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No 1991, Éditions Fleuve Noir.
ISBN 2-265-04552-7 ISSN 0768-178-X
L’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même l’interprétation de certains événements ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
Paul KENNY
CHAPITRE PREMIER
— Je suis innocent ! Tu me crois, oui ou merde ?
La voix était sèche, dure, cinglante. Jacques Beaulieu mesurait un mètre quatre-vingt-quinze sous la toise. Sa carrure était impressionnante, comme son poids : un bon quintal d’os et de muscles avec, peut-être, depuis son incarcération, une demi-livre de graisse en supplément, et encore ce n’était pas sûr. Coplan était persuadé que son vieux copain devait se livrer chaque jour à des séances de gymnastique pour se conserver en forme. Le surf sur les vagues de l’océan Pacifique, au large des plages californiennes, avait laissé sur sa peau un bronzage du plus bel effet. Des quinze années passées au Service Action du S.D.E.C.E., puis de la D.G.S.E., lorsque le premier avait changé de dénomination, le baroudeur avait gardé l’habitude des cheveux courts. Bleu faïence, le regard était direct, agressif, arrogant, même si des liens d’amitié l’unissaient à Coplan depuis les épreuves affrontées en commun.
— Je suis innocent, y a pas à chier ! répéta-t-il en retrouvant la familiarité du langage des casernes. Je n’ai rien à foutre dans ce merdier ! C’est un complot !
— Ourdi par qui ? demanda Coplan.
— Je l’ignore, mais c’est sûr ! Je te jure, je n’ai jamais rencontré cette gonzesse, cette Ann Jo Devorak Kelly !
Tranquillement, Coplan alluma une Camel. Il n’en offrit pas à Beaulieu qui n’avait jamais fumé de sa vie. Sur un des murs du parloir, un panneau affichait « No Smoking », mais Coplan n’en tint pas compte. Ses nerfs étaient à rude épreuve et il souffrait de voir son ancien compagnon de l’ombre enfermé derrière ces solides barreaux sous l’inculpation d’assassinat sur la personne de Brian Kelly, l’époux de la femme dont il venait de mentionner le nom, et de complicité d’assassinat sur celle de sa propre épouse, l’actrice de Hollywood Kimberley Winegart.
L’odorante fumée du tabac blond chassa agréablement l’odeur de désinfectant qui alourdissait l’atmosphère.
Coplan se leva et marcha de long en large.
Était-il vraisemblable que l’ex-capitaine du Service Action ait commis un crime crapuleux ? En ce qui concernait la réalisation technique, la réponse était affirmative. Douze ans plus tôt, Beaulieu avait liquidé un trio d’agents du K.G.B. en les intoxiquant à l’aide de botuline, une substance dont un milligramme suffirait à provoquer la mort. Des années plus tard, à la tête de son commando, embusqué depuis une semaine dans un maquis de chênes-lièges, d’arbousiers, de genêts et de bruyère, il avait mitraillé à bout portant les chefs d’un mouvement indépendantiste corse avant de faire évacuer les cadavres par hélicoptère. Plus généralement, il avait accompli dans le monde entier des missions d’élimination physique d’ennemis de la France.
À sept reprises, il avait simulé un accident automobile, comme celui qui avait coûté la vie à son épouse.
Par conséquent, il avait le métier et le passé pour commettre un assassinat. Néanmoins, c’était insuffisant. Il lui manquait l’esprit, la mentalité et la motivation, s’il s’agissait d’un crime crapuleux. Autant Jacques Beaulieu aurait tué sans hésiter pour servir sa patrie, autant il aurait eu la nausée à l’idée de perpétrer un meurtre par intérêt pécuniaire. Or c’était ce mobile qu’invoquait la police.
— Je l’aimais, Kimberley. Vraiment, je ne bluffe pas, je l’aimais. Tu me crois, j’espère ? Pourquoi l’aurais-je tuée ou, plutôt, puisque c’est ce que prétend la police, pourquoi aurais-je été complice de sa mort ? Pour du fric ? Allons donc ! Tu me connais mieux que ça !
— Pour filer le parfait amour avec Ann Jo Devorak Kelly, c’est ce qu’affirme la police, répliqua Coplan après avoir longuement tiré sur sa cigarette.
— Je te dis que cette Ann Jo, je ne l’ai jamais rencontrée de ma vie.
— Toi, le roi des baiseurs, tu aurais parfaitement pu l’inscrire à ton tableau de chasse.
— Je vais te faire un aveu, et là, je suis sûr que tu ne vas pas me croire. Depuis mon mariage avec Kimberley, je ne l’ai jamais trompée. D’accord, je te le concède, parfois ce fut dur, surtout avec toutes ces starlettes de Hollywood qui ne demandaient que ça. Mais pas une seule fois, je n’ai succombé. D’ailleurs, Kimberley avait confiance, c’est tout dire !
Issu d’une famille d’officiers, Jacques Beaulieu était sorti dans les vingt premiers à saint-Cyr et avait opté pour un régiment de parachutistes où il avait été recruté par le S.D.E.C.E. Major du stage d’agent de renseignements et d’action du C.E.R.P.(1) à Cercottes dans le Loiret, il avait immédiatement témoigné d’un talent et d’un tonus extraordinaires pour réussir les missions dont il était chargé. C’est en sa compagnie que Coplan avait vengé la mort à Beyrouth de 58 parachutistes français dynamités le 23 octobre 1983 dans l’immeuble du Drakkar. Puis, ils avaient, à l’explosif et à la mitraillette, liquidé l’état-major syrien responsable du carnage et de l’assassinat, deux ans plus tôt, de trois diplomates français, dont l’ambassadeur au Liban.
À nouveau ensemble, ils avaient exterminé des terroristes libyens qui mettaient en péril, sur l’ordre de Tripoli, les intérêts français au Tchad.
Ces missions vécues en commun avaient cimenté leur amitié. Tablant sur celle-ci, le Vieux avait expédié Coplan en Californie pour tenter d’aider Jacques Beaulieu à se laver des accusations dont il assurait être victime.
En fait, l’intéressé n’appartenait plus à la D.G.S.E. – Deux ans plus tôt, en 1989, il avait, au cours d’un congé bien mérité, rencontré Kimberley Wynegart au Palm-Beach de Cannes. Sur-le-champ, l’actrice était tombée follement amoureuse de ce superbe colosse à la gueule burinée, dont la force et la prestance n’étaient pas factices et dont la peau n’avait pas bronzé sous les sunlights des plateaux de cinéma. En outre, au lit, il était redoutable.
Fidèle à ses habitudes militaires, Beaulieu n’avait d’abord vu en elle qu’un paillasson parfumé sur lequel s’étendre pour meubler agréablement ses jours de vacances, en même temps qu’il était flatté qu’une célébrité pose le regard sur lui.
À quarante-cinq ans, Kimberley n’avait jamais vraiment réussi à atteindre au statut de star à Hollywood. Cantonnée dans des rôles secondaires, faire-valoir de vedettes consacrées, elle était quand même parvenue à imposer sur l’écran son nom, sa silhouette d’ancienne danseuse de claquettes, son métier consommé et son beau visage que les années avaient à peine vieilli. Si bien que, valeur sûre, elle ne manquait pas d’engagements et ne tombait jamais dans l’oubli, cet enfer que redoutaient tant ses concurrentes.
Grande et le visage carré à la Sigoumey Weaver, l’œil violet clair à la Elizabeth Taylor, sex-symbol à la Kim Basinger et dévoreuse d’hommes à la Joan Collins, elle s’était révoltée parce que, apparemment, il n’existait pas de place pour elle dans l’univers simplifié et brutal d’un Jacques Beaulieu. Elle ne pouvait le tolérer. Il lui fallait cet homme et elle entendait bien le garder. Au début, le capitaine du Service Action s’était moqué de cet engouement vite transformé en folle passion puis, sans s’en apercevoir, il s’était laissé séduire et Kimberley avait proposé le mariage. C’est alors que Beaulieu avait fait un retour sur lui-même. De quoi avait-il vécu jusque-là ? D’actions violentes suivies de beuveries et de couchailleries à droite, à gauche. Brusquement, il découvrait un vide dans son existence et une immense lassitude commençait à naître en lui. Néanmoins, il se méfiait de ses réactions et avait refusé la proposition de Kimberley. Celle-ci ne s’était pas avouée vaincue pour autant. Jusque-là, elle avait déployé un orgueil de femelle qui veut jouer au mâle, être aussi dure que lui, le battre sur son terrain. Mais devant Beaulieu, elle abdiquait cette attitude, n’était plus qu’une esclave docile, soumise, avide de connaître d’autres caresses dispensées par ce corps couturé de cicatrices et dont l’odeur évoquait la guerre.
Beaulieu avait finalement capitulé et Hollywood, déconcerté, était venu assister à des épousailles qu’il considérait contre nature.
L’officier de la D.G.S.E. avait démissionné de l’Armée. Sans un sou, car il n’avait jamais économisé et ne disposait pas de fortune personnelle, il était complètement dépendant de son épouse. Depuis toujours, il avait dilapidé ses soldes dans ce que les militaires, dans leur argot, baptisaient « dégagements » et qui n’étaient, en fait, que ripailles, débauche et soûleries.
Malgré cette démission, le Vieux, fidèle à ses règles de vie, n’avait pas abandonné son ancien subordonné lorsqu’il avait connu ses ennuis californiens et il avait dépêché Coplan à son secours.
— L’argent ? évoqua Coplan en écrasant sous son talon le mégot de sa cigarette.
Beaulieu grimaça.
— J’avais tout ce que je voulais. Kimberley satisfaisait à mes moindres désirs. Pour être franc, j’avais l’impression d’être un gigolo. Alors, j’ai exigé de travailler pour gagner ma vie et ne plus vivre sur son fric. Avec ses relations, Kim m’a fait tourner dans quelques films d’action. J’ai été flic, officier des Marines, pilote de combat, garde du corps d’Al Capone, Incorruptible, mafioso, et je ne sais quoi encore. Mon physique de colosse m’a énormément servi. Bien sûr, ce n’était que de la figuration intelligente. Naturellement, ce n’était pas avec mes cachets que je faisais bouillir la marmite, mais j’y contribuais, et c’était là l’essentiel pour mon moral.
— Le plan de l’installation de la chaudière, comment est-il venu chez toi ?
— Je te le jure, je l’ignore. Je n’ai pas peur de me répéter, c’est un complot contre moi.
— Et contre Ann Jo Devorak Kelly ?
— Probablement. À moins qu’il n’y ait de sa part une double manipulation.
— Qui aurait raté puisqu’elle est, elle aussi, en prison.
— Tu te souviens à Cercottes comment on nous enseignait la manipulation, simple, double, triple, voire quadruple ? Toi-même, ne l’as-tu pas pratiquée ? Je me souviens qu’à Beyrouth tu m’expliquais comment tu avais réussi une triple manipulation sur Hissène Habré au Tchad.
— C’est exact, mais il ne s’agissait pas d’un crime de droit commun, et rien dans le passé de cette Ann Jo ne laisse supposer qu’elle ait appris l’art de la manipulation.
— En tout cas, pour la mort de Kim, j’avais un alibi.
— C’est pourquoi tu n’es accusé que de complicité d’assassinat en ce qui la concerne, mais tu n’as pas d’alibi pour celle de Brian Kelly, le mari d’Ann Jo.
— Est-ce qu’on a un alibi pour chaque instant de sa vie ? L’existence, ce n’est pas un livre de comptabilité !
CHAPITRE II
À son arrivée à Los Angeles, Coplan avait pris contact avec le défenseur de Jacques Beaulieu, l’avocat réputé Wilfrid Herzfuss, qui lui avait communiqué la teneur du dossier, mais il n’avait pu rencontrer le district attorney du comté de Los Angeles, alors en tournée électorale et qui comptait bien, à cette occasion, faire état de l’inculpation de Jacques Beaulieu et d’Ann Jo Devorak Kelly pour renforcer ses chances de se maintenir à son poste. De notoriété publique, il visait, à l’étape suivante, celui de lieutenant-gouverneur de l’État de Californie. De ce tremplin, il espérait se faire élire sénateur.
À présent, il était de retour et avait accordé un entretien à Coplan.
Inattendu et insolite dans un bureau californien, un Aubusson ornait l’un ! des murs, encadré par deux bannières étoilées. Il représentait une Diane grassouillette visant d’un arc languide un cerf qui pleurait déjà.
Bob Sheen portait une moustache fournie sur un visage maigre au teint de brique. Il fumait la pipe et parlait un anglais lourd et lent, tel un natif du Texas. Ses yeux bleus étaient circonspects, comme il seyait à un politicien qui craint les embûches semées sur son chemin par les adversaires de l’autre bord. Costume et cravate venaient de New York et ne sacrifiaient pas aux extravagances californiennes. Laquée avec libéralité, sa chevelure blonde ressemblait à une perruque plaquée sur un crâne en cire.
Coplan déclara qu’il avait lu le dossier remis par Wilfrid Herzfuss, mais qu’il souhaitait connaître en détail la position de l’accusation.
Bob Sheen sourit avec bienveillance.
— Je comprends votre émoi et celui de ceux qui vous envoient, dit-il. Hélas pour vous, je crains bien que mon dossier ne soit sans faille. Résumons-le, si vous le voulez bien. D’abord, le premier assassinat, pour respecter la chronologie. Le mercredi 6 décembre dernier, Brian Kelly, un petit entrepreneur de travaux publics et de bâtiments rentre chez lui. Il est seul. Son épouse, de son nom de jeune fille Ann Jo Dovorak, est allée à Chicago où vivent ses parents. Elle envisage d’y rester une semaine. Son père est né un 5 décembre, et sa mère, un 7 décembre. Ann Jo veut combiner les deux anniversaires et, avec une avance de trois semaines célébrer Noël avec eux, car elle sera avec son mari à Los Angeles le 24 décembre. Ses valises sont bourrées de cadeaux. Pris par ses occupations professionnelles, son époux n’a pu se joindre à elle. Brian est donc seul dans sa demeure. Bien que le climat soit généralement clément en Californie, il fait un peu froid en ce début décembre et Brian est frileux, Ann Jo le sait. Il allume donc la chaudière à gaz. C’est immédiatement l’explosion. Brian meurt, carbonisé et déchiqueté. Sa maison est soufflée et les décombres ravagés par l’incendie.
« Cette même nuit, votre compatriote Jacques Beaulieu se rend, affirme-t-il, à un rendez-vous que lui a fixé une belle jeune femme dont il ne connaît que le prénom, Shirley, dans un bungalow d’un motel de Pasadena. Pour ce faire, il profite de l’absence de son épouse, en tournage à Gorda et qui ne rentre au domicile conjugal que durant les week-ends. Shirley lui a donné le numéro du bungalow, mais lorsque nous l’interrogeons, il ne s’en souvient plus. En tout cas, il se rend directement à ce bungalow dont il possède un double de la clé. Shirley n’y est pas. Elle a laissé un mot épinglé sur le dessus du lit. Elle explique qu’elle a dû quitter le motel en catastrophe, à cause des soupçons de son mari, et qu’elle le recontactera puisqu’elle est une assidue de la plage de Malibu où Beaulieu l’a rencontrée. Ce dernier n’insiste pas et s’en va.
« Sur le chemin du retour, il jette le double de la clé. Personne n’a remarqué sa présence au motel. Questionnés à ce sujet, le réceptionniste de jour et celui de nuit jureront qu’ils n’ont pas loué un bungalow à une belle jeune femme seule répondant à la description donnée par Beaulieu et, plus généralement, à une femme non accompagnée, depuis au moins deux mois avant la date fatidique du 6 décembre. Effectivement, pour cette nuit-là, le registre du motel n’indique aucune femme appartenant à cette catégorie. En réalité, il n’y a que des hommes, que nous avons tous retrouvés grâce à leur numéro d’immatriculation automobile qui, comme c’est l’habitude dans cet État, figure en regard de leur nom. Ce sont des personnes honorables que rien ne relie aux époux Beaulieu ou aux époux Kelly. »
— Réaction subjective, critiqua Coplan.
L’œil du district attorney s’enflamma.
— Pardon ? fit-il, choqué.
— Dire que ce sont des personnes honorables relève de la subjectivité. Avant leur arrestation, Jacques Beaulieu et Ann Jo Kelly étaient eux aussi des personnes honorables, à ce que je sache.
Bob Sheen se raidit.
— Je n’entrerai pas dans ce débat. Pour nous, l’épisode du motel enlève toute crédibilité à votre compatriote et le prive d’un alibi pour cette nuit fatale. Passons au second assassinat, celui de Kimberley Wynegart Beaulieu. Il est commis le vendredi 12 janvier dernier. L’actrice est en tournage à Gorda. Comme chaque vendredi depuis le mois de novembre, elle rentre passer le week-end avec son mari à Beverly Hills. Il fait nuit. À bord de sa Mercedes, elle roule sur la Route n® 1 en direction du sud. C’est une route à deux voies, escarpée, en lacet et zigzags, en tournants à épingles à cheveux, qui longe le bord de l’océan et en surplombe les rochers. Pour cette raison, elle est peu fréquentée, surtout la nuit. Kimberley l’emprunte, car elle ne peut faire autrement si elle veut rejoindre l’Autoroute 101 à la bretelle de Cayucos et descendre à Beverly Hills en traversant San Luis Obispo, Santa Maria, Santa Barbara, Ventura et Oxnard. Certes, elle sait que la 1 est dangereuse, mais elle n’a pas d’autre choix. En outre, depuis novembre, c’est le chemin qu’elle parcourt chaque fin de semaine. Une demi-heure avant d’arriver à la bretelle de Cayucos, sa Mercedes est percutée par une Chrysler Fifth Avenue et expédié sur les rochers. Une chute terrifiante. Kimberley est tuée sur le coup.
Visiblement satisfait de son exposé, Bob Sheen sourit machinalement à Coplan tout en reprenant sa respiration.
— Cette nuit-là, reprit-il, Ann Jo n’a pas plus d’alibi que Beaulieu n’en avait le 6 décembre. Lorsque nous l’interrogeons, elle prétend que, dans l’après-midi du 12 janvier, elle a reçu un coup de téléphone d’une jeune femme affirmant être la fille de son époux défunt. Ann Jo en tombe à la renverse, selon sa propre version : elle ignorait que son mari avait procréé, d’autant qu’il n’avait jamais été marié. Cependant, une progéniture est plausible. Au moment de sa mort, Brian Kelly avait cinquante-sept ans et Ann Jo, vingt-neuf. Ils n’étaient mariés que depuis deux ans. En état de choc, Ann Jo accepte malgré tout de recevoir chez elle cette jeune femme dont le prénom serait Laura. Et, pour être libre, décommande un dîner chez des amis qui souhaitaient lui faire oublier son deuil. Ann Jo et Laura passent la soirée ensemble. Sans témoin. Certes, la description qu’Ann Jo donne de Laura recoupe sur plusieurs points celle de Shirley fournie par Beaulieu. Mais n’est-ce pas normal puisque Beaulieu et Ann Jo sont complices ou auteurs du double assassinat et tentent d’accréditer la thèse d’un complot ourdi contre eux ? Cette Shirley-Laura serait celle qui supprime l’alibi chez la victime. Naturellement, Ann Jo n’a plus entendu parler de cette Laura qui a disparu sans laisser de trace, tout comme Shirley.
— Pour quelles raisons contactait-elle Ann Jo ? voulut savoir Coplan.
— Parce que, toujours selon Ann Jo, elle revendiquait la moitié de la prime d’assurance-décès. Or, je vous le demande, est-il crédible qu’après cette première tentative elle ne se soit plus manifestée ?
— Ann Jo l’a peut-être découragée en lui opposant un refus ?
— Non, elle assure qu’elle a accepté de partager avec elle.
— Alors, si Ann Jo tente de se créer un alibi par le biais de cette Laura, pourquoi diable dirait-elle qu’elle a accepté de partager ? Il serait plus simple pour elle de jurer qu’elle a refusé énergiquement et que, pour cette raison, Laura n’a plus réapparu.
— Raisonnement parfaitement pertinent, mais dans cette éventualité, pourquoi Laura, en apprenant par les médias l’inculpation d’Ann Jo, ne reviendrait-elle pas à la surface pour toucher, dans son intégralité, la prime d’assurance-décès, puisque, complice de l’assassinat de son mari, Ann Jo n’en serait plus bénéficiaire ?
Bob Sheen marquait un point, concéda Coplan en son for intérieur.
— Certes, poursuivit le district attorney, Beaulieu, lui, dispose d’un alibi inattaquable pour la soirée du vendredi 12 janvier. Précautionneux, il avait réuni quelques amis pour un cocktail en attendant l’arrivée de sa femme. En résumé, et c’est là la thèse de l’accusation, Jacques Beaulieu et Ann Jo Dovorak Kelly ont échangé les meurtres de leur conjoint respectif et nous possédons des preuves pour la conforter. L’un et l’autre nient s’être jamais rencontrés. Or, c’est faux. Première preuve : Beaulieu a commandé à une firme de Chicago un paquet de détonateurs à expédier à son nom, poste restante à Beverly Hills. Cette commande a été faite sur du papier ordinaire, dactylographiée, avec une vague signature illisible. La lettre a été postée à Chicago alors qu’Ann Jo y rendait visite à ses parents en septembre dernier avant sa prochaine venue en décembre. À la lettre étaient joints des billets de banque représentant le montant de la commande et les frais d’envoi. La firme a expédié le paquet qui a été récupéré à la poste de Beverly Hills le 3 octobre sur présentation d’une pièce d’identité. Laquelle, nous l’ignorons. Les employés ne se souviennent pas de leur client.
— Beaulieu nie avoir passé cette commande, fit remarquer Coplan, et, par conséquent, avoir récupéré le paquet à la poste. En outre, les experts graphologues que Wilfrid Herzfuss et vous-même avez nommés ne peuvent se prononcer sur la signature.
— En revanche, la machine à écrire Olivetti électrique saisie au domicile de Beaulieu est bien celle sur laquelle a été tapée cette lettre que nous a transmise la firme de Chicago, contra Bob Sheen, triomphant. Là, les experts sont formels.
— S’il est coupable, pourquoi Beaulieu ne se serait-il pas débarrassé de cet élément incriminatoire ? Cela aurait été la moindre des choses.
Espion habile, méthodique et précautionneux, Jacques Beaulieu, raisonnait Coplan, n’aurait pas commis une pareille bourde.
Un sourire moqueur flotta sur les lèvres du district attorney.
— Si les criminels ne commettaient jamais d’erreurs, nous ne les capturerions jamais. Dans le cas qui nous occupe, laissez-moi vous expliquer pourquoi Beaulieu et Ann Jo se sentaient en sécurité. D’abord, personne ne savait qu’ils connaissaient et entretenaient une liaison amoureuse. Ensuite, la mort des époux paraissait être accidentelle et, dans un premier temps, n’a pas entraîné une enquête policière poussée. Effectivement, la police a conclu à un décès par accident. Sans les soupçons, sans l’acharnement, sans le talent du détective de la compagnie d’assurances, la Schucal, l’estimé Oscar Susko, ces deux criminels n’auraient pas été démasqués. Cette trop grande confiance dans leur ruse les a perdus.
— Les autres preuves ?
— Le plan d’installation de la chaudière à gaz découvert chez Beaulieu…
Là encore, raisonna Coplan, pourquoi l’espion expérimenté qu’était son ami n’aurait-il pas détruit ce document ?
— Chez lui on a retrouvé des photos d’Ann Jo et chez cette dernière des photos de son amant…
— Mais jamais des clichés les montrant l’un et l’autre sur la même photographie, opposa Coplan.
— Les relevés téléphoniques prouvent qu’en novembre, avant le meurtre de Brian Kelly, trois communications ont été échangées entre le numéro de Beaulieu et celui d’Ann Jo, et quatre dans le sens inverse. Avouez que, pour des personnes qui ne se sont jamais rencontrées, la coïncidence est curieuse !
— Sauf s’il existe un complot.
— Destiné à quoi, ce complot ? Soyons sérieux, nous ne sommes pas dans la Florence de Machiavel ! Et que faites-vous du voyage à Las Vegas ? Le 8 janvier dernier, nous sommes un mardi, donc Beaulieu est libre puisque son épouse est sur le tournage, Beaulieu et Ann Jo partent à Las Vegas sur le vol 817 d’United Airlines. Les billets ont été achetés par une femme et payés en numéraire. Leurs numéros se suivent.
— La description que donne de cette femme l’employée de la compagnie aérienne ne correspond pas à celle d’Ann Jo Kelly, rappela Coplan.
— Les souvenirs des témoins sont vagues. C’était en janvier et nous sommes en juin, gardez cet élément en mémoire. À Las Vegas, Ann Jo a acheté une Chrysler Fifth Avenue 1987 couleur verte pomme. D’occasion. À rempli les papiers à son nom. Pourquoi irait-elle acquérir une vieille carcasse bonne pour la ferraille alors que, dans son garage de Los Angeles, elle dispose d’une superbe Lincoln ? Et pourquoi à Las Vegas où, cette fois encore, elle paie en liquide ? Mais laissons ces babioles et venons-en au point important. La Chrysler a été abandonnée à Venice. La plaque minéralogique du Nevada avait été retirée. Venice, c’est un quartier pouilleux. Eh bien, même les traîne-misère de ce coin-là n’ont pas voulu de ce vieux tas de ferraille, si bien que la police locale l’a remorqué jusqu’à la fourrière. Les pare-chocs étaient renforcés, alourdis avec du plomb…
Coplan faillit se mordre la lèvre inférieure. Il s’agissait là d’une technique ancienne utilisée par le Service Action. À maintes reprises, Beaulieu avait eu l’occasion de l’employer pour éliminer les cibles qui lui étaient désignée.
Y avait-il eu recours et était-il coupable malgré ses dénégations ?
— Quasiment blindés. Se basant sur les traces de peinture et les tôles embouties, notre laboratoire scientifique confirme que cette Chrysler est l’engin qui a propulsé la Mercedes dans l’océan. Par ailleurs, un bracelet appartenant à Ann Jo est retrouvé dans cette vieille carcasse. Sa chaînette est brisée.
— Vous ne trouvez pas que ça fait beaucoup d’erreurs commises par Ann Jo et Beaulieu ? Beaucoup d’indices laissés derrière eux ?
— Ce ne sont pas des professionnels, rétorqua Bob Sheen.
Coplan se garda bien de lui faire remarquer que, justement, Beaulieu en était un.
— Leur mobile ? se borna-t-il à demander.
— Des plus ordinaires. Vieux comme le monde. L’amour de l’argent est la racine de tous les maux, dit l’Ancien Testament. Et cette racine prend de l’ampleur, grossit, quand elle se nourrit de l’amour adultère. Brian Kelly et Kimberley Wynegart étaient riches, leur conjoint ne l’était pas. Jacques Beaulieu était un officier sans fortune personnelle, et Ann Jo une figurante de cinéma, une chanteuse qui n’a jamais sorti un seul tube, une danseuse de claquettes. Elle a aussi travaillé comme barmaid et a traficoté dans la coke. Pour ce délit, elle a été condamnée à deux ans de prison. Quand elle est sortie, elle a rencontré Brian qui, séduit par sa beauté, l’a épousée. J’analyse les faits comme je le ferai au cours de mon réquisitoire. Ann Jo n’était pas plus amoureuse de Brian que Beaulieu ne l’était de Kimberley. Ils ne visaient que le fric de l’autre. Ensuite, Ann Jo et Beaulieu se sont rencontrés, et là ce fut le coup de foudre réciproque.
« Mais comment vivre cet amour sans un sou ? Solution classique : ils ont pensé à l’héritage et à la prime d’assurance-décès, tous deux en leur faveur. Cependant, il leur fallait maquiller l’assassinat en accident. C’est pourquoi ils ont échangé les meurtres en se créant des alibis. Leur erreur, je vais vous la dire. La police n’y a vu que du feu dans ces pseudo-accidents. Jusque-là, Ann Jo et Beaulieu avaient bien joué et remporté un succès total. Ils auraient dû alors se montrer moins cupides et se contenter de l’héritage en abandonnant l’assurance-décès. Car c’est en la réclamant qu’ils ont déclenché l’enquête de la compagnie d’assurances Schucal. Et ils ignoraient qu’ils allaient tomber sur ce vieux renard d’Oscar Susko. »
— S’ils sont innocents, n’est-il pas normal qu’ils réclament leur dû ? objecta Coplan. Le contraire aurait suscité des soupçons.
— Votre remarque est pertinente, répondit le district attorney, mais non probante, car, s’ils sont coupables et je suis persuadé qu’ils le sont, leur réaction peut être identique : s’ils ne réclament pas la prime d’assurance, leur attitude paraîtra suspecte. De n’importe quelle manière que vous preniez les choses, vous ne pouvez les exonérer sur ce point.
CHAPITRE III
Grand et athlétique comme un quarterback de l’équipe de football des Los Angeles Raiders ou des Rams, Oscar Susko offrait un visage avenant, chaleureux, avec des yeux rieurs et une trogne de bon vivant, des lèvres charnues et sensuelles, portées sur la volubilité et une certaine forme d’humour truculent. Les cheveux étaient noirs, mi-longs et un peu ébouriffés. Son âge oscillait entre la quarantaine et la cinquantaine.
Son bureau était petit mais confortable, meublé de classeurs métalliques et d’appareils d’informatique. À travers la baie vitrée, on découvrait les buildings ultramodernes de Century City.
— Comment se sont éveillés vos soupçons ? questionna Coplan.
Susko éclata d’un rire tonitruant.
— Beaucoup de gens me balancent la même phrase, y compris mon patron ici. Faut vous dire que je suis un ancien flic. J’ai pris ma retraite après vingt ans de bons et loyaux services au Los Angeles Police Department où, croyez-moi, j’en ai bavé. Cette ville est fascinante mais pourrie. Elle est infestée par les gangs. Avant, on avait les Chinois et les Mexicains. Mais ceux-là, c’est de la petite bière comparés aux Jamaïquains qu’on baptise les posses. De vraies carnes. Ici à L.A., on leur attribue 35 meurtres par jour. Bien entendu, vous vous en foutez et c’est normal puisque vous êtes là pour sortir votre copain du pétrin. Seulement, là, attention, vous aurez du mal, c’est moi qui vous le dis ! Le dossier, je l’ai bien ficelé. Comment se sont éveillés mes soupçons ? C’est simple. D’abord, le montant de la prime. Kimberley était assurée au profit de son mari pour 250 000 dollars. Si le décès était accidentel, la clause de double indemnité jouait, et là, nous arrivons à 500 000 dollars. Brian Kelly était, lui, assuré pour un montant de 150 000 dollars, soit 300 000 dollars en cas d’accident. Un sacré paquet de pognon, que ça brisait le cœur de mon patron d’avoir à payer. Il m’a dit de jeter un œil pour voir s’il n’y avait pas un coup fourré. Après tout, c’est pour ça qu’on me verse un salaire tous les mois.
« Pris séparément, les morts de Kimberley Wynegart et de Brian Kelly paraissaient être orthodoxes. Le ou la bénéficiaire de l’assurance ne pouvait avoir commis le meurtre, et il n’existait aucune raison de penser qu’il s’agissait d’ailleurs de meurtriers, puisqu’il ou elle détenait un alibi inattaquable. Quant aux circonstances, elles semblaient aller dans le sens de l’accident, ce que corroboraient les rapports de la police établis par des copains à moi qui m’ont juré que tout était clair. Cependant, et c’est à ce moment que mon flair a joué, j’ai commencé par être obsédé par la courte période entre les deux décès. Très exactement 37 jours. Je consulte les statistiques et je m’aperçois que des primes de cette importance, assorties de la double indemnité, nous en avons très peu à verser. En général, ça tourne autour de 50 000 dollars, grand maximum 100 000 dollars. Je me dis alors que, peut-être effectivement il y a anguille sous roche et, après mûre réflexion, je pense à l’échange de meurtres, comme dans ce vieux film d’Hitchcock qu’on repasse périodiquement à la téloche, l’Inconnu du Nord-Express avec Robert Walker et Farley Granger. Cette méthode expliquerait les dates rapprochées entre les deux morts. »
— Comment ça ? voulut savoir Coplan.
— Logique. Beaulieu tue Brian Kelly le 6 décembre. Ann Jo est tranquille. Elle va toucher l’héritage et l’assurance, mais Beaulieu ? Reportez-vous à la psychologie du criminel. Chaque jour, il pense que sa complice peut revenir sur sa décision, en mesurer les périls et, finalement, refuser d’assassiner Kimberley. Dans ces cas-là, plus le temps file, plus s’éloigne la bonne volonté. C’est pourquoi il la presse de tenir sa part du marché et de passer à l’action. Bien sûr, des criminels dotés d’un grand sang-froid attendraient au moins un an avant de commettre le second crime, mais dans le cas qui nous occupe, Beaulieu aurait risqué que Ann Jo ne tienne pas sa part du marché.
— S’ils sont follement amoureux l’un de l’autre, Ann Jo va le débarrasser de son épouse, c’est sûr, fit remarquer Coplan.