Doucement, Pierre Dru fit escalader le trottoir à la puissante Talbot, l’immobilisa sur le terre-plein et coupa le contact. A cent mètres de là, les moteurs d’un Constellation prêt au départ se déchaînèrent pendant quelques secondes. Pierre Dru descendit de voiture, referma distraitement la portière et regarda le spectacle de l’aéroport.
Pierre Dru était un grand type, massif, au visage glabre, à l’épaisse chevelure noire toujours soigneusement coiffée. Ses mouvements étaient lents, sa bouche, ironique, un peu molle, mais une impression de force tranquille se dégageait de toute sa personne, encore accentuée par l’expression attentive, toujours aux aguets, de son regard sombre.
Il fourra ses mains dans les poches de son pantalon et marcha tranquillement vers l’aérogare des compagnies étrangères. La salle d’attente était pleine de gens venus comme lui attendre un ami ou des parents. Il se dirigea vers le bureau de renseignements où trônaient deux jolies blondes en uniforme.
— Bonjour, dit-il. Le New York est à l’heure ?
— Il est annoncé, monsieur. Il sera là dans dix minutes.
— Merci, jeunes filles.
Il leur sourit, puis tourna les talons et alla au kiosque acheter des cigarettes. Il se mit à fumer, sans cesser de sourire. Dans quelques instants, Hubert Bonisseur de la Bath, son ami, allait être là.
Hubert Bonisseur de la Bath était un Américain, de lointaine descendance française. Pierre et lui s’étaient connus cinq ans plus tôt, en 1943. Hubert, qui appartenait à l’O.S.S. (1), avait été parachuté en France, chargé d’une mission extrêmement dangereuse. Sa parfaite connaissance de la langue et des coutumes du pays qui avait été le berceau de sa famille le désignait particulièrement pour y opérer. Pierre, qui commandait alors un réseau de résistance, l’avait pris en charge et lui avait prêté son appui. Les deux hommes étaient faits pour s’entendre. Les dangers courus ensemble avaient scellé d’une solide estime mutuelle une amitié qui n’avait cessé depuis lors de s’épanouir.
Le haut-parleur avait annoncé l’atterrissage de l’avion. Pierre Dru se rapprocha de la double porte vitrée derrière laquelle se tenaient quelques fonctionnaires de police et de douane. A l’autre bout de la grande salle du contrôle les passagers de l’avion transatlantique apparurent. Hubert était dans les derniers. Il vit Pierre et, avec son habituelle nonchalance de fauve, lui adressa un signe amical de la main.
Le visage épanoui, Pierre se dit que son ami n’avait pas changé. Grand, svelte, large d’épaules, avec un rude visage de prince pirate orné d’une épaisse moustache, des yeux perçants bleus de glace surmontés de sourcils en broussaille, des cheveux châtain clair coupés très court, Hubert Bonisseur de la Bath était de ces hommes qui attirent l’attention, surtout des femmes. Il savait pourtant, lorsqu’il le fallait, passer complètement inaperçu.
Ils s’étreignirent en se gratifiant l’un et l’autre de formidables claques dans le dos.
— Content de te revoir, vieux brigand !
— Et moi donc, vieille cloche !
— Fait bon voyage ?
— Excellent !
Le porteur auquel Hubert avait confié ses deux grosses valises les suivit dehors, vers la voiture.
— Jolie trottinette ! remarqua Hubert. Tu ne te refuses rien.
Ils chargèrent les bagages et démarrèrent sans plus attendre en direction de Paris.
— Où descends-tu ? demanda Pierre en doublant vigoureusement une file de voitures qui n’avançaient pas assez vite à son gré.
— A « l’Univers », rue Croix-des-Petits-Champs, comme d’habitude. Ce n’est pas le « George-V », mais le patron est un ami et j’y ai toutes mes aises.
— Bien. Alors, dis-moi un peu, qu’est-ce qui t’amène ?
— Une drôle d’affaire, mon vieux. Tu sais que j’appartiens toujours à l’O.S.S. ?
— Je m’en doute.
— Eh bien je dois retrouver un dossier très important qui a été volé entre Orly et Paris au cours d’un hold-up. Ce dossier, qui était adressé par la Chase Bank de New York au Crédit Lyonnais de Paris, doit avoir un rapport avec une importante affaire de trafic d’armes. Je dois avoir tous les renseignements complémentaires ici, au Crédit Lyonnais. Ils ne tiennent pas, parait-il, à mettre la police française dans le coup.
L’œil brillant, Pierre répliqua :
— Ça semble intéressant… Y aura bien un petit boulot pour moi, là-dedans, hein ?
— Bien sûr, dit Hubert. Si je t’ai fait signe, c’est que je compte sur toi. Plus on est de fous, plus on rit. C’est bien connu.
— Tu peux compter sur moi.
Ils roulaient dans Paris depuis déjà un moment. Bientôt, Pierre stoppa rue Croix-des-Petits-Champs, devant l’hôtel de l’« Univers ».
Un chasseur se précipita et s’empara des valises de Hubert.
— Quand nous revoyons-nous ? demanda Pierre.
— Viens me prendre ce soir à sept heures, répondit Hubert. Nous dînerons ensemble. J’aurai vu le directeur du Crédit Lyonnais et nous mettrons un plan sur pied.
— D’accord. A ce soir.
Pierre lança le moteur et la Talbot démarra.
Hubert Bonisseur de la Bath serra la main de l’hôtelier qui était venu l’accueillir.
— Nous vous avons réservé le 18, la chambre que vous préférez.
Hubert remercia et monta tout de suite à sa chambre. Il prit un bain et s’allongea pour dormir un peu. Hubert adorait dormir.
Après le déjeuner, il partit à pied et prit la rue de Richelieu. Il obliqua à gauche dans la rue du Quatre-Septembre et arriva rapidement devant le Siège Central du Crédit Lyonnais, immense bâtiment dont l’entrée principale est ouverte sur le boulevard des Italiens.
Hubert, qui paraissait connaître les lieux, entra, prit un escalier sur la droite et le gravit jusqu’au deuxième étage. Là, il s’arrêta un instant sur un balcon d’où l’on embrassait d’un seul coup d’œil l’immense hall recouvert d’une verrière, dans lequel s’agitait tout un monde dans une rumeur où l’on reconnaissait le cliquetis des machines à écrire et des télétypes, les voix qui se croisaient sans arrêt et le froissement continu du papier. « Une véritable usine à gros sous », pensa Hubert.
Il s’avança vers un huissier attentif et demanda :
— M. Chenet, de la part de Hubert Bonisseur de la Bath.
— Bien, monsieur, si vous voulez me suivre…
Hubert suivit l’homme vers la gauche et pénétra dans un des bureaux de réception où on le laissa seul. La pièce était confortable, une moquette recouvrait le sol et de profonds fauteuils de cuir entouraient un bureau d’acajou. Aux murs étaient accrochées des photographies de diverses succursales de l’établissement. Les fenêtres doubles ouvraient sur la rue du Quatre-Septembre. Hubert observa un instant, d’un œil critique, des jeunes femmes qui, dans l’immeuble situé en face, s’initiaient aux secrets de la haute couture dans une école de coupe.
M. Chenet entra. Directeur de la Haute Banque, c’est-à-dire chargé des relations avec les établissements étrangers, il avait à peine quarante ans. Il avait dirigé les filiales de la maison à Londres, Lisbonne et Genève. Il occupait maintenant un poste de confiance, parfaitement à la mesure de ses moyens et de sa valeur personnelle.
Tout de suite il entra dans le vif du sujet :
— Monsieur de la Bath, dit-il, j’ai reçu de la Chase Bank, par message chiffré, des instructions vous concernant. Vous allez avoir à vous occuper d’une affaire fort délicate. Des intérêts considérables sont en jeu et des complications internationales peuvent être redoutées…
— Je vous écoute, dit Hubert.
— Le 11 août dernier, un de nos fourgons a été attaqué alors qu’il venait de prendre livraison, à Orly, de sacs plombés qui nous étaient envoyés par la Chase. Ces sacs contenaient, outre cent mille dollars, un dossier extrêmement important.
— Je sais tout cela, interrompit Hubert. C’est le contenu de ce dossier que j’aimerais connaître.
— Nous y arrivons. Il est nécessaire que rien ne vous soit caché de cette affaire. Je vous demanderai simplement de considérer tout ce que je vais vous dire comme strictement confidentiel.
— J’ai carte blanche et j’en userai selon les besoins de l’enquête, répliqua Hubert froidement.
Sans se démonter, M. Chenet poursuivit :
— J’ai reçu comme instructions de vous accorder la plus entière confiance. Nous laisserons donc ce sujet si vous le voulez bien.
— Je vous en prie…
— Vous devez savoir que, l’an dernier, l’armée suisse a renouvelé complètement son matériel. Il existe encore des stocks assez considérables d’armes réformées, entièrement neuves. Ces stocks ont été mis en vente par les Suisses. Des offres ont été faites à tous les attachés militaires des pays pouvant se rendre acquéreurs. Ces pays sont nommément désignés dans une note confidentielle du Département de la Guerre helvétique. Les pays arabes et l’État d’Israël, ainsi que l’U.R.S.S. et les Républiques populaires sont exclus de la liste. D’autre part, les commandes passées au Gouvernement suisse doivent être signées soit par le chef de l’État acheteur, soit par son ministre de la Guerre. En principe, cela semble présenter toutes garanties ; mais vous n’ignorez pas que certains petits États, souvent sud-américains, prêtent volontiers leur pavillon pour ces sortes d’opérations, moyennant une honnête rétribution. Généralement dix pour cent du montant de la transaction… qui se chiffre toujours par milliards. Or, voici deux mois, j’ai reçu dans ce bureau deux personnes qui m’ont demandé si notre établissement consentirait à se charger des opérations bancaires pour la réalisation d’une transaction d’armes entre deux gouvernements, portant sur une somme de vingt millions de dollars. J’ai répondu par l’affirmative.
— Qui étaient ces deux personnes ? demanda Hubert.
— Je connais l’une d’elles, M. Darbier, un jeune Français, directeur d’une maison d’import-export traitant de grosses affaires avec la Suisse par le canal de notre banque. Je vous donnerai son adresse si vous la désirez. Le deuxième est un personnage curieux et un peu inquiétant : un mulâtre de nationalité anglaise qui se vante d’avoir une mère bretonne et du sang juif. Vous voyez d’ici ce que cela peut donner. Très intelligent, il parle impeccablement notre langue. Personnellement je ne lui accorde aucune confiance.
Hubert, qui écoutait intensément, demanda :
— Leur position dans l’affaire ?
— M. Darbier était intermédiaire entre le groupe acheteur représenté par le mulâtre, dont le nom est Franck Waites, et le groupe vendeur. Ce dernier était représenté par un officier des services de Renseignements suisses qui avait signé le contrat sous le nom de Chatelas.
— Qui était l’acheteur ?
— Officiellement, le Panama. Mais les journaux ont signalé à ce moment le passage au Bourget de Glub Pacha qui se rendait à Londres. Mon opinion personnelle est que les armes étaient destinées, en définitive, aux belligérants arabes. J’avais indiqué à MM. Darbier et Waites la marche à suivre en ce qui concernait l’aspect bancaire de l’opération. Un crédit en dollars devait être ouvert par la Chase Bank de New York au Crédit Lyonnais de Genève, au nom de M. Waites et l’accréditif devait être établi de cette dernière ville en faveur de l’Union des Banques Suisses, établissement désigné par le vendeur, M. Chatelas, prête nom du gouvernement suisse.
— Pourquoi les documents ont-ils été envoyés ici et non directement à Genève ? questionna Hubert.
— Parce que je l’avais demandé. L’opération était importante et je tenais à la diriger moi-même. Je devais partir en Suisse avec le dossier dès qu’il serait arrivé.
— Je vois, dit Hubert. Et qu’y avait-il dans le dossier volé ?
— Il y avait la lettre de crédit au bénéfice de M. Waites, d’un montant de vingt millions cent quarante-cinq mille dollars. Il y avait, d’autre part, des instructions secrètes concernant le déroulement de l’opération : essais du matériel, emballage, assurance, transit par l’Italie et embarquement à Gênes, etc. Ce que nous ignorons, c’est si l’attaque du fourgon a été exécutée par le gang des tractions-avant simplement pour s’emparer des sommes qui y étaient contenues, ou bien si elle a été montée par un S.R. quelconque pour rendre impossible la réalisation de l’opération, le secret, nécessaire, n’existant plus. Même dans la première hypothèse, il est à craindre que les détenteurs actuels se rendent compte de la valeur de ce dossier et essayent de le négocier.
— L’enquête faite par la police française a-t-elle donné des résultats ? demanda le détective.
— Non. C’est le commissaire Levide, de la première brigade mobile, rue de Bassano, qui a fait les premières constatations et interrogé les occupants du fourgon. Il n’a pu découvrir aucun indice. Il est inutile que vous alliez le voir. J’ai ici une copie de son rapport ; résultat : néant. Je ne vois pas très bien comment vous allez vous en sortir.
— Moi non plus, dit Hubert, du moins pas encore. Mais j’ai une méthode qui est assez efficace. Elle consiste tout simplement à s’installer au milieu de la place en criant bien fort que l’on sait tout. Ça énerve les gens et ils viennent généralement vous taper dessus pour vous faire taire. Il suffit alors de frapper le premier. Simple question de souplesse et de rapidité…
— Je vous souhaite bien du plaisir, monsieur de la Bath. Ah ! J’allais oublier ; voici un chéquier. Vous disposez ici d’un crédit pratiquement illimité ; tirez ce que vous voudrez.
— Je vous remercie infiniment, monsieur. Je vais me mettre au travail tout de suite. Je vous tiendrai au courant. A bientôt !
— Au revoir, monsieur de la Bath.
Hubert descendit les escaliers et s’engagea dans le hall vers le boulevard des Italiens. Il s’arrêta à la caisse et retira cent mille francs. Puis il sortit et monta dans un taxi.
— A France-Soir, rue Réaumur, dit-il au chauffeur. Cinq minutes plus tard, il pénétrait dans l’immeuble du grand quotidien du soir et demandait à voir le rédacteur en chef. Il était cinq heures de l’après-midi.
CHAPITRE
2
A sept heures précises, la Talbot stoppa devant l’« Univers » et Pierre en descendit. Le réceptionnaire de l’hôtel le conduisit au bar où Hubert l’attendait en dégustant un apéritif. René, le barman, servit un scotch à Pierre qui alluma une cigarette et en offrit une à son ami.
— Tu sais bien que je ne fume jamais, dit Hubert.
— Ah ! c’est vrai, j’oubliais. Peut-on imaginer un détective qui ne fume pas !
Hubert sourit et reprit :
— C’est peut-être nécessaire dans les romans, mais dans la vie il n’est pas obligatoire de griller cent grammes de tabac et de liquider trois litres de whisky par jour pour faire du bon travail !
Pierre se mit à rire.
— Au fait, quand commence-t-on à travailler ? interrogea-t-il.
— Ce soir, mon cher, la bataille est déjà engagée.
— Alors sortons vite. Où mangeons-nous ?
— Au « Sanglier Bleu », si tu veux.
— D’accord.
Hubert régla les consommations et ils sortirent.
Selon l’habitude, le « Sanglier Bleu » était bondé de clients. Dans le fond, au vu de tous, les poulets doraient lentement sur la rôtissoire.
Les deux amis s’installèrent et choisirent leur menu : belons, poulet rôti, roquefort, salade de fruits ; une bouteille de Gewürztraminer 1945 et un Pommard 1933.
Le chasseur apporta alors un France-Soir dernière que Hubert lui avait demandé en entrant. Le détective ouvrit le journal, y jeta un coup d’œil et le passa à Pierre en lui désignant en première page un article agrémenté d’une photographie.
L’article était intitulé :
LE VOL D’ORLY
« L’enquête reprise par un détective américain ».
La photographie était celle de Hubert Bonisseur de la Bath. Pierre lut le papier ainsi conçu :
« On se rappelle l’attaque effectuée le 11 août dernier, contre un fourgon du Crédit Lyonnais et qui rapporta à ses auteurs plus de cent mille dollars. Ces fonds appartenaient à la Chase Bank de New York qui a envoyé en France, pour enquêter sur ce vol audacieux, un des plus célèbres détectives privés américains.
« A sa descente d’avion, ce matin à Orly, ce célèbre spécialiste des affaires criminelles a bien voulu rompre son mutisme habituel pour déclarer à notre reporter :
« — Je n’ai pas l’habitude de me déranger pour rien. Si je suis venu, c’est que je possède suffisamment d’informations au départ pour identifier les auteurs du hold-up et les « loger » en moins de quarante-huit heures.
« Mes instructions prévoient d’ailleurs l’éventualité d’une négociation possible pour récupérer des papiers, sans valeur pour de simples particuliers, mais importants pour la Chase Bank et qui se trouvaient dans les sacs volés. Je me mettrai au travail demain. Ce soir, je vais revoir le « Gai-Paris ».
« Nous souhaitons bonne chance à M. Hubert Bonisseur de la Bath, dont la réputation outre-Atlantique et le tableau de chasse doivent faire trembler les auteurs du « vol d’Orly. »
Pierre fronça les sourcils.
— Ça vient de toi, cette histoire ? demanda-t-il.
— Entièrement. Qu’est-ce qui te chiffonne ?
Pierre replia lentement le journal, l’air pensif.
— Que tu te fasses passer pour un privé, je comprends. C’est une couverture qui en vaut bien une autre, mais tu aurais pu changer de nom…
Hubert eut un geste désinvolte de la main.
— Mon vieux, j’exécute les ordres. Je pense que le Département d’État ne veut pas qu’on puisse le soupçonner de favoriser l’un ou l’autre des pays en cause au cas où l’affaire viendrait à être connue. Tout a été arrangé avant mon départ. Si des curieux se mettent à fouiner, ils trouveront réellement à New York une « Bath Detective Agency », dont je suis le directeur. De cette façon, l’O.S.S. espère rester en dehors.