Jean Bruce : другие произведения.

Oss 117 n'est pas mort

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  COLLECTION « JEAN BRUCE »
  
  
  
  
  
  O.S.S. 117
  
  N’EST PAS
  
  MORT
  
  par
  
  Jean BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  Paris
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  Consuelo soupira, reposa lentement son verre dans le cercle humide qui marquait la trace ancienne puis passa une langue gourmande et pointue sur ses lèvres charnues et trop fardées. Elle se sentait fatiguée et l’Italien, qui par-dessus la piste de danse, pour l’instant déserte, ne cessait de la dévisager avec insolence, lui tapait sur les nerfs.
  
  Elle se tourna vers son compagnon, un américain passablement saoul qui se faisait appeler Bob, et lui sourit. L’américain eut un haut-le-corps, puis un hoquet, sourit à son tour et dit :
  
  — Hello ! Baby !
  
  Elle lui renvoya gentiment l’écho :
  
  — Hello ! Bobby !
  
  Puis, de ses longs doigts aux ongles écarlates, elle repoussa en arrière de sa tempe une longue mèche de ses cheveux décolorés pour regarder la pendule électrique au-dessus du bar. Il était un peu plus de minuit. Elle se demanda s’il ne valait pas mieux partir maintenant, puis décida d’attendre encore une heure. D’ici là, l’Américain serait complètement éteint et il lui suffirait de le déshabiller et de le border dans le lit. Elle pourrait dormir tranquille et, au réveil, elle le complimenterait sur la façon dont il faisait l’amour. Comme, de toute manière, il ne se souviendrait de rien, il serait bien obligé d’y aller du cadeau habituel…
  
  Elle appela le barman et, d’un signe, lui fit comprendre qu’il pouvait remplacer la bouteille de champagne vide par une autre, pleine. L’orchestre se remit à jouer, un blues nostalgique et prenant. Toutes les lumières s’éteignirent autour de la piste sur laquelle s’étendit le bras lumineux d’un projecteur rouge. Il y eut un bref remue-ménage ; des couples se formèrent et se mirent à danser.
  
  Bob demanda d’une voix enrouée :
  
  — On y va, Baby ?
  
  — Où ?
  
  — Danser.
  
  Elle passa une main sur une de ses épaules nues.
  
  — Non, répliqua-t-elle, ça me fait mal au ventre.
  
  Elle avait une voix rauque, un peu vulgaire. Bob se mit à rire doucement, amusé par une idée salace qui venait de naître dans son esprit saturé d’alcool.
  
  — Parle-moi, ordonna-t-il. J’adore ta voix…
  
  Elle haussa les épaules puis recula son buste pour regarder la grosse main que l’Américain venait de poser sur sa cuisse bien galbée sous la soie légère de la robe.
  
  — Te fous pas de moi, dit-elle d’un ton neutre. T’as rien à y gagner…
  
  Le maître d’hôtel déboucha une nouvelle bouteille, devant eux, et remplit les coupes. Elle prit la sienne, se pencha en avant pour la porter à ses lèvres et vit l’Italien debout, de l’autre côté de la table, l’air insolent. Elle serra les dents et lança d’un ton acide :
  
  — Qu’est-ce que vous voulez ? Mon portrait. Un peu de champagne ?
  
  Il s’inclina, ôta la fleur rouge piquée dans la boutonnière de son smoking blanc et la jeta sur la table.
  
  — Je voudrais danser avec vous…
  
  Suffoquée, elle regarda l’Américain qui n’avait pas l’air de comprendre, puis rétorqua, rageuse :
  
  — Voyez pas que je suis accompagnée ? Non ?
  
  Le sourire de l’Italien se fit plus goguenard.
  
  — Accompagnée ? par qui ?
  
  Consuelo reposa brutalement son verre qui se renversa sur la nappe. Bob se réveilla.
  
  — Qu’est-ce qui se passe, demanda-t-il en braquant un œil soupçonneux sur l’Italien.
  
  Consuelo abattit son poing fermé sur la table. Le verre de son compagnon sauta et se renversa à son tour.
  
  — Ce qui se passe, cria-t-elle. Ce qui se passe ? Y se passe que ce macaroni trop cuit est en train de t’insulter et que tu te laisses faire !
  
  L’orchestre continuait de dévider le blues nostalgique et prenant, mais les danseurs commençaient à lorgner vers la table de Consuelo. Le maître d’hôtel, qui s’était éloigné, revint sans se presser, ses lourdes paupières fripées à demi baissées sur ses yeux trop brillants, ses gros poings déjà serrés…
  
  Bob se dressa d’un coup, puis d’une poussée du genou envoya la table avec tout ce qu’elle supportait dans les jambes de l’Italien qui bondit en arrière, juste à temps. Magnifiquement saoul, l’Américain toisa la foule des danseurs immobilisés, du haut de ses un mètre quatre-vingt-dix, puis demanda à Consuelo qui tremblait de colère et d’excitation.
  
  — Qu’a-t-il dit pour m’insulter ?
  
  Le maître d’hôtel voulut s’interposer.
  
  — Écoutez, Monsieur…
  
  Bob le repoussa de la main gauche et insista :
  
  — Qu’a-t-il dit pour m’insulter ?
  
  Consuelo traduisit :
  
  — Que t’étais une lavette !
  
  — Oh ! fit Bob. Et il enjamba la table renversée pour marcher sur l’Italien. Malencontreusement, son pied se posa sur un cube de glace échappé du seau à champagne. Il glissa brutalement et tomba en arrière. Sa nuque porta sur la banquette de cuir. Les fesses sur le parquet, les jambes en l’air sur le bord de la table, il se mit à brailler :
  
  — Une lavette ! Ce macaroni mal cuit dit que je suis une lavette !
  
  Puis, il entendit les rires de l’assistance et devint cramoisi.
  
  — Seigneur ! enchaîna-t-il, je vais tous leur casser la tête !
  
  Consuelo se tourna vers la piste et haussa les épaules avec mépris. Deux garçons foncèrent sur l’Italien qui plastronnait, le soulevèrent et le propulsèrent à toute vitesse vers la sortie. L’Américain se retrouva debout comme par enchantement. Furieux de voir échapper l’insulteur, il se lança tête baissée sur la trace, suivi de Consuelo qui avait relevé sa jupe jusqu’aux genoux afin de pouvoir courir.
  
  Personne ne les retint. La porte de l’Américan Bar se referma derrière eux. Quelques cafés étaient encore ouverts autour du Petit Socco (1). Consuelo vit la silhouette mince de l’Italien qui essayait de s’enfuir vers la rue des Chrétiens. Bob restait planté sur la chaussée, l’air stupide, paraissant se demander sérieusement pourquoi il se trouvait là. Consuelo le saisit par un bras et lui désigna le fuyard.
  
  — Là ! Il fout le camp, le salaud !
  
  De nouveau, comme une mécanique bien réglée, l’Américain fonça. Consuelo reprit sa jupe dans ses mains pour la soulever et suivit derechef le mouvement. Elle avait oublié sa veste restée au vestiaire du dancing.
  
  Essoufflé, l’Italien s’arrêta à l’angle d’une ruelle qui rejoignait, à gauche, la mosquée des Aïssaoua. Bob le rejoignit en quelques bonds et l’accula contre le mur.
  
  — Seigneur ! c’est une demi-portion, se plaignit l’Américain. Je me fais insulter par des demi-portions ! Une baffe et il en reste plus rien !
  
  — Flanque-la-lui quand même ! cria Consuelo de sa voix rauque. Il t’a traité de lavette !
  
  Terrorisé, l’Italien bredouilla, véhément :
  
  — C’est pas vrai, Signore ! Cette fille est une menteuse… Enfin, Signore, nous n’allons pas nous battre pour une fille.
  
  — Ta gueule, répliqua Bob sans trop savoir pourquoi.
  
  Et il lui allongea une claque à assommer un bœuf. Clac ! La tête de l’Italien cogna contre le mur. Un râle s’échappa de ses lèvres crispées. Il se laissa glisser sur ses jambes ployées, puis, brutalement, avec une traîtrise imprévisible, il s’arc-bouta contre la muraille et lança son pied gauche vers le bas-ventre de son adversaire.
  
  — Ouïe ! cria Consuelo qui avait vu le coup partir. Bob avait vu lui aussi. Il eut le temps de pivoter légèrement, assez pour encaisser dans le gras de la cuisse. Il eut tout de même très mal et une fureur terrible le souleva.
  
  — Seigneur, hurla-t-il. Je vais faire un massacre !
  
  Consuelo recula d’un pas et enfouit son visage dans ses mains décharnées, regardant entre ses doigts écartés. Un massacre, c’était vrai. L’Italien servant de punching-ball sous les poings énormes de l’Américain déchaîné… Les « bang » et « bang » et « bang » qui faisaient mal rien que de les entendre.
  
  Un massacre !
  
  L’Italien n’avait pu rendre un seul coup, trop occupé à se protéger. Son visage n’était plus qu’une masse sanguinolente. Il ne criait même pas. Consuelo eut brusquement pitié de lui et la fuite rapide d’une djellaba jaillie d’un porche sombre lui fit craindre l’intervention de la police alertée.
  
  — Bob ! Arrête !
  
  C’était inutile. L’Italien venait de s’écrouler, avec son compte. Il resta un moment sur un coude pour cracher le sang qui lui emplissait la bouche. Il cracha aussi quelques dents qui se mirent à briller sous la lumière jaune du lampadaire éclairant le coin de la rue. Puis il roula sur le dos et ne bougea plus. Seul, le sifflement aigu de sa respiration prouvait qu’il était encore en vie.
  
  Bob aspira bruyamment l’air frais de la nuit et sortit son mouchoir pour essuyer le sang qui souillait ses deux mains. Consuelo se mit soudain à trembler et dit en claquant des mâchoires :
  
  — Il a craché trois dents. Tu y as été fort…
  
  L’Américain se mit à ricaner et se pencha pour examiner les trois dents blanches dans le crachat sanguinolent.
  
  — Seigneur ! grogna-t-il, il n’avait pas besoin de me traiter de lavette !
  
  Prise de remords, Consuelo ouvrit la bouche :
  
  — Ce…
  
  Elle avait voulu dire que ce n’était pas tout à fait ce que l’autre avait dit, qu’elle s’était permis de traduire très librement. Elle se ravisa à temps. Son compagnon était bien assez saoul et bien assez cabochard pour lui flanquer une fessée en manière de représailles. Ce qui était fait, était fait. Même Allah n’y pouvait rien…
  
  Puis, elle eut une moue de dégoût et cria :
  
  — Laisse ça ! Cochon ! Il faut s’en aller !
  
  Sourd, l’Américain ramassa soigneusement les trois dents qu’il avait fait cracher à l’Italien, ôta le mouchoir de soie blanche qui ornait la pochette de son veston blanc, le déplia et y laissa tomber les trois morceaux d’ivoire.
  
  — Souvenir ! dit-il en ricanant. Petit souvenir…
  
  Consuelo ne fit aucune remarque. Depuis quelques secondes, elle regardait l’Italien qui ayant repris conscience, observait le manège de son antagoniste. Elle le vit glisser une main tremblante sous sa veste blanche maculée et l’en retirer armée d’un pistolet plat de petit calibre. Elle hurla :
  
  — Bob ! Attention !
  
  Bob venait de fourrer dans une poche de son veston le mouchoir contenant les dents. Il tourna son regard vers sa victime, vit la gueule menaçante braquée sur son ventre et leva les mains à hauteur des épaules.
  
  — Seigneur ! fit-il, tu pouvais pas le dire plus tôt ?
  
  Il ne semblait pas autrement effrayé. Paralysée, Consuelo cherchait en vain le courage de franchir d’un bond les deux mètres qui la séparaient de la ruelle descendant vers la mosquée des Aïssaoua et pensait que cela devait finir ainsi : très mal.
  
  — Rendez-moi mes dents ! zézaya l’Italien en bavant du sang.
  
  Les yeux bleus de l’Américain s’arrondirent. Sortir un pistolet, même de petit calibre, pour récupérer trois dents cassées lui semblait tout à fait démesuré. Il répliqua machinalement :
  
  — Va te faire voir chez les Grecs. Tu m’enverras des nouvelles…
  
  Il laissa retomber ses mains et pivota sur ses talons pour s’adresser à Consuelo :
  
  — Tu viens Baby ? L’est temps d’aller se cou…
  
  Bang ! Bang ! Bang ! Trois chocs terribles entre les omoplates du gigantesque Américain qui s’immobilisa, l’air stupide, murmura : « C’est vraiment con, vraiment trop con… » Puis tomba raide.
  
  Mort.
  
  Consuelo, horrifiée, pensa de nouveau que cela devait finir ainsi : très mal, puis voulut hurler.
  
  — Ferme ça ou je te bute aussi !
  
  L’Italien était debout près d’elle, l’arme fumante à la main. Elle se figea, le regarda se pencher sur le corps de Bob, essayer de le retourner d’une seule main…
  
  Des coups de sifflet vers le Petit Socco. Les flics, enfin alertés. L’Italien jura effroyablement. Il n’arrivait pas à retirer sa main de la poche de l’Américain. Galopade montant à l’assaut de la ruelle. Cris. Un bouton céda, un pan de la veste vint sous la traction. L’Italien lâcha son arme qui glissa sur le pavé gras vers les pieds de Consuelo. Il réussit à tirer le mouchoir contenant ses dents, voulut reprendre le pistolet…
  
  — Halte ! Haut les mains !
  
  Consuelo retrouva brusquement son sang-froid. Les flics étaient là. D’un coup de pied bien ajusté, elle expédia le pistolet de l’autre côté de la ruelle. L’Italien glissa en voulant l’intercepter, lâcha le mouchoir, se redressa pour voir la patrouille à moins de dix mètres. Affolé, il prit ses jambes à son cou et se lança dans la rue des Chrétiens en direction de la Kasbah.
  
  Des cris, des coups de feu, encore, pas les mêmes, Consuelo se boucha les oreilles et ferma les yeux. Elle se sentit secouée, rabattit ses mains, souleva ses paupières, vit le visage tendu d’un sous-officier de police qui lui demandait des explications.
  
  — Je ne sais pas, dit-elle. Ils se sont battus… L’Italien a tiré. Il s’est sauvé…
  
  Elle serra ses tempes entre ses doigts, se mit à frissonner, pensa à sa veste restée au vestiaire de l’American Bar, aperçut le mouchoir roulé en boule, presque à ses pieds.
  
  — C’est à vous, ça ?
  
  Elle comprit que le flic parlait du mouchoir, pensa machinalement : Le macaroni s’est laissé assommer sans tirer son feu alors que le simple geste de le sortir lui aurait évité une correction et il n’a pas hésité, ensuite, à tuer pour récupérer ses dents… et répondit en se baissant :
  
  — Oui, c’est à moi.
  
  Serra la petite boule soyeuse dans sa main et, sous ses doigts, sentit rouler les trois morceaux d’ivoire contre sa paume moite. Trois morceaux d’ivoire minuscules pour lesquels un grand ballot d’Américain passablement saoul et cabochard venait de se faire tuer.
  
  « Vraiment trop con ! » Ses dernières paroles…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  M. Smith choisit un cigare dans le coffret de bois de cèdre placé à portée de sa main, le roula un instant entre ses doigts boudinés, puis en perça l’extrémité avec la pointe d’un poignard malais au manche admirablement sculpté.
  
  Howard venait de l’appeler par l’interphone pour lui demander l’autorisation de venir lui présenter une personne susceptible de rendre au « C.I.A. » des services considérables. Howard se portant personnellement garant de cet inconnu, M. Smith avait accepté de le voir…
  
  Dans ce métier, aucun concours n’était à négliger – toutes précautions prises – mais certaines personnalités n’acceptaient de « travailler » qu’après se l’être entendu demander par le Grand Patron lui-même.
  
  M. Smith alluma le cigare après l’avoir chauffé selon les meilleures règles, puis se renversa sur le dossier de son fauteuil à pivot. Le Métier devenait de plus en plus difficile et le changement de Président n’arrangeait rien. Personne ne voulait plus prendre de responsabilités. Tout le monde disait : « Attendez, en janvier nous verrons plus clair. »
  
  En janvier… Tout cela était très joli, mais la Terre ne s’arrêtait pas de tourner, les espions ne s’arrêtaient pas d’espionner pour l’unique raison que les States avaient élu un nouveau Président qui n’était pas encore en fonctions…
  
  Le timbre assourdi d’une sonnette électrique l’avertit que le capitaine Howard – son secrétaire particulier – venait de pénétrer avec le visiteur dans l’ascenseur privé qui débouchait directement dans le bureau. Par habitude, M. Smith se pencha à gauche et ouvrit un tiroir du vaste meuble en U renversé au centre duquel il se trouvait assis. Un écran de télévision apparut allumé ; une image, d’abord brouillée, très vite nette : deux visages ; celui, familier, du capitaine Howard, et un autre, inconnu, dur, impitoyable, un visage de prince pirate…
  
  M. Smith fronça les sourcils, repoussa le tiroir et d’un coup de pouce enfonça le bouton qui libérait le système d’ouverture de la porte de l’ascenseur.
  
  Étrange visage, qui lui rappelait quelque chose…
  
  La porte s’ouvrit en glissant ; de côté. Howard apparut le premier, bien sanglé dans son uniforme.
  
  Derrière lui, le dépassant d’une demi-tête, l’inconnu-qui-désirait-travailler-pour-le-Service…
  
  Les deux hommes pénétrèrent dans la pièce. La porte se referma automatiquement dans leur dos. M. Smith, impénétrable, examina le visiteur…
  
  Grand, un mètre quatre-vingt-cinq au moins, épaules larges, solidement charpenté, mains nerveuses, visage sec d’aventurier, regard bleu de glace, nez mince, lèvres sensuelles, menton carré, oreilles petites et plaquées, cheveux châtains coupés très court, vêtu avec élégance d’un complet de tweed du bon faiseur, cravate discrète. Gestes mesurés, l’air parfaitement sûr de soi, sans forfanterie. Un type redoutable, sans aucun doute…
  
  Howard, un curieux sourire aux lèvres, présenta :
  
  — Mister Smith… Mister Bonisseur de la Bath. Hubert, pour les intimes…
  
  M. Smith faillit dire « Enchanté », puis resta bouche bée, devint écarlate et se dressa d’un bond en repoussant bruyamment son fauteuil.
  
  — Pas possible !… Vous…
  
  Hubert s’inclina, l’œil ironique, pour confirmer :
  
  — Exact. Hubert Bonisseur de la Bath, soi-même, connu du Service sous le matricule « O.S.S. 117 ».(2)
  
  M. Smith contourna le vaste bureau et vint serrer les mains de celui qu’il considérait toujours comme le meilleur de ses collaborateurs, « l’homme irremplaçable ».
  
  — Bon sang ! que je suis heureux, affirma-t-il.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Comment me trouvez-vous en « nouvelle version » ?
  
  — Je ne vous aurais pas reconnu, sincèrement. Expliquez-moi.
  
  Howard se laissa tomber dans un des profonds fauteuils de cuir jaune disposés en arc de cercle autour du bureau. M. Smith et Hubert l’imitèrent. Ce dernier commença :
  
  — Ma dernière aventure ayant failli se terminer très mal, vous devez vous en souvenir, il était devenu nécessaire pour moi, non seulement de changer de visage, mais aussi d’empreintes digitales. Le visage, aucune difficulté. Ce n’était pas la première fois que j’avais recours à la chirurgie esthétique. Pour les empreintes… Eh bien, je possède maintenant celles d’un brave épicier de l’Ohio qui n’avait jamais eu l’occasion de les donner à qui que ce soit et qui est mort voici à peu près un mois. On lui a dépouillé très proprement les doigts ; on m’en a fait autant et, sur mes doigts écorchés, on a enfilé, comme des doigts de gants, la peau des doigts de l’épicier. La greffe a pris et me voici avec des mains presque neuves…
  
  Il les agita sous le regard intéressé de M. Smith.
  
  — L’opération n’a laissé aucune trace. Si bien que nos adversaires habituels qui me croient mort n’auront aucun moyen de découvrir qu’il n’en est rien…
  
  M. Smith tira rêveusement quelques bouffées de son cigare et regarda monter la fumée bleue.
  
  — Parfait, dit-il d’un ton redevenu professionnel. Je suis heureux de vous retrouver parmi nous. Ce n’est pas le travail qui manque. Comment vous sentez-vous, au physique comme au moral ?
  
  Hubert leva son poing, pouce dressé.
  
  — Comme ça ! affirma-t-il. De l’acier trempé.
  
  — Comme avant ?
  
  — Comme avant.
  
  Howard essaya d’intervenir.
  
  — Peut-être serait-il bon de lui donner un peu de vacances avant de le remettre dans le bain ?
  
  M. Smith le foudroya du regard.
  
  — De quoi vous mêlez-vous, Howard ? Le vieux garçon sait mieux que personne s’il est O.K. ou non… De toute façon, j’ai quelque chose pour lui. Une mission de tout repos…
  
  Hubert ricana.
  
  — Ouais. Vous m’aviez dit ça une fois déjà et c’est tout juste si j’avais pu m’en sortir sans faire sauter la planète… Enfin, envoyez toujours, on fera ce qu’on pourra.
  
  M. Smith ralluma son cigare qui venait de s’éteindre et enchaîna sans tenir compte de l’interruption.
  
  — Ça vous plairait d’aller à Tanger ?
  
  Hubert haussa ses larges épaules.
  
  — La seule chose qui me déplaît, Monsieur, c’est d’aller nulle part.
  
  — O. K., approuva M. Smith, alors vous allez à Tanger.
  
  Une pause. Howard alluma une cigarette. M. Smith reprit :
  
  — Voici quinze jours, à peu près, dans la rue des Chrétiens à Tanger, tout près du Petit Socco, un de nos compatriotes, commerçant en voyage d’affaires, s’est fait descendre par un Italien qu’il venait de corriger. Une fille assistait à la chose. Cette fille s’appelle Consuelo Larache et est employée comme informatrice rémunérée par un de nos agents locaux…
  
  En parfait comédien qu’il était, M. Smith fit une nouvelle pause pour assurer son effet. Hubert s’était figé, yeux à demi fermés, visage tendu, souffle un peu court.
  
  — Notre compatriote avait corrigé l’Italien de façon plutôt sévère sans que celui-ci ait jugé bon de se défendre, alors qu’il aurait pu s’en tirer sans bobo en exhibant simplement le pistolet qu’il portait sur lui. De cela nous pouvons déduire que cet Italien ne tenait pas à attirer l’attention outre mesure… Les choses se sont gâtées lorsque le vainqueur a voulu emporter, comme souvenir, les trois dents qu’il avait fait cracher au vaincu. L’Italien, qui émergeait du cirage, a sorti son arme pour exiger la restitution de ses dents. Notre compatriote a eu tort de le prendre à la légère. A peine avait-il tourné le dos, quatre balles entre les omoplates l’expédiaient « ad patres »…
  
  M. Smith tira deux courtes bouffées de son cigare, passa lentement sa main de prélat sur son visage bouffi de fatigue et demanda :
  
  — Vous me suivez ?
  
  — Parfaitement, affirma Hubert qui semblait s’exciter. J’entrevois la conclusion…
  
  — Pas si vite, vieux garçon. Laissez-moi finir… L’Américain à terre, l’Italien s’est relevé pour lui faire les poches et récupérer ses dents. La police est intervenue à ce moment et l’assassin a été obligé de foutre le camp en laissant ses dents sur le terrain. La fille, Consuelo Larache, qui ne manque pas de cervelle, intriguée par le comportement de cet étrange individu, s’est arrangée pour s’approprier les trois dents enveloppées dans un mouchoir. Le lendemain, relâchée après interrogatoire, elle s’est rendue auprès de notre agent qui l’emploie pour lui raconter l’histoire et lui remettre son butin…
  
  Une pause, marquée d’un soupir. Howard, au courant de l’histoire, regardait l’immense carte d’Asie qui occupait tout le mur en face de lui. M. Smith reprit avec brusquerie :
  
  — Une des dents était fausse, du type à pivot. Brisée, elle a livré un microfilm dont la projection a fait apparaître la photocopie intégrale d’un document ultra-secret : le plan actuel de défense de l’Afrique du Nord dans le cadre de la défense du Moyen-Orient…
  
  — Bigre ! fit Hubert.
  
  M. Smith hocha doucement la tête.
  
  — Oui, comme vous dites. Dans un cas semblable : photocopie, il est facile de découvrir l’origine de la fuite ; il suffit de retrouver le document original…
  
  Il retira ses lunettes et prit dans la pochette de son veston une petite peau de chamois pour en polir les verres. Son regard de myope perdu dans le vague, il enchaîna :
  
  — Nous savons maintenant où se trouve l’original… Dans le coffre d’un haut fonctionnaire de la Défense actuellement en mission permanente à Tanger où il vit avec sa famille et une secrétaire américaine, tous, à priori, au-dessus de tout soupçon… Ce type s’appelle Anthony Lead. A cinquante-deux ans, après vingt ans de service dans l’Administration des États-Unis, il n’a jamais fait l’objet d’une seule remarque défavorable. Vous verrez d’ailleurs son dossier…
  
  Hubert suggéra :
  
  — Il s’agit peut-être tout simplement d’un cambriolage parfait. Vous savez que l’I.S., durant la guerre, employait un ancien casseur qui était capable d’ouvrir n’importe quel coffre sans le briser. Peut-être cet Italien possédait-il les mêmes dons ?
  
  M. Smith balaya la suggestion.
  
  — L'Italien n’était pas l’auteur principal. Un simple courrier, d’après les quelques renseignements que nous avons pu recueillir sur lui… Non, croyez-moi, c’est beaucoup plus grave. Cet… incident nous a permis de procéder à des recoupements, nous a incités à faire divers rapprochements. Nous sommes certains, maintenant, que cette fuite n’a pas été la seule ; que d’autres renseignements confidentiels, contenus dans le coffre d’Anthony Lead, se sont envolés de la même façon et à des dates échelonnées depuis environ six mois.
  
  — Bon sang ! fit Hubert. Sale histoire ! Je n’aime pas ça du tout. Pourquoi m’envoyer ? Vous pouvez tout aussi bien faire interroger ce Lead par les types que vous entretenez là-bas… C’est du travail de routine ! Ça ne m’intéresse pas.
  
  M. Smith eut un sourire ambigu.
  
  — Vous m’avez mal compris, vieux garçon. Il ne s’agit pas d’aller interroger Anthony Lead, mais d’aller vous installer à Tanger et d’agiter le panier jusqu’à ce que le crabe en sorte. Il existe à Tanger un réseau de renseignements adverse remarquablement bien organisé. Leur technique est parfaite et il est probable que si vous arrivez à percer cette technique, vous aurez du même coup découvert comment les documents contenus dans le coffre de Lead ont pu être photocopiés et expédiés à nos adversaires…
  
  Il s’interrompit une seconde, sourit et conclut :
  
  — Vous avez carte blanche, vieux garçon.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  Le vent d’Est soufflait avec violence, prenant en enfilade la ruelle étroite et mal éclairée. Un chien mélancolique et maigre traversa sans hâte, glissant sur les pavés ronds et luisants.
  
  Un ivrogne se mit à brailler une vieille complainte de chameliers. Des cris, des insultes, s’élevèrent un peu plus loin : une scène de ménage. Le sifflement strident d’un instrument à cordes domina un instant le tout, puis s’éteignit.
  
  La Médina vivait.
  
  Hubert resserra autour de lui les plis amples de la djellaba dont il s’était enveloppé afin de se soustraire à toute curiosité indésirable dans le quartier arabe. Il marchait depuis le Grand Socco où il avait laissé sa voiture avant de franchir à pied la porte de Fès.
  
  Hubert se sentait bien, comme chaque fois qu’il abordait une nouvelle aventure, et mieux encore car il venait de sortir d’une période d’inaction assez longue. Il était heureux de se trouver de nouveau en chasse et cela se voyait à la façon dont il respirait profondément en marchant et à l’éclat de son regard d’oiseau de proie.
  
  Un gamin arabe dévala la ruelle en courant comme s’il avait eu le feu aux fesses. Il marqua une hésitation, qui se traduisit par un faux pas, en apercevant une silhouette montant à sa rencontre, puis identifiant la djellaba, il se remit à courir de plus belle.
  
  Hubert tourna à droite et monta une série de courts escaliers qui s’élevaient entre les vieilles maisons resserrées. Un long cri perça la nuit, se termina en rire hystérique. Des jurons retentirent de tous côtés. Un chat se mit à miauler.
  
  Après le troisième escalier, Hubert pénétra sous un porche, suivit un interminable corridor obscur et nauséabond, alluma une lampe de poche pour s’éclairer et frappa à une porte.
  
  Toc… Toc Toc Toc Toc… Toc Toc Toc… Toc… Toc.
  
  Il éteignit sa lampe et baissa la tête. Un rai de lumière passait sous le battant. Il prêta l’oreille, n’entendit rien, vit la lumière disparaître et fronça les sourcils, brusquement inquiet.
  
  Pourtant, il était certain de ne s’être pas trompé dans la façon de frapper : un, quatre, trois, un, un.
  
  Il avait une mémoire infaillible pour ce genre de chose.
  
  Il réitéra.
  
  Quelques secondes d’un silence pesant, puis, étouffée, une voix rauque demanda :
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  Hubert fit claquer sa langue, d’irritation. Cette idiote allait l’obliger à donner le mot de passe à portée d’éventuelles oreilles indiscrètes. Sans doute avait-elle de bonnes raisons de se méfier ainsi. Selon M. Smith, elle ne manquait pas de cervelle. Alors, quelque chose ou quelqu’un lui avait fait peur…
  
  Il approcha sa bouche du panneau de bois et murmura très distinctement :
  
  — Je suis celui qui ne vient jamais sans biscuit.
  
  Un soupir, un bruit de verrou tiré, le grincement d’une clé dans la serrure, la porte s’ouvrit sur une sorte de trou noir.
  
  — Entrez vite, murmura la voix.
  
  Hubert fit la grimace et son poil se hérissa de façon désagréable.
  
  — Allumez, ordonna-t-il en passant sa lampe dans sa main gauche pour glisser sa dextre vers le Smith et Wesson suspendu sous son bras.
  
  — Non.
  
  Sans bouger, il fit fonctionner sa lampe et en braqua le faisceau droit devant lui. Un visage de femme apparut, paupières baissées, traits crispés ; un visage d’Andalouse encadré d’une masse croulante de cheveux blonds platine.
  
  Hubert baissa la lampe, franchit le seuil, éclaira vivement autour de lui, ne vit rien de suspect, laissa la femme refermer, repousser le verrou.
  
  — O. K., dit-il, qu’est-ce qui vous a pris ?
  
  Elle se retourna, marcha vers une table de bois blanc posée au centre de la pièce.
  
  — N’éteignez pas, demanda-t-elle.
  
  Elle craqua une allumette et alluma une grosse lampe de cuivre à pétrole qui se mit aussitôt à fumer.
  
  — Passons de l’autre côté, reprit-elle en le regardant avec attention.
  
  Il se défit de la djellaba qu’il lança sur un coffre de bois sculpté. Consuelo franchit une porte ouverte qui donnait accès à une autre pièce ? la chambre à coucher.
  
  Lit bas, armoire moderne, table de toilette, quelques chaises. Une porte à double battant que Hubert alla immédiatement ouvrir : une penderie.
  
  Consuelo posa la lampe sur la table de toilette. Hubert éteignit la sienne et la remit dans sa poche, puis regarda la femme. Grande, mince, vêtue d’un peignoir de soie jaune qui lui collait au corps, elle était appétissante et le contraste de sa peau très sombre avec l’or blanc de ses cheveux ajoutait à son charme. Dans ses yeux fatigués, Hubert lut quelque chose qu’il connaissait bien : la peur.
  
  Consuelo avait peur.
  
  Il demanda :
  
  — Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi n’avez-vous pas ouvert tout de suite ?
  
  Elle frissonna, jeta un furtif regard vers la pièce voisine de nouveau obscure.
  
  — Quelqu’un est venu hier soir me demander ce qu’étaient devenues les dents…
  
  — Oh ! fit Hubert en fronçant les sourcils. L’Italien ?
  
  Consuelo secoua la tête.
  
  — Non, pas l’Italien. Quelqu’un d’autre, que je n’avais encore jamais vu…
  
  — Description ?
  
  — Taille moyenne, cheveux noirs…
  
  — Arabe ou Européen ?
  
  — Européen.
  
  — Pas de signes particuliers ?
  
  — Non. Signalement de Monsieur-tout-le-monde. Un client qui arrivait m’a permis de le mettre à la porte. Mais il reviendra…
  
  — Il l’a dit ?
  
  — Oui…
  
  Hubert pensa qu’il aimait la voix rauque et un peu vulgaire de cette fille, puis essaya de réfléchir au problème qui se posait. Les amis de l’Italien avaient réussi à retrouver la trace de Consuelo ; cela n’avait pas dû être particulièrement difficile en raison du métier qu’elle exerçait. L’un d’eux était venu poser des questions au sujet des dents. La façon dont il l’avait fait prouvait qu’il ignorait ce qui s’était exactement passé et l’appartenance de Consuelo au réseau d’informateurs du « C.I.A. ».
  
  Autrement, il se serait arrangé pour que l’entretien ne risque pas d’être interrompu…
  
  Sans doute, croyaient-ils que les dents avaient été ramassées par les policiers et voulaient-ils savoir ce que ceux-ci en avaient fait et s’il existait une chance de les récupérer. Hubert demanda :
  
  — Vous êtes sortie, ce soir ?
  
  Elle secoua la tête, ses cheveux d’or pâle accrochèrent des reflets de lumière jaune.
  
  — Non, j’avais peur. J’ai décidé d’aller trouver Joseph demain pour lui demander de me mettre à l’abri, provisoirement…
  
  « Joseph » était l’agent permanent local qui entretenait Consuelo. Hubert fit une grimace :
  
  — Je ne pense pas que ce soit une bonne solution. En ne bougeant pas, vous réussirez peut-être à les faire se démasquer ; on peut s’arranger pour prendre ce type en filature après qu’il sera revenu vous voir.
  
  Elle riposta vivement, avec une hargne nouvelle dans la voix :
  
  — C’est ça ! Après qu’il m’aura laissé un poignard dans le dos ! Merci bien ! Je tiens à la vie et je n’ai pas envie de mourir pour vos conneries ! Si j’avais su…
  
  Elle soupira lourdement. Hubert en fit autant. Cette fille, il en était certain, était perdue pour le Service. Elle avait la trouille et on ne pouvait rien contre ça. Il allait falloir prendre des mesures pour l’empêcher d’aller vendre sa salade en face…
  
  Désagréable. Très désagréable…
  
  D’un ton neutre, il répliqua :
  
  — Vous avez raison. Je verrai Joseph personnellement demain matin. On vous éloignera de Tanger avec une pension suffisante. Revenons à nos moutons…
  
  Elle passa une main sur son front moite et désigna une chaise.
  
  — Asseyez-vous et pardonnez-moi. Je suis tellement énervée…
  
  Elle le regarda s’installer puis s’assit à son tour en face de lui. Un pan de son peignoir de soie glissa, découvrant une cuisse pleine gainée de nylon fumé. Hubert siffla entre ses dents pour exprimer son sentiment. Elle eut un rire de complaisance et recouvrit sa jambe, puis resserra le col du vêtement qui bâillait sur la poitrine plantureuse et nue.
  
  — Vous n’êtes pas obligée de tirer le rideau sur tout, fit remarquer Hubert. Je suis d’un âge à pouvoir le supporter…
  
  Elle relâcha son décolleté.
  
  — J’avais peur que ça ne vous obscurcisse les idées, répliqua-t-elle de sa voix rauque.
  
  Il fit, de la tête un geste de dénégation.
  
  — Racontez-moi comment ça s’est passé, le fameux soir. Tout, depuis le début. N’oubliez aucun détail… Je n’ai eu connaissance que d’un rapport où l’histoire était condensée…
  
  Elle commença immédiatement après avoir allumé une cigarette. Hubert refusa d’un signe de main le paquet qu’elle lui tendait, et se concentra pour ne rien perdre de ce qu’elle disait…
  
  Lorsqu’elle eut fini, il questionna :
  
  — Cet Italien, vous l’aviez déjà vu ?
  
  Elle alluma une nouvelle cigarette. Le pan de son peignoir avait de nouveau glissé mais elle ne paraissait plus s’en préoccuper et Hubert remarqua un énorme grain de beauté sur sa cuisse, juste au-dessus de la limite du bas.
  
  — La veille, dit-elle, au même endroit. Jamais vu avant. J’ai eu l’impression qu’il venait de débarquer à Tanger et qu’il ne devait pas y rester longtemps…
  
  Elle eut un sourire ambigu.
  
  — Comprenez ? J’ai l’habitude de jauger les clients… Faut bien. Pas la peine de perdre son temps…
  
  — Il vous avait parlé ?
  
  — Non. Il me regardait avec son air de se foutre du monde. J’ai eu l’impression que c’était un cinglé… Ou bien le genre de type qui se monte la tête pour une raison quelconque et qui se prend tout d’un coup pour un César. J’aime pas ces types qui veulent faire croire qu’ils pissent plus haut que les autres… Peut-être bien aussi qu’il avait bu un peu trop et que ça lui donnait trop de courage…
  
  Elle s’interrompit, resta un instant rêveuse, remonta machinalement sur sa cuisse le pan de son vêtement qui reglissa aussitôt, et reprit d’un ton assourdi :
  
  — Joseph m’a dit qu’on avait trouvé quelque chose dans une des dents. C’était important ?
  
  — Assez important, répondit Hubert en la regardant bien en face.
  
  Elle détourna les yeux et ouvrit la bouche pour dire autre chose lorsque des coups discrets ébranlèrent la porte d’entrée. Consuelo sursauta et devint blême. Affolée, elle se dressa et murmura :
  
  — C’est LUI ; j’en suis sûre. Je ne veux pas ouvrir…
  
  Hubert se leva sans hâte, fit un pas en avant, la prit aux épaules et vrilla son regard dans le sien.
  
  — IL FAUT ouvrir, Consuelo. Je vais me cacher dans la penderie. Je suis armé et je ne le laisserai pas vous toucher. Vous ne risquez rien. Si les choses se gâtent, je ne vous abandonnerai pas ensuite…
  
  Elle tremblait.
  
  — Alors, répliqua-t-elle, farouche, allez-lui ouvrir vous-même et assommez-le tout de suite…
  
  Il la secoua pour l’obliger à l’écouter.
  
  — Faites ce que je vous dis. Je vais me cacher dans la penderie. Vous allez ouvrir et, si c’est le type, répondre aux questions qu’il vous posera de la façon que vous savez. Si c’est quelqu’un d’autre, en voyez-le au diable. Je ne veux pas faire le voyeur.
  
  Les coups reprirent, avec plus de violence. Hubert alla ouvrir la penderie – heureusement assez vaste se glissa à l’intérieur et tira les battants sur lui sans les fermer complètement. Par l’interstice il vit Consuelo qui hésitait encore au centre de la pièce.
  
  — Allez ! souffla-t-il avec force.
  
  Elle secoua la tête comme au sortir d’un rêve, prit la lampe sur la table de toilette et disparut dans l’autre pièce. L’obscurité enveloppa Hubert qui tendit l’oreille pour ne rien perdre de ce qui allait suivre.
  
  On frappa pour la troisième fois au moment où Consuelo se disposait à tirer le verrou. Sans demander l’identité du visiteur, elle ouvrit.
  
  Hubert entendit la porte grincer sur ses gonds. Puis une voix goguenarde demander en espagnol :
  
  — Alors, jeune fille ? On s’enferme à clé ? On a peur du grand méchant loup ?
  
  La voix de Consuelo, plus rauque que jamais :
  
  — Entrez. Ne restez pas planté là…
  
  La voix de l’inconnu, toujours goguenarde :
  
  — La jeune fille craint les courants d’air ! C’est très bien, ça ! Faut toujours être prudent… En tout…
  
  Le claquement de la porte, refermée par Consuelo ; le bruit du verrou repoussé dans son logement.
  
  — On peut rester ici, dit Consuelo. Videz votre sac ; j’ai pas toute la nuit pour vous écouter…
  
  Un rire sarcastique.
  
  — Cause toujours, jeune fille ! A qui est cette djellaba ?
  
  Hubert soupira dans son réduit. Il était impardonnable d’avoir laissé son manteau sur le coffre, dans la première pièce. Pourvu que…
  
  — Un client qui l’a oubliée, répondit Consuelo d’un ton très naturel. Il en sera quitte pour revenir…
  
  — Hum !… Passe devant et allons dans l’autre pièce. C’est ta chambre, sans doute ?
  
  Hubert sourit. L’inconnu n’était pas apprenti et il se méfiait. La lumière reparut, puis Consuelo qui alla poser la lampe sur la table de toilette. Hubert s’enfonça dans le réduit et déplaça silencieusement deux vêtements pour se faire un écran. L’homme devait être maintenant dans la chambre…
  
  — Qu’est-ce que c’est que ça ? Sa voix avait perdu la gouaille du début.
  
  — La penderie, lança rageusement Consuelo. Si vous avez les foies, faut le dire ; on ira discuter au café du coin…
  
  Un temps, puis Hubert entendit la voix de l’intrus juste de l’autre côté des portes du placard.
  
  — T’énerve pas, jeune fille ! Si j’ai les foies je te le dirai ; d’accord…
  
  Un battant s’ouvrit vivement. Hubert sentit son cœur manquer un battement et cessa de respirer. L’autre battant pivota à son tour. Heureusement, la lampe étant placée de l’autre côté de la pièce sur une table assez basse, le pied du lit formait écran et toute la partie inférieure de la penderie était dans l’ombre.
  
  — Ça va, dit l’homme. J’aime bien prendre mes précautions. On est jamais trop prudent…
  
  Il repoussa les portes, continua :
  
  — Tiens, un jour, tu vas certainement pas me croire…
  
  La voix rauque et acerbe de Consuelo fusa :
  
  — Non mais, dis donc, t’es pas venu pour me raconter ta vie ? Non ? Pourquoi qu’t’es ici ? Tu veux coucher ou tu veux savoir quoi ?
  
  Hubert se redressa sans bruit. Il n’avait pas pensé que la fille se conduirait aussi bien. Mais sans doute ce fait n’était-il dû qu’à sa présence, rassurante après tout.
  
  — Je veux savoir quelque chose et tu sais bien quoi, reprit l’inconnu soudain doucereux. Et puisque tu le sais, tu vas être bien gentille et tu vas me le dire, hein ?
  
  Un silence, qui se prolongea… Puis la voix de Consuelo, sur la défensive :
  
  — Tu pourrais pas parler plus clairement, des fois ? Ça te coûterait beaucoup ?
  
  L’homme se mit à rire. Hubert qui s’était redressé presque complètement aperçut par l’interstice demeuré entre les battants mal fermés une silhouette trapue dans le contre-jour de la lampe.
  
  — J’vais te mettre les i sous les points, puisque tu y tiens, jeune fille. T’as vu l’autre jour un Italien buter un Amerlo, à deux pas d’ici. T’étais avec le Yankee et le Yankee avait fait cracher des dents à l’Italien avant de se faire rétamer. Ces dents, on les a pas retrouvées et ça m’intéresserait de savoir ce qu’elles sont devenues. C’est clair, cette fois-ci ?
  
  Soupir affecté de Consuelo qui répliqua en appuyant sur l’accent vulgaire de sa voix.
  
  — Tu serais pas un peu dingue, des fois ? Des dents, ça se remplace. Tous les dentistes font ça, mon petit. De la prothèse, que ça s’appelle…
  
  L’homme hésita. Hubert devinait dans quel dilemme il se trouvait placé. Sa requête n’était pas ordinaire ; il lui fallait trouver une explication plausible.
  
  — Y a des gens qui sont superstitieux, murmura l’homme. Pourquoi que les dentistes rendent toujours les dents arrachées à leurs clients ? Tu te l’es jamais demandé ? Eh bien, c’est parce que la plupart des gens veulent pas laisser une partie d’eux-mêmes dans des mains étrangères. C’est une survivance d’une vieille trouille de l’envoûtement d’après les psychanalystes. Le gars qu’a perdu ses dents l’autre jour, il est superstitieux comme tu peux pas en avoir idée…
  
  Un temps mort. Consuelo demanda :
  
  — Pourquoi qu’il les cherche pas lui-même ?
  
  — T’es folle, jeune fille ? Tu te souviens plus qu’il a buté le Yankee ? Pas question pour lui de remettre les pieds dans le secteur, du moins pour l’instant… Alors, il m’a délégué…
  
  — Qu’est-ce qui le prouve ? questionna doucement Consuelo.
  
  Une sorte de hoquet prévint Hubert que les choses allaient se gâter. L’inconnu explosa :
  
  — Qu’est-ce qui le prouve ? Qu’est-ce qui le prouve ? Non, mais, tu te fous de moi, la belle. Qu’est-ce que c’est que ça ? Je te pose des questions et tu vas y répondre !
  
  — Si je veux ! hurla Consuelo qui semblait à bout de nerfs.
  
  Un silence. La respiration sifflante de l’homme qui devait essayer de retrouver son sang-froid.
  
  — Hurle pas comme ça, dit-il enfin, ou je te coupe le sifflet. J’ai horreur des filles qui gueulent. Ça me donne des envies de tuer. Tu vois… Allez, finissons-en. T’étais là, t’as tout vu. Les dents étaient dans le mouchoir du Yankee qu’avait voulu les emporter. Qu’est-ce qu’elles sont devenues, hein ? Tu vas le dire ?
  
  — J’en sais rien. J’étais comme folle après ce qui s’était passé. C’était la première fois que je voyais tuer un homme comme ça, sous mes yeux. J’étais comme folle… Je sais pas ce qui est arrivé ensuite…
  
  — Tu crois ? reprit l’inconnu après un temps de réflexion. Moi je suis pas sûr du tout. On t’a relâchée le lendemain ; c’est louche, ça. D’habitude, quand les flics tiennent une putain dans une histoire de meurtre, ils la laissent pas filer aussi facilement…
  
  — J’avais rien à me reprocher, protesta Consuelo d’une voix qui tremblait d’énervement. Et puis j’avais sauvé la vie aux flics en donnant un coup de pied dans le pétard que le macaroni voulait reprendre…
  
  — De quoi tu te mêles, quand même ! Voyez-vous ça ! On va pas te décorer, non ? Allez, allez, tu parles, tu me dis ce que sont devenues les dents et on se quitte bons amis ; grouille-toi…
  
  — J’ai bien envie d’appeler les flics, murmura Consuelo d’un ton sifflant. J’ai bien envie…
  
  — T’en serais bien capable, salope !
  
  Hubert vit la silhouette de l’inconnu s’éloigner vers l’endroit où devait se tenir la fille. Elle cria :
  
  — Non !
  
  Clac ! Clac !
  
  Une paire de gifles, rien de plus.
  
  — Tu vas parler, salope !
  
  — Non !
  
  Clac ! Clac !
  
  — Au secours ! A l’assassin ! Au sec… Aaaahhh !
  
  Le sang de Hubert se glaça dans ses veines. Il avait compris avant d’entendre le choc sourd du corps sur le parquet. L’inconnu avait dû employer le poignard.
  
  — La salope ! murmura encore le meurtrier comme pour excuser son geste.
  
  Hubert frissonna, retrouva sa respiration. Consuelo n’avait reçu le visiteur qu’après que Hubert lui ait promis de la protéger. Curieuse protection…
  
  Mais le moyen de faire autrement ? L’affaire était trop importante pour risquer un échec en voulant sauver une fille qui avait voulu jouer l’espionne. Le métier était dangereux, réellement dangereux. Elle devait le savoir…
  
  Doucement, Hubert fit glisser de sa manche droite la matraque de plomb gainée de cuir fixée à son poignet par un lacet. Il ne voulait utiliser le pistolet, trop bruyant, qu’en dernier ressort…
  
  L’inconnu avait commencé à fouiller la pièce. Il venait de vider le tiroir de la table de toilette sur la toile cirée qui la recouvrait, continuait sans rien remettre en place…
  
  Fatalement, il allait revenir à la penderie et pas simplement cette fois pour jeter un vague coup d’œil. Hubert allait se trouver obligé d’agir. Il fallait décider et vite…
  
  Intervenir tout de suite et interroger l’inconnu sous menace de torture ? Difficile et dangereux. Ce type ne céderait pas à de simples menaces ; il faudrait cogner… L’endroit n’était pas idéal, loin de là…
  
  Et puis, si Hubert se montrait, il serait obligé de tuer. Personne ne devait savoir, à Tanger…
  
  Le tuer tout de suite ? Une solution qui en valait une autre. Dans ce métier, tuer était une chose extrêmement naturelle. On tuait pour des tas de raisons. Pour ne pas être tué soi-même était la plus fréquente…
  
  Non, inutile de tuer ce gaillard-là, s’il y avait moyen de l’éviter. Mieux valait le laisser sauf, à condition qu’il n’ait pu voir le visage de Hubert…
  
  Hubert leva son bras droit, prêt à frapper. L’homme approchait, était devant la penderie. Il grommelait des mots inintelligibles, devait regretter d’avoir bêtement supprimé la fille, qu’il n’avait plus aucune chance désormais de faire parler…
  
  Voilà ce qui arrivait lorsqu’on n’était pas suffisamment maître de ses nerfs.
  
  La porte de droite s’ouvrit en grinçant légèrement. A demi masqué par un manteau, Hubert abattit son bras.
  
  Paf !
  
  L’homme ouvrit la bouche, démesurément, resta une seconde immobile, la tête enfoncée dans les épaules, les yeux désorbités. Puis, il glissa sur le sol, roula, ne bougea plus.
  
  Hubert sortit de son abri, s’agenouilla auprès de sa victime et lui prit le pouls. Pas de dommage grave. Il avait mis la bonne mesure, juste ce qu’il fallait. Trente minutes de cirage garanti.
  
  L’homme, de taille moyenne mais trapu, était vêtu d’une chemise blanche au col ouvert et d’un complet de gabardine bleu pétrole ; chaussures à lanières tressées. Son visage était quelconque, très brun, rond ; cheveux noirs frisés, nez busqué, yeux sombres, lèvres minces. Un Espagnol, sans doute…
  
  Hubert fixa les traits de ce visage dans sa mémoire, puis fouilla les poches des vêtements. Il n’y trouva rien d’intéressant.
  
  Pas un apprenti !
  
  Hubert se releva, pivota lentement sur ses talons, mâchoires serrées.
  
  Consuelo gisait devant la table de toilette, sur le dos. Le manche d’un poignard dépassait de sa poitrine, exactement sous le sein gauche. La soie jaune de sa robe de chambre commençait à s’auréoler de rouge autour de l’arme. Les cuisses étaient découvertes. Consuelo ne portait pas de culotte. Hubert pensa qu’elle n’en avait aucun besoin pour se rendre là où elle allait : au paradis des putains.
  
  Il quitta la pièce, reprit au passage sa djellaba dans laquelle il s’enveloppa et sortit en refermant la porte. Il longea le couloir jusqu’à la ruelle qu’il trouva déserte.
  
  Il devait être très tard. En bas d’un escalier deux chiens se disputaient rageusement le contenu d’une poubelle. Ce ronronnement lointain d’un avion tombait du ciel étoilé. La sirène d’un cargo siffla dans le port.
  
  Hubert pressa le pas. Il avait hâte d’aller se coucher.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  Hubert retrouva sa voiture sur le Grand Socco. Il prit le volant, démarra et s’engagea aussitôt dans la rue de San Francisco. La montre du tableau de bord indiquait deux heures dix. Pas étonnant que la ville parût endormie.
  
  Il conduisait lentement, la vitre près de lui baissée à fond pour mieux respirer. Il n’y avait pas de circulation. D’interminables files de grosses automobiles étaient rangées le long des trottoirs, laissées là pour la nuit par leurs propriétaires.
  
  A peine vingt-quatre heures qu’il était arrivé à Tanger, et déjà un mort. Ça commençait bien…
  
  Jolie fille, cette Consuelo. Ses clients allaient la regretter. Pas le « C.I.A. »… Hubert, dans son rapport, indiquerait que, de toute façon, Consuelo Larache était perdue pour le Service. Elle avait pris peur et on ne pouvait rien contre ça. Immanquablement, elle aurait fini par commettre des imprudences et les autres, qui la surveillaient, n’auraient pas manqué d’en tirer profit. Dans l’état où elle était déjà, il n’aurait pas été nécessaire de la bousculer beaucoup pour la faire parler…
  
  Au fond, tout était parfait ainsi et sa mort arrangerait bien des choses, éviterait bien des ennuis pour le Service.
  
  Il quitta la rue de San Francisco pour s’engager sur la route Sidi Amar. La nuit était claire, les bâtiments du marché aux bœufs se découpaient avec netteté sur la droite.
  
  Consuelo, une jolie fille. Il se demanda comment elle en était arrivée à travailler pour le Service. Elle n’avait rien de l’Aventurière classique… Une jolie fille, ayant tout ce qu’il fallait pour réussir dans son métier : l’amour vénal, et rien de plus. Pas assez de résistance nerveuse pour faire du Renseignement. Au premier coup dur, elle avait flanché…
  
  Il prit à droite la route du Cap Spartel, à l’assaut des pentes de la Montagne et dut appuyer davantage sur l’accélérateur pour maintenir la vitesse.
  
  Le type qu’il avait assommé n’allait pas tarder à se réveiller. Nul doute, il allait faire une drôle de tête et se demander ce qui avait bien pu lui arriver… Que ferait-il ensuite, après avoir pris le large ? Tout dépendrait de sa position dans le réseau adverse. S’il n’était qu’un subalterne – Hubert le croyait – il passerait probablement sous silence la dernière partie de son aventure et resterait à Tanger, ses chefs mal informés n’ayant aucune raison de l’en éloigner.
  
  C’était là-dessus que Hubert misait. Ce serait bien le diable, dans ce cas, s’il ne retrouvait pas un jour prochain le visage sombre au nez busqué… Par lui, il serait facile d’atteindre les échelons supérieurs.
  
  L’oued El Ihoud. Le vent d’est sifflait dans le ravin. L’air qui pénétrait dans la voiture devint plus frais. La pente se fit plus forte.
  
  Une voiture descendait vers la ville. Hubert mit en code, serra sur le côté. La voiture passa en trombe. Sans doute quelque Don Juan de la ville qui avait été reconduire sa belle et rentrait maintenant chez lui.
  
  Au fait, les Lead habitaient tout près. La propriété qu’ils occupaient voisinait, la précédant, celle qui avait été mise à la disposition de Hubert par le Chargé d’Affaires des États Unis.
  
  Sur une impulsion subite, Hubert freina sec puis éteignit les phares de la voiture. Pendant deux ou trois secondes, il ne vit plus rien, puis le paysage s’éclaira de la douce luminosité qui tombait du ciel étoilé. Il prit le virage au ralenti, continua en roue libre quelques dizaines de mètres et stoppa en serrant la berme.
  
  Le vent soufflait avec violence, chargé d’odeurs fortes, gémissant autour de la voiture qui oscillait sur ses ressorts, agitant les palmiers de chaque côté de la route.
  
  « Les Volubilis », la villa occupée par les Lead, se trouvait immédiatement à droite, de l’autre côté d’une clôture de grillage chargée d’un rideau de plantes grimpantes. Hubert mit pied à terre, referma la portière, sans la claquer, traversa la route et escalada un haut talus…
  
  La maison lui apparut, toute blanche sous le toit sombre. Il n’y avait pas de lumière. Tout le monde y devait dormir : Anthony Lead, le père ; Marion, sa jeune épouse ; Anita et Dan ses deux enfants – d’un premier lit –, respectivement âgés de seize et quatorze ans ; et Lucille Lorain, la secrétaire – vingt-sept ans.
  
  Une famille unie, en apparence, autour de laquelle un drame se nouait pour l’unique raison qu’un Italien stupide s’était fait casser quelques dents par un Yankee ivre.
  
  Hasard et destinée.
  
  Hubert allait redescendre pour rejoindre la Buick lorsqu’il se figea. Une lumière blanche venait de s’allumer sur le toit de la maison. Deux secondes, pas plus, elle s’éteignit…
  
  Puis se ralluma, puis s’éteignit derechef.
  
  Une lampe électrique, puissante, derrière une lucarne, probablement… Des signaux ?
  
  Le manège recommença.
  
  C’étaient bien des signaux. Un indicatif…
  
  Adressé à qui ? Dans cette direction devait se trouver les quartiers Est de Tanger, le Centre Européen des Affaires. Hubert se retourna. Un bosquet de chênes verts bouchait la vue de ce côté-là, par-dessus lequel devaient passer les signaux émis du haut de la maison.
  
  Hubert tira un calepin et un crayon-bille d’une de ses poches et reporta son attention sur la source lumineuse intermittente.
  
  Il y eut une pause, qui dura une dizaine de secondes environ. Sans doute, un mystérieux correspondant répondait-il, à deux kilomètres de là.
  
  L’émission reprit ensuite, rythmée de telle façon que Hubert comprit immédiatement : c’était du Morse. Il nota au fur et à mesure sur une feuille de son calepin :
  
  Ce fut tout. Il n’y eut pas d’autre signe… Hubert resta quelques minutes encore en observation, mais, de toute évidence, il n’y avait plus rien à attendre.
  
  Il remit son calepin dans sa poche, puis son crayon-bille et sauta du talus sur la berme. Il était déjà sur la route lorsqu’un bruit de moteur se fit entendre. La voiture devait monter la côte.
  
  Il s’étonna de ne pas voir la lueur des phares, fit demi-tour, remonta sur le talus et se glissa rapidement sous l’ombre d’un chêne vert aux branches tortueuses.
  
  Il vit l’automobile sortir du virage au ralenti et tous feux éteints, comme il l’avait fait lui-même une dizaine de minutes plus tôt.
  
  Étrange.
  
  En roue libre, la mystérieuse voiture réduisait encore sa vitesse. « Aïe ! » fit Hubert en se rendant compte que le nouveau venu allait emboutir la Buick non éclairée…
  
  Un rugissement de moteur lui répondit aussitôt. L’automobile avait vu l’obstacle, l’évitait, et repartait en trombe en allumant ses phares.
  
  Singulier.
  
  Hubert aurait volontiers parié que ce type avait eu l’intention de s’arrêter devant la grille des « Volubilis » et que la présence insolite d’une autre voiture tous feux éteints l’avait mis en fuite. S’agissait-il du personnage auquel s’adressaient les signaux émis quelques instants plus tôt ?
  
  Douteux.
  
  Le temps écoulé était bien court et pourquoi transmettre une phrase entière pour faire venir quelqu’un sur-le-champ alors qu’un simple signe convenu d’avance pouvait faire l’affaire.
  
  Non, ce type était plutôt venu à un rendez-vous déjà fixé. Un sourire féroce retroussa les lèvres de Hubert. La nuit, pensa-t-il, tous les chats sont gris…
  
  En quelques bonds, il rejoignit sa voiture, reprit sa place derrière le volant et attendit, certain qu’il allait se produire quelque chose…
  
  Les aiguilles lumineuses de la montre du tableau de bord indiquaient un peu plus de deux heures et demie…
  
  Le vent d’est soufflait toujours avec autant de rage. Hubert s’assura que son Smith et Wesson jouait librement dans sa gaine, sous l’aisselle gauche, puis, d’un mouvement sec du poignet fit jaillir la matraque bien en place dans sa main droite.
  
  Après cette revue d’armes, il se mit à siffloter doucement une vieille chanson française, où il était question d’une fort belle fille et des marches d’un palais, l’histoire se terminant dans un grand lit tout blanc.
  
  Puis, d’un coup, il cessa de siffloter et son regard prit une acuité extraordinaire.
  
  Le portail blanc qui défendait l’accès des « Volubilis » s’entrouvrait doucement…
  
  Une silhouette se glissa avec souplesse entre les deux vantaux à peine écartés. Hubert respira profondément, déjà rassuré ; la silhouette était celle d’une femme…
  
  Il la vit refermer le portail, puis s’avancer vers la voiture sans hésitation. Il coupa l’éclairage du tableau de bord, et se pencha pour ouvrir la portière de l’autre côté. La femme marchait à petits pas rapides. Elle n’avait pas de chapeau et portait sur elle une sorte de cache-poussière sombre, serré à la taille par une ceinture.
  
  Elle atteignit la porte, saisit la poignée extérieure pour ouvrir en grand, avec l’évidente intention de monter, et murmura en anglais :
  
  — Delighted to meet you, darling !
  
  Avec une pointe d’ironie, puis hésita, se figea, poussa un cri étouffé et repartit comme une flèche en direction du portail. Rapide, Hubert alluma les phares dont le faisceau intense enveloppa aussitôt la fugitive… Avant qu’elle n’eût refranchi le portail, il eut le temps de noter les jolies jambes, le cache-poussière vert bouteille, les cheveux châtains, très courts et bouclés.
  
  Il ne vit pas le visage. Le portail refermé, certain de n’en pas apprendre davantage, il lança le moteur, mit en code et embraya.
  
  Cinq cents mètres plus loin, il croisa une voiture qui redescendait : probablement celle du « darling » de la Dame, qui n’avait plus aucune chance maintenant de la voir revenir au rendez-vous…
  
  Hasard et destinée.
  
  Qu’est-ce qui avait bien pu mettre la puce à l’oreille de la femme au cache-poussière vert bouteille ? Il supposa que la voiture du « darling » était d’un type différent et que les poignées de portières ne devaient pas avoir la même forme…
  
  Il fit demi-tour dans un chemin ombreux, regrettant que l’aventure se fût terminée de cette façon. La promenade qu’il lui aurait offerte n’aurait pu manquer d’agrément.
  
  Il revint lentement, les lanternes seules allumées pour ne pas attirer l’attention et s’arrêta devant le portail de la villa Agdal qu’il allait habiter tout le temps de son séjour à Tanger. Un virage l’empêchait de voir ce qui se passait sur la route devant Les Volubilis. Souriant à la pensée de la frayeur qu’il avait provoquée chez la Dame inconnue, il descendit ouvrir les grilles, avança la voiture dans l’allée, referma et reprit le volant pour amener la Buick au garage, derrière la maison.
  
  Une faible lueur filtrait à travers les volets d’une fenêtre à l’étage. Muriel devait veiller, inquiète sur son sort…
  
  Muriel… Irrité, il fit claquer sa langue contre son palais. Il devait absolument s’habituer, même en pensée, à l’appeler Sophia… Sophia Russet. Elle ne devait pas se douter, à aucun prix…
  
  Il contourna la maison pour entrer par la porte principale. Il avait été bougrement surpris en apprenant qu’on lui avait adjoint – il avait demandé une secrétaire – la très belle et voluptueuse Muriel Savory qui l’avait déjà secondé dans nombre d’affaires. Muriel Savory avait été autrefois au service du M.V.D. et ils s’étaient connus comme adversaires. Connus et appréciés. Muriel Savory avait fini par changer de bord, moitié par amour pour Hubert et moitié parce qu’il s’était arrangé pour la « brûler » définitivement auprès de ses anciens maîtres…
  
  Huit jours plus tôt, à Washington, elle n’avait pas reconnu en lui son ex-amant dont le « C.I.A. » avait fait annoncer la mort, trois mois plus tôt. Et Hubert avait été bien étonné de la voir porter moralement le deuil…
  
  Il ouvrit la porte, entra, fit la lumière dans le vestibule, referma. Après tout, il ne lui restait plus qu’à la reconquérir. Il ricana, pour lui seul. Pas facile de lutter contre sa propre mémoire…
  
  Il monta l’escalier. La voix mélodieuse de Muriel Savory, alias Sophia Russet, s’inquiéta :
  
  — C’est vous, Vincent ?
  
  Il faillit chercher alentour le dénommé Vincent et se souvint à temps qu’il s’agissait de lui. Le Colonel Vincent Bushrod, c’était sous cette étiquette qu’il allait faire son entrée dans le monde tangérois.
  
  Il poussa la porte de la chambre.
  
  — Oui. Bonsoir, Sophia. Pourquoi ne dormez-vous pas ?
  
  Bon sang qu’elle était jolie !
  
  Vêtue d’une chemise de nuit de soie blanche, sans manches, simplement nouée sur les épaules, elle était dans son lit, adossée à deux oreillers empilés et lisait. Son épaisse chevelure noire, nouée pour la nuit, était à elle seule une véritable splendeur. Hubert admira l’ovale allongé du visage au teint mat, les pommettes marquées, le nez droit et long aux narines voluptueuses, le front large et bombé, la bouche grande et charnue ; les yeux sombres en amande, les cils drus et interminables, les sourcils épais, bien dessinés ; les formes pleines et fascinantes de la poitrine sous la soie tendue de la chemise.
  
  — Vous êtes merveilleuse, reprit Hubert. Ma présence ici, en ce moment, est une imprudence impardonnable… Hum ! Je réitère ma question : pourquoi ne dormez-vous pas ?
  
  Elle sourit, découvrant une denture éclatante, et dit d’un ton très naturel :
  
  — J’étais inquiète pour vous. Je me demande bien pourquoi…
  
  Hubert grimaça.
  
  — Moi aussi. Tout s’est bien passé : un mort seulement plus un K.O… Enfin, trois fois rien.
  
  Elle referma son livre, sans se presser, le posa sur la table de chevet, c’était Le bal des maudits, d’Irwin Shaw, et répliqua :
  
  — Si vous avez l’intention de raconter, asseyez-vous.
  
  Il dédaigna la chaise qu’elle lui désignait et s’installa sur le pied du lit, afin de se trouver plus près d’elle.
  
  Et lui raconta tout, depuis l’instant où il avait frappé à la porte de Consuelo Larache. Quand il eut fini, elle resta un moment silencieuse, l’observant avec une expression singulière dans le regard.
  
  — A quoi rêvez-vous ? demanda-t-il, mal à l’aise.
  
  — A un homme que j’ai beaucoup connu et auquel vous me faites penser. Il s’appelait Hubert…
  
  — Ouais, dit celui-ci d’une voix enrouée ; si on parlait d’autre chose ? Je déteste entendre les femmes évoquer leurs amours passées. Avez-vous fait ce qui était prévu ?
  
  Elle se secoua, réussit à sourire et répondit de sa belle voix aux inflexions chantantes :
  
  — Oui. Nous sommes invités à dîner demain soir chez les Lead et nous les accompagnerons en suite à une soirée dansante chez un certain Boris Obarow, rue des Vignes…
  
  Elle eut une brève hésitation, reprit :
  
  — Je me suis renseignée sur celui-ci. Intéressant… Dirige la société des Transports Internationaux Antêe. Russe blanc, muni d’un passeport Nansen. Quarante-deux ans ; très beau garçon, paraît-il. Amant officiel de sa secrétaire, une magnifique Arabe d’une redoutable intelligence, paraît-il. Réputation… douteuse. Enfin, pas le genre d’homme chez qui l’on s’attendrait à rencontrer Anthony Lead…
  
  — Nous irons, approuva Hubert. Je voudrais bien retrouver le type qui a saigné Consuelo… Qui sait. Vous connaissez votre leçon ?
  
  Elle hocha doucement sa jolie tête.
  
  — Par cœur, affirma-t-elle. Joseph se charge de faire savoir à tout le monde que le colonel Vincent Bushrod appartient au « C.I.A. » et qu’il est chargé ici d’une affaire confidentielle, tout ce qu’il y a de plus confidentielle. Moi, je fais l’idiote, je ne sais rien, mais avec l’air de celle qui en sait beaucoup. Je me montre assez fofolle, sensible aux hommages du sexe fort et affligée de goûts de luxe que mes émoluments ne peuvent suffire à satisfaire. Je ne suis pas votre maîtresse…
  
  — Je le regrette bien, coupa Hubert.
  
  Elle parut ne pas avoir entendu et poursuivit :
  
  — … Mais nous sommes dans les meilleurs termes d’amitié et vous avez une confiance en moi pratiquement illimitée.
  
  — Ouais, fit Hubert, c’est vous qui m’achetez mes chaussettes et mes cravates et, un jour de l’année dernière, vous m’avez tendu le thermomètre pour me faire prendre ma température. Je venais de vous demander en mariage… Depuis, je n’en ai plus reparlé.
  
  Il prit un ton lugubre.
  
  — Mais j’y pense toujours. Vous le voyez bien, rien qu’à ma façon de vous regarder quand je suppose que vous ne me voyez pas !
  
  — C’est épouvantable ! Mon pauvre Vincent !
  
  Elle sourit, sans la moindre équivoque, puis tressaillit :
  
  — Mon Dieu ! Je parie que vous n’avez pas déchiffré le message que vous avez intercepté ?
  
  Hubert fit la moue.
  
  — Exact ! avoua-t-il. Je vais le faire…
  
  Il tira son calepin, retrouva la page qu’il avait couverte de points et de traits et entreprit de traduire. Ce fut vite fait. Il obtint ceci :
  
  
  
  NOUS VERRONS DEMAIN SOIR
  
  
  
  — C’est en français, annonça-t-il. Nous verrons demain soir. Qui ça, nous ? Il y a d’autres invités chez les Lead ?
  
  Elle secoua la tête.
  
  — Non. Je ne crois pas…
  
  — Alors. Le rendez-vous doit être pour chez Obarow.
  
  — Le message était peut-être destiné à Obarow lui-même ?
  
  Il protesta :
  
  — Peu vraisemblable. Obarow sait parfaitement que les Lead viennent demain soir chez lui. Du moins, je le suppose…
  
  Elle souleva ses belles épaules.
  
  — Évidemment. Alors, il s’agit de quelqu’un d’autre. Il faudra surveiller les Lead de très près, demain soir…
  
  Hubert réfléchissait vite, sourcils froncés.
  
  — Il reste aussi la secrétaire. Viendra-t-elle ?
  
  — Je suppose. A vrai dire, je l’ignore…
  
  Hubert remit son calepin dans sa poche.
  
  — Il faudra demander à Joseph de faire surveiller la maison des Lead de façon permanente. Surtout la nuit. L’observateur devra se placer dans le bosquet de chênes verts qui se trouve de l’autre côté de la route. En outre, il faudra étudier le moyen, au cas où les signaux se renouvelleraient, de trouver la position du destinataire qui doit répondre au moins au début.
  
  Il bâilla, peu discrètement et se mit debout.
  
  — Je vais me coucher, décréta-t-il. Puisque vous ne voulez pas de moi…
  
  Elle répondit très sérieusement, d’un ton monocorde :
  
  — Je ne suis pas votre maîtresse. Les meilleures relations d’amitié nous unissent. J’achète vos chaussettes et vos cravates et, un jour de l’année dernière…
  
  — Vous m’avez tendu le thermomètre, je sais ! Si vous me le tendiez maintenant, vous seriez effrayée par ma température !
  
  Elle jeta ses mains ouvertes devant elle.
  
  — Je vous en prie. Gardez ça pour vous…
  
  Il fit une moue de gosse injustement repoussé.
  
  — Personne ne m’aime. Je vais me suicider. Bonsoir, chérie…
  
  — Bonsoir, Vincent. Je ne vous interdis pas de rêver à moi.
  
  Il sortit et referma la porte, complètement écœuré.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  Le téléphone sonna quelque part dans la maison. Anthony Lead cessa de parler et fit un signe à Yakoub. Le valet arabe acquiesça d’un signe de tête, montrant son crâne rasé, et sortit silencieusement.
  
  Hubert vit que Sophia, placée en face de lui, le regardait avec insistance comme si elle avait voulu lui faire comprendre quelque chose, ou le mettre en garde contre quelque chose.
  
  Contre quoi ? Jusqu’à cet instant, le dîner s’était déroulé de façon parfaite. On avait parlé de New York, de Washington, évitant d’un tacite accord d’aborder le sujet boutique.
  
  Marion Lead, qui tenait le bout de la table, immédiatement à gauche de Hubert, enchaîna d’un ton faussement enjoué :
  
  — A propos de ce garçon étonnant que mon mari avait connu à Washington…
  
  Hubert savait que Marion avait tout juste la trentaine et qu’elle s’était mariée avec Anthony Lead seulement trois ans plus tôt. C’était une grande femme, aux cheveux blonds décolorés, coupés courts et bouclés, très svelte, avec un peu de poitrine. Beaucoup de charme et un certain sex-appeal. De magnifiques yeux sombres dont elle usait avec art. Elle devait être gourmande, sensuelle et sans scrupules… Comme beaucoup d’autres femmes.
  
  Hubert entendit les autres rire. Il n’avait pas écouté ce que racontait la maîtresse de maison. Sophia le fixait toujours avec insistance. Il regarda Anthony Lead, qui avait Sophia à sa droite. Le Chargé de Mission semblait inquiet et pianotait nerveusement sur la nappe. A sa gauche, Anita, sa fille, jouait avec sa fourchette. Elle avait seize ans, des cheveux bruns coupés courts, un regard provocant, une poitrine bien développée et des allures très libres…
  
  Yakoub reparut à la porte de la salle à manger :
  
  — On demande Monsieur au téléphone.
  
  Il parlait un Anglais impeccable. Anthony Lead passa une main frémissante sur ses cheveux blancs taillés en brosse, sursauta, se leva brusquement, si brusquement que sa chaise à haut dossier bascula en arrière et tomba avec fracas. Il devint cramoisi, bafouilla de vagues excuses et quitta la pièce en toute hâte. Hubert sentit le pied de Sophia lui battre le mollet. A sa droite, Lucille Lorain se mit à rire sans raison apparente. Marion Lead prit la parole avec précipitation :
  
  — Quelle impression avez-vous de Tanger, Colonel ?
  
  Hubert la regarda et lui sourit.
  
  — Beaucoup de bien depuis que je vous connais, Marion… Appelez-moi donc Vincent, je préfère…
  
  Elle battit des cils, porta sa main gauche sur son épaule nue qu’elle caressa avec douceur et répliqua :
  
  — J’aimerais qu’il en soit de même pour moi… Vincent. Jusqu’à maintenant, je détestais cette ville. J’insiste sans arrêt auprès d’Anthony pour qu’il demande son rappel à Washington. Nous étions si bien là-bas. J’y avais tout mes amis…
  
  Yakoub, impénétrable, releva la chaise que son maître avait renversée. Hubert goûta la glace servie quelques instants plus tôt dans des bols d’argent puis but du champagne qui pétillait dans les coupes de cristal. A l’autre bout de la table, Anita se mit à glousser. Marion lui jeta un regard noir. Lucille Lorain bougea, repoussa sa chaise et se leva.
  
  — Excusez-moi, dit-elle d’un ton mal assuré. Monsieur Lead peut avoir besoin de moi…
  
  Hubert se tourna vers elle et découvrit Dan à l’autre bout de la table. Le garçon dévorait sa glace sans s’occuper du reste. Lucille Lorain, très élégante dans sa robe noire, avait déjà fait deux pas lorsque Marion Lead intervint :
  
  — Lucille, veuillez rester. Si mon mari a besoin de vous, il vous appellera.
  
  La voix était acerbe. Surprise, Lucille Lorain devint rouge, hésita un court instant puis revint à sa place. Hubert l’aida à manœuvrer sa chaise. De nouveau, Anita gloussa. Il y eut un silence plein de gêne. Hubert regarda Sophia qui affectait de sourire, c’était elle, indiscutablement, la plus jolie, et vida d’un trait ce qui restait dans sa coupe. Toujours impénétrable, Yakoub alla prendre une bouteille de champagne sur la desserte et vint remplir le verre.
  
  — Merci, dit Hubert en remarquant le regard méfiant que Marion Lead lançait au valet.
  
  Puis, la lumière vacilla et s’éteignit. Obscurité complète. Un cri de frayeur jaillit à droite de Hubert qui s’était crispé : Lucille Lorain. Un verre explosa quelque part avec un bruit cristallin. D’un geste vif. Hubert tira d’une poche la minuscule lampe électrique dont il ne se séparait jamais et l’alluma. La table redevint visible.
  
  — Ah ! fit Marion d’un ton soulagé.
  
  Hubert promena le faisceau de sa lampe autour de lui. Personne n’avait bougé. Yakoub, imperturbable, se tenait droit près de la desserte.
  
  — C’est une panne ? questionna Anita qui paraissait soudain terrorisée.
  
  — Probablement, dit Hubert d’une voix forte et calme. Et il vit la main blanche de Marion trembler sur la nappe.
  
  Un claquement sourd les fit tous sursauter. Cela semblait venir du fond de la maison. Le sifflement aigu du vent sur les murs devint subitement audible. La voix lointaine, irritée, d’Anthony Lead leur parvint :
  
  — Yakoub ! Qu’est-ce que tu attends pour venir m’éclairer ?
  
  Une allumette craqua. Le valet arabe alluma une bougie fichée dans un chandelier d’argent qui se trouvait sur la desserte. Il prit le chandelier et quitta la pièce sans dire un mot.
  
  La lumière revint.
  
  Marion, blême, partit d’un rire nerveux exaspérant.
  
  — Mon Dieu, soupira Lucille Lorain. Qu’est-ce qui a bien pu claquer comme ça ?
  
  Hubert proposa :
  
  — Voulez vous que nous allions voir ?
  
  Marion lui saisit le poignet. Ses doigts étaient glacés.
  
  — Non, protesta-t-elle. C’est inutile…
  
  Elle s’interrompit brusquement et détourna les yeux pour éviter le regard interrogateur de Hubert. Dan lança avec désinvolture :
  
  — Ce doit être un volet. Ceux du bureau de papa ferment mal… et avec un vent pareil… Je reprendrai bien un peu de glace. Elle est formidable… Pas toi, Anita ?
  
  Hubert se rappela brusquement le bruit de verre cassé entendu pendant le temps d’obscurité. Il examina la table. Aucun verre ne manquait…
  
  Anthony Lead reparut. Un tic nerveux agitait sa joue gauche et il était pâle alors qu’il avait le teint normalement coloré. Grand, bien bâti, l’allure sportive, il ne paraissait pas ses cinquante-deux ans, malgré ses cheveux blancs. Il reprit sa place au milieu du silence général. Marion Lead, elle-même, ne faisait plus le moindre effort pour essayer de sauver les apparences.
  
  Hubert but une gorgée de champagne et questionna avec beaucoup de naturel :
  
  — Ce n’était rien de grave, j’espère ?
  
  Anthony Lead ne répondit pas. Il fixait son verre ; sans le voir, certainement. Marion lui toucha le bras.
  
  — Anthony ! Le Colonel te parle…
  
  Il sursauta.
  
  — Oh ! Pardonnez-moi… Non, heu… Rien de grave, en effet.
  
  Il fit une pause et reprit sèchement en levant son verre :
  
  — Les enfants ne nous accompagneront pas ce soir chez Obarow. Il n’y aura que des grandes personnes et leur présence serait déplacée…
  
  Marion approuva :
  
  — J’avais pensé que ce serait mieux ainsi, mais je voulais vous laisser la décision. Miss Lorain pourra leur tenir compagnie.
  
  La voix douce de la jolie secrétaire riposta :
  
  — J’ai reçu une invitation PERSONNELLE, Madame.
  
  — Lucille vient avec nous, trancha Anthony Lead.
  
  Marion se mordit les lèvres. Au même instant, Anita se dressa avec brusquerie et protesta :
  
  — Oh ! C’est trop fort ! C’est vraiment trop fort ! Je ne veux plus être traitée comme une gamine ! J’en ai assez ! J’ai seize ans et…
  
  Elle tremblait de colère. Stupéfait, son père la regardait bouche bée. Elle fondit brusquement en larmes et hurla :
  
  — J’irai quand même. Je… J’irai à pied. Je téléphonerai pour demander un taxi. Je… Oh ! C’est trop fort… C’est vraiment trop…
  
  Elle tourna les talons et partit en courant. Marion soupira avec lassitude et dit :
  
  — Cette enfant est vraiment trop nerveuse. Anthony, vous ne surveillez pas assez ses fréquentations. Vous la laissez trop libre…
  
  La voix grave et tranquille de Dan coupa :
  
  — De quoi vous mêlez-vous !
  
  Anthony sursauta :
  
  — Dan ! Je te prie de respecter ma femme ! Au moins devant…
  
  Il s’interrompit. Dan se leva et lança sa serviette sur la desserte. Il paraissait beaucoup plus que ses quatorze ans. Son visage rond, taché de son, était écarlate. Il passa ses doigts courts dans sa chevelure blonde en bataille et termina la phrase :
  
  — … Au moins devant les invités. D’accord ! J’y penserai la prochaine fois.
  
  Il marcha jusqu’à la porte, se retourna sans hâte et regarda son père droit dans les yeux.
  
  — Ne vous faites aucun mauvais sang pour Anita. Je n’ai pas envie qu’elle fasse des bêtises et je l’empêcherai de sortir si elle essaie de le faire. Je l’assommerai si nécessaire. Bonsoir, miss Russet. Bonsoir, Colonel. Charmante soirée, n’est-ce pas ?
  
  Il disparut. Anthony Lead toussota avec embarras. Hubert se mit à rire franchement.
  
  — Il est étonnant ! dit-il. J’aimerais avoir un garçon comme lui. Ce sera un rude gaillard ou je me trompe fort…
  
  Ce fut à ce moment que le genou de Marion toucha le sien. Il attendit un instant et bougea pour rompre le contact, peut-être involontaire. Il leva les yeux sur elle. Elle le regardait avec une invite mêlée d’ironie légère. Il sentit de nouveau son genou contre le sien et, cette fois, aucun doute n’était plus possible.
  
  Il répondit à la pression et vit le sang monter aux pommettes de la jeune femme.
  
  Anthony fit remarquer :
  
  — Il est près de dix heures. Si nous ne voulons pas arriver trop en retard chez Obarow…
  
  Marion se leva.
  
  — Nous avons tout de même le temps de prendre le café, dit-elle subitement enjouée.
  
  Ils passèrent au salon. Yakoub reparut pour servir. Anthony Lead offrit des cigares à Hubert qui refusa.
  
  — Merci, je ne fume pas.
  
  Puis déboucha une bouteille de vieux whisky.
  
  — Vous buvez, au moins ?
  
  — Sûr ! dit Hubert.
  
  Les femmes s’étaient assises sur un canapé. Sophia au milieu. Lucille Lorain avait de bien jolies chevilles. J’aimerais bien voir le reste, pensa Hubert. Et il entendit Anthony qui disait :
  
  — Une fille publique a été assassinée la nuit dernière. Chez elle… Crime crapuleux, sans aucun doute. Vous avez vu les journaux ?
  
  — Oui, dit Hubert sans marquer le moindre intérêt.
  
  — Elle aura probablement voulu entôler un matelot. Ces types-là ne sont pas commodes…
  
  — C’est bien possible, admit Hubert en buvant son café.
  
  Anthony Lead le regarda avec une expression curieuse. Déception, traduisit mentalement Hubert, il s’attendait à me voir mordre là-dessus. Pourquoi ?
  
  — Ce qui est singulier dans cette affaire, reprit Lead avec une lenteur prudente, c’est que cette fille aurait été témoin de l’assassinat d’un de nos compatriotes, voici une quinzaine de jours. Un crime mystérieux, autour duquel la police a fait le black-out… On a parlé d’espionnage et je m’y suis intéressé… Forcément. Je n’ai rien pu savoir, rien… Tout s’est passé comme si les chefs de la police avaient tenu à ce que nous autres, Américains, n’obtenions aucun tuyau sur l’affaire.
  
  Il but son café. Hubert goûta le whisky, excellent, et répondit en soutenant le regard insistant que Marion faisait peser sur lui.
  
  — C’est étrange, en effet. Mais vous devez être en rapport avec un responsable local du « C.I.A. »…
  
  Vivement, Lead enchaîna.
  
  — Bien sûr. Je l’ai alerté. Il prétend n’avoir rien trouvé…
  
  Hubert se mit à rire intérieurement. Aucun danger, bien sûr, que Joseph l’ait mis au courant alors qu’il se trouvait directement en cause ! Mais quel jeu jouait-il ? Était-il une dupe ou bien… Trop tôt encore, beaucoup trop tôt pour répondre à cette question. De toute façon, il y avait de l’eau dans le gaz de la famille Lead. Le drame couvait, c’était indiscutable… Mais qui tenait le robinet ? Anthony ? Marion ? Lucille Lorain ? Ou bien… Yakoub, le valet arabe qui parlait l’anglais avec l’accent d’Oxford ?
  
  Il vida son verre d’un trait.
  
  — Excellent, affirma-t-il.
  
  Marion était debout devant eux.
  
  — Je crois qu’il est temps de partir, dit-elle.
  
  Anthony proposa :
  
  — Un dernier verre ?
  
  — Volontiers.
  
  Sophia Russet et Lucille Lorain s’étaient levées. Sophia était très à son aise, comme d’habitude. Celle-là avait réellement des nerfs d’acier et Hubert en était encore à chercher ce qui aurait pu lui faire perdre son sang-froid. Une partenaire idéale, en toutes circonstances…
  
  Lucille Lorain passa la première devant eux et lança un étrange regard à Hubert qui l’examinait avec intérêt. Elle était petite et bien en chair, très féminine et ses yeux verts donnaient à son visage triangulaire une petite note sauvage assez excitante. Très soignée de toute sa personne et… des chevilles sensationnelles. Les chevilles les plus spirituelles que Hubert ait jamais vues…
  
  Son verre plein de nouveau, il entreprit de le vider. Anthony Lead en fit autant. Celui-là devait avoir une résistance extraordinaire à l’alcool. C’était le type d’homme à ça…
  
  Qui avait bien pu lui téléphoner ? Pourquoi avait-il décidé ensuite que les enfants ne les accompagneraient pas, ce qui semblait convenu jusque-là ? Savait-il que des documents secrets en sa possession avaient été photocopiés, forcément chez lui ? Dan avait dit que les volets du bureau fermaient mal… Pourquoi tous étaient-ils si nerveux ? Ils devaient savoir que le colonel Vincent Bushrod appartenait au « C.I.A. »… Était-ce la cause de cette nervosité ? Pour quelle raison Marion lui faisait-elle des avances ?
  
  Il passa devant Anthony Lead pour rejoindre les femmes dans le vestibule. Sophia et Lucille Lorain s’y trouvaient seules. Toutes deux avaient déjà jeté leurs capes de soirée sur leurs épaules nues. La voix de Marion tomba de l’étage :
  
  — Anthony ?
  
  — Oui ?
  
  — Pars devant avec Miss Russet et Lucille. Je monterai avec le Colonel pour le guider. Il ne sait pas où c’est…
  
  — O. K., dit Anthony qui gagna la porte.
  
  Sophia adressa un clin d’œil complice à Hubert.
  
  Lucille Lorain paraissait irritée de cette combinaison ; car il s’agissait bien, visiblement, d’une combinaison.
  
  Elles suivirent Anthony Lead. Hubert s’avança jusqu’à la porte restée ouverte pour les regarder partir. Le vent soufflait avec violence, sifflant lugubrement dans les arbres du parc. La voiture démarra en virant, s’enfonça dans l’allée qui rejoignait la route. Hubert ne vit plus qu’un feu rouge, qui s’immobilisa bientôt, le temps d’ouvrir le portail, puis disparut complètement.
  
  — Cela vous fait plaisir que nous soyons seuls ?
  
  Il ne l’avait pas entendue redescendre. Il se retourna lentement et reçut un choc.
  
  Par-dessus sa robe de soirée, Marion Lead avait enfilé un cache-poussière vert bouteille.
  
  Elle se méprit sur son silence.
  
  — Yakoub est à la cuisine, dit-elle.
  
  Yakoub n’était pas à la cuisine. En levant les yeux, Hubert l’aperçut au fond du vestibule dans l’ombre de l’escalier. Impassible, il les observait.
  
  Hubert prit le bras de la jeune femme et l’entraîna :
  
  — Venez.
  
  Il l’aida à s’installer dans la Buick, referma la portière et contourna le capot pour monter de son côté. Marion tripotait déjà les boutons de la radio. Il démarra, roula jusque sur la route et stoppa un instant pour fermer le portail blanc. Était-ce Marion qu’il avait vue la nuit précédente fuyant dans la lueur des phares, habillée de ce même cache-poussière vert bouteille. Il avait cru voir des cheveux châtains. Mais la nuit… Et cela avait été rapide.
  
  Il reprit le volant et repartit. Une musique douce jaillissait maintenant du poste allumé. Marion était renversée en arrière sur le siège, nuque appuyée sur le sommet du dossier. Elle questionna :
  
  — Vous savez où se trouve la Place de France ?
  
  — Oui.
  
  — Il faut passer par-là. C’est le plus facile… Rue des Vignes, je vous dirai où arrêter.
  
  Elle ne dit rien jusqu’à l’oued El Ihoud, Hubert conduisait lentement, certain qu’elle allait attaquer d’une façon ou d’une autre…
  
  Il y avait des étoiles plein le ciel et de temps à autre des rafales de vent freinaient la voiture. Elle dit, d’un ton de conviction absolue :
  
  — Vous êtes chargé d’une enquête sur Anthony, n’est-ce pas ?
  
  C’était on ne peut plus direct. Il répondit avec toute la vivacité désirable :
  
  — Vous êtes folle ! Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?
  
  Elle hocha la tête avec fermeté.
  
  — Je sais, fit-elle. Je sais beaucoup de choses…
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Vous avez bien de la chance. Mais vous allez être déçue : je ne vais rien vous demander.
  
  Il y eut un temps mort, puis Hubert questionna d’un ton faussement désinvolte :
  
  — Votre mari a commis des imprudences ?
  
  Elle protesta :
  
  — Pas du tout ! Quelle idée ?
  
  Hubert prit un virage en souplesse. Un lièvre fila sur la route dans la lueur des phares, puis obliqua brusquement à droite et disparut.
  
  — Pourquoi, alors, pensez-vous qu’il mérite une enquête ?
  
  — Ce sont des bruits qui courent, répliqua-t-elle, soudain maussade.
  
  Il lui lança un regard de biais. Calée contre la portière, elle le surveillait. Un chat guettant une souris… Mais Hubert, en tant que souris, était vraiment trop coriace pour une chatte de cette force-là. Il questionna :
  
  — Qui fait courir ces bruits ?
  
  Elle ne répondit pas.
  
  — C’est pour ça que vous êtes tous aussi nerveux ? Comme soirée, sans vouloir vous faire de la peine, j’ai connu plus folichon !
  
  Elle soupira :
  
  — Vous êtes un goujat !
  
  — C’est bien possible, admit Hubert.
  
  Elle se fâcha.
  
  — Mais rien ne vous atteint donc ?
  
  Il haussa les épaules, freina avant d’amorcer une courbe assez sèche.
  
  — Je ne sais pas.
  
  Elle se redressa brusquement et le provoqua :
  
  — Si je vous demandais de vous arrêter là, tout de suite, et de me prendre dans vos bras, et de m’embrasser ? Que feriez-vous ? Si je vous demandais de…
  
  Il l’interrompit d’un geste de la main.
  
  — N’en demandez pas trop à la fois !
  
  Elle se rejeta en arrière.
  
  — Idiot ! Vous êtes un idiot !
  
  Il la laissa se calmer, puis questionna d’un ton suave :
  
  — Me le demandez-vous vraiment ?
  
  Un soupir.
  
  — Bien sûr. Arrêtez. Vous en avez autant envie que moi.
  
  — Pas ici, dit-il. Il fait trop de vent…
  
  Elle siffla d’une voix pleine de rage contenue :
  
  — Vous paierez cela ! Vous le paierez très cher !
  
  — Je ne suis pas avare, répliqua-t-il d’un ton égal.
  
  Ils ne dirent plus un mot jusqu’à la Place de France.
  
  — A droite ! lança-t-elle. Allez-y, je vous arrêterai…
  
  Il continua, puis reconnut la Ford verte de Lead arrêtée sous un réverbère devant un haut mur de clôture d’une propriété. Il stoppa derrière, laissa les lanternes allumées, s’assura que personne ne se trouvait dans les parages immédiats et retint Marion par le bras alors qu’elle se disposait à descendre sans attendre son aide.
  
  — Un instant ! Regardez-moi !
  
  Elle obéit, l’œil farouche. Il la prit sous la nuque, attira son visage. Elle se raidit avec force et tenta de le repousser des deux mains. Il réussit à prendre sa bouche sous la sienne…
  
  Subitement, elle mollit et se laissa faire. Puis, avec une violence imprévue, elle lui rendit son baiser.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  Sophia éblouissante se trouva soudain devant lui.
  
  — Vous avez été bien long, remarqua-t-elle. Puis son regard sombre se fixa sur le revers du smoking.
  
  — Donnez-moi votre mouchoir, que j’enlève toute cette poudre.
  
  Il obéit. Discrètement, elle essuya le vêtement et questionna à mi-voix :
  
  — Marion ?
  
  Il répondit sur le même ton.
  
  — Bien sûr, chérie. Je voulais vous rendre jalouse…
  
  Puis sérieux :
  
  — Je vous expliquerai. Elle en sait déjà beaucoup trop long.
  
  Elle lui rendit son mouchoir. Quelqu’un bouscula Hubert par-derrière et s’excusa. Sophia reprit, toujours à mi-voix :
  
  — Ils se sont montrés très curieux sur vous. J’ai dû répondre à des tas de questions. Anthony voudrait bien savoir à quel Service vous appartenez…
  
  — Lucille aussi ?
  
  — Lucille aussi. Attention, voici votre amoureuse…
  
  Marion, souriante, les prit chacun sous un bras.
  
  — On complote ? Venez que je vous présente au maître des lieux.
  
  Elle les entraîna hors du petit salon où le buffet avait été installé. Ils entrèrent dans le salon, immense pièce au fond de laquelle jouait un orchestre tzigane. De nombreux couples dansaient. Hubert estima qu’il y avait bien une centaine de personnes en tout. Une réunion intime, pas de doute. Ils se trouvèrent brusquement devant un homme en smoking blanc. Un beau garçon, très brun, au regard captivant, l’air nostalgique. Très grand seigneur russe. Marion Lead fit les présentations :
  
  — Boris Obarow… Miss Sophia Russet… Colonel Vincent Bushrod…
  
  Amabilités d’usage. Obarow fit nettement comprendre à Sophia toute l’admiration qu’elle lui inspirait, puis se leva sur la pointe des pieds pour aller chercher quelqu’un dans la foule des invités. Il fit un signe de la main.
  
  — Il faut que je vous présente Nahedad, expliqua-t-il.
  
  Sophia donna un discret coup de coude dans les côtes de Hubert. L’instant d’après une femme splendide se trouva devant eux. Une créature sensationnelle. Et Hubert sentit sa gorge se serrer en même temps que les battements de son cœur s’accéléraient. Il connaissait ce visage froid, énigmatique, de type arabe presque parfait, ces cheveux noirs à peine ondulés se recourbant à l’intérieur sur la nuque nerveuse, ces yeux larges et sombres, ces yeux de biche à l’orientale, ces lèvres pleines et charnues sous le nez légèrement busqué… Cette femme, il l’avait connue à Bagdad trois ans plus tôt et il avait été son amant, à Téhéran… Elle s’appelait alors Tanis Romana. Son vrai nom était Karomana Korti et elle était fichée dans tous les Services Secrets du Monde.
  
  Il s’inclina pour lui baiser la main, rencontra en se redressant le regard sombre fixé sur lui avec une expression froidement interrogative. Il savait qu’elle ne pouvait le reconnaître, mais peut-être des fibres secrètes avaient-elles vibré en elle, l’avertissant que ce colonel Vincent Bushrod n’était pas pour elle un inconnu. Elle salua Sophia et attaqua :
  
  — Il me semble, Colonel, vous avoir déjà rencontré quelque part ? Je me trompe ?
  
  Il sourit, ayant retrouvé toute son assurance.
  
  — Je voyage beaucoup, Miss. C’est bien possible… Mais il me semble, à moi, que je me souviendrais… Vous n’êtes pas de celles que l’on doit oublier facilement, je me trompe ?
  
  Elle lui rendit son sourire.
  
  — Merci, dit-elle avec simplicité. Je vous retourne le compliment…
  
  Boris Obarow intervint.
  
  — Nahedad, je vous laisse nos invités. On m’appelle par ailleurs.
  
  Il disparut. Sophia amorça aussitôt une conversation toute mondaine avec la belle Arabe. Hubert en profita pour suivre Obarow du regard. Il le vit traverser le salon en louvoyant au milieu de la foule des danseurs et… rejoindre Marion Lead devant une grande porte-fenêtre ouverte sur le parc obscur qui s’étendait derrière la maison. Marion et Obarow échangèrent quelques mots, puis, discrètement, sortirent.
  
  « Oh ! Oh ! » fit mentalement Hubert. Et il se décida aussitôt :
  
  — Excusez-moi, dit-il aux femmes qui parlaient chiffon, je vois Anthony Lead qui me fait signe là-bas. Je vous retrouve dans un instant…
  
  Il se retrouva rapidement sur la terrasse dallée de marbre qui donnait accès aux jardins. Ébloui par les lumières du salon, il dut attendre que ses yeux s’habituent à l’obscurité…
  
  Ainsi, la secrétaire-maîtresse de Boris Obarow n’était autre que la tristement célèbre Karomana Korti, l’Éminence grise de la Ligue Arabe. Que faisait-elle à Tanger ? Elle en avait été expulsée quelques années plus tôt par les Autorités internationales pour avoir transmis de fausses nouvelles sur la situation au Maroc à un journal du Caire dont elle était alors la correspondante officielle. Elle semblait maintenant se satisfaire d’un rôle secondaire et cela n’en parut que plus dangereux à Hubert. Dès le lendemain, il allait faire demander à Joseph une enquête sérieuse sur ce Boris Obarow qui s’occupait visiblement un peu trop de la famille Lead…
  
  Il descendit quelques marches et s’enfonça au hasard dans une allée pleine d’ombre. Le vent s’acharnait sur les hautes frondaisons du parc et il faisait un peu frais.
  
  Des couples occupaient la plupart des bancs de pierre placés à intervalles réguliers. Des statues de marbre posaient çà et là sur leurs socles des silhouettes blafardes, un peu inquiétantes.
  
  Il les trouva par hasard. Il longeait silencieusement une haie haute de fusains lorsqu’il reconnut la voix de Marion, et s’arrêta pour écouter. Ils devaient être de l’autre côté de la haie et Marion avait l’air de protester contre quelque chose. Le sifflement du vent dans les arbres empêchait Hubert de saisir le moindre mot. Il repartit, trouva l’extrémité de la haie quelques mètres plus loin et la contourna prudemment. Le couple lui apparut alors, silhouette noire sur le fond lumineux des hautes portes-fenêtres du salon lointain… Obarow tenait Marion dans ses bras, à demi renversée sous lui et l’embrassait.
  
  Hubert resta quelques secondes à les observer. Le baiser se prolongeait et le couple demeurait rigoureusement immobile. Deux statues de marbre accolées. Le baiser de Rodin, pensa Hubert.
  
  Et il fit demi-tour, ayant ajouté un nouveau point d’interrogation à ceux qu’il collectionnait déjà.
  
  — Colonel…
  
  Un murmure, mais il aurait reconnu la voix entre mille. Il se retourna : une robe blanche venait derrière lui. L’avait-elle vu observant le couple Marion-Boris ?
  
  Embêtant. Sans aucun doute, elle l’avait suivi…
  
  Elle le prit par le bras, se serra contre lui :
  
  — Vous me reconnaissez ?
  
  — A votre voix et à votre parfum, oui.
  
  Un bref silence, elle obliqua à gauche l’entraînant dans un sentier étroit bordé de haies hautes.
  
  — Pourquoi ne m’avez-vous pas invitée à partager votre promenade solitaire ?
  
  Il rit doucement :
  
  — J’en avais bien envie, Nahedad. Mais je n’ai pas osé…
  
  Elle l’obligea à s’arrêter, pivota pour se placer devant lui, sans lâcher son bras. Elle était si près qu’il sentait son souffle parfumé lui effleurer le visage. Il la distinguait à peine tant il faisait sombre. Où voulait-elle en venir ? Il savait qu’il devait se méfier de cette femme comme de la peste.
  
  — Vous n’avez pourtant pas l’air timide…
  
  Elle se moquait et le provoquait à la fois. Il porta ses mains en avant, trouva ses hanches tièdes et souples sous la soie de la robe. Elle recula aussitôt, le prit aux poignets et l’obligea à retirer ses mains de son corps.
  
  — Soyez sérieux, gronda-t-elle. Je ne voulais pas vous mettre au défi.
  
  Elle lui prit le bras et l’entraîna de nouveau. Ils marchèrent un moment sans rien dire. Des rires de femmes chatouillées s’élevaient parfois au-dessus de la plainte du vent. Il flottait alentour une atmosphère licencieuse très énervante.
  
  Hubert soupira :
  
  — Si vous tenez à votre intégrité, rentrons, voulez-vous. La simple idée de tout ce qui se passe autour de nous…
  
  — Je tiens à mon intégrité, répondit-elle.
  
  Et il se demanda si elle parlait sérieusement ou bien si elle se moquait encore… De toute façon il fallait la manier avec les mêmes précautions qu’une mine amorcée.
  
  Ils retrouvèrent la terrasse. Elle ne lui avait posé aucune question… Étonnant. Dans la lumière, elle lui sourit, lui toucha la main et s’excusa :
  
  Je dois m’occuper du buffet. A tout à l’heure…
  
  Marion Lead était revenue. Très à son aise, elle dansait avec un homme assez rondouillard, au visage poupin, aux yeux rieurs. Hubert le connaissait : c’était M. John Sliven, importateur, connu de quelques initiés sous le pseudonyme de Joseph.
  
  Des bras de Boris Obarow à ceux de Joseph, quel chemin secret suivait donc Marion, épouse frivole de M. Anthony Lead, haut fonctionnaire de la Défense des États-Unis ?
  
  Puis, Hubert reçut un nouveau choc. Décidément, l’intérêt de cette soirée ne se démentait pas…
  
  A droite, tout près de l’estrade de l’orchestre, discutant avec une petite rousse qui riait aux éclats : l’homme qui avait tué Consuelo !
  
  Il était en smoking noir, portait au sommet du crâne un petit pansement maintenu par deux bandes croisées de toile gommée et avait les yeux cernés.
  
  Hubert amorça un mouvement d’approche en se demandant comment ce phénomène avait expliqué à ses chefs la plaie de son cuir chevelu.
  
  L’homme pinça la joue de la petite rousse et la quitta. Il passa devant Hubert en s’excusant, fila vers le petit salon. Hubert toucha le dos nu de la femme qui s’était retournée vers l’orchestre et qui le toisa par-dessus son épaule grassouillette.
  
  — Excusez-moi, dit-il l’air affairé. Où est-il passé ?
  
  — Qui ?
  
  Il agita ses doigts avec nervosité.
  
  — Vous parliez ensemble, il y a deux secondes.
  
  Un couple les bouscula. Il la retrouva devant lui au moment où elle répondait sans la moindre méfiance :
  
  — Rolandez ? Il est parti au buffet…
  
  — Merci, dit Hubert.
  
  — Pas le temps de faire une danse ? questionna la petite en se trémoussant de façon fort encourageante.
  
  — Désolé, Bébé. Pas tout de suite. Attendez-moi ici, je vais revenir…
  
  — Ouais, bien sûr ! Prévenez-moi par télégramme…
  
  Il s’éloigna, parcourut toute la longueur de la salle immense et se fraya un chemin dans le petit salon, vers le buffet. Rolandez y était, un verre de whisky dans une main, son autre main posée familièrement sur l’épaule de Lucile Lorain qui semblait crispée et hostile. Anthony Lead surgit brusquement, les pommettes rouges, de la tristesse plein les yeux.
  
  — Vous vous amusez ? demanda-t-il.
  
  — Comme un fou ! affirma Hubert.
  
  Et il était sincère. Anthony disparut, happé par un remous. Hubert saisit un verre qu’une petite blonde lui tendait sans raison apparente et le vida d’un coup.
  
  — Mince ! fit la petite blonde émerveillée et méfiante à la fois. J’espère que vous n’êtes pas aussi rapide pour tout.
  
  — Je sais faire l’amour à l’écossaise, répliqua Hubert très sérieusement. Ça demande cinq heures, pas une minute de moins. Mardi prochain à trois heures ça vous va ? Vous seriez libre pour le dîner…
  
  — O. K., dit-elle.
  
  Puis comme il s’éloignait :
  
  — Où ça ?
  
  — Où vous voudrez. On se retrouvera toujours…
  
  Rolandez parlait maintenant à l’oreille de Lucille Lorain qui fronçait les sourcils et faisait la moue, signes d’une évidence mauvaise humeur. Puis, soudainement, elle haussa les épaules, quitta l’Espagnol et gagna le hall où se trouvait le vestiaire.
  
  Rolandez la suivit un instant d’un regard ironique puis tourna les talons et s’éloigna en sens inverse, bousculant les nombreux invités qui se pressaient autour du buffet.
  
  Hubert le suivit. Ce manège l’intriguait fort et son instinct l’avertissait qu’un drame allait se jouer avant peu. Conclusion normale, d’ailleurs, d’une soirée aussi fertile en incidents divers…
  
  L’Espagnol franchit une des deux portes-fenêtres grandes ouvertes, identiques à celles du grand salon, et qui donnaient également accès à la terrasse. Hubert s’approcha de l’ouverture et attendit derrière un grand type aux cheveux de paille qui parlait avec un fort accent nordique.
  
  Lucille Lorain reparut bientôt. Elle longea le mur opposé pour traverser plus facilement la pièce et passa à un mètre de Hubert sans le voir. Elle portait sa cape pliée sur son bras…
  
  Hubert compta cinq secondes avant de suivre le mouvement. Des torchères électriques scellées dans le mur de la maison avaient été allumées depuis sa précédente sortie, éclairant les abords du parc.
  
  Cette illumination providentielle lui permit d’apercevoir l’Espagnol et la secrétaire de Lead qui filaient rapidement dans une allée toute droite. Rolandez donnait le bras à Lucille qui avait revêtu sa cape.
  
  Où diable pouvaient-ils bien aller et pourquoi la jeune femme suivait-elle ce sinistre individu alors que cela paraissait lui déplaire énormément ?
  
  Sans hésiter, Hubert se lança sur la trace, espérant que le meurtrier de Consuelo ne se retournerait pas.
  
  Pour marcher aussi vite, ils devaient avoir un but précis. Cela n’avait rien d’une promenade sentimentale. Aucun doute là-dessus…
  
  A longs pas souples et silencieux, il fonçait dans l’obscurité, guidé à la fois par le sillage de parfum laissé par Lucille et par la voix de la jeune femme qui n’arrêtait pas de parler avec volubilité, d’un ton malheureusement trop contenu pour que Hubert pût entendre.
  
  Il y avait toujours autant de couples dans l’ombre complice, mais Hubert n’y prêtait plus aucune attention. Il était en chasse…
  
  Ils atteignirent une clairière où se trouvaient installés deux courts de tennis. Hubert s’immobilisa un instant à l’abri des derniers arbres pour laisser les autres prendre un peu de champ. Il les vit s’engager entre les courts et reprit sa filature à distance raisonnable.
  
  Le vent n’avait pas désarmé. Aux rares instants d’accalmie, des échos de l’orchestre tzigane parvenaient jusque-là, assourdis.
  
  Au parfum, Hubert sut qu’il venait de pénétrer dans une roseraie. Entre deux hautes haies, l’Espagnol et Lucille marchaient toujours aussi vite, sur une allée sablée. De ce côté-là, il n’y avait plus personne. Les amateurs de solitude à deux étaient restés dans la partie boisée du parc, la plus proche de la maison.
  
  Hubert tenait les yeux au ciel pour mieux se guider. Il vit soudain devant lui la bande sombre d’un mur assez élevé et s’immobilisa.
  
  Les deux autres devaient s’être arrêtés tout contre le mur. Hubert se plaqua contre la haie. La faible lueur d’une lampe électrique jaillit, droit devant sur une porte de fer. Il y eut un bruit métallique ; l’Espagnol devait tourner une clé dans une serrure. Puis la voix de Lucille Lorain s’éleva de nouveau. Elle n’avait décidément pas l’air d’accord…
  
  L’homme lui répondît et elle protesta derechef avec véhémence. Hubert entendit nettement : Non, je veux attendre ici ! Tout se déroula très vite à partir de cet instant. Hubert vit Rolandez projeter brutalement le faisceau de la lampe sur le visage de la jeune femme, puis éteindre. Un moyen très simple d’éblouir quelqu’un et de le rendre aveugle pour quelques secondes…
  
  Il y eut un cri, vite étouffé ; un râle étranglé. Hubert fonça, en souplesse, bien sur ses gardes afin de parer toute attaque imprévue…
  
  L’Espagnol, trop occupé à maîtriser la jeune femme, ne l’avait pas entendu approcher. Il bondit comme un tigre et l’agrippa par-derrière. Ses mains puissantes se refermèrent sur la gorge de l’homme qui n’eut même pas le temps de crier. Il lui enfonça son genou dans les reins et tira en arrière. Lucille Lorain glissa sur le sol, inanimée.
  
  Hubert accentua son effort, juste le temps supposé nécessaire pour faire naître la panique dans l’esprit de son adversaire. Puis, de ses pouces, il chercha de chaque côté du cou l’emplacement de certains nerfs sur lesquels une simple pression suffit pour paralyser entièrement un individu sans lui enlever l’usage de la parole.
  
  Il trouva, appuya simultanément, relâcha ses autres doigts sur la pomme d’Adam qui monta et redescendit aussitôt :
  
  — Si tu appelles, je te tue, dit-il d’un ton très naturel.
  
  Un silence.
  
  — Parfait, reprit Hubert. Qu’est-ce que tu as fait à la petite ?
  
  L’homme réussit à articuler :
  
  — Chloroforme.
  
  — Pourquoi faire ?
  
  Brève hésitation, puis :
  
  — L’emmener en voiture.
  
  — Ta voiture est de l’autre côté ?
  
  — Oui.
  
  — Où voulais-tu l’emmener et pourquoi faire ?
  
  Une sorte de ricanement secoua l’homme.
  
  — Faire un tour.
  
  Hubert commençait à s’énerver. Il craignait qu’un complice éventuel lui tombe dessus à l’improviste. Et puis, Lucille était peut-être blessée.
  
  — Pourquoi faire ? réponds ou je t’expédie…
  
  — Qu’est-ce qu’on peut faire d’une femme ? Je voulais la…
  
  Il mentait, c’était évident. Mais le moyen de le lui faire admettre dans de telles conditions ? L’emmener ? Hubert ne voulait pas courir le risque d’être reconnu et il ne tenait pas spécialement à le tuer. Pas encore…
  
  Brusquement, il bougea ses pouces et les enfonça dans les veines essentielles, de toutes ses forces. Tout afflux de sang au cerveau interrompu, Rolandez s’évanouit… Quand Hubert le lâcha, il en avait pour un bon moment à rester sans connaissance.
  
  Alors seulement, Hubert renifla l’odeur de chloroforme et vit en se baissant le tampon blanc sur le sol. Le type n’avait pas menti. Lucille ne devait être qu’endormie. Il l’ausculta rapidement. Elle respirait avec régularité…
  
  — O. K., murmura-t-il.
  
  Il tira sa lampe de poche et l’alluma pour regarder la porte. Rolandez avait retiré la clé de la serrure et laissé le battant entrouvert.
  
  Il se pencha sur le corps inanimé de l’Espagnol pour fouiller ses vêtements. La clé, il la mit dans une de ses poches. Le portefeuille : des billets, des cartes de visite au nom de Luis Rolandez, 6, route de Tétouan à Tanger. Il prit une des cartes, remit le portefeuille en place et se redressa.
  
  Sa lampe éteinte, il ouvrit silencieusement la lourde porte, risqua un regard prudent : une rue pavée… A faible distance, une voiture de marque américaine en stationnement, lanternes allumées.
  
  Il sortit sur le trottoir, prêt à plonger à la moindre alerte, glissa une main sous la veste de son smoking pour saisir la crosse de son Smith et Wesson, ralluma brusquement sa lampe braquée sur les vitres de l’automobile.
  
  Personne à l’intérieur. Il s’avança, toujours prudent, ouvrit les portières l’une après l’autre. Réellement personne… Les clés de contact étaient au tableau. Parfait.
  
  Il revint sur ses pas. Les deux corps inertes étaient allongés sur le sol du jardin, à deux mètres l’un de l’autre. Il saisit celui de la femme, le chargea sur ses épaules, repassa la porte qu’il referma à clé de l’extérieur et regagna la voiture.
  
  Il allongea Lucille Lorain sur la banquette arrière, se glissa sous le volant, mit le contact et tira le démarreur. Le moteur se mit à tourner. Il embraya, et, tout de suite, écrasa l’accélérateur.
  
  Il déboucha bientôt sur une place circulaire et retrouva la rue des Vignes qu’il prit à droite pour rejoindre la Place de France. Il avait décidé de ramener Lucille aux Volubilis afin que l’incident reste ignoré.
  
  Il était près d’une heure du matin et la circulation était assez faible pour qu’il pût foncer à tombeau ouvert. La voiture, une Ford noire, devait avoir un moteur trafiqué, à en juger par sa nervosité exceptionnelle.
  
  Il atteignit promptement la route du cap Spartel. S’il faisait vite, si tout se passait bien, il pourrait être de nouveau chez Obarow avant trois quarts d’heure et son absence, avec un peu de chance, n’aurait pas attiré l’attention…
  
  Pourquoi diable, Rolandez avait-il essayé d’enlever la secrétaire d’Anthony Lead et quels arguments avait-il employés pour la convaincre de le suivre jusqu’au fond des jardins, alors qu’elle semblait se méfier terriblement de lui… Un seul moyen de savoir : interroger la jeune femme lorsqu’elle serait réveillée.
  
  Il était à peine une heure et quart lorsqu’il stoppa devant le haut portail blanc. Il descendit, redoutant de trouver les portes fermées à clé, entrouvrit sans difficulté un des vantaux, aperçut au bout de l’allée la maison obscure et revint à la voiture chercher Lucille Lorain, qu’il prit dans ses bras pour la transporter.
  
  Elle n’était pas lourde. Sa tête avait roulé sur l’épaule de Hubert et ses cheveux lui chatouillaient le cou. Sous ses mains, à travers la mince épaisseur soyeuse de la robe, il sentait la tiède fermeté des chairs. Une jolie fille, et bien appétissante…
  
  Il soupira et s’obligea à penser à autre chose. Il était pressé par le temps.
  
  Devant la porte de la maison, il se mit brusquement à jurer. Il n’avait pas de clé. Allait-il être obligé de sonner pour réveiller Yakoub ?
  
  Désagréable.
  
  Il posa la jeune femme sur une marche et l’appuya contre l’angle du mur. Peut-être sa cape était-elle munie de poches. Il chercha, en trouva une. Et une clé au fond.
  
  Il alluma sa lampe pour localiser le trou de la serrure, essaya la clé. Ça marchait…
  
  Il poussa la porte qui s’ouvrit silencieusement, reprit Lucille dans ses bras, entra, referma derrière lui, et, s’éclairant de sa lampe, se dirigea vers l’escalier.
  
  Nouvel écueil. Il ignorait où se trouvait la chambre de la jeune femme.
  
  Il atteignit le palier. Un couloir s’enfonçait tout droit. Deux portes à gauche, deux portes à droite. Une au fond. Il s’orienta. Normalement, Anthony et Marion devaient s’être installés dans une des deux chambres qui avaient vue sur la mer. Anita devait probablement occuper l’autre. Les deux chambres situées du côté opposé pour Dan et Lucille. Dan pouvait avoir la plus proche…
  
  Il s’engagea dans le couloir, s’arrêta devant la seconde porte à droite et libéra une de ses mains pour ouvrir. Un trou sombre… Il projeta le faisceau de sa lampe : une moquette arabe, une table de chevet style néo-mauresque supportant un verre et un tube de comprimés quelconques… un lit défait ; une touffe de cheveux bruns.
  
  Erreur. C’était la chambre d’Anita. Il recula et referma.
  
  En bonne logique, Lucille devait alors habiter en face. Il tourna les talons, ouvrit, éclaira : Sur une table ronde au centre, un portrait de la jeune femme encadré de cuir.
  
  O.K.
  
  Il entra, repoussa la porte et fit jaillir la lumière. Plus besoin de prendre des précautions…
  
  Un divan large et bas dans un angle, recouvert de tentures du pays aux chaudes couleurs. Un gros bahut contre le mur opposé. Les portes d’un placard. Une autre porte, ouverte sur un cabinet de toilette.
  
  Il déposa son fardeau sur le lit, et lui retira sa cape. Elle dormait toujours, respirant tranquillement. Impossible de deviner quand elle se réveillerait.
  
  Il se gratta la nuque. Attendre ? C’était prendre de gros risques, peut-être pour rien. Il serait encore temps d’interroger la jeune imprudente lorsqu’il reviendrait avec les Lead. Il allait repartir lorsqu’il pensa : Je ne peux pas la laisser comme ça ; sa robe va être dans un état épouvantable !
  
  Il la retourna. Une fermeture éclair dans le dos. Il tira doucement. Elle ne portait pas de combinaison. La robe était doublée. Il repoussa le tissu jusqu’aux hanches, admira le joli balconnet de dentelle transparente qui comprimait la gorge opulente, saisit le bas de la robe, tira en soulevant… Hop !
  
  Il secoua la robe pour la remettre en forme, alla la suspendre dans la penderie, revint enlever les souliers…
  
  C’était peut-être assez ? Sa gorge commençait à se nouer et de curieux fourmillements parcouraient ses muscles. Il fit un effort et décida que c’était assez. Elle lui saurait gré de ne pas avoir abusé de la situation…
  
  Le slip blanc formait en même temps porte-jarretelles. Quel joli petit ventre, légèrement bombé, juste ce qu’il fallait. La sueur au front, il la reprit dans ses bras et la posa dans le fauteuil. Il ouvrit le lit et la saisit de nouveau pour la glisser dans les draps.
  
  Elle dormait toujours aussi paisiblement.
  
  La gorge sèche, il sortit et reprit en main sa lampe de poche avant d’éteindre l’électricité.
  
  Le couloir. Quelqu’un toussa dans la maison. Il prêta un moment l’oreille. Les ressorts d’un lit grincèrent. Une impression désagréable lui serra l’estomac. Il avait la sensation d’être surveillé, la quasi-certitude d’une présence hostile. Un craquement le fit sursauter. Une marche de l’escalier ?
  
  Il tendit son bras gauche de côté pour éloigner la lampe allumée de son corps au cas où quelque individu mal intentionné aurait voulu le prendre pour cible. Puis, il tira son Smith et Wesson de sa gaine, en repoussant le cran de sûreté.
  
  Un claquement sec, semblable à celui qui avait résonné pendant la panne de lumière du dîner. Un volet ? Les volets du bureau ferment mal, avait dit le jeune Dan. Hum ! Singulière négligence de la part d’un haut fonctionnaire responsable de lourds secrets…
  
  Il se souvint du verre et du tube sur la table de chevet d’Anita et fut saisi d’une inquiétude irraisonnée. Sans hésiter, il rouvrit la porte, entra sur la pointe des pieds.
  
  C’était un tube de somnifère et il manquait tout juste deux comprimés. Il soupira, rassuré… puis faillit hurler et se retourna d’une pièce, prêt à tirer.
  
  La lumière s’était allumée. Et c’était Dan qui avait manœuvré le bouton.
  
  Un Dan en pyjama écru, la chevelure hirsute, qui tenait dans sa main tremblante un énorme Colt 9 mm de l’armée.
  
  — C’est vous ! bégaya-t-il, complètement désorienté et ne sachant quel parti prendre.
  
  — Oui, c’est moi, répondit Hubert détendu. Ce n’est que moi… Baisse ton truc, il pourrait partir tout seul.
  
  Et pour le rassurer, il rengaina tranquillement le Smith et Wesson.
  
  — Què… Què… Qu’est-ce que vous faites là ? bredouilla le garçon en baissant le bras.
  
  Très à son aise, Hubert regarda le lit. Anita était toujours dans la même position et on ne voyait d’elle que sa chevelure sombre. Il expliqua :
  
  — Je suis venu ramener Miss Lorain qui avait été prise d’un malaise. Je suis entré ici par erreur et j’ai vu ce tube et ce verre sur la table de chevet de ta sœur. Je suis revenu voir après avoir laissé Lucille dans sa chambre. Elle n’a pris que deux comprimés, ça va.
  
  Dan s’avança, roulant des yeux effarés.
  
  — Du somnifère, répéta-t-il. Elle prend jamais de ce truc-là.
  
  Puis saisi d’un brusque soupçon :
  
  — V’s’êtes sûr qu’elle est bien là ?
  
  Il fonça sur le lit, souleva les couvertures. C’était bien Anita. Elle avait même jugé inutile de mettre un pyjama et Dan devint rouge comme une pivoine avant de laisser retomber le drap.
  
  — V’comprenez, expliqua-t-il. J’sais faire ça… un traversin et une perruque. P’pa vient jamais plus loin que la porte… Je…
  
  Il n’alla pas plus loin sur la voie des confidences. Hubert l’entraîna :
  
  — Si on la laissait tranquille ? Pas la peine de la réveiller.
  
  Dan sortit et alla allumer dans sa chambre. Hubert éteignit dans celle de la jeune fille et referma la porte.
  
  Le domaine du garçon était quelque chose d’étonnant. Les panoplies de cow-boy voisinaient avec des photographies de pin-up, toutes plus affriolantes l’une que l’autre.
  
  Hubert siffla pour exprimer son admiration, puis questionna :
  
  — C’est à toi ce magnifique Colt ?
  
  — Non, répliqua le garçon. J’ai entendu du bruit, je suis descendu chercher ça dans le bureau de Papa. Yakoub n’est pas là.
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — Où couche-t-il ?
  
  — En bas, dans une petite pièce à côté du bureau. J’ai été voir pour le réveiller. Son lit est défait, mais il n’est pas là…
  
  Hubert regardait machinalement le lit saccagé du jeune garçon. Un coin de carton glacé grisâtre dépassant sous l’oreiller attira son attention. Il s’approcha très naturellement et d’un geste rapide tira une photographie de format carte postale, qui représentait… Marion Lead en bikini sur une plage. Le bikini, réduit à sa plus simple expression, devait être couleur chair car il fallait y regarder de près pour en distinguer les limites. C’était… suggestif.
  
  — Rendez-moi ça !
  
  Le gosse arracha la photographie des mains de Hubert qui questionna doucement sans le regarder :
  
  — Ton père sait que tu couches avec la photographie de sa femme ?
  
  — Foutez le camp ! sanglota le gosse.
  
  Il pleurait de rage. Hubert s’assura qu’il avait posé le Colt et lui tapota amicalement l’épaule.
  
  — Y a de quoi chialer, va. C’est pas ta faute. Mais si tu veux un conseil d’ami, tu ferais mieux de chercher ailleurs. C’est pas ce qui manque, tu peux me croire…
  
  Dan ravala ses larmes.
  
  — Je la déteste, murmura-t-il. Je la déteste !
  
  — J’avais bien compris, répliqua Hubert en regardant la photographie.
  
  Puis, sur un ton amical :
  
  — Ton père semble très ennuyé en ce moment et ça me ferait plaisir de lui venir en aide…
  
  — Ça ne vous regarde pas, siffla le gosse, l’œil farouche. Occupez-vous de vos oignons…
  
  Hubert sourit.
  
  — Te fâche pas, Dan. Je ne voulais pas être indiscret. D’ailleurs, il faut que je reparte. Bonsoir, Dan.
  
  — Je vous accompagne en bas. Pour refermer la porte…
  
  — D’accord, Dan.
  
  Ils descendirent l’escalier. Dan ouvrit la porte et demanda au moment où Hubert franchissait le seuil :
  
  — Vous direz rien ?
  
  — Parole d’homme, Dan. Tu peux dormir tranquille, mais pense à mon conseil…
  
  La porte claqua derrière lui. Il marcha vite tout le long de l’allée, franchit le portail, reprit le volant de la Ford, fit demi-tour sur place et repartit à tombeau ouvert vers la ville. Il était une heure quarante…
  
  En atteignant la Place de France, un détail inquiétant prit soudain du relief dans son esprit. Il était certain de n’avoir pas complètement refermé le portail lorsqu’il l’avait franchi en portant Lucille Lorain. Il l’avait simplement repoussé du talon. Or, il avait dû, au retour, manœuvrer le loquet pour le rouvrir…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  Hubert immobilisa la Ford à l’endroit exact où il l’avait prise. Il était plus de deux heures. Le vent d’est persistait avec la même force et le ciel comptait toujours autant d’étoiles…
  
  Hubert avait pris un peu de retard pour la simple raison qu’il s’était arrêté en cours de route afin de fouiller la voiture de fond en comble. Il n’avait rien découvert de particulièrement intéressant, excepté une photographie de Lucille Lorain que tenait par le bras un homme jeune et sympathique. La photographie avait été prise dans une rue large bordée de palmiers. Il y avait beaucoup de soleil et Lucille riait de toutes ses dents, visiblement heureuse.
  
  Hubert avait gardé ce document qu’il estimait important.
  
  Il descendit en laissant les lanternes allumées et les clés au tableau, comme il les avait trouvées. Sur le trottoir, il resta une bonne minute immobile, l’oreille tendue, tous ses sens en éveil… Le secteur lui paraissant calme, il gagna la petite porte métallique, l’ouvrit avec une prudence de Sioux, retint sa respiration pour écouter de nouveau… Se baissa pour ramasser une pierre au pied du mur et lança cette pierre à l’intérieur du parc, à trois mètres environ de lui.
  
  Aucune réaction, ce qui ne signifiait pas grand-chose, bien entendu.
  
  Il ouvrit la porte en grand, tira son Smith et Wesson. Ses yeux commençaient à s’habituer à l’obscurité et il distinguait vaguement les choses. Il commença par s’assurer que personne ne se trouvait collé le long du mur, franchit la porte, se glissa vivement à droite et fit une pause.
  
  Tout était tranquille. Des insectes mêlaient leurs bruits à la plainte lancinante du vent. Aucun signe d’une présence humaine…
  
  Même le corps de Luis Rolandez ne se trouvait plus étalé sur le sable. Il avait dû se réveiller et regagner les salons, à moins qu’il n’ait jugé utile d’aller prévenir ses chefs de sa dernière mésaventure…
  
  Encore était-il possible que ses chefs ne soient pas tellement éloignés. Depuis que Hubert avait reconnu Karomana Korti dans l’inquiétant personnage de Nahedad Rissani, il se sentait enclin à hisser le séduisant Boris Obarow sur le pavois…
  
  Il referma complètement la porte de fer au moyen de la clé trouvée sur l’Espagnol et se lança silencieusement dans l’allée bordée de haies hautes, au centre de la roseraie.
  
  Il ne rengaina son arme qu’après avoir dépassé les courts de tennis. Les échos de l’orchestre tzigane prouvaient que la fête n’était pas finie. Sous les ombrages accueillants du parc, il retrouva les murmures, les rires chatouillés, les bruits de branches froissées… On s’en donnait à cœur joie, là-dedans !
  
  Il n’était plus qu’à une vingtaine de mètres de la terrasse lorsqu’il vit un couple en descendre pour venir « prendre l’air ». Il reconnut, alors qu’elle levait son visage sous une torchère, la petite blonde qui lui avait tendu un verre au buffet et qui avait accepté de connaître par lui les joies de « l’amour à l’écossaise ». Un jeune homme maigre la serrait de près. C’était, sans doute, tout ce qu’elle avait pu trouver comme produit de remplacement…
  
  Ils avançaient dans l’allée, à la rencontre de Hubert qui se dissimula derrière le tronc d’un cèdre pour les laisser passer. La femme riait avec nervosité, roucoulait, et le garçon élevait sa voix pointue pour se faire entendre. A l’instant qu’ils arrivaient à hauteur de Hubert, elle interrompit son compagnon pour lui demander :
  
  — Comment vous appelez-vous ? Je n’ai pas bien entendu…
  
  — Harry Chuck.
  
  — Oh ! Harry… Mon nom est Helen Van Roschen… Vous êtes Anglais ?
  
  Comme si ça ne se voyait pas ! pensa Hubert tout en décidant qu’il n’allait pas rentrer seul dans la maison. Il les laissa prendre un peu d’avance, puis se lança sur leur trace. Ils s’étaient arrêtés et allaient sans doute en venir à un mode de conversation plus direct lorsque Hubert héla d’une voix volontairement contenue :
  
  — Hello ! On demande Harry Chuck au téléphone. Hello ! Harry Chuck êtes-vous là ?
  
  — Yes ! I am…
  
  Le ballot ! Hubert fonça sur eux. Dans l’obscurité, l’autre ne pourrait voir ses traits.
  
  — Dépêchez-vous, mon vieux.
  
  — Mais, bredouilla l’Anglais pensant visiblement à sa compagne.
  
  — Je m’en occupe, décréta Hubert. Filez !
  
  Il obéit. Hubert se mit à rire, prit le bras de la petite blonde – un bras dodu à souhait – et l’entraîna dans une allée transversale.
  
  — C’est une blague annonça-t-il effrontément. Ce n’était pas lui qu’on demandait… Je vous ai vus sortir ensemble et mon sang n’a fait qu’un tour !
  
  Silence. Elle devait être suffoquée. Enfin, sa voix timide s’éleva :
  
  — Qui… Qui êtes-vous donc ?
  
  — L’amour à l’écossaise, souffla-t-il.
  
  Elle pouffa.
  
  — Oh !
  
  Et n’offrit aucune résistance alors qu’il l’attirait tout contre lui et cherchait déjà ses lèvres…
  
  Ils restèrent au même endroit. La jeune Helen commença à s’énerver singulièrement et à montrer des exigences peu compatibles avec l’insécurité des lieux. Hubert décida qu’il était temps de passer à la seconde partie du programme. Il feignit un brusque fou rire et elle s’étonna aussitôt :
  
  — Qu’est-ce qui vous prend ?
  
  — Je pense à ce pauvre Harry, dit-il entre deux éclats. Ce n’était pas lui qu’on demandait au téléphone… C’était une femme… Helen Van Houten ou quelque chose comme ça.
  
  Elle se dégagea :
  
  — Qu’est-ce que vous dites ? Ce n’était pas Helen Van Roschen ?
  
  Il hésita, ayant cessé de rire.
  
  — Oui, admit-il. Qu’est-ce qui vous arrive… Elle cria presque.
  
  — Mais c’est moi ! Je m’appelle… Oh !
  
  Il n’hésita pas.
  
  — Venez ! Ils tiennent peut-être encore la ligne. On reviendra tout à l’heure !
  
  Il l’entraîna au pas de gymnastique.
  
  — Vous êtes chic, dit-elle.
  
  — Pas tant que vous croyez, Bébé !
  
  Ils firent une entrée très remarquée par une des portes-fenêtres du petit salon. Hubert lui souffla :
  
  — Adressez-vous au vestiaire.
  
  Elle l’abandonna. Il prit une attitude faussement dégagée sous les regards ironiques braqués sur lui. Anthony Lead se trouva soudain là et se mit à rire.
  
  — Où diable étiez-vous passé, Vincent ! Oh ! Je comprends…
  
  Il lui murmura à l’oreille :
  
  — Vous avez du rouge partout, jusque dans le cou. C’était exactement ce qu’avait voulu Hubert.
  
  Ayant disparu plus d’une heure, il fallait au moins qu’il affiche des traces de ce qu’il voulait avoir été supposé faire…
  
  Il s’essuya discrètement, guidé par Anthony, entouré de rires moqueurs et complices. Il demanda :
  
  — Sophia est-elle dans les parages ?
  
  — Je ne sais pas, répondit Lead. A bien réfléchir, il y a un bout de temps que je ne l’ai vue.
  
  — Je vais la chercher, merci.
  
  Il chercha autour du buffet. Elle n’y était pas. Elle n’était pas davantage dans le grand salon où une trentaine de couples dansaient encore avec conviction. Hubert commença à se sentir vaguement inquiet. Puis, il constata que Boris Obarow était lui aussi invisible… Et fut soulagé. Sophia devait jouer sa partie dans le parc, elle aussi.
  
  Il gagna le hall, demanda à un valet :
  
  — Je voudrais parler à ton maître…
  
  L’Arabe s’inclina :
  
  — Le maître est parti, répondit-il. En voiture, pour Fès…
  
  Hubert remercia, intrigué, et aperçut la belle Nahedad qui descendait l’escalier de marbre, venant des étages. Il se porta au-devant d’elle. Elle lui sourit, un sourire dangereusement ironique, et demanda :
  
  — Vous partez déjà ?
  
  — Non. Je cherche Miss Russet ; je n’arrive pas à la trouver…
  
  — Oh ! Oh ! murmura-t-elle avec une intention dans la voix. Avez-vous vu tout le parc ?
  
  Il répondit en riant.
  
  — J’en viens moi-même. Enfin, je veux dire… Miss Russet n’est pas une femme à ça…
  
  Nahedad leva ses longs doigts vers l’opale qui lui pendait au cou et se mit à jouer avec.
  
  — Moi non plus, dit-elle sur un ton de confidence. Je préfère les lits, plus confortables…
  
  Il enchaîna :
  
  — Je ne vois guère qu’Obarow qu’elle aurait pu suivre pour une promenade dehors.
  
  Elle pouffa silencieusement :
  
  — Vraiment ? Boris est un très beau garçon, en effet… Malheureusement, il est parti en voiture il y a une demi-heure pour se rendre à Fès où il a des rendez-vous d’affaires ce matin de bonne heure. Et… Il doit être parti seul.
  
  Il fronça les sourcils, l’air ennuyé.
  
  — Bon, reprit-il après une hésitation, je vais patienter. Il est possible, après tout, qu’elle soit dans le parc, elle aussi…
  
  Nahedad se mit à rire, an rire de gorge chaud et voluptueux.
  
  — Pourquoi pas ? Avec les femmes, on ne sait jamais…
  
  Elle lui toucha la main, fit un clin d’œil complice et l’abandonna. Il resta un moment à réfléchir, puis décida d’aller voir jusqu’à la voiture. Sophia, fatiguée, et ne le trouvant pas, avait pu aller s’y reposer en attendant…
  
  Il sortit. Il restait encore un nombre impressionnant de véhicules dans la rue, mais des trous çà et là indiquaient que l’heure de la retraite avait déjà sonné pour certains invités.
  
  Il retrouva la Buick derrière la Ford d’Anthony Lead. Sophia n’était pas là.
  
  Il n’aima pas ça. Pas du tout…
  
  Il avait suffisamment travaillé auparavant avec Muriel Savory, alias Sophia Russet, pour connaître ses méthodes. Il lui était difficile d’admettre qu’elle avait pu disparaître volontairement sans lui laisser un quelconque message…
  
  Il ouvrit la portière, s’installa sur la banquette avant et ouvrit la boîte à gants. Un bloc de terre à modeler s’y trouvait, à dessein. Il y imprima l’empreinte de la clé subtilisé à Rolandez. Dès le lendemain, il en ferait faire une copie par l’intermédiaire de Joseph. Cela pourrait toujours servir…
  
  Il enveloppa soigneusement le bloc de terre dans un chiffon, le replaça dans la boîte à gants, garda la clé sur lui et ressortit de la voiture pour regagner la maison Obarow.
  
  L’exode était en cours, le vestiaire pris d’assaut. Il retrouva Nahedad au buffet. Elle flirtait avec… Rolandez. D’où ressortait-il, celui-là ? En cherchant Sophia dix minutes plus tôt, Hubert ne l’avait pas vu parmi les Invités.
  
  Il prit dans sa main fermée la clé de la petite porte du parc et s’approcha du couple. Par-dessus l’épaule de l’Espagnol, il fit un signe à la belle Musulmane qui paraissait exceptionnellement joyeuse. Elle répondit d’un signe de tête interrogateur. Instinctivement Rolandez recula pour s’effacer et Hubert en profita. D’un geste de prestidigitateur, il remit la clé dans la poche de son propriétaire.
  
  — Vous l’avez retrouvée ? questionna Nahedad.
  
  — Non. J’ai été voir jusqu’à la voiture. Elle n’y est pas. Je pensais qu’elle avait pu se sentir fatiguée…
  
  Nahedad Rissani affecta de prendre la chose à cœur.
  
  — Alors, dit-elle, elle est peut-être montée se reposer à l’étage. Voulez-vous que nous y allions voir ?
  
  — Volontiers. Je suis navré de vous déranger ainsi…
  
  Elle lui prit le bras pour l’entraîner.
  
  — Quel mal y a-t-il ?
  
  Ils regagnèrent le hall plein de monde, gravirent l’escalier de marbre à révolution. Un vaste palier avec table basse, surchargée de fleurs, et fauteuils profonds. Une double porte à gauche. Une double porte à droite.
  
  — Par ici, Vincent.
  
  Elle l’entraîna à droite. Un large couloir, faiblement éclairé, qui s’enfonçait très loin. D’un côté, de hautes fenêtres prenant jour sur une cour intérieure ; de l’autre, une succession de portes.
  
  Sans lâcher le bras de Hubert, Nahedad ouvrit ces portes l’une après l’autre, faisant à chaque fois jaillir la lumière à l’intérieur de chambres luxueuses toutes différentes.
  
  Et toutes vides.
  
  Il restait encore une porte au bout du couloir lorsque Nahedad constata d’un ton de regret :
  
  — Elle n’y est pas. Je suis désolée… Peut-être s’est-elle fait reconduire chez vous ?
  
  Il ne pouvait le croire.
  
  — Et celle-ci ? questionna-t-il en désignant la dernière porte.
  
  Elle se pressa contre lui d’un mouvement souple et languide et lui souffla à l’oreille.
  
  — C’est MA chambre. Est-ce bien convenable ?
  
  Il se mit à rire.
  
  — Convenable ou pas…
  
  Elle capitula.
  
  — Si vous y tenez.
  
  Elle ouvrit, fit la lumière. Hubert siffla :
  
  — Pas mal, chez vous ! Je vous demanderais bien l’hospitalité…
  
  — A cause du décor ?
  
  Elle repoussa la porte, les enfermant. Il regarda autour de lui, se retourna vers elle, posa ses mains nerveuses sur les magnifiques épaules nues…
  
  — Non. Pas à cause du décor. Et vous le savez bien…
  
  Elle battit des paupières. Un long soupir gonfla sa poitrine que le décolleté audacieux de la robe de faille blanche dissimulait mal. Elle frissonna.
  
  — Soyez sérieux, Vincent. N’abusez pas…
  
  Quelle magnifique comédienne, pensa-t-il. Et il répliqua en l’attirant :
  
  — Je ne peux pas être toujours sérieux. C’est beaucoup trop demander…
  
  Elle se laissa aller contre lui, mais détourna vivement la tête au moment où il allait trouver sa bouche.
  
  Il l’embrassa dans le cou, remonta lentement jusque derrière l’oreille…
  
  Elle le laissa faire un moment, puis se dégagea. Frémissante, les pommettes rouges, elle le tança :
  
  — Vous n’êtes pas chic, Vincent. Vous profitez…
  
  Il fit semblant de se fâcher :
  
  — Pas chic ? Voyez-vous ça ! Bon sang, vous n’êtes plus une enfant. Deux solutions : où ça vous plaît et vous dites oui… Où ça vous plaît pas et vous dites non. Je ne suis pas un idiot ni un fat et je saurai comprendre la seconde réponse…
  
  Il ajouta en regardant le lit, profond et large :
  
  — Nous avons le temps. Personne ne s’inquiétera…
  
  Elle secoua sa jolie tête pour exprimer un désarroi.
  
  — C’est plus difficile que ça, Vincent. Je ne peux pas vous dire oui… Et… Et je n’ai pas le courage de dire non.
  
  Il était plus ému qu’il n’aurait voulu l’être car il se rappelait soudain avec intensité les étreintes qui l’avaient uni à cette femme splendide et dangereuse, quelques années plus tôt dans le décor archaïque de l’Iran en révolution. Il trancha avec mauvaise humeur.
  
  — Alors, prenez le temps de réfléchir. J’attendrai…
  
  Puis désignant un appareil téléphonique placé sur un meuble d’appui.
  
  — Je peux ?
  
  Elle murmura :
  
  — Pour le téléphone ? Bien sûr, Vincent…
  
  Il décrocha, appela la villa Agdal.
  
  Aucune réponse. Sophia n’était pas rentrée.
  
  — Elle n’est pas chez nous, annonça-t-il en raccrochant.
  
  Nahedad se tenait droite, comme figée, près de la porte. Une magnifique statue orientale, inquiétante et fascinante à la fois. Paupières luisantes à demi fermées, elle demanda sans presque remuer les lèvres :
  
  — Elle est votre maîtresse ?
  
  Il prit un air étonné, puis éclata de rire, franchement :
  
  — Non, répliqua-t-il. Si elle était ma maîtresse, elle ne serait pas ma secrétaire. Je ne mélange jamais le travail et le sentiment…
  
  Elle se détendit et sourit. Un sourire ambigu.
  
  — C’est un point de vue, admit-elle.
  
  — Alors ? dit-il en lorgnant le lit. On redescend ?
  
  Elle conclut en ouvrant la porte.
  
  — On redescend.
  
  Il n’y avait presque plus personne dans les salons. Les Lead étaient encore là, mais prêts à partir.
  
  — Vous venez ? demandèrent-ils à Hubert.
  
  — Je viens.
  
  Ils s’inquiétèrent :
  
  — Nous ne trouvons pas Lucille ? L’avez-vous vue ?
  
  — Elle est rentrée. Miss Russet également, je vous expliquerai.
  
  Il prit congé de Nahedad qui lui abandonna sa main avec une complaisance sans équivoque.
  
  — Revenez me voir bientôt, Vincent. Vous serez toujours le bienvenu…
  
  Il sortit avec les Lead et leur expliqua sur le trottoir :
  
  — Miss Lorain a été prise d’un malaise, voici une heure. Je l’ai ramenée chez vous. Miss Russet a profité du voyage ; elle était très fatiguée.
  
  Ils se séparèrent devant les voitures.
  
  — Passez devant, dit Anthony. Vous devez conduire plus vite que moi.
  
  — O.K., dit Hubert.
  
  Il prit le volant de la Buick et démarra en trombe. Il était fatigué et très inquiet. Sophia avait disparu et il ne pouvait rien pour elle. Il n’avait aucune idée de l’endroit où elle pouvait se trouver… Chez Obarow ? Peu probable, même et surtout en admettant que le beau Boris soit à l’origine de cette disparition. Nahedad avait confirmé le départ en voyage de son compagnon mais Hubert n’y croyait pas. Plus exactement, il ne croyait pas que ce départ avait été prévu à l’avance comme la belle Arabe le lui avait laissé entendre. On n’abandonne pas ainsi, sans raison, ses invités au milieu d’une partie…
  
  Il fonçait déjà à plein régime sur la route du Cap Spartel lorsqu’il décida d’attendre le jour pour prendre une décision. Si Sophia n’avait donné aucun signe de vie à huit heures, il irait voir Joseph pour lui demander de mettre ses hommes en chasse. Lui, Hubert, avait autre chose à faire et il ne pouvait pas courir le risque d’échouer, même pour sauver la vie de Sophia-Muriel.
  
  C’était le jeu. Et la jeune femme en connaissait les règles aussi bien que lui.
  
  L’Oued El Ihoud. Le ravin. Un virage sévère… Il pesa sur la pédale du frein. Elle enfonça comme dans du beurre. Il eut froid dans le dos. Il s’était amené à plus de cent… Il rétrograda une vitesse. La boîte hurla. Passée… Tira de toutes ses forces sur le volant, écrasa l’accélérateur. La grosse Buick hésita un centième de seconde, puis quitta la route, roula dans le ravin, s’écrasa sur les rochers, dix mètres plus bas, dans un fracas terrible.
  
  Le moteur emballé se tut progressivement. Les roues continuèrent de tourner follement dans le vide.
  
  Puis, le murmure de l’oued reprit le dessus. Trois minutes plus tard, une autre voiture passa sur la route, négociant le virage avec prudence, et disparut dans la côte.
  
  Les Lead, probablement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  Hubert, d’un coup, revint à l’état de conscience. Il n’y avait pas eu de transition, ou presque pas. Il s’était senti vivre, puis avait vu le plafond blanc en ouvrant les yeux. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » pensa-t-il avec lenteur.
  
  La mémoire lui revint : le virage, plus de freins, le plongeon dans le ravin, le choc effroyable. En même temps, il eut mal, partout où il avait été touché.
  
  Un bandeau blanc marqué d’une croix rouge se pencha sur lui. Sous le bandeau, un visage de femme souriait, agréable.
  
  — Comment vous sentez-vous, Colonel ?
  
  — Très bien, bredouilla-t-il, étonné du manque de fermeté de sa voix. Où sont mes vêtements ?
  
  Un rire amusé fusa dans la pièce toute blanche.
  
  — J’avais bien pensé que vous étiez un homme à ça ! Vos vêtements sont sous clé, quelque part où vous ne pourrez pas les trouver. Vous allez être obligé de rester ici…
  
  Elle cligna de l’œil.
  
  — Je prendrai soin de vous. Vous ne serez pas malheureux…
  
  — Je regrette, dit Hubert, mais je n’ai pas le temps. Autre chose à faire…
  
  Il voulut s’asseoir dans le lit et cria de douleur. Impressionné, il questionna :
  
  — Qu’est-ce que j’ai ? Quelque chose de cassé ?
  
  L’infirmière secoua la tête avec une mine rassurante :
  
  — Non, vous êtes bien trop dur !
  
  Elle récita :
  
  — Plaie ouverte de six centimètres au sommet du front, refermée avec des agrafes, œil au beurre noir. Deux côtes luxées. Nombreuses contusions, dont les plus graves à l’épaule gauche et au genou gauche. Épanchement de synovie certain… Le patron croit cependant que vous pourrez sortir dans quarante-huit heures si vous promettez d’être sage…
  
  Hubert fit une horrible grimace.
  
  — Quarante-huit heures ! Deux jours ! Vous n’y pensez pas ! Non, c’est impossible. Allez me chercher mes vêtements, jeune femme !
  
  — Je m’appelle Maria et… n’insistez pas.
  
  On frappa à la porte, qui s’ouvrit aussitôt, poussée par une main prudente. Un visage poupin et rose, aux yeux rieurs, apparut, suivi d’un corps rondouillard vêtu de toile crème.
  
  — Je ne vous dérange pas ? demanda M. John Sliven, alias Joseph, de sa voix chantante et un peu pointue.
  
  L’infirmière gagna la porte.
  
  — Pas du tout. Je vous laisse la place. Elle est trop dangereuse !
  
  — Ciel ! fit Joseph en roulant des yeux scandalisés. Il n’a tout de même pas essayé de…
  
  Il fit un geste vague des deux mains et termina :
  
  — … dans l’état où il est ?
  
  — Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, protesta Maria, l’air outragé. Mais il est bien assez bel homme pour essayer tout ce qu’il veut !
  
  Elle disparut en tirant la porte derrière elle. Joseph pouffa.
  
  — Vous lui avez fait grosse impression !
  
  — Et elle n’a même pas tout vu, gémit Hubert.
  
  Puis, avec nervosité :
  
  — Écoutez, mon vieux. Je ne peux pas rester ici. Absolument pas ! D’abord, où suis-je ?
  
  — Dans une clinique privée, Avenue d’Espagne. Le médecin-chef est un ami.
  
  Il marcha vers la fenêtre.
  
  — Vous avez la meilleure chambre. Avec vue sur la mer…
  
  — Je m’en contrefous, grogna Hubert. Savez-vous où est Miss Russet ?
  
  Sans se retourner, Joseph répliqua :
  
  — Sophia ? Non… Introuvable. Vous savez, vous ?
  
  — Non. Je me suis absenté cette nuit entre une heure et deux heures et quart, à peu près. Elle a disparu pendant ce temps-là…
  
  — Nous la retrouverons, dit Joseph d’un ton tranquille. Elle reviendra probablement toute seule… Vous avez eu de la veine. Un Arabe a prévenu la Police cette nuit qu’une voiture venait de faire le looping par-dessus l’oued El Ihoud. J’étais au poste. Le type de permanence est un ami, voyez ça. J’ai suivi le mouvement. Une veine. J’ai pu prendre certaines mesures conservatoires. Un bloc de terre avec empreinte de clé. Sais pas ce que c’est, mais je l’ai donné à un serrurier de mes amis. A toutes fins utiles… Puis, une photographie représentant Lucille Lorain en compagnie d’un beau garçon inconnu ? Quid ?
  
  Il pivota sur ses talons et regarda Hubert qui répondit :
  
  — Je veux savoir qui est le type et puis l’endroit où a été prise la photo et quand. Quel genre de rapports existent ou ont existé entre la fille et le garçon.
  
  — O.K. ! dit Joseph. On va essayer.
  
  — Ce n’est pas tout, reprit Hubert qui se sentait mieux. Je veux tout savoir sur un certain Luis Rolandez, habitant 6, route de Tétouan à Tanger. C’est lui qui a descendu Consuelo Larache et il était hier soir à la réception.
  
  — J’ai un nom comme ça dans mes fiches. Si c’est le même, on le soupçonne de travailler pour un réseau d’agitateurs de la Ligue Arabe. Faut dire que la Ligue Arabe a bon dos, de ce côté-ci…
  
  — C’est mon impression, dit Hubert. Tout de même, Nahedad Rissani…
  
  Joseph fronça les sourcils :
  
  — Vous la connaissez ?
  
  — Elle s’appelle en réalité Karomana Korti, ex secrétaire d’Azzam, Éminence grise de la Ligue.
  
  — Ciel ! dit Joseph. Sûr ?
  
  — Peux pas me tromper, dit Hubert.
  
  — O. K. ! Je vais voir ça de près. Parlons d’autre chose. Vous m’aviez fait demander par Sophia de placer un observateur dans le bois de chênes-verts en face des Volubilis. Il y était déjà hier soir. Il a capté des signaux lumineux émis à partir du toit de la villa des Lead, sans doute par une lucarne. C’était du morse et en français : RENDEZ-VOUS QUINZE HEURES ENDROIT HABITUEL… Rien de plus.
  
  Hubert siffla.
  
  — Bon sang ! A quelle heure l’émission ?
  
  — Deux heures trente, pile.
  
  Hubert se mit à réfléchir… A cette heure-là, ni Marion, ni Anthony n’étaient rentrés chez eux. Anita dormait profondément grâce aux deux comprimés de somnifère avalés. Lucille Lorain pouvait être réveillée. Dan ?… Yakoub pouvait être revenu. Ça faisait tout de même beaucoup de monde. Dan ?… Il faudrait alors admettre que cette affaire de signaux n’était qu’un jeu de boy-scout…
  
  Difficile.
  
  — Je veux, décréta Hubert, que vous fassiez filer Rolandez, Nahedad Rissani, et Obarow s’il est là, aussitôt après déjeuner.
  
  — Vous pensez que le rendez-vous de quinze heures peut être avec l’un d’eux.
  
  — Je ne pense rien. Je prends mes précautions…
  
  Joseph fit une moue.
  
  — Au fait, grogna-t-il, en parlant de précautions… Vous savez ce qui vous est arrivé, cette nuit.
  
  — Plus de freins. C’est clair…
  
  — Ouais, dit Joseph, comme du jus de chique. J’ai examiné la voiture avec le flic de service. Un petit rigolo avait percé un trou à la chignole dans le maître-cylindre. A chaque fois que vous pressiez la pédale, le lockeed foutait le camp. Y en avait plus du tout au virage du ravin. Y manquait que la signature, en somme : Quelqu’un qui vous veut du bien. Comment ça se fait qu’on essaie de vous tuer quarante-huit heures après votre arrivée ? Hein ?
  
  — Je l’ai cherché, dit Hubert en souriant. Ne vous ai-je pas fait demander de propager certains bruits à mon sujet ? On m’a donné carte blanche, comprenez, et j’ai choisi ma méthode. Se mettre en lumière pour provoquer des réactions et attendre ces réactions en ouvrant l’œil… C’est une méthode dangereuse, que j’emploie rarement. Mais, en l’occurrence, elle me paraissait la plus indiquée…
  
  — Ciel ! lança Joseph brusquement hilare. Vous seriez bien avancé si vous aviez laissé votre peau au fond du ravin…
  
  Il consulta sa montre.
  
  — Midi. Faut que je m’en aille. Restez ici bien tranquille ; je vais travailler sur tout ça et… aussi essayer de retrouver cette chère Sophia… Une bien jolie femme, soit dit entre parenthèses. Si elle vit toujours quand je prendrai ma retraite, je lui demanderai de m’épouser. Croyez qu’elle acceptera ?
  
  Hubert leva les yeux au plafond.
  
  — Possible. Si elle ne trouve rien de mieux. En attendant, tâchez de garder vos pieds propres… De toute façon, elle porte moralement le deuil d’un gars qu’elle a beaucoup aimé et que j’ai bien connu.
  
  — J’aime les femmes fidèles…
  
  — Pas moi, dit Hubert.
  
  Joseph semblait soudain embarrassé. Il se dandinait d’un pied sur l’autre et ses yeux avaient cessé de rire. Hubert s’en aperçut et s’inquiéta :
  
  — Qu’est-ce qui vous chiffonne ? Videz votre sac.
  
  Joseph passa ses pouces sous les revers de sa veste de toile et vint se placer à la tête du lit. A voix basse, évitant de regarder Hubert, il répondit :
  
  — On ne sait jamais… Peut m’arriver un accident. Si je me faisais rectifier… Faudrait pas que tu te trouves isolé pour ça. J’ai une équipe épatante… Ciel ! Que c’est difficile ; je suis complètement idiot…
  
  — C’est bien mon avis, dit Hubert, adoptant le tutoiement subit. Continue, tu m’intéresses.
  
  Les yeux bleus de Joseph se remirent à rire.
  
  — Si ça arrivait, tu devrais te mettre en rapport avec Mohammed. C’est mon agent de liaison. Un Arabe, vingt ans, très intelligent, courageux. Un très bon élément. Tu le trouveras toujours devant le Minzah… Il exerce l’honorable profession de guide pour touristes.
  
  — O.K. ! dit Hubert. Mohammed, Minzah…, L’introduction ?
  
  — Le rosier de mon jardin était mort ce matin quand je me suis levé Que dois-je faire ?… Il te répondra : me faire confiance, Sahib. Répète…
  
  Hubert répéta. Joseph parut soulagé. Sa grosse face ronde redevint hilare. Il toucha la main de Hubert et gagna la porte.
  
  — Soigne-toi bien et ne fais pas l’imbécile. Je travaille pour toi…
  
  Il sortit. Hubert laissa longtemps son regard fixé sur le battant qui venait de se refermer. Un type bien, ce Joseph. Pourquoi avait-il tenu à lui laisser les moyens de se débrouiller s’il venait à disparaître ?…
  
  Pressentiment ?
  
  Une sonnerie de téléphone résonna, lointaine, dans l’établissement. Par association d’idées, Hubert repensa à la communication reçue par Anthony Lead pendant le dîner de la veille. Il était revenu soucieux dans la salle à manger, puis avait annoncé que les enfants ne pourraient pas les accompagner. Prétexte : il n’y aurait que des grandes personnes à la réception. Or, Hubert avait vu chez Obarow une bonne dizaine de jeunes gens et filles d’une quinzaine d’années…
  
  Ce n’était donc pas pour la raison donnée qu’Anthony Lead avait décidé de laisser Anita et Dan à la maison…
  
  Pourquoi, alors ?
  
  Qui lui avait téléphoné et que lui avait-on dit ?
  
  Hubert eut soudain l’impression que Yakoub aurait pu répondre à ces deux questions…
  
  Yakoub ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  Yakoub était assis sur son lit, dans l’étroite pièce qui lui servait de chambre. Immobile dans la pénombre, il semblait plongé dans une méditation profonde.
  
  Puis, ses yeux bougèrent Son regard accrocha la vieille montre de métal blanc suspendue au mur par un clou.
  
  Il était trois heures moins cinq minutes.
  
  Yakoub se leva, sans hâte, souple et silencieux. Le torse nu, vêtu d’un simple pantalon de treillis blanc et chaussé de babouches, il tourna avec précaution la poignée de la porte, entrouvrit le battant… Et prêta l’oreille.
  
  Silence. On n’entendait que le tic-tac de la pendule du bureau et le bruit continu de l’eau dans les canalisations La chasse d’eau des waters fuyait et le plombier n’était pas encore venu, malgré plusieurs appels. « Demain », répondait-il invariablement. C’était un Arabe…
  
  Yakoub aussi, était Arabe. Mais Yakoub ne remettait jamais rien au lendemain.
  
  Il ouvrit davantage la porte et se glissa dans le corridor. Au pied de l’escalier, il s’arrêta pour prêter derechef l’oreille Aucun bruit ne tombait de l’étage. C’était l’heure de la sieste… Tout le monde reposait. Même Dan, le dynamique.
  
  Yakoub se dirigea vers le bureau de son maître. Arrivé devant la porte, il sortit une clé de sa poche et la fit tourner dans la serrure.
  
  Il entra. Les volets fermés tenaient la pièce dans l’obscurité. Mais Yakoub connaissait les lieux. Sans hésiter, il alla s’asseoir derrière le meuble-bureau d’acajou recouvert de cuir sombre, ouvrit un tiroir qui contenait un Colt 9 mm de l’armée américaine, une boîte pleine de balles, et une petite caméra Minivox.
  
  Il laissa le Colt et prit la caméra qu’il glissa dans la poche-gousset de son pantalon.
  
  Il referma le tiroir, quitta la pièce en refermant à clé, s’assura une dernière fois que tout dormait dans la maison et gagna la cuisine qu’une porte de service faisait communiquer avec le jardin, derrière la villa.
  
  La chaleur était écrasante ; les cris des insectes, assourdissants. Yakoub franchit rapidement l’espace découvert qui le séparait d’une allée en tonnelle de rosiers grimpants. A l’abri des regards indiscrets, il reprit une allure normale…
  
  Sans se douter que Dan, aux aguets derrière les volets fermés de sa chambre, l’avait vu quitter la maison en courant.
  
  Les jardins s’étendaient très loin. Au fond, un vieux bassin, autrefois une piscine, conservait un reste d’eau croupissante qui abritait quelques couleuvres et nourrissait des légions de moustiques. Yakoub contourna le bassin et prit à gauche une allée de palmiers nains qui se terminait en cul-de-sac contre un mur assez haut.
  
  Ce mur était mitoyen entre les Volubilis et la villa Agdal.
  
  A droite, disparaissant à demi derrière un buisson de lauriers-roses, une vieille porte de fer rouillé… Yakoub ouvrit cette porte sans la moindre difficulté et… sans bruit. De l’huile fraîche dégoulinait encore des gonds.
  
  Les jardins de la villa Agdal étaient une réplique à peu près fidèle des jardins que venait de traverser Yakoub. Excepté que le bassin du fond avait été comblé depuis longtemps, ce qui n’était pas une mauvaise chose.
  
  Yakoub marcha vite jusqu’à l’endroit où finissait la végétation luxuriante, devant un espace de sable blanc qui s’étendait jusqu’à la maison. Là, il s’immobilisa et ouvrit tout grand ses yeux et ses oreilles…
  
  Surchauffé par les rayons du soleil torride, le sable crachait des vapeurs mouvantes qui noyaient les contours, donnant au paysage un aspect quelque peu irréel. La maison paraissait vide. En fait, elle devait l’être… Le colonel Bushrod était dans une clinique et sa secrétaire, la séduisante Miss Russet, avait disparu… Yakoub savait cela, en plus d’un certain nombre d’autres choses.
  
  Il se décida et marcha vers une porte vitrée protégée du soleil par un store de toile rayée, rouge et blanc. La sueur coulait sur son torse de bronze clair dont les muscles saillants accrochaient en jouant des reflets d’or.
  
  Il tourna la poignée, à tout hasard. De longues années d’expérience lui avaient appris que beaucoup de gens ferment soigneusement les portes principales de leur maison tout en négligeant les issues secondaires.
  
  La porte s’ouvrit. Tout de même, Yakoub devint méfiant. Une porte ouverte sur une maison vide, cela pouvait être un oubli. Mais cela pouvait être aussi autre chose…
  
  Tout autre chose.
  
  Il entra et se trouva dans une office où régnait une relative fraîcheur. Son cœur battait plus fort dans sa poitrine et il se tenait aux aguets… Ses yeux, brillants, d’ordinaire presque fixes, étaient devenus soudain d’une remarquable mobilité…
  
  Il quitta ses babouches et, pieds nus, longea une interminable table de bois usé pour gagner l’autre bout de la pièce.
  
  Une porte entrebâillée. Retenant son souffle, il la poussa, très lentement… Un corridor, joignant la façade principale de la maison. Un escalier… Le bureau devait être au rez-de-chaussée.
  
  Il entendit du bruit.
  
  Clic clic clic… Clic clic… Clic clic clic clic… Clic.
  
  Métallique, très faible, mais parfaitement net. Yakoub eut froid tout d’un coup et son cœur se mit à battre la chamade. Il resta un long moment figé, regrettant de n’avoir pas pris aussi le Colt dans le tiroir… Il était sans arme et peut-être allait-il avoir à se défendre.
  
  Le plus sage aurait été, évidemment, de faire demi-tour. Mais, en prenant la fuite, Yakoub ignorerait toujours qui se trouvait dans le bureau du Colonel Bushrod, cet après-midi, à trois heures…
  
  Yakoub voulait savoir.
  
  Il serra les dents, réussit à dominer la peur qui l’étreignait et fit un pas en avant, puis un autre… Les dalles du corridor étaient glacées sous ses pieds nus…
  
  Il se laissa guider par le bruit. Clic clic clic…
  
  Une porte entrouverte. Il y avait beaucoup de portes ouvertes dans cette maison Beaucoup trop, au gré de Yakoub. Il aurait préféré les trouver bien fermées et avoir à travailler pour les forcer…
  
  De l’autre côté, l’inconnu cessa de produire ses « clic clic » et soupira bruyamment, puis cracha. Yakoub attendit d’entendre à nouveau le cliquetis métallique pour approcher davantage. Il risqua un œil dans l’entrebâillement de la porte…
  
  L’homme, un blanc, était accroupi devant un énorme coffre-fort. Il était coiffé d’un casque d’écoute relié à une boîte de bakélite noire posée devant lui sur le parquet. De cette boîte, partait un autre fil terminé par une fiche enfoncée dans la serrure du coffre. Avec les doigts de sa main droite, l’homme faisait tourner les boutons moletés. Clic clic clic… clic clic…
  
  Yakoub laissa un sourire errer sur ses lèvres sèches. Somme toute, le hasard venait de lui fournir un ouvrier bénévole et qui semblait parfaitement qualifié. Bien outillé, de toute façon…
  
  Allah est grand, pensa Yakoub. Il ne lui restait plus qu’à attendre… et à cueillir les fruits des efforts de l’autre.
  
  Il n’attendit pas plus de cinq minutes. Le coffre était ouvert… Yakoub risqua de nouveau un œil.
  
  L’homme s’était mis debout et restait immobile, comme déçu.
  
  Il y avait peu de chose, en effet : juste une minuscule boîte cylindrique en carton posée sur l’étagère du milieu, bien en évidence.
  
  Une petite boîte cylindrique qui ne devait pas mesurer plus de quatre centimètres de hauteur, mais qui portait, bien visible, la marque connue d’un grand fabricant de pellicule photographique.
  
  L’homme prit la boîte et la mit dans sa poche sans même l’ouvrir. Il plia sur ses genoux pour jeter un ultime regard dans les compartiments inférieurs, puis, en se redressant, il repoussa la lourde porte qui se referma avec un claquement sourd.
  
  Yakoub recula, se glissa de côté et s’adossa au mur. Dans ses yeux noirs, flottait une lueur cruelle et il respirait plus vite, légèrement frémissant, non par peur, mais simplement à cause de l’étrange fourmillement électrique qui gagnait tout son corps. Il n’avait plus froid…
  
  Il vit l’homme sortir du bureau, le plus tranquillement du monde. Un homme trapu, très brun de peau, aux cheveux noirs frisés, au nez busqué. Un Espagnol, sans doute…
  
  Yakoub lui sauta dessus par-derrière et le prit à la gorge. L’homme hurla. Un hurlement très bref. Un hurlement de terreur, aussitôt étouffé… Tous muscles bandés, Yakoub porta son effort au maximum… Le coffret de bakélite tomba sur le sol.
  
  Les mains de Yakoub étaient de véritables étaux. Il déchirait un jeu de cartes complet avec une facilité dérisoire. Et jamais un homme pris à la gorge par ces mains-là n’avait pu se dégager…
  
  Au début, l’inconnu avait essayé de ruer, désespérément. Très vite, il avait renoncé. Ses ongles labouraient maintenant les mains crispées de l’Arabe qui ne s’en apercevait même pas…
  
  Puis il cessa de se débattre. Saisi d’une excitation extraordinaire, Yakoub serra davantage en proférant mille insanités. Les yeux désorbités, la bouche écumante, il savourait à l’extrême, avec un plaisir sadique, la joie de tuer…
  
  L’homme eut un dernier soubresaut, comme un poulet saigné bat une dernière fois des ailes, et devint mou…
  
  C’était fini.
  
  Yakoub en eut conscience. Il sut que l’homme venait de mourir. Il sut qu’il ne tenait plus qu’un cadavre entre ses mains crispées. Mais l’effort avait été tel que ses muscles durcis refusaient de se détendre. Yakoub ne pouvait plus lâcher sa proie…
  
  Il roula sur le sol avec sa victime et se mit à hurler comme un chien enragé. Il avait tout oublié… Et ce qu’il était venu faire dans cette maison, et le caractère secret de sa mission…
  
  Heureusement pour lui, personne ne pouvait l’entendre…
  
  Il se calma progressivement, ses doigts retrouvèrent d’eux-mêmes leur souplesse et se détachèrent du cou où restèrent leurs empreintes profondément marquées. Il se retourna sur le dos, à même le carrelage. Le froid s’empara de lui derechef. Il se mit à trembler et à claquer des dents, avec une violence effrayante…
  
  Puis, l’instinct de conservation reprit le dessus. Il eut peur.
  
  Il se souvint d’avoir hurlé. Quelqu’un avait pu l’entendre. Il fallait partir, vite, le plus vite possible…
  
  Il se mit sur les genoux et se releva lentement en glissant des épaules contre le mur. A ses pieds, le cadavre était étendu sur le ventre. Yakoub lui allongea un coup de pied, comme ça, pour rien simplement parce qu’il en avait envie…
  
  Puis, il se baissa et fouilla dans la poche où sa victime avait placé la petite boîte trouvée dans le coffre. Il sortit le minuscule butin, le conserva dans sa main, prit le coffret de bakélite, retrouva ses babouches dans l’office, referma toutes les portes derrière lui et rejoignit le jardin après avoir traversé la fournaise de la cour.
  
  La question du cadavre l’embarrassait un peu. Qui que l’on soit, on n’aime pas laisser de ces choses chez des gens qui ne vous ont même pas invité… Il décida de revenir la nuit suivante, si personne n’était rentré à la villa. D’ici là, il trouverait bien un endroit où se défaire du corps…
  
  Il s’avisa alors qu’il n’avait même pas pensé à fouiller toutes les poches des vêtements, ainsi qu’on le lui avait pourtant recommandé. Il ne savait même pas qui il avait tué. Si on le lui demandait, il affirmerait que l’homme ne portait aucun papier sur lui. Ce qui, de toute façon, était très vraisemblable…
  
  Il cacha l’appareil de bakélite dans un massif touffu, repassa d’un jardin dans l’autre, se demanda une fois de plus pourquoi Anthony Lead ne prenait pas la responsabilité de faire combler le vieux bassin nauséabond et reprit la direction des Volubilis.
  
  La maison était toujours aussi calme. Les volets des chambres à l’étage étaient fermés. Tiens !… Il se figea dans l’ombre épaisse d’un figuier. Un volet de la chambre de Dan avait bougé. Il en était sûr…
  
  L’enfant le surveillait-il ? C’était possible. De tous les habitants de la maison, c’était le plus jeune qui causait le plus de souci à Yakoub. L’Arabe n’aimait pas quand le garçon le regardait. Il avait alors l’impression que Dan devinait tout et il se sentait très mal à l’aise…
  
  Il avait dû se tromper… Illusion. Les vapeurs brûlantes qui montaient du sol déformaient tout, rendaient tout apparemment mobile. Et puis, même si Dan le voyait rentrer ? Cela n’avait aucune importance… Le garçon ne pourrait deviner d’où il venait, ni ce qu’il venait de faire.
  
  Yakoub prit une allure dégagée et sortit de l’ombre pour regagner la maison. Trois appels de sirène venant du port firent s’accélérer les battements de son cœur. Il était vraiment d’une nervosité inquiétante. La nuit, il ne dormait plus, effrayé par le moindre bruit… Alors, il regrettait le temps heureux où rien ne pouvait l’inquiéter, où rien n’avait de raison de l’empêcher de dormir…
  
  Il se retrouva dans sa chambre et poussa le verrou de la porte afin d’éviter toute surprise. Il tenait toujours la petite boîte cylindrique dans sa main gauche… Bien serrée, comme le plus précieux des joyaux.
  
  Il consulta sa vieille montre de métal blanc suspendue à son cou. Il était un peu plus de trois heures et demie…
  
  Il ouvrit sa main, regarda la petite boîte cylindrique. Sans doute, contenait-elle quelque chose d’extrêmement important. Un film… Reproductions de documents ultra-secret… Yakoub ferma les yeux, se vit remettant ce butin à son maître. Le maître le féliciterait, lui donnerait de l’argent… Beaucoup d’argent, peut-être…
  
  Il saisit le couvercle entre le pouce et l’index de la main droite… Et tira.
  
  Quelque chose jaillit avec violence. Quelque chose de très grotesque, qui parut à Yakoub, sous l’effet de la surprise, très… effrayant.
  
  Il hurla, les yeux fous. S’il n’avait pas été rasé, ses cheveux se seraient dressés sur son crâne. Il lâcha la chose, recula d’un bond, heurta le mur avec violence. Le souffle coupé, il porta ses doigts à sa gorge et sentit la crise revenir…
  
  L’instant d’après, il se roulait sur le parquet, écumant, tout son corps secoué, ses membres tordus, en proie à l’épilepsie…
  
  Au pied du lit, la tête du diable poussée hors de la boîte par un ressort à boudin, ricanait silencieusement. Sur le front de Satan entoilé, se lisait en lettres rouges :
  
  
  
  TRÈS SECRET
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  Hubert la regarda entrer et quelque chose d’indéfinissable le serra à la gorge.
  
  Elle portait un deux-pièces de shantoung blanc qu’il ne lui connaissait pas, mais ce n’était pas ce détail vestimentaire qui le chiffonnait…
  
  C’était autre chose. Elle avait toujours son allure de Reine, bien sûr. Mais ce n’était plus une allure de Reine triomphante…
  
  Une allure de Reine déchue, qui refusait de l’avouer.
  
  Son visage… Son visage magnifique était d’une pâleur inhabituelle et de larges cernes mauves soulignaient les grands yeux sombres qui semblaient avoir perdu leur éclat. Ses beaux cheveux noirs avaient été peignés à la hâte et noués en chignon sur la nuque.
  
  Elle referma doucement la porte et dit sans le regarder :
  
  — Bonjour, Vincent. J’ai eu très peur en apprenant votre accident…
  
  Il répliqua d’un ton neutre :
  
  — Bonjour, Sophia. Par qui avez-vous appris ?
  
  Elle alla se planter devant la fenêtre, lui tournant le dos.
  
  — Par Joseph. Je lui ai téléphoné en rentrant… Il y a une demi-heure. Il m’a rassurée en même temps. Il paraît que vous pourrez vous lever d’ici deux jours…
  
  Silence. Hubert, intrigué, admirait la silhouette racée de la jeune femme se découpant sur le ciel orange et bleu du jour déclinant. Elle reprit d’une voix mal assurée :
  
  — Vous souffrez beaucoup, Vincent ?
  
  — Est-ce que vous m’entendez hurler ?
  
  Elle pivota d’une pièce et le regarda avec un air de reproche :
  
  — Ne soyez pas comme ça avec moi, supplia-t-elle. Je vais vous expliquer…
  
  — Il serait temps, grogna-t-il. A moins que vous ne préfériez m’envoyer un rapport…
  
  Elle eut un sursaut et son regard devint dur. Il l’avait blessée. Tant mieux. Il ne pouvait plus supporter de la voir ainsi…
  
  — J’étais avec Boris…
  
  Il désigna une chaise.
  
  — Je m’en doutais. Asseyez-vous. Ne restez pas plantée comme ça, vous avez l’air d’une asperge…
  
  — Merci, répliqua-t-elle sèchement, je préfère rester debout.
  
  Elle le défia du regard, la tête haute. Il lui sourit. Il l’aimait beaucoup mieux comme ça. L’air coupable ou déchu ne lui allait pas, ne convenait pas à son genre de beauté altière. Pas du tout. Elle continua d’un ton légèrement agressif :
  
  — Ce fut un enlèvement. Il a commencé par me proposer une promenade dans le parc… Là, il m’a joué tout de suite la grande scène du Deux. Coup de foudre, passion brûlante et tout… C’était… remarquablement bien joué et… très convaincant. Je ne pouvais faire moins que de le laisser m’embrasser…
  
  — Un bon début, observa Hubert d’un ton parfaitement neutre.
  
  Elle lui jeta un regard en coin, essayant de deviner s’il se moquait ou non. Dans le doute, elle poursuivit :
  
  — Ce n’était qu’un début, en effet. Bientôt, il m’a proposé une promenade en voiture, au clair de lune…
  
  — Il n’y avait pas de lune.
  
  — Il y en avait pour lui, et il a réussi à me le faire croire. Ce Boris est un grand séducteur… Don Juan, à côté ne devait être qu’un tout petit garçon…
  
  — Le charme slave. C’est bien connu…
  
  Elle soupira.
  
  — Cessez donc de m’interrompre. Ce n’est déjà pas tellement facile !
  
  Il proposa, tout à fait neutre :
  
  — Vous voulez que je vous aide ? Je puis vous raconter la suite. Vous avez accepté la promenade en voiture, après la promenade dans le parc. Vous êtes partis ensemble dans une magnifique Cadillac découvrable… Après quelques kilomètres de route, il vous a annoncé qu’il n’avait pas l’intention de vous ramener, qu’il s’agissait d’un enlèvement en bonne et due forme. Qu’il n’avait jamais fait cela pour aucune autre femme, mais que cette fois, il prenait les risques à cause du coup de foudre qu’il avait reçu de vous. Vous avez roulé longtemps dans la nuit sans lune, ou avec, vous êtes arrivés dans un coin tout à fait désert, au bord de la mer, sans doute, et là, comme au cinéma, une maison de rêve vous attendait, avec le confort moderne…
  
  Elle approuva froidement :
  
  — C’est tout à fait cela. Vous devriez vous mettre devin. La maison de rêve se trouve au Cap Nègre. Nous sommes passés par Tétouan. Il n’y avait qu’un lit de fait. J’ai cédé au charme slave, dans l’intérêt du Service…
  
  Elle avait dit les dernières phrases en le défiant. Il sourit :
  
  — Vous avez bien fait. Félicitations… J’espère que vous rapportez des tuyaux sensationnels ?
  
  — Aucun, répliqua-t-elle, de plus en plus froide. Il ne m’a rien demandé. Nous n’avons pas parlé de vous, ni de la situation internationale…
  
  Hubert fit une grimace. Une douleur vive lui traversa le crâne. Il pensa qu’il ne devait pas remuer les muscles de la face à cause de sa blessure au front. Et questionna :
  
  — Vous n’avez tout de même pas fait l’amour jusqu’à maintenant ?
  
  Elle lui tourna le dos.
  
  — Non, quand même pas. Nous nous sommes baignés sur la plage. Une plage privée bien abritée. Boris a pris des photos. Nous avons déjeuné dans une auberge de Tétouan et nous sommes rentrés tranquillement… J’ai dû acheter ce deux-pièces, ne pouvant décemment me promener en robe du soir dès dix heures du matin.
  
  Silence. Hubert entendait le sang cogner à ses tempes. L’idée que cet Obarow avait pu tenir cette femme splendide dans son lit lui faisait mal au ventre. Pourtant, elle le disait elle-même : l’intérêt du service !
  
  Il demanda de nouveau, sceptique :
  
  — Et, réellement, il ne vous a posé aucune question. Même la plus anodine ?
  
  — Il a simplement voulu savoir pour combien de temps je me trouvais à Tanger. Cette question pouvait avoir un motif passionnel…
  
  Il fit « hon ! Hon ! », puis s’enquit :
  
  — Pourquoi ne vous êtes-vous pas arrangée pour me laisser un message avant de partir ?
  
  Elle parut surprise.
  
  — Pourquoi ? Vous n’étiez pas là et je croyais à une simple promenade…
  
  — C’est juste, admit-il. Qu’allez-vous faire maintenant ?
  
  Elle hésita, un très court instant :
  
  — Nous avons rendez-vous demain matin à onze heures. Il veut m’emmener déjeuner je ne sais où…
  
  — Je voulais dire : qu’allez-vous faire tout de suite, ce soir.
  
  Elle souleva les épaules.
  
  — Rentrer à la maison, bien sûr. J’ai besoin de dormir…
  
  Il la considéra des pieds à la tête, puis décida :
  
  — Je ne veux pas que vous passiez la nuit seule là-bas. Louez une chambre au El Minzah en attendant que je sorte d’ici…
  
  Elle redressa la tête.
  
  — Je n’ai pas peur.
  
  — Il ne s’agit pas de savoir si vous avez peur ou non. On a essayé de m’avoir la peau et il est vraisemblable que nos adversaires essaieront d’avoir la vôtre aussi. Et la vôtre est beaucoup plus douce que la mienne…
  
  — Qu’en savez-vous ?
  
  — Je n’en sais rien, mais je le suppose. Si vous me permettiez de toucher, je serais fixé une fois pour toutes…
  
  Elle ne put retenir un sourire.
  
  — Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je ne pense pas que ceux qui ont essayé de vous avoir la peau, comme vous dites, tenteront également d’avoir la mienne.
  
  Il lui rendit son sourire et enchaîna :
  
  — Pour l’excellente raison qu’ils la possèdent déjà d’une autre façon ?
  
  Elle soupira :
  
  — Obarow ?
  
  — Sûr ! fillette. Ne cherchez pas d’issue possible. Vous savez qui est Nahedad Rissani ?
  
  — Non… Oui : la secrétaire-maîtresse de Boris.
  
  — Accessoirement. Elle s’appelle en réalité Karomana Korti, travaille pour la Ligue Arabe et fait probablement des heures supplémentaires au profit de qui vous pensez… C’est une femme extrêmement dangereuse.
  
  — Comment avez-vous appris cela ?
  
  Il mentit :
  
  — Joseph.
  
  Elle n’eut aucune réaction. Il conclut :
  
  — Vous feriez mieux de partir. Prenez un taxi pour aller chercher une valise à la villa et installez vous au Minzah, Et prévenez-moi par téléphone chaque fois que vous faites un pas de côté. J’y tiens…
  
  — O.K. ! dit-elle d’un ton las. Je coucherai au Minzah… Au revoir, à demain…
  
  — Bonne nuit, Sophia.
  
  Elle sortit sans se retourner, ferma la porte, puis la rouvrit et fit une grimace complice.
  
  — Vincent ?
  
  — Oui ?
  
  — Vous êtes un idiot !
  
  — C’est bien possible…
  
  La porte claqua. Il entendit le bruit de ses pas décroître dans le couloir et se sentit soudain très seul.
  
  Ainsi, elle était devenue la maîtresse de Boris Obarow et le Slave ne lui avait rien demandé, ne lui avait posé aucune question. Ce type-là était encore plus fort qu’il ne l’avait cru…
  
  Et Sophia-Muriel ? Était-elle toujours aussi forte qu’il l’avait connue autrefois ? Il ne pouvait s’empêcher d’être inquiet. Pourquoi avait-elle cet air « déchu » en entrant dans la chambre. Parce qu’elle avait été obligée de donner son corps dans l’intérêt du Service ? Ce n’était pas la première fois. Hubert savait le danger d’employer des femmes en matière d’espionnage. Peu, bien peu étaient capables de se montrer vraiment et longtemps utiles… On ne pouvait guère, en fait, les employer qu’à circonvenir des agents de l’autre bord. Le malheur voulait que les agents secrets, à quelque parti qu’ils appartiennent, soient toujours des types hors série, et les femmes-espionnes restaient toujours des femmes… Elles finissaient invariablement par tomber amoureuses d’un homme qu’elles avaient mission de séduire et, logiques avec elles-mêmes, passaient de l’autre côté en livrant tous les secrets qui leur avaient été confiés.
  
  Ce n’était pas autrement que Hubert avait amené Muriel Savory, alias Sophia Russet, à travailler pour le « C.I.A. ». Et rien ne s’opposait, en apparence, à ce qu’elle refît en sens inverse le même chemin.
  
  Il décida de la tenir désormais en suspicion légitime et de la laisser autant que possible dans l’ignorance de tout ce qui pourrait être essentiel dans le déroulement de l’affaire en cours.
  
  Le téléphone sonna. Il décrocha, dit : « Allô » et reconnut immédiatement la voix chantante de Karomana Korti.
  
  — Bonjour, Nahedad. Je pensais justement qu’il serait agréable de vous entendre…
  
  Elle rit. Il pensa que son rire n’arrivait jamais à être vraiment naturel. Elle était trop froide en dedans d’elle-même. Celle-là ne risquait pas de se voir débordée par ses sentiments.
  
  — Vous me rassurez, Vincent ! Lorsque j’ai appris que toute visite vous était interdite, je vous ai cru à l’article de la mort.
  
  Hubert grogna :
  
  — Je suis increvable !
  
  Elle changea de ton :
  
  — Que vous est-il arrivé ?
  
  — Un instant de défaillance, juste au moment où il ne fallait pas. On ne devrait jamais perdre les pédales dans un virage. Je crois bien que c’est votre faute…
  
  Elle s’étonna, avec une fausse ingénuité :
  
  — De ma faute ! Comment cela ?
  
  Il soupira bruyamment.
  
  — Je vais vous faire un dessin et vous l’envoyer.
  
  Elle se remit à rire.
  
  — Toujours aussi… galant ! Vos blessures ne doivent pas être bien graves…
  
  Il riposta, désinvolte :
  
  — Ce n’est pas l’avis du chirurgien. Et je m’en rapporte à lui.
  
  Elle hésita un bref instant.
  
  — Ne puis-je vraiment pas aller vous voir ?
  
  — Vous savez combien cela me ferait plaisir. Mais je crains que le Doc ne soit intraitable… Je vous ferai signe dès ma sortie.
  
  — Dans combien de temps ?
  
  — Je l’ignore.
  
  Silence. Après quelques secondes, il questionna :
  
  — Allô ?
  
  — Oui, je suis toujours là. Écoutez, Vincent. Il faut absolument que je vous voie. J’ai des choses importantes, très importantes à vous dire. Des choses qu’il m’est impossible de livrer au téléphone…
  
  Il se mit à rire.
  
  — Moi je puis vous le dire… Écoutez, Nahedad. Je crois bien que je suis amoureux de vous. TRÈS amoureux, le croyez-vous ?
  
  Il raccrocha vivement, et pressa le bouton de sonnette qui lui permettait d’appeler l’infirmière de service. Maria entra presque aussitôt, agréable à regarder dans son bel uniforme blanc. Elle questionna, souriante :
  
  — Que voulez-vous ?
  
  — Un peu de tendresse, répondit-il.
  
  Elle repoussa la porte derrière elle, et fit la moue.
  
  — Je ne suis pas payée pour ça, Colonel.
  
  — Vous serez payée de retour, promit-il.
  
  Elle s’approcha, affectant un air angélique. La sonnerie du téléphone retentit. Il montra l’appareil du pouce.
  
  — Voulez-vous répondre et dire à la Dame que le médecin-chef m’interdit désormais toute conversation avec l’extérieur ?
  
  Elle secoua sa jolie tête.
  
  — C’était pour ça !
  
  La mine déçue, elle décrocha.
  
  — Allô ? Qui demandez-vous ?… Le Colonel Bushrod ? Désolée, Madame, mais les ordres du médecin-chef sont formels. Aucune communication téléphonique pour le Colonel… Que dites-vous ? Vous venez de lui parler ? Alors, estimez-vous très heureuse, Madame. Bonsoir, Madame… Inutile d’insister.
  
  Elle raccrocha.
  
  — Vous avez été épatante, Maria !
  
  — Elle dit qu’elle va se plaindre au Consul des États-Unis.
  
  — C’est son droit, dit-il.
  
  — Elle a une bien jolie voix, reprit-elle. Pourquoi ne voulez-vous pas l’entendre ?
  
  — Je ne veux plus entendre personne depuis que je vous connais. Plus aucune femme !
  
  Elle persifla :
  
  — Vraiment ? Et celle qui est venue il y a dix minutes ?
  
  Il fit semblant de chercher.
  
  — Celle-là ? Oh ! c’est ma sœur.
  
  — Elle ne vous ressemble pas.
  
  — Nous n’avons pas la même mère.
  
  — Oh ! fit-elle, je comprends. Et pas le même père non plus, sans doute ?
  
  Il prit un air vexé.
  
  — Si, justement, nous sommes tous deux nés de père inconnu. Et cette tendresse…
  
  Elle remonta les draps et se pencha sur lui, lèvres gonflées.
  
  — Où ?
  
  — Sur la bouche, bien sûr.
  
  Elle l’embrassa sur le front, juste en dessous du pansement. Il voulut relever la tête et poussa un cri. Cette sacrée douleur, qu’il oubliait toujours.
  
  — Soyez bien sage, dit-elle. Ne vous énervez pas…
  
  Elle s’en alla.
  
  Et revint deux minutes plus tard.
  
  — Une visite pour vous, en bas. Miss Lorain. Puis-je la faire monter ? Vous avez tant besoin de tendresse…
  
  — C’est la vôtre que je veux. Enfin, faites tout de même venir cette jeune fille…
  
  Hubert se demandait encore comment il convenait de prendre la secrétaire d’Anthony Lead pour l’attirer sur la voie des confidences, lorsqu’elle entra.
  
  Elle portait une très jolie robe de toile blanche, décolletée en carré et agrémentée de motifs verts brodés. Une capeline de paille blanche avec ruban vert coiffait son visage rond et net. De nouveau, le qualificatif d’appétissante vint à l’esprit de Hubert en la regardant.
  
  Elle s’approcha à pas comptés, dit : « Bonjour, Colonel » en tenant ses paupières à demi baissées et s’installa sur la chaise placée près du lit. Chacun de ses gestes était aussi net que toute sa personne. Elle était soignée jusqu’au bout des ongles, agréablement parfumée, et couverte de bijoux. Très Américaine…
  
  — Bonjour, Miss Lorain, répondit Hubert. C’est Anthony qui vous envoie ?
  
  Elle rougit et bredouilla :
  
  — Heee… Non. Lorsqu’il a su que je venais, il m’a chargé de vous transmettre ses vœux de prompt rétablissement. Il essaiera de venir demain… Il regrette beaucoup de ne pas vous avoir suivi de plus près. Il ne s’est pas rendu compte que vous aviez eu un accident.
  
  — Hon ! Hon ! fit Hubert à qui cette dernière phrase venait de donner à penser.
  
  — Je suis venue vous remercier de ce que vous avez fait pour moi, reprit-elle en fixant obstinément ses mains jointes sur ses genoux pressés l’un contre l’autre.
  
  Elle fit une pause, attendant visiblement une remarque quelconque de Hubert. Il ne dit rien. Elle devint rose et reprit avec une difficulté accrue.
  
  — Vous avez été très chic… De toute façon. Vous auriez pu…
  
  Elle devint franchement écarlate. Hubert protesta enfin :
  
  — Je ne suis pas un satyre, Lucille. Il m’est tout à fait possible de contempler certains spectacles… des plus agréables, sans perdre complètement la tête. Si vous Voulez tout savoir, je donnerais beaucoup pour devenir votre amant. Mais, pas de cette façon-là…
  
  Elle le considéra avec stupéfaction.
  
  — Ce n’est pas ce que je voulais dire, bredouilla-t-elle. Je… Je voulais vous remercier de n’avoir rien dit. Et… Et j’espère que vous voudrez bien continuer à garder le secret.
  
  — Oh ! fit-il avec une grimace. Décidément, je ne suis pas très ouvert, aujourd’hui. Ce coup que j’ai reçu sur le crâne a dû faire des dégâts… Le secret Hum… Avez-vous des raisons valables ?
  
  Elle baissa la tête. Le bord de la capeline cacha presque complètement son visage.
  
  — Oui, murmura-t-elle. Mais je préférerais ne pas les dire.
  
  Il siffla entre ses dents, leva les yeux au plafond puis questionna :
  
  — Vous savez comment s’appelle le type qui a essayé de vous enlever.
  
  — NON. Je le voyais hier soir pour la première fois…
  
  — Je ne vous crois pas, Lucille. Je vous ai vue discuter avec lui, puis le suivre. On ne discute pas comme vous le faisiez avec un inconnu. On ne suit pas, comme vous l’avez fait, un inconnu…
  
  Sa voix devint sourde :
  
  — C’est pourtant la vérité, il faut me croire.
  
  Il soupira.
  
  — Admettons que vous disiez la vérité. Je dis bien : admettons. Pourquoi avez-vous suivi ce type ?
  
  — Pour rien. Je ne sais pas.
  
  — Vous mentez. Il était inutile de venir ici pour me raconter de pareilles histoires. J’ai bien envie de tout dire à Anthony Lead. Après tout, sa responsabilité est engagée par vos actes : qu’il le veuille ou non.
  
  Elle devint blanche comme neige.
  
  — Vous ne ferez pas ça…
  
  — Pourquoi pas ?… Que vous a dit le type pour vous décider à le suivre ?
  
  Elle se mit à trembler.
  
  — Je ne peux pas vous le dire.
  
  — Je puis vous aider. Il vous a dit qu’un de vos amis vous attendait dans la petite rue derrière le parc. Il a cité un nom. Je veux savoir lequel.
  
  Elle avoua implicitement en répondant :
  
  — Je ne peux pas vous le dire.
  
  Elle était butée. Hubert comprit qu’il n’en tirerait rien pour l’instant. Sa position couchée, ses blessures, étaient pour lui un handicap trop lourd. Il changea son fusil d’épaule :
  
  — Je veux bien continuer à garder le secret sur votre aventure, mais à une condition… Que vous répondiez franchement à une question que je vais vous poser sur un autre sujet.
  
  Elle le regarda, méfiante. Un peu de rose revint sur ses pommettes. Sa poitrine opulente se gonfla :
  
  — Allez-y, soupira-t-elle. Je ne promets rien…
  
  Il y alla.
  
  — Hier soir, pendant le dîner, Anthony Lead a été appelé au téléphone. En revenant, il paraissait encore plus soucieux et, presque aussitôt, a annoncé sa décision de ne pas emmener les enfants à la réception Obarow, sous prétexte que leur présence y serait déplacée. Or, vous avez pu constater comme moi qu’il y avait un certain nombre de jeunes gens de leur âge, hier soir, chez Obarow. Pouvez-vous me dire qui a téléphoné à votre patron et ce qu’on lui a dit ?
  
  Elle hésita à peine.
  
  — Oui, je peux le dire, à condition que vous ne le répétiez pas. M. Lead avait chargé une officine de police privée de surveiller ses enfants. Il voulait connaître leurs fréquentations. Sans doute avait-il de bonnes raisons de s’inquiéter. Le détective lui a lu son rapport hier soir au téléphone…
  
  — Et que lui a-t-il dit ?
  
  — Je ne sais pas.
  
  Elle semblait sincère, cette fois. Il en eut brusquement assez. A brûle-pourpoint, il dit en français :
  
  — Vous pouvez vous en aller, Lucille.
  
  Elle se leva, docile.
  
  — Bien, Colonel. Je vous remercie de m’avoir écoutée avec autant de patience.
  
  Elle avait répondu dans la même langue. Il questionna :
  
  — Qui d’autre, à part vous, parle français, aux Volubilis ?
  
  Elle le regarda avec étonnement.
  
  — Pourquoi me demandez-vous cela ?
  
  — Répondez.
  
  — Tout le monde, y compris Yakoub qui le baragouine…
  
  — Hon ! Hon !
  
  Elle attendit quelques secondes.
  
  — Je peux m’en aller ?
  
  — Bien sûr, bonsoir Lucille.
  
  — Au revoir, Colonel.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  Muriel descendit du taxi et dit au chauffeur :
  
  — Attendez-moi cinq minutes. Vous me reconduirez au Minzah.
  
  L’Arabe hocha la tête.
  
  — Bien Madame. Ce sera comme ti voudras… Elle fouilla dans son sac pour trouver son trousseau de clés, franchit le portail et marcha rapidement jusqu’à la maison dont tous les volets étaient clos. Le soleil venait de disparaître derrière La Montagne et les jardins flottaient dans un bain d’ombre violette. Les insectes eux-mêmes avaient mis une sourdine. La nature se préparait pour la nuit.
  
  Elle ouvrit la porte en pensant au Colonel Vincent Bushrod. Quel drôle de type était-ce… Malgré sa froideur, elle en était certaine, il n’avait pas appris sans déplaisir qu’elle était devenue la maîtresse de Boris Obarow…
  
  Elle repoussa la porte qui claqua derrière elle, traversa le vestibule et pénétra dans le corridor. Il y faisait très sombre. Elle eut envie d’allumer alors qu’elle avait déjà dépassé le bouton. Bah ! elle arriverait bien au bout en suivant le mur, et, au pied de l’escalier il y avait un interrupteur.
  
  Elle buta dans quelque chose de très lourd et de mou et poussa un cri. Elle recula d’un pas et distingua une masse sombre étendue sur le sol. Cela ressemblait curieusement à un homme…
  
  Prise de panique, elle battit en retraite jusqu’au vestibule et fit jaillir la lumière…
  
  C’était bien un homme étalé sur le ventre au milieu du couloir, devant la porte ouverte du bureau. Il était vêtu d’un complet de gabardine bleu pétrole et semblait tout à fait mort.
  
  — Mon Dieu ! murmura la jeune femme en portant une main à sa gorge.
  
  Ce n’était pas le spectacle d’un cadavre qui la troublait ainsi ; elle en avait vu d’autres, beaucoup d’autres, et elle s’y était habituée. Le choc venait uniquement de l’effet de surprise…
  
  Elle retrouva assez vite son sang-froid et se mit à réfléchir. La présence de ce corps à l’intérieur de la villa Agdal posait un problème qui devait être résolu sans tarder…
  
  D’abord, s’assurer qu’il était réellement mort. Elle surmonta sa répugnance et se rapprocha, puis se baissa pour lui toucher la main… glacée. Elle prit le bras et retourna le corps. Non sans mal, il commençait à raidir…
  
  Alors, elle reconnut ce visage rond, malgré les déformations dues à l’asphyxie, ce nez busqué, ces cheveux noirs bouclés et cette petite blessure au sommet du crâne… Elle avait vu cet homme-là à la réception, la veille, chez Obarow…
  
  Horreur ! Il était mort étranglé. On voyait encore nettement les marques des doigts meurtriers.
  
  Mais alors ? Le sang de Muriel devint de glace. Il y avait eu un autre homme dans cette maison : l’assassin, qui s’y trouvait peut-être encore. Il fallait voir…
  
  Elle entra dans le bureau, alluma. Désert… Elle ouvrit un tiroir dans lequel elle savait trouver une arme. Le Luger était toujours là, elle en vérifia l’armement, poussa une balle dans le canon, s’assura que le cran de sûreté était libre.
  
  Le pistolet en main, elle entreprit de visiter complètement la maison. Elle trouva la porte de derrière ouverte et la ferma au verrou. Descendit à la cave, monta à l’étage, vit le grenier. Ne trouva personne…
  
  Elle regagna le bureau en enjambant le corps, décrocha le téléphone et appela la clinique où se trouvait Hubert.
  
  Elle eut très vite celui-ci en ligne.
  
  — Allô, Vincent ? Sophia à l’appareil. Puis-je vous parler… confidentiellement ?
  
  — Pas trop, répliqua-t-il. Essayez de la parabole. Le Christ s’en tirait très bien…
  
  Elle réfléchit une seconde et commença à expliquer :
  
  — Un jour, à la nuit tombante, une jeune femme de mes amies rentrant chez elle trouva soixante-dix kilos de viande bonne à débiter dans son vestibule…
  
  — O.K. ! dit-il, je vois ça d’ici. Et je parie que la petite dame a appelé un certain Joseph qui tenait une boucherie et avait le débit de toute cette viande.
  
  Elle soupira :
  
  — Exactement, dit-elle.
  
  Il questionna :
  
  — Comment était le client ?
  
  — Trapu, cheveux noirs bouclés, nez busqué, enveloppé de gabardine bleu pétrole. Avait dû recevoir un coup sur le crâne il y a peu de temps. Était à une réception, la veille…
  
  — O.K. ! Sophia. Je vois très bien. Bon courage et ne me rappelez pas à moins que le menuisier ne vous fasse défaut.
  
  Il avait raccroché. Elle en fit autant, sourcils froncés. « Le menuisier » ?… Ah, Joseph, bien sûr. Ce Vincent, tout colonel qu’il soit, avait l’air de connaître son histoire sainte.
  
  Elle appela Joseph. Sonnerie, déclic, ronflement assourdi : une voix nasillarde :
  
  — Monsieur Sliven étant absent vous pouvez si vous le désirez dicter un message qui sera enregistré et dont il pourra prendre connaissance dès son retour…
  
  Elle fut terriblement déçue. Joseph n’était pas là et Dieu seul savait quand il rentrerait… Et encore rien n’était moins sûr. Elle dicta pour le magnétophone, détachant les syllabes avec soin :
  
  — Monsieur Sliven est prié d’appeler Agdal de toute urgence.
  
  Puis raccrocha. Il comprendrait. Elle avait préféré indiquer le nom de la villa qui pourrait être prise pour un nom propre par un éventuel indiscret.
  
  — Mon Dieu, soupira-t-elle. Il va falloir que j’attende avec ce cadavre…
  
  Plus question de descendre au Minzah. Et le taxi qui attendait toujours sur la route. Pourvu que le chauffeur, impatienté, ne vienne pas voir ce qui se passait. Elle se précipita. L’homme faisait les cent pas devant le portail. Il devait être temps. Elle arriva essoufflée.
  
  — Je suis navrée, dit-elle. Des amis viennent de me téléphoner et je ne redescends pas. Je vais vous régler tout de suite.
  
  Elle paya, laissa un bon pourboire et regarda la voiture virer puis reprendre la direction de la ville.
  
  Il faisait nuit, maintenant. Au-dessus de La Montagne, une bande rose persistait encore. Les étoiles commençaient à clignoter dans le ciel.
  
  Elle regagna la maison, sans plaisir aucun. Combien de temps serait-elle obligée de rester en tête à tête avec le cadavre ? Vincent avait dit le connaître, après avoir entendu le signalement qu’elle lui avait donné. N’était-ce pas l’homme qu’il avait assommé chez Consuelo Larache, quarante-huit heures plus tôt ? Le traumatisme encore visible sur le sommet du crâne plaidait pour cette hypothèse.
  
  Elle s’enferma à double tour, puis décida de vérifier le blocage de tous les volets du rez-de-chaussée. Elle n’était pas tranquille… C’était dans des moments comme celui-là qu’elle se demandait s’il lui serait possible de vivre encore longtemps de cette façon. Une tension nerveuse continuelle, épuisante… Jamais de vrai sommeil, car on n’était jamais sûr d’être vraiment à l’abri de toute surprise…
  
  Vivre dangereusement ! Elle l’avait toujours désiré et ne songeait pas à se plaindre. Tout de même… C’était épuisant…
  
  Et on ne pouvait se défendre, parfois, d’avoir peur. Vraiment peur…
  
  Comme ce soir.
  
  Elle frissonna. Sa tournée d’inspection terminée, elle revint dans le couloir, retrouva le cadavre dont les yeux vitreux fixaient le plafond. Elle regretta de l’avoir retourné, comprit qu’il lui serait impossible de le laisser là, en plein passage. Elle ne pourrait faire un pas, aller d’une pièce à l’autre, sans buter dessus.
  
  Intolérable.
  
  Elle alla ouvrir la porte de l’escalier conduisant à la cave et donna la lumière dans celle-ci. Puis revint vers le corps. Elle était en sueur et son cœur cognait anormalement. Pour tout dire, elle ne se sentait pas bien, pas bien du tout, et avait vaguement envie de vomir.
  
  Elle pensa qu’il était l’heure du dîner, mais la simple idée de manger lui donna la nausée.
  
  Elle se baissa, saisit le cadavre par les pieds et le tira à reculons. Arrivée à l’escalier, elle hésita. Descendre la première ? Le corps pourrait la gagner de vitesse. Le faire passer devant ? Alors, il faudrait le pousser, le faire rouler.
  
  Brr ! Elle eut froid dans le dos.
  
  Décida de descendre la première en continuant de le tirer. Tout de même, ce n’était pas un travail de femme !
  
  Au début, tout se passa bien. Jusqu’à ce que le cadavre soit complètement engagé dans l’escalier. Alors, à chaque marche, la tête du mort se mit à cogner et à rebondir, avec, à chaque fois, un bruit sinistre à faire dresser les cheveux sur le crâne…
  
  Muriel s’arrêta, incapable de continuer. « Je vais devenir folle », pensa-t-elle. Et elle sentit monter en elle une panique incoercible…
  
  Puis, elle se rendit compte que le cadavre la poussait. Elle lâcha vivement les pieds qui tombèrent… Flac ! Flac ! Poussa un cri d’horreur en voyant le corps glisser sur elle et sauta de côté pour éviter d’être prise dans l’étau des jambes raidies. Une main glacée buta sur sa cheville. Elle cria de nouveau et se plaqua contre le mur, frappée d’épouvante, incapable de détacher son regard de ce cadavre qui descendait l’escalier tout seul…
  
  A. mi-chemin, un pied buta, le corps s’arrêta, oscilla un instant, roula sur la gauche. Emportée par l’élan, la tête se souleva. Exactement comme si l’homme avait essayé de se redresser par ses propres moyens…
  
  Puis la dégringolade reprit, accélérée, jusqu’en bas, où le corps arriva cul par-dessus tête, avec un bruit mou, comme un éclaboussement.
  
  Muriel ferma les yeux, glacée jusqu’aux os, agitée d’un tremblement violent, complètement épuisée.
  
  Elle resta ainsi un long moment. Puis, avec des mouvements lents et saccadés d’automate, elle remonta…
  
  En haut, elle s’immobilisa, appuyée de l’épaule contre le chambranle. Sa main s’éleva vers le bouton, l’actionna. L’obscurité tomba derrière elle, sur l’escalier de la cave. Elle se ravisa aussitôt et refit la lumière. Le cadavre lui semblerait moins redoutable si elle le savait éclairé.
  
  Stupide ? Toute raison l’avait abandonnée. Elle n’agissait plus que par instinct.
  
  Elle fit deux pas, referma la porte avec une sorte de dégoût, se dirigea machinalement vers la cuisine.
  
  Elle regarda le frigidaire, la cuisinière à gaz, les placards à vaisselle. Non, elle n’avait pas faim. Elle éteignit, se rendit dans le salon, ouvrit le vieux meuble transformé en bar, prit un verre et une bouteille de Scotch.
  
  L’alcool lui fit du bien et elle regretta de ne pas en avoir pris avant le macabre travail qu’elle venait d’effectuer. Une douce chaleur s’irradia dans tout son corps ; elle respira profondément. Son cœur battait toujours avec une rapidité anormale, mais plus au point de l’oppresser. Elle referma le bar, conserva la bouteille et le verre avec l’intention d’aller s’installer dans le bureau, auprès du téléphone.
  
  « Charmante soirée ! » prononça-t-elle à haute voix. Et elle ajouta, in petto, qu’elle s’en souviendrait. Un craquement insolite la surprit dans le couloir. Elle sursauta avec tant de violence que la bouteille de Scotch lui échappa et se brisa sur le carrelage. La panique la reprit. Il n’y avait pas d’autre alcool dans la maison. Elle en fut contrariée au-delà de toute raison, comme si sa dernière chance venait de disparaître avec l’éclatement d’un flacon de whisky…
  
  — Mon Dieu, gémit-elle, pourvu que Joseph rentre chez lui ce soir, bientôt, tout de suite…
  
  Elle enjamba instinctivement l’emplacement où le cadavre se trouvait encore quelques minutes plus tôt, et pénétra dans le bureau…
  
  
  …
  
  Yakoub quitta silencieusement son cagibi et referma la porte derrière lui. Il était vêtu d’un pantalon et d’un blouson kakis, achetés dans un magasin de surplus militaires. Un poignard était glissé dans sa chaussette contre son mollet droit.
  
  La porte de la salle à manger s’ouvrit. Marion Lead l’aperçut et se contraignit à sourire :
  
  — Bonne soirée, Yakoub. Et ne faites pas trop de bruit en rentrant…
  
  C’était son soir de sortie. Tout s’arrangeait très bien.
  
  — Vous n’entendrez rien, Madame, promit-il. Bonsoir, Madame.
  
  Il sortit et s’engagea dans l’allée qui conduisait au portail de la route. La nuit était assez sombre et le vent d’est semblait s’être un peu calmé. Un avion volait bas, filant vers l’intérieur et Yakoub suivit un instant le clignotement des feux rouge, vert et blanc.
  
  Il n’alla pas jusqu’au portail. Assuré d’être hors de vue de la maison, il tourna à droite dans une petite allée, marcha jusqu’au mur qui séparait les Volubilis de la propriété Agdal et entreprit de remonter vers le fond des jardins. Il passa bientôt au large de la maison, vit de la lumière filtrer à travers les volets du salon et continua, ombre parmi les ombres…
  
  Sa crise de l’après-midi n’avait laissé aucune trace en lui. A peine s’il s’en souvenait. Cela lui arrivait parfois, de plus en plus souvent depuis quelque temps, mais il refusait d’y penser…
  
  Il se guidait dans la nuit avec un instinct très sûr et il retrouva sans difficulté la petite porte de fer rouillé. A tout hasard, dans l’éventualité d’une retraite précipitée, il la laissa ouverte.
  
  Il ne savait pas encore très bien ce qu’il allait faire du cadavre. Il voulait d’abord le sortir de la maison. C’était là l’essentiel, le plus pressé…
  
  Après, il attendrait sans doute une heure avancée de la nuit pour le transporter à travers le bois qui s’étendait de l’autre côté de la route jusqu’au ravin. On le retrouverait probablement avant peu, mais qui pourrait savoir comment il était venu là, et qui l’avait tué ?
  
  « Allah est grand et il faut bien, quelquefois, lui faire confiance… » pensa Yakoub.
  
  Il atteignit la lisière des jardins et s’immobilisa, surpris par un fait inattendu : de la lumière passait à travers un soupirail, au pied de la maison…
  
  Il fut pris d’une brève panique. Quelqu’un était venu avant lui, peut-être la femme, Miss Russet. Le corps avait été découvert, la police allait venir… Peut-être avait-il laissé un indice susceptible de le trahir…
  
  Puis il se raisonna. La lumière pouvait être restée allumée dans la cave depuis la veille et ce n’était pas dans l’après-midi qu’il aurait pu le voir…
  
  Tout de même, par prudence, il décida de faire le tour de la maison avant d’entrer…
  
  
  …
  
  Muriel avait éteint le plafonnier et allumé une lampe à abat-jour vert qui déversait un cercle étroit de lumière sur le bureau. Installée dans le fauteuil à pivot, le Luger posé bien en évidence devant elle, sur le sous-main de cuir repoussé, elle attendait…
  
  Il lui semblait qu’elle était là depuis des heures et de fréquents regards sur sa montre-bracelet n’arrivaient pas à la convaincre du contraire. De temps à autre, elle pensait au cadavre vêtu de bleu pétrole et l’imaginait au bas de l’escalier de la cave, dans une position grotesque. Elle avait alors envie d’aller éteindre la lumière du sous-sol et renonçait aussitôt, à chaque fois. La simple idée de quitter le bureau lui donnait la chair de poule…
  
  Le téléphone sonna. Elle décrocha d’un geste vif et porta le combiné vers sa joue brûlante :
  
  — Allô ? gémit-elle. C’est vous, enfin ?
  
  — Oui, mon cœur, c’est moi. Espériez-vous vraiment que j’allais vous appeler ?
  
  Ce n’était pas Joseph. Elle fut terriblement déçue mais comprit immédiatement qu’il serait dangereux de le montrer.
  
  — Je pensais à vous, murmura-t-elle. Du rêve à la réalité…
  
  Boris Obarow hésita un bref instant.
  
  — J’ai appris l’accident dont le Colonel a été victime. Je pensais que vous renonceriez à dormir seule dans votre grande maison. J’appelais à tout hasard…
  
  Elle fut subitement sur ses gardes, avec la nette impression que Boris Obarow ne téléphonait pas uniquement pour le plaisir de savoir où elle était. Elle réussit à prendre un ton tout à fait naturel pour répliquer :
  
  — Mon Dieu ! Pourquoi aurais-je peur ? Cette maison n’a rien d’un vieux château hanté. Je viens de dîner, toute seule, et je vais maintenant monter me coucher. Je suis absolument exténuée… Par votre faute, chéri !
  
  Il eut un petit rire fat pour bien montrer qu’il était sensible au compliment, puis insista :
  
  — Vous ne me cachez rien ? Tout va réellement bien ? Vous ne voulez pas que je monte vous voir ? Je ne pourrais pas rester, de toute façon, mais rien qu’une demi-heure ?
  
  « Mon Dieu, pensa-t-elle, pourvu que je puisse le convaincre de n’en rien faire ! » Et répondit un peu sèchement :
  
  — Je vous en prie, Boris, n’insistez pas. Je vous ai dit combien j’étais fatiguée…
  
  — C’est bon. Je vous laisse, mon cœur. Demain tient toujours ?
  
  — Oui, bien sûr. C’est pour ça, beaucoup pour ça, que je tiens à reprendre des forces…
  
  — Je vous embrasse partout, murmura-t-il.
  
  Elle frémit.
  
  — Grand fou !
  
  Et raccrocha. Son regard légèrement trouble revint se poser sur le Luger que la lumière rabattue de la lampe habillait de mille reflets. L’angoisse la reprit…
  
  
  …
  
  Yakoub avait essayé vainement de voir l’intérieur de la cave par le trou du soupirail. De nombreuses toiles d’araignées alourdies de poussière rendaient le vasistas opaque. Il se redressa et commença à faire le tour de la maison, silencieux, l’oreille tendue, prêt à fuir et à se fondre dans la nuit à la moindre alerte…
  
  Il arriva devant l’entrée principale avec l’impression déjà forte qu’il n’y avait personne à l’intérieur. D’ailleurs, si le cadavre avait été découvert, la police aurait été là en train d’enquêter…
  
  Il continua son tour en marchant plus vite. Aucune autre lumière ne filtrait à travers les volets, tous fermés…
  
  Il gagna rapidement la porte de derrière qui lui avait livré passage au début de l’après-midi.
  
  La porte était fermée.
  
  La gorge de Yakoub se serra et la sueur inonda son corps. Là, plus de doute à conserver, quelqu’un était venu… Il se plaqua au mur et se mit à réfléchir.
  
  Quelqu’un était venu… Mais alors, pourquoi ce silence, pourquoi cette tranquillité ? La police n’avait pas été alertée ; elle serait automatiquement venue chez les Lead – voisins – demander des renseignements. Alors, que signifiait tout cela ? Il crut bientôt trouver une explication : la femme, Miss Russet, avait dû rentrer très peu de temps auparavant, trouver le cadavre, et, ne sachant que faire, elle était redescendue en ville prévenir le Colonel à la clinique. Elle allait probablement remonter avec la police avant longtemps.
  
  Que faire ? Difficile de prendre une décision dans un cas pareil. Et pourtant, il fallait en prendre une, et vite…
  
  Il décida d’entrer. Il ne pouvait repartir sans savoir ce qu’il était advenu du cadavre. Il voulait être fixé, pour sa tranquillité…
  
  La porte était vitrée, protégée par des barreaux de fer forgé. S’il en était comme aux Volubilis, la clé spéciale à cette porte devait rester fichée dans la serrure, à l’intérieur, pour plus de commodité, il y avait peut-être également des verrous ; mais ça, ce n’était pas important…
  
  Il longea le mur, à la recherche d’une pierre ; heureux qu’il n’y eût pas de lune. Trouva un silex gros comme le poing et pointu : exactement ce qui convenait…
  
  Un coup sec ! Le bas de la vitre vola en éclats et ce fut la cascade de verre brisé tintant joyeusement sur le sol. Yakoub cessa de respirer. Le vacarme lui avait semblé fantastique, en tout cas démesuré…
  
  Il plia les genoux pour tendre l’oreille vers l’ouverture. Un léger courant d’air lui caressa le visage. Silence complet. Il quitta son blouson et remonta la manche de sa chemise jusqu’au biceps. Son bras nu glissa dans l’ouverture… Sa main trouva la clé ; exactement comme il l’avait prévu. Il la fit tourner, deux fois. Actionna la poignée extérieure, de la main gauche. Rien ne bougea. Il y avait des verrous…
  
  Il enfonça davantage son bras et fit jouer le loquet du cadre mobile de la vitre. Le cadre pivota sous une légère poussée et Yakoub fut à son aise pour chercher les verrous.
  
  Il en trouva un, assez haut. Dur… Il fut obligé d’employer toute sa force. Le verrou se débloqua d’un coup et Yakoub se blessa cruellement le bras sur une pointe de fer forgé. Il jura tout haut. Sous le choc, un morceau de carreau branlant se détacha du cadre mobile et tomba à l’intérieur sur le carrelage.
  
  Dinng !
  
  Yakoub se mit en colère, contre lui. Il s’en voulait de faire autant de bruit et aussi de s’être blessé. Il tourna la poignée de nouveau. Le battant s’ouvrit.
  
  Yakoub tâta la plaie de son bras. Le sang coulait, chaud et gluant. Il serra autant que possible la manche de sa chemise sur son biceps pour eu faire un garrot de fortune. Puis remit son blouson.
  
  Et entra dans l’office obscur.
  
  
  …
  
  Muriel avait ouvert un numéro de Cosmopolis qui traînait sur le bureau. Vainement, elle avait essayé de lire pour distraire son esprit des idées angoissantes qui l’habitaient. Une sorte d’instinct animal lui affirmait qu’un danger immédiat la menaçait, un danger de mort…
  
  Un bruit de vitres brisées l’avait brusquement jetée en arrière sur le fauteuil. Une main de glace avait pris son cœur comme dans un étau. Le souffle coupé, toute sa chair hérissée, elle avait saisi le Luger…
  
  Puis, le téléphone avait sonné. Plus exactement, la sonnerie avait failli se déclencher. Avertie par une vibration caractéristique, Muriel avait décroché avant que le timbre ne se soit mis en branle.
  
  — Allô ! avait-elle murmuré d’une voix étouffée. Qui est à l’appareil ?
  
  — Joseph.
  
  Elle faillit crier sa joie, se retint à temps, expliqua en murmurant très vite :
  
  — Sophia, ici. Il faut que vous veniez tout de suite, tout de suite. Je crois que quelqu’un vient d’entrer dans la maison… Je…
  
  Il coupa :
  
  — Dans cinq minutes.
  
  Raccroché. Joseph avait la décision rapide. Cinq minutes. Il allait sauter sans sa voiture : une puissante Ferrari. S’il n’était pas gêné par la circulation, il pouvait être là plus tôt…
  
  Nouveau bruit de verre brisé. Un râle s’échappa de la gorge de Muriel. Elle ne se souvenait pas avoir jamais eu aussi peur…
  
  Quelqu’un était entré dans la maison. Elle en était certaine maintenant. Elle sentait une présence ; qui était aussi une menace.
  
  Qui ? Sans doute l’assassin qui revenait chercher le corps pour le faire disparaître…
  
  Elle était paralysée mais son cerveau continuait de travailler, par routine. Il fallait agir vite. L’intrus allait déboucher dans le couloir, la surprendre là, dans le bureau… Elle décida de quitter cette pièce, de traverser le vestibule, d’aller se cacher dans la salle à manger, en face. L’autre viendrait fatalement vers la lumière. Elle le verrait de dos, pourrait alors…
  
  La lumière s’éteignit, la plongeant dans le noir, rendant son plan caduc.
  
  Elle hurla.
  
  
  …
  
  Yakoub l’entendit hurler, lâcha la poignée du compteur électrique qu’il venait d’abaisser et se félicita de son idée : couper le courant dans la maison pour provoquer des réactions si quelqu’un s’y trouvait…
  
  Il savait, maintenant.
  
  Une femme était là – il avait identifié le cri – et une femme seule. Si un homme s’était trouvé près d’elle, elle n’aurait pas hurlé de cette façon.
  
  Une femme seule, ce n’était pas grave. Yakoub leva la jambe de son pantalon et tira le poignard de sa chaussette. Puis, il alla se glisser derrière la porte.
  
  Il était possible, en effet, que la femme n’ait pas entendu le bruit de la vitre cassée. Possible qu’elle attribue la coupure de lumière à une panne de courant. Possible, dans ce cas, qu’elle vienne jeter un coup d’œil sur le compteur…
  
  Attendre. Yakoub n’était plus pressé. Derrière lui, une porte ouverte sur les jardins était là pour faciliter sa fuite en cas de danger. Si la police arrivait, elle le ferait avec son manque de discrétion habituelle. Sirènes, ronflements de voitures, interpellations, etc… Yakoub aurait alors dix fois le temps de disparaître…
  
  Il compta jusqu’à cent et, ne percevant aucun bruit, décida que la jeune femme ne viendrait pas voir les plombs. Il sortit de sa poche une lampe cylindrique qu’il conserva dans sa main gauche sans l’allumer. Le poignard étant dans sa dextre.
  
  Il ouvrit la porte qui, de l’office, donnait accès à l’intérieur de la villa et se glissa silencieusement dans le noir…
  
  Il était dans le vestibule. Il entendit un halètement, pas très loin, prêta l’oreille. Elle devait être dans le bureau.
  
  Yakoub n’oubliait pas être venu pour le cadavre de l’homme qu’il avait étranglé au début de l’après-midi. Il essaya de reconstituer en esprit les dimensions du vestibule. Si le corps s’y trouvait encore, il devait être à une dizaine de pas environ. La porte du bureau était un peu au-delà…
  
  La porte du bureau dans lequel devait se trouver la femme, terrorisée. Miss Russet, certainement… Quelle jolie femme ! Une bouffée de chaleur monta à la tête de Yakoub au souvenir de ce corps splendide et voluptueux qu’il avait admiré, et désiré, la veille, sensuellement moulé dans la robe de soirée.
  
  Une idée salace se forma dans son cerveau surexcité. Seul, avec elle dans la maison, il pourrait en profiter…
  
  Il entendait avec une netteté croissante le halètement d’épouvante que la femme ne pouvait retenir. Si elle avait tellement peur, il était bien inutile de prendre tant de précautions…
  
  D’autant plus que mieux valait en terminer rapidement. Il fit jaillir la lumière de sa lampe, droit devant lui…
  
  Le corps avait disparu, volatilisé. Il en fut un instant déconcerté, puis pensa que la femme avait pu s’arranger elle-même pour le faire disparaître, peu soucieuse d’avoir affaire avec la police. Très bon pour lui…
  
  Il éteignit aussitôt et prit une voix sépulcrale pour ordonner :
  
  — Quittez cette pièce, sortez dans le vestibule les mains en l’air. Lorsque vous y serez, annoncez-le. Attention ! Je vous abattrai au moindre geste suspect. Tenez-vous tranquille et vous aurez la vie sauve…
  
  Il s’était exprimé en anglais.
  
  Au son de cette voix, Muriel Savory retrouva brusquement son sang-froid. Le danger s’était matérialisé. Il avait perdu tout mystère. Le danger parlait, et parlait anglais. Muriel était capable de lutter contre un danger qui parlait anglais. En moins d’une seconde, elle établit un plan. L’homme pouvait, était certainement armé. Le bureau n’offrait aucune cachette où elle aurait pu se blottir pour soutenir un siège… Elle glissa vivement le Luger derrière elle, dans la ceinture qui serrait son deux-pièces à la taille. Les mains libres, elle se guida à tâtons vers le vestibule et annonça d’une voix volontairement tremblante :
  
  — Je viens. Surtout ne tirez pas… Je n’ai pas l’intention de résister…
  
  Elle atteignit la porte. Son cœur s’arrêta de battre, ce n’était pas toujours le premier pas qui coûtait. En l’occurrence, c’était plutôt le dernier…
  
  Elle le fit néanmoins, crispée, frissonnante, et dit d’une voix étranglée :
  
  — J’y suis.
  
  Elle s’était tournée le dos à la porte d’entrée, sachant que le danger venait du fond de la maison. Une lumière crue jaillit, l’aveugla. Elle tenait ses mains en l’air, à hauteur de ses épaules.
  
  Il y eut un silence. A chaque seconde, elle reprenait de l’assurance. Si l’intrus avait eu l’intention de tirer, il l’aurait sans doute fait immédiatement, sans plus attendre… La voix questionna :
  
  — Qu’avez-vous fait du cadavre ?
  
  Elle réussit à ouvrir les yeux, mais ne vit rien. Au-delà de la source lumineuse, il y avait un trou noir. Elle eut l’intuition que l’homme ne tenait pas à être reconnu et pensa que cela pouvait lui servir… Joseph n’allait plus tarder, il s’était bien écoulé deux minutes, peut-être trois, depuis qu’il avait raccroché après son appel. Il fallait gagner du temps. Elle répliqua, l’air étonné :
  
  — Un cadavre ? Quel cadavre ?
  
  L’autre parut dérouté. Il hésita, puis reprit :
  
  — Ne faites pas l’imbécile ! Je n’ai pas intérêt à vous ménager si vous ne m’êtes d’aucune utilité…
  
  Elle répondit froidement :
  
  — Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Vous ne pensez tout de même pas que j’habite cette maison en compagnie d’un cadavre ?
  
  Puis, elle enchaîna, comprenant que parler était un moyen sûr de gagner du temps :
  
  — Je suis rentrée ici à la tombée de la nuit. C’est facile à vérifier. Je puis vous assurer que je n’ai trouvé aucun cadavre, ni dans mon lit ni dans le frigidaire. Vous avez dû vous tromper d’adresse. Croyez bien que je regrette de ne pouvoir vous satisfaire… Mais, vraiment, je n’ai pas de cadavre à vous donner… C’est un cadavre frais ou bien…
  
  Yakoub hurla :
  
  — Assez !
  
  Il pensait qu’elle devait dire vrai. Jamais elle ne serait restée là en compagnie d’un mort. Alors, quelqu’un d’autre avait dû venir… Il trouva brusquement une explication, satisfaisante : l’homme qu’il avait étranglé devait avoir des complices. Sans doute, un ou plusieurs de ceux-ci étaient-ils restés à proximité pendant qu’il se trouvait à l’intérieur de la villa, occupé à ouvrir le coffre. Ne le voyant pas revenir après un délai raisonnable, ces hommes avaient dû entrer à leur tour pour voir ce qui se passait. Ils avaient trouvé le corps de leur camarade et l’avaient emmené sans demander leur reste…
  
  C’était d’une simplicité enfantine.
  
  Et après cela, Yakoub aurait pu battre en retraite…
  
  Si… Si, les bras ainsi levés, Muriel Savory n’avait offert un spectacle aussi… bouleversant. Même un homme beaucoup moins porté sur la question que ne l’était Yakoub n’aurait pu résister…
  
  D’une seconde à l’autre, Yakoub ne pensa plus qu’à posséder cette femme blanche, plus belle et plus désirable que toutes les femmes connues par lui jusqu’à ce jour. La voix rauque il ordonna :
  
  — Allez dans votre chambre.
  
  Elle comprit, rien qu’au son de la voix, et sa chair lui parut se liquéfier. Violée par un inconnu, ce n’était pas si terrible… Muriel n’avait pas de préjugés. Elle usait de son corps comme un homme use du sien. Aucun homme ne ferait une maladie d’être violé par une femme, aussi laide soit-elle… Un mauvais moment à passer, s’il fallait envisager le pire. Ce n’était pas cela. A quelque détail indéfinissable, Muriel pensait que l’inconnu pouvait être un Arabe et elle avait peur d’être assassinée… S’il craignait d’être reconnu, l’homme n’hésiterait pas à la tuer après avoir joui d’elle.
  
  Elle dit d’une voix blanche :
  
  — Je préfère rester ici. Puisque vous n’avez pas trouvé ce que vous cherchiez, vous pouvez vous en aller…
  
  Un rire cruel lui répondit.
  
  — J’ai trouvé autre chose. Conduisez-moi dans votre chambre.
  
  — Allez-y vous-même. C’est au premier, la seconde porte à gauche.
  
  — Si vous refusez d’obéir, je vais être obligé de vous tuer.
  
  Elle frissonna. Pour obéir, elle allait être obligée de passer la première, donc de tourner le dos à l’homme qui verrait alors le Luger passé dans sa ceinture. L’aventure deviendrait sans issue, terminée. Elle résolut de jouer son va-tout, sans autre possibilité…
  
  — C’est bon, dit-elle. J’ai compris… Nous serons aussi bien dans le salon…
  
  Il rit de nouveau. Un rire hystérique qui glaça le sang de Muriel. Un fou, ce devait être un fou. Un homme normal ne pouvait rire ainsi…
  
  — D’accord, dit-il, allons au salon.
  
  Elle se glissa de côté pour ne pas lui donner la moindre chance d’apercevoir l’arme derrière elle. Mais, trompée par l’obscurité, d’un côté, et, de l’autre, aveuglée par le faisceau de la lampe impitoyablement braquée sur son visage, elle fit une erreur d’estimation et passa trop près du chambranle. Le pistolet buta contre l’angle du mur, fut arraché de la ceinture et tomba sur le parquet avec un bruit mat. Muriel, affolée, se baissa pour le reprendre, bien décidée à tirer aussitôt…
  
  Yakoub, instinctivement, avait baissé sa lampe, vu l’arme tombée. Il plongea, comme un fauve, culbuta la femme alors qu’elle allait saisir le Luger, expédia celui-ci à l’autre bout du vestibule, d’un coup de lampe, et se mit à hurler :
  
  — Garce ! Tu vas me payer ça !
  
  Il lâcha sa lampe qui, roulant de côté, l’éclaira, Muriel cria : « Yakoub ! ». Et se tut.
  
  Deux mains s’étaient nouées autour de sa gorge, avec une force terrible…
  
  
  …
  
  La grosse Ferrari passa devant les Volubilis à plus de cent à l’heure. Joseph leva le pied, freina brutalement, négocia le dernier virage avec une maestria de professionnel, puis coupa le contact, éteignit les phares et stoppa brutalement devant le portail que Muriel avait laissé entrouvert.
  
  Il sauta à terre et fonça sans même prendre la peine de repousser la portière. La nuit était épaisse et, encore habitué à l’intense luminosité des phares, il ne voyait absolument rien.
  
  Ce fut seulement en atteignant la maison que ses yeux commencèrent à s’habituer à l’obscurité. Il cessa de courir. Tout semblait tranquille. Aucune lumière… Arriverait-il trop tard ?
  
  Avec une prudence de Sioux, Colt en main, il gravit les cinq marches de l’entrée, essaya d’ouvrir la porte fermée de l’intérieur. Il colla son oreille contre le battant… Un bruit confus lui parvint, impossible à identifier. Il décida de tenter sa chance par-derrière et partit en courant pour contourner la maison…
  
  Trouva la porte de l’office ouverte, tira sa lampe de poche pour s’éclairer, vit les traces d’effraction, entendit une respiration rauque entrecoupée de jurons obscènes…
  
  Fonça de nouveau, fut dans le vestibule, découvrit la scène grand-guignolesque… Yakoub, en pleine crise, essayant de violer la femme qu’il tenait sous lui, à demi étranglée.
  
  — Debout, hurla Joseph. Les mains en l’air…
  
  Yakoub ne l’entendit même pas. Une folie lubrique le possédait jusqu’au fond de lui-même, le rendant imperméable à tout ce qui n’était pas son désir. Joseph le comprit et ne perdit pas de temps à répéter son injonction. Il bondit, retourna son arme dans sa main, et abattit la crosse sur le crâne du forcené. D’un coup de pied, il fit rouler le corps de l’Arabe sur le côté, se pencha, souleva Muriel évanouie et la porta dans le salon. Il la déposa sur un canapé, revint à la porte pour faire la lumière. Sans succès. Réfléchit une seconde, retourna à l’office, vit la manette baissée, rétablit le courant.
  
  Il retourna au salon en allumant partout. Puis, avec des gestes très doux, il entreprit de remettre de l’ordre dans la toilette saccagée de la jeune femme après avoir constaté qu’elle respirait à peu près normalement.
  
  Un gémissement venant du vestibule le rappela à la prudence. Il retourna auprès de l’homme qui reprenait conscience et reconnut, avec stupéfaction le valet des Lead. Il le menaça du Colt et ordonna :
  
  — Debout !
  
  L’autre fit un effort colossal et se dressa en glissant contre le mur. Joseph s’approcha et lui envoya brutalement le canon de son arme en travers des gencives. Yakoub hurla et cracha quelques dents. Joseph lui décocha un coup de pied dans le bas-ventre :
  
  — Reboutonne-toi, ignoble salaud !
  
  L’Arabe obéit machinalement en râlant de douleur. Joseph recula d’un pas, se baissa pour ramasser le poignard sur les dalles et le mit dans sa poche.
  
  — Je vais te faire coffrer, menaça-t-il. Violation de domicile avec effraction, viol et tentative d’assassinat. Tu vas les avoir à perpète !
  
  Yakoub devint verdâtre. La voix mal assurée de Muriel Savory s’éleva derrière Joseph.
  
  — Ce n’est pas tout, dit-elle. Ce gentleman joue à autre chose… Le viol, pour lui, n’est qu’accessoire. Puis-je vous expliquer, Monsieur Sliven ?
  
  Elle avait pensé à ne pas l’appeler « Joseph » devant l’autre.
  
  — Allez-y Sophia.
  
  — Je suis rentrée ici ce soir à la tombée de la nuit. J’étais absente depuis vingt-quatre heures…
  
  — Je sais, dit Joseph pour lui épargner les explications.
  
  — En entrant, j’ai trouvé un cadavre dans le vestibule. Un homme qui était hier soir chez Obarow… Je l’ai descendu à la cave et c’est pour cela que je vous ai appelé… Je ne savais qu’en faire. J’attendais dans le bureau lorsque j’ai entendu un bruit de vitres cassées. Vous avez téléphoné à ce moment-là…
  
  — Oui, dit Joseph. Et c’était cette ordure qui venait d’entrer.
  
  — C’était lui, approuva Muriel. Il venait pour le cadavre…
  
  — Oh ! fit Joseph. Ça change tout…
  
  Silence, simplement troublé par le bruit de forge que faisait l’Arabe en respirant. Joseph reprit, avec une intonation doucereuse dans la voix :
  
  — Maintenant, mon petit vieux, c’est fini de rire. Tu dois t’en rendre compte… De toute façon, tu vas au gnouf à perpète si tu fais ta mauvaise tête… Mais, tu sais qu’entre nous y a toujours moyen de s’arranger…
  
  Yakoub ne répondit pas. Il tremblait convulsivement et ses yeux de bête traquée reflétaient une terreur sans nom. Du sang coulait régulièrement de sa bouche écrasée par le canon du Colt…
  
  — Je vais te proposer un marché, continua Joseph d’un ton plus net. Tu vides ton sac, tu me dis pour qui tu travailles et pourquoi tu as tué ce type dont parle Miss Russet, et je te laisse filer avec la simple recommandation de quitter Tanger le plus vite possible et de ne plus retomber dans mes pattes… Si tu refuses, eh bien nous ajouterons « meurtre prémédité » à l’énumération de tout à l’heure et ce ne sera plus une cellule que tu auras à perpétuité mais une concession. A moins que ce ne soit la fosse commune, après pendaison bien entendu…
  
  Yakoub avait parfaitement compris. Il savait que cet homme n’était pas sincère dans sa proposition et que, selon ce que lui dirait, il tiendrait ou ne tiendrait pas ses promesses… C’était dans les règles du jeu. Mais Yakoub n’avait plus peur. Dans un cas comme celui-là, il devait d’abord penser à sauver sa peau : il bredouilla :
  
  — Je suis au service de Lady Cucumber.
  
  Sachant parfaitement que le simple fait de prononcer « Lady Cucumber » lui assurait la vie sauve.
  
  Joseph eut un haut-le-corps et retint une exclamation. Il savait ce qui se cachait sous ce pseudonyme ridicule : un authentique Lord anglais, chef régional de l’I.S. Il était efféminé et gras comme un concombre, d’où le surnom que lui avaient donné ses collègues et qu’il avait adopté sans vergogne… Après tout, c’était bien dans la manière des Anglais de placer un espion auprès d’un fonctionnaire des États-Unis, pays allié et ami, et tout et tout… « Les cochons ! » pensa Joseph, ne pouvant se défendre de les admirer.
  
  Yakoub, comprenant que ses actions remontaient, poursuivit :
  
  — Lady Cucumber m’a fait entrer chez M. Lead pour essayer de glaner des informations sur la politique américaine en Afrique du Nord. Je l’ai averti de l’arrivée du Colonel Bushrod et il m’a demandé de cambrioler cette maison, de voir le coffre si possible… et de prendre des photocopies de tout ce que je trouverais d’intéressant. Je suis venu cet après-midi, vers trois heures… Il y avait quelqu’un dans le bureau, occupé à ouvrir le coffre. Il m’a entendu venir. Nous nous sommes battus ; je l’ai laissé ici pour mort. Je revenais ce soir chercher le corps pour le faire disparaître…
  
  Joseph le crut. Il réfléchit un instant, puis déclara :
  
  — Je n’ai qu’une parole. Je vais voir le maccab en bas. Quand je l’aurai passé au peigne fin, tu pourras l’emmener… Tu étais venu pour ça, non ? Ensuite, tu seras bien avisé de foutre le camp au triple galop. A partir de demain matin, le sol de Tanger va devenir trop brûlant pour toi. D’accord ?
  
  Yakoub inclina la tête :
  
  — C’est d’accord, Monsieur.
  
  Joseph lui demanda brusquement :
  
  — C’est toi qui envoyait des signaux lumineux depuis les Volubilis, la nuit vers deux heures trente ?
  
  L’Arabe plissa les yeux, eut un mouvement de recul, ne répondit pas.
  
  — Allez, quoi ! tu peux le dire ! Au point où on en est ?
  
  Yakoub ferma les yeux.
  
  — C’est moi, Monsieur.
  
  Et cracha un flot de sang sur le carrelage.
  
  — Passe devant, à la cave. Tu communiquais de cette façon avec Lady Cucumber ?
  
  — Oui, Monsieur, affirma l’Arabe en filant vers la porte du sous-sol.
  
  Du salon, Muriel lança :
  
  — Prenez votre temps. Il faut que j’aille changer de vêtements.
  
  Joseph fit la moue. Bien sûr, elle avait tout à l’air lorsqu’il était intervenu. Dix secondes de plus et elle y passait. Il botta les fesses de Yakoub.
  
  — Pour les dessous de la dame, expliqua-t-il.
  
  — Je les paierai, Monsieur, proposa Yakoub.
  
  — Cause toujours ! grogna Joseph qui venait d’apercevoir le cadavre recroquevillé en bas des marches.
  
  L’Arabe enjamba le corps, s’adossa au mur un peu plus loin. Joseph se pencha, reconnut le visage du mort et fut confirmé dans son opinion sur la véracité des explications données par Yakoub. On ne se tue pas entre gens du même bord et Joseph savait à quel bord appartenait l’homme au complet de gabardine bleu pétrole.
  
  — Encore un qui aura des difficultés avec saint Pierre, murmura-t-il.
  
  — Allah est grand ! riposta Yakoub.
  
  — Ça va, dit Joseph, tu vas l’emporter.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  Hubert bonisseur de la Bath dormait profondément, d’un sommeil sans rêve, lorsque, dans son subconscient, se déclencha un signal d’alarme. Quelqu’un venait d’entrer dans la chambre. Il ouvrit les yeux, lança son bras valide à la recherche de son Smith et Wesson et fut ébloui par la lumière brusquement allumée. Ébloui et rassuré.
  
  La voix chantante, un peu pointue, de M. John Sliven, dit Joseph pour un nombre restreint d’intimes, finit de le tranquilliser :
  
  — Désolé de vous déranger ainsi, Colonel. Mais c’était important…
  
  Hubert papillotait des yeux, encore ébloui.
  
  — O.K. ! dit-il. Asseyez-vous et racontez…
  
  Joseph obéit et commença par la fin. Son visage rond était pâle mais ses yeux n’arrêtaient pas de rire. Il avait l’air de trouver ça très excitant… Lorsqu’il eut fini d’expliquer comment il avait chargé Yakoub de les débarrasser du cadavre de Rolandez, il conclut :
  
  — En ce qui concerne l’affaire Lead, je suis persuadé que Yakoub est le coupable et le seul…
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — Comment ça ? riposta-t-il. Vous venez de me dire que l’Arabe travaillait pour « Lady Cucumber ». Les photocopies qui ont tout déclenché n’ont pas été trouvées sur une chaîne anglaise ?
  
  Joseph eut un sourire angélique :
  
  — Qu’en savons-nous ? L’Italien pouvait appartenir au réseau d’informateurs de l’I.S… Rien ne prouve le contraire…
  
  — Vous oubliez Rolandez, mon vieux. Rolandez, qui est revenu chez Consuelo Larache pour savoir ce qu’étaient devenues les dents et qui n’a pas hésité à la tuer. Rolandez, qui semble au mieux avec l’équipe Obarow, laquelle peut difficilement être soupçonnée d’anglophilie avec Nahedad dans le coup. Rolandez, que Yakoub a tué pour lui reprendre le contenu du coffre, ce qui exclut toute idée de complicité entre eux…
  
  Joseph porta la main à sa bouche.
  
  — Ciel ! fit-il, le contenu du coffre ! J’ai complètement…
  
  Hubert éclata de rire et le rassura.
  
  — Il n’y avait rien, qu’une attrape… Je me doutais du coup. Revenons à nos moutons. Yakoub avait été placé auprès d’Anthony Lead par Lady Cucumber. C’est un fait que nous pouvons considérer comme acquis. Mais je me refuse à croire que les microfilms trouvés sur l’Italien avaient été remis à celui-ci par le valet arabe. Du moins, pas volontairement…
  
  Joseph devint écarlate :
  
  — J’ai eu tort de laisser filer ce salaud.
  
  — C’est mon avis, dit froidement Hubert. Si j’avais été là, je l’aurais fait danser jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus rien à suer… Je vous avais chargé de deux ou trois petites choses ce matin…
  
  — Hier matin, précisa Joseph. Il est deux heures après minuit.
  
  — Résultats ?
  
  — Sur Obarow… Sa société de transports semble marcher du tonnerre, mais il a la réputation de passer des marchandises stratégiques de l’autre côté du rideau de fer. Il fait office de relais. C’est dans ses bureaux que les marchandises changent de propriétaire et, du même coup, de destination… C’est à peu près tout ce que j’ai pu récolter. Je l’ai fait filer hier mais la piste n’a pu être prise que tard dans l’après-midi lorsqu’il est arrivé à son bureau. Impossible de savoir où il était à trois heures. Nahedad, elle, était à l’Institut de Beauté. Elle n’y a rencontré personne et n’a parlé qu’avec les employés s’occupant d’elle. Rolandez a été introuvable. Une planque devant son appartement n’a rien donné…
  
  — Il faut aller fouiller chez lui, cette nuit même. On ne sait jamais… Les plus malins font quelquefois des imprudences.
  
  — Je vais y aller, promit Joseph.
  
  — Je préférerais que ce soit quelqu’un d’autre. J’ai besoin de vous, mon vieux et il est possible que l’appartement de Rolandez soit déjà piégé.
  
  — O.K. ! approuva Joseph avec lassitude.
  
  Puis, se frappant le front :
  
  — J’allais oublier. Le type de la photo, avec Lucille Lorain. Identifié. Il s’appelle Bernard Morand et habite au Minzah. Journaliste… Il est Suisse.
  
  — Pour quel canard travaille-t-il ?
  
  — Impossible de le savoir…
  
  — C’est louche, ça. Faut aller le voir tout de suite.
  
  Joseph prit un air ébahi.
  
  — Tout de suite, comme ça… A deux heures et quart du matin.
  
  — Pourquoi pas, dit Hubert. Téléphonez-lui, demandez un rendez-vous…
  
  — Sous quel prétexte ?
  
  — Lucille Lorain. Inventez un danger quelconque. Il va bondir. Appelez-le d’ici.
  
  Il montra l’appareil à la tête du lit.
  
  Joseph décrocha et appela le Minzah dont il connaissait par cœur le numéro.
  
  — Passez-moi Bernard Morand, demanda-t-il dès qu’il eut obtenu la ligne. Quoi ?… Bien sûr, réveillez-le. Et alors ?
  
  Il attendit un moment, puis reprit :
  
  — Bernard Morand ? Navré de vous réveiller, mais c’est urgent. Il faut que je vous voie tout de suite… Lucille Lorain. Oui, en danger… Qui je suis ? Pas d’importance, vous ne me connaissez pas et je peux vous donner n’importe quel faux nom si ça me chante ; alors ?… D’accord ? Bien… Dans le hall de l’hôtel, si vous voulez. Non ?… Oui, j’ai une voiture. Au coin du boulevard Antée et de la route du Cherf ? C’est loin… Bon, bon, d’accord. Dans une demi-heure… T’à l’heure ; ’soir !
  
  Il raccrocha.
  
  — Ça marche, mon vieux. Je lui ai proposé de le voir dans le hall de l’hôtel pour le rassurer. Il a donné dedans.
  
  Hubert fit la grimace.
  
  — Faites très attention. Je me demande pourquoi il fixe un rendez-vous aussi loin…
  
  — Peut-être qu’il aime les promenades au clair de lune.
  
  — Il n’y a pas de lune, dit Hubert pensant à Muriel et à Obarow.
  
  — Aucune importance. Je vous laisse dormir.
  
  — Revenez au jour, vers huit heures. Miss Russet a rendez-vous à onze avec Obarow et je voudrais qu’elle soit protégée.
  
  — O.K. ! Bonne nuit.
  
  — Amusez-vous bien, répliqua Hubert.
  
  Il regarda la porte se fermer et fit une moue. Il avait un mauvais pressentiment… et ses pressentiments le trompaient rarement. Joseph était un bon garçon mais il manquait de cervelle…
  
  Un jour ou l’autre, cela lui jouerait un mauvais tour. La profession d’agent secret ne pouvait s’accommoder de la moindre insuffisance…
  
  Il éteignit la lumière, décidé à se rendormir. Tout allait beaucoup mieux en lui. Sa robuste constitution reprenait le dessus. Son épaule lui faisait encore mal et son genou gauche était enflé et ankylosé. Mais il savait qu’en cas de besoin absolu, il arriverait sans trop de peine à remettre la machine en marche…
  
  Il était deux heures et demie. Quelqu’un lancerait-il encore cette nuit des signaux lumineux à partie des Volubilis Que de mystères restaient à résoudre… Yakoub avait avoué être l’auteur des signaux…
  
  A moitié endormi, il revit une silhouette enveloppée d’un cache-poussière vert bouteille fuir dans la lueur des phares de la Buick… Marion, la veille, portait un cache-poussière vert bouteille. Il devrait essayer de savoir si Anthony et sa femme faisaient chambre à part… Pourquoi Lucille avait-elle refusé de répondre à certaines questions ?… Les Lead semblaient être au courant de la mission qui avait amené le Colonel Vincent Bushrod à Tanger. Tout au moins, ils le soupçonnaient d’être venu enquêter sur l’activité d’Anthony. Pourquoi ? Qui les avait informés ?
  
  Il s’endormit.
  
  
  …
  
  Joseph vira à droite pour engager la Ferrari dans la route de Tétouan. Il roulait lentement, phares en veilleuse. Il avait tout le temps.
  
  La nuit était belle. Le ciel limpide. Le vent d’est ne soufflait plus qu’avec modération, fatigué sans doute de s’être déchaîné trois jours durant. Aucune lumière ne filtrait des maisons qui bordaient la route.
  
  Joseph ralentit encore, puis se rangea contre le trottoir de gauche, à vingt mètres du Boulevard d’Antée qui coupait en biais, à cet endroit, la route de Tétouan.
  
  Il arrêta le moteur. Normalement, Bernard Morand, pour se rendre au carrefour de la route de Cherf, devait passer par là.
  
  Une demi-heure avait-il dit. Il restait encore quinze bonnes minutes…
  
  Joseph était de mauvaise humeur. Il avait conscience de s’être conduit très légèrement avec Yakoub. Le Colonel Bushrod ne le lui avait pas envoyé dire… Peut-être ferait-il un rapport désagréable dès son retour à Washington. Un mauvais point pour l’agent John Sliven, dit « Joseph »…
  
  Pourquoi Bushrod avait-il voulu que la prise de contact avec Morand ait lieu tout de suite, comme ça, en pleine nuit ? Joseph ne savait même pas quoi lui dire…
  
  D’ailleurs, il ne pensait pas que Morand aie quoi que ce soit à voir dans l’affaire. Il était l’ami de Lucille Lorain, sans doute son amant. Et après ? C’était leur droit… Personnellement, Joseph aurait bien aimé être l’amant de Lucille Lorain. Il la trouvait excitante et tout à fait à son goût. Il aimait les petites femmes bien en chair et pétulantes… Nahedad Rissani, par exemple, ne l’intéressait pas le moins du monde. Pour la chose, s’entend. Il la trouvait trop belle, trop altière, trop froide… Il la regardait avec plaisir, mais aussi avec crainte. Il était incapable de s’imaginer faisant l’amour avec elle. Pour lui, ce n’était rien d’autre qu’une statue de marbre douée d’un pouvoir maléfique…
  
  Sophie Russet ? Oui… Elle était également très belle, trop peut-être. Mais elle était aussi terriblement féminine… Et elle avait une poitrine plantureuse. Joseph aimait ça. Il avait un faible pour les seins lourds, de préférence « en poire ». Sophia Russet les avait « en poire »…
  
  Qu’allait-il dire à Morand ? C’était difficile… Prendre contact, le jauger. C’était sans doute cela que voulait Bushrod. Joseph regrettait de ne pas le lui avoir fait préciser.
  
  Bah ! Il verrait bien. Il savait aussi bien qu’un autre s’inspirer des circonstances…
  
  Il caressa machinalement le volant souple et large de la Ferrari. Une belle voiture, qui valait à ses yeux toutes les femmes du monde. Son regard effleura le rétroviseur…
  
  Y revint, subitement alarmé. Une grosse voiture noire se trouvait arrêtée à une cinquantaine de mètres en arrière. Il était certain de ne pas l’avoir vue en arrivant… Oui, il n’aurait pu manquer de la voir. Elle était arrivée depuis que lui-même se trouvait là. Étonnant qu’il ne se soit pas rendu compte. Le type devait rouler en veilleuse, tout comme lui. Mais, à cette distance, il aurait entendu le claquement d’une portière… Tout était parfaitement silencieux aux alentours. Le moindre bruit ne pouvait manquer de prendre du relief…
  
  Il fut inquiet.
  
  Après tout, ce n’était pas sans raison que Bushrod avait insisté pour qu’il voie Morand le plus rapidement possible… Bushrod n’était pas obligé de tout lui dire. Il était même certain et tout à fait légitime qu’il lui cachât quantité de choses importantes.
  
  C’était dans les règles du jeu.
  
  Il consulta la montre du tableau de bord. Deux heures et demie. Le temps filait avec rapidité.
  
  Il tira le démarreur. Le moteur se mit à ronronner. Joseph se sentit mieux. Il aimait tenir en mains toute cette puissance accumulée sous l’interminable capot.
  
  Il mit en première, embraya. Doucement. Il roula au ralenti jusqu’au carrefour, l’œil rivé au rétroviseur. Il atteignit le carrefour sans avoir vu bouger l’autre voiture. Sans doute s’était-il inquiété pour rien. Tout de même, par routine de prudence, il prit à droite alors qu’il aurait dû virer à gauche.
  
  Aussitôt, il écrasa l’accélérateur. La puissante voiture parut s’envoler. Collé au siège, il attendit le dernier moment pour lever le pied. Un coup de frein, appuyé, puis le pied à fond sur les gaz. La Ferrari vira en force. Les pneus sifflèrent. Il redressa. Trente mètres plus loin, il prit de nouveau à droite, ralentit pour étouffer le grondement des douze cylindres, traversa la route de Tétouan à vitesse raisonnable…
  
  La grosse voiture noire était toujours là, au même endroit. Il se mit à rire, rassuré, accéléra derechef et prit la première rue à droite pour revenir sur le boulevard.
  
  A gauche. Le carrefour de la route de Cherf n’était plus qu’à trois cents mètres. Il monta à quatre-vingts et mit en roue libre pour se laisser glisser jusque-là…
  
  Il était le premier. Pourtant, il était deux heures trente-cinq, ou presque…
  
  Il sortit une cigarette de sa poche et l’alluma. Puis, énervé, il mit pied à terre, laissa la portière ouverte et traversa lentement le carrefour, guettant autour de lui l’arrivée d’une autre voiture. Son Colt faisait une bosse dure sous son veston… Une bosse dure et rassurante. Joseph tirait vite et bien. Une qualité essentielle dans son métier…
  
  Le quartier était silencieux, semé de maisons rares isolées dans leurs jardins, mal éclairé. Un pauvre lampadaire, au croisement, dispensait avec parcimonie une lumière jaune sans éclat.
  
  Joseph s’arrêta au bord du trottoir et se retourna pour regarder sa voiture, de l’autre côté de la route. Il entendit un appel de sirène qui devait venir du port. Un chien aboya rageusement, puis se tut.
  
  Un carillon sonna la demie de deux heures dans une maison proche. « Encore une pendule qui retarde », pensa Joseph.
  
  Puis il entendit un chuintement caractéristique… Une voiture arrivait sur sa lancée. Il recula jusqu’au mur, porta sa main droite sous son veston, vers son Colt. Il vit l’automobile noire déboucher de la rue qui conduisait à l’entrepôt des Tabacs. Ce devait être Morand…
  
  Il fit un pas en avant, jura et voulut plonger. Trop tard. Le chant de mort d’une mitraillette fit éclater le silence nocturne. Un chant très court.
  
  Mais suffisant.
  
  Criblé, transformé en écumoire, M. John Sliven, alias Joseph, agent du C.I.A., rendit son âme au Dieu des Espions.
  
  La voiture reprit de la vitesse, sans hâte excessive, et se fondit bientôt dans la nuit. Le chien se remit à aboyer. Des volets s’ouvrirent en claquant. Une femme cria. Un homme décrocha un téléphone pour appeler la police…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  13
  
  
  Muriel, pour la vingtième fois depuis le début du repas, se demanda quel tourment secret pouvait bien ronger de la sorte le beau Boris Obarow.
  
  Il n’était plus que l’ombre de lui-même et ce n’était pas possible qu’il soit assez grand comédien pour réussir pareille composition. Pâle, nerveux, de larges cernes soulignant ses magnifiques yeux sombres, il donnait le spectacle d’une inquiétude, pire, d’une angoisse quasi maladive.
  
  La chère confortable, les vins capiteux ne lui avaient visiblement apporté aucun réconfort. Il fumait cigarette sur cigarette, ne cessait de jeter autour d’eux des regards de bête traquée, sautait du coq à l’âne, répondait à côté des questions. Muriel décida de prendre la mouche :
  
  — Mais enfin, Boris, qu’avez-vous ?
  
  Il la regarda, l’air ahuri.
  
  — Mais rien… Mon cœur, je vous assure…
  
  Elle tapa du pied avec colère et reprit en mettant une sourdine à sa voix, à cause des clients qui restaient encore dans le restaurant.
  
  — Je trouve votre attitude insultante pour moi. J’ai droit, je pense, à un minimum d’égards…
  
  Il soupira, affolé, passa une main tremblante sur son visage défait et répondit d’une voix hachée…
  
  — Je savais… Je savais bien que ça finirait ainsi… Je n’aurais pas dû… Ah ! Vous ne pouvez pas comprendre…
  
  Elle fit mine de se lever.
  
  — Boris, j’en ai assez ! Rien à mes yeux, ne peut justifier votre attitude. Malgré… Malgré toute l’affection que vous avez su m’inspirer, il m’est impossible d’en supporter davantage. Une dernière fois…
  
  Il lui attrapa le bras par-dessus la table.
  
  — Un instant, vous avez raison. Je n’ai pas le droit d’être ainsi avec vous… Si seulement j’étais sûr de… de votre amour.
  
  Elle se détendit, eut un pauvre sourire.
  
  — Ne vous en ai-je pas donné des preuves suffisantes ?
  
  Il se frappa le front.
  
  — Si, bien sûr. Je suis fou… je suis complètement fou.
  
  Il appela le garçon, demanda l’addition et paya.
  
  — Venez, dit-il en se levant. Allons sur la plage. Il me semble que je parlerai mieux dehors…
  
  Ils sortirent. Il était trois heures après-midi. Le soleil inondait les jardins luxuriants qui descendaient en terrasses successives jusqu’à l’océan. Il lui prit le bras, l’entraîna vers la plage déserte…
  
  — Parlez-moi de vous, exigea-t-il brusquement. Dites-moi comment vous êtes venue ici, comment vous viviez en Amérique ; ce que vous faisiez avant…
  
  Elle pensa : « Nous y voilà, Vincent avait raison ce matin de me faire préparer une « couverture ».
  
  Et se mit à raconter, très simplement, une histoire des plus édifiantes. Secrétaire dans des Compagnies industrielles jusqu’à l’année précédente, elle avait passé un concours pour entrer au Ministère de la Défense. Le fait de connaître à fond plusieurs langues l’avait beaucoup aidée. Elle avait été admise et avait travaillé dans les services d’armement pendant dix mois. Puis, le colonel Bushrod, envoyé en mission à Tanger, lui avait demandé si elle voulait l’accompagner. Elle avait accepté, aimant beaucoup voyager…
  
  Lorsqu’elle eut fini, ils marchaient depuis longtemps déjà sur l’étroite bande de sable fin qui bordait l’océan tumultueux et brasillant. Au large, très loin, un gros paquebot descendait vers le sud traînant derrière lui un long panache de fumée qui allait s’effilochant.
  
  Elle dit d’une voix très douce :
  
  — C’est tout, Boris. A vous maintenant… Vous vouliez m’expliquer…
  
  Il hésitait encore. Ils marchèrent en silence, environnés du vol serré des mouettes qui piaillaient tant et plus. Enfin, il se décida :
  
  — Je vous aime, Sophia. Je vous aime comme je n’ai jamais aimé, comme je croyais impossible d’aimer… Je suis un misérable, Sophia…
  
  Elle remarqua qu’il ne l’appelait plus « Mon cœur ». Ce devait être grave ! Il alluma une cigarette et enchaîna :
  
  — Je vous ai proposé hier de partir ensemble jusqu’au bout du monde. C’est impossible, Sophia…
  
  Il baissa la voix et elle dut tendre l’oreille à cause du fracas des vagues qui se brisaient en écumant tout près de là.
  
  — Ma vie ne m’appartient pas, Sophia. Je ne suis pas un homme libre… J’ai des maîtres, terriblement exigeants, terriblement impitoyables… Je ne puis leur échapper sans me condamner à mort…
  
  Il était si convaincant, paraissait si sincère qu’elle en fut bouleversée. Puis, elle se remémora les mises en garde de Bushrod et se ressaisit. Il reprit :
  
  — J’ai reçu l’ordre, ce matin, de rentrer en Israël…
  
  Elle s’écria :
  
  — Mon Dieu ! puis demeura sans voix. Il enchaîna vivement :
  
  — Je vous ai trompée, Sophia. J’ai trompé mes maîtres. J’ai trompé tout le monde pour ne trahir la confiance de personne. Je croyais cela possible… Je me suis trompé moi-même. Maintenant, il faut payer…
  
  — Comment cela est-il possible ? murmura-t-elle, d’une voix brisée.
  
  Il jeta sa cigarette sur le sable, vers la mer, et répliqua avec une vivacité nouvelle :
  
  — C’est très simple. J’étais officier dans l’armée israélienne. Depuis la fin de la guerre, je m’ennuyais à mourir. J’étouffais… Vous ne pouvez pas savoir. Je ne suis pas fait pour une vie médiocre, stagnante. Il me faut du mouvement, du luxe… J’ai proposé aux chefs des services de renseignements de l’armée de me rendre à Tanger où j’ai prétendu avoir d’importantes relations. On m’a donné de l’argent ; je suis venu ici. Et… Et je n’ai pas pu. Je suis trop honnête pour faire ce métier-là. Je n’ai pas pu trahir la confiance que me manifestaient certains hauts personnages… Depuis six mois que je suis ici, je n’ai envoyé que des renseignements puisés dans les journaux. Rien d’autre…
  
  Il alluma une autre cigarette, la rejeta aussitôt.
  
  — Ce matin, reprit-il, à l’aube, trois officiers du « S.R. » Israélien se sont introduits chez moi. Ce fut une scène… extrêmement pénible. Il m’était impossible de justifier mon attitude négative et ils m’ont accusé de trahison… Pour essayer de trouver une preuve, ils ont tout retourné chez moi…
  
  Sa gorge parut se serrer. Il craqua une allumette, leva ses mains en conque protégeant la flamme vers son visage, s’aperçut qu’il n’avait pas de cigarette aux lèvres et jeta l’allumette avec un rire nerveux.
  
  — Ils ont saisi des tas de choses, continua-t-il, d’une voix brusquement assourdie. Tous les documents, toutes les lettres, toutes les photographies qu’ils ont pu trouver. Ils ont même saisi les films que nous avons pris ensemble hier matin, au Cap Nègre…
  
  Muriel poussa un cri terrifié, parfaitement imité. Depuis le début, elle savait que Boris Obarow mentait, qu’il n’était pas sincère. La preuve indiscutable : sa vie commune avec Nahedad Rissani, plus connue sous le nom de Karomana Korti, personnage influent de la Ligue Arabe… La gorge contractée, Muriel articula :
  
  — Vous m’avez filmée… nue, n’est-ce pas ?
  
  — Oui, souffla-t-il, sur la plage privée, courant dans les rochers. Il y a un gros plan de vous sortant de l’eau sur lequel on pourra sans doute vous reconnaître…
  
  Elle s’arrêta, comme vidée de ses forces. En réalité, elle s’amusait d’une façon extraordinaire. Boris lui jouait une formidable comédie, dans un but bien précis. Il n’avait pas encore abattu toutes ses cartes, elle le savait. Elle aurait pu réciter pour lui ce qui restait à dire… La chose amusante était que Boris Obarow ne soupçonnait nullement d’avoir affaire à une adversaire de sa taille.
  
  — Je suis perdue, bredouilla-t-elle.
  
  Et ses lèvres tremblaient réellement. Il avait fait un pas de plus. Il s’immobilisa, se retourna pour lui faire face et la prit dans ses bras.
  
  — Jamais je ne me pardonnerai, dit-il. Ils savent que nous avons passé cette nuit ensemble au Cap Nègre. Ils savent qui vous êtes… Ils m’ont déjà proposé un marché où vous aviez votre place. Lorsqu’ils vont s’apercevoir qu’ils tiennent des photos compromettantes…
  
  Elle frissonna, réussit à blêmir.
  
  — Ils savent tout cela…
  
  Il hésita, rougit. – Quel grand artiste ! – et enchaîna d’une voix à peine audible.
  
  — Ils disent que l’ordre de rappel me concernant serait remis à plus tard si je pouvais dès aujourd’hui leur apporter certain renseignement que… que vous êtes en mesure de me donner.
  
  Elle se raidit, ouvrit la bouche pour protester. Il l’interrompit :
  
  — Ce n’est pas trop important. Tout au moins, je le suppose… Ils veulent connaître l’identité complète du colonel Bushrod, sa position dans l’Armée américaine, à quel service il appartient. C’est tout… Vous comprenez, Israël surveille de très près tout ce qui touche les questions arabes. Ils veulent certainement être renseignés à fond sur le colonel avant de tenter auprès de lui une éventuelle démarche… Ce n’est pas très important, n’est-ce pas ?
  
  Elle fit une moue hésitante, admit avec réticence :
  
  — Non, bien sûr. Je crois que je peux dire cela sans trahir la confiance du Colonel. Mais il faut me promettre une chose, Boris, je vous fais confiance… Vous ne leur transmettrez ces renseignements qu’en échange du film…
  
  Il respira profondément, des couleurs revinrent à ses pommettes saillantes, ses magnifiques yeux sombres retrouvèrent leur éclat. Il l’embrassa comme un fou :
  
  — Bien sûr, mon cœur ! Vous pouvez compter sur moi… Bon sang, que je suis heureux. Tout ce cauchemar fini ! Nous allons pouvoir rester ensemble… Je… Oh !
  
  Il fondit en larmes. Et le cœur de Muriel se serra. Non de pitié, mais de crainte. Boris Obarow était un type formidable dans son genre, elle venait de le comprendre… Et n’était plus du tout certaine de pouvoir le berner aussi facilement qu’elle avait cru…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  14
  
  
  Hubert regarda pensivement Muriel qui venait de tout lui raconter et remarqua :
  
  — Pour faire un bon agent secret, il faut nécessairement être un excellent comédien. Mais ce Boris Obarow aurait fait une carrière fantastique à Hollywood !
  
  — En somme, il m’a demandé peu de chose…, pour commencer, dit Muriel.
  
  Hubert eut un rire sarcastique.
  
  — Pour commencer, oui… Demain, il vous annoncera tout penaud que les autres n’ont pas voulu lui rendre immédiatement le film, bien qu’il ait donné les renseignements. Toutefois, si vous pouvez indiquer le genre de mission qui m’a amené ici, avec preuves à l’appui… Et ainsi de suite. De jour en jour, les exigences étant savamment dosées dans l’importance, vous devez théoriquement trahir davantage, sans presque vous en apercevoir, par pitié, par amour et par intérêt. Le premier pas est toujours le plus coûteux. Le pli une fois pris… Une fois lancée sur la pente, vous ne devez plus savoir comment ni quand vous arrêter. C’est une technique qui n’est pas neuve, mais qui a le mérite précisément d’avoir fait ses preuves…
  
  Il resta songeur quelques secondes, puis :
  
  — Maintenant que nous connaissons LA méthode de M. Boris Obarow, nous devons toucher au but très rapidement…
  
  Il revit en esprit la séduisante Marion Lead s’abandonnant aux baisers de Boris Obarow dans le parc, le soir de la réception… La vision fugitive qu’il avait eue du couple enlacé dans l’ombre complice contenait peut-être toute l’explication de l’affaire. Boris avait opéré avec Marion comme il avait entrepris de le faire avec Muriel. Et, de fil en aiguille, la séduisante Marion avait livré au beau Slave les photocopies des plans américains de défense de l’Afrique du Nord…
  
  Amour, Chantage et Espionnage… Un beau titre pour le rapport qu’adresserait Hubert à M. Smith, en fin de course. Il dit à Muriel :
  
  — Allez me chercher mes vêtements. Il m’est impossible de rester ici une heure de plus. Surtout que je suis de plus en plus inquiet au sujet de Joseph…
  
  Le magnifique visage de Muriel se crispa :
  
  — Toujours pas de nouvelles ?
  
  — Toujours pas, dit Hubert, en rejetant les draps pour se lever. Dépêchez-vous, s’il vous plaît.
  
  Elle quitta la pièce. Il se leva, se dirigea en clopinant vers le lavabo fixé au mur entre la porte et la fenêtre. Son genou gauche était très gonflé par l’épanchement de synovie consécutif au choc reçu à cet endroit. C’était bien ça le plus gênant. Son épaule était encore douloureuse, mais les muscles une fois réchauffés, tout irait mieux. Douloureuses aussi les côtes ; il ne pouvait respirer à fond sans éprouver comme un coup de poignard au côté. Sa tête allait bien. Il ne conservait qu’un pansement réduit maintenu par des bandes de toile adhésive.
  
  Il fit une toilette sommaire. Il se rasait quand Muriel reparut, chargée de vêtements.
  
  — Je me demande si vous pouvez remettre votre smoking comme ça.
  
  — Ça ira très bien jusqu’à la maison. Nous allons y passer d’abord, pour me changer. Si j’avais pu vous joindre plus tôt, je vous aurais demandé de m’amener le nécessaire…
  
  Elle fit fonctionner le petit poste radio fixé à la tête du lit, près du téléphone. La voix d’un speaker s’éleva.
  
  … Il importe de ne pas les grossir, encore qu’ils agrandissent un peu plus le fossé franco-marocain… Dernière minute : on nous informe que l’homme assassiné cette nuit au carrefour Antée-Route de Cherf a été identifié. Il s’agit de M. John Sliven, importateur-exportateur de nationalité américaine, qui…
  
  Le reste fut couvert par les jurons effroyables de Hubert. Le rasoir électrique continuant de tourner à vide dans sa main crispée, il donna un moment libre cours à sa fureur. Son visage dur avait pris une expression terrible. Muriel frissonna, impressionnée par cette force formidable qui émanait de cet homme en colère. Enfin, il se calma. Son masque parut se figer. Ses yeux bleus aux reflets métalliques redevinrent de glace. Dans le fond des prunelles, flottait une lueur rusée et cruelle bonne à donner la chair de poule au plus optimiste des adversaires.
  
  Il dit en serrant les dents et le ton de sa voix était lui aussi de glace.
  
  — Joseph était un chic type et c’est moi qui l’ai envoyé à la mort. C’est donc à moi de le venger…
  
  Il fixa Muriel droit dans les yeux.
  
  — Vous pouvez considérer, Madame, que les réjouissances, les vraies, ne font que commencer…
  
  Elle objecta :
  
  — Vous êtes à moitié bancal. Une proie facile…
  
  Il eut un rire sardonique.
  
  — Une proie facile ? Bon Dieu, c’est bien la première fois que je m’entends dire ça. Vous avez de la benzédrine ?
  
  — Bien sûr.
  
  Elle lui offrit le tube pris dans son sac. Il avala plusieurs pilules, termina de se raser, s’habilla et annonça :
  
  — On file. Venez…
  
  Ils sortirent et montèrent dans la voiture louée par Muriel pour pallier la perte de la Buick. La jeune femme prit le volant.
  
  — Passez par la rue du Statut, dit Hubert. Arrêtez-vous devant le Minzah.
  
  Ils furent en quelques minutes devant le palace. Sur le trottoir grouillait l’habituelle multitude de gamins arabes.
  
  — Descendez et allez demander si Bernard Morand est encore là. Dans l’affirmative, revenez me prévenir…
  
  Elle descendit sans demander d’explications et pénétra dans le hall de l’hôtel, très animé en cette fin d’après-midi. Hubert gardait cet air farouche qu’il avait pris en apprenant la mort de Joseph…
  
  Morand n’avait pas voulu d’une rencontre dans les salons du Minzah. Trop simple… Il avait fixé rendez-vous au diable Vauvert, et, à ce rendez-vous, comme par hasard, Joseph s’était fait descendre…
  
  Monsieur Morand ignorait probablement que la conversation téléphonique avait eu un témoin. Monsieur Morand se trompait fort s’il croyait ne pas avoir d’ennuis… Monsieur Morand allait avoir des ennuis !
  
  Muriel revint. Sa démarche était souple et noble. Son visage, calme. Elle se pencha à la portière et annonça :
  
  — Parti ce matin de bonne heure, destination inconnue.
  
  Hubert serra les dents.
  
  — C’était à prévoir, gronda-t-il.
  
  Il réfléchit une seconde et décida :
  
  — Accrochez n’importe lequel de ces guides et demandez Mohammed. Qu’il vienne me voir…
  
  Elle fit une moue.
  
  — Mohammed ? Ils doivent bien être vingt à s’appeler comme ça !
  
  — Allez, coupa Hubert irrité. Nous n’avons pas de temps à perdre…
  
  Elle refit la moue, hocha sa jolie tête. Puis se dirigea vers le groupe des jeunes Arabes qui lézardaient au soleil finissant. Hubert la vit discuter un moment avec toute la bande qui s’était agglutinée autour d’elle comme un essaim de mouches sur un pot de confiture. Elle devait éprouver quelque peine à se faire entendre… Enfin, elle parut avoir réussi et revint en compagnie d’un jeune homme d’une vingtaine d’années, vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemisette à col ouvert, d’une blancheur immaculée. Il était beau, mince, et semblait intelligent.
  
  — Celui-là s’appelle Mohammed, annonça Muriel avec une mine épuisée. J’espère que c’est le bon…
  
  Elle jeta un regard effrayé vers la meute à laquelle elle venait de se mesurer. Hubert considéra un instant le garçon qui attendait sans mot dire, comme s’il soupçonnait ce qui allait suivre. Hubert murmura en prononçant avec soin :
  
  — Le rosier de mon jardin était mort ce matin quand je me suis levé. Que dois-je faire ?
  
  Mohammed battit des cils et ses pommettes se colorèrent. Il répondit très vite :
  
  — Me faire confiance, Sahib.
  
  Hubert soupira et prévint Muriel qui attendait derrière le garçon, sur le trottoir :
  
  — C’est bien celui-là, vous pouvez remonter.
  
  Elle rit de soulagement et reprit sa place sous le volant.
  
  Hubert s’adressa de nouveau au jeune Arabe.
  
  — Tu sais ce qui est arrivé cette nuit ?
  
  — Oui, Sahib. Les morts réclament vengeance.
  
  Hubert continua :
  
  — Joseph avait rendez-vous là-bas avec un client du Minzah. Bernard Morand, nationalité suisse, journaliste. Joseph lui avait téléphoné devant moi. L’autre avait lui-même fixé le rendez-vous là où Joseph a été abattu… La dame qui m’accompagne vient de se renseigner au bureau de l’hôtel. Le type est parti ce matin de bonne heure. Je veux savoir ce qu’il est devenu. Il aurait pris un taxi en partant…
  
  Mohammed s’inclina :
  
  — Je crois que ce sera facile, Sahib. Reviens me voir vers minuit…
  
  Il s’éloigna. Muriel soupira :
  
  — Ce qu’il est beau ! Il a une démarche de gazelle…
  
  Hubert grogna :
  
  — C’est possible. Qu’est-ce que vous attendez pour démarrer ?
  
  — Direction ?
  
  — Chez nous.
  
  Ils y furent en un quart d’heure. Muriel ouvrit la porte et laissa passer Hubert qui boitait assez bas.
  
  — Prenez la tête, plaisanta-t-elle. On ne sait jamais… Des fois qu’on nous aurait livré un autre cadavre !
  
  Ils firent la lumière. Tout était en ordre. Hubert monta dans sa chambre et changea de linge et de vêtements. Il redescendit vêtu d’un complet de fin tissu couleur puce.
  
  — Vous êtes magnifique, dit Muriel en le voyant apparaître. Que faisons-nous maintenant ?
  
  Une lueur féroce brilla dans le regard dur de Hubert.
  
  — Rendre visite à nos voisins… A nos charmants voisins.
  
  Ils s’y rendirent à pied, Hubert ayant décidé de marcher pour vaincre l’ankylose de son genou. Marion vint leur ouvrir la porte. Elle portait une robe noire d’après-midi qui lui allait à ravir. Elle s’exclama :
  
  — Quelle surprise ! Colonel ! Vous êtes revenu si vite que nous n’avons même pas eu le temps d’aller vous voir dans votre lit ! Je suis obligé de faire le service moi-même, Yakoub nous a lâchés, sans un mot d’explication. Croyez-vous ? Ce matin, il n’était plus là… Si bien que nous sommes sans domesticité. Miss Lorain et Anita sont en train de préparer le dîner…
  
  Elle referma la porte, les poussa vers le salon, continua :
  
  — Anthony est dans son bureau. Il s’est enfermé après nous avoir ordonné de le laisser tranquille…
  
  Elle fit une grimace, fronça les sourcils et dit en baissant la voix :
  
  — Je ne sais pas ce qu’il a en ce moment, mais ça va de mal en pis. Je ne l’ai jamais vu comme aujourd’hui… On dirait qu’il porte tous les remords de la terre sur ses épaules…
  
  Elle dut se rendre compte qu’elle venait de trop parler et se mordit les lèvres en glissant vers Hubert un regard chargé d’inquiétude. Ce dernier annonça :
  
  — Je veux le voir. Voulez-vous le prévenir ?
  
  Elle parut effrayée.
  
  — Non ! Je… Je ne peux pas. Il me ferait une scène terrible.
  
  Hubert la fixa droit dans les yeux et dit avec trop de douceur :
  
  — Vous semblez bien agitée, Mrs Lead ? Auriez-vous réellement des ennuis ?
  
  Elle pâlit, se tordit les mains, chercha vainement un secours vers Muriel qui affectait une totale impassibilité, puis se fâcha :
  
  — Je n’ai rien du tout. J’ai que je n’aime pas voir Anthony dans cet état. Il nous rend alors la vie impossible… Allez donc lui parler. Si ça peut le calmer, soyez béni !
  
  — Amen ! dit Hubert, très ironiquement.
  
  Et il quitta le salon, après avoir fait signe à Muriel de rester avec Mrs. Lead.
  
  Il frappa à la porte du bureau. Aucune réponse… Il frappa de nouveau, puis annonça :
  
  — C’est le colonel Vincent Bushrod. Je veux vous parler, Lead. C’est important…
  
  Silence. Hubert sentit sa gorge se serrer. Un pressentiment lui broya le cœur. Il essaya d’ouvrir. La porte était fermée. Il se pencha pour examiner le trou de la serrure. La clé s’y trouvait, tournée à l’horizontale. Par le minuscule orifice laissé sous l’axe, il voyait de l’autre côté, sans pouvoir rien distinguer, sinon qu’il y faisait sombre Anthony Lead ne pouvait travailler dans une pareille obscurité.
  
  Il fit demi-tour. Les deux femmes caquetaient dans le salon. Muriel avait compris qu’il avait besoin de tranquillité et s’employait à occuper Mrs. Lead. Il gagna la porte, sortit sans bruit et prit à droite pour contourner la maison. Il arriva sous la fenêtre du bureau sans avoir rencontré personne. Les volets métalliques étaient clos, mais Dan avait dit qu’ils fermaient mal. Ils étaient en effet mal joints. Hubert glissa ses doigts en dessous, tira un coup sec. Succès immédiat.
  
  Il essaya de voir à l’intérieur. L’appui de la fenêtre se trouvait à hauteur de ses épaules. Mais il faisait trop sombre dans la pièce. A tout hasard, Hubert poussa la fenêtre, pensant que la crémone pouvait n’avoir pas été tournée. C’était le cas. Les deux battants vitrés s’ouvrirent, lui évitant de devoir casser un carreau.
  
  Alors, il vit… Anthony Lead était affalé sur son bureau. Sa tête, entre ses bras tendus, était tournée vers la fenêtre…
  
  Hubert, dopé par la benzédrine et oubliant ses douleurs, sauta en prenant appui sur le rebord de la fenêtre, fit un rétablissement, se laissa retomber de l’autre côté…
  
  Il sortit de sa poche une paire de gants, de cuir fin et souple, et les enfila. Puis fit la lumière.
  
  Anthony Lead était mort, et mort empoisonné : son masque convulsé le disait clairement. Sur le bureau, à côté du téléphone, un verre vide. Près du verre, une bouteille d’apéritif. Du Cinzano. Lead avait dû boire pour faire passer les pilules. De l’autre côté, à gauche du mort, une grosse enveloppe blanche, cachetée de cire, avec en suscription :
  
  
  
  POUR LE COLONEL VINCENT BUSHROD
  
  
  
  Aussi impassible qu’attentif, Hubert prit l’enveloppe, la fendit au moyen d’un coupe-papier trouvé sur le bureau et en tira une feuille manuscrite.
  
  L’écriture était haute, distinguée, mal assurée. Et, à la fin, devenait presque informe. Hubert lut :
  
  
  
  Colonel,
  
  Je connais parfaitement l’objet de votre mission à Tanger : vous êtes venu me convaincre de trahison avec l’intention de me ramener ensuite aux States pour être jugé.
  
  Je ne veux pas être jugé. Je préfère me punir moi-même et disparaître immédiatement afin d’éviter à ma famille la honte d’un procès public.
  
  C’est moi qui ai livré les photocopies des plans de défense pour l’Afrique du Nord. Je l’ai fait pour l’amour d’une femme : Nahedad Rissani. Je suis le seul responsable.
  
  Je m’en remets à votre esprit humain pour décider si vous transmettrez cette lettre ou non à vos chefs. S’il existait une possibilité de conclure autrement votre enquête, en laissant le nom de Lead sans tache, le feriez-vous
  
  Je ne demande rien.
  
  Adieu.
  
  Anthony Lead.
  
  
  
  Hubert, lentement, replia le feuillet, le reglissa dans l’enveloppe et mit le tout dans sa poche. Il restait figé, ne pouvant détacher maintenant son regard étonné du visage convulsé de cet homme qui, ayant avoué avoir trahi pour l’amour d’une femme belle et dangereuse, venait de se suicider pour échapper au déshonneur public…
  
  Étrange…
  
  Étrange et stupéfiant. Hubert éprouvait un malaise indéfinissable…
  
  Non, ça n’allait pas. Ça ne pouvait pas aller… Quelque chose clochait. Il était venu là aux trois quarts convaincu de la culpabilité de Marion…
  
  Marion ! Mais par Dieu, tout pouvait s’expliquer. Anthony s’était accusé puis suicidé afin de la sauver. Il avait découvert sa trahison – double – et…
  
  Hubert grinça des dents. Une lueur dangereuse apparut dans son regard bleu de glace. Il s’assura qu’il n’avait rien oublié, et que rien ne lui avait échappé… Puis, il alla refermer les volets et la fenêtre.
  
  Il colla son oreille contre la porte. Aucun bruit proche. Il tourna prudemment la clé dans la serrure, pesa sur la poignée, tira…
  
  Rien en vue. Il sortit la clé, passa vivement dans le couloir, referma et mit la clé en poche. Il avait laissé volontairement la lumière allumée.
  
  Au salon, Muriel et Marion parlaient de Washington. Il entra sans frapper et annonça d’une voix très calme :
  
  — Je viens de voir Anthony. Il ne faut le déranger sous aucun prétexte, pas même pour dîner. Laissez-le en paix… Il a un travail important à faire et il n’est pas dans son assiette.
  
  Il n’avait cessé, en parlant, d’observer Marion avec beaucoup d’attention. Il était très possible que, déjà au courant de la mort d’Anthony, elle veuille le cacher pour une raison ou une autre. Dans ce cas, elle aurait dû se trahir en écoutant Hubert, à moins qu’elle ne soit d’une indifférence surhumaine…
  
  Elle parut soulagée et réussit à sourire.
  
  — Je ferai comme vous dites, Vincent.
  
  Il reprit, très sérieux.
  
  — Il faut que j’aie un entretien avec miss Lorain. Tout de suite et en particulier…
  
  Marion, chez elle, aurait pu s’étonner de l’entendre exiger ainsi. Elle n’en fit rien.
  
  — Je vais aller la chercher, dit-elle vivement en marchant vers la porte.
  
  Il lui barra le chemin.
  
  — Non, Mrs. Lead. Dites-moi simplement où elle est…
  
  — A la cuisine, intervint Muriel, Marion vous l’a déjà dit…
  
  — Il y a dix minutes de cela, répliqua froidement Hubert en regardant Mrs. Lead comme il aurait regardé un serpent. Elle se troubla, devint blanche comme neige, porta une main à sa gorge et ouvrit la bouche pour parler. Mais aucun son ne sortit…
  
  Hubert sourit avec beaucoup d’arrogance et ressortit. Il savait maintenant être au dernier acte de la tragédie et son dessein était de jeter l’alarme autour de lui, de tâcher à créer un climat explosif…
  
  Lucille Lorain et Anita Lead se trouvaient bien aux cuisines, très occupées semblait-il. Hubert resta sur le seuil et dit d’un ton glacé :
  
  — Bonsoir, mesdemoiselles. Navré de vous interrompre dans une aussi noble tâche. Je désire parler à Miss Lorain, en particulier…
  
  Anita le regarda, bouche bée.
  
  — Je vous croyais à l’hôpital, bredouilla-t-elle.
  
  Hubert ne répondit pas. Il fixait intensément Lucille Lorain qui répliqua avec nervosité :
  
  — Allons dans ma chambre si vous l’estimez nécessaire.
  
  — Allons, dit-il.
  
  Il s’effaça pour la laisser passer. Elle avait mis un tablier blanc par-dessus sa robe verte à manches courtes. Elle avait vaguement l’air, ainsi, d’une soubrette du grand siècle… De ces soubrettes que leurs maîtres prenaient plaisir à trousser dans les coins obscures. Hubert y pensa malgré lui, mais l’heure n’était pas à la bagatelle.
  
  Ils se retrouvèrent à l’étage, dans la chambre que Hubert connaissait déjà. Il ferma la porte et regarda la jeune femme, avec de nouveau une lumière dangereuse au fond des yeux.
  
  — Je vous écoute, dit-elle avec défi bien que visiblement impressionnée.
  
  Il attaqua brutalement.
  
  — Je veux savoir où se trouve actuellement Bernard Morand.
  
  Elle blêmit, resta sans voix. Hubert insista :
  
  — Je ne vous lâcherai pas avant de savoir.
  
  Il avait l’air suffisamment féroce et déterminé pour que la menace ne pût être prise à la légère. Elle essaya cependant de biaiser :
  
  — Je… Je ne comprends pas.
  
  — Je suis passé au Minzah, précisa-t-il durement. Il est parti ce matin de bonne heure, sans laisser d’adresse…
  
  Elle porte ses doigts à ses tempes et murmura :
  
  — Je ne comprends pas.
  
  Sur une impression subite, il pivota, ouvrit la porte et sortit dans le couloir. Anita Lead, surprise, resta un pied en l’air, à mi-chemin de l’escalier.
  
  — Fichez-moi le camp, ordonna-t-il. Où je vous flanque une fessée…
  
  Elle devint écarlate et battit précipitamment en retraite. Par mesure de prudence, il alla jeter un coup d’œil dans la chambre de Dan. Elle était vide. Il revint auprès de Lucille Lorain, referma la porte.
  
  — Je vous écoute, dit-il d’un ton menaçant. Essayez de comprendre que le moment est venu pour vous de crier « pouce » si vous ne voulez pas vous trouver impliquée dans une affaire extrêmement désagréable…
  
  Elle avait un regard de bête traquée et tremblait des pieds à la tête. Elle demanda d’une voix étranglée :
  
  — Qu’est-ce… Qu’est-ce que Bernard vient faire là-dedans ?
  
  Impitoyable, décidé à jouer cartes sur table pour emporter la décision, il expliqua :
  
  — Cette nuit, en ma présence, un certain John Sliven a téléphoné à Monsieur Bernard Morand pour lui demander un rendez-vous. Monsieur Bernard Morand a fixé lui-même comme lieu de rencontre le carrefour du boulevard d’Antée et de la route de Cherf.
  
  Elle devait avoir entendu le communiqué de la radio car elle eut un haut-le-cœur et son visage prit une teinte terreuse. Rageur, Hubert continua :
  
  — M. John Sliven est allé à ce rendez-vous. Il y a trouvé la mort, cette nuit vers deux heures et demie. Avez-vous encore besoin de précisions ?
  
  Elle fléchit sur ses jambes, ses paupières se fermèrent. Il se précipita pour la soutenir et l’aida à s’installer dans le fauteuil. Haletante, elle resta un moment sans réactions, puis protesta d’une voix sifflante :
  
  — Bernard n’a rien à voir dans tout cela. Absolument rien…
  
  La tournure même de sa phrase impliquait sa connaissance de « tout cela », Hubert fonça :
  
  — Vous savez pourquoi je suis venu à Tanger. Je sais comment, depuis quand et par qui… « Il » a parlé. Donnez-moi une preuve de votre sincérité… Je ne veux pas votre mort.
  
  Elle murmura, froissant son tablier blanc entre ses mains frémissantes :
  
  — Joseph. Il m’en a parlé avant d’expédier son rapport à Washington. Il croyait que je pouvais l’éclairer… Il aurait voulu trouver lui-même la solution. Après, il s’est rendu compte que cela lui serait compté comme une imprudence grave et m’a fait jurer de garder le secret…
  
  Hubert eut un rire sardonique.
  
  — Ouais ! Et vous avez failli à votre promesse. Vous aviez de l’affection pour Anthony Lead et vous l’avez prévenu…
  
  — Oui, avoua-t-elle. Je l’ai prévenu… J’étais convaincue de son innocence absolue et je pensais lui devoir cela… J’étais à son service et non à celui du Département d’État.
  
  Hubert ricana :
  
  — C’est un point de vue qu’il vous sera difficile de défendre, si vous m’obligez à tout dévoiler…
  
  Il voulait lui tendre la perche. Elle mordit à l’hameçon, leva vers lui de pauvres yeux battus et questionna :
  
  — Vous voulez dire que je pourrais être tenue à l’écart…
  
  Il opina :
  
  — Si vous êtes sincère à cent pour cent, oui… Dans ce cas-là, et dans ce cas-là seulement, vous avez ma parole que je ferai tout ce qui sera possible pour vous tirer d’affaire…
  
  Elle hocha doucement sa jolie tête et il respira plus librement. Il la tenait, maintenant elle allait parler et, dans la mesure où elle ne serait pas réellement compromise elle-même, il pourrait la croire. Elle demanda d’une toute petite voix :
  
  — Que vouliez-vous savoir ?
  
  — Bernard Morand, d’abord, exigea-t-il.
  
  Elle reprit des couleurs et protesta vigoureusement :
  
  — Je vous jure qu’il n’est pas mêlé à tout cela. Je… Je l’ai connu voici seulement quinze jours…
  
  Il fit un rapide calcul. Après l’incident du Petit Socco. Il la laissa poursuivre.
  
  — Il arrivait de Berne. Vous pourrez vérifier à la Douane. Nous nous sommes rencontrés au Minzah où j’avais été faire une course pour M. Lead. Ce fut… Ce fut le coup de foudre. Nous nous sommes vus ensuite chaque jour, et…
  
  Elle devint écarlate.
  
  — Vous êtes devenue sa maîtresse ? questionna froidement Hubert.
  
  — Oui, admit-elle. C’était mon droit…
  
  — Sûr, dit-il.
  
  Puis, saisi d’une inspiration.
  
  — Comment vous retrouviez-vous ?
  
  Elle continuait de torturer son tablier qui n’était plus qu’un chiffon.
  
  — Il venait me chercher la nuit, en voiture. Il m’attendait sur la route près du portail.
  
  — Quand l’avez-vous vu ainsi la dernière fois ?
  
  — Voici trois jours…
  
  Elle se reprit.
  
  — Non… C’est-à-dire… Nous devions nous voir… Et, quand je suis sortie, il y avait un voiture tous feux éteints près du portail. Au moment de monter, je me suis rendue compte que ce n’était pas lui… J’ai fait demi-tour. Depuis, après cette coupure, je ne l’ai pas revu…
  
  Avide, il demanda ;
  
  — Comment étiez-vous habillée, cette nuit-là ? C’est important.
  
  Elle réfléchit un court instant.
  
  — J’avais oublié de prendre un manteau. Je m’en suis aperçue dans le vestibule… J’ai pris le cache-poussière de Mrs. Lead qui était au portemanteau…
  
  Il se mit à rire cyniquement.
  
  — C’était moi qui vous attendais, dit-il.
  
  Sans autre explication. Elle parut stupéfaite. Il reprit tout à trac.
  
  — Quelqu’un dans la maison, a trahi. Qui ? Vous êtes bien placée pour savoir. Anthony lui-même ?
  
  Elle protesta avec indignation.
  
  — Lui ? C’était la droiture personnifiée !
  
  Il insinua :
  
  — Il était l’amant de Nahedad Rissani…
  
  Elle fut debout, bouleversée, outrée.
  
  — C’est faux ! clama-t-elle. Il adorait sa femme… Il était la fidélité même !
  
  Hubert eut un sourire cruel.
  
  — Je voudrais bien vous croire. Mais parlez plus bas, on peut nous entendre…
  
  Elle se laissa retomber dans le fauteuil, s’apaisa. Il lâcha :
  
  — En tous cas, j’ai vu Marion Lead se laisser embrasser par Obarow, dans le parc, avant-hier soir…
  
  Elle eut un geste vaguement écœuré.
  
  — Vous ne m’étonnez pas…
  
  Il demanda :
  
  — Anthony et Marion faisaient-il chambre à part ?
  
  Elle secoua négativement la tête.
  
  — Comment aurait-ils pu ? Toutes les chambres sont occupées…
  
  — Comment fixiez-vous vos rendez-vous avec Morand ?
  
  Elle parut étonnée.
  
  — Par téléphone, bien sûr. Il y avait toujours un moment où je me trouvais seule dans le bureau… De plus, je descendais chaque jour ou à peu près en ville…
  
  Il fit une moue soupçonneuse.
  
  — Je pensais, prononça-t-il lentement, que vous correspondiez par signaux lumineux.
  
  Ahurie, elle l’examina un instant avec l’air de se demander s’il n’était pas devenu fou, puis éclata franchement de rire.
  
  — Vous plaisantez, dit-elle. Je n’ai plus seize ans pour me plaire à des mises en scène aussi romantiques !
  
  Il s’obstina :
  
  — Tout le monde, ici, dormait sur le même palier. Ne vous est-il jamais arrivé d’entendre au milieu de la nuit l’un ou l’autre marcher dans le couloir ?
  
  — Si, bien sûr. La nature parle même la nuit…
  
  — Qui, le plus souvent ?
  
  — Je ne sais pas. Je dors assez bien. S’il m’arrivait d’entendre marcher dans le couloir, je ne me posais pas la question de savoir qui cela était…
  
  Brutalement :
  
  — Qui, en dehors d’Anthony Lead, connaissait la combinaison du coffre qui se trouve dans le bureau ?
  
  Elle répondit machinalement :
  
  — Moi.
  
  Puis, l’air effrayé :
  
  — Peut-être quelqu’un d’autre…
  
  — Marion ?
  
  — C’est possible. Je l’ignore… M. Lead avait pu la lui indiquer en cas… d’accident.
  
  — Il avait toute confiance en vous ?
  
  — Je crois.
  
  Il fit semblant de réfléchir en se grattant derrière l’oreille. Son genou le faisait souffrir et il ne voulait pas s’asseoir.
  
  — Quelle a été la réaction de Lead lorsque vous l’avez mis au courant de l’enquête dont il allait être l’objet ?
  
  Elle répondit sans hésitation.
  
  — Il a été effrayé. Il répétait que ce n’était pas possible. Que la fuite avait dû venir d’ailleurs…
  
  — Il savait pourtant être seul détenteur à Tanger des documents en question ?
  
  — Oui, bien sûr… Mais il essayait de se raccrocher à n’importe quoi qui pût représenter pour lui un espoir… Il imaginait que la fuite pouvait s’être produite à Washington et que le porteur du microfilm était passé accidentellement à Tanger…
  
  — Stupide.
  
  — Mais pas impossible…
  
  — Rien n’est impossible. Nous devons néanmoins nous en tenir aux faits…
  
  Un temps, puis :
  
  — Rolandez, l’homme qui a essayé de vous enlever chez Obarow, a pris Morand comme prétexte.
  
  — Oui, il disait que Bernard m’attendait au fond du parc.
  
  — Je le savais. J’ai trouvé une photographie de vous deux dans la voiture de Rolandez… C’est bien. Je vais vous demander de ne pas quitter cette maison sans que je vous y autorise. Je pense terminer avant demain… Vous avez une clé de la porte d’entrée, bien sûr. Voulez-vous me le remettre…
  
  Elle se leva, alla chercher un sac à main dans l’armoire, y prit une clé qu’elle lui tendit.
  
  — Ne dites à personne que vous m’avez remis cette clé. C’est un ordre…
  
  — C’est entendu, dit-elle. Je ne le dirai à personne…
  
  Il ouvrit la porte brusquement et regarda dans le couloir. Désert.
  
  — Je descends. Merci, Miss Lorain. J’espère que tout s’arrangera en ce qui vous concerne…
  
  Elle ne répondit pas. Il prit l’escalier et rejoignit le salon. Muriel faisait de visibles efforts pour entretenir une conversation languissante. Il annonça en fixant sur Marion un regard sans aménité.
  
  — Nous allons vous laisser, Mrs. Lead. Je viens d’apprendre par Miss Lorain que vous savez exactement qui je suis et pourquoi je suis ici. En un certain sens, cela facilite les choses. Voici donc mes instructions… à ne transgresser sous aucun prétexte. Primo : ne pas déranger votre mari qui travaille pour moi à la rédaction d’un rapport important. Secondo : personne ne devra quitter cette maison, sous aucun prétexte… Compris ?
  
  Il demanda :
  
  — Puis-je téléphoner ?
  
  Elle eut un geste d’excuse :
  
  — Le téléphone est dans le bureau de mon mari.
  
  Rassuré, il répondit :
  
  — Tant pis. Je ne veux pas le déranger. Je téléphonerai d’ailleurs. Vous venez, Sophia ?
  
  Ils prirent congé. Dehors la nuit était tombée. Un vent tiède soufflait de l’intérieur des terres. Muriel demanda :
  
  — Programme ?
  
  — Nous prenons la voiture et descendons en ville… pour dîner.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  15
  
  
  Minuit, devant el Minzah.
  
  Muriel passa au ralenti et arrêta la voiture cinquante mètres plus loin. Hubert sortit de l’état de somnolence qui commençait à le gagner et dit :
  
  — Allez le chercher.
  
  Muriel tenait son regard fixé sur le rétroviseur.
  
  — Inutile, dit-elle, il arrive.
  
  Mohammed, sans mot dire, monta derrière, s’assit au bord de la banquette, referma la portière et s’accouda sur le dossier du siège avant, entre Muriel et Hubert qui s’étaient tous deux à demi-tournés pour le voir.
  
  — Vas-y, dit Hubert. Nous t’écoutons…
  
  — Ce n’est pas Morand qui a descendu Joseph, annonça l’autre en secouant la tête de haut en bas pour donner plus de poids à son affirmation.
  
  — Je voudrais bien en être aussi sûr que toi, grogna Hubert que son genou faisait souffrir. Explique…
  
  Le jeune Arabe avala sa salive. Sa pomme d’Adam proéminente fit un brusque aller-retour le long de son cou mince.
  
  — Je commence par le commencement, reprit-il après un court silence. Bernard Morand est arrivé à Tanger il y a eu exactement hier quinze jours. Il avait une carte de journaliste pour une feuille de chou insignifiante du Canton de Vaud. Il est probable que ce n’était pour lui qu’accessoire. Il avait de l’argent… Pas de fréquentations douteuses… Je veux dire qu’il n’a pas été vu pendant son séjour avec les personnes que Joseph nous faisait surveiller… Il est beaucoup sorti avec la secrétaire de M. Lead, une certaine Miss Lorain qui devait être sa maîtresse. La nuit dernière, il n’a pas quitté sa chambre et n’a reçu aucun coup de téléphone…
  
  Hubert ricana.
  
  — Je voudrais bien savoir comment tu peux en être certain !
  
  Très digne, le jeune Arabe le toisa :
  
  — Je n’ai pas l’habitude d’affirmer sans être sûr. Joseph m’avait appris… C’est très simple, tu vas voir. Tu sais que nous fournissons de jolies filles aux touristes qui nous le demandent. Cette nuit, Aricha a couché avec Morand. Aricha travaillait aussi pour Joseph. Elle m’a dit ce soir que Joseph lui avait demandé de tenter sa chance auprès du Suisse. Elle a réussi. Aricha affirme que Morand souffrait du mal d’amour. Il lui a dit que la femme qu’il aimait n’était pas au rendez-vous… qu’il y avait un autre homme en voiture. Qu’elle ne lui avait même pas téléphoné depuis. Il semblait très malheureux. Il est parti ce matin en taxi jusqu’à l’aéroport. Il a pris un avion pour Paris.
  
  Hubert bouillait.
  
  — Et il n’a reçu aucune communication cette nuit vers deux heures et demie ? Il ne s’est pas absenté ?…
  
  Le jeune Arabe secoua négativement la tête :
  
  — Non, Aricha l’affirme et on peut la croire…
  
  Hubert eut un soupir incrédule.
  
  — Joseph a téléphoné devant moi… Il a appelé le Minzah et a demandé Bernard Morand. On le lui a passé… Ils ont échangé quelques phrases et le rendez-vous a été fixé… Alors ?
  
  Sans s’énerver, Mohammed répondit :
  
  — On peut croire Aricha. Ce n’est pas Bernard Morand qui se trouvait à l’autre bout du fil…
  
  Il baissa la voix et se pencha davantage vers Hubert.
  
  — Le téléphoniste de service la nuit dernière connaît des gens qui ne sont pas d’accord avec nous. Il est possible que ces gens-là se soient intéressés à Morand en raison de ses relations avec la secrétaire d’un haut fonctionnaire américain.
  
  Cette fois, Hubert admit que l’hypothèse était vraisemblable. Il savait, lui, que les autres s’étaient « intéressés » à Miss Lorain et connaissaient l’existence de Morand. De là à le faire surveiller…
  
  Il reprit :
  
  — Joseph m’a dit de te faire confiance et que tu pouvais me rendre certains services…
  
  — C’est vrai.
  
  — Je voudrais que tu fasses surveiller cette nuit la maison des Obarow et que tous ceux qui en sortiront soient filés. Possible ?
  
  Mohammed opina en glissant une main dans sa poche.
  
  — Possible.
  
  Il retira sa main, exhiba une clé que Hubert reconnut :
  
  — Joseph avait demandé de fabriquer cette clé. Était-ce pour vous ?
  
  — Oui, dit Hubert en la prenant. Merci… Sais-tu si, la nuit dernière, l’homme qui devait surveiller les Volubilis était en place ?
  
  — Oui. J’allais vous en parler. Il est venu me faire son rapport après avoir appris la mort du patron… Il y a encore eu des signaux la nuit dernière, à deux heures et demie…
  
  Hubert jura. Joseph avait cru Yakoub qui avait avoué être l’auteur de ces signaux. Or, Yakoub ne pouvait être dans la villa à deux heures trente la nuit précédente…
  
  — Quel message a été transmis ?
  
  — Aucun. Des appels seulement. L’autre ne devait pas répondre.
  
  — C’est bon, trancha Hubert. Merci mille fois. As-tu besoin d’argent ?
  
  — Toujours, Seigneur.
  
  Hubert lui compta dix billets de mille francs. L’autre se confondit en remerciements et Hubert devina que Joseph ne devait pas se montrer aussi large. Il dit en souriant :
  
  — Sir !
  
  — Ouakha…
  
  Mohammed descendit, s’éloigna. Muriel regarda Hubert qui se mordillait les lèvres.
  
  — Alors ? dit-elle.
  
  — Le cercle se rétrécit, dit Hubert. En route ; on retourne chez nous…
  
  
  …
  
  La voiture franchit le portail, la villa apparut dans l’éclat des phares. Hubert annonça :
  
  — Vous allez vous coucher. Je vais chez nos voisins. Anthony Lead m’attend…
  
  Elle ne protesta pas, sachant déjà qu’il ne revenait jamais sur une décision prise.
  
  — Gardez votre pistolet à portée de la main et aussi une lampe de secours. De toute façon, je ne serai pas loin…
  
  Elle stoppa, éteignit les phares. La voiture couchait dehors. Ils descendirent, chacun de leur côté.
  
  — Bonne nuit, dit-elle en gagnant la porte.
  
  Il attendit qu’elle se fût enfermée pour faire demi-tour. Il ne se sentait pas aussi bien qu’il aurait fallu. Une migraine naissante commençait à lui serrer les tempes et sa jambe gauche le faisait réellement souffrir. Le reste allait à peu près bien et la masse dure du Smith et Wesson sous son aisselle gauche lui donnait assez d’assurance, compensait suffisamment la perte de confiance provoquée par son mauvais état physique. D’ailleurs, s’il avait vu juste, l’adversaire à venir n’était qu’une femme…
  
  Il suivit la route. La nuit était douce, noire et parfumée comme une peau de négresse. Arriva au portail des Volubilis qu’il franchit sans difficultés et commença à prendre des précautions. Il était à peine une heure du matin, l’un ou l’autre des habitants de la villa pouvait très bien ne pas encore dormir…
  
  Utilisant les zones d’ombre les plus épaisses, il atteignit la porte de la maison obscure. Il se servit de la clé remise par Lucille Lorain pour ouvrir. Une fois dans la place, il referma et s’immobilisa pour écouter…
  
  Aucun bruit ; silence complet, mis à part le chuintement de l’eau dans les canalisations. Il sortit une minuscule lampe de poche, éclaira devant lui. A pas lents, sur ses semelles de crêpe, il gagna le bureau. La porte était restée fermée. Il l’ouvrit avec la clé qu’il avait emportée. La lumière brûlait. Anthony Lead, ou plus exactement son cadavre, était toujours dans la même position…
  
  Il alla voir la fenêtre. Personne n’y avait touché. Il battit en retraite.
  
  Le plus difficile restait à faire : monter au grenier et s’y installer… Il posa le pied sur la première marche de l’escalier.
  
  
  …
  
  Il avait mis un bon quart d’heure pour y arriver, mais pas un seul bruit, pas un craquement, n’avait trahi sa présence dans la maison. Il referma la porte et promena le faisceau de sa lampe autour de lui. Un bric-à-brac qui n’avait rien de particulièrement extraordinaire. Des vieux meubles bancals, des malles couvertes de poussière, une pendule antique qui avait perdu son cadran, des chenets dont l’un était brisé, beaucoup de toiles d’araignées.
  
  Deux fenêtres gisantes, larges et basses, assuraient l’éclairage. Une à l’est, l’autre à l’ouest. Hubert alla examiner celle de l’ouest après avoir éteint sa lampe. Ce devait être de là que les signaux étaient émis. Au loin, les lumières de Tanger scintillaient encore. Il comprit la raison de l’heure tardive à laquelle se faisaient les émissions : à deux heures trente la ville devait être beaucoup plus obscure…
  
  Il se chercha une cachette, trouva un vieux fauteuil derrière une grande armoire, bien placé pour un poste d’observation. Il s’y installa, avec un soupir de réel soulagement, et consulta le cadran lumineux de sa montre. Il lui restait près d’une heure à attendre.
  
  Cela se produisit au moment où il l’attendait, quelques minutes avant la demie de deux heures.
  
  Le téléphone inutilisable, l’ordre donné de ne pas quitter la maison, impossible à transgresser par quiconque sans attirer l’attention des autres habitants, tout au moins sans courir le risque d’attirer cette attention, le traître, si traître il y avait, devait obligatoirement recourir au moyen éprouvé : les signaux lumineux. N’y avait-il pas du nouveau à annoncer ? l’intervention rien moins qu’aimable du colonel Bushrod, en fin de soirée ; l’attitude étrange d’Anthony Lead qui refusait de quitter son bureau après avoir donné des signes évidents de déséquilibre ?
  
  Un bruit léger, froufroutement d’étoffe, le choc sourd d’un coude ou d’une main contre l’une des cloisons de bois qui enserraient l’escalier… La porte s’ouvrit lentement, en grinçant à peine…
  
  Hubert tenait fermement son Smith et Wesson dans sa dextre, sa lampe de la main gauche. Il avait ramené ses pieds sous le siège de façon à pouvoir se lever rapidement en cas de besoin…
  
  Une faible luminosité éclairait le grenier, pénétrant par les fenêtres gisantes. Depuis une heure, les yeux de Hubert avaient eu le temps de s’y habituer et il distinguait maintenant à peu près tout…
  
  Il vit une silhouette blanche, de taille moyenne, se glisser furtivement dans le grenier, marcher à pas silencieux vers la fenêtre ouest…
  
  Retenant sa respiration, il se pencha, aiguisant son regard. Déçu. Ce ne pouvait être Marion Lead. Elle était beaucoup plus grande et ses cheveux blonds décolorés auraient fait une tache blanche sur sa tête…
  
  Pourtant, c’était une femme, il en aurait mis sa main au feu.
  
  L’inconnue ouvrit la fenêtre, sans le moindre bruit. Elle se souleva sur la pointe des pieds pour mieux voir au-dehors, puis porta son poignet gauche vers ses yeux…
  
  Hubert, lui aussi, consulta sa montre. Il était exactement deux heures trente.
  
  L’inconnue leva son bras droit. Sa main tenait un objet rond, sans nul doute une torche électrique. Une lueur… éteinte. Une autre lueur…
  
  C’était commencé.
  
  Lentement, avec des précautions de Sioux, Hubert se leva. Il lui fallut un certain temps pour se trouver debout, mais la torche continuait de lancer le même signal : deux longs, un court… deux longs, un court… L’indicatif de la trahison…
  
  Hubert fit un pas en avant, puis un autre, suppliant le Dieu des agents secrets d’empêcher les lattes du parquet de craquer…
  
  L’inconnue en était toujours à expédier son indicatif lorsqu’il parvint derrière elle, à deux mètres à peine. Il la dominait de toute sa haute taille et, par-dessus sa tête, pouvait à coup sûr voir aussi loin qu’elle… Il remit sa lampe dans sa poche gauche et son pistolet dans la droite.
  
  La partie de la ville qui se trouvait visible depuis là était beaucoup plus sombre qu’une heure plus tôt. Ne subsistait guère que l’éclairage public des rues…
  
  Et, soudain, droit devant lui, dans le lointain, une lumière naquit et se mit à clignoter : deux longs, un court… deux longs, un court…
  
  L’inconnue poussa un soupir de soulagement, qui fit sourire Hubert. Avec une rapidité hallucinante, il passa à l’action…
  
  Sa main gauche contourna la tête de la femme, se plaqua brutalement sur sa bouche, cependant que son coude passé au-delà de la frêle épaule, attirait et pressait le corps tremblant contre le sien pour l’immobiliser. En même temps, sa main droite avait happé la torche et arrachée des doigts qui la tenaient…
  
  Il menaça d’une voix dure et impérieuse :
  
  — Ne bougez pas si vous tenez à la vie. Au moindre geste, je vous tords le cou…
  
  Un râle de terreur s’échappa de la bouche qu’il écrasait sous sa main, le jeune corps devint plus pesant contre lui. Il pensa que tout allait bien, reporta son attention vers la source lumineuse qui venait de réexpédier l’indicatif. Plus rien, l’autre attendait le message. Hubert transmit posément, avec un terrible sang-froid :
  
  
  
  ÉVÈNEMENTS GRAVES SE SONT PRODUITS CE SOIR. ABSOLUMENT NÉCESSAIRE QUE VOUS VENIEZ IMMÉDIATEMENT POUR TIRER PROFIT DE CIRCONSTANCES EXCEPTIONNELLES. SECRETS DE V B. SONT DANS COFFRE A DISPOSITION. VOUS ATTENDS DANS L’ALLÉE. REPONDEZ.
  
  
  
  La femme commençait à se débattre. Il la poussa contre le mur pour mieux la contrôler. Elle n’avait certainement rien d’autre sur le corps que sa chemise de nuit et une troublante chaleur parvenait jusqu’au corps de Hubert à travers ses vêtements. Il trouva la situation plaisante et fort excitante. Mais son regard tendu ne quittait pas le point où devait réapparaître les signaux en réponse…
  
  Cela revint presque aussitôt, très court :
  
  
  
  ARRIVE DANS VINGT MINUTES.
  
  TERMINÉ.
  
  
  
  — Terminé, répéta froidement Hubert en écho. Et il tira sa prisonnière de côté, à deux pas de la fenêtre. Puis la lâcha, la fit pivoter comme une toupie et l’éclaira en plein visage. Stupeur…
  
  C’était Anita, la fille d’Anthony.
  
  — Bon Dieu ! jura-t-il. C’est vous ?
  
  Elle voulut fuir. Il la rattrapa durement par un bras, la secoua avec colère. Elle gémit :
  
  — Vous me faites mal !
  
  Il éclaira son propre visage :
  
  — Regardez-moi.
  
  — Oh ! fit-elle. Et il la sentit trembler de nouveau. Il reprit avec une intonation féroce :
  
  — C’est fini de jouer, maintenant. Vous allez faire ce que je vous dirai… scrupuleusement. Vous êtes une petite misérable et je n’hésiterai pas à vous tuer si vous cherchez à m’échapper. C’est bien compris ?
  
  Elle resta sans voix. Il insista :
  
  — C’est bien compris ? Je compte jusqu’à trois…
  
  Il fit passer la lampe dans sa main gauche et exhiba son pistolet. Elle répondit vivement :
  
  — Oui.
  
  — Nous allons redescendre, reprit-il, au rez-de chaussée. Sans bruit. Personne ne doit nous entendre…
  
  Passez devant et n’oubliez pas que je tiens une arme.
  
  Elle obéit. Ils quittèrent le grenier, descendirent lentement, dans un silence relatif, arrivèrent en bas sans incident. Il ordonna à voix basse :
  
  — Dans le bureau de votre père…
  
  Elle se remit à marcher, comme une automate. S’arrêta docilement devant la porte. Hubert ouvrit, entra le premier et se plaça en écran pour qu’elle ne puisse voir immédiatement le corps. Il referma vivement et la regarda…
  
  Elle avait vu… Pâle comme une morte, elle resta un instant bouche bée. Ses lèvres pleines devinrent violettes. Un large cerne noir souligna ses yeux désorbités. Son visage convulsé prit une teinte terreuse. Elle ouvrit la bouche plus grande, pour hurler.
  
  Hubert la gifla, sans ménagement, pour faire réaction. Elle se raidit, comme sous le coup d’une décharge électrique. Son corps à peine voilé se banda comme un arc. Elle partit à la renverse, évanouie…
  
  Hubert la rattrapa à mi-chemin du sol et la porta dans un des fauteuils. Elle ne portait sur elle qu’une chemise de nuit de soie blanche translucide, fort indécente pour une jeune fille de son âge. Ses seins ronds et gonflés tendaient le mince tissu sur la poitrine et les aréoles transparaissaient. Il recommença à la gifler, avec méthode. « Vingt minutes », avait dit l’autre. Plusieurs s’étaient déjà écoulées et il avait un travail considérable à réaliser avant le terme…
  
  Elle revint à elle, hébétée, questionna d’une voix décomposée :
  
  — Il est mort, n’est-ce pas ?
  
  — Oui, répliqua-t-il férocement, par votre faute !
  
  Il savait pouvoir, maintenant, y aller carrément.
  
  Le choc prévu avait fait son effet. Elle était désormais sans défense. Il sortit de sa poche la lettre adressée par Anthony Lead et à lui adressée.
  
  — Lisez, ordonna-t-il.
  
  Elle repoussa le papier d’un geste apeuré.
  
  — Non, faites-le. Je ne peux pas…
  
  Impitoyable, il lut le dernier message de Lead.
  
  Puis, ayant terminé, il s’adressa de nouveau à elle.
  
  — Vous avez compris ? Votre père s’est suicidé pour vous sauver.
  
  L’instinct de conservation lui procura un réflexe :
  
  — Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
  
  Hubert serra les dents. Il n’allait pas permettre à cette misérable gamine de lui faire perdre le dernier acte. L’expression féroce de son visage de prince-pirate ne devait pas être particulièrement plaisante. Anita Lead se fit toute petite dans le fauteuil. Il se pencha sur elle et attaqua en scandant les mots :
  
  — Je vais vous raconter une histoire vécue… eu abrégé car le temps nous manque. Un jour récent, un homme très séduisant, d’une quarantaine d’années, a porté son regard sur une jeune fille de bonne famille que les scrupules moraux n’étouffaient pas. Pour beaucoup de raisons, dont l’une peut être l’antipathie jalouse vouée à une trop jeune belle-mère qui collectionnait les hommages masculins, la jeune fille a répondu au désir de l’homme très séduisant. Elle est devenue sa maîtresse, malgré son jeune âge. A notre époque, il n’y a plus d’enfants. Pervertie, elle s’est livrée à toutes les fantaisies de son amant qui l’a un jour photographiée dans le plus simple appareil…
  
  Il fit une pause. Anita paraissait frappée de stupeur. Il poursuivit.
  
  — Il avait promis le mariage… Bien sûr. Puis, un jour, il s’est passé aux aveux. Il ne pouvait pas convoler, il était un misérable, venu accidentellement à l’espionnage, il ne pouvait plus se soustraire aux exigences mortelles de ses maîtres. Ceux-ci avaient envoyé des sbires à son domicile, lui dire de rentrer au pays pour être jugé. Ils avaient fouillé partout et saisi, entre autres choses, les photographies de la jeune fille nue. C’était une catastrophe… Mais, la jeune fille avait un père qui occupait une haute situation dans une Administration stratégique. Si elle pouvait fournir à son amant des renseignements, tout à fait insignifiants, ils seraient sauvés tous les deux, les photos seraient rendues. Stupidement, la jeune fille a marché, persuadée qu’elle ne pouvait agir autrement. Mais, de fil en aiguille, elle en est venue un jour à livrer les plans de défense de l’Afrique du Nord, sans avoir encore récupéré ses photos…
  
  Décomposée, Anita murmura :
  
  — Comment savez-vous ?
  
  Hubert porta le dernier coup :
  
  — Parce que le Monsieur dont il s’agit a employé la même méthode avec d’autres femmes ; ces jours derniers encore. C’était pour cela qu’il vous délaissait. Il avait tiré de vous tout ce qu’il espérait…
  
  Une flamme de ressentiment anima enfin les yeux profonds de la jeune fille, elle se redressa sur le fauteuil, fit : « Oh ! » et serra ses mains blanches l’une contre l’autre avec un début de colère.
  
  — Comment voudriez-vous que j’aie su autrement ? demanda Hubert. Je continue… Nous sommes pressés. Le microfilm a été intercepté, sa source découverte, une enquête décidée sur les activités de votre père et de son entourage. Je suis venu pour mener cette enquête. Votre père, informé, a enquêté de son côté. Il a conçu des doutes, vous a fait suivre par des détectives privés qui ont découvert vos relations avec le Monsieur en question. Il a tout compris. Après trois jours d’agonie morale, il s’est suicidé ce soir, en laissant de faux aveux pour tenter de vous sauver…
  
  Il fit une pause, puis annonça sauvagement :
  
  — Maintenant, c’est vous qui allez le sauver. Tout au moins sa mémoire. Et je vais vous dire comment…
  
  Elle ne protesta pas, leva son regard subitement décidé et le fixa droit dans les yeux. Il soupira, certain d’avoir gagné la partie.
  
  Il lui restait cinq minutes.
  
  
  …
  
  Le cœur battant à se rompre dans sa poitrine, Anita entendit la voiture s’arrêter sur la route, après le virage. Elle avait enfilé un peignoir pardessus sa chemise de nuit mais cela ne l’empêchait pas de frissonner et d’avoir la chair de poule…
  
  Elle entendit le faible grincement du portail qui s’ouvrait et son cœur manqua un battement. Elle avait une peur atroce.
  
  Des pas légers sur le sable de l’allée… Il arrivait. Un sentiment de haine très nouveau lui fit serrer les dents. Il s’était moqué d’elle. Le plus cruellement qu’il soit possible. Il l’avait odieusement abusée et son père était mort à cause de cela… Elle revit en esprit le regard terrible du colonel Bushrod. Quel homme formidable il était… Effrayant et rassurant à la fois. Effrayant pour ses ennemis, rassurant pour ses amis ou pour ceux qui marchaient avec lui. D’instinct, sans avoir réfléchi ni pesé le pour et le contre, Anita marchait avec lui, se rendant compte qu’il n’existait pour elle d’autre issue…
  
  Il fut devant elle. Il ne la voyait pas… Elle appela tout bas :
  
  — Boris.
  
  Il s’arrêta, répondit :
  
  — Anita ?
  
  — Oui, venez. Ne parlez pas…
  
  Elle le prit sous le bras pour l’entraîner. Il résista, méfiant :
  
  — Où m’emmenez-vous ? Nous pouvons parler ici…
  
  Elle annonça d’une voix tout à fait impersonnelle :
  
  — Mon père s’est suicidé. Je suis encore la seule à le savoir.
  
  Elle le sentit frémir.
  
  — Oh ! fit-il. Je suis désolé pour vous, Anita…
  
  Elle s’étonna de son sang-froid. Elle agissait maintenant comme une actrice éprouvée jouant un rôle cent fois répété, par routine mais avec exactement les intonations, les expressions, les gestes qu’il fallait. Elle reprit, froide et dure :
  
  — Il est dans le bureau. Tous les autres dorment… Je sais que Bushrod lui a confié ce soir des documents importants qui sont encore dans le coffre… Vous allez les prendre et nous partirons ensemble… Je ne puis plus rester…
  
  Cette fois, il se laissa entraîner sans plus discuter. Elle avait laissé la porte entrouverte. Elle passa la première, le guida jusqu’au bureau…
  
  Boris Obarow pâlit en découvrant le corps d’Anthony Lead effondré sur le bureau. Il s’approcha, regarda la bouteille de Cinzano à peine entamée, puis le verre, remarqua :
  
  — Ce verre est propre.
  
  — C’est possible, dit-elle d’une voix rauque. Il se faisait toujours apporter l’apéritif chaque soir ; mais il n’a pas eu le cœur d’y toucher avant de prendre ses pilules…
  
  Il parut subitement pressé.
  
  — Pourquoi n’avez-vous pas ouvert le coffre vous-même ?
  
  — Il a changé la combinaison, dit-elle.
  
  — Vous êtes sûre ?
  
  — Il l’a annoncé ce midi.
  
  — Vous avez essayé l’ancienne ?
  
  — Non. Je… Oh… Je crois que je vais m’évanouir.
  
  Elle battit des paupières, tendit les mains devant elle, recula vers un fauteuil dans lequel elle s’effondra :
  
  — Donnez-moi à boire… ça !
  
  Elle désigna la bouteille sur le bureau. Énervé, il tira le bouchon, saisit le verre, l’emplit à moitié, reposa la bouteille… Elle poussa un léger cri et murmura d’un ton effrayé :
  
  — J’ai entendu marcher.
  
  Il reposa le verre sans le lui tendre, alla écouter dans le couloir, revint rassuré, se dirigea vers le coffre, entreprit de tourner les boutons.
  
  Clic, clic, clic, clic…
  
  La porte blindée s’ouvrit. Il tourna la tête triomphant :
  
  — Elle n’était pas…
  
  Il s’interrompit. Le Diable en personne venait d’apparaître dans le cadre de la porte. Sous les traits de Hubert, alias Vincent Bushrod. Un diable au visage féroce, au regard meurtrier, à la main armée d’un magnifique Colt visiblement bien entretenu.
  
  — De la part d’Anita, de Sophia et de toutes les autres dont tu t’es courageusement servi, dit Hubert d’un ton suave et cruel. De la part d’Anthony Lead…
  
  Il tira. Posément. Quatre balles, pas une de plus. La première dans le ventre, la seconde au cœur, les deux autres en pleine tête.
  
  — Avec le bonjour d’Alfred, conclut-il.
  
  Il tendit le Colt dans sa main gantée vers Anita pétrifiée.
  
  — Vite, dit-il. Et n’oubliez pas votre leçon…
  
  Elle prit l’arme fumante, récita machinalement :
  
  — J’ai entendu du bruit, je suis descendue… Je l’ai vu faire prendre des pilules à mon père, de benzédrine, assurait-il. Mon père s’est écroulé. J’ai compris qu’il était mort. Obarow ouvrait déjà le coffre… J’ai tiré.
  
  — O.K. ! dit Hubert. Et faites-vous bonne sœur…
  
  Une galopade ébranla l’étage. Juste le temps de partir… Il le fit par la fenêtre. Déjà trop tard pour prendre le couloir en vue de l’escalier…
  
  Il était content de lui, avec la bonne conscience que chacun peut éprouver après de « l’ouvrage bien fait ». On retrouverait les empreintes d’Obarow sur la bouteille et sur le verre, aussi sur le coffre. L’histoire d’Anita serait acceptée sans grosses difficultés et l’honneur de la famille Lead sauvé.
  
  Avec l’espoir que cette misérable gamine aurait compris la leçon…
  
  Il regagna la villa Agdal, prit la voiture sans réveiller Muriel et démarra pour retourner en ville.
  
  « Direction rue des Vignes », prononça-t-il à haute voix. Il avait encore deux mots à dire à quelqu’un…
  
  Il ne se rendit pas rue des Vignes mais dans cette rue parallèle qui longeait le parc de la maison Obarow. La clé remise par Mohammed lui servit à ouvrir la petite porte de fer. Il prit son Smith et Wesson en main et traversa tous les jardins jusqu’à la villa…
  
  Aucune lumière. C’était bien naturel à trois heures et demie dans la nuit. Il brisa une vitre pour entrer et s’enfonça dans la maison précédé du faisceau lumineux de la lampe…
  
  Le grand salon, le petit salon… l’escalier de marbre à révolution… La porte de droite… Le couloir avec ses hautes fenêtres donnant sur la cour intérieure… La dernière porte à droite.
  
  Il ouvrit.
  
  Nahedad Rissani n’était pas là. Le lit ouvert. Il alla y mettre la main : chaud. L’oiseau n’était pas loin. Il marcha vers la salle de bains, s’y glissa prudemment en surveillant ses arrières.
  
  Il ralluma sa lampe qu’il avait éteinte pour franchir le seuil. La porte claqua dans son dos. Il bondit de côté, plongea dans la baignoire. Quelque chose avait roulé près de lui avec un bruit métallique tout à fait désagréable…
  
  La pièce explosa. La baignoire gifla Hubert recroquevillé. Les plâtres du plafond lui dégringolèrent dessus. Lorsque le fracas fut apaisé, il entendit un rire glacé qui semblait venir de la chambre puis des pas pressés qui s’éloignaient…
  
  Il voulut se lever pour courir après. Il se rendit compte qu’il ne pouvait bouger… Alors, il se mit à rire à son tour, plein d’indulgence pour l’adorable Karomana qui faisait exploser des grenades dans sa salle de bains avant de prendre congé…
  
  « On se retrouvera bien un jour ou l’autre », pensa-t-il. Son estomac lui monta aux lèvres et il tourna de l’œil.
  
  Un dernier morceau de plâtre lui tomba sur la tête. L’écho d’une sirène de navire parvint jusque-là.
  
  Un chat miaula dans le parc…
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Petite place du quartier arabe à Tanger.
  
  2 La « C.I.A. » s’appelait autrefois O.S.S. Hubert qui appartenait au Service depuis le temps de guerre a conservé le vieux code.
  
  
  
  
  
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