Hubert Bonisseur de la Bath se laissa tomber dans le profond fauteuil de cuir, puis entreprit de bourrer sa pipe. M. Smith l’observait à travers les verres épais de ses lunettes de myope.
— Êtes-vous en forme ? questionna-t-il.
Hubert lui lança un bref regard.
— Je suis toujours en forme, vous le savez bien… Pourquoi me demandez-vous cela ?
M. Smith ôta ses lunettes et les éloigna de son visage mou et gras pour les examiner.
— Vous allez avoir à jouer une partie très importante, répliqua-t-il en exagérant la douceur de sa voix, et je ne vous en chargerais pas si vous n’étiez en possession de tous vos moyens.
Hubert fit craquer une allumette et porta la flamme sur le foyer de sa pipe. Des lueurs pourpres dansèrent sur son rude visage de prince pirate. Ses yeux bleus de glace se braquèrent sur M. Smith à travers la fumée qui montait du tabac blond embrasé.
— Je vous écoute, dit-il simplement.
M. Smith avait tiré de son gousset une minuscule peau de chamois avec laquelle il se mit à polir les verres de ses lunettes.
Je suppose que vous lisez les journaux, reprit-il. Vous devez donc être au courant de tout le battage qui a été fait ces temps derniers sur le problème des fusées intercontinentales ?
Un mince sourire retroussa les lèvres pleines de Hubert.
— Tous les ans à pareille époque, répliqua-t-il, le « Pentagone »(1) fait une publicité à sensation sur la prétendue supériorité des armes soviétiques, à seule fin d’obtenir du Congrès le vote de tous les crédits militaires demandés !
M. Smith approuva d’un hochement de tête.
— Exact. Malheureusement, le « tam-tam », cette année, exprime la vérité : les Russes ont six mois d’avance sur nous en ce qui concerne la construction de l’« arme absolue ». Vous savez, j’espère, ce qu’est l’« arme absolue » ?
— Oui. Une fusée intercontinentale capable de transporter une bombe atomique ou thermonucléaire. Vitesse : douze à treize fois la vitesse du son. Portée : huit mille kilomètres. Aucune parade possible dans l’état actuel de la science.
M. Smith remit ses lunettes et recula son buste jusqu’à toucher le dossier de son siège.
— Exact. C’est à peu de chose près les caractéristiques de notre future « Atlas » qui n’existe encore que sur le papier.
— Le Congrès ne vient-il pas de voter un milliard de dollars uniquement pour le financement de ce projet ?
— Bien sûr, mais cela n’enlève rien à nos six mois de retard.
Ils se regardèrent un moment en silence, puis Hubert sourit. Un sourire glacé.
— Vous, dit-il, vous allez me demander d’aller chercher les plans de la fusée soviétique !
M. Smith resta impassible.
— Vous avez deviné, vieux garçon. Ce retard-là peut se montrer trop lourd de conséquences pour ne pas essayer de le combler à n’importe quel prix.
Hubert tira une bouffée de sa pipe qu’il ôta ensuite d’entre ses dents.
— Je suppose que vous avez un plan ?
M. Smith ne répondit pas tout de suite.
— Bien sûr, dit-il enfin sans cesser de fixer Hubert droit dans les yeux. La nouvelle fusée russe, celle qui correspond à notre future « Atlas », s’appelle « Purga », c’est-à-dire : « Tempête. » Les laboratoires d’essai de la « Purga » sont situés à Stalinabad, dans le Tadjikistan, à peu de distance de l’Afghanistan. C’est là que vous allez vous rendre.
— À Stalinabad ?
— Oui.
— Par quel moyen ?
— On vous conduira en avion jusqu’à Balch, une petite ville au nord de l’Afghanistan. De là, vous passerez la frontière à pied avec l’aide de quelques frontaliers dévoués au Service. De l’autre côté, un camion vous prendra pour vous emmener à destination.
Hubert eut un large sourire qui découvrit sa denture de loup.
— En fait, si je comprends bien, c’est d’une simplicité enfantine ?
M. Smith n’était pas sensible à ce genre d’humour, il répliqua froidement :
— Presque, mais je ne saurais trop vous mettre en garde contre cette facilité apparente.
Hubert se demanda un instant si son chef se moquait ou non de lui. Il n’eut pas le temps de résoudre ce délicat problème, car M. Smith enchaînait :
— Avez-vous entendu parler de Luigi Monteleone ?
Hubert fronça les sourcils.
— N’était-ce pas un spécialiste des fusées, de l’équipe de Werner Von Braun (2) ?
— Exactement. Vous connaissez l’histoire ?
— Je sais qu’il a foutu le camp de l’autre côté voici un an ou deux, c’est ça ?
— Cela va bientôt faire deux ans. Luigi Monteleone était un savant de grande valeur…
— Il est mort ?
— Non… Von Braun le considérait comme un des meilleurs parmi ses collaborateurs, sinon le meilleur. Il se trouve actuellement à Stalinabad, sous la coupe du professeur Chklovski, le célèbre spécialiste en radio-astronomie.
Hubert cessa de tirer sur sa pipe pour questionner :
— Et alors ? Vous voulez que j’aille demander à Monteleone le résultat des travaux de l’équipe du professeur Chklovski ?
Pour la première fois depuis le début de l’entretien, M. Smith sourit. Très légèrement.
— Exactement.
Hubert se mit à rire. Un rire caustique.
— Très drôle ! Comment croyez-vous qu’il me recevra ?
— Je crois qu’il vous recevra très bien… Pour la simple raison qu’il est parti là-bas avec notre bénédiction.
Hubert sursauta.
— Quoi ? Vous voulez dire que Monteleone est parti là-bas sur vos ordres ?
M. Smith eut un geste de sa main grasse et rectifia :
— Pas sur nos ordres, non. Pas précisément. À vrai dire, il avait été sollicité par un de ses cousins, agent du Centre (3), qui après avoir essayé de le convaincre gentiment, était passé au chantage, puis aux menaces. Effrayé, Monteleone s’était décidé à parler de l’affaire aux services de sécurité de la base d’Huntsville, où il travaillait avec Von Braun… Nous aurions pu arrêter le cousin trop entreprenant, mais une autre idée me vint. Nous avions besoin d’un observateur chez l’adversaire. Je demandai à Monteleone s’il acceptait de jouer le rôle. Après beaucoup d’hésitations il accepta. Il nous tint au courant de tous les pourparlers qui eurent lieu ensuite avec le Centre, par l’intermédiaire du cousin. Je fis moi-même le choix des informations secrètes qu’il emporta pour mettre dans la corbeille de mariage. Tout se passa le mieux du monde.
Hubert était vivement intéressé.
— Et depuis, il vous a régulièrement fourni des informations sur ses travaux en Russie ?
M. Smith secoua négativement la tête.
— Non, Monteleone n’a jamais donné de ses nouvelles. Mais en observant le silence, il n’a fait qu’exécuter mes ordres. J’avais prévu ce qui est arrivé et je lui avais dit que je lui enverrais alors un « courrier ». Tous les détails de cette future prise de contact ont été réglés avant son départ ; il les a appris par cœur.
— Espérons qu’il ne les a pas oubliés, dit Hubert avec une pointe de sarcasme dans la voix.
— Si je n’avais pas pensé qu’on pût lui faire confiance, je n’aurais pas pris tous ces risques.
— J’entends bien, mais en deux ans n’importe qui peut changer. Peut-être que ce garçon-là ne sera pas content du tout de me voir arriver.
— Cette éventualité est prévue dans les instructions détaillées qui vont vous être remises.
— Parfait. Je vous fais confiance.
— Je vous le répète, c’est une affaire extrêmement importante. Le retard que nous avons pris sur nos adversaires est catastrophique, ou peut le devenir. D’autre part, notre fusée « Atlas » ne sera pas absolument imparable, parce que guidée par radar. Or, il sera possible dans un court délai de brouiller les ondes radar. Le professeur Chklovski, spécialiste en radio-astronomie, étudie un système de guidage à l’aide des ondes émises par le soleil et par les étoiles. Nous pensons qu’il vient d’aboutir et il faut que Monteleone nous donne ça.
Hubert observait pensivement le foyer de sa pipe d’où s’élevait un léger nuage de fumée bleue.
— Pensez-vous qu’ils se seraient servis d’une « Purga » pour leur dernier essai de la bombe à hydrogène ?
M. Smith haussa les épaules pour exprimer son ignorance.
— Nous savons seulement que cette bombe a explosé dans la stratosphère, mais nous ignorons si elle a été transportée par une « Grom » ou une « Purga ».
— Qu’est-ce qu’une « Grom » ?
— Une fusée de trois mille kilomètres de portée, déjà en service ; l’équivalent de notre « Snark ». De nombreuses rampes de lancement pour les « Grom » sont déjà installées du nord au sud de l’Europe centrale, menaçant toutes les bases de l’OTAN. Pour vous rassurer, je peux vous dire que l’équipement en « Snark » de nos troupes stationnées là-bas est actuellement en cours.
Hubert fit la grimace.
— Je n’arrive pas à trouver ça rassurant. Un beau jour, ces fusées-là partiront toutes seules et ce sera la fin du monde.
M. Smith le considéra avec attention.
— Si vous voulez éviter ça, vieux garçon, tâchez de nous ramener les plans de la « Purga ». Vous savez que l’équilibre des forces est le plus sûr garant de la paix… En ce moment, la balance penche dangereusement de l’autre côté.
— Bon ! fit Hubert. Je vais m’en occuper.
M. Smith ajusta ses lunettes sur son nez.
— En avril prochain, reprit-il, tous les savants allemands spécialistes des fusées se réuniront à Munich pour une session de travail organisée par l’OTAN. J’espère que vous serez revenu avant avec votre butin.
— Je pars quand ?
— Dans trois semaines. Je veux que vous alliez faire avant un stage dans nos laboratoires d’essai de fusées à Huntsville, dans l’Alabama, afin de vous familiariser avec la question. Le directeur des laboratoires, Werner Von Braun en personne, s’occupera de vous. Il faut que vous en sachiez suffisamment pour vous débrouiller seul au cas où Monteleone ne pourrait vous passer un travail tout préparé.
Hubert se leva pour vider les cendres de sa pipe dans un grand cendrier de cristal posé sur le bureau.
— À vos ordres. Mais, avez-vous pensé que mes connaissances en russe sont encore insuffisantes ? Ce n’est pas une langue facile. Je peux le lire, je le comprends, mais pour ce qui est de le parler : disons que je le baragouine.
— J’y ai pensé, répliqua M. Smith. C’est sans importance.
— Puisque vous le dites !
— Ce qui est important, c’est votre parfaite connaissance de l’allemand.
Hubert haussa les sourcils et retourna s’asseoir en agitant sa pipe pour la refroidir.
— Je ne comprends pas très bien ?…
— Avez-vous entendu parler des « Spets » ?
Hubert s’immobilisa.
— Jamais. Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Les « Spets » sont des sujets allemands qui ont émigré en Ukraine au XVIIIe siècle, sous le règne de Catherine II. L’idée était que les Allemands apprendraient la propreté et le goût du travail bien fait aux paysans russes, mais les deux races ne se sont pas mélangées. Et, actuellement, les « Spets » forment encore une minorité bien caractérisée, ayant conservé sa langue et ses coutumes. Il existe une colonie de « Spets » à Stalinabad. Nous avons quelques agents parmi eux. Ce sera un « Spet » qui vous prendra en charge lorsque vous aurez franchi la frontière et vous vivrez là-bas sous l’identité d’un « Spet ».
— Je commence à comprendre.
— Vous partirez donc demain pour Huntsville. Von Braun vous attend. Continuez en même temps à potasser votre russe, ce ne sera pas du travail inutile. Dans quinze jours, Howard vous remettra les « Instructions Détaillées » concernant votre mission. Je vous reverrai avant votre départ.
Hubert se leva, comprenant que l’entretien était terminé.
— Parfait. J’espère réussir.
M. Smith se leva lui aussi, pour l’accompagner jusqu’à la porte.
— Soyez certain que nous ferons le maximum pour vous faciliter les choses. Nous soignerons particulièrement la question de votre retour.
— C’est bien aimable à vous, répliqua Hubert avec un sourire légèrement ironique. Je vous en saurai gré.
Ils se serrèrent la main. Hubert sortit.
CHAPITRE
2
Le pilote du « beachcraft » était une espèce d’ours mal léché qui n’avait pas ouvert la bouche depuis le départ de Peshawar (4). Assis sur le siège du copilote, dans l’étroite cabine, Hubert ne s’en formalisait pas. Si son compagnon n’était pas bavard, il avait l’air de bien connaître son métier et c’était ça l’essentiel.
La nuit était obscure, sans lune, et une épaisse couche de nuages dissimulait le sol. Hubert regrettait un peu d’avoir manqué le grandiose spectacle des chaînes de l’Hindou-Kouch, mais c’était un temps idéal pour une opération de ce genre et ceci compensait largement cela.
Hubert avait passé deux semaines fort intéressantes en compagnie du directeur des laboratoires d’essai à Huntsville. Il avait appris à peu près tout ce qu’il était possible à un non-spécialiste d’apprendre dans le domaine des fusées.
Puis il était revenu à Washington et s’était présenté au service qui, au sein de la « C.I.A. », s’occupait de l’organisation matérielle des missions à l’étranger. Là, il avait passé trois jours en compagnie d’un homme qu’on lui avait présenté sous le nom de Ernst, un pseudonyme, et qui lui avait enseigné l’accent particulier des « Spets » et quelques tournures anachroniques encore employées par eux.
Enfin, le commandant Howard lui avait remis les « Instructions Détaillées », un document dactylographié d’une cinquantaine de pages.
Dans ce document, chaque détail se trouvait soigneusement épluché : la nature et l’importance de la mission, les informations déjà connues sur la fusée « Purga », les renseignements spécifiques à rechercher, le pseudonyme que Hubert devrait employer, sa « légende », c’est-à-dire tout ce qui concernait le nouveau personnage qu’il allait incarner, les pseudonymes de tous ceux qui allaient l’aider, des renseignements sur le « Spet » qui allait le prendre en charge de l’autre côté, des renseignements sur Monteleone, les différents moyens de prendre contact avec le savant italien, les phrases de reconnaissance ; l’itinéraire prévu pour atteindre Stalinabad, les refuges, les possibilités d’évasion en cas d’arrestation, les moyens de transports, etc.
Hubert avait dû apprendre tout cela par cœur, car il ne pouvait évidemment emporter le document avec lui. Lorsqu’il avait été capable de se rappeler la moindre virgule, il avait détruit les feuillets.