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La pitié de Coplan

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  PAUL KENNY
  
  
  LA PITIÉ de COPLAN
  
  
  
  EDITIONS FLEUVE NOIR
  
  69, boulevard St-Marcel – PARIS-Xllle
  
  
  
  
  
  No 1971 « Editions Fleuve Noir », Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S. et les pays Scandinaves.
  
  
  
  
  
  En raison du caractère d’actualité de cet ouvrage, l’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même, l’interprétation de certains événements qui sont du domaine de l’actualité ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
  
  
  
  PAUL KENNY.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Cette nuit de fin novembre n’était pas très noire. Assez inexplicablement, une sorte de clarté laiteuse filtrait à travers les énormes nuages qui encombraient le ciel où ne brillait pas une seule étoile.
  
  Une moiteur visqueuse avait succédé à la chaleur brûlante du jour. L’air nocturne, saturé d’humidité, avait déjà une vague odeur de pluie à laquelle se mêlaient des relents d’iode venus de la mer toute proche.
  
  L’orage qui pesait sur la ville allait-il éclater ? En cette saison, c’était fréquent. Les éléments se déchaînaient avec une soudaineté fantastique : les éclairs crépitaient, le tonnerre grondait, une pluie torrentielle s’abattait furieusement. En quelques minutes, certaines rues de Rio étaient transformées en rivières houleuses. La circulation était bloquée, les piétons devaient se sauver pour se mettre à l’abri.
  
  La jeune femme qui longeait d’un pas rapide la rue Vergueiro scrutait le ciel d’un œil anxieux. Elle avait un rendez-vous important.
  
  Quand elle déboucha dans l’avenue do Flamengo, elle laissa échapper un léger soupir de soulagement. Philippe était là, comme convenu. Il déambulait tranquillement devant la grille du jardin public, les deux mains dans les poches de son pantalon de toile beige.
  
  Elle passa tout près de lui, et ils échangèrent un bref regard. Sans un mot, sans un geste amical, elle poursuivit sa promenade en direction de l’avenue Oswaldo Cruz.
  
  Un quart d’heure plus tard, elle s’arrêta dans l’ombre d’une petite église qui donnait sur le square de Nicaragua. De nouveau, elle leva les yeux vers le ciel bas, souhaitant de tout cœur que l’orage s’éloigne.
  
  Un grand type en chemisette blanche, un Noir à la tignasse crépue, la frôla et lui chuchota une invite goguenarde, à la fois précise et obscène. Elle détourna ostensiblement la tête, mais ne bougea pas. Le Noir haussa les épaules et disparut en rigolant.
  
  L’espace d’une seconde, la jeune femme se demanda ce qui serait arrivé si elle avait répondu à la proposition de cet inconnu. Elle se sentit troublée, mais elle chassa aussitôt cette pensée absurde.
  
  Vêtue d’un polo de coton bleu et d’une jupe gris perle, les jambes nues, on l’aurait prise à première vue pour une adolescente à peine sortie de l’âge ingrat. Plutôt grande, mince, les cheveux bruns coupés court, elle avait un visage ovale dont la pureté était malheureusement oblitérée par l’expression soucieuse et revêche qu’elle arborait en permanence. De même, ses formes féminines auraient pu donner un attrait certain à son corps gracile, si la sécheresse de ses gestes et la raideur de son maintien avaient été moins rébarbatives, moins réfrigérantes. Car elle avait de jolis seins, menus, mais fermes et plantés haut, une croupe ronde et délicatement pommée, de longues jambes d’amazone.
  
  Elle avait 23 ans. Ses yeux noisette, sa peau bronzée par un séjour de quatre mois à La Havane, sa chevelure sombre et sa sveltesse lui donnaient l’aspect d’une authentique Brésilienne. En fait, elle était Française, née à Paris, et elle s’appelait Nicole Sarraut. Elle se trouvait à Rio depuis trois semaines.
  
  Philippe émergea brusquement de l’ombre et rejoignit son amie.
  
  — Tout va bien, dit-il à mi-voix, je n’ai rien vu de suspect dans ton sillage. On peut y aller.
  
  Ils se mirent en route, côte à côte.
  
  Comme tous les jeunes hommes de sa génération, Philippe Leroy tenait absolument à donner l’impression qu’il était un type résolu, toujours sûr de lui-même et n’ayant peur de rien. Mais cette attitude ne trompait personne, car son physique révélait d’emblée sa véritable nature. Son faciès maigre et nerveux, ses longs cheveux châtains, ses yeux bleus où se lisaient souvent (à son insu) une interrogation étonnée, teintée d’angoisse, son grand corps anguleux et ses manières abruptes dénonçaient son âme romantique, sa sensibilité à fleur de peau, la fragilité secrète d’un caractère de faux dur que les cruautés de la vie n’avaient pas encore trempé.
  
  Nicole, histoire d’amorcer la conversation, murmura :
  
  — Je me demandais si l’orage n’allait pas éclater juste avant notre rencontre. Qu’aurais-tu fait ?
  
  — Je n’en sais rien. Je me serais mis à l’abri en attendant que ça se tasse.
  
  Il ajouta :
  
  — J’ai d’ailleurs l’impression que la flotte ne va pas tarder à dégringoler.
  
  — Est-ce loin ?
  
  — Une bonne dizaine de minutes. À propos, qu’est-ce que tu vas répondre à Ribeiro ?
  
  — Que je suis d’accord. Et toi ?
  
  — Oh, moi, pas de problème ! Ma décision est prise depuis que j’ai quitté Paris. Pas question de revenir là-dessus. Je ne comprends même pas pourquoi Ribeiro nous a imposé une semaine de réflexion. C’est du temps perdu, non ?
  
  — Je ne suis pas de ton avis. Ces huit jours de délai m’ont fait beaucoup de bien. J’avais besoin de faire mon examen de conscience avant de m’engager définitivement.
  
  Il ricana, un peu sardonique :
  
  — Les femmes sont marrantes ! Au fond, elles ne savent jamais très bien ce qu’elles veulent. Avant de partir en stage à Cuba, tu avais fait ton choix, je suppose ?
  
  — Le problème n’est pas tout à fait le même, objecta-t-elle sur un ton grave et pénétré. Entre une adhésion de principe et un engagement précis, il y a une différence.
  
  — Du moment qu’on a opté pour une Cause, il faut foncer, décréta-t-il, catégorique.
  
  — Ce n’est pas au sujet de la Cause que je me posais des questions, rétorqua-t-elle. C’est au sujet du Brésil. Pour être franche, je voulais connaître le résultat des élections.
  
  — Dans ce cas, tu es servie ! Au moins cinquante pour cent de bulletins blancs ! Les Brésiliens ont montré clairement qu’ils en ont marre des généraux et des flics qui gouvernent leur pays.
  
  — C’est exactement ce qui a dissipé mes scrupules de conscience, avoua-t-elle. Je déteste les révolutionnaires qui veulent faire le bonheur des peuples malgré eux. Ce que je veux, c’est mettre ma vie au service des peuples opprimés.
  
  Philippe fut sur le point de répondre, mais il garda le silence. Un couple qui venait en sens inverse allait les croiser. Il s’agissait d’un grand Noir aux cheveux crépus et d’une jolie fille bien balancée, noire également, vêtue d’un pantalon bleu électrique et d’un chemisier à fleurs rouges.
  
  Nicole ne reconnut pas l’individu qui lui avait fait des propositions salaces dans l’ombre de la petite église du square de Nicaragua. Non seulement elle n’avait pas pu distinguer son visage, mais le type avait changé de chemisette entre-temps.
  
  Après un moment, Philippe reprit :
  
  — Je suis vachement curieux de savoir ce que Ribeiro va nous raconter ce soir. J’en ai ma claque de cette inactivité, pas toi ?
  
  — J’ai dans l’idée qu’il va vraiment nous mettre au pied du mur, cette fois-ci, dit-elle. Lors de la dernière réunion, il a parlé à mots couverts et il a eu soin de rester dans le vague quand il a fait allusion à l’objectif qui nous serait assigné. Mais je ne sais pas si tu as remarqué les paroles qu’il a prononcées juste avant de nous indiquer les coordonnées de la rencontre de ce soir ? Il a employé une formule qui m’a frappée.
  
  — Quelle formule ? Il a simplement rappelé que chacun de nous devait être prêt à assumer le maximum de risques.
  
  — Oui, mais il a ajouté ; « Ceux qui me donneront leur accord définitif auront franchi un point de non-retour. Qu’ils y pensent sérieusement d’ici à vendredi. Le Comité ne permettra à personne de changer d’avis.
  
  Philippe eut un petit rire nerveux, sarcastique.
  
  — C’est le topo habituel pour impressionner les trouillards, assura-t-il. Notre instructeur, à La Havane, nous sortait souvent des trucs de ce genre. C’est un test classique.
  
  Ils quittèrent l’avenue de Botafogo pour prendre sur la droite et emprunter la rue Farani.
  
  Quelques instants plus tard, ils aperçurent un jeune garçon en short qui flânait au coin de la rue Dona Anna.
  
  Philippe chuchota :
  
  — Voilà Pedro qui monte la garde. La voie est libre.
  
  La présence de l’adolescent, en cet endroit précis, signifiait effectivement, selon les modalités prévues par le dispositif de sécurité, que les membres du groupe pouvaient gagner sans inquiétude le local où devait se tenir, ce soir-là, la réunion clandestine.
  
  Philippe et Nicole marchèrent encore pendant deux ou trois minutes avant de bifurquer une nouvelle fois à droite. Ils longèrent une petite rue misérable, à peine éclairée, déserte, et ils arrivèrent bientôt devant un terrain vague où des arbustes sauvages et des buissons enchevêtrés dissimulaient un sentier de terre.
  
  Des ordures qui pourrissaient sous la végétation dégageaient une puanteur fétide.
  
  Philippe prit les devants pour s’engager dans le sentier. Nicole lui emboîta le pas.
  
  Tout le monde était là. Les deux Coréens Chung Yoon et Mynn Shin, l’Algérien Bachir Haddan et son amie Yamina Kadder, le Portugais Vasco Bassa, l’italien Tonio Cattaro et sa copine Maria Laranci, le chef de section Manuel Ribeiro, son adjoint Alfonso Dalves, plus un inconnu, un costaud d’une quarantaine d’années, au teint bistre, aux grosses lèvres crevassées, aux yeux d’un brun presque noir.
  
  Assis à même sol de terre battue, ils formaient un demi-cercle, face aux deux chefs brésiliens qui encadraient l’inconnu.
  
  Une lampe à pétrole, suspendue à une poutre, traçait un rond de lumière jaune et blafarde qui donnait aux visages un aspect sinistre.
  
  Philippe Leroy se sentait dans son élément. Il était heureux d’être là, dans cette vieille masure abandonnée, au milieu de ses jeunes camarades révolutionnaires, des garçons et des filles qui, comme lui, avaient tout flanqué en l’air pour servir la Cause, c’est-à-dire pour combattre, les armes à la main, les exploiteurs capitalistes et construire un monde meilleur, plus juste, plus fraternel, plus pur.
  
  Nicole, au contraire, ressentait un vague malaise intérieur, comme chaque fois qu’elle participait à une réunion de ce genre. Pour elle, la lutte politique était moins une entreprise collective qu’un choix personnel, individuel, qui la plaçait en face d’elle-même et l’obligeait à découvrir sa propre vérité.
  
  Elle était un peu surprise, presque déçue, de constater que tous les membres de la section étaient venus à la réunion malgré les avertissements sévères de Manuel Ribeiro. D’où tenaient-ils cette certitude qui les poussait à souscrire un engagement aussi lourd de conséquences ?
  
  Elle regarda les deux Coréens. Ils étaient si fluets qu’on eût dit des enfants. Était-ce réellement par conviction qu’ils avaient quitté leur famille et leur pays pour faire la guérilla en terre étrangère ? N’étaient-ils pas victimes d’une habile propagande qui les avait conditionnés ?
  
  Manuel Ribeiro prit la parole. C’était un homme de trente-cinq ans, petit, râblé, au faciès épais, aux yeux sombres et impénétrables.
  
  Ancien officier de carrière, il avait déserté pour prendre le maquis et se mettre au service des forces révolutionnaires du Brésil.
  
  — Camarades, commença-t-il, je suis heureux de voir que vous êtes tous là. Je vous avais prévenus qu’en venant à cette réunion vous prendriez une décision irréversible, mais aucun d’entre vous ne s’est dégonflé. C’est très bien, je vous félicite… Nous avons le plaisir d’avoir parmi nous le camarade Emilio Mérida qui fait partie du Comité Central de notre organisation et qui va vous parler.
  
  Ribeiro s’était exprimé lentement, posément, en articulant bien ses mots, car il savait que son jeune auditoire ne maniait pas encore parfaitement la langue brésilienne. Garçons et filles avaient certes suivi des cours avant de quitter Cuba, mais ils manquaient forcément de pratique.
  
  Emilio Mérida, le quadragénaire aux grosses lèvres de mulâtre, adopta également un langage simple.
  
  — Avant tout, camarades, je vous apporte le salut socialiste du Comité Central. Nous sommes fiers de vous compter parmi nous et nous remercions les pays frères, l’Algérie, le Portugal, l’Italie, la France et la République de Corée, de participer à notre combat. Votre présence ici constitue pour nous, Brésiliens, un encouragement énorme. Vous êtes la preuve vivante que notre Cause est celle de tous les peuples qui veulent la justice et la liberté. Comme vous l’avez compris en voyant le résultat des élections qui ont eu lieu cette semaine, le peuple est avec nous. Les capitalistes totalitaires qui tiennent le Brésil sous leur joug ne sont soutenus que par les profiteurs du régime. Malgré les moyens puissants qu’ils ont pu mettre en œuvre, ils n’ont pas reçu l’adhésion populaire, profonde, qu’ils escomptaient et qui leur aurait donné un alibi aux yeux du monde entier. Notre combat, votre combat, est légitime. Quoi qu’il arrive, vous avez choisi le seul destin digne d’un homme ou d’une femme de notre époque. Votre chef va vous expliquer l’objectif de votre première mission et il vous donnera les renseignements détaillés concernant cette opération. Laissez-moi vous préciser que cette mission n’a pas été choisie au hasard. Dans l’esprit du Comité Central de notre organisation, le travail que vous allez accomplir a une grande importance pratique et stratégique, bien entendu, mais il a aussi une valeur symbolique considérable. Nous voulons porter un coup très dur aux étrangers qui exploitent notre patrie, et nous voulons que ce coup leur soit porté par d’autres étrangers, nos frères de combat, pour que l’opinion mondiale sache distinguer le bon grain de l’ivraie. Le Comité Central a confiance en vous.
  
  Après cette déclaration, un lourd silence plana sur l’auditoire. Un des Coréens, Chung Yoon, demanda de sa voix ténue et zézayante ce que signifiait le mot « ivraie ». Cette intervention, typiquement asiatique, détendit l’atmosphère. Manuel Ribeiro donna à Chung Yoon une explication approximative, puis, tirant quelques feuillets de papier pelure de sa poche, il annonça :
  
  — Nous passons à l’ordre du jour. Je crois que vous êtes tous impatients de connaître l’objectif de votre première mission au Brésil… En résumé, il s’agit d’attaquer, à Rio même, le principal repaire des agents secrets de la C.I.A. Comme vous vous en doutez, ce ne sera pas une partie de plaisir. Tout le monde sait que les individus qui opèrent dans les pays étrangers pour le compte de la Central Intelligence Agency sont des types coriaces, rusés, dénués de scrupules, bref, des adversaires redoutables. C’est au terme d’une longue enquête, et grâce à des informations qui nous sont parvenues de source sûre, que nous avons découvert que le P.C. brésilien de l’organisation américaine se camoufle derrière la façade d’une société dont les bureaux se trouvent dans la rue Pinto. La société en question se nomme Interamerica Inquiry Office. C’est une firme discrète, d’apparence inoffensive et de peu d’envergure, dont l’activité consiste à envoyer à ses clients des statistiques économiques et commerciales, des informations concernant les débouchés en Amérique du Sud. Notre action aura un double but : faire main basse sur les archives de l’Interamerica Inquiry Office et mettre le feu à la boutique.
  
  L’Algérien Bachir Haddan, un jeune colosse au visage vulgaire, demanda d’une voix éraillée :
  
  — Où se trouvent les bureaux dont vous parlez ?
  
  — Je viens de vous le dire, dans la rue Pinto, répondit Ribeiro. C’est une petite rue qui donne dans l’avenue Vargas.
  
  — Dans le centre ? grommela Haddan.
  
  — Oui.
  
  — On m’avait dit que je serais affecté à une section de guérilla, maugréa-t-il. Je suis un gars de la montagne et je n’ai pas envie de travailler en pleine ville.
  
  Emilio Mérida, le représentant du Comité Central, intervint d’autorité.
  
  — L’objection de notre camarade Haddan est valable, dit-il en promenant un regard à la ronde. Je veux en profiter pour faire une mise au point qui vous intéresse tous. Au cours de sa dernière assemblée, le Comité Central a pris une décision importante. Compte tenu de ce qui s’est passé en Colombie, au Venezuela et dans certains autres pays d’Amérique Latine, le Comité a estimé qu’il fallait suspendre, jusqu’à nouvel ordre, la guérilla dans les campagnes. Dans l’état actuel des choses, nous ne sommes pas en mesure d’opposer une résistance valable aux opérations de l’armée. Le Comité juge que ce serait une grave erreur tactique de poursuivre le combat sur ce front-là. Quand le moment sera venu, nous aurons besoin de nos camarades de la campagne. Nous ne voulons pas les exposer à des sacrifices inutiles. C’est pourquoi nous avons voté une résolution en faveur de la guérilla urbaine. Ceux d’entre vous qui ne seraient pas d’accord sur ce changement de programme pourront demander d’être exemptés de service provisoirement.
  
  Bachir Haddan haussa les épaules en esquissant une moue perplexe et déçue.
  
  L’Italien Tonio Cattaro articula :
  
  — Si je comprends bien, le raid contre le P.C. de la C.I.A. est avant tout une question de prestige pour notre organisation ?
  
  Manuel Ribeiro secoua négativement la tête.
  
  — Mais non, pas du tout, affirma-t-il, c’est une opération militaire. Il faut absolument que les archives du P.C. brésilien de la C.I.A. tombent entre nos mains pour que nous puissions démasquer nos ennemis les plus dangereux. Quand nous connaîtrons les hommes et les femmes qui agissent ici à la solde de Washington, nous leur livrerons un combat sans merci. Nos compatriotes qui trahissent sont aussi coupables que les agents de l’étranger.
  
  Philippe Leroy leva la main et questionna sur un ton brusque :
  
  — Est-ce que cette opération présente des difficultés majeures ?
  
  — Oui, reconnut Ribeiro. Les locaux de l’lnteramerica Inquiry Office sont gardés nuit et jour par trois hommes armés. Ces trois hommes, qui sont soi-disant des employés de la firme, logent dans l’immeuble. Le coffre-fort qui contient les archives se trouve au premier étage. Pour l’atteindre, il faut éliminer les gardiens qui se tiennent en permanence dans la maison.
  
  — Autrement dit, enchaîna Philippe, pour avoir accès au coffre-fort, nous serons obligés de neutraliser ces trois bonshommes ?
  
  — Oui, laissa tomber Ribeiro, il faudra supprimer ces trois hommes. Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de les laisser en vie. Si l’un d’entre eux devait survivre, son témoignage serait désastreux.…
  
  Il y eut un silence frémissant, qui fut brutalement secoué par le fracas d’un formidable coup de tonnerre. Une pluie torrentielle s’abattit sur le toit de la vieille masure.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Le grondement du tonnerre se poursuivant, Manuel Ribeiro attendit que le vacarme s’apaise pour reprendre la suite de son exposé.
  
  — Il va de soi, continua-t-il enfin, que cette opération de commando sera organisée d’une façon extrêmement précise et que vous serez dotés du matériel indispensable, aussi bien sur le plan des armes que sur le plan des moyens de communications. Dites-vous bien que ce raid ne peut pas échouer, car je ne vous cache pas que j’ai dû plaider la cause de notre section pour obtenir cette mission.
  
  L’Italien Cattaro s’exclama avec fougue :
  
  — Oh, je veux bien me charger de bousiller les trois Amerloques qui montent la garde dans cette maison ! Mais si le coffre-fort pèse une tonne, comment ferons-nous pour le déménager ?
  
  — Un moment, Tonio, grommela Ribeiro en extirpant une autre liasse de feuillets de sa poche. Nous allons étudier les détails de l’opération. Chacun de vous va recevoir un plan de l’immeuble qui abrite l’lnteramérica Inquiry Office afin de pouvoir se graver dans la mémoire la disposition des lieux. Vous me rendrez les feuilles avant de partir d’ici.
  
  Tout en distribuant les papiers, il reprit :
  
  — En ce qui concerne le coffre-fort, vous n’avez pas à vous en soucier. Un de nos camarades, qui m’accompagnera, sera sur place au moment de l’attaque et c’est lui qui s’occupera du coffre quand la voie sera dégagée.
  
  Tous, garçons et filles, se penchèrent avec une attention avide sur le dessin que Ribeiro venait de leur remettre.
  
  La pluie fouettait le toit et les fenêtres de la vieille bicoque avec un bruit fantastique.
  
  Ribeiro dut élever la voix pour faire son commentaire.
  
  — Comme vous le voyez sur ce croquis, les bureaux de la firme occupent les trois pièces du rez-de-chaussée. L’appartement du premier étage est habité par le locataire en titre de l’immeuble, un certain Jack Powers, qui est le sous-directeur de la société. C’est dans sa propre chambre à coucher que se trouve le coffre-fort. Un de nos camarades qui travaille au service de l’électricité de la ville a pu établir le plan que vous avez sous les yeux… Les deux autres gardiens habitent au second étage.
  
  Le vacarme de l’orage devenant par trop gênant, Ribeiro demanda à ses jeunes auditeurs de se lever pour s’approcher de lui.
  
  — Je vais rapidement vous énumérer maintenant les diverses phases de l’opération telles qu’elles ont été prévues. Nous verrons ensuite le détail de chaque manœuvre, la répartition des tâches et le chronométrage.
  
  En sa qualité d’ancien officier des Troupes du Génie, Manuel Ribeiro avait une grande expérience des briefings militaires. Son analyse technique du raid envisagé fut un modèle du genre. Et comme tout avait été longuement médité, pesé, calculé, la discussion critique se résuma à quelques questions sans réelle importance.
  
  — Plus d’objections ? s’informa finalement le chef.
  
  Nicole leva la main. Elle était la seule de toute la section étrangère à parler couramment le Brésilien.
  
  — Il y a un aspect du problème que je n’ai pas très bien saisi, émit-elle d’un air soucieux. Notre camarade du Comité Central nous a dit tout à l’heure que notre mission avait une valeur symbolique, en ce sens qu’elle avait pour but de frapper des capitalistes américains, et que le Comité voulait montrer à l’opinion mondiale qu’il y avait aussi des frères venus de l’étranger pour libérer la classe ouvrière du Brésil. Cela signifie-t-il que notre raid contre l’Interamerica Inquiry Office sera signé ?
  
  Le mulâtre Emilio Mérida tint à répondre lui-même.
  
  — Oui, dit-il avec conviction, un communiqué sera diffusé quelques heures après la fin des opérations. La section étrangère du R.P.L.N. revendiquera officiellement la paternité et la responsabilité de cette action.
  
  — Est-ce bien utile ? articula froidement la jeune Française. Vous allez dresser le gouvernement, la police et l’armée contre les étrangers qui résident dans votre pays. Et pour nous surtout, nous les jeunes, la vie risque de devenir très difficile ici.
  
  — Votre chef allait précisément aborder ce problème, affirma Merida. Il faudra que vous ayez tous, pour l’heure H du jour J, un alibi inattaquable. Nous avons pensé au côté pratique de ce problème et nous allons en parler avant de nous séparer. Mais il ne faut pas exagérer la gravité des réactions éventuelles du gouvernement. Il y a plusieurs milliers d’étrangers qui vivent à Rio. Les autorités ne peuvent pas envisager des représailles collectives. D’autre part, l’annonce officielle de votre rôle est un élément capital de notre programme. Notre mouvement, le Front Populaire de Libération Nationale, doit prendre sa dimension réelle parmi les forces mondiales de la gauche progressiste et révolutionnaire. Pour atteindre cet objectif, il faut que votre section fasse publiquement son entrée sur la scène politique.
  
  — Sur le plan de l’efficacité, nous risquons de perdre au change, fit remarquer Nicole. Les surveillances seront renforcées, nous serons moins libres.
  
  — S’il le faut, vous prendrez le maquis, décida Merida.
  
  Manuel Ribeiro esquissa de la main gauche un geste d’apaisement.
  
  — Un moment, dit-il d’une voix ferme. Notre camarade Nicole a sans doute raison de penser aux conséquences de notre action contre le repaire de la C.I.A. Mais il ne faut pas être pessimiste, Nicole. D’une part, je suis sûr que ce raid sera une réussite totale, car nous avons bien préparé notre affaire et nous avons tous les atouts dans nos mains. D’autre part, les opérations ne dureront que quelques minutes. Et comme les seuls témoins seront éliminés d’entrée de jeu, la police n’aura aucune piste valable. Or, comme notre camarade Merida vient de vous le dire, le gouvernement ne peut pas suspecter d’office les deux mille étrangers qui vivent dans ce pays.
  
  Prenant un ton plus âpre, il continua en regardant son auditoire :
  
  — Ceci dit, il ne faut pas non plus sous-estimer le danger. Je sais qu’on vous a enseigné la prudence et la méfiance pendant votre stage à La Havane, mais vous êtes jeunes, vous êtes enthousiastes, vous êtes courageux, et votre ardeur peut vous jouer un mauvais tour. C’est pourquoi je profite de cette occasion pour vous répéter les consignes de sécurité : pas de bavardages inutiles, pas d’attitudes provocantes, pas de contacts improvisés. Les règles de sécurité qui vous sont imposées ne sont pas des enfantillages, ne l’oubliez pas. Il y va de votre avenir et de celui de notre mouvement. Depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle loi de sécurité nationale, les procureurs militaires ont reçu l’ordre de requérir la peine de mort contre les terroristes révolutionnaires, et le procès du camarade Joao Baltar vient de nous montrer qu’il ne s’agit pas là d’une menace en l’air. En conclusion, pas d’excès de confiance, pas d’imprudence, mais le calme du combattant qui a foi en sa force.
  
  Le Portugais Vasco Bassa questionna :
  
  — L’opération aura lieu quand ?
  
  — Je ne suis pas encore en mesure de vous le dire. Sachez seulement que le Comité choisira le moment le plus favorable. Vous serez prévenus la veille ; les armes et le matériel vous seront remis le matin même du jour J.
  
  *
  
  * *
  
  C’est le mardi suivant, c’est-à-dire quatre jours plus tard, vers 19 heures, que Nicole reçut la visite de Philippe qui lui apportait trois romans français qu’il venait d’acheter.
  
  Nicole, séjournant à Rio pour y poursuivre des études linguistiques, habitait chez une vieille dame, une veuve de 77 ans, à demi impotente, auprès de laquelle elle jouait en quelque sorte le rôle de gouvernante et de demoiselle de compagnie. Elle avait ainsi le gîte et le couvert, plus un modeste salaire. Elle avait surtout une couverture honorable vis-à-vis de la police des étrangers.
  
  La vieille dame en question, très pieuse et très gentille, était ravie d’avoir près d’elle une jeune Française si bien éduquée, si sérieuse, si aimable, et qui avait, de surcroît, les mêmes convictions religieuses qu’elle. Dieu merci, la jeunesse moderne n’était pas totalement dépourvue de qualités ! Dans le déferlement de paganisme et de dépravation qui était un des malheurs du temps, Nicole était une exception. La bonne Mme Rochas remerciait chaque jour le Seigneur de lui avoir envoyé cette délicieuse enfant.
  
  Philippe, reçu dans le salon désuet de l’appartement situé au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble bourgeois de la rue Marquesa de Santos, ne resta qu’une dizaine de minutes chez son amie. Tout en bavardant de choses et d’autres, il montra à Nicole un papier glissé entre les pages d’un des livres qu’il lui prêtait.
  
  Après le départ de son compatriote, Nicole prit connaissance du message.
  
  Le billet portait les indications suivantes, écrites au crayon :
  
  « Demain mercredi, C. 12 h 30 Mackado. Heure H 21 h 25.
  
  « À détruire après lecture. »
  
  Le cœur battant, Nicole alla faire disparaître le papier, soigneusement déchiré en minuscules morceaux, dans la cuvette des W-C.
  
  Elle eut de la peine à s’endormir ce soir-là. Elle n’éprouvait ni regrets ni appréhension pourtant. Ce qui l’empêchait de glisser dans le sommeil, c’était l’impression bizarre d’assister en spectatrice à la marche implacable du destin. Ce qu’elle ressentait, c’était presque de l’étonnement : la volonté humaine est une puissance troublante. Parce qu’elle avait décidé, un jour, de rompre le déroulement normal d’une existence qui lui paraissait vaine, elle se retrouvait aujourd’hui au Brésil, à la veille de participer d’une façon directe et personnelle à une action violente, au service d’une cause politique qu’elle avait choisie et qu’elle croyait juste.
  
  Elle avait voulu qu’il en fût ainsi, mais elle avait néanmoins la sensation qu’elle était emportée par une succession d’événements qui ne dépendaient plus d’elle, qui allaient trop vite.
  
  Le lendemain, à 12 h 25, elle pénétrait dans l’église de la rue Laranjeiras.
  
  Elle s’agenouilla sur un prie-Dieu de la dernière rangée, à gauche de l’allée centrale. Le visage dans les mains, elle pria.
  
  À cette heure, l’église était déserte.
  
  Une jeune femme vint s’agenouiller à côté d’elle, se recueillit un moment, puis lui toucha discrètement le coude. C’était l’Italienne Maria Laranci, une petite brune aux yeux de velours, jolie, dotée d’un corps potelé aux formes appétissantes et d’un visage d’ange pervers.
  
  Ses brèves dévotions terminées, Maria se leva, déposa distraitement son sac à main noir sur son prie-Dieu, attendit que son amie finisse sa prière pour sortir avec elle.
  
  Nicole se redressa à son tour, se signa, ramassa d’un geste très naturel le sac à main de Maria et le coinça sous son aisselle.
  
  Les deux jeunes femmes quittèrent l’église ensemble et firent un bout de chemin en bavardant de choses sans importance. Maria, rieuse et enjouée, guida discrètement sa camarade vers la rue Viana. Derrière les deux jeunes filles, à une trentaine de mètres de distance, le Portugais Vasco Bassa se promenait d’un air dégagé, les deux mains dans les poches de son blue-jeans.
  
  Au croisement de la rue Silveira, Nicole et Maria s’arrêtèrent. Vasco Bassa passa près d’elles et alluma une cigarette, ce qui voulait dire que tout était normal et qu’elles pouvaient se séparer pour regagner leur domicile respectif.
  
  Nicole fit aussitôt demi-tour et, par la vieille rue Catete, rejoignit la rue Marquesa de Santos. Elle avait hâte de rentrer chez elle.
  
  Depuis plusieurs semaines, la police multipliait les barrages et fouillait les gens. Ces opérations, imprévisibles, organisées avec une rapidité foudroyante, avaient déjà provoqué des milliers d’arrestations, car les vérifications étaient aussi minutieuses que sévères.
  
  Dès qu’elle fut en lieu sûr dans l’appartement paisible de la vieille Mme Rochas, Nicole s’enferma dans sa chambre et ouvrit le sac à main que Maria lui avait passé. Elle en retira un automatique de gros calibre, un Frommer 37 M à 7 balles, lourd et massif.
  
  De nouveau, elle sentit que son cœur se mettait à battre plus vite et plus fort, tandis qu’elle étreignait la crosse guillochée de l’arme. Elle n’avait jamais utilisé un pistolet de ce genre. À Cuba, lors des exercices de tir, on lui confiait généralement un Browning plus léger.
  
  Elle examina l’arme, s’habitua à la serrer dans son poing. Puis, après une brève hésitation, elle la glissa sous une pile de linge, dans le tiroir de sa commode.
  
  En principe, si les opérations se déroulaient comme prévu, elle n’aurait pas à se servir de cet automatique. Selon le plan établi par Manuel Ribeiro et les spécialistes du Comité Central, seuls les garçons du groupe devaient jouer un rôle actif. C’était l’Algérien Bachir Haddan qui donnerait le coup d’envoi, à 21 h 25, en se présentant au siège de l’Interamerica Inquiry Office, déguisé en policier.
  
  Bachir Haddan, bien qu’il se sentît peu de goût pour la guérilla urbaine, avait néanmoins accepté cette mission décisive quand il avait appris que le Comité lui avait attribué ce rôle parce que sa fiche indiquait qu’il était le plus habile en matière de lutte au poignard.
  
  Une fois la porte ouverte, les deux Coréens, l’italien, le Portugais et le Français Philippe Leroy devaient pénétrer dans l’immeuble et liquider les gardiens habitant au second étage. Manuel et le technicien des coffres-forts s’amèneraient ensuite pour s’emparer des archives.
  
  Les trois filles, Nicole, Maria et Yamina resteraient de garde devant la maison pour intervenir en cas de pépin et couvrir la retraite de leurs amis.
  
  Mais cela, c’était la théorie.
  
  En réalité, personne ne pouvait savoir d’avance si les diverses phases de l’action allaient réussir sans coup férir et s’enchaîner d’une façon aussi heureuse que sur le papier.
  
  _ Nicole eut envie de prier pour que tout aille bien. L’idée d’être obligée de tirer sur un des trois Américains de l’Interamerica Inquiry Office lui glaçait le sang. Elle n’avait jamais tué que les silhouettes de carton du stand de tir, ce qui n’était pas du tout la même chose que de supprimer froidement un être vivant, un homme qui ne vous a jamais fait de mal personnellement.
  
  Dieu était-il vraiment d’accord sur un tel acte ? Nicole en avait longuement discuté avec un prêtre colombien, à La Havane. Ce prêtre – Padre Francesco – lui avait affirmé que les guérilleros étaient des soldats. Or, ni Dieu ni l’Église ne reprochent à un soldat de tuer l’ennemi. Au contraire, les héros ont leur place au paradis.
  
  À vrai dire, Nicole avait besoin de se répéter cette affirmation de Padre Francesco pour rassurer sa conscience. Tout au fond d’elle-même, une voix, qu’elle ne parvenait pas à étouffer, protestait douloureusement.
  
  Les heures de l’après-midi lui parurent interminables. Elle essaya en vain de se plonger dans un livre, rien ne put la distraire des pensées qui la hantaient.
  
  Un peu avant 20 heures, elle prit congé de Mme Rochas à qui elle avait annoncé la veille qu’elle irait au cinéma.
  
  — Vous avez bien raison, lui avait répondu : la vieille Brésilienne. Vous avez une vie trop austère pour votre âge.
  
  Nicole prit un autobus à l’avenue de Flamengo, changea à la place du 15-Novembre et débarqua finalement à Candelaria, dans le bas de l’avenue Vargas.
  
  La soirée était chaude et belle. II y avait un monde fou dans la grande artère.
  
  À 20 h 45, Nicole entra dans un cinéma de l’avenue Rio Branco. Elle n’y resta que cinq minutes, histoire de se faire une idée du film qui figurait au programme. Elle sortit de la salle par une sortie secondaire qui donnait dans une petite rue latérale. Puis, à quelques pas de là, elle retrouva Maria et Yamina, exactes au rendez-vous. Ensemble, comme trois jeunes filles insouciantes, elles remontèrent en direction de la rue Pinto. Maria et Yamina riaient et parlaient avec un naturel extraordinaire. Nicole affichait l’expression soucieuse qui lui était coutumière.
  
  Elles arrivèrent à 21 h 20 dans la rue Pinto. Trois minutes plus tard, elles aperçurent Bachir Haddan qui, déguisé en policier, marchait d’un pas calme et mesuré vers le siège de l’Interamerica Inquiry Office.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  L’immeuble qui abritait les bureaux de l’lnteramerica Inquiry Office était une modeste maison bourgeoise, haute de deux étages, à la façade plate et grise. Elle n’avait évidemment pas été conçue pour un usage commercial et elle ne comportait qu’une simple entrée particulière, ce qui ne gênait en rien la société, celle-ci ne traitant ses affaires que par correspondance.
  
  Pendant les heures de bureau, quatre dactylos, des jeunes femmes de Rio, occupaient la pièce principale du rez-de-chaussée, Jack Powers occupant la seconde pièce, un ancien salon baptise « bureau de la direction. »
  
  En arrivant devant la porte de chêne, Bachir Haddan jeta un bref coup d’œil sur les alentours. Quelques promeneurs se dirigeaient tranquillement vers l’avenue Vargas, les trois filles du groupe bavardaient sur le trottoir d’en face, les cinq camarades du commando déambulaient à dix mètres de là. En apparence, la petite rue paisible était aussi paisible que les autres soirs.
  
  Avec un calme olympien, Bachir consulta sa montre. Elle marquait 21 h 23.
  
  À cet instant précis, une fourgonnette grise prenait le tournant de l’avenue.
  
  C’était au poil.
  
  Bachir extirpa une grande enveloppe brune de la poche de sa veste de policier, vérifia une dernière fois l’arrimage du poignard assujetti le long de son poignet droit, sous sa manche. Puis, décidé, il appuya sur le bouton de cuivre de la sonnerie.
  
  Cinquante secondes s’écoulèrent. Longues. Interminables. Enfin, le vantail de chêne s’ouvrit.
  
  Les cinq garçons du groupe se mirent à marcher vers la maison.
  
  L’homme qui avait ouvert l’huis était un grand gaillard d’une quarantaine d’années, au faciès lourd, aux cheveux châtains taillés en brosse. Vêtu d’un pantalon gris perle et d’une chemise blanche à col ouvert, il regarda le policier d’un air étonné.
  
  Haddan grommela :
  
  — Mister Kelsey, c’est bien ici ?
  
  — Oui.
  
  — Un pli officiel pour lui. Mais il me faut une signature.
  
  Entrez, dit le costaud en s’effaçant pour livrer le passage.
  
  Bachir Haddan fit deux pas dans le vestibule, baissa d’un mouvement brusque son bras droit, opéra une volte et se jeta sur l’Américain en lui collant sa paume gauche sur la bouche. Le poignard s’enfonça dans la poitrine du gaillard aux cheveux en brosse. Tel un bistouri manié par un chirurgien expérimenté, le couteau perfora les chairs et atteignit avec une précision terrible la partie vitale du cœur.
  
  L’Américain eut un hoquet étouffé, ses yeux se révulsèrent, ses jambes plièrent. Mais Haddan le tenait avec une fermeté implacable, l’empêchant de s’écrouler.
  
  La suite ne fut pas moins rapide. Haddan enlaça sa victime, l’entraîna vers le fond du couloir, la déposa sur le carrelage, retourna promptement vers la porte. Sa réapparition, signal convenu, déclencha l’attaque des cinq autres garçons de la section. Philippe, Tonio, Vasco et les deux Coréens, sans précipitation insolite, pénétrèrent dans l’immeuble.
  
  Dès qu’ils furent hors de vue des éventuels passants, ils exhibèrent leurs armes, des pistolets munis de silencieux. Puis, ayant bien en tête la topographie des lieux et sachant ce qu’ils avaient à faire, ils passèrent à l’action. Philippe et Vasco Bassa, chargés d’inspecter les bureaux du rez-de-chaussée, ouvrirent les portes qui donnaient sur le couloir. Les deux jeunes Coréens, agiles et rapides comme des chats sauvages, s’élancèrent dans l’escalier.
  
  Au moment où Chung Yoon prenait pied sur le palier du premier étage, un énorme type débouchait de l’une des pièces, une bouteille de bière dans la main droite et un verre dans la main gauche. Pris de court, le malheureux n’eut pas le temps de réagir. Avec un chuintement bizarre, une balle le frappa juste entre les deux yeux. L’homme s’effondra sans un cri, lâchant verre et bouteille qui dégringolèrent sur les marches de l’escalier avec un bruit intempestif.
  
  Shung Yoon, les lèvres pincées par la tension nerveuse, enjamba l’homme qu’il venait d’abattre et s’engouffra dans la pièce d’où sa victime était sortie. Pendant ce temps, Mynn Shin grimpait à toute allure vers le second étage. Il poussa une porte, traversa un studio éclairé mais vide, arriva dans une chambre à coucher, également vide. Déconcerté, il fit demi-tour. Sur la table du studio, il y avait un jeu de cartes et, dans un cendrier, un cigare fumant.
  
  Une voix grogna du côté de la chambre :
  
  — Hé, Jack, qu’est-ce qui se passe ?
  
  Mynn Shin, électrisé, fonça de nouveau vers la chambre, avisa une porte qui se trouvait à droite et qu’il n’avait pas vue la première fois. Il l’ouvrit d’un geste brusque. C’était une salle de bains, blanche et verte. Dans le coin du fond, assis sur le siège des toilettes, la pipe au bec, un petit individu au torse épais et râblé, aux cheveux gris, hirsutes, était en train de satisfaire en toute quiétude un besoin bien naturel. Il avait déposé sur un tabouret un petit transistor japonais qui diffusait en sourdine le reportage volubile du match de football Brésil-Argentine se déroulant au stade de Botafogo.
  
  En voyant surgir cet intrus au masque jaune, l’Américain eut un réflexe prodigieux. D’un seul bond, il se catapulta en avant pour attraper le baudrier de cuir dont il s’était débarrassé pour aller aux cabinets et qu’il avait suspendu à l’espagnolette de la fenêtre qui était à sa droite.
  
  Mynn Shin appuya sur la détente de son arme. Deux fois.
  
  L’homme s’aplatit sur le tapis caoutchouté, face en avant, la nuque et l’occiput troués. Son énorme postérieur, dénudé, avait une blancheur ridicule, à la fois candide et poignante, dans la lumière crue de la pièce.
  
  D’un coup de pied, le Coréen retourna le corps de sa victime. La mort avait été instantanée.
  
  Au rez-de-chaussée, Bachir Haddan montait la garde derrière la porte de la rue. Au premier étage, Manuel Ribeiro et un vieux bonhomme au visage sombre, ridé, s’affairaient devant le coffre-fort. Il leur fallut près de vingt minutes pour arriver à ouvrir l’armoire blindée. Les deux hommes transpiraient abondamment.
  
  Manuel transféra dans une valise les dossiers que contenait le coffre-fort. Il fit également main basse sur des liasses de billets de banque, des dollars et des cruzeiros en grosses coupures. Il y en avait un drôle de paquet.
  
  Finalement, le souffle oppressé, la bouche grimaçante de nervosité, Manuel, avant de quitter les lieux avec son butin, donna l’ordre de préparer les grenades incendiaires.
  
  Dehors, dans la rue paisible, Nicole, Maria et Yamina arpentaient le trottoir en bavardant, sans jamais quitter des yeux la porte de l’interamerica Inquiry Office. Elles avaient assisté aux phases successives de l’opération : arrivée de Bachir, arrivée des cinq garçons, arrivée enfin de Manuel et de son assistant venus à bord d’une fourgonnette.
  
  Au bout d’une dizaine de minutes d’attente, Nicole, les mains moites, ne put s’empêcher de chuchoter :
  
  — Vous ne trouvez pas qu’ils restent longtemps dans la maison ?
  
  Maria répondit avec vivacité :
  
  — Tu te figures peut-être qu’on peut fracturer un coffre-fort en trois minutes ?
  
  — Il y a presque un quart d’heure qu’ils sont entrés.
  
  — Ne te fais donc pas de mauvais sang. S’il y avait eu un accroc, nous le saurions déjà.
  
  — Nous ferions bien de nous rapprocher, non ?
  
  — Pas question ! répliqua l’Italienne. Nous devons nous en tenir aux instructions. D’ailleurs, plus ça dure plus ça prouve que tout va bien.
  
  Yamina renchérit :
  
  — Bachir connaît son affaire. Ne te tracasse pas, Nicole, il n’a jamais raté son coup.
  
  Quand Manuel Ribeiro et son assistant technique sortirent enfin de la maison pour regagner tranquillement la fourgonnette qui les avait amenés, Nicole, la bouche sèche, ferma un instant les yeux, presque prise de malaise. Une prière silencieuse monta de son cœur, une prière de soulagement et de reconnaissance.
  
  Maria Laranci exulta tout bas.
  
  — C’est gagné ! Dite donc, la valise de Manuel me paraît vachement lourde… Et voilà les garçons qui déguerpissent en douce. Venez, on file, c’est terminé pour nous.
  
  Elles avaient déjà descendu toute l’avenue Vargas en direction de l’avenue Rio Branco quand elles virent passer deux véhicules des pompiers qui remontaient à fond de train, dans un vacarme terrible, vers la rue Pinto.
  
  Les pompiers luttèrent pendant trois heures ; contre le feu qui ravageait l’immeuble. Ils s’efforcèrent surtout de circonscrire le sinistre et d’empêcher les flammes d’embraser les bâtiments voisins.
  
  Quand les enquêteurs pénétrèrent dans la maison, pataugeant dans la boue collante que formaient les débris noyés d’eau, il ne leur fallut pas longtemps pour constater qu’il s’agissait d’un attentat. Dans le vestibule du rez-de-chaussée, un cadavre qui n’avait pas été brûlé, gisait, poignardé, dans une mare d’eau noirâtre. De plus, les spécialistes notèrent que le feu avait éclaté simultanément en trois ou quatre endroits distincts de l’immeuble. Et ils découvrirent ensuite deux autres morts – tués par balles – sur le palier du premier étage et dans la salle de bains du second.
  
  Les autorités municipales ayant immédiatement alerté l’ambassade des États-Unis, le commandant Roy Willer, chef des services de sécurité de l’ambassade, quitta aussitôt son domicile pour se rendre rue Pinto.
  
  Le commissaire de police prit le commandant à part pour lui annoncer d’un air sombre :
  
  — Il ne s’agit pas d’un incendie accidentel, commandant. Les enquêteurs sont formels : c’est un triple crime. Les assassins ont mis le feu à l’immeuble pour camoufler leur forfait.
  
  Roy Willer, un costaud d’une quarantaine d’années, au visage maigre et sec, aux yeux granitiques, articula :
  
  — Terroristes ?
  
  — Probablement, maugréa le policier. De quoi s’occupait la société Interamerica Inquiry Office ?
  
  Willer, qui connaissait le dessous des cartes, haussa les épaules et marmonna sur un ton désabusé :
  
  — Statistiques économiques et renseignements commerciaux. Ce n’est évidemment pas la firme qui était visée, mais sa nationalité. C’est un acte d’hostilité envers les États-Unis, sans plus.
  
  — La société détenait-elle des fonds importants ?
  
  — Pas à ma connaissance, pourquoi ?
  
  — Le coffre-fort a été fracturé et pillé.
  
  Willer, parfaitement conscient du désastre, grommela en esquissant une moue désabusée :
  
  — Les terroristes ne dédaignent pas l’argent. Mais ils n’ont sûrement pas emporté des fortunes.
  
  Après un moment de silence, le commissaire de police reprit sur un ton un peu embarrassé :
  
  — Éventuellement, seriez-vous d’accord pour minimiser l’affaire ? Dans la conjoncture actuelle, nous ne tenons pas à faire de la propagande pour les mouvements subversifs.
  
  — Justement, dit l’Américain, saisissant la balle au bond, j’allais vous demander le maximum de discrétion. Notre ambassade déteste la publicité, surtout dans un cas comme celui-ci…
  
  — Très bien. L’opinion publique est déjà suffisamment sensibilisée. Nous nous contenterons de mentionner l’incendie.
  
  Effectivement, les quotidiens du lendemain matin se bornèrent à signaler, par un bref communiqué en quatrième page, que le feu avait détruit un immeuble de la rue Pinto. L’information précisait que le sinistre, dû à un court-circuit, n’avait pas fait de victimes, les lieux étant occupés par une société commerciale.
  
  Nicole fut un peu surprise, vaguement dépitée même, quand elle lut ce fait divers relégué parmi les nouvelles sans importance. Mais comme elle savait que Manuel Ribeiro avait l’intention d’annoncer la vérité par un communiqué à la presse, elle pensa : « Les journaux seront plus intéressants demain. ».
  
  *
  
  * *
  
  C’est le samedi 29, à 17 h 35, que Francis Coplan débarqua d’un Boeing d’Air France en provenance de Paris.
  
  Après les formalités d’usage, il prit un taxi.
  
  — Hôtel Novo Mundo, dit-il au chauffeur.
  
  À l’hôtel, l’employé de la réception confirma qu’une chambre avait bien été réservée au nom de M, François Carlin, de Paris. Il ajouta :
  
  — Il y a d’ailleurs un message pour vous, monsieur Carlin.
  
  Il se retourna pour prendre, dans un des casiers réservés à la correspondance, une enveloppe blanche qu’il remit à Coplan.
  
  Puis, posant un formulaire sur le comptoir, il demanda :
  
  — Votre passeport, je vous prie ?
  
  Il inscrivit lui-même les renseignements réglementaires sur la fiche, la fit signer par l’arrivant, restitua le passeport et appela un des bagagistes.
  
  — Chambre 206, annonça-t-il.
  
  Coplan prit possession de la chambre, rangea ses affaires, alla jeter un coup d’œil sur la vue qui se déployait depuis la grande fenêtre.
  
  Le spectacle était magnifique. Sous le soleil étincelant, toute la baie de Rio s’étalait comme une nappe d’un bleu intense. À l’avant-plan, derrière les palmiers de l’avenue do Flamengo, l’immense plage de sable blond faisait penser à un tapis aux nuances pâles et ambrées. À droite, dans la brume de chaleur qui se dissipait lentement, le Pain de Sucre dressait sa masse légendaire.
  
  Avant de changer sa tenue d’hiver pour adopter un aspect vestimentaire plus approprié au lieu et à la circonstance, Coplan déchira l’enveloppe blanche que l’employé de la réception lui avait remise.
  
  Le pli ne contenait qu’un feuillet plié en quatre, avec ces simples mots écrits au stylo-bille :
  
  « Je t’attendrai chez moi à partir de 19 heures. »
  
  Un peu avant l’heure convenue, Coplan quitta l’hôtel. En pantalon gris clair et polo blanc, il se dirigea vers la rue Silveira Martins qui n’était guère éloignée de l’hôtel. Le soleil tapait moins fort, l’air était agréable.
  
  À mesure qu’il avançait, Coplan reconnaissait le décor et des souvenirs lui revenaient en mémoire. Il repéra de loin le bloc d’immeubles, genre H.L.M. aux murs ternes et grisâtres, où il avait rendez-vous. Derrière la grille rouillée qui donnait sur la rue, le bâtiment faisait penser à une caserne.
  
  Il franchit une des portes, grimpa les marches de ciment jusqu’au quatrième étage, frappa trois coups brefs contre le panneau de la porte palière.
  
  L’huis pivota, laissant apparaître une grande fille à la peau noire, aux cheveux plus noirs encore et bouclés, vêtue d’un pantalon bleu ciel et d’un chemisier à fleurs rouges et jaunes sur fond vert.
  
  — François ! s’exclama la fille en se jetant dans les bras de Coplan.
  
  Ils s’étreignirent, s’embrassèrent, aussi heureux l’un que l’autre de se revoir.
  
  France Langon, correspondante brésilienne du S.D.E.C.(1) avait fait équipe avec Coplan lors d’une mission délicate que Coplan n’avait pas oubliée(2). Il n’avait surtout pas oublié le dévouement et la perspicacité de la jeune femme.
  
  Elle le fit entrer dans le modeste appartement.
  
  — Assieds-toi, dit-elle. Laisse-moi te regarder.
  
  Elle l’examina d’un œil à la fois tendre et narquois.
  
  — Tu n’as pas changé, émit-elle. D’où viens-tu, pour être bronzé comme tu l’es ? Ce n’est pas le soleil de Paris, je suppose ?
  
  — Je me suis pas mal promené en Afrique ces derniers temps, murmura Coplan en prenant place dans un fauteuil. Et toi, comment ça va ?
  
  — Très bien. Comme le Vieux a dû te le dire, j’ai terminé mes études d’une façon brillante et je suis entrée à l’administration. Je suis inspectrice aux Affaires Sociales depuis treize mois. C’est un job qui me plaît et qui me laisse le maximum de liberté.
  
  — Bravo. J’ai toujours pensé que la meilleure façon d’être heureux, c’est d’aimer son travail. Et les amours ?
  
  — Tu connais mon point de vue sur la question, du moins en ce qui me concerne, je n’ai pas changé d’avis : aussi longtemps que je serai au service du Vieux, je ne me marierai pas. Mais, rassure-toi, je ne souffre pas de frustration sentimentale. J’ai heureusement quelques amis qui sont très gentils avec moi.
  
  Elle exécuta une pirouette désinvolte et décréta :
  
  — Je te sers à boire, et ensuite nous aborderons les choses sérieuses.
  
  Elle alla chercher une bouteille de whisky, deux verres, des glaçons, une carafe d’eau.
  
  — À nous deux et à nos souvenirs, dit-elle en levant son verre.
  
  Elle but une gorgée de scotch, puis :
  
  — J’étais loin de me douter, en envoyant mon dernier rapport au Vieux, que ces informations me vaudraient le plaisir de ta visite. Car je suppose que c’est mon message qui est la cause de ta venue au Brésil ?
  
  — Oui, évidemment.
  
  — Était-ce donc si important ?
  
  — Oui, à plusieurs titres. Primo, sur le plan officiel. Secundo, sur un plan… disons humain. Je m’explique. Tu es bien placée pour savoir que nos relations avec ton pays sont actuellement au beau fixe. Le Brésil nous achète des avions, des chars, des usines, etc. Nous ne voulons pas qu’un incident politique ou diplomatique vienne démolir cette amitié. C’est la partie officielle de ma mission. La partie officieuse, c’est la jeune fille dont tu as cité le nom dans ta note Nicole Sarraut. Le Vieux s’intéresse à cette jeune personne pour des motifs personnels.
  
  — C’est-à-dire ?
  
  — Son père, l’ex-colonel André Sarraut, a été pendant une dizaine d’années correspondant du Service et le Vieux a beaucoup d’estime pour lui. Or, cet ancien collègue avait précisément fait une démarche pour demander au Vieux, à titre privé en quelque sorte, de tenir sa fille à l’œil. Il savait qu’elle avait fait un stage à Cuba et il craignait qu’elle ne fasse des bêtises. Bref, le Vieux me demande de veiller sur elle.
  
  France Langon ne put réprimer une grimace.
  
  — Tu arrives trop tard, François, laissa-t-elle tomber d’une voix sourde. Cette pauvre fille ne le sait pas encore elle-même, mais elle s’est fourrée dans un drôle de pétrin, tu peux me croire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Le visage de Coplan s’était rembruni.
  
  — C’est bien ce que je craignais, grommela-t-il en fixant son verre de whisky d’un œil à la fois pensif et contrarié. Et le Vieux aussi, pour ne rien te cacher. C’est d’ailleurs pour ce motif qu’il m’a expédié ici dès réception de ton rapport.
  
  — Ma parole ! s’exclama la jeune, femme, étonnée. On dirait que ça te touche personnellement ?
  
  — Il y a un peu de ça, j’en conviens, reconnut Coplan.
  
  — C’est une amie ?
  
  — Non, je ne la connais même pas. Mais j’ai eu une conversation de plus de deux heures avec son père et je me suis pris de sympathie pour elle à la suite de ce que j’ai appris. Plus exactement, c’est une sorte de compassion, de pitié, que j’éprouve à son égard.
  
  Il haussa les épaules, questionna en regardant son interlocutrice :
  
  — Elle est mêlée aux actions terroristes des prochinois, j’imagine ?
  
  — Oui. Elle est dans le bain jusqu’au cou.
  
  — Raconte-moi toute l’histoire depuis le début.
  
  — Oh, ce n’est pas compliqué. Nous avons évidemment des antennes à La Havane, et certains de nos indicateurs sont admirablement placés dans les centres de recrutement et d’entraînement financés par l’O.L.A.S. à Cuba(3). Au fur et à mesure que des militants révolutionnaires sont désignés pour la guérilla au Brésil, nous en sommes avisés.
  
  — Minute, interjeta Coplan. Quand tu dis nous, il s’agit de toi et de notre ami Jorge de Ranhao, je présume ?
  
  — Oui, bien entendu.
  
  — D’après ce que le Vieux m’a révélé en confidence, il paraît que Jorge a eu de l’avancement dans la police ?
  
  — Oui, il occupe des fonctions très importantes à présent. Depuis que les troubles politiques ont commencé dans le pays, Jorge a été nommé à la tête d’un département spécial affecté à la lutte contre la subversion et comme je suis seule à savoir qu’il transmet des informations secrètes à la France, il a fait de moi sa collaboratrice la plus directe en matière de surveillance des suspects.
  
  — C’est lui qui t’a refilé les tuyaux que tu as transmis au Vieux, si je comprends bien ?
  
  — Oui. Dès qu’il a su que deux Français, un garçon et une fille allaient débarquer à Rio en provenance du centre de formation de Cuba, il m’a chargée de prévenir Paris.
  
  — Il a mis le dossier sous son coude ?
  
  — Que veux-tu dire ?
  
  — Il n’a pas alerté les autres services officiels de la police ?
  
  — Mais si, voyons ! Il a déclenché le dispositif de sécurité, comme ses fonctions l’y obligent c’est en marge, qu’il a prévenu le Vieux par mon entremise.
  
  Deux rides soucieuses avaient barré le front de Coplan.
  
  — Si la police officielle est au parfum, ça n’arrange pas les bidons.
  
  Il dévisagea son interlocutrice et articula :
  
  — Dis-moi franchement ton avis. Le cas de Nicole Sarraut est-il très grave ?
  
  — J’en ai peur, soupira France Langon. Sa seule chance de s’en tirer, c’est d’éviter l’irrémédiable. Mais elle joue avec le feu, au sens propre et au sens figuré du mot.
  
  — À quelle condition le gouvernement accepterait-il de passer l’éponge ?
  
  — Oh, du côté du gouvernement, ça pourrait s’arranger ! Les grosses légumes de l’Armée et celles du Ministère de l’Intérieur ne sont pas hostiles à une mesure d’indulgence, bien au contraire. Elles feront le maximum pour éviter qu’une nouvelle affaire Régis Debray n’éclate au Brésil. La campagne de presse déclenchée dans le pays par les évêques et les communistes a soulevé l’opinion mondiale contre nous et cela nous fait un tort considérable sur le plan international. Bref, ce n’est pas le gouvernement qu’il faut redouter, c’est l’Escadron d’une part, et les fanatiques de la DOPS, d’autre part(4).
  
  — L’Escadron de la Mort(5) ?
  
  — Oui. Ils ont des informateurs et ils suivent les affaires de très près. Si Nicole continue à militer dans les rangs des guérilleros, elle sera inscrite sur la liste rouge et elle laissera sa peau dans cette aventure.
  
  — Pratiquement, y a-t-il une solution ? Si je parvenais à neutraliser discrètement Nicole, crois-tu qu’on pourrait la dédouaner ?
  
  — C’était la première idée de Jorge, mais, personnellement, je suis assez sceptique.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Pour deux raisons. Premièrement, ces militants prochinois sont des enragés, des fanatiques. On ne peut pas récupérer ces gens-là. Deuxièmement, les événements ont évolué plus vite qu’on ne pouvait le prévoir et la situation est devenue extrêmement critique, pour ne pas dire irréversible. Le groupe dont tes deux jeunes compatriotes font partie a effectué un raid contre le Q.G. clandestin de la C.I.A. trois agents secrets de Washington ont été assassinés au cours de cette opération de commando.
  
  — Qu’est-ce que tu racontes ? gronda Coplan, effaré. Ça s’est passé ici, à Rio ?
  
  — Oui.
  
  — Mais quand ? Je n’ai rien lu à ce sujet dans les journaux.
  
  — L’affaire a eu lieu mercredi soir, c’est-à-dire il y a trois jours. Les journaux n’en ont pas parlé, parce que le gouvernement, en accord avec l’ambassade des U.S.A., a décrété le black-out absolu à propos de l’histoire.
  
  Rends-toi compte ! Venant juste après les élections dont les résultats n’étaient guère brillants, cette action d’éclat des terroristes risquait de provoquer des troubles.
  
  — Le public ne sait rien ?
  
  — En principe, non. Mais l’ennui, c’est que la vérité commence à filtrer. Le Front Populaire de Libération Nationale a envoyé aux agences de presse un communiqué dans lequel il explique les dessous de l’affaire et revendique la pleine responsabilité du raid. J’oublie de te dire qu’après avoir abattu les trois types de la C.I.A. qui se trouvaient dans la boutique, ils ont raflé de l’argent, des documents et mis le feu à l’immeuble.
  
  — C’est quoi, le Front Populaire de Libération Nationale ? C’est l’organisation qui a kidnappé quatre diplomates ?
  
  — Non, c’est un autre mouvement, une dissidence du Parti Communiste. Ce sont des prochinois et ils se targuent d’avoir une section étrangère financée par des partis révolutionnaires du monde entier. En fait, d’après nos renseignements, les militants étrangers du F.P.L.N. ne sont qu’une poignée, une douzaine de garçons et de filles entraînés à La Havane.
  
  Coplan se leva, se mit à déambuler dans la petite pièce, les mains dans les poches, la mine renfrognée.
  
  — Le moins qu’on puisse dire, maugréa-t-il, c’est que je suis mal parti. Avec la C.I.A. et tes tueurs de l’Escadron de la Mort contre moi, mes chances sont maigres.
  
  Il se planta devant la jeune femme noire, exhala sur un ton rageur.
  
  — Si notre ami Jorge avait eu un peu plus de jugeote, nous n’en serions pas là. C’était pourtant simple ! Il suffisait de cueillir Philippe Leroy et Nicole Sarraut à l’instant même où ils posaient le pied sur le territoire brésilien ! Dans ces cas-là, on trouve toujours un prétexte pour épingler des étrangers qui débarquent. Vérifications, contrôles, que sais-je ! On les met à l’ombre pour quelques jours, quitte à leur présenter des excuses par la suite. Vous auriez prévenu Paris et je serais venu chercher les deux zouaves.
  
  — Tu n’y es pas du tout, François, prononça tranquillement France Langon. Nous avons des objectifs prioritaires que nous devons respecter.
  
  — Lesquels ?
  
  — Nous sommes à Rio, pas à Paris.
  
  — Et alors ?
  
  — Ne t’énerve pas. Assieds-toi, je vais éclairer ta lanterne.
  
  Il obtempéra, alluma une Gitane. France Langon, avec un imperceptible sourire, murmura :
  
  — Tu nous reproches de ne pas avoir épinglé ta protégée et son ami Philippe, mais si tu te donnes la peine de réfléchir, tu verras que ça ne tient pas debout. Pour commencer, et serait une façon infaillible de griller nos informateurs de La Havane. D’autre part, ces terroristes étrangers qui arrivent de Cuba nous sont précieux, car c’est grâce à eux que nous parvenons à démasquer les meneurs brésiliens.
  
  Coplan reconnut son erreur.
  
  — Oui, évidemment, admit-il. Du fait qu’ils sont repérés avant d’entrer en piste, ces jeunes enragés vous guident vers le gros gibier qui vous intéresse.
  
  — Ben dame ! De plus, il y a une circulaire du Ministère des Affaires Etrangères qui recommande à la police d’éviter les arrestations d’étrangers. Quand on lit la presse internationale, on a l’impression que la police brésilienne est un ramassis de tortionnaires !
  
  Coplan expira un nuage de fumée, puis :
  
  — En définitive, comment je me débrouille, moi ? Tu sais que j’ai horreur de louper une mission.
  
  — La seule chose à tenter, c’est un rapt. Si Jorge est d’accord pour nous donner le feu vert, nous organiserons l’enlèvement de ta protégée. Nous la bouclerons dans un endroit discret et tu essayeras de la ramener à la raison. Bien entendu, à tes risques et périls.
  
  — Comment ça ?
  
  — Si tu ne réussis pas à convertir la fille, il ne sera pas question de la relâcher. Nous n’avons pas le droit de fournir des armes à l’opposition.
  
  — Si tu ne vois pas d’autre possibilité, je n’ai pas le choix. Quand peux-tu contacter Jorge ?
  
  — Je le vois ce soir, à 21 heures. Reviens ici à 22 heures, je te donnerai sa réponse.
  
  — D’accord, acquiesça Coplan tout en se levant.
  
  — Tu es pressé ?
  
  Coplan arqua les sourcils.
  
  — Moi, pressé ? fit-il. Je n’ai rigoureusement rien à fiche.
  
  — Je voudrais te poser une question. Si tu la juges indiscrète, tu n’es pas obligé d’y répondre.
  
  — Bon, vas-y.
  
  — Tu m’as dit tout à l’heure que tu ne connaissais pas personnellement cette Nicole Sarraut mais que tu avais de la sympathie pour elle, de la pitié, et que son sort te touchait…
  
  — Exact.
  
  — Il y a quelque chose que je ne pige pas là-dedans. Comment peut-on éprouver de la sympathie pour une femme qu’on ne connaît pas ?
  
  Cette question – si typiquement féminine – calma un peu la tension nerveuse de Coplan.
  
  — C’est mon amie France qui m’interroge ou la collaboratrice du Vieux ? s’informa-t-il, moqueur.
  
  — Les deux, assura-t-elle, sérieuse. La psychologie des hommes m’intéresse aussi bien à titre privé que professionnel.
  
  Coplan se rassit une fois de plus.
  
  — C’est ma conversation avec le père de Nicole qui a probablement remué une fibre en moi, émit-il d’un air songeur. Dans le fond, bien que je sois moi-même un solitaire et que ma solitude me plaise, la solitude des autres, et celle des jeunes femmes en particulier, m’inspire de la compassion… Sarraut a divorcé quand sa fille allait avoir six ans. Pendant une quinzaine d’années, il ne l’a revue qu’une demi-douzaine de fois. Il avait aussi un fils, de deux ans plus âgé que Nicole, et les deux enfants étaient restés avec leur mère, qui ne s’est jamais remariée. Il y a environ un an, Nicole s’est fiancée avec le fils d’un chirurgien parisien. Des perspectives de bonheur s’ouvraient enfin devant elle. Et puis, au début de cette année, en janvier, entre Lyon et Grenoble, à la tombée de la nuit, une Porsche dérape sur une plaque de verglas. Les deux occupants de la voiture trouvent la mort dans l’accident. Il s’agissait du fiancé de Nicole et de son frère Patrick. Six semaines plus tard, sa mère, minée par le chagrin, se suicide… À ce moment-là, Sarraut a voulu se rapprocher de sa fille, l’aider à surmonter son désespoir. Mais elle a refusé. Elle était comme murée dans sa souffrance. C’est un peu plus tard qu’elle a tout plaqué en France pour aller à Cuba.
  
  — La vie est parfois féroce, soupira France.
  
  — Le plus tragique, reprit Coplan, c’est que Nicole est persuadée que son père ne l’aime pas. Elle est trop jeune pour comprendre ce que peuvent cacher les ténèbres et les contradictions du cœur humain. À son âge, on se laisse prendre au piège des apparences et on juge les êtres sans indulgence… Évidemment, Sarraut est un homme déconcertant. Comme tant d’officiers de carrière, il s’est toujours cru obligé de refouler ses sentiments, de mater sa sensibilité, d’afficher un air glacial et taciturne. En réalité, c’est un homme qui a beaucoup souffert et qui souffre encore. Il a quitté sa femme parce qu’il se sentait incapable de la rendre heureuse, mais cette séparation et la rupture de son foyer l’ont profondément déchiré. Il adorait son fils, et il adore sa fille.
  
  — Les hommes sont souvent maladroits, murmura France.
  
  — D’après Sarraut, Nicole lui ressemble. C’est une hypersensible qui veut à tout prix dissimuler sa sensibilité. De plus, c’est une mystique qui s’ignore. Elle a besoin d’un absolu, d’un idéal, d’une foi. En d’autres temps, ces gens-là entraient en religion.
  
  Perdre son fiancé, son frère et sa mère en l’espace de quelques semaines, c’est un coup qui vous marque pour la vie. Te m’étais fait la réflexion qu’elle arborait une mine sinistre qui l’enlaidissait, mais maintenant je comprends pourquoi.
  
  Coplan tiqua.
  
  — Tu l’as vue ?
  
  — Ben, oui. Puisque je te dis que son expression funèbre m’a frappée, je l’ai vue une demi-douzaine de fois.
  
  — Dans quelles circonstances l’as-tu rencontrée ?
  
  — Au cours des opérations de surveillance. Nous nous sommes débrouillés pour installer un poste d’observation en face de la maison où elle habite.
  
  — Que fait-elle à Rio ?
  
  — Elle suit des cours de linguistique à l’Université. Du moins, officiellement. En fait, c’est la couverture qui lui a permis d’obtenir son visa. Elle demeure chez une vieille dame dont elle est plus ou moins la gouvernante.
  
  — Où est-ce ?
  
  — Pas bien loin d’ici. Rue Marquesa de Santos. Jorge a pu louer un petit appartement dont les fenêtres donnent sur la maison en question et il y a installé un retraité de la police qui nous aide à titre d’auxiliaire temporaire.
  
  — Vous êtes donc en mesure de contrôler toutes les allées et venues de la fille ?
  
  — Bien sûr. C’est d’ailleurs grâce à ce stratagème que nous avons découvert qu’elle fait partie de l’organisation de Manuel Ribeiro.
  
  — C’est le chef du Front Populaire de Libération Nationale ?
  
  — Non, mais c’est lui le responsable de leur prétendue Section Étrangère. Un type de valeur, soit dit en passant, et dont les agissements ne sont pas à négliger. C’est un officier du Génie qui a quitté l’armée pour servir la révolution. Il a milité pendant pas mal d’années au Parti Communiste Brésilien comme chef de la première cellule de Rio. Il y a environ trois ans qu’il s’est rallié aux thèses guévaristes et prochinoises. Bien entendu, le P.C.B. l’a éjecté.
  
  Coplan opina en silence. France Langon se leva pour verser une nouvelle ration de scotch dans les verres.
  
  Coplan reprit :
  
  — Il y a un point que je ne saisis pas bien. Tu viens de me dire que Nicole est sous contrôle d’une façon quasi permanente. Pourquoi n’êtes-vous pas intervenus au moment du raid sur le local de la C.I.A. ?
  
  — Ce n’est pas aussi simple, François. Tous ces jeunes terroristes ne sont pas des amateurs. Ils ont appris leur métier à La Havane et ils connaissent la musique. Les filatures sont très difficiles. Malgré nos effectifs et notre matériel, nous sommes souvent paralysés par les précautions qu’ils prennent. Tous leurs contacts, toutes leurs sorties sont sous contre-filature. Leurs lieux de rassemblement varient et sont protégés par ses sentinelles. Par exemple, le soir du raid contre la C.I.A., Nicole est allée au cinéma et le policier qui la suivait n’a pas insisté. Quoi de plus normal pour une jeune fille seule que d’aller voir un film pour se distraire ? Ce n’est qu’après que nous avons constaté que ce cinéma comporte une autre sortie… Autre exemple, un soir de réunion, il y a de cela neuf jours, notre filature a dû s’arrêter avant d’aboutir parce que des gamins montaient la garde sur le parcours. Par chance, un violent orage a éclaté, il y a eu de la boue, et nous avons pu reconstituer ultérieurement l’itinéraire qu’elle avait suivi. Ses chaussures ont des semelles de caoutchouc dont le dessin est facile à reconnaître.
  
  — En somme, vous n’avez aucun témoignage direct, aucune preuve concrète qui établissent sa participation à l’attaque des bureaux de la C.I.A. ?
  
  — Non, c’est par recoupement que nous sommes arrivés à cette conclusion.
  
  — J’aime mieux ça. Tant que la police ne peut pas prouver qu’elle a du sang sur les mains, tout reste possible. J’espère que Jorge acceptera ma proposition.
  
  — Je te donnerai sa réponse tout à l’heure.
  
  Mais ne te fais pas d’illusions : kidnapper la fille est une chose, la ramener à la raison en est une autre. Si elle refuse de changer son fusil d’épaule, tu devras l’éliminer. Au lieu d’être son sauveur, tu seras son bourreau…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Il était exactement 18 heures, le lendemain, quand Coplan quitta son hôtel.
  
  À pied, il longea l’avenue do Flamengo jusqu’à la rue Dutra où France Langon, au volant de sa Volkswagen, l’attendait. Il monta dans la voiture, qui démarra aussitôt.
  
  Lui lançant un bref regard de biais, la jeune femme prononça sur un ton mi-affectueux mi-railleur :
  
  — Bonsoir, François.
  
  — Bonsoir.
  
  — Toujours de mauvais poil ? J’espérais que ton moral se serait un peu amélioré depuis hier soir.
  
  — Mon moral n’est pas en cause, tu le sais bien. C’est par conscience professionnelle que je me fais de la bile. Je suppose que Jorge n’est pas revenu sur sa décision ?
  
  — Non.
  
  — J’en étais sûr. Il n’y a pas plus cabochard qu’un fonctionnaire de la police. Mes arguments étaient pourtant valables, non ?
  
  — Jorge ne fait pas toujours ce qu’il veut. Ses pouvoirs sont étendus, mais il y a quand même des limites.
  
  — En définitive, quel est le vrai motif de son refus ?
  
  — Il t’expliquera lui-même sa position. Nous allons le rencontrer dans dix minutes.
  
  — Ah ? Où ça ?
  
  — Tu verras bien.
  
  Après un détour par la rue Paysandù, la Volks rattrapa la rue Laranjeiras et se rangea peu après le long du trottoir, à quelques pas d’un jardin public. La conductrice et son passager débarquèrent en silence. France verrouilla les portières de son véhicule.
  
  — Viens, dit-elle, nous faisons le reste à pied. Je ne me gare jamais dans les parages immédiats de l’endroit où nous allons. Nos clients sont malins comme des singes et je suis sûre qu’on leur a enseigné à repérer les voitures suspectes.
  
  Ils empruntèrent une rue d’aspect populaire, tournèrent à droite dans une voie plus tranquille.
  
  France chuchota :
  
  — Jette un coup d’œil vers la gauche, mais sans insister. Le vieil immeuble bourgeois qui a deux balcons en fer forgé, c’est là que Nicole habite.
  
  — Vu.
  
  — Notre poste d’observation se trouve un peu plus loin. Le haut bâtiment de cinq étages, à droite. C’est là que Jorge nous attend. Nous sommes installés dans l’appartement du rez-de-chaussée.
  
  — Situation idéale, jugea Coplan.
  
  Ils arrivèrent devant la haute bâtisse, et France appuya sur le bouton de la sonnerie. La porte s’ouvrit aussitôt, démasquant un grand vieillard au teint foncé, au faciès austère.
  
  — Bonsoir, Mauncio, dit France en précédant Coplan dans le couloir.
  
  Sans présenter Coplan, elle guida directement celui-ci vers une des portes qui donnaient sur le vestibule. Ils pénétrèrent dans une pièce rectangulaire où trois hommes bavardaient à mi-voix. Quelques meubles sans prétention ni style garnissaient le local : une table, un canapé, deux fauteuils, trois chaises. Près de la fenêtre, dont les rideaux étaient fanés et poussiéreux, deux énormes caméras fixes, montées sur des trépieds métalliques, évoquaient un studio de télévision.
  
  Un des trois hommes qui se trouvaient là était Jorge de Ranhao, haut-fonctionnaire de la police brésilienne et, accessoirement, correspondant principal du S.D.E.C. à Rio.
  
  C’était un individu de taille moyenne, fortement râblé, à la peau sombre, aux yeux noirs et vifs protégés par des lunettes cerclées d’or, aux verres fumés. Ses cheveux bruns, drus, s’argentaient aux tempes. gé de quarante-cinq ans, il dégageait une impression de parfaite maîtrise de soi-même, d’énergie puissante mais soigneusement tenue en laisse.
  
  S’avançant vers Coplan, la main tendue, il articula d’une voix feutrée :
  
  — Très heureux de vous revoir.
  
  — Tout le plaisir est pour moi, renvoya Coplan avec un rien d’acidité.
  
  — France m’a exposé votre problème et elle m’a fait part de vos projets… Asseyons-nous sur ce canapé, je vais vous expliquer ce qui se passe. Mais, si vous le permettez, laissez-moi d’abord vous présenter mes collaborateurs.
  
  Il emmena Coplan vers les deux autres types – des policiers en civil, bien entendu – qui, avec une discrétion voulue, avaient fait semblant de ne pas s’intéresser à l’arrivant.
  
  — Monsieur Carlin, de la Sûreté française, dit-il en s’adressant à un grand Noir aux cheveux crépus. Pedro Mestrela, chef du groupe spécial de surveillance.
  
  Coplan serra la main du Noir.
  
  Ensuite, ce fut le tour du gars qui se tenait près des caméras, un costaud au lourd visage placide, aux gestes indolents.
  
  — Carlos Silva… Monsieur Carlin…
  
  Nouvelle poignée de mains.
  
  Après quoi, Jorge et Coplan prirent place sur le canapé.
  
  — Avant tout, attaqua Jorge de Ranhao, il y a un point que je tiens à préciser pour éviter tout malentendu. En accord avec les plus hautes instances du gouvernement, je suis prêt à faire le maximum pour éviter un scandale qui nuirait aux relations amicales de la France et du Brésil. Sur le plan pratique, cela signifie que je ferai tout mon possible pour soustraire vos deux jeunes compatriotes, Philippe Leroy et Nicole Sarraut, aux représailles légitimes que les autorités seraient en droit d’exercer contre eux du fait de leur comportement politique sur notre territoire… Votre suggestion de procéder au kidnapping pur et simple de Nicole Sarraut, puisque c’est elle qui vous intéresse principalement, me paraît judicieuse. C’est peut-être la seule solution valable en l’occurrence.
  
  Il fit une courte pause, puis :
  
  — Mais… car il y a un mais, je ne peux pas vous donner le feu vert dans l’immédiat. Je suis d’accord sur le principe, comme je l’ai dit à France, seulement je suis obligé de me réserver le choix du moment favorable à l’exécution de l’enlèvement… Pourquoi ? Parce que la surveillance permanente de Nicole Sarraut est un des rouages essentiels de mon plan d’ensemble destiné à démolir l’organisation subversive de Manuel Ribeiro. L’enjeu est d’une importance capitale pour notre gouvernement.
  
  — À quel titre Nicole est-elle un rouage essentiel de votre plan ? s’enquit Coplan, les traits tendus.
  
  — Elle est actuellement l’élément le plus stable parmi les jeunes terroristes étrangers qui nous ont été expédiés par La Havane. La plupart des autres n’ont pas de domicile fixe et nous ne pouvons donc pas exercer sur eux un contrôle rigoureux.
  
  — Mais qu’attendez-vous de ce contrôle ?
  
  — Notre objectif fondamental, c’est d’identifier le véritable chef du Front Populaire de Libération Nationale. Manuel Ribeiro est une vieille connaissance de nos services. Nous avons suivi sa carrière au sein du Parti Communiste Brésilien et nous savons les bagarres qu’il a eues avec son parti avant d’être exclu par Moscou pour cause de déviationnisme doctrinal. En revanche, nous ne sommes pas parvenus à découvrir le personnage qui a fondé le F.P.L.N. auquel Ribeiro s’est rallié et dont il est devenu le militant le plus actif et le plus redoutable… Mettre sur pied un mouvement révolutionnaire, même clandestin, cela suppose des appuis considérables : de l’argent, des armes, du matériel technique, sans oublier l’entretien des gens et le financement des complicités. Qui tire les ficelles du F.P.L.N. ? Qui orchestre les actions à l’échelon suprême ? Voilà les questions que nous voulons élucider. Et, pour y parvenir, nous comptons sur Nicole. De fil en aiguille, de contact en contact, nous espérons, à partir d’elle, remonter la filière. Si je vous autorise à exécuter le rapt de cette jeune fille, je perds mon seul atout.
  
  Coplan, songeur, baissa la tête. Que pouvait-il répondre à Jorge de Ranhao ? Rien, hélas.
  
  — Oui, évidemment, fit-il, je comprends ? votre position. À votre place, j’agirais de même.
  
  — Remarquez, il n’y a rien de perdu. Nos équipes remuent ciel et terre pour trouver d’autres pistes. Dès que votre protégée aura cessé de jouer un rôle déterminant pour nous, je vous donnerai carte blanche.
  
  — Merci d’avance. Peut-être serait-il judicieux, en vue de cette éventualité, de préparer dès à présent un endroit où je pourrai mettre ma victime en lieu sûr ?
  
  — Oui, j’ai d’ailleurs examiné le problème et je demanderai à France de vous conduire à l’adresse que j’ai retenue. Si le lieu vous convient, vous me le ferez savoir… À ce propos, j’ai fait établir à votre nom un sauf-conduit qui vous évitera, le cas échéant, des ennuis avec les autres services policiers de la ville. Ce document vous accrédite en qualité de chargé de mission. Arrangez-vous pour y agrafer votre photo et confiez cette carte à France pour qu’elle y fasse apposer le sceau officiel.
  
  Coplan prit le carton que Jorge lui tendait.
  
  Il le parcourut des yeux, le glissa dans sa poche en murmurant :
  
  — Si je tombe entre les mains des terroristes avec cette carte-là dans ma poche, j’aurai toutes les qualités requises pour faire un otage de premier choix. J’espère que vous vous arrangerez avec le Vieux pour fournir la rançon ?
  
  Jorge eut un vague sourire sans joie.
  
  — Évidemment, c’est une arme à double tranchant. Mais, jusqu’à présent, le F.P.L.N. n’a pas encore kidnappé des otages. C’est la spécialité de la V.P.R.(6).
  
  — C’est chou vert et vert chou, non ?
  
  — Oui, plus ou moins. Les deux organisations sont en concurrence sur le plan intérieur mais elles ont les mêmes objectifs et les mêmes principes, à cette différence près que les hommes de la V.P.R. considèrent que le Brésil est d’ores et déjà en état de guerre civile et qu’ils sont des soldats de l’armée populaire.
  
  — Les deux organisations ne sont pas liées entre elles ?
  
  — Non, pas à notre connaissance.
  
  — Autrement dit, si le régime actuel venait à s’écrouler, c’est entre les clans révolutionnaires que la bagarre éclaterait.
  
  — Sans aucun doute. Mais nous n’en soin mes pas là.
  
  Vous croyez que l’armée tiendra le coup ?
  
  Oui, je le crois, c’est la seule force capable d’empêcher un bain de sang. Car il ne faut pas oublier que le Parti Communiste aura son mot à dire. Après ce qui vient de se passer au Chili, les communistes fidèles à Moscou sont plus résolus que jamais à faire triompher leur thèse et à éliminer impitoyablement les prochinois.
  
  — Curieuse époque, soupira Coplan. Où qu’on aille, on rencontre les mêmes problèmes. Dès qu’on gratte le vernis qui recouvre la face apparente d’un contexte politique, on se rend compte qu’on assiste à un affrontement entre Moscou et Pékin.
  
  C’est ça la guerre actuelle, ponctua Jorge. Elle se déroule sous nos yeux, mais peu de gens s’en aperçoivent.
  
  Peu enclin à remuer plus longtemps des généralités, Coplan se leva pour montrer son intention de prendre congé. Mais Jorge le retint du geste.
  
  — Vous avez des choses urgentes à faire ce soir ? demanda-t-il.
  
  — Non, pourquoi ?
  
  — En priant France de vous amener ici, je voulais faire d’une pierre deux coups : vous voir pour faire le point, et aussi vous offrir l’occasion d’aborder le côté pratique de votre mission.
  
  C’est-à-dire ?
  
  — Si tout se passe comme d’habitude, Nicole Sarraut va probablement sortir de chez elle aux environs de 21 heures.
  
  Coplan arqua les sourcils.
  
  — Comment savez-vous cela ?
  
  Nous avons remarqué que les sorties de la fille sont presque chaque fois précédées d’une visite que son jeune compatriote Philippe Leroy lui rend la veille. Or, hier, en début de soirée, il s’est amené chez elle avec trois ou quatre livres sous le bras… Pour la dame qui loge Nicole, ces visites sont évidemment normales : deux jeunes Français qui séjournent en pays étrangers ont mille et une raisons de se rencontrer, soit pour bavarder, soit pour échanger des lectures.
  
  — Ils couchent ensemble ? marmonna Coplan.
  
  — Je ne suis pas dans le secret des dieux, dit Jorge d’un ton détaché. Personnellement, je ne le crois pas. Je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression que cette fille est chaste.
  
  — Ah bon ? lâcha Coplan, épaté.
  
  — Ce n’est qu’une impression, bien entendu.
  
  — Fondée sur quoi ?
  
  — Je ne sais pas. Sur son allure, sur l’expression de son visage. J’ai bien étudié les clichés que Carlos m’a procurés…
  
  Il désigna le cameraman qui surveillait déjà ses appareils de prise de vue. Puis il continua :
  
  — Contrairement à ce que l’on s’imagine, la race des jeunes filles pures n’est pas complètement éteinte, vous savez. Si on pouvait faire un sondage valable dans ce domaine, je suis persuadé qu’on serait surpris par le nombre de jeunes, garçons et filles, pour qui la noblesse des sentiments passe bien avant la sexualité. D’ailleurs, si j’en crois ce que vous avez raconté à France au sujet de Nicole, ce n’est pas le genre de fille à se dévergonder.
  
  — C’est exact. Mais elle évolue dans un milieu où la liberté sexuelle est considérée comme une preuve de maturité politique !
  
  — Oh, ne vous y fiez pas ! J’ai moi-même un fils de seize ans et une fille de quatorze, et je vous assure qu’il y a un monde entre les idées qu’ils proclament et les vérités qu’ils ressentent.
  
  — De toute façon, ce n’est, qu’à titre documentaire que je vous demandais votre impression. Que Nicole soit vierge ou qu’elle soit la maîtresse de ce Philippe Leroy, ça ne modifie pas mon problème.
  
  — Sauf que ce sera plus difficile de la convertir, glissa Jorge Les femmes de cette espèce sont entières. Quand elles sont entichées d’un homme, elles se passionnent aussi pour les convictions de cet homme.
  
  France Langon, qui avait bavardé à voix basse avec le nommé Pedro Mestrela, le grand Noir à la tignasse crépue, s’approcha de Coplan et de Jorge.
  
  — Nous avons peut-être le temps de régler la question du local ? fit-elle en s’adressant à Jorge.
  
  — Oui voyez ça, opina-t-il.
  
  France alla chercher un fascicule bleu qui se trouvait sur la table.
  
  C’était un plan général de Rio avec la liste des rues.
  
  Elle déplia le plan.
  
  — C’est dans le quartier du port, expliqua-t-elle à Coplan.
  
  De l’index, elle indiqua un itinéraire :
  
  — On prend l’avenue Vargas jusqu’au bout, on tourne à droite dans la rue Sao Cristovao, puis encore à droite dans la rue de Maio et c’est la première à gauche. C’est une petite voie qui finit en cul-de-sac. La maison se trouve au milieu de cette rue, un peu en retrait. C’était autrefois une boutique où on vendait des vêtements pour les marins, mais les commerçants sont morts et c’est la municipalité qui a repris l’immeuble pour y installer, quand les temps seront meilleurs, un bureau d’assistance sociale pour les gens de mer. Actuellement les locaux sont vides. Pigé ?
  
  … – Euh… oui. Mais si tu pouvais me laisser ce plan, je pourrais y noter des repères.
  
  — Si tu veux. Tiens, prends ce stylo.
  
  Coplan, muni du stylo et du plan, marcha vers la table, nota les indications. France reprit :
  
  — Si tout se passe comme tu l’espères, tu pourras installer ta prisonnière dans une des caves de la bâtisse. Il n’y a ni fenêtres ni autres ouvertures, ce qui limitera les risques.
  
  — Comment pénètre-t-on dans cette maison ?
  
  — Je te donnerai les clés. Nous ferons un saut sur place demain après-midi.
  
  — O.K. Tu t’occuperas également de la régularisation de ma carte de chargé de mission ?
  
  — Oui, donne-la-moi.
  
  À cet instant, le policier qui surveillait la rue lança d’une voix sourde :
  
  Attention, ça commence. Je crois que le type qui vient d’apparaître au coin de la rue fait partie de la bande.
  
  Comme il avait parlé en brésilien, Coplan n’avait pas très bien saisi. Néanmoins, il fit comme les autres qui s’étaient précipités vers la fenêtre.
  
  Le policier-cameraman grommela :
  
  — D’accord avec moi. Pedro ? J’ai déjà photographié ce loustic ?
  
  — Oui, pas d’erreur, confirma le grand Noir. Il a déjà mené la contre-filature.
  
  Tendus, retenant leur souffle, les trois policiers, France et Coplan suivirent du regard le jeune gaillard en chemisette blanche qui arpentait la rue d’un air désinvolte et détaché.
  
  Le ronronnement de la caméra se fit entendre dans le silence.
  
  Arrivé au bout de la rue, le suspect revint sur ses pas, alla se poster à environ vingt mètres de la maison où habitait Nicole.
  
  Sept ou huit minutes s’écoulèrent. Soudain, la porte du vieil immeuble bourgeois s’ouvrit et Nicole Sarraut sortit.
  
  Après un bref regard à gauche et à droite, elle se mit à marcher en direction de la rue Coutinho.
  
  Coplan, presque fasciné, observa sa protégée qu’il voyait pour la première fois en chair et en os. Ce qui l’étonna le plus, c’est l’extrême jeunesse apparente de la fille. Grande, mince, avec un petit visage sombre et soucieux, des cheveux courts, une démarche un peu raide de pouliche ombrageuse, elle faisait penser à une adolescente poussée en graine.
  
  Coplan ne put s’empêcher de penser machinalement : « Elle ressemble à son père. Petite gueule rébarbative, gestes cassants, caractère pas commode, et probablement un cœur en mie de pain caché derrière une façade de pierre. »
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Tandis que Nicole progressait vers le coin de la rue, Pedro Mestrela, le grand Noir qui assumait la direction générale des opérations, plaça devant sa bouche le minuscule appareil assujetti dans le creux de sa paume droite au moyen d’un ruban adhésif et se mit à débiter de courtes phrases d’une voix contenue.
  
  Coplan, qui l’observait, se tourna vers Jorge et lui demanda tout bas :
  
  Qu’est-ce qu’il fait ?
  
  — Il prévient ses équipes. Nous avons une trentaine de personnes, hommes et femmes, qui se promènent dans le quartier. Si vous voulez participer en observateur à la filature, vous pouvez accompagner France. Cela vous donnera un petit aperçu des difficultés que comporte ce travail.
  
  — Volontiers, accepta Coplan.
  
  Pedro et France, qui n’avaient pas quitté la rue des yeux, virent disparaître Nicole à l’angle de la voie latérale. Pedro quitta aussitôt la fenêtre.
  
  — J’y vais, annonça-t-il à France. Prépare-toi.
  
  — J’attends ton signal, acquiesça-t-elle.
  
  Le grand Noir sortit rapidement de la pièce. Jorge dit à France :
  
  — Carlin va vous accompagner. Ne prenez surtout pas de risques inutiles.
  
  — Oh, rien à craindre ! assura-t-elle. Je n’ai que le numéro 9 ce soir.
  
  Elle prit dans son sac une paire de lunettes à grosse monture d’écaille qu’elle posa sur son nez. C’était un récepteur radio.
  
  Jorge s’installa à la table et mit son émetteur-récepteur en batterie.
  
  Cinq ou six minutes s’écoulèrent dans le silence le plus total. Puis, soudain, une voix feutrée se mit à chuchoter dans le haut-parleur.
  
  Jorge marmonna :
  
  — Elle longe la rue Catete, en direction de Gloria.
  
  France opina, toucha le coude de Coplan et dit :
  
  — Viens, on y va.
  
  Nicole arpentait la vieille rue Catete d’un pas nerveux, l’esprit préoccupé elle avait attendu cette réunion du groupe avec une impatience presque maladive, a son avis, l’attaque du bureau clandestin de la C.I.A. n’avait pas donné les résultats escomptés du moins, sur le plan publicitaire. Aucun journal n’avait révélé la vérité ni publié le manifeste annonçant à l’opinion l’entrée en scène d’une nouvelle formation de guérilla.
  
  D’après Philippe, ce silence de la presse démontrait une fois de plus que le gouvernement était de connivence avec les services secrets de Washington.
  
  Comment Manuel Ribeiro allait-il réagir ? Pour vaincre la censure, il y avait plusieurs moyens. Diffuser des tracts, attaquer le siège d’un grand quotidien, enlever un personnage en vue. De toute manière, si l’organisation voulait secouer l’apathie des masses et galvaniser les forces révolutionnaires du pays, elle devait frapper un grand coup, réussir une action tellement retentissante que les autorités ne pourraient pas l’étouffer.
  
  La nuit tombait, la lumière déclinait à vue d’œil. Dans la demi-obscurité du crépuscule, Nicole distingua la silhouette maigre de Philippe qui déambulait au carrefour de la rue Americo.
  
  Elle passa près de lui sans lui adresser la parole, continua sa route jusqu’au premier square de l’avenue Severo, prit sur la droite et alla se poster derrière les arbustes du deuxième square.
  
  Une vieille femme pauvrement vêtue, un sac à provisions dans la main, traversa le square en grommelant des choses indistinctes, s’éloigna sans avoir levé les yeux vers la jeune fille qui poireautait derrière les buissons.
  
  Enfin, Philippe s’amena.
  
  — Rien à signaler, naturellement, chuchota-t-il d’un air un peu sarcastique. Je trouve ça ridicule, toutes ces simagrées.
  
  — La prudence n’est jamais ridicule, fit remarquer Nicole.
  
  — Tu te figures sans doute que je ne suis pas capable de me rendre compte si je suis filé ?
  
  — Il faut suivre les consignes. C’est peut-être pour exercer notre sens de la discipline que Ribeiro nous impose ces manœuvres ?
  
  — Bon, voilà Tonio qui vient de passer. Nous pouvons nous mettre en route.
  
  — Où allons-nous ce soir ?
  
  — À Santa Teresa.
  
  — Chez le vieux brocanteur ?
  
  — Oui, tu te souviens ?
  
  — Bien sûr ! C’est là que nous avons eu notre toute première réunion. J’avais trouvé cet endroit particulièrement sinistre.
  
  Ils prirent sur la gauche et, marchant d’un bon pas, côte à côte, se dirigèrent vers le quartier de Santa Teresa.
  
  Philippe reprit :
  
  — J’ai de nouveau des problèmes de logement. Hier soir, quand je suis rentré, Crista m’a annoncé qu’elle ne pouvait pas me garder chez elle. La vieille chipie du rez-de-chaussée a menacé de la mettre à la porte si elle me revoyait dans la maison.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Elle n’a pas le droit d’avoir un locataire.
  
  Que vas-tu faire ?
  
  — Je n’en sais rien. Une copine de Crista sera peut-être d’accord pour me recueillir, mais il faudra que je paie une partie du loyer. Ce qui m’embête, c’est que cette fille est une prostituée et qu’elle ramène ses clients chez elle.
  
  — Tu devrais en parler à Manuel.
  
  — Il ne sera pas d’accord, c’est couru d’avance ! grinça Philippe. Toutes les putains de Rio sont en cheville avec les flics, d’après lui.
  
  — C’est ce que je me disais… Manuel connaît bien sa ville et ce n’est pas pour rien qu’il vous met en garde contre les prostituées.
  
  Il en parle à son aise ! Tout est dangereux pour nous, si on se met à raisonner comme ça.
  
  Ils s’arrêtèrent avant de traverser la rue Monte, laissèrent passer les voitures.
  
  De l’autre côté de la rue dans la Volkswagen de France, Coplan put examiner ses deux jeunes compatriotes. De nouveau, il eut pitié d’eux. Ce Philippe Leroy, avec son fin visage romantique et cette expression dédaigneuse, supérieure, vaguement provocante qu’il arborait, se prenait certainement pour un être à part, d’une intelligence au-dessus de la moyenne. Il avait du reste un physique de prophète, d’idéaliste, et il devait être persuadé qu’il allait refaire le monde. En beaucoup mieux, naturellement.
  
  « Pauvres conspirateurs en herbe », pensa Coplan avec une amertume qui l’étonna lui-même. « Ils jouent à la révolution comme des enfants qui jouent aux gendarmes et aux voleurs. Ils sont loin de se douter qu’une bonne vingtaine de flics – choisis parmi les meilleurs de Rio – dialoguent sans arrêt sur les ondes, se déplacent mystérieusement pour les tenir à l’œil tout en demeurant invisibles. »
  
  France, la tête penchée, les yeux mi-clos suivait avec une attention soutenue les messages qui se succédaient à une cadence rapide dans son émetteur.
  
  Elle articula soudain d’une voix contenue, mais en soignant sa diction :
  
  — Oui, 9 est à l’écoute. Ils vont traverser la rue Monte en direction de la rue Oriente. Oui, compris. Je reste à l’écoute, terminé.
  
  Elle se tourna vers Coplan et murmura.
  
  — Pedro a l’impression qu’ils vont à Santa Teresa, je dois aller me poster sur cet itinéraire.
  
  Elle démarra.
  
  Par un dédale de petites rues qui décrivaient des méandres compliqués, elle rejoignit une artère plus large et elle stoppa bientôt dans l’ombre d’une église.
  
  L’attente et l’écoute des ondes recommencèrent. France hocha plusieurs fois la tête en silence. Finalement, après une dizaine de minutes, elle prononça :
  
  — Oui, je les vois.
  
  Coplan aussi les voyait ils marchaient toujours du même pas vif et nerveux, bavardant avec animation. Ils dépassèrent l’église, tournèrent à droite.
  
  France marmonna d’un ton soucieux :
  
  — Cette fois, c’est sûr, ils vont chez le vieux Mendosco. Un de nos…
  
  Elle s’interrompit pour annoncer.
  
  — Oui, 9 est à l’écoute. Oui, d’accord… Juste à côté de l’église… Entendu.
  
  Il le rassembla ses affaires, retira sa clé de contact.
  
  — On débarque, dit-elle à Coplan.
  
  Ils sortirent de la Volks, dont France verrouilla les portières.
  
  — Suis-moi… Manuel Ribeiro et ses partisans vont très probablement se réunir dans l’atelier d’un vieux brocanteur, rue Viana. Pedro me charge de surveiller une des issues postérieures de l’installation.
  
  — Comment se fait-il que vous ayez cette adresse ?
  
  Par un indicateur.
  
  — Vous avez un indicateur dans l’organisation de Ribeiro ?
  
  — Non, malheureusement. Mais c’est un indic de la DOPS qui a signalé récemment des allées et venues insolites autour de la boutique de Mendosco. Il y a de cela deux ou trois semaines. À toutes fins utiles, Pedro avait fait procéder à un repérage de l’endroit. Je suis moi-même venue ici pour me rendre compte, mais c’était en plein jour. J’espère que tu as de bons yeux ?
  
  — Des yeux de chat.
  
  — Tant mieux ! Et de la patience ?
  
  — Quand c’est indispensable, oui.
  
  France s’arrêta, hésita, revint sur ses pas.
  
  — Je m’y perds un peu, chuchota-t-elle, mais je crois que c’est ici le passage…
  
  Quittant la rue, ils se faufilèrent entre deux vieilles maisons dont les pignons ne se touchaient pas. Dans cette espèce de boyau étroit et nauséabond, il faisait noir comme dans un tunnel.
  
  Coplan maugréa entre ses dents :
  
  — Charmante promenade. Où diable m’emmènes-tu comme ça ?
  
  — Tu vas voir un spectacle que peu de gens connaissent, même des gens d’ici. Le vieux Mendosco est un de ces bricoleurs qui vivent presque toute l’année du carnaval. Il construit des chars et des accessoires pour le défilé… Tiens, regarde.
  
  Coplan avait sous les yeux une vision très surprenante, totalement surréaliste. Dispersés dans un immense terrain vague, une vingtaine de chars – remisés là après le dernier carnaval – dressaient vers le ciel criblé d’étoiles leurs constructions de carton-pâte qui représentaient des personnages, des tours, des fusées, des soucoupes volantes et d’autres sujets inattendus. On se serait cru sur une planète abandonnée après un cataclysme atomique.
  
  Impressionné par l’étrangeté du décor, Coplan souffla :
  
  — Qu’est-ce qu’on vient faire ici ?
  
  — Je te l’ai dit. Pedro me demande de surveiller ce secteur. Il y a une sortie de l’atelier de Mendosco qui donne de ce côté-ci.
  
  — Et alors ?
  
  — Si Ribeiro ou un ou l’autre de ses gars emprunte cette voie après la réunion, je dois le signaler par radio. Les autres camarades reprendront la filature.
  
  — Nous ne devons pas inter…
  
  Coplan se tut brusquement, aiguisa son regard. Dans l’obscurité, quelque chose avait bougé. Un chien errant ? Un chat sur le sentier de la guerre ?
  
  Non, c’était un homme. Un grand gaillard vêtu de sombre, qui montait la garde derrière le char que surmontait une copie en carton de la fusée lunaire Apollo.
  
  France, alertée par l’attitude de Coplan, avait vu le danger. Elle resta immobile, les sens aux aguets. Puis, avec une lenteur prudente, elle opéra un glissement silencieux vers la droite et, imitée par Coplan, se réfugia derrière un entassement de vieilles planches.
  
  Elle haleta :
  
  — Tu vois le boulot ? Il y a des sentinelles partout, même aux endroits où on s’y attend le moins. Si ce type nous avait vus, il aurait donné l’alarme.
  
  — Mais tout ça n’empêche pas que nous sommes là, fit Coplan, caustique, Ribeiro a beau être prudent, il est quand même dans la nasse.
  
  — Ribeiro, nous l’aurons quand nous voudrons, mais comme Jorge a dû te l’expliquer, ce n’est pas lui qui nous intéresse.
  
  — Si j’ai bien compris, nous ne sommes ici que pour baliser la route que pourrait emprunter l’un ou l’autre de ces types après la réunion ?
  
  — Exactement.
  
  — Nous n’avons pas à intervenir par une action directe ?
  
  — En aucun cas.
  
  — Bon, armons-nous de patience alors, soupira Coplan.
  
  Quand Philippe et Nicole pénétrèrent dans l’atelier du vieux Mendosco, les autres camarades du groupe étaient déjà là et bavardaient à mi-voix.
  
  Manuel Ribeiro ouvrit la séance.
  
  — Camarades, dit-il en promenant un long regard à la ronde, je commencerai par vous féliciter tous pour l’excellent travail que vous avez fourni. Grâce à votre audace, grâce à votre détermination, l’opération a été un succès complet. Nous avons non seulement détruit un des repaires essentiels de nos adversaires, mais nous avons mis la main sur des archives extrêmement importantes et sur des fonds qui vont nous permettre d’élargir notre action.
  
  Philippe Leroy lança sur un ton grinçant :
  
  — Sur le plan de la propagande, ça n’a pas donné grand-chose !
  
  — J’admets que l’opération n’a pas eu le retentissement que je souhaitais, reconnut Ribeiro sans se démonter. Les autorités ont exercé une pression implacable sur les journaux et sur les agences de presse. Néanmoins, il ne faut pas croire que la censure soit un barrage parfait. Notre manifeste a été commenté dans les rédactions et la vérité va circuler de bouche à oreille. Dès à présent, faites-moi confiance, les milieux politiques savent que nous existons et qu’ils devront compter avec nous.
  
  Nicole s’écria d’une voix sèche et mordante :
  
  — En fait, ce sont surtout nos adversaires qui savent désormais que nous existons ! La police, l’armée, les services secrets américains ! Selon les principes définis par Mao, l’objectif capital de la guérilla, c’est de frapper la masse.
  
  — Je ne l’oublie pas, concéda Ribeiro. Et je ne perds pas cet objectif de vue. Mais, je vous répète que sur le plan de la politique intérieure, il fallait marquer le coup et nous l’avons fait. Vous pouvez être sûrs et certains que le Parti Communiste et les gens de l’avant-garde ont été informés de notre prouesse. Ils savent maintenant que la révolution populaire passe aussi par nous.
  
  L’Algérien Bachir Haddan maugréa de sa voix rocailleuse :
  
  — Tout ça, Manuel, c’est de la petite cuisine intérieure. Ce n’est pas pour impressionner les fantoches de Moscou et les autres guignols que nous avons bousillé ces trois Amerloques ! Notre camarade Nicole a raison : il faut secouer la masse. Et la masse ne comprend qu’une chose : la violence. Nous devons préparer le plus vite possible un autre coup, beaucoup plus fumant.
  
  Nous sommes bien d’accord, dit Ribeiro. Et c’est précisément le but de cette réunion.
  
  L’Italien Tonio Cattaro éructa :
  
  — Il faut frapper à la tête ! Je propose d’organiser le kidnapping du ministre de la Justice !
  
  Plusieurs garçons manifestèrent une approbation excitée, mais Ribeiro les calma du geste et prononça en fronçant les sourcils d’un air mécontent :
  
  — Je vous ai demandé en arrivant de ne pas faire trop de bruit. Les murs ne sont pas épais et nous risquons d’éveiller l’attention des parages… En ce qui concerne le rapt d’une haute personnalité, le Comité Central s’y oppose. Une opération de ce genre ne se justifie que dans certains cas très précis, notamment quand il s’agit de se procurer un otage pour obtenir la libération des camarades emprisonnés. Le Comité vous propose ceci : incendier les raffineries de pétrole d’une puissante société américaine.
  
  Un murmure de satisfaction parcourut l’auditoire. Ribeiro enchaîna :
  
  — Ce sera spectaculaire, vous pensez ! D’autre part, dans le fond de leur cœur, tous les Brésiliens se réjouiront de savoir que ce sont les capitalistes américains, les éternels exploiteurs de ses pays pauvres, qui trinqueront dans l’affaire.
  
  Philippe Leroy, les yeux brillants, s’exclama :
  
  — Allez, on vote à main levée. Moi, je suis d’accord !
  
  Il leva la main, imité par tous les autres.
  
  Ribeiro reprit :
  
  — Il y aura des questions pratiques à mettre au point. Les installations sont gardées par l’armée, vous le savez. Nous devrons…
  
  Il fut interrompu par un choc brutal contre la porte, qui s’ouvrit pour laisser entrer, comme un boulet de canon, un jeune garçon en short, au visage de négrillon.
  
  — Manuel, des types en bagnole ! haleta le gamin. Ils foncent par ici !
  
  Dehors, dans le silence de la nuit dominicale, un coup de feu claqua, puis un cri d’agonie s’éleva.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Coplan et France Langon, immobiles derrière le tas de vieilles planches, avaient entendu le coup de feu et le cri déchirant qui avait suivi la détonation. Étonnés, se demandant ce qui se passait, ils surveillèrent plus attentivement la façade postérieure de l’atelier de Mendosco.
  
  Des bruits de moteurs résonnèrent dans la nuit, des éclats de voix ponctuèrent le silence. Puis, Coplan et son amie perçurent très nettement l’écho d’une série de coups assourdis, des craquements, de nouveaux coups de feu.
  
  À cet instant, une incroyable pagaille de voix qui se croisaient et se superposaient se déchaîna dans le récepteur portatif de France. Tous les hommes de Pedro Mestrela qui participaient à la filature envoyaient des nouvelles en même temps.
  
  Pedro intervint d’une voix sèche et autoritaire pour ramener le calme et l’ordre dans son équipe.
  
  — À vous de parler, 17, ordonna-t-il. Les autres, taisez-vous.
  
  La voix du poste 17 débita sur un ton volubile et surexcité :
  
  — Deux grosses conduites intérieures noires ont viré à toute pompe dans la rue Viana. Un des passagers de la première bagnole a tiré sur un gamin qui détalait pour aller donner l’alerte. Le gosse a été touché… Maintenant, les types sont descendus de voiture et ils essayent de forcer la porte de l’atelier. Ils ont tiré à travers le panneau.
  
  Pedro questionna :
  
  — Les assaillants sont-ils nombreux ?
  
  — J’ai dénombré six individus, mais je ne sais pas s’il y en a d’autres dans les bagnoles.
  
  — Bon, que personne ne bouge. Par contre, c’est le moment d’ouvrir l’œil. Ribeiro et ses complices vont sans doute s’éclipser par-derrière. Numéro 7 et numéro 9, tenez-vous sur vos gardes.
  
  Les prévisions de Pedro étaient exactes. Plusieurs silhouettes surgirent soudain de l’ombre dense qui enveloppait la bâtisse de Mendesco et filèrent à travers le terrain vague en se dispersant.
  
  France appela aussitôt ses coéquipiers, leur signala que la fuite avait commencé.
  
  Coplan, accroupi dans sa cachette, le regard aiguisé, tentait d’identifier parmi les ombres fugaces qui cherchaient à se dissoudre dans les ténèbres la silhouette caractéristique de Nicole Sarraut. Il ne put la repérer. En revanche, il vit bouger le guetteur qui s’abritait derrière la carcasse en carton de la fusée Apollo. Le solide gaillard, le buste légèrement penché en avant, le bras gauche curieusement replié à la hauteur de son épaule se livrait à un étrange manège dont la signification était incompréhensible. Il faisait penser à un fauve à l’affût.
  
  Il exécuta subitement un bond vers la gauche, et une courte flamme jaillit de son poing droit. La balle qu’il avait tirée alla fracasser une des fenêtres de l’atelier. Il voulut tirer une deuxième fois, fit deux pas rapides en avant, mais une détonation éclata à sa droite et il s’écroula sans avoir pu presser la détente de son arme. Quatre individus traversèrent le chantier à toute vitesse et disparurent.
  
  France Langon annonça aussitôt sur les ondes :
  
  — Ici, numéro 9. Attention à tous ! Un homme que j’avais pris pour un des guetteurs de Ribeiro a tiré sur les fuyards qui ont riposté. L’homme est resté sur le carreau.
  
  La voix de Pedro claqua :
  
  — C’est un des attaquants ?
  
  — Probablement, répondit France.
  
  — Que se passe-t-il maintenant ?
  
  — Plus rien.
  
  De toute évidence, Pedro nageait en pleine confusion. L’irruption de cette bande d’inconnus le déconcertait. Il prit une décision radicale :
  
  — Ordre à tous : arrêtez les filatures ! C’est foutu pour ce soir. Après cette algarade, Ribeiro et ses complices vont se livrer à des manœuvres de sécurité avant de regagner leur planque. Inutile d’insister. Que chacun retourne à son point d’attache.
  
  France questionna :
  
  — Ici, numéro 9. Si nous ramassions l’homme qui s’est fait descendre, nous pourrions peut-être tirer cette histoire au clair ?
  
  — Si vous croyez que c’est possible, allez-y, accepta Pedro. Conduisez le corps au poste CC5. Je vous rejoindrai là-bas dès que toutes les équipes seront rentrées. Je reste à l’écoute.
  
  France se tourna vers Coplan.
  
  — Nous allons emmener le gars qui s’est fait lessiver.
  
  — Je veux bien, mais nous allons avoir la police urbaine sur le dos.
  
  — Oh, pas tout de suite ! Personne ne va alerter les flics, crois-moi ! Depuis le temps qu’on se canarde dans les rues, les témoins préfèrent s’abstenir. Viens…
  
  Ils sortirent de leur cachette et ils progressèrent avec prudence vers l’endroit où le mystérieux guetteur s’était écroulé. Arrivés derrière la reproduction de la fusée Apollo, ils marquèrent un bref temps d’arrêt. Puis, rien ne bougeant, ils s’approchèrent du corps qui gisait, immobile, à deux pas du char carnavalesque.
  
  L’homme, un costaud en pantalon bleu foncé et polo noir, était tombé la face en avant. Coplan se pencha sur lui, le retourna, lui tâta la poitrine d’une main experte, constata du même coup la présence d’une blessure au front qui saignait abondamment.
  
  Il n’est pas mort, souffla-t-il. Qu’est-ce que je fais ? Je le charge sur mon dos ?
  
  — Oui.
  
  Le blessé n’était pas une mauviette, et Coplan dut déployer un sérieux effort musculaire pour hisser sur son épaule ce corps mou et pesant qu’il ne fallait pas trop malmener. Le choc d’un objet contre sa mâchoire fit jurer Coplan.
  
  — M… ! Il avait une paire de jumelles suspendues à son cou… Bon, montre-moi le chemin.
  
  France prit les devants, et Coplan la suivit avec son fardeau. Ils retraversèrent le terrain vague, retrouvèrent le passage étroit entre les deux maisons, rejoignirent la Volkswagen. Par un curieux phénomène, la rue était complètement déserte. Les promeneurs et les flâneurs du voisinage s’étaient éclipsés dès le premier coup de feu.
  
  Coplan déposa le blessé sur la banquette arrière de la Volks, s’installa à côté de France qui avait pris le volant. La voiture démarra.
  
  France signala sur les ondes que la manœuvre était terminée.
  
  — Je serai au CC5 dans vingt minutes, précisa-t-elle pour Pedro qui était à l’écoute.
  
  Au premier croisement, elle vira sur la gauche pour s’engager dans la rue Hapiru. Quelques instants plus tard, la Volks croisa quatre limousines noires de la police urbaine qui filaient à tombeau ouvert en direction de Santa Teresa.
  
  En ralentissant pour aborder la courbe de cette interminable rue Hapiru que bordent, sur la droite, les collines boisées de Rio Comprido, France vit grandir dans son rétroviseur les phares d’une grosse conduite intérieure qui s’amenait derrière elle.
  
  Après le virage, la voiture en question fit des appels lumineux pour obtenir le passage et doubler la Volkswagen. France serra sur la droite. L’imposante conduite intérieure – c’était une Ford noire – doubla aussitôt, suivie de près par une seconde voiture du même modèle. Et, subitement, les deux Ford coincèrent la Volks pour l’obliger à s’arrêter. Les trois véhicules s’immobilisèrent en même temps.
  
  France Langon, sans perdre son sang-froid, signala par radio :
  
  — Ici, numéro 9. Je viens d’être coincée par deux Ford noires qui m’ont forcée à stopper. La Ford qui se trouve devant moi est immatriculée 103-204. Je répète : 103-204. Nos agresseurs s’amènent vers nous, l’arme au poing. Ils sont cinq. Non, six.
  
  Effectivement, une demi-douzaine de malabars en chemisette foncée, le Colt en batterie, entouraient déjà la Volkswagen.
  
  Un des inconnus ouvrit d’autorité la portière du côté de Coplan.
  
  — Allez, sortez, ordonna-t-il en braquant vers Coplan son pistolet de gros calibre.
  
  Il ajouta, sec et menaçant :
  
  — Si vous faites le malin, gare à vous !
  
  Coplan obtempéra sans protester.
  
  Pendant ce temps, deux autres costauds, protégés par leurs camarades, prenaient possession du blessé qui gisait inanimé sur la banquette arrière de la Volkswagen, le visage affreusement barbouillé de sang coagulé.
  
  Un des assaillants, avec un calme sinistre, extirpa un poignard de la gaine de cuir attachée à sa ceinture et, avec une vigueur peu commune, creva l’un après l’autre les quatre pneus de la Volks.
  
  Tandis que le blessé était transféré dans la première des deux Ford noires, Coplan était embarqué dans la seconde. Les portières claquèrent, les deux véhicules démarrèrent.
  
  Encadré par deux types au faciès peu engageant, Coplan fut gratifié d’un bandeau qui lui écrasa les paupières.
  
  Une voix sarcastique grinça :
  
  — Cuidado, perigo.
  
  Coplan n’avait pas besoin d’être mis en garde. Le canon du Colt qui s’enfonçait sans ménagement entre ses côtes constituait un avertissement plus éloquent que des paroles.
  
  Le trajet dura environ une demi-heure. Enfin, la Ford ralentit, vira sèchement sur la droite, roula sur des graviers, s’arrêta.
  
  Tiré, poussé, secoué par la poigne de fer de ses gardiens, Coplan fut introduit dans une maison, guidé le long d’un couloir. On lui fit descendre ensuite les dix-sept marches d’un escalier en ciment qui menait au sous-sol. Puis, les mains liées dans le dos, les chevilles entravées, on l’abandonna à son triste sort.
  
  Résigné, assis à même le sol de ciment, le dos contre le mur, il se demanda si France allait le rejoindre dans sa captivité. Il était inquiet pour elle.
  
  Certes, il ne sous-estimait pas la gravité de sa situation. Se faire kidnapper au Brésil, ce n’était pas de la rigolade. Et se retrouver prisonnier, vingt-quatre heures après avoir débarqué de l’avion de Paris, ça n’avait rien de bien excitant.
  
  Quant à faire le point pour chercher à comprendre ce qui s’était passé, c’était se fatiguer inutilement les méninges. Tout était possible dans ce pays. Non seulement les cinq ou six mouvements révolutionnaires clandestins qui luttaient contre le gouvernement se bagarraient entre eux, mais la même confusion régnait dans le camp gouvernemental. La police municipale, la DOPS et les neuf services secrets de l’armée se tiraient sournoisement dans les jambes, chacun de ces organismes ayant ses conceptions propres sur la meilleure façon de combattre le terrorisme et de maintenir l’ordre.
  
  Dans ces conditions, la seule attitude valable était de prendre son mal en patience.
  
  L’attente fut d’ailleurs moins longue que Coplan ne le craignait. Une bonne heure avait dû s’écouler depuis qu’il était dans cette cave, quand des bruits de pas retentirent. La porte s’ouvrit.
  
  Remis debout par des mains énergiques, débarrassé du bandeau qui l’aveuglait, Coplan se trouva en présence de trois hercules affublés de cagoules noires, l’arme au poing.
  
  La cave était rigoureusement dépourvue de meubles. Les murs, blanchis à la chaux, étaient d’une propreté surprenante. Un globe lumineux, vissé dans le plafond, diffusait une lumière nette.
  
  Deux des arrivants fouillèrent les poches de Coplan, balancèrent sur le sol cimenté les objets qu’ils récoltaient, ne conservant que le portefeuille et le passeport du prisonnier. Bras et jambes paralysés par les liens qui l’entravaient, Coplan dut subir cette formalité rituelle et prévisible.
  
  Celui qui devait être le chef du trio des cagoulards – un type au gabarit athlétique un peu plus puissant que ses deux acolytes – fut mis en possession du passeport et du portefeuille qu’il examina posément. Les deux autres, immobiles comme des statues, braquaient leur Colt sur la poitrine de Coplan.
  
  — Français ? maugréa le chef.
  
  — Oui.
  
  — Ingénieur, domicilié à Paris ?
  
  — Oui.
  
  — Vous parlez anglais ?
  
  — Oui.
  
  Dans les fentes de la cagoule, les deux yeux du chef scrutaient Coplan avec insistance. Ces yeux étaient d’un gris métallique, dénués de bienveillance.
  
  Coplan avait déjà compris qu’il avait affaire à un Américain.
  
  Celui-ci, s’étant recueilli un instant, engagea le dialogue :
  
  — Que faisiez-vous ce soir dans ce terrain vague de Santa Teresa ?
  
  — Je cherchais un endroit tranquille pour flirter à mon aise avec mon amie.
  
  — La fille noire qui conduisait la Volkswagen ?
  
  — Oui.
  
  — Qui est cette fille ?
  
  — Une assistante sociale.
  
  — D’après votre passeport, vous êtes arrivé à Rio hier soir. On dit que les Français ont l’art d’embobiner les femmes, mais il me semble que vous avez quand même été rapide.
  
  — C’est une vieille connaissance. Il y a quatre ans, je suis venu à Rio pour assister à leur fameux carnaval et c’est à ce moment-là que j’ai eu une petite aventure sentimentale avec cette fille.
  
  — Où logez-vous ?
  
  — À l’hôtel Novo Mundo.
  
  — Vous ne pouviez pas l’emmener à votre hôtel ? La réception du Novo Mundo est plutôt compréhensive dans ce domaine.
  
  — J’ai essayé, naturellement. Mais elle a refusé. Comme elle travaille aux Affaires Sociales, elle tient à sa réputation.
  
  — Et chez elle ?
  
  — Elle habite avec ses parents.
  
  — Cela me paraît bizarre.
  
  — Quoi ? Qu’une fille se laisse caresser en plein air ?
  
  — Non, c’est courant à Rio. Mais les gens d’ici ont leurs habitudes.
  
  — Que voulez-vous dire ?
  
  — Presque tous les hommes mariés de Rio ont une maîtresse, et il est de tradition que les couples illégitimes vont faire l’amour dans les buissons de Vista Chinesa.
  
  — J’ignorais.
  
  — C’est normal. Mais elle ? Si c’est une Carioque(7), pourquoi vous avoir emmené à Santa Teresa ?
  
  — Il faudra que je lui pose la question.
  
  — Hmm, grommela le costaud d’un ton dubitatif.
  
  Puis, après un moment de réflexion :
  
  — En somme, c’est tout à fait par hasard que vous vous trouviez en cet endroit quand la fusillade a éclaté ?
  
  — Assurément.
  
  — Racontez-moi ce qui s’est passé.
  
  — Que voulez-vous que je vous raconte ? ricana Coplan. Vous n’allez pas me dire que ça ne vous est jamais arrivé de vous balader la nuit avec une fille gentille et complaisante ? On s’est allongés derrière un tas de planches et on a contemplé le ciel plein d’étoiles. Ma main s’est promenée sur ses jambes et ma bouche a cherché la sienne.
  
  — Passons sur les détails. Pourquoi avez-vous ramassé le blessé ?
  
  — Je suppose que vous auriez fait la même chose à ma place, non ? Quand les coups de feu ont éclaté, on s’est demandé ce qui se passait, évidemment. On s’est levés pour déguerpir, mais ça continuait à tirer et la fille avait peur. J’ai vu tomber cet homme et j’ai pensé qu’on ne pouvait pas le laisser là… Remarquez, mon amie ne voulait pas que je m’occupe du blessé. Elle m’a dit que j’aurais des ennuis. Et j’aurais mieux fait de la croire, pas de doute. Est-ce qu’il est mort, le gars ?
  
  — Non, il est sauvé. Il avait une balle dans le ventre.
  
  — Dans la tête, non ?
  
  — C’est en tombant qu’il s’est blessé et qu’il s’est évanoui.
  
  — Si je ne l’avais pas ramassé, il serait mort. Il perdait du sang en abondance.
  
  — Si vous ne l’aviez pas ramassé, nous l’aurions ramassé nous-mêmes et nous n’aurions pas été obligés de vous courir après. Votre copine a raison. Pour vivre en paix à Rio, il ne faut pas s’occuper des affaires des autres.
  
  — Je m’en souviendrai.
  
  — En attendant, je suis forcé de…
  
  Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Cinq types en chemisette noire venaient de bondir dans la cave comme des diables surgissant d’une boîte.
  
  Coplan, réagissant au centième de seconde, plia les jambes et se catapulta sur le dos vers le mur latéral gauche de la cave. Deux coups de feu claquèrent.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Matraqués avec une violence impitoyable, les deux cagoulards armés, mécanisés comme des robots, avaient eu le réflexe d’appuyer sur la détente de leur arme. Les balles ricochèrent contre les murs, mais Coplan n’était plus dans la trajectoire des tirs.
  
  En un tournemain, les trois hommes affublés de cagoules furent neutralisés, ficelés, dépouillés du capuchon qui leur masquait la face.
  
  Un des types du commando libérateur se pencha sur Coplan, l’aida à se relever, le débarrassa de ses liens et lui demanda en anglais :
  
  — Vous n’êtes pas blessé ?
  
  — Non.
  
  — Vous l’avez échappé belle.
  
  — J’ai de bons instincts, Dieu merci !
  
  — Ils vous ont torturé ?
  
  — Non, nous n’en étions pas encore là. On me faisait subir un interrogatoire.
  
  — O.K.
  
  Le Brésilien – car c’en était un – donna des ordres à ses équipiers. Les trois prisonniers furent transportés dans une des pièces du rez-de-chaussée – un vaste salon salle de séjour assez luxueusement meublé – allongé sur le tapis où un autre lascar, non moins costaud que ses compagnons, les attendait dans la même posture inconfortable.
  
  Le Brésilien, tendant à Coplan un des pistolets récupérés sur l’adversaire, ordonna laconique :
  
  — Ne bougez pas d’ici et surveillez ces quatre individus. Vos amis ont été alertés par radio et ils seront ici dans une dizaine de minutes.
  
  Sur ce, les cinq membres du commando se dispersèrent.
  
  Coplan comprit qu’ils prenaient position autour de la maison pour monter la garde en prévision d’une éventuelle surprise.
  
  L’Américain qui avait interrogé Coplan fut le premier à retrouver ses esprits. Ses yeux gris affrontèrent sans aménité le regard de Coplan.
  
  — J’avais raison de me méfier de vous, hein ? Maugréat-il. Votre air innocent ne me paraissait pas catholique.
  
  Coplan jugea inutile de répondre.
  
  Un quart d’heure plus tard, Jorge de Ranhao et Pedro Mestrela faisaient irruption dans la pièce. Jorge jeta un coup d’œil à Coplan et questionna :
  
  — Tout va bien ?
  
  — Oui, comme vous le voyez.
  
  — Vous avez eu le baptême du feu plus vite qu’on ne le croyait !
  
  Il marcha vers les prisonniers allongés sur le tapis, s’arrêta pile devant le grand Américain aux yeux gris.
  
  — Well ! Voilà une surprise ! s’exclama-t-il en anglais. Vous êtes de nouveau parmi nous, mister Jeffers ? On m’avait dit que vous étiez parti à Montevideo pour vous occuper des Tupamaros…(8)
  
  — Exact, grommela le nommé Jeffers. Je suis revenu à Rio par ordre de Washington.
  
  — Désolé de ce malentendu, mais vous auriez pu prévenir nos services.
  
  — Je ne suis ici que depuis deux jours. Je suis arrivé par Sao Paulo. Mais, dites-moi, vous employez des collaborateurs étrangers sans les munir d’une carte de police ?
  
  Désignant Coplan d’un hochement de la tête, il articula :
  
  — S’il lui était arrivé malheur, je me serais trouvé dans un drôle de pétrin, moi.
  
  — Vous êtes seul responsable de ce malentendu, Jeffers. Je ne pouvais pas savoir que vous étiez sur le sentier de la guerre. En principe, je devrais réclamer votre expulsion pour entrave aux opérations de la police. Qu’est-ce que vous fabriquiez à Santa Teresa avec votre commando motorisé ?
  
  — Ne faites pas l’idiot, renvoya Jeffers, amer. Vous le savez très bien, ce que je faisais là-bas. Vous ne vous figurez tout de même pas que nous allons passer l’éponge sur l’assassinat de Jack Powers et de ses deux adjoints !
  
  — Nous sommes là pour ça, Jeffers, répliqua Jorge presque sèchement. Personne n’a le droit de se faire justice soi-même. C’est valable pour la C.I.A. aussi.
  
  — Mettez-moi en taule ou faites-moi expulser, ça ne changera rien à rien, proféra l’Américain sur un ton vindicatif. La décision a été prise en haut lieu et les ordres seront exécutés quoi qu’il arrive. Manuel Ribeiro et ses complices seront liquidés jusqu’au dernier. Nous les avons ratés de peu, ce soir, mais ce n’est que partie remise.
  
  Il y eut un silence.
  
  Jeffers reprit sur le même ton âpre, vaguement arrogant :
  
  — Et maintenant, dites à vos hommes de me débarrasser de ces cordes. C’est ridicule.
  
  Coplan, qui connaissait bien Jorge de Ranhao et savait à quel point celui-ci était chatouilleux sur le plan de l’autorité officielle, ne fut pas surpris de ce qui suivit. Avec un calme glacé, Jorge laissa tomber :
  
  — Vous sous-estimez la gravité de votre situation, Jeffers, malgré toute l’estime que je vous porte à titre personnel, je ferai mon devoir.
  
  — Comme vous voudrez, mais je me souviendrai de vous en temps opportun, râla l’Américain.
  
  Il ajouta, sarcastique :
  
  — Vous êtes pourtant bien placé pour savoir que nous avons le bras long.
  
  — Intimidation ? fit Jorge. Allons, Jeffers, contrôlez vos paroles. Washington a le bras long, comme vous dites, mais nous sommes au Brésil et je suis un fonctionnaire du gouvernement brésilien.
  
  — Vous ne le serez plus longtemps.
  
  — Parlons plus sérieusement, voulez-vous ? Vos opérations illégales de ce soir m’ont empêché d’atteindre mes propres objectifs. De plus, vous avez placé dans une situation délicate, pour ne pas dire périlleuse, les policiers qui s’occupent depuis plusieurs semaines de Manuel Ribeiro et de son mouvement terroriste. Pour ces deux motifs, je serais en droit, légalement, de vous mettre hors d’état de nuire. Néanmoins, compte tenu de votre désir légitime de venger vos trois compatriotes lâchement assassinés par les guérilleros de Ribeiro, je suis prêt à vous proposer un marché qui sauvegardera nos intérêts respectifs.
  
  — Quel marché ?
  
  — En échange de votre liberté, je vous demande un engagement sur l’honneur : l’engagement de collaborer loyalement, franchement, honnêtement, avec mes services.
  
  — C’est-à-dire ?
  
  — Je vous livre nos informations, vous me livrez les vôtres.
  
  — Ce qui compte, pour nous, c’est le but. J’aurai la peau de Manuel Ribeiro et de ses tueurs, ou j’y laisserai la mienne.
  
  Coplan observait Jeffers. Avec son faciès lourd, ses traits taillés à la serpe, sa bouche dure que déformait un rictus de carnassier, il incarnait typiquement l’aventurier américain, le guerrier redoutable et brutal, l’homme qui ne recule devant rien pour atteindre son but.
  
  Par contraste, Jorge de Ranhao paraissait moins solide, moins sûr de lui, moins dangereux à tous égards. Mais ce n’était là qu’une apparence, car le policier brésilien, d’une nature plus subtile et plus complexe, était à l’image des reptiles de son pays : il ne gesticulait pas, n’élevait pas la voix, ne fonçait pas, demeurait calme et froid jusqu’au moment de frapper. Mais il frappait vite, une seule fois, définitivement.
  
  Il reprit :
  
  — Vous faites fausse route, Jeffers. En réalité, Manuel Ribeiro n’est rien. Ou si vous voulez, c’est un exécutant de valeur, mais ça ne va pas plus loin. Vous allez prendre des risques énormes pour abattre une baudruche.
  
  Je vous offrirai la possibilité d’éliminer cet homme quand vous voudrez, mais n’oubliez pas qu’il sera remplacé dans l’heure par un autre exécutant, et tout sera à recommencer. Ce que nous voulons, nous, c’est démasquer le vrai chef du F.P.L.N. et démanteler une fois pour toutes son organisation. Notre ennemi, votre ennemi, c’est l’homme qui se cache derrière Ribeiro, l’homme qui tire les ficelles, qui fournit le soutien matériel et financier. Pour cela, il faut que Ribeiro vive, car lui seul peut nous permettre de découvrir notre véritable adversaire. Est-ce que vous pouvez comprendre cela ?
  
  L’agent de la C.I.A. était ébranlé. Le front creusé de rides, il articula :
  
  — En somme, vous me demandez un sursis pour Ribeiro ?
  
  — Oui, au moins à titre provisoire. Nous avons besoin de lui, comme je viens de vous l’expliquer. Et il faut que vos patrons de Washington soient d’accord sur ce point.
  
  Jeffers réfléchissait. Jorge poursuivit sur le même ton calme :
  
  — Pourquoi ne pas nous faire confiance ? Jusqu’à présent, vous en conviendrez, nous avons toujours gagné la dernière manche. Les chefs de la guérilla ont tous été liquidés les uns après les autres, même ceux qui se croyaient invincibles et s’imaginaient pouvoir bafouer l’autorité grâce à la complicité du peuple. Au lieu de compliquer notre tâche, unissez vos efforts aux nôtres et les résultats n’en seront que meilleurs.
  
  — Bon, j’accepte votre marché, dit l’Américain.
  
  — Comment avez-vous appris que Ribeiro et ses jeunes militants devaient se réunir ce soir à Santa Teresa ?
  
  Jeffers éclata :
  
  — Écoutez, Ranhao, ne profitez pas de la situation. J’ai dit que j’acceptais votre marché, non ?
  
  — Justement. Pourquoi ne répondez-vous pas à ma question ?
  
  — Ne commencez pas notre collaboration par des vacheries inutiles. Nous allons parler de nos problèmes, c’est entendu, mais d’une façon correcte. Le coup de matraque que je viens d’encaisser m’a donné mal au crâne, ce n’est pas de la blague. Un bon verre de scotch me ferait le plus grand bien.
  
  Jorge, surmontant son envie de prolonger l’humiliation de l’agent américain, donna des ordres à Pedro Mestrela et aux autres policiers brésiliens en chemisette noire. Les quatre costauds de la C.I.A. furent libérés. Tandis que l’un d’entre eux allait chercher des verres et débouchait une bouteille de whisky, Jeffers, affalé dans un fauteuil club, demanda à Jorge d’un air maussade :
  
  — Comment avez-vous fait pour retrouver en si peu de temps la piste de votre collaborateur français ?
  
  — J’avais une liaison radio avec la Volkswagen. Il m’a suffi de mobiliser les voitures disponibles pour les lancer à votre poursuite. Vous devinez la suite.
  
  Jeffers but une longue gorgée d’alcool, se massa l’occiput, grommela :
  
  — Je ne comprends pas comment Steve Adams s’est fait avoir. C’est un tireur d’élite, il avait des jumelles spéciales et il était prévenu.
  
  Coplan intervint :
  
  — Votre copain s’est fait avoir parce qu’il avait affaire à des gens qui connaissent la musique et qui sont remarquablement préparés à ce genre d’exercice. J’étais aux premières loges et j’ai assisté à toute la scène. Quand les premiers coups de feu ont éclaté, votre camarade a braqué ses jumelles vers la sortie postérieure du local où se trouvaient les guérilleros. Dès qu’il a vu apparaître des fuyards, il s’est préparé à tirer. Je suppose qu’il voulait descendre Ribeiro en priorité ?
  
  — Oui, c’était son job.
  
  — Ribeiro a dû s’en douter. Il a eu le cran de faire ce que seuls des types vraiment coriaces osent faire : il s’est exposé à découvert pendant quelques secondes. Votre copain est tombé dans le piège : il a quitté son abri pour être sûr de ne pas louper sa cible, mais quand il a tiré, Ribeiro s’était déjà esquivé. Par contre, un des complices de Ribeiro a riposté dès qu’il a pu localiser l’endroit d’où était parti le coup.
  
  — Le con, maugréa Jeffers, écœuré. Il s’en tirera, mais il n’a pas volé sa correction.
  
  Jorge de Ranhao, qui n’avait pas touché à son verre, alla s’asseoir dans un fauteuil et murmura :
  
  — Revenons à nos moutons. La nuit n’est pas finie pour moi…
  
  — Ouais, acquiesça Jeffers. Vous voulez que je réponde à votre question, hein ?
  
  Il baissa les yeux pour contempler son verre. Jorge murmura :
  
  — Je comprends votre réticence, Jeffers. Les agents secrets et les journalistes ne donnent jamais leurs sources. Mais mon objectif est le vôtre, alors ?
  
  — C’est par un de nos contacts que nous avons été prévenus. Remarquez, ce n’était pas une certitude. Mais le type en question, un vieux retraité qui habite à deux pas de l’atelier de Mendosco, avait remarqué des allées et venues inhabituelles.
  
  Une lueur ironique traversa le regard de Jorge.
  
  — Est-ce que votre contact, le vieux retraité, ne serait pas un peu indicateur de la DOPS ? s’enquit-il, impassible.
  
  Jeffers leva la tête, regarda son interlocuteur, puis se tourna vers un de ses adjoints.
  
  — Qu’est-ce que tu en penses, Chester ?
  
  — Exact, répondit le nommé Chester, laconique.
  
  Jorge susurra :
  
  — Est-ce qu’il ne s’appellerait pas Angelo Meneira ?
  
  Nouveau jeu de scène entre Jeffers et Chester, qui laissa tomber :
  
  — C’est bien ça : Angelo Meneira.
  
  Jorge opina, puis :
  
  — Vous avez dû y mettre le prix, je suppose, pour que cette vieille fripouille vous donne la priorité sur la DOPS ?
  
  Jeffers haussa les épaules.
  
  — On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. Pour coincer Ribeiro, quelques dollars de plus ou de moins ne comptent pas.
  
  — Ce qui serait intéressant, suggéra Jorge, ce serait de savoir sur quoi le vieux Meneira s’est basé pour penser que Ribeiro et sa troupe utiliseraient le local de Mendosco. Car enfin, des allées et venues autour de l’atelier du brocanteur, c’est une chose courante. Il prête parfois son local à certains groupes de danseurs qui préparent leur numéro pour le carnaval… À mon humble avis, Angelo Meneira sait beaucoup plus de choses qu’il ne le dit.
  
  Jeffers scruta Jorge en silence. Il avait évidemment saisi l’allusion. Il le reconnut d’ailleurs peu après.
  
  — Oui, soupira-t-il, on pourrait faire une tentative de ce côté-là. En mélangeant les deux arguments, le fric et la menace, Meneira pourrait peut-être nous faire des révélations plus instructives.
  
  — Pensez-y, Jeffers. Mais ne perdez pas de vue notre but : nous voulons savoir où Ribeiro se cache et le mettre sous contrôle pour suivre chacun de ses déplacements.
  
  — N’ayez crainte, je serai fair-play.
  
  Il se leva pour aller remplir son verre, reprit sa place et prononça d’une voix sarcastique :
  
  — Vous savez, Ranhao, ça m’arrive parfois de respecter mes engagements. Mais si j’ai des ennuis avec vos collègues de la DOPS, j’espère que vous me donnerez un coup de main ?
  
  — Évidemment.
  
  — Dites-moi maintenant comment vous avez été informé de la réunion de Santa Teresa.
  
  — Un des membres de la section étrangère du F.P.L.N. est sous surveillance permanente. C’est lui qui nous a conduits à Santa Teresa.
  
  À ce moment précis, Coplan jugea opportun de se mêler à la conversation. Sans consulter Jorge (histoire de le mettre devant le fait accompli), il dit à Jeffers :
  
  — Puisque nous jouons cartes sur table, je me permets de préciser que le membre du F.P.L.N. dont notre ami Ranhao vient de parler est une jeune fille, une Française qui se nomme Nicole Sarraut. Il y a également un jeune Français, un nommé Philippe Leroy, qui fait partie de la section étrangère de Ribeiro. Pour des raisons que j’ignore, mon gouvernement ne veut pas qu’un scandale éclate ici, au Brésil, du fait de l’action militante de ces deux jeunes citoyens français dans les rangs des agitateurs antigouvernementaux. Je suis à Rio pour empêcher un incident éventuel, si vous voyez ce que je veux dire.
  
  — Bon, marmonna Jeffers, j’ai saisi. Je me demandais ce que vous fabriquiez dans cette histoire. La mésaventure de votre Régis Debray vous a mis dans une position embêtante, hein ?
  
  — Je vois que vous avez pigé.
  
  — La Maison-Blanche connaît ce genre d’emmerdements. Ce n’est jamais agréable, pour un gouvernement, d’envoyer en même temps des voyageurs de commerce et des agitateurs. Mais, rassurez-vous, je tiendrai compte de vos objectifs particuliers.
  
  Jorge de Ranhao manifesta son intention de lever la séance. Se redressant, il alla vers Jeffers, la main tendue.
  
  — Sans rancune, j’espère ?
  
  — O.K. tout est bien qui finit bien, opina l’Américain.
  
  — Faites-moi confiance, répéta Jorge. Vos camarades de la rue Pinto seront vengés, je vous le promets. Vous connaissez mon bureau et mon numéro de téléphone. Tenez-moi au courant si vous récoltez des informations nouvelles au sujet de Ribeiro, et ne faites rien sans me consulter.
  
  — Entendu.
  
  — Vous avez repris la location de la villa ici ?
  
  — Oui, c’est mon nouveau Q.G.
  
  — C’est le commandant Harding qui est locataire en titre, si j’ai bonne mémoire ?
  
  — Vous avez bonne mémoire, fit Jeffers, acide. Harding a quitté Rio depuis vingt-quatre heures. Il est parti se reposer à Miami, en congé pour une durée indéterminée.
  
  — En disgrâce ?
  
  — Non, pas du tout. Mais comme ça fait déjà cinq ans qu’il est attaché commercial ici, le State Department a estimé qu’il était devenu trop voyant et qu’il risquait de se faire kidnapper par les salopards de la V.P.R. On l’a mis à l’abri, tout simplement.
  
  — Excellente précaution, approuva Ranhao.
  
  Revenu à son bureau en compagnie de Coplan, Jorge y trouva France Langon qui l’attendait pour lui annoncer que Nicole Sarraut venait de réintégrer son domicile, chez la vieille Mme Rochas, à la rue Marquesa de Santos.
  
  — Depuis combien de temps ? s’enquit Jorge.
  
  — Depuis vingt minutes environ.
  
  — Ce qui veut dire qu’elle a traîné plus de deux heures en ville avant de rentrer, calcula Jorge. Malgré l’alerte, ils n’ont pas négligé les précautions d’usage. Pas de doute, ils sont bien dressés.
  
  France Langon murmura :
  
  — Ils vont probablement se tenir tranquilles pendant quelques jours.
  
  Jorge hocha la tête d’un air pensif, puis :
  
  — Avant d’organiser une nouvelle réunion, Ribeiro va certainement chercher à savoir qui l’a attaqué et comment les assaillants ont pu apprendre que sa section allait se rassembler ce soir chez Mendesco.
  
  Il décrocha son téléphone, demanda l’inspecteur Rollas, directeur adjoint de la DOPS.
  
  — Bonne nuit, inspecteur, dit-il quand il eut le policier au bout du fil. On vous a mis au courant de ce qui s’est passé chez Mendesco ce soir ?
  
  — Oui, bien sûr. C’est l’inspecteur Calvar de la Municipale qui m’a alerté.
  
  — Quelle est l’opinion de Calvar ?
  
  — Pour le moment, il est dans le cirage. Quand il est arrivé sur place, il n’y avait plus personne chez Mendesco. Tout ce qu’il a trouvé, c’est un gamin tué d’une balle dans la tête. Une balle perdue, le malheureux gosse.
  
  — Et Mendesco, qu’est-ce qu’il raconte ?
  
  — Il est absent. Il est allé voir sa sœur à Sao Paulo. Je présume qu’il avait mis ses locaux à la disposition d’un groupe de danseurs comme il le fait souvent.
  
  — Bref, on ne connaît pas le motif de cette fusillade ?
  
  — Pour l’instant, non. Mais nous allons nous pencher sur cette affaire dès demain matin.
  
  — Tenez-moi au courant.
  
  — D’accord.
  
  — Et si je peux me permettre de vous faire une suggestion, il serait peut-être utile d’organiser une surveillance discrète autour de votre indicateur Meneira.
  
  — Ah bon ? s’étonna l’inspecteur de la police municipale. Il y a anguille sous roche ?
  
  — J’en ai bien l’impression. Meneira et Mendosco sont de vieux amis, comme vous le savez, et il se pourrait que Meneira ne soit pas étranger à ce qui s’est passé ce soir.
  
  — Que voulez-vous dire ? Meneira a toujours été régulier avec nous. Rappelez-vous, c’est lui qui a attiré notre attention sur certaines réunions suspectes chez Mendosco.
  
  — Justement, c’est cela qui m’intrigue. Je viens d’apprendre que Meneira fournit également des tuyaux à nos amis de la C.I.A.
  
  — Sans blague ?
  
  — Examinez ce problème et faites-moi signe. Mais allez-y discrètement. On m’assure que Manuel Ribeiro se trouvait dans l’atelier de Mendesco au moment de la fusillade.
  
  — Eh bien, vous en savez des choses ! s’exclama l’officier de la DOPS. Je passerai vous voir demain. Bonne nuit !
  
  Ce coup de fil, pour le moins étrange, avait éveillé la curiosité de Coplan. Il demanda à Jorge :
  
  — Cet indicateur dont vous venez de parler, quel est son métier officiel ?
  
  — C’est un retraité. Il a une soixantaine d’années et il est veuf. J’ai son dossier dans mes archives… En fait, c’est un ancien flic de la Municipale qui a eu des ennuis avec la commission disciplinaire. Il a été obligé de choisir entre la radiation d’office et la retraite. Mais c’est de l’histoire ancienne, ça date de six ou sept ans.
  
  — La cause de ses ennuis ?
  
  — Proxénétisme… Je suppose que sa solde lui paraissait un peu maigre. Il s’est procuré des ressources supplémentaires en drivant une demi-douzaine de prostituées de son quartier. À l’époque, il habitait à Copacabana.
  
  — Est-ce que vous ne craignez pas de torpiller les projets de Jeffers en attirant l’attention de la DOPS ?
  
  — Je le fais exprès, dit Jorge, imperturbable. Un choc peut faire jaillir des étincelles. J’ai souvenance d’une note émanant de la Sûreté où il était question d’une série de rencontres entre Meneira et un certain Gregorio Regon, chef de la cellule communiste de Santa Teresa. La conclusion de cette note était à peu près la suivante : « Il n’est pas impossible que Meneira, par ressentiment du fait de la sanction prise à son encontre par la commission disciplinaire, ne retourne sa veste et adhère au P.C. À suivre. »
  
  — C’est ce qui s’est produit ?
  
  — Non, mais vous connaissez les méthodes du P.C. Au lieu d’accepter l’adhésion officielle d’un flic douteux, ils ont peut-être préféré l’exploiter comme agent double.
  
  Coplan ne put retenir un petit sifflement d’admiration.
  
  — Mes compliments, dit-il. Vous n’oubliez rien et vous voyez loin. Si j’ai bien suivi votre pensée, Meneira serait tout bonnement en train de donner Manuel Ribeiro sans avoir l’air d’y toucher.
  
  — Ce serait dans la logique des choses. Le P.C. n’aime pas les renégats.
  
  Il y eut un silence.
  
  France Langon, se tournant vers Coplan, s’enquit avec une pointe d’ironie :
  
  — Tu n’as pas eu peur quand ces types t’ont emmené ?
  
  — Je n’ai guère eu le temps d’avoir peur. J’avais trop de questions à me poser. Pour quelqu’un qui débarque, les événements allaient un peu trop vite.
  
  Jorge intervint :
  
  — Dans un sens, votre mésaventure nous a rendu service. Elle m’a permis de neutraliser Jeffers. Ces lourdauds de la C.I.A. ont bien failli détruire toute ma stratégie.
  
  — Pour moi, l’essentiel, c’est que Nicole s’en soit tirée.
  
  — Oui, bien sûr, dit Ranhao. À ce point de vue-là, l’expérience de ce soir était plus instructive que je ne pouvais l’espérer. Vous avez pu vous rendre compte, de visu, dans quelle mesure cette jeune fille est menacée.
  
  — Et comment ! Si le destin l’avait placée dans la ligne de tir de l’un des gorilles de Jeffers, les jeux étaient faits.
  
  — Elle se promène réellement dans un champ de mines, énonça Jorge d’une voix grave. Elle s’en est sortie saine et sauve cette fois-ci, mais vous sentez bien que l’étau se resserre. À la moindre maladresse, c’est fini.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Après ces heures mouvementées, Coplan n’avait guère envie de rentrer se coucher à son hôtel. Il quitta le bureau de Ranhao en compagnie de France et il proposa à celle-ci d’aller boire un verre à Copacabana.
  
  — Si tu veux, acquiesça-t-elle. Mais pas plus d’une heure. J’ai une matinée chargée, demain.
  
  — Ah oui ? Pour Jorge ?
  
  — Non, pour le ministère. Tu oublies que je suis fonctionnaire ?
  
  — Je croyais que c’était du bidon.
  
  — Absolument pas. Je dispose d’une large autonomie et je suis libre de mon emploi du temps, mais on me confie des dossiers et je dois m’en occuper.
  
  — C’est-à-dire ?
  
  — Des visites d’inspection pour certains cas douteux.
  
  — Tu ne sors pas de ta spécialité, en somme. Même pour ton ministère, tu es une sorte de flic ?
  
  — Oui, j’aime ça, reconnut-elle carrément.
  
  Ils embarquèrent dans l’Opel jaune que le service de Jorge avait mise à sa disposition en attendant la réparation de la Volkswagen.
  
  Tandis qu’ils prenaient la direction de Copacabana, Coplan réfléchissait. France lui glissa avec un soupçon d’ironie :
  
  — Tu en as appris des choses, ce soir, non ?
  
  — C’est le moins qu’on puisse dire. Mais ce que je retiens surtout de cette soirée fertile en surprises, c’est le nombre de choses que j’ignore.
  
  — Comment ça ?
  
  — J’ai été pris de vitesse par les événements. D’habitude, quand j’entame une mission, je commence par me documenter d’une façon aussi complète que possible. Dans le cas présent, mes informations sont plutôt pauvres.
  
  — Le mal est réparable. Après tout, tu n’es à Rio que depuis quelques heures et tu n’as pas à te plaindre. Pour le reste, fais-moi la liste de tout ce que tu veux savoir, je te fournirai les renseignements. Nous avons le temps, non ?
  
  — Ce n’est pas mon impression, figure-toi. J’ai la conviction, au contraire, que je dois agir très vite si je ne veux pas louper mon affaire.
  
  — Je ne veux pas te décourager, mais je crois que tu te fais des illusions. Ta mission, c’est une chose. Les objectifs de Jorge, c’est une autre chose. Et je me demande si tu ne sous-estimes pas notre ami Jorge. Autrefois, il faisait le maximum pour concilier les ordres du S.D.E.C. et ses devoirs de policier. Depuis qu’il a pris du galon, il a changé d’optique. Tu vois ce que je veux dire ?
  
  — Je ne suis pas idiot. Je me suis tout de suite rendu compte que les désirs du Vieux n’étaient plus prioritaires à ses yeux. Il y a quatre ans, Jorge était un agent du S.D.E.C. implanté dans la police brésilienne. Maintenant, c’est un haut fonctionnaire de la police brésilienne qui entretient des contacts avec le S.D.E.C.
  
  — Exactement.
  
  — Mon problème, c’est de faire mon boulot sans heurter notre ami. En principe, ça doit être possible.
  
  — J’en doute. Sous ses airs aimables, c’est un homme autoritaire, assez orgueilleux, inflexible et rusé. Comme il est convaincu qu’il a toujours raison, il ne supporte pas d’être contrarié. Tu as vu sa réaction quand tu as suggéré l’enlèvement de Nicole Sarraut. Je savais qu’il refuserait. Il te l’a dit gentiment, mais si tu avais insisté, il aurait montré ses crocs, crois-moi.
  
  Il faut que je trouve une combine.
  
  — Je ne vois pas laquelle. Vos conceptions sont diamétralement opposées. Tu veux agir vite, et je comprends tes raisons. Mais Jorge, pour des raisons non moins valables, ne veut rien brusquer. C’est d’ailleurs sa théorie favorite : la force de la police, c’est sa lenteur. Il me répète cette phrase au moins trois fois par semaine.
  
  — Tout ça, c’est très joli, mais ça ne m’arrange pas.
  
  — Il y a maintenant près de trois ans qu’il s’occupe des révolutionnaires clandestins. Les grands chefs rebelles, il les a éliminés les uns après les autres. Il y a mis le temps, mais il a toujours fini par gagner la partie.
  
  — Oui, je sais, il l’a rappelé à l’Américain Jeffers.
  
  — Quand il le faut, Jorge est capable de prolonger les surveillances pendant des mois et des mois. Les accidents de parcours ne l’ébranlent pas. Et il aura le F.P.L.N. comme il a eu les autres.
  
  — Admettons, fit Coplan, désabusé. Si j’ai bonne mémoire, il y a environ un mois que Nicole est arrivée à Rio et que vous suivez ses faits et gestes à la loupe. Qu’est-ce que ça vous a rapporté, en somme ?
  
  — Pas grand-chose, mais mieux que rien.
  
  — Donne-moi un exemple concret.
  
  — À partir de Nicole, nous avons déjà identifié sept membres de la Section Étrangère de Manuel Ribeiro. Je t’indiquerai les noms demain. C’est dérisoire actuellement, mais c’est peut-être important pour la suite. À part Nicole, tous les autres vivent dans la clandestinité. Ils changent constamment de domicile et ils travaillent à la sauvette, soit dans des bars, soit dans des restaurants, soit comme pompistes ou gardiens de nuit dans des garages. Si ça t’intéresse, je vais te montrer le dernier domicile connu de Philippe Leroy.
  
  Ils étaient arrivés à Copacabana. France trouva une place pour garer l’Opel, en bordure d’un square, à deux ou trois blocs du Palace-Hôtel.
  
  Ils débarquèrent.
  
  Malgré l’heure tardive – ou à cause d’elle – il y avait de la foule et de l’animation dans le célèbre quartier des plaisirs. Les bars et les dancings étaient pleins à craquer. Il y avait aussi pas mal de noctambules romantiques qui se promenaient sur l’avenue Atlantica, longeant la baie superbe et contemplant l’océan.
  
  France entraîna Coplan dans un dédale de rues moins fréquentées.
  
  — Tu vois cette grande bâtisse grise, là-bas, un peu avant le carrefour ?
  
  — Oui.
  
  — Aux dernières nouvelles, Philippe Leroy habitait là, au quatrième étage, dans l’appartement d’une fille nommée Crista, une bonne gosse dont la peau est aussi noire que la mienne et qui est ravie d’avoir comme petit ami un joli Français à la peau blanche.
  
  — Elle fait partie du F.P.L.N., cette fille ?
  
  — Non, c’est une serveuse de snack-bar que Leroy a sans doute courtisée par nécessité.
  
  Ils dépassèrent le building en question, reprirent la direction du bord de mer.
  
  Coplan demanda soudain :
  
  — Mais Nicole est quand même ici pour étudier, non ?
  
  — Oui, c’est sa couverture, comme je te l’ai dit.
  
  Elle suit des cours ou pas ?
  
  — Bien sûr ! Tous les lundis après-midi, de 15 à 17 heures, elle se rend à l’Université. Elle est inscrite au cours libre de linguistique comparée.
  
  — Elle a des contacts à l’Université ?
  
  — Pas à notre connaissance. Jorge pense que Ribeiro a dû lui faire des recommandations très strictes à ce sujet.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Mais, François, d’où sors-tu ? C’est la même chose dans tous les pays du monde, actuellement, aussi bien en France qu’au Brésil. Il n’y a pas de milieux plus surveillés, plus contrôlés, plus truffés d’indicateurs que les milieux estudiantins.
  
  — Oui, évidemment, Ribeiro le sait aussi.
  
  Ils firent quelques pas en silence, puis Coplan reprit :
  
  — C’est toujours Philippe Leroy qui fait la liaison entre le groupe et Nicole ?
  
  — Oui, jusqu’à présent. Comme ils sont Français tous les deux, les apparences sont sauves.
  
  — Il pense vraiment à tout, ce Ribeiro.
  
  — De temps à autre, selon des programmes fixés au préalable j’imagine, Nicole rencontre deux autres filles du groupe, une Algérienne qui est entraîneuse dans un bar et une Italienne qui fait discrètement le micheton quand elle est à court d’argent.
  
  — Au fond, c’est loin d’être négligeable, votre moisson d’informations.
  
  — Oh, ce n’est que du repérage. Jorge appelle ça son puzzle. En fait, c’est trop changeant pour établir un graphique valable. Mais Jorge poursuit son idée : découvrir le type qui manipule Ribeiro et ses disciples.
  
  — Pas de question, grommela Coplan, soucieux, il faut que je trouve un joint. Et à bref délai. Car je sens qu’on va me couper l’herbe sous le pied. La DOPS, la C.I.A., les services de Jorge et les sbires de Moscou, ça fait une belle collection d’épées de Damoclès sur la tête de ma protégée.
  
  France émit un long soupir.
  
  — Si tu veux vraiment m’offrir un verre, François, il y a un petit night-club très sympa tout près d’ici. Mais si c’est pour parler boutique, j’aime autant rentrer chez moi et me mettre au lit.
  
  — Oui, tu as raison. Assez pensé au boulot. La nuit porte conseil, j’y verrai plus clair demain. Conduis-moi à ton night-club.
  
  La boîte s’appelait le Kilt. C’était un minuscule établissement en forme de L renversé, plongé dans une pénombre intime, bourdonnant de musique échevelée que diffusait un électrophone poussé à fond. Dès qu’on avait franchi la petite porte, on se trouvait coincé entre le comptoir du bar et une cloison décorée de motifs abstraits. Pour échapper à l’étouffement, il fallait s’avancer vers la salle du fond où des garçons et des filles dansaient en riant et en gesticulant. L’assistance était très jeune.
  
  France salua des copains, embrassa des copines, commanda deux scotches et joua des coudes pour conquérir une petite table.
  
  — Fais-moi danser, dit-elle à Coplan.
  
  Il s’exécuta.
  
  France lui glissa à l’oreille :
  
  — Il y a trois heures, tu étais loin de penser que tu finirais la soirée de cette manière, hein ?
  
  — En effet, admit-il, souriant. La vie est pleine d’imprévus.
  
  — C’est ce qui en fait le charme, non ?
  
  — Oui, à ce qu’il paraît, opina Coplan tout en dansant avec une application méritoire.
  
  À vrai dire, il pensait encore à Nicole Sarraut.
  
  Le lendemain, à 18 heures, il se rendit comme convenu au domicile de France Langon.
  
  — J’ai travaillé pour toi, lui annonça-t-elle. Tiens, voici ta carte de police. Et voici un résumé des informations considérées comme valables au sujet de la section étrangère du F.P.L.N.
  
  Coplan parcourut le feuillet dactylographié. Des noms accompagnés de commentaires en style télégraphique. À part les noms de Nicole et de Philippe, le reste n’avait aucune signification pour lui.
  
  Il demanda :
  
  — En ce qui concerne le F.P.L.N. proprement dit, vous avez une documentation plus complète, je suppose ?
  
  — Oui, naturellement, mais Jorge m’a fait remarquer que c’était sans intérêt pour toi.
  
  Coplan n’insista pas. France s’enquit d’un air détaché :
  
  — Alors, la nuit a-t-elle porté conseil ?
  
  — Peut-être, peut-être, fit Coplan, évasif et mystérieux. Mon idée n’est pas encore tout à fait au point, mais je sens que la solution n’est pas loin.
  
  — C’est quoi, ton idée ?
  
  — J’en parlerai à Jorge. Pour le moment, ce qui m’intéresse, c’est de voir ce local où je pourrai boucler Nicole quand Jorge me donnera le feu vert.
  
  — Tu as de la suite dans les idées, toi ! Mais il faudra que tu fasses preuve de patience, le feu vert risque de se faire attendre.
  
  — C’est possible, mais ce n’est pas certain. Allez, en route, belle enfant.
  
  La Volkswagen avait été munie d’un nouveau train de pneus. Ils embarquèrent, et ils roulèrent en direction de l’avenue Vargas. Coplan extirpa de sa poche de chemise le plan de la ville sur lequel il avait localisé l’endroit.
  
  Malgré la circulation intense et vertigineuse, ils arrivèrent sans trop de difficultés à la rue Sao Cristovao, non loin de l’esplanade de la foire internationale. Ils bifurquèrent dans la rue Figueira, puis à droite dans une petite voie qu’un panneau annonçait sans issue. Ils stoppèrent devant une modeste bâtisse jaune, à un seul étage, passablement délabrée. L’endroit était triste, pauvre, peu fréquenté. L’ancienne boutique elle-même, flanquée de masures vouées à la démolition, sentait l’abandon. Un vieux volet mécanique décoloré, rouillé, avait été abaissé devant la vitrine. Quelques gosses maigrichons et à demi nus jouaient dans l’impasse.
  
  Coplan marmonna :
  
  — Pour un coin tranquille, c’est un coin tranquille. C’est facile à surveiller et on ne risque pas d’être dérangé par trop d’animation. On t’a remis les clés de la maison ?
  
  — Non, un gardien a pris possession des lieux dans le courant de la matinée. C’est un agent de police de Brasilia qui est en congé de maladie et qui doit séjourner un certain temps à Rio pour recevoir des soins.
  
  — Qu’est-ce qu’il a ?
  
  — Tuberculose. Paraît qu’il a des cavernes.
  
  Avec sa détermination coutumière, France sonna à la vieille porte de bois qui jouxtait la porte vitrée et le volet rouillé du magasin.
  
  Une longue minute s’écoula, puis le vantail s’ouvrit, laissant apparaître un grand bonhomme au teint foncé, maigre, les joues creuses, le dos voûté, les yeux sombres et fiévreux.
  
  France demanda :
  
  — Carlos Largas ?
  
  — Si, opina l’homme.
  
  Un bref dialogue s’engagea entre France et le policier, après quoi il laissa entrer les visiteurs. France présenta Coplan. Largas, avec un sourire fané, prononça dans un français difficile et pittoresque une formule de bienvenue et d’amitié. Coplan rassembla ses notions de portugais pour répondre et assurer son interlocuteur qu’ils feraient bon ménage quand le moment serait venu.
  
  Ils visitèrent la bicoque. Largas était occupé, depuis le matin, à s’installer dans le logement de l’étage. Ce n’était ni luxueux ni confortable, mais ça pouvait aller.
  
  Coplan s’intéressa surtout au sous-sol, qui comportait deux caves, dont l’une, celle du fond, n’avait ni fenêtre ni soupirail. Il y planait une ancienne odeur de goudron.
  
  — Parfait, émit-il. Avec une paillasse, une table, une bassine et un seau de toilette, ça fera une cellule acceptable.
  
  Largas objecta :
  
  — Il n’y a pas de lumière.
  
  — Aucune importance, dit Coplan. Il faut que le séjour soit pénible. Ma prisonnière n’aura d’autre ressource que la méditation, et ce sera très bien.
  
  *
  
  * *
  
  C’est le lendemain, le mardi, vers 19 heures, que Nicole reçut la visite de Philippe.
  
  Les deux Français se retirèrent dans la chambre de la jeune fille.
  
  — Alors ? questionna Nicole, tendue. Quelles sont les nouvelles ?
  
  — Tout le monde s’en est sorti, maugréa Philippe, mais l’affaire n’est pas encore tirée au clair. Vasco a vu Haddan et Manuel et ils vont s’occuper de cette histoire.
  
  — Je n’ai rien vu dans les journaux.
  
  — Non, naturellement. C’est la nouvelle méthode des flics maintenant : le silence complet sur tout ce qui pourrait troubler l’opinion.
  
  — Comment Ribeiro explique-t-il cette attaque ?
  
  — Il a son idée sur la question, mais il refuse d’en parler avant d’être sûr. Tu n’as pas été trop secouée, toi ?
  
  — Si, avoua-t-elle sombrement. J’ai eu très peur. Quand les coups de feu ont éclaté, je me suis mise à trembler. Je me le reproche, remarque, mais enfin c’est comme ça. La pensée de mourir bêtement, comme un animal pris au piège, c’est terrible.
  
  — C’est nerveux, affirma-t-il. Tu t’y feras. Nous avons choisi l’aventure et le danger, tant pis pour nous. Moi, ça me stimule, ces trucs-là.
  
  Nicole, pensive, se mordillait la lèvre inférieure. Elle reprit :
  
  — Je me demande parfois si c’est vraiment mon état nerveux qui est en cause ou si ce n’est pas…
  
  Elle hésita, puis acheva :
  
  —… Ma lucidité.
  
  — Comment ça, ta lucidité ?
  
  Elle baissa les yeux.
  
  — Chaque fois que nous sommes réunis pour préparer une action, j’ai la même impression. Cattaro, Haddan, Bassa, et même toi, vous n’avez pas l’air de réaliser vraiment la portée de vos actes. À l’exception de Ribeiro, on dirait que chez vous la prise de conscience reste superficielle. Par exemple, cette attaque de dimanche. Quand on y réfléchit sérieusement, quand on regarde les choses en face, c’est non seulement catastrophique, mais c’est la négation même de nos espoirs et de nos précautions.
  
  Philippe arqua les sourcils, ébahi.
  
  — Je ne saisis pas, dit-il.
  
  — Mais enfin, si tu analyses correctement cette histoire, tu te rends tout de même compte de ce qu’elle sous-entend ? Des hommes armés, motorisés, surgissent brusquement, cernent le local où nous sommes et foncent le pistolet au poing. Simultanément, leurs complices font le guet derrière l’atelier pour nous descendre si nous fuyons par là ! Cela signifie qu’ils connaissaient la date et l’heure de la réunion, la disposition des lieux et notre dispositif de sécurité. Qui les a informés ? Qui sont-ils ? Nous n’en savons rien… Que savent-ils sur nous ? Nous n’en savons rien non plus… Je t’assure que je suis très pessimiste pour l’avenir.
  
  — Toujours tes sombres pressentiments, railla-t-il. La seule façon d’échapper à l’angoisse, c’est d’aller de l’avant. Tu remets toujours tout en question et ça ne sert à rien. Moi, ce qui compte, c’est l’action. Du moment qu’on me donne un boulot, je ne pense plus qu’à ça. J’ai d’ailleurs du boulot pour toi aussi. Une mission de surveillance à Santa Teresa.
  
  — À Santa Teresa ? Mais je croyais qu’on allait mettre le feu aux raffineries de pétrole ?
  
  — Chaque chose en son temps. Manuel est comme toi, il ne veut rien entreprendre avant d’avoir fait le point au sujet de cette affaire de dimanche soir. Il a des soupçons sur un bonhomme de Santa Teresa, un ancien flic, un vieux copain de Mendesco. Ce type est en cheville avec le P.C. et c’est sans doute lui qui nous a dénoncés.
  
  — Quel sera mon travail ?
  
  — Tu feras équipe avec Maria et Yamina. Tiens, prends ce miniphot. Tu as appris à t’en servir, je suppose ?
  
  — Oui, dit-elle en prenant le minuscule appareil photographique.
  
  — Tu verras Maria demain à l’endroit et à l’heure que tu sais. Elle t’expliquera. En principe, les filles feront la surveillance de jour en se relayant. Nous, nous ferons la même chose quand il fera nuit.
  
  — C’est demain que je rencontre Maria ?
  
  — Oui.
  
  — Bien. Aucune réunion du groupe n’est prévue ?
  
  — Non, pas pour le moment. Mais Maria te tiendra au courant.
  
  — Et tes ennuis de logement ?
  
  — C’est réglé. Crista a trouvé un autre appartement. Et cette fois-ci, elle a carrément posé ses conditions. Elle a dit qu’elle était en ménage avec un jeune homme. Le propriétaire est d’accord.
  
  — Ce sera mieux pour toi.
  
  — Le nouvel appartement est beaucoup plus confortable que l’autre. Évidemment, il est beaucoup plus cher.
  
  — Elle est drôlement chic avec toi, Crista.
  
  Philippe arbora une expression empreinte de fatuité.
  
  — Qu’est-ce que tu veux, elle m’a dans la peau.
  
  — Elle t’aime vraiment ?
  
  — Elle est folle de moi. Remarque, c’est avant tout une question sexuelle. Comme la plupart des négresses, elle est très portée sur la bagatelle. Or, comme je la fais jouir, elle s’accroche, tu penses !
  
  Une légère rougeur colora les pommettes de Nicole.
  
  — Et toi ? Tu l’aimes ?
  
  — Pour un révolutionnaire, l’amour est un problème secondaire.
  
  — Je ne suis pas de ton avis, rétorqua-t-elle d’un air pincé. Tu raisonnes comme un bourgeois du second Empire. Un vrai révolutionnaire ne traite pas une femme comme un objet. Cette Crista est un être humain et, de plus, une pauvre. Ton attitude à son égard est typiquement réactionnaire.
  
  — Tu ne te figures tout de même pas que je vais me mettre martel en tête pour une négresse que j’ai ramassée dans un snack.
  
  — Et ça ne te gêne pas de vivre à ses crochets ? Comme un vulgaire exploiteur ?
  
  — Elle m’a aidé financièrement parce que j’étais sur le sable, mais c’est fini. J’ai du fric maintenant. Tiens, ça me fait penser que j’en ai pour toi aussi…
  
  Il extirpa une liasse de billets de banque de sa poche.
  
  — Prends ça et tâche que ta vieille ne tombe pas dessus.
  
  Elle ne bougea pas, raide et contractée.
  
  — Je n’ai pas besoin d’argent, articula-t-elle.
  
  — Tu peux en avoir besoin pour une mission. C’est Manuel qui m’a chargé de te le remettre. Il a fait une distribution générale sur le butin de la rue Pinto. Vas-y sans arrière-pensée, c’est le fric de la C.I.A.
  
  Nicole accepta la liasse.
  
  À la même heure, Coplan tentait vainement de rencontrer Jorge de Ranhao pour lui exposer le plan qu’il avait élaboré. Mais le policier brésilien avait d’autres chats à fouetter. Surmené, requis de tous les côtés à la fois, Ranhao passait le plus clair de son temps au ministère de la Justice où se déroulaient des conférences houleuses. Les autorités civiles et les militaires avaient amorcé de laborieuses négociations avec la V.P.R. afin d’obtenir la libération d’un diplomate étranger que les révolutionnaires détenaient comme otage.
  
  Pendant trois jours, Coplan dut ronger son frein.
  
  Enfin, le vendredi, en fin de matinée, il eut une entrevue avec Jorge, dans le bureau de ce dernier.
  
  Coplan expliqua au policier brésilien le projet qu’il avait échafaudé. Et, en guise de conclusion, il souligna :
  
  — À mon humble avis, ce que je vous propose a le mérite de concilier vos objectifs et les miens. Je dirais même mieux : mon idée a de fortes chances de faire progresser à pas de géant vos propres investigations.
  
  Ranhao resta un long moment silencieux, le front penché. Finalement, levant les yeux vers son interlocuteur, il murmura d’un air las :
  
  — Je reconnais que votre idée est judicieuse, Carlin. Et je reconnais aussi qu’il est de mon intérêt de m’y rallier. Mais je vous demande encore un peu de patience. Je ne suis pas en mesure de vous donner le feu vert aujourd’hui. Peut-être demain, peut-être après-demain.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Pour deux raisons majeures. Primo, nous sommes à peu près sûrs que Manuel Ribeiro et ses jeunes complices préparent un coup à Santa Teresa. Secundo, toutes mes équipes sont précisément mobilisées pour cette affaire.
  
  — Nicole est dans le bain ? fit Coplan, les traits soucieux.
  
  — Oui, mais pas directement semble-t-il. Depuis trois jours, elle participe avec deux autres filles de son groupe à une opération de surveillance. J’ai de bonnes raisons de croire que le dénouement est proche, mais je ne pense pas que votre protégée sera impliquée dans l’histoire. Heureusement pour elle ! Ribeiro ne se doute pas à quel point son plan est pourri. Tous mes hommes et deux brigades de la DOPS sont sur le coup.
  
  — Un attentat ?
  
  — Plus exactement, un règlement de comptes. Je ne peux pas vous en dire plus. Je vous ferai signe par l’entremise de France.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Le samedi, à 14 heures, Nicole Sarraut, prétextant une série supplémentaire de cours à l’Université, quitta pour la quatrième fois consécutive son domicile et se rendit à pied à l’église de la rue das Laranjeiras. Elle ne resta que quelques minutes dans le sanctuaire, le temps de réciter une prière.
  
  Maria Laranci l’attendait comme les fois précédentes dans le petit square qui se trouvait devant l’église.
  
  L’italienne, enjouée comme d’habitude, annonça :
  
  — Nous n’allons pas à Santa Teresa. C’est terminé pour nous.
  
  — Ah ? fit Nicole, surprise.
  
  — Manuel a trouvé hier soir les preuves qu’il cherchait. Les garçons vont s’occuper du vieux Meneira cette nuit.
  
  — C’est donc lui qui nous a donnés, finalement ?
  
  — Oui.
  
  — Qu’est-ce qu’ils vont lui faire ?
  
  — Le liquider, pardi ! C’est un salopard, un espion à la solde des agents de Moscou.
  
  — Un communiste ?
  
  — Oui.
  
  Nicole fut sur le point de faire une objection, mais elle se tut. Rien ne la blessait davantage que de savoir que des gens de gauche, des gens qui avaient le même idéal en somme, s’entretuaient pour des querelles de doctrine, sans le moindre profit pour la Cause, bien au contraire.
  
  Elle demanda d’une voix rêche :
  
  — Pourquoi ce Meneira a-t-il fait ça ? Pour de l’argent ?
  
  — Je n’en sais rien. Et j’aime autant te dire que je m’en fiche. Que ce soit pour le fric ou pour une autre raison, ce qui est sûr, c’est que c’est un mouchard et qu’il va payer.
  
  Nicole soupira :
  
  — C’est déprimant, tu ne trouves pas ?
  
  — Quoi ?
  
  — Ces règlements de comptes entre militants du même bord. On a l’impression que ça ne finira jamais, qu’on s’enfonce dans un horrible marécage. Au lieu de mener le combat contre les puissances capitalistes, on fait leur jeu en supprimant des camarades qui ont le même idéal que nous.
  
  Si tu parles comme ça à Manuel, il va piquer une de ces colères ! Il attache beaucoup d’importance à sa conception personnelle du socialisme. Pour lui, les moscoutaires sont des adversaires encore plus dangereux que les capitalistes.
  
  — Et toi ?
  
  — Oh, moi !
  
  Elle eut un rire effronté, puis reprit :
  
  — Tu comprends, je n’y connais pas grand-chose en politique et je ne vais pas me casser la tête pour des idioties pareilles, je fais confiance à Tonio. Lui, il est calé. Et du moment qu’il est d’accord avec Manuel, je suis d’accord aussi.
  
  — Au fond, ton idéal politique, c’est Tonio, glissa Nicole, sarcastique.
  
  — Ben oui, puisque je l’aime. C’est pour vivre avec lui que je me suis embarquée dans cette histoire. Quand il m’a expliqué qu’il partait à Cuba pour devenir un vrai révolutionnaire, j’ai décidé de l’accompagner. C’est ça, l’amour. Avant de le rencontrer, je ne savais pas ce que c’était. Je couchais avec les gars qui me plaisaient mais ça ne me faisait ni chaud ni froid. C’était la rigolade, quoi ! Mais la première fois que j’ai fait l’amour avec Tonio, j’ai senti que j’étais mordue. Je n’avais jamais vibré comme ça. C’était au mois de mai, à la campagne, dans une grange… je ne suis pas près de l’oublier, je te jure ! Quand un homme vous révèle, il n’y a plus de problèmes. Tu n’as pas connu ça, toi ?
  
  — Non.
  
  Le ton cassant de son amie frappa Maria. Elle plaisanta :
  
  — Philippe ne te fait pas prendre ton pied ?
  
  — Je ne couche pas avec Philippe.
  
  Sans blague ? Avec qui couches-tu, alors ?
  
  — Avec personne.
  
  — Tu n’es quand même pas vierge ? s’exclama l’Italienne, incrédule.
  
  — Non, j’ai été fiancée et je me suis donnée à mon fiancé. Mais il s’est tué en voiture quelques semaines avant notre mariage.
  
  — C’est un coup dur, évidemment. Mais tu es jeune, quoi. Il faut en profiter. On finit toujours par trouver chaussure à son pied.
  
  Cette conversation mettait Nicole au supplice. Elle décida d’y mettre fin.
  
  — Il n’y a pas d’autres instructions ?
  
  — Non. Tu auras des nouvelles par Philippe.
  
  — Je garde l’appareil photographique ?
  
  — Oui, tu le rendras à Philippe. Qu’est-ce que tu fais maintenant ? Tu viens avec moi au ciné ?
  
  — Non, je vais faire un saut jusqu’à I’Université. Comme c’est cela mon alibi et comme ma logeuse me demande toujours qui j’ai rencontré, je ne serai pas obligée de mentir.
  
  Elles se séparèrent au coin de la rue Viana et Nicole alla prendre un autobus à l’avenue do Flamengo.
  
  Elle avait envie d’être seule, de se promener, son moral n’était guère brillant. La conversation qu’elle venait d’avoir avec Maria, et le fait de savoir que les garçons allaient probablement assassiner ce vieux bonhomme de Santa Teresa lui donnaient un cafard effroyable. Le pire, dans des moments pareils, c’était la sensation obsédante qui lui écrasait le cœur et lui vrillait l’esprit : la sensation qu’elle s’était fourvoyée, que la voie qu’elle avait choisie ne menait nulle part.
  
  Pendant trois jours, elle avait surveillé la maison d’Angelo Meneira pour photographier discrètement les personnes qui rendaient visite à ce vieux type. Et maintenant, Manuel et les autres allaient liquider ce bonhomme.
  
  « C’est absurde, pensa-t-elle. À quoi cela sert-il ? À rien, naturellement. Ce n’est pas la mort de cet agent communiste qui donnera à manger aux pauvres de Rio »
  
  L’âme ravagée d’amertume, elle se demanda si elle n’allait pas plaquer tout, rentrer en France, reprendre une existence plus normale.
  
  Quand la nuit tomba, le ciel devint étrangement lourd et une chaleur accablante se mit à peser sur la ville. Un orage allait sans doute éclater avant la fin de la nuit.
  
  Il, n’était pas loin de 23 heures quand Alfonso Doives, l’adjoint de Manuel Ribeiro, arriva à Santa Teresa. Son lourd visage de métis était luisant de transpiration. Vêtu d’un polo noir et d’un pantalon bleu foncé, il s’arrêta au coin de la rue Catumbi et il examina les parages.
  
  Il y avait encore beaucoup de monde dans les rues de ce quartier populeux. Les gens traînaient sur les trottoirs, désœuvrés, assommés par la chaleur orageuse. Les vieillards, chassés de leurs masures par la touffeur suffocante de l’air qui stagnait entre les murs de leurs logements étriqués, étaient assis sur les seuils, cherchant en vain un peu de fraîcheur. Même les gosses étaient encore dehors.
  
  Daives, avisant un gamin d’une dizaine d’années, le torse nu, ses jambes maigres sortant d’un short crasseux, l’appela.
  
  — Hé ! petit ?
  
  Le jeune garçon regarda l’homme qui l’appelait, s’approcha. Daives lui dit en souriant d’un air engageant :
  
  — Est-ce que tu connais Angelo Meneira, le vieux monsieur qui habite rue Agra ?
  
  — Si, affirma le garçonnet. Je le connais bien. C’est un ancien poulet.
  
  — Est-ce que tu connais sa maison ?
  
  — Si.
  
  — Veux-tu me rendre un service ? Je te donnerai deux billets comme celui-ci.
  
  Il montra un billet de banque. Les yeux de braise, du jeune garçon étincelèrent sous sa tignasse noire.
  
  — Qu’est-ce que je dois faire ?
  
  — Porter cette enveloppe à Meneira et lui dire que son ami l’attend au coin de la rue Catumbi.
  
  — C’est facile ! jeta l’enfant.
  
  — Tiens, prends ce billet et mets-le dans ta poche. Il est pour toi. Tu en auras un second quand tu auras fait ma commission. D’accord ?
  
  — Si.
  
  — Voici l’enveloppe à remettre à Meneira.
  
  Le gosse saisit l’enveloppe et fila à toutes jambes en direction de la rue Agra.
  
  Angelo Meneira était un sexagénaire de forte corpulence, au faciès à la fois dur et sournois. Sa maison, quoique modeste, était parmi les plus confortables de la petite rue pouilleuse. Dans le quartier, l’ancien policier était un peu tenu à l’écart ; ses voisins redoutaient son caractère autoritaire, ombrageux, méchant. De plus, étant donné le métier qu’il avait exercé, les gens se méfiaient instinctivement de lui.
  
  Il était assis sur le pas de sa porte quand le gamin en short s’arrêta devant lui et lui tendit une enveloppe en disant :
  
  — C’est pour vous. Votre ami vous attend au coin de la rue Catumbi.
  
  L’obèse arqua ses sourcils touffus et broussailleux, regarda le gamin, prit l’enveloppe.
  
  — Quel ami ? grommela-t-il.
  
  Ben, j’sais pas, moi ! Celui qui a donné l’enveloppe.
  
  Meneira tâta le pli, le décacheta, aperçut la liasse de billets de banque, referma promptement l’enveloppe pour dissimuler tout cet argent aux regards attentifs du garçonnet.
  
  Une lueur rapace s’était allumée dans les prunelles de l’ancien policier.
  
  — Comment est-il, l’homme qui t’a dit de me remettre ça ? questionna-t-il d’une voix sourde.
  
  — Ben, j’sais pas. C’est un grand. C’est votre ami, quoi !
  
  Meneira se redressa avec effort, glissa l’enveloppe dans sa poche, hésita une fraction de seconde, puis se mit à marcher en direction de la rue Catumbi.
  
  Voyant que le gamin le suivait, il le chassa d’un geste impérieux et gronda, courroucé :
  
  — Allez, ouste ! Va jouer !
  
  Le gosse, peu désireux de se faire rosser par l’irascible vieillard, traversa la rue au galop. Mais comme il n’avait pas envie de perdre la deuxième moitié de sa récompense, il suivit Meneira à distance, en se cachant derrière les gens groupés sur le trottoir.
  
  Chose étrange, plusieurs individus qui flânaient dans la rue imitèrent le gamin et se mirent à suivre, à bonne distance, l’ancien flic qui progressait vers le bout de la rue Agra, la tête baissée, visiblement plongé dans ses pensées.
  
  Tout à coup, venant de la rue Hapiru, une vieille Mercedes noire, aux ailes passablement cabossées, vira dans la rue Agra, fonça en klaxonnant à tout casser pour chasser les badauds qui encombraient la voie.
  
  Deux mitraillettes crépitèrent rageusement, provoquant un début de panique dans le quartier.
  
  Sous les yeux horrifiés du garçonnet, Angelo Meneira fut arrosé par une pluie de balles dont pas une ne rata la cible. Par les portières de la Mercedes, les agresseurs continuèrent à tirer aussi longtemps qu’ils eurent leur victime dans leur ligne de tir. Puis la Mercedes vira sur ses chapeaux de roues dans la rue Catumbi et le silence retomba.
  
  Meneira gisait sur le trottoir dans une mare de sang. Littéralement déchiqueté par une soixantaine de balles qui avaient troué son énorme corps comme une passoire, il n’était plus qu’un immonde tas de viande sanglante.
  
  Les hommes de Jorge de Ranhao, qui avaient assisté de loin à la scène, se mirent à parler dans leurs micros portatifs des voitures, stationnées d’ails les parages, allaient prendre la Mercedes en chasse mais sans intervenir directement. En revanche, les inspecteurs de la DOPS, ceux qui surveillaient le domicile de l’ancien policier, s’élancèrent au combat. Ce qui les intéressait, eux, ce n’était pas la filature, c’était la capture des terroristes.
  
  Débouchant de la me Gonçalves, deux puissantes limousines de la DOPS, des grosses Opel noires et luisantes, foncèrent en direction de la rue Catumbi pour couper la route aux fuyards. Dans les Opel aux vitres baissées, les policiers braquaient leurs pistolets de gros calibre.
  
  La Mercedes eut la chance incroyable de passer deux ou trois secondes avant les Opel, mais la poursuite était lancée.
  
  Au volant de la Mercedes, l’Algérien Bachir Haddan se mit à vociférer :
  
  — Nom de D… ! Le quartier est truffé de voitures de police ! Préparez-vous, les gars ! Tirez à jet continu ! Ils vont nous rattraper.
  
  Au prix d’une gymnastique périlleuse, Tonio et Philippe entamèrent la fusillade. Accroupis entre le dossier du siège avant et la banquette arrière, le torse penché par la portière, la mitraillette tournée vers les poursuivants, ils expédièrent des rafales frénétiques vers les deux Opel noires. Les policiers de la DOPS ripostèrent dans un vacarme infernal.
  
  Comme on pouvait s’y attendre, les mitraillettes eurent le dessus. Les deux Opel, pneus crevés, pare-brise fracassés, durent capituler. Elles stoppèrent.
  
  — Formidable, les gars ! hurla Bachir Haddan, surexcité. Ils sont semés.
  
  Mais, à cet instant précis, une limousine noire arriva à la rencontre de la Mercedes, grands phares allumés.
  
  — Merde ! éructa l’Algérien. On est coincés ! Préparez-vous !
  
  Il donna un coup de volant brutal à droite, grimpa sur le trottoir, redressa, s’élança dans la rue Padre Miquelinho. Tout au bout de cette rue, une autre limousine était à l’arrêt, lanternes allumées.
  
  — On se débine par chez Mendesco ! cria Haddan.
  
  Les freins de la Mercedes gémirent, la voiture stoppa. Philippe et Tonio sautèrent sur le trottoir, piquèrent un sprint effréné vers l’étroit passage qui existait en cet endroit et qu’ils connaissaient bien pour l’avoir déjà emprunté.
  
  Bachir Haddan s’extirpa à son tour de la Mercedes et, sans prendre le temps de refermer sa portière, plongea vers les façades. Un choc en pleine poitrine le cloua au sol et une douleur atroce, indicible, l’envahit. Un deuxième coup de pistolet l’atteignit au ventre.
  
  Les yeux sombres de l’Algérien s’écarquillèrent, reflétant une vague surprise teintée d’incrédulité. Mais la souffrance le submergea. Une grimace lui tordit la bouche et il essaya vainement de cracher un juron. Ses jambes ployèrent, son grand corps bascula en avant et dégringola lourdement sur le trottoir.
  
  Les policiers qui avaient tiré de loin et qui avaient vu tomber le terroriste s’amenaient au pas de course.
  
  À la sortie de l’étroit passage qui séparait les deux maisons dont les pignons ne se touchaient pas, Philippe s’était jeté à plat ventre.
  
  Les chars carnavalesques remisés dans le terrain vague qui s’étendait derrière l’atelier de Mendesco étaient à peine visibles dans les ténèbres de la nuit orageuse.
  
  Philippe était en proie à une exaltation fantastique, proche de l’ivresse. Il avait la sensation grisante de participer à un exercice de guérilla urbaine, un de ces exercices qu’il avait maintes fois répétés à La Havane, mais cette fois c’était du réel !
  
  Il ne savait pas ce qu’était devenu Tonio, ni Bachir, mais il ne s’en souciait pas. Selon le principe majeur qu’on lui avait enseigné à Cuba, les guérilleros en action devaient se disperser et ne penser qu’à eux-mêmes.
  
  Les dents serrées, les yeux mi-clos, la mitraillette pointée comme une mitrailleuse, Philippe vit surgir du passage une silhouette hésitante. Un flic.
  
  Il pressa la détente, brièvement. Le policier s’écroula.
  
  Une deuxième silhouette apparut. Comme à la fête foraine, elle fut descendue.
  
  Alors, sûr d’avoir un répit, Philippe se releva et détala.
  
  Le lendemain matin, un peu avant 10 heures Coplan reçut un coup de fil dans sa chambre d’hôtel.
  
  C’était France Langon.
  
  — Je t’attends chez moi dans une heure pour l’apéritif, dit-elle.
  
  — D’accord, bel ange. As-tu reçu des…
  
  Un déclic. Elle avait raccroché.
  
  Coplan lâcha un soupir. Ces journées d’attente et d’inactivité l’avaient rendu philosophe.
  
  Il quitta l’hôtel, fit un tour par le bord de mer. Le violent orage qui avait éclaté sur la ville vers 2 heures du matin avait allégé l’atmosphère. Le soleil brillait déjà intensément, mais un souffle frais venait de l’océan. Les rues, nettoyées par les trombes d’eau, étaient nettes.
  
  En arrivant chez France, Coplan fut surpris d’y trouver Jorge de Ranhao. Le policier brésilien, affalé dans un fauteuil, paraissait las.
  
  J’ai des nouvelles pour vous, Carlin, murmura-t-il. Ribeiro et ses complices ont assassiné Angelo Meneira. L’affaire s’est déroulée hier soir, entre 11 heures et minuit.
  
  — Vos hommes étaient sur place ?
  
  — Oui, mais ils sont rentrés bredouilles. Nos adversaires sont apparemment plus malins que nous. Ils avaient tout prévu, même un repli en catastrophe. Ils n’ont perdu qu’un homme, un Algérien nommé Haddan. Vous pouvez le rayer de la Liste que France vous a remise. En revanche, mes collègues de la DOPS ont subi des pertes sérieuses : deux tués, trois blessés dont un dans un état désespéré. Inutile de vous dire que l’inspecteur Rollas écume de rage et que les militants du F.P.L.N. qui tomberont dans ses griffes passeront un mauvais quart d’heure.
  
  — Comment cela s’est-il passé ?
  
  Jorge relata ce qu’il savait. Puis, dévisageant Coplan, il articula :
  
  — Je tenais à vous voir ce matin pour vous donner le feu vert. Jeffers est prévenu et mon dispositif est en place. À mon avis, il faudrait agir dès demain. Il ne faut surtout pas que la DOPS nous prenne de vitesse, sinon votre mission est fichue.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Une demi-heure plus tard, France Langon conduisait Coplan à la villa des Américains de la C.I.A.
  
  Coplan se sentait plus optimiste, maintenant qu’il pouvait enfin passer à l’action et réaliser son plan.
  
  Il eut un long entretien avec Sam Jeffers et l’adjoint de celui-ci, Lew Chester.
  
  Jeffers, qui avait appris l’assassinat du vieux Meneira, était de mauvaise humeur.
  
  — Ce type ne valait pas cher, maugréa-t-il, mais c’était un bon indicateur.
  
  — Ne le regrettez pas, fit Coplan. Il jouait sur trop de tableaux à la fois. On finit toujours par être roulé par des salauds de cette espèce.
  
  Finalement, lorsque les deux Américains eurent compris ce que Coplan attendait d’eux, ils se déclarèrent d’accord. Ils s’embarquèrent avec Coplan et France dans la Volkswagen de cette dernière et le quatuor prit la direction de la rue Sao Cristovao pour aller à la maison où Nicole Sarraut devait être bouclée si le kidnapping se déroulait comme prévu.
  
  France Langon présenta les deux Américains à Carlos Largas, le gardien temporaire de la bicoque, et lui expliqua que l’arrivée de la prisonnière était prévue, sauf incident, pour le lendemain.
  
  — Mais…, j’ai ma visite médicale, demain, objecta Largas.
  
  — À quelle heure ? demanda France.
  
  — À 11 heures du matin.
  
  — Eh bien, allez à votre visite médicale comme d’habitude, ça ne change rien pour nous. La prisonnière n’arrivera pas avant l’obscurité.
  
  France voulut reconduire Jeffers et Chester à leur villa, mais ils déclinèrent l’offre. Ils tenaient à se familiariser avec le quartier.
  
  — Nous rentrerons en taxi, dit Jeffers.
  
  Coplan et son amie allèrent déjeuner dans un restaurant de Copacabana, après quoi ils se rendirent à la rue Marquesa de Santos, dans l’immeuble où les hommes de Jorge avaient installé leur poste d’observation.
  
  Pedro Mestrela, le grand Noir aux cheveux crépus, était là.
  
  — Rien à signaler, annonça-t-il, apparemment déçu. Personne n’a montré le bout de l’oreille. Et pourtant, je m’attendais à voir le jeune Français. Après les événements de Santa Teresa, il a sûrement des choses à raconter à sa copine.
  
  — La journée n’est pas finie, murmura France.
  
  Coplan, les sourcils froncés, grommela en regardant son amie :
  
  — Je croyais que forge avait décidé de suspendre les filatures ?
  
  — Oui, en ce qui concerne Nicole, mais pas en ce qui concerne Philippe Leroy.
  
  Coplan prit place sur le canapé qui se trouvait dans la pièce et alluma une Gitane.
  
  Vers 15 heures, France prit congé.
  
  — Si tu ne me téléphones pas avant ce soir, dit-elle, c’est que rien ne se sera passé. Sinon, je reviendrai dès que tu m’appelleras.
  
  — D’accord, acquiesça-t-il.
  
  C’est un peu avant 6 heures du soir, alors que Coplan était toujours plongé dans ses pensées, que l’agent qui était de faction près de la caméra signala l’apparition de Philippe Leroy.
  
  Coplan se leva d’un bond et se précipita vers la fenêtre.
  
  Effectivement, Philippe, quelques bouquins sous le bras, se dirigeait vers la maison de Mme Rochas.
  
  *
  
  * *
  
  Dès qu’elle vit le visage de Philippe, Nicole devina qu’il y avait du nouveau.
  
  Elle n’avait guère dormi de la nuit la chaleur de la soirée, puis le déchaînement de l’orage, tout cela s’ajoutant à l’anxiété avait exacerbé ses nerfs. De plus, elle était dans ses « mauvais jours », ce qui aggravait toujours son humeur déjà si souvent sombre et déprimée.
  
  Presque brutalement, Philippe articula :
  
  — Nous avons eu un coup dur hier soir. L’opération a été réussie et Meneira a été liquidé, mais le quartier était bourré de flics et il y a eu de la bagarre. Bachir Haddan s’est fait avoir.
  
  — Capturé ?
  
  — Non, abattu.
  
  — Dans un sens, c’est moins grave.
  
  — Oui, évidemment, mais c’est une grosse perte pour la section.
  
  — Comment sait-on qu’il est mort ?
  
  — Manuel est parvenu à obtenir des informations par une de ses antennes à la DOPS. Bachir a été atteint d’une balle au cœur et d’une balle au ventre. Il n’a sans doute pas eu le temps de souffrir, heureusement pour lui.
  
  — Raconte comment cela s’est passé.
  
  Philippe haussa les épaules d’un air un peu dédaigneux, mais il s’exécuta néanmoins avec une satisfaction mal déguisée. Et quand il mima l’exécution d’Angelo Meneira, il s’excita visiblement.
  
  — Tu te rends compte s’il a dégusté, ce fumier ! Nous avons fait le calcul, Tonio et moi : cinquante-huit pruneaux qu’il a encaissés dans le buffet ! C’était formidable !
  
  — Est-ce tellement passionnant de tuer un homme ?
  
  — Tu parles ! Et c’était encore plus chouette après, quand les flics se sont lancés à nos trousses. Pour protéger notre mouvement de repli, j’en ai descendu deux.
  
  — Deux policiers ?
  
  Ouais ! C’était d’ailleurs marrant. J’étais calme comme au stand de tir.
  
  — La police va redoubler d’ardeur, tu t’en doutes ?
  
  — Paraît qu’ils écument, railla-t-il
  
  Puis, changeant de ton :
  
  — La mort de Bachir va chambarder l’organisation de la section et je ne sais pas encore qui sera chargé de la liaison avec toi. Ce sera peut-être Maria ou Tonio. Moi je remplace Bachir comme agent de liaison principal entre Manuel et la section.
  
  — C’est une grosse responsabilité.
  
  — Oui, mais ça me plaît. Manuel m’a félicité pour mon sang-froid et mon esprit de décision.
  
  — Et la prochaine réunion ?
  
  — La date n’est pas encore fixée. Ni le lieu, du reste. De toute façon, comme je l’ai expliqué à Manuel, ça ne sert à rien d’organiser une réunion. Je m’arrangerai pour qu’on te prévienne dans le courant de la semaine. Comme nous étions d’accord pour l’attaque des raffineries, le principe reste acquis. Ce qui compte, maintenant, c’est de dresser un plan précis, définitif. Nous travaillerons en cheville avec les autres sections du F.P.L.N. pour cette action, c’est un gros morceau et il faut le maximum d’effectifs.
  
  — Je t’offre du café ? suggéra Nicole. Pour une fois que tu viens un dimanche.
  
  *
  
  * *
  
  Le lendemain après-midi, après son cours à l’Université, Nicole reprit l’autobus comme d’habitude et descendit à l’arrêt de Flamengo.
  
  À pied, ses livres et ses cahiers sous le bras, elle coupa en direction de la rue das Laranjeiras pour rejoindre ainsi son domicile.
  
  Au moment où elle passait devant l’église, un jeune Brésilien en chemisette blanche, un large sourire aux lèvres, l’aborda et lui demanda en brésilien :
  
  — Vous êtes bien mademoiselle Nicole ?
  
  — Oui, dit-elle, revêche, déjà sur la défensive, mais intriguée aussi.
  
  — Il y a une jeune fille qui désire vous parler. Elle vous attend dans le parc. Elle ne veut pas se montrer pour des raisons que vous connaissez, paraît-il.
  
  Ce devait être Maria Laranci.
  
  — Bien, je vous remercie, murmura Nicole.
  
  Elle traversa la rue, entra dans le parc, à cet instant précis, elle fut bousculée par une vieille pauvresse qui laissa tomber son sac à provisions.
  
  Nicole se baissa pour ramasser le sac. Mais, avant qu’elle ait pu se redresser, un grand gaillard au visage foncé avait jailli de derrière un buisson et l’avait ceinturée par-derrière en riant. Très vite, la vieille pauvresse enfonça dans la cuisse de la jeune fille une sorte d’ampoule laiteuse munie d’une pointe effilée.
  
  Nicole ne ressentit aucune douleur, mais un malaise brutal annihila ses forces et elle eut l’impression que ses jambes se dérobaient sous elle. Inondée de sueur, le regard nébuleux, elle devint totalement passive et elle se laissa conduire avec docilité par le grand type qui la soutenait.
  
  Les gens qui se trouvaient dans le parc ne se rendirent même pas compte de ce qui se passait. Un jeune homme costaud et une jeune fille marchaient lentement vers la rue, comme des amoureux étroitement serrés l’un contre l’autre.
  
  Nicole fut guidée vers une imposante limousine noire, installée sur la banquette arrière, tendrement soutenue par son compagnon.
  
  La voiture démarra.
  
  Coplan, qui avait assisté à la scène, quitta les buissons derrière lesquels il s’était posté. De sa vie, il n’avait vu un enlèvement aussi aisé, aussi rondement mené.
  
  Nicole allait dormir au moins pendant six ou sept heures. Quand elle se réveillerait, elle se rendrait compte que le sort d’une révolutionnaire n’était pas enviable.
  
  Filant aussitôt à la rue Marquesa de Santos, Coplan annonça aux agents de Ranhao que le kidnapping était chose faite et que tout s’était passé comme sur des roulettes. Un jeune flic en civil quitta promptement l’immeuble pour aller glisser dans la boîte aux lettres de la vieille Mme Rochas un mot que Coplan avait dicté précédemment à France Langon et qui disait :
  
  
  
  « Chère madame,
  
  
  
  Une amie de l’Université m’a invitée à passer la soirée et la nuit chez elle. Ne vous inquiétez pas. »
  
  
  
  Nicole.
  
  *
  
  * *
  
  Quand elle se réveilla, Nicole pensa d’abord qu’elle venait d’avoir un cauchemar. Elle avait la bouche pâteuse, elle était mouillée de transpiration et une immense sensation de fatigue l’accablait.
  
  Puis, redevenant progressivement lucide et consciente, elle fronça les sourcils dans le noir, se tâta machinalement la poitrine, allongea le bras vers sa table de chevet. Mais il n’y avait pas de table de chevet ! Et elle n’était pas dans son lit, pas dans sa chambre ! De plus, elle s’était couchée sans ôter sa jupe ni son chemisier.
  
  Elle se mit sur son séant, palpa la couche sur laquelle elle avait dormi, réalisa qu’il s’agissait d’un simple matelas de toile rugueuse, un grabat bourré de paille, semblait-il.
  
  En déplaçant ses jambes, elle constata que le matelas lui-même était posé à même le sol.
  
  Elle voulut se lever, mais un vertige la fit retomber assise.
  
  Alors, elle se souvint… L’homme qui l’avait abordée près de l’église en disant que Maria l’attendait dans le parc… En fait, il n’avait pas parlé de Maria.
  
  « J’ai pensé que c’était Maria, mais il s’agissait d’un guet-apens. »
  
  Kidnappée ! En pleine ville, en plein jour !
  
  Maintenant, les détails lui revenaient : la vieille, femme, l’inconnu qui avait surgi par-derrière…
  
  Elle comprit qu’elle avait été droguée.
  
  Fermant les yeux, elle resta un très long moment immobile, le cœur battant, l’estomac crispé, les nerfs tendus à se rompre. Sa poitrine se soulevait au rythme rapide de sa respiration, la sueur ruisselait dans son dos. Surtout, surtout, ne pas céder à la panique.
  
  Avec l’énergie du désespoir, elle se leva et parvint à se tenir debout. Prudente, elle se déplaça à petits pas mesurés dans le noir. Elle cogna une table, toucha un mur, une porte. Fermée, bien entendu.
  
  Des deux mains, elle parcourut l’encadrement de la porte, le chambranle. Pas de bouton d’électricité.
  
  Elle était prisonnière, mais elle ne se trouvait pas dans une vraie prison. La porte était une porte ordinaire, en bois, sans guichet.
  
  Elle n’était jamais allée en prison, mais elle savait comment les cellules pénitentiaires étaient faites.
  
  Poursuivant son inspection à l’aveuglette, elle fit le tour de la pièce, se laissa retomber sur la paillasse, tendit l’oreille. Combien de temps resta-t-elle ainsi ? Elle n’aurait pas su le dire. Elle entendit soudain quelqu’un qui toussait à l’étage au-dessus. Un homme, sans nul doute. Il avait une petite toux sèche, insistante. Puis il y eut des craquements, des pas. Le prisonnier, là-haut, s’était levé. Il toussa pendant plus d’une demi-heure, puis il se recoucha et le silence pesa de nouveau.
  
  Une sensation désagréable d’humidité entre ses cuisses, rappela à Nicole qu’elle avait ses règles et qu’elle n’avait pas pu s’occuper de son hygiène intime depuis de longues heures. Elle se sentit encore plus déprimée.
  
  Ce qui l’étonna le plus, quand enfin le bruit d’une clé dans la serrure la réveilla, c’est de constater qu’elle s’était rendormie.
  
  « La drogue, évidemment, se dit-elle. Si seulement je pouvais m’endormir à tout jamais ! »
  
  La porte s’ouvrit en grinçant. Un grand type maigre et voûté apparut, une lanterne sourde dans la main. Il avait une drôle de tête, des cheveux hirsutes, des yeux brillants. Il était vêtu d’un pantalon gris et d’un polo rouge.
  
  — Alors, fillette, grommela-t-il, on a bien dormi ?
  
  Pas de doute, c’était un authentique Brésilien. Nicole resta allongée sur sa paillasse, observant son interlocuteur.
  
  Il s’avança, éleva sa lanterne, examina sa prisonnière, alla poser la lanterne sur la table et se laissa choir sur l’unique chaise qui se trouvait dans la pièce.
  
  — Tu ne parles pas le brésilien ? fit-il.
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  — Ton ange gardien, je m’appelle Carlos pour les dames.
  
  — Où suis-je ?
  
  — Dans un hôtel à trois étoiles, comme tu as dû t’en rendre compte.
  
  — Puis-je m’en aller ?
  
  — Quelle idée bizarre ! Tu es à peine arrivée et tu voudrais déjà partir ?
  
  — Mais qui êtes-vous ? Pourquoi m’a-t-on enfermée dans cette cave ?
  
  — Pas la peine de me poser des questions, je ne sais rien. Tout ce que je sais, c’est que je suis chargé de veiller sur toi et que nous allons probablement passer un bon bout de temps ensemble. Comment t’appelles-tu ?
  
  Elle ne répondit pas. Il haussa les épaules et ricana :
  
  — Aucune importance. Je t’appellerai Sandra… C’est un joli nom hein ? Il y a quelques années, j’ai connu une fille qui s’appelait Sandra et je me suis payé du bon temps avec elle. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue.
  
  Il se mit à rire, puis une quinte de toux le secoua.
  
  — Je suis malade, soupira-t-il. Des trous dans les poumons. Mais ça se guérit très bien maintenant. C’est l’affaire de quelques mois.
  
  Il y eut un silence.
  
  — Alors, Sandra ? reprit-il. Je vais te faire du café, d’accord ? Lève-toi. Tu as de l’eau dans la cruche, là il faut faire un peu de toilette le matin.
  
  Laissez-moi seule.
  
  — Non, je dois te surveiller.
  
  — Je ne vais tout de même pas me laver devant vous ?
  
  — Mais si, mais si. Il n’y a pas de lumière dans cette pièce et on m’a formellement interdit de te laisser la lampe.
  
  — Dans ce cas, je préfère rester couchée.
  
  Allons, allons, Sandra. Si tu veux qu’on fasse bon ménage, il faut être raisonnable. Tu sais, j’ai déjà vu des tas de filles à poil. Je ne suis pas plus vicieux qu’un autre, mais j’avoue que c’est un spectacle qui me plaît.
  
  Une bouffée de rage envahit Nicole.
  
  — Bon, siffla-t-elle. Si vous aimez ça !…
  
  Elle se leva, marcha vers la table, versa de l’eau dans la bassine.
  
  Carlos l’épiait, prêt à réagir au moindre geste équivoque.
  
  — Ne te fais pas d’illusions, chère petite Sandra, prononça-t-il d’une voix sardonique. Je suis malade, mais j’ai de bons réflexes a la moindre vacherie, je t’assomme.
  
  Elle comprit qu’il disait vrai.
  
  Il ajouta :
  
  — D’ailleurs, tu ne pourrais pas sortir de la maison. J’ai pris mes précautions.
  
  Nicole, animée par la rage et le défi, commença à déboutonner son chemiser, l’enleva, le jeta sur la paillasse. Puis elle défit sa jupe, l’ôta.
  
  Incapable de surmonter sa pudeur, elle tourna le dos à l’homme pour achever de se dévêtir.
  
  Il s’exclama :
  
  — Mais, mais, mais !… C’est qu’elle est bien balancée, la petite Sandra. Jamais je n’aurais cru ça ! Elle a un petit cul adorable, il n’y a pas d’autre mot ! On en mangerait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Au moyen du bout de chiffon qu’elle avait trouvé près de la bassine, Nicole se passa tout le corps à l’eau.
  
  Mais vint le moment où elle n’eut pas le courage de poursuivre, sous les yeux de cet ignoble type, sa toilette intime. La colère, l’humiliation et le désespoir la paralysaient.
  
  Carlos susurra :
  
  — C’est gentil de prolonger le spectacle. Tu rêves, petite Sandra ?
  
  Elle crut qu’elle allait piquer une crise de nerfs. Des larmes dans les yeux, elle se retourna brusquement et, comme une folle, elle s’avança vers l’homme en brandissant vers lui les preuves de son indisposition.
  
  — Vous n’êtes quand même pas une bête, non ? hurla-t-elle. Je suis une femme et la nature a ses lois ! Que voulez-vous que je fasse ?
  
  Carlos se leva.
  
  — Bon, bon, grommela-t-il avec bonhomie, j’ai compris. Débrouille-toi provisoirement, je t’achèterai ce qu’il te faut. Ne te mets pas dans tous tes états, petite Sandra. Je suis un homme et je connais la vie.
  
  Il prit sa lanterne, marcha vers la porte.
  
  — Je t’apporterai le petit déjeuner dans un quart d’heure.
  
  Au moment de disparaître, il s’immobilisa de nouveau pour la regarder. Ses yeux brillaient avec une intensité morbide.
  
  — Tu devrais apprendre à sourire, petite Sandra, murmura-t-il. Tu es très bien faite, laisse-moi te le dire.
  
  Dans la lumière jaune de la lampe, la nudité de Nicole avait des reflets dorés qui magnifiaient la délicatesse de ses formes féminines.
  
  Carlos reprit :
  
  — Crois-moi, tu as intérêt à être gentille avec moi. Je ne fais pas ce que je veux, mais je peux faire beaucoup pour te rendre le séjour ici moins pénible.
  
  Il sortit, et Nicole se retrouva dans l’obscurité.
  
  Haletante, elle s’efforça de maîtriser ses nerfs. Elle sentait encore, comme une souillure collée à sa peau, le regard halluciné, concupiscent, de cet individu.
  
  Une petite phrase qu’on lui avait répétée à Cuba lui revint à l’esprit : « Pour un vrai révolutionnaire, tous les moyens sont valables du moment qu’ils sont efficaces. »
  
  Et elle pensa, pas tout à fait consciente d’ailleurs de ce qui se passait dans son esprit : « Si je veux, je peux amadouer cet homme en le prenant par les sens. C’est un vicieux, un malade, il ne pourra pas résister. »
  
  Mais la perspective de s’offrir à ce type lui donna la nausée.
  
  *
  
  * *
  
  La journée fut interminable. L’absence de lumière est une épreuve plus pénible qu’on ne le pense. Allongée sur sa paillasse, Nicole découvrit avec stupeur que le temps n’avait plus de consistance et qu’elle n’était plus capable de contrôler, même approximativement, l’écoulement des heures. De plus, comme elle avait l’estomac barbouillé, la faim ne venait pas lui rappeler le découpage habituel du rythme quotidien. Ses seuls repères furent les apparitions de Carlos lui apportant à boire et à manger, mais elle se contenta de boire. L’idée d’avaler la moindre nourriture lui soulevait le cœur.
  
  Carlos ne se formalisa pas.
  
  C’est normal, fit-il, compréhensif. La petite Sandra a été secouée, mais elle s’y fera.
  
  En dehors des heures de repas, il eut le tact de ne pas se montrer et de ne pas imposer sa présence désagréable.
  
  Nicole, en tête à tête avec elle-même, revenait toujours au même point : « De quel bord sont mes ravisseurs ? Pourquoi m’ont-ils enfermée dans cette cave ? »
  
  Et, comme en filigrane à ces questions sans réponse, la petite voix lointaine, à peine perceptible, qui répétait, lancinante : « Si tu veux retrouver ta liberté, sers-toi des seules armes dont tu disposes. Il n’y a pas de péché quand on se trouve en état de légitime défense. Tu as vu le regard de Carlos. Tu n’es pas digne d’être une femme et de combattre pour ton idéal si tu n’acceptes pas la réalité. En flattant l’immonde désir sexuel de cet homme, tu peux l’avoir à ta merci. »
  
  Mais quand elle se représentait ce que cela voulait dire, le répugnant Carlos assouvissant sa soif de luxure sur sa chair à elle, dans sa chair à elle, des larmes lui remplissaient les yeux.
  
  Il y avait plus d’une heure que Carlos était venu pour le repas du soir quand la porte s’ouvrit de nouveau. Carlos, sa lanterne dans la main, annonça sur un ton enjoué :
  
  — Debout, fillette ! Il y a de la visite pour toi.
  
  Effectivement, deux hommes de taille athlétique entrèrent dans la pièce à la suite du gardien.
  
  Nicole se mit debout, examina ses visiteurs d’un œil sombre, en silence. Un des deux inconnus articula en brésilien :
  
  — Alors, mademoiselle Sarraut, on a eu le temps de réfléchir ?
  
  Nicole comprit que son interlocuteur, bien qu’il parlât le brésilien sans chercher ses mots, était un Américain. Elle ne répondit pas.
  
  L’autre reprit, vaguement sarcastique :
  
  — Je suppose que vous réalisez à quel point votre situation est grave ?
  
  Nicole ne broncha pas. L’Américain poursuivit sur le même ton :
  
  — En fait, votre sort est désormais entre vos mains. Si vous êtes intelligente et si vous acceptez de nous aider, nous irons peut-être jusqu’à vous rendre votre liberté. Vous êtes jeune, vous êtes jolie, la vie peut encore vous sourire… Sinon, vous resterez emprisonnée dans cette cave et vous ne reverrez plus jamais la lumière du ciel.
  
  L’Américain fit une pause. Ensuite, d’une voix plus dégagée, il continua :
  
  — Avant de vous donner une idée de ce qui nous intéresse, je vous signale que nous avons déjà pas mal d’informations à votre sujet. Nous savons que vous avez été formée à La Havane et que vous faites partie de la section étrangère du F.P.L.N.
  
  — Il n’y a rien d’autre à savoir à mon sujet, maugréa-t-elle sourdement. Qui êtes-vous ? De quel droit me séquestrez-vous ?
  
  — Ne renversez pas les rôles. Les questions, c’est moi qui les pose. Vous pensez bien que notre curiosité dépasse votre petite personne. Nous voulons connaître le lieu où se cache votre chef, Manuel Ribeiro, et nous voulons également connaître le nom et l’adresse de vos camarades. Notamment de ceux qui ont participé à l’affaire de la rue Pinto.
  
  — Je ne connais pas le domicile de Ribeiro. Quant à mes camarades, tout ce que je sais d’eux, c’est leur nom de guerre.
  
  — Citez-moi les noms de ceux qui ont exécuté le raid sur la firme de la rue Pinto.
  
  — Je ne sais pas de quoi vous parlez. Je n’ai jamais eu connaissance d’un raid et je ne savais même pas qu’il y avait une rue Pinto à Rio.
  
  Jeffers, le visage durci, s’avança vers la prisonnière.
  
  Brusquement, il l’a gifla et sa rude main laissa des marques rouges sur la joue de la jeune fille. Il gronda, menaçant :
  
  — Si vous m’y obligez, je vais vous rafraîchir la mémoire.
  
  Il la gifla de nouveau, avec la même violence.
  
  Nicole, la tête, en feu, les dents serrées, siffla d’une voix méprisante.
  
  — Brute ! Frapper une fille sans défense, c’est tout à fait dans vos cordes, n’est-ce pas ? Vous êtes bien à l’image de votre pays ! Vous êtes forts quand vous vous attaquez aux pauvres, aux opprimés. Comme au Viêt Nam. Mais devant les Russes, vous filez doux.
  
  L’espace d’une seconde, Jeffers resta pantois. Mais il récupéra très vite son self-control et il haussa les épaules en marmonnant :
  
  — Les gens vraiment courageux, ce sont vos petits camarades, hein ? Ils assassinent de sang-froid leurs adversaires politiques et même des innocents. Mais ne vous faites pas d’illusions. Ce n’est pas parce que vous êtes une jeune fille que j’aurai pitié de vous. Pour moi, vous êtes un adversaire, un point c’est tout, il la regarda droit dans les yeux.
  
  — Je sais ce qu’on vous a enseigné à Cuba, et je vous appliquerai vos propres méthodes. La fin justifie les moyens. Ou bien vous marcherez avec nous, ou bien vous serez écrasée sans pitié. Pensez-y ! je reviendrai vous voir demain.
  
  Jeffers et Chester revinrent le lendemain, puis le surlendemain.
  
  Nicole fut battue, déshabillée et fouettée, mais elle ne dérogea pas à la règle qu’elle avait décidé d’adopter. Elle ne niait pas son appartenance à la section étrangère du F.P.L.N., mais elle affirmait ne rien savoir du raid sur la firme de la rue Pinto.
  
  Coplan était tenu au courant des réactions de sa jeune compatriote par l’entremise de France Langon qui rencontrait quotidiennement Carlos Largas dans les environs de la maison où celui-ci habitait provisoirement et aussi par ses entrevues avec Jeffers.
  
  L’Américain était d’ailleurs pessimiste.
  
  — À mon avis, disait-il, elle ne se mettra pas à table. Je connais cette sorte de filles. Plus on les malmène ; plus elles s’obstinent dans leur refus. Ce sont des orgueilleuses et elles éprouvent une espèce de jouissance à se considérer comme des martyres. Les premières chrétiennes étaient de cette race, paraît-il. Elles désiraient la souffrance et la mort pour être fidèles à l’image qu’elles se faisaient d’elles-mêmes.
  
  Coplan, songeur, ne répondait rien. Il savait que son intervention serait un quitte ou double, aussi ne voulait-il pas agir trop précipitamment.
  
  Le vendredi, France annonça à Coplan que Mme Rochas, la vieille dame avec laquelle Nicole vivait à Rio, rue Marquesa de Santos, avait signalé à la police municipale la disparition de la jeune Française.
  
  Et, ce même jour, vers 21 heures, les agents de Jorge de Ranhao qui surveillaient le domicile de Mme Rochas virent apparaître Philippe Leroy.
  
  En effet, malgré les recommandations de Manuel Ribeiro, Philippe n’avait pu résister à la tentation d’aller lui-même à la rue Marquesa de Santos pour questionner Mme Rochas au sujet de son amie.
  
  Cette visite, que les policiers attendaient, leur permit de découvrir la nouvelle adresse de Philippe.
  
  Enfin, le samedi après-midi, après avoir pris des arrangements avec Carlos Largas, Coplan alla voir Nicole.
  
  Comme convenu, Carlos laissa la lanterne sur la table et se retira.
  
  Nicole, debout dans le fond de la cave, regarda en silence le visiteur inconnu. Physiquement, elle paraissait abattue. Les traits défaits, le visage blême encore marqué par les corrections que Jeffers et Chester lui avaient infligées, les vêtements poussiéreux et chiffonnés, elle n’était pas à son avantage. Seuls ses yeux sombres révélaient son énergie spirituelle.
  
  Coplan murmura, en français :
  
  — Asseyez-vous… Maintenant que je vous ai retrouvée, nous ne sommes plus pressés. Mais je vous assure que vous m’avez compliqué l’existence.
  
  — Merci, je préfère rester debout. Qui êtes-vous ? Vous êtes français ?
  
  — Mon nom ne vous dirait rien. Oui, je suis français. Et j’arrive de Paris. Pour ne rien vous cacher, c’est pour vous que je me suis tapé ce voyage.
  
  Nicole, les sourcils froncés, scrutait intensément son interlocuteur. Visiblement, elle ne comprenait pas la situation. Elle maugréa :
  
  — Vous êtes venu tout exprès au Brésil pour moi ?
  
  — Oui.
  
  — Mais pourquoi ? Et à quel titre ?
  
  — Disons que je suis un fonctionnaire déguisé en touriste.
  
  — Je vois. Vous êtes un agent spécial et c’est mon père qui est derrière cette histoire, est-ce que je me trompe ?
  
  Oui et non. En réalité, je suis chargé d’une mission qui concerne surtout le gouvernement français. La requête de votre père a pesé dans la balance, bien sûr, mais pas d’une façon déterminante.
  
  — Il n’y a sûrement rien de commun entre le gouvernement français et moi, persifla-t-elle, vindicative.
  
  — Erreur. Indirectement, vous êtes dans le coup. Le Brésil est devenu un gros client de l’industrie française.
  
  — Et alors ?
  
  Mon rôle consiste à vous empêcher de commettre des sottises politiques dont les conséquences seraient désastreuses… Une nouvelle affaire Régis Debray nous coûterait trop cher, si vous voyez ce que je veux dire. Mais, sur ce point-là, je suis pleinement rassuré. Les Américains qui vous ont kidnappée ne vous relâcheront pas facilement.
  
  — Comment m’avez-vous retrouvée ?
  
  — Un coup de chance. Des renseignements qui ont filtré.
  
  — Évidemment, les renseignements, ça nous connaît.
  
  Coplan sortit son paquet de Gitanes.
  
  — Vous fumez ?
  
  Non, merci.
  
  — Vous ne voulez vraiment pas vous asseoir ?
  
  Non, je suis couchée toute la journée, ça me suffit.
  
  — Comme vous voudrez… Entre nous, les Américains vous ont-ils torturée ?
  
  Non. Ils m’ont battue, mais ils ne m’ont pas torturée.
  
  — Ils ne vous portent pas dans leur cœur, vous vous en doutez ?
  
  C’est réciproque.
  
  Oui, naturellement, acquiesça Coplan avec un vague sourire. Mais vous, c’est pour des motifs politiques que vous ne les aimez pas. Leurs griefs sont moins abstraits.
  
  — À quel point de vue ?
  
  Coplan ne répondit pas. Baissant les yeux, il contempla d’un œil absent le bout incandescent de sa cigarette. Puis, à mi-voix :
  
  — J’espère que vous n’avez rien avoué ?
  
  — Je n’ai rien à avouer. Ils savent que je suis allée en stage de formation à La Havane et que je suis venue, à Rio pour militer dans la section étrangère du F P L N je ne vois pas ce que je pourrais leur apprendre de plus.
  
  Je pensais à l’affaire de la rue Pinto.
  
  — L’affaire de la rue Pinto, l’affaire de la rue Pinto grinça-t-elle, hargneuse et excédée. Les Américains n’arrêtent pas de me harceler à ce sujet, mais je ne sais pas de quoi il s’agit. Je n’ai jamais entendu parler de cette affaire et je ne sais même pas où se trouva la rue Pinto.
  
  Coplan opina en silence, le visage fermé. Puis, sur un ton pénétré :
  
  — Très bien. C’est le meilleur système de défense que vous puissiez adopter. Surtout, tenez bon. Ils ne pourront jamais prouver que vous avez participé à ce raid.
  
  — Quel raid ? fit-elle, nullement dupe du piège qui lui était tendu.
  
  Coplan eut de nouveau son sourire indéfinissable.
  
  — Ma chère enfant, murmura-t-il avec bonhomie, que vous ayez fait partie ou non du commando qui a attaqué le Q.G. de la C.I.A. à Rio, je m’en balance. Seulement, minute je ne suis pas Américain, moi. Si vous croyez que vous allez me posséder, vous êtes mal partie je suis bien placé pour savoir que Philippe Leroy vous a raconté jusque dans les moindres détails ce qui s’est passé lors de l’attaque de l’Interamerica Inquiry Office. Et aussi les incidents qui ont marqué la liquidation du vieux Angelo Meneira. Alors, pas de blague, hein ? Gardez vos salades pour l’exportation.
  
  Nicole crut qu’elle allait flancher. Un vertige l’obligea à fermer les yeux. Coplan marmonna :
  
  — Bon, ne vous frappez pas. Mes paroles sont peut-être un peu brutales, mais au moins, vous savez à quoi vous en tenir.
  
  Nicole se rendait compte qu’elle aurait dû bluffer, riposter, dire n’importe quoi pour dissimuler son désarroi, mais elle était absolument incapable de prononcer un mot. Un vide s’était produit en elle, son cerveau avait cessé de fonctionner.
  
  Coplan reprit :
  
  — Passons l’éponge. Oubliez ce que je viens de vous dire. Moi, je vous le répète, les histoires de la C.I.A. et de la DOPS ne me concernent pas. Comme membre du F.P.L.N., vous avez bien assez de monde à vos trousses. Je n’ai pas l’intention de me joindre à la meute.
  
  Il expira un nuage de fumée, jeta sa cigarette au sol et l’écrasa sous sa semelle, lentement. Il voulait laisser souffler la jeune fille.
  
  Quand il vit qu’elle avait repris le contrôle de ses nerfs, il émit d’un air presque amusé :
  
  — Dans un sens, ma tâche est beaucoup plus difficile. Plus farfelue aussi.
  
  Ironique, il lui désigna la chaise.
  
  — Asseyez-vous. Vous allez encore avoir un choc.
  
  Elle obtempéra, de plus en plus désemparée. Il la considéra en silence, puis, souriant, il dit en détachant ses mots :
  
  — Je vais essayer de vous convertir, vous vous rendez compte !
  
  — Me convertir ? fit-elle bêtement.
  
  — Oui, vous faire changer d’idée sur le plan politique. Très exactement, ce qu’on appelle une conversion : vous amenez à revoir vos positions, vos convictions, votre vision des choses. Je veux vous sortir de ce pétrin ou vous vous êtes mise et je n’ai pas d’autre moyen à ma disposition.
  
  — Vous êtes complètement fou, dit-elle d’une voix blanche. Ou alors, c’est du sadisme. Vous savez très bien que je ne renierai jamais mon idéal.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Coplan s’approcha de la table, intensifia légèrement la puissance de la lanterne. Puis, déambulant d’un air méditatif dans la pièce, il dit d’une voix calme, posée :
  
  — Votre idéal, nous en reparlerons tout à l’heure, si vous y tenez. Il faut d’abord que je vous explique d’une façon claire et précise votre situation et ma position à votre égard. Je ne suis pas partisan des solutions provisoires ni des expédients. Si je ne réussis pas à vous convaincre que vous vous êtes engagée sur une voie sans issue et que vous devez redresser la barre pour prendre un nouveau départ, je serai obligé de vous abandonner à votre sort. Dites-vous bien que je suis votre dernière chance, et que ce n’est pas une figure de style. Les Américains ne vous relâcheront jamais, je vous le répète. Et la preuve, c’est qu’ils se sont montrés à vous à visage découvert. Puisque vous avez été initiée à la lutte clandestine, vous devez savoir ce que cela signifie.
  
  Il fit une courte pause avant d’enchaîner.
  
  — En revanche, si vous reconnaissez votre erreur, si vous faites amende honorable, si vous prenez l’engagement sincère, honnête et loyal d’adopter désormais une autre ligne de conduite, je me porterai garant, personnellement, de votre comportement futur et j’obtiendrai votre libération. Nous rentrerons ensemble en France et votre père prendra soin de vous. S’il le faut, il vous aidera à changer de nom pour éviter les représailles. Voilà le contrat que je vous propose.
  
  Elle haleta, oppressée :
  
  — En somme, pour la première fois que mon père se soucie de moi, c’est encore par calcul, par égoïsme ? Il vous a chargé de récupérer sa brebis galeuse, car il a peur. Il a peur d’un scandale qui éclabousserait son nom et son honneur d’officier.
  
  — Ne parlons pas de votre père, glissa Coplan.
  
  Puis, se reprenant :
  
  — Ou plutôt, si, parlons-en je ne le connaissais pas avant d’accepter la mission qui m’a amené ici. Je l’ai donc rencontré et nous avons eu une longue conversation. Soit dit en passant, c’est fou ce que vous lui ressemblez. Vous avez les mêmes qualités et les mêmes défauts que lui… Orgueilleux, scrupuleux, assoiffé d’absolu et de pureté, cachant sa sensibilité sous un masque hargneux et austère. Au lieu de le renier, vous feriez mieux de vous examiner.
  
  — Il ne s’est jamais occupé de moi.
  
  — C’est possible. Mais vous êtes encore jeune et l’avenir, s’il y en a un pour vous, vous fera réviser votre jugement. Ce n’est pas à vingt ans qu’on peut comprendre ce qui se passe dans le cœur d’un homme, dans le cœur d’un père.
  
  — N’essayez pas de me prendre par les sentiments, c’est inutile.
  
  — Je m’en doute bien. Je voulais simplement rectifier une erreur. Ce n’est pas par crainte d’un scandale que votre père est intervenu puisque, de toute manière, il n’y aura pas de scandale. Mais votre père vous aime, croyez-le ou non. Il n’est évidemment pas d’accord avec les idées politiques que vous professez, mais ça, c’est une autre histoire.
  
  — Il n’est même pas capable de comprendre que mon idéal n’est pas un idéal politique, mais un choix spirituel.
  
  — Comme choix spirituel, ça me paraît discutable.
  
  Si Jésus revenait, il ne serait sûrement pas dans le camp des capitalistes, des dictateurs, des militaires et des flics !
  
  Coplan ne put réprimer un geste de mauvaise humeur. S’avançant vers la jeune fille, il se pencha vers elle.
  
  — Regardez-moi dans les yeux, articula-t-il. Oserez-vous soutenir que Jésus s’armerait d’un pistolet automatique pour assassiner trois fonctionnaires de Washington ou un ambassadeur ?
  
  Nicole se troubla. Coplan avait touché un point sensible. Elle baissa les yeux, les lèvres tremblantes, ne répondit pas.
  
  Coplan reprit, assez durement :
  
  — Votre choix spirituel est faux. Et vous le savez ! Mais vous n’osez pas vous l’avouer. À la rigueur, j’admets la position d’un Manuel Ribeiro. C’est un ambitieux et il mène la guérilla dans l’espoir de devenir un dirigeant de son pays. Mais vous ? Ouvrez les yeux, que diable ! Vous ne voyez donc pas que vous faites le jeu de vos adversaires ? Si les dictateurs l’osaient, ils vous payeraient pour faire ce que vous faites. Vous êtes leur alibi, leur justification. À vos crimes et à vos violences, ils s’estiment en droit de répondre par le crime et par la violence. À ce jeu-là, ils gagnent à tous les coups. C’est le cycle infernal et vous y tenez brillamment votre partie.
  
  Des larmes se mirent à couler sur les joues de la jeune fille.
  
  — Je n’ai jamais prôné la violence, balbutia-t-elle. Mais les pauvres n’ont pas d’autre issue.
  
  — Balivernes ! Au Chili, la gauche a pris le pouvoir sans tuer ses adversaires politiques.
  
  — Je ne me résignerai jamais à n’être qu’un pion passif dans une société de consommation pourrie. J’ai besoin de savoir pourquoi je vis.
  
  Copias se remit à déambuler. Après un silence, il articula sur un ton acerbe :
  
  — Mais pour qui vous prenez-vous, mademoiselle Sarraut ?
  
  Elle leva la tête, posa sur son interlocuteur un regard brouille de pleurs.
  
  — Que voulez-vous dire ? fit-elle d’une petite voix.
  
  — Vous avez besoin d’un idéal, vous avez besoin de savoir pourquoi vous vivez, et quoi encore ? Vous vous prenez pour un être à part, pour une émanation des dieux ? Mais nous en sommes tous là, figurez-vous ! Toutes les créatures qui vivent sur cette terre se demandent pourquoi elles vivent ! Et comme la question reste sans réponse, elles en prennent leur parti et elles acceptent avec humilité cette loi cruelle de la condition humaine. Elles ne se croient pas autorisées pour autant à aller tuer leur prochain.
  
  Il haussa les épaules. Puis, moins âpre :
  
  — Après tout, ce n’est pas la faute des capitalistes si Dieu ne répond pas à vos interrogations métaphysiques ! Je n’ai rien contre la contestation, remarquez. Théodore Roszak a sans doute raison quand il accorde une certaine valeur aux hippies qui proclament : faites l’amour, pas la guerre. Ils ne tuent personne, eux.
  
  Nicole était sidérée.
  
  Vous avez lu Roszak, vous (9) ?
  
  — Ben, pourquoi pas ? Est-ce défendu ?
  
  — Les flics qui lisent Roszak ne doivent pas courir les rues.
  
  — Merci pour le compliment. Quand on me traite de flic, je suis plutôt fier. II faut de l’estomac pour se faire défenseur de l’ordre dans un monde déboussolé comme le nôtre.
  
  — Pour vous, les révolutionnaires sont des salauds, naturellement ?
  
  — Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. J’ai horreur des généralités. Ce qui m’intéresse, présentement, c’est le cas d’une jeune fille qui s’appelle Nicole Sarraut. Je veux lui ouvrir les yeux, tout bonnement. Je n’ai aucun intérêt personnel dans cette affaire.
  
  — Si ! rétorqua-t-elle. Vous êtes un bourgeois et vous défendez l’ordre bourgeois.
  
  — Je ne défends rien du tout. Je veux vous montrer que vous avez bâti votre vie sur des préjugés, sur des slogans et sur du bourrage de crâne. Vous valez mieux que cela. Votre père me l’a dit et je crois qu’il a raison.
  
  — Laissez-moi tranquille. Vous me fatiguez et vous perdez votre temps. Je ne trahirai jamais mes camarades de combat.
  
  — On ne vous demande pas de trahir vos camarades. Philippe Leroy, Tonio Cattaro, Vasco Bassa et compagnie, c’est le goût de la bagarre qui les anime, le besoin de détruire. Quant aux deux jeunes Coréens, ils ont été endoctrinés par leur gouvernement, c’est encore autre chose. Et je ne parle pas de Bachir Haddan, puisqu’il est mort au champ d’honneur. Mais, d’une façon générale, vous êtes tous des pantins dont on tire les ficelles. Car la vérité, c’est cela : derrière Manuel Ribeiro, il y a un capitaliste qui donne le fric et les armes en attendant de récolter les intérêts de son investissement. Ce politicien-là, ce qu’il veut, c’est le pouvoir, l’assiette au beurre.
  
  — Vous êtes ignoble.
  
  — C’est la vérité qui est ignoble, pas moi.
  
  — Allez-vous-en, je vous en supplie.
  
  — Parfait… Je reviendrai après-demain et vous me donnerez votre réponse.
  
  — Ne vous dérangez pas. Ma réponse est non. Et je ne changerai pas d’avis, car la mort ne m’effraie pas.
  
  — J’espère que vous ne pensez pas ce que vous venez de dire ? Je serais désolé d’emporter de vous une image qui ne vous va pas. Ce sont les lâches qui choisissent la mort. Vivre est plus difficile. Et reconnaître ses erreurs, c’est ça le véritable courage.
  
  Quand elle se retrouva seule dans l’obscurité de son cachot, Nicole se laissa tomber à plat ventre sur sa paillasse. Épuisée, elle se mit à sangloter.
  
  Un désespoir indicible s’était abattu sur elle. Ce qui la crucifiait par-dessus tout, c’était de sentir, dans son for intérieur, que l’inconnu qui venait de partir avait raison. Tout ce qu’il avait dit était vrai. Qui était-il ? D’où tenait-il ce pouvoir effroyable de lire dans la conscience d’autrui ? Elle entendait encore sa voix impérieuse qui martelait : « Votre choix spirituel est faux. Et vous le savez. Mais vous n’osez pas vous l’avouer. »
  
  Huit jours à peine après son arrivée au camp d’entraînement de La Havane, elle avait compris qu’elle s’était trompée. Ces garçons et ces filles qui apprenaient à tuer au nom de la révolution agissaient presque tous par ressentiment. Incapables de s’intégrer à la société, ils voulaient la détruire pour se venger. Ils parlaient de la mort des autres comme si la vie n’avait plus aucune valeur. Aucun des camarades qu’elle avait rencontrés là-bas ne se souciait des âmes. Même les prêtres avec lesquels elle avait pu bavarder avaient perdu la notion du caractère sacré de l’être humain.
  
  Jésus n’avait jamais répondu à l’injustice par la violence. Même ses bourreaux, il ne les maudissait pas. Même Judas, qui l’avait trahi, il l’appelait son frère. On était loin de la tuerie de la rue Pinto et de l’exécution du vieux Meneira.
  
  En pensant à ces assassinats, Nicole se souvint avec acuité des révélations surprenantes que l’inconnu lui avait faites.
  
  Elle se leva, alla s’asseoir sur la chaise. Les yeux grands ouverts dans le noir, elle essaya de se rappeler le plus fidèlement possible les paroles que l’agent secret de Paris avait prononcées au sujet de la section. Il avait cité les noms de Philippe, de Tonio et de Vasco Bassa, il avait fait allusion à Chung Yoon et à Mynn Shin. Il était au courant de la mort de Bachir Haddan. Il avait évoqué le raid de la rue Pinto et la liquidation de Meneira. Il savait également que Philippe la tenait au courant de tout.
  
  « J’en avais le pressentiment, songea-t-elle, atterrée. Je l’avais même dit à Philippe. Nous sommes des naïfs. »
  
  Prostrée, elle demeura longtemps immobile sur la chaise, l’âme et le cœur ravagés de découragement. Elle avait de nouveau l’impression de s’enfoncer inexorablement dans un marécage dont les eaux boueuses allaient la submerger, l’anéantir, tout était perdu. Pour elle et pour les autres. Tout ce qui se passait dans la section était connu des flics. Et ceux-ci n’attendaient sans doute que le moment favorable pour refermer la nasse.
  
  La mort de Bachir Haddan ne s’expliquait que trop bien. Ce n’était pas par hasard que les policiers avaient surgi à Santa Teresa !
  
  « Si seulement je pouvais les prévenir », se dit-elle.
  
  Vaincue par la fatigue, le dos brûlant, elle retourna s’allonger sur la paillasse.
  
  Maintenant, cette idée l’obsédait : prévenir Philippe.
  
  Ce serait le dernier service qu’elle rendrait à la section. Car, sur ce point-là, sa décision était prise : elle ne voulait plus faire partie du F.P.L.N. L’agent secret français l’avait mise au défi de reconnaître son erreur. Eh bien, il s’était trompé. Elle aurait le courage de ses opinions.
  
  Pas question de confesser son erreur aux flics, bien entendu. C’est à Philippe qu’elle expliquerait son cas de conscience.
  
  Restait à sortir de cette prison.
  
  Les nerfs tendus, elle prononça tout bas, pour elle-même :
  
  — Ce n’est pas irréalisable. Ma petite Nicole, à toi de jouer.
  
  *
  
  * *
  
  Après sa longue conversation avec Nicole, Coplan avait pris un taxi pour se rendre – comme convenu – chez France Langon.
  
  Il fut frappé (assez désagréablement, étant donné sa propre humeur plutôt morose) par l’entrain et l’enjouement de son amie. Il lui en fit d’ailleurs la remarque.
  
  Elle répondit, presque goguenarde :
  
  — Oui, je me sens en pleine forme. Il y a de quoi ! Les nouvelles sont sensationnelles. Tout le monde a le moral en flèche, tu peux me croire.
  
  — Raconte.
  
  Elle eut un rire juvénile.
  
  — En fin de compte, lança-t-elle, c’est à nous que ton plan profite. Philippe Leroy a contacté Manuel Ribeiro et les deux hommes sont allés ensemble chez un de leurs complices, à la rue Santa Clara. Jorge jubile. Il est convaincu que la piste est bonne.
  
  — Eh bien, tant mieux. Au moins, je ne serai pas venu pour rien à Rio.
  
  — Et ton entrevue avec Nicole ? Tu n’as pas l’air de pavoiser, entre nous soit dit.
  
  — C’est loupé, avoua-t-il.
  
  Il se laissa tomber dans un fauteuil, alluma une Gitane. France alla chercher des verres et une bouteille de whisky.
  
  — Je t’écoute, fit-elle en remplissant les verres.
  
  — En fait, il n’y a pas grand-chose à raconter. Je l’ai secouée, j’en suis sûr. Mais j’ai tout de suite compris qu’elle ne marcherait pas. C’est plus fort qu’elle. Ces gens-là, c’est le contraire du roseau : ils ne plient pas, ils se cassent. Elle fera n’importe quoi, sauf capituler.
  
  — Tu lui as dit qu’elle se condamnait à mort ?
  
  — Je crois que c’est ce qu’elle souhaite. Et plus encore après les vérités que je lui ai servies. Car elle a peut-être été dupe d’elle-même au début de son adhésion au castrisme, mais elle ne l’est plus maintenant. Et comme cet idéal était en quelque sorte la bouée de sauvetage de sa vie désaxée, elle n’a plus d’autre issue que la mort.
  
  — Tant pis pour elle, non ? Elle a misé sur le mauvais cheval, elle a perdu.
  
  — Eh oui, hélas ! Et je ne vois pas de solution de rechange.
  
  — Tu comptes la revoir ?
  
  — Oui, après-demain. Par acquit de conscience.
  
  — Sait-on jamais ? Les femmes sont versatiles. Elles passent facilement du blanc ou noir, et sans se troubler.
  
  Coplan esquissa une moue sceptique. France, un léger sourire aux lèvres, susurra :
  
  — Il te reste l’arme absolue, François. Lui faire le coup de la séduction.
  
  — Je ne me sens guère inspiré.
  
  — Par devoir, François. Pour faire plaisir au Vieux. Tu ne me feras jamais croire qu’une gamine comme Nicole, dans la situation où elle se trouve, abandonnée de tous et misérable, pourrait te résister si tu mettais le paquet. Le stratagème du coup de foudre, du grand amour… C’est efficace.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  — Ce serait trop moche, laissa-t-il tomber.
  
  Le lendemain matin, quand Carlos Largas alla voir sa jeune prisonnière pour du café et du pain, il la trouva la paillasse, les traits creusés, les yeux mornes.
  
  — Allez, petite Sandra, debout ! lui jeta-t-il sur un ton amical.
  
  — Je n’ai ni faim ni soif, prononça-t-elle.
  
  — Ta, ta, ta, bougonna-t-il. Il ne faut pas faire la grève de la faim.
  
  — J’ai envie de mourir, Carlos, dit-elle sombrement.
  
  — Vous êtes folle ? protesta-t-il, la vouvoyant soudain. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Qu’est-ce que je devrais dire, moi ? Avec mes poumons troués ! Est-ce que je me laisse aller ?
  
  — Vous avez l’avenir pour vous, ce n’est pas la même chose. Moi, c’est foutu !
  
  — Allons, allons, un peu de cran, que diable. C’est la visite d’hier soir qui vous a sapé le moral à ce point-là ?
  
  — Oui.
  
  — Mais pourquoi ?
  
  — Ce type qui est venu a été très dur, très méchant. Comment s’appelle-t-il ? Je sais que c’est un Français, il me l’a dit.
  
  — Oui, c’est un Français, mais j’ignore son nom.
  
  — Depuis que je suis enfermée ici, vous êtes le seul être humain qui se soit montré bon et charitable avec moi.
  
  Carlos hésita une fraction de seconde.
  
  — Venez boire votre café, petite Sandra, murmura-t-il en augmentant l’intensité de la lampe.
  
  Non.
  
  Il s’approcha de la paillasse, s’y assit.
  
  — Ne soyez pas têtue, petite Sandra, souffla-t-il en lui caressant les cheveux.
  
  Elle se jeta brusquement contre lui et se mit à sangloter.
  
  — Allons, allons, marmonna-t-il en l’enlaçant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Les lèvres sèches, les yeux brillants, il se mit à lui pétrir doucement les bras.
  
  Pleurant comme une enfant dans les bras de Carlos Largas, Nicole se laissa caresser pendant plusieurs longues minutes. Mais quand la main moite de l’homme, se faisant plus entreprenante, palpa son genou, s’insinua sournoisement entre ses jambes en remontant sous sa jupe, ce fut plus fort qu’elle. Une brusque contraction la raidit et, les nerfs bandés, elle serra les cuisses, bloquant la main qui voulait poursuivre son exploration.
  
  — Carlos, je vous en supplie, hoqueta-t-elle.
  
  Il ne bougea plus, le souffle court, se contentant de savourer le contact de cette jeune poitrine si féminine contre son torse et la peau douce de la cuisse qu’il avait dans sa paume.
  
  Privé depuis des semaines et des semaines de ces plaisirs sexuels dont il était particulièrement friand, il dut faire un effort pour se maîtriser. Un désir furieux, presque douloureux, lui corrodait les entrailles. Mais il fut assez lucide pour ne pas insister. Ce n’était pas la bonne façon, et ce n’était pas le moment. Mais il avait son idée.
  
  — Allons, viens, petite caille, dit-il affectueusement.
  
  Il se releva, l’obligea à se mettre debout, la conduisit jusqu’à la chaise, lui versa du café dans le bol de porcelaine qu’il avait déposé sur la table.
  
  Docile, résignée, elle vida à petites gorgées le bol de café chaud. Mais elle fut incapable de manger.
  
  Il la contempla d’un œil rêveur, et il murmura :
  
  — Qu’est-ce qui te ferait plaisir, petite Sandra ? Comme c’est dimanche, je ne dois pas aller à la visite médicale et j’aurai le temps de te préparer quelque chose de bon pour ce soir.
  
  — Te n’ai pas faim.
  
  — Dis-moi ce qui te plairait.
  
  — Tu es gentil, Carlos, mais ne te soucie pas de moi. Je n’aurai pas faim ce soir non plus.
  
  — Tu verras, tu changeras d’avis.
  
  La journée s’étira, interminable. Nicole, les nerfs à vif, passa des heures à tourner dans sa prison comme une bête dans sa cage.
  
  Maintenant que sa décision était prise, elle avait hâte d’agir. Mais elle avait le trac, car elle se méfiait d’elle-même. Malgré toute sa détermination, elle n’était pas sûre de pouvoir surmonter sa répulsion.
  
  Pourtant, il le fallait.
  
  « Il faut que je réussisse, se répétait-elle avec obstination. Le facteur ne sonnera pas deux fois. »
  
  Vers la fin de l’après-midi, elle entendit, au rez-de-chaussée, plusieurs allées et venues. Et même les échos assourdis de longues conversations. Mais aucun des visiteurs de Carlos ne descendit au sous-sol pour voir la prisonnière.
  
  Il était plus tard que d’habitude quand le gardien, muni de sa lanterne, fit son apparition. Il souriait. Et Nicole s’aperçut qu’il avait soigné sa tenue. Rasé de frais, les cheveux enduits de lotion et peignés avec soin, il avait enfilé un pantalon propre et un polo blanc immaculé.
  
  Il n’avait pas apporté, comme les autres jours, le couvert pour le dîner.
  
  Sans déposer sa lanterne sur la table, il prononça sur un ton à la fois mystérieux et affectueux :
  
  — Je t’ai réservé une petite surprise. Je veux que tu oublies ton vilain cafard… Viens, je t’invite chez moi. Ce n’est pas tous les jours dimanche…
  
  Il lui prit la main.
  
  Il la conduisit au rez-de-chaussée, puis au premier étage, dans une chambre carrée, sommairement meublée, d’une propreté douteuse, mais bien éclairée par une ampoule électrique recouverte d’un abat-jour en métal émaillé.
  
  Nicole, éblouie par la lumière, dut mettre sa main devant ses yeux. Après tant d’heures d’obscurité, la clarté lui faisait mal.
  
  Carlos murmura en éteignant sa lanterne :
  
  — C’est l’affaire de cinq ou dix minutes. De toute manière, nous ne sommes pas pressés. Personne ne viendra plus nous déranger ce soir et nous sommes tranquilles. Tiens, assieds-toi là, je vais te servir comme une princesse.
  
  La petite table rectangulaire, en bois blanc, avait été installée au milieu de la pièce. Une nappe en plastique la recouvrait.
  
  Carlos dressa la table. Puis, avec un clin d’œil amical, il déboucha une bouteille de vin rouge.
  
  — Rien de tel qu’un bon verre de vin pour se remonter le moral, plaisanta-t-il.
  
  Il remplit deux verres, en donna un à Nicole. Mais elle refusa de boire.
  
  — Pas maintenant, dit-elle. Je suis à jeun et je serais malade. Pendant le repas, peut-être.
  
  Il disparut dans la pièce contiguë et il se ramena avec une volaille dorée à point, odorante, appétissante. Ensuite, il alla chercher un plat de pommes chips réchauffées.
  
  — Oublie tes soucis, petite Sandra, lança-t-il. Régale-toi et ne pense pas à l’avenir. Il faut prendre la vie comme elle se présente. Avec du cran et du courage, tout est toujours possible. Quand le Français reviendra te voir, demain soir, il sera peut-être plus compréhensif, qui sait ?
  
  Il se mit à manger, et elle essaya d’en faire autant. Les premières bouchées qu’elle avala lui donnèrent la nausée. Elle avait l’estomac noué. Mais elle surmonta son dégoût et, progressivement, elle fit honneur au repas. Elle but également du vin, d’abord avec prudence, puis avec gourmandise.
  
  Carlos l’encourageait, la félicitait, la stimulait. Très enjoué, il buvait sec. Il se mit bientôt à raconter des histoires drôles, et même salaces.
  
  Nicole, un peu ivre, se dégela et, à plusieurs reprises, laissa fuser un rire inattendu, plein de jeunesse et d’insouciance.
  
  Carlos, les prunelles étincelantes, trouvait son invitée de plus en plus désirable. Du reste, il sentait que l’affaire était dans le sac.
  
  Après un dernier verre de vin, il se leva, s’étira.
  
  — On s’offre un petit dessert ? proposa-t-il en souriant.
  
  — Plus rien pour moi, dit-elle. J’ai la tête qui me tourne.
  
  — Eh bien, raison de plus ! renvoya-t-il, équivoque. Quand je parle d’un dessert, je me comprends… Viens là, petite caille…
  
  Il l’aida à se lever, la guida vers le lit-divan qui occupait un des coins de la chambre. Elle ne protesta pas, ne se déroba pas.
  
  Il ouvrit le lit.
  
  — Déshabille-toi, petite caille. Tu seras plus à l’aise.
  
  Elle obéit, les yeux mi-clos, pareille à une somnambule. Nue, elle s’allongea sur le lit.
  
  Il se déshabilla à son tour, sans hâte, sûr de lui, rangeant avec soin ses affaires sur une chaise. Il était très maigre. Et, dépouillé de ses vêtements, il paraissait encore plus grand. Déjà, son désir se manifestait avec une virile arrogance.
  
  Quand il se coucha près de Nicole pour la prendre dans ses bras, elle serra les dents pour refouler le hurlement qui montait de sa chair révoltée. Craignant qu’il ne s’aperçoive de ce qu’elle éprouvait, elle eut un geste d’amoureuse et elle noua ses deux mains dans la nuque de son partenaire.
  
  En tout état de cause, Carlos était déjà trop enfoncé dans sa propre délectation pour se rendre compte de ce qu’éprouvait sa proie.
  
  Le pire, c’était l’espèce de tendresse qui émanait de lui. Ce n’était pas une brute, et il était expert dans l’art de mettre les filles en condition. Contrôlant l’ardeur de son propre désir, il prodigua à ce joli corps abandonné à sa merci des flatteries précises et odieuses dont l’effet mécanique était irrésistible.
  
  Des soupirs s’échappèrent de la bouche enfin déclose de Nicole. Puis, à mesure que le plaisir sensuel irradiait dans sa chair, elle ne put s’empêcher de marquer par de brefs tressaillements les réactions de son être le plus intime aux morsures d’une volupté à la fois horrible et grisante.
  
  — Avoue que c’est bon, haleta-t-il, satisfait de constater qu’elle participait au jeu. C’est ça qu’il te fallait, petite caille. Tu n’auras plus le cafard, je te le dis, moi !
  
  Elle se cambra subitement et elle ferma les yeux. La ferveur turgescente de l’homme l’envahissait.
  
  De rage et de désespoir, elle enfonça ses ongles dans les épaules décharnées qui la surplombaient.
  
  Carlos, se méprenant, pensa que sa partenaire atteignait le paroxysme du plaisir. Il se déchaîna pour la rejoindre au sommet de l’extase et il poussa un rugissement rauque quand les digues se rompirent en lui sous la poussée des vagues tumultueuses de la jouissance.
  
  Le coup de fouet du plaisir déclencha sa toux sèche de pulmonaire, secouant son torse amaigri.
  
  Nicole, dévastée de honte et de colère en éprouvant au plus secret d’elle-même la délivrance brûlante de ce mâle en rut, s’arcbouta et, avec une violence prodigieuse, balança un coup de tête à la mâchoire de Carlos aveuglé par sa quinte de toux. Le choc fut d’une brutalité effroyable. Carlos, cueilli au moment précis où toute la tension de son corps se relâchait, fut assommé net. Il retomba comme une masse sur la femme qu’il venait de posséder.
  
  Nicole, étourdie par la douleur fulgurante qui avait éclaté dans sa tête, crut qu’elle allait défaillir, elle aussi. Des larmes avaient jailli de ses yeux. Mais la rage qui bouillonnait en elle la sauva. D’une poussée de ses deux mains, elle refoula l’homme dont le contact visqueux lui donnait envie de vomir. Elle se leva, saisit la bouteille vide qui se trouvait sur la table et, de toutes ses forces, frappa un coup terrible sur le crâne de son gardien.
  
  Carlos, qui gisait à plat ventre, n’eut aucune réaction. Alors, déchaînée comme une furie, des sanglots hystériques la faisant hoqueter, elle s’acharna sur sa victime, lui assenant des coups de bouteille sur l’occiput jusqu’à ce qu’elle entendît un craquement sinistre.
  
  Sûre de l’avoir tué, de lui avoir fait payer la souillure qu’elle venait de subir, elle jeta la bouteille sur le lit et elle resta là, immobile, hébétée, haletante, les yeux rivés sur ce grand corps maigre qui ne bougeait plus.
  
  Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’elle ne reprenne vraiment conscience de ce qui s’était passé, de ce qu’elle avait fait. Les yeux sombres, les dents soudées, elle commença à se rhabiller.
  
  « Il me faut de l’argent, pensa-t-elle. Si je veux retrouver Philippe, il me faut de l’argent. »
  
  Elle attrapa le pantalon de Carlos, fouilla les poches du vêtement. Elle extirpa de la poche-revolver un portefeuille en similicuir qu’elle ouvrit fébrilement. La première chose qu’elle vit, c’est une carte de police. Police municipale, district de Brasilia. Ainsi donc, c’était un flic !
  
  Elle aperçut des billets de banque, et elle décida d’emporter purement et simplement le portefeuille. Puis, anxieuse, elle recommença à fouiller dans l’espoir de trouver un trousseau de clés. Mais ses recherches furent vaines.
  
  Désemparée, elle promena un regard autour de la chambre silencieuse. En face du lit, contre le mur, il y avait une antique commode en acajou qui devait venir de chez un brocanteur. Elle marcha vers le meuble, ouvrit le premier tiroir. Un pistolet de gros calibre, de marque allemande, apparut à sa vue. Elle s’en empara.
  
  L’arme était chargée, c’était une bonne prise.
  
  « Maintenant, ils ne m’auront plus ! », grinça-t-elle entre ses dents.
  
  Elle déposa le pistolet sur la table, reprit sa perquisition.
  
  Elle eut beau vider complètement les quatre tiroirs de la vieille commode, elle ne trouva pas la moindre clé.
  
  Elle passa dans la pièce voisine, l’inspecta fébrilement. Rien.
  
  C’était trop bête ! Où donc ce maudit flic avait-il caché ses clés ?
  
  Elle ramassa le portefeuille, saisit le pistolet et descendit au rez-de-chaussée. La porte qui donnait sur la rue était fermée, naturellement.
  
  Elle se retourna, vit un couloir qui partait vers la gauche, fit de la lumière avant de s’y engager. Elle déboucha dans un local où des rayonnages crasseux garnissaient les murs. Une lourde odeur de moisi mêlée à de vagues relents de saumure planait sous le plafond grisâtre.
  
  « Une ancienne boutique, se dit-elle en voyant la vitrine que protégeait le volet mécanique baissé. C’est ma seule chance de salut. »
  
  Elle déposa sur le sol le portefeuille et le pistolet, traversa la pièce pour se diriger vers la porte vitrée que les clients, jadis ou naguère, franchissaient pour pénétrer dans le magasin.
  
  Miracle ! Ils avaient pensé à tout, sauf à cette porte ! Elle s’ouvrit avec un léger grincement quand Nicole actionna la poignée de cuivre.
  
  Restait le rideau de fer. Mais la manivelle qui le commandait était là, plantée dans le mur, fixée à l’embout d’acier qui, en tournant, mettait le mécanisme en branle.
  
  Nicole actionna la manivelle, et le volet de fer remonta. Libre !
  
  L’air chaud de la nuit lui caressa le visage.
  
  Dehors, la rue était étrangement déserte. Vers la droite, les ténèbres nocturnes étaient plus denses que partout ailleurs.
  
  Nicole alla ramasser le portefeuille et le pistolet, éteignit la lumière, sortit, prit sur la gauche. Et, brusquement, mue par une impulsion irrésistible, elle se mit à courir dans la nuit noire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Crista Silva était une superbe fille de vingt-quatre ans, grande, à la peau très noire, au visage d’idole, aux cheveux crépus, aux yeux doux et candides, au sourire éblouissant.
  
  Quand elle rentra chez elle, à une heure du matin, elle fut étonnée et déçue de ne pas trouver Philippe.
  
  Un vrai chat sauvage, ce garçon. Toujours à traîner dehors, même la nuit. Et avec ça, mystérieux, secret, impénétrable.
  
  Heureusement, il finissait toujours par rentrer au bercail.
  
  Crista se déshabilla complètement, s’admira dans le haut miroir de la chambre à coucher. Elle se savait belle. Même sa peau noire lui allait bien ! Ses seins étaient gros, mais fermes, sa croupe rebondie excitait les hommes, ses longues cuisses d’ébène étaient douces, polies, agréables à caresser.
  
  La journée de travail avait été dure, mais c’était pareil tous les dimanches. Et, comme tous les dimanches, les clients s’étaient montrés particulièrement salauds. On lui avait pincé les fesses une bonne dizaine de fois. Un type, un touriste américain, lui avait même carrément passé la main sous la jupe en lui proposant 50 dollars pour coucher.
  
  Elle l’aurait giflé, ce sale pochard. Mais c’était interdit. Le patron du snack était impitoyable sur ce chapitre. Les serveuses devaient se dérober en souriant, ne jamais froisser un client.
  
  Crista enfila un déshabillé rose, fit le tour de son appartement d’un air satisfait, prépara une bouteille de whisky et deux verres, alla ouvrir le lit dans la chambre à coucher.
  
  Depuis qu’elle s’était installée dans ce nouvel appartement, elle se sentait beaucoup plus heureuse. C’était confortable, luxueux, et Philippe payait le loyer.
  
  Elle prit place sur le canapé du living, ramena ses jambes sous elle, se mit à réfléchir.
  
  À quelle heure Philippe allait-il rentrer ? Que pouvait-il bien faire à des heures pareilles ? Avait-il d’autres filles à Rio ?
  
  Non, sûrement pas. Un homme qui cavale est fatigué quand il revient à sa maison. Ce n’était pas le cas de Philippe, Dieu merci ! Il était toujours prêt à faire l’amour et il y allait drôlement.
  
  Crista, qui avait déjà eu plusieurs amants, n’avait jamais été comblée comme elle l’était depuis qu’elle s’était mise avec Philippe. En plus de ça, il était beau. Et Français !
  
  La seule ombre au tableau, c’était son air sombre et soucieux depuis deux ou trois jours. Il devait avoir des ennuis, c’était sûr, mais il refusait d’en parler.
  
  Effectivement, quand Philippe fit son apparition, vers 2 heures moins le quart, il arborait de nouveau une mine renfrognée, préoccupée.
  
  Crista se jeta dans ses bras, lui fit des agaceries d’amoureuse, mais sans parvenir à le dérider.
  
  — Verse-moi à boire, grommela-t-il, agacé. Je crève de soif.
  
  Au moment où il allait porter son verre à ses lèvres, on frappa discrètement trois petits coups brefs à la porte palière.
  
  Philippe déposa son verre.
  
  — Va ouvrir et dis que je ne suis pas là, souffla-t-il.
  
  Il fila vers la chambre à coucher, ouvrit le tiroir de sa table de chevet, en extirpa un automatique dont il dégagea le cran de sûreté.
  
  Les nerfs tendus, les sens aux aguets, il se cacha derrière la porte, prêt à foncer en cas de danger.
  
  Crista, intriguée par cette visite inattendue et tardive, alla ouvrir la porte. Elle se trouva nez à nez avec une grande fille maigre au visage crispé, une brune mal fagotée qui avait l’air d’une détraquée.
  
  Crista, toisant l’intruse, questionna en brésilien sur un ton peu engageant :
  
  — Qu’est-ce que vous voulez ?
  
  Au lieu de répondre, la visiteuse appuya sa main droite sur les gros seins de Crista et la repoussa sans ménagements pour pénétrer d’autorité dans l’appartement et refermer promptement la porte palière.
  
  — Est-ce que Philippe est là ? demanda-t-elle d’une voix sourde.
  
  — Non, il n’est pas là.
  
  Mais Philippe, qui avait reconnu la voix de Nicole, fit irruption dans la pièce.
  
  — N… de D… ! lança-t-il. Si je m’attendais à celle-là ! Mais d’où sors-tu, bon sang ?
  
  Nicole, les traits tirés, hocha la tête pour désigner Crista. Philippe maugréa :
  
  — Oh, tu peux parler ! Elle ne pige pas un mot de français. Elle et moi, on se débrouille en brésilien et en anglais.
  
  Nicole s’avança dans le living, se laissa choir dans un fauteuil, déposa à ses pieds le revolver et le portefeuille enveloppés dans le polo blanc de Carlos.
  
  — J’ai été kidnappée et séquestrée dans une cave, à Sao Cristovao. Ce sont des types de la C.I.A. qui m’ont enlevée, lundi après-midi, au moment où je revenais de l’université.
  
  — Comment as-tu réussi à t’échapper ?
  
  — J’ai tué le flic qui me gardait. Il voulait coucher avec moi et j’ai fait semblant de marcher.
  
  — Formidable ! s’exclama-t-il, admiratif. Tu penses si on se faisait du mauvais sang, nous ! Ils t’ont torturée ?
  
  — Ils m’ont battue, mais ce n’était pas terrible. Ils voulaient connaître le nom et l’adresse des militants qui avaient fait le coup de la rue Pinto.
  
  — Tu n’as pas parlé, j’espère ?
  
  — Non, mais il y a plus grave. Hier, j’ai reçu la visite d’un Français, un agent du S.D.E.C. Et ce type m’a déclaré le plus tranquillement du monde qu’il connaissait tous les membres de la section étrangère du F.P.L.N. et qu’il était au courant de tout ce que nous avions fait. Le raid sur le Q.G. de la C.I.A., l’exécution d’Angelo Meneira, tout, absolument, tout. Il a cité ton nom, le nom de Ribeiro, et il savait que Bachir avait été tué.
  
  Philippe, médusé, la bouche ouverte, le front plissé, ne saisissait pas.
  
  — Un agent du S.D.E.C, ? fit-il stupidement.
  
  — Oui.
  
  — Et il était au courant de tout ?
  
  — Oui.
  
  — Mais pourquoi t’a-t-il raconté tout ça ? Qu’est-ce qu’il te voulait ?
  
  — Me prouver que je faisais fausse route et que je devais laisser tomber pour rentrer en France avec lui. Il m’a même dit que mon père s’arrangerait pour me protéger.
  
  — C’est ton père qui a manigancé le coup, en somme ?
  
  — Oui. Et ça ne m’étonne pas. Il a sûrement peur d’un scandale qui rejaillirait sur lui. En outre, il paraît que le gouvernement français veut empêcher une nouvelle affaire Debray.
  
  — Eh bien, merde, laissa tomber Philippe d’une voix sans timbre. Qu’est-ce qu’on va faire ?
  
  — La seule chose à faire, c’est de se planquer. Je te dis qu’ils savent tout, absolument tout. Il faut alerter Ribeiro au plus vite.
  
  Philippe se grattait nerveusement la tempe.
  
  — Je ne peux plus contacter Manuel ce soir, je viens de le quitter. On est en train de réorganiser tout le bazar de fond en comble. Je reprends les fonctions de Manuel et lui va fonder une section à Sao Paulo.
  
  — Il faut le prévenir, insista Nicole. C’est urgent.
  
  — Je dois le revoir demain soir. Mais il ne me croira jamais.
  
  — J’irai avec toi.
  
  — Euh… oui, pourquoi pas ? C’est le seul moyen de le convaincre. Malheureusement, la police te recherche. Mme Rochas a signalé ta disparition.
  
  — Tu rêves ? Ce n’est qu’à partir de demain qu’ils vont se mettre à ma recherche, puisque c’est eux qui me faisaient garder dans cette cave.
  
  — Tu te déguiseras. En attendant, tu vas t’installer ici avec nous.
  
  Coplan achevait sa toilette, le lundi matin, quand le téléphone sonna. C’était France Langon.
  
  — Je passe te prendre dans un quart d’heure, annonça-t-elle.
  
  — Ah ? Ce n’était pas prévu au programme.
  
  — Je t’expliquerai. Surtout, ne descends pas dans le hall avant d’avoir été prévenu de mon arrivée.
  
  — Dis donc, tu as Le…
  
  Clac. Elle avait raccroché.
  
  Coplan haussa les épaules, alluma une Gitane, alla contempler le merveilleux paysage à la fenêtre.
  
  Il avait beaucoup pensé à Nicole, mais il ne se faisait guère d’illusions quant au résultat de la visite qu’il allait lui rendre en début d’après-midi.
  
  « Elle est dans une impasse, se répéta-t-il une fois de plus. Si elle renie son idéal, elle en sera malheureuse le reste de sa vie. Et si elle refuse d’abjurer sa foi gauchiste, elle terminera sa jeune carrière dans cette cave. »
  
  Le Vieux n’en ferait pas une maladie, bien sûr. Du moment que le scandale était évité, il s’estimerait satisfait. En revanche, c’était dommage pour Sarraut.
  
  Dix minutes plus tard, le téléphone sonnait de nouveau. L’employé du standard signala que Mlle Langon attendait M. Carlin dans le hall.
  
  Coplan descendit.
  
  Du premier coup d’œil, il repéra, dans le hall, quatre messieurs en chemise blanche qui bavardaient à mi-voix. Des flics, sans aucun doute.
  
  France était là aussi, les traits tendus. Elle emmena Coplan vers sa Volkswagen qui était garée dans la rue latérale.
  
  Coplan murmura, ironique :
  
  — C’est pour moi, ces anges gardiens du hall ?
  
  — Oui.
  
  — Sans blague ? Et pourquoi ?
  
  — Nicole Sarraut s’est évadée.
  
  Quoi ?
  
  — Elle a tué Largas, le policier qui la gardait.
  
  — Mais ce n’est pas possible, voyons !
  
  — Comme je te le dis. C’est mon camarade Barasso qui a découvert le cadavre de Largas en allant aux nouvelles, ce matin.
  
  — Mais comment s’y est-elle prise, grands dieux ? Largas était malade, je veux bien, mais c’était quand même un flic.
  
  — D’après Barasso, c’est très simple. Largas a voulu sauter sa prisonnière et l’a emmenée dans sa chambre du premier. Ils ont mangé du poulet et bu du vin. Largas était à poil, le crâne fracassé.
  
  — Incroyable, soupira Coplan, aigre. On en apprend tous les jours. Jamais je n’aurais pensé que cette fille tuerait un homme. Ses principes chrétiens, tu parles !
  
  — Tu oublies qu’elle est allée à l’école de la guérilla. Elle a profité des circonstances.
  
  — Oui, c’est le cas de le dire, ricana Coplan. On lui offrait du poulet, elle s’est régalée.
  
  Apparemment, France ne comprit pas le jeu de mots. Elle reprit :
  
  — Jorge veut te voir pour prendre les dispositions qui s’imposent.
  
  — Il espère la retrouver ?
  
  — Les dispositions dont je parle te concernent, toi.
  
  — Moi ?
  
  — Ta sécurité. Nicole va donner ton signalement à ses camarades et ils vont se lancer à tes trousses. Tu es dans l’engrenage, François.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  Jorge de Ranhao était visiblement sous pression. Ses traits portaient les stigmates du manque de sommeil. Un tic nerveux, dû à la fatigue, agitait son œil gauche.
  
  Il avait fait installer dans son bureau une table supplémentaire sur laquelle trônait un énorme émetteur-récepteur. À côté du poste traînaient les reliefs d’un repas froid.
  
  — Bonjour, Carlin, dit-il en serrant la main de Coplan. Je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer, mais je tenais à vous voir pour faire le point. Et, surtout, pour qu’il n’y ait pas d’équivoque entre nous. Asseyez-vous, je vous en prie.
  
  Coplan prit place dans un fauteuil. Jorge, debout devant sa table de travail, reprit tout en rangeant des papiers :
  
  — Comme France a dû vous le dire, Nicole Sarraut s’est évadée après avoir tué le policier qui la gardait. Pour elle, les dés sont jetés, vous vous en doutez. Après ce crime, il n’est plus question de la récupérer. Tout ce que je peux vous promettre, c’est qu’il n’y aura pas de scandale. Je pense que c’était le principal objectif de votre mission, et que le S.D.E.C. se contentera d’avoir obtenu satisfaction sur ce point. Reste le problème de votre sécurité. D’ores et déjà, j’ai envoyé une note à Paris pour couvrir ma responsabilité. Toutefois, je compte sur votre compréhension et sur votre esprit de coopération. Je serais navré de devoir prendre à votre égard les mesures extrêmes que les circonstances exigent.
  
  Coplan était plutôt ébahi.
  
  — Que voulez-vous dire ?
  
  — En fait, je devrais vous consigner dans votre chambre d’hôtel avec une garde à vue, mais j’espère que votre expérience et votre bon sens me dispenseront d’aller jusque-là. Nicole Sarraut est armée. Elle s’est emparée du pistolet de Carlos Largas. D’autre part, elle vous connaît et votre signalement sera certainement diffusé dans toutes les organisations de guérilleros. Dès à présent, une grave menace pèse en permanence sur vous et il est préférable que vous ne sortiez plus, sinon avec une escorte de protection.
  
  — N’ayez crainte, j’ouvrirai l’œil. Ce n’est pas la première fois que je suis menacé.
  
  — Je compte sur votre vigilance. Même à votre hôtel vous n’êtes pas à l’abri d’une mauvaise surprise. Il y a beaucoup de personnel dans cet établissement et nous ne savons pas jusqu’où s’étendent les ramifications des terroristes. Ceci dit, puisque vous êtes le dernier à avoir eu une longue conversation avec Nicole Sarraut, quel était son état d’esprit ? Quelles seront ses réactions, à votre avis ?
  
  — La fille est dangereuse, aucun doute là-dessus. Elle est dans une impasse et elle le sait. Un geste de désespoir de sa part ne m’étonnerait pas. Elle me l’a dit textuellement, la mort lui paraît la seule issue valable. Ce qui est sûr, c’est qu’elle ne se laissera plus capturer. Comment un policier de métier a-t-il pu se faire avoir par une fille désarmée ? Carlos Largas n’était quand même pas un débutant, j’imagine ?
  
  — Largas est mort en service commandé.
  
  — Ne me faites pas rire. France m’a raconté ce qui s’est passé.
  
  — Ne jugez pas Largas sans connaître le fond de l’histoire. C’est la DOPS, avec mon accord, qui a demandé à Largas de monter une petite comédie pour permettre à la prisonnière de s’échapper sans qu’elle puisse se rendre compte que son évasion était un coup monté. Malheureusement, Largas a été pris au piège qu’il avait imaginé.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  — Mais alors, la fille a été pistée ? articula-t-il en dévisageant son interlocuteur.
  
  — Oui, naturellement. Elle s’est réfugiée chez Philippe Leroy, dans l’appartement que celui-ci occupe avec une serveuse de snack-bar. La souricière est en place. La DOPS n’attend plus que le moment favorable pour lancer le coup de filet décisif.
  
  — Pourquoi décisif ?
  
  — Parce que je suis finalement arrivé au résultat que j’espérais. Philippe Leroy et Manuel Ribeiro sont en relation avec un avocat qui est probablement le chef que je cherchais à démasquer.
  
  Coplan ne put réprimer une grimace mi-figue mi-raisin.
  
  — En somme, mon plan vous a rendu service ?
  
  — Oui, reconnut le policier. Si je réussis, c’est en grande partie grâce à vous. Le kidnapping de Nicole Sarraut a eu un effet déterminant sur les opérations que j’avais mises en route.
  
  — Pourquoi avez-vous passé la main à vos collègues de la DOPS ?
  
  — Mon service se consacre principalement aux enquêtes, aux investigations secrètes. La DOPS est axée sur les opérations de répression directe.
  
  — Le coup de filet dont vous venez de parler, qu’est-ce que la DOPS attend pour le lancer ?
  
  — Que les coupables puissent être pris la main dans le sac. C’est-à-dire, en flagrant délit de conspiration contre le gouvernement. Hier soir, nous n’étions pas prêts.
  
  — Bon, tenez-moi au courant. Pour ne pas vous compliquer la vie, je me retire du circuit jusqu’à nouvel ordre.
  
  *
  
  * *
  
  C’est à 23 heures que Philippe et Nicole quittèrent l’appartement de Crista.
  
  Nicole avait passé une très mauvaise nuit. Obsédée par la crainte d’être reprise, elle n’avait pas lâché son pistolet. La journée n’avait d’ailleurs pas été reposante non plus. Crista, qui avait congé le lundi, n’avait pas cessé de manifester sa mauvaise humeur. La présence de Nicole la faisait râler.
  
  Comme Philippe l’avait décrété, Nicole s’était déguisée. Elle avait noirci son visage et elle avait mis des vêtements de Crista, un pantalon noir et une blouse vert foncé. De plus, elle avait emprunté un sac à main de Crista, un sac de daim que l’on pouvait suspendre à l’épaule au moyen d’une bretelle également de daim.
  
  Dans le sac, Nicole avait glissé son arme.
  
  Avant de franchir la porte du rez-de-chaussée, Nicole demanda à Philippe de jeter un coup d’œil dans la rue.
  
  Tout était calme. Dans ce coin un peu à l’écart de Copacabana, il n’y avait pratiquement plus de promeneurs après la tombée de la nuit. Les seuls noctambules que l’on pouvait rencontrer étaient des couples occasionnels : des prostituées conduisant leur client vers la chambre discrète où elles officiaient.
  
  Les deux jeunes Français arrivèrent à la rue Santa Clara sans incident. Philippe sonna à la porte d’un bel immeuble un peu vieillot, mais proprement restauré. L’homme qui vint ouvrir était grand, âgé d’une quarantaine d’années. Il avait le teint bistre, la voix profonde.
  
  — Bonne nuit, amis, dit-il en les accueillant.
  
  Manuel Ribeiro et son adjoint Dalves étaient déjà là, assis autour d’une table, dans un petit salon triste.
  
  Ribeiro et Dalves poussèrent une exclamation de surprise en voyant apparaître Nicole.
  
  Philippe, pour couper court aux reproches qu’il redoutait, expliqua tout de suite la situation.
  
  Nicole, mise sur la sellette, raconta son aventure et relata tout ce qu’elle avait appris au cours de sa détention.
  
  Quand elle se tut, un silence de mort tomba dans la pièce.
  
  Finalement, Manuel maugréa :
  
  — Tout est à revoir. Le plan que nous avons établi n’est plus valable. Mais la première chose à faire, c’est de mettre notre amie Nicole en lieu sûr.
  
  Il se tourna vers son adjoint :
  
  — Alfonso, tu vas accompagner Philippe et notre amie chez la vieille Teresa de Pinho. C’est le meilleur abri dont nous disposions actuellement. Vous reviendrez ensuite, Philippe et toi, et nous aviserons.
  
  Nicole comprit que Ribeiro ne voulait pas qu’elle assiste aux délibérations à l’échelon suprême.
  
  Alfonso Daives, Philippe et Nicole quittèrent la maison. Nicole était plus sombre que jamais. Elle aurait voulu parler à Ribeiro de sa décision de se retirer du groupe, mais elle n’en avait pas eu le courage. Elle n’en avait d’ailleurs pas encore parlé à Philippe non plus. Le moment était mal choisi.
  
  Le trio n’était plus qu’à une vingtaine de mètres de la rue Oswaldo quand brusquement Daives s’arrêta en proférant un juron.
  
  — Regardez, souffla-t-il.
  
  Des cars de police barraient le carrefour.
  
  Daives ordonna :
  
  — Vite, demi-tour. Essayez de rejoindre la rue Miguez et attendez-moi là. Je vais prévenir Manuel et Souza.
  
  Ils rebroussèrent chemin, mais c’était trop tard. Des voitures de police bloquaient la rue Santa Clara et des soldats s’amenaient, la mitraillette en batterie.
  
  Philippe haleta d’une voix étranglée :
  
  — Nous sommes cuits, n… de D… !
  
  Les soldats, en nombre impressionnant, convergeaient vers les trois suspects.
  
  Nicole ouvrit son sac à main, empoigna son pistolet, dégagea le cran de sûreté de l’arme et souffla à ses compagnons :
  
  — Essayez de vous sauver, je vais les occuper.
  
  Ils n’eurent pas le temps de répondre, car déjà elle s’élançait vers les soldats. Avec un sang-froid stupéfiant, elle en visa un qui ne portait ni casque ni gilet pare-balles et elle tira.
  
  Les mitraillettes ripostèrent sauvagement.
  
  
  
  
  
  EPILOGUE
  
  
  Coplan, rentré à Paris, rencontra dès son retour le directeur du S.D.E.C. dans le bureau de celui-ci.
  
  Le Vieux arborait un air affable.
  
  — J’ai reçu le long rapport que vous m’avez fait tenir par l’ambassade, dit-il. Je suis désolé pour Sarraut, bien sûr… Mais vous connaissez la parole des Anciens : « Les jeunes morts sont chéris des dieux ».
  
  — Comment Sarraut a-t-il réagi devant ce nouveau malheur ?
  
  — Avec beaucoup de dignité.
  
  — J’aurais aimé le voir
  
  — Vous le verrez. Il est encore à Paris pour une semaine et il a exprimé le désir de vous rencontrer, lui aussi. Pourquoi tenez-vous à le voir ?
  
  — Pour lui parler de sa fille. Je voudrais qu’il sache qu’il ne doit avoir ni regrets ni remords. Sa fille a eu le destin qu’elle désirait.
  
  — Tout le monde ne peut pas en dire autant, soupira le Vieux. Vous vous êtes occupé des formalités concernant le rapatriement des corps ?
  
  — Oui, tout est en règle.
  
  — Le communiqué à la presse était très bien.
  
  — C’est la DOPS qui l’a rédigé. En voici une copie pour vos archives.
  
  Le Vieux opina, parcourut le texte que Coplan venait de déposer sur son bureau.
  
  « Au cours d’une opération déclenchée par les forces de l’ordre dans la nuit de lundi à mardi, une fusillade a mis aux prises des éléments subversifs et l’armée. Un terroriste a été abattu, deux rebelles ont été capturés, dont un avocat de Rio qui versait des fonds aux agitateurs. Un soldat a été tué. D’autre part, deux touristes étrangers ont été victimes de balles perdues au cours de la fusillade. »
  
  Coplan ajouta en guise de commentaire :
  
  — Jorge de Ranhao était aux anges, vous pensez ! On a découvert chez l’avocat en question des documents du plus haut intérêt. Cet individu était le principal représentant de l’O.L.A.S. au Brésil et ses archives révèlent tout le mécanisme du financement de la guérilla par les agents de Pékin.
  
  — Justement, grommela le Vieux, venons-en à l’essentiel. Nicole Sarraut n’était que le prétexte de votre mission, ne l’oubliez pas.
  
  — Je ne l’oublie pas. Et je vais vous résumer mon opinion en peu de phrases. À mon avis, il est urgent d’installer un nouveau réseau à Rio. Jorge de Ranhao et France Langon ne constituent plus une véritable centrale pour le S.D.E.C. Ils accepteront toujours de nous rendre service et de nous tirer une épine du pied, comme ils viennent de le faire. Mais, sur le plan du renseignement, ils ne nous donneront plus la priorité. À vous de conclure.
  
  — C’est ce que je voulais savoir. Et cela recoupe mon impression, je vais prendre mes dispositions.
  
  — À propos de Nicole Sarraut et de Philippe Leroy, je voudrais vous poser une question.
  
  — Je vous écoute.
  
  — Ne serait-il pas possible d’obtenir des mesures destinées à mettre les jeunes en garde contre les méfaits de la subversion ? Chacun est libre d’avoir ses opinions, certes. Mais je me demande néanmoins s’il ne serait pas opportun, dans le monde actuel, de prémunir les jeunes esprits contre les dangers de l’intoxication. Dans nos grandes écoles, par exemple ? Quelques leçons sur les usages en matière d’espionnage, de contre-espionnage et de clandestinité. Je vous assure que cela m’a profondément attristé de constater la naïveté de Philippe Leroy et de Nicole Sarraut. Ils n’ont pas la moindre idée de la puissance et de l’efficacité d’un appareil policier. Ils se prennent pour des conspirateurs, pour des révolutionnaires audacieux, et ils se font manipuler à tous les coups.
  
  Le Vieux eut un sourire bizarre.
  
  — J’aime ce côté idéaliste qu’il y a en vous, Coplan, murmura-t-il. Mais vous ne vous figurez quand même pas que le gouvernement va pousser l’abnégation jusqu’à enseigner aux jeunes fous l’art et la manière de déjouer l’action des forces policières ?
  
  — C’est dommage. Mieux armés sur le plan intellectuel, des êtres comme Philippe Leroy et Nicole Sarraut auraient pu être utiles à leur pays.
  
  Le Vieux baissa la tête, pensif. Puis, après un silence, il eut cette phrase étrange :
  
  — Un pays a peut-être besoin aussi de têtes brûlées, qui sait ?
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 – S.D.E.C. : Service de Documentation Extérieure et de Contre-espionnage.
  
  2 – Voir : Coplan dans le labyrinthe, du même auteur.
  
  3 O.L.A.S. : Organisation Latino-Américaine de Solidarité. Fondée en 1966, cette organisation groupe des partis révolutionnaires de plus de 25 pays. Elle affirme que seules la violence et la lutte armée vaincront le capitalisme, ce qui la met en conflit avec l’U.R.S.S. qui préconise la lutte politique dans le cadre de la coexistence pacifique.
  
  4 – DOPS : Police politique du Brésil. (Département d’Ordre Politique et Social.)
  
  5 – Association secrète qui s’est constituée au sein de la police brésilienne. Les membres de l’Escadron de la Mort, révoltés par les lenteurs et l’indulgence de la Justice à l’égard des agitateurs de gauche, se considèrent comme des justiciers et exécutent impitoyablement leurs adversaires.
  
  6 Avant-Garde Populaire Révolutionnaire. (Vanguardia Popular Revolucionaria.)
  
  7 Habitant de Rio.
  
  8 Révolutionnaires uruguayens.
  
  9 Théodore Roszak : professeur au California State College de Hayward. Auteur de l’ouvrage : « Vers une contre-culture ». (Traduction de Claude Elsen, aux Editions Stock.)
  
  
  
  
  
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