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  PAUL KENNY
  
  
  
  
  
  ENVOYEZ F. X. 18
  
  
  
  
  
  ROMAN D’ESPIONNAGE
  
  
  
  
  
  EDITIONS FLEUVE NOIR
  
  69, Bld Saint-Marcel – PARIS XIIIe
  
  
  
  
  
  En raison des références que le présent roman semble suggérer vis-à-vis d’événements ou de situations qui appartiennent à la plus brûlante actualité, l’auteur tient à préciser qu’il s’agit ici de fiction pure. Toute ressemblance avec des personnes ayant existé ou qui existent serait fortuite. Le présent ouvrage n’est autre chose qu’une œuvre d’imagination.
  
  L’AUTEUR.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Vers trois heures du matin, la dernière lumière qui brillait encore derrière la fenêtre d’une des chambres de l’Hôtel Ritz, à Mossoul, s’éteignit. Seul subsista, dans le hall de réception et dans les couloirs silencieux, l’éclairage réduit, strictement nécessaire pour guider les éventuels retardataires.
  
  Sauf le gardien de nuit et un garçon prêt à répondre au premier grésillement du tableau d’appel, tout le personnel attaché à l’établissement était couché. Du moins pouvait-on le supposer, à cette heure tardive.
  
  Cependant, la porte d’une chambre située dans une partie de l’immeuble non accessible à la clientèle pivota sans bruit sur ses gonds et le maître d’hôtel Khalid Rachir, aussi impeccable dans son habit noir que s’il allait prendre son service, s’engagea dans les couloirs d’un pas mesuré, imperceptible.
  
  Très droit, digne, ce respectable personnage foula bientôt les tapis qui garnissaient les corridoirs du troisième étage ; puis, négligeant les ascenseurs, il descendit au premier, traversa un salon désert et gagna un des cabinets particuliers.
  
  Il pénétra sans hésiter dans la pièce, profitant de la lumière pauvre du couloir pour y jeter un regard circulaire avant de refermer le battant derrière lui.
  
  Plongé maintenant dans une obscurité complète, Khalid Rachir extirpa de la poche de son pantalon une petite lampe électrique pas plus grosse qu’une boîte d’allumettes, en pressa le contact avant de l’assujettir, par une languette de fer, à l’échancrure de son revers de soie.
  
  Le halo bleuâtre projeté devant lui était bien suffisant pour la petite besogne qu’il devait accomplir. Une grande table ovale entourée de six sièges douillettement capitonnés occupait le centré de la pièce. Un immense miroir au cadre doré surchargé de motifs décoratifs reflétait cet ensemble et le lustre opulent, en cristal de Bohême, qui le surplombait. De lourds rideaux descendant jusqu’au sol masquaient les deux fenêtres ; un vaste divan, encombré de coussins et surmonté d’une sorte de baldaquin, trônait contre le mur du fond. Un parfum âpre et tenace flottait dans l’atmosphère confinée de ce lieu de plaisir.
  
  Khalid Rachir saisit par le dossier un des petits fauteuils, le souleva pour le poser sur la table. Ensuite, d’un mouvement souple, il monta sur celle-ci, se mit debout sur le siège en évitant de heurter les pendeloques du lustre.
  
  La tête à un mètre du plafond, le maître d’hôtel épia un instant le silence puis, arrondissant les bras, il entreprit de récupérer le magnétophone à transistors qu’il avait branché au centre du luxueux appareil d’éclairage. Ses doigts agiles déconnectèrent une fiche, libérèrent de son attache un boîtier en matière plastique. Avec des gestes précautionneux, il retira l’enregistreur miniature de l’entrelacs de branches, de feuilles et de bobêches de cristal, le glissa dans sa poche.
  
  Khalid reprit pied sur la surface polie de la table, empoigna le petit fauteuil pour le redéposer sur le tapis, se laissa glisser sur le sol. Ayant repéré la porte d’un coup d’œil, il éteignit sa lampe avant de se diriger vers elle et de regagner le salon voisin. À cet instant précis, un faisceau de lumière blanche l’enveloppa et une voix étouffée prononça :
  
  — Une seconde, voulez-vous ? Levez les bras, et ne bougez plus.
  
  Un froid mortel envahit Khalid, lui glaça la nuque. Un réflexe invincible le fit se tourner vers la source de lumière qui l’éblouit.
  
  — Ah, c’était vous ? fit la voix, empreinte d’une satisfaction sinistre. Très bien, faites demi-tour, à présent.
  
  L’homme avait dû se dissimuler derrière les épaisses tentures. Debout devant une des fenêtres, il tenait sa torche dans une main et un pistolet dans l’autre.
  
  Khalid obéit. Délivré du faisceau qui meurtrissait sa rétine, son regard s’accommoda à la faible clarté ambiante. Grâce au miroir, il put constater que son adversaire portait la tenue d’un officier de l’armée royale irakienne.
  
  Il sut aussi, d’emblée, comment cette entrevue allait se terminer. L’un d’eux ne sortirait pas vivant de cette pièce.
  
  La gorge contractée, le maître d’hôtel articula :
  
  — Ne commettez pas l’imprudence de me tuer… Ma mort vous vaudrait des tas d’ennuis. Si c’est le magnétophone qui vous intéresse, prenez-le.
  
  L’homme sorti de l’ombre contourna l’extrémité de la table. Il déposa dessus sa torche allumée et dit tout bas :
  
  — Bien sûr, que je vais le prendre… Mais ne dramatisez pas, je n’ai nullement l’intention de vous liquider. Sans votre petit engin, vous ne pouvez rien contre nous. Alors ?… Pourquoi créer du scandale ?
  
  Khalid ne douta pas un tiers de seconde que son interlocuteur mentait. L’officier n’allait pas l’abattre sur-le-champ, peut-être, mais de toute façon il était condamné car il les avait vus, tous les cinq, et il devinait pourquoi ils s’étaient réunis dans ce cabinet particulier. À sa première sortie du Ritz, il se ferait descendre au coin d’une rue.
  
  Le militaire irakien s’approcha encore du maître d’hôtel. Son bras armé s’éleva pour l’assommer d’un coup de crosse mais, prévenu par le miroir, Khalid esquiva de justesse le marteau d’acier qui visait son crâne. Ses deux mains agrippèrent férocement le poignet de l’officier et, doublant son impulsion initiale, le firent basculer sur le tapis. La culbute ayant infligé à son bras une torsion irrésistible, le soldat dut lâcher son revolver, que Khalid chassa au loin du bout de son escarpin verni.
  
  Une lutte implacable s’engagea entre les deux hommes, l’un bien entraîné par sa formation militaire, l’autre rompu à toutes les techniques du corps à corps. Pareillement soucieux de ne pas faire de bruit, ils échangèrent des coups meurtriers ponctués par des grognements d’effort.
  
  Haletants, plus attisés par la haine que par un souci de défense, ils se battirent avec la volonté farouche d’égorger, de mutiler, de torturer.
  
  À aucun moment, ils ne parvinrent à se remettre debout. Tout se passa sur le sol, entre la porte et les pieds de la table.
  
  Durement sonné par une manchette sur la carotide, Khalid réagit d’un coup de genou dans le bas-ventre de l’officier. Ce dernier, paralysé un instant par la douleur aiguë qui détendait tous ses muscles, eut un râle de mourant. Le maître d’hôtel consolida son avantage en abattant le tranchant de sa main sur la pomme d’Adam du soldat, provoquant un horrible hoquet. Puis, s’accroupissant sur lui, il lui serra le cou en enfonçant ses pouces dans le larynx et, avec une obstination démentielle, il acheva de l’étrangler. Son étreinte ne se relâcha que lorsque son adversaire se fut complètement amolli.
  
  Trempé de sueur, Khalid se releva, le souffle court. L’âcre satisfaction que lui procurait sa victoire s’effaça instantanément. Ce cadavre intransportable allait, au petit matin, semer l’affolement dans l’hôtel…
  
  Toute une suite de conséquences angoissantes défilèrent dans l’esprit enfiévré de Khalid, lui imposèrent la seule ligne de conduite admissible. Essuyant ses mains humides à son mouchoir, il s’en protégea les doigts pour éteindre la torche restée sur la table. Sans se soucier du pistolet ni du corps allongé sur le tapis, il battit en retraite, referma soigneusement la porte non sans effacer les empreintes que portait le bouton.
  
  Il s’épousseta en hâte, rajusta ses vêtements, son nœud de cravate, puis, l’oreille aûx aguets, il retourna d’un pas aussi naturel que possible vers les étages supérieurs, sans d’ailleurs rencontrer âme qui vive.
  
  Revenu dans sa chambre, il s’abstint d’actionner le commutateur. Allant vers la fenêtre, il en ouvrit au large les deux battants, aspira l’air frais de la nuit.
  
  Sous un ciel criblé d’étoiles, le Tigre coulait paresseusement entre ses rives à quelques dizaines de mètres du Ritz et, dans le lointain, se profilaient les monticules de glèbe de l’antique Ninive.
  
  Khalid se débarrassa de son col à coins cassés, puis de son habit. Un programme s’était rapidement échafaudé dans sa tête, et il devait à tout prix le mener à bien avant qu’on ne découvre l’officier assassiné dans le cabinet particulier.
  
  Fébrile, le maître d’hôtel examina le magnétophone pour vérifier si l’appareil n’avait pas trop souffert. En apparence, il était intact : son volume réduit était aussi un facteur de solidité.
  
  Avant de le raccorder à la prise de courant prévue pour le rasoir électrique, Khalid attira vers lui le tiroir de sa table de nuit pour y prélever un cordon équipé d’une capsule auditive permettant l’écoute de l’enregistrement.
  
  C’est alors qu’il s’avisa que la lampe qu’il avait retirée du tiroir une demi-heure auparavant n’était plus en sa possession…
  
  Elle avait dû se décrocher de son revers pendant la bataille et gisait, sans aucun doute, non loin du corps de l’officier irakien.
  
  Souffleté par cette constatation, Khalid se crispa. Il évalua les risques respectifs d’une nouvelle incursion dans la pièce d’où il venait et ceux que lui faisait courir la perte d’un objet sur lequel la police mettrait sûrement la main.
  
  Rongé d’inquiétude et maudissant son oubli, Khalid décida de récupérer sa lampe : elle portait assez d’empreintes pour le faire pendre haut et court.
  
  Il enfila une robe de chambre en soie légère, s’entoura le cou d’un foulard. Repassant derechef dans le couloir, il s’aventura de nouveau dans les dédales de l’hôtel, parvint au salon du premier. Par la cage d’escalier, il entendit le garçon d’étage en train de bavarder avec le portier de nuit.
  
  Comme une ombre, il s’introduisit dans le cabinet particulier, eut un frisson en devinant la proximité du cadavre. Dans une obscurité absolue, il fit un détour pour aller cueillir sur la table la torche abandonnée, poussa sur le déclic.
  
  Le cercle de lumière s’étala sur le sol, se promena sur la face grimaçante du mort, explora toute la surface sous la table et les sièges, s’immobilisa sur une sorte de briquet nickelé gisant près du mur.
  
  Avide, Khalid s’en empara, l’alluma, puis il éteignit la torche et essuya rapidement celle-ci avec un pan de sa robe de chambre, avant de la déposer près de l’officier.
  
  Khalid eut assez de contrôle sur lui-même pour s’astreindre à un dernier coup d’œil sur le parquet, afin de s’assurer qu’il n’avait rien perdu d’autre. Son examen s’avérant négatif, il s’autorisa à vider les lieux.
  
  Son retour s’effectua sans encombres. Rentré chez lui, il se laissa tomber sur le lit, se tamponna le front avec sa pochette.
  
  À présent, à peu près tranquillisé, il réalisait à quel point il l’avait échappé belle… Non seulement d’avoir pu se débarrasser de ce type, mais aussi de n’avoir été aperçu par personne au cours de ses pérégrinations nocturnes.
  
  Le dîner qui avait réuni ces cinq officiers de l’armée royale devait avoir eu une signification particulière, pour que l’un d’eux eût pris la peine de vérifier qu’aucun micro n’était dissimulé dans la pièce. Ayant décelé la présence du magnétophone, il ne l’avait pas débranché, préférant prendre son propriétaire la main dans le sac, avec preuves à l’appui, lorsqu’il viendrait enlever l’appareil. Et le lui dérober par la même occasion.
  
  L’homme planqué derrière le rideau aurait agi et parlé d’une autre manière si l’entrevue n’avait pas eu un caractère clandestin… Pour démasquer un espion à l’affût de secrets militaires, il aurait fait alerter la police d’Etat pendant qu’il restait de garde dans le cabihet particulier, ou aurait délibérément ameuté tout l’hôtel pendant la bagarre.
  
  Interrompant le cours de ses réflexions, Khalid entreprit de manipuler l’enregistreur afin d’écouter la conversation des convives pendant le repas dont il avait lui-même réglé l’ordonnance. Il consulta l’index de durée, fit se rebobiner le fil à l’envers.
  
  L’appareil s’était arrêté au moment où on avait éteint le lustre, c’est-à-dire environ vingt minutes après le départ des officiers. En déduisant cette durée, ainsi que celle qui s’était déroulée avant leur entrée dans la pièce, de la longueur totale de l’enregistrement, Khalid calcula que l’écoute n’allait pas lui prendre moins d’une heure et demie.
  
  C’était trop… Compte tenu de ce qu’il lui restait à faire avant l’aube, il ne pouvait pas auditionner les propos des militaires du début à la fin. Mais quelques fragments suffiraient à l’édifier sur la portée de l’entrevue.
  
  Insérant l’écouteur-pastille dans le creux de son oreille, le maître d’hôtel concentra son attention sur les paroles qui ne tardèrent pas à faire vibrer le magnétophone.
  
  En dépit d’un bruit de fond assez notable et du tintement continu des couverts sur les assiettes, les phrases prononcées par les assistants étaient parfaitement intelligibles.
  
  Passant sur les banalités inévitables du début, Khalid accéléra la rotation des bobines pour se situer sur une phase ultérieure de la conversation.
  
  Alors, au bout de quelques secondes, son intérêt s’accrut au point qu’il boucha son oreille non pourvue d’écouteur, afin de mieux s’isoler.
  
  Ses traits, déjà tendus, s’altérèrent subitement.
  
  Le document sonore qu’il détenait était certes une des prises les plus sensationnelles de sa carrière d’agent ! Pas étonnant que les participants de cette réunion se fussent entourés de précautions !
  
  Nerveux, Khalid fut partagé entre son désir de prolonger l’audition jusqu’au bout et la nécessité de limiter le temps consacré à ce premier point de son programme. Deux coups de sonde en d’autres endroits du fil achevèrent de le convaincre de la valeur inestimable des renseignements récoltés.
  
  Bien des gens, à Mossoul ou à Bagdad, lui eussent payé une somme fabuleuse pour le message magnétique recélé par le fin cheveu d’acier.
  
  Seulement, il avait un nombre de chances exactement égal de se faire massacrer s’il présentait son butin à une personne qui était dans le coup.
  
  Si Khalid avait eu l’esprit mercenaire, ce simple raisonnement l’aurait dissuadé de s’écarter de la bonne voie. Au reste, il n’avait qu’une idée en tête : se débarrasser au plus vite de ce compte-rendu explosif, le faire parvenir sans délai à son destinataire normal.
  
  Il ôta la pastille de son oreille, pressa le contact de rebobinage. Et pendant que le fil s’enroulait, Khalid alla prendre dans le tiroir d’une commode une feuille de papier à en-tête du Ritz, identique à celles que la direction mettait à la disposition des voyageurs.
  
  Sur la page blanche, il écrivit avec un stylobille ordinaire quelques lignes demandant la réservation d’une place à bord de l’avion de la BOAC quittant Bagdad pour Londres le mardi de la semaine suivante, et il signa « Major I.J. Lewis ».
  
  Mais ensuite, au verso, il rédigea d’une petite écriture fine, et à l’aide d’une plume douce plongée dans un flacon d’encre sympathique, un message beaucoup plus long. Ceci l’occupa pendant plus d’une demi-heure, à la lueur discrète de sa lampe bleutée.
  
  Entre temps l’enregistreur s’était arrêté automatiquement.
  
  Laissant sécher son texte, Khalid ouvrit le boîtier pour en retirer la bobine plate porteuse du fil, grande à peu près comme un rouleau de serpentin. Il l’emballa, avec une bobine de réserve vierge, dans une boîte en carton qu’il entoura d’un papier. Il noua une ficelle autour du colis, y attacha une étiquette sur laquelle il inscrivit : « Échantillon sans valeur. Destinataire : Mlle Marthe Langeais, Poste restante, Bagdad. » Pliant ensuite sa lettre, il l’inséra dans une enveloppe qu’il adressa à « Levant Air-Transport Co, Service des réservations er Rashid Street – Bagdad. »
  
  Un coup d’œil à sa montre-bracelet lui apprit qu’il était quatre heures vingt-cinq. L’aube commençait à diluer l’éclat des étoiles, et le ciel blanchissait à l’est.
  
  Dominant la fatigue qui alourdissait ses paupières, Khalid rassembla tous les objets dont il devait se défaire en prévision d’une perquisition possible de la police : le flacon d’encre sympathique, une bouteille de révélateur, un pistolet Mauser 6.35, le magnétophone de poche avec son écouteur, un aide-mémoire fournissant les éléments nécessaires pour le décryptage de textes en code et, enfin, un appareil photographique d’une petitesse inusitée.
  
  À part le feuillet de décryptage, qu’il réduisit en menus morceaux à évacuer par le tuyau de décharge du lavabo, il groupa dans une boîte à chaussures ces instruments de son métier d’espion et enveloppa la boîte dans un vieux journal.
  
  Il avait conscience de procéder à une sorte de sabordage, mais jamais comme cette nuit il n’avait eu le sentiment que sa vie était à la merci de la moindre erreur, du moindre contretemps.
  
  Il troqua son pantalon noir à galon contre un autre en fine flanelle grise, changea de chemise, brossa soigneusement son habit pour en effacer les traces de la lutte, le pendit sur un cintre. Ensuite, ayant mis un veston léger, il se munit d’argent, d’un mouchoir propre et de son portefeuille.
  
  À cinq heures et quart, la lettre dans sa poche intérieure et les deux paquets suspendus à ses doigts, il quitta sa chambre et emprunta cette fois l’ascenseur réservé au personnel.
  
  La cage aboutissait dans l’office, à l’arrière du bâtiment. Une porte de service, fermée de l’intérieur par un verrou, permettait d’accéder dans une ruelle, encore déserte à cette heure matinale.
  
  Khalid sortit tranquillement de l’hôtel. En principe, il était libre jusqu’à midi et la direction ne se souciait guère de ses allées et venues. Aussi résolut-il de se forger un alibi et d’être absent quand le nettoyage des salons du premier étage commencerait.
  
  S’il était questionné ultérieurement, il pourrait affirmer – et démontrer – qu’il n’était pas au Ritz au moment où le meurtre avait été commis.
  
  
  
  *
  
  
  
  Le surlendemain, en fin d’après-midi, l’employée européenne du service des réservations de la « Levant Air-Transport Co », informée par la lettre d’un certain Major Lewis, se présenta au guichet de la Poste centrale de Bagdad. Pour la forme, elle exhiba une carte d’identité que le préposé ne regarda même pas.
  
  Il dévisagea l’attrayante jeune femme – une Française, et ça se voyait… – cligna un de ses yeux sombres et dit en anglais :
  
  — Encore un petit cadeau pour vous, je crois… Ils ne sont pas radins, vos passagers d’avion !
  
  Marthe Langeais émit un petit rire amusé, appuya ses bras nus sur le comptoir.
  
  — Ce n’est pas de la générosité, c’est de la trouille, confia-t-elle avec une mine malicieuse. C’est pour être installés à l’arrière ! Imaginez la tête du directeur si je leur laissais m’adresser leurs présents au siège de la compagnie…
  
  Elle pouffa et, complice, l’employé irakien eut un sourire qui dévoila deux rangées de dents éclatantes. Il remit à la jeune femme un petit paquet cubique venant de Mossoul. L’inscription « Échantillon sans valeur » acheva de l’égayer.
  
  — Dix fils de taxe, signala-t-il.
  
  Puis, avec un autre clin d’œil :
  
  — Avouez que ça vaut plus que ça, votre… « sans valeur ».
  
  — Je l’espère bien, rétorqua Marthe Langeais.
  
  Virevoltant sur ses hauts talons, elle s’éloigna d’une démarche gracieuse avec son paquet sous le bras.
  
  L’employé ne ramassa la monnaie que lorsque les hanches souples de l’Européenne eussent disparu à ses regards.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Il était cinq heures du matin. Une caravane de vingt-quatre chameaux lourdement chargés de caisses, venant de la frontière syro-irakienne, progressait lentement dans le désert, à l’écart des pistes traditionnelles.
  
  Trois ou quatre kilomètres en avant, des Arabes montés sur des chameaux, et disposés en éventail, scrutaient l’horizon avec vigilance tout en cheminant vers l’est.
  
  À une dizaine de kilomètres au sud, le chef de la patrouille de surveillance du pipe-line de l’Irak Petroleum Company, un Anglais roux et athlétique nommé Kelley, observait avec de grosses jumelles le lent déplacement de la caravane et des éclaireurs qui la précédaient.
  
  Couché sur le ventre derrière la crête d’un monticule de sable, les coudes fermement plantés dans le sol, il décrivait pour son adjoint le spectacle que saisissaient les oculaires. Derrière lui, en contrebas, les six hommes de la section préparaient du thé sur des réchauds portatifs et grillaient une cigarette en bavardant.
  
  — Je vous parie dix actions de la Compagnie contre un billet de tombola que ces lascars sont des contrebandiers, marmonna Kelley sans détacher ses yeux de ses jumelles.
  
  Van Kast, son adjoint, un Hollandais placide au teint rubicond, émit d’une voix calme :
  
  — Du moment qu’ils ne s’intéressent pas au tuyau, cela ne nous concerne pas.
  
  — J’ai l’impression que le pipe-line est le cadet de leurs soucis. Leur route a plutôt tendance à s’en écarter. Si je ne me trompe, ils marchent en direction d’Ana. Alors, pourquoi n’ont-ils pas suivi la piste, hein ?
  
  — Peut-être parce qu’ils vont décharger leur camelote avant Ana ? supputa Van Kast avec une robuste logique.
  
  C’était bien ce que pensait Kelley lui-même. Chargés comme ils l’étaient, ayant déjà parcouru une trentaine de kilomètres depuis la frontière, ces chameaux ne pourraient plus couvrir une distance triple sans s’arrêter en cours de route. Or, leurs conducteurs, qui semblaient si anxieux de passer inaperçus, n’allaient pas multiplier les risques de se faire repérer en s’octroyant une ou deux haltes. En plein jour.
  
  Kelley, mettant fin à son observation, laissa pendre ses jumelles sur sa poitrine et vint s’asseoir près de Van Kast. Il pêcha une boîte de Players dans la poche de sa chemise kaki, alluma une cigarette dont il tira une longue bouffée.
  
  — Off course, ce n’est pas notre business, enchaîna-t-il, mais je serais curieux de savoir ce que ces types trimbalent.
  
  — Des filles, suggéra Van Kast, obsédé par un trop long célibat dans le désert.
  
  — Dans des caisses ? s’offusqua l’Anglais.
  
  Puis, décelant une trace d’amusement dans les prunelles de faïence du Hollandais, il comprit que l’autre blaguait.
  
  — Oh boy. Vous êtes refoulé, conclut-il en secouant la tête d’un air réprobateur. Non, à mon avis, je croirais plu…
  
  Il s’interrompit net, fixa Van Kast qui avait subitement perdu son sourire. Apporté par le vent, le claquement de détonations sèches venait de retentir. Les hommes de la section de surveillance les avaient aussi perçues et leurs regards, braqués sur les deux Européens, exprimaient un étonnement mêlé d’appréhension.
  
  — Ne bougez pas, leur jeta Kelley en rampant vers son poste d’observation, où Van Kast vint aussitôt le rejoindre.
  
  Des coups de feu continuaient à crépiter dans le lointain. Les deux hommes, explorant à la jumelle l’étendue désertique, localisèrent aisément l’origine de la fusillade.
  
  — Ils tirent à la mitraillette ! s’effara Kelley. Ils sont sûrement aux prises avec un détachement de police du fortin d’En Nahivé.
  
  — Oui, ils m’ont tout l’air d’être interceptés, confirma Van Kast qui distinguait des points noirs accourant de l’est à la rencontre de la caravane.
  
  Et celle-ci, alertée par les rafales de ses éclaireurs, avait stoppé. En quelques secondes, les chameaux avaient formé un large cercle et s’étaient accroupis dans le sable.
  
  — Bigre, grommela Kelley. Ils n’ont pas l’intention de décamper. Ça va devenir une bataille en règle.
  
  — Vous ne croyez pas qu’on devrait prêter main-forte aux policiers ? demanda Van Kast, sachant que les rapports entre l’I.P.C. et les autorités, déjà très cordiaux, ne pouvaient qu’être améliorés par une action de ce genre.
  
  — Nous sommes payés pour garder et entretenir le pipe-line, répliqua Kelley d’un ton aigre. Pas pour jouer aux cow-boys à la moindre escarmouche qui se produit dans le secteur.
  
  Le Hollandais n’insista pas, mais par devers lui il estima que son chef pratiquait avec brio l’art bien britannique de l’under-statement, car la moindre escarmouche en question était en train de prendre une vilaine tournure.
  
  Les éclaireurs s’étaient repliés sur des positions abritées, avaient mis pied à terre et ils canardaient généreusement les assaillants, dont quelques-uns gisaient déjà sur le sol à côté de leur monture abattue.
  
  Manifestement surpris par la vigueur de la résistance qu’on leur opposait, les policiers survivants imitèrent leurs adversaires. Au lieu de les pourchasser, ils s’installèrent derrière des monticules. Leur radio devait appeler des renforts à pleine antenne. Une certaine accalmie succéda au premier engagement.
  
  Kelley, qui avait tendance à considérer la chose comme un match de football, se mit à commenter les événements :
  
  — Les lascars remportent la première manche, mais s’ils n’en profitent pas pour se débiner en vitesse, ils vont attraper une compagnie entière sur le râble…
  
  — Pour sûr, appuya Van Kast avec conviction. Et dans moins d’une heure.
  
  Un silence s’établit. Les hommes de la section de surveillance, poussés par la curiosité, avaient quitté les deux jeeps pour venir s’étendre près de leurs supérieurs et avoir leur part de spectacle. Leur vue perçante leur permettait de situer l’emplacement du camp retranché formé par la caravane assiégée.
  
  Kelley consulta sa montre : cinq heures trente-cinq. De toute manière, et bien que cette échauffourée ne concernât pas l’I.P.C., il devrait faire un rapport. Tout incident surgissant dans un rayon de cinquante kilomètres de la station de pompage T.l devait être noté, signalé.
  
  Un léger coup de coude de Van Kast invita l’Anglais à reprendre son guet.
  
  — Ils passent à l’attaque, annonça son adjoint. Ils se sont rendu compte qu’ils avaient la supériorité et qu’elle ne durerait pas.
  
  En effet, des rafales rageuses déchiquetaient à nouveau la grande paix du désert. Des petits geysers de sable marquaient le point d’impact des projectiles. Les fraudeurs venus de Syrie paraissaient décidés à déblayer le terrain et à liquider le petit groupe de police qui lui barrait la route.
  
  — By Jove ! lâcha Kelley, déconcerté. S’imaginent-ils que s’ils franchissent ce mince rideau de protection la voie sera libre ? Dans ce cas, ce sont de damnés idiots.
  
  Ses mains se serrèrent autour des tubes de ses jumelles, et ses lèvres se plissèrent en une moue sardonique.
  
  — Regardez, grimaça-t-il, surpris de voir ses pronostics se réaliser aussi vite. Les renforts arrivent déjà, là-bas au nord, un peu à l’est du camp, mais beaucoup plus loin.
  
  Attentif, son majeur taquinant la molette de mise au point, Van Kast ne tarda pas à découvrir la colonne en mouvement que désignait l’Anglais.
  
  — Ils sont cuits, jubila-t-il. Mais le détachement qui rapplique n’appartient pas à la police, ce doit être un bataillon de l’armée régulière. Les types n’ont pas de chance !
  
  Il était impossible de juger si les contrebandiers s’étaient avisés ou non de l’approche d’autres forces de l’ordre, mais toujours est-il qu’ils persistaient dans leur attaque. Quant aux policiers, galvanisés sans doute par l’arrivée d’un soutien imprévu, ils résistaient avec acharnement, utilisant leurs munitions sans compter.
  
  La colonne de l’armée irakienne se dirigeait à vive allure vers les lieux du combat. Une file de camions porteurs d’infanterie escaladait les dunes, disparaissait par moments dans une dénivellation, surgissait l’instant d’après à une distance moindre du camp retranché. À présent, les Syriens ne pouvaient plus l’ignorer, mais ils s’obstinaient à concentrer le feu de leurs armes automatiques sur les positions tenues par les policiers.
  
  — Ils vont au suicide, prédit Van Kast. Leur seule chance de salut serait de jeter leurs armes et de se rendre.
  
  — À moins qu’ils ne possèdent des mortiers et qu’ils ne les mettent bientôt en batterie, objecta Kelley, assez excité. Le temps d’ouvrir deux ou trois caisses, de monter les engins et… S’ils ne fichent pas le camp maintenant, c’est qu’ils s’estiment en mesure de gagner le match.
  
  — Ouais, maugréa le Hollandais, mais alors c’est l’incident de frontière caractérisé, et l’affaire peut avoir de sérieux rebondissements.
  
  Kelley opina. Lâchant ses jumelles, il interpella un de ses hommes et lui enjoignit d’établir la liaison avec la station de pompage.
  
  — Dites que nous rentrerons avec retard, qu’il se passe quelque chose dont nous voulons être les témoins, mais que pour nous tout va bien. Pas d’autres précisions, compris ?
  
  L’intéressé acquiesça, alla vers l’émetteur installé à l’arrière d’une des jeeps.
  
  Pendant qu’il expédiait son message radio-téléphoné, la situation évoluait rapidement à dix kilomètres de là. Les camions militaires, modifiant leur cap, amorçaient un large virage dans le but évident de renforcer d’abord les arrières des policiers et de débarquer les soldats sous la protection de leur tir.
  
  La manoeuvre s’effectua avec promptitude : les fantassins sautèrent par grappes sur le sol sans même que les véhicules s’arrêtassent et bientôt leurs armes se mirent à cracher aussi.
  
  Médusés, Kelley et Van Kast virent que les Syriens, cessant de tirer, abandonnaient leurs cachettes. Par contre, les policiers, tués par des balles qui les avaient frappés dans le dos, étaient tous, jusqu’au dernier, mis hors de combat. La bataille était finie : contrebandiers et soldats s’étreignaient, dansaient sur place, lançaient leurs mitraillettes en l’air en signe de joie.
  
  — Damn it ! proféra Kelley, qui n’en croyait pas ses yeux. Qu’est-ce que c’est que cette combine ?
  
  Avec un sang-froid exemplaire, Van Kast lui répondit :
  
  — M’est avis que c’est quelque chose qu’il vaut mieux ne pas avoir vu.
  
  Kelley rabaissa ses jumelles, se gratta pensivement la joue.
  
  Il considéra son adjoint, puis les autres membres de la section.
  
  — Hon… grogna-t-il. Vous avez tous entendu ce que vient de dire mon second ? Eh bien, c’est aussi mon opinion. Nous venons d’assister, sans l’avoir voulu, à une affaire extrêmement louche. Le massacre d’une douzaine de policiers avec la complicité agissante de l’armée royale, c’est un petit secret qui pourrait vous coûter la vie si vous le colportiez à Kirkouk, à Mossoul ou à Bagdad pendant une de vos permissions. Donc, bouclez-la, pour votre propre sécurité. Et maintenant, nous allons faire le mort jusqu’à ce que tout soit terminé : si nous étions surpris, nous y passerions séance tenante, comme les flics.
  
  Atterrés, les hommes firent des signes d’assentiment. Sur l’ordre de Van Kast, ils recouvrirent aussitôt les deux jeeps de toiles de camouflage utilisées d’habitude lors des tempêtes de sable, puis ils s’allongèrent dans l’ombre des deux voitures.
  
  Retournant à leur poste de guet, Kelley et Van Kast continuèrent d’échanger à mi-voix leurs réflexions.
  
  — Ça ne m’enchante pas de faire ce rapport, confia l’Anglais, préoccupé. Il ne peut que nous valoir des embêtements. Pourquoi, dans ce damné pays, devons-nous nous occuper d’autre chose que du pétrole ?
  
  — Parce qu’ici tout, de près ou de loin, touche au pétrole, fit valoir Van Kast, imperturbable.
  
  Le soleil commençait à chauffer. Néanmoins, du côté de la caravane régnait une vive activité. Les camions s’étaient rapprochés des chameaux qu’on délestait de leurs caisses et celles-ci étaient chargées à bras d’homme dans les véhicules militaires.
  
  Le transbordement ne dura pas plus d’une demi-heure. Puis la caravane repartit en direction de la frontière, sans éclaireurs, cette fois. Quant au détachement de l’armée il se remit en ligne de file et, dans un grand envol de poussière, il s’éloigna vers le nord.
  
  Seuls les cadavres des hommes et des chameaux tués pendant la bataille restèrent sur le terrain ; le soleil et le sable les transformeraient très vite en petits tas d’os blanchis, non identifiables.
  
  Lorsque les deux convois eurent disparu derrière l’horizon, Kelley donna le signal du départ.
  
  — Il y a quelque chose de pourri au royaume d’Irak, murmura-t-il entre ses dents à l’adresse de Van Kast. Un de ces jours ça nous tombera sur la figure, vous verrez…
  
  
  
  *
  
  
  
  À trois heures de l’après-midi, dans le vaste bâtiment blanc à l’architecture très moderne qu’occupe l’institut Technique de l’I.P.C. à Kirkouk, l’opérateur de la station radio-télégraphique centralisant les communications avec les stations de pompages, les puits et les raffineries, reçut un long message originaire de T.l.
  
  Comme le texte avait été transmis en langage chiffré, dans le code qu’employait la compagnie pour ses liaisons à longue distance, l’opérateur entreprit de le décrypter et de taper à la machine le texte en clair avant de l’acheminer vers la direction.
  
  Félix Lemoine, ex-radio navigant de la marine marchande, était né à Toulon en 1921. Fatigué d’errer sur toutes les mers du monde, quelque peu écœuré aussi d’avoir patrouillé en convois pendant les cinq années de guerre, il avait sauté sur l’occasion quand, en 1949, on lui avait parlé d’une place stable, fort bien rémunérée, au Moyen-Orient.
  
  Il l’avait postulée avec d’autant plus d’ardeur qu’il y avait été encouragé par un monsieur discret, âgé d’une soixantaine d’années, grand fumeur de pipes. Ce dernier avait fait appel – avec beaucoup de tact d’ailleurs – à ses sentiments patriotiques, lui avait promis qu’un coup de pouce serait donné, en haut lieu, en faveur de sa candidature, si Lemoine s’engageait pour sa part à documenter un service « spécial » des Affaires Etrangères… Qu’une telle activité annexe, exercée avec discernement, comportait une rétribution supplémentaire non prévue dans les contrats de l’I.P.C.
  
  De taille moyenne, râblé, Lemoine respirait la bonne humeur et l’insouciance. Mais quand il eut pris connaissance du rapport rédigé par Kelley, une ombre passa sur ses traits. Il relut encore deux fois le texte lorsqu’il l’eut dactylographié, puis il mit le pli sous enveloppe, logea celle-ci dans un cylindre de cuivre qu’il expédia par le tube pneumatique.
  
  À cinq heures, son travail terminé, il céda son fauteuil à un collègue britannique ; à pied, il gagna lentement le quartier résidentiel d’Arrapha où, comme tous les employés de la compagnie, il disposait d’un appartement climatisé équipé avec le plus grand confort.
  
  À peine rentré chez lui, dans un des grands immeubles nichés au milieu d’un îlot de verdure, il s’installa à un secrétaire, préleva dans un casier un bloc de papier à lettres d’un bleu tendre.
  
  Ce qu’il écrivit à l’encre noire au recto commençait par « Ma chérie » et finissait par une de ces formules qu’une femme relit cinq fois et qui la décide à conserver la lettre.
  
  Au verso, avec un encre invisible, Lemoine s’exprima en termes plus administratifs : « Je crois utile de vous signaler que, ce matin à l’aube, à dix kilomètres au nord-ouest de la Station T.l une équipe de surveillance placée sous la conduite d’un technicien anglais a été témoin des faits suivants… »
  
  Il ne se passait rien, dans le désert de Mésopotamie ou dans la partie comprise entre les deux branches divergentes des pipe-lines filant vers la Méditerranée, dont Lemoine ne fût au courant, mais il n’avait pas encore eu beaucoup d’occasions d’envoyer un rapport aussi important que celui-ci. La plupart du temps, il ne s’agissait que de tentatives de sabotage aux abords immédiats de la frontière syrienne.
  
  Ayant terminé son message, il l’inséra dans une enveloppe qu’il revêtit de l’adresse : « Miss M. Langeais, Zia Hôtel, er Rashid Street – Bagdad. »
  
  Il ressortit de chez lui pour la poster séance tenante.
  
  
  
  *
  
  
  
  La destinataire reçut la lettre le lendemain soir, lorsqu’elle prit sa clé au comptoir de l’hôtel en revenant de la compagnie aérienne où elle travaillait.
  
  Marthe Langeais savait que toutes les missives recelaient un texte caché, mais elle n’en avait pas connaissance, ignorait même comment on pouvait le faire apparaître. Elle n’avait pas le matériel voulu pour rendre lisibles les caractères écrits à l’encre sympathique dans le courrier qu’on lui envoyait.
  
  Dans un sens, elle préférait qu’il en soit ainsi. Le rôle relativement peu glorieux de « boîte aux lettres » était déjà bien assez dangereux à son gré.
  
  Quand elle y songeait, elle se demandait encore pourquoi elle était restée à Bagdad au lieu de retourner en France, après cette incroyable aventure qui l’avait menée de Damas en Jordanie et de là en Irak… Mais elle ne devait pas s’interroger longtemps pour admettre qu’elle avait cédé sans discussion aux arguments de cet homme singulier dont elle conservait – paradoxalement – un souvenir attendri, et qu’elle connaissait sous le nom de Francis Coplan(1). Elle avait cru, à l’époque, qu’en disant « oui » elle se ménageait une chance de le revoir. Or, il y avait plus d’un an de cela et jamais il n’était revenu à Bagdad.
  
  Elle avait conclu un marché de dupe, en somme. Le seul mérite de sa situation actuelle, c’était de la préserver de l’ornière dont Coplan l’avait tirée.
  
  Sans enthousiasme, elle décida de s’acquitter de la corvée, après le dîner. Ce n’était pas compliqué en soi, mais le sentiment de remplir une mission clandestine était un fardeau qui pesait en permanence sur son humeur et lui mettait souvent les nerfs en boule.
  
  À huit heures du soir, un peu avant le crépuscule, elle sortit de l’hôtel. Elle avait beau se dire cent fois que, si elle était suivie, c’était pour une tout autre raison que celle qu’elle craignait, elle devait constamment réprimer une envie folle de tourner la tête et de jeter un coup d’œil derrière elle.
  
  Une Européenne se promenant seule dans l’artère principale de Bagdad attirait forcément les regards. Et la robe d’été qu’elle portait n’était pas de nature à les renvoyer ailleurs. Un jour, un type de l’Ambassade lui avait expliqué très sérieusement : « Vous comprenez… Vous devez être tellement visible, être un tel point de mire, qu’il ne viendrait à l’idée de personne de vous trouver suspecte… »
  
  Se frayant un chemin parmi la foule, Marthe Langeais alla jusqu’au salon de thé prétendument suisse qui se trouvait dans la même avenue, le seul de Bagdad où une Européenne pût décemment aller grignoter des gâteaux.
  
  Des Américaines et des Anglaises, en majorité, cancanaient là dans une ambiance de lumière tamisée. Ayant choisi un petite table dans un des angles du salon, la jeune femme fut bientôt abordée par le garçon prêt à noter la commande.
  
  C’était un homme au visage ouvert, aux traits avenants, de race blanche mais d’une nationalité indéfinissable. Le dos tourné aux autres clientes, il gratifia Marthe d’un imperceptible clin d’œil.
  
  — Thé de Chine, quelques petits fours, précisa-t-elle.
  
  Il s’inclina, s’esquiva d’un pas souple et affairé.
  
  Marthe s’absorba dans la contemplation de la carte, qui comportait de nombreux volets. Quand elle la redéposa, la lettre était insérée dans ses plis.
  
  Le garçon apporta un plateau, récupéra négligemment le tarif avant de se diriger vers une autre table.
  
  Cinq minutes plus tard, il s’isolait dans la cabine téléphonique de l’établissement et formait un numéro.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Officiellement, Roger Fabiani était sous-directeur de la succursale d’une banque française à Bagdad. Il exerçait d’ailleurs fort convenablement ces fonctions de tout repos, mais en réalité sa vie était dominée par des préoccupations d’un autre ordre.
  
  Âgé de trente-quatre ans, les cheveux et le teint bruns, de taille moyenne et d’une sveltesse qui ne trahissait pas une surprenante vigueur physique, il passait pour un homme paisible et rangé. Son expression réfléchie masquait cependant un tempérament nerveux, aussi prompt à la gaîté qu’à la colère.
  
  Habitant dans un bungalow de la ville neuve, au sud du Tigre, il entretenait ouvertement avec Hector d’Épenoy, attaché économique à l’Ambassade de France, des rapports très amicaux. Les deux hommes sortaient souvent ensemble ; ils dînaient au Regent Palace ou au Semiramis, fréquentaient le cabaret Abdulla et le Casino, assistaient occasionnellement à un concert au King’s Fayçal Hall.
  
  Ce soir-là, ils devisaient tranquillement devant un verre de whisky dans le living-room de Fabiani, en fumant des Gauloises, pendant qu’un électrophone automatique jouait une série de disques de piano-jazz signés Errol Garner.
  
  — Tu n’aurais pas, par hasard, une raison valable pour te rendre à Mossoul ? s’enquit Fabiani en fixant son interlocuteur avec perplexité.
  
  — Je pourrais en trouver une… Pourquoi ?
  
  Hector d’Épenoy, racé, arborait sans la moindre ostentation l’air blasé des gens de bonne famille accoutumés à mener une existence cosmopolite. Ses longues mains fines d’aristocrate se joignaient souvent par le bout des doigts dès qu’il bavardait sans contrainte et ce geste dénotait chez lui un esprit parfaitement détendu.
  
  — Je t’ai parlé de cet enregistrement expédié il y a quatre jours par Khalid Rachir, reprit Fabiani à mi-voix. Or il se trouve que Lemoine m’a fait parvenir hier un rapport assez singulier.
  
  Résumant les faits rapportés par le radio, Fabiani ajouta en conclusion :
  
  — Je ne serais pas étonné s’il y avait une corrélation directe entre le conciliabule du Ritz à Mossoul et la bagarre que les employés de I’I.P.C. ont vue à la frontière syrienne.
  
  Hector d’Épenoy haussa discrètement ses sourcils, tapota l’une contre l’autre les extrémités de ses doigts.
  
  — Possible, mais en quoi cela motiverait-il un déplacement de ma part à Mossoul ?
  
  Fabiani pencha son buste en avant pour appuyer ses coudes sur ses genoux, écrasa dans le cendrier de cristal sa cigarette à peine fumée à demi.
  
  — Khalid nous a indubitablement fourni un tuyau de première grandeur, mais pas assez précis pour être exploité à fond. Qui étaient ces officiers qui tenaient des propos subversifs ? Qui est l’homme qui semblait présider la réunion ? Khalid n’en dit pas un mot dans le rapport accompagnant l’envoi. Plus grave : sans justifier pourquoi, il m’annonce qu’il interrompt son activité d’agent pour un temps indéterminé, me prie de ne plus correspondre avec lui. Pas besoin d’être sorcier pour deviner qu’il a peur… Or il n’est pas particulièrement émotif. J’aimerais que tu ailles te rendre compte sur place de ce qui s’est produit et que tu complètes nos informations sur ces conspirateurs.
  
  D’Épenoy hocha la tête, approbateur.
  
  — D’accord… Ce n’est pas le premier indice que nous relevons du malaise qui existe dans l’armée royale, mais celui-ci prouve que le pays est à deux doigts de la révolution. Au palais, ils n’ont pas l’air de s’en apercevoir.
  
  Fabiani questionna vivement :
  
  — Tu as eu un contact avec Tarik ?
  
  — Cet après-midi. Le roi et le régent font leurs préparatifs pour leur voyage à Istambul, les princesses s’amusent. Quant au premier ministre, il prend très à la légère les petites manifestations du mécontentement populaire.
  
  Fabiani eut un geste d’impatience, parla d’une voix plus sèche :
  
  — On perçoit des craquement de tous les côtés et personne ne semble vouloir les prendre au sérieux. Ni ici, ni à Paris. Mes renseignements n’excitent pas le Vieux : il fait le mort, ne me répond pas. Mais cette fois-ci, je veux secouer une bonne fois sa léthargie, rassembler des preuves concrètes qu’une catastrophe est dans l’air, et l’obliger à nous doter de directives précises pour le cas où une révolution éclaterait.
  
  Après un temps de réflexion, d’Épenoy prononça :
  
  — Ce n’est probablement pas aussi imminent que tu le supposes. L’ambassadeur surveille aussi les événements de près, mais il dépeint la situation comme « une légère effervescence du pan-arabisme entretenue par des éléments extérieurs… »
  
  — Tu parles, grinça Fabiani, sarcastique. Je serais curieux de voir sa tête si je lui apprenais qu’on médite d’assassiner toute la famille royale. Bien dommage que je ne puisse pas le mettre au courant… Le Vieux a la priorité, et même l’exclusivité, de mes tuyaux, mais je présume que, tôt ou tard, il éclairera la lanterne de ton Excellence via le Quai d’Orsay.
  
  
  
  
  
  — Hé ! Ne cours pas trop vite. Jusqu’ici tu n’as pas encore avisé Paris de cette histoire de Mossoul et tu t’excites déjà sur les suites que pourrait avoir ton rapport.
  
  — Il sera suffisamment corsé pour en avoir, cette fois ! garantit Fabiani. Je compte sur toi pour m’y aider. Lorsque tu auras tiré le maximum de précisions de Khalid et élucidé les raisons de son comportement, tu t’arrêteras à Kirkouk sur le chemin du retour. Là, il faudra que tu voies Lemoine. Son message ne mentionne pas un point essentiel : le régiment et la division auxquels appartenait ce bataillon d’infanterie motorisée qui a participé au massacre de la section de la police du désert.
  
  — Bigre… C’est un véritable dossier d’accusation que tu veux rassembler ?
  
  — Je veux mener l’enquête à fond, démêler les fils de ces intrigues, savoir à quoi m’en tenir une fois pour toutes sur le dessous des cartes. Nous sommes ici pour ça, figure-toi.
  
  Sommes-nous en présence d’une révolution nationale authentiquement irakienne ou d’un mouvement fomenté par l’Égypte pour saboter une fois de plus le ravitaillement en pétrole de l’Europe ? Ou bien sont-ce les Russes qui manigancent un tour à leur façon ? Nous devons le savoir, mon vieux, et en vitesse. Il est moins une.
  
  L’attaché économique, ébranlé, but une gorgée de Gilbey’s avant de répondre :
  
  — Ton objectif est louable, mais ambitieux étant donné la maigreur des effectifs de notre réseau en Irak.
  
  — Eh bien, trancha Fabiani d’un ton incisif, chacun de nous n’aura qu’à se décarcasser davantage. Fini de somnoler… Ce pays était un coin relativement tranquille, mais la marmite commence à bouillir. Avant-hier, Laviron me signalait de Bassorah que les dockers ont défilé dans les rues en gueulant « À bas le colonialisme ! » et « Nouri Saïd au poteau ! » La police a tapé dans le tas, coffré quelques meneurs et ça s’est arrêté là. La presse n’en souffle mot, pas plus que de l’épisode sanglant survenu près de la frontière. Cela démontre que toute l’étendue du territoire est travaillée, et que si nous voulons conserver nos positions au Moyen-Orient, il est grand temps de sentir d’où vient le vent…
  
  À bout de course, l’électrophone venait de s’arrêter et un lourd silence s’installa dans le living. Hector d’Épenoy, moins détaché à présent, ouvrait son étui pour y prélever une autre cigarette.
  
  — Oui, admit-il à contre-cœur, le moment où nous pouvions nous contenter d’être des témoins passifs est peut-être révolu. C’est bien embêtant car j’adore la tranquillité…
  
  Avec un long soupir de regret, il ajouta :
  
  — C’est entendu : je partirai pour Mossoul en voiture demain au milieu de la matinée.
  
  
  
  *
  
  
  
  Au volant de sa DS 19 bleu pâle portant le sigle des voitures du corps diplomatique, Hector d’Épenoy couvrit les quatre cent cinquante kilomètres de route poussiéreuse séparant la capitale de Mossoul, à travers le désert de Mésopotamie, en six heures de voyage.
  
  Si quelques nouveaux quartiers se sont édifiés à la périphérie de la ville, le centre de celle-ci est incroyablement vétuste.
  
  Les ruelles, bordées de vieilles maisons en brique à balcons de bois, sont tortueuses, enchevêtrées à plaisir, et seule une grande artère rectiligne coupe en deux parties égales ce vénérable fouillis où subsistent encore des minarets et des coupoles attestant sa splendeur passée.
  
  Cent vingt mille habitants sont entassés là, sur la rive droite du Tigre : population mélangée de Kurdes, de Turcs et d’Arabes, abstraction faite de la colonie étrangère de race blanche.
  
  Le gosier desséché, Hector d’Épenoy lança au passage un regard d’envie au Rest-House de la Gare (le meilleur hôtel de Mossoul) mais il continua à se frayer un passage jusqu’au Sérail, près duquel s’élevait l’Hôtel Ritz, d’une classe un peu inférieure.
  
  Dès que sa voiture s’arrêta, bagagiste et portier se précipitèrent.
  
  Hector d’Épenoy, désinvolte, pénétra dans le hall tout en hésitant sur la priorité de ses désirs : un verre au bar ou une douche bien fraîche. Optant pour celle-ci, il marcha vers la réception afin de retenir une chambre avec salle-de-bains, décida d’y monter tout de suite et demanda qu’on lui apporte au plus vite un whisky-soda.
  
  Deux heures plus tard, rasé de frais, vêtu d’un costume léger en tergal gris-clair, d’Épenoy descendit dans la salle du restaurant où, en familier de l’établissement, il désigna au maître d’hôtel Khalid la table qu’il désirait occuper. Située près d’une des larges fenêtres, elle donnait vue sur le Tigre et sur les contreforts lointains des Monts du Kurdestan.
  
  Khalid avait imperceptiblement tressailli en apercevant le Français. Il conserva cependant son impassibilité professionnelle, teintée de déférence, lorsqu’il présenta le menu au voyageur.
  
  D’Épenoy parcourut la carte d’un regard désabusé. Donnant l’impression qu’il consultait le maître d’hôtel sur un des mets figurant dans la liste, il marmonna :
  
  — Il faut que je vous parle… Où et quand ?
  
  Entrant dans son jeu, Khalid se pencha ; désignant du bout de son crayon une spécialité de rétablissement, il répondit d’une voix feutrée, inaudible à trois pas :
  
  — Regagnez votre chambre après le dîner… Je puis vous assurer, sir, que ce poulet au curry est très bien. Il est accompagné de pommes à l’anglaise et n’est pas trop pimenté.
  
  — Parfait, opina d’Épenoy un ton plus haut. Vous y joindrez une demi-bouteille de rosé d’Anjou. Une salade de concombres pour débuter…
  
  Khalid nota, s’inclina, partit transmettre la commande à un des garçons.
  
  De nombreux clients affluèrent peu après dans la salle de style victorien, s’installèrent aux tables restées disponibles.
  
  Pendant son repas, d’Épenoy s’isola dans la lecture du quotidien de langue anglaise « The Iraqi Times ». Après le café, il quitta le restaurant, monta dans sa chambre.
  
  Prévoyant une longue attente du fait que Khalid ne pouvait se libérer qu’assez tardivement, il s’affala dans un fauteuil. Mais dix minutes s’étaient à peine écoulées qu’on frappait discrètement à sa porte.
  
  Il se leva pour aller ouvrir, vit Khalid sur le seuil.
  
  — Excusez-moi, sir, prononça l’irakien. Vous aviez laissé votre agenda sur la table.
  
  Ce disant, il fermait un œil. Sa main tendait à d’Épenoy un billet replié.
  
  — Ah ? Merci. Vous êtes très aimable, dit le voyageur en acceptant le carré de papier.
  
  Le maître d’hôtel s’inclina derechef, s’éloigna dans le couloir tandis que d’Épenoy, intrigué, refermait la porte et allait se rasseoir.
  
  Le texte du message était laconique : « Entrevue ici impossible : micros partout. Louez une autre chambre au Rest-house. Vous y retrouverai après minuit. »
  
  Machinalement, d’Épenoy déchira le billet en menus morceaux qu’il fit sauter dans sa paume ; pensif, il alla jeter les parcelles de papier dans le trou de vidange de la baignoire, fit couler un peu d’eau par-dessus.
  
  L’idée de prendre pour trois heures une chambre au Rest-House ne lui souriait pas ; abandonner définitivement celle du Ritz pour changer d’établissement à cette heure-ci ne lui plaisait pas davantage. L’une comme l’autre, ces deux démarches pouvaient paraître bizarre : le personnel des hôtels recèle toujours au moins un indicateur prêt à noter la moindre anomalie.
  
  Au bout de quelques secondes de méditation, d’Épenoy découvrit une formule plus séduisante.
  
  Il descendit au bar, y but tranquillement deux verres d’alcool, puis il sortit du Ritz dans l’intention évidente de faire un peu de marche avant de se mettre au lit.
  
  Il effectua une promenade dans Nineveh Street, alla s’accouder à la balustrade du pont enjambant le Tigre puis, peu avant minuit il reprit le chemin de l’hôtel. Au lieu de se diriger vers l’entrée principale, il contourna l’édifice et se mit à déambuler dans la ruelle passant derrière.
  
  Quand, vingt minutes plus tard, Khalid déboucha de la porte de service, d’Épenoy lui laissa acquérir une certaine avance ; il le pouvait, sachant où se rendait le maître d’hôtel.
  
  Celui-ci, cependant, déjoua ses prévisions. Il le sema purement et simplement quelques minutes après le début de la filature. Or d’Épenoy l’avait observé uniquement pour se rendre compte si personne ne s’attachait aux pas du maître d’hôtel.
  
  Satisfait d’avoir constaté qu’il n’en était rien et que, de toute manière, Khalid s’arrangeait pour parer à une telle éventualité, il accéléra son allure dans Farouk Street. Tenant compte des méandres que décrivait prudemment l’irakien, il fut certain d’atteindre avant lui le Rest-house de la Gare.
  
  Il s’immobilisa au coin des deux artères aboutissant à l’esplanade, l’une d’elles n’étant d’ailleurs qu’une voie théorique encore bordée de terrains vagues.
  
  Les lumières de la gare, un beau bâtiment blanc d’une architecture orientale modernisée, éclairaient une vaste superficie que ne traversaient plus que de rares passants.
  
  Khalid finit par apparaître dans al Saddiq Street, où quelques immeubles modernes se dressent parmi la pouillerie d’anciens quartiers éventrés. D’Épenoy l’intercepta au moment où il allait s’engager sur la place.
  
  L’Irakien eut d’abord un léger recul, et son expression de contrariété persista lorsqu’il eut reconnu le Français.
  
  — Vous n’auriez pas dû m’aborder en pleine rue, reprocha-t-il tout en reprenant sa marche.
  
  — Il était encore moins indiqué de nous rencontrer dans une chambre du Rest-House, au vu et au su des employés, répliqua d’Épenoy d’un ton égal. Qu’est-ce qui ne va pas, Khalid ?
  
  Le maître d’hôtel bifurqua sur la gauche, emprunta l’avenue allant vers le Consulat britannique, le long des voies du chemin de fer.
  
  — J’aurais préféré que vous ne veniez pas me voir, déclara-t-il sans ambages. J’avais pourtant stipulé qu’on ne devait plus établir de liaison d’aucune sorte avec moi pendant un certain temps.
  
  — Je sais. Mais il ne suffisait pas de nous envoyer des fournitures percutantes ; fautes de renseignements complémentaires, elles perdaient cinquante pour cent de leur intérêt. Et puis, pourquoi vouliez-vous couper tous les ponts, subitement ?
  
  L’Irakien jeta un regard furtif de part et d’autre avant de dire d’une voix sourde :
  
  — J’ai dû tuer quelqu’un, pour vous envoyer cet enregistrement. Un des officiers qui avaient assisté à la réunion…
  
  En dépit de son flegme, d’Épenoy se rembrunit. Dans ses poches, ses doigts s’agitèrent.
  
  — Sale histoire, jugea-t-il. Que s’est-il passé ?
  
  — C’est arrivé au moment où je suis allé récupérer le magnétophone… Ils avaient remarqué sa présence et l’un d’entre eux m’a attendu. Plus tard, quand j’ai écouté les parties de l’enregistrement, j’ai compris que ma position risquait de devenir intenable et j’ai balancé tout mon matériel dans le fleuve.
  
  — Hm… je comprends pourquoi votre rapport avait des lacunes. Vous vouliez liquider le tout avant qu’on ne découvre le corps ?
  
  — Exactement. Ce que j’ai redouté le plus, ce n’est pas l’enquête de la police, c’est ce qu’allaient faire les collègues du type que j’ai supprimé. La disparition du magnétophone les expose à un danger terrible et, surtout, elle fait peser une menace sur le complot qu’ils préparent.
  
  — Bon Dieu, grommela d’Épenoy, une bouffée de chaleur au front. Les conjurés savent donc que leur propos ont été enregistrés et que le fil se balade dans la nature ?… Mais c’est une catastrophe, ça !
  
  — Ils sont enragés, confirma Khalid à mi-voix. Sous le couvert d’aider la police et de vouloir venger leurs camarade, ils se livrent, eux aussi, à une enquête serrée. L’un d’entre eux m’a déjà interrogé trois fois… Les inspecteurs aussi. Mais j’ai un alibi qui résiste à tous leurs assauts : je suis censé avoir passé la nuit dans une maison close où cinq femmes m’ont vu.
  
  Tout en avançant, d’Épenoy réfléchit. Les plans des officiers rebelles n’allaient-ils pas être modifiés, à la suite de cette fuite désastreuse pour eux ? Oui, selon toute vraisemblance, et ceci réduisait fortement les possibilités d’exploitation de l’enregistrement. Néanmoins, sa valeur indicative subsistait.
  
  — Pourriez-vous me donner les noms, grade et appartenance des officiers impliqués dans cette affaire ? questionna-t-il soudain au terme de sa méditation.
  
  — Le nom de ma victime, oui, mais pas les autres. Je l’ai appris par les enquêteurs eux-mêmes : c’était le capitaine Saleh Jafar, du 2e régiment d’artillerie cantonné à Mossoul. Quant aux autres, je ne puis vous donner que leur signalement et leur grade : il y avait un colonel d’infanterie, un group-captain de l’Air-Force, un général de brigade portant l’insigne de la division mécanisée et un capitaine de la Garde Royale. Leur âge variait entre 25 et 35 ans.
  
  D’Épenoy fixa ces renseignements dans sa mémoire, puis demanda :
  
  — Le colonel, quel était le numéro de son régiment ?
  
  — 52… C’est celui d’une des unités que le Roi avait dépêchées en Jordanie pour venir en aide à son cousin, lors de la tension de l’été dernier.
  
  D’Épenoy était au courant : il savait qu’une division irakienne complète stationnait à Amman depuis plusieurs mois. La présence de ce colonel à Mossoul aurait été énigmatique si, précisément, l’entrevue du Ritz n’en avait éclairé les motifs.
  
  — Khalid, vous nous rendez un inestimable service, conclut d’Épenoy avec gravité. Peut-être avez-vous glissé le bâton dans les roues qui modifiera la suite des événements. Depuis six ans, ce pays s’est transformé en un immense chantier par les investissements massifs de l’Office de Développement économique(2) et il est en train de devenir une grande nation moderne. Il ne faut pas que cela soit compromis par les ambitions d’une poignée de militaires exaltés… La France, en tout cas, s’efforcera d’éviter que l’Irak devienne un champ de ruines.
  
  — Je n’en ai jamais douté, assura Khalid tandis que, pour la première fois, un fin sourire éclairait son visage tendu.
  
  — Je partirai demain à la première heure ; désormais, en raison des circonstances, vous êtes détaché de toute obligation à notre égard. Mais si les choses se gâtent ici, vous pouvez recourir à nous : nous vous procurerons une retraite sûre. Vous renouerez le contact quand bon vous semblera.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Le lendemain, peu après l’aube, Hector d’Épenoy reprit en sens inverse la route qui l’avait amené à Mossoul. Par Erbil, le trajet jusqu’à Kirkouk était un peu plus long que par la piste mais la route était nettement meilleure.
  
  L’attaché d’ambassade eut, tout au long des deux cents kilomètres du parcours, le loisir de songer encore aux révélations de Khalid Rachir.
  
  Se mettant à la place des officiers en cause, il essaya de déterminer la ligne de conduite qu’ils devaient avoir adoptée pour identifier le meurtrier du capitaine Saleh Jafar et pour récupérer la bobine compromettante.
  
  S’ils étaient logiques, ils devaient se dire, primo, que l’individu ayant installé le magnétophone savait à l’avance que la réunion allait avoir lieu, et dans quel cabinet particulier ; secundo, que le placement ou l’enlèvement de l’appareil n’avaient pu être effectué par une personne étrangère à l’hôtel. Leurs soupçons devaient donc immanquablement converger sur le maître d’hôtel, à peu près seul à remplir toutes les conditions requises. La situation de ce dernier restait des plus critique.
  
  Mal à l’aise, Hector d’Épenoy consulta plusieurs fois son rétroviseur, sans toutefois déceler le plus petit nuage de poussière qui lui eût fait craindre d’être suivi.
  
  À neuf heures du matin, la DS 19 atteignit un centre industriel peuplé de derricks, de raffineries et d’immenses réservoirs en aluminium.
  
  À côté de ces installations, l’ancienne petite ville de Kirkouk, érigée sur un tertre, passait inaperçue. Une forte odeur de naphte stagnait dans l’atmosphère, enseigne odorante du siège principal de l’Irak Petroleum Company.
  
  Abandonnant sa voiture dans une des artères du quartier résidentiel d’Arrapha, d’Épenoy se rendit à pied au bureau de poste.
  
  De la cabine téléphonique, il appela d’abord l’appartement de Félix Lemoine. Comme on ne répondait pas, il forma le numéro de l’institut Technique, se fit passer le Centre Radio par la standardiste et obtint enfin Lemoine à l’appareil.
  
  — Bonjour, lança-t-il en français. Je suis de passage dans le patelin et j’aimerais qu’on déjeune ensemble.
  
  Il ne se nomma pas, car la phrase passe-partout qu’il venait de prononcer suffisait à édifier Lemoine sur l’identité réelle du correspondant.
  
  — Té ! fit le Toulonnais sur le même ton jovial. Voilà une agréable surprise ! Venez vers une heure au restaurant de l’I.P.C. Serez-vous encore là ce soir ?
  
  — Peu probable.
  
  — Dommage. Eh bien, mettez-vous au frigo jusqu’à mon arrivée.
  
  — D’accord. À tout à l’heure !
  
  D’Épenoy raccrocha. Les derniers mots de Lemoine signifiaient que son appartement était disponible, qu’aucun homme de peine n’y viendrait dans la matinée et que, par conséquent, la voie était libre.
  
  La grosse majorité des locataires des buildings étaient à leur travail. D’Épenoy alla en se promenant jusqu’au domicile de son compatriote, monta au deuxième étage ; grâce au double du Yale qu’il détenait, il pénétra dans l’appartement.
  
  Pas question, naturellement, de s’afficher ensemble au restaurant de l’I.P.C. Les choses sérieuses devaient se discuter ici, dans l’intimité de ces trois pièces riantes, cossues, où le thermomètre marquait dix degrés de moins qu’à l’extérieur.
  
  Lemoine fit son entrée à midi dix.
  
  Il serra chaleureusement la main de l’attaché d’ambassade, fronça ses sourcis en voyant que son invité ne s’était même pas servi un apéritif.
  
  — Bonne Mère ! proféra-t-il, indigné. Vous moisissez là depuis deux heures sans boire quelque chose ?
  
  — Je cogitais, prétendit d’Épenoy qui, en réalité, s’était laissé aller à une douce somnolence, rançon d’un lever trop matinal.
  
  Lemoine, se hâtant de corriger ce déplorable état de choses, alla prélever une bouteille de pastis et des verres dans le bar, des cubes de glace dans le réfrigérateur et une carafe d’eau dans la cuisine.
  
  Tout en procédant au rite sacré de l’apéritif, il questionna d’Épenoy :
  
  — C’est mon dernier rapport qui vous amène ?
  
  Son interlocuteur fit un signe d’assentiment, saisit le verre que lui tendait le radio.
  
  — Vous n’avez pas d’autres détails sur cette tuerie ? s’enquit-il avant de siroter une gorgée du liquide laiteux.
  
  Lemoine s’assit dans un club, secoua négativement la tête.
  
  — Rien… Et pourtant, j’ai essayé. Kelley, l’Anglais qui a assisté à l’engagement et qui l’a signalé, a été convoqué par la Direction. On l’a vraisemblablement interrogé, mais rien n’a filtré de cette entrevue. Ici à Kirkouk, le personnel ignore totalement l’affaire. Et le reste de la population aussi, semble-t-il. Comme Kelley a passé deux jours parmi nous, j’ai tenté de le cuisiner. En ma qualité de radio, au courant de toutes les communications, je pouvais le faire ; ma curiosité était somme toute légitime. Zéro, muet comme une carpe, l’Engliche.
  
  — Il aura reçu des consignes, estima d’Épenoy. L’I.P.C. ne désire pas se mêler des affaires intérieures du pays. Elle ne tient pas à ébruiter ses informations.
  
  — Et puis, ça s’est passé à 380 kilomètres d’ici, renchérit Lemoine. En plein désert… Comment voulez-vous recueillir des échos ?
  
  D’Épenoy but une deuxième gorgée.
  
  — Vous avez, je suppose, rédigé votre message sans respecter mot à mot le texte qu’avait envoyé Kelley ? Êtes-vous sûr de n’avoir pas omis quelques détails ?
  
  La figure de Lemoine exprima une franche perplexité.
  
  — Je ne crois pas avoir oublié un seul point digne de retenir l’attention.
  
  — Kelley ne fournissait aucune indication sur le régiment auquel appartenait le bataillon motorisé ?
  
  Le front du radio se plissa, dénonçant un effort de mémoire. Puis ses traits s’adoucirent.
  
  — Non, sûrement pas. Il ne l’aurait pas pu… À une dizaine de kilomètres, même avec d’excellentes jumelles, il n’aurait pu déchiffrer l’immatriculation des camions. Il lui aurait fallu le télescope du Mont Palomar…
  
  — En dehors des policiers, aucun cadavre n’est resté sur le terrain ?
  
  — Des contrebandiers, peut-être, mais certainement pas de soldat, si c’est ce que vous voulez savoir.
  
  Un silence. L’attaché d’ambassade reprit :
  
  — Bon. En résumé : une livraison d’armes, importées clandestinement, s’est effectuée avec l’entremise d’un bataillon de l’armée régulière. Ce bataillon étant, par définition, doté d’un armement autonome, il a dû simplement servir de convoyeur pour faire parvenir les caisses au destinataire réel. Où a-t-il filé après l’algarade ?
  
  — En direction nord, avança Lemoine. Dixit Kelley.
  
  — Et cela mène où ?
  
  — Nulle part.
  
  Le radio se leva, déposa sa cigarette, puis alla chercher une carte au deux millionnième dressée par le Service Gégraphique des Forces Françaises Libres du Levant pendant la dernière guerre.
  
  Il l’étala sur le dressoir, pria d’Épenoy de venir jeter un coup d’œil.
  
  — Voyez… Le nord, par rapport au lieu du combat, c’est l’Euphrate, infranchissable à gué, et au-delà, c’est le plateau aride de la Djézireh, un désert sans une localité, sans une oasis, sans une piste. Le néant.
  
  D’Épenoy, qui scrutait la carte, se gratta la nuque.
  
  — Il est infiniment peu probable que la colonne se soit aventurée par là, concéda-t-il. Donc elle a dû bifurquer assez vite après son départ du point de jonction avec la car ravane.
  
  Frappé par une idée, il se redressa.
  
  — Les policiers tombés dans l’embuscade dépendaient du fortin d’En Nahiyé. Ils ont sûrement appelé des renforts avant de succomber à la deuxième attaque. Ces derniers ont peut-être croisé le détachement motorisé ?
  
  — Sans doute, admit Lemoine, mais alors il n’est guère difficile d’imaginer ce qui s’est produit : les militaires auront raconté qu’ils avaient dispersé et mis en fuite la bande de fraudeurs syriens qui venait de massacrer la patrouille.
  
  — Oui, d’accord. Mais le Poste de Police d’Ana, dont dépend le fortin, doit être informé du mouvement de ce détachement, doit savoir de quel bataillon il s’agit…
  
  — Vous allez lui demander des renseignements supplémentaires par téléphone ? persifla doucement Lemoine.
  
  D’Épenoy, délaissant la carte, regagna son siège et s’y affala.
  
  — Mon cher ami, vous sous-estimez les moyens d’investigation de notre service, déclara-t-il avec sérieux. Nous ne roulons pas sur l’or mais le système D et la diplomatie suppléent au manque de crédits, comme d’ailleurs dans toutes les activités de la République… Je vais faire un saut jusqu’à Ana.
  
  Le radio écarquilla les yeux.
  
  — Puis-je vous demander pourquoi vous tenez absolument à identifier ce bataillon ?
  
  — Le fait qu’il se compose d’un ramassis d’assassins serait une raison suffisante, souligna d’Épenoy avec un brin de hauteur. Mais en outre ce sont des soldats félons, et tout indice de corruption de l’armée irakienne mérite notre attention la plus vigilante. Soyez tranquille, l’intelligence Service doit être sur l’affaire, lui aussi. Je suis prêt à parier que ses agents savent déjà à quoi s’en tenir mais, malheureusement, nos alliés britanniques ont la manie de jouer cavalier seul, au Proche et au Moyen Orient. Nous devons nous débrouiller sans eux. Nous y arriverons parfaitement, croyez-moi.
  
  Lemoine eut vaguement l’impression que cette réponse circonstanciée esquivait l’essentiel. N’osant pas revenir à la charge, il demanda :
  
  — À part ça, pas d’autres consignes pour moi ?
  
  — Si. Ne vous concentrez plus uniquement sur ce qui se passe dans le désert. À l’avenir, surveillez aussi les déplacements de troupes qui pourraient s’opérer par Kirkouk, signalez les symptômes de mécontentement de la population locale : slogans écrits sur les murs, tracts, grèves, harangues d’agitateurs, etc.
  
  — Vous croyez que ça va chauffer ? s’enquit Lemoine, surpris. Tout est très calme, dans le secteur.
  
  — Le calme qui précède la tempête, pronostiqua Hector d’Épenoy en reprenant son verre de pastis, qu’il fit miroiter dans la lumière tombant de la croisée. Enfin, nous verrons… Dans l’immédiat, vous allez me rendre un service : voulez-vous expédier, par la filière habituelle, un message annonçant mon passage ici et disant que je ne regagnerai Bagdad qu’après un détour par Ana, nécessité par l’entretien que nous avons eu ?
  
  — Volontiers, acquiesça Lemoine. Je vais le rédiger tout de suite de manière qu’il parte par le courrier de fin d’après-midi. Où comptez-vous déjeuner ?
  
  — À la gare.
  
  — J’ai de quoi vous préparer un casse-croûte, offrit le radio. Vous seriez plus à l’aise ici, d’autant plus que vous n’allez pas entamer cette balade au début de l’après-midi, j’espère ?
  
  D’Épenoy ne tergiversa guère.
  
  — J’accepte avec plaisir… à condition que vous ne vous priviez pas de manger. Montrez-vous au restaurant de l’I.P.C., comme d’habitude. Je me tirerai d’affaire avec vos provisions.
  
  
  
  *
  
  
  
  L’attaché d’ambassade quitta Kirkouk vers cinq heures, alors que les rayons du soleil devenaient un peu moins ardents. La cité industrielle était une véritable étuve, et d’Épenoy ne fut pas fâché de rouler toutes vitres ouvertes, à vive allure, vers les collines du Djebel Hamrin.
  
  Il devait franchir trois cents kilomètres de désert par une piste médiocre tantôt caillouteuse à l’excès, tantôt ensablée. En prévision, il avait emmené un bidon d’eau et deux jerricans d’essence. Cette précaution le fit sourire quand il réalisa qu’il suivait exactement le tracé du gros pipe-line Kirkouk-Haditha.
  
  Il fit une brève escale à la station de pompage K 2, au croisement de la ligne de chemin de fer Mossoul-Bagdad puis, rafraîchi, il continua de foncer à travers d’immenses espaces stériles.
  
  À huit heures, à Haditha, il rejoignit le bord de l’Euphrate. Une meilleure route, filant vers le nord-ouest, le conduisit à Ana, un gros village dont les maisons entourées de jardins s’étiraient sur une distance de huit kilomètres le long du fleuve. Au cœur du bourg, l’inévitable mosquée et le Poste de Police symbolisaient les deux pouvoirs, le religieux et le temporel.
  
  La DS 19 dépassa les deux édifices, poursuivit son chemin au-delà des dernières maisons, roula bientôt dans une splendide palmeraie.
  
  Finalement, elle s’arrêta près d’une série de baraquements ordonnés sur deux rangées, coquettement peints, sur lesquels flottait en haut d’un mât le drapeau irakien à trois bandes horizontales noire-blanche-verte, frappé de deux étoiles blanches à sept pointes.
  
  À l’entrée de ce camp, un panneau avec des inscriptions en arabe et en anglais : « Development Board – Irrigation Works ».
  
  D’Épenoy rangea sa voiture dans le grand parking précédant l’entrée du camp. C’était la première fois qu’il venait à ce chantier de l’Office, mais la visite d’un attaché économique français dans une de ces entreprises de grands travaux n’avait rien d’insolite, bien au contraire.
  
  Laissant provisoirement ses bagages dans le coffre, d’Épenoy se dirigea vers le premier baraquement. Personne ne circulait dans les allées, aucun gardien n’était de faction.
  
  Ayant frappé sans succès à la porte marquée « Head Office », il se douta que les habitants du camp étaient, soit dans leurs aménagements privés, soit dans une salle commune agencée en buvette.
  
  Il fit donc le tour du premier chalet afin de trouver la cantine ; cinquante mètres plus loin il perçut les échos d’un orchestre de jazz.
  
  Guidé par ce repère musical, il localisa facilement le centre de délassement du personnel.
  
  L’écriteau « Pigall’s Bar » le détermina à pousser la porte sans autre formalité, et d’emblée il fut plongé dans une ambiance que les parois insonores du local atténuaient pudiquement pour l’extérieur.
  
  Un juke-box gueulait par ses quatre haut-parleurs un rock and roll fracassant ; des hommes bronzés, en short, pieds nus, jouaient à des machines à sous ; d’autres assis devant des tables rondes discutaient, riaient, buvaient de la bière en fumant comme des turcs.
  
  L’entrée d’un étranger apaisa comme par magie le brouhaha ; quelqu’un eut la présence d’esprit de modérer les éclats de l’électrophone.
  
  Un des consommateurs quitta sa table, vint au devant de l’étranger. Les cheveux taillés court, manche retroussées, le teint hâlé, il se présenta :
  
  — James Friend… Managing-Assistant. Soyez le bienvenu, Sir…
  
  — D’Épenoy, dit le Français en lui serrant la main. Attaché à l’Ambassade de France à Bagdad. En tournée de documentation…
  
  — Well-well-well, prononça l’Anglais, ravi. Venez, soyez des nôtres… Que peut-on vous offrir ?
  
  En entendant la qualité du visiteur, les autres s’étaient levés, avaient formé un demi-cercle.
  
  Friend cita successivement leurs noms, et d’Épenoy échangea une quinzaine de shake-hands avec des ingénieurs, des contremaîtres et des techniciens, britanniques pour la plupart mais parmi lesquels figuraient trois ou quatre Irakiens et un Allemand.
  
  On ne tarda pas à l’informer qu’un compatriote, ingénieur, était attaché au bureau d’étude. Hector d’Épenoy le savait. C’est même pour cela qu’il était venu. Aussi, après avoir rompu la glace et ingurgité deux verres de bière, pria-t-il Friend de le mener chez l’unique Français du camp.
  
  Ce dernier, retiré dans une chambrette ressemblant à une cabine de navire, fut tout étonné d’être soudain mis en présence d’un attaché de Bagdad. Les deux hommes ne s’étaient jamais vus, n’avaient jamais entretenu de relations.
  
  — Jean Morteau, déclina l’ingénieur, âgé d’une trentaine d’années, son visage viril dénotant un mélange de plaisir et de confusion. Je ne suis pas dans une tenue très décente pour vous recevoir…
  
  Il était en slip, les pieds dans des sandales, et ses doigts tentaient de mettre un peu d’ordre dans ses cheveux bouclés.
  
  — C’est moi qui m’excuse de vous déranger à cette heure, dit d’Épenoy en s’asseyant dans le fauteuil que son hôte lui désignait, tandis que James Friend s’éclipsait pour les laisser en tête à tête.
  
  L’agent diplomatique engagea une conversation à bâtons rompus, superficielle en apparence mais destinée à lui permettre de jauger son interlocuteur. Il y fut question des travaux en cours, des mobiles qui avaient incité Morteau à quitter la France pour travailler en Irak, de ses projets futurs.
  
  Au bout d’une demi-heure, d’Épenoy imprima un cours différent à l’entretien.
  
  — N’auriez-vous pas vu passer, il y a quatre ou cinq jours, une petite colonne de soldats irakiens venue du désert ? questionna-t-il d’une voix détachée en déposant la cendre de sa cigarette dans un cendrier.
  
  Interloqué, Morteau leva les paupières.
  
  — Je sais qu’il en est passé une, mais je ne l’ai pas vue, déclara-t-il avec une pointe de réserve.
  
  Il avait la réaction normale d’un individu qui sent glisser ia conversation sur un terrain équivoque ; un soupçon de méfiance s’était introduit en lui.
  
  D’Épenoy décida de jouer franc-jeu.
  
  — Écoutez, dit-il un ton plus bas en joignant ses mains fines. Pour des raisons qu’il ne m’appartient pas de vous divulguer, mais dans l’intérêt supérieur de la France, il est indispensable que je rassemble le maximum de renseignements sur un drame qui s’est produit à quatre-vingts kilomètres d’ici. Personne, sauf vous, ne doit savoir que je m’intéresse à cet incident. Le détachement dont je vous parle y a été mêlé : je voudrais savoir où il est passé.
  
  Morteau demeura silencieux pendant quelques secondes. Il considérait d’Épenoy comme si ce dernier s’était métamorphosé devant lui en un spadassin armé d’une dague.
  
  — Êtes-vous réellement un attaché d’ambassade ? demanda-t-il enfin, la bouche sèche.
  
  D’Épenoy eut un sourire bon enfant. Il tira son portefeuille de sa poche, exhiba une carte attestant qu’il appartenait au corps diplomatique.
  
  — Voici mes lettres de créance… Oui, rassurez-vous, je suis bien un fonctionnaire du Quai d’Orsay. Toutefois, ceci sort un peu du cadre de mes attributions normales. Sachant que vous vivez dans cette région – votre fiche figure dans mon répertoire, cela va de soi… – j’ai pensé que vous étiez bien placé pour m’aider à résoudre ce problème, et que votre sens du devoir vous inciterait à le faire avec conscience.
  
  Une nuance de sévérité avait durci sa voix et ses prunelles, son regard ne lâchait pas celui de l’ingénieur.
  
  Morteau baissa les yeux, se gratta l’oreille.
  
  — Je suis à votre disposition, bien entendu, prononça-t-il sans enthousiasme. Mais je ne sais absolument rien de ce… drame auquel vous faites allusion. À ma connaissance, il ne s’est rien passé de spécial.
  
  — Je vous crois volontiers. Très peu de gens le savent, et ils ont intérêt à le taire. La clé de l’énigme est tenue par ce bataillon d’infanterie motorisée. Et vous me dites qu’une colonne a traversé Ana récemment ?
  
  — Mm… Oui. Ce n’est pas un mystère. Des collègues l’ont vue, d’abord sur la rive droite du fleuve, puis dans le bourg d’Ana, où elle s’est arrêtée quelques heures près du poste de police.
  
  Hector d’Épenoy sentit un frémissement dans sa nuque. Pas de doute, il s’agissait bien du détachement qui transportait les armes. Son bref séjour à Ana s’expliquait par l’obligation de fournir de plus amples détails au P.C. de la région.
  
  — Bravo, murmura-t-il. Il ne nous reste plus qu’à apprendre le numéro de son régiment et sa destination.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Le lendemain, afin de justifier sa visite au camp, il alla s’entretenir avec le Directeur, un Irakien d’une cinquantaine d’année, extrêmement courtois, puis, en compagnie de James Friend, il alla voir les travaux en cours.
  
  On construisait un petit barrage sur le fleuve, à l’endroit où un banc de rochers en brisait déjà le débit. Des canaux d’irrigation allaient rendre fertiles quelques dizaines d’hectares de terre en amont de la localité.
  
  Tout en se promenant, Hector d’Épenoy s’avisa qu’une paroi rocheuse abrupte se dressait non loin de la rive sud du cours d’eau, et qu’elle se prolongeait jusqu’à l’horizon.
  
  — Tiens, c’est curieux, remarqua-t-il. Le désert est surélevé par rapport aux rives de l’Euphrate ?
  
  — Oui, confirma Friend, dont le bras désigna les grands espaces qui s’étalaient devant eux. Nous sommes ici dans un creux entre le plateau de la Djézireh et le désert de Syrie. Il est vraisemblable qu’à une époque antérieure, le fleuve était beaucoup plus large, et que son lit s’est modifié.
  
  Plissant les yeux pour les protéger de la réverbération du soleil, d’Épenoy reprit :
  
  — Cette muraille semble impraticable… Une caravane venant du désert ne pourrait pas descendre à Ana ?
  
  — Oh non ! Elle serait contrainte de rejoindre le fleuve à un endroit où la déclivité est moins forte, une trentaine de kilomètres à l’ouest. Mais, en pratique, aucune caravane ne prendrait ce chemin : les unes empruntent la piste longeant la rive d’en face, les autres celle suivant le parcours du pipe-line. En losange, elles convergent toutes deux à Abou Kemal en Syrie et se rejoignent à Haditha du côté irakien.
  
  D’Épenoy put ainsi reconstituer l’itinéraire suivi par les camions. Ayant d’abord pris la direction nord, ils avaient viré sur la gauche en atteignant le fleuve, car ils n’auraient pas pu rejoindre Ana en ligne droite, à cause de cette faille abrupte qui interdisait l’accès de la localité.
  
  Changeant de sujet, il dit à son cicerone :
  
  — Les événements qui secouent le monde arabe n’ont-ils pas de répercussions ici ?
  
  — Que voulez-vous dire ? s’enquit Friend en le guidant vers des excavatrices en action.
  
  — Eh bien, depuis le coup d’état en Syrie et l’adhésion de ce pays à la République Arabe Unie, vous n’enregistrez pas de mouvements de troupes ? Ana n’est pas loin de la frontière, après tout.
  
  James Friend eut un geste insouciant.
  
  — On ne voit que rarement des convois militaires. C’est surtout la police, organisée comme l’armée, qui assume la surveillance du territoire. L’autre jour, un élément du 52e Régiment d’infanterie est passé par Ana, mais cela ne signifie pas grand’chose.
  
  D’Épenoy, qui méditait d’obtenir se renseignement par une patiente enquête dans le bourg, ressentit un petit choc en voyant ses vœux exaucés d’une façon inattendue.
  
  Il décela dans les yeux de l’Anglais une lueur indéfinissable : Friend le regardait, un très vague sourire sur les lèvres.
  
  Une fraction de seconde, l’attaché se demanda si son guide, plus perspicace qu’il n’y paraissait, ne venait pas de lui refiler volontairement le tuyau qu’il cherchait.
  
  Il préféra cependant ne pas tirer la chose au clair et s’abstint de répondre à cette discrète invite. Son visage resta de marbre.
  
  — Vous accomplissez ici une œuvre bien plus utile que celle des diplomates, déclara-t-il en embrassant le chantier d’un large coup d’œil. Le véritable atout de l’Occident, c’est la mise en valeur du pays au profit de ses habitants. Nous aurions dû nous y mettre plus tôt.
  
  — Il n’est jamais trop tard, murmura l’Anglais.
  
  
  
  *
  
  
  
  Le jour suivant, d’Épenoy prit congé de Morteau, de Friend et du Directeur du camp. Il emportait d’abondantes notes documentaires, des statistiques, des évaluations budgétaires et des graphiques, mais son butin le plus précieux tenait dans un chiffre, un simple numéro.
  
  La DS 19 s’élança dès neuf heures sur la route de Bagdad.
  
  À du 90 de moyenne, et malgré un arrêt de midi à trois heures à Habbaniya, elle atteignit la capitale en fin d’après-midi.
  
  D’Épenoy fit un crochet par l’ambassade avant de gagner son domicile : rien de neuf du point de vue administratif, le « patron » en congé dans sa résidence de Kazimein…
  
  Pressé d’informer Fabiani des résultats de son voyage, il appela celui-ci par téléphone à la banque avant même de se précipiter vers sa salle de bains.
  
  — Ah ! Tout de même ! dit Fabiani avec un brin de mauvaise humeur en réponse à son salut. Tu as pris ton temps pour visiter les ruines de Ninive, ou quoi ?
  
  Cet accueil plutôt frais abasourdit l’attaché. Cependant il ne releva pas l’inconvenance de cette question.
  
  — Quand puis-je te voir ? demanda-t-il d’un ton patient.
  
  — Ne bouge pas, j’arrive… Tu es chez toi ?
  
  — Oui, j’allais faire un brin de toilette.
  
  — Bon. Je serai là dans une bonne demi-heure.
  
  — On sort ou non ?
  
  — Je ne sais pas encore.
  
  À l’autre bout du fil, on raccrocha.
  
  D’Épenoy se pétrit le cou en pénétrant dans le cabinet de toilette. Quelle mouche piquait Fabiani ?
  
  L’agent diplomatique enfilait une robe de chambre en soie quand la sonnerie retentit. Laissant à son valet de chambre le soin d’aller ouvrir la porte, d’Épenoy passa dans le salon et roula un petit bar près de la table basse, entre les deux fauteuils.
  
  Introduit par le serviteur irakien, que d’Épenoy congédia en arabe, Fabiani pénétra d’un pas nerveux dans la pièce, serra distraitement la main de son ami.
  
  — Je t’attendais avant-hier soir au plus tard, maugréa-t-il en s’asseyant dans un club. Pourquoi t’es-tu attardé ?
  
  Sourcils arqués, d’Épenoy objecta :
  
  — Mais n’as-tu pas reçu un message de Lemoine ? Je l’avais prié de te prévenir que je faisais un détour par Ana.
  
  Fabiani, plissant le front, eut un léger mouvement de surprise.
  
  — Ah ? Première nouvelle. Feldman ne m’a pas donné de coup de fil.
  
  D’Épenoy entreprit de servir des whiskies. La mine préoccupée, il reprit :
  
  — C’est bizarre… Lemoine est consciencieux, et je suis sûr qu’il t’a envoyé la lettre. Peut-être Marthe ne l’a-t-elle pas portée au Tea-Room dès réception.
  
  — Elle l’aurait dû. Je vais lui savonner la tête. Dans une période comme celle-ci, les liaisons doivent être rapides. Enfin bref, ton voyage ?
  
  — Très intéressant, dit d’Épenoy en prenant place à son tour dans un fauteuil et en ouvrant un coffret de cigarettes qu’il tendit à Fabiani. Mais Khalid est en fâcheuse posture. Je me demande même si je n’aurais pas dû lui donner l’ordre formel de disparaître.
  
  Comme le chef de réseau lui adressait un regard interrogateur, il poursuivit en relatant son entrevue avec le maître d’hôtel.
  
  Il raconta comment ce dernier avait été acculé à commettre un meurtre, cita les officiers dont la voix avait été enregistrée, souligna le fait que le colonel appartenait à une unité stationnée en Jordanie.
  
  Il réserva le meilleur pour la fin :
  
  — Mais voici le bouquet : l’élément motorisé qui a chargé les caisses aux environs de T.l fait partie, lui aussi, de ce régiment. Et il est passé par Ana alors qu’il est supposé être à Ammân !…
  
  Les traits creusés par une attention soutenue, Fabiani avait posé son menton sur ses poings.
  
  — Bon, finit-il par conclure d’une voix ferme, résumons : cinq officiers d’armes différentes esquissent à Mossoul les grandes lignes d’un complot tramé contre la Royauté et le Gouvernement. L’un de ces officiers représente la division envoyée en Jordanie. Celle-ci n’a pas été rappelée par le Roi Fayçal : le monde entier le saurait. Néanmoins un de ses bataillons se balade en liberté de ce côté-ci de la frontière et se transforme en convoyeur d’une cargaison d’armes vraisemblablement destinée à une organisation révolutionnaire civile. Voilà ce que signifient les pièces du puzzle quand on les rassemble.
  
  D’Épenoy hocha la tête en signe d’acquiescement. Fabiani avait un don de synthèse qui l’enchantait.
  
  — Cela, c’est déjà bien assez pour étoffer mon prochain rapport au Vieux, poursuivit celui-ci. Maintenant, notre tâche est toute tracée : il s’agit de savoir quelle est cette organisation qui stocke des armes, par qui elle est financée, inspirée ; si elle est sous la coupe des militaires ou si, au contraire, c’est elle qui les manœuvre.
  
  Rien que d’entendre énoncer ce programme d’Épenoy se sentit envahi par une effroyable fatigue. Il avala le contenu de son verre de whisky, d’une traite.
  
  — Tu n’y vas pas de main-morte, émit-il avec une grimace de scepticisme en saisissant la bouteille pour se servir une deuxième rarsade. Par quel bout comptes-tu entreprendre un travail aussi écrasant, alors que la police d’État elle-même bat la campagne ?
  
  — Il suffit de retrouver un seul des officiers du Ritz, trancha Fabiani. Et de le faire parler… Khalid peut nous y aider : il les a vus, est encore persécuté par eux. Nous avons l’enregistrement comme moyen de chantage. Donnant-donnant : restitution de la bobine en échange d’informations ou nous les envoyons à la corde !
  
  D’Épenoy en eut le souffle coupé. Fixant Fabiani comme s’il découvrait soudain un nouvel aspect de son caractère, il articula :
  
  — Et… qui va se charger de cette besogne ?
  
  — Toi, décréta Fabiani, catégorique. Tu es diplomate, non ?
  
  
  
  *
  
  
  
  Le lendemain, d’Épenoy étant reparti à Mossoul, Fabiani décida d’éclaircir pourquoi la lettre expédiée par Lemoine ne lui était toujours pas annoncée.
  
  Il ne pouvait tolérer aucune négligence et voulait savoir si Marthe Langeais était en cause ou si c’était Max Feldman, le garçon du salon de thé.
  
  Pendant ses heures de présence à la banque, il passa un coup de fil à la Levant Air-Transport, dont le bureau n’était d’ailleurs distant que d’une centaine de mètres. Ayant demandé le service des réservations, il entendit une voix féminine, s’aperçut d’emblée que ce n’était pas celle de Marthe.
  
  — Miss Langeais, je vous prie… C’est privé.
  
  — Miss Langeais est absente depuis hier matin, Sir, répondit l’employée sur un ton aimable.
  
  — Merci, dit Fabiani, Excusez-moi.
  
  Il raccrocha, sans lâcher le combiné. Deux rides verticales s’étaient dessinées entre ses yeux.
  
  Soulevant à nouveau l’appareil, il forma le numéro de l’hôtel Zia.
  
  — Voudriez-vous me passer Miss Langeais, chambre 23 ? demanda-t-il au standardiste.
  
  Il y eut une série de déclics, puis un ronflement. La ligne resta silencieuse. Second ronflement puis, cinq secondes plus tard, à nouveau la voix du préposé.
  
  — On ne répond pas, Sir. Cette dame doit être absente… Attendez, je vais sonner le bar et le restaurant.
  
  L’écouteur collé à son oreille, Fabiani hachura nerveusement son bloc-notes de quelques traits de crayon.
  
  Une bonne minute s’écoula.
  
  — Non, Miss Langeais n’est pas dans l’hôtel pour le moment, annonça le standardiste. Faut-il lui délivrer un message à sa rentrée ?
  
  — Non, merci. Je rappellerai.
  
  Fabiani plaqua le combiné sur sa fourche. Les instructions de Marthe étaient pourtant formelles : elle ne pouvait pas prendre de congé sans le prévenir. Jusqu’à présent, elle avait d’ailleurs toujours observé cette consigne.
  
  Traversé par une légère inquiétude, Fabiani essaya de se concentrer sur son travail.
  
  Au bout d’une demi-heure, n’y tenant plus, il recourut une fois de plus à l’appareil téléphonique.
  
  Il forma le numéro du Salon de Thé Suisse. Demanda à parler au garçon Max.
  
  La caissière lui apprit que Max n’avait pas pris son service aujourd’hui, qu’elle ignorait s’il était malade ou si son absence était due à une autre cause : il n’avait rien fait savoir.
  
  Franchement soucieux à présent, Fabiani tâcha de se rassurer en se disant que Marthe et Max filaient le parfait amour, que ce genre de choses peut arriver dans un réseau comme dans n’importe quelle entreprise où des hommes et des femmes travaillent ensemble.
  
  Il allait devoir sévir, tailler dans le vif. Ses opérations ne pouvaient être à la merci d’une amourette.
  
  Mais, petit à petit, il en vint à souhaiter que la fugue de ses deux agents n’eût pas une autre cause, moins bénigne.
  
  Jusqu’à la fermeture de la banque, il se creusa la cervelle pour expliquer, d’une façon aussi plausible que peu alarmante, la disparition simultanée de ses collaborateurs.
  
  Déjà exaspéré par l’inaction que lui imposait son rôle de chef de réseau, préoccupé par la mission scabreuse qu’il avait confiée à d’Épenoy, Fabiani ne put supporter la perspective de s’enfermer dans son bungalow et d’attendre la suite des événements. Délaissant sa voiture rangée contre le trottoir devant la banque, il suivit er Rashid Street jusqu’à l’hôtel Zia, entra dans le hall.
  
  Il en fit le tour, dévisagea les gens assis dans des fauteuils comme s’il cherchait quelqu’un, puis s’arrangeant pour passer non loin du comptoir de réception, il en profita pour jeter un coup d’œil aux casiers des clés.
  
  Il y avait une lettre dans le casier de la chambre 23, et la clé s’y trouvait aussi.
  
  Fabiani ressortit, encore plus ennuyé qu’auparavant.
  
  La lettre était sûrement celle de Lemoine, le seul à expédier son courrier à l’hôtel : Khalid envoyait le sien à la Levant Air-Transport et Laviron à la poste restante. Or, selon d’Épenoy, cette lettre avait dû arriver à Bagdad deux jours plus tôt.
  
  Qu’elle fût encore en souffrance dans le casier démontrait que Marthe avait dismru de la circulation depuis le moment où elle avait quitté le bureau de la compagnie aérienne, l’avant-veille. Si elle avait reparu à l’hôtel après son travail, elle aurait emporté le pli.
  
  La première chose à faire, en tout cas, était de prévenir d’Épenoy qu’il ne devait plus rien acheminer par cette voie ; et ensuite d’aviser Lemoine et Laviron, leur fournir une adresse de rechange.
  
  Il poursuivit sa route jusqu’au bureau du télégraphe, toujours dans la même rue, en se faisant la réflexion qu’on pouvait vivre des années à Bagdad sans jamais s’écarter de cette artère, tous les édifices importants y étant concentrés, à peu d’exception près.
  
  Il rédigea son télégramme en français : « M. envolée. Via B.N.I. Contentieux. »
  
  Malgré le laconisme de ce message, d’Épenoy comprendrait : il saurait que Rashid et lui devaient désormais expédier leurs textes à l’encre sympathique au Service du Contentieux de la Banque, dont Fabiani lisait tout le courrier.
  
  Pour Lemoine et Laviron, c’était moins urgent. Il les atteindrait par la méthode habituelle : une consigne au verso d’un extrait de leur compte, dans une enveloppe de la banque.
  
  Fabiani avait une forte envie d’aller au domicile de Max Feldman, mais il y renonça dès que l’idée s’en forma dans son esprit.
  
  À supposer que le garçon du tea-room et Marthe fussent arrêtés – hypothèse qui en valait une autre – c’eût été une gaffe que de témoigner ouvertement un intérêt quelconque pour eux.
  
  
  
  *
  
  
  
  Au moment où, à Bagdad, Fabiani se résolvait enfin à regagner son bungalow, Hector d’Épenoy débarquait à l’Hôtel Ritz de Mossoul. Il aurait plus volontiers sauté en parachute au-dessus d’une région infestée de cobras…
  
  Remettre les pieds dans ce palace vétuste, soumis à une stricte surveillance, ne lui plaisait pas beaucoup, surtout après la promesse qu’il avait faite à Khalid.
  
  En route, il avait forgé un plan, tout au moins pour la première partie : le contact avec Khalid. Il devait tout à la fois prendre garde à ne pas se mouiller et à ne pas irriter l’Irakien.
  
  Comme lors de son précédent séjour, il descendit au restaurant à l’heure du dîner. Le maître d’hôtel qui l’accueillit n’était pas Khalid, et cette première entorse à ses prévisions lui apparut comme un mauvais présage.
  
  Son impatience s’accrut au cours des minutes suivantes car, de toute évidence, Khalid ne travaillait pas ce soir-là.
  
  D’Épenoy mangea sans conviction une série de plats insipides, déplora de voir ses projets retardés de vingt-quatre heures. Et puis soudain, il se demanda si Khalid n’avait pas quitté pour tout de bon l’établissement…
  
  Il termina son repas, quitta la salle à manger pleine de convives, sortit de l’hôtel.
  
  Il fut abordé par un groom alors qu’il allait franchir le seuil. Sur un plateau, le jeune garçon en tarbouche lui présentait un télégramme.
  
  D’Épenoy le gratifia d’un pourboire, déchira la bandelette.
  
  La nouvelle que lui apprenait Fabiani le fit sourciller. Marthe envolée… Cela voulait dire quoi, au juste ?
  
  L’attaché fourra le papier dans sa poche. Il sortit, enfila Farouk Street pour se rendre à la Nouvelle Poste, le seul endroit, avec la gare, où existait une cabine publique.
  
  Il s’enferma dans le réduit, forma le numéro du Ritz. En arabe, il prononça :
  
  — Je voudrais dire deux mots au maître d’hôtel Khalid.
  
  — Je regrette, il n’est plus ici.
  
  — À quelle heure sera-t-il là demain ?
  
  — Vous ne pourrez plus l’atteindre ici, exposa l’employé d’un ton froid. Il a quitté l’hôtel sans rien dire, il y a quatre jours, et la direction lui signifiera son congé s’il reparaît.
  
  — Ah ? fit d’Épenoy, consterné. Très bien, je vous remercie.
  
  Il raccrocha, sortit de la cabine, alluma une cigarette dans le hall de la poste.
  
  Si Khalid avait été arrêté par la police, l’employé du Ritz se serait exprimé autrement. On pouvait en déduire que le maître d’hôtel avait finalement jugé plus prudent de déguerpir… ou qu’il avait été kidnappé par les conspirateurs, comme d’Épenoy l’avait appréhendé.
  
  Quoi qu’il en fût, la tactique préconisée par Fabiani s’effondrait.
  
  Désemparé, l’attaché d’ambassade erra dans la salle des guichets. Mettre son chef au courant lui parut indispensable, avant toute autre démarche.
  
  Prélevant un formulaire de télégramme, il l’adressa carrément au domicile de Fabiani. Comme texte : « K.R. envolé aussi. Attends instruction. »
  
  Il remit le message au guichet du télégraphe, paya la somme réclamée par le buraliste.
  
  Quand il sortit de la poste, la nuit était tombée. Désœuvré, il s’achemina vers Aleppo Street dans l’intention d’aller se promener du côté du Tigre. À la hauteur d’un jardin public, deux hommes lui agrippèrent les bras, lui collèrent un pistolet dans les reins.
  
  — Montez dans cette voiture, intima l’un d’eux en anglais sans élever la voix.
  
  Il montrait une longue Cadillac noire qui s’arrêtait à deux pas. D’Épenoy, paralysé, regarda ses agresseurs.
  
  C’étaient deux officiers de l’armée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Fabiani était en train d’écrire à Laviron, à Bassorah, quand un porteur vint lui délivrer le télégramme d’Hector d’Épenoy.
  
  L’information lui fit l’effet d’une douche froide. Instantanément, il fit un rapprochement avec la disparition de Marthe et de Feldman puis, après réflexion, il se dit que les trois faits n’avaient pas nécessairement une origine commune. Khalid, au moins, avait des raisons personnelles plus que valables pour se réfugier dans la clandestinité, de sa propre volonté et sans en référer à quiconque.
  
  Cependant, il ne fallait pas écarter a priori l’hypothèse d’une corrélation entre les escapades de ces trois agents.
  
  Envisager le pire est toujours une attitude prudente, et Fabiani en vint à soupçonner que son réseau était grillé, en voie de destruction. Dans ce cas, d’Épenoy et lui étaient menacés aussi.
  
  L’idée que toute son organisation était au bord de l’abîme le transperça. En envoyant d’Épenoy à Mossoul, il l’avait peut-être jeté dans la gueule du loup.
  
  Décrochant son téléphone, Fabiani appela le service du télégraphe. Il dicta à son correspondant un texte ultra-court qui tenait en un seul mot : « Quand ? » Réponse payée, pour indiquer au destinataire qu’il devait réagir sur-le-champ.
  
  De deux choses l’une : ou bien d’Épenoy répondrait en précisant à quel moment Khalid avait disparu de la circulation, et ce renseignement pouvait être révélateur, ou bien il ne répondrait plus, parce que lui aussi était tombé dans une trappe.
  
  Fabiani déchira les instructions qu’il avait commencé de rédiger pour Laviron. Quittant son bureau, il procéda immédiatement à des préparatifs pour quitter sa maison.
  
  Il empila ses affaires dans une valise, retira de leur cachette certains documents secrets qu’il possédait, glissa dans sa poche un Mab 7.65, réunit dans une seconde valise tout ce qui avait trait à ses activités occultes ; lorsqu’il eut fermé celle-ci, il brancha le dispositif de sécurité sur la serrure. Si ce bagage tombait dans des mains étrangères, et si on tentait de l’ouvrir, il prendrait feu spontanément et tout son contenu serait calciné.
  
  Fabiani évaluait à trois heures au grand maximum le délai qu’il devrait attendre pour recevoir un signe d’Hector d’Épenoy. Evidemment, des tas de motifs pouvaient allonger ce délai, mais Fabiani ne voulait pas s’éterniser ici alors que les risques s’accumulaient peut-être sur sa tête.
  
  Quand il fut prêt à partir, il éteignit toutes les lumières.
  
  Le cadran lumineux de sa montre marquait onze heures dix. Dans une heure cinquante minutes au plus tard, il viderait les lieux.
  
  Montant au premier étage, il alla se poster successivement aux diverses fenêtres donnant vue sur les environs du bungalow. Et pendant qu’il épiait les abords, à l’affût de présences suspectes, il réfléchit aux deux solutions qui s’offraient à lui.
  
  Il avait le choix entre une planque sûre, située dans le quartier d’el Khark, à la périphérie nord de la ville, et un repli sur Bassorah, porte du Golfe Persique, où il disposait de certaines complicités.
  
  À une cinquantaine de mètres de la résidence, le trafic dans Mansour Street était presque nul. Aucune voiture ne stationnait dans la rue en face. Une ou deux lumières seulement brillaient dans les immeubles avoisinants, et la lointaine rumeur des quartiers populeux du centre était devenue presque imperceptible.
  
  Vers une heure moins le quart, Fabiani perdit l’espoir de voir arriver un porteur de télégrammes. Le sort de l’attaché d’ambassade commença à le préoccuper autant que celui des trois autres disparus et, pour la première fois, Fabiani fut miné par une anxiété mêlée de découragement.
  
  Il allait cesser de guetter les environs lorsqu’une limousine de marque américaine stoppa non loin de chez lui. D’emblée, son attention s’aiguisa. Trois hommes, des civils vêtus à l’européenne, descendirent de voiture et fermèrent les portières sans les claquer. Deux d’entre eux se mirent en marche vers le bungalow de Fabiani.
  
  Le sang de ce dernier ne fit qu’un tour. Traversant à longues enjambées la pièce où il s’était posté, il descendit quatre à quatre les escaliers. Dans le hall obscur, il rejoignit le couloir donnant accès, par l’intérieur, à son garage. En passant, il empoigna ses deux valises, en logea une sous son bras pour ouvrir la porte de communication.
  
  Il ignorait si on voulait l’enlever, l’arrêter ou l’assassiner, mais il ne désirait ni engager le combat ni tomber dans les mains de ces individus, quelles que fussent leurs fonctions officielles ou cachées.
  
  Sans faire de bruit, il cala ses valises entre les banquettes, enfonça sa clé de contact dans l’anti-vol. Puis il alla ouvrir les deux battants à l’arrière du garage.
  
  Les larges panneaux pivotèrent silencieusement sur leurs gonds bien huilés. Fabiani sauta dans sa voiture, dont le moteur démarra au quart de tour, starter tiré.
  
  Avec un grondement qui éclata soudain dans la nuit, la 403 fonça en marche arrière, tous feux éteints.
  
  Son conducteur, une main sur le volant et la tête tournée, la pilota avec une maîtrise née de nombreuses répétitions. Il dévala le chemin dallé, fit voler en miettes avec son coffre à bagages la légère barrière de bois qui semblait interdire le passage, déboucha dans l’autre rue en effectuant un angle droit pour mettre la voiture dans l’alignement. Puis, dans un crissement de pneus, la 403 bondit en avant, vira sur les chapeaux de roue pour bifurquer dans l’avenue menant au King’s Fayçal bridge.
  
  Si prompts fussent-ils, les inconnus descendus de la limousine avaient perdu plusieurs secondes avant de réaliser ; pris de court par la manœuvre aussi rapide qu’imprévisible du Français, ils se ressaisirent et rejoignirent au galop leur propre voiture.
  
  Fabiani franchissait déjà le pont sur le Tigre à du cent à l’heure quand ils se demandaient encore par où il avait filé.
  
  À l’autre bout du pont, il freina sec pour tourner dans er Rashid Street, heureusement débarrassée des chameaux, des bourricots et des taxis qui compliquent la circulation pendant la journée.
  
  Jetant de fréquents coups d’œil au rétroviseur, il se convainquit vite qu’il avait semé ses adversaires, en supposant qu’ils eussent entamé la poursuite, ce qui n’était pas sûr.
  
  À peu près rassuré, Fabiani passa l’index entre son cou moite et son col de chemise trop serrant, jura pour libérer sa tension intérieure. Il avait bien failli se faire avoir…
  
  Une faible sous-estimation du danger, un brin d’optimisme dans l’interprétation des faits, et il était cuit !
  
  Roulant entre deux rangées d’enseignes lumineuses, Fabiani préféra tourner dans Amin Street, moins bien éclairée. Il emprunta la direction de la gare de Bagdad-North afin de rejoindre plus loin la route de Kazimein.
  
  Tout compte fait, la meilleure tactique consistait à s’évanouir dans la capitale même. Si, par hasard, les types qui étaient venus chez lui appartenaient à la police, ils diffuseraient son signalement et celui de sa 403. En tentant de filer vers Bassorah, il risquait de se faire épingler en cours de route.
  
  Aux environs d’une heure du matin, il pénétra dans le parc d’une somptueuse villa. Celle-ci était censée être la propriété d’un homme d’affaires français qui, d’ailleurs, y venait très rarement. Et pour cause.
  
  À l’intérieur, Fabiani savait où trouver les papiers d’identité de l’industriel en question : le personnage n’était autre que lui-même, sous une apparence différente de celle qu’il avait d’ordinaire.
  
  La voiture rangée dans le garage, Fabiani en sortit ses bagages, entra dans l’immeuble désert. Des volets d’acier masquaient toutes les fenêtres, une odeur de renfermé, lourde et fade, régnait dans le hall.
  
  L’arrivant, négligeant d’aérer les pièces du rez-de-chaussée et de l’étage, descendit aussitôt à la cave.
  
  Après la buanderie et le cellier s’ouvrait un réduit où étaient entreposés une vingtaine de jerricans d’essence. Déposant ses valises à ses pieds, Fabiani s’avança derrière la pile de bidons, appuya sur la tête rouillée d’un clou planté de travers dans la muraille.
  
  Une ouverture se dessina, s’élargit sur un trou noir. Fabiani vint reprendre ses valises et s’engagea dans l’orifice en se baissant. Il fit jaillir la lumière en actionnant un commutateur puis, par une pression sur un contact, il provoqua la remise en place du bloc de maçonnerie.
  
  Un sentiment de sécurité le détendit : ici, il était aussi à l’abri que dans la chambre forte de la Banque de France.
  
  Le local n’avait rien de sordide : épais tapis sur le sol, bureau, trois fauteuils, bibliothèque, lampadaire dispensant un éclairage intime, placard contenant des vivres en boîte et quelques bonnes bouteilles, un moelleux divan recouvert d’une peau de tigre. Quant au meuble qu’on aurait pris pour un honnête dressoir, il renfermait un excellent émetteur réglé sur la fréquence de 150 mégacycles et un lot d’armes diverses allant du crayon incendiaire à la mitraillette.
  
  Fabiani se laissa tomber dans un des fauteuils, alluma une cigarette. Le bilan de la situation était plutôt déprimant : ses agents volatilisés, les liaisons rompues, lui-même acculé à la défensive, incertain sur le sort de Lemoine et de Laviron. Et cela au moment précis où se préparaient de grands bouleversements.
  
  Alors, Fabiani se souvint de ce qui s’était passé deux ans plus tôt, quand plusieurs agents du Deuxième Bureau avaient disparu sans laisser de traces. On ne les avait jamais retrouvés, mais un collègue, un grand type maigre et musclé, avait porté le fer dans la plaie, l’avait nettoyée en trois coups de cuiller à pot(3).
  
  Fabiani se leva, alla vers le dressoir, fit coulisser de côté un des trois panneaux de chêne clair. Il tourna ensuite deux interrupteurs pour mettre l’émetteur sous tension.
  
  À l’aide d’un code, il chiffra un message à destination du Vieux : « Possède preuves d’un vaste complot destiné à renverser la monarchie. Inspiration politique des promoteurs du mouvement non encore élucidée. Événements imminents mais réseau démantelé. Envoyez FX-18. FL-42 - 384 ».
  
  Le dernier chiffre indiquait, pour les initiés, d’où provenait topographiquement l’appel radio. C’était en quelque sorte une adresse ; en l’occurrence, elle révélait que Fabiani avait dû abandonner son domicile habituel et ses fonctions à la banque.
  
  Cinq minutes plus tard, l’antenne de télévision juchée en haut d’un mât sur le toit de la villa irradia une série de six signaux, longs de cinq secondes chacun. Ceux-ci devaient mobiliser les relais sélecteurs d’un poste d’écoute automatique rangé dans un placard à l’ambassade.
  
  Près du récepteur, une bobine se mit à dévider une bandelette de papier large d’un centimètre, sur laquelle une plume imbibée d’encre grasse inscrivit fidèlement les lettres en morse que tapait le manipulateur de Fabiani, à six kilomètres de là.
  
  
  
  *
  
  
  
  En France, dans un village de la Sarthe qui dominait un splendide panorama de champs, de pâturages et de forêts, Francis Coplan, une cigarette pendue au coin de sa bouche, peignait en vert pâle les persiennes d’une modeste maison de campagne qu’il avait achetée l’été précédent.
  
  Juché sur la plus haute marche d’un escabeau, il promenait paisiblement sa brosse sur le vieux chêne abîmé par les intempéries quand la voix fluette d’une très jeune fille l’arracha à ses travaux d’art.
  
  — M’sieu Francis ! Un télégramme !
  
  Coplan détourna la tête avec lenteur ; du haut de son instable piédestal, il enveloppa la fille de la buraliste d’un regard chargé de reproche, de résignation et de rancune.
  
  Il lâcha un soupir à sécher plusieurs décimètres carrés de peinture, cracha son mégot par terre, déposa sa brosse sur le pot de couleur.
  
  Descendant de son escabeau avec répugnance, il s’essuya les doigts à son bleu de travail, accepta le carré de papier verdâtre et grogna un remerciement.
  
  Évidemment, la quiétude qu’il connaissait depuis une distance de jours ne pouvait pas durer. Il n’avait même pas besoin de décacheter le pli pour savoir qu’il devait préparer sa valise.
  
  Néanmoins, il détacha les coins gommés, lut le seul mot écrit en grand au milieu de la formule. Contrairement à ce qu’il pensait, ce n’était pas « Venez ».
  
  Avec le sens de l’économie et la concision qui le caractérisaient, le Vieux avait substitué à cette habituelle injonction le mot « Bagdad ». Cela revenait au même, mais donnait immédiatement à Francis une idée de ce qui l’attendait.
  
  Le nom de la ville des Califes n’éveillait pas des images bien prestigieuses dans l’esprit de Coplan. Il en connaissait les souks empuantis, les vieux quartiers éventrés par les bulldozers, la crasse séculaire, l’absence totale de poésie des voies nouvelles. Il eût volontiers donné toutes les fausses splendeurs de l’Orient pour passer quelques jours de plus dans sa bicoque, au milieu de ce Saosnois verdoyant à la terre généreuse.
  
  Les épaules basses, il gravit les marches du perron en décochant un coup d’œil navré à sa persienne inachevée.
  
  S’il n’avait su que sa convocation à Paris devait avoir été motivée par une grande urgence – le Vieux lui avait juré de le laisser tranquille pendant trois semaines – il aurait terminé sa besogne, mais…
  
  Une heure plus tard, au volant de son cabriolet, il passait sa mauvaise humeur sur l’accélérateur, entre Beauvoir et Mamers.
  
  Aux approches de Paris, il brûla l’autoroute de l’Ouest comme s’il tenait absolument à couler une bielle. Deux heures après avoir quitté son havre de grâce, il entrait dans le bureau du Vieux avec une désinvolture prouvant à suffisance qu’il était de mauvais poil.
  
  Le connaissant, son chef ne s’était bercé d’aucune illusion sur son état d’âme lorsqu’il arriverait au Ministère. Aussi s’empressa-t-il de jeter sur le tapis, à titre d’excuse, les raisons de son rappel.
  
  — Fabiani est dans la panade… Vous vous souvenez de lui ? Vous a donné un coup de main à Bagdad, dans le temps. Ça barde dans son secteur. L’Irak est à la veille d’un coup d’état.
  
  Le Vieux était peut-être radin question finances, mais en psychologie il ne lésinait pas ; tout ce qui pouvait faire vibrer une fibre chez son subordonné était empaqueté dans ce préambule tonique et dynamogène.
  
  — Fabiani ! s’exclama Coplan. Bien sûr que je me souviens de lui… Il est dans le pétrin ?
  
  — Il vous réclame ; il doit savoir pourquoi. Mais si vous y tenez, je peux envoyer quelqu’un d’autre.
  
  — Que se passe-t-il ?
  
  Le Vieux ouvrit un tiroir, y préleva un billet d’avion qu’il tendit à Coplan. Ensuite, il lui remit son passeport, ouvert à une page estampillée du visa irakien.
  
  — Vous pouvez partir ce soir même, prononça-t-il d’une voix feutrée. Fabiani est mieux placé que quiconque pour vous renseigner. Il se planque pour le moment dans une villa située à l’extrémité nord-ouest de la capitale, sur la route de Kazimein. Elle se nomme « Schéhérazade ». C’est là que vous le contacterez. Voici un double de la clé. Mais, avant d’entrer, appuyez sur le bouton de sonnerie et formez la lettre X de l’alphabet morse, sans quoi Fabiani pourrait vous assommer.
  
  Il écarta ses deux mains, comme pour montrer que son rôle se bornait là.
  
  Coplan, qui jugeait tout de même ces instructions un peu incomplètes, demanda :
  
  — Mais… quels sont les objectifs ?
  
  Le Vieux se tassa sur son siège.
  
  — N’étant pas moi-même au courant de la situation, dit-il, je suis forcé de vous laisser une grande marge d’initiative. En gros, abstenez-vous d’une intervention directe dans les affaires intérieures de ce pays. Essayez de repêcher les agents qui sont en danger et reconstituez le réseau si c’est encore possible.
  
  Il toussota pour s’éclaircir la voix, reprit sur un ton moins assuré :
  
  — Le cas échéant, veillez à défendre nos positions à l’égard de… Hem… de tiers, de pêcheurs en eau trouble désireux d’anéantir notre influence au Moyen-Orient.
  
  Quand le Vieux s’exprimait ainsi à mots couverts, inutile de le mettre au pied du mur. Sous peine d’être mal vus, ses agents devaient deviner sa pensée et l’interpréter correctement. En général, ses précautions oratoires avaient surtout pour but de suggérer certaines directives qu’il ne voulait pas donner de façon plus explicite.
  
  Coplan comprit vaguement ce qu’il voulait dire, se demanda même si, en dépit des apparences, ce n’était pas le dernier point qui avait décidé de son envoi à Bagdad. Plus encore que l’appel au secours de Fabiani.
  
  — En cas de grabuge, la foule pourrait violemment prendre à partie tout ce qui est Occidental, fit-il remarquer. Alors quoi : on se fait étriper ou on se replie sur Ankara ?
  
  Un sourire se peignit sur les lèvres du Vieux.
  
  — Je vous autorise à choisir, dit-il avec onction.
  
  
  
  *
  
  
  
  Après escale à Rome et changement d’avion à Beyrouth, Coplan parvint à Bagdad au terme d’un vol de dix-sept heures ; ayant quitté Orly dans la soirée, il atterrit à l’aéroport de la capitale irakienne le lendemain au début de l’après-midi.
  
  Dès la sortie de l’appareil, il fut enveloppé par une chaleur gluante et poisseuse, ses narines furent assaillies par une synthèse de toutes les odeurs nauséabondes dont l’Orient est prodigue.
  
  Dans le taxi qui le menait au cœur de la ville, Coplan se remémora mille détails de sa précédente mission en Irak : le Regent Palace, le night-club Tamerlan… Claudine Servais…
  
  Au fait, qu’était-elle devenue, cette Parigote affranchie qu’il avait un petit peu dressée, et de laquelle il conservait un souvenir à la fois tendre et amusé ?
  
  Il résolut de ne se rendre à la villa Schéhérazade qu’après la tombée de la nuit, l’entrée dans l’immeuble d’un visiteur étranger lesté d’une valise pouvant paraître bizarre aux flics en balade dans le quartier.
  
  Pour tuer le temps, il alla mettre sa valise à la consigne de la gare de Bagdad-North, puis il se promena dans la ville pour renouer connaissance avec ses sites les plus évocateurs. Il acheta aussi un exemplaire du journal « Iraqi Times », question de se plonger dans l’ambiance.
  
  À dix heures du soir, il prit un taxi jusqu’au faubourg d’el Khark, se fit déposer avant la villa puis, à pied, il entreprit de la découvrir. Il la situa sans difficulté, s’engagea dans l’allée menant au portique d’entrée.
  
  Son index signala la lettre X à la sonnerie électrique.
  
  Il attendit, bien que la propriété donnât l’impression d’être inhabitée. Trois ou quatre minutes s’écoulèrent avant que la porte ne s’ouvrît. Dans l’ombre, une voix murmura :
  
  — FX-18 ?
  
  — Soi-même, dit Coplan en avançant d’un pas.
  
  Fabiani refoula son pistolet dans sa poche. Ses deux mains tendues attirèrent Francis à l’intérieur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Dans l’abri du sous-sol, Coplan écouta avec attention le long récit que lui fit Fabiani. Ce dernier, après un minutieux compte rendu des événements qui s’étaient déroulés depuis une quinzaine de jours, ajouta :
  
  — Après m’être réfugié ici, j’ai tout de même voulu vérifier si je n’étais pas le jouet d’une série de coïncidences : j’ai successivement appelé par téléphone l’Ambassade, l’Institut Technique de Kirkouk et le Consulat de Bassorah. Lemoine et Laviron sont indemnes, aucune sale blague ne leur arrivée, le contact est renoué, mais d’Épenoy a effectivement disparu. L’Ambassade, à ma demande, a tenté de le contacter au Ritz de Mossoul : ses bagages et sa voiture sont toujours là, mais lui est introuvable. Voilà où nous en sommes…
  
  Coplan, pensif, se redressa légèrement dans son fauteuil. Il mit un peu d’ordre dans les informations que Fabiani venait de lui livrer en vrac.
  
  Tapotant une Gitane sur l’ongle de son pouce, il déclara :
  
  — Tu es le chef responsable du réseau. Qu’attends-tu de moi, exactement ?
  
  Fabiani tritura la chevalière qu’il portait à sa main gauche, fixa sur Coplan un regard teinté d’embarras.
  
  — Je voulais te consulter d’abord. Depuis un mois, je bombarde le Vieux de renseignements plus inquiétants les uns que les autres et il ne bronche pas. Que t’a-t-il dit, avant ton départ ?
  
  Coplan mima l’attitude recroquevillée du Vieux, imita son timbre de voix :
  
  — « Je vous laisse une grande marge d’initiative… Pas d’intervention dans les affaires intérieures du pays… Tâchez de défendre nos positions… » Etc… Du vent, quoi : rien de précis, rien de concret.
  
  Une bouffée de colère monta au visage de Fabiani.
  
  — Non de Dieu ! Il donne vraiment l’impression de s’en foutre, hein ? Il sait que je me débats dans une sacrée mélasse et c’est tout ce qu’il trouve à te dire !
  
  Coplan haussa ses robustes épaules. Avec philosophie :
  
  — Pourquoi s’en plaindre ? Au moins nous avons les coudées franches.
  
  Fabiani se calma.
  
  — Bast… tu as raison. Mais que préconises-tu ?
  
  Le silence régna pendant quelques instants dans le local souterrain. Les yeux dans le vague, Coplan fumait à petites bouffées courtes. Finalement, il articula :
  
  — Ta première idée reste bonne. Il faut s’y cramponner. Si nous parvenons à mettre la main sur un de ces officiers rebelles, nous avons une chance de résoudre les deux problèmes à la fois : apprendre qui sont les véritables promoteurs de la révolution et, si nos collègues ne sont pas morts, découvrir où ils sont détenus.
  
  — D’accord, mais comment repérer un de ces types ? Des colonels, des capitaines, il en pleut ! Khalid, le seul qui aurait pu reconnaître et désigner l’un d’eux, n’est plus là pour nous aider ! Je n’ai pas leurs noms et ils répondent tous au même signalement : taille moyenne, cheveux noirs, nez busqué, teint bistre, etc. De plus, rien ne prouve qu’ils sont encore à Mossoul ; je serais plutôt persuadé du contraire, car cet enregistrement a dû leur flanquer une pétoche terrible…
  
  Coplan eut un sourire amical.
  
  — Toi, tu fais de la déformation professionnelle. Tu es victime du climat de conspiration dans lequel tu baignes depuis ta nomination à Bagdad.
  
  Interloqué, Fabiani dévisagea Francis qui, lui non plus, ne donnait pas du tout l’impression de prendre les choses au tragique.
  
  — Qu’entends-tu par là ? maugréa-t-il, le front sourcilleux.
  
  — Que tu juges une difficulté insoluble uniquement parce que tu ne peux la résoudre par une méthode style Deuxième Bureau… Manteau couleur de muraille, mots de passe, rossignol et compagnie.
  
  L’expression mécontente de Fabiani s’aggrava.
  
  — Parle plus clairement, veux-tu ?
  
  — D’Épenoy…
  
  Comme Fabiani plissait les yeux pour voir où il voulait en venir, Coplan poursuivit :
  
  — Un attaché d’ambassade ne peut pas disparaître, tu comprends. Le représentant diplomatique de la France doit s’émouvoir, mettre la police irakienne en branle. Je parie que c’est déjà fait. À nous d’en profiter…
  
  — Très bien, mais comment ?
  
  Coplan se frotta les mains avec énergie.
  
  — Un officier a été assassiné au Ritz, il y a une quinzaine de jours. Qui connaît l’identité des participants au banquet ? Qui sait où ils sont ? La police. Tu piges, à présent ?
  
  — Je ne vois pas le rapport.
  
  — Nous allons en créer un. Toi, pour de multiples raisons, tu es tenu de rester dans ta cave : tu es le pivot, et tu es recherché.
  
  Moi, non… Je ne suis pas mouillé, j’ai les mains libres. Je peux me balader au grand jour ; je suis même en odeur de sainteté auprès des autorités irakiennes depuis cette histoire d’il y a deux ans : autant d’atouts à exploiter à fond. Qu’en penses-tu ?
  
  Fabiani, impressionné, sentit que la meilleure des attitudes consistait à s’en remettre entièrement à l’envoyé de Paris. Ce gars solide et flegmatique saisissait d’emblée tous les fils, découvrait sur-le-champ le parti qu’on pouvait en tirer.
  
  — Démerde-toi, abdiqua Fabiani.
  
  
  
  *
  
  
  
  Le lendemain soir, au volant d’une traction portant une plaque d’immatriculation de Bagdad, Coplan entra à Mossoul par Ghaziani Street et, au troisième coin de rue, bifurqua sur la gauche pour se diriger vers l’esplanade de la gare.
  
  Il loua une chambre au Rest-House, changea de vêtements, dîna, puis, en dépit de i’heure tardive, reprit le volant pour se rendre au poste central de police, à la lisière des souks.
  
  Présentant au planton une carte bilingue qui le proclamait « Chef du service de sécurité de l’Ambassade de France » il demanda, en anglais, d’être reçu par le Superintendant de la brigade criminelle.
  
  Conduit avec déférence dans un des bureaux du second étage, Coplan fut introduit dans le cabinet du fonctionnaire, un homme grisonnant, au teint mat, vêtu à l’européenne, et portant lunettes, qui se leva pour lui tendre la main :
  
  — Je vous attendais, déclara-t-il en un anglais impeccable. Le Q.G. de Bagdad m’a téléphoné cet après-midi. Croyez bien que je déplore profondément cette affaire, et que nous ne ménagerons pas nos efforts pour l’élucider.
  
  Coplan inclina légèrement la tête, prit place dans le fauteuil que lui désignait le superintendant.
  
  — M. Hector d’Épenoy est un homme capable et plein d’avenir, répondit-il avec sobriété. L’hypothèse d’une fugue volontaire est totalement exclue. Puis-je savoir ce qu’a révélé votre début d’enquête ?
  
  Le chef de la Brigade criminelle dit franchement, bien qu’à regret :
  
  — Eh bien, pas grand chose. Après avoir dîné au Ritz, votre compatriote a quitté l’hôtel à vingt heures dix exactement : le témoignage d’un groom, qui lui a remis un télégramme au moment où il sortait de l’établissement, est formel sur ce point. Ce fait nous a d’ailleurs permis de reconstituer la première partie de son itinéraire : nous sommes allés à la Nouvelle-Poste, afin de voir s’il n’avait pas expédié un message quelconque en réponse à ce télégramme et, effectivement, plusieurs employés l’ont aperçu dans le hall.
  
  Il paraissait indécis ; il a dû s’en aller vers vingt-et-une heures un quart, l’heure de dépôt du télégramme qu’il a expédié étant antérieure de quelques minutes. On perd sa trace à partir de l’esplanade…
  
  Coplan hocha la tête, se caressa la joue.
  
  Pas la peine de s’enquérir si toutes les recherches routinières avaient été effectuées. Enquête auprès des chauffeurs de taxis, dans les boîtes de nuit, interrogatoires des flics et du service des rondes… Étant donné la personnalité du disparu, tout devait avoir été fait, et consiencieusement.
  
  — Est-on certain qu’il n’a pas regagné l’hôtel tard dans la nuit ? s’informa Coplan, attentif.
  
  Sa question parut surprendre l’officier.
  
  — Je ne puis pas l’affirmer d’une façon positive, admit-il après un temps. Mais une chose est sûre : il n’a pas couché dans son lit. Pourquoi me demandez-vous cela ?
  
  — Parce que l’Hôtel Ritz semble être le théâtre de curieux événements… N’y a-t-on pas assassiné un officier récemment ?
  
  Un mince sourire élargit la bouche de l’irakien.
  
  — Oh, je vois. Vous croyez à une attentat politique ? À des manifestations d’hostilité contre le régime et contre les Occidentaux ?
  
  — Vous conviendrez que ce n’est pas exclu. D’autant plus que je ne discerne aucun autre mobile acceptable. Hector d’Épenoy ne pouvait certes avoir inspiré ici une jalousie personnelle ou un désir de vengeance. Et je ne crois pas qu’un simple picpocket se serait donné le mal de subtiliser aussi son cadavre.
  
  Le Superintendant appuya ses deux mains au rebord de son bureau, braqua sur son interlocuteur un regard perçant.
  
  — Ainsi, votre sentiment est qu’il pourrait y avoir un lien entre ces deux affaires ?
  
  — Je ne sais pas, je cherche. Vous n’avez pas encore arrêté le coupable du premier meurtre, que je sache ?
  
  — Non.
  
  Un silence, puis l’officier avoua :
  
  — Celui que nous tenions pour le suspect numéro un nous a filé entre les doigts. C’était un maître d’hôtel… J’ai lancé un mandat d’arrêt, mais l’homme en question s’est évaporé sans laisser de traces. C’est pourquoi je ne pense pas, moi, qu’il y ait une corrélation.
  
  — Il y en a une, affirma Coplan. Hector d’Épenoy était un ami du défunt, le capitaine Saleh Jafar.
  
  Il avait proféré cet énorme mensonge avec un visage parfaitement serein. Le policier le contempla d’un air abasourdi.
  
  — Quoi ?
  
  — Eh oui… Ceci modifie-t-il votre point de vue ?
  
  Le fonctionnaire, soucieux, prit une feuille de papier dans un tiroir de son bureau, y inscrivit quelques mots puis regarda de nouveau Coplan.
  
  — Voilà certes un fait nouveau, reconnut-il, mais je ne sais pas s’il est susceptible de faciliter nos recherches.
  
  — Votre coopération pourrait, en tout cas, faciliter les miennes.
  
  Coplan adopta un ton plus confidentiel pour la suite :
  
  — Je suis chargé, moi, de vérifier s’il n’y avait aucun mystère dans l’existence d’Hector d’Épenoy. Un diplomate qui disparaît, c’est un incident qui peut avoir de graves répercussions. Vous voyez ce que je veux dire.
  
  L’Irakien opina. Le moindre doute sur la loyauté d’un attaché, les moindres anomalies de son comportement suffisent à mettre en transe les chefs de n’importe quelle ambassade.
  
  — Mon concours vous est acquis, assura-t-il, compréhensif. Les intérêts de nos deux pays sont solidaires. Que désirez-vous savoir ?
  
  — Je voudrais rencontrer les amis du capitaine Jafar, ceux en compagnie desquels il se trouvait peu avant sa mort.
  
  La torpille était lancée. Les yeux limpides, Coplan se demanda si elle allait toucher la cible ou passer à côté.
  
  Le Superintendant ôta ses lunettes pour essuyer ses verres avec une petite peau de chamois.
  
  En principe, rien ne s’opposait à ce qu’il satisfasse cette requête, encore qu’il n’en discernât pas exactement l’utilité. Les noms de ces militaires ayant fêté une nomination dans un des cabinets particuliers du Ritz pouvaient être divulgués sans le moindre inconvénient.
  
  — Ils ne sont plus tous à Mossoul, annonça l’officier de police en remettant ses lunettes sur son nez sémitique, mais je pense être en mesure de vous dire où vous pourrez les retrouver. Passez me voir demain matin. Je vous préparerai une petite liste, avec leur affectation actuelle.
  
  
  
  *
  
  
  
  Des quatre intéressés, deux étaient en garnison à Mossoul : le général de brigade Abdul Mukhtar et le group-captain Munir Al-lawi. Le premier était attaché à l’état-major de la circonscription militaire du nord et logeait dans une villa située non loin du cimetière britannique, au sud-ouest de la ville. Le second habitait dans les baraquements d’un aérodrome installé au nord du Tigre.
  
  Quant aux deux autres, le colonel du 52e régiment d’infanterie et le capitaine de la Garde royale, ils étaient l’un « quelque part en Irak », l’autre au Palais, à Bagdad.
  
  Adversaire des filatures dans un pays où un Européen passe difficilement inaperçu, et de déguisements qui pouvaient le placer en fâcheuse posture par suite de son ignorance de la langue arabe et des mœurs des habitants, Coplan décida de prolonger un jeu qui ne lui avait pas trop mal réussi.
  
  Excipant à nouveau de ses fonctions à l’Ambassade, il sollicita ouvertement une entrevue avec le général Mukhtar, dans le seul but d’étudier sa stature, ses traits de physionomie et sa démarche. Le prétexte qu’il invoqua fut la prétendue amitié ayant existé entre le capitaine Jafar et l’attaché économique.
  
  Le général, un bel homme de trente-quatre ans portant avec prestance son uniforme beige clair, fut très surpris d’apprendre l’existence de rapports entre l’officier et un diplomate français. La nouvelle eut même l’air de le contrarier.
  
  Coplan lui posa une ou deux questions de pure forme, puis il prit congé.
  
  Il sut qu’à partir de ce moment-là, il n’avait plus une minute à perdre. Puisque le général trempait dans le complot, il n’allait pas manquer de faire surveiller ce Français venu l’interviewer sur un sujet aussi déplaisant que la disparition d’Hector d’Épenoy.
  
  Coplan régla sa note au Rest-House aussitôt après cette entrevue. Il mit sa valise dans le coffre de sa voiture et quitta Mossoul par la route d’Erbil. Il roula jusqu’à cette localité, distante d’une centaine de kilomètres. Y dîna, flâna dans les rues jusqu’à onze heures du soir. Après quoi, il reprit à petite allure la direction de Mossoul.
  
  Destiné à faire croire qu’il avait définitivement quitté cette ville, son périple l’y ramena au début de la nuit. Évitant les endroits où pouvait encore régner quelque animation, Coplan finit par aboutir à proximité de la demeure du général Mukhtar. Au bas mot, quatre personnes devaient loger dans l’immeuble : le général, son ordonnance, un chauffeur et au moins un domestique.
  
  Délaissant sa voiture, Coplan se mit à déambuler dans le quartier. L’éclairage public était éteint depuis minuit, mais les étoiles projetaient un halo bleuâtre sur les pierres blanches des édifices. Du stade sportif au cimetière britannique, l’avenue était complètement déserte.
  
  Ayant bien calculé ses chances, Coplan alla froidement sonner à la porte de la villa.
  
  Au bout de quelques minutes, une lumière s’alluma. Ensuite, la porte en ogive s’ouvrit et un serviteur coiffé d’un fez pencha son buste pour dévisager le visiteur nocturne.
  
  Coplan lui dit en anglais, d’une voix cassante :
  
  — Je veux voir le général Mukhtar… C’est urgent.
  
  Stupide, l’homme entrouvrit ses lèvres violettes.
  
  — Je… Heu… À qui ai-je l’honneur ? questionna-t-il en un charabia à peine compréhensible.
  
  — Remettez-lui ceci, dit Coplan, une enveloppe de carte de visite entre ses doigts.
  
  Au recto de la carte, il avait écrit : « Un entretien nous serait profitable à tous deux. Des gardes du corps m’attendent à l’extérieur. »
  
  Le domestique accepta l’enveloppe, s’inclina pour faire entrer l’Européen. Coplan pénétra dans un hall luxueux dont les murs et le sol étaient recouverts de tapis. Une lampe de cuivre très finement travaillée pendait au centre de la pièce, éclairant des poufs et une table basse. Un silence absolu rendait l’atomsphère lourde encore plus oppressante.
  
  Le serviteur s’éclipsa à pas feutrés, et Coplan resta seul.
  
  La combine devait marcher. Mukhtar savait fort bien qu’il méritait la pendaison, et que si la police royale ne l’arrêtait pas, c’est parce qu’on ne lui avait pas livré l’enregistrement. Pas encore…
  
  Coplan ne redoutait qu’une chose : qu’un coup de pistolet éclatât soudain, annonçant le suicide du général. Cette éventualité-là mit ses nerfs en boule pendant ses dix minutes d’attente. Soudain, Abdul Mukhtar apparut. Il était en tenue de ville, un peu plus pâle que d’ordinaire. Il considéra cependant Coplan avec hauteur.
  
  — Que signifie cette… étrange démarche ? s’enquit-il sans tendre sa main au visiteur.
  
  — Que si vous tenez à votre tête, vous allez gentiment m’accompagner cette nuit à Bagdad, émit Coplan d’une voix unie. Prévenez votre entourage que vous devez vous absenter pour vingt-quatre heures.
  
  — Mais… regimba l’officier, peu accoutumé à être traité de la sorte, qu’est-ce qui vous autorise à me…
  
  — Le dîner du Ritz, dit Coplan, mettant les pieds dans le plat. Néanmoins, vous auriez tort de voir en moi un ennemi. J’aurais pu vous couler si j’en avais eu l’intention. Votre sécurité personnelle dépend beaucoup de votre empressement à me suivre. C’est oui ou non ?
  
  Le général n’arrivait pas à réprimer le tressaillement nerveux qui faisait trembler sa joue. Les dents serrées, il réfléchit, le front baissé, les poings derrière le dos. Coplan ne détachait pas de lui un regard acéré comme une dague.
  
  — All right, décida subitement l’officier. Je vais vous accompagner. Permettez que j’aille…
  
  — Non, trancha Coplan, incisif. Convoquez ici votre serviteur et donnez-lui vos instructions : il les transmettra. Qu’il vous apporte votre képi. Méfiez-vous, je comprends l’arabe.
  
  Maté, le général obéit. Dix minutes plus tard, il sortait de sa demeure avec Coplan.
  
  Sans échanger un mot, les deux hommes marchèrent jusqu’à la traction, prirent place sur la banquette avant.
  
  Coplan démarra, coupa au court par Athir Street et les remparts pour rejoindre la route de Bagdad.
  
  Au-delà du pont sur le Tigre, à la sortie de la ville, il acquit la certitude qu’on l’avait pris en filature.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Au but d’une dizaine de kilomètres, Coplan jeta son mégot par la portière et dit subitement à son passager :
  
  — Je vais m’arrêter. Il vaudrait mieux que vous conseilliez à vos amis d’interrompre la poursuite…
  
  Mukhtar tourna vers lui un visage que la peur sculpta soudain plus durement.
  
  — Mes amis ? répéta-t-il avec stupéfaction. Mais c’est impossible ! Je vous donne ma parole que…
  
  Sa sincérité était évidente, et sa frayeur n’était certes pas l’indice de la secrète satisfaction qu’il aurait éprouvée si la voiture suiveuse avait été occupée par des comparses. Il reprit d’une voix saccadée :
  
  — Je croyais que… que c’étaient vos gardes du corps…
  
  — Ils avaient pour mission de me lâcher à la sortie de Mossoul si tout allait bien, mentit Coplan.
  
  Il renfonça l’accélérateur, et la voiture bondit en avant.
  
  La route de Mossoul à Erbil ne traverse pratiquement qu’une seule localité, le village chrétien de Quaramless, à trente kilomètres à l’est de Mossoul. À part ça, elle s’étire presque en ligne droite à travers des étendues plates, et une voiture engagée sur ce long ruban d’asphalte n’a d’autre ressource que de le suivre jusqu’au bout.
  
  Un coup d’œil dans le rétroviseur apprit à Coplan que la course de vitesse était engagée. Les feux de l’autre auto conservaient la même intensité en dépit de l’accélération progressive de la traction.
  
  Le général, à demi-retourné sur le siège, ne cessait d’observer les phares qui, à une distance de sept ou huit cents mètres, avaient plutôt tendance à s’approcher.
  
  — N’étiez-vous pas tenu à l’œil par la police ? demanda Coplan, la semelle au plancher.
  
  — Je… Je ne le crois pas, dit Mukhtar d’une voix enrouée.
  
  — Pourtant, répliqua Francis, j’ai bien l’impression que c’est la police que nous allons attraper sur le dos.
  
  Il songeait que le Superintendant, intrigué par leur récente conversation, pouvait fort bien avoir attaché un détective à ses pas… Mais, tout de suite après, il abandonna cette hypothèse : deux heures auparavant, en partant pour la première fois à Erbil, il n’avait décelé aucune filature.
  
  À côté de lui, l’officier irakien ne tenait plus en place.
  
  — Ils gagnent du terrain, annonça-t-il. Qu’allons-nous faire ?
  
  Précisément, Coplan se torturait l’imagination pour inventer une histoire plausible, au cas où son compagnon et lui devraient fournir des explications sur leur voyage à Bagdad.
  
  — Vous êtes général, vous n’avez pas de comptes à rendre au sujet de vos déplacements, dit-il rapidement. On vous a appelé d’urgence dans la capitale : comme je m’y rendais, je vous ai offert de vous y conduire. Améliorez cette version si vous le pouvez, mais ne vous en écartez pas : moi, j’ai moins à redouter d’un interrogatoire que vous.
  
  Néanmoins, si on les voyait ensemble, le plan de Francis était fichu.
  
  Bien que le moteur tournât à son plus haut régime, la voiture poursuivante se rapprochait peu à peu, invinciblement. Elle devait avoir un nombre supérieur de chevaux sous le capot et, dans les conditions présentes, cet avantage était déterminant : aucune astuce de pilotage ne pouvait l’annuler.
  
  Coplan libéra légèrement l’accélérateur. Si des ennuis étaient inévitables, autant les affronter.
  
  L’aiguille du compteur descendit à 110. À l’arrière, les feux de l’autre bagnole grossirent.
  
  — Ne ralentissez pas ! s’écria le général, crispé. Ils vont nous rejoindre en moins de deux minutes !
  
  — Voyez-vous un moyen de leur fausser compagnie ? ironisa Coplan. Désolé, mais ma Citroën n’est pas transformable en hélicoptère.
  
  Un quart de seconde, il espéra s’être trompé ; peut-être n’avait-il derrière lui qu’un fou du volant assoiffé d’exploits mécaniques, un hurluberlu qui ne cherchait tout bonnement qu’à le dépasser.
  
  Au moment où l’intervalle n’était plus que d’une cinquantaine de mètres, les pinceaux lumineux de la puissante limousine dévièrent, montrant qu’elle se disposait à doubler.
  
  Coplan se tint prêt à freiner, pour le cas où elle se rabattrait brusquement sur la droite afin de le contraindre à s’arrêter. Mukhtar était blême : ses yeux, fascinés, ne quittaient pas l’autre véhicule.
  
  Ce dernier, sur une ligne parallèle à celle de la traction, combla l’écart qui l’en séparait encore ; bientôt, les deux voitures roulèrent côte à côte. Deux mitraillettes apparurent dans l’encadrement des fenêtres ouvertes, se braquèrent sur les occupants de la Citroën.
  
  Coplan, la tête rentrée dans les épaules, donna un vigoureux coup de frein tandis que le général s’aplatissait sur la banquette. La manœuvre de Francis provoqua un décalage brutal entre les deux autos. Celle des poursuivants se trouva en première position : elle bifurqua vers la droite pour couper la route. Un brève rafale déchira l’air.
  
  Aucune balle n’ayant atteint sa carrosserie ni son pare-brise, Coplan jugea qu’il s’agissait d’une semonce. Il continua de freiner, se rangea à l’extrême droite de la route. Stoppa net.
  
  Les types lui avaient prouvé qu’ils avaient des armes et qu’ils n’hésiteraient pas à s’en ervir. Son 7.65 ne pouvait lui être d’aucun secours dans un dialogue avec leurs guitares.
  
  Il resta au volant, attendant la suite. Près de lui, le général s’était redressé, son képi de travers.
  
  Dans la lumière des phares, ils virent trois hommes descendre d’une Chrysler. En civil, leur arme automatique sous le bras, collée au corps.
  
  Leur physionomie, crûment éclairée, reflétait une froide détermination. Au trot, ils vinrent encadrer l’avant de la voiture ; l’un se posta à trois mètres du radiateur, les deux autres aux portières.
  
  Celui qui était du côté de Coplan dit en anglais rocailleux :
  
  — Sortez de là, Mister… Et levez les bras.
  
  Le général Mukhtar, hautain, interpella en arabe l’homme qui le tenait en joue. Coplan ne put savoir ce qu’il disait, pas plus qu’il ne comprit la réponse, sèche et impérative, de l’individu à la mitraillette. Il quitta son volant, eut quelque peine à s’extraire du véhicule surbaissé.
  
  Après un second échange de paroles prononcées sur un ton vif, l’officier irakien se décida à mettre pied à terre, lui aussi.
  
  Les deux hommes furent invités à monter dans la Chrysler. Un des trois agresseurs s’installa dans la traction.
  
  Sous la conduite d’un quatrième individu qui ne s’était pas montré jusqu’alors, la voiture américaine effectua un demi-tour.
  
  Coplan et le général, séparés par un garde du corps, étaient assis à l’arrière. Sur le siège avant, mais agenouillé pour leur faire face, se tenait un type d’une trentaine d’années, au visage énergique, celui qui avait ordonné à Coplan de débarquer. Il s’était débarrassé de sa mitraillette et tenait à présent un pistolet de petit calibre.
  
  Le général explosa soudain :
  
  — C’est un scandaleux abus de pouvoir ! Je n’ai rien à voir avec des autorités civiles ! Vous venez de commettre un acte de brigandage qui vous coûtera cher ! Je vous donne l’ordre de nous relâcher séance tenante…
  
  Son interlocuteur, nullement impressionné, lui rétorqua d’une voix calme, et en anglais, pour que l’Européen fût à même de saisir :
  
  — Supposez que nous dépendions du Haut Commandement de l’armée, général… Quand on est passible de la Cour martiale, on est très mal placé pour donner des ordres. À qui que ce soit.
  
  Renfoncé dans son coin, Coplan se demanda dans quelles mains il était tombé, en définitive. Police régulière, agents du contre-espionnage, ou éléments révolutionnaires suspectant l’officier de les trahir au profit d’un S.R. occidental ?
  
  Pour lui, toutes ces éventualités se valaient : l’une comme l’autre signifiait l’échec de sa tentative.
  
  À vive allure, la Chrysler fonçait vers la ville, avec la traction dans son sillage. Elle retraversa l’emplacement de l’ancienne Ninive, franchit le Tigre, emprunta l’avenue des remparts.
  
  Deux minutes plus tard, Coplan réalisa qu’on les ramenait à leur point de départ : la demeure du général.
  
  
  
  *
  
  
  
  À trente mètres de la villa, la voiture s’écarta de l’itinéraire que prévoyait Francis. Elle s’arrêta devant un autre immeuble, un bungalow moderne de forme carrée.
  
  Les deux prisonniers, accompagnés de leur escorte, furent entraînés à l’intérieur, puis séparés.
  
  Tandis qu’on emmenait le général Mukhtar par une porte, Coplan fut invité à monter l’escalier.
  
  Un de ses gardes du corps le précéda pour le faire entrer dans une pièce aménagée en bureau, aux fenêtres masquées par des tentures vert Nil.
  
  Assis devant une table qu’éclairait une lampe de travail, un personnage obèse en robe de chambre contempla les arrivants, une longue cigarette tenue du bout des doigts.
  
  Dans un langage guttural, l’homme qui avait parlé dans la voiture parut relater les circonstances de la capture des fuyards.
  
  Coplan, voulant prendre son paquet de Gitanes, fut solidement agrippé. Il haussa les épaules, articula :
  
  — Cigarette…
  
  Son gardien le fouilla, trouva l’emballage, l’ouvrit, autorisa Coplan à en prélever une.
  
  Le gros type au faciès huileux, lui, se carra dans son siège lorsque son subordonné eut terminé son rapport. Tournant alors vers Coplan ses yeux glauques et son double-menton, il questionna d’une voix posée, en anglais :
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  — Coplan, chef du service de sécurité à l’Ambassade de France. À qui ai-je l’honneur ?…
  
  — Où emmeniez-vous le général Mukhtar ?
  
  — À Bagdad.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Parce que, apparemment, nous devions y aller tous les deux. Est-ce un délit ?
  
  L’homme examina le bout de sa cigarette. En français, il laissa tomber :
  
  — C’est compromettant, à tout le moins. Quelle est la nature de vos relations avec ce militaire ?
  
  Coplan adopta une attitude moins nonchalante.
  
  — Je refuserai désormais de vous répondre, tant que vous ne m’aurez pas édifié sur vos fonctions. Je suis couvert par l’immunité diplomatique, ne l’oubliez pas.
  
  Un sourire ambigu amincit la bouche de l’Oriental.
  
  — Je n’en suis pas tellement sûr, murmura-t-il. Dites-moi, Mukhtar vous accompagnait-il de gré ou de force ?
  
  Coplan se tut.
  
  Sur un mot de son chef, un des gardes du corps délesta Francis de son portefeuille, alla le déposer sur la table.
  
  Le maître de céans entreprit d’examiner les papiers de l’Européen. Sa longue cigarette au coin des lèvres, il grimaça légèrement pendant qu’il étudiait la carte avec photo que Coplan s’était fait délivrer par l’Ambassade. Puis il remit le tout en place.
  
  — Vous nous avez contraints à une action que nous aurions voulu éviter, déclara-t-il en relevant la tête. Si je vous ai fait poursuivre, c’est parce que je vous soupçonnais de vouloir enlever cet officier d’état-major…
  
  Francis resta silencieux, impénétrable, mais son cerveau fonctionnait à trois mille tours-minute.
  
  En face de qui se trouvait-il ? D’un fonctionnaire chargé de réprimer les complots ou d’un authentique adversaire ?
  
  Une conclusion apparaissait cependant dans son esprit : la demeure du général devait être surveillée jour et nuit à partir de ce bungalow.
  
  — Je vais vous héberger quelque temps, reprit le gros type, très décontracté. C’est regrettable mais je ne puis faire autrement. Cela vaux mieux pour vous, d’ailleurs, car on va se figurer que c’est vous qui avez kidnappé Mukhtar.
  
  Coplan était dans une situation terriblement fausse. Son interlocuteur voulait-il l’inciter à dévoiler son hostilité au général irakien ou cherchait-il, au contraire, à discerner, entre Mukhtar et lui, une complicité non moins gênante ?
  
  — Mon enquête porte sur la disparition d’un citoyen français, sans plus, maugréa Coplan. Étant donné ce qui m’arrive, je serais presque tenté de croire qu’il m’a précédé ici…
  
  — Vous vous trompez, affirma promptement l’homme. Nous ne détenons aucun Français. De qui s’agit-il ?
  
  — D’un attaché de l’ambassade, nommé Hector d’Épenoy.
  
  — Et vous comptiez sur Mukhtar pour vous renseigner ? À quel titre ? persifla l’obèse.
  
  Coplan demeura bouche cousue.
  
  L’inconnu, portant sa cigarette à ses lèvres, en tira lentement une bouffée, fixa le prisonnier d’un air songeur.
  
  — Très bien, ponctua-t-il. Je saurai mieux à quoi m’en tenir sur votre rôle quand j’aurai entendu le général…
  
  Il fit un signe aux deux gardes du corps, qui expulsèrent Coplan de la pièce et le conduisirent au second étage, où ils l’enfermèrent à double tour dans une pièce mansardée, sans lucarne, où brûlait une ampoule électrique dépourvue d’abat-jour.
  
  Il y avait une lit, un lavabo, une table en bois blanc, un escabeau : une vraie cellule.
  
  Coplan s’assit sur le bord du lit, les coudes sur ses genoux. À Bagdad, Fabiani allait avoir une raison supplémentaire de se faire des cheveux gris.
  
  Trois heures du matin. Le silence était tel que Francis aurait pu penser que la maison était vide.
  
  Une demi-heure plus tard, le cliquetis de la serrure interrompit ses réflexions. Un homme, pistolet au poing, apparut dans l’embrasure.
  
  — Venez.
  
  Coplan redescendit au premier, se retrouva dans le bureau.
  
  Inamovible, le gros Oriental était toujours dans son fauteuil, une bajoue éclairée par la lumière qui tombait en biais.
  
  — Mukhtar vient de vous délivrer un excellent certificat : il paraît que vous vouliez effectivement l’enlever ?
  
  Coplan ne broncha pas. Il vit son gardien sortir de la pièce.
  
  — Vous êtes libre, Mr Coplan, annonça le curieux personnage. Une seule condition : votre parole que vous ne soufflerez mot à personne de votre mésaventure.
  
  — Ça ne va pas, répliqua Francis en secouant la tête.
  
  Maintenant, il était édifié, ou à peu près. Il n’avait pas envie de s’en aller comme un type qu’on libère après une nuit au bloc.
  
  Son vis-à-vis le regarda sans témoigner de surprise, avec une certaine bienveillance même.
  
  — Non, reprit Coplan. Vous m’escamotez une prise de choix et vous pensez que je vais me retirer en vous disant : « Merci ». Pas question. Je veux un tête à tête avec le général… s’il est encore en état de supporter une conversation.
  
  Un sourire de batracien élargit la bouche de l’étrange bonhomme.
  
  — Cela vous dérangerait-il beaucoup que j’y assiste ? s’enquit-il.
  
  — Pas tellement, admit Francis. Pourquoi vous obstinez-vous à ne pas me dire que vous dépendez du S.R. turc ?
  
  — Dans notre métier, Mr Coplan, on brandit rarement sa carte de visite.
  
  — D’accord, mais on raisonne vite. En me relâchant, vous agissez comme un allié. Poussons la coopération plus loin…
  
  L’homme se souleva, repoussa son siège. Il était plus grand qu’on ne l’aurait cru en le voyant assis.
  
  — Je doute que vous puissiez m’offrir quelque chose d’important, Mr Coplan, murmura-t-il en contournant son bureau. Nous sommes très bien renseignés sur ce qui se passe dans ce pays. Et nous en avons fait bénéficier certains de nos partenaires du Pacte Atlantique, sans d’ailleurs recevoir en échange l’appui que nous pouvions en espérer.
  
  Ses lourdes paupières voilèrent son regard. Il vint s’appuyer à la table, face au Français, et reprit avec une pointe d’amertume :
  
  — Nous prêchons dans le désert, comme on dit chez vous. Si l’Irak devait succomber au communisme, la Turquie serait condamnée : mon pays pourrait être envahi par ses frontières nord et sud. Pour nous, c’est une question vitale. Actuellement, ce pays est notre allié, mais le restera-t-il après un coup d’État ? Le complot qui se trame ici, nous voulons le faire échouer. Je ne sais pas si c’est aussi votre objectif…
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  — Je ne suis pas au courant des intentions de mon Gouvernement.
  
  L’homme eut un geste évasif.
  
  — Personne, hélas, ne manifeste ses intentions. Sauf la République Arabe Unie : elle proclame ouvertement qu’elle veut chasser du trône les deux rois hachémites(4), élargir à leur détriment les frontières du bloc arabe. Bien des signes montrent qu’elle va y parvenir dans un délai très rapproché.
  
  — C’est également mon opinion. Et nous sommes en très mauvaise posture pour empêcher le cours des événements. Nous sommes même plutôt acculés à la défensive. Voilà pourquoi je voulais m’emparer de la personne de ce général : outre les informations qu’il pouvait nous donner, il était aussi un otage précieux.
  
  Le Turc dirigea sur Coplan un regard dans lequel passa une lueur amusée.
  
  — Nous allons nous partager sa dépouille, conclut-il. Vous me devez bien cela, après avoir dérangé mes propres plans.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Coplan apprit peu après le nom de son hôte : Arif Tarhan, mais ceci était plus vraisemblablement un pseudonyme qu’un nom réel.
  
  Pendant qu’un de ses agents allait chercher le général, Tarhan expliqua :
  
  — Nos bons rapports avec l’Irak nous interdisent, sauf cas exceptionnel, de passer à l’action directe. Mais si les choses continuent à se gâter, nous ne pourrons pas rester les bras croisés. Notre Premier Ministre a envoyé une note discrète au Palais Royal de Bagdad pour le prévenir de ce qui se machine dans l’ombre ; notre avertissement ne semble pas avoir été pris au sérieux…
  
  — Il y a des époques où l’aveuglement général est d’une évidence surprenante, convint Francis. Mais moi, je n’attends que des tuyaux pour passer à l’action directe, et j’ai de bons motifs : quatre de nos agents, en réalité, se sont perdus dans le brouillard, et le cinquième ne l’a évité que de justesse.
  
  À cet instant, il fut interrompu par l’entrée du général, tenu à l’œil par un Turc bâti comme un coffre-fort.
  
  Tarhan, consulté par un battement de paupières de Francis, lui dit :
  
  — Menez l’interrogatoire comme vous l’entendez…
  
  Coplan recourut à la langue anglaise pour s’adresser à Mukhtar.
  
  — L’enregistrement de l’entrevue du Ritz est toujours en notre possession, dit-il en guise de préambule. Transmis à la Police d’État, il peut vous envoyer au gibet, vous et vos quatre collègues. Répondez-moi avec franchise si vous ne désirez pas qu’on expédie cette preuve irréfutable aux autorités. Où sont détenus le maître d’hôtel et mon compatriote d’Épenoy ?
  
  L’officier supérieur passa le bout de sa langue sur ses lèvres sèches. Son regard sauta de Coplan à Tarhan.
  
  — Si vous utilisez ce document sonore, articula-t-il d’une voix sourde, d’Épenoy et vos autres agents seront exécutés : ils devaient nous servir de monnaie d’échange, mais le chef de votre réseau s’est enfui quand nous avons essayé de le contacter.
  
  Coplan se planta devant lui, les poings sur les hanches.
  
  — Je ne vous demande pas ça. Je veux savoir où ils sont.
  
  Mukhtar serra les mâchoires. Il tritura distraitement un bouton de sa tunique.
  
  — Répondez, conseilla paisiblement Tarhan. Sont-ils au secret dans la prison militaire ou au local situé près d’Ibn al Athir Street ?
  
  Désarçonné, l’irakien fixa l’agent turc d’un air ébahi.
  
  — Je… Je l’ignore… bégaya-t-il.
  
  Dans son for intérieur, Coplan avait poussé un soupir de soulagement. Hector d’Épenoy et ses collègues étaient en vie, c’était l’essentiel.
  
  — Essayez d’être plus prolixe, gronda Francis en se rapprochant du général. Où les a-t-on trimbalés après leur enlèvement ?
  
  Son attitude prouvait que la suite de l’interrogatoire allait s’opérer à coups de poings et, chose curieuse, alors que Mukhtar aurait affronté la mort sans faiblir, la perspective d’être frappé comme un vulgaire malandrin le hérissa.
  
  — Je ne suis pas au courant, protesta-t-il avec indignation. Ce n’était pas de mon ressort. Il m’importait uniquement de savoir qu’on s’était assuré de leur personne. Quelqu’un d’autre s’occupait de ces détails.
  
  — Qui ?
  
  L’officier se tut.
  
  Coplan se tourna vers Tarhan.
  
  — J’emploie une méthode technique ?
  
  Le gros Turc préleva une longue cigarette dans un coffret.
  
  — Ce n’est peut-être pas indispensable… S’il cite un nom, vous devrez retrouver l’intéressé, le questionner. Grosse perte de temps. À mon avis, vos amis ne peuvent être incarcérés qu’à l’un des endroits que je viens de mentionner. En tout état de cause, on doit pouvoir retrouver leur trace dans cette centrale que les conjurés ont à Mossoul, la seule à ma connaissance. Il y a longtemps que l’envie me démange d’y faire une descente…
  
  Il alluma sa cigarette, jeta un coup d’œil à sa montre.
  
  — Quatre heures moins vingt, prononça-t-il en français. Il faut battre le fer tant qu’il est chaud, comme on dit chez vous. Si on y allait ?
  
  Coplan faillit lui sauter au cou.
  
  — Et comment ! Il n’y a pas une minute à perdre. Si la révolution éclate brusquement, mes collègues n’ont plus de valeur comme otages et ils vont se faire massacrer.
  
  Le Turc acquiesça :
  
  — C’est bien ce que je crains. Hasan !
  
  Un homme surgit de la pièce voisine ; c’était le chef du commando qui avait intercepté Coplan sur la route d’Erbil. Un dialogue s’engagea entre Tarhan et lui. Le général, flanqué de son gardien, fut ramené à sa cellule.
  
  Il y eut de nombreux va-et-vient, et Coplan se demanda combien d’agents étaient réunis dans ce P.C. Six ou sept, au bas mot.
  
  Quand les consignes furent distribuées et les préparatifs en voie d’exécution, Tarhan dit à Coplan :
  
  — La centrale en question est une masure se trouvant dans un dédale de ruelles tortueuses de la vieille ville. Le quartier étant très populeux, nous devons agir avec discrétion.
  
  — Comment l’avez-vous dénichée ?
  
  — En pistant l’ordonnance du général… et en constatant par la suite que des individus fichés par notre section de Bagdad y venaient fréquemment.
  
  Hasan vint aviser son chef que tout était prêt, et Tarhan traduisit en français pour Coplan. Les trois hommes descendirent, grimpèrent dans la Chrysler où, déjà, les sièges à l’avant étaient occupés par deux Turcs.
  
  La voiture sortit silencieusement du garage, fila vers le stade qu’elle longea jusqu’à un grand carrefour à sens giratoire. Enfilant ensuite Ibn al Athir Street, elle s’immobilisa quelques minutes plus tard dans cette artère neuve tracée en bordure d’un inextricable enchevêtrement de rues étroites, de venelles et de passages voûtés.
  
  Avant de quitter la Chrysler, Tarhan définit les attributions de chacun. Un homme restait au volant de la voiture, Hasan et Tefvik-le-colosse devaient fracturer la porte d’entrée, ne pénétrer dans l’immeuble que lorsque leur chef et le Français, postés à proximité, les rejoindraient.
  
  En dépit de son obésité, Tarhan se déplaçait avec aisance et sans bruit. Hasan et son adjoint ayant pris de l’avance, le chef du réseau turc de Mossoul entraîna Coplan dans une petite voie obscure, divisée en son milieu par un caniveau puant.
  
  — Ce n’est qu’à une cinquantaine de mètres, indiqua-t-il à voix basse.
  
  Ils avancèrent l’un derrière l’autre dans la ruelle sinueuse, bordée de maisons sordides aux couloirs béants, aux portes pourries bardées de gros clous et de lames de fer.
  
  Tarhan s’arrêta au tournant avant l’immeuble visé. Il se pencha, distingua vaguement les silhouettes de ses deux subordonnés occupés à forer le battant pour faire coulisser ensuite le verrou intérieur. Les Turcs devaient avoir acquis une grande maîtrise dans l’art de forcer les portes de maisons arabes dépourvues de serrures. Coplan lui-même, de faction à quelques mètres et l’oreille tendue, ne perçut strictement que le claquement de doigts émis par Hasan pour signaler que l’entrée était libre.
  
  Tarhan et Francis avancèrent. Taciturne, le nommé Tefvik rangeait dans une trousse les outils et des burettes d’huile au long bec recourbé ; le battant était ouvert.
  
  Les trois hommes s’engouffrèrent dans la maison, Hasan en tête. Un cercle de clarté bleue les précéda dans le couloir. Premier objectif : réduire à l’impuissance les locataires éventuels.
  
  L’exploration des deux pièces du rez-de-chaussée s’avérant négative, Tarhan informa par signe ses deux compagnons qu’il restait en bas et qu’il entreprenait déjà la fouille de cette partie de la bâtisse.
  
  Coplan et Hasan s’engagèrent dans un escalier vétuste dont les marches gémirent. Aussitôt, ils posèrent les pieds dans les angles, reprirent leur ascension avec plus de prudence.
  
  L’architecture intérieure de la bicoque était déroutante : le premier étage semblait beaucoup plus grand que le bas. Plusieurs ouvertures en ogive livraient un accès facile à des pièces spacieuses décorées à l’orientale.
  
  Coplan suggéra d’un geste à Hasan de pénétrer dans l’appartement par une des arcades tandis que lui adopterait l’autre ; le Turc opina, disparut. Nanti d’une lampe-miniature, Francis l’alluma avant de se glisser à l’autre bout du palier.
  
  Il découvrit une sorte de salon, avec tapis, coussins et table basse en marqueterie, un gong. Par l’arcade du fond, il accéda à la chambre suivante. Éteignit subitement.
  
  À même le sol, le corps d’un dormeur enveloppé dans ses nippes avait accroché son regard. Coplan inspira, ralluma et, en vol plané s’abattit sur le type. D’un coup de matraque, il envoya sans transition le dormeur dans des songes encore plus profonds.
  
  Un deuxième cercle bleu courut sur le tapis, éclaira Coplan et sa victime. C’était Hasan, arrivant par l’autre côté. Il vit ce qui s’était passé, chuchota :
  
  — Bien. Je n’ai vu personne par là… Montons.
  
  Regagnant ensemble le palier, ils se faufilèrent à l’étage supérieur.
  
  Coplan commençait à éprouver une petite inquiétude. Si la baraque était confiée à la garde d’un seul individu, pas très vigilant par surcroît, il y avait peu de chances que d’Épenoy et Khalid y fussent détenus. Au reste, la maison ressemblait à ce qu’on voulait, sauf à un local de révolutionnaires…
  
  Au second, la disposition était encore différente : ici, les pièces avaient des portes. À l’examen, celles-ci n’étaient cependant pas verrouillées. Hasan en poussa une. Quelque part, un timbre se mit à grelotter.
  
  D’un geste vif, Coplan referma de force le battant. Le grelottement cessa, sans qu’on pût dire où il avait rententi.
  
  Hasan et Coplan se regardèrent, indécis, se doutant que ce signal annonçait des embêtements. S’ils s’étaient trahis, autant continuer, mais vite, et bénéficier de la surprise.
  
  De commun accord, ils repoussèrent derechef le panneau, débouchèrent dans une pièce renfermant une grande table en bois blanc et des chaises tout autour, une bibliothèque, une machine à écrire. Le même grésillement vibrait sans arrêt à présent. La porte à nouveau fermée, il cessa.
  
  En face, une chambre à coucher avec un lit de fer. Vide.
  
  Plus loin, une sorte de salon à l’européenne mais style 1910, avec fauteuils de velours pourpre, canapé, lourde table en acajou et miroir ovale à gros cadre.
  
  Une galopade de pieds nus immobilisa Coplan et Hasan à l’instant précis où ils allaient ressortir de la pièce. La lumière s’alluma sur le palier.
  
  Collés le dos au mur, les deux alliés tentèrent de deviner d’où allait venir l’attaque.
  
  Des grognements étouffés dénotant la proximité de plusieurs individus accourant en groupe mirent un terme à leur incertitude. Les types venaient d’en-haut, de la terrasse, et ils bondirent vers la porte qui avait déclenché l’alarme.
  
  Coplan et Hasan échangèrent un coup d’œil. Pas d’autre issue à ce salon miteux… Ils s’armèrent chacun d’une chaise massive, attendirent l’irruption de la bande.
  
  Poussé avec violence, le panneau vola contre le mur et deux Arabes tenant des poignards recourbés jetèrent un regard suspicieux dans la pièce.
  
  Hasan projeta sa chaise d’un mouvement circulaire, comme si son but avait été de défoncer la porte. Surgissant d’une obscurité relative, le meuble atteignit de plein fouet les jambes des deux assaillants.
  
  Fauchés, ces derniers s’effondrèrent en lâchant un cri de douleur. La chaise de Coplan s’abattit sur leur crâne et les réduisit au silence. Mais leurs acolytes, paralysés un dixième de seconde par l’apparition d’inconnus sur le seuil de la pièce, se précipitèrent d’un élan sur eux.
  
  Coplan écarta d’une manchette un couteau qui le visait à la poitrine, liquida son adversaire d’un coup de pied dans les tripes. Hasan agrippa les poignets d’un agresseur, l’attira vers lui et lui envoya un coup de tête en pleine figure. Il le lâcha, le rattrapa sous les bras, s’en servit comme d’un projectile contre un troisième type qui, gêné par ses prédécesseurs, n’avait pas encore pu passer à l’offensive. Coplan dégringola sur ce dernier au moment où il encaissait le corps inerte de son copain, lui arracha son couteau, le hissa d’un coup de reins sur son omoplate et l’aplatit sur les deux Arabes aux jambes démantibulées.
  
  Soufflant, il chercha un autre adversaire, ne vit plus qu’Hasan debout parmi des corps allongés.
  
  — Il n’y en a plus ? s’étonna-t-il, un peu rauque.
  
  — La provision est épuisée pour le moment, dit le Turc, comme à regret.
  
  À eux deux, ils venaient d’éliminer cinq lascars trop confiants en l’efficacité de leur poignard. Deux étaient évanouis, un se roulait par terre en se tenant le ventre à deux mains, les derniers gisaient sans force, grimaçants, furieux, mais n’osant plus bouger.
  
  — Surveillez-les, dit Hasan en exhibant un pistolet. Je vais voir par où ils sont entrés.
  
  Il s’éloigna, monta les degrés conduisant à la terrasse.
  
  Coplan examina le champ de bataille. Il prit sa matraque dans sa poche intérieure, endormit d’un coup sec l’homme qui souffrait du ventre, en expédia un quatrième dans la brume. Le dernier type lucide, il le mit en garde :
  
  — Toi, tiens-toi tranquille, sinon… crk.
  
  De sa main, il fit le geste de trancher la gorge. Si l’Irakien ne comprenait pas le français, la signification de cette mimique ne pouvait lui échapper. Il roula des yeux blancs, se recroquevilla contre le mur.
  
  Coplan ramassa les poignards, les jeta de loin sur le lit. Il se demanda pourquoi le signal n’avait fonctionné que lorsque la porte de l’espèce de salle de conférence avait été touchée, et pas avant.
  
  Il perçut soudain des bruits confus provenant incontestablement du bas de la maison.
  
  Était-ce Tefvik à l’entrée ou bien Tarhan qui était aux prises, lui aussi, avec un assaillant ?
  
  Maudissant ces maisons arabes truquées, pleines de passages secrets, de communications insouçonnées avec des immeubles voisins, il hésita à descendre tant que Hasan n’était pas revenu. Si ce dernier se baladait sur les terrasses, il pouvait aller loin…
  
  Penché sur la rampe, Coplan tâcha d’interpréter les frottements, les chocs et les craquements qui lui parvenaient. Une anxiété grandissante le rongeait au creux de l’estomac.
  
  Un coup sourd éveilla un écho, non loin de Francis ; des pas s’approchèrent. C’était Hasan.
  
  — Je viens de bloquer la trappe là-haut, dit ce dernier. Ils logeaient tous dans une mansarde de la maison d’à-côté…
  
  — Restez-là, coupa Francis. Je crois qu’il y a encore du grabuge en bas.
  
  Il pensait au dormeur, peut-être insuffisamment assommé, et qui avait pu s’attaquer à Tarhan. Il sauta les marches trois par trois, jusqu’au bas, sans escale au premier.
  
  Quand il fit irruption dans la pièce où était demeuré le gros Turc, il écarquilla les yeux. Tarhan et Tefvik contemplaient les corps de quatre Arabes étendus dans des poses diverses au centre du local.
  
  — D’où sortent-ils, ceux-là ? s’enquit Francis.
  
  Tarhan releva les yeux. Il tapotait machinalement la crosse d’un Mauser dans sa paume gauche.
  
  — Trois ont émergé du sous-sol, le quatrième venait de la rue. Vous avez aussi entendu ce grésillement ?
  
  — Je crois même que c’est nous qui l’avons provoqué, dit Coplan. En réalité, je pense que ces types logent à côté. Ils ont rappliqué comme un seul homme dès que le signal a résonné chez eux. Cette boîte est une véritable souricière.
  
  — Vous avez dû vous battre là-haut ?
  
  — Ils se sont amenés à cinq par le toit. Hasan a bloqué la trappe.
  
  — Eh bien, j’espère que c’est fini, articula Tarhan avec un calme stupéfiant. Dans un sens, c’est bon signe, que cette maison ait été si jalousement gardée : elle doit contenir pas mal de choses intéressantes.
  
  — Si elle abritait mes collègues, ce ne serait déjà pas si mal, répliqua Francis. J’ai préservé un de ces individus pour l’interviewer. Vous permettez ?
  
  Il tourna les talons, remonta au pas de charge.
  
  Hasan l’interrogea :
  
  — Que se passait-il ?
  
  — Attaque conjuguée, par le haut et par le bas. Même issue qu’ici… Dites, demandez un peu à ce gars si des gens sont emprisonnés ici ?
  
  Les traits d’Hasan devinrent mauvais. Il saisit par les cheveux l’homme désigné, l’obligea à se mettre debout. En arabe, il lui posa la question.
  
  L’interpellé répondit par des syllabes dures, gutturales, et par des signes de dénégation véhémente.
  
  — Il prétend que non, traduisit Hasan. Si je le cuisinais légèrement ?
  
  — Allez-y, le pria Francis. Je peux vous donner un coup de main.
  
  La seconde suivante, il se rendit compte que c’était inutile.
  
  Hasan avait écrasé les orteils nus du prisonnier et lui avait fourré en même temps sa paume sous le menton ; à coups redoublés, il lui cognait la tête contre la cloison, et ce manège dura bien quinze secondes, au point que Francis craignit de voir sa source d’information mise hors d’usage.
  
  — Ils ont la tête dure, le rassura le Turc. Exactement comme nous.
  
  Vindicatif, il renouvela sa question.
  
  Chancelant, prenant à deux mains son pied maltraité, l’Oriental geignit une réponse en deux phrases.
  
  — Il n’y en avait qu’un… et il a été transféré à Bagdad, dit Hasan à Coplan.
  
  — Un Blanc ou un Musulman ?
  
  Après échange de répliques, Hasan le renseigna :
  
  — Un Blanc, parait-il.
  
  Ainsi donc, si ce type ne mentait pas, d’Épenoy n’était plus à Mossoul. Et Khalid, le maître d’hôtel, où était-il passé ?
  
  Coplan tâcha de le savoir, mais l’Arabe se borna à clamer qu’il ne savait pas, et cela malgré les divertissements que lui infligea encore l’agent turc.
  
  Déprimé, Coplan mit fin à l’interrogatoire.
  
  — Laissez tomber, dit-il à Hasan. Nous allons ligoter tous ces types et participer à la fouille générale de la baraque. Peut-être dénicherons-nous un document révélateur que nous pourrons exploiter.
  
  Pour simplifier la besogne, Hasan assena un coup de matraque sur la tête du dernier rescapé, puis il aida Coplan à dénouer les cordelières qui ceignaient la taille des blessés, afin de les attacher l’un à l’autre, de poignet à cheville.
  
  Lorsque ce fut terminé, les deux hommes redévalèrent les escaliers. Ils récupérèrent le dormeur toujours inerte, l’emportèrent au rez-de-chaussée. Tefvik, l’air bougon, était en train de ficeler le deuxième lot.
  
  — Où est le chef ? s’enquit Hasan.
  
  — Dans la cave.
  
  — Par où y accède-t-on ?
  
  Tefvik fut dispensé de répondre, car Tarhan sifflotait un appel.
  
  Coplan et Hasan avisèrent une porte ouverte d’où émanait le son. Ils l’empruntèrent, descendirent des marches de pierre en colimaçon.
  
  Au bas, ils traversèrent une première cave voûtée contenant des caisses, des ballots de tracts, des râteliers de fusils. Ils débouchèrent ensuite sur un second local qui n’était pas sans analogie avec celui qu’habitait provisoirement Fabiani : un vrai centre de transmissions, avec émetteur ondes courtes, armoire à documents, couchettes.
  
  Mais Tarhan était encore un peu plus loin, dans un assez vaste réduit apparemment vide. Le Turc était accroupi et il regardait quelque chose à ras du sol.
  
  Coplan et Hasan se rapprochèrent ; ils aperçurent ce que le pan de mur leur avait dissimulé jusque là : le cadavre d’un homme égorgé, horrible à voir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  — Qui est-ce ? murmura Hasan, penché sur le cadavre.
  
  Tarhan fit un signe d’ignorance.
  
  — Il n’a pas de papiers sur lui. Rien qui puisse l’identifier.
  
  Coplan regardait aussi la face, déformée par un affreux rictus, de l’homme assassiné. C’était vraisemblablement un Irakien. Un policier, peut-être.
  
  — Un ennemi politique qu’ils ont liquidé ? supposa Tarhan. Ce malheureux a dû être exécuté hier après-midi, si j’en juge par son état de rigidité. Le décès ne remonte pas à plus de douze heures.
  
  Il se releva pesamment, haussa les épaules avec fatalisme.
  
  — On ne peut plus rien faire pour lui. Dépêchons-nous de rafler tout ce qui peut être intéressant ; l’aube va poindre dans trois quarts d’heure.
  
  Coplan, avant de partir, retourna le col ensanglanté du mort, vérifia si sa veste et sa chemise ne portaient pas d’initiales. Rien. Il repassa dans le local adjacent, où les deux Turcs se mettaient à l’ouvrage en ramassant les papiers contenus dans l’armoire.
  
  Ne voyant rien d’autre à fouiller, Coplan s’approcha de l’installation radio. Il nota que les cadrans du récepteur étaient réglés sur la fréquence de 24 mégacycles, entreprit de voir si la pièce ne recélait pas une cachette, un coffre dissimulé dans la muraille ou un panneau amovible.
  
  Pendant qu’il cognait du poing contre le mur, épiant un son creux, il se rappela que le signal d’alarme avait été déclenché par l’ouverture d’une porte au deuxième étage. Cela ne signifiait-il pas que les documents essentiels étaient rangés là-haut ?
  
  Il fit part de son idée aux Turcs, et ceux-ci convinrent qu’elle était intéressante, d’autant plus qu’ils n’avaient découvert jusqu’ici que des papiers sans intérêt, des notices relatives à l’utilisation des appareils radio.
  
  En ressortant par l’arsenal, ils grapillèrent une poignée de tracts, jetèrent un coup d’œil sur les armes et sur les caisses fermées. Les premières étaient de marque britannique, ce qui fit tiquer Hasan et Francis.
  
  — Pas étonnant, grommela Tarhan. La plupart des armes de ce pays ont été livrées par les Anglais. Ces fusils ont sans doute été volés dans un arsenal militaire.
  
  Les caisses, elles, provenaient de Bulgarie. Coplan ne put s’empêcher d’établir un rapprochement, encore que ce fût une hypothèse gratuite : n’étaient-elles pas entrées en Irak par la frontière syrienne, à dos de chameau ?
  
  Les trois hommes remontèrent. Tefvik assurait toujours la garde du couloir et les blessés attachés les uns aux autres commençaient à remuer.
  
  — Tâchez de savoir qui est le mort que nous avons trouvé dans la cave, jeta Tarhan à son collaborateur. Un de ces types doit pouvoir vous renseigner.
  
  Il fit craquer les marches de l’escalier de bois en poursuivant son chemin vers les étages, Coplan et Hasan à sa suite.
  
  En haut, dans la pièce aménagée en salle de réunion, ils se livrèrent à une inspection poussée. Meubles, sol, murs et plafond furent examinés méthodiquement, rapidement.
  
  Soudain Hasan parla :
  
  — Ne cherchez plus. Voici la cagnotte.
  
  À genoux, il venait de démasquer dans le plancher une petite trappe carrée, sous le tapis, et son bras ramenait au jour des dossiers de teintes diverses.
  
  Coplan et Tarhan vinrent s’emparer de ce qu’il déposait au fur et à mesure à côté de lui : une boîte cadenassée, trois pistolets, des chargeurs, d’autres chemises de carton souple.
  
  Ayant bien tâté tout l’intérieur de la cavité pour s’assurer qu’elle était entièrement vidée, Hasan se remit debout, s’épousseta.
  
  — Ils ne s’étaient pas donné grand mal pour cacher leurs histoires, remarqua-t-il. Ils comptaient plus sur leur système de sécurité…
  
  — Filons, coupa Tarhan, pressé d’évaluer son butin. Hasan, avez-vous un ou deux crayons incendiaires ?
  
  — Sûr…
  
  — Réglez-en un à huit minutes et lancez-le sur le lit, là-bas. Puis vous en jetterez un sur les tapis du premier étage. Si la police arrive à temps, elle coffrera tous ces individus. Sinon…
  
  Il fit un geste insouciant avant d’agripper la rampe.
  
  Coplan, quelques dossiers sous le bras, lui emboîta le pas.
  
  Cette expédition se révélerait sans doute fructueuse, elle apprendrait pas mal de choses sur les dessous de l’insurrection prochaine, mais elle était décevante sous l’angle du sauvetage de ses collègues.
  
  Quelques instants plus tard, il quitta l’immeuble avec les trois Turcs. La ruelle était aussi calme et silencieuse qu’une heure auparavant.
  
  
  
  *
  
  
  
  Le ciel s’éclaircissait, rosissait les coupoles des mosquées. Du côté d’Ibn al Athir Street, une nuage de fumée noire le salissait.
  
  Seul avec Coplan, dans son bureau du bungalow, Tarhan commença séance tenante à dépouiller les documents saisis. Ceux-ci étaient rédigés en arabe et l’agent français, frémissant d’impatience, dut patienter un bon moment avant que Tarhan se décide à lui communiquer le résultat de sa lecture.
  
  À plusieurs reprises, Tarhan montra des signes de satisfaction qui ne firent qu’aiguiser la curiosité de Coplan, qui se demandait dans quelle mesure le Turc le ferait bénéficier de ses trouvailles.
  
  N’y tenant plus, il rompit le silence.
  
  — Alors quoi ? Aucun indice au sujet de mes compatriotes ?
  
  Tarhan voulut lui répondre, mais fut interrompu par trois petits coups frappés la porte. Tefvik entra.
  
  — Excusez, patron… J’avais oublié de vous dire. Le mort, dans la cave, c’est un certain Khalid Rachir…
  
  Coplan, sans avoir compris le reste, attrapa le nom au vol.
  
  — Quoi ? aboya-t-il. Khalid est un de nos agents ! Que dit Tefvik ?
  
  — Que l’homme égorgé, c’était lui, dit Tarhan, rembruni.
  
  Une main dans sa poche, l’autre grattant sa nuque, Coplan fit quelques pas de long en large.
  
  — Ils l’ont tué, marmonna-t-il. Ça ne colle plus avec ce que prétendait Mukhtar. Et ils l’ont liquidé hier…
  
  Il s’arrêta, fixa Tarhan.
  
  — S’ils nont plus besoin d’otages, c’est que la révolution est imminente, et qu’ils sont sûrs de l’emporter, conclut-il. Bon Dieu ! Tarhan, les autres sont aussi en danger de mort !
  
  Le Turc congédia Tefvik, puis déclara :
  
  — On a pu le supprimer, lui, pour une raison spéciale. Comme traître, pour avoir coopéré avec un S.R. occidental, par exemple. Cela ne signifie pas nécessairement que vos autres agents vont subir le même sort.
  
  — Il faut cependant le craindre. Vite, Tarhan, dans tous ces papiers, y a-t-il une indication, un fil quelconque ?
  
  Son interlocuteur, impassible, déposant sa cigarette sur le bord d’un cendrier en cristal, montra les feuillets étalés devant lui :
  
  — Jusqu’à présent, non. Ce sont des instructions détaillées pour le jour J : soulèvement de la foule et de l’armée, désignation des points stratégiques à occuper dans la ville, liste de personnes à assassiner dès le début de l’émeute, liste des édifices à saccager, lieu où doit s’opérer la jonction avec un bataillon du 52e Régiment d’infanterie, etc. Mais je ne trouve aucune adresse, aucun renseignement sur l’emplacement d’autres centrales ni sur leur Q.G.
  
  Coplan insista :
  
  — Pas une seule référence à un local de Bagdad ?
  
  Tarhan secoua lentement la tête.
  
  — Pas même un nom… Si j’en crois mon expérience en la matière, tout ceci est mis au point par des agitateurs égyptiens. C’est la réédition exacte de ce qui s’est passé en Syrie. En outre, certaines expressions utilisées dans les textes sont typiquement égyptiennes. Et je ne serais pas surpris si cette boîte renfermait des fonds de la même origine…
  
  Il tapotait le coffret cadenassé encore intact.
  
  — Faites sauter le cadenas, invita Coplan, têtu.
  
  Il aida le Turc à arracher les pitons avec une règle en cuivre utilisée comme levier. Le bois craqua, une des attaches céda ; le couvercle relevé, des paquets de billets de banque retenus par des élastiques apparurent, confirmant les prévisions de Tarhan.
  
  — Vous voyez… dit celui-ci en les retirant par tas pour visiter le coffret jusqu’au fond. Des livres… Des milliers de livres… Le Caire ne regarde pas à la dépense !
  
  Déçu, Coplan jeta une liasse sur la table.
  
  — Il ne nous reste qu’une ressource : le général Mukhtar. Il doit connaître le poste de commandement révolutionnaire.
  
  — Il préférera se faire hacher sur place plutôt que de divulguer son emplacement, estima Tarhan.
  
  — Voire… Voulez-vous le faire amener ?
  
  Sceptique, mais complaisant, le Turc appuya sur un bouton à l’angle de son bureau. Il ordonna, à l’agent qui se présenta peu après, de réveiller le prisonnier et de le faire comparaître.
  
  Les yeux papillotants, l’officier irakien pénétra dans le bureau enfumé, aux rideaux toujours tirés. Prévoyant un interrogatoire orageux, il se tenait sur le qui-vive.
  
  Coplan, ses mains enfoncées dans ses poches, lui lança un regard en biais.
  
  — Si je me souviens bien, vous m’aviez dit que vous aviez tenté de négocier avec le chef du réseau français à Bagdad ?
  
  — C’est exact.
  
  — Comment étiez-vous parvenu à découvrir son identité ?
  
  — D’Épenoy nous l’a révélée.
  
  Coplan sursauta. Le front barré, il répéta, incrédule :
  
  — D’Épenoy ?
  
  — Oui, réaffirma le général, un sourire ambigu jouant sur ses lèvres charnues de sémitique.
  
  Coplan connaissait trop bien les méthodes d’interrogatoire en usage pour s’étonner outre mesure. Néanmoins, la nouvelle le chiffonna.
  
  — Et d’Épenoy, reprit-il, comment l’avez-vous repéré ?
  
  — Grâce au maître d’hôtel du Ritz.
  
  — Lors de leur entrevue ?
  
  — Non, après. Quand nous avons enlevé Khalid, nous l’avons cuisiné, évidemment… Il s’est révélé incapable de désigner son chef, mais il nous a expliqué comment étaient assurées les liaisons. Il nous a décrit d’Épenoy sans cependant nous apprendre son nom véritable, qu’il devait ignorer. Nous avions calculé que la disparition de Khalid aurait pour effet d’attirer au Ritz l’homme qui établissait le contact avec Bagdad.
  
  Coplan se fit la réflexion que les événements, sans se dérouler comme l’avaient prévu les conspirateurs, avaient pourtant servi leurs desseins. D’Épenoy n’était retourné à Mossoul qu’à contre-cœur, et à la demande expresse de Fabiani, sans même se douter que Khalid avait été kidnappé entre temps.
  
  Soucieux, Coplan prit machinalement une longue cigarette turque dans le coffret de Tarhan, l’alluma.
  
  — Si je désirais, moi, négocier notre silence au sujet de cet enregistrement, et votre mise en liberté contre celle de mes collègues, à qui devrais-je m’adresser ?
  
  Les lourdes paupières de Tarhan se haussèrent imperceptiblement. La tactique du Français n’était pas maladroite, mais pour sa part il ne désirait nullement relâcher Mukhtar.
  
  Le général baissa la tête pour mieux réfléchir. La question l’enfermait dans un dilemme. Ses amis voulaient certes traiter, mais en gardant l’initiative. S’il citait un nom, c’était vendre l’intéressé.
  
  Il braqua ses yeux sombres sur Coplan.
  
  — En tant que votre prisonnier, je ne peux guère vous conseiller une pareille démarche, articula-t-il. Je ne crois pas qu’elle aboutirait… Il est trop tard. Maintenant que nous détenons des otages, vous ne pouvez plus vous servir de cet enregistrement. Il n’y a plus qu’à attendre. Les événements eux-mêmes se chargeront de mettre fin à cette situation.
  
  C’était juste, mais Mukhtar s’abstenait de préciser comment… Au reste, qui déciderait en dernier ressort du destin des agents du Deuxième Bureau tenus en captivité ?
  
  Coplan et Tarhan échangèrent un regard perplexe. La diplomatie ne donnait pas les résultats escomptés.
  
  — Très bien, conclut Francis d’un ton sec, face au général. Les mobiles de votre révolution sont peut-être respectables ; si nous désirions être informés sur vos agissements, ce n’était pas pour la torpiller mais pour la comprendre. Puisque vous m’y contraignez, je vais retourner à Bagdad, aller au siège de la police d’état, lui suggérer de se mettre à l’écoute sur l’onde de 24 mégacycles. Quand l’émetteur sera localisé par radiogoniométrie, une descente en force permettra sans doute de libérer mes camarades.
  
  Il tourna le dos à l’officier, dont les traits se décomposèrent, dit à Tarhan :
  
  — Je vous l’abandonne… Il peut aller se recoucher, après l’éminent service qu’il vient de rendre à sa cause.
  
  Le Turc était à peu près aussi effaré que le général. Ce sacré Français avait des idées lumineuses, d’une simplicité déconcertante…
  
  Son visage bouffi s’éclaira.
  
  — Bonne chance ! souhaita-t-il. Vous pouvez encore atteindre Bagdad aux environs de midi. Votre traction, on va lui faire le plein.
  
  — Attendez… supplia soudain Mukhtar, les yeux fiévreux, en agrippant Francis par le bras. Ne faites pas cela ! Vous allez provoquer un bain de sang !
  
  — Vous aussi… Que vous vous étripiez entre vous, ça m’est égal, mais que vous touchiez à un cheveu d’un de mes compatriotes, ça non.
  
  Il se libéra d’un mouvement brusque, tandis que Mukhtar reprenait d’une voix haletante :
  
  — Écoutez… Je vais vous remettre un sauf-conduit… signé de ma main. Vous pourrez délivrer vos amis, quitter le territoire sans encombres. On vous payera une fortune… mais jurez-moi que vous renoncerez à votre projet !
  
  Coplan écrasa le bout de sa cigarette sur une des liasses de livres égyptiennes, ostensiblement.
  
  — L’argent, je m’en balance. Et des serments, je n’en fais jamais. À vous de prendre le risque.
  
  Le général ne tergiversa pas longtemps.
  
  — Donnez-moi de quoi écrire, demanda-t-il, fébrile. Je vous fais confiance.
  
  Tarhan poussa devant lui une feuille de papier blanc et un stylobille.
  
  Il était satisfait de voir Coplan obtenir gain de cause, en fin de compte. Quant à lui, s’il avait tout entendu, il s’était gardé d’intervenir. Il n’avait pris aucun engagement, vis-à-vis de qui que ce soit. Et si le Français abandonnait le programme dont il avait menacé Mukhtar, rien n’interdisait au S.R. turc de l’appliquer.
  
  Coplan devina ce qui se passait dans sa cervelle. Par-dessus le général en train d’écrire, il lui décocha un clin d’œil. Dans ce métier, chacun se conformait aux directives reçues, sans excès de scrupules.
  
  Mukhtar acheva sa missive d’un paraphe spécial, la tendit à Coplan.
  
  — Voilà… Muni de ce papier, allez au 72 de Mansour Street, à Bagdad. Ce n’est pas loin de l’ambassade de France, précisément.
  
  Demandez le colonel Zelli. Vous vous arrangerez avec lui.
  
  Coplan prit le feuillet, couvert de caractères arabes illisibles pour lui. Il le passa à Tarhan :
  
  — Qu’est-il écrit là-dessus ?
  
  Le Turc parcourut le message, le restitua :
  
  — « Le porteur de la présente est digne des plus grands égards. Veuillez accéder à sa demande et le favoriser en toute circonstance. » Signé M-3.
  
  Coplan opina, plia le papier en quatre.
  
  
  
  *
  
  
  
  Les pompiers de Mossoul étaient encore en train d’éteindre l’incendie qui avait éclaté dans le vieux quartier, près d’Ibn al Athir Street, quand Coplan dépassait déjà la localité d’Erbil.
  
  À deux heures de l’après-midi, par une chaleur torride, il débouchait dans la capitale.
  
  À la villa Schéhérazade, alerté par son « X » à la sonnerie électrique, Fabiani surgit dans le hall, se précipita à sa rencontre.
  
  — Alors ?… Tu reviens bredouille ? Ton type, que tu devais épingler ?
  
  Francis répondit :
  
  — Je n’ai pas dû le trimbaler jusqu’ici, figure-toi. J’ai obtenu là-bas ce que nous espérions lui soutirer ici.
  
  — Et tu l’as relâché ?
  
  — Pas exactement. Mais offre-moi d’abord un drink où je crache une étincelle.
  
  Son air optimiste rassura Fabiani, qui se rongeait les sangs depuis son départ.
  
  Réfugiés dans l’abri souterrain, les deux amis commencèrent par vider un Schweppes Tonic arrosé de Gilbey’s Gin, et pendant quelques minutes Coplan connut un véritable sentiment de détente.
  
  — J’ai assez de matière pour te permettre d’expédier un roman-fleuve au Vieux, annonça-t-il, les bras pendants sur les accoudoirs de son fauteuil et ses pieds sur la table.
  
  — Bon, mais les copains ?
  
  — Nous allons les tirer du pétrin, j’espère. Ce soir ou demain. Et j’ai la clé du mystère : Khalid a lâché le morceau à propos de Marthe et d’Hector, la fille a livré Feldman, et d’Épenoy t’a mis dans le bain, toi.
  
  Fabiani se rejeta en arrière.
  
  — Qu’est-ce que tu racontes ?
  
  — La vérité. Je t’accorde que ça peut paraître bizarre, mais c’est ainsi.
  
  D’une façon plus détaillée, et dans l’ordre chronologique, Coplan relata ses aventures à Mossoul, il exposa comment le général et lui-même étaient tombés aux mains des agents turcs, fit le bilan de sa coopération avec eux et de leur expédition à la centrale clandestine du vieux quartier.
  
  — À ce propos, souligna-t-il, tu devrais brancher en permanence ton récepteur sur 24 mégacycles. Toi qui piges l’arabe, tu vas te régaler. Le grand Q.G. de l’affaire doit diffuser ses consignes sur cette longueur d’onde et tu entendras probablement le mot d’ordre du soulèvement général.
  
  Fabiani lui coupa la parole :
  
  — Question radio, Lemoine m’a signalé hier que d’autres éléments de la division de Jordanie ont été aperçus de ce côté-ci de la frontière par des hommes de l’I.P.C. Elle semble bien faire mouvement vers la capitale. Et Laviron, lui, m’annonce qu’un émetteur clandestin établi dans la région de Bassorah répand des propos incendiaires contre le gouvernement, depuis trois ou quatre jours. Bref, tu disais ?
  
  Le visage de Coplan était devenu songeur. Il marmonna :
  
  — Les instructions des types de Mossoul leur prescrivaient d’opérer leur jonction avec un bataillon du 52e Régiment d’infanterie ! C’est clair comme de l’eau de roche : cette division tout entière est aux ordres des rebelles, elle forme le groupe de choc de l’insurrection.
  
  Après cette parenthèse, il renoua le fil de ses propos antérieurs :
  
  — … Oui, surveille cette longueur d’onde, elle t’apprendra davantage qu’une dizaine d’agents. Mais pour en revenir à nos disparus, j’ai tout lieu de croire qu’ils sont encore en vie, sauf Khalid. Et quand nous aurons remis la main dessus…
  
  Sa phrase resta en suspens, son expression devint lointaine.
  
  — Oui ? le pressa Fabiani, intrigué.
  
  — … Nous tâcherons d’éclaircir l’étrange conduite de ton ami d’Épenoy.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Fabiani et Coplan conversèrent encore pendant un bon moment, puis l’entretien tourna court : Francis, affamé, fourbu, les joues râpeuses, tint à réparer les effets de trente-six heures de veille fertiles en dépenses physiques et en émotions diverses.
  
  Après une razzia dans les provisions de la « station-service », Coplan s’octroya une sieste de trois heures. Fabiani dut le secouer ferme pour l’arracher au sommeil et le décider à passer sous la douche.
  
  Afin de lui éclaircir les idées, il lui déclara :
  
  — J’ai repéré l’émission sur 24 mégacycles. L’opérateur appelle sans relâche un poste dont l’indicatif est IRK-5 mais n’obtient pas de réponse.
  
  — Ma tête à couper que c’est leur succursale de Mossoul, jeta Francis avant de pénétrer dans le cabinet de toilette. Ils doivent marronner. N’en perds pas une miette !
  
  Il s’enferma, revint au bout de vingt-cinq minutes, les cheveux humides, les joues lisses et le regard plus clair.
  
  — Verse-moi encore un Scotch, veux-tu ? pria-t-il en allumant une cigarette. Du super…
  
  Il changea de linge et de costume, fixa son bracelet-montre à son poignet. Un coup d’œil distrait au cadran le fit sursauter :
  
  — Huit heures ! Bon sang, faut que j’agrafe sans tarder ce colonel Zelli.
  
  À l’arrière-plan, le haut-parleur encastré dans le dressoir ne diffusait plus qu’un récital de parasites et de décharges atmosphériques. Fabiani tendit un verre de whisky à Coplan.
  
  — Si tout marche bien, que comptes-tu faire de nos collègues ?
  
  Francis but une gorgée, leva sa paume gauche :
  
  — Hé ! Pas si vite… Admets un tiers de seconde qu’il y ait une astuce, sur le papelard du brave général, et qu’elle me précipite aussi dans les ténèbres. Alors ?
  
  Les yeux de Fabiani s’arrondirent.
  
  — Tu crois qu’il…
  
  — Mets-toi à sa place. S’il n’y a pas pensé, c’est un c… Avoue que l’occasion est belle : si je passe à la casserole à mon tour, après les autres, il est à peu près tranquille ; il gagne quelques précieux jours, livre un otage supplémentaire à ses copains : une bonne affaire, non ?
  
  Fabiani arbora une mine déconfite. Évidemment, le message de Mukhtar pouvait, sous son apparence anodine et loyale, contenir une formule, un mot ayant un sens spécial, impossible à détecter pour un profane. Et dès lors, absolument tout serait remis en question.
  
  — Comment vas-tu te débrouiller ? s’en-quit-il, contrarié.
  
  Coplan acheva de vider son verre, reprit sa cigarette.
  
  — Il n’y a qu’une façon d’en avoir le cœur net, c’est d’y aller. Et de se tenir à carreaux. Si je ne t’ai pas donné un signe de vie à trois heures du matin, considère que les choses vont plutôt mal. Souviens-toi de l’adresse : colonel Zelli, 72 Mansour Street. Cela peut te servir de point de départ.
  
  Fabiani acquiesça, mais avec un soupir.
  
  — Tu ne désires pas te munir d’un petit engin quelconque ? Mon arsenal est assez garni.
  
  — Voyons ça, dit Coplan. Par les temps qui courent, on fabrique d’excellents bidules pour les gars qui commettent des imprudences.
  
  
  
  *
  
  
  
  Francis laissa la traction dans une rue perpendiculaire à Mansour Street, la plus proche du domicile du colonel Zelli.
  
  En longeant cette voie nouvellement percée, où des immeubles s’érigeaient à de grands intervalles et où les terrains vagues étaient plus nombreux que les maisons, Coplan était en proie à des sentiments assez contradictoires. D’une part, un espoir fantastique de sauver tout le monde, de l’autre une appréhension sérieuse née de l’éventualité d’un traquenard. Une vilaine alternative…
  
  Le 72 était un building moderne à appartements multiples, haut de quatre étages et rappelant certains hôtels de la Côte d’Azur. Une grande porte en fer forgé, dont un des battants était ouvert, précédait un hall où s’amorçait un escalier de pierre montant autour de la cage de deux ascenseurs.
  
  Les noms figurant à côté des boutons d’appel du parlophone indiquèrent à Coplan que le colonel Zelli habitait l’aile gauche, au deuxième étage. Au total, cet immeuble bourgeois était des plus rassurant.
  
  Coplan monta, s’immobilisa devant la porte d’entrée de l’appartement de l’officier. Un petit guichet, orné de ferronneries en quadrillage, se découpait à hauteur de visage.
  
  Ayant appuyé sur le bouton de sonnerie, Coplan patienta. Le guichet s’ouvrit et une paire d’yeux charbonneux le fixa.
  
  — Colonel Zelli, please ? hasarda Francis, incertain quant au sexe de l’observateur.
  
  Il leva, à titre d’introduction, une carte de visite privée.
  
  La porte s’ouvrit. Un domestique en longue robe, coiffé d’un turban, un poignard passé dans sa large ceinture d’étoffe, fit une courbette et dit en mauvais anglais :
  
  — Colonel pas ici. Parti.
  
  Coplan avala sa déconvenue.
  
  — Où ? demanda-t-il en reglissant sa carte dans la pochette de son veston.
  
  L’Arabe eut une mimique expressive.
  
  — Moi sais pas…
  
  — Est-il à Bagdad ou en voyage ?
  
  Même jeu des mains, écartées paumes vers le haut.
  
  — Rentrera-t-il ce soir ou demain ? insista Francis. Je dois le voir, c’est très important !
  
  — Colonel rien me dire.
  
  — A-t-il emporté une valise ?
  
  — No.
  
  Un silence. En désespoir de cause, Coplan suggéra :
  
  — Il n’est pas à la caserne ?
  
  Le domestique eut une moue dubitative.
  
  — May be…
  
  Devinant qu’il n’en tirerait rien, Coplan renonça.
  
  — All right… Je reviendrai demain.
  
  L’Arabe exécuta derechef une courbette, referma l’huis.
  
  Rendu de mauvaise humeur par ce contretemps idiot, Coplan redescendit, sortit de l’immeuble.
  
  Regagnant sa voiture à pas lents, il s’interrogea sur les démarches qu’il pourrait tenter en vue de dénicher l’officier.
  
  Elles lui apparurent toutes comme tellement aléatoires qu’il finit par choisir la solution la plus simple et, à tout prendre, la plus sûre : attendre le retour du colonel à son domicile.
  
  Francis amena la voiture dans Mansour Street, parcourut l’avenue dans les deux sens à faible allure, à l’affût d’un crieur de journaux ou d’une librairie. Il put acheter un exemplaire du « Iraqi Times » à un camelot, vint ensuite se poster non loin du building.
  
  Le soir était tombé, le nombre des charrettes, des chameaux et des voitures avait diminué. Bientôt les passants eux-mêmes se firent rares. La ville était très calme… En remarquant la date du journal – le 13 juillet – Coplan pensa aux rues pavoisées de Paris et à la revue qui aurait lieu le lendemain sur les Champs-Elysées…
  
  À deux heures du matin, il en attrapa vraiment marre. Pas plus de Zelli que de jambon dans l’assiette d’un Musulman. Et comme il avait promis à Fabiani de le contacter avant trois heures, autant repartir d’emblée à la villa Schéhérazade. Il reviendrait à l’aube, irait à nouveau sonner à l’appartement.
  
  Au bout de Mansour Street, il bifurqua sur la droite afin d’enfiler Fayçal Bridge, puis, sur l’autre rive du Tigre, il emprunta er Rashid Street.
  
  Tout en suivant l’artère principale de Bagdad, Coplan perçut quelque chose d’insolite. Bien que l’avenue présentât son aspect habituel, il eut la sensation qu’elle n’était pas tout à fait comme les autres nuits. Mais du diable s’il voyait en quoi résidait la différence…
  
  Le détail ne le frappa que lorsqu’il dépassa le Musée Islamique. Ni à ce carrefour-ci, ni aux précédents, ne se tenaient des agents de police.
  
  En soi, le fait n’était pas tellement surprenant, après tout. La relève s’opérait peut-être aux environs de deux heures. Ou bien les effectifs étaient-ils réduits pendant la période des congés ?
  
  Coplan franchit Bâb el Mouazem (la Porte du Nord) jour rejoindre la route de Kazimein. Sur sa droite, du côté de la Gare de Bagdad-North, son regard capta un groupe de silhouettes sombres qui barrait une rue. Des soldats.
  
  Cette vision fugitive ne l’incita pas à modifier son itinéraire. Il continua en ligne droite, vers le faubourg d’el Khark. Mais un kilomètre plus loin il fut contraint de serrer sur la droite, car un convoi arrivait en sens inverse. Un camion, puis une file de blindés le croisèrent. Une jeep fermait la marche.
  
  Sourcils rapprochés, Coplan appuya sur l’accélérateur dès que la colonne eut libéré la route. Six minutes plus tard il atteignit la villa.
  
  Cette fois, malgré le coup de sonnette convenu, Fabiani ne se manifesta pas, et Coplan descendit illico au refuge du sous-sol.
  
  À son entrée, Fabiani, assis devant le dressoir, tourna vers lui une physionomie préoccupée, ne parut pas étonné de le voir seul. Son attention était mobilisée par les paroles vociférantes qui s’échappaient, hachées de parasites, de son récepteur ondes courtes.
  
  — Pas pu voir le colonel, annonça laconiquement Francis, étreint par le pressentiment que les choses prenaient mauvaise tournure.
  
  Fabiani émergea enfin de son engourdissement.
  
  — M’étonne pas, laissa-t-il tomber. Je crois que les dés sont jetés. L’émetteur clandestin lance des messages personnels à toute pompe. L’heure H est proche.
  
  Coplan vint se planter près de lui, devant les appareils.
  
  — En passant près de la gare, j’ai vu un cordon de troupes qui en défendait l’approche, dit-il à mi-voix. Et puis j’ai croisé des blindés qui entraient à Bagdad… Le coup d’état va certainement se déclencher cette nuit. C’est la plus belle tuile qu’on pouvait rêver. Ils auraient pu attendre un jour de plus !
  
  Fabiani le regarda, complètement désemparé.
  
  — Qu’est-ce qu’on va foutre ? ragea-t-il. Si l’émeute éclate, les Européens qui montreront le bout du nez vont se faire assaisonner, je te prie de le croire ! Tu devrais entendre ce qu’ils dégoisent comme propagande, leurs muezzins radiophoniques !
  
  Le masque dur et les yeux baissés, Coplan réfléchit.
  
  — Au maximum, la bagarre va péter dans deux ou trois heures ; au petit matin, selon toute vraisemblance. D’Épenoy, Marthe et Feldman seront descendus dès que les rebelles enregistreront les premiers signes de victoire, et leurs corps seront jetés au milieu de la rue pour faire croire qu’ils ont été massacrés par la foule. Si on veut les sauver, il faut le faire maintenant !
  
  Les traits tirés, Fabiani le contempla avec ahurissement.
  
  — Mais comment ? s’exclama-t-il. Nous ne savons même pas où ils sont !
  
  — D’accord. La seule façon de le savoir, c’est de localiser cet émetteur. Avec le secours des autorités encore en place. Tant pis, je vais prévenir la Police d’État que des fauteurs de trouble utilisent l’onde de 24 mégacycles… Où est le siège de cet organisme ?
  
  Fabiani haussa violemment les épaules.
  
  — Tu es fou ! C’est sûrement un des premiers points stratégiques que neutraliseront les insurgés.
  
  — J’ai une chance d’y arriver avant eux. Où est-ce ?
  
  Sa détermination était entière, et Fabiani sut que rien ne pourrait le détourner de la voie qu’il venait de se tracer.
  
  — Tu ne réussiras qu’à te faire bousiller sans profit pour personne, opposa cependant Fabiani. Et puis merde, j’en ai soupé de me terrer dans cette cave ! Si tu mets les pieds dehors, je t’accompagne.
  
  — Ça va, accepta Coplan. Saute sur tes frusques, on file.
  
  « … Une grande marge d’initiative… » avait dit le Vieux. Eh bien, c’était le moment de lui montrer que ce blanc-seing n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd.
  
  Dix minutes plus tard, les deux hommes quittèrent la villa à bord de la traction. Fabiani avait pris le volant.
  
  Dans le faubourg d’el Khark, les deux amis ne relevèrent rien d’anormal. À Bâb el Mouazem, ils constatèrent que la gare était bien gardée par la troupe, et ceci inspira une singulière réflexion à Francis :
  
  — Imagine que le Gouvernement ait enfin eu vent de ce qui se préparait… Après tout, ce détachement qui cerne la gare et les blindés que j’ai vus tout à l’heure peuvent être des éléments de l’armée fidèles au roi. Si ces soldats sont en place pour faire échouer l’insurrection, nous jouons sur le velours.
  
  — Ne te fais pas d’illusions. La torpeur du Palais et la suffisante confiance du Premier ministre sont incurables. Quant, à l’armée, elle est gangrenée jusqu’à la moelle, grisée par les succès de Nasser. Mais sais-tu ce que je redoute, moi ? Que nous arrivions, la gueule enfarinée, au Q.G. de la police et que les flics soient aussi du côté de la rébellion !
  
  — J’y ai songé, dit Coplan avec son calme coutumier. Dans ce cas, le papier du général Mukhtar jouera un rôle déterminant : ou il nous sauve, ou il nous fiche dedans sans rémission, selon sa validité ou son double sens.
  
  Tout en virant dans er Rashid Street, Fabiani lui jeta un regard oblique.
  
  — Ben mon vieux, grommela-t-il.
  
  Le centre de la capitale dormait. Des enseignes continuaient à gaspiller leurs lumières multicolores, de rares taxis ramenaient chez eux les assidus des clubs de nuit. Ni camions militaires, ni patrouilles en armes.
  
  — Tu parles d’un état de siège ! ironisa Fabiani. Comme précautions, ça se porte bien.
  
  Il s’arrêta à quelque distance du bâtiment officiel, cala le frein à main.
  
  À première vue, les abords de l’édifice étaient déserts. Comme à l’ordinaire, une grosse lampe enclose dans une lanterne en fer forgé brillait au-dessus du perron d’entrée. Un agent, les pouces accrochés à son ceinturon, assurait une garde routinière sans beaucoup de conviction.
  
  — Ils vont nous envoyer paître, jugea Fabiani, envahi par une bouffée de pessimisme. Ces gars-là ont envie de dormir.
  
  — On va les réveiller, dit Coplan, prêt à descendre de voiture. Mais n’oublie pas que ça se présente comme chez le colonel Zelli : je préférerais que tu attendes ici pendant… mettons une heure ?
  
  Fabiani se renfrogna.
  
  — Encore poireauter, ronchonna-t-il.
  
  — Inversons les rôles, si tu veux, proposa Coplan, aimable. Toi, tu parles arabe. Je vais te refiler le certificat signé Mukhtar et tu iras discuter le coup.
  
  — J’aime autant ça. Passe-moi le papier.
  
  Coplan prit son portefeuille dans sa poche intérieure, en retira le billet.
  
  — Voilà. À n’utiliser que si, après ton laïus, on veut t’envoyer aux oubliettes.
  
  — Bien entendu, répliqua Fabiani.
  
  Il ouvrit la portière, marqua une hésitation. Un homme sortait précisément du bâtiment, dévalait les marches de l’entrée, venait vers la traction.
  
  Immobiles, les deux Français attendirent, sans d’ailleurs trop savoir pourquoi, qu’il se fût éloigné. Un réflexe élémentaire, dans cette atmosphère de perpétuelle suspicion.
  
  Coplan, qui observait ce personnage pressé, faillit pousser un juron quand l’homme passa près de lui. C’était Hasan.
  
  Mû par une impulsion, Coplan le héla.
  
  Le Turc, malgré ses nerfs solides, ne put contrôler le mouvement de sa main qui plongea dans l’échancrure de sa veste. Puis, à son tour, il reconnut Coplan, stoppa net.
  
  — Je parie à dix mille dollars contre un que votre visite dans ces bureaux rend la mienne superflue, dit Francis, sur un ton confidentiel.
  
  Interdit, Fabiani, la main toujours sur la poignée, tâcha de distinguer les traits de l’inconnu.
  
  D’un geste décidé, Hasan ouvrit une portière, s’installa sur la banquette arrière de la voiture. Il sourit, démasquant deux rangées de dents qui luirent dans l’obscurité.
  
  — Vous avez gagné votre pari, déclara-t-il. J’ai allumé la mèche. Cela n’a pas été facile… Je discute depuis quatre heures. Les flics ne voulaient pas me croire, naturellement, mais quand ils ont entendu ce qu’on racontait sur l’onde de 24 mégacycles, ils sont devenus verts.
  
  Coplan songea à lui présenter Fabiani, puis il demanda :
  
  — Ont-ils pu situer l’endroit de l’émission ?
  
  Hasan opina :
  
  — Ils le connaissent depuis vingt minutes, exactement. C’est la boutique d’un marchand de radio dans Ghazi Street, à moins d’un kilomètre d’ici.
  
  — Et quand comptent-ils l’attaquer ?
  
  — Le temps de faire leurs préparatifs, de rassembler des hommes… Un peu avant l’aube, je suppose.
  
  Coplan et Fabiani se consultèrent du regard, avec une égale perplexité. Ni le Turc, ni les policiers, ne semblaient se douter que le coup de force était imminent, que des troupes mutinées occupaient déjà des points névralgiques à la périphérie.
  
  Francis fit part à Hasan des indices inquiétants notés par Fabiani et lui depuis le début de la nuit ; la figure du Turc s’allongea.
  
  — Mais c’est très grave, ce que vous m’apprenez là, gronda-t-il. Il faut mettre le directeur au courant, sans perdre une seconde ! Vous m’accompagnez ?
  
  Les deux Français acquiescèrent comme un seul homme. Puisque la Police d’État semblait fidèle au Gouvernement, ils pouvaient s’y rendre ensemble.
  
  Tous trois sortirent de la traction, allèrent vers l’entrée du Q.G. Le planton leur posa une vague question, pour la forme, et Hasan le tranquillisa d’une réplique.
  
  À l’intérieur, un autre agent les prit en charge pour les reconduire dans le bureau d’où venait Hasan, celui du Directeur de la Sûreté de Bagdad.
  
  Ce fonctionnaire, le visage défait, le teint terreux, se demanda ce qu’Hasan et ces deux Européens allaient encore lui apprendre comme catastrophe.
  
  En arabe, Hasan l’informa des dernières nouvelles.
  
  Le directeur porta ses deux mains à son front, devint livide.
  
  — C’est insensé ! beugla-t-il. Un comble ! Il faut que ce soient des étrangers qui viennent me signaler, à moi, directeur de la police, que des mouvements de troupes s’opèrent à Bagdad ! Je vais faire édifier cent potences pour tous ces incapables, ces pourceaux !…
  
  Il aurait ajouté d’autres invectives si sa voix ne s’était étranglée sous l’empire de la fureur. Enfin, il décrocha son téléphone pour aviser le Ministère de l’intérieur et le Chef du service de sécurité du palais, forma d’un index tremblant de nervosité le premier numéro.
  
  Mais quand il écouta, il s’aperçut qu’il n’y avait pas de signal.
  
  Les lignes étaient coupées.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  — Plus rien, articula le fonctionnaire d’une voix blanche, en posant un regard halluciné sur ses trois visiteurs.
  
  Des idées se mirent à tourbillonner à une allure folle dans sa tête. La Sûreté était haïe par le peuple, il le savait. En cas d’émeute lui et ses hommes se feraient lyncher. Et si les révolutionnaires passaient à l’offensive, le Q.G. de la police serait visé en premier lieu.
  
  La dispersion. Le salut était dans la dispersion.
  
  Il plaqua furieusement le combiné sur la fourche.
  
  — Je vais envoyer des estafettes, décida-t-il avec un regain de sang-froid. Puis faire évacuer le bâtiment. Messieurs, si je puis vous donner un conseil, regagnez vite votre domicile et n’en sortez plus.
  
  Il écrasait déjà de sa paume une rangée de boutons de sonnerie, sans plus se soucier de ses interlocuteurs.
  
  Coplan, avançant d’un pas, s’appuya au bureau :
  
  — Et cette baraque de Ghazi Street ? rugit-il. Vous allez l’autoriser à déverser sans arrêt les consignes qu’attendent les insurgés à Bagdad et dans les autres villes d’Irak ?
  
  Éberlué, le directeur bégaya :
  
  — Mais… je n’ai plus le temps de m’en occuper ! Je ne suis pas outillé pour envahir cette maison, si je n’ai plus l’appui d’un bataillon de police armé jusqu’aux dents… Le téléphone ne m…
  
  — Vous allez fuir sans combattre ? Ne pas attaquer ce foyer qui est en train de propager l’incendie ?
  
  Des portes claquèrent dans le couloir, un timbre d’alarme retentit à tous les étages. Un homme entra en coup de vent dans le bureau directorial, adressa la parole à son chef avec une agitation telle que sa phrase ne fut pas comprise par Hasan et Fabiani.
  
  Le directeur se leva brusquement, cracha deux mots à son subordonné qui fila aussitôt. Puis il dit à Coplan :
  
  — Trop tard… Mes inspecteurs chargés de la surveillance du domicile des ministres rentrent l’un après l’autre : des soldats se postent autour de leurs résidences. Maintenant laissez-moi, j’ai à faire.
  
  C’était dit d’une façon cinglante, sans réplique.
  
  Le masque dur, Coplan dit à ses compagnons :
  
  — Venez, on va se démerder autrement.
  
  Ils firent demi-tour, enfilèrent le couloir, descendirent dans la rue.
  
  En surface, il ne se passait toujours rien. Pas un bruit de moteur ne troublait la paix nocturne, aucune rumeur ne s’élevait dans la fragile grisaille préludant à l’aube.
  
  Les trois hommes montèrent dans la traction, dont Coplan assuma la conduite. Il démarra sec, partit vers er Rashid Street.
  
  — Où faut-il vous déposer, Hasan ? s’enquit-il peu après.
  
  Ses coudes appuyés sur le dossier du siège avant, le Turc répondit :
  
  — Je croyais retourner à Mossoul. Ma voiture est garée devant une boîte de nuit d’Abou Nawas Street. Mais je peux aussi bien rester avec vous. Moi, j’ai des papiers de citoyen irakien, je ne crains rien. Vous, que comptez-vous faire ?
  
  C’était la question que se posait Fabiani.
  
  Du train où allaient les choses, il n’y avait plus qu’à se replier sur la villa Schéhérazade et attendre la fin de la tourmente. Tout était fichu.
  
  Les yeux attentifs au moindre détail suspect, dans l’avenue que longeait la voiture, Coplan dit après un silence :
  
  — Vous pouvez nous être utile, Hasan, mais je ne vous demande rien et c’est à vos risques et périls. Toutefois, ce que je veux tenter peut présenter de l’intérêt pour votre service… Je crois que Tarhan serait d’accord.
  
  — Bon, fit le Turc, intrigué. Vous persistez toujours à vouloir délivrer vos compatriotes ?
  
  — Oui. Je ne peux pas les laisser tomber. Ce qui va se produire n’est pas un soulèvement spontané des masses populaires, c’est un coup d’état bien manigancé, orchestré et dirigé par l’armée : tout le prouve. La foule roupille, vous le voyez bien. Elle ne participera qu’à la seconde phase de l’insurrection, quand le principal sera fait. Et ceci nous ouvre encore une perspective. Une seule… Écoutez-moi bien, tous les deux.
  
  
  
  *
  
  
  
  Le 14 juillet, à six heures du matin, au palais Rihab, le jeune roi Fayçal se préparait à partir en avion à Istambul en compagnie de son oncle, l’ancien régent Abdul Illah.
  
  Toute la famille royale, en joyeuse effervescence, se disposait à les accompagner à l’aérodrome. Très affairé, le vieux maître de cérémonie allait d’une salle à l’autre pour régler les derniers détails.
  
  Tirée à quatre épingles, la Garde Royale attendait l’ordre de sortir dans la grande cour afin de présenter les armes. Dans trois limousines étincelantes, des serviteurs entassaient des bagages. La voiture royale et celles de sa suite étaient déjà disposées en arc de cercle, chauffeurs hiératiques aux volants, et prêtes à s’ébranler pour accueillir l’auguste cortège au bas des marches.
  
  À l’extérieur du palais, un grondement sourd, très faible au début, fit vibrer l’air et trembler le sol. Assez vite, le bruit s’amplifia, devint très proche, cessa soudain.
  
  Ni le roi, ni ses proches, n’eurent l’attention attirée par ce lourd ronflement de moteurs, sachant que leur escorte jusqu’à l’aérodrome devait comporter quelques camions d’infanterie et que des agents de sécurité montés sur de grosses motos devaient encadrer les voitures.
  
  Cependant, le commandant de la Garde Royale s’étonna d’entendre ce vacarme qui évoquait furieusement le roulement de blindés. À sa connaissance, la participation d’une compagnie de chars n’avait pas été ordonnée.
  
  Il sortit de son bureau, passa sous les arcades de la cour d’honneur en regardant du côté cîu portail.
  
  Trois auto-mitrailleuses étaient là, devant la grille. Montées par des officiers en tenue de campagne, la poitrine barrée par une mitraillette.
  
  De plus en plus surpris, le commandant se dirigea vers eux afin de demander des explications sur leur présence et les prier de dégager la sortie du palais.
  
  À son approche, un des officiers sauta du véhicule blindée. Avant que le militaire en grand uniforme ait ouvert la bouche, il lui dit d’une voix contenue, mais autoritaire :
  
  — Commandez au maître de cérémonies de faire descendre la famille royale. Vite.
  
  Son index caressait la gâchette de son arme d’une façon significative. L’officier de la Garde blêmit.
  
  — Je… Vous ne… bafouilla-t-il, scandalisé.
  
  L’autre lui coupa la parole.
  
  — J’ai dit : vite. Sinon écartez-vous, nous irons nous-mêmes.
  
  D’autres officiers étaient descendus des trois autos blindées. Ils entouraient leur collègue et leur figure était menaçante.
  
  — Heu… Bien.
  
  Sa langue collée par l’angoisse, le commandant ne put rien dire de plus.
  
  Il fit demi-tour, traversa la cour effleurée par le soleil. Il eut la tentation de crier, d’appeler au secours, mais il sut qu’il ne se résoudrait jamais à donner à ses hommes l’ordre d’ouvrir le feu sur des officiers de l’armée irakienne.
  
  Comme un somnambule, il gravit les marches du vaste perron.
  
  Entre temps, des curieux s’étaient rassemblés contre les grilles. La présence de chars, l’alignement des voitures dans la cour, ces auto-mitrailleuses arrêtées devant le majestueux portail annonçaient sans conteste un spectacle.
  
  Les officiers en tenue de combat s’étaient avancés, l’arme sur la hanche. D’instinct, chauffeurs et domestiques pressentirent un danger, et la peur les cloua sur place.
  
  Des longues secondes s’égrenèrent dans un silence mortel. Les officiers avaient atteint la première marche quand l’aide de camp du roi parut. Il fut ceinturé, assommé, avant d’avoir eu le temps d’esquisser un geste.
  
  Les envahisseurs poursuivirent leur marche à l’intérieur du palais. Ils s’immobilisèrent sur un rang tandis que le brouhaha de conversations annonçait l’arrivée du roi et de sa famille.
  
  La suite, Régent en tête, descendit l’escalier monumental aboutissant dans l’immense salon du bas.
  
  Abdul Illah vit soudain les officiers armés de mitraillettes. Il devina sur-le-champ qu’un drame était dans l’air, dégaina son revolver alors que, derrière lui, le jeune roi, sa tante, et deux princesses, médusés, regardaient sans comprendre.
  
  Une rafale tonna. Sans un cri, le Régent, le Roi et leurs compagnes tournoyèrent sur eux-mêmes, s’abattirent face en avant, éclaboussant de leur sang les grands vases posés de part et d’autre du grand escalier.
  
  Alors, le fracas des détonations rompit un sortilège. Au dehors, une énorme clameur jaillit de la foule des curieux et ceux-ci, déchaînés, se ruèrent dans la cour du Palais. Pendant qu’éclataient encore des coups de feu dans les chambres et dans les salons de l’étage, les émeutiers animés par une fureur dévastatrice s’élançaient pour saccager les locaux et massacrer les membres de la Cour, les dignitaires et les serviteurs de la maison royale.
  
  Le cadavre d’Abdul Illah, brandi comme un trophée, fut transporté à l’extérieur au milieu d’un concert d’insultes et de vociférations, afin d’être exposé aux crachats et à l’exécration publique.
  
  La Garde Royale, jetant ses armes sans combattre, fraternisa avec les soldats de la compagnie blindée.
  
  Bientôt, un officier sortit au galop du palais ; tenant sa mitraillette à bout de bras comme un étendard, il hurla un cri de victoire, montra que tout était terminé.
  
  Une vague d’enthousiasme déferla parmi les insurgés, qui entonnèrent un hymne saluant l’avènement de la république. Comme une traînée de poudre, la nouvelle se répandit dans tout Bagdad.
  
  Alors entrèrent en action des commandos civils soigneusement entraînés.
  
  Selon les plans établis, les uns s’employèrent à exciter le peuple, les autres à réaliser quelques objectifs précis fixés de longue date : l’assassinat d’un certain nombre de personnalités irakiennes et étrangères, la mise à sac de certaines ambassades occidentales et d’au-très édifices contenant des documents secrets de la plus haute importance.
  
  
  
  *
  
  
  
  Une demi-heure avant ces événements, la traction occupée par Coplan, Fabiani et Hasan stationnait en bordure d’une place, au carrefour de la route de Karada et de Ghazi Street.
  
  La place, comme la rue, était déserte. Les autobus ne circulaient pas. Les trois hommes devisaient en fumant des cigarettes et s’efforcaient de tempérer leur impatience.
  
  Le crépitement d’une lointaine fusillade leur fit dresser soudain l’oreille.
  
  — Ça démarre, prononça Fabiani. On dirait que ça vient du palais royal.
  
  — J’en étais sûr, dit Coplan. Tu vas voir : les révolutionnaires vont appliquer point par point le programme que nous avait dévoilé l’enregistrement du Ritz. Et il débutait par le massacre de la famille royale : nous y sommes.
  
  Hasan, les lèvres serrées, le regard fixe, écoutait intensément.
  
  — Alors, ne loupons pas le bref intervalle entre la prise effective du pouvoir par les militaires et le soulèvement qui semblera les y avoir portés, adjura Fabiani.
  
  Coplan tourna la clé de contact, mit le moteur en marche.
  
  La voiture remonta Ghazi Street, stoppa à une trentaine de mètres du magasin de radio.
  
  Francis consulta sa montre : six heures vingt-cinq. La fusillade avait cessé mais, de-ci de-là, claquaient encore des coups de pistolet.
  
  Au bout de quelques minutes d’une attente presque intolérable, un camion commercial déboucha d’une rue secondaire et vint se ranger devant le magasin.
  
  Coplan toucha du coude Fabiani.
  
  Le camion à peine arrêté, des hommes qui se tenaient à l’intérieur sautèrent l’un après l’autre sur l’asphalte, se précipitèrent dans la boutique. Ils étaient trop absorbés pour prêter attention à une voiture étrangère garée non loin d’eux.
  
  Peu de temps après, d’autres individus armés de carabines sortirent de la maison d’à côté.
  
  — Comme à Mossoul, remarqua Hasan dans un souffle.
  
  Les nouveaux venus s’enfournèrent dans le camion tandis que leurs prédécesseurs, ressortant du magasin les bras garnis de paquets de tracts, de fusils ou d’armes diverses, établissaient un va-et-vient entre le véhicule et l’immeuble.
  
  Le chargement ne dura guère : tout avait été bien organisé, minuté à la perfection.
  
  Le dernier homme à peine embarqué, le camion s’ébranla avec son équipe de spécialistes, d’agents provocateurs et de tueurs expérimentés.
  
  Quand il se fut éloigné dans la direction d’Amin Street, Coplan ouvrit la portière.
  
  — Allons-y.
  
  Escorté par ses deux amis, il marcha d’un pas rapide vers le magasin de radio qui camouflait la centrale égyptienne d’aide aux révoltés.
  
  La porte était restée ouverte. Les trois agents pénétrèrent dans la salle d’exposition encombrée de postes portatifs, de meubles combinés et d’électrophones. Ils ne virent personne, poussèrent plus loin leurs investigations. Une arrière-salle s’ouvrait derrière le comptoir garni de classeurs de disques. Ils n’eurent qu’à écarter un rideau de velours pour y accéder.
  
  Un homme d’aspect inoffensif, âgé d’une cinquantaine d’années, plutôt frêle, releva vivement la tête, dévisagea d’un regard suspicieux les trois intrus.
  
  Conformément au scénario suggéré par Coplan, Hasan parla en arabe :
  
  — Nous venons de la part du général Mukhtar, ou si vous préférez, M-3… Nous n’avons pu joindre le colonel Zelli depuis hier soir. Nous cherchons trois personnes qui ont été arrêtées par erreur ; elles doivent être mises en liberté.
  
  Le commerçant, pris au dépourvu, méfiant malgré tout, répondit avec prudence :
  
  — Je ne vois pas ce que vous voulez dire…
  
  — Non ? fit Hasan, dédaigneux. Il y a peut-être quelqu’un, ici, qui est mieux au courant ? Le speaker de l’émission, par exemple. Menez-nous jusqu’à lui.
  
  Il s’était rapproché de lui, très naturellement.
  
  — Votre carte ? demanda le quinquagénaire.
  
  S’agissait-il d’un simple bristol ou d’une carte d’affilié au groupement révolutionnaire ?
  
  Dans le doute, Hasan choisit la solution la plus expéditive. Il envoya son poing à toute volée au milieu de la figure du marchand, dont la chaise bascula en arrière.
  
  Durement sonné, l’homme dégringola sur le sol, ne bougea plus. Le Turc lui assena cependant un coup de crosse supplémentaire sur le crâne.
  
  — Il essayait de me coincer, expliqua-t-il rapidement à ses compagnons. J’ai dû lui fermer la bouche. Continuons.
  
  Fabiani lui fit signe d’attendre. Il retourna dans le magasin, referma la porte d’entrée et la verrouilla. Coplan lui décocha un clin d’œil approbateur.
  
  À trois, ils passèrent dans une autre pièce, privée celle-ci et aménagée en salon. Par une porte latérale, ils débouchèrent dans une cage d’escaliers.
  
  — Commençons par le bas, murmura Coplan. Ils ont peut-être adopté la même disposition qu’à Mossoul.
  
  Le Turc opina. Ouvrant la marche, il guida les deux Français vers le sous-sol.
  
  Une lampe électrique allumée éclairait les marches. Des voix résonnaient quelque part dans les caves.
  
  Hasan marcha délibérément vers l’endroit d’où elles semblaient provenir. Coplan et Fabiani, en retrait et légèrement écartés de lui, se tenaient prêts à tirer au travers de leur poche si le Turc était menacé.
  
  Ils franchirent une cave vide où traînaient des caisses d’emballage éventrées, parvinrent devant une porte en fer. Elle céda avec un grincement rouillé à la traction d’Hasan, qui se trouva brusquement en présence de deux hommes en chemise kaki, portant ceinturon et pistolet.
  
  Manifestement estomaqués, les deux occupants du local toisèrent l’arrivant. Imperturbable, Hasan leur débita la même fable qu’au propriétaire du magasin. Coplan et Fabiani, taciturnes, vinrent l’encadrer.
  
  Le Turc jouait la comédie avec beaucoup de talent, et l’on en jugeait par la mine préoccupée de ses auditeurs. Malgré leur réserve, ces derniers n’envisagèrent pas une seconde que ce « compatriote » pouvait être un adversaire. À part le cercle restreint des initiés, qui pouvait connaître l’emplacement de ce repaire qui, depuis des mois, narguait la police ?
  
  Lorsque Hasan eut terminé, ils se regardèrent, se grattèrent la nuque.
  
  — Nous ne sommes ici que depuis hier, expliqua l’un d’eux. Vous devriez monter là-haut, au second étage. Le chef pourra sans doute vous renseigner.
  
  — Merci, dit Hasan.
  
  Puis, à l’intention des Français :
  
  — Go.
  
  Il pivota comme pour sortir et ses gardes du corps foncèrent sur les types en kaki.
  
  Coplan percuta la mâchoire du premier d’un direct à mettre à genoux Ray Sugar Robinson lui-même. Fabiani plia le second en deux par un crochet à la ceinture. Pistolet dans la main, Hasan attendit une occasion favorable pour matraquer le plus résistant des deux Arabes.
  
  La victime de Coplan recula en battant des bras jusqu’au mur opposé, s’effondra sur les genoux, puis son buste se pencha vers le sol et s’y déposa mollement. Plus coriace, le partenaire de Fabiani avait lâché un « han » de douleur mais en saisissant la crosse de son pistolet pour dégainer. Coplan lui attrapa le poignet, le tordit, tendit l’autre main pour cueillir au vol l’arme qui tombait et, sans lâcher le bonhomme, lui en martela la calebasse. Le type roula sur le sol.
  
  — Bel ouvrage, apprécia Hasan, déçu de n’avoir pas dû intervenir.
  
  Venant de l’escalier, une voix rude proféra :
  
  — Qu’est-ce qui se passe, là-dedans ! Hamid ! Ali !
  
  Des échos se répercutaient encore qu’un pas lourd mais rapide traversait la cave voisine. Coplan et Fabiani s’aplatirent le dos au mur, à côté de l’encadrement de porte. Hasan fit front.
  
  — Ils se bagarrent, se plaignit-il en montrant l’espace derrière lui. C’est bien le moment de se…
  
  Il attaqua le premier le colosse au cou de taureau qui, le mufle contracté, s’apprêtait à l’agripper par l’épaule. Le tranchant de sa main frappa sèchement la carotide proéminente de l’Oriental et une manchette du bras gauche lui démolit la face.
  
  Stoppée net et les idées vacillantes, la brute gonfla le torse pour riposter d’un coup de son énorme poing, mais un retard d’un cinquième de seconde lui valut d’encaisser les deux pieds du Turc au creux du sternum.
  
  Emergeant de leur retraite, Coplan et Fabiani arrivèrent juste à temps pour voir l’individu propulsé vers la muraille s’y cogner avec violence. Avec un ensemble touchant ils vinrent à son secours pour l’empêcher de s’écrouler, afin de mieux l’achever par une décoction de 7.65 sur les pariétaux. Ensuite ils l’abandonnèrent à son sort et le laissèrent descendre en vrille sur le sol cimenté.
  
  Les trois alliés soufflèrent un instant, rengainèrent leur pistolet.
  
  — Je voudrais bien qu’on ait le temps de faire autre chose, soupira Coplan. Qu’est-ce qu’ils avaient raconté, ces deux zèbres ?
  
  — Que nous devions monter au second, dit Fabiani.
  
  Coplan promena ses yeux autour de lui.
  
  — Je veux bien, dit-il, mais j’aimerais d’abord découvrir la porte de communication avec l’immeuble voisin.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Une perquisition sommaire du sous-sol montra qu’il avait uniquement servi de dépôt d’armes : des charges de plastic, des grenades, des caisses de cartouches et une ample provision de chargeurs pour pistolets et pour mitraillettes étaient encore entreposées contre un mur. Mais nulle part les trois amis ne relevèrent d’indice permettant de supposer qu’il existait un passage vers l’immeuble voisin.
  
  Fabiani voyait avec anxiété défiler les minutes.
  
  — Montons, réclarna-t-il avec insistance. Le temps passe et nous ne sommes nulle part.
  
  Coplan renonça à sonder plus avant les parois. Hasan avait traîné le corps inerte de son puissant adversaire près des deux autres types évanouis.
  
  Au sortir de la cave, il referma sur eux le panneau de fer, le bloqua avec une planche s’appuyant sous le loquet et dont l’autre extrémité s’encastra en oblique dans une anfractuosité du sol.
  
  Ils gravirent les marches jusqu’au rez-de-chaussée, empruntèrent la volée suivante. Quatre portes, au premier étage, ne ralentirent pas leur ascension, car sur un signe interrogateur d’Hasan, Coplan montra du pouce l’étage supérieur.
  
  Au second, la disposition était identique. Hasan ouvrit une porte au hasard avec autant de désinvolture que s’il était chez lui.
  
  Passant sa tête à l’intérieur, il ne vit qu’une honnête salle à manger, vide. Elle communiquait avec une autre pièce d’où émanait le bruit d’une conversation.
  
  Le Turc marcha vers cette seconde chambre, y fit irruption.
  
  Trois Arabes, élégamment vêtus à l’européenne, le considérèrent avec surprise et froideur. Assis autour d’une table surmontée de deux téléphones, des papiers étalés devant eux, ils eurent un léger haut-le-corps en apercevant Coplan et Fabiani derrière l’intrus.
  
  Sans leur donner le temps de réfléchir ou de poser une question embarrassante, Hasan débita son monologue avec une parfaite assurance et comme si sa démarche était des plus naturelle.
  
  Un des personnages, d’apparence distinguée, la lèvre supérieure rehaussée d’une fine moustache noire, s’enquit d’un ton un peu méprisant :
  
  — De qui s’agit-il ? Et qui êtes-vous ?
  
  — Les prisonniers en question sont des sujets français, deux hommes et une femme. Ces messieurs sont des délégués de l’Ambassade de France… Quant à moi, je suis un ami personnel du général Abdul Mukhtar. Nous arrivons de Mossoul. D’ailleurs, voici le message dont le général m’avait doté pour le colonel Zelli, malheureusement introuvable…
  
  Il exhiba le billet, le tendit à son interlocuteur.
  
  Pendant que celui-ci lisait le texte, Coplan et Fabiani se sentirent des fourmis dans les veines. Mukhtar leur avait-il joué un mauvais tour ou non ? C’est maintenant qu’ils allaient le savoir.
  
  Les deux autres assistants ne cessaient de leur jeter des regards hostiles. Les cheveux calamistrés, les yeux faux, ils trituraient leur crayon avec impatience, furieux d’être dérangés en ce moment crucial.
  
  L’homme à la moustache remit le billet à Hasan.
  
  — Je ne peux pas m’occuper de cette affaire pour l’instant, déclara-t-il avec dédain. Des choses plus importantes requièrent toute mon attention. Revenez me voir demain, quand le situation se sera consolidée.
  
  Hasan, ennuyé, traduisit pour Coplan.
  
  — Demandez-lui s’ils sont toujours en vie, dit ce dernier entre ses dents. Il cherche peut-être du bois de rallonge.
  
  Hasan posa la question, nettement.
  
  L’Arabe parut froissé.
  
  — Aucun de nos prisonniers n’est exécuté sans ordres, et ceux-ci en particulier devaient être restitués à…
  
  Ses lèvres restèrent entrouvertes car, au milieu de la table, une petite lampe rouge s’était mise à clignoter désespérément. Ses adjoints, voyant le signal, changèrent de figure.
  
  Hasan, Coplan et Fabiani comprirent instantanément que les choses tournaient mal. Avec une promptitude hallucinante, ils dégainèrent ensemble leur pistolet.
  
  — Pas un geste, articula Hasan en prenant un pas de recul. Où sont ces Français ?
  
  Cloués sur leur chaise, les Arabes levèrent leurs mains avec répugnance, tout en dirigeant sur les armes braquées des regards étincelants de haine. Aucune d’eux ne répondit.
  
  — Répétez la question, Hasan, dit Coplan. Je brûle une cervelle trois secondes après.
  
  Le Turc répéta, y ajouta la menace.
  
  La porte d’en face fut ouverte d’un coup de pied. De biais, un type en partie caché par l’encadrement braqua un canon de mitraillette en criant à ses compatriotes de se baisser.
  
  Trois coups de feu éclatèrent avant qu’ils eussent eu le réflexe voulu. Tous destinés au pointeur.
  
  Les balles firent sauter des éclats de bois et l’une d’elles, au moins, atteignit sa cible puisque l’homme se cassa en deux en lâchant son arme. Un autre projectile le frappa encore pendant sa chute.
  
  Le gandin moustachu plongea vers les jambes d’Hasan à la faveur de l’inattention générale. Il réussit à déséquilibrer le Turc et à le projeter par terre. Coplan lui balança la pointe de son soulier dans les côtes pour lui couper le souffle et deux détonations retentirent presque simultanément. Un des types assis avait extrait un revolver on ne soit d’où, avait visé Francis ; Fabiani lui avait logé une balle dans la poitrine.
  
  — Merci, collègue, lança Coplan, qui avait senti le projectile à ras de son oreille.
  
  En même temps, il se pencha sur l’agresseur d’Hasan, lui agrippa la cheville pour lui tordre le pied. Hasan, gesticulant comme un diable pour se redresser, parvint à frapper son adversaire à la face. L’acier de son pistolet défigura l’Arabe, dont la bouche ouverte laissait échapper un râle de douleur.
  
  Pétrifié, tenu en respect par Fabiani, le troisième larron n’avait pas bougé. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front.
  
  Hasan se remit debout ; la torsion qu’imprimait Francis au pied de son assaillant suffisait à paralyser ce dernier ; elle le plaquait au sol aussi sûrement qu’un poids de deux cents kilos.
  
  — Faites-le parler, grinça Coplan à l’adresse du Turc.
  
  Pendant qu’Hasan questionnait derechef l’homme dont les mains griffaient le plancher, Coplan aggrava sa pesée, bien décidé à lui casser la jambe et à le disloquer entièrement s’il persistait à se taire.
  
  — Dans la mansarde… la maison d’à-côté… lâcha l’Arabe, livide.
  
  Informé, Coplan le libéra, le souleva comme un sac et le remit sur ses pieds.
  
  — Conduis-nous, gronda-t-il en le poussant devant lui d’une manière assez explicite pour ne pas nécessiter d’interprète.
  
  Fabiani enjoignit au plus timoré de la bande de se lever, de les accompagner aussi. Mais dès que l’homme l’eut précédé, il l’assomma sans pardon.
  
  — Pas besoin de poids mort, grommela-t-il en enjambant le corps.
  
  Le groupe passa dans la pièce où s’était embusqué le candidat mitrailleur. C’était le local de la station clandestine. Un émetteur de fabrication japonaise trônait sur une table en bois blanc, lampes allumées, micro branché.
  
  — Nom de D…, jura Coplan.
  
  Il se rua sur les commutateurs d’alimentation, coupa le courant, puis dit à Fabiani :
  
  — Ce bidule a radiodiffusé la bagarre. Si des groupes de choc sont équipés de walkie-talkie, ils vont rappliquer.
  
  Fabiani frémit, lâcha un juron.
  
  Hasan, qui ne perdait pas le nord, fracassa le micro d’un coup de crosse, arracha de l’émetteur le fil de raccordement à l’antenne, puis, saisissant l’appareil à deux bras, il le flanqua violemment sur le sol.
  
  — Matériel égyptien, expliqua-t-il. Ne doit pas servir ailleurs…
  
  Coplan stimula son prisonnier d’une bourrade, pour l’inviter à montrer le chemin.
  
  De mauvais gré, l’autre alla vers un placard. En réalité, c’était le passage menant à la maison voisine.
  
  Les quatre hommes débouchèrent sur un escalier, que l’Arabe entreprit de monter en dépit de sa cheville douloureuse. Un pistolet enfoncé dans ses reins le persuadait d’ailleurs de ne pas lambiner et de ne pas chercher d’échappatoire.
  
  Hasan fermait la marche en regardant derrière lui, prêt à tirer sur la première tête qui se montrerait.
  
  Au dernier palier, le moustachu s’arrêta, essoufflé, désigna de l’index une porte fermée. Fabiani l’ouvrit. Un type, revolver au poing, le regarda droit dans les yeux. Le Français fit feu, l’expédiant au plancher sans vaines palabres.
  
  Il avança dans la pièce, fit glisser un énorme verrou, attira le battant vers lui.
  
  Debout, d’Épenoy, Marthe Langeais et Max Feldman le contemplèrent avec des yeux exorbités. Pâles, amaigris, fiévreux, ils eurent tous le même réflexe de crainte. Car seul parmi eux, d’Épenoy connaissait les traits du chef de réseau.
  
  Fabiani articula :
  
  — On s’embrassera plus tard. Il est temps de calter. Vous venez ou vous restez là ?
  
  Sidérés, les trois prisonniers mirent encore une seconde à recouvrer l’usage de leurs muscles. Puis ils se précipitèrent vers la porte ouverte.
  
  Coplan écarquilla les yeux lorsque la jeune femme passa devant lui sans le remarquer.
  
  — Claudine ! proféra-t-il, abasourdi.
  
  Elle tourna la tête, le reconnut soudain, porta sa main à sa bouche.
  
  — Toi ! émit-elle dans un souffle, l’esprit emporté par un vertige.
  
  Elle s’écroula dans ses bras, sur le point de défaillir.
  
  — Allons, grouillez ! rouspéta Fabiani, les nerfs en boule. Il faut encore sortir de cette baraque !
  
  Coplan écarta Claudine, l’entraîna à la suite de ses compagnons.
  
  Discrètement, Hasan avait pris l’Arabe en charge, le forçait à descendre le premier.
  
  — Un bon conseil, lui glissa-t-il. Choisis le chemin le plus sûr, car si nous devons déblayer le passage avec nos revolvers, je te liquide en priorité.
  
  Arrivé à l’endroit où les deux maisons communiquaient, le captif eut un instant d’hésitation. Risquer sa peau dans les circonstances présentes lui apparaissait comme une absurdité, et il se demanda sincèrement laquelle des deux voies offrait le plus de garanties. Songeant au commerçant qui avait donné l’alarme, et à ses acolytes peut-être indemnes dans la cave, il opta pour l’immeuble dans lequel il se trouvait, il continua de descendre le même escalier.
  
  Personne n’intercepta le cortège.
  
  Devant la porte de rue, Hasan dit à son otage :
  
  — Bien le bonjour au Bikbachi…
  
  Et d’un direct aussi percutant qu’imprévisible, il knock-outa l’envoyé du Caire qui, les bras ballants, s’effondra sans douceur sur les dalles du couloir.
  
  Coplan arrêta Fabiani, prêt à sortir.
  
  — Attends. Nous ne savons pas ce qui se passe dans les rues.
  
  Il préleva dans sa poche le pistolet qu’il avait ôté des mains du gardien abattu par Fabiani, le remit à Feldman. Ensuite, il tendit à d’Épenoy son propre 7.65. Il extirpa enfin de sa poche une grenade grosse comme une balle de golf, et qu’il fit danser dans sa paume.
  
  — Nous allons nous enfourner tous dans la 15 CV garée à trente mètres d’ici. Il faut faire vite. Quiconque tenterait de nous barrer la route doit être liquidé : pas question de parlementer.
  
  Sur l’approbation unanime de ses compagnons, il ouvrit, jeta un coup d’œil de part et d’autre.
  
  Un attroupement, sur l’autre trottoir, observait la façade du magasin de radio. Les badauds regardaient surtout les fenêtres du second étage, où quelques minutes auparavant avaient claqué des coups de feu.
  
  Coplan renseigna ses amis :
  
  — Des péquenots sont en train de baver de l’autre côté de la rue. Il vaudrait mieux que nous sortions en deux groupes. Hasan, Claudine et Fabiani d’abord, puis Feldman, Hector et moi, à deux minutes d’intervalle. Défilez-vous en douce, comme si vous n’aviez rien entendu. Nous ne sommes pas censés savoir que c’est la révolution…
  
  Le Turc, la jeune femme et Fabiani, légèrement oppressés quand même, passèrent dans la rue, marchèrent sans hâte vers la traction en ayant l’air de converser.
  
  Par l’entrebâillement, Coplan observa les Irakiens rassemblés.
  
  Il avait sa grenade dans le creux de sa main, le petit doigt engagé dans l’anneau d’amorçage. Deux ou trois curieux effleurèrent d’un regard indifférent le trio qui s’éloignait, puis se remirent à bayer aux corneilles.
  
  L’incident auquel ils s’intéressaient n’était d’ailleurs pas un fait isolé. Des détonations, de brèves fusillades éclataient un peu partout dans la ville depuis une demi-heure, et bien des gens se demandaient encore ce qui se passait. Les agents de police brillaient par leur absence, il n’y avait pas de manifestation.
  
  Par un clin d’œil, Coplan fit savoir à d’Épenoy et à Feldman que leur tour était venu. Ils sortirent, les mains dans les poches, se contrôlant pour ne pas marcher trop vite.
  
  Ils atteignirent la voiture, s’y casèrent tant bien que mal : Claudine entre Francis et Hasan sur le siège avant, les trois autres à l’arrière. La traction démarra.
  
  Coplan, estimant préférable d’éviter le centre, remonta Ghazi street à une allure modérée, vers la gare de Bagdad North.
  
  Il était sept heures dix. Les gens devenaient plus nombreux ; on en voyait discuter avec animation aux coins des rues. Comme par enchantement, des inscriptions vengeresses avait apparu sur les murs ; des tracts jonchaient le sol.
  
  La voiture croisa une limousine dans laquelle de jeunes officiers, debout et agitant leur casquette, chantaient à tue-tête. Un peu plus loin, une bande d’excités défilaient en braillant. Quand ils aperçurent des Européens dans la traction, ils vomirent des invectives, brandirent le poing.
  
  À deux cents mètres de la gare, un orateur juché sur le toit d’une voiture haranguait une centaine de personnes ; vociférant avec frénésie, il secouait ses deux mains levées pour briser l’apathie de ses auditeurs et les inciter à l’action.
  
  Coplan dut ralentir pour fendre l’attroupement. Des injures fusèrent, des visages crispés entourèrent le véhicule, le suivirent. Hasan n’attendit pas l’étincelle qui pouvait soudain lancer ces excités à l’assaut : par la fenêtre ouverte, il hurla l’ordre de déblayer la route et leva son pistolet. Les Irakiens s’écartèrent promptement, croyant avoir affaire à quelqu’un du comité révolutionnaire.
  
  Près de la gare, un édifice incendié mobilisait l’attention d’une foule assez nombreuse comprenant une bonne proportion de jeunes vauriens. Mais des soldats assuraient l’ordre et l’auto passa sans encombres.
  
  Au-delà de cette place, ce fut à nouveau le calme. Coplan bifurqua sur la droite pour prendre la route de Kazimein.
  
  La poitrine allégée, il appuya sur l’accélérateur.
  
  
  
  *
  
  
  
  Dans le sous-sol de la villa Schéhérazade, les fugitifs et leurs sauveteurs commencèrent par ingurgiter une bonne dose d’alcool.
  
  Ils avaient trop à se dire, étaient encore trop sous le coup des événements pour être à même d’entreprendre une conversation sérieuse.
  
  Coplan s’approcha de Claudine, qui ne le quittait pas des yeux.
  
  — J’ignorais que Marthe Langeais, c’était toi, lui apprit-il. Si j’avais su, je ne me serais pas tellement décarcassé…
  
  Il souriait, content, scrutant les traits de la jeune femme, très attirants en dépit de la fatigue et de l’anxiété qui les avaient altérés.
  
  Elle resta coite, désemparée, mais il ajouta aussitôt :
  
  — Je me serais dit que tu étais de taille à te débrouiller toute seule. Tu n’as rien perdu de ton charme de femme fatale…
  
  Elle eut un sourire las, secoua ses boucles blondes.
  
  — Le charme ne réussit pas avec des mystiques. Tous ces gars étaient gonflés à bloc… Heureusement ! Pour eux, je n’étais pas une femme, j’étais une fiche, un rouage… Un atout.
  
  Il s’approcha d’elle, entoura ses épaules de son bras.
  
  — Tu n’as pas eu à subir de mauvais traitements ?
  
  — Non… Des interrogatoires à n’en pas finir. Une demi-douzaine au moins, en quatre ou cinq jours.
  
  — Comment t’ont-ils enlevée ?
  
  — Un truc classique. Deux hommes se disant inspecteurs de police m’ont cueillie à la sortie du bureau, m’ont priée de les suivre. Je ne me sentais pas blanche comme neige, tu comprends. Je suis montée dans leur voiture sans broncher.
  
  Délaissant Hasan, d’Épenoy et Feldman, Fabiani vint interrompre leur tête à tête.
  
  — Si j’appelais l’ambassade pour voir s’il n’y a rien de cassé de ce côté-là ? suggéra-t-il.
  
  D’Épenoy, qui avait entendu la question, déposa son verre et dit au milieu du silence :
  
  — Je ne pense pas que ce soit nécessaire, Fabiani.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Le chef de réseau et Coplan se tournèrent vers l’attaché.
  
  Ce dernier était pâle. Il reprit d’une voix enrouée :
  
  — Oui, je sais… Il y a entre nous une équivoque, pour ne pas dire plus. Au point que je me suis demandé si… Monsieur (il désignait Coplan d’un hochement de tête) ne voulait pas m’éprouver en me confiant un pistolet chargé.
  
  Il tira l’arme de sa poche, la lança sur le divan.
  
  Stupéfaits, Peldman et Claudine dévisagèrent leur compagnon de captivité sans rien comprendre à son comportement.
  
  Fabiani et Coplan se taisaient, immobiles.
  
  Sombre, d’Épenoy parla en regardant le whisky qui tremblait dans son verre, à la hauteur de son visage.
  
  — Je devine le raisonnement que vous vous êtes fait. Un raisonnement logique, impeccable. Si Fabiani était grillé, moi seul pouvait l’avoir dénoncé. Eh bien, c’est exact. J’ai dévoilé son identité, indiqué son domicile… Une faute inexpiable, selon les règles d’or du service. Passible de la peine de mort…
  
  Comme pour devancer une question, il ajouta :
  
  — Non, je n’ai pas agi sous la contrainte de la torture. J’ai parlé librement.
  
  Ses interlocuteurs, Hasan compris, firent cercle autour de lui. Coplan avait lâché Claudine, s’était assis lentement sur le divan.
  
  — Voici ce qui s’est produit, poursuivit d’Épenoy d’une voix plus ferme en déposant son verre intact. À Mossoul, le soir de mon arrivée, deux officiers irakiens m’ont collé un pistolet dans le dos et m’ont obligé à monter dans une Cadillac. Une demi-heure plus tard, ils me débarquaient dans un immeuble que je n’ai pu localiser, m’amenaient devant un personnage d’allure racée qui me dit à peu près ceci : « Nous savons par le nommé Khalid Rachir que le Deuxième Bureau Français détient un enregistrement extrêmement dangereux pour certains officiers. Nous voulons empêcher qu’il soit communiqué aux autorités qui, provisoirement, gouvernent encore le pays. Vous allez donc nous mettre en rapport avec votre chef. » Je refuse tout net, évidemment. Comme il s’attendait à une réponse négative, il me sert ce qu’il avait dans la manche : « Khalid et vous-même êtes hors circuit. Marthe Langeais est prisonnière à Bagdad depuis hier, Max Feldman aussi. En fait, votre réseau est déjà désarticulé. Je pourrais vous contraindre à parler en supprimant l’un après l’autre vos collègues, par exemple. Mais de tels procédés me répugnent et je veux faire appel à votre bon sens… »
  
  Machinement, Coplan alluma une cigarette, sans détacher ses yeux d’Hector d’Épenoy. Cette histoire l’intéressait au plus haut degré, et pour une raison à laquelle ne pensaient ni Fabiani ni même d’Épenoy.
  
  Hasan, ne voulant rater aucune occasion de s’instruire, se tenait discrètement dans un coin de la pièce. Quant à Claudine, elle observait surtout le profil de Coplan.
  
  L’attaché d’ambassade but une gorgée d’alcool avant de reprendre son récit.
  
  — Comme je ne réagissais en aucune manière à son discours, l’homme me dit : « Je puis vous révéler certains faits que vous ignorez, et qui modifieront sans doute votre état d’esprit. Notre révolution ne tend pas à bouleverser nos rapports avec les nations occidentales, ni à léser leurs intérêts. Elle est dirigée contre une clique d’incapables, de politiciens corrompus détestés par le peuple mais protégés par le roi. Elle doit triompher, c’est mathématique. À une condition cependant : qu’il n’y ait pas d’intervention armée d’un pays étranger voulant se porter au secours du régime existant. C’est pourquoi nous avons établi des contacts ultra-secrets avec certains gouvernements : celui de la France en particulier. »
  
  Fabiani chercha le regard de Coplan mais celui-ci ne s’en rendit pas compte. Il buvait littéralement les paroles d’Hector d’Épenoy.
  
  — Inutile de vous dire, poursuivit ce dernier en promenant les yeux sur ses auditeurs, que cette nouvelle m’a plutôt flanqué un choc. Mais la suite devait encore me surprendre davantage. Mon interlocuteur, souriant de ma surprise, acheva de m’édifier : « Nous avons reçu l’assurance, en échange de nos propres engagements, que rien ne serait tenté pour faire échouer nos projets. C’était une promesse, pas une garantie. Or le fait que vous ayez pris cet enregistrement était de mauvais augure : nous avons résolu de faire respecter l’accord secret en nous emparant de quelques gages ; en l’occurrence, des agents du Deuxième Bureau opérant sur notre territoire. Une précaution élémentaire, nullement dictée par une animosité quelconque. Nous tenons simplement à vous garder sous clé pendant la période critique précédant le coup d’Etat. Je dirais même que cette mesure sauvegarde votre sécurité à tous. Voilà pourquoi je vous demande, dans l’intérêt de la France comme du nôtre, de me permettre d’entrer en rapport avec votre chef. Maintenant, si vous désirez jeter un coup d’œil sur la photocopie du document signé à Paris, la voici… »
  
  D’Épenoy s’interrompit, plaqua ses deux mains sur les accoudoirs de son fauteuil.
  
  — Eh bien, vous me croirez oui ou non, mais après avoir pris connaissance du texte, j’ai redouté que Fabiani ne commette un terrible impair, et que, faute d’instructions convenables, il ne torpille involontairement nos relations avec le futur gouvernement irakien. Voilà pourquoi j’ai donné son nom et son adresse.
  
  Lorsque le son de sa voix s’éteignit, un long silence plana dans le local.
  
  Fabiani était en proie à des sentiments mitigés. Avec soulagement, il réalisait que si d’Épenoy l’avait trahi, c’était en parfaite bonne foi et dans un but louable. Néanmoins, il y avait une faille dans ses explications…
  
  — Je ne conteste rien de ce que tu viens d’affirmer, déclara-t-il avec sobriété, mais Coplan et moi avons constaté ceci : vous étiez prisonniers, tous les trois, d’une organisation égyptienne.
  
  D’Épenoy fit un signe d’assentiment.
  
  — C’est vrai. Les conjurés ont, de toute évidence, reçu un appui considérable de l’Égypte. Mais pas sans contrepartie… Ils s’étaient engagés, eux, à livrer pour interrogatoire tous les agents de renseignements ou-ropéens ou américains qu’ils pourraient agrafer. Un certain colonel Zelli nous a remis aux dirigeants d’une cellule égyptienne, non sans avoir reçu l’assurance formelle que nous ne serions pas maltraités. Il devait nous récupérer dès que le coup d’État aurait réussi…
  
  Hasan se souvint qu’en effet, au moment où la lampe rouge s’était mise à clignoter au second étage du magasin de radio, l’homme à la moustache parlait d’une restitution des prisonniers.
  
  Le Turc toussota, se rapprocha du groupe.
  
  — Pardonnez-moi, dit-il. Tout ceci ne me concerne pas mais je tiens à signaler qu’un propos du type qui nous a guidés vers la mansarde confirmait cette obligation de rendre les détenus aux Irakiens. À la réflexion, je crois même que c’est la raison pour laquelle il ne voulait pas que nous les délivrions…
  
  Maintenant, pour Coplan et Fabiani, tout s’enchaînait mieux.
  
  Le général Mukhtar lui-même ne devait pas avoir été mis au courant des contacts secrets établis par le grand chef de la révolte, sans quoi il les aurait invoqués lors de l’entrevue avec Francis dans sa villa de Mossoul. Quant à Khalid Rachir, il devait, aux yeux de ces officiers au patriotisme exalté, passer pour un authentique traître à la solde de l’étranger.
  
  Coplan dissipa l’atmosphère de contrainte qui, malgré tout, continuait à peser sur l’assistance.
  
  — Vous avez commis une erreur, d’Épenoy, lança-t-il d’une voix claire. En croyant que j’avais une idée derrière la tête quand je vous ai passé mon pistolet, vous vous trompiez. Je persistais à vous faire confiance, car si vous aviez réellement trahi, vous auriez aussi livré Lemoine et Laviron. Or ces deux informateurs, les piliers du réseau, n’ont jamais été inquiétés.
  
  Un sourire heureux apparut sur les traits du diplomate. Il fixa sur Coplan un regard dans lequel brillait de la sympathie.
  
  — J’avais espéré que quelqu’un comprendrait cela, prononça-t-il.
  
  Puis il ajouta, doucement sarcastique :
  
  — Fabiani, par exemple.
  
  L’intéressé se dressa sur ses ergots.
  
  — Je n’ai jamais cru que tu avais mangé le morceau, hé, ballot ! protesta-t-il, outré. J’étais dans le cirage et…
  
  — Ne l’engueule pas, intervint Coplan, amusé. Si quelqu’un mérite un sérieux savon c’est…
  
  Fabiani, qui s’attendait à être visé une seconde fois, interjeta, rouge comme un coq :
  
  — Ce n’est pas moi ! Je me suis dépatouillé comme j’ai pu !
  
  — Bien sûr, convint Francis avec un calme apaisant. Aussi le savon en question revient-il de droit… au Vieux.
  
  Les quatre agents restèrent bouche bée.
  
  — Mais oui ! reprit Coplan, très détendu. Il nous a sciemment laissés dans la panade… Vous ne trouvez pas bizarre : primo : qu’à la réception des rapports alarmants envoyés par Fabiani, il fasse le mort ? Secundo : qu’il m’envoie ici avec des instructions des plus vagues ? Voyons… Est-ce là une attitude normale pour le chef d’un S.R. ? Il aurait dû sauter sur ses téléphones, doubler ou tripler nos effectifs en Irak, distribuer des consignes destinées soit à saboter les plans des rebelles soit à les favoriser, selon les besoins de notre politique. Et il ne bouge pas ! Pourquoi ?
  
  Devant le mutisme général, Coplan répondit à sa propre question en martelant son genou :
  
  — Parce qu’on ne l’a pas informé officiellement des contacts secrets ayant lieu entre le Quai d’Orsay et les têtes du complot. Mais le vieux renard sait très bien à quoi s’en tenir : il a des antennes partout. Puisqu’il est censé ne rien savoir, il joue son rôle… tout en sachant que vos efforts ne riment à rien, que les jeux sont faits d’avance et que, au surplus, nous ne courons pas de grands risques. Si vous voyez une meilleure explication de sa conduite, allez-y, je vous écoute.
  
  Personne ne songea un quart de seconde à formuler une interprétation plus satisfaisantes des agissements machiavéliques du Vieux.
  
  Le fait est qu’ils étaient là, sains et saufs, et que le seul danger auxquels ils eussent été exposé, Coplan et Fabiani l’avaient créé eux-mêmes en voulant soustraire leurs collègues à un péril inexistant.
  
  Le seul à ne pas apprécier beaucoup ces manœuvres de haute voltige politique était Hasan. Pour le Turc, en dépit de ce que croyaient les Français, cette révolution était un coup dur. Elle marquait un tournant, une nouvelle orientation dont son pays aurait probablement à souffrir.
  
  Hasan ne regrettait pas le coup de main qu’il avait donné sans arrière-pensée à ses alliés, mais il ne partageait pas leur optimisme.
  
  — Il est temps pour moi de regagner Mossoul, déclara-t-il avec lassitude. Je vous souhaite à tous de pouvoir quitter l’Irak sans autres ennuis.
  
  Coplan vint lui serrer la main.
  
  — Merci, Hasan. Votre coopération a été magnifique, et nous vous devons beaucoup. Je devine en vous une certaine amertume, après ce qui s’est dit ici ; vous devez avoir le sentiment que notre pays n’a pas joué franc jeu avec le vôtre. Mais songez à ceci : une partie semblable s’est peut-être déroulée dans la coulisse à Ankara, à votre insu, comme celle de Paris l’était au nôtre. Après tout, qui aura misé sur le bon cheval ?
  
  Le Turc, les lèvres écartées par un demi-sourire, dessina dans l’air un geste évasif.
  
  — Nous, dit-il avec philosophie en englobant tous ses interlocuteurs dans une même confrérie, nous sommes là pour agir, non pour comprendre.
  
  Il échangea de rapides poignées de mains avec les Français, se fit indiquer par Fabiani le chemin de la sortie.
  
  — Un chic type, laissa tomber d’Épenoy quand il fut sorti de la pièce. Comment l’a-vez-vous rencontré ?
  
  — Sur la route de Mossoul à Erbil, dit Coplan. Il avait une mitraillette dans les mains et il voulait m’arracher un général qui savait où vous étiez.
  
  
  
  *
  
  
  
  En fin d’après-midi, alors qu’ils s’étaient restaurés, reposés, délassés, Fabiani ouvrit la radio. Il régla son récepteur toutes ondes sur la fréquence de Radio-Bagdad, afin d’écouter les dernières nouvelles.
  
  La station diffusait sans arrêt des communiqués et des marches militaires. Au bout d’un quart d’heure d’écoute, Fabiani fut édifié.
  
  — L’affaire est dans le sac, résuma-t-il pour ses compagnons. La famille royale a été liquidée dès le début. Le Premier Ministre, appréhendé par la foule alors qu’il tentait de fuir, s’est fait écharper. On dit même que son cadavre a été empalé puis exposé sur une place publique. D’autres politiciens ont été abattus. Troupes et police, en bloc, se sont ralliées à l’insurrection ; le nouveau gouvernement est formé.
  
  Grave, d’Épenoy hocha la tête.
  
  — La population volera au secours du vainqueur, comme d’habitude, estima-t-il. Elle n’était pas hostile au roi mais en voulait à mort à son entourage. Et puis, je crois vraiment que les nouveaux maîtres de l’Irak ont un programme constructif, pacifique.
  
  Fabiani ricana :
  
  — Nous en reparlerons dans un an.
  
  Coplan, qui était vautré dans un fauteuil, émit d’une voix détachée :
  
  — Dites donc, si on se préoccupait un peu de nos petits problèmes personnels ? Au cas où vous l’auriez oublié, je vous rappelle que nous avons descendu trois types et que nous en avons assommé six, dont un très distingué, dans Ghazi Street. En plus, nous sommes tous grillés. Je doute qu’on nous accorde un visa de sortie dans ces conditions-là, accord secret ou pas.
  
  Cette mise au point refroidit de plusieurs degrés l’atmosphère de détente dans laquelle baignaient les locataires de la villa.
  
  Deux plis soucieux rapetissèrent le front de Fabiani.
  
  — Il n’y a pas trente-six formules, grommela-t-il. Va falloir se débiner en douce, à la première accalmie.
  
  Coplan se redressa, se leva pour prendre son paquet de cigarettes sur le dressoir, dédia au passage un clin d’œil à Claudine assise sur le divan.
  
  — Quoi qu’on en dise, il n’y a pas d’air plus sain que celui de Paris, affirma-t-il en regagnant sa place. Une petite cure nous ferait à tous le plus grand bien, et je ne crois pas m’avancer beaucoup en supposant que le Vieux nous délivrera volontiers un certificat médical. La frontière turque est à cinq cents kilomètres d’ici : cette étape peut être franchie en une nuit. Avec un bon maquillage, de nouveaux passeports trafiqués par l’ambassade et deux bagnoles assez défraîchies pouvant être abandonnées dans les sables, nous pouvons passer en territoire turc en évitant le contrôle irakien à la frontière. Qu’en pensez-vous ?
  
  Fabiani et d’Épenoy approuvèrent en silence tandis que le modeste Feldman, toujours aussi effacé que dans son Tea-room, se ralliait à la majorité.
  
  
  
  *
  
  
  
  L’enthousiasme populaire éclatait dans toutes les rues de Bagdad.
  
  Certains groupes de manifestants, animés par une furieuse xénophobie, saccageaient des entreprises européennes et molestaient des Blancs. Des équipes moins bruyantes, pendant ce temps-là, pillaient les archives de l’ambassade de Grande-Bretagne et d’autres édifices où étaient gardés les plans combinés de défense de la Turquie, du Pakistan et de l’Iran, ainsi que quelques dossiers relatifs à la lutte clandestine anti-communiste.
  
  Car tout ceci devait être acheminé le soir même, par avion militaire, vers l’Egypte.
  
  
  
  *
  
  
  
  Lors des événements d’Irak, l’Ambassade de France n’a subi aucun dommage. Les biens et la personne des citoyens français ont été respectés. (Les journaux.)
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Voir « Embuscade au Crépuscule », du même auteur.
  
  2 Fait peu connu, mais authentique, soixante-dix pour cent des revenus pétroliers de l’Irak sont consacrés à la mise en valeur du pays, de même que d’importants investissements anglais et américains. Les dépenses à engager jusqu’en 1960 atteignent cinq cent millions de livres sterling. La plupart des adjudications, sont octroyées à des firmes européennes (Note de l’auteur).
  
  3 Voir « Embuscade au crépuscule », déjà cité.
  
  4 Le Roi Fayçal d’Irak et Hussein de Jordanie.
  
  
  
  
  
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