Kenny, Paul : другие произведения.

Danger à Tanger pour Coplan

Самиздат: [Регистрация] [Найти] [Рейтинги] [Обсуждения] [Новинки] [Обзоры] [Помощь|Техвопросы]
Ссылки:


 Ваша оценка:

  
  Danger à Tanger pour Coplan
  
  
  
  
  No 1993, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  La pluie cinglait les vitres et la buée qui les recouvrait dissimulait les files de véhicules fonçant sur le boulevard Mortier à travers l’un des paysages les plus tristes de Paris. Grâce à la cuirasse du double vitrage, le grondement de leurs moteurs était totalement étouffé.
  
  Le Vieux arborait sa mine sombre des mauvais jours. Avec impatience, il pianotait sur le bois de son bureau, mouvement qui traduisait son impatience.
  
  - Qu’est-ce qu’il fiche ?
  
  Il attendait que le planton apporte le café qu’il avait commandé.
  
  Comme à l’accoutumée, le commissaire divisionnaire Tourain portait un costume avachi et une cravate informe sur une chemise mal repassée. Coplan aimait bien ce policier massif et imposant, fruit de la vieille école, flic d’élite, acharné, méthodique, imaginatif, cent fois sur le métier remettant son ouvrage. A leur satisfaction mutuelle, les deux hommes avaient souvent travaillé ensemble.
  
  Enfin, le planton arriva, déposa le plateau et s’esquiva. Les trois hommes trempèrent leurs lèvres dans le breuvage brûlant et, satisfait, le Vieux alluma un de ces cigares que lui expédiait de La Havane l’attaché militaire adjoint qui était le résident de la D.G.S.E. à Cuba.
  
  Le Vieux reposa sa tasse.
  
  - Messieurs, passons aux affaires importantes. Voilà la raison de votre présence ici, mon cher Coplan, puisque notre ami Tourain, de par ses fonctions, est déjà au courant. Cinq de nos plus éminents chercheurs scientifiques, à qui la France est fière d’avoir donné le jour, ont mystérieusement disparu après leur départ de Neuville-aux-Bois dans le Loiret. Le gouvernement est très soucieux, je ne vous le cache pas.
  
  - Ces chercheurs appartiennent au C.N.R.S. ? questionna Coplan.
  
  - Ils appartenaient, voici quelque temps effectivement, au C.N.R.S., jusqu’au jour où ils ont succombé aux sirènes enchanteresses de Jean-Louis Levesque.
  
  - Le milliardaire franco-canadien, grand prêtre de l’écologie militante ?
  
  - Lui-même. Il a construit près de Neuville-aux-Bois un complexe scientifique et a recruté huit de nos plus grands savants et le personnel subalterne.
  
  - Huit ou cinq ?
  
  - Attendez la suite. Il leur a assigné une mission ultra-secrète que nul, sauf les intéressés, ne connaît. Pourquoi ces hommes ont-ils rallié la bannière de Jean-Louis Levesque ? De hauts salaires, évidemment, à l’inverse des maigres rétributions du C.N.R.S., organisme d’État, et un budget illimité auquel ils n’ont jamais été habitués. Il y a quelques jours, nos cinq savants quittent le complexe de Neuville-aux-Bois à bord d’une Renault Safrane Baccara. L’un d’eux est au volant. Ils n’emportent qu’un bagage léger. Quelque part entre Neuville-aux-Bois et leur lieu de destination, qui demeure inconnu, ils ont disparu. La Safrane aussi. Les familles s’inquiètent, Jean-Louis Levesque reste muet et le Premier ministre se sent très concerné, d’autant que, sur les huit scientifiques initialement recrutés par notre milliardaire franco-canadien, il n’en reste plus qu’un.
  
  - Où sont les deux qui manquent à l’appel ?
  
  - L’un a disparu voici deux mois et l’autre a été assassiné il y a trois semaines.
  
  Coplan se laissa aller contre le dossier de sa chaise.
  
  - Cette affaire semble assez sérieuse.
  
  - Elle l’est. Je voudrais que vous collaboriez avec notre ami Tourain afin d’élucider cette énigme, surtout si elle a des ramifications à l’étranger. Voici le dossier, il est à votre disposition. Consultez-le et recontactez Tourain. Je vous rappelle qu’il s’agit d’une affaire de la plus haute importance et que cette mystérieuse disparition a été tenue secrète. Rien n’a été divulgué à la presse et à l’opinion publique.
  
  - Où est Jean-Louis Levesque ? A Neuville-aux-Bois ?
  
  - Dans sa somptueuse propriété de Paradise Island, aux Bahamas.
  
  - Il n’est pas revenu en France ?
  
  - Non, répondit Tourain, je n’ai pu que l’interroger au téléphone. Il ne comprend pas.
  
  - Il n’a pas révélé les raisons du voyage ?
  
  - Pour lui, il s’agit d’un voyage à titre privé dont il ignore le but et la destination. A mon avis, il ment. Son ton n’était guère convaincant.
  
  - Et s’il disait vrai ? objecta Coplan. Comment être sûr qu’ils ont réellement disparu ? Ne peut-il s’agir d’un voyage secret ? Et alors, ils réapparaîtraient sous peu.
  
  - Ils devaient reprendre leur poste le lundi suivant, rétorqua Tourain. Selon les familles, leur absence ne devait durer que le week-end. Levesque l’a confirmé. En outre, vous oubliez leurs deux confrères, l’un disparu aussi mystérieusement et l’autre, assassiné, ce qui nous conduit à penser au coup fourré.
  
  - Consultez le dossier, conseilla le Vieux. Vous aurez une meilleure idée.
  
  Coplan prit congé et alla s’enfermer dans son bureau.
  
  En premier lieu, il se concentra sur les fiches des cinq derniers disparus :
  
  Robert Vuillemin, 52 ans, marié, 3 enfants. Chimiste.
  
  Rémy Calmoz, 54 ans, marié, 2 enfants. Physicien nucléaire.
  
  Vincent Belville, 47 ans, divorcé, 2 enfants. Physicien nucléaire.
  
  Frédéric Helvard, 55 ans, marié, 2 enfants. Ingénieur géologue en chef.
  
  François Lechevallier, 48 ans, marié, 2 enfants. Ingénieur en chef.
  
  Les rapports ne signalaient rien de notable à leur sujet.
  
  Ensuite, il se pencha sur la fiche réservée au premier disparu :
  
  Jacques Pferd, 50 ans, veuf, sans enfant. Chimiste.
  
  Tout d’abord, un préambule, rédigé par Tourain, détaillait les dispositions prises par Jean-Louis Levesque dans son complexe scientifique de Neuville-aux-Bois. En échange de salaires astronomiques, le personnel, du bas en haut de l’échelle, devait fournir un travail minimum de soixante heures par semaine réparties sur six jours. Le dimanche était libre. Contractuellement, les familles étaient exclues des lieux que surveillait une phalange de gardes privés servant en trois postes de huit heures. Une cantine fournissait de copieux et succulents repas.
  
  Le samedi soir, du plus humble au plus prestigieux, les membres du personnel quittaient cette forteresse pour rejoindre leur famille. A l’aube du lundi, ils étaient de retour.
  
  Jacques Pferd était veuf sans enfant et passait son dimanche chez une vieille parente à la Ferté-Saint-Aubin. Un lundi matin, il était parti au volant de sa Renault pour couvrir les quelque cinquante kilomètres qui le séparaient de Neuville-aux-Bois. Personne ne les avait revus, ni lui ni sa voiture.
  
  Malgré la minutieuse enquête menée par les fins limiers du S.R.P.J. d’Orléans, Jacques Pferd n’avait pu être retrouvé.
  
  Quant à Pierre Milan, 45 ans, marié, 2 enfants, chimiste, un dimanche en début de soirée il prenait tranquillement l’apéritif sur la terrasse de sa villa du Chesnay, en compagnie de son épouse et de sa fille aînée lorsqu’un tueur, juché sur le faîte du mur d’enceinte lui avait logé deux balles dans la tête, l’une entre les sourcils, l’autre dans la pomme d’Adam.
  
  L’arme était une Ruger calibre 5,56, avaient pu déterminer les enquêteurs du S.R.P.J. de Versailles qui, pour autant, n’avaient pu progresser plus loin et avaient abouti à une impasse. Un temps, avant son engagement par Jean-Louis Levesque, le scientifique avait fréquenté une aventurière avec laquelle il avait rompu cavalièrement, de façon peu élégante, pour répondre à l’invitation du milliardaire. Cette femme s’était-elle vengée en louant les services d’un tueur professionnel facile à trouver dans le milieu où elle évoluait ? Malheureusement, cette complice d’adultère avait elle aussi disparu, des mois plus tôt, ce que pouvait expliquer la vie marginale et aventureuse qu’elle menait. En outre, elle était asiatique et peut-être se cachait-elle à Kowloon ?
  
  En tout cas, le S.R.P.J. de Versailles était bloqué. Quant à Jean-Louis Levesque, il n’avait pas réagi, ni à la disparition de Jacques Pferd, ni à l’assassinat de Pierre Milan. Du moins, officiellement. Il n’avait pas comblé non plus leur absence, définitive en ce qui concernait le second savant.
  
  Et, à Neuville-aux-Bois, de ces huit scientifiques, il n’en restait qu’un, Michel Terreneuve, 58 ans, célibataire, physicien nucléaire.
  
  Tourain sortait du bureau du Vieux lorsque Coplan l’accrocha.
  
  - Faisons le point.
  
  Il l’entraîna dans son bureau. A travers les vitres, la pluie redoublait de vigueur.
  
  - Cette Asiatique, vous ne trouvez pas bizarre qu’une femme de son espèce soit séduite par un chimiste ?
  
  - A cause de sa renommée mondiale, peut-être ? Sans doute était-elle lassée des étreintes sans lendemain avec les truands de haute volée et les trafiquants de tous acabits. Ces aventurières, comme d’autres, éprouvent un jour l’irrésistible envie de faire peau neuve.
  
  - Moi, je trouve cela suspect. Dommage que nous n’ayons pas une photo d’elle.
  
  - Dans ce domaine, elle a pris un maximum de précautions. Je soupçonne même qu’elle est venue dans notre pays sous une fausse identité. Maintenant, à Bangkok ou ailleurs, il est difficile de la repérer. Vous êtes malgré tout optimiste à son sujet ?
  
  - A vrai dire non. Au fait, que pense Michel Terreneuve de la disparition de ses collègues et de l’assassinat de Pierre Milan ?
  
  - Impossible de lui parler. Il est malade.
  
  Coplan renifla.
  
  - Malade ? Qu’est-ce qu’il a ?
  
  - Au début, il a cru que c’était un mauvais rhume et refusait de consulter un médecin, mais il était vraiment mal fichu et c’est la raison pour laquelle il n’a pu accompagner ses cinq collègues alors qu’il était prévu dans le voyage à bord d’une voiture supplémentaire.
  
  Coplan remua sur sa chaise.
  
  - Donc, il sait quels étaient le but et la destination de ce voyage ?
  
  - Sans aucun doute. Finalement, il a consulté un médecin et le mauvais rhume s’est transformé en encéphalite. Symptômes concluants : fièvre, gorge douloureuse, migraine, anoxie, vomissements, agitation psychomotrice, hallucinations.
  
  - Hallucinations ? releva Coplan.
  
  - Hallucinations et délire, pour être plus précis, avec alternances de pleine lucidité, sans cependant une seule allusion au voyage projeté avec ses cinq collègues. En fait, à l’étonnement du personnel médical, les phases de délire appartiennent au domaine érotique pour ne pas dire pornographique, comme si le stress extrême subi au cours des recherches scientifiques refoulait des pulsions profondes qui se libéraient sous la poussée de cette encéphalite. En tout cas, il est difficile de l’interroger avec cohérence, tant les crises se produisent brutalement.
  
  - Il est sur la voie de la guérison ?
  
  - Le diagnostic du médecin traitant demeure réservé.
  
  - C’est quand même effarant ! s’exclama Coplan. Sur l’équipe de huit savants recrutés par Jean-Louis Levesque, six ont disparu, un a été assassiné et le dernier est au plus mal. Quelqu’un cherche-t-il à décapiter l’organisation que notre milliardaire a mise sur pied ? Cette question nous amène à nous demander sérieusement sur quoi travaillaient ces scientifiques. Voyons, nous avons un ingénieur en chef, un ingénieur géologue en chef, trois chimistes et trois physiciens nucléaires. Ce dernier groupe devrait nous mettre sur la voie. Recherches atomiques. Le C.N.R.S. ne peut-il le confirmer ?
  
  - Cet organisme ignore le but poursuivi par Levesque. Bien évidemment, il suppose que les recherches ont trait au domaine atomique, mais quoi en particulier ?
  
  - A Neuville-aux-Bois, vous n’avez pas perquisitionné, découvert les notes, les archives, les...
  
  Tourain l’arrêta d’un geste.
  
  - D’abord, sur le plan juridique, je ne le pouvais pas. Le juge d’instruction s’y est opposé, pour la simple raison que nous enquêtons sur une disparition qui n’est pas forcément criminelle. D’autre part, cette initiative aurait été sans effet. Jean-Louis Levesque a pris ses précautions. Quotidiennement, la nuit tombée et avant d’aller dîner à la cantine, ces huit savants consignaient sur une disquette dans leur ordinateur le résumé de leur journée de travail. Le lendemain matin, un homme de confiance emporte les huit disquettes aux Bahamas où Levesque les enferme dans une chambre forte.
  
  - Pas de copie sur le disque dur qui est la mémoire de l’ordinateur ?
  
  - Non.
  
  - Ceci confirme le caractère ultra-secret de ces activités. Cet homme de confiance, vous l’avez rencontré ?
  
  - C’est le directeur du complexe. Il déclare tout ignorer et affirme n’être qu’un administratif, chargé de la gestion.
  
  - Si, tous les jours sauf le lundi, il fait l’aller et retour Paris-Nassau, il doit mener une vie infernale. Comment le concilier avec la gestion du centre de recherche ?
  
  - Il est assisté de deux sous-directeurs aussi muets que lui sur le but poursuivi dans ce centre.
  
  - Vous n’avez pu les pousser dans leurs derniers retranchements ?
  
  - Ce sont des gens habiles, tout dévoués à Levesque, et moi, freiné par le juge d’instruction,
  
  je n’avais guère de munitions dans mes cartouchières.
  
  Coplan hocha la tête avec compréhension et attrapa le premier dossier.
  
  - Mettons-nous au travail.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Cette nuit-là, le physicien nucléaire Michel Terreneuve fut transporté d’urgence à l’hôpital d’Orléans où il décéda à six heures du matin.
  
  Apprenant la nouvelle, Coplan et Tourain se précipitèrent au chef-lieu du Loiret. Le médecin traitant était consterné.
  
  - Comment est-ce possible ? aboya le commissaire divisionnaire. Vous avez parlé d’une encéphalite. Certes, vous avez dit que sa vie était en danger. Une encéphalite est-elle à ce point mortelle ?
  
  - Elle l’est.
  
  Le médecin tirait sur son veston d’un air gêné. Son front était soucieux. Il s’était planté devant la fenêtre et se grattait la nuque.
  
  - Néanmoins, il existe des aspects inexplicables, lâcha-t-il enfin. Par exemple, la bave, qui s’explique par la dysphagie, la paralysie faciale...
  
  - La dysphagie ?
  
  - C’est-à-dire la contraction des muscles du pharynx. Michel Terreneuve ne pouvait plus avaler d’eau, d’où l’hydrophobie dont il témoignait. Il ne pouvait plus déglutir, d’où la bave qui coulait de ses lèvres. Cette gorge douloureuse dont il souffrait avait pour cause la contraction des muscles du pharynx. Or, la paralysie faciale et la dysphagie ne sont pas des symptômes de l’encéphalite. De plus, il y a sur le dos ces zébrures en voie de cicatrisation...
  
  Coplan intervint :
  
  - Nous exigeons une autopsie.
  
  - Je l’ai déjà réclamée.
  
  Quelques heures plus tard, le trio entra dans le bureau du médecin légiste qui, au-dessus du lavabo, se nettoyait les mains avec un soin attentif. Il se sécha, jeta la serviette dans la corbeille et entreprit de se curer les ongles avec une lime avant de replonger les mains dans un bain d’alcool à quatre-vingt-dix degrés. Un faisceau de rides soucieuses plissait son front.
  
  - Alors ? questionna Coplan.
  
  - Votre patient est mort de la rage.
  
  - La rage ? s’étonna Tourain en se tournant vers le médecin traitant. Il avait été mordu par un chien ou un renard ?
  
  Ce fut le médecin légiste qui répondit :
  
  - Aucune trace de morsure. D’abord, laissez-moi procéder à un petit cours pratique sur le virus de la rage. Vous verrez, c’est très intéressant. En général, le profane est pénétré d’idées toutes faites sur le sujet qui, la plupart du temps, sont fausses. Je vous passe les détails morphologiques visibles au microscope électronique. Il s'agit d’un virus fragile, sensible à la chaleur, à la lumière et à la dessiccation lente. Au contraire, il résiste bien au froid, un mois à + 4® C., à la dessiccation rapide. Les rayons U.V. l’inactivent rapidement mais il garde toutefois son pouvoir antigénique. La glycérine est un puissant agent de sa conservation. Le savon, l’éther, l’alcool, les dérivés d’ammonium quaternaire le détruisent rapidement en raison de la nature lipidique de son enveloppe. Sa sensibilité à l’acidification est extrême. Sautons aux vecteurs de ce virus. Ce sont des animaux, principalement en France les chiens, les renards, les chats, les écureuils et les chauves-souris.
  
  - Les rats ?
  
  - Non. Continuons. Prenons le cas le plus fréquent : la morsure par un animal enragé. L’épiderme est tranché, livrant sans défense le tissu nerveux. Le virus, par l’intermédiaire de la salive de l’animal, entre en contact avec ce tissu nerveux. Attention, une précision, le virus n’est pas véhiculé par le sang, mais par les voies nerveuses. En contact avec celles-ci, le virus reste là durant une période maximale de quatre jours. Ensuite, il se reproduit et infecte la zone neuromusculaire, avant d’entrer dans la période d’incubation qui peut varier de dix jours à un an.
  
  Coplan et Tourain sursautèrent en même temps.
  
  - De dix jours à un an ? s’exclamèrent-ils.
  
  - L’écart est considérable, je vous le concède. Le virus ne se reproduit plus. Par un mouvement centripète, il est mû par un tropisme vers les voies nerveuses pour gagner l’encéphale où il se développe dans la substance grise. De là, par force centrifuge, il redescend pour se disséminer dans les organes, le foie, la rate, les glandes salivaires, surrénales et tutti quanti. Durant la période d’incubation de dix jours à un an ne se manifeste aucun symptôme. Le virus se contente de voyager.
  
  - Ainsi, résuma Coplan, la morsure pourrait remonter à un an et la cicatrice aurait disparu ?
  
  - Ce pourrait être le cas, effectivement, admit le médecin-légiste, mais d’autres éléments m’en font douter.
  
  - Lesquels ?
  
  - Les zébrures dans le dos. Les plaies, en voie de cicatrisation, sont profondes. Pour les aider à guérir, on a appliqué un onguent. J’ai analysé le produit. Il a contenu le virus de la rage...
  
  A nouveau, Coplan et Tourain sursautèrent.
  
  - ... Comme je l’ai dit à l’instant, la glycérine est un puissant agent de conservation du virus. Or, cet onguent est à base de glycrine. Entre le moment où il a été passé sur les plaies et aujourd’hui, le virus qui est resté dans sa composition et n’a pu, par conséquent, s’infiltrer jusqu’aux voies nerveuses, est mort à cause de la chaleur corporelle de la victime, mais ses traces sont aisément décelables au microscope électronique.
  
  Stupéfaits, Coplan et Tourain restaient sans voix.
  
  - Pour moi, conclut le médecin légiste, il s’agit d’un acte criminel et je me vois dans l’obligation de saisir la Justice.
  
  - Mais quelle est l’origine des zébrures ? s’étonna Coplan.
  
  Le médecin traitant toussota.
  
  - J’ai peut-être une explication, hasarda-t-il. Voilà... Durant ses périodes d’hallucinations et de délires, Michel Terreneuve évoquait avec extase des séances érotiques au cours desquelles une femme le flagellait. J’étais excessivement gêné, ainsi que le personnel médical. C’était chez lui comme une véritable obsession.
  
  - J’ai assisté, en effet, à l’une de ces crises, confirma Tourain.
  
  - Messieurs, fit Coplan en s’adressant aux deux hommes de l’art, imaginons le scénario suivant : la victime, qui est célibataire et sans attaches familiales, assouvit sa libido en recourant à la flagellation, méthode peu répandue mais néanmoins existante chez les vicieux. A qui s’adresse-t-il pour résoudre son problème ? Vraisemblablement à une prostituée, mais ce n’est pas certain. Peu importe, dans le fond. En tout cas, à une personne habituée à cette déviation sexuelle et qui le connaît depuis longtemps. Pour diminuer la souffrance, cette complice a pour habitude de passer un onguent sur les plaies. Quelqu’un qui voudrait se débarrasser de l’intéressé pourrait suborner la femme et échanger l’onguent contre un produit à base de glycérine qui contiendrait le virus de la rage. Cette machination aurait-elle des chances de réussir, sans que la victime ne décèle le complot contre sa vie ?
  
  - Tout à fait, répondit le médecin légiste. Les gens ne se méfient de la rage que lorsqu’ils se font mordre par un animal inconnu et, alors, ils ont recours au vaccin. En dehors de cette circonstance, personne ne soupçonne avoir contracté cette maladie mortelle et cette réaction est bien normale. En examinant son patient, mon excellent confrère ici présent, a, bien naturellement et compte tenu des symptômes observés, diagnostiqué dans un premier temps une encéphalite, puisque le malade ne se plaignait d’aucune morsure et qu’il n’évoquait pas les traces de la flagellation, invisibles car il reposait sur le dos et refusait de se retourner, mû probablement par la honte d’exposer ses dépravations. Rappelez-vous que les symptômes de la rage et de l’encéphalite sont proches dans la période prodromique, sauf la dysphagie et la paralysie faciale qui n’interviennent qu’au stade ultime précédant le coma et la mort.
  
  Le médecin traitant s’engouffra dans la brèche que, par solidarité professionnelle, son confrère lui avait creusée :
  
  - Je dirais même que, dans l’immense majorité des cas, les véritables causes sont indécelables, sauf à l’autopsie, ce qui me conduit à dire que le virus de la rage constitue le moyen le plus efficace pour perpétrer un meurtre sans être démasqué.
  
  - Est-ce à la portée de n’importe qui ? objecta Coplan.
  
  Les deux médecins furent catégoriques :
  
  - Non. Le virus proviendrait de l’Institut Pasteur ou serait fourni par un vétérinaire qui l’aurait cultivé après l’avoir découvert chez un animal atteint, précisa le premier.
  
  - Monsieur Tout-le-monde n’y aurait pas accès, renchérit le second. Il vous faudrait un technicien averti.
  
  Après avoir recueilli d’autres renseignements aussi précieux, Coplan et Tourain prirent congé.
  
  
  
  - Je vais contacter le S.R.P.J. d’Orléans et, ensuite, mener ma propre enquête, décida le policier.
  
  - En tout cas, mon sentiment, livra Coplan, est que nous avons affaire à une véritable conspiration destinée à couper les ailes à Jean-Louis Levesque. Six de ses savants ont disparu, peut-être victimes d’un rapt, et deux autres sont morts assassinés.
  
  - Pourquoi en enlever six et en tuer deux ? Quel est l’avantage ?
  
  - Après tout, peut-être les six ont-ils été tués sans que leurs cadavres aient été retrouvés ?
  
  - Et pourquoi Jean-Louis Levesque ne bouge-t-il pas ? Pourquoi, après avoir investi une fortune dans son complexe scientifique de Neuville-aux-Bois semble-t-il demeurer indifférent à ces étranges événements ?
  
  - C’est ce que je vais tenter de découvrir, affirma Coplan avec force.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Ce fut dans une chaleur moite et étouffante que Coplan débarqua à l’aéroport de Nassau dans l’île de New Providence, aux Bahamas. La nuit était tombée puisqu’il était près de vingt heures à cause du retard à l’escale de Miami, et pourtant la température n’avait guère baissé. L’hôtesse de l’air en congé à côté de laquelle il avait voyagé sur le vol American Airlines 91 le rattrapa au contrôle de douane.
  
  - Vous m’avez dit que vous aviez l’intention de louer une voiture ?
  
  - C’est exact.
  
  - Vous pouvez alors me déposer en ville ?
  
  - Avec le plus grand plaisir. Nous dînons ensemble ? Je connais un petit restaurant qui sert des conches au...
  
  Elle le coupa avec un sourire ravissant :
  
  - Impossible, ma petite amie m’attend à l’hôtel.
  
  Il fronça les sourcils.
  
  - Petite amie ?
  
  Le sourire s’accentua.
  
  - Vous avez parfaitement entendu. A force d’être obligée de coucher avec les commandants de bord, les stewards, les copilotes d’Air Afrique, d’Aeromexico ou de Varig Airlines, malgré les lois sur le harcèlement sexuel, je me suis dégoûtée des hommes. Voilà l’explication.
  
  Beau joueur, Coplan s’inclina devant cet argument.
  
  - Chacun vit sa vie comme il l’entend.
  
  Au comptoir Avis, il loua une Subaru Legacy et couvrit rapidement les seize kilomètres qui séparaient l’aéroport de la capitale où sa compagne l’abandonna devant le porche de l’hôtel Sheraton.
  
  - Sachez que si je n’avais pas changé de peau, j’aurais volontiers couché avec vous, tant vous êtes beau gosse, lui lança-t-elle avant de claquer la portière.
  
  Coplan enfila Bay Street, tourna à gauche sur le pont qui enjambe Potter’s Cay et relie l’île de New Providence à celle de Paradise, régla le péage et se dirigea vers l'Océan Club, l’hôtel où il avait réservé une chambre.
  
  Après un dîner frugal il se coucha et, le lendemain, fut à pied d’œuvre pour rencontrer Jean-Louis Levesque.
  
  La propriété occupait une large portion de l’île de Paradise. Dans une grande diversité, les jacarandas, les flamboyants, les colvilléas, les banyans et les casuarinas masquaient la somptueuse demeure qui se distinguait par son mauvais goût, tant le style gréco-romain était surchargé de statues en marbre qui se voulaient évocatrices de l’Antiquité.
  
  Ainsi, à deux pas des barringtonias, Enée pliait sous le poids de son père Anchise juché sur son dos tandis que Démosthène suçait son caillou et qu’Achille soignait son tendon coupé.
  
  - e suis Sylvia, fit la femme qui avait ouvert le portail.
  
  Elle avait tout au plus trente ans, une peau de pêche, des yeux pervenche et des lèvres incarnat, une bouche sensuelle et un regard coquin qui s’attardait sur la silhouette de l’homme planté devant elle. Son tissu tendu à l’extrême, un T-shirt corail moulait étroitement un buste aux seins guerriers. Le short minuscule retenu par une large ceinture en peau de serpent à la grosse boucle en or travaillé à l’ancienne, à la mode aztèque, dévoilait des cuisses charnues et superbes.
  
  - Mon nom est Francis Canlo. Je suis envoyé par le gouvernement français. J’ai téléphoné à Jean-Louis Levesque pour prendre rendez-vous.
  
  - C’est exact. Il m’en a informée. Malheureusement, il a dû partir brusquement. Pour lui, la pêche au barracuda est plus importante que n’importe quoi d’autre dans la vie, y compris son épouse, et son épouse c’est moi.
  
  Le ton était à la fois amer et enjoué, tandis que la voix trahissait un léger accent hispanique.
  
  - Enchanté.
  
  - Entrez quand même.
  
  - Quand revient-il ?
  
  - Dans trois jours. Il est sur le bateau d’un ami à qui il ne voulait pas faire de peine en refusant l’invitation. Les amis, c’est aussi sacré que la pêche au barracuda. Vous êtes pêcheur ?
  
  - Seulement en eau trouble.
  
  Elle rit, referma le portail et le précéda en ondulant des hanches. Sur la terrasse, un lévrier afghan dormait au soleil.
  
  - C’est le jour de congé des domestiques, expliqua-t-elle. Que voulez-vous boire ?
  
  - Un café, si ce choix ne pose pas de problème.
  
  Elle s’esquiva. Quand elle revint, Coplan désigna la toile sur le chevalet dressé à la limite de l’ombre projetée par un frangipanier.
  
  - Vous êtes peintre ?
  
  - C’est juste un pastiche, je ne suis pas une artiste, répondit-elle en déposant le plateau sur la table en marbre.
  
  - Malraux disait : « Ce qui fait l’artiste, c’est d’avoir été, dans l’adolescence, plus profondément atteint par la découverte des œuvres d’art que par celle des choses qu’elles représentent et, peut-être, des choses tout court. C’est pourquoi l’artiste commence par le pastiche, ce pastiche à travers quoi le génie se glisse, clandestin comme le pauvre à la lucarne des tableaux flamands (André Malraux : Les voix du silence) »...
  
  - Je suis flattée, balbutia-t-elle, éberluée. Vous êtes amateur d’art ?
  
  - Je suis fasciné par l’art sous toutes ses formes.
  
  - Moi je ne suis qu’une débutante.
  
  - Votre style ressemble à celui de Pissarro, je me trompe ?
  
  - Vous avez visé juste, c’est fantastique ! Jean-Louis ne reconnaît jamais rien ! Il est vrai qu’il est ignare en matière d’art. Un béotien !
  
  Elle servit le café et ils burent.
  
  - Vous venez pour cette malheureuse affaire de Neuville-aux-Bois ? questionna-t-elle en retouillant le fond de sa tasse.
  
  - C’est exact.
  
  - Jean-Louis ne pense qu’à ça.
  
  - Vraiment ?
  
  - Il s’enferme dans son bureau avec son directeur qui vient de France tous les jours sauf le lundi et ils ne discutent que de ces tristes événements.
  
  - Comment le savez-vous ?
  
  Elle sourit finement.
  
  - Il n’existe pas de secrets entre époux.
  
  - Si c’est le cas, vous connaissez certainement les raisons qui ont poussé votre mari à construire le complexe de Neuville-aux-Bois et à engager ces recherches. Quelle orientation est donnée à celles-ci ?
  
  Elle eut une moue charmante, comme une enfant espiègle prise en défaut.
  
  - Le secret entre époux ne doit pas être divulgué à des tiers. Au fait, c’est l’heure de mon bain. Que diriez-vous d’un dîner en tête à tête ce soir ? Naturellement, nous serons obligés d’aller au restaurant puisque mes domestiques sont en congé.
  
  - D’accord.
  
  - Passez me prendre à dix-neuf heures trente.
  
  
  
  Quand Coplan revint à la nuit tombée, elle avait passé une robe du soir très élégante, signée Thierry Mugler, et relevé ses longs cheveux en chignon. Quelques bijoux très simples ornaient sa peau.
  
  Il l’emmena dans le restaurant où il voulait inviter l’hôtesse de l’air en congé et ils se régalèrent d’une cuisine typiquement bahaméenne : salade de conches au citron vert et au poivre de Cayenne, carrelet grillé au feu de bois, accompagné d’une sauce au rhum et de tranches d’ananas, bananes rôties en dessert et, pour boisson, du jus de papaye corsé d’une lichette de rhum blanc.
  
  La conversation roula sur l’art, bien que Coplan tentât de la ramener sur le sujet qui l’avait amené aux Bahamas.
  
  Était-ce le rhum blanc ou, plus probablement le poivre de Cayenne, en tout cas, quand la soirée se fut longuement étirée, Sylvia, qui, dans l’intervalle, avait avoué être argentine et se nommer à l’origine Lorenzo de Cajajas, manifesta une agitation subite. Son teint s’était vivement coloré et son regard lançait des éclairs. Jusque-là, elle s’était cantonnée dans l’anglais, mais cette fois elle utilisa le français, un français un peu hésitant, comme si elle le pratiquait peu.
  
  - J’ai envie de faire l’amour avec toi, fit-elle à voix basse en se penchant à travers la table. J’en ai les cuisses toutes brûlantes. Je t’en prie, paie l’addition et allons-nous-en.
  
  Coplan ne se fit pas prier car la jeune femme était un morceau de choix. Allait-on à la pêche au barracuda quand on avait sous la main une épouse aussi jolie, dotée d’un tempérament de feu ? Néanmoins, il se ravisa car il réprouvait l’adultère. Elle vit son air contrit et s’étonna.
  
  - Je ne te plais pas ? questionna-t-elle.
  
  - Je déteste voler l’épouse d’un autre.
  
  - C’est un peu vieux jeu et, de toute façon, Jean-Louis et moi ne sommes pas mariés. Nous vivons ensemble, un point c’est tout. En outre, nous allons nous séparer. Je ne supporte plus la pêche au barracuda. Je n’ai pas vocation à être un laissé-pour-compte.
  
  En Argentine, elle avait dû naître dans la pampa, là où chevauchaient les vaqueros autour de leurs troupeaux de bœufs, se persuada Coplan en lui faisant l’amour. Fière et puissante comme un mustang, elle semblait, par ses élans sauvages, poursuivre un but lointain dans l’immense plaine de ses pulsions et encourageait son partenaire à accélérer l’allure, comme elle l’aurait fait de sa monture. Affamée, insatiable, exigeante, elle se déchaînait en roulant les hanches, soudée au corps de celui qui la transportait vers des horizons extatiques, telle une sangsue qui absorbe l’élément vital de celui qu’elle phagocyte.
  
  Au milieu de la nuit et, malgré ses ressources hors du commun, Coplan était sur le point d’abdiquer lorsqu’elle raviva ses forces en lui nouant sa ceinture mexicaine en cuir tressé autour des organes et en serrant doucement, sans à-coups, comme un orfèvre qui s’apprête à sertir une pierre précieuse. Éclatante de chair mate, sa peau constellée de gouttes de sueur au parfum musqué, elle haletait spasmodiquement et, quand elle vit l’objet de son désir recouvrer sa vigueur, elle l’engloutit entre ses lèvres brûlantes et avides.
  
  L’instant d’après, Coplan s’enfonça en elle, remis en selle par cette variante amoureuse, puis, quand il lui asséna le dernier coup de boutoir, elle le serra comme dans un étau pour ne pas perdre ce corps qui s’arquait sur elle. Un ultime spasme, et un sentiment de plénitude et de total abandon s’empara d’eux.
  
  - Tu es un dieu, flatta-t-elle. J’adore ton corps, il est sublime, et j’aime ta façon de faire l’amour, à la fois douce et tendre, attentionnée et, en même temps, violente et frénétique.
  
  Plus tard, ce fut à la fin du breakfast, alors qu’elle tendait au lévrier afghan un morceau de pain tartiné de beurre et de marmelade d’orange, qu’elle questionna d’un ton mi-figue, mi-raisin :
  
  - Tu es quoi, au juste ? Un flic ? Une barbouze ?
  
  - Un simple fonctionnaire.
  
  - Plutôt un haut fonctionnaire.
  
  - Quelle importance?
  
  - L’important, c’est que tu souhaites savoir ce qui se passe à Neuville-aux-Bois.
  
  - Et, dans ce domaine, tu peux m’aider ?
  
  - Tout dépend de l’attitude de Jean-Louis à mon égard.
  
  - Que veux-tu dire ?
  
  Repu, le lévrier s’éloigna et elle chaussa sur son nez des Ray-Ban pour masquer l’éclat de ses yeux.
  
  - Je te l’ai dit, nous ne sommes pas mariés. Néanmoins, j’estime avoir droit à une indemnité lorsque nous nous séparerons. Jean-Louis est immensément riche, mines d’or au Canada, mines d’étain, de cuivre et d’argent en Amérique du Sud, pêcheries dans les Caraïbes, puits de pétrole offshore en Louisiane, et j’en passe. Ce que je lui reproche, c’est de gaspiller son argent pour promouvoir l’écologie, si bien que je réclamerai quelques miettes. Oh, pas grand-chose. Dix millions de dollars, par exemple. S’il refusait, je me vengerais.
  
  - En me livrant le secret ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  - Et quand pourrai-je bénéficier de cette information ?
  
  - Au cours de ce mois.
  
  - Il reste vingt-cinq jours avant le trente et un.
  
  - Sois patient.
  
  - Et s’il te versait les dix millions de dollars ?
  
  - Alors, je n’aurais aucune raison de le trahir.
  
  - En somme, pour moi, c’est un marché de dupes.
  
  - Pas du tout, s’offusqua-t-elle. Tu ne perds rien dans l’affaire puisque toi tu ne me donnes rien en échange du renseignement que je suis susceptible de te livrer.
  
  - Je te croyais une artiste, mais tu es plutôt une calculatrice. Une IBM se cache derrière ton joli front.
  
  - Toi tu cites Malraux, moi je citerai Faulkner et ce qu’il a écrit dans Moustiques : « Les femmes ne sont que des organes génitaux articulés et doués de la faculté de dépenser tout l’argent qu’on possède. »
  
  - Vision cynique et pessimiste.
  
  Brusquement, elle se fit chatte.
  
  - Bon, nous n’allons pas nous disputer. Il nous reste deux jours avant le retour de Jean-Louis. Viens donc, j’ai envie de faire l’amour avec toi. Il est rare que j’éprouve autant de plaisir avec un homme, et sûrement pas avec Jean-Louis qui ne t’arrive pas à la cheville !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Écologiste convaincu, Jean-Louis Levesque s’habillait en vert, pas un vert agressif, mais un vert tendre, tirant sur le jaune, comme le nénuphar. Pour le reste, c’était un grand gaillard aux cheveux blonds, longs et bouclés, et une barbe de prophète. Les yeux bleus étaient neutres, sans éclat, comme s’il était blasé et indifférent aux choses de la vie, fausse impression car Coplan percevait le trouble intérieur, malgré l’excellent self-control que le Franco-Canadien exerçait sur lui-même.
  
  Une lueur d’adoration dans le regard, le lévrier afghan se frottait à sa jambe en sollicitant les caresses.
  
  - Je suis navré, monsieur Canlo, répondit Levesque en daignant enfin flatter l’animal d’une main affectueuse, je ne mêle pas à mes affaires les étrangers, qu’ils obéissent à des intérêts privés ou qu’ils soient délégués par un gouvernement.
  
  - Mon gouvernement pourrait vous interdire d’exercer en France et vous obliger à fermer Neuville-aux-Bois.
  
  - Sous quel prétexte ?
  
  - Atteinte à la sûreté de l’État. Croyez-moi, c’est un terme bien pratique quand on veut se débarrasser de quelqu’un d’encombrant. Récemment, un milliardaire saoudien semblait ne pas comprendre où se situaient ses intérêts. Après un bref séjour en prison, bien qu’il n’existât à son actif ni crime ni délit, il est venu à résipiscence et a signé avec mon pays un traité d’amitié en nous fournissant les renseignements que nous désirions.
  
  - Je croyais que la France était le pays des droits de l’homme, s’indigna le milliardaire.
  
  - Le pays des droits de l’homme, oui, mais pas le pays des droits de l’homme d’affaires. Nuance.
  
  Cette fois, Levesque eut le bon goût de sourire à cette répartie, un sourire malgré tout un peu forcé et crispé.
  
  - Deux morts par assassinat, six disparus, cela révèle un complot contre vos intérêts, appuya Coplan.
  
  - Je le sais. C’est pourquoi j’ai confié à un organisme privé le soin d’éclaircir cette affaire.
  
  - Pourquoi privé ? Pourquoi pas nous ?
  
  - Comme celles du Seigneur, mes voies sont impénétrables, répliqua le Franco-Canadien d’une voix sardonique.
  
  - Quel est cet organisme ?
  
  - Permettez-moi d’être discret à ce sujet, afin de garantir le succès de l’opération.
  
  - S’agit-il d’un organisme français ou étranger ?
  
  - Je ne peux répondre à cette question. Je vous offre un verre ?
  
  - Un scotch et deux glaçons.
  
  Assis sur la terrasse, devant la table et sous un parasol, Coplan tenta, par tous les biais de démanteler les positions de son adversaire, mais sans aucun succès. Inébranlable, parfois condescendant voire arrogant, Levesque résistait à tous les assauts. Finalement, Coplan dut capituler :
  
  - Vous êtes comme les neiges éternelles, vous ne fondez jamais.
  
  - C’est la raison pour laquelle je suis milliardaire. Je dois faire front de tous côtés. Rivaux, concurrents, escrocs, requins, jaloux, ils s’acharnent contre moi pour ébrécher ma fortune et, si possible, me faire chuter. Il me faut conserver une nature en acier trempé. Naturellement, dans ce que je dis, il n’y a rien de personnel contre vous. Je vous avoue même vous trouver sympathique.
  
  - Merci, mais ce compliment n’avance guère mes affaires.
  
  - Vous détenez un jeu sans valeur, alors que je possède un carré d’as. Voyez-vous, même si le gouvernement français m’expulsait de Neuville-aux-Bois, comme vous le souligniez tout à l’heure, je me rapatrierais ailleurs.
  
  - Sans vos savants. Ils sont morts ou disparus.
  
  - Il en existe d’autres.
  
  - En êtes-vous sûr ? Ceux-là n’avaient-ils pas une spécialisation ?
  
  Levesque parut à la fois touché et mouché. Un instant, il resta sans voix, puis reprit contenance. Coplan se félicitait d’avoir visé juste. Les huit scientifiques savaient quelque chose qu’ignoraient leurs confrères dans le monde et, pourtant, le C.N.R.S., au cours des investigations menées par Tourain, avait déclaré n’être pas au courant de connaissances spéciales de leur part. Cette réponse négative figurait dans les dossiers des intéressés.
  
  Levesque détourna le regard comme s’il préférait que l’on ne voie pas l’éclat de ses yeux au moment où il changeait le cours de l’entretien.
  
  - Sylvia m’a dit le plus grand bien de vous et vous tient en très haute estime. Réaction flatteuse pour vous car, en général, Sylvia est plutôt critique à l’égard du genre humain. C’est pourquoi je me permets de vous demander un service. Ce soir, j’aurai un gros travail à fournir. Je devrai entrer en contact avec mes correspondants afin de déterminer la stratégie boursière à adopter face à la crise actuelle. Vous savez certainement qu’en ce moment les produits miniers souffrent de la conjoncture. Si vous avez quelque argent à placer, évitez-les. Abstenez-vous aussi d’investir dans les loisirs, les clubs de vacances et le pétrole, ainsi que dans le rachat d’entreprises d’Europe de l’Est. Elles ne valent pas un clou. Au contraire, tentez votre chance dans l’écologie, c’est l’avenir du monde. Vous avez en France de florissantes sociétés qui consacrent leurs activités au traitement des eaux usées. Orientez-vous vers elles et vous ramasserez des bénéfices confortables.
  
  - En quoi ces conseils concernent-ils votre délicieuse épouse ?
  
  - Comme je viens de le dire, je serai fort occupé ce soir et, dans ces circonstances, Sylvia s’ennuiera forcément. Auriez-vous l’amabilité de l’emmener au restaurant ? Bien évidemment, la sortie sera sur mon compte. Je lui remettrai un chèque en blanc pour qu’elle règle l’addition.
  
  A ce moment, Sylvia émergea de derrière un rideau de colvilléas. Comme à l’accoutumée, elle portait un short très court qui mettait en valeur ses cuisses somptueuses. Malgré les efforts qu’il se prodigua, Coplan ne put empêcher son cœur de battre un tempo plus rapide et son ventre de ressentir un émoi soudain en se remémorant leurs étreintes passionnées.
  
  Sylvia était vraiment un morceau de choix.
  
  Néanmoins, Coplan éprouvait un doute. Ne lui tendait-on pas un piège ? Cette complaisance de l’amant lui paraissait suspecte. A moins que ce ne soit une manière de se débarrasser d’une présence gênante ? Et puis, si Sylvia disait vrai, la séparation entre ces deux êtres était toute proche et Levesque devait se moquer éperdument des faits et gestes de sa compagne, d’autant qu’avec son flair redoutable, il soupçonnait sûrement que Sylvia avait couché avec Coplan.
  
  - Avec le plus grand plaisir, assura ce dernier.
  
  
  
  Le Green Shutters Inn se distinguait par une atmosphère très britannique de style colonial. La clientèle était européenne et la cuisine, dans ses grandes composantes, aurait recueilli l’approbation des sujets de Sa Majesté : poulet bouilli au curry, côtelettes d’agneau aux airelles, bœuf archicuit aux oranges amères et pâtisseries aux arômes pharmaceutiques. Coplan dédaigna ce raffinement venu de la perfide Albion et opta pour des brochettes de poisson, du riz à la bahaméenne, fortement épicé, des sapotilles au rhum, le tout accompagné par un excellent sauvignon en provenance de Californie.
  
  Sylvia l’imita.
  
  - Tu vas retourner en France, n’est-ce pas ? attaqua-t-elle. Ton entrevue avec Jean-Louis a été décevante et n’a pas rempli tes espoirs ?
  
  - En effet.
  
  - Je n’avais aucun doute à ce sujet.
  
  - Je me demande s’il ne soupçonne pas que quelque chose s’est passé entre nous?
  
  Elle eut un rire enjoué.
  
  - Tu es bête. Sa tête est bourrée de puits de pétrole, de pêcheries, de mines, de banques, de barracudas et d’écologie. Comment y aurais-je ma place ? Quant à toi, haut fonctionnaire gouvernemental, tu es quantité négligeable pour lui. Pour être vulgaire, je dirais que tu n’as pas plus de valeur qu’une merde.
  
  Coplan ricana.
  
  - On ne peut pas dire que tu en tiennes pour la flagornerie.
  
  - Je préfère être franche et que tu ne te fasses pas d’illusions sur lui.
  
  - Vous avez évoqué votre séparation ?
  
  - Pas encore. Depuis son retour, il est d’une humeur massacrante. La raison en est simple. Son ami et lui n’ont pas pêché un seul barracuda. En outre, sa fortune a subi une dépréciation puisque les cours boursiers ont connu récemment une chute spectaculaire. Par conséquent, pour évoquer notre séparation, le moment est mal choisi et plus que défavorable pour mes intérêts.
  
  - Notre accord tient toujours ?
  
  - Naturellement. A ce sujet, où puis-je te joindre en France ?
  
  Coplan lui communiqua le numéro de téléphone d’un appartement discret de l’avenue de Lowendal à Paris, qui appartenait à la D.G.S.E., et où se relayaient, pour prendre les messages, trois anciens agents de terrain à qui les séquelles de graves blessures reçues dans le cadre de missions interdisaient de reprendre du service actif. Alternant en poste de huit heures chacun, ils retransmettaient sur-le-champ les messages au destinataire qu’il soit à Dakar, à Rio de Janeiro ou à Kuala Lumpur.
  
  - Quelles sont mes chances ? questionna-t-il.
  
  Elle réfléchit, tout en piquant avec sa fourchette dans la sapotille.
  
  - Soixante-quinze pour cent de chances pour que Jean-Louis n’accepte pas mes propositions, lâcha-t-elle enfin avec une moue méprisante. Ces milliardaires, finalement, ne sont pas grands seigneurs, mais plutôt radins quand leur orgueil est blessé. Tout homme est un macho qui s’ignore et qui déteste qu’une femme le quitte. Alors, je suis pessimiste. A l’inverse, toi tu peux te montrer optimiste. La seule chose que je te demande, sois patient.
  
  - Jusqu’au trente et un du mois ?
  
  - Chose promise, chose due.
  
  Elle se mordit la lèvre inférieure, tout en labourant avec la fourchette la chair de la sapotille.
  
  - Dommage, j’aurais aimé faire l’amour avec toi ce soir, mais, après le dîner, il faudra que je rentre directement. Ce n’est que partie remise, puisque je sais où te joindre en France.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  - Vous tombez à pic, jubila le commissaire divisionnaire Tourain, je m’apprêtais à partir avec mes hommes pour m’occuper de celle qui avait l’habitude de flageller Michel Terreneuve. Nous l’avons retrouvée. Au fait, que vous a appris Jean-Louis Levesque ?
  
  Coplan grimaça.
  
  - Rien. Il est fermé comme une huître. Aucun raisonnement logique ne l’atteint.
  
  - Dommage. Venez.
  
  Tourain décrocha son imperméable et les deux hommes quittèrent son bureau. Dans la rue des Saussaies la pluie tombait. Les deux Peugeot démarrèrent.
  
  - Qui est la femme ? interrogea Coplan.
  
  - Une prostituée spécialisée dans les lesbiennes. Elle-même témoigne de penchants saphiques, si bien que, par esprit de revanche sans doute, elle adore flageller les hommes qui témoignent de tendances sadomasochistes. Son identité est Patricia Grosbois, mais elle est plus connue sous son nom de guerre de Samantha.
  
  Dans la nuit de Pigalle, au milieu de la rue de Douai, le bar se signalait par une enseigne au néon agressif et une appellation plus que vulgaire, quoique sans équivoque sur la clientèle qui hantait le lieu : la Chatte sur un doigt brûlant, cette parodie d’un titre de pièce de théâtre célèbre rappelant plutôt celui d’un film porno hard que suggérant une ambiance douce et feutrée.
  
  Les soixante-dix ans de la tenancière paraissaient à tout jamais coulés dans le moule des lumières tamisées, du décor suranné, du bois verni, des nuits interminables sur les banquettes au tissu effiloché et aux caresses crapuleuses. Son œil aigu et égrillard attestait qu’elle n’avait pas abdiqué la conquête des cœurs féminins en chômage ou en bandoulière. Habillée à la perfection, parée de bijoux somptueux, coiffée blond platine et casquée au millimètre, rasée sur la nuque et ravalée au kilo de fards, elle tablait sur la lassitude sentimentale des noctambules esseulées pour glisser dans sa couche la cliente sur laquelle elle avait jeté son dévolu.
  
  Reniflant le flic sous le costume avachi de Tourain, elle questionna de sa voix slave et suave :
  
  - Je vous offre une coupe ?
  
  Coplan inspecta l’assistance : femmes aux allures de garçonnes et leurs belles esclaves lascives, frissonnant sous les caresses et les propos cajoleurs, affalées sur les banquettes pendant que l’inévitable berger allemand léchait les breloques qu’elles portaient autour de leur cheville gauche, marque volontaire de leur assujettissement charnel.
  
  Tourain refusa d’un bref signe de tête.
  
  - Où est Samantha ?
  
  La lesbienne parut interloquée.
  
  - C’est vrai, ça, il y a un bout de temps que je ne l’ai pas vue.
  
  - Depuis quand ?
  
  - Environ un mois.
  
  En entendant la réponse, Coplan fut envahi par un sinistre pressentiment. Peu ou prou, la période indiquée correspondait à l’assassinat de Pierre Milan, tué de deux balles de calibre 5,56 sur la terrasse de sa villa au Chesnay à la fin d’un bel après-midi dominical. Compte tenu de la durée d’incubation du virus de la rage, Michel Terreneuve avait été contaminé à la même époque, grâce à la complicité de Samantha, et celle-ci n’avait plus fréquenté la Chatte sur un doigt brûlant approximativement à la même date, alors que le bar constituait sa tanière habituelle.
  
  Ce sinistre pressentiment se confirma lorsque l’un des hommes de Tourain déverrouilla la porte du loft situé à deux pas de l’Opéra Bastille.
  
  Une effroyable odeur de chairs en décomposition fit chanceler les arrivants.
  
  Un foulard en soie mauve, signé Christian Dior, était serré autour du cou de Samantha. Autour de sa cheville gauche, on ne distinguait même plus les breloques, tant les vers grouillaient en dissimulant le métal.
  
  Le mouchoir collé sur la bouche et les narines, Coplan et les policiers refluèrent précipitamment, sauf, dans un premier temps, Tourain qui téléphona à la Brigade criminelle.
  
  Plus tard, dans une brasserie en face de la colonne, le groupe tenta de chasser les miasmes pestilentiels respirés dans le loft.
  
  - Un tueur à gages aux multiples talents a opéré, diagnostiqua Coplan. D’abord, il exécute Pierre Milan. D’une première balle, il le touche au front et, d’une seconde, à la pomme d’Adam, ce qui suppose qu’il a tiré à une vitesse fulgurante, avant que le corps de la victime ne soit projeté hors de la terrasse par la force de l’impact. Un vrai professionnel. Ensuite, s’il s’agit bien du même, il parvient à circonvenir Samantha d’utiliser l’onguent contenant le virus de la rage. Probablement lui verse-t-il une grosse rémunération pour sa collaboration. Par essence, une prostituée est vénale, mais, parallèlement, elle est dangereuse. On ne peut tabler sur son silence. Alors, il décide qu’elle passera l’arme à gauche à l’aide d’un foulard serré autour de son cou. Précaution classique. En résumé, il y a eu complot pour tuer Pierre Milan et Michel Terreneuve.
  
  - Pourquoi eux et pas les autres ? objecta Tourain. Pierre Milan était chimiste et Michel Terreneuve, physicien nucléaire. Or, nous comptons parmi les six disparus, deux autres chimistes, Robert Vuillemin et Jacques Pferd, ainsi que deux physiciens nucléaires, Rémy Calmoz et Vincent Belville.
  
  - Qui peut assurer que leur spécialité était visée ?
  
  - Et pourquoi recourir à un moyen aussi sophistiqué que le virus de la rage ?
  
  - Après la mort de Pierre Milan, tué de deux balles dans la tête, il fallait écarter la thèse du complot. Sans les traces de flagellation dans le dos, l’encéphalite aurait été admise par le corps médical et l’autopsie n’aurait pas eu lieu. Le tueur et ses commanditaires étaient tranquilles. Le lien entre les décès de Pierre Milan et de Michel Terreneuve n’était pas établi. Dans le cas du second, on aurait pensé à une simple maladie. Comme vous le soulignez, le procédé est d’une grande sophistication, de même que le tueur à gages.
  
  
  
  
  
  Honoré que la D.G.S.E. lui ait délégué un de ses as, le commissaire divisionnaire Bonneuil, chef du Service Régional de Police Judiciaire de Versailles, avait convié Coplan à déjeuner aux Trois Marches dans la cité royale.
  
  Le menu excitait le palais : assiette de foie gras au vin de Maury et à la croque au sel, turbot au jus de viande et crème Chiboust caramélisée aux fruits. A l’avenant, les vins étaient délectables.
  
  - Mes compliments, félicita Coplan.
  
  - Ce n’est pas tous les jours que j’invite un commensal aussi prestigieux, flatta le policier. Encore une fois, je regrette de ne pouvoir vous être plus utile. Cette affaire est mystérieuse. Le tueur a bénéficié de l’isolement de la villa de Pierre Milan et de sa famille. Personne n’emprunte jamais cet ancien chemin de campagne. Partant, il était facile d’escalader le mur et de commettre cet odieux attentat. En tout cas, l’assassin a fait preuve d’un sang-froid étonnant. Embusqué en haut du mur, il a attendu des heures que paraisse sa victime. Pour offrir à un passant éventuel une contenance plausible, il a utilisé un sécateur et coupé de menus branchages à un chêne, comme un paisible campagnard qui passe son dimanche à entretenir sa propriété.
  
  « Consciencieux et professionnel, il l’était. Il a pris la précaution d’enfermer les mégots de ses cigarettes dans la boîte métallique de même marque. Une boîte non entamée dont il a déchiré l’enveloppe de cellophane qui est tombée de l’autre côté du mur et qu’il n’a pas pris la peine de récupérer. La marque était inscrite sur la cellophane. Benson & Hedges. Quant aux cendres que nous avons prélevées, elles correspondent au tabac vendu par cette firme britannique et nous permettent d’affirmer que le tueur a fumé une quinzaine de cigarettes. A un rythme d’une cigarette toutes les dix minutes, il est resté là au minimum deux heures et demie, ce qui suppose qu’il est doté d’un sang-froid et d’une patience redoutables. A mon avis, il s’agit d’un professionnel aux nerfs d’acier. Aucun amateur n’attendrait aussi longtemps l’arrivée de sa cible. Il prendrait peur avant. »
  
  - L’enveloppe en cellophane est celle d’une boîte métallique de 20 cigarettes Benson & Hedges ?
  
  - Oui.
  
  Coplan fronça les sourcils. Des cigarettes sans filtre. La célèbre boîte métallique plate et rouge. Depuis des années, la firme britannique avait cessé leur fabrication, préférant les cigarettes-filtres en paquets cartonnés et abandonnant le rouge pour un marron doré.
  
  - L’un des occupants de la villa ne serait-il pas à l’origine de cette enveloppe en cellophane ?
  
  Le chef du S.R.P.J. de Versailles émit un léger gloussement.
  
  - Pierre Milan, son épouse et ses enfants étaient des militants purs et durs de la lutte anti-tabagique. De vrais fanatiques. Non, croyez-moi, le tueur, en la dépiautant, l’a laissée tomber de l’autre côté du mur. Un coup de vent, peut-être.
  
  Dans l’après-midi, Coplan eut confirmation, en téléphonant à Londres, que la production des boîtes rouges et des cigarettes sans filtre avait cessé. Il apprit aussi qu’un stock important de cette catégorie, entreposé à Tanger, avait été volé en 1989.
  
  - S’il voulait les fumer, rit le directeur général adjoint, le voleur aura été déçu. Depuis le temps qu’elles étaient là, elles avaient perdu leur parfum et leur saveur. Le tabac ne se conserve pas éternellement.
  
  Le lendemain, Coplan se rendit au siège d’Interpol à Saint-Cloud, après s’être assuré, en compagnie de Tourain, que la police française ne détenait aucun renseignement sur un tueur professionnel affectionnant les Benson & Hedges sans filtre.
  
  Grâce au fichier électronique, il explora les archives en espérant que sa cible n’appartienne pas aux Services spéciaux, crainte qu’il avait déjà éprouvée lorsqu’il s’était penché sur les dossiers dormant dans les entrailles de l’ordinateur consulté à la D.G.S.E.
  
  La rubrique « CK » couvrait les habitudes, les tics, les réflexes, les dadas, les manies, les marottes, les penchants, les péchés mignons des criminels connus, de Dunkerque à Tamanrasset et de l’Atlantique l’Oural.
  
  Des fumeurs de Benson & Hedges sans filtre, il n’en existait qu’un, Mariano Boschetta. De nationalité italienne, il était né à Païenne, en Sicile, cinquante-deux ans plus tôt. Plusieurs fois appréhendé par la police pour des activités mafieuses, il n’avait jamais été convaincu de crime et délit et, à chaque fois, avait été relâché avec des excuses. Ainsi était-il vierge de tout séjour en prison.
  
  S’il possédait sa fiche à Interpol, la raison en incombait à un certain Salvatore Luca, ancien mafioso de son état qui, condamné trois fois à quinze ans de prison, avait préféré passer avec armes et bagages du côté de la Justice et était devenu ce que la police italienne surnommait un « repenti ».
  
  Entre autres aveux et confessions, il avait révélé que Mariano Boschetta était le chef d’orchestre de l’exécution de deux juges anti-mafia à Palerme. Parmi les habitudes du tueur en chef, il avait cité la consommation de Benson & Hedges sans filtre. Lancées aux trousses de Boschetta, les polices européennes, malgré leur étroite coopération, avaient fait chou blanc. L’intéressé s’était enfoncé dans les ruelles de la clandestinité sans que sa trace soit retrouvée, sans doute protégé par les réseaux secrets organisés par l’hydre de Palerme qui exécutait ses ennemis mais savait, en revanche, veiller sur les siens.
  
  
  
  
  
  Coplan s’arrêta sur le Pont des Soupirs. A chacun de ses voyages à Venise, il faisait étape en ce lieu qui figurait parmi les sites touristiques les plus célèbres de l’univers. Inéluctablement, lorsqu’il posait le pied sur ce point de passage obligé dans la cité des Doges, il savourait le spectacle que les humoristes locaux lui offraient.
  
  Sur l’eau du canal glissaient les gondoles chargées de touristes de toutes nationalités. Rassemblés sur le Pont, des Vénitiens, par le plus grand des paradoxes, entonnaient les classiques chansons napolitaines qui avaient fait le tour du monde, d'O Sole Mio à Torna a Sorrento, et de Maccheroni à Santa Lucia. Ces farceurs de la langue entamaient le refrain sur les paroles classiques :
  
  Che bella cosa
  
  Una giornata al sole
  
  L’aria è serena
  
  Dopo la tempesta...
  
  puis, franchement, obliquaient vers le quolibet et l’insulte décochés en termes argotiques du cru que les Italiens des autres régions ne comprenaient pas, et encore moins les touristes. Cette bouffonnerie donnait par exemple : Retournez dans votre pays, bande de connards, déjà que l’eau ici est pourrie, vous la polluez encore plus, bâtards, fils de chienne, chacals, balayettes à chiottes, peaux de fesses !
  
  Et autres joyeusetés.
  
  Croyant naïvement qu’on les complimentait, les touristes, enchantés, applaudissaient frénétiquement, et c’était là la partie la plus comique du quiproquo. D’ailleurs, de retour à Londres, à Francfort ou à Stockholm, ils racontaient avec une verve extasiée comment les délicieux Vénitiens avaient agrémenté leur séjour d’aubades romantiques.
  
  Après s’être réjoui du spectacle, Coplan gagna à pied le lieu de son rendez-vous, une vieille maison charmante logée près de la place Saint-Marc et de ses pigeons.
  
  Les gardes du corps avaient des têtes de bandits calabrais, survivants de la bande de Fra Diavolo. Était-ce pour tromper l’ennemi ?
  
  Sous toutes les coutures ils le palpèrent avec une telle vigueur que le tissu de son costume en fut chiffonné.
  
  Enfin, ils l’introduisirent dans le petit salon artistement meublé.
  
  Petite, grassouillette, le visage ingrat, coiffée à la va-comme-je-te-pousse, la quarantaine électrique, Caria Volvero était le nouveau juge anti-mafia nommée à Palerme pour succéder à ses prédécesseurs assassinés par la Pieuvre. Pour le moment, elle prenait un repos bien mérité dans sa ville natale.
  
  A l’entrée de Coplan, elle se leva vivement et alla éteindre le téléviseur.
  
  - Ici à Venise, nous balançons nos ordures dans les canaux. A Hollywood, ils ne les jettent pas, ils en font des téléfilms. Ce n’est pas de moi, c’est de Woody Allen.
  
  Elle lui tendit une main ferme et énergique.
  
  - Asseyez-vous. Thé ou café ?
  
  - Café-café. A l’italienne.
  
  Quand la conversation eut pris sa vitesse de croisière, Coplan formula sa requête :
  
  - Il me serait agréable que vous m’accordiez un droit de visite pour rencontrer Salvatore Luca.
  
  - Vous pensez obtenir de lui des informations plus complètes sur Mariano Boschetta que celles que je vous ai fournies ?
  
  - Vous avez tant de chats à fouetter, répondit-il avec diplomatie, qu’il vous est impossible de vous concentrer plus particulièrement sur Boschetta.
  
  - C’est exact, je croule sous les dossiers et surtout sous ceux relatifs aux assassinats de mes prédécesseurs auxquels, d’ailleurs, Boschetta serait mêlé. Pour le moment, cependant, il est vrai que je m’intéresse plutôt aux mafiosi qui s’exhibent orgueilleusement en Sicile, bien qu’à mon avis Boschetta soit toujours actif et ait pu commettre les crimes dont vous l’accusez d’être l’auteur.
  
  - Pourquoi ce sentiment ?
  
  Elle trempa ses lèvres dans le café, reposa la tasse, réfléchit et répondit d’une voix grave :
  
  - Boschetta se cache, c’est évident. Néanmoins, pour la Pieuvre, un membre recherché n’a pas cessé ses fonctions pour autant. S’il ne l’est plus, on lui donne l’ordre de se rendre à la Justice afin de ne plus embêter personne. Un affilié de la Pieuvre est toujours en service. S’il est appelé alors que sa vieille maman est en train de mourir, il lui faut abandonner sa mère et partir exécuter ce que son parrain lui a ordonné de faire. Sa vieille maman se débrouillera toute seule pour recevoir l’extrême-onction.
  
  Coplan n’eut pas à batailler longtemps pour obtenir l’autorisation qu’il sollicitait. Caria Volvero signa de son écriture élégante un permis de communiquer.
  
  
  
  Le lendemain, Coplan débarqua à Palerme. En pleine ville, à deux cents mètres de l’hôtel où il avait réservé une chambre, une rafale de mitraillette partit d’une BMW et deux hommes qui sortaient d’une épicerie furent fauchés par les balles, pendant qu’à l’intérieur des boîtes de conserve explosaient sous l’impact des projectiles. La BMW démarra en trombe et les passants continuèrent leur chemin en se contentant de contourner les flaques de sang.
  
  Philosophe, le chauffeur de taxi haussa ses épaules maigres.
  
  - On n’y fait plus attention, ça arrive tous les jours. Ici, l’année dernière, il y a eu mille morts par assassinats ! La seule chose dont j’ai peur, c’est qu’ils me crèvent les pneus avec leurs conneries de règlements de comptes !
  
  Dans l’après-midi, Coplan se rendit à l’Ucciardone, la prison centrale de la capitale sicilienne. Une aile était réservée aux « repentis », qui était supérieurement gardée par les commandos de choc des carabinieri.
  
  Mis à nu, fouillé corporellement, Coplan fut obligé d’abandonner ses vêtements et d’endosser une tenue spéciale en toile pénitentiaire ornée d’un badge.
  
  D’une maigreur ascétique, Salvatore Luca avait des yeux noirs et brûlants qui lui mangeaient le visage. Les soucis, les rigueurs carcérales, la peur d’être assassiné à cause de sa trahison, lui avaient blanchi les cheveux qu’il portait longs comme pour préserver sa nuque de la lame d’une hache vengeresse.
  
  Après les préliminaires d’usage durant lesquels il avait avec attention écouté l’exposé de Coplan, il remarqua d’une voix enrouée et étonnée :
  
  - Le juge Caria Volvero sait où trouver Mariano Boschetta, je le lui ai dit.
  
  - Où ?
  
  - A Tanger.
  
  Le stock de Benson & Hedges avait été volé à Tanger en 1989, se souvint Coplan.
  
  - Pourquoi à Tanger ?
  
  - Boschetta gère des affaires là-bas. Contrebande et autres. Entre deux contrats. Il connaît parfaitement le coin.
  
  - Où exactement à Tanger ?
  
  - Je l’ignore.
  
  - Comment expliquez-vous que le juge Caria Volvero ne m’en ait pas parlé ?
  
  Le « repenti » eut une réaction typiquement machiste sicilienne :
  
  - C’est une femme. Elle n’a pas la puissance de travail de ceux qui l’ont précédée à ce poste. Elle s’embrouille dans les dossiers et ne sait pas accorder une priorité aux affaires les plus urgentes. A mon avis, elle se braque trop sur les gens qui sont restés en Sicile. Pourquoi sont-ils restés ? Tout simplement parce qu’ils ne craignent rien d’elle. Elle aurait dû se concentrer sur Mariano Boschetta. Lui, c’est un gros cube !
  
  - Que pouvez-vous m’apprendre d’autre sur ce poids lourd ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Fenêtre africaine sur l’Europe, anciennement paradis fiscal et refuge des trafiquants et des criminels de tous acabits, un temps port franc et ville au statut international, Tanger avait conservé de l’occupation espagnole un style architectural hybride qui alliait le mauresque au castillan, sauf dans les bâtiments officiels et administratifs qui puisaient leur inspiration dans le modernisme outrancier d’Outre-Atlantique.
  
  Cette tendance était sensible dans le bureau avant tout fonctionnel et climatisé du colonel de gendarmerie Oufqar à l’uniforme impeccablement repassé et strié de plis en lames de rasoir comme s’il allait défiler dans une parade militaire.
  
  - Mariano Boschetta, on en parle, avoua-t-il, mais aucun de nos informateurs ne l’a jamais vu en chair et en os. Ne vous fiez pas aux légendes qui courent les rues, ni aux rumeurs qui circulent dans les bars à truands.
  
  - Si, malgré tout, il était ici, à quel trafic se livrerait-il ? insista Coplan.
  
  - Incontestablement à la contrebande d’Africains à destination de l’Espagne. C’est le fléau que nous connaissons actuellement. Quotidiennement, il nous arrive des centaines de pauvres hères qui nous viennent d’Afrique Centrale et Occidentale et ont voyagé dans des conditions effroyables, souvent victimes des passeurs, des sorciers, des escrocs, des marchands de sueur. Ils ont traversé des déserts à dos de chameau ou à pied, essuyé des tempêtes de sable, fui les chacals et les hyènes, mendié une gourde d’eau, ils se sont déshydratés, ont perdu un nombre considérable de kilos, mais ils s’en sont moqués car leurs rêves les transportaient vers l’Eldorado, c’est-à-dire l’Europe. Parvenus à Tanger, ils n’ont plus qu’un obstacle à sauter, un détroit à franchir, celui de Gibraltar.
  
  « Dans leur candeur, ces desperados ignorent qu’ici les attend une tourbe de malfaiteurs qui vont leur extorquer un maximum pour les faire passer sur la terre d’Espagne. Sept mille francs français, c’est le prix du voyage. Devant cette invasion, l’Espagne a pris des mesures radicales. Depuis 1985, une loi interdit aux travailleurs immigrés du tiers-monde d’entrer sur son sol sans le visa obligatoire et super-sélectif. Malheureusement, Madrid n’a pas envoyé suffisamment de policiers pour faire respecter cette loi. Néanmoins, si le passeur subodore, à l’approche des côtes, la présence cachée de la Guardia Civil, il expédie sa cargaison à l’eau. Qu’ils se débrouillent. S’ils ne savent pas nager, tant pis pour eux. Ainsi repêche-t-on, bon an mal an, une centaine d’Africains noyés dans le détroit. »
  
  Coplan eut un haut-le-cœur.
  
  - Atroce. Une cargaison comprend combien d’hommes ?
  
  - Une quarantaine.
  
  - Revenu brut, par passage, 280 000 francs français. Et combien de voyages par nuit ?
  
  - Environ cent cinquante.
  
  - Joli bénéfice pour l’instigateur de cet odieux trafic.
  
  - Et sur le plan judiciaire, cette activité est bien moins dangereuse que le trafic de drogue. Les peines encourues chez nous ou en Espagne sont minimes.
  
  - Et le négrier qui dirigerait ce trafic serait Mariano Boschetta ?
  
  - On le dit. Sans preuves. Il agirait pour le compte de Palerme. Je n’en sais pas plus. Cette ville n’a pas abdiqué son passé criminel. Elle est restée le centre de la pègre. Qui dit pègre dit loi du silence. Pas toujours, mais en général, oui. Des « repentis », il en existe en Italie, pas ici.
  
  Coplan sollicita l’aide et quelques conseils du colonel Oufqar qui les lui prodigua sans réserve. Puis il remercia chaleureusement et prit congé.
  
  Dans cette ville vouée à l’argent, aux cupides appétits, il fallait impressionner. Aussi avait-il emprunté à un honorable correspondant de la D.G.S.E., basé à Algesiras, une BMW 850 CSi, une bête agressive, aux accélérations musclées grimpant jusqu’à 250 km heure et au profil d’avant-garde.
  
  Effectivement, son arrivée sur la place du Petit Socco ne passa pas inaperçue. De là, il grimpa vers la terrasse du café Puentes où, selon les informations reçues du colonel Oufqar, se pratiquaient les trafics les plus divers : contrebande de cigarettes et de devises, blanchiment d’argent sale, achat et vente de haschich, d’héroïne et de cocaïne, trafic de faux papiers et de fausse monnaie, traites des Blanches, des Noires et des Noirs.
  
  Il s’assit à une table isolée et commanda une bière. Il ne fut pas long à remarquer l’intérêt que lui portait un homme d’une soixantaine d’années, vêtu d’un bermuda et d’une chemisette, et chaussé de sandales. Cet individu se mordit la lèvre inférieure, comme s’il hésitait, puis se leva et apporta son verre qu’il déposa à côté de la bouteille de bière avant de s’asseoir.
  
  - Chouette bagnole, préambula-t-il en espagnol. J’aime bien les beaux carrosses. Ce bolide doit coûter du fric ?
  
  - Pas loin de 700 000 francs français. Trois voyages à travers le détroit devraient suffire à la payer.
  
  L’homme se raidit et ses yeux se rétrécirent.
  
  - T’es dans le bizness ?
  
  Les Espagnols avaient toujours eu le tutoiement facile, se souvint Coplan.
  
  - J’essaie de m’y introduire. Je voudrais importer cinq mille types en France. Des Africains. Pour des entreprises de travaux publics du Sud-Ouest.
  
  L’Espagnol parut soulagé.
  
  - C’est autre chose. Tu es client, pas passeur.
  
  Il tendit une main brunie par le soleil et les embruns.
  
  - Mon nom est Diego Oliveira.
  
  - Francis Canlo.
  
  - Français ?
  
  - Oui.
  
  - On aime bien les Français par ici. Ce sont quasiment eux qui ont créé la ville. Alors, comme ça, tu serais preneur de cinq mille espaldas mojadas (Dos mouillés. Terme utilisé par la police espagnole pour désigner les Africains franchissant clandestinement le détroit, lui-même repris de l’américain wetbacks (dos mouillés) appliqué aux immigrants mexicains traversant clandestinement les eaux du Rio Grande délimitant la frontière entre le Mexique et les U.S.A) ?
  
  - Si tu es intéressé, il me faut des garanties car je ne vais pas verser une partie du règlement à l’avance sans être assuré du bon déroulement de l’opération. Je ne suis pas naïf à ce point.
  
  - C’est normal, hombre.
  
  - En France, des amis m’ont parlé du patron, un certain Boschetta. C’est lui, paraît-il, le maître d’œuvre. On m’a assuré que son quartier général est ce café Puentes.
  
  Cette fois, Oliveira rigola franchement.
  
  - Le patron ne met jamais les pieds dans cet établissement. Ici, c’est le rendez-vous des sous-fifres.
  
  - Comme toi ?
  
  L’Espagnol parut vexé mais, impressionné par la force tranquille, par l’assurance et par le physique de colosse de son interlocuteur, il préféra faire contre mauvaise fortune bon cœur. Ses yeux étaient aimantés par la superbe montre Cartier, piquetée de diamants, que son vis-à-vis exhibait à son poignet gauche et par les riches et lourdes chevalières en or massif qui ornaient les doigts. Astucieusement, Coplan avait recouru aux signes extérieurs qui, pour tout truand, révélaient l’homme arrivé et sérieux. Le coupé BMW 850 CSi entrait dans cette stratégie, tout comme le costume en tissu léger, portant la griffe d’un grand couturier parisien, et les mocassins Via Veneto. Oliveira ne s’y trompait pas.
  
  - Où pourrais-je le rencontrer ? reprit Coplan.
  
  Pour se donner une contenance, l’Espagnol acheva lentement son anisette.
  
  - Il me faut du temps, éluda-t-il. Le patron n’est pas aux ordres. On ne lui dit pas : tiens, j’aimerais te rencontrer, va à tel endroit à telle heure.
  
  Coplan inclina la tête.
  
  - Je comprends. Quand ?
  
  - Ici après-demain à la même heure.
  
  Coplan se leva, régla sa consommation et s’en fut pour consacrer le reste de la journée à l’exploration des plages d’Asilah au Rincon de Medi près de Ceuta, en passant par Ksares-Schir, Mdiq ou Theyrraya, baptisée Playa de la Avioneta par référence à un avion italien qui s’y était écrasé à cause de la surcharge de sa cargaison de drogue. Également, il visita des criques quasiment désertes auxquelles on accédait par des chemins de terre, à l’écart d’agglomérations isolées, telles Sidi N’Nari ou Melisset.
  
  Dans l’une d’elles étaient rangés des canots et des barques et, sur le sable, dormaient ces Africains que, par dérision, les autochtones affublaient du sobriquet de pajaritos, les oisillons. Particulièrement volubile, un patron de barque expliqua à Coplan qu’avec le vent d’est il était suicidaire de vouloir passer en Espagne.
  
  - Le détroit est très dangereux. Il existe de forts courants sous-marins susceptibles de vous envoyer dériver indéfiniment sans oublier les risques de chavirer.
  
  Enfin, il rentra à son hôtel, le meilleur de la ville. Question de standing obligeait.
  
  Le lendemain matin, il piqua une tête dans la piscine, crawla de nombreux aller et retour, sortit de l’eau et revint vers sa chaise longue. Celle-ci était occupée par une splendide créature au regard masqué par de larges Ray-Ban.
  
  Pour le reste, elle offrait un corps aux formes voluptueuses et des seins enjôleurs qui gonflaient le tissu orange du bikini. La peau était caramel et les lèvres, charnues et sensuelles. Descendues de sa lourde chevelure noire, des mèches frisottées effleuraient la main de Fatima en or massif qui pendait à son cou. Entre ses cuisses somptueuses, pareil à un symbole phallique, se dressait un flacon d’huile solaire, tandis que son sac à main, en peau de serpent, reposait sur la serviette-éponge, orange comme le bikini. Ses mains étaient croisées sous sa nuque.
  
  - Ne bougez pas, lança Coplan qui se pencha pour ramasser ses affaires, j’émigre ailleurs.
  
  - Je ne comprends pas le français, répondit-elle en espagnol.
  
  Il répéta sa phrase et elle leva la main en signe de protestation.
  
  - Pas du tout. C’est moi qui suis une intruse. En fait, je voulais avoir un entretien avec vous.
  
  - C’est la qualité de mon crawl qui vous a séduite ?
  
  - Je déteste l’eau et ne connais rien à la natation. D’ailleurs, l’exercice, en général, m’ennuie.
  
  - Vous avez dit que vous vouliez avoir un entretien avec moi ?
  
  - J’ai appris que vous cherchez Mariano Boschetta.
  
  Stupéfait, il resta un instant sans voix, puis s’assit sur la serviette-éponge, à côté de la chaise longue, de laquelle n’avait pas bougé la jeune femme.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Mon nom est Salima Lahzar. Vous, c’est Francis Canlo.
  
  - Les nouvelles vont vite à Tanger. Marocaine ?
  
  - Oui.
  
  - Donc, vous avez appris que je cherche Mariano Boschetta. Comment ?
  
  - J’ai des espions au café Puentes.
  
  - Et quel est votre intérêt dans cette affaire ?
  
  - Moi aussi j’aimerais retrouver sa trace.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Raisons familiales.
  
  - C’est un de vos parents ? questionna Coplan d’un ton vaguement ironique. Votre père, peut-être ? Il aurait abandonné votre mère à votre naissance, sans l’épouser. Vous seriez animée par l’esprit de revanche.
  
  - Pas de revanche, de vengeance. Mais il n’est pas mon père, tout simplement parce qu’il est l’assassin de mon père.
  
  Coplan tressaillit. Elle délogea le flacon d’huile solaire et le lui tendit avant de dégrafer le soutien-gorge de son bikini et de le laisser tomber sur le carrelage. En voyant les seins magnifiques, Coplan se força à déglutir silencieusement.
  
  - Pile et face, exigea-t-elle.
  
  Il s’exécuta avec plaisir. Sous ses doigts, la peau était douce et ferme. Quand il aborda la poitrine, les seins durcirent et Salima soupira avant de haleter. Du coin de l’œil, il vit un couple âgé s’arrêter à quelques mètres de la chaise longue. Dans leurs regards brillait une lueur sévère et réprobatrice. Coplan se pencha vers l’oreille de Salima et lui murmura :
  
  - Nous ferions mieux de monter dans ma chambre évoquer la mort de votre père. Ici, nous risquons une inculpation pour attentat à la pudeur. En tant que Marocaine, vous savez que les intégristes vous coupent la gorge rien que pour un sein qui tressaille.
  
  - Pas à Tanger. La ville est pourrie jusqu’à la moelle. Pas de danger qu’ils y aient de l’influence. Néanmoins, je suis d’accord pour monter dans votre chambre. Nous y serons plus tranquilles pour parler.
  
  Dans un premier temps, elle n’avait nulle envie de parler, c’est pourquoi elle se dénuda et attira Coplan sur le lit. Elle faisait l’amour avec l’ardeur d’une Touareg qui, de retour sous la tente, se délasse des cahots endurés entre les bosses du chameau durant l’interminable traversée du désert.
  
  Quand elle fut repue, elle alla sans un mot prendre une douche et revint s’allonger entre les draps.
  
  - C’était bien, avoua-t-elle d’un ton un peu timide, comme si sa pudeur musulmane lui interdisait de s’étendre longuement sur le plaisir qu’elle avait éprouvé.
  
  - Tu es très belle, flatta-t-il en la caressant.
  
  Sans brusquerie, elle repoussa sa main.
  
  - Plus tard. Pour le moment, je suis rassasié. Parlons. Pourquoi cherches-tu Boschetta ?
  
  - Pour faire des affaires avec lui.
  
  Elle fronça les sourcils.
  
  - Tu es un trafiquant ?
  
  - Plutôt un businessman.
  
  - Franchement, ça revient au même. Alors, mon histoire ne t’intéresse pas.
  
  Elle se dégagea et se leva pour se rhabiller. Il la rejoignit précipitamment et la saisit aux épaules.
  
  - J’aimerais l’entendre quand même.
  
  - Non.
  
  Il insista :
  
  - Si, comme tu le dis, Boschetta est un assassin, je pourrais réviser ma position. Moi je suis un homme d’affaires, d’affaires pas très légales, d’accord, mais dans lesquelles personne ne meurt jamais. Je déteste que le sang coule. Je reprends l’avion si Boschetta a le pistolet facile.
  
  Elle hésita puis se rassit sur le bord du lit.
  
  - Voilà, commença-t-elle d’une voix incertaine. Mon père...
  
  Elle essuya une larme furtive.
  
  - ... Était un homme riche et idéaliste. Très croyant, il savait qu’Allah réprouve et châtie l’usage de la drogue. A tort, je le reconnais, pensant être son serviteur, il a acheté un stock d’héroïne aux lieutenants de Boschetta et l’a revendu aux trafiquants de Casablanca. A bas prix, si bien que ces derniers l’ont crue coupée. En réalité, elle était pure. Quoique, cette fois, coupée par les dealers, elle restait concentrée à 80 pour cent, alors que les doses habituelles évoluent entre 5 et 10 pour cent. Les drogués n’ont pas résisté. Ils sont tombés comme des mouches. A ce degré de concentration, l’arrêt cardiaque est immédiat. L’usager est foudroyé. Il s’agit là d’une surdose mortelle. Perdant sa clientèle, la Mafia a réagi et a enquêté. Elle a su que mon père était l’instigateur de cette hécatombe. A la différence de ce que j’éprouve, mon père aimait se baigner et nager loin vers le large. Un jour, il n’est pas rentré à la plage...
  
  - En résumé, lui aussi était un criminel. Allah lui a-t-il pardonné ?
  
  - L’intention était bonne. Allah l’aura félicité, car il a prononcé l’anathème contre les drogués.
  
  - Comment as-tu obtenu ces renseignements au sujet de Boschetta ?
  
  - Par la police de Casablanca.
  
  - Et elle t’a assuré que c’est un tueur ?
  
  - Il adore tuer. Pour cela, il adopte diverses méthodes et essaie d’innover. La noyade à un kilomètre de la plage est une de ses spécialités, mais il a recours à bien d’autres moyens d’exécution. C’est un monstre, méfie-toi. Si tu fais des affaires avec lui, le moindre accroc de ta part et tu y passes.
  
  Coplan fit mine d’être effrayé et Salima lui tapota la joue d’un geste tendre.
  
  - Il est insaisissable, poursuivit-elle d’un air navré. Personne ne sait où il se cache. La police n’a jamais rien pu prouver contre lui. On dit qu’il obéit à la Coppola et voyage sans cesse entre la Sicile et Tanger.
  
  - La Coppola ? questionna-t-il en feignant d’ignorer la signification.
  
  - L’état-major de la Mafia à Palerme. Boschetta est rusé et intelligent. Remarque, tu me rétorqueras que, dans le cas de mon père, il n’était pas besoin d’être grand clerc pour deviner que l’héroïne à 80 pour cent, ce poison extrêmement violent, n’avait pas été mis en vente par un trafiquant habituel. Celui-ci, en effet, n’aurait eu aucun intérêt à vendre moins cher un produit dix fois plus concentré.
  
  - Tu me racontes tout ça mais qu’attends-tu de moi ?
  
  - Concluons un marché. Dès que tu as traité ton affaire avec lui si tu parviens à le rencontrer, alors, au moment de reprendre l’avion, indique-moi où je peux le trouver.
  
  - Que feras-tu ?
  
  - Je le tuerai.
  
  - Je vais réfléchir.
  
  Salima devait penser qu’il convenait d’encourager son partenaire dans cette voie car elle se tourna sur le côté, écarta les cuisses et enfouit son index dans sa toison brune pour se caresser, en accompagnant le geste de gémissements, rauques comme l’appel du muezzin au sommet du minaret.
  
  Le désir fouaillé, Coplan tendit son membre puissant qu’elle guida dans l’entrelacs humide d’une main experte et exigeante. Elle piaffait, impatiente de connaître une deuxième extase. Ses lèvres fraîches et odorantes se soudèrent à celles de son amant. Quand il la pénétra, elle poussa un cri puis se propulsa en avant pour engloutir la chair dure qui allait la transporter de plaisir. Tel un furieux centaure, il la laboura puissamment en cambrant les reins. Avec un ensemble parfait, ils explosèrent dans un orgasme dévastateur.
  
  Plus tard, elle roucoula :
  
  - Tu as eu le temps de réfléchir à ma proposition ?
  
  Nullement dupe, il sut qu’elle l’avait attiré dans un guet-apens lubrique.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Oliveira arborait une mine chaleureuse qui gommait les rides sur son front et en était revenu au vouvoiement.
  
  - Le patron est intéressé, révéla-t-il. Malheureusement, il est un peu occupé ces temps-ci. Il voudrait que je négocie à sa place. Modalités de paiement, délais, lieux de livraison en Espagne ou en France, faux papiers ou pas, le pourcentage de femmes que vous souhaitez parmi les pajaritos au cas où vous voudriez en cloquer quelques-unes sur le trottoir, ce genre de choses, quoi. En ce moment, les tarifs sont un peu élevés. Les flics de la Guardia Civil jouent aux shérifs et tirent sur nos passeurs à la mitraillette, ce qui augmente les risques. Ah, autre chose, paiement en devises fortes. Les dirhams ne sont pas acceptés.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Désolé, c’est un principe chez moi, ne vous vexez pas mais je ne négocie qu’avec le patron.
  
  Oliveira haussa les épaules d’un air profondément fataliste qu’il avait sans doute emprunté aux tenants de l’Islam.
  
  - Je ne suis pas vexé, j’ai dépassé l’âge. Plus rien ne m’atteint et je n’ai qu’un plaisir dans la vie, faire craquer entre mes doigts une belle coupure de mille dollars. Seulement, en ce qui vous concerne, si vous n’acceptez pas ces conditions, il vous faudra attendre plusieurs jours.
  
  - Combien ?
  
  L’Espagnol fut évasif.
  
  - Difficile à dire. Revenez ici après-demain même heure. Si je ne suis pas là, continuez selon le même principe. Toutes les quarante-huit heures. Hasta la vista, hombre.
  
  Après avoir quitté le café Puentes, Coplan ignora la BMW et feignit de baguenauder dans les rues afin de déceler une filature éventuelle. Dans la médina il effectua mille détours et en sortit par une ruelle étroite et parsemée d’immondices. La chance était avec lui puisqu’un taxi passait qu’il héla. En dehors de la ville, sur une colline, il se fit arrêter devant une villa décrépite qui avait connu son heure de gloire au temps du statut international de Tanger quand Lucky Luciano régentait le trafic de cigarettes blondes en Méditerranée.
  
  Il régla la course, sortit et attendit que le taxi disparaisse avant de gagner à pied une seconde villa toute pareille à la première à trois kilomètres de distance. Brûlé par l’ardent soleil, trempé de sueur, il sonna au portail.
  
  Au premier étage, un rideau s’écarta légèrement. Quelques minutes plus tard, le lieutenant Jaquelein vint ouvrir. Le colosse aux yeux gris et froids lui serra chaleureusement la main. Dans le passé, ils avaient collaboré à des missions délicates à leur satisfaction mutuelle (Voir Coplan réfléchit vite et Coplan solide comme un roc).
  
  L’officier commandait le groupe du Service Action envoyé par le Vieux à la requête de Coplan qui éprouvait un besoin urgent d’aide dans ce secteur dangereux pour le cas où la situation se débloquerait.
  
  En provenance partiellement de la 19e C.E.M.B.L.E. (Compagnie d’Entretien des Matériels et des Bâtiments de la Légion Étrangère, sigle trompeur sous lequel se dissimule une des composantes du Service Action) en Guyane et du 11e Choc à Cercottes dans le Loiret, l’équipe Action réunissait des commandos d’origine espagnole ou arabe qui ne risquaient pas d’être perdus dans la ville chérifienne.
  
  - Pas de problèmes ? s’enquit Coplan.
  
  - Un bakchich aux Espagnols d’Algesiras et un autre ici, et nous avons passé, nous et notre matériel, les douanes sans encombre. Le ferry a été un peu chahuté par une tempête venue de l’Atlantique, mais rien de grave, le détroit ayant stoppé la fureur de l’océan. Je comprends maintenant pourquoi les Grecs de l’Antiquité baptisaient Colonnes d’Hercule les monts autour du détroit. On passe bientôt à l’action ?
  
  - Pas encore, hélas.
  
  Coplan inspecta les membres du groupe, s’entretint longuement avec Jaquelein, puis prit congé avant de repartir à pied. Dans le bourg, il monta à bord d’un car qui le ramena à Tanger.
  
  De retour à son hôtel, il passa sous la douche et se changea. Il enfilait la seconde chaussure quand on frappa à la porte. Il alla ouvrir et se trouva nez à nez avec une jeune femme qui posait sur lui un regard hardi, si bien que, dans un premier temps, il crut avoir affaire à l’une de ces belles créatures qui hantaient les palaces pour y vendre leurs charmes tarifés. Elle devina ses pensées et le détrompa rapidement.
  
  - Je ne suis pas une hétaïre, déclara-t-elle calmement, dans un français teinté d’accent américain. Peut-être le contraire vous arrangerait-il ? ajouta-t-elle finement, cette fois sur un ton de défi.
  
  - Qui êtes-vous, alors ?
  
  - Mon nom est Jane Shulman. Et vous, Francis Canlo, l’homme qui recherche Mariano Boschetta.
  
  Coplan tressaillit. Voilà qu’une séquence identique se répétait à vingt-quatre heures d’intervalle. Bientôt, pensa-t-il avec amertume, la presse locale annoncerait en première page et en gros caractères, photo à l’appui, qu’il courait sur les traces du tueur sicilien. Exécrable publicité.
  
  Il s’effaça.
  
  - Entrez.
  
  Elle était rousse avec des yeux verts et habillée simplement : jean et T-shirt, espadrilles aux pieds. Son corps était mince et délié. Le T-shirt se bombait légèrement sur des seins menus. Les cheveux longs flottaient sur les épaules.
  
  Sans gêne aucune, elle se laissa tomber dans le fauteuil et croisa les jambes.
  
  - Ma visite exige quelques explications, attaqua-t-elle. J’ai appris que vous cherchiez à entrer en contact avec Mariano Boschetta. Moi aussi. La différence, c’est que je jouis de beaucoup moins d’atouts que vous n’en possédez. A moins tout simplement que mon sexe ne soit un handicap pour me glisser dans la filière. Ceux qui pourraient me conduire à Boschetta sont des Espagnols ou des Musulmans et ces gens-là méprisent la femme.
  
  - Pourquoi cherchez-vous à entrer en contact avec Boschetta?
  
  - C’est une longue histoire, éluda-t-elle.
  
  Il soupira, vaguement agacé.
  
  - Écoutez, vous frappez à ma porte pour me demander de vous aider à rencontrer Boschetta, un minimum d’explications s’impose. D’abord, comment savez-vous que je m’intéresse à lui ?
  
  - J’ai laissé traîner mes oreilles au café Puentes et je comprends l’espagnol. Sur ce point, avec mes cheveux roux et mes yeux verts, on ne se méfie pas de moi, je fais trop touriste.
  
  - Admettons. Pourquoi cherchez-vous à entrer en contact avec Boschetta ? répéta-t-il.
  
  Des deux mains, elle repoussa sa longue chevelure flamboyante sur sa nuque et examina Coplan de la tête aux pieds, comme un maquignon qui jauge la bête sur laquelle son choix s’est porté.
  
  -Vous n’avez pas l’air d’un truand.
  
  - Pourquoi le serais-je ?
  
  - Vous trafiquez de chair humaine, comme les négriers des siècles passés. C’est ce que j’ai appris au café Puentes.
  
  - Ma moralité n’a rien à voir avec votre venue ici. Répondez à mes questions ou, alors, partez.
  
  A son tour, elle soupira.
  
  - Je dois vous faire confiance, mais je suis certaine que vous comprendrez l’œuvre de salubrité publique à laquelle je me suis attelée. D’abord, je vais vous raconter une histoire incroyable et stupéfiante. Après avoir commis des crimes effroyables aux États-Unis, un couple de bandits s’est réfugié en Israël où il a été emprisonné dans l’attente de son extradition vers mon pays car, je ne vous l’ai pas dit, je suis américaine, originaire d’Indianapolis. Ces assassins qui sont rusés et disposent, grâce à leurs méfaits, de moyens financiers considérables, ont vu tout le profit qu’ils pouvaient tirer des prochaines élections législatives dans l’État hébreu. Le système de scrutin à la proportionnelle intégrale complique les données des partis en permettant l’émergence de candidatures inattendues. Il suffit, en effet, de déposer un chèque de 60 000 francs français et de recueillir 1500 signatures pour être autorisé à se présenter. Ainsi compte-t-on là-bas la liste des femmes battues, celle d’un rabbin plus fanatique du pistolet automatique que du Talmud et celle des bandits que je viens d’évoquer (Authentique).
  
  - Quelle est leur motivation ? questionna Coplan, interloqué.
  
  - Éviter l’extradition. S’ils obtenaient gain de cause, ils échapperaient à la chaise électrique ou à la chambre à gaz. Parallèlement, afin de mettre de leur côté un maximum de chances, ils ont versé des fonds importants à l’un de ces partis-charnières sans lesquels aucune majorité parlementaire n’est possible à Tel-Aviv.
  
  - Quel rapport avec Boschetta ?
  
  - Ceux qui m’envoient et financent cette opération sont convaincus que ces criminels parviendront à leur but et qu’ils ne seront pas extradés. C’est pourquoi ils cherchent un tueur à gages de très haut niveau qui ait déjà opéré en Israël et qui soit suffisamment expérimenté, habile et audacieux pour frapper à l’intérieur d’une prison. Selon eux, Boshetta est la personne idéale. Je suis chargée de lui proposer le contrat. Aidez-moi à le rencontrer et je vous verse une prime de dix mille dollars. Le trafiquant que vous êtes ne restera pas, j’en suis persuadée, insensible à cet argument financier.
  
  - Vous n’êtes pas dénuée d’un certain culot !
  
  - C’est pourquoi j’ai été choisie pour cette mission. Ne me dites pas que vous éprouvez de la pitié pour ces assassins emprisonnés à Tel-Aviv.
  
  - Je m’en moque éperdument.
  
  - Vous voyez bien ! triompha-t-elle.
  
  - Pour le moment, Boschetta est invisible. Je ne sais quand je pourrai le rencontrer.
  
  - La patience est l’une de mes vertus cardinales.
  
  - Qui sont vos mandants ?
  
  - Vous n’avez pas à le savoir, répondit-elle sèchement. Pensez seulement à vos dix mille dollars.
  
  Comme si, en adoptant ce ton cassant, elle avait commis une faute, elle sourit de façon éclatante et Coplan ne manqua pas d’être intrigué par la fulgurance de la métamorphose. Naturellement, il n’en laissa rien paraître et, au contraire, feignit d’être désarçonné.
  
  - Je ne vous empêche pas de m’inviter à dîner, lança-t-elle comme pour se faire pardonner sa brusquerie. Évidemment, il faudra que j’aille auparavant me changer à mon hôtel.
  
  - Vingt heures ? Je vous attends ici.
  
  - Parfait.
  
  Quand elle fut partie, il alla déloger la caméra qu’il avait dissimulée dans l’immense bouquet de fleurs artificielles et qui fonctionnait sur piles, son œil restant braqué sur le fauteuil et, au-delà, sur les oreillers du lit. Dès l’entrée de Jane Shulman dans la chambre, il en avait actionné le déclenchement grâce à la télécommande, miniaturisée sous la forme d’un capuchon de stylo.
  
  La veille, cette même caméra avait filmé Salima Lahzar et, dans la matinée, il avait expédié au Vieux la pellicule par courrier spécial déposé au comptoir d’Iberia.
  
  Il délogea le chargeur, le remplaça et l’enferma dans une enveloppe de papier fort avant d’inscrire au recto le pseudonyme sous lequel voyageait le lieutenant Jaquelein. Il téléphona à ce dernier d’avoir à la récupérer, puis descendit la remettre à la réception.
  
  Quand elle revint, l’Américaine portait un ensemble du soir très élégant. Elle s’était un peu trop maquillée, peut-être dans l’intention de faire vulgaire, pensa Coplan, imaginant sans doute que le personnage de truand qu’il campait était attiré par ce genre de femme.
  
  Il l’emmena dans un restaurant italien, logé près de la médina et ignoré des touristes, où des Sardes cuisinaient à la perfection des penne all’arrabbiatta et le molloredusu. D’un trait, tel quelqu’un qui veut se donner du courage, elle avala le contenu du verre de frascati qu’il lui versa et un peu de couleur rougit ses joues pâles.
  
  - Rude tâche qu’on a confiée à une faible femme dans un pays musulman, remarqua-t-il, un brin sarcastique.
  
  - Qui vous dit que je suis une faible femme ? renvoya-t-elle, acerbe.
  
  - De ce que je vois, vous êtes sur les nerfs.
  
  - N’oubliez pas que je traque des criminels et que vous, vous côtoyez leurs frères. D’habitude, je dîne avec des professeurs d’université, avec des juristes, avec des écrivains ou de riches industriels. Ce soir, je plonge dans la traite des Noirs.
  
  Coplan, excédé, jeta sa serviette sur la table.
  
  - Si ma compagnie vous déplaît, je vous ramène à votre hôtel.
  
  Cette fois encore, elle se métamorphosa comme un clown qui se dépouille de sa tenue burlesque, et posa sur la sienne une main apaisante.
  
  - Mille excuses, c’est vrai, je suis sur les nerfs.
  
  Elle mangea avec appétit, but outre mesure et, à la fin du repas, voulut aller danser. Coplan l’emmena dans une discothèque où le taux de décibels était raisonnable.
  
  A minuit, elle exprima l’envie de faire l’amour et convia son partenaire à l’accompagner à son hôtel. Empli de curiosité, il ne refusa pas.
  
  Du corps de Jane se dégageait ce parfum sucré qui éblouit lors du premier contact amoureux. Elle frotta ses jolis seins juvéniles contre la poitrine de Coplan qui activait ses doigts fébriles dans son intimité. Bientôt, elle gémit langoureusement. Quand il entra en elle, elle se transforma en un instrument de musique superbement accordé qui joua à l’unisson. Rapidement, chaque fibre de son être se tendit pour s’unir à ce corps qu’elle aimait, qui était plaqué contre elle, qu’elle caressait et embrassait avec fièvre.
  
  Dans un délai très court, Coplan sentit les muscles de Jane se raidir, entendit son souffle se précipiter et, sans prévenir, elle poussa un grand cri et, hors d’haleine, s’abattit sur les draps.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Dans la médina, Coplan se glissa à l’intérieur du bazar, un vrai capharnaüm pour touristes. Coiffé d’une casquette jaune, vêtu d’un bermuda, d’une chemise hawaïenne et chaussé de sandales, Jaquelein jouait au touriste amateur de souvenirs de bimbeloterie. Pour parfaire son personnage, il n’avait pas omis le camescope.
  
  Loin du Marocain en djellaba et en chéchia, il murmura à l’oreille de Coplan :
  
  - Chez nous, au Centre, les deux femmes, Salima Lahzar et Jane Shulman, sont claires. Visages inconnus, non fichés. Impossible, pour le moment, de confirmer les identités sous lesquelles elles se sont présentées à vous. Les recherches se poursuivent. Vous croyez que c’est de la frime ?
  
  - Je n’en sais rien. La quasi simultanéité de leur contact me surprend.
  
  - Côté action, rien de neuf ?
  
  - Rien.
  
  Jaquelein s’éloigna pour feindre de marchander un plateau au cuivre ouvragé.
  
  Coplan ressortit. Salima sortait du salon de coiffure quand il réintégra son hôtel. Le gel luisait sur les cheveux artistement ébouriffés. Elle se planta devant lui et lui saisit la main.
  
  - Qui est cette femme que tu as couchée dans ton lit la nuit dernière ?
  
  - Une touriste.
  
  Elle soupira et l’entraîna vers le bar.
  
  - Tu es vraiment un homme à femmes. Remarque, c’est vrai, tu es beau gosse.
  
  Devant un jus d’orange, elle se pencha en travers de la table et souffla :
  
  - Du nouveau ?
  
  - Non.
  
  Elle parut affreusement déçue et une expression méfiante se peignit sur son visage :
  
  - Tu ne me mènes pas en bateau, par hasard ? Ce serait dans la logique des choses pour quelqu’un qui fait franchir le détroit à de futurs esclaves du capitalisme.
  
  - Rappelle-toi, je ne te dois rien, nous n’avons conclu aucun marché.
  
  Elle se fit pathétique :
  
  - Mais tu m’aideras, n’est-ce pas ?
  
  - Je ne promets rien.
  
  - Cette Américaine, elle se défend au lit ?
  
  - Pas mal, répondit-il, évasif.
  
  
  
  Au rendez-vous suivant, Oliveira était présent, fidèle à son anisette. Cette fois, il avait passé une salopette grise comme s’il avait peur de se salir et chaussé des boots. Quand il vit Coplan, il se leva et entraîna l’arrivant.
  
  - Venez.
  
  - On va voir Boschetta ?
  
  - Les questions, c’est pour plus tard. Vous avez une chouette bagnole, mais on ne la prendra pas. Trop voyante.
  
  Ils montèrent dans une Land-Rover dans laquelle attendaient deux hommes au faciès de Bédouins et à la mine patibulaire. Oliveira prit le volant et démarra. A la sortie de la ville, il stoppa.
  
  - Excusez-moi. Quelques menues précautions. On va vous passer un bandeau devant les yeux.
  
  L’un des Bédouins masqua le regard de Coplan à l’aide d’une épaisse écharpe noire et la Land-Rover repartit. Environ une heure s’écoula dans le silence le plus total.
  
  Le véhicule s’arrêta enfin et le bandeau fut ôté. Coplan cligna des yeux. Les rayons du soleil se réfléchissaient sur une paroi abrupte et crayeuse d’un blanc aveuglant dans laquelle s’ouvrait une grotte. Plusieurs hommes en sortirent qui encadraient un captif aux mains ligotées dans le dos, au visage tuméfié et à la bouche bâillonnée. Ils le pendirent par les poignets à la maîtresse branche d’un eucalyptus et lui arrachèrent sa chemise. Le captif gigotait et l’extrémité de ses baskets raclait le sol dur et caillouteux tandis que des borborygmes s’échappaient de sa gorge.
  
  Un des Bédouins passa dans le dos de Coplan et traversa l’espace. Il était complètement nu et tenait à la main un grand couteau de boucher. Il s’arrêta devant le pendu, calcula son geste et planta la lame dans la région du cœur. Coplan bondit mais les deux autres Bédouins le ceinturèrent.
  
  - Restez tranquille, recommanda Oliveira d’une voix calme.
  
  Des jets de sang éclaboussaient la poitrine du tueur et Coplan comprit pourquoi il s’était dénudé. La lame tailladait les chairs, les déchirait, sectionnait les artères et les veines avant que, de sa main libre, le boucher n’arrache le cœur.
  
  Écœuré, Coplan détourna le regard. Oliveira éclata de rire.
  
  - Ne soyez pas une mauviette, vous n’avez jamais assisté à une exécution ?
  
  - Pourquoi l’exécuter ?
  
  - Il avait le cœur pourri, on le lui a enlevé pour qu’il ne trahisse plus jamais dans sa vie.
  
  - Pourquoi m’emmener ici ?
  
  - C’est l’ordre du patron. S’il fait affaire avec vous, il veut que vous sachiez ce qui vous attend si vous ne vous montrez pas réglo.
  
  - Quand vais-je enfin le voir ?
  
  - Tout dépend de lui. Pour aujourd’hui, c’est terminé. On repart. Désolé, mais on va vous remettre le bandeau.
  
  En ville, Coplan retrouva sa BMW.
  
  - Après-demain au café Puentes, même heure que d’habitude, lança Oliveira. Je pense que ce jour-là sera le bon.
  
  Encore secoué et choqué par le spectacle auquel il avait été forcé d’assister, Coplan regagna son hôtel. Dans son casier, une enveloppe l’attendait. Elle contenait une courte lettre de Jane Shulman : Je t’attends à la piscine.
  
  Il prit une douche, enfila son slip de bain et un kimono, rafla une serviette et descendit.
  
  Jane se séchait, debout devant une chaise longue. Elle déposa un baiser léger sur la joue de l’arrivant.
  
  - Du neuf ?
  
  - Non.
  
  Elle eut un geste d’impatience.
  
  - Tu n’as pas vu Boschetta ?
  
  - Non.
  
  Pour le tester, il lui conta l’épisode sanglant de l’exécution au couteau. Elle frissonna et, d’un ton non dépourvu d’âpreté, questionna :
  
  - Ce sont des criminels, je le savais et toi aussi, j’espère que cette mise en scène ne t’a pas découragé de poursuivre ta collaboration avec ces tueurs ?
  
  - Je ne sais encore, prétendit-il en adoptant une mine soucieuse.
  
  - De toute façon, tu-n’as pas l’intention de les truander ?
  
  - Non.
  
  - Alors, que risques-tu ? Tiens, va donc piquer une tête, ça te détendra et moi je t’attends.
  
  Il jeta la serviette sur la chaise longue, ôta le kimono et plongea dans l’eau. Quand il se sentit mieux, il sortit et se sécha.
  
  - Tu connais bien cette fille avec qui tu as pris un verre au bar ?
  
  Du coin de l’œil, il la regarda, intrigué.
  
  - Jalouse ? Il s’agit d’une jeune Marocaine connue ici avant que je ne te rencontre.
  
  - Elle fréquente le café Puentes, laisse tomber Jane d’une voix plate.
  
  - Exact, c’est là où nous avons lié connaissance.
  
  - Elle travaille pour Boschetta ?
  
  - Non.
  
  - Dans ce repaire de brigands, tu as noté la présence de beaucoup de femmes ?
  
  - A vrai dire non.
  
  - Moi-même je ne passe pas inaperçue, surtout après mes tentatives, sans succès, d’entrer en contact avec Boschetta. Mais, les autres femmes, à mon avis, sont affiliées à la bande ou, alors, sont les épouses ou les compagnes de ces gangsters, si je me fie à leur style et à leur langage, qu’elles soient marocaines ou européennes. Cet après-midi, je me suis amusée à la suivre en voiture. Naturellement, je ne suis pas une professionnelle. Mon métier, c’est psychologue pour enfants inadaptés, pas flic. Néanmoins, à Tanger, la tâche est facile, tant les rues sont embouteillées à cause des touristes. Si bien que ma filature m’a menée à un vieux bâtiment situé en retrait de la plage de Hafa.
  
  « Désaffectée, c’est une ancienne fabrique de conserves de sardines aux fenêtres barreaudées et aux portes barricadées, sauf une porte blindée à l’arrière. Une Land-Rover était garée sur une esplanade donnant sur la face postérieure de l’usine. Cette fille s’est parquée là. Elle a déverrouillé cette porte blindée et est entrée. Son séjour à l’intérieur a duré peut-être dix minutes. Bientôt, elle est ressortie en compagnie d’un certain Oliveira, celui avec qui j’ai dialogué au café Puentes pour le convaincre de m’introduire auprès de Boschetta parce qu’il est un de ses lieutenants. Ensuite, ils sont partis chacun de leur côté, Oliveira à bord de la Land-Rover. »
  
  L’attention de Coplan était sérieusement éveillée.
  
  - Quelle heure était-il ?
  
  - Environ quinze heures.
  
  La plage de Hafa bordait la mer au nord-ouest de la ville, calcula Coplan, tandis que le café Puentes se logeait dans le centre vers le sud-est. A seize heures, il avait rencontré Oliveira. Ce dernier avait donc eu largement le temps de rejoindre le lieu de rendez-vous en partant à quinze heures de la plage Hafa. En chemin, il avait récupéré ses sbires.
  
  - Qui as-tu suivi ensuite ?
  
  - Elle.
  
  - Où t’a-t-elle conduite ?
  
  - A l’hôtel.
  
  La chambre d’hôtel de Salima ne recelait aucun renseignement intéressant, s’était assuré Coplan en la visitant lors d’une des absences de la jeune Marocaine, tout comme il l’avait fait pour celle de Jane. De ce qu’il avait pu dénicher, il avait tiré la conclusion que les deux femmes disaient la vérité sur leur personnalité et leurs antécédents ou alors que toutes les deux avaient admirablement semé des preuves dans ce sens afin de travestir la vérité.
  
  En ce qui concernait la péripétie évoquée par Jane, Salima était-elle parvenue, sans en parler à Coplan, à circonvenir Oliveira ? Oui, mais par quel miracle possédait-elle la clé de la porte blindée ?
  
  Il fit semblant de ne pas attacher une grande importance à l’incident.
  
  - Tant mieux, assura-t-il. Puisque je la connais, ainsi augmentent mes chances de rencontrer rapidement Boschetta.
  
  - Nos chances, rectifia-t-elle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Coplan déverrouilla les trois serrures de la porte blindée. Un spécialiste de l’équipe Jaquelein avait pris les empreintes à la cire avant de contacter un serrurier de la casbah qui, moyennant une honnête rétribution, avait dans un temps record fabriqué les clés. Dans une ville vouée depuis toujours à l’illégalité, les gens de bonne volonté avares de questions fallacieuses étaient légion.
  
  L’atmosphère respirait la peinture fraîche. Après la faillite de la conserverie, un petit appartement avait été installé. Deux chambre, un salon, un bureau minuscule, une cuisine, une salle de bains. Confort minimal. Sommairement meublé. Éclairé par sa torche électrique, Coplan fouilla soigneusement les lieux. Sans succès. Seule, une des chambres paraissait être utilisée, l’autre étant nue, à l’exception du lit sur lequel étaient pliés draps et couvertures et de la table de nuit au plateau recouvert de poussière. Au contraire, la première offrait un lit défait, une penderie contenant des tenues vestimentaires toutes pareilles à celles que Coplan avait palpées dans la chambre de Salima et, sur le plateau de la table de nuit, un cendrier bourré de mégots tachés de rouge à lèvres. Les cigarettes appartenaient à deux marques différentes, dont les ultra-slim Capri que fumait habituellement la jeune Marocaine. Le cendrier était publicitaire et vantait l’excellente cuisine d’une trattoria de Palerme.
  
  Coplan était là depuis une heure quand il perçut un bruit de moteur. A travers les barreaux de la fenêtre, il vit dans la pénombre de la nuit une voiture s’arrêter. Avant que les phares ne s’éteignent, il déchiffra la plaque minéralogique de la Fiat que conduisait ordinairement Salima. Il était trop tard pour quitter l’ancienne conserverie. Aussi reflua-t-il dans la chambre inutilisée et referma la porte en la laissant légèrement entrebâillée.
  
  Bientôt un rai de lumière filtra jusqu’à lui, en même temps que des bruits de pas martelaient le plancher. Peu après, il enregistra le tic-tac des touches que l’on enfonçait sur le socle du téléphone, puis la conversation :
  
  - Allô, ici c’est Salima. Je rends compte en ce qui concerne le rifardu (Argot de la Mafia sicilienne : étranger). La rifarda (Argot de la Mafia sicilienne : étrangère) américaine a pris contact avec lui. Ils couchent ensemble. Je ne sais pas pourquoi, je ne le respire pas, il me fait l’effet d’un pisciuttu (Argot de la Mafia sicilienne : débutant) ou d’un ratu (Argot de la Mafia sicilienne : flic). Si tu me demandes ce que je préconise, je défendrais assez l’idée d’une solution radicale, une lupara bianca (Argot de la Mafia sicilienne : assassinat). Voilà pour le rifardu. En ce qui concerne le salaud au cœur pourri, il est astutatu (Argot de la Mafia sicilienne : tué). Oliveira y a veillé.
  
  - Il est à Venise ?
  
  - ...
  
  - D’accord. Arrivederci.
  
  Salima raccrocha. L’hypothèse formulée par Jane se renforçait. Connaître à ce point les termes du langage ésotérique utilisé par les mafiosi signifiait qu’elle les fréquentait, ce qui remémora à Coplan le mot qu’elle avait employé pour désigner l’état-major de la Mafia, Coppola. Peu de gens, en dehors des initiés, parlaient cet argot des mafieux palermitains, surtout au point de les mélanger à l’italien correct pour tromper les écoutes téléphoniques.
  
  Salima jouait double jeu et n’était pas ce qu’elle prétendait être. Elle espionnait Coplan pour le compte de Boschetta, mais dans quel but ? Quel élément dans la fable qu’il avait contée avait éveillé la méfiance du Sicilien ?
  
  En tout cas, la jeune Marocaine n’y allait pas de main morte. Le rifardu, c’était lui et la solution qu’elle préconisait était une lupara bianca. En bon italien, une « escopette blanche » et, dans le jargon des mafiosi, un enlèvement avant assassinat, et disparition, le cadavre étant coulé dans du béton ou dissous dans un bain d’acide sulfurique.
  
  La perspective n’était guère réjouissante et, instinctivement, il porta la main à sa hanche gauche où se logeait son automatique Smith & Wesson 469, comme pour se rassurer.
  
  Il espérait que Salima allait utiliser la salle de bains afin qu’il puisse s’esquiver. Elle n’en fit rien, passant et repassant sans cesse dans le couloir devant la porte entrebâillée, naviguant entre bureau et l’autre chambre avec une étape intermittente dans la cuisine.
  
  Un quart d’heure après qu’elle eut raccroché, il entendit un bruit de moteur et se raidit. Ses chances de s’échapper rapidement rétrécissaient.
  
  Aussitôt Salima se précipita. Quelques minutes plus tard, Coplan comprit qu’une femme était arrivée qui, volubile, discutait avec Salima en arabe. Puis des verres furent entrechoqués dans le salon. Enfin, au bout d’une heure qui parut une éternité à Coplan, les deux femmes se réfugièrent dans la chambre.
  
  Lorsqu’il entendit des soupirs amoureux, Coplan sortit à pas de loup et jeta un coup d’œil dans la chambre. Tête-bêche, Salima et l’arrivante s’aimaient passionnément en caressant mutuellement leurs corps nus.
  
  Il ne s’attarda pas à contempler le spectacle et abandonna les lieux.
  
  Dehors, il redescendit la pente en direction de la plage de Hafa, le long de laquelle il avait garé la BMW.
  
  Une pensée le taraudait. Un membre de phrase prononcé par Salima : il est à Venise ? Un horrible soupçon l’assaillait. Le « il » était-il Boschetta ? En ce cas, s’était-il déplacé à Venise pour exécuter Caria Volvero, le nouveau juge anti-mafia dont les prédécesseurs avaient tous été assassinés sur ordre de la Coppola qui ne pouvait supporter que l’on enquête sur ses activités criminelles. Faire des exemples constituait sa tactique coutumière, lorsque l'amicu di amici (Littéralement : ami des amis. En fait, politicien qui intervient en faveur de la Mafia) avait épuisé les recours.
  
  De retour à son hôtel, il téléphona à Venise. La secrétaire du juge lui répondit que Caria Volvero était sortie pour sa promenade nocturne, accompagnée par ses six gardes du corps.
  
  - Dites-lui qu’elle est en danger. Qu’elle rentre chez elle et n’en bouge plus.
  
  - C’est une tête de mule, elle n’écoute pas les conseils et tient par-dessus tout à sa promenade nocturne.
  
  - Elle suit toujours le même itinéraire ?
  
  - Oui, au mépris le plus absolu des règles de sécurité et au grand désespoir des gardes du corps. Si vous ne le savez pas, c’est une Vénitienne, la race la plus têtue d’Italie.
  
  - Vous ne pouvez pas la rattraper et la convaincre ?
  
  - Je vais essayer.
  
  - Dites-lui que Francis Canlo la met en garde.
  
  Il raccrocha et appela le Vieux pour l’informer que de bonnes chances d’appréhender Boschetta existaient en Italie et, plus précisément, dans la capitale des Doges.
  
  Son devoir accompli, il s’endormit.
  
  
  
  
  
  Caria Volvero aborda le Pont des Soupirs en se délectant à l’avance du spectacle que les farceurs venus de la Pizza San Marco allaient lui offrir. Ces gosses facétieux lui rappelaient les poulbots parisiens ou les Zille, ces gamins à la langue bien pendue et aux réparties féroces qui sévissaient à Berlin.
  
  Ils avaient attaqué sur les paroles classiques de Santa Lucia :
  
  O dolce Napoli,
  
  O suol beato
  
  Ove sorridere...
  
  pour bifurquer brutalement dans une longue litanie de lazzis, de quolibets, d’injures décochés à l’intention des touristes en balade sur les gondoles qui, dans leur candeur coutumière, s’imaginaient qu’on leur offrait gratuitement une aubade sympathique pour les remercier de l’honneur qu’ils faisaient à la population vénitienne en visitant sa magnifique cité ancestrale.
  
  Connards, peaux de fesse, gros culs, saucisses de Francfort, boudins, péquenots, s’intégraient admirablement sur les notes de Santa Lucia, tant le mélange avait été longuement répété.
  
  En bonne Vénitienne, fière de sa ville, de son passé, de sa culture artistique ou populaire, Carla Volvero appréciait cet humour. Elle s’arrêta et se pencha sur l’eau.
  
  Le long de l’embrasure de la fenêtre, Mariano Boschetta l’ajusta calmement. « Une seule balle et pas question de la louper, avait recommandé la Coppola. On compte sur toi, Nano, tu es le numéro 1 et nous espérons qu tu n’as pas perdu la main. »
  
  « - Tu es le seul à exécuter un travail propre et soigné, avait surenchéri Don Luca. Les autres gougnafiers tuent des innocents, nous n’aimons pas ces défaillances, ça fait désordre et mauvais effet. A notre tour, on nous prend pour des gougnafiers et les amici di amici ne nous font plus confiance. Les affaires dépriment. »
  
  Boschetta écrasa la détente. La balle percuta la nuque et projeta dans l’eau fétide le corps de Caria Volvero qui tomba sur une gondole et la fit chavirer, précipitant les touristes dans la masse liquide, ce qui provoqua une grande joie dans les rangs de la foule assemblée sur le pont, dont les lazzis et les quolibets redoublèrent.
  
  Boschetta remit son arme à Pietro, jeta ses gants dans l’eau et s’éloigna à pas rapides.
  
  
  
  
  
  Le Vieux réveilla Coplan.
  
  - Trop tard. Mort à Venise est un film de Visconti, non ?
  
  Coplan comprit instantanément.
  
  - Pauvre femme. Boschetta ?
  
  - Introuvable. Si c’est bien lui, une seule balle lui a suffi. Il lui en a fallu deux pour abattre Pierre Milan. Il s’améliore. Je sais que, pour le moment, vous vous tenez sur le statu quo, mais je me permets de vous recommander de faire appel à votre imagination pour débloquer la situation. Ici, le gouvernement me tanne le cuir. Toujours aucune nouvelle de nos savants disparus. Cela devient inquiétant. Je n’oublie pas votre théorie : ils sont peut-être morts. Mais comment en être sûrs ?
  
  - Pour exécuter un personnage de la stature de Caria Volvero, Boschetta, si c’est bien lui le tueur, a dû repérer soigneusement les lieux et les habitudes de la victime, ce qui suppose qu’il était sur place avant mon arrivée à Tanger, et cette circonstance explique les atermoiement que l’on m’a fait subir. Dès qu’il sera de retour ici, les choses bougeront et nous pourrons certainement le capturer et lui faire avouer qui sont ses commanditaires. Vous avez des nouvelles de Jean-Louis Levesque ?
  
  - Il ne bouge pas des Bahamas et s’adonne à la pêche au barracuda comme si de rien n’était. Au fait, j’ai un message pour vous. Une certaine Sylvia Lorenzo de Cajajas, actuellement à Paris, sollicite de vous un rendez-vous urgent.
  
  - Retransmettez-lui un message. Qu’elle soit après-demain à l’hôtel Estrella del Mar à Algesiras.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  - Ce salaud ne veut rien savoir mais j’espère quand même emporter le morceau, assura Sylvia d’une voix vibrante.
  
  Son séjour parisien lui avait permis de faire du lèche-vitrines le long des boutiques luxueuses du faubourg Saint-Honoré, si bien qu’elle avait opté pour une robe du soir très élégante qui rehaussait sa beauté naturelle. Coiffure sage sans excentricité, quelques bijoux sobres et des escarpins mauves à la touche romantique. Très belle, elle recueillait les suffrages de la clientèle masculine du restaurant qui coulait dans sa direction des regards lubriques, auxquels elle ne semblait pas indifférente.
  
  Elle piqua sa fourchette dans l’une de ses moules au safran et la contempla longuement d’un air rêveur.
  
  - Je te rappelle ta promesse, glissa Coplan.
  
  - C’est un peut tôt encore.
  
  - Alors, pourquoi m’as-tu contacté ?
  
  - La nostalgie de ton corps et de ta façon de faire l’amour.
  
  - Je suis flatté, mais c’est insuffisant.
  
  - Il n’est pas question que je handicape mes chances uniquement pour te faire plaisir ! protesta-t-elle.
  
  - Levesque ne réagit toujours pas au sujet de Neuville-aux-Bois et de ses savants disparus ?
  
  - Il pêche au barracuda. En règle générale. Et me bat plutôt froid. Nous n’avons pas fait l’amour depuis ta visite. En ce moment, il est à Venise ou à Palerme.
  
  Tranquillement, Coplan posa sa fourchette et se saisit de son verre empli de malaga rouge. Avec beaucoup de réticence, il l’avait commandé sur l’insistance de Sylvia qui, fidèle à son origine argentine, préférait les vins d’apéritif ou de dessert.
  
  - Venise ou Palerme ? Il t’a accompagnée en Europe ?
  
  - Via New York, où il a disparu durant deux jours, et Londres où il a pris un vol direct pour Venise avec prolongement sur Palerme, tandis que moi je m’envolais pour Paris. J’ai tenté de le convaincre de voyager avec moi, mais il se refusait totalement à poser les pieds en France.
  
  - Comment sais-tu qu’il allait à Venise et à Palerme ?
  
  - J’ai fouillé ses poches et lu les inscriptions sur le billet d’avion. A cause de la mention « open », j’imagine qu’il ignore combien de temps il restera en Italie.
  
  Était-il parti rencontrer Mariano Boschetta ? s’interrogea Coplan.
  
  - Malgré tout, j’ai rendez-vous avec lui à Rome après-demain. Cet arrangement me convient tout à fait. J’adore faire du shopping Via Veneto.
  
  - En dehors du plaisir des sens, pour quelles raisons voulais-tu me voir ?
  
  - Aux Bahamas, un journaliste est venu le voir. Un certain Ibrahim Dyoram, résidant à Tanger. J’ai surpris quelques fragments de leur conversation. Ce Dyoram semblait en savoir long sur l’affaire de Neuville-aux-Bois. J’ai cru comprendre, mais sans garanties car je ne suis pas une professionnelle de l’espionnage derrière les portes, qu’un lien existe entre Tanger et la disparition des scientifiques. C’est tout. Je tenais à te prévenir. Si tu pouvais créer des ennuis à Jean-Louis, j’en serais heureuse car je pourrais ultérieurement exploiter la situation à mon profit.
  
  Coplan se dit que cette mission l’obligeait à côtoyer un beau bouquet de femmes perverses, dissimulatrices et menteuses.
  
  Après le dîner, en guise de récompense pour les informations qu’elle avait livrées, Sylvia exigea de faire l’amour. Auparavant, Coplan parvint à téléphoner au Vieux pour lui demander de réunir un dossier sur un certain Ibrahim Dyoram, journaliste, résidant à Tanger.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, il accompagna Sylvia à l’aéroport. La nuit sans sommeil ne l’avait nullement épuisée. Bien au contraire, elle tenait une forme de championne olympique. Elle l’embrassa tendrement sur la joue.
  
  - Tu me reverras peut-être plus tôt que tu ne penses, bien que nos intérêts soient divergents. Si je perds tu gagnes, si je gagne tu perds.
  
  A son retour à Tanger, il reçut de la main du lieutenant Jaquelein le rapport promis par le Vieux, transmis par radio en langage sur-codé.
  
  Ibrahim Dyoram était un drôle de personnage, un drôle de loustic pour reprendre la terminologie qu’affectionnait le commissaire divisionnaire Tourain.
  
  Né à Abidjan d’un père ivoirien et d’une mère française, ce métis était diplômé d’une prestigieuse école de journalisme française et du British Institute.
  
  Correspondant, dans une capitale africaine, de deux quotidiens, l’un londonien, l’autre parisien, il était parvenu à séduire, grâce à son charme incontestable, sa faconde et sa finesse, le chef d’État local. Affectant des idées tiers-mondistes de bon aloi, il avait côtoyé la haute société et s’était lancé dans des projets de promotion immobilière dans des zones touristiques en se livrant à mille acrobaties financières avec l’aide des généraux et la complicité d’experts de la Banque Mondiale. Son succès lui était monté à la tête et il n’avait plus su distinguer le possible de l’impossible. Empruntant sans vergogne, faisant miroiter des profits mirifiques, n’hésitant pas à mêler l’escroquerie à l’espionnage, les traites de cavalerie aux rapines, le rançonnement à l’extorsion de fonds, il avait vu un jour son crédit diminuer. Pour ne pas sombrer, il avait alors fomenté un coup d’État en recrutant une cohorte de mercenaires sud-africains, français, américains et britanniques.
  
  L’affaire avait lamentablement échoué et il avait dû s’enfuir, loin du peloton d’exécution. Les mercenaires s’étaient rembarqués sans percevoir le reliquat de leur solde, si bien que leur chef avait juré de « fumer cette salope qui ne tenait pas ses engagements ». Quant au chef d’État, aux créanciers et aux victimes, ils se promettaient eux aussi d’avoir sa peau.
  
  Depuis deux ans, personne ne l’avait plus revu. Pourtant, il avait fait parvenir aux journaux parisiens et londoniens, dont il avait été le correspondant, une série d’articles fort documentés sur la diminution dramatique de la population africaine, dans les dix ans à venir, en plaçant la responsabilité de cette catastrophe démographique sur les guerres tribales, l’égoïsme des nations riches et leur rapacité, et en concluant que l’Europe, inéluctablement, serait envahie par les survivants des famines et des conflits, perspective allant à l’encontre des intérêts du Nord, thèse rejoignant les convictions tiers-mondistes de l’auteur.
  
  Les deux quotidiens avaient adressé le montant des piges à un compte courant au Banco Popular de Espana y Marruecos à Tanger.
  
  Dans sa chambre d’hôtel, Coplan défit la plaque isolant le double fond de l’une de ses valises et en sortit les documents l’accréditant comme enquêteur de la Brigade Européenne de Lutte contre le Trafic de Stupéfiants, Section française, un organisme fabriqué de toutes pièces par la D.G.S.E.. En bas à gauche, la carte portait en caractères minuscules la mention conformément à l’article 115 alinéa F des accords de Maastricht, afin de mieux abuser celui à qui elle était présentée.
  
  Puis il se rendit au quartier général de la gendarmerie où il fut reçu par un lieutenant-colonel qui fut impressionné par les documents.
  
  - Il est temps que l’Europe entreprenne quelque chose contre ces bandits ! exulta-t-il. En quoi puis-je vous être utile ? Je suis à votre disposition avec le plus grand plaisir car j’enrage de voir une ville que j’aime infestée par ces criminels.
  
  - e voudrais connaître l’adresse de l’un d’eux qui possède un compte au Banco Popular de Espana y Marruecos. A cause du secret bancaire, le directeur de l’établissement ne me fournira pas le renseignement. L’appui de la police m’est indispensable.
  
  - Allons-y ensemble.
  
  A la banque, la vue de l’uniforme de l’officier marocain eut des effets magiques. Consulté, l’ordinateur révéla l’adresse.
  
  Après de chaleureux remerciements, Coplan s’en fut. Ibrahim Dyoram vivait à Sidi Kankouch, une de ces plages qui, de Sidi N’Nari à Punta Cires en passant par Mrisset, Theyrraya et Ksar-es-Schir, servaient de bases de lancement aux contrebandiers de la traite des Noirs.
  
  Dissimulée derrière un rideau d’eucalyptus, la maison était modeste. Le fugitif était-il désargenté au point de ne pouvoir s’offrir l’équivalent du luxe qu’il avait connu au temps de sa splendeur ou bien cherchait-il l’anonymat afin de flouer ceux qui le traquaient en raison de ses malversations?
  
  En tout cas, il avait trouvé les fonds nécessaires pour se rendre aux Bahamas.
  
  Coplan contourna les eucalyptus et sauta pardessus la barrière qui séparait le jardinet d’un champ d’oliviers.
  
  Un homme faisait la sieste dans un hamac. Coplan avisa un gros sécateur de jardinier et coupa les cordes à hauteur des pieds. Brutalement, l’homme bascula en avant et roula sur l’herbe. Furieux, il se releva pour se trouver nez à nez avec le canon du Smith & Wesson 469.
  
  - Ibrahim Dyoram, je viens de la part du président Tsango, annonça Coplan d’une voix solennelle, celle de l’huissier de justice lisant un arrêt de condamnation à la peine capitale.
  
  Le visage du métis devint grisâtre.
  
  - Vous n’allez pas faire ça ! protesta-t-il en se tordant les mains de désespoir.
  
  - Trop d’argent est en jeu et tu ne pourras jamais rembourser tes dettes. Tu es un puits sans fond, comme le tonneau des Danaïdes.
  
  - Je suis sur un gros coup. Faut le dire au président.
  
  Coplan agita mollement son arme.
  
  - Jean-Louis Levesque aux Bahamas ?
  
  Le métis parut reprendre espoir. Couleur café au lait, la peau de son visage et de son cou se piquait de taches violacées et cernées de petites touffes de poils comme des oasis dans un paysage crépusculaire. Coplan se demanda quel charme il avait pu exercer sur ses contemporains car ses traits étaient plutôt laids et simiesques, à l’exception de superbes yeux bleus en amande, ombragés de cils féminins. Plutôt courtaud, des bourrelets de graisse débordaient par-dessus la ceinture du short froissé par la sieste. Au-dessus des espadrilles, les jambes étaient poilues.
  
  Coplan avisa une chaise de jardin et s’y assit en posant son automatique sur le genou droit.
  
  - Le président n’est pas un méchant garçon, amorça-t-il. D’ailleurs, tu l’as bien connu. Il pourrait se montrer magnanime. Tout comme le capitaine Boursot qui commandait tes mercenaires lors de la tentative de putsch, ces reîtres qui, à Paris, au Texas, au Cap et à Londres, attendent que tu leur règles le reliquat de leur solde. Ils détestent être doublés par un faisant mais si ce dernier se rachète en se conduisant en gentleman, alors on fait l’impasse sur le châtiment envisagé. Je pourrais jouer les intermédiaires pour te remettre en selle si seulement tu me disais ce que tu as magouillé aux Bahamas.
  
  Pour se donner une contenance, le Franco-Ivoirien entreprit de renouer les cordes du hamac.
  
  - Imaginons un scénario, finit-il par répondre. Paul détient Pierre que convoite Antoine qui fait enlever Pierre par Robert afin qu’il le lui remette conformément à certains engagements financiers. Mais Robert est malhonnête et tente de jouer sur deux tableaux. Vendre Pierre à Antoine à un prix plus élevé que convenu ou bien le restituer à Paul en échange d’un royal dédommagement car Paul tient beaucoup à Pierre. Dans un tel schéma, quelqu’un d’aussi astucieux que moi peut se glisser sans dommage et se tailler la part du lion.
  
  Insensiblement, il retrouvait cette faconde, ce culot, cette assurance, qui lui avaient valu les plus grands succès mais aussi sa chute aux enfers.
  
  - J’entre dans ton jeu, fit Coplan en caressant la crosse de son arme. Paul est Jean-Louis Levesque, Pierre est l’un des scientifiques disparus à Neuville-aux-Bois, tandis que Robert pourrait être Mariano Boschetta. Mais qui est Antoine ?
  
  - Vous faites des progrès, admira Dyoram. En réalité, je vous soupçonne de n’être pas venu dans l’intention de me tuer, mais plutôt de me soutirer des renseignements au sujet de Levesque.
  
  - Tue-t-on la poule aux œufs d’or, à condition, bien entendu, que ce soient réellement des œufs en or. Ainsi, Robert ferait monter les enchères entre Paul et Antoine.
  
  - C’est tout à fait ça.
  
  - Et toi tu te réserves le rôle d’intermédiaire ?
  
  - De cuscinettu (Coussinet = intermédiaire dans le langage mafieux), pour utiliser l’argot de Palerme.
  
  - Paul, Pierre, Antoine et Robert sont à Palerme ?
  
  Dyoram éclata d’un rire léger.
  
  - Personne n’est à Palerme. C’est une ville pourrie. Des carabinieri à tous les coins de rue. Les capi peureux qui se terrent dans leurs forteresses, de peur d’être déportés aux îles Lipari comme l’a fait Mussolini, et qui signent dix arrêts de mort par jour, tant ils craignent les trahisons des « repentis ». Ami ou ennemi, on ne sait plus qui vous êtes, alors, par précaution on vous flingue.
  
  - Où sont-ils dans ce cas ?
  
  - Dispersés.
  
  - D’où provient l’intérêt que Paul et Antoine portent à Pierre ?
  
  - C’est un secret qui me permet d’être encore vivant.
  
  Coplan était sensible aux modifications d’atmosphère même les plus ténues. Ainsi, dans les eucalyptus, les oiseaux avaient cessé de gazouiller. Ils s’étaient envolés vers les oliviers, non pas leurs premières rangées, mais les dernières, là-bas au pied de la colline aride où somnolaient les lézards sur les pierres chaudes. Dyoram n’avait rien remarqué. Il renouait les cordes du hamac. De tous ses yeux, il inspectait la barrière du jardin et grâce aux rayons du soleil, il distingua les lueurs que réfléchissait sur son métal la carabine Winchester, 7,62. D’un bond, il fut sur Dyoram et le plaqua au sol. La balle anéantit l’œuvre de réhabilitation du hamac que ce dernier avant entreprise. Une deuxième et une troisième balles suivirent. Un peu au jugé, Coplan riposta. Ses projectiles déchiquetèrent le montant en bois de la barrière.
  
  Faisant corps avec l’herbe, le Franco-Ivoirien ne bougeait pas. Sous sa main libre, Coplan sentait néanmoins ses membres trembler.
  
  Partisan des solutions hardies, Coplan se releva et fonça vers la barrière, le Smith & Wesson prêt à cracher le feu. Du sang tachait le montant brisé.
  
  Derrière la colline, un moteur vrombit. Coplan courut, buta contre une grosse pierre traîtresse et s’étala de tout son long, sans cependant manquer le numéro sur la plaque minéralogique, celui de la Fiat que pilotait Salima.
  
  Il se releva et revint sur ses pas. Le métis auscultait le sang sur le bois du montant.
  
  - Vous n’avez pas visé assez juste, reprocha-t-il.
  
  - C’est toi que l’on voulait abattre, pas moi.
  
  - J’en suis conscient. N’ayez crainte, pourtant, à l’intérieur je détiens un véritable arsenal.
  
  - Qui gênes-tu ?
  
  - On gêne toujours quelqu’un quand on veut lui subtiliser sa part du gâteau.
  
  - Boschetta ?
  
  - Qui d’autre ?
  
  - Tu n’as jamais pensé à faire ton testament au cas où on ne te louperait pas ? Je serais avec plaisir ton exécuteur testamentaire.
  
  - Journaliste je suis, journaliste je reste. Je n’ai pas rédigé de testament. En revanche, j’ai tout mis sur papier, en trois parties. Les deux premières, mes expériences, ma vie, mes joies, mes malheurs aux côtés du président Tsango, ma déchéance. Des mémoires, en quelque sorte, pour servir l’humanité et dénoncer le complot anti-tiers-mondiste ourdi contre moi. Et puis la troisième partie, celle relative à l’affaire Levesque.
  
  - Le manuscrit est chez l’éditeur ?
  
  - Pas encore. J’attends la conclusion de l’affaire Levesque. Je vous l’ai dit, c’est un gros morceau.
  
  - Confie-moi ce manuscrit, déclara Coplan avec un superbe aplomb. Les tueurs d’aujourd’hui ne se tiendront pas pour battus. Ils reviendront et, cette fois, si je ne suis pas là pour te sauver la vie comme je l’ai fait à l’instant, ils récidiveront et, forcément, feront mouche et te troueront la peau.
  
  Dyoram haussa les épaules.
  
  - Venez donc voir mon arsenal.
  
  Carabine Ruger 5,56, Kalashnikov, fusil SIG-SAUER, automatique CZ 70, Smith & Wesson 469, Beretta 92 F, munitions adéquates, réellement, Ibrahim Dyoram était capable de soutenir un siège.
  
  - Il te manque le champ de mines autour de la maison, des chars d’assaut pour pulvériser les attaques .adverses, persifla Coplan. Va donc en Irak, c’est la saison des soldes. Au fait, a-t-on tenté de te tuer précédemment?
  
  - Une fois à Bruxelles et deux fois à Londres. De piètres tireurs, comme aujourd’hui. Néanmoins, même les Lloyd’s refusent de m’assurer. Si Boschetta mettait lui-même la main à la pâte, je pense que je n’aurais aucune chance. Probablement personne ne lui a-t-il refilé un contrat sur ma tête.
  
  Coplan pensait tout autrement mais n’en dit rien. En effet, comment expliquer la présence de Salima dans le voisinage si le Sicilien n’était pas dans le coup ?
  
  - En tout cas, reprit Dyoram, je suis sûr à présent que vous, vous n’êtes pas venu ici pour me tuer.
  
  Coplan s’empara d’une boîte de cartouches de neuf millimètres Magnum et entreprit de réapprovisionner son chargeur.
  
  - C’est Jean-Louis Levesque qui m’intéresse, pas toi, avoua-t-il, jugeant peu rentable de persévérer dans l’équivoque initiale.
  
  - A quel titre ?
  
  - La disparition des scientifiques. Et puis, j’aimerais savoir qui joue le rôle d’Antoine.
  
  - Je vous ai demandé à quel titre ? Cela signifiait qui êtes-vous et quelle est votre profession ?
  
  - Un mandat d’arrêt est lancé contre toi en France car tu as détourné une partie de l’aide versée par le Trésor Public au président Tsango. Par défaut, tu as été condamné à dix ans de prison et à cinq millions d’amende. Tu le sais ?
  
  Dyoram ricana.
  
  - Sentences plutôt légères, considérant que le président Tsango m’a fait condamner à mort par un tribunal d’exception tout entier à sa dévotion. Si on me reprend, le bourreau me pendra par les pieds, méthode particulièrement barbare.
  
  - Revenons à la France.
  
  - Vous voulez me proposer un marché ? comprit le Franco-Ivoirien en plissant les yeux avec intérêt. Vous êtes flic ? Barbouze ?
  
  Coplan lui tendit les faux documents d’identité qu’il avait présentés au lieutenant-colonel de la gendarmerie marocaine. Dyoram les lui restitua après les avoir longuement étudiés.
  
  - Un flic anti-drogue. Alors, vous faites fausse route si vous vous intéressez à Levesque. Sa fortune n’est pas bâtie sur les narcodollars.
  
  - Ce sont les scientifiques disparus qui m’intéressent.
  
  - Vous croyez qu’ils ont découvert une méthode imbattable pour fabriquer de l’héroïne à partir d’un kilo de betteraves ? railla Dyoram d’un ton cruel qui laissa Coplan de marbre.
  
  - Je voudrais savoir ce qu’ils sont devenus.
  
  - Résumons-nous. Tout cela fait un gros paquet de renseignements que vous désirez : les raisons de mon voyage aux Bahamas, qui est Antoine, le sort des scientifiques disparus... En échange de quoi ?
  
  - L’immunité en France. Tu es comme le Juif errant, tu n’as plus de patrie, plus de point d’attache, tu es traqué et tu risques ta vie. Passe en France et nous te protégerons.
  
  Dyoram troussa une lèvre condescendante.
  
  - Quelles garanties ai-je de votre bonne foi ? Vous n’êtes qu’un enquêteur.
  
  - Un document officiel te conviendrait ?
  
  - Émanant de qui ?
  
  - Du ministère de la Défense.
  
  - Je préférerais le Garde des Sceaux ou, au pire, le ministère de l’Intérieur. En outre, n’oubliez pas que j’espère ramasser le gros paquet dans cette affaire. Nos intérêts respectifs me semblent divergents.
  
  - Pour qu’ils convergent, existe-t-il une possibilité pour que, parallèlement, tu ramasses le gros paquet et que, de notre côté, nous récupérions les scientifiques ?
  
  Une lueur rusée scintilla dans les yeux du métis.
  
  - C’est envisageable à condition de jouer très serré et de duper à la fois Robert et Antoine. Vous et moi ne sommes que deux et ce chiffre est un peu juste. Il faudrait du renfort.
  
  - Je l’ai déjà.
  
  - Un renfort vraiment efficace, insista Dyoram.
  
  - Il l’est.
  
  - Des gens de chez vous?
  
  - Des as.
  
  Dyoram hocha la tête.
  
  - J’ai besoin d’un bon cognac après ces péripéties. Je vous en offre un ?
  
  Coplan accepta. Le métis fit tourner l’alcool dans son verre.
  
  - Si nous concluons un marché, vous me laissez l’argent ?
  
  - L’aspect financier ne me concerne pas.
  
  Dyoram soupira.
  
  - Un document signé par le Garde des Sceaux et nous faisons affaire.
  
  - Je vais interroger ma hiérarchie et voir si ton exigence peut être satisfaite. Ton manuscrit est-il bien en sécurité ?
  
  Le métis esquissa un pâle sourire.
  
  - Il l’est. Et pas ici à Tanger, dans cette ville frelatée où tout s’achète. Si j’avais commis cette faute, je serais la reine des gourdes. Un coffre-fort à Tanger n’est jamais inviolable.
  
  De retour à son hôtel, Coplan entra en contact avec le Vieux, puis avec le lieutenant Jaquelein à qui il recommanda de placer une surveillance sur Ibrahim Dyoram en le protégeant de tout risque d’assassinat.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  D’habitude, Jane Shulman témoignait d’un solide appétit. Là, elle boudait ses brochettes de poisson à l’ail et à la tomate. A peine touchait-elle à son verre empli d’un vin blanc local fort goûteux.
  
  - Quelque chose te tracasse ? s’enquit Coplan.
  
  - J’ai reçu de mauvaises nouvelles en provenance de Tel-Aviv. Le couple de criminels dont je t’ai parlé, inquiet de la tournure électorale, cherche à s’évader pour éviter l’extradition en cas d’insuccès de leur tentative. Je t’ai dit qu’ils disposent de beaucoup d’argent. Il leur sera facile d’acheter des complicités, surtout chez les surveillants musulmans. Je suis très anxieuse. Il faut absolument rencontrer Boschetta très vite car, une fois évadés, comment remettre la main sur ces crapules ?
  
  - Boschetta est invisible, tu le sais. Il accorde la priorité à d’autres affaires en cours.
  
  Cette fois, elle but une gorgée de vin blanc, puis baissa la tête, comme accablée sous le lourd fardeau de son angoisse.
  
  - Mes mandants et moi sommes coincés, ragea-t-elle.
  
  Coplan resta silencieux.
  
  - Cette femme que j’ai suivie, réamorça-t-elle comme prise d’une inspiration subite, ne pourrait-elle nous aider à nouer réellement le contact avec Boschetta ?
  
  Elle posa sur son hôte un regard trouble.
  
  - Tu as couché avec elle ?
  
  - Oui, répondit-il sans hésiter.
  
  - Alors, il faut que tu profites de votre intimité. C’est probablement une borsetta...
  
  Coplan fut surpris d’entendre ce terme dans la bouche de l’Américaine. En italien, il signifiait sac à main. Pour les mafiosi de Palerme, il désignait une femme appartenant à l’Organisation et chargée secrètement de missions délicates ou de protection occulte, dans la droite ligne des gunmolls des États-Unis qui, dans les années 20 et 30, transportaient dans leur sac à main l’arme à feu, prohibée par la loi au gangster qu’elles suivaient dans tous ses déplacements.
  
  Si l’on se fiait à ses origines, à sa profession, à ses mobiles pour joindre Boschetta, comment diable Jane Shulman connaissait-elle l’argot de Cosa Nostra ?
  
  Il décida de la tester plus avant :
  
  - Une borsetta ou une arnica di amici de la Coppola. Ou encore, une cuscinetta.
  
  Elle ne bougea pas un cil. Bien au contraire, elle renchérit :
  
  - Si c’est une cuscinetta, donc une intermédiaire, elle ne pourra que nous être utile. Transporte-la au septième ciel. Une femme ne résiste pas à l’homme qui la fait jouir. A-t-elle des besoins tyranniques ? Est-elle nympho ?
  
  - Pas plus que la normale. Pas plus que toi.
  
  - Si une femme, dans un lit, accède à la félicité, elle ne peut garder la tête lucide, conserver son sang-froid. En général, elle se déboutonne, elle éprouve une irrésistible envie de parler, de se confier et de prendre le parti de celui qui l’a comblée. Aussi dois-tu exploiter l’avantage que tu possèdes.
  
  - C’est une bonne idée.
  
  - Cravache dur pour y parvenir. Pense à tes dix mille dollars.
  
  - Au fait, où as-tu appris l’argot de la Pieuvre ?
  
  Elle se rembrunit quelque peu.
  
  - A Indianapolis, j’ai suivi un stage avec un ancien flic à la retraite qui, au cours de sa carrière, s’était spécialisé dans la lutte contre Cosa Nostra, expliqua-t-elle enfin d’une voix neutre. N’en tire pas de fausses conclusions, je ne parle pas couramment le sicilien. Je connais seulement le vocabulaire ésotérique qu’ils utilisent. Néanmoins, ma prononciation doit être bonne car mon professeur était lui-même d’origine sicilienne. Plus précisément, de Castellamare, qui est un haut lieu des activités criminelles de la Coppola.
  
  - En effet, approuva Coplan. Et ta prononciation est parfaite. A t’entendre, on imaginerait que tu es née à Castellamare. Tu es déjà allée en Sicile ?
  
  - Jamais, répondit-elle, trop rapidement au goût de Coplan qui n’en laissa rien paraître et se reconcentra sur ses brochettes.
  
  - J’ai expédié un télégramme à Indianapolis, reprit-elle d’un ton enjoué. Là-bas, ils se sont rendus à mes raisons. Ta prime est doublée. Vingt mille dollars devraient t’aider à te décarcasser un peu plus énergiquement. Tu es content ?
  
  A l’instant, elle venait de mentionner la somme de dix mille dollars. Pourquoi, quelques instants plus tard, en offrait-elle le double ? Coplan ne croyait pas du tout au télégramme. Un simple prétexte. D’ailleurs, de nos jours, qui envoyait encore des télégrammes, alors qu’un coup de téléphone alliait la rapidité à la simplicité ?
  
  Il feignit d’être enchanté.
  
  - Bien sûr que je suis content !
  
  
  
  
  
  Coplan accorda à Salima une avance de dix minutes puis entra à son tour dans le night-club en se mélangeant à la foule qui se pressait pour pénétrer dans l’antre de la danse du ventre. Pour une durée d’une semaine, la grande spécialiste égyptienne, celle qui enchantait les amateurs cairotes, se produisait sur la scène du Tamarindo, accompagnée par ses flûtes et ses tambourins.
  
  Coplan se logea dans un coin du bar, en se calant dans le dos d’un gigantesque marin de la 6e Flotte U.S. dont le souci n’était pas d’admirer les circonvolutions d’un épiderme autour d’un nombril mais plutôt l’équitable répartition de ses rasades entre son demi d’alcool de figue et sa chope de bière.
  
  L’assistance était si dense qu’il éprouva quelque difficulté à repérer la Marocaine, assise en compagnie d’un grand blond, au visage sec et ridé, maigre et osseux.
  
  Coplan n’appréciait que modérément les danses du ventre. Aussi demeura-t-il sur la réserve tout le long de la performance exécutée par l’artiste qui, incontestablement, déployait un grand talent, ce que confirma l’ovation qu’elle recueillit lorsque, après de multiples rappels, elle se retira définitivement en coulisse.
  
  Le spectacle terminé, la salle se vida assez rapidement. De peur d’être repéré, Coplan se réfugia dans une loge de la mezzanine d’où il avait une vue plongeante sur la table qu’occupaient Salima et l’homme. Un quartette avait envahi la scène et, sur un rythme de musiques exotiques, faisait danser les amateurs. Le grand blond entraîna Salima sur la piste. A la raideur de son cavalier, à son attitude guindée, un peu désuète, à la longueur de ses pas, Coplan conjectura qu’il avait affaire à un militaire, actuel ou ancien, qui, dans sa vie, avait beaucoup plus fréquenté les bals donnés par le colonel commandant le régiment que l’atmosphère confinée des boîtes de nuit ou des dancings. A la façon dont il tenait Salima loin de son corps, on devinait qu’il en était resté aux danses de salon archaïques où l’épouse du médecin-major, transformée en duègne, surveille les évolutions des candidats à la main de sa fille.
  
  Quand ils furent de retour à leur table, un maître d’hôtel vint se pencher à l’oreille de la jolie Marocaine et lui murmurer quelques brèves paroles que, en parfait gentleman, son compagnon ne tenta pas de saisir. Salima hocha la tête, le maître d’hôtel s’éloigna, et elle se leva. Confuse, elle semblait formuler des excuses pour son départ précipité. Le grand blond repoussa la table mais Salima, vivement, parut le dissuader de l’accompagner, si bien que l’homme s’inclina et, cérémonieusement, lui baisa la main, façon Grand Siècle.
  
  Coplan hésita sur la conduite à tenir. Finalement, sachant qu’il pourrait toujours retrouver Salima, il décida de rester au Tamarindo. En quelques minutes, sa vive imagination lui suggéra un plan d’action. Il régla sa consommation et descendit au rez-de-chaussée.
  
  Avec aplomb, il s’assit à la place qu’avait occupée Salima. Le grand blond ouvrit des yeux offusqués.
  
  - Une fille adorable, notre Salima, attaqua Coplan en espagnol et en arborant un sourire jovial. Dommage qu’elle vous ait planté aussi brutalement, la suite de la soirée aurait probablement été passionnante. Mon nom est Francis Canlo.
  
  Il tendit une main chaleureuse, que l’autre serra machinalement, victime de l’irrésistible magnétisme émanant de la personne de son nouvel interlocuteur.
  
  - Enchanté, mon nom est Geoffrey Hymes, dit-il dans un espagnol fortement teinté d’accent britannique. Vous connaissez Salima ?
  
  - Une excellente amie, répondit Coplan en anglais. Je ne suis pas venue la saluer pour ne pas vous déranger tous les deux. Militaire ?
  
  Hymes redressa la taille et bomba le torse.
  
  - Cinquante-sept ans d’âge et trente-cinq ans au service de Sa Majesté dont seize au 17e Lanciers...
  
  - Celui qui était à Balaklava (Allusion à un épisode célèbre de l’histoire militaire britannique, celui de la charge de la Brigade Légère à laquelle appartenait le 17e Lanciers. Le 25 octobre 1854, au cours de la guerre de Crimée, Lord Cardigan chargea, à la tête de ses escadrons, l'artillerie russe postée sur les hauteurs de Balaklava. Les canons anéantirent presque totalement les rangs de la Brigade en tuant tous les chevaux) ?
  
  Suffoqué, Hymes en resta bouche bée.
  
  - Vous savez ça ? Pourtant, vous n’êtes pas anglais ! Militaire?
  
  - En effet.
  
  - Mais je vais vous avoir au tournant. Je suis sûr qu’à la question que je vais vous poser, vous ne connaîtrez pas la réponse.
  
  - Allez-y.
  
  - Après cette charge héroïque à Balaklava, quelle est la devise qu’a choisie le 17e Lanciers ?
  
  - « La Mort ou la Gloire. »
  
  Cette fois, Hymes capitula et appela le maître d’hôtel pour régler sa note.
  
  - Un type comme vous mérite que je l’invite au mess, déclara-t-il à Coplan.
  
  - Au mess ?
  
  - Celui du 1er Régiment de Volontaires Islamiques du Maroc. Une unité mise sur pied pour aller aider les musulmans de Bosnie-Herzégovine à se défendre contre les nazis serbes. C’est moi le chef de corps. Mes cadres, officiers et sous-officiers, sont pour la plupart des mercenaires, à l’exception de quelques Marocains. Dans le fond, moi aussi je suis un mercenaire. Depuis deux ans, j’étais à la retraite et je m’ennuyais. Trois décennies et demie dans l’Armée et, sans crier gare, je n’avais plus rien à faire, seul dans un cottage du Devonshire. Alors, j’ai accepté l’offre de la Ligue Coranique de Soutien aux Peuples musulmans. Vous venez ?
  
  
  
  Le casernement était situé à l’est de Tanger, sur la route conduisant à Sidi N’Nari. En retrait du ruban de bitume, au sommet d’une colline arasée aux flancs peuplés d’arbousiers. Baraquements en bois, fils de fer barbelés, tours de guet et poste de garde. Les sentinelles semblaient avoir la détente facile.
  
  Au mess, l’alcool coulait à flots pour les mercenaires réunis autour du bar en demi-lune. Beaucoup de Britanniques, mais aussi des Français, des Belges, des Allemands, des Sud-Africains et des Américains. L’anglais était la langue commune mais, parfois, surnageait une phrase, plus souvent une obscénité, en français ou en afrikaans. Bière et gin étaient les boissons les plus prisées. Aux murs étaient épinglées les photographies des héros historiques qui constituaient, pour ces reîtres, des chefs de guerre incontestés comme Bob Denard ou le major Schramm. A leurs côtés pendaient les fanions des combats perdus ou gagnés par ces troupiers éternellement assoiffés de sang et de mort, Biafra, Katanga, Yemen, Liban, Afghanistan, Salvador, Nicaragua, Cuba ou Surinam. Devant une chope de gueuze, certains consultaient les pages de Soldier of Fortune, la publication qui leur fournissait des nouvelles de leurs anciens compagnons dispersés dans le monde ou à la retraite, et détaillait les offres d’emploi à l’adresse d’une boîte postale aux îles Caïmans ou au Liechtenstein.
  
  Comme celui de Geoffrey Hymes, les visages étaient maigres, burinés, recuits par le soleil et la pluie, les yeux secs et durs. Peu de chauves. Il semblait que l’action ait conservé la vigueur du cuir chevelu.
  
  L’Anglais se fit remettre au bar la bouteille de gin marquée à son nom et entraîna Coplan dans une loggia à l’entrée de laquelle un panneau indiquait en arabe et en anglais : « Chef de corps. »
  
  - Vous êtes ancien officier ? s’enquit Hymes.
  
  - En effet.
  
  - Vous ne cherchez pas un job ? J’ai beaucoup de sous-officiers mais pas assez d’officiers qualifiés.
  
  - Pas pour le moment, merci beaucoup.
  
  Malgré son endurance et bien qu’il tînt admirablement l’alcool, Geoffrey Hymes perdit son sens critique lorsque la dernière goutte de gin fut avalée. Subtilement, Coplan avait amené la conversation sur Salima. L’Anglais ne vit pas le piège et raconta ce qu’il savait de la jeune Marocaine.
  
  - Personnalité dissimulatrice et perverse, mais fascinante, résuma-t-il. Femme aux multiples facettes, mystérieuse aventurière au passé tumultueux et aux traits angéliques. Vraiment envoûtante. La première fois, je l’ai rencontrée à Beyrouth. Elle était soupçonnée d’avoir assassiné son mari, un officier britannique de la FINUL, la Force Intérimaire des Nations Unies pour le Liban. Pas de preuves contre elle, si bien qu’elle n’a pas été poursuivie. Je l’ai interrogée personnellement et suis tombé sous le charme. Aujourd’hui encore, je ne puis dire si elle était coupable ou non.
  
  « La deuxième fois, c’était à Chypre où j’étais officier de sécurité à la base britannique du cap Gata. Salima avait monté un réseau de trafiquants de drogue qui intoxiquait nos soldats. Nous avons eu elle et moi un entretien très cordial, très courtois, et je l’ai fait expulser, sans dommages pour elle, par les autorités chypriotes. Je me souviens qu’elle a tenu à être rapatriée à Palerme. La troisième fois, ce fut ici. Elle est venue me voir pour savoir si j’avais des pilotes d’aviation dans mon équipe. J’en avais deux. Pour être franc, chez les mercenaires, on compte habituellement peu d’aviateurs, tout simplement parce que les employeurs, généralement, disposent d’un faible nombre d’appareils. Et puis, ce n’est pas dans la mentalité de ces spécialistes de faire la guerre pour un commanditaire privé. D’ailleurs, que connaissent-ils de la guerre ? Ils ne côtoient jamais, au cours de leur carrière, la faim, la soif, la souffrance, le froid, le face à face avec l’ennemi au corps à corps, la boue, le sang, la merde. Donc, je n’en avais que deux. Elle me les a soufflés, à mon nez et à ma barbe. »
  
  Coplan commanda une bouteille de gin et lui versa une généreuse rasade.
  
  - Dans quel but ?
  
  - Je l’ignore.
  
  - A leur retour, ils ne vous l’ont pas dit ?
  
  - Je ne les ai jamais revus. C’est pourquoi j’ai arrangé le rendez-vous de ce soir au Tamarindo. Je souhaitais avoir de leurs nouvelles. Je suis stupide. Cette fille est si habile qu’elle a réussi à disserter sur les beautés de la danse du ventre sans jamais, au grand jamais, m’accorder une chance d’aborder le sujet de conversation qui m’intéressait au premier chef.
  
  - Quand ces pilotes vous ont-ils quitté ?
  
  En bon militaire qu’il était, Geoffrey Hymes cita une date précise, pas approximative, et Coplan tressaillit car celle-ci se situait trois jours avant la disparition des scientifiques de Neuville-aux-Bois.
  
  - Vous les connaissiez bien, ces pilotes ?
  
  - Piet Haarazuylen et Frank Chatellenaie ? Non. Ce sont des Sud-Africains. Des Boers. Comme ils étaient ignorants du combat sur terre, j’envisageais de les conserver à mon état-major. Des garçons qui avaient été en opérations en Namibie, au Mozambique et en Angola. Trop vieux et pas assez gradés pour rester dans l’Armée de l’Air de Pretoria, mais sérieux et qualifiés pour de grosses responsabilités. Trop honnêtes et bien élevés pour ne pas me donner de leurs nouvelles, c’est ce qui m’intrigue.
  
  Coplan posa encore d’autres questions, mais n’apprit rien de convaincant au sujet de Salima que son interlocuteur, assez paradoxalement, couvrait d’éloges par trop dithyrambiques.
  
  Il se leva. La salle du mess était presque vide.
  
  - Vous savez ce que je crois, Geoffrey ? Vous êtes un peu amoureux d’elle et, à ce que je devine, vous n’avez pas réussi à coucher avec elle.
  
  
  
  
  
  Le lieutenant Jaquelein lui tendit l’enveloppe.
  
  - Arrivée par porteur spécial.
  
  Coplan la décacheta. Elle contenait une simple feuille dactylographiée. Toujours efficaces, les services techniques de la D.G.S.E., stationnés à la Base du Service Action à Cercottes dans le Loiret, avaient superbement fabriqué le faux aux termes duquel la France accordait à Ibrahim Dyoram le statut de réfugié politique, en s’engageant à ne recourir à aucune poursuite judiciaire pour les délits ou crimes qu’il aurait pu commettre sur le territoire français à une date antérieure à celle de la signature, cette promesse solennelle incluant le refus de l’extradition qu’éventuellement solliciterait un gouvernement étranger.
  
  Le document portait la signature du Garde des Sceaux. Elle était parfaitement imitée et les cachets semblaient authentiques. Un petit chef-d’œuvre. Les faussaires de Cercottes n’avaient pas failli à leur réputation solidement établie.
  
  - Quand passe-t-on à l’action ? s’inquiéta l’officier. Mes hommes bâillent d’ennui. Les fïloches, les surveillances, ne les branchent pas. Ils voudraient quelque chose de plus saignant. Comme le regrettait l’un d’eux : pourquoi ne nous envoie-t-on pas en Bosnie-Herzégovine ? Là-bas, au moins ça dégage !
  
  - Un peu de patience, recommanda Coplan avec un sourire compréhensif.
  
  Jaquelein prit congé et Coplan fila chez le Franco-Ivoirien qui s’émerveilla à la lecture du faux, puis l’examina avec un soin minutieux. Il ne décela aucune faille et félicita Coplan :
  
  - Belle réussite de votre part, ce qui me donne confiance pour la suite de notre collaboration. Bon, nous en parlerons plus tard. Pour le moment, venez donc avec moi à l’aéroport.
  
  - Dans quelle intention ?
  
  - Accueillir Tom Ingrazzo.
  
  - Un autre Sicilien?
  
  - Un journaliste américain.
  
  Durant le trajet, Dyoram fournit d’autres détails sur l’arrivant :
  
  - Tom est un vieil ami du temps où j’étais journaliste. A New York, il a une spécialité : il ne s’intéresse qu’aux agissements de Cosa Nostra. C’est le reporter le mieux informé sur la Mafia. Durant le week-end, il publie son hebdomadaire uniquement réservé aux échos et nouvelles en provenance de la Pieuvre.
  
  - Il n’a pas encore été assassiné alors qu’il tournait le dos à la porte d’entrée, dans quelque restaurant à spaghettis de Brooklyn ou du Bronx ? s’étonna Coplan.
  
  - Il est respecté par les mafiosi car il ne s’autorise jamais à les critiquer et ne pond que ce qui flatte leur égo. Ce sont eux, d’ailleurs, ses plus fidèles lecteurs. Toute brouille avec eux serait mortelle. Ses ennuis seraient plutôt avec le F.B.I. et les flics de New York. Un exemple. Il y a quelques mois, il a révélé dans ses pages que le parrain de l’une des cinq Familles new-yorkaises s’apprêtait à passer un marché avec les Fédéraux, alors que, traqué par eux, il se cachait en Arizona. Expédiés dans cet État, les tueurs de New York ont loupé le fugitif de justesse. Washington était furieux. La seule fois où il a failli être abattu par la Mafia, c’est lorsqu’il a écrit dans sa rubrique que le Parrain de Detroit était atteint du Sida. Là, il a vraiment eu la trouille après coup. Il a dû faire amende honorable, sinon il y passait (Authentique).
  
  - Pourquoi vient-il ici ?
  
  - Il ne s’est pas étendu sur les détails. C’est en relation avec Mariano Boschetta.
  
  Homme mince et distingué, à la chevelure clairsemée, aux manières onctueuses, Tom Ingrazzo offrait l’image d’un banquier plutôt que celle d’un journaliste fasciné par le monde du Crime Organisé.
  
  Dyoram mit immédiatement les choses au point en désignant Coplan :
  
  - Nous sommes associés.
  
  Ingrazzo paraissait inquiet et, en attendant sa valise, ne cessait de jeter des regards circonspects autour de lui.
  
  - Vous avez peur ? questionna Coplan.
  
  L’Américain eut un haut-le-corps.
  
  - Sachez que je n’ai jamais peur, répliqua-t-il, d’un ton non dénué de sécheresse, avant de se tourner vers Dyoram. Je reprends ce soir le dernier vol pour Madrid. Il faudrait donc que nous ayons rapidement un entretien, toi et moi, dans un endroit proche de l’aéroport, mais discret.
  
  - Je connais un restaurant sur la plage. Sur la terrasse, nous serons tranquilles.
  
  Ingrazzo posa sur Coplan un regard inquisiteur et s’adressa à Dyoram :
  
  - Je préférerais un tête-à-tête sans témoin. Ensuite, tu feras ce que bon te semblera.
  
  Coplan leva les mains comme pour signer la fin des hostilités.
  
  - Je serai à mon hôtel, précisa-t-il à l’intention de Dyoram qui parut confus et n’eut pas le temps d’acquiescer car déjà Coplan s’éloignait avec, dans la poche, le faux document qu’il avait pris garde de ne pas laisser entre les mains de celui qui se prétendait son associé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  - Selon Ingrazzo, Boschetta serait en cheville avec le S.V.R. (Nouvelle dénomination du K.G.B.), déclara Dyoram d’un ton mi-figue, mi-raisin. Le renseignement serait ultra-fiable, en provenance d’un mafioso de haut rang qui chercherait à se dédouaner en passant du côté de la loi. En ce moment, c’est la panique à New York après que le don dont je vous ai parlé, celui réfugié en Arizona, eut joué au canari et chanté sa trahison sur toutes les gammes. Beaucoup voudraient l’imiter. Les tueurs à qui l’on a confié la mission de réduire au silence les bavards potentiels sont surchargés de besognes liquidatrices. Tom est venu me voir pour obtenir confirmation des liens que Boschetta aurait noués avec Moscou.
  
  - Tu étais au courant ?
  
  - Non.
  
  - Dans quel but Boschetta se serait-il acoquiné avec l’ex-K.G.B. ?
  
  - J’ai ma petite idée sur la question. Il faut que je vérifie.
  
  Coplan brandit le faux document.
  
  - Quand commençons-nous notre collaboration ?
  
  - Demain, promit Dyoram en se levant. Aujourd’hui, il me faut en savoir plus sur la thèse soulevée par Tom. Je vous tiendrai au courant.
  
  Coplan le laissa partir sans le suivre. Cette tâche était dévolue à l’une des équipes Jaquelein.
  
  Il ruminait. Si Tom Ingrazzo ne se trompait pas, ce nouveau développement se révélait intéressant. Boschetta travaillait-il pour Moscou ? Dans ce cas, il était possible que les deux scientifiques appointés par Jean-Louis Levesque, c’est-à-dire, chronologiquement, Pierre Milan et Michel Terreneuve, aient été éliminés pour le compte du S.V.R. qui aurait utilisé une franchise (Tierce partie). Mais les autres ? Où avaient-ils disparu ? Avaient-ils été transportés en Russie ? Dans quelle intention ? Un but scientifique ? Hypothèse vraisemblable. Malgré les glasnost et autres perestroïka, les Services spéciaux du Kremlin demeuraient actifs et leur cible privilégiée restait l’Ouest et ses richesses industrielles, technologiques ou scientifiques, voire militaires.
  
  A son rendez-vous au café Puentes, Diego Oliveira paraissait tendu. D’emblée, il apostropha Coplan d’une voix sèche :
  
  - Où est Salima ?
  
  Devant l’air interloqué de l’arrivant, il précisa :
  
  - Elle a disparu depuis deux jours. Je suis au courant de vos relations. Où est-elle ?
  
  Ainsi, implicitement, l’Espagnol avouait-il qu’elle travaillait pour le gang. Sinon, pourquoi se serait-il inquiété de son sort ?
  
  - Je l’ignore. Je sais seulement que, comme moi, elle fait des pieds et des mains pour rencontrer Boschetta. Avec le même insuccès apparemment.
  
  Poursuivant son avantage et reprenant les informations recueillies auprès du colonel Geoffrey Hymes, il se lança dans un monologue destiné à tromper l’adversaire :
  
  - J’éprouve quelque réticence à la fréquenter. C’est une femme mystérieuse qui, sous des traits angéliques, dissimule une personnalité perverse et dangereuse. A mon avis, elle a vécu un passé trouble et tumultueux. Je ne suis pas un saint moi-même. Néanmoins, j’aime qu’une femme soit nette, plutôt bobonne et traditionaliste qu’aventurière. Probablement mon côté homme d’intérieur.
  
  Oliveira parut décontenancé.
  
  - Vous ne savez vraiment pas où elle est passée ?
  
  - Non.
  
  Disparue depuis deux jours ? réfléchissait Coplan. Cette précision indiquait que la belle Marocaine s’était évanouie après avoir quitté le colonel Geoffrey Hymes.
  
  - Je ne m’intéresse pas à Salima, déclara-t-il, feignant l’impatience. Vous savez pertinemment que mon seul but, c’est d’avoir un entretien avec Boschetta. Cela semble la chose la plus difficile au monde. Jusqu’à présent, j’ai été la victime de manœuvres dilatoires. Bon sang, j’offre un bon prix et n’obtiens pas de réponse satisfaisante. Que faut-il faire pour avoir gain de cause ? S’il ne souhaite pas donner suite, qu’on me le dise !
  
  Coplan faisait semblant de s’emporter.
  
  - J’irai voir ailleurs! conclut-il.
  
  Oliveira se leva, sans paraître impressionné par la diatribe.
  
  - Il n’est pas libre en ce moment, brusqua-t-il avant de s’éloigner à grandes enjambées.
  
  
  
  
  
  A Punta Cires, Ibrahim Dyoram abandonna sa voiture sur le quai et sauta à bord de la vedette à moteur qui l’attendait.
  
  L’adjudant-chef qui commandait l’équipe Action s’arracha les cheveux.
  
  - Bon sang, il nous baise la gueule, ce con !
  
  L’embarcation fila vers le large, en direction du nord-ouest et de Punta Camorro. Quand elle eut dépassé la limite des eaux territoriales marocaines, l’homme qui était assis à la poupe et n’avait pas répondu aux questions que lui posait le passager, en provoquant ainsi l’énervement de ce dernier, se remit debout et sortit un automatique SIG-S AUER de sous sa djellaba.
  
  - Eh, protesta Dyoram, soudain terrorisé, qu’est-ce que ça veut dire ?
  
  Toujours aussi peu loquace, le Marocain lui tira une balle dans la tête. La force de l’impact du projectile de neuf millimètres projeta le passager dans les eaux calmes de cette fin d’après-midi. Le corps surnagea et le tueur expédia deux autres balles dans la poitrine. La vedette dépassa le cadavre qui se vidait de son sang et maintint son cap en direction de Punta Camorro.
  
  
  
  
  
  Coplan sursauta. Le faisceau de sa torche électrique inondait de lumière le cadavre de Salima. Profitant de la nuit, il avait décidé de fouiller de fond en comble l’appartement de la conserverie. La première fois, sa visite avait été interrompue au bout d’une heure par l’arrivée impromptue de Salima, suivie par celle de sa tendre compagne avant leurs ébats dans le lit défait. Si la Marocaine avait disparu, raisonnait-il, elle ne risquait pas de l’importuner durant son intrusion dans les lieux.
  
  A peine était-il entré qu’il avait buté sur le corps qui portait des marques violacées de tortures et était si glacé et rigide qu’il était aisé de déduire que la jeune et belle Marocaine était morte depuis au moins vingt-quatre heures.
  
  Elle était complètement nue. Autour d’elle et dans l’appartement, pas de traces des vêtements qu’elle avait portés, à moins que l’assassin n’ait pris la peine de les ranger dans la penderie et dans la commode de la chambre à coucher, ce qui était peu vraisemblable. Aussi Coplan conclut-il qu’elle avait été tuée ailleurs. Comment ? Strangulation, arme à feu, couteau, poignard ou rasoir étaient à exclure. Dans ce domaine, la chair était intacte. Asphyxie ou arrêt du cœur, diagnostiqua-t-il. Plutôt arrêt du cœur, d’ailleurs, ce qui avait coupé net l’élan des tortionnaires.
  
  Comme les vêtements, le sac à main était absent.
  
  Coplan procéda à la fouille minutieuse qu’il avait programmée. Elle demeura infructueuse.
  
  De retour à son hôtel, il ne s’endormit pas sur-le-champ. Allongé dans l’eau chaude de la baignoire, il réfléchit. Salima avait été assassinée. A Punta Cires, Ibrahim Dyoram était monté à bord d’une vedette à moteur qui avait filé vers le large et n’était plus revenue. La voiture de son passager restait sur le quai, comme abandonnée. Dyoram l’avait-il trompé, s’était-il joué de lui ?
  
  Et Boschetta demeurait insaisissable.
  
  Perdu dans ses pensées, il sursauta lorsque le téléphone sonna. Sa montre indiquait 4 h 10. Il décrocha.
  
  - Tu dors ?
  
  La voix de Jane Shulman.
  
  - Non. Depuis quelque temps, je suis insomniaque.
  
  - Moi aussi. Je peux venir te voir ?
  
  - Je t’attends.
  
  Quand elle entra, il remarqua tout de suite ses yeux cernés, son teint livide et ses lèvres qui semblaient avoir abdiqué toute couleur. Les cheveux étaient en désordre, comme il était naturel pour quelqu’un qui sort de son lit à 4 h 10 du matin. Elle avait juste passé un jean, un T-shirt et des sandales.
  
  - Quelque chose ne va pas ? s’inquiéta-t-il.
  
  Fidèle à son habitude, elle se métamorphosa instantanément. Comme par un coup de baguette magique, et à une vitesse stupéfiante, sa morne expression se transforma en un sourire radieux tandis que sa taille se redressait et qu’elle cambrait les reins de façon provocante avant d’ôter son T-shirt pour démasquer ses seins menus.
  
  - J’ai juste envie de faire l’amour avec toi.
  
  - Et non de parler de Boschetta ?
  
  Elle déboutonna son jean en secouant énergiquement la tête.
  
  - Non, tu te trompes, j’ai juste envie de faire l’amour avec toi, une envie très forte.
  
  Effectivement, elle caracola sur lui comme une amazone avide d’atteindre la limite de la savane. Enfin, elle poussa un cri déchirant et s’affala dans les bras de Coplan pour, en quelques minutes, sombrer dans un profond sommeil.
  
  
  
  
  
  Le lieutenant-colonel Oufqar adressa un signe impérieux à l’employé en blouse blanche qui tendit la main et agrippa la poignée. Sans produire le plus petit grincement, la dalle métallique roula sur ses galets.
  
  - C’est votre client ?
  
  Coplan se pencha pendant que l’employé rabattait le drap de grosse toile grise. Malgré le large trou entre les sourcils et la chair gonflée par l’eau de mer, il reconnut le visage de l’ancien journaliste.
  
  - Rejeté par les flots sur la plage au nord-ouest de Punta Cires, récita Oufqar. Pas besoin d’autopsie. Une balle dans le front, deux autres dans les poumons. L’arrière du crâne et les omoplates ne sont pas beaux à voir. On dirait le sommet d’un volcan. C’est bien Ibrahim Dyoram ?
  
  - C’est lui.
  
  - Pas de papiers d’identité dans les poches. A cause de sa peau sombre, on l’a pris pour un de ces Africains qui tentent clandestinement de passer en Espagne. Vous savez que certains, après avoir réglé le prix du voyage, se font assassiner par les contrebandiers qui n’ont pas l’intention de tenir leur part du marché et évitent ainsi les complications avec la Guardia Civil.
  
  - Je suis au courant.
  
  - D’où notre méprise. Vous avez de la chance, on s’apprêtait à l’inhumer dans la fosse commune, car notre morgue est bourrée de cadavres. Les anciens doivent céder la place aux nouveaux arrivants. Excusez mon cynisme, mais nous ne sommes pas équipés pour les carnages.
  
  - Qu’avait-il dans ses poches ?
  
  - De l’argent, des clés de voiture, rien d’autre.
  
  - Les Africains qui passent clandestinement en Espagne ont souvent des clés de voiture dans leurs poches ? remarqua ironiquement Coplan.
  
  L’officier de gendarmerie parut consterné.
  
  - Qu’Allah me pardonne, mais vous avez raison, je n’avais pas pensé à ce détail incongru ! s’exclama-t-il.
  
  Poliment, Coplan remercia Oufqar et prit congé. Profitant de la disparition de Dyoram, il avait fouillé sa maison à Sidi Kankoush, hanté par la phrase qu’avait prononcée le Franco-Ivoirien lorsqu’il évoquait l’affaire des scientifiques de Neuville-aux-Bois. Il avait écrit un ouvrage sur ce sujet brûlant. Pour des raisons évidentes, il n’avait pas indiqué où se trouvait le manuscrit. Dans sa propre maison ? Coplan n’y croyait guère et l’échec de sa fouille avait confirmé son incrédulité.
  
  En ancien professionnel du journalisme, le défunt avait accumulé dans sa demeure des archives touchant divers domaines mais il semblait qu’il s’agissait là de poudre jetée aux yeux d’un éventuel curieux car rien ne concernait les disparus de Neuville-aux-Bois, ni même Palerme ou Boschetta.
  
  Longuement, Coplan avait inspecté le répertoire téléphonique de Dyoram qui, d’ailleurs, ne contenait guère de noms. Pour la plupart, il s’agissait de résidents aux États-Unis ou en Amérique latine, dont Tom Ingrazzo. Avait-il confié le manuscrit à ce dernier ? s’était demandé Coplan en ne découvrant aucun nom d’éditeur. Après réflexion, il décida que cette hypothèse était improbable. Habitué au secret, Dyoram n’aurait certainement pas pris le risque d’abandonner une aussi grosse affaire dans les mains d’un journaliste dont les vertus premières étaient la curiosité et l’indiscrétion. Dyoram avait trop fréquenté ses pareils pour nourrir des illusions sur la confiance à leur accorder.
  
  Grâce à Oufqar, Coplan savait que Dyoram n’avait pas loué de coffre ni à sa banque, ni dans un autre établissement bancaire de Tanger ou, plus généralement, dans la zone de l’ex-Maroc espagnol sur laquelle l’officier de gendarmerie avait juridiction.
  
  Coplan avait consulté l’agenda. Toujours précautionneux, Dyoram déchirait et détruisait les pages au fur et à mesure que le jour était passé. Dans les feuillets restants, une seule indication. Pour le jeudi suivant : « HMSm Crawford ».
  
  Facilement, Coplan avait décrypté les initiales : Her Majesty Submarine. Un sous-marin britannique. Crawford étant le nom de baptême.
  
  Au téléphone, il avait demandé de plus amples renseignements au Vieux.
  
  Il regagna son hôtel et entra en contact avec lui.
  
  - Vous avez pu toucher l’Amirauté ?
  
  - La réponse m’est parvenue il y a cinq minutes. Je m’apprêtais à vous appeler. Il s’agit d’un vieux sous-marin de la Deuxième Guerre mondiale et le HM signifie His Majesty et non Her Majesty car il faut le mettre au masculin puisqu’à l’époque le souverain du Royaume-Uni était le roi George VI et non la reine Elisabeth II.
  
  - Il a été coulé ?
  
  - Pas du tout. Il est transformé en musée et reste à quai à Gibraltar. Intéressant, non ? Dyoram résidait à Tanger et Gibraltar est juste de l’autre côté du détroit.
  
  - Je m’en occupe.
  
  Le lendemain, Coplan posa le pied sur le rocher, surplombant la puissante base aéronavale, que, sans se lasser, revendiquait l’Espagne depuis près de trois siècles, en accusant Londres d’avoir violé les clauses du traité d’Utrecht. Blocus, coupures d’eau et d’électricité, interdictions de survol de l’espace aérien, fermeture de la frontière, rien n’avait ébranlé la détermination farouche des Britanniques. Pourtant, reprenant la célèbre formule de Winston Churchill, les Espagnols leur avaient promis de la sueur, du sang et des larmes. En fin de compte, les fils d’Albion n’avaient ni sué, ni saigné, ni pleuré.
  
  Le HMSm Crawford était arrimé au dock Edouard VII et un distributeur automatique fournissait, pour les visiteurs de ce musée, un bref historique du submersible, imprimé recto verso sur un carton sobre au style désuet :
  
  Le HMSm Crawford tire son nom de l’amiral Robert Lingley Crawford, assistant de l’amiral Jellicoe qui, le 31 mai 1916, gagna la bataille décisive du Jutland contre les Allemands.
  
  Lancé à Plymouth en février 1939, il participa dès septembre de la même année aux opérations navales du conflit mondial. De cette époque à la fin de la guerre, il effectua dans l’océan Atlantique et en mer Méditerranée 27 patrouilles, d’une durée d'environ deux mois chacune, au cours desquelles il coula 108 navires ennemis, totalisant 532 166 tonnes de pertes pour l'adversaire.
  
  Après des missions de temps de paix, il fut réformé et remorqué jusqu’à Gibraltar où il fut restauré pour servir de mémorial en témoignage de reconnaissance pour l’œuvre admirable accomplie par les sous-mariniers durant la Seconde Guerre mondiale.
  
  Coplan acheta un billet d’entrée et suivit la file des ladies et des gentlemen âgés un peu caricaturaux qui venaient là pour tenter de ressusciter dans leur mémoire les temps bénis où l’Empire britannique régnait sur les mers et sur des terres où le soleil ne se couchait jamais.
  
  Comme eux, il se retrouva à l’intérieur du submersible. Dans l’atmosphère un peu âcre dominait l’odeur du désinfectant. Son œil ne perdait aucun détail. La structure dense, ramassée, compacte, de la coque offrait de nombreuses cachettes possibles. Ibrahim Dyoram avait-il caché son manuscrit dans cet endroit facilement accessible pour lui puisque les visites étaient quotidiennement autorisées de 9 à 18 h ?
  
  Il passa en revue les tubes lance-torpilles à l’embouchure obturée par un capuchon de cuir noir, les couchettes étroites sur lesquelles l’équipage avait grappillé quelques heures de sommeil dans l’air raréfié de la prison d’acier, la cabine étriquée du commandant, la cambuse, la cuisine, le réfectoire, tout cela de taille lilliputienne, la soute à munitions, les toilettes sans exception alignées à bâbord (témoignage d’une superstition ancrée dans l’esprit des marins ?). Tout juste large de cinquante centimètres, le long couloir central forçait le visiteur à serrer les coudes et, pour ne pas heurter les tubulures qui couraient bas sous le plafond arqué, Coplan était obligé de courber sa haute taille. Bien que l’espace libre soit à son minimum, le temps de guerre avait conduit à entasser un maximum d’accessoires dans cet univers restreint.
  
  Devant Coplan avançait un Australien balourd, rustaud, mal fagoté, bruyant, vantard, qui, avec l’accent bouseux d’un chasseur de kangourous du Queensland, tentait d’épater sa girlfriend, une blonde fadasse qui s’efforçait platement de le raisonner :
  
  - Tu exagères, Dave !
  
  Ses réflexions agaçaient au plus haut points les Britanniques qui se retournaient et lui décochaient des regards furieux. Follement amusé par le mini-scandale qu’il provoquait, leur destinataire redoublait d’insolence tandis que sa voix résonnait haut et fort contre les parois d’acier du submersible.
  
  Excédé, un Écossais en kilt, figé dans une raideur toute militaire qui rappela à Coplan celle du colonel Geoffrey Hymes, fit demi-tour et apostropha le grand niais d’Australien :
  
  - Ne pourriez-vous témoigner d’un minimum de respect pour les héroïques marins qui ont souffert et lutté ici pour que nous soyons encore libres ?
  
  Feignant d’ignorer celui qui interrompait sa tirade, le rustre pelota les fesses de sa compagne qui gloussa, émoustillée, et il se pencha à bâbord pour soulever le rabattant d’une cuvette de w.-c. avant de déboutonner sa braguette et d’uriner.
  
  - Tu exagères, Dave ! minauda la girlfriend.
  
  - Quel odieux personnage ! s’indigna l’Écossais, soutenu par les autres visiteurs.
  
  L’Australien repoussa son sexe dans son slip, reboutonna sa braguette et s’escrima sur la chaîne.
  
  - Y a pas d’eau! constata-t-il, suffoqué.
  
  - Dave, t’es idiot, bien sûr qu’il n’y a pas d’eau !
  
  - Alors, comment qu’y faisaient pendant la guerre puisqu’en plongée y pouvaient pas remonter sur le pont ?
  
  Coplan s’arrêta net et laissa le couple d’Australiens et les Britanniques s’éloigner vers la proue. Derrière lui, personne. Devant, le stupide Australien poursuivait ses plaisanteries imbéciles ou salaces.
  
  Quand le groupe eut remonté l’échelle, il regarda encore autour de lui. Il était vraiment seul. Alors, il explora l’intérieur des chasses d’eau après avoir rapidement dévissé le bouton du couvercle.
  
  Dans la dernière, un carré de papier était scotché contre la paroi métallique. Coplan le détacha. Un nom et une adresse étaient inscrits au crayon-feutre noir d’une écriture qui n’était pas celle d’Ibrahim Dyoram : Piet Haarazuylen, 14 calle del general Sanjurjo, Algesiras. Tel. : 32-65-38-81.
  
  Piet Haarazuylen ? Coplan n’avait pas oublié sa conversation avec le colonel Geoffrey Hymes au mess du régiment de volontaires et de mercenaires.
  
  ... Salima est venue me voir... Elle cherchait des pilotes... J’en avais deux... Piet Haarazuylen et Frank Chatellenaie, des Sud-Africains... Elle me les a débauchés et je ne les ai jamais revus...
  
  On descendait les échelons de l’escalier métallique dans son dos et, précipitamment, il revissa le bouton. Et s’empressa de foncer vers la proue.
  
  Il s’était trompé, se convainquit-il. Dyoram n’avait pas caché son manuscrit à bord du HMSm Crawford. Le submersible n’était qu’une boîte aux lettres convenue à l’avance. Mais pourquoi l’ancien journaliste s’intéressait-il aux pilotes engagés par Salima ?
  
  Voyons, réfléchit-il, les scientifiques avaient disparu après leur sortie de Neuville-aux-Bois. Avaient-ils été enlevés et transportés dans quelque endroit inconnu par un appareil qu’auraient piloté les deux Sud-Africains?
  
  Sur le pont, deux policiers militaires en uniforme appréhendaient l’Australien et l’entraînaient vers le quai, malgré ses protestations d’innocence et celles de sa girlfriend.
  
  L’Écossais agrippa le poignet de Coplan :
  
  - Vous êtes témoin, n’est-ce pas ? Vous l’avez vu faire cette chose dégoûtante, indigne d’un gentleman ! lança-t-il avec véhémence.
  
  - Soyez indulgent, plaida Coplan en se dégageant. Que pouvez-vous attendre d’autre de gens qui descendent de forçats ? Les bonnes manières, comme les vôtres et les miennes, on ne les apprend pas au bagne de Botany Bay !
  
  Estomaqué, l’homme en kilt, resta un instant silencieux, puis serra chaleureusement la main de son interlocuteur.
  
  - Je vois que j’ai affaire à un parfait gentleman. Vous avez raison, ces primates sont à traiter avec le plus entier mépris.
  
  Dans sa voiture de location, Coplan consulta sa carte routière pour déterminer la route à suivre afin d’atteindre Algesiras, située à une faible distance de Gibraltar.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Tout en parlant avec volubilité, l’Espagnole faisait des moulinets avec son balai comme si elle se prenait pour Don Quichotte devant les moulins à vent.
  
  - Je fais le ménage. Le señor Arzoulenn, il est parti tourner son film.
  
  - Un film ? s’étonna Coplan.
  
  - Avec le grandissime signor Francesco Domenghini. Sur la plage de la Morena.
  
  - Pourtant, il n’est pas acteur, objecta-t-il.
  
  - C’est la chance de sa vie. Il est beau comme un dieu, le señor Arzoulenn. Vous connaissez la paella ? Y a tout dedans. Lui c’est pareil. Y a du Schwarzenegger, du Stallone, du Redford et du Iglesias. Domenghini ne s’y est pas trompé.
  
  - Effectivement, c’est une belle paella, persifla-t-il. Où est la plage de la Morena ?
  
  Elle le lui indiqua et il repartit. Quand il arriva, il exhiba sa fausse carte de presse et franchit sans encombre le cordon de policiers qui maintenait la foule éloignée du lieu de tournage.
  
  Tout de suite, il avisa une jeune femme qui prenait des notes sur un bloc. Il s’assit près d’elle sur le sable.
  
  - Qui c’est, la nouvelle star ?
  
  - Pardon ?
  
  - On m’a parlé d’une découverte de Domenghini. Un type qui serait un cocktail de Schwarzenegger, de Stallone, de Redford et d’Iglesias.
  
  Elle rit.
  
  - Il est devant vous. C’est lui que Domenghini est en train de conseiller.
  
  Piet Haarazuylen était incontestablement bel homme. Approchant de la quarantaine, il offrait le visage buriné et bronzé d’un être qui a beaucoup vécu. L’archétype de l’aventurier. Personnellement, Coplan ne lui trouva aucune ressemblance avec les vedettes que la femme de ménage avait citées, sur lesquelles, probablement, elle fantasmait.
  
  Les mains croisées dans le dos comme un élève docile, il écoutait sagement la tirade que lui lançait la diva de la mise en scène. Fidèle à son personnage médiatique, Domenghini délirait dans un effroyable charabia, un sabir ahurissant, entrelardé de français, d’italien, d’espagnol, d’anglais et d’allemand :
  
  - Ma qué moi io voglio créer dans ma film una atmosphère angoissante como Orson Welles en su pelicula The Lady from Shanghaï ou Roman Polanski in Chinatown, you see what I mean ? Avec ounn zeste de diabôlico comme dans Er kann’s nicht lassen du sérénissime Axel von Ambesser, verstehen Siel. Pas d’intellectualisme à la Marguerite Duras che il pubblico n’en a rien à foutre, pas ounn film di mierda non plus avec culture populaire et lumpenproletariat écrasé, humilié, exploité. No quiero l’avoir dans le cul au box-office. Do I make myself clear enough for your midget’s brain ? Alors, voici ce que tu vas faire... Che c’è una cosa che si non vedeva da un pezzo...
  
  Impassible, le Sud-Africain hochait la tête. Dans son regard bleu, nulle émotion. Lui qui avait mitraillé les rebelles de Namibie, d’Angola et du Mozambique, n’allait pas se laisser impressionner par les excentricités de celui que les cinéphiles éclairés considéraient comme un génie.
  
  Attentivement, il écoutait les indications du réalisateur qui, cette fois, se contentait de l’anglais, ayant suffisamment ébloui la galerie.
  
  Domenghini recourut à plusieurs prises avant de s’estimer satisfait.
  
  - Si tu m’écoutes bien, conclut-il, tu seras grand acteur. Peut-être un futur Vittorio Gassman. En plus jeune et en plus beau. Va te rhabiller, c’est fini pour aujourd’hui.
  
  - Un grand acteur, j’en doute, fit à mi-voix la fille qui prenait des notes. Aujourd’hui, c’était facile, puisqu’il n’avait pas un bout de dialogue à dire ! On n’est plus au temps du muet !
  
  Coplan se leva et retourna s’installer devant son volant. Vingt minutes plus tard, il démarra pour suivre la Peugeot que pilotait le Sud-Africain.
  
  La femme de ménage avait disparu. Haarazuylen gara son véhicule dans la calle del general Sanjurjo et grimpa les marches du perron. Coplan fut vite sur ses talons.
  
  - On peut parler ?
  
  Surpris, l’autre se retourna.
  
  - Qui êtes-vous?
  
  - Un ami d’Ibrahim Dyoram. C’est moi qui ai récupéré, sur ses instructions, votre message à bord du HMSm Crawford. Astucieux, le procédé.
  
  A l’appui de ses dires, il brandit le carré de papier.
  
  - Qui irait fouiller dans cette cachette ?
  
  Le Sud-Africain se détendit :
  
  - Comment va Dyoram ?
  
  - Il est mort.
  
  - Mort ? s’exclama Haarazuylen en fronçant les sourcils.
  
  - Assassiné. Comme vous pourriez l’être vous-même, et ne comptez pas sur Domenghini pour vous sauver la mise. Au fait, autre mauvaise nouvelle. Salima aussi a été assassinée. On sonne le glas à Tanger. Pour qui, la prochaine fois ? comme aurait dit Hemingway. On entre ? J’ai envie d’une bonne bière bien glacée.
  
  Le pilote ne perdait pas son sang-froid. Le visage de marbre, il déverrouilla et introduisit Coplan dans un petit salon frais et sombre. Sans se presser, il se dirigea vers la cuisine et en rapporta deux bouteilles de bière qu’il décapsula avant d’ajouter des verres.
  
  - Vous aiguisez ma curiosité, déclara-t-il. Vous pouvez m’en dire plus ?
  
  Coplan s’éclaircit la gorge, son bluff parfaitement au point.
  
  - Après s’être entretenue avec le colonel Geoffrey Hymes, Salima vous contacte et vous soumet une proposition alléchante. Prendre les commandes d’un avion, s’envoler clandestinement pour la France et en ramener plusieurs personnes, avec une grosse somme à la clé, bien plus coquette que votre solde de mercenaire au sein de l’unité que commande le colonel Hymes. Votre ami Frank Chatellenaie et vous n’hésitez pas. Vous acceptez. Dans le fond, vous vous moquez éperdument de la Bosnie-Herzégovine et des volontaires musulmans du Maroc. Vous accomplissez avec succès la mission qui vous a été confiée, vous déposez votre cargaison et touchez votre rémunération.
  
  « De son côté, Ibrahim Dyoram enquête sur les passagers que vous avez transportés. Il vous contacte et vous offre, lui aussi, une somme rondelette pour que vous lui révéliez où se trouvent ces hommes. Volontiers vous diriez oui à sa proposition, seulement vous vous méfiez des gens pour qui travaille Salima. Vous subodorez, d’autant qu’ils vous ont prévenu, qu’ils exerceraient des représailles s’ils apprenaient que vous les avez trahis. Alors, pour vous donner le temps de réfléchir, vous prenez le large à Algesiras. Dans l’intervalle, vous estimez que ce serait idiot de laisser passer l’aubaine financière que vous offre Dyoram. Par le circuit compliqué du HMSm Crawford, vous lui fournissez adresse et numéro de téléphone, c’est ce qui était convenu entre vous au cas où vous consentiriez au marché. Vous me suivez ? »
  
  D’un trait, Haarazuylen vida sa bouteille et la reposa sur la table basse en faux marbre.
  
  - Pas mal, reconnut-il. A peu de choses près, c’est la vérité.
  
  Coplan baissa le regard avec modestie.
  
  - Je n’ai pas de mérite puisque Dyoram m’a tout raconté. Malgré sa mort, le marché tient toujours. En quelque sorte, je suis son légataire universel.
  
  Avec des gestes parfaitement contrôlés, le Sud-Africain alluma une Lucky Strike.
  
  - Ce fut une erreur, lâcha-t-il d’un ton calme.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  La sonnerie de la porte d’entrée résonna. Haarazuylen se leva.
  
  - Excusez-moi.
  
  Ce doit être son compère Frank Chatellenaie, pensa Coplan, ce Chatellenaie dont le Boer n’avait pas précisé où il se trouvait.
  
  Il se trompait. Une jeune femme entra. Elle était belle, avec cet air de suprême arrogance qu’ont les femmes lorsqu’elles savent détenir les clés de toutes les serrures. Elle jaugea Coplan de l’œil froid du directeur de casting qui évalue les chances du candidat au rôle qu’il lui destine. L’examen devait se révéler satisfaisant car elle esquissa un sourire approbateur. Le Sud-Africain bombait le torse avec orgueil.
  
  - La coproductrice du film dans lequel je tourne.
  
  - C’est moi qui l’ai découvert, emboîta-t-elle.
  
  Coplan se moquait que ce soit elle ou Domenghini, la merveille des merveilles pour les fans du cinéma italien.
  
  - Excusez-nous, lança-t-il à la jeune femme avant d’entraîner Haarazuylen dans la cuisine.
  
  Là, il planta son regard dans le sien.
  
  - Vous avez changé d’avis ? fit-il, sévère.
  
  - Effectivement, Frank et moi avons changé d’avis avant votre arrivée. Nous estimons que le jeu est trop dangereux, compte tenu de la personnalité de nos commanditaires. Les trahir reviendrait à accepter de recevoir une balle dans la tête pour avoir manqué à nos engagements. D’ailleurs, ma conviction est renforcée par les renseignements que vous m’avez fournis. Dyoram et Salima ont été assassinés. Je n’ai nulle envie de subir un sort identique. Voyez-vous, je suis à l’aube d’une vie nouvelle. Je sais que je suis beau gosse. Cette productrice dans le salon, je couche avec. Elle m’a lancé. Tous les espoirs me sont permis. Un grand acteur de Hollywood a épousé la nièce d’un ancien Président des États-Unis, un autre, une héritière du pétrole au Texas, un troisième, la fille d’un lord britannique. Il y a même un poissonnier qui a fait un gosse à une princesse européenne. Le monde, aujourd’hui, s’ouvre enfin à toutes les classes sociales. Pourquoi un pilote sud-africain ne se hisserait-il pas dans la haute société ?
  
  - Pour le moment, vous n’en êtes encore qu’aux balbutiements cinématographiques. Quand vous aurez un long dialogue à réciter, votre coproductrice révisera peut-être son jugement et vous jettera. Alors, vous risquez de regretter la somme que vous offrait Dyoram.
  
  Haarazuylen eut un haussement d’épaules méprisant.
  
  - Je suis prêt à tenter ma chance.
  
  - Et Chatellenaie, qu’en pense-t-il ?
  
  - Il ne demande qu’à se faire engager au cinéma lui aussi. D’ailleurs, j’œuvre dans ce sens, et j’ai de bons espoirs de réussir.
  
  - Où puis-je le trouver ?
  
  Le Sud-Africain éclate de rire.
  
  - Je ne vous le dirai pas. Laissez-le donc tranquille. Maintenant, veuillez partir, je vous prie.
  
  La femme entra dans la cuisine.
  
  - Vous en avez bientôt fini, tous les deux ? Piet, il faut que nous parlions. Demain, tu as un dialogue. Nous devons répéter ensemble.
  
  Coplan se retira.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  La production s’était installée près du port, dans un ancien hangar transformé en bureaux ultra-modernes. La flèche indiquait : « Casting ». Sans frapper à la porte, l’air assuré et pressé, Coplan entra. La femme leva sur lui des yeux à la fois sévères et ennuyés. Coplan posa une fesse sur le rebord de la table.
  
  - Je suis l’assistant de Domenghini. Il veut à toute force Frank Chatellenaie pour une scène.
  
  - Qui ?
  
  - Frank Chatellenaie. Bon sang, grouille-toi, ma fille. Domenghini n’aime pas attendre, sinon il pique une crise de rage. Les seuls instants où il est calme, c’est quand les caméras tournent.
  
  - Qui c’est, Frank Chatellenaie ?
  
  - L’autre Sud-Africain. Le copain de Piet Haarazuylen, celui dont Domenghini s’est entiché. Allez, magne-toi, ma belle, consulte ton fichier.
  
  Son bluff réussit. Cinq minutes plus tard, il avait le renseignement.
  
  Du jardin en retrait de la vieille maison de style mauresque, on voyait la Méditerranée et les ferry-boats qui, lourdement, voguaient vers les côtes marocaines. Frank Chatellenaie avait noué les cordes de son hamac au tronc et aux branches de deux gros mandariniers et ne semblait nullement gêné par les escadrilles de mouches qui virevoltaient et tourbillonnaient au-dessus de sa tête. Sur l’herbe, un vent léger venu du large agitait les pages du magazine Screen qui donnait des nouvelles du cinéma hollywoodien. Plus loin, des fourmis se lançaient à l’assaut d’une mandarine pourrie que convoitait un couple de moineaux. Sans doute étreint par la nostalgie de l’aviation de son pays natal, Chatellenaie avait planté dans la terre une queue de billard au sommet de laquelle flottait un fanion or et vert marqué « Air Force of the South African Republic. »
  
  Coplan s’approcha et comprit pourquoi les mouches n’importunaient pas le pilote. Une cordelette lui sciait le cou. Il toucha la peau. Elle était glacée. Sans perdre de temps, il reflua vers la maison qu’il fouilla. Visiblement, l’occupant l’avait considérée comme un simple point de chute et envisageait de la quitter sous peu. Une seule des deux valises était défaite. Coplan en fut pour ses frais. Incontestablement, la mort du Sud-Africain lui procurait un argument de poids auprès de Haarazuylen. Aussi repartit-il en se promettant d’amener le second Sud-Africain sur les lieux pour constater de visu l’assassinat de son ami.
  
  Arrivé dans la calle del general Sanjurjo, il buta dans la productrice de cinéma que le pilote avait séduite. Elle l’interpella :
  
  - Savez-vous où est Piet ?
  
  Il eut un affreux pressentiment.
  
  - Il n’est pas sur le tournage ?
  
  - Non, et nous avions une scène importante aujourd’hui et il était au courant pourtant ! Domenghini est furieux ! Et moi, de quoi ai-je l’air ?
  
  - Vous avez inspecté la maison ?
  
  - De fond en comble. Il n’est pas là. J’ai même téléphoné à son ami Frank qui ne répond pas. Une chose est bizarre. Ses affaires de toilette et une de ses valises ont disparu.
  
  Coplan arbora un sourire rassurant.
  
  - Vous savez ce que je pense ?
  
  - Quoi ?
  
  - Piet est paniqué. Il a peur de ne pas être à la hauteur de la tâche que vous lui assignez. N’importe qui ne devient pas acteur, il le sait et craint de vous décevoir. Sans doute a-t-il pris la fuite en compagnie de son ami.
  
  - Sans emporter la totalité de ses bagages ? objecta-t-elle avec une certaine pertinence.
  
  - La panique est mauvaise conseillère. Attendez vingt-quatre ou quarante-huit heures. Probablement reviendra-t-il. Suggérez à Domenghini de filmer des séquences sans Piet dans l’intervalle.
  
  - Le plan de tournage est sacré.
  
  - Désolé, je ne peux rien pour vous.
  
  Elle remonta à bord de sa voiture et démarra brutalement. Quand elle eut disparu au coin de la rue, il entra à son tour.
  
  Elle avait raison. Le départ avait été précipité. Dans la salle de bains, un flacon d’eau de toilette s’était brisé sur le dallage et l’atmosphère restait imprégnée de seringat et de citron. Bien garnie, la penderie offrait une collection disparate de vêtements. Coplan s’assit sur le lit et réfléchit.
  
  Il ne croyait pas que Piet Haarazuylen ait subi le sort de son compatriote. Peut-être avait-il par hasard, avant de se rendre au tournage, rendu visite son ami et l’avait-il découvert mort ? Se souvenant du sort réservé à Salima et à Dyoram, il avait compris que sa vie était en danger et avait fui, tellement terrorisé qu’il n’avait emporté qu’un minimum de bagages, sans se soucier de la carrière cinématographique qui s’ouvrait devant lui.
  
  Qu’importait son visage sur l’écran s’il était mort ?
  
  Coplan poursuivit sa fouille. Il inspectait le double tiroir de la table de nuit lorsque, à travers la fenêtre laissée entrouverte, il vit Diego Oliveira et un autre homme à l’aspect sinistre débarquer d’une Renault. Circonspects, il examinèrent la rue avec soin et se décidèrent à entrer.
  
  Tout de suite, Coplan sortit son 469 et vissa sur le canon le cylindre du suppresseur de son. Déjà, il entendait les bruits de pas sur le carrelage. Il bondit hors de la chambre, l’arme au poing. Oliveira tournait la tête mais son compagnon vit Coplan et fit feu d’instinct, en vrai professionnel. Accoutumé au combat rapproché, Coplan avait plongé sur le côté. Il riposta et sa balle projeta l’homme sur le dallage de la salle de bains. Le sang se mêla à l’eau de toilette qui sentait bon le seringat et le citron.
  
  Oliveira n’osa lever son automatique que, après une seconde d’hésitation, il relogea dans sa ceinture.
  
  - señor Canlo, pourquoi vous énerver ? On n’en avait pas après vous, reprocha-t-il.
  
  - Je sais. Votre cible était Piet Haarazuylen. Vous avez déjà liquidé son compère Frank Chatellenaie et vous vous apprêtiez à achever la besogne. Leurs cœurs étaient-ils pourris comme celui que vous m’avez forcé à voir mourir sous le couteau du bourreau ?
  
  L’Espagnol laissa un rire léger filtrer entre ses lèvres tandis que son regard méfiant ne quittait pas le cylindre du suppresseur de son.
  
  - Que faites-vous ici ? questionna-t-il.
  
  - Je cherche Haarazuylen.
  
  - Dans quel but ?
  
  - Pas l’assassiner, en tout cas.
  
  - Ne pourriez-vous pas ranger votre arme, elle me rend nerveux, et je voudrais aller voir où en est Pedro.
  
  - D’abord, couchez-vous sur le ventre, mains croisées sur la nuque.
  
  Oliveira hésita puis obéit. Coplan récupéra les deux automatiques avant d’en extraire les chargeurs. Dans la salle de bains, Pedro était mort, ce que constata Oliveira après s’être remis debout.
  
  - Sacré coup de flingue, grogna-t-il en posant sur Coplan un regard soupçonneux. J’ai toujours pensé que vous n’étiez pas celui que vous vouliez faire croire. Pas vrai ?
  
  - C’est moi qui tiens le flingue, rappela Coplan, impassible.
  
  - Depuis que vous êtes arrivé à Tanger, il se passe de drôles de trucs. Salima, on l’a retrouvée. Butée. Bizarre, non ?
  
  - Désolé. Je n’y suis pour rien. Qui vous a expédié ici ?
  
  - Qu’est-ce que vous croyez ?
  
  - Boschetta ?
  
  - Je n’obéis qu’à lui.
  
  - Quel est le lien entre lui et ces deux pilotes sud-africains ?
  
  Oliveira haussa les épaules.
  
  - Je n’en sais rien. Vous croyez que le patron est un bavard du style de ces présentateurs de la télé ? Lui, c’est bouche cousue.
  
  Coplan le força à s’agenouiller face au mur, mains croisées sur la nuque, et il entreprit de le fouiller. Il tenait le portefeuille entre ses doigts lorsqu’il entendit les sirènes de police qui hululaient.
  
  - Bon sang, cria Oliveira, foutons le camp d’ici ! Je suis sûr que c’est pour nous !
  
  Il n’avait pas tort, se convainquit Coplan lorsque les sirènes se turent juste devant la maison. Pour gagner du temps, il convenait de laisser l’Espagnol se débrouiller entre les mains de la police qui, en découvrant le cadavre, ne manquerait pas de l’interroger à outrance. Sans aucun doute serait-il malmené quelque peu, d’ailleurs, car les méthodes en usage sous Franco n’avaient guère évolué depuis, d’autant que le terrorisme au pays basque n’incitait pas à la mansuétude.
  
  D’une manchette fulgurante, il cisailla la nuque d’Oliveira dont le front cogna contre le mur. L’instant d’après, le corps s’affala sur le sol, groggy. Sous la main droite, Coplan plaça son propre 469. Oliveira aurait du mal à se dépatouiller de cette mise en scène.
  
  L’avant-garde policière franchissait le seuil de la demeure lorsqu’il sauta par-dessus l’appui de la fenêtre et atterrit dans le jardin. D’un bond, il agrippa ses mains sur le mur d’enceinte, se hissa sur le faîte, procéda à un rétablissement et se laissa tomber de l’autre côté.
  
  La rue était déserte, à l’exception d’un chien qui fouillait dans un tas d’immondices et ne lui prêta nulle attention.
  
  Dans la bouche d’égout il se débarrassa de l’automatique ramassé près du cadavre et conserva celui confisqué à Oliveira.
  
  A l’extrémité de la rue, il entra dans une cafétéria et commanda du café et des biscuits au chocolat. Les serveuses avaient vu passer la cohorte de voitures de police et en discutaient avec les clients.
  
  - Paraît qu’y a eu un assassinat, dit l’une d’elles.
  
  - T’es folle. Pas un assassinat, mais plusieurs, rectifia une de ses collègues.
  
  - Probablement des Africains qui arrivent ici clandestinement, conjectura un vieil homme coiffé d’un de ces bérets andalous que l’on ne voyait plus guère. Quand ils ne se sont pas fait tuer dans le détroit, on leur coupe la gorge ici pour leur voler le peu d’argent qu’il leur reste. Pauvres gens !
  
  Coplan alluma une Gitane, but une gorgée de café, grignota un biscuit et sortit le calepin qu’il avait déniché dans une des poches d’Oliveira.
  
  En fait, il s’agissait d’un carnet d’adresses et de numéros de téléphone codés. Le nom des villes était en abrégé mais facilement identifiable. Madrid, Algesiras, Marseille, Casablanca et Naples revenaient le plus souvent.
  
  Ce qui retint l’attention de Coplan, ce fut la feuille de papier pliée en quatre et coincée par la dernière page. Ce n’était autre qu’un reçu délivré à Ibrahim Dyoram par le Monte de Piedad à Madrid.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Bâtiment sinistre, le Monte de Piedad (le Mont de Piété) que les Espagnols raccourcissaient en Montepio, se logeait à deux pas de l’avenida José Antonio. Sa façade était si rébarbative qu’il fallait vraiment être à bout de ressources pour rassembler le courage de pénétrer dans son antre. Vieillot, le hall était si sombre et le plafond si noirâtre qu’on avait l’impression qu’il en pendait des toiles d’araignée et que le fantôme famélique d’un client impécunieux allait en sortir pour vitupérer contre les vicissitudes des miséreux.
  
  En blouse blanche, un employé terne et grisâtre officiait derrière un comptoir au bois poli par les mains anxieuses qui s’étaient posées là. Irrésistiblement, il évoquait un de ces personnages arrogants que Zola avait dépeints dans les Rougon-Macquart. A l’opposé de ses manières précieuses, sa voix jaillit, rogue, de sa gorge gonflée par un goitre :
  
  - Qu’est-ce que c’est ? Dépêchez-vous, l’expert va partir.
  
  Conciliant, Coplan tendit le reçu, que l’autre examina avant de proférer sur le même ton :
  
  - Vous avez l’argent ?
  
  - Naturellement, sinon je ne serais pas ici.
  
  Le Madrilène se radoucit :
  
  - C’est bon. Payez votre gage.
  
  Coplan aligna les coupures que l’employé ramassa, recompta et enfouit dans son tiroir-caisse qu’il reverrouilla solidement. Il s’en alla vers une rangée de casiers métalliques et revint avec un coffret en bois précieux, finement sculpté, au style ancien, dont Coplan évalua la valeur à dix fois celle du gage. Soudain respectueux devant cet objet d’art, l’employé le caressait avec ravissement.
  
  - Il est vraiment beau, je vous envie. Si vous saviez les saloperies que l’on nous apporte. La pauvreté n’excuse pas tout.
  
  - Il y a les vrais pauvres et les riches qui n’ont pas eu de chance, répliqua Coplan en se remémorant une phrase de Jean-Paul Sartre dans Le Diable et le Bon Dieu.
  
  Le coffret sous le bras, il repartit pour l’avenida José Antonio où il avait garé sa voiture de location.
  
  Réfugié dans sa chambre d’hôtel, il dut, à son grand regret, faire sauter à l’aide d’un tournevis la ferrure artistement travaillée.
  
  Il eut un sourire joyeux en découvrant le contenu. Ibrahim Dyoram avait trouvé ce moyen astucieux pour cacher son manuscrit.
  
  
  
  
  
  Vingt ans plus tôt, refuge des hippies et des marginaux aux bourses plus ou moins gonflées, voués au culte des fleurs, de l’amour, de l’anti-militarisme et du H, l’île d’Ibiza, depuis quelques années, subissait une invasion de tout autre nature. Milliardaires du show-biz, de la publicité et de l’immobilier, banquiers dont l’établissement était en déroute mais qui avaient su préserver leur fortune personnelle des aléas boursiers, golden boys rescapés du krach de Wall Street, avaient planté leur tente sur cette terre des Baléares. Naturellement, la tente devait se comprendre au figuré. En réalité, ils avaient fait appel aux architectes les plus cotés et avaient construit des résidences fastueuses, si bien que les paysans qui, jusque-là, vivaient chichement d’olives et de figues étaient devenus millionnaires en pesetas après avoir vendu leurs champs arides.
  
  Les vedettes du sport et du cinéma avaient suivi, imités par les potentats du golfe Persique, par les quartiers de noblesse aux comptes en banque dilués dans les paradis fiscaux, par les marchands d’armes et les trafiquants de drogue, par les éternels pique-assiette que sont les princes et les rois en exil et par les nouvelles gloires internationales du jet-set.
  
  Site exceptionnel entre ciel et mer, l’hôtel Hacienda était bâti à flanc de falaise. Coplan y avait pris pension dans la catégorie de chambre la plus huppée sur l’ordre express du Vieux, pressé d’aboutir car il était harcelé par les instances gouvernementales.
  
  « - Pas question de faire appel aux autorités espagnoles, malgré les excellentes relations que nous entretenons avec Madrid, que ce soit avec les Services spéciaux ou la police, avait-il recommandé à son subordonné. C’est une affaire strictement française et elle doit le rester. Nous sommes sur le point de conclure et nous n’acceptons pas d’étrangers dans nos cuisines. Alors, débrouillez-vous sur place. Pas de limites à vos notes de frais. »
  
  A Madrid, Coplan avait loué une superbe Rolls blanche qu’il avait pilotée jusqu’à Valence où il l’avait embarquée à bord du ferry. Le lendemain de son arrivée, il se rendit à Ibiza, la capitale de l’île du même nom et la gara ostensiblement devant la plus chic des agences immobilières, ce que ne manqua pas de remarquer le directeur qui, cérémonieux, voire obséquieux, s’inclina longuement devant Coplan lorsqu’il entra dans son bureau.
  
  - Je ne suis pas fait pour les hôtels, déclara Coplan. Je ne m’y sens pas à l’aise et je m’y ennuie. C’est pourquoi je cherche une location.
  
  - Dans quel genre ? s’empressa l’Espagnol.
  
  - Quelque chose de somptueux. Je me refuse à paraître ridicule devant tous ces gens qui occupent des merveilles, d’autant que j’ai l’intention de donner de grandes fêtes. On me rirait au nez si je les invitais dans une demeure quelconque.
  
  Le front du directeur se rembrunit.
  
  - Hélas, señor, cette catégorie de villas de rang supérieur m’échappe, car c’est devenu un monopole que, grâce à ses relations, s’est approprié le señor Antonio Guarama.
  
  - Qui est-il ?
  
  - Le roi du film porno en Espagne. Un personnage peu ragoûtant, si vous voulez mon avis. Après la mort de Franco, les gens souhaitaient se défouler et oublier leurs années de frustration. Entre autres choses, ils voulaient de l’érotisme. Guarama a su fournir la demande avant tous les autres. La mode s’étant atténuée, il a changé son fusil d’épaule et s’est reconverti dans l’immobilier de luxe ; si bien qu’il détient l’exclusivité des demeures grandioses sur cette île. Elles se louent de 8 à 12 millions de pesetas par mois (De 400 à 600 000 francs français) tout le long de l’année. Au demeurant, si vous voulez rencontrer Guarama, allez donc à la fête qu’il donne ce soir. Voici un carton d’invitation dont je ne me sers pas. En ce qui me concerne, je ne me sens pas à l’aise dans ce genre de party.
  
  Coplan n’eut garde de manquer une telle occasion. Habillé décontracté comme il sied à un milliardaire qui se moque de l’apparence extérieure, Coplan arriva au volant de sa Rolls blanche à la finca (Ferme) luxueusement restaurée et, par défi, baptisée Tortillera (Lesbienne). Proche du golf de Roca Llisa, elle se cachait au sommet d’une colline d’où, à la jumelle, on apercevait les lumières de Formentera, l’île rivale.
  
  A la finca d’origine avaient été rajoutés des bâtiments sur trois niveaux qui étalaient un mauvais goût à donner la nausée : en façade un faux temple hindou prolongé par un palais aztèque, murs alternativement blanchis à la chaux et peints en vert pomme ou en terre de Sienne brûlée, colonnades grecques, portiques, coupoles et dorures. Coplan grimaça. Il en avait le cœur qui se soulevait. Sans doute nostalgique de son passé de roi du porno espagnol, Guarama avait poussé l’extravagance jusqu’à faire peindre en noir sur les murs terre de Sienne brûlée du palais aztèque les positions du Kamasoutra en remplaçant les silhouettes des Orientales par des archétypes d’Andalouses, de Gitanes et de Mauresques.
  
  A dessein, Coplan était arrivé en retard. Déjà, la soirée battait son plein. Ici se pressaient des cover-girls de Vogue ou de Mc Call’s, des top-models de grands couturiers, des hommes d’affaires, des vedettes du show-biz et leurs producteurs, des milliardaires désœuvrés, des princes et des princesses qui, dans cette ambiance frénétique, n’avaient plus à se soucier des rigueurs protocolaires et des foudres de censeurs pointilleux.
  
  Coplan passa du buffet au bar et vice-versa. Personne ne lui prêtait attention. Complètement ivre, une célèbre torera lui accrocha le bras.
  
  - Toi... t’es nouveau ici, bafouilla-t-elle.
  
  - Exact. Je cherche Guarama.
  
  - Le gros tas là-bas qui... qui pelote la fausse Lady D. Tu reviens ici après ?
  
  - Promis.
  
  Coplan, en réalité, ne put approcher le maître de maison car une scouade de jolies filles, jalouses du succès que remportait le fac-similé de la princesse anglaise, essayaient d’attirer son attention par tous les moyens. Guettant le moment propice, Coplan s’assit sur un canapé à l’armature damasquinée, à côté d’un homme grand et sec, à la chevelure grisonnante et clairsemée qui serrait avec tendresse le col d’une bouteille de genièvre. Celui-ci cligna de l’œil en direction de l’arrivant.
  
  - Fichue soirée, hein ? Vous n’avez rien apporté à boire pour passer le temps en ma compagnie ? Allez donc au bar vous servir !
  
  - Merci, pour le moment je suis confortable ainsi.
  
  L’autre lui tendit une main ferme et énergique.
  
  - Mon nom est Karl Buerckel-Delahaye, plus connu sous les initiales K.B.D. que certains, se voulant facétieux, transforment en K.G.B. Vous n’avez jamais entendu parler de moi ?
  
  - Non, avoua Coplan sans état d’âme.
  
  - Je suis de nationalité helvétique. J’étais le titan des aliments pour animaux jusqu’à ce que, ici, je trouve mon chemin de Damas. J’ai tout largué, le fax, le téléphone, la télé, l’électricité. Sauf l’alcool. Retour total à la nature. Mon argent, je m’en sers pour aider les hippies et les sectes qui campent dans le nord de l’île. Eux sont dans le vrai. La paix et l’amour.
  
  - Pourquoi êtes-vous ici ce soir ? s’étonna Coplan. Je ne vois pas autour de nous le style hippie. Depuis la fin de la guerre au Vietnam, voici près de vingt ans, je croyais que c’était passé de mode, la paix et l’amour ?
  
  - Je suis ici parce que ma fille unique est associée avec le maître de céans dans l’immobilier de luxe. C’est la seule façon de la rencontrer, sinon elle ne me rend jamais visite dans mon repaire. Elle le trouve indigne d’elle. Quand, comme moi, elle aura atteint à la sagesse, elle révisera son jugement sur le monde moderne.
  
  - Parmi toutes ces beautés, laquelle est-ce ?
  
  - C’est vrai qu’elle est assez jolie et elle le sait. Vous voyez près du bar cette blonde dans la robe jaune paille excentrique façonnée par Jean-Paul Gaultier. C’est elle. Erika.
  
  - Auriez-vous l’amabilité de me la présenter ? Je cherche une villa à louer sur l’île.
  
  - Avec plaisir. Je vais la chercher. Tenez-moi la bouteille entre-temps.
  
  K.B.D. se leva, un peu chancelant, et fit mine de présenter des excuses :
  
  - La position assise ne me convient plus. La plénitude suprême, c’est de rester allongé sur le sable ou de nager dans la mer.
  
  Immédiatement, Erika fut antipathique à Coplan. Arrogante et prétentieuse, elle avait une manière de snober l’interlocuteur particulièrement déplaisante. Conservant son sang-froid et faisant effort sur lui-même, Coplan, au contraire, arbora son air le plus avenant et le plus courtois qui ne dégela pas l’attitude condescendante, voire glaciale, de la jeune femme.
  
  - Quel prix êtes-vous prêt à mettre ? questionna-t-elle d’une voix quelque peu sifflante.
  
  - Le maximum. Comme mes amis.
  
  Elle parut interloquée.
  
  - Quels amis ?
  
  Il laissa son sourire s’élargir.
  
  - Je ne peux citer de noms. Ils tiennent beaucoup à la discrétion. Et puis, quelle importance représentent les identités ? Je ne suis pas une personnalité du jet-set. Je ne tiens pas à voir la mienne étalée dans les journaux ou les magazines à scandales, pas plus que je ne tiens à donner des soirées éblouissantes comme celle-ci. Je suis un amoureux du secret. Vous comprenez ma position ?
  
  Erika plissa les yeux comme pour mieux examiner Coplan, pendant que ses traits s’adoucissaient un peu. Elle semblait parfaitement comprendre à quoi Coplan voulait en venir.
  
  - Suivez-moi, ordonna-t-elle un peu sèchement, comme s’il lui était impossible de se départir de son ton de commandement et de ses airs de grande princesse constamment supérieure au commun des mortels.
  
  De la main elle adressa un signe à son père comme pour le rassurer et tourna les talons.
  
  - Ne vous laissez pas faire, lança K.B.D. à Coplan. Je suis le géniteur d’une tigresse, d’un démon en affaires. La paix et l’amour, elle ne connaît pas. Si vous n’y prenez garde, elle vous truandera dans les grandes largeurs ! Quand elle suivait les cours du Polyteknikum de Zurich, ses condisciples la baptisaient la Louve.
  
  - Je suis un loup moi-même, répliqua Coplan.
  
  Erika se réfugia dans une loggia au dernier étage du palais aztèque. La fenêtre était ouverte et l’on apercevait le firmament étoilé. Dans le sillage d’une brise légère montaient les échos de la musique brésilienne jouée par l’orchestre dont l’ex-roi du porno espagnol avait loué les services pour la circonstance.
  
  - Je dispose d’une villa somptueuse dans une propriété contiguë à celle de vos amis, attaqua tout de suite Erika. Du moins s’il s’agit bien de ceux auxquels vous faites allusion sans préciser leurs identités. Son nom : la Habanera. Elle a été construite, au début des années 80, par un ministre de la R.D.A. qui fut le précurseur de l’engouement des élites pour l’île d’Ibiza. Après la réunification, il a eu le tort de remettre les pieds en Allemagne où il fut arrêté et incarcéré sous l’inculpation de crimes contre l’humanité. Depuis, il éprouve de gros besoins d’argent pour régler les honoraires de ses avocats. Sa demeure est située à l’écart, loin de tout village ; elle a les pieds dans l’eau. Grande, elle fait mille mètres carrés habitables, dont douze chambres et autant de salles de bains, piscine, plage privée, tennis, golf, volière et paons en liberté dans le parc. Loyer mensuel 12 millions de pesetas. Deux mois payables à l’avance et trois à titre de caution. La contre-valeur en dollars US est à déposer en cash. Pas de chèque ou carte de crédit.
  
  Elle conclut d’un ton acide :
  
  - Je pense que ce dernier arrangement vous convient mieux ?
  
  - En effet. Puis-je la visiter demain ?
  
  - Rendez-vous alors à onze heures trente au bar de la plage de Malibu à Las Salinas.
  
  - Parfait, j’y serai.
  
  Elle se décolla du mur et partit sans ajouter un mot, altière et fière, serrée dans sa robe extravagante signée par le grand couturier parisien.
  
  Coplan lui laissa prendre de l’avance et redescendit à son tour.
  
  La torera était assise sur le canapé à côté de K.B.D. Quand Coplan apparut, elle décolla de ses lèvres le goulot de la bouteille de genièvre et se serra contre le père d’Erika.
  
  - Carino mio, viens près de moi, lança-t-elle à l’arrivant d’une voix chevrotante, épaissie par les nombreuses libations.
  
  Coplan s’empressa de fuir. Il n’en tenait nullement pour effectuer des passes de muleta devant une torera plongée dans l’éthylisme qui exigerait qu’on lui porte l’estocade après les séquences de banderilles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Lassé des brouillards et des frimas prussiens, le ministre de l’ex-R.D.A. avait construit sur l’île d’Ibiza une merveille fastueuse, constata Coplan en visitant la demeure en compagnie d’Erika qui, cette fois, s’était habillée d’une tenue décontractée, quoique luxueuse, comme pour faire sentir qu’elle évoluait dans la haute sphère de l’élite.
  
  - Qu’en pensez-vous ? questionna-t-elle en s’asseyant sur l’un des rochers qui surplombaient la plage d’une dizaine de mètres.
  
  Coplan baissa les yeux vers la crique où, le long d’un embarcadère en bois, se balançait une vedette à moteur, soigneusement calfeutrée pour éviter les embruns et le sable.
  
  - Je prends.
  
  - Vous avez le cash ?
  
  - Je dois le faire venir. Quelques jours, pas plus. Réservez-là-moi. Surtout, conservez-moi l’option et ne l’offrez à personne d’autre.
  
  - D’accord.
  
  De retour dans la capitale de l’île, il loua un hélicoptère et explora les environs de la Habanera. Erika n’avait pas menti. Une seule propriété était contiguë à celle de l’ancien ministre est- allemand. Le reste était constitué de champs arides et secs, de plantations d’oliviers et de figuiers sur lesquels la spéculation et la promotion immobilières n’avaient pas encore jeté leur dévolu.
  
  Une route escarpée menait aux bâtiments de la finca convertie en résidence de luxe et dissimulée dans une pinède sur le sommet aplati d’une basse colline. A travers les arbres, cette route redescendait en sinuant jusqu’à la plage coincée entre les rochers, qui rentrait le ventre pour former une crique où se logeait un embarcadère. Là était arrimée une vedette à moteur, toute pareille à celle endormie au bas de la Habanera.
  
  L’endroit était calme, paisible, désert. Pas une silhouette humaine.
  
  Quand il eut mémorisé la topographie, Coplan retourna à Ibiza. Après avoir restitué l’appareil il s’apprêtait à monter dans sa Rolls quand il buta dans Piet Haarazuylen qui ouvrit de grands yeux interloqués avant de recouvrer son sang-froid. Les réflexes de Coplan étaient fulgurants.
  
  - Mon offre tient toujours, déclara-t-il. Bien sûr, je vous comprends. Vous avez fui Algesiras parce que votre ami Frank Chatellenaie s’est fait tuer. Vous avez pris peur et, brusquement, vous vous êtes dit que rien ne vaut une vie, même pas une carrière cinématographique. Vous avez eu parfaitement raison. Montez donc.
  
  Il empoigna le Sud-Africain aux épaules et le poussa vers le siège passager. Un peu hébété, le pilote se laissa faire. Il ressuscita sur le cuir somptueux.
  
  - Chouette bagnole, admira-t-il. Au moins, vous ne bluffez pas quand vous affirmez avoir du fric.
  
  - Je ne bluffe jamais, assura Coplan avec aplomb.
  
  - Que faites-vous à Ibiza ?
  
  - La même chose que vous. Où habitez-vous ?
  
  - Un vieux mas sans confort à l’écart de San Antonio Abad, que m’a loué un hippie qui n’a plus de ressources.
  
  - On y va. Que veniez-vous faire à l’héliport ?
  
  - Louer un appareil, rien que pour le plaisir de voler. Mon coeur ne trépide vraiment que dans les hauteurs. Et vous, que faisiez-vous ?
  
  - J’ai effectué une petite reconnaissance sur l’île. Je suis un fou de géographie. Savez-vous que ce petit bout de terre est finalement assez réduit ? Pas plus de cinq cents kilomètres carrés.
  
  Quand ils arrivèrent enfin au mas, le Sud-Africain émit un rire léger.
  
  - Si les vieux hippies du coin voient cette Rolls, ils vont trembler. Leur plus grande crainte, c’est que les stars et les milliardaires achètent à prix d’or les terres sur lesquelles ils vivent. Alors, ils en seraient chassés, eux et les sectes qui prolifèrent ici. Dans ce cas, finis la vie à l’africaine, l’éclairage à la bougie, la méditation et les trips pour découvrir le nirvana.
  
  - N’importe où dans le monde, on peut recourir à ces usages et parvenir aux mêmes résultats, rétorqua Coplan avec pertinence. Il paraît même que le meilleur endroit au monde pour s’élever vers le nirvana est la forêt amazonienne.
  
  Haarazuylen s’en alla déverrouiller la porte. Coplan le suivit. L’atmosphère ne parvenait pas à se débarrasser de relents de cuisine épicée.
  
  - Levez les mains, ordonna une voix dans leur dos. Dans le cas contraire, ce flingue fera des dégâts.
  
  Le Sud-Africain et Coplan se figèrent, puis obéirent. Ce dernier jeta un coup d’œil par dessus son épaule. L’homme était massif et presque chauve. A la main, il tenait un SIG-SAUER menaçant. L’œil était froid et attentif.
  
  - Avancez, commanda-t-il.
  
  Ils entrèrent dans la pièce principale de la finca qui, pour les paysans catalans, avait durant des siècles servi de cuisine, de salon et de salle à manger.
  
  Jane Shulman était assise devant la longue table au bois épais et bruni, entaillé par les lames de couteau, largement taché par les traces du vin riche en tanin fort apprécié dans l’île. Ses longs cheveux roux étaient relevés en chignon et ses yeux verts fixaient Coplan avec un amusement sadique, tel le passant sur la berge qui voit un imprudent se noyer et n’intervient pas. Pour le reste, elle demeurait fidèle à sa tenue vestimentaire favorite, pantalon de jean, T-shirt, espadrilles et blouson léger orné d’un aigle à deux têtes à l’emplacement du cœur. Était-ce symbolique ? Cet aigle était-il une référence à Janus, ce dieu romain, représenté avec deux visages opposés pour condamner sa double face et sa duplicité ?
  
  - Quelle surprise ! lança-t-elle, sardonique.
  
  Deux autres hommes étaient là, armés également d’un SIG-SAUER. Plus jeunes que le premier, grands et solides, arborant une expression glacée, des yeux bleus et des cheveux blond pâle.
  
  Jane leur désigna Haarazuylen :
  
  - Emmenez-le.
  
  Le Sud-Africain tenta de protester :
  
  - Eh, à quoi ça rime, ce cinéma ?
  
  Un SIG-SAUER se braqua sur son ventre et celui qui le tenait tordit la bouche d’un air mauvais pendant que le chauve poussait violemment le pilote en avant d’un coup de crosse entre les omoplates. Haarazuylen trébucha sur un carreau disjoint et s’étala de tout son long. Empoigné par le col de chemise, il fut remorqué hors de la pièce et disparut en compagnie des deux sbires.
  
  Le chauve resta dans le dos de Coplan et Jane abandonna son expression rigide.
  
  - Tu es parvenu à retrouver Boschetta ? fit-elle, moqueuse.
  
  - Tes criminels se sont-ils enfuis de Tel-Aviv ? contra-t-il sur un ton identique.
  
  Elle se contenta de rire, ce qui égaya ses traits sévères.
  
  - Je parvenais mal à te situer, déclara-t-il pour gagner du temps. Ton alibi pour mettre la main sur Boschetta paraissait plausible. Évidemment, j’ai vérifié auprès de Tel-Aviv que tes criminels existaient bien et qu’ils tentaient d’échapper à l’extradition. Seulement, ce qui m’a alerté, c’est l’assassinat de Salima. Ses employeurs n’en étaient pas les auteurs. Alors, qui ? Qui savait où la trouver ? Qui connaissait son repaire de la vieille conserverie ?
  
  - Un peu faible comme raisonnement, critiqua-t-elle.
  
  - J’étais en possession d’autres renseignements pour le conforter, rétorqua-t-il.
  
  - Lesquels ?
  
  Il se référa au schéma décrit par Ibrahim Dyoram.
  
  - Imaginons un scénario. Paul détient Pierre que convoite Antoine qui fait enlever Pierre par Robert afin qu’il le lui remette conformément à certains engagements financiers antérieurs. Mais Robert est malhonnête et tente de jouer sur trois tableaux. Vendre Pierre à Antoine à un prix plus élevé que convenu. C’est la première solution, ou le restituer à Paul en échange d’un royal dédommagement car Paul tient beaucoup à Pierre.
  
  Le sourire de Jane s’accentua.
  
  - Et le troisième tableau ?
  
  Coplan pensa au journaliste américain Tom Ingrazzo qui avait spécialement effectué le voyage New York-Tanger pour délivrer la bonne parole au Franco-Ivoirien.
  
  - Vendre Pierre au S.V.R., le digne successeur du K.G.B.
  
  - Qui est Paul ?
  
  - Le milliardaire franco-canadien Jean-Louis Levesque basé aux Bahamas.
  
  - Robert ?
  
  - Boschetta.
  
  - Antoine ?
  
  - La Mafia à Palerme.
  
  - Pierre ?
  
  - Ce prénom regroupe six scientifiques français enlevés à Neuville-aux-Bois en France.
  
  - Le S.V.R. ?
  
  - Toi. Tu ne t’appelles pas plus Jane Shulman que moi Julio Iglesias et, bien que ton alibi pour entrer en contact avec Boschetta soit finement affûté, il ne tient plus debout lorsque l’on connaît les événements survenus à Tanger.
  
  - Toi non plus ta couverture n’est pas des plus éblouissantes.
  
  Que faisais-tu en compagnie de ce Sud-Africain ?
  
  - Comme toi, je cherche à savoir où est Pierre.
  
  - Sur cette île ?
  
  - Quelque part sur cette île.
  
  Elle tâta son chignon comme pour s’assurer qu’il tenait bien en place.
  
  - Mais tu ne sais pas où ?
  
  Il secoua la tête.
  
  - Non. J’espérais que le Sud-Africain allait me l’apprendre.
  
  - Parce que c’est lui qui l’a transporté ici en compagnie de son ami mort ?
  
  - Tout juste. Tu en sais autant que moi.
  
  - Mais moi j’ai une longueur d’avance et, en plus, un automatique braqué dans ton dos.
  
  - C’est, incontestablement un avantage. Que comptes-tu faire de moi ?
  
  - Te neutraliser.
  
  - Je ne sais pas pourquoi, mais ce mot a des résonances sinistres.
  
  - Je n’ai pas dit t’éliminer physiquement, j’ai dit te neutraliser. Pour le moment, tu es dangereux, tu es un obstacle, cependant, cette affaire réglée, tu ne le seras plus. Certes, tu es perspicace et intelligent, mais ces qualités ne te mèneront à rien devant un SIG-SAUER manié par un professionnel comme Sandor.
  
  - Et le Sud-Africain ?
  
  - Il parlera et nous livrera l’endroit où il a déposé Pierre.
  
  - Comment serai-je neutralisé ?
  
  Elle battit des cils et sa bouche se crispa. Coplan sut qu’elle mentait. Pour elle, neutraliser signifiait tuer. Malgré les glasnost et perestroïka, malgré l’indépendance accordée à l’Ukraine, aux républiques baltes et autres, malgré les courbettes du nouveau Soviet devant les milliards de dollars de l’aide occidentale, Moscou ne changeait rien à ses vieilles habitudes. Le K.G.B. adoptait un nouveau sigle pour tromper le gogo, mais l’esprit de la Tcheka demeurait présent et ses méthodes toujours aussi brutales prévalaient.
  
  Seuls les naïfs et les éternels optimistes rêvaient à une métamorphose de l’ogre. A ceux-là s’ajoutaient les banquiers que, pourtant, Lenine avait prévenus : « Quand nous voudrons vous pendre, ce sera avec les cordes que vous nous aurez vendues. »
  
  Coplan perçut un déplacement d’air en direction de sa nuque et il se laisse tomber sur sa gauche en se retournant comme une carpe pour atterrir sur le dos. Sandor avait empoigné le canon de son arme et tenté de lui cisailler la nuque avec la crosse. Emporté par l’élan, il avait quelque peu perdu l’équilibre et essayait de se redresser. Il n’en eut pas le temps car Coplan lui déboîta le genou gauche d’un fulgurant coup de pied. Son arme lui échappa, Coplan voulut la ramasser mais il en fut empêché par la jeune femme qui avait sorti un Tokarev de son sac à main et le braquait sur lui.
  
  - Ne bouge plus !
  
  Il s’immobilisa et, furieux, Sandor lui expédia son talon dans les côtes. Coplan encaissa sans broncher, le coup n’étant guère puissant puisque la jambe d’appui était celle au genou blessé. D’ailleurs, Sandor grimaçait de souffrance et sa gorge émit un borborygme quand il se baissa pour ramasser son arme.
  
  - Fils de pute ! éructa-t-il en russe.
  
  Coplan calcula ses chances et parvint à la conclusion qu’elles étaient milles. Sous la menace du sig-sauer et du Tokarev il était impuissant.
  
  - Debout, commanda l’agente du S.V.R.
  
  Il obtempéra.
  
  Occupés qu’ils étaient à surveiller Coplan, celle qui se faisait appeler Jane Shulman et son séide ne virent pas entrer Oliveira. Coplan en hoqueta de surprise. A Algesiras il avait laissé l’Espagnol aux mains de la police. Assommé par une manchette à la nuque, il restait allongé sur le sol, sa main reposant sur la crosse du 469 avec lequel Coplan avait tué son complice. Quelles chances possédait-il de se sortir d’un tel guêpier ? Et, par conséquence, par quel miracle était-il parvenu en si peu de temps à s’extraire des griffes de la Guardia Civil ?
  
  En tout cas, Coplan devinait le but de sa présence. Si la fausse Jane Shulman cherchait à savoir où avaient été déposés sur l’île les scientifiques de Neuville-aux-Bois par les pilotes Frank Chatellenaie et Piet Haarazuylen, il n’en était pas de même pour Oliveira. Agissant pour le compte de Boschetta, il effaçait les traces du rapt. La mort de Salima avait alerté Boschetta qui avait soupçonné que le remue-ménage à Tanger était dû à l’enlèvement auquel il avait procédé pour le compte de Païenne. Restaient deux témoins vivants. Les Sud-Africains. Et deux curieux. Ibrahim Dyoram et Coplan. Le Sicilien avait décidé de passer la serpillière et Oliveira avait été chargé de la sale besogne.
  
  - Posez tranquillement vos armes sur le sol, ordonna ce dernier. Tout doucement, s’il vous plaît. Un faux mouvement et je vous envoie le chorizo.
  
  En même temps, il agitait son Beretta. L’air ennuyé, les deux Russes le regardèrent un bref instant avant de se consulter de l’œil et, au ralenti, avec mille précautions, placèrent leurs armes au pied de la table.
  
  - Toi, la femme, continua Oliveira, pousse-les vers moi avec ton pied.
  
  Elle s’exécuta. D’une main, le lieutenant de Boschetta les ramassa et, en deux mouvements, les enfouit dans chacune des poches de sa veste avant de s’adosser au mur et d’apostropher Coplan d’un ton goguenard.
  
  - Toi, Francis Canlo, t’es étonné de me voir, pas vrai ? Pas mal, ton subterfuge, remarque. Normalement, j’aurais dû être fait comme un rat avec mes empreintes digitales sur ton 469. Seulement, t’as oublié une chose. Pressé par le temps, t’as pas pris la peine de vérifier.
  
  Il tendit sa main libre en direction de Coplan, la paume largement ouverte.
  
  - Tu vois, je n’ai plus d’empreintes. Lavées à l’acide, voici trois ans.
  
  Il fit passer le Beretta dans cette main et montra l’autre.
  
  - Celle-ci non plus.
  
  - C’est faux, renvoya Coplan, impassible.
  
  - Quoi ? s’étrangla Oliveira, furibond. T’es bigleux ou quoi ?
  
  - Cette main oui, mais pas la première.
  
  L’Espagnol éclata de rire.
  
  - Pas la première ? J’avais raison, t’es bigleux. Attends, tu vas voir.
  
  Il fit sauter le Beretta vers sa main droite. Ces dixièmes de seconde constituaient tout le délai dont disposait Coplan. Pieds en avant, il se catapulta vers Oliveira et le cuir de ses chaussures emboutit le bas-ventre avec une telle violence que l’Espagnol devint tout pâle en pressant instinctivement la détente de son arme. Mal dirigé, son tir fracassa la tempe gauche de Sandor qui, sous l’impact, fut soulevé de terre, passa par-dessus la table et renversa la jeune femme.
  
  Déjà, Coplan avait arraché le Beretta et, avec la crosse, knockoutait Oliveira avant de récupérer le sig-sauer et le Tokarev, en conservant le premier dans sa main gauche.
  
  Alertés par la détonation, les deux Russes partis en compagnie du Sud-Africain surgirent. Ils n’eurent pas l’occasion de faire feu car Coplan anticipa et ses automatiques les culbutèrent.
  
  Poussant la fausse Jane Shulman devant lui, Coplan partit à la recherche de Haarazuylen. En piteux état, celui-ci offrait un visage tuméfié et le sang pissait dru des lobes d’oreille arrachés par les tenailles qui reposaient sur le sol. A son crédit, il convenait de porter le regard impassible qu’il conservait, comme si l’épisode qu’il venait de vivre ne présentait aucune importance.
  
  Coplan défit ses liens et l’aida à se remettre debout.
  
  - Il y a un téléphone dans cette fichue finca ? voulut savoir Coplan.
  
  Malgré les épreuves qu’il avait endurées, le Sud-Africain adopta un ton rigolard pour répondre :
  
  - Le vieux hippie qui me l’a louée n’en avait pas les moyens. San Antonio Abad est à quelques kilomètres. Nous en trouverons là-bas.
  
  - Vous avez besoin d’un médecin. On file tout de suite. Auparavant, cependant, il nous faut ligoter cette femme et l’assassin de votre ami Frank Chatellenaie. Donnez-moi un coup de main.
  
  Durant le trajet vers San Antonio Abad, Coplan profita des circonstances pour interroger son compagnon :
  
  - C’était où sur l’île, le point de chute ?
  
  - Une propriété.
  
  - Son nom ?
  
  Haarazuylen hésita.
  
  - On passe un marché ? suggéra-t-il enfin.
  
  - Lequel ?
  
  - Cet Oliveira a tué Frank. Je veux sa peau. Et aussi celle de cette femme qui est responsable de la perte de mes lobes et des tortures que j’ai subies.
  
  - D’accord, mais à mi-chemin.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Oliveira seulement.
  
  Haarazuylen réfléchit puis hocha la tête.
  
  - J’accepte.
  
  - Le nom de la propriété ?
  
  - La Habanera.
  
  Coplan soupira. Ainsi son flair ne l’avait pas trompé. Cette précision rejoignait ses propres déductions.
  
  
  
  
  
  L’hélicoptère se posa sur le court de tennis. Coplan, le lieutenant Jaquelein et les membres de l’équipe Action sautèrent sur le sol en courbant l’échine sous les souffle des pales.
  
  Sous peu, l’aube allait se lever et Coplan tablait sur l’effet de surprise, conformément à la vieille loi militaire qui voulait que les veilleurs s’endorment à l’approche du lever du jour.
  
  Son raisonnement fut couronné de succès. Bientôt, les gardes appointés par Boschetta furent annihilés, désarmés et solidement ficelés.
  
  Les caves de la superbe demeure avaient été aménagées en cellules confortables, pour ne pas dire luxueuses, sans doute pour honorer les captifs de marque qu’elles accueillaient.
  
  Les cinq scientifiques disparus après leur départ de Neuville-aux-Bois étaient là. Coplan les reconnut en se remémorant leurs visages sur les photographies. Frédéric Helvard, l’ingénieur-géologue, François Lechevallier, l’ingénieur en chef, Robert Vuillemin, le chimiste, Rémy Calmoz et Vincent Belville, les physiciens nucléaires.
  
  Ils se réveillaient, leurs paupières assaillies par la lumière brutale qui inondait les cellules. Réprimant un bâillement, l’œil vague et perplexe, grattant machinalement une barbe naissante, ils regardaient avec incrédulité les nouveaux arrivants. Visiblement, ils ne savaient s’il fallait se réjouir ou se désoler de leur présence.
  
  François Lechevallier fut le premier à sortir de sa réserve :
  
  - On a changé l’équipe qui apporte le café ?
  
  Revenu de sa surprise et remis en selle par cette question, son compagnon Rémy Calmoz fit assaut d’humour :
  
  - Oui, mais où est le café ?
  
  Peu à peu, les trois autres se dégelèrent. Leur captivité ne semblait pas avoir entamé leur moral. Probablement s’étaient-ils soutenus mutuellement devant l’épreuve en présentant ainsi un front commun à leurs geôliers dont la surface intellectuelle ne pouvait en aucun cas égaler la leur.
  
  De leur côté, Coplan et les siens les regardaient sans prononcer un mot. Enfin, Coplan ordonna à deux de ses hommes d’aller préparer du café et des toasts.
  
  Plus tard, quand tout le monde fut rassasié, Coplan abaissa la manette de l’appareillage électrique individuel et la grille fermant la cellule de Rémy Calmoz coulissa.
  
  Coplan lui fit signe de sortir et l’entraîna au rez-de-chaussée. Le soleil grimpait dans le ciel et le physicien nucléaire respira à pleins poumons.
  
  - C’est bon de revoir le jour après tout ce temps. Au fait, qui êtes-vous ?
  
  - Je préfère vous laisser dans l’incertitude. Ne vous fiez pas au geste que j’ai fait en vous offrant le café. Après tout, vous pourriez tomber de Charybde en Scylla.
  
  L’anxiété envahit les traits du scientifique.
  
  - J’imaginais que vous étiez nos libérateurs.
  
  - Tout dépend de votre attitude. Vous pouvez, vous et vos amis, mourir de nos mains ou rester en vie, bluffa Coplan.
  
  Rémy Calmoz blêmit.
  
  - Quelles sont les conditions ?
  
  - Mes compagnons et moi, expliqua Coplan d’un ton volontairement nostalgique, avons parcouru un long chemin avant de parvenir ici. Nous avons glissé dans des mares de sang, piétiné des cadavres, nous avons été vendus, trahis, c’est pourquoi nous sommes devenus impitoyables et n’hésiterions pas à vous liquider sur-le-champ si nous n’obtenions pas ce que nous voulons.
  
  - De quoi s’agit-il ? questionna le scientifique d’une voix angoissée.
  
  - Je veux connaître les raisons de votre enlèvement, sinon...
  
  Il effleura la crosse du sig-sauer confisqué à la fausse Jane Shulman.
  
  - ... Tant pis pour vous. Je vous tue, amène un autre captif ici, lui montre votre cadavre, et lui parlera. L’être humain est ainsi fait qu’il ne supporte pas la mort. Tout homme se croit un peu Dieu, mais préfère serrer la main de son rival au ciel le plus tard possible.
  
  Rémy Calmoz passa sur ses lèvres sèches une langue hésitante. Deux minutes après, il capitulait.
  
  Quand il eut terminé son long monologue, Coplan s’aperçut qu’il s’était trompé dans son raisonnement. Il avait cru que Palerme était le commanditaire. En réalité, c’était Moscou. De toute façon, il vérifierait en interrogeant la fausse Jane Shulman qui était retenue prisonnière dans la maison que Jaquelein avait louée dans la banlieue de la capitale et qui servait de base au commando Action.
  
  Quant à Oliveira, Piet Haarazuylen lui avait réglé son compte en l’étranglant.
  
  Seul Boschetta, pour le moment, échappait au châtiment qu’il avait mérité..
  
  Coplan conservait une attitude si rigide que le physicien nucléaire s’inquiéta.
  
  - Vous n’êtes pas satisfait ?
  
  - Je le suis.
  
  - Alors, quel sort nous réservez-vous ?
  
  - Je vous accorde la vie sauve, à vous et à vos amis. Personne ne peut se permettre de gaspiller une telle matière intellectuelle et cet acquis scientifique.
  
  Rémy Calmoz se rengorgea, flatté par le double compliment.
  
  - Je ne le vous fais pas dire !
  
  - Sans doute vais-je décider de vous rapatrier en France.
  
  - A Neuville-aux-Bois ?
  
  - Ce n’est pas sûr.
  
  - Je vous en prie, répondez enfin à ma question. Qui êtes-vous ?
  
  Sans un mot, Coplan le reconduisit à sa cellule.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Le Vieux avait offert une tournée de vieil armagnac que savouraient Coplan et Tourain.
  
  - Allons, mon cher Coplan, ne faites plus languir notre ami Tourain, pressa le Vieux. Livrez-lui le secret de vos investigations. Après tout, lui aussi était partie prenante dans les préliminaires.
  
  Coplan avala une dernière gorgée d’armagnac.
  
  - Un court préambule, d’abord. Le marché des déchets nucléaires générés par les centrales fait l’objet aujourd’hui de fantastiques batailles commerciales et financières à l’échelon international. Grâce à son usine de La Hague, la France est actuellement le leader incontesté du retraitement de combustibles nucléaires usagés. Sa clientèle n’est pas seulement nationale mais aussi étrangère avec une prime spéciale pour le Japon. Sur le plan international, néanmoins un gros danger subsiste, celui que représentent le stockage et l’élimination des déchets nucléaires en Russie, dans les républiques indépendantes et dans les ex-pays satellites de l’ancienne U.R.S.S. En faillite, ces nations ne peuvent payer le coût très élevé de l’élimination. Alors, ces déchets restent dans la nature. Certains sont d’une telle toxicité qu’un Tchernobyl souterrain et d’ampleur plus terrifiante est à redouter.
  
  « Or, voilà qu’un Français, Jacques Pferd, ingénieur chimiste employé par le Commissariat à l’Énergie Atomique tâtonne sur un projet qui réduirait considérablement le prix à payer, les délais, le matériel et le personnel, dans un rapport de dix à un. La méthode est révolutionnaire. Pferd est sur le point d’aboutir. Par hasard, il se confie à Jean-Louis Levesque qui voit immédiatement le parti à tirer de ce fantastique progrès. De concert avec Pferd, il détiendrait le monopole mondial et décuplerait sa fortune déjà énorme. Il engage Pferd et fait construire les installations de Neuville-aux-Bois. Cependant, à ce point de ses recherches, Pferd a besoin d’aide. A prix d’or, Levesque débauche du C.E.A. les cerveaux qui lui sont nécessaires, c’est-à-dire Robert Vuillemin, Rémy Calmoz, Vincent Belville, Frédéric Helvard, François Lechevallier, Pierre Milan et Michel Terre-neuve, chacun d’eux œuvrant dans des sphères scientifiques distinctes.
  
  « Moscou, grâce à son réseau d’espionnage industriel particulièrement actif en France, apprend la chose et décide d’en savoir plus. Elle charge son bras séculier, le S.V.R., successeur du K.G.B., de kidnapper Jacques Pferd. Fidèle à ses habitudes et refusant de paraître au premier plan, le S.V.R. sous-traite à la Mafia de Palerme qui, depuis toujours, travaille pour l’un ou l’autre camp. A son tour, Palerme sous-traite à Boschetta qui réussit le rapt. A Moscou, Jacques Pferd renseigne les Russes. Il n’a pas le choix. Les Russes se disent : pourquoi ne pas essayer de garder le secret pour nous ? Si nous avons l’exclusivité, nous raflerons un déluge de devises fortes dont nous avons grand besoin. Pour ce faire, il convient d’éliminer les savants qui sont au courant. Boschetta reçoit la mission de les faire disparaître. Pierre Milan est assassiné dans sa villa. Ensuite, Boschetta utilise une méthode inédite et sophistiquée pour se débarrasser de Michel Terreneuve : le virus de la rage.
  
  « Soudain, la chance joue pour le S.V.R. Les cinq savants doivent effectuer un voyage dans le nord de l’Écosse pour tester un minerai rare qui pourrait accélérer la mise en œuvre du projet. En un seul coup, il est possible de s’assurer de leurs personnes plutôt que de les tuer un par un. Avec l’aide de deux pilotes-mercenaires sud-africains, Boschetta monte l’opération. Celle-ci réussie, lui qui est ambitieux et rage d’être maintenu à Tanger dans un rôle subalterne, décide de trahir les Parrains de Palerme et de garder le butin pour lui tout seul. Ensuite, il négocie en faisant monter les prix. Il dispose de trois acheteurs éventuels : Jean-Louis Levesque qui voudrait récupérer ses billes, Palerme et Moscou. Mais, en sous-main, les Russes expédient à Tanger un commando chargé de le doubler. Dans l’intervalle, le marchandage continue et le montant de la rançon atteint des sommets astronomiques. En outre, pour se concilier malgré tout les bonnes grâces des Parrains qu’il a trahis, Boschetta accepte d’assassiner à Venise Caria Volvero, le nouveau juge anti-mafia. »
  
  Tourain toussota, admiratif.
  
  - Voilà encore, mon cher Coplan, une belle mission superbement menée à bon terme. Si je comprends bien, et pour nous résumer, deux pays à l’heure actuelle détiennent le secret, les Russes et nous ?
  
  - Il convient d’y ajouter Jean-Louis Levesque.
  
  Le Vieux intervint :
  
  - Ce dernier sera facilement convaincu d’avoir à coopérer avec nous. Tout comme les cinq savants. Le Premier ministre m’a promis de prendre des mesures dans ce sens.
  
  - Mais les Russes ? objecta Tourain.
  
  - Il n’est jamais bon qu’un pays, même la France, détienne un monopole mondial, déclara Coplan. Tant qu’il existe une dualité, notre univers s’équilibre. Sinon, c’est l’oppression. Finalement, tôt ou tard, un monopole est dynamité. Le balancier doit aller d’Est en Ouest et vice-versa. Depuis qu’il s’est arrêté en Ouest, nous connaissons d’affreux malheurs.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Cet ouvrage a été composé par eurocompos/tion à 92310 Sèvres, France et achevé d’imprimer en mai 1993 sur les presses de Cox & Wyman Ltd. à Reading (Berkshire)
  
  
  
  
  
 Ваша оценка:

Связаться с программистом сайта.

Новые книги авторов СИ, вышедшие из печати:
О.Болдырева "Крадуш. Чужие души" М.Николаев "Вторжение на Землю"

Как попасть в этoт список
Сайт - "Художники" .. || .. Доска об'явлений "Книги"