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Honolulu réclame Coplan

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  PAUL KENNY
  
  
  
  HONOLULU
  
  RÉCLAME
  
  COPLAN
  
  
  
  
  
  6, rue Garancière – Paris VIe
  
  
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
  
  
  
  No 1988, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S. et les pays Scandinaves.
  
  ISBN : 2-265-04011-8
  
  ISSN 0768- 178X
  
  L’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même l’interprétation de certains événements ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
  
  Paul KENNY
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Francis Coplan fut déconcerté. Le 737 des Western Airlines en provenance de San Francisco avait atterri sans anicroche sur la piste de l’aéroport international d’Honolulu, situé sur l’île d’Oahu dans l’État d’Hawaï. Sans contestation possible, le voyage avait été agréable. Séduite par la belle prestance de Coplan, sa solide carrure et le magnétisme de son regard, sa voisine avait procédé à des avances dépourvues d’équivoque. Elle se nommait Deborah Grayson (mais tout le monde l’appelait Debbie, avait-elle précisé), était jeune, jolie, sur le point de divorcer et rêvait de mettre Coplan dans son lit, prétention contre laquelle il n’avait élevé aucune objection et dont il anticipait déjà le plaisir. Elle comptait l’emmener directement de l’aéroport jusque chez elle mais Coplan l’avait freinée :
  
  — Je dois d’abord rencontrer un ami. Il m’attend à l’aéroport. Affaire urgente.
  
  — Quelle affaire au monde est plus urgente que de faire l’amour ? avait-elle protesté, la mine sévère.
  
  Il lui avait réclamé son adresse et son numéro de téléphone qu’elle avait griffonnés sur le rabat intérieur d’une pochette d’allumettes avec une telle hâte qu’il en avait déduit qu’elle était affamée de sexe, ce qui était loin de lui déplaire.
  
  Le 737 ayant décollé du territoire américain, aucune formalité de douane ou d’immigration n’était nécessaire.
  
  — Où il est, cet ami ? l’interrogea Debbie pendant que les premiers bagages défilaient sur le tapis roulant.
  
  — Je ne le vois pas, éluda-t-il.
  
  Thierry Vignon avait dit au Vieux qu’il serait là et il était contraire à sa nature de déroger à ses promesses, surtout lorsqu’il était le demandeur, et il avait insisté pour rencontrer Coplan.
  
  — Le caractère urgent de l’affaire perd de son importance, se moqua-t-elle. On va chez moi ?
  
  Coplan secoua la tête et la jeune femme fut surprise par la dureté soudaine dans son regard. Pour lui, l’heure n’était plus au marivaudage. Sa valise dévala sur le tapis et il agrippa la poignée.
  
  — On se sépare ici, décida-t-il d’un ton courtois mais sans réplique. Juré, je reprends contact avec vous.
  
  Et il s’éloigna vers le bar d’où il avait vue sur le hall. Malgré l’aimable fantaisie qui, désormais, gouvernait la vie de Thierry Vignon, il était impossible qu’il fût en retard. L’enjeu était trop gros. De plus, c’était un ancien professionnel et il savait pertinemment que la D.G.S.E. ne badinait pas avec l’amateurisme. L’ex-lieutenant de vaisseau aurait plutôt eu deux heures d’avance mais, en aucun cas, n’aurait manqué l’arrivée du 737.
  
  Il commanda une Schlitz et garda les yeux fixés sur les allées et venues autour du comptoir Avis au coin duquel Vignon devait se tenir. Debbie traversa son champ de vision, l’allure pressée, svelte et élégante malgré sa jupe un peu froissée par les cinq heures passées sur son siège. À la main, elle portait deux bagages légers. Il la perdit de vue quand elle obliqua vers la station de taxis.
  
  Une demi-heure s’écoula. À sa troisième bière, Coplan se dirigea vers la bulle et téléphona au Princess Kaiulani Hotel en demandant la chambre 409.
  
  — Pas de réponse, chantonna la voix de la standardiste.
  
  Il raccrocha. Quelque chose clochait réellement, conclut-il. Il régla ses consommations, loua une Pontiac Le Mans au comptoir Avis et prit la direction d’Honolulu en gardant les vitres baissées. La température était chaude et humide. Dans le ciel uniformément bleu, un soleil éclatant faisait du paysage un décor de carte postale auquel Coplan, pour l’instant, demeurait insensible tant, en lui, le souci était grand. Un pli barrant son front, il conduisait à la limite autorité des 88 kilomètres.
  
  Que se passait-il ? L’absence de Thierry Vignon était-elle liée à l’appel qu’il avait lancé au Vieux ? Un gros coup, avait-il assuré. Votre culotte de peau va en tomber sur vos guêtres, avait-il lancé irrespectueusement sur le ton qu’il affectionnait depuis qu’il n’était plus assujetti aux règles hiérarchiques. Envoyez-moi Coplan, lui seul pourra dépatouiller cette affaire, ensuite avec la prime que vous me verserez, je compte bien me payer une année sabbatique dans les îles du Pacifique !
  
  En quoi consistait ce gros coup ?
  
  Coplan entra enfin dans Honolulu, la capitale de l’île dont le nom évoquait l’enchantement, le mirage, le paradis sur le sable fin, à l’ombre des cocotiers, aux pieds d’une beauté exotique au front couronné d’orchidées, qui grattait son ukulele en psalmodiant kipa aloha(1) de sa voix un peu gutturale.
  
  Après avoir passé le pont sur le canal Alawai, il poursuivit dans Kalakaua Avenue où l’animation était intense. De prime abord, le nombre impressionnant de visages asiatiques dans les rues surprenait celui dont c’était la première visite. En effet, le cinquantième État de l’Union comptait quarante pour cent d’Américains d’origine japonaise et un dixième d’origine chinoise. Aussi découvrait-on des choses étonnantes et peu courantes aux États-Unis. Le gouverneur, les sénateurs et les représentants portaient des noms inattendus, tels que Yamachuma, Gosashishi ou Lim Tang Siang. L’afflux considérable de touristes japonais amplifiait l’impression ressentie. Une véritable invasion qui peignait en jaune les traits des passants sur les trottoirs.
  
  L’hôtel Princess Kaiulani, l’un des plus beaux fleurons de la chaîne Sheraton, se dressait à deux pas de la célèbre plage de Waikiki, à l’un des angles des avenues Kalakaua et Kaiulani, l’autre étant occupé par un hôtel également prestigieux, le Hyatt Regency Waikiki.
  
  À l’entrée du parking, Coplan remit un billet de cinq dollars au préposé tapi dans sa guérite et s’en alla ranger la Pontiac dans un emplacement situé en face des cabines d’ascenseur.
  
  Sa valise à la main, il se présenta à la réception et se fit enregistrer. Comme convenu, Thierry Vignon avait réservé la chambre au nom de Francis Casait. C’était le 417. Son œil inspecta les deux cases. Elles étaient vides. Sans y croire, il questionna malgré tout :
  
  — Pas de message pour moi ?
  
  La réponse négative ne le surprit pas.
  
  Pas de lettre d’explication non plus dans la chambre. Les orchidées dans leur vase étaient-elles une attention de l’hôtel ou de l’ex-lieutenant de vaisseau ?
  
  Coplan aurait aimé prendre une douche et changer de vêtements, mais il refréna ce désir. Il se contenta de défaire sa valise après avoir téléphoné sans succès à la chambre 409. Dans sa trousse de toilette il pêcha le passe-partout maquillé en coupe-ongles et sortit dans le couloir. Personne. Sans forcer ses coups, il frappa à la porte de la chambre qu’occupait Thierry Vignon. N’obtenant pas de réponse, il s’activa sur la serrure durant quelques secondes.
  
  Une fois à l’intérieur, il s’adossa au panneau, méfiant, puis avança lentement. À vrai dire, il s’attendait un peu à buter sur le cadavre de celui qui, un temps, avait été son compagnon d’aventures. Il respira lorsqu’il découvrit que son pessimisme n’était pas fondé.
  
  L’air était trop froid. Il coupa la climatisation. Les orchidées étaient fraîches dans leur vase. Finalement, c’était probablement une attention de l’hôtel. Il se sentait en pays connu. Sur l’étagère au-dessus du lavabo dans la salle de bains, le flacon d’Eau d’Hadrien d’Annick Goutal voisinait avec la brosse à cheveux en écaille de tortue offerte par Amandina à la Trinidad. Thierry ne changeait pas ses habitudes.
  
  Coplan entreprit une fouille en règle mais ne dénicha aucun indice intéressant. Sous la bible, accessoire indispensable au décor d’une chambre d’hôtel américaine, était glissée dans le tiroir une photographie grand format représentant une jolie fille assise devant un piano-bar. Le contraste était saisissant entre ses cheveux blonds bouclés et ses traits d’Eurasienne aux yeux bridés. Ses doigts étaient posés sur les touches du clavier et, au premier plan, dans le cendrier en onyx, on voyait les bagues qu’elle avait ôtées pour ne pas handicaper son jeu sur l’ivoire. En retrait, Thierry Vignon souriait. Coplan examina le cliché de plus près. Le temps n’avait pas prise sur le visage du coureur d’aventures qui conservait ce visage jeune, énergique, au teint bronzé par le soleil et les embruns, ce regard clair, ces cheveux au blond blanchi par le sel de l’océan.
  
  Coplan en fut tout heureux.
  
  Il retourna la photographie. Avec mon amour, Ciska. L’inscription était en majuscules.
  
  Rien d’autre à se mettre sous la dent dans la chambre. Aussi, pour, peut-être, prendre les événements de vitesse, se saisit-il du guide touristique d’Honolulu et consacra-t-il l’heure suivante à dénicher le bar où, devant un piano, se produisait une Ciska. Sa peine fut récompensée. L’intéressée passait au Moana, un autre fleuron de la chaîne Sheraton, situé directement sur la plage de Waikiki, juste en face du Princess Kaiulani, de l’autre côté de Kalakaua Avenue.
  
  Ceci acquis, Coplan conclut qu’il était préférable de retourner dans sa chambre. Là, il appela à nouveau la réception pour s’enquérir d’un message téléphonique laissé à son nom. Cette fois, son pessimisme était fondé. Il n’y en avait pas.
  
  Après mûre réflexion, il se résolut à rendre compte au Vieux puisque, à cet instant, Vignon avait trois heures de retard sur l’horaire prévu.
  
  De sous la pile de vêtements, il entreprit d’extraire l’appareil.
  
  Après l’avoir conçu, les techniciens de la D.G.S.E. l’avaient baptisé le Teckel en raison de sa petite taille. Il s’agissait là du téléphone de l’an 2000. Pas de fil, pas de prise. Antenne télescopique de 50 centimètres. Poids : 223 grammes. Forme rectangulaire : 17 centimètres sur 6. Épaisseur : 2 centimètres. À l’intérieur, une électronique miniaturisée. Écran de 4 centimètres x 2 sur lequel défilaient les messages enregistrés par la mémoire. Alimentation par une batterie placée dans la partie basse et bénéficiant d’une autonomie de 8 heures de temps effectif d’utilisation. Apparence extérieure : celle d’une télécommande. Son principe de fonctionnement se résumait à 4 phases en succession fulgurante : 1) Synthétisation des paroles. 2) Leur numérisation. 3) Transmission. 4) Dénumérisation et restitution en clair.
  
  Deux phases intermédiaires avaient été rajoutées par les cerveaux de la centrale du boulevard Mortier : cryptage et décryptage.
  
  Coplan passa sur le balcon et pianota sur les touches. Entre Honolulu et Paris, le décalage était de onze heures, avec une journée d’avance pour la capitale française.
  
  Avec l’âge, le Vieux dormait peu. Aussi répondit-il sur-le-champ. Coplan le mit au courant.
  
  — Bizarre, admit le patron des services spéciaux, et pas dans ses habitudes. En outre, si quelque chose de fâcheux s’était produit avant votre arrivée, Vignon avait la possibilité de m’alerter directement. À tout hasard, voyez cette Ciska. De mon côté, si j’ai des nouvelles, je vous laisse à l’hôtel un message en code 14.
  
  Coplan coupa la communication et rangea le Teckel. Prenant son mal en patience, il se doucha et changea de vêtements. Vers dix-neuf heures, il se fit monter par le room-service un mahi-mahi, un steak de dauphin grillé, accompagné d’une purée de papaye et d’ananas, parfumée à la menthe, qu’il arrosa de deux boîtes de bière Schlitz, avant de terminer par un brie du Wisconsin et deux tasses de café à l’italienne.
  
  À vingt et une heures, Thierry Vignon ne s’était toujours pas manifesté.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Sa voix était aussi moelleuse qu’une coulée de sauternes, se dit Coplan.
  
  
  
  Aces high,
  
  Were a king and a queen in heavens,
  
  No longer at sixes and sevens
  
  
  
  Elle chantait l’un des succès de Liza Minnelli. À l’un des angles du piano, le gros magnétophone diffusait le tempo d’accompagnement à la batterie et à la guitare, qui était préenregistré et variait selon le rythme adopté. En regard du bouton sélecteur, l’encoche indiquait « slow », « bossa-nova », « slow-rock », « hard-rock », « ballade ».
  
  Assis sur un tabouret face au bar en demi-lune accolé au piano, Coplan sirotait son Molokai Mule, un cocktail explosif local, mélange de rhums blanc et ambré, de cognac et de jus de goyave. Cinq hommes seuls voisinaient avec lui et, distraitement, écoutaient Ciska, en jetant à la dérobade quelques coups d’œil furtifs en direction du bar traditionnel en retrait, avec l’espoir qu’une femme en quête de rencontres viendrait y chercher fortune. Dans la salle aux lumières tamisées, de nombreux couples prenaient un dernier verre. À travers la baie vitrée, la lune argentait les vagues qui venaient mourir sur la plage de Waikiki en rejetant sur le sable une poignée d’acharnés surfeurs que ne décourageait pas la nuit. Habillées d’une couleur phosphorescente, leurs planches ressemblaient à des feux allumés pour quelque barbecue païen destiné à ressusciter les divinités polynésiennes que les missionnaires protestants du XIXe siècle avaient bannies.
  
  
  
  Aces high
  
  The odds ran against us ten to five,
  
  Here’s one to the two who’re still alive…
  
  
  
  La chanson énumérait les treize cartes d’une couleur dans un jeu de cinquante-deux. Assez astucieux, s’amusa Coplan. Son regard accrocha les bagues déposées dans le cendrier en onyx, probablement le bien personnel de la chanteuse qui avait piqué une orchidée dans ses cheveux blonds du côté gauche. Selon la coutume hawaïenne, elle indiquait ainsi qu’elle était mariée ou, du moins, pas disponible. À droite, la fleur aurait signifié qu’elle était ouverte à toutes les propositions si elles se révélaient alléchantes.
  
  Au bout d’un long moment, Ciska remarqua l’intérêt appuyé que Coplan lui portait et lorsqu’elle eut terminé le morceau, elle plaqua un accord et lança un chaleureux Aloha ahiahi(2) à l’adresse de Coplan mais que chacun de ses voisins prit pour lui, si bien qu’ils applaudirent à tout rompre. Coplan se garda bien de les imiter et tourna la tête pour commander un second Molokai Mule, manœuvre destinée à intriguer la jeune femme et qui réussit parfaitement puisque, lorsqu’elle attaqua la chanson suivante, elle laissa peser sur lui un regard indécis traduisant son étonnement devant un comportement inhabituel.
  
  Elle en tenait pour le répertoire de Liza Minnelli et, langoureusement, distilla Once in a while. Mélancolique, la chanson évoquait les amours mortes, le regret du temps perdu et l’éloignement. Les voisins immédiats de Coplan arborèrent une mine nostalgique et il en déduisit qu’ils s’apprêtaient sans doute à quitter Honolulu et ses rivages enchanteurs, le contingent de touristes ou de voyageurs étant élevé dans la salle de bar.
  
  L’un après l’autre, les cinq hommes abandonnèrent leur siège et Coplan se déplaça pour se trouver directement en face de Ciska qui avait branché son magnétophone sur un rythme de bossa-nova et interprétait Desafinado. Lorsqu’elle eut fini, il la complimenta :
  
  — Léo u’i(3) !
  
  — Mahalo nui(4) !
  
  Après ce tribut payé au rituel hawaïen, ils échangèrent quelques phrases banales en anglais, et, à la fin de la prestation, au moment où elle éteignait le magnétophone, il questionna d’un ton volontairement brutal :
  
  — Où est Thierry ?
  
  Elle le regarda, nullement surprise ou déconcertée, et, tout en enfilant ses bagues, interrogea avec flegme :
  
  — C’est vous, Francis ?
  
  En un sens, Coplan fut rassuré. Le professionnalisme de Vignon s’affichait. À l’avance, il avait pris ses précautions. La photographie sous la bible constituait un des signes du jeu de piste. Vignon savait que Coplan découvrirait Ciska. D’ailleurs, tous deux n’avaient-ils pas agi de même, des années plus tôt, aux Philippines, lorsque les tueurs des services spéciaux chinois les traquaient séparément ?
  
  — Il vous a laissé un message pour moi ?
  
  — Non. Il a simplement dit que vous passeriez peut-être me voir.
  
  — Où est-il ?
  
  — Je n’en sais rien.
  
  — Quand vous a-t-il parlé de moi ?
  
  — Hier.
  
  — Et quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
  
  — Hier. Vous m’accompagnez ? J’ai une petite faim.
  
  Dans un restaurant chinois d’Ala Moana Boulevard, il s’offrit comme elle une soupe aux pousses de bambou et une salade de crabe et de crevettes, tout en pressant Ciska de questions.
  
  — Il m’a paru soucieux, révéla-t-elle, les sourcils froncés. J’étais étonnée car cette attitude était contraire à sa personnalité. Il m’a rassurée et m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’il serait très occupé pendant quelques jours mais que nous passerions ensemble le week-end.
  
  — En ce qui me concerne, il n’a rien dit d’autre ?
  
  — Si. Nous circulions sur le Kamehameha Highway en sortant du stade Aloha où nous avions assisté à un match de base-ball – c’est ma passion – et nous rentrions à Honolulu, lorsqu’il s’est tourné vers la droite et a désigné la baie en déclarant : « Si Francis vient te voir, dis-lui que l’eau est infestée de requins ». J’ai ri et répondu que personne n’avait jamais vu de requins dans la baie de Pearl Harbor. Il s’est obstiné : Tu lui diras ça, n’oublie pas, mais, évidemment il n’est pas sûr qu’il aille te voir puisque je suis censé le rencontrer à son arrivée. Donc, vous ne l’avez pas rencontré ?
  
  — Non.
  
  Coplan se rasséréna. Les réflexes de Thierry ne s’étaient pas émoussés et il avait pris ses précautions. Dans leur langage codé, le terme « requins » signifiait « documents ». Mais où diable dans la baie les avait-il dissimulés et qu’était-il advenu de lui ?
  
  Ciska grignota une crevette, l’air pensif.
  
  — C’est un garçon étrange, amorça-t-elle.
  
  — Vous le connaissez depuis longtemps ?
  
  — Deux mois.
  
  — Et vous êtes follement amoureuse de lui ?
  
  — Oui, avoua-t-elle en baissant les yeux et en caressant la tige de l’orchidée piquée sur le côté gauche de sa chevelure étonnamment blonde sans paraître teinte.
  
  La fleur, vraisemblablement à dessein, était rouge, couleur qui, pour les Chinois, était synonyme de chance.
  
  — Demi-Chinoise ? questionna-t-il.
  
  Elle pouffa.
  
  — C’est plus compliqué. Un père germano-suédois et une mère avec du sang chinois, coréen, japonais et thaïlandais. Sur le plan du métissage, je suis une vraie Américaine !
  
  — Thierry adore les beautés exotiques, la flatta Coplan. Et vous en êtes une !
  
  Volontairement, il ramenait la conversation sur celui dont l’absence à l’aéroport l’inquiétait. Mais sans forcer la note pour ne pas, en retour, s’attirer des questions indiscrètes. Au fond de lui-même, d’ailleurs, il était étonné du manque de curiosité de Ciska à son égard.
  
  À la fin du repas, elle lui fournit ses coordonnées, indiqua ses heures de présence au Moana, et exigea de repartir seule en taxi.
  
  L’inquiétude de Coplan s’accrut lorsque, de retour à son hôtel, il découvrit que Thierry Vignon n’avait pas donné de ses nouvelles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Thierry Vignon connaissait à la perfection la façon dont fonctionnait le cerveau de Coplan en particulier et, plus généralement, celui d’un agent Alpha(5) de la D.G.S.E. La même école l’avait formé. Par conséquent, en fournissant le renseignement superficiel à Ciska, il s’était mis à la place de l’envoyé de Paris et avait raisonné comme lui.
  
  Coplan reposa les jumelles à l’aide desquelles il avait casé(6) la baie de Pearl Harbor et ses installations civiles et militaires.
  
  Il demeurait dans l’incertitude et décida d’aller voir de plus près. Monopolisée par les installations militaires interdites au public, la baie de Pearl Harbor n’offrait que deux cachettes.
  
  En rampant, il ressortit de la vieille cahute abandonnée qu’il avait dénichée à l’extrémité de Kaluamoi Drive, à une centaine de mètres du rivage de l’East Loch, et courut pour rejoindre sa Pontiac. Après avoir rangé les jumelles dans le compartiment à gants, il démarra et remonta vers le nord par le Kamehameha Highway qu’il suivit sur quelques kilomètres avant d’obliquer vers l’entrée de la base navale réservée aux civils. Là, il gara son véhicule et gagna à pied le vaste bâtiment que, dans les années cinquante, Washington avait érigé pour commémorer le souvenir des victimes tuées au cours du raid japonais du 7 décembre 1941, forfait qui avait déclenché l’entrée des U.S.A. dans la Seconde Guerre mondiale. À l’intérieur, des cartes monumentales indiquaient les axes de l’attaque. Funeste pour la marine et l’aviation américaines, ce jour terrible était raconté par les témoins dans de nombreux ouvrages et abondamment photographié.
  
  Un groupe de Japonais en habits de cérémonie entra sur les talons de Coplan en portant une gigantesque et magnifique couronne de fleurs, coupée en son milieu par une bande de tissu violet sur laquelle on lisait Le Japon n’oublie pas. Les Américains présents dans le hall arborèrent des mines choquées ou narquoises.
  
  — Ils poussent, ces Japs ! fit un Texan coiffé d’un Stetson. Ils nous envahissent avec leurs Datsun et leurs Toyota, faut encore qu’ils nous importent leurs fleurs !
  
  — Et ils viennent insulter nos morts ! s’emporta un autre.
  
  Impassibles, un brin arrogants, les Nippons ne prêtaient nulle attention au tumulte que leur présence suscitait. La couronne était destinée à être jetée sur l’emplacement où gisait l’épave du cuirassé Arizona coulé lors du raid. Ses flancs recelaient les restes de onze cents officiers, sous-officiers et matelots pris au piège par l’explosion du magasin aux munitions. Le bateau de guerre avait sombré en quelques minutes et reposait sur le haut-fond, signalé par ses tourelles qui affleuraient au ras des vaguelettes.
  
  Coplan prit place à bord de la vedette qui faisait la navette entre l’appontement et la longue bâtisse blanche en bois, stabilisée par des caissons, marquant comme une pierre tombale la sépulture des onze cents marins. Deux jeunes femmes responsables de l’embarcation portaient fièrement l’uniforme de l’U.S. Navy. La première pilotait tandis que la seconde veillait sur les passagers.
  
  Autour de Coplan, les commentaires allaient bon train. Peu flatteurs pour les Japonais qui se tenaient à l’avant de la vedette. Leur initiative était sévèrement jugée et l’on percevait que, dans les esprits, les blessures consécutives au dernier conflit mondial étaient mal cicatrisées.
  
  — Est-ce que nous, nous allons déposer des gerbes sur Hiroshima ou Nagasaki ? glapit une femme âgée aux cheveux, teints en orange.
  
  — Mon père est mort à bord de l’Arizona, à cause de ces fumiers de Japs ! larmoya un homme frêle aux mains agitées de tremblements.
  
  — Oublions nos haines, tenta de les apaiser un pasteur méthodiste.
  
  On ne l’écouta pas.
  
  Lorsque la vedette se rangea le long de la rampe, Coplan sauta souplement sur le débarcadère et pénétra dans le mémorial. Aux murs, sur les plaques de marbre s’allongeait la liste des morts de l’Arizona et des autres bâtiments coulés dans la baie.
  
  Où Thierry Vignon, ici, avait-il pu dissimuler les « requins » ? En dehors des plaques de marbre, les parois étaient nues. Alentour, le décor était spartiate, dépouillé, typiquement cimetière militaire. Coplan esquissa une moue sceptique. Le lieu ne se prêtait guère à une cachette.
  
  Il sortit et se pencha par-dessus le bastingage. Sur l’eau, déjà, flottait la couronne dont s’étaient délestés les Japonais. Elle buta contre le haut d’une tourelle rongée par le sel et la rouille, et chassa les poissons argentés qui batifolaient au-dessus du cercueil d’acier, puis elle s’en alla heurter une succession de structures blindées qui balisaient les parties hautes du cuirassé.
  
  Coplan se redressa après avoir longuement inspecté l’eau et la surface externe du bastingage. En se mêlant à la foule des touristes qui photographiaient copieusement, il examina la face interne en procédant à un tour complet du bâtiment. De toute façon, conclut-il, Thierry Vignon n’avait aucun intérêt à compliquer le problème. Guidé par deux soucis majeurs, protéger les « requins » et faciliter leur approche par Coplan, il ne s’était pas délecté par plaisir à accumuler les obstacles.
  
  Après maintes investigations, Coplan fut persuadé que le butin ne se trouvait pas aux alentours de la tombe creusée le 7 décembre 1941 par les Zéro japonais. Aussi reprit-il la navette en sens inverse. Pimpante dans son uniforme de l’U.S. Navy, l’hôtesse lui sourit. La jeunesse de Coplan détonnait un peu parmi les retraités qui venaient se recueillir au-dessus de l’épave.
  
  — Vous êtes intéressé par la Seconde Guerre mondiale ? questionna-t-elle poliment.
  
  — Non, je préfère vivre dans le présent, répondit-il d’un ton neutre sans chercher à pousser son avantage, les fredaines n’occupant guère son esprit pour le moment.
  
  Il laissait son regard errer sur la baie. D’autres unités navales avaient subi le sort de l’Arizona, tels le Nevada, le West Virginia, l’Utah, le California, des croiseurs aussi et des navires de moindre tonnage. À l’emplacement où ils avaient coulé, des balises blanches rappelaient leur souvenir.
  
  À terre, il gagna à pied l’unique bâtiment de guerre datant du dernier conflit mondial, que le public était autorisé à visiter. Il s’agissait d’un sous-marin, le Bowfin, construit en 1942 et comptant à son tableau de chasse 44 navires ennemis. Une gloire de la marine américaine. Son succès touristique, cependant, demeurait faible, car la claustrophobie submergeait rapidement le visiteur non averti qui, après quelques mètres, rebroussait chemin. Ce facteur aida considérablement Coplan qui, bientôt, se retrouva seul et persuadé que Thierry Vignon avait misé sur le peu d’enthousiasme des touristes. Oui, c’était là que dormaient les « requins », fut-il certain. Mais où ?
  
  L’intérieur du submersible, dense, compact, ramassé, offrait de nombreuses cachettes. Sur ses gardes, Coplan passa en revue les tubes lance-torpilles à l’embouchure obturée par un capuchon en cuir noir, les couchettes étriquées sur lesquelles l’équipage dormait en dehors de son quart, la cabine minuscule du commandant, la cambuse, la cuisine, le réfectoire, les toilettes unilatéralement alignées à bâbord conformément à l’esprit superstitieux des sous-mariniers. Dans cet univers lilliputien, le choix était large mais, encore une fois, Thierry Vignon n’avait certainement pas compliqué le problème à plaisir.
  
  Un groupe arrivait en sens inverse. Il se jucha sur une couchette pour les laisser passer.
  
  — Fallait pas être misanthrope pour vivre ici ! lui lança l’un d’eux.
  
  — Ni être fumeur ! répliqua Coplan, l’air rigolard.
  
  Ils disparurent et il redescendit sur le plancher métallique dans le couloir central qui, en largeur, mesurait tout juste cinquante centimètres.
  
  Voyons, réfléchit-il, l’ex-lieutenant de vaisseau avait utilisé le terme « requins » en se référant ainsi au langage ésotérique en vigueur à la D.G.S.E. et en sachant que Coplan se situerait sur le même plan. Un mot d’argot de la barbouzerie ? Mais lequel et…
  
  Coplan, soudain, rayonna. Dans leur lexique, après « requin » venait alphabétiquement « requinquer » signifiant réapprovisionner en munitions.
  
  Bon sang, la soute à munitions !
  
  Il reflua vers l’arrière et se courba pour entrer dans l’étroit habitacle plongé dans l’obscurité. Le long d’une tubulure, ses doigts butèrent contre une boule en matière plastifiée. Ils tâtèrent et arrachèrent le sparadrap. L’enveloppe de plastique contenait une feuille de papier que Coplan emporta et lut sur le pont.
  
  Tu as ce message en main. Donc, je t’ai loupé à l’aéroport et tu as eu l’astuce de remonter à Ciska et au Bowfin. Bravo. Ne compte pas pour autant que je te révèle ici les tenants et aboutissants de l’affaire. Primo ; trop dangereux. Secundo : il me faut négocier avec le Vieux la rétribution pour les services que j’offre. Passons aux choses sérieuses. Je ne vois qu’une seule raison au fait que tu lises ces lignes. Zangel et ses sbires (80 Wailani Road) m’ont capturé. Démerde-toi.
  
  
  
  Coplan abandonna le submersible, regagna la Pontiac et brûla le message dans le cendrier. Il avait mémorisé le nom et l’adresse. Inquiet, il reprit la route d’Honolulu. L’horloge de bord indiquait midi dix. Il était donc environ six heures du matin le lendemain à Singapour. Devant une cabine téléphonique il s’arrêta et introduisit sa carte dans la fente. À la quatrième sonnerie, My-Lian décrocha. Furieuse d’avoir été réveillée, elle aboya une longue phrase en chinois mais quand Coplan se fut identifié, elle devint tout sucre, tout miel.
  
  — Où es-tu, mon cœur ? susurra-t-elle, langoureuse.
  
  — Honolulu.
  
  — Prends le premier avion et viens me rejoindre.
  
  Dans les bras de Coplan elle avait connu des heures d’extase et son ventre réclamait un supplément.
  
  — Ce serait avec joie mais j’ai des ennuis sur le dos. À Honolulu, où puis-je m’équiper ?
  
  Les affaires que traitait My-Lian en Extrême-Orient relevaient de la plus parfaite illégalité. Trafics de drogue, d’armes, contrebande, piraterie, fausse monnaie, alimentaient généreusement ses comptes en banque disséminés dans les paradis fiscaux du monde entier(7). Aussi pouvait-on être certain qu’elle connaissait les bonnes adresses dans les quartiers chinois de l’univers.
  
  Elle avait compris ce qu’il recherchait et, sans même hésiter, répondit : « Fu-Tsi-Po au 14 Merchant Street. Mot de passe, Kalimantan. » Coplan remercia et raccrocha avant que My-Lian ait réorienté la conversation sur le terrain quelle affectionnait.
  
  À bord de la Pontiac, il gagna le Chinatown local coincé entre le port et Vineyard Boulevard. L’environnement était pouilleux. Des travestis et des prostituées hantaient l’intersection de Merchant et de Maunekea Streets. Le 14 était une vieille maison délabrée comportant uniquement un rez-de-chaussée et dont on imaginait, tant elle était vétuste, que les étages avaient été soufflés par les bombes japonaises du raid aérien de 1941.
  
  Elle abritait une sex-shop tenue par une femme sans âge qui s’essayait à quelque coquetterie en arborant une robe rouge à collet fermé, largement fendue sur une cuisse celluliteuse prolongée par une jambe variqueuse. Ses mains arrangeaient une forêt de godemichés cloutés comme la ceinture d’un loubard.
  
  — Pourrais-je parler à Fu-Tsi-Po de la part de Kalimantan ? amorça Coplan.
  
  Sans se départir de sa morgue condescendante, elle appuya sur un bouton de sonnette et un poussah au teint cireux surgit.
  
  — Qui vous envoie ? s’enquit-il, impénétrable.
  
  — My-Lian.
  
  La femme pianota sur les touches du téléphone, obtint Singapour, demanda confirmation en chinois, écouta et raccrocha avant de baisser affirmativement la tête.
  
  Le poussah précéda Coplan dans un couloir chichement éclairé par une ampoule plafonnière de vingt-cinq watts. Comme par enchantement, le mur du fond pivota et démasqua une salle spacieuse bourrée d’armes et de munitions que Coplan entreprit d’inspecter. Son choix se porta sur la version réduite du pistolet mitrailleur Ingram M-10/M-11 L.I.S.P. avec suppresseur de son incorporé inventé par Mitch WerBell, un des fournisseurs de la C.I.A. et grand exportateur d’armes sophistiquées vers l’Amérique du Sud. Sa soupape de décompression constituait la plus grande contribution contemporaine à l’histoire des silencieux, selon l’expression d’un connaisseur en la matière(8). Cette version, la M-14, ne pesait plus que huit cents grammes et tirait des projectiles de 5,56 à la cadence de quatorze coups à la seconde. Adapté au canon, le viseur à lunette Starlight rendait l’engin d’une précision diabolique.
  
  Coplan sélectionna encore un taser, une arme ressemblant à une lampe de poche et fonctionnant de la même façon, en cadrant la cible avec le faisceau lumineux et en pressant une touche. Deux électrodes dentelées reliées à des fils électriques de l’épaisseur d’un cheveu frappaient alors la cible brutalement immobilisée par les pulsations électriques. La perte de conscience survenait en quelques secondes et durait plusieurs minutes.
  
  Il vérifia le bon état de fonctionnement et ajouta les munitions. Le poussah enveloppa le tout dans un sac opaque et Coplan régla avec des coupures de cent dollars. Sur le seuil de la salle, en ressortant, il avertit :
  
  — J’aurai peut-être besoin d’autres matériels.
  
  — Vous serez le bienvenu, répondit sobrement le Chinois en recomptant son argent.
  
  Wailani Road se terminait sur le versant côté forêt des collines formant les Pacific Heights. Le 80 était le dernier numéro. Sans prétention, la maison se retranchait derrière un jardin où côtoyaient hibiscus et anthurium. Coplan, après l’avoir longuement examinée, fit demi-tour et alla se garer cinq cents mètres plus loin. Sous la chemise hawaïenne dont les pans retombaient sur son pantalon, il ajusta à l’épaule la bretelle de l’Ingram et, dans la poche-revolver, il enfourna le taser.
  
  Les enfants qui jouaient au ballon dans la rue ne lui prêtèrent nulle attention. Il remonta à pied jusqu’à la lisière de la forêt et obliqua sur sa droite entre les arbres afin de se retrouver à la perpendiculaire, sur sa face postérieure, du 80 de Wailani Road. En s’assurant que les environs étaient déserts, il s’allongea sur le ventre et rampa pour traverser le no man’s land. Parvenu à quelques mètres du mur, il se releva, courut, s’élança et, grâce au séminaire de réentraînement qu’il avait suivi au 11e Choc(9), se propulsa en souplesse jusqu’au faîte où il prit appui avant de se laisser tomber sur une bande de gazon mal entretenu. Il resta allongé là, observant les alentours. Enfin, il se releva et, prudemment, progressa jusqu’à la porte basse dont la moitié supérieure était vitrée. Il testa la poignée. La porte était verrouillée. Il chercha une autre issue et s’aperçut que, sur le flanc droit, un des panneaux coulissants d’une baie vitrée n’était pas bloqué.
  
  L’Ingram en avant-garde, il se glissa à l’intérieur d’une pièce à l’ameublement rudimentaire, puis entreprit d’explorer la maison.
  
  Elle lui parut vide, à l’exception de la cave où gisait Thierry Vignon. La mort remontait à quelques heures, diagnostiqua-t-il d’un œil expert.
  
  Le cadavre reposait sur une couverture étalée à même le béton. Les traits grimaçants, le rictus torturé aux commissures des lèvres, les pieds et les poings liés, attestaient que les derniers instants de l’ex-agent de la D.G.S.E. avaient été pénibles. Aucune trace de sang pourtant, à l’exception de quelques points minuscules dans la saignée des bras. Injections intraveineuses, supputa Coplan qui serra les poings de rage devant le corps sans vie de celui avec lequel il avait partagé tant d’aventures et d’amitié.
  
  Jusque-là, les dieux avaient été cléments avec Thierry Vignon. Issu d’une famille de marins, il était sorti de l’École navale à un rang honorable et, bientôt, avait choisi les commandos de marine au célèbre béret vert. Cette option l’avait entraîné à rejoindre la D.G.S.E. où, très vite, il s’était révélé un brillant agent Alpha après avoir suivi les cours de parachutisme, de nageur de combat et d’homme de l’ombre.
  
  Belle gueule de baroudeur, blond, les yeux bleus, le regard vif et charmeur, le teint hâlé, la carrure d’un Rambo, il séduisait les femmes sans cependant être obsédé par elles. Vrai loup solitaire, il n’aimait rien tant que les voyages de par le monde au cours desquels son rôle d’agent isolé lui permettait de sacrifier à sa nature profonde : une intense vie intérieure. Dans cet esprit, les grands espaces, terrestres ou maritimes, l’attiraient irrésistiblement. À la poursuite du cachalot ou glissant sur sa raquette en terre esquimau, à la barre d’un voilier ou pagayant à bord d’un kayak, il atteignait à l’extase.
  
  Un jour, lassé des contraintes que lui imposait l’armée et aidé par un petit héritage, il avait démissionné et était parti à l’aventure, sans pour autant abandonner complètement sa défroque de barbouze puisque, de temps en temps, il fournissait au Vieux des renseignements intéressants qu’il livrait en contrepartie d’une rémunération, tant son héritage avait fondu rapidement.
  
  Le gibier qu’il levait n’était pas toujours de premier ordre et son poisson, souvent, n’était que du menu fretin. Néanmoins, quelquefois, il harponnait du gros.
  
  Et l’affaire présente, selon lui, était justement du gros. Ce n’était pas invraisemblable si l’on se fiait au sort qui lui avait été réservé.
  
  Ses vêtements étaient dispersés dans la pièce. Coplan les fouilla sans grand espoir.
  
  Le passeport avec, en première page, la véritable identité et, à la ligne profession, le témoignage de l’humour dont l’ancien élève de Navale ne se départait jamais : loup de mer. Sans ses protections à la D.G.S.E., il était peu probable que les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur eussent accepté une telle mention.
  
  À dessein, la photographie était fanée.
  
  Quelques coupures de cent dollars, de la monnaie, un mouchoir, un permis de conduire international, un paquet de Chesterfield entamé et deux briquets bon marché dont l’un ne contenant plus de gaz. Coplan réfléchit et empocha ce dernier.
  
  C’est alors qu’il entendit des bruits de pas et, à toute allure, il remonta l’escalier après avoir dégagé l’Ingram de sous sa chemise.
  
  Thierry Vignon, pour le moment, pouvait attendre. Il n’aurait plus besoin de fonds secrets pour financer ses voyages et sa vie errante de vagabond.
  
  L’homme sursauta lorsque Coplan déboucha et lui braqua son arme sur le ventre en questionnant d’une voix âpre :
  
  — Zangel ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Le costume était voyant, hésitant entre le rose et le saumon fumé, avec une tendresse pour ce dernier, à l’unisson de la saison mais en retard sur l’âge de son propriétaire. La cravate était bariolée comme les murs d’une station de métro couverts de graffiti. Sous la masse de cheveux gris impeccablement coiffés, le visage gras, basané, au nez fort et aux yeux noirs en amande, bordés de longs cils féminins, évoquait pour Coplan le terme utilisé par un field-officer de la C.I.A. en poste à Berlin-Est six ans plus tôt : « Ce type-là, déclarait-il en désignant un trafiquant d’armes, a une gueule d’import-export. » C’était le genre de visage cynique, sensuel, inquiétant, que l’on rencontrait dans les grands hôtels, dans les restaurants de luxe, chez les joailliers, aux côtés d’un mannequin ou d’une call-girl de haut niveau qui, toujours, le dépassait en taille d’une bonne demi-tête. Souvent, il venait de rivages lointains, Turquie, Liban ou Paraguay, et, fréquemment, était fiché à Interpol et dans les centrales de contre-espionnage. Avec ou sans cravate sur la photo anthropométrique.
  
  Comme les autres, celui-ci ne cilla pas.
  
  — Vous êtes un cambrioleur ? lança-t-il d’un ton parfaitement calme. Vous trouverez ici bien peu de choses de valeur. Un antiquaire m’a assuré que le vase chinois sur le guéridon du salon date de l’époque Ming. Mais qui, de nos jours, croit encore les antiquaires ? En tout cas, s’il a dit vrai, emportez-le et faites-le expertiser. Je vous l’offre. Nous traversons une terrible crise économique et chacun doit gagner sa vie. Je comprends ces choses-là.
  
  De sa main gauche, Coplan le gifla violemment. Il pensait à Thierry Vignon dans la cave. Un jour, alors que tous deux étaient en mission derrière le Rideau de fer, l’ex-lieutenant de vaisseau lui avait dit : « Francis, tu es non seulement un ami, mais aussi un frère pour moi, tu viens de me sauver la vie. Si par hasard quelqu’un te mettait en l’air, je te le jure, celui qui aurait commis cette saloperie, j’en fais une soupe chinoise ! Tu me crois, Francis ? »
  
  Coplan l’avait cru. Mais le destin avait renversé les rôles.
  
  Un peu de sang coula de la narine meurtrie et, de sa main libre, Coplan empoigna le revers du veston saumon et tira l’homme à lui avant de le catapulter dans l’escalier. À coups de pied dans les reins, il le fit descendre jusqu’au sous-sol. Là, son poing percuta le menton enveloppé de graisse et Import-Export tomba sur les genoux. Une manchette l’acheva.
  
  Coplan le fouilla. Passeport grec au nom de Lydros Gasperis, cinquante-deux ans, homme d’affaires. Les autres pages étaient couvertes de visas, de tampons d’entrées et de sorties, provenant de presque tous les pays du monde, comme celui d’un ambassadeur itinérant de l’O.N.U. Large éventail de cartes de crédit. Chèques de voyage. Dans une des poches de la veste, un pistolet automatique Smith and Wesson, modèle 61 Escort, de calibre .22 Long Rifle, avec un chargeur de cinq cartouches. Une arme de faible encombrement.
  
  Coplan délia les chevilles et les poignets de son ami et utilisa les cordes pour entraver son captif. Ensuite, tant bien que mal, il passa au cadavre les vêtements épars et, avec la chemise, enveloppa la tête.
  
  Lorsqu’il eut terminé cette macabre besogne, il s’aperçut que Gasperis avait rouvert les yeux.
  
  — Que voulez-vous ? interrogea le Grec, parfaitement maître de ses nerfs.
  
  — Savoir pourquoi cet homme est mort.
  
  — Crise cardiaque.
  
  — Vous êtes médecin ? C’est un nouveau traitement ? Par ligotage des poignets et des chevilles ? cingla Coplan.
  
  Les paupières de Gasperis s’alourdirent.
  
  — Vous le connaissez ? C’est un de vos amis ?
  
  Coplan s’avança et le gifla violemment pour la seconde fois.
  
  — C’est moi qui pose les questions.
  
  C’est à peine si le Grec accusa le coup.
  
  — Ce Français est entré ici. Clandestinement. Un de mes associés l’a capturé et a cherché à savoir quels étaient ses mobiles. Ce Français avait le cœur malade. Un gros handicap lorsque l’on court l’aventure. Probablement un imprudent et un téméraire. Quoi qu’il en soit, son muscle cardiaque n’a pas résisté à l’émotion. C’est regrettable. Mon associé n’est pas un assassin. Simplement, il ne croit pas aux vertus policières et préfère l’investigation privée. Le blâmerez-vous, vous qui vous promenez avec un pistolet mitrailleur et recourez à la violence ?
  
  Coplan feignit, dans un premier temps, de jouer le jeu de l’adversaire :
  
  — Avant de mourir, il a quand même prononcé quelques paroles ?
  
  Pour la première fois, le Grec manifesta un signe d’agacement.
  
  — Rien, répondit-il, comme à contrecœur. C’était un dur, un vrai dur. Pourquoi vous intéressez-vous à lui ?
  
  Thierry aurait été sensible à cet hommage posthume, songea Coplan, qui répliqua :
  
  — C’est un vice chez moi, je m’intéresse aux morts. Bon, continuons. Je…
  
  Il s’interrompit, alerté par un bruit léger en provenance du soupirail. À peine tournait-il la tête que l’injonction tomba :
  
  — Lâche ça, ou je tire.
  
  En réponse, l’Ingram cracha une courte rafale.
  
  Un coup de feu claqua dans le dos de Coplan, zébra le pan gauche de sa chemise hawaïenne. Il chuta sur les fesses en pivotant sur lui-même et arrosa l’escalier. Ses balles soulevèrent l’arrivant et le rejetèrent sur les marches, ruisselant de sang. Une autre silhouette surgit et son projectile manqua Coplan mais s’en alla fracasser le crâne du Grec. Coplan derechef pressa la détente. Le pistolet mitrailleur décapita à demi l’homme qui, cette fois, prenait le temps de viser.
  
  À travers les barreaux du soupirail, une main lança une grenade.
  
  Coplan se crut transporté sur une planète d’où l’oxygène était banni. Ses poumons n’aspiraient plus qu’un air raréfié. Son cerveau évoqua l’atmosphère d’un sous-marin traqué par l’ennemi et qui reste trop longtemps en plongée. Des images du Bowfin, le submersible dans lequel Thierry Vignon avait dissimulé son message, traversèrent son esprit qui s’embrumait. Asphyxié, son cœur battait à tout rompre et Coplan fut persuadé que veines et artères allaient éclater comme sous le feu d’un peloton d’exécution. Engourdis, ses muscles ne répondaient plus et donnaient l’impression de fondre telle une neige au soleil.
  
  Lentement, il perdit l’équilibre et glissa sur le dos. Dans un premier temps, ses yeux restèrent ouverts et il vit un visage apparaître au coin du soupirail, mais ses forces l’avaient abandonné et son index demeura inerte lorsqu’il voulut expédier une rafale et celui qui avait lâché la grenade.
  
  En technicien, il eut encore la faculté de formuler un diagnostic : probablement une U.S. 3 J 15 à effet paralysant entraînant une perte de conscience. Déjà, ses paupières, irrésistiblement, se baissaient.
  
  Il bascula dans l’inconscience.
  
  Quand il se réveilla, des tam-tams martyrisaient ses tympans. Il connaissait cette sensation et la laissa s’atténuer. Après plusieurs tentatives, il découvrit que ses muscles jouaient comme à l’accoutumée et qu’il respirait normalement.
  
  Le gaz s’était disséminé dans l’atmosphère, mélangé à l’air venu de l’extérieur à travers le soupirail. Il n’était pas libre pour autant.
  
  Des menottes enserraient ses chevilles et ses poignets. Ces derniers étaient ramenés dans le dos tandis qu’une lourde chaîne, passée autour de la barre des menottes, liait ses membres inférieurs à un poteau en béton.
  
  Mûs par quelque macabre délicatesse, ses geôliers lui avaient fourni de la compagnie : en dehors de Thierry Vignon et du Grec, deux autres cadavres, ceux des hommes abattus par Coplan, complétaient la réunion.
  
  Le tableau ainsi offert ne prédisposait pas à la gaieté. Peu porté cependant sur le pessimisme, Coplan, tout en retrouvant peu à peu son tonus et ses esprits, entreprit de réfléchir.
  
  Au bout de dix minutes, il conclut que sa seule chance résidait dans les réflexes dont l’ex-lieutenant de vaisseau, même s’il avait quitté la D.G.S.E., ne s’était jamais départi et dont il avait témoigné avec la photographie de Ciska et le message caché dans le sous-marin. Aussi s’attela-t-il sur-le-champ à la besogne.
  
  On l’avait allongé à côté de son ancien compagnon d’aventures dont le passeport dépassait de la poche de sa veste. D’environ deux millimètres. Ne pas louper son coup ! Il se courba et posa son menton contre le tissu. Il ouvrit la bouche et mordit dans la tranche cartonnée. De toutes ses forces, il serra avec l’énergie du trapéziste qui n’est plus retenu au-dessus du vide que par les maxillaires refermés sur le mors soudé à l’extrémité du câble d’acier.
  
  Avec mille précautions, il tira. Bien ferré, le document glissa hors de la poche. La sueur ruisselait sur le visage de Coplan qui inspirait et expirait par les narines à un rythme ralenti.
  
  Lorsque son butin fut entièrement sorti, il le déposa sur le ventre de son ami mort et se pencha pour le caler avec sa joue gauche.
  
  Ceci fait, il commença à mâcher et à déchiqueter.
  
  C’était un ancien modèle, délivré en 1980, renouvelé en 1985 et expirant en 1990, à la couverture plus rigide que le nouveau. Aussi sa tâche était-elle plus ardue.
  
  Plusieurs fois, le passeport glissa sur la cuisse et Coplan dut se casser littéralement en deux pour le rattraper et le ramener à sa position initiale.
  
  Sa nuque était douloureuse et la sueur brûlait ses yeux. À moitié tordu sur lui-même, le corps plié à l’extrême, il éprouvait la pénible impression que ses vertèbres se déboîtaient. Au fur et à mesure, il crachait les débris de carton et de plastique imbibés de salive qui laissaient sur sa langue un goût désagréable d’amertume.
  
  Deux heures plus tard, une lime se délogea et, intérieurement, il chanta victoire. Son hypothèse se révélait juste. Thierry Vignon n’avait pas abdiqué ses réflexes de Cercottes(10) et avait continué d’utiliser une vieille astuce de barbouze.
  
  Mais, surabondamment sollicités, les muscles de ses mâchoires se mirent à trembler en cet instant fatidique et l’accessoire tomba à terre. Des genoux, Coplan racla le sol et, millimètre par millimètre, parvint à le ramener vers sa hanche gauche. Tant il transpirait qu’il se demanda s’il lui restait une goutte d’eau dans le corps. Sa bouche était sèche et sa langue râpait, tandis que sa chemise était transformée en tunique de Nessus.
  
  Couché sur le flanc droit, il agita les doigts, ratissa et réussit à agripper la lime. En s’éraflant la peau, il tira sur l’une des boucles d’acier et, après mille efforts, introduisit la pointe de l’instrument dans le trou de serrure. Là, il se sentait en terrain connu. Dans le passé, il avait été à de multiples reprises, que ce soit à Leningrad, à La Havane ou en Angola, confronté à une situation identique.
  
  Quelques coulées de sueur supplémentaires et la serrure se débloqua en libérant son poignet gauche. Il ramena ses mains sur son nombril et, rapidement, déverrouilla le second bracelet avant de passer aux chevilles. Enfin, il repoussa la chaîne et se leva. Au début, il se sentit étourdi et fit fonctionner ses muscles en inspirant et en expirant avec régularité.
  
  À la fin de cet intermède, il avait récupéré tous ses moyens.
  
  Le contenu de ses poches était intact mais toutes ses armes avaient disparu. Il fouilla les deux nouveaux cadavres, hommes au type asiatique prononcé. Sans résultat. Leurs vêtements avaient été vidés et leurs armes emportées.
  
  Coplan confisqua les deux passeports, en l’occurrence celui de Lydros Gasperis et les débris du document qu’il avait mâché et déchiqueté.
  
  Prudemment, il remonta les marches. La porte au rez-de-chaussée avait triste mine. Les balles de l’Ingram en avaient transpercé le bois et démantibulé les gonds.
  
  Coplan prit pied dans le couloir.
  
  L’Asiatique était si maigre, si longiligne, si brun de peau qu’il ressemblait à un cintre en métal qui a pris un coup de soleil.
  
  Ses réflexes étaient fulgurants, du moins pour quelqu’un d’autre que Coplan qui réagissait à la seconde et se catapulta en conséquence vers l’adversaire. La lame du cran d’arrêt faillit lui perforer le foie et il esquiva de justesse. L’autre sauta en arrière et revint à la charge, agile comme un félin. Coplan se baissa en adoptant la position du boxeur qui, en crouch, surveille son opposant. Les bras écartés du corps, les mains raidies, les jarrets bandés, il attendait l’attaque. L’Asiatique, avec souplesse, tomba sur les fesses et se propulsa en avant, les jambes jointes, le dos raclant le carrelage, le poignet haut levé.
  
  La manœuvre était déconcertante et, sans son expérience, Coplan aurait sur-le-champ été dépourvu de ses attributs sexuels. En bondissant, il évita la mutilation. Mais le geôlier était parvenu à accrocher sa jambe au passage avec sa main libre et Coplan chuta. L’ennemi en profita pour revenir à la charge. Du pied, Coplan le repoussa. Véritable acrobate, l’Asiatique prit son élan, parut délivré des lois de la pesanteur et arriva quasiment à l’horizontale, les deux poings serrés sur le manche de l’arme blanche. Le roulé-boulé éloigna Coplan du danger et il se remit debout. L’autre glissa sur le ventre, le couteau brandi devant son menton. De toutes ses forces, Coplan shoota dans les poignets soudés l’un à l’autre. Sous le choc, les poings refluèrent vers le visage en épousant un angle de quatre-vingt-dix degrés et la lame, par l’œil droit, s’enfonça jusqu’au cerveau.
  
  Haletant, Coplan détourna le regard, s’éloigna puis revint fouiller le cadavre. Rien d’intéressant dans les poches. Précipitamment, il quitta la demeure. À tout hasard, il avait sorti la lame de l’orbite, l’avait essuyée et serrait le manche du couteau, bien résolu à vendre chèrement sa peau si quelqu’un se plaçait en travers de sa route, ce qui ne fut pas le cas.
  
  Il retrouva la voiture de location et se dirigea vers Maunekes Street.
  
  Dans la sex-shop, la femme sans âge à la robe rouge eut l’air, malgré son impassibilité statique, étonnée par le retour de Coplan. Sans mot dire, cependant, elle pressa le bouton de sonnette et le poussah apparut. Chez lui, la surprise non plus n’était pas feinte.
  
  — Pas satisfait ?
  
  — Au contraire, je suis très satisfait et je voudrais un matériel identique.
  
  — Nous ne faisons pas de réduction, bien que ce soit la seconde vente dans la même journée.
  
  — Je ne sollicite aucune réduction. Au fait, j’aimerais aussi un assortiment de grenades.
  
  — La guerre du Vietnam est terminée depuis longtemps, persifla le Chinois.
  
  — La guerre personnelle que je mène ne connaît jamais de fin. On y va ?
  
  Après s’être réapprovisionné, Coplan regagna son hôtel où il se douche et changea de vêtements. Ensuite, à l’aide de la lime, il désossa le briquet usagé et vide découvert dans la poche de Thierry Vignon. Une mince feuille de papier tomba sur la table. Elle consistait en une liste de noms et d’adresses inscrits en caractères minuscules mais avec un soin attentif. Les lignes se serraient. Chaque nom était coché en rouge par un chiffre de un à six.
  
  Coplan la mémorisa et la brûla, de même que les débris du passeport de l’ex-lieutenant de vaisseau. Celui de Lydros Gasperis subit un sort identique à l’exception de la photographie que Coplan conserva.
  
  La phrase relevée dans le message caché dans la soute à munitions du Bowfin lui revenait en mémoire : Je ne vois qu’une seule raison au fait que tu lises ces lignes. Zangel et ses sbires m’ont capturé.
  
  Or, un Zangel figurait sur la liste. Très exactement, un Derek Zangel à qui était attribué le chiffre six mais, hélas, il s’agissait là du seul nom auquel n’était pas accolée une adresse.
  
  Coplan s’empara du Teckel et passa sur le balcon.
  
  À Paris, il était cinq heures du matin le lendemain. L’espace d’un instant, Coplan s’autorisa un répit pour admirer la splendide plage de Waikiki avant le crépuscule. Sur les flots, les surfeurs chorégraphiaient avec souplesse tandis que sur le sable blanc, une ribambelle de jolies filles aux seins aguichants emmagasinaient les derniers rayons du soleil sur leur peau déjà superbement bronzée.
  
  Il pianota sur les touches. Le Vieux reposa la tartine beurrée qu’il s’apprêtait à tremper dans sa tasse de café. Coplan lui rendit compte et le patron des services spéciaux ne répondit pas sur-le-champ afin de s’accorder le temps de surmonter son émotion. Il détestait que l’on tue ses agents, anciens ou présents. Des années auparavant, il avait fait aménager une salle du souvenir où les noms des héros morts dans des ruelles obscures de Hong Kong ou dans une chambre de tortures du K.G.B. étaient honorés par une plaquette en cuivre vissée au mur. Chaque jour, ponctuellement à onze heures du matin, un planton remplaçait celles de la veille par des fleurs fraîches.
  
  Le Vieux se jura que Thierry Vignon, bien qu’il n’appartienne plus à la D.G.S.E., aurait sa plaque comme ses prédécesseurs dans la mort.
  
  — Je suis triste, avoua-t-il sans fausse pudeur.
  
  — Moi aussi, déclara Coplan, le regard fixe posé distraitement sur les belles nageuses.
  
  — Je sais quels liens d’amitié vous unissaient.
  
  Un silence, puis :
  
  — Il faut remonter la piste et le venger.
  
  — C’est bien ce que je compte faire, croyez-moi.
  
  — Débrouillez-vous aussi pour lui assurer une sépulture décente, mais anonyme, bien entendu. Je m’arrangerai avec la famille. Ce sont des militaires. Ils comprendront. En tout cas, bravo pour le briquet usagé. Thierry n’a pas perdu ses réflexes ni oublié les trucs de notre boutique.
  
  — Vous avez noté les noms ?
  
  — Bien sûr. Je vais voir si nous possédons quelque chose sur le Grec et ceux de la liste. Je vous tiens informé. Vous me rappelez dans quelques heures ?
  
  — D’accord.
  
  Coplan rangea le Teckel et décida qu’il lui fallait disposer d’un second véhicule au cas où la Pontiac Le Mans aurait été repérée. Il descendit dans le hall de l’hôtel et, au comptoir Avis, loua une Buick Skylark. Peu après, au volant de celle-ci, il prit la direction de Wailani Road.
  
  En haut des Pacific Heights, c’était le tumulte. Voitures de police et de pompiers. Des trombes d’eau arrosaient la maison d’où Coplan s’était enfui en laissant derrière lui cinq cadavres. Les flammes montaient haut vers le crépuscule et se tordaient au milieu d’un tourbillon de fumée noire. Sous l’intense chaleur, les anthurium et les hibiscus s’en recroquevillaient.
  
  Coplan rangea sa voiture le long du trottoir et s’approcha d’un policier au type polynésien accentué.
  
  — Que se passe-t-il ? questionna-t-il en feignant un profond désarroi.
  
  — C’est à vous, la baraque ? répliqua l’homme en uniforme, soudain intéressé.
  
  — Pas du tout, mais j’ai entendu dire qu’elle était à louer, alors je suis venu jeter un coup d’œil. Manque de chance, elle brûle !
  
  — Pour un manque de chance, grogna le flic, vous êtes servi. Sûr que c’est pas votre jour, l’ami. Y a des fois comme ça. Moi quand ça m’arrive, je me soûle un bon coup la gueule et j’attends que la scoumoune aille tirer son coup avec quelqu’un d’autre.
  
  Du coin de l’œil, Coplan vit le collègue du policier raccrocher le micro et s’extraire de la voiture de patrouille.
  
  — Elle appartient à Pacific Investments, informa-t-il, qui l’a louée à un certain Lydros Gasperis. Drôle de blaze, Lydros ! T’as déjà rencontré un mec prénommé Lydros ?
  
  — Sûrement pas ! Je me demande s’il a été piégé à l’intérieur ?
  
  — Si oui, il est mort carbonisé ou noyé !
  
  Plutôt carbonisé, pensa Coplan. Devant l’accumulation de cadavres, quelqu’un avait opté pour la solution radicale : l’incendie.
  
  Thierry n’avait plus besoin d’une sépulture décente.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Aces high
  
  Jack-of-all-trades until you were mine,
  
  Now make love to me from three to nine…
  
  
  
  Elle sourit en voyant Coplan s’asseoir en commandant un cavalier(11) et, entre deux accords, lança un chaleureux « Aloha ahiahi. » Dans ses cheveux blonds, l’orchidée était inflexiblement piquée du côté gauche.
  
  — Aloha ahiahi, répondit Coplan.
  
  Quand vint la pause, elle le questionna, anxieuse :
  
  — Des nouvelles de Thierry ?
  
  — Non, mentit-il charitablement.
  
  Elle haussa les épaules comme si elle n’attachait aucune importance à la réponse.
  
  — Attendons le week-end, fit-elle, faussement désinvolte.
  
  — Vous aurez une petite faim après votre show ?
  
  — Comme d’habitude.
  
  — On se retrouve au restaurant chinois d’hier, dans Ala Moana Boulevard ?
  
  — Avec plaisir.
  
  Coplan vida son verre et s’en fut. Il aurait aimé rester dans cette ambiance détendue de vacances, parmi ces touristes fort éloignés des cadavres dans les caves et des Asiatiques qui maniaient si mal le couteau à cran d’arrêt mais bondissaient comme des panthères.
  
  De retour dans sa chambre d’hôtel, il pianota sur le Teckel.
  
  — Rien sur le Grec et ceux de la liste, sauf un, lui apprit le Vieux : Peter Guardino. Ancien mercenaire de la C.I.A. au Vietnam. Depuis, travaille au coup par coup. Un jour chez les Contras au Nicaragua, le lendemain à Belfast avec l’I.R.A. Pas étonnant qu’il épouse la cause des catholiques, deux de ses frères sont prêtres à New York. Activement recherché par le Spécial Intelligence Service et la Spécial Branch de Scotland Yard en raison de sa participation à des attentats anti-britanniques en Ulster. Aurait aussi fait sauter une caserne à Gibraltar. Une tête brûlée.
  
  — Qui le paie ?
  
  — La C.I.A. et l’I.A.C.(12) vraisemblablement. Cependant, nous n’en sommes pas sûrs. En revanche, ce dont nous sommes certains c’est que Thierry Vignon le connaissait. Tous les deux ont effectué un périple à la voile entre la Nouvelle-Zélande et Sydney à travers la mer de Tasman.
  
  — À l’époque du Rainbow Warrior de Greenpeace ? plaisanta Coplan.
  
  — Votre humour est détestable, fit le Vieux, soudain grognon.
  
  — D’accord, on assassine les mauvais souvenirs. Quoi d’autre sur Peter Guardino ?
  
  — Pas grand-chose, sinon qu’il est extrêmement dangereux. En ce qui concerne les autres noms, nous piochons. Peut-être en sortira-t-il quelque chose ?
  
  Coplan fut en avance au rendez-vous dans le restaurant chinois. Ciska arriva enfin et s’en tint à son menu de la veille, soupe aux pousses de bambou et salade de crabes et de crevettes. Coplan l’imita. Au cours du repas, elle se voulut badine mais Coplan la sentit tendue et soucieuse.
  
  — Vous croyez qu’il est arrivé quelque chose à Thierry ? interrogea-t-elle enfin.
  
  Depuis un long moment, elle brûlait d’envie de poser cette question. Coplan se força à mentir à nouveau :
  
  — Je ne le crois pas.
  
  Entre leurs verres, il coinça la photographie de Lydros Gasperis.
  
  — Vous connaissez cet homme ?
  
  Elle examina le cliché et ses sourcils se froncèrent car elle était loin d’être idiote et avait remarqué le trou à chaque angle.
  
  — On dirait une photo de passeport.
  
  — C’en est une.
  
  Elle leva les yeux sur lui.
  
  — Vous me cachez des tas de choses, lui reprocha-t-elle.
  
  Avec les dents de sa fourchette, il piqua une crevette et la tendit à la jeune femme.
  
  — Où a-t-elle été pêchée ?
  
  — Comment voulez-vous que je le sache ? s’emporta-t-elle.
  
  — Donc, vous n’en savez rien. Et que savez-vous de Thierry, de son passé, ses activités ?
  
  Elle baissa la tête, infiniment triste, et posa sa fourchette avant de s’essuyer les lèvres.
  
  — Je n’en sais rien et je m’en moque. Par contre, ce que je sais, c’est qu’avant de le rencontrer j’avais l’impression de vivre comme une pomme dans une nature morte.
  
  — Belle comparaison, la complimenta-t-il avant de tapoter sur le recto de la photographie. Cet homme ?
  
  — Je ne l’ai jamais vu.
  
  — Il s’appelle Lydros Gasperis. Thierry a mentionné son nom devant vous ?
  
  — Depuis hier, je me demande si vous n’êtes pas flic, répliqua-t-elle d’un air pincé.
  
  — Fouillez-moi, je n’ai sur moi ni carte ni insigne.
  
  — Ce n’est pas une preuve.
  
  — Soyons sérieux. Thierry vous a parlé de moi et vous avez pu mesurer la qualité des sentiments qu’il me porte. Je vais être honnête avec vous. Il traverse une mauvaise passe. Il faut l’aider et je compte sur vous. Répondez franchement à mes questions et vous ferez un grand pas dans cette direction.
  
  Coplan se détestait d’être ainsi obligé de bluffer Ciska mais le métier l’exigeait. Il la vit se raidir et écarquiller les yeux.
  
  — Une mauvaise passe ?
  
  — Provisoirement. Vous refusez de me donner un coup de main ?
  
  — Thierry n’a jamais prononcé devant moi le nom de Gasperis. Vous êtes satisfait ? répondit-elle avec un brin de hargne.
  
  — Et celui de Peter Guardino ?
  
  — C’est qui ? Un mafioso ? persifla-t-elle.
  
  — Soyez gentille, ne me compliquez pas la tâche.
  
  — Mais quel rôle jouez-vous exactement ? s’emporta-t-elle à nouveau.
  
  — Celui d’un ami qui veut du bien à Thierry.
  
  Elle capitula :
  
  — Bon, d’accord. Peter Guardino, jamais entendu parler.
  
  — Et Derek Zangel ?
  
  Elle éclata d’un rire nerveux et il en fut surpris.
  
  — Pourquoi riez-vous ?
  
  — Vous me rappelez une histoire.
  
  — Quelle histoire ?
  
  — Celle du gosse qui à l’école se voit décerner de mauvaises notes en orthographe. Outrée, sa mère rend visite au professeur et proteste : « Mon fils adore la lecture, il passe ses soirées à lire, et c’est en lisant qu’on apprend l’orthographe. Alors, pourquoi ces mauvais points ? » « Que lit-il ? » s’étonne le professeur. « Les rubriques nécrologiques des journaux, répond la mère. Ensuite, il raye les noms dans l’annuaire téléphonique. »
  
  — Elle est excellente, déclara Coplan d’un ton froid.
  
  — Vous me faites penser à ce gosse. Vous citez des tas de noms à la suite mais il vous manque l’annuaire.
  
  Coplan repoussa son assiette et appela le serveur :
  
  — L’addition.
  
  Elle en resta bouche bée.
  
  — On n’a pas terminé, protesta-t-elle.
  
  — Moi, j’ai terminé. Si Thierry est dans la panade, il me faut le sortir de là ! Aloha !
  
  Impulsivement, elle le retint :
  
  — Zangel, ce nom-là, comme Gasperis et Guardino, Thierry ne les a jamais mentionnés devant moi.
  
  Coplan cita les quatre autres sur la liste mais n’obtint pas plus de succès.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  — Je devrais te foutre à la porte ! s’écria Debbie en repoussant sur la tempe une mèche rousse.
  
  Elle paraissait sincèrement furieuse. Coplan arbora une mine penaude.
  
  — J’avais vraiment des ennuis, plaida-t-il. Mais j’ai passé une nuit blanche à cause de toi. Je rêvais à ton corps, à tes lèvres, à tes cuisses que tu dévoilais si généreusement dans l’avion, à l’amour que tu me donnais, à ton étreinte brûlante, à…
  
  L’attitude de la jeune femme changea radicalement. Elle s’adossa au chambranle en esquissant une moue attendrie et indulgente. Ses seins durcissaient sous la fine étoffe du déshabillé. Elle les caressa en un geste sans équivoque.
  
  — Bel arsenal, flatta Coplan.
  
  — J’aime les canonniers, répliqua-t-elle du tac au tac. Il fallait venir me voir au lieu de passer une nuit blanche.
  
  — J’ai hésité, c’est exact, mais il était vraiment tard.
  
  — C’était l’ami de l’aéroport ? Ou bien était-ce une amie ?
  
  — Un ami. Je l’ai finalement retrouvé mais préfère ne pas en parler. J’entre ou j’attends le lever du jour ?
  
  Elle s’effaça.
  
  — Entre.
  
  Elle n’appartenait pas à la catégorie de femmes qui offrent à boire avant l’amour.
  
  — Déshabille-toi, invita-t-elle d’une voix rauque en récusant tout prélude vain ou dilatoire.
  
  Coplan retint son souffle lorsqu’elle fut nue. Ébloui, il caressa le corps superbe qui s’abandonnait entre ses bras. En échange, elle le gratifia d’un long baiser qui le transcenda.
  
  — Tu me soulèves, tu fais trois pas sur ta droite, cinq sur ta gauche et nous sommes dans ma chambre, l’aguicha-t-elle en lui mordillant le lobe de l’oreille.
  
  Il obéit. Subjugué par la chair que ses mains pétrissaient il la déposa sur le lit et se dévêtit. Elle l’agrippa aux épaules et le projeta en elle. Comme dompté, il pénétra dans une lave incandescente qu’il brassa vigoureusement. Avec frénésie, elle lutta à l’unisson pour atteindre plus vite à l’orgasme qui déchaîna en elle une rafale de plaintes extasiées. Coplan n’était pas quitte car Debbie ignorait les temps morts et elle s’activa ferme pour qu’il revienne à la hauteur de la tâche qu’elle lui assignait. Cette initiative ne déplut pas, loin de là, à Coplan, enivré par le tempérament volcanique de sa partenaire. Lorsque, pour la seconde fois, il la sabra, il lui arracha des gerbes de plaisir et de volupté.
  
  Insatiable, la belle Debbie ne lui accorda aucun répit et leurs ébats se poursuivirent longtemps, ardents et intenses. Orfèvre en la matière, Coplan réglait le ballet dont il était le chorégraphe. Usant de sa technique lascive, il pimentait leur union par des mouvements rotatifs qui embrasaient la jeune femme dont les lèvres épousaient les siennes en un long baiser avide. Elle en griffait son dos musclé en laissant sur la peau l’empreinte de son vertige charnel.
  
  Ce ne fut qu’à deux heures du matin qu’elle lui offrit un verre.
  
  — Tu le mérites, reconnut-elle, un peu essoufflé. Tu as un pic comme l’Himalaya. Tout à l’heure, je te sucerai encore. J’adore ta neige. Que veux-tu boire ?
  
  — Un cavalier.
  
  — D’habitude, je rajoute un peu de poivre de Cayenne, mais toi tu n’en as pas besoin.
  
  Elle passa dans la salle de bains et, plus tard, revint avec un plateau et deux verres. Coplan avala la moitié du sien. Il se sentait bien mais se recommanda de ne pas abuser de l’alcool. Le sommeil allait lui être compté. Et pas seulement à cause de Debbie.
  
  La jeune femme se répandit en compliments flatteurs sur ses performances et il la laissa parler avant d’amener adroitement la conversation sur le terrain qui l’intéressait :
  
  — Ton mari va bien ?
  
  — Toujours à l’hôpital avec sa jambe dans le plâtre. Dire qu’il me fait ça alors que nous devions passer devant le juge des conciliations pour le divorce.
  
  — Ne te plains pas. Il te laisse vivre ici avec lui.
  
  — Manquerait plus que ça ! Sinon, il faudrait qu’il me verse une pension et ses affaires marchent mal !
  
  — Le ministère des Finances n’est pas généreux ?
  
  — Les Fédéraux sont un peu radins, c’est sûr, mais surtout à cause de Ronald, un gros poisson a réussi à s’échapper au Costa Rica. Aussi est-il un peu en froid avec Washington.
  
  Debbie n’était pas seulement un brin nymphomane, elle était aussi excessivement bavarde, ce qui arrangeait les affaires de Coplan.
  
  — Et le boulot allant mal, il a installé son bureau ici ?
  
  — Bien obligé. Bon, on parle d’autre chose que de mon mari ? Il est plus important de faire l’amour.
  
  — Mille excuses. Je suis d’accord avec toi.
  
  Coplan vida son verre et le tendit à Debbie.
  
  — Une seconde tournée et tu verras la forme que je tiens !
  
  — C’est vrai ? Tu ne te vantes pas ?
  
  — Tu jugeras sur pièces.
  
  Dès qu’elle eut quitté la chambre, il bondit sur ses vêtements, sortit le faux stylo de la poche intérieure de la veste, le décapuchonna et, au-dessus du verre de la jeune femme, dévissa la plume. Quelques gouttes tombèrent dans le liquide. Rapidement, il revissa, recapuchonna et remit l’objet à sa place. Il était à nouveau allongé sur le lit quand elle réapparut. Remise en selle par la promesse, elle trinqua avec lui en anticipant le plaisir qu’elle allait connaître.
  
  Elle ne le connut pas car, bientôt, ses paupières s’alourdirent et elle balbutia :
  
  — Je ne sais pas ce que j’ai. D’un seul coup, je suis crevée.
  
  — Pas étonnant, tu t’es déchaînée comme une démente !
  
  — Tu t’en plains ?
  
  Cinq minutes plus tard, elle dormait à poings fermés.
  
  Coplan passa dans la salle de bains, assuré d’avoir plusieurs heures devant lui. Concocté par les techniciens de la D.G.S.E., le soporifique assommait pour un bon laps de temps.
  
  Douché et séché, il s’enveloppa d’une sortie de bain et chercha le bureau du mari qu’il découvrit au rez-de-chaussée.
  
  Au cours du trajet entre San Francisco et Honolulu, Debbie s’était montrée prolixe sur les activités de son époux. Enquêteur privé pour le compte du Treasury Department, l’équivalent américain du ministère des Finances français, il exerçait des surveillances sur les fraudeurs potentiels, nombreux dans l’État maritime de Hawaï. Même si elle s’apprêtait à divorcer, Debbie demeurait fière des pouvoirs que détenait Ronald. Ainsi, avait-elle affirmé, l’intéressé avait accès à l’ordinateur central des Fédéraux. Ce renseignement n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Dans sa mission, Coplan était bien décidé à ne négliger aucune source d’information. Jaloux de leurs prérogatives, les patrons du Treasury Department distillaient au compte-gouttes les renseignements au F.B.I. et à la C.I.A., ces deux agences étant par ailleurs les principaux fournisseurs de la D.G.S.E. Par conséquent, si le Vieux ne détenait rien sur Gasperis, Zangel et les autres, peut-être le Trésor américain comblait-il cette lacune ?
  
  En tout cas, il fallait essayer.
  
  Tout de suite, il repéra le clavier et l’écran, et s’assit sur le fauteuil. Familiarisé avec ce type d’appareil, il fut vite convaincu qu’un élément essentiel manquait pour qu’il fût opérationnel, soit une clé, soit une carte magnétique.
  
  Il se releva et fouilla. Rien.
  
  Restait la chambre qu’occupait le mari depuis la séparation de corps. Il la chercha. Elle était contiguë à celle dans laquelle dormait Debbie.
  
  Dans la penderie, les poches des vêtements étaient vides si l’on exceptait une facture d’épicerie impayée.
  
  C’est dans le tiroir de la table de nuit que Coplan repéra la grosse enveloppe de papier kraft portant l’en-tête du Leghi Hospital dans Kilaueha Avenue et adressée à Mrs. Deborah Grayson.
  
  Il la vida sur le lit. Elle contenait, conclut-il, les papiers personnels que l’hôpital avait renvoyés à l’épouse de Ronald après l’accident de voiture ayant provoqué la fracture du fémur.
  
  Il esquissa un sourire ravi en dénichant la carte magnétique avec ses chiffres codés en relief.
  
  Il retourna dans le bureau et introduisit la carte dans la fente. Sous ses doigts, cette fois, les touches s’animèrent.
  
  Lydros Gasperis, Peter Guardino et les autres n’étaient pas fichés dans les entrailles de l’ordinateur central à Washington. Il en allait autrement de Derek Zangel.
  
  Coplan mémorisa les renseignements et retira la carte qu’il alla replacer dans l’enveloppe qui réintégra le tiroir.
  
  De retour dans la chambre de Debbie, il se rhabilla, inspecta le faux stylo et regarda autour de lui. À côté du poste téléphonique, il repéra un bloc-notes et un crayon à bille. Il s’en servit pour griffonner un mot courtois prétextant un rendez-vous matinal et le souci de ne pas réveiller Debbie. Mahalo nui, signa-t-il.
  
  Il sortit de la maison, s’installa à son volant et décida de jeter un coup d’œil sur le lieu de l’incendie, bien qu’il ne crût guère au succès de cette initiative. Dans l’obscurité où il tâtonnait, tout, cependant, était à vérifier.
  
  Quand il arriva, la lune grisaillait l’amas de décombres. Pas âme qui vive aux alentours. Coplan se promit, dès qu’il en aurait le temps, d’acheter une brassée de fleurs et de la déposer sur la tombe de Thierry Vignon.
  
  Le cœur gros, il repartit vers son hôtel.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Le D.C.9 de Hawaian Air transporta Coplan de l’île d’Oahu à celle de Hawaï, la plus grande de l’archipel, qui donnait son nom à l’État, le cinquantième des U.S.A. Après l’atterrissage sur la piste de l’aéroport de Waimea-Kohala, il loua une Land Rover, installa sur le siège passager l’Ingram, les grenades et les munitions rangées dans leur sac. Le taser était plaqué sur ses reins.
  
  Il prit la direction de l’est, dominée par les 4200 mètres du volcan éteint de Mauna Kea.
  
  Dans cette partie, le spectacle n’était guère riant. Rabougris sous le souffle du vent, des arbustes maigrichons se serraient frileusement au milieu d’un paysage composé d’éboulis de roches érodées, souillées de poussière jaunâtre ou rougeâtre.
  
  La route se transforma bientôt en une piste cahotante et Coplan, qui s’était renseigné avant de se lancer à l’aventure, se félicita d’avoir porté son choix sur une Land Rover à quatre roues motrices.
  
  Sans prévenir, l’averse tomba, apportée par Kona, le vent du sud. Elle ralentissait lorsque Coplan aperçut le panneau en bois sur lequel était inscrit Mother Goose Ranch. L’enceinte de fil de fer barbelé était hautement dissuasive. Quant au portail en bois épais, il était verrouillé. Coplan se rangea contre la guérite à l’intérieur de laquelle, sur une étagère, était placé un poste téléphonique. Il baissa la vitre, se fit mouiller l’avant-bras et décrocha. La sonnerie insistait. Enfin, une voix se manifesta. Le moins que l’on puisse dire, en témoignant d’une grande indulgence, était qu’elle manquait de chaleur.
  
  — Que voulez-vous ? aboya-t-elle.
  
  — Je viens de la part de Thierry Vignon.
  
  Silence, puis :
  
  — Et alors ?
  
  — Il est mort.
  
  — C’est quelque chose qui arrive à des tas de gens.
  
  — Dans son cas, quelqu’un a donné un coup de pouce.
  
  — Je vois. Qui êtes-vous ?
  
  — Celui qui sort de l’ombre quand l’ami tombe.
  
  — Votre nom ?
  
  — Casait.
  
  Le ton se fit railleur :
  
  — Un pseudo ?
  
  — Quelle importance ?
  
  — Et que voulez-vous savoir ?
  
  — J’aimerais remonter à celui qui a donné le coup de pouce.
  
  — Ce n’est pas moi.
  
  — Je le sais.
  
  — Venez prendre un verre. Je vous ouvre le portail.
  
  L’averse cessa brusquement et le soleil réapparut tandis que Kona se faisait discret.
  
  À bord de la Land Rover, Coplan suivit le mauvais chemin qui sinuait entre des alignements de rochers. À un détour, une herse métallique était dressée et lui barrait la route sur deux mètres de hauteur. Un haut-parleur invisible se manifesta :
  
  — Vous êtes armé ?
  
  — J’ai l’habitude de m’assurer tous risques.
  
  — Moi aussi. Laissez votre armement à l’intérieur de la bagnole et continuez à pied.
  
  Coplan haussa les épaules et obtempéra en se faufilant dans l’étroit espace entre la paroi du rocher et l’arête de la herse. Le taser restait néanmoins collé à ses reins.
  
  Construite en rondins sur un tablier de grosses pierres grises, trapue, solide, surmontée d’un toit plat, la maison n’aurait cependant pas recueilli le premier prix à un concours d’élégance, surtout en raison des deux énormes colonnes servant à l’écoulement des eaux qui enlaidissaient les angles de la façade en évoquant une plate-forme de forages pétroliers.
  
  Un peu incongru dans cet environnement, un kiosque octogonal jouxtait la terrasse couverte, en forme de L.
  
  Peter Guardino apparut en haut des marches.
  
  C’était un homme grand et costaud, au teint recuit et aux cheveux grisonnants coupés à un centimètre du cuir chevelu. Dans les yeux gris ne brûlait aucune chaleur et les lèvres étaient si inamicales qu’on s’attendait à ce qu’il en tombe des particules de glace.
  
  Vêtu d’une chemise de cow-boy sur laquelle était passé un blouson en peau noire, sans manches, d’un pantalon de treillis vert olive venant tout droit des stocks de l’U.S. Army et serré par une ceinture mexicaine au cuir tressé, chaussé de bottes de saut boueuses, il évoquait irrésistiblement le vétéran du Vietnam qu’il avait été.
  
  D’autant qu’entre ses mains il serrait un fusil d’assaut Armalite, modèle AR-18, qui possédait la cadence de tir de l’Ingram mais avec l’avantage d’une capacité de chargeur de trente-deux cartouches.
  
  — Salut, Casait, lança-t-il. Français, comme Thierry ?
  
  — Oui.
  
  — J’adore les Français mais ça ne m’empêche pas de me méfier d’eux. Foutez-vous à poil.
  
  Coplan se sentit piégé et hésita. Guardino lâcha une courte rafale qui, à trois mètres sur la gauche de Coplan, souleva un nuage de poussière jaunâtre.
  
  — Faites pas chier, Casait. Obéissez.
  
  Coplan obéit. Guardino ricana lorsqu’il vit le taser.
  
  — On ne joue pas franc-jeu ? reprocha-t-il, railleur. Éloignez-vous.
  
  Coplan s’exécuta et l’Américain avança pour ramasser l’arme et fouiller les vêtements. Malgré le soleil, la température était fraîche et Coplan commença à grelotter. Lorsqu’il fut satisfait, Guardino remonta en haut des marches et invita :
  
  — Rhabillez-vous et entrez dans le kiosque.
  
  Sur la table, dans cet abri, était posé un plateau avec deux verres et une bouteille de Four Roses.
  
  — Asseyez-vous et réchauffez-vous, poursuivit le vétéran des rizières asiatiques.
  
  Coplan ne se fit pas prier et se versa une généreuse rasade de bourbon dont sur-le-champ il avala la moitié. En reposant son verre, il entra dans le vif du sujet :
  
  — Quand avez-vous vu Thierry pour la dernière fois ?
  
  — Voici une semaine.
  
  — Il m’a fait venir spécialement de Paris en m’assurant qu’il était sur un gros coup. C’est vrai ?
  
  — C’est ce qu’il m’a dit aussi. Comment est-il mort ?
  
  — Kidnappé, interrogé aux drogues chimiques et son cœur, vraisemblablement, a lâché.
  
  Pour la première fois, Guardino manifesta quelque émotion. Sa lèvre se dégela et trembla. Dans ses yeux gris passa une lueur triste.
  
  — Nous avons connu de bons moments ensemble, murmura-t-il d’une voix nostalgique.
  
  — Moi aussi.
  
  — Vous ne seriez pas le type qu’il appelait Francis ?
  
  — C’est moi.
  
  L’Américain tendit sa main droite mais, dans la gauche, il gardait l’Armalite AR-18. Un vieux réflexe. Pour le mercenaire des combats de l’ombre, l’attendrissement était une chose, et la sécurité, une autre. Fidèle à ce raisonnement, il avait survécu. Comme Coplan.
  
  — Vous savez qui l’a kidnappé ?
  
  — Un Grec. Un certain Lydros Gasperis.
  
  — Connais pas.
  
  — Derek Zangel, ça vous dit quelque chose ?
  
  — Non.
  
  Coplan cita les autres noms sur la liste. Sans plus de succès.
  
  — Que pensez-vous de Ciska ? poussa-t-il.
  
  — Brave gosse. Elle en pince dur pour Thierry. Elle sait ?
  
  — Non.
  
  — Comment êtes-vous remonté jusqu’à moi ? Coplan raconta la vérité. Il ne voyait pas l’utilité de bluffer sur ce point. Guardino fit la moue.
  
  — Je n’y comprends rien.
  
  — Essayons d’y voir plus clair, invita Coplan. Depuis combien de temps Thierry s’était-il rapatrié ici ?
  
  — Trois bons mois mais, souvent, il allait sur le continent.
  
  — Il ne s’est livré à aucune confidence ? Guardino emplit son verre et but à petits coups, les sourcils froncés, comme s’il méditait. Lentement, il secoua la tête.
  
  — Non.
  
  — Vraiment, vous ne voyez rien qui pourrait me servir ?
  
  — Désolé.
  
  La lassitude envahit Coplan, partiellement due au peu de sommeil qu’il avait réussi à grappiller après sa séance avec Debbie et son retour à l’hôtel où, à la réception, il avait fait réserver une place sur le premier vol en partance pour l’île de Hawaï. En outre, il avait un peu froid et le bourbon ne l’avait guère réchauffé.
  
  Soudain, Guardino parut avoir une illumination.
  
  — Un jour, il a eu un comportement bizarre. Coplan dressa l’oreille.
  
  — Quel comportement ?
  
  — Voilà. Cela date d’un peu plus d’un mois. Il vient passer le week-end ici. Sans Ciska qui ne pouvait se libérer de son job car le manager du Moana n’avait pu lui trouver une remplaçante au piano, et c’est durant les week-ends qu’afflue la clientèle. Thierry va se coucher et, le lendemain, moi, je fais la grasse matinée. Quand je descends pour le breakfast, Thierry est déjà là, habillé en uniforme d’officier S.S. Tout l’attirail. Complet. En noir. Casquette, veste, culotte de cheval, bottes et les runes sur les revers. J’étais abasourdi. Il a éclaté de rire. Bien sûr, c’était une farce mais je n’en comprenais pas le but. Je l’ai questionné et il m’a dit que cet uniforme nazi constituait une sorte de laissez-passer pour accéder à un collectionneur. Il a encore ri puis est allé se changer. J’étais intrigué et ai voulu en savoir plus mais me suis heurté à un mur. Thierry disait toujours qu’il appartenait à une famille de marins, des Bretons, et qu’il n’existe rien de plus dur qu’une tête de Breton. J’en avais un exemple. Sa tête était aussi dure que celle d’un Irlandais et, en ce qui concerne les Irlandais, je m’y connais !
  
  — Un laissez-passer pour accéder à un collectionneur…, répéta Coplan, pensif.
  
  — Probablement un collectionneur d’uniformes nazis. Non pas que ça coure les rues mais ça se trouve. Des nostalgiques de cette époque.
  
  Le soleil montait vers le zénith et Coplan se réchauffait en redevenant optimiste. Le renseignement fourni par Guardino ouvrait des horizons inattendus. Il était clair que par nature, Thierry Vignon ne pouvait éprouver une nostalgie quelconque pour le IIIe Reich. Par ailleurs, l’épisode, tel qu’il avait été décrit par l’ancien du Vietnam, paraissait inconvenant de par sa situation dans ces îles du Pacifique si éloignées des lieux où avait prospéré l’idéologie nazie. On imaginait mal l’uniforme noir dans ce paysage de volcans éteints ou en activité, de plages idylliques et de paisibles surfeurs.
  
  Coplan but une gorgée de bourbon et tenta de mieux cerner l’incident mais il en fut pour ses frais. Guardino ne savait rien d’autre.
  
  Vers midi, ce dernier proposa :
  
  — On casse une croûte ? Je sors le barbecue et on se grille des steaks d’une livre ?
  
  — D’accord, approuva Coplan, affamé.
  
  Ils quittèrent le kiosque au moment où l’hélicoptère arrivait. Sur ses flancs vert olive il portait, en blanc, l’inscription Hawaian Patrol.
  
  — Les flics ne m’aiment pas, grogna l’Américain. Je n’entre pas dans leurs schémas habituels. Vivre en ermite, pour eux, c’est suspect. Ce qu’ils veulent, ce sont des gens bien conformistes, coincés dans la règle et dans le rang, avec des mômes, des traites, des bagnoles et des téloches à crédit, et un abonnement à H.B.O.(13).
  
  L’homme accroupi dans l’ouverture de l’appareil, retenu à l’armature par les sangles de toile verte, épaula son fusil d’assaut Heckler & Koch.
  
  — Attention ! cria Coplan qui, d’un coup de pied, projeta Guardino à terre et se jeta à plat ventre.
  
  Trop tard pour le mercenaire de l’I.R.A. En courtes rafales précises, l’arme crachait ses projectiles de 5,56. Le ventre déchiqueté, Guardino hurla sa souffrance. Miséricordieuse, une balle lui fit exploser le crâne.
  
  Coplan rafla la bretelle de l’Armalite et attira à lui le fusil d’assaut. Des projectiles arrosèrent le sol sur sa droite en traçant un long sillon qui sectionna le bras gauche du mort.
  
  Pour faciliter la tâche du tireur, l’hélicoptère procédait à un sur-place.
  
  Coplan se lança dans une série de roulés-boulés qui l’amenèrent à l’abri du kiosque.
  
  Ce n’était pas des flics. Même si Peter Guardino avait mené, entre ses missions pour le compte de ses employeurs, une vie d’ermite au pied du Mauna Kea, même s’il n’entrait pas dans la règle et dans le rang et refusait les téléviseurs et les voitures à crédit, il était inimaginable que des policiers eussent voulu le punir en l’assassinant.
  
  D’ailleurs, était-il la cible ? Plus probablement, on avait assigné deux cibles au tueur de l’hélicoptère : Peter Guardino et lui-même, Francis Coplan.
  
  L’appareil se rapprocha pour débusquer sa proie. Brusquement, Coplan se rejeta hors de son abri et brûla ses trente-deux cartouches dans le nez de l’hélicoptère qui plongea et s’abattit sur la maison en rondins. Une seconde s’écoula et il explosa en un torrent de flammes.
  
  Coplan se releva, courut, se pencha sur Guardino, récupéra son taser et déposa l’AR-18 près de sa main droite avant de sprinter pour regagner la Land Rover. Il fit demi-tour et, parvenu devant le portail, éprouva quelques difficultés pour l’ouvrir.
  
  Sur la route, il fonça, bien au-delà des 88 kilomètres autorisés, jusqu’à la perpendiculaire d’une vieille baraque abandonnée. Il tourna sur la méchante piste, se présenta devant la paroi disloquée et donna un violent coup d’accélérateur. Le pare-chocs défonça le bois et Coplan freina brutalement. Le véhicule s’immobilisa sous le toit. Coplan sauta hors de la Land Rover et se semelles broyèrent du verre. En foulant le sol couvert de détritus et d’immondices, il alla se blottir au coin d’une fenêtre à la vitre absente et inspecta le ciel.
  
  Au bout d’un quart d’heure, trois hélicoptères apparurent, identiques au premier, avec sur leurs flancs vert olive, l’inscription blanche Hawaian Patrol.
  
  À la différence, diagnostiqua-t-il, qu’ils transportaient d’authentiques policiers.
  
  Il lui fallait demeurer là pour le restant de la journée et même la nuit. Pas question de se faire stopper par un barrage et d’avoir à répondre à des questions gênantes.
  
  Il remonta à bord de la Land Rover et pêcha un paquet de cigarettes dans le compartiment à gants. Il mourait de faim et les steaks de Guardino auraient été les bienvenus.
  
  Tout en fumant, il médita sur le déroulement des récents événements. L’adversaire utilisait de gros moyens et tuait impitoyablement.
  
  Des nazis ? À première vue, cette hypothèse paraissait invraisemblable. Ne pas trop se braquer sur l’uniforme d’officier S.S. Ce pouvait être un trompe-l’œil. En outre, quels buts des nostalgiques du IIIe Reich auraient-ils poursuivis dans cette partie du monde ?
  
  Vraiment, il ne voyait pas.
  
  Une autre question se posait. Si c’était lui la cible du tueur de l’hélicoptère, c’est qu’il était filé, et que sa visite à Peter Guardino constituait un danger pour l’ennemi. Consciemment ou non, le vétéran du Vietnam représentait donc un péril, éliminé par la voie aérienne, car les assassins savaient certainement que le mercenaire avait disposé des pièges à l’intérieur de Mother Goose Ranch. Un vieux de la veille comme lui était par trop expérimenté pour se faire surprendre à l’improviste.
  
  Coplan grimaça. Sous peu, les commanditaires sauraient qu’il avait échappé à la mort.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Coplan rendit la Land Rover à l’agence de location. Parfaitement reposé, car il avait eu le temps de dormir dans la vieille cabane depuis la veille à midi, mais affamé, il se dirigea vers la cafétéria qui ouvrait ses portes. À son épaule, était accroché le sac contenant son armement et quelques vêtements de rechange.
  
  Il inspecta les alentours. Peu de monde. Il était sept heures cinq et le premier vol régulier, qui reliait l’île à celle d’Oahu et qu’il avait l’intention de prendre, ne partait qu’à huit heures.
  
  Attablé face à la baie vitrée, ce qui lui permettait de surveiller les allées et venues, il commanda un copieux breakfast, œufs frits, saucisses, jambon, crêpes au sirop d’érable et jus de tomate. La serveuse était mignonne. Coplan arbora un sourire enjôleur.
  
  — Faites vite, beauté. Je m’envole pour Honolulu à huit heures.
  
  — Mon chou, répliqua-t-elle en s’éloignant, ça part comme une fusée à Cap Canaveral.
  
  À sept heures et demie, les deux policiers entrèrent. Coplan, à ce moment-là, dévorait ses saucisses en les accompagnant de toasts grillés. L’un d’eux resta debout et l’autre s’assit devant Coplan qui demeura impassible. La serveuse revint et déposa sur la table une tasse et un pot de café brûlant. L’homme en uniforme les ignora.
  
  — Après avoir loué la Land Rover, vous vous êtes baladé dans l’île, toute la journée d’hier ? questionna-t-il.
  
  Coplan se félicita d’avoir essuyé ses empreintes sur l’AR-18 avant de le placer près du cadavre de Guardino. Sans oublier le verre dans lequel il avait bu et qu’il avait expédié dans la maison en flammes.
  
  — Tout juste, acquiesça-t-il entre deux bouchées. Je suis un touriste français un peu limité par le temps et je voulais absolument admirer le Mauna Kea. En altitude, l’air était vivifiant. À Honolulu, on étouffe un peu.
  
  — Vous avez une pièce d’identité ?
  
  Coplan enfourna le reste du toast, essuya ses doigts avec la serviette et sortit son passeport. Méfiant, le policier l’examina. Sans relever les yeux, il s’enquit :
  
  — Vous avez parcouru une grande distance ?
  
  Le piège était grossier puisque l’agence de location inscrivait sur le contrat le kilométrage départ et retour. Sans rire, il répondit. L’homme en uniforme hocha la tête et poursuivit :
  
  — Vous avez passé la nuit dans un motel ?
  
  — Dans la Land Rover.
  
  — Où avez-vous pris vos repas ?
  
  — J’avais emporté des provisions.
  
  Brusquement, Coplan fut persuadé que l’adversaire avait posté un homme à l’aéroport qui l’avait repéré à son arrivée et tentait de l’annihiler après l’avoir signalé anonymement à la police comme étant quelqu’un aperçu la veille devant le Mother Goose Ranch. L’affaire avait dû faire grand bruit et la population locale, devant ses téléviseurs, se délectait du caractère mystérieux de l’incident.
  
  — Je suis limité par le temps et l’argent, expliqua-t-il, l’œil candide.
  
  Entre ses jambes, il serrait le sac compromettant avec son Ingram, ses grenades et ses munitions.
  
  À contrecœur, le policier lui restitua son passeport.
  
  — Vous connaissez le Mother Goose Ranch ? questionna-t-il.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  — Jamais entendu parler.
  
  Et il termina son breakfast.
  
  — Pourquoi cet interrogatoire ? questionna-t-il avant de finir son jus de tomate. J’ai commis un délit ?
  
  — Le pare-chocs de la Land Rover est abîmé, intervint le second policier.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  — Hier, j’ai contracté l’assurance complémentaire tous risques. De quoi se plaint le loueur ?
  
  Sans mot dire, les deux policiers le fixèrent durant un long moment. Coplan ne cilla pas. Le premier se leva, un peu à regret, fit signe à son compagnon et tous deux sortirent de la cafétéria. La serveuse se précipita vers la table.
  
  — Des ennuis ?
  
  Ses yeux brillaient d’excitation. Coplan se força à rire.
  
  — Des questions, rien de plus.
  
  Elle lui tendit l’addition.
  
  — C’est à cause de l’hélico qui s’est crashé sur un ranch hier, expliqua-t-elle. Toute l’île est sens dessus dessous.
  
  Coplan se garda bien d’émettre un commentaire. Il laissa un généreux pourboire et alla régler à la caisse. À huit heures moins dix, il s’assit dans l’avion. Des pieds, il repoussa son sac sous le siège devant lui. En lui-même, il se félicitait qu’il n’y ait pas pour les vols interinsulaires de contrôles électroniques pour détecter les armes.
  
  Désormais, à cause de l’hélicoptère crashé sur le ranch, les autorités seraient moins laxistes.
  
  Arrivé à Honolulu, il dévisagea les gens qu’il croisait et se retourna fréquemment, persuadé qu’il était guetté.
  
  À bord de la Buick Skylark, il regagna le Princess Kaiulani, se doucha, changea de vêtements et rendit compte au Vieux par l’entremise du Teckel. Le patron des services spéciaux fut également intrigué par l’uniforme d’officier S.S.
  
  — Ce n’est pas le genre de farce qu’affectionnait Vignon, grogna-t-il, peu convaincu.
  
  — Pourquoi Guardino aurait-il inventé une telle histoire ? rétorqua Coplan. À mon avis, il était sincère.
  
  — Effectivement, si l’on tient compte des relations amicales qu’il entretenait avec Vignon.
  
  — Je garde cela en réserve. Je dois poursuivre ma prospection des noms de la liste. Espérons que je ne tomberai pas sur une rubrique nécrologique.
  
  — Félicitations pour votre manœuvre astucieuse chez Deborah Grayson. C’était bien pensé.
  
  Le ton du Vieux se fit acide :
  
  — J’imagine cependant que votre penchant pour les femmes vous a aidé à franchir aisément ce cap difficile.
  
  Coplan éclata de rire. Le Vieux ne changeait pas.
  
  — En tout cas, rappela-t-il, Zangel est fiché par les Fédéraux pour évasion fiscale. C’est une faille que j’exploiterai. De votre côté, vous n’avez rien déniché de plus sur les noms que je vous ai fournis ?
  
  — Non, et j’en suis désolé. J’ai placé une équipe sur l’affaire. Mais j’ai peu d’espoir. À vous de vous débrouiller sur place.
  
  — Comme toujours.
  
  — Soyez sur vos gardes, l’adversaire possède de gros moyens et n’hésite pas à tuer.
  
  Coplan rangea le Teckel, quitta sa chambre et, dans Kalakaua Avenue, héla un taxi à qui il glissa une grosse coupure en usant du vieux prétexte éculé mais qui marchait à tous les coups :
  
  — Un mari jaloux me file. Essayez de le semer. L’ennui, c’est que j’ignore quelle voiture il pilote.
  
  — Vous en faites pas, patron, rigola le chauffeur, un gros Hawaïen aux traits épais. On va vite le repérer et lui faire la paire.
  
  Il démarra en trombe. Coplan, blotti dans l’angle mort, inspectait l’artère à travers la vitre arrière. Il ne décela aucune tentative de filature qui ne lui aurait pas échappé tant le conducteur, piqué au jeu, zigzaguait dans un entrelacs de rues courtes et étroites entre le Canal Ala Wai et l’océan.
  
  — Vous vous gourez, fit l’Hawaïen au bout d’un moment. Personne ne vous filoche. Dans le fond, peut-être que le mari, il s’en fout que vous vous tapiez sa bonne femme ? Y a des mecs comme ça ! Ou alors, ça l’arrange, il drague de son côté !
  
  Coplan lui fit poursuivre le manège pendant encore une bonne demi-heure et dut admettre que l’Hawaïen avait raison. Alors, il avisa dans Palakalani Avenue un parc de voitures d’occasion et pressa l’épaule du chauffeur.
  
  — Arrêtez-moi au prochain carrefour.
  
  — D’accord, patron.
  
  Coplan rajouta une autre coupure et l’Hawaïen lui tendit une carte de visite professionnelle.
  
  — Y a les deux téléphones, précisa-t-il. Chez moi et à bord du bahut. N’hésitez pas. Pour me démerder dans cette putain de ville, je n’ai pas un rival.
  
  Coplan cligna de l’œil.
  
  — D’accord.
  
  Il le laissa disparaître et revint sur ses pas. Dans le parc à voitures d’occasion, il porta son choix sur une Mercury Comet qui avait piètre allure, remplit les papiers d’enregistrement et régla avec sa carte American Express.
  
  À présent, compte tenu de la Pontiac Le Mans et de la Buick Skylark, il disposait de trois véhicules. Mais les deux premiers étaient probablement repérés.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Elle n’était pas belle. En fait, elle n’était même pas jolie ni élégante malgré le cadre luxueux dans lequel elle vivait. Pour souligner ses paroles, ses grandes mains osseuses s’agitaient dans de multiples gestes sans grâce.
  
  Mais Ann Winston possédait une grande qualité aux yeux de Coplan : elle était volubile. Dans ce domaine, elle aurait damé le pion à Debbie.
  
  — Je me souviens très bien de votre ami Thierry. Un garçon charmant et un bon joueur de bridge. Peut-être indiscipliné dans ses annonces ? Trop hardi et impétueux ? En tout cas, il créait une ambiance rafraîchissante. De nos jours, le bridge se sclérose, il devient ennuyeux. La sophistication des conventions exige un ordinateur pour s’y retrouver. Vous êtes bridgeur ?
  
  — Bien sûr, répondit Coplan.
  
  — Alors, vous me comprendrez.
  
  — Rien ne vaut les enchères naturelles.
  
  — Bravo, vous êtes un connaisseur ! Un autre cocktail ?
  
  — Il est à peine midi ! protesta-t-il.
  
  — Naturellement, vous partagerez mon déjeuner, si, si, j’insiste. Nous passerons à table à treize heures trente. C’est une vieille habitude du Sud où je suis née. À Mobile, en Alabama. Je suis une vraie fille de Dixie ! C’est d’ailleurs la raison de mon divorce d’avec Derek. C’est ce que j’ai expliqué à cet adorable Thierry. Nous avions sympathisé…
  
  Une lueur nostalgique passa dans le regard de la femme.
  
  — Nous aurions pu faire un bout de chemin ensemble mais, entre nous, il y avait Ciska, cette chanteuse de piano-bar, follement amoureuse de lui et qui ne savait même pas jouer au bridge ! Comment quelqu’un qui a fait des études de piano ne sait-il pas jouer au bridge ?
  
  — Question d’arithmétique, plaisanta Coplan. On compte quatre-vingt-quatre touches sur un piano et cinquante-deux cartes au bridge.
  
  Ann Winston en resta bouche bée.
  
  — C’est complètement idiot, ce que vous dites.
  
  — Je ne passe pas pour très brillant, répondit Coplan avec modestie. Vous expliquiez donc à mon ami Thierry pourquoi vous aviez divorcé de Derek Zangel ?
  
  — Oui, c’est cela.
  
  Elle s’affaira avec le shaker et emplit deux verres de son cocktail au Grand-Marnier et au gin, dilué dans le jus de pamplemousse.
  
  Elle se rassit.
  
  — Je suis une fille de Dixie, vous comprenez ?
  
  Coplan marqua son étonnement :
  
  — Et alors ?
  
  — Derek était un Noir. Bien sûr, il avait la peau blanche et des yeux bleus, ne possédait aucun caractère physique négroïde, sinon je m’en serais aperçue avant le mariage. Nous autres, gens du Sud, vous savez, nous avons l’œil pour ça. Mais Derek trompait bien son monde. Lui, savait mais n’en disait rien. Évidemment, comme il avait passé la frontière(14), il n’était pas question pour lui d’épouser une Noire. C’était retomber dans la déchéance. Il lui fallait absolument une Blanche. Je reconnais qu’il m’aimait à la folie. Notre cérémonie de mariage fut magnifique. Mon frère était cadet à West Point et avait amené une escouade de camarades qui formaient une haie d’honneur avec leurs sabres haut levés et, à la sortie de l’église, l’assistance a jeté tant de grains de riz qu’on aurait pu nourrir l’Inde pendant un an ! Derek avait une bonne situation. Il était ingénieur chimiste, diplômé de Tulane University à New Orléans. Nous avons loué une superbe maison à Mobile et nous étions vraiment heureux.
  
  Coplan trempa ses lèvres dans le cocktail qui était délicieux.
  
  — Et qu’est-ce qui a cloché ?
  
  Ann Winston avala la moitié de son verre.
  
  — C’est arrivé coup sur coup, répondit-elle en le reposant et en agitant les doigts devant sa bouche comme une sourde-muette. Au préalable, nous avions eu notre premier enfant, un garçon, Charles, un amour. À présent, il est étudiant à l’université de Hawaï, chimiste comme son père…
  
  Coplan écoutait patiemment, malgré les nombreuses digressions. Dans son métier, écouter avec patience se révélait essentiel. Simplement, il se demanda si son hôtesse parviendrait à lui fournir un renseignement important avant l’échéance fatale du déjeuner fixé à treize heures trente pour respecter la coutume de l’Alabama. Elle en savait beaucoup sur Zangel puisqu’elle avait été son épouse et, en particulier, quelque chose qui avait incité Thierry Vignon à coucher son nom sur la liste, juste en dessous de la ligne consacrée à Peter Guardino.
  
  — … Deux ans s’écoulèrent. J’étais enceinte de Virginia depuis quatre mois. Heureusement, c’était une grossesse facile, ce qui n’avait pas été le cas avec Charles. Un soir, Derek m’apporte une bonne nouvelle. Il venait d’hériter d’un oncle une vaste étendue de terrain, dans les bayous de Louisiane, sur laquelle une compagnie de recherches pétrolières procédait à des forages productifs. C’était la fortune. Nous nagions en plein bonheur, mais il y avait un hic. Derek n’était pas le seul héritier. Naturellement, comme il avait franchi la frontière, il ne m’avait jamais parlé de son frère et de sa sœur qui sont venus nous rendre visite après avoir obtenu notre adresse par l’intermédiaire de l’homme de loi. Quel choc pour moi ! Le frère et la sœur étaient des moricauds bon teint ! J’ai failli faire une fausse couche et en perdre Virginia. Tout honteux, Derek m’a avoué la vérité. Je lui en voulais terriblement. Cependant, le pire est venu après, lorsque Virginia est née. Indéniablement, on voyait tout de suite qu’elle avait du sang noir. Quelle honte pour ma famille et pour moi ! J’ai demandé le divorce et me suis enfuie de Mobile. J’ai choisi l’État le plus éloigné de l’Alabama. C’était ou l’Alaska ou ici, mais qui a envie de vivre en Alaska ?
  
  Coplan but une longue gorgée.
  
  — Et vos enfants ?
  
  — J’ai gardé Charles avec moi et mis Virginia en pension à Washington, une ville qui compte soixante-dix pour cent de Noirs ! Là-bas, ce sont les Blancs qui font des complexes ! Derek subvient à ses besoins. Moi, je ne la vois jamais.
  
  — Votre ex-mari s’intéresse-t-il à Charles ?
  
  — Il l’adore et vient ici le voir.
  
  — Souvent ?
  
  — Irrégulièrement. Je reconnais que Derek me verse une pension confortable. En fait, ce n’est pas méritoire car les champs pétrolifères hérités de son oncle l’ont propulsé sur des sommets financiers.
  
  — Où habite-t-il ?
  
  — Nulle part.
  
  Devant l’air surpris de Coplan, Ann Winston esquissa une moue condescendante.
  
  — Être richissime, expliqua-t-elle, permet de vivre partout et nulle part en particulier. Avec les systèmes de communication actuels, il vous suffit de décrocher votre téléphone dans un bungalow paumé aux Nouvelles-Hébrides pour passer immédiatement un ordre de bourse au Stock Exchange de New York, de Londres ou de Paris.
  
  Pas étonnant, se dit Coplan, que le Treasury Department traque l’intéressé parce qu’il lui reproche des évasions fiscales sur une grande échelle.
  
  Mais, dans cette affaire, qu’est-ce qui avait suscité l’intérêt de Thierry Vignon au point d’affirmer au Vieux qu’il était branché sur un gros coup ?
  
  — Même pas un port d’attache ? insista-t-il.
  
  — Je n’en connais pas.
  
  — Il vous rend visite quand il vient voir Charles ?
  
  Elle eut un haut-le-corps.
  
  — Naturellement ! Il est toujours follement amoureux de moi !
  
  — Quand espérez-vous le revoir ?
  
  — Espérer n’est pas le mot qui convient. Pour répondre à votre question, je n’en ai aucune idée.
  
  L’heure du déjeuner arriva. Les mets étaient typiquement hawaïens : salade de poissons crus, tranches de porc cuites avec du saumon et des légumes. Ann Winston, au cours du repas, se montra tout aussi prolixe que précédemment sans que Coplan puisse avoir idée des motivations de Thierry Vignon.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Après avoir quitté Ann Winston, Coplan reprit le volant de la Mercury Cornet. La Sudiste espérait que ses vœux seraient exaucés, en l’occurrence, que Thierry Vignon remontrerait le bout de son nez le plus vite possible. Pour expliquer sa visite, Coplan avait prétexté la disparition de son ami qui, dans une lettre envoyée à Paris, avait indiqué qu’il s’intéressait à un certain Derek Zangel.
  
  Dans Liliha Street, il s’arrêta devant une cabine publique et téléphona à l’aéroport pour s’enquérir des horaires de liaisons aériennes avec Mexico City. Un vol décollait en fin d’après-midi. Il retint un siège, remonta à bord de la Mercury et alla se garer dans le parking gardé situé sous la poste de King Street. En face se dressait le palais Iolani, le seul palais royal existant sur le territoire des États-Unis, ancienne résidence du roi Kalakaua et de la reine Lili’uokalani, les derniers monarques ayant régné sur Hawaï.
  
  Trois noms sur la liste restaient à contacter mais Coplan souhaitait procéder à une petite diversion à l’intention de guetteurs éventuels stationnés à son hôtel. Tant pis pour le Teckel. Dans le coffre à bagages, il abandonna armes, munitions, grenades. Dehors, le Kona, le vent du sud, avait amené une autre averse. Coplan resta à l’abri et observa les touristes qui s’apprêtaient à visiter le palais royal et que l’on obligeait à chausser des pantoufles de feutre afin de ne pas souiller ou rayer le plancher en magnifique bois des îles.
  
  Quand la pluie cessa, il marcha jusqu’à Punchbowl Street où il fit l’emplette de quelques vêtements, d’objets de toilette et d’une valise.
  
  Un taxi le conduisit à l’aéroport.
  
  À minuit il était à Mexico City où il passa la nuit. Le lendemain matin, il embarqua pour le Costa Rica et atterrit à San José à midi. La Ford Granada qu’il loua au comptoir Avis le mena à Puntarenas. Pendant qu’il parcourait les 132 kilomètres qui séparaient les deux villes, il se remémora le contenu de la brochure touristique qu’il avait lue dans l’avion. L’accent était mis sur la conception de la démocratie qui régnait au Costa Rica, décrit comme le pays le plus libéral du monde, où l’Armée avait été supprimée en 1948 sans que, depuis, quelqu’un ait tenté de prendre le pouvoir par un putsch ou un coup d’État.
  
  La villa surplombait la mer sur la route entre Puntarenas et Juapàla. Coplan rangea la voiture contre le bas de la falaise et escalada les marches taillées dans la roche.
  
  Arrivé devant la lourde porte en fer forgé, il n’eut pas besoin de sonner car l’Allemand l’avait vu et laissait tomber son sécateur dans la poche de son tablier en toile.
  
  À la fin de l’année 1944, Klaus Ollendorf avait signé une page de gloire dans l’histoire militaire du IIIe Reich.
  
  Aveugle, sans les avions de l’U.S. Air Force immobilisés au sol en raison de conditions météorologiques épouvantables, la IIIe Armée américaine du général George S. Patton piétinait dans les Ardennes lorsque, brutalement, elle avait été culbutée par l’offensive de Von Rundstedt.
  
  Sous les ordres du condottiere S.S. Kurt Skorzeny, Klaus Ollendorf préparait ce moment depuis deux mois.
  
  D’abord, il avait recruté dans les rangs de la S.S., de la Wehrmacht et de la Kriegsmarine, des hommes parlant l’américain comme des natifs du Bronx ou d’Oklahoma City, dans leur immense majorité, d’ailleurs, des Allemands ayant vécu au moins une décennie aux U.S.A. Revêtus d’uniformes confisqués à des G.I.’s prisonniers, à bord de véhicules pris à l’ennemi, mâchant consciencieusement du chewing-gum ou fumant une Lucky Strike, le commando de trois cents hommes s’était infiltré derrière les lignes américaines avant de se disperser.
  
  Les ravages pour la IIIe Armée du général Patton avaient été considérables. Panneaux de signalisation routiers inversés, divisions montant au front détournées de leur objectif et renvoyées vers le sud, dépôts d’essence et de munitions détruits, chars d’assaut sabotés. Arborant casque blanc et brassard noir de la Police Militaire, des groupes postés aux carrefours stratégiques, semaient la confusion.
  
  Une petite unité, fonçant vers le Q.G. du général Eisenhower à Versailles avait été stoppée de justesse avant qu’elle ne réussisse à abattre le commandant suprême des forces alliées.
  
  Les autres, pour la plupart, étaient parvenus à regagner leurs lignes sans attendre que les Américains aient rétabli l’ordre sur leurs arrières.
  
  Dans la dégringolade de l’après-guerre, Klaus Ollendorf, ulcéré par la défaite, avait subsisté tant bien que mal et, peu à peu, avait remonté la pente. Devenu cynique et amoral, il s’était lancé sous le nom de Kurt Schaffner(15), dans la fabrication et la vente de fausses toiles de maître. Une partie de l’argent qu’il recueillait servait à aider les anciens S.S. dans le besoin. Piégé par la D.G.S.E. à plusieurs reprises, menacé de représailles, l’Allemand n’avait rien à refuser aux services spéciaux français.
  
  Il ouvrit la porte.
  
  Sous son chapeau de paille, il ressemblait à un paisible retraité mais le vert glauque et glacé des yeux trahissait l’homme sans pitié.
  
  Il s’effaça et Coplan posa le pied sur l’allée dallée qui coupait le parterre de zinnias et autres fleurs tropicales que taillait le faussaire. Il s’avança jusqu’à la véranda et s’assit. Ollendorf l’imita en demeurant silencieux. Il n’était ni Debbie ni Ann Winston.
  
  — Un verre ? proposa-t-il en espérant un refus.
  
  — Un fond de bourbon avec quelques glaçons.
  
  L’Allemand agita une clochette et une domestique parut à qui il jeta quelques mots en espagnol de sa voix gutturale.
  
  — Imaginons, attaqua Coplan sans autre préambule, que je veuille acheter un uniforme d’officier S.S. à Honolulu ou, plus généralement, dans l’État de Hawaï, à qui pourrais-je m’adresser ?
  
  — À John Parker, répondit Ollendorf sans hésiter.
  
  — Qui est John Parker ?
  
  — Un fabricant d’uniformes de la Seconde Guerre mondiale, américains, britanniques, soviétiques, allemands ou japonais. Les amateurs sont légion. D’une part, les nostalgiques, d’autre part, ceux qui auraient aimé participer au conflit dans leur camp ou dans celui de l’ennemi de l’époque, mais qui étaient trop jeunes. Pour ce qui concerne les uniformes S.S., ce sont des idéologues qui reconnaissent enfin que Hitler avait raison et que…
  
  — Bon, ça va, coupa Coplan avec impatience, ne me sortez pas votre refrain, je pourrais vous le réciter.
  
  — L’ennui, c’est qu’on ne le récite pas assez ! riposta Ollendorf, glacial.
  
  Sur ces entrefaites, la domestique déposa un plateau chargé des boissons et Coplan trempa ses lèvres dans son verre.
  
  — Donc, les uniformes que fabrique et vend ce John Parker sont des reproductions ?
  
  — Oui.
  
  — Comme vos Sisley, vos Pissarro, vos Van Gogh et autres Cézanne ? fit Coplan, narquois.
  
  La saillie laissa l’Allemand de marbre.
  
  — Maintenant, poursuivit Coplan, imaginons que je veuille acheter un uniforme authentique, datant réellement de la Seconde Guerre mondiale, où dois-je m’adresser, dans la même zone géographique ?
  
  Ollendorf secoua énergiquement la tête.
  
  — Aucune chance. Le circuit est tout autre.
  
  — Décrivez-moi le circuit.
  
  Celui que la D.G.S.E. avait baptisé l’Américain des Ardennes en raison de ses exploits passés, prit le temps de vider à moitié son verre de vodka-orange.
  
  — À l’heure actuelle, déclara-t-il comme à regret, les uniformes allemands authentiques sont entre les mains de collectionneurs privés. Parfois, pour des raisons financières, ils s’en défont. La démarche est simple. Elle consiste à mettre une annonce dans Collections, une revue internationale en langue anglaise. La demande étant forte, le vendeur trouvera facilement acquéreur et, la plupart du temps, les enchères monteront et c’est lui qui imposera son prix. Le mythe nazi est tel dans le monde que…
  
  — Eh, ça va comme ça, ne recommencez pas ! protesta Coplan. Avez-vous entendu parler d’un Derek Zangel ?
  
  L’Allemand secoua la tête.
  
  — C’est peut-être un collectionneur ? insista Coplan.
  
  — Les collectionneurs ne m’intéressent pas, répliqua sèchement l’Américain des Ardennes. Depuis longtemps, je ne vis plus dans le passé, dans le souvenir des batailles perdues, j’existe pour le présent.
  
  Du doigt, il désigna l’océan où le ferry s’éloignait vers la péninsule de Nicoya et ses superbes plages de sable blanc.
  
  — Quelle vue sublime et quel climat !
  
  — Le seul uniforme dont on ait besoin, c’est d’un slip de bain, persifla Coplan. L’ennui, c’est que certaines personnes ne partagent pas le point de vue d’esthètes comme vous et moi.
  
  Coplan reprit son interrogatoire mais n’apprit rien de plus.
  
  Le crépuscule tombait lorsqu’il quitta l’Allemand.
  
  Il lui restait trois marches à descendre lorsque, dans le demi-jour, il vit que ses pneus côté droit étaient tailladés et les roues à plat. Il ne douta pas, en mesurant le parfait équilibre de la Ford Granada, qu’il n’en fût de même à gauche.
  
  Il inspecta autour de lui. Entre chien et loup, il était ardu de discerner les contours, d’autant qu’une légère brume montait de l’océan.
  
  Bien que non armé, il décida de provoquer l’adversaire. Son raisonnement était simple. Si on voulait le tuer, il suffisait d’embusquer un tireur derrière les rochers. L’escalier comptait trente-neuf marches, comme le titre du célèbre film d’Hitchcock. Lors de la descente, une bonne gâchette avait largement le temps de le cribler de balles. Pas besoin de dégonfler les roues.
  
  Donc, on ne souhaitait pas le tuer.
  
  Quoi, alors ?
  
  Le kidnapper et l’interroger, conclut-il. Au début, devant l’irruption de Coplan, le camp d’en face avait un peu paniqué et utilisé les gros moyens mais s’en était repenti. Les cadavres alignés dans la maison de Wailani Road, l’hélicoptère et ses occupants éliminés au Mother Gosse Ranch, indiquaient que l’homme surgi sur les traces de Thierry Vignon était coriace. Que savait-il exactement ?
  
  Une autre question se posait. Comment l’avait-on repéré au Costa Rica ? Coplan ne voyait qu’une réponse. Il était suivi depuis l’aéroport d’Honolulu. Son nom avait été repéré sur le manifeste. À Paris, avant son départ, le Vieux n’avait pas prévu de complications et ne lui avait pas fourni un volant de passeports. Aussi voyageait-il uniquement sous le nom de Francis Casait que connaissait l’adversaire.
  
  Lentement, il descendit les trois dernières marches.
  
  La route était peu passante. Celle qui menait directement à Juapàla contournait l’arrière de la résidence d’Ollendorf.
  
  D’un pas nonchalant, Coplan se dirigea vers le coffre à bagages qu’il déverrouilla en se félicitant d’avoir acheté une chaîne dans le supermarché en plein centre de San José. En elle-même, elle constituait une défense lorsque l’on se trouvait sans arme comme c’était son cas présentement. En second lieu, elle servait d’accessoire.
  
  En sortant du supermarché, il avait pris la précaution de déboulonner la roue de secours et de déloger le cric.
  
  Il laça la chaîne à travers les trous de la jante, entortilla les extrémités autour de son poing gauche et souleva en même temps que sa main droite agrippait le cric.
  
  Quand il se retourna, il vit que son timing était parfait.
  
  En se servant de la roue de secours comme d’un bouclier, il encaissa sans mal le premier coup de matraque et, avec le cric, sabra sur sa droite. L’homme sauta en arrière.
  
  Ils étaient trois, au type latino-américain accentué. Sans doute des Costaricains. Pas grands, mais costauds. Leurs matraques convainquirent Coplan qu’ils ne voulaient pas le tuer mais bien le kidnapper comme il l’avait prévu.
  
  — Anda ! cria l’un et tous réattaquèrent.
  
  Coplan bloqua l’assaut sur sa gauche en repoussant l’adversaire avec la roue de secours et en collant son dos à la paroi rocheuse. Il rebondit aussitôt et le cric fracassa une mâchoire. L’homme hurla sa souffrance, recula et ses cuisses trébuchèrent contre l’arrière de la Ford. Surpris, il bascula dans le coffre resté ouvert. D’un geste rageur, Coplan rabattit le capot, puis se protégea avec son bouclier pour éviter la matraque au bout plombé qui visait son plexus solaire, une botte fatale si elle était arrivée à destination.
  
  L’assaut reprit sur sa gauche, le point faible de sa défense. D’un coup de pied dans le tibia, il élimina provisoirement l’assaillant et reporta son attention sur celui qui opérait au centre, avec moins de fougue que ses acolytes sans pour autant être moins dangereux.
  
  Coplan se jeta sur lui en faisant tournoyer le cric. L’autre céda du terrain.
  
  — Ayuda ! lança-t-il pour appeler à l’aide.
  
  Coplan feinta pour faire croire qu’il allait frapper à la tête, son bras s’abaissa et se releva brutalement. Le cric remonta dans l’entrecuisse en écrabouillant les testicules. L’homme hurla et tomba sur les genoux.
  
  Coplan se tourna sur sa gauche et, de toutes ses forces, projeta la route de secours vers le visage de son adversaire. La jante emboutit le nez et le sbire tituba jusqu’à la falaise contre laquelle son dos cogna. Il vacilla et lâcha sa matraque.
  
  Et de trois, se réjouit Coplan.
  
  Il se trompait.
  
  Doté d’une énergie farouche, celui qui avait occupé le flanc droit de l’attaque était parvenu à s’extraire du piège dans lequel l’avait enfermé Coplan. La mâchoire brisée, suant de haine à l’égard de son vainqueur, il avait ramassé sa matraque et avançait dans le dos de Coplan qui n’eut pas le temps de se retourner. Le bout plombé de la matraque lui cisailla la nuque et ses forces, brusquement, l’abandonnèrent. La paralysie gagna ses doigts qui lâchèrent le cric et la roue de secours.
  
  — Mata a este hijo de puta ! encouragea l’homme à genoux.
  
  — No le toca mas ! s’insurgea celui appuyé contre la paroi rocheuse.
  
  Les oreilles de Coplan bourdonnaient. Vaguement, il comprit que l’un voulait le tuer et l’autre pas. Ce dernier avait probablement raison. Les ordres allaient en sens contraire.
  
  La brume montait de la mer, déferlait, lui envahissait les yeux. Il tomba sur les genoux. L’échappé du coffre à bagages ramassa le cric dans l’autre main et le leva haut. Il paraissait insensible aux objurgations de son comparse qui tentait de le dissuader de tuer Coplan.
  
  — No nos pagaràn si le matas(16) !
  
  Mais, aveuglé par le ressentiment, par la rage et la souffrance, l’homme n’en tint aucun compte et serra l’acier pour assener un coup mortel.
  
  Les détonations se succédèrent à un rythme rapide. L’un après l’autre, les trois hommes furent culbutés contre les rochers par les impacts des balles de calibre .38.
  
  Coplan sursauta. Il avait l’impression d’être attaché au poteau face à un peloton d’exécution. Les projectiles lui sifflaient aux oreilles.
  
  Quelques minutes s’écoulèrent et Ollendorf apparut.
  
  — Vous allez bien ? s’enquit-il.
  
  — Bon sang, félicita Coplan, vous n’avez pas perdu la main depuis les Ardennes !
  
  — Je m’entraîne tous les jours, répondit l’Allemand d’une voix glacée. La Troisième Guerre mondiale avec l’U.R.S.S. peut éclater à n’importe quel moment. Seuls les imbéciles croient aux simagrées de Gorbatchev, pas moi !
  
  — Ce ne sont pas les uniformes que vous collectionnez, mais les armes !
  
  — Qu’importe ? J’espère seulement que la D.G.S.E. tiendra compte du sauvetage de dernière minute que j’ai opéré sur la personne de son agent le plus talentueux ?
  
  — Elle en tiendra compte mais n’espérez pas la Légion d’honneur !
  
  — Aidez-moi à remorquer ces cadavres jusqu’à l’océan. Nous avons de la chance. Au bas de cette falaise sévit un maelström. Rien n’en ressort jamais. Vous avez entendu parler des cobradores ?
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  — Des crabes sous-marins couleur cuivre de la taille d’un gros lapin. Leur appétit est digne d’éloges.
  
  Peu à peu, Coplan récupérait ses forces mais sa nuque demeurait douloureuse. Les jambes un peu flageolantes, il donna un coup de main à l’Allemand. Les trois cadavres chutèrent dans l’eau en compagnie des matraques et les deux hommes s’apprêtaient à traverser la route en sens inverse lorsqu’un cortège automobile enrubanné surgit au détour du promontoire.
  
  — Un mariage, énonça Ollendorf. Comme c’est la coutume, les nouveaux époux vont prendre le dernier ferry pour Nicoya et y passer leur lune de miel dans un motel. La légende indienne veut que la chance, ensuite, soit toujours avec eux.
  
  — Jusqu’à la Troisième Guerre mondiale ? se moqua Coplan.
  
  L’Allemand haussa les épaules sans faire de commentaire. Le cortège automobile disparut et Coplan entreprit de ramasser le cric et la roue de secours. La nuit tombait. Il les rangea dans le coffre dont il rabattit le capot.
  
  — Passez la nuit chez moi, offrit Ollendorf. Demain matin, je vous conduis à San José pour reprendre l’avion si telle est votre intention. Vous expliquerez à Avis que vous avez rencontré un barrage de clous.
  
  — D’accord, accepta Coplan après avoir hésité. Vous savez, c’est la première fois qu’un S.S. me sauve la vie.
  
  — Nous allons boire un bon coup pour célébrer l’événement, commenta l’Allemand de sa même voix glacée. Au fait, j’oubliais…, fit-il en posant le pied sur la première marche.
  
  Il s’arrêta net et fouilla dans la poche de son tablier en toile pour en sortir en P .38 qu’il tendit à Coplan.
  
  — J’en avais un dans chaque main. Je tire aussi bien de la droite que de la gauche. Je vous confie celui-ci. Qui sait si ce trio n’a pas d’amis qui vont s’inquiéter de son sort ?
  
  — Précaution judicieuse, approuva Coplan. Jusque-là, je me sentais un peu nu.
  
  — Vous me le restituerez demain à l’aéroport.
  
  Ollendorf et Coplan dînèrent de bon appétit, burent un dernier verre et allèrent se coucher. Coplan ne dormit guère. À un moment, il se leva et partit en exploration. Un détail l’intriguait. Comment le trio était-il arrivé sur place ? Coplan n’avait repéré aucune voiture dans les parages. Aidé par les rayons d’une lune éblouissante, il inspecta les alentours de la résidence. Sa main serrait la crosse du P .38 qu’il avait démonté et rechargé, convaincu, malgré ces précautions, que l’Allemand ne pouvait être dans le coup puisqu’il ignorait que Coplan lui rendrait visite.
  
  Il ne découvrit aucun véhicule et retourna se coucher, mais ne dormit que d’un œil, l’automatique à portée de la main.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  John Parker arborait un uniforme ahurissant sorti tout droit de son imagination et qui était un mélange des tenues en vigueur au cours du dernier conflit mondial. Casquette japonaise, veste noire, celle d’un S.S., mais, sur les revers, à la place des runes, étaient cousus, à droite, la faucille et le marteau de l’Armée Rouge et, à gauche, la croix de Lorraine des Forces Françaises Libres. Le pantalon était britannique et les bottes de saut, comme le ceinturon, provenaient de l’U.S. Army. Les décorations étant à l’avenant, la Légion d’honneur voisinait avec la Silver Star, l’Ordre du Chrysanthème, la Croix de Fer, la Victoria Cross et l’Ordre de Lénine.
  
  Cette exhibition confinait au grotesque car l’intéressé, court et pataud, ventripotent et fessu, n’évoquait pas l’image du guerrier indomptable s’élançant à l’assaut d’une plage de Normandie ou défendant celle d’Iwo-Jima.
  
  Un peu froufroutant, il s’approcha de Coplan et tendit une main grasse aux doigts boudinés.
  
  — Que préférez-vous ? Les Alliés ou le camp ennemi ?
  
  Coplan exhiba la photographie arrachée au passeport.
  
  — Vous vous souvenez de cet homme ?
  
  L’autre sursauta.
  
  — Vous êtes policier ?
  
  — Non, je recherche un ami disparu.
  
  À regret, le marchand d’uniformes jeta un coup d’œil sur le cliché.
  
  — Je lui ai vendu une tenue complète d’officier S.S., lâcha-t-il.
  
  — Vous a-t-il fourni des explications sur les raisons de cet achat ?
  
  — Pourquoi en aurait-il fourni ? Les clients sont muets comme des carpes sur leurs motivations. Beaucoup, probablement, ont honte d’acquérir un uniforme ennemi. Mon commerce est sans doute le seul, avec celui des sex-shops, dans lequel il existe aussi peu de communication entre le vendeur et l’acheteur.
  
  — Vous ne vous souvenez de rien de particulier en ce qui concerne mon ami ? Vous m’obligeriez beaucoup. Sa famille s’inquiète énormément.
  
  — Il était beau gosse.
  
  — Quoi encore ?
  
  — Inexpérimenté.
  
  Coplan sursauta.
  
  — Pardon ?
  
  — Dans le domaine des tenues nazies.
  
  Coplan respira, soulagé. Il s’était mépris.
  
  — Connaîtriez-vous, reprit-il, dans l’État de Hawaï, un collectionneur d’uniformes authentiques ?
  
  Parker parut offusqué.
  
  — Les miens sont authentiques !
  
  — Je veux dire, d’uniformes datant réellement de la Seconde Guerre mondiale, fabriqués à l’époque, si vous préférez.
  
  — Il faut être immensément riche pour se livrer à une passion aussi coûteuse, fit remarquer le marchand. Passe encore pour les uniformes alliés, mais en ce qui concerne les Allemands et les Japonais, le marché est sursaturé. En tout cas, moi je ne connais pas de tels collectionneurs dans l’État de Hawaï. Les budgets de mes clients sont modestes. Aussi achètent-ils du fac-similé, celui que je vends.
  
  Coplan sut qu’il n’apprendrait rien d’autre ici et s’en alla.
  
  Trois noms encore sur la liste. C’étaient ses seuls espoirs. À son retour au Princess Kaiulani, il avait rendu compte au Vieux qui s’était excité.
  
  — « Vignon avait raison ! » s’était-il exclamé. « C’est un gros coup. L’adversaire en est conscient et ne lésine pas sur les moyens. Débrouillez-vous pour me déficeler cette affaire. De mon côté, je n’oublierai pas le service que vous a rendu Ollendorf mais n’attendez pas de moi que je crie Heil Hitler ! »
  
  Dans le casier, reposait un message de Ciska : Avez-vous des nouvelles de Thierry ? Elle communiquait un numéro de téléphone. Coplan lui avait passé un bref coup de fil. Rien à signaler, avait-il dit, et s’était empressé de raccrocher.
  
  Décidément, le Kona s’acharnait sur Honolulu. Une autre averse dégringolait et les essuie-glaces s’activaient ferme sur le pare-brise de la Mercury.
  
  À cause de cette pluie, le pont du yacht ancré dans Keehi Harbor était déserté. À la poupe, était inscrit Piakalike, Honolulu, Piakalike étant la traduction hawaïenne de Béatrice. Coplan chercha dans sa mémoire. Son propre prénom, Francis, devenait ici Pané, ce qui aurait fait sourire en France.
  
  Il se rangea contre un hangar, abandonna sa voiture et courut. L’eau dégoulinait sur la passerelle et il dérapa en se retenant à la rampe. Lorsqu’il sauta sur le pont, ses yeux se posèrent sur la forme allongée sous l’auvent dont la toile crépitait, mitraillée par les gouttes.
  
  Elle venait de rouvrir les yeux, sans doute réveillée par la cavalcade et le piétinement sur le bois. Sa main repoussa la couverture légère dont un pan se coucha au pied de la chaise longue.
  
  — Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? jeta-t-elle d’une voix dépourvue de toute aménité.
  
  — Mon nom est Francis Cassait. Je suis un ami de Thierry Vignon. Vous êtes bien Béatrice Durham ?
  
  — Oui, mais vous n’avez pas répondu à ma seconde question.
  
  Sa peau était couleur sucre d’orge. Les cheveux sombres crêpés descendaient sur les épaules en vagues houleuses. Sur les lèvres rouges et épaisses se lisait une sensualité dévorante accentuée par le regard noir, à la fois voluptueux et langoureux.
  
  Elle devait avoir trente-cinq ans, jaugea Coplan. Lorsqu’elle rejeta complètement la couverture, il se rendit compte que son corps était splendide. Superbe plante. Le mélange des races donnait pour résultat un produit harmonieux qui alliait la beauté à l’élégance que les yeux du visiteur enregistraient immédiatement malgré la robe un peu froissée.
  
  — Je cherche Thierry, il a disparu.
  
  À ces mots elle s’anima et ses poings se serrèrent.
  
  — Je lui avais dit de se méfier, Derek est un salaud !
  
  Coplan tressaillit.
  
  — Derek ?
  
  — Mon frère.
  
  — Derek Zangel ? hasarda-t-il.
  
  — Qui d’autre ? Ne restez pas là, planté comme un saguaro ! Vous avez remarqué ? Il pleut !
  
  Coplan se mit à l’abri. La sœur de Derek Zangel, digéra-t-il. Si Ann Winston l’avait rencontrée avant son mariage, nul doute qu’elle n’eût pas épousé son mari car, à voir la peau sucre d’orge, il était flagrant que Béatrice était d’origine noire. En outre, Sudiste, avec cette façon particulière d’utiliser le mot saguaro désignant le cactus en forme de candélabre commun aux régions du sud-ouest des États-Unis.
  
  Drapée sous la couverture, elle le contemplait avec intérêt. Impulsivement, elle lui prit la main et l’entraîna.
  
  — Descendons au salon. Vous me raconterez.
  
  Devant un bourbon sec, Coplan, comme à l’accoutumée, broda sur le thème qu’il avait mis au point depuis la mort de l’ex-officier de marine. Son ton empreint de la plus vive conviction convainquit son interlocutrice qui, cependant, le questionna :
  
  — Êtes-vous mandaté par la police ou bien agissez-vous à titre privé, comme Thierry ?
  
  — Comme Thierry, répondit Coplan qui avançait sur des coquilles d’œuf.
  
  — Journaliste aussi ?
  
  Coplan se sentit plus à l’aise. Thierry Vignon avait utilisé avec la jeune femme la couverture dont usaient si souvent les agents en mission, couverture bien commode qu’il était malaisé de détruire, la D.G.S.E. disposant d’un arsenal de dossiers de presse tout prêts à être brandis si le besoin s’en ressentait.
  
  À ce stade, décida-t-il, il convenait de relancer la machine :
  
  — Ainsi, vous aviez dit à Thierry de se méfier ?
  
  — J’ai insisté !
  
  — Pourquoi dites-vous que votre frère est un salaud ?
  
  — Il déteste les Noirs.
  
  Avec une prolixité digne de celle de Debbie et d’Ann Winston, elle lui conta par le menu comment Derek Zangel avait passé la frontière ethnique et comment il avait été démasqué par l’homme de loi lorsque la famille avait hérité de l’oncle la grosse fortune pétrolière.
  
  — Il ne nous a jamais pardonné, à mon frère et à moi, d’être les témoins vivants de ses origines raciales, et ce ressentiment s’est porté sur tous les Noirs en général, d’autant qu’il a perdu dans l’affaire son épouse Ann qu’il aime à la folie.
  
  En son for intérieur, Coplan fit la moue. Pas de quoi fouetter un chat. En tout cas, il ne voyait pas quel intérêt son compagnon d’aventures aurait porté à ce drame dû à un stupide complexe d’infériorité mal placé.
  
  — Que cherchait Thierry ?
  
  — Une formule chimique.
  
  Coplan en fut un peu ébahi.
  
  — Qui conduirait à quoi ?
  
  — Quelque chose à voir avec le pétrole, m’a-t-il affirmé, ou, plutôt, pardon, je m’exprime mal, qui supprimerait l’usage du pétrole et entraînerait la promotion d’un carburant beaucoup moins cher que l’essence.
  
  Dans les salons de rédaction des journaux, cette fable relative au carburant moins cher que l’essence remplaçait dans les colonnes le serpent de mer ou le monstre du Loch Ness lorsque l’actualité était aride. Thierry Vignon avait dû bluffer Béatrice, supposa Coplan, et lui dissimuler la vraie destination de la formule si, du moins, celle-ci constituait le véritable but de ses investigations, et si elle existait.
  
  — Votre frère fait collection d’uniformes nazis ? s’enquit-il.
  
  Elle parut suffoquée.
  
  — Pas à ma connaissance.
  
  — Si je comprends bien, Thierry désirait interviewer votre frère ?
  
  — C’est tout à fait ça. Je le lui ai déconseillé. Derek est un type infect, un salaud, un raciste, un…
  
  — Admettons, coupa Coplan, mais vous semblez suggérer qu’il aurait fait disparaître mon ami. C’est une extrapolation hardie. Que votre frère lui refuse l’interview, d’accord, mais on n’élimine pas les gens pour une raison pareille.
  
  Les mains de Béatrice s’agitèrent avec nervosité, un peu à la manière d’Ann Winston.
  
  — Supposez, rétorqua-t-elle, que cette formule chimique soit si importante pour Derek que l’idée d’un reportage sur le sujet l’ait terrifié, qu’imaginez-vous qu’il aurait fait ?
  
  — Je l’ignore, avoua Coplan. Quoi, selon vous ?
  
  — C’est un vrai requin, impitoyable dans les affaires, n’hésitant pas, si le besoin s’en fait sentir, à recourir à la force brutale pour protéger ses intérêts. On assure qu’il utilise les services d’une équipe de nervis qui travaillent exclusivement pour son compte et ne reculeraient pas devant le meurtre.
  
  Coplan en savait quelque chose.
  
  — Et vous pensez que c’est le sort réservé à Thierry ?
  
  — S’il était vivant, pourquoi seriez-vous ici ? répliqua-t-elle sans répondre directement à la question.
  
  — Quand avez-vous vu Thierry pour la dernière fois ?
  
  Son regard se fit nostalgique.
  
  — Une quinzaine de jours. Nous avions passé ensemble une semaine sur l’océan à bord de ce yacht. Mais, une fois débarqué, il a à nouveau été envoûté par sa chanteuse.
  
  — Ciska ?
  
  — Elle-même.
  
  Sacré Thierry, songea Coplan, partout où il était passé, il avait brisé les cœurs. Ciska, Ann Winston, à présent Béatrice Durham.
  
  — Où comptait-il interviewer votre frère ? poursuivit-il après avoir absorbé une gorgée de bourbon.
  
  — C’est l’obstacle contre lequel il butait. Derek est introuvable. Je le compare au vagabond des mers, au Hollandais Volant, à Mandrake le Magicien. Un jour ici, le lendemain ailleurs, pas de domicile fixe. Il prend son petit déjeuner aux îles Moustiques, son lunch devant la plage de Copacabana, dîne dans une parillada de Buenos Aires et s’endort dans un chalet de la cordillère des Andes. C’est l’Ogre aux bottes de sept lieues.
  
  — Quels étaient les projets de Thierry pour, quand même, lui mettre la main dessus ?
  
  — Il n’en avait pas. Il cherchait mais ne trouvait pas. S’il est mort, c’est qu’il a trouvé.
  
  Le rythme des questions posées par Coplan se ralentit. À son grand étonnement, son débit freinait. En même temps, ses membres s’engourdissaient et sa bouche devenait pâteuse. Il mâchouillait les mots. Les traits de Béatrice se brouillaient comme un visage derrière le pare-brise fouettée par la pluie. Sous ses pieds, le yacht semblait tanguer et rouler en se transformant en un frêle esquif ballotté par la tempête. Quant à son verre, il tressautait sur la table, pareil à un dé géant que le cornet vient d’éjaculer sur la piste de 421.
  
  Il avança la main pour le remettre en place. Elle tremblait. Ses pensées se firent confuses. De toutes ses forces, il tenta de lutter contre la léthargie qui anesthésiait son cerveau et son corps.
  
  Il voulut se lever mais chancela. Ses genoux l’abandonnèrent et il tomba sur les fesses.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Coplan se réveilla. Dans sa bouche, la salive avait le goût d’ammoniaque et sa langue râpait contre le palais. Maîtres de sa tête, les vertiges imitaient le manège de chevaux de bois. Ancrée dans l’estomac, une nausée se libéra de ses attaches et lui remonta dans la gorge. Il la ravala et s’abstint d’ouvrir les yeux car la sensation aurait été pire. La sagesse ordonnait de se rendormir mais il s’y refusa.
  
  Le bourbon était donc drogué, et Béatrice lui avait joué la comédie. Son frère et elle avaient partie liée. De lui-même il s’était jeté dans le piège. En réalité, il se trouvait confronté à une situation identique à celle de Puntarenas avant qu’Ollendorf lui sauve la mise. Le camp adverse voulait le capturer.
  
  C’était chose faite.
  
  Naturellement, la métisse l’avait bluffé. Une formule chimique ? Surréaliste. Il n’y croyait pas. Le terme était suffisamment mystérieux pour éveiller la curiosité et Zangel avait tablé sur cette faiblesse.
  
  Mais quel était le gros coup sur lequel Thierry Vignon s’était lancé, qui lui avait coûté la vie ?
  
  Impossible d’y répondre pour le moment. Sans doute ses ravisseurs le lui apprendraient-ils avant de le tuer.
  
  Il remua ses membres. Ils étaient entravés.
  
  En comptant jusqu’à mille, il laissa un peu de temps s’écouler. Les vertiges cessaient, la salive perdait son goût d’ammoniaque mais la nausée persistait.
  
  Enfin, il ouvrit les yeux.
  
  De Paul Delvaux à Marcel Delmotte, de Hans Kanters à Michael Bastow, les grands maîtres de la peinture à volonté érotique étaient présents sur les reproductions accrochées à foison sur les murs de la cabine-chambre à coucher, haute et spacieuse. Du penchant pour la féminité hiératique au détail précis des sinuosités linéaires, en passant par la sexualité emphatico-surréaliste ou à la religion du fantasme débridé et de la débauche de couleurs, les diverses tendances de cet art s’affichaient ici au coude à coude. Comme on pouvait s’y attendre parmi ce délire, le dévergondage, les postures fornicatrices et les fantaisies zoophiles du temple de Khajuraho en Inde n’étaient pas oubliées dans les photographies encadrées décrivant complaisamment les étapes raffinées qu’il était obligatoire de franchir pour accéder à l’orgasme suprême.
  
  Au plafond, un immense miroir biseauté encadré d’acajou renvoyait à Coplan sa propre image, celle de son corps écartelé sur le lit, en croix de Saint-André, chevilles et poignets ligotés aux quatre montants du lit.
  
  Dans des vases, des fleurs fraîches. Des orchidées en abondance. Par les hublots ouverts, quelques embruns venaient piqueter d’une pointe salée et humide les lèvres de Coplan.
  
  Sous lui, le yacht bougeait. Coplan fut convaincu qu’il avait pris la mer.
  
  L’averse était oubliée. Un chaud soleil tiédissait l’atmosphère.
  
  On lui avait laissé ses vêtements mais on l’avait déchaussé, sans doute pour qu’il ne salisse pas le superbe couvre-lit en soie.
  
  D’un coup sec, il tira sur les cordes liées à ses poignets et chevilles. Sans succès. Du beau travail de ligotage. Il se souleva et inspecta la table de chevet. Le cendrier en onyx lui rappela celui que Ciska utilisait au Moana pour y déposer ses bagues. Trop lourd cependant, estima-t-il, pour être facilement brisé et se servir des morceaux pour scier ses liens. Pas de paire de ciseaux, naturellement, c’eût été trop demander. Pas de briquet non plus, et pas de lime à ongles comme celle qui lui avait permis d’échapper à Lydros Gasperis et à ses sbires.
  
  Pas de lime à ongles ? Mais si ! Il l’avait toujours, ce fameux outil d’évasion. Un ennui, pourtant. Il était enfoui au fond d’une poche et semblait, pour le moment, impossible à déloger.
  
  Au-dessus de lui, une applique murale en verre et en forme de fleur de lys. Malheureusement, elle était placée trop haut pour qu’il puisse la fracasser d’un bon coup de crâne et en recueillir les débris.
  
  À présent, il percevait mieux la trépidation en provenance de la salle des machines. Le yacht naviguait en mer. Coplan grimaça. Il était dans de beaux draps. Précipité dans l’océan, à cinquante milles des côtes hawaïennes, il n’en réchapperait pas. La perspective de plonger en plein sur un banc de requins lui fit dresser les cheveux sur la tête.
  
  Il fallait absolument qu’il se sorte de ce guêpier. Sa meilleure chance résidait dans la récupération de la lime enfouie dans la poche de sa veste.
  
  Il se tortilla en conséquence mais, très vite, s’aperçut que ses efforts étaient vains. La manœuvre était impossible à réaliser.
  
  Le désespoir n’eut guère le temps de s’emparer de lui car la porte s’ouvrit et Béatrice apparut, tout miel, tout sucre, tout sourire.
  
  — Comment vas-tu, mon chéri ?
  
  — Le « chéri » est superflu, riposta Coplan avec aigreur. Depuis le rapt du bébé Lindbergh, le kidnapping est un crime fédéral aux États-Unis et puni par la peine de mort. Tu te vois t’asseoir sur une chaise électrique ?
  
  — Quelles pensées morbides ! Moi qui n’ai que bienveillance à ton égard !
  
  — Sous formes de tortures raffinées ?
  
  — C’est bien le mot, rit-elle.
  
  Elle entreprit de fermer les hublots.
  
  — L’air marin est bon. C’est lui qui t’a réveillé.
  
  — Non : c’est la réalisation de ma propre stupidité, la conscience de m’être laissé abuser, duper, flouer par toi et les accusations que tu portais contre ton frère.
  
  — Je disais la vérité.
  
  — Mon rédacteur en chef va me foutre à la porte ! Vraiment, je suis un bon à rien ! Qu’est-ce que tu as fait de Thierry, tu l’as assassiné ?
  
  Elle se retourna et une lueur choquée traversa son regard.
  
  — La dernière fois où je l’ai vu, il était bien vivant et frétillait comme un gardon !
  
  — Dans l’océan où ton frère et toi l’aviez jeté ?
  
  L’ahurissement se peignit sur les traits de la jeune femme.
  
  — Mon frère Derek ? Qu’a-t-il à voir avec Thierry et moi ?
  
  — Vous l’avez kidnappé, comme moi ! De quelles révélations as-tu peur ? Que cache cette formule chimique, vraie ou fausse ? Ne s’agit-il pas, plutôt, d’une potion magique, inodore et sans saveur, à base de soporifique, que tu verses dans la boisson des gêneurs ?
  
  Elle éclata de rire et Coplan poursuivit :
  
  — Ou bien est-ce une des nouvelles spécialités d’Honolulu destinées aux touristes innocents qui s’aventurent dans ces îles paradisiaques ? L’enlèvement à bord d’un yacht ? L’embarquement pour une croisière sans retour ?
  
  La noyer sous un flot de paroles, s’imposait-il. On ne savait jamais. Dans le passé, en des circonstances presque identiques, cette tactique s’était révélée payante. Parfois, l’adversaire était dérouté, commettait une faute, ouvrait une brèche. À Cercottes, un instructeur de la D.G.S.E. recommandait souvent aux élèves : le mec devant vous va vous flinguer, le canon est posé sur votre front, vous n’avez plus aucun espoir, tout est foutu, ça ne fait rien, continuez à baratiner !
  
  — L’embarquement pour Cythère, tu connais ?
  
  — Cythère chez les requins ? renvoya-t-il, sardonique.
  
  Elle pouffa, l’air goguenard.
  
  — Idiot !
  
  L’écharpe vola et atterrit au pied d’un hublot, suivie par le boléro en toile, bariolé comme un poncho péruvien, précédant la robe légère rouge et jaune.
  
  Coplan eut le souffle coupé. Le corps était sans défaut. Débarrassée du slip et du soutien-gorge, Béatrice s’avança vers le lit en dardant entre ses grosses lèvres sensuelles une langue émoustillée. Sans coup férir, elle s’attaqua à la braguette avant d’abaisser le pantalon. Éberlué, Coplan la regardait faire en tentant de réorienter le cours de ses pensées. Déconcerté, il se demandait ce que cachait la manœuvre.
  
  Gloutonnement, elle prit dans sa bouche le sexe flasque et lui donna vie. Coplan se décontracta et eut beau chercher dans sa mémoire, il ne découvrit aucune situation similaire à laquelle il aurait été confronté. Sa chair, en tout cas, n’obéissait plus à son cerveau et basculait dans le camp de Béatrice qui s’activait ferme sur le pieu dont les membranes durcissaient.
  
  Satisfaite, elle caressa avec les doigts et se jucha sur le lit. Nette et précise, elle s’enfonça d’un seul coup et, tout de suite, haleta en se déhanchant. Coplan se joignit à elle. Irrésistiblement, son corps réclamait sa part du festin.
  
  L’étreinte fut brève. Parfaitement synchronisé, le final les conduisit à l’extase et Béatrice resta assise sur le ventre de son partenaire, le visage rigide, lointain, les yeux dilatés comme ceux du drogué qui vient, par une prise, de chasser l’angoisse du manque.
  
  — Tu es mon esclave, lâcha-t-elle d’un ton impérieux. Je fais de toi ce que je veux. Quand j’ai envie de te prendre, je te prends. Tu obéis.
  
  À petits coups, il respirait, les yeux à demi plissés.
  
  — Tu es folle ou quoi ?
  
  — Ne prononce pas ce mot ! s’emporta-t-elle.
  
  — D’accord. Dis-moi cependant, tu plaisantes ?
  
  — Je ne plaisante pas. Tu es mon esclave. Pour quinze jours.
  
  Il sursauta.
  
  — Quinze jours ?
  
  — C’est le temps que durera notre petite croisière. N’aie pas peur pour ta vie, tu ne risques rien. Tu me parais en bonne santé, tu es vigoureux et solide, tu tiendras le coup bien que je sois assez exigeante, mais il est vrai que tu n’es pas obligé de te soulager à chaque fois, d’autant que j’ai besoin d’une bonne vingtaine d’étreintes dans la journée.
  
  Il manqua défaillir. Une nymphomane ! Et complètement cinglée ! Mais, dans ce schéma, où se situait Derek Zangel ? Il n’y comprenait rien.
  
  — Ton frère est complice ?
  
  Elle s’énerva :
  
  — Pourquoi es-tu obsédé par Derek ? Il n’a rien à voir avec moi, je te l’ai déjà dit ! C’est le roi des salauds et je le déteste autant qu’il me déteste, alors oublie-le et pense plutôt au plaisir que mon corps peut donner au tien !
  
  — Vingt fois par jour, comme tu y vas ! Et Thierry, tu l’as kidnappé aussi ?
  
  — Naturellement.
  
  — Durant quinze jours ? s’effara Coplan.
  
  — Onze. Il n’a pas résisté plus avant, il était sur les genoux. Impossible de le sortir de sa torpeur. Je l’ai ramené à terre. Il ressemblait à un zombie. Je l’ai aidé à débarquer et ai appelé un taxi. Une loque. Mais toi tu es plus fort, plus costaud, tu pèses plus lourd. Je suis sûr que tu dureras quinze jours et que tu battras le record.
  
  — Quel record ?
  
  — De durée. Les autres avant toi n’ont jamais atteint ce seuil.
  
  Il frissonna.
  
  — Beaucoup d’autres ?
  
  — Qu’importe ?
  
  Il déglutit avec difficulté.
  
  — Tu les as tous ramenés à terre ?
  
  Elle ouvrit de grands yeux innocents.
  
  — Que veux-tu dire ?
  
  — Par exemple, si l’un d’eux t’a déçue au bout de quarante-huit heures, n’as-tu pas été tentée de le balancer dans l’océan ?
  
  — Pour qui tu me prends ? s’insurgea-t-elle.
  
  Il secoua la tête.
  
  — Je ne te comprends pas. Pourquoi recourir à de telles extrémités ? Tu m’aurais demandé de coucher avec toi, j’aurais sauté sur l’occasion. Une beauté sensationnelle comme toi, ça ne se refuse pas !
  
  Interdite, elle resta sans voix un long moment puis gronda :
  
  — Tu es complètement idiot ou quoi ? Où serait le plaisir sans le rapt et sans l’asservissement à mes volontés ?
  
  — Parmi les autres, personne n’a jamais porté plainte ?
  
  Le rire de Béatrice résonna jusqu’au plafond.
  
  — Qui les croirait ? Tu l’as dit toi-même, je suis une beauté. Quel juge les écouterait sans incrédulité ?
  
  — Ton équipage ?
  
  — Où retrouverait-il un job aussi bien payé ?
  
  — Et Thierry ?
  
  — Thierry, quoi ?
  
  — Il est resté sans réaction ? Tu l’as débarqué, tu as appelé un taxi, il est parti et n’est pas revenu régler ses comptes quand il a recouvré ses forces, ça ne lui ressemble pas !
  
  — Il est revenu, avoua-t-elle.
  
  — Et il t’a flanqué une raclée bien méritée ?
  
  — Pas du tout. Il avait besoin de moi et m’a questionnée au sujet de quelque chose que je savais sur Derek.
  
  — Quoi ?
  
  — Tu l’apprendras dans quinze jours. Pour le moment, nous avons mieux à faire.
  
  Elle se caressa les seins durant un long moment, la mine extasiée, et Coplan, à nouveau, s’émerveilla sur la beauté de son corps. Dommage qu’elle ait l’esprit complètement tordu, regretta-t-il. Il lui fallait absolument se sortir de ce traquenard. Quinze jours ? C’était impensable. Et sa mission ?
  
  Sans plus temporiser, elle se remit à l’ouvrage en procédant par de lentes rotations lascives destinées à ressusciter la chair assouvie de Coplan. Énergiquement, ce dernier résista. Pas question de perdre ses forces vives dans la bataille que Béatrice entendait mener. Au rythme qu’elle voulait imposer, il serait vite transformé en serpillière !
  
  Hélas, ces bonnes résolutions furent balayées par l’acharnement que déploya la jeune femme qui, à un moment, stoppa ses mouvements et s’écria :
  
  — Tu as décidé de demeurer rétif ? Attends, mon coco, tu vas voir à qui tu as affaire !
  
  Ce fut elle qui remporta la victoire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Sa montre-bracelet indiquait à Coplan qu’il était à bord du Piakalike depuis douze heures, ce qui le rendait à la fois morose et furieux.
  
  En tout, Béatrice l’avait violé sept fois. Quant au corps de Coplan, il n’avait trahi ce dernier qu’à quatre reprises, si bien qu’il n’avait jusque-là perdu qu’un minimum de forces.
  
  Mais Béatrice refusait de lui détacher ne serait-ce qu’un poignet.
  
  — Il faut d’abord que tu t’habitues à ta condition d’esclave, rétorquait-elle devant ses protestations, que tu l’acceptes, que tu te soumettes et que tu éprouves du bonheur à me posséder alors que là, je te sens réticent.
  
  Il avait tenté de l’appâter :
  
  — J’aimerais caresser tes seins.
  
  — Moi seule caresse mes seins.
  
  — C’est un réflexe de lesbienne.
  
  Elle avait été vexée, ce qu’il cherchait, mais, pour autant, n’avait pas mordu à l’hameçon.
  
  Pour l’heure, il était seul avec ses pensées pessimistes et rêvait d’une bonne douche. Violer était le mot qui convenait. Coplan n’en voyait pas d’autre. Béatrice appartenait à la pire espèce des nymphomanes : les détraquées du cerveau. Par ailleurs, experte dans l’art de lier solidement chevilles et poignets.
  
  À minuit, elle revint et se livra à de nouveaux ébats.
  
  Tant était puissante la vitalité de Coplan dans le domaine sexuel que, cette fois encore, il dut se laisser aller et quand il explosa en elle, Béatrice exhala une longue plainte extasiée et, comme à son habitude, resta un long moment sans bouger. Enfin, elle se dégagea, se rhabilla et sortit de la cabine. Cinq minutes plus tard, elle était de retour et déposait sur la poitrine de Coplan un plateau-repas.
  
  — C’est moi qui vais te faire manger, comme une nounou, rit-elle. Il faut que tu récupères, sinon tu te transformeras en ectoplasme. Salade de crevettes au gingembre, steak d’une livre, purée d’avocats et du vin. Du rouge de Californie.
  
  Coplan n’émit aucune objection car il mourait de faim.
  
  — Le steak est à point, se plaignait-il à la première bouchée en se souvenant qu’il était quasiment impossible aux États-Unis d’obtenir une viande bleue.
  
  Au contraire, les crevettes étaient à moitié crues.
  
  — C’est la recette hawaïenne au gingembre. Ce dernier reconstruit les cellules sexuelles.
  
  — Tu ne portes pas le même nom que ton frère. Durham est celui de ton mari ?
  
  — Oui, mais il n’est jamais là. Il n’aime que le Grand Nord. L’Alaska. Les pétroles. Je pourrais divorcer mais il me laisse libre de faire ce que je veux. Alors, à quoi bon ?
  
  Coplan posa d’autres questions pour l’amadouer et parvenir à ses fins.
  
  — Tu as un équipage important ?
  
  — Le capitaine et six hommes.
  
  — Américains ?
  
  — Pas si bête.
  
  — Quoi, alors ?
  
  — Des Guatémaltèques qui étaient sans boulot et me doivent tout. Une terrible crise économique sévit au Guatemala.
  
  — Je sais.
  
  — Dommage, car c’est un pays attachant.
  
  Le repas achevé, elle lui apporta un café à l’italienne, brûlant et fort, et le fit boire à petites gorgées, puis Coplan enchaîna :
  
  — Ai-je droit à un séjour dans la salle de bains ?
  
  — C’est prévu.
  
  Son sourire moqueur alerta Coplan.
  
  — Tu me prends pour une idiote ?
  
  — Pas du tout. J’éprouve le plus grand respect pour ton intelligence. D’ailleurs, une idiote n’aurait jamais réussi à me kidnapper.
  
  — Néanmoins, tu envisages de te jeter sur moi dès que j’aurai défait tes liens. Je ne suis pas stupide. Quatre hommes d’équipage te délivreront. Crois-moi, ils sont aussi costauds que toi. Ils t’emmèneront à la salle de bains, tu pourras prendre une douche, faire ce que tu as à faire, te brosser les dents. À ta disposition tu trouveras un nécessaire à toilette complet. Je te recommande le savon et l’eau de toilette. Ils viennent d’un des plus grands parfumeurs de Paris, Annick Goutal. Tu respireras ainsi un peu d’air de ton pays d’origine. Tes ablutions terminées, mes hommes te ramèneront ici et te ligoteront à nouveau.
  
  — Je reconnais bien là la marque d’une grande professionnelle, parfaitement rodée, ayant peaufiné les moindres détails de son programme, railla-t-il.
  
  Elle haussa les épaules.
  
  — Faut être beau joueur.
  
  Elle n’avait pas menti. Les quatre Guatémaltèques possédaient une carrure puissante, aux muscles dissuasifs, des visages aussi impassibles que des masques aztèques et de gros doigts noueux qui entreprirent de défaire les nœuds qu’eux-mêmes probablement avaient confectionnés en profitant de la léthargie de Coplan.
  
  Quand il fut libéré de ses entraves, il s’activa à remuer bras et jambes afin de chasser l’engourdissement. En même temps, il apostropha celui qui donnait des ordres brefs :
  
  — Tengo mucho dinero. Cuanto quieres para dejarme escapar a los manos de esta loca(17) ?
  
  Béatrice intervint sur-le-champs :
  
  Inutile. Je comprends l’espagnol. Ne compte pas les séduire avec de l’argent. De ce côté-là, ils sont gâtés et sont incorruptibles.
  
  — Personne n’est incorruptible, riposta Coplan, à partir du moment où il est matelot et sert à bord d’un yacht en infraction avec la loi.
  
  — Je te le répète, ils se moquent de ton argent.
  
  En réalité, Coplan n’avait jamais pensé que sa proposition recueillerait une suite favorable. Simplement, il souhaitait gagner du temps afin de retrouver l’élasticité de ses membres.
  
  Très vite, Béatrice s’impatienta :
  
  — Allez, debout ! Il y a un instant, tu paraissais si pressé d’aller à la salle de bains.
  
  Et, à l’intention de l’équipage :
  
  — Adelante !
  
  Coplan fut tiré hors du lit et, une fois sur ses pieds, feignit d’avoir un étourdissement et vacilla. Des mains le retinrent. Il ferma les yeux et secoua la tête comme pour chasser un vertige.
  
  — Quelque chose ne va pas ? s’inquiéta Béatrice.
  
  — J’ai les jambes en compote.
  
  — Une bonne douche successivement brûlante et glacée te remettra d’aplomb, assura-t-elle.
  
  Pour donner le change, il remonta son pantalon qu’il n’avait pas reboutonné et qui glissait sur ses cuisses. Quand ses mains eurent bouclé la ceinture, elles entreprirent d’enfoncer les pans de la chemise qui débordaient, en commençant par le devant, puis poursuivirent vers les reins. À ce moment-là, la gauche arracha la bande de sparadrap et la droite empoigna le fuseau du taser qu’elle délogea et brandit avant de diriger son embout sur le visage de son adversaire le plus proche. Du pouce, Coplan écrasa le bouton et le faisceau lumineux expédia les pulsations électriques. L’homme écarquilla les yeux et culbuta sur l’un de ses acolytes, ce qui permit à Coplan de récidiver sur la bouche de celui qui paraissait être le chef. Un autre suivit, victime du rayon annihilant. Comme foudroyés, les trois hommes étaient tombés sur le plancher.
  
  Un instant médusé, le quatrième réagissait. Il s’élança et ses mains crochetèrent le poignet armé. Parallèlement, il expédia son genou vers les testicules. Coplan para avec la cuisse avant de contrer d’un coup de tête ravageur. Le nez fracturé, pissant le sang, le Guatémaltèque lâcha prise et recula en titubant, bascula contre le corps évanoui d’un de ses comparses et culbuta sur le dos.
  
  La décharge du taser lui fit oublier sa souffrance.
  
  Sidérée, Béatrice grelottait, les avant-bras croisés sur sa poitrine.
  
  — Qui… qui es-tu ? s’épouvanta-t-elle.
  
  Coplan n’avait guère plus de cinq minutes de répit. Ensuite, ceux qu’il avait mis hors de combat retrouveraient leur état normal.
  
  — Où est le rouleau de corde que tu utilises pour ligoter tes esclaves ? questionna-t-il d’une voix dure.
  
  — Sous le lit.
  
  — Sors-le.
  
  Il la surveilla pendant qu’elle obtempérait.
  
  — Les ciseaux ?
  
  Elle ouvrit un tiroir de la coiffeuse.
  
  — Très bien. Maintenant, allonge-toi sur le lit et reste couchée sur le ventre.
  
  Elle obéit en tremblant. Coplan coupa huit longueurs de corde avec lesquelles il entrava les chevilles et les poignets des Guatémaltèques. Ensuite, il les remorqua dans la salle de bains et les entassa dans la baignoire.
  
  De retour dans la cabine, il attacha les membres de Béatrice aux quatre montants du lit, dans la position qu’elle lui avait imposée durant des heures, à la seule différence qu’elle était aplatie sur le ventre.
  
  Malgré sa peur, la jeune femme ne rejetait pas pour autant sa nymphomanie, exacerbée par la situation inhabituelle à laquelle elle était confrontée.
  
  — Enfonce-toi, implora-t-elle. Par-derrière, c’est bon aussi. Vas-y ! Une dernière fois !
  
  Il saisit la balle au bond :
  
  — Une dernière fois avant de mourir ?
  
  Elle en eut la chair de poule.
  
  — Tu n’es pas sérieux ?
  
  — Prends-moi au mot.
  
  Il rabattit la chevelure sur le sommet du crâne et pressa l’embout du taser sur la nuque.
  
  — Ce machin-là, bluffa-t-il, tue lorsqu’il tire à bout touchant. Que préfères-tu ? Vivre ou mourir ?
  
  — Quelle question idiote ! Que veux-tu ?
  
  — Savoir quel renseignement tu as fourni à Thierry lorsqu’il est revenu te voir, sans rancune à ce que tu prétends après l’équipée érotique que tu lui as offerte durant onze jours.
  
  — Je lui ai donné une clé.
  
  — Pour ouvrir un coffre-fort ?
  
  — Non, pas ce genre-là. La clé pour contacter Derek, c’est-à-dire le texte de l’annonce à passer dans un quotidien, le Honolulu Star Bulletin pour prendre langue avec lui.
  
  Sceptique, Coplan fronça les sourcils.
  
  — Il te déteste et tu le détestes, objecta-t-il. Comment es-tu au courant ?
  
  — Nous possédons des intérêts en commun : les champs pétrolifères hérités de notre oncle.
  
  — L’argent fait oublier bien des haines, c’est ça ?
  
  — J’adore ton tact.
  
  — Je ne suis pas d’humeur à en avoir. Quelle est cette clé ?
  
  — GFDFBCFGG.
  
  — Tu te fiches de moi ?
  
  — Absolument pas, c’est vrai ! protesta-t-elle, vexée. C’est le texte de l’annonce à passer. Rien d’autre, sauf les coordonnées du demandeur.
  
  — Et ton frère répond ?
  
  — Bien sûr, car celui ou celle qui possède ce code secret évolue obligatoirement dans l’orbite de Derek.
  
  — Répète.
  
  — GFDFBCFGG.
  
  — À quoi correspondent ces lettres ?
  
  — Je l’ignore.
  
  Coplan les avait mémorisées. Il s’éloigna du lit, glissa le taser dans sa ceinture, et ramassa le rouleau de corde et la paire de ciseaux avant de sortir de la cabine.
  
  Thierry Vignon avait-il utilisé cette clé ?
  
  En remontant la coursive, il rencontra un matelot que le taser expédia dans l’inconscience. Coplan le ligota solidement et rebroussa chemin pour le porter dans la salle de bains où les autres membres de l’équipage s’ébrouaient en se réveillant. L’un d’eux, celui au visage couvert de sang et au nez fracturé injuria Coplan :
  
  — Hijo de puta !
  
  D’un coup de pied sous le menton, Coplan l’assomma avant de ressortir.
  
  Allongé sur le ventre, le sixième dormait sur sa couchette. Ses ronflements sonores cessèrent brusquement lorsque, du tranchant de la main Coplan lui cisailla la nuque. L’instant d’après, il se retrouva ficelé comme un poulet prêt à rôtir. Au cours de cet intermède, l’oreiller chut sur le plancher en démasquant un Colt .32 dont s’empara Coplan avant d’en vérifier soigneusement le fonctionnement.
  
  Il repartit.
  
  Dans le poste de pilotage, le capitaine verdit en voyant surgir Coplan un revolver à la main.
  
  — Amigo, enjoignit-il en demeurant à bonne distance, nous repartons pour Honolulu. Demi-tour et n’essaie pas de te lancer dans un coup tordu car je connais la navigation aussi bien que toi.
  
  — Et la señora Durham ? Et mes hommes ? balbutia le Guatémaltèque.
  
  — Toi et moi sommes les seuls êtres vivants à bord, répondit Coplan d’un ton désinvolte qui accrut l’inquiétude du marin. Tu fais ce que je te dis, tu obéis sans broncher ou, alors, tu t’en vas régaler les requins.
  
  L’autre manqua défaillir, mais se précipita sur ses instruments.
  
  Coplan jeta un coup d’œil sur l’horloge. Une heure vingt. Que de temps perdu ! Il serra les dents. Souvent, un retard de cette ampleur provoquait l’échec d’une mission. Mais battre le fer tant qu’il était chaud n’était pas toujours facile, surtout quand on disposait de maigres indices au départ, telle une photographie devant un piano-bar, un message dans un submersible et une liste de noms dont on ignorait derrière quels secrets ils se cachaient.
  
  Il soupira. Ne pas se laisser abattre. Il en avait vu d’autres.
  
  Sous l’énergique impulsion du capitaine, le yacht vira de bord.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  L’employée était vraisemblablement d’origine nippone, songea Coplan. Son visage lunaire et écrasé, malgré la traditionnelle impassibilité asiatique, traduisait présentement le plus vif étonnement.
  
  — Vous êtes sûr de votre texte ? s’étonna-t-elle.
  
  — Tout à fait sûr.
  
  Et il répéta :
  
  — GFDFBCFGG.
  
  Elle ourla ses lèvres, baissa ses yeux bridés et s’enquit d’une voix sans chaleur :
  
  — Vous voulez être domicilié au journal ?
  
  — Non.
  
  Il tendit la feuille de papier sur laquelle il avait inscrit : « Thierry Vignon et Francis Casait, Hôtel Princess Kaiulani. »
  
  — Voici l’adresse des expéditeurs.
  
  — Je la fais courir combien de jours ?
  
  — Une semaine.
  
  Il régla la facture qu’on lui présenta, sortit des locaux du Honolulu Star Bulletin et remonta dans la Mercury pour regagner son hôtel où il procéda à une longue toilette, changea de vêtements et délogea le Teckel, appela le Vieux qui l’écouta sans interrompre, mais ricana lorsque Coplan eut terminé.
  
  — Le viol manquait à votre panoplie. À votre retour, quand vous aurez débrouillé cette affaire, il faudra que vous alliez à l’école de Cercottes donner aux élèves un cours sur l’attitude à adopter devant une telle situation. Vraiment cornélien. Doit-on satisfaire sa partenaire ou, au contraire, refréner ses propres pulsions ?
  
  — Je conseille la navigation à l’estime.
  
  — Nous en reparlerons. Bon, redevenons sérieux. Cette affaire est compliquée. Je ne vois pas autour de quel axe elle pivote. Des nostalgiques du nazisme ? Je n’y crois pas. Mais il vous reste deux noms sur la liste ?
  
  — C’est notre seul espoir.
  
  Coplan coupa la communication et rangea l’appareil avant de se faire monter par le room-service un copieux repas.
  
  Depuis le plateau apporté par Béatrice à minuit la veille, il n’avait pas absorbé un brin de nourriture. À bord du Piakalike, il avait constamment surveillé le capitaine et ne s’était détendu que lorsque étaient apparues les approches du port d’Honolulu. Quand le yacht avait jeté l’ancre le long du quai où il était amarré vingt-quatre heures plus tôt, Coplan s’était rué à terre après avoir ordonné au capitaine d’aller délivrer sa patronne et ses subordonnés, ce qui avait ramené la sérénité sur les traits du Guatémaltèque. Sans demander son reste, il s’était éclipsé. Dans l’eau, sous la passerelle, Coplan avait laissé tomber le Colt .32.
  
  Bien rassasié, il quitta sa chambre et sortit de l’hôtel pour flâner dans Kalakaua Avenue en tentant de déceler une filature. Parfaitement rompu à cette manœuvre, il passa une bonne heure à chercher à dépister son suiveur. Enfin, il dut se rendre à l’évidence. Ou ce dernier était plus fort que lui, ou personne ne s’attachait à ses pas.
  
  Il revint alors au parking de l’hôtel et, au volant de la Buick Skylark, se dirigea par l’Autoroute H-1 vers le quartier de Village Park situé de l’autre côté de Pearl Harbor. Le Kona ne soufflait pas en apportant son cortège d’averses. Aussi le soleil chauffait-il rudement.
  
  Parvenu dans la localité, il tourna en rond avant de découvrir l’adresse.
  
  La maison était coquette et pimpante, typiquement classe moyenne. Au bout de l’allée en ciment, le double garage aux vantaux ouverts démasquait deux emplacements vides. Aux fenêtres, aucun rideau. Coplan inspecta le voisinage. Rue résidentielle, pas de circulation. Sur une pelouse, un chien gambadait et, sur une autre, une fillette jouait au cerceau. Atmosphère paisible.
  
  Il sonna sans obtenir de réponse et insista. C’est alors que la femme en provenance de la maison voisine déboucha sur le trottoir et se planta à six pas de lui :
  
  — Vous perdez votre temps.
  
  — Je cherche M. James Diebold.
  
  — C’est bien ce que je dis, vous perdez votre temps. Ils ont déménagé tous les cinq et la maison est vide. Vous souhaiteriez la louer ? Si oui, il faudrait contacter les Moana Estates. Je peux vous donner l’adresse, si vous le souhaitez. Vous seriez bien dans le quartier. C’est propre et tranquille. Vous êtes marié avec des enfants ?
  
  Coplan dédia à la femme son sourire le plus charmeur et alla s’adosser au capot de la Skylark.
  
  — Vous vous méprenez, madame, je n’ai pas l’intention de louer cette maison. En fait, je viens rendre visite à James Diebold.
  
  — Vous n’avez pas de chance, il est parti avec sa femme et ses enfants sur le continent. Une décision un peu brusquée, je le reconnais.
  
  — Brusquée ? Quand ont-ils déménagé ?
  
  — Vendredi dernier.
  
  Deux jours avant la mort de Thierry Vignon, calcula Coplan. Le départ était-il lié au gros coup qu’avait débusqué l’ex-lieutenant de vaisseau ? « Brusqué », affirmait la femme.
  
  — A-t-il donné sa nouvelle adresse ?
  
  — Il n’en avait pas. Son intention était de laisser son mobilier dans un garde-meuble à San Francisco et de chercher un emploi et un domicile.
  
  Coplan mima la stupéfaction la plus complète.
  
  — Un emploi ? Mais il avait un bon job ici !
  
  — La chimie paie mieux sur le continent, a-t-il dit.
  
  Avec des gestes lents, Coplan alluma un des cigarillos qu’il avait achetés à l’aéroport de San José au Costa Rica et qu’il n’avait guère eu le temps de fumer depuis. Derek Zangel, avait raconté Ann Winston, son épouse divorcée, était ingénieur chimiste. En second lieu, Béatrice affirmait que Thierry Vignon était à la recherche d’une formule chimique appartenant au domaine pétrolier et Coplan ne l’avait pas crue. Maintenant, il butait sur un chimiste de profession.
  
  Étrange, tout de même. Coplan ne croyait pas aux coïncidences lorsqu’elles se répétaient.
  
  Il se frappa le front comme s’il avait un trou de mémoire.
  
  — Comment s’appelle déjà la société pour laquelle il travaillait ?
  
  — La Kalikimaka Nui Inc.
  
  — C’est bien ça.
  
  Après quelques autres questions, Coplan remercia et s’en alla. De retour à Honolulu, il entra dans un bar, commanda une bière, s’enferma dans la cabine téléphonique et consulta l’annuaire. Les bureaux de la Kalikimaka Nui Incorporated se logeaient dans Kapahulu Avenue en face du zoo.
  
  Vingt minutes plus tard, il s’y présentait, tendait à l’hôtesse sa carte de visite professionnelle avec le libellé : Francis Casait, Ingénieur, Société Fortex, Paris, et exigeait d’un ton sans réplique d’être reçu par le directeur du personnel.
  
  Impressionnée, l’employée pressa une touche sur l’intercom. Et Coplan lui-même fut surpris de la promptitude avec laquelle on l’introduisit dans le bureau du dirigeant. La fable qu’il débita avait été préparée durant le trajet : James Diebold à San Francisco avait contacté la Fortex, branche U.S.A., pour un emploi, et celle-ci avait télexé à Coplan à Honolulu afin qu’il se renseigne sur le postulant auprès de son dernier employeur. Simple et plausible.
  
  Le directeur du personnel s’éclaircit la gorge.
  
  — Très bon élément. Personne n’a compris son brusque départ. Je lui ai proposé une augmentation de salaire. En vain. Il paraissait buté. Il est parti en catastrophe sans même offrir à ses collègues un pot d’adieu.
  
  — Comme quelqu’un qui a peur ? suggéra sournoisement Coplan.
  
  Son hôte parut avoir une illumination.
  
  — En fait, oui, vous avez raison. Je me souviens, il était extrêmement nerveux et, comme je le disais à l’instant, complètement buté. Or, voyez-vous, c’était quelqu’un qui sans cesse réclamait une augmentation…
  
  Il s’interrompit et précisa avec une pointe d’humour :
  
  — … Peut-être à cause de la raison sociale de notre entreprise(18) ?… Quoi qu’il en soit, ce jour-là, justement, je lui offrais une augmentation substantielle et il la repoussait ! Incompréhensible ! Avait-il peur de quelque chose ? Il en donnait effectivement l’impression. Mais de quoi aurait-il eu peur ? C’était un homme tranquille qui menait une vie familiale paisible.
  
  — Comme chimiste, que vaut-il ?
  
  — Hautement qualifié. Diplômé de Tulane University à New Orleans. Comme vous le savez probablement, on y dispense le meilleur enseignement en chimie de tous les États-Unis si l’on excepte le Massachusetts Institute of Technology.
  
  — Dans quel domaine en particulier travaillait-il ?
  
  — Les jus de fruits.
  
  Intérieurement, Coplan fit la grimace. À première vue, ce n’était pas un département digne de séduire Thierry Vignon. À première vue, seulement.
  
  Il n’apprit plus grand-chose et se retira après avoir remercié.
  
  Restait le dernier nom sur la liste.
  
  Sur le trottoir, au moment de déverrouiller la portière de la Buick, il s’arrêta net.
  
  Derek avait une bonne situation. Il était ingénieur chimiste, diplômé de Tulane University à New Orléans, lui avait dit Ann Winston.
  
  Tiens, tiens, des fils se renouaient.
  
  C’était vraiment la saison du Kona car à peine Coplan passa-t-il quatre feux verts que le vent du sud amena une averse abondante qui l’obligea à actionner ses essuie-glaces.
  
  La demeure de style colonial se blottissait dans Crusher Road sur le flanc de la colline baptisée Halawa Heights, à quelques centaines de mètres du Centre de quarantaine pour animaux.
  
  Elle était isolée.
  
  Coplan sonna longuement sans obtenir de réponse. Contrairement à Village Park, ici aucun voisin ne pouvait le renseigner sur l’occupant des lieux. Il s’accorda un délai raisonnable avant de sauter par-dessus la barrière et d’avancer sur l’allée cimentée, l’œil vigilant. Un chien féroce pouvait surgir de n’importe où.
  
  Sur le perron, la porte, n’était pas verrouillée. Néanmoins, avant d’entrer, il sonna longuement. Sans plus de succès que sur le trottoir.
  
  Du sac pendu à son épaule, il dégagea l’Ingram et l’arma. Avec sa main libre il tourna le bouton et repoussa le panneau. Prudemment, il s’effaça contre la façade. Pas de réaction à l’intérieur. Il se retourna. L’averse avait cessé et, dans le jardin, les orchidées prospéraient orgueilleusement en offrant leurs pétales humides aux chauds rayons du soleil qui réapparaissaient.
  
  Coplan entra, l’index sur la détente de l’Ingram.
  
  L’intérieur avait été fraîchement repeint. La couleur choisie, vert pomme, s’accordait avec le luxuriant paysage exotique, riche et chatoyant, qui caractérisait l’île.
  
  Assis sur un canapé, l’occupant des lieux attendait Coplan. Les traits fripés, les joues livides, les cheveux en bataille, les yeux glacés, il laissait sa nuque reposer contre le dossier du siège. À portée de sa main, le chariot à liqueurs. Dans le seau, les glaçons avaient fondu. Un verre sur la table en marbre était renversé et son contenu s’était répandu sur le carrelage crème où il formait un ovale couleur d’ambre. De la tempe gauche, la rigole avait coulé le long de la joue et maculé la veste saumon. Depuis, le sang avait séché et de grosses mouches s’en repaissaient.
  
  Coplan commença par explorer le reste de la maison, en s’attendant à buter sur d’autres cadavres. Il se trompait. Alors, il retourna à la porte d’entrée et la verrouilla.
  
  Le tueur n’avait pas pris la peine de vider les poches de sa victime. Sur le permis de conduire, on lisait : Vincent Highbury, né le 8-8-46 à Mexican Hat, Utah. Pas d’autres papiers d’identité mais, dans le portefeuille, de nombreuses cartes de crédit et un contrat en bonne et due forme, entrant en vigueur le quinze du mois suivant et engageant Highbury comme harpiste pour une période de deux mois dans un orchestre de Boston.
  
  Coplan se souvint alors de l’instrument qu’il avait découvert dans une pièce du fond, meublée sur trois côtés par une bibliothèque dont les rayons étaient garnis d’ouvrages sur la musique.
  
  Coplan se sentait un peu perdu. Après l’uniforme d’officier S.S., les jus de fruits, que venait faire un harpiste dans cette affaire ?
  
  Il retourna dans la pièce du fond et ses doigts, machinalement, firent vibrer les cordes de la harpe, en même temps que son regard tomba sur une partition étalée sur le carrelage. Il tressaillit.
  
  Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Aces high,
  
  We’re a king and a queen in heavens,
  
  No longer at sixes and sevens…
  
  
  
  Ciska vit Coplan prendre place et son regard s’anima.
  
  — Aloha, lança-t-elle lorsqu’elle eut terminé le succès de Liza Minnelli.
  
  — Aloha.
  
  Il attendit la fin de son tour de chant et lui présenta une feuille de papier sur laquelle il avait inscrit GFDFBCFGG.
  
  — Qu’est-ce que ces lettres représentent pour vous ?
  
  — Des notes de musique.
  
  Coplan s’autorisa un sourire mais se fustigea intérieurement de ne pas s’être tout de suite souvenu qu’en anglais et en allemand des lettres représentent les notes.
  
  Ciska pianota et Coplan reconnut la transcription : sol-fa-ré-fa-si-do-fa-sol-sol.
  
  — Kiwi puupuu malako kala, chantonna-t-elle.
  
  — C’est vraiment une chanson ? s’étonna-t-il.
  
  — Bien sûr. Son titre est Tropical Horn. Le début de son texte n’est pas très original et le reste est à l’avenant. Les premières paroles signifient : les trompettes soufflent sous le soleil. À la reprise, je la jouerai et chanterai pour vous, si vous voulez. En hawaïen et en anglais.
  
  — Avec plaisir.
  
  — Vous avez des nouvelles de Thierry ?
  
  Il lut l’angoisse dans son regard et fut énormément gêné de mentir.
  
  — Non.
  
  — Le week-end commence demain, lui rappela-t-elle.
  
  — Ayez confiance.
  
  Il s’en voulait de n’avoir que cette banalité à offrir. À la reprise, elle joua et chanta pour lui Tropical Horn comme elle l’avait promis. Lorsqu’elle eut terminé, il s’esquiva de peur qu’elle ne veuille se retrouver avec lui au restaurant chinois, son travail terminé, et qu’il ait à subir son anxiété et son flot de questions.
  
  De retour à son hôtel, il rendit compte au Vieux, se coucha et s’endormit instantanément. La nuit précédente avait été blanche. Il avait besoin de récupérer. Accroché au bouton de sa porte dans le couloir, le rectangle de plastique avertissait : Ne pas déranger.
  
  Il se réveilla à midi et sur-le-champ commanda un copieux breakfast qu’une accorte serveuse aux yeux bridés lui apporta. Assis dans son lit, le dos calé par les oreillers, il présentait une poitrine nue et, devant sa magnifique carrure, elle se lécha les lèvres.
  
  — Owau noonoo mehameha(19), amorça Coplan qui, depuis ses ébats avec Béatrice avait pleinement recouvré l’intégralité de ses moyens.
  
  Ainsi encouragée, la jeune Asiatique stoppa le chariot au milieu de la chambre, se déchaussa, releva sa jupette, fit coulisser son slip et se précipita sur Coplan qui avait rabattu le drap.
  
  C’était un ouragan. Affamée de sexe comme elle l’était, elle aurait remplacé Béatrice sur le podium. D’ailleurs, en ce qui concernait la vitesse d’exécution, elle méritait une médaille d’or. Il est vrai que le devoir, aux cuisines, la réclamait. En tout cas, en un tournemain elle délivra Coplan de sa libido et, ceci fait, se dégagea, renfila son slip et ses chaussures et s’empara de l’orchidée, seule dans son vase, que l’hôtel offrait avec le breakfast. Arborant un sourire à la fois ravi et moqueur, elle s’en vint la piquer dans les cheveux de Coplan. Du côté gauche.
  
  — Tu n’es plus libre, tu es à moi, roucoula-t-elle. Demain et les autres jours, c’est moi qui t’apporterai ton breakfast. Aelike(20) ?
  
  — Aelike, consentit-il, amusé.
  
  Mis en appétit par ce charmant intermède, il se restaura et ne laissa pas une miette. Après sa toilette, il descendit flâner dans Kalakaua Avenue. Comme la veille, il tenta de déceler une filature mais en fut pour ses frais. Il déambula longtemps, retourna à l’hôtel prendre son slip de bain, termina l’après-midi sur la plage de Waikiki et, le soir, dîna au Spats, le restaurant italien de l’hôtel Hyatt.
  
  Cette fois encore, il se coucha tôt.
  
  Le lendemain matin, Kalohi, la jeune serveuse de la veille, tint sa promesse et, avant le breakfast, le régala d’une étreinte brève mais effrénée.
  
  — Tu es un taureau sauvage, félicita-t-elle, comblée. Si je n’étais pas mariée, nous passerions une nuit ensemble, ce serait fantastique. Aelike ?
  
  — Aelike.
  
  Ce fut vers quatorze heures, alors que du balcon il contemplait les surfeurs qui glissaient sur l’océan, que l’appel téléphonique toucha Coplan.
  
  — Monsieur Francis Casait ? s’enquit une voix mâle aux inflexions étudiées.
  
  — C’est moi.
  
  — Vous avez passé une annonce dans le Honolulu Star Bulletin ?
  
  — Exact, répondit-il, avare de paroles.
  
  — Dans quel but ?
  
  — Thierry Vignon et moi-même avons découvert un secret qui concerne M. Derek Zangel. Mais mon associé est mort et je reste donc seul. À la réflexion, j’ai décidé de négocier car les affrontements sanglants manquent finalement de réalisme. La paix engendre la prospérité.
  
  — Une négociation financière ?
  
  — Naturellement.
  
  — Sur quelle base ?
  
  — Un million de dollars, payables dans un paradis fiscal, comme le Costa Rica. Un de mes amis allemands m’en a dit le plus grand bien. Je sais que ce pays compte parmi vos mauvais souvenirs car vous y avez laissé des plumes mais, après tout, c’étaient des locaux. Alors, quelle importance ?
  
  — Je ne déteste pas votre cynisme, monsieur Casait.
  
  — Ravi de vous l’entendre dire.
  
  — En revanche, vos prétentions me paraissent exagérées. Un million de dollars, comme vous y allez ! Qu’auriez-vous à vendre pour ce prix-là ?
  
  — Une formule chimique.
  
  Coplan savait qu’il jouait à l’équilibriste et qu’à n’importe quel moment il pouvait se casser la figure. Tant pis, il fallait progresser. Sans bluff, il n’arriverait à rien.
  
  — Et où l’auriez-vous obtenue ?
  
  — Par le biais de James Diebold, répondit instantanément Coplan, l’angoisse au cœur à l’idée de commettre une faute dans son texte.
  
  Silence à l’autre bout mais on ne raccrochait pas. Discrètement, Coplan poussa un soupir de soulagement. Son interlocuteur mordait à l’hameçon, ce qui signifiait que la filière « chimiste » était la bonne. Béatrice avait dit la vérité à ce sujet même si, sur le moment, Coplan ne l’avait pas crue. Mais, à partir de là, où menait-elle ? Pas vers les jus de fruits, tout de même.
  
  Le silence lui parut durer une éternité.
  
  — Nous pourrions nous rencontrer ? suggéra la voix.
  
  — Vous aurez l’argent ?
  
  — Certainement pas ! Je propose une rencontre en vue d’un entretien préliminaire. En terrain neutre.
  
  — Aucun terrain n’est neutre avec vous. Vous parvenez toujours à truffer de vos assassins l’endroit le plus paisible au monde.
  
  — Que diriez-vous du Punchbowl, en plein jour. Vous n’aurez rien à craindre, c’est toujours bourré de touristes.
  
  — D’accord, consentit Coplan. Où exactement et quand ?
  
  — À la lisière nord du cimetière de l’East Side, devant les marches, à l’angle ouest. Entre seize et seize heures quinze ? J’aurai sous le bras un attaché-case rouge.
  
  — J’y serai, assura Coplan qui raccrocha et vérifia que le sparadrap retenant le taser collait bien à ses reins.
  
  Le sac contenant l’Ingram pendu à son épaule, il s’empressa de quitter sa chambre et de rejoindre le parking où il s’installa au volant de la Skylark.
  
  L’ancien volcan du Punchbowl recelait dans son cratère un cimetière militaire contenant les restes de soldats tués au cours du dernier conflit mondial, des guerres de Corée et du Vietnam. Le long d’escaliers interminables, des cubes et des murs portaient leurs noms gravés dans le marbre.
  
  Dans l’East Side, les tombes étaient individuelles et s’alignaient à l’ombre protectrice des flamboyants et des pins d’Australie.
  
  Coplan fut largement en avance au rendez-vous et procéda à une reconnaissance circonspecte. Effectivement, les touristes étaient nombreux d’autant que, de la rampe circulaire épousant le bord du cratère, la vue sur Honolulu et l’océan était imprenable.
  
  Il se mêla à eux. Pour les deux tiers, ils étaient nippons. Bardés de leurs caméras, ils déambulaient dans les allées et filmaient les noms sur les stèles ou les pierres tombales.
  
  Coplan chemina au hasard, sans but précis, en procédant à de fréquents retours en arrière.
  
  À seize heures précises, il arriva au lieu de rendez-vous. Autour de lui, les visiteurs se croisaient. Il se tenait à l’angle de l’allée mais recula sur la pelouse. À sa gauche, une plaque portait un nom : « Carl Lemnitz, 1930-1941 », et Coplan, étonné, se demanda quelle était la raison de la présence, parmi ces soldats, d’un enfant de onze ans. Il tourna la tête vers sa droite. Le nom d’une femme : « Jane Lemnitz, 1908-1941 ». La mère ?
  
  Intrigué, il se pencha car le reste de l’inscription était à demi effacée et ce mouvement lui sauva la vie. La balle arracha un copeau d’écorce à l’immense pin d’Australie dont le feuillage protégeait les Lemnitz des rayons d’un soleil trop ardent.
  
  Coplan se jeta derrière le tronc et passa la tête. Les gens sur l’allée n’avaient en rien prêté attention à l’incident. D’ailleurs, nulle détonation n’avait claqué. Le tireur utilisait un suppresseur de son. Mais où était-il embusqué ?
  
  Coplan baissa le regard vers le sillon dans l’écorce. En diagonale de haut en bas. À l’abri derrière le tronc, il s’agenouilla et bascula le sac sur la pelouse, puis il fit mine d’arranger sur la tombe de Carl Lemnitz le bouquet de fleurs exotiques que les employés du cimetière déposaient deux fois par semaine devant chaque plaque.
  
  Quelques marches conduisaient à l’entrée d’un musée consacré à la guerre de Corée. On lui avait donné la forme d’un donjon. Coplan comprit aussitôt. Le tireur se cachait derrière un créneau et braquait son arme à travers une meurtrière. Audacieux, reconnut Coplan qui prudemment tenta de le localiser. Sans succès. Il ramassa le sac, le jeta à l’épaule et se redressa en se collant au tronc. Il ne pouvait demeurer indéfiniment dans cette position.
  
  Il saisit sa chance au moment où apparut un groupe de touristes mexicains sous la conduite d’un guide qui parlait avec volubilité en désignant les tombes. Coplan bondit en zigzaguant, la poitrine protégée par le sac rabattu sur le cœur, bouscula les traînards et escalada les marches.
  
  La balle lui rasa l’oreille gauche.
  
  Comme un fou, il se jeta dans le hall du musée et un gardien le stoppa immédiatement.
  
  — Du calme, monsieur. Ici c’est un lieu de recueillement.
  
  — Excusez-moi. Comment accède-t-on au donjon ?
  
  — Pourquoi ?
  
  Coplan tapota son sac de l’index.
  
  — Je voudrais utiliser mon matériel photographique et filmer un panoramique.
  
  — Vous n’avez pas de chance, je regrette. Le lieu est interdit au public.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  — Tant pis.
  
  Il ne se tenait pas pour battu. En feignant de s’intéresser aux reproductions de plans de bataille, d’offensives et de contre-offensives, aux photographies représentant des combats dans la neige et des gosses coréens fumant une Lucky Strike, il s’éloigna du gardien qui ne lui prêta plus attention.
  
  À l’extrémité du couloir menant aux toilettes, il découvrit une porte métallique déverrouillée, s’assura que personne ne l’observait, l’ouvrit et fit face à une cabine d’ascenseur arrêtée au rez-de-chaussée. Il s’y engouffra et consulta le tableau. Il ne comportait que deux boutons fléchés, l’un vers le haut, l’autre vers le bas. Pas à hésiter par conséquent. Il pressa le premier et dégagea l’Ingram. Lorsque les panneaux coulissèrent, il se rua sur le palier. Trois marches conduisaient au chemin de ronde crénelé.
  
  Coplan enregistra la scène en un éclair : l’homme qui accourait et l’arme qu’il braquait. Du super-choix. Un fusil SIG 510-4 avec lunette de tir Redfield et cylindre du suppresseur de son. L’homme progressait, courbé en deux afin de ne pas être vu lorsqu’il passait devant une des trouées des créneaux.
  
  À son tour, il vit Coplan. Ses réflexes étaient fulgurants mais avec un millième de seconde de retard sur ceux de sa cible.
  
  L’Ingram cracha une courte rafale de trois balles qui culbuta l’adversaire dont l’arme expédia un projectile dans le sac protégeant Coplan. Sous l’impact, les grenades explosèrent et le gaz annihilant submergea Coplan qui tituba et s’effondra, la tête emportée dans un maelström. En quelques secondes, il perdit connaissance.
  
  Quand il se réveilla, une nausée lui ravagea l’estomac et il vomit sur le dallage les restes de l’excellent breakfast apporté par Kalohi. Durant un long moment, il resta là, pantelant comme une bête à l’agonie. Enfin, il bougea et consulta sa montre. Dix-sept heures vingt. Dans quarante minutes, le musée fermait. Quant à lui, sa mise hors de combat après l’explosion des grenades avait duré une heure.
  
  Péniblement, il se releva, chancela et alla s’agenouiller près du mort. Pas de pièces d’identité dans les poches. Rien que du banal : mouchoir, monnaie, coupures de dix dollars, clés de voiture, un paquet de Camel filtre entamé, une pochette d’allumettes. Coplan remballa le tout et, le souffle court, remorqua le cadavre jusqu’au puits d’aération, dont le fonds était formé de barreaux, avant de retourner chercher le fusil. Avec effort, il hissa le corps sur la margelle. Ses poumons brûlaient. Il s’apprêtait à faire basculer le cadavre lorsqu’il s’arrêta net.
  
  La pochette ! Son cerveau était encore si embrumé qu’il avait oblitéré un détail. Précipitamment, il fouilla les poches pour en extraire le rectangle à double face cartonnée. Il restait quatre allumettes. Ce n’était pas le plus important. L’inscription au verso lui sautait aux yeux :
  
  
  
  Kelly’s Wonderland Bar
  
  117 Hermosa Street
  
  Tropical Horn, Mississippi.
  
  
  
  Ahuri, il éprouvait des difficultés à recouvrer ses esprits. Ainsi, une ville du nom de Tropical Horn existait ? Et dans l’État du Mississippi, c’est-à-dire le Sud d’où était originaire Derek Zangel ? Ce n’était pas seulement le titre de la chanson que Ciska avait jouée et chantée pour lui ?
  
  Voilà qui ouvrait des horizons nouveaux.
  
  Il confisqua la pochette et fit basculer le cadavre, manœuvre qui lui accorderait un court répit car le personnel d’entretien, dès le lendemain, ne manquerait pas de tomber sur ce colis encombrant.
  
  L’Ingram réintégra le sac qu’il jeta à son épaule et il redescendit par l’ascenseur. Lorsqu’il passa devant le gardien, ce dernier laissa peser sur lui un long regard. Coplan ne demanda pas son reste et, les jambes flageolantes, les poumons en feu, regagna sa Skylark.
  
  « Cent dollars d’amende à ceux qui jettent des ordures sur les bords de l’autoroute », rappelait le large panneau. À deux pas, était placée une énorme poubelle. Il s’arrêta et enfouit le sac sous les boîtes vides de Coca-Cola.
  
  De retour à son hôtel, il convoqua un agent d’Avis, rendit la Buick et la Pontiac Le Mans, régla ce qu’il devait, ainsi que sa note, et réserva un siège sur le vol des Western Airlines qui décollait à vingt heures à destination de Los Angeles. Ceci fait, il eut juste le temps de boucler ses bagages après avoir rendu compte au Vieux et téléphoné à Ann Winston.
  
  C’est à bord de la Mercury Cornet qu’il se rendit à l’aéroport où, sur le parking, il abandonna le véhicule en enfermant le taser dans le coffre sous la roue de secours.
  
  Quand il s’assit sur son siège, il n’avait pas encore complètement récupéré des effets provoqués par l’explosion des grenades mais, en un sens, se félicitait du dénouement de la situation. Le tireur avait commis une bourde en conservant sur lui cette pochette d’allumettes. À sa décharge, il fallait convenir qu’à aucun moment, équipé de son fusil SIG 510-4 à lunette de visée Redfield et à suppresseur de son, il n’aurait imaginé louper sa cible et connaître la défaite. Les tueurs professionnels, souvent, commettaient l’erreur de sous-estimer l’adversaire, ce qui leur valait des mécomptes dans l’exécution de leurs contrats.
  
  Ses pensées le ramenèrent à Tropical Horn. Finalement, tout bien réfléchi, les éléments s’imbriquaient parfaitement.
  
  Ann Winston l’avait confirmé au téléphone. Son ex-mari était né à Tropical Horn, au Mississippi, l’État limitrophe de celui d’Alabama d’où elle était originaire.
  
  Qui ne demeurait attaché à son lieu de naissance ?
  
  L’hôtesse lui apporta le plateau-repas mais il déclina cette offre, tant son estomac connaissait encore des remous.
  
  — Un café très fort, réclama-t-il, la bouche aussi sèche qu’un morceau d’étoupe.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  De Los Angeles, il prit un vol Delta en partance pour New Orléans où, à l’aéroport, il loua une Chrysler Le Baron. Complètement remis de ses épreuves de la veille, il se restaura avec appétit. Son estomac ne protesta pas. Regénéré par ses deux séances de sommeil entre Honolulu et Los Angeles d’une part, et jusqu’à l’arrivée à New Orléans d’autre part, il prit la direction du Quartier français où il se gara dans la rue Royale.
  
  Il adorait l’atmosphère vieillote, désuète et coloniale de cette partie de la ville, avec ses vieux noms français ou espagnols, ses maisons en bois à colonnades, ses balcons en fer forgé, ses voies étroites qui s’animaient le soir venu. Témoins d’une époque à jamais révolue, ils voisinaient, la nuit tombée, avec les bars à la mode, les boîtes à strip-tease, les restaurants élégants, les cafés où, désespérément, des instrumentistes d’un autre âge tentaient de perpétuer la tradition du jazz Dixie émigré de Basin Street depuis des lustres.
  
  Pour les cinéphiles, l’atmosphère rappelait celle évoquée dans l’admirable Un tramway nommé Désir avec les inoubliables Marlon Brando et Vivien Leigh.
  
  Coplan s’arrêta devant la boutique d’un photographe dans Bourbon Street. D’un œil circonspect, il inspecta l’intérieur avant d’entrer.
  
  La fille était grande et mince avec des yeux verts et des cheveux auburn. Elle pouvait avoir vingt-cinq ans et s’anima à la vue de Coplan :
  
  — Hello, je m’appelle Cynthia et suis spécialisée dans les photos souvenirs. Mais pas de notre époque, du siècle dernier, celui des pionniers de l’Ouest, des cow-boys, des filles de saloons, des bandits mexicains, des joueurs professionnels sur les shows-boats descendant le Mississippi, des chercheurs d’or de Californie, des cavaliers sudistes et nordistes de la guerre de Sécession. Pour chacun d’eux, j’ai un déguisement qui se passe facilement par-dessus les vêtements. En cinq minutes, le tour est joué et c’est comme si vous étiez sur le plateau d’Autant en emporte le vent. La photo ne coûte que vingt dollars.
  
  — Je voudrais être photographié en Texas Keenan.
  
  Elle se raidit en entendant le nom de code.
  
  — Joey n’est pas là, répondit-elle enfin.
  
  — Je l’attendrai, décida Coplan.
  
  Elle le fit entrer dans l’arrière-salle. Sur la table traînaient les restes du déjeuner. Coplan patienta devant une bière. Quand Joey arriva, il aligna à côté de son verre les coupures de cent dollars et exprima ses désirs.
  
  — Pas de problèmes, sourit Joey en raflant les billets.
  
  Vingt minutes plus tard, Coplan ressortait de la boutique avec un sac contenant une Ingram, des munitions et des grenades.
  
  Sur ses reins, il avait plaqué le taser maintenu en place par une bande de sparadrap que Joey avait fournie en prime.
  
  À bord de la Plymouth, il se dirigea vers l’autoroute 59 qu’il suivit jusqu’à son embranchement avec la 12 qu’il emprunta en direction de l’est. Bientôt, il entra dans l’État du Mississippi. À hauteur d’Ocean Springs, il l’abandonna et, par une mauvaise route, monta vers le nord en direction de la rivière Pascagoula.
  
  Les habitations se dispersaient entre les magnolias, loin de la rue principale où se logeait le Kelly’s Wonderland Bar où Coplan commanda une Schlitz avant de s’enfermer dans la cabine téléphonique.
  
  L’annuaire lui prouva qu’il ne s’était pas trompé dans son analyse. Certes, aucun Derek Zangel ne figurait sur la liste des abonnés, mais un autre nom lui avait accroché le regard.
  
  Il ressortit de la cabine, termina sa bière et demanda sa route.
  
  Les magnolias cernaient la maison en bois fraîchement repeinte. Sur la pelouse, un chat tentait de rattraper un écureuil qui le narguait. Le bec d’un pivert jouait au marteau-piqueur sur le tronc d’un chêne rouvre.
  
  Coplan demeura insensible à ce tableau charmant. De la main gauche, il sonna. Un homme presque chauve lui ouvrit. Des yeux bleus et craintifs lui donnaient un air de chien battu. Sur ses joues mal rasées, la sueur perlait.
  
  — James Diebold ? s’enquit Coplan.
  
  — C’est bien moi.
  
  — Votre famille est avec vous ?
  
  — Non, mais… pourquoi posez-vous cette question ? Que voulez-vous ?
  
  D’un geste fulgurant, Coplan tira l’Ingram hors du sac.
  
  — On ne joue plus, Diebold. J’arrive d’Honolulu et, croyez-moi, je ne cours pas après une formule destinée à confectionner des jus de fruits. C’est une autre formule que je veux et c’est vous qui allez me la fournir, sinon je vous décapite avec ce pistolet mitrailleur !
  
  L’autre verdit, fut agité de tremblements et recula dans le couloir, suivi par Coplan qui, d’un coup de talon, referma la porte.
  
  Dans le salon, accablé, Diebold se laissa tomber sur un fauteuil en rotin recouvert d’une tapisserie orange. Coplan, méfiant, arracha la nappe de la table et, avec le pied et la main, la déchira en bandelettes qui lui servirent à lier son captif.
  
  — Qu’est-ce que vous faites ? protesta ce dernier, épouvanté.
  
  Coplan ne répondit pas et partit en exploration. Rien de suspect. De l’intérieur, il verrouilla toutes les portes et revint débrancher le téléphone.
  
  — On sera plus tranquilles.
  
  Il posa une fesse sur un coin de la table.
  
  — Où est Derek Zangel ?
  
  Diebold ouvrit la bouche, la referma et Coplan leva son arme.
  
  — À New York, répondit-il précipitamment.
  
  — Voilà qui est mieux, le félicita Coplan. J’aime les gens coopératifs et bavards. Parfois, ils sont agaçants mais, aujourd’hui, ce n’est pas votre cas. Bien au contraire. Soyez prolixe et vous gardez la vie sauve. Le marché vous convient ?
  
  — Naturellement ! s’empressa d’acquiescer Diebold.
  
  — Parfait. Parlez-moi de la fameuse formule. Quelle est son origine ?
  
  Diebold s’éclaircit la gorge, le corps toujours agité de tremblements.
  
  — C’était le plus grand des hasards. Quand mon père est mort, j’ai pris possession de ses biens. Dans le grenier de sa maison régnait un capharnaüm épouvantable, surtout composé de ses souvenirs de guerre. Il avait combattu en Europe durant le dernier conflit mondial et avait collectionné les armes et les insignes. C’était un vrai foutoir. Il y avait aussi un uniforme d’apparat pour officier allemand pendu à un cintre.
  
  — Officier S.S. ? coupa Coplan.
  
  — Je ne crois pas.
  
  — Ce n’est pas important. Continuez.
  
  — Pour mon fils Jerry, alors âgé de huit ans, ce fatras équivalait au sentier de la guerre pour les Indiens apaches. Il jouait dans le grenier comme s’il s’agissait d’une ville peuplée d’aventuriers au temps de la ruée vers l’or.
  
  — Les enfants savent créer le rêve là où il n’existe pas, fit sentencieusement Coplan.
  
  Cette remarque détendit Diebold.
  
  — Il est vraiment indispensable de me garder ligoté ? se lamenta-t-il.
  
  — C’est moi qui décide du choix des armes. Poursuivez votre récit.
  
  — Un jour, Jerry, curieux de tout, a tâté la doublure de la veste d’uniforme et a perçu un froissement de papier. Immédiatement, il l’a décousue et un feuillet plié en huit est tombé. Ne comprenant rien aux hiéroglyphes et aux mots allemands qui étaient inscrits, il me l’a apporté. Étonné, je me suis aperçu qu’il s’agissait d’une formule chimique que j’ai déchiffrée mais, ne connaissant pas la langue de Goethe, je n’ai pu comprendre son but. Je m’en suis désintéressé jusqu’au jour où j’ai revu Derek qui parle couramment allemand. Il était transporté de joie quand il a traduit la teneur du texte, mais a refusé de me dire de quoi il s’agissait. Un peu plus tard, il m’a demandé de travailler avec lui sur cette formule en vue de passer au stade de la fabrication.
  
  Sa curiosité aiguisée, Coplan questionna :
  
  — La fabrication de quoi ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  Après la confession de James Diebold, Coplan renforça les liens de son captif autour de ses poignets et chevilles, malgré ses protestations, et le remorqua jusqu’à la cave où, à l’aide de cordage, il le saucissonna et l’attacha à un gros poteau en bois. Pour finir, il le bâillonna et quitta la maison.
  
  Faire vite. À n’importe quel moment, quelqu’un pouvait entrer et délivrer le chimiste.
  
  À bord de la Chrysler, il retourna à New Orléans où il rendit la voiture et loua un jet privé pour le conduire à New York City. En agissant ainsi, il combinait deux avantages : il gagnait du temps et n’était pas dans l’obligation de se débarrasser de ses armes afin d’éviter les contrôles aux portiques électroniques de l’aéroport.
  
  Avec jovialité, le pilote s’enquit :
  
  — Où je vous dépose, patron ? Pour mon plan de vol, j’ai besoin de le savoir. Newark, La Guardia ou Kennedy ?
  
  Coplan n’hésita que quelques secondes entre les trois aéroports new-yorkais.
  
  — Kennedy, choisit-il.
  
  — On casse la croûte avant de partir ?
  
  — Pas le temps, refusa Coplan.
  
  L’homme ne lui en tint pas rancune et émailla le trajet d’anecdotes plaisantes. C’était un gai luron qui disposait, se vantait-il, de plusieurs petites amies dans chacun des cinquante États. Coplan l’écouta avec amusement et le voyage lui parut court.
  
  À l’aéroport Kennedy régnait la plus totale confusion. Dans les bâtiments abritant les diverses compagnies aériennes, la panique était à son comble. Une foule de passagers se bousculaient pour atteindre les comptoirs. Des hommes gesticulaient, d’autres se battaient. Des femmes hurlaient hystériquement. Les enfants pleuraient. L’œil hagard, les hôtesses, le personnel d’accueil, les agents commerciaux étaient débordés et s’arrachaient les cheveux d’impuissance. Sur les chariots des porteurs s’entassaient des montagnes de bagages. Au-dehors, c’était un embouteillage indescriptible, cars, bus, taxis, voitures particulières entremêlés en un fouillis inextricable.
  
  Les haut-parleurs prodiguaient, sans être écoutés, les recommandations au calme.
  
  Assise sur le sol, coincée entre ses deux valises, une jeune femme sanglotait. Coplan s’approcha d’elle.
  
  — Que se passe-t-il ?
  
  Il dut répéter plusieurs fois sa question avant qu’elle ne lui prête attention. Son maquillage s’était délayé sur ses joues humides et son visage ressemblait à celui d’un Peau-Rouge qui s’est peinturluré avant de déterrer la hache de guerre.
  
  — Le chaos, répondit-elle enfin.
  
  Un peu perdu, il s’informa :
  
  — Quel chaos ?
  
  — L’épidémie. Les gens tombent comme des mouches. Il y a des morts partout.
  
  Coplan fronça des sourcils soupçonneux et, à cet instant, sut que James Diebold ne lui avait pas livré l’entière vérité.
  
  — D’où venez-vous ? s’enquit-il.
  
  — J’habite en face de Mount Morris Park, au coin de Madison et de la 122e.
  
  — En plein cœur de Manhattan.
  
  — Un cœur qui agonise.
  
  Coplan s’éloigna. Péniblement, il parvint à gagner l’aire réservée à la consigne automatique qui était l’un des rares endroits où ne se pressait pas la foule. Il cala ses valises dans le compartiment mais conserva son sac avec l’Ingram, les munitions et les grenades. Un grand type déverrouilla le casier contigu au sien.
  
  — On va tous crever ! gémit-il. Putain de ville ! Je savais que la catastrophe arriverait un jour ou l’autre. Ces ordures de politiciens n’ont jamais vraiment lutté contre la pollution ! Et aujourd’hui on paie le prix ! Vous savez vers quoi s’oriente ce pays ? Vers la révolution. Non, je me trompe ! La révolution a déjà commencé, ici même, aujourd’hui à New York City qu’on aurait dû depuis longtemps rebaptiser Cancer City !
  
  — Comment est la route ? intercala Coplan.
  
  — La cohue. Pare-chocs contre pare-chocs. J’ai abandonné ma Ford dans Grant Avenue et parcouru le reste à pied. Mais le pire, c’est Manhattan. Des cadavres partout ! J’espère qu’il y aura des avions pour tout le monde. Vous connaissez la loi de Murphy ?
  
  — Celle des séries noires ?
  
  — C’est ça. Une catastrophe en cache une autre. Conformément à ce principe, je ne serais pas étonné que les personnels navigants et les aiguilleurs du ciel se mettent brusquement en grève !
  
  Le sac à l’épaule, Coplan sortit du bâtiment. Une marée humaine déferlait vers l’aéroport en balayant tout sur son passage. Il reflua précipitamment. Devant ces visages fous, éperdus de terreur, il savait qu’il n’avait aucune chance de résister à la poussée qui l’aurait renversé, aplati, écrasé. Il courut vers un tunnel qui conduisait aux pistes où semblait régner également une grande confusion.
  
  Personne ne lui prêtait attention. Il sauta dans une Jeep blanche aux flancs peints d’une croix rouge et fonça sur le taxiway en longeant la barrière métallique. Un D.C. 10 d’Alitalia s’éleva en grondant sur sa droite, précédant un 747 de la T.W.A. et un Lockheed des Delta Airlines.
  
  Il atteignit une zone herbue située au-delà du point de décollage. Là, il stoppa, descendit en tirant son sac et en l’ouvrant. Il saisit une grenade défensive et, à l’abri derrière le véhicule, il la jeta au pied du grillage après l’avoir dégoupillée.
  
  La déchirure provoquée par l’explosion offrait une brèche suffisante pour traverser la haie à bord de la Jeep.
  
  Cette partie du Queens se composait de terrains vagues. Aucune habitation. C’eût été folie que de résider à deux pas des pistes d’envol et d’atterrissage. Le vacarme des réacteurs dynamitait les tympans.
  
  Coplan progressa lentement, en cahotant.
  
  Enfin, il déboucha sur un trottoir mais fut obligé de stopper là.
  
  Un océan de voitures bouchait les rues. Des véhicules en état de marche au milieu de la chaussée et, le long des trottoirs, les dépouilles mortelles de dizaines d’autres effondrés sur leurs essieux, calés par des amas d’immondices.
  
  À une époque, une paisible population d’irlandais, de juifs et d’Italiens avait occupé le quartier. Vers la fin des années soixante, elle avait émigré vers des banlieues plus vertes et attrayantes. Des immigrants haïtiens l’avaient remplacée. Misérablement pauvres, ils avaient laissé les immeubles se dégrader. À présent, ce n’était plus qu’une enclave sordide et pouilleuse, dévorée par des incendies périodiques provoqués par les propriétaires avides de toucher l’assurance.
  
  Coplan inspecta les alentours. Pas une âme en vue. Le coin était totalement désert. Signe inéluctable d’une catastrophe, les boutiques et les magasins restés ouverts n’avaient pas été pillés, ce qui, à New York, constituait une performance digne de faire la une des quotidiens.
  
  Il s’orienta et chemina sur les trottoirs défoncés. Il s’attendait à buter sur un cadavre mais n’en vit aucun. Au passage, il rafla une pomme à l’étalage d’un épicier et mordit à belles dents.
  
  Autour d’une rue, il découvrit le premier être humain, un vieillard chenu, assis à la devanture d’une boutique de prêts sur gages et lisant tranquillement le New York Times. D’un regard méfiant, il examina Coplan.
  
  — Sont tous partis, lâcha-t-il enfin. Z’avaient le feu aux fesses. Sont cons. À mon avis, c’est une blague des gars de la radio, comme celle d’Orson Welles en 1940 quand il a annoncé l’invasion des Martiens.
  
  Coplan jeta le trognon de la pomme.
  
  — La radio parle de victimes ?
  
  — Des dizaines de milliers à Manhattan. J’y crois pas. La télé dit la même chose. C’est certain, sur l’écran on voit des corps entassés dans les rues mais je suis sûr que ce sont des figurants qu’on a payés pour ça. Encore un truc publicitaire. Font chier, avec la pub. Le maire a déclaré qu’il avait appelé à la rescousse l’Armée et la Garde nationale. Mais pourquoi qu’il dirait la vérité puisque je n’ai pas voté pour lui ?
  
  — J’admire votre logique, railla Coplan avant de s’éloigner.
  
  — Eh, où est-ce que vous avez déniché votre pomme ?
  
  Coplan arriva enfin devant la station de métro de Liberty Avenue et de Rockaway Boulevard.
  
  Un flot de passagers en débarquaient qui, aussitôt, couraient en direction de l’aéroport.
  
  Les rames, locales ou rapides, à destination de Manhattan étaient vides mais bourrées à craquer dans le sens inverse. Coplan monta dans un train express, changea à Broadway East-New York, puis à Canal Street, et ressortit à la station de la 49e Rue.
  
  Dans la 7e Avenue, c’était l’apocalypse.
  
  Sur le trottoir, gisaient des corps inanimés que des passants affolés enjambaient pour, un peu plus loin, s’arrêter net, chanceler en étreignant leur gorge, tituber et s’effondrer à leur tour en poussant des hurlements terrifiants.
  
  Coplan en eut le dos glacé.
  
  La police, les pompiers et les ambulanciers n’étaient pas épargnés. Des hommes en uniforme ramassaient leurs collègues et les transportaient sur les véhicules de secours. Sur leurs traits se lisait l’épouvante.
  
  En costume d’amiral, le portier de l’hôtel Taft demeurait à son poste, grand, raide, le sifflet à la bouche comme pour appeler le taxi de la dernière chance.
  
  Coplan le frôla au passage et tourna dans la 50e Rue vers l’est. Les fumées du chauffage urbain ouataient les caniveaux et la chaussée. Une femme tomba brusquement devant lui et il buta contre le corps en s’étalant de tout son long. La femme se débattait désespérément et il eut l’impression qu’elle l’imaginait sur le point de la tuer. En tentant de la relever, il vit que son geste était inutile. Des borborygmes franchirent la bouche de la femme, une bave moussa sur ses lèvres, ses yeux s’exorbitèrent, son corps trembla et elle mourut. Machinalement, il rabaissa les paupières sur les pupilles et contempla, le cœur serré, le visage au teint d’ébène qui avait été beau et le restait.
  
  Il se remit debout et rajusta le sac sur son épaule. Les sirènes de police ululaient. En slalomant entre les corps allongés sur le trottoir, il traversa l’Avenue of the Americas qui, pour les New-Yorkais, demeurait la 6e Avenue, son ancienne dénomination et, plus loin dans la 50e Rue, tourna à gauche dans Rockefeller Plaza.
  
  Un gros hélicoptère se posa sur l’aire qui en hiver servait de patinoire et de restaurant élégant en été. En débarqua une section de soldats casqués et armés qui se dirigèrent aussitôt vers la 5e Avenue en transportant des brancards. Dans le ciel apparut un second hélicoptère. De la Croix-Rouge, celui-là.
  
  Sur le parvis de la cathédrale Saint-Patrick dans la 5e Avenue, des prêtres bénissaient les cadavres que les secouristes avaient déposés sur les marches. Hommes, femmes, enfants, bébés, personne n’échappait au fléau mortel.
  
  Du moins, parmi ceux que visait Derek Zangel. Les autres, comme Coplan, ou certains policiers, soldats, pompiers, infirmiers, médecins, passants, ne risquaient rien mais ne le savaient pas.
  
  Coplan, lui, avait vite découvert la vérité. Il suffisait de jeter un coup d’œil aux cadavres.
  
  Au coin de la 55e Rue, un bus en provenance de Central Park avait dévié de sa route et percuté la façade de l’Hotel Saint-Régis. Après l’explosion du réservoir, la nappe enflammée coulait sur le trottoir. Pour la plupart, les passagers étaient morts carbonisés et, dans la carcasse métallique disloquée, on voyait leurs silhouettes rapetissées tandis que les vitres du rez-de-chaussée du prestigieux hôtel fondaient sous l’effet de la chaleur.
  
  Une escouade de pompiers braquaient leurs lances pendant que les clients s’enfuyaient précipitamment par les portes donnant sur la 55e Rue. Certains emportaient leurs bagages. Un homme chargé de deux lourdes valises trébucha en voulant éviter un cadavre et s’affala de tout son long sur l’asphalte. La Samsonite rebondit et atterrit entre les deux roues droites d’un taxi dont le chauffeur s’était effondré sur le volant. Ses cheveux crépus dessinaient un disque noirâtre sur le pare-brise.
  
  Coplan remonta la 5e Avenue. À l’angle de la 57e Rue, le contraste était frappant entre les parures somptueuses exposées dans la vitrine du célèbre joaillier Tiffany’s et le groupe d’adolescents qui étaient tombés là, et dont les regards vitreux étaient levés vers l’enseigne synonyme de beauté et de luxe.
  
  Plus loin, à hauteur de la 60e Rue, étaient arrêtés trois des fiacres à bord desquels les touristes visitaient les allées de Central Park. Les conducteurs étaient morts. L’un, en chutant, s’était raccroché à la queue de son cheval isabelle et en avait arraché une grosse touffe. L’animal hennissait douloureusement. Une Jeep, chargée de soldats, s’arrêta près de lui et, Coplan ne sut pas pourquoi, le sergent lui tira une balle dans la tête. Le cheval bascula en entraînant avec lui le fiacre qui culbuta sur sa roue gauche. La Jeep redémarra.
  
  — Assassins ! cria une femme qui poussait un landau.
  
  Des enfants étaient grimpés dans les branches des arbres dans le parc et, du haut de leur perchoir, épiaient les environs, ne sachant à quel saint se vouer.
  
  Imperturbables, les écureuils gambadaient comme à l’accoutumée autour des troncs et sous les bancs en bois. Poussés par le vent en provenance de la rivière Hudson, des relents d’urine émanant du zoo agressèrent désagréablement les narines de Coplan qui, d’un bon pas, poursuivit sa route.
  
  Il n’était plus très loin, à présent.
  
  Après avoir tourné dans la 62e Rue, il traversa Madison et Park Avenue et bifurqua dans Lexington Avenue. Ses pas le conduisirent à un superbe immeuble. Ici, on se trouvait dans le quartier résidentiel de Manhattan.
  
  Sous la marquise, pas de portier. Il avait déserté les lieux. Tout comme le gardien et le concierge qui avaient abandonné un magazine sur le comptoir. La standardiste les avait imités et, sur son panneau, les lumières clignotaient en s’affolant.
  
  Coplan chercha mais ne découvrit pas le code d’ouverture des portes donnant accès aux étages et dont le vitrage, constata-t-il, était à l’épreuve des balles.
  
  Certes, il pouvait balancer une grenade. Cette solution cependant ne présentait pas que des avantages. Aussi recourut-il à la ruse. Il inspecta le tableau lumineux, inventoria les noms sur la liste et enfonça une touche.
  
  Une voix de femme, prudente, répondit :
  
  — Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
  
  La psychose du drame taraudait les esprits.
  
  — Officier Hernandez, de la Protection civile, madame. Auriez-vous l’amabilité de m’ouvrir la porte du hall ?
  
  — Mais… que se passe-t-il ? M. Horwald n’est pas là ?
  
  — Personne dans le hall, madame. De l’autre côté de la rue, un de vos voisins nous a signalé un début d’incendie au second étage. Je voudrais vérifier. Si c’est bien le cas, je ferai appel aux pompiers. Mes supérieurs pensent que nous sommes confrontés à un complot criminel d’une vaste envergure. Systématiquement, des individus non identifiés mettraient le feu dans les immeubles du quartier chic de Manhattan. C’est, d’ailleurs, ce qui arrive présentement à l’Hotel Saint-Régis.
  
  — Mon Dieu !
  
  Un grésillement et le double panneau s’écarta. Coplan bondit. Il était dans la place. Devant lui, la batterie d’ascenseurs. Il l’ignora. Dans l’escalier, le tapis était douillet et moelleux. Quatre à quatre, il en escalada les marches jusqu’au second étage.
  
  Arrivé devant la porte en somptueux bois d’acajou, il abaissa le sac pendu à son épaule et délogea l’Ingram.
  
  Ensuite, il sonna.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  La photographie montrée à Coplan par James Diebold n’avait pas trahi l’aspect du visage. Peau blanche, cheveux blonds, yeux bleus. Extraordinaire ! ne put s’empêcher de penser Coplan en braquant le pistolet mitrailleur sur le ventre de Derek Zangel.
  
  Ce dernier sursauta et ouvrit de grands yeux effarés. Vêtu avec élégance, il portait le costume sobre et sombre d’un opérateur à la bourse de Wall Street. La cravate bleu nuit et la chemise grise n’égayaient en rien l’ensemble.
  
  Du canon, Coplan le poussa à l’intérieur du hall et jusqu’à un salon, aux murs couverts de toiles de maîtres.
  
  — Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
  
  La voix restait calme.
  
  — J’exige la formule, répondit Coplan, mais, auparavant, je veux savoir par quel biais, en ce moment même, vous mettez à exécution le monstrueux projet étudié par les nazis.
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  — Le Vengeur, répondit Coplan, à dessein grandiloquent. Celui qui sort de l’ombre pour le remplacer quand l’ami tombe, et son ami est tombé à Honolulu au 80 Wailani Road. Je suis aussi celui que vos sbires ont tenté d’abattre à la même adresse. Gros ennui pour eux et pour Lydros Gasperis, je me suis tiré d’affaire, tout comme à Puntarenas, au Punchbowl et chez Peter Guardino. Vos hommes y ont laissé des plumes. James Diebold s’en est sorti parce qu’il m’a tout révélé, à Tropical Horn. Naturellement, de mémoire, il m’a livré la formule mais ce qui m’intéresse, ce sont le texte en allemand et l’élément conducteur.
  
  Zangel reprenait son calme.
  
  — Votre nom ?
  
  — Francis Casait.
  
  — C’est bien ça. Au téléphone, vous mentionniez le chiffre d’un million de dollars ?
  
  — Le marché ne tient plus.
  
  — Pourquoi ?
  
  — À cause de Punchbowl et de votre tireur embusqué tout prêt à me descendre. Je ne pardonne pas les entourloupes.
  
  — Parlons-en. Vous, vous semez les cadavres sur votre route.
  
  — Uniquement ceux des gens qui ont tenté de me tuer. Quant à semer des cadavres sur les routes, vous êtes mal placé pour le reprocher. Avez-vous jeté un coup d’œil aux trottoirs de Manhattan ?
  
  — Je les ai vus sur mon écran de télévision, répondit Zangel d’un ton réjoui.
  
  — Vous êtes fier de vous ? fit Coplan avec hargne.
  
  — Ces salauds ne méritent pas autre chose ! glapit Zangel en abaissant son nœud de cravate pour déboutonner le col de sa chemise. Allez vous faire voir !
  
  — C’est moi qui tiens cette arme, rétorqua Coplan qui visa un miroir à l’extrémité de la pièce et lâcha une courte rafale.
  
  Les éclats de verre sautèrent au plafond et retombèrent en une cascade cristalline.
  
  — Vous êtes fou ! hurla Zangel.
  
  Coplan se retourna et le gifla à la volée. Pas question de prendre des gants avec le responsable du carnage. Un peu de sang coula à la commissure des lèvres et goutta sur la chemise grise.
  
  — Trêve de plaisanteries ! gronda Coplan. Vous savez de quoi je suis capable, je vous l’ai prouvé ! J’obtiens ce que je veux ou je vous descends.
  
  — Si vous le faisiez, vous perdriez un million de dollars, fit remarquer Zangel, malgré tout paniqué et en tirant sur sa pochette assortie à la cravate pour éponger le sang.
  
  — Tant pis. Bon, je commence par les jambes et je remonte vers le ventre et le cœur.
  
  Il abaissa légèrement le canon de l’Ingram, l’index sur la détente.
  
  Le sang-froid abandonna Zangel.
  
  — Non ! hurla-t-il d’une voix angoissée.
  
  — Le texte découvert dans l’uniforme allemand ?
  
  Zangel déglutit bruyamment, son regard vola jusqu’au miroir fracassé, revint à Coplan et capitula.
  
  — Venez avec moi.
  
  Coplan le suivit mais en le serrant de près, le cylindre du suppresseur de son appuyé sur ses reins.
  
  Sur trois côtés, une bibliothèque meublait les murs du bureau. Lorsque Zangel sortit de sa poche le trousseau de clés et se pencha sur le coffre-fort, Coplan l’avertit :
  
  — On m’a déjà fait le coup du flingue dans le coffre mais ça n’a pas marché, sinon je ne serais pas là.
  
  Zangel se le tint pour dit et ne rafla pas la crosse du Colt .38 posé sur l’étagère du haut. Coplan l’écarta brutalement et, de la main gauche, vida le contenu sur la moquette après avoir empoché l’automatique. Il recula et, d’un ton sans réplique, ordonna :
  
  — Allongez-vous sur le ventre, tant pis pour votre beau costume.
  
  Zangel obéit à contrecœur.
  
  — Mains croisées sur la nuque.
  
  Lorsqu’il fut satisfait, Coplan posa son sac et l’Ingram et entreprit de fouiller les dossiers. Sur la couverture de l’un d’eux était inscrit un nom de fleur : dahlia. Ce libellé poétique cachait en réalité l’horreur, comme le découvrit Coplan en l’ouvrant à la première page.
  
  La formule était là. Coplan était incapable de la déchiffrer mais, en revanche, il comprit le texte allemand qui expliquait le but recherché et définissait la manière à utiliser pour fabriquer le produit sur une base industrielle. Le rapport commençait par un Conformément aux ordres de notre Führer et se terminait par un Heil Hitler.
  
  Le dossier contenait encore les rapports des travaux effectués par une petite usine du Mississippi qui appartenait à Derek Zangel et dans laquelle, un temps, James Diebold avait été employé en tant que chimiste en chef sous les ordres de son condisciple à Tulane University. C’était lui qui avait rédigé le compte rendu de mise en cylindres métalliques du produit fini, en conformité avec la formule.
  
  Enfin, dans une enveloppe de papier fort, étaient enfermés les plans de la centrale de chauffage urbain pour Manhattan, située dans le South Bronx, à l’angle de Bruckner Boulevard et du pont de la 3e Avenue enjambant la rivière Harlem.
  
  Et, brusquement, Coplan comprit. Machiavélique, dut-il avouer. Et, aussi, l’œuvre d’un dément.
  
  Il inspecta les autres dossiers. Rien d’intéressant. Demeurait dans le coffre une lourde boîte métallique, il la tira à lui. Le bruit alerta Zangel.
  
  — Prenez-la, elle contient de l’argent liquide. Environ deux cent soixante-quinze mille dollars en coupures de mille. C’est tout ce que je possède ici. Bien sûr, nous sommes loin du million que vous exigiez au téléphone. Aussi suis-je en mesure de vous offrir deux possibilités. Vous les emportez et, à un endroit que vous m’indiquerez, je vous fais remettre le complément. Évidemment, je le sens bien, vous n’avez plus confiance à cause de l’incident du Punchbowl. Dans ce cas, contentez-vous de cette somme. C’est une bonne base de départ. N’importe où dans le monde, un homme possédant l’allant et les ressources qui sont les vôtres, se débrouillera avec ce pactole. Plus besoin de risquer votre vie dans des embuscades à Puntarenas ou au Punchbowl. Ces temps-ci, on dit le plus grand bien de Tahiti. Dans quelques années, lorsque la France aura accordé l’indépendance à la Nouvelle-Calédonie, elle sera obligée d’en faire autant avec la Polynésie française. Les Européens fuiront. Ce sera le moment de faire de belles affaires. Je crois savoir que les vahinés ne vous déplaisent pas, surtout lorsqu’elles chantent et jouent du piano.
  
  — Ne vous fatiguez pas, conseilla Coplan qui, bien en vue, posa le dossier Dahlia sur le dessus du bureau avant de brancher la photocopieuse pour obtenir un double du texte découvert dans l’uniforme allemand.
  
  Ce fut l’original qu’il plia, glissa dans une enveloppe et empocha.
  
  — Pourquoi ne pas être réaliste ? relança Zangel. Qui cracherait sur deux cent soixante-quinze mille dollars ?
  
  Coplan sortit un mouchoir et le Colt .38 qu’il logea près de la lampe de chevet après avoir essuyé ses empreintes. Puis il ôta sa veste, sortit les pans de sa chemise et arracha la bande de sparadrap pour s’emparer du taser et l’enfouir dans le sac en compagnie de l’Ingram. Il remit la chemise en place et renfila la veste.
  
  — Après tout, quel est votre intérêt dans l’affaire ? Pourquoi vous acharner contre moi ! À cause de votre ami mort ? reprit Zangel.
  
  Avec le coupe-papier, Coplan sectionna les fils du téléphone dont il se servit pour ligoter les chevilles et les poignets de Zangel en songeant que, au cours de cette mission, il avait souvent répété cette manœuvre.
  
  Son captif protesta :
  
  — Vous voulez me dénoncer ? À quoi ça vous servira, à vous personnellement ? Vous en tenez pour cette racaille ? Qui êtes-vous ? Un moraliste qui se balade avec un pistolet mitrailleur pour appuyer ses arguments ?
  
  Coplan n’entendait pas entrer sur le terrain de la discussion. Ses doigts liaient les mains dans le dos et serraient fort. Il se releva et sortit du bureau. Dans l’armoire de la chambre, il délogea un drap et retourna près de Zangel. À l’aide du coupe-papier, il trancha dans le tissu afin d’obtenir de larges bandelettes qui lui servirent à confectionner un surligotage et un bâillon. Avant qu’il ne pose celui-ci, Zangel eut le temps de contre-offrir :
  
  — Je vous dis où trouver cent cinquante mille dollars de mieux, sans attendre, demain, l’ouverture des banques. Du bel et bon argent, en coupures également de mille. En tout, vous atteindrez presque le demi-million. Et pas d’embuscade, je vous le jure. C’est une femme, ma maîtresse. Si vous êtes habile, vous pouvez même lui voler ses bijoux. Ils sont très beaux. D’ailleurs, c’est moi qui les ai payés.
  
  — Vous êtes ignoble, cingla Coplan, écœuré, qui, sans ménagements posa le bâillon et en noua les extrémités sur la nuque rose et épaisse.
  
  Il ramassa son sac et quitta l’appartement.
  
  Au coin de Lexington et de la 63e Rue, il déposa le sac à l’intérieur d’un bus qui n’avait pu poursuivre son itinéraire par suite du bouchon automobile au carrefour et avait été déserté par ses passagers.
  
  Il ne pensait pas craindre à présent quelque danger.
  
  Plus loin, il entra dans un bar peuplé d’éternels poivrots. Pour eux, pas de panique. Ils se moquaient des catastrophes susceptibles de toucher leur ville, tant qu’un barman était prêt à déposer devant eux leur triple bourbon comme à l’accoutumée.
  
  — C’est une forme foudroyante du SIDA, c’est sûr, pérorait l’un d’eux, ça vous frappe d’un seul coup, vlan, vous vous effondrez sur le trottoir que vous n’avez même pas le temps de dire ouf !
  
  — Moi je baise plus personne, pas même ma femme, hoqueta un second ivrogne. Pas de danger que j’attrape cette saloperie !
  
  Coplan commanda une Schlitz et alla s’enfermer dans la cabine téléphonique. Tout agent en mission aux États-Unis connaissait par cœur le numéro d’appel secret de la C.I.A. Il le composa.
  
  — Agence de Voyages Oceanictours, répondit une voix de femme parfaitement neutre.
  
  — Je suis membre du Groupe Stratford-Dillman.
  
  — Votre numéro d’identification ?
  
  — Je suis affilié à la section française.
  
  — Je vous passe le manager.
  
  En ligne, vint une voix mâle, aussi neutre que celle de sa subordonnée :
  
  — Vous êtes affilié à la section française du Groupe Stratford-Dillman ?
  
  — Oui, et mon numéro d’identification est FX-18-A-271.
  
  — Je dois appeler Paris pour confirmation. Où puis-je vous joindre ?
  
  — C’est moi qui vous appellerai.
  
  — Dans dix minutes ?
  
  — D’accord.
  
  Coplan retourna au bar boire sa bière. Un des soiffards lui tira la manche et lui désigna l’écran du téléviseur vers lequel convergeaient tous les regards rendus vitreux par l’abus de l’alcool. L’hélicoptère de la chaîne N.B.C. survolait les Manhattan, Brooklyn et Williamsburg Bridges, les trois ponts reliant Manhattan à Brooklyn par-dessus l’East River. Le chaos. Un gigantesque embouteillage. Aucun véhicule n’avançait. Les rames du métro aérien non plus car nombre d’automobilistes abandonnaient leur voiture et couraient sur les voies ferrées. Oublieux du rail conducteur, certains avaient péri électrocutés.
  
  L’hélicoptère plongea et rasa les cheminées des cargos qui avaient levé l’ancre le long des docks du South East Side et fuyaient loin de la ville maudite. Sur leurs ponts se pressait une foule de passagers impromptus, grelottant de terreur.
  
  — C’est un coup des Sudistes ! assena l’ivrogne.
  
  — Pourquoi les Sudistes, Jake ? s’étonna le barman, intrigué.
  
  — Parce qu’ils n’ont jamais digéré la raclée qu’on leur a flanquée au siècle dernier !
  
  — Et qu’est-ce que ça a à voir ?
  
  — T’as pas vu la peau des morts ? T’as les paupières collées par le chewing-gum ou quoi ?
  
  — Merde, t’as raison, Jake. J’y avais pas pensé ?
  
  — Y s’ vengent, j’te jure ! Plus d’un siècle plus tard, mais y’ s’ vengent !
  
  Coplan but tranquillement sa bière sans prendre part à la conversation et régla sa consommation. Le délai écoulé, il rappela la C.I.A.
  
  — Numéro confirmé, j’écoute, invita le manager de sa voix monocorde.
  
  Coplan lui détailla le complot et lui indiqua où il pouvait dénicher les preuves et les protagonistes, que ce soit à Tropical Horn ou dans Lexington Avenue. Puis il raccrocha, son devoir accompli.
  
  Dans la 63e Rue, il prit une chambre au Beekman Hotel et s’installa devant le téléviseur dans la cafétéria complètement désertée par le personnel, où il se confectionna lui-même un repas froid.
  
  Les chiffres tombaient, effroyables dans leur ampleur.
  
  — C’est la fin du monde, gémit un pasteur luthérien, assis à la table voisine. Dieu règle ses comptes aux pécheurs.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  — Quelle hécatombe ! s’attrista le Vieux.
  
  Coplan hocha la tête.
  
  — Les autorités américaines annoncent près de cent mille morts.
  
  Il but une gorgée de son kir royal. Son supérieur l’avait emmené dîner dans un restaurant à la cuisine traditionnelle que vénérait le chef des services spéciaux français. L’atmosphère était vieillote et rassurante. On y servait une cuisine mijotée qui fleurait bon la province et les aromates, qu’accompagnaient des vins vieux, versés avec amour.
  
  — Je dois bien ça à quelqu’un qui a frôlé la mort de si près, l’avait taquiné le général.
  
  Auparavant, Coplan avait remis son rapport écrit auquel était jointe la feuille de papier découverte par le jeune Diebold dans la doublure de l’uniforme allemand.
  
  Chef d’une équipe de chercheurs, le Herr Doktor Heinz Klauberg avait, sur les ordres de son Führer Adolf Hitler, travaillé sur un projet monstrueux : l’élimination naturelle des êtres humains nés avec une peau à la pigmentation foncée. Doté de crédits importants, il s’était donné à fond à cette tâche destinée à supprimer les races inférieures lorsque le IIIe Reich aurait assuré sa suprématie sur le monde pour les mille ans à venir. Effrayé par la démographie galopante des populations asiatiques et africaines, conscient des périls jaune et noir, le visionnaire de Berlin aspirait à asseoir le leadership germanique et nordique sur les sous-hommes, ceux qu’il appelait les Untermenschen.
  
  À l’issue de longs et patients tâtonnements, le Herr Doktor avait réussi à mettre au point une formule chimique de fabrication d’un gaz qui, expérimenté sur des tirailleurs sénégalais regroupés dans un camp de prisonniers de guerre, avait produit de merveilleux résultats pour les chercheurs.
  
  Aucun parmi ces soldats de l’infanterie coloniale française n’en avait réchappé. Pourtant, au grand dépit de Heinz Klauberg, l’opération ne le satisfaisait pas pleinement car ses cobayes avaient agonisé durant une semaine avant de mourir.
  
  Pour le bon docteur, ce long délai n’était ni humain, ni réaliste, ni industriel.
  
  Quinze mois de labeur acharné, ponctués d’essais sur d’autres prisonniers de guerre, des Noirs américains, des Hindous de la VIIIe Armée britannique, des Camerounais des Forces gaullistes, des Mongols de l’Armée rouge, avaient permis d’améliorer considérablement l’efficacité du gaz et sa rapidité d’action.
  
  Au printemps 1945, le produit était presque parfait.
  
  Tenu longtemps au courant des progrès des recherches, le Führer était désormais rongé par des soucis d’un ordre différent. Le rouleau compresseur soviétique écrabouillait la Prusse orientale, le Mecklembourg, la Poméranie et, à marches forcées, les hordes staliniennes déboulaient inexorablement sur Berlin. La débâcle était générale et personne ne se souciait plus de l’élimination des êtres à la peau foncée. Bientôt, ce serait la fin du régime dans le bunker sous la Chancellerie.
  
  Jusqu’à la fin, le Herr Doktor avait peaufiné sa formule et son gaz. Ses collaborateurs faisaient son siège. Il fallait abandonner le laboratoire. Après avoir liquidé une dernière fournée de tirailleurs sénégalais, il les avait écoutés. Mêlés à la foule des réfugiés, talonnés par les Mongols de l’Armée rouge, ils avaient été finalement capturés par les troupes de choc soviétiques. Mais Heinz Klauberg était parvenu à s’évader et à rejoindre les lignes américaines où, à nouveau, il avait été fait prisonnier. Dans la doublure de sa veste d’uniforme, il avait cousu le précieux texte dans l’attente de jours meilleurs.
  
  Quel sort avait été le sien ensuite ?
  
  La C.I.A., la D.G.S.E. et Coplan l’ignoraient.
  
  Probablement était-il mort en captivité. Très vite. Et pour garder un souvenir de la guerre à laquelle il avait participé, le père de James Diebold avait confisqué l’uniforme à son profit.
  
  À la lecture de ce message d’outre-tombe, le cœur de Derek Zangel avait palpité de joie. Enfin, il tenait sa vengeance. L’humiliation subie devant son épouse, Ann Winston, l’enfant à la peau sombre, le rejet par sa femme qu’il aimait follement, le divorce, l’apparition du frère et de la sœur, toute cette rancune, cette rancœur accumulées et transformées successivement en détestation et en haine, feraient payer cher la dette contractée à son égard.
  
  Après étude et vérification de la formule en compagnie de James Diebold, il était passé au stade de la fabrication dans la petite usine qu’il possédait dans le Mississippi au nord de Tropical Horn.
  
  Plus tard, animé par une folie meurtrière, il avait mis son imagination à l’épreuve. Où aux États-Unis connaissait-on la plus forte concentration d’êtres à la peau colorée ? Washington et New York City tenaient la palme.
  
  Zangel était plus familiarisé avec la seconde. Aussi l’avait-il choisie.
  
  Mais comment les atteindre ? Comment déverser sur eux le gaz découvert par le Herr Doktor ?
  
  Il fallait être beau joueur, avait écrit Coplan dans son rapport officiel. Zangel avait témoigné de génie en décidant de diffuser le gaz par les conduits du chauffage urbain dans Manhattan. Le New Yorkais n’y prêtait plus attention mais le voyageur de passage s’étonnait toujours de ces nuages de fumée montant des caniveaux et drapant la chaussée et les trottoirs.
  
  Habilement, dans le sous-sol d’un vieil entrepôt, Zangel s’était branché sur la canalisation principale partant de la centrale située au bord de la rivière Harlem. À l’aide d’une pompe aspirante-refoulante, il avait injecté le gaz contenu dans les cylindres.
  
  L’effet s’était révélé foudroyant. Les Blancs à la peau claire n’étaient pas touchés et ne subissaient aucun dommage. En revanche, les Noirs, les métis, les Portoricains, certains Asiatiques, des Mexicains, étaient décimés.
  
  New York City, savait Zangel, était peuplé de près de trois millions de Noirs. « Je tape dans le tas, s’était-il dit, je verrai bien. »
  
  Il avait vu. Cent mille morts.
  
  — Le directeur de la C.I.A. m’a téléphoné personnellement pour nous remercier chaleureusement et vous adresser ses plus vifs compliments. Il m’a demandé également si, de temps en temps, je pourrais vous prêter à ses services.
  
  — Et qu’avez-vous répondu ? s’enquit Coplan, malicieux.
  
  — Que je déteste partager mon or. Au fait, savez-vous ce qu’a crié Zangel quand on lui a jeté à la face qu’il était un monstre ?
  
  — Quoi donc ?
  
  — Heil Hitler !
  
  — Je ne suis pas étonné.
  
  — Sans Thierry Vignon, il n’aurait pas été démasqué.
  
  — C’est vrai.
  
  — Qui ou quoi l’a lancé sur la piste ?
  
  Coplan haussa les épaules avec impuissance.
  
  — Je l’ignore, je ne suis pas parvenu à le déterminer car beaucoup sont morts parmi ceux susceptibles de le renseigner. Le seul qu’il m’ait été donné d’interroger à loisir est James Diebold. Thierry savait déjà beaucoup de choses lorsqu’il lui a rendu visite et Diebold, effrayé, s’est enfui d’Honolulu. Il a alerté Zangel et la bagarre s’est déclenchée.
  
  — La bagarre et les parties de jambes en l’air, taquina le Vieux.
  
  Ciska, se souvint Coplan. Il se promit de lui téléphoner et de lui avouer la vérité. Ce serait un coup pour elle d’apprendre que celui qu’elle aimait était mort.
  
  La serveuse apportait les rougets.
  
  La tête de Coplan était encore emplie des tumultes de cette horrible affaire. Sans son intervention et son appel à la C.I.A., les autorités new-yorkaises n’auraient pu couper l’alimentation de la centrale de chauffage urbain et, inéluctablement, beaucoup d’autres victimes auraient péri.
  
  En complet état de démence furieuse, Derek Zangel sortait du commun. Croyant tout acheter avec sa fortune, il s’était imaginé que Coplan succomberait à la tentation, comme l’avait fait Diebold. Mû par l’appât du gain, d’une cupidité renversante, le chimiste avait accepté de participer au complot monstrueux, mais la lâcheté l’habitait et, lorsque, successivement, Thierry Vignon et Coplan étaient venus le trouver, il avait mangé le morceau sans même livrer un combat d’arrière-garde.
  
  La serveuse s’éloigna et Coplan questionna :
  
  — Qu’allez-vous faire de la formule ? La détruire ?
  
  — Je n’en ai pas le droit. Qui sait si quelqu’un d’autre ne la détient pas ? Que sait-on, finalement, des collaborateurs du Herr Doktor Heinz Klauberg ? Que sont-ils devenus ? Ont-ils communiqué le résultat de leurs travaux à un pays ? Connaissaient-ils tous les éléments de la formule ?
  
  — Vous avez raison, approuva Coplan. Et puis, si c’était le cas, il faudrait dès aujourd’hui chercher un antidote.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  Glasnot et perestroïka ne dégelaient pas le visage marmoréen du général-colonel Fedor Grigorievitch Kourvachev, sanglé dans son uniforme impeccable à la veste ornée de prestigieuses décorations. Les mâchoires durcies, il fit signe de s’asseoir à celui qu’il avait convoqué, le chef de la Sécurité interne du G.R.U.(21).
  
  — Un membre du département armes chimiques a trahi, attaqua-t-il d’emblée, et je compte sur vous, Alexis Maksimovitch, pour le démasquer.
  
  Il lut l’étonnement sur le visage de son subordonné et expliqua :
  
  — L’archive Allemagne/1945/802 a été communiquée à l’extérieur. Il ne peut en être autrement. Elle était constituée à partir de renseignements fournis par des ingénieurs allemands que, par la suite, nous avons liquidés en Sibérie lorsque les expériences sur le terrain se sont révélées concluantes. Durant des années, nous avons cherché, le K.G.B. et nous, à savoir si le seul homme susceptible d’agir de même avec ceux qui l’avaient capturé, c’est-à-dire les Américains, avait tenu sa langue ou pas. Nous sommes certains qu’il l’a tenue. La conclusion est facile à tirer : la fuite vient de chez nous.
  
  Alexis Maksimovitch se massa le menton.
  
  — Si je me souviens bien, il s’agit d’une vieille formule chimique mise au point par les nazis et dont personne ne se soucie plus.
  
  Le général-colonel le foudroya du regard.
  
  — Les rapports sur les cent mille morts de New York n’ont pas circulé dans votre Service ?
  
  Le chef de la Sécurité intérieure s’étrangla.
  
  — Il existe une relation entre les deux affaires ?
  
  — Sinon, comment aurais-je su que l’archive en cause a été communiquée à nos adversaires ?
  
  — Et la C.I.A. l’aurait testée ?
  
  — Je ne pense pas que l’archive a été vendue à la C.I.A. qui, si elle était à l’origine de l’achat, n’aurait pas procédé à un test sur son propre territoire. Trop dangereux. L’acheteur est une personne privée. L’ennui, à présent, c’est que la C.I.A. est forcément au courant et fabriquera l’antidote.
  
  Alexis Maksimovitch contempla ses ongles soigneusement manucurés. Il dissimulait son ennui. Les histoires de nazis, les squelettes de la Seconde Guerre mondiale, les fantômes des éliminations de masse ne le passionnaient guère. Ces secrets dormaient dans des cartons poussiéreux depuis près d’un demi-siècle. Qui donc voulait déterrer ces vieilleries ?
  
  Kourvachev brusqua l’entretien :
  
  — Découvrez-moi la planche pourrie.
  
  — Je fais le nécessaire, vous serez satisfait, assura d’un ton emphatique Alexis Maksimovitch qui se leva et quitta le bureau.
  
  Le général-colonel demeura immobile. La divulgation était catastrophique car l’état-major prévoyait le recours à l’arme chimique si un conflit comme celui ravageant l’Afghanistan survenait, cette arme chimique dont, justement, l’Europe de l’Ouest et les U.S.A. prônaient la mise hors la loi. Et, dans cette perspective d’emploi, l’état-major envisageait de confier un rôle essentiel au gaz indiqué dans l’archive Allemagne/1945/802. Surtout dans les opérations africaines…
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer en novembre 1988 sur les presses de l’imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  — N® d’impression : 6296. –
  
  Dépôt légal : décembre 1988
  
  Imprimé en France
  
  
  
  Numérisation :
  
  version 1 / décembre 2014
  
  purple ed.
  
  
  
  
  
  1 Bienvenue.
  
  2 Bonsoir.
  
  3 Quelle voix merveilleuse !
  
  4 Merci beaucoup !
  
  5 Agent clandestin, isolé et investi d’une mission précise.
  
  6 Terme emprunté à la C.I.A. et très employé à la D.G.S.E. To case : enregistrer dans le détail.
  
  7 Cf. Les folies de Singapour, du même auteur.
  
  8 David Truby, Silencers, Snipers and Assassins, Paladin Press, New York, page 108.
  
  9 Une des unités composant le Service Action de la D.G.S.E.
  
  10 École d’espionnage dans le département du Loiret.
  
  11 Cocktail composé d’1/4 de rhum, d’1/4 de tequila, d’1/4 de gin, d’1/4 de vodka et de 7 gouttes de jus de citron.
  
  12 Signe discret sous lequel se dissimule l’Irish-American Committee, la puissante organisation (plusieurs millions de membres) regroupant les Américains d’origine catholique irlandaise désireux d’apporter un soutien financier à la cause de l’I.R.A. en Irlande du Nord.
  
  13 Équivalent américain de Canal Plus.
  
  14 Aux États-Unis, action qui consiste, pour quelqu’un de race noire mais qui peut passer pour un Blanc, à se couper radicalement de ceux susceptibles de trahir ses origines ethniques.
  
  15 Cf. Coplan joue l’as aux Bahamas, du même auteur.
  
  16 Ils ne nous paieront pas si tu le tues.
  
  17 J’ai beaucoup de fric. Combien veux-tu pour me laisser échapper aux mains de cette dingue ?
  
  18 Kalikimaka Nui : le grand Noël.
  
  19 Je me sens seul.
  
  20 D’accord.
  
  21 Glavnoë Raivedivatelnoë Upravlenië. Direction des Services de Renseignements de l’Armée Rouge, rivaux et concurrents du K.G.B.
  
  
  
  
  
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