Consuelo soupira, reposa lentement son verre dans le cercle humide qui marquait la trace ancienne puis passa une langue gourmande et pointue sur ses lèvres charnues et trop fardées. Elle se sentait fatiguée et l’Italien, qui par-dessus la piste de danse, pour l’instant déserte, ne cessait de la dévisager avec insolence, lui tapait sur les nerfs.
Elle se tourna vers son compagnon, un américain passablement saoul qui se faisait appeler Bob, et lui sourit. L’américain eut un haut-le-corps, puis un hoquet, sourit à son tour et dit :
— Hello ! Baby !
Elle lui renvoya gentiment l’écho :
— Hello ! Bobby !
Puis, de ses longs doigts aux ongles écarlates, elle repoussa en arrière de sa tempe une longue mèche de ses cheveux décolorés pour regarder la pendule électrique au-dessus du bar. Il était un peu plus de minuit. Elle se demanda s’il ne valait pas mieux partir maintenant, puis décida d’attendre encore une heure. D’ici là, l’Américain serait complètement éteint et il lui suffirait de le déshabiller et de le border dans le lit. Elle pourrait dormir tranquille et, au réveil, elle le complimenterait sur la façon dont il faisait l’amour. Comme, de toute manière, il ne se souviendrait de rien, il serait bien obligé d’y aller du cadeau habituel…
Elle appela le barman et, d’un signe, lui fit comprendre qu’il pouvait remplacer la bouteille de champagne vide par une autre, pleine. L’orchestre se remit à jouer, un blues nostalgique et prenant. Toutes les lumières s’éteignirent autour de la piste sur laquelle s’étendit le bras lumineux d’un projecteur rouge. Il y eut un bref remue-ménage ; des couples se formèrent et se mirent à danser.
Bob demanda d’une voix enrouée :
— On y va, Baby ?
— Où ?
— Danser.
Elle passa une main sur une de ses épaules nues.
— Non, répliqua-t-elle, ça me fait mal au ventre.
Elle avait une voix rauque, un peu vulgaire. Bob se mit à rire doucement, amusé par une idée salace qui venait de naître dans son esprit saturé d’alcool.
— Parle-moi, ordonna-t-il. J’adore ta voix…
Elle haussa les épaules puis recula son buste pour regarder la grosse main que l’Américain venait de poser sur sa cuisse bien galbée sous la soie légère de la robe.
— Te fous pas de moi, dit-elle d’un ton neutre. T’as rien à y gagner…
Le maître d’hôtel déboucha une nouvelle bouteille, devant eux, et remplit les coupes. Elle prit la sienne, se pencha en avant pour la porter à ses lèvres et vit l’Italien debout, de l’autre côté de la table, l’air insolent. Elle serra les dents et lança d’un ton acide :
— Qu’est-ce que vous voulez ? Mon portrait. Un peu de champagne ?
Il s’inclina, ôta la fleur rouge piquée dans la boutonnière de son smoking blanc et la jeta sur la table.
— Je voudrais danser avec vous…
Suffoquée, elle regarda l’Américain qui n’avait pas l’air de comprendre, puis rétorqua, rageuse :
— Voyez pas que je suis accompagnée ? Non ?
Le sourire de l’Italien se fit plus goguenard.
— Accompagnée ? par qui ?
Consuelo reposa brutalement son verre qui se renversa sur la nappe. Bob se réveilla.
— Qu’est-ce qui se passe, demanda-t-il en braquant un œil soupçonneux sur l’Italien.
Consuelo abattit son poing fermé sur la table. Le verre de son compagnon sauta et se renversa à son tour.
— Ce qui se passe, cria-t-elle. Ce qui se passe ? Y se passe que ce macaroni trop cuit est en train de t’insulter et que tu te laisses faire !
L’orchestre continuait de dévider le blues nostalgique et prenant, mais les danseurs commençaient à lorgner vers la table de Consuelo. Le maître d’hôtel, qui s’était éloigné, revint sans se presser, ses lourdes paupières fripées à demi baissées sur ses yeux trop brillants, ses gros poings déjà serrés…
Bob se dressa d’un coup, puis d’une poussée du genou envoya la table avec tout ce qu’elle supportait dans les jambes de l’Italien qui bondit en arrière, juste à temps. Magnifiquement saoul, l’Américain toisa la foule des danseurs immobilisés, du haut de ses un mètre quatre-vingt-dix, puis demanda à Consuelo qui tremblait de colère et d’excitation.
— Qu’a-t-il dit pour m’insulter ?
Le maître d’hôtel voulut s’interposer.
— Écoutez, Monsieur…
Bob le repoussa de la main gauche et insista :
— Qu’a-t-il dit pour m’insulter ?
Consuelo traduisit :
— Que t’étais une lavette !
— Oh ! fit Bob. Et il enjamba la table renversée pour marcher sur l’Italien. Malencontreusement, son pied se posa sur un cube de glace échappé du seau à champagne. Il glissa brutalement et tomba en arrière. Sa nuque porta sur la banquette de cuir. Les fesses sur le parquet, les jambes en l’air sur le bord de la table, il se mit à brailler :
— Une lavette ! Ce macaroni mal cuit dit que je suis une lavette !
Puis, il entendit les rires de l’assistance et devint cramoisi.
— Seigneur ! enchaîna-t-il, je vais tous leur casser la tête !
Consuelo se tourna vers la piste et haussa les épaules avec mépris. Deux garçons foncèrent sur l’Italien qui plastronnait, le soulevèrent et le propulsèrent à toute vitesse vers la sortie. L’Américain se retrouva debout comme par enchantement. Furieux de voir échapper l’insulteur, il se lança tête baissée sur la trace, suivi de Consuelo qui avait relevé sa jupe jusqu’aux genoux afin de pouvoir courir.
Personne ne les retint. La porte de l’Américan Bar se referma derrière eux. Quelques cafés étaient encore ouverts autour du Petit Socco (1). Consuelo vit la silhouette mince de l’Italien qui essayait de s’enfuir vers la rue des Chrétiens. Bob restait planté sur la chaussée, l’air stupide, paraissant se demander sérieusement pourquoi il se trouvait là. Consuelo le saisit par un bras et lui désigna le fuyard.
— Là ! Il fout le camp, le salaud !
De nouveau, comme une mécanique bien réglée, l’Américain fonça. Consuelo reprit sa jupe dans ses mains pour la soulever et suivit derechef le mouvement. Elle avait oublié sa veste restée au vestiaire du dancing.
Essoufflé, l’Italien s’arrêta à l’angle d’une ruelle qui rejoignait, à gauche, la mosquée des Aïssaoua. Bob le rejoignit en quelques bonds et l’accula contre le mur.
— Seigneur ! c’est une demi-portion, se plaignit l’Américain. Je me fais insulter par des demi-portions ! Une baffe et il en reste plus rien !
— Flanque-la-lui quand même ! cria Consuelo de sa voix rauque. Il t’a traité de lavette !
Terrorisé, l’Italien bredouilla, véhément :
— C’est pas vrai, Signore ! Cette fille est une menteuse… Enfin, Signore, nous n’allons pas nous battre pour une fille.
— Ta gueule, répliqua Bob sans trop savoir pourquoi.
Et il lui allongea une claque à assommer un bœuf. Clac ! La tête de l’Italien cogna contre le mur. Un râle s’échappa de ses lèvres crispées. Il se laissa glisser sur ses jambes ployées, puis, brutalement, avec une traîtrise imprévisible, il s’arc-bouta contre la muraille et lança son pied gauche vers le bas-ventre de son adversaire.
— Ouïe ! cria Consuelo qui avait vu le coup partir. Bob avait vu lui aussi. Il eut le temps de pivoter légèrement, assez pour encaisser dans le gras de la cuisse. Il eut tout de même très mal et une fureur terrible le souleva.
— Seigneur, hurla-t-il. Je vais faire un massacre !
Consuelo recula d’un pas et enfouit son visage dans ses mains décharnées, regardant entre ses doigts écartés. Un massacre, c’était vrai. L’Italien servant de punching-ball sous les poings énormes de l’Américain déchaîné… Les « bang » et « bang » et « bang » qui faisaient mal rien que de les entendre.
Un massacre !
L’Italien n’avait pu rendre un seul coup, trop occupé à se protéger. Son visage n’était plus qu’une masse sanguinolente. Il ne criait même pas. Consuelo eut brusquement pitié de lui et la fuite rapide d’une djellaba jaillie d’un porche sombre lui fit craindre l’intervention de la police alertée.
— Bob ! Arrête !
C’était inutile. L’Italien venait de s’écrouler, avec son compte. Il resta un moment sur un coude pour cracher le sang qui lui emplissait la bouche. Il cracha aussi quelques dents qui se mirent à briller sous la lumière jaune du lampadaire éclairant le coin de la rue. Puis il roula sur le dos et ne bougea plus. Seul, le sifflement aigu de sa respiration prouvait qu’il était encore en vie.
Bob aspira bruyamment l’air frais de la nuit et sortit son mouchoir pour essuyer le sang qui souillait ses deux mains. Consuelo se mit soudain à trembler et dit en claquant des mâchoires :
— Il a craché trois dents. Tu y as été fort…
L’Américain se mit à ricaner et se pencha pour examiner les trois dents blanches dans le crachat sanguinolent.
— Seigneur ! grogna-t-il, il n’avait pas besoin de me traiter de lavette !
Prise de remords, Consuelo ouvrit la bouche :
— Ce…
Elle avait voulu dire que ce n’était pas tout à fait ce que l’autre avait dit, qu’elle s’était permis de traduire très librement. Elle se ravisa à temps. Son compagnon était bien assez saoul et bien assez cabochard pour lui flanquer une fessée en manière de représailles. Ce qui était fait, était fait. Même Allah n’y pouvait rien…
Puis, elle eut une moue de dégoût et cria :
— Laisse ça ! Cochon ! Il faut s’en aller !
Sourd, l’Américain ramassa soigneusement les trois dents qu’il avait fait cracher à l’Italien, ôta le mouchoir de soie blanche qui ornait la pochette de son veston blanc, le déplia et y laissa tomber les trois morceaux d’ivoire.
— Souvenir ! dit-il en ricanant. Petit souvenir…
Consuelo ne fit aucune remarque. Depuis quelques secondes, elle regardait l’Italien qui ayant repris conscience, observait le manège de son antagoniste. Elle le vit glisser une main tremblante sous sa veste blanche maculée et l’en retirer armée d’un pistolet plat de petit calibre. Elle hurla :
— Bob ! Attention !
Bob venait de fourrer dans une poche de son veston le mouchoir contenant les dents. Il tourna son regard vers sa victime, vit la gueule menaçante braquée sur son ventre et leva les mains à hauteur des épaules.
— Seigneur ! fit-il, tu pouvais pas le dire plus tôt ?
Il ne semblait pas autrement effrayé. Paralysée, Consuelo cherchait en vain le courage de franchir d’un bond les deux mètres qui la séparaient de la ruelle descendant vers la mosquée des Aïssaoua et pensait que cela devait finir ainsi : très mal.
— Rendez-moi mes dents ! zézaya l’Italien en bavant du sang.
Les yeux bleus de l’Américain s’arrondirent. Sortir un pistolet, même de petit calibre, pour récupérer trois dents cassées lui semblait tout à fait démesuré. Il répliqua machinalement :
— Va te faire voir chez les Grecs. Tu m’enverras des nouvelles…
Il laissa retomber ses mains et pivota sur ses talons pour s’adresser à Consuelo :
— Tu viens Baby ? L’est temps d’aller se cou…
Bang ! Bang ! Bang ! Trois chocs terribles entre les omoplates du gigantesque Américain qui s’immobilisa, l’air stupide, murmura : « C’est vraiment con, vraiment trop con… » Puis tomba raide.
Mort.
Consuelo, horrifiée, pensa de nouveau que cela devait finir ainsi : très mal, puis voulut hurler.
— Ferme ça ou je te bute aussi !
L’Italien était debout près d’elle, l’arme fumante à la main. Elle se figea, le regarda se pencher sur le corps de Bob, essayer de le retourner d’une seule main…
Des coups de sifflet vers le Petit Socco. Les flics, enfin alertés. L’Italien jura effroyablement. Il n’arrivait pas à retirer sa main de la poche de l’Américain. Galopade montant à l’assaut de la ruelle. Cris. Un bouton céda, un pan de la veste vint sous la traction. L’Italien lâcha son arme qui glissa sur le pavé gras vers les pieds de Consuelo. Il réussit à tirer le mouchoir contenant ses dents, voulut reprendre le pistolet…
— Halte ! Haut les mains !
Consuelo retrouva brusquement son sang-froid. Les flics étaient là. D’un coup de pied bien ajusté, elle expédia le pistolet de l’autre côté de la ruelle. L’Italien glissa en voulant l’intercepter, lâcha le mouchoir, se redressa pour voir la patrouille à moins de dix mètres. Affolé, il prit ses jambes à son cou et se lança dans la rue des Chrétiens en direction de la Kasbah.
Des cris, des coups de feu, encore, pas les mêmes, Consuelo se boucha les oreilles et ferma les yeux. Elle se sentit secouée, rabattit ses mains, souleva ses paupières, vit le visage tendu d’un sous-officier de police qui lui demandait des explications.
— Je ne sais pas, dit-elle. Ils se sont battus… L’Italien a tiré. Il s’est sauvé…
Elle serra ses tempes entre ses doigts, se mit à frissonner, pensa à sa veste restée au vestiaire de l’American Bar, aperçut le mouchoir roulé en boule, presque à ses pieds.
— C’est à vous, ça ?
Elle comprit que le flic parlait du mouchoir, pensa machinalement : Le macaroni s’est laissé assommer sans tirer son feu alors que le simple geste de le sortir lui aurait évité une correction et il n’a pas hésité, ensuite, à tuer pour récupérer ses dents… et répondit en se baissant :
— Oui, c’est à moi.
Serra la petite boule soyeuse dans sa main et, sous ses doigts, sentit rouler les trois morceaux d’ivoire contre sa paume moite. Trois morceaux d’ivoire minuscules pour lesquels un grand ballot d’Américain passablement saoul et cabochard venait de se faire tuer.
« Vraiment trop con ! » Ses dernières paroles…
CHAPITRE
2
M. Smith choisit un cigare dans le coffret de bois de cèdre placé à portée de sa main, le roula un instant entre ses doigts boudinés, puis en perça l’extrémité avec la pointe d’un poignard malais au manche admirablement sculpté.
Howard venait de l’appeler par l’interphone pour lui demander l’autorisation de venir lui présenter une personne susceptible de rendre au « C.I.A. » des services considérables. Howard se portant personnellement garant de cet inconnu, M. Smith avait accepté de le voir…
Dans ce métier, aucun concours n’était à négliger – toutes précautions prises – mais certaines personnalités n’acceptaient de « travailler » qu’après se l’être entendu demander par le Grand Patron lui-même.
M. Smith alluma le cigare après l’avoir chauffé selon les meilleures règles, puis se renversa sur le dossier de son fauteuil à pivot. Le Métier devenait de plus en plus difficile et le changement de Président n’arrangeait rien. Personne ne voulait plus prendre de responsabilités. Tout le monde disait : « Attendez, en janvier nous verrons plus clair. »
En janvier… Tout cela était très joli, mais la Terre ne s’arrêtait pas de tourner, les espions ne s’arrêtaient pas d’espionner pour l’unique raison que les States avaient élu un nouveau Président qui n’était pas encore en fonctions…
Le timbre assourdi d’une sonnette électrique l’avertit que le capitaine Howard – son secrétaire particulier – venait de pénétrer avec le visiteur dans l’ascenseur privé qui débouchait directement dans le bureau. Par habitude, M. Smith se pencha à gauche et ouvrit un tiroir du vaste meuble en U renversé au centre duquel il se trouvait assis. Un écran de télévision apparut allumé ; une image, d’abord brouillée, très vite nette : deux visages ; celui, familier, du capitaine Howard, et un autre, inconnu, dur, impitoyable, un visage de prince pirate…
M. Smith fronça les sourcils, repoussa le tiroir et d’un coup de pouce enfonça le bouton qui libérait le système d’ouverture de la porte de l’ascenseur.