Jean Bruce : другие произведения.

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  COLLECTION « JEAN BRUCE »
  
  
  
  
  
  O.S.S. 117
  
  S’EN OCCUPE
  
  par
  
  Jean BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  Paris
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath se laissa tomber dans le profond fauteuil de cuir, puis entreprit de bourrer sa pipe. M. Smith l’observait à travers les verres épais de ses lunettes de myope.
  
  — Êtes-vous en forme ? questionna-t-il.
  
  Hubert lui lança un bref regard.
  
  — Je suis toujours en forme, vous le savez bien… Pourquoi me demandez-vous cela ?
  
  M. Smith ôta ses lunettes et les éloigna de son visage mou et gras pour les examiner.
  
  — Vous allez avoir à jouer une partie très importante, répliqua-t-il en exagérant la douceur de sa voix, et je ne vous en chargerais pas si vous n’étiez en possession de tous vos moyens.
  
  Hubert fit craquer une allumette et porta la flamme sur le foyer de sa pipe. Des lueurs pourpres dansèrent sur son rude visage de prince pirate. Ses yeux bleus de glace se braquèrent sur M. Smith à travers la fumée qui montait du tabac blond embrasé.
  
  — Je vous écoute, dit-il simplement.
  
  M. Smith avait tiré de son gousset une minuscule peau de chamois avec laquelle il se mit à polir les verres de ses lunettes.
  
  Je suppose que vous lisez les journaux, reprit-il. Vous devez donc être au courant de tout le battage qui a été fait ces temps derniers sur le problème des fusées intercontinentales ?
  
  Un mince sourire retroussa les lèvres pleines de Hubert.
  
  — Tous les ans à pareille époque, répliqua-t-il, le « Pentagone »(1) fait une publicité à sensation sur la prétendue supériorité des armes soviétiques, à seule fin d’obtenir du Congrès le vote de tous les crédits militaires demandés !
  
  M. Smith approuva d’un hochement de tête.
  
  — Exact. Malheureusement, le « tam-tam », cette année, exprime la vérité : les Russes ont six mois d’avance sur nous en ce qui concerne la construction de l’« arme absolue ». Vous savez, j’espère, ce qu’est l’« arme absolue » ?
  
  — Oui. Une fusée intercontinentale capable de transporter une bombe atomique ou thermonucléaire. Vitesse : douze à treize fois la vitesse du son. Portée : huit mille kilomètres. Aucune parade possible dans l’état actuel de la science.
  
  M. Smith remit ses lunettes et recula son buste jusqu’à toucher le dossier de son siège.
  
  — Exact. C’est à peu de chose près les caractéristiques de notre future « Atlas » qui n’existe encore que sur le papier.
  
  — Le Congrès ne vient-il pas de voter un milliard de dollars uniquement pour le financement de ce projet ?
  
  — Bien sûr, mais cela n’enlève rien à nos six mois de retard.
  
  Ils se regardèrent un moment en silence, puis Hubert sourit. Un sourire glacé.
  
  — Vous, dit-il, vous allez me demander d’aller chercher les plans de la fusée soviétique !
  
  M. Smith resta impassible.
  
  — Vous avez deviné, vieux garçon. Ce retard-là peut se montrer trop lourd de conséquences pour ne pas essayer de le combler à n’importe quel prix.
  
  Hubert tira une bouffée de sa pipe qu’il ôta ensuite d’entre ses dents.
  
  — Je suppose que vous avez un plan ?
  
  M. Smith ne répondit pas tout de suite.
  
  — Bien sûr, dit-il enfin sans cesser de fixer Hubert droit dans les yeux. La nouvelle fusée russe, celle qui correspond à notre future « Atlas », s’appelle « Purga », c’est-à-dire : « Tempête. » Les laboratoires d’essai de la « Purga » sont situés à Stalinabad, dans le Tadjikistan, à peu de distance de l’Afghanistan. C’est là que vous allez vous rendre.
  
  — À Stalinabad ?
  
  — Oui.
  
  — Par quel moyen ?
  
  — On vous conduira en avion jusqu’à Balch, une petite ville au nord de l’Afghanistan. De là, vous passerez la frontière à pied avec l’aide de quelques frontaliers dévoués au Service. De l’autre côté, un camion vous prendra pour vous emmener à destination.
  
  Hubert eut un large sourire qui découvrit sa denture de loup.
  
  — En fait, si je comprends bien, c’est d’une simplicité enfantine ?
  
  M. Smith n’était pas sensible à ce genre d’humour, il répliqua froidement :
  
  — Presque, mais je ne saurais trop vous mettre en garde contre cette facilité apparente.
  
  Hubert se demanda un instant si son chef se moquait ou non de lui. Il n’eut pas le temps de résoudre ce délicat problème, car M. Smith enchaînait :
  
  — Avez-vous entendu parler de Luigi Monteleone ?
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — N’était-ce pas un spécialiste des fusées, de l’équipe de Werner Von Braun (2) ?
  
  — Exactement. Vous connaissez l’histoire ?
  
  — Je sais qu’il a foutu le camp de l’autre côté voici un an ou deux, c’est ça ?
  
  — Cela va bientôt faire deux ans. Luigi Monteleone était un savant de grande valeur…
  
  — Il est mort ?
  
  — Non… Von Braun le considérait comme un des meilleurs parmi ses collaborateurs, sinon le meilleur. Il se trouve actuellement à Stalinabad, sous la coupe du professeur Chklovski, le célèbre spécialiste en radio-astronomie.
  
  Hubert cessa de tirer sur sa pipe pour questionner :
  
  — Et alors ? Vous voulez que j’aille demander à Monteleone le résultat des travaux de l’équipe du professeur Chklovski ?
  
  Pour la première fois depuis le début de l’entretien, M. Smith sourit. Très légèrement.
  
  — Exactement.
  
  Hubert se mit à rire. Un rire caustique.
  
  — Très drôle ! Comment croyez-vous qu’il me recevra ?
  
  — Je crois qu’il vous recevra très bien… Pour la simple raison qu’il est parti là-bas avec notre bénédiction.
  
  Hubert sursauta.
  
  — Quoi ? Vous voulez dire que Monteleone est parti là-bas sur vos ordres ?
  
  M. Smith eut un geste de sa main grasse et rectifia :
  
  — Pas sur nos ordres, non. Pas précisément. À vrai dire, il avait été sollicité par un de ses cousins, agent du Centre (3), qui après avoir essayé de le convaincre gentiment, était passé au chantage, puis aux menaces. Effrayé, Monteleone s’était décidé à parler de l’affaire aux services de sécurité de la base d’Huntsville, où il travaillait avec Von Braun… Nous aurions pu arrêter le cousin trop entreprenant, mais une autre idée me vint. Nous avions besoin d’un observateur chez l’adversaire. Je demandai à Monteleone s’il acceptait de jouer le rôle. Après beaucoup d’hésitations il accepta. Il nous tint au courant de tous les pourparlers qui eurent lieu ensuite avec le Centre, par l’intermédiaire du cousin. Je fis moi-même le choix des informations secrètes qu’il emporta pour mettre dans la corbeille de mariage. Tout se passa le mieux du monde.
  
  Hubert était vivement intéressé.
  
  — Et depuis, il vous a régulièrement fourni des informations sur ses travaux en Russie ?
  
  M. Smith secoua négativement la tête.
  
  — Non, Monteleone n’a jamais donné de ses nouvelles. Mais en observant le silence, il n’a fait qu’exécuter mes ordres. J’avais prévu ce qui est arrivé et je lui avais dit que je lui enverrais alors un « courrier ». Tous les détails de cette future prise de contact ont été réglés avant son départ ; il les a appris par cœur.
  
  — Espérons qu’il ne les a pas oubliés, dit Hubert avec une pointe de sarcasme dans la voix.
  
  — Si je n’avais pas pensé qu’on pût lui faire confiance, je n’aurais pas pris tous ces risques.
  
  — J’entends bien, mais en deux ans n’importe qui peut changer. Peut-être que ce garçon-là ne sera pas content du tout de me voir arriver.
  
  — Cette éventualité est prévue dans les instructions détaillées qui vont vous être remises.
  
  — Parfait. Je vous fais confiance.
  
  — Je vous le répète, c’est une affaire extrêmement importante. Le retard que nous avons pris sur nos adversaires est catastrophique, ou peut le devenir. D’autre part, notre fusée « Atlas » ne sera pas absolument imparable, parce que guidée par radar. Or, il sera possible dans un court délai de brouiller les ondes radar. Le professeur Chklovski, spécialiste en radio-astronomie, étudie un système de guidage à l’aide des ondes émises par le soleil et par les étoiles. Nous pensons qu’il vient d’aboutir et il faut que Monteleone nous donne ça.
  
  Hubert observait pensivement le foyer de sa pipe d’où s’élevait un léger nuage de fumée bleue.
  
  — Pensez-vous qu’ils se seraient servis d’une « Purga » pour leur dernier essai de la bombe à hydrogène ?
  
  M. Smith haussa les épaules pour exprimer son ignorance.
  
  — Nous savons seulement que cette bombe a explosé dans la stratosphère, mais nous ignorons si elle a été transportée par une « Grom » ou une « Purga ».
  
  — Qu’est-ce qu’une « Grom » ?
  
  — Une fusée de trois mille kilomètres de portée, déjà en service ; l’équivalent de notre « Snark ». De nombreuses rampes de lancement pour les « Grom » sont déjà installées du nord au sud de l’Europe centrale, menaçant toutes les bases de l’OTAN. Pour vous rassurer, je peux vous dire que l’équipement en « Snark » de nos troupes stationnées là-bas est actuellement en cours.
  
  Hubert fit la grimace.
  
  — Je n’arrive pas à trouver ça rassurant. Un beau jour, ces fusées-là partiront toutes seules et ce sera la fin du monde.
  
  M. Smith le considéra avec attention.
  
  — Si vous voulez éviter ça, vieux garçon, tâchez de nous ramener les plans de la « Purga ». Vous savez que l’équilibre des forces est le plus sûr garant de la paix… En ce moment, la balance penche dangereusement de l’autre côté.
  
  — Bon ! fit Hubert. Je vais m’en occuper.
  
  M. Smith ajusta ses lunettes sur son nez.
  
  — En avril prochain, reprit-il, tous les savants allemands spécialistes des fusées se réuniront à Munich pour une session de travail organisée par l’OTAN. J’espère que vous serez revenu avant avec votre butin.
  
  — Je pars quand ?
  
  — Dans trois semaines. Je veux que vous alliez faire avant un stage dans nos laboratoires d’essai de fusées à Huntsville, dans l’Alabama, afin de vous familiariser avec la question. Le directeur des laboratoires, Werner Von Braun en personne, s’occupera de vous. Il faut que vous en sachiez suffisamment pour vous débrouiller seul au cas où Monteleone ne pourrait vous passer un travail tout préparé.
  
  Hubert se leva pour vider les cendres de sa pipe dans un grand cendrier de cristal posé sur le bureau.
  
  — À vos ordres. Mais, avez-vous pensé que mes connaissances en russe sont encore insuffisantes ? Ce n’est pas une langue facile. Je peux le lire, je le comprends, mais pour ce qui est de le parler : disons que je le baragouine.
  
  — J’y ai pensé, répliqua M. Smith. C’est sans importance.
  
  — Puisque vous le dites !
  
  — Ce qui est important, c’est votre parfaite connaissance de l’allemand.
  
  Hubert haussa les sourcils et retourna s’asseoir en agitant sa pipe pour la refroidir.
  
  — Je ne comprends pas très bien ?…
  
  — Avez-vous entendu parler des « Spets » ?
  
  Hubert s’immobilisa.
  
  — Jamais. Qu’est-ce que c’est que ça ?
  
  — Les « Spets » sont des sujets allemands qui ont émigré en Ukraine au XVIIIe siècle, sous le règne de Catherine II. L’idée était que les Allemands apprendraient la propreté et le goût du travail bien fait aux paysans russes, mais les deux races ne se sont pas mélangées. Et, actuellement, les « Spets » forment encore une minorité bien caractérisée, ayant conservé sa langue et ses coutumes. Il existe une colonie de « Spets » à Stalinabad. Nous avons quelques agents parmi eux. Ce sera un « Spet » qui vous prendra en charge lorsque vous aurez franchi la frontière et vous vivrez là-bas sous l’identité d’un « Spet ».
  
  — Je commence à comprendre.
  
  — Vous partirez donc demain pour Huntsville. Von Braun vous attend. Continuez en même temps à potasser votre russe, ce ne sera pas du travail inutile. Dans quinze jours, Howard vous remettra les « Instructions Détaillées » concernant votre mission. Je vous reverrai avant votre départ.
  
  Hubert se leva, comprenant que l’entretien était terminé.
  
  — Parfait. J’espère réussir.
  
  M. Smith se leva lui aussi, pour l’accompagner jusqu’à la porte.
  
  — Soyez certain que nous ferons le maximum pour vous faciliter les choses. Nous soignerons particulièrement la question de votre retour.
  
  — C’est bien aimable à vous, répliqua Hubert avec un sourire légèrement ironique. Je vous en saurai gré.
  
  Ils se serrèrent la main. Hubert sortit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  Le pilote du « beachcraft » était une espèce d’ours mal léché qui n’avait pas ouvert la bouche depuis le départ de Peshawar (4). Assis sur le siège du copilote, dans l’étroite cabine, Hubert ne s’en formalisait pas. Si son compagnon n’était pas bavard, il avait l’air de bien connaître son métier et c’était ça l’essentiel.
  
  La nuit était obscure, sans lune, et une épaisse couche de nuages dissimulait le sol. Hubert regrettait un peu d’avoir manqué le grandiose spectacle des chaînes de l’Hindou-Kouch, mais c’était un temps idéal pour une opération de ce genre et ceci compensait largement cela.
  
  Hubert avait passé deux semaines fort intéressantes en compagnie du directeur des laboratoires d’essai à Huntsville. Il avait appris à peu près tout ce qu’il était possible à un non-spécialiste d’apprendre dans le domaine des fusées.
  
  Puis il était revenu à Washington et s’était présenté au service qui, au sein de la « C.I.A. », s’occupait de l’organisation matérielle des missions à l’étranger. Là, il avait passé trois jours en compagnie d’un homme qu’on lui avait présenté sous le nom de Ernst, un pseudonyme, et qui lui avait enseigné l’accent particulier des « Spets » et quelques tournures anachroniques encore employées par eux.
  
  Enfin, le commandant Howard lui avait remis les « Instructions Détaillées », un document dactylographié d’une cinquantaine de pages.
  
  Dans ce document, chaque détail se trouvait soigneusement épluché : la nature et l’importance de la mission, les informations déjà connues sur la fusée « Purga », les renseignements spécifiques à rechercher, le pseudonyme que Hubert devrait employer, sa « légende », c’est-à-dire tout ce qui concernait le nouveau personnage qu’il allait incarner, les pseudonymes de tous ceux qui allaient l’aider, des renseignements sur le « Spet » qui allait le prendre en charge de l’autre côté, des renseignements sur Monteleone, les différents moyens de prendre contact avec le savant italien, les phrases de reconnaissance ; l’itinéraire prévu pour atteindre Stalinabad, les refuges, les possibilités d’évasion en cas d’arrestation, les moyens de transports, etc.
  
  Hubert avait dû apprendre tout cela par cœur, car il ne pouvait évidemment emporter le document avec lui. Lorsqu’il avait été capable de se rappeler la moindre virgule, il avait détruit les feuillets.
  
  Le pilote, que Hubert connaissait seulement sous le pseudonyme de « Willy », réduisit les gaz et poussa légèrement sur le manche. L’avion se mit à descendre.
  
  Hubert cria pour se faire entendre :
  
  — Nous arrivons ?
  
  Willy grogna un vague acquiescement. La couche de nuages se rapprochait rapidement. Hubert se prit à espérer que le pilote possédât des renseignements précis et surtout véridiques sur la hauteur du plafond, en dessous. Les contreforts de l’Hindou-Kouch devaient arriver jusque-là et une simple éminence de deux ou trois cents mètres pouvait suffire à provoquer une catastrophe dans de pareilles conditions.
  
  L’appareil plongea brusquement dans les nuages. Hubert regarda à droite et ne vit plus l’extrémité de l’aile. Il consulta l’altimètre qui indiquait trois mille pieds et dont l’aiguille pivotait lentement vers le bas. La traversée de la couche nuageuse parut interminable à Hubert. Willy avait encore réduit les gaz et poussé ensuite un peu plus sur le manche pour maintenir la vitesse de descente.
  
  À deux mille pieds, l’avion sortit des nuages. Hubert ne vit pas tout de suite la terre. Lorsqu’il l’aperçut, elle lui parut terriblement près. Des lumières brillaient assez loin vers le nord ; était-ce Balch ?
  
  Willy redonna un peu de gaz aux moteurs et vira vers l’ouest. Quelques minutes plus tard, un ruban argenté apparut sur le tapis noir du sol : sans doute la rivière Balch, petit affluent de l’Amou-Daria…
  
  Le pilote vira de nouveau, cette fois à droite, vers le nord, suivant le cours de la rivière. Presque aussitôt, un faisceau lumineux fendit la nuit droit devant, s’éteignit, se ralluma… Hubert adressa mentalement un coup de chapeau à Willy pour son sens de la navigation.
  
  L’avion passa au-dessus du signal lumineux, fit demi-tour un kilomètre plus loin. Le pilote réduisit presque complètement les gaz et commença la descente pour l’atterrissage. Hubert vérifia l’assujettissement des sangles qui le maintenaient solidement sur son siège. Un atterrissage de nuit comporte toujours un certain risque, surtout un atterrissage de fortune, et Hubert n’avait aucun désir de voir interrompre l’aventure avant même qu’elle eût vraiment commencé.
  
  Des coups de vent assez violents secouaient l’avion que son moteur n’entraînait plus. Les signaux continuaient régulièrement. Willy alluma le phare d’atterrissage. Les détails du sol apparurent : une steppe inculte.
  
  L’avion toucha des roues, rebondit, aussitôt rattrapé par une brusque reprise des moteurs, roula bruyamment sur le terrain inégal, s’immobilisa.
  
  Hubert se libéra des sangles de sécurité et regarda Willy.
  
  — Bravo ! fit-il. Vous vous en êtes remarquablement tiré.
  
  Le pilote ne répondit pas. Hubert pensa qu’il n’avait jamais vu un ours pareil mais n’eut pas le temps de s’étendre sur ce sujet : une auto, phares en code, fonçait vers eux.
  
  Il ouvrit la portière, sauta à terre, exécuta quelques flexions pour assouplir ses jambes ankylosées. La nuit était glaciale, mais ses vêtements de chamelier afghan le protégeaient bien. La voiture, une jeep des surplus américains, s’arrêta tout près. Un homme en descendit et s’arrêta à dix pas, la main droite dans sa poche, tenant vraisemblablement une arme. Hubert demanda :
  
  — How old are you, Yakoub ?
  
  — I shall be forty-four next month, Sahib.
  
  — Okay !
  
  Hubert repassa dans le vent de l’hélice du moteur droit pour regagner la portière restée ouverte. Willy le regardait.
  
  — Tout va bien, cria Hubert. Merci de m’avoir amené jusqu’ici et bon retour.
  
  Willy répondit d’un signe de tête, sans ouvrir la bouche. La portière retomba. Hubert s’éloigna vivement, alors que le pilote remettait sans plus attendre tous les gaz et tentait le décollage droit devant.
  
  Hubert regarda l’appareil s’arracher du sol. Le phare d’atterrissage s’éteignit et l’avion se perdit aussitôt dans la nuit.
  
  — Venez, dit Yakoub. Il ne faut pas rester ici.
  
  Ils montèrent dans la jeep. L’Afghan alluma une cigarette, en offrit une à Hubert qui refusa. L’auto démarra et se mit à rouler très vite sur le sol raviné, semé de cailloux et de touffes de végétation. Yakoub conduisait bien, avec tout juste un peu trop de désinvolture.
  
  Le bruit rendait la conversation difficile et l’Afghan ne semblait pas bavard, Hubert se mit à penser aux énormes difficultés qu’avaient dû éprouver les spécialistes de la « C.I.A. » pour organiser son transport jusqu’au lieu d’exécution de sa mission. Il avait fallu joindre un certain nombre d’agents comme ce Yakoub, leur donner des instructions précises, avec des horaires soigneusement réglés, assurer le secret de l’opération… Ce n’était pas un mince travail !
  
  La jeep s’engagea sur une piste de terre battue un peu moins accidentée que la steppe, mais Yakoub en profita pour accélérer encore et le résultat ne changea guère : Hubert fut toujours obligé de se cramponner solidement à son siège.
  
  Hubert consulta sa montre, une montre de fabrication russe qu’on lui avait donnée avant le départ. Deux heures dix ; le voyage aérien avait duré un peu plus de trois heures et demie. Willy serait de retour à sa base de départ avant le jour et le nombre de gens qui sauraient à quoi il avait employé sa nuit pourrait se compter sur les doigts d’une main.
  
  Avec la montre, Hubert avait reçu un certain nombre de documents destinés à authentifier son personnage lorsqu’il aurait atteint Stalinabad : une carte d’identité au nom de Heinz Krieg, un permis de conduire, un permis de séjour portant la mention « Spet », sujet allemand autorisé à séjourner à Krasnovodsk et à circuler dans les limites de la R.S.S. de Turkménie, une autorisation de se rendre à Stalinabad pour affaires de famille, une carte de travail, quelques photos et quelques lettres d’amis, de vieux billets de théâtre, etc. Pour l’instant, le tout était contenu dans un petit sac de toile fixé sous la doublure de son manteau en peau de mouton.
  
  Les lumières d’une agglomération apparurent. Quelques instants plus tard, Yakoub arrêta la jeep et dit :
  
  — Passez derrière, je vais vous recouvrir avec des sacs. Il y a un poste à l’entrée de la ville.
  
  — Nous arrivons à Balch ?
  
  — Oui.
  
  Hubert se glissa vers le fond du véhicule et se coucha en chien de fusil. L’Afghan entreprit de le cacher avec des vieux sacs terriblement puants.
  
  — Vous croyez que ce sera suffisant ?
  
  Yakoub se mit à rire.
  
  — Je sais comment les empêcher d’être curieux, répliqua-t-il. Faites-moi confiance.
  
  Hubert était bien obligé de lui faire confiance.
  
  Il se laissa ensevelir, respirant à travers sa main pour mieux lutter contre l’abominable odeur. La voiture repartit.
  
  Quelques minutes s’écoulèrent. Hubert pensait qu’il ne pourrait supporter longtemps le martèlement continu du plancher métallique lorsque les freins grincèrent. Yakoub se mit à parler. D’autres voix lui répondirent. Ils s’exprimaient tous dans la langue du pays et Hubert n’y comprit rien. Après quelques éclats de rire, la jeep repartit.
  
  Hubert souleva les peaux, cherchant un peu d’air frais.
  
  — Vous pouvez revenir, dit Yakoub sans se retourner.
  
  Hubert ne se le fit pas dire deux fois. Il reprit sa place près du conducteur et respira profondément.
  
  — Qu’est-ce que vous avez bien pu transporter dans ces sacs ?
  
  Yakoub lui lança un regard étonné.
  
  — De la viande de mouton, pourquoi ?
  
  — Pour rien.
  
  Ils étaient dans la ville. Une ville qui semblait morte, avec ses rues étroites et poussiéreuses, ses maisons sales et délabrées. La voiture traversa une place, s’engagea dans une rue un peu plus large que les autres, ralentit, passa le seuil d’une grille ouverte qui pendait sur ses gonds descellés, s’arrêta dans l’ombre épaisse de quatre mûriers dont les branches retombaient sur un mur de boue séchée complètement délabré.
  
  Hubert mit pied à terre. Une fontaine ronde, avec un jet d’eau, occupait le centre de la cour. La maison avait un étage, garni de balcons en fer forgé. De l’autre côté, perpendiculairement, était un bâtiment bas, écurie ou garage. Yakoub coupa le contact et descendit de la voiture. D’invisibles chameaux se mirent à blatérer, des chiens aboyèrent en réponse. L’Afghan prit Hubert par le bras et l’entraîna vers la maison.
  
  — Ne restons pas ici. Dépêchez-vous d’entrer.
  
  Ils gagnèrent la lourde porte d’entrée que Yakoub ouvrit avec une grosse clé tirée de sa poche.
  
  Hubert passa le premier. Yakoub referma, puis alluma une lampe torche. Ils se trouvaient dans un vestibule aux murs lépreux, au sol formé de dalles de pierre usées. Un escalier de bois s’élevait du fond, des portes de part et d’autre.
  
  — Avez-vous faim ou soif ? questionna Yakoub.
  
  — Les deux.
  
  L’Afghan guida Hubert vers la cuisine, alluma une lampe à pétrole pour éclairer la pièce. Yakoub prépara du thé, après avoir ranimé un feu de braises. Ils mangèrent du mouton froid et du fromage fait avec du lait de chamelle. Hubert observait l’Afghan : un grand gaillard aux traits rudes, au regard brillant : un vrai montagnard. Hubert pensa qu’il était d’origine pathane, certainement. Il en avait l’allure fière et le geste noble.
  
  — Quand me ferez-vous passer la frontière ? questionna Hubert.
  
  — La nuit prochaine. Nous partirons avec une caravane.
  
  — Il y aura d’autres gens ?
  
  — Oui.
  
  — N’est-ce pas dangereux ?
  
  — Non.
  
  — Vous savez que le secret doit être rigoureusement gardé.
  
  — Je sais. Il le sera.
  
  Décidément, Yakoub n’était guère plus bavard que Willy. L’eau étant chaude, l’Afghan s’absorba dans la préparation du thé.
  
  — Vous habitez seul, ici ?
  
  — Non. Avec ma femme et mes deux filles.
  
  — Des domestiques ?
  
  — Un seul. Couche dans l’écurie, dans la cour.
  
  L’Afghan parlait un anglais très correct. Hubert lui demanda où il l’avait appris.
  
  — Dans ma jeunesse, j’ai servi les Anglais, à Peshawar.
  
  — Peshawar… Vous êtes pathan ?
  
  — Oui. Je n’aime pas que l’on me pose des questions.
  
  — Excusez-moi.
  
  Ils burent le thé en silence. Puis, Yakoub se leva.
  
  — Je vais vous montrer votre chambre. Quand le jour sera venu, évitez de vous montrer à la fenêtre.
  
  Hubert le suivit. Ils montèrent l’escalier dont les marches grinçaient terriblement. Yakoub ouvrit une porte, éclaira une grande pièce vide avec sa torche électrique, montra un tapis étalé dans un coin.
  
  — Je sais que vous avez l’habitude de coucher dans des lits plus confortables, mais il faudra vous contenter de celui-là.
  
  — Ça ira très bien.
  
  — Ne faites pas de lumière, c’est très important. Bonne nuit.
  
  — Bonne nuit, Yakoub. Et merci.
  
  L’Afghan se retira en refermant la porte. Hubert se trouva seul dans l’obscurité. Au bout d’un instant, ses yeux s’habituèrent et il marcha vers la fenêtre, simplement protégée par une grille persane. Pas de vitres.
  
  Il observa un instant la cour, avec sa fontaine et ses figuiers, puis la rue. Les maisons voisines étaient sombres et silencieuses. Tout le monde semblait dormir. Il décida d’en faire autant et alla s’étendre sur le tapis qui devait lui servir de couche.
  
  Hubert savait s’endormir quand il voulait. Il fit le vide dans son esprit, détendit tous les muscles de son corps et sombra aussitôt dans un sommeil réparateur.
  
  Comme tous ceux qui sont habitués à vivre dangereusement, comme tous les animaux sauvages, Hubert possédait un sixième sens qui l’avertissait du moindre danger. Il se réveilla soudain, avec au creux de l’estomac un sentiment de sourde angoisse qu’il connaissait bien…
  
  Il resta d’abord parfaitement immobile, l’oreille tendue, les narines dilatées. Aucun bruit, aucune odeur suspecte. Il ouvrit les yeux, une pâle clarté passait par la fenêtre imprimant sur le sol l’ombre de la grille persane. La porte était toujours fermée.
  
  Hubert se mit assis, retenant son souffle pour mieux écouter. Il lui sembla entendre le crissement d’un caillou sous un pas. Cela venait de la cour… Il se leva, avec la souplesse d’un félin, et marcha silencieusement vers la fenêtre.
  
  Il ne vit rien tout d’abord, puis son regard s’habitua à l’obscurité et il aperçut deux silhouettes qui se glissaient furtivement le long du mur de torchis, en direction de l’écurie.
  
  Des domestiques retour de goguette ayant peur de réveiller leurs maîtres ? Yakoub avait dit qu’il ne possédait qu’un serviteur. Hubert battit rapidement des paupières pour aiguiser son regard. Peut-être le serviteur ramenait-il une femme acceptant de partager sa couche ?
  
  Les deux silhouettes sortirent de l’ombre du mur d’enceinte pour se découper sur le fond plus clair du mur de l’écurie. Plus aucun doute il s’agissait de deux hommes, en djellabas et turbans sombres.
  
  Que venaient-ils faire ? Étaient-ils des amis du domestique ? Se livraient-ils, avec sa complicité, à un trafic clandestin ?
  
  Hubert les regarda ouvrir un des battants de la grande porte de bois et conclut que non seulement les visiteurs nocturnes craignaient de réveiller les habitants de la maison, mais qu’ils faisaient aussi en sorte de ne pas alerter celui qui devait dormir dans l’écurie.
  
  Cela devenait grave. La présence de Hubert dans la maison n’avait peut-être aucun rapport avec l’action des deux inconnus, mais rien n’était moins sûr. « Dans le doute, abstiens-toi », dit un proverbe ; mais Hubert n’était pas d’accord. Il avait bien plus confiance dans l’action immédiate.
  
  Il tourna le dos à la fenêtre, gagna la porte et sortit dans le couloir, regrettant de ne pas savoir où couchait Yakoub. Le seul moyen était de l’appeler. En bon Pathan qu’il était, l’homme ne devait jamais dormir que d’une oreille.
  
  — Yakoub… Yakoub…
  
  Hubert étouffait sa voix pour l’empêcher de porter à l’extérieur. Une dizaine de secondes s’écoulèrent, puis une porte grinça, une planche de parquet craqua sous le poids d’un corps.
  
  — N’allumez pas ! conseilla Hubert.
  
  — Que se passe-t-il ?
  
  Hubert se dirigea vers la voix en se guidant sur le mur. Il distingua soudain la forme plus claire de l’Afghan, tout près de lui.
  
  — J’ai entendu du bruit dans la cour, expliqua-t-il. J’ai été regarder par la fenêtre. Deux hommes viennent d’entrer dans l’écurie.
  
  Yakoub digéra l’information.
  
  — Je vais aller voir ça, dit-il enfin.
  
  — Je vais avec vous. Ils sont deux.
  
  — Il y a Gol.
  
  — Qui est Gol ?
  
  — Mon domestique.
  
  — Si c’est à lui qu’ils en veulent, ils l’auront maîtrisé avant que nous n’arrivions.
  
  — Bon venez avec moi. Un instant, je prends des armes.
  
  Il disparut un moment dans l’obscurité. Hubert l’entendit fouiller dans un coffre quelconque, puis revenir. L’Afghan lui mit un revolver dans la main.
  
  — Le barillet est plein ?
  
  — Oui, vous n’avez qu’à ôter le cran de sûreté. Allons-y.
  
  Une voix de femme s’éleva soudain dans l’obscurité. Yakoub répondit brièvement dans sa langue natale. La femme se tut. Hubert attrapa Yakoub par sa veste pour ne pas risquer de le perdre dans l’obscurité. Ils descendirent l’escalier grinçant. Yakoub murmura :
  
  — Nous allons passer par-derrière.
  
  Ils sortirent par la cuisine, dans un jardin où bruissaient des palmiers. Hubert lâcha Yakoub ; la clarté extérieure était suffisante pour distinguer les contours des choses et de son compagnon.
  
  Ils arrivèrent près d’une porte basse, sur le flanc de l’écurie. Yakoub colla son oreille contre le battant, puis ouvrit avec mille précautions, attira Hubert derrière lui, referma la porte. Une forte odeur de fourrage. Des voix étouffées résonnaient quelque part dans le bâtiment. Hubert ressaisit un pan de la veste de l’Afghan. L’un derrière l’autre, ils se mirent à progresser dans l’obscurité. Du foin, sur le sol, amortissait leurs pas.
  
  Yakoub ouvrit doucement une autre porte et un étrange spectacle s’offrit alors à eux. Au-delà d’une demi-douzaine de chameaux qui dormaient, les deux hommes que Hubert avait vus s’introduire s’occupaient d’un troisième qui devait être Gol, le domestique de Yakoub. L’un d’eux tenait braqué le faisceau d’une lampe de poche sur le visage terrorisé du domestique, cependant que l’autre appuyait la pointe d’un poignard sur la gorge du malheureux.
  
  Celui qui tenait le poignard parlait à voix contenue et Hubert devina qu’il l’interrogeait. Yakoub tendait l’oreille, sans doute voulait-il savoir de quoi il retournait avant d’intervenir. Enfin, alors que le domestique répondait soudain avec volubilité, Yakoub tira Hubert par la manche afin de lui faire comprendre que le temps était venu d’entrer dans le jeu.
  
  Ils s’écartèrent de quelques pas l’un de l’autre et avancèrent. L’homme au poignard ne devait pas être satisfait de la réponse du domestique car l’entretien prenait une tournure aggravée. Gol cria. Son tortionnaire lui écrasa vivement la bouche de sa main libre. Un filet de sang coula sur la gorge du pauvre type.
  
  Yakoub intervint d’une voix forte et sèche. Hubert ne comprit pas, mais devina que l’Afghan avait dû dire : « Haut les mains ! », ou quelque chose d’approchant. De toute façon, l’effet fut remarquable. Les deux inconnus sautèrent comme s’ils avaient reçu une décharge électrique et firent face aux nouveaux venus. Le faisceau lumineux frappa Hubert en pleine figure. Yakoub cria :
  
  — Baissez-vous !
  
  Hubert l’avait fait d’instinct. Le couteau siffla au-dessus de sa tête et alla se planter dans le mur de torchis. Un coup de feu tonna. La lampe de l’adversaire roula sur le sol en même temps que celui qui la tenait. Yakoub alluma la sienne d’un coup de pouce, éclaira l’homme au poignard, maintenant désarmé, et gronda quelques menaces qui se révélèrent efficaces. Figé, l’homme leva lentement les mains à hauteur de ses épaules.
  
  Hubert passa vivement derrière lui et le palpa sous toutes les coutures.
  
  — Rien dans les mains, rien dans les poches, annonça-t-il.
  
  Il jeta un coup d’œil sur celui que Yakoub avait descendu. La balle l’avait frappé en plein visage. Ce n’était pas très joli à voir, mais la victime ne présentait plus aucun danger.
  
  Le domestique s’était mis debout. La blessure de son cou n’était pas grave : une simple piqûre. Il se précipita vers son maître et se mit à parler très vite, avec beaucoup d’excitation, braquant un doigt accusateur sur son tortionnaire.
  
  Quand il eut terminé, Yakoub traduisit à l’intention d’Hubert :
  
  — Ils nous ont vus arriver cette nuit. Ils voulaient savoir qui vous étiez.
  
  Hubert fit la grimace. Cela commençait mal.
  
  — Qui sont-ils ?
  
  Yakoub cracha sur le sol avec mépris.
  
  — Des gens qui se vendent au plus offrant. Selon ce qu’ils auraient appris, ils auraient été offrir le renseignement à ceux que cela aurait intéressé.
  
  Une lueur d’espoir.
  
  — Vous êtes sûr, Yakoub, qu’ils ne travaillent pas pour une organisation.
  
  — Sûr. Je les connais. Ils ont essayé deux ou trois fois de me vendre des renseignements à moi. Je les ai chaque fois repoussés.
  
  — Vous croyez qu’ils sont venus ici de leur propre initiative, que personne ne les a envoyés ?
  
  — J’en donnerai ma main à couper.
  
  — Je veux bien vous croire, mais je pense que nous pourrions l’interroger.
  
  Yakoub n’hésita pas un seul instant. Il donna des ordres à son domestique qui prit des cordes traînant sur un coffre à fourrage et entreprit aussitôt de ficeler leur prisonnier. Puis, Yakoub parla de nouveau. Gol arracha le poignard qui s’était fiché dans le mur et revint vers l’autre qu’il jeta sur le sol d’un croc-en-jambe.
  
  L’homme était courageux. Gol à cheval sur lui et le menaçant de la pointe d’acier, il ne bronchait pas. Mais le domestique lui appliqua sa main gauche sur la bouche et, d’un geste vif, lui creva un œil.
  
  Hubert en resta sidéré. Du sang se mit à couler de l’orbite. L’homme s’agitait comme un fou sous l’étreinte du domestique qui tenait bon et l’empêchait toujours de hurler. Yakoub approcha imperturbable et cruel. Il se mit à parler. Hubert devina qu’il invitait le prisonnier à dire qui l’avait envoyé, sinon Gol allait lui crever l’autre œil.
  
  Sur un signe de son maître, le domestique ôta sa main de la bouche de l’homme. Celui-ci se mit à geindre très haut, mais Yakoub éleva la voix pour répéter ce qu’il venait de dire. Alors, l’homme lui répondit avec une véhémence désespérée.
  
  Lorsqu’il se tut, à bout de souffle, Yakoub dit à Hubert ;
  
  — C’est bien ce que je pensais. Il nous a vus arriver et il a flairé une bonne affaire. Il voulait savoir qui vous étiez.
  
  Hubert était convaincu. Il avait trop souvent pris part à des interrogatoires de ce genre pour ne pas reconnaître l’accent de la sincérité dans la voix d’un homme épouvanté. Il répliqua doucement :
  
  — C’est bien. Mais maintenant, il faut le mettre hors d’état de nuire. Nous ne pouvons pas nous permettre de le relâcher.
  
  — Il n’en a jamais été question.
  
  Un ordre à Gol et le problème se trouva résolu. La longue lame du poignard s’enfonça dans la poitrine de l’homme, atteignit le cœur avant même qu’il se fût rendu compte de ce qui lui arrivait. Un râle horrible… Terminé.
  
  Yakoub se tourna vers Hubert.
  
  — Retournez dormir. Je vais m’occuper avec Gol de transporter les cadavres un peu plus loin. La mort de ces deux chacals n’étonnera personne à Balch. C’est un miracle que cela ne soit pas arrivé plus tôt… La main d’Allah les aura sans doute guidés ici cette nuit.
  
  — Inch’Allah, dit Hubert.
  
  Il fouilla lui-même consciencieusement les vêtements des deux morts, mais ne trouva rien d’intéressant. Après quoi, il retourna se coucher.
  
  Une femme se trouva soudain devant lui dans le couloir du premier étage et lui demanda quelque chose qu’il ne comprit pas. La femme l’avait pris pour Yakoub, elle s’enfuit en poussant des petits cris lorsqu’elle se rendit compte de son erreur.
  
  Hubert retrouva sa chambre sans trop de mal, s’allongea de nouveau sur le tapis qui servait de lit et se rendormit aussitôt.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  La journée du lendemain s’écoula avec une lenteur désespérante pour Hubert à qui son hôte avait demandé de ne pas quitter sa chambre. En bon musulman qu’il était, l’Afghan ne pouvait évidemment penser à présenter sa femme ou ses filles à Hubert, ce qui aurait pourtant aidé celui-ci à passer le temps, en admettant que l’une ou l’autre fût jolie.
  
  Yakoub vint toutefois partager avec Hubert le repas de midi. La femme de l’Afghan avait boulangé dans la matinée et une bonne odeur de pain chaud emplissait toute la maison.
  
  Ils discutèrent en mangeant, des perspectives d’avenir de l’Afghanistan, cet étrange pays qui, plus grand que la France, ne possède que trois routes et pas de voies ferrées. En dehors de l’unique ligne d’autocar qui relie Kaboul, la capitale, à Peshawar, au Pakistan, le seul moyen de transport connu reste encore l’antique caravane de chameaux. Objet d’un intérêt particulier des grandes puissances, le souverain, Mohammed Zaherchah essayait habilement de louvoyer, acceptant un prêt soviétique de trois millions et demi de dollars, la construction d’un barrage gigantesque et d’une autoroute par les Américains, concédant des intérêts miniers aux Anglais, accueillant des techniciens allemands et des archéologues français.
  
  Hubert et Yakoub parlèrent aussi du problème des Pathans répartis également de part et d’autre de la célèbre passe Khaïber et revendiqués avec autant de force par les deux pays : le Pakistan et l’Afghanistan. L’opinion de Yakoub était qu’on pouvait mettre tout le monde d’accord en donnant son autonomie au peuple pathan qui n’avait jamais rien demandé à personne.
  
  Puis Hubert amena la conversation sur le franchissement de la frontière russe. Yakoub reconnut que cette frontière était sévèrement gardée, mais que quelques hommes, dont il était, savaient parfaitement comment la franchir, cette science servant habituellement à la contrebande dans le sens Russie-Afghanistan.
  
  Avant de quitter Hubert pour retourner à ses affaires, Yakoub lui annonça que les cadavres avaient été « découverts » le matin par un porteur d’eau sous le porche d’une maison de la rue de Tartarie. La police faisait une enquête, mais le sentiment général était que les deux victimes n’avaient pas volé ce qui leur était arrivé. Yakoub pensait qu’ils avaient dû faire chanter un certain nombre de gens, à Balch et ailleurs.
  
  L’après-midi se déroula avec une lenteur désespérante. Hubert l’occupa en répétant avec soin les « Instructions Détaillées ». Il n’avait rien oublié. Le contraire eût été étonnant ; comme tous les grands espions, Hubert possédait une mémoire infaillible.
  
  La nuit tomba vers six heures. Yakoub vint chercher Hubert peu après et ils dînèrent dans la cuisine. Les femmes restèrent invisibles.
  
  Yakoub inspecta alors les vêtements de Hubert – vêtements de caravanier afghan – l’aida à fixer son turban. Hubert se passa ensuite un fond de teint sur le visage et sur les mains. Ses yeux bleus n’étaient pas un handicap ; on rencontre en Afghanistan beaucoup de gens du cru qui ont les cheveux blonds et le regard clair. Avec une barbe de quarante-huit heures, Hubert se trouva très couleur locale.
  
  Gol avait formé la caravane dans la cour : six chameaux lourdement chargés de peaux de Karakul. Vers sept heures un quart, la caravane s’ébranla dans des rues de Balch.
  
  Six chameaux et trois hommes.
  
  
  -:-
  
  À six heures du matin, Yakoub donna le signal d’arrêt. Le jour se levait. Fatigué, frigorifié, Hubert attendit que les chameaux se fussent couchés pour aller se blottir contre l’un d’eux. Gol et son maître préparèrent un feu.
  
  Ils avaient parcouru environ quarante kilomètres sur la piste longeant la rivière Balch, en direction de la frontière russe. Un vent fort et glacial avait soufflé toute la nuit, rendant le parcours très pénible. Habitués à ce genre de chose, les deux Afghans n’avaient pas semblé en souffrir. Hubert n’avait pas beaucoup aimé ça.
  
  Le feu se mit soudain à crépiter. Des flammes claires et hautes s’élevèrent, aussitôt couchées par le vent. Hubert quitta l’abri du chameau pour aller réchauffer plus vite ses membres engourdis. Gol mit de l’eau sur le feu pour préparer le thé.
  
  Yakoub vint se placer près de Hubert.
  
  — Nous ne sommes plus qu’à deux heures de marche de la frontière, annonça-t-il. Nous allons rester ici toute la journée. Ce soir nous repartirons vers l’est, en direction de la route qui monte de Mozar-i-Sérif. C’est au poste douanier qui se trouve au bout de la route que nous devons livrer la marchandise. Je vous ferai franchir la frontière avant.
  
  Hubert acquiesça ; il ne pouvait d’ailleurs faire autrement. C’était Yakoub qui menait la barque.
  
  Ils mangèrent du fromage fait avec un mélange de lait de jument et de chamelle, puis burent le thé chaud. Après quoi, ils allèrent se coucher contre les chameaux et se couvrirent avec des peaux. Hubert s’endormit en quelques instants.
  
  Il se réveilla tard dans l’après-midi. Le soleil brillait encore et il faisait relativement chaud. Yakoub n’était plus là. Gol, assis près des cendres froides du foyer, mâchait paisiblement des graines de cardamome.
  
  Hubert se leva, effectua quelques exercices d’assouplissement, constata que les muscles de ses jambes étaient raides et douloureux, et se dirigea vers la rivière avec l’intention de s’y laver les pieds.
  
  Yakoub était là, accroupi au bord de l’eau, derrière un rocher. Il fumait une pipe courte en terre cuite. Hubert le rejoignit. Il y avait un petit bois à quelque distance de l’autre côté de la rivière et un très important troupeau de moutons paissait à proximité. Des collines mauves et grises bouchaient l’horizon à l’ouest. Au sud, s’élevaient les hautes cimes de l’Hindou-Kouch.
  
  — La Paix soit avec toi, dit Yakoub. Nous allons bientôt manger et nous partirons dès la nuit tombée.
  
  Hubert se déchaussa et trempa ses pieds dans l’eau glacée.
  
  — Tu fais bien de t’habituer, reprit Yakoub. Cette nuit, il va falloir que tu nages.
  
  Hubert s’en doutait. Dans cette région, c’était l’Amou-Daria qui formait la frontière avec le Tadjikistan, et il n’avait jamais pensé pouvoir franchir le fleuve sur un pont.
  
  — Il n’y a pas de gué ? demanda-t-il.
  
  — Si, répondit l’Afghan, mais ils sont trop bien gardés.
  
  Évidemment.
  
  — Le fleuve est large ?
  
  — À l’endroit où tu passeras, il est large et le courant est rapide. J’espère pour toi que tu es un bon nageur, sinon…
  
  Hubert sourit. Yakoub avait fait un geste exprimant assez bien ce qu’il adviendrait si Hubert n’était pas assez bon.
  
  — Je crois que j’arriverai à m’en tirer, si le froid ne me paralyse pas.
  
  — Tu t’enduiras le corps avec de la graisse.
  
  — Et mes vêtements ?
  
  — Je te donnerai une peau étanche.
  
  — Inch’Allah, conclut Hubert.
  
  — Inch’Allah, répéta Yakoub en levant les mains.
  
  Hubert se lava les pieds, puis se rechaussa tranquillement. Un cadavre de chien passa à quelques mètres d’eux, emporté par le courant. Yakoub se mit à marmonner quelque chose d’incompréhensible. Hubert comprit que le chien mort défilant à cet instant sur les eaux de la rivière lui semblait un mauvais présage.
  
  Ils rejoignirent Gol qui avait rallumé le feu au centre du cercle formé par les chameaux au repos. Un quart d’heure plus tard, ils dînèrent. Dans le crépuscule, Hubert vit au loin un cavalier qui se hâtait vers le nord. Yakoub le vit aussi, mais ne fit aucune remarque.
  
  Gol éteignit le feu, dispersa les cendres et donna à boire aux chameaux qui avaient mangé en même temps que les hommes. La nuit était tout à fait tombée lorsque la petite caravane repartit.
  
  Ils marchèrent longtemps en direction du nord-est. Yakoub suivait sa route en se guidant sur les étoiles. Vers minuit, ils prirent franchement la direction du nord.
  
  Yakoub fit arrêter la caravane dans le creux d’un vallon et dit quelques mots à Gol qui acquiesça d’un signe de tête.
  
  — Le fleuve est à une demi-heure de marche au nord, dit Yakoub à Hubert. Je vais vous accompagner seul. Gol va rester ici à garder les chameaux.
  
  Hubert prit congé du domestique en le saluant de la main et suivit Yakoub qui partit sans plus attendre. Ils pénétrèrent bientôt dans une épaisse forêt de mélèzes, grouillante de gibier. L’Afghan se dirigeait toujours avec une extraordinaire sûreté.
  
  La forêt devint plus claire, se transforma bientôt en steppe. Les deux hommes dérangèrent un troupeau de chevaux qui s’enfuit à grand bruit. Yakoub jura entre ses dents, puis rassura Hubert.
  
  — Si des gens ont entendu, ils peuvent croire qu’un loup est responsable, ou une autre bête sauvage.
  
  Ils continuèrent de marcher, du même pas souple et rapide. Le froid était vif, mais ils avaient chaud dans leurs vêtements épais. Enfin, Yakoub s’immobilisa, Hubert en fit autant. Le fleuve était tout près, ils entendaient le murmure du courant et le clapotis de l’eau contre les berges.
  
  Ils restèrent là un long moment sans bouger, dans l’ombre d’un bouquet d’arbres. Un oiseau de nuit les frôla en criant, un cri sinistre.
  
  Hubert aperçut une faible lueur, assez loin vers le nord et la montra silencieusement à Yakoub.
  
  — C’est en Tadjikistan, murmura celui-ci. Il vous faudra l’éviter.
  
  — La route est loin, de l’autre côté ?
  
  — Une heure et demie à deux heures de marche. Vous vous guiderez sur l’étoile polaire. Lorsque vous aurez trouvé la route, vous la suivrez en direction de l’est pour arriver au rendez-vous.
  
  Il se remit en marche, Hubert sur ses talons.
  
  Ils atteignirent la rive. L’eau coulait en contrebas, noire et certainement glacée.
  
  — Je traverse ici ? questionna Hubert sans grand enthousiasme.
  
  — C’est aussi bien qu’ailleurs.
  
  — Puisque vous le dites…
  
  Il se déshabilla rapidement. Yakoub l’aida à s’enduire le corps de graisse de mouton – épouvantable odeur – puis emballa lui-même les vêtements dans un sac de peau à fermeture étanche qu’il attacha au cou d’Hubert.
  
  — Inch’Allah ! murmura-t-il.
  
  — Eh ! oui…
  
  Hubert frissonnait.
  
  — Ce n’est pas que je m’ennuie ici, dit-il, mais je suis pressé d’aller me rhabiller de l’autre côté.
  
  Ils se serrèrent la main.
  
  — Qu’Allah vous protège.
  
  — J’en aurai bien besoin.
  
  Hubert descendit le long de la berge. Pas question de plonger sans connaître le fond. Ses pieds nus touchèrent l’eau glacée. Il se laissa glisser en serrant les dents, le souffle coupé, se mit aussitôt à nager dans le courant assez fort… Le sac de peau flottait derrière lui, l’étranglant un peu. Il regarda le ciel pour se guider, car l’autre rive était invisible…
  
  Il brassait vigoureusement, prenant garde à faire le moins de bruit possible. Le froid commença de s’insinuer en lui, lentement mais sûrement. Il surveillait sa respiration et le rythme de ses mouvements.
  
  Yakoub était probablement resté sur la rive, essayant de le suivre des yeux malgré l’obscurité. Un chic type, ce Yakoub ; pas bavard, mais sûr.
  
  Hubert nageait depuis un bon moment, sans rien apercevoir devant lui. S’il n’avait eu l’étoile polaire pour se guider, il aurait commencé à croire qu’il avait changé de route sans s’en rendre compte, bien que le courant le frappât toujours sur le côté droit.
  
  Un bruit de moteur l’alerta soudain. Il se souleva au-dessus de l’eau, regarda vers l’amont, puis vers l’aval. Un phare trouait la nuit de ce côté-là. Hubert ralentit ses mouvements pour mieux écouter… Un bateau, une vedette rapide probablement.
  
  Hubert sentit quelque chose de désagréable le serrer à la gorge. Personne ne lui avait dit que les Russes faisaient des patrouilles sur l’Amou-Daria. Il était pourtant facile de le savoir.
  
  La vedette se rapprochait rapidement, bien qu’elle remontât le courant. Son projecteur fouillait la surface de l’eau allant régulièrement d’une rive à l’autre.
  
  Hubert put ainsi apercevoir le côté soviétique et se rendre compte qu’il n’était même pas encore parvenu au milieu du fleuve.
  
  Le gros canot fonçait vers lui. Hubert pensa que, s’il ne lui passait pas dessus, il s’en faudrait de peu. Que faire ?
  
  Hubert cessa de nager, peu soucieux d’attirer l’attention en bougeant. Le faisceau du projecteur allait bientôt atteindre l’endroit où il était. Il attrapa le sac de peau qui flottait derrière lui, l’enfonça, se retourna et plaça le paquet sous ses jambes. Il se laissa dériver ainsi, affleurant la surface, priant le dieu des espions de ne pas l’abandonner.
  
  La lumière crue passa soudain sur lui sans s’arrêter, gagna la rive afghane, revint, l’éclaira de nouveau, fila du côté soviétique. Hubert n’avait plus froid, l’angoisse le réchauffait. Le teuf-teuf rageur du canot se rapprochait de plus en plus. Hubert n’osait pas regarder. Le courant l’emportait tête première vers le bateau.
  
  La fois suivante, le faisceau de lumière passa au-dessus de lui, mais il se trouvait toujours dans une zone plus ou moins éclairée et courait toujours le risque d’être aperçu du bateau pour peu que celui-ci passât assez près.
  
  Il entendit soudain des éclats de voix et crut qu’il était découvert, mais les rires qui suivirent le rassurèrent. Les gardes russes plaisantaient entre eux.
  
  Le bateau passa à moins de vingt mètres d’Hubert qui avait cessé de respirer pendant quelques atroces secondes. Puis ce fut fini.
  
  La vedette s’éloignait rapidement. Hubert se remit à nager, lentement d’abord, puis de plus en plus vigoureusement. Ses membres étaient ankylosés par le froid et le but était encore loin.
  
  Il nagea encore dix bonnes minutes avant d’apercevoir une sorte de mur plus sombre qui était certainement la berge. La largeur du fleuve était beaucoup plus importante qu’on ne le lui avait laissé supposer. Il n’en pouvait plus, de fatigue et de froid.
  
  Il toucha finalement la rive et eut beaucoup de mal à se hisser au sommet. Il se trouvait dans une prairie, des animaux dormaient à quelques pas. Hubert se demanda s’ils étaient ou non gardés.
  
  De toute façon, il ne pouvait rester à grelotter et à claquer des dents. Il ouvrit le sac, en retira ses vêtements secs et une serviette mise par Yakoub, avec laquelle il s’essuya vigoureusement.
  
  Il s’habilla très vite, glacé jusqu’à la moelle des os, remit la serviette dans le sac et lança le tout dans le courant qui l’emporta.
  
  Il était donc en Russie, plus exactement dans la République soviétique de Tadjikie. Une bonne chose de faite, mais pas la plus difficile. Le grand jeu ne faisait que commencer. À partir de cet instant, Hubert allait se trouver constamment en danger ; en danger de mort. La moindre erreur, le moindre faux pas, et la « C.I.A. » pourrait rayer « O.S.S. 117 » de la liste de son personnel.
  
  Il tourna le dos au fleuve, chercha de nouveau l’étoile polaire dans le ciel et partit à grands pas au milieu du troupeau endormi.
  
  Il avait certainement beaucoup dérivé pendant la traversée. De combien ? Il ne pouvait le savoir. De toute façon, c’était sans grande importance, la route qu’il devait joindre étant parallèle au fleuve sur une longue distance vers l’ouest.
  
  Il rencontra bientôt une clôture, qu’il franchit avec précaution, craignant qu’elle ne fût électrisée. Le terrain semblait très différent de celui qui s’étendait du côté afghan. Là, pas de steppe, mais des pâturages bien irrigués nourrissant de nombreux troupeaux.
  
  Une lumière apparut soudain droit devant. Hubert s’arrêta un instant. Peut-être était-ce celle qu’il avait aperçue alors qu’il se trouvait encore avec Yakoub, sur l’autre rive…
  
  Probablement une ferme, mais Hubert n’avait aucune envie de rencontrer quelqu’un, fermier ou non. Aucun désir de publicité. Il contourna l’obstacle par l’est, ce qui l’obligea à un long détour, puis reprit la direction indiquée par l’étoile polaire. Il marchait vite pour se réchauffer et le sang, de nouveau, circulait librement dans ses veines.
  
  Il trouva la route après trois quarts d’heure de marche. C’était une belle route asphaltée, bien entretenue. Il s’y engagea en direction de l’est. Le lieu du rendez-vous prévu avec « Rudolf » était décrit dans les « Instructions Détaillées » comme : « une ancienne chapelle désaffectée, située à un carrefour en forme de T simple, au bord d’une route secondaire empierrée venant du nord ».
  
  « Rudolf » était le pseudonyme d’opération de Hanno Gugenberger, le « Spets » de Stalinabad, agent de la « C.I.A. », qui devait réceptionner Hubert.
  
  Il était cinq heures du matin et le jour commençait à poindre vers l’est lorsque Hubert parvint enfin à l’endroit indiqué. L’heure prévue pour le rendez-vous était cinq heures et demie.
  
  Le temple, surmonté d’un bulbe, était utilisé maintenant comme dépôt de fourrage. Hubert y pénétra sans difficulté et s’y trouva à l’abri du vent aigre qui soufflait dehors.
  
  « Rudolf » devait arriver en camion, venant de l’ouest. « Rudolf » était chauffeur de camion, ce qui était bien pratique pour l’exercice de ses activités occultes. Les « Instructions Détaillées » le donnaient comme un garçon calme, digne de confiance, mais un peu susceptible. On avait recommandé à Hubert de ne pas le froisser, d’éviter surtout d’employer l’ironie, même amicale, dans la conversation.
  
  Quatre fois, le long de la route, Hubert avait été obligé de se cacher dans le fossé à cause des camions venant de l’ouest. Chaque fois, la pensée l’avait effleuré qu’il pouvait s’agir de « Rudolf ». Ce n’était pas dans le domaine des choses impossibles. « Rudolf » avait dû recevoir ses instructions par radio ; on avait déjà vu, dans l’histoire du Service, des erreurs de transmission ou de réception provoquer de véritables catastrophes.
  
  Hubert laissa la porte du temple ouverte, par laquelle il pouvait voir une bonne partie de la route vers l’ouest, et s’étendit sur un tas de foin. Il était épuisé par la longue marche qu’il avait fournie tout au long de la nuit, et la traversée de l’Amou-Daria ne devait pas compter pour rien dans les raisons de sa fatigue.
  
  Il se relaxa, rêvant d’une bassine d’eau froide dans laquelle il aurait pu tremper ses pieds douloureux.
  
  Cinq heures et demie passèrent. La nuit s’éclaircissait de plus en plus. Six heures moins vingt… Moins le quart…
  
  Hanno Gugenberger, alias « Rudolf », devait venir de loin et un retard d’un quart d’heure n’avait rien de dramatique, mais Hubert était fatigué et, lorsqu’il était ainsi, l’inquiétude avait prise sur lui.
  
  Six heures, le jour était venu, et Hubert craignait de plus en plus d’être surpris par quelque paysan matinal lorsqu’un gros camion apparut. Hubert se leva d’un bond et gagna la porte derrière laquelle il se dissimula à moitié. Le camion approchait vite. Hubert sentait son cœur battre plus vite dans sa poitrine durcie.
  
  Le camion passa en trombe, sans s’arrêter. Une déception terrible étreignit Hubert. Il pâlit et resta un long moment immobile, sans réaction. Puis il se mit à jurer et donna des coups de pied dans la lourde porte.
  
  Très vite, il se reprit, et s’en voulut d’avoir perdu son sang-froid. Les instructions avaient prévu que « Rudolf » pouvait ne pas se présenter au rendez-vous. Dans ce cas précis, Hubert devait prendre des dispositions pour se dissimuler pendant la journée puis, la nuit suivante, regagner l’Afghanistan et le domicile de Yakoub à Balch, où de nouvelles instructions lui seraient envoyées.
  
  Mais Hubert n’avait aucune envie de faire demi-tour.
  
  Il se força au calme, se risqua sur le seuil pour regarder sur la route secondaire par où pouvait arriver le danger sous la forme d’un paysan. Rien en vue. Aussi loin qu’il pouvait voir, la campagne était déserte.
  
  Il décida de patienter jusqu’à six heures et demie. En cas de surprise, il pouvait toujours se cacher sous le foin… Au fait, pourquoi ne pas s’y cacher toute la journée ? Au lieu de chercher ailleurs un problématique abri… Il y avait sans doute peu de chance que les gens du kolkhoze qui utilisaient le temple comme grange aient envie justement ce jour-là de venir la vider. Et il y avait assez de foin pour se dissimuler aux yeux de quelqu’un n’ayant aucune raison de tout retourner.
  
  Hubert venait de prendre cette sage décision, qui lui apportait en même temps le calme, quand un nouveau camion arriva de l’ouest sur la grand-route.
  
  Il reprit son poste d’observation derrière le portail entrouvert, sans grand espoir. Mais, comme il n’y croyait plus, ce qu’il attendait se produisit…
  
  Le camion perdit soudain de la vitesse, avec des reprises brusques, comme s’il avait eu des difficultés mécaniques. Il franchit péniblement le carrefour et s’immobilisa juste à hauteur du temple.
  
  Le chauffeur, un grand type blond et sec âgé d’une quarantaine d’années, vêtu d’un pantalon très large du bas et d’un blouson bleu marine, coiffé d’une casquette noire, descendit et alla soulever le capot. Puis, il ôta sa casquette, la posa sur l’aile avant droite et alluma une cigarette. Il souffla ensuite l’allumette avant de la lancer dans le fossé et se recoiffa.
  
  Exactement les gestes que devait exécuter « Rudolf » pour se faire reconnaître.
  
  Hubert, le cœur battant, sortit du petit temple. Une prise de contact est toujours un instant très délicat. On ne sait jamais ce qui peut arriver…
  
  Le chauffeur du camion ne se retourna pas pendant que Hubert approchait. Lorsque celui-ci fut près de lui, il dit après un bref coup d’œil :
  
  — Diese Maschine ist nicht neu.
  
  Il ne risquait rien en s’exprimant en allemand, puisqu’il pouvait montrer sa carte de « Spets », de sujet allemand. Hubert ne put s’empêcher de sourire largement.
  
  — Wo wohnen Sie ? demanda-t-il.
  
  — Wir wohnen in Stalinabad ; es ist eine schene Stadt, répondit l’autre.
  
  — Unser Grossvater wohnt auch in Stalinabad.
  
  — Wie heisst er ?
  
  — Rudolf.
  
  Tout était dit. Hanno Gugenberger serra la main de Hubert qu’il connaissait sous le nom de Heinz Krieg, et ajouta vivement :
  
  — Montez et passez derrière par-dessus la banquette. Vous trouverez tout ce qu’il vous faut dans une valise.
  
  Hubert ne se le fit pas répéter. Il grimpa dans la cabine du camion, enjamba le siège et passa derrière, dans un étroit habitacle qui pouvait servir de couchette. Une valise s’y trouvait. Hubert l’ouvrit. Elle contenait des vêtements semblables à ceux que portait Gugenberger.
  
  Hubert se déshabilla rapidement et enfila les nouveaux habits. Il avait presque fini quand l’Allemand remonta.
  
  — Vous deviez vous demander ce que je fabriquais ? questionna-t-il en lançant le moteur.
  
  — Je ne vous espérais plus.
  
  — Une crevaison, expliqua l’autre. J’ai perdu beaucoup de temps. J’avais peur que vous ne m’ayez pas attendu, mais j’ai pensé aussi que vous pourriez rester dans la grange pour vous cacher tout le jour.
  
  — C’est ce que j’avais décidé… Qu’est-ce qu’on fait de mes vieilles frusques ?
  
  — Vous les remettez dans la valise. Nous nous en débarrasserons tout à l’heure. Vous pouvez venir à côté de moi si vous avez fini.
  
  Hubert prit ses papiers dans la doublure de sa veste afghane, repassa par-dessus le dossier du siège et s’assit.
  
  — Heinz Krieg, soyez le bienvenu en Tadjikistan, dit Gugenberger d’un ton pompeux.
  
  Ils éclatèrent de rire, tous les deux en même temps.
  
  Elle était bien bonne.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  Hanno Gugenberger habitait une cabane en torchis, couverte de tuiles en bois goudronné. Une cloison avec porte séparait l’intérieur en deux parties inégales. « Voici la salle commune, salon, salle à manger, cuisine, etc., et par ici la chambre… » Le sol était en terre battue, les meubles en bois blanc. Hanno avait fabriqué lui-même le mobilier, excepté le lit.
  
  Tout autour, s’étendait un véritable village de torchis, uniquement occupé par des « Spets ». D’après Hanno, les Allemands avaient construit la plus grande partie de Stalinabad, ville neuve, très moderne, bâtie dans la verdure, mais les belles maisons étaient réservées aux Russes et les « Spets » devaient se contenter de baraques en torchis.
  
  Toujours d’après Hanno, les « Spets » ne se mélangeaient pas aux Russes. Ils continuaient de parler allemand entre eux et ne fréquentaient pas les organisations de culture ou de repos du Parti. « Inassimilables ! », précisait le chauffeur en riant.
  
  Tous les deux avaient dormi l’après-midi sur le lit unique, heureusement assez large. La nuit était tombée lorsqu’ils se réveillèrent. Ils se lavèrent, puis Hanno prépara un repas froid, à la lueur d’une lampe à pétrole.
  
  À table, ils se mirent à parler sérieusement.
  
  — Je repars tout à l’heure pour Samarkand, par Kabadrian, dit-il. Je ne serai pas de retour avant quarante-huit heures. Premier conseil : ne sortez pas de jour. Deuxième conseil, méfiez-vous des voisins, ceux qui habitent tout de suite à droite en sortant. La fille est bien gentille et inoffensive, mais le père, Léni Hagemann, est le type le plus curieux que je connaisse. Il fourre son nez partout et je le soupçonne de bavarder à tort et à travers. S’il apprend que vous êtes ici, il essaiera certainement de prendre contact. N’hésitez pas à vous montrer désagréable s’il le faut ; si vous commencez à lui répondre, vous n’en sortirez plus.
  
  — Panimayu, j’ai compris, répondit Hubert.
  
  — Ne parlez pas russe ici, c’est mal vu. Tous les « Spets » parlent allemand lorsqu’ils sont entre eux.
  
  — Je m’en souviendrai.
  
  — Je vais vous donner tous les renseignements que j’ai pu recueillir sur « César », reprit le chauffeur. Je suppose que vous êtes pressé d’agir ?
  
  — Dans une affaire de ce genre, le temps travaille toujours contre nous. Il faut agir le plus vite possible. Si je peux, je vais prendre contact avec « César » dès ce soir.
  
  « César » était le nom de code attribué à Monteleone dans l’opération. Entre eux, ou dans les transmissions, les agents doivent toujours employer les pseudonymes et jamais les noms réels.
  
  — C’est bien ce que je pensais, reprit Hanno. « César » travaille au laboratoire d’essai de fusées qui se trouve à quinze kilomètres de la ville, sur la route de Faizabad. Il n’est pas question pour vous de prendre contact avec lui au laboratoire. En admettant que ce fût possible, j’en doute, ce serait bien trop dangereux.
  
  — Vous avez raison. Pas de risques inutiles. Il n’y aura rien de fait si je ne rentre pas.
  
  — J’ai bien étudié les habitudes de « César ». Il rentre chaque soir chez lui vers huit heures…
  
  — Seul ?
  
  — Sa voiture est conduite par un chauffeur de la « M.V.D. », mais ce n’est pas un traitement qui lui est particulier. Ses collègues russes sont protégés de la même façon. Il se fait quelquefois descendre en ville pour effectuer quelques achats, mais pas d’une façon régulière et, de toute façon, le chauffeur descend alors avec lui et ne le perd pas de vue.
  
  — Donc, également impossible pendant le trajet.
  
  — Impossible pendant le trajet. Reste chez lui. Sa maison est surveillée jour et nuit par deux militzionners (5), relève toutes les quatre heures. Huit heures, minuit et quatre heures pour la nuit. La villa est située au milieu d’un jardin planté d’arbres où il doit être facile de se dissimuler. « César » a une domestique, une « Spets », qui s’appelle Maria. Vous ne pouvez pas compter sur elle.
  
  — Elle couche dans la maison ?
  
  — Oui, une chambre sous les combles. Elle est un peu sourde et vous n’aurez pas à vous en inquiéter. Si vous faites assez de bruit pour la réveiller, les militzionners vous auront déjà entendu de la rue.
  
  — Comment pourrai-je pénétrer dans la maison ? Pas question de sonner à la porte avec des flics à deux pas.
  
  — J’ai une clé de la porte de service.
  
  — Bravo !
  
  — Ça n’a pas été très difficile. Maria n’est pas méfiante et ça été un jeu de lui a emprunter sa clé dans son cabas pendant qu’elle faisait son marché, d’en prendre une empreinte et de la remettre en place.
  
  — Félicitations tout de même pour y avoir pensé.
  
  Hanno Gugenberger alluma une cigarette.
  
  — Cela fait partie du métier.
  
  — Le jardin est-il entouré d’un mur ?
  
  — Oui. À droite, en regardant de la rue, le mur est mitoyen avec une autre villa. À gauche, il borde un chemin qui conduit à d’autres maisons. Derrière, il y a également un chemin. Les deux militzionners sont habituellement placés, l’un sur la rue, l’autre dans le chemin de derrière. De temps en temps ils se rejoignent dans le chemin de côté. C’est pourtant par-là qu’il faudra vous introduire. Le mieux est que vous les observiez pendant un certain temps.
  
  — Routine.
  
  Hanno tira un carnet et un crayon de sa poche et se mit à dessiner sur une page.
  
  — Voici le plan de la maison. Vous rentrez par ici… directement dans la cuisine. Là, une porte, vous la franchissez et vous êtes dans le vestibule. Ici, la salle à manger… Le bureau… La chambre de « César »… La salle de bains… Ici un grand placard qui peut vous servir de refuge le cas échéant. La porte de la cave. Ne vous y engagez pas, c’est sans issue… L’escalier qui conduit au grenier et à la mansarde de Maria.
  
  Hanno déchira la page et la tendit à Hubert qui étudia soigneusement le plan afin d’en fixer les moindres détails dans sa mémoire. Quand Hubert fut certain de s’en souvenir, il emprunta le carnet et le crayon de son compagnon et refit le dessin de mémoire. Confrontation. Parfait. Hubert brûla les deux feuilles, puis écrasa soigneusement les cendres dans le cendrier qui se trouvait sur la table.
  
  — Je ne pense pas que « César » pourra vous donner tout de suite ce que vous allez lui demander. Au mieux, vous n’aurez pas satisfaction avant demain soir. Je regrette beaucoup de ne pas être là pour vous évacuer aussitôt, mais je n’y peux rien. Les ordres que j’ai reçus sont formels : je ne dois rien faire qui puisse attirer l’attention sur moi ; et manquer à mon travail habituel, en ce moment, risquerait de nous attirer des ennuis.
  
  — Je suis tout à fait d’accord avec vous. Ne vous en faites pas pour ça.
  
  Hubert ne pouvait lui dire que ses instructions, à lui, prévoyaient qu’il aurait recours à un autre agent pour le repli, un agent qui ignorait tout de l’affaire.
  
  Ils discutèrent encore un long moment. Hanno traça sur une feuille de papier un plan sommaire de Stalinabad, indiquant à Hubert les voies principales, les lignes d’autobus, les stations de taxi, l’emplacement des postes de police, des bâtiments officiels, etc.
  
  À neuf heures, Hanno Gugenberger prit congé de Hubert en lui souhaitant bonne chance. Hanno Gugenberger n’était pas superstitieux.
  
  Hubert non plus.
  
  
  -:-
  
  Rue Tchita, minuit.
  
  Hubert, arrivé une demi-heure plus tôt, s’était facilement introduit dans le jardin d’une villa située à cinquante mètres de la maison de Monteleone. Il s’était hissé sur les premières branches d’un mélèze – aussi bonne cachette que bon observatoire – et attendit tranquillement, sans perdre de vue le militzionner adossé au portail de la villa du savant italien.
  
  L’autre militzionner était venu une seule fois, à minuit moins vingt, débouchant du petit chemin. Les deux hommes avaient échangé quelques mots, puis l’autre était retourné d’où il venait.
  
  Une voiture arriva soudain, remontant la rue, phares en code. C’était une Pobièda grise. Elle s’arrêta devant la maison du savant. Deux militzionners en descendirent : la garde montante.
  
  Celui qui surveillait l’arrière de la maison reparut. Il avait dû entendre arriver l’auto. Ils parlèrent un moment tous les quatre, puis les deux qui avaient fini leur tour montèrent dans la Pobièda, laissant les deux nouveaux venus sur le trottoir.
  
  La voiture disparut. Les deux policiers restèrent deux ou trois minutes sans bouger de place. Ils parlaient, mais Hubert ne pouvait entendre ce qu’ils disaient. Puis, l’un d’eux s’éloigna et disparut par le petit chemin.
  
  Tout ça n’était pas très encourageant. Hubert ne voyait pas très bien comment il allait s’y prendre pour pénétrer dans la villa. Ce ne serait pas facile, assurément.
  
  Hanno lui avait dit que le petit chemin conduisait à d’autres villas. L’accès ne devait donc pas en être interdit puisque d’autres personnes y passaient obligatoirement… Hubert décida de tenter le coup.
  
  Il avait trouvé chez Hanno une bouteille de « Capitol »(6) encore à moitié pleine et l’avait emportée avec l’idée qu’elle pourrait lui être utile. Au cours de ses différents séjours en Russie, Hubert avait été souvent frappé par l’extraordinaire mansuétude que manifestait la police à l’égard des ivrognes. Il avait parfois pensé que ce fait pourrait un jour lui être utile.
  
  Il descendit de son perchoir, déboucha la bouteille et en vida un peu sur son pantalon afin d’empester l’alcool. Puis, conservant la bouteille à la main, il regarda discrètement la rue.
  
  Il sortit soudain de l’ombre et traversa la rue en titubant. Le militzionner l’aperçut, mais ne bougea pas et le laissa passer sans rien dire. Arrivé à hauteur du chemin, Hubert fit une embardée qui le lança tout naturellement entre les murs de clôture.
  
  Rien en vue. L’autre flic était sans doute derrière. Sans cesser de tituber, Hubert alla heurter de l’épaule le mur de gauche et s’immobilisa. Son regard de lynx examina rapidement le faîte du mur opposé. Il n’y avait pas plus de deux mètres et apparemment pas de tessons de bouteilles ou autres douceurs fichés au sommet.
  
  Cela ne devait pas être très difficile de franchir cet obstacle. Un saut en hauteur, une traction, un rétablissement, et hop ! Dix secondes, quinze au maximum.
  
  Hubert se redressa d’un coup d’épaule et fonça vers le mur opposé. Il allait sauter lorsqu’il vit une silhouette apparaître sur le trottoir de la rue. Le militzionner l’interpella.
  
  — Qu’est-ce que tu fais là ?
  
  Hubert leva sa bouteille à bout de bras, renversant un peu plus de vodka sur lui et répondit par un braillement inarticulé. Il pivota sur lui-même, toucha rudement le mur des épaules, porta le goulot à sa bouche, fit semblant de boire à la régalade.
  
  Le militzionner approcha en l’admonestant, sans acrimonie. Attiré par le bruit, l’autre arriva lui aussi. Ils encadrèrent Hubert.
  
  — Où habites-tu ? demandèrent-ils.
  
  Hubert répliqua avec un geste emphatique :
  
  — Znachit (7)…
  
  — Comment t’appelles-tu ?
  
  — Znachit…
  
  — Il est complètement saoul.
  
  — Montre-nous tes papiers.
  
  — Znachit… Znachit…
  
  Pendant qu’un des militzionners le maintenait, l’autre le fouilla, trouva ses papiers, alluma une lampe de poche pour lire.
  
  — Heinz Krieg… C’est un « Spets ».
  
  — Qu’est-ce qu’il fout ici ?… Qu’est-ce que tu fais ici ?
  
  Hubert laissa échapper un hoquet et dit en allemand :
  
  — Bitte aergern Sie nicht, es war nicht même Schuld.
  
  — Qu’est qu’il s’est mis ! remarqua un flic, admiratif.
  
  Hubert les prit chacun sous un bras et tenta de les entraîner vers la rue.
  
  — Po’ychali… Po’ychali…
  
  Les flics se mirent à rire.
  
  — Tu es saoul ! Complètement saoul !
  
  — Da, Predsidatel ! Dal Znachit…
  
  Ils le reconduisirent jusqu’à la rue.
  
  — Allez ! file ! Ne nous oblige pas à te conduire au poste.
  
  Hubert les embrassa, leur fit cadeau de la bouteille de vodka pratiquement vide et partit en zigzaguant superbement.
  
  Il avait eu chaud.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  Hubert regagna le village des Spets à deux heures du matin. Il empestait la vodka au point d’en avoir mal au cœur et il n’était pas satisfait du tout de la façon dont avait tourné cette première tentative de prendre contact avec Monteleone.
  
  Il marchait en silence dans les ruelles étroites et non éclairées. De temps à autre, un chien aboyait sur son passage ; des voix s’élevaient pour faire taire les chiens.
  
  Il retrouva son chemin sans trop de difficultés, après deux ou trois hésitations. Il n’avait pas sommeil, ayant dormi tout l’après-midi, mais il lui tardait d’être à l’abri dans la maison de Gugenberger.
  
  Il s’engagea enfin dans la voie sans issue où habitait le chauffeur allemand. Il y avait quatre baraques de torchis. Au bout du passage, s’élevait un haut grillage bordant un terrain de cultures maraîchères. Quelques cyprès poussaient là qui donnaient de l’ombre à la ruelle dans la journée.
  
  Hubert prit dans sa poche la clé que lui avait laissée Hanno et il se disposait à ouvrir la porte lorsqu’une silhouette massive parut soudain tout près de lui.
  
  — Salut, Hanno ! dit l’homme en allemand.
  
  Avant que Hubert ait eu le temps de répondre, l’homme découvrit sa méprise.
  
  — Hé ! vous n’êtes pas Hanno ?
  
  — Non, répliqua Hubert. Je suis Heinz Kreig, un ami d’Hanno.
  
  L’homme alluma une lampe de poche et éclaira le visage de Hubert qui se tenait prêt à parer une éventuelle attaque.
  
  — Hanno ne m’a jamais parlé de vous.
  
  — Il y a sans doute beaucoup de choses dont il ne vous a jamais parlé et qui existent néanmoins.
  
  L’homme se mit à rire.
  
  — Certainement. Je m’appelle Léni Hagemann, j’habite la maison voisine.
  
  Le curieux. L’homme à éviter. Hubert répliqua :
  
  — Hanno ne m’a pas parlé de vous.
  
  L’homme se remit à rire.
  
  — Ça va ! Nous n’allons pas nous disputer, entre compatriotes. Hanno est là ? Je le croyais parti ?
  
  — Il est en effet parti pour Samarkand. Il rentrera dans deux jours.
  
  — Il vous a laissé sa clé ?
  
  — Oui, je suis de passage ici et il m’a donné l’hospitalité.
  
  Hagemann se balançait d’un pied sur l’autre. Hubert l’aurait volontiers envoyé à tous les diables, mais il ne savait pas combien de temps il serait obligé de rester chez Hanno et ne voulait pas se faire un ennemi de son plus proche voisin.
  
  — Je vois, dit l’autre. Je suis très content de vous connaître. Nous aimons beaucoup Hanno.
  
  — C’est un chic garçon.
  
  Hubert glissa ostensiblement la clé dans la serrure. Hagemann renifla bruyamment.
  
  — Vous avez trouvé une source de vodka ? questionna-t-il avec une lourde ironie.
  
  — Non. Je suis tombé avec une bouteille dans ma poche. La bouteille s’est cassée.
  
  — Je vois. Vous n’avez pas de chance. La vodka coûte cher.
  
  Hubert tourna la clé, poussa la porte.
  
  — Eh bien, bonsoir. Je suis fatigué et il me tarde de dormir.
  
  Hagemann, lui, ne paraissait nullement pressé. Il demanda presque sèchement :
  
  — Vous venez de loin ?
  
  Que le diable l’emporte !
  
  — Oui.
  
  Un bref silence. Hubert franchit le seuil, se retourna.
  
  — Bonsoir.
  
  — On peut savoir d’où ? Ou bien c’est secret ? Hubert avait brusquement envie de lui tordre le cou.
  
  — Ce n’est pas un secret. Je viens de Krasnovodsk, sur la Caspienne.
  
  — C’est un très beau port.
  
  — Oui.
  
  — J’ai un cousin, là-bas.
  
  Merde !
  
  — Si vous voulez que je lui porte une commission quand je retournerai ?
  
  — Nous verrons cela. Vous êtes venu pour affaires ?…
  
  — De famille. Je cherche ma sœur, qui a disparu depuis la guerre. Quelqu’un prétend l’avoir aperçue à Stalinabad.
  
  — Comment s’appelait-elle ?
  
  — Hilda ?
  
  — Hilda Krieg ?
  
  — Oui, mais elle a pu se marier depuis.
  
  — Quel âge a-t-elle ?
  
  — Elle aurait trente-deux ans.
  
  — Vous avez une photo ?
  
  — Oui, je vous la montrerai demain si vous voulez.
  
  — Il vaudrait mieux me la montrer maintenant.
  
  Je connais bien la région et je l’ai peut-être vue…
  
  Refuser aurait paru louche. Dominant la fureur qui bouillonnait en lui, Hubert sortit son portefeuille, en tira la photo qui lui avait été remise à Washington, en même temps que les autres documents, avec les « Instructions Détaillées ». C’était la photo d’une belle fille blonde en robe blanche, la photo d’une Allemande qui avait péri dans un bombardement à Hambourg, pendant la guerre.
  
  Léni Hagemann examina le portrait à la lueur de sa lampe de poche.
  
  — Elle est très jolie, apprécia-t-il.
  
  — C’est une photo qui date de treize ou quatorze ans.
  
  — Évidemment, elle a dû changer.
  
  — Ça ne vous dit rien ?
  
  — Non, je ne crois pas l’avoir jamais vue. Mais si vous voulez me laisser la photo, je pourrai demander aux gens que je vais rencontrer demain.
  
  Hubert reprit la photo.
  
  — Je regrette, mais je ne peux pas m’en séparer.
  
  — Ainsi, c’est pour ça que vous êtes venu à Stalinabad ?
  
  La forme de la question mit Hubert sur ses gardes.
  
  — Oui, répondit-il. Ça vous étonne que je veuille retrouver ma sœur ?
  
  — Pas du tout, non… C’est naturel, je suppose. Mais les autorités vous ont facilement donné l’autorisation de venir jusqu’ici ?
  
  — J’ai fait la demande trois mois avant de l’obtenir.
  
  — Je vous demande ça parce que les « Spets » d’ici ont un permis de séjour valable uniquement pour Stalinabad. Pour moi qui suis obligé de circuler pour mon métier, il me faut un ordre de mission à chaque fois.
  
  — Quel métier faites-vous ?
  
  — Monteur en lignes à haute tension.
  
  — C’est dangereux ça ?
  
  — Très dangereux. Mais nous avons très peu d’accidents. Il suffit de ne jamais commettre d’imprudences.
  
  — Moi, je suis chauffeur. Comme Hanno.
  
  — C’est un métier agréable.
  
  — Oui. Ne m’en veuillez pas, mais je tombe réellement de sommeil.
  
  — Ce sont les vapeurs de vodka, dit l’autre en riant grossièrement.
  
  — Peut-être. Bonne nuit.
  
  Hubert recula et referma la porte dont il poussa le verrou. Il entendit Hagemann s’éloigner lentement et rentrer chez lui.
  
  Ouf ! Hubert craqua une allumette pour allumer la lampe à pétrole. Ses mains tremblaient de colère.
  
  
  -:-
  
  Il était réveillé et réfléchissait aux moyens d’entrer en contact avec Luigi Monteleone quand des coups furent frappés à la porte. Il décida de ne pas répondre, espérant que le visiteur se fatiguerait. Mais, après un long moment, une voix féminine appela en allemand :
  
  — Monsieur Krieg ! Monsieur Krieg !
  
  Quelle femme pouvait bien connaître son nom et savoir qu’il était là ? Quelle femme, sinon la fille du voisin abusif, dont lui avait parlé Hanno ? Il hésita un instant sur la conduite à tenir puis se résigna à ouvrir.
  
  — Un instant ! cria-t-il. J’arrive.
  
  Il se leva, enfila un pantalon et des pantoufles et marcha vers la porte.
  
  La fille était jeune – une vingtaine d’années – blonde, petite et remarquablement fabriquée si l’on en jugeait par les formes que laissait deviner sa robe en cretonne à fleurs. Elle était pieds nus dans des savates de toile : jolies jambes bien bronzées. Son visage n’était pas mal non plus, acceptable en tout cas. Hubert lui sourit et dit en s’écartant pour la laisser entrer :
  
  — Quelle charmante apparition ! Du diable si je pensais être réveillé ce matin d’aussi agréable façon.
  
  Elle rougit. Des taches de rousseur marbraient ses joues halées et son nez retroussé. Elle avait l’air jeune et sain.
  
  — Je m’appelle Freya Hagemann, dit-elle.
  
  — Freya, répéta Hubert. La déesse du printemps et de l’amour. Je me trompe ?
  
  Elle n’avait sans doute aucune envie de discuter mythologie.
  
  — Avant de partir ce matin, mon père m’a demandé de venir vous aider. Voulez-vous que je prépare votre déjeuner ?
  
  — Vous êtes trop gentille. J’ai à la fois envie de vous garder et peur de vous déranger.
  
  — Vous ne me dérangez pas. Je rends quelquefois des services à Hanno.
  
  — Il a bien de la chance. J’espère qu’il n’en abuse pas ?
  
  Elle baissa le nez et laissa échapper un rire étouffé.
  
  — Oh ! non. Père dit souvent qu’il me confierait à lui sans crainte et que je serais toujours bonne à marier après un an.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Ce n’est guère flatteur pour ce pauvre Hanno. En tout cas, je ne suis pas du même bois, je vous préviens.
  
  Elle haussa les épaules et le considéra avec défi.
  
  — Je suis assez grande pour me défendre…
  
  Il la prit par la taille et l’attira brusquement vers lui.
  
  — Voyons ça.
  
  Il l’embrassa sur la bouche. Elle ne lui rendit pas son baiser, mais ne résista pas non plus. Quand il la laissa, elle termina doucement :
  
  — Quand j’en ai envie.
  
  — Eh bien ! fit-il, médusé. Les jeunes filles à marier sont bien dégourdies à Stalinabad.
  
  Elle rit, moqueuse, et se dirigea vers le fourneau.
  
  — Les pères connaissent toujours très mal leurs filles. Le mien se figure que sa fille n’a jamais embrassé un garçon. J’ai vingt-deux ans, tout de même !
  
  Hubert la rejoignit.
  
  — C’est vrai, ça ! Il serait temps de faire votre éducation.
  
  Elle le défia de nouveau, d’un regard en coulisse.
  
  — Est-ce que vous croyez que je vous ai attendu ?
  
  — Je n’en sais rien, mais de toute façon je pourrais vous donner des cours de perfectionnement.
  
  Elle le repoussa, d’une main.
  
  — Je ne dis pas non, mais laissez-moi d’abord vous faire à manger.
  
  Il s’éloigna d’elle pour aller fermer la porte, restée entrouverte.
  
  — Vous avez raison, je meurs de faim.
  
  Une petite fenêtre carrée, garnie de rideaux de tulle blanc très propres, éclairait la pièce. Dehors, le soleil brillait, allongeant des ombres dans la ruelle.
  
  — Qui habite en face ?
  
  Elle cessa un instant de faire du bruit avec les casseroles pour répondre :
  
  — Deux couples, un dans chaque maison. Ils partent de bonne heure le matin et rentrent tard le soir. Ils sont bien gentils.
  
  Hubert observait la baraque, de l’autre côté de la ruelle. Une couche de chaux passée sur le torchis lui donnait un air propre et gai. Une grande table, faite de planches posées sur des tréteaux, était appuyée contre la façade. Cette table supportait un tas de choses diverses : une grande bassine de tôle galvanisée, une cuvette en émail blanc, un gros morceau de savon, une brosse à laver, un réchaud à essence… Dans le passage étroit qui séparait les deux maisonnettes, une corde tendue entre deux poteaux de bois grossièrement taillés était garnie de linge mis à sécher. Tout cela sentait la pauvreté, mais une pauvreté digne qui ne demandait rien à personne.
  
  Il se retourna. Freya avait mis de l’eau à chauffer.
  
  — Je vais me débarbouiller, annonça-t-il.
  
  Elle lui donna de l’eau froide dans une cuvette, du savon et une serviette. Pendant qu’il se livrait à ses ablutions, elle le regardait.
  
  — Vous êtes bien bâti, apprécia-t-elle.
  
  — À votre disposition, jeune fille.
  
  Il se lava les dents, puis se rasa avec le nécessaire que lui avait laissé son hôte.
  
  — Et voilà, annonça-t-il, l’animal dans toute sa splendeur.
  
  — Votre déjeuner est prêt, monsieur.
  
  Il se mit à table et elle le servit. Alors qu’elle se penchait vers lui, il constata :
  
  — Vous ne portez pas de soutien-gorge ?
  
  Elle rougit.
  
  — Je n’en ai pas besoin.
  
  — Je demande à vérifier.
  
  Elle rit, s’éloigna de lui sans répondre, prit un chiffon et entreprit de faire le ménage.
  
  — J’espère que mon père ne vous a pas trop embêté, hier soir ?
  
  Il l’examina, curieux de savoir si elle avait une idée derrière la tête.
  
  — Un peu, admit-il. Je tombais de sommeil.
  
  Elle pouffa, cessa un instant de ramasser la poussière.
  
  — Il m’a dit que vous étiez saoul à ne plus pouvoir tenir debout.
  
  Hubert resta impassible.
  
  — C’est absolument faux. J’avais acheté une bouteille de vodka dans un « Gastronom », hier soir, et je suis tombé avec. La bouteille s’est cassée. C’est pour ça que mes vêtements empestaient l’alcool. Ils le sentent toujours d’ailleurs. C’est infect.
  
  — Tout à l’heure, le soleil va donner dans la ruelle. Je les sortirai… Père est toujours aussi menteur, à ce que je vois.
  
  Elle soupira.
  
  — Les voisins ne l’aiment pas. Il fourre son nez partout, se mêle de tout ce qui ne le regarde pas. Je suis sûre qu’il vous a posé un tas de questions ? Vous auriez dû l’envoyer promener.
  
  Hubert se tenait sur ses gardes, sans trop savoir pourquoi. Une impression.
  
  — Il ne m’a pas gêné. Je n’ai rien à cacher… Et si je l’avais envoyé promener, il ne vous aurait certainement pas dit de venir ici ce matin. Vous voyez bien que la patience est toujours récompensée.
  
  Elle lui adressa un lumineux sourire.
  
  — C’est drôle… Père m’a dit que vous étiez chauffeur. Mais vous n’avez pas l’air d’un chauffeur…
  
  Hubert lui lança un regard de biais et questionna, la bouche pleine :
  
  — De quoi ai-je l’air ?
  
  — Je ne sais pas… De quelqu’un de mieux…
  
  Hubert réussit à sourire. « Attention, mon garçon, la petite est futée. Pas d’erreur de ce genre. N’oublie pas que tu es « spets », un chauffeur, et rien de plus. Tâche de penser, de parler et d’agir comme un chauffeur « spets ». »
  
  — Vous êtes gentille, répliqua-t-il.
  
  Il finit de manger.
  
  — Voulez-vous le journal ? proposa-t-elle. Pendant que vous le lirez ici, je ferai le ménage dans la chambre.
  
  — Volontiers.
  
  Elle sortit et revint quelques minutes plus tard avec un journal de langue allemande édité à Stalinabad à l’intention de la minorité allemande.
  
  Il n’avait pas bougé. Elle débarrassa la table devant lui.
  
  — Lisez tranquillement.
  
  Il lui caressa les fesses, avec la dextérité d’un routier habitué à se permettre certaines privautés avec les servantes d’auberge.
  
  — Vous ne voulez pas que je vous aide à faire le lit ?
  
  Elle protesta avec vigueur.
  
  — Surtout pas ! Si je vous vois venir, j’appelle au secours.
  
  Elle passa dans la chambre et ferma la porte derrière elle. Il se mit à lire, mais les journaux soviétiques n’ont jamais eu beaucoup d’attrait pour un esprit occidental. Il en eut vite assez.
  
  Qu’est-ce qu’elle fabriquait, de l’autre côté ? Elle était bien silencieuse… Un soupçon naquit en lui. Sans bruit, avec la souplesse de félin qui marquait le moindre de ses gestes, il se leva et marcha vers la porte de séparation.
  
  La porte avait été construite avec des planches et les joints n’étaient pas parfaits. Hubert colla un œil contre une fente et aperçut la jeune fille.
  
  Elle était très occupée… à fouiller le blouson de Hubert. Il la vit examiner ses papiers, chercher avec ses doigts dans le fond des poches, tâter les doublures… Une sueur froide coula sur l’échine de Hubert. Léni Haguemann et sa fille étaient-ils des agents de la « M.V.D. » ?
  
  Il poussa brutalement la porte et demanda d’une voix glacée :
  
  — Je peux vous aider ?
  
  Elle cria de surprise et lâcha les papiers qu’elle tenait dans ses mains.
  
  — Appelez donc au secours ! se moqua-t-il. Nous allons bien rire.
  
  Il ne voulait absolument pas lui donner l’impression qu’il avait à craindre quelque chose. Elle était pâle comme une morte et visiblement épouvantée.
  
  — Qu’est-ce que vous cherchez ? Qu’est-ce que vous voulez savoir, hein ?
  
  Elle fonça brusquement, cherchant à le contourner pour gagner la porte. Il l’attrapa au vol par le col de sa robe. Le tissu craqua. Un sein laiteux jaillit à l’air libre, orgueilleux et provocant. Il la tira vers lui puis la repoussa brutalement sur le lit. Dans la chute, la robe légère se retroussa haut sur les cuisses nues et blanches.
  
  — Maintenant, fit-il en la saisissant par les poignets, tu vas me dire pourquoi tu fouillais dans mes affaires, hein ?
  
  Elle tremblait, des pieds à la tête.
  
  — Ne me faites pas de mal, supplia-t-elle.
  
  Elle était terrorisée. Une bonne chose. Il la gifla, sans trop appuyer, comptant surtout sur l’effet psychologique.
  
  — Parle !
  
  De grosses larmes jaillirent de ses yeux dilatés. Sa bouche se crispa.
  
  — C’est mon père !
  
  Cela n’avait pas été difficile. Il s’assit en coin sur le lit, appuyant son coude sur le ventre de la fille pour la maintenir.
  
  — Continue ! Je veux tout savoir !
  
  — C’est mon père. Il voulait savoir si vous vous appeliez réellement Heinz Krieg. Il trouve que vous avez quelque chose de louche, parce que Hanno ne lui a jamais parlé de vous.
  
  — Qu’est-ce qu’il t’a dit, exactement ?
  
  Elle eut un mouvement de tête affolé.
  
  — C’est tout, je vous le jure.
  
  Il prit le sein nu dans sa main droite et le serra comme dans un étau.
  
  — Je sais faire parler les filles, tu vas voir. Raconte-moi comment ça s’est passé ?
  
  Elle se plaignit.
  
  — Vous me faites mal.
  
  — Ce n’est rien du tout. Si tu ne parles pas, c’est là que tu auras vraiment mal. Et après, je te conduirai à la police. Ils seront curieux de savoir pourquoi tu fouilles dans les portefeuilles des honnêtes gens.
  
  Elle devint blême.
  
  — Oh ! non ! Je vous en supplie, pas ça ! Vous ne pouvez pas faire ça. Nous sommes des Allemands, comme vous.
  
  — Explique-toi, je verrai après.
  
  Sa peur de la police n’était certainement pas feinte, donc elle ne travaillait pas pour la « M.V.D. », un bon point d’acquis. Mais le père ?
  
  Elle parlait, avec volubilité. Son père était rentré très tard dans la nuit et l’avait éveillée pour lui parler de Heinz Krieg. Il lui avait dit qu’il y aurait peut-être de l’argent à gagner et lui avait demandé d’aller offrir ses services à leur compatriote dès le matin et de se débrouiller pour regarder ses papiers afin de savoir qui il était exactement et d’où il venait et surtout s’il possédait un permis de séjour en Tadjikistan. C’était tout.
  
  Elle semblait sincère. La main de Hubert s’était faite plus douce sur son sein.
  
  — Il va me battre quand il va savoir que je me suis laissée surprendre.
  
  Hubert la regarda longuement sans rien dire. Puis il lui caressa la cuisse. Il ne voulait pas que Hagemann sût ce qui s’était passé, mais il ne fallait pas non plus que ce qui allait paraître une grande faveur à la fille lui fût accordé gratuitement. Elle n’aurait pas compris, aurait fini par trouver ça bizarre.
  
  — Écoute, fit-il en la caressant de façon plus précise, on peut s’entendre si tu es gentille avec moi. Je ne dirai rien à ton père… Tu lui raconteras que tu as vu mes papiers et que tout est en règle, ce qui est vrai… Qu’est-ce que tu en penses ?
  
  Elle se remit à trembler.
  
  — Vous… Vous feriez ça ?
  
  — Je t’en donne ma parole. Tu veux bien ?
  
  Il se pencha sur elle, lentement. Elle ferma les yeux, se livrant déjà.
  
  — Je veux bien, murmura-t-elle. Je veux bien…
  
  Elle noua ses bras autour du cou de l’homme et l’attira sur elle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  Ce soir-là, Hubert se retrouva rue Tchita un peu avant onze heures et demie. En quittant le village « spets », il s’était cru suivi et avait consciencieusement employé la technique habituelle pour briser une filature.
  
  Un militzionner montait la garde devant la villa du savant. Fort de son expérience de la veille, Hubert avait établi un plan qui, en principe, ne devait pas rater.
  
  Il passa tranquillement devant le policier et s’engagea le plus naturellement du monde dans le chemin où il avait, la veille, joué la comédie de l’ivresse aux deux sentinelles. Le militzionner ne lui prêta aucune attention. La surveillance exercée sur Monteleone ne lui était pas particulière ; Hanno l’avait assuré à Hubert. Les confrères soviétiques de l’Italien étaient au même régime. Les policiers chargés de cette surveillance n’avaient aucune raison de penser qu’un agent de la « C.I.A. » pût rôder dans les parages : ils n’étaient donc pas en état d’alerte.
  
  Hubert dépassa le sentier qui bordait le mur postérieur du jardin de la villa. De ce côté-là, le militzionner fumait. Sans trop tourner la tête, Hubert aperçut le rougeoiement d’une cigarette.
  
  Il continua sans se presser, sans chercher à étouffer le bruit de ses pas sur le sol dur. Des jardins s’étendaient de part et d’autre, derrière des haies de cyprès. Quelques maisons étaient encore éclairées à l’intérieur, mais la plupart étaient obscures. Les gens dormaient tôt.
  
  « Stalinabad by night » n’existait pas encore.
  
  Hubert s’immobilisa dans l’ombre épaisse d’un arbre et resta quelques minutes aux aguets. Le coin semblait parfaitement tranquille. Une radio jouait en sourdine quelque part, pas très loin.
  
  Il revint sur ses pas, prenant cette fois les précautions nécessaires pour se rendre invisible et silencieux. À vingt mètres du sentier où fumait le policier, il se glissa dans une haie, par une brèche, et passa de l’autre côté sans faire le moindre bruit.
  
  Puis, à travers le jardin, il rampa vers le sentier gardé.
  
  Cela, c’était l’ABC du métier, l’entraînement quotidien à l’école d’espionnage : approche d’une sentinelle sans attirer son attention.
  
  Hubert arriva ainsi en moins de dix minutes à quelque trois mètres du militzionner dont il n’était plus séparé que par une haie de un mètre vingt. Il l’entendait respirer, toussoter, se gratter, téter sa cigarette…
  
  En cherchant un moyen d’atteindre Monteleone, Hubert avait pensé attaquer ce factionnaire, revêtir son uniforme pour ensuite attirer l’autre dans le chemin et le neutraliser à son tour. Les corps dissimulés dans un jardin, il aurait été libre de pénétrer dans la maison de Monteleone, avec suffisamment de temps devant lui pour peu qu’il eût agi aussitôt après une relève.
  
  Mais, cette façon de faire présentait un grave inconvénient. Il était en effet peu probable que Monteleone pût donner immédiatement à Hubert les renseignements que celui-ci venait chercher. Le savant devrait sans aucun doute se procurer des copies de plans, photographiques ou non. Cela demanderait un certain délai, vingt-quatre heures au moins, et nécessiterait donc un nouveau contact entre les deux hommes. Or, si Hubert attaquait les sentinelles pour se ménager une première entrevue, une seconde deviendrait impossible. L’alerte serait donnée, le savant mis sur le gril, peut-être même au secret ; la garde, en tout cas, sérieusement renforcée.
  
  Il fallait donc agir en souplesse, sans attirer l’attention. Hubert espérait simplement que le militzionner montant la garde à quelques pas de lui irait, comme son collègue de la veille, au devant de son remplaçant lorsqu’il entendrait la voiture.
  
  Hubert, qui restait d’une immobilité de pierre, n’osait pas consulter sa montre. De toute façon, il ne devait pas être loin de minuit.
  
  Pour passer le temps, il se remit à penser à Freya Hagemann et à son père. Freya avait perdu tout mystère. À moins qu’elle ne fût une comédienne vraiment extraordinaire, Hubert était convaincu de sa sincérité. Elle avait agi selon les instructions données par son père et le marché proposé par Hubert, et qu’elle avait accepté, la satisfaisait doublement : elle y avait pris un plaisir certain et coupait à des reproches violents concernant sa maladresse.
  
  Mais le père, lui, continuait de poser un sacré problème. Qui était-il ? Pour le compte de qui agissait-il ? Et que cherchait-il ? Était-il un informateur de la « M.V.D. » ; celle-ci possédait certainement des yeux et des oreilles chez les « Spets ». Cela ne faisait aucun doute.
  
  Un bruit de moteur tira Hubert de ses cogitations. La voiture approchait, s’arrêtait. Il entendit distinctement le militzionner pousser un grand soupir de soulagement puis partir à grands pas pour rejoindre la rue.
  
  C’était le moment d’agir, et sans perdre de temps. Hubert se redressa en souplesse. Le policier avait à peine tourné le coin du chemin, qu’il franchissait la haie d’un bond. Le mur était là. Il sauta, attrapa le faîte à deux mains, effectua une traction suivie aussitôt d’un rétablissement, passa une jambe, puis l’autre, se laissa retomber doucement de l’autre côté.
  
  Dans un parterre de fleurs. Mauvais ! Il se baissa et prit le temps nécessaire pour effacer autant que possible les traces de ses pieds. Il venait de terminer quand il entendit la sentinelle de relève arriver dans le chemin.
  
  Silencieux comme un chat, il se dirigea vers la maison, cherchant dans sa poche la clé que lui avait remise Hanno. Le plan de la villa était bien net dans son esprit. Il trouva sans hésiter la porte de service et l’ouvrit.
  
  Il était dans la place. La porte refermée, il resta un instant immobile, à écouter… Aucun bruit.
  
  Il sortit sa lampe de poche, éclaira brièvement la cuisine, le temps de noter la position de la table et des chaises, puis se dirigea vers le vestibule.
  
  La porte grinça légèrement lorsqu’il voulut l’ouvrir, il la souleva un peu et termina le mouvement sans autre ennui. Nouvelle écoute. Quelqu’un ronflait par-là, probablement le savant. Hubert alluma de nouveau sa lampe, plaçant ses doigts en écran pour tamiser la lumière. Il repéra la porte de la chambre. Le bureau se trouvait à côté, avec le téléphone sans doute. Normalement, Hubert aurait dû commencer par arracher les fils pour éviter que la servante pût donner l’alarme par ce moyen. Mais la présence des sentinelles autour de la maison rendait inutile une telle précaution. La domestique aurait plus vite fait d’appeler au secours par la fenêtre.
  
  La femme représentait un danger certain pour Hubert, mais pour les mêmes raisons qu’il ne pouvait attaquer les sentinelles, il ne pouvait pas non plus neutraliser la servante. L’unique solution était d’éviter de la réveiller.
  
  Il atteignit la porte, chercha la poignée qu’il entreprit de faire pivoter, millimètre par millimètre… De l’autre côté, l’homme continuait de ronfler paisiblement. Hubert ne put retenir un sourire à l’idée de la surprise qu’il allait lui faire. Bonne ou mauvaise ? On verrait bien. À la place de Monteleone, Hubert n’aurait pas pavoisé. Ce n’était pas son métier, à cet homme, de faire de l’espionnage et la perspective d’être pris la main dans le sac ne devait pas le réjouir outre mesure. D’autant moins que, s’il avait agi par idéalisme, il avait eu le temps de se rendre compte depuis qu’il se trouvait en U.R.S.S., que tout n’y était pas aussi « horrible » qu’une certaine propagande voulait bien l’affirmer.
  
  La porte était ouverte. Hubert franchit le seuil et referma derrière lui, sans le moindre bruit. Monteleone ronflait toujours, inconscient de ce qui lui arrivait. Hubert ralluma sa lampe en tenant ses doigts devant le foyer et examina les lieux.
  
  Le mobilier était moderne, sans style, mais confortable. Le savant dormait dans un lit très large, bien couvert jusqu’au menton. Hubert approcha. Parvenu à la tête du lit, il braqua brusquement le faisceau de sa lampe sur le visage du dormeur.
  
  Monteleone mit deux ou trois secondes à réagir, fit une grimace, tenta d’ouvrir les yeux, amena une main devant son regard pour le protéger et bredouilla en russe :
  
  — Qu’est… Qu’est-ce que c’est ?
  
  D’une voix basse, mais nette et impérieuse, Hubert répliqua en américain.
  
  — Surtout n’appelez pas ! N’essayez pas d’allumer ! Vous ne courez aucun risque si vous m’écoutez.
  
  Il attendit quelques secondes, prêt à saisir le savant à la gorge si celui-ci tentait de crier. Rien ne se produisant, il reprit lentement, détachant bien les syllabes :
  
  — The pessimist reminds us that the lily belongs to the onion family.
  
  Mateleone fit « Oh ! », puis se redressa sur les coudes et dit :
  
  — Ne pourriez-vous baisser cette satanée lumière ?
  
  Hubert lui donna satisfaction, mais laissa le faisceau braqué sur la poitrine du savant, de façon que celui-ci ne pût le voir. Hubert ne se formalisa pas de ce que le savant ne prît pas la peine de répondre comme il aurait dû le faire à la première phrase de reconnaissance. L’important était que Hubert se fît reconnaître du savant et non pas le contraire, puisque Hubert ne pouvait douter de l’identité de son interlocuteur.
  
  — Est-ce que vous pensiez que M. Smith vous enverrait quelqu’un ?
  
  Le savant ne paraissait pas encore en possession de toutes ses facultés. Le réveil brutal et la surprise avaient bien de quoi troubler un cerveau même le plus solide.
  
  — Je… Je ne sais pas, bredouilla-t-il.
  
  — Vous m’excuserez de ne pas vous montrer mon visage, reprit Hubert, mais il vaut mieux que vous ne puissiez pas me reconnaître.
  
  — Comment êtes-vous entré ici ?
  
  — Par-derrière, au moment de la relève des gardes.
  
  — Et dans la maison ?
  
  — Avec une fausse clé.
  
  — Ah ? Et… que voulez-vous ?
  
  Hubert sourit pour lui seul.
  
  — Vous devez vous en douter ?
  
  — Dites-le quand même.
  
  — Eh bien, M. Smith a entendu parler des travaux du professeur Chklovsky et il a pensé que vous pourriez nous en communiquer les résultats. Je suis venu les chercher.
  
  Monteleone n’était-il pas encore complètement réveillé ou bien conservait-il un doute sur la personnalité réelle de son visiteur ? Il répondit d’un ton neutre :
  
  — Ah ? Qu’est-ce que vous voulez exactement ?
  
  Hubert était plein de patience. Il précisa :
  
  — Je veux les plans de la nouvelle fusée « Purga » et du dispositif de guidage inventé par Chklovsky. Vous avez compris ?
  
  — Je n’ai rien ici.
  
  — Je m’en doute, reprit Hubert d’un ton conciliant. Quand pouvez-vous me les remettre ?
  
  Le savant réfléchit.
  
  — Pouvez-vous revenir la nuit prochaine, à la même heure ?
  
  — Je pense pouvoir le faire. Aurez-vous les plans ?
  
  — Oui, sûrement.
  
  — Bon, fit Hubert. Demain à la même heure. Je vous fais confiance.
  
  Il recula vers la porte.
  
  — Ne bougez pas, je connais le chemin.
  
  Il regagna la cuisine et s’assit contre la table, ayant laissé la porte ouverte pour entendre tout ce qui pouvait se passer dans la maison. Il lui fallait attendre la relève de quatre heures pour franchir le mur et il devrait ensuite se dissimuler jusque vers cinq heures avant de pouvoir regagner la rue. Sortir avant pourrait sembler suspect aux policiers. À partir de cinq heures, on pouvait se rendre à son travail pour peu que ce travail fût situé assez loin de la ville.
  
  
  -:-
  
  Le jour se levait lorsque Hubert regagna le village « spets ». Il avait, cette fois, la satisfaction que donne la réussite, tempérée tout de même par une légère réticence vis-à-vis de Monteleone.
  
  Hubert ne s’attendait pas à le trouver enthousiaste. Les savants sont rarement engagés pour un idéal quelconque. Pour eux, la science compte seule, et que leur laboratoire soit situé à Huntsville ou à Stalinabad ne peut être d’une grande importance à leurs yeux.
  
  Pour Monteleone, Hubert était certainement un sérieux trouble-fête. Mais ce qui inquiétait Hubert, c’était que le savant n’avait pas discuté… Et ce n’était pas de la résignation, c’était autre chose que Hubert ne parvenait pas à définir.
  
  Hubert se disposait à ouvrir la porte de la cabane quand Léni Hagemann fut soudain près de lui.
  
  — Bonsoir, dit le « Spets ». Ou plutôt, bonjour.
  
  Hubert dut faire un effort pour ne pas trahir son émotion. Hagemann cherchait quelque chose, on allait maintenant savoir quoi.
  
  — Bonjour, répondit Hubert. Vous partez déjà travailler ?
  
  L’Allemand avait un sourire sardonique qui ne pouvait signifier rien de bon. En ouvrant la porte, Hubert essaya de se persuader que le père venait simplement lui demander des comptes pour avoir couché avec sa fille. Mais il n’y croyait pas.
  
  — Il faut que je vous parle, monsieur Krieg. Entrons ici.
  
  Hubert le regarda un instant, droit dans les yeux. L’autre ne broncha pas. Hubert entra le premier, craqua une allumette et enflamma la mèche de la lampe à essence. Hagemann refermait la porte derrière lui.
  
  Hubert montra un des escabeaux de bois fabriqués par Hanno.
  
  — Asseyez-vous.
  
  Ils s’installèrent de part et d’autre de la table, avec la lampe au milieu. Leurs visages tendus étaient durement éclairés par la lumière jaune, alors que le décor autour d’eux se fondait dans l’ombre. On aurait dit un tableau flamand.
  
  — Je vous écoute, dit Hubert.
  
  L’autre n’y alla pas par quatre chemins.
  
  — Je vous ai suivi la nuit dernière, et encore cette nuit.
  
  Hubert sentit son cœur battre la chamade. Un débutant ! Il s’était conduit comme un débutant. Pourquoi n’avait-il pas pris, dès la première nuit, les précautions nécessaires pour briser une éventuelle filature ?
  
  — Vous m’avez suivi cette nuit ?
  
  L’Allemand accentua son sourire en coin.
  
  — Il faut dire la vérité : cette nuit, vous m’avez semé. Mais je savais où vous alliez et j’y suis arrivé avant vous… Rue Tchita, chez ce savant d’origine italienne qui travaille au laboratoire d’essais de fusées.
  
  Hubert pensa : « Tant pis pour lui, je vais être obligé de le tuer », et se garda bien de répondre. Mais sa résolution dut se lire dans son regard et l’autre protesta vivement :
  
  — N’ayez aucune crainte, je ne suis pas venu en ennemi. Je ne vous dénoncerai pas… car ce n’est pas mon intérêt.
  
  Hubert continuait de le dévisager comme s’il était un simple ver de terre qu’il aurait pu écraser d’un coup de talon.
  
  — Continuez, dit-il, j’adore les histoires de genre.
  
  Hagemann poursuivit sans se faire prier :
  
  — Il y a longtemps que je soupçonnais Hanno d’appartenir à un réseau de renseignements occidental… Oh ! je vous rassure tout de suite : Hanno n’a jamais commis la moindre faute. Seulement, je suis son voisin, bien placé pour l’observer, et mon esprit est axé là-dessus.
  
  Hubert questionna, ironique :
  
  — Vous êtes sans doute espion vous-même ?
  
  Tout sourire disparut du visage de l’Allemand.
  
  — Oui, et pour vous montrer que je joue franc-jeu, je ne vais rien vous cacher : je travaille pour l’organisation « Gehlen »(8).
  
  — Tiens donc ! Vous n’avez pas peur que je vous dénonce ?
  
  Hagemann afficha de nouveau son sourire en coin.
  
  — Non. Si je vous parle ainsi, c’est que je suis sûr de vous. Vous avez pris beaucoup de risques pour établir un contact avec Monteleone.
  
  Hubert continuait de le regarder, bien décidé à ne rien dire qui pût confirmer l’Allemand dans ses suppositions.
  
  — En son temps, voyez-vous, j’avais signalé à Bonn l’arrivée de ce savant italien. Je sais donc de quoi il retourne… Et je comprends maintenant : Monteleone a quitté les U.S.A. d’accord avec les autorités et vous venez aujourd’hui chercher les résultats des travaux effectués au laboratoire d’essais sous la direction du professeur Chklovsky. Nous sommes d’accord ?
  
  — Vous me passionnez, dit Hubert.
  
  — C’est déjà quelque chose. Mais n’espérez pas vous en tirer comme ça… Il y a longtemps que mon organisation me réclame ces renseignements. Je n’avais jusqu’ici aucun moyen de les obtenir, mais vous êtes venu… Nous allons donc faire part à deux… Cela doit vous gêner d’autant moins que mon gouvernement est l’allié des Grands Occidentaux.
  
  Maintenant que Hagemann avait dévoilé ses batteries, Hubert se demandait s’il était sincère ou bien s’il n’était qu’un provocateur à la solde de la « M.V.D. ».
  
  — Vous êtes complètement fou, dit-il. Je vais aller faire un tour pour réfléchir à tout ça.
  
  Il voulut se lever, mais un « Walter » 22 Long-rifle apparut brusquement dans la main de l’Allemand.
  
  — Non, vous ne bougerez pas d’ici avant que nous nous soyons mis d’accord.
  
  Hubert reposa ses fesses sur son escabeau et mit ses mains bien en évidence sur la table.
  
  — Puisque vous le prenez sur ce ton…
  
  Il réfléchissait vite. Hagemann, l’ayant suivi jusque chez Monteleone, l’avait sans doute vu entrer chez le savant. Agent de la « M.V.D. », il serait certainement intervenu à ce moment-là, avec l’aide des deux militzionners placés en sentinelles. Aucune raison de patienter davantage. En U.R.S.S., la police n’attendait pas, comme dans les pays démocratiques, d’avoir des preuves matérielles pour procéder à une arrestation. Le fait que Hubert se soit introduit secrètement chez le savant suffisait amplement à le faire condamner, même si on n’arrivait pas à le faire avouer.
  
  Tout bien considéré, Hagemann devait réellement travailler pour le réseau Gehlen. Mais Hubert n’avait aucun désir de livrer les plans de la fusée « Purga » aux Allemands de l’ouest ; d’autant moins que le réseau « Gehlen » était un organisme assez incontrôlable où de nombreux « S.S. » avaient trouvé refuge. Donner les plans de la fusée aux U.S.A., c’était bien. Cela rétablissait l’équilibre entre les deux Grands et la paix se trouvait consolidée ; mais les remettre à un troisième larron, aussi peu digne de confiance… Pas question.
  
  Toutefois, il fallait ruser.
  
  — Si vous pensez que j’ai sur moi ce que vous cherchez, vous pouvez me fouiller.
  
  Hagemann fit la moue.
  
  — Je ne pense pas que vous ayez déjà les plans. Je doute que Monteleone ait pu être prévenu de votre visite. Mais je pense que vous les aurez d’ici peu, la nuit prochaine peut-être. Je vais tout de même vous fouiller. Déshabillez-vous.
  
  L’Allemand se leva le premier et recula de quelques pas pour éviter de se laisser surprendre par une possible attaque. Hubert se leva. Il aurait pu expédier la table au visage de son interlocuteur avec des chances raisonnables de s’en tirer. Mais après ? Il n’avait pas encore les plans et la maison de Hanno était une cachette bien commode.
  
  Il se mit debout lentement et se déshabilla, lançant une à une sur la table les différentes pièces de ses vêtements. Hagemann attendit qu’il eût terminé.
  
  — Allez vous mettre dans le coin, près du fourneau, face au mur.
  
  Hubert obéit. Il entendit l’Allemand se rapprocher de la table et entreprendre l’examen de ses affaires. Difficile de prendre une décision, et gros de conséquences. Mais Hubert se trouvait bel et bien coincé. Malchance.
  
  Pas question de livrer les plans à cet énergumène, mais il fallait gagner du temps ; au besoin l’utiliser. Puis, quand le moment serait venu, le supprimer sans la moindre hésitation ; car ce type-là deviendrait dangereux dès qu’il se rendrait compte avoir été possédé.
  
  — Vos papiers sont rudement bien imités, apprécia Hagemann. C’est du beau travail. Je comprends que les flics s’y soient laissés prendre, l’autre nuit.
  
  — Grouillez-vous, répliqua Hubert, je n’ai pas chaud.
  
  Il dut patienter encore cinq minutes. Puis l’Allemand lui annonça qu’il pouvait se rhabiller.
  
  — Quand devez-vous avoir les plans ?
  
  Hubert se jeta à l’eau.
  
  — J’y retourne la nuit prochaine. J’espère les avoir.
  
  — Parfait. Nous irons ensemble.
  
  — Vous ne pourrez pas le voir avec moi. Il prendrait peur.
  
  — Je vous attendrai dehors.
  
  — D’accord, vous ferez le guet.
  
  Hagemann remit son arme dans sa poche.
  
  — J’étais sûr que nous finirions par nous entendre.
  
  — Vous m’avez mis le couteau sur la gorge.
  
  L’Allemand se mit à rire.
  
  — Soyez beau joueur.
  
  Hubert sourit.
  
  — Je sais l’être.
  
  Hagemann alluma une cigarette, consulta sa montre.
  
  — Tenez, je vous invite à prendre le petit déjeuner avec nous. Il faut que je parte dans une heure pour aller travailler. Venez.
  
  — Volontiers, je crève de faim.
  
  Ils sortirent et gagnèrent la maison voisine. Freya s’affairait sur le fourneau. Elle sursauta en apercevant Hubert et dit à son père :
  
  — Je me demandais où tu étais.
  
  — Monsieur Krieg va déjeuner avec nous, petite.
  
  La jeune femme reprit son travail interrompu. Elle versa de l’eau dans de gros gants de caoutchouc, serra le poignet, examina le gant sous toutes ses faces.
  
  — Qu’est-ce que vous faites ? questionna Hubert, intrigué.
  
  Ce fut Hagemann qui répondit.
  
  — Je suis monteur en lignes à haute tension. C’est un métier très dangereux. Actuellement, je travaille sous une tension de vingt millions de volts. Nous sommes obligés de revêtir un équipement spécial et les gants sont très importants. Il faut en vérifier l’étanchéité chaque jour, très soigneusement. Le moindre trou d’épingle et le courant peut passer… Dans ce cas-là, on est bon pour le cimetière.
  
  Le moindre trou d’épingle… Hubert regarda Freya terminer son travail de vérification. Puis il s’assit à table avec Hagemann qui continuait de parler des risques de son métier et des gigantesques travaux d’électrification effectués dans la région.
  
  Freya leur prépara un déjeuner substantiel. En sa présence Hagemann évitait toute allusion à leur accord ; elle n’était donc pas au courant des activités occultes de son père.
  
  Ils terminèrent de manger. Hagemann se leva et passa dans la pièce voisine.
  
  — Je vous laisse un moment avec ma fille, soyez sérieux.
  
  Il tira la porte derrière lui. Freya s’approcha aussitôt de Hubert et l’embrassa rapidement sur la bouche.
  
  — Vous savez très bien faire le thé dit Hubert à haute voix.
  
  Hagemann cria :
  
  — Freya ! Je ne trouve pas mes chaussettes propres !
  
  — Oh ! fit la jeune fille. C’est toujours la même chose. Tu ne trouves jamais rien !
  
  Elle se rendit dans la chambre. Hubert resta seul. LE MOINDRE TROU D’ÉPINGLE. Il prit un couteau pointu sur la table, s’empara des gants, les perça l’un après l’autre.
  
  Il ne lui avait pas fallu plus de dix secondes. Quand Freya reparut, il était près de la fenêtre et regardait dehors.
  
  La jeune fille le rejoignit et murmura :
  
  — Tout à l’heure, à côté ?
  
  Elle devait aimer ça.
  
  — Oui, répondit-il, bien qu’il eût préféré dormir.
  
  Ils parlèrent à haute voix de choses sans importance. Puis l’Allemand reparut, prit ses gants et les fourra dans un sac où se trouvaient d’autres pièces de son équipement.
  
  — Je m’en vais, dit-il en embrassant sa fille.
  
  Hubert sortit avec lui. Ils se séparèrent au bout du passage.
  
  — Bonne journée, dit Hubert.
  
  — À ce soir. Vous avez de la veine de pouvoir vous reposer.
  
  Hubert le regarda s’éloigner. Sans doute ne reviendrait-il pas vivant… Vingt millions de volts… Le moindre trou d’épingle…
  
  Hubert rentra et se déshabilla. Il allait se mettre au lit lorsque la fille arriva… L’amour… La mort…
  
  Personne n’y pouvait rien. Il aida Freya à ôter ses vêtements…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  Ils s’étaient levés vers une heure pour déjeuner, puis Freya avait voulu se recoucher. Décidément, elle y prenait goût, encore qu’elle ne se fût pas donnée vierge à Hubert. Quant à celui-ci, il pensait que faire l’amour avec une jolie fille était une façon de passer le temps aussi intelligente que n’importe quelle autre.
  
  Le seul ennui était que le père de la jeune personne dont il sentait le corps nu pressé contre le sien pouvait fort bien être mort en ce même instant, et mort par la faute de Hubert.
  
  Situation cornélienne, pensa Hubert qui, à défaut de scrupules, possédait des lettres.
  
  Mais le moyen de faire autrement ? Dans une affaire de ce genre, c’était simplement la Paix qui se trouvait en jeu ; rien moins. Pouvait-on hésiter à sacrifier une seule vie pour éviter d’en mettre des millions en péril ? Hubert ne se posait même pas la question, elle était pour lui résolue d’avance, et depuis longtemps.
  
  D’autre part, Léni Hagemann était un espion, un soldat de l’ombre, il l’avait affirmé. Ce n’était donc pas un innocent. En s’intéressant d’un peu trop près à Hubert il avait mis la vie de celui-ci en danger. Peut-être même avait-il l’intention de la lui enlever lui-même après avoir obtenu ce qu’il voulait, afin de rester seul bénéficiaire de l’opération. C’eût été de bonne guerre. En matière d’espionnage, tous les coups sont permis. Chacun le sait.
  
  Hubert, selon le code en vigueur dans les milieux de renseignements, était donc en état de légitime défense. Il devait tuer pour éviter d’être tué.
  
  Il était environ cinq heures et le jour déclinait lorsqu’une voiture s’arrêta à l’entrée de la ruelle. Des portières claquèrent. Il y eut des éclats de voix. Quelqu’un demanda où habitait mademoiselle Hagemann.
  
  Hubert se dressa sur un coude.
  
  — On te demande, dit-il à sa maîtresse.
  
  Elle n’avait pas entendu. Il dut la pousser hors du lit pour l’obliger à se lever. Déjà, des pas résonnaient sous la fenêtre.
  
  — Dépêche-toi donc !
  
  On frappait à la porte de la maison voisine. Convaincue cette fois, Freya se hâta d’enfiler sa robe, puis ses chaussures. Elle sortit de la chambre en essayant d’arranger sa chevelure.
  
  Hubert se leva et enfila un pantalon, pour le cas où les visiteurs auraient eu l’idée d’entrer chez Hanno. Il entendit la jeune fille, dans la ruelle, demander aux hommes ce qu’ils désiraient. Il y eut un moment de silence. Elle s’écria :
  
  — Mon père !
  
  — Oui, mademoiselle.
  
  — Il a eu un accident ? Parlez ! expliquez-moi !
  
  — Un accident très grave. Il travaillait sur un pylône… Vingt millions de volts.
  
  Nouveau silence. Hubert sentit un frisson lui parcourir l’échine et prit sa chemise pour l’enfiler.
  
  — Il est ?… Il est ?…
  
  Freya n’arrivait pas à prononcer le mot qui lui brûlait la gorge.
  
  — Mort, répondit l’homme d’une voix sourde. Il a flambé comme une torche.
  
  Un dernier silence, terrible. Hubert poussa les pans de sa chemise dans son pantalon ; ses mains tremblaient. Puis Freya éclata en sanglots. Les hommes, des policiers sans doute, l’emmenèrent avec des mots de réconfort.
  
  Hubert murmura pour lui-même :
  
  — C’est dégueulasse !
  
  Et il le pensait.
  
  
  -:-
  
  Minuit moins quelques minutes. De nouveau, Hubert se trouvait tapi derrière la haie, à quelques pas du militzionner qui montait la garde derrière la villa de Monteleone.
  
  Hubert était angoissé, une impression désagréable au creux de l’estomac. C’était maintenant le grand coup. Si le savant italien lui remettait les plans, tout serait pratiquement terminé. Il n’y aurait plus qu’à suivre les instructions concernant la fuite. Aucune raison pour qu’il éprouvât plus de difficultés à sortir de Russie qu’il n’en avait eu pour y entrer.
  
  Son cœur cognait dans sa poitrine et le sang battait à ses tempes. Il avait parfois l’impression que la sentinelle, éloignée d’à peine trois mètres, devait en entendre le bruit.
  
  Freya n’était pas encore rentrée lorsque Hubert avait quitté le village « spets », vers dix heures trente. Sans doute était-elle restée à la morgue pour veiller la dépouille de son père. Hubert préférait ne pas l’avoir revue.
  
  Hanno Gugenberger devait être sur la route du retour. Lorsqu’il rentrerait chez lui, aux premières heures de la matinée, il trouverait certainement la place vide et ne saurait jamais ce qu’il était advenu de Hubert.
  
  Du moins, Hubert l’espérait. Car si Monteleone n’avait pu, pour une raison quelconque, se procurer une copie des plans, il serait obligé de retourner chez le « Spets », le temps nécessaire.
  
  La voiture arrivait. Hubert respira profondément. La sentinelle s’éloigna aussitôt pour aller accueillir la relève dans la rue. Hubert franchit la haie d’un seul bond et trébucha, manquant se tordre le pied, en retombant de l’autre côté.
  
  Il sauta pour attraper le faîte du mur. D’habitude, le simple fait d’entrer en action dissipait instantanément l’angoisse de l’attente ; mais cette fois son angoisse ne le quittait pas. Il mit cela sur le compte de ses excès amoureux, fit son rétablissement, passa une jambe, puis l’autre, sauta en s’éloignant du mur pour éviter la plate-bande de fleurs.
  
  Il sentit aussitôt le danger derrière lui, mais trop tard. Adossés au mur, invisibles, les policiers l’avaient attendu tranquillement. Ils lui retournèrent les bras dans le dos et lui passèrent des menottes sans lui laisser la moindre chance.
  
  Abasourdi, Hubert se laissa entraîner sans résistance. Ils étaient quatre autour de lui, sans compter ceux qui attendaient dans la rue. On le fit sortir par-devant. Aucune lumière dans la maison… Pourtant, Monteleone l’avait livré.
  
  Monteleone avait prévenu la « M.V.D. »… Monteleone, dont M. Smith paraissait si sûr !
  
  Il monta dans une grosse « Zim » noire, entre deux policiers qui braquaient leurs « Nagan » sur lui. Deux autres montèrent devant à côté du chauffeur. L’auto démarra.
  
  Hubert savait quoi répondre à l’interrogatoire qu’il allait subir. C’était prévu dans les « Instructions Détaillées ». La tactique consistait essentiellement à gagner du temps, car il n’était pas pensable de pouvoir abuser complètement les gens de la « M.V.D. ».
  
  Le trajet dura près d’un quart d’heure dans la belle cité endormie au sein de ses jardins et de ses parcs. Puis, la « Zim » s’arrêta devant un grand immeuble neuf qui abritait la direction de la « M.V.D. » pour le Tadjikistan.
  
  Personne n’avait encore adressé la parole à Hubert. On le fit descendre de voiture. Bien encadré par deux policiers qui lui tenaient les bras, il pénétra dans l’immeuble, puis dans un ascenseur. Les deux autres étaient restés en bas ; on n’avait plus besoin d’eux.
  
  Sixième étage, couloir, re-couloir. Une porte marquée « Salle des interrogatoires ». Poussé par ses deux gardiens, Hubert entra.
  
  La pièce était de dimensions moyennes, avec des murs d’un bleu-vert assez désagréable à l’œil. Il y avait un bureau et une chaise ; sur le bureau : une règle d’acier et un projecteur. Rien d’autre.
  
  Hubert pensa qu’il allait passer un mauvais quart d’heure ; sans doute suivi de beaucoup d’autres. Ce n’était pas la première fois qu’il se trouvait aux mains de la « M.V.D. » et il se prépara à souffrir. Son angoisse était devenue immense.
  
  Les deux policiers l’amenèrent au milieu de la pièce, puis le fouillèrent et posèrent le contenu de ses poches sur le bureau. Ils ne lui adressaient toujours pas la parole et Hubert trouvait ça parfait, n’ayant aucune envie de parler le premier.
  
  Ils s’écartèrent de lui, allumèrent des cigarettes. Sans doute estimaient-ils les avoir bien méritées. Puis des pas résonnèrent dans le couloir. Deux hommes en civil firent leur apparition, l’un suivant l’autre. Le premier était petit, brun, sec et nerveux. Son regard clair était perçant, difficile à soutenir. L’autre était quelconque, blond, de taille moyenne, avec un type mongol assez accentué. Ils étaient tous les deux vêtus à la mode soviétique, de pantalons pattes d’éléphants sans plis, de vestes chiffonnées, de chemises mal repassées au col ouvert.
  
  Le petit fit signe aux deux militzionners de sortir. L’autre ferma la porte. Le petit s’adressa à Hubert, en russe :
  
  — Je suis le commissaire Vassili Grigoriev, et voici mon adjoint : Iouri Abdarkhanov.
  
  Hubert resta impassible, un peu étonné par cette prise de contact inattendue. Le commissaire Grigoriev s’installa derrière le bureau sur l’unique chaise. L’adjoint s’adossa au mur.
  
  — Comment t’appelles-tu ? demanda le commissaire.
  
  — Heinz Krieg, répondit Hubert.
  
  — « Spets ? »
  
  — Oui.
  
  Grigoriev entreprit d’examiner le contenu des poches de Hubert qui se trouvait étalé devant lui. Hubert se demanda si les deux hommes étaient de service de nuit, ou bien si on les avait réveillés exprès pour lui.
  
  — Tu viens de Krasnovodsk ?
  
  — Oui, camarade commissaire.
  
  — Qu’est-ce que tu es venu faire ici ?
  
  Hubert raconta l’histoire de la sœur disparue. Comme il s’exprimait difficilement en russe, le commissaire l’interrompit :
  
  — Si tu veux parler allemand, je t’y autorise. Je comprends bien cette langue et mon adjoint aussi.
  
  Hubert le remercia et continua en allemand. Grigoriev examina la photographie de la « sœur » et la passa à son adjoint.
  
  — Comment es-tu venu ? Par le train ?
  
  — Non, camarade commissaire. Je n’avais pas assez d’argent. J’ai demandé à des routiers de me prendre dans leur camion.
  
  — Quels routiers ?
  
  Hubert eut un geste d’ignorance.
  
  — Je ne leur ai pas demandé leurs noms, camarade commissaire.
  
  Il dut préciser combien de camions il avait ainsi utilisé depuis Krasnovodsk et le chemin parcouru dans chacun. Grigoriev prenait des notes.
  
  — Tu es arrivé quand ?
  
  — Mercredi après-midi.
  
  — Nous sommes vendredi… Samedi plus exactement, rectifia le commissaire en consultant sa montre. Où as-tu logé depuis ce temps ?
  
  — J’ai couché dehors, camarade commissaire.
  
  — Dehors ? Les nuits sont froides. Où as-tu couché ?
  
  — Un peu partout, dans des jardins.
  
  — Où as-tu passé la nuit dernière ?
  
  Hubert était sur ses gardes. Il prit une assurance.
  
  — Dans le jardin où j’ai été arrêté tout à l’heure.
  
  Le commissaire le considéra d’un œil bonhomme. L’autre restait imperturbable. Hubert était dérouté. Cela ne se déroulait pas comme il était capable de l’imaginer.
  
  — Et cette nuit, tu y retournais encore pour dormir ?
  
  — Oui, camarade commissaire.
  
  — J’ai l’impression que tu te moques de nous, Heinz Krieg. Ce jardin était gardé par des militzionners. Il ne manquait pas d’autres jardins autour qui n’étaient pas surveillés.
  
  Hubert haussa les épaules et prit un air idiot.
  
  — Je ne savais pas qu’il était surveillé.
  
  Le commissaire sursauta.
  
  — Quoi ? Tu voudrais prétendre que tu n’as pas vu les militzionners qui montaient la garde autour ?
  
  — Je n’ai rien vu, camarade commissaire. Si je les avais vus, je n’aurais pas essayé d’entrer. Je ne suis pas fou.
  
  Le policier le considérait fixement.
  
  — Je suis en train de me le demander, fit-il. Tu ne feras croire ça à personne.
  
  Iouri Abdarkhanov se détacha du mur et vint vers Hubert.
  
  — Tu es entré dans ce jardin simplement avec l’intention d’y dormir ? questionna-t-il en allemand.
  
  — Oui, camarade commissaire.
  
  Paf ! Une gifle à assommer un bœuf. L’homme avait la main lourde. Déséquilibré, Hubert faillit tomber, mais le policier le redressa d’une autre gifle, appliquée du côté opposé.
  
  — Si tu ne dis pas la vérité, je vais te massacrer, menaça tranquillement Abdarkhanov.
  
  Il se remit à frapper. Les mains enchaînées derrière le dos, Hubert ne pouvait rien pour parer les coups.
  
  — Vas-tu parler, bougre d’imbécile !
  
  Hubert le laissa encore cogner un moment. Il ne voulait pas avoir l’air de céder trop vite.
  
  — Arrêtez ! dit-il enfin. J’avais l’intention d’entrer dans la maison pour voler. Je croyais qu’il y avait des choses de valeur à l’intérieur… À cause des policiers qui la gardaient.
  
  Abdarkhanov s’éloigna en se massant les jointures. Le commissaire Grigoriev approuva avec un sourire bon enfant.
  
  — Voilà qui est mieux. Nous allons prendre ta déposition et te la faire signer.
  
  Ils firent venir un secrétaire avec une machine. Grigoriev dicta lui-même les déclarations faites par Hubert, et il le fit sans charger. Après quoi, Hubert dut signer trois exemplaires. Puis le secrétaire repartit, emportant sa machine. Les deux policiers sortirent à leur tour, priant Hubert de les attendre.
  
  Il n’y comprenait plus rien. On lui avait pourtant bel et bien tendu un piège, ce qui signifiait que Monteleone l’avait trahi. Alors, pourquoi ne l’interrogeait-on pas tout de suite sur le fond ? Quels buts poursuivaient-ils en agissant ainsi ?
  
  On pouvait évidemment supposer que Monteleone n’avait pas tout dit, qu’il avait simplement signalé la visite nocturne d’un rôdeur. Les traces dans le jardin ayant confirmé ses dires, le filet avait été tendu…
  
  Toute cette histoire était bien bizarre.
  
  Les deux policiers reparurent, l’air sombre.
  
  — Heinz Krieg, dit le commissaire, tu nous as caché quelque chose. Tu ne nous as pas dit que tu étais déjà venu rue Tchita dans la nuit de mercredi à jeudi…
  
  Hubert fit des yeux ronds.
  
  — Dans la nuit de mercredi à jeudi ?… Je ne sais pas… Je ne me rappelle plus… J’ai pris une sacrée cuite cette nuit-là, alors vous savez…
  
  — C’est en effet ce que signale le rapport des militzionners qui t’ont interpellé. Mais à mon avis tu essayais déjà cette nuit-là de t’introduire dans la villa.
  
  Il prit un temps et demanda en regardant Hubert bien en face !
  
  — Sais-tu qui habite dans cette villa ?
  
  Hubert leva les épaules pour exprimer son ignorance.
  
  — Comment voulez-vous que je le sache ?
  
  Les deux hommes se regardèrent. Hubert comprit que l’interrogatoire allait prendre une autre tournure.
  
  — Tu n’as vraiment pas de chance, reprit le commissaire Grigoriev d’un ton sincèrement apitoyé. Il existe des milliers de maisons semblables dans Stalinabad, avec des jardins tout aussi confortables, et il a fallu que tu choisisses celle-là… Celle-là entre mille !
  
  — Je vous ai expliqué pourquoi, bredouilla lamentablement Hubert. Je me suis dit que si des militzionners la gardaient, il devait y avoir quelque chose d’intéressant à l’intérieur.
  
  Les deux policiers ricanèrent.
  
  — Il y avait en effet quelque chose d’intéressant. Cette villa est occupée par un grand savant dont les travaux ont une grande importance pour la sécurité de l’Union Soviétique.
  
  Hubert prit un air épouvanté.
  
  — Je… Je ne pouvais pas le savoir…
  
  Grigoriev prit la règle métallique qui se trouvait sur le bureau devant lui et se mit à jouer avec.
  
  — Je crois, moi, que tu le savais très bien. Ils vont y venir, pensa Hubert, mais pourquoi diable ont-ils tourné comme ça autour du pot ? Il feignit de s’affoler.
  
  — Mais non ! Je vous assure… Vous n’allez tout de même pas me soupçonner de…
  
  Grigoriev le considérait d’un œil goguenard.
  
  — De quoi ?
  
  Hubert fit semblant de ne pas oser prononcer le mot. Le commissaire le fit pour lui.
  
  — D’espionnage ? Eh si, nous te soupçonnons d’espionnage ; tu as bien fait tout ce qu’il fallait pour ça, hein ?
  
  Ils le regardaient fixement. Grigoriev alluma soudain le projecteur et le braqua sur Hubert qui eut un mouvement de recul.
  
  — Ne bouge pas !
  
  Le plafonnier s’éteignit. Il n’y eut plus que ce faisceau blanc, aveuglant, qui frappait Hubert au visage. Il ne voyait plus rien, essayant de s’habituer en clignant rapidement des yeux.
  
  — Pourquoi ne nous as-tu pas dit que tu étais entré dans la chambre du savant, dans la nuit de jeudi à vendredi, c’est-à-dire la nuit dernière, et que tu lui avais parlé ?
  
  Hubert grimaçait affreusement.
  
  — Baissez ça ! supplia-t-il.
  
  — Pas avant que tu n’aies dit la vérité.
  
  On frappa à la porte.
  
  — Entrez ! cria Abdarkhanov d’un ton excédé.
  
  La porte s’ouvrit, quelqu’un annonça :
  
  — Le professeur est là.
  
  — Faites-le venir, dit Grigoriev.
  
  Hubert entendit des pas, mais la lumière l’aveuglait et il ne pouvait rien voir. Les policiers saluèrent le nouveau venu.
  
  — Bonjour, professeur.
  
  — Monteleone, sans doute.
  
  — Le reconnaissez-vous ?
  
  Hubert identifia la voix du savant italien qui répondait :
  
  — Il m’est impossible de le reconnaître, pour la bonne raison que je ne l’ai pas vu. Il m’aveuglait avec une lampe de poche.
  
  — Vous rappelez-vous exactement une phrase qu’il aurait prononcée ?
  
  Monteleone hésita.
  
  — Je vous l’ai dit… J’étais très effrayé et le fait d’avoir été réveillé brutalement de cette façon… J’étais comme abruti… Je n’ai pas compris ce qu’il me demandait, j’ai cru que c’était de l’argent… Je lui ai dit de revenir…
  
  — Ça va… Ça va…, coupa Grigoriev d’un ton mécontent.
  
  Hubert avait dû faire effort pour ne pas marquer le coup. Monteleone n’avait pas tout dit et il le lui faisait savoir. Tout n’était pas perdu.
  
  — Il vous a dit qu’il reviendrait la nuit prochaine ? Comment vous a-t-il dit cela ? Essayez de vous rappeler exactement.
  
  Monteleone prit le temps de réfléchir. Hubert essayait vainement de l’apercevoir.
  
  — Il a dit, je crois : « Demain, à la même heure. Je vous fais confiance. »
  
  — En russe, ou en allemand ?
  
  Nouvelle hésitation. Hubert retint son souffle. Si Monteleone indiquait que l’entretien s’était déroulé en américain, tout était fichu.
  
  — En russe, je crois…
  
  Grigoriev s’étonna avec irritation :
  
  — Vous n’en êtes pas sûr ?
  
  — Je vous l’ai dit, j’étais complètement abasourdi, je n’ai pas fait attention.
  
  — Vous connaissez l’allemand ?
  
  — Oui, je parle couramment sept langues, c’est pourquoi un détail de ce genre peut m’échapper.
  
  Grigoriev tonna :
  
  — Krieg !
  
  Hubert rectifia la position.
  
  — Oui, camarade commissaire.
  
  — Tu vas dire en russe : « Demain à la même heure, je vous fais confiance. »
  
  Hubert répéta la phrase, comme on le lui demandait. Le policier demanda au savant :
  
  — Vous reconnaissez sa voix ?
  
  Silence.
  
  — Je… Je crois. Je n’en suis pas sûr.
  
  Énervé, Grigoriev coupa court.
  
  — C’est bon, je vous remercie, professeur.
  
  Quelqu’un arrivait rapidement. Une voix essoufflée annonça :
  
  — Nous avons la réponse d’Achkhabad (9) commissaire ! Les papiers de cet homme sont des faux, il n’y a jamais eu de Heinz Krieg inscrit au service des étrangers de Turkménie. Complètement inconnu !
  
  Hubert courba le dos. Ils n’avaient pas mis longtemps ; il avait espéré que cela durerait davantage. La voix de Monteleone se fit de nouveau entendre :
  
  — Je voudrais vous parler, commissaire. Seul à seul.
  
  Grigoriev devait digérer l’information. Il lui fallut dix bonnes secondes pour répondre :
  
  — Je viens. Iouri, occupe-toi de cette vipère lubrique !
  
  Un bruit de chaise repoussée, des pas qui s’éloignaient, la porte qui se refermait… La lumière revint, le projecteur s’éteignit. Hubert ferma un instant les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, Abdarkhanov était devant lui, l’air mauvais.
  
  — Saleté d’espion !
  
  Le coup de poing atteignit Hubert en pleine figure. Il crut que toutes ses dents s’envolaient. Mais ce n’était qu’un début. Méthodiquement, sauvagement, Abdarkhanov frappait. Ce n’était pas pour rien que le gaillard avait du sang mongol dans les veines. La vieille cruauté des soldats de Gengis Khan remontait en lui.
  
  Les mains liées derrière le dos, Hubert ne pouvait rien pour se défendre, trop occupé déjà à se maintenir debout. Il savait que, s’il tombait, l’autre continuerait à coups de pied et les poings faisaient encore moins mal que des brodequins.
  
  Fatigué, sans doute, Abdarkhanov finit par s’arrêter.
  
  — Pour qui travailles-tu ? Qui t’a envoyé ici ?
  
  Les questions commençaient. Hubert connaissait la musique. Des questions, il allait en entendre pendant des jours et des jours, toujours les mêmes…
  
  D’où viens-tu ? Quels renseignements voulais-tu obtenir du professeur ? Hein ? Vas-tu répondre ? Salaud !
  
  Et le flic recommençait de frapper. Hubert n’était plus qu’un bloc de chair meurtri et douloureux, avec une petite étincelle au centre : l’instinct de conservation.
  
  Puis, brusquement, il s’évanouit.
  
  Une vraie bénédiction.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  Lorsqu’il revint à lui, Hubert se garda bien de manifester qu’il reprenait conscience. Chaque minute était bonne à prendre. Il allait de nouveau essayer de gagner du temps en racontant par bribes une histoire « vraisemblable » qui nécessiterait des vérifications. Mais le jeu ne pourrait se poursuivre longtemps encore ; à plus ou moins brève échéance, Hubert se trouverait irrémédiablement coincé et obligé de se mettre à table pour de bon, avec pour seul objectif de limiter les dégâts autant que possible.
  
  Après quelques minutes, il s’étonna de n’entendre aucun bruit autour de lui. Il était couché sur quelque chose de relativement doux et on l’avait débarrassé des menottes. Prudemment, il souleva une paupière…
  
  Il était dans une sorte de cellule, aux murs blanchis à la chaux, faiblement éclairée. L’impression d’être seul… Malgré la douleur qui le paralysait, il se tourna sur le côté…
  
  La lumière entrait par un judas pratiqué dans la porte. Il était allongé sur une couchette de bois garnie d’un mince matelas d’herbe. Seul.
  
  Il n’en revenait pas. Pourquoi les autres avaient-ils interrompu un interrogatoire si bien commencé ? Que s’était-il passé ? Il se laissa retomber sur le dos, souffrant atrocement de la tête et de la poitrine. Abdarkhanov n’y avait pas été de main morte. Hubert pensa qu’il lui serait agréable de le tenir un jour dans un coin et de lui rendre la correction, avec usure.
  
  Puis il essaya de réfléchir à l’étrange conduite du savant italien, qui l’avait livré à la « M.V.D. » en lui laissant tout de même une chance de passer pour un simple voleur…
  
  Étrange conduite ? Pas tellement… Si Monteleone avait dit que son visiteur nocturne voulait obtenir les plans de la fusée « Purga », il courait le risque de voir celui-ci avouer tout et le reste, c’est-à-dire que Monteleone avait quitté les U.S.A. pour l’U.R.S.S. avec l’accord de la « C.I.A. », ce qui ne pouvait manquer de lui attirer des ennuis. Le savant avait donc essayé de faire comprendre à l’envoyé de M. Smith qu’il n’était plus décidé à tenir ses engagements, mais que l’observation d’une certaine réserve de part et d’autre lui convenait parfaitement.
  
  C’était un jeu dangereux, pour la bonne raison que, venant de l’extérieur, Hubert ne pouvait disposer d’une couverture absolument parfaite. La « M.V.D. », l’ayant démasqué, pouvait fort bien se demander pourquoi il avait cru possible d’aborder Monteleone sans autres précautions…
  
  Des pas se rapprochèrent, quelqu’un manœuvra un verrou sur la porte. Hubert se remit à faire le mort.
  
  — Tu as faim ? demanda une voix.
  
  Une odeur de thé vint flatter les narines de Hubert. Vraiment, on le comblait. Il ouvrit à demi un œil. Un gardien en uniforme se tenait debout près de la couchette, avec un plateau chargé. Ce n’était pas un piège. Hubert se redressa avec mille précautions, serrant les dents pour ne pas crier.
  
  — Tu souffres ? questionna l’autre.
  
  — Oui.
  
  — Je t’emmènerai à l’infirmerie quand le médecin sera là.
  
  C’était vraiment trop gentil, Hubert ne comprenait plus. Il s’adossa au mur, prit le bol de thé et le pain beurré que lui offrait le gardien.
  
  — Quelle heure est-il ?
  
  — Sept heures.
  
  — Du matin ?
  
  — Oui.
  
  — Quel jour ?
  
  — Samedi.
  
  Il n’était donc resté que quelques heures sans connaissance. Le gardien ne bougeait pas.
  
  — J’attends que tu aies fini.
  
  Hubert mangea avec difficulté. Le simple fait de mâcher déclenchait d’atroces douleurs dans son crâne. Les premières bouchées lui donnèrent la nausée. Il but quelques gorgées de thé chaud et le malaise disparut.
  
  Quand il eut terminé, le gardien reprit le bol.
  
  — Essaie de dormir, conseilla-t-il. Je reviendrai te chercher à neuf heures.
  
  Il sortit, refermant la porte au verrou.
  
  Essayer de dormir, c’était facile à dire. Avec une bonne piqûre de morphine, cela aurait pu être possible… Hubert chercha vainement une position meilleure que l’autre. Rien à faire.
  
  Il s’efforça de prendre son mal en patience.
  
  
  -:-
  
  Le temps devait lui paraître interminable. Il n’en pouvait plus lorsque le gardien revint pour l’emmener à l’infirmerie.
  
  Il eut du mal à se mettre debout et plus encore à marcher. Le gardien le prit sous le bras pour le soutenir. Ils sortirent dans un couloir bordé d’une dizaine de cellules disposées de part et d’autre. Deux militzionners armés commandaient la porte blindée qui se trouvait au bout. Ils ouvrirent pour les laisser passer.
  
  Nouveau couloir, ascenseur. Hubert reconnut celui-ci et en conclut qu’il était toujours dans l’immeuble de la « M.V.D. » et non dans une prison comme il l’avait cru un instant.
  
  L’infirmerie était propre. Ils pénétrèrent d’abord dans une salle d’attente. Puis le gardien poussa Hubert dans une pièce exiguë garnie de portemanteaux et qui devait servir de vestiaire.
  
  — Déshabille-toi ici et sors de l’autre côté.
  
  Il le laissa seul. Cela ne risquait rien. Hubert aurait été bien incapable de s’évader dans son état actuel.
  
  Ce ne fut pas un petit travail que de se dévêtir. Du sang avait coulé dans sa chemise qui lui collait au corps. Il arriva finalement à ôter jusqu’à ses chaussettes. Nu comme un ver, il ouvrit la porte opposée à celle qui lui avait donné accès et se trouva dans l’infirmerie.
  
  Le médecin était une femme de cinquante ans environ, pas belle, mais sympathique et l’air sûr de soi. Un infirmier aux oreilles fortement décollées l’assistait.
  
  — Alors, mon vieux, fit-elle en voyant paraître Hubert, ça ne va pas ?
  
  Hubert s’aperçut à cet instant dans un miroir et ce qu’il vit l’effraya. Son visage n’avait plus apparence humaine…
  
  — Allonge-toi là-dessus.
  
  Il se coucha péniblement sur une banquette. La femme prépara une piqûre.
  
  — Tu souffres, hein ?
  
  — C’est intenable.
  
  — Avec ça tu ne sentiras plus rien dans dix minutes.
  
  Elle le piqua dans la cuisse. L’infirmier apporta une cuvette d’eau chaude et des linges. Ils entreprirent de lui nettoyer le visage…
  
  Hubert se laissait faire. Il serra les dents lorsqu’elle badigeonna les plaies avec de l’alcool. Puis elle lui mit des pommades et posa des pansements.
  
  Tout cela demanda du temps et la piqûre avait agi quand Hubert se redressa. Il ne souffrait plus vraiment, éprouvait seulement un engourdissement général pas trop désagréable.
  
  Il remercia la femme médecin. L’infirmier, qui était sorti quelques minutes, lui dit.
  
  — Rhabillez-vous et attendez votre gardien dans la salle d’attente. Il revient tout de suite.
  
  Hubert retourna dans le vestiaire. Un militzionner finissait de s’y déshabiller. Il regarda Hubert avec curiosité et passa à son tour dans l’infirmerie.
  
  Cet uniforme… Une vraie provocation… Hubert ouvrit la porte qui donnait dans la salle d’attente. Personne. Pouvait-il risquer le coup ? pourquoi pas ? Une pareille chance ne s’offrirait sans doute pas deux fois. Et s’il était pris, eh bien cela n’aggraverait guère son cas.
  
  Il eut l’impression de battre les records de Fregoli pour revêtir l’uniforme. Un peu juste, mais rien de grave. Les chaussures étaient trop grandes, tant pis.
  
  Le cœur battant, il rouvrit la porte de la salle d’attente, risqua un œil. Personne. Il sortit, gagna le couloir, se dirigea vers l’ascenseur.
  
  La cage était en bas. Il l’appela attendit, ayant trop peur d’être trahi par ses jambes s’il se lançait dans l’escalier.
  
  L’ascenseur arriva. Enfer et damnation ! Son gardien était dedans. Il toussa pour avoir un prétexte à porter sa main devant son visage, craignant tout de même que les bandes de sparadrap posées par le médecin attirent l’attention de l’homme. Mais celui-ci sortit de la cage sans même regarder Hubert et fila vers l’infirmerie.
  
  Les jambes molles, Hubert entra dans l’ascenseur et dit en russe :
  
  — En bas.
  
  La cage plongea. Il ne savait pas quel contrôle était exercé à la porte d’entrée. Il fallait encore que l’alerte ne fût pas donnée tout de suite, que le gardien attendît quelques minutes dans la salle d’attente avant de s’inquiéter.
  
  Il déboucha dans le hall, se dirigea tout droit vers la sortie, passa entre deux sentinelles qui ne le regardèrent même pas et se retrouva dans la rue.
  
  Libre.
  
  Il fit un violent effort pour ne pas se mettre à courir. Un autobus arrivait de l’autre côté. Il traversa au passage clouté pour gagner l’arrêt situé en face. Il monta dans la voiture avec quelques « civils ». Les militzionners payaient-ils leur place dans les transports en commun ? Il n’en savait rien et décida d’attendre qu’on lui demandât quelque chose.
  
  Il savait où aller, et aussi comment y aller. Hanno Gugenberger lui avait expliqué la topographie de la ville et les itinéraires des transports en commun.
  
  L’alarme devait être donnée, maintenant. Ils devaient savoir qu’il avait réussi à quitter l’immeuble, déguisé en militzionner. Mais, avant que tous les policiers de Stalinabad fussent alertés, il s’écoulerait un certain temps. Peut-être une demi-heure. Ils commenceraient par établir des barrages à toutes les sorties de la ville et des contrôles dans les gares et dans les autogares. Mais Hubert s’en fichait, il n’avait pas l’intention de quitter Stalinabad ; pas encore.
  
  Il changea d’autobus sur la place Lénine. Personne ne faisait attention à lui ; tout au plus attirait-il quelques regards curieux à cause des bandes de sparadrap qui marquaient son visage tuméfié.
  
  Il descendit au bout de la rue Lossinovskaïa et traversa le square où jouaient des enfants. Cent mètres plus loin, il trouva la place Dzerjinski et la rue Roussakovskaïa.
  
  « Goliath » habitait au 23, Roussakovskaïa. « Goliath » était le nom de code qui, dans les « Instructions Détaillées », désignait l’agent chargé de faire sortir Hubert de Russie.
  
  L’affaire ayant raté, Hubert n’avait plus qu’à s’en aller. Il avait fait tout ce qu’il pouvait, ce n’était pas sa faute si l’histoire avait mal tourné. Encore bien heureux de s’en tirer comme ça.
  
  « Goliath » était cordonnier. Il faisait partie de la petite communauté juive qui vivait à Stalinabad, communauté beaucoup moins importante que celle des « Spets » mais ne se mélangeant pas davantage aux autochtones.
  
  Hubert passa, sans s’arrêter devant l’échoppe. Le cordonnier était seul, en plein travail de ressemelage. Hubert parcourut encore une centaine de mètres, pénétra dans le couloir d’une maison où il attendit quelques secondes, puis revint sur ses pas.
  
  Rien ne lui paraissant suspect dans la rue, il pénétra le plus naturellement du monde dans la boutique. Le cordonnier leva la tête pour le regarder par-dessus ses lunettes cerclées de fer.
  
  — Vous désirez ?
  
  — Pourriez-vous me dire où habite M. Goliath ? questionna Hubert en russe.
  
  L’autre se figea. Il avait une figure ridée comme une vieille pomme, une peau tannée comme le cuir qu’il employait, et le nez fort de ceux de sa race. L’uniforme devait le dérouter.
  
  — Je connais plusieurs Goliath, répliqua-t-il enfin avec circonspection.
  
  — Il s’agit du fils de Rebecca.
  
  Le cordonnier se leva vivement. Il était petit et se tenait un peu voûté.
  
  — Passez vite derrière, dit-il, je vous rejoins.
  
  Hubert franchit la porte qui se trouvait au fond de la boutique, pendant que Goliath allait vers la vitrine pour observer la rue.
  
  Hubert se trouva dans une cuisine-salle à manger pauvrement meublée. Il prit une chaise et s’assit, parce qu’il était à bout de forces. Le petit homme reparut :
  
  — Que puis-je faire pour vous ?
  
  — Me faire gagner l’Afghanistan.
  
  Le cordonnier appuya son regard sur l’uniforme, puis sur le visage tuméfié de Hubert.
  
  — Vous avez eu des ennuis ?
  
  — J’ai été arrêté cette nuit et passé à tabac au siège de la « M.V.D. ». J’ai pu m’évader de l’infirmerie après avoir emprunté cet uniforme.
  
  — Ont-ils découvert votre évasion.
  
  — Presque tout de suite, sans aucun doute. Ils doivent être actuellement à mes trousses.
  
  « Goliath » fit la grimace.
  
  — C’est très embêtant.
  
  La clochette de la porte d’entrée se mit à sonner. Hubert se déplaça vivement pour ne pas être vu de la boutique quand le cordonnier ouvrirait la porte de communication.
  
  « Goliath » resta absent cinq minutes. Quand il revint, son visage était soucieux.
  
  — Les gens savent déjà qu’il y a eu une évasion du siège de la « M.V.D. ». Il y a des barrages un peu partout.
  
  — C’est normal.
  
  Le petit homme ôta ses lunettes pour les essuyer et ce geste rappela M. Smith à Hubert.
  
  — Il va falloir vous cacher pendant quelques jours. Ce serait une folie de quitter la ville dans des conditions pareilles. Pas une chance sur cent de vous en tirer. La façon dont vous vous êtes sauvé va les piquer au vif et je peux vous garantir qu’ils vont se donner du mal pour vous rattraper.
  
  Hubert s’en doutait, mais la perspective de rester encore un certain temps caché dans cette ville qui lui brûlait les pieds ne lui plaisait pas du tout.
  
  — Il n’y a vraiment pas moyen de faire autrement ?
  
  — Si vous voulez essayer tout seul ? répliqua le petit homme. Vous connaissez la direction du sud, c’est par-là. Mais ne comptez pas sur moi.
  
  — Bon, capitula Hubert, je ferai comme vous voudrez.
  
  « Goliath » montra une porte au fond de la pièce.
  
  — Vous allez passer par ici. C’est ma chambre. C’est là que vous vous cacherez.
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — C’est suffisant ?
  
  — Je n’ai rien de mieux à vous offrir, je regrette. Et les risques sont aussi grands pour moi.
  
  — Excusez-moi.
  
  — Vous allez ôter cet uniforme. Je vais vous procurer d’autres vêtements. Allez dans la chambre maintenant. Nous discuterons plus sérieusement ce soir. Une trop longue absence de ma boutique pourrait attirer l’attention.
  
  Il retourna dans son échoppe. Hubert gagna la pièce voisine. Les volets étaient fermés, il y faisait sombre et l’odeur n’était pas agréable. Hubert regretta la propreté méticuleuse des « Spets ».
  
  Il ôta l’uniforme qui lui avait rendu un si grand service et se jeta sur le lit où il s’endormit presque aussitôt.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  Dimanche soir. Un peu plus de trente heures que Hubert se terrait chez le petit cordonnier juif et il en avait déjà plus qu’assez.
  
  Son premier réflexe, après son évasion avait été de regagner l’Afghanistan par les moyens les plus rapides pour rejoindre ensuite Washington. L’affaire lui semblait cuite, lessivée, absolument sans appel.
  
  Puis, après une bonne nuit de sommeil, il avait vu les choses sous un autre angle. Monteleone l’avait fait arrêter, mais il y avait mis des formes. Et il y avait mis des formes parce qu’il craignait pour lui-même. En le faisant chanter, en le menaçant de l’entraîner jusqu’au cou dans la m…, Hubert pensait pouvoir l’amener à résipiscence.
  
  Hubert y avait réfléchi toute la journée. La police le recherchait avec acharnement, soit. Il y avait eu des rafles monstres chez les « Spets », ce qui prouvait qu’on le prenait toujours pour un Allemand ; mais ils ne pouvaient fouiller chaque maison de la ville, interpeller chaque passant. Ce n’était pas possible…
  
  D’autre part, il ne leur viendrait certainement pas à l’idée que le fugitif pût avoir l’audace de revenir à l’endroit où il s’était fait arrêter, de retourner chez Monteleone.
  
  Tout bien pesé, Hubert estimait qu’il pouvait agir avec un pourcentage raisonnable de risques.
  
  — Il faut que je sorte ce soir, annonça-t-il à « Goliath ».
  
  Celui-ci le considéra avec un regard effaré.
  
  — Vous êtes complètement fou.
  
  — Non, je ne crois pas.
  
  Sans dévoiler le but de son expédition, il expliqua son point de vue et parvint à convaincre l’autre qu’il ne risquait pas grand-chose pourvu qu’il évitât les transports en commun, les taxis, et de sortir de la ville.
  
  — Il me faut une arme, dit-il en terminant. Je ne veux pas me laisser reprendre. Et aussi une montre.
  
  « Goliath » réfléchit un moment.
  
  — Je vous ai jugé, répliqua-t-il, et je crois que vous n’en ferez jamais qu’à votre tête. Alors, autant vous aider. Je vais vous procurer une arme, mais vous allez me donner votre parole de ne pas revenir ici, si vous avez le moindre ennui. Je n’ai aucune raison de prendre ma part des risques d’une opération que je ne peux comprendre.
  
  — Vous avez ma parole.
  
  Dès la veille, « Goliath » avait fourni à Hubert des vêtements usagés pareils à ceux que portait M. Tout le monde dans la rue. Il se rendit dans la boutique, dont le rideau était baissé, c’était dimanche, et revint quelques minutes plus tard avec un revolver « Mauser » à barillet, d’un modèle antérieur à 1914.
  
  — Vous l’avez fauché au musée de l’armée ? questionna Hubert en riant.
  
  — Il a été soigneusement entretenu et marche encore certainement très bien. Le barillet est plein, mais je n’ai pas d’autres balles ; il faudra vous en contenter en cas de coup dur.
  
  — Merci, dit Hubert en s’emparant de l’arme.
  
  Elle était lourde et tenait bien dans la main.
  
  Hubert l’examina un moment, puis la glissa dans sa ceinture. « Goliath » lui donna sa montre.
  
  — Dites-moi, questionna Hubert, les domestiques ont bien congé le dimanche, dans ce pays ?
  
  — Oui, c’est une règle absolue.
  
  — Sans dérogations ?
  
  — Une dérogation serait très mal vue.
  
  Il pensait à Maria, n’ayant aucune envie de se heurter à la servante de Monteleone en pénétrant dans la villa ; car il avait l’intention cette fois de profiter de la relève de huit heures, la nuit tombant à sept.
  
  Il se fit expliquer par « Goliath » le chemin le plus court et le plus sûr pour gagner la rue Tchita, depuis Roussakovskaïa. D’après le cordonnier, c’était à moins de vingt minutes de marche. Hubert se sentait assez costaud maintenant pour faire un tel trajet. Pour éviter d’attirer l’attention, il ôta les pansements de son visage. La cicatrisation s’effectuait normalement.
  
  Il sortit à sept heures dix, par la fenêtre de la chambre qui donnait sur une cour étroite et sombre, et gagna la rue par le couloir de l’immeuble.
  
  Le sort était jeté, il remettait ça.
  
  Les rues de la ville étaient très animées à cette heure où les gens rentraient de leur promenade dominicale pour dîner. Hubert trouvait ça très bien, plus la foule était dense, moins il avait de chances de se faire remarquer.
  
  Il lui fallut un peu plus des vingt minutes prévues pour arriver rue Tchita. Lorsqu’il aperçut le militzionner de faction devant la villa du savant, il ne put empêcher son cœur de battre la chamade.
  
  Un court instant, il eut envie de renoncer, de battre en retraite, mais il se reprit. « Tu iras ! », grinça-t-il en se cravachant moralement.
  
  Il passa devant le flic. Ses genoux menaçaient de se dérober sous lui. Il tourna dans le chemin, passa au bout du sentier…
  
  Le plus dur était fait, le reste devait s’effectuer dans l’ombre. Et il avait eu raison de penser que la police ne verrait aucune raison de renforcer la maison du savant. À moins qu’une surprise ne l’attendît à l’intérieur.
  
  Il était à plat ventre derrière la haie lorsqu’arriva la relève. Cette fois, il eut plus de peine à franchir l’obstacle et il ne put s’empêcher d’aller sauter le mur cinq mètres plus à gauche.
  
  Le rétablissement fut pénible et douloureux. Toutes ses douleurs se réveillaient. Il atteignit le faîte en soufflant, passa successivement ses jambes, se pencha pour essayer de voir sous lui avant de sauter.
  
  Il ne pouvait rien distinguer. Il se laissa glisser, tomba dans les fleurs, n’eut pas le courage de réparer les dégâts et se dirigea sans plus attendre vers la maison.
  
  La cuisine était éclairée. Il approcha avec des ruses de Sioux, veillant à se confondre avec la nuit, s’immobilisa derrière un arbre d’où il pouvait voir…
  
  Monteleone était seul dans la cuisine, visiblement en train de préparer son dîner. Hubert attendit quelques minutes. Le policier de relève avait pris son poste dans le sentier. Ses chaussures faisaient crisser le gravier et il toussait.
  
  Hubert tira le revolver de sa ceinture et l’arma d’un coup de pouce. Puis il marcha vers la maison. Monteleone ne le voyait pas venir. Hubert tourna la poignée de la porte vitrée sans le perdre de vue ; si la porte était fermée, il frapperait au carreau et se ferait ouvrir sous la menace de son arme.
  
  La porte était ouverte. Hubert entra. À cet instant, Monteleone se retourna brusquement et, de stupeur, laissa échapper l’œuf qu’il tenait à la main. L’œuf se brisa sur le carrelage, éclaboussant les chaussures du savant.
  
  — Bonsoir, dit tranquillement Hubert en refermant derrière lui. Je vous conseille de ne pas faire de bruit.
  
  Monteleone eut un sourire crispé.
  
  — Je vous attendais, répliqua-t-il. Mais vous m’avez surpris.
  
  Ironique, Hubert questionna :
  
  — Vous m’attendiez ?
  
  — Oui, c’est pourquoi j’avais laissé la porte ouverte. Je pensais que vous n’aviez plus la clé.
  
  Hubert le considéra un instant en silence.
  
  — Vous êtes un type surprenant. Est-ce que nous ne pourrions pas aller dans un endroit moins en vue pour continuer cet entretien ?
  
  — J’allais vous le proposer.
  
  L’Italien éteignit le gaz.
  
  — Je dînerai plus tard, tant pis.
  
  Il marcha vers la porte du couloir.
  
  — Pas de blague, conseilla Hubert. Je tire vite et bien et on me possède rarement deux fois.
  
  — N’ayez aucune crainte. J’ai assez fait de mal comme ça.
  
  Hubert n’en revenait pas. Ou bien il y avait eu malentendu à la base, ou bien Monteleone était un acteur sensationnel. Hubert se souvint d’un précepte enseigné par Elisabeth Schragmüller, plus connue sous le nom de « Mademoiselle Docteur » : ne jamais considérer une chose comme allant de soi, ne jamais prendre comptant une manifestation d’amitié ou une hostilité apparente.
  
  Ils pénétrèrent dans le bureau. Monteleone éclaira la pièce. Hubert désigna les deux fauteuils de cuir disposés devant la table de travail.
  
  — Nous serons très bien là. Prenez celui-ci.
  
  Il prit place lui-même dans le siège le plus éloigné, qui faisait face à la porte.
  
  — Vous êtes prudent, remarqua le savant.
  
  — Je suis payé pour ça. Je vais vous demander aussi d’étendre les jambes bien droites devant vous.
  
  — Vous avez peur que je vous saute dessus ?
  
  — Je prends mes précautions.
  
  Hubert posa son arme sur ses genoux, sans la lâcher.
  
  — Je vous écoute, dit-il d’un ton glacé.
  
  La sueur coulait sur le visage un peu gras de Monteleone. Il n’était évidemment pas aussi à l’aise qu’il essayait de le paraître.
  
  — Bien sûr, fit-il avec un geste de sa belle main blanche, c’est à moi de parler.
  
  — C’est peut-être audacieux de ma part, mais je persiste à penser que vous me devez des explications.
  
  Le savant baissa la tête.
  
  — Je vous dois bien cela… Mais, vous allez comprendre. Chaque soir, je prends un somnifère pour m’endormir… Vous pouvez aller vérifier dans le tiroir de la table de nuit, les cachets y sont…
  
  Hubert resta de marbre. Il étudiait Monteleone : un anxieux, un hypernerveux. Était-il comme cela avant de quitter les U.S.A. ? C’était peu probable, M. Smith ne lui aurait pas fait confiance.
  
  Le savant se mit à frotter ses mains l’une contre l’autre ; le geste devait lui être habituel.
  
  — Quand vous m’avez réveillé, j’étais complètement abruti par la drogue… Je… Je ne me suis plus souvenu des phrases de reconnaissance… C’est complètement idiot, mais c’est la vérité… Cela m’arrive assez souvent, depuis quelque temps… Des trous dans la mémoire… J’oublie un nom, une formule… Oh ! jamais de façon définitive, cela me revient ensuite, mais c’est tout de même très gênant…
  
  Il quêtait du regard un encouragement, une compréhension que Hubert n’était nullement disposé à lui accorder.
  
  — Continuez, dit celui-ci d’un ton glacé.
  
  Monteleone s’agita sur son siège ; il devait avoir du mal à rester en place.
  
  — Eh bien… Vous comprenez, je ne savais vraiment pas qui vous étiez… Je pensais que vous pouviez être un provocateur, c’est pourquoi je suis resté dans le vague… Je n’ai pas pu me rendormir, j’étais affreusement mal à l’aise, à cause du somnifère… Je ne savais que faire… Si je me taisais et que la « M.V.D. » m’eût tendu un piège, j’étais fichu… J’ai passé des heures terribles. Finalement, à peu près convaincu que vous étiez un provocateur, je me suis décidé à informer la police, mais en profitant du fait que j’étais sous l’emprise d’un somnifère pour ne pas tout dire, pour vous laisser une porte de sortie au cas où vous auriez réellement été ce que vous avez prétendu être…
  
  Hubert eut un sourire féroce.
  
  — Ne vous foutez pas de moi, conseilla-t-il. Je sais parfaitement pourquoi vous avez agi ainsi… C’était dans votre seul intérêt, pour ne pas vous trouver entraîné trop loin. Convaincu d’espionnage par une accusation venant de vous, je pouvais fort bien vous embarquer sur la même galère en racontant dans quelles conditions vous aviez franchi le Rubicon.
  
  Monteleone était devenu écarlate.
  
  — Maintenant, reprit durement Hubert, la rigolade est finie. Vous allez faire ce que je vous ai demandé, sinon vous coulerez avec moi.
  
  Les mains de l’Italien exprimaient son affolement :
  
  — Ne m’accablez pas, supplia-t-il. Depuis l’instant où j’ai eu la certitude que vous étiez réellement l’envoyé de M. Smith, je n’ai pensé qu’à vous aider…
  
  — Vraiment ? ironisa Hubert. Il était bien temps !
  
  — Oui, j’ai compris quand ils m’ont mis en votre présence pour me demander de vous identifier. Alors, j’ai réfléchi très vite, cherchant un moyen de vous sauver…
  
  — C’est peut-être vous qui m’avez fait évader ? se moqua Hubert.
  
  Le savant italien se frotta vigoureusement le visage avec la paume de ses mains.
  
  — Je comprends votre amertume…
  
  — Je comprends, moi, que je pouvais y laisser ma peau, et je ne parle pas de ce que j’ai enduré.
  
  Monteleone reposa ses mains à plat sur ses genoux et se pencha en avant.
  
  — Laissez-moi vous expliquer… Vous m’avez entendu, avant de sortir, demander au commissaire Grigoriev un entretien seul à seul ?
  
  Hubert se rappela ce détail qu’il avait oublié.
  
  — Oui.
  
  — Eh bien, voilà ce que j’ai déclaré à Grigoriev… Je lui ai dit que je vous avais reconnu… Que vous étiez Helmut Weissenfels, un des techniciens qui travaillent à Huntsville sous la direction de Von Braun, que je vous avais connu là-bas, que vous étiez l’un des inventeurs de l’« U.D.M.H. »(10). Je lui ai dit que vous étiez une sorte de tête brûlée, un type sans foi ni loi qui ne vivait que pour la recherche scientifique…
  
  Hubert comprenait soudain pourquoi l’interrogatoire avait été interrompu, pourquoi on lui avait ensuite appliqué un traitement de faveur…
  
  — Ils ont pensé pouvoir m’employer à leur service ?
  
  Monteleone sourit, visiblement réconforté par le changement d’attitude de son interlocuteur.
  
  — Je voulais qu’ils arrivent à y penser d’eux-mêmes. Grigoriev m’a posé la question, pour en finir. J’ai répondu, qu’à mon avis, vous n’aviez jamais eu d’autre idéal que la science et, qu’ayant à choisir entre une condamnation pour espionnage et travailler pour l’U.R.S.S., vous n’hésiteriez pas longtemps. Grigoriev m’a demandé ensuite si j’accepterais de vous faire la proposition, de vous endoctriner. J’ai répondu par l’affirmative.
  
  Hubert hocha doucement la tête. Un sourire amusé retroussait ses lèvres pleines, formait un double faisceau de petites rides au coin de ses yeux rieurs.
  
  — Vous avez pris des risques. S’ils apprennent que le vrai Helmut Weissenfels est toujours à Huntsville, ils vous feront payer durement la plaisanterie.
  
  Monteleone battit des paupières et Hubert comprit qu’il n’avait pas intérêt à l’effrayer.
  
  — Ils ne vérifieront pas tant qu’ils n’auront pas de raisons d’en douter…
  
  — Sûrement. Je vous remercie tout de même d’avoir essayé de me tirer du pétrin.
  
  — Vous n’avez pas à me remercier.
  
  — Mais, maintenant, cela ne sert plus à rien. Vous n’avez qu’à me remettre les plans comme prévu et tout sera terminé. Je me débrouillerai pour filer d’ici aussitôt que possible…
  
  Monteleone baissa la tête, l’air embarrassé.
  
  — Je ne peux pas vous procurer les plans, c’est impossible.
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — Qu’est-ce que vous me chantez là ?
  
  Le savant écarta les bras pour exprimer son impuissance.
  
  — Je n’y peux rien, mais je suis étranger… On m’interdit l’accès aux coffres où sont gardés tous les plans. Lorsque je veux un document quelconque, il faut que j’en aie réellement besoin et que je le demande au professeur Chklovsky.
  
  Hubert était furieux.
  
  — Il doit exister un moyen. Procurez-vous la combinaison du coffre et…
  
  — Impossible, vous dis-je. Le coffre est lui-même enfermé dans une pièce blindée et quatre militzionners montent la garde jour et nuit devant la porte.
  
  — Alors, fit Hubert, je ne vois qu’un moyen : vous allez travailler ici cette nuit pour refaire les plans de mémoire.
  
  Monteleone eut un pauvre sourire.
  
  — Je suis très capable de tout refaire de mémoire, car j’ai travaillé avec Chklovsky sur tous les détails de la « Purga » mais il me faudrait une dizaine de nuits complètes pour faire un tel travail, en admettant que je ne prenne aucun repos ce qui est impossible. Mettons que je me repose une nuit sur deux, il vous faudra attendre trois semaines ; et c’est un minimum.
  
  Hubert était abasourdi. La perspective d’attendre trois semaines enfermé dans la chambre nauséabonde de « Goliath » le rendait malade.
  
  — Ce n’est pas possible.
  
  Monteleone soupira :
  
  — Il existe un autre moyen…
  
  Hubert le regarda.
  
  — Je vous écoute.
  
  — C’est que vous m’emmeniez avec vous. Dès mon arrivée à Huntsville, je me mettrais au travail avec Von Braun…
  
  Hubert ferma à demi les yeux, réfléchissant.
  
  — Vous en avez marre, hein ? de la vie ici.
  
  Les épaules du savant s’affaissèrent.
  
  — Jamais je n’aurais dû accepter, je ne suis pas de taille. Ce n’est pas que je sois malheureux, non… Ma vie, ici, est à peu près semblable à celle que je menais à Huntsville. Je ne suis ni plus ni moins surveillé, et Chklovsky est un chic patron… Mais, c’est le fait de cet accord avec la « C.I.A. ». Vous comprenez, j’ai toujours l’impression que cela doit se voir sur mon visage. Quand mes collègues russes me regardent, je crois toujours lire une accusation dans leurs yeux… Je ne peux pas vivre dans des conditions pareilles, cela me ronge et je crois que je finirai par devenir fou…
  
  Hubert le pensait aussi. Monteleone nourrissait un complexe de culpabilité et c’était devenu une obsession. C’était pourquoi il devait prendre des somnifères. Le sommeil l’avait fui. En dehors de son travail, il n’avait plus qu’une chose en tête : la crainte d’être démasqué et fusillé comme espion. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter.
  
  Les « Instructions Détaillées » ne prévoyaient nullement que Hubert pût ramener Monteleone. Elles prévoyaient beaucoup de choses, mais pas celle-là.
  
  Eh bien, M. Smith dirait ce qu’il voudrait. Hubert ne pouvait pas se permettre d’attendre trois semaines dans de pareilles conditions. Il n’avait pas envie, lui non plus, de devenir fou. Et, de toute façon, Monteleone ne tiendrait plus longtemps ; alors, le fait de garder un agent auprès de Chklovsky n’était plus d’aucun poids dans la balance.
  
  — Je veux bien vous emmener, dit Hubert. Mais la « M.V.D. » est actuellement sur les dents à la suite de mon évasion et l’agent qui devait me faire quitter le pays ne veut rien faire avant que tout soit calmé…
  
  Monteleone lui lança un étrange regard.
  
  — Il existe un moyen de faire cesser les recherches, murmura-t-il.
  
  Hubert tendait l’oreille vers l’extérieur ; il lui semblait avoir entendu du bruit. Aussi répondit-il avec un peu de retard.
  
  — Je voudrais bien savoir lequel.
  
  Monteleone regarda ses doigts qu’il avait joints en forme de dôme.
  
  — Vous livrer.
  
  Hubert eut un haut-le-corps.
  
  — À la « M.V.D. » ?
  
  Monteleone leva vers lui un regard innocent.
  
  — Bien sûr.
  
  Il y eut un silence, puis Hubert s’inquiéta :
  
  — Vous êtes fou, ou quoi ?
  
  Le savant soupira.
  
  — Je comprends que cela vous… choque. Mais, écoutez-moi… Je vous avais estimé à votre juste valeur, puisque j’étais certain, après avoir appris votre évasion, que vous reviendriez me voir. Aussi, depuis vingt-quatre heures, j’ai beaucoup réfléchi. Et je répète : le seul moyen de faire cesser les recherches est de vous livrer.
  
  Hubert eut un sourire sarcastique.
  
  — C’est en tout cas d’une logique rigoureuse.
  
  Monteleone se pencha en avant, posant ses avant-bras sur ses cuisses écartées.
  
  — Qu’est-ce que vous risquez, si vous prétendez être Helmut Weissenfels ?
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Je risque d’être embarqué dans une aventure d’où j’aurai beaucoup de mal à me sortir.
  
  — Mais ce ne serait pas pour longtemps. Le seul but de ceci serait d’endormir la police et de nous réunir officiellement ce qui nous permettrait de partir au moment opportun, ensemble.
  
  Hubert n’était pas du tout convaincu.
  
  — Je comprends bien, fit-il. Votre idée n’est pas stupide, mais ils s’apercevront tout de suite que je n’ai pas le bagage scientifique d’un Weissenfels. Pour ne rien vous cacher, j’ai passé quinze jours à Huntsville, avec Von Braun, avant de m’embarquer sur cette galère. Je peux donc faire illusion dans une discussion. Je n’ignore pratiquement rien des dernières découvertes en matière de fusée, mais si l’on me met dans un bureau d’études ce sera fini.
  
  Monteleone parut sensible à l’argument, mais il tenait à son idée.
  
  — Il y aura les quelques jours pendant lesquels j’essaierai de vous convaincre de travailler pour eux. Il était entendu que cette tâche devait me revenir. Ils étaient d’accord pour estimer que, vous connaissant personnellement, j’étais le mieux placé pour aboutir.
  
  — Cela ne durera pas longtemps. La façon même dont vous avez dépeint mon caractère ne me permettra pas de jouer la valse hésitation sine die. Je pense que quarante-huit heures constitueront le bout du monde ; après ils penseront que je cherche à gagner du temps et se demanderont pourquoi.
  
  Monteleone cherchait ; il s’en rongeait les ongles.
  
  — J’ai trouvé ! Eurêka !
  
  Hubert prit un air méfiant. Il n’aimait pas que l’on dispose de lui ainsi.
  
  — Allez-y, je me cramponne.
  
  — Vous avez reçu assez de coups sur la tête pour simuler une commotion cérébrale avec toutes les chances de succès ? Vous vous livrez à un flic, vous lui dites que vous êtes Hellmuth Weissenfel et que vous cherchez un vieux copain : Luigi Monteleone… Vous divaguez doucement, pas dangereux du tout, plein de confiance dans tout le monde, hein ? Ils marcheront comme un seul homme. Les flics se feront copieusement engueuler pour vous avoir abîmé et on aura recours à moi pour essayer de vous remettre d’aplomb, puisque vous me réclamerez.
  
  Hubert ne put s’empêcher de rire.
  
  — Vous avez une imagination du tonnerre, apprécia-t-il. Vous devriez écrire des romans.
  
  Mais Monteleone ne riait pas. Tout à son idée, il questionna :
  
  — Alors ? Qu’est-ce que vous en dites ? Ne pensez-vous pas que c’est faisable ?
  
  Hubert reprit son sérieux.
  
  — Bien sûr que c’est faisable. Tout est faisable, cela dépend seulement de la façon dont c’est fait. Mais l’inconvénient, c’est que je n’ai aucune envie de me refoutre dans les pattes de la « M.V.D. ». Ces gens-là et moi sommes allergiques l’un à l’autre.
  
  Monteleone soupira. Son visage un peu gras de Romain parut se liquéfier.
  
  — Alors, fit-il, n’en parlons plus. Retournez à Washington les mains vides.
  
  Hubert secoua négativement la tête.
  
  — Je ne retournerai pas les mains vides, je vous en fiche mon billet. Essayez de trouver autre chose, je vais y réfléchir de mon côté.
  
  Il se leva, remit son arme dans la poche intérieure de sa veste. Monteleone l’imita.
  
  — Alors, vous ne voulez vraiment pas ?
  
  — Non, merci. Vous êtes trop aimable.
  
  Il y eut un long silence. Le savant italien semblait catastrophé.
  
  — Vous ne pouvez pas repartir maintenant, dit-il soudain. Il faut que vous attendiez la prochaine relève.
  
  — Exact, c’est à minuit.
  
  — Je vais vous faire à dîner. Nous allons manger ensemble.
  
  — J’accepte volontiers. Pour ne rien vous cacher, je meurs de faim.
  
  — Restez ici, je vais à la cuisine.
  
  Hubert eut un mouvement auquel l’autre ne pouvait se méprendre.
  
  — Vous n’avez pas confiance en moi ?
  
  Hubert le regarda bien en face, puis décida de jouer quitte ou double.
  
  — Si, maintenant, j’ai confiance en vous.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  Ils étaient assis dans la cuisine, se faisant face par-dessus la table. Hubert regarda la pendule qui marquait une heure du matin, puis « Goliath » qui tombait de sommeil. Il avait quitté Monteleone au moment de la relève de minuit et le savant lui avait indiqué comment, à travers les jardins voisins, rejoindre une autre rue ; itinéraire qui lui évitait de repasser devant le militzionner montant la garde devant la façade.
  
  Avant même de quitter Monteleone, Hubert était décidé à suivre l’idée de son interlocuteur ; il y avait dedans un côté humoristique qui le séduisait. Mais, sans trop savoir pourquoi, il était parti sans en informer l’Italien.
  
  « Goliath » haussa ses maigres épaules ; il avait les yeux rouges de fatigue.
  
  — Il faudrait s’entendre, maugréa-t-il. Hier vous vouliez partir tout de suite, maintenant vous décidez de rester. Vous ne savez pas ce que vous voulez.
  
  Hubert sourit.
  
  — Oh ! si, je sais très bien ce que je veux. Il s’est simplement passé quelque chose ce soir qui m’incite à rester… Mon vieux « Goliath », ce n’est plus une personne que vous allez devoir faire passer de l’autre côté, mais deux. J’ai un invité.
  
  Le petit cordonnier juif parut se figer. Il regarda Hubert par-dessus ses lunettes et répliqua, catégorique :
  
  — Impossible !
  
  — Impossible ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Connais pas.
  
  L’autre riposta avec obstination :
  
  — Moi, je connais. Ma combinaison marche pour une seule personne à la fois, et c’est déjà bien beau.
  
  Hubert chassa l’objection d’un geste désinvolte de sa main nerveuse.
  
  — Eh bien, mon vieux, vous vous débrouillerez. J’ai un type à emmener et il faut absolument que je l’emmène.
  
  « Goliath » passa ses doigts aux ongles noirs dans sa chevelure clairsemée et pleine de pellicules. Il réfléchit un long moment. Hubert attendit sans impatience.
  
  Enfin, le petit homme questionna :
  
  — Le type est consentant, ou pas ?
  
  — Il est consentant. C’est plus facile, non ?
  
  « Goliath » fit une grimace dubitative.
  
  — Ça dépend… Un type qui n’est pas d’accord, on peut toujours l’endormir et en faire un paquet. Un paquet, ça se remarque moins qu’un homme.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — S’il n’y a vraiment pas moyen de faire autrement, on l’endormira et on en fera un paquet : ce n’est vraiment pas terrible.
  
  Le petit homme se gratta furieusement la tête.
  
  — J’étais bien tranquille et il faut que vous veniez m’emmerder avec vos histoires.
  
  Hubert cessa de rire. Son rude visage de prince pirate devint dur comme pierre.
  
  — Mon cher, répliqua-t-il d’un ton glacé, vous devez savoir que lorsqu’on est embarqué sur cette galère-là, on ne peut plus en descendre.
  
  — Je sais, répondit le cordonnier d’un air accablé. On voudrait bien s’arrêter, quelquefois, mais c’est impossible. Il faut continuer, uniquement pour essayer de sauver sa peau ; comme le nageur qui ne doit jamais arrêter de nager s’il ne veut pas couler.
  
  — L’image est juste.
  
  Le petit Juif se grattait toujours le crâne, avec moins de violence.
  
  — Et ça n’empêche pas les accidents, reprit-il d’un ton amer. Comme le nageur peut toujours être victime d’une congestion.
  
  — Ou d’un requin ? suggéra Hubert en retroussant ses lèvres sur sa denture de loup.
  
  — Ou d’un requin, acquiesça le petit homme en le regardant bien en face.
  
  Il prit la bouteille de vodka qui se trouvait sur la table à portée de sa main et remplit son verre.
  
  — Vous n’en voulez vraiment pas ?
  
  — Non merci.
  
  Hubert l’examina avec attention pendant qu’il buvait. Ce n’était pas un alcoolique, mais il avait besoin d’un petit verre de temps en temps pour se donner du courage.
  
  — Il va falloir que vous me rendiez l’uniforme avec lequel je suis arrivé.
  
  Goliath sursauta.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez en faire ?
  
  — Le remettre. Je trouve que l’uniforme me va bien.
  
  — C’est très dangereux. Ils savent que vous vous êtes sauvé avec ça.
  
  — Justement, comme j’ai l’intention d’aller me livrer, il ne faut pas qu’ils pensent que quelqu’un m’a aidé depuis ma disparition. Ils le penseraient automatiquement s’ils ne me retrouvaient pas exactement dans l’état où ils m’ont perdu.
  
  Le petit cordonnier roulait des yeux effarés.
  
  — Vous… Vous voulez dire que vous allez retourner à la « M.V.D. » ?
  
  — Exactement.
  
  — Mais, vous êtes fou ! Ils vont se dépêcher de vous juger, puis de vous fusiller.
  
  — Ne vous faites pas de bile pour ça. Écoutez-moi plutôt avec attention. Il faut que vous établissiez votre plan pour faire évader deux personnes vers l’Afghanistan et que vous le teniez prêt à servir à n’importe quel moment. Je ne pourrai pas vous prévenir, tout ce que je peux vous dire maintenant, c’est que nous arriverons un soir après la nuit tombée et que nous aurons toute la nuit devant nous. Je pense qu’il faudrait vous tenir prêt dès demain soir, on ne sait jamais.
  
  — Mais, protesta « Goliath », je vous ai dit qu’on ne pourrait rien tenter tant que le dispositif d’alerte sera en place, et il l’est toujours. Toutes les routes, toutes les gares, tous les aérodromes sont surveillés étroitement…
  
  — Mon cher ami, le dispositif d’alerte sera levé ce soir-même, dès que la « M.V.D. » m’aura récupéré. Compris ?
  
  Le petit homme en resta bouche bée.
  
  — Je crois que vous êtes complètement fou, dit-il enfin en se grattant de nouveau furieusement la tête.
  
  — Bon, fit Hubert. Allons nous coucher. Une bonne nuit de sommeil nous fera du bien à tous les deux.
  
  Il repoussa sa chaise et se leva. Le cordonnier en fit autant ; il avait l’air plus accablé que jamais.
  
  
  -:-
  
  Hubert s’admira une dernière fois en uniforme de la « M.V.D. ».
  
  — Ça me va bien, tout de même, hein ?
  
  « Goliath » haussa les épaules, avec une mine dégoûtée. Il ne disait plus rien, ayant renoncé à exprimer ce qu’il pensait.
  
  — Il me manque les bouts de sparadrap sur la figure, mais puisque vous les avez jetés il vaut mieux ne pas les remplacer. Ils pourraient s’en apercevoir. Ils croiront que je les ai enlevés moi-même, ce qui est d’ailleurs la vérité.
  
  Il tapota l’épaule maigre de son hôte.
  
  — À bientôt, mon vieux « Goliath », et ne faites pas cette tête-là.
  
  Le cordonnier éteignit la lumière, puis ouvrit la fenêtre et poussa doucement les volets. Tout paraissait tranquille dans la petite cour.
  
  — Allez-y, murmura le petit homme.
  
  Hubert approcha, enjamba l’appui de la fenêtre en se tenant à l’épaule de « Goliath ».
  
  — N’oubliez pas, rappela-t-il tout bas. Vous devez être prêt à partir de demain soir.
  
  Il n’attendit pas de réponse et traversa vivement la cour. Un temps d’observation avant de s’engager dans le hall de l’immeuble… Rien. Il passa et sortit dans la rue, avec un air dégagé.
  
  Sa condition physique était encore loin d’être brillante. Sa tête le faisait toujours souffrir et certains mouvements lui restaient interdits ; il ne pouvait pas non plus respirer à fond tant ses côtes lui faisaient mal. « Ils vont me soigner ça », pensa-t-il en prenant la direction de la rue Tchita.
  
  Il se demandait quelle sanction avait bien pu encourir le gardien chargé de sa surveillance au moment de son évasion. Le pauvre type l’avait vu en si piteux état qu’il ne pouvait lui venir à l’idée que son prisonnier pût se sauver ; il n’avait pas pensé que la piqûre de morphine agirait aussi vite et de façon si efficace. Et personne, sans doute, n’avait osé jusque-là s’évader de l’immeuble de la « M.V.D. ».
  
  Il mit près d’une demi-heure pour arriver rue Tchita, sans se presser. Toute la journée, comme un acteur avant une Première importante, il avait repassé son rôle et croyait bien le tenir.
  
  À quelques mètres du militzionner qui montait la garde devant la maison de Monteleone, Hubert se composa un masque : lèvre inférieure légèrement pendante, regard vague et doux, air innocent.
  
  Son cœur battait tout de même à grands coups entre ses côtes meurtries et il n’était plus éloigné de penser que Goliath avait mille fois raison en le traitant de fou.
  
  Mais il était trop tard pour reculer, l’autre l’avait aperçu. La démarche un peu traînante, Hubert franchit les derniers pas qui le séparaient du policier et s’immobilisa devant lui sans rien dire.
  
  Surpris, l’homme resta quelques secondes sans réagir, puis demanda en russe :
  
  — Tu veux quelque chose ?
  
  Hubert répondit en allemand, d’une voix douce et monocorde :
  
  — Je veux voir mon vieil ami le professeur Monteleone… Va lui dire que Helmut Weissenfels veut le voir… Tu seras bien gentil… Bien gentil…
  
  Ce n’était pas facile de garder le ton, ni de s’empêcher de rire en voyant la tête du flic. Il devait comprendre l’allemand, comme beaucoup de ses semblables qui avaient eu à garder et à interroger des prisonniers allemands pendant la dernière guerre, et son ahurissement était réellement quelque chose de sensationnel.
  
  — Je suis Helmut Weissenfel, reprit Hubert de la même voix douce et monocorde. Je suis un spécialiste des fusées, comme lui… Va lui dire que je veux lui parler…
  
  Le militzionner se mit à jurer entre ses dents. La situation le dépassait visiblement. Finalement, il porta un sifflet à ses lèvres et souffla dedans.
  
  — Vous savez, continua Hubert avec un sourire stupide, que nous pourrons bientôt aller dans la lune. Oui, oui, ne vous moquez pas… Von Braun affirme que nous irons avant dix ans et je vous l’affirme aussi.
  
  Le second gardien déboucha du chemin au pas de chasseur. Il adressa un signe amical à Hubert qu’il prenait pour un collègue et demanda :
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  — Je crois que c’est le type qui s’est évadé ; il a l’air complètement fondu.
  
  — Je suis Helmut Weissenfel, reprenait aimablement Hubert à l’intention du nouveau venu. Je voudrais voir mon confrère, le professeur Monteleone.
  
  — Il dort, répondit la première sentinelle à tout hasard cependant que la seconde affichait les signes d’un complet ahurissement.
  
  Hubert eut un geste très doux, pour s’excuser.
  
  — Alors, fit-il, je reviendrai demain matin. Je n’ai pas de carte sur moi, aussi je vous demanderai de bien vouloir l’informer de ma visite. Bonsoir, messieurs. Excusez-moi.
  
  Il tourna les talons et s’éloigna lentement.
  
  — Stoï ! crièrent en même temps les deux policiers.
  
  Hubert s’arrêta et leur fit de nouveau face en souriant, l’air parfaitement amical et inoffensif.
  
  — On… On va vous faire entrer chez le professeur, bredouilla le premier en allemand. Ne vous en allez pas.
  
  Hubert les remercia d’un sourire ravi.
  
  — Vous êtes très gentils ; très, très gentils. Si, si, ne protestez pas. Je le dirai d’ailleurs à vos chefs.
  
  Ils ouvrirent la grille, lui firent traverser la cour, ouvrirent la porte d’entrée avec une clé que le premier avait dans sa poche. Ils le conduisirent dans le bureau où, la nuit précédente, s’était déroulé l’entretien entre Hubert et Monteleone. Le premier décrocha le téléphone en disant :
  
  — Je préviens le professeur ; il n’est pas là ce soir, mais il va venir tout de suite ; vous pourrez l’attendre ici.
  
  Le second quitta la pièce et Hubert l’entendit monter l’escalier ; sans doute allait-il prévenir Monteleone de ce qui se passait et lui demander de ne pas se montrer en attendant la décision des autorités.
  
  Le premier composa un numéro sur l’appareil, attendit un moment et parla enfin dans un dialecte qui devait être du tadjikistanais et que Hubert ne comprit pas. La discussion dura un bon moment et le militzionner semblait s’énerver, affirmant en martelant l’air avec son poing fermé. Sans doute refusait-on de le croire, à l’autre bout du fil. Les supérieurs seraient plus difficiles à mystifier que les subordonnés et Hubert n’était pas mécontent de s’être livré à une répétition avec ceux-ci.
  
  Le policier raccrocha enfin, s’épongea le front avec sa manche. Le second redescendait.
  
  — Le professeur va bientôt venir ; on va l’attendre ici tous ensemble, annonça celui qui avait téléphoné.
  
  Hubert eut un large sourire.
  
  — Très volontiers. Vous voudrez bien m’excuser de vous avoir donné tout ce mal.
  
  Les deux hommes se regardèrent. Maintenant, ils avaient l’air de s’amuser. Cela leur ferait une fameuse histoire à raconter le lendemain à leurs collègues.
  
  — Vous comprenez, reprenait Hubert, j’aimerais bien que le professeur me mette au courant de ses travaux ; à charge de réciprocité, naturellement. Nous autres savants avons tout intérêt à procéder souvent à de tels échanges d’informations. Le progrès de la science ne peut qu’y gagner… J’espère que vous êtes d’accord avec moi ?
  
  Les deux hommes firent chorus.
  
  — Mais certainement, camarade ! Certainement !
  
  Hubert les regarda l’un après l’autre, ravi.
  
  — Vous m’avez appelé camarade, comme c’est gentil. Je ne suis pas ennemi, voyez-vous, d’une certaine cordialité d’attitude, et même de pensée, oui, de pensée, entre gens de formations aussi différentes que nous le sommes. On vous dit des primaires, mais qu’est-ce qu’un primaire, après tout ? Comme je le disais tout récemment à mon grand ami von Braun, les primaires sont beaucoup plus près que nous de la nature, et par conséquent de la vérité… Mais, je vous ennuie, sans doute ?
  
  Médusés, les deux policiers protestèrent :
  
  — Mais pas du tout, ca…, professeur.
  
  Hubert continua ainsi de parler, d’une voix de doux illuminé, pendant près d’un quart d’heure. Puis un bruit de voiture se fit entendre dehors ; des portières claquèrent. La seconde sentinelle sortit pour aller ouvrir. Trente secondes plus tard, des infirmiers en blouse blanche entrèrent dans la pièce.
  
  — Bonsoir, professeur, dirent-ils. Nous sommes les assistants du professeur Monteleone et il nous a priés de venir vous chercher. Si vous voulez bien nous suivre…
  
  Hubert frissonna. On allait le conduire dans un asile de fous, probablement pour l’examiner ; il lui faudrait jouer serré pour se tirer de là. Ni trop, ni trop peu…
  
  Il les suivit de bonne grâce et monta dans l’ambulance qui attendait devant la maison. Assis entre les deux infirmiers, il continuait de discourir.
  
  — Le professeur Monteleone sera très certainement très content de me voir… Vous comprenez, je suis comme lui un spécialiste des fusées… Mon nom est Hellmuth Weissenfel… Peut-être connaissez-vous ? On cite quelquefois mon nom dans les journaux, dans le New York Herald Tribune, dans le Christian Science Monitor, une fois dans Life… Vous lisez Life ! C’est une revue très intéressante… Les publicités surtout, je n’en laisse pas une… Von Braun me disait l’autre jour…
  
  Le trajet dura dix minutes à peine. On le fit descendre devant un grand immeuble blanc qui devait être un hôpital.
  
  — C’est ici que travaille mon confrère, sans doute ? questionna Hubert.
  
  — Exactement.
  
  Un grand hall, durement éclairé, un ascenseur assez profond pour y introduire des civières.
  
  Premier… Deuxième… Troisième… Quatrième étage. Arrêt.
  
  Ils parcoururent un long couloir au sol couvert de linoléum. Des hommes et des femmes en blouse blanche allaient et venaient, l’air affairé.
  
  Ils firent entrer Hubert dans un grand bureau où se trouvaient de nombreux fauteuils. Il prit un siège, croisa ses longues jambes.
  
  — Le professeur Monteleone va venir tout de suite, affirma un des infirmiers.
  
  — Merci, je vais l’attendre.
  
  Quelques minutes s’écoulèrent. Hubert chantonnait, chassant avec de successives chiquenaudes d’invisibles poussières sur son pantalon. Puis deux hommes en blouse blanche entrèrent. L’un portait des lunettes. Des médecins, sûrement. Sur un signe, les infirmiers s’éclipsèrent. Un des médecins alla ouvrir une porte au fond à gauche de la pièce ; regarda de l’autre côté et oublia de refermer. Hubert aurait volontiers parié sa chemise qu’il y avait un ou plusieurs représentants de la « M.V.D. » dans la pièce voisine.
  
  Celui qui avait des lunettes s’appuya des deux mains sur le bureau et demanda d’un ton débonnaire.
  
  — Allons, racontez-moi un peu ce qui vous amène…
  
  — Je m’appelle Helmut Weissenfels, commença Hubert, et je voudrais voir mon confrère Monteleone…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  M. Smith ôta ses lunettes et se frotta les yeux.
  
  — Bonjour, Howard ! dit-il au commandant qui venait d’entrer dans son bureau. Quelles sont les nouvelles ?
  
  Howard paraissait soucieux.
  
  — Vous m’avez demandé, monsieur, de vous tenir informé en priorité de tout ce qui concerne l’opération « Tempête »…
  
  M. Smith remit vivement ses lunettes pour regarder son collaborateur.
  
  — Quelque chose ne va pas ?
  
  — « Rudolf » nous a fait savoir par radio que « O.S.S. 117 » avait disparu depuis quarante-huit heures et Yakoub n’a pas donné signe de vie.
  
  — Est-ce si grave ?
  
  Howard haussa les épaules.
  
  — Cela peut l’être. « O.S.S. 117 » ne devait quitter le refuge de « Rudolf » qu’en possession des plans. Il devait aussitôt après gagner la frontière afghane par la filière « Goliath », lequel « Goliath » aurait dû prévenir Yakoub qui doit assurer la réception sur la rive sud de l’Amou-Daria.
  
  — Je vois, fit M. Smith en se remettant à parcourir des yeux le bulletin d’informations ultrasecrètes qui lui était remis chaque matin, qu’est-ce que vous suggérez ?
  
  Howard fit quelques pas en direction de la fenêtre.
  
  — Il n’y a rien d’autre à faire, monsieur, que d’attendre.
  
  M. Smith tomba brusquement en arrêt sur une note en provenance de Peshawar, Pakistan.
  
  — Howard, demanda-t-il avec une soudaine excitation, vous rappelez-vous qui devait transporter Hubert, de Peshawar à Balch ?
  
  Howard se retourna pour regarder son chef.
  
  — Willy, je crois.
  
  — Seigneur ! fit M. Smith, écoutez ça : « MARGATE nous informe que WILLY convaincu de contacts avec agent du CENTRE à Peshawar a été liquidé hier. Détails suivent. »… Qu’est-ce que vous dites de ça ?
  
  Howard avait changé de couleur.
  
  — Cela peut expliquer la disparition de Hubert.
  
  M. Smith avait repris son sang-froid. D’une voix dure et sèche, il ordonna :
  
  — Envoyez immédiatement un message à « Rudolf », demandez-lui de retrouver Hubert si cela est encore possible et de le prévenir qu’il est probablement brûlé. S’il reste une chance, il ne faut pas la négliger. On ne laisse pas tomber un agent comme « O.S.S. 117 » sans essayer l’impossible pour le sauver. Je compte sur vous, Howard.
  
  Le commandant était déjà à la porte.
  
  — Vous pouvez, monsieur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  Hubert consulta sa montre, qui lui avait été rendue en même temps que ses autres affaires personnelles gardées par la « M.V.D. » depuis son évasion Onze heures. On était mercredi matin, Hubert était retourné se jeter dans la gueule du loup le lundi soir ; cela faisait donc environ trente-six heures qu’il se trouvait à l’hôpital.
  
  Les psychiatres l’avaient longuement interrogé et, s’il s’était amusé au début, il avait fini par en avoir par-dessus la tête. Il pensait avoir assez bien réussi à faire l’idiot puisque, de toute la matinée, personne n’était venu l’embêter. Les spécialistes devaient être en train d’établir leur rapport.
  
  On frappa à la porte, un infirmier entra et dit :
  
  — Une visite pour vous.
  
  Hubert se redressa sur son lit et vit entrer le savant italien.
  
  — Vous voulez voir Monteleone ? s’exclama le visiteur avec une faconde toute méridionale. Eh bien, voici Monteleone !
  
  Hubert tendit ses deux mains ; pour un peu, il aurait eu les larmes aux yeux.
  
  — Mon cher ami, bredouilla-t-il, comme je suis heureux de vous voir ! Pourquoi ont-ils mis si longtemps à vous prévenir ?
  
  — Il ne faut pas leur en vouloir. J’étais absent, je viens seulement de rentrer de voyage.
  
  L’infirmier sortit. À peine la porte refermée, les deux hommes s’adressèrent un clin d’œil complice, puis Monteleone fit comprendre par signes à Hubert qu’il convenait d’être prudent, que les murs étaient susceptibles d’avoir des oreilles.
  
  — Tout est réglé, reprit-il à haute voix, vous venez habiter chez moi ; vous serez mon invité.
  
  Hubert se leva et commença de s’habiller. Monteleone parlait presque sans arrêt, vantant les beautés de son pays natal à cette époque de l’année. Quand Hubert fut prêt, il conclut :
  
  — Nous pouvons partir. Ma voiture attend à la porte. Nous serons à la maison pour déjeuner.
  
  Ils quittèrent la chambre, descendirent au rez-de-chaussée où un bureaucrate les arrêta pour faire signer un registre à Monteleone.
  
  — Vous voici libre, mon cher !
  
  En descendant les marches du grand escalier, le professeur ajouta à mi-voix en anglais :
  
  — Enfin, presque…
  
  La voiture était une « Zim » que conduisait un homme en civil, certainement un agent de la « M.V.D. ». Pendant le trajet, Monteleone fit les frais de la conversation, Hubert n’intervenant qu’à de rares intervalles et uniquement pour consolider auprès du chauffeur la certitude qu’ils avaient de son dérangement cérébral.
  
  Ils atteignirent la maison, rue Tchita, que Hubert commençait à bien connaître. Après tout, cette histoire était assez comique et il aurait pu s’en amuser franchement si sa peau n’avait été en péril à chaque instant.
  
  Il fit enfin la connaissance de Maria, la servante allemande dont lui avait parlé Hanno Gugenberger. C’était une forte femme entre deux âges, qui affichait un air renfrogné. Ils mangèrent dans la salle à manger, servis par la femme. La conversation roula de nouveau sur des sujets sans importance. Puis, après le café, Maria demanda la permission de sortir une heure ou deux pour aller faire des courses.
  
  — Enfin seuls ! soupira Monteleone lorsque le claquement de la porte d’entrée eut signalé la sortie de la servante.
  
  Il se leva pour faire fonctionner la radio, bonne précaution pour le cas, très probable, où la « M.V.D. » eût fait installer des micros dans les différentes pièces de la maison.
  
  — Que pensez-vous de ma petite combinaison ? questionna-t-il joyeusement. Est-ce que tout n’a pas marché comme sur des roulettes ?
  
  — Comme sur des roulettes, acquiesça Hubert. Si j’étais pessimiste, je dirais même que tout a presque trop bien marché.
  
  Monteleone se figea un court instant et le regarda, perplexe.
  
  — Trop bien marché ?
  
  — Dame, pas une seule anicroche !
  
  Monteleone alluma une cigarette.
  
  — Le mérite vous en revient. Vous avez joué votre rôle d’une façon sensationnelle. Savez-vous quel est le verdict des médecins ?… Commotion cérébrale légère ayant entraîné un dérèglement passager avec perte partielle de mémoire. Facile à guérir, à condition de vous placer dans un milieu où vous vous sentiez libre et bien. Ce milieu, le voilà.
  
  Il fit un large geste de la main qui englobait toute la maison et se remit à rire.
  
  — Ça n’a pas été facile, dit Hubert. J’avais alternativement envie de leur éclater de rire au nez ou de les envoyer au diable.
  
  — Je vous comprends, ce devait être une tension terrible.
  
  Monteleone se rassit.
  
  — En tout cas, cette histoire me vaut quartier libre pour l’après-midi. Je suis chargé de m’assurer que votre commotion n’a pas atteint vos connaissances scientifiques, ce dont ils sont déjà à peu près certains, d’ailleurs.
  
  — Je me suis donné assez de mal pour leur parler de fusées !
  
  Monteleone se frotta les mains et se reversa un petit verre de vodka, après en avoir offert à Hubert qui n’en voulait pas.
  
  — Bon, maintenant, détendons-nous un peu. Racontez-moi comment vous avez fait pour entrer en Russie, puis pour atteindre Stalinabad et comment vous avez fait pour vous loger ici. Je suppose que vous aviez des… comment appelle-t-on ça ? Des contacts, je crois ?
  
  — Si vous voulez. Eh bien, c’est très simple, j’ai franchi l’Amou-Daria à la nage, je ne sais pas exactement où, puis j’ai marché jusqu’à la grande route et j’ai fait du stop. Une fois arrivé, j’ai dormi dans les squares.
  
  Monteleone leva une épaule avec une moue de réprobation amicale.
  
  — Allons ! Allons ! ne me racontez pas d’histoires ! Ça, c’est ce que vous avez raconté à la « M.V.D. » !
  
  — C’est la vérité, répliqua sèchement Hubert, choqué que l’Italien lui demandât de tels détails.
  
  Monteleone parut contrarié, puis il fit un rond de fumée et se remit à rire.
  
  — Nous en reparlerons plus tard, dit-il. J’adore ce genre d’histoires, vous savez.
  
  — Vous allez en vivre une pour partir d’ici, soyez tranquille.
  
  — Est-ce que vous avez prévenu celui qui doit nous faire filer ?
  
  Hubert fit une grimace.
  
  — Ne vous occupez pas de ça, ce côté-là de la question me regarde uniquement. Vous n’aurez qu’à suivre le mouvement sans rien dire. Et perdez cette détestable habitude de poser des questions. Les gens du métier n’aiment pas ça.
  
  L’Italien devint rouge.
  
  — Oh ! Excusez-moi, je ne savais pas.
  
  — Vous le savez maintenant.
  
  — Je le sais. Puis-je tout de même vous demander quand nous partons ?
  
  Hubert haussa ses larges épaules.
  
  — Quand vous voudrez… Ce soir, demain… Je suis à votre disposition quant au moment.
  
  Monteleone se gratta pensivement le menton.
  
  — Eh bien, fit-il, pourquoi pas ce soir ? Pourquoi attendre, hein ? Nous filerons par-derrière et nous disposerons ainsi d’une nuit entière avant que l’alarme soit donnée. J’espère qu’alors nous serons loin ?
  
  — Je l’espère aussi, murmura Hubert.
  
  Monteleone se releva subitement. Il était nerveux.
  
  — Si nous faisions une partie d’échecs ? proposa-t-il. Cela nous permettrait de passer le temps agréablement.
  
  Hubert n’était pas contre.
  
  — Si vous voulez…
  
  
  -:-
  
  Il était un peu plus de quatre heures et ils jouaient toujours. Hubert avait gagné deux parties contre une à Monteleone. On sonna à la grille. Les deux hommes se tournèrent d’un même mouvement vers la fenêtre qui ouvrait sur la cour de devant.
  
  — Qui est-ce ? dit l’Italien. Maria ne sonne jamais.
  
  Ils se levèrent et allèrent voir. Heureusement, Hubert se trouvait derrière Monteleone qui ne put voir la surprise dilater un bref instant son regard. Près de la grille, Hanno Gugenberger discutait avec le militzionner. Le « Spets » avait mis des lunettes et portait en bandoulière une sacoche de plombier, ou quelque chose d’approchant.
  
  — J’y vais, décida Monteleone. Puisque Maria n’est pas là.
  
  Il gagna le vestibule et ouvrit la porte d’entrée. Hubert se rapprocha pour ne rien perdre de la conversation.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez ?
  
  Hanno répliqua :
  
  — Je suis un employé du gaz. Il y a eu une rupture de canalisation pas très loin d’ici et il faut que je fasse des essais de pression pour délimiter les dégâts.
  
  — Bon, répondit Monteleone, entrez.
  
  Le « Spets » franchit la grille. Hubert trouvait qu’il avait un culot phénoménal de venir le trouver en cet endroit, mais aussitôt l’idée que cette audace ne pouvait être motivée que par une raison grave s’implanta dans son esprit.
  
  Hanno pénétra dans le vestibule.
  
  — Où est la cuisine ?
  
  — Par ici, suivez-moi.
  
  Il passa devant Hubert sans même lui accorder un regard.
  
  — Où est le conducteur ? demanda-t-il encore avant d’entrer dans la cuisine.
  
  — Dans les toilettes, ici, répondit Monteleone.
  
  Hanno se mit à rire.
  
  — C’est bien commode pour faire des blagues à la cuisinière.
  
  Monteleone vint retrouver Hubert dans le salon et ils reprirent leur partie d’échecs interrompue. Mais Hubert avait du mal à concentrer son esprit sur le jeu ; la présence de Hanno dans la maison le bouleversait trop. Pourquoi était-il venu ? Pourquoi avait-il pris un tel risque ? Pour lui passer un message, sans aucun doute… Quel message ? Hanno pouvait communiquer avec M. Smith par l’intermédiaire d’un agent radio. Avait-il reçu de Washington des instructions destinées à Hubert ?
  
  — Echec au roi, annonça triomphalement Monteleone.
  
  Hubert se concentra quelques instants sur le jeu et parvint à sauver son roi. Qu’est-ce que pouvait bien fabriquer Hanno dans la cuisine ? Il marchait maintenant dans le couloir, ouvrait la porte des toilettes.
  
  — Echec à la dame ! lança l’Italien.
  
  Hubert en avait assez. Il laissa prendre sa dame. Si Hanno voulait lui laisser un message, comment se débrouillerait-il ?
  
  — Echec et mat ! claironna Monteleone.
  
  Hubert réussit à sourire.
  
  — Vous m’avez bien eu !
  
  — Ça fait deux à deux. On fait la belle ? Dix roubles ?
  
  — J’en ai marre, annonça-t-il. Si ça ne vous fait rien, remettons la belle à tout à l’heure. Avant le dîner, d’accord ?
  
  — Comme vous voudrez, répliqua l’Italien visiblement déçu.
  
  Hubert prit une revue posée sur le poste de radio et la feuilleta.
  
  — C’est fou ce que leurs revues peuvent être emmerdantes, remarqua-t-il. Pas un sourire là-dedans, rien que de grands problèmes traités avec un sérieux invraisemblable !
  
  Monteleone haussa les sourcils.
  
  — Vous trouvez ?
  
  Puis il sourit.
  
  — Nos esprits d’Occidentaux ont du mal à s’y faire, mais il faut les comprendre. Les Russes ont toujours été comme ça, préoccupés par les grands problèmes de l’existence…
  
  Hanno ressortait des toilettes.
  
  — C’est fait, annonça-t-il en s’arrêtant devant la porte ouverte du salon. La pression est bonne, mais votre compteur n’est pas fameux, je vais le signaler.
  
  Il sortit. Pas un seul instant, son regard n’avait effleuré celui de Hubert.
  
  « Il ne m’a fait aucun signe, pensa Hubert ; donc, il a déposé son message quelque part où je peux le trouver facilement. Voyons, de quoi a-t-il parlé… Le compteur ! Deux fois, il a parlé du compteur et chaque fois avec un commentaire. »
  
  Hubert continua de feuilleter la revue pendant quelques minutes. Monteleone, qui cherchait quoi faire, demanda soudain :
  
  — Ça ne vous dérange pas que je vous laisse seul un instant, je vais dans le bureau faire un peu de courrier.
  
  Hubert se demanda quel courrier son compagnon pouvait bien avoir à faire alors qu’il devait quitter définitivement la Russie le soir même, et sans publicité. Mais d’être seul un moment l’arrangeait magnifiquement.
  
  — Je vous en prie. Je vais écouter la radio pendant ce temps.
  
  Monteleone le quitta. Hubert s’obligea à patienter encore cinq minutes en tripotant le poste de radio. Il s’arrêta enfin sur des chœurs ukrainiens et se dirigea tranquillement vers les toilettes.
  
  Monteleone s’était enfermé dans son bureau. Hubert entra dans le cabinet, poussa le verrou.
  
  Le compteur à gaz était placé dans un coin, au fond, à droite. Hubert regarda derrière, rien. Il feuilleta le carnet de relevés, rien. Dessous, peut-être ? Il glissa un doigt, sentit une feuille de papier qu’il tira vers lui.
  
  C’était une lettre, rédigée en allemand.
  
  
  
  Ma chère amie,
  
  Je sais que votre travail ne vous laisse pas beaucoup de liberté mais il faut que je vous voie pour une chose urgente et très importante. Passez donc chez moi le plus tôt possible.
  
  L’ami qui avait passé quelques jours chez moi dernièrement s’est fait prendre dans un piège à loups en se promenant dans la forêt ; on ne sait pas encore ce qui en résultera. Les médecins sont très réservés.
  
  Si vous ne pouvez pas venir me voir, je ferai un effort pour me déranger, peut-être après quatre heures. Dans ce cas, soyez aimable de m’attendre.
  
  
  
  Votre ami :
  
  Rudolf
  
  
  
  Hubert fit la grimace. Le poulet émanait sans aucun doute de Hanno, qui avait signé du pseudonyme qui lui avait été attribué pour l’opération. Il était en code, mais extrêmement facile à traduire. Hanno informait Hubert qu’il était tombé dans un piège et qu’il devait se débrouiller pour venir le voir. Si Hubert ne pouvait pas se déranger, Hanno viendrait lui-même chez Monteleone en profitant de la relève de quatre heures.
  
  Perplexe, Hubert déchira la lettre en minuscules confetti qu’il jeta dans la cuvette. Il tira la chasse d’eau, s’assura qu’il ne restait pas, ensuite, le moindre bout de papier, puis regagna le salon.
  
  Il était donc tombé dans un piège… Cela ne le surprenait pas outre-mesure. Tout s’était vraiment trop bien arrangé, d’une certaine façon. Mais alors, Monteleone était complice de la « M.V.D. » ? Le salaud !
  
  Comment faire pour aller voir Hanno ? Hubert pouvait-il sortir en plein jour sans se faire arrêter à la grille par le militzionner de garde ? Personne ne lui avait interdit de sortir, personne ne lui avait dit qu’il était prisonnier dans la maison de Monteleone.
  
  Hubert approcha de la fenêtre. Des gens passaient dans la rue ; une femme assez jolie, la tête couverte d’un fichu rouge regarda vers lui. Le policier avait l’air de s’ennuyer mortellement. Hubert décida de tenter le coup. Que risquait-il, après tout ? Simplement d’entendre la sentinelle l’informer qu’il n’avait pas le droit de franchir la grille…
  
  Il gagna silencieusement le vestibule. Il ne fallait pas que Monteleone l’entendît… Il ouvrit doucement la porte, franchit le seuil, referma derrière lui, traversa la cour dont le gravier crissa sous ses pas.
  
  Le militzionner se retourna. Instant délicat. Sourire aux lèvres, Hubert ouvrit la grille et demanda, le plus naturellement du monde :
  
  — Où y a-t-il un bureau de tabac, le plus près d’ici ?
  
  Le policier ne fit aucune difficulté pour lui donner le renseignement.
  
  — Vous descendez par-là… Ensuite la première rue à droite, puis la seconde à gauche, c’est tout près du carrefour. Vous trouverez facilement.
  
  Hubert le remercia et s’en alla à grands pas. Ainsi, les gardiens n’avaient pas reçu d’instructions pour l’empêcher de sortir. Sans doute faisait-on suffisamment confiance pour cela à Monteleone ?
  
  Hubert prit la première rue à droite, puis la première à gauche. Il atteignit un carrefour où se trouvait un arrêt d’autobus, et se mêla à la file d’attente.
  
  Que ferait Monteleone lorsqu’il s’apercevrait de sa disparition ? Préviendrait-il la police ?
  
  Hubert surveillait soigneusement ses arrières. La facilité avec laquelle il avait pu sortir pouvait dissimuler une chausse-trape. Peut-être le laissait-on filer uniquement pour savoir où il allait.
  
  Un autobus arrivait. À ce moment, un homme vêtu comme un paysan, avec casquette plate sur la tête, déboucha de la rue voisine et s’arrêta près de Hubert. Tout le monde se hissa dans l’autobus. Hubert paya pour deux sections, l’homme qui était arrivé derrière lui en demanda deux aussi.
  
  Il faisait beau. Le soleil inondait toute la ville et ses innombrables jardins. Les Russes étaient très fiers de Stalinabad, une des huit cents villes construites de toutes pièces depuis la révolution, et ils n’avaient pas tort.
  
  Hubert descendit à la deuxième section, en même temps que d’autres personnes, dont le suspect. Par une petite rue, il gagna la perspective Krasnaïa.
  
  De nombreux arrêts devant des vitrines de magasins ne lui permirent pas de retrouver la trace de l’homme. Peut-être n’était-ce, après tout, qu’un vrai paysan de passage dans la ville.
  
  Hubert reprit un autobus, descendit à la prochaine station, attendit le suivant. S’il était filé, c’était du travail bien fait.
  
  Il prit encore de nombreuses précautions et ne se dirigea vers le village « spets » qu’après avoir acquis la certitude absolue de n’être pas suivi.
  
  Il risqua un œil au coin de la ruelle avant de s’y engager, peu désireux de rencontrer Freya qui exigerait probablement des explications, puis ouvrit la porte de la baraque sans prendre le temps de frapper.
  
  Hanno sursauta violemment. Il était assis, en train de lire un journal étalé sur la table. Un gros pansement entourait sa main gauche.
  
  — Ah ! vous voilà ! fit-il, visiblement soulagé.
  
  Il se leva.
  
  — Personne ne vous a vu arriver ?
  
  — Je ne crois pas, et j’ai fait tout ce qu’il fallait pour semer une éventuelle filature.
  
  Hanno ferma la porte à clé.
  
  — Passons dans la chambre, nous serons plus tranquilles.
  
  Les volets de la chambre étaient fermés. Hanno laissa la porte ouverte pour qu’un peu de jour les éclairât. Ils s’assirent côte à côte sur le lit.
  
  — Vous avez été trahi, commença le « Spets » ; c’est un miracle que je sois moi-même passé au travers.
  
  — Je vous écoute.
  
  — M. Smith m’a fait parvenir un message pour m’informer que le pilote qui vous avait transporté de Peshawar à Balch était un agent double. Il a été démasqué et lessivé, mais avant il a eu le temps de prévenir le « Centre » de votre passage.
  
  — C’est une certitude ou une supposition ?
  
  — Une certitude, maintenant. Le message me prescrivait d’essayer de vous retrouver par n’importe quel moyen et de vous prévenir s’il en était encore temps. Pour retrouver votre trace, je n’avais qu’une seule piste partant de la maison de Monteleone… Je me suis donc mis à surveiller la maison. Je connaissais Monteleone, que j’avais vu sortir de chez lui le matin où je guettais Maria pour lui faucher sa clé afin d’en prendre une empreinte. Cette fois, j’ai vu un type qui ressemblait vaguement à Monteleone, mais qui n’était pas lui.
  
  — Hein ?
  
  Hanno eut un hochement de tête signifiant qu’il avait été lui-même rudement surpris.
  
  — Je me suis arrangé pour rencontrer Maria au marché. Je la connais comme ça ; nous sommes des « Spets » tous les deux. Je lui ai demandé d’un air innocent : Alors ? vous avez changé de patron ? Elle m’a répondu oui, puis s’est reprise et a prétendu que non. Mais ma conviction était faite. J’ai alors deviné que, sachant pourquoi vous veniez, la « M.V.D. » vous avait collé un faux Monteleone dans les pattes.
  
  — Seigneur ! fit Hubert. J’ai drôlement bien marché.
  
  Hanno haussa les épaules.
  
  — Ce sont des choses qui arrivent… Après ça, j’ai essayé de retrouver le vrai Monteleone pour faire la preuve. Où le dénicher sinon à la sortie des laboratoires d’essais ? J’ai été là-bas hier soir avec mon camion. J’ai vu le vrai Monteleone sortir, monter dans sa voiture conduite par un gars de la « M.V.D. » et filer vers la ville. J’ai suivi. Monteleone, le vrai, habite maintenant au 86, chaussée de Samarkand.
  
  Les deux hommes se regardèrent.
  
  — Les vaches ! murmura Hubert.
  
  — Ce matin, je suis retourné surveiller la rue Tchita et je vous ai vu arriver, copain comme tout, avec le faux Monteleone. Je me suis dit qu’ils devaient être en train de vous monter un turbin pas ordinaire et qu’il fallait absolument vous prévenir…
  
  — Je vous dois certainement une fière chandelle !
  
  — Je me demande où ils voulaient en venir ?
  
  — Moi, je le sais… Le faux Monteleone, après m’avoir convaincu qu’il ne pouvait pas se procurer une copie des plans que je lui demandais, m’a proposé de partir avec moi pour refaire ces plans de mémoire, aussitôt rendu aux États-Unis. Ils voulaient simplement connaître la filière d’évasion vers l’Afghanistan… Je peux vous le dire maintenant, il existe une filière que vous ne connaissez pas et que je devais utiliser pour me sauver.
  
  Hanno prit un air surpris.
  
  — Je me demande bien aussi comment ils ne m’ont pas mis le grappin dessus…
  
  — Ça peut s’expliquer très bien… Le pilote qui m’a transporté à Balch les a prévenus que j’allais probablement entrer en Russie, mais il n’a pu leur dire par où. La frontière est longue. Ils ont dû alors chercher ce qui pouvait bien nous intéresser en priorité pour l’instant. La réponse n’était pas difficile à trouver, on a fait assez de tam-tam récemment sur ces histoires de fusées. Comment pouvais-je m’y prendre pour essayer de me procurer les plans ? Eh bien, il y avait ce Monteleone, transfuge des U.S.A., qui avait travaillé à Huntsville avec Von Braun. Nous pouvions avoir gardé sur lui un moyen de pression. Ils m’ont donc attendu chez Monteleone et ne savent toujours pas par où je suis passé pour arriver jusqu’ici…
  
  — Je comprends.
  
  Hubert eut un sourire cruel.
  
  — Tout à l’heure encore, mon cher ami essayait de me faire raconter par quel moyen j’étais venu depuis la frontière jusqu’à Stalinabad et où j’avais couché, après mon arrivée. Ce sont des choses que je ne dirais même pas à ma mère, si elle vivait encore, question de principe. Le bavardage coûte trop cher à la corporation.
  
  Ils restèrent un moment silencieux. Hanno demanda :
  
  — Qu’est-ce que vous allez faire, maintenant ? Tout est foutu, non ?
  
  Hubert réfléchissait vite. Un masque implacable figeait son rude visage de prince-pirate.
  
  — Non, répliqua-t-il, tout n’est pas foutu. Ils ont voulu me posséder, eh bien, je vais leur jouer un tour à ma façon. Hanno, il faut que vous m’aidiez. Je regrette, mon vieux, mais il va falloir vous mouiller.
  
  Le « Spets » haussa les épaules avec résignation.
  
  — Les instructions que j’ai reçues me prescrivent de vous aider par tous les moyens. Alors, allons-y.
  
  — Eh bien, c’est vous qui allez prendre contact avec le vrai Monteleone. Je suppose que vous avez étudié le terrain ?
  
  — Évidemment, question de routine. Je pensais que vous pourriez en avoir besoin.
  
  — Et alors ?
  
  — C’est à peu près le même topo que la rue Tchita ; un peu plus facile, peut-être.
  
  — Parfait. Vous allez essayer ce soir même. Le temps presse. Essayez d’obtenir qu’il vous remette la photocopie des plans dès demain soir. Moi, je vais retourner rue Tchita : il ne faut pas qu’ils se doutent de quoi que ce soit.
  
  — Comment allons-nous faire pour correspondre ? Vous croyez que vous pourrez continuer à sortir comme ça ? La prochaine fois, ils mettront le paquet pour vous suivre.
  
  — J’y pense… Aussi, n’allons-nous pas nous revoir avant que tout soit terminé, c’est-à-dire avant que vous n’ayez les plans. Pour correspondre, je pense que Maria peut nous être utile.
  
  Hanno secoua la tête :
  
  — Je la connais comme ça, je vous l’ai dit, mais je ne peux rien lui demander ; ce serait trop risqué.
  
  — Elle peut fort bien m’apporter un message sans le savoir. Réfléchissez. Quelque chose de parfaitement inoffensif, qui n’ait une signification que pour nous… Voyons… Coller quelque chose sous son panier, par exemple. Est-ce que vous pouvez vous procurer du papier collant de différentes couleurs. Le blanc signifierait que vous avez les plans et le noir que vous ne pouvez pas les obtenir… Le gris que vous les aurez dans un certain délai.
  
  Hanno approuva.
  
  — C’est très facile. Vous n’aurez qu’à regarder sous son panier quand elle reviendra du marché.
  
  — Parfait. Mettons tout bien au point… Si vous mettez le blanc, vous avez les plans. Inutile donc de s’attarder. En ce cas, il faut convenir d’un rendez-vous le soir même à minuit trente, quelque part…
  
  Hanno se gratta le menton.
  
  — Vous connaissez le parc Grouzinski ?
  
  Hubert réfléchit un instant.
  
  — Je vois où il est, oui. Ça me convient parfaitement.
  
  — Eh bien dans le parc Grouzinski, derrière la statue de Lénine.
  
  — Parfait, vous me remettrez les plans et… Nom de Dieu !
  
  Il venait de se rappeler que, dans la nuit de dimanche à lundi, il était reparti confiant de son entrevue avec Monteleone pour retourner chez « Goliath ». Monteleone avait même poussé la gentillesse jusqu’à lui indiquer un chemin plus sûr à travers les jardins voisins. Pas de doute, il avait dû être filé jusque chez le petit cordonnier. Ils n’étaient pas intervenus parce qu’ils espéraient capturer tout un réseau sans avoir à se donner de mal. Mais « Goliath », le pauvre « Goliath », était certainement brûlé. Quoi faire ?
  
  Hubert expliqua ce qui se passait. Hanno répondit doucement :
  
  — Tout dépend de savoir si ce type en connaît d’autres, de la filière.
  
  — Certainement.
  
  — Alors, fit Hanno. Il ne faut pas hésiter. Quand un membre a la gangrène, il faut le couper avant que tout le corps ne soit atteint.
  
  Hubert soupira.
  
  — C’était un petit homme bien sympathique.
  
  — Cela n’a rien à voir avec la question.
  
  Hubert regarda Hanno :
  
  — Est-ce que vous pouvez vous charger de ça ?
  
  Hanno fit la moue et regarda ses mains.
  
  — Oui, bien sûr.
  
  — Il ne faudrait pas le faire trop tôt. Seulement quand vous aurez les plans et que le rendez-vous sera fixé le soir même. Si nous avons rendez-vous une nuit à minuit trente, vous agissez une heure avant. Plus tôt, la découverte du corps risquerait de tout compromettre.
  
  — J’ai compris.
  
  — Maintenant, reprit Hubert, je n’ai plus de filière pour le retour.
  
  — Je vais m’occuper de ça ; ce n’est pas difficile de fabriquer de fausses feuilles de route pour mon camion. Si nous disposons d’une nuit avant que l’alerte soit donnée, nous serons sauvés. Faites-moi confiance, je vais arranger tout ça.
  
  Hubert sourit, très amical.
  
  — Vous êtes un type précieux. Mais vos employeurs ne vont-ils pas s’inquiéter de votre absence prolongée ? Je croyais que vous rouliez six jours sur sept ?
  
  Hanno montra sa main bandée.
  
  — Quand j’ai reçu le message de M. Smith, je me suis blessé à cette main pour obtenir un congé.
  
  Hubert ne put s’empêcher de rire.
  
  — Vous êtes un type très bien, Hanno. Je le leur dirai, à mon retour.
  
  Il se leva.
  
  — J’ai une idée, fit-il. Au lieu des papiers collants qui risquent de se décoller, pourquoi ne pas employer des crayons de couleur ? Maria se sert d’un panier en osier blanc, je crois ?
  
  — Oui.
  
  — Bon, convenons de nouvelles couleurs : bleu, vous avez les plans et le rendez-vous est pour le soir. Marron, vous les aurez sous un certain délai. Noir, il n’y a rien à faire. Compris ? répétez.
  
  Hanno répéta lentement les consignes, puis suggéra :
  
  — En ce qui concerne le marron, je peux donner autant de coups de crayon qu’il y aura de jours à attendre ?
  
  — D’accord. Prenez des crayons assez gras et n’ayez pas peur d’appuyer.
  
  — Soyez tranquille.
  
  — Maintenant, je m’en vais. Tous mes espoirs reposent sur vous, Hanno.
  
  Ils se serrèrent la main.
  
  — Faites bien attention en sortant, recommanda Hanno. Bien que maintenant, il y ait moins de risques ; mon voisin, le curieux, a cassé sa pipe il s’est fait électrocuter. Bon débarras.
  
  — Tiens donc ! fit Hubert. Un accident est vite arrivé, hein ?
  
  — Eh oui !
  
  Hubert sortit sans encombre et prit la direction de la ville. Un autobus le ramena à proximité de la rue Tchita. Il acheta tout de même des cigarettes, puisqu’il était parti pour ça.
  
  — Il faisait si beau que j’ai été faire un tour, expliqua-t-il au gardien qui ne lui demandait rien. Quelle belle ville que Stalinabad !
  
  Il poussa la grille, traversa la cour, essaya d’ouvrir la porte. Fermée. Il sonna.
  
  L’Italien vint ouvrir. Pendant que Hubert, désinvolte, passait devant lui, il maugréa avec violence :
  
  — Vous êtes complètement fou !
  
  Hubert se retourna vers lui et sourit :
  
  — Non, pas complètement. Ne faites pas de la surenchère.
  
  L’Italien lui fit signe de se taire, à cause de Maria qui pouvait entendre de sa cuisine. Ils passèrent dans le salon. L’Italien, c’en était certainement un même s’il ne s’appelait pas Monteleone, fit fonctionner la radio. Un air de Tchaïkovski leur assurant une sécurité relative, il questionna, furieux :
  
  — Où êtes-vous allé ? Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu ?
  
  Hubert répliqua tranquillement, les mains aux poches :
  
  — Je suis allé faire un tour. Il faisait beau et j’aime beaucoup cette ville. Enfin, je ne voulais pas vous déranger alors que vous étiez occupé à faire votre courrier.
  
  L’Italien frappa la paume de sa main gauche avec son poing droit mal fermé.
  
  — C’est complètement idiot ! Je me donne beaucoup de mal pour mettre sur pied une histoire qui tienne et vous allez tout me gâcher avec une idiotie.
  
  Hubert s’étonna.
  
  — Je ne comprends vraiment pas pourquoi vous vous énervez ? Je vous assure que la « M.V.D. » ne voit aucun inconvénient à ce que j’aille faire un tour en ville. La preuve est que le type de faction à la grille ne m’a absolument rien dit, ni au départ, ni au retour. Alors ?
  
  L’Italien ne désarmait pas.
  
  — On vous a certainement filé.
  
  Hubert eut un sourire ironique.
  
  — On a peut-être essayé, répliqua-t-il, mais « on » s’est certainement fait semer. Je ne suis pas tombé de la dernière pluie et je connais plus d’un moyen de me débarrasser d’un gêneur.
  
  L’Italien respira profondément et parut recouvrer son sang-froid.
  
  — Allons, fit-il, dites-moi où vous êtes allé.
  
  Hubert ne se fit pas prier pour répondre.
  
  — Je suis allé voir celui qui doit nous faire passer de l’autre côté. Heureusement ! Il ne peut absolument pas assurer notre départ ce soir…
  
  Visiblement très déçu, l’Italien coupa :
  
  — Comment, il ne peut pas ?
  
  — Non, il ne peut pas, reprit paisiblement Hubert. Et s’il le dit, c’est vrai. Ce n’est pas un fantaisiste, ni un trouillard… Comprenez, il n’est pas seul dans le coup. C’est toute une filière qui est en jeu. Si un seul élément n’est pas disponible, rien ne marche plus.
  
  — Toute une filière, répéta l’Italien d’un ton pénétré.
  
  Hubert appuya, il fallait bien lui faire digérer la nouvelle du retard.
  
  — Eh, oui… Je ne sais pas combien ils sont, mais ils peuvent très bien être une dizaine… C’est très possible.
  
  L’autre se lécha les lèvres.
  
  — Je vois, fit-il soudain calmé, c’est plus compliqué que je ne pensais.
  
  L’Italien alluma une cigarette.
  
  — Comment saurons-nous quand la route sera libre ?
  
  — J’ai pris mes dispositions pour être prévenu ici.
  
  L’autre écarquilla les yeux.
  
  — Ici même ?
  
  — Pourquoi pas ? Comme ça, je n’aurai plus besoin de sortir. Vous serez tranquille !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  13
  
  
  Maria était partie au marché. Hubert consulta sa montre pour la nième fois : presque dix heures. Il était dans le salon, occupé à lire les journaux. L’Italien qui s’était levé tard occupait encore la salle de bains.
  
  Hanno avait dû voir le vrai Monteleone au cours de la nuit précédente. Si tout marchait bien, le savant pouvait remettre les plans le soir même ; auquel cas, Hubert pourrait jouer la fille de l’air sans plus tarder.
  
  Il en avait par-dessus la tête de vivre enfermé avec cet agent de la « M.V.D. » qui s’obstinait à se faire passer pour un grand cerveau.
  
  Hubert était poursuivi depuis la veille par la pensée du petit « Goliath » qui ne se doutait pas de ce qui allait lui arriver. Pas moyen de faire autrement, c’était la règle du jeu. Il ne fallait jamais hésiter à supprimer un homme quand l’existence de tout un réseau en dépendait. « Goliath » serait plus facile à remplacer, car il n’était qu’un pion, que toute une organisation qui avait dû coûter beaucoup de peine, beaucoup de temps, beaucoup d’argent, peut-être même beaucoup de sang.
  
  La grille grinça. Hubert jeta un coup d’œil par la fenêtre. C’était Maria. Il sentit son cœur bondir dans sa robuste poitrine.
  
  Elle entra et gagna tout de suite la cuisine. Il se fit violence pour attendre une trentaine de secondes, lui laisser le temps de se déshabiller ; puis il y alla.
  
  Elle était en train de vider son panier sur la table.
  
  — Qu’est-ce que vous allez nous faire de bon pour ce midi, Maria ? questionna-t-il en allemand.
  
  — Pour commencer, répondit-elle, je vais vous faire un bon chtchi (11).
  
  — Et puis après ?
  
  — Du poisson, pané.
  
  Elle finissait de vider son panier.
  
  — Je sens que je vais avoir faim, dit Hubert. Puis, soulevant le panier vide pendant qu’elle rangeait ses emplettes :
  
  — C’est pratique, ce truc-là, hein ?
  
  La bonne femme lui tournait le dos, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
  
  — Oh ! oui… On peut en mettre, dedans ! Il retourna le panier et son cœur fit un bond.
  
  Un coup de crayon bleu, solidement appliqué, battait les brins d’osier tressés. Hanno avait les plans et le rendez-vous était pour le soir même.
  
  Il reposa l’objet et retourna dans le salon. Il n’avait pas pensé sérieusement que le « Spets » pût obtenir les plans aussi vite. Une seule explication à cela, d’ailleurs parfaitement plausible : Luigi Monteleone, le vrai, avait prévu que M. Smith pouvait lui envoyer un émissaire d’un jour à l’autre et pris ses précautions pour une livraison immédiate.
  
  Hubert respira profondément et se mit à siffloter, tout joyeux. À ce moment, l’Italien pénétra dans la pièce.
  
  — Qu’est-ce qui vous réjouit à ce point ? questionna-t-il, l’œil vaguement soupçonneux.
  
  Hubert décida qu’il fallait le tenir en haleine. Puisqu’il aimait le roman, il allait en avoir.
  
  — Nous partons demain soir, murmura-t-il. C’est fait.
  
  L’autre fronça les sourcils.
  
  — Comment le savez-vous ?
  
  Hubert prit un air mystérieux.
  
  — Je vous avais dit que je serais prévenu. Eh bien, c’est fait.
  
  — Je voudrais bien savoir par quel moyen ?
  
  Hubert pensa qu’il n’y avait pas d’inconvénient à le lui dire.
  
  — C’est Maria qui m’a apporté le message.
  
  L’Italien eut un haut-le-corps.
  
  — Maria ?
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Oh ! elle n’en a rien su. Mon correspondant a simplement donné un coup de crayon bleu sous le panier de Maria sans que celle-ci s’en aperçoive. Un coup de crayon bleu signifiait que notre départ était décidé pour demain soir.
  
  — Je vais aller voir ça.
  
  L’Italien tourna les talons et gagna la cuisine. Hubert s’amusait comme un petit fou. L’autre revint bientôt, avec un sourire entendu.
  
  — Votre correspondant connaissait Maria, alors ?
  
  Le piège. Si le correspondant connaissait Maria depuis longtemps, il pouvait avoir eu vent de la substitution de personne.
  
  — Non ! répondit Hubert en riant. Je lui ai demandé de venir guetter au bout de la rue avant neuf heures pour voir Maria sortir faire son marché. Ce n’était pas plus difficile que ça.
  
  — Je vois… Je vois…
  
  Il devait être soulagé.
  
  — Vous avez encore congé, aujourd’hui ?
  
  — Oui, mais il faut que je sorte ce matin…
  
  Il s’approcha et baissa encore la voix.
  
  — Il faut que j’aille à la « M.V.D. » faire un compte rendu de mes efforts vous concernant. Je vais leur dire que tout est en bonne voie et que, même si vous restez un peu farfelu, vos capacités scientifiques sont intactes. Qu’est-ce qu’on risque, hein ? puisque, demain…
  
  Il eut un petit rire étouffé et fit un geste de sa main droite ouverte sous son avant-bras gauche des plus évocateurs. Hubert rit avec lui. « C’est fou, ce qu’on se fait comme confidences », pensa-t-il en riant plus fort.
  
  — Allez-y en vitesse et revenez dare-dare que je puisse vous reflanquer une pile aux échecs.
  
  — J’y cours !
  
  
  -:-
  
  Allongé tout habillé sur son lit, Hubert écoutait l’Italien ronfler dans la chambre voisine. Avant de monter, il s’était emparé, à l’insu de l’autre, d’une lampe de poche qui se trouvait dans le bureau. Il l’alluma sous la couverture pour regarder sa montre : onze heures quarante-cinq minutes.
  
  Il était temps d’y aller. Très doucement, Hubert se redressa et mit pied à terre. Puis il se leva. Les planches du parquet craquèrent sous son poids. Il écouta… L’autre ronflait toujours avec une grande conviction.
  
  La porte s’ouvrit presque sans bruit. Le couloir, franchi avec mille précautions en rasant le mur, là où le parquet risquait le moins de se plaindre… L’escalier… La descente lui parut interminable… Heureusement, ses semelles de caoutchouc étaient silencieuses par elles-mêmes, sans quoi il lui eût fallu descendre en chaussettes.
  
  Une faible lumière éclairait le vestibule à travers la porte d’entrée vitrée. Hubert gagna la cuisine, referma le battant derrière lui, se trouva dans l’obscurité.
  
  Il alluma sa lampe. La clé n’était pas dans la serrure. Maria devait la mettre quelque part, sur une étagère… Il se mit à chercher, vainement.
  
  Un léger bruit le fit soudain se figer. Puis la porte s’ouvrit, la lumière inonda la pièce. Monteleone était sur le seuil, hâtivement habillé. Il tenait une arme à la main.
  
  — Qu’est-ce que vous faites là ? gronda-t-il.
  
  Hubert réfléchissait vite. Pas question de louper le rendez-vous avec Hanno ; pour rien au monde. D’instinct, il répondit avec une désinvolture presque parfaite :
  
  — Je cherchais la clé pour aller faire un tour.
  
  L’Italien semblait complètement déconcerté.
  
  — Décidément, fit-il, je ne vous comprends pas.
  
  Hubert eut un sourire désarmant.
  
  — Pourquoi voulez-vous absolument me comprendre ? questionna-t-il.
  
  Il consulta sa montre : onze heures cinquante. Il fallait faire vite.
  
  — J’ai une course à faire, reprit-il, je reviendrai à la relève de quatre heures.
  
  Cela réduisait singulièrement le temps dont il pensait disposer pour gagner la frontière. Une soudaine fureur le souleva contre l’Italien. Celui-ci répliqua :
  
  — Je ne vous laisserai pas sortir. C’est de la folie ! Vous compromettez délibérément tous nos plans…
  
  « Il a deviné que je me préparais à foutre le camp sans lui », pensa Hubert. Il n’y avait plus trente-six solutions. L’enjeu était trop important. En ce moment même, Hanno s’éloignait probablement de la rue Roussakovskaïa, après avoir réglé le compte de ce pauvre Goliath qui n’était pourtant responsable d’aucune faute. L’Italien se mettait en travers, eh bien, tant pis pour lui.
  
  — Il faut pourtant que je sorte, riposta Hubert, que cela vous plaise ou non.
  
  — Je vous en empêcherai, dans notre intérêt commun.
  
  Hubert se mit à dodeliner de la tête en soufflant bruyamment de l’air.
  
  — Vous êtes un peu casse-pieds. Si vous avez la trouille, ce n’est tout de même pas ma faute. Écoutez, il faut absolument que je sorte et je vais vous expliquer pourquoi… Il y a un type qui m’a hébergé dès mon arrivée ici, et j’ai oublié chez lui quelque chose de très important. Il faut que j’y aille… Maintenant, si vous avez peur que je vous abandonne, venez avec moi. Je ne peux rien vous proposer de mieux.
  
  Il jouait la sincérité à merveille. Pris de court par la proposition, l’Italien ne pouvait pourtant pas la laisser échapper dès qu’il s’agissait d’identifier un agent de l’étranger.
  
  — Non, fit-il, je vais avec vous. Après tout, ce sera très amusant.
  
  — Ce n’est pas sûr, répliqua Hubert. Mais si vous venez, grouillez-vous, il ne reste plus que cinq minutes avant la relève et ils peuvent être en avance…
  
  L’Italien posa son pied sur une chaise après s’être débarrassé de son arme sur la table.
  
  — Juste le temps de lacer mes chaussures…
  
  — Où est la clé ? demanda Hubert.
  
  — Dans le vide-poches de mon bureau, allez la chercher.
  
  Pour gagner la porte, Hubert était obligé de passer derrière son adversaire.
  
  — J’y vais, grouillez-vous !
  
  À l’instant qu’il se trouvait dans le dos de l’Italien, il passa brutalement à l’action, avec une rapidité stupéfiante. Son avant-bras droit se glissa sous la gorge de l’autre, effectuant une prise d’étranglement aussi destinée à étouffer dans l’œuf tout appel au secours. Dans la seconde qui suivit, l’agent de la « M.V.D. » se trouva plaqué au sol. Hubert assura une nouvelle prise, banda ses muscles… Crac ! Une des vertèbres cervicales avait cédé. Hubert acheva rapidement le travail, d’une dernière torsion, puis se releva. L’Italien était mort, bien mort.
  
  Hubert réfléchit un court instant. Maria se levait à six heures tous les matins ; dissimuler le corps lui assurerait au moins deux heures supplémentaires de délai.
  
  Il souleva le cadavre, regagna le vestibule, ouvrit la porte de la cave, éclaira l’escalier et lança son macabre fardeau qui dégringola en roulant jusqu’au bas des marches. Ils pourraient toujours penser, s’ils le voulaient, que le type s’était cassé l’échine en tombant malencontreusement. Pourquoi pas ?
  
  Hubert éteignit, puis fonça dans le bureau. La clé était bien dans le vide-poches. Il la prit, regagna la cuisine, ouvrit la porte, retourna mettre la clé où il l’avait prise toujours dans le dessein de ne pas alerter Maria qui croirait peut-être à un oubli en trouvant la porte ouverte.
  
  Un dernier regard à sa montre : minuit moins une. Il entendit alors des claquements de portière venant de la rue ; la voiture était là. Il prit le pistolet de l’Italien, éteignit la lumière, ouvrit le battant, sortit dans le jardin en refermant derrière lui.
  
  Il se retint de courir et veilla soigneusement à ne faire aucun bruit jusqu’au mur. Bien lui en avait pris. Un toussotement, de l’autre côté, le fit brusquement s’immobiliser. Puis, des pas résonnèrent dans le chemin, approchèrent…
  
  — Allez, mon petit père, dit le nouveau venu, tu peux aller te coucher.
  
  — C’est pas trop tôt, répondit l’autre, je ne me sens pas très bien. Ce doit être le gosse qui m’a refilé son rhume.
  
  — Ah ! les gosses ! Mon dernier vient de choper les oreillons. On n’est jamais tranquille. Allez, bonne nuit, le copain t’attend.
  
  — Bonne nuit.
  
  Des pas qui s’éloignaient… Hubert en restait sidéré. Les militzionners avaient de toute évidence changé leur façon de faire pour la relève. Il pensa soudain que leur désinvolture précédente pouvait être voulue, uniquement pour lui permettre de passer… C’était bien possible.
  
  Comment faire ? Il n’y avait plus que deux issues latérales. Sauter dans le chemin offrait trop de risques ; mieux valait tenter sa chance en passant par la villa voisine…
  
  Hubert se dirigea sans bruit vers le mur mitoyen. Le temps passait, mais il pouvait encore arriver à temps au rendez-vous.
  
  Il trouva un endroit praticable et se hissa le long du mur. Lorsque ses yeux dépassèrent le sommet, il s’immobilisa un instant… Des arbres, des coins d’ombre épaisse, une maison obscure.
  
  Il fit un rétablissement, franchit le faîte et se laissa glisser de l’autre côté.
  
  Il traversa le jardin sans encombre, franchit un nouveau mur. Il lui fallait s’éloigner suffisamment pour ne pas attirer l’attention des sentinelles. Arrivé à la cinquième villa, il commençait à en avoir plein le dos de sauter des murs et il décida de rejoindre le sentier. Il se trouverait alors à une centaine de mètres de la sentinelle et la nuit était assez obscure.
  
  Il franchit donc le mur du fond et se retrouva dans le petit chemin. De l’autre côté étaient des jardins simplement bordés de haies. Il se lança à travers pour gagner la rue que lui avait indiquée l’Italien, quelques nuits plus tôt.
  
  Un chien se mit brusquement à hurler. Hubert se terra dans le renfoncement d’une haie. Le chien tirait sur sa chaîne et se démenait comme un forcené. Une voix se fit entendre dans une maisonnette assez proche, puis des volets s’ouvrirent. Le maître de l’animal lui ordonna de se taire. Pendant une brève accalmie, Hubert entendit une voix féminine dire que si le chien aboyait de cette façon, ce n’était pas sans raison.
  
  — Je vais le détacher, annonça l’homme. On va bien voir.
  
  Le chien hurlait de plus belle. Hubert décida qu’il valait mieux s’éloigner dare-dare. Il obliqua vers la droite et se mit à sauter les haies avec une ardeur de professionnel disputant un championnat.
  
  Il avait déjà parcouru une bonne distance lorsqu’il comprit que le chien, détaché, se lançait sur ses traces. Le sacré cabot allait sûrement réveiller tout le quartier. Cela ne pouvait pas durer. Tant pis pour le chien. Hubert s’arrêta pour l’attendre.
  
  À l’école d’espionnage, pendant la guerre, il avait appris plusieurs manières de tuer un chien devenu dangereux. Hubert ne s’était pas souvent servi de cette science, il aimait les chiens et les considérait comme irresponsables. Tout de même, il ne pouvait hésiter lorsque sa propre vie était en jeu…
  
  Hubert ôta sa veste et l’enroula autour de son avant-bras gauche, puis il mit un genou à terre et se cala solidement.
  
  Le chien lui arriva dessus comme la foudre, visant la gorge. Au dernier moment, Hubert leva son bras gauche bien protégé par la veste enroulée. Les terribles mâchoires se refermèrent sur le tissu. Le bras droit de Hubert s’abattit comme une masse sur la nuque du chien, cependant qu’il poussait de toutes ses forces son bras gauche dans le sens contraire.
  
  Le chien trépassa de la même façon que l’Italien : l’échine brisée.
  
  Hubert se redressa, la respiration un peu courte. Ce n’était pas le moment de s’attarder. Le propriétaire, n’entendant plus aboyer la bête, allait venir la chercher. L’endroit était assez éloigné de la maison de Monteleone pour qu’on ne pût établir immédiatement une relation de cause à effet ; mais Hubert ne pouvait se permettre de se faire arrêter de nouveau.
  
  Il remit sa veste et se sauva aussi vite que possible. Cent mètres plus loin, il trouva un sentier qui débouchait presque aussitôt dans une rue tranquille.
  
  Par où aller ? Hubert ne reconnaissait pas l’endroit. Il s’orienta rapidement et prit à gauche, marchant vite mais sans courir.
  
  Au bout de cinq minutes, il dut se rendre à l’évidence : il était perdu. Il jura copieusement entre ses dents pour liquider la colère qui le soulevait, puis regarda les étoiles. Il en déduisit une direction approximative et repartit avec l’espoir de retrouver un endroit connu qui pourrait lui servir de repère.
  
  Il arriva enfin sur la perspective Kranaïa, c’est-à-dire assez loin du parc Grouzinski où Hanno devait l’attendre… Un coup d’œil à la montre : minuit trente. Hubert reprit le pas de chasseur, souhaitant que Hanno l’attendît le temps nécessaire.
  
  Il était une heure moins dix lorsqu’il atteignit le parc. Personne autour de la statue de Lénine. Tout était parfaitement tranquille. Hubert resta un moment au pied de la statue, de plus en plus convaincu que Hanno ne l’avait pas attendu. Une des règles les plus strictes en matière d’espionnage prescrit de ne jamais attendre plus de quelques minutes à un rendez-vous ; Hanno avait dû appliquer la règle.
  
  « Pourtant, gronda Hubert en lui-même, il ne s’agit pas d’une situation ordinaire. »
  
  Presque aussitôt, il entendit des branches craquer dans un buisson voisin. Il se tourna vers l’endroit d’où venait le bruit.
  
  — Heinz ? demanda une voix.
  
  — Rudolf ?
  
  Hanno sortit de l’ombre.
  
  — Bon Dieu ! j’ai cru qu’il vous était arrivé malheur.
  
  — J’ai eu pas mal d’ennuis, concéda Hubert, je vous raconterai ça. Vous avez les plans ?
  
  Hanno sortit de sa poche un petit livre plat.
  
  — C’est là-dedans, tout en micro-points (12).
  
  Hubert prit le livre. C’était un recueil de contes russes : « Chansons populaires de Poddoubri », par Serguéï Antonov. Il le mit dans la poche revolver de son pantalon.
  
  — Comment avez-vous pu les avoir aussi vite ?
  
  — Monteleone se doutait que quelqu’un allait venir, le travail était tout prêt. Allez, filons. Le camion est à côté.
  
  Ils partirent ensemble, sortirent du parc. Un camion attendait dans une rue voisine.
  
  — Montez.
  
  Ils s’installèrent. Hanno prit le volant, lança le moteur, démarra sans plus attendre. Il était une heure du matin.
  
  — Je vous ai préparé des papiers, annonça Hanno en passant les vitesses, en cas de contrôle sur la route.
  
  — Êtes-vous armé ?
  
  — Oui, deux « Mauser », sous votre siège, avec les outils.
  
  — Parfait.
  
  Hubert se souleva pour prendre les armes, en donna une à Hanno.
  
  Le camion fonçait déjà à toute vitesse.
  
  — Direction : plein sud ! cria Hanno.
  
  Hubert ne répondit pas. Il se doutait que le plus dur n’était pas encore passé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  14
  
  
  Vers quatre Heures du matin, à l’entrée d’un petit village, deux policiers se dressèrent soudain dans la lueur des phares, au milieu de la route.
  
  — On s’arrête ? questionna Hanno.
  
  — Combien de route, encore ?
  
  — Une heure et demie.
  
  — Alors, on s’arrête. S’ils nous cherchent des ennuis, on les descend, mais il vaut mieux éviter la bagarre jusqu’au dernier moment.
  
  Hanno freina. Le camion s’arrêta doucement à hauteur des deux flics. De toutes ses forces, Hubert espérait que l’alarme n’était pas encore donnée à Stalinabad. Les policiers encadrèrent le camion et demandèrent les papiers. Hubert montra ceux que lui avait remis Hanno.
  
  — Ça va, répondirent presque en même temps les deux représentants de l’ordre, roulez !
  
  Hanno porta la main à sa tempe pour les saluer et repartit. Hubert se laissa aller sur le dossier.
  
  — J’ai eu chaud, avoua-t-il.
  
  Le camion traversa le village, reprit de la vitesse.
  
  Hubert proposa :
  
  — Voulez-vous que je vous relaie, ce n’est pas la peine de trop vous fatiguer.
  
  — Volontiers, ma main me fait souffrir.
  
  — Il fallait le dire, mon vieux.
  
  Le camion s’arrêta de nouveau. Hubert prit le volant et ils repartirent à toute vitesse. Encore une heure et demie de route avait dit Hanno. De temps en temps, Hubert ne pouvait s’empêcher de tâter sa poche revolver qui contenait les plans de la fusée « Purga » dissimulés dans un livre de contes.
  
  
  -:-
  
  Hubert lâcha le volant d’une main pour consulter sa montre : cinq heures dix. Le ciel commençait à s’éclaircir derrière eux. Depuis un moment, ayant dépassé Kabadian, ils roulaient en direction de l’ouest.
  
  — Nous allons bientôt atteindre l’ancienne église où je vous ai pris la semaine dernière, indiqua Hanno. Vous continuerez encore cinq ou six kilomètres… Je vous indiquerai la route qu’il faudra prendre à gauche. Nous abandonnerons le camion un peu plus loin.
  
  Hubert appuyait à fond sur l’accélérateur. Le « Zim », fonçait en grondant dans la nuit, accroché à la lumière de ses phares qui balayaient la route. Ce fut alors que l’incident arriva. Hubert sentit que la direction tirait à gauche, de plus en plus.
  
  — Un pneu à plat, annonça-t-il en rétrogradant les vitesses pour éviter de freiner.
  
  Il arrêta le camion un peu plus loin, sur le bas-côté.
  
  — C’est bien notre veine, jura Hanno. Sans cette poisse, nous aurions quitté la grand-route juste avant le jour.
  
  Ils se mirent immédiatement au travail, en se hâtant comme des forcenés. Ils étaient en train de mettre la roue de secours à la place de l’autre lorsque deux motos firent leur apparition droit devant.
  
  — Merde, fit Hanno, ce sont sûrement des flics.
  
  Ils se dépêchèrent de prendre leurs armes, décidés maintenant à employer les grands moyens.
  
  — S’ils demandent seulement les papiers, conseilla Hubert, laissons-les tranquilles.
  
  Ils s’étaient remis au travail quand les deux motos s’immobilisèrent à leur hauteur, de l’autre côté de la route.
  
  — Vous avez crevé ? demanda un des flics qui s’approchait avec prudence.
  
  — Eh oui, fit Hanno. Mais c’est bientôt réparé.
  
  — Vos papiers, s’il vous plaît.
  
  Hubert et Hanno obéirent. Les flics s’exclamèrent :
  
  — Vous êtes des « Spets » ! Alors, il va falloir que vous nous suiviez jusqu’à la ville.
  
  Hubert sentit sa gorge se serrer.
  
  — Pourquoi ça ? questionna Hanno dont la voix s’était enrouée.
  
  — Nous avons reçu des instructions de Stalinabad : arrêter tous les « Spets » rencontrés sur cette route et en aviser aussitôt la direction, là-bas.
  
  — Qu’est-ce qui se passe encore ? dit Hanno en regardant Hubert.
  
  Celui-ci fit un bref mouvement de tête signifiant qu’il fallait agir.
  
  — Eh bien, s’il le faut, on va vous suivre, hein ?
  
  D’un même mouvement, Hubert et Hanno tirèrent leurs armes et firent feu, prenant chacun le plus proche. Complètement surpris, les deux flics s’écroulèrent avant d’avoir compris ce qui leur arrivait.
  
  Hubert et Hanno portèrent les corps dans le fossé, où ils poussèrent également les motos. Puis, à une allure record, ils terminèrent la réparation. Hubert reprit le volant.
  
  — Plus qu’une dizaine de kilomètres et on quitte la grand-route, annonça Hanno qui serrait les mâchoires.
  
  À toute vitesse, ils passèrent devant le petit temple transformé en grange dans lequel Hubert avait connu ses premières angoisses, la semaine précédente. L’accélérateur collé au plancher, le « Zim » filait au maximum de ses possibilités.
  
  La nuit s’éclaircissait maintenant avec rapidité. Hubert jeta un bref regard sur Hanno. La sueur coulait sur le visage de l’Allemand ; malgré la température assez basse.
  
  — La première à gauche ! cria enfin Hanno.
  
  Hubert vira sur les chapeaux de roue. La route, qui s’enfonçait vers le sud, n’était pas goudronnée. Le camion se mit à sauter, bien que Hubert fît son possible pour éviter les nids de poule.
  
  — Éteignez les phares, conseilla Hanno.
  
  C’était judicieux. Hubert coupa toutes les lumières. Un instant, il ne vit plus rien et fut obligé de freiner, puis son regard s’habitua à la faible clarté de l’aurore naissante.
  
  — On va loin, comme ça ?
  
  — Aussi loin que possible, répliqua Hanno, surtout que nous savons maintenant que l’alerte est donnée.
  
  — Je me demande ce qui a pu se passer. Je comptais bien être tranquille jusqu’à huit heures.
  
  — Vous n’en saurez jamais rien, répliqua Hanno. Il faut vous faire une raison.
  
  Hubert fonçait toujours à tombeau ouvert sur la route en mauvais état. Des kolkhozes apparaissaient de temps en temps dans la campagne environnante. Des troupeaux paissaient dans les champs. Spectacle idyllique.
  
  — Le fleuve est encore loin ?
  
  — Une dizaine de kilomètres, mais la route oblique avant. Nous serons bientôt obligés de laisser la voiture pour continuer à pied.
  
  Ils restèrent silencieux un moment, puis Hanno dit d’un ton décidé :
  
  — Je passe avec vous de l’autre côté.
  
  Hubert ne fut nullement surpris. Après le contrôle de police et le lessivage des deux motards, Hanno Gugenberger ne pouvait guère espérer s’en tirer sans dommages.
  
  — D’accord, fit-il, je vous emmène.
  
  On trouverait bien à l’employer, à Washington. Peut-être lui donnerait-on un emploi au service chargé de préparer les missions à l’étranger. Sa grande expérience de la vie en Asie centrale pouvait être d’une grande utilité.
  
  La route tourna brusquement à droite.
  
  — Stoï ! cria Hanno. C’est là qu’on descend.
  
  Hubert fit arrêter le camion. Hanno descendit, ouvrit une barrière. Hubert conduisit le lourd véhicule dans un champ à l’abri d’une haie haute.
  
  Sans perdre une minute, ils se lancèrent vers le sud à travers champs.
  
  — Ça ne sera peut-être pas facile de traverser le fleuve en plein jour, dit Hubert. En venant, j’ai failli être surpris par une vedette des gardes-frontière.
  
  — Je crois qu’ils ne font des patrouilles que la nuit.
  
  — N’oubliez pas qu’ils nous pourchassent. Leur premier réflexe va être de faire surveiller le fleuve.
  
  Ils couraient, sans forcer pour ne pas s’essouffler avant le but.
  
  — Ce que je ne comprends pas, reprit Hanno, c’est pourquoi ils ont donné ordre d’arrêter seulement les « Spets ».
  
  — Jusqu’au bout, ils m’ont pris pour un Allemand, répliqua Hubert. Ils ont pensé que je ne parlais pas assez bien le russe, ce qui est vrai, pour me couvrir d’une identité nationale…
  
  Un ronronnement d’avion les surprit. Presque sans transition, un hélicoptère déboucha de derrière un rideau d’arbres, en plein devant eux. Ils étaient au milieu d’un champ, dans l’impossibilité absolue de se cacher.
  
  — À plat ventre ! cria Hubert.
  
  Ils se jetèrent au sol d’un même mouvement. Si les occupants de l’appareil ne les avaient pas aperçus avant, l’herbe haute les sauverait peut-être.
  
  Ils ne gardèrent pas longtemps espoir. L’engin fonça sur eux, les survola en rase-mottes. Hanno tira son pistolet.
  
  — Ne faites pas l’idiot ! protesta Hubert. Vous n’avez aucune chance avec ça de les toucher en vol. Je crois qu’ils ne sont que deux à bord, attendons…
  
  L’appareil revenait. Un homme armé d’une mitraillette se pencha par une portière ouverte et tira une rafale qui faucha l’herbe à quelques mètres devant les deux fugitifs.
  
  — Ils vont nous massacrer, gémit l’Allemand.
  
  — Non, c’est un coup de semonce. Levez les bras. Ils ne sont que deux.
  
  Ils levèrent les bras. Hanno tremblait, brusquement pris de panique.
  
  — Remettez-vous, bon Dieu ! dit durement Hubert. Il va falloir agir vite, à mon commandement, comme tout à l’heure. Vous vous occupez du gars à la mitraillette, je prends le pilote. Si on arrive à les descendre, nous sommes sauvés.
  
  — Vous croyez ça !
  
  — Bien sûr. Nous prendrons leur appareil pour franchir le fleuve. Attention de ne pas foutre de balles dedans.
  
  — Qui est-ce qui va le piloter ?
  
  — Moi.
  
  Hanno reprenait visiblement confiance. L’hélicoptère se posait gracieusement à quinze mètres des deux hommes soufflés par le vent du rotor. L’homme à la mitraillette sauta sur le sol et vint vers eux en les tenant toujours sous le feu de son arme.
  
  — Seulement à mon commandement, précisa Hubert.
  
  Le pilote regardait dans leur direction, mais ne brandissait aucune arme.
  
  — Ne bougez pas, ou je vous descends comme des chiens, menaça celui qui approchait.
  
  Il passa derrière eux en se tenant au large. Hubert se demanda s’il les fouillerait pour les désarmer.
  
  — Ne bougez pas ! les mains bien en l’air.
  
  Hubert sentit le type approcher, puis le canon de la mitraillette toucher son épine dorsale. Exactement ce qu’il espérait ! Cent fois, à l’entraînement, il avait fait l’expérience de se tirer d’une semblable situation ; cent fois il avait réussi. L’autre, aussi rapide fût-il, pressait toujours la gâchette une seconde trop tard, lorsque le canon se trouvait suffisamment dévié.
  
  Hanno était à sa gauche. Hubert abattit brutalement son bras gauche en pivotant avec la rapidité de l’éclair.
  
  — À vous ! cria-t-il.
  
  Hanno dégaina très vite et tira dans le dos du policier dont la mitraillette crachait rageusement contre le flanc d’Hubert. Celui-ci se retourna aussitôt, sans plus s’occuper de l’homme qui s’écroulait derrière lui. À quinze mètres, il visa le pilote qui essayait de libérer son arme d’un étui fixé à sa ceinture.
  
  Deux balles suffirent. Le pilote glissa lentement sur le côté droit et ne bougea plus.
  
  — Prenez la mitraillette ! cria Hubert en fonçant vers l’appareil.
  
  Il monta dans la carlingue, tira le corps du pilote et le laissa tomber dans l’herbe. Hanno arrivait. Hubert s’installa aux commandes pendant que son compagnon se hissait à son tour, embarrassé par la mitraillette.
  
  — Fermez les portes !
  
  Hubert ouvrit les gaz et poussa sur le manche, l’appareil se mit à courir sur l’herbe, puis décolla franchement. Ils étaient à trente mètres lorsqu’une lampe rouge s’alluma sur le poste de radiophonie. Hubert fit signe à son camarade de prendre le combiné.
  
  — J’écoute, dit Hanno en russe.
  
  — Est-ce que vous les tenez ? demanda une voix nasillarde.
  
  — Oui, répondit Hanno, on les ramène.
  
  — Bravo, on vous attend.
  
  Hanno raccrocha.
  
  — Ils peuvent toujours attendre !
  
  Hubert avait mis cap au sud et continuait de voler à trente mètres d’altitude, ce qui rendait l’appareil invisible à grande distance. Le fleuve apparut bientôt, large et brasillant sous les feux du soleil levant. Des vedettes rapides le sillonnaient. Hubert pensa qu’ils n’auraient pas pu passer à la nage.
  
  Ils franchirent la frontière sans la moindre difficulté, salués par les gardes des vedettes qui trouvaient sans doute normal de voir un hélicoptère soviétique s’engager au-dessus du territoire afghan.
  
  — Nous allons nous rapprocher le plus possible de Balch, cria Hubert. Ils seraient bien capables de nous donner la chasse par ici.
  
  Hanno acquiesça d’un mouvement de tête, mais objecta cependant :
  
  — Pas trop près tout de même, parce que si les autorités afghanes nous surprennent descendant d’un appareil soviétique, ils vont nous interner.
  
  — J’y avais pensé, répliqua Hubert.
  
  La lampe rouge s’alluma de nouveau.
  
  — Dites-leur que nous sommes en panne dans un champ !
  
  Hanno décrocha :
  
  — J’écoute.
  
  — Alors ? où êtes-vous ? questionna la voix nasillarde.
  
  — Nous sommes en panne dans un champ.
  
  — À quel endroit ?
  
  — Je ne peux pas vous le dire exactement. Mais ce n’est pas grave, nous allons pouvoir repartir, certainement.
  
  — Ivanov peut réparer ?
  
  — Il le croit.
  
  — Mais, ce n’est pas le moteur que nous entendons ?
  
  Hanno n’hésita qu’un très court instant. Hubert lui montra le rotor au-dessus d’eux.
  
  — Oui, le moteur tourne, c’est le rotor qui ne va pas.
  
  — Ah ! Les prisonniers ?
  
  — Nous les avons attachés.
  
  — Bon, rappelez-nous quand vous repartirez.
  
  — D’accord.
  
  Hanno raccrocha.
  
  — Ouf ! fit-il, j’ai eu chaud !
  
  Un quart d’heure plus tard, la ville de Balch apparut à l’horizon.
  
  — Il faut descendre maintenant, cria l’Allemand.
  
  Hubert se rapprocha de la piste qu’il avait suivie avec Yakoub, dix jours plus tôt, le long de la rivière. L’hélicoptère se mit à descendre. Hubert le posa doucement sur le sable, coupa les contacts.
  
  Le silence les surprit. Hanno descendit le premier, suivi de Hubert. Celui-ci s’étira en riant.
  
  — Bon Dieu ! fit-il, ça fait du bien d’être libre.
  
  Hanno, l’air soucieux, demanda :
  
  — On y met le feu ?
  
  — D’accord.
  
  Hanno tira avec la mitraillette dans le réservoir d’essence qui se mit à se vider par une série de petits trous. Hubert craqua une allumette et la lança. Une flamme haute jaillit aussitôt qui les obligea à reculer vivement.
  
  — Filons, dit Hubert, laissez la mitraillette ici, c’est trop voyant.
  
  Hanno fit trois pas de côté et braqua son arme sur Hubert.
  
  — Je m’en vais seul, annonça-t-il d’un ton crispé. Pour vous, c’est terminé.
  
  — Tiens donc ! fit Hubert complètement pris au dépourvu. Quelle mouche vous pique ?
  
  — Je vais vous descendre ici, répliqua l’autre visiblement très fier de son idée. Comme ça, je serai seul à ramener les plans… Je dirai que nous avons eu un accident, que vous avez été tué… Le grand patron me sera très reconnaissant et me donnera certainement une situation magnifique.
  
  Hubert ne perdait pas son sang-froid. Il répliqua doucement, avec une moue apitoyée :
  
  — Toi, mon bonhomme, l’ambition te perdra.
  
  — Je suis aussi fort que vous ! riposta l’Allemand avec un mouvement du menton plein de vanité. Vous le voyez bien !
  
  À cet instant précis, le réservoir de l’hélicoptère explosa. Le souffle bouscula les deux hommes. Surpris, Hanno se plia en deux, rentrant la tête dans les épaules. Hubert, qui avait davantage de maîtrise de soi et rien à perdre, eut le réflexe de sortir son arme en tombant. À plat ventre, il tira sur l’Allemand qui essayait désespérément de retrouver son équilibre et fit mouche en pleine tête…
  
  Hubert se releva en jurant et remit son arme dans sa poche. Derrière lui, le feu ronflait avec rage. Il marcha vers le corps recroquevillé sur la mitraillette et le retourna d’un coup de pied. L’imbécile ! Pourquoi avait-il fait ça ?
  
  Hubert cracha sur le sol pour exprimer son dégoût. Quel fichu métier ! Aucune morale, aucun frein. Tout était permis : le vol, l’assassinat, tout. Il fallait avoir l’esprit solide pour résister… Et des types comme Hanno ne savaient plus, d’un seul coup, où se trouvait la limite ; ils se mettaient à tuer pour des raisons personnelles et trouvaient ça normal. Quelle différence y avait-il entre descendre « Goliath » dont l’existence était devenue une menace pour tout un réseau et abattre Hubert pour s’assurer l’exclusivité des lauriers ? Matériellement, aucune. Il suffisait dans les deux cas d’appuyer sur une gâchette…
  
  Il se mit à genoux près du cadavre et le fouilla consciencieusement, mais ne trouva rien d’intéressant. Hanno, s’il avait réussi, l’aurait certainement poussé dans le brasier après lui avoir repris le petit livre contenant les plans. Ce fut le corps du « Spets » qui alla finir dans les flammes.
  
  Hubert fit suivre le même chemin à la mitraillette, puis il prit la direction de Balch qui ne devait pas être à plus d’une heure de marche. Dès son arrivée, il prierait Yakoub d’envoyer un message-radio à M… Smith pour informer celui-ci que tout s’était bien terminé.
  
  Ses pensées s’orientèrent soudain vers Monteleone, le vrai. Qu’allait-il devenir ? La « M.V.D. » qui connaissait maintenant sa collusion avec la « C.I.A. » l’avait probablement déjà arrêté. Serait-il fusillé ? Peut-être pas. On devait réfléchir à deux fois avant de supprimer un homme de sa valeur… De toute façon, pressé par le temps, Hubert ne pouvait envisager d’organiser son évasion. Il avait agi au mieux.
  
  Son ombre démesurée s’allongeait sur la rivière qui longeait la piste. Beaucoup de morts restaient derrière lui. Mais le moyen de faire autrement ? Quelques morts pour sauver des milliers de vivants, n’était-ce pas raisonnable ?
  
  Il pressa le pas et se mit à siffloter une vieille chanson de cow-boy au rythme entraînant…
  
  L’opération « PURGA » était terminée.
  
  
  
  Février 1956
  
  
  
  
  
  1 Bâtiment en forme de pentagone qui abrite, à Washington, le ministère de la Défense.
  
  2 Physicien allemand, créateur des V2, travaillant depuis 1945 pour les U.S.A.
  
  3 C’est ainsi que l’on appelle familièrement le service central de renseignement soviétique.
  
  4 Ville située au nord du Pakistan
  
  5 Policiers en uniforme.
  
  6 Marque de Vodka, la plus appréciée semble-t-il.
  
  7 C’est-à-dire…
  
  8 S.R. de l’Allemagne de l’ouest, issu de la section « Frempe Heere Ost » de l’ancienne Wehrmacht. Emploie 4.000 agents en Allemagne et dans les pays de l’est. Financé jusqu’en automne 55, à concurrence de 2 milliards par an. par les U.S.A. ; pris en charge ensuite par l’industrie privée. A partir du Ier février 56, le gouvernement de Bonn doit en assumer la charge.
  
  9 Capitale de la R.S.S. de Turkménie.
  
  10 Diméthylhydrazine asymétrique, dérivé de l’ammoniaque employé par combustion dans l’ozone liquide, d’une préparation facile et peu coûteuse et d’une puissance égale à celle de l’hydrogène liquide.
  
  11 Soupe aux choux et à toutes sortes de légumes, avec de la crème fraîche.
  
  12 Invention du S. R. allemand pendant la dernière guerre. Films réduits à la dimension d’une tête d’épingle et pouvant être incrustés dans un texte à la place des points.
  
  
  
  
  
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