Kenny, Paul : другие произведения.

La java de Coplan

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  - Monsieur Belat ? J'ai ici une dame qui désire vous voir. Elle n'a pas de rendez-vous mais elle dit que c'est urgent, et important.
  
  Georges Belat, ayant reconnu la voix de l'huissier, s'enquit :
  
  - Vous a-t-elle donné son nom ?
  
  - Oui. Mme Micheaux, Béatrice.
  
  Cela rappelait vaguement quelque chose à l'attaché d'ambassade. Mais s'agissait-il des mêmes Micheaux ?
  
  L'emploi du temps de Belat n'était pas très chargé ce matin-là.
  
  - Bien, je vais la recevoir.
  
  Il raccrocha le téléphone, mit prestement un peu d'ordre dans les dossiers qui encombraient son bureau. Mince, blond, âgé de trente-trois ans, il était en poste à Djakarta depuis quatre années déjà, mais c'était la première fois qu'une femme demandait à le voir à son bureau. Il se lissa les cheveux d'un geste hâtif, resserra son nœud de cravate trop lâche.
  
  On frappa à la porte.
  
  - Entrez !
  
  L'huissier ouvrit le battant pour introduire la visiteuse, et Georges Belat éprouva une sensation agréable en voyant pénétrer chez lui une jolie femme à la démarche élégante. Svelte, d'une taille un peu inférieure à la moyenne, elle avait un visage mutin encadré de cheveux bruns dont une frange lui masquait le front. Mais une expression tendue, tourmentée, altérait ses traits.
  
  Levé, Belat la salua d'une inclinaison du buste en lui désignant un fauteuil.
  
  - Ravi de vous connaître, madame, prononça-t-il, sûr de ne jamais l'avoir rencontrée. En quoi puis-je vous être utile ?
  
  Béatrice Micheaux s'assit, tourna la tète pour voir si l'huissier avait refermé la porte, ramena son regard anxieux vers l'attaché.
  
  Puis, joignant les mains, elle parla :
  
  - Excusez-moi... Je m'adresse à vous en désespoir de cause, sans même savoir si je puis attendre un résultat quelconque de cette démarche, mais il fallait que... (Elle se mordit la lèvre.) Enfin, de toute façon, vous êtes mieux renseigné que moi.
  
  Belat, qui s'était rassis, l'observa.
  
  - Reprenez votre calme, dit-il tranquillement. Quel que soit votre problème, je m'efforcerai de vous aider. Que se passe-t-il ?
  
  La jeune femme déclara tout d'une traite :
  
  - Hier soir, des militaires indonésiens sont venus arrêter mon mari, soi-disant pour un simple témoignage. Et, ce matin, à 10 heures, il n'était pas encore rentré. Est-ce que l'ambassade ne pourrait pas intervenir pour le faire relâcher ?
  
  L'attaché demeura impassible.
  
  - Vos inquiétudes sont probablement prématurées, émit-il sur un ton apaisant. Dites-moi d'abord ce que fait votre mari. Êtes-vous installés depuis longtemps dans ce pays ?
  
  Visiblement, il ne prenait pas l'affaire au tragique. Sans doute, d'autres Français avaient-ils connu précédemment semblable mésaventure. Mais, pour Béatrice Micheaux, le fait que son époux eût été incarcéré n'en était pas moins bouleversant.
  
  - Mon mari est ingénieur, expliqua-t-elle. II coopère avec le P.N.L. (Organisme d'État analogue, en Indonésie, à l'E.D.F. en France), au sein d'une filiale d'une grosse entreprise française, à la rénovation du réseau de distribution d'électricité dans la ville de Djakarta. Nous sommes arrivés ici il y a deux ans à peu près, et je ne vois vraiment pas ce qui a pu motiver cette interpellation. Nous menons une vie des plus régulières, assez retirée même, à tel point que nous avons peu de relations avec nos compatriotes, et encore moins avec d'autres membres de la colonie étrangère.
  
  - Où habitez-vous ?
  
  - Au 310, avenue de Sumatra, à moins d'un quart d'heure de marche de votre ambassade. Mon mari est un honnête homme, et il me semble que vous devriez au moins tenter de savoir de quoi on l'accuse.
  
  Georges Belat plissa le front.
  
  - Chère madame, dit-il en regardant son interlocutrice, je devine votre appréhension, mais est-elle bien légitime ? Il n'y a pas vingt-quatre heures que votre époux a été emmené. En Asie, les choses ne vont pas aussi vite que chez nous. Au reste, rien ne prouve qu'il soit sous le coup d'une inculpation. Je ne puis que vous conseiller de prendre patience. Si vous n'aviez pas de nouvelles de votre mari dans les deux prochains jours, revenez me voir ou téléphonez-moi. Je voudrais cependant vous poser une question : pourquoi vous êtes-vous adressée à moi ? Une assistance du genre de celle que vous sollicitez n'entre nullement dans le cadre de mes attributions.
  
  L'air aimable de l'attaché atténuait un peu la froideur de ses propos. Néanmoins, cela n'amoindrit pas la déconvenue qu'éprouvait Béatrice, qui répondit :
  
  - Un jour, au cours d'une conversation, Lucien avait cité votre nom en disant que, pour certaines formalités telles que l'obtention de pièces d'état civil ou un renouvellement de passeport, nous aurions des facilités en passant par votre entremise. Je m'en suis souvenue ce matin.
  
  - Ah ? fit Belat, perplexe. Puis, après un temps :
  
  - Comment se sont comportés ces militaires qui se sont présentés chez vous ? N'ont-ils pas questionné votre mari avant de l'obliger à les suivre ?
  
  - Non... Ils se sont assurés de son identité, et ensuite ils l'ont prié de les accompagner. Il y avait un officier et deux soldats. Lucien ayant demandé s'il devait emporter des objets de toilette, le gradé a déclaré que ce n'était pas nécessaire. Son attitude a été plutôt courtoise, je dois le reconnaître.
  
  De l'index, Belat se gratta la joue. Une hypothèse lui avait traversé l'esprit.
  
  - Avez-vous des enfants ? s'enquit-il, sensible à la séduction de la jeune femme.
  
  - Non, dit-elle. Sous ce climat déprimant, nous avons jugé préférable de ne pas en avoir. Mais vous estimez donc qu'il n'y a rien à faire pour le moment ? Pas même requérir les services d'un avocat ? Il est tout de même bizarre que ce soient des soldats, et non des policiers, qui aient appréhendé mon mari ?
  
  - Cela n'est pas aussi étrange que vous le pensez. Tout dépend de la nature des éclaircissements qu'on voulait lui demander. A mon humble avis, on doit l'interroger sur un Indonésien avec lequel son travail l'a mis en rapport. Sur le plan politique, les agents des services publics sont très surveillés dans ce pays.
  
  Béatrice Micheaux, réalisant que, momentanément, elle ne pourrait pas compter sur un appui de l'ambassade, décroisa les jambes pour se lever. Peut-être, après tout, s'était-elle exagéré la gravité de la situation. Lucien n'était pas de ceux qui, par inconscience, se mettent une vilaine affaire sur les bras.
  
  Georges Belat reprit, bienveillant :
  
  - Ne vous tracassez pas outre mesure. S'il le faut, nous userons de notre influence pour que votre mari soit libéré. Tenez-moi au courant. Un dernier conseil : n'essayez pas de découvrir vous-même ce qu'on lui reproche, ce serait une perte de temps. On vous renverrait d'un bureau à l'autre.
  
  Elle soupira, désemparée.
  
  - La mentalité de ces Orientaux m'échappera toujours, avoua-t-elle. On ne sait jamais ce qui est légal ou ce qui ne l'est pas... Vous imaginez cela en France, que des soldats viennent vous chercher à domicile sans vous donner la moindre raison ?
  
  Belat eut, en la reconduisant, un léger mouvement d'épaules. Citant Kipling, il marmonna :
  
  - « East is east and West is west... » Ni les principes, ni le temps n'ont la même valeur ici qu'en Europe. Avez-vous prévenu la société qui emploie votre mari ?
  
  - Pas encore.
  
  - Faites-le. Elle a très probablement des contacts avec les autorités. Peut-être aura-t-elle plus de chances que vous d'apprendre le motif de cette interpellation.
  
  - Je vais y allez séance tenante, approuva Béatrice. Merci pour votre accueil. Je me sens un peu moins nerveuse qu'à mon arrivée. Au revoir, monsieur Belat.
  
  Il serra la main tendue, regarda s'éloigner vers l'ascenseur la belle visiteuse dont la robe légère accusait la taille fine et les hanches admirablement galbées.
  
  Puis il referma la porte et médita un instant, moins optimiste qu'il ne l'avait montré.
  
  Plutôt singulier, que l'ingénieur eût spontanément demandé à l'officier s'il devait emporter des effets. De plus, une arrestation effectuée par des militaires, et non par la police, signifiait qu'il ne s'agissait pas d'une affaire de droit commun.
  
  Georges Belat, estimant que la jeune femme avait quitté l'étage, sortit de son bureau pour se rendre au service d'état civil de l'ambassade. Là, il consulta le fichier des ressortissants français vivant en Indonésie, en retira la fiche de Micheaux.
  
  Un simple coup d’œil l'édifia. Dans l'angle supérieur gauche, il y avait une petite marque au crayon, peu visible, à laquelle un non-initié n'aurait pas prêté la moindre attention.
  
  Voilà pourquoi Micheaux avait, incidemment, parlé de Belat à son épouse. L'attaché glissa un carton à la place de la fiche qu'il avait prélevée, pour indiquer qu'il en manquait une, et emporta celle-ci.
  
  Lorsqu'il fut revenu dans son bureau, il examina plus posément la photo agrafée à la fiche, ainsi que les inscriptions.
  
  Nettement plus âgé que son épouse, l'ingénieur. Au moins une dizaine d'années. Un masque volontaire, un caractère décidé. Capitaine de réserve, né à Tours. N'avait changé qu'une fois de domicile depuis son arrivée à Java.
  
  Belat se gratta l'occiput. Ce qu'il avait dit à Béatrice Micheaux était valable : dans l'immédiat, il n'y avait pas lieu de s'alarmer. Mais cette marque au crayon modifiait l'aspect des choses. Attendre ne fût-ce que vingt-quatre heures pouvait entraîner de graves conséquences.
  
  Saisissant un stylo-bille, Belat entreprit de rédiger un message pour le service du Chiffre. A l'extérieur, un nouvel orage éclatait.
  
  
  
  
  
  Le lendemain après-midi, dans sa demeure, une ancienne et solide villa hollandaise de style colonial, Béatrice écrivit une lettre à ses parents, qui habitaient Châteaudun.
  
  Ne parvenant ni à s'occuper ni à se distraire, elle n'avait rien trouvé de mieux que de leur confier ses soucis. Mais les phrases ne venaient pas. Tantôt elle adoptait un ton trop détaché, tantôt elle révélait son anxiété par des mots qui risquaient de troubler inutilement son père et a mère.
  
  Son entrevue avec un des dirigeants de la société qui employait Lucien avait été aussi décevante que sa conversation avec l'attaché de l'ambassade : mêmes propos évasifs, mêmes recommandations, mais aucune promesse positive.
  
  La vue, par la fenêtre, d'une voiture de l'armée qui franchissait le portail du jardin fit tressaillir Béatrice. Elle se dressa d'un élan, saisie d'un grand espoir. Mais seuls trois militaires descendirent du véhicule. L'instant d'après, les notes du carillon d'entrée tintèrent.
  
  Béatrice, le cœur battant, alla au-devant des arrivants, auxquels la servante malaise avait ouvert la porte. Le chef du trio, en chemise kaki, Colt sur la cuisse, s'informa d'une voix traînante, en anglais :
  
  - Êtes-vous Mrs Micheaux ?
  
  - Oui. M'apportez-vous des nouvelles de mon mari ?
  
  Le visage plat et cuivré de l'Indonésien ne bougea pas.
  
  - Vous devez venir avec nous, prononça-t-il.
  
  - Moi ? Où ça ? demanda la jeune femme, en plein désarroi.
  
  - Avec nous, dit l'officier.
  
  Un instant, Béatrice crut que Lucien était mort, et que ces hommes étaient chargés de l'amener devant son cadavre. Pâlissante, elle éprouva un vertige, se pétrit le front pour dissiper son malaise.
  
  Les deux subalternes s'étaient approchés d'elle. Ils l'encadraient, prêts à l'emmener de force si elle n'obéissait pas.
  
  - Let's go, conclut le gradé.
  
  Il fit demi-tour, ouvrit la marche. Béatrice, interdite, fut contrainte de lui emboîter le pas. L'idée de quitter son domicile à l'improviste, sans avoir pu prendre la moindre disposition, sans prévenir quelqu'un, fit monter en elle un sentiment de révolte, mais avant qu'elle eût pu bégayer une protestation, elle dut monter dans la voiture.
  
  La servante, effarée, assista au départ du véhicule. Ce dernier, après avoir débouché dans l'avenue de Sumatra, prit de la vitesse sur l'asphalte mouillé.
  
  La chaleur lourde de l'extérieur, après la température fraîche des pièces climatisées de la villa, ne parvint pas à réchauffer la jeune Française. Coincée entre ses gardiens, elle fit un effort pour contenir la panique qui s'emparait d'elle. Que lui voulait-on, au juste ?
  
  Moins de dix minutes plus tard, elle dut descendre dans la cour d'un bâtiment administratif qu'elle ne connaissait pas, et dans lequel circulaient des soldats. Conduite par son escorte, elle fut amenée dans un bureau où siégeait un lieutenant.
  
  Il y eut un bref dialogue entre les deux Indonésiens, dans leur langue natale, puis le lieutenant prit un formulaire et s'adressa en anglais à l'Européenne sur un ton neutre, très administratif :
  
  - Vos nom, prénom, date et lieu de naissance.
  
  Béatrice puisa dans son indignation la force de rétorquer :
  
  - Enfin, quels sont ces procédés ? Vous pourriez me dire au moins pourquoi vous m'avez fait venir !
  
  L'officier, indéchiffrable, posa sur elle un regard vague.
  
  - Ce n'est pas moi, déclara-t-il. Je dois simplement remplir les formalités pour votre incarcération à la prison de Salemba.
  
  - Comment ? Vous allez m'emprisonner ? Mais pour quelle raison ?
  
  Une ombre d'agacement parut sur le faciès de l'Asiate.
  
  - Parce que j'en ai reçu l'ordre, répondit-il. Vous serez entendue par un autre officier quand j'en aurai terminé avec ces papiers. Ne me faites pas perdre du temps. Comment vous appelez-vous ?
  
  Sentant qu'elle n'influencerait d'aucune manière la marche pesante et implacable de cet organisme répressif qui, déjà, avait capturé son mari, Béatrice fournit, un à un, tous les renseignements demandés. On ne l'avait même pas invitée à s'asseoir.
  
  Méticuleux, écrivant lentement, le lieutenant se faisait épeler tous les mots. Cela dura plus de vingt minutes.
  
  Ensuite, après un autre colloque inintelligible pour la Française, celle-ci fut convoyée vers un autre bureau, plus spacieux, occupé par un personnage d'aspect débonnaire auquel furent remises les formules précédemment remplies.
  
  Doté d'une figure ronde de Bouddha graisseux, l'enquêteur militaire commença par lire ces documents puis, ayant congédié l'escorte, il regarda la prisonnière. De haut en bas. Avec une insistance frisant l'indiscrétion.
  
  Béatrice articula
  
  - Aurez-vous l'obligeance de me dire enfin pourquoi je suis arrêtée Personne n'a l'air de le savoir.
  
  - Moi, je le sais, dit le gros Indonésien. Si vous désirez que je déchire ces papiers et que je vous autorise à rentrer chez vous, il vous suffira de répondre franchement à mes questions. Asseyez-vous, je vous prie.
  
  Elle obtempéra, ranimée par un léger espoir.
  
  - Je ne vois pas ce que j'aurais à cacher, répliqua-t-elle en joignant ses mains moites sur son genou. Tout ceci me paraît inconcevable. Vous devez commettre une erreur.
  
  L'homme se carra dans son fauteuil, eut un sourire inquiétant.
  
  - Nous ne commettons jamais d'erreur, assura-t-il, doucereux. Mais nous avons souvent en face de nous des gens qui mentent, et qui refusent de reconnaître leurs fautes. Tôt ou tard, ceux-là, nous les convainquons d'admettre que nous avions vu juste.
  
  A nouveau, il détailla complaisamment son interlocutrice.
  
  - Si vous l'ignorez encore, reprit-il, je précise que vous êtes en ce moment dans les locaux du Kopkamtib, le service de l'armée chargé du maintien de l'ordre et de la Sécurité dans le pays. Certaines activités occultes de votre mari nous ont conduits à le mettre en détention. Au cours de deux interrogatoires, il a avoué qu'il entretenait des rapports secrets avec des communistes, et nous savons que ceux-ci n'arrêtent pas de comploter pour renverser le régime.
  
  Béatrice, abasourdie, s'insurgea :
  
  - Voyons, c'est complètement ridicule ! D'abord, mon mari n'a jamais eu de sympathie pour les partis de gauche, pas plus ici qu'en France. Et ensuite, en dehors de ses obligations professionnelles qui absorbent presque tout son temps, il reste à la maison, avec moi. Nous ne fréquentons pas plus des Européens que des Indonésiens.
  
  Le visage du Javanais se ferma. Tapotant de son crayon les formulaires étalés devant lui, il murmura :
  
  - Vous êtes en train de nier l'évidence, attendu que j'ai déjà les aveux de votre époux. Votre attitude est dangereuse, croyez-moi. Si vous ne coopérez pas, votre cas va prendre une mauvaise tournure.
  
  - Mon mari ne peut avoir avoué des choses pareilles, totalement fausses ! Et moi, que suis-je supposée devoir vous révéler ?
  
  - Réfléchissez bien, Mrs Micheaux. Il est très possible que votre mari ait oublié volontairement de citer le nom de l'un ou l'autre des individus se livrant à des activités subversives, ou même terroristes. Cela, nous devons le savoir très vite. En comparant votre témoignage à sa déposition, je m'apercevrai s'il a omis d'en dénoncer. Je veux que vous me désigniez toutes ses relations à Djakarta, y compris celles qu'il ne contactait que par téléphone.
  
  Béatrice ne put se défendre de hausser les épaules.
  
  - Comment voulez-vous que je les cite ? Je n'en connais sûrement pas le quart. Il voyait pas mal de gens, forcément, dans le cadre de son travail, mais il n'avait pas de raisons de m'en parler ! En outre, je ne parviens pas à retenir les noms javanais.
  
  - Je le regrette pour vous, assura l'officier, perfide. Cela m'oblige à vous inculper de complicité. Une nuit en cellule rafraîchira peut-être votre mémoire.
  
  Il la contempla encore d'un œil félin. Pas trop mécontent, en somme, qu'elle fît de l'obstruction. Lui, il l'avait mise en garde, honnêtement.
  
  Il ajouta :
  
  - Vous n'avez donc strictement rien à dire, vous en êtes sûre ?
  
  - Mais je vous répète que cette accusation ne tient pas debout ! Je peux, naturellement, énumérer quelques amis, des techniciens de la distribution du courant électrique pour la plupart, et qui n'ont aucune affinité avec des groupes politiques clandestins.
  
  - Qu'est-ce qui vous permet de l'affirmer ?
  
  Béatrice, interloquée, mit du temps à se ressaisir.
  
  - Heu... Eh bien, il me semble que leurs propos auraient trahi leur tendance.
  
  - Précisément, approuva l'Indonésien. Pensez-y. Certains ont dû laisser percer le bout de l'oreille. Prawiro, par exemple.
  
  Affichant une expression soucieuse, elle déclara :
  
  - Je ne connais pas ce monsieur.
  
  - Et Gisèle Stephan ? Vous ne l'avez jamais vue non plus, je présume ?
  
  - Gisèle ? prononça Béatrice, effarée. Mais si... Elle est venue plusieurs fois chez nous. Vous n'allez pas prétendre que c'est une communiste ?
  
  - Ce n'est pas moi qui le prétends, c'est elle qui a fini par en convenir. Ne faites donc pas semblant de tomber des nues. Vous la connaissiez assez intimement pour discerner ses opinions. Il en va sûrement de même pour d'autres de vos fréquentations.
  
  Béatrice avait l'impression de sombrer dans un cauchemar. Cet homme, qui avait l'air d'être parfaitement sûr de lui, proférait des affirmations stupéfiantes. Mensongères, elle en était persuadée, mais que pouvait-elle lui opposer ?
  
  Soudain, après un long silence, l'Indonésien grommela :
  
  - Vous l'aurez cherché. Je me vois dans l'obligation de contresigner ce mandat d'emprisonnement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Enfermée dans une cellule du quartier des femmes, un réduit obscur et infect où il n'y avait pas un escabeau pour s'asseoir, Béatrice découvrit alors les affres de l'isolement pénitentiaire. Pendant plusieurs heures, son abattement confina au désespoir.
  
  Ce local devait être infesté de vermine. Les planches posées à même le sol, et qui servaient de couchette, combien d'êtres sales et répugnants s'étaient allongés dessus ? Et le factionnaire, qui venait périodiquement jeter un coup d’œil par le guichet grillagé en espérant surprendre la prisonnière quand elle satisferait un besoin naturel...
  
  Après une crise de dépression, Béatrice s'efforça de remonter le courant. On ne pourrait pas la garder en prison sans charges précises, quand même ! Lucien n'était pas responsable des croyances politiques de ses compagnons de travail. Ni elle non plus.
  
  Leur innocence apparaîtrait immanquablement, avec ou sans le secours d'un avocat. Du reste, à l'ambassade, Belat ne tarderait pas à réclamer des explications aux autorités indonésiennes.
  
  Assise par terre contre un des murs, la tête posée sur ses bras repliés, Béatrice finit par s'assoupir, des rêveries moroses alternant avec de longs moments de somnolence.
  
  Le jour s'était levé depuis longtemps quand on vint l'extraire de sa cellule. Une demi-heure plus tard, elle se retrouva en présence du gros Javanais qui l'avait questionnée la veille. A jeun, n'ayant pas pu procéder aux moindres ablutions, sa robe un peu fripée, elle affronta cependant cette nouvelle entrevue avec un esprit combatif.
  
  L'officier, railleur, amorça la conversation :
  
  - On dit chez vous que la nuit porte conseil. Avez-vous pu rassembler quelques souvenirs ?
  
  - Non, fit Béatrice, les traits tendus. Vous outrepassez vos droits et ceci aura des suites, je vous en préviens. Une fois pour toutes, je vous affirme que mon mari et moi n'avons jamais eu d'accointances avec des adversaires du gouvernement. Est-ce clair ?
  
  La face lippue de l'Indonésien ne trahit aucune impatience. Il tapota son bureau du capuchon de son stylo-bille, releva les yeux vers la jeune femme. Un regard vrillant, venimeux.
  
  - Vous êtes courageuse, mais naïve, prononça-t-il d'une voix égale. S'il suffisait de nier pour être lavé de tout soupçon, aucun coupable ne serait condamné. Or nous avons d'excellentes méthodes pour faire parler les détenus, même les plus irréductibles. Faudra-t-il en arriver là ?
  
  - Je n'ai que faire de vos menaces. On ne peut pas obliger quelqu'un à divulguer des choses qu'il ignore.
  
  - Qu'il prétend ignorer, corrigea l'officier. Tout est là. Quels autres amis avait Gisèle Stephan à Djakarta ? Elle a dû vous en toucher un mot, non ?
  
  - Peut-être. Mais je n'y ai pas prêté d'attention.
  
  L'enquêteur secoua la tête. L'inculpée ne réalisait pas dans quels mauvais draps elle se trouvait.
  
  - Écoutez, dit-il. Hier, cinq minutes après que vous ayez quitté votre domicile, des hommes à moi ont effectué une perquisition. Ils ont mis la main sur votre répertoire téléphonique, bien que celui-ci ne mentionne sans doute aucun nom compromettant. Une écoute a été branchée sur votre ligne et une souricière a été installée. Toute personne appelant votre numéro, ou se présentant chez vous, et qui ne figure pas sur ce répertoire, sera automatiquement suspecte. En vous taisant, vous aurez tenté de protéger ces gens.
  
  Béatrice, exaspérée par ces manœuvres d'intimidation, s'écria :
  
  - Mais à quoi tout cela rime-t-il ? Prenez-vous ma maison pour un nid de révolutionnaires ? Croyez-vous que nous aurions été assez fous pour recevoir des terroristes ?
  
  - Votre mari se montre moins catégorique que vous.
  
  - Eh bien, questionnez-le davantage ! Moi, je ne sais rien !
  
  - Il cache certainement une partie de la vérité. Si vous n'étiez pas sa complice, vous nous aideriez de bon gré.
  
  Bougon, l'officier reprit :
  
  - Puisque vous êtes butée, je vais recourir à d'autres moyens.
  
  Il appuya sur un bouton de sonnerie afin de convoquer l'escorte restée à l'extérieur.
  
  - Nous nous reverrons en fin de journée, promit-il sur un ton décidé. En attendant, je vous renvoie en cellule.
  
  
  
  
  
  Vers 3 heures de l'après-midi, le commandant Rouhani glissa quelques documents et un bloc-notes dans sa serviette. Ensuite, il se coiffa de sa casquette en toile, sortit de son bureau et descendit dans la cour où l'attendait une voiture. Le soldat posté près de la portière se cala en position.
  
  D'un geste nonchalant, Rouhani lui signifia qu'il pouvait mettre le moteur en marche. Le même scénario se déroulait quatre fois par semaine.
  
  La voiture, après être sortie de l'enceinte gardée, rejoignit le large boulevard qui, longeant un des côtés de la Place de l'Indépendance, traverse la partie la plus moderne de Djakarta et conduit vers la banlieue sud.
  
  De part et d'autre, de hauts buildings modernes surplombaient de grands espaces verdoyants, des enseignes proclamaient la présence de filiales ou d'agences de puissantes firmes européennes, américaines ou japonaises. Mais la mise des gens du peuple qui circulaient sur les trottoirs dénonçait leur pauvreté.
  
  Après avoir dépassé un immense terrain couvert de magnifiques installations sportives, le chauffeur poursuivit sa route dans le faubourg de Kebajoran, où le trafic des cyclo-pousses, les betjaks, et des charrettes était beaucoup plus dense, les voies populeuses révélant plus véridiquement le caractère asiatique de la capitale.
  
  Enfin, quelques minutes après la sortie de l'agglomération apparurent, inchangés, des kampungs de maisons malaises sur pilotis, disséminées dans la végétation tropicale.
  
  Le commandant Rouhani accomplissait ce trajet sans déplaisir. A chaque fois, une secrète satisfaction s'emparait même de lui. Et lorsque la voiture stoppa devant un poste de garde où stationnaient des sentinelles en armes, il s'avisa que cette satisfaction le tenaillait encore plus que d'habitude.
  
  Ayant obtenu le libre passage, le chauffeur embraya. Il emprunta une route forestière aux nombreux méandres et, finalement, aboutit à un grand bâtiment blanc, une ancienne résidence qui avait été convertie en clinique après le départ des Hollandais.
  
  Rouhani descendit devant l'entrée principale, escalada lourdement les marches du perron, subit un deuxième contrôle, put enfin se rendre dans le cabinet du docteur Wharda.
  
  - J'ai donné des instructions pour qu'on amène tout à l'heure un sujet intéressant, annonça le commandant après de brèves salutations. Il s'agit d'une femme, une autre Française qui est impliquée dans cette affaire de complot contre la sécurité de l'État dont je vous ai déjà confié plusieurs inculpés.
  
  Le docteur Wharda consulta sa montre. C'était un homme de stature moyenne au visage anguleux, au teint foncé, de type plus hindou que malais. Son regard sombre semblait doté d'un pouvoir magnétique, issu de cette ardeur interne que possèdent les visionnaires et les exaltés.
  
  - Mon cours va débuter dans trois minutes, commandant, signala-t-il en relevant les yeux. En quoi ce sujet diffère-t-il des autres ?
  
  Rouhani ne dévoila pas le fond de sa pensée. Il articula :
  
  - Je ne discerne pas le motif de son comportement. Il oppose à mes questions une résistance qui ne s'appuie pas plus sur l'esprit de sacrifice que sur la dévotion à une cause. A vrai dire, je ne sais même pas si cette femme est au-dessus de tout soupçon ou si elle joue magistralement le rôle de l'innocente persécutée.
  
  - Vos doutes seront rapidement levés, assura Wharda, péremptoire. Mais, comme votre détenue est une Européenne, je suppose qu'il faudra prendre certains ménagements ?
  
  - Oui, opina Rouhani, songeur. Il se pourrait que je sois forcé de la libérer. J'avoue ne pas voir clair dans cette enquête, malgré les révélations que nous avons déjà obtenues. Cette femme est l'épouse de l'ingénieur français Lucien Micheaux, dont les attributions dans le réseau communiste ne sont pas précisées autant que je le voudrais.
  
  - Appliquons-lui le traitement D.D.D., suggéra Wharda, expéditif.
  
  - C'est ce que j'allais me permettre de vous suggérer. J'ai commencé à mettre la prisonnière en condition. Incarcérée depuis hier à Salemba, elle a été privée de boisson et de nourriture. Mais lors d'un bref interrogatoire, ce matin, elle m'a tenu tête avec une volonté accrue.
  
  - Quel âge a-t-elle ?
  
  - Vingt-huit ans.
  
  - Jolie ?
  
  - Mieux que ça, dit Rouhani, une lueur dans ses prunelles. Extrêmement attirante. Puis, apparemment désinvolte :
  
  - Un facteur sur lequel nous devrions spéculer.
  
  Wharda le considéra, pensif.
  
  - Je vois, émit-il. Je prendrai les dispositions appropriées. Maintenant, il est temps que nous rejoignions vos collègues.
  
  
  
  
  
  En début de soirée, Béatrice fut à nouveau extraite de sa cellule. Cette fois, au lieu d'être embarquée dans une berline militaire, elle dut monter dans un fourgon où s'entassaient debout des détenus des deux sexes ayant tous, comme elle, des menottes aux poignets.
  
  Lorsqu'elle distingua ce magma humain dans la pénombre du véhicule, elle eut un sursaut de révolte et de dégoût, mais un soldat la poussa d'une bourrade brutale et la suivit dans la camionnette. Tandis qu'on verrouillait la porte derrière lui, il pénétra dans une cage protectrice d'où il pouvait surveiller les prisonniers.
  
  Six barres d'acier verticales permettaient aux détenus de se tenir pendant le parcours, pour n'être pas jetés d'un côté à l'autre ; une faible lampe, dans un hublot au plafond, dispensait une minable lumière sur cet espace clos où régnait une odeur pestilentielle.
  
  Avec un fort grondement de moteur, le fourgon se mit en marche. Sauf deux ou trois, les malheureux enfermés dans ce sinistre véhicule ignoraient leur destination. Allait-on les transférés dans un camp, les fusiller sans autre forme de procès dans une campagne reculée ou les acheminer vers une île lointaine de l'archipel?
  
  Béatrice, la gorge serrée, écœurée par cette promiscuité avec des malandrins indigènes, seule Blanche parmi eux, s'avisa très vite qu'elle suscitait une intense curiosité. Les hommes, surtout, dirigeaient vers elle des regards luisants.
  
  Au premier virage, les passagers du fourgon trébuchèrent vers une des parois, et ceux qui n'avaient pas encore agrippé l'une des barres se bousculèrent involontairement.
  
  Dans sa cage, le soldat déballait d'une main une tablette de chewing-gum, l'autre ne lâchait pas son gros revolver.
  
  Insensiblement, certains détenus changèrent de place. La plupart d'entre eux n'avaient ni vu ni touché une femme depuis des semaines. Quelles que fussent leurs appréhensions, ils entendaient s'octroyer un peu d'agrément durant ce voyage. Formant la majorité, ils entourèrent à trois ou à quatre leurs compatriotes les moins laides.
  
  Cela se fit si discrètement que Béatrice mit du temps à s'en apercevoir. Alors, une crainte supplémentaire s'infiltra en elle. Pourtant, on semblait vouloir la respecter, elle, l'étrangère qui partageait le triste sort des captifs du Kopkamtib.
  
  Néanmoins, elle songea à se rapprocher du surveillant pour bénéficier de sa protection en cas de nécessité. Au moment où elle méditait de lâcher son point d'appui, elle s'avisa que des types aux faciès patibulaires s'étaient agglutinés autour de la cage et qu'ils entamaient un dialogue avec le soldat. En lui bouchant la vue au profit de leurs acolytes qui commençaient à violer à tour de rôle des prisonnières terrorisées ou consentantes.
  
  Nimbée de transpiration, décelant d'obscènes manigances en divers endroits de la voiture cellulaire, Béatrice se résigna à rester où elle était.
  
  Un instant plus tard, une brusque accélération la plaqua contre un homme qui se tenait derrière elle ; ce dernier profita de l'occasion pour lui témoigner sans équivoque qu'il souhaitait la posséder : éperonnée au creux intime que visait l'inconnu, elle se déroba dès qu'elle put reprendre son équilibre.
  
  Outrée, elle réalisa que si sa robe et son slip ne l'avaient prémunie, l'odieux bonhomme fût d'emblée parvenu à ses fins car, elle n'en pouvait douter, il avait libéré son membre viril.
  
  Il n'allait pas se limiter à cette seule démonstration de son désir, elle en était persuadée ; son cœur se contracta. Le Javanais qui se trouvait devant elle se retourna en arborant un sourire cauteleux. Râblé, portant une chemise en guenille, il détacha de la barre ses mains entravées, baragouina quelques paroles tout en amenant ses doigts vers le bas-ventre de l'Européenne pour lui tâtonner le pubis.
  
  D'instinct, Béatrice se rétracta, les tempes battantes, mais elle ressentit aussitôt sous sa croupe une nouvelle pression aussi ajustée, insistante et significative que la précédente. Bloquée sur place, elle se contorsionna en jouant des reins, mais ne parvint qu'à pivoter sur elle-même, toujours coincée entre ses deux antagonistes.
  
  Alors que Béatrice, ayant fait volte-face, apercevait le masque crispé de l'exhibitionniste, un jeune Batak de Sumatra, au front bas et à la tignasse très drue, un troisième larron vint participer au festin.
  
  Ce trajet ne finirait-il donc jamais ? Ne voulant à aucun prix succomber aux tentatives de ces Jaunes, elle continua à se défendre en tâchant de les repousser. Elle était consciente à présent, qu'il ne servirait à rien de crier. Le soldat n'allait pas sortir de sa cage et tirer dans le tas pour la sauver, au risque de se faire écharper lui-même.
  
  Des mains chaudes et gourmandes s'insinuèrent sous la robe de la jeune femme tandis que celles du jeune Batak enveloppaient ses seins, qu'il pétrit tout en imposant derechef le contact de sa virilité dans l'espoir de saper ainsi la résistance de la Blanche. Des doigts anonymes s'échinaient à rabaisser le slip de celle-ci bien qu'elle gardât les cuisses obstinément serrées.
  
  Grâce à la complicité du camarade qui la troussait, le Batak réussit à pousser son sexe contre la peau nue du ventre de Béatrice puis, fourrageant en vain dans sa toison, il voulut lui ouvrir les jambes en les disjoignant par son genou.
  
  Suffoquée, au bord de l'affolement, percevant aussi une canaillerie du Javanais déguenillé auquel elle tournait le dos, elle se déhancha pour esquiver les deux aiguillons têtus qui cherchaient fébrilement à la pénétrer de part et d'autre. En même temps, elle fut gagnée par une faiblesse insidieuse, sa raison lui soufflant de céder à l'inéluctable en dépit de la répulsion qu'elle éprouvait : ces gredins étaient prêts, de toute évidence, à lacérer ses vêtements et à la brutaliser si elle persistait à refuser leurs avances.
  
  Or, après un ralentissement très marqué, le fourgon s'immobilisa soudain et le soldat clama d'une voix forte des paroles comminatoires. Comme par enchantement, Béatrice sentit s'écarter d'elle les individus qui l'assiégeaient. Ils se mêlèrent promptement aux autres détenus tout en se rajustant, de crainte qu'elle les accusât par la suite.
  
  La porte arrière s'ouvrit. Le gardien quitta son abri et sauta sur le sol, parmi d'autres soldats préposés à la réception des prisonniers. Un à un, ceux-ci débarquèrent.
  
  Un sergent tenant une liste fit l'appel et les divisa en trois groupes. Béatrice, jointe à l'un d'eux, le moins nombreux, eut le temps de voir la grande bâtisse blanche, entourée d'un parc, où on l'avait emmenée. Mais, tout de suite, une escorte l'entraîna à l'intérieur de l'édifice.
  
  Un couloir, un escalier menant vers le sous-sol. Stoppant devant une porte sur laquelle était peint le chiffre 8, le sergent l'ouvrit et grogna :
  
  - Béatrice Micheaux. Entrez là.
  
  Elle fit trois pas en avant, pénétra dans un réduit obscur et, lorsque la porte se fut refermée sur elle, elle se retrouva dans des ténèbres si opaques qu'elle ne vit plus rien. A tâtons, elle repéra la cloison opposée, fit ensuite le tour de la cellule. Quand elle eut découvert que celle-ci avait à peine un mètre cinquante de long sur un mètre de large, et qu'il y régnait un silence de tombe, ses nerfs craquèrent subitement. Elle se laissa glisser sur le sol du caveau en pleurant, saisie d'une folle angoisse et ayant la sensation qu'on venait de l'enterrer vivante.
  
  Après les avanies qu'elle avait endurées ces dernières heures, sa force de caractère s'était dissoute. Privée de ressort; elle sanglota, tentée de hurler comme une bête, partagée entre des envies de suicide et de vengeance. Puis l'isolement dans lequel elle était confinée l'aida peu à peu à reprendre ses esprits.
  
  Elle commençait à peine à se calmer quand la porte insonorisée de l'étroite cellule se rouvrit, la remettant sur le qui-vive.
  
  - Come on ! enjoignirent deux infirmiers athlétiques, habillés de blouses blanches, visiblement déterminés à l'empoigner si elle n'obéissait pas sur-le-champ. Medical control!
  
  Les pensées en désordre, Béatrice se remit debout. Courbant les épaules, elle sortit, se plaça spontanément entre les gardiens, les accompagna au rez-de-chaussée. Au terme d'un périple compliqué, elle fut introduite dans une pièce qui, effectivement, ressemblait à un cabinet de médecin.
  
  Un Oriental au visage austère et aux yeux de braise, assis derrière un bureau, l'observa quelques secondes, puis ordonna d'un ton sec :
  
  - Déshabillez-vous. Complètement.
  
  Il n'avait pas congédié les infirmiers. Ceux-ci, dans l'expectative, se croisèrent les bras.
  
  La jeune femme eut une hésitation mais, sachant qu'il ne servait à rien de se rebeller, elle ôta sa robe, son soutien-gorge, son slip.
  
  - Allez vous étendre sur cette table, dit Wharda en se munissant d'un stéthoscope et d'un spéculum.
  
  Elle obéit, s'allongea sur une table de gynécologie, dut placer ses talons dans les étriers.
  
  Le docteur l'ausculta de la façon la plus normale : respiration, rythme cardiaque, palpation du foie et de l'abdomen puis, à l'aide du spéculum, examen de l'utérus.
  
  Impassible, il déclara en se redressant :
  
  - Je vais vous faire une piqûre pour calmer votre agitation.
  
  Les infirmiers ne se privaient pas de reluquer l'Européenne, dont les jambes restaient larges ouvertes. Béatrice, dégageant ses pieds des étriers surélevés, adopta vivement une position moins impudique et croisa ses bras devant sa poitrine. Pourquoi le médecin n'éloignait-il pas ces grossières brutes au faciès concupiscent ? Redoutait-il une crise de nerfs ?
  
  Avec habileté, Wharda enfonça l'aiguille dans le muscle de la cuisse de la patiente, injecta le produit, appuya un tampon de coton sur la minuscule goutte de sang qui se formait après le retrait de la seringue.
  
  Ensuite, il revint à son bureau, ouvrit un dossier, fit quelques inscriptions. Au bout d'une trentaine de secondes, Béatrice fut envahie par une sensation étrange. Ses forces se diluaient, une énorme fatigue s'emparait d'elle sans affecter sa lucidité. Elle soupçonna qu'on venait de lui administrer une dose de pentothal ou d'une substance similaire.
  
  Le docteur se releva et sortit du local par la porte du fond, laissant la prisonnière sous la garde de ses sbires. Dans une pièce contiguë, il retrouva le commandant Rouhani.
  
  - Votre protégée est prête, annonça-t-il. Son état général est satisfaisant. Elle n'a pas eu de rapports sexuels durant le trajet en fourgon.
  
  - Je le sais, dit Rouhani. Mais elle a cru qu'elle n'y échapperait pas, ce qui n'a pas manqué d'accroître son stress (Ensemble des agressions de toute espèce (physiques et morales) que peut subir un individu et qui altèrent son équilibre psychique. Poussé trop loin, le stress peut engendrer des troubles graves, parfois mortels). Un sujet séduisant, pas vrai ?
  
  - Une telle considération ne devrait pas vous influencer, rétorqua Wharda. Un interrogateur doit éliminer les facteurs personnels, je vous l'ai déjà dit. Un suspect, même quand il hurle, ne doit être pour vous qu'un tas de viande morte. Faut-il que j'assiste à l'entretien ?
  
  - Pas si vous avez mieux à faire, docteur. Je tiens en réserve un autre moyen de persuasion.
  
  - Bon. Les infirmiers sont là. Usez-en à votre gré.
  
  - Parfait, opina Rouhani en ramassant sa serviette. Avant de partir, je vous laisserai une note pour la suite.
  
  Wharda et l'officier empruntèrent, à leur sortie de la pièce, deux directions différentes, et Rouhani pénétra seul dans le cabinet où l'attendait sa victime.
  
  Béatrice était en proie à une telle mollesse qu'elle ne fit pas un mouvement lorsqu'elle aperçut l'officier. Mais, mentalement, elle sursauta, indignée d'être ainsi offerte à sa vue.
  
  - Bonsoir, Mrs Micheaux, prononça l'obèse sur un ton railleur en enlevant sa casquette. J'espère que vous êtes dans de meilleures dispositions que ce matin ?
  
  Se détournant d'elle, il parla en Bahasa (Bahasa indonesia : langue officielle de ce pays, aux dialectes aussi nombreux que ses ethnies) aux deux costauds, assez longuement, après quoi ceux-ci quittèrent le cabinet tout en faisant signe qu'ils avaient compris.
  
  Alors Rouhani se rapprocha de Béatrice, la parcourut d'un regard acéré. Elle était toujours assise sur le bord de la table, prostrée, le dos rond.
  
  - Mettez-vous à l'aise, conseilla-t-il, sachant pertinemment qu'elle était incapable de bouger.
  
  Mais il l'aida. Il la renversa en arrière contre le dossier incliné, lui écarta les bras puis, prenant ses chevilles, il logea ses talons dans les étriers sans qu'elle pût s'y opposer.
  
  - Plus tard, vous ne pourrez pas vous plaindre qu'on vous aura fait subir des mauvais traitements, ricana-t-il, sa grosse patte se promenant des seins aux cuisses de la jeune femme, s'attardant entre elles. Vous voyez, vous n'êtes même pas attachée... Vous n'allez pas recevoir de coups ni subir d'autres sévices qui laissent des marques visibles. Et pourtant, vous allez parler.
  
  Il affirma cyniquement qu'il la tenait sous son entière dépendance et, bien qu'elle fût comme anesthésiée, ses muscles n'obéissant plus à sa volonté, elle perçut l'odieux attouchement.
  
  - Oui, reprit Rouhani, penché sur elle, c'est une curieuse drogue qu'on vous a injectée. Votre cerveau continue à fonctionner parfaitement, de même que votre système nerveux, et cependant vous êtes pétrifiée, livrée à ma fantaisie...
  
  En soulignant le caractère dégradant de sa posture, il accroissait l'angoisse et détériorait davantage les défenses morales de l'inculpée, ainsi que l'enseignait la théorie.
  
  Il se redressa soudain, fit demi-tour pour se rapprocher du bureau et retira des papiers de sa serviette. Il en prit un, le relut, puis, de loin, il questionna :
  
  - Revenons-en à Gisèle Stephan... Qui d'autre était présent, en dehors de votre mari et de vous-même, quand vous la receviez chez vous ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  A la même heure, à l'ambassade, Georges Belat réfléchissait. Il venait de recevoir la réponse de Paris.
  
  Deux jours s'étaient écoulés, et Béatrice Micheaux ne lui avait plus donné signe de vie. Cela pouvait être un indice favorable. Mais Belat considéra qu'il ne devait rien entreprendre avant d'avoir une certitude de ce côté-là.
  
  Il se grava dans la mémoire certaines indications figurant dans le message, puis il réduisit ce dernier en menus morceaux qu'il brûla dans un cendrier.
  
  Il empoigna son veston et partit. Au volant de sa DS, il arriva en moins de cinq minutes au 310, avenue de Sumatra, où il n'eut aucun mal à se garer.
  
  Ayant pénétré dans le jardin de la résidence, il s'avisa qu'il y avait de la lumière au premier étage. En éprouva du soulagement.
  
  Après le tintement du carillon, une servante malaise vint ouvrir. Elle écarta le lourd battant pour laisser entrer l'Européen. Belat pénétra dans le hall tandis qu'elle refermait et poussait le verrou.
  
  Surgissant d'endroits différents, trois individus, se ruèrent vers lui, le paralysèrent avant qu'il se fût mis sur la défensive, le palpèrent sommairement pour vérifier s'il ne portait pas d'arme.
  
  Le sang de Belat ne fit qu'un tour. Il avait compris avant qu'un des assaillants lui annonça, tout en lui passant des menottes :
  
  - Vous êtes en état d'arrestation. Qui êtes-vous ? Que veniez-vous faire ici ?
  
  Gardant son sang-froid, l'attaché d'ambassade répondit, hautain :
  
  - Veuillez me lâcher et ôter ces menottes, je vous prie. J'appartiens à l'ambassade de France et je venais accomplir une démarche auprès de Mme Micheaux.
  
  Les trois policiers indonésiens, désarçonnés, n'en persistèrent pas moins à le dévisager avec suspicion.
  
  - Quelle démarche ? s'enquit le même, abrupt.
  
  - Elle était venue signaler que son mari avait été arrêté, et elle se demandait pourquoi. Je lui ai dit que nous n'aurions pas à intervenir s'il était remis en liberté dans un délai de trois jours. Mon but, en venant ici, était donc de m'informer.
  
  Il y eut un silence.
  
  - Pouvez-vous prouver que vous êtes couvert par l'immunité diplomatique ? grommela l'inspecteur, les poings sur les hanches.
  
  - Prenez mon portefeuille dans ma poche.
  
  L'Indonésien le fit, consulta la pièce d'identité, fixa derechef son propriétaire.
  
  - Fallait-il que vous vous déplaciez vous-même ? reprit-il, toujours inquisiteur. Cela ne me paraît pas très normal qu'un attaché se rende chez un de ses ressortissants, à cette heure de la soirée, pour un simple renseignement.
  
  - L'ambassade est à deux pas. J'ai pensé que je pouvais faire une halte ici avant de rentrer chez moi. Par courtoisie. Cette dame était bouleversée, mais peut-être les choses sont-elles rentrées dans l'ordre entre-temps ?
  
  - Vous auriez pu téléphoner.
  
  Georges Belat le toisa.
  
  - Oui, j'aurais pu téléphoner, admit-il. Maintenant, veuillez préciser clairement si le fait de se présenter ici constitue un délit.
  
  L'inspecteur referma le portefeuille.
  
  - Entreteniez-vous des relations suivies avec les Micheaux ?
  
  - Je ne les connaissais pas. J'ai vu la femme pour la première fois, il y a deux jours. Me détachez-vous, oui ou non ?
  
  L'inspecteur évalua les risques auxquels il s'exposait en retenant un agent diplomatique, en l'absence d'un flagrant délit caractérisé. Cela pouvait faire tout un drame, et ses supérieurs n'hésiteraient pas à le révoquer, pour se couvrir eux-mêmes, en cas de protestation officielle.
  
  Il remit le portefeuille en place, puis il déverrouilla les menottes.
  
  Georges Belat considéra les trois policiers comme pour s'imprimer leurs traits dans sa mémoire.
  
  - Vous êtes libre, déclara le chef du trio.
  
  - Je n'en doute pas, rétorqua l'attaché, froidement. Je voudrais voir Mrs Micheaux.
  
  - Elle n'est pas là.
  
  - Où est-elle ? De quel droit occupez-vous son domicile ?
  
  C'était la première fois que l'interpellé tombait sur quelqu'un qui osait mettre en cause ses droits. Ceux de la police politique !
  
  Son regard se mesura à celui de l'Européen. Il divulgua, réticent :
  
  - Elle est inculpée d'atteinte à la sécurité de l'État, comme son mari.
  
  Belat eut une longue inspiration.
  
  - Très bien, conclut-il. J'espère que ces deux inculpations reposent sur des bases irréfutables, sinon...
  
  Puis, lissant ses manches :
  
  - Je veillerai dès demain matin à ce que ces personnes soient pourvues d'un défenseur et qu'elles soient traitées conformément aux stipulations de l'article 31 des règles des Nations unies (Cet article stipule : « Les peines corporelles, l'incarcération dans des cellules privées de lumière, et tout châtiment cruel, inhumain et dégradant devront être totalement prohibés en tant que punitions appliquées pour des délits de nature disciplinaire. »). Messieurs, bonne nuit.
  
  Il se dirigea vers la porte, l'ouvrit et disparut dans la nuit, laissant sur place les Indonésiens médusés.
  
  Mais, tout en rejoignant sa voiture, Georges Belat se fit la réflexion qu'il l'avait échappé belle. S'il avait perdu une once de son aplomb, devant ces flics, il n'aurait plus été en mesure d'obéir aux consignes de Paris.
  
  Néanmoins, il ne regrettait pas sa démarche : par certains côtés, elle avait été instructive. Désormais, il fallait prévoir le pire.
  
  Au lieu de rentrer chez lui, il fila vers l'Hôtel Indonesia, le gigantesque complexe ultra-moderne de 440 chambres formé par deux bâtiments en T, en bordure d'une place circulaire où, au milieu d'une pièce d'eau, se dresse la double colonne du monument de la Bienvenue.
  
  L'atmosphère luxueuse et accueillante du vaste hall parcouru par une clientèle cosmopolite agit comme un calmant sur les préoccupations de l'attaché. Il pénétra dans une des cabines téléphoniques, décrocha et dit à la standardiste :
  
  - Donnez-moi le 612-53 à Bandung.
  
  - Un petit moment.
  
  Ce serait plus expéditif, et plus prudent, que de cavaler à 300 kilomètres de Djakarta.
  
  Belat patienta, puisa de sa main gauche une cigarette dans son paquet, l'alluma.
  
  Une voix fit « Allô ? »
  
  - M. Paul Janard ? s'enquit Belat, entouré de fumée.
  
  La voix parla en bahasa.
  
  - Je voudrais parler à M. Janard, dit Belat en français, puis il redit sa phrase en anglais.
  
  Ce fut dans cette dernière langue que le correspondant demanda :
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Un ami. N'est-il pas chez lui ?
  
  - Non, il est sorti. Peut-il vous rappeler quand il rentrera?
  
  - Vers quelle heure rentrera-t-il
  
  - Heu... Je ne sais pas. Peut-être très tard. Dictez-moi un message, si vous voulez.
  
  - Non, ce n'est pas la peine, merci.
  
  Belat raccrocha, le front chaud, sortit de la cabine.
  
  Janard était coffré, lui aussi. Il n'avait pas de domestique logeant dans sa demeure et ne s'absentait jamais après 8 heures du soir, pour la bonne raison qu'il donnait des cours de français à son domicile.
  
  Si une écoute était branchée sur sa ligne, ils pourraient toujours courir pour découvrir qui avait appelé.
  
  Belat rejoignit sa voiture, décidé à retourner à l'ambassade pour expédier séance tenante un autre télégramme à Paris. Ça foirait de tous les côtés.
  
  Il valait mieux que cette situation fût manipulée par un spécialiste. Et que lui, Belat, retirât au plus tôt son épingle du jeu.
  
  
  
  
  
  Le commandant Rouhani fit quelques pas de long en large, les mains derrière le dos. Puis il s'immobilisa devant Béatrice, qui gisait toujours sur le dos, inerte, les jambes à demi repliées, ses genoux largement écartés.
  
  - Nous ne progressons pas, déplora l'enquêteur. Au fond, ça vous amuse peut-être de vous exhiber ainsi devant moi. Mais si vous ne me fournissez pas des éléments un peu plus intéressants, vous allez connaître une autre épreuve, je vous avertis.
  
  - Je... ne sais... rien de plus, bégaya la jeune femme, dont les lèvres et les cordes vocales étaient affectées par sa léthargie générale.
  
  Mais son esprit bouillonnait. Alternativement, elle traversait des phases de colère et d'accablement. Ce gros porc feignait de ne pas la croire pour prolonger la séance. Il y trouvait un plaisir sadique, c'était indéniable. Retardait l'instant où il finirait par abuser d'elle.
  
  En fait, elle se trompait en partie. Rouhani avait conscience de faire son métier le mieux possible. Sans recourir à des sévices corporels qu'il ne se fût pas privé d'infliger à une suspecte de sa race. Que Béatrice Micheaux fûttotalement ignorante des machinations de son mari, il ne parvenait pas à l'accepter.
  
  Or, c'était grave. Il fallait extirper jusqu'aux racines le cancer de ce communisme qui, malgré une répression constante et implacable, renaissait toujours de ses cendres pour miner l'ordre établi et compromettre la marche en avant de la nation indonésienne.
  
  - Résumons, reprit-il, autant pour clarifier ses propres idées que pour placer l'accusée devant un dilemme inextricable. Par personnes interposées, votre mari correspondait avec des membres d'une organisation clandestine à tendance révolutionnaire. Il en était de même pour Gisèle Stephan et pour Paul Janard, que vous receviez chez vous, vous l'avez reconnu. Or, non seulement vous persistez à prétendre que vous n'en saviez rien, mais vous refusez de dénoncer d'autres...
  
  La sonnerie du téléphone l'interrompit. Agacé d'être dérangé, il décrocha. Petit à petit, ses sourcils se froncèrent. Il posa des questions, écouta, maugréa quelques paroles. Puis il posa l'appareil sur son socle, revint vers Béatrice.
  
  - Georges Belat, prononça-t-il, l'air satisfait. Vous ne voyez pas qui c'est, je parie... N'est-il pas dans le coup, lui aussi ?
  
  Atterrée, la jeune femme en déduisit que l'attaché d'ambassade venait d'être arrêté à son tour. Jusqu'à présent, elle s'était cramponnée à l'espoir que cet appui extérieur les arracherait, elle et son mari, aux griffes de la police militaire.
  
  - Il... Je ne l'ai... vu qu'une seule fois a... avant-hier.
  
  - Pourquoi vous êtes-vous adressée à lui, de préférence à quelqu'un d'autre?
  
  - Pa... parce que mon mari me... avait un jour... parlé de lui.
  
  - Hein ? Quoi ? jubila Rouhani, triomphant. Je vous y prends, la main dans le sac ! Vous cachez sciemment certains faits. Votre mari était donc en relation avec cet agent diplomatique... Se voyaient-ils souvent ?
  
  - Je ne sais pas... Je ne crois pas.
  
  Irrité par l'entêtement de l'inculpée, l'officier résolut de l'amener au bord de la dépression nerveuse. Il marcha vers la porte, l'entrebaîlla, donna un ordre, referma.
  
  - Ce soir, je ne vais plus vous poser qu'une seule question, annonça-t-il sur un ton grinçant. Vous allez comprendre ce qui vous arrivera si vous faites la sourde oreille... Cette question, la voici : votre cher époux ramenait-il parfois à la maison des plans ou des schémas du réseau de la distribution d'électricité de la ville de Djakarta
  
  Oui, cela s'était produit à plusieurs reprises. Lucien étudiait ces documents à tête reposée, prenait des notes, effectuait des calculs. Mais si Béatrice en convenait, quelles déductions accusatrices en tirerait cet affreux individu ?
  
  Pas un son ne sortit de la gorge de la prisonnière. Elle entendit alors des piétinements dans le couloir. La porte s'ouvrit brutalement, livrant passage à un détenu que maintenaient solidement les infirmiers. Ceux-ci vinrent le planter face à Béatrice, à un mètre d'elle.
  
  C'était le jeune Batak musclé, à l'épaisse chevelure aile de corbeau, qui avait essayé de la violer dans le fourgon. Sous la ceinture, il était nu.
  
  Le Batak, stupéfié, contempla le corps magnifique livré à sa convoitise. Ses yeux de braise, éblouis, promenèrent un regard dévorant sur la captive, furent fascinés par la toison oblongue qui recelait sa féminité.,
  
  L'homme sentit monter en lui un formidable désir, lequel se manifesta aussitôt d'une façon tangible, agressive, redoutable, Il tenta de se dégager, grognant comme un fauve, mais ses robustes gardiens le clouèrent sur place.
  
  Rouhani, s'étant penché sur le visage blafard de Béatrice, murmura, sarcastique :
  
  - Admirez ce sauvage... Un superbe étalon. Si vous ne répondez pas sincèrement, je le lâche sur vous. Je vous accorde encore trente secondes de réflexion, pas une de plus.
  
  Ostensiblement, il fixa sa montre-bracelet. Le détenu, hors de lui, se mit à ruer. Un rictus démasquait ses dents aiguisées, et il haletait comme un tigre.
  
  Intérieurement agitée, mais ne pouvant remuer d'un millimètre, Béatrice observa le faciès convulsé du Batak, eut un vertige. Ou elle aggravait les charges pesant sur son mari, ou bien elle subissait l'étreinte frénétique de cet indigène malpropre, au sexe démesuré habité par dieu sait quelles maladies...
  
  Démoniaque, Rouhani persifla :
  
  - De toute façon, ma responsabilité est couverte. Plus tard, vous pourrez raconter tout ce que vous voudrez. Si vous avez toléré qu'un co-détenu vous prenne pendant un transfert en fourgon cellulaire, vous en supporterez les conséquences. Et j'ai l'impression que vous ne vous en vanterez pas.
  
  Aux infirmiers :
  
  - Rapprochez-le, qu'il puisse la toucher.
  
  Tout en tenant les bras du Batak repliés dans son dos, ils le laissèrent avancer de deux pas. Tendu comme un arc, les reins creusés, il ne parvint qu'à effleurer de son épieu la chaude intimité de la Blanche. Se démena en vain pour la conquérir davantage. Qu'elle restât parfaitement immobile, sans faire un geste pour se soustraire à lui, le rendait fou.
  
  La scène amusait visiblement les infirmiers. Dans leur langue natale, ils encourageaient le Batak tout en l'empêchant de perpétrer son acte.
  
  - Le temps est écoulé, laissa tomber Rouhani. Avouez que votre mari refilait des renseignements à ces ennemis du pouvoir pour leur faciliter des sabotages.
  
  Il avait joué cartes sur table, curieux de voir comment elle allait réagir.
  
  Éperdue, harcelée par une menace persistante, Béatrice se rendit compte qu'un aveu de cet ordre les condamnerait, Lucien et elle, à un sort plus épouvantable encore.
  
  - Non, souffla-t-elle. Ce... ce n'est pas vrai. Il ne rapportait jamais de plans à notre domicile.
  
  Elle attendit avec une secrète terreur l'assaut de l'homme déchaîné, pourtant contente d'elle-même de n'avoir pas cédé à l'ignoble chantage.
  
  Rouhani, dépité par cet échec, dit aux infirmiers :
  
  - Reconduisez ce type dans sa cellule.
  
  L'effort surhumain que fit le Batak pour ne pas être éloigné de sa proie provoqua inopinément son orgasme, à la surprise de tous, et la vigueur de l'épanchement qu'il destinait à la prisonnière révéla combien celle-ci l'avait excité.
  
  - Le salaud, proféra Rouhani, plus admiratif que courroucé devant la répétition des giclures qui, à distance, souillaient le ventre de la prisonnière.
  
  Mais le Batak fut entraîné de vive force hors de la pièce, et l'officier grommela :
  
  Ne vous figurez pas que vous avez gagné la partie. Peut-être avez-vous souhaité cet accouplement, après tout ? Demain, je recourrai à d'autres méthodes, et je vous garantis que vous finirez par craquer.
  
  Il rassembla ses papiers épars sur le bureau, les fourra dans sa serviette, nerveusement, puis il se souvint qu'il devait rédiger un bref rapport pour le docteur Wharda.
  
  Les gardiens en blouse blanche réapparurent.
  
  - Transportez l'inculpée, avec ses vêtements, au caveau no 8, enjoignit-il. Vous l'en extrairez vers minuit, quand les effets de la celocurine (Drogue dérivée du curare utilisée en chirurgie sous le nom de scoline. A faible dose, elle produit les effets décrits ci-dessus, sans anesthésier le patient) se seront dissipés. Vous l'autoriserez à aller aux toilettes, vous lui donnerez un bol de riz et un verre d'eau. Ensuite, elle croupira dans son réduit jusqu'à demain soir.
  
  Tandis qu'un des infirmiers soulevait Béatrice dans ses bras de gorille, et que l'autre ramassait la robe et les sous-vêtements, Rouhani se mit à écrire :
  
  « La torture psychologique, sans et avec application de la celocurine, n'a pas ébréché jusqu'à présent les capacités de résistance du sujet 2704. Il est vrai que ce dernier n'est en détention que depuis une trentaine d'heures seulement et que le traitement D.D.D. n'a pu produire pleinement ses effets. J'ai placé le sujet en cage d'isolement sensoriel pour une durée de vingt heures, de manière que le stress ne s'atténue pas en dehors des périodes d'interrogatoire. Si l'accusée ne se montre pas plus coopérative demain, je me propose d'aborder les points 6, 7 et 8 du traitement, avec d'autres appoints pharmacologiques s'il le faut. »
  
  Il signa, alla déposer le papier sur le bureau directorial, puis il se disposa à regagner la capitale.
  
  Réflexion faite, il apprendrait à Lucien Micheaux que sa femme était sous les verrous, qu'elle avait malheureusement subi les violences d'un voyou lors d'un trajet en fourgon et qu'elle avait reconnu que l'ingénieur ramenait chez lui des plans confidentiels.
  
  Cela pouvait donner des résultats.
  
  
  
  
  
  Georges Belat n'osait plus rien entreprendre. Pas même prévenir l'ambassadeur.
  
  Il en eût été autrement si Lucien Micheaux n'avait été fiché comme « honorable correspondant ». Pour un simple particulier, la machine se fût mise en marche : demande d'éclaircissements aux autorités indonésiennes sur le motif de l'incarcération ; exigence d'entrer en communication avec l'intéressé, fût-ce par l'entremise d'un avocat désigné d'office, etc.
  
  Mais, dans le cas présent, « mouiller » la représentation diplomatique par une intervention officielle risquait de provoquer un choc en retour. Aucun pays ne badine avec la « sécurité de l'État ». Tout puissant, le Kopkamtib aurait beau jeu de se réfugier derrière le secret de l'instruction pour refuser à un défenseur l'entrée de la prison de Salemba.
  
  Inquiet, préoccupé, l'attaché rongea son frein dans l'attente de l'arrivée du spécialiste, annoncée en réponse à son second télégramme.
  
  Deux jours avaient passé depuis cet échange de dépêches, et Belat s'apprêtait une fois de plus à quitter son bureau lorsque, par téléphone, l'huissier l'avisa qu'un visiteur nommé Francis Coplan demandait à lui parler.
  
  Belat sursauta.
  
  - Coplan! s'exclama-t-il, transfiguré. Amenez-le en vitesse !
  
  Vraiment, Paris n'aurait pu envoyer un meilleur émissaire.
  
  L'attaché se leva, impatient de l'accueillir. Peu après, un personnage au gabarit de poids moyen se profila dans l'encadrement : le teint bronzé, un masque viril, volontaire, éclairé par un fond de bonhomie.
  
  - Salut, Belat. Comment va ?
  
  - Bienvenue à Java, grimaça l'attaché, ironique, en serrant la poigne de son compatriote. Coïncidence ou choix délibéré ?
  
  - Disons : concours de circonstances favorables. Ma mission précédente, dans ce pays, n'a pas été étrangère à ma désignation.
  
  Les deux hommes gagnèrent des sièges.
  
  - Moi, je m'en réjouis, dit Belat, mais pour vous, cela pourrait être un handicap.
  
  - Je ne suis pas venu seul. J'ai deux gars en réserve, dans la coulisse.
  
  - Tant mieux. Vous risquez d'en avoir besoin car, bien entendu, l'ambassade n'a rien à voir là-dedans.
  
  - Bien entendu, confirma Coplan, sérieux.
  
  - Scotch ? Bière ?
  
  - Un Scotch léger, très arrosé. Belat se mit en devoir de servir son hôte.
  
  - Haig, Johnnie Walker, Black and White, Cutty Sark ? proposa-t-il.
  
  - Mazette... Vous ne manquez pas de carburant, vous ! Je prendrai un Cutty, sans glaçons.
  
  Un silence plana tandis que Belat emplissait les verres.
  
  - Je ne suis pas fâché que vous soyez là, avoua-t-il. Tomber dans les mains de la police militaire, ici, ce n'est pas de la rigolade. Je plains surtout cette pauvre Mme Micheaux, qui ne doit rien comprendre à cette histoire.
  
  - Elle n'est pas la seule, grogna Francis. Au S.D.E.C., on nage dans la mélasse. Il n'y avait aucune raison, vous m'entendez bien, aucune raison pour que Micheaux et Janard se fassent arrêter.
  
  Belat, ébahi, se tourna vers son interlocuteur.
  
  - Comment ça ? fit-il. Ce sont bien des agents à vous, non ?
  
  - Certes. Mais leurs activités n'étaient nullement préjudiciables aux intérêts de ce pays. Je ne peux vous en dire davantage.
  
  Coplan extirpa un paquet de Gitanes de sa poche, le tendit à Belat en poursuivant :
  
  - Sachez seulement que Micheaux était le chef d'une vaste organisation possédant des antennes dans des points névralgiques de l'archipel. Paul Janard, son second, devait le remplacer en cas d'empêchement. Leur arrestation a donc décapité notre réseau et coupé la liaison avec Paris. Total, nous ne savons pas ce qui a provoqué la chute des deux chefs de file, ni ce qu'il y a de pourri ou d'encore sain dans ce qui subsiste de leur système.
  
  Belat souffla de la fumée, les sourcils froncés.
  
  - Possédez-vous au moins un schéma de leur organisation ? s'enquit-il à mi-voix.
  
  Coplan fit signe que oui, dévoila :
  
  - Deux autres Français, une femme et un homme, travaillaient avec eux, mais nous ignorons l'identité des indicateurs dont ils utilisaient les services, des naturels du pays. L'un de ces derniers s'est-il fait coincer pour un délit quelconque, et a-t-il révélé certaines choses pour se dédouaner, c'est possible.
  
  - Ou l'un des Français, objecta Belat. Il est quand même singulier que les deux acteurs les plus importants soient tombés dans la trappe.
  
  - D'emblée ou après bien d'autres ? Voilà le premier point que je vais devoir élucider.
  
  Après une courte méditation, l'attaché d'ambassade suggéra :
  
  - Et si nous tentions une démarche, à titre privé, auprès du Colonel Sirowo, le directeur-adjoint de la Sûreté Nationale ? Après le service que vous lui avez rendu il y a trois ans, il consentira peut-être à vous procurer une liste des inculpés, et à divulguer ce qu'on leur reproche (Voir Coplan va jusqu'au bout).
  
  Coplan n'eut pas l'air emballé.
  
  - Ce serait un gain de temps s'il acceptait de nous renseigner, admit-il, mais je lui mettrais fâcheusement la puce à l'oreille. Les excellentes relations que nous entretenons avec l'Indonésie ne doivent être altérées par aucun nuage, vous le savez mieux que moi.
  
  Ensuite, avec un soupir :
  
  - Non, nous devons nous débrouiller seuls.
  
  Belat, assombri, considéra son verre.
  
  - Je ne connaissais pas Micheaux personnellement, murmura-t-il. Par contre, j'ai été en relation avec Paul Janard, professeur à notre Centre culturel de Bandung. Jamais je n'ai soupçonné que ce père tranquille opérait pour vous. Mais Béatrice, la femme de l'ingénieur, avait-elle des raisons d'être inquiétée ?
  
  - En principe, non. Micheaux n'était pas l'homme à enfreindre une règle draconienne de notre service. Il a sûrement caché à son épouse le côté souterrain de ses activités.
  
  - En tout cas, faites gaffe. Le contre-espionnage indonésien a installé des souricières chez les suspects, j'ai pu m'en rendre compte.
  
  - Tranquillisez-vous, nous prendrons des précautions. Mais, j'y songe, vous pourriez encore m'être utile. Autant vous citer les noms des Français que j'évoquais tout à l'heure : il s'agit de Gisèle Stephan et de Marcel Gourpin. Si l'ambassade était avisée qu'ils ont été ramassés par la police militaire, signalez-le moi d'urgence.
  
  - Sont-ils domiciliés à Djakarta ?
  
  - Gisèle Stephan est une spécialiste de la météorologie. Elle voyage constamment dans tout l'archipel, de Sumatra à Bornéo et aux Îles Moluques ; son port d'attache est Surabaya. Quant à Gourpin, un technicien des télécommunications, il réside en ce moment à Djakarta mais se rend souvent dans l'est de Java.
  
  - Et vous, quel va être votre point d'amarrage ?
  
  - Jusqu'à nouvel ordre, l'Hôtel Indonésie.
  
  - Sous quelle identité ?
  
  - La mienne. Après mes séjours antérieurs à Djakarta et à Bali, il serait contre-indiqué d'en emprunter une fausse.
  
  Belat fit une mimique d'incertitude, aspira une bouffée de sa cigarette.
  
  - Un fichu pétrin, jugea-t-il, frappé par l'importance du réseau. Vous n'êtes pas sorti de l'auberge.
  
  - Non, probablement, approuva Coplan. D'autant plus que le Kopkamtib n'est pas notre seul adversaire dans cette combine, j'en suis persuadé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Coplan retrouva ses collègues une heure plus tard au Nirwana, le plus discret des trois restaurants de l'hôtel, au 15e étage : éclairage aux chandelles et un excellent petit orchestre qui couvrait les conversations tout en autorisant les dîneurs à se défouler sur une minuscule piste de danse.
  
  André Fondane et Jean Legay avaient bu un apéritif en attendant Francis. Lorsqu'ils eurent consulté la carte et passé la commande à un maître d'hôtel malais en smoking noir, un silence plana.
  
  - Alors? finit par s'enquérir Legay, dont la patience n'était pas la qualité dominante. Tu gamberges, au quoi ?
  
  - Non, dit Coplan. Je suis en train de répartir le boulot. Toi, tu vas filer demain à Surabaya par un avion des lignes intérieures. Objectif la fille Stephan. Vérifier si elle est toujours en liberté. Dans la négative, découvrir quand elle a été envoyée au trou. Mais pas question, naturellement, de te pointer chez elle : opérer par la bande.
  
  - Je ne suis pas con, maugréa Legay, son front étroit rapetissant encore.
  
  - Et moi ? demanda Fondane, un beau gars au visage faussement ingénu.
  
  - Toi, tu restes ici pour une enquête similaire au sujet de Gourpin. Après le dîner, je vous fournirai à tous deux les coordonnées professionnelles des intéressés.
  
  - Bon, fit Legay. Et toi, de quoi vas-tu te charger ?
  
  - Je vais voir si on peut louer un avion-taxi. Les distances sont invraisemblables, dans ce pays, et j'ai l'impression que nous allons devoir cavaler d'un bout à l'autre de l'archipel. Environ 5 000 bornes de longueur, ça ne vous dit rien ?
  
  Un garçon apporta les hors-d’œuvre, un autre deux bouteilles.
  
  Quand ils se furent retirés, Legay enchaîna :
  
  - Ces copains qui sont en taule, ils devaient quand même avoir donné des consignes de sécurité à leurs subalternes, je suppose ?
  
  - Oui, dit Coplan, mais voilà le problème : les flics d'ici les ont-ils épinglés d'entrée de jeu ou ont-ils remonté une filière ? C'est ce que je veux savoir en premier lieu.
  
  Fondane :
  
  - Dans la première hypothèse, pouvons-nous être sûrs que nos gars ne finiront pas par se mettre à table ? De curieux bruits circulent sur la façon dont sont traités les prisonniers, dans ce bled, et personne ne résiste indéfiniment à la torture.
  
  - D'accord. C'est pourquoi nous devons circonscrire l'incendie en vitesse. Mais, l'essentiel c'est de déterminer ce qui l'a provoqué : tant que nous ne le saurons pas, rien de valable ne pourra être reconstitué. Or, cette source de renseignements, le Vieux en a besoin, car elle vaut de l'or, et ce n'est pas une façon de parler.
  
  Ils mangèrent en silence pendant quelques minutes, prêtant l'oreille à la musique. Des couples de danseurs s'étaient formés sur la piste.
  
  Fondane but une gorgée de vin rouge, la mâchonna :
  
  - Un vieux bordeaux qui doit venir de Bergerac, opina-t-il. Puis il marmonna :
  
  - Je dois avouer que je n'ai pas une idée bien nette de la situation actuelle de l'Indonésie. Ça marche comment, ici ?
  
  - Comme dans bien d'autres pays du tiers monde, dit Coplan. Le territoire regorge de richesses que ses dirigeants ne peuvent exploiter sans une aide extérieure. La population s'accroît trop rapidement et les grandes nations industrielles se bousculent au portillon pour amener des capitaux, des techniciens, vendre des produits ou acheter des matières premières.
  
  - Le régime est-il à droite ou à gauche ?
  
  - Il essaie de maintenir un équilibre entre les deux, se veut socialiste par la nationalisation de certains grands secteurs de l'économie et pratique un anti-communisme farouche pour échapper à l'influence de la Chine. Sa politique étrangère est neutraliste.
  
  - Et, nous, Français, quel rôle jouons-nous dans tout ça ?
  
  - Nous faisons comme tout le monde, mais la concurrence est rude : les États-Unis, le Japon, les Philippines investissent à coups de centaines de millions de dollars, ce qui leur vaut quelques privilèges. L'U.R.S.S. détient une créance d'un milliard de dollars pour des fournitures de matériel et d'armement sous le gouvernement de l'ancien dictateur Soekarno, et elle entend les récupérer d'une façon ou d'une autre. Quant à nous, notre aide financière est encore modeste, mais nous participons au développement technologique dans de nombreux domaines.
  
  - Pétrole ?
  
  - Entre autres. Mais aussi les exploitations forestières, l'énergie atomique, les centrales électriques, la production d'engrais, etc.
  
  - Un petit peu d'armement, compléta Legay, mine de rien.
  
  Coplan laissa errer sur son ami un regard minéral.
  
  - Ça se pourrait, émit-il sobrement.
  
  Les plats de résistance furent servis : d'honnêtes châteaubriands (importés d'Australie sans doute...) avec des pommes frites.
  
  - Pas mal, commenta Fondane en se frottant les mains. On se croirait chez soi. Moi qui craignais, d'être condamné à bouffer du Nasi-Goreng à tous les repas.
  
  - Attends, lui dit Francis, tu ne mangeras pas tous les jours dans ce palace, mon petit vieux. Nos crédits sont restreints.
  
  Après une pause, il reprit à l'adresse de Legay :
  
  - Pour en revenir à nos moutons, toi, Jean, tu devrais pouvoir faire l'aller-retour de Surabaya dans la journée : il n'y a qu'une heure de vol. Nous referons le point demain soir, à trois.
  
  
  
  
  
  Au cours du trajet en DC-9 de la Garuda Indonesian Airways, Legay n'eut guère l'occasion, avant l'atterrissage, d'admirer la végétation luxuriante qui couvre l'île de Java : une épaisse couche de nuages s'interposait entre l'altitude de croisière, violemment éclairée par le soleil de l'Équateur, et le sol copieusement arrosé par la mousson de mars. Mais une large éclaircie favorisa l'arrivée de l'appareil à Surabaya, sur un aéroport en voie de rénovation.
  
  En sortant des locaux rudimentaires de l'ancienne aérogare, Legay se trouva d'emblée sur une avenue d'une ville de province, ombragée de palmiers, encombrée de carrioles et de betjaks. De prime abord, on ne pouvait se douter que cette agglomération comptait plus de 250 000 habitants, qu'elle possédait un port très actif jouant le rôle de plaque tournante pour le commerce avec les Îles Moluques, et qu'elle abritait de grandes industries.
  
  - Oranje Hotel, indiqua Legay à un chauffeur de taxi.
  
  Si longtemps après l'accession à l'indépendance, on butait à tout bout de champ sur des inscriptions en langue néerlandaise. Malgré l'abolition du colonialisme, les Hollandais continuaient à occuper une place à part dans ce pays.
  
  Ils y avaient laissé de nombreux métis eurasiens, souvent très réussis. Et des canaux, sans lesquels Djakarta et Surabaya seraient restés d'immenses cloaques.
  
  Le climat torride et spongieux n'empêcha pas l'agent français d'apprécier l'exotisme des voies publiques, mais il ne fut pas fâché de pénétrer dans l'atmosphère climatisée du vieil établissement, après voir décerné 200 roupies au chauffeur.
  
  Il s'en fut à la réception, demanda en anglais :
  
  - Pourriez-vous me dire où est située la station de météorologie et me donner son numéro de téléphone ?
  
  - Yes, sir, fit le Javanais en bras de chemise, tout en prenant sous le comptoir un plan de la région, qu'il déplia.
  
  Puis, après l'avoir étalé, il pointa son stylo-bille.
  
  - C'est là, sur la hauteur, entre la mer et la route de Bangil.
  
  - Cela représente quelle distance ?
  
  - Une quinzaine de kilomètres, à peu près.
  
  - Bien. Et le numéro d'appel?
  
  - Un instant.
  
  L'homme consulta un annuaire.
  
  - Le 221-32... Il faut passer par la centrale.
  
  - Pouvez-vous le demander pour moi ?
  
  - Sûr. Le standardiste va vous le donner sur l'appareil qui est là.
  
  Du menton, il montrait un petit box, dans le hall. Legay lui glissa un billet de 100 roupies et se dirigea, son attaché-case à la main, vers l'appareil mural.
  
  Quand il eut obtenu la communication, il s'enquit
  
  - Pourrais-je parler à Miss Stephan ?
  
  - Un petit moment.
  
  Bientôt, une autre voix se fit entendre, une voix masculine.
  
  - Vous désirez parler à Miss Stephan ?
  
  A l'accent, Legay sut illico qu'il avait affaire à un compatriote ; il répondit en français :
  
  - Oui, et même la voir, si possible. Étant de passage à Surabaya, je ne voudrais pas rater l'occasion.
  
  Le timbre de son correspondant changea.
  
  - Ah bon, vous êtes français ! (Un soupir.) Eh bien, je regrette de vous informer qu'elle n'est pas ici.
  
  - Elle est en mission quelque part, sans doute ? Quand doit-elle revenir ?
  
  - Heu... Je n'en sais trop rien. (Le son de la voix trahissait de l'embarras, et Legay sentit son estomac se crisper.) Vous savez, ses voyages ne suivent pas un horaire très précis. Êtes-vous un de ses amis
  
  - Oui. J'arrive d'Europe et ça m'ennuierait de la manquer.
  
  - Je suis vraiment désolé.
  
  Êtes-vous le directeur de la station
  
  - Disons le conseiller technique. Je m'appelle Becherat (Dès avant 1890, l’île de Java comportait déjà plus de 100 stations météorologiques ! Le trafic aérien et l'agriculture ont encore accru l'importance des observations, au point que la France a fourni du matériel pour l'installation d'un réseau météo synoptique, avec centralisation de toutes les données de l'archipel, transmises par radio).
  
  - Gisèle ne s'est-elle pas rendue à Bali, par hasard ? Je dois y aller moi-même après-demain.
  
  - Non, malheureusement.
  
  - Enfin, où est-elle partie, en définitive ? s'informa Legay sur un ton ennuyé.
  
  Après un temps de silence, le météorologiste déclara :
  
  - Connaissez-vous sa famille, en France?
  
  - Oui, de longue date.
  
  - Alors, je vous propose de faire un saut jusqu'ici.
  
  Legay réfléchit très vite. Ça sentait le roussi.
  
  - J'aimerais mieux vous inviter à déjeuner au Carlton, rétorqua-t-il. Vous devez être motorisé, alors que je ne le suis pas. Je vous avoue que ça m'arrangerait.
  
  - Bon, je vais essayer de me libérer. Rendez-vous au bar du Carlton à 13 h 30, d'accord ?
  
  - D'accord. Mais quelle est votre apparence physique ?
  
  - Jai trente-deux ans, des cheveux bruns, un collier de barbe et une moustache de la même couleur, un mètre soixante-dix. Et vous ?
  
  - Moi, dit Legay, je suis un grand blond joufflu, aux yeux bleus. Mon nom est Lorphèvre. Merci de vous déplacer pour moi. A bientôt.
  
  Il raccrocha, regarda l'heure : midi moins dix.
  
  Se pinça le lobe de l'oreille. Puis il fit demi-tour et alla régler sa communication.
  
  - Vous n'auriez pas un plan de ville pour moi ? demanda-t-il au réceptionnaire.
  
  - Nous avons, approuva le Javanais qui, prestement, lui délivra un feuillet replié. Deux cent-cinquante roupies. Plus 50.
  
  Legay ressortit de l'Oranje Hotel, héla un betjak. Et tandis que le conducteur du tricycle se dressait sur ses pédales, son passager entreprit de consulter le plan, tout en citant le Carlton comme point de destination.
  
  Un quart d'heure plus tard, Legay entra dans cet autre établissement, flâna dans le hall pour localiser le restaurant et le bar, alla boire une bière dans ce dernier. Des Européens, des Américains et des Japonais se désaltéraient en suçotant les pailles de leurs long drinks bourrés de glaçons.
  
  Ambiance très « business ». On parlait de contrats.
  
  Vers une heure moins dix, Legay retourna dans la rue. Adoptant une allure de promeneur, il se mit à circuler dans le centre, craignant qu'une averse diluvienne n'interrompît sa ronde, car le ciel se couvrait.
  
  Les types du contre-espionnage pouvaient avoir branché une écoute sur la ligne de la station météo. Ils pouvaient s'amener avant ou après Becherat. Mais ils auraient du mal à repérer un grand blond joufflu : Legay, avec son physique méditerranéen et sa taille d'une petite moyenne, ne risquait pas de mobiliser leur attention.
  
  Observant discrètement l'entrée de l'hôtel, il ne décela aucune voiture dont débarquaient nonchalamment des Indonésiens. En revanche, à l'heure du rendez-vous, il distingua Becherat qui sortait d'une Renault 16, et qui franchissait ensuite le seuil du Carlton.
  
  Legay attendit encore quelques minutes afin de se rendre compte si son compatriote était suivi. Il n'en eut pas l'impression. Alors il se décida à traverser l'avenue.
  
  En dehors du barman, il n'y avait pas de Javanais dans le bar, Legay se rapprocha de Becherat.
  
  - Lorphèvre, se présenta-t-il, la main tendue. Le météorologiste ouvrit des yeux ronds.
  
  - Tiens ! fit-il. Je ne vous voyais pas comme ça...
  
  - Excusez mon petit retard, dit Legay avec un mince sourire. Je voulais m'assurer que vous viendriez seul.
  
  - Ah? Pourquoi?
  
  - Parce que je redoute que notre amie ait eu des ennuis, laissa tomber Legay. Est-ce que je me trompe ?
  
  Becherat le fixa d'un air intrigué.
  
  - Non, vous ne vous trompez pas, convint-il. Mais comment l'avez-vous deviné ?
  
  - Au son de votre voix.
  
  Il commanda un whisky soda au barman, reprit en français sur un ton confidentiel :
  
  - Vous désiriez me voir, n'est-ce pas ?
  
  - Oui, avoua son interlocuteur, légèrement désemparé. Dans un sens, votre venue est providentielle. La famille de Gisèle va s'inquiéter, et je ne sais que faire car je n'ai pas son adresse.
  
  - Je lui enverrai des nouvelles mais... est-ce vraiment grave ?
  
  - A vrai dire, je n'en sais rien. Nous ferions mieux de parler de cela à table.
  
  - Okay. Commençons par vider nos verres. Vous me flanquez le trac : Gisèle est une amie d'enfance, vous comprenez.
  
  Becherat hocha la tête.
  
  - Pour moi, c'est une bonne copine, émit-il. Voilà plus de deux ans que nous travaillons ensemble en Indonésie.
  
  Legay régla les consommations et ils s'en furent au restaurant de l'hôtel. Lorsqu'ils purent renouer la conversation, Becherat expliqua d'une voix sourde :
  
  - Gisèle a été interpellée par la police, et personne ne sait pourquoi.
  
  Legay plissa les lèvres, s'enquit :
  
  - Où ça ? Et quand ?
  
  - Il y a une dizaine de jours. Elle a une licence de pilote et elle dispose d'un Cessna bimoteur de notre société pour effectuer ses déplacements. Or, le 3 mars dernier, elle devait aller à Djakarta. Après son départ, je me suis aperçu que j'avais omis de lui dire quelque chose d'important concernant le service, et j'ai passé un coup de fil à l'Institut météo de la capitale à l'heure où, normalement, elle aurait dû arriver là. Elle n'y était pas. Deux heures plus tard, le collègue auquel j'avais parlé m'a signalé qu'elle n'avait toujours pas donné signe de vie. Alors, je me suis inquiété, d'autant plus que de violents orages se succédaient sans arrêt.
  
  Legay fit un rapprochement. Le 3 mars. Micheaux avait été arrêté le 6, donc après, à trois jours d'intervalle.
  
  Becherat poursuivait :
  
  - J'ai appelé l'aéroport de Surabaya, voulant vérifier si elle avait pris l'air en dépit des mauvaises conditions atmosphériques. Elle est très connue dans les locaux de l'aviation d'affaire. On m'a raconté que son appareil était toujours là, des policiers en civil l'ayant interpellée au moment où elle venait chercher son plan de vol. Depuis, aucune nouvelle.
  
  - Ne vous êtes-vous pas adressé à la police ?
  
  - Si, le surlendemain. Mais je me suis heurté à un mur. On a même refusé de me dire où elle était incarcérée. Une histoire de fou.
  
  Méditatif, Legay égrena des miettes de pain.
  
  - C'est pour le moins bizarre, marmonna-t-il. Vous auriez dû prévenir l'ambassade. Elle seule peut agir dans un cas pareil.
  
  - J'étais convaincu que Gisèle allait être relâchée, et puis les jours ont passé. Mais, à présent, je vais le faire, puisque vous me le conseillez.
  
  - Non, ne bougez pas. Je vais m'en occuper. Plus question, pour moi, d'aller baguenauder à Bali dans ces circonstances. Il faut que je sache de quoi il retourne avant d'alerter sa famille.
  
  - Oui, approuva Becherat. Et tenez-moi au courant, si vous le pouvez. Moi, je suis vissé à ma station, je ne peux cavaler à Djakarta que durant le week-end.
  
  - Était-ce le 3 au matin que Gisèle a été interceptée ?
  
  - Vers 10 heures et demie, je pense.
  
  - Ne devait-elle pas emmener quelqu'un d'autre ?
  
  - A ma connaissance, non.
  
  Impossible, donc, de recueillir un témoignage plus direct.
  
  Les deux Français continuèrent à manger en silence, absorbés chacun par des préoccupations différentes. Becherat avait beau se creuser la cervelle, il ne parvenait pas à discerner la nature du délit qui avait pu motiver l'arrestation de sa collègue, une fille sans problèmes.
  
  - Vous croyez que l'ambassade pourrait la tirer de ce guêpier? s'informa-t-il avec un soupçon d'espoir.
  
  - Qui d'autre serait mieux placé ? avança Legay, les yeux baissés sur son assiette.
  
  Malheureusement, il était certain que l'ambassade ne lèverait pas le plus petit doigt. Ni même le Service. Comme Micheaux et Janard elle s'en sortirait seule ou y laisserait ses os. Ce que Becherat ignorait, en plus, c'est que Gisèle Stephan n'avait pas de famille.
  
  Jusqu'au dessert, ils abordèrent alors des sujets plus généraux. A la fin du repas, Legay déclara :
  
  - J'espère que cela n'aura pas de fâcheuses répercussions sur son emploi. Elle se plaisait beaucoup dans ce pays, et elle, s'était fait des amis parmi les autochtones. Vous devez en connaître, probablement ?
  
  - Oui... A la station, elle en avait plusieurs.
  
  - Et en dehors ?
  
  Le technicien afficha une mine perplexe.
  
  - Peut-être... Je ne puis vous renseigner sur ce point.
  
  Dommage, songea Legay. Il dit :
  
  - Mon séjour à Bali tombant à l'eau, il n'est pas exclu que je revienne vous voir. Prendrez-vous un café ?
  
  
  
  
  
  Les familiers de Lucien Micheaux auraient éprouvé un choc s'ils avaient pu l'entrevoir pendant que le commandant Rouhani le mettait sur le gril. Vieilli de dix ans, le teint décoloré, l'ingénieur avait maigri de nombreux kilos pendant sa captivité. Avec son pantalon avachi, maculé de poussière, sa chemise malpropre et sa barbe de plusieurs jours, il ressemblait à une épave.
  
  Ce que venait de lui révéler l'officier du Kapkamtib l'avait moralement assommé. Rouhani atteignait les limites de l'ignominie. Entraîner Béatrice dans cet enfer, la soumettre à ces méthodes de l'Inquisition moderne sans lui épargner d'autres avanies témoignait d'une effroyable mentalité.
  
  Micheaux se serait jeté sur son tortionnaire si les infirmiers ne l'avaient rivé à sa chaise.
  
  Mais, après un éclair de fureur aveugle, il reprit possession de lui-même.
  
  D'une voix presque sans timbre, il prononça :
  
  - Il est exact que je ramenais parfois des schémas à mon domicile. Mes fonctions m'y obligeaient.
  
  - Bien! lança Rouhani, jovial. Voilà donc un point d'acquis. Un de plus. Récapitulons, pour bien clarifier les choses : vous ne niez pas avoir appartenu au parti communiste dès avant votre arrivée en Indonésie. Vous admettez que Paul Janard peut être classé comme un intellectuel de gauche, ce qu'il reconnaît lui-même. Gisèle Stephan, une amie de votre ménage, est surprise par la police de Surabaya alors qu'elle transporte des documents subversifs qui vous sont destinés : elle l'avoue, et vous ne prétendez d'ailleurs pas qu'elle ment. Toujours bien d'accord ?
  
  Micheaux fit un signe d'assentiment, mais précisa :
  
  - J'ignore ce que contenaient ces documents. Vous ne me les avez jamais montrés.
  
  - A quoi bon ? beugla soudain Rouhani, furibond, en tapant du poing sur la table. Ils existent ! Ils ont été saisis dans la serviette de votre amie, devant elle ! Et elle n'a pas caché qu'elle les tenait d'un certain Prawiro ! Vous étiez là : elle l'a répété lors de votre confrontation.
  
  Puis, reprenant son calme aussi rapidement qu'il l'avait perdu, l'officier enchaîna :
  
  - Vous voulez me faire croire que vous n'étiez qu'un simple relais, une boîte aux lettres, comme on dit dans le métier. Parfait. Dans ce cas, que deviez-vous ajouter à ces documents ? Ces schémas, chez vous, n'intéressaient donc pas votre correspondant ?
  
  L'ingénieur serra les mâchoires.
  
  - Il n'y a rien de secret dans un réseau de canalisations électriques, flnit-il par répondre.
  
  - Pour des terroristes, oui ! tonna derechef l'Indonésien. Priver de courant les centres nerveux d'une capitale, avant un putsch, n'est pas à la portée d'individus mal renseignés ! A qui refiliez-vous des informations de cet ordre ?
  
  - A personne.
  
  Intérieurement, Rouhani fulmina. Il lui fallait arracher un à un les aveux de ce damné Français. A chaque séance, tout était à recommencer, malgré l'application soutenue et progressivement renforcée du traitement D.D.D. A se demander si l'accroissement du stress du sujet n'éveillait pas en lui un désir d'autodestruction, lequel se traduisait par une attitude provocante. Ce phénomène s'observait parfois.
  
  Mais le pire, c'est que le comportement du détenu finissait par ébranler le système nerveux de l'interrogateur. Rouhani s'en avisa : les deux éclats auxquels il venait de se livrer dénonçaient un regrettable manque de sang-froid.
  
  - Bon, reprit-il avec un sourire venimeux. Vous m'accorderez que je vous ai ménagé jusqu'à présent. On ne vous a pas infligé des sévices entraînant des souffrances physiques. Mais ça va changer. Pour la dernière fois : à qui faisiez-vous parvenir les plis que vous apportait la fille Stephan ?
  
  Micheaux ne broncha pas. Pendant plus de vingt secondes, il fixa Rouhani dans le blanc des yeux, sans mot dire.
  
  L'officier apostropha les infirmiers :
  
  - Installez-le sur le perchoir du perroquet.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Les chevilles ligotées, Lucien Micheaux fut attaché les bras en croix à une poutre horizontale reposant sur deux montants scellés dans le sol. Soutenu sous les aisselles, il resta suspendu d'une manière qui, en soi, n'était pas douloureuse. Mais il devina la suite.
  
  - Une électrode sur l'épaule gauche, l'autre sur le genou, indiqua Rouhani à ses aides.
  
  Pendant qu'ils plaçaient les plaques métalliques, il s'approcha d'un appareil qu'il mit sous tension et qu'il régla sur 240 volts.
  
  Puis, tournant la tête et voyant que les infirmiers avaient terminé, il appuya sur un bouton.
  
  Sous l'effet de l'électrochoc, les muscles de l'ingénieur se contractèrent brutalement. Son corps soubresauta tandis qu'il lâchait un cri d'agonie. Cela dura deux secondes.
  
  - Ceci n'était qu'un échantillon, dit Rouhani. Vous, en tant qu'électricien, vous êtes de la partie. Vous venez de recevoir la dose la plus faible : 240 volts. On peut placer les électrodes à d'autres endroits de votre personne, augmenter le voltage, allonger la durée. Vous voyez, la gamme est étendue. Refusez-vous toujours de donner le nom de ce complice ? De votre chef ?
  
  Mouillé de sueur, haletant, Lucien Micheaux fit semblant de n'avoir rien entendu. Rouhani lui infligea une seconde décharge. La commotion détermina des convulsions frénétiques du supplicié, accompagnées d'un râle effrayant. Il avait la sensation que ses membres étaient tordus dans tous les sens et qu'ils allaient se briser comme du verre. Sans relâche, le courant tyrannisait sa chair, le faisait se débattre en hurlant, abolissait toute pensée.
  
  Rouhani ne dépassa pas les dix secondes.-
  
  Vous pouvez gueuler, dit-il lorsque les contorsions du détenu eurent cessé. Dans cette clinique, nous avons l'habitude. Vos cris font réfléchir d'autres inculpés qui les entendent. N'avez-vous pas changé d'avis ?
  
  Micheaux, les yeux vides, secoua la tête. Il avait eu le temps de mesurer le caractère scientifique des méthodes du docteur Wharda et de ses élèves. Rouhani ne pourrait pas franchir un certain seuil, au-delà duquel il risquait de déclencher des désordres cérébraux chez le patient et, par voie de conséquence, de compromettre lui-même la valeur des informations recherchées.
  
  Mais l'Indonésien ne dut pas estimer qu'il approchait du point de rupture puisqu'il prescrivit à un des infirmiers :
  
  Enlevez l'électrode de l'épaule et collez-la sur les parties génitales.
  
  Pantelant, l'ingénieur essaya d'évaluer jusqu'où il pourrait retarder son effondrement psychologique. Il rassembla dans son esprit tout ce qui pouvait galvaniser ses forces morales.
  
  Avec un bout de sparadrap, l'infirmier lui appliquait la plaquette sous le sexe, à l'attache des testicules: Puis il fit un signe à l'officier.
  
  Un déchirement fulgurant secoua Micheaux. Exorbité, la rétine parcourue par un éclair blanc, il se recroquevilla en poussant une clameur éperdue, l'écume aux lèvres. Son bas-ventre était broyé, brûlé, déchiqueté. Plutôt cent fois la mort que d'endurer ce martyre.
  
  L'abominable souffrance s'estompa, laissant le malheureux au bord de la crise épileptique. Des gouttes de sa sueur tombaient par terre, tant il ruisselait des pieds à la tête.
  
  - Alors, on recommence ? proposa Rouhani, cynique. Ne vous figurez pas que je vous renverrai à votre caveau avant que vous m'ayez répondu, cette fois. A qui faisiez-vous parvenir les enveloppes ?
  
  Micheaux respirait bruyamment. Il était à bout de course.
  
  - Attendez, supplia-t-il dans an murmure. Je vais... parler. Je... J'ai soif.
  
  Sur une marque d'approbation de Rouhani, un infirmier alla remplir un verre au robinet du lavabo, puis il le présenta aux lèvres du détenu. Ce dernier but goulûment, eut un spasme.
  
  - Un nommé Sadli, révéla-t-il. Munawir Sadli, employé à l'ambassade d'U.R.S.S.
  
  - Ah ! fit l'Indonésien, fermant un œil à demi. Comment procédiez-vous ?
  
  - Je déposais le pli à la réception d'un hôtel.
  
  - Quel hôtel ?
  
  - Plusieurs, selon un roulement. Cela dépendait de la semaine du mois. De même que le nom inscrit sur l'enveloppe. Un messager de Sadli venait la retirer.
  
  Rouhani devint songeur.
  
  - Nous reverrons ces détails plus tard, déclara-t-il, soucieux de profiter de la défaillance du prisonnier pour lui soutirer des renseignements capitaux. Mais quel était votre apport ? Pourquoi les documents transitaient-ils chez vous ?
  
  Il y eut un silence. Micheaux, l'haleine courte, finit par dévoiler :
  
  - Je ne livrais pas les plans du réseau de distribution. Je signalais seulement le type de matériel dont les Indonésiens auront besoin dans l'avenir, en fonction de l'accroissement prévisible de la production et de la consommation d'électricité.
  
  Rouhani se planta devant le crucifié, les poings sur les hanches.
  
  - Hum, fit-il. Espionnage économique, hein?
  
  - Pas vraiment. Évaluation de données futures.
  
  Le cerveau de l'enquêteur travaillait à plein. Les aveux du Français ouvraient de nouvelles perspectives. Cette organisation de communistes locaux était donc directement coiffée par l'U.R.S.S. Cela marquait un fameux tournant de l'enquête !
  
  Ainsi, les communistes pro-chinois qui avaient échappé aux massacres de 1965, aux rafles ultérieures, aux arrestations et aux déportations massives, n'étaient pas livrés à eux-mêmes dans la clandestinité. Moscou s'efforçait de les récupérer, à la fois pour favoriser sa propre politique et pour faire échec à celle de Pékin.
  
  Le puzzle s'agençait d'une façon plus cohérente, à présent. Un véritable filon, ce Micheaux !
  
  Enclin à la bienveillance, Rouhani reprit :
  
  - Donc, à un bout, il y a Munawir Sadli. A l'autre, Prawiro, de Surabaya. Entre eux, Gisèle Stephan, Janard et vous, insoupçonnables en tant que Français. Oseriez-vous affirmer que la fille, qui se déplace en avion dans tout l'archipel à longueur d'année, ne jouait l'agent de liaison que pour le seul Prawiro ?
  
  Micheaux sentit que l'étau se refermait d'un cran supplémentaire. Il garda bouche cousue.
  
  - Vous auriez intérêt à citer tout de suite vos autres correspondants, poursuivit l'Indonésien. Sinon vous m'obligerez à interroger à nouveau Gisèle Stephan et votre femme.
  
  - Ma femme ne sait rien ! protesta l'ingénieur avec véhémence, pour la dixième fois. Fichez-lui la paix !
  
  - Elle m'a déjà été fort utile. Mais que je cuisine davantage votre complice, ça vous est égal?
  
  - Non! Je suis incapable de vous en empêcher !
  
  - Parce que, en dehors de Prawiro, vous ne connaissez pas d'autres chefs de cellules ? Vous le maintenez ?
  
  Rouhani ne pouvait se douter qu'il posait à sa victime un tout autre problème que celui de dénoncer des membres d'une association politique secrète. Chacun des mots qu'il prononçait, chaque erreur qu'il commettait dans une question fournissait une indication à Micheaux.
  
  Hélas, les facultés mentales de ce dernier avaient été partiellement obnubilées par la souffrance, et il éprouvait une peine infinie à démêler les fils de l'imbroglio.
  
  Pourquoi n'avait-il jamais été confronté avec Prawiro ?
  
  Là gisait la clé de l'énigme. Si Micheaux avait été édifié sur ce point, il aurait pu mieux guider sa barque.
  
  Il marmonna :
  
  - Prawiro n'était pas le chef du cercle de Surabaya. Il agissait sous les ordres d'un nommé Thojib Martojo.
  
  Sous ses paupières baissées, il guetta la réaction de Rouhani. Celui-ci, après avoir noté le nom, redressa sa grosse tête méfiante et demanda:
  
  - Vous n'avez pas son adresse ?
  
  L'ingénieur, apparemment épuisé, ferma les yeux. Mais c'était pour cacher une immense satisfaction. Il avait compris d'un coup pas mal de choses. Entre autres, que Prawiro n'était pas arrêté ! Si Rouhani l'avait tenu entre ses pattes, ce n'est pas à Micheaux qu'il aurait demandé l'adresse d'un communiste de Sourabaya !
  
  - Non, souffla le Français. Je n'ai pas son adresse, mais je sais qu'il est surveillant au chantier naval.
  
  - Attention, proféra Rouhani, le masque hostile. Ne me lancez pas sur des fausses pistes pour gagner du temps. Vous et votre femme, vous le payeriez très cher.
  
  - Je vous ai dit la vérité : Sadli à l'ambassade, Martojo à Surabaya.
  
  Une idée vint à l'esprit de l'officier.
  
  - Bon, assez pour aujourd'hui, décréta-t-il. Nous avons fait un bon pas en avant, vous allez avoir le droit de vous reposer jusqu'à demain.
  
  Il ordonna aux infirmiers de détacher le prisonnier et de le ramener à son caveau d'isolement. Les informations obtenues devaient être exploitées immédiatement. Rouhani pouvait remettre au lendemain une audition supplémentaire de Gisèle Stephan.
  
  Elle n'avait donc pas craché tout, cette putain de Blanche !
  
  
  
  
  
  Francis Coplan était revenu dans sa chambre d'hôtel depuis une demi-heure lorsque Jean Legay, le premier, se manifesta par téléphone.
  
  - Je peux te voir ? s'enquit Legay.
  
  - Quand tu veux. Où préfères-tu ?
  
  - André n'est pas là ?
  
  - Non, je l'attends.
  
  - Alors, je monte chez toi.
  
  - D'ac.
  
  Quelques instants plus tard, Legay frappa. Coplan vit à sa mine que tout n'allait pas pour le mieux.
  
  - En cabane, la Gisèle, annonça son ami. On l'a piquée le 3 mars.
  
  Coplan se rembrunit, constata :
  
  - Déjà trois sur les quatre. Un joli score pour les flics indonésiens. D'ici que Fondane se pointe en proclamant que le dernier manque aussi à l'appel... Tu as eu des détails ?
  
  Legay opina, alla jeter un coup d’œil par la fenêtre, vint s'asseoir dans un des fauteuils.
  
  - J'ai vu un de ses collègues de la station météo. Elle a été harponnée à l'aéroport, juste avant qu'elle monte dans son bimoteur.
  
  Coplan, très ennuyé, tapa du poing dans sa paume gauche.
  
  - Un désastre, jugea-t-il. Encore plus grave que l'arrestation des deux copains. Elle était le pivot de tout le système.
  
  - Ouais, maugréa Legay. Au point qu'on ferait peut-être mieux de se barrer en douce. On ne répare pas une maison écroulée.
  
  - Sans doute, mais qu'est-ce qui a craqué ?
  
  Legay leva les yeux vers Francis.
  
  - Elle, avança-t-il. La fille. Ça ne m'étonnerait pas outre mesure que ce soit elle qui ait balancé Micheaux et Janard. Confronte les dates.
  
  Coplan n'envisageait jamais sans agacement une hypothèse de ce genre. De deux choses l'une : ou bien un agent livre spontanément des collègues, et c'est un traître. Ou bien il n'a parlé qu'après des tortures, et on ne sait s'il faut le blâmer ou le plaindre.
  
  - Admettons... Mais qui l'a dénoncée, elle ? Comment se fait-il que les flics lui soient tombés dessus à l'aéroport, et non pas à son domicile ou à la station ?
  
  - Remarque pertinente, convint Legay. Ils n'ont pas sucé de leur pouce qu'elle allait monter dans son appareil à ce moment-là. Quelqu'un les a tuyautés.
  
  - Peut-être involontairement, si ce quelqu'un était déjà lui-même sous surveillance.
  
  - Le « correspondant » de Surabaya ?
  
  Perplexe, peu enclin aux conclusions hâtives, Francis laissa la question en suspens. Il alluma une Gitane. Legay, affalé, s'offrit également une cigarette, puis il révéla :
  
  - Le gars que j'ai interviewé, un nommé Becherat, n'était pas très au courant des fréquentations de Gisèle.
  
  - Était-il à l'aéroport quand elle a été interpellée ?
  
  - Non, il l'a appris plus tard, par le personnel.
  
  On frappa à la porte, deux fois deux coups. Fondane.
  
  Francis alla ouvrir.
  
  Avisant Legay, l'arrivant s'étonna :
  
  - Déjà de retour ?
  
  - Ouais, grogna Legay. Embarquée, la collègue. Et ton bonhomme ? Fondane fit la grimace.
  
  - Libre, annonça-t-il. Mais il n'en mène pas large.
  
  Coplan lui saisit le bras.
  
  - Gourpin est libre ? insista-t-il, incrédule.
  
  - Oui, et j'ai même pu lui parler. Vous n'avez rien à boire ?
  
  - Raconte d'abord, enjoignit Francis. Tu picoleras ensuite. T'es-tu assuré, au moins, que Gourpin ne sert pas d'hameçon aux types de la P.M. ?
  
  - Pour qui me prenez-vous ? renvoya Fondane en se laissant tomber sur le lit. Il ne trimbale personne à ses chausses, je peux le garantir. Je l'ai pisté pendant quatre heures, cet après-midi, pour le vérifier. Et avant de nouer le contact, bien sûr.
  
  Cela tenait presque du miracle. En saine logique, Gourpin aurait dû être plus menacé, par la mission qu'il remplissait, que ses trois autres camarades du réseau. Et il était le seul à passer au travers !
  
  Fondane reprit :
  
  - Je me suis renseigné en premier auprès de sa firme. Un gars m'a dit très normalement que Gourpin se trouvait au central téléphonique de Djakarta, mais qu'il viendrait à son bureau dans le courant de l'après-midi. Là-dessus, j'ai mis le cap sur le central et j'ai attendu. Gourpin en est sorti à 11 h 20. Je ne l'ai plus lâché d'une semelle dans ses pérégrinations, déjeuner compris. Vers 3 heures et demie, quand je l'ai vu entrer dans les locaux de la compagnie Sofatel, j'ai retéléphoné et je l'ai eu au bout du fil. Vous devinez le topo : il a été question de trucs techniques. J'ai placé ce qu'il fallait dans la conversation pour qu'il sente d'où soufflait le vent et lui laisser la possibilité de m'envoyer paître s'il estimait qu'une entrevue n'était pas indiquée. Or il m'a prié de passer le voir tout de suite. Et maintenant je la boucle jusqu'à ce qu'on m'ait servi un whisky.
  
  - Bon, tu vas l'avoir, grommela Coplan. Continue à dégoiser pendant que je nous sers un remontant : tu m'intéresses.
  
  Tandis qu'il opérait des ponctions sur sa réserve personnelle, Fondane poursuivit, attentivement observé par Legay :
  
  - Plutôt heureux de s'épancher, l'ami Gourpin. Tout juste s'il ne s'est pas cramponné à moi. Depuis huit jours, il vit dans les transes, ne sachant plus à quel saint se vouer. Très exactement, depuis qu'il a appris que le numéro de téléphone de Micheaux avait été branché sur la table d'écoute.
  
  Coplan, un verre dans chaque main, fronça les sourcils, de même que Legay.
  
  - Comment l'a-t-il appris ? s'enquit-il, un peu tendu.
  
  - C'est une des premières choses auxquelles il s'est attelé depuis sa prise de fonctions. Vous savez que la Sofatel fournit du matériel pour les centraux téléphoniques interurbains de Java et de Bali (Authentique... sinon que la société française qui a exécuté cette commande ne porte pas le nom cité ci-dessus). Il doit veiller au montage et au bon fonctionnement de ce matériel, ce qui le met en contact avec les techniciens du cru. Parmi ces derniers, il a recruté deux ou trois « sympathisants » et, moyennant une juste rétribution, il se fait communiquer tous les jours la liste des numéros surveillés par la police.
  
  Legay se pinça le nez, en songeant : « Bien joué... » pendant que Fondane, enfin, s'humidifiait la gorge. Après une pause mise à profit par ses collègues non moins assoiffés, Fondane enchaîna :
  
  - Notre distingué confrère avait évidemment des raisons précises de se procurer ces informations, mais pas du tout celle de protéger Micheaux en cas de besoin. Aussi a-t-il été estomaqué en voyant figurer sur la liste le numéro de son propre chef, vous vous rendez compte ! Alors, il a voulu prévenir Janard à Bandung et Gisèle à Surabaya. Pas né de la dernière pluie, il a vérifié pour commencer s'il n'était pas, lui aussi, dans le collimateur des flics ; tranquillisé sur ce point, il s'est mis en campagne avec une extrême prudence. Trop tard : les autres étaient déjà emballés. Livré à lui-même, il a hésité : ou déguerpir, ou tenir jusqu'au bout. Il hésite toujours.
  
  Coplan se massa la nuque, soucieux.
  
  La chance de Gourpin pouvait paraître invraisemblable, sauf dans un cas. Mais quel mobile aurait déterminé son retournement ? En revanche, s'il était blanc comme neige, il fallait saluer son courage. Grâce à son sang-froid, il avait peut-être évité la débâcle intégrale.
  
  Francis demanda :
  
  - Quand s'est-il aperçu que Janard était coffré ?
  
  - Le 6 mars, dit Fondane.
  
  Donc, avant Micheaux, mais après Gisèle Stephan.
  
  - Il n'a aucune idée de ce qui a pu se passer ?
  
  - Pas la moindre. C'est pourquoi il n'a plus osé bouger. Il ne sait même pas quel est le maillon qui a sauté le premier. Mais quand je lui ai déclaré que nous avions pour mission de tirer cette histoire au clair, attendu qu'il importe de savoir si ce n'est pas la concurrence qui nous a tiré dans les pattes, il m'a refilé tous les renseignements qu'il possédait sur le fonctionnement du réseau, un peu comme s'il me jetait des braises qui lui brûlaient les doigts.
  
  - Ouf, dit Legay en se redressant. T'a-t-il parlé de Surabaya ?
  
  - Oui, et de Medan, de Makassar, de Singkep... Même de Djakarta. Il m'a cité non seulement nos indicateurs indigènes mais aussi les types qu'ils, tiennent sous contrôle ou dont ils récoltent des tuyaux.
  
  Coplan éteignit sa Gitane, posa son verre sur un guéridon.
  
  - Vas-y, invita-t-il. Commence par Surabaya.
  
  Fondane extirpa un papier qu'il avait logé entre la plante de son pied gauche et sa chaussette, bougonna :
  
  - Je m'excuse... Ces foutus noms, je n'aurais jamais pu les retenir par cœur.
  
  - Enfin, André ! gronda Francis. Tu n'es pas dingue, non ? Garder sur toi une liste pareille en sortant de chez un quidam auquel nous ne pouvons pas nous fier à cent pour cent !
  
  Interloqué, son ami le regarda.
  
  - Ben quoi ? fit-il. Qu'est-ce que j'aurais dû faire ? Ne pas les inscrire et les oublier ? Ou dire : « Non merci, on s'en passera ? »
  
  Coplan secoua les épaules. Incorrigible, le Fondane. Optimiste à tout crin, commettant au moins une gaffe à chaque mission mais finissant toujours par se tirer d'affaire.
  
  - Allez, lis-nous ton billet parfumé, persifla Legay. On essayera de se fourrer ça dans la mémoire, nous, puisque tu n'es pas doué.
  
  - Bon amusement, rétorqua son collègue. Il n'y a pas que les noms, il y a aussi les adresses.
  
  Coplan et Legay vinrent illico s'asseoir à côté de lui pour lire eux-mêmes ses annotations.
  
  De fait, elles étaient plutôt rebutantes, tant par leur nombre que par l'orthographe des mots indonésiens. Et encore, toutes les ramifications du réseau n'y figuraient pas, étant donné que Gourpin n'en connaissait qu'une partie.
  
  A Surabaya, le correspondant s'appelait Prawiro. Il demeurait au 64 Petjinan Kulon. Sa principale source de renseignements était un certain Thojib Martojo, domicilé 21 Pasar Besar.
  
  Coplan dressa un bref bilan de la situation :
  
  - Janard, tenu en réserve pour remplacer Micheaux en cas de pépin, faisait le mort et n'avait pas de contacts directs avec des informateurs locaux. Micheaux non plus : il recevait les fournitures de Gourpin et de Gisèle. Néanmoins, ils sont empoignés successivement tous les deux après l'arrestation de la fille. Mais Gourpin, qui ne doit pas passer par son intermédiaire parce qu'il habite à Djakarta, n'est pas inquiété. Vous voyez ce que ça signifie ?
  
  - Oui, prononça Legay. Ça confirme ce que je te disais tout à l'heure : c'est elle qui les a donnés.
  
  Un silence régna dans la chambre.
  
  Puis, traduisant la consternation générale, Fondane laissa tomber :
  
  - Merde et merde. Qu'est-ce qu'elle a dû trinquer, la pauvre, pour en arriver là !
  
  C'était aussi le sentiment de ses camarades. Une chance que Gisèle Stephan ignorât le rôle de Gourpin. Ou plutôt, clairvoyance de Micheaux, qui avait voulu ce cloisonnement.
  
  Coplan, pensif, articula :
  
  - Quoi qu'il en soit, nous en revenons au même point : qu'est-ce qui a fait basculer la fille dans la trappe ? Si, par hasard, ce dénommé Prawiro n'est pas aux mains de la police, nous allons essayer de lui dire deux mots.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Petjinan Kulon, dans le quartier du port de Surabaya, est une voie peu attrayante bordée d'un côté par des entrepôts, de l'autre par les bureaux vétustes d'entreprises de chargement et de déchargement de navire, de fournisseurs de matériel nautique et par divers petits négoces de victuailles, de vêtements de travail ou de pacotille pour marins.
  
  Jean Legay, avec un pull ras du cou à manches courtes et un pantalon de toile kaki, ne devait pas se forcer beaucoup pour avoir l'air d'un navigateur en escale : de même que Coplan, il avait quelques années de bourlingueur à son actif.
  
  Les mains dans les poches, i! arpenta la rue peuplée d'enfants, de camelots et d'adolescents oisifs, pas riches mais vêtus de chemises propres. Souvent sollicité d'acheter, soit des cigarettes américaines, soit des stylos, il passait outre, le visage fermé.
  
  A l'approche du numéro 64, ses dons d'observation s'aiguisèrent. Sans profit, du reste, car il était impossible, dans cette foule, de détecter si la maison de Prawiro faisait l'objet d'une surveillance policière : trop de petits vendeurs stationnaient sur le bord des trottoirs ou le long des façades.
  
  Au 64, le rez-de-chaussée était occupé par une boutique de transistors et de disques, et le nom de Prawiro s'étalait sur la vitrine poussiéreuse. Mais le magasin était fermé, comme l'indiquait une pancarte Closed affichée derrière le carreau de la porte.
  
  A cette heure de la matinée, c'était plutôt insolite ; Legay eut comme l'impression que le commerçant s'était fait épingler par le Kopkamtib.
  
  Dépité, bien que cette éventualité eût été prévue, Legay voulut néanmoins en avoir le coeur net. Il pénétra un peu plus loin dans un autre magasin, où il acheta de la crème à raser et des lames de rasoir à une jolie Javanaise mâtinée de sang chinois, au teint clair. Elle gazouillait l'anglais, ne se débrouillait pas trop mal.
  
  Incidemment, Legay lui demanda :
  
  - L'autre «shop », chez Prawiro, fermée pour longtemps?
  
  La fille acquiesça, les traits immobiles.
  
  - Très longtemps. Lui mort, émit-elle en glissant les deux articles dans un sachet en papier ; 225 roupies, please.
  
  - Mort ? fit Legay. Quand ça ?
  
  - Peu de jours. Peut-être... une semaine. Vous besoin un transistor ?
  
  - Non, une cassette. Je l'ai encore vu à mon dernier voyage... Est-il tombé malade ? La charmante enfant, expliqua :
  
  - Lui pas malade. Écrasé voiture. Pas la chance.
  
  Legay lui donna deux billets de 100 roupies, plus quelques billets de dix. Il se demanda si son interlocutrice ne lui racontait pas une baliverne pour sauver la face de son voisin.
  
  - Écrasé ? s'étonna-t-il. Ici dans la rue ?
  
  - Non, à Djalan Udjung, un soir. Pas loin d'ici. On sait pas qui.
  
  Ça paraissait sérieux.
  
  Legay prit son paquet, secoua la tête d'un air chagriné.
  
  - Pas la chance, opina-t-il, imitant la fille. Une semaine seulement ?
  
  - Oui, dit-elle avec gravité. Vous plus le voir. Vous ici depuis quand ?
  
  - Depuis trois jours. Elle hocha la tête, déclara :
  
  - Lui mort le 3 de ce mois. Enterré le 5. Même si vous venir plus tôt, trop tard. Moi j'ai cassettes aussi...
  
  - Donnez-m'en une, dit Legay.
  
  Peu après, à l'extrémité de la rue, il monta dans un betjak, se fit conduire à l'Oranje Hotel.
  
  Il monta dare-dare à la chambre de Coplan, craignant de ne pas le trouver là. Mais Francis n'était pas sorti : il étudiait un plan de la ville.
  
  - Tiens-toi bien, lança Legay, en nage. Sais-tu où est notre client ?
  
  - En taule.
  
  - Non, au ciel. Une bagnole l'a écrabouillé le soir du jour où Gisèle a été kidnappée à l'aéroport.
  
  Coplan ramassa son paquet de Gitanes, prit une cigarette, exprima son avis
  
  - Troublante coïncidence, mais je ne vois pas le rapport.
  
  - Moi non plus, avoua Legay. Cela éclaire pourtant un point : le type n'a donc pas été coffré avant Gisèle. Par conséquent, il est peu probable que cet informateur soit à l'origine de l'arrestation.
  
  - En tout cas, pour ce qui est de nous aider dans notre tentative, on peut le rayer de la liste, grommela Francis. On est mal partis. A propos, de qui tiens-tu la nouvelle ?
  
  - D'une commerçante du coin, une mignonne métisse moitié chinoise..
  
  - Ça n'augmente pas la valeur de son témoignage. Enfin, nous voilà fixés : il ne reste plus que l'autre, Martojo. Espérons qu'il n'a pas aussi terminé sa carrière sous les roues d'un véhicule.
  
  Après une brève réflexion, il ajouta :
  
  - Mais celui-là, il n'est pas des nôtres. Et pour l'aborder, c'est un autre problème.
  
  Exhalant de la fumée, il se pencha sur son plan de ville.
  
  - J'ai repéré l'endroit où il habite. Nous irons nous balader là-bas, avant de l'intercepter, dès cet après-midi. Pourvu que cet hurluberlu de Fondane ait seulement songé à demander à Gourpin quelques signes distinctifs du personnage.
  
  Legay affirma
  
  - Gourpin ne connaissait pas Martojo. Il savait seulement que ce type est employé dans un chantier naval.
  
  - Comment le sais-tu ?
  
  - André me l'a dit dans l'avion, ce matin. Tu m'as l'air de mauvais poil, toi. Qu'est-ce qui ne va pas ?
  
  Coplan pinça les lèvres. Dévisageant son ami, il murmura :
  
  - Tâche d'imaginer ce qui nous pend au nez si, après Gisèle, Micheaux se met à bavarder. Tu vois ce que cela signifie ?
  
  
  
  
  
  - A nous deux, ma chère « Mademazel », commença Rouhani, mi-goguenard, mi-menaçant. Maintenant, vous n'allez pas seulement me dire la vérité, mais TOUTE la vérité.
  
  Gisèle Stephan, la figure altérée, sa robe en haillons, avait été une jolie blonde débordante de vitalité. Fraîche, sous ce climat tropical, comme si elle venait de sortir de sa baignoire. Abondamment courtisée, mais trop indépendante pour renoncer au célibat, assez délurée pour céder à une passade quand elle l'avait décidé.
  
  A présent, dans ce cabinet où elle avait été interrogée trois fois, elle offrait l'image pitoyable d'une femme hagarde, décoiffée, que la boisson ou la drogue aurait amenée au fond de la déchéance.
  
  Les aides de son bourreau, les « infirmiers », étaient là aussi : des brutes imperméables aux sentiments humains, totalement indifférents à la souffrance d'autrui. Ils auraient égorgé sans sourciller homme, femme ou enfant. D'ailleurs, ils l'avaient fait, lors de la grande purge.
  
  Le commandant Rouhani entra dans le vif du sujet :
  
  - Votre patron a craqué. Il a dévoilé qui était aux deux bouts de la chaîne. Vous m'avez menti : Prawiro n'était pas votre véritable correspondant à Surabaya. Il dépendait d'un certain Martojo, un gibier beaucoup plus important que lui !
  
  Anéantie, Gisèle Stephan ferma les yeux. Lucien Micheaux avait cédé, par sa faute à elle.
  
  - Il m'a même appris davantage, plastronna l'enquêteur. Vous transportiez du courrier provenant d'autres salopards que ce Prawiro. Vous en récoltiez dans tout l'archipel, au profit d'une ordure travaillant à l'ambassade d'U.R.S.S. Donc, vous voyez, ces aveux de votre compatriote vous dégagent de toute responsabilité morale envers lui. Il ne vous reste plus qu'à dénoncer les autres membres du mouvement dont vous étiez l'agent de liaison. Car la transmission des messages secrets s'effectuait dans les deux sens, n'est-ce pas ?
  
  La jeune femme rassembla ses esprits. Elle se souvenait confusément d'une chose qui lui avait été dite, un jour, par Micheaux. Les paroles de son tortionnaire recelaient un écho de cette lointaine conversation. Mais le moment était-il venu ?
  
  Elle s'entendit parler comme dans un rêve.
  
  - Oui, admit-elle. Les communications se faisaient dans les deux sens. Seulement, j'ignorais la teneur des messages : ils se trouvaient toujours dans une enveloppe fermée.
  
  - Sur ce point, je veux bien vous croire, déclara Rouhani, bon prince. Un courrier ne doit jamais connaître le contenu des textes qu'il achemine : c'est une règle constante dans l'action clandestine. Mais restons-en aux faits. Où receviez-vous des enveloppes ? Et de qui ?
  
  Gisèle, angoissée, éprouvait la sensation de quelqu'un qui va sauter par la fenêtre d'un dixième étage. Prononcer un mot de plus, c'était se précipiter dans le vide, irrémédiablement. Mais se taire ?
  
  - Allons, la poussa l'officier. Libérez-vous, sinon vous allez subir des traitements encore pires que ceux que vous avez connus jusqu'ici. Je vous signale entre parenthèses que Micheaux a capitulé après quelques électrochocs. Et encore... Ceux-ci n'ont pas été appliqués à son cerveau, ce qui mène tout droit à la folie définitive.
  
  Voûtée, la prisonnière garda la tête basse et n'émit pas un son.
  
  Le commandant Rouhani sentit la moutarde lui monter au nez. Pourquoi ces quatre imbéciles de Français s'acharnaient-ils à retarder l'inéluctable ? Pourquoi faisaient-ils passer leur fidélité à une idéologie avant leur sécurité personnelle ?
  
  - Attendez, grinça-t-il. Je vais vous faire voir à quoi vous exposerait votre silence.
  
  Aux infirmiers
  
  - Menez-la à l'antichambre du foyer de méditation. Je vous accompagne.
  
  Les gorilles prirent chacun un bras de la détenue, plaquèrent leur autre main sous ses fesses pour la propulser hors du local. Après un périple dans les couloirs et une descente au sous-sol, ils parvinrent dans une pièce obscure où une fenêtre donnait vue sur une chambre rectangulaire, bien éclairée, elle.
  
  Gisèle fut placée devant cette fenêtre ; au travers de la vitre, elle aperçut une Javanaise entièrement nue, allongée par terre, ses poignets attachés à un anneau de fer scellé dans le sol. Des bandes de sparadrap collées sur ses yeux l'empêchaient de voir. La malheureuse semblait plongée dans une profonde apathie. Couchée en chien de fusil, la respiration calme, on ne pouvait discerner si elle était éveillée ou si elle dormait.
  
  - Regardez, ordonna Rouhani. Voilà une suspecte qui a fait la mauvaise tête, comme vous. Elle n'est là que depuis une heure. Elle y restera jusqu'à ce qu'elle ait suffisamment médité pour comprendre qu'elle se condamne à mort. Et vous allez voir ce que j'entends par là.
  
  Mais son interlocutrice ne l'écoutait qu'à demi, sachant qu'on voulait l'influencer par le spectacle d'une horreur quelconque. Elle mobilisait son énergie mentale pour mesurer par avance les conséquences de ce que, tôt ou tard, elle finirait par divulguer.
  
  Une sonnerie stridente la fit tressaillir des pieds à la tête. Ce signal tira de sa torpeur la femme qui gisait dans la pièce contiguë : elle commença à s'agiter, à se contorsionner en gémissant. Une porte s'ouvrit, et un homme fut projeté à l'intérieur du local. Un type loqueteux, barbu, d'une grande maigreur. Ses yeux papillotèrent dans sa face hébétée. Puis son regard tomba sur la captive. Abasourdi, envahi par une vague de salacité, il craignait visiblement un piège. Au bout d'une minute, cependant, son désir prit le pas sur son anxiété. Cette femme aveuglée, attachée, pouvait devenir sa proie.
  
  Rouhani expliqua, ricanant :
  
  - On promet une récompense aux inculpés qui coopèrent avec nous. Celui-là va bénéficier d'une faveur.
  
  Gisèle Stephan voulut détourner la tête, mais un des infirmiers lui tint le menton afin de l'en empêcher.
  
  Le prisonnier, cédant soudain à son instinct, se jeta sur la Javanaise. En dépit des soubresauts de celle-ci, il la plaqua sur le dos. Passant ensuite un bras sous le creux du genou de sa victime, il lui releva de force la cuisse droite pour mettre fin à ses tentatives d'obstruction. D'un élan, il s'empara d'elle, fébrile, avec la volonté féroce de l'outrager le plus loin possible. Y étant parvenu, il donna libre cours à la lubricité malgré les protestations aiguës de la femme.
  
  Rouhani spécifia, cynique :
  
  - Il en vient un autre tous les quarts d'heure, à chaque coup de sonnerie. Il y en a de tous les genres : des jeunes et des vieux, parfois des dépravés assez cruels, pressés de satisfaire leurs vices. Nous n'intervenons jamais.
  
  Le malandrin continuait à besogner bestialement l'esclave offerte à sa frénésie. Elle avait cessé de crier et de se défendre, recevait avec une morne passivité les violences de son agresseur. Qu'elle eût les yeux bandés ajoutait à son martyre, car elle se doutait que ces assauts successifs étaient perpétrés par des individus repoussants.
  
  L'homme, cramponné au corps velouté qu'il fécondait en abondance, s'abîma enfin dans une longue extase.
  
  Rouhani dit alors d'une voix enrouée :
  
  - Voilà ce qui vous attend. A terme, ce châtiment devient fatal : c'est la mort par hémorragies, par épuisement. Mais, en général, le temps de méditation qui sépare deux étreintes incite les détenues à sortir de leur mutisme. Voulez-vous en faire l'expérience ?
  
  Gisèle, pâle, nauséeuse, aurait affronté courageusement une exécution par fusillade ou par pendaison, mais la perspective d'une fin aussi abominable, périodiquement ponctuée par de sinistres viols, eut raison de sa résistance. Une fraction de seconde, elle se demanda si Béatrice, incapable de révéler quoi que ce soit, avait connu cette horrible épreuve.
  
  - Je vais tout vous dire, chuchota-t-elle.
  
  - Bien ! Partons ! s'exclama Rouhani, rasséréné. Je savais que vous deviendriez raisonnable.
  
  Il ouvrit la marche et se dirigea vers la sortie du sous-sol.
  
  L'un des gardiens de la jeune femme, probablement émoustillé par ce qu'il venait de voir, profita de la circonstance pour lui décerner par-derrière une caresse sournoise sous sa jupe. Elle eut un haut-le-corps indigné, mais le Malais la contraignit à avancer, secondé par son acolyte, et il ne cessa de la tripoter jusqu'à ce qu'ils eurent atteint le haut de l'escalier.
  
  Lorsque le quatuor eut pénétré dans le cabinet d'interrogatoire, Rouhani s'assit au bureau et se disposa à recueillir la déposition.
  
  - Alors, enchaîna-t-il en s'épongeant d'une main. Où se situent les autres centres d'agitation communistes ? Vous pouvez vous asseoir.
  
  Gisèle Stephan, les jambes coupées, s'affala sur la chaise. Elle s'humecta les lèvres, murmura :
  
  - A Makassar, à Singkep, à Medan..
  
  - Est-ce tout ?
  
  - Avec Surabaya, oui.
  
  - Comme par hasard, ce sont là des points stratégiques, remarqua Rouhani. Des bases dont des révolutionnaires devraient se rendre maîtres en cas d'insurrection. Qui sont les correspondants de Munawir Sadli dans ces régions de l'archipel ?
  
  La jeune femme eut soudain une défaillance de mémoire. Elle se pétrit le front, effleurée par la crainte de ne plus être capable de retrouver les noms. Et d'être réexpédiée en bas, pour de bon, faute de pouvoir les citer. Déjà, Rouhani arborait un masque durci.
  
  - Dépêchez-vous, je n'ai plus de temps à perdre, gronda-t-il.
  
  Au prix d'un effort terrible, Gisèle Stephan se remémora l'un des noms.
  
  - A Singkep (Localité du petit archipel des Lingga, devant la sortie du détroit de Malacca, lequel sépare la Malaisie de Singapour et de la côte nord de Sumatra), le délégué s'appelle Vahidi... Il est employé à l'aérodrome.
  
  - Bon. Les autres ?
  
  - A Medan, c'est... Je crois... un certain Jusuf, ouvrier dans l'industrie du tabac, à l'usine Kretek (Cigarette très populaire produite par une manufacture nationalisée). Pour Macassar, le chef de cellule est Salchian, le secrétaire du syndicat des dockers.
  
  Le commandant, congestionné, releva la tête.
  
  - Quoi ? Un communiste s'est infiltré à ce poste ? aboya-t-il, submergé de colère.
  
  - Je vous dis ce que je sais, marmonna la prisonnière, fataliste.
  
  Elle avait prévu cette réaction : les syndicats, étroitement contrôlés par le régime, ne pouvaient avoir d'autre couleur politique que celle du parti majoritaire, le Golkar.
  
  Rouhani, reprenait, moins acerbe :
  
  - Ce n'est pas vous que j'en rends responsable ! Je pense à l'incurie des services de sécurité des Îles Célèbes. Des sanctions vont pleuvoir, je vous en réponds. Continuons : comment entriez-vous en possession des documents à transmettre ? Étaient-ils placés dans une cache ? Vous les livrait-on par porteur
  
  - Cela variait d'un endroit à l'autre.
  
  - Procédons par ordre : à Singkep ? Je présume que vous rencontriez personnellement ce Vahidi sur l'aérodome ?
  
  - Oui... Il me passait les renseignements juste avant mon décollage.
  
  - Décrivez-moi l'homme.
  
  Gisèle s'exécuta. Consciente d'avoir franchi le point de non-retour, elle parla longuement, docilement. Elle fournit à Rouhani tous les détails qu'il lui demandait, éprouvant une sorte de délivrance à divulguer tout ce qu'elle avait réussi à dissimuler au cours de sa captivité.
  
  Rouhani notait sans relâche, à la fois satisfait de sa victoire et surpris par l'ampleur de cette organisation clandestine. Ce dossier-là lui vaudrait de l'avancement, sans l'ombre d'un doute.
  
  Au bout d'une heure, le commandant bougonna :
  
  - Compte tenu de votre bonne volonté, je vous accorde la faveur de bénéficier de meilleures conditions de détention. Pour vous, plus de caveau d'isolement. Je vais vous faire placer dans une cellule individuelle où vous recevrez la nourriture des hospitalisés.
  
  Il donna des instructions à ses auxiliaires, et ceux-ci emmenèrent une fois de plus leur pitoyable prisonnière.
  
  Resté seul, Rouhani se frotta les mains. Puis il rangea ses papiers dans sa serviette et se mit en quête du docteur Wharda. Il joignit ce dernier dans un laboratoire de pharmacologie où Wharda préparait lui-même certains médicaments.
  
  - Je tenais à vous dire que l'enquête préliminaire est virtuellement close, annonça le commandant. Le traitement D.D.D. a pleinement fait ses preuves : sans coups ni blessures, par une pression psychologique de plus en plus intense, j'ai obtenu ce que je voulais. Pour un des inculpés seulement, j'ai dû aller jusqu'à l'électrochoc.
  
  Wharda, qui versait le contenu d'une éprouvette dans une autre, prononça sans le regarder :
  
  - La véritable torture est toujours psychologique, souligna-t-il. Les brutalités et les sévices corporels ne sont que des moyens relativement barbares, et superflus, pour engendrer la terreur du sujet. En définitive, c'est la terreur qui brise la force de caractère, quelle que soit la façon dont on l'a provoquée. Dans ce domaine, les Russes et les Chinois ont montré la voie.
  
  - Oui, approuva Rouhani, pensif. Biderman et son équipe ont eu le mérite d'étudier scientifiquement l'efficacité des épreuves infligées aux accusés (A. D. Biderman, travaillant en collaboration avec d'autres psychiatres aux États-Unis, a « codifié n les traitements de « lavage de cerveau " auxquels avaient été soumis des prisonniers de guerre américains capturés par les Chinois en Corée. Leur état physique après leur libération, ainsi que leurs témoignages, lui ont permis de dresser un s Tableau des Coercitions » ou « Schéma D.D.D. P. »).
  
  Dependency, Debility and Dread : l'entretien constant d'un état de dépendance, de débilité physique et d'angoisse. On ne pouvait mieux résumer la méthode. Je dois bien constater qu'elle est infaillible.
  
  - Et elle ne laisse pas de traces visibles, renchérit Wharda. Ceci est très important. Des blessures, des cicatrices ou des mutilations peuvent valoir ultérieurement de graves ennuis aux interrogateurs, tandis que le délabrement de l'organisme d'un accusé peut être attribué à une faiblesse native, et non à la technique du magistrat instructeur. Personne ne peut prouver la férocité de ce dernier. En ces temps où on insiste un peu trop sur le respect des Droits de l'Homme, cela compte.
  
  Rouhani, convaincu, approuva derechef.
  
  - Oui, c'est extrêmement important car, au travers des sanctions qu'on réclame contre un enquêteur, on attaque en réalité le régime et l'État, conclut-il. Or ceux-ci doivent bien se défendre contre leurs ennemis, terroristes, maquisards ou espions. L'ordre et la sécurité doivent régner à tout prix. Maintenant, je vais m'occuper de régler leur compte aux affiliés de ce réseau soviétique.
  
  
  
  
  
  André Fondane errait dans le secteur des cales sèches et des chantiers de réparation du port de Surabaya. Ce sont toujours les questions de détail qui exigent les pérégrinations les plus fastidieuses : s'il avait possédé un signalement précis de Thojib Martojo, il n'aurait pas dû déambuler en fin d'après-midi le long de ces quais et de ces docks.
  
  Déjà, il s'était renseigné à deux reprises auprès de chefs d'équipe travaillant aux bassins de radoub et ne s'était attiré que des mimiques d'ignorance. Martojo ? Inconnu.
  
  Des camions et des semi-remorques circulaient, laissant traîner derrière eux de fortes odeurs d'essence qui ne se dissipaient pas dans cette atmosphère chaude et humide. Fondane se dit qu'il n'aurait pas mal fait de se payer un cyclomoteur, plutôt que d'arpenter à pied ces routes défoncées reliant les diverses parties des installations portuaires. Sur une carte, ça n'avait l'air de rien, mais sur place...
  
  Il aboutit à un chantier où un cargo de petit tonnage, reposant sur un berceau, atteignait le stade final de sa construction. Des soudeurs à l'arc protégés par des masques, environnés par le vacarme infernal des riveteuses, produisaient des éclairs bleutés d'une brillance insoutenable.
  
  Au pied d'une des passerelles d'accès, il y avait un cagibi en planches devant lequel stationnait un gardien, un type entre deux âges coiffé d'une casquette de toile à longue visière, modèle américain.
  
  Dévisageant l'Européen, il l'apostropha en anglais :
  
  - Il est interdit de monter à bord sans autorisation. Que voulez-vous ?
  
  - J'aurais aimé parler à un ingénieur. Je cherche un ouvrier appelé Martojo ! clama Fondane pour couvrir le bruit.
  
  - Thojib Martojo ? s'enquit l'autre en clignant des yeux.
  
  - Oui, c'est ça !
  
  - Vous tombez bien, c'est moi ! Qu'y a-t-il pour votre service ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Pantois, Fondane ne fut pas long à se ressaisir, bien que cette confrontation directe avec l'intéressé n'eût pas été prévue au programme.
  
  - Ah, c'est vous ? fit-il, apparemment décontracté, mais sans trop savoir quoi dire. On m'a appris que vous cherchiez un meilleur job...
  
  - On cherche toujours un meilleur job ! riposta l'autre, enjoué.
  
  - Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de vous parler après la fin de votre travail? Ici, il y a trop de vacarme !
  
  - Je ne termine qu'à 8 heures du soir !
  
  - Ça ne fait rien ! Où pourrais-je vous rencontrer ?
  
  Fondane vit changer le visage de son interlocuteur. Ce dernier regardait dans: la direction des hangars. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Fondane aperçut une voiture décapotable qui approchait à faible allure, en cahotant.
  
  Martojo lança :
  
  - Revenez plus tard, Mister ! Je vais devoir m'occuper de ces gens qui arrivent !
  
  La réponse du surveillant ne parut pas très normale à Fondane. Il eut une vague intuition que quelque chose ne tournait pas rond.
  
  - Allons, ne restez pas là! s'écria Martojo, impatient, ses traits s'imprégnant d'hostilité.
  
  La voiture s'était arrêtée à cinq ou six mètres du cagibi ; deux hommes en descendaient avec nonchalance. Le fracas des riveteuses dissuada Fondane de prendre congé du Javanais. Il fit demi-tour, croisa les inconnus. Ceux-ci ne lui prêtèrent aucune attention. Ils marchèrent délibérément vers Martojo, auquel l'un d'eux adressa la parole.
  
  Fondane, supposant qu'ils étaient des employés de la firme de construction navale, détourna la tète.
  
  Malgré le bruit des marteaux pneumatiques, il entendit l'éclatement de deux coups de feu. Les arrivants titubèrent sur place, s'effondrèrent à moins d'un mètre de Martojo. Ce dernier tenait dans son poing un revolver à canon court. Il tira une troisième fois, visant l'individu qui, resté au volant de la voiture, s'échinait à mettre pied à terre. Atteint en pleine poitrine, le conducteur dégringola sur le sol sans avoir pu achever son geste de dégainer.
  
  Martojo, les mâchoires serrées, fonça vers la voiture, s'installa à la place du chauffeur. Fondane réalisa que le Javanais allait, après ce triple meurtre, lui échapper à tout jamais. Impulsivement, il bondit à son tour vers le véhicule alors que ce dernier s'ébranlait avec un formidable grondement de moteur, s'assit d'autorité à côté de Martojo. Celui-ci, absorbé par la manœuvre qu'il devait effectuer pour décrire en catastrophe un virage en épingle à cheveux, garda les yeux fixés droit devant lui, mais lorsque la bagnole fila en trombe vers la sortie des docks, il proféra :
  
  - Vous êtes fou ! Vous ne pouvez pas rester avec moi !
  
  - Si! Il le faut ! rétorqua Fondane. Je pourrai vous aider !
  
  - Je n'ai pas besoin d'aide !
  
  - Je vous garantis que oui! Ces types étaient des flics, hein ?
  
  Martojo lui décerna un regard oblique avant de contourner sur les chapeaux de roue l'angle d'un entrepôt.
  
  - Qui êtes-vous ? D'où sortez-vous ? questionna-t-il d'un ton hargneux.
  
  - Je vous expliquerai ça plus tard ! L'essentiel, c'est de vous planquer avant que la police soit alertée !
  
  - J'y parviendrai sans vous, Mister ! Quand je freinerai au coin d'une rue, dans le quartier du port, vous foutrez le camp !
  
  - Mais il faut que je vous parle! tonna Fondane, paniqué à l'idée de perdre la trace du seul individu qui pouvait jeter une lueur sur le mystère de l'arrestation de Gisèle Stephan.
  
  Retirant une main du volant, Martojo la plongea dans sa poche et braqua son arme de côté.
  
  - Si vous ne partez pas, je vous descends aussi, prévint-il, déterminé. Préparez-vous à sauter.
  
  La rage au ventre, Fondane se cassa la tête pour éviter d'être éjecté de la voiture, vivant ou mort. Mais ils parvenaient déjà dans un secteur plus populeux, où un accident ou une bagarre tourneraient à l'avantage du Javanais.
  
  - Attention, grinça celui-ci. Ce sera votre unique chance.
  
  Il leva le pied de l'accélérateur, l'appuya sur la pédale de frein. Il n'y avait rien à faire. Dans l'état de surexcitation où se trouvait Martojo, il n'hésiterait pas à presser la détente.
  
  Fondane ouvrit la portière.
  
  - Contactez-moi quand cela vous arrangera, à l'Oranje hotel. C'est très important, déclara-t-il. Je m'appelle Fondane.
  
  Puis il posa les pieds sur le sol et referma.
  
  Martojo embraya brutalement, fit fonctionner son avertisseur pour écarter les passants, s'élança comme une flèche. Fondane suivit la voiture des yeux, le cerveau enfiévré, malade de dépit.
  
  Un qui allait le féliciter, c'était Coplan !
  
  Mais, réfléchissant à toute vitesse, Fondane eut une brusque inspiration. Tout n'était peut-être pas perdu !
  
  A condition de trouver un taxi dans les secondes suivantes. Il se mit en marche tout en explorant du regard les environs, talonné par l'espoir de minimiser son échec. Nimbé de transpiration, il se dirigea vers une artère plus large visible au loin.
  
  Le crépuscule tombait très vite.
  
  Si le contre-espionnage indonésien était aux frousses de Martojo, comme l'avait redouté Francis, les difficultés qu'ils avaient à vaincre risquaient de devenir insurmontables.
  
  Fondane faillit ne pas voir un taxi qui le dépassait. Il courut en le hélant, fut entendu par le chauffeur.
  
  - Pasar Besant haleta Fondane en se jetant à l'intérieur de la voiture. Deux cents roupies de plus si vous roulez à tombeau ouvert !
  
  Le Javanais acquiesça calmement, mais il démarra comme une fusée. Il l'aurait d'ailleurs fait sans la gratification promise : c'était son style.
  
  Rasant d'autres véhicules, frôlant d'innombrables piétons, se comportant en véritable danger public, le type faisait hurler ses pneus à chaque tournant. Si bien qu'il atteignit en moins de dix minutes un quartier périphérique traversé par un canal, et il stoppa brusquement à l'angle de deux voies en montrant de la tête une rue bordée de maisons délabrées à un étage :
  
  - Pasar Besar.
  
  Fondane lui fourra des billets dans la main, s'évada et, tout en avançant, il scruta l'obscurité naissante. Au bout d'une cinquantaine de mètres, il distingua la haute stature de Coplan, lequel était en train de discuter avec un camelot vendeur de montres japonaises.
  
  - Laissez tomber, marmonna-t-il, pressant. Il y a du drame dans l'air. Où est Jean ?
  
  Coplan le considéra de biais.
  
  - Il se balade dans le secteur... As-tu repéré notre client ?
  
  - Mieux que ça, je lui ai parlé. Venez.
  
  Francis mit sèchement un terme aux sollicitations du camelot et suivit son ami. Fondane débita :
  
  Notre bonhomme a froidement abattu trois inspecteurs sous mes yeux, au port, il n'y a pas vingt minutes, et il s'est défilé dans leur bagnole. Alors, de deux choses l'une : ou bien il fonce vers une planque, et nous ne le reverrons plus. Ou bien il va laisser la voiture quelque part, pour brouiller sa piste, et rappliquer ici avant de s'évanouir dans la nature.
  
  Coplan se figea.
  
  - Crénom, murmura-t-il, tendu. Nous venions de nous apercevoir que sa maison est tenue à l’œil. C'était pour m'en assurer que je bavardais avec ce marchand de montres.
  
  - Allons bon. râla Fondane. Les flics vont lui tomber sur le dos dès qu'il apparaîtra. Nous sommes marron
  
  - Pas sûr, décréta Francis. Il est comment, ton type ?
  
  - Assez grand, maigre, chemise et pantalon kaki, coiffé d'une casquette de joueur de base-ball. Et il trimbale dans sa poche un revolver contenant encore trois cartouches.
  
  Coplan, promenant les yeux sur les environs, supputa :
  
  - S'il s'amène pour prévenir les siens, se munir d'argent ou détruire des papiers, il ne peut arriver chez lui qu'en venant d'un des deux coins de rue. On va tâcher de l'intercepter en se postant dans les transversales. File à l'autre bout, moi je fais demi-tour.
  
  - Et Jean ?
  
  - Si tu le vois, dis-lui de rester en seconde position, quoi qu'il advienne.
  
  - Mais jusque quand allons-nous glander ? Supposons que Martojo ne revienne pas ?
  
  Francis consulta sa montre.
  
  - Une demi-heure, pas plus, décida-t-il. Au-delà, il n'osera plus se montrer dans les parages, sachant que la police est à ses trousses.
  
  - Okay, dit Fondane. Mais faites gaffe : il est prêt à tout et il a failli, me flinguer parce que je ne le lâchais pas.
  
  Coplan allait émettre une dernière recommandation quand son collègue, prêt à se séparer de lui, articula entre ses dents
  
  - Misère, le voilà qui arrive.
  
  - Où ça ? fit Coplan, survolté
  
  - Là-bas, à l'autre extrémité. Il va donner tête baissée dans la souricière.
  
  Ils connurent tous deux un bref désarroi. Le sort en était jeté : l'Indonésien venait se fourrer lui-même dans la gueule du loup, sans que rien pût être tenté pour l'en empêcher.
  
  Ils stationnaient à une trentaine de mètres de son domicile. Coplan tira de sa poche son paquet de cigarettes, en alluma une avec lenteur. Mais il trépidait intérieurement, cherchant une solution.
  
  - Changeons de trottoir et rapprochons-nous, enjoignit-il.
  
  Fondane, les tripes nouées, lui emboîta le pas sans discerner les raisons qui le faisaient agir. Surgissant d'un seuil de porte derrière Martojo, une silhouette se propulsa, cravata le Javanais. Celui-ci agrippa un bras de son agresseur et le tira en avant tout en s'inclinant à angle droit. Avec la promptitude et l'adresse d'un judoka bien entraîné, il réussit à le projeter au sol, mais s'avisa alors que deux autres individus, venant du trottoir d'en face, se ruaient vers lui.
  
  Comme au port, il n'hésita pas un quart de seconde : son arme cracha à deux reprises, coup sur coup. Puis il logea un projectile dans la tête de l'homme dont il s'était débarrassé, et qui se ramassait en gigotant.
  
  Des cris d'effroi jaillirent de la foule, des gens prirent la fuite dans tous les sens. Martojo, craignant l'attaque d'autres adversaires, pivota sur lui-même et déguerpit au galop dans la direction d'où il venait.
  
  Dans la confusion générale, Coplan s'élança à sa poursuite, personne d'autre ne songeant à prendre en chasse le meurtrier ou jugeant préférable de s'en abstenir.
  
  La plupart des curieux qui n'avaient pas décampé s'agglutinèrent autour des corps baignant dans une mare de sang.
  
  Fondane, pris de court par le démarrage foudroyant de Francis, cavala sur ses traces à toute allure, bousculant et renversant les imprudents qui lui barraient le passage.
  
  Le bruit des détonations attirait des promeneurs des environs. Quand Martojo eut bifurqué dans la voie transversale, il ralentit subitement et se retourna. Un Européen débouchant à l'angle de la rue arrivait en trombe. Martojo, partagé entre l'envie de reprendre sa course et la nécessité de se défendre contre un danger imminent, étreignit la crosse du revolver enfoui dans sa poche.
  
  Coplan, tout en fonçant vers le Javanais, lui cria
  
  - Continuez ! Je vous couvre !
  
  Interloqué, Martojo n'en crut pas ses oreilles. Parvenant à sa hauteur, Francis insista sourdement :
  
  - Débinez-vous. Je sais que votre revolver est vide. Nous assurons votre protection.
  
  Fondane apparaissait à son tour dans le champ de vision de Martojo. Renonçant à comprendre, mais soulagé de n'avoir pas à se battre, le surveillant se faufila entre les piétons, atteignit une vieille camionnette grise en stationnement le long du canal, s'y introduisit.
  
  Coplan ouvrit l'autre portière et s'assit à côté de Martojo. Alors que celui-ci éprouvait quelque difficulté à faire démarrer le moteur, Fondane les rejoignit, hors d'haleine.
  
  - Qu'est-ce que je fais ? s'enquit-il. Je monte avec vous ?
  
  - Non, dit Francis par la fenêtre ouverte. Récupère Jean et attendez-moi à l'hôtel.
  
  La camionnette démarra avec des secousses. La sirène d'une voiture de police hulula dans le lointain.
  
  Martojo écrasa l'accélérateur. Après plusieurs méandres, il mit le cap sur la sortie sud de la ville. Lorsqu'il fut parvenu dans la banlieue, il desserra les dents.
  
  - Français, questionna-t-il, édifié par le dialogue qu'il avait entendu.
  
  - Oui, dit Coplan, laconique.
  
  - Pourquoi vous souciez-vous de moi, votre copain et vous ?
  
  - Parce que nous avons besoin de vous, et que nous ne tenions pas à ce que vous soyez coffré par le Kopkamtib. Possédez-vous un refuge tout à fait sûr ?
  
  Martojo acquiesça.
  
  - Assez loin d'ici, prévint-il. Vous ne préférez pas que je vous débarque ? Je vous contacterai un autre jour à l'Oranje Hotel, comme l'avait proposé votre ami.
  
  - Non, nous n'avons pas le temps. Je me débrouillerai pour revenir à Surabaya.
  
  Un panneau indicateur aperçu dans la lumière des phares révéla à Coplan que la camionnette empruntait la route de Bangil. La région devenait plus vallonnée.
  
  Martojo, pilotant sa guimbarde à une allure plus modérée, demanda :
  
  - Pourquoi avez-vous besoin de moi ?
  
  - Prawiro, spécifia Francis. Que lui est-il arrivé, au juste ? Le conducteur plissa les lèvres, l'air maussade.
  
  - Un triste accident, répondit-il. Il a été fauché par une voiture.
  
  - Oui, je sais. Vous étiez en bons termes, lui et vous. Cette mort subite ne vous a pas semblé bizarre ?
  
  - Hum... Oui et non. Des gens se font écraser tous les jours.
  
  - Généralement, le responsable ne s'enfuit pas.
  
  - Ici, oui. Chaque fois que c'est possible. C'est très rare qu'on retrouve un chauffard. Prawiro devait être distrait.
  
  Coplan s'aventurait sur un terrain semé d'embûches, il en avait pleinement conscience. Subodorer quand un Oriental ment ou quand il dit la vérité met à rude épreuve la perspicacité d'un Européen.
  
  Martojo, retors et dangereux, participait à l'action clandestine des sections communistes regroupées, collectait des renseignements de valeur dont beaucoup avaient fini par échouer sur le bureau du Vieux, à Paris, via Prawiro, Gisèle et Micheaux.
  
  Détournés, en quelque sorte.
  
  Francis reprit :
  
  - Savez-vous ce que Prawiro avait fait, ce jour-là, avant son accident ? Le Javanais secoua la tête.
  
  - Je ne l'avais pas vu depuis plusieurs jours.
  
  - Selon vous, quelqu'un avait-il un motif suffisamment grave pour le supprimer ?
  
  Un silence régna pendant quelques secondes. Martojo, haussant les épaules, avança :
  
  - Les Américains... Les Japonais... Ou vous, peut-être.
  
  - Nous ? s'étonna Coplan. Pourquoi dites-vous ça ?
  
  - Parce que vous n'avez pas intérêt à ce qu'une révolution renverse le pouvoir actuel. Prawiro était un agent très actif. Ce n'est pas le premier militant qui disparaît dans des conditions mystérieuses, vous savez.
  
  Coplan réfléchit. Les Américains ou les Japonais ?
  
  De fait, le coup aurait pu venir de là. Dans ce sud-est asiatique où une rivalité féroce met aux prises les grandes puissances industrielles, l'élimination d'une a antenne » d'un concurrent lui inflige toujours un revers cuisant. Une hypothèse à creuser.
  
  Francis déclara :
  
  - Si nous avions liquidé Prawiro, je ne serais pas en train de discuter avec vous. Nous vous aurions livré à la police tout à l'heure. Donc, ôtez-vous ça de l'esprit.
  
  La camionnette gravissait une côte, sur une route bordée d'arbres énormes, au sein d'une profonde obscurité. Seuls de rares véhicules venant en sens inverse apparaissaient de loin en loin dans la nuit.
  
  Avec retard, le Javanais reconnut :
  
  - Oui, j'ai compris que vous n'étiez pas un ennemi, même si votre gouvernement aide la clique de corrompus qui dirigent les affaires de mon pays. Je parlais d'une façon générale : tous les capitalistes ont applaudi quand l'insurrection du P.K.I. a été noyée dans le sang, en 1965. Et ils feront le maximum pour empêcher que le Parti redevienne capable de s'emparer du pouvoir (P.K.I. Parti communiste indonésien pro-chinois).
  
  - Mais les Chinois? dit Coplan. Ont-ils renoncé complètement à vous fournir des cadres, des armes et des munitions pour renverser le régime ?
  
  Dans l'ombre, les traits de Martojo frémirent imperceptiblement.
  
  - Insinueriez-vous que Prawiro a pu être éliminé par des Chinois ?
  
  - Cela ne me paraît pas impossible. Pékin doit voir d'un très mauvais œil que beaucoup de ses anciens partisans se rangent sous la bannière soviétique. Ce qui est votre cas, si je ne me trompe ?
  
  Son interlocuteur bougonna, mécontent :
  
  - Pour nous, seul compte l'établissement du communisme. Peu nous importe que la Chine veuille échapper à l'encerclement, ou que l'U.R.S.S. essaie de le réaliser. Nous nous appuyons sur ceux qui favorisent la prise des leviers de commande par les masses laborieuses.
  
  - Bref, vous êtes des réalistes, émit Coplan. L'antagonisme de vos parrains ne vous gêne pas. Mais eux, tolèrent-ils que vous naviguiez entre deux eaux, au détriment de leurs objectifs planétaires ?
  
  - Où voulez-vous en venir? questionna Martojo avec une pointe d'acrimonie et de méfiance.
  
  - A Prawiro, affirma Francis, imperturbable. Je dois éclaircir ce problème. Sa fin brutale me fait penser à un citron dont on se débarrasse après l'avoir pressé. N'êtes-vous pas de mon avis ?
  
  - Qu'entendez-vous par là, exactement ?
  
  - Que cet homme a pu être manipulé, et qu'on a mis fin à sa carrière quand il a cessé d'être utile. Ne trouvez-vous pas curieux que la police de Sécurité ait été mise sur vos traces peu de temps après sa mort ?
  
  Martojo ne répondant pas, Coplan poursuivit :
  
  - Vous y avez songé, ne me dites pas le contraire ! Vous étiez armé, et vous avez tiré sans la moindre hésitation quand on a voulu vous appréhender. Donc, vous vous y attendiez. Pourquoi ?
  
  A nouveau, un silence se prolongea.
  
  Le visage du Javanais gardait une immobilité de pierre. Enfin, il prononça :
  
  - Nous sommes toujours sur le qui-vive. Le moindre signe nous met sur nos gardes, et la mort de mon camarade Prawiro en était un.
  
  Puis, changeant de ton :
  
  - Écoutez : comme vous, j'aimerais savoir à quoi m'en tenir, mais je n'ai aucun indice. D'autre part, je n'ai pas le droit de vous emmener où je vais, ni le moyen de vous obliger à descendre de cette camionnette. Alors, que suggérez-vous ?
  
  - Laissez-moi vous accompagner. Je suis persuadé qu'une conversation plus longue nous permettra d'élucider certains points. Vous n'aurez qu'à me bander les yeux au moment voulu, pour que je ne sache pas où vous me conduisez.
  
  Un mince sourire pinça la bouche de Martojo.
  
  - Et si j'en profitais pour vous matraquer ensuite, et vous abandonner n'importe où ?
  
  Pourquoi le feriez-vous ? Qu'avez-vous à redouter de ma part ?
  
  - Oui, c'est vrai, convint l'autre de bonne grâce. Vous ne représentez pas une menace pour moi. Le Kopkamtib, voilà le vrai danger. Ça m'a fait du bien de descendre quelques-uns de ces fumiers. Jamais je ne me laisserai capturer vivant : ils auraient trop de plaisir à me faire crever à petit feu.
  
  La camionnette parcourut encore deux ou trois kilomètres sans que des phrases fussent échangées. Elle ralentit ensuite en serrant sur la droite, s'immobilisa.
  
  Martojo se tourna vers son passager.
  
  - Nous allons arriver à la croisée des chemins. Il faut que je vous masque la vue.
  
  - Bon. Allez-y.
  
  Le Javanais n'avait sous la main qu'un chiffon graisseux, puant l'essence, qu'il retira de la boîte à gants.
  
  - Je n'ai rien d'autre, s'excusa-t-il. Et il vaudrait mieux que vous ne l'enleviez pas avant qu'on vous y invite.
  
  - D'accord.
  
  Coplan se prêta à l'opération, puis le véhicule repartit. Bientôt, il emprunta une route cabossée, tapissée de racines, qui secoua rudement ses occupants.
  
  Francis, livré à ses réflexions, mesura le côté aléatoire de sa démarche. En définitive, rien ne prouvait indiscutablement l'existence d'un lien entre le naufrage du réseau français et la disparition inopinée du marchand de transistors de Petjinan Kulon. La corrélation aurait été plus plausible si Prawiro avait été coincé par la police avant ou après la jeune femme. Lequel des deux avait commis l'erreur initiale ? Et quelle erreur ?
  
  Martojo devait s'interroger aussi sur les éventualités mentionnées par le Français, car il n'ouvrit plus la bouche jusqu'au terme du parcours. Enfin, après un dernier virage, la camionnette stoppa.
  
  A peine le bruit du moteur se fût-il éteint que des voix retentirent. Martojo répondit dans son dialecte et se lança dans une série d'explications, la présence d'un étranger paraissant troubler ses compatriotes. Certains d'entre eux récriminèrent âprement. Il en résulta un concert de désapprobations que couvrit soudain une phrase articulée sur un ton autoritaire par Martojo.
  
  Alors, comme par enchantement, le calme se rétablit.
  
  Puis le Javanais dit à Francis
  
  - Vous pouvez retirer votre bandeau.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Çà et là, des lumignons aux lueurs vacillantes dispensaient un peu de clarté. Des gens dont Coplan ne distinguait que la silhouette entouraient la camionnette dont il venait de descendre. Au-delà d'un espace découvert, des maisons d'apparence fragile, montées sur pilotis, construites de bric et de broc avec des vieilles planches et de la tôle ondulée, formaient un hameau d'apparence misérable, encerclé par la forêt.
  
  Il y avait là des hommes, des femmes et des enfants, qui contemplaient Francis comme une bête curieuse. A croire qu'ils n'avaient jamais vu un Blanc ! Supposition absurde, évidemment.
  
  - Venez, dit Martojo, l'air ennuyé. Je vous avais prévenu : je n'aurais pas dû vous amener ici. Ils craignent que vous soyez un espion.
  
  Francis le suivit entre deux haies de badauds, remarqua les faces vindicatives des hommes. Pourtant, Martojo avait dû les tranquilliser...
  
  Sur les pas de son cicerone, Coplan escalada les marches d'escalier plutôt branlantes d'une des demeures, pénétra dans la pièce commune.
  
  Martojo parla d'une façon saccadée à l'un des habitants, un vieil homme édenté, à la poitrine creuse. Le dialogue fut assez long. Puis le vieux s'en alla.
  
  - Asseyez-vous, offrit Martojo en désignant les nattes étalées sur Ie plancher. On va nous apporter du riz et du thé. Je dois avouer que je suis fourbu.
  
  — Une rude journée pour vous, admit Francis en fléchissant des jambes pour s'installer en tailleur, comme son hôte. Au fond, à deux reprises, vous l'avez échappé belle.
  
  L'Indonésien hocha la tête.
  
  - Ces crapules de la Sécurité ont tellement l'habitude d'inspirer la terreur qu'elles n'imaginent pas qu'on puisse leur résister, ricana-t-il. C'est ce qui m'a sauvé. Revenons-en à Prawiro... Vous croyez sérieusement qu'il aurait pu être éliminé par des agents de Pékin ?
  
  - Ce n'est qu'une supposition parmi d'autres, mais elle me paraît assez crédible, effectivement. Votre ami avait-il adhéré au P.K.I., à l'époque de Soekarno
  
  Martojo approuva de la tête.
  
  - N'aurait-il pas joué sur les deux tableaux ? reprit Coplan. Il a péri comme finissent souvent les agents doubles. N'avez-vous jamais rien décelé d'équivoque dans ses propos ou dans sa façon d'être ?
  
  Le détachement apparent de Francis ne pouvait laisser deviner à son interlocuteur que ces questions camouflaient des chausse-trapes. De même, le faciès impénétrable de l'Asiatique, dans la pénombre, dissimulait parfaitement ses sentiments profonds.
  
  - Je ne sais pas, émit-il. Bien sûr, les renseignements que nous fournissons aux Russes en échange d'une aide matérielle peuvent aussi intéresser les Chinois. Mais si Prawiro vendait des informations à ceux-ci, ce seraient plutôt les Soviétiques qui auraient, dû l'éliminer.
  
  Le raisonnement semblait inattaquable.
  
  - Oui, dit Coplan. Êtes-vous certain qu'ils ne l'ont pas fait ?
  
  Une femme vêtue d'un sarong entra dans la pièce : elle déposa par terre un plateau garni de deux bols de riz fumant, de baguettes, de deux gobelets et d'une théière. Elle s'inclina avant de ressortir.
  
  Martojo enchaîna :
  
  - Oui. De cela, je suis certain. On m'aurait averti. Mangez, je vous prie.
  
  Le riz, parfumé au curry, contenait des parcelles de viande et des petits bouts de légumes. Les deux convives en prélevèrent plusieurs bouchées, puis le Javanais articula posément
  
  - Il y a autre chose que vous ne m'avez pas encore dite, Mister. Pourquoi Prawiro vous intéresse-t-il ?
  
  Francis continua de mastiquer. Le jeu de poker atteignait sa phase cruciale. A présent, bluff ou cartes sur table ?
  
  - Parce que Prawiro était un agent double, affirma Coplan. Ou triple... Maintenant qu'il est mort, je peux vous le dévoiler : il nous fournissait des renseignements économiques.
  
  - Je vois, dit le Javanais, songeur. Et c'est ce qui vous a conduit à me contacter ?
  
  - Précisément.
  
  Un silence plana. Le calme était revenu dans le Kampung. A l'extérieur, des bavardages se déroulaient sur un ton normal.
  
  Martojo s'informa :
  
  - Espériez-vous que je pourrais remplacer Prawiro?
  
  - Non. Mais nous pourrions étudier cela plus tard, quand je saurai s'il a été assassiné ou non.
  
  - Je crains que vous ne l'appreniez jamais, Mister, émit l'autre d'une voix désabusée. Nous ne...
  
  Il dressa l'oreille. Au loin, la faible pétarade d'une moto s'amplifiait graduellement. Elle grandit encore, se rapprocha, mourut finalement à quelques dizaines de mètres de la maison. Alors, les propos des habitants du lieu redevinrent plus animés.
  
  Martojo, hermétique, abandonna ses baguettes dans son bol et se leva.
  
  - Excusez-moi, dit-il. Mangez à votre aise. Je vais revenir dans quelques minutes.
  
  Il venait de sortir de la pièce lorsque le vieillard édenté réapparut. Sans mot dire, ce dernier s'assit dans un coin, les mains sur ses chevilles, et regarda Coplan.
  
  Qui continua à engloutir son riz. En tâchant d'écouter ce qui se passait au-dehors.
  
  Du temps s'écoula. Ayant vidé son bol, Francis se servit du thé. Une vague appréhension naissait en lui, sans raison bien définie. Peut-être simplement parce qu'il se sentait isolé, coupé de toute liaison avec ses collègues.
  
  Le Javanais ne revenait toujours pas.
  
  Coplan, agacé par le regard amorphe que le vieux type posait sur lui en permanence, le dévisagea également. Soudain, songeant que ce débris avait dû vivre sa jeunesse au temps de la colonisation hollandaise, il lui demanda :
  
  - Spreekt U Nederlands ?
  
  Les traits inertes du bonhomme s'éclairèrent.
  
  - Ya, fit-il. Zijt U een Hollander ?
  
  - Neen, maar lk spreek de taal...
  
  Ceci parut faire plaisir au grand-père. Il y avait bien longtemps qu'il ne s'était plus servi de cette langue. A présent, outre leur idiome national, les jeunes apprenaient de préférence l'anglais.
  
  Il entama volontiers une parlote. Après un échange de banalités, Francis demanda à combien de kilomètres de Surabaya se trouvait le village. Vingt-sept, répondit son interlocuteur. Puis combien d'habitants résidaient là. Environ 350.
  
  Coplan préméditait de lui tirer les vers du nez sur d'autres sujets lorsque Martojo réapparut, le masque fermé, le front soucieux.
  
  - On va vous reconduire à Surabaya, prévint l'Indonésien. Une plus longue entrevue ne nous mènerait nulle part.
  
  C'était aussi l'avis de Francis. Cette atmosphère peuplée d'incertitudes ne lui plaisait qu'à demi. Il vida son gobelet avant de se redresser, adressa un salut aimable au vieil homme qui lui avait tenu compagnie, se dirigea vers la porte pour suivre Martojo.
  
  Ils descendirent les marches de bois. Un attroupement s'était formé. Cette fois, il comportait une nette majorité d'hommes, et leurs expressions dénonçaient une animosité encore plus grande qu'auparavant.
  
  Coplan, tout en marchant vers la camionnette, fit mine de ne pas s'en apercevoir. Subitement, il se sentit agrippé de partout. Par réflexe, il tenta de se dégager. Deux de ses agresseurs furent expédiés dans la poussière, mais d'autres lui sautèrent dessus, essayant de lui paralyser bras et jambes.
  
  Alors il se débattit, jouant des coudes, culbutant un adversaire, frappant des pieds et des poings cette meute qui s'acharnait sur lui. Comme un taureau furieux, il se secoua, cogna plus durement, mais en se rendant compte que le nombre croissant de ses assaillants provoquerait inéluctablement sa défaite. Aussi cessa-t-il brusquement de se défendre, en escomptant une intervention de Martojo.
  
  Ce dernier n'avait pas bougé. Quand il constata que le Français, n'opposant plus de résistance, était fermement maintenu par les hommes du village, il articula quelques mots en javanais. En un tournemain, les poignets et les chevilles de Francis furent entravés.
  
  - Qu'est-ce qui vous prend ? gronda le captif à l'adresse de Martojo. Auriez-vous l'intention de me retenir ?
  
  - Ça dépendra de vous, rétorqua l'Indonésien. Quelqu'un veut vous entendre avant que vous partiez.
  
  Puis il baragouina des instructions à ses acolytes. Coplan, soulevé de terre, fut transporté vivement dans une autre maison, à l'extrémité du hameau, et posé sur ses pieds dans une pièce éclairée par une lampe à butane, où se trouvait un Occidental.
  
  Un Blanc d'une quarantaine d'années, au torse puissant, à la tête carrée, avec des traits vulgaires. Il tenait un pistolet. Par terre gisait un casque de motocycliste.
  
  L'inconnu fixa Coplan. Celui-ci sut d'emblée qu'il avait affaire à un Russe la forme du nez, la solidité des maxillaires, la coupe des cheveux. On aurait dit qu'il sortait des rangs des Chœurs de l'Armée Rouge, à la différence près qu'il était mal rasé et qu'il portait un polo à manches courtes.
  
  Ce fut en anglais que ce personnage l'apostropha.
  
  - Ainsi, vous étiez l'employeur de Prawiro, prononça-t-il d'une voix grasse. Qui sont les autres traîtres dont vous payez les services dans ce pays ?
  
  Coplan, les sourcils froncés, se prépara mentalement à faire face à cette nouvelle situation.
  
  - Eh bien ? aboya le costaud, le mufle contracté. Allez-vous me répondre de bon gré, oui ou non ?
  
  Il manipulait ostensiblement son pistolet, comme s'il s'apprêtait à brûler la cervelle du prisonnier si celui-ci décidait de se taire.
  
  Francis persifla
  
  - Vous n'êtes pas naïf au point de croire que je vais vous citer les noms de nos informateurs, quand même ? Posez-moi des questions moins idiotes et cessez de m'impressionner avec votre arme, voulez-vous ?
  
  Plutôt démonté par le sang-froid du détenu, l'inconnu comprit qu'il devait changer de tactique. Il renifla bruyamment, s'essuya le front du revers du bras.
  
  - Vous n'avez pas une notion exacte des risques que vous courez, grommela-t-il. Je peux vous écraser comme une mouche, et personne ne saura ce que vous êtes devenu. C'est ce qui vous attend si vous ne me donnez pas quelques précisions sur le jeu que vous menez.
  
  - Le même que le vôtre, probablement. Vous ne l'avez pas deviné ?
  
  Le type aux gros bras se contint. Il questionna :
  
  - Comment avez-vous pu prévoir que la police allait arrêter Martojo ? Vous l'avez devancée de justesse au port et à son domicile !
  
  - Pure coïncidence, assura Coplan. Et plutôt malencontreuse pour moi, vous l'admettrez.
  
  Martojo assistait à l'interrogatoire, les mains dans les poches, énigmatique.
  
  Le Russe semblait aux prises avec un problême. Visiblement, il hésitait à formuler les demandes qui lui venaient à l'esprit. Parfois, il décochait un coup d’œil acéré à l'Indonésien.
  
  Soudain il grogna :
  
  - Des coïncidences, il y en a trop depuis quelques jours. Qui était votre agent de liaison avec Prawiro ?
  
  - Qu'est-ce que ça peut vous faire, puisqu'il est mort ?
  
  Intérieurement, Francis éprouva un doute. Le Soviétique ignorait-il vraiment que Gisèle acheminait les documents, ou bien voulait-il seulement le faire croire ?
  
  Or il n'insista pas, mais revint au début par une voie détournée :
  
  - Munawir Sadli, à Djakarta, travaillait-il pour vous, lui aussi ?
  
  - Non, dit Coplan, très net, bien qu'il se souvînt que ce nom figurait sur la liste remise par Gourpin à Fondane.
  
  Le Russe avait parlé à l'imparfait.
  
  Alors des éléments épars s'agencèrent dans la tête de Francis. Il comprit notamment pourquoi son interlocuteur était venu à moto, au village, après la tombée de la nuit.
  
  Sadli avait été arrêté par la police militaire.
  
  Il n'était probablement pas le seul ! Et, comme les autres affiliés du réseau soviétique, le malabar devait être aux abois. Il cherchait à découvrir ce qui avait provoqué cette réaction en chaîne, jusqu'à Martojo.
  
  Dès lors, l'imagination de Coplan galopa. En aucun cas, le Russe ne lui laisserait la vie sauve. Ce dernier, tourmenté, demanda encore :
  
  - Êtes-vous un résident ?
  
  En jargon de métier, cela voulait dire un espion fixé à demeure dans le pays.
  
  - Non, dit Francis. Je suis arrivé à Djakarta il y a peu de temps, pour cette enquête au sujet de Prawiro.
  
  Martojo desserra les lèvres.
  
  - Ils sont deux, signala-t-il. Ils sont descendus à l'Oranje Hotel, à Surabaya. Le faciès du Russe se crispa davantage.
  
  - Qui aviez-vous contacté ? maugréa-t-il en posant un regard vrillant sur Francis. Vous ne vous êtes pas amené comme ça, à Surabaya, sans avoir eu des tuyaux préalables.
  
  - Ne soyez pas ridicule. Primo, vous savez fort bien que, dans notre métier, cela ne s'avoue jamais, même la tête sur le billot. Secundo, une Centrale dispose de tous les éléments nécessaires. Ses délégués n'ont pas besoin de contacter le résident.
  
  Le type connaissait la musique, de toute évidence. L'argumentation de Coplan était trop pertinente pour être contredite. Par ailleurs, la révélation qu'il n'avait pas joué cavalier seul, et qu'il possédait des alliés dans la ville voisine, contrariait l'agent du Kremlin.
  
  Il entama un conciliabule en Bahasa avec Martojo, sur un ton assez vif qui dénotait de l'exaspération. Le Javanais, imperturbable, répliquait d'une voix unie. Il y avait de l'électricité dans l'air, c'était la seule conclusion que Coplan pouvait tirer de ces phrases incompréhensibles pour lui.
  
  A la longue, pourtant, les deux hommes parurent accorder leurs points de vue, et leur entretien devint moins âpre. Enfin, ils se turent. Le Russe fourra son pistolet dans sa poche de pantalon, posa de nouveau sur Francis un regard perplexe. Ensuite il ramassa son casque, sortit de la maison sans ajouter une parole.
  
  Alors Martojo déclara :
  
  Vous ne repartirez d'ici que demain à l'aube. Ce soir, il doit y avoir des contrôles de police sur toutes les routes aux sorties de Surabaya.
  
  Une pétarade annonça la mise en marche du moteur de la moto du Russe. Coplan n'y était plus. Le comportement des autres semblait défier toute logique.
  
  - Vous pourriez peut-être faire enlever mes liens ? bougonna-t-il.
  
  - Non, dit le Javanais.
  
  Puis il parla aux indigènes qui, après avoir amené le prisonnier dans la demeure, étaient restés à ses côtés durant l'interrogatoire.
  
  Francis, empoigné, fut alors traîné dans une cabane dotée d'une porte qu'on pouvait verrouiller de l'extérieur avec une barre de bois, et il fut jeté sur le sol de terre battue.
  
  Demeuré seul dans les ténèbres, il s'assit.
  
  Qu'avait-il dit, qui avait déterminé soudain le revirement de l'agent soviétique ? Quant à l'attitude de Martojo, elle pouvait prêter à dix interprétations différentes.
  
  Peu à peu, dans le village, les bruits s'espacèrent, décrurent. Et Coplan continua à se creuser la cervelle. Pour tenter de mettre de la clarté dans les faits, il les reprit depuis le début de la soirée.
  
  Le Russe, ayant voulu prévenir Martojo qu'une menace planait sur lui, s'était rendu compte que la police bloquait le passage dans Pasar Besar. En questionnant des spectateurs il avait appris qu'une échauffourée avait eu lieu. Après quoi il avait foncé vers l'endroit où il supposait que Martojo avait cherché refuge.
  
  Mais un motif impérieux avait dû inciter l'Indonésien à faire un crochet par son domicile après l'algarade du port. Par exemple, pour récupérer des papiers importants... que la police devait avoir découverts et saisis à l'heure actuelle. D'où l'altercation entre Martojo et le Soviétique, et le départ précipité de ce dernier.
  
  Restait leur singulier comportement vis-à-vis de Francis. Ils lui attribuaient une part de responsabilité dans leurs déboires, sans arriver à la définir. Exactement comme lui, vis-à-vis d'eux.
  
  Tout à ses supputations, et relativement tranquillisé puisqu'on ne l'avait pas abattu séance tenante, Coplan finit par s'assoupir.
  
  Du temps passa. La somnolence du prisonnier s'était transformée en un véritable sommeil.
  
  Pourtant, un léger bruit le tira de son inconscience. Un raclement, un frottement, puis la porte du réduit s'écarta et une ombre se faufila dans la cabane. Les muscles de Francis se contractèrent ; ses yeux scrutèrent l'obscurité, il se tint prêt à esquiver une attaque.
  
  Il perçut un chuchotement, des mots néerlandais.
  
  - Ne craignez rien, soufflait le visiteur. Je dois vous parler.
  
  Coplan sut que c'était le vieux bonhomme. Il répondit avec la même discrétion :
  
  - Qu'y a-t-il? Je- vous écoute.
  
  Le Javanais se rapprocha, s'assit tout près, se pencha :
  
  - Ils vont vous tuer, murmura-t-il. Demain matin. Mais pas ici. Les gens du Kampung ne doivent pas le savoir.
  
  - Vous êtes gentil de me prévenir, articula Francis, à peine ironique. Où veulent-ils m'exécuter ?
  
  - Sur la route de Bangil à Surabaya, dans la camionnette.
  
  - Ah ? Et comment le savez-vous ? L'haleine fétide du vieillard effleura la joue de Coplan.
  
  - Thojib est mon fils, confia-t-il. Il vient de quitter le Kampung et peut-être ne le reverrai-je jamais. Ces damnés communistes l'ont perdu. Moi, je ne veux pas qu'on vous tue. Il m'avait dit hier, en arrivant, que vous l'aviez aidé. Et puis le Blanc s'est amené sur sa moto, et tout a changé.
  
  Ces révélations du pauvre homme, pour passionnantes qu'elles fussent, attisaient plus la curiosité de Coplan qu'elles ne l'édifiaient.
  
  - Est-ce le Blanc qui a décidé de me faire disparaître ? s'enquit-il, le front plissé.
  
  - Oui, confirma le Javanais. Il l'a exigé; On l'appelle Raditchev. Le malheur est venu avec lui.
  
  - Quel malheur ?
  
  - Avant de le connaître, Thojib n'avait jamais tué personne. Maintenant, c'est devenu un meurtrier... Il a même tiré sur des policiers. Désormais, ils vont le pourchasser, l'abattre s'ils le retrouvent. Et pourquoi, tout ça ?
  
  On le devinait désespéré, horrifié, résolu à ne pas être complice d'un autre assassinat. Coplan marmonna :
  
  - Pourquoi dites-vous que tout est arrivé par la faute de Raditchev ?
  
  - C'est lui qui a fait apporter des armes. Il y en a tout un lot qui est enterré quelque part dans le village. Il a échauffé les esprits. Plusieurs hommes d'ici ont adhéré à un mouvement clandestin. Pour la cause, trois d'entre eux ont accepté de vous supprimer. Ils sont censés vous accompagner à Surabaya. Eux aussi auront du sang sur les mains.
  
  Les choses ne se présentaient pas sous un jour très réjouissant. S'évader subrepticement de ce hameau isolé dans la forêt, il ne fallait pas trop y compter.
  
  - Allez-vous couper mes cordes ? demanda Francis.
  
  - Non... Si quelqu'un me surprenait, on m'égorgerait. Mais je vous ai apporté un petit canif, qui peut tenir dans votre poing fermé. Vous les couperez vous-même, plus tard.
  
  Il glissa effectivement un objet lisse dans une, des paumes de Coplan.
  
  - Maintenant, je dois me sauver, prononça-t-il. Que Dieu vous Protège.
  
  - Vous êtes chrétien ?
  
  - Oui, je le suis resté. Mais mon fils a adopté la religion musulmane qui était celle de sa mère.
  
  - Merci, dit Francis. Quoi qu'il advienne, je vous serai reconnaissant. Une dernière chose... Est-ce que Prawiro venait ici, de son vivant ?
  
  - Certainement. L'avez-vous connu ?
  
  - Un peu. Thojib sait-il dans quelles circonstances il est mort ?
  
  - Bien sûr... C'est encore ce Raditchev qui en a été la cause. Il a prétexté que Prawiro était un traître, et qu'il fallait le liquider.
  
  L'effervescence mentale de Coplan le faisait transpirer. Il approchait de la vérité pas à pas.
  
  - Partez, grand-père, conseilla-t-il. J'espère pouvoir payer un jour ma dette envers vous. Adieu.
  
  Le vieux Javanais s'éclipsa silencieusement et remit en place la barre de bois faisant office de verrou.
  
  Ruminant les étranges confidences qu'il venait de recevoir, Coplan commença surtout à réfléchir sur la manière dont il se tirerait de ce guêpier.
  
  Si l'affaire tournait mal, il aurait au moins une satisfaction avant de succomber : celle de savoir que l'organisation montée par les Russes était au moins dans d'aussi mauvais draps que celle créée par Micheaux.
  
  Mais Francis n'était pas prêt à jeter le manche après la cognée.
  
  Méthodiquement, il élabora une tactique.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Le village dormait encore et le ciel commençait à peine à pâlir lorsque Coplan entendit des pas qui approchaient de la cabane.
  
  Les arrivants ôtèrent la traverse de bois. L'un d'eux fit pivoter le battant vers l'intérieur et distingua le prisonnier assis, le dos contre la cloison, les genoux à la hauteur de son menton. Éveillé.
  
  Le Javanais articula en anglais, en affichant un sourire équivoque :
  
  - Vous venir avec nous, à Surabaya. Il exhiba un couteau et ajouta, tandis que son acolyte entrait également :
  
  - Moi couper corde vos jambes. Vous marcher.
  
  - Okay, opina Francis. Allez-y.
  
  Mais c'était déjà fait, et le lien ne tenait en place que grâce à un nœud très lâche.
  
  L'homme s'accroupit, l'autre surveillant l'opération. A l'instant précis où le premier allait appuyer le tranchant de la lame sur le chanvre, Coplan lui jeta une poignée de sable en pleine figure et, de son autre main, en lança une vers les yeux du type resté debout.
  
  Puis ses pieds joints frappèrent violemment la poitrine du possesseur du couteau, envoyant le quidam dinguer contre la cloison opposée, les quatre fers en l'air, alors qu'il grimaçait de douleur.
  
  Ensuite, Coplan fonça tête baissée vers le deuxième Javanais qui, aveuglé, se mettait à brailler, ses poings appliqués sur ses arcades sourcilières. Percuté par un boulet de fonte au creux de l'estomac, le destinataire se cassa en deux tout en s'écroulant en arrière. Ses fesses ayant heurté le, sol, il bascula par vitesse acquise et sa tête alla cogner le rondin du chambranle.
  
  Coplan se rua à l'extérieur, courut vers l'espace vide où stationnait la camionnette. Des poules effrayées déguerpirent en caquetant avec colère. Une femme portant un fardeau sur la tête regarda, hébétée, le météore qui traversait la zone découverte.
  
  Le Javanais qui devait conduire le véhicule se tenait près des deux battants de la porte arrière, afin de la refermer quand ses passagers auraient pénétré dans la cabine.
  
  Lui aussi vit le bolide de teinte claire qui arrivait dans sa direction. La surprise lui coupa le souffle. Lorsqu'il réalisa que le prisonnier, miraculeusement délivré, allait l'attaquer, il ne sut s'il devait détaler ou barrer le chemin au fuyard. Hésitation fatale.
  
  Coplan, bénéficiant de l'élan de sa course, sauta en l'air en décrivant un quart de tour. Sa jambe droite se détendit et le bord de sa semelle défonça d'une oreille à l'autre la face camuse de son adversaire, lequel fut propulsé à trois mètres de distance par l'impact et finit par s'effondrer par terre, inconscient, la figure sanglante.
  
  Des lamentations en provenance de la cabane gagnaient en intensité. L'unique spectatrice de la bagarre, reprenant ses esprits, se mit à crier d'une voix stridente. Des indigènes apparurent sur le pas de leur demeure.
  
  Avant de monter dans la camionnette, Coplan jeta un coup d’œil circulaire, puis il se mit au volant et lança le démarreur. Comme la veille avec Martojo, le moteur renâcla. Enfonçant à fond l'accélérateur, Francis appuya derechef sur le contact ; un terrible vrombissement acheva de détruire la paix du hameau.
  
  La chance de Coplan, c'était que la plupart des gens ignoraient de quoi il retournait. Il embraya rapidement et la guimbarde s'ébranla en progressant par à-coups. Puis elle accéléra d'une façon moins chaotique, se dirigea vers un chemin forestier à peine suffisamment large pour la laisser passer, où elle ne tarda pas à soubresauter sur des racines.
  
  Un bon sprinter aurait pu la rattraper. A plus forte raison, des balles de fusil. Sans pitié pour les amortisseurs, Coplan imprima une allure infernale au malheureux véhicule en épousant des virages qui, destinés à contourner des arbres géants, n'avaient pas été tracés pour des automobiles. Dix fois, il manqua de percuter des troncs ou de s'engager dans des broussailles.
  
  Au bout d'une dizaine de minutes, il acquit la conviction qu'on avait renoncé à le poursuivre. Enfiévré, habité par une joie grinçante, il ne réduisit cependant pas sa vitesse, plus apparente que réelle en raison des difficultés de la route.
  
  Plus loin, il aboutit à un embranchement. Il tâcha de se souvenir si, en arrivant en sens inverse avec Martojo, ce dernier avait tourné sur la gauche ou sur la droite. Impossible de se le rappeler, à cause de tous ces méandres que la camionnette avait décrits pendant qu'il avait les yeux bandés.
  
  Au hasard, il emprunta la voie de gauche, au sein de la clarté verdâtre de la sylve dont le feuillage dense obscurcissait la lumière du soleil levant. Alors seulement il s'avisa que les battants restés ouverts, à l'arrière, s'ouvraient et se refermaient au gré des inclinaisons du véhicule. Il freina, stoppa, descendit pour les joindre et les verrouiller correctement. Au moment de les rabattre, il aperçut deux baluchons sur le plancher : le maigre bagage, sans doute, des individus qui avaient pour consigne de le liquider.
  
  Curieux, il tâta les sacs de toile. Ses doigts rencontrant des objets durs, il ouvrit un des colis, sourcilla. Le sac contenait, outre des effets divers, trois pistolets enveloppés dans des chiffons. Des Walther allemands à canon court, automatiques, pouvant tirer sept coups. Avec le chargeur garni.
  
  Tenté, Francis prit un des baluchons, balança l'autre dans les taillis, ferma les portes, regagna son siège. La camionnette poursuivit son chemin.
  
  Un quart d'heure plus tard, Coplan eut la sensation désagréable qu'il s'était fourvoyé. Il lui semblait qu'un temps moins long s'était écoulé à l'aller, après que Mortojo lui avait placé le bandeau. Mais pas question de faire demi-tour, le sentier étant trop étroit pour autoriser la manœuvre. En marche arrière, mieux valait ne pas essayer.
  
  Cela devait bien mener quelque part. Mais Coplan aurait accepté d'un cœur plus léger d'accomplir un détour s'il n'avait remarqué que la jauge d'essence penchait fâcheusement vers le zéro.
  
  Puis une anxiété d'un autre ordre se fit jour en lui.
  
  Raditchev avait appris par Thojib Martojo que deux collègues de Francis logeaient à l'Oranje Hotel. Et les Javanais mis hors de combat avaient eu l'intention de se rendre à Surabaya avec leur cargaison de pistolets, cela ne faisait plus l'ombre d'un doute.
  
  C'était bien le moment de se payer une balade dans cette damnée forêt !
  
  Ayant perdu tout sens de l'orientation, Coplan continua à malmener la mécanique dans l'espoir d'atteindre bientôt une autre intersection, voire la lisière de ce monde végétal toujours pareil à lui-même.
  
  II n'aurait plus manqué qu'une chose pour porter à son comble la bonne humeur de Francis : que la bagnole tombât en panne. Et dire qu'à vol d'oiseau il n'était qu'à une vingtaine de kilomètres de Surabaya !
  
  Il roula, roula... Encore, s'il rencontrait un bûcheron ou un indigène en promenade pour se renseigner auprès de lui. Mais cette forêt paraissait vraiment vierge !
  
  A un détour, Coplan plissa les yeux. Il distinguait une éclaircie entre les arbres, à une cinquantaine de mètres. Indubitablement, le chemin y conduisait.
  
  En fait, il menait à un Kampung.
  
  Un frisson parcourut la nuque de Francis. Il, avait la nette impression que ce village n'était autre que celui dont il avait fui !
  
  Le bruit du moteur attirait déjà l'attention de ses habitants.
  
  
  
  
  
  Vers le milieu de la matinée, Legay monta dans la chambre d'André Fontane.
  
  - J'en ai plein le dos, annonça-t-il sans ambages. Ça va durer longtemps, ce cirque ?
  
  Fondane, pas tellement optimiste, grommela :
  
  - Que veux-tu que je te dise ? Il nous a ordonné de l'attendre. Bon : on l'attend.
  
  - Pas cent sept ans, quand même ! renvoya Legay en allant regarder par la fenêtre. Il faut qu'on s'assigne une limite.
  
  - D'accord, mais ce n'est pas la peine de t'énerver. Tu sais comment il est, Francis. Il a de la ressource.
  
  - Ce qui ne l'empêche pas de se fourrer dans des situations impossibles. Souviens-toi de Madrid et de Caracas !
  
  - Il s'en est sorti.
  
  - Un jour ou l'autre, la poisse s'en mêle, et puis bonsoir. Et nous on est là, comme des cons, à poireauter, alors qu'on ferait peut-être mieux de se décarcasser tout de suite.
  
  - En faisant quoi, par exemple ?
  
  Legay, haussant les épaules avec impatience, fit volte-face.
  
  - En réfléchissant à ce qu'on devrait entreprendre s'il n'a pas donné signe de vie à midi, rétorqua-t-il d'un air agressif.
  
  - Moi, j'ai confiance, affirma Fondane, dont le visage respirait la sincérité. Cela dit, rien ne nous empêche d'étudier la question comme tu le suggères.
  
  - Bon, fit Legay en se laissant tomber dans un fauteuil.
  
  Puis, posant son index sur le pouce dressé de sa main gauche, il entama une énumération :
  
  - Un. Ce nommé Martojo, un tueur qualifié, ne va pas revenir se pointer à Surabaya après cette hécatombe d'hier. D'accord ?
  
  Fondane approuva de la tête.
  
  - Deux, reprit Legay. Ou bien il a débarqué Francis en cours de route et, normalement, notre chef vénéré aurait déjà dû rallier le bercail. Ou bien ils ont gagné ensemble un repaire quelconque, et nous aurions tort d'imaginer que ton Javanais va libérer le seul bonhomme qui sache où il se planque. Tu saisis ?
  
  - Oui. Et alors ?
  
  Le flegme de Fondane irrita d'autant plus son ami que celui-ci ne voyait pas lui-même comment ils allaient résoudre les problèmes auxquels ils étaient confrontés.
  
  Fondane fit valoir :
  
  - La police doit avoir embarqué les proches de Martojo pour leur faire avouer où il a pu se rendre. Nous, on aurait bonne mine si on tâchait de se renseigner à Pasar Besar. Non, si tu veux mon avis, eh bien, après un délai d'attente raisonnable, nous devrions nous replier sur Djakarta et revoir Gourpin. Il est le seul à...
  
  Il s'interrompit parce que Legay se tapait soudain le front avec la paume de sa main, et s'exclamait :
  
  - Bécherat ! le copain de Gisèle... En voilà un qui pourrait peut-être nous donner un filon ! Si les flics ont voulu arrêter le Javanais, c'est parce que Gisèle a dû le...
  
  La sonnerie du téléphone coupa net sa démonstration. Fondane alla décrocher, persuadé comme Legay que l'appel venait de Coplan.
  
  Mais ce fut une autre voix qui parla :
  
  - Mister Fondane ?
  
  - Oui.
  
  - Le directeur de l'hôtel à l'appareil. Je viens de recevoir une communication de la police. On a retrouvé le corps de votre compatriote sur une route, non loin de la ville. J'ai le regret de vous informer qu'il est décédé.
  
  Fondane blêmit, adressa un regard consterné à Legay. Celui-ci, inquiet, se rapprocha d'un bond. Fondane lui souff!a, une main cachant le micro : « Francis... mort! »
  
  Puis, à haute voix, au téléphone :
  
  - Décédé ? Mais de quoi ?
  
  - Un accident, selon toute probabilité. Il a été renversé par une voiture. Est-ce que vous seriez disposé à identifier le cadavre ?
  
  - Heu... Oui, naturellement. Où est-il ?
  
  - Encore sur les lieux. On l'a mis dans une ambulance. La police procède à des constatations et tâche de reconstituer les faits. En taxi, vous y serez en moins de vingt minutes.
  
  Atterré, Fondane saisit le stylobille posé près du bloc-notes.
  
  - Indiquez-moi l'endroit de façon précise, invita-t-il.
  
  Legay avait aussi changé de couleur. Ce qu'il redoutait s'était produit, mais la justesse de ses prévisions le catastrophait. Un rapprochement lui sauta à l'esprit : écrasé, comme Prawiro I
  
  Fondane notait, lettre par lettre, le nom de la voie, puis d'autres points de repère. Il conclut :
  
  - C'est bien. Je vais m'y rendre séance tenante. Qu'on m'appelle un taxi, je descends.
  
  Il raccrocha, tourna vers Legay un visage creusé.
  
  - Tu en avais le pressentiment, marmonna-t-il, lugubre. Pour finir, il s'est fait avoir. Tu parles d'une tuile..
  
  - Ça, tu peux le dire, opina son collègue. Mais il n'en a jamais fait qu'à sa tête, ce cabochard ! Tu vois la gueule du Vieux, quand il sera mis au courant ?
  
  - De tout le Service, renchérit Fondane en fourrant divers objets dans ses poches. Tu m'accompagnes, évidemment ?
  
  - Oui, bien sûr.
  
  Bouleversés tous les deux, ils ne parvenaient pas à digérer la nouvelle. L'idée que Coplan était rayé du monde des vivants chambardait leur univers mental. C'était comme si on venait de les amputer d'une partie d'eux-mêmes.
  
  Legay secoua soudain la tête.
  
  - Il y a dans cette histoire quelque chose qui ne colle pas, souligna-t-il. Mais alors pas du tout.
  
  - Hein ? dit Fondane, le cerveau en ébullition. De quoi parles-tu ?
  
  - Quand nous sommes partis à Pasar Besar pour situer le domicile de Martojo, nous n'avions pas emporté de papiers d'identité. Pas plus que toi, quand tu es allé patrouiller dans le port pour rechercher l'Indonésien. Alors, comment les flics auraient-ils pu deviner que ce corps est celui de Francis et découvrir qu'il logeait ici ?
  
  Fondane le dévisagea.
  
  - Bon sang, fit-il. J'étais tellement assommé que je n'ai pas songé à ça.
  
  Ses veines recommencèrent à charrier de l'électricité. Il posa la main sur le bras de Legay en déclarant :
  
  - Un piège ?
  
  - Peut-être. Attends. Ne nous emballons pas et raisonnons. Il se peut effectivement que Francis ne soit plus vivant, auquel cas on souhaiterait nous éliminer aussi.
  
  Crénom, jura. Fondane, frappé par cette possibilité. J'ai moi-même fourni mes coordonnées à Martojo quand il m'a plaqué ! Elle tient debout, ta théorie.
  
  - Mais il se peut également que, Francis lui ayant faussé compagnie, la bande du Javanais essaie de mettre le grappin sur toi. Alors, qu'est-ce qu'on décide ?
  
  Ils cessèrent de se concerter, chacun s'efforçant d'élaborer un plan d'action. Ils n'avaient ni armes ni véhicule. Pas même une liaison sûre avec un réseau bien équipé. Et pourtant, il fallait se décider rapidement.
  
  Fondane proposa :
  
  - On va faire semblant de tomber dans le panneau. Moi, j'y vais, et toi tu restes en seconde ligne. Tout compte fait, c'est notre seule chance de renouer le contact avec l'adversaire.
  
  - Montre-moi ton papier, dit Legay avec un rien de fébrilité. Il faut que je note l'endroit.
  
  Il reproduisit les indications sur un autre feuillet, qu'il détacha ensuite pour le glisser dans sa pochette de chemise.
  
  - Mettons-nous bien d'accord, reprit-il. Tu sais à quoi tu t'exposes. Il n'est pas certain que je pourrai intervenir en temps utile; je pourrais même juger opportun de te laisser tomber et de filer à Djakarta pour avertir le Vieux que ça va très mal. Marches-tu, dans ces conditions ?
  
  - Naturellement, que je marche ! Que veux-tu faire d'autre ? Allons, le compteur de mon taxi est en train de tourner.
  
  Trois coups énergiques frappés à la porte les firent tressaillir.
  
  Fondane échangea un coup d'oeil avec son camarade, puis il alla vers la porte et l'ouvrit. Demeura bouche bée.
  
  - Ouf, dit Coplan. Vous m'avez fichu une de ces émotions.
  
  Il entra, fixa ses collègues, posa un sac crasseux sur la moquette.
  
  - Qu'est-ce qui se passe ? s'enquit-il. Oui, je sais, j'ai plutôt l'air négligé. Les employés, à la réception, m'ont regardé comme si j'étais un spectre. Mais vous, vous exagérez. André, veux-tu me commander un petit déjeuner? Je crève de faim.
  
  Ses interlocuteurs, médusés, avaient du mal à recouvrer l'usage de leurs cordes vocales. Trop de pensées virevoltaient dans leur tête, de pair avec l'énorme soulagement qu'ils ressentaient.
  
  - On te croyait mort, avoua Legay. Il n'y a pas cinq minutes qu'on nous en a prévenus. Coplan, le front ridé, hocha la tête.
  
  - Ah bon ? fit-il. Je m'en doutais, qu'on vous préparait un coup de Jarnac. Et vous aviez avalé la couleuvre ?
  
  - Heu... Au début, oui, répondit Fondane. Et puis, on a tiqué. On a flairé une combine. Nous nous apprêtions justement à partir pour en avoir le cœur net.
  
  - Partir où ?
  
  - Là, dit Legay en exhibant son papier. Tu étais censé avoir été écrabouillé à cet endroit. Coplan lut le billet, le restitua.
  
  - Filez-moi une cigarette, émit-il d'une voix neutre. Je crois que mon café est remis à plus tard. Expliquez-vous en vitesse.
  
  - Mais d'où sortez-vous donc ? demanda Fondane. Il serait peut-être bon qu'on le sache, non ?
  
  - Je n'en sais trop rien moi-même. Parole ! En gros, je me suis défilé d'un village en forêt parce qu'on voulait se débarrasser de moi. Je me suis égaré, puis finalement je suis tombé sur de bonnes gens qui m'ont ravitaillé en essence et montré le chemin. Les détails, je vous les donnerai plus tard. Je vous écoute.
  
  Il alluma soigneusement la Gauloise que venait de lui tendre Legay, inhala de la fumée et l'expira pendant que Fondane lui dévoilait succinctement ce qu'ils avaient eu l'intention de faire.
  
  Une lueur de satisfaction étincela dans ses prunelles. Cinq minutes de plus, et l'affaire aurait été mal emmanchée.
  
  Il plongea la main dans l'ouverture de son sac, en retira un Walther qu'il offrit à Fondane.
  
  - Prends toujours ce pétard, déclara-t-il. J'en ai encore deux autres, ne te bile pas. Il n'était pas génial, votre projet, mais nous allons l'appliquer avec une variante. Figurez-vous que j'ai rangé à deux pas de l'hôtel la camionnette empruntée hier par Martojo.
  
  Le moral de Legay se regonflait à vue d'oeil. La balle avait changé de camp.
  
  - Je suppose que je vais pouvoir l'utiliser, cette bagnole ? s'enquit-il.
  
  - Oui, dit Francis. Mais tu resteras en troisième position. Moi, je vais prendre un taxi qui filera celui d'André. Si, pour une raison quelconque, je mets pied à terre, tu me repêcheras. De toute façon, retenez ceci : le but de l'opération, ce n'est pas de jouer aux cow-boys. Je veux savoir pourquoi on cherche à avoir notre peau, et secondement où se terre un nommé Raditchev. Donc, pas de massacre gratuit. Du doigté. Vous y êtes ?
  
  Fondane montra au chauffeur le billet portant le lieu de destination. La berline américaine climatisée démarra en souplesse. Legay était sorti de l'hôtel deux ou trois minutes auparavant, et Coplan lui avait succédé de peu.
  
  Bien qu'il sentît contre sa cuisse la lourdeur rassurante de son pistolet, Fondane ne parvenait pas à juguler une certaine appréhension. Comptait-on le kidnapper en vue d'une exécution discrète ou le descendre carrément, en pleine rue, d'une rafale de coups de feu ?
  
  Avant de partir, il aurait dû consulter le plan de ville. Cela lui aurait peut-être indiqué où l'attaque avait le plus de chances de se produire.
  
  Il se retourna, regarda par la vitre arrière si un autre taxi l'avait pris en filature. Il en distingua trois dans la perspective de l'avenue.
  
  - Vous, touriste ? s'informa aimablement le chauffeur.
  
  Le con! Il risquait de trinquer aussi, ce malheureux.
  
  - Oui, vacances, renvoya Fondane avec un sourire amer.
  
  - Vous content ? insista le type, hilare. Joli, Surabaya !
  
  - Ravissant, confirma son passager en songeant qu'il accomplissait peut-être sa dernière balade en ce bas monde.
  
  La voiture sortait du quartier moderne, pénétrait dans un faubourg résidentiel pour classes moyennes, avec quelques immeubles récents de cinq étages abritant des appartements.
  
  Fondane ne discernait pas mieux que Coplan pourquoi, de simples enquêteurs, ils étaient tout à coup devenus gibier. Somme toute, ils n'avaient fait de mal à personne. Ils s'étaient bornés à questionner des gens, sans plus.
  
  - Est-ce que nous approchons ? demanda-t-il tout en observant le paysage avec acuité.
  
  - Bientôt, assura le conducteur. Encore un kilomètre, à peu près.
  
  Fondane crispa ses doigts sur la crosse du pistolet. C'était bien la première fois qu'au cours d'un déplacement dans ce pays il n'admirait pas le gracieux déhanchement des Indonésiennes. Il dédaignait même les nombreuses écolières, en jupe bleue et corsage blanc, dont les chaussettes montantes soulignaient la carnation bronzée de leurs mollets.
  
  Derrière le taxi, la voiture la plus proche conservait un intervalle qui semblait excessif à Fondane. On aurait le temps de le descendre dix fois avant que Coplan puisse tenter quoi que ce soit !
  
  A un carrefour, un poteau indicateur à directions multiples pointait ses flèches vers des localités nommées Gresik, Modjokerto, Bangil. Le chauffeur, conformément aux annotations de son client, emprunta la route allant à Modjokerto ; ensuite, les habitations s'espacèrent, la banlieue céda peu à peu du terrain à une campagne de rizières.
  
  Fondane eut un petit choc au cœur. Contrairement à ce qu'il avait prévu, une ambulance stationnait bel et bien sur le bord de la route, droit devant. De plus, un individu en pantalon et chemise kaki, les mains derrière le dos, se tenait debout près d'une moto et regardait les véhicules passant dans les deux sens.
  
  Subitement, Fondane prit une décision qui lui coûtait, mais qu'il jugea indispensable pour la réussite de l'entreprise. La mort dans l'âme, il jeta son pistolet par la fenêtre de la portière, dans la rizière. Puis il dit au chauffeur :
  
  - Débarquez-moi ici. Je rentrerai en ville avec cette ambulance qui m'attend là-bas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  En cette fin de matinée, à Djakarta, dans son bureau du Kopkamtib, le commandant. Rouhani allumait un petit cigare. Le dossier qu'il traitait depuis une huitaine de jours avait considérablement grossi. L'enquête proprement dite touchait à son terme, et la vague d'arrestations qui avait déferlé sur l'archipel, de Sumatra aux îles Célèbes et Moluques, avait virtuellement anéanti l'organisation patronnée par les Soviétiques.
  
  Quelques coupables avaient échappé aux recherches, mais ils ne courraient pas indéfiniment. Il ne restait plus qu'à requérir des condamnations, grâce à une accumulation de preuves irréfutables.
  
  Rouhani comptait beaucoup sur Munawir Sadli pour les obtenir. L'inculpé avait été mis en condition : il était là, réduit à l'état de loque humaine par une succession de sévices corporels que l'officier avait épargnés aux accusés français.
  
  Le commandant, après avoir tiré quelques petites bouffées de son cigare, entama l'interrogatoire final.
  
  - Je ne comprends pas pourquoi vous vous obstinez à prétendre que vous ne connaissez pas le Français Lucien Micheaux, articula-t-il d'une voix paisible. Je le comprends d'autant moins que vous avez cité Grigori Piatakov comme étant le chef des services secrets russes dans notre pays, et que cette information paraît exacte. J'ai le plaisir de vous l'annoncer : Piatakov a abandonné le navire en perdition. Il a pris l'avion, étant soi-disant rappelé d'urgence à Moscou, deux heures après qu'on vous ait mis la main au collet. Alors, pourquoi protéger Micheaux ?
  
  Hâve, les traits décomposés, Sadli murmura :
  
  - Je ne le protège pas. Je n'ai jamais entendu parler de lui, je ne l'ai jamais vu, je n'ai jamais reçu de messages de lui. C'est la stricte vérité.
  
  - Pourtant, c'est grâce à lui que nous vous avons repéré. Comment lui, vous connaît-il ?
  
  - Je ne sais pas, bégaya Sadli. Je vous jure que, moi non plus, je n'y comprends rien. Rouhani haussa les épaules.
  
  - Tant pis, déc!ara-t-il. Micheaux ayant tout avoué, vos dénégations n'ont guère plus d'importance. Les renseignements que vous m'avez fournis coïncident d'ailleurs parfaitement avec les siens sur tous les autres points. Des télégrammes en provenance de Singkep, de Surabaya, de Makassar et de Medan m'ont informé que la plupart des chefs de cellules sont d'ores et déjà sous les verrous. Seul le nommé Thojib Martojo a échappé à l'arrestation en assassinant des inspecteurs, mais il ne perd rien pour attendre, je vous le garantis. Bien. Passons. Piatakov n'était certainement pas le seul Russe mêlé aux activités du réseau. Qui procédait aux fournitures d'armes ?
  
  Sadli, accablé, sachant que la partie était perdue sur tous les tableaux et que seule une franchise totale lui éviterait d'être torturé à mort, capitula.
  
  - Raditchev... Nicolaï Raditchev, un ingénieur employé dans une société de manutention pour le chargement des navires, à Surabaya.
  
  - Quelle société ?
  
  - La Kalisari limited.
  
  Rouhani inscrivit quelques mots sur son feuillet de papier, releva sa face bouffie.
  
  - Pouvez-vous me donner un signalement de ce Raditchev ?
  
  - Je ne l'ai pas vu souvent. C'est un homme corpulent, massif, au front bas, aux cheveux taillés très court, au cou épais. Il a un nez court et relevé, de fortes mâchoires, les yeux bruns assez petits.
  
  - Son âge approximatif ?
  
  - Environ quarante ans.
  
  - De quelle manière les armes entrent-elles dans le pays ?
  
  - Ça, je l'ignore.
  
  Voyant se contracter les traits du commandant, Sadli s'empressa d'ajouter :
  
  - Ce n'était pas mon domaine. Moi, je centralisais les renseignements économiques pour Piatakov. Je suppose que Raditchev devait corrompre des fonctionnaires de la douane pour qu'on ne contrôle pas de trop près le contenu de certaines caisses amenées par des bateaux.
  
  Rouhani lui dédia un regard noir.
  
  - Votre supposition pourrait être très proche de la réalité, gronda-t-il. La corruption est la plaie la plus difficile à combattre que nous ait léguée l'ancien régime ! Et vous, communistes, vous ne vous privez pas de l'exploiter ! Des documents saisis au domicile de Martojo en font foi. Nous avons trouvé les justifications d'emploi d'une somme de 2 000 dollars mise à sa disposition pour soudoyer des indicateurs travaillant au port. La liste des bénéficiaires y était jointe ! Mais revenons-en à Raditchev. Il devait avoir des complices jouant un rôle analogue dans d'autres ports de l'archipel. Désignez-les !
  
  - Je ne le pourrais pas, se lamenta Sadli. Je vous le répète : mon secteur, c'était l'information ; pas la branche politique, ni l'agitation.
  
  - Vous avez bien été en rapport avec Raditchev ! Pourquoi pas avec les autres ?
  
  - Ç'a été un cas particulier, exceptionnel. Je l'ai rencontré dans le bureau de Piatakov parce qu'il était venu signaler qu'un de mes correspondants nous doublait.
  
  - Lequel ?
  
  - Prawiro, à Surabaya.
  
  Rouhani inspira profondément.
  
  - Prawiro, répéta-t-il. Il vous doublait, hein ? Et comme par hasard, il a péri dans un accident de voiture. Un accident manigancé par Raditchev, évidemment !
  
  - Heu... C'est très possible, mais je ne puis l'affirmer.
  
  - Si, que vous le pouvez ! brailla Rouhani. Vous le jurerez même au procès, quand j'aurai fourré sur le dos de ce gredin une inculpation de meurtre, en supplément ! Sinon toute votre famille sera fusillée !
  
  Puis, se calmant :
  
  - Vraiment, je vous félicite. Votre emploi subalterne de chauffeur, à l'ambassade, camouflait admirablement vos talents ! Vous étiez promis à un bel avenir, le jour où les révolutionnaires auraient pris le pouvoir. Mais je vous ai cassé les reins, à vous et à votre clique de terroristes !
  
  Il reprit le cigare qu'il avait déposé sur le cendrier, en aspira une bouffée.
  
  - Parlez-moi d'un certain Frans Terimak, enchaîna-t-il. Vous voyez qui je veux dire ? Un autre Indonésien travaillant à l'ambassade d'U.R.S.S. Je n'ai rien de précis à lui reprocher mais, par une singulière coïncidence, il s'est volatilisé avant-hier. Vous ne devinez pas pourquoi ?
  
  Sadli ne cilla pas, bien que la nouvelle lui eût causé une maigre satisfaction.
  
  - Non, émit-il. Terimak est mon ami depuis notre enfance, mais il ne partage pas mes convictions et il n'appartient pas au réseau. Je ne vois pas ce qui aurait pu l'inciter à se cacher.
  
  Rouhani se dit que, au point où en était l'inculpé, sa sincérité sur cette question secondaire ne devait pas être mise en doute.
  
  Il consulta sa montre : midi dix.
  
  - Nous en avons terminé pour ce matin, déclara-t-il. Gare à vous si vous m'avez menti au sujet des coordonnées de Raditchev. Il ne s'agira pas de prétendre que votre détention a provoqué une défaillance de mémoire.
  
  Il appuya sur un bouton pour faire entrer les sentinelles postées devant la porte, leur ordonna de reconduire le prisonnier dans sa cellule, au secret.
  
  Puis il promena sa main grasse sur son visage.
  
  Oui, le terrain était bien déblayé, à présent. Le démantèlement complet du réseau n'exigerait plus que des opérations de routine. Quelques coupables mineurs passeraient au travers, comme d'habitude, mais ils auraient eu tellement peur qu'ils ne s'aventureraient pas de sitôt dans d'autres activités subversives.
  
  Et cependant, Rouhani avait la sensation diffuse que le dossier comportait encore des lacunes. Impossible de définir lesquelles. Toutes les personnes arrêtées avaient cédé à la coercition, elles avaient livré leurs complices, expliqué les mécanismes et le fonctionnement de l'organisation. Leurs assertions avaient été vérifiées, reconnues exactes.
  
  Était-ce la participation de ces Français à cette affaire qui le gênait obscurément ? Il leur avait fallu une fameuse dose de fanatisme idéologique ou d'inconscience pour s'engager dans cette galère.
  
  Béatrice Micheaux, Gisèle Stephan. Oui ou non, allait-il leur faire goûter l'avilissement du « foyer de méditation »? L'idée le tentait. A travers la vitre, il assisterait aux étreintes forcenées qu'elles subiraient, l'une et l'autre. Il prendrait des photos. Une bonne leçon, amplement méritée.
  
  Rien que d'y penser, Rouhani sentait monter son désir. Personnellement, il n'aimait pas appliquer des brutalités, mais il éprouvait un plaisir subtil à constater que ses victimes les enduraient. Surtout les femmes.
  
  Il se ressaisit, chassa sa rêverie. Il avait tergiversé trop longtemps. Wharda, sachant que les deux détenues avaient tout avoué, désapprouverait formellement une initiative inspirée par les fantasmes érotiques de l'instructeur. Un pur théoricien, ce Wharda.
  
  Non, dans l'immédiat, mieux valait lancer la meute sur la piste de Raditchev. Quand on le tiendrait, celui-là, Rouhani pourrait peut-être procéder à des confrontations aussi plaisantes que justifiées. Auxquelles le docteur Wharda n'aurait rien à redire.
  
  
  
  
  
  Fondane avançait sur la route écrasée de soleil. Arrivé à trois pas de l'Indonésien qui se tenait en faction près de la moto, il articula
  
  - Je viens reconnaître le corps du défunt. Mon nom est Fondane.
  
  L'homme opina d'un air entendu.
  
  - Venez le voir, on l'a mis sur la civière du haut, dit-il en allant écarter les battants du véhicule à croix rouge.
  
  Un infirmier se trouvait à l'intérieur. Fondane monta dans le fourgon. Les portes se refermèrent derrière lui. La forme qui gisait sous un drap s'anima brusquement tandis que l'infirmier agrippait les bras de l'Européen, Fondane reçut un formidable coup de matraque sur le crâne.
  
  Inconscient, il fut allongé sur la couchette du bas pendant que l'ambulance démarrait. Le type déguisé en infirmier lui fouilla rapidement les poches tout en disant à son complice :
  
  - Il a son compte. Tu peux descendre. Cet idiot ne s'est même pas méfié, il est venu sans arme.
  
  Le fourgon retournait vers Surabaya, le motocycliste ouvrant la marche. Tout s'était déroulé à la perfection, personne n'avait rien remarqué. Les conducteurs des deux véhicules qui étaient passés sur la route ne s'étaient avisés de rien.
  
  Bientôt, l'ambulance atteignit un grand carrefour. Elle suivit le sens giratoire et emprunta une voie périphérique conduisant au quartier du port. Le motocycliste, qui devait montrer le chemin au chauffeur du fourgon, roulait à une allure très modérée. Un peu plus tard, il s'engagea dans le dédale des magasins et entrepôts, déserts à ce moment de la journée.
  
  Après un dernier virage, il déboucha dans une voie bordée par deux longs hangars. Sur les murs de ceux-ci se détachait en lettres énormes le nom de la firme à laquelle ils appartenaient « KALISARI Ltd ».
  
  Alors le type à moto ralentit. A un moment donné, alors qu'il dépassait un grand portail large ouvert, il étendit le bras droit, puis il stoppa sa machine un peu plus loin.
  
  L'ambulance s'engouffra dans l'entrée obscure du hangar, après quai le motard entreprit de faire coulisser sur ses galets le lourd panneau métallique assurant la fermeture du dépôt. Mais il ne l'amena pas à bout de course : îl laissa subsister un passage suffisant pour un piéton. Puis, allumant une cigarette avec la satisfaction du devoir accompli, il resta en faction près de l'entrée.
  
  La camionnette grise pilotée par Legay avait entre-temps longé les pignons des hangars. Il crut un instant avoir été semé.
  
  - Bon Dieu de bon Dieu, proféra-t-il. Nous sommes refaits.
  
  - Mais non, dit Coplan. Tu n'as pas vu la moto dans la transversale? Arrête-toi ! Je croyais que tu continuais exprès.
  
  Legay freina aussi sec, rangea la guimbarde dans l'ombre de l'édifice, regarda Francis.
  
  - Tu penses que l'ambulance a pénétré là-dedans ? s'enquit-il, tendu.
  
  - Où veux-tu qu'elle soit ? Le type s'est arrêté près d'une des portes. Viens, allons jeter un coup d’œil à l'angle de la bâtisse.
  
  Legay, après avoir prudemment avancé la tête, marmonna
  
  - Tu as raison : il est en train de griller une cigarette. On lui tombe sur le paletot ?
  
  - Hé ! Pas si vite. Il ne faudrait pas que ce gars-là ait le temps de donner l'alarme. Voyons d'abord s'il n'y a pas moyen de nous introduire dans ce hangar par une autre issue. Ne bouge pas, je vais faire le tour du bâtiment par l'autre côté.
  
  Coplan s'éloigna de son pas élastique, les mains dans les poches, l'esprit en effervescence. Le mur du pignon était continu, sans même une fenêtre. Après le coin, suivant toute la longueur de l'entrepôt, Francis défila successivement devant trois portails, tous obstrués par des volets d'acier.
  
  Aboutissant enfin au second pignon, lequel donnait sur une chaussée où circulaient des gens et des véhicules utilitaires, Coplan avisa une porte de dimensions normales qui devait donner accès à un local administratif. En métal, elle aussi. Et fermée à clé. Il y avait bien une baie vitrée, mais il n'était pas question de la démolir et d'entrer par là, sur cette voie plutôt animée.
  
  Alors, dévoré d'impatience, Coplan poursuivit son périple en accélérant le pas. Il n'y avait pas trente-six solutions.
  
  Il tira une cigarette de sa poche de chemise, l'inséra entre ses lèvres. Après le dernier tournant, il aperçut le motard, négligemment adossé à la muraille. Marcha délibérément dans sa direction.
  
  Le type ne parut pas s'émouvoir. N'ayant jamais vu le bonhomme qui s'approchait, il était à mille lieues de redouter un incident.
  
  Parvenu à sa hauteur, Coplan ôta sa cigarette intacte de sa bouche et montra qu'il désirait du feu. L'homme, indifférent, présenta le bout allumé de sa Kretek. Il encaissa un crochet à l'estomac sans avoir eu le temps de réagir, tellement le mouvement de son agresseur avait été prompt. Incapable de récupérer son souffle ou de mobiliser ses forces, il fut empoigné sous les bras, repoussé, quasiment transporté dans l'entrebâillement du portail et propulsé à l'intérieur du hangar. Où un direct fracassant lui percuta la pointe du menton.
  
  Coplan fondit vers l'Indonésien pour l'empêcher de s'écrouler trop bruyamment. Ensuite, il fit demi-tour et, du seuil, adressa un signe à Legay, l'invitant à rappliquer dare-dare.
  
  Il rentra, l'oreille tendue, son regard explorant les alentours. N'aperçut pas le fourgon, mais des amoncellements de caisses hauts de plus de quatre mètres, des engins de levage, des véhicules électriques à plateau, le tout rangé de part et d'autre d'allées assez larges pour autoriser le déplacement de camions.
  
  Sur ces entrefaites, Legay, haletant, fit irruption, et Francis lui intima d'un geste à garder bouche close. Ils perçurent alors des bruits de voix éloignés, confus, semblant provenir d'une des extrémités de l'entrepôt.
  
  Pistolet au poing, à demi accroupis, ils progressèrent en silence vers l'origine de cette rumeur en se dissimulant derrière des piles de caisses successives. Cela jusqu'au moment où les voix devinrent plus perceptibles.
  
  Un temps d'arrêt leur permit d'en dénombrer trois : d'abord l'une, relativement aiguë, qui devait être celle d'un Javanais, puis une autre, que Coplan reconnut avec un frémissement de jubilation : le timbre grondant de Raditchev. Enfin, la troisième, fatiguée, répondant par des monosyllabes, et qui appartenait probablement à Fondane.
  
  Un bref regard hasardé entre dans l'allée centrale, révéla la position de l'ambulance : elle était arrêtée non loin du mur du fond. Et trois individus poireautaient près d'elle.
  
  Selon toute vraisemblance, le Russe se trouvait à l'intérieur du fourgon ; comme au village de la forêt, il devait menacer de son pistolet l'homme qu'il interrogeait.
  
  Que faire? Une attaque en force pouvait coûter la vie à Fondane, une intervention trop tardive risquait de produire le même résultat.
  
  Coplan et Legay se dédièrent mutuellement une grimace d'incertitude. Ils écoutèrent encore le dialogue, tout en examinant les possibilités qui s'offraient à eux.
  
  Ouvrir le feu sans préavis n'eût été qu'un recours extrême allant à l'encontre de leurs objectifs.
  
  Spéculant sur la présence d'esprit de Fondane, qui se doutait, lui, que ses collègues devaient se trouver dans les parages, Coplan mit au point sa stratégie. Il exprima par gestes, à Legay, ce qu'il se proposait de tenter. Ce dernier comprit, fit un signe d'assentiment, puis il se faufila entre deux murailles de colis pour se rapprocher encore du groupe des Indonésiens.
  
  Presque simultanément, Francis et son collègue, distants l'un de l'autre d'une dizaine de mètres, s'arc-boutèrent chacun contre une pile de caisses et, par un même effort, ils les firent s'incliner.
  
  Des grincements émanant de deux endroits intriguèrent les Javanais, qui regardèrent dans tous les sens afin de les localiser. Or, tandis qu'une pile s'abattait avec fracas dans l'allée centrale, un autre entassement dégringolait pratiquement sur leurs têtes !
  
  Désemparé, Raditchev se détourna pour voir ce qui provoquait ce vacarme. Son poignet droit, saisi dans un étau, fut brutalement écarté, le canon de son arme dévié. Fondane, jusque-là geignard et sans ressort, sur sa civière, expédia son talon dans les parties génitales de son antagoniste tout en se cramponnant à son bras.
  
  Quant aux acolytes du Russe, ayant cherché à se garer des colis qui leur tombaient dessus, ils n'avaient repris ni leur équilibre ni leur sang-froid lorsque Legay d'abord, et Francis ensuite, se précipitèrent vers eux.
  
  Sur ce champ de bataille jonché d'obstacles, les assaillants bénéficièrent de l'effet de surprise avant qu'un premier type se fût mis en garde, Legay lui assena un coup de son Wa!ther sur la tempe gauche, l'abandonna pour bondir vers celui qui portait une blouse d'infirmier et qui exhibait une matraque.
  
  Coplan intercepta le troisième, lequel se débinait dans l'allée. Il lui attrapa le bras, lui imprima une traction et, pivotant sur lui-même, il l'assomma tout net d'une châtaigne meurtrière sur l'occiput ; emporté par son élan, le Javanais s'étala plus loin sur le ciment, les bras en croix, alors que Francis se portait déjà à la rescousse de Legay, aux prises avec l'infirmier.
  
  Des grognements s'échappaient de l'intérieur de l'ambulance, où des coups sourds ébranlaient la carrosserie.
  
  L'adversaire de Legay ne semblait pas disposé à capituler : après avoir esquivé une première attaque, il avait riposté sans succès, brandissait à nouveau sa matraque en cherchant une ouverture. Mais l'apparition de ce deuxième Blanc modifiait le rapport des forces ; l'homme, tel un animal pris au piège, s'apprêta à faire face.
  
  - Levez les bras, lui lança Coplan sans hausser le ton.
  
  L'autre n'obéit pas. Il recula pour prendre du champ, heurta du dos une machine élévatrice. Alors, acculé, les yeux injectés, il médita de s'échapper en éliminant au moins un de ses ennemis.
  
  Francis lut dans le regard de l'homme ses intentions agressives.
  
  - Laisse-le-moi, marmonna-t-il en français.
  
  Le pseudo-infirmier aurait pourtant dû savoir que l'offensive comporte un risque sérieux, surtout devant un spécialiste des arts martiaux.
  
  Le fait que Coplan avait fourré son pistolet dans sa poche aurait dû l'inquiéter. Néanmoins, mû par une fureur aveugle, il fonça, vif comme la foudre, matraque levée.
  
  Il n'eut pas le loisir de frapper : son avant-bras fut happé, conduit jusqu'au sol, puis sa main fut repliée par une prise imparable qui, le renvoyant en arrière, le plaqua sur le dos avec une violence fracassante, le bras tordu. Un genou lui écrasa le ventre, puis un atemi en coup de hache sur la pomme d'Adam ruina définitivement sa résistance.
  
  Legay, confiant dans l'issue de cet affrontement, avait bondi vers le fourgon. Il n'eut que le temps de sauter de côté car un corps massif, expulsé avec énergie, déboulait sur le sol et roulait deux mètres plus loin. Fondane, échevelé, apparut entre les portes ouvertes.
  
  - Vous avez mis le paquet, apprécia-t-il en voyant le désordre.
  
  Puis, à Francis, en désignant de la tête le personnage écumant qui se relevait à grand-peine :
  
  - C'est ça, ton Raditchev ?
  
  - C'est lui, acquiesça Coplan. Qu'est-ce que tu lui as fait ? Il n'a pas l'air content.
  
  - Je lui ai un peu tabassé les grelots. Ça va passer. Il sauta à terre, reprit en s'épongeant :
  
  - Très peu pour moi, le rôle de l'appât. Si vous aviez loupé la filature, ce gars-là ne m'aurait pas remis en circulation. Mais pourquoi en avait-il après nous ?
  
  - Je crois l'avoir compris, mais on va quand même le lui demander, articula Francis, froidement résolu.
  
  L'agent soviétique, debout, le contemplait avec un mélange d'effarement et de colère, abasourdi par ce brusque retournement de situation. Tenu en respect par Legay, il se massait le bas-ventre, le front plissé. Un étonnement supplémentaire l'attendait car Francis lui adressa la parole en russe :
  
  - Je sais que vous avez fait liquider Prawiro. Cela ne vous suffisait donc pas ? Qu'avez-vous de tellement grave à cacher ?
  
  Raditchev arbora une face bougonne et ne desserra pas les dents.
  
  - Ne me faites pas languir, conseilla Coplan. Nous sommes pressés. Martojo, qui était au courant, s'est montré plus habile que vous. Il ne m'a rien dit et se disposait à me renvoyer librement à Surabaya. Pourquoi lui avez-vous donné d'autres consignes ?
  
  Un silence plana.
  
  - Bon. Je vais parler pour vous, reprit Francis en ressortant son Walther de sa poche. C'est aussi vous qui avez fait tomber Gisèle Stephan aux mains de la police militaire, et vous avez eu peur que nous le découvrions.
  
  Raditchev, une lueur de défi dans ses yeux, déclara de sa voix de basse :
  
  - Admettons. Maintenant, abattez-moi tout de suite. Vous ne pouvez plus agir autrement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Coplan, qui fixait intensément Raditchev, articula, incisif :
  
  - Vous avez raison. Je vais être obligé de vous supprimer, et vous savez pourquoi. Donc, pour vous, plus rien ne s'oppose à ce que vous m'expliquiez ce qui s'est passé.
  
  L'ingénieur soviétique devinait qu'il était arrivé au bout du rouleau. Une balle mettant fin à ses jours serait préférable, après tout, à une incarcération dans les geôles indonésiennes, où il périrait après d'effroyables souffrances.
  
  Pendant qu'il cogitait sombrement, Coplan dit à Fondane :
  
  - Va ramasser le motocycliste, près de l'entrée, et amène-le ici.
  
  - Okay.
  
  Raditchev, suant sang et eau, sortit de son mutisme.
  
  - Oui, j'aurais dû écouter Martojo, reconnut-il. Lui, il aura une chance de s'en tirer. J'ai commis une erreur de jugement quand j'ai décidé de vous mettre hors de la course.
  
  Il s'épongea, s'essuya la nuque, reprit avec un regard en coulisse :
  
  - Peut-être allez-vous du reste commettre la même erreur.
  
  - Possible, admit Francis. Mais j'en accepte les conséquences. C'est vous qui avez conduit les opérations sur ce terrain-là, pas moi. Maintenant, videz votre sac, et vite.
  
  Raditchev inspira.
  
  - Eh bien... Martojo s'est aperçu que Prawiro photocopiait des rapports destinés à Munawir Sadli. Et il l'a fait surveiller. Au bout d'un certain temps, il a noté que Prawiro entretenait des relations suivies avec une Européenne. Alors, il a chambré Prawiro et l'a cuisiné. Tous deux avaient milité longtemps dans la clandestinité. Prawiro a fini par avouer qu'il vendait ses photocopies à une Française nommée Gisèle Stephan. Selon lui, cela ne portait pas de préjudice à leur cause, puisqu'il s'agissait uniquement d'informations sur la nature, la provenance et les quantités de marchandises importées transitant par Surabaya. Martojo, à demi-convaincu, aurait laissé tomber cette histoire si Prawiro prenait l'engagement de ne pas continuer. Mais il a voulu se mettre à couvert et m'a signalé la fuite.
  
  - Et vous ? enchaîna Coplan. Vous avez trouvé que la faute de Prawiro devait entraîner une sanction plus radicale, pour l'exemple ?
  
  Raditchev bougonna :
  
  - La plupart de ces Orientaux sont vulnérables à la corruption! Si vous ne maintenez pas une discipline de fer dans un réseau, en ne conservant que les éléments les plus sûrs, vous courez à la catastrophe. J'ai tranché dans le vif : tout en promettant à Prawiro qu'il serait absout s'il suivait mes instructions, je lui ai fourni des renseignements faux qu'il devait transmettre à Gisèle Stephan. Ensuite, sachant quand elle prendrait son avion pour aller les porter à Djakarta, j'ai ordonné à Prawiro de la dénoncer à la police. Après quoi... il a eu son accident de voiture, car la femme pouvait divulguer, lors d'un interrogatoire, de qui elle tenait ces documents, et cela nous aurait mis dans de sales draps s'il était arrêté à son tour.
  
  Coplan, les traits burinés, hocha la tête.
  
  - Oui, murmura-t-il. Thojib Martojo était un fieffé comédien, mais il était plus intelligent que vous : à deux reprises, il a tenté de limiter les dégâts, et il y serait parvenu si vous ne lui aviez pas forcé la main. Vous comprenez, je suppose, que si le Kopkamtib a été mis sur sa trace, cela résulte de votre brillante machination ?
  
  Le Russe ne répondit pas.
  
  Coplan reprit :
  
  - A retardement, vous avez si bien réalisé l'étendue de votre gaffe que vous avez été pris de panique quand vous m'avez vu au village de la forêt. Non seulement Martojo venait d'échapper par miracle à l'arrestation, mais en plus vous découvriez que des collègues de Gisèle Stephan se promettaient d'avoir la peau de ceux qui l'avaient livrée à la police. D'où votre résolution de nous neutraliser une fois pour toutes. Eh bien, tant pis pour vous, vous devez payer la casse.
  
  Entre-temps, Fondane avait traîné à proximité le corps toujours inerte du motocycliste. Quant aux trois autres Indonésiens, ils demeuraient inconscients, étalés entre les caisses renversées.
  
  Coplan souffla à ses collègues :
  
  - Le type a tout dégoisé. Il nous reste un sale boulot à faire avant de foutre le camp. Vous devinez quoi.
  
  Fondane et Legay s'en doutaient.
  
  - Tous ? s'enquit le second.
  
  - Sûr, dit Francis. Pas question de laisser un seul témoin derrière nous. Et pas de coups de feu, bien entendu. André, récupère ton pistolet, pour les empreintes.
  
  - Moi ? fit Fondane. Je ne l'ai plus. Je l'avais balancé dans une rizière avant de monter dans l'ambulance.
  
  - Ah bon ? Et pourquoi ?
  
  - Parce que si on me fouillait, on aurait su que vous vous étiez évadé. Ces Walther, ils ne courent pas les rues, et ce Russe devait bien les connaître, non ?
  
  Coplan se mordit la lèvre, mi-furieux, mi-satisfait.
  
  - Alors, récupère l'arme de Raditchev, enjoignit-il. Et viens lui en administrer un bon coup sur le crâne pendant que je discute avec lui.
  
  S'adressant en russe au Soviétique, il déclara :
  
  - Votre objectif, en dénonçant cette jeune femme, était de faire tomber aux mains de la Sûreté militaire la totalité de notre organisation : voilà le fond de l'affaire ! Car vous saviez parfaitement que notre agent de liaison serait contraint de parler. Tout est bon pour évincer la concurrence, pas vra i?
  
  - Dans notre branche, nous ne sommes pas philanthropes, maugréa l'ingénieur. Vous pas plus que...
  
  Le choc qui lui ébranla le crâne anéantit ses pensées et tarit son discours. Il chancela sur place, hébété, s'effondra d'une pièce.
  
  - Achevons-les, décida Coplan, implacable.
  
  Et il abattit avec une violence délibérée la crosse de son arme en plein milieu du front de l'homme qui, par un sectarisme doublé de mégalomanie, avait allumé la bombe dont il devenait la victime.
  
  Aussi efficaces que dénués d'émotion, Fondane et Legay s'employèrent à liquider de la même façon les acolytes de Raditchev. Ceux-ci passèrent de vie à trépas en quelques secondes, la tête défoncée.
  
  Coplan recommanda :
  
  - Essuyez le canon des pistolets. Nous les abandonnons ici.
  
  Non sans cynisme, il fit remarquer :
  
  - D'ailleurs, ces pétards leur appartiennent. Filons.
  
  Ils enjambèrent des colis pour gagner la sortie de l'entrepôt, où régnait à présent un silence sinistre.
  
  Parvenus au portail, ils examinèrent les abords de l'édifice, attendirent qu'un camion passant dans la rue eût tourné à l'angle de l'avenue transversale, puis ils s'en allèrent d'un pas tranquille vers l'endroit où la camionnette était garée.
  
  - Tu parles d'une java...ricana Legay, les deux mains dans les poches. Si c'est ça que tu appelles du doigté ! Qu'est-ce qu'il t'a raconté, le Moscovite ?
  
  - Que, par ses soins, Gisèle avait été capturée par les flics alors qu'elle était en possession de pièces compromettantes refilées spécialement par Prawiro, dévoila Francis. Au moins, nous savons à quoi nous en tenir : c'est bien ici que tout a commencé.
  
  Fondane, lui, ne pipa mot. Il songea que, finalement, la jeune femme avait torpillé le réseau français, comme ils l'avaient pressenti. Et ceci le gonflait d'amertume en dépit de son récent sauvetage.
  
  Ils se rapprochèrent de la guimbarde de Martojo, y prirent place. Legay se réinstalla au volant.
  
  - Ce n'est pas que j'aie très faim, mais on devrait peut-être bouffer avant de retourner à l'hôtel, suggéra-t-il en remettant le moteur en marche.
  
  Coplan, l'esprit ailleurs, marmonna :
  
  - J'ai vaguement dans l'idée, les gars, que la police ne va pas tarder à rappliquer dans ce coin-ci. Débinons-nous d'abord, nous verrons ensuite.
  
  La camionnette démarra, enfila la voie le long de laquelle s'échelonnaient d'autres hangars, puis elle vira sur la gauche. Il était midi et demi, le travail au port s'arrêtait.
  
  Conduisant un peu au hasard, Legay s'efforça de regagner le centre de la ville. Étant le seul à détenir un paquet de cigarettes, il en offrit à ses collègues. Ils fumèrent tous les trois en promenant des yeux neufs sur le paysage.
  
  C'était comme si l'atmosphère s'était allégée, purifiée. Aucune épée de Damoclès n'était plus suspendue sur leur tête, après ces vingt-quatre heures de tension continue, et ils auraient respiré librement si le souvenir trop proche de cette quintuple exécution ne les avait perturbés.
  
  Fondane demanda :
  
  - Pourquoi pensez-vous que la Sûreté militaire va s'amener à l'entrepôt ? Il y a peu de chances que les corps soient découverts avant le début de l'après-midi.
  
  - Exact, dit Francis, mais j'ai appris hier soir par Raditchev que Munawir Sadli avait été coffré à Djakarta. Et ce Javanais doit savoir pas mal de choses sur le réseau soviétique. Entre autres, que la Kalisari Ltd sert de couverture à la contrebande des armes.
  
  Legay arqua les sourcils.
  
  - Il y avait aussi des fournitures d'armes ?
  
  - Bien sûr. Un lot est caché dans le village où j'ai passé la nuit, et ce n'est sans doute pas le seul. Nos adversaires faisaient d'une pierre deux coups : tout en payant de cette manière les informations rassemblées par Martojo, ils recréaient une force susceptible d'inquiéter le pouvoir et redoraient le blason du communisme orthodoxe au détriment de celui de Mao.
  
  - Mince, admira Fondane. Vous en avez appris, des trucs !... Elle a valu le déplacement, votre balade avec Martojo !
  
  - Encore plus que tu ne l'imagines, affirma Coplan. Raditchev m'a, sans le vouloir, éclairé sur un point capital : son propre réseau est en voie de démolition, et il brûlait ses dernières cartouches avant de s'enfuir.
  
  Il exahala de la fumée, posa la main sur l'épaule de Legay.
  
  - Nous avons encore du pain sur la planche, ne te tracasse pas, railla-t-il. Stoppe où tu veux, nous poursuivrons notre chemin à pied jusqu'à un restaurant où notre tenue ne fera pas scandale. Ce que je veux, désormais, c'est sauver nos copains qui sont en taule.
  
  Ses deux amis lui décochèrent un regard ébahi. Fondane prononça :
  
  - Vous n'y songez pas ? En supposant que vous y parveniez, le Vieux ne vous le pardonnera jamais. Vous connaissez la règle du jeu.
  
  Coplan approuva de la tête tandis que la camionnette s'immobilisait sur un parking.
  
  - Tant pis pour la règle, émit-il sur un ton sans réplique. Je serai peut-être révoqué, mais rien au monde ne m'empêchera de tirer Micheaux et les autres de cet enfer dans lequel ils baignent actuellement.
  
  
  
  
  
  En fin d'après-midi, les trois agents français dûment rafraîchis quittèrent l'Oranje Hotel pour se rendre à l'aéroport. Une courte explication, entre Coplan et le directeur de l'établissement, avait convaincu l'Indonésien qu'il avait été la victime d'un mauvais plaisant : dans le cas de la mort accidentelle d'un pensionnaire, la police n'aurait pas téléphoné, elle serait venue à l'hôtel. Et le brave homme avait renouvelé ses excuses, pour avoir alarmé inutilement les deux amis du mort présumé.
  
  Après le débarquement à Djakarta, au crépuscule, le trio reprit ses quartiers au fastueux Indonesia. Puis, vers 9 heures du soir, un dîner au Nirwana permit aux envoyés du S.D.E.C. de jeter les bases de leurs tâches futures.
  
  Sous l'éclairage plus que réduit des chandelles, la discrétion des propos étant assurée par la musique allègre débitée par l'orchestre, Coplan démasqua ses batteries.
  
  - Toi, André, dit-il à Fondane, tu vas vérifier si Gourpin est toujours libre de ses mouvements. Dans l'affirmative, je voudrais que tu me ménages une entrevue avec lui dans les plus brefs délais. Demain soir si possible. D'accord ?
  
  - J'essaierai, affirma Fondane. Mais que comptez-vous lui demander ? Vous en savez plus que lui !
  
  - Je n'attends de cet entretien qu'une simple mise au point. Je désire assurer mes arrières avant de passer à l'étape suivante, la plus épineuse.
  
  - A savoir ?
  
  - Comment il faudra procéder pour éviter que Micheaux, Gisèle et consorts comparaissent devant un tribunal. Et les arracher aux griffes de la Sûreté militaire.
  
  Legay eut une mimique qui exprimait son pessimisme.
  
  - Moi, je veux bien, marmonna-t-il. J'ai toujours cru au Père Noël. Mais je crains que tu te fasses des illusions. Après ce qu'ont dû déballer nos camarades, ils sont dans le bain jusqu'au cou. Tu ne feras pas lâcher prise aux magistrats qui ont instruit l'affaire. Ils doivent se pourlécher les babines devant un dossier qui met à nu les manigances des Blancs..
  
  - Oh, ça reste à voir ! objecta Coplan. Les États sont des monstres froids, nous sommes payés pour le savoir. Quand leurs intérêts sont en cause, ils se moquent, tous autant qu'ils sont et quel que soit leur régime, des grands principes. Pour les faire agir dans un sens souhaité, il sufflt de peser sur le bon levier : celui de leur intérêt national.
  
  - Et tu espères le trouver, ce « bon » levie r? insista Legay.
  
  - Je vais m'y atteler.
  
  Fondane goûta son vin rouge.
  
  - Le même Bergerac, décréta-t-il, désabusé. Pourtant, l'étiquette est différente. Ensuite, à Coplan :
  
  - Ne vous mouillez pas trop quand même, dans cette combine. Nous, nous avons intérêt à ne pas nous montrer, après cette corrida. Chaque fois que des types se sont fait descendre, j'étais présent, figurez-vous.
  
  Coplan sourit vaguement. Legay, perplexe, avança :
  
  - Il ne faudrait pas oublier, finalement, pourquoi le Vieux nous a expédiés dans ce pays. En définitive, que reste-t-il de valable de l'ancien réseau ? Nous ne sommes pas encore fixés sur ce point.
  
  - Effectivement, admit Francis, nous l'ignorons. Il ne doit en subsister que des lambeaux éparpillés aux quatre coins de l'archipel, privés de liaisons, peut-être traqués ou, au mieux, insoupçonnés. Il faudrait presque les contacter un à un.
  
  - Encore des milliers de kilomètres en perspective, se plaignit Fondane, écœuré. Sans compter les traquenards qui peuvent nous attendre dans chaque ville, comme à Surabaya. Mais pourquoi dites-vous : « Il faudrait presque... »
  
  - Parce que j'ai l'espoir d'être dispensé de courir de Singkep à Makassar. Il y a ici, à Djakarta, deux hommes qui peuvent nous renseigner à cet égard : Gourpin et Micheaux.
  
  Jean Legay lui décerna un coup d'œil oblique.
  
  - Toi, comme monstre froid, tu te portes plutôt bien, maugréa-t-il. Je commence à comprendre pourquoi tu tiens tant à le sortir de taule, Micheaux.
  
  
  
  
  
  Vingt-quatre heures plus tard, Coplan rencontrait dans une voiture américaine que Fondarse avait louée en début d'après-midi, le technicien des Télécommunications. Comme il avait été convenu, Gourpin fut embarqué à l'angle de deux avenues, et la limousine pilotée par Fondane entreprit alors une promenade dans les secteurs modernes de la capitale.
  
  - Ravi de vous voir, dit Francis à l'ingénieur de la Sofatel lorsque celui-ci se fut installé sur la banquette arrière. Ainsi, vous n'avez toujours pas le contre-espionnage à vos trousses ?
  
  - Ne m'en parlez pas, fit Gourpin, manifestement épuisé. Je vis dans une anxiété perpétuelle, redoutant à chaque instant qu'on me passe les bracelets. Il serait temps que cela finisse. Vous devez demander mon rappel à Paris, sinon je vais sombrer dans une effroyable dépression nerveuse.
  
  Coplan l'examina. De toute évidence, l'homme avait besoin de repos, il était à bout.
  
  - Votre épreuve touche à sa fin, dit Francis, apaisant. De fait, d'ores et déjà, vous ne courez plus guère de risques. Le filet ne s'étant pas encore abattu sur vous, il y a de fortes chances pour que vous y échappiez.
  
  - Le pensez-vous vraiment ? s'enquit le technicien, oppressé, en braquant un regard acéré sur son interlocuteur. Ou bien n'est-ce qu'une bonne parole destinée à m'endormir ?
  
  - Soyons sérieux. Serais-je en train de converser avec vous si je vous croyais grillé ? Je vous fuirais plutôt comme la peste !
  
  Gourpin se massa le front.
  
  - Oui, c'est vrai, concéda-t-il. Pardonnez-moi, je ne suis plus dans mon assiette. Mais sur quoi basez-vous votre conviction ?
  
  - Sur deux arguments majeurs. Gisèle Stephan, la jeune femme qui a été arrêtée la première, ne vous connaissait pas. Et si Micheaux avait dû vous donner, sous la contrainte de la torture, vous seriez en boîte depuis belle lurette. Comme Munawir Sadli, notamment.
  
  - Ah ? Vous êtes au courant ? s'étonna Gourpin, les yeux brillants. Moi, ça m'a flanqué un choc. Je l'ai su par Frans Terimak. Il m'a prévenu juste avant de se perdre dans la nature.
  
  - Voilà précisément une des raisons pour lesquelles je désirais vous voir, révéla Coplan. Que faisait-il, ce Sadli ? Comment était il en relation avec des Russes ?
  
  Pour la première fois, une lueur de gaieté pétilla dans les prunelles du spécialiste des centraux téléphoniques.
  
  - Sadli reprit-il. Il occupait un modeste emploi à l'ambassade d'U.R.S.S. mais, en réalité, il jouait un rôle beaucoup plus important : celui de leader clandestin des membres du parti communiste indonésien ralliés à Moscou.
  
  - Bigre, fit Coplan, interloqué. Et vous obteniez de lui des renseignements ?
  
  - Pas d'une manière directe. Mais à son insu, oui. Mon informateur, c'était Frans Terimak, son meilleur ami, travaillant également à l'ambassade.
  
  Maintenant Coplan voyait mieux ce qui s'était passé dans l'esprit de Raditchev, quand il avait demandé si Sadli, comme Prawiro, n'était pas à la solde des Français. L'arrestation de l'Indonésien lui avait fait subodorer une corrélation avec celle de Gisèle Stephan.
  
  Mais la réponse de Gourpin éclairait aussi le comportement de Lucien Micheaux, avant et pendant sa détention.
  
  Coplan déclara
  
  - Eh bien, pas de doute, vous aviez fait du bon travail. En somme, vous piquiez à divers niveaux les renseignements recueillis au profit des Soviétiques, au lieu de les chercher à d'autres sources
  
  - Oui et non. S'il est vrai que nous avons tiré un grand parti de l'organisation très vaste édifiée patiemment par les Russes, nous possédons aussi nos propres correspondants.
  
  - Chapeau. Avec des moyens réduits, Micheaux avait mené sa barque de main de maître. La qualité des rapports envoyés au Vieux en témoignait. Pas étonnant que celui-ci eût voulu élucider la cause du naufrage d'un réseau si bien dirigé.
  
  Songeur, Coplan dit encore :
  
  - Je suis prêt à parier que ces correspondants-là n'ont pas été inquiétés par la police militaire. N'auriez-vous pas un indice probant à cet égard ?
  
  Gourpin secoua la tête, découragé.
  
  - Je n'en sais rien, avoua-t-il. Depuis une quinzaine de jours, je fais le mort. Lors de mes déplacements dans l'est de l'île, j'ai évité tout contact avec nos sympathisants, tant pour leur sécurité que pour la mienne. Une seule chose est sûre : Frans Terimak a pris les devants. Il s'est défilé avant qu'on l'interpelle. Était-il menacé ou non, je ne puis l'affirmer.
  
  La voiture faisait le tour de l'immense quadrilatère de la place de l'Indépendance, dominée en son centre par un obélisque surmonté d'une flamme en or pur. Fondane, au volant, avait constamment écouté la conversation et s'était gardé d'intervenir. A tout prendre, si leur mission d'agents spéciaux leur valait parfois des sueurs froides, leur existence était plus enviable que celle de ces « résidents » obscurs, toujours sur la brèche, guettés par mille dangers à la moindre imprudence, et jamais à l'honneur.
  
  Au bout d'un long silence, Coplan reprit :
  
  - Nous pouvons vous brûler une fière chandelle, Gourpin. En restant sur la dunette alors que le navire faisait eau de toutes parts, vous avez sauvé l'essentiel.
  
  - Moi ? fit le technicien, ébahi.
  
  - Vous auriez pu décamper, et personne ne vous aurait jeté la pierre. Or, sans vos indications, nous aurions battu la campagne. Cela, je tenais à vous le dire. Sachez maintenant que nous avons découvert la racine du mal qui a gangrené le réseau. Je suppose que, par Terimak, vous avez entendu parlé d'un certain Raditchev, domicilié à Surabaya ?
  
  - Oui, naturellement. Un agitateur politique.
  
  - C'est lui qui a été à l'origine de tous nos ennuis, et j'ai le plaisir de vous informer qu'il est désormais hors d'état de nuire. Micheaux et ses collaborateurs ont été vengés, je vous le garantis.
  
  Gourpin sourcilla.
  
  - Tout est donc parti de Surabaya ?
  
  - Gisèle Stephan, l'agent de liaison, avait été littéralement jetée en pâture au contre-espionnage indonésien par Raditchev lui-même, Et c'est cela qui a déclenché tout le reste. Vous voilà donc édifié. Il n'y a plus de mystère.
  
  Après une pause, Coplan corrigea :
  
  - Sauf un. Mais celui-là nous regarde, et il n'aura pas d'influence sur votre sécurité. Quoi qu'il en soit, je vais faire en sorte qu'on vous octroie un congé de détente. Vous ne l'avez pas volé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  En communication avec le quartier général du Kopkamtib à Surabaya, le commandant Rouhani paraissait frôler l'attaque d'apoplexie. Le téléphone rivé à son oreille, il beugla :
  
  - Vous me racontez des mensonges pour masquer votre échec ! Je vous avais pourtant formellement prescrit de capturer ce Russe vivant !
  
  A l'autre bout du fil, un officier répondit :
  
  - Je vous jure que tout était terminé lorsque nous sommes arrivés sur les lieux ! Nos hommes n'ont pas tiré un seul coup de feu. Outre Raditchev, il y avait quatre inconnus dans l'entrepôt de la Kalisari. Tous étaient morts depuis plusieurs heures, le crâne fracturé par un instrument contondant. Vous verrez les rapports du médecin légiste.
  
  - Enfin, c'est invraisemblable ! explosa Rouhani. Ces gens ne se sont pas entretués ! Qui aurait pu les massacrer de cette façon ? Pas leurs amis, quand même !
  
  - Dans l'état actuel de l'enquête, je suis incapable de vous fournir la moindre explication, avoua le correspondant, terriblement embarrassé. Peut-être y a-t-il eu des fuites ? Prévenus que nous allions procéder à une rafle, des chefs de l'organisation nous ont coupé l'herbe sous le pied. C'est la seule hypothèse plausible pour l'instant.
  
  Rouhani tentait vainement de maîtriser sa fureur.
  
  - Des fuites ? brailla-t-il. Où auraient-elles pu se produire ? A votre Q.G. Uniquement ! Dois-je comprendre que vos propres services sont contaminés par la pourriture communiste ? Nous examinerons cela plus tard, je vous le promets ! En attendant, décrivez-moi en détail ce que vous avez vu en arrivant dans cet entrepôt.
  
  Crispé, il écouta la relation que fit son collègue de Surabaya, ne put réprimer un grincement de dents quand on lui dit qu'une ambulance se trouvait sur place, à l'intérieur du hangar. Un comble d'ironie ! De plus, les agresseurs avaient abandonné leurs pistolets chargés près des cadavres ! Sans laisser aucune empreinte !
  
  Un désastre.
  
  Rouhani s'en serait arraché les cheveux. Lui qui avait si bien constitué son dossier !
  
  Fulminant, il articula dès que l'autre se fut tu :
  
  - Bouclez séance tenante tout le personnel de cette entreprise et fouillez les locaux de fond en comble ! Ouvrez toutes les caisses, inspectez les camions, cuisinez les chauffeurs! Je veux savoir où sont passées les armes destinées à la rébellion, quels sont les navires qui les ont amenées, s'il y a d'autres lieux de débarquement de la contrebande dans l'archipel, etc.
  
  - Bien, mon commandant, acquiesça l'officier.
  
  Il n'en menait pas large, l'affaire risquant d'avoir un retentissement considérable dans les hautes sphères du Kopkamtib.
  
  - Et expédiez-moi par avion militaire les suspects qui auront reconnu leur participation à ce trafic ! conclut Rouhani, déchaîné. Je veux que cela soit mené tambour battant, vous m'avez compris ?
  
  Il raccrocha brutalement, l'esprit surchauffé, en proie à une violente frustration.
  
  Quels pouvaient bien être les responsables de cette hécatombe qui le privait en dernier ressort d'un des personnages clé du complot ?
  
  Piatakov ?
  
  Ce n'était pas impossible. Même en fuite, il avait le bras long. En éliminant Raditchev, il empêchait la mise en accusation publique d'un ressortissant de l'U.R.S.S.
  
  Assez enclin à voir la chose sous cet angle, Rouhani fit néanmoins extraire de sa cellule le prévenu Munawir Sadli. Ce dernier fut amené un quart d'heure plus tard, et le commandant l'apostropha d'une voix rude :
  
  - Vous m'avez dissimulé un des aspects de votre organisation. Celle-ci possède un organe de surveillance et de répression interne : une bande de tueurs, si vous préférez. Qui la dirige ?
  
  Sadli, tombant des nues, humecta ses lèvres trop sèches.
  
  - Des tueurs? questionna-t-il, incrédule.
  
  - Oui, parfaitement! clama Rouhani. Je viens d'en avoir la preuve ! N'essayez pas de nier ou vous allez subir de nouvelles tortures. Alors, qui ordonne la suppression des auteurs d'une faute grave?
  
  Couvert de contusions, malade, Sadli n'en pouvait plus. Il avait tout dévoilé, reconnu sa culpabilité, dénoncé plusieurs compatriotes, et ces interrogatoires recommençaient toujours.
  
  - Je ne vois personne d'autre que Raditchev qui aurait pu avoir cette fonction, murmura-t-il. Puisque c'est lui qui a fait liquider Prawiro.
  
  - Imbécile ! hurla Rouhani. Vous fichez-vous de moi ? Raditchev vient d'être assassiné ! Il ne s'est pas condamné lui-même !
  
  Abasourdi, le prisonnier contempla son interlocuteur. La nouvelle lui paraissait inconcevable, insensée.
  
  Il sentit s'effondrer en lui tout désir de survie. Sur un ton morne, il déclara :
  
  - Faites-moi mourir... Je ne peux vous en dire plus. Si un tel groupe existe, on me l'a caché. Battez-moi autant que vous voudrez, ça m'est égal.
  
  Rouhani avait assez d'expérience pour se rendre compte que Sadli en était arrivé au stade où la mort apparaît comme une issue providentielle. Lorsqu'un inculpé atteint ce degré de désespoir, on ne peut plus rien tirer de lui. Au reste, il devait ignorer vraiment si une équipe spéciale avait été montée par Piatakov ; or, la présence de Sadli au procès devenait la pièce maîtresse de l'accusation il ne fallait pas qu'il meure prématurément, cet ignoble traître !
  
  L'instant d'après, Rouhani le renvoyait en cellule. Avec un régime de faveur pour améliorer sa condition physique. Le jour venu, Sadli devrait être présentable car le battage de propagande attirerait les journalistes.
  
  L'officier consigna par écrit le contenu de sa communication téléphonique avec le Q.G. de Surabaya, énuméra les instructions qu'il avait données puis, sur un autre feuillet, il relata la dernière comparution de Munawir Sadli, avec son résultat négatif.
  
  Il joignit ces deux feuillets au dossier, puis il récapitula mentalement le bilan général de l'affaire. En dépit de quelques anicroches, il n'était pas trop mécontent de lui. Les révélations initiales de Gisèle Stephan avaient fait tache d'huile.
  
  Mais l'auteur du coup de téléphone anonyme qui avait provoqué l'arrestation de la jeune Française ne s'était jamais démasqué. Qui pouvait-il être ?
  
  Un bon patriote, assurément, et qui aurait mérité une belle récompense. Ou bien, qui sait, un amoureux éconduit, un jaloux ?
  
  Le téléphone sonna. Rouhani porta le combiné à son oreille. A l'audition du nom de son correspondant, il se raidit. C'était le directeur adjoint de la Sûreté Nationale, le général Sirowo.
  
  - Je veux vous voir cet après-midi à15 heures, dans mon bureau, commandant, dit le général de sa voix incisive. Vous apporterez le dossier que vous instruisez actuellement, concernant cette affaire d'espionnage dans laquelle sont impliqués des ressortissants français.
  
  - A vos ordres, mon général, rétorqua Rouhani, flatté. Cet après-midi, à 15 heures. Mes respects, mon général.
  
  Après son supérieur, il raccrocha. Fourra ses deux pouces dans le ceinturon qui maintenait sa bedaine.
  
  Enfin, ça bougeait en haut lieu. Ses premiers rapports, ayant suivi la voie hiérarchique, avaient éveillé l'attention des plus hautes autorités. Elles en avaient saisi toute l'importance. On allait en tirer parti, sur le plan politique, par un procès à grand spectacle. Où Rouhani tiendrait la vedette. Après quoi, il monterait en grade et se verrait confier un poste plus élevé. Passablement ragaillardi, il alla s'octroyer un excellent déjeuner dans un des meilleurs restaurants de la capitale, à l'Hôtel Duta, hautement spécialisé dans la cuisine indonésienne.
  
  Bien lesté, il revint ensuite à son bureau, se munit des documents nécessaires, se fit conduire au ministère de la Défense.
  
  Ce fut d'un pas martial qu'il pénétra dans le bureau spacieux du général Sirowo, récemment promu, connu pour son caractère inflexible et ses capacités professionnelles. Physiquement, un homme bien découplé, au menton énergique, au regard brûlant.
  
  Rouhani se cala en position.
  
  Sirowo, assis à son bureau, fit un petit signe de la main.
  
  - Montrez-moi ce dossier, et prenez place, commandant.
  
  Rouhani s'empressa puis, ôtant sa casquette, il s'installa dans un fauteuil.
  
  Le général parcourut en diagonale certains documents, en lut d'autres très attentivement, pendant une dizaine de minutes. Sans prononcer un mot.
  
  Sachant que son travail faisait l'objet d'un examen sérieux, Rouhani trouva le temps long. Enfin, Sirowo referma le dossier, joignit ses mains par-dessus et déclara :
  
  - J'ai le regret de vous dire que vous avez conduit cette enquête avec une déplorable légèreté, commandant Rouhani.
  
  Les yeux étrangement fixes, il appuya
  
  - Indigne des fonctions que vous occupez.
  
  Une boule grossit clans la gorge de l'officier instructeur. Il tombait de haut, et son visage traduisait son effarement.
  
  Sirowo reprit avec un calme de mauvais augure :
  
  - Je ne conteste pas les résultats que vous avez obtenus mais vous avez agi trop brutalement, sans mesurer la portée de vos décisions, comme un rhinocéros qui fonce dans de la porcelaine. En une matière aussi délicate, cela peut causer un préjudice grave au pays. De plus, vos investigations n'ont pas été menées avec toute l'habileté souhaitable.
  
  La protestation muette qui s'inscrivait sur les traits adipeux de l'intéressé lui valut une prompte mise au point du général :
  
  - Au total, Piatakov, le grand coupable, a fui avant que nous ayons effectué une démarche officielle, avec preuves à l'appui, auprès du gouvernement soviétique. Raditchev, son bras droit, disparaît à point nommé pour éteindre l'action de la Justice en ce qui le concerne. L'un des individus les plus dangereux de la cellule de Surabaya, le nommé Thojib Martojo, nous échappe après avoir abattu six membres du Service. Jugez-vous cette situation satisfaisante ?
  
  Pâle, le front emperlé de sueur, Rouhani bégaya :
  
  - Heu... Non, mon général. Mais...
  
  - Un instant, coupa Sirowo, glacial. Ce n'est pas tout. Sur quoi comptez-vous baser l'accusation des Français ? Sur leurs aveux ? Et s'ils les récusent à l'audience en prétendant qu'ils leur ont été extorqués par de mauvais traitements ? Quels éléments matériels exhiberez-vous pour les confondre ?
  
  Rouhani, s'étant raclé la gorge, avança :
  
  - La... L'inculpée Stephan. Elle transportait des..
  
  - Pardon, objecta sèchement le général. Oui, elle était en possession d'une enveloppe, mais elle prétend ignorer ce que celle-ci contenait. Le procès-verbal d'interrogatoire stipule que vous avez accepté sa version. Or, cette femme a été dénoncée par un coup de fil anonyme. Oseriez-vous affirmer sur l'honneur qu'elle n'a pas été victime d'un piège ?
  
  Le commandant se sentit pris de vertige. Impitoyable, Sirowo poursuivit :
  
  - Et Janard, et Micheaux, et l'épouse de celui-ci ?... Avez-vous découvert des preuves accablantes, sur eux ou à leur domicile ? Rien ! Pas un tract, pas une lettre, pas un code. Pas même une somme d'une provenance douteuse !
  
  - Leurs... leurs déclarations se sont pourtant recoupées, plaide Rouhani, désemparé. Elles ont mené au démantèlement de l'organisation russe.
  
  - Je n'en disconviens pas. Seulement, leur défenseur aura beau jeu de souligner qu'il ne faut pas confondre une sympathie agissante pour des opposants au régime avec une activité d'espionnage caractérisée, faite au profit d'une puissance étrangère. Ils n'ont été en contact qu'avec des Indonésiens ! Démontrez-moi qu'ils avaient des rapports avec Piatakov ou Raditchev ?
  
  Rohani demeura bouche bée, assommé.
  
  Le général l'acheva :
  
  - Munawir Sadli, le principal accusé qui nous reste, a soutenu formellement, à plusieurs reprises, qu'il ne connaissait pas Micheaux, et cela tandis qu'il dénonçait les deux Russes, ses chefs ! Alors, qu'est-ce que c'est que toute cette histoire ?
  
  Un long silence plana.
  
  Pour Rouhani, son dossier si méticuleusement constitué semblait soudain se transformer en passoire. C'était affolant.
  
  Il chercha éperdument une justification.
  
  - Je... Excusez-moi, mon général, mais... l'enquête n'est pas close. Je m'étais avisé de... certaines anomalies, et je comptais m'attacher à...
  
  - A quoi ? gronda Sirowo. A nous ridiculiser devant l'opinion internationale ? Ignorez-vous que le communisme n'existe plus dans ce pays ? Que la population tout entière, galvanisée par le programme du Golkar, coopère sans restriction à l'effort que nous avons entrepris pour la rénovation nationale ? Vous retardez de dix ans, mon pauvre ami ! Il est grand temps que vous acquériez une notion plus saine de votre rôle. Nous devons faire régner l'ordre, et non pas monter des procès qui ravivent d'anciennes dissensions.
  
  Le gros Rouhani vit venir le moment où on allait le casser de son grade. Servile, il marmonna :
  
  - Je suis tout dévoué à vos ordres. J'ai trop le sens du devoir pour ne pas obéir strictement à vos directives. On pourrait évidemment considérer l'affaire sous un autre angle...
  
  - C'est bien ce que je vous conseille, articula Sirowo sur un ton acerbe. Et, pour commencer, vous allez libérer d'urgence ces quatre Français. Je ne veux pas que nous ayons, en plus, un incident diplomatique sur les bras.
  
  Le commandant aurait attrapé une gifle en pleine figure que sa stupeur n'aurait pas été plus grande. Il passa la langue sur ses lèvres, demanda, atterré :
  
  - Les libérer ? Mais... tout mon système va s'écrouler !
  
  - Il est déjà en ruine, votre système ! Je viens de le démolir devant vous. Et puisque vous n'avez pas l'air de comprendre, je vais vous expliquer. D'une part, non-lieu pour ces Français. D'autre part, l'anéantissement des menées soviétiques sur notre territoire. Ceci se fera, ou plutôt se poursuivra, sur la base des informations apportées par Munawir Sadli. Je ne vois pas pourquoi, nécessairement, cela donnerait lieu à un procès public qui mettrait en lumière notre incapacité à châtier les véritables fauteurs de troubles.
  
  - Heu... Parfaitement, mon général.
  
  Sirowo repoussa lentement le dossier vers son interlocuteur.
  
  - Rappelez-vous, ajouta-t-il. Ceci concerne la sécurité extérieure de l'État. Donc vos documents sont secrets. S'il y avait une fuite du côté de la presse, vous seriez le premier à en subir les conséquences. Faut-il préciser que cela pourrait aller très loin?
  
  - Je m'en doute, mon général.
  
  - Bien. Reprenez ces papiers. Et souvenez-vous que les intérêts supérieurs de la Nation passent avant de mesquines considérations juridiques. A l'avenir, faites preuve d'un peu plus de discernement. Vous pouvez disposer.
  
  Le visage défait, les épaules basses, Rouhani salua et sortit du bureau.
  
  Il ne se faisait plus aucune illusion : si, après leur mise en liberté, les Français déposaient une plainte contre lui, pour sévices et attentats à la dignité humaine, c'était lui qui valserait dans les cachots de Salemba. Ou au poteau.
  
  
  
  
  
  A peu près à la même heure, Francis Coplan franchissait le seuil de l'ambassade de France et se faisait annoncer à Georges Belat.
  
  Reçu dans les minutes suivantes par l'attaché, il lui serra la main en disant :
  
  - J'ai vu le colonel ce matin. Ou plutôt le général, car il a pris du galon.
  
  - Ah ? Et alors ? s'enquit Belat. Comment vous a-t-il accueilli ?
  
  - Avec beaucoup de bienveillance. Il a évoqué, naturellement, des souvenirs communs.
  
  - Asseyez-vous. Tombez la veste si ça vous chante. Avez-vous eu le toupet de lui présenter votre requête ? Allons, racontez-moi ça !
  
  A n'en pas douter, Belat était sur des charbons ardents. Il fallait s'appeler Coplan pour oser rompre, de sa propre initiative, avec une tradition sacro-sainte en matière de respect de la souveraineté d'un pays, dans un domaine où ils se montrent tous particulièrement sourcilleux.
  
  Coplan alluma tout d'abord une Gitane, puis il déclara :
  
  - Eh bien, oui, j'ai demandé son intervention pour la libération de nos camarades. L'accordera-t-il ou non, je n'en sais trop rien. Vous savez, ces gens sont indéchiffrables. Leur amabilité cache admirablement leur état d'esprit réel.
  
  Georges Belat s'exclama :
  
  - Vous me faites marcher! Vous devez bien avoir une opinion ! Quels arguments avez-vous déployés pour le convaincre ?
  
  Coplan fit une mimique évasive.
  
  - J'ai avancé sur le fil du rasoir, avoua-t-il. Étant moi-même réduit aux suppositions quant à ce qu'ont pu dévoiler les accusés, j'ai spéculé uniquement sur des faits tangibles pour réclamer l'abandon des poursuites. En extrapolant un peu, comme il se doit.
  
  - Mais encore ?
  
  - Primo, j'ai juré que Janard n'était pas dans le coup, ce qui est presque vrai puisqu'il était « en sommeil » et qu'on n'a certainement rien trouvé chez lui. De même pour Béatrice Micheaux, en tenant pour acquis que son mari n'aurait pas commis la bêtise de la mêler à ses activités occultes.
  
  - Bon, mais les autres ?
  
  - Là, j'ai mis carrément les pieds dans le plat : j'ai dit qu'ils avaient agi sur ordre, pour nous renseigner sur le degré de pénétration des Russes dans l'archipel. Nous nous apprêtions à faire bénéficier nos amis indonésiens, en temps opportun, du fruit de ces recherches.
  
  Georges Belat, estomaqué, le fixa.
  
  - Ceci est faux, bien entendu ? articula-t-il.
  
  - Absolument faux, confirma Coplan avec une désinvolture remarquable. Notez cependant que tout s'est passé comme si c'était vrai, et je ne craignais pas d'être démenti sur ce point. La preuve, c'est que le réseau soviétique a volé en miettes après l'arrestation de Gisèle.
  
  L'attaché se croisa les bras, la mine intriguée.
  
  - Alors, où est la vérité ? S'enquit-il.
  
  - C'est précisément ce que je me demande, avoua Francis sans le moindre complexe. Micheaux avait pour seule consigne de faire parvenir à Paris des renseignements économiques, et il s'acquittait fort bien de cette tâche. De cela, je n'ai soufflé mot au général, et pour cause. Lui, de son côté, n'y a pas fait la moindre allusion. Il ne s'en serait pas privé s'il avait eu des indices. En résumé, ma thèse a été que, vis-à-vis de l'Indonésie, Micheaux et Gisèle sont blancs comme neige. On verra ce que ça donnera.
  
  Georges Belat prit un temps de réflexion, puis il prononça :
  
  - Supposons que votre démarche aboutisse au résultat espéré, et que vous récupériez vos collègues. Quelle sera l'attitude de vos supérieurs ?
  
  - Je n'ai pas la moindre intention de les informer de ma démarche auprès de Sirowo ! A quoi bon ? Micheaux et ses collaborateurs diront qu'ils ont été relâchés faute de preuves, ce qui sera l'exacte vérité. Quant à moi et à mon équipe, nous avons rempli la mission qui nous était assignée, sans plus.
  
  Belat hocha la tête, amusé.
  
  - Vous, avant qu'on vous prenne sans vert, il fera chaud, reconnut-il. Le tout est de voir, maintenant, si notre ami le général va faire semblant de vous croire.
  
  - Bah, fit Coplan, il n'est pas tombé de la dernière pluie, lui non plus. Je me suis permis de souligner qu'en interpréterait comme un acte inamical, au moment où notre aide financière et nos investissements en Indonésie s'accroissent notablement, le maintien en détention de citoyens français sur lesquels ne pèse aucune charge sérieuse. Après le rapport publié par Amnesty International, cela produirait une très mauvaise impression (Rapport sur la torture, édité par la N.R.F., en 1974. 11 y est fait état (p. 161 et suivantes) de l'usage quasi administratif de là torture en Indonésie... ainsi que dans une soixantaine d'autres pays).
  
  - Hé bé, vous n'y allez pas de main morte, opina l'attaché. Vous pratiquez la diplomatie du bulldozer, à ce que je vois !
  
  - Et encore, vous ne savez pas tout, renvoya Francis avec un sourire ambigu. Ma devise a toujours été qu'il fallait mettre tout le paquet au bon moment. Généralement, ça paie.
  
  - En l'occurrence, j'espère vivement que ce sera le cas, dit Belat sur un ton pénétré. Attendons les événements.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Venus en ordre dispersé, ils étaient tous là, dans un des salons de l'ambassade où un buffet avait été dressé. D'une part, Gisèle Stephan, les traits tirés, des cernes autour des yeux ; Paul Janard, grand et voûté, très maigre ; Béatrice, encore stupéfaite d'avoir été soudain restituée à une vie normale, et son mari, Lucien Micheaux, plus droit que jamais, le regard pourtant moins vif qu'auparavant.
  
  D'autre part, il y avait Fondane, Legay et Coplan, très détachés, ainsi que Georges Belat, lequel remplissait l'office de maître de maison. Un seul homme brillait par son absence, et personne n'avait l'air de s'en apercevoir : Marcel Gourpin, le spécialiste des centraux téléphoniques.
  
  Et puis, après la dégustation d'une coupe de champagne, les deux groupes se mélangèrent ; la glace fut vite rompue. Seule Gisèle Stephan conserva une attitude empruntée. Elle se tint un peu à l'écart jusqu'au moment où Micheaux vint lui prendre le poignet en disant :
  
  - Relaxez-vous, Gisèle. Nous sommes ici entre amis et vous auriez tort de faire mauvaise figure. D'ailleurs, le moment me paraît bien choisi pour remettre les choses en place. S'il en est parmi nous qui seraient tentés de vous faire grise mine, cela ne peut découler que d'une erreur de jugement.
  
  S'adressant alors aux autres participants de la réunion, il déclara d'une voix plus forte :
  
  - Notre joie de retrouver la liberté serait ternie si nous ne pouvions, tous, nous regarder franchement dans les yeux. C'est pourquoi je tiens à dire ceci : à l'exclusion de ma femme, qui n'a pas soupçonné ce qui était en jeu, chacun des membres du réseau a strictement appliqué les consignes que j'avais données pour le cas où, un jour, l'un de nous se ferait arrêter. Le seul qui ait manqué à la discipline, c'est moi, et je plaide coupable.
  
  Des mouvements en sens divers accueillirent ce préambule, l'étonnement le disputant à l'incrédulité. Coplan fut le seul à demeurer impassible.
  
  Micheaux reprit :
  
  - Le mot d'ordre était simple : gagner du temps. Gagner le maximum de temps compte tenu du fait que la résistance humaine a des limites et que les procédés d'interrogatoire actuels, scientifiquement étudiés, en viennent infailliblement à bout. Donc, dans un premier temps, se taire. Et quand la souffrance physique ou morale deviendrait intolérable au point de mettre en danger la vie de l'intéressé, avouer. Mais ne pas avouer n'importe quoi.
  
  Il saisit le coude de la jeune météorologiste, révéla
  
  - Elle avait le droit de dénoncer, en premier lieu, Janard, le moins compromis. Ensuite, auprès un délai, de me dénoncer, moi. Et enfin, à l'extrême épuisement de ses forces, un certain nombre d'Indonésiens qui n'appartenaient pas à notre réseau. Elle savait lesquels, Janard aussi. Cela nous a permis de survivre et de protéger nos véritables correspondants, tout en accordant au... au directeur du Service la faculté d'expédier à Java une équipe capable d'assainir la situation. A mon avis, la seule parade possible à opposer à la torture, ce sont des aveux calculés. J'ai l'impression que la méthode a porté ses fruits puisque, tous, nous sommes supposés avoir dévoilé tout ce que nous savions. Et qu'un meilleur régime nous a été octroyé à partir de ce moment-là.
  
  Coplan, l'air absent, fumait tranquillement sa Gitane comme si ces propos étaient dénués d'intérêt, mais Georges Belat, fasciné, buvait littéralement les paroles de Micheaux.
  
  Ce dernier poursuivit :
  
  - Je ne prétends pas, naturellement, que cette méthode soit toujours applicable, encore que... Il faudrait l'étudier pour chaque cas particulier. Ici, de toute façon, c'était la seule possibilité de transformer une défaite en un succès, et si j'en crois ce que m'a dit Coplan, cet objectif a été atteint.
  
  - Pleinement, confirma Francis, imperturbable. La seule chose qui puisse prêter à discussion, c'était votre cible. Vous n'aviez pas reçu d'ordres dans ce sens.
  
  - C'est exact, je le reconnais et je suis prêt à m'en expliquer, riposta Micheaux, légèrement dressé sur ses ergots. On m'avait laissé une marge de manœuvre, j'en ai peut-être abusé, d'accord. Mais Java n'est pas pour moi ce qu'elle est pour vous, Coplan, une simple escale. Moi, j'y ai vécu, je sais combien nos intérêts nationaux sont combattus, et par quels moyens : les plus perfides, les plus déloyaux que l'on puisse imaginer. Or, moi, quand on m'attaque, je contre-attaque !
  
  - D'ailleurs, intervint soudain Janard, nous étions tous d'accord. Même Gourpin.
  
  - Ah ! fit Coplan. Il était donc au courant, ce faux-jeton ?
  
  - Oui, assura Micheaux. Mais il craignait votre réaction, attendu que nous avions sérieusement dévié de notre mission initiale. A partir de l'instant où j'étais écarté, il devenait le pivot de notre organisation. Et celle-là subsiste presque intégralement : elle continuera de servir. Gourpin, à nos yeux, était tabou, et c'est pourquoi aucun de nous n'a cité son nom devant cette canaille de Rouhani !
  
  L'atmosphère parut alors se détendre. Cependant Béatrice Micheaux ne semblait pas suivre les pensées de ceux qui l'entouraient. Pour elle, toute cette dramatique affaire devenait plus mystérieuse à mesure qu'on en parlait. Son mari se révélait sous un jour inconnu, Gisèle également, et les trois hommes que Belat avait conviés à ce cocktail sortaient tout droit d'un film de gangsters.
  
  - Allons, Micheaux, déballez ce que vous avez sur le cœur, invita Coplan avec cordialité. Vous en brûlez d'envie et moi je ne serais pas fâché de tirer au clair pourquoi vous, un officier, avez aussi délibérément caché au Vieux votre stratégie secrète.
  
  Le groupe se resserra autour de l'intéressé. Micheaux, après avoir vidé sa coupe de champagne, déclara :
  
  - Ça remonte loin... A 1972. Mais vous ne comprendriez pas mon attitude si je n'évoquais pas un certain contexte. Pas plus que n'importe quel pays, l'Union Soviétique ne subordonne ses intérêts à son idéologie. Elle n'a jamais hésité à commercer avec des pays dont, bien haut, elle vilipendait le régime, comme la Grèce des colonels, l'Espagne, l'Afrique du Sud... ou les États-Unis. En Indonésie, sa politique a été la même après le coup d'État de 1965, bien que les militants de gauche aient été traqués, exécutés, internés sans procès ou déportés. Cela ne nous concernait pas tant que nos propres intérêts dans ce pays n'étaient pas lésés. Mais ils l'ont été dés que les relations entre l'Indonésie et la France ont amorcé un grand développement.
  
  Visiblement, l'amertume et la rancœur de Micheaux stimulaient son esprit combatif, et son regard prenait plus d'éclat pendant qu'il rassemblait ses souvenirs.
  
  L'ingénieur électricien poursuivit d'une voix difficilement contenue :
  
  - Du temps du dictateur Soekarno, l'U.R.S.S avait fourni, entre autres, des dizaines d'avions modernes. Après l'écrasement de la rebellion communiste, elle avait cessé de fournir des pièces de rechange, et ces avions étaient devenus inutilisables. Mais dès que Djakarta a songé à en acheter ailleurs, et particulièrement à la France, le Service de Renseignement soviétique en a informé Moscou. Alors, comme par enchantement, les pièces de rechange ont afflué, de même que des éléments détachés permettant de construire sur place de petits avions de combat anti-guerilla... (Authentique. Cf. l'article de Maxime Mourin : « L'U.R.S.S., l'Indonésie et le monde malais », paru dans la Revue de la Défense nationale, p. 590, 1973).
  
  Janard intercala, railleur :
  
  - Ce qui n'empêchait pas les Russes de fustiger, par voie de presse, le pouvoir militaire anti-démocratique qui s'était instauré ici !
  
  - Justement ! C'est là que je veux en venir, proclama Micheaux. Il y a eu des manœuvres souterraines parfaitement hypocrites destinées, sous le couvert d'un humanitarisme vertueux, à torpiller nos relations commerciales avec l'Indonésie. En voici un exemple : à la veille de la venue en France du chef de cet État, une campagne de presse a été orchestrée chez nous contre le sort fait aux prisonniers politiques indonésiens. Le journal Le Monde a notamment publié un placard publicitaire d'un quart de page portant les noms de personnalités signataires d'une requête qui partait de bons sentiments mais qui, en l'occurrence, devait vicier le climat des négociations (Le Monde, 1243 novembre 1972, p. 5. Date exacte de l'arrivée en France du président indonésien. Cette visite a contribué à l'accroissement des investissements français à Java.
  
  Voir aussi le « Rapport sur la Torture » d'Amnesty International, déjà cité, p. 92 .
  
  Cela faisait suite d'ailleurs, à une campagne analogue menée dans les démocraties populaires, par les syndicats et par d'autres organismes de défense sociale, remarquablement abusés quant au but réel de ces appels au respect des Droits de l'Homme puisque, simultanément, l'U.R.S.S. renforçait militairement ce régime détestable. Alors, la moutarde m'est montée au nez, et j'ai préparé ma contre-offensive.
  
  Coplan, Fondane et Legay échangèrent un coup d’œil de connivence. Une belle illustration des propos tenus au Nirwana au sujet des « monstres froids » et de leur égoïsme sacré.
  
  S'adressant directement à Coplan, Micheaux dévoila :
  
  - En marge de ma mission, ma préoccupation dominante a été d'infiltrer des agents dans le réseau de Piatakov et d'en corrompre certains des siens, tels que Prawiro par exemple. En quelques mois, j'ai non seulement tiré de ces agents une bonne partie de mes informations, mais j'ai aussi acquis une vue assez précise du double-jeu que pratiquait notre adversaire. Aidant d'une part le pouvoir, il battait le rappel de ses opposants d'autre part. Quand Gisèle, dénoncée à la police par le correspondant de Surabaya, a été arrêtée, ma stratégie était en place pour démolir complètement ceux qui avaient juré notre perte. Cela dit, je suis prêt à répondre de mes actes devant les instances supérieures du Service.
  
  Coplan éteignit sa cigarette dans un cendrier.
  
  - Ça, dit-il, c'est une autre histoire. Mais, en surface, je crois que votre initiative n'altérera en aucune façon les rapports privilégiés que notre gouvernement entretient avec Moscou. Cet « incident de parcours » n'aura aucune influence sur les échanges commerciaux franco-russes, soyez-en persuadé. N'est-ce pas, Belat ?
  
  Mis en cause, l'attaché diplomatique éprouva un léger embarras.
  
  - Je dois avouer, déclara-t-il, que les relations entre les deux ambassades, ici à Djakarta, restent cordiales. Nous vivons entre gens bien élevés.
  
  Béatrice Micheaux secoua la tête. Non, décidément, elle ne comprendrait jamais les hommes. Leur main gauche ignorait toujours ce que faisait leur main droite. Et ils oubliaient vite.
  
  Où était la Justice en ce bas monde ?
  
  - Je crois, dit Belat pour changer de sujet, que je ferais bien de remplir les verres. Un ange passa.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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