En raison des références que le présent roman semble suggérer vis-à-vis d’événements ou de situations qui appartiennent à la plus brûlante actualité, l’auteur tient à préciser qu’il s’agit ici de fiction pure. Toute ressemblance avec des personnes ayant existé ou qui existent serait fortuite. Le présent ouvrage n’est autre chose qu’une œuvre d’imagination.
L’AUTEUR.
CHAPITRE PREMIER
Vers trois heures du matin, la dernière lumière qui brillait encore derrière la fenêtre d’une des chambres de l’Hôtel Ritz, à Mossoul, s’éteignit. Seul subsista, dans le hall de réception et dans les couloirs silencieux, l’éclairage réduit, strictement nécessaire pour guider les éventuels retardataires.
Sauf le gardien de nuit et un garçon prêt à répondre au premier grésillement du tableau d’appel, tout le personnel attaché à l’établissement était couché. Du moins pouvait-on le supposer, à cette heure tardive.
Cependant, la porte d’une chambre située dans une partie de l’immeuble non accessible à la clientèle pivota sans bruit sur ses gonds et le maître d’hôtel Khalid Rachir, aussi impeccable dans son habit noir que s’il allait prendre son service, s’engagea dans les couloirs d’un pas mesuré, imperceptible.
Très droit, digne, ce respectable personnage foula bientôt les tapis qui garnissaient les corridoirs du troisième étage ; puis, négligeant les ascenseurs, il descendit au premier, traversa un salon désert et gagna un des cabinets particuliers.
Il pénétra sans hésiter dans la pièce, profitant de la lumière pauvre du couloir pour y jeter un regard circulaire avant de refermer le battant derrière lui.
Plongé maintenant dans une obscurité complète, Khalid Rachir extirpa de la poche de son pantalon une petite lampe électrique pas plus grosse qu’une boîte d’allumettes, en pressa le contact avant de l’assujettir, par une languette de fer, à l’échancrure de son revers de soie.
Le halo bleuâtre projeté devant lui était bien suffisant pour la petite besogne qu’il devait accomplir. Une grande table ovale entourée de six sièges douillettement capitonnés occupait le centré de la pièce. Un immense miroir au cadre doré surchargé de motifs décoratifs reflétait cet ensemble et le lustre opulent, en cristal de Bohême, qui le surplombait. De lourds rideaux descendant jusqu’au sol masquaient les deux fenêtres ; un vaste divan, encombré de coussins et surmonté d’une sorte de baldaquin, trônait contre le mur du fond. Un parfum âpre et tenace flottait dans l’atmosphère confinée de ce lieu de plaisir.
Khalid Rachir saisit par le dossier un des petits fauteuils, le souleva pour le poser sur la table. Ensuite, d’un mouvement souple, il monta sur celle-ci, se mit debout sur le siège en évitant de heurter les pendeloques du lustre.
La tête à un mètre du plafond, le maître d’hôtel épia un instant le silence puis, arrondissant les bras, il entreprit de récupérer le magnétophone à transistors qu’il avait branché au centre du luxueux appareil d’éclairage. Ses doigts agiles déconnectèrent une fiche, libérèrent de son attache un boîtier en matière plastique. Avec des gestes précautionneux, il retira l’enregistreur miniature de l’entrelacs de branches, de feuilles et de bobêches de cristal, le glissa dans sa poche.
Khalid reprit pied sur la surface polie de la table, empoigna le petit fauteuil pour le redéposer sur le tapis, se laissa glisser sur le sol. Ayant repéré la porte d’un coup d’œil, il éteignit sa lampe avant de se diriger vers elle et de regagner le salon voisin. À cet instant précis, un faisceau de lumière blanche l’enveloppa et une voix étouffée prononça :
— Une seconde, voulez-vous ? Levez les bras, et ne bougez plus.
Un froid mortel envahit Khalid, lui glaça la nuque. Un réflexe invincible le fit se tourner vers la source de lumière qui l’éblouit.
— Ah, c’était vous ? fit la voix, empreinte d’une satisfaction sinistre. Très bien, faites demi-tour, à présent.
L’homme avait dû se dissimuler derrière les épaisses tentures. Debout devant une des fenêtres, il tenait sa torche dans une main et un pistolet dans l’autre.
Khalid obéit. Délivré du faisceau qui meurtrissait sa rétine, son regard s’accommoda à la faible clarté ambiante. Grâce au miroir, il put constater que son adversaire portait la tenue d’un officier de l’armée royale irakienne.
Il sut aussi, d’emblée, comment cette entrevue allait se terminer. L’un d’eux ne sortirait pas vivant de cette pièce.
La gorge contractée, le maître d’hôtel articula :
— Ne commettez pas l’imprudence de me tuer… Ma mort vous vaudrait des tas d’ennuis. Si c’est le magnétophone qui vous intéresse, prenez-le.
L’homme sorti de l’ombre contourna l’extrémité de la table. Il déposa dessus sa torche allumée et dit tout bas :
— Bien sûr, que je vais le prendre… Mais ne dramatisez pas, je n’ai nullement l’intention de vous liquider. Sans votre petit engin, vous ne pouvez rien contre nous. Alors ?… Pourquoi créer du scandale ?
Khalid ne douta pas un tiers de seconde que son interlocuteur mentait. L’officier n’allait pas l’abattre sur-le-champ, peut-être, mais de toute façon il était condamné car il les avait vus, tous les cinq, et il devinait pourquoi ils s’étaient réunis dans ce cabinet particulier. À sa première sortie du Ritz, il se ferait descendre au coin d’une rue.
Le militaire irakien s’approcha encore du maître d’hôtel. Son bras armé s’éleva pour l’assommer d’un coup de crosse mais, prévenu par le miroir, Khalid esquiva de justesse le marteau d’acier qui visait son crâne. Ses deux mains agrippèrent férocement le poignet de l’officier et, doublant son impulsion initiale, le firent basculer sur le tapis. La culbute ayant infligé à son bras une torsion irrésistible, le soldat dut lâcher son revolver, que Khalid chassa au loin du bout de son escarpin verni.
Une lutte implacable s’engagea entre les deux hommes, l’un bien entraîné par sa formation militaire, l’autre rompu à toutes les techniques du corps à corps. Pareillement soucieux de ne pas faire de bruit, ils échangèrent des coups meurtriers ponctués par des grognements d’effort.
Haletants, plus attisés par la haine que par un souci de défense, ils se battirent avec la volonté farouche d’égorger, de mutiler, de torturer.
À aucun moment, ils ne parvinrent à se remettre debout. Tout se passa sur le sol, entre la porte et les pieds de la table.
Durement sonné par une manchette sur la carotide, Khalid réagit d’un coup de genou dans le bas-ventre de l’officier. Ce dernier, paralysé un instant par la douleur aiguë qui détendait tous ses muscles, eut un râle de mourant. Le maître d’hôtel consolida son avantage en abattant le tranchant de sa main sur la pomme d’Adam du soldat, provoquant un horrible hoquet. Puis, s’accroupissant sur lui, il lui serra le cou en enfonçant ses pouces dans le larynx et, avec une obstination démentielle, il acheva de l’étrangler. Son étreinte ne se relâcha que lorsque son adversaire se fut complètement amolli.
Trempé de sueur, Khalid se releva, le souffle court. L’âcre satisfaction que lui procurait sa victoire s’effaça instantanément. Ce cadavre intransportable allait, au petit matin, semer l’affolement dans l’hôtel…
Toute une suite de conséquences angoissantes défilèrent dans l’esprit enfiévré de Khalid, lui imposèrent la seule ligne de conduite admissible. Essuyant ses mains humides à son mouchoir, il s’en protégea les doigts pour éteindre la torche restée sur la table. Sans se soucier du pistolet ni du corps allongé sur le tapis, il battit en retraite, referma soigneusement la porte non sans effacer les empreintes que portait le bouton.
Il s’épousseta en hâte, rajusta ses vêtements, son nœud de cravate, puis, l’oreille aûx aguets, il retourna d’un pas aussi naturel que possible vers les étages supérieurs, sans d’ailleurs rencontrer âme qui vive.
Revenu dans sa chambre, il s’abstint d’actionner le commutateur. Allant vers la fenêtre, il en ouvrit au large les deux battants, aspira l’air frais de la nuit.
Sous un ciel criblé d’étoiles, le Tigre coulait paresseusement entre ses rives à quelques dizaines de mètres du Ritz et, dans le lointain, se profilaient les monticules de glèbe de l’antique Ninive.
Khalid se débarrassa de son col à coins cassés, puis de son habit. Un programme s’était rapidement échafaudé dans sa tête, et il devait à tout prix le mener à bien avant qu’on ne découvre l’officier assassiné dans le cabinet particulier.
Fébrile, le maître d’hôtel examina le magnétophone pour vérifier si l’appareil n’avait pas trop souffert. En apparence, il était intact : son volume réduit était aussi un facteur de solidité.
Avant de le raccorder à la prise de courant prévue pour le rasoir électrique, Khalid attira vers lui le tiroir de sa table de nuit pour y prélever un cordon équipé d’une capsule auditive permettant l’écoute de l’enregistrement.
C’est alors qu’il s’avisa que la lampe qu’il avait retirée du tiroir une demi-heure auparavant n’était plus en sa possession…
Elle avait dû se décrocher de son revers pendant la bataille et gisait, sans aucun doute, non loin du corps de l’officier irakien.
Souffleté par cette constatation, Khalid se crispa. Il évalua les risques respectifs d’une nouvelle incursion dans la pièce d’où il venait et ceux que lui faisait courir la perte d’un objet sur lequel la police mettrait sûrement la main.
Rongé d’inquiétude et maudissant son oubli, Khalid décida de récupérer sa lampe : elle portait assez d’empreintes pour le faire pendre haut et court.
Il enfila une robe de chambre en soie légère, s’entoura le cou d’un foulard. Repassant derechef dans le couloir, il s’aventura de nouveau dans les dédales de l’hôtel, parvint au salon du premier. Par la cage d’escalier, il entendit le garçon d’étage en train de bavarder avec le portier de nuit.
Comme une ombre, il s’introduisit dans le cabinet particulier, eut un frisson en devinant la proximité du cadavre. Dans une obscurité absolue, il fit un détour pour aller cueillir sur la table la torche abandonnée, poussa sur le déclic.
Le cercle de lumière s’étala sur le sol, se promena sur la face grimaçante du mort, explora toute la surface sous la table et les sièges, s’immobilisa sur une sorte de briquet nickelé gisant près du mur.
Avide, Khalid s’en empara, l’alluma, puis il éteignit la torche et essuya rapidement celle-ci avec un pan de sa robe de chambre, avant de la déposer près de l’officier.
Khalid eut assez de contrôle sur lui-même pour s’astreindre à un dernier coup d’œil sur le parquet, afin de s’assurer qu’il n’avait rien perdu d’autre. Son examen s’avérant négatif, il s’autorisa à vider les lieux.
Son retour s’effectua sans encombres. Rentré chez lui, il se laissa tomber sur le lit, se tamponna le front avec sa pochette.
À présent, à peu près tranquillisé, il réalisait à quel point il l’avait échappé belle… Non seulement d’avoir pu se débarrasser de ce type, mais aussi de n’avoir été aperçu par personne au cours de ses pérégrinations nocturnes.
Le dîner qui avait réuni ces cinq officiers de l’armée royale devait avoir eu une signification particulière, pour que l’un d’eux eût pris la peine de vérifier qu’aucun micro n’était dissimulé dans la pièce. Ayant décelé la présence du magnétophone, il ne l’avait pas débranché, préférant prendre son propriétaire la main dans le sac, avec preuves à l’appui, lorsqu’il viendrait enlever l’appareil. Et le lui dérober par la même occasion.
L’homme planqué derrière le rideau aurait agi et parlé d’une autre manière si l’entrevue n’avait pas eu un caractère clandestin… Pour démasquer un espion à l’affût de secrets militaires, il aurait fait alerter la police d’Etat pendant qu’il restait de garde dans le cabihet particulier, ou aurait délibérément ameuté tout l’hôtel pendant la bagarre.
Interrompant le cours de ses réflexions, Khalid entreprit de manipuler l’enregistreur afin d’écouter la conversation des convives pendant le repas dont il avait lui-même réglé l’ordonnance. Il consulta l’index de durée, fit se rebobiner le fil à l’envers.
L’appareil s’était arrêté au moment où on avait éteint le lustre, c’est-à-dire environ vingt minutes après le départ des officiers. En déduisant cette durée, ainsi que celle qui s’était déroulée avant leur entrée dans la pièce, de la longueur totale de l’enregistrement, Khalid calcula que l’écoute n’allait pas lui prendre moins d’une heure et demie.
C’était trop… Compte tenu de ce qu’il lui restait à faire avant l’aube, il ne pouvait pas auditionner les propos des militaires du début à la fin. Mais quelques fragments suffiraient à l’édifier sur la portée de l’entrevue.
Insérant l’écouteur-pastille dans le creux de son oreille, le maître d’hôtel concentra son attention sur les paroles qui ne tardèrent pas à faire vibrer le magnétophone.
En dépit d’un bruit de fond assez notable et du tintement continu des couverts sur les assiettes, les phrases prononcées par les assistants étaient parfaitement intelligibles.
Passant sur les banalités inévitables du début, Khalid accéléra la rotation des bobines pour se situer sur une phase ultérieure de la conversation.
Alors, au bout de quelques secondes, son intérêt s’accrut au point qu’il boucha son oreille non pourvue d’écouteur, afin de mieux s’isoler.
Ses traits, déjà tendus, s’altérèrent subitement.
Le document sonore qu’il détenait était certes une des prises les plus sensationnelles de sa carrière d’agent ! Pas étonnant que les participants de cette réunion se fussent entourés de précautions !
Nerveux, Khalid fut partagé entre son désir de prolonger l’audition jusqu’au bout et la nécessité de limiter le temps consacré à ce premier point de son programme. Deux coups de sonde en d’autres endroits du fil achevèrent de le convaincre de la valeur inestimable des renseignements récoltés.
Bien des gens, à Mossoul ou à Bagdad, lui eussent payé une somme fabuleuse pour le message magnétique recélé par le fin cheveu d’acier.
Seulement, il avait un nombre de chances exactement égal de se faire massacrer s’il présentait son butin à une personne qui était dans le coup.
Si Khalid avait eu l’esprit mercenaire, ce simple raisonnement l’aurait dissuadé de s’écarter de la bonne voie. Au reste, il n’avait qu’une idée en tête : se débarrasser au plus vite de ce compte-rendu explosif, le faire parvenir sans délai à son destinataire normal.
Il ôta la pastille de son oreille, pressa le contact de rebobinage. Et pendant que le fil s’enroulait, Khalid alla prendre dans le tiroir d’une commode une feuille de papier à en-tête du Ritz, identique à celles que la direction mettait à la disposition des voyageurs.
Sur la page blanche, il écrivit avec un stylobille ordinaire quelques lignes demandant la réservation d’une place à bord de l’avion de la BOAC quittant Bagdad pour Londres le mardi de la semaine suivante, et il signa « Major I.J. Lewis ».
Mais ensuite, au verso, il rédigea d’une petite écriture fine, et à l’aide d’une plume douce plongée dans un flacon d’encre sympathique, un message beaucoup plus long. Ceci l’occupa pendant plus d’une demi-heure, à la lueur discrète de sa lampe bleutée.
Entre temps l’enregistreur s’était arrêté automatiquement.
Laissant sécher son texte, Khalid ouvrit le boîtier pour en retirer la bobine plate porteuse du fil, grande à peu près comme un rouleau de serpentin. Il l’emballa, avec une bobine de réserve vierge, dans une boîte en carton qu’il entoura d’un papier. Il noua une ficelle autour du colis, y attacha une étiquette sur laquelle il inscrivit : « Échantillon sans valeur. Destinataire : Mlle Marthe Langeais, Poste restante, Bagdad. » Pliant ensuite sa lettre, il l’inséra dans une enveloppe qu’il adressa à « Levant Air-Transport Co, Service des réservations er Rashid Street – Bagdad. »
Un coup d’œil à sa montre-bracelet lui apprit qu’il était quatre heures vingt-cinq. L’aube commençait à diluer l’éclat des étoiles, et le ciel blanchissait à l’est.
Dominant la fatigue qui alourdissait ses paupières, Khalid rassembla tous les objets dont il devait se défaire en prévision d’une perquisition possible de la police : le flacon d’encre sympathique, une bouteille de révélateur, un pistolet Mauser 6.35, le magnétophone de poche avec son écouteur, un aide-mémoire fournissant les éléments nécessaires pour le décryptage de textes en code et, enfin, un appareil photographique d’une petitesse inusitée.
À part le feuillet de décryptage, qu’il réduisit en menus morceaux à évacuer par le tuyau de décharge du lavabo, il groupa dans une boîte à chaussures ces instruments de son métier d’espion et enveloppa la boîte dans un vieux journal.
Il avait conscience de procéder à une sorte de sabordage, mais jamais comme cette nuit il n’avait eu le sentiment que sa vie était à la merci de la moindre erreur, du moindre contretemps.
Il troqua son pantalon noir à galon contre un autre en fine flanelle grise, changea de chemise, brossa soigneusement son habit pour en effacer les traces de la lutte, le pendit sur un cintre. Ensuite, ayant mis un veston léger, il se munit d’argent, d’un mouchoir propre et de son portefeuille.
À cinq heures et quart, la lettre dans sa poche intérieure et les deux paquets suspendus à ses doigts, il quitta sa chambre et emprunta cette fois l’ascenseur réservé au personnel.
La cage aboutissait dans l’office, à l’arrière du bâtiment. Une porte de service, fermée de l’intérieur par un verrou, permettait d’accéder dans une ruelle, encore déserte à cette heure matinale.
Khalid sortit tranquillement de l’hôtel. En principe, il était libre jusqu’à midi et la direction ne se souciait guère de ses allées et venues. Aussi résolut-il de se forger un alibi et d’être absent quand le nettoyage des salons du premier étage commencerait.
S’il était questionné ultérieurement, il pourrait affirmer – et démontrer – qu’il n’était pas au Ritz au moment où le meurtre avait été commis.
*
Le surlendemain, en fin d’après-midi, l’employée européenne du service des réservations de la « Levant Air-Transport Co », informée par la lettre d’un certain Major Lewis, se présenta au guichet de la Poste centrale de Bagdad. Pour la forme, elle exhiba une carte d’identité que le préposé ne regarda même pas.
Il dévisagea l’attrayante jeune femme – une Française, et ça se voyait… – cligna un de ses yeux sombres et dit en anglais :
— Encore un petit cadeau pour vous, je crois… Ils ne sont pas radins, vos passagers d’avion !
Marthe Langeais émit un petit rire amusé, appuya ses bras nus sur le comptoir.
— Ce n’est pas de la générosité, c’est de la trouille, confia-t-elle avec une mine malicieuse. C’est pour être installés à l’arrière ! Imaginez la tête du directeur si je leur laissais m’adresser leurs présents au siège de la compagnie…
Elle pouffa et, complice, l’employé irakien eut un sourire qui dévoila deux rangées de dents éclatantes. Il remit à la jeune femme un petit paquet cubique venant de Mossoul. L’inscription « Échantillon sans valeur » acheva de l’égayer.
— Dix fils de taxe, signala-t-il.
Puis, avec un autre clin d’œil :
— Avouez que ça vaut plus que ça, votre… « sans valeur ».
— Je l’espère bien, rétorqua Marthe Langeais.
Virevoltant sur ses hauts talons, elle s’éloigna d’une démarche gracieuse avec son paquet sous le bras.
L’employé ne ramassa la monnaie que lorsque les hanches souples de l’Européenne eussent disparu à ses regards.
CHAPITRE II
Il était cinq heures du matin. Une caravane de vingt-quatre chameaux lourdement chargés de caisses, venant de la frontière syro-irakienne, progressait lentement dans le désert, à l’écart des pistes traditionnelles.
Trois ou quatre kilomètres en avant, des Arabes montés sur des chameaux, et disposés en éventail, scrutaient l’horizon avec vigilance tout en cheminant vers l’est.
À une dizaine de kilomètres au sud, le chef de la patrouille de surveillance du pipe-line de l’Irak Petroleum Company, un Anglais roux et athlétique nommé Kelley, observait avec de grosses jumelles le lent déplacement de la caravane et des éclaireurs qui la précédaient.
Couché sur le ventre derrière la crête d’un monticule de sable, les coudes fermement plantés dans le sol, il décrivait pour son adjoint le spectacle que saisissaient les oculaires. Derrière lui, en contrebas, les six hommes de la section préparaient du thé sur des réchauds portatifs et grillaient une cigarette en bavardant.
— Je vous parie dix actions de la Compagnie contre un billet de tombola que ces lascars sont des contrebandiers, marmonna Kelley sans détacher ses yeux de ses jumelles.
Van Kast, son adjoint, un Hollandais placide au teint rubicond, émit d’une voix calme :
— Du moment qu’ils ne s’intéressent pas au tuyau, cela ne nous concerne pas.
— J’ai l’impression que le pipe-line est le cadet de leurs soucis. Leur route a plutôt tendance à s’en écarter. Si je ne me trompe, ils marchent en direction d’Ana. Alors, pourquoi n’ont-ils pas suivi la piste, hein ?
— Peut-être parce qu’ils vont décharger leur camelote avant Ana ? supputa Van Kast avec une robuste logique.
C’était bien ce que pensait Kelley lui-même. Chargés comme ils l’étaient, ayant déjà parcouru une trentaine de kilomètres depuis la frontière, ces chameaux ne pourraient plus couvrir une distance triple sans s’arrêter en cours de route. Or, leurs conducteurs, qui semblaient si anxieux de passer inaperçus, n’allaient pas multiplier les risques de se faire repérer en s’octroyant une ou deux haltes. En plein jour.
Kelley, mettant fin à son observation, laissa pendre ses jumelles sur sa poitrine et vint s’asseoir près de Van Kast. Il pêcha une boîte de Players dans la poche de sa chemise kaki, alluma une cigarette dont il tira une longue bouffée.
— Off course, ce n’est pas notre business, enchaîna-t-il, mais je serais curieux de savoir ce que ces types trimbalent.
— Des filles, suggéra Van Kast, obsédé par un trop long célibat dans le désert.
— Dans des caisses ? s’offusqua l’Anglais.
Puis, décelant une trace d’amusement dans les prunelles de faïence du Hollandais, il comprit que l’autre blaguait.
— Oh boy. Vous êtes refoulé, conclut-il en secouant la tête d’un air réprobateur. Non, à mon avis, je croirais plu…
Il s’interrompit net, fixa Van Kast qui avait subitement perdu son sourire. Apporté par le vent, le claquement de détonations sèches venait de retentir. Les hommes de la section de surveillance les avaient aussi perçues et leurs regards, braqués sur les deux Européens, exprimaient un étonnement mêlé d’appréhension.