus profond de leurs sens d’exquises jouissances. Et quand, avec un cri rauque, il coula en elle, elle s’écartela davantage en le serrant de toutes ses forces. L’intensité de l’étreinte était telle qu’à son tour, dans les secondes qui suivirent, elle connut la sensation paradisiaque de s’envoler vers les cimes. A cet émoi succéda un sentiment de paisible plénitude. Le temps se figea.
  
  Elle fut la première à rompre le silence.
  
  - Je suis contente d’avoir su te juger pendant que nous dansions.
  
  - C’est probablement ton flair, s’amusa-t-il. Tu sais renifler les bonnes affaires. Non seulement sur le plan financier mais aussi en amour. Pourtant, si l’on en croit certains, les deux ne vont pas de pair.
  
  - Lorsque cela arrive, c’est parce que la personne a du génie, roucoula-t-elle.
  
  - En tout cas, au lit tu es irréprochable.
  
  Cette nuit-là, ils refirent l’amour à plusieurs reprises. Durant ses séances sous la douche, Coplan pensait au Vieux. Ce dernier ne pourrait émettre aucune critique sur son comportement. Conformément aux ordres donnés, il jouait à fond son rôle de vacancier.
  
  Lorsque l’aube pointa à travers la baie vitrée, Brazil se ferma. A l’étonnement de Coplan, son attitude changea. D’un ton un peu sec, elle le congédia :
  
  - Je préfère que tu retournes dans ta chambre. Il me reste quelques dossiers que je dois mettre à jour.
  
  - Mais tu n’as pas dormi ! protesta-t-il.
  
  - Peu importe. Je suis capable de travailler sans avoir grappillé une minute de sommeil.
  
  Elle l’embrassa sur la joue, le poussant vers la chaise où étaient posés ses vêtements.
  
  - Habille-toi et pars.
  
  Coplan s’exécuta, vaguement conscient que quelque chose ne tournait pas rond.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Coplan imita Brazil et ne dormit pas. Après d’être rasé, douché, il changea de vêtements, se fit monter un copieux breakfast et tout en le dévorant, mit au point son plan de campagne.
  
  A neuf heures, il était introduit par une secrétaire dans le bureau d’un avocat de Coronation Avenue.
  
  - Mon nom est Francis Carvay, je suis en voyage touristique dans cette merveilleuse île dont, tout à fait par hasard, j’ai découvert les charmes financiers. En France, je suis homme d’affaires et possède des capitaux à l’étranger qui doivent circuler rapidement. Je me suis donc demandé, la nuit dernière, si ce ne serait pas une bonne idée d’ouvrir une banque ici.
  
  L’homme de loi, un Métis aux yeux froids et calculateurs, approuva d’un bref hochement de tête.
  
  - Rien de plus facile, monsieur Carvay. En quarante-huit heures, les formalités seront remplies et vous serez propriétaire d’une banque autorisée par le gouvernement. Les droits d’enregistrement sont ridicules : 550 dollars. A cette somme, il conviendra d’ajouter une taxe forfaitaire sur vos bénéfices de l’année en cours, soit 15.000 dollars, le montant de mes honoraires, cinq mille, la rémunération du président et d’un vice-président qui, pour nous conformer à la réglementation, doivent être de nationalité anguillaise, et le loyer du local professionnel, payable d’avance pour les douze prochains mois. Il ne reste plus qu’à définir la taille et le degré d’activité de votre établissement, sans oublier le matériel dont vous aurez besoin. Ceci nous force à entrer dans le détail mais, en gros, sur le plan strictement financier, vous vous en tirerez globalement pour 30.000 dollars.
  
  - Je suis d’accord, déclara Coplan, impassible.
  
  - Parfait, alors mettons-nous immédiatement au travail. Vous avez déjà choisi un nom pour votre entreprise ?
  
  - La Carvay Commercial Bank, répondit Coplan avec une pointe d’humour à laquelle fut sensible son interlocuteur qui esquissa un sourire.
  
  - Très bien. Nous utiliserons le sigle CARCOB qui n’existe pas sur le marché international, enchaîna l’avocat après avoir consulté un gros annuaire aux pages intercalées de nombreux additifs.
  
  Un peu avant midi, Coplan ressortit du bureau de l’homme de loi, regagna son hôtel et passa un coup de fil à Bernard Gatjens à Saint-Martin pour lui demander de faire le virement bancaire. Puis, enchanté de sa matinée, il descendit au restaurant. Durant le déjeuner, il guetta Brazil mais fut déçu. La belle Américaine demeurait invisible.
  
  Après son repas, il récupéra de sa nuit blanche et mouvementée, grâce à une longue sieste, à l’issue de laquelle il alla se baigner jusqu’au crépuscule.
  
  Au dîner, Brazil était toujours absente. Intrigué, Coplan prit de ses nouvelles auprès de la charmante et plantureuse Métisse de la réception.
  
  - Elle est partie pour quelques jours, lui fut-il répondu, mais elle a conservé sa chambre.
  
  Déconcerté, Coplan obéit à ses réflexes professionnels. Armé d’une fausse clé, il visita la chambre de la jeune Américaine. Les traces de la nuit agitée avaient été effacées par la femme de ménage. Peu de bagages. Il les fouilla. Rien d’intéressant. C’est en retirant sa main de l’intérieur d’une valise qu’il perçut un froissement de papier dans la doublure en tissu. Il plongea les doigts et retira une feuille pliée en quatre.
  
  C’était une photocopie de la fiche d’immigration qu’il avait remplie à bord du Twin-Otter avant son atterrissage sur l’île. A la rubrique profession, le terme homme d’affaires était souligné en rouge. Coplan remit le document en place et se releva, interdit.
  
  Pour quelles raisons Brazil s’intéressait-elle à lui ? A cause de ses performances amoureuses ?
  
  Encore fallait-il savoir si la photocopie était antérieure ou postérieure à leur rencontre. Pourquoi sa profession était-elle soulignée ? L’Américaine envisageait-elle de lui proposer un alléchant placement financier ? Interloqué, il quitta les lieux.
  
  Comme lors de la soirée précédente, l’orchestre jouait des rythmes tropicaux pour quelques couples. Les Asiatiques en revanche, devant leur citron pressé, échangeaient des documents et tenaient des conciliabules à voix basse.
  
  Coplan s’assit, commanda un acapulco (Mélange composé de deux tiers de tequila et d’un tiers de jus de citron frais) qu’il sirota distraitement en ressassant les raisons que pouvait avoir Brazil de s’intéresser à lui.
  
  Très brune de peau et de cheveux, une jolie femme entra dans la salle et chercha une table libre. Vêtue d’une robe blanche sobre, elle avait piqué une orchidée dans sa chevelure au-dessus de l’oreille droite. Coplan sourit à ce détail. Selon la coutume hawaiienne, cette fleur portée à gauche indiquait que la femme était mariée ou, du moins, pas libre. Au contraire, de l’autre côté, elle signifiait disponibilité et ouverture à toutes les propositions.
  
  Évidemment, Honolulu était loin et la belle brune avait sans doute fiché son orchidée au hasard.
  
  En tout cas, il s’agissait là d’une excellente entrée en matière pour un Coplan décidé à jouer jusqu’au bout le rôle que lui avait dévolu le Vieux. Aussi se leva-t-il et s’avança-t-il vers l’arrivante en déployant son charme dévastateur.
  
  - Je suis certain que vous arrivez de Hawaï amorça-t-il.
  
  Bouche bée, elle le regarda. Ce qu’elle vit lui plut car ses yeux scintillèrent et son visage se détendit.
  
  - Pourquoi Hawaii?
  
  - A cause de l’orchidée.
  
  L’étonnement se lut dans son regard et Coplan lui expliqua tout en l’entraînant vers sa table. Lorsqu’elle fut assise, elle éclata de rire.
  
  - Je n’ai jamais mis les pieds à Hawaï et j’ignorais cette coutume, avoua-t-elle. Je vais placer cette fleur à gauche.
  
  - N’en faites rien, supplia-t-il en stoppant le geste d’un vif mouvement de la main.
  
  Elle le dévisagea, un brin moqueuse.
  
  - Vos intentions ne sont pas pures ?
  
  - Elles ne le sont jamais, face à une jolie femme, répliqua- t-il en riant.
  
  - Laissez-moi reprendre contenance, vous allez trop vite en besogne. Que buvez-vous ?
  
  - Un acapulco
  
  - Je prendrai le même chose.
  
  Il commanda la consommation et entreprit d’en savoir plus long sur sa compagne qui s’appelait Vikki Ozga et, comme Brazil, était native des États-Unis.
  
  - Je suis généalogiste, précisa-t-elle.
  
  - Vous recherchez un héritier ?
  
  - Non, un arrière-petit-cousin éloigné, descendant de Charles II d’Angleterre. Ce Stuart s’est signalé dans l’Histoire européenne par le nombre impressionnant de bâtards à qui ont donné naissance ses innombrables maîtresses. Plusieurs centaines, si l’on en croit la chronique. A l’inverse du roi Louis XV de France qui a atteint une performance presque identique, ce monarque anglais n’a pas témoigné d’indifférence à l’égard de sa progéniture illégitime. Il l’a anoblie et a versé des pensions confortables aux mères et aux enfants, ce qui a considérablement ruiné le Trésor de son pays. Les lords et les ladies de vieille aristocratie se sentaient humiliés devant le raz-de-marée des ducs et duchesses, des comptes et des comtesses, dont les mères souvent étaient nés dans le ruisseau, qui entraient soudain dans la gentry. Devant l’inflation des titres de noblesse, la nièce de Charles II, lorsqu’elle devint reine sous le nom de Marie II, en supprima bon nombre et exila une grosse partie des tenants dans les colonies d’Amérique. Celui que je cherche pour le compte d’un client new-yorkais, descend d’un des bâtards de ce souverain amateur de sexe.
  
  - Ne vous plaignez jamais d’un homme amateur de sexe déclara Coplan, à la fois emphatique et rigolard.
  
  - C’est votre cas ? répliqua-t-elle du tac au tac.
  
  - Mettez-moi à l’épreuve !
  
  Elle se contenta de sourire mais l’idée faisait son chemin. La conversation marqua un temps d’arrêt et Coplan reprit :
  
  - Dans le domaine qui vous occupe, votre client n’aurait-il pas besoin d’un détective privé plutôt que d’une généalogiste ?
  
  - Les deux vont ensemble.
  
  La soirée s’étirait lentement. Coplan et Vikki étaient si enchantés l’un de l’autre que, tout naturellement, il l’invita dans sa chambre. Vikki se garda bien de décliner tant la séduction de Coplan agissait sur elle.
  
  Prenant cette fois l’initiative, elle déboutonna le pantalon de Coplan et abaissa son slip. Elle referma la main sur la hampe raidie, sentit y palpiter les veines, puis en apprécia le volume et la longueur.
  
  - Tu es à la hauteur de tes prétentions, reconnut-elle d’une voix enrouée.
  
  - Quelqu’un a écrit qu’il n’existe pas de sentiment moins aristocratique que l’incrédulité.
  
  Elle eut le bon goût de rire, de cette façon déliée et spontanée qui ajoutait à son charme ; puis, rapidement, se déshabilla. Coplan retint son souffle car le corps qu’elle dénudait révélait la perfection. Quand il la coucha sur le lit et entra en elle, il vit que son regard devenait vitreux et que sa bouche s’ouvrait comme si l’asphyxie la menaçait. Arquée sur ses reins, tremblant comme en proie à l’agonie, elle traduisait par ses cris étranglés la montée du plaisir. Coplan mesura bien vite l’étendue de son pouvoir. Au moindre changement de cadence, à une pression plus forte de ses caresses, elle réagissait aveuglément. Le front emperlé de sueur, il accéléra le rythme et Vikki vibra entre ses mains comme les cordes d’une guitare maniée par des doigts experts.
  
  Tant s’exerçait entre eux une magie complice que, sans se concerter, ils connurent en même temps l’extase suprême.
  
  Beaucoup plus tard, elle reprit ses esprits et soudain éclata de rire.
  
  - Pourquoi ris-tu ? s’étonna-t-il.
  
  - Je me demandais si le roi Charles II possédait ta puissance sexuelle !
  
  - Probablement, si l’on se fie au nombre de ses bâtards. En outre, par sa mère, il était petit-fils du roi Henri IV de France, lui-même un sacré forniqueur !
  
  Le rire de Vikki ne s’éteignit pas.
  
  - Le plus drôle, c’est qu’il n’a laissé aucune progéniture légitime. Quand il est mort, son frère lui a succédé, puis ses nièces, Marie et Anne. En revanche, une aïeule de celui que je recherche a failli devenir reine de France. Il s’en est fallu d’un cheveu.
  
  Coplan laissa sa nuque reposer sur l’oreiller.
  
  - Tu devrais le retrouver, sur une île qui ne compte que 7.000 habitants dont 10% d’Européens.
  
  - L’ennui, c’est qu’il est métissé et que j’ignore son nom.
  
  - C’est beaucoup plus passionnant. Le contraire serait trop facile.
  
  - Tu aimes la difficulté ?
  
  - C’est le piment de la vie. J’adore me heurter aux obstacles et les démolir.
  
  Il brandit le poing et elle se serra amoureusement contre lui.
  
  - Je flache sur les hommes forts.
  
  Coplan rabaissa la main et ferma les yeux. Elles étaient bien agréables, ces vacances que lui offrait le Vieux. La nuit précédente avec Brazil, celle-ci avec Vikki. Quelles autres exigences un simple touriste aurait-il pu formuler ?
  
  Après un long moment de silence, elle articula d’un ton détaché :
  
  - Au fond, j’aurais peut-être besoin de tes services si tu n’as rien d’autre à faire...
  
  - Dans quel but?
  
  - Retrouver le descendant du bâtard de Charles II
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  D’un œil critique, Coplan examina le domaine qu’il venait de fonder avec l’aide de l’avocat. Le bureau comportait une pièce unique mais spacieuse, aux murs fraîchement repeints. Le mobilier se réduisait à une table, trois chaises, un classeur métallique, un coffre-fort, un téléphone, une machine à écrire et un ordinateur. A l’extérieur, côté rue, une boîte à lettres. Une plaque en faux marbre noir indiquait en caractères dorés, Carvay Commercial Bank.. Sans plus attendre, il se mit au travail. Équipé de l’annuaire des banques d’Anguilla, il tapa sur le clavier de l’ordinateur les indicatifs des destinataires, ainsi que son sigle, CARCOB. Ceci terminé, ses doigts frappèrent à nouveau les touches pour expédier sa circulaire :
  
  « Succursale Singapour nous signale détenir somme deux cent cinquante mille dollars US à virer compte à Anguilla. Identité ce dernier Robin Duff alias Saïd Khennache. Incapables exécuter ordre car ignorons banque concernée à Anguilla. Prière informer CARCOB si présence intéressé dans clientèle. Dans intervalle, virement demeure en suspens. Émetteur transfert souhaite conserver anonymat. Réponse urgente nous obligerait. Remerciements. »
  
  Coplan repoussa sa chaise, satisfait du bluff fantastique que représentait l’opération. Première étape, localiser l’établissement que l’Anglais avait choisi. En second lieu, découvrir s’il y possédait un coffre-fort. Ensuite, dans l’affirmative, manœuvrer pour s’en ménager l’accès.
  
  Confortablement installé, avec boissons, sandwiches et cigarettes à portée de la main, il attendit en surveillant l’écran.
  
  Aucune réponse ne s’y inscrivit.
  
  A la fin de la journée, déçu, il regagna son hôtel. Brazil était toujours absente. Ce soir-là, il dîna, dansa et fit l’amour avec Vikki qui n’avait pas progressé dans ses recherches.
  
  - Je compte sur toi pour me donner un coup de main, insista-t-elle.
  
  - J’y penserai, éluda-t-il. Tu sais, après une année de travail comme celle que je viens de vivre, j’aspire au repos et à la détente. Quoi de plus régénérant que de ne rien faire ?
  
  
  
  Le lendemain, il répéta sa circulaire et attendit comme la veille. Cette fois, un bon tiers des banques établies sur l’île répondit que Robin Duff alias Saïd Khennache ne figurait pas parmi leur clientèle.
  
  Le surlendemain, il renvoya son message à celles qui n’avaient pas donné signe de vie. Parallèlement, il alla jeter un coup d’œil à l’endroit où elles se logeaient. En réalité, elles ne possédaient pas de locaux professionnels. Une simple boîte à lettres en acier renforcé signalait leur existence. D’ailleurs, comme c’était logique, il découvrit à son retour au bureau qu’elles ne s’étaient pas manifestées.
  
  Son bluff se transformait en pétard mouillé.
  
  Un peu de réconfort l’attendait à son hôtel sous la forme d’un message codé expédié par le Vieux. Il trouva, avec, l’agrandissement de plusieurs photographies sur lesquelles il reconnut l’homme qu’il soupçonnait d’être l’assassin de Robin Duff et qu’il avait repéré, avec le commissaire Tourain, lors de la projection de la cassette.
  
  Dans sa chambre il décoda le texte.
  
  « Identification formelle du sujet. Clive Russell, 30 ans, nationalité américaine, sans profession définie, vit de la pension que lui verse son père présumé, le grand acteur de Hollywood, Roth Russell. Perturbé par les circonstances énigmatiques de sa naissance, il a effectué plusieurs séjours dans différentes cliniques psychiatriques californiennes. Considéré comme déséquilibré dangereux. N’est pas impossible qu’il soit le meurtrier. »
  
  Coplan se fit monter un acapulco. Un effort de mémoire lui restitua les événements assez fidèlement l’anecdote étant souvent contée dans les annales du cinéma.
  
  Roth Russell s’était signalé à Hollywood par son amour immodéré et risqué des nymphettes.
  
  Fasciné par la femme-enfant, il limitait ses conquêtes aux mineures envoûtées par son aura. Plus rouée que ses rivales, une gosse de quinze ans, enceinte de quatre mois, s’était, une nuit, introduite par effraction chez le comédien, et s’était donnée à lui sans avoir à forcer son talent. L’acte accompli, elle s’était précipitée sans la rue en mimant la scène de la femme violée. Une voiture de police l’avait ramassée. Au poste, elle avait accusé, contre toute vraisemblance, l’acteur d’être le père de l’enfant qu’elle attendait.
  
  Gravement déconsidéré par l’âge tendre de ses conquêtes, Roth Russell avait été traduit devant un tribunal. En effet, en Californie, les relations sexuelles avec une mineure relevaient juridiquement du viol. Heureux d’épingler une des étoiles du firmament hollywoodien, le jury l’avait reconnu comme le géniteur et l’avait condamné à verser à vie une grosse pension alimentaire à la mère et au bébé à venir. En outre, ce dernier était autorisé à porter le nom de Russell.
  
  Bien avant la puberté, sachant qu’il n’était pas un enfant comme les autres, le fils en avait été lourdement traumatisé.
  
  Son déséquilibre mental l’avait-il conduit à se transformer en tueur ? Et pour le compte de qui ?
  
  Lancée par cette sordide publicité, la mère s’était vu proposer un contrat de cinéma où, contre toute attente, elle s’était révélée une comédienne acceptable. Depuis, elle avait poursuivi une carrière honorable sous le nom de Doris Barge.
  
  Coplan détruisit le message ainsi que les clichés les moins bons pour n’en garder que deux.
  
  Il quitta sa chambre et, parvenu dans le hall, s’arrêta net. Dehors, Brazil montait dans un coupé Chrysler et démarrait en trombe. Impulsivement, il courut vers le parking. Au volant de sa Concord, il se lança à sa poursuite, en maintenant entre les deux véhicules une assez longue distance car la circulation était clairsemée.
  
  La belle Américaine, s’aperçut-il bientôt, prenait la direction de Sandy Ground. Très vite, elle atteignit l’entrée du lotissement pour milliardaires et s’arrêta devant un imposant portail qui clôturait l’enceinte. Coplan stoppa sur le bord de la route et ajusta ses jumelles. Un garde en uniforme gris et casquette rouge sortit de la guérite, identifia la jeune femme et fit coulisser la grille.
  
  Brazil redémarra et disparut derrière les frangipaniers.
  
  Rêveur, Coplan demeura quelques instants sur place avant de faire demi-tour.
  
  A l’hôtel, Vikki semblait boudeuse.
  
  - J’ai fait chou blanc aujourd’hui encore, annonça-t-elle. Et j’ai reçu un coup de téléphone désagréable de mon client. Il s’impatiente.
  
  - Quelle est sa motivation, finalement ?
  
  - Rassembler les rameaux de sa famille. Pour lui, l’argent ne compte pas. Seul le temps est important car il se fait vieux et craint de ne pas mener à bon terme avant sa mort la tâche qu’il a entreprise depuis des années.
  
  Coplan et Vikki observèrent leur rituel: dîner, danse et sexe.
  
  
  
  
  
  Tôt le lendemain, Coplan partit en exploitation du côté de Sandy Ground. Abandonnant la Concord à la lisière d’une bananeraie, il flâna sur les hauteurs avant de descendre le long des rochers jusqu’à la plage étroite et sinueuse où fourmillaient de petits crabes bleutés par les reflets de l’eau. Peu farouches, ils ne s’écartèrent pas lorsqu’il slaloma entre leurs pinces voraces.
  
  Une heure plus tard, estimant qu’il se trouvait à la perpendiculaire de la cité des riches, il remonta entre les rochers. Il ne s’était pas trompé. Parvenu sur un escarpement, il découvrit la petite marina avec sa vingtaine de voiliers et de deck-cruisers. Plus au large, trois yachts battant pavillon américain avaient jeté l’ancre. Couché sur le ventre, les jumelles collées aux yeux, il inspecta le pont de ces derniers, puis celui des autres embarcations, sans rien noter d’intéressant. Alors, il reporta son attention sur les villas. Malheureusement, il était difficile de distinguer quelque chose. Une extraordinaire prolifération de végétation dissimulait les demeures.
  
  C’est au moment où il se relevait que l’attaque survint. Le coup de pied dans les reins l’expédia contre un rocher et il grimaça de douleur en lâchant les jumelles. L’agresseur se rua sur lui mais, vif comme une anguille, Coplan s’était dérobé. Emporté par son élan, l’homme se fracassa le crâne contre le granité. Son acolyte se garda bien de l’imiter. Prestement, il sortit un pistolet et le braqua sur Coplan.
  
  - Bouge pas ou t’es mort.
  
  Coplan s’immobilisa.
  
  - Qu’est-ce que tu veux? riposta-t-il. Du fric? Prends-le. Tu le trouveras dans ma poche-revolver.
  
  L’œil méchant, le grand Noir opina.
  
  - C’est exactement ça ! Retourne-toi et allonge-toi sur le ventre, mains croisées sur la nuque. Pas d’entourloupe, sinon je te fais péter le tête.
  
  Coplan obéit à la lettre. Une dizaine de secondes s’étaient à peine écoulées depuis qu’il avait adopté cette position qu’il ressentit une douleur fulgurante dans l’épaule gauche. L’instant d’après, il perdait conscience.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Râblé, le teint mat, les cheveux drus et bouclés, l’homme était à mi-chemin entre la trentaine et la quarantaine. Ses mains dures et calleuses allumaient un gros cigare. A travers les bouffées, ses yeux froids et bleus scrutaient Coplan allongé sur un mauvais matelas, les pieds et les mains ligotés, dans un espace clos qui paraissait être une cave.
  
  - Vous n’avez dormi qu’une heure, l’informa l’homme d’une voix râpeuse. Injection à effet ultra-rapide mais à courte durée, et qui ne provoque même pas une gueule de bois. A quels résultats la technologie ne parvient-elle pas de nos jours?
  
  - Pourquoi suis-je ici? coupa Coplan, peu enclin à philosopher. Et qu’attendez-vous de moi ?
  
  Le cigare décrivit une gracieuse courbe sous les cent watts de l’ampoule plafonnière.
  
  - Deux excellentes questions et qui sont liées, approuva l’homme. Vous êtes ici parce que j’aimerais savoir pour quelles raisons vous vous intéressez à Robin Duff alias Saïd Khennache.
  
  Coplan respira un grand coup. Finalement, son bluff portait ses fruits, même s’il le plaçait dans une position délicate. Cependant, il trouva vite une planche de salut : le texte découvert dans la poche d’un blazer ayant appartenu à Robin Duff, lorsque Tourain et lui avaient fouillé la villa de la Côte d’Azur. Il le savait par cœur: « ...suite à votre ordre a été virée à Anguilla la somme de soixante-douze mille livres sterling à l'établissement bancaire indiqué... »
  
  - Le gars me doit soixante-dix mille livres sterling, fabula Coplan. Je devais le rencontrer à Londres mais il n’est pas venu au rendez-vous au cours duquel il devait me remettre un chèque sur une banque d’Anguilla. J’ai décidé de venir ici récupérer mon argent.
  
  - De quelle façon ?
  
  - En ouvrant une banque avec un investissement de quinze mille livres. Ensuite, je localise celle de mon débiteur, et je fais procéder au virement de la somme qui m’est due, par le biais d’un ordre donné par mon client, signé Robin Duff ou Saïd Khennache. Mieux vaut perdre quinze mille livres et en récupérer cinquante-cinq plutôt que rien du tout.
  
  L’homme tira longuement sur son cigare.
  
  - Astucieux, reconnut-il. Avez-vous réussi?
  
  - Non.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Aucun des établissements bancaires de cette île ne connaît ce salaud.
  
  - Quelles mesures, comptez-vous prendre pour rentrer dans vos frais ?
  
  - Je n’y ai pas encore réfléchi.
  
  - Soixante-dix mille livres, c’est une somme importante. De quoi s’agissait-il ? D’un emprunt ?
  
  - D’une vente.
  
  - Qu’avez-vous vendu?
  
  - Des meubles d’époque.
  
  - Pourquoi ne pas les récupérer plutôt que d’ouvrir une banque ici ?
  
  - Parce que j’ignore où ils sont.
  
  - Vous êtes antiquaire ?
  
  - Non.
  
  - Vous avez hérité de ce mobilier?
  
  - Je l’ai volé.
  
  Coplan jouait sur du velours. En effet, il était peu probable que quelqu’un ayant recours au rapt, s’offusque d’un aveu de cet ordre. Son hypothèse, d’ailleurs, se vérifiait. L’homme, impassible, secoua d’un geste sec la cendre du cigare. Comme il restait silencieux, Coplan tenta de prendre l’avantage :
  
  - Mes réponses vous satisfont ?
  
  - Cela ne vous regarde pas.
  
  - Mais vous-même, insista Coplan, quel intérêt Robin Duff représente-t-il pour vous ? Dites-le moi, peut-être pourrais-je vous aider ?
  
  - Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
  
  - Fin mars à Saint-Tropez, répondit Coplan en se demandant si son ravisseur savait que l’Anglais était mort. Aux dernières nouvelles, la police britannique n’avait pas identifié son cadavre et Coplan se félicitait d’avoir subtilisé le faux passeport libanais.
  
  - C’est là qu’a eu lieu la transaction ?
  
  - Non. A Beyrouth. Les meubles provenaient d’un cambriolage chez un diplomate britannique qui avait dû fuir le Liban précipitamment avec sa famille, à cause des hezbollah.
  
  Parfaitement à l’aise, Coplan débitait mensonge sur mensonge.
  
  - Et Saint-Tropez ?
  
  - Duff devait me remettre de l’argent. Il a demandé une semaine de délai. Je la lui ai accordée. Après le rendez-vous manqué de Londres, il ne m’a plus jamais contacté.
  
  - En résumé, vous êtes un escroc escroqué !
  
  - C’est tout à fait ça. Mais cela ne vous autorise pas à me faire kidnapper ni à une critique, puisque vous-même utilisez des moyens illégaux pour arriver à vos fins.
  
  - Était-ce la première affaire que vous traitiez avec l’intéressé ?
  
  - La première et la dernière, soyez-en sûr ! Mais je vous le promets, ce salaud, un jour ou l’autre, rendra gorge !
  
  - Selon vous, quelles sont ses activités habituelles ?
  
  - Un touche-à-tout à chaque fois qu’il y a du fric à gagner.
  
  Brusquement, Coplan décida de provoquer l’adversaire.
  
  - Il vendait même des secrets à des Services d’espionnage, c’est tout dire !
  
  A sa grande déception, l’autre ne réagit pas.
  
  Il se contenta d’éteindre son cigare, en ralluma un autre et, sans mot dire, quitta les lieux. Cinq minutes plus tard, apparut le grand Noir, une seringue à la main. Cette fois, il choisit l’épaule droite. Douleur fulgurante et Coplan plongea dans l’inconscience.
  
  
  
  
  
  Il se réveilla sur le siège arrière de la Concord. Il sortit de la voiture, tituba jusqu’à la lisière de la bananeraie où il s’assit, inondé par les rayons chauds du soleil. L’homme n’avait pas menti. Bientôt, son organisme ayant éliminé toute trace de l’injection, il se sentit frais comme un gardon.
  
  fortement intrigué par son aventure au dénouement inespéré, il retourna sur les lieux de l’agression. Bien sûr, le blessé n’y était plus. Sur le granité, des éclaboussures de sang séché attestaient que Coplan avait retrouvé le bon endroit. Les jumelles aussi avaient disparu. Coplan laissa son regard errer sur les yachts, les deck-cruisers et les voiliers.
  
  Que signifiait le rapt ? En tout cas, Anguilla semblait bien receler les secrets de Robin Duff et c’était quand même un point d’acquis.
  
  Mais, à présent, comment manœuvrer ? Coplan ignorait où se trouvait la geôle dans laquelle il avait été interrogé.
  
  Une autre question se posait. Brazil était-elle liée à son enlèvement ?
  
  Jamais en panne d’imagination, Coplan décida de revenir à son plan du matin. Aussi remonta-t-il entre les rochers jusqu’au mur d’une propriété. Il se hissa sans effort sur le faîte et s’y coucha. De sa position, il avait vue sur la piscine. Deux femmes nageaient. Quand elles sortirent de l’eau, il reconnut Brazil.
  
  Durant un court instant, l’autre lui parut inconnue. Cependant, lorsqu’elle lui fit face avant de se pencher pour ramasser ses Ray-bans sur le tapis de bain, il tressaillit. Un soir où il s’ennuyait, lors d’une mission récente (Voir Coplan s'occupe du Pharaon), il était allé au cinéma. Il se souvenait du titre : Je t’aime, Aventura. Un film médiocre, sauvé par la prestation étonnante de son interprète principale. Elle était là, celle qui avait lutté contre le caractère conventionnel du scénario et la succession de clichés archi-usés du dialogue.
  
  Doris Barge, mère de Clive Russell, assassin présumé de Robin Duff. En compagnie de Brazil.
  
  Coplan se lécha les lèvres. Vraiment très intéressante, cette découverte.
  
  Il réfléchit rapidement, décida de profiter de la situation et de l’effet de surprise. Il roula sur le ventre se laissa tomber de l’autre côté du mur et atterrit en souplesse sur le tapis d’herbes folles. Ensuite, d’un air conquérant et fanfaron, il s’avança vers la piscine en agitant les bras.
  
  - Brazil ! cria-t-il.
  
  Les deux femmes se figèrent. Il arriva à leur hauteur, enlaça Brazil et lui claqua deux gros baisers sur les joues.
  
  - Tu me manquais. Pourquoi as-tu disparu aussi soudainement ?
  
  Gênée, la jeune femme fit les présentations. En bonne maîtresse de maison, l’actrice proposa de s’asseoir autour de la table de jardin pour prendre un verre, ce que Coplan accepta. Avant que Brazil, toujours décontenancée, ait pu ouvrir la bouche, il se lança dans un long dithyrambe sur les qualités exceptionnelles de Doris Barge à l’écran. Flattée, celle-ci se détendit et roucoula à l’intention de sa compagne :
  
  - Ton ami est vraiment charmant. Pourquoi ne l’as-tu pas amené plus tôt ?
  
  Brazil reprenait ses esprits.
  
  - Tu es culotté! fustigea-t-elle en fusillant Coplan du regard.
  
  - Ne le lui reproche pas, intervint la vedette, sinon, comment aurais-je fait sa connaissance ?
  
  Coplan mit les choses au point : Brazil était inoubliable. Depuis sa disparition, il se languissait d’elle. Grâce à sa verve, il arracha un sourire indulgent à la belle Américaine qui, peu à peu, de dérida.
  
  - Comment m’as-tu trouvée ? voulut-elle savoir.
  
  - Je t’ai vue hier dans ta voiture et je t’ai suivie. Aujourd’hui, je suis parti en exploration et j’ai eu la chance de tirer presque tout de suite le bon numéro.
  
  - Tu ne peux en vouloir à quelqu’un qui te témoigne autant d’attachement, fit remarquer l’actrice.
  
  Coplan se débrouilla si bien qu’en fin d’après-midi il avait conquis Doris Barge et s’était fait inviter à dîner. Il se félicitait d’être entré dans la place. Celle-ci pouvait se révéler une position stratégique s’il voulait en apprendre plus long sur le meurtrier présumé de l’Anglais.
  
  Vers vingt-trois heures, Brazil le conduisit en voiture à la bananeraie où il avait garé sa Concord.
  
  - Tu es un homme étrange, Francis, murmura-t-elle. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens autour de toi comme un parfum de mystère. Pour être plus claire, j’ai l’impression que tu n’es pas celui que tu prétends être.
  
  Coplan éclata de rire.
  
  - C’est extraordinaire. J’éprouve le même sentiment en ce qui te concerne.
  
  - Tu as envie que nous fassions l’amour ?
  
  - Depuis notre nuit, je ne pense qu’à cela.
  
  Elle s’allongea sur l’herbe, sous le ciel étoilé.
  
  - Viens.
  
  Coplan obéit. Cependant, très vite, alors qu’il s’activait, il réalisa que Brazil était ailleurs. Inerte, elle ne participait pas aux ébats. Sa froideur ressemblait à celle de la prostituée qui subit son client. Du reste elle chercha une excuse :
  
  - Je ne suis pas en forme ce soir...
  
  Il se garda bien d’émettre un commentaire. Peu après, elle rajusta ses vêtements et partit sans mot dire.
  
  Coplan regagna son hôtel. Dans sa chambre, il prit une douche prolongée et se séchait quand le téléphone sonna.
  
  - Tu vadrouillais ? reprocha la voix de Vikki.
  
  - Je suis allé prendre un bain de minuit.
  
  - Tu viens me rejoindre ? J’ai fait chou blanc aujourd’hui encore. J’ai besoin de consolation.
  
  - J’arrive.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Coplan avait regagné sa chambre après une nuit mouvementée. Plus insatiable que jamais, Vikki l’avait agréablement changé de l’étreinte polaire de Brazil. Rasé, douché, il s’apprêtait à commander un second breakfast, car celui qu’il avait dévoré en compagnie de Vikki n’était pas parvenu à le rassasier. La sonnerie du téléphone retentit. Il décrocha.
  
  - Monsieur Francis Carvay ?
  
  La voix était mâle, lente et prudente.
  
  - Oui ?
  
  - Ici Jeremiah Robson. Je voudrais ouvrir un compte dans votre banque. Pourrions-nous nous rencontrer ?
  
  Bien qu’il ne souhaitât guère s’embarrasser d’une clientèle, Coplan tenu de rester dans la peau de son personnage, fut obligé d’accepter. Rendez-vous fut donc pris à son bureau.
  
  Coplan arriva avec cinq bonnes minutes d’avance. A l’extérieur de l’immeuble, sa boîte à lettres était vide. Il déverrouilla la porte. En entrant, il renifla tout de suite quelque chose de louche. Il tourna la tête au moment où la longue lame du poignard jaillissait en direction de son cœur : En un prompt réflexe, sa main gauche releva l’étui contenant les jumelles dont il venait de faire l’emplette et s’en servit comme bouclier. La pointe traversa le cuir mais buta contre la masse métallique. De la main droite, Coplan empoigna le bras armé et le tordit pour l’amener en porte-à-faux, puis d’un violent coup de genou, le cassa à hauteur du coude. L’heure n’était pas à la douceur. Avec plaisir, il vit les yeux de son agresseur, un Caraïbe au visage écrasé et au teint brique, se révulser et sa bouche s’ouvrir sans qu’aucun son n’en sortît. Du tranchant de la main gauche, Coplan cisailla la pomme d’Adam.
  
  Inconscient, l’homme s’affala contre le classeur métallique et roula à terre. Aussitôt Coplan le fouilla.
  
  Les poches étaient vides.
  
  Il attira une chaise à lui et s’assit à califourchon pour réfléchir. Tentative de meurtre, comme au stade Hillsborough de Sheffield. Le fait qu’il se trouvait en compagnie de Robin Duff au moment de sa mort le désignait-il à quelque vindicte ? Sa circulaire aux banques semblait avoir alerté les assassins. Mais alors pourquoi le rapt ? Le commanditaire disposait de toutes les facilités pour l’éliminer physiquement et n’en avait rien fait. Il semblait donc que Coplan avait affaire à deux camps distincts. L’un voulait le tuer et l’autre s’y refusait. Auquel appartenait Brazil ? A un troisième ? En tout cas, sa présence à Anguilla paraissait déranger beaucoup de monde.
  
  Ses pensées revinrent à son assaillant. L’individu était doté d’un puissant self-contrôle puisqu’il n’avait pas poussé un cri lorsque son bras s’était cassé. Saisi d’un pressentiment, Coplan se leva brusquement et se pencha sur le corps inanimé. Ses doigts s’introduisirent dans le bouche et écartèrent les maxillaires.
  
  La langue manquait.
  
  Il repoussa l’abondante chevelure et démasqua les tempes.
  
  Les pavillons des oreilles avaient été coupés.
  
  Coplan de redressa. Une idée audacieuse venait de germer dans son esprit. Il téléphona à la police pour lui relater fidèlement les événements. Que risquait-il ? Rien. Bien au contraire, il donnait de l’ampleur à son personnage d’homme d’affaires innocent que l’on tentait d’assassiner.
  
  Vingt minutes plus tard, une dizaine de policiers débarquaient, conduits par leur chef, qui se présenta :
  
  - Lieutenant-inspecteur Mark Hopkins.
  
  Coplan lui désigna le poignard sur le plancher.
  
  - Voici l’arme du crime auquel j’ai échappé. Je n’y ai pas touché, comme il est recommandé dans les romans.
  
  Le policier, grand et bel homme, arborait une moustache avantageuse, comme un sergent-major de la défunte Armée des Indes. Vêtu d’un élégant uniforme de toile kaki, il était coiffé d’un casque colonial à pointe rouge, héritage de la présence britannique. Sous son bras gauche, il serrait un stick qui lui donnait une allure un peu caricaturale.
  
  Un de ses subordonnés s’était agenouillé auprès de l’Indien. Il ne s’éternisa guère.
  
  - C’est Rico Pacuelo, lança-t-il à la cantonade.
  
  - Il est de retour ? s’étonna un sergent-détective.
  
  Hopkins se pencha à son tour sur l’homme au bras cassé.
  
  - C’est bien lui. La langue et les oreilles coupées, c’est encore mieux qu’une empreinte digitale.
  
  Innocemment, Coplan s’enquit :
  
  - Qui est Rico Pacuelo ?
  
  - Un tueur à gages colombien qui a travaillé pour la mafia de la drogue. Un jour, il a commis une erreur. En punition, on lui a tranché les oreilles. A la seconde, la langue. Aujourd’hui, il vous a manqué. Quand il sortira de prison, ce sera la gorge.
  
  Coplan frissonna.
  
  - Pourquoi voulait-il me tuer ?
  
  - Ceci reste à déterminer. Mes hommes vont emmener cette fripouille à l’hôpital et la laisser sous bonne garde. Vous, vous m’accompagnerez à mon bureau.
  
  Grâce aux droits d’enregistrement des banques et à la taxe forfaitaire sur les bénéfices, Anguilla avait construit pour sa police un bâtiment ultra-moderne. Auprès de lui, le plus florissant des établissements bancaires ressemblait à une misérable baraque de fête foraine.
  
  - On ne tente pas de tuer quelqu’un sans raison, préambula Hopkins. Pourquoi avez-vous ouvert une banque ? Pour y écouler les profits d’un trafic de drogue ?
  
  - Vous vous trompez! protesta Coplan, avec les accents d’une sincérité qu’il n’avait nul besoin de feindre.
  
  - Vous pouvez me dire la vérité, insista le policier. Sur cette île, les lois régissant les activités bancaires sont extrêmement libérales. Peu nous importe d’où proviennent les fonds, qu’ils soient légaux ou non. C’est ce qui fait notre originalité. Sinon, sans ressources, avec sept mille habitants à nourrir, nous serions rayés de la carte.
  
  - Je vous dis la vérité, persista Coplan.
  
  En ce cas, cette affaire est troublante, grogna Hopkins. Et il ne faut pas escompter de révélations de Pacuelo. Il est allé à bonne école. Non seulement il ne parlera pas en raison de sa langue coupée mais il se fermera comme une huître.
  
  - Il s’est peut-être trompé de cible ? suggéra Coplan.
  
  - Je vous le souhaite. Vous comptez rester ici longtemps ?
  
  - J’aime relever les défis et je voudrais en avoir le cœur net. Aussi vais-je prolonger mon séjour et voir si, à nouveau, on essaie d’attenter à ma vie.
  
  Hopkins laissa son regard planer sur l’imposante carrure de Coplan.
  
  - Vous êtes de taille à vous défendre. D’ailleurs vous l’avez prouvé. Néanmoins, n’est-ce pas un jeu dangereux ?
  
  - Dans les affaires, on aime les risques. Et ce Jeremiah Robson qui m’a fixé le rendez-vous ? Lui, au moins, n’avait pas la langue coupée !
  
  - Nul ne porte ce nom sur l’île. Ni habitant, ni résident, ni étranger de passage. Un de mes adjoints a vérifié. Votre correspondant a utilisé une fausse identité. Élémentaire.
  
  Le policier se massa pensivement le menton.
  
  - Finalement, je me demande si je ne ferais pas mieux de vous demander de quitter Anguilla. Nous n’aimons pas les histoires.
  
  - Cette réaction susciterait la méfiance de la finance internationale. Que diable, la police anguillaise ne serait plus capable de protéger les honnêtes gens qui viennent déposer leurs capitaux dans ses banques ? rétorqua Coplan, goguenard. Quelle publicité !
  
  Hopkins parut furieux mais parvint à contenir sa colère.
  
  - Pardonnez-moi ce coq-à-l’âne, enchaîna Coplan, mais comment votre subordonné a-t-il reconnu si promptement Rico Pacuelo ?
  
  Le policier parut gêné :
  
  - Nous avons eu affaire à lui à deux reprises, avoua-t-il à contrecœur.
  
  - Puis-je savoir en quelles circonstances ? Ma curiosité ne vous semblera pas déplacée puisque ma vie est en jeu. Et, peut- être, ensemble, découvrirons-nous un indice ?
  
  Hopkins hésita et, pour se donner un temps de réflexion, offrit une tasse de café à Coplan qui l’accepta. Puis le policier se décida :
  
  - A l’heure actuelle, la plaque tournante mondiale du Crime est la Colombie. L’année dernière, le roi du trafic de l’émeraude a été abattu par un commando composé d’une cinquantaine de tueurs dont Pacuelo. Une hécatombe. Avec lui, sont morts ses deux lieutenants et seize gardes du corps (Authentique). Son erreur avait été de se diversifier dans le trafic de drogue beaucoup plus rentable que celui de l’émeraude. Vous devez savoir que la mafia de la cocaïne est la plus cruelle du monde. Aujourd’hui, elle est entre les mains de gangs colombiens. Personne ne peut plus rivaliser avec eux, ni les Cubains de Floride, ni les Italo-Américains de la Cosa Nostra. En Colombie, pour une poignée de cacahuètes, vous recrutez des jeunes gens prêts à devenir des tueurs à gages. C’est ainsi que Pacuelo a débuté. Ces mercenaires sont formés dans des écoles perdues dans les montagnes. Leurs instructeurs sont des anciens du Vietnam ou d’anciens agents secrets en demi-solde. Ensuite, les cartels de la drogue utilisent cette main d’œuvre pour éliminer les rivaux ou ceux qui ne se plient pas aux règles édictées. En général, cette chair à canon est sacrifiée. Personnellement, j’estime que Pacuélo a bénéficié d’une chance inouïe, après avoir commis deux fautes. Pour bien d’autres, ce fut une balle dans la nuque. Je ne m’explique pas la mansuétude qui a conduit ses chefs à le laisser en vie. Peut-être des liens familiaux ? quoi qu’il en soit, en Colombie la guerre de la drogue fait cent morts par jour.
  
  « Le plus beau coup réussi par la mafia, fut de mettre la main sur Panama par le biais d’un dictateur si puissant qu’il ose défier Washington et bafouer la constitution de son pays. Dans l’intervalle, la terreur règne en Colombie. Un ministre a été assassiné, des procureurs, des centaines d’officiers, des journalistes, des hommes politiques et des milliers de paysans. Très sincèrement, monsieur Carvay, je vous souhaite de ne pas avoir à vous mesurer avec ces barbares. »
  
  Coplan restait de marbre.
  
  - Vous n’avez pas répondu à ma question, remarqua-t-il. Dans quelles circonstances avez-vous connu Pacuelo ?
  
  Hopkins soupira.
  
  - Il y a deux ans, il a tué un chimiste canadien qui, après avoir œuvré pour la mafia colombienne, a estimé avoir gagné suffisamment d’argent pour se retirer des affaires. Or, accepter de travailler pour ces gangsters, c’est comme prononcer ses vœux. La démarche est irréversible Bogota a expédié Pacuelo pour le tuer. Hélas, il nous a été impossible de réunir contre ce dernier des preuves suffisantes, et nous avons dû nous contenter de l’expulser.
  
  - Et la seconde fois ?
  
  - Il a tué une Mexicaine à bord du Sea Flamingo. Cette jeune femme, maîtresse d’un mafioso colombien, l’avait quitté parce qu’il exerçait sur elle des sévices sexuels. Humilié, il l’a condamnée à mort. Pacuelo a été chargé de l’exécution.
  
  - Et vous avez pris votre revanche ?
  
  La tristesse assombrit le visage du policier.
  
  - Impossible.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Le Sea Flamingo est un casino flottant, astucieusement ancré en dehors de nos eaux territoriales. Par conséquent, il échappe à notre juridiction. Pacuelo s’est enfui à bord d’un deck-cruiser vers la partie néerlandaise de Saint-Martin. Cette fois encore, il a évité le châtiment, c’est-à-dire ici, la pendaison.
  
  - Mais aujourd’hui, vous le tenez.
  
  - Pour une simple tentative de meurtre. Il écopera de cinq ans de bagne au maximum.
  
  - Ce Sea Flamingo est toujours au large ?
  
  - Bien sûr. Il prospère grâce aux riches de Sandy Ground qui raffolent de poker et de baccara, de la roulette et de craps. Un rappel : le jeu est interdit sur notre île.
  
  Tout en posant des questions et en écoutant les réponses, Coplan réfléchissait. La tentative d’assassinat perpétrée par Pacuelo serait-elle en relation avec le trafic de drogue ? Peu plausible. Elle devait être liée à quelque chose d’autre. Il n’était pas insensé de penser que Robin Duff était en cause, ce qui signifiait que Coplan était sur la bonne voie.
  
  Pris d’une inspiration subite, il interrogea:
  
  - Ces tueurs à gages, comme Pacuelo, opèrent-ils uniquement pour le compte de la mafia de la drogue ?
  
  - Pas obligatoirement. Ils sont aussi prêtés à des commanditaires pour une action ponctuelle. .. A n’importe qui disposant de suffisamment d’argent pour payer un contrat. Une organisation terroriste, une grosse compagnie privée, un parti politique, un milliardaire, un service d’espionnage, que sais- je ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  - C’est la première fois que je mets les pieds dans un casino, même flottant! s’exclama Vikki.
  
  - Toi, une Américaine, tu n’es jamais allée à Las Vegas ? s’étonna Coplan.
  
  - Si, une fois, mais comme je ne suis pas joueuse, ce fut pour moi la ville la plus ennuyeuse du monde.
  
  Coplan était d’un avis différent mais ne l’exprima pas.
  
  L’hôtesse les guida vers les salles de jeu du paquebot, où grouillait une clientèle de joueurs tellement esclaves de leur passion qu’ils préféraient vivre à deux pas du tapis vert. Quelquefois, pour les distraire, le navire levait l’ancre et s’en allait baguenauder au large d’un autre paradis tropical, ce dont, ces joueurs invétérés n’avaient cure, leur seul souci étant le voisinage des croupiers.
  
  Le long de la coursive, Vikki s’accrocha au bras de Coplan.
  
  - Dans le fond, peut-être vais-je y trouver du plaisir?
  
  - Attention, recommanda Coplan, faussement menaçant, on en prend vite le vice !
  
  - L'ennui c’est que, si je perds, je ne serai pas financièrement à la hauteur.
  
  - Alors, contente-toi de regarder.
  
  L’assistance était mélangée. Un peu plus d’hommes que de femmes. La majorité avait atteint un âge respectable. Sauf quelques couples qui semblaient des jeunes mariés. La tenue de soirée n’était pas de rigueur mais certains la portaient. Plusieurs femmes arboraient des bijoux de prix.
  
  Pour débuter, Coplan tenta sa chance au craps. D’entrée, il trouva un sept, puis un second, un onze et trois fois un huit, ce qui augmenta considérablement son tas de jetons.
  
  - Bravo, félicita Vikki. Il y a un truc ?
  
  - Le seul truc, c’est la chance.
  
  A une table de poker, il toucha à la septième carte un valet pour compléter son full et remporta le pot. Vikki lui murmura à l’oreille :
  
  - Tu m’as caché quelque chose. En réalité, tu es joueur professionnel, c’est ça?
  
  - Presque, plaisanta-t-il.
  
  Avec des fortunes diverses, il s’essaya aussi au baccara et à la roulette en misant systématiquement sur le rouge qui sortit onze fois d’affilée alors qu’il avait laissé ses gains s’empiler.
  
  Vikki était éberluée.
  
  - Tu es un champion !
  
  - Les dieux me favorisent.
  
  - Favoriseront-ils notre dîner ? Je te rappelle que je meurs de faim.
  
  - Faisons la fête puisqu’elle ne me coûte rien !
  
  Une salle à manger était aménagée sur le pont arrière, délimitée par une barrière métallique et des guirlandes de fleurs entrecoupées de lanternes vénitiennes oscillant sous la brise. L’assistance était clairsemée. Coplan choisit une table écartée. Le maître l’hôtel leur présenta le menu largement consacré au poisson frais. Mais ce soir-là, Coplan et Vikki en tenaient pour la viande et optèrent pour un gros steak New York Cut arrosé d’un bourgogne de Californie. Le maître d’hôtel s’éloigna, un serveur apporta les acapulcos et le bol empli d’olives noires et pimentées. A peine Coplan et Vikki trempaient-ils leurs lèvres dans le cocktail qu’un homme sec et dégingandé, le cheveu rare, le teint basané et l’œil d’un bleu profond, s’approcha de leur table et s’inclina galamment devant Vikki.
  
  - Vous êtes mes invités, déclara-t-il.
  
  - Qu’est-ce qui nous vaut cet honneur ? s’enquit Coplan, intrigué.
  
  L’homme se tourna vers lui ? Vêtu d’un smoking blanc immaculé, parfaitement à l’aise, il arborait une mine souriante.
  
  - La chance doit être récompensée, déclara-t-il. Permettez-moi de me présenter, Jack Edwards, chargé des relations publiques du casino.
  
  A nouveau, il s’inclina et baisa la main que Vikki lui présentait.
  
  - Très honoré. M’autorisez-vous à m’asseoir quelques instants ?
  
  - Faites, je vous en prie, invita Coplan.
  
  Edwards attira une chaise et, comme pour se donner une contenance, leva les yeux vers le firmament étoilé, puis claqua les doigts à l’intention d’un serveur qui passait.
  
  - Un bourbon on the rocks.
  
  Cette précaution prise, il s’adressa à Coplan :
  
  - Félicitations. Le mauvais sort fuit devant votre talent.
  
  - Je n’ai pas de talent particulier, protesta Coplan. J’ai simplement été chanceux ce soir.
  
  - Il est trop modeste, glissa Vikki, amusée.
  
  Edwards secoua la tête.
  
  - Je partage votre sentiment, madame. La chance n’est rien sans le talent. Je me contenterai de me référer à ce full aux valets que vous avez brillamment joué en faisant croire à un brelan de sept grâce à vos trois cartes cachées. Le bluff était superbe. Il a trompé vos adversaires et, je les connais bien, ils ne sont pas nés de la dernière pluie.
  
  Coplan haussa les épaules :
  
  - Je n’ai pas été sidéré par leur génie au poker.
  
  - Faites quand même attention si vous les affrontez à nouveau, recommanda Edwards avec placidité.
  
  Le serveur lui apporta son bourbon et il leva son verre.
  
  - Buvons à votre chance.
  
  Tous les trois trinquèrent.
  
  La conversation s’enferma dans des banalités sur le jeu, les casinos, Monte-Carlo et Las Vegas. Cependant, au bout d’un moment, Coplan s’aperçut qu’Edwards manifestait à Vikki un intérêt qui dépassait la simple attirance d’un homme pour une jolie femme. Par des questions habiles, frisant l’indiscrétion, il tentait de cerner sa personnalité. Après l’arrivée des steacks, il abandonna totalement Coplan pour se consacrer à sa compagne. Tout autre que Coplan s’en fût offusqué mais ce dernier accepta, sans être froissé, le rôle de simple auditeur.
  
  En fait, Vikki se cantonnait dans son domaine favori, la généalogie, et n’en démordait pas. Adroitement, elle esquivait les sujets susceptibles d’enfoncer un coin dans son passé et Edwards en paraissait irrité, ce qui étonna Coplan. Le chargé des relations publiques du Sea Flamingo ne cherchait pas à lui ravir les faveurs de Vikki, il en fut vite convaincu. Il s’acharnait plutôt à briser la façade qu’elle lui opposait. Étrange... Coplan avait l’impression d’assister à un duel dans l’ombre mais, des deux bretteurs, Vikki était celle qui repoussait inlassablement l’adversaire.
  
  Quelque chose se passait devant ses yeux, diagnostiqua Coplan, mais il en ignorait les tenants et les aboutissants.
  
  Après le dessert, un agréable cocktail de fruits exotiques arrosé de rhum, Edwards se leva et, avec son inimitable raffinement Grand-Siècle, s’enquit auprès de Coplan :
  
  - Me trouverez-vous inconvenant si j’invitais Madame à danser ?
  
  - Non, mais à condition que vous ne la gardiez pas trop longtemps. La solitude me pèse.
  
  Du coin de l’œil, Coplan vit Vikki manifester un peu d’agacement. Réticente, elle repoussa sa chaise et suivit Edwards vers l’escalier conduisant à la piste. L’orchestre ne jouait que de la musique douce et des slows antiques qui évoquaient les années cinquante.
  
  Coplan commanda un autre acapulco et alluma une cigarette. Un hélicoptère apparut dans le ciel, plongea brusquement et se posa sur le mini-héliport aménagé sur le pont-avant. Sans surprise, Coplan vit en descendre Brazil et Doris Barge, l’actrice dont le fils, Clive Russell, avait été photographié au stade Hillsborough à Sheffield. Un homme les accompagnait. Il n’était autre que le lieutenant-inspecteur Mark Hopkins, en civil cette fois.
  
  « Le monde est petit », se dit Coplan. Mais, après tout, sur une petite île comme Anguilla, on devait se heurter sans cesse aux mêmes gens.
  
  Le trio apparut bientôt dans la salle à manger, escorté par le maître d’hôtel. N’ayant rien d’autre à faire, Coplan se leva et alla les saluer.
  
  - Mais c’est mon admirateur ! s’exclama la comédienne, ravie, en avançant une main chaleureuse. Même dans le courrier de mes fans, je ne reçois pas d’éloges aussi dithyrambiques que les siens.
  
  Brazil fronçait les sourcils.
  
  - Francis, lança-t-elle, sur un ton de reproche, on ne peut pas faire un pas sans tomber sur toi !
  
  Les deux femmes s’étaient assises mais le policier restait debout. Familièrement, il prit Coplan par le bras et l’entraîna à l’écart.
  
  - Vous êtes vengé, l’informa-t-il.
  
  - Comment cela ?
  
  - Rico Pacuelo s’est suicidé.
  
  - Vraiment?
  
  - Avec un rasoir à manche, il s’est tranché la carotide. Sans doute pour se punir d’avoir échoué dans sa tentative. Souvenez-vous, c’était sa troisième faute. Par son geste, il a simplement anticipé le châtiment.
  
  - Est-il d’usage à Anguilla de laisser un rasoir à portée de la main d’un tueur à gages ?
  
  Hopkins se raidit, vexé.
  
  - Ce suicide est intervenu à l’hôpital puisque vous lui aviez cassé le bras. Je n’ai pas juridiction sur le personnel hospitalier. Les médecins, d’ailleurs, détestent les policiers. Le chef de clinique a renvoyé mes hommes et vous voyez ce qui est arrivé, termina Hopkins d’un ton geignard.
  
  - Si bien que nous ne saurons jamais le fin mot de l’histoire, regretta Coplan.
  
  - Vous en auriez été privé, de toute façon, fit remarquer le policier. La langue coupée, Pacuelo ne pouvait parler et il ne savait ni lire ni écrire. Comment aurait-il livré un renseignement exploitable ?
  
  Coplan haussa les épaules. La querelle était stérile puisque le tueur était mort. Il repoussa le bras de Hopkins et retourna à la table où il se pencha sur Doris Barge.
  
  - J’aimerais danser avec vous, déclara-t-il, enjôleur.
  
  - Nous nous apprêtions à commander des cocktails, rappela Brazil d’un ton pincé.
  
  - Acceptez, miss Barge, encouragea Hopkins dans le dos de Coplan. Cet homme a subi de dures épreuves. Il a droit à des compensations.
  
  L’actrice laissait peser son regard sur la superbe carrure de Coplan. Elle eut un sourire un peu fat et se leva.
  
  - Un admirateur comme vous, Francis, recueille toute ma sympathie. Allons danser puisque vous y tenez.
  
  - N’usez pas le plancher, recommanda Brazil avec aigreur.
  
  Sur la piste, Vikki et Edwards se tenaient loin l’un de l’autre, comme des partenaires de quadrille. Vikki tourna la tête ; son œil détailla l’actrice de Hollywood, mais aucun sentiment n’apparût sur son visage. Quand à Edwards, il semblait poursuivre un monologue interminable.
  
  L’orchestre bifurquait vers un slow langoureux.
  
  - C’est le thème de Rio Amarillo, renseigna Doris. J’ai joué dans ce film, un western-spaghetti. Les Italiens sont géniaux pour des sujets loufoques. Ils n’oublient jamais leur Commedia dell’Arte.
  
  - Je l’ai vu, répliqua Coplan. Vous teniez le rôle de Dolorès.
  
  - Avec une perruque, gloussa-t-elle. J’étais censée être une Mexicaine dans le scénario et je suis une blonde naturelle.
  
  - Mais avec de magnifiques yeux noirs comme ceux d’une native du pays des Aztèques.
  
  Il l’enlaça avec fermeté comme quelqu’un qui tient à assurer son emprise. Durant quelques minutes, il laissa la conversation faire croisière sur le cinéma, Hollywood, les films qu’elle avait tournés, puis, à brûle-pourpoint, il questionna d’un ton changé :
  
  - Où puis-je joindre Clive ?
  
  Il crut qu’elle allait se liquéfier dans ses bras. Bouché bée, elle le fixait, comme s’il avait prononcé une incongruité. Coplan demeurait impassible. Résolu à faire bouger les choses sur cette île où l’on suicidait les tueurs à gages devenus gênants, il avait décidé de saisir le taureau par les cornes. En dehors de la création de la CARCOB, il n’avait pas eu l’occasion de prendre l’initiative. Drogué, kidnappé, cible d’un sicaire, il n’était pas maître du jeu dans un univers où se jouait une partition dont il n’avait pas la clé. Il était temps de remédier à cet état de choses. Certes, il risquait de gâcher l’atout qu’il possédait mais, d’un autre côté, l’immobilisme était contraire à sa nature.
  
  - Clive ? répéta-t-elle, abasourdie. Vous vous intéressez à lui ?
  
  - Oui.
  
  - Pour quelles raisons ?
  
  - Il m’a sauvé la vie récemment.
  
  Ahurie, elle le regarda avec des yeux incrédules.
  
  - Comment cela ?
  
  A sa façon, il lui relata les incidents de Sheffield.
  
  - ... J’étais écrasé contre les grilles. De toutes ses forces, Clive m’a hissé et j’ai pu m’extirper. Nous avons fui sur la pelouse. D’ailleurs, un ami journaliste qui se trouvait là, à titre officiel, l’a photographié. Tenez, en voici la preuve...
  
  Sans cesser de serrer la taille de sa partenaire, il sortit les clichés qu’il avait rangés dans la poche de sa veste. Doris s’en empara et les examina avec curiosité tandis que Coplan la noyait sous un flot de détails inventés :
  
  - Vous vous demandez pourquoi il m’a aidé moi plus qu’un autre. C’est simple. Nous nous connaissions. Nous avions été présentés l’un à l’autre à Londres quelques jours plus tôt. Je ne l’ai plus revu depuis la catastrophe et n’ai pu lui exprimer ma reconnaissance. J’aimerais le faire à présent. Je puis vous assurer que, ce jour-là, j’ai frôlé la mort. J’en tremble encore.
  
  Elle restitua les tirages.
  
  - Pourquoi ne pas m’en avoir parlé quand nous nous sommes rencontrés ? objecta-t-elle.
  
  - Vous m’intimidiez, répondit-il, un peu dans l’attitude de l’amoureux transi, ce qui, il le vit immédiatement sur les traits encore très beaux de l’actrice, flattait son tempérament narcissique.
  
  Doris lui caressa la joue.
  
  - Hélas, je suis dans l’impossibilité de vous renseigner au sujet de Clive. J’ignore où il se trouve. Dans sa jeunesse, et il est difficile à une mère de l’avouer, il a connu des troubles mentaux. Rien de grave. Simplement, un certain décalage par rapport à la réalité. Et il en a conservé certaines bizarreries. Par exemple, lorsqu’il me donne de ses nouvelles, il m’envoie une photographie où on le voit, accompagné chaque fois d’un personnage différent, que ce soit une jolie fille, un vagabond, une clocharde ou un tenancier de bazar turc. Le décor est un souk, un moulin flamand, la flanc du Vésuve, les pyramides avec, en retrait, un fellah égyptien, ou encore le marché flottant de Bangkok ou le Mur des Lamentations à Jérusalem.
  
  - Il voyage beaucoup ?
  
  - C’est sa passion. Mais le plus curieux, c’est qu’il ne poste pas la lettre dans le pays où la photo a été prise. Les pyramides, il les envoie de Rome, le marché flottant de Tokyo, le Mur des Lamentations d’Amsterdam,... Étrange, non?
  
  - En effet.
  
  Coplan n’en pensait pas un mot. S’il exerçait, à temps plein ou occasionnellement, la profession de tueur à gages, Clive, prenait les précautions les plus élémentaires.
  
  - Au verso de la photo, il griffonne quelques phrases brèves. Clive n’a jamais été un littéraire.
  
  Elle inclina la tête avec coquetterie.
  
  - Vous plairait-il de venir ce soir jeter un coup d’œil à toutes ces photos ?
  
  En même temps, elle darda le bout de sa langue entre les lèvres. Coplan en fut émoustillé. Sa dernière expérience avec une star de Hollywood, la brûlante Carmen Salcedo, avait été épique (Voir Coplan fait cavalier seul). Indépendamment du plaisir que l’actrice lui dispenserait, sa mission ne serait pas négligée. Il pouvait, au contraire, recueillir des renseignements précieux sur Clive Russell.
  
  - Je ne suis pas seul, objecta-t-il.
  
  - La brune qui danse avec Jack Edwards ? devina aussitôt l’Américaine.
  
  - Exact.
  
  - La jolie femme dont on ne peut se débarrasser au profit d’une autre jolie femme n’a pas encore été inventée, remarqua-t-elle finement.
  
  - J’ai un autre problème.
  
  - Lequel ?
  
  - Brazil.
  
  - Elle aussi ? s’exclama Doris. Tiens, elle ne m’en a rien dit. Elle s’est contentée de préciser que vous la draguiez de façon éhontée, ce qui expliquait votre brusque interruption chez moi.
  
  - La discrétion est de rigueur dans ces cas-là.
  
  - Elle n’en saura rien. Voici comment nous nous arrangerons. A une heure du matin, je vous attendrai dans ma voiture, une Testarossa blanche, à l’entrée de Sandy Ground. Ainsi resterez- vous incognito.
  
  - D’accord.
  
  L’orchestre termina sur une envolée de trompette et déposa ses instruments pour une pause. Coplan reconduisit Doris à sa table. Il eut l’impression de déranger Brazil et le lieutenant Hopkins qui poursuivaient une discussion animée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  - Ce type est un flic, murmura Vikki. Il m’a posé toutes sortes de questions à la limite de l’indiscrétion et de la discourtoisie.
  
  - Pourquoi ne l’as-tu pas planté sur la piste ? rétorqua-t-il.
  
  - Pour savoir jusqu’où il irait.
  
  - Tu as souvent vu des flics travestis en directeurs des relations publiques d’un casino flottant ? En outre, en quoi l’intéresserais-tu ? Tes activités sont légales. Tu es généalogiste et tu recherches, pour le compte d’un client new-yorkais, le descendant d’un bâtard du roi Charles II. Il n’y a pas de quoi fabriquer un roman.
  
  - En tout cas, cet homme me déplaît.
  
  Coplan sauta sur l’occasion.
  
  - Partons d’ici.
  
  Ils regagnèrent la terre ferme à bord de la vedette qui les avait amenés et retrouvèrent la Concord sur l’aire de stationnement longeant l’embarcadère. A l’hôtel, pendant que Vikki prenait une douche, Coplan versa quelques gouttes d’un puissant soporifique dans le verre d’eau minérale qu’elle vidait rituellement pour accompagner son comprimé contre la cellulite, sa hantise.
  
  Comme il l’avait prévu, elle s’endormit d’un seul coup et il se rhabilla. Désormais, il avait les coudées franches. Dans sa chambre, il récupéra son Minox et le chargea d’une pellicule neuve. Ceci fait, il s’accorda un acapulco au bar, car il était en avance sur l’horaire, flâna un peu sur la route et gagna le lieu de son rendez-vous.
  
  La Testarossa dessinait une forme blanche sur l’ombre des bosquets.
  
  - Laissez votre voiture ici, conseilla Doris.
  
  - Pas de problème avec Brazil ? s’enquit-il en s’installant sur le siège passager.
  
  - De toute façon, elle dort dans l’autre aile de la maison.
  
  Un boudoir servait de bureau à la comédienne. D’un tiroir, elle sortit une grosse enveloppe et en vida le contenu sur le guéridon Louis XV.
  
  Doris n’avait pas menti. Les Pyramides, le Mur des Lamentations, le Marché Flottant, la Tour Eiffel, le Vésuve, le Christ du Corcovado, le Manneken Pis, l’AIexanderplatz, le Parthénon et bien d’autres joyaux touristiques signaient les clichés. Visage fermé, yeux mi-clos, Clive Russell y arborait une mine fanfaronne. En fait il manquait son effet à cause de l’absence de sourire et de ses poses guindées.
  
  Comme l’avait indiqué Doris, ses compagnons et compagnes étonnaient par leur disparité. Cocher de fiacre devant Central Park à Manhattan, marchande de fruits exotiques à Bangkok, punk londonienne devant Waterloo Station, majorette à Rio de Janeiro, Schupo à Berlin, racoleuse de trottoir devant le Manneken Pis, et le reste à l’avenant.
  
  - Curieux, en effet, reconnut Coplan. Quelle est la dernière en date ? Celle de Londres ?
  
  - Non. L’envoi a été posté à Miami mais je n’ai pas pu reconnaître l’endroit où la photo a été prise.
  
  Elle tendit un cliché à Coplan qui l’examina attentivement. Clive Russell en espadrilles, chemise et short blanc, lunettes de soleil, un sombrero à la main. A côté de lui, un gros Noir brandissait un faisceau de ficelles reliées à plusieurs ballons multicolores. En arrière-plan, la statue de la reine Victoria. Au verso, quelques phrases gribouillées : « Temps splendide et tropical. Je fais comme toi, je joue au casino. Je t’adore. Grosses bises ».
  
  Coplan reposa la photo. Dans chaque capitale d’une ex-colonie britannique se dressait inévitablement une statue de la fondatrice de l’Empire. Cependant, dans ces ex-possessions de la Couronne, nulle part le jeu n’était autorisé, sauf aux Bahamas. Sur l’une de ces îles, à New-Providence, la statue de Victoria était érigée dans Parliament Square à Nassau, près de la Chambre des Députés, du Sénat et de la Cour Suprême.
  
  Si Clive Russell se reposait en jouant au casino dans un pays tropical, ce ne pouvait être qu’à Nassau. Sauf si, dans l’intervalle il avait émigré dans une autre région du monde.
  
  - Vous êtes comme moi, vous donnez votre langue au chat, se moqua Doris.
  
  - C’est vrai.
  
  Elle n’avait nul besoin de savoir qu’il avait identifié le lieu.
  
  Mais était-ce vrai ? Clive n’avait-il pas fabriqué une fausse piste ? Impossible de le déterminer sans vérifier.
  
  Doris vint l’enlacer.
  
  - N’avons-nous pas des affaires plus pressantes ? câlina-t-elle.
  
  Sans plus se faire prier, il la déshabilla et ôta ses propres vêtements.
  
  Dans le domaine du sexe, Doris ne faisait pas de figuration, même intelligente. Tour à tour, elle joua pour Coplan tous les rôles du répertoire et avec un parfait synchronisme, ils atteignirent ensemble à l’extase finale.
  
  - Tu mérites un Oscar, félicita chaudement Doris, essoufflée, en se dégageant et en se glissant sur le côté sec du drap. De là, elle rafla sur la table de nuit son briquet en or massif et un paquet de Camel.
  
  Coplan accepta une cigarette qu’elle alluma. C’était le moment des confidences. La situation était favorable. Aussi, amena-t-il habilement la conversation sur Brazil. Il n’oubliait pas qu’elle s’était procurée une photocopie de sa fiche d’immigration. A présent, il était évident que la belle américaine l’avait vampé à seule fin de lui soutirer des renseignements sur sa visite à Anguilla. L’abîme entre l’ardeur qu’elle avait déployée au cours de leur première nuit et la froideur de leur dernière étreinte jouaient en faveur de cette hypothèse, mais quel but recherchait-elle ?
  
  - Je la connais depuis peu, avoua la comédienne. Pour être franche, je disposais ici de capitaux représentant mes cachets perçus pour des tournages hors des U.S.A. Je n’ai évidemment pas été assez idiote pour les rapatrier et laisser le fisc m’en soulager des trois-quarts. Ils dormaient dans une banque. Brazil m’a offert de les faire fructifier à un taux intéressant. Je lui en ai confié une faible partie seulement, histoire de la tester. Puis, comme c’est une fille sympathique, je l’ai invitée chez moi il y a quelques jours. Je ne le regrette pas. Je ne m’ennuie jamais avec elle.
  
  Coplan eut brusquement une inspiration :
  
  - Sait-elle que tu reçois ces photos de Clive ?
  
  Médusée, Doris resta sans voix un long moment.
  
  - Bien sûr que non ! Pourquoi s’intéresserait-elle à mon fils ? Elle ne l’a jamais vu de sa vie.
  
  - Pour lui offrir ses services financiers, répondit Coplan avec pertinence, sans croire aux affirmations de Doris.
  
  - Clive n’a pas un sou. Souvent, il me réclame de l’argent. C’est mon fils après tout !
  
  Coplan posa encore quelques questions mais n’apprit rien de plus sur Brazil et sur Clive.
  
  Poussée par son tempérament volcanique, Doris le ramena bien vite à des préoccupations plus terre à terre. Ne lui faisant grâce d’aucune caresse, d’aucun baiser, d’aucune étreinte, elle le força à assouvir ses désirs les plus sophistiqués. Coplan se plia à ses exigences. Enfin, pantelante, abrutie de sommeil et de fatigue, elle s’endormit. Pas Coplan, qui passa dans la salle de bains avant de visiter les lieux. Il repéra la chambre de Brazil et revint dans le boudoir qu’il fouilla méthodiquement : pas un indice supplémentaire sur Clive Russell.
  
  Dépité, il se coucha aux côtés de Doris et s’endormit profondément.
  
  Quand il s’éveilla, le soleil était déjà haut dans le ciel. Il se leva et marcha jusqu’à la terrasse pour aspirer un grand bol d’air. Son regard dévia vers la gauche et, sur le bord de la piscine, il découvrit Brazil qui s’avançait vers le tremplin. L’occasion était belle. Précipitamment, il récupéra son Minox et mitrailla l’Américaine.
  
  Lorsque Doris sortit de la salle de bains, il était rhabillé. Elle s’en étonna.
  
  - Tu t’en vas ?
  
  - Un rendez-vous d’affaires urgent. Peux-tu me raccompagner discrètement à ma Concord sans que Brazil nous voie ?
  
  Elle fronça les sourcils.
  
  - Ton attitude à l’égard de Brazil est ridicule. Tu sembles la craindre. Après tout, que tu aies couché avec elle n’empêche en rien que nous soyons amants. Je doute, d’ailleurs, qu’elle s’en offusque. Pour elle, en dehors des placements financiers, rien n’est vraiment important dans la vie.
  
  - Je préfère quand même, s’obstina Coplan.
  
  Cette insistance déplut à Doris et un éclair de colère traversa son regard. Néanmoins, elle capitula :
  
  - A ta guise. On se revoit ?
  
  - Bien sûr ! s’enflamma-t-il. Comment pourrais-je ne pas en avoir envie ?
  
  Gaiement, il lui baisa la main et elle se rasséréna.
  
  - Moi aussi j’ai passé une nuit fantastique ! tu es le Rambo du sexe !
  
  - Et toi le diamant vert que l’on poursuit sans cesse !
  
  Elle s’esclaffa.
  
  - Flatteur ! Bon, je m’habille et on part.
  
  Au volant de sa voiture, Coplan retourna rapidement à son hôtel. Il se changea et réserva sa place d’avion avant de téléphoner à Bernard Gatjens à Saint-Martin et de griffonner une brève missive à l’intention de Vikki. Puis il boucla une valise.
  
  Dans le Twin-Otter qui l’emmenait à Saint-Martin, il rédigea un court compte rendu à l’intention du Vieux qu’il glissa dans une grosse enveloppe en papier kraft avec la pellicule prise le matin même. Le tout fut remis à l’agent de la D.G.S.E. qui l’attendait à l’arrivée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Un large sourire éclairait le visage du gros Noir qui vendait ses ballons multicolores aux enfants. La foule de touristes cernait la statue de la reine Victoria dans Parliament Square.
  
  Malgré le chapeau de paille, la sueur ruisselait sur ce visage aux joues rebondies.
  
  Apparemment, son commerce était florissant, si l’on en jugeait aux gosses agglutinés autour de lui. Les parents se voyaient obligés d’accéder à la requête de leur progéniture.
  
  Sous l’arcade, un compteur offrait des boissons rafraîchissantes. Coplan y chercha refuge et, sur un tabouret, attendit patiemment une accalmie dans le négoce.
  
  Vers midi, le troupeau de touristes partit se restaurer. Coplan se délogea alors de son siège et traversa la place. Un adulte étant peu susceptible de lui acheter un ballon, le Noir ne lui prêta aucune attention. Coplan s’arrêta devant le marchant et lui tendit une coupure de vingt dollars bahaméens.
  
  - Je cherche un ami.
  
  L’autre se figea.
  
  - Un ami ? répéta-t-il, l’air un peu perdu, mais en se saisissant prestement du billet.
  
  - Celui qui, il n’y a pas longtemps, s’est fait photographier en votre compagnie.
  
  L’homme prit le temps de jeter un coup d’œil par dessus son épaule, vers la grille en fer forgé qui ceinturait la statue de la reine. A la rampe était nouée l’extrémité des ficelles qui retenaient les ballons. Le vent de l’océan, qui soufflait par-dessus Paradise Island, poussait ces derniers en direction de la souveraine dont l’œil glacé paraissait s’offusquer.
  
  Il ramena son regard vers Coplan, sortit de sa poche un large mouchoir à carreaux et essuya la sueur sur son front et ses joues.
  
  - Vous êtes Issah, n’est-ce-pas ?
  
  Coplan hocha la tête sans répondre. Issah ? C’était un prénom à consonance moyen-orientale. Or Robin Duff utilisait le pseudonyme de Saïd Khennache. Existait-il un lien entre ces coïncidences ? Peu important. Ici, il n’était pas question de la victime mais de son assassin présumé.
  
  Le gros Noir le dévisageait avec curiosité, un peu décontenancé par son silence.
  
  - Vous êtes bien Issah ? s’entêta-t-il.
  
  - Oui.
  
  Satisfait, le marchand pivota sur ses talons et s’approcha de la grille. Il rempocha son mouchoir en le pliant soigneusement en quatre, et dénoua une des ficelles. A son extrémité, se balançait un ballon du plus beau noir.
  
  - C’est à vous.
  
  Médusé, Coplan n’esquissa pas un geste.
  
  - Où est mon ami ?
  
  - Je n’en sais rien. Vous êtes Issah, dites-vous. Quand vous vous présentez, je suis payé pour vous remettre ce ballon, c’est tout ce que je sais.
  
  - Depuis le jour où la photographie a été prise, vous ne l’avez plus revu ?
  
  - Non.
  
  - Quand étais-ce ?
  
  - Il y a une semaine.
  
  - Où l’aviez-vous rencontré avant ?
  
  Le marchand s’énerva.
  
  - Bon sang, c’est votre ami ou quoi ? Allez donc lui poser ces questions !
  
  Coplan rajouta une seconde coupure à la première.
  
  - Répondez ! ordonna-t-il d’une voix autoritaire.
  
  Comme si les siècles d’esclavage pesaient encore sur ses épaules, l’homme se fit aussitôt humble.
  
  - C’était la première fois. Je ne l’avais jamais vu auparavant ! Mais personne ne refuse deux cents dollars pour un service. Et, en plus, c’est lui qui fournissait le ballon ! Parce que, j’aime mieux vous dire, aucun gosse n’achète de ballon noir ! Pour vous autres Blancs, cette couleur c’est le deuil et la mort !
  
  Coplan avait tressailli. Il tendit la main.
  
  - Donnez-le moi.
  
  L’autre exécuta puis aussitôt se désintéressa de son interlocuteur. Coplan cala le ballon sous son bras et s’en retourna vers Shirley Street où il avait garé sa Plymouth de location. De là, il suivit Bay Street vers l’Est, tourna à gauche pour franchir le pont à péage au-dessus de Potter’s Cay. Enfin, sur Paradise Island, il gagna le Britannia, l’hôtel le plus luxueux de l’île. Il l’avait choisi parce que l’établissement abritait un des deux casinos de la région et qu’il était bon de se trouver à proximité, dans l’éventualité où il prendrait envie à Clive Russell d’aller lancer ses jetons sur le tapis vert.
  
  Dans sa chambre, Coplan creva le ballon d’un coup d’épingle avant de la découper à l’aide d’une paire de ciseaux.
  
  A l’intérieur, sur une feuille de papier à cigarette un court message était libellé, en caractères minuscules : « Je suis à Webster Mansion à l’extrémité de Millars Road ».
  
  Coplan alla chercher une carte de New Providence. Millars était situé au sud entre Coral Heights et Carmichael Village. Sans perdre de temps, il repartit en voiture, repassa le pont à péage puis, mit le cap sur l’embranchement qui conduisait à l’adresse indiquée.
  
  Dans la partie méridionale de l’île, les promoteurs n’avaient fait aucun effort pour améliorer un paysage terne. Pas de végétation luxuriante, rien que des roseaux au milieu des zones marécageuses coupées par la route étroite. Millars Road contournait la distillerie de rhum appartenant à la célèbre marque Bacardi et poursuivait son chemin vers l’océan. Près de la plage de sable gris, se dressait une maison hexagonale. Le toit était recouvert de feuilles de cocotier. Un contraste saisissant entre le décor désolé que Coplan venait de traverser et celui qui prévalait ici. Des frangipaniers encadraient l’allée qui conduisait à l’habitation. A son embouchure, une pancarte en bois informait : Webster Mansion. Propriété privée. La brise marine charriait des senteurs tropicales.
  
  Coplan s’arrêta et descendit de voiture. A peine avait-il claqué la portière qu’un gros homme, un Blanc au teint rouge brique, à la démarche de canard, et coiffé d’un chapeau de paille, surgit de derrière les arbres.
  
  - Vous cherchez quelque chose ?
  
  - Clive.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Issah.
  
  - Clive n’est pas là.
  
  - Où puis-je le trouver ?
  
  - Il est en mer. Parti à la pêche au barracuda.
  
  - Quand revient-il ?
  
  - Je n’en sais rien. Ça ne dépend pas de lui.
  
  - Qui ? Ça dépend de qui ?
  
  - Du propriétaire du yacht.
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - Je meurs de soif. Vous m’offrez un verre ?
  
  L’autre hésita, puis accepta à contrecœur.
  
  La bière glacée rafraîchit Coplan qui profita des circonstances pour examiner les lieux. Son hôte n’était guère loquace. En fait, il ne prononçait pas un mot, et sans se gêner, témoignait même d’une certaine impatience.
  
  Coplan ne s’éternisa pas et promit de revenir, ses plans étaient contrariés car, il avait escompté tomber sur Clive Russell en personne.
  
  Ce soir-là, il se rendit au casino du Britannia. La chance qui l’avait béni à bord du Sea Flamingo n’était pas au rendez-vous et il perdit à la roulette et au baccara.
  
  Son œil passait la clientèle au crible. A aucun moment celui qu’il traquait n’apparut ; cela semblait confirmer les dires du gros blond de Webster Mansion.
  
  Après minuit, la foule des joueurs se clairsema. Coplan abandonna la partie. Il se rendit aux toilettes et s’enferma dans une cabine. A peine avait-il poussé le loquet que la porte des lavabos s’ouvrit et une voix murmura :
  
  - Surveille dehors, moi je m’en charge.
  
  Immédiatement, il fut en alerte. Sans arme, il lui fallait improviser, très vite. Il tira sur le papier toilette, le dévida et, à l’aide de son briquet, l’enflamma en plusieurs endroits avant d’arracher le rouleau et de le balancer pardessus la porte.
  
  Ce n’était qu’une manœuvre de diversion pour gagner quelques précieuses secondes. Puis il se jeta à plat ventre et se glissa sous la cloison le séparant de la cabine adjacente. Il se remit debout et se rua au dehors.
  
  Le rouleau avait enflammé la chemise hawaiienne du Métis. Pour l’éteindre, il avait imprudemment posé sur le lavabo le Colt.38, prolongé par un suppresseur de son.
  
  Coplan bondit pour s’en emparer, mais la distance était trop grande. Le Métis saisit l’arme et fit feu. Le tir était mal ajusté. Le projectile s’en alla fracasser la vitre. Alarmé par le bruit de verre brisé qui cascadait sur le carrelage, l’acolyte ouvrit la porte et braqua son automatique sur Coplan. Celui-ci sauta en direction de l’extincteur d’incendie et l’arracha à sa gaine. Du pouce, il écrasa la détente, en même temps qu’une balle lui frôlait la joue.
  
  Aveuglés par la neige carbonique, les deux spadassins titubèrent. Profitant de ce court répit, Coplan décocha un violent coup de pied dans le bas-ventre du Métis qui, sous l’effet de la douleur, lâcha son arme. Avec le lourd instrument, Coplan emboutit le crâne du deuxième comparse qui s’effondra, ruisselant de sang. Ses doigts étreignaient encore le pistolet. Coplan les écrasa d’un coup de talon.
  
  La porte se rouvrit. Un client entra, et à la vue du spectacle, s’enfuit en hurlant. Craignant que les gardes du casino n’interviennent, Coplan récupéra l’automatique, le glissa dans sa ceinture et se hissa sur un lavabo. La tête rentrée dans les épaules, le visage protégé par ses avant-bras, il se catapulta vers la fenêtre, à la vitre cassée. Une écharde de verre lui écorcha le cuir chevelu et un filet de sang sinua jusqu’à sa tempe. Souplement, il roula-boula sur le sol dallé et dur en s’éloignant de la fenêtre. A peine redressé, il dut replonger à plat ventre car son regard venait de capter deux gardes à l’uniforme gris, leur pistolet au poing. Il les laissa disparaître à l’intérieur du casino et se redressa pour courir vers la façade arrière de l’hôtel.
  
  Là, il grimpa au tronc d’un magnolia. Après avoir enroulé son mouchoir autour du pistolet, il dissimula le paquet entre deux branches avant de redescendre.
  
  Sa chambre se trouvait au premier étage. Ce fut un jeu pour lui de sauter, d’agripper le rebord de la terrasse, et de se hisser sur le balcon. Dans la salle de bains, il désinfecta à l’alcool le sillon sanglant sur son crâne, y appliqua une crème hémostatique et pour finir, nettoya ses cheveux et son visage. Les serviettes souillées disparurent dans le vide-ordures qui aboutissait à l’incinérateur et il se déshabilla pour revêtir un pyjama.
  
  Paré, il se relaxa. En cas d’enquête policière, il jouerait l’innocent. L’arme était cachée et il trouverait facilement une explication plausible pour sa blessure anodine. Pour se remettre de ses émotions, il sortit du réfrigérateur des glaçons et se versa une copieuse rasade de bourbon. En le sirotant il fut assailli de regrets. En d’autres circonstances, il aurait eu le temps de faire parler ses agresseurs, de leur arracher les raisons de leur tentative d’homicide. Mais, il avait sa petite idée sur la question. Sa visite à Webster Mansion en était sans doute la cause. Probablement savait-on qu’il n’avait aucun lien avec Issah.
  
  Mû par une impulsion subite, il bondit sur le téléphone et appela Bernard Gatjens pour lui dicter ses ordres :
  
  - Contactez la C.E.M.B.L.E. Il me faut trois gars anglophones. Ils me trouveront à l’hôtel Britannia à Nassau, sous mon I.F. (Identité fausse) Francis Carvay. Dernier point, ils apporteront un ballon de couleur noire, qui sera dégonflé.
  
  - Quel genre de ballon ?
  
  Coplan le lui expliqua.
  
  - Compris, acquiesça l’agent de la D.G.S.E. Délai ?
  
  - Urgentissime. Dans la journée si les vols le permettent, sinon demain.
  
  - Compter sur moi.
  
  Coplan n’avait aucun doute à ce sujet. Agent Alpha (Agent clandestin isolé, imparti d’une mission précise) Priorité Une, il bénéficiait, sans intervention du Vieux, du concours des personnels de la Centrale de renseignements.
  
  Le 19ème C.E.M.B.L.E. (Compagnie d’Entretien des Matériels et des Bâtiments de la Légion Étrangère) réunissait, sous ce sigle trompeur, les éléments de la Légion Étrangère détenant au minimum le grade de sergent-chef, récupérés par le Service Action de la D.G.S.E. Après un stage de deux ans, les élèves les plus doués étaient versés à cette unité stationnée en Guyane où, dans une base secrète, elle repeignait officiellement d’anciens bâtiments coloniaux. En vérité, elle préparait ses hommes à des missions de choc hors des territoires sous contrôle français. Le Service Action disposait ainsi d’un vivier riche en agents susceptibles de se fondre dans une population donnée dont ils parlaient la langue, à l’inverse d’exécutants parfois trahis par leur accent étranger. Sous la férule d’officiers-instructeurs de haut niveau, le légendaire tempérament de baroudeur des légionnaires s’effaçait devant la rigueur, la minutie, la discrétion indispensables à l’exécution d’un raid.
  
  Il avait à peine raccroché que l’on frappa à sa porte. Accompagné par une policier, un des assistants-managers de l’hôtel, commença par se confondre en excuses pour le dérangement à une heure aussi tardive. Il finit par s’enquérir :
  
  - Vous étiez au casino tout à l’heure, Monsieur Carvay ?
  
  - Effectivement.
  
  - Vous avez été victime d’une agression ?
  
  Coplan mima l’étonnement.
  
  - Pas du tout. Que s’est-il passé ?
  
  Volubile, le policier prit le relais. En termes pompeux, il décrivit un combat épique entièrement inventé. L’homme au crâne fendu par l’extincteur était mort. Son acolyte prétendait, bien entendu, n’être que le témoin d’une rixe entre le défunt et son meurtrier qui avait disparu et dont il se disait incapable de fournir un signalement.
  
  - Désolé, mais je ne puis vous aider, conclut Coplan en bâillant avant de refermer la porte.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Comme l’avant-veille, le gros Noir au chapeau de paille vendait ses ballons aux enfants dont les parents, armés de caméras, filmaient la statue de la reine Victoria.
  
  A midi, la foule se dispersa et Coplan déboucha de sous l’arcade avec son ballon noir sous le bras. En le voyant, le marchand sursauta. Sans mot dire, Coplan lui tendit une liasse de grosses coupures dont l’autre se saisit prestement sans même chercher à savoir ce qu’on attendait de lui.
  
  - Il y a de bonnes affaires dans l’air, se contenta-t-il de se réjouir. Ce matin, je l’ai bien vu. Le vent souffle du sud.
  
  Coplan lui tendit le ballon et le Bahaméen l’examina avec attention.
  
  - Ce n’est pas le même, remarqua-t-il.
  
  - C’est vrai.
  
  - Que dois-je faire ?
  
  - Un autre Issah se présentera. Vous le lui remettrez.
  
  - C’est tout ?
  
  - Non. Interdiction de lui mentionner que je suis passé. Ce ballon est le premier, pas le second.
  
  Le marchand lui décocha un clin d’œil de connivence, compta la liasse à deux reprises, puis, satisfait, rassura:
  
  - Je ferai comme vous le souhaitez.
  
  - Les représailles seraient terribles dans le cas contraire, menaça Coplan.
  
  Comme la première fois, l’homme se fit immédiatement servile.
  
  - Vous n’aurez pas à vous plaindre de moi.
  
  Coplan tourna les talons. Il espérait que le piège fonctionnerait. A l’intérieur du ballon, il avait introduit le message de Clive Russell indiquant l’adresse de Webster Mansion.
  
  Dans Shirley Street, il retrouva sa Plymouth. A bord, patientait le trio envoyé par la 19ème C.E.M.B.L.E. Son Chef, le capitaine Devereaux, un colosse aux cheveux roux, et deux adjudants, un Canadien anglais et un Néo-Zélandais qui ressemblaient à des bûcherons.
  
  Coplan démarra en direction de Webster Mansion. Parvenu à destination, il stoppa le véhicule devant la maison de Russell. Les quatre occupants giclèrent avec un bel ensemble le long des frangipaniers.
  
  La même séquence se reproduisit : le gros Blanc au teint rouge brique, se matérialisa devant le rideau de pins d’Australie.
  
  - Que voulez-vous ? aboya-t-il.
  
  Les adjudants se jetèrent sur lui. En un tourne-main, il fut immobilisé, transporté à l’intérieur et balancé, sur un lit, ligoté et bâillonné. Avec, en main, l’automatique caché le soir de l’agression et récupéré depuis, Coplan visita les lieux, pendant que Devereaux couvrait l’opération de l’extérieur.
  
  Clive Russell était absent. Dans une chambre, au fond d’un tiroir, Coplan dénicha un cliché identique à celui qu’il avait envoyé à sa mère, où on le voyait avec le marchand de ballons devant la statue de la reine Victoria. Une valise contenant du linge de corps traînait dans un coin. Dans la penderie, quelques costumes sur des cintres. Cependant, il n’y avait nulle part le moindre indice permettant de mieux cerner le personnage.
  
  Il ne restait plus que le captif. Coplan alla chercher Devereaux.
  
  - Quel est le plus doué de vos hommes pour les interrogatoires musclés ?
  
  - Incontestablement Dick, le Néo-Zélandais.
  
  - Je vous renvoie alors le Canadien. Restez en embuscade au cas où des visiteurs voudraient nous faire une surprise.
  
  Seul avec Dick, Coplan ôta le bâillon. Mêlée aux lueurs de meurtre, la peur se lisait dans le regard du prisonnier. Aux questions de Coplan, il garda le silence. Coplan se tourna vers le Néo-Zélandais.
  
  - C’est un récalcitrant. A vous de jouer.
  
  Dick esquissa un sourire cruel.
  
  - Il ne résistera pas longtemps, promit-il.
  
  De la doublure de son veston il sortit un rasoir à manche et une dague effilée qu’il posa sur la table de nuit. Le rasoir lui servit à découper en lambeaux la chemise du prisonnier afin de dénuder le torse. A l’emplacement du cœur, il traça ensuite un sillon concentrique. Le sang coula et l’homme devint tout pâle. Un gémissement s’échappa d’entre ses lèvres.
  
  - Nous ne sommes pas obligés d’aller plus loin, avertit Coplan.
  
  Le captif ne répondit pas et serra les dents.
  
  L’adjudant essuya la lame sur le drap, posa le rasoir et empoigna la dague. Comme un professeur l’anatomie il déclara d’un ton docte :
  
  - Avec cette pointe, je vais élargir le cercle en tranchant dans la chair. Ce sera, évidemment, très douloureux. Bien sûr, c’est dangereux car je risque de perforer l’aorte.
  
  Coplan joua le jeu de Dick :
  
  - Pourquoi ces scrupules ? feignit-il de s’étonner. Il parle ou il ne parle pas. Dans la négative, il meurt !
  
  L’adjudant connaissait par cœur sa partition :
  
  - Faut le faire souffrir avant ! se rebiffa-t-il.
  
  - D’accord, faisons-le souffrir s’il veut jouer les héros.
  
  - Le héros a déjà un pied dans la tombe, ricana le Néo-Zélandais en brandissant la dague.
  
  Ce rôle ne convenait nullement au blond qui poussa soudain un cri terrifié et s’agita comme s’il était atteint de delirium tremens. Sur son ventre, le sang coulait en zigzaguant.
  
  - Tout doux, persifla Dick en picotant le sein droit avec la pointe de la dague, geste qui accentua la panique de sa victime.
  
  - Arrêtez ! implora celle-ci.
  
  - D’accord, mais à condition que tu répondes à nos questions.
  
  Le captif se lécha les lèvres. A leur commissure moussait une salive épaisse et blanchâtre.
  
  - Je m’appelle Derek. De temps en temps, je fais de la contrebande de drogue vers les U.S.A., mais rien d’important, Du bricolage. Cette maison m’appartient. Clive est un ami que j’ai quelquefois approvisionné en came. Récemment, il m’a demandé l’hospitalité. Il y a quelques jours, il est parti à la pêche. Avant de s’embarquer, il m’a dit qu’il attendait un certain Issah, et vous êtes arrivé. Peu après votre départ, il a été de retour. Je lui ai parlé de votre visite. Il a voulu que je vous décrive et là, ça a cloché. Il a compris que vous n’étiez pas Issah. Il a même murmuré : c’est le type de Sheffield.
  
  Coplan tressaillit. Ainsi, sa théorie se vérifiait. Clive Russell était bien l’assassin de Robin Duff. Sans doute avait-il reçu mission de l’éliminer également, lui Coplan. Pour quelles raisons ?
  
  - Ensuite ? pressa-t-il.
  
  - Il a décidé de vous faire la peau. Pour ma contrebande, j’utilise des hommes de main .J’en ai envoyé deux pour vous liquider. Toujours méfiant, j’avais relevé le numéro de votre Plymouth. Ils ont fait les parkings des hôtels et vous ont déniché au Britannia. Manque de chance, ils vous ont loupé.
  
  - Pourquoi Clive n’a-t-il pas opéré lui-même ? Après tout, c’est sa spécialité.
  
  - J’ignore ce qu’il fait. Ce que je sais, c’est qu’il devait repartir.
  
  - Où ça ? A la pêche ?
  
  - Non. A Anguilla.
  
  Coplan réprima l’excitation qui le gagnait. A Anguilla il n’y avait qu’un seul endroit où l’intéressé pouvait se rendre. Chez sa mère.
  
  Il poursuivit son interrogatoire mais n’apprit rien de plus. Aussi quitta-t-il la pièce pour rejoindre Devereaux et lui transmettre ses dernières instructions :
  
  - Faites soigner notre ami mais gardez-le au frais. A un moment ou à un autre, cet Issah va se présenter. Employez les grands moyens. Je veux savoir qui il est et ce qu’il vient faire. Vous possédez mes coordonnées à Anguilla. Prévenez-moi immédiatement.
  
  L’officier eut un sourire complice.
  
  - Comptez sur moi. Au fait, c’est drôlement astucieux, le coup du ballon noir !
  
  - J’en suis assez content, admit Coplan qui lui tendit son automatique. Prenez ça. A cause des contrôles électroniques dans les aéroports, je ne puis l’emporter.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  - Tu m’as abandonnée, se plaignit Vikki.
  
  - Un imprévu, dit Coplan. Tu as retrouvé le descendant du bâtard de Charles II ?
  
  - Pas encore. Au fait, il m’est arrivé quelque chose de bizarre la nuit où nous sommes allés au casino flottant.
  
  - Quoi donc ?
  
  - Je me suis réveillée le lendemain à midi comme si j’avais pris un somnifère.
  
  Il haussa les sourcil, innocent.
  
  - Vraiment ?
  
  Ce soir-là, prétextant la fatigue de son voyage, il éluda les invitations pressantes de la jeune femme. Une mission l’attendait qui n’avait rien à voir avec les plaisirs de la chair.
  
  Revenu dans sa chambre, il s’équipa. De la mallette remise par Bernard Gatjens à Saint-Martin, il dégagea les jumelles à infra-rouges, deux paires de menottes, un bâillon, une échelle de corde, l’automatique Sig Sauer P-226 et une torche électrique.
  
  Il était paré pour kidnapper Clive Russell.
  
  A bord de la Concord, il prit le chemin de la bananeraie où il laissa le véhicule et, par l’étroite sente qui sinuait entre les rochers, gagna l’aplomb de Sandy Ground. Une lune radieuse favorisait sa progression. Au large, les lumières de Sea Flamingo dessinaient un arbre de Noël sur l’horizon bleu nuit.
  
  Après s’être hissé sur le faîte du mur de la propriété de Doris Barge, il s’allongea sur le ventre et ajusta ses jumelles. L’actrice et Brazil étaient absentes mais une silhouette masculine évoluait dans la piscine, la tête sous l’eau. Quand elle en émergea, il reconnut Clive Russell et eut un soupir de soulagement.
  
  Il n’était plus qu’à cinquante mètres du mystère. Encore un petit effort et il éluciderait l’assassinat de Sheffield.
  
  Là-bas, le tueur s’ébrouait comme le chien de chasse qui sort mouillé du marécage. Il s’empara d’une serviette et se frictionna vigoureusement. Ensuite, il alluma une cigarette et souffla un jet de fumée vers les lanternes vénitiennes.
  
  Coplan inversa les crochets de l’échelle de corde et fit passer celle-ci à l’intérieur du mur. Sur ses reins, pendaient la torche et les menottes enveloppées dans du tissu afin d’éviter le cliquetis métallique. Dans sa poche était plié le bâillon. L’automatique était coincé dans sa ceinture.
  
  Il replaça les jumelles dans leur étui, puis, dos au mur, il descendit par l’échelle de corde. Ses pieds s’enfoncèrent dans le fouillis d’herbes folles.
  
  C’est alors qu’il entendit le cri. Courbé en deux, il s’avança en empoignant la crosse du Sig Sauer. Les troncs des jacarandas lui masquaient la vue. Enfin, il atteignit la lisière de la pelouse qui entourait la piscine.
  
  Clive Russell avait disparu. Sur l’eau flottait la serviette éponge. Quant à la cigarette, elle se consumait sur le carrelage.
  
  Pistolet en main, Coplan courut à toutes jambes. Il perçut un bruit de moteur venant de l’allée cimentée, le long de la rangée de garages et orienta sa course dans cette direction.
  
  Les feux arrière d’une voiture franchissaient le portail et il serra les poings de fureur. Mais, il n’était pas dans ses habitudes de se décourager. Aussi, grimpa-t-il sur la maîtresse branche d’un jacaranda et, jumelles aux yeux, il parvint, grâce à la pente, à repérer le véhicule. Une Ford qui se dirigeait vers le port de plaisance.
  
  Il ne se trompait pas. Bientôt, la Ford s’arrêta devant un deck-cruiser et trois hommes, en transportant un quatrième, montèrent à bord de l’embarcation.
  
  En hâte, Coplan redescendit de son perchoir et se mit à courir. Son dernier stage d’endurance physique au camp de Cercottes lui rendit le plus grand service. En un quart d’heure il avait rejoint la marina.
  
  Dans ce paradis pour milliardaires, personne ne craignait les vols. Aussi, les clés restaient-elles accrochées au tableau de bord des bateaux.
  
  Coplan s’empara d’un hors-bord et se lança à la poursuite de Clive Russell et ses ravisseurs.
  
  Prudent, il n’avait allumé aucune lumière.
  
  Une vedette à moteur venait en sens inverse. Coplan vira sur sa gauche. Des coups de sirène lui signalèrent que son fanal était éteint. Il ne tint évidemment aucun compte de cet avertissement.
  
  Deux femmes étaient assises à l’avant. Coplan porta les jumelles à ses yeux et reconnut Brazil et Doris. Curieuse coïncidence, pensa-t-il. Venaient-elles du Sea Flamingo ? L’actrice devait être une passionnée du jeu à en croire la phrase inscrite par son fils au verso de la fameuse photographie le représentant en compagnie du marchand de ballons.
  
  Les ravisseurs avaient-ils attendu qu’elle soit absente pour kidnapper son fils ?
  
  La vedette s’éloigna vers la terre ferme et Coplan poursuivit sa route. D’une main, il guidait l’embarcation et, de l’autre, maintenait les jumelles collées à ses yeux.
  
  Ceux qu’il filait se dirigeaient vers le casino flottant. Lorsqu’il en fut certain il coupa le moteur et se laissa dériver.
  
  En effet, le deck-cruiser aborda l’échelle de coupée et Clive Russell fut débarqué.
  
  Coplan espérait que l’embarcation retournerait à terre lui donnant ainsi l’occasion de capturer le pilote et de l’interroger mais, à sa grande déception, le deck-cruiser s’arrima à la poupe.
  
  Coplan resta là un long moment. Lui revenait en mémoire l’étrange attitude de Jack Edwards, le directeur des relations publiques du Sea Flamingo. « C’est un flic, ce type«, s’était écriée Vikki avec agacement après avoir dansé avec lui, sous prétexte qu’il l’avait bombardée de questions indiscrètes. Coplan se souvenait de son impression devant le couple : deux duellistes qui se combattent à fleuret moucheté. Quelque chose s’était déroulé sous ses yeux sans qu’il parvienne à en déterminer la nature.
  
  Et si Jake Edwards n’était pas ce qu’il prétendait être ? Rien, cependant, ne l’incriminait dans l’enlèvement de Clive Russell. Mais s’il n’en était pas l’instigateur, qui l’était parmi les habitués du casino flottant ?
  
  Voyons réfléchi-t-il, à Nassau, Derek, désormais entre les mains du lieutenant Devereaux et de ses adjudants avait avoué se livrer à la contrebande de drogue. Clive Russell était un camé, assurait-il. Or, Rico Pacuelo, celui qu’on avait retrouvé sur son lit d’hôpital suicidé d’un coup de rasoir, avait, selon le lieutenant-inspecteur Hopkins, tué une Mexicaine à bord du Sea Flamingo.
  
  Toute l’affaire tournait-elle autour d’un vulgaire trafic d’héroïne ou de cocaïne?
  
  Le point litigieux dans cette hypothèse était la personnalité de Robin Duff. L’Anglais n’évoluait que dans le monde des Services secrets ce qui excluait la drogue de ses activités illicites.
  
  Ses jumelles restaient braquées sur le deck-cruiser dans l’attente de la sortie du pilote. Après une éternité, celui-ci apparut enfin et grimpa l’échelle métallique pour rejoindre le pont. Coplan examina attentivement ses traits mais fut certain de ne l’avoir jamais rencontré. Néanmoins, il était sûr de le reconnaître à l’avenir.
  
  Il remit le moteur en marche et fit demi-tour. A la marina, il amarra l’embarcation là où il l’avait empruntée.
  
  L’endroit était désert. En longeant la plage, Coplan arriva bientôt à proximité de la villa de Doris Barge et escalada la pente abrupte pour déboucher à l’extérieur du mur d’enceinte.
  
  Prenant son élan il sauta, parvint à agripper le faîte du mur et se hissa à la force de ses biceps. A plat ventre, il remonta l’échelle de corde et la fit basculer en sens inverse. Ceci fait, il redescendit et retourna à la bananeraie.
  
  Au volant de la Concord, il démarra mais ne parcourut qu’un kilomètre, jusqu’à une cabine de téléphone publique.
  
  A l’autre bout du fil, Doris s’anima lorsqu’elle reconnut sa voix.
  
  - Où étais-tu passé ?
  
  - Un voyage d’affaires impromptu.
  
  - J’ai des nouvelles pour toi. Clive est ici. L’ennui, c’est qu’il n’a pas du tout l’air heureux de ta visite. Moi, en revanche, je le suis. La preuve, je vais te dire quelque chose.
  
  - Quoi ?
  
  - J’ai envie de faire l’amour avec toi.
  
  - Tout de suite ?
  
  - Est-ce que ces choses-là attendent?
  
  - Rendez-vous au même endroit ?
  
  - D’accord.
  
  Coplan raccrocha, satisfait. Doris elle-même l’introduisait dans les lieux, ce qu’il avait cherché à obtenir en lui téléphonant.
  
  Quand elle le vit, l’actrice lui manifesta sa joie de le retrouver. Ce n’était que le prélude aux émois amoureux dont elle le gratifia dans sa chambre. Coplan avait apporté un sac de plage dans lequel il avait enfoui les jumelles, la torche et le Sig Sauer. Doris ne lui posa aucune question obsédée comme elle était d’assouvir son désir de sexe.
  
  Coplan se montra généreux. Quand elle passa dans la salle de bains, il versa dans son verre de vodka et de jus de citron une bonne dose de soporifique, comme il l’avait fait trois jours plus tôt pour Vikki.
  
  Le résultat fut identique.
  
  Douché et rhabillé, Coplan partit en exploration. En l’espace de cinq minutes, il repéra la chambre de Clive. Un bouquet de fleurs était disposé dans un vase. Sur un bristol à côté, l’inscription Ta maman qui t’aime.
  
  La fouille minutieuse à laquelle Coplan se livra ne révéla aucun indice.
  
  Du linge et des vêtements, comme à Webster Mansion. Pas d’arme. Une caméra et deux appareils photographiques dont un à développement instantané. C’était la moindre des choses pour quelqu’un qui raffolait des clichés le montrant en compagnie d’inconnus. Pas de carnet d’adresses ni de répertoire téléphonique.
  
  Coplan passa deux heures dans les lieux mais rien ne vint dissiper sa déception.
  
  De retour dans la chambre de Doris, il dormit quelques heures. Le soleil s’infiltrait entre les jacarandas lorsqu’il se réveilla. Après une douche prolongée, il passa sur la terrasse.
  
  Du côté des garages, Brazil plaçait une valise dans le coffre de sa Chrysler. Elle le referma avec mille précautions, s’installa au volant et, sans lancer le moteur, débloqua le frein à main pour glisser en roue libre jusqu’au portail.
  
  Coplan observa la manœuvre qui ressemblait à une fuite précipitée.
  
  A présent que Clive Russell avait été enlevé, Brazil estimait-elle inutile sa présence dans la villa ?
  
  Coplan était prêt à parier que oui.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Brazil était redevenue la jeune femme gaie, souriante, aguichante, qu’elle avait été lors de leur première rencontre. Néanmoins, Coplan restait sur ses gardes.
  
  - Tu as réintégré l’hôtel ?
  
  - Il n’est de bonne compagnie qui ne se quitte un jour. Doris est charmante mais comme tous les acteurs elle est trop narcissiste. Elle vit entourée de miroirs et l’image qu’ils lui reflètent lui plaît. C’est pénible pour ceux qui la côtoient. Bien sûr, je reste en bons termes avec elle puisque je suis chargée de la gestion de ses capitaux. Cependant, la cohabitation est terminée en ce qui me concerne. Et toi ?
  
  Coplan haussa un sourcil candide.
  
  - Tu as couché avec elle, n’est-ce pas ? reprit Brazil.
  
  - Comment es-tu arrivée à cette conclusion ?
  
  - Tes allers et retours furtifs ne m’ont pas échappés. J’ai du flair dans ce domaine.
  
  - Jalouse ?
  
  - Je suis top fière pour l’être. Après tout nous n’avons vécu qu’une aventure, certes agréable, mais sans lendemain. Comme des étrangers qui se croisent et se perdent. C’est beaucoup mieux ainsi.
  
  Ils étaient installés sous un parasol de la plage, à quelques mètres de l’eau.
  
  - Dans le fond, tu es un homme à femmes, reprit Brazil, l’air un peu agacé.
  
  - Vraiment ?
  
  - Ton manège avec... comment s’appelle-t-elle déjà ?... ah oui, Vikki Ozga... ne m’a pas échappé non plus.
  
  - Souviens-toi, je suis en vacances. Je profite des occasions.
  
  A ce moment, ils furent interrompus par un chasseur de l’hôtel en uniforme.
  
  - Monsieur Francis Carvay ?
  
  - C’est moi.
  
  - Vous êtes demandé à la réception.
  
  Coplan se lava et s’inclina :
  
  - Excuse -moi un instant.
  
  - Je t’en prie. Nous reprendrons plus tard cette conversation.
  
  Assis dans un fauteuil, un jeune homme blond, pâle, au teint boutonneux et maladif, portant des lunettes aux verres épais, attendait Coplan en fixant l’aquarium où évoluaient des poissons rouges.
  
  - Je suis Francis Carvay.
  
  - Que se passait-il quand Auguste buvait ?
  
  - La Pologne était ivre, répondit spontanément Coplan.
  
  Cette citation de Voltaire était l’une des phrases-codes choisies par Coplan et Bernard Gatjens à Saint-Martin.
  
  Satisfait, le jeune homme se leva, sortit d’une serviette de cuir une grande enveloppe scellée par un cachet en cire et la tendit à Coplan, puis, il se rassit et précisa :
  
  - Si vous avez une réponse, j’attends ici.
  
  Coplan monta dans sa chambre.
  
  Le message n’était pas codé mais libellé en termes sibyllins et émanait du Vieux :
  
  « Sujet non conforme à personnage supposé. »
  
  En clair, Brazil n’était pas la jolie femme qui accompagnait Robin Duff chez l’antiquaire de Saint-Tropez.
  
  « Ci-joint portrait-robot du personnage exécuté par spécialistes. »
  
  « Spécialistes » signifiait Tourain et ses hommes.
  
  Coplan examina le rectangle de carton sur lequel était collé le cliché. La vue du visage reconstitué lui flanqua un choc.
  
  
  
  
  
  - Clive a disparu ! s’écria Doris au bord de la panique.
  
  Elle s’agitait, marchait de long en large, les poings serrés d’impuissance. Dans le mouvement, ses bracelets s’entrechoquaient. Elle, si soignée de coutume, avait passé un vieux jeans et un T-shirt froissé.
  
  Coplan la laissa décrire pour la énième fois la situation sans l’interrompre.
  
  - Tu comprends, s’il était parti pour une raison valable, il m’aurait laissé un mot d’explication. Clive est un bon fils. Il se sentirait coupable de me laisser dans l’inquiétude. Et puis, ses bagages sont dans sa chambre .J’ai téléphoné à l’aéroport et au service de navettes maritimes entre Anguilla et Saint-Martin. Aucun Blanc n’a embarqué sur les avions ou sur les vedettes.
  
  Coplan s’approcha du chariot à liqueurs et se versa un fond de tequila. Il l’arrosa de jus de citron frais et le recouvrit de glaçons avant de laisser refroidir le tout en remuant son verre.
  
  - Tu sais, attaqua-t-il, j’ai entendu une conversation étrange ce matin avant de venir te voir.
  
  Doris s’arrêta et le considéra fixement, une lueur inquiète dans le regard. Il baissa les yeux sur son cocktail.
  
  - Quoi ? questionna-t-elle avec impatience.
  
  - Lorsque je prenais mon breakfast au restaurant de l’hôtel, deux types, des Blancs, probablement américains, assis à une table voisine de la mienne, racontaient... ou, plutôt, pardonne-moi, je m’exprime mal... l’un racontait à l’autre qu’il avait assisté la nuit dernière à une scène qui ressemblait à un enlèvement. A ce que j’ai compris, l’incident s’est déroulé sur le quai de la marina. La victime aurait été embarquée par trois hommes à bord d’un deck-cruiser qui se serait dirigé vers le Sea Flamingo.
  
  - Tu avais vu ces hommes auparavant ?
  
  - Jamais. Ils portaient des casquettes de yachtman, le blazer classique, et paraissaient être de passage. Et si mon ouïe ne m’a pas trahi, ils s’apprêtaient à quitter Anguilla dès ce matin.
  
  Doris se mordit rageusement la lèvre.
  
  - Dommage.
  
  Et, après un temps :
  
  - S’ils disaient vrai, la victime était peut-être Clive ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  Elle se décida brusquement :
  
  - Accompagne-moi au Sea Flamingo !
  
  Et Coplan sut qu’il avait semé la bonne graine en inventant l’existence des deux yachtmen. Déjà, Doris tournait les talons. Il la retînt par le bras.
  
  - C’est idiot, ce que nous envisageons. Pourquoi diable l’aurait-on kidnappé ?
  
  - Il répondra lui-même quand nous le retrouverons, répliqua-t-elle, en dégageant son bras.
  
  Une demi-heure plus tard, l’un précédant l’autre, ils posaient le pied sur l’échelle de coupée du casino flottant.
  
  Jack Edwards vint à leur rencontre, affable comme à l’ordinaire, en tendant une main que Doris ne prit pas. D’une voix agressive, elle l’apostropha :
  
  - Qu’avez-vous fait de Clive ?
  
  Coplan, qui observait l’Américain vit danser dans ses yeux une lueur inquiète, mais fugitive. La seconde d’après, le regard était redevenu candide.
  
  - Qui est Clive ?
  
  - Mon fils, répondit sèchement la comédienne.
  
  - Chère amie, cajola Jack Edwards, vraiment, je ne comprends pas.
  
  En désignant Coplan, Doris décrivit brièvement les péripéties que ce dernier avait inventées. Edwards tourna vivement la tête vers lui, les sourcils froncés :
  
  - Quelle valeur attacher à des on-dit ? Vous ne savez même pas qui sont ces hommes ! jappa-t-il.
  
  - Quel intérêt auraient-ils à forger un enlèvement imaginaire ? rétorqua Coplan. En outre, Clive a effectivement disparu, ne l’oubliez pas !
  
  - Ne l’oubliez pas ! répéta Doris, renforcée dans sa conviction par l’appui que lui apportait Coplan.
  
  Celui-ci prit sur lui de proposer :
  
  - Visitons ce navire. Qui sait si, à votre insu monsieur Edwards, des gens ne s’y livrent pas à des activités criminelles ? Des bandits ont pu kidnapper Clive et le séquestrer ici dans l’intention d’exiger une rançon de sa mère.
  
  - Francis a raison, approuva la comédienne, et elle ajouta dans la foulée: qu’attendez-vous, Jack, pour nous montrer le chemin ?
  
  Le malaise perçait sous l’apparente bonhomie du visage, décela Coplan. Edwards se trahissait. Sans doute aucun, il était au courant du rapt de la nuit précédente. Il tenta alors de mener un combat d’arrière-garde. Cependant, devant la détermination des deux visiteurs, il fit contre mauvaise fortune bon cœur, et capitula avec un rien de servilité qui déclencha la méfiance chez Coplan.
  
  Que manigançait-il ?
  
  - Naturellement, avertit-il, cette visite ne peut-être qu’incomplète. Il est hors de question de déranger la clientèle dans les cabines.
  
  - Alors, à quoi sert-elle ? persifla Coplan.
  
  - C’est à vous de me le dire ! répliqua Edwards d’un ton mordant.
  
  - Attention, Jack, le calma Doris, soudain radoucie, mes accusations ne portent ni contre vous ni contre la direction ou le personnel. Elles concernent seulement quelques individus dont l’action criminelle vous aurait échappé. Si Clive est séquestré à bord, il ne peut l’être que dans la cale. Visitons-la !
  
  Les traits de l’Américain se tendirent comme ceux d’un sportif qui voit la victoire lui échapper et cette réaction ne fit qu’augmenter les soupçons de Coplan. Pourtant, cette fois encore, Edwards céda.
  
  - Suivez-moi.
  
  L’œil aux aguets, Coplan fermait la marche. Coursive après coursive, tous les trois gagnèrent la cale.
  
  - Je vous ai réservé la surprise, chère amie, déclara Edwards d’un ton ironique. Comme vous le voyez, cette partie du navire sert d’entrepôt frigorifique. Ce bourdonnement qui agace les tympans provient du groupe électrogène. Quant à ce capharnaüm, là-bas sur votre gauche, c’est un débarras. Personnellement, je flanquerais tous ces vieux objets à la mer mais le directeur des jeux et le commandant s’y opposent.
  
  Sous les ampoules qui diffusaient une lumière relativement vive, Doris et Coplan s’avancèrent et inspectèrent les lieux. Un rat traversa l’allée centrale et la comédienne hurla tandis qu’elle rebroussait chemin précipitamment.
  
  - Fichons le camp d’ici, intima-t-elle.
  
  Coplan lut le soulagement sur le visage d’Edwards. S’empressant de prendre Doris par le bras, il l’entraîna vers le monte-charge tout en décochant un regard triomphant à l’adresse de Coplan.
  
  Sur le pont, elle s’accouda au bastingage et respira à plein poumons. Elle donnait l’impression de réfléchir pendant qu’Edwards se lançait dans un long plaidoyer qui se voulait rassurant mais dont Coplan ne crut pas un mot.
  
  Souriante, Doris se retourna bientôt et remercia son compatriote avec courtoisie. Cependant, sur le chemin du retour vers le rivage, elle confia à Coplan :
  
  - Il nous cache quelque chose.
  
  - C’est aussi mon impression.
  
  - J’ai une idée. Allons voir le Lieutenant-inspecteur Mark Hopkins.
  
  - Le Sea Flamingo étant ancré hors des eaux territoriales anguillaises, il échappe à la juridiction de Hopkins, rappela Coplan.
  
  - Tenons-le quand même informé, s’obstina-t-elle.
  
  Cette éventualité ne plaisait guère à Coplan. Néanmoins, il se garda bien d’exprimer son opinion.
  
  Aidé par un subordonné, le policier tentait de remettre en marche le climatiseur en panne de son bureau. Il s’inclina devant sa visiteuse en émettant quelques réflexions acerbes sur le fabricant. Doris l’interrompit en précisant tout de go :
  
  - Clive a disparu. J’ai tout lieu de penser qu’il a été enlevé et est retenu contre son gré à bord du Sea Flamingo.
  
  Perplexe, Hopkins s’assit et invita :
  
  - Racontez-moi tout en commençant par le début.
  
  Elle s’exécuta. Au fur et à mesure que son récit progressait, le regard du policier se posait avec insistance sur Coplan comme si celui-ci était l’empêcheur de tourner en rond. D’ailleurs, quand elle eut fini, Hopkins s’adressa à lui:
  
  - Il va vous falloir nous en dire plus sur ces deux yachtmen, monsieur Carvay.
  
  Mais Coplan, par la force des choses, demeura évasif. Hopkins n’avait aucune intention de le laisser s’en tirer à si bon compte. Il le questionna sans relâche, mais en vain ; Coplan était bien trop roublard pour se laisser démonter par un interrogatoire policier.
  
  Désabusé, Hopkins mit enfin les pouces. Ce fut le moment que choisit Doris pour éclater en sanglots.
  
  - Ils l'ont tué ! gémit-elle.
  
  Sans prévenir, elle glissa de sa chaise et tomba sur le plancher. Coplan et Hopkins se précipitèrent.
  
  - Elle s’est évanouie. Sans doute l’émotion et la tension qu’elle endure, déclara le premier sur un ton réprobateur destiné à culpabiliser le policier qui haussa les épaules et se rua hors de la pièce.
  
  - Je vais prévenir un médecin.
  
  Coplan entreprit de chercher un coussin pour Doris. Ce faisant, il tomba sur un classeur métallique dont le tiroir supérieur portait la mention Fichier des Étrangers. Rapidement, il inspecta le contenu des dossiers rangés par ordre alphabétique, en commençant par son propre nom. Le sien ne contenait que la fiche d’immigration remplie à bord du Twin-Otter et le rapport du lieutenant Hopkins sur la tentative d’assassinat perpétrée par Rico Pacuelo. Il l’abandonna pour passer au dossier de Jack Edwards. A sa grande déception, il était vide à l’exception d’une photographie de l’intéressé. Sans s’attarder il chercha la chemise marquée Brazil Brent et fut surpris de découvrir que l’Américaine était locataire d’une maison située sur Esmeralda Beach. Il ne put poursuivre. Dans le couloir, des pas se rapprochaient.
  
  Il referma les tiroirs.
  
  Hopkins surgit, suivi par un Hindou enturbanné qui s’agenouilla aussitôt auprès de la femme évanouie.
  
  - Docteur Chaparadinagore, présenta le policier, l’esprit visiblement ailleurs.
  
  Brusquement, il prit Coplan par le bras et l’entraîna dans le couloir.
  
  - Pardonnez-moi, fit-il d’une voix embarrassée. Après tout, ces yachtmen que vous évoquiez existent probablement. Je vais les faire rechercher.
  
  En son for intérieur, Coplan lui souhaita bien du courage.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  - Notre homme s’est présenté ? s’enquit Coplan en pressant son brouilleur de sons sur le combiné téléphonique.
  
  A l’autre bout du fil, à Nassau aux Bahamas, le capitaine Devereaux de la 19ème C.E.M.B.L.E. toussota avant de répondre:
  
  - Rien.
  
  - Le prisonnier ?
  
  - Il se tient tranquille.
  
  - J’ai besoin de l’un de vos adjudants avec du matériel. Extrême urgence.
  
  - A vos ordres.
  
  Coplan lui dicta sa liste, ajouta ses recommandations et raccrocha avant de ranger le brouilleur dans sa poche.
  
  L’étape suivant le mena à l’adresse relevée dans le dossier consacré à Brazil. Esmeralda Beach longeait un village de pêcheurs. Coplan se régala de grosses crevettes en brochettes, de conche grillé et d’une tranche de papaye arrosée de rhum. Assis sous un parasol, il commanda un jus de sapotille glacé et interrogea la serveuse, une petite Noire boulotte aux yeux vifs et hardis. Mais dès qu’il mentionna la maison que louait Brazil, son interlocutrice sursauta et une expression effrayée se peignit sur ses traits.
  
  - Je ne veux pas en parler ! s’écria-t-elle.
  
  - Pourquoi ? s’étonna Coplan.
  
  - Ça porte malheur !
  
  - Vraiment ?
  
  - Cette maison est maudite. Les dieux châtieront tous ceux qui s’en approchent, les orixas (Divinités, terme d’origine brésilienne) seront implacables. On nous le répétait encore avant-hier lors de notre réunion de quimbanda (Magie noire).
  
  - Y a-t-il une raison à cette malédiction ?
  
  - Sûrement, mais je ne la connais pas.
  
  Coplan n’insista pas. Les adorateurs du Vaudou s’enfermaient dans une carapace, imperméables à tout raisonnement logique. Inutile de discuter avec eux en restant terre à terre.
  
  Il but son jus de fruit, abandonna un généreux pourboire et s’esquiva en contournant le rideau de cocotiers.
  
  
  
  
  
  Sans caractère, l’habitation se dressait entre un gros rocher dont le prolongement glissait comme une coulée de lave vers la plage pour disparaître dans l’océan, et l’inévitable massif de magnolias où nichaient des oiseaux tropicaux aux couleurs si chatoyantes qu’elles en paraissaient irréelles.
  
  La boîte à lettres était vide, s’assura Coplan qui actionna le marteau archaïque. La sonnette grelotta à l’intérieur sans que nul ne réponde.
  
  Coplan s’engagea sur le flanc de la demeure et escalada le rocher jusqu’au sommet. De là, il sauta sur le toit et descendit le long du tuyau d’écoulement des eaux de pluie, jusqu’à une fenêtre du second étage dont il brisa la vitre. Enfin, à travers l’ouverture, il prit pied sur le plancher d’une chambre totalement nue.
  
  Vingt minutes plus tard, il se demandait pourquoi diable Brazil avait loué cette maison. Un assemblage rudimentaire de meubles. Un réfrigérateur antédiluvien sans prise électrique. Une vaisselle rare. Deux lits avec matelas. Des armoires vides. Un climatiseur débranché et un exemplaire de l’unique quotidien de l’île qui datait d’une dizaine de jours. C’était tout, si l’on exceptait la cave bétonnée qui comportait un troisième lit.
  
  Prison ! Le terme jaillit dans la tête de Coplan. Était-ce là la destination de cette cave ? L’absence de soupirail, la lourde porte renforcée, pouvaient le laisser croire.
  
  Avait-elle déjà servi à cet usage ou bien devait-elle le faire dans un avenir proche ?
  
  Il inspecta soigneusement les lieux sans parvenir à répondre. De retour dans le salon, il s’assit dans un fauteuil en rotin bancal.
  
  Un peu naïvement, il avait cru découvrir des papiers susceptibles de fournir des réponses aux nombreux points d’interrogation qui s’alignaient dans sa tête. Mais, la locataire de la demeure s’était bien gardée de laisser des indices. Bien que perdu dans ses pensées moroses, il n’en capta pas moins le bruit de moteur qui enflait, et se tut à l’approche des magnolias.
  
  D’un bond, il se leva et coula un regard prudent par la vitre.
  
  Vikki émergeait d’une Range-Rover en compagnie de l’homme au teint mat qui l’avait fait kidnapper, puis l’avait relâché, inconscient et drogué.
  
  Précipitamment, Coplan battit en retraite vers le premier étage. Blotti dans un recoin du palier, il attendit.
  
  Le couple entra dans le salon et Coplan reçut un autre choc : Vikki et l’homme parlaient russe. Cependant, familiarisé comme il l’était avec cette langue, il ne manqua pas de remarquer l’accent étranger prononcé, qui détonnait dans le débit de Vikki : en revanche, le russe semblait être la langue maternelle de son compagnon.
  
  Il n’eut guère le temps d’épiloguer car tous s’apprêtaient à monter au premier. Sans demander son reste, Coplan gagna le second étage, repassa par la fenêtre à la vitre brisée et sauta sur le sable. De là, il courut se dissimuler derrière le rocher. Son arrivée provoqua la fuite d’une armée de geckos qui dormaient au soleil.
  
  Vikki et l’inconnu ne s’éternisèrent guère dans la maison. Vingt minutes plus tard, ils repartirent à bord de la Range-Rover.
  
  
  
  
  
  Ce soir-là, Coplan dîna avec Vikki qui lui fit d’amers reproches.
  
  - Tu me négliges depuis quelque temps. Les hommes sont tous les mêmes. Au début, tout nouveau, tout beau, et puis ils se lassent.
  
  Coplan prit la diatribe avec le sourire et laissa la litanie s’épuiser pour s’engouffrer dans la première brèche :
  
  - Tu aimes les romans policiers ?
  
  Elle arrêta net sa fourchette qui s’apprêtait à piquer dans l’assiette.
  
  - Qu’est-ce ça a à voir ?
  
  - Réponds à ma question.
  
  - Modérément. Je souffre souvent d’insomnies et ce n’est pas toujours toi qui en es la cause, précisa-t-elle d’un ton acide. Or, si un roman policier est haletant, j’ai envie de tourner la page, et je dors encore moins. C’est pourquoi, en règle générale, j’évite. Bon, mais encore une fois, qu’est-ce que ça a à voir ?
  
  - Tu te souviens de Jack Edwards du Sea Flamingo ?
  
  - Le chargé des relations publiques ? Je ne suis pas près de l’oublier !
  
  - Il semble mêlé à une affaire criminelle.
  
  Elle écarquilla les yeux.
  
  - Vraiment ? Laquelle ?
  
  - Un rapt.
  
  - Une affaire de mœurs ?
  
  - Je ne pense pas.
  
  - Quoi alors ?
  
  - Je l’ignore et c’est là l’énigme. Bien sûr, il n’existe aucune preuve. Des soupçons seulement. On a enlevé Clive Russell.
  
  Il ne fut pas sans noter la battement presque imperceptible des cils.
  
  - Peut-être a-t-il bénéficié de complicités, entre autres celles d’une femme qui réside dans cet hôtel, une nommée Brazil Brent.
  
  A nouveau, un léger battement de cils. Vikki manquait de sang- froid, nota Coplan.
  
  Elle baissa les yeux.
  
  - C’est ça qui t’a retenu loin de moi ? questionna-t-elle d’une voix tendue.
  
  - J’adore le mystère. Pour moi, il pimente la vie. Sur terre, les religions n’ont pas manqué d’exploiter le filon. Sans mystère, qu’en serait-il de l’existence de Dieu et d’une seconde vie après la mort ?
  
  - Je t’en prie, pas de métaphysique ! Je suis matérialiste.
  
  Satisfait d’avoir semé la bonne graine, Coplan abandonna le sujet:
  
  - Cette nuit, aurai-je droit aux plaisirs charnels que tu dispenses avec tant de brio ou bien ta rancune m’écartera-t-elle de ton lit ?
  
  - La rancune m’est étrangère et mes sens te réclament, répondit-elle d’un ton langoureux.
  
  - Au fait, et le descendant du bâtard de Charles II d’Angleterre ? As-tu réussi à mettre la main dessus ?
  
  Elle releva les yeux et le dévisagea avec intensité. Cherchait-elle à savoir s’il l’avait aperçue en compagnie du Russe ?
  
  - J’ai bon espoir : aujourd’hui j’ai rencontré un informateur susceptible de m’aider.
  
  Coplan n’en crut pas un mot.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  L’adjudant O’Hara, le Canadien anglais, aidé par Coplan, procéda au montage et à la mise à l’eau du zodiac. Ayant vérifié la parfaite tenue de l’ensemble, il commanda à voix basse :
  
  - On y va.
  
  Coplan s’embarqua et le légionnaire lança le Yamaha. Craignant que le bruit du moteur ne suscite l’attention, Coplan jeta un regard autour de lui. Il s’inquiétait pour rien : la plage était déserte. Sur la droite scintillaient les lumières de Sandy Ground. Au firmament s’accrochait un quartier de lune jaunâtre. Illuminé comme une fête foraine, un yacht de croisière rentrait au port.
  
  Le Canadien démarra et piqua en direction du Sea Flamingo. Dans l’intervalle, Coplan s’affaira. A terre, il avait passé la combinaison imperméable. A présent, il testait les appareils de plongée. Une dernière fois, il vérifia le contenu du sac : torche électrique avec ses voiles en plastique vert, jaune et rouge, pistolet automatique Sig Sauer P-226, matraque, poignard, cordages, menottes et bâillons. Ceci fait, il chaussa les palmes.
  
  A plusieurs centaines de mètres du casino flottant, le sous-officier coupa les gaz.
  
  - Paré ?
  
  - Paré, répondit Coplan.
  
  - A l’eau.
  
  Les bouteilles d’air comprimé dans le dos, Coplan passa les sangles du sac, et plongea après avoir fixé le masque et mordu l’embout.
  
  En maintenant une cadence moyenne, il palma jusqu’à ce que ses oreilles enregistrent les vibrations des groupes électrogènes. A partir de là, il ralentit. Son cap était bon. Le bourdonnement grandit et devint si fort qu’il couvrit le crachouillis des expirations à travers l’embout.
  
  Propulsé par ses jambes, les bras tendus à l’horizontale, il toucha enfin la coque recouverte d’une épaisse couche d’algues et de coquillages. Il savait se trouver à tribord. Il obliqua sur sa gauche et, en se guidant sur la surface dure du métal, il se dirigea vers la proue où ses mains repérèrent successivement l’arbre du gouvernail et l’hélice. Cette reconnaissance effectuée, il émergea et alla se blottir contre la quille anti-roulis. Par un sabord cascadait un torrent d’eaux usées. Il changea de place et palma autour du navire en se cantonnant à quelques centimètres de la coque. Il évita de s’aventurer au-delà de la proue car, il aborderait alors le côté bâbord avec le risque de croiser les deck-cruisers amenant la clientèle de joueurs à l’échelle de coupée.
  
  Parvenu à cette limite, il rebroussa chemin. Sa meilleure chance, analysa-t-il, résidait à la poupe, là où, à environ six mètres au-dessus des flots, un hublot restait ouvert.
  
  De retour près de l’hélice, il s’arrima à l’arbre du gouvernail, dessangla le sac étanche pour en enrouler la corde autour du safran. Cette manœuvre terminée, il détacha les palmes et les bouteilles d’oxygène, ôta le masque et enfouit le tout dans le sac avant d’en retirer la ceinture qu’il passa autour de ses hanches. A celle-ci, étaient fixés le Sig Sauer dans son étui imperméabilisé, et le reste du matériel dans des trousses en toile. Dans le sac, il pêcha encore un filin terminé par un grappin.
  
  Sa position était plus qu’inconfortable. Néanmoins, en se calant contre le safran, il parvint à lancer le câble à la bonne hauteur.
  
  Le crochet d’acier mordit dans l’arête du hublot. Il en éprouva la résistance mais, vit le grappin retomber dans l’eau. Il renouvela ses efforts qui furent couronnés de succès. Après un nouvel essai, le crochet resta en place.
  
  Les muscles bandés, il se hissa à la force des poignets.
  
  Par le hublot, il vit l’intérieur d’une cabine équipée, sur chaque côté, de trois couchettes. Un homme dormait sur celle du bas à gauche. Précautionneusement, Coplan passa la tête puis fit glisser son corps à travers l’espace étroit. Auparavant, afin qu’elle ne gêne pas ses mouvements, il avait défait la ceinture et en se maintenant d’un seul bras, l’avait descendue jusqu’au plancher où elle s’était posée délicatement.
  
  Ce fut lorsque, à son tour, il atterrit sur le sol de la cabine que l’homme se réveilla.
  
  Mal lui en prit, car la matraque le replonga dans un sommeil profond. En un tour de main, il fut bâillonné et menotté.
  
  Avec prudence, Coplan ouvrit la porte. La coursive était déserte. A trois mètres, sur une vitrine, se lisait : Poste d’incendie n® 17. Ce renseignement lui fut d’un grand secours. Au cours de la visite effectuée en compagnie de Doris et de Jack Edwards, il s’était fié, pour se repérer, aux numéros attribués aux postes de combat contre le feu.
  
  Il savait donc qu’il se trouvait sur le pont inférieur, au-dessus de la cale.
  
  En quelques foulées rapides, il gagna l’escalier métallique et en dévala les marches pour déboucher dans l’obscurité. Torche en main, il progressa mètre par mètre, avec mille précautions, en longeant des rangées de caisses.
  
  Une demi-heure s’écoula et le doute l’envahit. Avait-il fait une mauvaise hypothèse ? Clive Russell était-il séquestré dans la cale ? Une autre possibilité, hélas, existait : depuis le rapt, on aurait pu le transférer ou l’assassiner. Dans ce dernier cas, qu’aurait-on fait du corps ? Le jeter à l’eau ? Le Sea Flamingo était trop proche de la côte. A un moment ou à un autre, le flux aurait échoué le cadavre sur la plage. Certes, il aurait été facile de le couper en morceaux et d’en nourrir les poissons.
  
  Coplan chassa ces pensées décourageantes. Il préférait agir comme si le fils de Doris était encore vivant.
  
  Il poursuivit ses recherches. Soudain il comprit pourquoi sa visite en compagnie de Doris n’avait porté aucun fruit. Il venait d’atteindre la soute renfermant la centrale électrique. Le bruit y était assourdissant. Dans la cloison métallique, derrière une haute rangée de caisses de bouteilles d’alcools, se découpait une porte étroite et basse, invisible pour celui qui ne contournait pas le stock de cartons collés presque à la paroi. Il n’y avait qu’un mince espace, tout au plus une quarantaine de centimètres, dans lequel Coplan s’infiltra en se présentant de flanc.
  
  Il abaissa la poignée et repoussa le panneau, millimètre par millimètre. Un morceau de couloir s’étirait devant lui. Étrangement, le vacarme des groupes électrogènes se transformait en un doux ronronnement. Il mit cette disparité sur le compte de doubles cloisons de protection anti-bruit.
  
  La porte s’écartait. Un univers de métal peint en jaune paille apparut. Sur une chaise somnolait un homme en uniforme de toile grise avec baudrier et ceinturon en cuir. A ce dernier, pendait un étui d’où dépassait un revolver.
  
  Du pied, Coplan s’ouvrit le chemin et bondit, la matraque haut levée. Ses pas résonnèrent sur le plancher et l’homme émergea de sa torpeur. Ses réflexes étaient fulgurants. Sa main arrache le Smith et Wesson mais Coplan avait anticipé le geste. Le cuir zébra l’air et l’extrémité plombée emboutit la racine du nez. Le revolver chuta et l’homme s’effondra en une masse molle.
  
  Coplan ramassa le Smith et Wesson, l’enfonça dans sa ceinture et entreprit de bâillonner et de menotter son captif.
  
  A quelques mètres, une porte identique à la première se logeait à côté d’un meuble bas.
  
  Coplan l’ouvrit après avoir abaissé la cagoule sur son visage.
  
  Clive Russell, allongé sur la couchette, le regardait éberlué. A la vue de la tenue de plongée, il éteignit le mégot de sa cigarette dans le cendrier et s’enquit :
  
  - Qui êtes-vous ? Avec ce masque, vous ressemblez à un bourreau du Moyen Age ! Ma dernière heure serait-elle arrivée ?
  
  Le ton était calme, vaguement amusé.
  
  - C’est Issah qui m’envoie, répondit Coplan d’une voix étouffée. Nous n’avons pas de temps à perdre. Le bourreau, ce n’est pas moi, c’est celui qui donné l’ordre de vous kidnapper. Venez, le temps presse. Vous savez nager ?
  
  Clive sauta à bas de la couchette. Satisfait, Coplan constata qu’il était en confiance. La cagoule était là pour éviter que le tueur présumé de Robin Duff ne reconnaisse celui qui accompagnait l’Anglais au stade Hillsborough, et qui, plus tard, avait failli succomber aux sbires de Nassau.
  
  Pour l’instant, trop heureux d’échapper à sa geôle, Clive se frictionnait le dos, la poitrine et les jambes.
  
  - Et comment que je sais nager ! Je suis même champion de natation !
  
  Mais, soudain, une sombre pensée l’assaillit.
  
  - Quelle distance me faudra-t-il parcourir ? D’après ce que je sais, nous sommes hors des eaux territoriales.
  
  - Ne vous préoccupez pas de ce détail, rassura Coplan. Un zodiac nous attend à quelques encablures du bateau.
  
  Clive poussa un soupir de soulagement.
  
  - Je préfère.
  
  Brusquement, il témoigna de l’impatience.
  
  - Qu-est-ce qu’on attend ?
  
  Coplan rebroussa chemin, suivi par le prisonnier qui, s’avisant que deux armes étaient passées dans la ceinture par dessus le tenue de plongée, offrit d’en prendre une en cas de mauvaise rencontre.
  
  - Pas le peine, refusa Coplan qui s’élança à pas rapides vers la porte.
  
  Clive lui collait aux talons.
  
  Une fois dans la cale, il se débarrassa du Smith et Wesson sans que son compagnon ne s’en aperçoive. Guidés par le faisceau de la torche électrique, tous deux gagnèrent l’escalier et en escaladèrent les marches.
  
  La coursive était déserte.
  
  Dans la cabine, l’homme était parvenu, miraculeusement, à se défaire des menottes et de son bâillon.
  
  Cette fois encore, Coplan fit bon usage de sa matraque et l’autre fut réexpédié dans les limbes du sommeil.
  
  - Issah ne s’est pas trompé sur votre compte, félicita Clive, l’œil admiratif.
  
  Coplan désigna le hublot.
  
  - Allez-y.
  
  Clive hésita.
  
  - A quelle hauteur sommes-nous ?
  
  - Six mètres, répondit Coplan froidement. Rien d’exceptionnel pour un champion de natation. Sautez, remontez à la surface. Le dos à la coque, nagez sur votre droite vers l’hélice. N’ayez crainte, elle ne fonctionne pas. Le navire est immobile, équilibré par la quille anti-roulis. Juchez-vous sur l’arbre du gouvernail. C’est là que je vous rejoindrai.
  
  Clive hocha la tête, respira un grand coup et obéit. Coplan lui laissa dix secondes d’avance et passa à son tour à travers le hublot.
  
  En quelques brasses vigoureuses, il fonça vers la poupe et dégagea le sac attaché au safran. A la torche électrique, il fixa les voiles et lança le signal : vert-vert-rouge-vert, qu’à trois reprises il répéta.
  
  L’attente fut assez longue car le Canadien ne pouvait utiliser son Yamaha et pagayait vers le casino flottant. Lorsqu’enfin il apparut, Clive grelottait de tous ses membres en maugréant. L’adjudant l’aida à grimper à bord du zodiac et fit de même pour Coplan après que celui-ci eut chargé son sac sur l’embarcation.
  
  Armés de pagaies, les trois hommes s’éloignèrent vers le large. Dans le firmament, la lune avait disparu et des nuages s’amoncelaient.
  
  A cinq mètres du Sea Flamingo, le sous-officier remit les gaz et bifurqua ver le rivage. Clive exultait.
  
  - Bravo, les gars, c’est du beau boulot ! Vraiment, j’apprécie ce que vous avez fait ! Mais ce qui serait parfait, c’est que vous me refiliez un coup de gnôle, si vous en avez, parce que je suis trempé comme une serpillière et j’en ai des frissons !
  
  - Désolé, répliqua Coplan, un tantinet ironique, mon copain et moi sommes membres d’Alcooliques Anonymes !
  
  - Manque de bol ! grommela Clive.
  
  Habilement, le légionnaire mena son zodiac jusqu’à la plage. Coplan et Clive débarquèrent.
  
  - Ce n’est plus loin, encouragea le premier. La voiture est derrière les cocotiers, à cent mètres d’ici.
  
  - Courons pour nous réchauffer, proposa Clive.
  
  Ils coururent, Coplan précédant son compagnon. Il s’arrêta devant la Concord. Épuisé, Clive tomba à genoux sur le sable en reprenant son souffle. Coplan le contourna et, pour la troisième fois, la matraque accomplit son œuvre sur la nuque offerte. Clive s’affala lourdement. Coplan fit claquer les menottes sur les poignets et les chevilles avant d’enfoncer le bâillon dans la bouche.
  
  Ceci fait, il ôta sa tenue de plongée et enfila ses vêtements. Peu après, O’Hara le rejoignit et l’aida à déposer l’homme évanoui sur la banquette arrière.
  
  - Je crois que ce gus avait raison, finalement, railla-t-il. Nous avons vraiment fait du beau boulot.
  
  - Vive la Légion ! applaudit Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  La rue était déserte. Coplan s’insinua dans le goulot qui séparait le bureau de la CARCOB, la banque qu’il avait fondée, d’un immeuble à trois étages en construction. Le pare-chocs de la Concord s’arrêta contre l’énorme poubelle dont la taille avait été choisie en raison du programme minimum auquel le cantonnaient les éboueurs : deux tournées par semaine. Leur dernier passage remontait à plusieurs jours, renifla Coplan, les narines agressées par les relents d’ordures en décomposition.
  
  Sa portière buta contre un pilier en béton et il se faufila dans l’étroit espace qui lui était ménagé. Il réussit à extraire Clive de sa banquette et remorqua le corps toujours inanimé jusqu’à la porte de service dont il débloqua la serrure. Puis il tira son prisonnier dans la pièce unique et l’installa au pied du coffre-fort.
  
  Il fit demi-tour pour s’en aller refermer la porte mais se figea sur place. Sur le seuil, Brazil le braquait avec un pistolet de gros calibre.
  
  - Ne bouge pas, Francis, ordonna-t-elle.
  
  - C’est un hold-up ? ironisa-t-il. Je te préviens, ce coffre est vide. Si tu cherches des capitaux, tu ferais mieux de t’adresser ailleurs.
  
  Elle ne répondit pas. Dans son dos, se matérialisèrent deux grands costauds, le cheveu blond coupé à un centimètre du cuir chevelu. Le premier portait un Beretta 92 F, identique à celui que tenait Brazil.
  
  - Un vrai commando! s’exclama Coplan. Dis-moi, Brazil, à quoi rime ce cirque ?
  
  La lèvre railleuse, elle désigna Clive.
  
  - Et à quoi rime ceci, Francis ?
  
  - C’est le fils de Doris, répondit-il, l’air innocent. Il a été kidnappé et je l’ai délivré. Je m’apprêtais à téléphoner à sa mère afin qu’elle se fasse plus de soucis pour lui. Sans doute, n’es-tu pas mère, ajouta-t-il d’un ton doucereux, et ignores-tu les tourments maternels quand un fils disparaît.
  
  Cette argumentation n’entame en rien la détermination de la jeune femme. Elle claqua les doigts et une matraque apparut comme par enchantement dans la main de l’homme qui n’était pas armé. Il bondit. Coplan esquiva le coup par un pas de côté avant de chuter sur les fesses et de balancer sa chaussure vers l’entre-jambes. Mais son adversaire était rusé. Il évita la contre-attaque et feinta en embarquant Coplan sur sa droite.
  
  Le second homme en profita. De sa main libre, il arracha une matraque de sous sa veste et frappa la nuque que, dans son mouvement, Coplan avait exposée. Le bout plombé ne fit qu’érafler le crâne car, au dernier moment, par une rotation du buste, Coplan s’était éloigné de la trajectoire. Ce n’était, hélas, que partie remise. Bien que son talon eût embouti cruellement le tibia de son nouvel ennemi, le premier n’avait pas désarmé. La matraque vola et lui écrasa la carotide droite.
  
  Avant de sombrer dans l’inconscience, Coplan entendit Brazil qui murmurait :
  
  - Désolée, Francis.
  
  
  
  
  
  Coplan se réveilla, ligoté, une vive douleur dans le cou et la tête. A travers la fenêtre, il vit qu’il faisait encore nuit. Les nuages avaient disparu en démasquant la lune.
  
  Clive, naturellement, n’était plus là.
  
  Première urgence : se libérer.
  
  Il rampa jusqu’au cabinet de toilette, un réduit exigu abritant une cuvette de W.C., un lavabo et une douche minuscule équipée d’un caillebotis à l’ancienne. La pointe de ses chaussures coinça le treillis amovible en bois et le délogea. Typique des pays tropicaux, cet assemblage avait souvent servi de cachette à Coplan qui, toujours prévoyant, planifiait à long terme. Cette fois encore, il n’avait pas dérogé à la règle.
  
  Il pencha la tête dans le bac. Ses dents agrippèrent l’enveloppe de plastique contenant le revolver de poche Bernardelli et la dague à double tranchant.
  
  Comme un chien qui rapporte le gibier à son maître, il s’en retourna déposer son fardeau devant le coffre-fort. Son épaule gauche le maintint bloqué contre l’armature d’acier pendant que ses incisives tiraient sur la fermeture-Éclair.
  
  Lorsque la dague tomba sur le sol, il se propulsa sur le dos et en saisit le manche entre ses doigts en dirigeant la lame vers ses poignets. A cause des violents efforts qu’il prodiguait, son crâne l’élançait douloureusement et des tam-tams africains martelaient ses tempes.
  
  Après s’être coupé à plusieurs reprises, il parvint enfin à cisailler la corde et à se délivrer. Ce fut ensuite le tour des chevilles. Quand elles furent libres, il frictionna vigoureusement ses membres endoloris.
  
  Enfin, il se remit debout et s’adossa au coffre-fort avant d’ouvrir un tiroir du bureau et d’en extraire une flasque de bourbon dont il avala une large lampée. L’alcool lui fit du bien mais les coups sourds dans son crâne n’en décrurent pas pour autant.
  
  Le Bernardelli enfoncé dans la ceinture, car il avait été délesté de son Sig Sauer, il sortit dans la nuit qui pâlissait.
  
  En se penchant sur le tableau de bord de la Concord, il se mordit les lèvres de dépit. Les clés avaient été retirées et les fils de l’allumage arrachés. Assis sur le capot, il réfléchit avant de réintégrer le bureau et de décrocher le combiné. Il était exclu de faire appel à O’Hara afin d’éviter l’interconnexion entre les deux missions. Il s’apprêtait donc à appeler son hôtel pour qu’une oiture lui soit envoyée lorsqu’il se ravisa. Non, trop dangereux. Les gens de l’hôtel risquaient d’être bavards et le Lieutenant-inspecteur Hopkins était à l’affût du moindre renseignement.
  
  Il calcula. Dans un île qui ne comptait pas quatre-vingt-onze kilomètres carrés, les distances étaient courtes. Son bureau se logeait à quatre kilomètres de son hôtel. Rien d’insurmontable. Quant à la maison qu’il voulait visiter, elle était située à trois kilomètres. Là encore, rien qui n’exigeât de trop grands efforts.
  
  Sans éteindre la lumière, il quitta le bureau et se mit en marche.
  
  Lorsqu’il arriva à destination, le ciel blanchissait au-dessus de l’habitation d’Esmeralda Beach. Il se blottit derrière les arbres, le Bernardelli en main et observa les lieux.
  
  Tout semblait tranquille. S’était-il trompé ?
  
  A l’horizon, les flots se teintaient de rose. Il ne bougea pas et conserva sa position durant encore une demi-heure. Enfin, il s’avança, le revolver au poing.
  
  De derrière un cocotier, un gecko poussa son cri pareil à une succession de hoquets, bientôt imité par ses congénères saluant l’aube nouvelle.
  
  Comme il l’avait fait lors de sa première visite, Coplan s’engagea sur le flanc de la demeure et escalada le rocher jusqu’au sommet. De là, il sauta sur le toit et se laissa glisser le long du tuyau d’écoulement. La vitre brisée n’avait pas été remplacée et la fenêtre demeurait ouverte.
  
  Il se laissa tomber sur le plancher, traversa la chambre nue et s’engagea sur le palier. Aucun bruit alentour, à l’exception du fracas des vagues contre le rocher. Les chambres à l’étage ne recelaient aucun piège.
  
  Afin d’éviter de faire grincer les marches, il enfourcha la rampe et glissa jusqu’au premier étage. Les pièces qu’il visita, étaient vides.
  
  Toujours en chevauchant la rampe, il atteignit le rez-de- chaussée.
  
  Le climatiseur avait été branché et dispensait une fraîcheur qui lui rappela celle de l’océan quelques heures plus tôt, alors qu’il palmait vers le Sea Flamingo. Sur le vieil exemplaire de l’unique quotidien de l’île, reposait la tête de Brazil. Son sang avait imprégné le papier. En cherchant son chemin vers le cœur, l’un des projectiles avait sectionné les lacets du bustier, lacérant le tissu. La point du sein gauche perçait l’étoffe, brunâtre et incongrue. Le tueur ne s’était pas contenté de cette cible. Une autre balle avait foré un trou dans le front teintant de rouge la belle chevelure éparpillée sur le journal.
  
  Une troisième avait disloqué la boucle de la ceinture mexicaine et échancré le pantalon corsaire.
  
  Là ne s’arrêtait pas le carnage. les deux sbires qui avaient accompagné Brazil dans le bureau de la CARCOB gisaient dans la poussière. Chacun avait reçu trois balles, comme Brazil. D'après leur posture, on devinait qu'ils avaient été, tous trois, tenus en respect, mains haut levées avant de mourir.
  
  Coplan se souvint de son dialogue avec la petite Noire qui lui avait servi son jus de sapotille, et de son refus d’évoquer la maison louée par Brazil. « En parler porte malheur... Ce lieu est maudit. Les dieux châtieront tous ceux qui s’en approchent. Les orixas seront implacables. On nous le répétait encore avant-hier lors de notre réunion de quimbanda. »
  
  Les antiques croyances africaines avaient-elles porté malheur aux intrus ?
  
  Coplan en doutait. Il voyait plutôt dans ce massacre la main de comploteurs qui, peut-être, avaient aussi frappé au stade de Hillsborough.
  
  Dix minutes plus tard, il révisait son opinion car, dans la cave bétonnée, il tombait sur le cadavre de Clive Russell. Ses poignets et ses chevilles étaient encore serrés dans les menottes que Coplan lui-même avait fixées.
  
  Le matelas s’était gorgé de son sang qui dégoulinait sur le ciment. L’exécuteur, ici encore, avait tiré trois fois.
  
  Symbole ? Geste rituel ?
  
  En tous cas, la piste était coupée et les efforts prodigués pour sortir Clive de sa geôle maritime s’étaient avérés vains.
  
  Une cigarette restait dans le paquet de Dunhill jeté à deux pas de la flaque de sang. Coplan la coinça entre ses lèvres et l’alluma.
  
  Ne se montrait-il pas trop pessimiste ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Des coups violents frappés à la porte de sa chambre réveillèrent Coplan qui se reposait de ses émotions de la nuit précédente.
  
  En pyjama, il alla ouvrir. Le visage peu amené, le Lieutenant- inspecteur Mark Hopkins franchit le seuil.
  
  - Vous avez de la chance de faire la grasse matinée, grogna- t-il.
  
  - Je suis en vacances, souvenez-vous, répliqua Coplan en repoussant le panneau.
  
  - Les vacances n’existent pas pour les disparus.
  
  - Qui évoquez-vous ? Clive Russell ?
  
  - Non seulement lui, mais aussi ces mystérieux yachtmen qui vous ont aiguillé sur la piste de l’enlèvement.
  
  - Vous n’avez pas réussi à les retrouver ? feignit de s’étonner Coplan.
  
  - Non. Ce qui est curieux, c’est que personne ne se souvient d’eux. Les auriez-vous inventés, par hasard ?
  
  Une expression d’innocence angélique se peignit sur les traits de Coplan.
  
  - Grands dieux, pourquoi l’aurais-je fait ? En outre, je suis respectueux des lois. Jamais il ne me viendrait à l’idée de duper la police.
  
  Les yeux perçants de Hopkins plongèrent dans ceux de son interlocuteur. Ce dernier y lut le doute.
  
  - Vous ne vous foutez pas de moi, j’espère ? fit le policier.
  
  - Qu’allez-vous chercher là ! protesta Coplan faussement indigné.
  
  - C’est que, sur cette île, il vous arrive de drôles de choses !
  
  - Est-ce ma faute ?
  
  - Vous me semblez bien naïf, monsieur Carvay.
  
  - Non ! Simplement je connais mes limites.
  
  Ce duel oratoire se termina à l’avantage de Coplan . Peu après, en soupirant, le policier battit en retraite. Avant de fermer la porte, il ne put s’empêcher pourtant de décocher une ultime flèche :
  
  - N’oubliez pas que la mesure d’expulsion est toujours suspendue au-dessus de votre tête. Sans la grande amitié que vous porte Doris Barge, j’aurais déjà signé le document.
  
  Cette dernière se manifesta dans le quart d’heure qui suivit. La vue de Coplan en pyjama ne lui inspira aucune pensée lubrique. Des soucis plus obsédants taraudaient son esprit.
  
  - Toujours pas de nouvelles de Clive, gémit-elle.
  
  Bien entendu, Coplan se refusa à lui apprendre la triste vérité.
  
  Hopkins sort d’ici, se contenta-t-il de déclarer avant de téléphoner au room-service pour se faire monter son breakfast.
  
  - Commande-moi la même chose, intervint Doris. Les ennuis me donnent faim.
  
  Coplan s’exécuta et elle changea de sujet :
  
  - J’ai vu Hopkins dans le hall et lui ai demandé d’intervenir auprès du gouverneur afin que, officiellement, la limite des eaux territoriales soit étendue. Ainsi le Sea Flamingo tomberait-il dans la juridiction anguillaise.
  
  - Ces choses-là ne se font pas en un jour, remarqua Coplan. Et puis ce casino flottant filera ailleurs.
  
  Elle se tordit désespérément les mains d’un air tragique.
  
  - Mais alors ? Que proposes-tu ?
  
  - Faire confiance à Hopkins.
  
  Elle n’eut pas l’air convaincue.
  
  - J’ai plutôt envie de louer un détective privé de Los Angeles. J’en connais un qui a résolu pour moi une affaire de chantage.
  
  En fait, quand les breakfasts arrivèrent, elle ne toucha pas au sien. Soudain excitée, elle s’écria :
  
  - Je crois que c’est la meilleures chose à faire. Je m’en occupe immédiatement.
  
  Elle prit congé et s’esquiva en raflant une biscotte au passage. Affamé, Coplan dévora pour deux. Il terminait lorsque le téléphone sonna. A l’autre bout du fil, le capitaine Devereaux annonça :
  
  - Le colis est arrivé.
  
  Coplan raccrocha et fonça vers la salle de bains. Peu après, douché et habillé, il prit l’ascenseur pour gagner l’étage où logeait Vikki. Il frappa longuement sans obtenir de réponse.
  
  La jeune femme était absente, comme elle l’était plus tôt dans la matinée, lorsqu’il s’était livré à la même expérience.
  
  Il retourna dans sa chambre, prit son bagage, descendit à la réception, donna des ordres pour que la Concord soit dépannée et sauta dans un taxi. Il arriva à l’aéroport dix minutes avant le décollage du Twin-Otter. Cependant, obligé de faire un long détour à cause de l’incohérence des liaisons aériennes, il atteignit Nassau très tard dans la soirée.
  
  Dévereaux l’attendait près du comptoir des Douanes.
  
  - O’Hara vous a précédé d’une heure, renseigna-t-il. On dirait qu’Anguilla est à l’autre bout du monde !
  
  - Il s’est débarrassé du matériel ? s’inquiéta Coplan.
  
  - Coulé irrémédiablement.
  
  - Tant mieux. La police, là-bas, s’intéresse de trop près à mes faits et gestes.
  
  L’officier l’entraîna.
  
  - Venez, Issah vous attend. Vous verrez, on dû le malmener un peu, mais il reste en bon état.
  
  
  
  
  
  Les yeux bleu pâle, les cheveux clairsemés, la mine chafouine mais d’une taille robuste et musclée, l’intéressé posa sur Coplan et Devereaux un regard haineux. Sur sa pommette gauche, une ecchymose violaçait. Sa barbe avait poussé et couvrait de poils noirâtres et drus le bas du visage basané.
  
  Coplan l’observa un long moment sans mot dire. Sa longue expérience lui murmurait qu’Issah était un coriace. Un interrogatoire classique n’ébrécherait ses défenses qu’après un long délai. Or, le temps était compté. A Anguilla, les événements s’étaient précipités. Il fallait agir vite.
  
  Il se tourna vers Devereaux.
  
  - Vous avez votre trousse M.T.D. ?
  
  - Bien sûr.
  
  - J’ai l’intention de l’utiliser.
  
  - Sans le préambule habituel ?
  
  - A quoi bon ? Je dois gagner mes adversaires de vitesse. Chaque seconde vaut une fortune.
  
  - A votre guise, c’est vous qui commandez. Je vais la chercher.
  
  L’officier ressortit de la pièce. Dans l’intervalle, Coplan décrivit à Issah le sort qui l’attendait. L’autre demeura impassible et la conviction de Coplan se renforça. Confronté aux méthodes traditionnelles, il ne craquerait pas. D’ailleurs, méprisant, arrogant, il lançait à Coplan un regard de défi. Dans ses yeux bleu pâle, passait même une lueur sardonique.
  
  Coplan haussait les épaules lorsque Devereaux revint, accompagné par O’Hara.
  
  - Si vous avez une autre mission comme celle du casino, je suis partant, s’enthousiasma-t-il. C’était un jeu d’enfant. Je suis habitué à plus dur.
  
  Coplan lui désigna Issah.
  
  - Celui-ci l’est.
  
  Le Canadien plissa les yeux, goguenard.
  
  - Vraiment ? Qui a jamais résisté à la trousse M.T.D. ?
  
  Coplan attira une chaise à lui et s’assit.
  
  - Allons-y, encouragea-t-il.
  
  Issah ne bougea pas un cil. Écartelé sur le lit, les poignets et les chevilles liés aux montants en métal, il paraissait détaché des choses de ce monde, comme un fakir sur son tapis de clous.
  
  O’Hara ouvrit la trousse et déposa le matériel sur une toile cirée qu’il avait dépliée et étendue sur le carrelage.
  
  Devereaux offrit une dernière chance à Issah :
  
  - Quand, dans deux heures au plus tard, on en aura terminé avec vous, vous aurez parlé. Seulement, vous serez à l’état de légume. Irrécupérable, à jamais.
  
  - Et dans la société qui est la nôtre, qui s’embarrasse d’un légume ? accentua Coplan.
  
  Leur prisonnier se contenta de baisser les paupières, tel un patient qui s’assoupit sur son lit d’hôpital.
  
  O’Hara commença son œuvre destructrice. Coplan regardait avec indifférence, blasé par un spectacle auquel il avait assisté souvent. Personne ne résistait au mélange de scopolamine et de mescaline en intraveineuse. Le passage de ce poison dans l’organisme provoquait une répétition de commotions épouvantables, suivies d’une hébétude nerveuse. Les centres de contrôle des réactions et de la mémoire, attaqués par les deux drogues, voyaient leurs défenses tomber, avant de sombrer dans la déroute. Le sujet devenait vulnérable. Abdiquant toute personnalité, il se transformait en jouet entre les mains de ses tourmenteurs. Et il passait aux aveux, incapable de témoigner du moindre esprit critique.
  
  O’Hara était efficace. Au bout d’une heure, Issah ne fut plus qu’une loque.
  
  - A vous de jouer, déclara Devereaux.
  
  Coplan opina.
  
  - Désolé, mais je suis obligé de vous demander à tous deux de quitter cette pièce. J’ignore les renseignements qui sortiront et, entre autres, s’ils sont secrets ou non.
  
  Militaires professionnels, Devereaux et O’Hara ne firent aucune objection et sortirent.
  
  Issah tremblait de tous ses membres. Scopolamine et mescaline démolissaient ses résistances le rendant craintif, timoré, timide. Il redoutait les violences que Coplan était susceptible d’exercer sur lui. Sans exagération aucune, il n’était pas audacieux de dire qu’il se liquéfiait.
  
  - Clive Russel est mort assassiné, préambula Coplan.
  
  Cette information laissa Issah de glace et ce manque de réaction conforta Coplan dans son opinion : le fils de l’actrice n’était qu’un comparse. Un sicaire payé pour tuer Robin Duff au stade Hillsborough et probablement d’autres victimes dont Coplan.
  
  - Quelle est votre mission ? poursuivit ce dernier.
  
  - Me rendre à Anguilla.
  
  - Dans quel but ?
  
  - Cambrioler le coffre d’un particulier dans une banque.
  
  - Laquelle ?
  
  - La Desmond Offshore.
  
  - Un coffre à quel nom ?
  
  - Joseph Vassour.
  
  - Numéro de coffre ?
  
  - 61.
  
  - Pourquoi ce cambriolage ?
  
  - A cause du dossier.
  
  - Quel dossier ?
  
  - Celui de Vassour.
  
  - Que contient-il ?
  
  Issah se lécha les lèvres et demeura silencieux, ses membres agités de tremblements. La vérité franchissait péniblement ses lèvres. Coplan se demanda si O’Hara n’aurait pas été plus avisé en augmentant la dose de la redoutable mixture.. Parvenu au point culminant de l’interrogatoire, allait-il buter sur un os ?
  
  Mais Issah reprenait le cours de ses explications. Coplan respira, soulagé. Attentif, il écouta le long monologue et la stupéfaction envahit son visage. Lorsqu’Issah se tut, Coplan, ébahi, alluma une cigarette. Ce qu’il venait d’entendre était incroyable. Il se fit encore préciser des détails. De bonne grâce, Issah se plia à ces exigences. Suant et grelottant à la fois, il montrait pâle figure.
  
  - Je voudrais de l’eau, supplia-t-il.
  
  Les drogues, c’était vrai, provoquaient une soif intense.
  
  - Plus tard, répondit Coplan, décidé à ne faire aucun cadeau à l’instigateur des meurtres. Je vais vous citer trois noms. Vous me direz ce que vous savez de ces personnes.
  
  - Allez-y, haleta Issah, mais ensuite, donnez-moi de l’eau.
  
  - D’accord, promit Coplan. Jack Edwards, Brazil Brent, Vikki Ozga.
  
  - Le dernier nom ne me dit rien, mais le premier travaille pour la C.I.A. et la seconde pour le Mossad Israélien.
  
  Coplan roula des yeux effarés. Son sang-froid revenu, il prit la cruche et emplit un verre d’eau avant d’aider le captif à boire. Issah parut revivre. Peu à peu, les morceaux du puzzle se mettaient en place dans la tête de Coplan. Après avoir mûrement réfléchi, il sortit dans le couloir.
  
  Devereaux s’approcha, l’air anxieux.
  
  - Alors ? questionna-t-il.
  
  - Tout se passe bien. Vos hommes savent débrider un coffre- fort ?
  
  - O’Hara est le spécialiste. Dans mon effectif en Guyana, personne ne l’égale. D’ailleurs, avant de s’engager à la Légion, il était cambrioleur à Montréal. A condition de disposer du matériel adéquat, aucun coffre ne lui résiste.
  
  - Nous nous en occuperons ensemble. Je vous enlève O’Hara et vous laisse ici pour garder Derek et Issah en compagnie de votre second adjudant.
  
  - Pendant combien de temps ?
  
  - Je l’ignore. Le délai dépendra de l’opération que je vais exécuter.
  
  - Compte tenu des doses massives qui lui ont été injectées, notre ami va vite se transformer en plante verte. Il ne fera pas bon de le remettre en liberté.
  
  - Paris donnera certainement l’ordre de l’exécuter mais c’est prématuré, aujourd’hui. En outre, je dois vérifier ses aveux. Il n’est pas impossible que je revienne pour l’interroger encore.
  
  - D’accord, je ne bouge pas.
  
  Au-dessus du lavabo, O’Hara nettoyait les instruments de la trousse M.T.D. Coplan lui tapota l’épaule.
  
  - Parlons de ce qu’il vous faut pour forcer un coffre-fort.
  
  Un large sourire étira les lèvres du sous-offi-cier.
  
  - Ça, c’est vraiment super ! s’exclama-t-il, tout joyeux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  
  
  
  Dos à la porte Coplan surveillait les alentours de la banque tandis que O’Hara opérait. Pour l’ex-cambrioleur, c’était un jeu de s’ouvrir un passage. Bientôt, il émit un léger sifflement. Coplan se rapprocha.
  
  - C’est fait, l’informa le légionnaire.
  
  Ils soulevèrent le sac qui pesait une dizaine de kilos et entrèrent après que Coplan eut jeté un dernier regard alentour. Comme à l’accoutumée, la nuit était belle. Un quartier de lune s’accrochait parmi les étoiles. Dans Coronation Avenue, quelques attardés redémarraient au feu vert de Madrugada Lane.
  
  Rien de méchant.
  
  Coplan referma la porte, alluma la torche électrique et partir en exploration en laissant sur O’Hara et le sac.
  
  Aucun équipement ne protégeait l’établissement contre les intrusions. Pareille à ses semblables, le Desmond Offshore Bank se vouait avant tout aux jeux d’écritures. En conséquence, la crainte des cambrioleurs était nulle. Partant, pas de gadgets ultra-modernes, propres à les décourager. Ni circuit électronique ou vidéo, ni caméra sournoise dissimulée dans un coin du plafond, ni signal d’alarme. Et pas même un gardien.
  
  En revanche, les coffres des particuliers étaient blindés. Cette précaution, diagnostiqua Coplan, était vraisemblablement destinée à mettre la clientèle en confiance plutôt qu’à dissuader des violeurs de secret.
  
  Il compta soixante-huit coffres. Seul, le n® 61 l’intéressait. Il retourna sur ses pas et rameuta le Canadien qui, à la vue du blindage, haussa les épaules.
  
  - Comme on dit chez nous, c’est un push-over (Coup facile), rigola-t-il, hilare.
  
  - Combien de temps faudra-t-il ?
  
  - Une heure.
  
  Le légionnaire ouvrit le sac et en tira un masque à oxygène.
  
  - On ne sait jamais. Au cas où ils auraient foutu une projection chimique qui dégagerait des gaz. Vous ne restez pas là ?
  
  - Je vais monter la garde dehors.
  
  - C’est ça. Je vous préviens quand j’en aurai terminé.
  
  Coplan s’esquiva.
  
  D’autres automobilistes accéléraient sur la chaussée défoncée dès le passage au vert du feu au coin de Madrugada Lane où s’élevaient les bureaux de la Desmond Offshore.
  
  Coplan s’assit derrière un rempart de poubelles qui avaient été vidées et lavées par le personnel d’entretien de la banque, si bien qu’aucun remugle malodorant ne s’en échappait.
  
  Perdu dans ses pensées, il ne vit pas le temps passer. Un léger bruit lui fit tourner la tête. La silhouette de O’Hara s’encadrait dans le chambranle de la porte. Il portait le masque et, au-dessus de son épaule gauche, dépassait l’embout de la bouteille d’oxygène.
  
  Coplan courut jusqu’à lui.
  
  - Je suis dans les temps, se réjouit le Canadien en relevant le bas du masque.
  
  Coplan consulta sa montre. Le délai était respecté à cinq minutes près.
  
  - Que contient le coffre?
  
  - Il est vide.
  
  Un froid glacial pesa sur l’estomac de Coplan. Il voulut entrer dans l’établissement pour en avoir le cœur net, mais le légionnaire le retint par le bras.
  
  - Attendez ! Ils ont intercalé une foutue projection chimique à l’intérieur du blindage. C’est plein de gaz là-dedans ! A en tomber raide ! J’ai ouvert deux soupiraux. Normalement, ça va aérer vite mais la salle des coffres est au sous-sol et la saloperie qui s’est dégagée est plus lourde que l’air et stagne jusqu’à deux mètres de hauteur. Patientez un moment.
  
  Bien que rongé par la rage, Coplan obéit.
  
  - Vide! répéta-t-il, assommé.
  
  Issah l’avait donc roulé. A l’instant critique !
  
  O’Hara décida d’ôter son masque et d’attendre avec Coplan que le nuage de gaz soit dissipé. Morose, ce dernier envisageait déjà une autre séance de piqûres pour le prisonnier. Néanmoins, cette solution était loin d’être satisfaisante. Un gros écueil se présentait : le coffre défoncé par le Canadien. La Desmond Offshore prendrait ses précautions en découvrant l’intrusion et il serait impossible désormais de rééditer l’opération.
  
  Au bout d’une heure, O’Hara retourna dans les locaux après avoir ajusté son masque. Dos au mur, Coplan tapait du pied avec impatience. Un indice avait dû échapper : consulter l’ordinateur. Découvrir le vrai numéro de coffre de Joseph Vassour. Mais, si Issah avait menti aussi sur ce point ? Ce nom risquait d’être une pure invention. Pour la première fois dans les annales de la D.G.S.E., les drogues auraient-elles échoué ? Soudain, son cerveau vacilla et ses jambes flageolèrent, en même temps que la douleur lui cisaillait la gorge, au niveau de la pomme d’Adam. Le souffle coupé, Coplan chancela et tomba sur les genoux. Désespérément, sa main droite tenta de cueillir le Sig Sauer dans sa ceinture, mais ce n’était qu’une velléité car ces réflexes n’obéissaient plus.
  
  Ses yeux clignotaient. Néanmoins, à ses pieds, il vit la lourde porra (Terme en provenance de République Dominicaine. Désigne une sorte de gourdin court d’origine africaine qui, projeté à la force du poignet, tournoie sur lui-même en prenant de la vitesse afin d’augmenter la violence de l’impact) et comprit. L’instant après, quatre silhouettes surgirent devant lui. Péniblement, il leva les yeux et reconnut Vikki avec, à ses côtés, l’homme au teint mat, qui l’avait fait kidnapper. Le même qui avait réapparu avec Vikki, dans la maison d’Esmeralda Beach louée par Brazil. Derrière eux, se tenaient le Noir qui, à deux reprises lui avait pratiqué une injection, et un troisième homme au type asiatique prononcé.
  
  - Désolé, Francis, murmura Vikki d’un ton ironique.
  
  Le Noir se pencha sur Coplan, le fouilla et lui confisqua ses armes.
  
  - Je le surveille, déclara Vikki.
  
  Ses compagnons poussèrent la porte et entrèrent.
  
  Peu à peu, Coplan reprenait son souffle mais sa gorge le brûlait. Celui qui avait expédié la porra était un as. Il avait visé juste. Le gourdin avait frappé sa cible au bon endroit.
  
  - Tu es étonné, questionna Vikki.
  
  - Pas du tout, répondit Coplan en ayant l’impression de croasser.
  
  - Pourquoi non?
  
  - Parce que je sais que c’est toi qui accompagnais Robin Duff à Saint-Tropez chez l’antiquaire. Ce dernier a accepté de collaborer à un portrait-robot, dont on m’a envoyé une copie. Je t’ai reconnue.
  
  - Ainsi, tu es un agent français. Que cherches-tu ?
  
  - Le descendant d’un bâtard de Charles II d’Angleterre, ricana Coplan malgré la brûlure dans sa gorge.
  
  - Ne te moque pas, répliqua-t-elle d’un ton sévère. Réponds à mes questions. Que cherches-tu ?
  
  - Un dossier caché dans un coffre de cette banque.
  
  - Que contient-il ?
  
  - Demande-le à Joseph Vassour.
  
  Bien qu’en état d’infériorité, Coplan tendait sournoisement ses pièges. Mais, fine mouche, Vikki ne lui procura pas la satisfaction de commenter ses réponses. Coplan calcula la distance qui le séparait d’elle, mais vota contre une attaque frontale. La manière dont sa main tenait l’automatique décourageait une telle initiative. Par ailleurs, il n’avait pas encore complètement récupéré ses forces et craignait qu’elles ne le trahissent.
  
  - Qui es-tu en réalité ? reprit-il.
  
  - Quelle importance ?
  
  - Sais-tu que le type qui t’accompagne m’a fait kidnapper?
  
  - Je suis au courant de tes faits et gestes.
  
  - Tous ?
  
  - Une grande partie.
  
  - J’ai admiré tes talents de comédienne.
  
  - Dans ce domaine, tu n’es pas mal non plus.
  
  - Pourquoi avoir assassiné Brazil et les autres, y compris Clive Russell ?
  
  - Qui sont Brazil et Clive Russell ? répliqua-t-elle d’un ton moqueur. A mon tour de jouer au jeu de la vérité. En quoi Robin Duff t’intéressait-il ?
  
  - A cause de sa science au football.
  
  Un instant, elle resta sans voix. La réponse l’avait déconcertée.
  
  - Tu veux parler du stade de Hillsborough ?
  
  - Un carnage. J’ai failli y mourir moi aussi.
  
  - Cela aurait été dommage car je n’aurais pas connu tes prouesses au lit. Ne crois pas que je les regrette, loin de là, mais l’heure n’est plus au plaisir. Il est des instants où l’on doit sacrifier au métier.
  
  - Lequel ?
  
  - Ne joue pas au chat et à la souris, Francis, s’énerva-t- elle.
  
  - Très bien. Quel sort me réserves-tu?
  
  Elle n’eut pas le temps de répondre. Un éclair argenté traversa l’espace qui la séparait de la porte et la pointe du poignard de parachutiste, adroitement lancé par O’Hara, s’enfonça dans son avant-bras armé. Sous l’effet de la douleur, elle poussa un cri et lâcha l’automatique. Coplan s’en empara. Vikki chancelait. Son teint était aussi blafard que le quartier de lune. Elle s’effondra d’un seul coup. Coplan s’approcha d’elle et retira la lame ensanglantée. O’Hara s’avançait, fier de lui.
  
  - Je vous ai sorti d’un mauvais pas, on dirait ?
  
  - Félicitations. Les autres?
  
  - Ils n’avaient pas de masque. Malgré les deux ouvertures, la nappe de gaz restait importante. Ils ont commencé à s’attaquer au coffre 58 pendant que l’un me tenait en respect avec son Beretta. Ils n’ont pas résisté longtemps, d’autant que le coffre en question est à ras du sol.
  
  - Ils sont morts.
  
  - Il ne valent guère mieux. Je les ai désarmés.
  
  - Beau travail. Combien de temps faut-il pour achever leur besogne?
  
  - Comptez une autre demi-heure.
  
  - Alors, au boulot.
  
  O’Hara disparut et Coplan se mit à soigner la blessure de Vikki. Lorsqu’elle sortit de son évanouissement, elle gémit et il la transporta sur le siège arrière de la Concord où il la ligota.
  
  - Il semble, Francis, que tu aies toujours un atout dans ta manche, ragea-t-elle.
  
  - Tes trois amis sont hors d’état de nuire.
  
  Elle se raidit, à la fois sous l’effet de la douleur et de la surprise.
  
  - Comment ? dit-elle assommée.
  
  - Ils s’apprêtaient à débrider le coffre 58, mais une nappe de gaz flottait dans l’atmosphère à hauteur de leur thorax. Quand ils s’en sont aperçus, il était trop tard.
  
  - Un gaz, hoqueta-t-elle.
  
  Coplan lui relata les événements. Elle verdit et se décomposa.
  
  - En ce moment, que se passe-t-il? questionna-t-elle d’un ton avide.
  
  - Mon associé ouvre le coffre 58. Cette fois, nous mettrons la main sur le bon dossier.
  
  Elle faillit s’étrangler.
  
  - Ce qu’il contient est explosif.
  
  - Je l’espère bien car je déteste me déranger pour des bricoles.
  
  - Nous pourrions conclure un marché, amorça-t-elle.
  
  - Lequel ?
  
  - Il existe sûrement des points que tu ignores. J’éclaire ta lanterne et, en échange, tu me relâches.
  
  - Je t’aurais relâchée de toute manière. Je ne suis ni un tueur ni un kidnappeur.
  
  - Je te crois. Cependant, le marché que je te propose contient un autre élément. J’échange la lecture du dossier contre les renseignements que je t’offre.
  
  Coplan hocha la tête et feignit d’accepter. En réalité, il n’entendait livrer à Vikki que les passages les plus anodins. Peut-être tablait-elle sur sa naïveté ? En tout cas, elle serait déçue.
  
  - Ne perdons pas de temps car je serai obligé de t’emmener à l’hôpital. J’ai posé un pansement sommaire. L’hémorragie est stoppée mais il faudra bien que voies un médecin.
  
  - D’accord.
  
  - Je t’écoute, invita-t-il.
  
  - Je suis palestinienne et mon nom est Farida Azrouik. Je...
  
  Elle fut interrompue par la portière qui s’ouvrait. Coplan tourna la tête. O’Hara avait ôté son masque et se dandinait d’un pied sur l’autre, un attaché-case à la main. Coplan courba la tête pour s’extraire du véhicule.
  
  - Désolé pour les autres, murmura le sous-officier. Ils sont morts tous les trois. Un vraie vacherie, ces gaz ! Le constructeur des coffres a vraiment mis le paquet !
  
  Il leva la main.
  
  - Voici ce que j’ai trouvé à l’intérieur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  
  
  
  Bien que harassé par son voyage et une nuit presque blanche, Coplan rendait compte au Vieux de sa mission, avant d’en consigner par écrit les détails. Convoqué pour recevoir la récompense du devoir accompli, le commissaire principal Tourain s’était assis près de la fenêtre. Les vitres étaient cinglées par les rafales de pluie qui inondaient la capitale.
  
  - Cette affaire attaqua Coplan, prend son origine dans ce point chaud du globe qu’est le Proche-Orient et touche au conflit qui oppose Israël à l’O.L.P. Une fraction du Mossad, le Service Secret israélien, est composée de durs. Pour nous référer à la terminologie américaine, baptisons-les Faucons. Ce sont les héritiers de ceux qui ont enlevé Adolf Eichmann en Argentine il y a trente ans. Pour eux, compte tenu de l’Ancien Testament, l’État d’Israël ne se conçoit que dans sa plus large extension et englobe tout naturellement les territoires que les Palestiniens revendiquent. En conséquence, les Faucons récusent tout dialogue et tout traité avec l’ennemi. Ils estiment donc que l’accession de la Cisjordanie et de la bande de Gaza au statut d’État indépendant équivaut à une trahison, qu’il faut combattre par n’importe quel moyen, licite ou pas. Au sein du Mossad, cependant, les Faucons côtoient une tendance qu’ils méprisent, les Colombes. Celles-ci, plus réalistes, devinent que, dans les décennies à venir, Israël ne pourra pas poursuivre matériellement l’occupation des territoires palestiniens. Déjà, la guerre des pierres, l'Intifada, ouvre des brèches dans la conscience du peuple hébreu. Les soldats de Tsahal, obligés de faire feu sur des femmes, des enfants et des vieillards, renâclent devant cette sinistre besogne. Mais, surtout, les courbes démontrent que la galopante démographie palestinienne conduira à une surpopulation qui, économiquement et politiquement, déferlera sur l’État hébreu et provoquera sa ruine.
  
  « Pour les Colombes, il convient de traiter au plus vite avec l’O.L.P., d’autant que l’opinion publique internationale, horrifiée par les tueries auxquelles se livre l’armée israélienne, exerce une lourde pression afin que soient engagés des pourparlers de paix. Cette évolution est, évidemment, inacceptable aux yeux des Faucons, une idée diabolique germe alors dans le cerveau de leur chef : démolir l’image d’interlocuteur valable que, péniblement, s’est forgée l’adversaire après avoir abandonné la stratégie terroriste.
  
  « Pour les Faucons, il est nécessaire que le monde entier s’imagine qu’en sous-main cette stratégie perdure. Leur chef organise donc des attentats en France, dans le métro, dans des trains, des drugstores, des magasins, des locaux de compagnies aériennes et de banque, répète ces opérations en R.F.A., au Royaume-Uni, en Italie et dans d’autres pays occidentaux. La revendication suit, formulée par les Frères Arabes en Lutte contre Israël ou la Résistance Armée Palestinienne ou encore le Front Uni pour la Libération de la Palestine, toutes dénominations tendant à accréditer l’idée que l’O.L.P. est à l’origine de ces attentats, malgré les démentis. Et ça marche ! Le monde entier croit que les Palestiniens sont repris par leurs vieux démons. L’O.L.P., elle, sait que quelque chose ne tourne pas rond. Aussi met-elle ses Services Secrets sur l’affaire. Il en est de même pour les Colombes qui soupçonnent un coup pourri et surveillent leurs propres services. Le K.G.B. et la C.I.A., toujours attentifs aux événements du Proche-Orient, prennent contact avec leurs alliés, les Palestiniens pour le premier, les Colombes pour la seconde. Devant l’enquête que mènent ces dernières au sein du Mossad, un Faucon nommé Joseph Vassour prend peur. Il est prêt à vendre le mèche. Il sait cependant que s’il trahit, il est grillé et devra fuir et se cacher. Dans cette éventualité, il lui faudra beaucoup d’argent. Aussi prend-il contact avec Robin Duff, l’éternel entremetteur. Notre Anglais accepte le rôle qui lui est offert. Vassour lui remet le dossier que Duff enferme dans un coffre de la Desmond Offshore à Anguilla. Cette dynamite à l’abri, il entreprend de la vendre, non pas au plus offrant, mais à tout le monde, c’est-à-dire la C.I.A., le K.G.B., les Colombes, les Palestiniens et nous. Pour lui, c’est le marché du siècle. La C.I. A. lui verse un premier acompte de cinq cent mille dollars qu’il utilise en partie pour acheter des meubles à l’antiquaire de Saint-Tropez chez qui il se rend en compagnie de Vikki Ozga, alias Farida Azrouk, l’envoyée palestinienne avec laquelle il négocie la vente du dossier. Grâce à notre ami Tourain, nous pourrons ainsi confectionner son portrait-robot, ce qui me permettra à Anguilla de la placer sur la liste de mes suspects.
  
  « Les Faucons, cependant, découvrent la trahison de Vassour et Clive Russell est expédié pour liquider Robin Duff. L’émeute du stade Hillsborough à Sheffield lui fournit un excellent prétexte. Ignorant qui je suis mais obéissant aux ordres, il tente de m’éliminer également.
  
  « Lorsque j’arrive à Anguilla, la situation est la suivante: Brazil Brent, la Colombe, attend l’arrivée de Robin Duff pour le dossier. Elle agit de concert avec Jack Edwards qui de dissimule à bord du Sea Flamingo mais, en réalité, représente la C.I. A.
  
  « Vikki Ozga alias Farida Azrouk fait de même, en liaison avec un certain Boris qui est le délégué du K.G.B.
  
  « En ce qui me concerne, je fonde ma banque, la CARCOB. Les messages que je lance pour retrouver l’établissement bancaire qui a ouvert un compte à Robin Duff, alertent le représentant du K.G.B. Il me fait enlever et m’interroge mais s’aperçoit très vite que j’ignore tout des tenants et aboutissants. Aussi me relâche-t-il.
  
  « A Nassau, je remonte la piste de Clive Russell qui, à nouveau, tente de me faire assassiner mais il échoue et rejoint sa mère à Anguille. Curieuse coïncidence, direz-vous. Pas du tout, car notre vedette de cinéma est le contact de Robin Duff à la C.I.A. Elle ne déteste pas jouer les belles espionnes à la ville quand l’occasion ne lui en est pas donnée à l’écran.
  
  « Edwards et Brazil qui connaissent les activités du fils Russell dans le camp adverse le kidnappent et le séquestrent à bord du casino flottant. A ce moment, j’interviens et délivre le captif. Pas pour longtemps car Brazil, à la tête d’un commando de Colombes, remet la main sur lui. Elle s’en repentira. En effet, le K.G.B. et Vikki, qui poursuivent les mêmes buts, les éliminent après avoir torturé Clive Russell afin d’apprendre où est caché le fameux dossier vendu par Vassour. le malheureux n’en sait évidemment rien, ce qui lui fait perdre la vie. Aux Bahamas, le supérieur hiérarchique de Clive, un certain Issah, me fournit de faux renseignements à ce sujet.
  
  « Cependant, dans l’intervalle, les Palestiniens ont capturé Vassour lui-même à Rome où il se terrait. Il indique le numéro du coffre. Robin Duff, pour brouiller les pistes, l’avait loué à son nom. Vikki surgit dans la banque en compagnie de l’équipe du K.G.B., au moment où je découvre qu’Issah m’a bluffé malgré les drogues censées annihiler ses réflexes de défense. Je la capture et elle me livre des renseignements précieux. Les péripéties que j’ai survolées seront détaillées dans mon rapport écrit. »
  
  Coplan se pencha en avant et tapota le dossier posé sur le bureau du Vieux.
  
  - Le complot des Faucons est divulgué dans ces pages manuscrites rédigées en anglais. Voilà, c’est tout.
  
  - Joli travail, apprécia Tourain en traçant, du bout de l’index, les lettres B.R.A.V.O. sur la buée qui nappait la vitre.
  
  - Admirable, renchérit le Vieux. En résumé, cinq factions couraient après les révélations du traître Vassour. Dans le premier camp, les Faucons voulaient supprimer un témoignage désastreux. Dans le second, celui de la C.I. A. et des Colombes, il en était de même. Pour eux, le monde n’avait pas à connaître les turpitudes d’une phalange d’activistes intransigeants. En outre, le renom d’Israël était en jeu. Bien évidemment, dans le troisième camp, celui du K.G.B. et des Palestiniens, il était impératif de dénoncer à la face de l’univers l’odieux complot qui ternissait la réputation de l’O.L.P.
  
  - C’est bien ça, approuva Coplan en allumant une cigarette. Ce qui m’intrique, c’est la manière dont vous allez exploiter ce dossier, ajouta-t-il, un brin ironique.
  
  - Il est hors de question d’avouer à l’opinion publique que les attentats qui ont ensanglanté la France ont été commis par une poignée de fous exaltés de Tel-Aviv, intervint Tourain.
  
  - Bien entendu, admit le Vieux, mais lorsque le président de la République voudra imposer ses vues pour aboutir à une solution pacifique au Proche-Orient, il possédera grâce à ce dossier un moyen de pression redoutable qui, j’en suis persuadé, fera fléchir ses interlocuteurs.
  
  Il marqua une pause puis questionna :
  
  - Qu’est devenue cette Vikki ?
  
  - Je l’ai relâchée. Elle connaît le teneur du dossier mais ne possède aucune preuve concrète. Au nom de l’O.L.P., elle nous offre cinq millions de dollars si nous lui en fournissons une copie.
  
  - Qu’elle garde son argent, grommela Vieux. Politique oblige, il m’est impossible de faire pencher la balance en faveur d’un camp ou de l’autre !
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer en septembre 1989 sur tes presses de l’imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
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