C’était l’heure de la bousculade. Autour de la gare Saint-Lazare, l’infernale cohue quotidienne battait son plein. Les trottoirs étalent noirs de monde et, aux carrefours, les piétons impatients invectivaient les automobilistes qui tentaient de forcer le passage.
Le ciel gris, orageux, écrasait Paris. Un véritable brouillard d’essence brûlée stagnait dans l’air Irrespirable.
Depuis un bon quart d’heure, Georges Leyel sillonnait les rues du quartier dans l’espoir de trouver une place pour caser sa Dauphine. Il commençait à désespérer quand, par miracle, il avisa une Aronde qui déboîtait. Il donna aussitôt un coup d’accélérateur pour arriver le premier (et se mettre en position d’attente) près de l’emplacement qui allait être disponible.
La manœuvre de départ de l’Aronde ne dura guère plus d’une minute. Néanmoins, un chauffeur de taxi qui suivait la Dauphine jugea opportun de se pencher à sa portière pour engueuler Georges Leyel. Ce dernier riposta d’une voix sèche :
- Va te faire cuire un œuf, rescapé de la Marne !
Et, ostensiblement, il prit tout son temps pour ranger sa voiture. Lorsque la voie fut dégagée, le chauffeur de taxi embraya rageusement et jeta au passage, à Leyel qui débarquait :
- Oublie pas de manger ta soupe, corniaud, t’en as besoin !...
Leyel ignora cette allusion railleuse à sa petite taille. Il était habitué aux moqueries de ce genre et ça ne le vexait plus. Ou plutôt, il avait décidé, une fois pour toutes, que ça ne le vexait plus. Car, en réalité, il était toujours extrêmement sensible aux humiliations permanentes que lui infligeaient ses épaules étroites et son mètre 60.
Il verrouilla les portes de sa Dauphine, se glissa dans la foule en direction de la place du Havre.
Sa montre marquait 18 heures 25 lorsqu’il arriva devant le vieil immeuble où il avait rendez-vous à 18 heures. Son visage soucieux devint plus soucieux encore. Il s’engagea d’un pas rapide sous le porche de la maison, longea le couloir, déboucha dans la cour intérieure, poussa une porte vitrée, s’élança au galop dans un escalier sombre et vétuste. Enfin, au second étage, il appuya sur le bouton de cuivre d’une sonnerie sous laquelle une petite plaque chromée indiquait : OFFICE MENTOR.
Le vantail s’ouvrit, laissant apparaître une femme d’une quarantaine d’années, assez forte, vêtue d’un tailleur gris.
- Bonsoir, monsieur Leyel, prononça la femme.
- Je suis en retard, s’excusa le visiteur.
- Ne vous tracassez pas, dit la femme, monsieur Velder vous attend.
Elle guida elle-même l’arrivant vers une des pièces situées tout au fond de l’ancien appartement transformé en bureaux. Elle frappa à la porte, ouvrit l’huis, annonça d’une voix calme :
- Monsieur Leyel...
Velder, plongé dans ses dossiers, se leva, esquissa un geste d’accueil :
- Bonsoir, cher monsieur !
- Bonsoir, monsieur Velder, dit Leyel en s’avançant vers l’unique fauteuil installé devant la table de travail du directeur de l’Office Mentor.
Par comparaison avec Velder, Georges Leyel paraissait encore plus menu. Velder mesurait un mètre 85, pesait près de 100 kg et arborait une carrure de déménageur
- Vous vouliez me voir personnellement, d’après ce que vous avez téléphoné à ma secrétaire ? Je suppose qu’il y a du nouveau ?... Asseyez-vous, je vous en prie... Une cigarette ?
- Merci, je ne fume pas, déclina Leyel en prenant place dans le fauteuil... J’ai reçu le rapport que vous m’avez envoyé à Marseille, et comme je devais venir à Paris pour 48 heures, j’ai pensé que c’était l’occasion de vous rencontrer.
- Certainement, approuva Velder qui, s’étant rassis, avait machinalement saisi un coupe-papier en forme de poignard marocain. Je vous écoute, cher monsieur. La visite d’un client est toujours une chose précieuse pour nous.
Leyel n’avait pas l’air très à son aise. Il déboutonna sa veste sport, prit un papier dans sa poche intérieure.
- En fait, je n’ai rien de nouveau à vous signaler, dit-il en dévisageant son interlocuteur, Si j’ai demandé à vous voir personnellement, c’est justement au sujet de ce rapport... Pour parler franchement, j’avoue que je suis un peu déçu.
Le lourd faciès de Velder se figea imperceptiblement.
- A quel point de vue, monsieur Leyel ?
- Eh bien... les résultats me paraissent un peu... un peu maigres. En cinq semaines, les éléments que vous avez recueillis ne sont pas très... pas très positifs.
- Ah, vous trouvez ? fit Velder avec raideur.
Il se pencha de côté, ouvrit le tiroir Inférieur de son bureau, promena ses doigts sur un fichier, retira un carton de bristol blanc qu’il parcourut d’un œil sévère, les sourcils froncés.
- Nous avons pratiqué huit filatures, indiqua-t-il, et ces huit filatures nous ont permis d’aboutir à la conclusion qui vous a été communiquée dans le rapport. Permettez-moi d’être étonné d’apprendre que vous êtes déçu.
- Mais... votre conclusion n’apporte rien, objecta Leyel qui transpirait. Vous m’annoncez que ma femme a rencontré à huit reprises un homme d’une quarantaine d’années avec lequel elle semble être en bons termes... Mais cela, je m’en doutais déjà. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je me suis adressé à votre... à votre firme.
- Pardon, pardon, rétorqua Velder en agitant la fiche qu’il tenait toujours dans sa main droite. Quand vous êtes venu me voir, vous m’avez dit que vous aviez l’impression qu’il y avait quelqu’un dans la vie de votre femme. Il y a une nuance, cher monsieur. Une nuance capitale... Vous n’aviez qu’une impression, ne l’oubliez pas. A présent, grâce à nous, vous avez une certitude. Il y a un abîme entre une simple impression et une certitude.
Leyel, visiblement désarçonné par l’aplomb du géant qu’il avait en face de lui, se tortilla sur son siège. Velder le fixait d’un œil granitique, ce qui n’arrangeait rien.
Leyel avait un visage large, des traits empâtés, une forte bouche et des yeux pâles, légèrement globuleux. Sa physionomie sans finesse accentuait le contraste bizarre qu’il y avait entre sa tête énorme et son corps malingre. Or, déjà passablement complexé par son physique, il perdait sa fragile assurance dès qu’on le regardait d’une façon trop appuyée, trop insistante.
- Je... je croyais, c’est-à-dire, je... j’espérais tout de même davantage, bégaya-t-il en baissant les yeux vers le papier qu’il avait déplié. Dans ce rapport, vous ne me donnez même pas le nom de l’individu que ma femme rencontre pendant mon absence.
Velder sentit qu’il avait gagné la partie et qu’il allait facilement mettre ce petit bonhomme de client dans sa poche. Il se laissa aller contre le dossier de son fauteuil.
- Tous nos clients sont comme vous, cher monsieur Leyel, murmura-t-il avec bonhomie. Si nous les écoutions, si nous nous laissions influencer par leur impatience, nous irions d’échec en échec... Je comprends parfaitement votre état d’esprit, remarquez. Dans votre situation, on ne réfléchit pas correctement. On ne peut pas réfléchir correctement. On veut que les choses aillent vite, et c’est tout. Mais nous autres, détectives privés, nous avons une grande expérience dans ce domaine. La seule façon d’aller vite, monsieur Leyel, c’est d’aller doucement.
- Euh... oui, peut-être, balbutia Leyel, impressionné par ce paradoxe... Cependant, j’aimerais bien savoir le nom de cet homme avec lequel ma femme me trompe.
- Ne comptez pas sur moi pour vous le communiquer maintenant, dit Velder, cassant. Quand notre dossier sera complet, nous vous le livrerons. Pas avant. Toute communication prématurée serait, de notre part, une maladresse grave.
Il laissa planer un bref silence, puis ajouta :
- Si vous n’avez pas confiance, vous êtes libre de vous adresser à la concurrence. J’ai d’excellents confrères à Paris, et même dans les parages immédiats.
- Je ne dis pas que je n’ai pas confiance, protesta Leyel. Mais enfin, je pensais que...
- Vous pensiez QUOI ? Que j’allais gâcher tout mon travail et toute la réputation de mon organisation pour satisfaire votre curiosité ? Il n’en est pas question, cher monsieur. Quand un client me confie une mission, c’est sacré. Vous m’avez dit : « J’ai l’impression que ma femme me trompe. Si c’est exact, je divorcerai... » Nous sommes bien d’accord ?
- Oui, reconnut Leyel.
- Je vous ai répondu : « Pour divorcer, il faut des preuves. Si vous le désirez, nous vous fournirons ces preuves. »
- Oui, acquiesça derechef Leyel, maté.
- Pour obtenir ces preuves, il faut de la patience, du doigté, une discrétion infinie et un flair sans défaut. Mener une enquête, c’est à la portée du premier venu. Réussir une filature, c’est déjà plus délicat. Mais surprendre le gibier sans avoir éveillé sa méfiance, c’est une autre affaire !... Je vous ai promis la réussite, monsieur Leyel, je tiendrai ma promesse. Seulement, laissez-moi le temps de faire mon travail proprement, et jusqu’au bout.
- Ce sera très long, à votre avis ?
- Je ne peux pas vous fixer de délai, naturellement. Les opérations suivent leur cours, les données s’accumulent, le cas se précise peu à peu... Gela peut durer trois mois, mais tout sera peut-être liquidé dans trois semaines. C'est une question de circonstances, vous voyez ce que je veux dire ?
- Bien, soupira Leyel. Je vais vous faire un chèque pour te renouvellement de la provision...
- Parfait, acquiesça Velder,
Et il ajouta, d’un air presque sentencieux :
- L’essentiel, voyez-vous, monsieur Leyel, c'est que vous nous fassiez pleinement confiance. Un divorce bien préparé, c’est un divorce gagné. Or, un bon divorce, c’est comme un nouveau départ dans la vie... Quelques semaines de plus ou de moins, c’est si peu de chose par rapport à l’avenir. Quand tout ceci sera terminé, vous me remercierez d’avoir fait preuve de tant de patience et de tant de prudence.
Leyel opina, sortit son chéquier de sa poche. Velder lui tendit aimablement un stylo-bille.
CHAPITRE II
Après le départ de Georges Leyel, Velder se frotta le menton en faisant la grimace. Raconter des salades aux clients mécontents, il avait cela en horreur.
- Thérèse ! appela-t-il d’une voix de stentor. Apporte-moi le dossier Leyel et demande à Chandusse de venir dans mon bureau.
La secrétaire en tailleur gris s’amena quelques instants plus tard, déposa une chemise cartonnée sur la table de son patron.
- Reste un moment, lui dit Velder. J’ai besoin de toi.
Il lui tendit le chèque que Leyel lui avait remis.
- Tiens, prends toujours ceci... Il n’était pas très satisfait, mais il a tout de même casqué...
La secrétaire prit le chèque, le vérifia d’un bref regard. Victor Chandusse, l’adjoint de Velder, fit alors son entrée dans le bureau.
- On a besoin de moi ? s’enquit-il de sa voix éraillée.
Chandusse incarnait à la perfection ce que l’on nomme au théâtre « une rondeur ». Grosse figure lunaire et joviale, corpulence frisant l’obésité, mains grassouillettes. Ses yeux bleus, narquois, d’une surprenante mobilité, trahissaient un tempérament jouisseur et bon vivant. Sa mise peu soignée, plutôt débraillée même, lui donnait l’allure d’un commis voyageur de province.
Velder lui annonça, revêche :
- Leyel sort d’ici, et j’aime autant te dire qu’il n’était pas enchanté ! J’ai bien cru qu’il allait renoncer à nos services.
- Qu’est-ce qu’il veut, ce cocu ? grommela Chandusse en se laissant tomber dans le fauteuil réservé aux visiteurs.
- Des résultats, naturellement. Le dernier rapport que nous lui avons envoyé l’a déçu. Et je dois reconnaître qu’il n’a pas tout à fait tort. En cinq semaines, nous ne lui avons pas fourni grand-chose...
Chandusse se contenta de hausser ses épaules rondes. Velder, ouvrant le dossier, compulsa les notes qui s’y trouvaient.
- Comment se fait-il que ça traîne comme ça, cette histoire ? demanda-t-il en regardant son adjoint. Huit filatures, et pas la moindre indication concrète !...
- Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? maugréa Chandusse, ça n’est tout de même pas de ma faute si la cliente se conduit bien.
- Balivernes, riposta Velder. Une jolie femme qui profite de l’absence de son mari pour rencontrer un quidam, c’est la définition même de la femme qui ne se conduit pas bien, tout le monde sait cela.
- Je ne peux tout de même pas leur demander de faire l’amour sur un banc du parc de Bagatelle ! s’emporta Chandusse. Je te l’ai déjà dit : ou bien ce mec est impuissant, ou bien il s’agit d’une idylle platonique.
Velder appuya son index sur un des feuillets du dossier :
- Mais là, ce café des Trois Routes, près de Dugny ? Ils s’y sont rencontrés à deux reprises...
- Eh bien, c’est zéro ! affirma le gros détective, catégorique. Ou alors, ils le font en public, sur la banquette du troquet, en face du comptoir. Comme je le souligne dans mon rapport, ce café ne comporte ni arrière-salle ni cabinet particulier. En outre, la patronne ne loue pas de chambres.
- Mais le nom du gars ? insista Velder. Même la photo que tu as prise ne vaut pas tripette ! Il faudrait faire quelque chose, sacré-dieu !..
- Ce n’est pas moi qui l’ai prise, cette photo, rectifia Chandusse. C’est Thérèse.
- Les conditions étaient mauvaises, expliqua la secrétaire. Le bonhomme venait dans ma direction et il surveillait les promeneurs d’un œil méfiant, terriblement inquisiteur. J’aurais dû tenter un autre essai, mais je n’ai pas osé. J’étais sûre qu’il avait gravé ma silhouette dans sa mémoire. Ce sont des choses que l’on sent.
- Pour être méfiant, il est méfiant ! grogna Chandusse. En fait, je n’ai jamais vu ça... Ce zèbre prend plus de précautions pour rencontrer sa poule que pour contacter un livreur de drogue ! Il tient à sa réputation, pas de doute !
Velder hocha la tête, puis à son adjoint :
- Je n’ai pas la prétention de t’apprendre ton métier, mais je me permets de te suggérer une autre méthode. Lors du prochain rendez-vous, laisse tomber la femme de Leyel et consacre-toi à son amant.
- C’est la meilleure ! ricana Chandusse, agressif. Car tu te figures que je n’y ai pas pensé ?
- Mais alors, quoi ?
- J’attends une occasion favorable, tout simplement. Jusqu’ici, ça ne s’est jamais présenté dans des conditions valables. Notre lascar a le génie des situations impossibles : il s’arrange toujours pour s’éclipser de telle façon qu’il n’y a pas moyen de lui filer le train sans tomber instantanément dans son champ de vision. C’est peut-être idiot, mais c’est ainsi. Et j’ai l’impression que ça peut durer longtemps. Ou alors, il faut se décider à employer les grands moyens. Mais ça, c’est ton rayon.
Velder réfléchit un instant.
- Leyel ne roule pas sur l’or, murmura-t-il d’un ton pensif. J’ai réussi à lui bourrer le crâne cette fois-ci, mais je crois qu’il n’a plus l’intention de cracher du fric pour du vent.
- Si on faisait appel à l’équipe de Lestard ? émit Chandusse. On leur versera un cachet au temps passé...
- Combien de gars faudrait-il pour avoir le maximum de chances ? questionna Velder.
- Avec trois ou quatre mecs bien entraînés, ça devrait aller. Mais là, pas de question : il faut qu’on mette le paquet, nous aussi. Une bagnole pour toi, une autre pour Thérèse, la fourgonnette du petit Simon et le tandem Bertin pour assurer les relais...
Velder griffonna quelques rapides calculs sur son bloc-notes.
- C’est coûteux, dit-il d’un air contrarié.
- Évidemment, concéda Chandusse, mais si ça nous permet de relancer le client pour un nouveau bail, c’est rentable.
- Bon, je vais m’en occuper, marmonna Velder à regret.
Cinq jours plus tard, c’est-à-dire le 27 mai, la jolie Vania Leyel quitta son domicile de la rue de Vaugirard vers 16 heures pour se diriger de son pas souple et élastique vers le garage voisin où elle remisait sa voiture, une MG Midget décapotable, de couleur grise.
Le gros Victor Chandusse, qui faisait le guet au volant de sa vieille 203 Peugeot, mit son moteur en marche.
Dès qu’il vit la direction que prenait la MG en débouchant du garage, il comprit que la cliente avait de nouveau rendez-vous au parc de Bagatelle. Il n’en fut guère surpris. Depuis bientôt dix ans qu’il passait le plus clair de son temps à suivre des épouses adultères, il savait à quel point les couples illégitimes manquent de fantaisie et d’imagination.
Dans un sens, ça le rassura. Pour établir le plan des opérations de grande envergure qui allaient se dérouler, il s’était plus ou moins basé sur le parc de Bagatelle. Par conséquent, les chances de réussite étaient aussi fortes qu’elles pouvaient l’être.
Le premier relais de filature eut lieu à la Porte d’Auteuil, et tout se passa très bien. Chandusse alerta aussitôt un de ses collègues de l’équipe Lestard, qui fila promptement vers l’allée de Longchamp. Dix minutes plus tard, tout le dispositif était en place.
Vania Leyel, selon son habitude, rangea sa décapotable en bordure de la route de Sèvres. Ensuite, à pied, elle rejoignit la grille d’entrée du parc. Elle paya 50 centimes au kiosque, s’avança vers le château, s’engagea dans un sentier bordé de rhododendrons en fleurs. Il y avait peu de monde dans les jardins.
Vêtue d’une jupe grise à plis, d’un chemisier bleu-ciel et d’une veste en lainage blanc, Vania Leyel était élégante mais sans coquetterie. Au demeurant, sa beauté n’avait nul besoin d’artifices. Grande, blonde, admirablement bâtie, elle avait un visage ovale aux traits réguliers et doux, des yeux bleus rêveurs, une bouche ravissante et un grand front bombé. Son teint frais la dispensait de tout maquillage. Malgré ses chaussures à talons plats, son corps aux formes sculpturales gardait une ligne svelte, harmonieuse, d’une féminité attirante.
Elle se promena jusqu’à la grande fontaine, après quoi elle revint vers le château.
Et soudain, tandis qu’elle longeait un parterre d’azalées sur la terrasse postérieure, un homme en complet sombre déboucha d’un sentier, marcha vers elle, lui prit le bras très gentiment afin de continuer à déambuler avec elle le long des allées, comme si de rien n’était.
L’apparition de cet individu tenait de la magie. De toute évidence, il avait dû précéder son amie dans le parc et lui laisser faire un bout de promenade toute seule avant de se montrer.
Par bonheur, les deux détectives privés de l’Agence Lestard avaient été prévenus par Chandusse.
Vania Leyel et son chevalier servant allèrent finalement s’asseoir sur un banc tranquille, à l’écart des promeneurs, non loin de la cascade. L’homme alluma une cigarette, et le couple se mit à bavarder.
L’homme pouvait avoir dans les quarante-deux ans. Il était grand, massif, assez distingué. Il y avait une certaine rudesse dans son visage presque rectangulaire, mais l’aisance de son maintien et l’expression affable de sa physionomie tempéraient la dureté de son masque.
La conversation sur le banc dura un peu moins d’une demi-heure. Apparemment, ni la belle Vania ni son robuste quadragénaire ne paraissaient en proie aux émois d’une folle passion amoureuse. Assis côte à côte, souriants, relaxés, ils avalent l’air de parler de la pluie et du beau temps. En fait, on eût dit que leur préoccupation essentielle consistait à savourer la beauté paisible et ordonnée du décor qui les entourait.
Enfin, le couple se leva et se mit à marcher dans les allées fleuries. Et puis, sans la moindre transition - ni salutation mondaine ni poignée de main - l’épouse Leyel quitta son aimable sigisbée pour se diriger, seule, vers la sortie. Quant à l’homme, parfaitement indifférent à sa compagne qui s’éloignait, il mit le cap vers la roseraie. Il ne se retourna même pas pour envoyer à la blonde un ultime salut.
Un quart d’heure plus tard, lorsqu’il gagna à son tour la sortie du parc, il eut beau scruter de son œil sombre les promeneurs qu’il rencontrait, il ne repéra aucun des visages qu’il avait croisés au cours de l’heure précédente.
Sans presser le pas, il s’en alla vers le boulevard Richard Wallace où il avait parqué sa voiture, une 404 noire.