— Servir votre pays et avoir droit à sa reconnaissance
ou bien être condamnée ignominieusement…
Polina Choubina conduisait lentement sa voiture dans California Street, à la recherche d’un emplacement libre. Il allait être minuit, de gros nuages obscurcissaient le ciel au-dessus de la ville, et quelques gouttes de pluie scintillaient déjà sur le pare-brise. Le carrefour de Connecticut Avenue approchait et Polina commençait à désespérer lorsqu’une grosse Cadillac noire démarra soudain.
La jeune fille freina, puis manœuvra pour ranger la Chevrolet le long du trottoir. Elle bloqua le frein, coupa le contact, éteignit les lumières, prit son sac sur la banquette à côté d’elle et descendit. La portière refermée, elle allait s’éloigner à pied lorsque son attention fut attirée par une voiture de couleur sombre qui ralentissait comme pour s’arrêter. Un homme était au volant qui se penchait pour la regarder. Elle crut à quelque fêtard en quête d’une bonne fortune et pressa le pas. Vingt mètres plus loin, elle se retourna et vit la voiture tourner à droite dans l’avenue.
Elle se rendit compte alors seulement, combien ce simple incident l’avait bouleversée ; son cœur battait la chamade et sa gorge serrée lui faisait mal. Elle s’arrêta un instant pour respirer, puis repartit, encore mal à l’aise. C’était ce soir-là son anniversaire : trente-six ans, et elle avait passé la soirée seule dans un cinéma.
Arrivée devant la porte de son immeuble, elle chercha ses clés et entra. Elle se sentait oppressée et réprimait avec difficulté une forte envie de pleurer. Elle appuya sur le bouton de la minuterie, monta péniblement les deux étages.
Une corbeille de fleurs enveloppée de cellophane et portant l’étiquette d’Interflora était posée sur le tapis devant sa porte. Son cœur se remit à battre follement, mais sous le coup d’une émotion bien différente. Elle ouvrit la porte, prit la corbeille, alluma dans le vestibule, déchira l’enveloppe du télégramme épinglé sur la cellophane. Il n’y avait aucune indication d’origine ; simplement : JOYEUX ANNIVERSAIRE. JE NE VOUS OUBLIE PAS, et une signature : HUBERT.
Les pommettes de Polina se colorèrent. Elle ferma les yeux, un frémissement agita sa lèvre inférieure. Une onde chaude et bienfaisante envahissait son corps, le débordait, dénouant ses nerfs trop tendus. Elle fut heureuse un instant. Il avait pensé à elle, il ne l’oubliait pas. Puis, elle se souvint de sa propre décision de l’oublier, elle se redressa, se durcit, essaya de se persuader que le plaisir qu’elle venait d’éprouver aurait été le même si les fleurs lui avaient été envoyées par un autre homme, n’importe quel autre homme. Elle porta le bouquet dans la cuisine et gagna sa chambre pour ôter son imperméable.
Le téléphone sonna. Cela était si exceptionnel qu’elle ne put s’empêcher de sursauter. Toutes ses angoisses lui remontèrent à la gorge. Elle avait depuis quelques jours un pressentiment…
Elle décrocha l’appareil posé sur la table de nuit. Sa voix était enrouée lorsqu’elle dit « allô ! » et elle le répéta. Une voix d’homme, une voix qu’elle ne connaissait pas, une voix qui s’exprimait en russe, jaillit soudain de l’écouteur, calme, nette, détachant les mots.
— Polina Choubina, bonsoir… Quittez immédiatement votre appartement, reprenez votre voiture et descendez Connecticut Avenue en direction de la Maison-Blanche… Immédiatement ! Sans perdre une seconde. Je vous observe.
Raccroché. Polina était devenue blanche comme une morte. Elle resta un moment comme suspendue, maintenant le combiné à mi-chemin de son oreille et de l’appareil. Puis, elle raccrocha d’un geste machinal, maladroit. Depuis son arrivée aux États-Unis, elle avait toujours vécu sous l’identité d’Elena Swecker. Seules, quelques personnes à la direction de la C.I.A.(1) et à celle du G.R.U.(2) le savaient. L’interlocuteur inconnu s’étant exprimé en russe, la conclusion semblait facile.
Polina se retourna, passa une main tremblante sur son front moite. De l’autre côté de la chambre, un miroir captait son image, l’image d’une grande et belle femme blonde, aux formes généreuses.
— Il faut que j’y aille, dit-elle à mi-voix.
Elle referma son imperméable, reprit son sac à main, éteignit toutes les lumières et quitta l’appartement. Dans l’escalier, la pensée lui vint qu’elle aurait pu mettre les fleurs dans l’eau. Si son absence durait longtemps…
Un éclair, puis un grondement de tonnerre l’accueillirent en bas. La pluie se mit à tomber sérieusement, à grosses gouttes dont l’écrasement formait des petits cratères dans la poussière. Polina sortit d’une poche un protège-tête en cellophane, dont elle se couvrit. Un taxi libre passait au ralenti. Le chauffeur freina, mais elle fit de la main un geste de refus et se mit à courir vers sa voiture.
La pluie redoubla d’intensité. Les jambes et le visage trempés, Polina trébucha et faillit tomber en arrivant sur la Chevrolet. Elle ouvrit précipitamment la portière et se dépêcha de monter.
La pluie martelait à grand bruit les tôles de la carrosserie, une nappe d’eau inondant le pare-brise déformait les autres voitures, les maisons et les lumières. Indifférente à ce tableau impressionniste et mouvant, Polina renifla, intriguée par une odeur de fumée froide dont elle ne pouvait être la cause car elle n’avait pas fumé en conduisant ce jour-là. Elle ne put s’empêcher de se soulever, se retournant à demi, pour regarder derrière la banquette. Personne ne se cachait là, mais Polina était certaine que quelqu’un s’était introduit dans sa voiture entre le moment où elle l’avait quittée pour rentrer chez elle et celui où elle était revenue.
Inquiète, elle sortit la clé de son sac, l’enfonça dans le contact et actionna le démarreur. Le moteur tourna aussitôt. Elle fit fonctionner les essuie-glaces, alluma les lanternes, poussa le levier des vitesses sur « Drive », débloqua le frein et accéléra doucement en manœuvrant pour dégager la Chevrolet de la file des autres véhicules en stationnement.
Les balais de caoutchouc s’activaient rageusement sur le pare-brise, mais la visibilité restait néanmoins mauvaise et Polina se penchait en avant pour essayer de mieux voir. Elle vira prudemment à droite dans Connecticut Avenue et prit la direction de la Maison-Blanche, ainsi que le lui avait ordonné la voix de son mystérieux interlocuteur. À cet instant, la même voix, en plus nasillarde, se fit entendre dans la voiture, toujours s’exprimant en russe :
— Très bien, Polina Choubina. Conduisez prudemment en respectant les signalisations. Je vous indiquerai les changements de direction au fur et à mesure. Je suis derrière vous.
Effrayée, Polina se retourna. Mais elle était bien seule et la pluie qui ruisselait sur la vitre arrière l’empêchait de voir si une autre voiture la suivait.
- : -
M. Smith était dans son lit. Il venait d’éteindre la lumière et commençait à s’endormir lorsqu’une sonnerie grave et prolongée le tira de son engourdissement. Il ralluma, puis décrocha le combiné d’un des trois appareils téléphoniques disposés sur la table de chevet, de celui dont il avait reconnu le timbre particulier et qui était relié directement avec son bureau.
— J’écoute, dit-il d’un ton peu aimable.
— Je suis navré de vous déranger, monsieur. Êtes-vous seul ?
C’était la voix de Howard, le plus proche des collaborateurs immédiats de M. Smith.
— C’est au sujet de Polina Choubina, reprit Howard. Il y a du nouveau.
— Enfin !
— J’ai reçu à l’instant une interception téléphonique. Je vous la lis…
Howard lut lentement les mots prononcés par l’inconnu qui avait appelé la jeune femme.
— À quelle heure, cet appel ? demanda M. Smith.
— Onze heures cinquante-huit.
M. Smith consulta sa montre.
— Il est minuit un quart.
— L’homme s’était exprimé en russe, expliqua Howard, et il n’y avait aucun traducteur au service d’écoute. Nous en avons réveillé un et nous lui avons passé la bande par téléphone pour aller plus vite… De toute façon, si elle a obéi, nous n’aurions pas eu le temps de la prendre en filature.
— Envoyez quelqu’un chez elle, dit M. Smith, pour voir si elle a laissé un message. Et puis, contactez immédiatement « O.S.S. 117 » afin qu’il se tienne prêt à toute éventualité.
— Il est actuellement dans sa propriété en Louisiane, monsieur. Je fais le nécessaire.
— Dites-lui de rejoindre immédiatement. Je préfère qu’il soit là.
— D’accord, monsieur.
— Faites dès maintenant placer le domicile de Choubina sous surveillance discrète, que l’on soit informé de son retour et de ce qu’elle fera ensuite. Il n’y a guère plus de cinquante chances sur cent pour qu’elle joue franc jeu, vous le savez.
— Je le sais, monsieur.
— Voilà. Tenez-moi au courant.
M. Smith raccrocha, éteignit la lumière et se rallongea confortablement. Mais il n’avait plus envie de dormir. Il pensait à Polina Choubina, à cette femme étrange et belle, que Hubert Bonisseur de la Bath, alias « O.S.S. 117 », avait ramenée de Russie au terme d’une mission à l’école d’espionnage de Vinnitsa dont elle avait été la directrice administrative. Hubert lui-même ne savait pas si elle l’avait suivi par amour ou bien parce qu’il l’avait gravement compromise au regard des autorités soviétiques (3). On lui avait donné un emploi à la C.I.A., mais un simple emploi de traductrice de journaux et de revues soviétiques sans responsabilité et sans accès au moindre secret.
On l’avait aussi interrogée longuement sur le fonctionnement du 2e Bureau du G.R.U., chargé de l’instruction des agents de renseignements et de sabotage et de l’administration des écoles d’entraînement, et sur son directeur, Oleg Chakhline ; mais les informations qu’elle avait données n’avaient rien apporté que l’on ne sût déjà.
« O.S.S. 117 » avait pris à Vinnitsa des photocopies des fiches des élèves de l’école d’espionnage destinés à être ultérieurement envoyés en mission spéciale sur le territoire des États-Unis. Ces documents avaient été communiqués aux services de l’immigration, mais cela n’avait pas donné le moindre résultat. Finalement, saisi d’un doute, M. Smith avait montré à Hubert les tirages des films. Hubert, dont la mémoire visuelle était sans défaillance, s’était montré formel : les fiches dont on lui soumettait les photocopies n’étaient pas celles qu’il avait lui-même photographiées dans les bureaux du centre administratif de Vinnitsa. Et, tous recoupements faits, on avait été bien obligé de conclure que, seule, Polina Choubina avait eu la possibilité d’effectuer la substitution, après leur départ d’Odessa sur un bateau de touristes italiens.
Dès lors, il fallait bien admettre que la jeune femme n’avait quitté la Russie que sur ordre supérieur et probablement chargée d’une certaine mission…
- : -
La Chevrolet avait quitté Washington et roulait maintenant sur l’autoroute de Baltimore. Très vite, parce que chaque éclair produisait à l’intérieur de la voiture des craquements secs et violents jaillis à n’en pas douter d’un haut-parleur, Polina Choubina avait compris que la voix lui parvenait par le truchement d’un récepteur de radio.
Les instructions ainsi reçus l’avaient contrainte à effectuer un certain nombre de détours dans la ville avant de gagner l’autoroute et elle pensait que son mystérieux correspondant avait voulu s’assurer que personne d’autre ne la suivait.
La pluie cessa soudain, mais la chaussée restait très mouillée et Polina laissa fonctionner l’essuie-glace un moment encore pour effacer les gouttelettes d’eau que le vent projetait du capot sur le pare-brise.
— Ralentissez, ordonna soudain la voix, jusqu’à vingt miles.
Docile, la jeune femme ôta son pied de l’accélérateur et freina doucement jusqu’à ce que l’aiguille du compteur fût descendue sur le chiffre 20. Il était minuit et demi et il n’y avait aucune voiture en vue, ni devant ni derrière.
— Arrêtez-vous sur le bas-côté… Bloquez le frein… descendez et ouvrez la portière arrière… Derrière, sous votre siège, il y a un appareil… prenez-le… Refermez la portière… Reprenez votre place au volant… Posez l’appareil devant vous sur le dessus du tableau de bord… Repartez immédiatement.
Polina Choubina obéissait. L’appareil était un boîtier de forme rectangulaire, en matière plastique noire et grise, agrémenté d’une antenne télescopique. En dessous d’une grille carrée, une marque était fixée en lettres dorées : Pocketphone (4). Polina posa l’appareil devant le pare-brise, sur le cuir synthétique qui couvrait le dessus du tableau de bord. Elle referma la portière et fit repartir la voiture.
— Attention, dit la voix, une Cadillac va vous dépasser. Reprenez une allure normale.
Polina appuya sur l’accélérateur et vit dans le rétroviseur des phares qui se rapprochaient rapidement. Quelques instants plus tard, la lourde limousine rattrapa la Chevrolet et fila devant. Polina actionna le lave-glace, puis les essuie-glaces, pour nettoyer le pare-brise maculé.
— Continuez à soixante miles à l’heure, reprit la voix. M’entendez-vous ?
Surprise par cette première question qu’il lui posait, elle ne répondit pas immédiatement et il précisa :
— Vous pouvez me parler… Savez-vous qui je suis ?
Elle s’éclaircit la gorge et répondit :
— Je le suppose… Sans cela, je ne serais pas ici.
— Parlez plus fort ou penchez-vous vers l’appareil, s’il vous plaît.
Elle fit les deux et répéta ce qu’elle venait de dire.
— Pour que vous ne conserviez aucun doute, enchaîna l’inconnu, je vais vous répéter la dernière phrase qui vous a été adressée sur le quai d’Odessa par Youri Bolchov : Servir votre pays et avoir droit à sa reconnaissance ou bien être condamnée ignominieusement.
Elle frissonna. Elle s’en souvenait comme si cela s’était passé la veille.
— C’est bien ça, dit-elle. Je suis à vos ordres.
— Vous ne me verrez pas, reprit son interlocuteur, et vous ne saurez jamais qui je suis. Mais vous devez répondre franchement à mes questions et faire exactement ce que je vous commanderai.
— Je suis à vos ordres, répéta-t-elle.
— Je veux d’abord savoir si vous avez réussi à faire l’échange des films après votre départ d’Odessa.
— Oui. J’ai jeté les bons à la mer et mis à la place ceux que m’avait donnés Youri Bolchov.
La custode arrière s’était éclaircie et Polina distinguait maintenant dans le rétroviseur une lueur lointaine sur l’autoroute. Sans doute s’agissait-il de la voiture de son interlocuteur, qui ne lui avait demandé de maintenir une vitesse déterminée que pour conserver plus facilement entre les deux véhicules une distance idéale, commandée à la fois par son souci de discrétion et par la portée des Pocketphones.
Un éclair illumina l’horizon vers le nord et l’appareil se mit à crachoter. Des phares étaient apparus droit devant et se rapprochaient rapidement sur l’autre chaussée.
— Nous sommes persuadés que les gens de la C.I.A. se méfient encore de vous et qu’ils ne sont pas près de vous confier un poste intéressant. Nous avons donc décidé de vous employer d’une autre façon. Avez-vous conservé des relations avec cet agent américain qui vous a amenée ici ?
— Je ne l’ai pas revu depuis trois mois, répondit Polina. Mais il m’a envoyé des fleurs aujourd’hui pour mon anniversaire.
La voiture qui venait de Baltimore baissa ses phares. Polina en fit autant.
— Bon anniversaire, dit son interlocuteur. Cet homme est-il amoureux de vous ?
Elle s’étonna d’éprouver un léger pincement au cœur.
— Je ne le crois pas. Il est très gentil avec moi, mais je ne crois pas qu’il soit vraiment amoureux de moi.
— Pense-t-il que vous êtes amoureuse de lui ?
Polina attendit que la voiture qui venait en sens inverse fût passée. Elle remit pleins phares et répondit :
— Je ne crois pas qu’il ait des raisons de douter que j’aie quitté mon pays à cause de lui, pour le suivre…
— Avez-vous un moyen de le toucher à n’importe quel moment ?
— Je peux lui écrire par l’intermédiaire de mon chef de service à Washington, qui fera suivre.
— Parfait. Voici les ordres : vous allez continuer de rouler cette nuit jusqu’à New York. Une chambre a été retenue pour vous au Century, dans la 46e rue, au nom de Vera Moloney. Une valise vous y attend. Vous laisserez votre voiture dans le parking le plus proche, sans oublier de prendre dans la boîte à gants l’enveloppe que j’y ai déposée. Cette enveloppe contient un passeport canadien établi au nom de Vera Moloney, avec votre photographie, et un billet d’avion à destination de Bruxelles sur la « Sabena »… Départ de New York demain soir dimanche à 7 h 35, arrivée à Bruxelles lundi matin à 10 h 5. Là, quelqu’un vous attendra… Ah ! J’oubliais. Il y a aussi un peu d’argent dans l’enveloppe. Voulez-vous répéter les ordres ?
Polina Choubina répéta sans se tromper.
— Demain, reprit l’autre, vous resterez toute la journée à l’hôtel jusqu’au moment du départ. Ne vous montrez pas dehors.
— Entendu.
— C’est tout. Je vous souhaite bonne chance, Polina Choubina.
— Que vont devenir mes affaires dans mon appartement de Washington ? s’inquiéta-t-elle.
— Ne vous occupez plus de cela, c’est sans aucune importance.
— Et la voiture ?
— Oubliez-la quand vous l’aurez laissée au parking.
— Le Pocketphone ?
— Laissez-le dans la boîte à gants. Adieu, Polina Choubina.
— Adieu, dit-elle d’une voix subitement enrouée.
L’appareil devint silencieux et Polina se sentit pendant un moment comme abandonnée. Cette conversation avec un personnage invisible, ce téléguidage, étaient déjà suffisamment déroutants. Maintenant que c’était fini elle avait un peu l’impression d’être lancée seule aux commandes d’une machine dont elle aurait ignoré le fonctionnement. Sûrement, son mystérieux interlocuteur avait oublié de lui donner un grand nombre de précisions. Cette façon sommaire de la projeter dans l’aventure ne correspondait en rien à ce qu’elle savait de la minutie qui devait présider à l’organisation d’une mission secrète.
Elle continua de rouler, l’esprit occupé de mille pensées contradictoires. Ces derniers mois, elle avait connu le désenchantement, puis le découragement. Son travail de traductrice ne l’intéressait guère. Elle était faite pour d’autres emplois, pour organiser, pour commander. De plus, malgré l’excellente préparation au mode de vie américain que lui avait valu son passage à Vinnitsa, elle n’avait pu s’adapter complètement.
Ses convictions politiques étaient trop profondément ancrées en elle pour lui laisser la moindre objectivité. Elle avait regardé l’Amérique et les Américains à travers des œillères, ne retenant que ce qui pouvait la choquer. Excepté Hubert Bonisseur de la Bath, pour qui elle éprouvait des sentiments fort complexes, elle ne s’était pas fait d’amis, à peine quelques relations malheureusement choisies parmi ses collègues de bureau ; lesquels, connaissant son histoire officielle, la traitaient avec un mélange de paternalisme, de suspicion et d’inconscient mépris.
Pour ces raisons, elle aurait dû se sentir pleinement heureuse de cette reprise en main des services soviétiques, heureuse de se retrouver avec les gens de son bord, heureuse de se voir confier une tâche plus en rapport avec ses goûts, avec ses capacités. Heureuse, elle l’était sans doute, mais non sans arrière-pensée. Elle était encore incapable d’analyser cette angoisse qui lui serrait la gorge, mais elle était cependant consciente que la crainte d’avoir à lutter à nouveau contre Hubert y était pour beaucoup.
Les lumières de Baltimore lui apparurent et elle atteignit ensuite très vite la banlieue de la ville. Une station-service illuminée l’incita à regarder la jauge d’essence. Elle s’arrêta et, pendant que l’employé remplissait le réservoir, elle ouvrit la boîte à gants et en sortit une épaisse enveloppe de papier brun.
Elle prit une lime à ongles dans son sac, fendit l’enveloppe sur un côté, en vida le contenu sur ses genoux : un passeport canadien, un billet d’avion de la compagnie « Sabena », cinq liasses de dix coupures de dix dollars, un carnet de chèques de voyage, une fiche de carton blanc quadrillé avec l’adresse du Century à New York : 111 W. 46 th St., et l’horaire du vol 546 de la « Sabena » : départ dimanche soir à 7 h 35, escale à Manchester, arrivée à Bruxelles le lundi matin à 10 h 5.
Elle fourra le tout dans son sac et remit l’enveloppe vide dans la boîte à gants, où elle rangea ensuite le Pocketphone. Elle sursauta lorsque l’employé vint se pencher à la portière pour lui annoncer la quantité d’essence et le prix. Elle paya. Lorsqu’elle repartit, une Lincoln grise la dépassa et l’homme qui la conduisait détourna la tête comme s’il avait eu peur de lui montrer son visage. L’idée qu’il pouvait être l’homme du Centre (5), effleura Polina.