Il était quatre heures et demie du matin. Les énormes battants du sas « aval » des écluses de Sainte-Catherine, sur le Saint-Laurent, venaient de se refermer, emprisonnant dans le bassin le cargo soviétique Djambul, en route d'Arkhangelsk aux ports américains des Grands Lacs.
Les abords de l'écluse étaient déserts, aucun véhicule n'attendait devant les tabliers relevés du pont qui l'enjambait. En bordure du canal, sur une aire de béton, s'érigeait une tour de contrôle hexagonale, trapue, d'où le maître éclusier dominait toutes les opérations de transit. Il actionna, sur le pupitre de commande, les touches du clavier destinées à l'admission des eaux dans le bassin, et un bruit de cascade naquit.
La clarté assez vive des projecteurs alignés de part et d'autre des installations ne révélait aucune présence humaine à bord du navire. Pourtant, un homme se tenait, tapi dans l'ombre, au bas de l'escalier qui montait du pont à l'arrière du château. Et cet homme, en manches de chemise, l'oreille aux aguets, surveillait les alentours avec une attention aiguisée.
S'il ratait son coup, il devrait attendre deux mois de plus. En mettant les choses au mieux.
Lentement, d'une manière presque imperceptible, le cargo était soulevé par l'élévation du niveau de l'eau. Ses rambardes n'atteignaient pas encore — il s'en fallait d'un bon mètre —, la hauteur du sol ferme. De plus, il existait un intervalle prohibitif entre la coque et la paroi du bassin.
Malgré son sang-froid et sa détermination, Youri Tatosov maîtrisait avec peine sa nervosité. Son sort était à la merci du hasard, pendant ces interminables minutes. Il pouvait dépendre de l'insomnie d'un matelot, de l'apparition d'un badaud, d'une soudaine lubie du capitaine Kelov.
Tout semblait si simple, cependant. Un pas à franchir, pour passer d'un monde dans un autre. Du pesant univers soviétique, matérialisé sous les pieds de Tatosov par les structures du navire, à l'exaltante liberté que représentait ce quai rectiligne longeant la rive du majestueux fleuve canadien.
Il faisait doux, des étoiles brillaient dans le ciel. De l'autre côté de l'immense voie d'eau, en aval et presque à l'horizon, les lumières de Montréal créaient un halo laiteux.
Cette fois, le Djambul n'y avait pas fait escale. Ceci avait fortement contrarié Youri, dérangé ses plans. Mais pas assez pour le détourner de son projet.
Par plusieurs bouches, des torrents d'eau continuaient à se déverser dans le sas. Le pont du cargo arrivait à peu près au niveau des esplanades de béton. Les feux rouges indiquant que la circulation routière était interrompue continuaient de clignoter.
Tatosov, crispé, tâta machinalement l'enveloppe en plastique qu'il portait sur sa poitrine, sous sa chemise, et il évalua la distance qui séparait le bastingage du quai. S'assura que, de la tour de contrôle, on ne pourrait observer ses mouvements. Écouta si, sur le navire, quelqu'un n'avait pas la fantaisie de se balader hors de sa cabine, comme Fédor Redkine une demi-heure plus tôt.
Toutes les conditions souhaitables paraissant réunies, Tatosov se résolut à tenter sa chance. Après une profonde inspiration, il quitta son refuge, enjamba la rambarde puis, d'une puissante détente de ses jarrets, il sauta sur la terre ferme, y tomba silencieusement à pieds joints, courut, le buste plié et les coudes au corps, jusqu'à la base de la tour, qu'il contourna en partie. Alors, un peu haletant, aussi bien dissimulé à la vue des hommes d'équipage du Djambul qu'à celle du maître éclusier, il tint à vérifier si sa fuite n'avait pas eu d'autre témoin.
Une vaste étendue plate s'étalait devant lui, piquetée de-ci, de-là, par des lumières fixes ou mobiles. La seule construction proche se dressait à quelque deux cents mètres du pont-levis : c'était un édifice en bois, un magasin de campagne fermé à cette heure de la nuit et où, lors du voyage précédent, Youri s'était arrêté pour boire un Coca-Cola.
Il se souvenait du nom de ce point de repère : « Marché Longtin ». A l'époque, une inscription bilingue apposée sur un panneau à l'extérieur l'avait même fait sourire : « Open. Hot-dog Patate frite. Ouvert ».
Mais Youri n'avait plus envie de sourire à présent. Au Canada comme aux États-Unis, un individu se déplaçant à pied en dehors d'une agglomération est suspect d'office, et il se trouvait à une dizaine de kilomètres de Caughnawaga.
Rien ne bougeait sur le navire. Ailleurs, personne ne se manifestait. Le jour, déjà, cet endroit était peu fréquenté, et c'était un des facteurs qui avaient influencé la décision de Youri. Mais, sur la grand-route qui court parallèlement au Saint-Laurent, des voitures passaient de temps à autre.
Son évasion n'ayant pas été décelée, Tatosov reprit confiance. Il avait l'expérience et l'entraînement voulus pour circuler clandestinement dans un pays étranger. Néanmoins, et bien que sa position resterait précaire aussi longtemps qu'il stationnerait au pied de la tour, il ne jugea pas opportun de se mettre en route tant que le Djambul n'aurait pas quitté l'écluse.
Le bruit de cascade s'était progressivement éteint. Maintenant, le gros navire dominait le quai de toute sa masse. Il y eut bientôt une sonnerie annonçant l'ouverture des portes « amont » du sas.
Quelques minutes plus tard, le bâtiment soviétique glissa en silence entre les murailles du bassin. Abrité derrière le polyèdre de la tour, Tatosov le regarda défiler sous les échafaudages métalliques du pont-levis, puis s'éloigner dans le chenal du fleuve, au large des rapides de Lachine, vers le lac Saint-Louis.
Il ne sut s'il devait lui dédier un adieu sarcastique ou fataliste. Comme tout marin, il avait aimé son bateau, mais celui-ci symbolisait à ses yeux un système qu'il avait appris à détester.
Les deux moitiés du tablier du pont commencèrent à s'abaisser lentement. Tatosov, se disant que l'attention du préposé aux manœuvres devait être absorbée par son travail, en profita pour filer vers la grand-route en empruntant une zone non éclairée.
Évidemment, il ne se hasarda pas sur le bas-côté du ruban de macadam : il longea ce dernier en marchant sur des terrains en contrebas, entre la route et la berge du fleuve.
Un sentiment étrange, fait de crainte et de jubilation, lui gonflait la poitrine. Sa liberté toute neuve lui montait à la tête, bien qu'il sût que de multiples dangers le menaçaient. Mais il avait bien combiné son affaire, lui semblait-il, et il s'estimait capable de surmonter tous les obstacles.
L'aube se levait quand il parvint à proximité de la réserve indienne de Caughnawaga. Disséminés dans un paysage boisé, les cabanes et les cottages où vivaient des Mohawks, du peuple des Iroquois, apparaissaient dans la fade clarté du jour naissant. De nombreuses antennes de télévision étaient plantées sur les toits faiblement inclinés de ces pauvres demeures, près desquelles séchait du linge pendu à des cordes tendues entre des piquets.
Tatosov accéléra le pas, subitement étreint par une appréhension. Bien des choses avaient pu changer, en deux mois, si le décor était resté semblable. Et la mentalité de ces Indiens, parqués dans ce village en marge de la population blanche, pouvait toujours réserver des surprises.
Le Russe n'eut pas trop de mal à retrouver son chemin. Après avoir suivi pendant quelques minutes la route principale qui mène au sanctuaire de Kateri Tekakhwitha, il bifurqua dans une allée sur la gauche, avança encore d'une centaine de mètres et traversa une cour de terre battue pour accéder au porche d'une maison en brique.
II frappa au carreau de la porte, qu'un rideau masquait à l'intérieur. Après un délai d'attente, il insista. Finalement, le battant s'ouvrit et un homme au teint bistre, de taille moyenne, ne devant pas avoir plus de vingt-cinq ans, posa un regard indéchiffrable sur le visiteur.
Soulagé, Tatosov prononça en français :
C'est moi, Joseph... Es-tu toujours prêt à m'accueillir ?
L'Indien, en blue-jean et pull-over, le fixa un instant, puis il répondit, laconique :
Entre.
A bord du Djambul, ce ne fut qu'après huit heures, au petit déjeuner, qu'on s'avisa de l'absence de Youri Tatosov. Fédor Redkine, le second mécanicien, en fit la remarque à ses compagnons, la place de Youri restant vide. Ils prièrent le steward d'aller secouer leur collègue et de le prévenir que son café serait froid.
Quand il revint, le steward déclara que le lieutenant Tatosov n'était pas dans sa cabine. Les occupants du mess en déduisirent qu'il devait être aux toilettes et la conversation dévia.
Pourtant, à la fin du repas, ils finirent par trouver que cette absence devenait anormale, et deux d'entre eux se mirent à la recherche de l'officier manquant.
Celui-ci n'était ni à la passerelle, ni dans une des salles de bains. Le maître d'équipage ne l'avait pas aperçu. Le docteur certifia que Tatosov n'avait pas été admis à l'infirmerie. En bas, aux machines, personne ne l'avait vu.
Bizarre. Fédor Redkine se décida à signaler la chose au commandant, lequel prescrivit une fouille complète du navire. Ce dernier pénétrait précisément dans les eaux internationales du Saint-Laurent, où le fleuve constitue la frontière entre le Canada et les États-Unis.
Après des recherches infructueuses et quelques palabres, le capitaine Kelov, extrêmement ennuyé, dut admettre que Tatosov avait bel et bien disparu. Accident ou fuite ?
Quoi qu'il en fût, Kelov devait mettre sa responsabilité à couvert, sans quoi il s'exposerait à une foule de désagréments, aussi bien au Canada, quand il le retraverserait dans l'autre sens, qu'en Union soviétique.
Le commandant se rendit à la cabine de la radio et dicta trois messages à l'opérateur. Le premier télégramme était adressé à la police de Montréal, Division Maritime des Grands Lacs et du Saint-Laurent. Son texte : Signale disparition d'un membre de l'équipage, l'officier Youri Tatosov, âgé de 35 ans, entre Montréal et Cornwall. Accident probable. Prière m'aviser en cas de découverte du corps. Capitaine Kelov.
Le second message, destiné à l'ambassade d'U.R.S.S. à Ottawa, était plus bref encore : il ne mentionnait que la première phrase du précédent et ne soulevait pas l'hypothèse d'un accident.
Quant au troisième, il devait être codé et envoyé sur ondes courtes à la Direction de la Navigation à Leningrad. Plus circonstancié, il évoquait la possibilité d'une désertion, et soulignait le fait que l'officier Fédor Redkine avait échangé quelques mots avec le disparu à quatre heures du matin, sur le pont arrière, alors que Tatosov venait de terminer son quart. A ce moment-là, le navire croisait devant Montréal et, sortant de l'écluse Saint-Lambert, il faisait route vers celle de Sainte-Catherine. Redkine était le dernier à avoir vu Tatosov en vie.
En fait, Tatosov n'était pas un officier comme les autres, et c'est ce qui déterminait le capitaine du Djambul à expédier ce troisième radiogramme.
Lorsque la police de Montréal reçut le Master Service Message (Télégrammes spéciaux et gratuits réservés aux capitaines de navires ) envoyé par le commandant du cargo soviétique, elle le retransmit séance tenante au Quartier Général de la Division Maritime de la Royal Canadian mounted police à Ottawa.
Cette force fédérale, dont la compétence s'étend aux régions côtières de l'Atlantique et du Pacifique ainsi qu'à l'immense voie d'eau qui unit le lac Ontario à l'océan, devait être informée de l'éventualité d'une immigration illégale d'un marin russe.
Elle déclencha aussitôt, dans la province du Québec, un dispositif de recherches terrestres, concurremment aux investigations déjà entreprises par la brigade fluviale. Des renseignements complémentaires concernant la personnalité du disparu pouvaient être trouvés dans les documents de bord que le capitaine du cargo avait dû remettre aux autorités maritimes de Québec quand il avait remonté l'estuaire du Saint-Laurent. L'identité de tous les hommes d'équipage était largement détaillée sur la liste.
A la station côtière de Rochester, dans l'État de New York, l'opérateur de garde avait capté le télégramme lancé par le Djambul à destination de la Police Maritime du pays voisin. Ce cargo, qui devait faire escale à Detroit, allait bientôt déboucher dans le lac Ontario.
« Encore un gars de l'Est qui s'est taillé », songea le télégraphiste américain, qui avait fait son service militaire dans un régiment des Transmissions stationné en Allemagne. Puis, après réflexion, il se dit que ce type essayerait peut-être de franchir la frontière toute proche afin de chercher refuge aux États-Unis, où les transfuges d'U.R.S.S. ne sont en général pas trop mal reçus.
Il est vrai que, si telle était son intention, il aurait mieux fait de déguerpir à Detroit.
Au bout d'un certain temps, l'opérateur crut cependant de son devoir de refiler l'information à la Coast Guard. A elle de juger si une suite devait être donnée.
La Coast Guard était déjà au courant. Elle avait transmis sans attendre ce renseignement au F.B.I. dont les agents, parfois, s'égarent un peu en territoire canadien. Et qui sont friands de fugitifs venant de l'Arctique.
Il arrive que ceux-ci soient des espions.
A l'ambassade d'U.R.S.S., l'annonce de la disparition d'un officier du navire de charge Djambul n'avait tout d'abord provoqué qu'une réaction molle et désabusée.
Des incidents de ce genre, sans être fréquents, se produisaient tout de même deux ou trois fois dans l'année. Tantôt, on retrouvait promptement l'intéressé, honteux de s'être saoulé ou d'avoir oublié, en compagnie d'une fille, l'heure de l'appareillage. Tantôt, la police découvrait que l'individu avait été matraqué, dépouillé et laissé pour mort dans une rue des quartiers mal famés.
Mais cette fois, l'affaire prit une autre tournure quand, dans le courant de l'après-midi, parvint au service du Chiffre un télégramme désigné comme « secret » et originaire de Leningrad.
Après déchiffrement, le chef du service de sécurité de l'ambassade fut immédiatement alerté. D'emblée, l'atmosphère changea car le message contenait des directives assez spéciales. Ordre était donné de capturer discrètement le fuyard si on parvenait à le repérer avant la police canadienne. Et, s'il était arrêté par elle, de tenter de l'abattre.
Dans la petite maison de Caughnawaga, un conciliabule réunissait autour d'une table ses trois locataires et le déserteur. Youri Tatosov connaissait ses hôtes. Outre Joseph Desrivières, qui l'avait accueilli, il y avait Jacques, son frère aîné, et l'épouse de ce dernier, Marguerite. Des Indiens christianisés, vêtus comme des Blancs des classes défavorisées.
Joseph et Jacques, de beaux gaillards bien bâtis, aux yeux noirs et à la chevelure aile de corbeau, n'avaient pas le faciès typique qu'on prête à leur race. On aurait pu les prendre pour des Portoricains ou des Mexicains. La femme âgée de 28 ans, était bien en chair, plutôt petite de taille. Elle avait un visage ovale aux traits réguliers, des yeux splendides et une expression réfléchie, soumise.
Les deux hommes, des artisans, confectionnaient des mocassins, des arcs, des tomahawks et des coiffures à plumes qu'on vendait aux touristes dans l'enclos où l'on avait reconstitué un village de tentes de la tribu.
Marguerite tenait le ménage et, tous les après-midi, elle s'habillait d'une tunique de daim à franges, avec ceinture de cuir, maintenait sa longue et belle chevelure par un serre-tête aux motifs colorés, y plantait une plume à l'arrière et s'en allait, pour un maigre bénéfice, participer aux danses de guerre que le chef Poking Fire organisait à l'intention des visiteurs étrangers.
Tatosov, blond, les yeux très clairs mais le teint bronzé, était grand et bien découplé. Sa figure ovale, peu caractéristique, révélait cependant un mélange de ruse et d'énergie que voilait un regard empreint de scepticisme, comme celui des hommes qu'une vie aventureuse a longuement édifiés sur leurs semblables.
Le Russe relança la conversation, dans un français des plus corrects qu'il parlait avec une aisance déconcertante.
Donc, mes amis, résumons-nous : personne, à Caughnawaga, ne doit se douter que vous m'hébergez. Je ne sais pas encore pendant combien de temps je devrai me tenir caché, mais cela ne dépassera certainement pas un mois. Pour cela, je vous verse immédiatement 500 dollars et je vous en donnerai autant lorsque je vous quitterai. D'accord ?
Les deux frères se consultèrent des yeux, puis l'aîné opina :
D'accord.
Tatosov défit deux boutons de sa chemise, dégagea le sachet en plastique qu'il portait à même la peau et en sortit cinq banknotes qu'il étala sur la table.
Voilà, dit-il. Je n'ai plus ici que 200 dollars, mais j'ai planqué de l'argent à Montréal lors du voyage précédent. Évitez de changer ces billets dans la réserve, cela pourrait éveiller l'attention.
Joseph acquiesça.
Je m'en chargerai, quand j'irai à Pointe-Claire ou à Valleyfields. Mais qu'est-ce que vous comptez faire, après ?
Sois tranquille, je me débrouillerai. Je sais bien que j'aurai la police à mes trousses tant que je serai dans le pays. Le problème, ce sera de le quitter. Là encore, j'espère que tu m'aideras. Rassure-toi : il n'y aura aucun risque pour vous.
Marguerite contemplait le Russe avec un soupçon d'effarement. Mille dollars... Cet homme était-il un héros ou un bandit ? Elle ne pouvait se défendre d'une certaine anxiété à l'idée qu'il allait vivre, jour et nuit, sous leur toit. Et qu'elle devrait lui porter à manger dans le réduit contigu à l'atelier.
Tatosov reprit :
Il me faudrait de la teinture pour les cheveux, quelques vêtements, des objets de toilette, une paire de chaussures. Cela, je le paierai en supplément, bien sûr.
Derechef, ses interlocuteurs opinèrent. Le gain qu'allait leur procurer l'hébergement de ce marin était providentiel, inespéré. Cela représentait des années d'économies, des possibilités aussi diverses qu'attrayantes. Mais que fuyait cet étrange personnage ?
Bah... Ce sera peu de chose. Simplement donner quelques coups de téléphone.
CHAPITRE II
Le lendemain matin, vers onze heures, le standardiste de l'ambassade de France, à Ottawa, abaissa négligemment une manette pour répondre à un appel de l'extérieur. Bien qu'il eût énoncé spontanément le nom de la représentation diplomatique, le correspondant voulut en avoir la confirmation.
Mais oui, vous êtes bien à l'ambassade de France, assura le préposé. Que désirez-vous ?
A l'autre bout du fil, l'homme marqua un temps d'hésitation puis, sur un ton feutré, il dit :
Heu... Je veux vous passer un message. Prenez note et transmettez-le à une personne compétente. Vous m'écoutez ?
Le standardiste, expérimenté, appuya sur le bouton de mise en marche d'un enregistreur. S'il avait affaire à un maniaque, il suffirait d'effacer la bande.
Oui, parlez, je vous prie, invita-t-il.
C'est de la part de quelqu'un qui se cache actuellement au Canada et qui voudrait obtenir votre protection. L'intéressé pourrait vous communiquer des renseignements très importants.
Très bien. Mais nous ne sommes pas autorisés à prêter assistance à un individu vivant en marge de la légalité. S'agit-il d'un Français ?
Non.
Alors, nous ne pouvons rien faire, je regrette.
Attendez... On m'a chargé de vous narrer ceci : il n'est pas question, pour l'instant, de vous demander asile. Il faudrait qu'un contact soit ménagé. Et pas avec n'importe qui. Celui qui m'a confié cette commission dit qu'il veut entrer en rapport avec un nommé Coplan, qui appartient aux services spéciaux français. Il vous laisse donc du temps pour étudier sa proposition. Et il m'a recommandé de vous répéter cette phrase : « Viper a rejoint Stanavforland. » Je vous rappellerai dans trois jours.
Un déclic rompit la communication.
Le standardiste se gratta la tête avant d'arrêter le magnétophone. Périodiquement, des exaltés ou des mauvais plaisants transmettaient des messages saugrenus à l'ambassade, par lettre ou par téléphone. D'ordinaire, il était assez facile de déceler le caractère fantaisiste de leurs « révélations » mais, en l'occurrence, il y avait de quoi être perplexe.
Le correspondant avait parlé avec un accent canadien très prononcé, sur un ton mesuré. Il s'était exprimé comme un homme de condition modeste, n'avait pas sollicité de récompense en argent.
Dans le bâtiment de l'ambassade, un fonctionnaire portant le titre de conseiller était consulté par les employés chaque fois qu'ils se trouvaient devant un problème embarrassant. Ses connaissances semblaient illimitées, au point que les attachés recouraient à lui pour certaines indications relatives à leur propre domaine. De plus, cet aimable quinquagénaire à la mise soignée témoignait d'une égalité d'humeur absolument remarquable.
Le standardiste pensa tout naturellement à lui. II l'appela :
Monsieur Payette ?
Oui.
Je viens de recevoir une communication particulière et je ne sais trop s'il convient de la prendre au sérieux. Puis-je vous la faire entendre ? Je l'ai enregistrée.
Faites donc, Félix.
Celui-ci approcha le combiné du haut-parleur du magnétophone, fit revenir la bande en arrière, puis appuya sur la touche de reproduction. Lorsque le ruban magnétique eut restitué la conversation, Félix articula dans le micro :
Voilà, c'est tout. Croyez-vous que cela puisse intéresser quelqu'un de la maison ?
C'est bien possible, dit le conseiller, méditatif. Otez cette bobine de votre appareil et dites à un huissier de me l'apporter.
Tout de suite, monsieur le conseiller.
Quelques minutes plus tard, ayant été mis en possession de la bande, Payette la plaça sur son propre enregistreur et la réécouta.
Grisonnant, le teint couperosé, le diplomate avait un visage empâté de père noble, amateur de bonne chère. De taille moyenne, large de carrure et alourdi par un léger embonpoint, on devinait en lui la tranquille autorité des gens de bonne éducation qui ont accédé aux fonctions qu'ils désiraient assumer.
Assis, accoudé à son bureau les mains croisées, il tenta de se former une opinion sur la valeur de ce document sonore dont chaque mot pouvait avoir un sens plus profond qu'il n'y paraissait de prime abord.
Après cette seconde audition, Payette arrêta le mécanisme du magnétophone. Il préleva une cigarette dans un élégant coffret, l'alluma à l'aide d'un briquet de grande marque qu'il reglissa ensuite dans une pochette intérieure de son veston.
Viper a rejoint Stanavforland :
L'individu qui avait introduit cette phrase clé dans le dialogue devait avoir estimé qu'elle serait comprise par un initié, et qu'elle donnerait ainsi du poids à sa requête. Mais que signifiait-elle?
Était-ce un mot de passe ou une information ?
Ou un simple appât ?
Non, ce rébus devait être assez aisément compréhensible puisqu'il constituait, en quelque sorte, un gage, une offre en contrepartie de laquelle l'homme espérait qu'on établirait un contact.
Viper était le nom de l'un des sous-marins nucléaires britanniques. Il avait relâché à Halifax, en Nouvelle-Écosse, quelques mois auparavant. En supposant qu'il s'agisse de lui, qu'avait-il pu rejoindre ? Une base ou une formation navale ?
Stanavforland, cela ressemblait à un sigle. Le monde moderne en utilise en telle quantité qu'on en a dressé des répertoires à l'usage des fonctionnaires internationaux.