Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan va de l'avant

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  No 1978 « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Dans son modeste bureau de l’ambassade de France, au Caire, Hervé Cornilon terminait la rédaction d’un rapport concernant la vente de matériel aéronautique au gouvernement égyptien.
  
  C’était un travail délicat, compliqué, bourré de chiffres et de références, où figuraient les offres de la concurrence. Ce marché très important faisait l’objet d’une rivalité impitoyable entre les constructeurs français, américains et russes.
  
  En ce début du mois d’août, il faisait une chaleur épouvantable au Caire. Plus de 35 degrés à l’ombre ! Cornilon avait tombé la veste mais il avait conservé sa cravate : le standing d’un diplomate a ses exigences. Sa chemise blanche montrait des traces de transpiration autour des aisselles et dans le dos.
  
  Il se leva pour se détendre un moment, marcha vers la fenêtre, d’où il contempla distraitement les eaux limoneuses du Nil. Le fleuve boueux faisait penser à une coulée de lave. Sur l’autre rive, quelques courageux touristes sortaient du Palais Manyal et, en débouchant de l’ombre fraîche du musée, marquaient un temps d’arrêt, assommés par cette fournaise qui leur tombait dessus.
  
  Cornilon regarda sa montre. Elle marquait 18 heures 20.
  
  Dans trois quarts d’heure, Nizam s’amènerait avec ses suggestions pour la soirée. Ragaillardi par cette perspective, l’attaché commercial retourna à sa table de travail et se remit courageusement au boulot.
  
  Il attendait beaucoup de la sortie de ce soir.
  
  A l’exception des réceptions diplomatiques auxquelles il devait assister par devoir professionnel, il ne sortait pour ainsi dire jamais. Depuis bientôt sept mois qu’il était en poste en Égypte, il ne s’était fait aucun ami. Et s’il avait participé à un circuit touristique à travers le pays, c’était encore par obligation, pour accompagner un vieil industriel français qui n’osait pas se déplacer tout seul.
  
  A vrai dire, les monuments historiques l’ennuyaient, les musées lui donnaient envie de dormir, les sites légendaires lui cassaient les pieds. Comment pouvait-on se pencher sur les reliques qui avaient trente siècles d’âge sans éprouver un cafard terrible ? La fuite inexorable du temps, la succession des générations, la disparition des civilisations, tout cela puait la mort à dix lieues à la ronde. La vie est bien trop courte pour qu’on la gaspille à ruminer le passé.
  
  En fait, pensa Cornilon, les choses pourraient changer. Je me suis peut-être fait un ami dans cette ville : Hussein Nizam. Un garçon vraiment sympathique. Au cours d’une conversation récente, ils avaient ressenti naître une confiance réciproque, amicale, dénuée d’arrières-pensées.
  
  Hussein Nizam était l’un des chauffeurs auxiliaires de l’ambassade. gé d’une trentaine d’années, grand et solide, il avait hérité de ses origines paysannes une franchise un peu rude mais courtoise. Il parlait le français presque couramment et il connaissait parfaitement le Caire. De plus, il était heureux. Célibataire, il avait toutes les femmes qu’il voulait. Son visage ouvert et viril, sa moustache conquérante, sa prestance physique et ses yeux de velours, peu de femmes y résistaient.
  
  Mais la qualité principale de Hussein Nizam, c’était son absence de préjugés. Tant sur le plan moral que sur le plan religieux, il admettait toutes les convictions, toutes les opinions. Et, chose rarissime, il n’était pas raciste. Il avait combattu les Juifs comme soldat de son pays mais il leur reconnaissait beaucoup de qualités. Bref, un type assez exceptionnel.
  
  
  
  
  
  A 19 heures moins cinq, Cornilon mit le point final à son rapport. Il le relut avec attention, se sentit satisfait. Les grosses légumes de Paris seraient sûrement satisfaites, elles aussi. En tout cas, elles sauraient à quoi s’en tenir.
  
  Il alla porter le dossier au secrétariat. Lundi matin, le premier attaché commercial s’occuperait de la suite : vérifications, photocopies, transmission par la valise.
  
  Hussein Nizam arriva un peu après sept heures.
  
  - Je suis en retard, s’excusa-t-il, mais je pense que vous ne m’en voudrez pas. Je vous ai préparé une soirée qui vous fera plaisir, du moins je l’espère.
  
  - Je l’espère aussi, acquiesça Cornilon, rieur. Alors, de quoi s’agit-il ?
  
  - Cette fois-ci, je crois que j’ai trouvé la perle des perles. Douze ans, joli comme un ange, très bien éduqué, tendre comme un agneau.
  
  Une lueur brilla dans les yeux gris de l’attaché commercial.
  
  - Qui s’occupe de lui ? questionna-t-il.
  
  - Ibrahim Mokkal.
  
  - Ce vieux gredin ? Tu es retourné le voir ?
  
  - Nous nous sommes expliqués, lui et moi. L’histoire de l’autre fois, c’était un malentendu. Il n’avait pas compris ce que je voulais.
  
  - Ce type ne m’inspire aucune confiance, grommela le Français, déçu et contrarié.
  
  - N’ayez pas peur, cette fois-ci vous serez content, je vous le promets. J’ai vu le garçon. Si j’avais les mêmes goûts que vous, je me serais laissé tenter. Ce petit Abdel est délicieux.
  
  Les réticences de Cornilon fondaient comme beurre au soleil. Il demanda à mi-voix :
  
  - Pas d’ennuis à redouter ?
  
  - Mokkal m’a montré l’autorisation écrite du père.
  
  - Dans ce cas, je veux bien tenter l’expérience.
  
  - Ce sera évidemment plus cher que l’autre fois.
  
  - Aucune importance. Tu connais mon principe : si la marchandise est de bonne qualité, je ne discute pas les prix.
  
  - De toute façon, j’ai pris mes précautions. Si vous changez d’avis au dernier moment, vous pourrez vous en aller sans rien payer. Mais cela m’étonnerait.
  
  - Bon, nous verrons cela sur place. Tu me conduis chez moi, je prends ma douche et nous filons là-bas.
  
  Ainsi fut fait.
  
  Ibrahim Mokkal habitait à El Helmia, dans une des ruelles qui forment un labyrinthe au pied de la citadelle, dans un quartier populeux de la vieille ville. Cornilon, assez déprimé par l’aspect grouillant et miséreux de l’endroit, se sentit un peu soulagé lorsqu’il eut franchi le portail de la demeure du proxénète. Là, au moins, régnaient le calme et la propreté.
  
  Ibrahim Mokkal, enveloppé dans sa djellaba blanche, accueillit le diplomate français avec son habituelle politesse obséquieuse. Son faciès de vieux pirate - front ridé, joues boucanées, courte barbe poivre et sel, lèvres mouillées - était tout miel.
  
  - Je suis très honoré, votre excellence, baragouina-t-il en mauvais français. Je désire effacer le mauvais souvenir de votre dernière visite.
  
  Cornilon se contenta d’opiner et suivit le vieux forban qui le guida vers une petite chambre située au fond du logis.
  
  C’était déjà mieux que l’autre fois. Cette pièce-ci, plus intime, plus arabe, ne comportait aucun meuble occidental. Une large couche à même le sol, des tapis, des poufs, une table basse, un coffre en bois.
  
  L’Égyptien désigna un des coussins.
  
  - Si votre excellence daigne prendre place...
  
  Il tapa dans ses mains et, comme par magie,
  
  une jeune femme en robe de soie blanche, le visage voilé à l’ancienne, apparut avec un plateau de cuivre ciselé portant une tasse de porcelaine, une théière fumante, une serviette de papier.
  
  Elle déposa le plateau sur la table basse, se retira sans un regard pour le visiteur.
  
  Mokkal servit lui-même le thé à la menthe Puis, d’une voix doucereuse :
  
  - Hussein Nizam vous a parlé des conditions, je crois ?
  
  - Oui, je suis d’accord. Vous réglerez cela avec lui. Mais je voudrais voir d’abord ce vous me proposez.
  
  - Tout de suite, acquiesça l’Égyptien avec empressement. Je vais le chercher.
  
  Il quitta la chambre, revint quelques instants plus tard en compagnie d’un jeune garçon vêtu d’une simple gandoura blanche en coton léger. Plutôt grand pour son âge, le crâne tondu, l’adolescent arborait un sourire teinté de réserve.
  
  Mokkal murmura en guise de présentation :
  
  - Voici Abdel, pour vous servir, Excellence.
  
  Cornilon eut un éblouissement. Ce gamin était beau comme un rêve. Son visage lisse et pur, ses grands yeux de biche, ses lèvres rouges au dessin plein de finesse, ses jolies mains encore enfantines, quel morceau de roi !
  
  - C’est bien, dit le Français au vieux proxénète. Tu peux nous laisser. Arrange-toi avec Nizam.
  
  Ibrahim Mokkal s’inclina et disparut.
  
  Le jeune Abdel s’approcha de Cornilon, lui caressa la joue d’un geste déjà affectueux, lui montra la tasse de thé et dit en souriant :
  
  - You drink.
  
  Il prit la tasse de thé, la présenta au Français.
  
  Cornilon but à petites gorgées le breuvage chaud et sucré. Tout en dévorant des yeux l’adolescent.
  
  Celui-ci, avec une douceur féline, se déhancha pour s’asseoir sur un des genoux de Cornilon. Et, de ses doigts agiles, il dénoua la cravate du Français, la jeta sur le tapis.
  
  Cornilon, subjugué, vida sa tasse, la redéposa, glissa une main impatiente sous la gandoura du jeune garçon. Au contact de cette peau satinée comme une peau de pêche, il ressentit un émoi violent qui empourpra ses joues.
  
  Abdel murmura en montrant la théière :
  
  - More tea ?
  
  - Non, merci. Tu ne parles que l’anglais ?
  
  - Very little, dit le gamin, rieur.
  
  Puis, se levant d’un mouvement souple, il prit la main de Cornilon.
  
  - Come, chuchota-t-il, engageant.
  
  Il conduisit l’attaché-commercial jusqu’à la couche, lui fit comprendre qu’il devait s’allonger, lui installa un coussin sous la tête. La main avide de Cornilon palpait avec gourmandise le corps svelte du garçon.
  
  Avec une gentillesse désarmante, Abdel se déroba de nouveau et murmura :
  
  - Wait.
  
  Il entreprit alors, avec une dextérité surprenante, de dévêtir le Français. Pour déboutonner la chemise, puis le pantalon, les jolis doigts de l’adolescent avaient une vélocité presque féminine.
  
  Cornilon était grand, plutôt lourd, un peu adipeux même. La vie sédentaire, l’horreur des exercices physiques et des bains de soleil donnaient à sa chair une pâleur un peu maladive, une consistance lâche. A quarante-deux ans, il avait l’air d’un énorme bébé qui a toujours vécu emmailloté.
  
  Abdel souffla :
  
  - One minute, please.
  
  Il se redressa, quitta la chambre.
  
  Cornilon, étendu sur la couche, ferma un instant les yeux. Il nageait déjà dans une béatitude indicible. Rien qu’à l’idée d’avoir à sa merci pour toute la soirée cet enfant merveilleux, son cœur débordait de bonheur.
  
  Y a-t-il vraiment des rêves qui se matérialisent, qui se réalisent ? se demanda-t-il, vaguement incrédule encore.
  
  Abdel revint. Il portait un autre plateau en cuivre ciselé sur lequel se trouvaient des pots d’onguents, un brûle-parfum en argent, des kleenex et un petit récipient en faïence blanche.
  
  Il déposa le plateau près du lit, tendit à Cornilon un papier plié en quatre.
  
  - For you, dit-il en tendant le papier.
  
  Cornilon prit connaissance du message.
  
  « Mokkal m’annonce que vous êtes d’accord et que vous restez. Je reviendrai vous chercher aux environs de minuit. Bon amusement. Hussein »
  
  Cornilon laissa tomber le feuillet, que le jeune Égyptien ramassa pour le glisser dans une des poches du pantalon du Français.
  
  Ensuite, avec des gestes de vestale antique et toujours ce sourire d’ange qui magnifiait la pureté de ses traits, il alluma le brûle-parfum.
  
  Cornilon, agacé par ce rituel, prononça :
  
  - Come, Abdel.
  
  Abdel s’agenouilla près de ce grand corps flasque étalé sur le drap blanc, promena le bout des doigts de sa main gauche sur les lèvres du Français, le gratifia de sa main droite d’une caresse aérienne sur la face interne des cuisses.
  
  Électrisé par ces attouchements, Cornilon glissa de nouveau une main fervente sous la chemise de l’adolescent et se mit à palper ce torse tiède, lisse, à la fois tendre et dur.
  
  Abdel constata alors que son client réagissait plus vite que prévu.
  
  - You quick, dit-il en souriant.
  
  Quand la tension de sa chair s’apaisa, Cornilon resta inerte mais ses yeux ouverts admiraient la beauté de l’adolescent qui lui souriait.
  
  Abdel demanda à mi-voix, affectueux :
  
  - Good ?
  
  - Extra, soupira Cornilon, alangui de béatitude.
  
  Abdel se leva, entreprit de faire la toilette intime de son partenaire au moyen de mouchoirs en papier, de crèmes parfumées, d’eau de rose tiède, le tout avec des gestes empreints d’onction et de respect.
  
  Cornilon se laissait faire. L’odeur d’encens qui montait du brûle-parfum augmentait son bien-être et lui confirmait qu’il planait dans une sorte de nirvâna oriental situé au-delà des réalités du monde.
  
  Discrètement, le jeune garçon s’allongea contre le Français et recommença à le caresser. Sans hâte mais avec une science indéniable, il flatta d’un continuel effleurement la chair molle de l’adulte, explorant sans en avoir l’air les zones érogènes de son amant occasionnel, percevant ses réactions, entretenant le feu sacré tout en permettant aux mécanismes virils de récupérer.
  
  Du grand art, pensa confusément Cornilon. Des traditions amoureuses qui doivent remonter aux temps des pharaons ; des pratiques adorables, exemptes de nos stupides tabous occidentaux.
  
  Les agissements de l’adolescent ne tardèrent pas à produire leurs effets. Le désir se rallumait dans les artères du Français.
  
  
  
  
  
  Il était près de minuit lorsque Cornilon retrouva Hussein Nizam dans un des petits salons d’attente de la demeure de Mokkal.
  
  - Heureusement que vous êtes patient, mon cher Hussein, plaisanta le Français.
  
  - Si j’en crois Mokkal, vous êtes satisfait, cette fois-ci ?
  
  - Comblé.
  
  - Mokkal m’assure que vous avez retenu le jeune Abdel pour samedi prochain, est-ce vrai ?
  
  - Oui. Cet enfant est tout simplement merveilleux.
  
  - Eh bien, tant mieux. Je vous reconduis chez vous ?
  
  - Oui, naturellement. Je crois que je vais bien dormir. J’espère que vous n’êtes pas resté dans ce salon depuis notre arrivée ?
  
  - Non, que diable ! s’exclama Nizam, enjoué. Je n’ai pas perdu ma soirée, moi non plus. J’ai une amie dans les environs qui vaut bien Abdel, croyez-moi.
  
  - Je vous abandonne toutes les pucelles d’Égypte pour mon jeune ami, renvoya Cornilon.
  
  - Je ne suis pas porté sur les pucelles, assura Hussein. Mon expérience des femmes m’a enseigné une chose intéressante, et c’est bien dommage que vos penchants particuliers vous empêchent de profiter de mes conseils. De toutes les femmes, ce sont les jeunes épouses insatisfaites qui baisent le mieux. Quand elles se décident à prendre un amant, bien entendu.
  
  - C’est du propre, fit Cornilon, scandalisé. A votre place, j’aurais honte. Semer la discorde dans les ménages, c’est un péché très grave.
  
  Il ajouta sans rire :
  
  - Voilà au moins un reproche qu’on ne pourra jamais me faire.
  
  - En effet, reconnut Nizam en riant.
  
  Ils débouchèrent dans la ruelle étroite. Une obscurité dense effaçait les porches des masures. L’endroit paraissait désert, mais il ne l’était pas vraiment. De mystérieuses silhouettes hantaient la nuit et des ombres indistinctes rasaient les murs en silence. Dans un quartier surpeuplé comme celui-ci, la vie ne s’arrêtait jamais complètement.
  
  Nizam chuchota :
  
  - J’ai laissé ma voiture au coin d’El Kalaa. Ces petites rues ne sont pas très sûres après la tombée du jour. Des chapardeurs vous piquent vos phares et vos essuie-glaces en moins de deux, ni vus ni connus.
  
  - Un peu de marche ne me fera pas de tort, acquiesça le Français. J’aime là fraîcheur de la nuit.
  
  - Si je comprends bien, reprit l’Égyptien, vous en avez eu pour votre argent, ce soir ?
  
  - Sans aucun doute. Et j’en profite pour vous remercier. Cette fois-ci, votre choix était plus que parfait.
  
  - Je n’y suis pour rien. C’est Mokkal qui m’a proposé ce gamin. Personnellement, j’avais quelques craintes, je l’avoue. Ce gosse est plutôt joli, je l’admets, mais il a l’air si sage, si convenable. Je me demandais si vous le trouveriez à votre goût. En général, les garçons qui font ce truc-là ont un air vicieux qui excite leurs clients.
  
  - Ce n’est pas mon cas. C’est précisément ce qui me plaît chez Abdel, sa pureté. Ses gestes, ses attitudes, ses regards, ses sourires, tout est noble chez cet enfant. Et son corps est racé comme celui d’un prince ou d’un jeune roi.
  
  Hussein Nizam, soupira comiquement :
  
  - Moi, ça me dépasse. Une gamine, je ne dis pas. Mais un jeune gars, ça me laisse de marbre.
  
  - Vous avez des goûts vulgaires, que voulez-vous ?
  
  Ils tournèrent dans El Kalaa, la grande artère en pente qui descend de la citadelle jusqu’à la place El Ataba où se dresse le bâtiment de la poste.
  
  Nizam avait rangé sa Mercedes entre d’autres véhicules, sur un parking improvisé - rendu possible par un renfoncement de quelques immeubles.
  
  A l’instant précis où l’Égyptien sortait ses clés pour ouvrir sa portière, deux hommes en djellaba brune, coiffés de turbans et le visage camouflé par un morceau de tissu noir, surgirent d’entre les voitures. Nizam se retourna. Un coup de feu éclata.
  
  Cornilon, qui se tenait à côté de son ami, plia son grand corps et se jeta contre la carrosserie de la Mercedes pour se protéger. Trois autres détonations retentirent.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Le colonel Kamal Zindar, chef de la Sûreté du Caire, fut introduit dans le cabinet du ministre de l’Intérieur dès son arrivée.
  
  Le ministre bavardait avec son collègue des Affaires Étrangères.
  
  - Alors ? grommela le ministre de l’Intérieur. Où en êtes-vous, colonel ?
  
  - Nulle part, monsieur le ministre, répondit franchement le chef de la Sûreté. Nos investigations n’ont rien donné. Je ne comprends rien à cet attentat. Et aucun de mes indicateurs n’a pu me fournir le moindre renseignement.
  
  - Mais enfin, s’écria le ministre, ce n’est pas possible, c’est insensé ! Vous devez mettre la main sur les auteurs de ce double crime !
  
  - Nos recherches se poursuivent, monsieur le ministre, dit Kamal Zindar, consterné.
  
  Il tira un papier de sa poche.
  
  - Pour le moment, reprit-il, nous n’avons pas l’ombre d’une piste. Le commissaire d’El Helmia est formel. En dépit de ses appels, aucun témoin ne s’est présenté. Voici d’ailleurs les seuls éléments recueillis jusqu’à présent : le diplomate français a passé la soirée chez le vieux Mokkal et il était de fort bonne humeur. Hussein Nizam, le chauffeur auxiliaire de l’ambassade de France, est venu chercher l’attaché commercial aux environs de minuit et les deux hommes ne présentaient aucun signe d’inquiétude. Au moment de l’agression, il semble que le chauffeur se soit interposé pour protéger le diplomate mais il a été abattu d’une balle en plein cœur. Le Français a été tué de deux balles dans la tête. Selon les experts du laboratoire, les assassins ont utilisé des automatiques Walther PP 380, mais ces armes-là sont tellement répandues que cette précision ne nous avance absolument pas.
  
  - Soyons réalistes, trancha le ministre. Un attentat politique, cela ne s’improvise pas. Les tueurs devaient être au courant de l’emploi du temps de leur victime. Qui savait que le Français comptait passer sa soirée chez Mokkal ?
  
  - Personne, apparemment, sauf Mokkal, le chauffeur, et le diplomate lui-même. Mais ce qui me trouble, c’est que les terroristes n’ont pas encore donné signe de vie. Ni la police, ni la presse, ni la radio, ni l’ambassade de France, personne n’a reçu le moindre message. Or, vous en conviendrez, un assassinat politique n’est valable que s’il est revendiqué. Sinon, à quoi cela rime-t-il ? Les agresseurs n’ont même pas pris la peine de dévaliser leurs victimes.
  
  Le ministre des Affaires Étrangères intervint :
  
  - Le délai est peut-être un peu court, colonel ? Après tout, il n’y a que quinze heures que l’attentat a été commis.
  
  - Oui, opina le colonel, la lumière viendra peut-être avant la fin de la journée. Les terroristes ne sont jamais pressés d’annoncer la couleur.
  
  Le ministre de l’Intérieur enchaîna avec vigueur :
  
  - Justement, c’est dans ce sens-là que nous devons prendre nos dispositions. Nous ignorons à quel moment les tueurs revendiqueront cette action et nous ignorons de quel bord ils sont. Mais une chose est sûre : s’il s’agit des extrémistes du groupe Takfir, j’exige le black-out le plus rigoureux. Je vous charge d’en informer la presse et la radio. Je ne tolérerai en aucun cas qu’un incident de ce genre mette le feu aux poudres. L’opposition n’attend qu’un prétexte pour ameuter la population. D’autre part, les Frères Musulmans manifestent une agressivité inquiétante. Je suis responsable de l’ordre dans le pays et je réprimerai les troubles avec le maximum d’énergie. Poursuivez vos enquêtes sans relâche mais ne faites pas de bêtises. La mort d’un attaché commercial français est certes un événement regrettable, mais c’est un événement tout à fait mineur en comparaison de ce qui se passerait si des manifestations violentes se déroulaient de nouveau dans les rues. Vous m’avez bien compris, colonel ?
  
  - A vos ordres, monsieur le ministre.
  
  Le ministre des Affaires Étrangères prononça :
  
  - Un instant, colonel, ne partez pas tout de suite. J’ai vu ce matin l’ambassadeur de France pour lui exprimer nos condoléances officielles. J’ai promis à cet excellent collègue que l’administration ferait le maximum pour faciliter le rapatriement du corps de l’attaché commercial. Si vous pouviez charger un de vos hommes de ces questions, ce serait assurément un geste qui toucherait nos amis français. Accessoirement, je me suis engagé, à mots couverts, à préserver l’honorabilité de la victime. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Parfaitement, monsieur le ministre, acquiesça le chef de la Sûreté. Entre nous soit dit, j’avais déjà pris des mesures à cet égard. Ibrahim Mokkal est un de nos collaborateurs les plus sûrs. Nous pouvons compter sur sa discrétion.
  
  - Je vous remercie, colonel.
  
  
  
  
  
  Arrivé au Caire en fin de journée, Francis Coplan fut accueilli à l’aéroport par le capitaine Jean Revaize, l’officier de sécurité de l’ambassade de France.
  
  Revaize était un costaud d’une quarantaine d’années, au visage énergique, à la bouche un peu méprisante, au regard amer.
  
  - Soyez le bienvenu, dit-il. Je vous emmène à l’ambassade. Vous m’expliquerez le but de votre mission et je vous donnerai les informations dont je dispose. La réaction rapide du Quai d’Orsay me surprend quelque peu, je l’avoue.
  
  Voyant la mine pincée de son interlocuteur, Coplan le mit à l’aise.
  
  - Rassurez-vous, capitaine, je n’ai pas l’intention de marcher sur vos plates-bandes. En réalité, je suis tout simplement chargé d’une mission de routine. A tort ou à raison, mon patron me considère comme un spécialiste de la lutte contre le terrorisme international. Par conséquent, ce qui m’intéresse dans cette histoire, c’est de savoir si elle a des ramifications avec des groupes situés hors d’Égypte. Avez-vous une opinion personnelle sur ce point précis ?
  
  - Aucune, reconnut l’officier de sécurité.
  
  Puis, déjà moins revêche :
  
  - A vrai dire, ce double assassinat me déconcerte. Si les terroristes ont voulu frapper un grand coup, ils ont bien mal choisi leur cible. Hervé Cornilon n’était qu’un sous-fifre, un pâle fonctionnaire dont la disparition n’empêchera pas la terre de tourner.
  
  Les deux Français montèrent dans la Peugeot noire de l’officier de sécurité.
  
  Tandis qu’ils rejoignaient la capitale, Coplan relança le dialogue en murmurant :
  
  - D’après la note qui m’a été remise au S.D.E.C., Cornilon s’occupait de négociations relatives à un gros marché de matériel militaire.
  
  - Le S.D.E.C. est mal informé, répliqua froidement Revaize. Cornilon n’était absolument pas mêlé à ces tractations. En sa qualité de troisième attaché commercial, il ne s’occupait que d’écritures. Il n’a jamais eu de contacts directs avec les personnalités égyptiennes chargées des commandes militaires. Son travail consistait à mettre au net les rapports élaborés par ses collègues.
  
  - Faut-il se fier aux apparences? glissa Coplan. Cornilon avait peut-être d’autres activités dans la coulisse ?
  
  - Quelles activités ? tiqua le capitaine. On vous a parlé de quelque chose ?
  
  - Non, mais j’ai déjà rencontré des cas de ce genre.
  
  Revaize haussa les épaules d’un air excédé.
  
  - Pensez-vous! Je ne suis pas infaillible, naturellement, mais je connais mon boulot. J’ai surveillé à maintes reprises Cornilon comme je surveille tout le personnel de l’ambassade. C’était vraiment un pauvre type inoffensif.
  
  - Je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression que vous ne l’aimiez pas beaucoup ? hasarda Coplan.
  
  - Exact, confirma le capitaine, laconique.
  
  - Pourquoi ?
  
  L’officier de sécurité ne répondit pas tout de suite. Ce n’est qu’après un moment - comme s’il hésitait à dire le fond de sa pensée - qu’il exhala sur un ton râpeux :
  
  - Moi, les pédés, je ne peux pas les blairer. J’ai peut-être tort, mais c’est comme ça. Ces types-là me donnent la nausée.
  
  - Ah bon, fit Coplan, flegmatique, Cornilon était pédéraste ? Première nouvelle.
  
  - Pour ne rien vous cacher, il a passé les dernières heures de sa vie à enculer un gamin de douze ans.
  
  Coplan se mit à rire de bon cœur.
  
  - Eh bien, dites donc, vous m’en apprenez de belles ! Comment savez-vous cela ?
  
  - Ce sont les flics du Caire qui m’ont mis au parfum. Cornilon s’était rendu hier soir chez un certain Ibrahim Mokkal qui tient un bordel à El Helmia. Mais il n’a pas consommé une fille. Le proxénète a tout raconté à la police. Cornilon a batifolé avec un gamin. Vous vous rendez compte ?
  
  - C’est un détail intéressant, émit Francis, redevenu sérieux. Cornilon a peut-être été assassiné par les parents de ce gosse ?
  
  - Sûrement pas, rétorqua Revaize. Vous savez, nous ne sommes pas dans un vieux pays catholique ici. La pédérastie n’est pas un crime. Elle a toujours été très pratiquée, comme dans toute l’Afrique du Nord d’ailleurs. Et, du reste, le tenancier du bordel en question a exhibé une autorisation écrite et signée par le père du jeune garçon. Même les adolescents issus de grandes familles bourgeoises en tâtent volontiers, par ici.
  
  - J’espère que la police sera discrète, murmura Coplan. Le prestige de notre ambassade en prendrait un drôle de coup si cette précision scabreuse devait être révélée par la presse.
  
  - N’ayez crainte, personne ne tient à ébruiter cela.
  
  - Comment la police a-t-elle découvert ce détail plutôt sordide ?
  
  - On a retrouvé dans la poche de Cornilon un mot écrit par le chauffeur. Je vous le ferai voir.
  
  
  
  
  
  Lorsqu’ils furent arrivés à l’ambassade, Jean Revaize installa Coplan dans le propre bureau de Cornilon.
  
  - Vous serez tranquille ici, dit l’officier de sécurité. En attendant la nomination d’un remplaçant, le bureau est libre. Je vous ai préparé le dossier concernant l’affaire. En fait, il ne contient pas grand-chose. Le dernier rapport rédigé par Cornilon, le billet retrouvé dans sa poche, la fiche personnelle du chauffeur auxiliaire qui a conduit Cornilon chez Mokkal, les quelques informations transmises par la police du Caire... Au total, rien de significatif.
  
  Coplan parcourut les papiers. Puis, tout en allumant une Gitane, il demanda au capitaine :
  
  - Vous qui avez l’expérience de ce pays et de cette ville, que pensez-vous de cette histoire ? Je viens de voir dans le dossier que les agresseurs n’ont pas détroussé leurs victimes. L’hypothèse d’un crime crapuleux paraît donc exclue. Reste l’attentat politique.
  
  - Je vous l’ai dit, la version de l’attentat politique ne me paraît guère convaincante non plus. Cornilon avait le statut diplomatique, je veux bien, mais il représentait si peu de chose.
  
  - N’empêche qu’il s’occupait de la vente d’armes, objecta Francis. Et tout le monde sait que dans ces milieux-là, c’est la loi de la jungle qui règne.
  
  - Bof ! laissa tomber Revaize. Si les tueurs avaient abattu notre premier attaché commercial, Pierre Dufau, j’aurais compris. Dufau est un bagarreur et il n’a pas peur de malmener la concurrence, mais Cornilon ! Franchement, ça ne tient pas debout.
  
  Coplan esquissa une mimique dépitée.
  
  - Vous ne me facilitez pas le travail, capitaine, soupira-t-il. Comment voulez-vous que j’oriente mes investigations ? Pas la moindre piste, pas le moindre indice, pas le moindre soupçon.
  
  - Désolé, dit Revaize.
  
  Coplan fuma en silence, pensif. Le capitaine reprit sur un ton désabusé :
  
  - Je ne suis pas un spécialiste de votre envergure, bien entendu, et c’est la première fois qu’un paroissien dont j’ai la charge est assassiné, mais ce crime me déçoit. J’ai beau me torturer les méninges, je trouve que cette affaire n’a ni queue ni tête. Même sur un plan purement intuitif, la mort de Cornilon ne m’inspire pas.
  
  Assez surpris par ce langage, Coplan marmonna :
  
  - Car vous y croyez, à l’inspiration ?
  
  - Quand les éléments concrets font défaut, sur quoi peut-on s’appuyer ?
  
  - Évidemment, admit Francis.
  
  - Remarquez, l’affaire est trop récente pour qu’on puisse émettre une conclusion. L’avenir nous apportera peut-être des indices. Les autorités du Caire prennent cette affaire très au sérieux. Depuis les émeutes de janvier, l’atmosphère demeure houleuse dans les masses laborieuses de la capitale.
  
  - Si vous le voulez bien, c’est par là que nous commencerons notre collaboration, demain. Vous me ferez un topo sur les courants souterrains qui agitent ce pays. Ma dernière mission au Caire m’a prouvé que les antagonismes qui s’affrontent à l’ombre des pyramides sont redoutables (Voir : Diplomatie de la terreur). Avant de me lancer sur le sentier de la guerre, je veux savoir où je mets les pieds. Or la situation évolue vite dans ce secteur.
  
  - D’accord, acquiesça le capitaine.
  
  A cet instant, le téléphone grésilla sur le bureau. Revaize décrocha d’autorité.
  
  - Oui, très bien, dit-il d’un ton sec, passez-moi la communication.
  
  Il écouta.très attentivement son correspondant, conclut d’une voix ferme :
  
  - Je serai là dans une demi-heure, colonel. Si vous n’y voyez pas d’objection, je serai accompagné par un de mes collègues arrivé tout exprès de Paris pour cette affaire... Je vous remercie, colonel.
  
  Il raccrocha le combiné, annonça à Coplan :
  
  - L’assassinat de Cornilon vient d’être revendiqué. C’est le chef de la Sûreté du Caire qui me convoque. La nouvelle est confidentielle. Venez, j’ai hâte de savoir de quoi il s’agit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Le colonel Kamal Zindar était en civil. gé de quarante-cinq ans, grand et massif, très brun de peau et de poil, il avait un faciès rectangulaire où l’on remarquait surtout la forte mâchoire, signe évident d’autoritarisme et de volonté. Quand Revaize lui présenta Coplan, celui-ci pensa que le chef de la Sûreté du Caire ne devait pas être un homme commode.
  
  S’adressant au capitaine français, Zindar lui dit d’une voix grave, en français :
  
  — Je me suis permis de vous convoquer pour la raison suivante : ce que j’ai à vous communiquer est rigoureusement confidentiel. A tel point que je n’ai pas voulu vous en parler au téléphone. Les assassins de Cornilon viennent de se faire connaître. Tenez, lisez. C’est la traduction du texte qu’une main anonyme a glissé dans la boîte du journal Al Ahram.
  
  Il tendit à Revaize un document - une photocopie - sur lequel on voyait un papier rédigé en arabe et, sous ce papier, la traduction en anglais, en allemand, en français et en russe.
  
  Le texte original, écrit à la main, était le suivant :
  
  « Ceci est un avertissement. Nous avons exécuté le diplomate français pour attirer l’attention des grands pays riches sur notre Cause. Toutes les nations puissantes qui vendent des armes à l’Égypte seront châtiées. Gaspiller l’argent du peuple égyptien pour acheter des avions, des tanks, des missiles et des fusils est un crime impardonnable. Les travailleurs de notre pays ont faim. L’heure est venue de donner à manger aux masses laborieuses d’Égypte. Nous ne voulons plus de canons, nous voulons de la nourriture. Ceux qui ne veulent pas comprendre seront frappés. Nous y veillerons. »
  
  Organisation Secrète du Peuple Égyptien.
  
  O.S.P.E.
  
  Le capitaine passa le document à Coplan qui le lut à son tour.
  
  Puis, Kamal Zindar articula d’une voix dure :
  
  - Ce texte ne sera pas diffusé, vous vous en doutez. Si j’ai tenu à le porter à votre connaissance, c’est pour éviter une fausse manœuvre. Quand ces terroristes se rendront compte que ni la presse ni la radio ne donnent le moindre écho à leur message, ils en enverront peut-être une copie à votre ambassade. Dans ce cas, je vous prie de garder le silence absolu. Et ceci est un ordre du gouvernement. J’espère que je peux compter sur vous, capitaine ? Donnez des instructions formelles dans ce sens à tout le personnel de votre ambassade.
  
  - Vous avez ma parole, promit Revaize.
  
  Le colonel égyptien reprit, sur un ton nettement moins cassant :
  
  - Je suppose que vous comprenez les motifs pour lesquels le gouvernement exige un tel black-out ?
  
  - Assurément, opina Revaize. Et j’ajoute que j’approuve la décision des autorités. Mais...
  
  Il dévisagea Zindar, puis formula sa question :
  
  - ... le texte de cette organisation secrète ne vous paraît-il pas étrange ? Jusqu’à présent, le peuple égyptien a toujours exprimé son désir unanime et légitime d’avoir une armée forte, moderne, bien outillée.
  
  - Justement, répliqua l’Égyptien, l’examen de ce texte suggère deux hypothèses. Ou bien ce sont des agents d’Israël qui se livrent à cette manœuvre, ou bien ce sont des agitateurs camouflés qui veulent exciter le peuple. Dans les deux cas, nous devons nous abstenir de leur faire de la publicité.
  
  - Bien entendu, confirma le capitaine français. Mais je présume que vos services ont dû se pencher sur le communiqué de ces terroristes. Qu’en pensent-ils ?
  
  - Pour l’instant, rien. Personne n’a jamais récolté la moindre rumeur concernant cette organisation secrète. Et pourtant, vous le savez, mes services ont des oreilles partout. Ceci dit, j’ai lancé aussitôt une vaste campagne d’investigations et je finirai tôt ou tard par savoir à quoi m’en tenir. L’idée qu’on puisse créer dans ce pays, à mon insu, une organisation clandestine est absurde, totalement absurde.
  
  - Nous avons peut-être affaire à un fou ? émit Revaize. Car enfin, tuer ce pauvre Hervé Cornilon pour impressionner les grands pays qui vendent des armes à l’Égypte, c’est aberrant. Un ambassadeur, je comprendrais encore. Mais un modeste fonctionnaire, franchement, ça ne tient pas debout.
  
  - Deux fous, alors ? persifla l’Égyptien. Il y avait deux tueurs, ne l’oubliez pas. Les balles ont été tirées par deux armes du même type et du même calibre, mais distinctes.
  
  - De toute façon, sur un plan international, ces tueurs ont frappé un coup dans l’eau, nous sommes bien d’accord ?
  
  - Je suis moins catégorique que vous, murmura le colonel. L’opinion publique n’y regarde pas de si près. Si les journaux publiaient le message des assassins, le peuple serait touché. Pour l’homme de la rue, un diplomate est un diplomate. Néanmoins, j’incline à croire que c’est une affaire intérieure. La misère du peuple est un bon argument pour les semeurs de troubles, car c’est une évidence : il y a des gens qui ont faim dans ce pays, tout le monde le sait. C’est même la seule chose qui m’inquiète dans cette affaire. Combattre une organisation secrète qui spécule sur des mensonges, ce n’est pas un problème difficile. En revanche, pour des révolutionnaires courageux et résolus, la famine du petit peuple est une arme de choc imparable.
  
  - Puis-je avoir une photocopie du message des terroristes ?
  
  - Oui, si vous le désirez. Mais à une condition : vous seriez personnellement responsable d’une fuite éventuelle. Je serais forcé d’agir contre vous au nom de la Raison d’État.
  
  - N’ayez crainte, il n’y aura pas de fuite.
  
  
  
  
  
  Dans la voiture qui ramenait les deux Français à leur ambassade, il y eut d’abord un long silence. Finalement, le capitaine grommela sur ce ton méprisant qu’il affectait :
  
  - Ce pauvre Cornilon aura décidément tout loupé. Même comme victime d’un crime politique, il n’aura pas les honneurs de la presse.
  
  - Avait-il des amis au Caire ?
  
  - Non, même parmi les employés de l’ambassade. En fait, je crois qu’il aimait la solitude.
  
  - Quel âge avait-il exactement ?
  
  - Quarante-deux ans. Sa mère était veuve depuis de longues années. Et comme il était fils unique, il est resté vivre avec elle. Elle est morte il y a cinq ou six ans. C’est le Quai d’Orsay qui va s’occuper de l’inhumation.
  
  - En somme, il n’y aura personne pour le pleurer ?
  
  - Personne. Et si ça ne tenait qu’à moi, j’aime autant vous dire que je passerais l’éponge.
  
  - Sauf erreur, je ne pense pas que ce soit l’intention du colonel Zindar. J’ai senti qu’il prenait cette histoire encore plus au sérieux que nous le croyons.
  
  - Et pour cause ! il a bien failli sauter lors des récentes émeutes. Malgré ses innombrables indicateurs, il a été pris au dépourvu. C’était très impressionnant, d’ailleurs. La foule en colère qui déferlait dans les rues du Caire et qui balayait les flics sur son passage. Je vous jure que ça vous donne froid dans le dos. Et le pire, c’est qu’on ne sait toujours pas ce qui a motivé ce soulèvement spontané. Ces Arabes sont des types indéchiffrables.
  
  - Vous ne les aimez pas ?
  
  - Bof ! Disons que je ne les comprends pas. Et vous ?
  
  - J’ai une certaine admiration pour eux.
  
  - Ah oui ? Et pourquoi ça ?
  
  - Ce sont des ascètes doués pour l’abstraction. Même les plaisirs de la vie ne sont pour eux que des sujets de spéculations cérébrales.
  
  Le capitaine ne répondit pas. Un peu plus tard, il questionna :
  
  - Quels sont vos projets dans l’immédiat ?
  
  - Me mettre au lit. On dit que la nuit porte conseil.
  
  - A quel hôtel avez-vous réservé ?
  
  - Je n’ai rien réservé. Je n’ai pas eu le temps. Mais les services de l’ambassade ont dû s’occuper de la question, je suppose ?
  
  En réalité, ni les deux employés de garde ni le gardien de l’ambassade n’avaient entendu parler de l’arrivée de l’agent du S.D.E.C.
  
  Le capitaine suggéra à Coplan :
  
  - Si vous n’êtes pas superstitieux, je peux vous offrir l’appartement de fonction de Cornilon. On m’a remis ses clés. Pour une nuit, ma foi... Nous verrons demain si nous trouvons une chambre d’hôtel, ce qui n’est pas sûr. En pleine saison touristique, vous savez...
  
  - Tout à fait d’accord, acquiesça Francis. De toute façon, je comptais visiter l’appartement de Cornilon. Pour élucider le mystère relatif à la mort d’un homme, rien de tel que de se plonger dans son atmosphère.
  
  - Eh bien, vous serez servi ! ricana le capitaine, caustique.
  
  Ils ne firent donc qu’une brève halte à l’ambassade. Après quoi, le capitaine conduisit Coplan au domicile de feu Hervé Cornilon, un petit appartement standard situé à la rue du 26 juillet, au neuvième étage d’un building blanc de construction relativement récente.
  
  Lorsqu’ils pénétrèrent dans le logement silencieux, Revaize marmonna :
  
  - C’est sinistre, non ?
  
  - Je ne trouve pas. C’est même presque coquet, ma foi. Vous êtes victime d’une impression purement subjective.
  
  Ils visitèrent les lieux. Tout était propre, ordonné, rangé avec soin.
  
  Le capitaine maugréa :
  
  - On voit que c’est tenu par une femme !
  
  - Cornilon utilisait les services d’une femme de ménage ?
  
  - Non, la femme, c’était lui.
  
  - Vous êtes vache, fit remarquer Coplan en souriant. La plupart des hommes célibataires sont des maniaques, et leurs penchants sexuels n’y sont pour rien. Je suis moi-même célibataire, je vous le signale.
  
  - Bon, je vous laisse mon numéro de téléphone personnel. Si vous avez besoin de moi avant demain matin, n’hésitez pas. Je serai à l’ambassade à neuf heures.
  
  Il se retira.
  
  Resté seul, Coplan alluma une Gitane et alla s’asseoir dans un des fauteuils de la petite salle de séjour. Cette histoire Cornilon l’intriguait. A Paris, quand le Vieux lui avait confié cette mission, un peu en catastrophe, l’affaire ne paraissait guère excitante. Un diplomate qui se fait descendre par des terroristes, c’est presque banal. Mais, à présent, compte tenu des précisions fournies par le capitaine Revaize, ce n’était plus pareil. Théoriquement, Cornilon ne faisait pas le poids. Rien ne désignait ce petit fonctionnaire effacé, humble et solitaire, à la vindicte des tueurs politiques.
  
  Coplan se posa la question rituelle : « Quel est le dessous des cartes ? »
  
  Et, tout en réfléchissant, il ébaucha les grandes lignes de son plan de travail. Un premier objectif s’imposait en priorité : creuser en profondeur la vie privée de Cornilon.
  
  Sur cette décision, Francis se leva et commença ses préparatifs de couchage.
  
  De toute évidence, Cornilon ne fumait pas. Il n’y avait pas un seul cendrier dans son appartement. Une soucoupe fit l’affaire.
  
  Il y avait des draps propres dans la commode de la chambre à coucher.
  
  Au moment où il défaisait le lit, Coplan perçut un bruit provenant du hall d’entrée. Il s’immobilisa. Après un court silence, il entendit de nouveau cette sorte de grattement contre le vantail de la porte palière.
  
  Sur la pointe des pieds, il progressa vers l’entrée. Colla son oreille contre le panneau de l’huis.
  
  Pas de doute, il y avait quelqu’un derrière la porte.
  
  Cornilon détenait-il des papiers susceptibles d’intéresser des tiers ?
  
  Réalisant qu’il n’était pas armé, Coplan se rendit promptement dans la kitchenette située au fond de l’appartement, prit un couteau à découper le poulet, revint dans le hall minuscule.
  
  Silence complet. Et pourtant, l’homme était toujours là.
  
  Retenant son souffle, Francis colla derechef son oreille contre le vantail de bois verni. Cette fois, il entendit très distinctement le bruit ténu d’une respiration légèrement oppressée.
  
  Puis, à nouveau, le crissement d’un ongle contre le bois de la porte.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Coplan patienta encore pendant deux ou trois longues minutes, se demandant ce qui allait se passer.
  
  Finalement, agacé par la passivité de ce mystérieux visiteur nocturne, il décida de prendre les devants. Il replia son bras droit pour cacher dans son dos le couteau à viande qu’il étreignait fermement et, d’un geste brusque de la main gauche, il ouvrit la porte palière.
  
  Comme prévu, un homme se tenait là, immobile. Un grand type maigre, au faciès brun assez ravagé. Vêtu d’un complet gris, coiffé d’un turban blanc, l’inconnu paraissait âgé d’une bonne cinquantaine d’années. Et il avait l’air vaguement terrorisé.
  
  Il grommela :
  
  - Esselamalik.
  
  - Oualik essalam, répondit Francis, circonspect.
  
  Sans bouger d’un millimètre, l’inconnu demanda en arabe :
  
  - Vous êtes un parent de sidi Cornilon ?
  
  - Oui, mentit spontanément Coplan. Je suis son cousin.
  
  - Vous êtes venu chercher ses affaires, je suppose ?
  
  - Oui, en effet.
  
  - Et vous allez repartir en France ?
  
  - Oui, naturellement.
  
  - C’est dommage.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Vous auriez pu m’aider.
  
  - Vous aider ? A quel sujet ?
  
  - A venger nos morts. Pour vous, ce n’est peut-être pas important. Mais moi, je suis un père. Et le devoir d’un père, c’est de venger son fils lâchement assassiné.
  
  - Qui êtes-vous, en fait ?
  
  - Je viens de vous le dire. Je suis le père de Hussein Nizam, le chauffeur de sidi Cornilon. Je m’appelle Youssef Nizam.
  
  - Ne restez pas là, entrez.
  
  L’Égyptien pénétra dans l’appartement, marcha jusqu’à la salle de séjour. Puis, apercevant le couteau que Coplan tenait dans le poing droit, il prononça de sa voix basse et rauque, sur un ton amer :
  
  - Vous m’avez pris pour un voleur ?
  
  - Pourquoi n’avez-vous pas sonné ?
  
  - Il n’y a pas de sonnette. Et j’avais peur de vous déranger. Je faisais le guet depuis de longues heures déjà. Je vous ai vu arriver avec l’autre sidi...
  
  Il laissa sa phrase en suspens. Puis, d’une voix encore plus sourde, il décréta :
  
  - Un Musulman qui tue un autre Musulman, volontairement, doit être puni. C’est le Coran. Je vengerai mon fils, même si je dois consacrer le restant de mes jours à ce devoir.
  
  Dans un éclair, Coplan mesura l’importance que cet allié qui tombait du ciel représentait.
  
  - Asseyez-vous, Youssef, dit-il, amical. Nous allons causer tous les deux.
  
  L’Égyptien obtempéra. Francis prit place dans un fauteuil, en face du visiteur, et prononça :
  
  - Je suis prêt à faire tout ce que je peux pour vous aider. Mais que puis-je faire, en définitive ? Je ne suis qu’un étranger au Caire.
  
  - Si je suis seul, ce sera très long et très difficile pour moi. Si vous m’aidez, je suis sûr de réussir.
  
  - Je vous le répète, je ne demande qu’à vous aider. Mais comment ? Qu’attendez-vous de moi ?
  
  Youssef Nizam baissa la tête, se recueillit un moment.
  
  - Voyez-vous, sidi, reprit-il enfin, Hussein était le meilleur de mes trois fils. Le plus beau, le plus intelligent, le plus généreux. Je suis sans travail depuis neuf mois. J’étais chef de chantier dans une entreprise de construction, mais les affaires ne vont pas bien et on m’a licencié. Ma femme est morte il y a cinq ans. Je vis seul ; Hussein me donnait tous les mois un peu d’argent pour vivre. Mes deux autres fils m’ont oublié, mais Hussein pensait à son vieux père. Pour le remercier, je m’occupais un peu de son ménage. Il avait loué un petit appartement dans le quartier d’El Sayeda Zeinab. Ce n’était pas luxueux, mais c’était bien arrangé. Avec des meubles modernes. Hussein aimait les choses modernes, occidentales... Sidi Cornilon donnait souvent de l’argent à mon fils. Ils étaient devenus de vrais amis. Ils sortaient ensemble le samedi soir.
  
  Coplan, une fois pour toutes, prit le parti de laisser parler son interlocuteur. Et il s’arma de patience, car le malheureux, de toute évidence, avait besoin de vider son sac.
  
  - Maintenant, poursuivit Youssef, je suis vraiment seul au monde. Mais Allah ne m’abandonnera pas. Il m’avait donné Hussein, il me l’a repris. Tout ce qui me reste, c’est la vengeance. Et c’est Allah qui vous a envoyé pour m’aider. Comment vous appelez-vous, sidi ?
  
  - Coplan.
  
  - Pouvez-vous me donner un peu d’argent, sidi Coplan ?
  
  Dans son for intérieur, Coplan se demanda si ce vieux bonhomme ne cherchait pas tout bonnement à l’arnaquer. Néanmoins, le jeu en valait sans doute la chandelle.
  
  - Je n’ai pas beaucoup d’argent égyptien, Youssef. Je n’ai pas encore eu le temps de changer.
  
  - Aucune importance. De l’argent français ou des dollars, ou des livres anglaises, c’est très bien.
  
  - Pour le moment, je peux vous donner cent dollars.
  
  - Allah vous bénisse, laissa tomber le vieux chômeur, impassible. Je reviendrai vous voir ici même, dans trois jours, à dix heures du soir. Je gratterai à la porte.
  
  - Pourquoi dans trois jours ?
  
  - L’ambassade de France transportera demain soir la dépouille de mon fils à l’appartement d’El Sayeda Zeinab. Je veux que le pauvre Hussein soit traité correctement avant de rentrer dans le sein d’Allah. Ma famille et mes alliés seront conviés. Il y a un temps pour les morts et un temps pour les vivants. Dans trois jours, je commencerai ma tâche. Et je n’aurai de repos que lorsque j’aurai tué l’assassin de mon fils.
  
  - Il faudra d’abord le retrouver, Youssef. Et ensuite, le livrer à la justice.
  
  - La justice, c’est mon bras, déclara l’Égyptien. Donnez-moi les cent dollars.
  
  Coplan s’exécuta. Youssef empocha l’argent, maugréa sur un ton morne :
  
  - Le chef du personnel m’a dit que je toucherais une somme assez importante pour la mort de mon fils. Il était en service commandé. Mais je devrai attendre plusieurs mois. Si vous pouviez parler en ma faveur à l’ambassadeur, cela me rendrait service.
  
  - Nous examinerons cette question lors de votre prochaine visite, Youssef. Avec ce que je viens de vous remettre, vous pouvez tenir trois jours, n’est-ce pas ?
  
  - Je vais avoir beaucoup de dépenses à faire pour l’enterrement.
  
  - Bon, voici encore cent dollars, dit Francis, bon prince. Ayez confiance, Youssef. Et n’oubliez pas de revenir dans trois jours, comme promis.
  
  L’Arabe s’empara promptement du supplément que Francis lui tendait, le fit disparaître dans la poche intérieure de son costume gris. Puis, se levant, il articula :
  
  - N’ayez pas peur, sidi Coplan, moi, j’ai confiance. Allah ne méprise pas ses serviteurs. Hussein me quitte plus vite que je ne l’avais prévu, mais sa mort était écrite depuis le jour de sa naissance. Allah qui m’inflige cette épreuve me donnera la consolation. Mon fils sera vengé.
  
  - Il le sera certainement, Youssef. La police du Caire finira bien par retrouver les assassins.
  
  Youssef fixa de ses yeux sombres les yeux de Coplan. Et il prophétisa sourdement :
  
  - Oui, mon fils sera vengé. En venant ici, j’étais dans la peur et l’angoisse, à présent je sens dans mon cœur la force de la certitude.
  
  Il s’inclina en disant :
  
  - Lil’khir, sidi Coplan.
  
  
  
  
  
  Après le départ de son étrange visiteur, Coplan reprit ses préparatifs de couchage.
  
  Ensuite, après avoir fumé une dernière Gitane, il se déshabilla et il se mit au lit.
  
  Mais il ne s’endormit pas tout de suite. Les propos du vieux Youssef lui trottaient dans la tête.
  
  L’apparition inopinée de ce père éploré avait-elle quelque chose de providentiel ? Certes, l’esprit de vengeance et le sentiment d’avoir un devoir sacré à remplir peuvent susciter chez un homme un zèle incomparable. Et, à condition de manipuler ce type avec prudence, on pourrait peut-être tirer parti de sa collaboration. Par contre, s’il ne s’agissait que d’un profiteur qui tablait sur la mort de son fils pour se faire de l’argent, le bonhomme risquait de devenir encombrant.
  
  Qui a dit qu’Allah écrivait droit avec des signes courbes ?
  
  Le lendemain matin, après avoir pris une douche et s’être rasé - la salle de bains de Cornilon était richement approvisionnée en parfums, mousses de beauté, savons surfins pour la peau, etc. Tout l’attirail d’une grande coquette ! - Francis alla prendre son petit déjeuner au Hilton, au bord du Nil.
  
  Après quoi, il se rendit à l’ambassade de France.
  
  Cette promenade pédestre lui permit de reprendre contact avec la ville. Qu’il trouva encore plus laide, plus poussiéreuse, plus encombrée que lors de son précédent séjour. Les embouteillages inextricables des grandes artères, la clochardisation de la foule cairote, le délabrement des édifices, ce n’était pas la joie. Les gens et les véhicules donnaient les mêmes signes d’essoufflement, de fatigue. Au Caire, les phénomènes de dégradation générale provoqués par la surpopulation ne sont pas des réalités abstraites : on les touche du doigt.
  
  Francis arriva finalement à l’ambassade un peu avant onze heures.
  
  Le capitaine Revaize l’attendait dans le bureau du regretté Cornilon.
  
  - Alors ? demanda l’officier de sécurité de son air sec. J’espère que vous n’avez pas fait de cauchemars ?
  
  - J’ai très bien dormi, je vous remercie.
  
  - Nous allons nous occuper de vous dénicher une chambre d’hôtel convenable. Mais je veux d’abord vous donner les nouvelles. Comme l’avait prévu le colonel Zindar, les terroristes de l’Organisation Secrète du Peuple Égyptien nous ont envoyé une copie de leur message d’avertissement. Nous avons trouvé leur communiqué au courrier de ce matin. J’ai évidemment téléphoné à Zindar pour le mettre au courant.
  
  - Quoi de neuf du côté des autorités ?
  
  - Rien pour le moment, mais la police a mobilisé les grands moyens. Les contrôles et les perquisitions vont se multiplier. Ne sortez surtout pas sans votre passeport.
  
  - Ce sont les innocents qui vont être embêtés, railla Coplan. Les tueurs, eux, doivent se marrer. Ils ont prévu le coup, vous pensez. A la place du colonel Zindar, j’aurais fait le contraire.
  
  - Comment cela ?
  
  - Ben dame ! Plus on fait de tapage, moins on a de chances de surprendre le gibier. C’est un vieux principe que tous les chasseurs connaissent bien.
  
  - Sans doute, mais le colonel n’a qu’un but : ne pas être pris dans l’engrenage de la violence.
  
  - Nous y sommes déjà, non ? L’assassinat de Cornilon n’est pas une figure de style, que je sache ?
  
  - Si l’affaire ne s’ébruite pas, elle n’aura pas de suite fâcheuse.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Comment voulez-vous qu’elle ne s’ébruite pas, capitaine ? Vous ne vous figurez tout de même pas que les militants de l’O.S.P.E. ont pris le risque de flinguer un diplomate étranger pour des prunes ? Un black-out n’est jamais qu’une façon de gagner quelques jours. Les auteurs de ce crime finiront tôt ou tard par informer l’opinion et faire connaître leur signature. Retenez ce que je vous dis.
  
  - Zindar ne pense pas comme vous, il me l’a encore répété. Et je vous prie de croire qu’il veille au grain. A la moindre rumeur, il réagira. Ce qu’il redoute, c’est votre intervention.
  
  Coplan arqua les sourcils.
  
  - C’est-à-dire?
  
  - Si j’ai bien saisi le fond de sa pensée, il craint que votre mission ici soit plus néfaste que bienfaisante. Vos démarches éventuelles vont forcément remuer la vase.
  
  - Vous pouvez le rassurer, mes enquêtes seront discrètes.
  
  - Nous comptons sur vous. La France négocie des marchés énormes avec l’Égypte et le moindre accès de mauvaise humeur du gouvernement du Caire ruinerait nos espoirs.
  
  - Mettons-nous bien d’accord, capitaine. Comme je vous le précisais à ma descente d’avion, je ne suis pas venu ici pour tirer au clair l’assassinat de Cornilon. Je n’ai donc pas du tout l’intention de me substituer à la police égyptienne ni à vous pour mener des investigations parallèles. Et je suis le premier à reconnaître que la mort de ce pauvre attaché commercial ne doit en aucun cas compromettre des accords économiques et industriels dont les travailleurs de notre pays ont tant besoin. Je suis ici en observateur. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si les auteurs de ce crime politique sont en liaison avec des organisations terroristes situées hors d’Égypte. Pour parler plus clairement, plus simplement, disons que je veux tenir ma documentation à jour. C’est tout.
  
  - Vous me tranquillisez, marmonna Revaize. Voyons maintenant l’aspect pratique de votre installation. Avez-vous une préférence pour tel ou tel hôtel moderne de la ville ?
  
  - Absolument aucune préférence. Je me demande d’ailleurs s’il est bien nécessaire que j’aille dans un hôtel ? Sauf objection de votre part, je resterais volontiers dans l’appartement de fonction de Cornilon. C’est central, ça ne coûte rien et ça me permet de passer inaperçu. Qu’en pensez-vous ?
  
  - Au fond, oui, pourquoi pas ? Je n’y avais même pas songé. Le remplaçant de Cornilon n’arrivera pas avant trois ou quatre semaines.
  
  - Eh bien, voilà un problème réglé, ponctua Francis, satisfait.
  
  - Voyons à présent votre emploi du temps. Est-ce que cela vous embêterait de me tenir compagnie pour assister au transfert du cercueil de Cornilon ? C’est une corvée, bien sûr, mais l’ambassadeur n’est pas libre et il aimerait que la cérémonie ne soit pas trop minable. Or, comble de malchance, les deux attachés commerciaux sont à Alexandrie.
  
  - Je suis votre homme. J’ai toujours aimé les rôles de figurant.
  
  - Je vous remercie. Soyez ici vers 16 heures. La cérémonie est prévue à 17 h 30.
  
  
  
  
  
  Non seulement le colonel Zindar avait tenu parole, mais il avait bien fait les choses. Une douzaine de motards de la police urbaine, en tenue de gala, escortèrent la voiture officielle jusqu’à l’hôpital militaire où eut lieu la levée du corps.
  
  Cornilon ayant trouvé la mort sur la voie publique, son cadavre avait été transporté - aux fins d’autopsie - à la morgue de l’hôpital militaire. Il y était resté parce que cela arrangeait tout le monde, le défunt n’ayant pas de famille.
  
  Le cortège fila ensuite vers l’aéroport.
  
  Un appareil militaire français venu tout spécialement emmena la dépouille vers la mère-patrie. Il n’y eut ni discours ni fleurs ni couronnes.
  
  Le capitaine Revaize, deux secrétaires masculins de l’ambassade, le délégué de la Sécurité du Caire et Francis Coplan remontèrent dans la Mercedes noire qui les ramena vers le centre de la ville.
  
  Revenus dans le bureau de Cornilon, Coplan et le capitaine restèrent un moment silencieux, vaguement déprimés par l’aspect malgré tout pénible de ce départ sans tambour ni trompette.
  
  En guise d’oraison funèbre, Revaize émit finalement sur un ton aigre :
  
  - C’était vraiment un pauvre type. Je l’ai côtoyé tous les jours pendant sept mois et nous n’avons jamais échangé que des propos relatifs au service. J’espère que sa mort passera aussi inaperçue que sa vie.
  
  - Je crois que c’est le souhait de tout le monde, laissa tomber Francis.
  
  - Sans aucun doute. Que faites-vous maintenant ?
  
  Coplan regarda sa montre. Elle marquait 19 h 10.
  
  - Je vais commencer par aller dîner, après quoi j’irai faire un tour chez Mokkal.
  
  Le capitaine, changeant de figure, s’exclama :
  
  - Chez Mokkal ?
  
  - Ne prenez pas cet air scandalisé, murmura Francis en souriant. Je ne vais pas rendre visite à ce bordel pour consommer. Je voudrais tout bonnement me faire une idée du lieu et du patron de la boîte.
  
  - Mais vous ne trouverez jamais l’endroit, objecta Revaize. Dans ce labyrinthe de ruelles... En outre, ce n’est guère prudent. Les Européens ne se promènent pas dans ces quartiers-là le soir.
  
  - J’ai vu pire, n’ayez crainte.
  
  - Vous avez l’intention de parler à Mokkal ?
  
  - Oui, si c’est possible.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Je vous l’ai dit, pour me faire une idée. En principe, les raisonnements les plus simples sont toujours les meilleurs. Et je pars du raisonnement suivant : les assassins étaient au courant de la visite de Cornilon à cette maison accueillante. Qui les a prévenus ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Le capitaine Revaize avait sous-estimé l’esprit débrouillard de Coplan lorsqu’il lui avait assuré qu’il ne trouverait jamais le domicile d’Ibrahim Mokkal.
  
  Après avoir erré pendant une heure dans les ruelles du vieux quartier d’El Helmia, Francis passa à l’action. Avisant un marchand ambulant qui, à la lueur d’un quinquet, vendait des mandarines empilées sur une petite charrette, il lui souhaita la bonne nuit et la bénédiction d’Allah. Puis, avec un sourire entendu, il lui chuchota :
  
  - Je n’ai pas besoin de mandarines mais j’ai besoin d’un renseignement.
  
  Il refila un billet de banque au marchand et ajouta sur le même ton confidentiel :
  
  - Où se trouve donc la maison d’Ibrahim Mokkal ?
  
  Le bonhomme se mit à rire silencieusement.
  
  - Tu ferais mieux d’acheter des mandarines, sidi. Par Allah, je t’assure que ça te coûtera moins cher. Les femmes de Mokkal sont les plus belles putains du Caire, mais c’est la ruine. Il faut être fou pour forniquer à ce prix-là. Je connais une gosse qui te fera ça pour presque rien. Elle est jeune, propre, mignonne. Elle habite à deux pas d’ici.
  
  - Je reviendrai peut-être demain pour ta gamine, mais ce soir, je veux aller chez Mokkal.
  
  - Si tu cherches un rendez-vous de khawwal, j’ai ce qu’il te faut (Les hommes qui pratiquent de préférence la sodomie).
  
  - Non, je veux simplement savoir où se trouve la maison de Mokkal. Tiens, prends ça pour ta peine.
  
  Coplan allongea un deuxième billet de banque. Le marchand appela alors un gamin qui rôdait autour de la charrette et il lui ordonna d’une façon catégorique :
  
  - Conduis le sidi jusqu’à la maison de Mokkal.
  
  Le gamin, nu sous sa galabieh crasseuse, s’empara aussitôt de la main de Coplan.
  
  Tandis qu’ils marchaient dans le lacis de ruelles mystérieuses, le gamin releva sa longue chemise pour faire admirer la beauté de son derrière rond et pommelé. Mais Francis secoua négativement la tête et le garçonnet laissa retomber son vêtement sans afficher le moindre dépit.
  
  - C’est là, dit-il en désignant la façade blanche d’une maison plus imposante que les autres, bien entretenue et gardée par un hercule coiffé d’un turban rouge.
  
  Francis glissa la pièce à son cicerone.
  
  - Merci. File maintenant.
  
  Et il s’approcha du géant à la peau presque noire qui observait d’un œil méfiant l’Européen et l’enfant.
  
  - Je voudrais voir Ibrahim Mokkal, murmura Coplan au cerbère. Je viens de la part d’un ami français.
  
  L’homme au turban rouge ouvrit la porte, pria le visiteur d’entrer, appela un des domestiques de l’établissement.
  
  - Le sidi désire voir le maître, dit-il au serveur. C’est un Français.
  
  Deux minutes plus tard, Ibrahim Mokkal faisait son apparition. Enveloppé dans sa djellaba d’une blancheur immaculée, un turban noir autour de la tête, il avait l’allure d’un seigneur.
  
  - Je suis très honoré de votre visite, marmonna-t-il en s’inclinant. Voulez-vous me suivre, je vous prie ?
  
  Il guida Coplan vers une petite chambre située au fond de la vaste demeure. La beauté calme et dépouillée de la pièce frappa le visiteur. Dans ce quartier sordide, c’était inattendu.
  
  Le proxénète demanda :
  
  - Puis-je savoir de qui vous tenez mon adresse, excellence?
  
  - D’un de mes amis qui travaille à l’ambassade.
  
  - Et puis-je connaître le motif de votre visite ?
  
  - Si j’en crois mon ami, c’est chez vous qu’on trouve les plus jolies filles du Caire.
  
  Le faciès boucané de l’Égyptien se plissa.
  
  - Votre ami a dû se tromper, sidi. La prostitution n’existe plus dans ce pays et ma maison n’est pas une maison close. Je pense que c’est un malentendu.
  
  - Je serai discret, n’ayez crainte. Et je paie en dollars.
  
  - Désolé, sidi.
  
  - Je suis sûr que mon ami ne s’est pas trompé. Pourquoi refusez-vous de me procurer ce que je vous demande, Mokkal ?
  
  - Comment s’appelle votre ami ?
  
  - Arthur Rimbaud, inventa Coplan, imperturbable.
  
  - Je n’ai pas l’honneur de le connaître.
  
  Un silence étrange tomba dans la pièce.
  
  Coplan avait beau réfléchir, il ne discernait pas les motifs de cette fin de non-recevoir. Il soupira :
  
  - Eh bien, tant pis. Je chercherai de la distraction ailleurs. Je suis navré de vous avoir dérangé.
  
  Il marcha vers la sortie. Mokkal articula alors :
  
  - Attendez, je peux peut-être vous aider malgré tout. Je suis un ami de la France et cela me ferait de la peine de vous laisser dans l’embarras. Combien pourriez-vous mettre pour la soirée et la nuit ?
  
  - Le prix n’a aucune importance à mes yeux.
  
  - Je pourrais faire appel à une jeune femme qui vous donnerait toute satisfaction, j’en suis sûr. Mais c’est une personne de la haute société, vous comprenez ce que je veux dire par là ? Ce n’est pas une prostituée, c’est une amie.
  
  - Je suis tout disposé à payer ce qu’elle demande.
  
  - Je vous préviens que c’est très cher. Mais les prétentions de cette personne sont légitimes... Il faut prévoir cinq cents dollars, tout frais compris.
  
  Coplan sortit son portefeuille, mais Mokkal l’arrêta du geste.
  
  - Non, pas maintenant. Nous nous arrangerons ensemble après, si vous êtes satisfait. Je vais d’abord m’informer pour savoir si la jeune femme est libre. Ne lui parlez surtout pas d’argent, vous la blesseriez. Veuillez patienter un moment.
  
  Il se retira.
  
  Coplan admira in petto l’habileté du vieux gredin. Celui-là, il connaissait la musique. Cinq cents dollars, cornebleu, le Vieux allait en faire un infarctus !
  
  La « personne de la haute société » ne devait pas habiter bien loin, car Mokkal se ramena moins de cinq minutes plus tard, le visage éclairé par un sourire éloquent.
  
  - La chance est avec vous, excellence, annonça-t-il. La jeune femme accepte de vous tenir compagnie. Elle sera là dans quelques instants.
  
  Effectivement, elle fit son entrée peu après. Vêtue d’une robe sultane en voile blanc, le visage voilé, le front baissé, elle affectait une attitude pudique et réservée.
  
  Elle salua l’Occidental d’une légère inclinaison du buste. Mokkal prononça à mi-voix :
  
  - Elle s’appelle Aliana, elle a dix-huit ans. Je vous laisse, excellence.
  
  La jeune prostituée désigna un pouf de cuir et invita Coplan à s’asseoir. Puis, sans un mot, elle disparut. Elle revint avec un plateau de cuivre sur lequel trônait l’habituel service à thé, et elle servit le thé à la menthe brûlant. Elle donna la tasse fumante à Francis, redisparut pour revenir derechef avec un plateau de cuivre sur lequel se trouvaient les pots d’onguent, le brûle-parfum, le récipient qui contenait de l’eau tiède parfumée à la rose.
  
  Sans se soucier apparemment de son client, elle prépara son petit ménage, alluma l’encens, disposa les coussins sur la couche.
  
  S’installant à l’orientale, en tailleur, à même le tapis qui recouvrait le sol, elle prononça :
  
  - You drink.
  
  Elle était calme et décontractée. Le parfum voluptueux de l’encens commençait à planer dans la chambre, créant une ambiance de Mille et Une nuits.
  
  Lorsque Francis but la dernière gorgée de thé, elle se leva en souplesse, s’approcha de lui, lui prit la main pour le conduire gentiment vers le grand lit.
  
  - You relax, dit-elle d’une voix douce.
  
  Et elle entreprit de le dévêtir. Elle avait des mains ravissantes, fines, soignées, aux ongles teintés au henné. Ses gestes caressants étaient d’une grâce accomplie.
  
  Quand son client fut nu, elle se redressa pour se munir de la vasque en porcelaine et, au moyen d’un linge de fil, elle s’appliqua à faire une toilette minutieuse des attributs virils qu’elle manipulait avec une légèreté exquise, presque religieuse.
  
  Ces préliminaires rituels terminés, elle retira le voile qui dissimulait son visage, se débarrassa sans hâte de sa robe sous laquelle elle ne portait rien. La beauté de la fille laissa Francis béat d’admiration.
  
  C’était un bijou, une œuvre-d’art, la perfection féminine incarnée ! Son visage lisse et juvénile, aux joues légèrement incurvées, son iront, sa bouche, ses grands yeux aux paupières ornées de khôl, tout était sublime. Quant à son corps, sa splendeur irréelle défiait la louange. Des hanches minces et flexibles, des seins fermes dont le galbe évoquait l’harmonie céleste, des cuisses longues et pleines, une toison riche et ardente...
  
  Elle se laissa contempler, pivota sur elle-même, s’enquit :
  
  - You like ?
  
  - You are very beautiful, dit-il, sincère.
  
  Elle sourit, murmura en s’agenouillant contre lui :
  
  - You beautiful man.
  
  Comme une prêtresse, elle se mit à flatter de ses longs doigts agiles la verge de l’homme. Ensuite, satisfaite des résultats évidents qu’elle obtenait, elle enfourcha son partenaire, lui prodigua des attouchements plus précis, plus lascifs, promenant son joli corps sur celui de Coplan, lui agaçant, de la pointe de ses seins, le pénis déjà gonflé, allant et venant, esquissant les contacts fugaces de sa conque secrète et de ce sceptre turgescent, s’offrant, se dérobant, se livrant à mille jeux d’un pouvoir érotique prodigieux.
  
  N’y tenant plus, Francis commença à pétrir cette chair chaude, à la fois dure et tendre, aux rondeurs émouvantes, aux sinuosités de rêve, aux palpitations sensibles. On eût dit deux corps luttant avec une égale ferveur pour s’affoler mutuellement, deux adversaires aux prises dans un combat qui ne voulait pas de vaincu.
  
  Bientôt, cependant, Aliana se mit à haleter, à laisser échapper de brèves plaintes entre ses lèvres tremblantes. Prise à son propre jeu, semblait-il, l’amoureuse professionnelle perdait le contrôle de ses sens enfiévrés. C’était la première fois qu’elle rencontrait un partenaire doté d’une telle capacité de résistance. Oubliant sa réserve, débordée par la force de sa propre jeunesse, elle s’abandonna au prodigieux désir qui lui dévorait les entrailles. Cette volupté qu’elle avait provoquée chez l’autre la ravageait elle-même, ce plaisir qu’elle était censée vendre, c’était elle qui le réclamait dans une supplication presque sauvage.
  
  Elle poussa un cri rauque de bonheur et de victoire quand elle réussit enfin à capturer en elle la vigueur torride de ce mâle qui lui tenait tête. Les spasmes de sa féminité en transe arrachèrent l’ultime orage de ce grand corps viril qui projeta dans ce creuset de volupté la joie sensuelle de sa sève abondante et brûlante enfin libérée.
  
  Les yeux brillants, Aliana esquissa un sourire d’ange.
  
  - You very good, soupira-t-elle, vaguement extasiée.
  
  Elle prolongea pendant un moment la fusion intime de leurs chairs, puis elle se retira et se releva.
  
  De nouveau, elle se livra au rite sacré des ablutions. Mais ses doigts qui manipulaient tendrement la verge de l’homme avaient cette fois une ferveur et un respect teintés de gratitude.
  
  Elle demanda :
  
  - You want tea ?
  
  - No, thank you.
  
  Elle acquiesça d’un hochement de la tête, remit ses accessoires en place, revint s’allonger sur la couche en lovant son joli corps parfumé contre le ventre de Coplan.
  
  Comme une chatte qui rêve, elle commença à se frotter contre ce robuste corps d’homme dont la force paraissait décidément l’aimanter.
  
  Francis eut une hésitation. Il n’était pas venu pour faire l’amour et il ne perdait pas de vue ses objectifs. Mais...
  
  Sa volonté chancelait.
  
  Personne ne sait de quoi l’avenir est fait. Retrouverait-il un jour une occasion comme celle-ci ? Aliana était vraiment l’oiseau rare. Jeune, fraîche, sensuelle, physiquement parfaite, délicate et pourtant experte. Même s’il a bourlingué durant toute sa vie d’un bout à l’autre de la planète, un homme ne rencontre que peu souvent la féminité dans sa plénitude et dans sa perfection.
  
  Aliana, elle, ne se posait pas de questions. Elle prodiguait à son client toutes les ressources de son art pour provoquer la résurrection tangible du plaisir. Elle alla même, dans un élan de pudique audace, jusqu’à prendre la main de son partenaire pour la poser entre ses belles cuisses fuselées, l’invitant à caresser le bouton sensible et durci de la fleur charnelle qui palpitait là.
  
  Dès lors, les dés étaient jetés. Aliana s’en rendit compte peu après. Avec des mouvements félins, elle se déplaça pour obéir à son inspiration et, offrant à son client la vision ineffable de son dos langoureux, elle le chevaucha, effectua en douceur la pénétration qu’elle désirait, amorça le rythme d’abord lent mais de plus en plus rapide d’un galop prodigieusement efficace.
  
  Avec cette étincelle de génie qui caractérise les femmes douées pour la volupté, elle sut régler la cadence de cette chevauchée de telle manière qu’ils progressèrent ensemble, lentement mais sûrement, vers le paroxysme du plaisir.
  
  Elle ne put retenir les râles de bonheur qui fusaient entre ses lèvres et qui devenaient de plus en plus rauques, de plus en plus implorants à mesure qu’elle approchait du septième ciel.
  
  La foudre éblouissante les frappa à la même seconde et les emporta dans un même tourbillon.
  
  
  
  
  
  Coplan lui ayant fait comprendre qu’il était satisfait et qu’il ne désirait pas passer la nuit en sa compagnie, Aliana lui fit une ultime toilette intime, se rhabilla, alla reporter les plateaux de cuivre dans la pièce voisine.
  
  Puis, s’inclinant devant son client, elle lui souhaita une bonne nuit, pria Allah de le protéger, demanda à mi-voix :
  
  - You come back ?
  
  - I hope so, répondit-il en souriant.
  
  - I call Mokkal.
  
  Elle disparut. Coplan se rhabilla, alluma une Gitane. Il se sentait bien dans sa peau. Il se souviendrait de la petite Aliana du Caire. Elle occuperait une place de choix dans sa galerie secrète.
  
  Ibrahim Mokkal n’arriva que cinq bonnes minutes plus tard. Tout miel.
  
  - Êtes-vous satisfait, excellence ? s’enquit-il.
  
  - Tout à fait satisfait, Mokkal. Mais avant de vous payer la somme convenue, j’aimerais vous poser une ou deux questions. Et d’abord, celle-ci : pourquoi m’avez-vous accueilli comme vous l’avez fait ? Si je n’avais pas insisté, j’aurais quitté votre maison sans connaître cette créature délicieuse.
  
  - Je n’accepte jamais les visiteurs inconnus.
  
  - Ce sont mes dollars qui vous ont fait changer d’avis ?
  
  Une lueur de malice traversa les yeux noirs du vieux proxénète.
  
  - Non, excellence. Je voulais seulement vous mettre à l’épreuve.
  
  - Me mettre à l’épreuve ? Pourquoi cela ? Un client est un client, non ?
  
  - Je pensais que vous étiez venu pour une autre raison.
  
  - Vous ne vous étiez pas trompé, car voici ma deuxième question : seriez-vous d’accord, moyennant une indemnité de cent dollars, pour m’arranger une entrevue avec un de vos jeunes protégés mâles, un garçon qui se nomme Abdel ?
  
  - Vous êtes un policier, je suppose ?
  
  - Oui et non. Disons que je suis un enquêteur officieux mandaté par le gouvernement français.
  
  - Vous cherchez les assassins de ce pauvre sidi Cornilon, n’est-ce pas?
  
  - Oui, c’est bien cela.
  
  - Le petit Abdel a été interrogé pendant plusieurs heures par l’inspecteur Taffidi de la Brigade Criminelle du Caire. Abdel n’avait parlé à personne du rendez-vous qu’il avait ici samedi soir. Sauf à ses parents, qui ont juré devant Allah qu’ils n’avaient soufflé mot de la chose. Par conséquent, une entrevue avec l’enfant serait pour vous une perte de temps et d’argent.
  
  - Et cependant, objecta calmement Francis, je pars du principe que les assassins de Cornilon étaient au courant. Pour le guetter après sa sortie de votre maison, ils devaient forcément savoir qu’il y viendrait. Vous reconnaissez que ce raisonnement est logique, je suppose ?
  
  - Non, ce raisonnement n’est pas logique, réfuta l’Égyptien. Quand des terroristes ont choisi leur victime, ils commencent par la surveiller pendant des jours et des jours. Je pense que sidi Cornilon a été pris en filature quand il a quitté son domicile pour venir chez moi. Ce n’était pas très difficile. La Mercedes conduite par Hussein Nizam portait le sigle du corps diplomatique.
  
  Coplan dut admettre le bien-fondé de ces paroles.
  
  - C’est une hypothèse valable, en effet.
  
  Il y eut un silence. Mokkal déposa un cendrier à la portée de la main de Francis et murmura :
  
  - A votre place, je n’insisterais pas, excellence. La police du Caire est très active et très habile, croyez-moi. Vos investigations personnelles ne vous mèneront nulle part. De plus, elles risquent de perturber l’action des autorités.
  
  - Je n’en disconviens pas. Mais je suis bien obligé de faire mon métier, moi aussi. Je suis payé pour cela.
  
  - Patientez quelques jours. La vérité éclatera sans doute plus vite que vous ne le pensez. L’inspecteur Taffidi m’a assuré que tout serait mis en œuvre pour résoudre cette énigme.
  
  - Quelle est votre opinion sur cette affaire, Mokkal ?
  
  - Je n’ai pas d’opinion sur ce genre de choses, excellence. Je ne suis qu’un paisible citoyen.
  
  - Quelle impression Cornilon vous a-t-il faite ?
  
  - C’était un homme très distingué, très délicat, très timide surtout.
  
  - Vous l’aviez déjà vu avant sa visite d’avant-hier soir ?
  
  - Oui, une seule fois. Le samedi de la semaine précédente. Hussein Nizam était venu me voir et il m’avait parlé de l’attaché commercial. A ce moment-là, nous ne savions pas encore que Cornilon n’aimait pas les femmes. La soirée a été manquée à cause de cela. Le diplomate était très mécontent. Et c’est à la suite de ce malentendu qu’il a fini par révéler ses penchants à Nizam.
  
  - Ces penchants, comme vous dites, sont mal vus en Occident, c’est un fait. Mais Cornilon a dû se rattraper, j’imagine?
  
  - Il était tout à fait satisfait quand il a quitté ma maison, samedi soir.
  
  - Il aura pu emporter un bon souvenir dans l’autre monde.
  
  - Sûrement. Allah lui a procuré cette dernière joie.
  
  Coplan écrasa le mégot qui lui brûlait le bout des doigts. Négligemment, il murmura :
  
  - Vous ne croyez pas qu’un de vos domestiques aurait pu commettre une indiscrétion ?
  
  Mokkal se raidit.
  
  - C’est impossible, excellence, affirma-t-il.
  
  - Bon, tant pis, fit Coplan, résigné. Merci d’avoir répondu à mes questions. Je vais vous payer la somme convenue.
  
  Il sortit son portefeuille, compta les dollars, remit la coquette somme au proxénète. Qui s’enquit :
  
  - Ma maison aura-t-elle l’honneur d’avoir encore votre visite prochainement ?
  
  - Si je reste au Caire, je reviendrai. Aliana vaut le déplacement. Mais si vous avez des renseignements utiles à me communiquer pour mon travail, je serai encore bien plus généreux que ce soir. Songez-y.
  
  - Comment puis-je vous contacter ?
  
  - Je m’appelle Francis Coplan. Mettez un mot dans une enveloppe fermée que vous déposez à l’ambassade de France. Et si vous désirez garder l’anonymat, signez Aliana. Ou même simplement A. Je comprendrai.
  
  - Je n’y manquerai pas, promit Mokkal.
  
  Il reconduisit Francis vers la sortie. Dans le couloir, il chuchota sur un ton mystérieux :
  
  - Vous aurez peut-être de mes nouvelles avant demain soir.
  
  - Ah, vraiment ?
  
  - Oh, ce n’est qu’une idée qui m’est venue à l’esprit, mais sait-on jamais ? Allah donne des lumières à ceux qui implorent sa puissance. Je dois rencontrer dans une heure une jeune femme d’El Sayeda Zemab qui m’a fixé un rendez-vous bizarre...
  
  - Au sujet de notre affaire ?
  
  - Son message n’est pas très clair, mais elle fait allusion aux assassins d’El Helmia.
  
  - Tenez-moi au courant, vous ne le regretterez pas, parole d’honneur.
  
  Ayant quitté la demeure du proxénète, Coplan déambula dans les ruelles sinistres du quartier. La plupart des marchands ambulants avaient plié bagage mais il y avait encore des jeunes types qui rôdaient. Un fellah proposa à Francis des plaisirs érotiques fabuleux et peu coûteux, mais Coplan le remballa méchamment et l’autre n’insista pas.
  
  Soudain, une idée traversa l’esprit de Coplan. Les dernières paroles d’Ibrahim Mokkal lui parurent subitement étranges. A la réflexion, ce vieux gredin avait paru plus sincère, plus sûr de lui qu’il ne s’en doutait. Ce rendez-vous dont il avait parlé, ce rendez-vous avec une femme d’El Sayeda Zemab, était-ce une fable inventée par l’appât du gain ?
  
  Pour en avoir le cœur net, Francis retourna sur ses pas et décida de surveiller pendant un bout de temps la maison de Mokkal.
  
  L’attente ne dura guère qu’une vingtaine de minutes. Drapé dans sa djellaba blanche et coiffé de son turban noir, le proxénète quitta sa belle demeure et fila d’un pas rapide, silencieux, vers la rue d’El Kalaa. Arrivé sur la placette qui marque le croisement avec une grande artère, il se dirigea vers une grosse berline grise, une Opel Commodore, type 2500, poussiéreuse mais nullement vétuste.
  
  Il prit ses clés dans la poche de sa robe, déverrouilla la portière de l’Opel, monta dans le véhicule et s’installa au volant. Il referma la portière sans la faire claquer, brancha sa clé de contact, lança le moteur de la puissante voiture... et déclencha une formidable déflagration qui secoua le silence de la nuit.
  
  L’Opel Commodore, déchiquetée par la violente explosion, se transforma instantanément en un brasier grondant et craquant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Comme c’était à prévoir, la mort dramatique d’Ibrahim Mokkal occupait la une de tous les journaux du Caire, le lendemain.
  
  Un quotidien proche du gouvernement ne manqua pas d’utiliser à des fins politiques cet attentat à la voiture piégée. Le rédacteur de l’article en question insinua une série d’accusations voilées et formula même des menaces à l’égard des partis de l’opposition.
  
  Coplan ne fut guère surpris quand, vers 11 heures, le capitaine Jean Revaize vint le trouver dans le bureau de Cornilon, à l’ambassade, pour lui annoncer sur un ton funèbre :
  
  - Le colonel Zindar désire vous voir. Il vous attend à son cabinet avant midi.
  
  - Je m’attendais à cette convocation. Les domestiques de Mokkal ont évidemment parlé de moi aux flics.
  
  - J’ose espérer que vous n’êtes pour rien dans cette histoire ? articula le capitaine.
  
  Coplan ne put s’empêcher de rire.
  
  - Non, sûrement pas ! renvoya-t-il. La mort de Mokkal n’arrange absolument pas mes affaires, croyez-le bien ! Hier soir, il m’a procuré une fille que je ne suis pas près d’oublier.
  
  L’officier de sécurité n’insista pas. Il proposa :
  
  - Je vous conduis chez Zindar en voiture ?
  
  - Volontiers.
  
  Ils se mirent en route. Pendant le trajet, Coplan suggéra au capitaine :
  
  - Peut-être pourriez-vous assister à mon entretien avec le redoutable colonel ?
  
  - Pourquoi ? Ce n’est pas moi qui suis convoqué, c’est vous.
  
  - Sait-on jamais ? Des fois qu’il profiterait de la mort tragique de Mokkal pour me mettre sur la touche, vous pourriez intervenir en ma faveur.
  
  - Si vous y tenez, accepta le capitaine sans enthousiasme.
  
  Le colonel Kamal Zindar n’était pas seul dans son bureau lorsque les deux Français furent introduits. Un gros type au faciès épais et huileux, boudiné dans un complet marron, lui tenait compagnie. Zindar présenta laconiquement le quidam :
  
  - L’inspecteur Taffidi, de la Brigade Criminelle du Caire.
  
  En serrant la main du policier ventru, Coplan prononça sur un ton enjoué :
  
  - Enchanté de faire votre connaissance, inspecteur. Le pauvre Mokkal m’a parlé de vous hier soir.
  
  C’était à dessein, naturellement, que Francis avait mis les pieds dans le plat. Les deux Egyptiens, déconcertés par cet aveu spontané, se regardèrent. Zindar proféra, presque sarcastique :
  
  - Nos informations sont donc exactes. Vous avez passé la soirée d’hier chez Ibrahim Mokkal, monsieur Coplan ?
  
  - Oui, et j’avoue que je ne le regrette pas. J’ai passé là des heures merveilleuses. Je n’en déplore que davantage la mort atroce de Mokkal.
  
  L’inspecteur Taffidi intervint :
  
  - A quel sujet Mokkal vous a-t-il parlé de moi ?
  
  - Au sujet du petit garçon qui avait rencontré Cornilon. Il s’appelle Abdel, si j’ai bonne mémoire. J’avais fait part à Mokkal de mon désir d’interroger cet adolescent.
  
  Le policier insista :
  
  - C’était le mobile de votre visite à Mokkal, si je comprends bien ?
  
  Coplan esquissa une mimique à la fois humble et confuse.
  
  - Je n’ai pas la prétention de me faire passer pour un petit saint, inspecteur. Comme nous disons en France, je me proposais de joindre l’utile à l’agréable. J’étais en service commandé, c’est un fait. Mais, comme on le dit également chez nous, l’occasion fait le larron.
  
  Le colonel Zindar trancha, agacé :
  
  - Qu’est-ce que Mokkal vous a dit au sujet d’Abdel ?
  
  - Que l’inspecteur Taffidi l’a longuement interrogé sans obtenir la moindre indication valable. Bref, Mokkal m’a conseillé de laisser tomber cette piste. Ce que j’ai fait.
  
  Taffidi intervint derechef :
  
  - Vous n’avez donc pas vu le jeune Abdel ?
  
  - Non, forcément. A part Mokkal et une jeune personne ravissante, je n’ai vu personne. Remarquez, je ne me faisais pas beaucoup d’illusions. Ce n’était qu’une démarche de routine pour moi. J’étais persuadé d’avance que la police du Caire avait fait le nécessaire de ce côté-là.
  
  Taffidi questionna négligemment :
  
  - Vous avez quitté la maison vers quelle heure ?
  
  - Aucune idée.
  
  - Mokkal n’est pas sorti en même temps que vous ?
  
  - Non.
  
  - Qu’avez-vous fait en sortant de chez Mokkal ?
  
  - Je suis rentré au domicile de Cornilon, rue du 26 Juillet, et je me suis couché. J’espère que vous ne me soupçonnez pas d’avoir piégé la voiture de Mokkal ? Je ne savais même pas qu’il avait une voiture.
  
  Zindar déclara, catégorique :
  
  - Nous ne vous soupçonnons de rien du tout, monsieur Coplan. Nous essayons de recueillir des renseignements, c’est tout.
  
  - Eh bien, j’ai peut-être un renseignement à vous fournir, révéla tranquillement Francis. Au moment où je me préparais à prendre congé de Mokkal, il m’a confié une chose étrange. Vous êtes sans doute au courant de la chose en question, mais je n’arrête pas d’y repenser depuis lors. Mokkal avait un rendez-vous, cette nuit-là, à El Sayeda Zeinab.
  
  Les propos de Francis contenaient un piège. Un piège dans lequel les deux Egyptiens tombèrent avec un ensemble parfait. En chœur, ils s’exclamèrent :
  
  - Un rendez-vous avec qui ?
  
  Mokkal n’avait donc soufflé mot de ce mystérieux message que lui avait adressé une femme inconnue.
  
  Coplan expliqua :
  
  - Mokkal m’a dit textuellement : « Ayez confiance, les assassins de Cornilon seront peut-être identifiés plus vite que vous ne le pensez. Je dois rencontrer dans une heure une jeune femme qui m’a fixé un rendez-vous bizarre. Son message n’est pas très clair, mais elle fait allusion aux assassins d’El Helmia. »
  
  Le colonel et l’inspecteur, vivement intéressés, restèrent pensifs. Coplan demanda :
  
  - N’avez-vous pas retrouvé ce message dans les poches de Mokkal ?
  
  Taffidi maugréa :
  
  - Un petit tas de cendres, c’est tout ce qu’il restait de Mokkal.
  
  Zindar, plus subtil, interrogea :
  
  - Comment Mokkal savait-il qu’il s’agissait d’une jeune femme ?
  
  - Je l’ignore, répondit Francis. Mais je suppose qu’elle donnait son signalement puisqu’elle ne donnait pas son nom. Il fallait que Mokkal puisse l’identifier.
  
  Taffidi grogna :
  
  - Pourquoi ce vieil imbécile ne m’a-t-il pas alerté ?
  
  De nouveau, le silence retomba dans la pièce. Le capitaine Revaize, qui n’avait pas encore dit un mot, émit d’une voix hésitante :
  
  - Mokkal n’avait peut-être pas emporté le message de cette femme ?
  
  L’inspecteur Taffidi répliqua :
  
  - C’est ce que je vais vérifier avant tout. Et je vous garantis que la maison de Mokkal va être passée au peigne fin.
  
  Coplan murmura d’un air incrédule :
  
  - Mais enfin, inspecteur, vous devez tout de même avoir une petite idée des gens qui souhaitaient la mort de Mokkal ? On ne tue pas sans raison.
  
  Taffidi haussa ses épaules matelassées.
  
  - Les assassins de Mokkal sont vraisemblablement les mêmes que ceux de Cornilon.
  
  - Les terroristes de l’Organisation Secrète du Peuple Égyptien ? avança Francis.
  
  - Pourquoi pas ? grommela le policier. Les sympathies de Mokkal pour le régime sont de notoriété publique. Si ces tueurs veulent ébranler le pouvoir, ils vont multiplier les actes de violence. Et les victimes seront toujours du même côté.
  
  Le capitaine Revaize objecta :
  
  - Est-il concevable qu’une organisation terroriste de cette envergure puisse agir impunément dans l’ombre ? Vos indicateurs finiront bien par glaner un bruit, une rumeur ?
  
  Kamal Zindar avoua brutalement :
  
  - C’est exactement cela le nœud du problème, capitaine. Quand je pense que nous avons des milliers d’informateurs qui sont en chasse depuis quarante-huit heures et que nous n’avons toujours pas récolté le moindre indice, cela me rend fou de rage. Mais rira bien qui rira le dernier. Si ces bandits du Tafkir montrent le bout de l’oreille, je ne les raterai pas. Et si ce sont des extrémistes du Wafd, je ne les raterai pas non plus.
  
  Sur ce discours menaçant, le chef de la Sûreté mit fin à l’entrevue.
  
  Dans la voiture qui les ramenait à l’ambassade, Coplan demanda au capitaine :
  
  - Que signifie cette allusion de Zindar au Wafd ? Je croyais que ce parti nationaliste avait été dissous lors de la révolution ?
  
  - C’est exact. Mais il paraît qu’il est en voie de reconstitution, contre la volonté de l’actuel chef de l’État.
  
  Coplan soupira :
  
  - Quel casse-tête, la politique égyptienne ! J’espère qu’Allah y retrouvera les siens. Mais si nous devons retrouver les assassins de Cornilon dans ce labyrinthe, nous n’avons pas fini de rigoler.
  
  
  
  
  
  Cette journée du mardi et celle du lendemain s’écoulèrent sans apporter le moindre élément nouveau.
  
  Coplan, oisif et désœuvré, se promena dans les rues du Caire et passa pas mal de temps à El Sayeda Zeinab, le vieux quartier populeux qui étire ses ruelles vétustes au sud de la ville. Il eut ainsi l’occasion de contempler les ruines d’un immeuble de quatre étages qui s’était écroulé quelques jours auparavant, ensevelissant sous les décombres une trentaine de morts et une soixantaine de blessés.
  
  Cette catastrophe lamentable prenait aux yeux de Francis une valeur de symbole. Toute la capitale, et tout le pays, en réalité, n’étaient-ils pas sur le point de s’écrouler ?
  
  Finalement, vers 20 heures, Coplan regagna la rue du 26 Juillet et dîna au Carlton. Comme l’appartement de Cornilon se trouvait à deux pas de l’hôtel, il se retrouva à son domicile provisoire à 21 heures et il s’installa dans un fauteuil pour réfléchir à son problème, tout en fumant une Gitane.
  
  Pourquoi les terroristes de l’O.S.P.E. avaient-ils éliminé Ibrahim Mokkal ? Sans doute savaient-ils que le rusé proxénète était un auxiliaire de la police. Mais, même dans ce cas, cet attentat n’avait guère de sens. Mokkal n’était pas un personnage important, il ne jouait aucun rôle politique. En principe, une organisation révolutionnaire clandestine n’agit pas au hasard ; elle poursuit des objectifs précis et elle supprime des adversaires déclarés de sa cause.
  
  Au fond, la mort de Mokkal était aussi absurde, sur le plan politique, que celle de Cornilon. Et les tueurs de l’O.S.P.E., cette organisation dont personne n’avait jamais entendu parler, avaient un comportement incompréhensible.
  
  Et pourtant, conclut Francis, désabusé, ils tuent.
  
  Un peu avant dix heures, quelqu’un gratta discrètement à la porte. Coplan alla ouvrir. C’était Youssef Nizam.
  
  L’Égyptien prononça les inévitables paroles de salutation et pénétra dans l’appartement. Coplan remarqua qu’il était vêtu de neuf : costume brun, turban mauve, chaussures qui sortaient du magasin. Du coup, le vieux chômeur paraissait dix ans de moins. Et son maintien, son expression, ses yeux trahissaient une espèce de vitalité rénovée.
  
  Coplan lui indiqua un fauteuil et questionna :
  
  - Alors, Youssef ? Où en sommes-nous ?
  
  - La page est tournée, sidi Coplan. Mon pauvre fils a eu des obsèques dignes de lui et il repose désormais dans le giron d’Allah. Je vous rapporte l’argent que vous m’avez prêté.
  
  Il déposa une enveloppe gonflée sur la table, précisa :
  
  - L’ambassade a été très généreuse à mon égard.
  
  - Eh bien, tant mieux, dit Francis, épaté. J’espère que vous n’êtes pas venu uniquement pour me rendre cet argent ?
  
  - Non, évidemment. Je suis venu parce que je tiens toujours mes promesses et pour savoir si vous allez tenir la vôtre.
  
  - C’est-à-dire?
  
  - J’ai besoin de vous pour venger mon fils et vous avez promis de m’aider.
  
  - Je n’ai pas changé d’avis. Mais que puis-je faire ?
  
  - Nous en parlerons dans un instant. Je suppose que vous avez appris la mort d’Ibrahim Mokkal ?
  
  - Oui.
  
  - Qu’en pensez-vous ?
  
  - Je n’y comprends strictement rien.
  
  - Moi, j’ai fait le rapprochement. Mon fils a été abattu alors qu’il sortait de chez Mokkal. Et maintenant c’est Mokkal qui disparaît. Je suis persuadé que les deux choses ont un lien entre elles.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Rien. Je dis simplement que les assassins avaient une raison de tuer Mokkal après avoir tué le patron de mon fils.
  
  - Quelle raison ?
  
  - Je l’ignore. Mais je n’arrête pas de me poser la question. Et je me demande parfois si mon fils n’a pas commis une imprudence.
  
  Coplan dévisagea le vieil Égyptien.
  
  - Expliquez-vous, Youssef.
  
  - Voyez-vous, sidi Coplan, mon fils avait beaucoup de qualités mais il avait un défaut grave : il ne priait pas.
  
  Francis opina. Il sentait qu’il allait avoir droit à un sermon du vieux musulman et il s’arma de patience. Youssef poursuivit :
  
  - Quand un homme arrive à mon âge et qu’il a élevé ses enfants, il n’aspire qu’à une chose, connaître ses petits-enfants. Allah bénit les fidèles qui ont une nombreuse descendance. Et vous ne pouvez pas savoir le nombre de fois que j’ai conseillé à Hussein de se marier. Mais il se contentait de rire. Il avait des idées modernes, que voulez-vous ? Une fois, pourtant, il s’est mis en colère. Je m’en souviens très bien. Il m’a dit : « Sache-le une fois pour toutes, je ne me marierai jamais. Le mariage me dégoûte. Je suis bien placé pour savoir que les femmes sont des chiennes et qu’elles ne pensent qu’à tromper leur mari. » Cela m’a beaucoup attristé, je ne vous le cache pas. Les femmes sont ce qu’elles sont, et les hommes aussi. Vous n’avez pas connu mon fils, je crois ?
  
  - Non.
  
  - Il était très beau, tout le monde le disait. Mais la beauté n’est presque jamais une source de bonheur. Hussein avait toutes les filles qu’il voulait. Il ne devait même pas les séduire, elles se jetaient dans ses bras. Trop de facilité, pour un homme, c’est mauvais. Hussein voulait conquérir ses proies, c’est normal. Et si j’en crois des rumeurs qui me sont parvenues, il s’attaquait de préférence aux femmes mariées qui étaient gardées sévèrement par un mari jaloux.
  
  Coplan, résigné, écoutait son interlocuteur avec une attention bien imitée, tout en se demandant où il voulait en venir.
  
  - Le Coran nous enseigne très clairement que celui qui détourne une femme mariée de ses devoirs sera châtié. Hussein n’a pas tenu compte de cet avertissement.
  
  - C’est à ce propos-là que vous pensez qu’il a commis une imprudence ? s’enquit Francis.
  
  - Oui, je le crains. Regardez, j’ai trouvé ce morceau de papier dans la poubelle chez mon fils.
  
  Il tendit à Coplan un bout de papier chiffonné. Coplan y jeta un coup d’œil et le restitua à Youssef en disant :
  
  - J’ai appris à parler l’arabe, mais je n’ai pas eu le temps d’apprendre à lire votre écriture. Que dit ce papier ?
  
  - Je vous le lis : « Je viendrai samedi vers 21 heures. Je veux encore être heureuse. Je suis à toi, mon adoré. » C’est signé : S. Rien qu’une lettre, la lettre S.
  
  Coplan avait dressé l’oreille.
  
  - Si l’on en croit ce papier, dit-il, Hussein aurait rencontré une femme le soir même où il a été abattu par les terroristes ?
  
  - Oui.
  
  - A moins qu’il n’ait décommandé le rendez-vous ou qu’il s’agisse d’un autre samedi. Le billet n’est pas daté d’une façon précise, je crois ?
  
  - C’est vrai, mais comme je vide les ordures une fois par semaine quand je vais là-bas, le billet doit être récent.
  
  - C’est en tout cas une indication intéressante, émit Coplan, pensif. La femme en question savait peut-être que Hussein irait d’abord chez Mokkal pour y déposer Cornilon.
  
  - C’est à cela que je pensais en disant que mon fils avait peut-être commis une imprudence. Les femmes sont bavardes.
  
  Coplan eut une inspiration.
  
  - J’aimerais bien faire un tour au domicile de votre fils, Youssef, dit-il. Est-ce que cela vous embêterait de m’y conduire ?
  
  - Pas du tout. Je comptais même vous le proposer. Vous serez peut-être plus malin que moi. Je n’ai pas trouvé d’autres traces de cette femme dans l’appartement de mon fils.
  
  - Eh bien, allons-y. Nous prendrons un taxi.
  
  - Oui, jusqu’à midan El Sayeda Zeinab. De là, nous irons à pied, car c’est un vieux quartier difficile.
  
  - Je le sais. Je m’y suis promené pendant deux heures cet après-midi.
  
  
  
  
  
  L’appartement qu’occupait le chauffeur auxiliaire de l’ambassade de France se trouvait au troisième étage d’un vieux bâtiment de cinq étages, édifié au début du siècle, à l’angle de la rue El Sad El Barrany et de la rue Cheikh El Bagghal. L’immeuble était relativement bien entretenu et paraissait moins vétuste que la plupart de ceux du voisinage.
  
  En pénétrant dans le logement, Coplan fut surpris. Les meubles, la décoration, l’aménagement même étaient résolument de style occidental. On ne se serait jamais cru chez un musulman. Dans un certain sens, ce décor ressemblait à celui de l’appartement de Cornilon.
  
  Ces deux-là étaient faits pour s’entendre, pensa Francis. Deux célibataires méticuleux. Et qui, de plus - mais pas pour les mêmes raisons - méprisaient les femmes.
  
  Youssef avait allumé les lumières dans toutes les pièces.
  
  Il prononça :
  
  - C’est joli, n’est-ce pas?
  
  - Oui. Mais qu’allez-vous faire de cet appartement ? Au fond, vous pourriez l’habiter, non ?
  
  - Pensez-vous. C’est trop moderne. Je me sentirais mal à l’aise. Je suis né dans une masure de pauvres et j’y habite toujours. Je n’ai pas de chaises ni de fauteuils chez moi, et je dors sur une natte, à même le sol. Regardez ce grand lit, même les cheikhs n’avaient pas cela du temps de ma jeunesse.
  
  - Hussein a dû y passer de bons moments, murmura machinalement Coplan.
  
  - Sûrement, approuva Youssef. Allah ait son âme, mais quand je changeais les draps, je pouvais me rendre compte que mon fils avait les reins généreux. Allah n’a pas dû aimer cela non plus. La semence de l’homme est destinée au ventre de la femme. Mais je suppose qu’il ne voulait pas faire des enfants aux femmes qu’il ramenait ici.
  
  - A première vue, émit Francis, je ne vois pas le moindre indice de la présence d’une femme dans l’appartement.
  
  - Il y avait son parfum, marmonna l’Égyptien, mais j’ai aéré. Il faudrait plutôt examiner les papiers qui sont dans le petit bureau. Je n’avais pas le droit d’y toucher.
  
  C’est effectivement là que Coplan tomba sur trois lettres glissées entre les pages d’un gros livre cartonné en vert, une traduction française du Coran éditée à Paris.
  
  Il tendit les trois missives à Youssef en demandant :
  
  - De quoi est-il question là-dedans ?
  
  Youssef entreprit la lecture, assez laborieuse, des lettres. Puis il expliqua :
  
  - C’est elle. Elle signe S.
  
  - Que raconte-t-elle ?
  
  - Qu’elle a découvert le bonheur d’être femme dans les bras de son Hussein adoré, qu’elle veut tout quitter pour lui, qu’elle est prête à mourir pour lui, qu’elle ne supporte plus d’être touchée par son mari.
  
  Le vieil Égyptien soupira :
  
  - Elle est folle, cette créature ! De mon temps, les filles étaient pudiques, réservées, obéissantes.
  
  - Puis-je emporter ces lettres ?
  
  - Oui, pourquoi pas ?
  
  - Pourriez-vous me confier aussi le billet que vous m’avez montré tout à l’heure ? Je ferai faire des examens par les spécialistes de l’ambassade. Si nous pouvions identifier cette femme, nous aurions peut-être une piste qui nous conduirait jusqu’aux assassins de Cornilon, qui sait ?
  
  - C’est mon idée, appuya Youssef. Quand une femme est amoureuse, elle a la langue bien pendue, c’est connu.
  
  - J’imagine qu’elle doit être belle ?
  
  - Certainement. Et jeune. Hussein me disait souvent en plaisantant qu’une femme égyptienne était fanée à trente ans, que les Occidentales n’étaient savoureuses qu’après cet âge-là.
  
  Cette réflexion fit tiquer Francis.
  
  - Après tout, grommela-t-il, qui nous prouve que la mystérieuse madame S est une Égyptienne ?
  
  - Le contraire m’étonnerait. Elle écrit comme on enseigne l’écriture arabe à l’école maintenant.
  
  Ils continuèrent à fouiller l’appartement, mais en vain. Finalement, Coplan prononça :
  
  - Je crois que nous avons fait le tour de la question, Youssef. Je vais m’occuper des lettres que vous m’avez confiées et je vous dirai demain si les analyses ont donné des indications.
  
  Il marqua un temps d’arrêt, ajouta, pensif :
  
  - A votre place, je sortirais le moins possible de cet appartement.
  
  - Pourquoi cela ?
  
  - Je vais vous faire une confidence. J’ai parlé avec Ibrahim Mokkal quelques heures avant sa mort. Figurez-vous qu’il avait reçu un message signé S.
  
  - Mokkal ? fit l’Égyptien, estomaqué.
  
  - Oui, Mokkal. Et, dans ce message, la femme lui fixait un rendez-vous nocturne dans le quartier où nous sommes en ce moment.
  
  - Je vous avais bien dit que les deux choses avaient un lien entre elles !
  
  - La femme voulait voir Mokkal pour lui parler des assassins du diplomate français.
  
  Youssef était partagé entre l’excitation et l’émotion.
  
  - Nous sommes sur la bonne voie, sidi Coplan, affirma-t-il.
  
  - C’est aussi mon opinion, Youssef. Sauf erreur, cette femme ne doit pas habiter très loin d’ici, d’une part, et elle doit être au courant de certaines choses, d’autre part. Elle a dû apprendre la mort tragique de Mokkal. Et comme elle sait par Hussein que vous vous occupez du ménage de celui-ci, elle va peut-être essayer de vous contacter.
  
  - Je ne bougerai pas d’ici, décida l’Égyptien.
  
  - Par la même occasion, faites une petite enquête dans l’immeuble. Questionnez discrètement les autres locataires, les voisins éventuellement. Si notre mystérieuse madame S est jeune et jolie, elle a peut-être été remarquée ?
  
  - Je me charge de cela. Vers quelle heure viendrez-vous demain soir ?
  
  - A l’heure que vous voudrez.
  
  - Disons vers 22 heures ?
  
  - D’accord.
  
  - Je vais vous conduire jusqu’à la place El Sayeda. S’il n’y a pas de taxi à la station, je connais un autre endroit où il y en a souvent.
  
  Ils quittèrent l’appartement.
  
  
  
  Le lendemain soir, quand Coplan vint au rendez-vous, il trouva la porte palière entrouverte. Étonné, il poussa le vantail et pénétra dans l’appartement. Il y avait de la lumière dans la petite salle de séjour, mais pas de Youssef.
  
  Intrigué, Francis passa dans la chambre à coucher. Le vieux Youssef Nizam était là, étendu de tout son long sur le grand lit, les yeux révulsés, la bouche ouverte, sa langue violacée et gonflée dépassant entre ses dents jaunies.
  
  Coplan diagnostiqua d’emblée :
  
  - Poison. Nom de Dieu ! Les salauds !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Dominant la rage qui lui serrait les tripes, Coplan posa sa main sur le front de Youssef Nizam. Il était encore tiède, mais on sentait que le froid et la rigidité de la mort envahissaient insidieusement ce corps désormais sans vie.
  
  Brusquement, il réalisa que cet appartement était peut-être devenu un piège et que sa propre existence était en péril. Il se propulsa vers la porte palière. Dieu merci, elle n’avait pas été refermée, rien n’avait bougé !
  
  Revenant dans le logement, il promena un regard aiguisé autour des diverses pièces. Pas la moindre trace de violence. Youssef avait dû ouvrir lui-même, sans appréhension, la porte aux tueurs. Un verre avait été abandonné sur la table de la salle de séjour. Un seul verre.
  
  Et si c’était madame S, l’empoisonneuse ? se demanda Francis. Si cette femme avait partie liée avec les terroristes révolutionnaires ? Cette hypothèse expliquerait bien des choses.
  
  Quoi de plus facile ; pour une jolie fille manipulée par une organisation, que de séduire un homme toujours en quête de bonnes fortunes ?
  
  Coplan quitta l’appartement sans éteindre la lumière ni fermer la porte palière à clé. Il dévala les trois étages, fila jusqu’à la place El Sayeda où il eut la chance de trouver un taxi disponible.
  
  - A l’ambassade de France, jeta-t-il au chauffeur.
  
  A cette heure tardive, la circulation était enfin devenue plus fluide, le taxi ne mit pas trop de temps pour arriver à destination.
  
  L’homme qui était de garde à l’ambassade manifesta une certaine surprise en reconnaissant le visiteur nocturne.
  
  Il prévint Francis :
  
  - Il n’y a plus personne à cette heure-ci.
  
  - Je m’en doute, mais je voudrais seulement passer un coup de fil au capitaine Revaize. Il m’a donné son numéro privé.
  
  - Allez-y. Vous connaissez le chemin.
  
  Revaize ne cacha pas son étonnement quand il entendit la voix de Coplan au bout du fil.
  
  - Que se passe-t-il ? Où êtes-vous ?
  
  - Je suis à l’ambassade, dans le bureau de Cornilon, et j’ai besoin de vous de toute urgence.
  
  - Maintenant ? Mais pourquoi ?
  
  - Je ne peux rien vous dire au téléphone. Si cela vous dérange de me rejoindre ici, je me débrouillerai, mais décidez-vous.
  
  - Bon, j’arrive.
  
  Vingt minutes plus tard, Francis mettait le capitaine au courant. Celui-ci demanda bêtement :
  
  - Qu’alliez-vous faire à une heure pareille au domicile de Hussein Nizam ?
  
  - Je viens de vous le dire. Le père de Nizam m’avait invité à voir cet appartement afin d’y dénicher éventuellement des indices concernant la maîtresse de son fils.
  
  - Il faut contacter immédiatement l’inspecteur principal Taffidi, décréta le capitaine. Il faut le mettre dans le bain. Des témoins ont pu vous voir dans l’immeuble, et si vous ne prenez pas les devants, vous risquez de vous retrouver dans un drôle de pétrin.
  
  - D’accord, acquiesça Coplan. Essayez de toucher Taffidi par téléphone.
  
  L’affaire fut promptement goupillée. Une voiture de police vint cueillir les deux Français pour les conduire dare-dare au siège de la police criminelle.
  
  La face épaisse du policier obèse reflétait une méfiance mal camouflée lorsqu’il accueillit les deux Européens.
  
  - Asseyez-vous et racontez-moi posément votre histoire, dit-il en scrutant Francis.
  
  Celui-ci s’exécuta, donna des détails complémentaires au sujet des lettres de la mystérieuse madame X, déposa les missives sur le bureau de l’inspecteur.
  
  Taffidi, hochant sa grosse tête, grommela :
  
  - Si je comprends bien, le cadavre de Youssef Nizam est toujours là-bas ?
  
  - Oui, je n’ai touché à rien.
  
  - Vous êtes un homme dangereux à fréquenter, me semble-t-il ? D’abord Mokkal, maintenant Youssef Nizam.
  
  D’un regard en dessous, il continuait à observer Francis. Qui répondit tranquillement :
  
  - En effet, ces coïncidences sont fâcheuses, mais je n’y suis pour rien. A propos, n’avez-vous pas retrouvé le message de madame S au domicile de Mokkal ?
  
  - Non, il devait avoir le papier sur lui quand il a grillé. Mais faites-moi confiance, nous finirons par mettre la main sur cette femme. Je vais faire examiner par mes spécialistes les lettres que vous venez de me remettre. En premier lieu, je vais m’occuper de Youssef Nizam. Je vous tiendrai au courant.
  
  
  
  
  
  C’est le lendemain, vers 17 heures, que l’inspecteur Taffidi donna de ses nouvelles.
  
  Sa voix, au téléphone, était étrangement aimable.
  
  - Si cela ne vous dérange pas trop, faites donc un saut jusqu’à mon bureau, monsieur Coplan. Si vous n’êtes pas libre en ce moment, votre heure sera la mienne.
  
  - Puis-je venir tout de suite? Je n’ai rien d’autre à faire.
  
  - Naturellement.
  
  L’inspecteur égyptien avait préparé, pour son entretien avec l’enquêteur du gouvernement français, un petit aide-mémoire qu’il avait posé sur sa table de travail.
  
  - Procédons par ordre, dit-il. D’après les analyses du laboratoire, Youssef Nizam a été empoisonné au moyen d’une substance médicamenteuse qu’il est difficile de se procurer sans ordonnance médicale. Sur le verre qui se trouvait sur la table ne figuraient que les empreintes du mort. Bref, nous sommes en présence d’un crime prémédité, bien organisé. Les lettres écrites par la maîtresse de Hussein Nizam ont été rédigées sur un papier bon marché qui se vend dans une boutique d’El Sayeda Zeinab. Les empreintes relevées sur ces lettres sont les mêmes sur les quatre échantillons, mais elles ne sont pas connues dans nos archives. Une certitude, si c’est cette femme qui a empoisonné le père de son amant, elle n’a pas pu agir seule. Pour transporter sur le lit le corps du mort, il fallait être au moins deux, ou alors avoir une force exceptionnelle. Tels sont les éléments dont nous disposons pour le moment.
  
  Coplan émit :
  
  - Je ne vois pas ce que l’on peut en tirer.
  
  - On peut spéculer sur des hypothèses, murmura le gros policier, pensif. La première qui vient à l’esprit, c’est que les meurtriers paraissent soucieux de couper les pistes qui nous permettraient de les identifier. Ibrahim Mokkal a sans doute été supprimé parce qu’il était sur la voie. Et Youssef Nizam également. Dès lors, il y a deux possibilités à envisager : ou bien la mystérieuse madame S cherche à trahir les tueurs, ou bien c’est elle qui mène la danse en ayant soin de brouiller les indices.
  
  Coplan se gratta la tempe d’un air indécis.
  
  - Ce que je ne discerne toujours pas, avoua-t-il, c’est le rôle de Cornilon dans cette affaire.
  
  - Moi non plus, laissa tomber Taffidi, perplexe. Sur le plan purement politique, nous sommes dans une impasse. Sur le plan criminel, nous pouvons poursuivre nos investigations en attendant un fait nouveau. Car cette affaire n’est pas finie, j’en suis convaincu.
  
  - Qu'entendez-vous par fait nouveau, inspecteur ?
  
  - Je ne sais pas. Un nouveau meurtre, une dénonciation, un témoignage décisif. Mes limiers sont en train de fouiller El Sayeda Zeinab.
  
  A cet instant précis, un voyant rouge s’alluma au pupitre de l’interphone posé sur la table du policier. Une voie gutturale, saccadée, annonça dans le petit micro métallique :
  
  - Une alerte à El Nassiriya, chef. Le local de la permanence des Frères Musulmans a été détruit par une bombe. Il y a des morts et des blessés.
  
  Une grimace crispa la bouche épaisse du policier.
  
  - J’y vais, jeta-t-il dans l’interphone.
  
  Il coupa le contact, lança à Coplan sur un ton sarcastique :
  
  - Voilà ce que je craignais. Le cycle infernal de la violence est de nouveau déclenché. Excusez-moi, monsieur Coplan, mon devoir m’appelle. Nous nous reverrons dans quelques jours.
  
  De retour à l’ambassade, Coplan contacta le capitaine Jean Revaize.
  
  - Alors ? interrogea l’officier de sécurité. Du nouveau du côté de Taffidi ?
  
  - Non, les enquêtes policières pataugent. Mais l’entrevue a été brusquement écourtée par l’annonce d’un attentat à la bombe qui venait de se produire en ville.
  
  - Où ?
  
  - A El Nassiriya, si j’ai bien compris. C’est une permanence des Frères Musulmans qui a été touchée par l’explosion.
  
  - Merde, laissa échapper Revaize. J’espère que cela ne va pas recommencer. Ce pays est un véritable baril de poudre. Une étincelle peut provoquer les mêmes désastres qu’en janvier dernier.
  
  - A votre avis, pourrait-il s’agir d’un coup de l’Organisation Secrète du Peuple Égyptien ? Après l’assassinat de Cornilon, ces terroristes avaient annoncé d’autres actions.
  
  Revaize afficha une mine ébahie.
  
  - Sûrement pas ! affirma-t-il. Les révolutionnaires ne s’attaquent pas entre eux. Les Frères Musulmans sont du côté de l’opposition, tout comme cette fameuse O.S.P.E. dont on ne connaît que le manifeste censuré par le gouvernement.
  
  Coplan eut une mimique désabusée.
  
  - Je donne ma langue au chat, soupira-t-il. Je ne pige plus rien du tout à cette salade égyptienne. Finalement, le gros Taffidi a sans doute raison : il faut attendre un fait nouveau.
  
  - C’est ce qu’il vous a dit ?
  
  - Oui.
  
  - C’est une façon comme une autre de gommer l’échec de ses limiers. Trois crimes successifs et pas le moindre indice, pas la moindre piste ! Je croyais que la police cairote était un peu plus dégourdie que cela.
  
  - Où cela se trouve-t-il, El Nassiriya?
  
  - Au cœur même de la ville. A l’est du quartier des ministères.
  
  - Pourriez-vous m’y conduire? J’aimerais jeter un coup d’œil sur l’endroit où a eu lieu l’attentat à la bombe.
  
  - Drôle d’idée. Les flics et l’armée ont sûrement bouclé la zone sinistrée. Si nous sommes pris dans un contrôle d’identité, nous en avons pour des heures. Pourquoi voulez-vous aller là-bas ?
  
  - Faute de grives on mange des merles. Quand je n’ai rien de solide à me mettre sous la dent, je ne déteste pas de flâner dans les endroits chauds. On se rend mieux compte sur le terrain.
  
  - Je vous le déconseille vivement.
  
  - Bon, n’en parlons plus. Après tout, je ne tiens pas tellement à être pris dans une rafle. Mon image de marque ne s’en trouverait pas améliorée aux yeux de l’inspecteur principal Taffidi.
  
  - Il vous a fait des reproches ?
  
  - Oui et non. Il m’a seulement fait remarquer que j’avais été en contact avec Mokkal et Youssef Nizam quelques heures avant leur mort tragique. Ce qui est la vérité.
  
  A ce moment, l’huissier de l’ambassade vint prévenir le capitaine qu’un certain Fouad Selekim demandait à le voir.
  
  - Il est au téléphone ? fit Revaize, surpris.
  
  - Non, il est dans l’antichambre.
  
  - Je vais le recevoir dans cinq minutes.
  
  L’huissier se retira. Le capitaine expliqua à Coplan :
  
  - C’est une grosse légume du régime. Il dirige un service d’import-export qui exerce un véritable monopole sur les activités économiques du pays.
  
  - Je connais les Selekim de nom. Ils sont trois ou quatre frères, si j’ai bonne mémoire ? La grosse galette et la grande vie.
  
  - Je vais vous le présenter. Les Selekim ont le bras long en Égypte et ce sont des relations utiles.
  
  Fouad Selekim était un individu imposant, grand et corpulent mais sans lourdeur. Sa face ronde, son crâne chauve et son teint bronzé ne manquaient pas de distinction. Son élégant complet gris pâle, visiblement taillé à Londres, non plus. En revanche, ses yeux noirs (qui paraissaient un peu bridés à cause des paupières charnues, tombantes) et le pli de sa bouche trahissaient une sorte d’arrogance intérieure qui n’avait rien de bien plaisant.
  
  Très à l’aise, il s’écria quand le capitaine lui présenta Francis :
  
  - La chance est avec moi. C’est pour vous que je suis ici, monsieur Coplan. Mon vieil ami Kamal Zindar m’a parlé de vous ce matin et je brûlais d’envie de faire votre connaissance.
  
  - Vous m’en voyez flatté, répondit Francis.
  
  Du coup, l’Égyptien ne s’occupait plus de Revaize. Il enchaîna, le regard posé sur Coplan :
  
  - Il paraît que vous êtes à la recherche de terroristes internationaux ?
  
  - Pas exactement, corrigea Francis. Mon gouvernement m’a simplement chargé de vérifier si les assassins de notre attaché commercial Hervé Cornilon font partie ou non d’une organisation ayant des ramifications à l’étranger.
  
  - Allez plutôt en Libye, persifla Selekim. Ce fou de Khaddafi entretient grassement tous les tueurs que lui confie son compère Boumedienne. Nous autres, Egyptiens, nous lavons notre linge sale en famille.
  
  Revaize intercala d’une voix grinçante :
  
  - N’empêche que votre lessive est drôlement explosive. Une bombe vient d’exploser dans le local des Frères Musulmans à El Nassiriya.
  
  - Oui, je suis au courant, dit négligemment Selekim.
  
  Et il ajouta avec un sourire bizarre :
  
  - Ne vous mettez pas martel en tête pour cet incident, capitaine. C’est un coup de semonce destiné à l’opposition. La main qui a posé cette bombe-là n’appartient pas à un terroriste.
  
  Les deux Français avaient compris. L’Égyptien reprit, sur un ton plus enjoué :
  
  - Laissons cela. En venant vous voir, capitaine, j’avais un but bien précis : vous demander de transmettre à monsieur Coplan une invitation à dîner. Vous le voyez, le hasard fait bien les choses.
  
  II se tourna vers Francis :
  
  - Je reçois quelques amis chez moi, ce soir, et je serais enchanté de vous savoir des nôtres, ainsi que le capitaine. Nous serons ravis, mes amis et moi-même, de bavarder avec un célèbre chasseur de terroristes.
  
  Coplan n’hésita pas :
  
  - En ce qui me concerne, j’accepte votre invitation avec plaisir. Mais je vous préviens que vous allez au-devant d’une déception. La chasse que je pratique est nettement moins pittoresque que les safaris du Kenya.
  
  - Vous êtes trop modeste. Et vous, capitaine ?
  
  - Hélas, je ne suis pas libre ce soir. L’ambassadeur dîne chez son excellence Mamdouh Salem, votre premier ministre. Je suis chargé de sa protection. Avec vos agitateurs communistes et islamiques, il y a lieu d’ouvrir l’œil.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Coplan n’était pas dupe. Le colonel Kamal Zindar, informé par l’inspecteur principal Taffidi, avait sans doute mal digéré la double coïncidence de l’assassinat de Mokkal et de Youssef après une entrevue avec l’envoyé des services spéciaux français. Aussi avait-il décidé, à toutes fins utiles, de mobiliser un agent secret égyptien qu’il balançait carrément dans les jambes de Francis.
  
  Car la chose était évidente : Fouad Selekim, gros manitou de l’import-export, businessman accompli et polyglotte, était un gars du bâtiment, un collègue.
  
  Dans un sens, la situation avait quelque chose de divertissant : sans le vouloir, Coplan avait fini par attirer les soupçons des autorités égyptiennes sur sa personne !
  
  Le Vieux allait encore ricaner, pour sûr.
  
  Fouad Selekim habitait une superbe villa de style mauresque, bâtie au milieu d’une vaste propriété, sur la route d’Héliopolis.
  
  Coplan débarqua d’un taxi qui s’était rangé au pied du perron de la belle demeure. Il paya la course, jeta un coup d’œil à sa montre : 21 heures et onze minutes.
  
  Parfait, pensa-t-il. Je suis dans les temps.
  
  Un domestique en djellaba blanche descendit les marches de pierre, s’inclina respectueusement devant le visiteur en lui souhaitant la bénédiction d’Allah.
  
  Coplan déclina son nom. Le serviteur murmura :
  
  - Voulez-vous me suivre, je vous prie ?
  
  Dès qu’il pénétra dans la villa, Francis fut enveloppé par une fraîcheur paradisiaque. L’air conditionné avait été réglé d’une façon parfaite.
  
  A la suite de son cicerone, Coplan longea un couloir de marbre et fut acheminé vers un grand salon donnant sur l’arrière de la bâtisse. La décoration de cette pièce était un mélange astucieux de style oriental et occidental ; il y avait les tapis opulents, les poufs, les tables basses des demeures arabes, mais aussi les tables et les chaises, les fauteuils et les éclairages en usage en Occident.
  
  Fouad Selekim s’avança au-devant de Coplan.
  
  - Soyez le bienvenu, cher ami, s’exclama-t-il avec emphase. Permettez-moi de vous présenter mes amis et mes amies.
  
  Du groupe de dix ou douze personnes qui se trouvaient déjà dans le salon, une jeune femme se détachait du lot avec tout l’éclat d’une rose égarée parmi des immondices. Coplan serra des mains à la ronde, ne retint aucun des noms cités par le maître de maison, sauf celui de la divine créature qui se nommait Fatma Kalaki. Les autres, tous et toutes des Egyptiens, plus très jeunes et du genre parvenu, suaient l’argent et la prétention.
  
  Comme par hasard, c’est Fatma Kalaki qui jouait la fille de la maison. Elle offrit un apéritif à Francis en minaudant d’une voix suave, en français :
  
  - Je suppose qu’un scotch vous fera plaisir ? Vous n’êtes pas musulman et vous y avez droit.
  
  - Et vous, que buvez-vous ?
  
  - Du jus de fruit.
  
  - Je ne veux pas me singulariser.
  
  - Oh, ne faites pas de manières, surtout ! renvoya-t-elle en riant. Les lois de l’hospitalité sont sacrées chez nous.
  
  - Dans ce cas, un whisky à l’eau plate.
  
  Elle le servit, lui tendit son verre. Déjà les invités formaient le cercle autour d’eux. Et les conversations s’engagèrent, incohérentes, superficielles, en un multiplex teinté de snobisme comme c’est généralement le cas dans les réunions mondaines.
  
  Coplan s’aperçut très vite que la plupart de ces favoris du régime connaissaient Paris au moins aussi bien que lui-même. Et que les restaurants réputés leur étaient familiers.
  
  On passa à table dix minutes plus tard. La salle à manger, elle, faisait nettement penser à l’Espagne. Même sobriété luxueuse et noble.
  
  Comme par hasard - une fois de plus - Coplan avait comme voisine de droite la séduisante Fatma Kalaki. C’était un coup monté, pas de doute. Et cela sentait même le guet-apens délibéré. La preuve, c’est que Fouad Selekim ne ramena même pas sur le tapis le fait d’avoir à sa table un chasseur de terroristes. En réalité, personne ne s’occupa spécialement du Français et Coplan eut tout le loisir de se consacrer à sa fascinante voisine.
  
  Un visage ovale et lisse d’un dessin idéal, des joues plus douces que le velours, de grands yeux de biche innocente, une bouche ourlée comme des pétales de rose, un front de déesse, un buste provocant par son galbe sublime mais nullement indécent.
  
  Les services secrets égyptiens jouaient le grand jeu, c’était clair. Fouad Selekim n’avait pas lésiné sur les moyens. Fatma Kalaki devait être le fleuron de sa couronne, et il la jetait carrément dans les bras de l’agent du S.D.E.C. Pourquoi ?
  
  Coplan questionnait poliment la jeune femme, qui répondait avec aisance et naturel. Oui, elle voyageait beaucoup et elle avait visité presque tous les pays civilisés de la planète... Elle se consacrait essentiellement à l’histoire de l’art, et notamment au rayonnement de la culture pharaonienne à travers le monde antique.
  
  - Une de mes grandes surprises, dit-elle, c’est d’avoir découvert des analogies frappantes entre les fresques du temple d’Angkor-Vat et nos fresques de l’époque ptolémaïque. Les danseuses sacrées des empereurs khmers sont les cousines des prostituées sacrées des temples de Ptolémée.
  
  - Voilà un rapprochement pour le moins original, reconnut Francis. Mais, quand on y réfléchit, c’est assez logique. Partout et toujours, la femme vouée au culte de l’amour est la Femme avec un grand F. Elle est donc toujours la même. On imagine mal, dans ce rôle, une pauvre fille desservie par la nature. Je suis sûr que vous ressemblez à ces figures féminines.
  
  Elle ne put s’empêcher de sourire.
  
  - C’est un peu alambiqué comme comparaison, murmura-t-elle, mais c’est un compliment typiquement français. L’autre soir, un industriel allemand a trouvé que je ressemblais à Nefertiti. Ce qui est à la fois faux et lourd.
  
  - C’est l’intention qui compte. Vous manquez d’indulgence. Un homme ne peut pas se maîtriser quand il vous voit.
  
  - A choisir, je préfère votre manière.
  
  - Vous me faites trop d’honneur.
  
  - Je suis sincère, c’est tout.
  
  Le repas était excellent. Les brochettes d’agneau parfumées aux aromates avaient une délicatesse raffinée. Quant à la conversation générale qui se poursuivait autour de la table, elle paraissait se concentrer avec bonne humeur sur le sujet du jour ; la leçon infligée par les soldats égyptiens aux troupes libyennes. Les oreilles de Khaddafi devaient drôlement tinter.
  
  Les convives de Selekim considéraient le leader de la Libye comme un pauvre illuminé qui prenait ses gisements de pétrole pour des jaillissements de génie.
  
  Vers 22 heures 30, au moment du café, Fatma Kalaki dévoila franchement ses batteries.
  
  - J’aimerais bavarder en tête à tête avec vous, monsieur Coplan, susurra-t-elle sur un ton confidentiel.
  
  - C’est mon souhait le plus sincère, répondit-il en la regardant droit dans les yeux.
  
  - Si je ne craignais pas d’être mal jugée, je vous demanderais volontiers de prendre un dernier drink chez moi.
  
  - Faites-le, je vous en conjure.
  
  - Eh bien, je le fais.
  
  L’affaire étant dès lors conclue, Coplan, après le dîner chez Fouad Selekim, quitta la propriété du riche businessman égyptien dans l’époustouflant coupé blanc de la jeune femme, un coupé Mercedes 350 SLC qui avait dû coûter une petite fortune au trésor égyptien.
  
  La voiture démarra en souplesse et prit la direction d’Héliopolis. Elle s’arrêta une dizaine de minutes plus tard devant une coquette maison blanche à un seul étage, ornée d’un ravissant balcon à colonnettes.
  
  - Voici ma maison, annonça Fatma. Ce n’est pas le palais de notre ami Fouad, mais elle me plaît.
  
  Elle guida Coplan vers l’entrée, ouvrit le vantail de bois patiné.
  
  - Malheureusement, prévint-elle, je n’ai pas l’air conditionné.
  
  Effectivement, une chaleur lourde régnait dans la maison. Le soleil avait tapé toute la journée sur la façade blanche et les murs avaient été chauffés à blanc.
  
  Fatma conduisit son invité jusqu’à une vaste salle de séjour aux fenêtres fermées, aux persiennes closes. Des tentures de velours parachevaient cette occultation hermétique.
  
  - Vous pouvez tomber la veste, dit-elle. Je ne peux pas ouvrir les fenêtres à cause des moustiques. Moi, je suis habituée à cette température.
  
  Elle allait et venait dans la pièce, préparant des boissons et des verres.
  
  - J’ai une servante qui tient la maison, mais elle rentre chez elle le soir.
  
  Elle déposa un verre de whisky sur une table basse, à la portée de la main de Coplan qui demanda en extirpant de sa poche son paquet de Gitanes :
  
  - La fumée des cigarettes françaises ne vous gêne-t-elle pas ?
  
  - Sûrement pas.
  
  Elle alla chercher un cendrier de cristal qu’elle plaça près du verre de whisky Puis elle murmura :
  
  - Je crois que je vais me changer. Ces vêtements de ville sont vraiment un peu trop chauds dans la maison. Vous m’excusez deux secondes ?
  
  Elle disparut, revint cinq minutes plus tard. Elle avait troqué sa jupe et son chemisier pour une simple tunique d’intérieur en soie rose qui était nouée à la taille par une cordelière dorée. Ce vêtement dépouillé laissait voir ses jolis bras, ses genoux et la naissance de ses seins.
  
  - Ravissant, dit-il, amusé par cette mise en condition.
  
  - Merci. Mais vous ne buvez pas ? A notre rencontre.
  
  Elle porta son verre de jus de fruit à sa bouche. Francis continua à fumer sans toucher à son verre. Elle soupira :
  
  - J’étais morte de soif. La cuisine est assez épicée chez Fouad Selekim.
  
  Étonnée, elle répéta :
  
  - Vous n’avez pas soif, vous ?
  
  - J’ai changé d’avis, pardonnez-moi. Je boirais volontiers un jus de fruit, moi aussi.
  
  Elle lui servit un autre verre. Puis, comprenant soudain, elle s’exclama :
  
  - Vous n’osez pas toucher à mon whisky ?
  
  - Disons que je suis prudent.
  
  Il la contemplait avec un bon sourire. Mais elle paraissait scandalisée.
  
  - Vous vous figurez peut-être que je vous ai amené ici pour vous droguer ?
  
  Toujours souriant, il répondit :
  
  - Ma chère enfant, si vous saviez le nombre de fois que j’ai chargé une de mes collaboratrices de jouer le jeu que vous jouez en ce moment, vous comprendriez mon attitude.
  
  Vexée, elle se leva, saisit le verre de whisky et l’avala d’un trait.
  
  - J’espère que vous êtes rassuré maintenant?
  
  - Ne vous fâchez pas. Ma méfiance n’a rien de blessant.
  
  
  
  
  
  Elle grommela entre ses jolies dents de nacre un chapelet de jurons arabes qui auraient fait rougir un charretier.
  
  Francis, hilare, murmura :
  
  - Je n’ai pas saisi la moitié de ce que vous venez de dire, mais il me semble que vous m’insultez, non ?
  
  - Et encore, je suis polie ! répliqua-t-elle. Un professeur américain a publié récemment une étude où il démontre que c’est la langue arabe qui est la plus riche en insultes. Ne vous plaignez pas.
  
  - Je vais vous avouer franchement ce que je pense de notre situation. Ce manège est indigne de vous et indigne de moi.
  
  - Cela signifie quoi ?
  
  - Que vous êtes trop belle pour manifester à mon égard l’intérêt que vous me manifestez, du moins spontanément. Et que c’est humiliant pour un professionnel comme moi d’être traité de la sorte par Fouad Selekim. Me prendre pour un vulgaire pigeon, c’est un peu raide, franchement.
  
  Fatma retourna prendre place dans son fauteuil, l’air boudeur. Coplan reprit avec une bonhomie amicale :
  
  - Remarquez, je ne vous reproche rien. Vous êtes en service commandé, vous faites votre boulot, c’est très bien. Mais à quoi cela rime-t-il, au fond ? Que veut Selekim ?
  
  Elle articula calmement :
  
  - Il fait son boulot, lui aussi. Le colonel Zindar lui a ordonné de vous tenir à l’œil, il exécute les ordres.
  
  - Que me reproche-t-on ?
  
  - Rien de précis.
  
  - Mais encore ?
  
  - Vous connaissez mieux que moi le rôle d’un service secret, j’imagine ? Toutes les hypothèses doivent être envisagées.
  
  - Je suis venu au Caire par ordre de mon gouvernement.
  
  - Et alors ? Cette misérable affaire Cornilon n’est peut-être qu’un alibi pour vous ?
  
  - Pourquoi diable aurais-je besoin d’un alibi ?
  
  - Les agents israéliens sont tellement débrouillards qu’ils passent même par le trou d’une aiguille, monsieur Coplan.
  
  Coplan tombait des nues.
  
  - Celle-là, c’est la meilleure ! fit-il, incrédule. Vous me soupçonnez d’être venu au Caire pour le compte de Tel-Aviv ?
  
  - On a vu mieux dans le genre.
  
  - Avec la complicité du S.D.E.C. alors ?
  
  - Dans notre spécialité, qui peut se vanter de ne jamais avoir joué un double jeu ?
  
  - Vous êtes incroyables, vous autres, les Égyptiens ! C’est une obsession caractérisée, une hantise. Vous voyez des espions juifs partout.
  
  - Ils sont partout, hélas.
  
  - Trêve de plaisanterie. Les services secrets d’Israël n’ont pas besoin de moi pour atteindre leurs objectifs. Vous le dites vous-même : ils sont partout. Moi, ma seule mission consiste à identifier les assassins de notre attaché commercial. Je ne sais pas si j’y arriverai, mais je vous garantis que si j’y arrive, je rentre chez moi dans l’heure qui suit. Alors, pourquoi vous fatiguer à me surveiller ?
  
  Il vida son jus de fruit, se leva. Elle le regarda et sa mauvaise humeur s’effaça. Elle plaisanta :
  
  - C’est ce qu’on appelle un bide, à Paris, non ? Je ne vous plais pas ?
  
  - J’admire votre conscience professionnelle, belle amie, mais, de grâce, n’insistez pas. J’ai horreur de courtiser une femme sur commande, et je suis sûr que vous ressentez la même chose.
  
  - Les femmes ne sont pas si simples que cela, émit-elle sur un ton ambigu. Je vous en prie, ne partez pas encore. Votre franchise n’est guère flatteuse pour moi, mais elle a au moins le mérite de clarifier la situation.
  
  - Vous vous trompez, Fatma, dit-il presque sèchement. Votre charme féminin n’est pas en cause. C’est une question de dignité personnelle. Je m’en voudrais de profiter des circonstances pour... pour... enfin, vous voyez ce que je veux dire ? C’est un sacrifice, croyez-le bien. Je ne suis pas un superman.
  
  - Rasseyez-vous, je vous en prie, répéta-t-elle. Si c’est par esprit de sacrifice que vous agissez comme vous le faites, cela mérite une récompense. Je vais vous faire un cadeau.
  
  - Un cadeau ?
  
  - Oh, je ne cherche pas à vous amadouer, rassurez-vous ! Et je n’agis pas en service commandé cette fois-ci. C’est une initiative que je prends de mon propre chef. Je vais vous révéler un secret d’État.
  
  - Je n’en demande pas tant, vous savez.
  
  - Rasseyez-vous d’abord.
  
  Il obtempéra. Elle poursuivit :
  
  - Jusqu’à nouvel ordre, la nouvelle que je vais vous communiquer est classée top-secret. La nuit dernière, les forces égyptiennes de la sécurité de l’État ont lancé un gigantesque coup de filet dans les quartiers populaires de la ville. Cette opération nous a permis de découvrir une organisation clandestine appelée « La Confrérie pour la Lutte Sainte », et quatre-vingts membres de ce mouvement ont été arrêtés, emprisonnés. En outre, une grande quantité d’armes, de munitions et de documents a été saisie (Authentique).
  
  - Bravo. C’est un bon point pour le colonel Zindar, non ?
  
  - Certes. Mais c’est un peu votre intervention qui a déclenché cette opération de police. L’assassinat de Mokkal à El Helmia reposait sur un mystère que vous avez mis en lumière.
  
  - Existe-t-il un rapport entre cette Confrérie pour la Lutte Sainte et les terroristes qui ont abattu Cornilon ?
  
  - Oui, cela se pourrait. Un des conspirateurs s’est suicidé au cours de la rafle. Or, on a trouvé à son domicile une provision du poison qui a tué Youssef Nizam.
  
  Coplan arqua les sourcils.
  
  - C’est très important ce que vous me racontez là, dit-il. En somme, le fait nouveau auquel l’inspecteur Taffidi a fait allusion au cours de l’entretien que j’ai eu avec lui, ce fait nouveau s’était déjà produit. La police tient une piste.
  
  - Oui. Mais ne me trahissez pas, vous ne savez rien.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Coplan réfléchissait. La révélation que venait de lui faire Fatma Kalaki méritait une certaine considération. Mais pourquoi ce gros poussah de Taffidi avait-il gardé ce renseignement décisif dans sa manche ?
  
  La belle Égyptienne murmura, ironique :
  
  - Ce que je viens de vous dire vous laisse rêveur, dirait-on ?
  
  - En effet. Au vrai, je me pose des questions.
  
  - Lesquelles ?
  
  - Primo : pourquoi Taffidi ne m’a-t-il pas soufflé ce mot de cette histoire ? Secundo : pourquoi prenez-vous sur vous de me livrer un secret que la police ne veut pas divulguer ?
  
  - Je vais vous donner les réponses. Avant de vous mettre au parfum, l’inspecteur principal Taffidi veut fignoler son enquête. Il cherche à savoir si cette organisation La Confrérie pour la lutte Sainte et l'Organisation Secrète du Peuple Égyptien sont une seule et même faction de l’opposition. Les terroristes changent souvent de nom quand ils ont commis des assassinats. Vous savez cela mieux que moi, n’est-ce pas ?
  
  - Oui, c’est une tactique qu’ils appliquent volontiers pour égarer les policiers.
  
  - Justement. Taffidi ne désire pas vous avoir dans les jambes pour tirer cette affaire au clair. Il prétend que vous avez tendance à vous mêler de ce qui ne vous regarde pas.
  
  - Il ne manque pas de culot, votre Taffidi ! grommela Coplan. Il estime peut-être que la mort de Cornilon ne me regarde pas ?
  
  - C’est parce que je ne suis pas de son avis que je vous glisse cette information dans le creux de l’oreille. Et ceci répond à votre seconde question. Du moins, en partie.
  
  - C’est-à-dire?
  
  - Il y a une autre raison qui me fait agir comme je le fais. Je prends un risque pour vous inciter à me faire confiance.
  
  - Et pourquoi tenez-vous tant à ce que je vous fasse confiance ?
  
  - Parce que je voudrais que vous me considériez comme une amie. Comme une véritable amie. Je vais souvent à Paris et j’aimerais avoir dans cette ville un ami sur qui je peux compter en cas de besoin. Dans mon métier, c’est parfois précieux.
  
  Coplan pensa in petto que Fouad Selekim était décidément un homme habile. Mais il trouva la riposte.
  
  - Quand une femme comme vous offre son amitié à un homme, prononça-t-il sur un ton pénétré, je ne crois pas qu’il en existe un seul qui puisse la refuser, même s’il est un mufle. Mais alors, la réciproque doit être vraie aussi. Il faut que vous me fassiez confiance de votre côté.
  
  - C’était chose faite dès que je vous ai vu. Et je viens d’ailleurs de le prouver, non ?
  
  - Oui, sans doute. Mais il faut aller plus loin.
  
  - Qu’entendez-vous par là ?
  
  - Que vous me procuriez le nom et l’adresse du suspect chez qui on a trouvé le poison qui a tué Youssef Nizam.
  
  Fatma passa la pointe de sa jolie langue sur ses lèvres et murmura, avec un sourire étrange :
  
  - En somme, vous faites monter les enchères ?
  
  - Et ce n’est qu’un début. Car il faudra ensuite que vous me donniez un coup de main si je vous le demande. Nous sommes entre collègues, n’est-ce pas ? Et vous connaissez la règle du jeu : donnant-donnant.
  
  - Je ne vous promets rien, mais je ferai de mon mieux pour vous satisfaire.
  
  - J’en prends bonne note.
  
  - Et maintenant, si vous en êtes capable, parlez-moi d’autre chose que de vos soucis professionnels.
  
  - Je pourrais vous faire la même proposition, répliqua Francis du tac au tac.
  
  - Ne vous moquez pas de moi, monsieur Coplan. Vous êtes trop psychologue pour ignorer qu’une femme pense toujours à autre chose, même quand elle ne pense qu’à son travail.
  
  - Bien répondu, reconnut-il en se levant pour aller prendre la bouteille de whisky.
  
  Il se versa un verre, but une gorgée. Puis, sans avertissement, il s’avança vers la jeune femme, se pencha sur elle et lui écrasa un baiser impérieux sur la bouche.
  
  Elle n’attendait que cela. Elle noua ses mains dans la nuque de Coplan et prolongea ce baiser qui se mua progressivement en un prélude charnel intense, profond, qui trahissait leurs mutuels désirs.
  
  Il la souleva sans le moindre effort, la déposa sur l’épais tapis de laine bouclée qui occupait le milieu de la pièce, dénoua d’un coup sec de la main la cordelière qui serrait la tunique, dévoila les trésors d’un corps superbe, doré comme un fruit mûr.
  
  De nouveau, il lui baisa la bouche. Puis, tandis que ses mains prodiguaient à cette chair déjà vibrante des caresses d’une virile audace, il rompit leur baiser pour entamer avec ses lèvres une exploration minutieuse des creux et des reliefs alternés d’une beauté féminine plus douce que la soie, plus chaude que le velours.
  
  Très vite en proie aux ondes du plaisir qui la parcouraient des pieds à la tête, elle se mit à gémir.
  
  
  
  
  
  Était-ce la température excessive de la pièce qui agissait sur leurs sens ou la joute oratoire à laquelle ils s’étaient livrés qui avait exaspéré leurs nerfs ? Toujours est-il que leur étreinte fut d’une ardeur et d’une frénésie peu ordinaires. Fatma s’abandonnait sans réserve ni réticence à ce fougueux assaillant qui l’envahissait avec une force irrésistible. Haletante, gémissante, elle laissait fuser de sa bouche ouverte les cris de bonheur qui éclataient de sa chair malmenée, comblée. Francis y allait sans vergogne, survolté par les sensations vertigineuses qui naissaient de la pénétration de ce beau corps satiné, offert à ses puissantes ruades.
  
  Ils atteignirent ensemble le paroxysme de la jouissance et plongèrent dans le gouffre torride de la volupté. Ils eurent l’impression l’un et l’autre qu’un volcan se libérait au centre d’eux-mêmes et projetait vers l’infini sa lave incandescente.
  
  Il y eut comme un passage à vide au cours duquel le temps parut s’arrêter. Puis, progressivement, les râles sourds de Fatma s’estompèrent et le silence retomba dans la pièce.
  
  Fatma, anéantie, écartelée comme une suppliciée, les yeux clos, reprenait son souffle. La beauté sublime de ce corps de femme émerveilla Coplan qui se retira doucement.
  
  Sans lever les paupières, elle murmura à mi-voix :
  
  - C’est Francis, ton prénom ?
  
  - Oui.
  
  - Je me souviendrai toujours de toi, Francis.
  
  - J’espère que Fouad Selekim sera content de toi ?
  
  - Si tu te figures que je pense à Fouad Selekim en ce moment, soupira-t-elle, pleine de langueur.
  
  Coplan se leva, alla boire une gorgée de whisky, alluma une Gitane, revint s’asseoir sur le tapis à côté de la jeune femme. Elle reprenait peu à peu ses esprits et elle regarda son amant à travers ses longs cils. Souriante, elle prononça, visiblement satisfaite :
  
  - J’aurais été terriblement vexée si tu m’avais résisté.
  
  - Je n’y ai pas songé un seul instant, avoua-t-il. Quand les circonstances de la vie mettent un joyau sur ma route, je ne le dédaigne pas.
  
  - Donne-moi à boire, veux-tu ?
  
  Il se leva derechef pour aller remplir un verre de jus de fruit, le lui tendit, fuma pendant qu’elle savourait la boisson.
  
  Elle redéposa le verre, il éteignit sa cigarette dans le cendrier de cristal.
  
  Assis près d’elle, il la contempla.
  
  Et c’est tout naturellement qu’il se remit à caresser ce joli ventre, ces cuisses fuselées, ces seins encore sensibles et frémissants, les pétales de cette rose cachée dans sa coquille de nacre. Comme toutes les filles d’Orient, Fatma s’épilait le sexe. Son trésor intime avait l’aspect excitant d’un fruit juvénile qui attirait la morsure. Fruit vivant, chaud, épicé, gonflé de suc, délectable au palais.
  
  C’était reparti. Mais, cette fois, d’un accord tacite, ils s’appliquèrent à déguster avec une lente complaisance les délices profondes de l’amour. Cette seconde étreinte, moins sauvage que la première, les hissa progressivement vers des cimes encore plus vertigineuses…
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, quand Coplan arriva à l’ambassade, le capitaine Revaize l’attendait dans le bureau occupé naguère par Cornilon.
  
  - Alors ? s’enquit l’officier de sécurité avec une impatience non dissimulée. Cette soirée chez Fouad Selekim ?
  
  - Très intéressante.
  
  - Ah oui ? A quel point de vue ?
  
  - J’y ai fait la connaissance d’une jeune femme ravissante, une créature de rêve qui s’appelle Fatma Kalaki.
  
  - Et vous l’avez sautée, j’imagine ?
  
  - Ben dame ! Ne suis-je pas Français avant tout ?
  
  - Je n’ai pas de conseils à vous donner, mais à votre place, je me méfierais. J’aurais sans doute dû vous mettre en garde d’une façon plus insistante. Fouad Selekim est un homme redoutable.
  
  - N’ayez crainte, je ne sous-estime pas le bonhomme.
  
  - Je me suis laissé dire qu’il n’avait pas son pareil pour manipuler les gens qui peuvent lui être utiles.
  
  - C’est le propre des barbouzes. Mais ne vous faites pas trop de soucis pour moi. Je ne me laisserai manipuler que si j’y trouve mon intérêt.
  
  - Est-ce que vous comptez revoir cette femme ?
  
  - Je dîne chez elle ce soir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Le capitaine parut vaguement agacé par les paroles de Coplan. Il persifla :
  
  - En somme, c’est le grand amour, si je comprends bien ?
  
  - N’exagérons rien, répondit Francis, placide. Quand j’en ai la possibilité, je m’efforce, toujours de joindre l’utile à l’agréable. La belle Fatma est un joli brin de fille, certes, mais je ne la fréquente pas uniquement pour la bagatelle, je pense aussi à mon travail.
  
  - Vous espérez tirer quelque chose de cette femme ?
  
  - Je ne perds jamais de vue mes objectifs. J’ai d’ailleurs déjà, grâce à elle, obtenu deux informations intéressantes.
  
  - Peut-on savoir lesquelles ?
  
  - La première va sans doute vous surprendre : nos amis égyptiens se demandent si je ne suis pas un agent secret opérant pour le compte de Tel-Aviv.
  
  - Mais enfin ! s’exclama Revaize, effaré. Ils sont fous ?
  
  - Non, c’est de bonne guerre. Mettez-vous à leur place. Ils ont beau prendre le maximum de précautions, ils se font chaque fois rouler par les espions juifs.
  
  - Je vais faire intervenir l’ambassadeur, décréta le capitaine, indigné.
  
  - Je vous en prie, n’en faites rien. Du reste, la loyauté du gouvernement français n’est pas en cause. Les soupçons de Zindar, de Taffidi et de Selekim ne portent que sur ma personne. Ils me suspectent de jouer un double jeu. Ce n’est pas tellement grave, en définitive.
  
  - Vous trouvez ? Cette méfiance fausse tous les rapports que vous avez avec les autorités.
  
  - Et alors ? Tant qu’ils me laissent ma liberté de mouvement, je me moque de leurs arrière-pensées. De toute façon, je ne me fais pas d’illusions. Les flics ne sont jamais tout à fait sincères. L’inspecteur principal Taffidi, par exemple, est un vilain cachottier. Il m’a affirmé hier qu’il attendait un fait nouveau pour progresser dans son enquête. En réalité, le fait nouveau s’était déjà produit. Je le sais par une indiscrétion de ma nouvelle amie. Les forces égyptiennes de la sécurité ont procédé à une rafle dans la nuit de mercredi à jeudi et ils ont arrêté quatre-vingts personnes affiliées à une organisation clandestine qui s’appelle « La Confrérie pour la lutte sainte. » Or, parmi ces gens, il y a un suspect qui s’est donné la mort. Et les flics ont retrouvé à son domicile une provision du poison qui a tué le père de Hussein Nizam. Vous voyez qu’en payant de sa personne on apprend parfois des choses qui ne sont pas négligeables.
  
  - Y a-t-il un rapport entre cette organisation dont vous venez de parler et les terroristes qui ont assassiné Cornilon ?
  
  - C’est ce que je vais essayer de tirer au clair, naturellement.
  
  - Quelles sont vos intentions ?
  
  - Je n’ai pas encore dressé mon plan de bataille. J’attends des informations complémentaires. J’espère les obtenir ce soir.
  
  - Écoutez, Coplan, articula le capitaine, soucieux, je ne sous-estime pas l’importance de votre mission, vous le savez. Mais je me permets de faire une remarque personnelle sur laquelle j’insiste : pour l’amour du ciel, ne faites rien qui puisse indisposer les autorités égyptiennes à l’égard de la France. Ce matin même, un peu avant votre arrivée, j’ai eu un entretien avec notre premier attaché commercial, Pierre Dufau. Les tractations en cours entre Paris et le Caire, sur le plan économique et commercial, portent sur des sommes fabuleuses. Si tout se passe bien, l’Égypte nous assurera, à elle seule, six mois de prospérité pour nos industries. Le métro du Caire, des cimenteries, des avions, des hélicoptères, et j’en passe, tout sera fourni par la France. Vous voyez l’enjeu. Ce serait impardonnable de gâcher nos chances pour une affaire qui n’est malgré tout qu’un incident mineur.
  
  - Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, capitaine. Je vous promets de ne pas faire de vagues. Mon amour propre dût-il en souffrir, je ferai passer les bonnes relations entre la France et l’Égypte en priorité.
  
  - Merci.
  
  - A mon tour de vous demander un service. J’aimerais avoir de quoi préserver ma petite santé en cas de surprise. Un joujou de poche me suffirait, si vous voyez ce que je veux dire ? La taille au-dessus du pistolet d’alarme.
  
  Le faciès de Revaize se rembrunit.
  
  - Vous redoutez une agression ?
  
  - Pas spécialement. Mais dans ce pays où naissent tous les jours des organisations clandestines, une précaution de ce genre me paraît élémentaire.
  
  - Je n’ai pas grand-chose dans mes réserves. Un VP Sauer de petit calibre, cela vous irait ?
  
  - Parfait.
  
  Le capitaine alla chercher dans le coffre-fort de son bureau un étui de cuir dont il retira un automatique 25 à crosse caoutchoutée. Coplan examina l’arme allemande.
  
  - Adopté, dit-il en empochant le petit automatique et les munitions que Revaize y avait ajoutées.
  
  Le capitaine prévint :
  
  - Si vous avez des ennuis, je ne pourrai pas intervenir. Cette arme n’est pas répertoriée officiellement. Pensez-y.
  
  - Comptez sur moi.
  
  
  
  
  
  Ce soir-là, vers neuf heures, quand il arriva en taxi à la villa blanche d’Héliopolis, Coplan fut accueilli par une Fatma Kalaki en pleine forme. Le visage rayonnant, les yeux brillants, la lèvre humide, la jeune femme le conduisit dans la grande pièce où elle l’avait reçu la veille. Cette fois, elle portait une longue robe en voile transparent qui donnait du mystère à son joli corps sans le cacher vraiment.
  
  - Vous êtes un homme ponctuel, monsieur Coplan, dit-elle d’une voix malicieuse. L’exactitude est la politesse des rois, comme vous dites en France.
  
  - On ne peut pas faire moins quand on rend visite à une princesse, renvoya-t-il sur le même ton. J’aurais dû vous envoyer des fleurs, mais je m’en suis abstenu par discrétion. Les domestiques jasent facilement sur leurs maîtres.
  
  - Vous avez agi sagement. C’est l’intention qui compte, n’est-ce pas ?
  
  Elle s’approcha de lui, lui offrit ses lèvres.
  
  - Embrasse-moi.
  
  Il s’exécuta. Elle expliqua :
  
  - C’est une grande joie pour une femme de voir apparaître l’amant qu’elle attend. Je me découvre des goûts de midinette, figure-toi. J’espère que tu aimeras le repas que j’ai préparé à ton intention.
  
  Il aima. Et il fit honneur aux plats qu’elle servit. Elle avait notamment cuisiné des brochettes d’agneau aux herbes sauvages qui étaient un régal. Il la complimenta. Et elle avoua, rose de plaisir :
  
  - J’y ai mis tout mon art. Je voulais te montrer que je suis une femme accomplie.
  
  - Je n’en ai jamais douté un seul instant.
  
  - Quand j’étais adolescente, ma grand-mère me répétait souvent : « Pour garder son mari, la femme doit être docile au lit et parfaite aux fourneaux ». Cela faisait éclater la colère de ma mère qui était scandalisée, mais ce n’était pas bête.
  
  - Aurais-tu l’intention de te marier ?
  
  - Sûrement. Mais dans une autre vie, pas dans celle-ci. Les jeux sont faits. J’ai choisi l’aventure.
  
  - N’est-ce pas l’aventure qui t’a choisie, plutôt ?
  
  - Le résultat est le même.
  
  - Comment es-tu devenue ce que tu es ?
  
  - C’est Fouad Selekim qui m’a recrutée. Je postulais un emploi de secrétaire au ministère de l’Intérieur. Il m’a aperçue par hasard et il a estimé que je valais mieux qu’un modeste emploi de fonctionnaire. Je suis entrée à l’école spéciale où j’ai passé trois années.
  
  - Je suppose que Selekim s’est occupé personnellement de ta formation sur le plan de la galanterie ?
  
  Elle éluda par une boutade.
  
  - Serais-tu jaloux ? Ce serait trop beau !
  
  Ils bavardèrent de la sorte durant tout le repas. Après le café, Fatma aborda les choses sérieuses.
  
  - J’ai obtenu le renseignement que tu m’as demandé, révéla-t-elle. L’homme qui s’est suicidé lors de la rafle et chez qui on a trouvé du poison s’appelle Mohamed Gafat. Il était âgé de 24 ans et il travaillait comme aide-magasinier à l’Office Central des Pharmacies. Il figure sur les listes des affiliés à la Confrérie pour la lutte sainte.
  
  - Puis-je noter ces indications ?
  
  - Non, ce ne serait pas prudent. Fais comme moi : inscris cela dans ta mémoire... Mohamed Gafat, 24 ans...
  
  - Où habitait-il ?
  
  - A El Helmia, impasse du Couffe.
  
  - Tiens ! s’exclama Coplan, intéressé. C’est précisément à El Helmia que Cornilon et Ibrahim Mokkal ont été assassinés. C’est plus qu’une coïncidence, non ?
  
  - Peut-être.
  
  - Ce Mohamed Gafat a-t-il de la famille au Caire ?
  
  - Non. C’est un orphelin.
  
  - Que sait-on de lui ?
  
  - Pas grand-chose, à vrai dire. D’après le rapport établi par la police du quartier, ce Gafat est un enfant trouvé. Il a été élevé par une institution subventionnée par les milieux religieux d’El Helmia. Il a fait des études correctes et on le destinait même à devenir iman. Mais sa nature fantasque et son caractère exalté ont fini par excéder ses maîtres qui l’ont mis à la porte.
  
  - Un iman, c’est un prêtre ?
  
  - C’est un fonctionnaire de la mosquée, oui. Généralement, le chef de prière.
  
  - On peut donc imaginer que ce type était un fanatique sur le plan religieux, murmura Francis comme s’il réfléchissait à haute voix. Du point de vue psychologique, cela colle parfaitement avec son rôle éventuel de terroriste.
  
  - Son appartenance à la Confrérie pour la lutte sainte est une certitude. D’autre part, d’après le témoignage des gens du voisinage, c’était un garçon plutôt antipathique.
  
  - C’est-à-dire?
  
  - Orgueilleux, irascible, renfermé, très solitaire. Il méprisait les compagnons de son âge qu’il trouvait trop frivoles. On ne lui a jamais connu la moindre amitié féminine.
  
  Coplan ne put s’empêcher de sourire.
  
  - La mariée est presque trop belle, dit-il avec une pointe d’ironie. C’est le portrait-type du caractériel qui devient terroriste par refoulement.
  
  - Taffidi est persuadé que c’est bien ce Gafat qui a tué Cornilon et Mokkal. Quant au père de Hussein Nizam, c’est pour ainsi dire une certitude établie par les faits. A part Gafat, qui aurait pu se procurer le poison mortel retrouvé dans les viscères du vieux bonhomme ?
  
  Coplan réfléchissait.
  
  Fatma, estimant que le silence se prolongeait un peu trop, questionna :
  
  - Que comptes-tu faire de ce renseignement ?
  
  - Je n’en sais trop rien. J’ai beau me creuser la cervelle, je ne distingue pas le rapport qu’il peut y avoir entre Gafat et ses quatre victimes. J’ai l’impression qu’il y a un morceau du puzzle qui nous manque.
  
  - C’est exactement la conclusion de l’inspecteur Taffidi. Mais il pense qu’en scrutant à la loupe les liens qui unissaient Gafat à la Confrérie pour la lutte sainte, il finira par découvrir le chaînon qui manque.
  
  - Je le souhaite. Mais je me demande si je ne vais pas m’en tenir à ma première idée.
  
  - Laquelle ?
  
  - Comme le conseille un vieux dicton de chez nous : cherchez la femme. Car il y a une femme dans cette histoire, ne l’oublions pas.
  
  - Celle qui a écrit les lettres d’amour à Hussein Nizam ?
  
  - Oui, évidemment.
  
  - Zindar et Taffidi n’y croient plus guère. Et cela pour plusieurs motifs. Pour commencer, nous ne sommes ni en Algérie ni en Palestine ; aucune femme égyptienne n’a jamais été signalée comme jouant un rôle actif dans le terrorisme. Secundo, les investigations de la police n’ont pas révélé la moindre présence féminine dans l’entourage de Gafat. Tertio, enfin, comment imaginer un lien quelconque entre une jeune épouse adultère et un puritain comme Mohamed Gafat ?
  
  Francis eut une mimique admirative.
  
  - Dis-donc, tu me fais l’impression de connaître ton dossier sur le bout des doigts. On voit que tu as été à la bonne école.
  
  - C’est le contraire qui serait surprenant, répondit-elle en riant. Nous avons tous les jours une séance de briefing sur cette affaire. Le gouvernement harcèle sans arrêt le colonel Zindar, et cette impatience des autorités se répercute forcément sur nous. Tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais la prolifération des groupuscules clandestins qui s’agitent dans l’ombre est un gros souci pour les dirigeants du pays.
  
  - Si, je m’en rends parfaitement compte. J’ai même lu dans le Progrès (Journal de langue française publié au Caire) que la présidence de la République refuse la mise en liberté des détenus politiques qui viennent d’obtenir un non-lieu en justice (Authentique). Cela en dit long.
  
  - Tu désapprouves ?
  
  - Ce n’est pas mon affaire, mais on peut en discuter. Les deux thèses sont d’ailleurs valables. La Présidence estime qu’il vaut mieux prévenir que guérir, c’est son droit. En revanche, quand un gouvernement fait pression sur la justice, c’est mauvais signe. Mais laissons la politique de côté. Moi, mon job, c’est de savoir si les assassins de Cornilon ont des contacts avec l’étranger.
  
  - J’en doute, émit-elle.
  
  - Moi aussi. Mais je ne serai fixé que lorsque les tueurs auront été identifiés. Et c’est de cela, rien que de cela, que je continue à m’occuper.
  
  - Dans l’immédiat, suggéra-t-elle, tu pourrais peut-être t’occuper d’autre chose, non ?
  
  Elle se débarrassa de sa robe, vint s’asseoir contre lui. Et, tout de suite, le désir les ensorcela. De nouveau, la vision de ce corps sublime électrisait les sens de Coplan.
  
  Ils firent l’amour. Merveilleusement. Longuement.
  
  Fatma, en digne fille de l’Orient, avait ajouté aux herbes qu’elle avait utilisées pour ses préparations culinaires des ingrédients aphrodisiaques dont le secret remontait à l’époque des pharaons. Elle voulait un amant infatigable, plein de vigueur et de vaillance. Elle ne fut pas déçue.
  
  Finalement, brisée de bienheureuse lassitude, c’est elle qui demanda grâce.
  
  - Tu es incroyable, mon chéri, soupira-t-elle. Je croyais que cela n’existait que dans les contes des Mille et Une Nuits.
  
  - C’est ce que nous sommes en train de vivre, non ?
  
  - Cela m’en a tout l’air.
  
  - Je boirais bien quelque chose.
  
  - Que veux-tu ?
  
  - Un whisky bien tassé.
  
  Elle se leva pour le servir, se servit un jus de fruit.
  
  Quand elle se déplaçait dans la grande pièce où les appliques murales diffusaient une lumière tamisée teintée de rose, sa nudité sans défaut revêtait une densité charnelle saisissante.
  
  Il la désirait encore, et pourtant son appétit sensuel était rassasié.
  
  C’était un phénomène rarissime chez lui : il aspirait à posséder cette créature de rêve dans une étreinte qui allait au-delà du monde physique. Elle incarnait la plénitude, mais cette plénitude était hors d’atteinte.
  
  
  
  
  
  Beaucoup plus tard, lorsqu’elle le reconduisit en ville, il lui demanda négligemment :
  
  - Seras-tu libre demain soir ?
  
  - Oui, bien entendu. Je te préparerai à dîner comme ce soir.
  
  - D’accord. Mais ne fais pas de projets. Je te réserve une surprise.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Le lendemain soir, lorsqu’il débarqua du taxi qui l’avait amené à la villa de Fatma, Coplan transportait une valise de carton, une de ces valises en imitation cuir qui ne valent pas grand-chose mais qui ne coûtent pas cher.
  
  Fatma s’étonna.
  
  - Aurais-tu l’intention de partir en voyage ? demanda-t-elle.
  
  - Absolument pas. C’est la surprise dont je t’ai parlé hier soir.
  
  Il ouvrit la valise. Elle contenait des vêtements dont la propreté paraissait douteuse.
  
  Francis énuméra en sortant les vêtements de la valise :
  
  - Une robe pour toi, une djellaba pour moi, un foulard de tête pour toi, un turban pour moi.
  
  - C’est le carnaval ? fit-elle, effarée.
  
  - Oui, presque. J’ai acheté ces vieilles nippes chez un fripier du bazar. Quand nous aurons dîné, nous enfilerons ces frusques et nous irons faire un tour, toi et moi, à El Helmia. Si tu es d’accord, bien entendu.
  
  - Mais pourquoi veux-tu aller à El Helmia déguisé de la sorte ?
  
  - Réfléchis. Tu m’as dit toi-même, hier soir, que l’inspecteur Taffidi était persuadé que c’était bien Mohamed Gafat qui avait assassiné Cornilon, Ibrahim Mokkal et les Nizam père et fils. Si on adopte cette thèse, qui paraît valable, il doit y avoir un lien direct entre Mohamed Gafat et la mystérieuse jeune femme qui signe ses lettres et ses billets d’une lettre S. C’est cette inconnue que je veux retrouver. Ou tout au moins une trace de sa présence dans l’entourage de Gafat.
  
  - Toi alors ! Tu es vraiment têtu ! Si les indicateurs de Taffidi n’ont rien découvert, comment veux-tu que nous fassions mieux qu’eux ?
  
  - Je reconnais que je suis têtu, c’est le moindre de mes défauts. Mais je ne me fie pas tellement au travail des autres. Et je table un peu sur un élément psychologique : une jolie personne comme toi, vêtue pauvrement, inspire confiance.
  
  - Après tout, pourquoi ne pas tenter l’expérience ? Si cela te fait plaisir.
  
  - Car tu es désireuse de me faire plaisir ?
  
  - J’espère que tu n’en doutes plus ?
  
  - Tiens, c’est pour toi, dit-il en extirpant une petite boîte rouge de sa poche. Je t’avais parlé d’une surprise et je serais navré que tu sois déçue.
  
  Il précisa en lui tendant la boîte :
  
  - C’est un souvenir. Pour que tu te souviennes de moi...
  
  Surprise, elle ouvrit la boîte. C’était un écrin qui contenait une bague en or avec un camée en agate qui représentait un sphinx, entouré de brillants sertis dans l’or de la bague.
  
  - C’est pour moi ? fit-elle, touchée.
  
  - Évidemment. Et je te signale que j’ai acquis ce bijou sur ma cassette personnelle. Pour ne rien te cacher, c’est la première fois que j’offre une bague à une femme.
  
  A présent, elle était émue.
  
  - Tu m’aimes donc un peu, Francis?
  
  - Ce sont des mots que nous n’avons pas le droit de prononcer, Fatma. La règle de notre métier nous l’interdit. Mais nous sommes des êtres humains comme les autres, après tout.
  
  Elle s’approcha de lui, lèvres offertes. Ils restèrent un long moment unis par ce baiser. Finalement, elle se dégagea et soupira :
  
  - Il y a des circonstances où l’on voudrait que la terre s’arrête de tourner.
  
  Ils dînèrent, ils firent l’amour et ils s’habillèrent avec les vêtements que Francis avait apportés.
  
  Fatma décida :
  
  - Je laisserai ma voiture à l’entrée d’El Helmia et nous nous promènerons à pied dans les ruelles.
  
  
  
  
  
  L’impasse du Couffe était une petite rue étroite, en cul-de-sac. Le logement où vivait Mohamed Gafat se trouvait au rez-de-chaussée d’une vieille bâtisse de deux étages dont la façade plate n’avait plus été repeinte depuis belle lurette.
  
  Malgré l’heure tardive, il y avait encore des gens du quartier qui respiraient la fraîcheur nocturne, assis devant la porte de leur maison.
  
  Avisant un vieillard qui rêvait en face de la bicoque où demeurait Gafat et qui, assis sur le bord du trottoir, manipulait machinalement son chapelet, Fatma l’aborda en lui souhaitant la bénédiction d’Allah. Il répondit poliment, d’une voix cassée, sourde.
  
  Fatma et Coplan s’assirent près du vieillard. Puis Fatma murmura :
  
  - Est-ce que nous te dérangeons, grand-père ?
  
  - Mon prochain ne me dérange jamais, mon enfant. Que puis-je faire pour toi ?
  
  - Je suis une amie de Mohamed Gafat et j’ai appris qu’il était mort. Je viens de la campagne. Je ne connais pas les usages de la ville mais je voudrais savoir quand et où auront lieu les funérailles de ce pauvre garçon.
  
  Le vieillard hocha lentement la tête.
  
  - C’est bien triste de mourir si jeune. Les desseins d’Allah sont insondables...
  
  Ayant prononcé ces mots, le bonhomme se tut. Fatma eut soin de respecter le long silence de son interlocuteur, qui articula soudain :
  
  - Retourne chez toi, ma fille. Il n’y aura point de funérailles ici. Les policiers ont emmené le corps de ton ami et toutes ses affaires.
  
  - Mais mon ami n’avait pas de famille, grand-père. Je suis venue pour m’occuper de son enterrement. Allah ne veut pas qu’on abandonne les morts.
  
  - Tes sentiments t’honorent, mon enfant. Mais je te le répète, tu peux rentrer chez toi l’âme en paix. L’autre soir, les policiers sont arrivés en très grand nombre et ils ont fouillé toutes les maisons du quartier. Ton ami s’est donné la mort quand les policiers ont enfoncé la porte de son logement. Pourquoi ? Je l’ignore. Ton ami avait-il quelque chose à cacher ? Le Coran nous dit : « Vous paraîtrez au tribunal de celui devant qui tous les secrets seront dévoilés. »
  
  De nouveau, le pieux vieillard s’isola dans son mutisme. Fatma patienta. Les vieux adorent parler, mais il ne faut pas les bousculer.
  
  Effectivement, le bonhomme se tourna vers la jeune femme, la scruta longuement, émit sur un ton de regret :
  
  - Tu es jeune et tu es très belle. Si tu aimais ce garçon, console-toi en pensant qu’Allah mettra un autre homme sur ta route. Je comprends maintenant pourquoi Mohamed Gafat ne fréquentait pas les jeunes filles de son âge. Tu étais la reine de son cœur, je suppose ?
  
  - Je ne lui avait rien promis.
  
  - Quand tu penseras à lui, souviens-toi qu’il était fidèle. Une seule fois, au cours de ces derniers mois, je l’ai vu adresser la parole à une femme. Elle était très jeune et très belle, comme toi. Elle était triste, je m’en souviens fort bien.
  
  - Comment se nomme-t-elle, cette jeune femme ?
  
  - Je l’ignore. Elle a frappé à sa porte et ils sont partis ensemble.
  
  - Il y a longtemps de cela ?
  
  - Oui, deux ou trois mois.
  
  - Avaient-ils l’air de deux amoureux ?
  
  - Non. Quand elle est arrivée, j’ai pensé que le garçon avait enfin trouvé l’élue de son cœur, mais j’ai bien vu que ce n’était pas le cas. Il n’y avait aucune tendresse entre eux.
  
  - Tu n’as pas entendu ce qu’ils se disaient ?
  
  - Non, je n’ai plus l’oreille bien fine. Mais je peux te rassurer : il ne lui faisait pas la cour.
  
  A cet instant précis, un adolescent en blue-jean et polo noir sortit de la maison de Mohamed Gafat et s’approcha du vieillard. Il regarda d’un œil dur, effronté, Fatma et Coplan, puis il dit au vieil homme :
  
  - Qu’est-ce que tu racontes encore à ces gens?
  
  - Laisse-moi tranquille, chenapan, gronda le vieillard, offensé. Tu ne devrais plus traîner dans la rue à cette heure-ci.
  
  - Ta gueule, vieux chameau ! riposta vulgairement le jeune garçon.
  
  Le faciès buriné du vieil Égyptien se plissa de colère.
  
  - Sale petit voyou, grommela-t-il. Allah te punira.
  
  Le gamin s’éloigna, méprisant, et se perdit dans l’ombre d’une ruelle voisine.
  
  Le vieillard murmura d’une voix désolée :
  
  - De mon temps, nos parents nous enseignaient à respecter les personnes âgées. A présent, les jeunes ne respectent plus rien.
  
  Fatma demanda :
  
  - Il habite dans la maison de mon ami, ce jeune garçon ?
  
  - Oui. C’est un vaurien. Je n’ai pas l’habitude de dire du mal de mon prochain, mais ce garçon-là finira mal. Il se moque d’Allah et il ne craint pas d’afficher des mœurs bestiales.
  
  Fatma prononça sur un ton scandalisé :
  
  - Comment peut-il dire des choses aussi grossières à un vieil homme ?
  
  - Chaque fois qu’il me voit, il m’insulte. Mais cela retombera sur lui, tôt ou tard.
  
  - Pourquoi est-il comme ça avec vous ?
  
  - Je l’ai surpris un jour avec votre ami. Ils étaient accouplés comme des chiens. Je leur ai dit que la malédiction d’Allah les frapperait. Ils m’ont ri au nez.
  
  - Vous parlez de mon ami Mohamed ?
  
  - Oui. Mais vous ne devez pas lui en vouloir. Un homme qui n’a pas de femme est vulnérable aux propositions de ces enfants pervers. La force qui est dans les reins de l’homme doit jaillir d’une façon ou d’une autre.
  
  - Mohamed n’avait-il donc pas d’autres amies dans le quartier ?
  
  - Non. Les filles et les garçons le fuyaient. Votre pauvre ami n’avait pas un caractère aimable, vous devez le savoir.
  
  - Était-il gentil avec vous au moins ?
  
  - Le jour ou je l’ai surpris avec Mustapha, je l’ai mis en garde, comme c’était mon devoir. Allah vomit ces pratiques et ceux qui s’y livrent. Il m’a répondu méchamment que je devais m’occuper de mes affaires. Depuis lors, il a fait semblant de ne plus me voir, de ne plus me connaître.
  
  Il y eut de nouveau un long silence. Le vieillard le rompit en demandant, après avoir examiné Coplan :
  
  - C’est ton nouvel ami ?
  
  - Non, c’est mon frère.
  
  - Dommage. Il vaut sûrement mieux que Mohamed Gafat.
  
  - J’aurais bien voulu retrouver la jeune femme qui est venue un jour rendre visite à Mohamed. Nous aurions aimé lui parler, mon frère et moi.
  
  - Je ne peux pas vous aider, mon enfant. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’elle n’est pas du quartier. Je ne l’avais jamais vue auparavant et je ne l’ai jamais revue.
  
  - Quand la police a fait son enquête à propos de Mohamed, est-ce que vous avez parlé aux policiers ?
  
  Une lueur étrange passa dans le regard du vieil homme. Il regarda Fatma en silence. Puis, avec une sorte de sourire intérieur, il murmura :
  
  - Les années qui se sont accumulées sur mon échine ont changé bien des choses, mon enfant. Ma vigueur s’est usée au fil des jours, et je ne serais même plus capable d’honorer ta jeune beauté comme je l’aurais fait jadis. Par contre, j’ai acquis la sagesse. Et j’ai appris qu’il ne faut jamais parler aux policiers ni à ceux qui vont tout répéter à la police. Je les connais bien, les hommes du quartier qui fouinent partout pour le compte de la police. Je ne leur adresse jamais la parole. Et l’autre nuit, j’ai fait semblant de dormir...
  
  - Oui s’occupait des affaires de Mohamed Gafat ? De son ménage, de sa lessive ?
  
  - A ma connaissance, personne. Il faisait tout lui-même. Et quand il partait à son travail, le matin, il verrouillait sa porte.
  
  - Que vont devenir ses meubles, ses vêtements ?
  
  - Le propriétaire mettra tout en vente publique quand la police lui en donnera l’autorisation.
  
  Fatma n’avait plus de questions à poser. Elle remercia poliment le vieillard et lui souhaita derechef les bénédictions d’Allah.
  
  Il hocha la tête et dit :
  
  - Rentre en paix chez toi, mon enfant. Tu as fait ton devoir envers ton ami qui est mort. Allah te récompensera.
  
  Fatma et Coplan s’éloignèrent. La jeune femme prononça à mi-voix :
  
  - Je crois que j’ai fait le maximum pour lui tirer les vers du nez. Avais-tu d’autres questions à lui poser ?
  
  - Non, tu as été parfaite.
  
  - Nous ne sommes guère avancés, malheureusement. J’avoue que je suis déçue. Mais je t’avais prévenu : si les indicateurs de Taffidi n’ont rien découvert, nous n’avions aucune chance.
  
  - Je ne suis pas du tout déçu, moi, bien au contraire, affirma Francis. Au fond, j’ai obtenu ce que je voulais. Sans s’en rendre compte, ce vieux bonhomme a renforcé mon hypothèse : Mohamed Gafat était bien en relation avec une jeune femme.
  
  - Rien ne prouve que ce soit la mystérieuse signataire des lettres.
  
  - N’empêche. Une jeune femme a rendu visite à Gafat et elle n’est pas du quartier.
  
  - Et alors ?
  
  - Tu as entendu le vieux : entre Gafat et cette femme, il n’y avait pas une histoire d’amour. Mais qui sait ? Le motif de cette visite était peut-être une affaire politique ?
  
  - Je vois où tu veux en venir. Mais tu oublies une chose : nous avons la liste de tous les membres de la Confrérie pour la Lutte Sainte. Or cette association clandestine ne comprend pas un seul adhérent du sexe féminin.
  
  - Tous ces conspirateurs sont en taule, j’imagine?
  
  - Bien sûr. Et je t’assure qu’ils ont été cuisinés. Aucun d’entre eux n’a fait allusion à une complice féminine. C’est pour cette raison d’ailleurs que Taffidi a abandonné cette piste, comme je te l’ai dit.
  
  Coplan exhala sur un ton pensif :
  
  - Et pourtant, je sens que mon idée est valable. Cette sacrée bonne femme qui écrivait à Hussein Nizam et qui a envoyé un billet à Ibrahim Mokkal, je suis de plus en plus convaincu que c’est la pièce qui nous manque pour reconstituer le puzzle.
  
  - Admettons, dit Fatma, conciliante. Mais comment veux-tu que nous la retrouvions? A part une initiale, nous ne savons strictement rien sur elle. Nous ne savons pas où elle habite, nous n’avons même pas son signalement.
  
  - Mais nous savons qu’elle n’habite pas à El Helmia, c’est déjà quelque chose. Pourquoi n’irions-nous pas faire un tour à El Sayeda Zeinab ? Nous aurons peut-être plus de chance qu’ici. Hussein habitait au troisième étage d’une vieille bâtisse érigée à l’angle de la rue El Sad El Barrany et de la rue du Cheihk El Baggal. Je connais les lieux.
  
  - Têtu comme une bourrique, grommela Fatma qui, apparemment, en avait soupé d’errer dans la nuit. Tu te figures sans doute que c’est en bavardant avec des inconnus que tu vas résoudre ton problème ?
  
  - Quand tu auras mon expérience, tu sauras qu’il ne faut jamais renoncer à son idée. D’une façon ou d’une autre, je finirai par récolter un renseignement sur la maîtresse de Nizam.
  
  - Rien ne nous interdit d’essayer, concéda-t-elle, résignée. Du moment que cela te fait plaisir. Mais comment comptes-tu t’y prendre ?
  
  - Le plus naturellement du monde. Nous venons de la campagne et tu as l’intention de travailler au Caire. Tu es à la recherche d’un logement et tu as appris qu’il y avait eu un décès dans la maison. Cette fable nous permettra d’interroger les autres occupants de l’immeuble. Il y a cinq étages, je te le signale.
  
  - De quoi s’amuser, maugréa Fatma.
  
  - Ce serait bien le diable qu’un locataire n’ait pas aperçu la maîtresse du bel Hussein. Il y a toujours quelqu’un qui épie les autres dans une maison où il y a plusieurs locataires.
  
  - Bon, en route pour El Sayeda Zeinab, accepta Fatma.
  
  Ils rejoignirent le coupé Mercedes blanc, embarquèrent et démarrèrent.
  
  Tandis qu’ils longeaient une grande avenue où la circulation était encore dense et animée en dépit de l’heure, Coplan murmura :
  
  - Je voudrais te poser une question indiscrète.
  
  - Ah oui ? Eh bien, je t’écoute.
  
  - Je repense au vieux bonhomme avec qui nous venons de parler. Quel effet cela te fait-il d’entendre tous les jours, du matin au soir, des hommes qui te complimentent pour ta beauté ?
  
  Elle répondit sans hésiter :
  
  - Cela m’attriste.
  
  - Sans blague ? lâcha-t-il, épaté.
  
  - Sincèrement, ça me fiche le cafard.
  
  - Mais pourquoi ?
  
  - Parce que ça ne me donne rien de plus qu’aux autres femmes. Et peut-être moins, dans un certain sens. Bien sûr, si je m’en donnais la peine, je pourrais séduire tous les hommes de la terre, les jeunes et les vieux. Mais qu’en ferais-je ? On ne peut pas faire l’amour avec tous les mâles de la ville. On ne peut même pas vivre plusieurs vies avec plusieurs hommes, ça débouche fatalement sur la tragédie. Alors ?
  
  - Il n’en reste pas moins que cela doit être bien agréable.
  
  - Oui, au début. A quinze ans, j’étais heureuse et flattée de l’admiration qui m’entourait. A présent, cela me déprime. Les compliments me rappellent constamment que je ne suis qu’une pauvre femme aussi limitée que les autres. Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas pour cette raison que j’ai choisi de mener la vie que je mène. Au moins, ma beauté sert à quelque chose.
  
  - Disons qu’elle sert à quelqu’un, corrigea Francis. A Fouad Selekim.
  
  - Oui, si tu veux. Je dirais plutôt qu’elle sert ma patrie.
  
  - Je m’empresse d’ajouter que j’apprécie dans tous les cas.
  
  - Rentrons, proposa-t-elle. Et prouve-moi que tu es sincère.
  
  - Chaque chose en son temps. Nous avons toute la nuit pour nous. Je me sentirai plus disponible quand j’aurai fait mon boulot.
  
  Fatma rangea son coupé le long du trottoir, dans la rue Salama, et ils continuèrent à pied jusqu’à l’immeuble où se trouvait l’appartement de Nizam.
  
  Il y avait encore beaucoup de promeneurs dans le quartier. Des marchands ambulants continuaient leur commerce à la lueur des quinquets.
  
  Chez Nizam, la porte donnant sur la rue était ouverte et des gens, assis sur le seuil, bavardaient. La porte de l’appartement du rez-de-chaussée était également ouverte. Deux femmes, assises sur des poufs, prenaient le frais dans le couloir d’entrée. S’adressant à l’une des deux, Fatma raconta son petit boniment. La femme répondit :
  
  - Allez au premier. La gérante de l’immeuble habite là et elle vous donnera les renseignements.
  
  La gérante en question était une femme entre deux âges, vêtue à l’européenne, grosse, frisée, le teint pâle et portant des lunettes à monture d’écaille. Elle était en train de jouer aux dominos avec un grand type sec aux cheveux gris.
  
  - Oui, c’est exact, admit la gérante, il y a un appartement qui sera libre bientôt. Le locataire est décédé.
  
  - J’ai un peu connu Monsieur Nizam, enchaîna Fatma. Pendant mon stage au ministère de l’Intérieur, je l’ai rencontré.
  
  - Il vous a sûrement fait la cour, grinça la femme, sarcastique. Belle comme vous l’êtes ! Jamais vu un cavaleur comme lui. Un bel homme, remarquez, mais quelle mentalité !
  
  - La dernière fois que je l’ai vu, il était en compagnie d’une jeune femme.
  
  Le grand type sec, qui devait être le mari de la gérante, articula, méprisant :
  
  - Le contraire aurait été étonnant ! J’espère que vous serez sérieuse si vous venez habiter ici.
  
  - Qui était-ce, l’amie de Hussein? glissa Fatma négligemment.
  
  L’homme aux cheveux gris intervint derechef, péremptoire :
  
  - Si on vous le demande, répondez que vous ne le savez pas. La police s’intéresse à cette femme. D’ailleurs, la mort de Hussein Nizam et de son père, c’est une sale histoire. Il vaut mieux ne pas y mettre son nez.
  
  Visiblement contrariée, la gérante jeta sur un ton revêche :
  
  - Tais-toi, Ramsès. Ces messieurs-dames n’ont rien à voir là-dedans !
  
  Puis, à Fatma :
  
  - C’est votre mari ?
  
  Du regard, elle désignait Coplan. Fatma, de son air le plus sucré, le plus jeune fille convenable, la détrompa :
  
  - C’est mon frère. Je ne sors jamais seule le soir.
  
  Le nommé Ramsès décréta :
  
  - Vous avez bien raison. Cela fait plaisir de voir qu’il y a encore des jeunes filles dignes de ce nom.
  
  La gérante mit les choses au point.
  
  - Vous comprenez, dit-elle en rajustant d’un geste machinal ses lunettes, mon mari est caissier principal à la banque Misr et moi je suis gérante des trois immeubles que monsieur Malifa possède dans le quartier. Notre position ne nous permet pas d’être mêlés à un scandale et nous n’avons pas répondu aux questions des policiers, mais je sais bien des choses, vous pouvez me croire. Cela dit, n’ayez aucune crainte, cette maison est honorable et je réponds des autres locataires. Au fond, je suis bien contente que ce Nizam ne soit plus là. Tôt ou tard, il m’aurait attiré des ennuis.
  
  - Je l’avais trouvé bien honnête pourtant, rétorqua Fatma qui sentait qu’elle était dans la bonne voie.
  
  - A votre âge, ma fille, vous feriez bien de ne pas trop vous fier aux apparences. Nizam avait un sourire enjôleur, c’est vrai, mais les célibataires sont des loups qui ne demandent qu’à croquer les agneaux de votre espèce. J’ai entendu plus d’une fois pleurer son amie. Il la consolait avec des promesses pleines de miel : ma petite Sulata par-ci, ma petite Sulata par-là... J’ai même entendu le mari qui questionnait les gens d’en bas pour savoir si sa femme était chez Nizam. Je suis obligée de savoir ce qui se passe dans la maison. Je suis payée pour cela.
  
  - Vous avez vu le mari de la maîtresse de Hussein ? insista Fatma sans laisser voir l’effet que produisaient sur elle les révélations de la gérante.
  
  - Non, je ne l’ai pas vu. Je l’ai entendu. Quant au père de Nizam, le pauvre homme, il aurait mieux fait de ne pas d’occuper de son fils. Lui, le père, c’était un honnête homme. Toujours poli, toujours respectueux, très pieux. On peut dire qu’il n’a pas été récompensé.
  
  - Il est mort également, n’est-ce pas?
  
  - Hélas, oui. A mon avis, il s’est empoisonné pour ne pas survivre à son malheur.
  
  Le nommé Ramsès, pressé de poursuivre sa partie de dominos, mit fin à la conversation :
  
  - Revenez la semaine prochaine, dit-il. Ma femme vous dira si l’appartement du troisième est remis en location. Nous serons enchantés de vous avoir comme voisine. Les jeunes filles honnêtes sont rares de nos jours. Bonne nuit.
  
  - Allah vous protège, répondit Fatma, humble comme une jeune fille timide.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Coplan lança à Fatma, tandis qu’ils retournaient vers la rue Salama où ils avaient laissé le coupé Mercedes :
  
  - Eh bien ? N’avais-je pas raison de m’obstiner ? J’ai l’impression que les paroles de la gérante nous ont fait progresser d’un grand pas, non ?
  
  - Tu te contentes de peu, fit-elle, maussade.
  
  - Je suis très satisfait de ma soirée, affirma-t-il avec entrain. Grâce à ta collaboration dévouée, et surtout grâce à tes talents de comédienne, j’ai appris trois choses que j’estime importantes. Primo, la maîtresse de Hussein Nizam se prénomme Sulata ; secundo, elle n’habite pas à El Helmia ; tertio, elle a un mari qui a été vu au domicile de Nizam. Si tu trouves que c’est peu, je ne suis pas de ton avis. Moi, j’ai la sensation très nette que le cercle se resserre progressivement autour de nos suspects. Il s’agit maintenant d’épingler la mystérieuse Sulata.
  
  Fatma laissa échapper un petit rire bref, teinté d’ironique sécheresse.
  
  - Rien de plus simple ! railla-t-elle. Comme la moitié des femmes du Caire se prénomment Sulata, il n’y a plus qu’à mettre la main sur la bonne. Fouad va s’amuser quand je vais lui raconter cela. Monsieur Francis Coplan a été plus malin que l’inspecteur Taffidi, il a identifié la suspecte numéro UN de l’affaire Cornilon. C’est une femme jeune, belle, mariée, qui s’appelle Sulata.
  
  Coplan était défrisé.
  
  - Tu te fous de moi, si je comprends bien ? maugréa-t-il.
  
  - Tu admettras qu’il y a de quoi. Imagine que j’arrive à Paris et que je te demande de me retrouver une femme qui se prénomme Marie.
  
  - Bon, tu as sans doute raison, reconnut-il. N’empêche que je ne regrette pas ma soirée.
  
  - Heureusement, elle n’est pas finie ! jeta-t-elle, moins sombre.
  
  Ils montèrent dans la Mercedes qui fila vers Héliopolis.
  
  
  
  
  
  Ils firent l’amour. Deux fois. Et Coplan nota que l’humeur morose de Fatma s’était dissipée comme par magie. Tandis qu’ils reposaient sur l’épais tapis de laine, nus tous les deux, elle murmura :
  
  - Je n’ai pas été très gentille avec toi pendant notre promenade de ce soir, je m’en rends bien compte. Mais je savais que c’était une perte de temps et j’avais tellement envie de toi.
  
  Pensif, il lui caressait doucement, tendrement, l’intérieur des cuisses. Il ressentait de nouveau cette sensation assez étrange : la splendeur de ce corps féminin échappait à toute possession. Et, dans son for intérieur, il s’étonnait lui-même de cette espèce de nostalgie qui l’envahissait insidieusement chaque fois qu’il avait conduit Fatma au paroxysme de l’étreinte charnelle.
  
  - Mais si, tu as été très gentille, la rassura-t-il. Et très coopérative surtout. Je ne vois pas comment j’aurais pu mener ces petites enquêtes sans ta collaboration. Ce qui me surprend, c’est ton scepticisme. Tu as tort de considérer comme négligeables les indications que nous avons recueillies.
  
  Elle le contempla en souriant.
  
  - Tu persistes à croire que ces indications sont intéressantes ?
  
  - Elles le sont, dit-il avec conviction.
  
  - Mais sur le plan pratique, immédiat, que nous ont-elles apporté ?
  
  Il ne répondit pas tout de suite. Finalement, il expliqua :
  
  - C’est une question d’intuition. Cela m’est arrivé bien souvent au cours de ma carrière d’avoir cette sorte de pressentiment. Je sens que j’avance... Je ne sais pas à quoi cela tient, mais j’ai la conviction intime que je m’approche du but. Il y a exactement une semaine que je suis arrivé au Caire. Eh bien, contrairement à ce que tu avances, et contre toute logique, je suis convaincu que je n’ai pas perdu mon temps.
  
  Il mima un chien de chasse à l’arrêt, flairant la proche présence du gibier.
  
  - Je renifle l’odeur des tueurs qui ont abattu Cornilon, dit-il. Je vais y réfléchir, je vais concentrer mes idées, je vais repasser dans mon esprit toutes les données de l’affaire, et demain nous ferons le point.
  
  - Non, pas demain, corrigea-t-elle doucement. Demain soir, je suis de corvée. Fouad a une réception et je dois être présente.
  
  - Ah bon. Je suis en congé, si je saisis bien ? Qui vas-tu ensorceler au nom de la raison d’État ?
  
  - Aucune idée. Mais je présume qu’il s’agit des industriels américains qui viennent de débarquer chez nous pour vendre leur camelote.
  
  - Quelle horreur ! s’exclama-t-il en faisant une grimace. J’espère que tu ne vas pas être obligée de séduire un de ces types qui vend des avions ? Je ne te le pardonnerais jamais. La France est sur le point de conclure avec ton gouvernement un marché colossal.
  
  - Je ne fais pas ce que je veux, tu le sais bien. Je suis aux ordres. Comme toi, d’ailleurs.
  
  - Bien entendu.
  
  S’appuyant sur un coude, il la surplomba et il lui flatta le sein droit en murmurant d’une voix malicieuse :
  
  - Je suppose, ma chérie, que vous raconterez à votre ami Francis les propos qui ont été échangés au cours de cette réunion avec les méchants Américains ?
  
  Elle ne put s’empêcher de rire.
  
  - Mais c’est ignoble, ce que vous faites là, cher monsieur. Cela s’appelle une tentative de retournement. Je le dirai à mon supérieur. Vous vous figurez peut-être que je vais trahir mon pays pour la France ?
  
  Coplan affecta un air de profond découragement.
  
  - Je vois que vous ne m’aimez pas, soupira-t-il, désabusé.
  
  Elle l’enlaça et lui souffla :
  
  - Baise-moi, bandit. Je t’adore, mais je ne te dirai rien de ce qui se sera passé avec les Américains.
  
  Ils rirent de bon cœur. Et elle le taquina tant et si bien que le désir se ralluma une fois de plus dans leur sang et qu’ils s’étreignirent avec une fougue heureuse, ardente, follement amoureuse.
  
  
  
  Le lendemain, c’est-à-dire le dimanche, Coplan passa l’essentiel de la matinée dans le bureau de Cornilon à l’ambassade de France. Il profita de cette journée de répit pour rédiger, à l’intention du Vieux, un rapport détaillé de tout ce qu’il avait enregistré au cours de sa première semaine de séjour au Caire. Ce compte rendu objectif, ni optimiste ni pessimiste, ne mentionnait pas les moments intimes passés avec Fatma Kalaki dans la villa blanche d’Héliopolis.
  
  Un peu avant midi, quand le capitaine Jean Revaize passa à l’ambassade, il fut tout surpris d’y trouver Coplan.
  
  - Vous travaillez le dimanche? fit-il.
  
  - Je ne me repose jamais, plaisanta Francis. Regardez, je viens de pondre un rapport de cinq pages destiné à mon directeur. Si cela vous intéresse, vous pouvez en prendre connaissance.
  
  - Volontiers, accepta l’officier de sécurité qui s’installa dans un fauteuil et se plongea dans la lecture du rapport en question.
  
  Quand il eut terminé, il murmura :
  
  - Au fond, vous avez fait du bon boulot en une semaine. Ce ne serait pas mal si vous parveniez à identifier les assassins du pauvre Cornilon avant les autorités du Caire. Que comptez-vous faire maintenant ?
  
  - Je reste fidèle à la ligne de conduite que je me suis tracée. Je vais poursuivre mes investigations personnelles avec la collaboration de Fatma Kalaki.
  
  - Vous sortez avec elle ce soir ?
  
  - Non. Ce soir, elle est de service. Et ceci va certainement vous intéresser : elle va probablement essayer de séduire un membre de la délégation commerciale américaine qui vient d’arriver au Caire pour vendre des avions.
  
  - Vous parlez sérieusement ?
  
  - Je vous répète ce qu’elle m’a dit.
  
  - Dans ce cas, je vais prévenir Pierre Dufau. Il faut absolument qu’il sache à quoi s’en tenir. Il m’a assuré hier que le contrat relatif à l’achat de 200 avions français était pratiquement signé. Si jamais les Américains nous soufflaient ce marché à la dernière minute, ce serait un désastre.
  
  - Prévenez Dufau si vous estimez que c’est votre devoir, mais ne lui donnez pas la source de cette information. De toute manière, je suppose que Dufau n’est pas né de la dernière pluie ; il doit se rendre compte que les Égyptiens jouent sur les deux tableaux. L’Occident leur fait du plat pour les détacher du Bloc Soviétique, ils en profitent pour faire monter insidieusement les enchères. C’est de bonne guerre.
  
  Revaize articula, revêche :
  
  - Ces Égyptiens sont des gens perfides.
  
  - Pas plus que d’autres. Ils pensent d’abord à leurs intérêts, un point c’est tout. Nous faisons d’ailleurs la même chose. Naguère, nous étions pour Israël parce que les Israéliens nous achetaient nos marchandises avec l’argent des Juifs américains. A présent, nous sommes plutôt du côté des Arabes parce que les Arabes ont le pétrole et les dollars.
  
  Revaize ne répondit pas.
  
  Quelques instants plus tard, en restituant à Coplan le rapport écrit pour le Vieux, il fit remarquer, vaguement acerbe :
  
  - Vous ne mentionnez pas le côté intime de vos rapports avec Fatma Kalaki ?
  
  - Non, c’est inutile.
  
  - C’est vous qui le dites.
  
  Coplan eut un sourire.
  
  - J’ai mes raisons, capitaine. Primo, le Vieux serait indisposé si je lui précisais que je couche avec cette collègue des services secrets du Caire. Il déteste les détails de cette nature. Secundo, me connaissant comme il me connaît, il saura d’emblée ce que ma discrétion sur ce point-là signifie. Depuis le temps qu’il épluche mes rapports, il a appris à lire entre les lignes.
  
  - Cette connivence au sein du S.D.E.C. m’agace, avoua le capitaine.
  
  Puis, comme pour se racheter, il proposa soudain :
  
  - Si vous êtes disponible, je vous invite à déjeuner.
  
  - Volontiers.
  
  - Nous irons au Sheraton, d’accord ?
  
  - Tout à fait d’accord. J’en profiterai pour vous interviewer sur l’atmosphère politique du Caire. Vous avez sûrement pas mal de choses à m’apprendre dans ce domaine. Moi, ce qui m’a frappé au cours de ma promenade nocturne d’hier soir avec Fatma Kalaki, c’est la réticence des gens du peuple à l’égard de la police. Les témoins qui nous ont fait des révélations nous ont dit des choses qu’ils n’ont pas dites aux enquêteurs de l’inspecteur Taffidi. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
  
  - Les gens du peuple ont un instinct qui ne les trompe pas. Le gouvernement actuel glisse peu à peu vers une autorité dictatoriale. Depuis les troubles de janvier dernier, l’emprise de la police s’est fortement alourdie. A juste titre, remarquez. Quand on sait que la Libye verse des sommes fabuleuses à toutes les organisations de l’opposition, on a de bonnes raisons de se méfier.
  
  - C’est l’éternel dilemme, résuma Francis, songeur. Sévir ou se laisser dévorer. Le peuple ressent cette lutte obscure dans son subconscient et se méfie.
  
  Francis et l’officier de sécurité bavardèrent de la sorte jusque vers une heure. Après quoi, ils quittèrent l’ambassade pour se rendre au Sheraton.
  
  
  
  
  
  Coplan regagna l’appartement de Cornilon vers 21 heures. Après avoir quitté le capitaine Revaize, il avait fait une longue promenade solitaire au bord du Nil, promenade au cours de laquelle il avait médité son problème.
  
  Chose bizarre, il avait de plus en plus le pressentiment que la solution de ce problème était proche. Et pourtant, sur le plan pratique, sa méditation n’avait rien apporté de nouveau.
  
  Il décida, avant de se coucher, de résumer par écrit les événements qui s’étaient déroulés depuis l’assassinat de Cornilon, mais uniquement d’un point de vue policier.
  
  La contemplation de ce schéma suscita finalement dans son esprit une réflexion inattendue. Par quelque bout que l’on prît cette affaire, une évidence sautait aux yeux : Hervé Cornilon avait certes été abattu par les terroristes, mais sa personnalité de diplomate français ne jouait aucun rôle réel dans cette série de meurtres commis par les tueurs. Par contre, et cette constatation-là n’était pas moins évidente, le chauffeur auxiliaire de l’ambassade, Hussein Nizam, paraissait bien être le pivot de l’histoire.
  
  Hussein Nizam était l’amant de la mystérieuse Sulata ; le proxénète Ibrahim Mokkal avait été tué alors qu’il allait rencontrer Sulata ; le père de Hussein avait été empoisonné. Bref, tout tournait autour de Hussein Nizam.
  
  Qui était-il exactement, vraiment, ce beau célibataire ?
  
  Francis fuma une dernière Gitane, puis il se mit au lit. Il s’endormit en se demandant ce que Fatma Kalaki faisait de son côté. Était-elle en train de faire l’amour avec un gros Américain du
  
  Texas ?
  
  
  
  
  
  Réveillé par des coups répétés, frappés avec force contre le panneau de la porte palière, Coplan se redressa dans son lit, alluma la lumière, fronça les sourcils. Cinq heures neuf.
  
  Que signifiait cette visite inattendue ? A cinq heures du matin.
  
  Il se leva, enfila sa robe de chambre, glissa dans la poche du vêtement le petit automatique Sauer que Revaize lui avait prêté, fit coulisser la sûreté de l’arme.
  
  - Qui est là ? demanda-t-il.
  
  - C’est moi, Revaize.
  
  Coplan ouvrit.
  
  Le capitaine Revaize n’était pas seul. Deux individus l’accompagnaient, le gros inspecteur Taffidi et un long type maigre comme un coup de trique.
  
  L’inspecteur Taffidi s’avança d’autorité dans l’appartement et déclara en scrutant Francis d’un œil peu amène :
  
  - Monsieur Coplan, en vertu des pouvoirs de ma charge, je vous prie de vous habiller et de m’accompagner à mon bureau.
  
  Coplan, ébahi, demanda :
  
  - Que se passe-t-il ?
  
  Taffidi, le faciès creusé, le teint terreux, maugréa :
  
  - Nous verrons cela en temps opportun. Veuillez vous habiller, je suis pressé.
  
  Francis, vexé par le ton rogue et cassant du flic obèse, articula :
  
  - Dois-je comprendre que vous m’arrêtez ?
  
  - Vous n’avez rien à comprendre, vous avez à me suivre, riposta Taffidi, à cran.
  
  Coplan se tourna vers le capitaine Revaize.
  
  - Qu’est-ce que cela signifie, capitaine ?
  
  Revaize, hanté par son souci de ne pas heurter les autorités locales, murmura d’une voix conciliante :
  
  - Ne protestez pas, je vous le demande à titre personnel. J’ignore le motif de cette interpellation mais je suis persuadé que tout cela va s’arranger. D’ailleurs, je vous accompagne.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  Dans son for intérieur, il pensa : « Ces Égyptiens sont dingues. »
  
  Il fit sa toilette en vitesse, camoufla son petit automatique dans le panier à linge sale de la salle de bains, s’habilla et quitta l’appartement avec les trois visiteurs. Une limousine Mercedes noire stationnait devant la porte de l’immeuble, chauffeur en civil au volant.
  
  Lorsqu’ils furent installés tous les quatre dans le bureau de Taffidi, celui déclara d’une voix vaguement solennelle :
  
  - Monsieur Coplan...
  
  Il saisit un papier posé sur sa table de travail, l’agita d’un air menaçant, poursuivit :
  
  - Voici le décret d’expulsion que le colonel Zindar a signé à votre encontre. Vous avez une dernière chance d’empêcher l’exécution de cet ordre officiel : répondre franchement, sincèrement, loyalement à mes questions.
  
  - Un instant, dit Francis, très sec tout à coup. Puis-je connaître le motif de cet ordre d’expulsion ?
  
  - Vous êtes désormais persona non grata en Égypte.
  
  - J’entends bien, mais pourquoi ? On ne devient pas indésirable du jour au lendemain sans motif grave, que je sache ?
  
  - Le chef suprême de la Sûreté Nationale n’a pas à fournir de motif pour expulser un étranger.
  
  - Bon, dans ce cas, posez-moi vos questions, grommela Coplan sur un ton fataliste.
  
  - Voulez-vous me donner votre emploi du temps de la journée d’hier, sans rien omettre ?
  
  Le grand type maigre avait préparé un bloc-notes pour inscrire les réponses de Coplan. Celui-ci relata :
  
  - Je me suis levé vers 9 heures, j’ai fait ma toilette, je me suis servi un petit déjeuner très simplifié, je me suis rendu à l’ambassade de France où j’ai travaillé jusqu’au moment où le capitaine Revaize est arrivé, c’est-à-dire vers midi.
  
  - Quel genre de travail avez-vous fait durant toute cette matinée ?
  
  - J’ai rédigé un rapport à l’intention de mon directeur. Comme il y a une semaine que je suis au Caire, je rends compte à mon supérieur des résultats de mes investigations au sujet de l’assassinat de Cornilon. Je précise que ce rapport ne contient rien de mystérieux, rien que vous ne sachiez déjà. Et si vous exprimez le désir d’en prendre connaissance, il est à votre disposition.
  
  - Bien, ensuite, grogna le policier.
  
  - Le capitaine Revaize ayant eu la bonté de m’inviter à déjeuner, nous sommes allés au Sheraton. Je ne me souviens plus exactement de l’heure à laquelle nous nous sommes séparés, mais je suppose qu’il devait être aux environs de 15 heures.
  
  Revaize intercala avec une précision toute militaire :
  
  - Il était 15 heures et 10 minutes lorsque je suis remonté dans ma voiture.
  
  Le type maigre consignait avec application, en silence, les déclarations de Coplan. Taffidi grogna derechef :
  
  - Et ensuite ?
  
  - J’ai fait une longue promenade à pied, le long du Nil. Quand j’éprouve le besoin de m’éclaircir les idées, j’aime marcher seul.
  
  Taffidi laissa tomber :
  
  - Invérifiable.
  
  Coplan, interloqué, regarda le gros policier. Puis, réalisant, il articula en fronçant les sourcils :
  
  - Si je comprends bien, c’est un alibi que vous me demandez ?
  
  - Revenons à la journée précédente, éluda Taffidi. Si mes informations sont exactes, vous êtes sorti avec Fatma Kalaki ?
  
  - Oui, effectivement.
  
  - Où êtes-vous allés ensemble ?
  
  - Nous nous sommes d’abord promenés à El Helmia, et ensuite à El Sayeda Zeinab.
  
  - Il me semble que vous vous promenez beaucoup, fit remarquer le policier, acerbe.
  
  - Je ne me promenais pas sans but, riposta Francis. J’avais d’ailleurs exposé mes objectifs à Fatma Kalaki, et si vous voulez bien la convoquer, elle vous expliquera elle-même comment nous avons occupé notre soirée.
  
  L’inspecteur ricana méchamment :
  
  - Vous vous étiez mis dans la tête d’identifier la mystérieuse Madame S, la maîtresse de Hussein Nizam. Je suis au courant de cela.
  
  - Je m’en doute, persifla Coplan. Mais c’est parfaitement normal. Fatma Kalaki a dû rentrer son rapport et Fouad Selekim a fait suivre les informations recueillies. Vous devez donc savoir aussi que la maîtresse de Hussein Nizam se prénomme Sulata. Est-ce que je me trompe ?
  
  Taffidi prononça lentement, en dardant ses yeux noirs sur les yeux de Coplan :
  
  - Vous êtes très habile. Mais je sais que vous êtes un espion de métier et qu’on vous a enseigné l’art de brouiller les pistes. A quelle heure avez-vous quitté Fatma Kalaki ce soir-là ?
  
  - Aucune idée. Mais je suppose qu’il n’était pas loin d’une heure du matin quand elle m’a ramené chez moi. Je veux dire, à l’appartement de Cornilon.
  
  - Vous ne deviez pas la revoir le lendemain ? C’est-à-dire le dimanche?
  
  - Non. Elle était de service. Elle était invitée à un grand dîner organisé par Fouad Selekim. Par contre, je la revois ce soir.
  
  - Vous ne la reverrez pas, déclara Taffidi d’une voix sombre.
  
  - Vous allez peut-être m’annoncer qu’elle est arrêtée, elle aussi ? railla durement Coplan. Pour complicité avec un agent d’Israël ?
  
  - Fatma Kalaki est morte, révéla l’inspecteur. Et Fouad Selekim aussi. Ils ont été assassinés cette nuit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Sur le moment même, Coplan eut l’impression qu’on venait de lui assener un effroyable coup de matraque sur le crâne. Cependant, les traits de son visage ne bougèrent pas d’un millimètre. Impassible, il demanda d’une voix posée :
  
  - Comment cela s’est-il passé ?
  
  - Le coupé Mercedes de Fatma Kalaki a été piégé.
  
  Coplan fixa le gros inspecteur.
  
  - Vous me soupçonnez d’avoir commis ce double meurtre ?
  
  - Nous n’en sommes pas encore là, proféra Taffidi, hargneux. Je constate simplement qu’il ne fait pas bon vous fréquenter. Après Mokkal et Youssef Nizam, le rapprochement s’impose.
  
  - Selon vous, pourquoi aurais-je supprimé Fatma Kakali et Fouad Selekim ?
  
  - La mort de Fouad Selekim est une perte considérable pour l’Égypte, monsieur Coplan. Et nous savons qu’il y a des ennemis de notre pays qui versent des fortunes colossales pour ébranler la position de notre gouvernement.
  
  - Encore heureux que je ne sois arrivé au Caire qu’après l’assassinat de Cornilon, dit Francis, amer. J’espère que vous admettez mon innocence dans cette affaire-là ?
  
  - Si vous êtes d’humeur à plaisanter, répliqua l’obèse, ce n’est pas mon cas. Est-ce que cela vous paraît normal, oui ou non, que sur la demi-douzaine de personnes que vous avez fréquentées depuis que vous êtes au Caire on dénombre quatre morts, et quatre morts dues à des actes criminels. J’attends votre réponse.
  
  - Que voulez-vous que je vous réponde, inspecteur ? En mon âme et conscience, je me permets de vous dire que la disparition dramatique de Fatma Kalaki m’attriste très profondément. Sa beauté exceptionnelle et son intelligence avaient suscité en moi des sentiments d’affection qui allaient bien plus loin que nos relations professionnelles. Si vous pensez que j’ai participé de près ou de loin à son assassinat, ne m’expulsez pas, mettez-moi en prison.
  
  - Je ne vous accuse pas, proféra Taffidi, exaspéré, je cherche à comprendre.
  
  Jean Revaize, qui rongeait son frein depuis un moment, s’écria :
  
  - Je suis prêt à répondre de l’innocence de Coplan sur mon honneur de soldat, inspecteur. J’ai recueilli les confidences de mon compatriote au sujet de ses rapports avec Fatma Kalaki et je vous assure que son attachement pour cette jeune femme était sincère. Pourquoi le suspectez-vous ? Les terroristes qui ont liquidé Hervé Cornilon et Ibrahim Mokkal sont certainement les auteurs de ce nouveau forfait. Pourquoi n’envisagez-vous plus cette hypothèse ?
  
  L’inspecteur regarda le capitaine et maugréa :
  
  - Parce que tous les terroristes égyptiens sont sous les verrous, capitaine.
  
  - Les faits ne confirment pas ce que vous venez de dire, objecta Revaize avec aigreur.
  
  - Soyons logiques, reprit le policier. On ne conçoit pas qu’un militant politique puisse lutter pour sa cause sans jamais en parler à qui que ce soit. Or, depuis 48 heures, tout Égyptien qui a tenu des propos subversifs soit en privé soit en public a été arrêté, emprisonné.
  
  Coplan, le cerveau enfiévré par le choc que la mort de Fatma avait provoqué en lui, réfléchissait avec une intensité et une efficacité prodigieuses.
  
  Il prononça soudain d’une voix ferme :
  
  - Et si cette série de meurtres était dépourvue d’un mobile politique ?
  
  Un silence insolite plana dans la pièce. Taffidi grommela finalement :
  
  - Vous oubliez le message de l'Organisation Secrète du Peuple Égyptien ?
  
  - Non, je n’oublie pas ce message, assura Francis. Mais si j’en crois une confidence de Fatma Kalaki, vous avez vous-même émis des doutes quant à l’existence de cette organisation. Et ce ne serait pas la première fois qu’un assassin camoufle en crime politique ce qui n'était au départ qu’un crime crapuleux ou passionnel.
  
  - Où voulez-vous en venir ? jeta Taffidi.
  
  - Au terme de ma longue promenade solitaire d’hier après-midi, mes réflexions avaient abouti à une conclusion à la fois surprenante et inattendue. Si vous mettez mes paroles en doute, envoyez un de vos agents à l’appartement de Cornilon et demandez-lui de vous rapporter le schéma qui se trouve sur ma table de chevet. Je me suis même donné la peine de mettre mes réflexions sur papier.
  
  - Et c’est quoi, votre conclusion ? demanda le policier.
  
  - Toute l’affaire qui nous occupe tourne autour de Hussein Nizam. Le véritable pivot de notre problème, c’est la personnalité de cet homme.
  
  - Vous vous égarez, dit Taffidi d’un air écœuré. Comment Hussein Nizam aurait-il pu jouer un rôle dans l’assassinat de Fouad Selekim et de Fatma Kalaki huit jours après son propre assassinat ? Ou bien vous me prenez pour un imbécile, ou bien vous essayez de noyer le poisson.
  
  - Ni l’un ni l’autre, rétorqua Francis. Nous sommes probablement en présence d’une réaction en chaîne. A partir d’un premier crime - et je veux parler ici de l’assassinat de Hussein Nizam - les autres ont été jugés nécessaires par le criminel pour assurer son impunité.
  
  - Les criminels étaient au moins deux, souligna l’inspecteur. Les rapports l’établissent d’une façon indiscutable.
  
  - Cela ne change rien à ma thèse, dit Coplan. Et si vous acceptez de m’accorder une dernière chance, je crois que je serai en mesure de vous prouver la justesse de mes déductions.
  
  - Je serais curieux de savoir comment vous comptez procéder, ricana Taffidi.
  
  - De la façon la plus classique : organiser une souricière.
  
  - C’est-à-dire?
  
  - Recommencer avec une autre jeune femme les démarches que nous avons faites, Fatma Kalaki et moi-même, samedi soir. Car je suis de plus en plus convaincu que c’est à ce moment-là que Fatma a polarisé sur elle l’attention des tueurs. Les gens qui ont abattu Cornilon et Nizam sont aux aguets. Si on leur tend un piège, ils doivent y tomber, fatalement.
  
  Le gros policier était plutôt déconcerté par la tournure que prenait cet interrogatoire. Mais il n’était pas bête, et il avait le flair d’un vrai flic qui a vu beaucoup de choses inattendues au cours de sa carrière.
  
  Il considéra Coplan pendant quelques secondes, pensif et silencieux. Puis, prenant sa décision, il articula sur un ton pénétré :
  
  - Je veux bien vous accorder ce que vous me demandez, monsieur Coplan. Mais je vous mets en garde : c’est une arme à double tranchant. Si votre expérience réussit, vous serez disculpé et vous aurez même droit à mes félicitations. Par contre, si votre suggestion cache une ruse machiavélique dirigée contre mes services et destinée à protéger votre fuite, cette affaire aura des conséquences d’une ampleur que vous ne soupçonnez pas.
  
  - Je prends ce risque, émit Francis sans l’ombre d’une hésitation. Et si vous m’accordez la collaboration de vos services, nous sommes sûrs d’obtenir des résultats. Naturellement, il faut préparer avec le plus grand soin l’opération-piège dont je viens de vous parler.
  
  - Expliquez-moi votre plan.
  
  - Un instant, si vous le permettez. A quel endroit, et à quelle heure précise a eu lieu l’attentat qui a coûté la vie à Fatma Kalaki et à Fouad Selekim, la nuit dernière ?
  
  - La Brigade Mobile de la police municipale a été alertée à 1 h 15 par un coup de téléphone émanant d’un commissariat d’Héliopolis. L’explosion a dû se produire vers 1 h 05 environ. Comme vous le savez, Fouad Selekim avait organisé une réception en l’honneur d’un groupe d’industriels américains. Après la réception, Fouad Selekim a accompagné sa collaboratrice chez elle. Je suppose qu’ils désiraient être seuls pour faire le bilan de leurs conversations avec les Américains. Bref, Fatma Kalaki a laissé son coupé Mercedes en stationnement devant sa villa. Et c’est quand elle a voulu démarrer pour reconduire Fouad Selekim à son domicile que la bombe a explosé. D’après les premiers rapports du laboratoire, les débris de l’engin meurtrier sont en tous points semblables à ceux que l’on a retrouvés autour de la voiture d’Ibrahim Mokkal.
  
  - C’est une sorte de signature, murmura Francis. Cet attentat n’a pas été revendiqué, je suppose ?
  
  - Pas encore. Mais le colonel Zindar a donné des ordres très stricts à la presse et à la radio : défense absolue de faire état d’un message éventuel, d’où qu’il vienne.
  
  - Excellente initiative, dit Coplan. Si les terroristes savaient d’avance que leurs actes de violence ne leur vaudront aucune publicité, ils réfléchiraient. Mais, en l’occurrence, je persiste à croire que notre problème est différent. Je vais vous expliquer comment je conçois l’organisation de la souricière à laquelle je pense...
  
  Taffidi se tourna vers son assistant greffier :
  
  - C’est terminé pour vous. Mettez votre compte rendu au net et tapez-moi cela en quatre exemplaires.
  
  Le long type maigre acquiesça, rangea ses affaires et quitta le bureau.
  
  Taffidi grommela :
  
  - Je vous écoute.
  
  - Je vous préviens que mon hypothèse de travail va heurter vos convictions personnelles, commença Francis. J’abandonne complètement l’aspect politique de l’affaire.
  
  Il développa longuement son idée de base, détailla les motifs pour lesquels il supputait que les assassins de Cornilon, de Hussein Nizam, d'Ibrahim Mokkal, de Youssef Nizam, de Fatma Kalaki et de Fouad Selekim seraient sans doute contraints de se démasquer.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  La fille sélectionnée par l’inspecteur Taffidi était jeune et jolie. Elle n’avait certes ni la grâce innée ni la délicatesse féminine de Fatma, mais elle avait un visage avenant qui inspirait confiance. Elle se prénommait Fayza et elle parlait presque couramment l’anglais.
  
  L’homme qui devait tenir le rôle de Coplan était un inspecteur d’une trentaine d’années, grand, costaud, aux yeux froids mais pénétrants. Il s’appelait Talaat Moulad.
  
  Taffidi, ses deux collaborateurs et Coplan étaient réunis dans le bureau de l’inspecteur principal pour un ultime briefing. La montre de Francis marquait 21 heures 5.
  
  Ils quittèrent le siège de la police vers 22 heures et, à bord d’une Opel Ascona grise - la voiture personnelle de Talaat Moulad, dépourvue de tout signe distinctif policier - ils prirent la direction d’El Helmia.
  
  Ils rangèrent l’Opel à l’entrée du quartier, dans un petit parking public aménagé à l’extrémité de la rue Abd El Baky et ils attendirent le signal-radio convenu avant de débarquer pour s'en aller à pied, deux flâneurs nocturnes parmi d'autres, vers l’impasse du Couffe.
  
  D’emblée, Fayza repéra le vieillard dont Coplan lui avait donné un signalement très précis.
  
  Comme il le faisait sans doute chaque soir, le vieux bonhomme, assis sur le bord du trottoir, prenait le frais et méditait en égrenant d’un geste machinal son chapelet.
  
  Mais Fayza et Talaad Moulad commencèrent par déambuler dans les ruelles avoisinantes avant de s’arrêter devant la vieille bâtisse à deux étages où avait habité Mohamed Gafat, l’individu qui s’était suicidé au moment d’être épinglé par la police lors de la rafle du jeudi soir.
  
  Pénétrant dans l’immeuble délabré, les deux collaborateurs de Taffidi questionnèrent les autres locataires de la bicoque afin de savoir si la chambre occupée par le défunt était remise en location ou non. Mais les personnes interrogées se gardaient bien de prendre position. Une grosse mégère au faciès vulgaire résuma l’opinion générale en disant :
  
  - La police a mis les scellés sur la chambre et nous ne voulons pas nous mêler de cette histoire. On a déjà assez d’embêtements comme ça.
  
  - Où peut-on trouver le propriétaire ? insista Fayza.
  
  - C’est l’avocat Farid Halal, indiqua la mégère. Il a ses bureaux à Midan Salah. Mais je vous répète que la police a bouclé la chambre jusqu’à nouvel ordre.
  
  - Peut-on rendre visite au propriétaire? insista derechef Fayaz.
  
  - Téléphonez-lui plutôt. Vous trouverez son numéro dans l’annuaire. Ce sont ses employés qui s’occupent de la gérance de la maison.
  
  - Je vous remercie.
  
  Fayaz et Moulad quittèrent l’immeuble, s’éloignèrent, revinrent sur leurs pas pour interpeller le vieillard assis sur le bord du trottoir. Après lui avoir souhaité la bénédiction d’Allah, Fayaz prononça :
  
  - Pardonnez-moi de vous déranger, grand-père, n’est-ce pas vous qui avez parlé avec ma sœur, l’autre soir, au sujet de son ami Mohamed Gafat ?
  
  - Oui, dit le vieillard, c’est moi. Elle se faisait bien du souci pour les funérailles de son ami.
  
  - Vos paroles lui ont rendu la paix et je vous en remercie.
  
  Le vieux regarda Fayaz et murmura :
  
  - Vous êtes charmante, vous aussi. Votre père est un homme heureux.
  
  Il examina Moulad et reprit :
  
  - Est-ce un autre de vos frères qui vous accompagne ?
  
  - Oui.
  
  - Il y a combien d’enfants dans votre famille ?
  
  - Sept... Quatre garçons et trois filles.
  
  - La bénédiction d’Allah soit sur votre famille.
  
  - Nous sommes venus dans l’espoir de louer la chambre que le pauvre Mohamed Gafat occupait.
  
  - Pourquoi votre sœur n’est-elle pas revenue ?
  
  - Elle ne veut pas habiter où son ami habitait. C’est pour moi que je cherche un logement.
  
  - Renoncez à cette idée, mon enfant. Cette maison est une mauvaise maison.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - A mon âge, on sait des choses que les autres ne savent pas. L’ombre du mal plane sur cette maison. Les gens qui vivent là sont tous des blasphémateurs et Allah les punira. Croyez-moi, cherchez ailleurs.
  
  - Vous me déconseillez de rendre visite au propriétaire ?
  
  - C’est un homme cruel. Il ne pense qu’à l’argent et il ne va jamais à la mosquée. Fuyez ce lieu, mon enfant. La colère d’Allah finit toujours par s’abattre sur les impies. Votre sœur a raison. Faites comme elle.
  
  - Ce que vous dites me fait peur.
  
  - Que cette juste crainte inspire vos gestes. La mort de Mohamed Gafat n’est qu’un début. Ne venez pas chercher le malheur ici, car il est dit dans le Coran que la présence d’un juste ne suffit pas pour retenir la malédiction du ciel.
  
  - Je vous remercie, grand-père. Je vais suivre votre conseil. Que la bénédiction d’Allah soit sur vous.
  
  - Et qu’il guide vos pas vers des chemins de lumière, répondit le vieillard.
  
  Fayaz et Moulad s’en allèrent, pensifs et silencieux.
  
  Marchant côte à côte par les ruelles, ils reprirent la direction de la rue Abd El Baky où ils avaient laissé l’Opel Ascona grise de Talaat.
  
  Derrière eux, à une bonne dizaine de mètres, un marchand de cacahouètes suivait le même itinéraire. En djellaba usée, coiffé d’un turban crasseux, un panier rempli de cacahouètes dans la main, ce marchand ambulant était un agent de Taffidi. Il contrôlait sans en avoir l’air le sillage de ses deux collègues.
  
  Apparemment, personne ne s’intéressait à Fayaz et Moulad qui arrivèrent bientôt au petit parking public. Coplan, dissimulé dans une vieille Volkswagen beige garée non loin de l’Opel, surveillait, l’œil aux aguets, les abords du parking. Des promeneurs allaient et venaient dans les parages, et Francis ne remarqua pas tout de suite l’adolescent en blue-jean et polo noir qui venait de déboucher d’une petite rue et qui s’approchait d’un air indifférent des voitures en stationnement. C’est le manège de ce gamin oisif qui attira soudain l’attention de Francis. Et il le reconnut brusquement : c’était le jeune voyou de l’impasse du Couffe, celui qui avait insulté le vieillard l’autre soir.
  
  L’adolescent avait fait le tour du parking avant d’aller se planquer derrière une Ford noire toute cabossée. Mais lorsque Fayaz et Talaat Moulad remontèrent dans l’Opel, le jeune garçon se faufila en souplesse entre les véhicules, passa derrière l’Opel en s’arrêtant une fraction de seconde pour déchiffrer la plaque d’immatriculation de l’Ascona grise. Après quoi, filant d’un pas plus nerveux, il se dirigea vers la rue Abd El Baky.
  
  Coplan débarqua promptement de la Volkswagen et, à pied, prit le gamin en chasse.
  
  La filature ne fut pas bien longue. Ni très délicate, car l’adolescent était repérable de loin à cause de sa silhouette svelte et il progressait sans se retourner. Empruntant une rue qui coupait tout droit sur le quartier de Berket El Fil, il longea la mosquée Ibn Touloun, tourna à gauche, puis à droite, pénétra dans le jardin d’une modeste villa de construction récente, sonna à la porte.
  
  La porte s’ouvrit et le gamin disparut dans le pavillon.
  
  Coplan, survolté, avait quelque peine à dominer la surexcitation qui s’était emparée de son esprit.
  
  Caché dans le renfoncement d’une porte, il fit le guet pendant sept ou huit minutes, surveillant attentivement la villa en question. Il battit prestement en retraite lorsqu’il vit ressortir le petit gars en blue-jean et polo noir. Celui-ci enfila une rue latérale et, du même pas pressé qu’il avait adopté pour venir au pavillon de Berket El Fil, il se dirigea vers El Sayeda Zeinab.
  
  A mesure que la promenade se poursuivait, l’impossible paraissait en voie de se réaliser. De toute évidence, le jeune vaurien savait où il allait. Et Francis était presque sûr de le savoir, lui aussi.
  
  Bientôt, le doute ne fut plus possible. L’adolescent déboucha, de la rue Cheikh El Bagghal au moment précis où les deux policiers, venant de la rue Salama où ils avaient garé l’Opel conformément aux instructions précises de Coplan, s’arrêtaient devant l’immeuble délabré où avait habité Hussein Nizam.
  
  Cette fois-ci, l’éventualité d’une coïncidence ne pouvait plus être envisagée.
  
  Le jeune voyou flâna pendant quelques minutes dans les parages de la maison de cinq étages qui formait l’angle de deux rues. Puis, quand il vit que Fayaz et Moulad pénétraient dans la bâtisse, il s’éloigna.
  
  Coplan reprit sa filature.
  
  Le jeune noctambule en jean ne se promenait pas sans but. A chaque croisement de rue, il jetait un coup d’œil sur les voitures en stationnement le long des trottoirs.
  
  Finalement, dans la rue Salama, il repéra l’Opel Ascona grise et il s’en approcha pour vérifier la plaque d’immatriculation.
  
  Satisfait, il fit demi-tour et fila sans hésiter vers la mosquée d’Ibn Touloun. Un quart d'heure plus tard, il sonnait derechef à la villa où il s'était déjà rendu. La porte s’ouvrit aussitôt et il entra dans le pavillon.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Toute l’équipe s’étant finalement rassemblée dans le bureau de Taffidi, Coplan relata ce qui s’était passé. Et il formula sa conclusion :
  
  - En tout cas, ces événements prouvent que mes déductions étaient justes. C’est désormais une certitude : c’est en nous rendant à El Helmia, et plus précisément à cette impasse du Couffe, que nous avons été repérés l’autre soir, Fatma Kalaki et moi-même. Je suis presque sûr, d’autre part, que c’est ce gamin qui a identifié le coupé Mercedes de Fatma.
  
  Taffidi grommela :
  
  - Et cela nous mène à quoi ?
  
  - A ceci, répondit Francis : la chambre où habitait Mohamed Gafat, le type qui a préféré se tuer plutôt que tomber vivant entre vos mains, est un lieu névralgique pour les assassins de Fatma. A tel point qu’ils ont estimé nécessaire d’y poster un guetteur.
  
  - Admettons, fit Taffidi, mais sur un plan pratique, qu’est-ce que cela signifie ?
  
  - Que les tueurs se jugent obligés de trancher dans le vif. Ils ont supprimé Fatma parce qu 'elle risquait de découvrir le lien qu’il y a entre eux et Mohamed Gafat.
  
  Taffidi décida :
  
  - Eh bien, nous aussi, nous allons trancher dans le vif ! Nous allons coffrer illico tout ce beau monde et nous saurons à quoi nous en tenir.
  
  Coplan avait prévu cette réaction. Le tempérament bouillant du gros policier ne le prédisposait guère aux demi-mesures. En vrai flic, il était partisan de la manière forte et radicale.
  
  Coplan objecta d’une voix calme :
  
  - Je ne suis pas sûr que ce soit la bonne méthode, inspecteur. Naturellement, vous êtes seul maître à bord et je n’ai nullement l’intention d’empiéter sur votre autorité. Néanmoins, dans un cas comme celui qui nous occupe, je crois que la ruse serait plus payante.
  
  - A quel point de vue ?
  
  - Si vous épinglez ces gens pour les jeter en prison, vous n’aurez aucune preuve contre eux. Et s’ils refusent de se mettre à table, vous aurez frappé un coup dans l’eau.
  
  - Que suggérez-vous alors ?
  
  - Exploiter notre avantage jusqu’au bout.
  
  - C’est-à-dire?
  
  - Que votre collaborateur Talaat Moulad laisse pendant deux ou trois jours son Opel-Ascona en stationnement devant son domicile. Et qu’un poste d’observation indécelable soit installé qui permette de surveiller en permanence, de jour comme de nuit, le véhicule. Si l’un des tueurs se présente pour piéger l’Opel, vous l’épinglez en flagrant délit. Et là, vous tenez un maillon solide de la chaîne. Si c’est un terroriste que vous pincez la main dans le sac, vous pouvez le cuisiner à fond et, avec un peu de chance, démanteler tout son réseau.
  
  Cette perspective parut plaire à Taffidi.
  
  - Oui, dit-il, votre idée me séduit. Après tout, sachant ce que nous savons déjà, une action précipitée ne s’impose pas. Si le stratagème que vous préconisez ne donne rien, il sera toujours temps de revenir à ma formule. Nous allons prendre les dispositions dont vous venez de parler.
  
  Coplan murmura :
  
  - Remarquez, ces deux ou trois jours d’attente ne vous empêchent pas d’agir d’une façon souterraine. En consultant les documents de l’état civil, vous pourriez essayer d’identifier d’ores et déjà nos suspects de ce soir.
  
  - Cela va sans dire, affirma le policier comme si cette idée venait de lui. Cela ne pose d’ailleurs pas de problème. Dès demain matin, je convoquerai mes indicateurs d’El Helmia et ceux de Berket El Fil.
  
  - Justement, non, jeta Francis avec une vivacité involontaire, cette méthode-là est trop directe. N’alertez pas vos indicateurs. On ne sait jamais ce qui peut se produire. Neuf fois sur dix, les terroristes ont infiltré des gens à eux dans les milieux les mieux placés. Je verrais plutôt des investigations purement administratives : le cadastre, les fiches de la population, etc... Les interrogatoires sont à éviter comme la peste si nous ne voulons pas déforcer notre position.
  
  - Soit, acquiesça Taffidi, je me fie à votre expérience. Les opérations de ce genre ne sont pas ma spécialité. A chacun son métier. Je vais suivre vos recommandations à la lettre. Revenez me voir demain à 18 heures, je vous dirai où nous en sommes.
  
  
  
  
  
  La journée du lendemain parut interminable à Coplan. En dehors d’une visite qu’il fit dans la matinée à l’ambassade de France, visite au cours de laquelle il raconta à Revaize les faits qui s’étaient déroulés durant la soirée de la veille, il ne sortit que pour prendre ses repas au Hilton.
  
  A 18 heures, un planton l’introduisait dans le bureau de Taffidi. Le gros inspecteur affichait une mine soucieuse.
  
  - Votre affaire se présente mal, monsieur Coplan, maugréa-t-il sans préambule. Vos suspects d’hier soir n’ont vraiment rien d’équivoque. Je dirais même que ce sont des gens parfaitement honnêtes.
  
  - De qui parlez-vous ? demanda Francis.
  
  - Du locataire de la petite villa de Berket El Fil, notamment. C’est un citoyen tout ce qu’il y a de plus honnête. Il s’appelle Mahmoud Bakani et il est originaire d’Alexandrie... Je vais d’ailleurs vous lire la note qui le concerne.
  
  II prit un feuillet sur sa table.
  
  - Mahmoud Bakani, né à Alexandrie. gé de 32 ans, diplômé de l’École Commerciale d’Alexandrie. Fonctionnaire de deuxième classe au Département de la Santé Publique. Sous-officier de réserve dépendant du Troisième Corps du Génie. Excellentes notes tant à l’administration qu’à l’armée. Marié sans enfant. Son père était instituteur à Alexandrie. A deux frères, dont l’aîné, Gamal, est rédacteur au cabinet du ministre des Finances. La villa de Berket El Fil a été bâtie, il y a quatre ans, grâce à un prêt consenti par le Conseil Municipal du Caire.
  
  Taffidi leva les yeux et considéra Francis en silence. Celui-ci murmura :
  
  - Évidemment, on voit mal un fonctionnaire du gouvernement se transformant subitement en terroriste. Et le jeune garçon au polo noir ? Avez-vous déniché des informations à son sujet ?
  
  - Sauf erreur, il doit se nommer Mustapha Boureki. Ce n’est pas une certitude cependant, les vérifications n’ont pas été faites. Mais s’il s’agit bien de lui, les renseignements ne sont pas mauvais à priori. Il vient de terminer très correctement ses études primaires et il cherche à entrer en apprentissage dans l’électromécanique. Ses parents habitent dans le même immeuble que celui où Mohamed Gafat avait loué une chambre. La famille Boureki compte trois enfants, deux filles et le gamin en question. Le père est manutentionnaire dans une fabrique de chaussures.
  
  Coplan était perplexe.
  
  Les poings sur les hanches, la tête baissée, il grommela :
  
  - Je n’ai pas eu la berlue, tout de même ! Ce gosse pistait indiscutablement les inspecteurs Fayza et Talaat Moulad. Si son manège ne veut rien dire, je donne ma langue au chat.
  
  - Attendons. Vous m’avez demandé de patienter pendant deux ou trois jours, je maintiens ma promesse. Après, nous verrons.
  
  Relevant la tête, Francis questionna soudain :
  
  - Comment se prénomme-t-elle, la femme de Mahmoud Bakani ?
  
  L’inspecteur, étonné, arqua les sourcils.
  
  - Aucune idée, émit-il. La fiche qui m’a été remise ne mentionne ni le nom de jeune fille ni le prénom de l’épouse Bakani.
  
  - N’y a-t-il pas moyen d’avoir des précisions là-dessus ?
  
  - Euh, oui, naturellement. Il suffit de passer un coup de fil à l’état civil. Si Bakani s’est marié au Caire, nous serons fixés tout de suite ; s’il s’est marié à Alexandrie, ce sera sans doute un peu plus long.
  
  - Ce renseignement m’intéresse beaucoup, vous vous en doutez. Si la femme de Bakani se prénomme Sulata, vous voyez ce que cela implique ? Mais l’usage du téléphone ne me paraît pas recommandé en l’occurrence. Une indiscrétion entre collègues flanquerait tous nos plans par terre. Envoyez plutôt un de vos enquêteurs à l’état civil.
  
  - D’accord, je m’en occupe immédiatement.
  
  - Votre dispositif est-il en place au domicile de l’inspecteur Moulad ?
  
  - Bien entendu. Les équipes de surveillance se relaient de six en six heures. A propos, quel est le numéro du téléphone de l’appartement de Cornilon ?
  
  - Je vais vous l’inscrire sur un feuillet de mon agenda. C’est le 502311.
  
  - Je vous aviserai si j’ai du nouveau. Sinon, revenez demain matin, à 10 heures.
  
  - Entendu, opina Francis.
  
  Il écrivit le numéro de téléphone de la chambre de Cornilon sur un feuillet de son agenda, déchira le feuillet et le déposa sur la table de Taffidi en disant :
  
  - Je resterai près de mon téléphone jusqu’à demain.
  
  Puis, après un moment d’hésitation :
  
  - Je vais encore vous demander une faveur. Dès que vous connaîtrez le prénom de la femme de Mahmoud Bakani, voulez-vous me communiquer l’information ?
  
  - Bien volontiers.
  
  
  
  
  
  Il était un peu moins de vingt-deux heures quand le téléphone sonna dans la chambre de Coplan. Il décrocha aussitôt. C’était Taffidi.
  
  - J’ai le renseignement que vous m’avez demandé. Il m’a fallu du temps pour l’avoir, car Bakani s’est marié à Alexandrie, il y a trois ans. Sa femme est la plus jeune des filles d’un modeste restaurateur d’Alexandrie. Elle s’appelait alors Sulata Moshin. Voilà qui doit vous faire plaisir, j’imagine ?
  
  - Euh, oui, si vous voulez. Mais, en fait, je suis surtout troublé.
  
  - Troublé ? Pourquoi ? Je me figurais que vous alliez triompher. Cette précision confirme votre hypothèse, n’est-ce pas ?
  
  - Sans aucun doute. Seulement, je me demande si vous vous rendez compte de tout ce que cela signifie ? La femme de Bakani trompait son mari avec Hussein Nizam comme le prouvent les lettres de Sulata qui sont en notre possession. Par conséquent, c’est bien Hussein Nizam qui est au centre de toute l’affaire, ce qui corrobore mes suppositions. Par conséquent aussi, notre problème change complètement d’aspect. Cette série de meurtres n’aurait aucun mobile politique dès lors. Ce serait un drame passionnel pur et simple.
  
  - Oui, j’y ai pensé, vous vous en doutez. D’autant plus que la personnalité de Mahmoud Bakani, je veux dire son honnêteté, sa loyauté politique, ne seraient plus en contradiction avec le reste. Mais je n’arrive pas à y croire vraiment. Vous savez, j’ai l’habitude des crimes passionnels. Les maris bafoués sont capables de tout quand ils voient rouge, tout le monde le sait. Cependant, neuf fois sur dix, ils sont aveuglés par leur fureur homicide et ils ne réfléchissent guère aux conséquences de leurs actes. Or, dans notre affaire, il y a un côté prémédité, élaboré, habile et retors qui me paraît équivoque.
  
  - Je vous l’accorde. Néanmoins, c’est peut-être une question de tempérament, d’intelligence, d’orgueil.
  
  - Nous en reparlerons demain matin, abrégea Taffidi. Une idée m’est venue à l’esprit et je crois qu’elle est valable. Mais elle n’est pas réalisable ce soir.
  
  - Je devine ce que vous mijotez, inspecteur. Dites-moi si je me trompe : vous avez l’intention d’interroger Sulata à l’insu de son mari ?
  
  - Exactement, confirma le policier.
  
  - Votre idée est excellente, approuva Francis. A condition d’agir avec un maximum de doigté. Quand Sulata se sera confessée, nous aurons fait un grand pas en avant.
  
  - Excusez-moi, on me demande sur une autre ligne. A demain.
  
  
  
  
  
  L’inspecteur Talaat Moulad habitait au sud de la ville, au premier étage d’un immeuble qui faisait partie d’un ensemble de dix bâtisses du genre H.L.M. édifié par la municipalité pour y loger des fonctionnaires. Cette petite cité, dont la construction datait d’une quinzaine d’années, était située un peu au-delà de la mosquée Sidi Aboul Séoud.
  
  Dans la journée, l’endroit est passablement animé et plutôt bruyant, surtout à cause des nombreux enfants qui jouent dans les rues. L’Égypte est un des pays qui compte le plus fort pourcentage de jeunes par rapport à sa population, et cela se remarque tout particulièrement dans un lieu comme celui-ci. Talaat Moulad avait lui-même cinq enfants dont l’aîné n’était âgé que de sept ans : trois garçons et deux filles.
  
  Le soir, après 22 heures, une fois que les gosses sont au lit, le calme s’installe dans la cité où l’on n’entend plus que les échos des télévisions allumées dans la plupart des foyers.
  
  Le dispositif de surveillance conçu par l’inspecteur principal Taffidi était à la fois simple et astucieux. En fait, ce dispositif était double. Pour parer à toute éventualité, Taffidi avait installé un poste de guet dans un appartement de l’immeuble qui faisait face à celui de Moulad, appartement occupé par un autre membre de la police, et un poste mobile installé dans un véhiculé. Toutes les six heures, le véhicule était relayé par un autre : fourgonnette, camionnette, berline, camion commercial, tous banalisés cela va sans dire.
  
  Taffidi avait doté ces équipes de guet de jumelles traitées pour la vision nocturne. En outre, il avait fait la leçon à ses hommes, leur rappelant que les assassins éventuels avaient montré qu’ils étaient efficaces, sournois, coriaces. Taffidi avait également souligné les conséquences tragiques que pourrait avoir la moindre négligence, la moindre défaillance, et que toute faute professionnelle serait durement punie.
  
  Inutile de dire que les flics en service prenaient leur tâche au sérieux.
  
  C’est un peu avant le coup de minuit, ce mardi soir, que le policier camouflé dans une fourgonnette poussiéreuse remarqua l’arrivée dans la rue d’un promeneur insolite. Il alerta par talkie-walkie son collègue planqué dans l’appartement. Les deux flics, les yeux vissés à leurs jumelles spéciales, ne quittèrent pas d’un millimètre le promeneur en question qui longeait la rue d’un pas tranquille.
  
  Retenant leur souffle, ils poussèrent un soupir de soulagement et de déception mêlés quand le promeneur, poursuivant sa route, disparut au tournant de la première transversale à gauche.
  
  - Fausse alerte, grommela le flic de la fourgonnette.
  
  - Oui, dit son collègue. Et pourtant, j’ai bien cru que ça y était.
  
  Par chance, ils ne relâchèrent pas leur vigilance. Quelques minutes plus tard, ayant sans doute contourné le bloc de maisons, le promeneur suspect se ramenait dans la rue. Mais, cette fois, il marchait en longeant la file des voitures en stationnement du côté de l’habitation de Moulad.
  
  Et alors, les choses se passèrent très vite.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Coplan, l’esprit occupé par l’histoire étrange de Sulata Bakani, ne dormait pas encore lorsque le téléphone sonna derechef.
  
  Taffidi prononça sur un ton surexcité :
  
  - C’est encore moi ! Votre piège a fonctionné. Pouvez-vous venir immédiatement ?
  
  - Bien sûr. Je m’habille en vitesse et je saute dans un taxi, si j’en trouve un à cette heure-ci.
  
  - Je vous envoie une voiture. Soyez prêt dans dix minutes.
  
  - O.K. Merci.
  
  Coplan se rhabilla au grand galop. Et, quand la voiture de la police s’arrêta devant l’immeuble, il embarqua aussitôt.
  
  Taffidi avait l’air un peu avachi - combien de nuits blanches passait-il de la sorte à diriger des opérations difficiles ? - mais ses yeux brillaient fiévreusement.
  
  - Les carottes sont cuites ! jeta-t-il dès que Francis fut introduit dans son bureau. Nous tenons notre terroriste, notre poseur d’engins explosifs. Venez, il est dans la pièce à côté.
  
  En découvrant le prisonnier, solidement ficelé sur une chaise, Coplan lâcha machinalement :
  
  - Eh bien, merde ! C’est lui ?
  
  - Parfaitement. Il a été épinglé la main dans le sac.
  
  Coplan se demanda s’il fallait rire ou pleurer. Le redoutable terroriste n’était autre que l’adolescent en jean et polo noir !
  
  Ligoté sur son siège, le gosse était pénible à voir. Son œil gauche, tuméfié, virait au bleu ; sa lèvre inférieure, fendue, avait saigné sur son menton et jusque dans son cou. Mais son regard noir était vindicatif, plein de défi et de haine.
  
  Taffidi raconta :
  
  - Mes hommes ont dû taper dessus pour le mater, vous vous rendez compte ! Ils l’ont cueilli au moment précis où il s’apprêtait à déguerpir après avoir trafiqué la bagnole de Talaat Mou-lad. Il n’a l’air de rien, ce petit chenapan, mais je vous assure qu’il est drôlement calé en électromécanique. D'ailleurs, regardez sur la table là. Ce sont les objets qu’il avait dans la poche de son jean. Notamment, un croquis du dispositif de démarrage de l’Opel-Ascona. Il a dû découper cela dans un catalogue.
  
  - Comment s’appelle-t-il ?
  
  - Il n’a pas encore ouvert la bouche. On a dû lui faire des recommandations, je suppose. Mais l’inspecteur Doufar, qui habite à El Helmia, m’a confirmé qu’il s’agit bien de l’aîné des garçons Boureki, Mustapha.
  
  - Lui avez-vous demandé qui l’avait chargé de ce boulot ?
  
  - Vous pensez ! Mais ce petit con refuse de se mettre à table. Je vous le répète, nous n’avons pas encore entendu le son de sa voix depuis qu’il s’est fait agrafer. Un de mes agents est parti à El Helmia pour me ramener le père Boureki.
  
  Coplan tiqua.
  
  - Son père n’obtiendra rien, prophétisa-t-il. Ces voyous-là méprisent généralement leurs parents.
  
  Il regarda Taffidi et prononça :
  
  - A mon avis, il y a une chose plus urgente à faire. Car chaque minute qui passe risque de se retourner contre nous. Il faut aller dare-dare arrêter Mahmoud Bakani à son domicile.
  
  - Ce n’est pas l’heure légale, maugréa l’inspecteur. Nous irons demain matin, à l’aube, avec un mandat d’amener. Mahmoud Bakani est un fonctionnaire du gouvernement, ne l’oubliez pas. Il connaît la loi. Et si c’est un malentendu, une entorse me coûterait sûrement très cher.
  
  - Je comprends vos scrupules. Mais votre souci de la légalité vous coûtera encore bien plus cher, j’en suis persuadé. Quand Bakani va se rendre compte que le gamin ne vient pas lui annoncer qu’il s’est acquitté de sa tâche, il va comprendre que le torchon brûle et il va se débiner. Il faut battre le fer tant qu’il est chaud, inspecteur. Piéger une voiture n’est pas très légal non plus, surtout la voiture d’un flic !
  
  - Mais rien ne prouve que c’est Bakani qui a ordonné cette action criminelle ! objecta le policier, fougueux. Vous allez de l’avant parce que votre situation n’est pas en jeu. Moi, je suis obligé de m’entourer d’un minimum de précautions.
  
  - C’est un cas de force majeure, décréta Francis. N’avez-vous pas le droit d’exiger au moins une confrontation ? Si Mahmoud Bakani est victime d’une erreur d’interprétation, il ne vous tiendra pas rigueur de l’avoir dérangé en dehors des heures prévues par la loi.
  
  Taffidi hésitait.
  
  Pour l’inciter à franchir le Rubicon, Coplan, à bout d’arguments, murmura à mi-voix :
  
  - Prêtez-moi un de vos hommes et une voiture. Et fermez les yeux. J’irai chez Mahmoud Bakani et je lui parlerai. Jusqu’à nouvel ordre, j’ai les mains libres, n’est-ce pas ?
  
  Taffidi bougonna du tac au tac :
  
  - Et si c’est une monumentale bévue, je vous expulserai d’Égypte dans les douze heures qui suivent, d’accord ?
  
  - D’accord.
  
  L’inspecteur hésitait encore. Mais il eut un soudain revirement.
  
  - Après tout, maugréa-t-il, c’est à moi de prendre mes responsabilités. Je passe un coup de fil au colonel Zindar et nous partons à Berket El Fil.
  
  Au grand soulagement de Taffidi, le colonel Zindar donna carte blanche à l’inspecteur principal. En outre, il promit de couvrir Taffidi en cas de bavure.
  
  Ils se mirent donc en route, Taffidi, Coplan, deux inspecteurs et un policier-chauffeur.
  
  Lorsqu’ils arrivèrent devant la modeste villa de Mahmoud Bakani, ils furent tous impressionnés par le calme qui régnait en ces lieux. Pas un bruit, pas un promeneur. La façade du pavillon n’était qu’une tache pâle dans les ténèbres de la nuit, et le jardin qui entourait la maison avait l’air triste, minable.
  
  Taffidi et ses hommes se concertèrent.
  
  - Il faut faire les choses en douce, dit l’inspecteur principal. Pas de brutalité, pas de scandale.
  
  Mohad Noufir, un des plus jeunes agents du groupe, suggéra sur un ton posé :
  
  - Si vous êtes d’accord, chef, je vais y aller. Je m’excuserai du dérangement et je demanderai à Bakani s’il serait disposé à venir nous donner son témoignage au sujet d’une affaire qui concerne son quartier.
  
  - Mmm, mmm, grogna Taffidi. Votre idée n’est pas mauvaise. Soyez très poli et montrez-lui votre carte de police. S’il est de mauvais poil, essayez de l’amadouer mais sans forcer la dose. N’ayez surtout pas l’air de lui donner un ordre.
  
  - Je vais lui présenter ma démarche comme une simple visite d’information.
  
  - Oui, c’est cela, ponctua Taffidi. Vous lui demandez de rendre un service aux autorités.
  
  Noufir acquiesça, mit pied à terre, s’avança vers le pavillon, traversa le jardinet et appuya d’un doigt léger sur le bouton de cuivre de la sonnerie.
  
  Un silence de mort planait dans la voiture. Les yeux braqués sur la villa, les occupants du véhicule observaient la scène.
  
  Rien n’ayant bougé dans la villa, Mohad Noufir sonna de nouveau, avec un peu plus d’insistance cette fois-ci.
  
  Aucune réaction.
  
  Décontenancé, Noufir se tourna vers la voiture comme pour demander conseil. Taffidi, baissant la vitre de sa portière, cria à son subordonné :
  
  - Allez-y carrément. Sonnez pendant trente secondes. Si ça ne répond pas, nous aviserons.
  
  Noufir exécuta l’ordre. Attendit.
  
  Taffidi marmonna :
  
  - C’est incroyable, non?
  
  Il se tourna vers Francis :
  
  - S’il n’y a personne dans le pavillon, que faisons-nous ?
  
  - Je propose d’y jeter un coup d’œil, suggéra Coplan. Je suppose qu’un de vos hommes a l’outillage nécessaire pour pénétrer discrètement dans l’habitation ?
  
  L’autre inspecteur, un nommé Kémal Kouari, marmonna :
  
  - J’ai toujours mon matériel avec moi, n’ayez crainte.
  
  A cet instant précis, la fenêtre du premier étage s’ouvrit et une voix sourde questionna :
  
  - Que voulez-vous ?
  
  Noufir leva les yeux vers la fenêtre.
  
  - Excusez-moi de vous déranger, monsieur Bakani. Je suis l’inspecteur Mohad Noufir de la Police Mobile. J’aimerais vous parler.
  
  Un coup de feu claqua. Sec et précis comme un arrêt du destin. Mohad Noufir, touché à la tempe, s’écroula.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Sur le moment même, la stupeur frappa de mutisme les occupants de la voiture de police. Puis, brusquement, Taffidi proféra :
  
  - Vous vous rendez compte, ce bandit a flingué le pauvre Noufir sans la moindre sommation !
  
  Il ajouta sur un ton plus sinistre :
  
  - Par Allah ! Il va voir de quel bois je me chauffe ! Et dire que je mettais des gants pour coincer ce type !
  
  Coplan se tenait coi sur sa banquette. Taffidi ordonna au chauffeur :
  
  - Brahim, appelez le commandant Choukar au téléphone. Ordonnez-lui de ma part de venir immédiatement ici avec deux sections d’assaut et le matériel approprié. Je lui accorde un quart d’heure, pas une minute de plus.
  
  Se tournant vers l’inspecteur Kouari :
  
  - Débarquez en douce et faites le tour du pavillon pour surveiller la façade postérieure. Tirez à vue sur quiconque tente de déguerpir. Mais soyez prudent, protégez-vous.
  
  - Bien, chef, dit le policier.
  
  Il mit pied à terre, s’avança l’arme au poing vers la villa, pénétra dans le jardinet, contourna la bâtisse et disparut aux regards des occupants de la voiture.
  
  Taffidi, s’adressant à Coplan, maugréa :
  
  - Cette fois-ci, pas de quartier. Bakani est fait comme un rat. Les gars de la F.S.E. (Forces de la Sécurité d’État) seront là dans un petit quart d’heure et je vous garantis que ça va barder.
  
  - Vous ne perdez pas de vue que la femme de Bakani est dans le pavillon ? émit Francis.
  
  - Tant pis pour elle, ricana l’inspecteur. Noufir s’est marié au printemps et sa pauvre femme attend un enfant. Elle est sûrement moins coupable que la femme de Bakani !
  
  Coplan hésita, objecta sur la pointe des pieds :
  
  - Si nous pouvions agrafer Bakani vivant, cela vaudrait mieux. Ses aveux nous permettraient de tirer l’affaire au clair une fois pour toutes.
  
  - Je ne demande pas mieux, mais comment faire ? Vous avez vu de quoi cet enragé est capable, non ?
  
  - Vos sections d’assaut ne disposent-elles pas de projectiles diffusant un gaz anesthésiant ?
  
  - Non, uniquement des gaz lacrymogènes pour les manifestations dans la rue. Mais Bakani ne paraît pas disposé à verser des larmes, hein ?
  
  Coplan comprit qu’il n’arrêterait pas la colère vengeresse de l’inspecteur principal.
  
  Taffidi murmura sur un ton qui manquait de conviction :
  
  - Il faudrait aller chercher le malheureux Noufir, mais j’ai bien l’impression qu’il a son compte et je tiens pas à avoir un mort de plus sur la conscience.
  
  Coplan offrit ses services.
  
  - Prêtez-moi une arme et j’y vais.
  
  Un silence un peu gêné tomba dans la voiture. Taffidi grogna :
  
  - Non, pas vous. Ce serait encore pire si vous étiez abattu par ce bandit.
  
  - N’ayez aucune crainte, je suis entraîné pour ce genre d’exercice.
  
  Taffidi lança au chauffeur :
  
  - Sayed, passez votre pistolet de service à monsieur Coplan.
  
  Le chauffeur s’exécuta. Coplan soupesa l’arme, fit coulisser le cran de sûreté, sortit de la voiture.
  
  A pas prudents, les yeux rivés à la fenêtre d’où l’occupant de la villa avait tiré sur l’inspecteur Noufir, il progressa vers le jardinet.
  
  Au moment où il s’approchait du corps immobile devant la porte du pavillon, une ombre indistincte bougea à l’une des fenêtres de l’étage. Prompt comme la foudre, Francis appuya sur la détente de son arme. Les vitres de la fenêtre volèrent en mille morceaux.
  
  Poursuivant sa progression, Coplan atteignit enfin le malheureux policier. Taffidi ne s’était pas trompé. La tête trouée, Noufir avait dû succomber instantanément.
  
  Coplan, les nerfs tendus, calcula sa manœuvre. A l’instant précis où il se baissait pour changer le cadavre de Noufir sur son épaule, une des vitres du rez-de-chaussée bougea. Le pâle reflet de clarté nocturne avertit Francis du danger. Sans hésiter, il lâcha deux coups de pistolet en direction de la fenêtre en question. Puis, dans le mouvement, il hissa le corps de Noufir sur son dos et il recula vers la sortie du jardin. Une silhouette imprécise se profila fugacement à travers la vitre brisée de la fenêtre du rez-de-chaussée. Coplan tira aussitôt, histoire de montrer au tireur qu’il avait de bons réflexes.
  
  Finalement, ayant rejoint sain et sauf la voiture de police, Francis allongea le cadavre à même le sol, derrière le véhicule.
  
  Taffidi haleta, oppressé :
  
  - Alors ?
  
  - Fini, dit Coplan. Il a été tué net. Une balle dans la tempe.
  
  - Ce fumier de Bakani ne perd rien pour attendre ! fulmina le gros inspecteur, au comble de l’indignation.
  
  - En attendant, signala Coplan, méfions-nous de lui. Je viens de me rappeler ce que vous m’avez révélé hier : Bakani est un sous-officier des troupes du Génie, n’est-ce pas ?
  
  - Ouais, fit Taffidi, sarcastique. Un bon soldat, non ?
  
  - Ce qui est sûr, c’est qu’il ne manque pas de sang-froid.
  
  - Je me demande s’il est seul avec sa femme, émit Taffidi. On aurait dit qu’il était partout à la fois.
  
  - Qui sait ? enchaîna Coplan. Il a peut-être des complices auprès de lui.
  
  - Nous le saurons bientôt, grinça le gros policier. Est-ce que vous croyez que vous l’avez touché ?
  
  - Non, je ne crois pas. Je n’ai d’ailleurs pas visé le bonhomme. Je voulais simplement l’empêcher de tirer, sans plus. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je voudrais le capturer vivant.
  
  Des vrombissements de moteurs se faisaient entendre du côté de la mosquée Kalaoun El Nasser.
  
  Le chauffeur annonça :
  
  - Les brigades de la F.S.E. s’amènent, chef. Je les entends.
  
  Effectivement, trois minutes plus tard, une dizaine de camions débouchaient de la rue Touloun et venaient se ranger en demi-cercle autour de la limousine de la police. Une ambulance fermait le cortège.
  
  Le commandant Choukar, un colosse en tenue de combat, casqué, vêtu d’un gilet pare-balles, la mitraillette dansant sur son énorme poitrail, s’approcha en courant de la voiture portant le sigle de la police nationale.
  
  - Salut, inspecteur! lança le commandant. De quoi s’agit-il exactement ?
  
  - Un terroriste s’est barricadé dans son pavillon, là, devant nous. Il a tué un de mes hommes. Mettez cette villa en état de siège et capturez ce bandit coûte que coûte. Si vous pouvez l’avoir vivant, tant mieux. Sinon, liquidez-le. Et faites attention ; il est armé et c’est un tireur hors pair.
  
  - Compris. Je vais commencer par placer mes projecteurs en batterie.
  
  Le pavillon de Bakani se trouva bientôt au centre des puissants faisceaux lumineux des projecteurs, et on eût dit une petite bicoque en carton-pâte sur la scène d’un théâtre.
  
  Le commandant Choukar tint un rapide briefing avec ses quatre chefs de section réunis autour de lui.
  
  - Deux sections mènent l’attaque par-derrière, décida Choukar. Je prends la direction des deux autres et nous attaquons de front. Consigne générale : tirez à vue. Et tirez les premiers ! Le salaud qui s’est enfermé dans la bicoque a la gâchette facile, paraît-il. Si vous en avez la possibilité, visez les jambes ou les bras, pas la tête. Une prime spéciale à tous les hommes si nous attrapons le gibier vivant. Hodar, Kiranne, prenez vos positions dans le jardin de derrière. A mon commandement, nous...
  
  Le colosse bardé de son gilet pare-balles fut interrompu par l’arrivée d’une grosse bagnole Mercedes noire qui fonçait à une allure démentielle.
  
  La berline freina à mort et s’immobilisa près de l’un des camions de la F.S.E. Un homme en complet gris, les cheveux en désordre, le faciès grimaçant, sauta hors de la voiture et agita les bras comme un dément.
  
  - Arrêtez, arrêtez ! cria le type d’une voix affolée.
  
  Le commandant Choukar se rua au devant de l’intrus.
  
  - Qu’est-ce que vous voulez ? Qui êtes-vous ?
  
  - Je suis Gamal Bakani et je suis secrétaire au Ministère des Finances. Qu’est-ce qui se passe ?
  
  Taffidi s’amenait à la rescousse. Il aboya :
  
  - Vous êtes le frère de Mahmoud Bakani ?
  
  - Oui. Je viens de recevoir un coup de téléphone de Mahmoud. Il m’appelle à son secours.
  
  - Votre frère est un assassin. Il vient de tuer froidement un de mes inspecteurs. Nous allons prendre sa maison d’assaut.
  
  - Non, je vous en supplie, ne faites rien. Laissez-moi lui parler. C’est un malheureux... Je vous le livrerai, parole d’honneur. Il a perdu la tête. Laissez-moi faire, je le ramènerai à la raison.
  
  Il y avait quelque chose de si pathétique dans la voix implorante de Gamal Bakani que Taffidi se radoucit.
  
  - Je ne peux pas vous laisser aller seul vers la maison de votre frère, grommela-t-il. Vous allez vous faire abattre, c’est couru d’avance. Votre frère ne sait plus ce qu’il fait.
  
  - Il ne tirera pas sur moi, affirma Gamal. Il m’a appelé, il m’attend.
  
  Coplan, qui s’était approché, intervint :
  
  - Accordez-lui cette faveur, inspecteur. C’est sans doute notre dernière chance de capturer Mahmoud Bakani vivant.
  
  Gamal appuya avec ferveur :
  
  - Oui, je suis sûr que ma présence va le ramener à la réalité. J’ai toujours eu beaucoup d’emprise sur lui.
  
  - Bon, trancha Taffidi. Vous prenez la responsabilité de vos actes, n’est-ce pas?
  
  - Oui.
  
  Taffidi se tourna vers le commandant Choukar :
  
  - Vous avez entendu, commandant. Vous témoignerez s’il arrive un malheur à Gamal Bakani.
  
  - Certainement, acquiesça le colosse casqué. Mais je vais prévenir l’occupant de la villa. Un instant, je vous prie.
  
  Il alla chercher dans, un des camions un mégaphone. Plaçant le haut-parleur de l’appareil près de ses lèvres, il articula d’une voix forte :
  
  - Attention, attention, je m’adresse à vous, Mahmoud Bakani. Votre frère Gamal vient d’arriver et il veut vous rejoindre dans votre pavillon. Ne tirez pas.
  
  Les paroles de Choukar avait résonné avec un écho sinistre, dramatique, dans le silence de la nuit. Derrière les véhicules des Forces de Sécurité, des badauds se groupaient peu à peu, attirés par ce branle-bas de combat.
  
  Dans la lumière crue des projecteurs, Gamal Bakani s’avança soudain. Sans hâte, à pas mesurés, il progressa vers le pavillon. Sa silhouette paraissait fragile, poignante, et tous les spectateurs, civils, soldats et policiers retenaient leur respiration.
  
  Gamal fit une halte à l’entrée du jardinet. Levant la tête, il essaya de repérer la fenêtre derrière laquelle son frère faisait le guet. La plupart des vitres étaient brisées.
  
  La voix de l’homme assiégé cria :
  
  - Viens, Gamal. La porte est ouverte. Mais si les policiers en profitent, je tire sur tout le monde.
  
  Mahmoud Bakani devait se tenir accroupi derrière une des fenêtres du rez-de-chaussée.
  
  Gamal traversa le petit jardin, atteignit la porte, la poussa, pénétra dans l’habitation.
  
  A partir de cet instant-là, le lourd silence qui enveloppait le décor désolé parut devenir encore plus pesant.
  
  L’attente dura cinq minutes, puis dix.
  
  Une éternité.
  
  Enfin, le faciès de Gamal apparut à l’une des fenêtres de l’étage. Il cria d’une voix difficile, enrouée :
  
  - Mon frère va se rendre. Ne tirez pas.
  
  Le visage disparut. Et, brusquement, un coup de feu éclata dans le pavillon.
  
  Quelques secondes plus tard, jaillissant de l’habitation, Gamal réapparut, la face ruisselante de larmes :
  
  - Venez, venez vite, il s’est tiré une balle dans la tête !
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  
  
  
  Vingt minutes plus tard, toute l’affaire était réglée. Les forces de l’ordre avaient regagné leur caserne, le cadavre de Mahmoud Bakani filait vers la morgue de l’hôpital militaire. Un peloton d’hommes en armes montait la garde autour du petit pavillon où s’était déroulé le drame.
  
  Dans le bureau de Taffidi, Gamal Bakani, effondré, raconta d’une voix sourde, hachée :
  
  - Je suis sûr que sa décision était prise. Il m’a dit qu’il avait attendu mon arrivée pour se rendre à la Justice. Il m’a encore dit : « C’est la fatalité, Gamal. Je te demande pardon du mal que je te fais, mais une force obscure m’a poussé dans cet engrenage terrible. Je vais changer de costume, je ne veux pas aller en prison comme un clochard... » Il s’est retiré dans sa chambre à coucher et il s’est tué. L’arme était prête, certainement. Et le portrait de sa femme qu’il tenait dans sa main crispée.
  
  Taffidi demanda :
  
  - Où est-elle, sa femme ?
  
  - Il l’avait conduite chez une tante à elle, à Alexandrie, il y a deux ou trois jours. Elle était malade.
  
  - Mon pauvre ami, soupira l’inspecteur principal, vous n’êtes pas au bout de votre calvaire. Je viens de jeter un coup d’œil sur le contenu de l’enveloppe qu’il avait posée en évidence sur son lit, dans la chambre à coucher. C’est une confession générale, quatre pages griffonnées d’une main nerveuse. Il raconte toute son histoire. Et il demande que sa famille veuille bien exhumer le cadavre de sa femme enfoui dans le jardin derrière la maison. Il a empoisonné son épouse bien-aimée dimanche soir...
  
  - Quoi ? fit Gamal, atterré.
  
  - Vous lirez le testament de votre frère. Je vais vous en faire faire une photocopie. Mais, entre nous, que s’est-il passé dans ce ménage ? Il évoque sa femme comme s’il la vénérait. Et il reconnaît qu’il la tuée.
  
  Gamal baissa la tête.
  
  - Mon frère n’était pas normal sur le plan physique, prononça-t-il d’une voix à peine audible. C’est ma belle-sœur qui me l’a révélé sous le sceau du secret. Je suppose qu’il s’agissait d’un trouble nerveux. Il n’a même pas pu déflorer sa jeune épouse lors de leur nuit de noce. Sulata le suppliait de se faire soigner, mais il était trop orgueilleux pour parler de son infirmité, même à un médecin.
  
  - Saviez-vous qu’elle le trompait ?
  
  - Non, mais je pressentais que cela arriverait. Pendant un moment, quand il a commencé à renouer des liens d’amitié avec son ami de régiment, Mohamed Gafat, j’ai pensé qu’il voulait jeter ce garçon dans les bras de sa femme.
  
  - Mohamed Gafat était pédéraste, révéla Taffidi, sarcastique. C’est lui qui a présenté le petit Mustapha Boureki à votre frère.
  
  - Mohamed Gafat était surtout préoccupé de politique, précisa Gamal. Il espérait convertir mon frère. Mais Mahmoud était allergique à ces problèmes. Il m’en a parlé un jour, à mots couverts, et je lui ai fermement conseillé de s’abstenir de toute participation à ce genre de choses.
  
  - En somme, résuma Taffidi, ce Mohamed Gafat et son jeune complice Mustapha Boureki ont appris son infortune à votre frère, puis ils ont profité de son désespoir pour essayer de lui forcer la main ? Ils l’ont d’abord aidé à supprimer l’amant de sa femme, Hussein Nizam, alors que ce dernier était avec Cornilon. Le reste s’est enchaîné, forcément : le père du chauffeur, le taulier Mokkal, puis finalement l’épouse elle-même ont dû être supprimés pour brouiller les pistes, d’autant plus que cette dernière soupçonnait Gafat du premier crime.
  
  - Le déshonneur va briser toute mon existence, se lamenta Gamal.
  
  - Vous n’êtes pas en cause, décida Taffidi, bourru. J’en parlerai au colonel Zindar. Et s’il est d’accord, nous passerons sous silence certains aspects de ce drame. Mohamed Gafat était membre d’une organisation clandestine opposée à l'action du gouvernement. Il a voulu récupérer votre frère en le compromettant. Le vrai coupable, c’est Gafat.
  
  Coplan, qui assistait discrètement à cette conversation, réalisa que le gros Taffidi était plus subtil qu’on ne l’aurait cru. Finalement, cette lamentable affaire allait permettre au pouvoir d’accentuer sa lutte contre la subversion. C’était de bonne guerre.
  
  
  
  
  
  A Paris, dans le bureau directorial du S.D.E.C., quand Coplan eut exposé à son directeur le dénouement surprenant de l’affaire Cornilon, le Vieux énonça, grinçant :
  
  - On a raison de dire que les petites causes ont parfois de grands effets. La vengeance d’un mari cocu a failli mettre l’Égypte à feu et à sang. Vous vous rendez compte !
  
  - Oui, je pensais à cela dans l’avion qui me ramenait à Paris. Si les journaux avaient publié le message politique destiné à camoufler l’assassinat de Hussein Nizam, Mahmoud Bakani serait peut-être devenu le leader d’un grand mouvement d’opposition. A quoi tient la destinée !
  
  - Vous savez, marmonna le Vieux d’un air blasé, c’est presque toujours comme ça. Je ne sais plus qui a écrit que les géants de la politique sont neuf fois sur dix des recalés de l’amour. Voyez Napoléon, notamment.
  
  Coplan se contenta de sourire.
  
  Le Vieux conclut :
  
  - Rédigez-moi un rapport, que je puisse classer ce dossier. Ce pauvre Cornilon aurait mérité de s’appeler Cornichon. Il est mort comme il a vécu : pour rien.
  
  Coplan alluma une Gitane.
  
  - Vous êtes injuste, dit-il à son chef. N’oubliez pas la merveilleuse parole du Sage chinois : ou bien tout sert à quelque chose, ou bien rien ne sert à rien.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 20 MARS 1978 SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE BUSSIÈRE, SAINT-AMAND (CHER)
  
  
  
  
  
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