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Coplan va jusqu'au bout

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  PAUL KENNY
  
  COPLAN VA JUSQU’AU BOUT
  
  
  
  FLEUVE NOIR
  
  6, rue Garancière - Paris VIe
  
  
  
  
  
  Edition originale parue dans notre collection Espionnage sous le numéro 1001
  
  La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de 1*Article 41» d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à Vusage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’Article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.
  
  
  
  No 1972 « Editions Fleuve Noir », Paris.
  
  Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S. et les pays Scandinaves.
  
  ISBN 2-265-03253-0
  
  
  
  
  
  L'auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d'une coïncidence. De même, l'interprétation de certains événements ne relève que de la fiction romanesque. L'auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu'il s'agit ici d'une œuvre de pure imagination.
  
  PAUL KENNY
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Debout devant la fenêtre, Sefik Erdan regardait d’un œil sombre et soucieux la nuit qui tombait lentement sur la ville. La pluie venait de cesser, mais de lourds nuages gris stagnaient toujours au-dessus des collines. Du côté du Bosphore, des fumées noires souillaient les rives de la Corne d’Or.
  
  Ce crépuscule morose, triste, était l’image fidèle de l’état d’âme de Sefik. Il se sentait lourd, déprimé, le cœur saturé de grisaille.
  
  Depuis six semaines, c’est-à-dire depuis le début de l’année, tout allait de travers. Emin et Ahmet s’étaient suicidés pour échapper à la police ; Cadir et Ashan attendaient leur destin dans un cachot d’Ankara. Seker et Narmi avaient disparu ; Kern et Abdu ne voulaient plus faire partie du groupe. Huit camarades en moins, c’était décourageant.
  
  Les nerfs tendus, Sefik s’éloigna de la fenêtre, alluma une cigarette, se mit à marcher dans la chambre comme un lion en cage. Il avait une décision importante à prendre et il avait besoin de réfléchir, mais il n’arrivait pas à dissiper les ténèbres qui remplissaient son cœur et son esprit.
  
  Il jeta un coup d’œil à sa montre.
  
  Dans dix minutes, Sonya serait là et il serait obligé de se montrer joyeux, insouciant, amoureux.
  
  Certes, Sonya était une fille épatante. Jeune et jolie, intelligente, pleine de vitalité, indépendante sur le plan familial et financier, ardente et pourtant discrète. La maîtresse idéale, en somme.
  
  Mais il y a des moments où un homme a des problèmes importants à résoudre et des décisions capitales à prendre, ce qui ne l’incite vraiment pas aux jeux de la volupté.
  
  De plus en plus contrarié, Sefik retourna vers la fenêtre. Sa chambre étant située au sixième étage d’un immeuble de la rue Cihangir, il avait une vue panoramique sur toute la partie du Bosphore comprise entre Dolmabahce et le pont de Galata. Une des plus belles vues d’Istanbul. Mais qui ne le touchait pas pour l’instant.
  
  Il tira les rideaux d’un geste sec, consulta de nouveau sa montre.
  
  Dans trois heures, les dés seraient jetés.
  
  Il allait jouer son avenir et peut-être sa vie – comme un homme qui mise toute sa fortune sur un seul coup. Car il ne fallait pas se faire d’illusions : Ismet Kamar n’accepterait pas une réponse évasive. Il écouterait les objections, il donnerait des explications, il fournirait des justifications, mais, finalement, il exigerait un OUI ou un NON.
  
  Torturé par cette perspective, Sefik écrasa sa cigarette dans le cendrier de cuivre qui se trouvait sur la table.
  
  Puis, ne sachant que faire pour maîtriser sa fébrilité, il ôta sa veste, la jeta sur une chaise, s’allongea sur son lit.
  
  Il venait de fermer les yeux pour concentrer ses idées quand la porte s’ouvrit.
  
  — Sefik ? Tu dors ? s’exclama Sonya, éberluée.
  
  — Non, je médite.
  
  — Dans le noir ? s’étonna la jeune fille.
  
  Elle fit de la lumière. Ses cheveux bruns et son imperméable étaient mouillés. Elle s’ébroua, referma la porte, fit glisser le verrou de sûreté d’un mouvement résolu de la main droite, enleva son vêtement de pluie qu’elle alla suspendre dans le coin de la chambre qui faisait office de cuisine et de salle d’eau. Ensuite, elle revint vers le lit, souriante.
  
  Elle portait une robe de fin lainage gris perle qui moulait ses hanches sveltes et modelait avec arrogance les rondeurs fermes et orgueilleuses de sa poitrine.
  
  Ses grands yeux noirs, magnifiques, scrutèrent le visage grave de l’étudiant.
  
  — Des ennuis ? questionna-t-elle.
  
  — Non, des problèmes, précisa-t-il, laconique.
  
  — Des histoires politiques, évidemment, soupira-t-elle en s’asseyant sur le bord du lit.
  
  Elle se pencha, lui posa un long baiser sur les lèvres en fermant les yeux. Comme il ne réagissait pas, elle se redressa et elle le contempla en silence, avec une sorte de tendre reproche dans ses yeux de velours.
  
  Il esquissa un vague sourire un peu contraint, un peu amer, et il murmura :
  
  — Je ne suis pas très en forme ce soir, je le reconnais.
  
  — Tu as de nouveau une réunion ?
  
  — Oui, à 9 heures.
  
  — Tu avais promis de m’emmener au cinéma.
  
  — Je ne savais pas que j’aurais une réunion. On m’a prévenu à la sortie du cours, à midi. Mais nous avons le temps d’aller dîner au Taslik.
  
  — Je ne comprends pas qu’un garçon comme toi s’obstine à s’occuper de politique. Tu gaspilles ton temps et ta cervelle, et ça te mène à quoi ?
  
  — Tu aimerais mieux que je m’achète une paire de pantoufles et que je consacre toute mon énergie à m’assurer une existence confortable, douillette, sans imprévus ? railla-t-il avec une pointe d’aigreur.
  
  — Je ne dis pas cela, protesta-t-elle, vexée.
  
  — Un homme qui n’a pas d’idéal n’est pas digne de vivre, décréta-t-il avec conviction.
  
  Elle hausse les épaules d’un air désabusé.
  
  — Car tu t’imagines que la politique est une affaire d’idéal ? persifla-t-elle.
  
  — Ma politique, oui ! affirma-t-il.
  
  — Vous autres, les hommes, vous êtes tous de grands enfants, énonça-t-elle avec un sourire indulgent. Vous avez besoin de jouets, de chimères, d’aventures imaginaires. Les réalités de la vie ne vous suffisent pas.
  
  — Les réalités de la vie ? répéta-t-il, sarcastique. Je voudrais bien savoir ce que tu entends par là ?
  
  — Dans un an, si tu ne gâches pas tes chances, tu seras ingénieur et tu pourras entreprendre de grandes choses. Le pays a besoin d’hommes intelligents et qualifiés. Il y a tant à faire : des écoles, des routes, des usines, des centrales électriques. Tu parles toujours de la justice sociale et du peuple, mais c’est dans le cadre de ton activité professionnelle que tu peux réaliser ton idéal. Là, c’est du concret, du solide. La politique, c’est du vent. Et, de plus, c’est dangereux.
  
  — À quoi bon construire des centrales électriques et des usines si elles ne servent qu’à creuser davantage le fossé qui sépare les riches et les pauvres ? Un bon ingénieur est un outil qui permet aux capitalistes de mieux exploiter le peuple. Si c’est tout ce que tu as à me proposer comme idéal, ce n’est pas très excitant.
  
  — Il y aura toujours des riches et il y aura toujours des pauvres. La politique n’y changera rien ! s’exclama-t-elle.
  
  Il enchaîna :
  
  — Et il y aura toujours des femmes pour critiquer les aspirations les plus nobles des hommes !
  
  — Tu ne comprends pas ce que je veux dire.
  
  — Mais si, Sonya, je te comprends très bien. Les femmes n’ont pas besoin d’idéal. Leur rôle consiste à perpétuer l’espèce et à protéger la vie, et c’est très bien ainsi. C’est aux hommes qu’il appartient de bâtir un monde meilleur. C’est leur vocation et c’est leur devoir.
  
  Elle redressa fièrement le buste.
  
  — Tu n’as pas le droit de dire que je n’ai pas d’idéal, Sefik. Je veux faire de ma vie une chose authentique, irréprochable, grande et belle.
  
  — De quelle façon ? ironisa-t-il.
  
  Elle baissa la tête, se mordilla la lèvre inférieure d’un air pensif et rêveur. Puis, avec un sourire candide, désarmant, elle avoua :
  
  — Mon idéal, c’est toi, Sefik. Tu es beau, tu es fort, tu es intelligent et je t’aime. C’est avec toi que je veux m’accomplir. Tu m’as choisie et je t’ai choisi. Deux êtres humains qui marchent la main dans la main sur la route de la destinée, c’est ça la vraie vie !
  
  — Oui, opina-t-il, pour une femme, c’est ça la vraie vie. Mais c’est l’homme qui choisit la route. Et ma route, notre route, c’est la lutte pour un monde plus juste.
  
  Il voulut se lever, mais elle l’en empêcha en se laissant tomber sur lui de tout son poids.
  
  — Embrasse-moi, lui souffla-t-elle contre la joue.
  
  Il s’exécuta sans beaucoup de complaisance.
  
  — Il est temps d’aller dîner, Sonya, dit-il. Je ne veux pas me mettre en retard.
  
  — Nous irons dîner après, déclara-t-elle tranquillement.
  
  Elle lui prit les lèvres, le força littéralement à accueillir le baiser profond et sensuel qu’elle voulait savourer. Les paupières closes, les narines frémissantes, elle prolongea la caresse ardente et sa main droite, glissée dans l’échancrure de la chemise de Sefik, se promena avec une ferveur brûlante sur le torse viril.
  
  Sonya était de ces femmes foncièrement pures qui passent tout naturellement de l’amour sentimental à l’amour physique, l’expression charnelle étant tout à la fois le prolongement et la traduction visible de leur affectivité.
  
  Quand elle se rendit compte qu’elle avait communiqué sa ferveur à son compagnon, elle s’écarta de lui, se leva, se déshabilla sans hâte.
  
  Elle était plus que jolie. Elle était belle. Son grand corps vigoureux, merveilleusement proportionné, avait une grâce féminine exquise. De la suavité de ses épaules rondes à la douceur limpide de ses longues cuisses fuselées, tout était parfait en elle. Ses seins gonflés de sève, l’ovale de son ventre lisse, son visage aux lèvres rouges et palpitantes, autant de trésors auxquels nul regard ne pouvait demeurer insensible.
  
  Vaincu, ébloui, Sefik oublia instantanément ses soucis et se dévêtit à son tour.
  
  Leur étreinte fut passionnée. Sonya, gémissante et pantelante, s’abandonnait à la volupté comme une fleur s’ouvre au soleil.
  
  Sefik fut surpris lui-même de l’intensité du bonheur qui déferla en lui quand le paroxysme du plaisir le foudroya et le souda à cette chair vibrante. Il se sentit comme immergé dans un océan d’éternité qui le lavait de toute angoisse.
  
  — Mon amour, mon bel amour, haleta Sonya d’une voix tendre et enrouée.
  
  Elle continuait à le caresser de ses mains gourmandes. Et Sefik, heureux, allégé, promenait ses doigts alanguis sur le dos satiné de son amie, flattant les fossettes charmantes qui ornaient le creux de ses reins et soulignaient la densité glorieuse de sa croupe de jeune cavale pleine de force et de santé.
  
  Ils restèrent un long moment ainsi, fondus dans le même creuset de jouissance, bras et jambes emmêlés, enfermés dans un silence pudique, goûtant leur mutuelle offrande et la paix qui berçait leur nudité enchantée.
  
  Ils n’eurent pas le temps d’aller dîner au restaurant et ils durent se contenter d’un sandwich avalé en vitesse dans un snack de la rue Istiklal.
  
  Après quoi, Sefik, de nouveau soucieux, planta là sa belle amie en lui disant :
  
  — Il faut que je me sauve, ma chérie. Nous irons au cinéma demain soir, je te le promets.
  
  — Laisse-moi au moins faire un bout de chemin avec toi, implora-t-elle.
  
  — Pas question ! trancha-t-il sur un ton sans réplique. Personne ne peut savoir où se tient la réunion.
  
  — Même moi ?
  
  — Même toi. Je suis désolé, mais c’est un principe qui ne souffre aucune dérogation.
  
  Il lui jeta un bref baiser sur la joue et il s’en alla d’un pas rapide vers la place Taksim.
  
  Restée seule, Sonya se sentit un peu désemparée. Cette soirée tournait court d’une façon si abrupte qu’elle ne savait que faire de sa liberté. Les mains dans les poches de son imperméable, elle longea machinalement la rue Istiklal en direction de la place Taksim. La silhouette élancée de Sefik s’était déjà perdue dans la foule.
  
  Absente, occupée par ses pensées, Sonya ne s’aperçut pas tout de suite qu’une pluie fine s’était remise à tomber. Quand elle s’en avisa, elle releva le col de son imperméable et réalisa qu’elle ne pouvait pas errer de la sorte, pendant trois heures, dans les rues de la ville.
  
  Une soudaine inspiration lui vint à l’esprit. Comme toute femme amoureuse, elle éprouvait le besoin de parler à celui qu’elle aimait. De plus, se remémorant l’attitude anxieuse et tendue de Sefik lorsqu’elle était arrivée chez lui, elle avait l’impression qu’elle devait faire quelque chose pour lui.
  
  Elle héla un taxi, donna l’adresse de son oncle Bustani.
  
  Le professeur Ishan Bustani était un homme d’une cinquantaine d’années, grand et massif, avec un lourd visage basané, des yeux bruns, une expression placide. Ancien professeur d’histoire à l’université d’Istanbul, il avait quitté l’enseignement pour devenir fonctionnaire au ministère du Tourisme. Il connaissait la Turquie ancienne et la Turquie moderne sur le bout des doigts. Son érudition était vivement appréciée en haut lieu et ses avis de conseiller, empreints de sagesse et de réalisme, étaient presque toujours suivis par les autorités gouvernementales. Le ministère du Tourisme l’envoyait souvent en mission à l’étranger et ne prenait jamais de décision sans l’avoir consulté.
  
  Mais ce que personne ne savait, à l’exception de quelques initiés triés sur le volet, c’est que Bustani appartenait aux Services Spéciaux de la Sûreté Politique et qu’il y occupait un poste élevé dans la hiérarchie.
  
  Sonya le vénérait. Pour elle, oncle Ishan était une sorte de dieu souverain et protecteur. Le lien familial qui les unissait était assez éloigné, en fait. Mais comme elle était orpheline et lui célibataire, leur affection n’avait fait qu’augmenter au fil des années. C’était l’oncle Ishan qui avait guidé les études de la jeune fille, qui avait géré sa fortune, qui avait fait d’elle une diplômée en sciences économiques et l’avait fait entrer comme secrétaire trilingue au ministère du Commerce.
  
  — Je ne te dérange pas, oncle Ishan ? demanda la jeune fille.
  
  — Tu ne me déranges jamais, Sonya, tu le sais bien. Viens dans mon bureau. J’étais en train d’examiner un projet d’équipement de la région de Kusadasi.
  
  Il emmena la jeune fille dans son cabinet de travail, une vaste pièce rectangulaire aux murs tapissés de bibliothèques.
  
  — Assieds-toi, murmura-t-il en lui désignant un fauteuil recouvert de cuir fauve aux reflets patinés.
  
  Il prit place dans un autre fauteuil, près d’elle, la regarda avec un bon sourire à la fois paternel et admiratif, prononça d’une voix teintée de malice :
  
  — Tu embellis de jour en jour, petite fleur. L’amour te réussit, c’est indéniable.
  
  Sonya ne put s’empêcher de rougir. L’oncle Ishan, terriblement perspicace, devinait-il qu’elle venait de goûter le bonheur et la volupté dans les bras de Sefik ?
  
  Il s’esclaffa.
  
  — Tu rougis comme une petite fille prise en défaut. Mais je parlais de tes sentiments, ne te vexe pas. Je suppose que tu n’oublies pas mon conseil : une femme qui se respecte reste pure jusqu’au mariage.
  
  — Je n’oublie jamais tes conseils, oncle Ishan, assura-t-elle, troublée.
  
  — Espérons-le, soupira-t-il, amusé. Tu viens me parler de ton cher Sefik, j’imagine ?
  
  — Oui.
  
  — Qu’est-ce qui ne va pas ?
  
  — Tout va très bien.
  
  — Vraiment ? fit-il, sceptique. Je n’ai malheureusement aucune expérience dans ce domaine, mais j’ai toujours entendu dire que les amoureux passaient le plus clair de leur temps à se torturer l’un l’autre.
  
  Il la regarda droit dans les yeux, articula :
  
  — Alors, petite fleur ?
  
  Il l’avait baptisée ainsi la toute première fois qu’il l’avait vue, quinze années auparavant, dans le bureau de ce notaire de Bursa où il avait accepté d’être son tuteur.
  
  Elle se jeta à l’eau :
  
  — J’ai besoin d’un conseil, oncle Ishan.
  
  — Je t’écoute.
  
  — Quand une jeune fille aime un garçon, que peut-elle faire pour le protéger ?
  
  — Ce n’est pas le rôle des jeunes filles de protéger les garçons. C’est plutôt le contraire.
  
  — Je voudrais détourner Sefik de ses histoires politiques, mais je ne sais pas si j’en ai le droit et je ne sais pas comment m’y prendre.
  
  — Mon pauvre trésor, grommela Bustani avec une grimace un peu désenchantée, on ne change pas les êtres. Les femmes se figurent que leur amour peut modifier les tendances profondes de l’homme qu’elles aiment, quelle illusion ! Personne ne change, en vérité. Pas plus les hommes que les femmes. Ton Sefik est un idéaliste, un chimérique, un rêveur. C’est sa nature, que veux-tu ! La vie lui donnera sans doute quelques coups de bâton et il se calmera. Mais il ne changera pas vraiment. J’ai connu des tas de garçons comme lui. Ils ont été dégrisés par les brutalités de l’existence, certains ont même été démolis, mais ils n’ont pas changé de nature pour autant. Ils en seraient d’ailleurs bien incapables. Une fourmi sera toujours une fourmi, et une cigale reste une cigale. Nous n’y pouvons rien.
  
  — J’ai peur que Sefik fasse des bêtises, oncle Ishan.
  
  — Il t’a parlé de ses projets ?
  
  — Non, je ne sais jamais ce qui se passe dans sa tête.
  
  — Vous n’avez jamais de discussions à ce sujet ?
  
  — Non.
  
  — Pourtant, je sais que les jeunes parlent de ces choses entre eux. Tu es une fille intelligente et instruite, non ?
  
  — Oh, il me parle souvent de son idéal, de son combat pour la justice sociale, mais il ne me dit jamais rien de précis. Tout ce que je sais, c’est qu’il assiste à des réunions.
  
  — Avec qui ?
  
  — Je l’ignore. Il ne veut même pas que je sache où il rencontre ses camarades. Nous devions aller au cinéma, ce soir, mais il a été convoqué et il m’a laissé tomber pour sa réunion.
  
  Bustani hocha lentement la tête d’un air pensif.
  
  — Que veux-tu que je te dise, petite fleur ? Si je demande à Sefik de venir me voir et si je lui fais part de tes inquiétudes, il se sentira trahi. Ce n’est plus un petit garçon auquel on tire les oreilles. C’est un adulte, un universitaire, un futur ingénieur d’élite. À 23 ans, on est responsable de ses actes.
  
  — Qu’est-ce que je peux faire alors ?
  
  — Rien, hélas, laissa tomber le quinquagénaire d’une voix sèche, presque dure.
  
  Sonya le regarda, et il posa sur elle un long regard. Puis, avec une pointe d’âpreté, il prononça :
  
  — Je vais être tout à fait franc avec toi, ma petite Sonya. Sefik a la chance d’être aimé par une jeune fille qu’il ne mérite pas. Et toi, tu as tort de t’attacher à lui.
  
  — Que veux-tu dire ? balbutia-t-elle, interloquée.
  
  — Je ne suis qu’un vieux célibataire, mais je suis quand même un homme. Une belle fille comme toi, il faudrait chercher d’un bout à l’autre de la Turquie pour en trouver une deuxième. Si ton Sefik t’abandonne pour assister à une réunion politique, c’est impardonnable et c’est sans remède.
  
  Elle baissa la tête. Il reprit :
  
  — Quitte ce garçon, Sonya. Vous ne vivez pas dans le même monde, vous ne parlez pas le même langage. Tu lui offres un trésor sans prix et il ne le voit même pas. Que sera-ce quand vous serez mariés !
  
  — Je l’aime, oncle Ishan.
  
  — Je te plains de tout mon cœur, petite fleur. Tu me demandes un conseil, je te le donne : quitte ce garçon. Il n’y a pas d’autre solution.
  
  Sonya s’en alla déçue et pensa : « L’oncle Ishan ne comprend décidément rien à l’amour. Pas étonnant qu’il soit resté célibataire. »
  
  Après le départ de la jeune fille, Ishan Bustani s’enferma dans son bureau, décrocha le téléphone, composa un numéro qu’il connaissait par cœur.
  
  — Galikas ? fit-il.
  
  — Oui, j’écoute, répondit une voix feutrée.
  
  — Bustani. Je viens d’apprendre que le jeune Sefik Erdan assiste à une réunion secrète ce soir. Avez-vous des informations là-dessus ?
  
  — Un instant, vous permettez ?
  
  Le professeur entendit que son correspondant remuait des papiers.
  
  — Non, rien de particulier ne m’a été signalé concernant Sefik Erdan, dit le commissaire Galikas.
  
  — Vous n’avez toujours aucune preuve formelle au sujet des contacts éventuels qu’il aurait avec Nedim Tavan ?
  
  — Non. Mais cela ne m’étonne pas outre mesure. Il y a des tas de jeunes militants du M.P.J.L. qui n’ont jamais rencontré Tavan et qui ne savent même pas que c’est lui qui tire les ficelles de leur organisation. Tavan est malin, il ne se mouille pas.
  
  — Mais vous y croyez, vous ?
  
  — Avec les réserves d’usage, bien entendu. L’indicateur qui nous a passé le tuyau a souvent de bonnes informations. On vous a parlé de quelque chose ?
  
  — Oui, comme je viens de vous le dire. Je n’ai aucune précision, mais je sais de source sûre que Sefik Erdan assiste ce soir à une réunion politique secrète.
  
  — Nous avons une équipe qui surveille en permanence le domicile privé de Nedim Tavan. Je ne peux pas faire davantage.
  
  — Ses allées et venues ne sont pas contrôlées ?
  
  — C’est impossible. Avec un lascar aussi rusé, le risque serait trop grand. Je ne veux pas perdre le bénéfice de ma position.
  
  — Evidemment, acquiesça Bustani.
  
  — Ce que je peux faire, si vous y tenez, proposa le commissaire, c’est de mettre une équipe sur Sefik Erdan.
  
  — Non, ce n’est pas nécessaire. Tout ce que je vous demande, c’est de me faire signe si vous détectez la présence du jeune Erdan au domicile de Tavan.
  
  — Comptez sur moi, assura le commissaire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Sefik Erdan était regonflé. Malgré la pluie, ces trois quarts d’heure de marche lui avaient fait du bien. Et aussi, soit dit en passant, les moments délicieux qu’il avait passés dans sa chambre en compagnie de Sonya.
  
  Il se faisait la réflexion, une fois de plus, qu’un homme se sent toujours plus dynamique et plus lucide quand il vient de faire l’amour.
  
  Tenir une belle femme dans ses bras, la caresser, la faire vibrer, s’élever avec elle jusqu’aux sommets du plaisir et de la tendresse, éclater comme une fusée dans le brasier de sa chair palpitante, quel merveilleux bain de jouvence. Rien de tel pour vous remettre les idées en place et vous délivrer des scories salissantes de la vie quotidienne.
  
  Lorsqu’il arriva chez son chef de groupe, sa décision était prise : le combat devait continuer, la lutte devait se poursuivre contre vents et marées.
  
  Ismet Kamar habitait au premier étage d’une modeste maison, dans une petite rue perpendiculaire à la rue Karadeniz.
  
  Kamar était un grand type sec et nerveux, aux yeux de braise, aux cheveux châtains toujours en bataille, à l’esprit vif et impulsif. Médecin sans clientèle, il avait exercé son métier dans les régions les plus déshéritées de la Turquie, jusqu’au jour où, révolté par la condition misérable des paysans pauvres, écœuré par les inégalités sociales du monde capitaliste, il avait brusquement décidé de s’installer dans une grande ville pour militer d’une façon plus efficace au sein d’une organisation révolutionnaire.
  
  En définitive, c’était un de ces êtres que les bourgeois traitent de ratés ou d’illuminés. Les rares patients qui venaient à sa consultation étaient des parias, des fauchés, des laissés pour compte. Rien d’étonnant qu’il tirât le diable par la queue et qu’il prît des autobus au lieu de rouler en Mercedes. Ce dont il se fichait éperdument.
  
  Ses premières paroles, quand Sefik pénétra dans la petite salle d’attente déserte, furent :
  
  — J’espère que tu as pris les précautions d’usage ?
  
  — Naturellement. Je me suis baladé pendant quarante-cinq minutes avant de monter.
  
  — Ce n’est pas le moment de faire des imprudences.
  
  — Je m’en doute, opina Sefik.
  
  — Viens dans mon bureau. Les autres ne vont pas tarder, je pense.
  
  Il ajouta, sarcastique :
  
  — S’ils viennent, ce dont je ne suis pas sûr.
  
  Ils s’installèrent dans le cabinet médical de Kamar, une pièce minable, sombre, d’une propreté douteuse. Même le divan qui occupait un des coins du local et qui servait de table d’examen n’avait pas un aspect des plus ragoûtants.
  
  Sefik demanda :
  
  — Qui as-tu convoqué ?
  
  — Esat, Medeni et Haluk. Et toi, évidemment.
  
  — C’est bien assez comme ça, estima Sefik. As-tu des nouvelles ?
  
  — Non, mes recherches n’ont rien donné. Ce qui s’est passé à Ankara reste un mystère.
  
  — Façon de parler, grinça Sefik en prenant place sur une chaise.
  
  — Que veux-tu dire ?
  
  — Ce qui s’est passé à Ankara démontre tout simplement que les flics en savent toujours beaucoup plus qu’on ne le pense. En moins de quarante-huit heures, ils ont retrouvé la piste d’Emin et d’Ahmet ; ça donne à réfléchir, non ? Et si les deux malheureux n’avaient pas eu le cran de se faire sauter la cervelle, nous étions tous faits comme des rats.
  
  — Tu crois qu’ils auraient parlé ?
  
  — Forcément. Les flics ont des moyens auxquels personne ne peut résister, même quand on a du cran.
  
  — Tu me parais bien pessimiste ce soir.
  
  — Peut-être, admit Sefik posément. Ce qui est sûr, c’est que je ne me fais pas d’illusions.
  
  — Tu renonces ?
  
  — Pas du tout. Si j’ai répondu à ta convocation, c’est justement pour t’annoncer que je continue. Mais j’ai pris cette décision en pleine connaissance de cause, l’esprit clair et les yeux ouverts. Désormais, c’est notre peau que nous jouons. Je suppose que tu t’en rends compte ?
  
  — Mon choix est fait depuis longtemps.
  
  — Je tiens néanmoins à te prévenir d’une chose : avant d’exécuter les ordres, j’y regarderai à deux fois. Je veux bien risquer ma vie, mais pas pour des conneries.
  
  — Je sais que tu n’étais pas d’accord au sujet de l’opération d’Ankara, mais c’est une question de principe. La discipline est capitale quand on veut lutter efficacement. Si les militants se mettent à discuter les décisions du Comité National, c’est foutu d’avance.
  
  — Le Comité National n’est pas infaillible, riposta Sefik. La preuve ! Nos camarades sont morts, ils ont fait trois victimes innocentes, l’opinion publique nous désapprouve et le gouvernement en a profité pour durcir sa position. C’est un beau résultat. Mes compliments au Comité National ! On ne ferait pas mieux si on cherchait délibérément à saboter notre combat !
  
  Ismet Kamar, impressionné, fit quelques pas dans la pièce, la tête basse, le front barré de rides.
  
  Sefik alluma une cigarette, expulsa une bouffée de fumée, reprit d’une voix ferme :
  
  — Les rapports entre notre groupe et le Comité National, c’est ton affaire. En ce qui me concerne, ou bien tu me laisses ma liberté de jugement, ou bien je démissionne. À toi de décider.
  
  Kamar haussa les épaules d’un air las.
  
  — Ce n’est pas si simple, Sefik, soupira-t-il. Si ça ne dépendait que de moi, il n’y aurait pas de problème. Mais le Comité National a des principes sur lesquels il ne veut, ni ne peut, transiger. Un militant doit obéir, il n’y a pas de demi-mesure.
  
  — Tu n’as qu’à leur communiquer ma décision, on verra bien.
  
  Le médecin se planta devant son jeune interlocuteur et le regarda d’un œil attristé.
  
  — Tu demandes l’impossible, Sefik, dit-il d’une voix sourde. Mets-toi à la place de ceux qui composent le Comité National. Ils sont responsables de tous les militants du pays.
  
  — Et alors ?
  
  — Quand ils ont défini un objectif et désigné les camarades qui accompliront la mission, ils ne peuvent plus revenir en arrière. Ce serait ouvrir la porte à toutes les trahisons. N’importe quel mouchard, sous prétexte que l’affaire ne lui plaît pas, pourrait se dérober et dévoiler le coup à la police.
  
  — Tu parles ! railla durement l’étudiant. Les mouchards, c’est bien connu, sont toujours à la pointe du combat et ils sont toujours d’accord. Mais ils se débrouillent pour sauver leur mise et toucher leur prime d’indicateur ! Je maintiens mon point de vue, et tant pis si le Comité National ne l’accepte pas.
  
  Un bref coup de sonnette à la porte palière interrompit la conversation. Ismet Kamar alla ouvrir et revint dans le bureau en compagnie d’un jeune gaillard athlétique, âgé d’environ vingt-cinq ans, au visage rond et lisse, aux cheveux bruns très drus et bouclés.
  
  — Salut, Medeni ! lui lança Sefik, amical.
  
  — Salut, répondit l’arrivant.
  
  Puis, d’un air ébahi :
  
  — Il n’y a pas grand monde, ce soir. Haluk n’est pas là ?
  
  — Non, je suis seul, dit Sefik.
  
  Kamar intervint pour préciser :
  
  — Si tous ceux que j’ai convoqués viennent, nous serons cinq. Je n’ai convoqué que les militants tout à fait sûrs de notre groupe.
  
  Medeni grommela :
  
  — Esat ne viendra pas. Je l’ai vu ce matin et il m’a dit qu’il renonçait. Il a la trouille.
  
  Kamar questionna :
  
  — Et Haluk ?
  
  — Je ne sais pas ce qu’il a décidé, finalement, émit le costaud aux cheveux bouclés. Je me suis baladé avec lui, hier soir, et nous avons pas mal discuté. J’ai eu l’impression qu’il n’était pas très chaud. Cette histoire d’Ankara lui a coupé bras et jambes.
  
  Sefik glissa d’une voix revêche :
  
  — Il n’est pas le seul.
  
  Medeni regarda son copain et demanda :
  
  — Tu te dégonfles, toi aussi ?
  
  — Non, mais je pose mes conditions. Je veux bien continuer la lutte, mais je ne veux plus obéir comme un robot.
  
  Medeni esquissa une mimique évasive. Puis, s’asseyant sur le bord du divan, il allongea ses robustes jambes et marmonna sur un ton un peu ricanant :
  
  — Ce coup d’Ankara, c’est vraiment le bide des bides. Ahmet et Emin sont morts pour des prunes et la Cause a du plomb dans l’aile. Les gars qui avaient préparé cette opération peuvent aller se rhabiller, c’est sûr. Nous sommes possédés sur toute la ligne. Sefik a bien raison de poser ses conditions.
  
  Ismet Kamar hésita une fraction de seconde, puis, sans beaucoup de conviction, il prononça :
  
  — C’est facile de critiquer après coup. Si l’affaire avait réussi, tout le monde aurait applaudi.
  
  Sefik lança :
  
  — Pas moi ! J’étais contre et je n’ai jamais changé d’avis. J’ai marché parce que je m’étais engagé à obéir, mais je n’étais pas d’accord.
  
  Kamar s’énerva :
  
  — Tu ne vas tout de même pas prétendre que le Comité National avait pris cette décision à la légère ? Après tout, si l’opération s’est soldée par un fiasco tragique, il y a peut-être une raison que nous ignorons.
  
  — C’est possible, concéda Sefik. Mais je maintiens que la conception même de l’entreprise était mauvaise.
  
  Medeni intercala sèchement :
  
  — Pas la peine de se bouffer le nez pour ça ! Les jeux sont faits. Ashan et Cadir sont toujours en taule, Emin et Ahmet sont morts courageusement, rideau ! Ce qui compte, c’est l’avenir.
  
  Il leva les yeux vers son chef de groupe et interrogea :
  
  — Quel est le programme ? Je suppose que tu nous as convoqués pour nous transmettre de nouvelles instructions ?
  
  Kamar, le visage crispé, jeta un coup d’œil à sa montre.
  
  — J’ai l’impression que notre camarade Haluk ne viendra pas, dit-il. J’avais fixé 21 h 30 comme limite.
  
  Medeni reprit :
  
  — Eh bien, tant pis, on se passera de lui ! En attendant, parle-nous des projets du Comité National.
  
  — On ne m’a rien communiqué, révéla le docteur Kamar. La réunion de ce soir sera consacrée à une entrevue entre nous et deux membres du Comité National. C’est pour cela que je vous ai signalé qu’elle était importante.
  
  — Sans blague ! s’exclama Medeni, surpris. Ces messieurs du Comité daignent rencontrer les modestes militants de la base ? Voilà du nouveau !
  
  Kamar articula :
  
  — Je présume que le Comité va nous proposer une campagne de recrutement. Si la situation du mouvement est aussi brillante que la nôtre, c’est un désastre. Nous étions quatorze au départ, nous ne sommes plus que trois !
  
  Sefik Erdan émit d’un air sceptique :
  
  — Le moment est mal choisi, c’est le moins qu’on puisse dire. Notre popularité n’a jamais été aussi basse ! Et, de plus, l’université est travaillée par les indics de la police secrète. Si je montre le bout de l’oreille dans les conditions actuelles, je suis sûr de me retrouver en prison dans les trois heures qui suivent.
  
  — Oui, reconnut Kamar, c’est un grave problème. Je suis curieux de savoir ce que le Comité envisage dans ce domaine.
  
  Medeni, terre à terre selon son habitude, grogna :
  
  — À quelle heure doivent-ils s’amener ?
  
  — La rencontre n’aura pas lieu ici. Les camarades du Comité sont obligés d’être très circonspects. Nous partirons d’ici en ordre dispersé pour nous retrouver à 22 h 45 derrière la mosquée Haseki. Là, si tout va bien, nous serons contactés par un des envoyés du Comité. Je ne peux rien vous dire de plus, on ne m’a pas donné d’autres instructions.
  
  *
  
  * *
  
  À l’heure convenue, Sefik Erdan retrouva effectivement son chef de groupe et son camarade Medeni dans la ruelle sombre et déserte qui longe le jardinet de la vieille mosquée Haseki, dans la partie antique de la vénérable Byzance.
  
  La pluie s’était un peu calmée, ce n’était plus qu’un vague crachin qui tombait du ciel bas et ténébreux.
  
  Les trois hommes étaient là depuis cinq minutes environ quand une silhouette massive émergea de l’ombre et se dirigea vers eux.
  
  L’inconnu, un solide gaillard vêtu d’un blouson verdâtre à peine mouillé, murmura tout bas :
  
  — Avez-vous une idée de la longueur de la citerne de Mocius ?
  
  Kamar souffla :
  
  — Aucune idée. Mais il paraît qu’elle a 147 mètres de largeur.
  
  — Suivez-moi, commanda l’inconnu. Ma voiture est à deux pas d’ici, dans la rue Sokagi.
  
  La voiture en question était une grosse Opel grise. L’inconnu, avant de s’installer au volant, ordonna au docteur Kamar :
  
  — Vous vous mettez derrière avec un de vos amis, docteur. Le troisième vient près de moi.
  
  L’Opel fila en direction de Yedikule, puis remonta vers le nord. Elle s’arrêta finalement dans une allée désertique, non loin du stade.
  
  L’inconnu déclara en souriant :
  
  — Désolé, les amis, mais je suis obligé de prendre certaines précautions pour la dernière partie de notre promenade. Tenez, docteur Kamar, posez ces lunettes opaques sur le nez de votre voisin.
  
  Puis, à Sefik qui avait pris place à ses côtés :
  
  — Mettez ces lunettes. Et ne vous vexez surtout pas, les gars. C’est aussi pour votre tranquillité que nous prenons ces précautions.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Quand Sefik et Medeni furent autorisés à enlever leurs lunettes opaques, ils se trouvèrent en présence d’un individu de petite taille, replet, âgé d’une bonne quarantaine d’années, vêtu d’un complet de coupe assez médiocre, gris et fatigué.
  
  Le local où ils avaient été conduits – apparemment un garage désaffecté, situé à front de rue dans un quartier peu fréquenté – avait un aspect froid et triste. Il y planait une curieuse odeur de moisi. Une douzaine de chaises dépareillées avaient été disposées en demi-cercle sur le plancher en béton. Les deux lucarnes étaient occultées au moyen de feuilles de carton bitumé, une ampoule électrique recouverte de poussière dispensait une lumière pauvre.
  
  S’adressant directement à Ismet Kamar, le petit bonhomme rondouillard murmura d’une voix étrangement douce et égale :
  
  — Bonne nuit, docteur. Vous deviez être cinq, si j’ai bonne mémoire ?
  
  — Deux défections de dernière minute, répondit Kamar sur un ton désolé. Nous ne sommes plus que trois en tout et pour tout.
  
  — Tant mieux, opina le chauve. Dans les grandes formations politiques, la quantité prime la qualité ; c’est le contraire chez nous. Présentez-moi ces deux garçons courageux, voulez-vous ?
  
  Kamar s’exécuta.
  
  — Voici Medeni Tuker, vendeur d’automobiles d’occasion, célibataire. Et voici Sefik Erdan, étudiant, futur ingénieur, également célibataire.
  
  Le chauve tendit sa main.
  
  — Je suis heureux de faire votre connaissance. Je m’appelle Nedim Tavan et je suis le représentant du Comité National pour toute la région d’Istanbul et environs.
  
  Son regard incisif s’attarda sur Sefik.
  
  — Le docteur Kamar m’a beaucoup parlé de vous. J’espère que vous ne m’en vouiez pas de vous avoir caché le lieu où nous sommes en ce moment ?
  
  — Je ne vous reprocherai jamais de prendre le maximum de précautions, assura Sefik.
  
  — Asseyons-nous, proposa Tavan. Puisque nous n’attendons plus personne, nous pouvons commencer la réunion. Je vous demanderai de ne pas fumer.
  
  Ce n’était pas une requête, c’était un ordre.
  
  Sefik se sentait contracté, sur ses gardes. Nedim Tavan ne lui était pas antipathique a priori, mais son masque froid et impassible le déconcertait quelque peu. Pour un chef révolutionnaire, ce petit gros manquait singulièrement de fougue, de chaleur.
  
  Tavan commença de sa voix monocorde :
  
  — Je n’ai pas l’intention de vous tenir des propos enflammés pour vous camoufler la vérité. Ce n’est pas mon genre. L’affaire d’Ankara ne s’est pas déroulée comme nous l’espérions et elle s’est achevée en tragédie, malheureusement. Elle a provoqué de sérieux remous au sein de l’organisation, beaucoup de nos camarades nous ont lâchés. Les uns par peur, les autres par méfiance. Je ne leur jette pas la pierre. La rapidité avec laquelle la police a réussi à retourner l’opération en sa faveur est un élément très inquiétant, c’est un fait que nous devons admettre. Et nos investigations ne nous ont pas permis de faire la lumière sur la mystérieuse efficacité des forces de sécurité gouvernementales.
  
  Il regarda Medeni, puis Sefik, et il ajouta :
  
  — Votre mérite est d’autant plus grand. Vous êtes les deux seuls rescapés du Groupe B. Quant à vous, Sefik Erdan, votre fidélité me touche tout particulièrement, car le docteur Kamar m’avait signalé que vous n’étiez pas d’accord sur l’affaire d’Ankara.
  
  Sefik articula d’une voix frémissante :
  
  — J’étais loin de prévoir que le coup se terminerait d’une manière aussi moche, bien entendu. Mais je tiens à préciser que, même s’il avait réussi, je n’aurais pas été d’accord. Ce n’est pas de cette façon-là que je conçois l’action subversive. Pour attaquer un gouvernement dont on désapprouve les actes, on n’a pas le droit d’utiliser des armes inadmissibles. La mort de nos trois otages n’est pas seulement un crime, c’est une injustice. Et quand on prétend lutter pour une société plus juste, c’est bien le moins de ne pas trahir son propre idéal. Désormais, comme je l’ai dit au docteur Kamar, je veux rester logique avec moi-même. Je revendique le droit de juger les décisions du Comité National.
  
  Cette sortie catégorique, presque véhémente, ne détendit pas l’atmosphère, on s’en doute. Le faciès rond de Nedim Tavan était plus figé que jamais. L’autre délégué du Comité, celui qui avait piloté l’Opel, arborait une mine renfrognée. Ismet Kamar paraissait ennuyé. Seul Medeni affichait sa robuste sérénité coutumière.
  
  Nedim Tavan, posant son regard méditatif sur Sefik, énonça sur un ton neutre :
  
  — J’apprécie votre franchise, camarade Erdan. Avant de passer à l’ordre du jour, vidons cet abcès et voyons cette histoire d’Ankara d’un point de vue strictement réaliste, dénué de passion.
  
  Il se recueillit une ou deux secondes, puis il reprit :
  
  — Sur le plan des principes moraux, je vous ferai d’abord remarquer que pour nous, militants révolutionnaires, il n’y a pas de victimes innocentes. Nos camarades Emin et Ahmet, qui ont trouvé la mort en service commandé, n’étaient pas plus coupables que nos otages. Le combat révolutionnaire est une guerre où seul l’objectif compte. Tous les citoyens y sont impliqués d’une façon globale. Nous luttons pour une société plus juste, plus équitable, et c’est au niveau de la collectivité qu’il faut se placer. Il n’y a ni bons ni méchants, ni victimes ni coupables. Il y a les forces combattantes de la révolution, d’une part, les structures sociales défectueuses à détruire, d’autre part. Les autres critères n’ont que faire dans cet affrontement. Nous ne sommes ni des mousquetaires ni des réformateurs romantiques.
  
  En dépit de sa placidité apparente, le petit homme chauve s’animait.
  
  — Cette affaire d’Ankara ! lança-t-il, sarcastique. Tout le monde s’imagine que c’est un échec ! Et pourtant, si je vous disais, moi, que c’est une victoire ? Des informations de source très sûre me permettent de vous révéler que le gouvernement a été ébranlé jusque dans ses fondations par cette action. Non seulement la cohésion des hommes qui détiennent le pouvoir est disloquée, mais nous sommes peut-être à la veille d’une crise de régime. Alors, ne me dites pas que c’est un échec ! L’héroïsme, la folle intrépidité, l’esprit de sacrifice d’une poignée de jeunes militants ont fait plus pour secouer le joug des potentats qui nous gouvernent que deux années de vaines simagrées parlementaires. Et cela, au nez et à la barbe des militaires, des flics, des juges vendus et des mouchards de tout calibre.
  
  Il s’adressa de nouveau à Sefik :
  
  — Si vous voulez vraiment rester logique avec vous-même, comme vous le déclariez il y a un instant, il faut juger l’arbre à ses fruits. Les feuilles mortes et les branches desséchées ou brisées n’entrent pas en ligne de compte. La récolte, voilà l’important. En l’occurrence, je vous le répète, la récolte a été excellente. Et je crois que vous vous en rendrez compte sous peu.
  
  Ayant prononcé ces paroles avec force et conviction, il reprit un ton plus neutre pour demander à Sefik et à Medeni :
  
  — Je présume que votre présence ici, ce soir, exprime votre volonté de continuer le combat ?
  
  Medeni lança spontanément :
  
  — Sûr !
  
  Sefik, moins prompt, répondit calmement :
  
  — Je suis d’accord, moi aussi, mais je maintiens la condition que j’ai posée : je veux avoir le droit de refuser ma participation si les ordres du Comité National vont à rencontre de mes propres principes.
  
  Nedim Tavan fut catégorique :
  
  — Les militants doivent obéir sans discussion, c’est une règle absolue. Il y a néanmoins un moyen de concilier la règle et votre exigence, camarade Erdan. Comme nous avons eu quelques défections au Comité je suis chargé de sélectionner, parmi les groupes, deux ou trois militants qui entreront au Comité National et qui, de ce fait, prendront part aux décisions suprêmes. Le docteur Kamar ne désire pas cumuler ses fonctions de chef de groupe avec celles de membre du Comité. Par conséquent, si cette responsabilité ne vous fait pas peur, je vous nomme immédiatement membre du Comité. Je suis habilité à agir de la sorte. Et si le camarade Tuker veut également entrer au Comité, rien ne s’y oppose.
  
  Medeni Tuker eut de nouveau une réaction spontanée :
  
  — Pas question pour moi ! Je ne suis pas assez calé pour ça ! J’ai quitté l’école à 13 ans, vous vous rendez compte ! Il nous faut des gars comme Sefik à la tête du mouvement, des hommes instruits.
  
  Sefik était profondément troublé. Il ne voulait certes pas donner à penser qu’il était lâche, qu’il craignait les responsabilités. Cependant, il avait une sorte de pressentiment, comme s’il était sur le point de mettre le doigt dans un engrenage redoutable. En somme, l’habile Tavan le mettait au pied du mur.
  
  Tous les regards convergeaient vers Sefik, qui déclara soudain :
  
  — Bon, j’accepte votre proposition.
  
  — Bien, acquiesça Tavan, impassible. Nous en reparlerons après la réunion.
  
  Se tournant vers Medeni Tuker :
  
  — À votre avis, camarade Tuker, s’enquit-il, quel devrait être le prochain objectif de notre mouvement ?
  
  Nullement pris de court par cette question inattendue, Medeni grommela :
  
  — Vous le savez, moi, je n’entends pas grand-chose aux subtilités de la tactique. Ce que je voudrais, avant tout, c’est qu’on se débrouille pour faire sortir mon copain Cadir de taule. Cadir et moi, on est presque des frères. Je vous jure que ça me fait mal au ventre de le savoir bouclé dans une cellule de prison, maltraité par ces salauds de flics. Si je me suis porté volontaire pour le coup d’Ankara, c’était pour Cadir. Bon, l’affaire a foiré, n’en parlons plus. Mais je suis prêt à remettre ça quand vous voudrez.
  
  Il hésita, puis ajouta :
  
  — Mon idée, c’est qu’on devrait goupiller un truc pour montrer à nos camarades et au peuple qu’on n’est pas des dégonflés. Un truc vraiment fumant, quoi ! Au lieu de kidnapper un zouave quelconque, on devrait carrément aller au but : kidnapper un ministre, par exemple. Là, j’ai l’impression que les petits rigolos du gouvernement y réfléchiraient à deux fois avant de lancer les flics à nos trousses. Vous pensez ! La vie d’un des leurs seraient en danger ! Ils feraient tous dans leur pantalon, c’est moi qui vous le dis. Et ce serait donnant, donnant, bien entendu. S’ils ne relâchent pas nos camarades, on garde le ministre. Comme ils savent qu’on a le cran d’aller jusqu’au bout quand il le faut, ils n’auront pas le choix. Puisque vous m’avez demandé mon avis, c’est comme ça que je vois les choses.
  
  Un silence bizarre plana sur le groupe après le petit discours de Medeni. Les traits de Tavan n’avaient pas bougé.
  
  Sefik Erdan murmura avec un sourire indéfinissable :
  
  — Ce que Medeni vient de dire traduit exactement ma conception personnelle en matière d’action subversive. C’est un peu trop facile de s’attaquer à un diplomate étranger ou à un industriel. Le gouvernement s’en moque, au fond. Il proclame son indignation mais il est enchanté de saisir cette occasion pour organiser des représailles. En revanche, si on le frappe au cœur, ça change tout. Je serais même partisan d’aller encore plus loin dans cette voie. Au lieu de s’en prendre à un ministre, je choisirais froidement le président du Conseil ou le ministre de la Défense Nationale.
  
  — Vous voyez grand, vous, persifla Tavan, caustique.
  
  — Les risques sont les mêmes, fit remarquer Sefik. Et les avantages sont considérables. Le gouvernement pourrait difficilement se refuser à négocier avec nous si nous avions comme otage un personnage politique d’une telle importance.
  
  Medeni s’exclama, enthousiaste :
  
  — Ben, naturellement ! C’est gagné d’avance ! Et nous aurions tout le populo pour nous, ça ne fait pas un pli !
  
  Nedim Tavan, imperturbable, assura :
  
  — Par principe, le Comité National enregistre toutes les suggestions valables. Ce n’est qu’après les délibérations d’usage, et par un vote qui doit obligatoirement être unanime, que les décisions sont prises à l’échelon national. Si notre camarade Sefik Erdan veut inaugurer ses nouvelles fonctions en défendant l’idée du camarade Tuker, rien ne l’en empêche. Mais c’est un gros morceau, je vous le signale. Les ministres sont bien gardés.
  
  Sefik maugréa :
  
  — Raison de plus pour risquer le paquet. Ce qui est facile est sans intérêt. Si nous voulons vraiment montrer que nous sommes des révolutionnaires, nous devons faire des choses formidables, fantastiques, incroyables. La stratégie des petits coups d’épingle, c’est de l’enfantillage.
  
  Tavan le considéra d’un œil inexpressif et questionna :
  
  — Ne serait-ce pas le goût du suicide qui vous ferait parler de la sorte, camarade Erdan ? Les jeunes hommes de votre âge sont souvent animés par un attrait inconscient de la mort. J’ai étudié ce problème et je vous en parle en connaissance de cause. Les actions d’éclat, l’héroïsme gratuit, c’est le refus de la vie.
  
  L’espace d’une seconde, Sefik pensa dans son for intérieur que ce petit bonhomme chauve avait vu juste. Mais il chassa cette pensée et il affirma crânement, sans sourire :
  
  — La mort ne me fait pas peur, c’est un fait. La vie non plus d’ailleurs. Mais j’ai choisi de lutter pour un ordre social plus juste, et j’irai jusqu’au bout pour aider à la réalisation de mon idéal.
  
  Tavan, insidieux, demanda alors :
  
  — Comment voyez-vous votre avenir ? camarade Erdan.
  
  — Et vous ? riposta Sefik, acerbe.
  
  — Vous répondez à ma question par une question, dit Tavan. J’en conclus que vous ne vous sentez pas très sûr de vous, du moins sur ce point-là. Mais, moi, je vais vous répondre. J’ai passé l’âge des folles entreprises qui ne mènent à rien. Je n’ai pas besoin de me prouver à moi-même que je suis un type extraordinaire, plus audacieux que les autres, plus généreux, plus courageux. Si j’ai opté pour la lutte révolutionnaire, c’est parce que je crois que c’est la voie de l’avenir. Par l’étude et par la réflexion, je suis arrivé à la conclusion qu’un nouvel ordre social est nécessaire, qu’il naîtra tôt ou tard, qu’on le veuille ou non. C’est par logique envers moi-même, moi aussi, que je sers notre cause. Mais je ne demande pas l’impossible. Mon ambition, c’est de conquérir le pouvoir et d’être en mesure, un jour, de participer au gouvernement de ce pays, de défendre les travailleurs contre la voracité aveugle des exploitants capitalistes, bref, mon choix est prosaïque : je veux faire partie d’un gouvernement populaire qui saura instaurer dans notre pays un régime plus juste, plus humain, libéré de la mainmise des banquiers et des marchands de canon de Washington. Je ne suis pas un idéaliste, moi, je suis un politique.
  
  Il ajouta, comme pour atténuer le côté un peu agressif de sa tirade :
  
  — Je tenais à vous préciser ma position pour qu’il n’y ait pas d’équivoque entre nous. Je serais navré de décevoir votre enthousiasme que je trouve un peu… disons, romantique.
  
  Sefik murmura avec un vague sourire :
  
  — En tant que futur ingénieur, j’apprécie les gens qui ont une vue nette, rigoureuse et réaliste des choses. Votre profession de foi ne me déplaît pas du tout.
  
  — Parfait, opina le petit chauve. Voyons maintenant l’ordre du jour. La réunion de ce soir avait surtout pour but d’examiner le problème de nos effectifs. En d’autres termes, et compte tenu des défections qui se sont produites dans la plupart des groupes, nous devons envisager des mesures pour recruter de nouveaux militants. La question est délicate, je le sais.
  
  Ismet Kamar intervint :
  
  — J’en ai déjà touché un mot à mes deux camarades. Ils estiment que le moment est très mal choisi, et j’avoue que je suis de leur avis. Dans les circonstances actuelles, les risques de noyautage sont énormes.
  
  Sefik enchaîna :
  
  — Dans les milieux universitaires, une campagne de recrutement se solderait par un désastre, j’en suis sûr et certain. J’ai déjà repéré une bonne dizaine de mouchards, et certains d’entre eux m’ont même discrètement tendu la perche. Dans les circonstances actuelles, il faut faire le mort.
  
  Une lueur de contrariété passa dans les yeux sombres de Tavan. Il se tourna vers Medeni Tuker :
  
  — Et dans les milieux syndicalistes ?
  
  Medeni esquissa une grimace.
  
  — Ce n’est pas très bon non plus, surtout en ce moment. L’affaire d’Ankara a fait mauvaise impression. Et les meneurs clandestins du parti communiste en profitent pour taper sur les gauchistes. Il faudrait qu’on réussisse un bon coup pour réveiller la sympathie des gars. Vous savez, dans le peuple, les types aiment les gagneurs. Quant aux indécis, ils penchent plus volontiers du côté de la victoire, eux aussi. Faire de la propagande, maintenant, ça ne donnerait rien.
  
  — Bon, vous avez sans doute raison tous les deux, concéda Tavan. Vous êtes mieux placés que moi pour en juger. Nous reverrons ce problème plus tard.
  
  Il consulta sa montre, promena un rapide regard vers ses interlocuteurs.
  
  — Si vous n’avez pas d’autres questions à discuter, nous pouvons lever la séance. Je demanderai toutefois au camarade Erdan de rester ici avec moi un moment.
  
  *
  
  * *
  
  Après le départ de Kamar, de Medeni et du chauffeur de l’Opel, Nedim Tavan demanda à Sefik :
  
  — Avez-vous réellement l’intention de proposer au Comité National de prendre un ministre en otage ?
  
  Sefik fut un peu surpris lui-même de la force et de la sincérité de sa réponse :
  
  — Oui, et je suis prêt à défendre cette proposition.
  
  — Le Comité se méfie des gens qui ont les yeux plus grands que le ventre.
  
  — Je reconnais que c’est un quitte ou double, mais je sens que c’est le moment ou jamais. Si nous ne rallumons pas l’enthousiasme des militants, le mouvement va dépérir et mourir faute d’effectifs. Nous avons manqué d’envergure.
  
  — Vous sous-estimez les résultats acquis, affirma de nouveau Tavan.
  
  — C’est possible. Mais l’opinion publique ne fera pas le rapport entre nos actions et les remous qui agitent les sphères gouvernementales. Nous nous sommes attaqués à des objectifs mineurs : quelques marins américains, un diplomate allemand, des ingénieurs anglais, toujours des étrangers. Au lieu de nous admirer, le peuple est plutôt indisposé par ces opérations. Pour reconquérir notre prestige, nous devons frapper l’adversaire à la tête. Une révolution populaire ne peut réussir qu’avec l’adhésion du peuple.
  
  — On ne renverse pas un régime par quelques actions de prestige.
  
  — Je ne dis pas que c’est suffisant, mais je suis persuadé que c’est une première étape qui peut être décisive. Privé de son soutien populaire, sapé dans son autorité, un gouvernement devient extrêmement vulnérable.
  
  — Je serai curieux de voir la réaction du Comité, marmonna Tavan comme pour lui-même.
  
  — À ce propos, il faudra m’accorder un certain délai. Si je suis appelé à me rendre à Ankara pour assister aux réunions du Comité National, je vais devoir prendre des dispositions pratiques.
  
  — Vous ne devrez pas aller à Ankara. Le Comité a décidé de siéger désormais à Istanbul. Les mesures de surveillance sont devenues implacables à Ankara. Le moindre déplacement, la moindre réunion risque d’attirer l’attention des services de sécurité. C’est d’ailleurs pour cette raison que je vous ai demandé d’entrer au Comité.
  
  — J’aime mieux ça, reconnut Sefik.
  
  — Si vous n’y voyez pas d’objection, je vous emmène chez moi, à mon domicile. Je vous donnerai quelques explications plus détaillées sur le fonctionnement du Comité.
  
  — Bon, d’accord. Vous habitez où ?
  
  — J’ai deux domiciles. C’est indispensable quand on a des activités secrètes. Je vous procurerai d’ailleurs un second domicile à bref délai.
  
  — Puis-je vous demander votre profession ?
  
  — Je suis assureur. Et comme mon père m’a légué un portefeuille assez important, je dispose d’une certaine indépendance matérielle et d’une grande liberté de mouvements. Mon cabinet se trouve au 234 de la rue Tarlabasi. Mais comme je ne me fie pas à mes employés, c’est plutôt à mon domicile privé que je m’occupe de mes affaires politiques. C’est du côté de Yedikule. Venez, je vous emmène.
  
  Le professeur Ishan Bustani était toujours penché sur ses dossiers, dans son cabinet de travail, quand un coup de fil du commissaire Galikas, de la Sûreté, l’avisa que le jeune Sefik Erdan venait d’arriver au domicile privé de Nedim Tavan, en compagnie de celui-ci.
  
  — Ainsi donc, soupira Bustani, les soupçons de votre indicateur étaient fondés.
  
  — Je vais être obligé de surveiller le jeune Erdan, dit le commissaire. Après l’affaire d’Ankara, j’ai l’impression que Tavan mijote un nouveau coup. Je n’ai pas le droit de me laisser surprendre.
  
  Il hésita une fraction de seconde, puis demanda sur un ton presque obséquieux :
  
  — Dois-je diffuser des instructions spéciales concernant Sefik Erdan ?
  
  — Non, commissaire, faites votre devoir, articula Bustani.
  
  Il raccrocha, le visage amer et triste.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Cette nuit-là, Sefik Erdan ne dormit guère. Allongé dans son lit, les yeux ouverts dans l’obscurité, il resta de longues heures à réfléchir, le cerveau enfiévré par les événements de cette soirée mémorable.
  
  Sa nomination si soudaine, si imprévue, au Comité National, lui donnait l’impression d’avoir été brusquement projeté dans un autre monde. Et d’être un autre homme.
  
  Serait-il à la hauteur de sa tâche ? Était-il assez mûr pour porter de telles responsabilités ?
  
  En réalité, il se demandait s’il ferait le poids.
  
  Jusqu’à présent, sa vocation de militant révolutionnaire ne lui avait jamais posé de problèmes de conscience. Il avait rallié le groupe d’Ismet Kamar parce que son besoin d’action et sa soif de justice sociale l’y poussaient tout naturellement. De plus, il était convaincu que la société capitaliste, basée sur l’exploitation effrénée des ressources naturelles de la planète, courait à la catastrophe. Et que les jeunes qui avaient quelque chose dans le ventre devaient intervenir pour empêcher ce désastre universel.
  
  Même s’il fallait chambarder la routine bourgeoise, recourir à une certaine violence.
  
  Mais cela, c’était une option personnelle, un choix qui n’engageait que lui-même.
  
  Siéger au Comité National, c’était une autre histoire. En votant pour telle ou telle décision, on décidait du sort des autres camarades. D’une certaine façon, on prenait le risque d’envoyer à la mort ou à la torture les jeunes types qui allaient exécuter ces ordres.
  
  On peut se tromper quand on décide une action personnelle. On peut se tromper de bonne foi, par erreur d’analyse ou par manque d’informations. On n’a pas le droit de se tromper quand ce sont les autres qui vont risquer leur peau.
  
  Le cas de Nedim Tavan était différent. Lui, il savait ce qu’il faisait, pourquoi il le faisait. Et il savait où il allait. Son ambition, c’était le pouvoir.
  
  Comment voyez-vous votre avenir ?
  
  Cette question brutale que Tavan lui avait posée, Sefik n’arrivait pas à la digérer. En fait, elle l’obsédait.
  
  Il avait répondu par une pirouette, mais Tavan n’avait pas été dupe.
  
  Car Sefik était bien obligé, dans son for intérieur, de reconnaître qu’il était incapable de répondre à cette question. Il n’avait jamais sérieusement pensé à son avenir. Il ne voyait pas l’avenir.
  
  Certes, il se préparait à devenir ingénieur. Et il faisait tout ce qu’il fallait pour réussir ses examens. Mais cela, c’était le déroulement normal des choses. Tous les hommes ont un métier.
  
  En revanche, sur le plan révolutionnaire, Sefik n’avait jamais eu l’idée de regarder vers l’avenir. Devenir ministre ? Cette pensée le faisait sourire. Mais alors ?
  
  Il arrivait à la conclusion humiliante qu’il avait toujours agi comme un gamin, et qu’il était temps d’envisager ce problème d’une manière très sérieuse.
  
  Durant les jours qui suivirent, il sentit peser sur son cœur le poids d’une gravité nouvelle. Pendant ses cours à l’Université Technique, et pendant les leçons de perfectionnement qu’il prenait à l’Académie des Langues pour parfaire son vocabulaire d’anglais et d’allemand, il eut souvent des moments d’absence, comme si d’autres sujets, plus brûlants, accaparaient son esprit.
  
  Sonya s’en aperçut aussi. Elle ne fît aucune réflexion, le samedi soir, lorsqu’ils sortirent ensemble. Mais, le dimanche soir, quand ils firent l’amour dans la chambre de Sefik, elle ne put s’empêcher de murmurer, la première flambée de désir éteinte :
  
  — Où es-tu, Sefik ?
  
  — Où je suis ? fit-il, ébahi. Mais, dans tes bras, mon chou.
  
  — Ton corps, oui, mais ton esprit ? Et ton cœur ?
  
  — Tu as de ces questions, toi ! renvoya-t-il, bourru.
  
  — Tu me caches quelque chose, j’en suis sûre.
  
  — Je ne vois vraiment pas pourquoi je te cacherais quelque chose ! Et je vois encore moins ce que je pourrais te cacher.
  
  Il ironisa lourdement :
  
  — Je suis à poil.
  
  — Les hommes sont bêtes, déclara Sonya en souriant. Ils ne savent pas mentir. Et ils ne se rendent pas compte qu’une fille amoureuse devine ce qui se passe en eux.
  
  — Car tu devines ce qui se passe en moi ?
  
  — Parfaitement.
  
  — Peut-on savoir ?
  
  — C’est très simple : il s’est passé quelque chose au cours de ta réunion de vendredi soir. Ou bien on t’a appris des nouvelles qui ne t’ont pas fait plaisir, ou bien on t’a dit des paroles qui t’ont vexé. En tout cas, tu as des soucis et des préoccupations. Et la preuve, c’est que tu n’as même pas ri une seule fois depuis samedi matin. Tu as beaucoup vieilli en deux jours, Sefik.
  
  — Admettons, reconnut-il. Mais cela arrive à tout le monde d’avoir des soucis. Et n’oublie pas que tu m’as promis de ne jamais me poser de questions au sujet de la politique.
  
  Elle prit un air boudeur.
  
  — Tu me traites comme une enfant, Sefik. Ce n’est pas chic de ta part. Je suis une personne adulte, je suis instruite, j’ai des responsabilités professionnelles et je t’aime.
  
  — Je n’ai jamais nié tes qualités, mon trésor. Mais je n’ai pas besoin d’une femme pour parler des problèmes politiques. J’ai mes camarades pour ça.
  
  — Je suis tout juste bonne pour le plaisir, en somme ? Le repos du guerrier ?
  
  — C’est la meilleure part, non ?
  
  — Ce n’est pas suffisant pour former un vrai couple.
  
  — Nous avons bien le temps, Sonya. Pour le moment, contentons-nous d’être des amoureux. Dans un an, si j’ai mon diplôme et si je décroche une belle situation, nous examinerons la question du vrai couple, comme tu dis.
  
  — La question pourrait venir sur le tapis beaucoup plus vite que tu ne le penses, Sefik.
  
  Il arqua les sourcils.
  
  — Tu as des envies de mariage ? railla-t-il.
  
  — Une femme qui a trouvé l’homme de sa vie a toujours des envies de mariage. Mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Mes règles ont aujourd’hui trois semaines de retard.
  
  Sefik en resta muet. Un seau d’eau glacée en pleine figure ne l’aurait pas suffoqué davantage.
  
  — Mais, Sonya, balbutia-t-il, je croyais que tu prenais des précautions ? C’est ce que tu m’avais dit, non ?
  
  — J’ai pris des précautions, Sefik. Mais il paraît que ce sont des choses qui arrivent, même quand on prend des précautions. La nature a parfois des caprices.
  
  — Quelle tuile ! soupira-t-il, effondré.
  
  Puis, subitement résolu :
  
  — Inutile de s’affoler, ça peut encore s’arranger tout seul. Et, de toute manière, on ne peut rien faire dans l’immédiat. Il faut au minimum deux mois pour intervenir, du moins si mes renseignements sont exacts.
  
  — Intervenir ? répéta-t-elle à mi-voix, en baissant la tête. Qu’entends-tu par là, Sefik ?
  
  — Ne te tracasse pas, ma chérie. J’ai un copain qui est en dernière année de médecine et qui a déjà tiré plus d’une fille d’embarras. Ce n’est pas si terrible.
  
  — Tu veux dire que ton copain accepterait de faire partir l’enfant ? murmura-t-elle sans lever les yeux.
  
  — Oui, évidemment. Ce n’est pas le moment d’avoir un gosse, tu te rends compte ! Nous aurons bien le temps d’en avoir quand nous serons mariés.
  
  Sonya caressa du bout de ses doigts son ventre nu, lisse et doux comme de la soie. Puis, avec un sourire bizarre, à la fois rêveur et ironique :
  
  — Tu t’imagines vraiment que je vais me laisser charcuter par ton copain ?
  
  — Ben, si tu es enceinte, il faudra bien en passer par là.
  
  — C’est tout à fait exclu. Tu ne dois même pas en parler à ton copain, je n’irai pas le voir de toute façon. Si tu m’as fait un enfant, je le garde.
  
  — Tu es folle ? Tu ne parles pas sérieusement, j’espère ?
  
  — Mais si, je parle sérieusement. On se mariera un peu plus tôt que prévu, mais ce n’est pas dramatique, après tout. J’ai de l’argent et je gagne correctement ma vie. Nous aurons bien assez pour vivre à trois en attendant ton diplôme.
  
  — Je ne me sens pas mûr pour le mariage. Et, de plus, je trouve ça idiot de se marier avant d’avoir terminé ses études. Quand j’aurai mon diplôme, j’irai sûrement faire des stages à l’étranger.
  
  Contre toute attente, Sonya affichait une sorte de satisfaction inébranlable.
  
  — On ne peut pas dire que l’idée d’avoir un enfant de moi te fasse danser de joie, fit-elle remarquer d’une voix tendre et moqueuse. Et pourtant, les vieilles femmes prétendent que les enfants de l’amour sont toujours très beaux. D’ailleurs, comment ne serait-il pas beau ? Il suffit de te regarder.
  
  Sefik était complètement dépassé par la situation.
  
  Sonya leva la tête, et leurs regards se mêlèrent. Une lueur heureuse scintillait dans les prunelles de la jeune fille. Et son visage calme, très pur, reflétait en même temps une immense certitude intérieure, une force indestructible.
  
  Sefik eut l’intuition que toute discussion serait inutile. Il eut enfin une parole affectueuse :
  
  — Si c’est une petite fille, j’espère qu’elle sera aussi jolie que toi.
  
  Puis, le naturel reprenant le dessus :
  
  — Qu’on le veuille ou non, cette histoire va drôlement nous compliquer la vie.
  
  — Oublie ce que je t’ai dit, Sefik. Continue ta vie normale comme si tu ne savais rien. Ce qui se passe en moi, c’est mon problème et mon secret. De cette manière, nous serons quittes. Tu as tes secrets politiques et moi j’ai mes secrets de femme. L’essentiel, c’est que tu m’aimes.
  
  Il la reprit dans ses bras. Et, pour dissimuler sa contrariété, il lui refit l’amour.
  
  C’est le surlendemain soir, à 22 heures, qu’il inaugura ses nouvelles fonctions de membre du Comité National.
  
  La réunion eut lieu dans une villa bourgeoise et paisible du quartier résidentiel de Nisanca, au domicile d’un jeune avocat nommé Resat Kolay, militant du Groupe 2 d’Istanbul, fraîchement appelé, lui aussi, à siéger au Comité.
  
  Ce Resat Kolay, dont les parents étaient de richissimes entrepreneurs, se spécialisait dans les problèmes de droit commercial international. Ses rares clients étaient de grosses sociétés qui lui confiaient leurs dossiers litigieux. En fait, il n’avait encore jamais plaidé.
  
  Outre Resat Kolay et Nedim Tavan, cinq autres personnes assistaient à la réunion. Après des présentations réduites au strict minimum, Nedim Tavan résuma succinctement pour les anciens du Comité, le curriculum des deux nouveaux venus.
  
  Après quoi, on passa à l’ordre du jour.
  
  Nedim Tavan fit part à ses collègues des dernières séquelles du drame d’Ankara. Plus de 150 arrestations avaient été opérées par la police mais, par chance, aucun militant du mouvement n’avait été inquiété.
  
  — Ce qui prouve, souligna Tavan, que le cloisonnement de nos groupes a fait ses preuves.
  
  Nedim Tavan annonça ensuite que la vague de démissions paraissait stoppée, que certains camarades étaient même revenus sur leur décision et avaient repris leur place dans leur groupe.
  
  Il articula en souriant :
  
  — On commence à se rendre compte que notre action d’Ankara porte ses fruits.
  
  Effectivement, des rumeurs circulaient – et même la presse y faisait des allusions de moins en moins voilées –, qui démontraient que de graves dissensions agitaient la coalition au pouvoir. Ne parlait-on pas d’une éventuelle démission du Premier ministre ?
  
  Tavan n’avait pas menti quand il avait affirmé que le coup d’Ankara, loin d’être un fiasco, aurait au contraire des suites extrêmement importantes sur le plan politique.
  
  — Nous devons poursuivre notre action, conclut-il. Et notre camarade Sefik Erdan désire vous proposer notre prochain objectif.
  
  Sefik eut l’impression, pendant une fraction de seconde, que le trac allait le paralyser. Mais il surmonta rapidement ce malaise et il exposa d’une voix claire, posée, précise, pourquoi il pensait que le mouvement devait maintenant s’attaquer d’une façon directe au gouvernement lui-même. Et comment il voyait cette action.
  
  L’idée de kidnapper un ministre en exercice, de le séquestrer comme otage pour monnayer la libération des camarades emprisonnés ne souleva ni réprobation ni protestations.
  
  Après un moment de silence, un des membres du Comité, un costaud d’une quarantaine d’années, vétérinaire de son état, résidant à Bursa, et qui se nommait Selim Atamuk, énonça d’une voix rugueuse :
  
  — L’idée de notre jeune camarade me paraît valable, et je voterai pour. Mais il me semble que notre comité n’a pas fait son autocritique comme il aurait dû la faire. Car enfin, il faut être honnête avec soi-même, et j’estime que chacun de nous est en partie responsable de la mort de nos camarades. Quand nous avons étudié l’affaire d’Ankara, nous ne nous sommes pas assez souciés des détails de l’opération. Capturer un ministre, c’est relativement facile pour quelques militants courageux. Le côté épineux de l’histoire, c’est le choix de l’endroit où le commando pourra se cacher avec son otage. Le fait que la police ait retrouvé la trace de nos camarades prouve notre manque de préparation approfondie.
  
  Une discussion générale s’engagea. Finalement, Nedim Tavan réclama le silence.
  
  — Écoutez, dit-il, vous avez tous raison. La remarque de notre camarade Atamuk est judicieuse. Nous devons préparer nos actions avec plus de rigueur. Nous devons nous efforcer de prévoir toutes les éventualités, même les plus imprévisibles. Ceci dit, ne nous faisons pas d’illusions : toute action comporte une part d’impondérables. Et, bien que nous fassions tout ce que nous pouvons pour éviter un accroc, nous ne sommes pas à l’abri d’un incident, d’un hasard. La police est puissante et bien organisée. Elle a des ramifications partout. Et quand elle mobilise toutes ses possibilités, elle obtient des résultats remarquables. Néanmoins, je crois que dans l’affaire d’Ankara, elle a eu un coup de chance. Normalement, nos camarades et leurs otages n’auraient pas dû être retrouvés. S’ils l’ont été, c’est qu’une indication a mis la police sur leur piste. Quelle indication ? Toute la question est là, et les réponses sont tellement nombreuses que nous ne pourrons jamais en épuiser la liste. Ce qui est sûr, c’est que nous devrons être encore plus vigilants. Pour le moment, ce qui compte, c’est de voter à main levée la proposition du camarade Sefik Erdan.
  
  Le vote fut unanime.
  
  Nedim Tavan opina et dit :
  
  — Voilà une chose acquise. Reste la préparation minutieuse de l’opération. La première étape, vous la connaissez. Il s’agit de se mettre d’accord sur la personnalité de notre victime.
  
  Un des membres du Comité, un homme de forte corpulence, au visage austère, fit un geste de la main pour demander la parole.
  
  Tavan lui lança :
  
  — Camarade Korbona, nous vous écoutons !
  
  Le nommé Korbona prononça sur un ton un peu docte :
  
  — Dans la conjoncture actuelle, je pense que nous ne devons pas nous attaquer au Premier ministre. Sa position, je le sais de bonne source, est compromise. Il est sur le point de se démettre et nous ferions le jeu de l’opposition en le choisissant comme otage. En revanche, je vais vous révéler une chose qui me paraît d’un intérêt tout particulier. Dans dix jours exactement, c’est-à-dire le vendredi 25, le ministre de la Justice doit venir à Istanbul pour participer à un colloque sur la question des tribunaux d’exception. Sur le plan pratique et sur le plan moral, ce personnage pourrait convenir à l’opération envisagée. Qu’en pensez-vous ?
  
  Il y eut d’abord un silence. Puis, brusquement, tout le monde parla en même temps. Et tout le monde se rallia avec enthousiasme à la suggestion de Korbona.
  
  Resat Kolay résuma l’opinion générale en disant :
  
  — C’est presque trop beau pour être vrai ! Pour nous, il n’y a pas à hésiter, c’est l’affaire rêvée, l’affaire idéale. Le ministre de la Justice, détenu comme otage, c’est une garantie d’efficacité, de prestige, de réussite.
  
  Tavan abrégea en annonçant :
  
  — Nous mettons la suggestion de notre camarade Korbona au vote.
  
  De nouveau, le vote fut unanime.
  
  Les dés étaient jetés : le ministre de la Justice serait kidnappé lors de sa venue à Istanbul, le vendredi 25.
  
  Tavan reprit :
  
  — Voyons à présent le plan stratégique de l’opération.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Le temps des parlotes était révolu, il s’agissait maintenant d’agir.
  
  L’opération avait été baptisée « Roméo » et les grandes lignes de l’affaire étaient définies.
  
  Selon l’usage, la première consigne diffusée dans les groupes fut le rappel impératif de la règle d’or : les militants devaient s’efforcer, pendant les neuf jours à venir, d’avoir une attitude normale, un comportement régulier, afin d’éviter tout incident susceptible d’attirer l’attention des indicateurs ou d’éveiller la méfiance de la police. En effet, un déplacement insolite, une démarche maladroite, une rencontre bizarre ou un changement d’horaire inhabituel pouvaient alerter les services de sécurité qui ont des yeux partout.
  
  Sefik Erdan, pour sa part, se montra d’une assiduité exemplaire à ses cours. Il fit preuve également d’une grande gentillesse à l’égard de sa fiancée et il passa de longues heures avec elle chaque soir. Sonya, enchantée, mit cette sollicitude inattendue sur le compte des confidences qu’elle avait faites au sujet de ses problèmes intimes.
  
  Cependant, Sefik se débrouilla pour avoir chaque jour un contact avec Nedim Tavan. Celui-ci, de toute évidence, était l’éminence grise du mouvement et, bien qu’il n’eût que le simple titre de membre du Comité National, il ne fallait pas être doué d’une perspicacité extraordinaire pour se rendre compte qu’il était, en fait, le grand patron de l’organisation.
  
  La qualité et l’étendue des informations que Tavan centralisait étonnaient Sefik et le remplissaient d’admiration.
  
  En moins de quatre jours, Tavan se trouva en possession des éléments essentiels du problème. Notamment, et ceci grâce au dévouement actif du camarade Korbona (qui avait une antenne à la questure du Parlement), il obtint le programme détaillé de la journée que le ministre de la Justice devait passer à Istanbul le 25.
  
  Le lundi 21, quand Sefik arriva au domicile privé de Tavan, vers 18 heures, il se trouva en présence du jeune avocat Resat Kolay qui était accompagné d’un inconnu : un individu de taille moyenne, âgé d’environ trente ans, blond, au visage glabre, vêtu d’un imperméable gris.
  
  Tavan dit à Sefik :
  
  — Je profite de l’occasion pour vous présenter Serge Guerber, un ami personnel de notre camarade Kolay.
  
  Tandis que Sefik serrait la main que lui tendait le nommé Guerber, Tavan expliquait :
  
  — Le camarade Guerber est un éminent spécialiste de l’action subversive et nous avons jugé opportun, Kolay et moi, de lui demander quelques conseils concernant l’opération « Roméo ».
  
  Les quatre hommes s’installèrent dans le petit salon désuet et tranquille qui se trouvait tout au fond de l’appartement de l’assureur.
  
  Comme Guerber ne parlait pas le turc, la conversation se déroula en anglais, langue que Tavan, Kolay et Sefik pratiquaient avec suffisamment d’aisance.
  
  Guerber déclara d’emblée :
  
  — Le mécanisme de l’opération, tel que mon ami Kolay me l’a exposé, me paraît valable. Je voudrais néanmoins, si vous le permettez, formuler quelques remarques d’ordre général. La subversion n’est pas un art publicitaire. C’est une technique de mise en condition des masses populaires et de désagrégation des valeurs de base du pouvoir établi. À cet égard, l’exploit de votre commando d’Ankara, en dépit de sa fin tragique, a eu des résultats positifs. Non seulement toute la Turquie, mais le monde entier a brusquement découvert l’existence de votre Mouvement pour la Justice et la Liberté. De plus, le gouvernement a reçu un choc d’une extrême violence qui a provoqué des lézardes pouvant mettre son autorité et son existence en cause. Sur ce point-là, je vous félicite. Mais l’opération « Roméo » ne risque-t-elle pas d’affaiblir votre position du simple fait que ce n’est qu’une réédition ?
  
  Sefik répliqua :
  
  — Nous voulons faire d’une pierre deux coups. Montrer à l’opinion que la lutte continue malgré les arrestations et les représailles, d’une part ; obtenir la libération de nos camarades emprisonnés, d’autre part. Je reconnais que c’est une sorte de réédition de l’affaire d’Ankara, mais c’est précisément pour atteindre le but manqué la première fois : la libération de nos amis détenus.
  
  — Je vous comprends parfaitement, opina Guerber. Mais sur le plan politique ?
  
  — Des actes ont toujours plus de retentissement que des discours, affirma Sefik.
  
  — Méfiez-vous de l’action, marmonna Guerber. Ce n’est jamais une valeur en soi. La guerre subversive demande plus de cervelle que de muscle. Et j’ai l’impression que vous avez élaboré l’opération « Roméo » comme des gangsters qui se proposent de kidnapper un otage afin de le monnayer contre certains avantages. La libération de vos camarades n’est pas, et ne peut pas être, un objectif prioritaire. Une cause a besoin de martyrs. Nous avons tous, dans nos pays respectifs, des militants emprisonnés qui sont en quelque sorte les drapeaux vivants de notre combat. Je dirais même, avec un cynisme voulu, que nous avons besoin de ces jeunes héros qui souffrent dans les griffes d’un pouvoir injuste.
  
  Sefik était vaguement scandalisé par le manque d’humanité que reflétaient les propos du type blond. Mais, peu compétent en matière de politique pure, il s’abstint d’émettre une objection.
  
  Guerber enchaîna :
  
  — Pour donner à l’opération que vous envisagez toute l’ampleur qu’elle mérite, je pense qu’elle devrait s’intégrer à une action de masse. Je veux dire par là qu’elle devrait être orchestrée avec une manifestation. Vous avez encore le temps de mobiliser vos militants, je suppose ?
  
  Nedim Tavan affirma :
  
  — Oui, nous pouvons organiser une manifestation de rue en quarante-huit heures.
  
  — Des ouvriers, des étudiants, peu importe, continua le blond. Et même si c’est une manifestation bidon, ça n’a aucune importance. Ce qui est capital, c’est qu’il y ait des troubles dans la rue, des violences, des vitrines cassées, des voitures incendiées. L’enlèvement du ministre ne doit pas être une opération isolée.
  
  Il promena un rapide regard sur ses trois auditeurs et reprit :
  
  — Je présume que vous voyez tout de suite les avantages de cette stratégie ? D’un point de vue politique, la résonance de l’action sera plus forte, plus profonde. D’un point de vue pratique, cette diversion rendra beaucoup plus malaisée la tâche des services de sécurité. La police, obligée de se disperser, ne pourra concentrer ni sa vigilance ni sa riposte éventuelle sur votre commando d’action.
  
  Ce raisonnement était inattaquable. Sefik fut le premier à en convenir.
  
  — En effet, prononça-t-il, nos camarades chargés de l’enlèvement du ministre profiteront du grabuge et leur tâche s’en trouvera facilitée.
  
  Nedim Tavan décréta, catégorique :
  
  — Nous allons organiser des manifestations dans la rue, c’est une excellente idée.
  
  Guerber acquiesça, puis poursuivit :
  
  — En ce qui concerne l’enlèvement du ministre, j’ai remarqué que vous n’aviez pas prévu de solution de rechange au cas où l’opération se révélerait irréalisable. À mon avis, c’est une lacune qui pourrait avoir des conséquences désastreuses.
  
  Tavan grommela :
  
  — Nous n’avons jamais eu d’échec sur le plan de l’exécution proprement dite.
  
  — Je le sais, reconnut Guerber, et je vous en félicite. Mais vous admettrez que c’était relativement facile, ceci dit sans vouloir diminuer la compétence et le mérite de vos commandos. Kidnapper un quidam qui ne s’attend à rien, ça ne demande qu’un peu de sang-froid et une bonne coordination de mouvements. Kidnapper un ministre, et qui plus est un ministre dans l’exercice de ses fonctions, c’est autre chose, permettez-moi d’insister là-dessus. Depuis plusieurs mois, dans la plupart des pays, et tout spécialement dans les pays qui sont membres d’une alliance politique et militaire telle que l’O.T.A.N., les sûretés nationales ont renforcé leurs services chargés de la protection des personnalités. Je peux même vous signaler, parce que c’est une information contrôlée, que les services spéciaux de l’O.T.A.N. ont mis sur pied un système permanent de consultations, d’échanges, de confrontations et de collaboration technique.
  
  Nedim Tavan eut une moue sceptique et dit :
  
  — À ma connaissance, nos services de police ne font pas partie de ces échanges internationaux. On m’en aurait avisé.
  
  — C’est possible, concéda Guerber, mais certains membres de la sûreté nationale turque ont probablement eu des contacts secrets à l’étranger. Bref, il faut prévoir que votre ministre de la Justice sera couvert par une équipe spécialisée qui renforcera la garde habituelle dont bénéficie tout membre du gouvernement qui se déplace. Ces nouveaux spécialistes ont mis au point une méthode qu’ils appellent DIP, ce qui signifie dispositif invisible de protection. D’après ce que j’en sais, la méthode DIP consiste à placer, dans l’entourage de la personnalité à protéger, des hommes et des femmes qui ont pour mission de surveiller non pas l’entourage immédiat mais l’environnement global : rues adjacentes, carrefours, etc.
  
  Tavan questionna :
  
  — Comment pouvons-nous contrer ce dispositif ?
  
  — En mobilisant plusieurs commandos, répondit Guerber.
  
  Il spécifia :
  
  — Il faut au minimum trois groupes ayant les mêmes instructions et la même préparation, de telle sorte qu’en cas de pépin l’un des trois commandos puisse en tout cas exécuter l’enlèvement projeté.
  
  Sefik, très attentif, avait la sensation déplaisante que les paroles du type blond lui faisaient découvrir des arrière-plans insoupçonnés. L’opération « Roméo », qui paraissait assez simple de prime abord, se révélait, en fait, très délicate.
  
  Tavan et Kolay se mirent à discuter le problème des commandos supplémentaires à former dans le délai terriblement court de quatre jours.
  
  Étant membres du Comité National, Sefik et Kolay n’avaient pas le droit de participer à une action directe. Ce principe, destiné à assurer la sauvegarde du mouvement à l’échelon national, devait être respecté dans toute la mesure du possible. Néanmoins, à la lumière des révélations que Guerber venait de faire, il fallait absolument prendre les dispositions requises.
  
  Kolay suggéra :
  
  — À titre exceptionnel, nous pourrions, Sefik et moi, constituer un des commandos d’appui.
  
  Tavan eut une hésitation.
  
  — Je ne vois pas d’autre solution, admit-il finalement. Mais cela suppose une voiture de plus, des armes et un refuge sûr.
  
  Une idée traversa l’esprit de Sefik.
  
  — Le refuge, je peux m’en occuper, déclara-t-il. Ma fiancée possède une vieille masure paysanne qui faisait partie de son héritage et qui se trouve dans un coin isolé, bien abrité, sur la route d’Izmit, à une cinquantaine de kilomètres d’ici. C’est un endroit parfait pour y séquestrer un otage sans attirer l’attention. De plus, j’ai la clé de la bicoque.
  
  Kolay demanda :
  
  — Nous pourrions y faire un saut demain ou après-demain ?
  
  — Oui, pourquoi pas ?
  
  — Nous emporterions des vivres, un poste de radio et un émetteur-récepteur.
  
  Tavan intervint :
  
  — Le point épineux, c’est la voiture. Il nous faudrait au moins quinze jours pour acheter un véhicule d’occasion en province, le réviser, le maquiller.
  
  Guerber glissa d’une voix tranquille :
  
  — Dans ce domaine-là, je peux vous aider. J’ai quelques amis à Istanbul qui ne sont pas mal outillés pour ce genre de choses. Je vous donnerai une réponse ferme demain avant midi. Et si vous manquez d’armes, je m’en occuperai également.
  
  Tavan émit sans sourire :
  
  — Vous êtes un ami précieux.
  
  — Votre combat est le mien, laissa tomber Guerber, impénétrable.
  
  *
  
  * *
  
  Les inspecteurs de la police politique qui surveillaient depuis plusieurs mois le domicile privé de Nedim Tavan se rendirent compte, ce même lundi 21, qu’il y avait quelque chose qui n’était pas normal.
  
  Installés dans un appartement de l’immeuble qui se dressait en face de la maison de l’assureur, de l’autre côté de la rue, ils avaient mis en batterie une série de caméras spéciales qui filmaient tout ce qui se passait en face. Visiteurs et clients, hommes, femmes, et enfants, tout le monde était photographié systématiquement. Même les entrées et les sorties de Tavan lui-même étaient filmées, chronométrées.
  
  Deux techniciens de labo assuraient le développement immédiat des images enregistrées.
  
  Or, ce lundi-là, un individu en imperméable, un blond au visage glabre, avait rendu visite à l’assureur mais n’était pas reparti.
  
  Tavan, Kolay et le jeune Erdan avaient quitté l’immeuble vers 21 h 25.
  
  Le type blond était-il resté seul dans l’appartement de Tavan ?
  
  Perplexes, les inspecteurs vérifiaient les photos étalées sur une table de fortune installée dans la cuisine, ladite cuisine faisait office de chambre noire.
  
  Le chef de l’équipe de surveillance, un colosse aux cheveux bruns, aux joues bien pleines, à la forte mâchoire, grommela :
  
  — Nous avons tout le temps d’examiner cette histoire. Ce qui compte, pour l’instant, c’est d’aller porter au patron les clichés du jeune Erdan.
  
  Il sélectionna, parmi les images, celles qui montraient Sefik Erdan à son arrivée et à son départ, inscrivit au stylo à bille, sur la première, 18 h 7, sur la seconde, 21 h 25.
  
  Un de ses collègues interrogea machinalement :
  
  — Pourquoi le patron s’intéresse-t-il à ce petit gars ?
  
  — Je n’en sais rien, dit le chef.
  
  — C’est un indic ou un protégé ?
  
  — Pose la question au patron, ricana le chef. Tu seras bien reçu !
  
  — Joli garçon, émit l’autre sans se démonter. Avec une gueule pareille, il ferait mieux de courir les filles, pour sûr. Elles ne seraient pas nombreuses à lui refuser un bon moment.
  
  Le chef râla :
  
  — Il ferait mieux de se plonger dans ses livres, oui ! Quand on a la chance de pouvoir faire des hautes études, c’est un crime de perdre son temps comme ça !
  
  — Faut bien que jeunesse se passe, soupira l’autre, philosophe. À vingt ans, on ne peut pas rester du matin au soir en tête à tête avec des bouquins.
  
  Il ajouta :
  
  — Mais je reconnais que c’est une drôle d’idée de fréquenter une fripouille comme Tavan. Ce salopard ne peut lui apporter que des emmerdements.
  
  Le chef déclara, péremptoire :
  
  — Les jeunes d’aujourd’hui sont tous cinglés.
  
  Ce n’est qu’un peu plus tard que le policier-photographe appela soudain son chef pour lui annoncer :
  
  — Je crois que j’ai trouvé la combine. Regardez. Ici, c’est le type blond à son arrivée, environ cinq minutes avant Resat Kolay. Ce personnage-ci, c’est le quidam que nous avons en trop : on ne l’a pas vu arriver mais on l’a vu sortir à 21 h 20. Eh bien, enlevez-lui sa moustache, ses lunettes et son chapeau, mettez-lui un imper. À mon avis, c’est le même bonhomme.
  
  Le chef scruta les deux clichés.
  
  — Oui, je crois que vous avez raison, marmonna-t-il. Il s’est déguisé avant de sortir, mais c’est le même gabarit, la même taille.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Les policiers constatèrent un phénomène à peu près semblable, le lendemain, en fin de matinée.
  
  Une femme, aux cheveux bruns, vêtue d’un imperméable bleu, était arrivée au domicile de Tavan au volant d’une conduite intérieure noire, une Cortina, immatriculée 37-10 GR 73.
  
  Cette femme n’était pas repartie, mais une autre personne du sexe féminin – dont l’arrivée n’avait pas été enregistrée par les caméras – avait quitté le domicile de l’assureur à midi moins dix. Cette visiteuse-là, blonde, en manteau gris, portant des lunettes aux verres fumés, avait été cueillie à sa sortie par une Volkswagen verte arrivée quelques minutes plus tôt.
  
  Édifiés par le tour de passe-passe de la veille, le policier-photographe et le chef de la section de surveillance ne furent pas longs à conclure qu’il s’agissait, ici aussi, de la même femme.
  
  Qui plus est, le photographe, en scrutant les clichés, en vint à se demander si la femme en question n’était pas tout simplement l’inconnu blond du soir précédent.
  
  Même taille, même corpulence, même démarche souple.
  
  — C’est un champion du déguisement, dit le photographe. Je vais monter les films pour comparer.
  
  Consultés au sujet de ce problème précis, les spécialistes de la Sûreté ne se prononcèrent pas tout de suite. Ce n’est qu’après avoir longuement étudié les films, les photos et les montages, qu’ils arrivèrent à la conclusion que peut-être, en effet, le mystérieux visiteur de Nedim Tavan, nouveau Fregoli, changeait d’apparence à chacune de ses entrées ou sorties.
  
  En tout cas, la juxtaposition des silhouettes ne démentait pas cette hypothèse.
  
  À toutes fins utiles, des recherches furent lancées dans tous les azimuts et sur la base des quatre clichés différents.
  
  D’autre part, ce qui n’intrigua pas moins les policiers qui surveillaient la maison de l’assureur, c’est que la conduite intérieure Cortina, abandonnée par la femme brune à l’imperméable bleu, ne stationna qu’une demi-heure dans la rue. Vers 12 h 20, les observateurs virent arriver l’avocat Resat Kolay et celui-ci, après une brève visite à Tavan, monta tranquillement dans la Cortina noire et démarra.
  
  Deux heures plus tard, les inspecteurs de la Sûreté étaient informés par le service des immatriculations que le numéro de la Cortina n’existait pas.
  
  Le commissaire Galikas eut dès lors la certitude que les militants du M.P.J.L. étaient sur le sentier de la guerre et qu’ils préparaient un nouveau coup.
  
  Sefik Erdan, en dépit de ses activités multiples et fébriles, trouvait que les jours ne passaient pas assez vite.
  
  Il était d’ailleurs la proie d’un étrange phénomène. Les heures étaient trop courtes pour tout ce qu’il avait à faire, mais les journées, elles, n’en finissaient pas. Cette contradiction, cette incohérence du temps, le mettaient dans un état de crispation nerveuse pénible.
  
  Enfin, le jour J arriva.
  
  L’aube du 25 février le trouva debout à sa fenêtre, en pyjama, guettant le ciel qui pâlissait progressivement.
  
  Peu de nuages. C’était une chance et c’était bon signe. La pluie aurait perturbé le déroulement normal de l’opération « Roméo ».
  
  Sefik se lava, se rasa, s’habilla en vitesse, prépara son petit déjeuner et partit à l’Université.
  
  C’est un peu avant la fin des cours, vers 11 h 30, que la manifestation des étudiants commença.
  
  Les meneurs avaient habilement choisi le thème de cette contestation spontanée de la jeunesse. Comme par magie, des banderoles apparurent qui protestaient contre la complicité du gouvernement et des forces militaires américaines. Les slogans habituels se propagèrent de bouche en bouche, furent peints sur les chaussées et sur les immeubles : « U.S. GO HOME », « PAS DE SOLIDARITE AVEC LES ASSASSINS », « LA TURQUIE APPARTIENT AUX TURCS », etc.
  
  En synchronisation parfaite avec cette agitation, les étudiants de l’Université Technique, les élèves des autres grandes écoles et même les gamins des lycées déclenchèrent à leur tour leur mouvement protestataire.
  
  Les flics, mobilisés en moins de trente minutes, foncèrent vers les lieux de la manifestation. Ils eurent quelque peine à débarquer de leurs cars : des pierres, des boulons, des tas de projectiles hétéroclites les bombardaient dans un vacarme de clameurs haineuses.
  
  Les premières grenades lacrymogènes éclatèrent.
  
  Pour les jeunes manifestants déchaînés, ce fut le signal de la dispersion. Dispersion tactique, bien entendu. Les flics eurent l’impression désagréable que leurs adversaires leur glissaient entre les doigts comme de l’eau. Ne sachant où donner de la tête, déroutés par les ordres chaotiques qui s’annulaient, ils se trouvèrent isolés, bousculés, débordés. Dans les rues voisines, des voitures furent renversées, incendiées, des vitrines volèrent en mille morceaux.
  
  Le hululement des sirènes de police annonçait l’arrivée de renforts.
  
  Sefik Erdan se dégagea de la mêlée, fila vers son rendez-vous avec Resat Kolay, au coin de la place Yenecir, loin de la bagarre.
  
  Le ministre de la Justice, Erel Dalap, était arrivé à Istanbul avec neuf minutes d’avance sur l’horaire prévu. L’avion militaire, en provenance d’Ankara, s’était posé à Yesilkoy, en bout de piste, à 10 h 21.
  
  Accueilli au bas de la passerelle par deux fonctionnaires auxquels il serra cordialement la main, Dalap fut conduit à une limousine noire qui stationnait un peu à l’écart des bâtiments de l’aérogare.
  
  Précédée par deux motards, la limousine, suivie par trois voitures de police, prit la route d’Istanbul.
  
  Erel Dalap, un homme de haute stature, âgé de 64 ans, ancien diplomate, affichait une aisance souriante et désinvolte. En réalité, il se tenait sur ses gardes. Il se savait menacé. La politique répressive adoptée par le gouvernement après les troubles d’Ankara ne faisait plaisir à personne. Ni aux parlementaires de l’opposition, ni aux leaders extrémistes, ni au peuple.
  
  De plus, le ministre de la Justice avait été prévenu par le Service de Protection que les membres du M.P.J.L. donnaient depuis plusieurs jours des signes d’agitation dont il ne fallait pas sous-estimer l’importance.
  
  Mais Erel Dalap était un homme courageux. Moralement et physiquement. Il était entré dans la politique active avec le sentiment qu’il pouvait faire quelque chose pour son pays et il approuvait sincèrement les liens étroits qui unissaient la Turquie et les U.S.A.
  
  Il arriva à l’hôtel de ville à 11 heures précises.
  
  Pendant 90 minutes, devant un auditoire réticent, sinon hostile, il allait devoir défendre la légitimité des tribunaux d’exception qu’il avait décidé de mettre en place pour juger les fauteurs de troubles.
  
  Ensuite, dans une autre salle de l’hôtel de ville, il remettrait une distinction honorifique à un de ses vieux amis, l’ancien ministre Heylet Silim, maintenant âgé de 75 ans, qui avait été pendant longtemps le représentant de la Turquie à l’UNESCO.
  
  Là se terminerait la partie officielle du déplacement ministériel. C’est à ce titre privé que le ministre devait assister, à 13 h 45, à un déjeuner offert par Heylet Silim dans sa belle demeure de Kurtulus, le quartier résidentiel situé au nord de Beyoglu.
  
  Mais l’inspecteur-chef du Service de Protection des personnalités, un policier de 43 ans, fonctionnaire d’élite, père de six enfants, discret, intelligent, terriblement efficace, n’avait pas limité son dispositif à la seule partie officielle du déplacement du ministre.
  
  En accord avec le commissaire Galikas, chef de la Sûreté Politique d’Istanbul – qui n’avait pas manqué de l’avertir que les militants du M.P.J.L. avaient l’air de déployer une grande activité dans l’ombre –, il avait décidé de couvrir Erel Dalap pendant toute la durée de son séjour à Istanbul. Il avait mobilisé un maximum d’effectifs et, par conscience professionnelle, il avait étudié à fond les dossiers que Galikas lui avait fait transmettre.
  
  C’est ainsi qu’un de ses hommes, un jeune inspecteur en civil qui se promenait en flâneur dans les parages du domicile de l’ancien ministre Heylet Silim, repéra, parmi les véhicules qui stationnaient dans la rue Savar, une conduite intérieure noire dont la plaque d’immatriculation était notée à la fois sur un des bulletins de service et dans sa mémoire.
  
  37-10 GR 73.
  
  Le jeune inspecteur poursuivit sa route, dépassa l’entrée du cimetière, bifurqua dans la première rue à gauche, prit son calepin dans la poche de son manteau et vérifia.
  
  — Pas de doute : 37-10 GR 73.
  
  Cette bagnole avait été signalée comme étant suspecte.
  
  À 11 h 10, alors que le ministre de la Justice faisait son exposé dans la salle de l’hôtel de ville, l’inspecteur-chef du S.P.P. était informé qu’une voiture suspecte stationnait, vide, à la hauteur du numéro 9, de la rue Savar.
  
  Istar Gola, le patron de la S.P.P., se rendit immédiatement chez le commissaire Galikas pour lui faire part de la nouvelle.
  
  Galikas, debout devant l’immense plan de la ville qui tapissait l’un des murs de son bureau, grommela :
  
  — Si ça se trouve, ils vont canarder le ministre à son arrivée chez le vieux Silim.
  
  — Ou bien le kidnapper, murmura Gola. L’endroit ne s’y prête pas mal. Avec deux voitures et une poignée de types audacieux, ça peut réussir. Regardez… La limousine de Silim débouchera dans cette voie-ci. Les motards ne seront plus là et seule une de mes équipes suivra. En bloquant la circulation pendant deux ou trois minutes, la voiture dans laquelle se trouve le ministre sera automatiquement isolée.
  
  — Bien raisonné, approuva Galikas. Et même si votre calcul n’est pas juste, nous devons le retenir comme hypothèse de travail et prendre nos dispositions. Comment voyez-vous la parade, inspecteur ?
  
  Istar Gola, avec un calme fantastique, prit une règle de bois sur la table de travail du commissaire, revint vers le plan mural, se mit à dessiner sur le plan, du bout de la règle, des trajets éventuels.
  
  — Le coup peut se produire ici, à l’angle de ces deux rues. C’est l’endroit le plus logique, sans aucun doute. Ou alors, si les assaillants disposent de trois véhicules, ils peuvent coincer la limousine de Silim ici, à ce carrefour. Mais la manœuvre serait plus délicate à cause de la circulation nettement moins dense. Je ne vois pas d’autre possibilité.
  
  — En effet, opina Galikas. Mais, dans les deux cas, l’attaque suppose un chronométrage d’une extrême précision. Ce qui voudrait dire que les gens du M.P.J.L. connaissent le programme du ministre jusque dans ses détails.
  
  — Ce qui n’aurait rien de surprenant, fit remarquer Gola. Nous avons déjà eu la preuve qu’ils ont une antenne fort bien placée dans l’entourage immédiat du gouvernement.
  
  Les deux policiers restèrent silencieux et pensifs pendant quelques secondes. Puis, à mi-voix, Istar Gola murmura :
  
  — Ce qui est sûr, c’est que cette Cortina munie de fausses plaques n’a pas été rangée là par hasard.
  
  — Évidemment.
  
  — Pour neutraliser toute tentative d’agression, il me faudra des effectifs et du matériel.
  
  — Faites-moi une liste, vous aurez tout ce que vous demandez. Dans la conjoncture actuelle, une réussite du M.P.J.L. serait un désastre national, je ne vous apprends rien. Et si les événements vous obligent à recourir aux moyens extrêmes, n’hésitez pas. Je vous couvrirai, quoi qu’il arrive.
  
  — Avant toute chose, avez-vous quelques tireurs d’élite à mettre à ma disposition ?
  
  — Bien entendu.
  
  *
  
  * *
  
  Sefik avait rencontré Resat Kolay au coin de la place Yenecir à l’heure convenue. Le jeune avocat était tendu, mais une sorte de jubilation fiévreuse faisait briller son regard.
  
  — Tout se passe bien, dit-il à Sefik. Je viens de quitter Tuker et il paraît que la manifestation prend de l’ampleur. Les flics n’en mènent pas large. D’ailleurs, ça se voit. Je n’ai pas aperçu le moindre car de police dans ce quartier-ci.
  
  — Personnellement, ça dépasse mes prévisions les plus optimistes, confirma Sefik. Quand je me suis éclipsé, ça commençait à barder très sérieusement. Pour une opération improvisée en quarante-huit heures, c’est un drôle de succès.
  
  — Je m’y attendais, articula Kolay. Quand il y a de l’électricité dans l’air, les gars sont vite sous pression. Seuls, ils ne bougeraient pas. Mais la masse leur donne du cran et ils se défoulent.
  
  — Quelles sont les nouvelles du côté de Dalap ?
  
  — Pour le moment, rien à signaler. Le programme se déroule normalement.
  
  — Où devons-nous contacter Tuker ?
  
  — Rue de Maska.
  
  — Il a pris position là-bas ?
  
  — Non, il se balade avec la fourgonnette. Mais il a une liaison radio permanente avec le commando de l’hôtel de ville. Dans des circonstances comme celles-ci, il vaut mieux se déplacer avec l’émetteur-récepteur. On ne sait jamais, des fois que la police aurait mobilisé des équipes de détection.
  
  Ils partirent à pied en direction du Palais des Sports, empruntant le plus souvent des rues secondaires.
  
  De temps en temps, Kolay jetait un rapide coup d’œil à sa montre. Sefik se rendit compte que son camarade avait, lui aussi, l’impression que les minutes s’étiraient avec une lenteur exaspérante.
  
  Le jeune avocat murmura soudain :
  
  — À toutes fins utiles, je te signale que j’ai ajouté deux grenades explosives à ton arsenal. Elles sont dans la boîte à gants, derrière l’automatique.
  
  — Bonne idée.
  
  — Naturellement, tu ne t’en sers qu’en cas d’urgence. Ces engins-là, pas moyen de les contrôler. S’il y a de la casse et des victimes innocentes, c’est mauvais pour la propagande.
  
  — Il n’y a pas de victimes innocentes, ricana Sefik, reprenant les termes de Serge Guerber, le copain blond de Resat Kolay.
  
  Comme l’avocat ne relevait pas l’allusion, Sefik questionna :
  
  — Qu’est-ce que tu appelles un cas d’urgence ?
  
  — Un imprévu. Par exemple, si tu réalises qu’il faut recourir aux grands moyens pour déblayer la route. Un automobiliste paniqué peut nous coincer sans le faire exprès.
  
  — O.K. ! Je verrai ça sur place. De toute façon, tu seras là pour m’aider.
  
  — Oui, mais comme je serai au volant, j’aurai de quoi m’occuper. L’artillerie, c’est ton domaine.
  
  Un quart d’heure plus tard, ils arrivèrent dans les parages du Palais des Sports et ils aperçurent Medeni Tuker qui se promenait d’un air très décontracté.
  
  — Tout va bien, marmonna Tuker. Les flics sont complètement dépassés, ça pète le feu là-bas. Toutes les voitures de police ont été mobilisées pour boucler le secteur. Nous sommes peinards.
  
  Kolay s’enquit d’une voix sèche :
  
  — Quoi de neuf à l’hôtel de ville ?
  
  — Rien, répondit Tuker. C’est dans une bonne dizaine de minutes que ça va bouger, sauf changement de programme. Je retourne à la fourgonnette. Suivez-moi à distance et tenez-moi à l’œil. Je vous ferai le signal convenu dès que Kamya m’aura envoyé le feu vert.
  
  Pendant ce temps, à l’hôtel de ville, la petite cérémonie au cours de laquelle le ministre de la Justice devait décorer le vieux Heylet Silim, touchait à sa fin.
  
  Silim, un noble vieillard aux cheveux blancs, au visage raviné, était heureux, ému comme un enfant. À cet âge, les hommes les plus intelligents, les plus blasés, sont sensibles aux honneurs. Comme ils ont un pied dans la tombe, ils ont besoin d’un signe concret, tangible, qui montre d’une manière irrécusable qu’ils font toujours partie du monde des vivants et qu’ils ont bien rempli leur existence.
  
  Pour Heylet Silim, le ruban que le ministre de la Justice venait d’épingler au revers de son veston était bien autre chose qu’un hochet dérisoire. C’était la preuve qu’il était quelqu’un.
  
  Il y eut des applaudissements, des congratulations.
  
  Puis, avec cette autorité courtoise qui est la marque d’une longue expérience, le fonctionnaire du protocole chargé de l’emploi du temps du ministre, canalisa vers la sortie les personnalités dont la prestation était terminée.
  
  Erel Dalap, Heylet Silim et deux diplomates conviés au déjeuner quittèrent la salle par une petite porte. Deux policiers en civil – deux inspecteurs du S.P.P. –, guidèrent le quatuor par un dédale de couloirs.
  
  Rangée devant un portail latéral de l’édifice, une imposante Mercedes noire attendait les quatre hommes. Ils montèrent dans la limousine.
  
  Le chauffeur, dûment chapitré par les policiers, attendit le signal convenu. Enfin, il démarra. La voiture des policiers se mit dans le sillage de la Mercedes.
  
  Les deux véhicules rejoignirent le boulevard Ataturk, remontèrent en direction du pont Gazi qu’ils devaient emprunter pour franchir la Corne d’Or.
  
  À une quarantaine de mètres de distance, une Volkswagen grise suivait le même itinéraire.
  
  Dans cette Volkswagen, un jeune garçon vêtu d’une gabardine brune, assis à côté du chauffeur, penchait la tête pour parler discrètement dans un micro qu’il tenait dissimulé au creux de sa main droite.
  
  Pour éviter le quartier où se déroulait une manifestation d’étudiants, la Mercedes, une fois franchi le pont Gazi, prit sur la gauche et fila vers la rue Bahariye.
  
  *
  
  * *
  
  Quand la Mercedes traversa le carrefour de la rue Yenisehir, Medeni Tuker, informé d’une façon constante par radio, agita le bras pour prévenir Resat Kolay et Sefik Erdan qui faisaient le guet.
  
  Immédiatement, Kolay et Sefik filèrent vers la rue Savar, montèrent dans la Cortina qu’ils avaient rangée là, devant le numéro 9, plusieurs heures auparavant.
  
  Kolay, très maître de ses nerfs, mit le contact, lança le moteur, passa en première et déboîta.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  La rue Yenisehir est une longue artère qui, dans le prolongement de Bahariye Caddesi, file vers le nord d’Istanbul et s’étire sur plus de trois kilomètres. Marquant la limite de l’élégant quartier résidentiel de Kurtulus qui s’étend au sud-ouest de Beyoglu, elle est traversée par plusieurs artères à grand trafic venant du centre, notamment la rue Taksim.
  
  C’est précisément après le passage de la Mercedes ministérielle au carrefour de la rue Taksim que se produisit soudain un embouteillage provoqué fort malencontreusement par une grosse Ford Galaxie dont la carrosserie de couleur bleue n’était pas de première fraîcheur et dont le moteur, apparemment, donnait des signes d’extrême fatigue.
  
  Bloquée par ce mastodonte aux chromes ternis, la voiture de police qui suivait la Mercedes s’arrêta, stoppant du même coup la file des voitures montantes.
  
  Un des policiers débarqua, intima au conducteur de la Ford Galaxie de se ranger en bordure de l’avenue. Après quoi, la circulation fut rétablie.
  
  La Mercedes, qui avait pris de l’avance, avait bifurqué en souplesse dans la première rue perpendiculaire, à gauche. Au même moment, une autre Mercedes, absolument identique à la première – jusqu’aux plaques d’immatriculation qui portaient les mêmes numéros – avait débouché dans la rue en question, s’était placée dans l’axe de la rue Yenisehir pour rouler à petite vitesse vers le nord.
  
  Cette substitution, effectuée au dixième de seconde, ne fut pas remarquée par la Volkwagen à bord de laquelle se trouvait le jeune militant du M.P.J.L. chargé du dispatching radio de l’Opération « Roméo ». Et pour cause. La Volkswagen, comme toutes les autres voitures de la file montante, avait été immobilisée pendant trois minutes au carrefour de la rue Taksim.
  
  Un moment paniqué, le jeune militant avait cessé de transmettre des informations. Mais quand il eut de nouveau en point de mire la limousine du ministre Erel Dalap – car il ne pouvait se douter que ce n’était plus le même véhicule –, il annonça dans son micro, soulagé, le cœur battant :
  
  — O.K. ! Tout va bien ! Nous avons été stoppés deux minutes dans un embouteillage, mais la situation est redevenue normale. G.T. Préparez-vous. La Mercedes va se pointer dans 45 secondes à l’intersection de Harbiye. G.K. Allez-y, démarrez !
  
  À l’intersection de Harbiye, quatre voies perpendiculaires coupaient la rue Yenisehir. Deux venant de Kurtulus, deux venant de Cumhuriyet.
  
  Logiquement, la Mercedes devait virer dans la seconde à gauche pour rejoindre l’avenue résidentielle où s’érigeait la superbe propriété de l’ancien diplomate Silim, une énorme villa blanche édifiée au centre d’un admirable jardin rempli de buissons, d’arbres, de massifs fleuris, disposés autour de pelouses vertes entretenues avec soin.
  
  La Mercedes alluma son clignotant gauche, freina, amorça son virage.
  
  À cet instant précis, une Opel Commodore noire déboîta dans la seconde rue et se mit carrément en travers de la voie. Immédiatement après, sortant de la première rue à gauche, la fourgonnette à bord de laquelle se trouvaient Medeni Tuker et ses trois copains du commando de couverture fonça pour s’intercaler entre la Mercedes et la voiture qui suivait la limousine.
  
  Cette manœuvre brutale et rapide s’opéra d’autant plus facilement que la bagnole des policiers du Service de Protection avait ralenti, laissant ainsi un vide aussi miraculeux que providentiel.
  
  Tout se passa à une vitesse hallucinante.
  
  Quatre jeunes hommes armés de mitraillettes débarquèrent de l’Opel Commodore noire et convergèrent au pas de course vers la limousine Mercedes. Les malheureux n’eurent pas le temps de comprendre ce qui leur arrivait. Agenouillés dans la Mercedes, les quatre tireurs d’élite de la Sûreté Politique, le torse enveloppé dans un vêtement pare-balles, ouvrirent froidement le feu.
  
  Le front troué, les quatre assaillants s’écroulèrent, tués net, la main crispée sur la mitraillette.
  
  Medeni Tuker et ses compagnons, déjà lancés pour former le barrage pendant que le kidnapping du ministre devait avoir lieu, furent pris de court. En voyant s’écrouler leurs camarades, ils eurent un réflexe instinctif. Ils tirèrent à vue, le pistolet tendu à bout de bras, vers les occupants de la Mercedes. Les vitres de la limousine s’étoilèrent.
  
  Une succession de détonations sèches déchira l’air. Les projectiles fusèrent de partout à la fois : de la Mercedes, de la voiture des policiers de la Protection, d’autres voitures installées par l’inspecteur Istar Gola autour du carrefour.
  
  Tuker et ses camarades, criblés de balles, s’effondrèrent.
  
  Brusquement, dans un slalom démentiel, une conduite intérieure noire, une Cortina dont les vitres de portières avaient été baissées, traversa le carrefour en trombe, frôla la voiture des flics de la Protection, fit une embardée pour éviter de percuter de plein fouet la Mercedes, freina à mort.
  
  Resat Kolay et Sefik Erdan jouaient leur va-tout. Ils savaient que l’enlèvement était raté, que leurs copains avaient été mitraillés, que c’était foutu.
  
  Lucides, la rage au cœur, ils voulaient tuer le ministre de la Justice et montrer que les révolutionnaires se battent jusqu’au bout.
  
  Une grenade explosive s’écrasa dans le pare-brise de la Mercedes, une seconde s’abattit sur le capot luisant de la limousine, deux déflagrations fracassantes retentirent.
  
  La Cortina redémarra sec. Elle n’alla pas loin. Une robuste dépanneuse de la police urbaine, sortie d’on ne sait où, bloqua la rue sans rémission. La Cortina tenta une manœuvre désespérée, mais son aile droite accrocha l’arrière de la dépanneuse et ce fut la catastrophe. La Cortina, trop légère, exécuta un magistral tonneau, se retourna complètement, prit feu presque instantanément.
  
  Sefik réalisa qu’il allait mourir. Une douleur étourdissante lui labourait le thorax défoncé.
  
  Son ultime pensée, dans une sorte d’éclair qui abolissait déjà la réalité de l’enfer qui l’entourait, fut pour Sonya. Il essaya de prononcer le nom de celle qu’il aimait. Un voile noir obnubila sa conscience, sa bouche grimaça et il rendit l’âme, les yeux fermés, les membres disloqués, le visage ensanglanté par les éclats de verre. Dans ses cheveux, les miettes du pare-brise scintillaient comme des perles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  En pénétrant dans le bureau de son directeur, Francis Coplan comprit tout de suite que le temps n’était pas à l’orage. En effet – une fois n’est pas coutume – le Vieux arborait un visage serein et détendu.
  
  — Bonjour, Coplan, dit-il. J’apprécie votre ponctualité. Je vous ai convoqué à 10 heures et il est exactement 10 heures. C’est parfait. Asseyez-vous, allumez une cigarette et laissez-moi vous annoncer une bonne nouvelle. Vous allez représenter la France et le Service à Bruxelles.
  
  — Je suis nommé ambassadeur ? ironisa Coplan en prenant place dans le fauteuil que son patron lui désignait.
  
  — Pas encore, mais presque, répondit le Vieux du tac au tac. Les pays de l’Alliance Atlantique ont décidé d’organiser une réunion de travail qui durera trois jours et qui sera réservée aux délégués des services de contrôle et de sécurité. Le thème principal de cette session sera le suivant : la jeunesse révolutionnaire et la subversion violente face à l’ordre public. On m’a demandé d’envoyer à ces assises un agent compétent et mon choix s’est porté sur vous.
  
  — Sans blague ? fit Coplan, hilare. Vous me faites marcher, non ?
  
  — Pas du tout, je parle très sérieusement. D’ailleurs, mon choix a été ratifié en haut lieu et votre dossier est prêt. La réunion commence après-demain, c’est-à-dire vendredi 3 mars.
  
  Pour le coup, Coplan se mit à rigoler franchement.
  
  — C’est aberrant, laissa-t-il tomber. On aura décidément tout vu dans cette maison.
  
  Voyant que le Vieux ne riait pas, il redevint sérieux et murmura :
  
  — Si ce n’est pas un canular, c’est que vous avez une raison secrète de m’envoyer là-bas.
  
  — Absolument pas, affirma le Vieux. Je ne vois d’ailleurs pas pourquoi vous trouvez cela aberrant.
  
  — Primo, j’ai horreur des palabres, et vous le savez. Secundo, je n’ai rien d’un fonctionnaire de l’UNESCO et je n’appartiens même pas aux services de sécurité de l’Alliance Atlantique. Tertio, je ne vois vraiment pas ce que je pourrais raconter à mes honorables confrères étrangers.
  
  — Ne vous emballez pas, grommela le Vieux. Personne ne vous obligera à prendre la parole. En fait, vous ne serez là que comme observateur. C’est le colonel Bourcier qui sera notre représentant officiel.
  
  — J’aime mieux ça, dit Coplan. Mais, entre nous, vous auriez pu prendre quelqu’un d’autre pour ce rôle de figurant.
  
  — Vous en faites des histoires, soupira le Vieux. Après tout, vous êtes une sorte de spécialiste, non ? Au cours de ces dernières années, la plupart de vos missions ont abouti à des réseaux où les jeunes en rupture de société jouaient un rôle prépondérant. Est-ce vrai, oui ou non ?
  
  — Je n’y suis pour rien. C’est dans l’air du temps.
  
  — Je ne vous le fais pas dire ! Et ce n’est certes pas sans raison que la réunion de Bruxelles va se pencher sur ce problème. Si vous voulez bien vous donner la peine d’ouvrir les journaux, vous constaterez que les grosses difficultés que rencontrent actuellement les gouvernements proviennent neuf fois sur dix de la jeunesse. Il y a là un phénomène qui mérite d’être étudié très attentivement. C’est pourquoi je vous demande de prendre cette affaire au sérieux. Je n’ai pas l’habitude de vous mobiliser pour des tâches qui me paraissent dénuées d’importance.
  
  — De toute façon, émit Coplan, du moment que j’accepte un boulot, je fais de mon mieux pour l’accomplir. Je suppose que vous avez des directives à me donner ?
  
  — Non. Ouvrez vos oreilles et tâchez d’emmagasiner le maximum d’informations. Il y a toujours quelque chose à glaner quand les collègues étrangers confrontent leurs déboires et leurs inquiétudes.
  
  — Très bien, acquiesça Coplan. Je suppose que je devrai prendre contact avec le colonel Bourcier ?
  
  — Oui, évidemment. Je vous donnerai des précisions à ce sujet demain matin. Revenez me voir à 10 heures.
  
  — Entendu, fit Coplan en se levant.
  
  — Ah, un dernier mot, ajouta le Vieux comme s’il se souvenait brusquement d’un détail qu’il allait oublier. Notre ami James Devon m’avait fait tenir une note confidentielle au sujet de la réunion de Bruxelles. Il insistait amicalement et respectueusement pour que j’intervienne en faveur de votre désignation.
  
  Coplan arqua les sourcils.
  
  — James Devon sera présent à Bruxelles ? questionna-t-il, surpris.
  
  — Oui, et cela vous montre l’importance que Washington attache à ces assises. Ce n’est sûrement pas par hasard que la C.I.A. délègue un de ses meilleurs agents. James Devon n’a rien d’un figurant, vous en conviendrez ?
  
  De toute évidence, le Vieux digérait mal les propos de Coplan.
  
  *
  
  * *
  
  Dans une vaste salle claire et moderne, une bonne quarantaine de délégués avaient pris place à une immense table en fer à cheval.
  
  Certains pays de l’Alliance Atlantique n’avaient envoyé qu’un seul représentant, d’autres en avaient envoyé trois ou quatre.
  
  Cette salle, réservée en principe aux conférences militaires de l’OTAN, était pourvue des derniers perfectionnements en matière de sonorisation et de traduction simultanée. Mais, en la circonstance, seuls les micros avaient été branchés. En effet, les participants s’étaient déclarés unanimement d’accord pour adopter la langue anglaise et renoncer au désagrément de la traduction, perte de temps inutile.
  
  C’est le délégué belge qui ouvrit les débats en soulignant le but purement technique de cette réunion de travail.
  
  — Il ne s’agit pas, pour nous, de prendre position pour ou contre la politique de nos gouvernements. Notre tâche consiste à défendre l’ordre public, à étudier les méthodes et les moyens qui peuvent être mis en œuvre pour assurer le fonctionnement normal des institutions, à protéger la société contre la violence des groupes extrémistes. Notre mission n’est pas toujours aisée. Entre la liberté des citoyens et les abus de ceux qui exploitent à des fins subversives le libéralisme de la démocratie, la voie de la justice est bien souvent difficile à situer. Or, nous sommes tous concernés par ce problème. Et nous pourrions citer la plupart des états souverains du globe si nous voulions recenser les pays qui connaissent ou ont connu des troubles provoqués par les excès d’une jeunesse dressée contre le régime ou contre le pouvoir établi. Pour nous en tenir aux seuls pays qui font partie de l’Alliance Atlantique, ce n’est un secret pour personne que l’Italie, la Grèce, la Turquie, je cite ces pays avec l’autorisation de nos collègues intéressés, ont été ébranlées très sérieusement au cours de ces derniers mois, à tel point qu’elles ont frôlé la crise de régime et que leurs services de sécurité ont dû faire face à des émeutes d’une grande violence qui se sont soldées par des morts et des blessés. Si l’on tient compte du rôle décisif que jouent ces trois pays au sein de l’Alliance, nous pouvons nous demander si l’Alliance elle-même n’est pas menacée. Et dès lors se pose une autre question, qui nous concerne tout spécialement : sommes-nous en présence d’un complot international qui a pour objectif le démantèlement de l’OTAN ? C’est pour répondre à cette question que nous sommes réunis ici. À la lumière de nos expériences respectives, en confrontant nos informations, nous serons peut-être en mesure de résoudre ce problème vital pour la sécurité et la liberté des nations libres. Je donne la parole à notre collègue italien, Enrico Rabaldi.
  
  Le délégué italien, un homme d’une cinquantaine d’années, grand, maigre et sec, attaqua aussitôt d’une voix sonore, presque véhémente :
  
  — Pour nous, l’existence d’un complot international est indiscutable. Nous en avons des preuves multiples. Pour n’en citer que quelques-unes, et sans entrer dans des détails qui nous entraîneraient trop loin, je peux mettre à la disposition de l’assistance des documents dont l’authenticité ne peut pas être mise en doute et qui établissent d’une façon formelle : primo, que plusieurs groupuscules extrémistes reçoivent des fonds provenant de l’étranger ; secundo, que certains meneurs syndicalistes reçoivent un entraînement en Amérique latine ; tertio, que les plus sanglantes bagarres que nous ayons eu à réprimer ont été déclenchées par des éléments qui ont reçu une formation de guérillero. Pour nous, je le répète, il y a une collusion évidente entre les réseaux subversifs qui fomentent les troubles sociaux et les organisations clandestines des pays qui mettent tout en œuvre pour détruire la puissance économique et militaire des pays de l’OTAN. Nous devons donc partir de là pour nous organiser, pour unir nos efforts, pour synchroniser nos actions. Au lieu de nous cantonner dans des opérations strictement nationales, nous devons forger, en rassemblant nos moyens, une arme capable de riposter aux attaques de nos adversaires.
  
  Après cette diatribe, c’est le délégué norvégien qui prit la parole. Nils Flaven, un costaud au teint coloré, massif comme un général en civil, commença sur un ton posé, avec une lenteur un peu énervante :
  
  — La thèse d’un complot anti-OTAN me paraît une extrapolation hasardeuse. Si nous l’adoptons comme base de travail, nous risquons de nous fourvoyer, et par là même, de renforcer les fauteurs de troubles, c’est-à-dire d’aggraver le mal que nous voulons combattre. Nous pensons, nous, que nous sommes en présence d’un phénomène d’ordre social et démographique, sans plus. Les sociétés technico-capitalistes engendrent des jeunes générations très abondantes, dépourvues d’idéalisme, effrayées par la dureté de la lutte pour la vie, dégoûtées par le matérialisme d’une existence qui n’a d’autre perspective que la formule cruelle des révolutionnaires français de mai 68 : métro-boulot-dodo.
  
  Prononcées en français, avec un accent pittoresque, ces paroles firent naître quelques sourires.
  
  Nils Flaven poursuivit :
  
  — Pour nous, le réalisme est le gage de l’efficacité. Nous ne devons absolument pas tomber dans le piège des généralisations faciles. Car enfin, si le soulèvement mondial de la jeunesse se limite à un complot contre l’Alliance Atlantique, pourquoi certains étudiants iraniens, chiliens, égyptiens, japonais, uruguayens, et j’en passe, descendent-ils dans la rue ? Et pourquoi les meneurs de votre complot n’agissent-ils pas en Norvège, alors que mon pays est une des pièces maîtresses de la structure du Pacte Militaire de l’OTAN ? Et pourquoi la Suisse, le type même du pays neutre, a-t-elle dû jeter en prison ses jeunes contestataires zurichois ? La réalité est plus simple. Si, d’un bout à l’autre du monde, la jeunesse manifeste, s’agite, conteste, trouble l’ordre public par des violences regrettables, c’est parce qu’elle y est poussée par les forces instinctives qui bouillonnent en elle. Jetée dans un monde qu’elle ne comprend pas, qu’elle ne peut pas comprendre, elle se démène comme elle le peut. Elle est maladroite, j’en conviens, mais elle n’a pas d’autres moyens pour bousculer, pour faire évoluer une société établie qu’elle récuse. Notre rôle ne consiste pas à lutter contre un complot politique et militaire, mais à sauvegarder l’ordre public. Ces jeunes hommes qui veulent un monde meilleur, qui s’y prennent mal pour le faire naître et qui ne craignent pas de risquer leur peau ou leur confort, ce ne sont pas nos ennemis, ce sont nos enfants.
  
  Il y eut des murmures d’approbation. En revanche, quand vint le tour du délégué turc, l’assistance donna des signes évidents de froideur, de raideur. La Turquie, par sa politique implacablement répressive – allant jusqu’à l’exécution de jeunes militants gauchistes –, s’était aliéné la sympathie de la plupart des pays représentés.
  
  Le Turc Omer Tezit ne tint aucun compte de l’hostilité presque palpable de l’auditoire.
  
  C’était un homme de forte corpulence, au faciès lourd, au teint sombre, à la mine sinistre. Et, comme on pouvait s’y attendre, il défendit avec une vigueur sans nuances la thèse du complot, qui était la thèse officielle du gouvernement d’Ankara.
  
  De sa voix râpeuse, il déclara :
  
  — La réalité du complot international qui a pour objectif la conquête du pouvoir par les révolutionnaires de gauche et la destruction du Pacte Atlantique est une réalité qui crève les yeux. Aux aveugles qui ne veulent pas voir, mon pays propose des preuves irréfutables. Nous leur montrerons comment, de la Suède à la Palestine et de l’Allemagne de l’Est à l’Allemagne de l’Ouest, des consignes, des instructeurs et des fonds considérables circulent sans arrêt pour nourrir et pour entretenir cette fièvre mortelle. Des agitateurs sont formés dans la plupart des pays de l’OTAN. Des radios clandestines diffusent des mots d’ordre. Des émissaires prêchent la violence. Malheur à ceux qui n’ont ni le courage ni la fermeté d’affronter ce péril. Leur lâcheté, je ne crains pas de le dire ici, fait d’eux les complices de nos adversaires. Car enfin, ne soyons pas dupes : nos adversaires ne se cachent pas. Ils poussent même le cynisme jusqu’à nous prévenir ! La profession de foi des groupes révolutionnaires marxistes et trotskistes n’a rien d’ambigu : la révolution sera violente ou ne sera pas. Ils le proclament à la face du monde. Bien sûr, nous aimerions tous faire preuve d’indulgence. Comme on vient de le dire, ces agitateurs sont nos enfants. Mais le piège de la confusion est vraiment trop gros. Si ce sont vos enfants qui télégraphient des félicitations aux militants argentins qui viennent d’assassiner un directeur commercial, si ce sont vos enfants qui égorgent froidement un consul étranger, si ce sont vos enfants qui tuent à coups de pistolet un haut fonctionnaire, votre indulgence est un crime. Complot ou pas complot, nous devons nous unir pour protéger les citoyens honnêtes, pour protéger nos libertés, pour mieux assumer notre mission.
  
  Sur cette note fracassante, la séance fut levée.
  
  Coplan se tourna vers son voisin, le colonel Bourcier, impénétrable et muet comme un sphinx. Il lui dit à mi-voix :
  
  — Je continue à me demander ce que je fais ici.
  
  — Ces discours vous embêtent ?
  
  Coplan hésita une seconde, puis avoua :
  
  — Non, je reconnais que ça ne manque pas d’intérêt. Quand on pense à la puissance formidable des moyens policiers que représentent les personnages rassemblés autour de cette table, c’est presque fascinant. Mais enfin, les thèses qui nous ont été exposées, on les trouve dans les journaux spécialisés, du moins quand on sait lire entre les lignes.
  
  — Exact, approuva le colonel. Mais j’ai oublié de vous signaler une chose importante. Les discours des délégués en séance officielle, c’est du bla-bla. C’est pour la galerie et c’est destiné aux mouchards qui font des rapports destinés à Moscou. Le vrai boulot, c’est ce qui se passe dans la coulisse. D’ailleurs, vous allez vous en rendre compte. Notre ami James Devon nous fait des signes là-bas. Washington a probablement des tuyaux à nous glisser dans le creux de l’oreille… ou un petit service à nous demander. Venez, levons-nous.
  
  Le colonel rassembla les notes étalées devant lui et se leva. Coplan fit de même.
  
  James Devon, un beau type blond, athlétique, au visage ouvert et aux dents éblouissantes, s’avança vers les deux Français.
  
  — Salut, colonel, dit-il, la main tendue. Salut, Coplan.
  
  Les trois hommes échangèrent quelques banalités d’usage, après quoi l’Américain, baissant la voix, murmura :
  
  — Il faut absolument que je vous présente un de mes amis qui est de passage à Bruxelles. Et comme il ne reste que vingt-quatre heures en Belgique, soyez gentils, acceptez mon invitation à déjeuner.
  
  — Tout le plaisir est pour nous, assura Bourcier en souriant (ce qui ne lui arrivait pas souvent).
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Tandis qu’ils marchaient vers la sortie, James Devon reprit sur le même ton confidentiel, en s’adressant plus particulièrement à Coplan :
  
  — Je suis content que vous soyez venu, Francis. Pour ne rien vous cacher, c’est surtout à vous que je voulais présenter l’ami auquel je viens de faire allusion. Je vous préviens tout de suite que ce n’est pas un type marrant. Pour commencer, c’est un Turc, et je sais que la position de la Turquie en matière de lutte contre la subversion n’est guère prisée à Paris. Secundo, c’est un homme qui a eu des malheurs et qui risque d’être un convive plutôt cafardeux. Mais je crois que ce qu’il veut vous dire mérite un petit sacrifice.
  
  Coplan souffla, ironique :
  
  — Du moment que vous faites appel à mon esprit de sacrifice, je suis prêt à tout, vous le savez. Mais qu’est-ce qu’il a eu comme malheurs, votre ami turc ?
  
  — Sa fille adoptive s’est suicidée en avalant du poison, il y a six jours. Elle était fiancée à un étudiant, mais le pauvre garçon a été abattu par les flics au cours d’une tentative de kidnapping. Le gamin était militant gauchiste.
  
  — C’est une tragédie antique, fit remarquer Coplan. Votre ami est lui-même un flic, je présume ?
  
  James Devon renvoya, railleur :
  
  — Si c’est un flic, vous en êtes un autre ! Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  Coplan opina. C’était donc un agent secret d’Ankara que Devon avait dans sa manche. Et ce n’était sûrement pas par bonté d’âme qu’il se donnait la peine de goupiller cette rencontre.
  
  Devon emmena les deux Français dans sa Chevrolet et il leur annonça en cours de route :
  
  — C’est un de mes copains qui habite depuis plusieurs années dans ce pays qui nous offre le déjeuner. Il a un bon cuisinier et une bonne cave, vous verrez. Je vous signale en passant qu’il ne fait pas partie de la corporation. C’est un industriel. Je lui ai demandé de nous accueillir pour ne pas mouiller notre ami turc.
  
  Ils débarquèrent une demi-heure plus tard dans une luxueuse propriété de l’avenue de Tervueren. Des jardiniers travaillaient à l’entretien du superbe jardin qui entourait la villa blanche.
  
  Le maître de maison salua ses invités, les achemina vers un salon élégant dont les baies vitrées donnaient sur une pelouse verte que le pâle soleil de mars faisait scintiller.
  
  Quand ils pénétrèrent dans le salon, un homme qui était assis dans un fauteuil recouvert de velours rouge se leva.
  
  James Devon fit les présentations :
  
  — Mon ami le professeur Ishan Bustani, attaché au ministère du Tourisme turc. Le colonel Bourcier, Francis Coplan.
  
  Serrements de mains, salutations d’usage.
  
  Le maître de maison proposa des apéritifs, des cigares et des cigarettes, des amandes grillées et autres amuse-gueule.
  
  Coplan dut reconnaître que le Turc n’avait rien de folichon. gé d’une bonne cinquantaine d’années, grand et massif, le visage lourd, basané, les yeux bruns voilés de désenchantement, un pli amer aux lèvres épaisses.
  
  La conversation fut savoureusement anodine : la pluie, le marasme des affaires, les relations sino-américaines, etc.
  
  On quitta bientôt le salon pour gagner la salle à manger. Le repas, servi par deux domestiques en gants blancs, fut parfait. James Devon n’avait pas menti : la cuisine et les vins étaient sensationnels.
  
  Après le café et les liqueurs, le maître de maison s’excusa. Ses affaires le réclamaient. Il laissa ses quatre invités dans l’intimité tranquille et paisible d’un petit fumoir-bibliothèque aux meubles cossus, aux murs ornés de vieilles gravures anglaises qui représentaient des scènes de chasse au XVIIIe siècle.
  
  Ishan Bustani aborda alors les choses sérieuses.
  
  — Cher monsieur Coplan, commença-t-il en posant sur Francis son regard sombre et désabusé, j’espère que cette rencontre n’est pas pour vous une corvée trop déplaisante ? Je sais que mon pays est plutôt mal vu en ce moment, mais mon ami James m’assure que vous êtes un homme de bon sens et que vous avez beaucoup voyagé autour du monde. Si vous connaissez mon pays, vous devez savoir que le peuple turc est un vieux peuple violent, difficile à gouverner. Nous avons le sang chaud, la colère prompte, l’orgueil sourcilleux et des instincts sauvages, barbares, qui se réveillent aisément. Les étrangers qui nous jugent avec tant de sévérités sont injustes à notre égard. Injustes par ignorance. Si nous ne réprimions pas les troubles avec une vigueur inflexible, notre pays, en proie à une anarchie sanglante, deviendrait vite le théâtre d’émeutes atroces. D’autre part, nous autres Turcs, nous aimons la France. Notre gouvernement est d’ailleurs sur le point de passer une commande très importante à vos industriels. Je ne vous dis pas cela dans un esprit de chantage, croyez-moi, mais pour mettre nos rapports sur un plan de confiance et de bienveillance. J’ai un service à vous demander, c’est exact. Et, pour des raisons personnelles, familiales dirais-je même, j’attache beaucoup de prix à votre collaboration.
  
  Coplan, qui avait allumé une Gitane, écoutait sans sourciller ce long préambule qui n’avait sans doute d’autre but que de l’amadouer.
  
  Bustani reprit :
  
  — Que pensez-vous de la thèse défendue par mon gouvernement au sujet des menées subversives orchestrées par les extrémistes de gauche ? Êtes-vous pour ou contre ?
  
  Coplan répondit calmement :
  
  — Je ne suis ni pour ni contre. Je pense que la vérité se situe entre les deux et que tout le monde a raison. Le soulèvement mondial de la jeunesse est un fait indiscutable. À mon avis, ce n’est pas un fait politique. C’est un fait naturel, normal, qui a toujours existé, mais qui prend plus d’ampleur et plus de force parce que nous vivons dans un monde qui a perdu ses traditions, ses croyances stables, ses tabous sécurisants. En revanche, et je suis bien placé pour le savoir, il y a des stratèges opportunistes qui ont tout de suite compris que ce phénomène pouvait être exploité à des fins politiques, que ce phénomène explosif pouvait être utilisé comme une arme de premier choix dans la guerre secrète. Ces gens-là sont dangereux. Et leurs agissements nous concernent, car le complot dont vous parlez, c’est eux qui en sont les instigateurs. À maintes reprises, j’ai eu l’occasion de coincer des hommes à la solde de ces redoutables jeteurs d’huile sur le feu. En Italie, en Allemagne, et même aux États-Unis, j’en ai pris la main dans le sac. Malheureusement, ils sont relayés par d’autres et je ne vois pas de quelle façon nous pourrions extirper le mal à sa racine.
  
  — Peu importe ! s’exclama le Turc. Du moment que vous admettez l’existence de ces commis voyageurs de la violence, je n’en demande pas davantage. Regardez ces photos…
  
  Il tira de sa poche une série d’épreuves en noir et blanc, au format carte postale, les tendit à Coplan.
  
  — Nous avons photographié cet individu lors de ses contacts avec un des leaders du Mouvement Populaire pour la Justice et la Liberté, mouvement extrémiste de gauche dont les actions sont les plus virulentes et dont les exploits ont d’ailleurs été relatés par les journaux du monde entier. Nous avons la chance d’avoir sous contrôle, à son insu, le chef de ce mouvement, ce qui nous assure une source d’informations précieuses. Nos recherches ont malheureusement été longues, et quand nous sommes parvenus à identifier l’individu que vous voyez sur ces photos, il avait déjà quitté le territoire.
  
  — De quel individu parlez-vous ? s’enquit Coplan en examinant les photos. Vos clichés représentent deux hommes et deux femmes.
  
  — C’est le même personnage sous quatre aspects différents, précisa Bustani.
  
  Coplan arqua les sourcils.
  
  — Vous voulez dire que ces deux femmes et ces deux hommes ne sont qu’un seul individu ?
  
  — Parfaitement. Ses déguisements sont d’une habileté extraordinaire, c’est un fait, mais nous avons la quasi-certitude que c’est bien le même type.
  
  — Pas mal, murmura Coplan, rêveur.
  
  — Nous avons réussi à l’identifier grâce à un policier de l’aéroport d’Istanbul. Mais, naturellement, nous ne garantissons pas l’authenticité de son passeport. Il voyage sous le nom de Serge Guerber, de nationalité française, prospecteur au service d’une agence de voyages parisienne. C’est la photo de l’individu sans moustache ni lunettes qui nous a mis sur la voie.
  
  — Vous le soupçonnez de quoi ?
  
  — Nous avons la preuve qu’il a participé à la préparation d’une opération qui avait pour but d’enlever notre ministre de la Justice à l’occasion d’un déplacement de celui-ci à Istanbul.
  
  Coplan dévisagea son interlocuteur et questionna :
  
  — C’est le coup qui s’est terminé par le massacre des trois commandos gauchistes ?
  
  — Oui.
  
  — Et comment avez-vous acquis la certitude que mon compatriote avait participé à la préparation de ce kidnapping ?
  
  — L’enquête nous l’a confirmé. Comme je vous l’ai dit, j’avais des raisons personnelles de m’occuper de cette affaire. Nos investigations nous ont permis de constater que ce Serge Guerber avait procuré aux militants du M.P.J.L. une des voitures utilisées lors de la tentative d’enlèvement du ministre. Nous avons retrouvé le loueur de voitures qui a tout de suite reconnu ce client.
  
  — Intéressant, émit Coplan en étudiant de nouveau la photo du jeune type blond et glabre. Je suppose que vous allez me demander de retrouver cet individu ?
  
  — Exactement, acquiesça Bustani. Je crois que vous avez intérêt à vous pencher sur ses activités. Et moi, comme j’ai un compte personnel à régler avec cet homme et avec ceux qui téléguident son action criminelle, cela me ferait plaisir de savoir que vous ferez le maximum pour le mettre hors d’état de nuire.
  
  — D’accord, je vais transmettre vos informations et votre requête à mon directeur.
  
  James Devon intervint :
  
  — Minute, Francis ! jeta-t-il sur un ton passionné. J’ai un complément d’information à vous communiquer. Quand mon ami Bustani m’a mis au courant de sa trouvaille, j’ai fait tirer des copies de ces photos et je les ai fait circuler chez nous. La présence de ce Guerber a été signalée à Lisbonne au début de cette année, entre le 11 et le 16 février plus précisément. Or, je vous le rappelle, c’est le 20 février que les commandos clandestins de l’A.R.A. ont déclenché leur vague d’attentats. Sachant ce que nous savons, le lien est facile à établir. Et le Portugal, tout comme la Turquie, est un pays ami.
  
  — Ce compatriote devient de plus en plus intéressant, marmonna Coplan avec un vague sourire.
  
  — Attention, fit Devon en esquissant un geste de la main droite, j’oublie de vous dire que Guerber était entré au Portugal avec un passeport au nom de Nestor Péret, domicilié à Paris, exerçant la profession d’aide-comptable. Ce lascar ne change pas seulement d’aspect, il change aussi de nom. Pour le retrouver, cela n’ira peut-être pas tout seul.
  
  Coplan, levant les yeux vers l’Américain, prononça avec une pointe de malice :
  
  — Retrouver des loustics de ce genre-là, cela ne va jamais tout seul. Mais si vos amis de la C.I.A. veulent bien nous donner un coup de main, il ne peut pas nous échapper. Même s’il se cache en France.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Dès le retour de Coplan à Paris, le Vieux, vivement intéressé par la personnalité à facettes du mystérieux Serge Guerber, envoya des émissaires aux Renseignements généraux et à la D.S.T.
  
  Les archives du Service ne contenaient absolument rien concernant le personnage.
  
  Vingt-quatre heures plus tard, les Renseignements généraux firent savoir que leur fichier ne mentionnait aucun individu portant le nom de Serge Guerber ou celui de Nestor Péret. De son côté, le commissaire Tourain, de la D.S.T., signala par téléphone que le paroissien en question ne figurait pas au sommier.
  
  Il ajouta :
  
  — Je me suis donné la peine de faire faire des recherches à l’état civil de Paris et des environs. Il y a des Guerber et des Péret en pagaille, bien entendu, mais aucun ne correspond à votre bonhomme : les uns sont trop vieux et les autres sont des gosses.
  
  — Bon, répondit le Vieux, déçu mais piqué au vif par ces résultats négatifs qui rendaient le quidam de plus en plus énigmatique. Je vais vous envoyer quatre photos, commissaire. Ne vous étonnez pas : ces clichés représentent deux hommes et deux femmes, mais il paraît que ce sont quatre aspects différents du zouave que nous recherchons. Si c’est vrai, nous avons affaire à un champion du déguisement, comme vous pourrez vous en rendre compte. Je voudrais que vous sortiez le grand jeu pour repérer ce Fregoli. Vérifications aux services des visas des ambassades, mobilisation des indicateurs, tournée des aéroports, des hôtels et des garnis, tout le bazar, quoi ! Mais attention, demandez à vos gens d’agir avec doigté. Il serait préférable que notre lascar ne se doute pas que nous sommes à ses trousses.
  
  — Ah bon ? Vous ne désirez pas lui mettre la main au collet ?
  
  — Sûrement pas. Je veux l’avoir sous contrôle, tout simplement.
  
  — Qu’est-ce qu’il a sur les cornes ?
  
  — On m’affirme que c’est un spécialiste de la subversion et du terrorisme. À ce propos, je vous précise qu’il aurait été vu en Turquie et au Portugal, et chaque fois quelques jours avant le déclenchement d’une action violente menée par des commandos gauchistes.
  
  — Vous faites bien de me fournir ces précisions. Je dispose en ce moment d’une antenne de premier choix dans le secteur gauchiste et compagnie. Je vous tiendrai au courant.
  
  Le Vieux, de son côté, alerta certains de ses observateurs postés à l’étranger, surtout dans les zones névralgiques et il leur fit tenir des copies des photos communiquées par l’agent secret d’Ankara.
  
  Le soi-disant Guerber eût été surpris d’apprendre le nombre de fouineurs qui, dans l’ombre, se démenaient pour retrouver sa trace. Mais peut-être était-ce en prévision d’une telle éventualité qu’il se métamorphosait avec tant de brio et tant de vélocité ?
  
  Les premières nouvelles émanèrent de l’Américain James Devon. Comme Coplan l’avait prophétisé par boutade, ce sont les limiers de la C.I.A. qui, les premiers, récoltèrent une information. Un Suisse, nommé Jean Cloutier, sous-directeur d’une agence de voyages ayant son siège à Genève, avait été contrôlé à l’aéroport de Téhéran, le 2 mars, alors qu’il débarquait d’un avion venant d’Istanbul. Cette fois-là, il portait des lunettes et une courte barbe blonde. Mais le pseudo-Genevois semblait bien correspondre au gabarit physique de Guerber. Et, comme par hasard, c’est le 5 mars que le M.L.I. avait commis trois attentats à la bombe qui avaient semé l’angoisse dans la capitale iranienne.
  
  Malheureusement, la piste s’arrêtait là. Aucune fiche d’hôtel n’avait été remplie au nom de Cloutier, et aucun voyageur de ce nom n’avait quitté l’aéroport de Téhéran depuis le 2 mars.
  
  Ou bien le bonhomme s’était évanoui dans la nature, ou bien il avait repris l’avion sous un autre nom et déguisé d’une autre manière.
  
  Au total, le tuyau de James Devon, au lieu de faire progresser les investigations, ne fit qu’augmenter la confusion.
  
  Finalement, quatre jours plus tard, c’est le commissaire Tourain qui apporta au Vieux un renseignement concret, à la fois révélateur et prometteur.
  
  — Votre Guerber s’appelle en réalité Simon Glesser, dit-il en déposant un dossier sur le bureau du Vieux. Et, cette fois, tout a l’air de coller. Apparence physique, âge approximatif, activités, dispositions intellectuelles et sympathies politiques. J’ai rassemblé tout ce que j’ai pu trouver à son sujet, même des photos. Elles ne sont pas récentes, mais je crois qu’il n’y a pas d’erreur sur la personne.
  
  — Comment avez-vous déniché tout cela ? questionna le Vieux.
  
  — Je vous avais parlé de mon informateur bien introduit dans les milieux de gauche. C’est lui qui a décroché le gros lot. Mais je vous mets au défi de deviner à quelle porte il a frappé pour être mis sur la voie.
  
  — Les devinettes ne sont pas mon fort, grommela le Vieux.
  
  — Le parti communiste.
  
  Le front du Vieux se creusa de trois rides.
  
  — Vous voulez dire que ce gars est un membre du parti communiste français ? bougonna-t-il, vaguement sceptique.
  
  — Non, c’est un peu plus compliqué que cela, répondit Tourain. D’ailleurs, à quelques exceptions près, tous les membres du P.C.F. sont fichés aux R.G.
  
  — C’est bien ce que je me disais.
  
  Tourain secoua d’un geste machinal de sa main droite la pluie de cendre qui venait de tomber de sa Gauloise sur le devant de sa veste fripée.
  
  — D’après les confidences recueillies par mon informateur, expliqua-t-il, Simon Glesser aurait été sélectionné, il y a sept ou huit ans, comme candidat au rôle d’agent secret du Kremlin. Les Russes, comme vous le savez, sont toujours à l’affût des bonnes occasions et ils recrutent volontiers des sujets d’élite partout où ils se trouvent. Ces individus-là, qui sont destinés à faire carrière dans l’Apparat, ne sont jamais inscrits au parti et ils vont à Moscou pour y recevoir une formation très poussée. Bref, Simon Glesser aurait passé trois ans dans un séminaire moscovite du parti mais il n’aurait jamais été titulaire d’une carte du P.C.F.
  
  Le Vieux ronchonna en désignant un fauteuil :
  
  — Écoutez, commissaire, puisque vous êtes là, asseyez-vous et racontez-moi votre histoire en détail. Je lirai votre dossier plus tard, à tête reposée.
  
  Tourain obtempéra, s’installa, reprit :
  
  — Avant d’aller plus loin, il faut que vous sachiez dans quelle ambiance mon indicateur a obtenu ces renseignements. Son informateur est un de ces vieux militants communistes qui ont lutté toute leur vie durant pour l’idéal prolétaire auquel ils sont attachés corps et âme. Ce bonhomme est un employé administratif du parti, c’est-à-dire un salarié à plein temps, et son boulot consiste à classer des archives. Comme il a la confiance de ses employeurs, il sait beaucoup de choses. Mon indic est un de ses amis d’enfance, membre du parti, bien entendu, et c’est au cours d’un gueuleton entre vieux copains, en famille, que l’employé du P.C. s’est laissé cuisiner. Bref, pour en revenir à nos moutons, quand mon homme a exhibé la photo du soi-disant Guerber, l’autre a fait l’intéressant et il a parlé. Il a connu personnellement le jeune Glesser. À cette époque, Simon Glesser venait de terminer son stage à Moscou. Les grosses légumes du parti avaient beaucoup d’admiration et beaucoup de respect pour lui. Sorti premier d’une grande école d’administration commerciale, parlant couramment cinq langues, doté d’une intelligence brillante, remarquable dialecticien, il en mettait plein la vue à tout le monde. Certains voyaient en lui un futur secrétaire général du parti.
  
  Le Vieux glissa :
  
  — Si je comprends bien, ce n’est pas le premier venu ?
  
  — Au contraire, c’est plutôt un type fortiche. Mais, finalement, les rapports entre Glesser et ses patrons du Politburo ont tourné au vinaigre. Glesser, qui est encore bien jeune pour piger les roueries des dirigeants moscovites, n’approuve pas toujours les consignes imposées par le Kremlin. Les événements de Pologne font déborder le vase. Pour un croyant sincère tel que Glesser, c’en est trop. Il rompt avec Moscou et il disparaît. On n’entendra plus jamais parler de lui.
  
  Le Vieux regarda Tourain d’un œil ébahi.
  
  — Et alors ?
  
  — C’est tout. Mon dossier finit là, forcément.
  
  Tout ce que je peux ajouter, c’est que les gens du P.C. n’ont pas digéré cette rupture et que le cas Glesser n’a pas été classé. À Moscou, à Paris et ailleurs, on attend l’occasion de régler ce compte. La force du Kremlin, c’est de ne jamais être pressé, d’avoir la mémoire longue et de frapper vite quand l’adversaire se démasque. Glesser a de bonnes raisons de changer de nom et d’apparence, vous en conviendrez.
  
  — Intéressant, laissa tomber le Vieux, mais ça ne nous avance pas beaucoup. Non seulement notre homme est insaisissable depuis cinq ans, mais il a les sbires du K.G.B. à ses chausses.
  
  — D’accord, admit le commissaire, ça ne nous avance pas beaucoup dans l’immédiat, mais le fait de savoir à qui nous avons affaire réellement, ça n’est pas négligeable.
  
  — Ne vous vexez pas, Tourain, dit le Vieux avec bonhomie. Je ne voulais pas minimiser la valeur de vos informations. En tout état de cause, maintenant que nous possédons le curriculum authentique de ce curieux garçon, nous allons pouvoir ajuster notre tir. Je suppose que vous allez examiner le passé de Glesser à la loupe ? Un homme qui disparaît ne disparaît jamais tout à fait, sauf quand il casse sa pipe. En étudiant les tenants et les aboutissants de Glesser, vous avez des chances de découvrir une piste, non ?
  
  — C’est ce que j’espère.
  
  Apparemment, le commissaire Tourain et le Vieux avaient sous-estimé l’habileté de Simon Glesser. Ils eurent beau analyser au microscope le passé du fugitif, creuser ses liens familiaux et amicaux, ils ne détectèrent pas le moindre fil conducteur qui pût les mener vers l’endroit où le transfuge du P.C. s’était retiré.
  
  Le Vieux commençait à s’énerver.
  
  Quand, après trois jours d’investigations sans résultat, le commissaire dut s’avouer impuissant, le Vieux fulmina :
  
  — Autrement dit, nous sommes des bons à rien ! Nous disposons de moyens fantastiques, nous avons la collaboration de la C.I.A. et celle, involontaire, du K.G.B., nous connaissons Glesser comme si nous l’avions radiographié, et nous restons là, bredouilles, les bras ballants et la bouche ouverte ! Avouez ! Non, ça n’existe pas !
  
  — J’ai fait le maximum.
  
  — Je n’en disconviens pas, mais j’ai horreur d’être tenu en échec par un morveux qui se fout de nous.
  
  Tourain, philosophe, se contenta de hausser les épaules. Puis, tout en rallumant son mégot éteint, il demanda :
  
  — Vous avez des suggestions pratiques à me faire ? Si Glesser se cache dans un petit bled sous un faux nom, nous finirons sûrement par le repérer, mais ça peut prendre du temps.
  
  — Justement, non, riposta le Vieux, bourru, j’estime que ça ne peut pas durer. Je vais étudier votre dossier, je vais faire reproduire les nouvelles photos que vous m’avez apportées, je vais trousser une note pour résumer le problème et ça va barder, faites-moi confiance. D’un bout à l’autre du monde, mes agents vont entendre parler de moi ! Je vais leur secouer les puces.
  
  — Faut reconnaître que le boulot n’est pas facile, maugréa Tourain. Épingler un zèbre qui change constamment de nom, de visage, de sexe et de profession, c’est pas de la tarte.
  
  — N’exagérons rien, grogna le Vieux. À mon avis, ce boulot n’est pas plus difficile qu’un autre. Car enfin, voilà un individu qui se balade d’un pays à l’autre pour fournir des armes, du fric et des instructions aux terroristes de tout poil, et nous ne serions pas capables de le repérer ? Il est seul contre tous, non ? Nous avons des yeux et des oreilles dans les endroits les plus reculés de la planète ! Alors, quoi ?
  
  Effectivement, après le départ du policier de la D.S.T., le Vieux se mit au travail.
  
  Trois heures plus tard, il convoqua le secrétaire administratif du Service et il lui dicta les instructions à diffuser à tous les agents stationnés à l’étranger.
  
  — Je compte sur vous, Rousseaux, dit-il au secrétaire. Je veux que tout soit expédié aujourd’hui même.
  
  — Ce sera fait, promit Rousseaux.
  
  Qui ajouta, avec un sourire :
  
  — J’ai l’impression que les gars vont drôlement se démener quand ils vont recevoir les ordres.
  
  — On verra ça. Je leur donne cinq jours pour retrouver la trace du gibier.
  
  — Puis-je vous rappeler votre rendez-vous au Quai d’Orsay ? avança prudemment Rousseaux.
  
  Aves les embouteillages, vous n’avez pas trop de temps si vous voulez arriver à l’heure.
  
  — Si je suis en retard, ils m’attendront.
  
  Au Quai d’Orsay, d’autres soucis accaparèrent le directeur du S.D.E.C. Le gouvernement, répondant à une invitation du Premier ministre indonésien, avait décidé d’envoyer une importante délégation à Djakarta afin d’examiner les mesures à prendre pour intensifier les rapports commerciaux et culturels entre la France et l’Indonésie.
  
  Compte tenu du boom économique dont bénéficiaient les pays du Sud-Est asiatique, la partie à jouer pouvait être importante pour les industries françaises. D’autre part, le choc politique provoqué dans ces régions-là par le réveil de la Chine, exigeait une révision globale de la stratégie diplomatique du Quai d’Orsay.
  
  Pour faire d’une pierre deux coups, Paris avait décidé que la délégation parlementaire s’occuperait simultanément du programme commercial et du programme politique. Le ministre des Affaires étrangères avait donc chargé son secrétaire d’État de conduire la délégation et d’organiser, à Djakarta, une conférence plénière de tous les ambassadeurs en poste dans ce secteur du globe.
  
  Malheureusement, Washington ne voyait pas tout cela d’un bon œil. Pour la Maison-Blanche et pour les trusts américains, l’Asie du Sud-Est est une chasse gardée. L’intrusion de la France dans cette zone de gros business n’était pas du tout souhaitée par les U.S.A. Et elle l’était d’autant moins que les Américains, se rendaient parfaitement compte que les autorités indonésiennes avaient précisément invité la France pour ne pas tomber sous la dépendance de Washington.
  
  Pour intimider Paris, le State Department avait signalé au Quai d’Orsay que des réactions hostiles étaient à craindre de la part de la population indonésienne. Dans ces contrées, en effet, certains mouvements politiques menaient de nouveau campagne pour protester contre la poursuite des essais nucléaires français dans le Pacifique.
  
  Le gouvernement indonésien lui-même avait suggéré à Paris d’envisager certaines mesures pour assurer la protection des personnalités en déplacement. À vrai dire, Djakarta ne redoutait rien de précis ; mais, comme partout ailleurs, on se méfiait un peu des réactions éventuelles de la jeunesse turbulente. Dans les universités, les esprits échauffés n’attendaient peut-être qu’un prétexte pour se défouler.
  
  Le Vieux fut donc prié de désigner cinq agents secrets de valeur pour aller à Djakarta et mettre au point avec les responsables locaux un dispositif de sécurité.
  
  Le Vieux dressa instantanément la liste des cinq agents du Service qui étaient disponibles pour cette mission, et le Quai d’Orsay donna son accord.
  
  Dès qu’il eut regagné son bureau, le Vieux convoqua Francis Coplan.
  
  — Je suis content de vous avoir sous la main, dit le Vieux. Vous partez dans cinq jours pour Djakarta avec l’équipe suivante : Fondane, Legay, Delhart, Weiller. Voici de quoi il s’agit…
  
  Le Vieux expliqua les objectifs de la mission, relata les craintes exprimées par le gouvernement indonésien et par les Américains, souligna les dangers auxquels seraient exposés les parlementaires français.
  
  Il conclut :
  
  — C’est de la routine, mais il faudra quand même ouvrir l’œil. Par les temps qui courent, les attentats terroristes sont à la mode et il y a des excités partout.
  
  — Je suis enchanté d’aller à Djakarta, dit Coplan avec un sourire légèrement teinté d’ironie. C’est une des rares villes d’Asie où je n’ai jamais mis les pieds. Je suppose que c’est pour cette raison que vous m’avez choisi ?
  
  — Épargnez-moi votre ironie, grommela le Vieux, grincheux. Je vous ai choisi parce que vous n’avez rien d’urgent à faire et parce que vous parlez le néerlandais.
  
  — Vous croyez que cela me rendra service ? fit Coplan, incrédule. Les Hollandais n’ont pas dû laisser beaucoup de traces de leur règne en Indonésie.
  
  — Détrompez-vous. La plupart des intellectuels pratiquent encore la langue du colonisateur. De plus, les Hollandais ont fait souche et de nombreuses familles, surtout à Djakarta, sont mi-hollandaises mi-indonésiennes.
  
  — D’après le Quai d’Orsay, sur quoi faudra-t-il axer notre dispotifif de sécurité ? L’Indonésie est plutôt calme depuis quelques années, non ?
  
  — Oui, apparemment. Depuis le dernier coup d’État, les opposants au régime filent doux. Mais il ne faut pas trop s’y fier. L’armée a massacré un million de communistes, dissout tous les partis de gauche et dépolitisé les organisations estudiantines, mais n’oublions pas que le P.K.I. comptait quinze millions d’adhérents et de sympathisants, qu’il y en a encore quelques milliers en prison actuellement et qu’un coup de force sur une délégation diplomatique étrangère serait une opération rentable pour les contestataires. C’est donc sur ce plan-là que vous devrez être vigilants : attentat à la bombe, enlèvement, manifestation de masse contre notre ambassade, vous voyez ce que je veux dire.
  
  — J’aurai la collaboration des confrères locaux, j’espère ?
  
  — Oui, naturellement. Et vous avez trois jours pour étudier à fond la documentation qui vous sera remise dès demain par le Quai d’Orsay. Nous aurons d’ailleurs une…
  
  Le grésillement de l’interphone empêcha le Vieux d’achever sa phrase. Il enfonça d’un geste sec une des touches de l’appareil et lança devant le micro d’une voix abrupte :
  
  — Oui, j’écoute.
  
  La voix de Rousseaux nasilla dans l’interphone :
  
  — Un message urgent, monsieur le directeur. Puis-je vous l’apporter ?
  
  — Pas maintenant, Rousseaux. Je suis occupé. Je vous ferai signe dans un quart d’heure.
  
  — Je crois que c’est important, monsieur le directeur, insista Rousseaux. C’est un message émanant de C.A. 104 au sujet de l’affaire Glesser.
  
  — Ah, tout de même ! s’exclama le Vieux. Ces messieurs se réveillent. Bon, venez immédiatement.
  
  Rousseaux s’amena, déposa devant son patron un télégramme et le texte décodé du message, salua Coplan d’un bref clin d’œil amical.
  
  Le Vieux parcourut rapidement le message, resta un moment pensif puis annonça à Coplan :
  
  — Gilbert Donot me communique qu’ils ont repéré un individu qui correspond au signalement de Simon Glesser.
  
  — Où ? questionna Coplan.
  
  — À Hong Kong. Un nommé Jackson a débarqué hier soir, à 21 h 50, d’un avion venant de Francfort via Bangkok. Ce Jackson répond aux indications mentionnées dans mon premier bulletin.
  
  Subitement, le Vieux leva les yeux vers Coplan et les deux hommes échangèrent un regard qui en disait long. Ils venaient d’avoir la même pensée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Le Vieux maugréa :
  
  — Ce serait le bouquet ! Un attentat organisé par un Français contre les diplomates français en Asie !
  
  Coplan articula :
  
  — Pourvu que Donot et ses gars ne perdent pas la trace de Glesser. Dans ce coupe-gorge de Hong Kong, contrôler un suspect qui change d’aspect comme de chemise et qui n’a pas son pareil pour passer à travers les mailles d’un filet, ça n’est pas de la rigolade.
  
  Rousseaux intervint :
  
  — Ce qui est assez inquiétant, c’est que le télex vient de signaler que plusieurs attentats à la bombe ont eu lieu cette nuit contre des établissements américains à Francfort. Il y a des tués et des blessés.
  
  Le Vieux enchaîna :
  
  — Et ce soi-disant Jackson arrive précisément de Francfort ! C’est presque une confirmation.
  
  — En tout cas, dit Rousseaux, cela donne du poids au message de Donot.
  
  Le Vieux baissa la tête, se massa les joues. Puis, d’une voix sourde, il prononça :
  
  — On ne change pas de monture au milieu du gué.
  
  Il regarda de nouveau Coplan et décréta :
  
  — Pas de question, il faut que vous partiez aujourd’hui même pour Hong Kong. Je vais modifier le programme de Djakarta. Weiller vous remplacera à la tête de la mission et vous le rejoindrez en Indonésie dès que vous en aurez la possibilité. Notre équipe de Hong Kong se fera rouler par Glesser si elle n’est pas épaulée par quelqu’un qui connaît bien les dessous de l’affaire. Il ne s’agit pas de marcher sur les plates-bandes de Donot, bien entendu. Ni de le vexer. Il dirige très bien ses hommes, il a de l’expérience et il nous rend de grands services. Mais vous avez une connaissance plus complète du dossier Glesser et vous pourrez certainement donner des conseils judicieux à ceux qui vont s’efforcer de contrôler notre gibier. Tout ce que je vous demande, c’est de me tenir au courant de ce qui se passe.
  
  *
  
  * *
  
  Coplan ne quitta effectivement Paris que le lendemain matin à 10 h 30.
  
  Quand il arriva à Hong Kong, à 15 h 10, heure locale, le jour suivant, Gilbert Donot l’attendait avec une voiture à l’aéroport.
  
  Les deux agents du Service se connaissaient de vue, mais ils n’avaient jamais réellement travaillé ensemble. Gilbert Donot était un Parisien de 35 ans, grand et solide, avec un visage plutôt rude, des yeux bruns et des cheveux châtains taillés court. Il était directeur adjoint d’une firme d’import-export spécialisée dans les textiles, il parlait plusieurs langues (dont le chinois de Canton) et il avait été formé au métier d’agent secret par les spécialistes du Deuxième Bureau.
  
  — Je vous ai réservé une chambre dans un hôtel de Queen’s Road, dit-il à Coplan. C’est un établissement qui vient de s’ouvrir et qui me paraît fort correctement tenu. Vous ne serez qu’à dix bonnes minutes de l’hôtel où Jackson est descendu, ce qui sera plus commode si vous avez l’intention de nous donner un coup de main pour surveiller ce quidam.
  
  — En fait, je ne suis pas venu pour ça, précisa Coplan. Je suis surtout venu pour éclairer votre lanterne et vous fournir quelques détails intéressants sur les dessous de l’affaire.
  
  — Le Vieux me paraît drôlement survolté, fit remarquer Donot. Il m’a téléphoné ce matin. D’après ce qu’il m’a dit, ce Jackson est un type aussi retors que redoutable.
  
  — Oui, confirma Coplan. Partout où il passe, il y a du grabuge.
  
  — En tout cas, il n’a pas l’air de déployer une grande activité depuis qu’il est arrivé ici. Ou bien il est fatigué à la suite de son voyage en jet, ou bien il se planque en attendant un contact, mais ce qui est sûr, c’est qu’il n’a pas encore mis le nez dehors depuis qu’il a pris possession de sa chambre.
  
  Coplan avait tiqué.
  
  — Vous voulez dire qu’il n’a pas quitté son hôtel depuis quarante-huit heures ?
  
  — Garanti, affirma Donot. J’ai des gens qui sont sur place en permanence.
  
  Coplan jugea inopportun de donner son avis sur ce point, mais il n’en pensa pas moins.
  
  La chambre que Gilbert Donot lui avait réservée au Central était fort convenable. Pas bien grande, mais propre et confortable.
  
  Donot s’enquit :
  
  — Je suppose que vous avez envie de roupiller un moment ? Ces longs trajets en avion sont assez éreintants.
  
  — Je dormirai plus tard. Montrez-moi plutôt l’hôtel de Glesser.
  
  — O.K. ! Je laisse ma bagnole au parking ici, nous y serons plus vite à pied.
  
  Ils quittèrent le Central et ils prirent la direction de Gilman Street.
  
  Donot demanda :
  
  — Vous connaissez Hong Kong ?
  
  — Qui peut se vanter de connaître cette sacrée ville ? ricana Coplan. Bien que j’y sois venu une dizaine de fois au cours de ma carrière, je suis sûr qu’il y a encore pas mal de coins que j’ignore totalement. Mais, dites-moi, comment avez-vous repéré Jackson ?
  
  — Un de mes hommes est chef bagagiste à l’aéroport de Kai-Tak. C’est un poste d’observation de tout premier ordre et, de plus, mon gars est extrêmement futé. Je lui avais montré les photos que le Vieux m’avait transmises et j’avais stipulé qu’il fallait principalement surveiller les avions en provenance de l’Europe.
  
  — Vous ne savez rien de précis au sujet de ce Jackson ?
  
  — Mon collaborateur a pu jeter un coup d’œil sur la fiche de débarquement. Il s’agit d’un soi-disant fonctionnaire américain attaché à la B.A.D.
  
  — C’est quoi, la B.A.D. ?
  
  — La Banque Asiatique de Développement. C’est un organisme international qui est contrôlé par l’O.N.U.
  
  Les deux Français, englués dans le pittoresque tourbillon de Queen’s Road, ne purent guère poursuivre leur bavardage. Ils arrivèrent bientôt à Gilman Street, tournèrent à droite, rejoignirent ainsi la principale artère commerciale du vieux Hong Kong, la célèbre Des Vœux Road. Là, c’était le décor exotique bien connu des touristes : les enseignes verticales aux idéogrammes chinois multicolores, la foule bariolée, la circulation intense, la vitalité exubérante et inlassable de la fourmilière humaine.
  
  — Nous allons arriver, signala Donot. Quelles sont vos intentions ?
  
  — Je désire simplement jeter un coup d’œil au passage, histoire de me rendre compte.
  
  — O.K. ! C’est à droite, le petit hôtel de quatre étages, avec l’enseigne rouge : Seng House. Vous le voyez ?
  
  — C’est un hôtel, ça ?
  
  — Oui, mais la clientèle est principalement chinoise.
  
  Ils passèrent devant l’établissement.
  
  Coplan souffla :
  
  — Il ne doit pas y avoir beaucoup de touristes occidentaux dans une boîte de ce genre.
  
  — Jackson est probablement le seul client de race blanche, ce qui simplifie la surveillance.
  
  — Je m’en voudrais de vous contrarier, mon vieux, maugréa Coplan, mais je crois que vous vous faites des illusions. Si Jackson ne s’est pas montré depuis son arrivée, c’est qu’il s’est débiné.
  
  — Impossible.
  
  — Même déguisé en chinetoque ?
  
  — Mes gens sont eux-mêmes des Chinois et je les ai mis en garde.
  
  — Je parie tout ce que vous voulez que le client a roulé vos observateurs. Glesser n’est pas venu à Hong Kong pour s’enfermer dans une chambre, faites-moi confiance. D’autre part, vous n’avez pas idée de l’habileté diabolique de ce lascar. Si vous êtes d’accord, nous allons faire un test.
  
  — Qu’entendez-vous par là ?
  
  — Nous allons carrément envoyer quelqu’un au Seng House. Peu importe le prétexte, l’essentiel c’est d’en avoir le cœur net. Pouvez-vous mobiliser votre chef bagagiste de l’aéroport de Kai-Tak ?
  
  — Oui, dans une bonne heure.
  
  — Parfait. Est-ce qu’il est assez malin pour jouer la comédie ?
  
  — Pour ça, oui. C’est un bâtard d’Anglais et de Chinois, rusé comme un renard.
  
  — Je vais vous exposer mon petit plan, vous me direz ce que vous en pensez.
  
  Ce même jour, un peu avant 8 heures du soir, un homme d’une quarantaine d’années, costaud, au visage sombre d’Eurasien, coiffé d’une casquette de bagagiste, franchissait la porte du petit hôtel Seng House, une valise à la main.
  
  C’était une valise grise, modèle standard pour avions, ornée d’une série d’étiquettes attestant des séjours aux U.S.A. et en Afrique.
  
  Sang Hills, bagagiste de profession et agent du Service par la même occasion, se dirigea tranquillement vers le minuscule comptoir de la réception où trônait un jeune Chinois qui portait des lunettes à monture d’acier.
  
  En chinois, il demanda :
  
  — Est-ce que je pourrais dire un mot à Mr. Jackson ?
  
  — Quel Mr. Jackson ? nasilla l’autre, vaguement hautain, presque dédaigneux.
  
  — Vous en avez plusieurs ? renvoya Sang Hills sur un ton sec qui montrait bien qu’il ne s’en laisserait pas imposer par un gamin prétentieux. C’est un Américain qui est arrivé lundi soir.
  
  — Qu’est-ce que vous lui voulez ?
  
  — C’est personnel. Dites-lui que je viens de la part de la direction de la Compagnie Lufthansa.
  
  — Bon, attendez un moment.
  
  Le jeune préposé fit le tour de son comptoir et s’élança vers l’escalier qui menait aux étages. Il n’y avait pas d’ascenseur.
  
  Il se ramena trois minutes plus tard, suivi par une élégante Chinoise âgée d’une trentaine d’années, aux cheveux noirs, laqués et brillants, aux yeux bridés, à la bouche fardée.
  
  — De quoi s’agit-il ? questionna-t-elle en examinant le bagagiste des pieds à la tête. Je suis la directrice de l’hôtel.
  
  — Je voudrais parler à Mr. Jackson. C’est au sujet de cette valise. Une erreur s’est produite et nous avons une valise qui nous manque. En revanche, celle-ci n’a pas été réclamée par son propriétaire :
  
  La Chinoise, impassible, répondit :
  
  — Mr. Jackson n’est pas ici en ce moment, mais je puis vous certifier que cette valise ne lui appartient pas.
  
  — Bon, c’est tout ce que je voulais savoir. Je vais vous demander de me signer ce papier pour décharger la responsabilité de la compagnie vis-à-vis de Mr. Jackson.
  
  Il exhiba un formulaire, le tendit à la Chinoise. Elle jeta un rapide coup d’œil sur le papier, se dirigea vers le comptoir, signa le document.
  
  Le bagagiste insista :
  
  — Veuillez écrire en anglais que la valise qui vous a été présentée n’appartient pas à Mr. Jackson.
  
  La Chinoise s’exécuta.
  
  Pendant ce temps-là, l’employé de la réception avait disparu dans une autre pièce donnant sur le minuscule hall d’entrée. Il réapparut en compagnie d’un jeune couple de Chinois souriants. L’homme était vêtu d’un blue-jean et d’un polo gris ; la femme portait une sorte de robe-pyjama rose à fleurettes rouges.
  
  Quand Sang Hills se retira, sa valise à la main, la directrice du Seng Home glissa quelques mots au jeune type en blue-jean, qui opina sans cesser de sourire.
  
  Sang Hills, se conformant aux instructions de Gilbert Donot, s’en alla tranquillement vers Connaught Road, sans se retourner. Arrivé devant les bureaux de l’American Express, il pénétra dans l’établissement et il se dirigea vers le comptoir des informations où il raconta son histoire de valise non réclamée.
  
  Le jeune Chinois en blue-jean et sa copine en pyjama rose avaient suivi Sang Hills à environ quinze mètres de distance. Seule la fille entra dans le hall de l’American Express. Elle aperçut le bagagiste qui parlementait avec un employé de l’informationdesk, fit demi-tour, sortit et rejoignit son ami qui faisait les cent pas devant l’immeuble.
  
  Les deux Chinois échangèrent quelques mots à voix basse et, apparemment rassurés, continuèrent leur promenade. Décontractés, rieurs et désinvoltes, ils marchèrent pendant une bonne vingtaine de minutes et ils disparurent finalement dans une boutique chinoise de Belcher Street.
  
  Deux agents indigènes de Gilbert Donot avaient suivi discrètement la démarche de Sang Hills et le manège du couple chinois.
  
  Ils se postèrent dans les parages immédiats de la boutique et attendirent.
  
  Pas longtemps.
  
  Une dizaine de minutes à peine s’étaient écoulées depuis l’arrivée du jeune homme en blue-jean et de la fille en pyjama, lorsque, sortant du magasin – il s’agissait d’une de ces boutiques où les touristes peuvent acheter à des prix défiant toute concurrence des porcelaines, des potiches, des statuettes et d’autres souvenirs exotiques –, le couple déboucha dans la rue en compagnie d’un individu au teint basané, aux cheveux noirs et longs, vêtu d’un pantalon de coton gris et d’une chemisette à fleurs bleues et jaunes. Le quidam, qui tenait sous son bras droit une guitare enveloppée dans sa housse de plastique noire, avait typiquement l’allure d’un de ces musiciens philippins comme on en voit dans toutes les boîtes de nuit du Sud-Est asiatique.
  
  Mais les agents de Donot, avertis par leur patron et documentés, ne s’y laissèrent pas prendre. Ce guitariste philippin, c’était Simon Glesser !
  
  Un des auxiliaires du S.D.E.C. se paya même le luxe de photographier le guitariste au moyen de son Minox.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Ce même soir, à 22 heures, Coplan, Sang Hills et Gilbert Donot, réunis dans le bureau de ce dernier, discutaient en buvant une William Lawson’s.
  
  Donot, assez surexcité, essayait de ne pas étaler trop ostensiblement sa satisfaction. Il savait que c’était grâce à Coplan que Glesser avait été repéré, localisé, mais il savait aussi que le télégramme qu’il venait d’expédier au Vieux lui vaudrait une note élogieuse dans son dossier personnel.
  
  Chose étrange, Coplan affichait un air soucieux. Son verre de whisky dans la main droite, la photo du faux guitariste philippin dans la main gauche, il réfléchissait.
  
  Donot, s’avisant que Coplan, contre toute attente, restait sombre et morose, s’exclama :
  
  — Ce n’est quand même pas mal, tout compte fait ! Vous êtes arrivé ce matin et nous avons retrouvé notre suspect en moins de dix heures !
  
  — Ce n’est pas mal, évidemment, reconnut Coplan. Mais c’est maintenant que le vrai problème se pose. Glesser n’est sûrement pas venu à Hong Kong sans raison précise. Et c’est cela qui me turlupine. A-t-il des attaches ici ? Ou bien ne s’agit-il que d’une halte provisoire ?
  
  — L’essentiel, c’était de le retrouver, non ?
  
  — Pour vous, oui. Mais pas pour moi. En fait, je me trouve devant un drôle de dilemme.
  
  — Quel dilemme ?
  
  Coplan ne répondit pas tout de suite.
  
  Il vida son William Lawson’s, déposa la photo sur le bureau de Donot, alluma une Gitane, déambula pendant deux minutes dans la pièce, alla s’asseoir dans un fauteuil de cuir.
  
  — Il y a au moins trois hypothèses à envisager, dit-il en regardant Donot. Et chacune de ces hypothèses implique de notre part une tactique différente. Vous allez comprendre pourquoi. Le stratagème de l’hôtel Seng House démontre d’une manière indiscutable que cet établissement joue un rôle de filtrage. Le soi-disant Jackson n’y est descendu que pour la forme, et le personnel de l’hôtel à des instructions destinées à couvrir simultanément les arrières et l’incognito de Glesser. La filature organisée spontanément aux trousses de notre ami Sang Hills en est une preuve irréfutable. En réalité, Glesser habite chez l’honorable Woo Chung, ce boutiquier de Belcher Street. Ce Woo Chung n’est-il qu’une relation de Glesser ? On peut l’admettre, à la rigueur, puisque nous savons que Glesser a des amis un peu partout. Mais si Woo Chung était plus qu’un ami ? À Hong Kong, les agents secrets de Pékin sont nombreux et bien implantés. Or, Glesser procure des armes et des fonds à certains groupes prochinois d’Afrique. Vous voyez le rapprochement ?
  
  — Tout à fait plausible, opina Donot. C’est peut-être Woo Chung qui tire les ficelles. Et, dans ce cas, Glesser serait tout simplement venu chercher des instructions pour la suite de ses opérations ?
  
  — Exactement, acquiesça Coplan. C’est ma première hypothèse. La deuxième est la suivante : Woo Chung n’est qu’un relais et le voyage de Glesser a pour destination réelle Djakarta. La conférence diplomatique de Djakarta commence le 23, c’est-à-dire dans une semaine. Si les extrémistes ont l’intention d’organiser un attentat à cette occasion, Glesser va filer là-bas très bientôt. L’expérience nous révèle qu’il s’arrange toujours pour avoir quitté le pays quand la bagarre éclate.
  
  Donot regarda Coplan, fit une grimace et articula :
  
  — Vous vous rendez compte ! Une bombe sur la voiture de notre ministre ! Quelle histoire, dites donc ! Et le pire, c’est que la conjoncture se prête très bien à un coup pareil. Les étudiants gauchistes de Djakarta se sentent brimés, opprimés, et ils cherchent depuis pas mal de temps un prétexte pour descendre dans la rue et montrer par un coup d’éclat qu’ils n’ont pas renoncé à la lutte.
  
  — Oui, je sais, dit Coplan. De plus, Washington a attiré notre attention sur le fait que des jeunes extrémistes mènent une campagne contre la France pour protester contre nos essais nucléaires.
  
  — Exact, confirma Donot. Le mouvement est parti des universités japonaises et a gagné tout le Sud-Est en passant par Manille, Wellington, Sydney, etc. Certains gouvernements ont même envoyé des mises en garde officielles à Paris. Pour les étudiants de Djakarta, c’est une occasion inespérée, dans un sens. Les autorités indonésiennes pourraient difficilement interdire une manifestation dirigée contre la pollution atomique.
  
  — La troisième hypothèse, continua Coplan, c’est que Glesser soit tout simplement venu se planquer à Hong Kong pendant deux ou trois semaines pour brouiller les pistes éventuelles et attendre que les incendies qu’il a attisés se calment.
  
  Donot murmura :
  
  — Évidemment, les trois hypothèses sont valables. Mais, à mon avis, nous devons nous arrêter à celle qui présente le plus de risques pour nous.
  
  — C’est-à-dire ? demanda Coplan.
  
  — Nous devons considérer comme un fait acquis que Glesser va filer à Djakarta. Et nous devons l’en empêcher.
  
  Sang Hills, qui n’avait pas encore ouvert la bouche, approuva les paroles de son chef en opinant avec conviction et en grommelant :
  
  — Son déguisement démontre qu’il a l’intention de bouger. De Bangkok à Singapour et de Kuala Lumpur à Bali, on rencontre des musiciens philippins dans tous les avions. En choisissant de jouer ce personnage, il fait preuve d’une extraordinaire finesse psychologique. Les flics des aéroports sont tellement habitués à voir ces musiciens se balader d’un pays à l’autre dans cette partie-ci du monde qu’ils n’y font presque plus attention.
  
  Coplan se tourna vers l’Eurasien.
  
  — Personne n’a jamais mis en doute l’habileté de ce type. Pour échapper à la vigilance de la C.I.A. et du K.G.B. réunis, il faut être fort, ça ne se discute pas. Seulement, pour nous, il s’agit de ne pas se tromper. Nous sommes fascinés par notre problème de Djakarta, mais rien ne prouve que Glesser ait des visées de ce côté-là.
  
  Sang Hills haussa les épaules, alla se verser une nouvelle ration de Lawson’s et, les yeux baissés vers son verre, prononça calmement :
  
  — Donnez-moi une bonne bagnole, un flacon de chloroforme et un automatique muni d’un silencieux. Avec mes copains Jim Fong et Shing Tai, nous vous débarrassons de votre problème avant l’aube. Garanti sur facture. Et sans éclaboussures ni retombées.
  
  Donot renchérit :
  
  — Je suis tout à fait d’accord avec Sang. Dans une circonstance comme celle-ci, la meilleure solution, c’est de trancher dans le vif. Plus de Simon Glesser, plus d’emmerdements. Et personne ne pourra rien nous reprocher.
  
  Coplan, toujours songeur, énonça à mi-voix :
  
  — Je reconnais que c’est une solution, mais je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure.
  
  Donot rétorqua :
  
  — À mon avis, si vous ne profitez pas de l’occasion, vous faites une faute. Et je dirais même, une faute grave. Car enfin, le fait d’avoir Glesser dans notre collimateur, c’est un avantage décisif. Et qui ne durera peut-être pas longtemps.
  
  Coplan prit sa décision avec une sorte de brusquerie qui surprit ses deux interlocuteurs :
  
  — Non, pas question de liquider Glesser pour le moment. Si je fais une faute, tant pis pour moi. Mais je ne veux pas encaisser un coup de boomerang dans la figure. Contrairement à ce que vous croyez, la disparition de Glesser ne résoudrait pas mon problème, il le compliquerait.
  
  — Ah oui ? ricana Donot, sceptique.
  
  — Réfléchissez, mon vieux. Si les extrémistes de Djakarta préparent un coup de main contre la délégation française, ils passeront à l’action de toute manière, avec ou sans la collaboration spécialisée de Glesser. Comment vais-je les repérer, moi ?
  
  Donot et Sang Hills ne répondirent pas. Coplan enchaîna :
  
  — Si Glesser a l’intention de leur procurer des armes ou des conseils tactiques, il peut m’aider à localiser ces terroristes.
  
  Donot eut un petit rire sarcastique.
  
  — À Djakarta ? fit-il. Est-ce que vous connaissez ce patelin ?
  
  — Non, je n’y suis jamais allé, avoua Coplan.
  
  — C’est bien ce que je pensais ! J’admire votre optimisme. Pister un gars aussi retors que Glesser dans un endroit tel que Djakarta, c’est l’aiguille dans la meule de paille, vous pouvez me croire sur parole. Primo, et c’est une chose que peu de gens réalisent, Djakarta est la ville la plus peuplée de tout le Sud-Est asiatique. Cinq millions d’individus, au bas mot. Secundo, c’est la ville la plus anarchique, la plus chaotique, la plus abracadabrante qu’on puisse imaginer. En fait, ce n’est pas une ville, c’est un agglomérat disparate de localités qui ont poussé à la diable sous la pression d’une démographie galopante. La ville moderne, la capitale officielle, ce n’est rien. Mais les faubourgs chinois de Glodok, les bidonvilles de Kota, le labyrinthe du vieux port, les arrière-boutiques de Pasar Baru et les repaires de Bina Ria, c’est un magma où je vous défie de repérer un individu. Une chatte n’y retrouverait pas ses jeunes !
  
  — Je ne serai pas seul, fit remarquer Coplan. À Djakarta, j’aurai des moyens considérables et des appuis compétents.
  
  Il s’adressa de nouveau à Sang Hills :
  
  — Êtes-vous en mesure de contrôler le départ de Glesser à destination de Djakarta s’il prend l’avion ?
  
  L’Eurasien hésita une fraction de seconde, puis :
  
  — S’il ne change pas de déguisement, c’est réalisable. Mais je ne peux pas prendre cette responsabilité sur mes épaules, car il y au moins dix façons de voler vers Djakarta : par Singapour, par Bangkok, par Manille…
  
  — Je ne vous demande pas l’impossible, bien entendu. Faites le maximum, organisez-vous, recrutez les concours qui nous paraissent nécessaires.
  
  Il se tourna vers Donot :
  
  — De votre côté, continuez à surveiller la boutique de Woo Chung et démenez-vous pour rassembler une documentation aussi complète que possible sur la personnalité de ce boutiquier chinois, sur ses attaches politiques, ses ressources financières, etc. Moi, je m’embarque pour Djakarta dès demain. Il me reste cinq jours pour élaborer la contre-offensive et je vais m’y employer sur place.
  
  — Je suis obligé de mettre le Vieux au courant, dit Donot sur un ton assez sec.
  
  — J’allais vous le demander, assura Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Il était exactement 16 h 25 quand le D.C. 9 de la compagnie Garuda se posa à Djakarta.
  
  Le ciel était orageux, plombé, la température était de 29 degrés.
  
  Au moment où il pénétrait dans le hall d’arrivée de l’aérogare, Coplan aperçut deux hommes en complet gris foncé, chemise blanche et cravate noire, qui s’avançaient vers lui.
  
  Coplan identifia l’un des deux types, un Occidental d’une trentaine d’années, blond et mince. C’était Georges Belat, attaché à l’ambassade de France. L’autre, un hercule au teint sombre, aux cheveux aile de corbeau, au regard noir et brillant, à la forte bouche sévère, ne pouvait être qu’un fonctionnaire indonésien.
  
  Effectivement, Belat le présenta en murmurant :
  
  — Le colonel Sirowo, directeur adjoint de la Sûreté Nationale.
  
  Le colonel tendit sa main brune et, en anglais, souhaita la bienvenue à Coplan. Puis il ajouta :
  
  — Si vous voulez bien me suivre, nous éviterons les formalités de contrôle pour gagner du temps. Avez-vous des bagages ?
  
  — Une valise, rien d’autre.
  
  — Parfait. Donnez-moi votre ticket, je vais m’en occuper.
  
  Il entraîna Coplan et Belat vers une porte interdite au public, devant laquelle se tenait un autre malabar indonésien en civil. Ce dernier ouvrit aussitôt le battant de verre pour laisser passer le trio.
  
  Le colonel guida alors ses hôtes vers un bureau clair et spacieux où deux fonctionnaires indonésiens les attendaient. Coplan se fit la réflexion que les gars de la Sûreté Nationale de Djakarta devaient être sélectionnés d’après leur carrure imposante.
  
  Le colonel présenta ses deux collaborateurs (des noms impossibles à retenir) et pria l’un d’eux d’aller chercher la valise de Coplan.
  
  Ensuite, posant son regard ténébreux sur Francis, il articula :
  
  — M. Belat m’a transmis le long message que vous lui avez adressé cette nuit de Hong Kong. J’ai pris toutes les dispositions requises et le suspect dont vous prévoyez l’arrivée n’échappera pas à la vigilance de mes inspecteurs. De cela, je me porte garant. Tous les avions, d’où qu’ils viennent, seront contrôlés d’une manière aussi rigoureuse que discrète.
  
  — La venue de cet individu n’est qu’une probabilité, stipula Coplan, mais il vaut toujours mieux prévenir que guérir, n’est-ce pas ?
  
  — Assurément, opina le colonel.
  
  — Je suppose que M. Belat vous a mis au courant des motifs très précis pour lesquels nous suivons les allées et venues de ce Simon Glesser ?
  
  — Non, ce n’est pas M. Belat qui m’a informé à ce sujet, corrigea l’indonésien, c’est votre collègue M. Legay, qui est arrivé avant-hier et qui m’a communiqué un dossier complet, avec photos et résumés détaillés. J’ai évidemment attiré l’attention de mes inspecteurs sur les dons de déguisement et de grimage de Glesser.
  
  — Selon vous, questionna Coplan d’une voix calme, un attentat organisé par des éléments d’extrême gauche est-il envisageable dans les circonstances actuelles ?
  
  Le colonel parut hésiter un instant.
  
  — Il y a six mois, dit-il sur un ton pénétré, cette hypothèse m’aurait fait sourire. Je suis moins catégorique à présent.
  
  — Pourquoi ?
  
  — C’est une question de… d’ambiance, si vous voyez ce que je veux dire. Nous savons de source sûre, par exemple, que les milieux gauchistes de Manille sont de nouveau en effervescence. La chose est encore secrète, mais nous avons appris que le gouvernement philippin était dans l’obligation de prendre des mesures militaires pour étouffer des maquis en formation dans certaines îles de l’archipel. Or, dans nos contrées, ces fièvres-là deviennent vite contagieuses.
  
  — Mais vous n’avez rien détecté de concret à Djakarta même ?
  
  — Non, absolument rien. Je dois d’ailleurs vous avouer que nous tenons les communistes et les étudiants à l’œil. Tous les anciens groupements politiques tels que le K.A.M.I. et les cellules du P.K.I. qui ont survécu au grand nettoyage, sont noyautés. Nous pouvons suivre, pratiquement au jour le jour, l’évolution des esprits.
  
  Il haussa ses épaules massives, marmonna d’une voix fataliste :
  
  — Bien entendu, tout cela ne doit pas nous dispenser de prévoir le pire. Dans notre métier, l’optimisme est une drogue mortelle. Les meilleures polices du monde ont été prises au dépourvu par des assassins, des terroristes, des exaltés ou des fous.
  
  — Et les meneurs communistes qui croupissent dans les prisons ? Vous ne craignez rien de ce côté-là ?
  
  — Nous avons pris des mesures générales pour contrer d’éventuelles opérations de piraterie ou de chantage, mais c’est plutôt pour le principe. Les agitateurs communistes sont payés pour savoir que la répression serait implacable.
  
  Pour la première fois, ses grosses lèvres mauves ébauchèrent un sourire – un sourire de tigre –, et il ajouta :
  
  — Comme le disaient autrefois les Hollandais, la peur du gendarme, c’est le commencement de la sagesse.
  
  — Pas toujours, hélas, rétorqua Coplan. Les théoriciens révolutionnaires considèrent que plus les représailles sont féroces, plus elles leur sont profitables sur le plan politique.
  
  — Oui, c’est exact, reconnut le colonel. Et certains événements récents leur donnent raison. Mais le cas de l’Indonésie est un peu spécial, ne l’oubliez pas. Le massacre des communistes est encore dans toutes les mémoires et nous croyons savoir que le peuple apprécie les années de paix sociale que le pays connaît grâce à la fermeté du gouvernement.
  
  À cet instant, l’inspecteur chargé de récupérer la valise de Coplan fit son entrée dans le bureau, le bagage à la main.
  
  Le colonel opina et dit à Coplan :
  
  — Si vous le voulez bien, nous allons nous mettre en route. Nous irons d’abord à votre hôtel et, de là, nous irons à mon quartier général où je vous exposerai l’ensemble des dispositions que nous avons prises.
  
  Une Mercedes noire attendait les cinq hommes pour les conduire en ville.
  
  Le trajet ne fut d’ailleurs pas long, l’aéroport de Kemajoran n’étant qu’à deux kilomètres de la cité.
  
  Coplan, la curiosité en éveil, regardait par la portière le spectacle qui défilait. Il attachait une grande importance à ce premier contact avec une ville inconnue.
  
  D’emblée, il se rendit compte que Djakarta était une de ces agglomérations provinciales que le vingtième siècle et sa technologie effrénée ont brusquement tirées de leur assoupissement et qui passent sans transition de l’ère artisanale à l’ère des buildings et des autoroutes.
  
  Il y avait des chantiers partout, des gratte-ciel, des voitures, mais le petit peuple laborieux, avec ses antiques bicyclettes et ses pittoresques betjaks – des cyclo-pousses biplaces – avait de la peine à suivre, au propre comme au figuré.
  
  L’hôtel Indonesia, l’un des plus beaux du Sud-Est asiatique, se compose de deux hauts bâtiments ultra-modernes formant une équerre située un peu en retrait de l’axe des artères centrales de la ville neuve.
  
  Très astucieusement, l’architecte avait fait aménager entre l’esplanade de l’établissement et la circulation urbaine une immense pièce d’eau circulaire au centre de laquelle se dressait un monument, le Welcome Monument, double colonne carrée de béton surmontée de deux figures de bronze.
  
  Le colonel Sirowo expliqua à Coplan :
  
  — La délégation française s’installera évidemment ici, à l’hôtel Indonesia. Et, comme vous le voyez, un attentat est pratiquement irréalisable en cet endroit. Toutes les voitures sont obligées d’emprunter la rocade circulaire qui est à sens unique. Un contrôle rigoureux filtre les voitures et refoule tout véhicule inconnu.
  
  — Excellent système, approuva Coplan.
  
  Les cinq hommes débarquèrent de la Mercedes.
  
  Grâce aux bons soins de Georges Belat, Coplan fut promptement acheminé vers sa chambre, au troisième étage.
  
  Belat s’enquit :
  
  — Vous désirez peut-être vous rafraîchir ?
  
  — Non, pas la peine. Je ne veux pas faire attendre le colonel.
  
  Ils remontèrent en voiture et le colonel annonça :
  
  — Nous allons faire maintenant le trajet que feront les voitures officielles pour se rendre à la réception au palais de la Merdeka, qui est le palais du gouvernement.
  
  Le parcours, très court en réalité, empruntait une belle avenue moderne, parfaitement dégagée, peu propice à une embuscade éventuelle.
  
  — Naturellement, commenta le directeur adjoint de la Sûreté, un service d’ordre montera la garde le long de cette voie et des patrouilles surveilleront toutes les voies adjacentes.
  
  Coplan, attentif, essaya de déceler au passage les failles du système. Mais il n’en découvrit pas une seule.
  
  Finalement, les cinq hommes se retrouvèrent dans le vaste bureau du colonel Sirowo, au siège de la Sûreté Nationale.
  
  Devant un plan mural de la ville, le colonel tint alors une sorte de briefing au cours duquel il analysa point par point le programme établi pour la visite des parlementaires français.
  
  La règle à la main, Sirowo conclut :
  
  — À mon avis, tout doit se passer sans incident. À toutes fins utiles, nous avons prévu des mouvements de troupes pour enrayer sur-le-champ toute manifestation qui se produirait du côté de l’Université ou dans les quartiers ouvriers. Que pensez-vous de ce dispositif ?
  
  — On ne peut pas faire mieux, dit Coplan.
  
  — Pas de critique à formuler, pas de suggestion à faire ?
  
  — Non.
  
  Sirowo, satisfait, déposa sa règle sur une table. Puis, avec son inquiétant sourire félin, il murmura :
  
  — Tout cela ne nous dispense pas de nous tenir sur nos gardes, bien entendu. Les attentats politiques et les agressions terroristes font beaucoup de victimes de nos jours, et toujours malgré des mesures de protection qui semblent parfaites.
  
  Coplan et Belat prirent congé. Belat proposa :
  
  — Une petite balade à pied, ça vous va ?
  
  — Et comment !
  
  — Je vous emmène à l’ambassade, à Diplomatie Avenue. Vos collègues vous y attendent.
  
  — J’aimerais bien faire un tour dans la vieille ville et dans le secteur de l’Université, émit Coplan. On se rend mieux compte au contact direct que sur un plan.
  
  — D’accord, je vous conduirai en bagnole. Comment trouvez-vous le colonel Sirowo ?
  
  — Il a l’air de connaître son boulot, et j’ai l’impression qu’il tient la situation bien en main. Ceci dit, je ne voudrais pas tomber dans ses griffes comme suspect !
  
  — La rumeur prétend que c’est en infiltrant des indicateurs dans tous les milieux, y compris dans l’armée, qu’il a réussi à mater la ville. À part ça, il a la réputation d’un homme consciencieux, habile, juste et pondéré, mais d’une sévérité qui peut aller jusqu’à la férocité.
  
  Coplan marmonna :
  
  — Son sourire en dit long à ce propos.
  
  *
  
  * *
  
  Quelques heures plus tard, dans la Peugeot pilotée par Belat, Coplan put découvrir – en compagnie de Legay et de Fondane – le vrai visage de Djakarta : la vieille ville fondée jadis par les Hollandais – la légendaire Batavia – avec ses canaux, ses anciens édifices datant de l’époque coloniale, ses bidonvilles, ses embouteillages, ses cinémas populaires dont les façades s’ornaient d’affiches aux couleurs criardes annonçant des films d’horreur et de sadisme ; le quartier chinois et son grouillement indescriptible de marchands ambulants, de petits restaurants, de vélos, de betjaks, d’adolescents oisifs et de filles en robe courte ; le port de pêche et sa foule misérable, affairée, tendue.
  
  La visite se termina par un rapide coup d’œil au quartier des night-clubs où, le long d’une avenue de style luna-park, se succédaient les enseignes au néon de boîtes aux noms prometteurs ; Venus Room, Paradise, Sky Room, Amusement Center, etc.
  
  Fondane suggéra de faire une halte dans ce secteur. Mais la pluie se mit soudain à tomber à grosses gouttes lourdes et tièdes, et les quatre Français décidèrent de rentrer à l’hôtel Indonesia pour dîner.
  
  Quand il se retrouva seul dans sa chambre, vers 23 heures, Coplan alluma une Gitane, se laissa choir dans un fauteuil et, les jambes allongées, s’accorda un moment de réflexion.
  
  Djakarta était une ville étrange. Façade moderne plaquée sur un magma humain où se mélangeaient toutes les races d’Asie. Pas de touristes, quelques businessmen, des flics, des soldats bien nourris, et la masse énorme d’un peuple jeune, misérable, débordant d’activité, en proie à un appétit de vivre fantastique.
  
  Apparemment inoffensive, cette gigantesque agglomération pouvait devenir dangereuse. Elle l’avait montré quelques années auparavant, quand la colère politique s’était emparée d’elle. Le régime avait été balayé, le « Père de la Patrie » chassé, des généraux égorgés. Pris d’une véritable folie sanguinaire, ce peuple déchaîné avait réglé ses comptes avec une cruauté incroyable. L’armée, qui avait finalement rétabli l’ordre, avait évacué les cadavres par camions entiers.
  
  Coplan se leva pour écraser son mégot dans un cendrier.
  
  « Dans cinq jours, pensa-t-il, nous serons fixés. »
  
  Il se déshabilla, prit une douche et se coucha.
  
  *
  
  * *
  
  Le lendemain matin, un peu avant 9 heures, alors qu’il était en train de se raser, le téléphone sonna.
  
  — Zut ! s’exclama-t-il.
  
  Il se rinça rapidement le visage, quitta la salle de bains pour aller décrocher le téléphone qui se trouvait sur la table de chevet.
  
  — Mister Coplan ? s’enquit l’employée du standard, dans un anglais plein de douceur et de suavité.
  
  — Yes.
  
  — Un instant, je vous prie. Je vous mets en communication avec un monsieur qui désire vous parler.
  
  Il y eut un déclic, puis la voix de Georges Belat résonna dans l’écouteur :
  
  — Coplan ? Je ne vous ai pas réveillé, j’espère ?
  
  — Non, j’étais en train de me raser.
  
  — Puis-je vous voir d’urgence ?
  
  — Oui, naturellement. Où êtes-vous ?
  
  — En bas, dans le hall.
  
  — Eh bien, amenez-vous.
  
  Trois minutes plus tard, Belat pénétrait dans la chambre. Visiblement excité, il referma promptement la porte et il annonça tout à trac :
  
  — Votre colis est arrivé à Djakarta il y a moins d’une heure !
  
  Coplan se figea.
  
  — Sans blague ? fit-il.
  
  — Le colonel Sirowo vient de me passer un coup de fil et j’ai sauté dans ma bagnole, vous pensez ! Il nous attend dans son bureau.
  
  — O.K. ! Je m’habille en vitesse et on y va.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Le colonel Sirowo arborait un masque impassible, mais ses yeux sombres paraissaient plus sombres encore que la veille.
  
  — Voici la fiche de débarquement de l’individu dont vous m’avez parlé, dit-il en tendant à Coplan le formulaire cartonné que tous les voyageurs arrivant de l’étranger doivent obligatoirement remplir pour passer le contrôle de police.
  
  Coplan parcourut la fiche.
  
  SANTOS Angel, né à Manille. Musicien. Venant de Singapour.
  
  Coplan leva les yeux vers le colonel et questionna :
  
  — Votre inspecteur a-t-il pensé à feuilleter le passeport de ce soi-disant Santos ?
  
  — Oui, mais sans insistance particulière, bien entendu. J’avais recommandé de ne rien faire qui pût éveiller la méfiance du suspect. Le passeport paraît authentique et il porte un certain nombre de cachets apposés dans divers aéroports d’Asie.
  
  — Et maintenant ?
  
  — J’attends des nouvelles d’un moment à l’autre. Santos a quitté Kemajoran en taxi. Mes hommes se sont montrés à la hauteur de la situation : le taxi qui a chargé Santos est piloté par un policier.
  
  — Mais si notre suspect débarque n’importe où pour prendre un autre taxi ? C’est le coup classique quand on veut brouiller sa piste.
  
  — Soyez sans crainte, toutes les précautions ont été prises. Le véhicule qui a emmené Angel Santos est un radio-taxi et deux équipes restent en communication permanente avec le policier-chauffeur. Ils échangent des phrases qui ont l’air de messages de service, mais qui cachent un langage convenu.
  
  Il resta silencieux pendant une seconde, puis, comme pour se convaincre lui-même, il articula :
  
  — En principe, Santos ne peut pas nous échapper. J’ai signalé à mes hommes qu’ils avaient affaire à un suspect très habile et qu’ils devaient par conséquent redoubler de vigilance. Comme ils savent que je dirige personnellement les opérations…
  
  Il laissa sa phrase en suspens. Et Coplan comprit que c’était une garantie qui se passait de commentaire.
  
  Georges Belat intervint alors et demanda à l’indonésien :
  
  — Que comptez-vous faire quand vous connaîtrez l’endroit où le suspect s’est rendu ?
  
  — Établir une surveillance, évidemment. J’ai d’ailleurs mobilisé une équipe supplémentaire qui est prête à se mettre en route et qui épaulera celles qui sont chargées de la filature. Nous devons attendre.
  
  Il dévisagea Coplan, guettant son approbation. Mais Coplan, les yeux baissés, réfléchissait.
  
  Le colonel reprit :
  
  — L’arrivée de cet individu m’inquiète malgré tout, je ne vous le cache pas. J’ai relu le dossier que votre collègue m’a transmis et il est indéniable que ce Simon Glesser est un agitateur professionnel. A-t-il des contacts ici, à Djakarta ? C’est un problème dont l’importance dépasse nettement, à mes yeux, la visite de la délégation française. Si l’opposition communiste est sortie de sa léthargie, si elle recommence à comploter dans l’ombre, notre réaction sera vigoureuse. Notre gouvernement a prouvé qu’il savait frapper vite et fort.
  
  — Je comprends parfaitement votre point de vue, colonel, acquiesça Coplan. Mais si nous voulons exploiter avec le maximum d’efficacité l’avantage que peut nous procurer l’arrivée de Glesser à Djakarta, je crois qu’il faudra surtout se garder d’agir avec trop de précipitation. Le comportement de Glesser à Hong Kong nous a fourni des indications précieuses quant à sa méthode.
  
  — Que voulez-vous dire ?
  
  — Je veux dire que Glesser ne contactera sans doute pas directement les gens qu’il doit rencontrer dans cette ville. Il commencera par effectuer une manœuvre de filtrage, de dépistage. Et c’est là que résidera la vraie difficulté pour vos inspecteurs.
  
  L’Indonésien allait répondre quand un voyant rouge se mit à clignoter sur l’interphone. Il se rua vers l’appareil, enfonça une touche et aboya :
  
  — Sirowo.
  
  Une voix nasillarde énonça une série de phrases en indonésien.
  
  Le colonel coupa la communication et lança aux deux Français :
  
  — Angel Santos est descendu à l’hôtel Bundar. Mes équipes sont déjà sur place.
  
  Coplan adressa un regard interrogateur à Belat, qui fit une grimace dubitative.
  
  Belat demanda au colonel :
  
  — Où se trouve cet hôtel ? C’est la première fois que j’en entends parler.
  
  — C’est un établissement de troisième catégorie, grommela Sirowo. Aucun Occidental n’y descend jamais. Il est situé à Djilan Samanhudi, à droite quand on sort de Pasar Baru. Le bâtiment est vieux et ne paie pas de mine.
  
  — Je ne savais même pas qu’il y avait un hôtel dans ce coin-là, confessa Belat, vaguement dépité.
  
  Coplan intercala en dévisageant l’indonésien :
  
  — Est-ce que vous avez quelqu’un dans cet hôtel ?
  
  — Oui, naturellement, ricana Sirowo. J’ai des gens à moi dans tous les établissements ouverts au public.
  
  Il saisit sa règle sur sa table de travail, marcha vers le plan mural et désigna un point précis :
  
  — L’hôtel Bundar est ici. Le propriétaire est un Chinois assimilé qui possède également deux boutiques à Pasar Baru, un magasin d’appareils photographiques et un magasin de disques. Ce Chinois s’appelait naguère Sing Kedang, mais il se nomme à présent Frans Jatitharto. Nous avons accepté sa naturalisation pour services rendus au pays. C’est un homme très riche, farouchement anticommuniste.
  
  Coplan ne put réprimer un petit rire amer.
  
  — Très astucieux de la part de Glesser d’être descendu là ! émit-il.
  
  Le colonel se méprit.
  
  — La complicité de l’hôtelier est exclue, affirma-t-il, catégorique.
  
  — Ce n’est pas ce que je voulais dire, précisa Coplan. Je crois que c’est justement à cause de l’honorabilité et du patriotisme de ce Chinois en question que Glesser a choisi cet hôtel. Il doit savoir que l’établissement n’est pas suspect aux yeux de la police. Autrement dit, nous pouvons en conclure qu’il a une autre combine dans sa manche.
  
  Le colonel plissa sa grosse bouche lippue et décréta :
  
  — Les moindres faits et gestes du soi-disant Angel Santos seront contrôlés. Je vais m’arranger pour prévenir discrètement le patron de l’hôtel.
  
  Coplan et Belat s’en retournèrent à l’lndonesia et Coplan put enfin s’octroyer le petit déjeuner qu’il avait loupé par suite de l’arrivée de Glesser.
  
  Ensuite, fidèle à ses habitudes, Coplan demanda à Belat de le conduire dans les parages de l’hôtel Bundar.
  
  — Je me sens moins nerveux quand j’ai une vision personnelle du théâtre des opérations, dit-il en souriant à Belat.
  
  — Vous avez une idée derrière la tête ? fit l’attaché d’ambassade.
  
  — Non, je veux me rendre compte, sans plus. J’ai peut-être tort, mais je suis très chatouilleux sur le plan de la conscience professionnelle. En fait, je ne me fie qu’à moi-même.
  
  Ils se mirent en route.
  
  Djilan Pasar Baru est une artère aussi connue à Djakarta que le Faubourg Saint-Honoré à Paris. C’est la rue des magasins modernes, un shopping-center où l’on est assuré de trouver les articles les plus courants de la société de consommation.
  
  Naturellement, le décor n’a pas l’élégance parisienne. Les boutiques qui bordent cette large rue animée ont malgré tout un caractère asiatique, en dépit des enseignes qui affichent des marques américaines. La plupart des vendeurs sont des Chinois, et les inévitables marchands ambulants encombrent les trottoirs.
  
  Quand ils eurent longé toute la rue, Coplan et Belat bifurquèrent sur la droite, dans l’avenue Samanhudi. Et les deux Français découvrirent ensemble le bâtiment blanc et rectangulaire, à trois étages et à toit plat, qui abritait l’hôtel Bundar.
  
  Ils passèrent devant l’établissement sans s’arrêter, tels deux promeneurs.
  
  Coplan marmonna entre ses dents :
  
  — Je m’en voudrais d’être pessimiste, mais j’ai comme un pressentiment que nous allons avoir des emmerdements avec le colonel Sirowo.
  
  Belat, les sourcils arqués, parut surpris.
  
  — Des emmerdements ? fit-il. Pourquoi ?
  
  — Parce que les militaires de son espèce ont rarement le sens des nuances. Habitués à être obéis au doigt et à l’œil, ils finissent par s’imaginer qu’ils sont infaillibles et ils voient rouge quand ils se font berner.
  
  — Car vous croyez qu’il va se faire avoir ?
  
  — Pour moi, ça ne fait pas un pli. Vous vous imaginez peut-être que Glesser n’est pas au courant des mesures que la Sûreté Nationale a prises pour surveiller les milieux de gauche ? Vous m’avez dit vous-même que la force de Sirowo, c’était son réseau d’indicateurs.
  
  — Justement. Où qu’il aille, Glesser se fera repérer.
  
  — Ah oui ? riposta Coplan, goguenard. Si je vous comprends bien, vous vous figurez que Glesser et ses amis politiques sont les seules personnes à Djakarta qui ignorent que la ville est bourrée d’indics ? À d’autres, mon vieux ! Je parie tout ce que vous voulez que Sirowo et ses brillantes équipes de limiers vont se faire rouler comme dans un bois. Et c’est alors que ça va barder, retenez ce que je vous dis.
  
  — Vous êtes réconfortant, grinça Belat. Qu’est-ce qu’on peut faire dans ces conditions ?
  
  — Pour le moment, rien. Sinon tenter de limiter les dégâts.
  
  — De quelle façon ?
  
  — Dans l’état actuel des choses, je ne vois qu’une solution pour nous : rester le plus près possible de Sirowo pour contrôler ses réactions. Croyez-vous qu’il nous autoriserait à occuper un des bureaux de son quartier général ?
  
  — Oui, je pense.
  
  — Faites une démarche dans ce sens et venez me chercher à mon hôtel si la réponse du colonel est positive.
  
  — Bon, d’accord.
  
  Ils regagnèrent l’hôtel Indonesia, où ils se séparèrent.
  
  Coplan déjeuna seul au coffee shop de l’établissement – le Java Room – et remonta aussitôt après dans sa chambre.
  
  Pendant de longues minutes, tout en fumant une Gitane, il resta debout devant la fenêtre à contempler l’incessant carrousel des voitures qui tournaient autour de la pièce d’eau pour amener des clients à l’hôtel.
  
  Le rôle passif auquel les circonstances le contraignaient l’irritait sourdement, mais telles étaient les instructions et il devait s’y tenir. Une mission est une mission.
  
  Georges Belat n’arriva qu’à 18 heures. Le colonel Sirowo, requis par les devoirs de sa charge, n’était rentré à son quartier général que vers 17 heures.
  
  — Il a été très coulant, dit Belat. Tout est arrangé. Nous avons un bureau à notre disposition et nous serons reliés par l’interphone au dispatching central.
  
  — Parfait, opina Coplan. Quelles sont les dernières nouvelles ?
  
  — C’est le calme plat. Glesser se repose dans sa chambre au Bundar. Il est allé déjeuner dans un restaurant du voisinage mais il n’a contacté personne.
  
  — Pas de visiteurs non plus ?
  
  — Non, rien. Le tout dernier communiqué transmis par les gars qui surveillent l’hôtel Bundar signale que le Philippin se distrait en grattant sa guitare.
  
  Coplan eut un rire âpre.
  
  — En somme, c’est le cas de dire que Glesser connaît la musique ?
  
  — En effet, s’esclaffa Belat.
  
  Les deux Français quittèrent l’hôtel et se rendirent au quartier général de la Sûreté.
  
  Les heures de l’après-midi s’étirèrent dans une ambiance de morne ennui. À 19 heures, Sirowo fit une brève apparition dans le petit bureau tranquille où Coplan et Belat tuaient le temps en lisant des journaux et des revues de langue anglaise.
  
  Sirowo affichait une expression calme, mais on sentait qu’il était intérieurement nerveux, impatient, tendu.
  
  — Glesser ne paraît pas pressé de passer à l’action, dit-il en s’adressant à Coplan.
  
  — Je suppose qu’il attend la tombée de la nuit. Ces oiseaux-là n’aiment pas beaucoup la lumière du jour.
  
  — Je reviendrai vers 21 heures. J’ai profité de ce répit pour renforcer la toile que j’ai tissée autour du suspect. Toutes mes équipes sont reliées entre elles par radio.
  
  Il s’en alla, imité par les deux Français qui regagnèrent l’Indonesia où ils dînèrent dans le cadre luxueux du Ramayana, le restaurant chic de l’établissement. Après quoi, ils retournèrent au Q.G. de la Sûreté.
  
  C’est un peu avant 22 heures que Sirowo annonça par l’interphone que Glesser venait enfin de quitter son hôtel.
  
  Le colonel précisa :
  
  — Il est sorti seul, sans sa guitare, et il se dirige à pied vers le marché Tjikini. La filature est lancée. Si vous voulez venir dans mon bureau pour suivre le déroulement des opérations, vous êtes les bienvenus. J’ai liquidé toutes mes affaires courantes et votre présence ne me dérangera pas.
  
  Coplan et Belat ne se le firent pas dire deux fois.
  
  Sirowo avait fait installer sur une table, devant le plan mural de la ville, un poste émetteur-récepteur. Les messages captés par une voiture centralisatrice lui étaient automatiquement retransmis.
  
  À mesure que l’opérateur du dispatching énonçait d’une voix nasillarde l’itinéraire suivi par Glesser, le colonel, silencieux et attentif, piquait sur le plan des petits drapeaux noirs.
  
  Pour Coplan, cette poursuite nocturne revêtait un aspect totalement irréel, abstrait. Il ne connaissait aucun des noms cités par l’opérateur et il ne comprenait pas un traître mot aux brefs commentaires en indonésien dont l’opérateur émaillait son compte rendu.
  
  Au bout d’une vingtaine de minutes, Coplan put voir d’après les petits drapeaux que Glesser abordait un quartier où d’innombrables petites rues se croisaient et s’entrecroisaient, formant un labyrinthe au tracé compliqué.
  
  Le soi-disant musicien philippin se promenait-il au hasard de son inspiration ? Ou bien connaissait-il par cœur le trajet qu’il devait parcourir ?
  
  En scrutant le plan mural, Coplan parvint à se remémorer l’endroit et le décor où Glesser déambulait. Ce devait être le quartier populeux qui étire ses taudis et ses bidonvilles entre la ville moderne et l’ancienne Batavia, le long de deux ou trois canaux puants.
  
  Et puis, brusquement, il y eut un silence sur les ondes, un passage à vide.
  
  Ce silence, qui ne dura guère que deux minutes, parut hallucinant. Il fut suivi par une cascade d’appels et de réponses qui se superposèrent, se télescopèrent, les voix oppressées passant presque à l’invective.
  
  Le colonel Sirowo, le front barré de rides, les mâchoires serrées, faisait un effort pour se contenir. Finalement, d’une voix tonnante, il intervint sur les ondes.
  
  Belat et Coplan échangèrent un regard.
  
  Le colonel leur traduisit le dernier message de l’opérateur du central de dispatching :
  
  — Un gamin en moto s’est arrêté près de Glesser, Glesser a sauté sur le siège arrière et la moto a disparu dans le dédale des ruelles.
  
  Coplan articula :
  
  — Le fil est rompu ?
  
  — Pour le moment, oui. Mais tout espoir n’est pas perdu. Mes équipes se sont dispersées, les principales sorties du quartier sont contrôlées. La moto va sans doute réapparaître d’un côté ou de l’autre.
  
  — Vos inspecteurs ont-ils le signalement de cette moto et de son interlocuteur ? insista Coplan.
  
  — Euh, oui et non, grommela l’indonésien. La scène s’est passée tellement vite, paraît-il. Mes hommes se tenaient évidemment à une certaine distance pour ne pas se faire repérer. Il s’agit d’un jeune garçon en chemisette blanche, c’est tout ce qu’on sait. Mais comme la plupart des jeunes sont habillés de la même façon, ça ne signifie pas grand-chose. De plus, ils sont des milliers, dans ce quartier-là, à faire de la moto. Le soir, quand ils ne sont pas au cinéma, ils sillonnent la ville sur leur engin, c’est leur seule distraction. J’espère quand même qu’une de mes équipes réussira à retrouver le type qui a embarqué Glesser.
  
  Mais l’attente s’éternisa, et les rares messages qui parvenaient au central étaient invariablement négatifs.
  
  Sirowo, la mine sombre, grommela :
  
  — Je commence à croire que ce gredin a été plus malin que nous. À l’heure qu’il est, il doit avoir quitté le secteur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  À 23 heures, il fallut bien se rendre à l’évidence : la filature avait échoué, Glesser s’était fondu dans la nuit.
  
  Chose étonnante, le colonel Sirowo, après un bref accès de colère rentrée, récupéra son sang-froid et sa confiance.
  
  — Au fond, marmonna-t-il d’un air songeur, je n’ai pas perdu ma soirée. Si j’avais encore des doutes au sujet de Glesser, il s’est chargé de les dissiper. Et, sans le vouloir, il vient de me rendre un service inestimable. On a beau se tenir sur ses gardes, on finit toujours par s’endormir sur ses lauriers.
  
  Belat, qui ne suivait pas très bien la pensée de l’indonésien, murmura par politesse :
  
  — Ce n’est pas votre cas, colonel.
  
  — Mais si, mais si ! affirma Sirowo. Je suis un être humain comme les autres, et le propre des humains c’est de se faire des illusions, encore et toujours. Ces années de paix que mon pays a connues m’ont fait croire que j’avais réellement extirpé les germes du mal qui a tant de fois ravagé l’Indonésie : la rébellion, la conspiration politique, la révolution, les luttes fratricides. Quelle erreur ! L’arrivée de Glesser et le comportement de cet agent de la subversion me rappellent à l’ordre. Glesser a des contacts à Djakarta, donc il subsiste à Djakarta des foyers d’infection qui ont résisté à tous les traitements. Rien que pour cela, Glesser a droit à ma reconnaissance. Mais s’il a gagné la première manche, j’entends bien gagner la partie.
  
  Coplan, qui observait le colonel, ne put se défendre de l’admirer. Pas de doute, c’était un vrai bagarreur. Ses hautes fonctions, sa réussite professionnelle et sociale n’avaient pas émoussé ses instincts. La lueur agressive, un peu cannibale, qui étincelait dans ses prunelles noires révélait son tempérament profond.
  
  Belat s’enquit :
  
  — Que comptez-vous faire maintenant, colonel ?
  
  — Cette fois, gronda l’indonésien, je mobilise tous mes moyens.
  
  D’un geste théâtral, il montra le plan mural de la ville et déclara :
  
  — Moi aussi, j’ai mon téléphone rouge. Sur les cinq millions d’êtres qui peuplent Djakarta, je peux en lancer deux millions aux trousses de Glesser. Même s’il se réfugie au fond d’un taudis de Kota, les agents du Baperki(1) l’y retrouveront. Et avec une bonne récompense à la clé, leur zèle n’en sera que plus actif.
  
  Coplan s’exclama :
  
  — Méfiez-vous de la technique du bulldozer, colonel ! Le pavé qui tue le moustique peut aussi tuer l’homme ! À votre place, je mettrais quand même une sourdine. Vous risquez de donner l’alerte à ceux-là mêmes que vous voulez surprendre.
  
  Sirowo regarda Coplan droit dans les yeux et maugréa :
  
  — Mister Coplan, notre collaboration ne doit pas nous induire en erreur. Vos objectifs et les miens ne sont pas les mêmes. Vous êtes ici pour assurer la protection des personnalités françaises qui vont arriver dans cinq jours, c’est une chose. Ma mission à moi consiste à étouffer dans l’œuf toute menace de désordre, c’est une autre chose. Si Glesser est venu à Djakarta pour fomenter une offensive terroriste, je dois l’en empêcher par tous les moyens.
  
  — D’accord, mais sans panique, sans précipitation, sans erreur d’appréciation. Nous avons encore des cartes dans notre jeu.
  
  — Lesquelles ?
  
  — Glesser va peut-être retourner à son hôtel après avoir eu ses entretiens secrets. C’est une possibilité. D’autre part, nos informations démontrent qu’il a toujours quitté le pays avant l’orage. La surveillance des frontières et de l’aéroport nous offre encore une chance de l’appréhender si c’est nécessaire.
  
  — Et alors ? répliqua le colonel. Que voulez-vous que je fasse de cet individu ? Ces gens-là ne parlent jamais, vous le savez bien.
  
  — Détrompez-vous. Il arrive qu’ils parlent. Tout dépend des circonstances.
  
  — Ce stade est dépassé, mister Coplan, trancha l’indonésien qui se pencha sur l’interphone pour éructer un ordre.
  
  Deux malabars en civil s’amenèrent, et Sirowo leur donna des instructions à la fois multiples et détaillées.
  
  Lorsqu’ils quittèrent le Q.G. de la Sûreté, Coplan et Belat étaient assez perplexes.
  
  Coplan murmura :
  
  — Pas de doute, ce colonel a des tripes. J’ai peut-être eu tort de penser que Glesser allait le rouler.
  
  — Sa confiance et sa combativité sont impressionnantes.
  
  — En gros, avez-vous pigé quelque chose aux instructions qu’il a données à ses deux collaborateurs ?
  
  — Toute la ville va être fouillée cette nuit. De Glodok à Bina Ria, les taupes vont fouiner. Le jeune type en moto ne sera peut-être pas identifié, mais Glesser, même s’il change de déguisement, n’échappera pas aussi facilement à la vigilance des milliers d’yeux bridés qui vont scruter leur entourage. J’ai noté que Sirowo, en donnant ses ordres, insistait sur les secteurs d’Antjol et de Bina Ria. Beaucoup de ces jeunes gars motorisés vont dans ces coins-là après la tombée de la nuit.
  
  — Où est-ce ?
  
  — Au bord de la mer, à l’ouest du port. Un endroit assez extraordinaire, soit dit en passant. Et qui ne figure pas sur les prospectus officiels de l’Office du Tourisme. Si vous n’avez pas sommeil, je veux bien vous y conduire.
  
  — Volontiers. J’adore m’instruire.
  
  — Allons chercher ma voiture. Le sigle diplomatique rassurera la faune locale.
  
  Trois quarts d’heure plus tard, après avoir longé une longue avenue rectiligne, la Peugeot que conduisait Belat stoppa devant la barrière d’un poste de péage. Un gardien en uniforme s’avança vers la voiture. Belat paya le droit d’entrée, reçut en échange une carte de contrôle, remercia le gardien et attendit que la barrière se levât. La Peugeot poursuivit sa route dans un paysage apparemment désert que le vent de la mer balayait de son souffle tiède.
  
  Belat murmura :
  
  — Nous sommes dans la zone de Bina Ria. À gauche, c’est la plage. À droite, c’est Antjol.
  
  — Le secteur est bien gardé, à ce que je vois !
  
  — Oui, on craint les gangsters par ici. Il y a le casino où on joue gros jeu. Si le cœur vous en dit, nous irons jeter un coup d’œil au Copacabana. Mais je veux d’abord vous monter une attraction d’un autre genre.
  
  La voiture décrivit une série de méandres et s’arrêta finalement à l’entrée d’un chemin sableux, défoncé, où d’autres véhicules stationnaient déjà, tous feux éteints.
  
  — Nous débarquons, annonça Belat. Ouvrez bien vos yeux. Je vais allumer un instant mes grands phares pour que vous puissiez vous rendre compte.
  
  Les deux pinceaux lumineux de la Peugeot trouèrent les ténèbres et Coplan découvrit un paysage inattendu : une sorte de lande plate et désolée bordant la mer, des bungalows nichés dans un bosquet d’arbres et de buissons et, tout au long de cet écran végétal, des centaines de filles qui se promenaient par petits groupes.
  
  Les phares s’éteignirent.
  
  — Venez, dit Belat.
  
  À peine avaient-ils mis pied à terre qu’une troupe d’adolescentes les entourait. Visages d’idoles, cheveux noirs, regards brillants, sourires enjôleurs.
  
  Les questions fusèrent :
  
  — Hello, mister ? American ? Japanese ?
  
  Très légèrement vêtues – minijupe et blouson échancré – elles s’ingéniaient à mettre en valeur avec une désinvolture élégante leurs jolies cuisses bronzées et le relief provocant de leur poitrine.
  
  L’une d’elles, une Chinoise à la taille de guêpe, au buste arrogant, à la bouche fardée, prit la main de Coplan et lança, décidée :
  
  — Y ou come with me !
  
  Coplan se dégagea. Puis, cherchant Belat dans l’obscurité, il lui demanda :
  
  — Toutes des putains ?
  
  — Oui, bien sûr.
  
  — Des professionnelles ?
  
  — Pas toutes. Il y a des étudiantes pauvres qui viennent se faire un peu d’argent pour payer leurs cours. Pour 4000 roupiahs elles vous emmènent dans un des bungalows.
  
  — Dix dollars, calcula Coplan. C’est honnête.
  
  — C’est moins cher pour les clients locaux, mais elles préfèrent les touristes. Surtout les Japonais. Tous les délégués commerciaux de Tokyo connaissent l’endroit.
  
  Ils poursuivirent leur promenade, sollicités sans arrêt par les filles qui faisaient la haie sur plus d’un kilomètre. Elles devaient être plusieurs centaines à déambuler ainsi dans la nuit. Fraîches, ravissantes, elles offraient en riant leur jeunesse et promettaient aux amateurs un moment de bonheur sans complexes. On eût dit que c’était par amusement qu’elles tentaient leur chance à ce marché de l’amour vénal et que c’était pour elles une agréable distraction, un divertissement profitable sur le plan financier.
  
  Coplan, dont les yeux s’étaient habitués à l’obscurité, dévisageait les gamines sans vergogne. Toutes les races du monde semblaient s’être donné rendez-vous sur ce rivage lointain que le doux clapotis de la mer berçait avec indifférence.
  
  Gentiment, d’une plaisanterie ou d’un compliment, les deux Français déclinaient les propositions – parfois très précises – de ces sirènes aux allures enfantines dont les propos révélaient une connaissance approfondie des jeux de l’amour.
  
  Mine de rien, Coplan observait également ce qui se passait dans l’ombre de la végétation qui cachait les bungalows. Il y avait là, effectivement, de nombreux garçons qui bavardaient à mi-voix, près de leurs motos arrêtées, avec d’autres filles.
  
  Finalement, les deux agents du S.D.E.C. remontèrent dans la Peugeot sans avoir consommé.
  
  Ils se rendirent alors au Copacabana où de nombreux noctambules, des Asiatiques pour la plupart, se pressaient dans les trois salles du vaste bâtiment moderne, fonctionnel et froid comme une clinique. Les uns affrontaient le hasard aux tables de roulette, les autres engageaient des paris sur les matches de pelote basque (sic) qui se déroulaient sous leurs yeux, d’autres encore se contentaient de boire ou de manger au snack-bar dont les néons agressifs diffusaient une lumière crue.
  
  Tandis qu’ils regagnaient le centre de la ville moderne, Belat, voyant l’air songeur de son compagnon, murmura sur un ton un peu moqueur :
  
  — On dirait que cette petite virée dans les coulisses de Djakarta vous laisse rêveur.
  
  — Plutôt, opina Coplan. J’étais justement en train de me rappeler l’avertissement que notre camarade Donot m’avait donné la veille de mon départ de Hong Kong.
  
  — Quel avertissement ?
  
  — Il m’a dit textuellement : « Si vous laissez filer Glesser, vous faites une faute ; car pister un individu de cet acabit dans une ville comme Djakarta, c’est chercher une aiguille dans une meule de paille. »
  
  — Les événements ont prouvé qu’il n’avait pas tort, hélas.
  
  — Ne soyons pas pessimistes. Il nous reste encore quatre jours.
  
  — En théorie, peut-être, mais en réalité il faut que nous sachions à quoi nous en tenir dans les quarante-huit heures. De deux choses l’une : ou bien les grosses légumes de Paris changent la date de leur venue ici. Notre ambassadeur ne prendra sûrement pas la responsabilité d’être impliqué dans une catastrophe ! Vous voyez ça d’ici : une bombe sur la bagnole de la délégation française, une fusillade, des cadavres, du sang partout. Je reconnais que ça ferait une photo sensationnelle à la une de tous les journaux de la planète, mais c’est nous qui serions accusés. Je vais d’ailleurs signaler dès demain matin au Vieux comment la situation se présente.
  
  Coplan ne répondit pas. Il n’avait pas besoin des commentaires de Belat pour se rendre compte à quel point les heures qui s’écoulaient augmentaient la gravité de la menace.
  
  Il murmura soudain :
  
  — Au fond, la promenade que nous venons de faire m’a surtout appris une chose : à Djakarta, la nuit est loin d’être finie. Les braves gens dorment, mais il y en a pas mal d’autres qui rôdent. Si nous faisions un saut jusqu’au Q.G. de la Sûreté avant de retourner à mon hôtel ?
  
  — Maintenant ? Il est plus d’une heure du matin. Sirowo ne sera plus là.
  
  — M’étonnerait. Survolté comme il l’était, il ne donnait pas l’impression d’être sur le point d’aller se pieuter. Il doit connaître sa ville, non ? Et ses indicateurs ne sont probablement pas des couche-tôt.
  
  — Rien ne nous empêche d’essayer, accepta Belat.
  
  En fait, Coplan avait vu juste. Le colonel était encore dans son bureau et il était précisément en train de discuter au téléphone. Dans son lourd visage fatigué, ses yeux noirs brillaient fiévreusement.
  
  Il raccrocha d’un geste sec et il s’exclama :
  
  — Vous tombez bien ! Je viens juste d’avoir une conversation téléphonique avec le commissariat de Priok et j’ai l’impression qu’il y a anguille sous roche. Il y a environ deux ou trois minutes, ils ont reçu un coup de fil anonyme leur signalant la présence d’un agent provocateur étranger qui se rendait au dock du Padamaran. Le temps d’informer le commissariat central et de répercuter l’information jusqu’à nous… Mais on va me passer l’enregistrement de cet appel anonyme dans un instant.
  
  Il s’installa avec un bloc-notes devant son récepteur.
  
  Quand le micro commença à diffuser les paroles prononcées en indonésien par une voix fluette et nasillarde, le colonel se mit à griffonner à toute vitesse.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  Dès que la retransmission fut terminée, le colonel se rua vers son interphone et se lança dans un dialogue excité avec son subordonné qui assurait la permanence dans un local voisin.
  
  Belat, dont la connaissance de la langue indonésienne était assez rudimentaire, dédia à Coplan une mimique dubitative.
  
  Sirowo était tellement énervé qu’il en bafouillait presque. Sa voix se fit plus âpre quand il énonça une série d’ordres impérieux qu’il ponctuait de coups de poing sur la table.
  
  Finalement, coupant le contact de l’interphone, il s’écria en se tournant vers Coplan :
  
  — C’est toujours pareil ! On donne des instructions détaillées, mais personne n’en tient compte ! Ils n’ont même pas eu l’idée d’alerter la centrale téléphonique. Bref, nous ne savons pas de quel poste ce correspondant anonyme a appelé.
  
  Coplan demanda :
  
  — Il ne s’agit pas d’un de vos indicateurs ?
  
  — Non, c’est le comble ! Mais je suis sûr qu’il s’agit d’un individu qui sait très bien ce qu’il fait.
  
  Un espion, probablement. Vous avez entendu sa voix, n’est-ce pas ? C’est un Chinois, sans aucun doute. Venez. Je vous expliquerai. Je veux me rendre sur place personnellement.
  
  Il reprit subitement son self-control et questionna d’une voix calme :
  
  — Après tout, je ne sais pas si vous tenez à m’accompagner à Priok ? Mes équipes seront sur place dans quelques minutes, mais je tiens à diriger moi-même les opérations.
  
  — Allons-y, jeta promptement Coplan, galvanisé rien qu’à l’idée de pouvoir enfin participer à une action.
  
  Dans la Mercedes noire qui filait vers le port, pilotée par un des inspecteurs de Sirowo, ce dernier expliqua :
  
  — Le correspondant inconnu prétend qu’un groupe de jeunes transfuges du P.K.I. tient une réunion secrète dans un bateau qui se trouve au bassin de radoub. Un étranger assiste à cette réunion en qualité de délégué du B.P.C.P. Cet étranger est un agent provocateur. Voilà en résumé ce que ce Chinois a dit. Il a même cité le nom du bateau : le Djombang. Nous allons bien voir.
  
  Le commissariat de Priok, une vieille bâtisse rafistolée qui dressait sa façade grise sur l’un des côtés d’une place rectangulaire située à l’entrée du port maritime, était le théâtre d’une activité discrète mais fébrile.
  
  Six voitures noires stationnaient sur le terre-plein gazonné qui s’étendait devant le bâtiment. Dans le couloir principal du commissariat, une demi-douzaine de militaires en tenue de campagne, treillis vert et casque, attendaient les ordres, le masque granitique.
  
  Sirowo pénétra dans le bâtiment de la police, Coplan et Belat dans son sillage.
  
  Le briefing ne fut pas long. Un inspecteur de la police du port avait déjà confirmé que le Djombang, un cargo de faible tonnage appartenant à la compagnie nationale Pertamina (société gouvernementale des pétroles d’Indonésie), se trouvait effectivement au bassin de radoub pour y subir des travaux de réparation rendus nécessaires à la suite d’un début d’incendie.
  
  Le colonel distribua ses consignes, fit ses ultimes recommandations. Après quoi, militaires et civils se mirent en route.
  
  Le plan de bataille élaboré par le colonel Sirowo attestait que ce dernier, avant d’être promu à la Sûreté, avait été un authentique officier d’état-major, diplômé d’une école de guerre.
  
  Des soldats, la mitraillette en bandoulière, bouclèrent silencieusement le secteur qui englobait la première darse de l’avant-port et le bassin n® 1.
  
  Simultanément, d’autres soldats, précédés par des policiers munis de gilets pare-balles, progressèrent de part et d’autre de la voie ferrée qui longe le bassin de radoub.
  
  Les lampadaires électriques, très espacés, versaient sur ce décor une lumière parcimonieuse. Apparemment déserts, les parages du bassin de radoub faisaient penser à un chantier de construction abandonné durant la trêve nocturne.
  
  Par contre, à l’est, du côté des grands bassins pétroliers, l’activité maritime se poursuivait sans relâche. Une sourde rumeur de camions, de grues et de rames de wagons en formation troublait de ce côté-là le silence de la nuit.
  
  Progressivement, avec une sorte de détermination robotique, les forces de l’ordre mobilisées par Sirowo prenaient position. Sans hâte inutile, sans désordre, les soldats, les policiers et les auxiliaires du Génie – avec leurs pontons et leurs projecteurs – cernaient la masse immobile et ténébreuse du Djombang qui ressemblait plus à une épave qu’à un navire.
  
  Sirowo, muni d’un talkie-walkie que l’un des officiers venait de lui remettre, s’avança à son tour le long de la voie ferrée, toujours suivi par Belat et Coplan dont la présence insolite n’étonnait personne, semblait-il.
  
  Belat chuchota à l’adresse de Coplan qui marchait à ses côtés :
  
  — Si le coup de fil anonyme est un canular, le colonel va avoir bonne mine. Il a mobilisé toute une armée pour investir ce vieux rafiot comme s’il s’agissait d’une place forte.
  
  — Il a raison, marmonna Coplan. À sa place, j’agirais exactement de la même façon. Quand on est sur le sentier de la guerre, il ne faut jamais faire les choses à moitié.
  
  — N’empêche. Si c’est une fausse alerte, son prestige va en prendre un drôle de coup. Il n’y a même pas la moindre lumière à bord de ce cargo.
  
  — Les conspirateurs sont des gens prudents. De toute manière, ne vous tracassez pas pour le prestige du colonel. Si c’est un coup d’épée dans l’eau, il affirmera qu’il s’agissait d’un exercice.
  
  Sirowo s’était arrêté à l’angle que formaient les quais du môle et l’un des quais du chenal d’amenée des eaux dans le bassin de radoub. C’était incontestablement le meilleur endroit pour superviser l’ensemble de la manœuvre. Posté dans l’axe du dock, il pouvait embrasser d’un seul regard toute la longueur du cargo et ses flancs noircis.
  
  Les traits crispés, Sirowo parlait sans arrêt d’une voix assourdie dans le micro de son talkie-walkie, égrenant des ordres précis, réclamant des confirmations.
  
  Un soldat vint lui apporter une paire de jumelles qu’il braqua aussitôt vers le Djombang.
  
  Coplan et Belat se tenaient silencieux, à trois pas du colonel. Coplan pris au jeu, surveillait attentivement la minutieuse mise en place de ce dispositif guerrier ; il avait le sentiment que sa propre responsabilité se trouvait engagée dans l’affaire.
  
  Il aperçut à sa droite, deux vedettes de la Surveillance Maritime qui glissaient sans bruit sur l’eau et qui vinrent s’immobiliser de part et d’autre du chenal. Des hommes-grenouilles, en tenue de plongée, étaient debout sur le plat-bord avant des vedettes.
  
  Sirowo, les yeux rivés aux oculaires de ses jumelles, promena un dernier regard à la ronde. Puis, satisfait, il donna le signal de l’assaut.
  
  Les projecteurs s’allumèrent d’un seul coup, avec un synchronisme parfait, inondant d’un flot de lumière la carcasse délabrée du Djombang.
  
  Dans la seconde qui suivit, les soldats du Génie, habiles et véloces, poussèrent sur les quais six passerelles montées sur roues de caoutchouc. Dès que les passerelles touchèrent les flancs du bateau, des militaires casqués, des policiers du port et des détectives en civil s’élancèrent à l’abordage, le revolver au poing.
  
  Dans la lumière vibrante des projecteurs, on eût dit que cette scène étrange – réglée comme un ballet – était destinée à une prise de vue cinématographique.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  D’un pas souple et rapide, les assaillants se dispersèrent le long des coursives bâbord et tribord.
  
  Brusquement, alors que les soldats casqués n’avaient pas encore pris position aux points stratégiques qui leur avaient été assignés, trois jeunes garçons en short kaki, le torse nu, le poignard à la main, jaillirent comme des diables d’une écoutille du pont avant et se jetèrent sauvagement sur les attaquants qui se trouvaient à leur portée.
  
  Des hurlements et des vociférations retentirent. Les trois gamins défiaient la mort avec une espèce de joie féroce. Agiles comme des singes, la face grimaçante, poignardant leurs adversaires qu’ils utilisaient comme boucliers pour rester hors d’atteinte des soldats, ils se livraient à un véritable carnage.
  
  Des coups de feu claquèrent, une mitraillette cracha des rafales saccadées.
  
  Simultanément, sur le pont avant, deux gamines en pantalon noir et chemisette verte, émergeant des profondeurs du bateau, lancèrent des grenades en poussant des cris de haine. Les explosions, suivies d’éclairs fulgurants, déchiquetèrent les soldats et les policiers qui s’élançaient au combat.
  
  Les forces de l’ordre, prises de court, débordées par la réaction dévastatrice de cet ennemi farouche, impitoyable et résolu, refluèrent vers le pont arrière où les trois adolescents en short avaient finalement été abattus.
  
  Alors, contre toute attente, la situation se renversa. Une douzaine de conjurés, garçons et filles, apparus sur le pont avant, passèrent franchement à la contre-attaque. Armés de grenades, de pistolets, de cocktails Molotov et même d’un pistolet mitrailleur, ils déchaînèrent contre leurs adversaires un déluge de feu et de projectiles.
  
  Ce fut la panique totale du côté des soldats et des policiers.
  
  De leur poste d’observation, Sirowo, Coplan et Belat assistaient, effarés, à cette incroyable boucherie.
  
  Le colonel se remit à parler en indonésien dans son talkie-walkie, froidement, calmement.
  
  De toute évidence, il jubilait. Le rictus qui retroussait sa bouche lippue trahissait une espèce de satisfaction immonde, un plaisir secret et inavouable.
  
  Sur le Djombang, le massacre continuait. Plus de vingt cadavres jonchaient le pont avant. Les jeunes révolutionnaires, avec une frénésie désespérée, tiraient, lançaient des grenades, relayés et approvisionnés par d’autres adolescents surgis des entrailles du bateau.
  
  Mais quand les tireurs d’élite, munis de fusils à lunette, vinrent prendre position sur les quais du bassin de radoub, la victoire changea de camp. Trois adolescents s’écroulèrent en moins de trente secondes. Une fille fut touchée au moment précis où elle dégoupillait une grenade : elle fut déchirée par l’explosion de son propre projectile.
  
  Alors, les rescapés du groupe d’assaut, reprenant courage et sang-froid, eurent rapidement raison des derniers opposants. Ceux-ci, quatre garçons et trois filles, moururent les armes à la main, sans avoir esquissé la moindre tentative de fuite.
  
  Deux officiers de la police du port montèrent à bord pour organiser le déblayage.
  
  Au moment où l’un d’eux, le Colt au poing, se préparait à descendre dans les aménagements intérieurs du bâtiment pour inspecter les cabines, quatre déflagrations secouèrent la carcasse du Djombang. Une gerbe de feu et de fumée noirâtre, crevant le pont avant du bateau, fusa vers le ciel.
  
  De nouveau, ce fut le sauve-qui-peut à bord du cargo. Soldats et policiers se ruaient vers les passerelles.
  
  Malgré les flammes et les épaisses volutes de fumée, Sirowo, Coplan, Belat et les tireurs d’élite purent distinguer plusieurs silhouettes qui sortaient par l’écoutille arrière, se faufilaient à toute vitesse le long des coursives tribord, enjambaient la rambarde et plongeaient dans la mer.
  
  Les tireurs gaspillèrent inutilement quelques balles.
  
  Sirowo se mit à glapir dans son talkie-walkie. Les hommes-grenouilles plongèrent à leur tour, tandis que les vedettes filaient en pétaradant aux trousses des fuyards.
  
  La chasse à l’homme, dans les eaux glauques et visqueuses, ne pouvait être suivie par les observateurs. Mais Sirowo ordonna aux spécialistes du Génie de tendre, à toutes fins utiles, un filet en travers du chenal.
  
  Le tumulte devint presque hallucinant quand les pompiers du port et les ambulances de l’armée arrivèrent en force au bassin de radoub.
  
  — Venez, dit le colonel à Coplan et à Belat. Nous allons attendre les nouvelles au commissariat du port.
  
  Il fallut plus de trois quarts d’heure avant de connaître l’issue de cette opération mouvementée. Le chef des hommes-grenouilles déclara :
  
  — Deux des fuyards sont morts. Le premier a succombé à un malaise en voulant rester trop longtemps sous l’eau ; le second a été blessé mortellement par un de mes hommes au cours d’un combat. Au total, nous avons neuf prisonniers, six hommes et trois femmes. Mais la plupart n’ont que peu de chances de survivre à leurs blessures.
  
  — Où a-t-on conduit ces prisonniers ? gronda le colonel, impatient.
  
  — Les ambulances ont transporté tous les corps à l’infirmerie du port, aussi bien les morts que les blessés. Les médecins de l’armée et de la marine sont déjà à l’œuvre. Nous avons beaucoup de pertes de notre côté aussi. Une trentaine de morts au moins.
  
  Sirowo se tourna vers Coplan et Belat :
  
  — Venez. Il faut que nous retrouvions Glesser, mort ou vif.
  
  Puis, à l’homme-grenouille :
  
  — L’incendie est-il maîtrisé ?
  
  — Oui, tout est terminé.
  
  Coplan grimaça entre ses dents :
  
  — Dites plutôt que tout commence !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  Dans la voiture qui les emmenait à vive allure vers le port, le colonel Coplan et Belat étaient en proie à la même anxiété : Glesser était-il mort ou vivant ? Avait-il été capturé ? Avait-il quitté le Djombang avant l’assaut ?
  
  Sirowo maugréa soudain :
  
  — Je vous garantis que ça va barder. Rien ne sera négligé pour vider cet abcès, et vous pourrez témoigner aux yeux du monde entier que l’Indonésie entend traquer les fauteurs de troubles avec une rigueur implacable.
  
  L’hôpital maritime était sévèrement gardé par un triple cordon de soldats armés. Aux abords du vieux bâtiment, la police avait fait le vide, refoulant sans ménagements les milliers de curieux attirés au port par l’explosion du cargo et l’intervention des pompiers.
  
  À l’intérieur, les trois grandes salles de l’infirmerie faisaient penser à l’antenne chirurgicale d’une armée en campagne. Plus de soixante-dix corps, étendus sur des civières posées à même le sol, offraient à la vue le spectacle impressionnant et pitoyable de leurs chairs mutilées, sanglantes, rongées par le feu ou déchirées par des projectiles. Les médecins, la blouse blanche toute maculée de sang, circulaient entre les civières, donnaient des ordres à leurs jeunes assistants, désignaient les blessés qu’il fallait acheminer vers la salle d’opération, à l’étage.
  
  Pendant ce temps, un officier de l’armée et deux civils procédaient d’un air sombre et taciturne aux formalités minutieuses de l’identification des victimes.
  
  Malgré ce tohu-bohu et l’affairement général, un gradé de la police du port repéra le colonel Sirowo qui se tenait à l’entrée de la première salle en compagnie de Coplan et de Belat.
  
  L’officier de la police maritime s’avança d’un pas rapide vers le colonel. Les deux hommes eurent une brève conversation en indonésien, après quoi le colonel, toujours suivi de Coplan et de Belat, commença la funèbre inspection qui avait motivé sa venue en ce lieu.
  
  Allant de civière en civière, le colonel indonésien et les deux Français scrutèrent avec une attention angoissée les visages des morts, des agonisants et des blessés dans le coma.
  
  Lorsqu’ils eurent terminé cette sinistre tournée, ils se regardèrent, consternés.
  
  Sirowo grommela :
  
  — Il nous reste encore une petite chance. Venez, nous allons voir là-haut, les opérés.
  
  Les salles du premier étage baignaient dans une atmosphère silencieuse et feutrée qui contrastait avec le désordre hallucinant du rez-de-chaussée.
  
  Des infirmiers poussaient des chariots chromés recouverts de draps blancs. Trois médecins parlaient à mi-voix, un masque de gaze leur cachant le nez et la bouche.
  
  Un de ces toubibs vint au-devant du colonel, retira son masque et se mit à donner des explications. Mais le colonel l’interrompit d’un geste agacé et articula deux ou trois phrases plutôt sèches. Le médecin opina, indiqua la porte de la deuxième salle à droite.
  
  Le colonel se tourna vers Coplan et Belat :
  
  — Venez, il y a là un civil qui pourrait bien être l’individu qui nous intéresse.
  
  Lorsqu’ils pénétrèrent dans la chambre, Coplan repéra du premier coup d’œil Simon Glesser. Il avait été allongé sur le dernier lit de la rangée, complètement nu. Le visage d’une pâleur de cire, les yeux fermés, le nez pincé, il avait un aspect cadavérique. Des stries bleuâtres marquaient son torse.
  
  Un infirmier qui venait de faire une piqûre au blessé du second lit s’approcha du colonel et murmura quelques phrases en indonésien.
  
  Sirowo traduisit pour Coplan et Belat :
  
  — Dieu soit loué, il va s’en tirer. Il vient de passer à la réanimation et on lui a fait une injection de novocaïne pour qu’il dorme. Il a quelques côtes cassées, mais le cœur tient bon et ça va s’arranger.
  
  Visiblement, Glesser avait séjourné dans l’eau. Son fond de teint, délayé, laissait voir par endroits la couleur plus claire de sa peau. Dans ses cheveux poisseux, en partie décolorés, des débris de paille et de la graisse noircie se coagulaient.
  
  — Restez un moment ici, dit le colonel à ses deux compagnons occidentaux. Je vais m’occuper du transfert. Je ne veux pas que ce précieux personnage reste ici.
  
  Vingt minutes plus tard, passant outre aux objections du médecin-chef de l’hôpital, Sirowo faisait embarquer Glesser dans une ambulance de l’armée.
  
  Toujours inconscient, Glesser fut conduit dans une clinique moderne du centre de la ville.
  
  De là, Sirowo téléphona à son quartier général.
  
  — J’ai mobilisé six inspecteurs, annonça-t-il à Coplan. Des hommes en qui j’ai toute confiance et qui seront personnellement responsables du prisonnier. Glesser va être étonné quand il va se réveiller.
  
  — Que vos inspecteurs se méfient, recommanda Coplan. Il est capable de se suicider quand il réalisera que la partie est perdue pour lui.
  
  — N’ayez crainte, j’ai déjà prévenu mes hommes.
  
  Sirowo ne se lassait pas de contempler le masque paisible et absent de Glesser.
  
  — De sa vie, reprit le colonel sur un ton sarcastique, ce salaud n’aura été soigné et dorloté comme il va l’être. Sauf incident peu probable, je pourrai entamer dès demain après-midi le premier interrogatoire. Inutile de vous dire que j’ai beaucoup de questions à lui poser !
  
  Il resta un moment pensif. Puis, comme s’il parlait plus pour lui-même que pour ses deux interlocuteurs, il maugréa :
  
  — Le simple fait que cet individu venu de l’étranger ait pu contacter à coup sûr un groupe de jeunes terroristes dont aucun de mes indicateurs n’a réussi à détecter la présence, voilà un problème intéressant à résoudre.
  
  Belat objecta :
  
  — Vous avez affirmé vous-même que les types de cette espèce ne se mettent jamais à table.
  
  — Oh, je ne me fais pas d’illusions ! fit l’indonésien, amer. Ce sera probablement très long et très pénible. Mais le temps travaille pour moi. Et je peux déjà vous assurer que Glesser, en tout état de cause, ne retrouvera plus jamais la liberté.
  
  Il haussa les épaules, marmonna en esquissant son sourire inquiétant :
  
  — D’ailleurs, qui pourrait me réclamer cet homme ? Il est philippin et il s’appelle Angel Santos. Mais ce ne sont sûrement pas les autorités de Manille qui vont se manifester, puisque cet Angel Santos n’a jamais existé !
  
  L’aube commençait à poindre quand Belat et Coplan regagnèrent finalement l’hôtel Indonesia.
  
  — Je vous envie, dit l’attaché d’ambassade au moment de quitter Coplan.
  
  Il réprima un bâillement de fatigue et soupira :
  
  — Pour vous, le plus gros est fait. Vous allez pouvoir vous mettre au lit et dormir sur vos deux oreilles. Moi, malheureusement, j’ai encore du pain sur la planche. Il faut que je mette le Vieux au parfum sans perdre une seconde, et Dieu sait si j’en ai des choses à lui communiquer après cette journée mouvementée !
  
  Coplan, qui ne s’était guère montré bavard depuis qu’ils avaient pris congé du colonel Sirowo, prononça d’un air subitement décidé :
  
  — Tout compte fait, je crois que je vais retourner avec vous à l’ambassade.
  
  — Maintenant ? Mais pourquoi ?
  
  — J’ai un message urgent à envoyer au Vieux, moi aussi.
  
  — Je peux le faire pour vous.
  
  — Je n’en doute pas, mais je voudrais peser les termes de ma communication et m’assurer personnellement qu’elle ne contient ni un mot de trop ni un mot trop peu.
  
  — De quoi s’agit-il ?
  
  Coplan hésita une fraction de seconde.
  
  — En fait, murmura-t-il, je ne sais pas ce que le Vieux en pensera, mais tant pis. Quand je suis sur un boulot, je vais jusqu’au bout. C’est un principe qui m’a toujours réussi.
  
  — Simon Glesser est bouclé, les terroristes de Djakarta sont démasqués et démolis, je ne vois pas ce que vous voulez de plus.
  
  — De ce côté-là, je suis tranquillisé, en effet. Malgré toute son habileté, je ne crois pas que Glesser pourra s’échapper des griffes de Sirowo. Mais il y a autre chose qui me chiffonne. Un détail qui ne semble pas avoir retenu l’attention du colonel. Ni la vôtre, d’ailleurs.
  
  — Quel détail ?
  
  — Ce mystérieux Chinois anonyme qui a dénoncé Glesser et ses complices du Djombang a utilisé une expression curieuse. Rappelez-vous, il a qualifié Glesser d’agent provocateur. Quand on y réfléchit, c’est plutôt surprenant, non ? Pourquoi considérait-il Glesser comme un agent provocateur ? Je me suis posé la question et elle continue à me turlupiner.
  
  Belat eut un petit rire désabusé.
  
  — En ce qui me concerne, je trouve cela tout à fait normal. Ce Chinois est probablement un agent communiste. Et les communistes, quand ils parlent de leurs rivaux politiques, les gauchistes et autres déviationnistes, les traitent toujours d’agents provocateurs.
  
  — Admettons. Mais Glesser n’était sûrement pas ici à ce titre. L’organisation subversive existait ; elle devait avoir des objectifs définis de longue date. De plus, cette réunion secrète n’avait probablement pas été convoquée par Glesser lui-même. Alors, qui lui avait ordonné de s’y rendre ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  Coplan arriva à Hong Kong le lundi 20, à 19 h 25, venant de Djakarta via Bangkok.
  
  Gilbert Donot, l’agent C.A. 104 du S.D.E.C., l’attendait à l’aéroport de Kaitak et les deux collaborateurs du Vieux allèrent prendre un drink au bar même de l’aéroport.
  
  Donot transmit à Coplan les instructions télégraphiées par leur chef en réponse au message que Coplan avait envoyé à Paris.
  
  — Interdiction formelle de me mouiller, annonça Donot. En revanche, vous avez le feu vert pour les investigations que vous avez préconisées, à condition de passer par la voie officielle.
  
  — C’est-à-dire ?
  
  — Opérer en collaboration étroite et déclarée avec nos confrères anglais de la Spécial Branch.
  
  Coplan esquissa une mimique un peu déçue. Mais, fataliste, il grommela :
  
  — C’est dommage pour nous, car nous avions une priorité intéressante. Bien entendu, puisque nous en sommes à l’Entente Cordiale, j’agirai selon les désirs de la direction. Comment se fera la prise de contact ?
  
  — Tout a été goupillé par le Vieux lui-même qui s’est mis d’accord avec Londres. Vous êtes attendu par un certain Mr. John Wellis qui a un bureau d’affaires immobilières dans Connaught Road, au 114, premier étage.
  
  — Vous connaissez ce type ?
  
  — Non. Et j’espère bien qu’il ne me connaît pas, lui non plus ! Je vous ai préparé un dossier aussi complet que possible, avec photos et récapitulations. Je vous le remettrai tout à l’heure, il est dans ma voiture. Quand avez-vous l’intention de rendre visite à John Wellis ?
  
  — Immédiatement, car le facteur temps compte beaucoup. Si je perds encore une nuit, mon programme risque d’aboutir à un fiasco.
  
  — Bon, je vous emmène en ville. Je vous déposerai au Star Ferry Pier et vous ferez le reste à pied. Faut-il vous retenir une chambre d’hôtel ?
  
  — Non, je me débrouillerai. Tout dépend de l’accueil que Wellis va me réserver.
  
  Une demi-heure plus tard, une serviette noire à la main, Coplan se présentait au premier étage du 114 de Connaught Road. Il déclina son nom à la secrétaire – une ravissante Eurasienne en jupe noire et blouse blanche –, qui le pria de patienter un instant.
  
  L’attente ne fut pas longue. La jolie Suzy Wong vint chercher le visiteur pour le conduire dans un grand bureau calme et cossu où trônait, assis à une table encombrée de papiers, Mr. Wellis en personne, un grand gaillard d’une quarantaine d’années, au teint bronzé, aux cheveux d’un blond tirant sur le roux.
  
  Plutôt réservé, le Britannique indiqua un fauteuil club et murmura :
  
  — Veuillez-vous asseoir, je vous prie. Votre visite m’a été annoncée par Londres et je suis tout disposé à collaborer avec vous si l’affaire me paraît intéressante. De quoi s’agit-il ?
  
  — Je suppose qu’on vous a fourni quelques renseignements concernant le but de ma démarche ?
  
  — Rien de bien précis, éluda l’Anglais. Pour que je puisse me faire une idée exacte de votre problème, j’aimerais que vous me l’expliquiez vous-même.
  
  C’était de bonne guerre. Dans le Renseignement, quand on tient le haut du pavé, on laisse aux autres le soin d’abattre leurs cartes.
  
  Coplan ouvrit sa serviette, en retira le dossier préparé par Gilbert Donot, le remit à son interlocuteur et dit :
  
  — Il s’agit principalement d’un honorable commerçant chinois qui se nomme Woo Chung et qui a une boutique de souvenirs à Belcher Street. Nous avons des raisons de supposer que ce Chinois joue un rôle au sein d’une organisation secrète qui a des ramifications dans le monde entier. Si vous le voulez bien, je vais remonter un peu en arrière et reprendre les choses à leur début. C’est en Turquie que nous avons démasqué un des locataires de Woo Chung, un sujet français qui change souvent de nom mais qui s’appelle en réalité Simon Glesser.
  
  Coplan relata succinctement les diverses phases de la longue enquête qui s’était terminée à Djakarta par l’arrestation de Glesser.
  
  John Wellis, impassible mais attentif, laissa parler Coplan sans l’interrompre une seule fois. Puis, quand Coplan eut terminé son récit, il feuilleta le dossier.
  
  — Si je comprends bien, émit-il, cet hôtel Seng House constitue un système protecteur ?
  
  — Certainement.
  
  — Quelle intervention suggérez-vous, mister Coplan ?
  
  — Une intervention chirurgicale, répondit Coplan en souriant. Opérer à chaud, tout de suite, avec tous les moyens dont vous disposez. Autrement dit, déclencher une rafle générale, appréhender les suspects et occuper les lieux pour procéder à une perquisition approfondie. Je suis convaincu que ce sera très rentable.
  
  — Je le pense aussi, opina le Britannique. Je suis forcé d’agir dans le cadre de la légalité, du moins apparemment, et de mettre des gants pour éviter un incident diplomatique, mais l’efficacité de mon intervention n’en souffrira pas, rassurez-vous. Du moment que tout se passe d’une façon correcte et que Woo Chung ne perd pas la face vis-à-vis des autres commerçants chinois du voisinage, il n’y aura pas de réaction dangereuse. Les Chinois de Hong Kong, vous le savez sûrement, ont presque tous derrière eux une organisation politique qui les soutient. C’est de cela qu’il faut tenir compte.
  
  Il se leva.
  
  — Revenez ici dans une heure, voulez-vous ? Tout sera prêt.
  
  Une heure plus tard, John Wellis, trois inspecteurs de la Spécial Branch et Coplan, installés dans une confortable limousine Austin, filaient vers Belcher Street.
  
  Depuis une vingtaine de minutes déjà, une trentaine d’autres inspecteurs se promenaient dans les parages de la boutique de Woo Chung, d’une part, et aux abords de l’hôtel Seng House d’autre part.
  
  Quand tout le monde fut en place – et après vérification des liaisons radio –, John Wellis donna le coup d’envoi.
  
  Le pittoresque magasin de Woo Chung, toujours ouvert à cette heure tardive mais pratiquement vide de clients, fut envahi par une douzaine de messieurs discrets, sobrement vêtus, à la carrure impressionnante et au sourire aimable.
  
  Les trois vendeuses – des adolescentes aux yeux bridés – vaguement surprises par cet afflux soudain de clients, s’empressèrent. John Wellis demanda à l’une d’elles :
  
  — Pourrais-je dire un mot à Mr. Woo Chung, votre patron ? Il s’agit d’une commande importante que je voudrais discuter avec lui directement.
  
  La vendeuse acquiesça, fila promptement vers l’arrière-boutique, se ramena quelques secondes plus tard en compagnie de son patron, l’honorable Woo Chung, un Chinois de petite taille, au large faciès ocre, sans âge définissable, vêtu d’un complet gris de bonne coupe.
  
  Une lueur furtive traversa les yeux noirs du commerçant quand il vit les étranges clients qui avaient envahi son magasin et qui faisaient semblant d’examiner les vases, les potiches et les autres articles alignés des deux côtés du long local rectangulaire.
  
  John Wellis s’avança vers Woo Chung, lui montra une carte officielle protégée par un étui de plastique :
  
  — Wellis, se présenta-t-il en regardant l’Asiatique bien en face.
  
  Le Chinois, les deux mains jointes, opina.
  
  Le plus naturellement du monde, Wellis prit le coude du commerçant, engagea cordialement le bonhomme à marcher vers la sortie comme s’il voulait lui parler à l’écart des vendeuses.
  
  — Je vais vous demander de m’accompagner à mon bureau, mister Woo Chung, murmura Wellis. Je pense que vous serez d’accord pour me suivre immédiatement et sans protester, n’est-ce pas ? Il s’agit d’un entretien tout à fait privé, je suppose que vous me comprenez ?
  
  Le Chinois, visiblement pris de court, marqua un temps d’arrêt à peine perceptible, se retourna pour jeter un regard vers le fond du magasin, vit les mouvements parfaitement synchronisés des autres policiers qui se déplaçaient pour occuper les points stratégiques de la boutique, se résigna et suivit John Wellis avec docilité, le visage légèrement crispé, le dos voûté.
  
  Aussitôt, un des inspecteurs ordonna aux vendeuses de fermer la boutique. Coplan, qui pensait surtout à ses propres objectifs, attrapa une des vendeuses par le bras et lui dit :
  
  — Conduisez-moi au bureau de Mr. Woo Chung.
  
  La gamine, impressionnée par le ton autoritaire de Coplan, s’exécuta.
  
  Coplan s’attaqua sans tarder aux dossiers, classeurs, fichiers et autres documents qui encombraient la pièce exiguë. Sans se soucier des ennuis que cette razzia pouvait procurer à John Wellis en cas de fausse manœuvre, il empila toutes les paperasses qui lui tombaient sous la main.
  
  Entre-temps, le magasin ayant été bouclé, les inspecteurs passèrent également à l’action. Les vendeuses, parquées dans un coin, gardées à vue, furent autorisées à s’asseoir sur des tabourets.
  
  À l’étage, toutes les chambres furent visitées. Puis, toujours au même rythme accéléré, les policiers descendirent au sous-sol. Une cave située tout au fond du couloir contenait des valises de cuir rangées le long des murs.
  
  En pénétrant dans la toute dernière pièce du sous-sol, un des inspecteurs se trouva brusquement en présence d’une jeune femme, une Asiatique aux longs cheveux noirs, vêtue seulement d’un slip blanc, qui se tenait sur son séant, à même une natte étendue sur le sol de terre battue.
  
  La fille, tirée de son sommeil apparemment, se leva d’un bond, se rua vers ses vêtements posés sur une table basse, exhiba un automatique dont elle voulut dégager le cran de sûreté. Les policiers se jetèrent sur elle en poussant un juron. Un coup de feu partit. Touché à l’épaule gauche, un des inspecteurs eut le courage de gratifier la fille en slip d’un rude crochet au menton qui envoya la malheureuse se ratatiner sur la natte. Elle était k. — o. Son automatique avait valsé dans un coin de la cave.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  La même opération s’était déroulée à l’hôtel Seng House. Mais là, une bagarre plus sérieuse avait opposé les inspecteurs à trois jeunes Chinois, des employés de l’établissement, qui avaient tenté de s’échapper. L’un d’eux avait encaissé une balle dans la cuisse, un autre avait été assommé, le troisième, qui avait essayé de fuir en sautant par la fenêtre de l’une des chambres donnant sur la petite cour arrière du bâtiment, s’était fracturé une cheville.
  
  La directrice de l’établissement et les quatre femmes de chambre avaient été maîtrisées sans trop de peine.
  
  Tout ce beau monde fut évacué discrètement par les policiers, après quoi les hommes de Wellis fermèrent l’hôtel et commencèrent la perquisition.
  
  C’est dans une petite chambre du premier étage, dans un placard habilement dissimulé derrière une penderie, qu’ils découvrirent un étrange butin : des valises contenant des automatiques de provenances diverses, des passeports, des uniformes militaires anglais et américains, des grenades et des explosifs, et deux trousses complètes de maquillage avec accessoires utilisés au cinéma par les spécialistes du grimage : perruques, barbes et moustaches, tampons de caoutchouc, etc.
  
  Les passeports, qui portaient tous des photos de Simon Glesser sous les aspects les plus variés, semblaient démontrer que cet hôtel Seng House de Hong Kong était en réalité le port d’attache du Français.
  
  Mais la récolte la plus abondante et la plus intéressante fut faite chez Woo Chung. À vrai dire, le commerçant chinois ne s’était pas cassé la tête pour camoufler les archives ayant trait à son activité clandestine. Comme c’est souvent le cas, il s’était contenté de mélanger, selon un système dénué de complexité inutile, ses papiers commerciaux et ses documents personnels. Ce n’était pas la première fois que Coplan rencontrait cette façon simpliste de noyer le poisson.
  
  Durant toute la nuit, les spécialistes chinois de la Spécial Branch s’escrimèrent sur ces archives. Ils y trouvèrent très vite la preuve irréfutable que l’honorable boutiquier était un agent des services secrets de Pékin, ce qui n’avait rien de surprenant à Hong Kong.
  
  Mais Coplan et Wellis, qui assistaient avec l’intérêt que l’on devine à ce dépouillement, constatèrent également que Woo Chung entretenait des rapports étranges avec une firme non moins étrange dont le siège social se trouvait à Taipeh, capitale de la Chine nationaliste.
  
  Wellis, qui avait pris la précaution élémentaire de ne pas emmener Woo Chung à son bureau de Connaught Road mais de le conduire dans un des bureaux de la police urbaine, s’était bien gardé de l’interroger tout de suite. Selon la bonne vieille tactique utilisée par tous les flics du monde, il avait jugé préférable de laisser mijoter le suspect dans son jus et il l’avait confié à la garde des policiers de la permanence. Assis sur un banc de bois, les menottes aux poignets, Woo Chung pouvait méditer sur son sort.
  
  Quand le premier triage des documents fut terminé, Wellis et Coplan entamèrent l’interrogatoire des complices de Woo Chung.
  
  Coplan s’attaqua pour commencer à la fille qui avait été surprise dans son sommeil chez Woo Chung et qui avait blessé un des inspecteurs.
  
  Réveillée du bref coma où l’avait plongée le crochet du policier, elle s’était habillée… et elle portait l’uniforme gracieux des hôtesses de l’air de la Garuda, la grande compagnie indonésienne.
  
  Sentant que cette jeune et ravissante Chinoise avait les nerfs tendus comme des cordes de violon, Coplan décida, pour achever de la mettre en condition, de la traiter avec une insolence brutale et méprisante.
  
  Il la gifla, la traita de tireuse pour fête de charité, la fit mettre à poil par les policiers, la félicita pour la beauté de ses cuisses, lui demanda si elle était disposée à coucher avec lui pour se faire pardonner.
  
  Comme prévu, la fille fut envahie par une telle bouffée de rage et de haine qu’elle se mit à trembler. Elle tenta de cracher au visage de Coplan, se rua sur lui toutes griffes dehors, se retrouva pliée en deux sur un des genoux de Coplan qui avait posé l’autre à terre. Elle reçut alors sur ses fesses nues une magistrale fessée qui la fit hurler et pleurer.
  
  Elle craqua sans s’en rendre compte.
  
  — Salaud, salaud de Blanc, glapit-elle. On vous tuera tous ! Notre tour viendra !
  
  — Tu parles ! renvoya Coplan, railleur. Si c’est toi qui dois me tuer, je vivrai centenaire, pas de doute ! Tu n’es même pas capable de tirer sur un flic à deux mètres de distance !
  
  — D’autres feront mieux que moi, vous verrez !
  
  — C’est tout vu ! Tes petits copains de Djakarta sont morts ou en taule !
  
  — Ils seront remplacés. Nous recommencerons. Vous pouvez me torturer ou me tuer, ça m’est bien égal. Nous avons fait le serment de sacrifier notre vie pour venger nos pères ! Oui, vous pouvez le savoir, nous serons des centaines un jour, et même des milliers ! Vous entendrez parler des Vengeurs ! Les militaires ont massacré nos parents, mais la roue tourne et les enfants grandissent.
  
  — C’est toi qui faisais la liaison avec les terroristes étrangers, évidemment ? Comme hôtesse de l’air, tu avais des facilités.
  
  — Oui, c’est moi ! jeta-t-elle, arrogante. Et c’est moi qui apportais des armes à mes camarades !
  
  — Nous reviendrons sur cette question, laissa tomber Coplan, dédaigneux.
  
  Se tournant vers les policiers :
  
  — Emmenez-la. Et tenez-la à l’œil.
  
  Le conseil était, doublement, superflu.
  
  Ce n’est qu’à 6 heures du matin que John Wellis, Coplan et Woo Chung se retrouvèrent dans un bureau triste et minable de la police urbaine.
  
  Wellis, après avoir contemplé le Chinois en silence, murmura :
  
  — Nous n’avons plus grand-chose à nous dire, n’est-ce pas, mister Chung ? Vos archives nous ont fourni la plupart des réponses que nous souhaitions.
  
  Le Chinois ne broncha pas. Wellis lui demanda sur un ton détaché :
  
  — Comment voyez-vous votre avenir, mister Chung ?
  
  — Je suis un soldat, j’ai fait mon devoir, j’ai servi ma patrie, articula le Chinois, calme. Votre justice peut suivre son cours, je ne regrette rien.
  
  — Justement, enchaîna Wellis, c’est là que votre cas nous embarrasse. La justice n’est pas toujours équitable, hélas ! Comme nous ne sommes pas en état de guerre, vous allez vous en tirer avec six ans de prison et vos amis feront des démarches pour abréger votre détention. De plus, les procès d’espionnage, ça n’amène rien de bon dans la conjoncture actuelle. À Hong Kong, il faut y regarder à deux fois avant de traîner un Chinois devant les tribunaux. Surtout pour un délit de ce genre.
  
  Une sorte de rictus déformait la bouche mince de Woo Chung, comme s’il essayait de montrer par un vague sourire qu’il ne se sentait pas trop démoralisé.
  
  Wellis reprit :
  
  — Remarquez, nous pourrions recourir à un stratagème qui laisserait dans l’ombre vos activités clandestines. Détention d’armes, usage de faux papiers d’identité, etc. Ce ne sont pas les motifs d’inculpation qui manquent.
  
  Coplan intervint alors sur un ton décidé :
  
  — Je vais vous poser une question, mister Chung. Pas tout de suite, car je veux d’abord vous expliquer mon point de vue. Je me suis intéressé à Simon Glesser depuis son séjour en Turquie, c’est vous dire si je connais l’affaire. Sur le plan espionnage, je suis totalement satisfait et je n’ai plus besoin de vos aveux. Toute la partie intéressante de vos archives a été triée, classée, photocopiée. Vos contacts avec les extrémistes violents de l’étranger sont d’une richesse incomparable, et ceci grâce aux services spéciaux de Pékin.
  
  Dans son anglais précis et fielleux, le Chinois ricana :
  
  — Un soldat qui tombe n’empêche pas une armée d’avancer !
  
  — Tout à fait d’accord, opina Coplan. Vous serez remplacé dès que l’orage se sera apaisé. Mais j’ai retiré de vos documents certaines pièces qui attestent que vous entretenez des rapports étranges avec la Société Fortawan, à Taipeh. Je suis sûr que vous voyez de quels papiers il s’agit, n’est-ce pas ? Et ces papiers-là ont aussi été photocopiés, cela va sans dire.
  
  Alors, voici ce qui a été décidé. Vous ne serez ni jugé ni emprisonné, car un scandale n’arrangerait personne. Vous allez être expulsé, mister Chung. Nous allons prendre contact avec les autorités diplomatiques de Pékin et nous allons leur remettre vos archives, y compris les documents qui concernent Taipeh.
  
  Un éclair scintilla dans les yeux bridés de l’Asiatique.
  
  Coplan reprit :
  
  — Et maintenant, mister Chung, voici ma question : ne serait-il pas préférable, pour le salut de votre honorable personne, que nous prenions plutôt contact avec les autorités de Formose ?
  
  — Oui, dit le Chinois, laconique.
  
  — C’est bien ce que je pensais, acquiesça Coplan. En réalité, vous êtes un agent de la Chine nationaliste, n’est-ce pas ?
  
  — Oui.
  
  — Pékin ne se doute pas que vous jouez le double jeu. Mais si les gens de Pékin prennent possession de vos archives, vous êtes mort.
  
  — Oui.
  
  — Il y a longtemps que vous avez été infiltré dans le service secret de Pékin ?
  
  — J’ai toujours été un agent double. Mais la manipulation du réseau des terroristes qui bénéficient du soutien de Pékin est ma plus belle réussite. Nous étions gagnants sur tous les tableaux. Et, stimulant les agitateurs pro-Chinois de l’étranger, nous provoquions une réaction contre Pékin. D’autre part, l’identification de ces cellules constituait une arme précieuse dans notre guerre froide contre les États-Unis. Nous autres, Chinois de Formose, nous luttons désormais pour notre survie. Et si les Américains nous lâchent vraiment, ils le paieront très cher.
  
  — C’est du beau travail, commenta Coplan.
  
  John Wellis conclut :
  
  — Nous allons nous occuper de votre expulsion. Vous serez bientôt à Taipeh. Mais je vous conseille vivement de changer de nom et d’apparence.
  
  Le 23 mars, quand la délégation française arriva à Djakarta, Coplan se trouvait parmi les personnages anonymes qui veillaient sur les parlementaires venus de Paris.
  
  L’hôtel Indonesia bourdonnait comme une ruche. Les voitures officielles, précédées de motards, conduisirent les éminentes personnalités au palais gouvernemental, et tout se passa sans le moindre incident.
  
  Pendant les quatre journées qui suivirent, les délégués de Paris eurent des contacts quotidiens avec les hauts fonctionnaires indonésiens, puis ce fut la conférence plénière des ambassadeurs français en poste dans toutes les régions du Sud-Est asiatique.
  
  Enfin, la délégation française reprit l’avion à destination de la France.
  
  Le colonel Sirowo, qui se trouvait avec Coplan à l’aéroport, murmura, lorsque l’avion décolla :
  
  — J’espère que vos compatriotes ont compris que l’avenir est désormais de ce côté-ci de la planète.
  
  — Je l’espère aussi, dit Coplan.
  
  Par autorisation spéciale, Coplan put rendre visite à Simon Glesser dans sa prison.
  
  Glesser, fataliste, ne paraissait pas trop déprimé.
  
  Coplan lui raconta pourquoi et comment il l’avait poursuivi jusqu’à leur rencontre dans cette geôle indonésienne. Et il annonça à Glesser que son patron, Woo Chung, était rentré à Taipeh où l’attendaient ses véritables chefs.
  
  D’abord incrédule et scandalisé, Glesser dut s’incliner quand Coplan lui mit sous le nez les photocopies des documents qui prouvaient la collusion de Woo Chung et des services secrets formosans !
  
  — Décidément, fit Glesser, abattu, il faut croire que c’est mon destin. Chaque fois que j’ai milité pour une cause, je me suis fait avoir.
  
  — C’est le destin de tous les idéalistes, marmonna Coplan. Vous avez été possédé dans les grandes largeurs.
  
  — Vous croyez qu’ils vont me fusiller ?
  
  — Je n’en sais rigoureusement rien. Du fait que vous n’avez pas d’existence légale, votre peau ne vaut pas cher. Je vais quand même essayer d’intercéder en votre faveur. Vous n’êtes pas bête, vous avez du courage, vous avez pas mal bourlingué, ce serait dommage de gâcher tant de qualités sans contrepartie.
  
  — Ne vous fatiguez pas, riposta Glesser, acerbe. J’en ai plein le dos de servir des causes à la gomme, mais je n’en suis pas encore à envisager de devenir une barbouze ! Excusez-moi si je vous vexe.
  
  — N’ayez crainte, vous ne me vexez pas, dit Coplan, paternel. Puisque vous n’avez rien de mieux à faire, réfléchissez. Vous finirez peut-être par comprendre que des gens de mon espèce, qui exercent un métier de seigneur au service de leur pays, se contentent de leur propre estime. Woo Chung est de cette race-là, lui aussi. Quand vous aurez fait votre examen de conscience, vous découvrirez peut-être que c’était cela que vous cherchiez : ne pas avoir honte de soi-même, quoi qu’il arrive. Mais, croyez-moi, c’est beaucoup plus difficile qu’on ne se l’imagine.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Association des Chinois d’outre-mer.
  
  
  
  
  
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