L’expérience que nous avions tentée en donnant à nos lecteurs la possibilité de mieux faire connaissance avec le célèbre agent O.S.S. 117, Hubert Bonisseur de la Bath, s’étant avérée une réussite, nous avons décidé de la poursuivre. C’est aujourd’hui la suite des premières aventures de ce célèbre agent spécial, que nous avions éditées sous le titre « Une gosse qui charrie », que nous proposons aux amis d’O.S.S. 117 dans une forme nouvelle et une présentation originale.
« Homo homini lupus… »
(L’homme est un loup pour l’homme…)
CHAPITRE PREMIER
LE GRAND SAUT…
D’une main attentive, Hubert Bonisseur de la Bath régla l’arrivée d’oxygène jusqu’à ce que sa respiration reprît un rythme normal. Lorsqu’il y fut arrivé, il consulta son chrono à travers les lunettes du masque ; si ces calculs étaient justes, dans un quart d’heure ce serait le grand saut.
Hubert jeta ensuite un coup d’œil par le hublot qui se trouvait tout près de sa tête, sur la droite. La nuit était d’une clarté extraordinaire. A huit mille mètres en dessous, les premiers contreforts du Jura se découpaient durement, avec un relief fantastique, comme un paysage lunaire…
— Allô, Hubert ?
La voix du commandant de bord, dans le téléphone intérieur, le surprit ; instinctivement, il regarda vers le poste de pilotage pour répondre :
— Je vous écoute…
La voix reprit, un peu nasillarde dans l’appareil :
— Nous ne trouvons pas l’écran de nuages à basse altitude que la météo nous avait annoncé sur la Suisse. La D.C.A. helvétique est très agressive et terriblement précise ; en tant que commandant de bord, je ne puis prendre la responsabilité de descendre à l’altitude prévue pour vous lâcher. Je vais être, au contraire, obligé de monter un peu pour franchir la frontière…
Il y eut une courte hésitation, puis :
— … Je ne pense pas que vous vouliez prendre le risque d’un saut à ouverture retardée de cette hauteur ? Devons-nous faire demi-tour ?
Impassible sous son masque, Hubert répondit d’une voix étrangement calme :
— J’ai un rendez-vous en bas, avec une dame. Je n’ai jamais fait attendre une dame ; j’ai horreur de ça et ce n’est pas aujourd’hui que je vais commencer… Je sauterai de la hauteur qui vous conviendra…
L’officier s’éclaircit la voix avant de répondre :
— Excusez-moi, mais je crois de mon devoir d’attirer votre attention sur les difficultés d’une telle entreprise. Nous n’avons pas d’appareil respiratoire individuel ; il vous faudra donc abandonner votre masque avant de sauter et attendre près d’une minute et demie avant d’ouvrir votre parachute. Si vous perdez connaissance… c’est la mort.
Hubert jeta un nouveau coup d’œil par le hublot et fit un léger mouvement de tête pour répondre :
— Je sais… Mais l’enjeu est « trop important » et il m’est « impossible » de remettre mon rendez-vous. Je sauterai.
Le commandant de bord n’insista plus.
— Bien, dit-il. Je vais essayer de vous faciliter les choses au maximum.
— Merci.
Juste à ce moment, un petit nuage blanc apparut en dessous de l’avion comme sous le coup de baguette d’un magicien ; puis un véritable chapelet de petits nuages blancs… La D.C.A. de la frontière suisse était entrée en action.
L’énorme appareil reprenait de la hauteur pour se mettre hors d’atteinte. Impassible, Hubert observait d’un œil intéressé les paquets d’ouate qui naissaient des explosions. « Trop court », remarqua-t-il pour lui-même.
Brusquement, d’étroites taches d’argent liquide accrochèrent son regard derrière la chaîne montagneuse, qui allait bientôt être dépassée… Les lacs ; Bienne, posé comme un accent sur le « I » épais de Neuchâtel et, plus bas, sur la droite, le croissant étroit du Léman. Quel paysage magnifique sous cet éclairage lunaire !
Il lui sembla soudain que le grondement des moteurs avait diminué. La voix du commandant de bord résonna de nouveau dans l’écouteur.
— Allô ?… Nous allons nous laisser glisser maintenant pour arriver à six mille cinq environ au-dessus de l’endroit où vous devez sauter. Commencez à vous préparer, nous y serons dans dix minutes. Attention ! Écoutez-moi bien ; vous devrez compter quatre-vingts secondes avant de tirer l’anneau d’ouverture ; cela vous fera ouvrir à environ trois cents mètres du sol. Vous aurez ainsi peu de chances de vous faire remarquer. Ça va ?
— O.K. ! fit Hubert.
— Voilà comment nous allons procéder : une minute, soixante secondes, avant le moment exact où vous devrez sauter, je vous préviens. Vous devrez alors regarder votre chrono, vous débarrasser du téléphone et préparer l’enlèvement rapide de votre masque à oxygène. Lorsque la lampe verte s’allumera, la trappe sera ouverte et il vous restera dix secondes pour enlever votre masque, après avoir fait le plein de vos poumons et sauter ; ce sera suffisant si vous ne faites pas de fausses manœuvres.
Très calme, Hubert assura :
— Je ne ferai pas de fausses manœuvres.
— Bien ! A tout à l’heure, mon vieux.
Tranquillement, comme s’il vérifiait sa tenue avant de sortir pour se rendre au théâtre, Hubert s’assura que son parachute était bien accroché et l’anneau d’ouverture bien dégagé. Il resserra d’un cran la courroie qui retenait sur sa poitrine la mince valise où se trouvait le poste émetteur ; puis il fit fonctionner la trotteuse centrale de son large chrono, la stoppa et la ramena sur le zéro.
Il reprit sa contemplation par le hublot. Soudain, un vague sourire retroussa sa lèvre ; il venait de penser à M. Smith qui, derrière son bureau, dans la vaste villa des environs de Londres que Hubert connaissait bien, devait regarder sa montre et dire à Margaret, sa jolie secrétaire – elle était de service de nuit cette semaine : « Hubert va sauter… » Et Margaret prendrait un visage soucieux pour répondre : « Pourvu qu’il ne se fasse pas une entorse ! » Chère Margaret !
Ses yeux se fixèrent sur un long ruban d’argent qui serpentait à travers la campagne ; au sud, les blancs sommets du massif de la Jungfrau brillaient sous la lune comme de gigantesques diamants bleus. Il identifia la rivière : l’Aar. Le moment approchait.
Presque au même instant, le téléphone grésilla et la voix du commandant de bord se fit entendre :
— Plus que trente secondes avant de rompre le contact, Hubert. J’espère pour vous que tout se passera bien. Si ce n’était cette fichue guerre, je descendrais bien avec vous passer un week-end dans ce magnifique pays. Vous êtes paré ?
— Paré ! répondit Hubert. Bonsoir à tous et merci de m’avoir accompagné jusque-là.
— Ce n’est rien, mon vieux. Bonsoir, je coupe.
Hubert leva son poignet gauche ; plus que soixante secondes… Il défit posément les écouteurs et le laryngophone, les accrocha près du hublot et commença à débrider son masque. Il respirait profondément pour emplir au maximum ses poumons du gaz bienfaisant qui allait lui être si utile pour tenir quatre-vingt-dix secondes. C’est long, quatre-vingt-dix secondes… Si… Il serra brusquement les mâchoires et s’obligea à ne plus penser. Cela ne valait jamais rien de penser dans des situations comme celle-ci. Il fit sauter la ceinture qui le retenait à son siège et vérifia du regard si rien ne pouvait le gêner pendant le court trajet qu’il aurait à faire jusqu’à la trappe. Juste à ce moment, celle-ci s’ouvrit et une vague d’air glacé se rua sur Hubert. Il leva les yeux et porta sa main droite à son masque. Le feu vert s’alluma et lui parut énorme. Il prit une formidable inspiration, d’un geste net fit sauter son masque, se leva et se dirigea vers la trappe. Alors, il pressa le bouton du chrono, contracta violemment les muscles de son ventre et plongea…
Un sifflement prodigieux hurla aussitôt à ses oreilles… Il suffoquait… Son cœur lui paraissait broyé dans un étau implacable… Il leva son poignet gauche à hauteur de ses yeux… Douze, treize, quatorze secondes… Un froid insupportable le paralysait… Il éprouva sous sa main droite l’anneau d’ouverture… Vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept secondes… Le sifflement à ses oreilles devenait atroce, lui déchirait le tympan… Il suffoquait de plus en plus, sentait son visage se gonfler… Quarante-quatre, quarante-cinq…
Tout se brouillait et il dut faire un terrible effort de volonté pour ne pas perdre conscience… Soixante, soixante et une… La terre se rapprochait à une allure vertigineuse. Il ne sentait plus son corps, complètement glacé… Soixante-dix… Il allait s’évanouir. Non ! Il fallait tenir… tenir… Soixante-dix neuf… D’un geste désespéré, il tira l’anneau d’ouverture de sa main crispée… Un moment d’attente qui n’en finissait plus et, enfin, le coup de canon de la toile déployée et le brusque déchirement du corps…
Puis le silence… Un silence extraordinaire, irréel… Un silence comme il n’en peut exister qu’au-delà de la mort… Secoué, des pieds à la tête, d’un violent tremblement, Hubert se laissait mollement balancer sous le vaste parapluie de toile. Il respirait à grands coups, comme un homme qui revient à la surface après avoir manqué se noyer. Et, soudain, une allégresse irrésistible s’empara de lui et il aurait immédiatement hurlé de joie s’il n’avait claqué nerveusement des dents et si la terre n’avait été maintenant si proche…
Il tira sur les suspentes pour éviter un bosquet qui avait surgi brusquement sous lui, ploya ses jambes, fortement serrées l’une contre l’autre, et ce fut le contact brutal avec le sol…
Il n’y avait pas de vent et l’immense dôme se coucha lentement sur l’herbe. Hubert était déjà sur ses pieds, étourdi mais lucide et commençait à replier le parachute. Quand ce fut fini, il se dirigea vers le bosquet sur lequel il avait failli se briser les os et chercha un buisson épais pour y dissimuler le paquet de toile désormais inutile. Il trouva facilement ce qu’il désirait et opéra le camouflage avec soin.
Il se redressa et revint à la lisière du bois. La nuit était toujours extraordinairement claire et on y voyait comme en plein jour. Il eut un haussement d’épaules au souvenir des météorologistes qui avaient annoncé une couche de nuages bas sur la Suisse, au-dessus de cette région. Cette petite erreur avait bien failli lui coûter la vie !
Il enleva la combinaison de toile qui recouvrait les vêtements civils – de fabrication, suisse – qu’on lui avait remis avant son départ. Il fouilla dans ses poches et en tira un paquet de cigarettes – suisses également. Il en prit une et l’alluma. La fumée lui fit du bien et l’aida à décontracter les muscles de sa gorge qui lui faisaient mal.
Hubert sortit alors une minuscule boussole et chercha à s’orienter… Il devait se trouver à l’Est de l’Aar et au Nord de Thoune ; en prenant la direction de l’ouest, il devait forcément tomber sur la route qui descend de Berne à Thoune.
Il roula sa combinaison de toile sous son bras et, sa petite valise à la main, il partit à grands pas à travers champs. Son chronomètre marquait quatre heures trente.
Il atteignit la route vers cinq heures et prit vers le sud en direction de Thoune, dont dix kilomètres le séparaient encore.
Il était six heures vingt et le ciel pâlissait déjà lorsqu’il pénétra dans la ville. Il croisa des citadins matinaux qui se hâtaient dans les rues, mais aucun ne lui prêta attention. Il arriva enfin devant l’église et s’arrêta un instant pour jeter un coup d’œil intéressé à la tour octogonale, flanquée à son sommet de deux poivrières qui ressemblaient à des oreilles. Enfin, il pénétra dans le temple…
Hubert fit un effort de mémoire : « Quatrième rangée en partant du fond, quatrième siège. » Il compta et s’installa tranquillement. L’église était déserte ; une vague lueur éclairait le chœur et quelques bruits, qui résonnaient étrangement, se faisaient entendre de ce côté-là.
Hubert restait immobile. La longue marche qu’il venait de faire l’avait réchauffé et son sang circulait avec aisance dans ses artères. Il se sentait bien et la majesté du lieu ajoutait encore au bien-être qu’il ressentait. Il pensa que l’avion qui l’avait amené devait avoir rejoint maintenant les côtes d’Angleterre…
Londres… et le douillet petit appartement de Sloane Street où Hubert habitait entre deux missions. Cette fois-ci, il y était resté six semaines, attendant d’un jour à l’autre l’ordre de partir pour la nouvelle aventure dans laquelle il était maintenant engagé… La dernière fois, il avait été en Allemagne et il se demandait encore comment il en était revenu. « Une chance sur mille » avait dit Smith et cette chance unique, perdue entre mille autres contraire, il l’avait trouvée et saisie. Margaret lui avait dit une fois que Smith le considérait comme son meilleur agent. Hubert savait que cela signifiait « le plus chanceux »… Au G.Q.G., il n’y avait pas de bons et de mauvais agents ; ils se valaient tous. Il y avait simplement ceux qui avaient de la chance et… les autres…
La lourde porte d’entrée venait de grincer, un pas feutré s’approchait. Hubert ne bougeait pas, les yeux fixés sur le chœur. Une forme vint s’agenouiller près de lui, sans bruit. Il devina qu’elle le regardait et il ne tourna pas la tête avant qu’il n’eût senti que l’examen était terminé. Alors, il lui coula un regard de biais et l’observa à son tour. Il la voyait très mal, à cause de l’obscurité, mais il la reconnut immédiatement d’après la photographie qu’on lui avait montrée avant son départ de Londres ; alors, à voix basse, mais très distinctement, il prononça :
— Un ange est descendu du ciel…
La femme toussota pour s’éclaircir la voix, et il reçut la réponse qu’il attendait :
— Et il nous apporte la joie…
Il y eut un court silence, puis :
— Avez-vous fait bon voyage ?
Il fut un instant décontenancé par cette question puis, après avoir constaté qu’il n’y avait, après tout, aucune raison pour qu’elle ne lui fût pas posée, il répondit :
— Très bon, je vous remercie…
La femme se leva et reprit :
— Voulez-vous me suivre, nous allons rentrer à la maison.
Elle s’exprimait en français. Hubert savait qu’elle était Française et qu’elle s’appelait Christine Dubois.
Ils sortirent et se retrouvèrent sur la place. Un jour pâle, inconsistant, jetait une lueur blafarde sur les choses et les gens. Ils se regardèrent et s’observèrent. Elle était toute menue et son visage était ridé comme une pomme desséchée. Il la dominait de sa haute et puissante stature.
Elle l’entraîna vers une petite voiture rangée de l’autre côté de la place. Il lui offrit courtoisement de prendre le volant et fut étonné de la réponse qu’elle lui fit d’un ton parfaitement désinvolte :
— Non, mon cher, je tiens à ma voiture. La route est difficile et vous ne vous en sortiriez pas !
Il sourit, amusé, et n’insista pas. On lui avait dit, à Londres, que Mlle Christine Dubois était un drôle de phénomène.
La voiture roulait maintenant dans la rue principale de la ville, si curieuse avec ses deux trottoirs surélevés et la forme bizarre des toits avancés de ses maisons. La vieille demoiselle, qui conduisait avec une adresse surprenante, prit soudain la parole :
— Comment dois-je vous appeler ?
— Appelez-moi Hubert.
Elle hésita un court instant et dit en inclinant la tête :
— C’est un joli nom… Je m’appelle Christine Dubois.
— Je sais, dit lentement Hubert.
Elle lui jeta un bref coup d’œil et reprit :
— La nuit était très claire ; ne vous êtes-vous pas fait repérer en descendant ?
Il s’était baissé pour regarder par le pare-brise la haute silhouette du château de Thoune, et il se redressa pour répondre :
— L’avion n’a pas pu descendre ; j’ai dû sauter de six mille cinq cents mètres et n’ai ouvert mon parachute qu’à trois cents…
La vieille demoiselle fit une grimace.
— Ça n’a pas dû être très drôle ! fit-elle.
— Non, ça n’a pas été drôle.
— C’est un poste émetteur que vous avez dans votre petite valise ?
— Oui.
— Il me semblait bien ; Lobster en avait un semblable.
Il y eut un silence, puis Hubert demanda d’une voix sourde :
— Pas de nouveaux renseignements sur ce qui a pu se passer ?
Elle secoua gravement la tête et répondit, un ton plus bas :
— Non : les journaux ont annoncé que les corps de Lobster et de Szabo avaient été retrouvés près de la frontière française. Szabo était, paraît-il, méconnaissable, son visage ayant été dévoré par les chiens ; on l’a identifié par ses papiers et ses vêtements…
Ils restèrent un moment silencieux. Au sortir de la ville, le grandiose spectacle du massif immaculé de la Jungfrau leur était apparu.