Jean Bruce : другие произведения.

Oss 117 Top secret

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  COLLECTION “ESPIONNAGE”
  
  
  
  
  
  OSS 117
  
  TOP SECRET
  
  par
  
  Jean BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  116, Rue du Bac
  
  PARIS
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  
  
  OÙ L’ON VOIT HUBERT
  
  PRENDRE LA PLACE
  
  D’UN MATELOT MALCHANCEUX.
  
  
  La nuit était d’une noirceur fantastique. Dans l’écume blanche qui s’ourlait aux flancs larges de la barque, les feux réglementaires trouvaient des reflets bondissants sans cesse renouvelés. Au-delà, de tous les côtés, un mur d’encre noire, d’une telle densité apparente que Kung, occupé à remonter le filet, ne pouvait y porter son regard sans éprouver de l’angoisse…
  
  Takara, immobile à la barre qu’il tenait dans une seule de ses mains puissantes, pensait que c’était une nuit idéale pour ce qu’il avait à faire. Il écouta un instant le grincement du treuil manœuvré par Kung, puis le claquement de la voile que secouait une brise irrégulière. Sa main gauche se porta à tâtons vers le crâne de Ko, le chien-loup, couché en rond sur un tas de cordages. Ko grogna pour exprimer son plaisir et Takara se demanda ce que ferait le chien quand le moment serait venu.
  
  Ko appartenait à Takara. Et Kung aussi appartenait à Takara ; mais Kung ne le savait pas encore.
  
  Une houle légère, longue et peu profonde, agitait le bateau avec régularité. Takara leva les yeux, sonda le ciel en vain. Pas une étoile ; un plafond épais de nuages sombres… Il respira avec force, emplissant ses vastes poumons de l’air salé et vif dont il aimait le goût. Son instinct d’homme de la mer l’assurait qu’il ne pleuvrait pas, malgré les apparences, et son instinct était plus sûr que tous les calculs des météorologistes officiels.
  
  Hu ! cria Kung.
  
  Des lueurs d’argent sous la voile. Le poisson déferla sur le pont. Takara bloqua la barre et rejoignit le matelot afin de lui prêter la main. Très vite, le filet se trouva tout entier sur le bateau. Takara alluma une torche électrique et hocha doucement son énorme tête. Ce n’était pas une pêche miraculeuse, mais il avait vu pire.
  
  Kung, ayant allumé une grosse lampe à pétrole fixée au mât, ouvrit la trappe par où il devait déverser le poisson dans la cale. Takara l’aida, car le temps passait et mieux valait que le travail fût fait avant.
  
  Le filet à peine débarrassé du dernier poisson, Kung, sans rien dire, entreprit de le préparer pour un nouveau lancer. Takara referma la trappe et décida que le moment était venu.
  
  Il vint se placer derrière le matelot, solidement planté sur ses jambes qui pliaient et se dépliaient aux mouvements de la grosse barque, et attendit que Kung se redressât.
  
  Takara n’eut pas à attendre longtemps. Kung, intrigué par l’immobilité insolite de son chef en arrière de lui, se remit droit et voulut faire face.
  
  Il ne parvint pas à se retourner. Les mains formidables de Takara s’étaient rejointes autour de son cou, comme les serres d’un étau. Kung ne put même pas crier. Il sentit et entendit des cartilages craquer à l’intérieur de sa gorge. « Takara est devenu fou », pensa-t-il. Puis, tout afflux de sang au cerveau coupé, il cessa de penser et les mouvements désespérés de son corps que Takara tenait maintenait soulevé à bout de bras ne furent plus que des réflexes inconscients d’auto-défense animale…
  
  Il n’y avait eu aucun bruit. Pourtant, Ko, le chien-loup, eut vent de ce qui se passait. Il sentit la mort et gémit sourdement en tombant à bas du rouleau de cordages qui le supportait. En quelques bonds, il fut au pied du mât, devant le groupe étrange formé par son maître et le matelot, l’un achevant de tuer l’autre.
  
  — Hu ! Ko ! lança Takara d’une voix à peine essoufflée.
  
  Et Ko happa à pleine gueule l’une des bottes de caoutchouc qui chaussaient les pieds du malheureux Kung.
  
  — Haaa… Ko !
  
  Et Ko lâcha la botte et recula en grondant. Alors, tranquille, Takara marcha lourdement jusqu’à la lisse et fit basculer par-dessus bord le corps inerte de sa victime. Le « plouf » fut à peine audible, la voile ayant claqué sec à ce moment précis.
  
  Takara resta un moment penché au-dessus de l’eau, puis il se redressa et se frotta les mains. Sans émotion. Kung était son compagnon depuis deux ans, mais il s’était montré peu bavard et Takara ne savait rien de lui ; ou presque rien…
  
  Le chien grogna et vint se frotter aux jambes de son maître. Takara lui parla doucement et se prépara une chique à la façon des pêcheurs esquimaux. Le morceau de tabac dans la bouche, il se plia en deux pour passer sous la basse vergue et retourner à la barre.
  
  Loin en arrière, vers l’ouest, de brefs éclairs trouaient la nuit à intervalles réguliers. « Le phare de Val à six heures et celui de Piltun à huit heures », se remémora Takara. Et il donna un vigoureux coup de barre pour redresser le bateau qui avait dévié.
  
  
  *
  
  * *
  
  Le commandant jeta un dernier coup d’œil aux cadrans, puis ordonna dans le microphone :
  
  — Stoppez tout.
  
  Dans les cinq secondes qui suivirent, les bruits cessèrent l’un après l’autre et un silence étrange, angoissant, s’établit dans le sous-marin. « Un silence de mort », pensa le commandant qui ne se sentait pas à son aise.
  
  Il quitta le kiosque et parcourut la coursive jusqu’à sa propre cabine. Il frappa et entra :
  
  — Vous êtes prêt ? Nous sommes immobilisés en surface et il n’y a plus de temps à perdre, maintenant…
  
  Hubert Bonisseur de la Bath examina une dernière fois son visage dans un miroir et répondit en se retournant :
  
  — A votre disposition, commandant. Sans vouloir vous vexer, je ne suis pas fâché de quitter cette boîte à sardines pour tâter un peu du grand air !
  
  Le commandant eut une moue de pitié.
  
  — Je ne donnerais pas ma place contre la vôtre, mon vieux !
  
  Puis, riant :
  
  — Vous êtes vraiment chouette ! Vous avez une de ces gueules !
  
  Hubert était vêtu comme Takara, le pêcheur, et son visage de prince pirate supportait une épaisse couche de fond de teint « terre brûlée ». Il fit un tour complet sur lui-même pour se faire mieux admirer et plaisanta :
  
  — Hein ? C’est moi, le roi des pêcheurs de la mer d’Okhotsk !
  
  — Ouais ! ponctua l’officier d’un ton lugubre. Pourvu que les poissons ne vous bouffent pas !
  
  Hubert le rejoignit à la porte.
  
  — Un instant, mon cher ! j’ai un papier à vous faire signer.
  
  — Une décharge ?
  
  — Exactement ! le commandant ouvrit un coffre scellé dans la cloison et en tira une feuille dactylographiée qu’il posa sur la table.
  
  — Prenez mon stylo.
  
  — Merci.
  
  Hubert signa une déclaration par laquelle il reconnaissait que l’officier commandant le sous-marin 639, de l’U.S. Navy, l’avait bien transporté, lui, l’agent spécial O.S.S. 117, jusqu’au point prévu…
  
  — Au croisement du 145e méridien et du 52e parallèle, commenta l’officier. A quelque chose près…
  
  Il remit le papier dans le coffre, repoussa la lourde porte.
  
  — Si l’autre n’est pas au rendez-vous, je vous rendrai la décharge.
  
  — Trop aimable ! Vous pourriez maintenant me pousser par-dessus bord et puis vous laver les mains…
  
  Le commandant fit signe à Hubert de le précéder dans la coursive.
  
  — Allons-y. Vous n’avez pas l’air d’un type qui se laisse facilement pousser par-dessus bord. Je me trompe ?
  
  — Non. Si j’ai bien compris, nous sommes actuellement dans la mer d’Okhotsk ?
  
  — Oui. A cinquante milles environ de la côte est de l’île Sakholine. Avec les Kouriles dans le dos… Brrr !
  
  — Ce qui signifie que les Russes vous couleraient sans pitié s’ils vous découvraient là ?
  
  — Sûr ! Et ils n’auraient pas tort de le faire…
  
  — A la guerre comme à la guerre ! plaisanta Hubert en pénétrant dans le kiosque.
  
  — Nous ne sommes plus en guerre, répliqua amèrement le commandant.
  
  — Sans blague ? Personnellement, je ne me suis jamais aperçu que l’on était en paix…
  
  — Vous faites votre boulot, mon vieux.
  
  — Sûr ! approuva gravement Hubert. Pour que les autres restent tranquillement chez eux…
  
  L’officier désigna l’échelle de fer.
  
  — Montez. C’est ouvert, là-haut.
  
  Ils grimpèrent l’un derrière l’autre et se retrouvèrent sur la passerelle. Le froid de la nuit les saisit et ils restèrent silencieux, occupés à s’emplir les poumons. Puis le commandant décrocha le téléphone.
  
  — Quelque chose au 275, annonça l’homme de service au radar.
  
  — C’est gros ?
  
  — Non, commandant.
  
  — Distance ?
  
  — 550. Se rapproche lentement…
  
  — Ce doit être votre type, annonça l’officier en se tournant vers Hubert.
  
  — Espérons-le, dit celui-ci qui observait la frange d’écume au pied de la passerelle.
  
  Il tira de sa poche un sifflet à ultra-sons et demanda :
  
  — Direction ?
  
  Le commandant tendit un bras vers l’ouest. Hubert porta l’instrument à ses lèvres et souffla dedans avec force, selon un rythme qui lui avait été indiqué. Ni lui, ni le commandant n’entendirent le bruit ; mais, après deux ou trois secondes, l’écho d’un lointain jappement leur parvint.
  
  — Le chien, dit Hubert. C’est bien mon gars…
  
  Le sous-marin dansait mollement sur la houle et les vagues se brisaient avec un sourd fracas sur la plage arrière à peine émergée. Le commandant demanda au téléphone :
  
  — Distance ?
  
  — 450.
  
  — Gisement ?
  
  — 275. Inchangé.
  
  — Éteignez la grosse lampe du kiosque. La lumière monte par le panneau.
  
  — Bien, commandant.
  
  Hubert siffla de nouveau, de la même façon. Cette fois, l’aboiement de Ko fut beaucoup plus net et Hubert ne put s’empêcher de rire.
  
  — Vous croyez qu’il va nous trouver ? S’inquiéta le commandant. Dans un four pareil… Vaudrait peut-être mieux aller au-devant de lui…
  
  — Inutile. Le chien doit être dressé contre la lisse et aboyer dans notre direction chaque fois que je le siffle. Son maître n’a qu’à le suivre… Tenez ! On voit les fanaux réglementaires.
  
  Assez loin encore. Les feux paraissaient immobiles. Le commandant murmura :
  
  — Heureusement qu’il vient à la voile. Au moteur, je n’aurais pas été tranquille…
  
  — Pourquoi ?
  
  — Jusqu’à plus ample informé, les marines de guerre n’emploient plus de voiliers.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Compris. C’est votre première mission de ce genre ?
  
  — Oui, grogna l’autre. Et je voudrais bien que ce soit la dernière. L’espionnage et moi…
  
  — Vous méprisez les agents secrets ?
  
  — Non, et je ne vous le dirais pas si c’était vrai. Je les admire, mais je me demande quel type d’homme il faut être pour faire un métier pareil…
  
  — Il faut aimer l’Aventure pour l’Aventure. Aimer vivre dangereusement. Croire en ce qu’on fait…
  
  — Fanatique ? Vous détestez les autres à ce point ? Hubert protesta vivement :
  
  — Certes pas ! Je déteste le fanatisme et j’ai appris à estimer les autres, comme vous dites. Mais je crois à l’utilité des espions pour empêcher les guerres. Notre rôle est de maintenir l’équilibre des forces en présence. Tant que l’équilibre est maintenu, la paix l’est aussi, en principe. La guerre n’est menaçante que lorsqu’une des parties a de bonnes raisons de se croire la plus forte. C’est pourquoi il est bon que les secrets de l’un et de l’autre ne restent pas trop longtemps secrets…
  
  — De l’un et de l’autre ? répéta le commandant incrédule. Vous trouvez normal que des espions communistes viennent chez nous voler les plans de nos armes secrètes ?
  
  — Tout à fait normal. C’est d’ailleurs exactement ce que je vais faire chez eux, non ? Pour les mêmes raisons et dans les mêmes buts. Exprimés différemment…
  
  — Vous êtes un drôle de type, répliqua prudemment l’officier.
  
  — N’est-ce pas ? se moqua Hubert.
  
  — Gisement ? questionna le commandant dans le téléphone.
  
  — 270.
  
  — Distance ?
  
  — 100 mètres.
  
  Hubert siffla derechef. Des aboiements de Ko leur parurent tout prêts. Des feux de la grosse barque dansaient dans la nuit d’encre, comme des étoiles folles.
  
  Un appel modulé leur parvint : « Huuu-oooo… » Hubert gonfla ses poumons et répondit sur le même ton. Puis il alluma une lampe torche et l’agita deux ou trois secondes en direction du bateau qui arrivait ; puis éteignit.
  
  Une vingtaine de secondes s’écoulèrent encore, puis, du sous-marin, ils entendirent nettement la voile s’abattre sur le bateau. Dix secondes plus tard, le doum-doum-doum d’un moteur diesel leur parvint…
  
  — Ouf ! fit le commandant. J’avais peur qu’il n’essaie d’accoster comme ça…
  
  Une masse sombre se dessina bientôt dans l’obscurité par trois quarts avant de la passerelle. Hubert passa la torche à l’officier.
  
  — Guidez-le, dit-il. Je ne suis pas marin, moi…
  
  Le commandant prit la lampe.
  
  — Descendons, suggéra-t-il.
  
  L’un derrière l’autre, ils dégringolèrent l’échelle de fer extérieure qui reliait la passerelle à la plage avant. Les pieds dans l’eau, éclaboussés par les paquets de mer qui s’écrasaient contre la tôle, ils s’accrochèrent au garde-fou. Le commandant ralluma la torche et, du geste et de la voix, guida l’accostage de la grosse barque. Hubert eut un instant l’impression que l’embarcation allait venir se briser sur la coque du sous-marin, mais un coup de barre donné in extremis la redressa et le petit bateau de pêche vint frotter durement son flanc de bois contre le flanc d’acier du bâtiment de guerre.
  
  — Allez-y !
  
  Hubert prit son élan et sauta. La lisse franchie, il retomba sur le pont glissant et s’allongea brutalement.
  
  — Au revoir ! Bon retour ! cria-t-il en se relevant.
  
  — Adieu !
  
  Le doum-doum-doum du diesel s’enfla. Le bateau s’inclina à tribord. Très vite le mince fuseau noir du sous-marin s’estompa dans la nuit. Hubert vit encore la lueur dansante de la torche s’élever jusqu’à ce qui devait être la passerelle, puis disparaître.
  
  Plus rien.
  
  Il frissonna. De froid. La gorge serrée, il se retourna vers l’arrière du bateau et entendit alors les grognements furieux du chien. Une sorte de géant tenait la barre d’une main et l’animal de l’autre.
  
  — Haaa… Ko !
  
  Hubert s’approcha en tenant la lisse et dit en américain :
  
  — Bonjour.
  
  — Bonjour, répondit laconiquement le pêcheur dans la même langue.
  
  Hubert s’éclaircit la gorge.
  
  — Hum… Comment avez-vous pu nous trouver dans une nuit pareille ?
  
  — Je navigue sur la mer d’Okhotsk depuis trente ans, répliqua le géant. J’en connais les moindres, vagues…
  
  Il éclata de rire. Un rire puissant comme il l’était lui-même, comme l’était sa voix rauque aux inflexions chantantes. Hubert nota qu’il parlait américain très correctement.
  
  — On m’appelle Takara, reprit le pêcheur en secouant la tête de Ko qui avait cessé de grogner.
  
  — Appelez-moi Fred, dit Hubert.
  
  — Okay ! fit l’autre en se remettant à rire.
  
  Il lâcha le chien.
  
  — Haaa… Ko !
  
  Il fit fonctionner une lampe électrique qu’il braqua sur Hubert.
  
  — Que je voie comment vous êtes attifé…
  
  Il se racla la gorge et cracha par-dessus bord, dans le vent.
  
  — Pas mal. S’ils n’y regardent pas de trop près, ils n’y verront que du feu…
  
  Un bref silence, uniquement meublé par le doum-doum-doum lancinant du diesel et le bruit feutré de l’eau contre la coque. Puis Takara expliqua :
  
  — Les garde-côtes. Tous les pêcheurs sont contrôlés au départ et au retour…
  
  — J’espère, dit Hubert, que vous avez une bonne planque à bord ?
  
  — Inutile, répliqua froidement Takara. Vous resterez sur le pont et vous vous montrerez…
  
  — Ce ne sont pas les mêmes qui contrôlent au retour ?
  
  — Si.
  
  — Et alors ? Ils s’apercevront bien que l’équipage s’est enrichi d’un homme ?
  
  — Non, monsieur. Ce bateau portait deux hommes et un chien en partant, il portera toujours deux hommes et un chien…
  
  Hubert comprit :
  
  — Qu’est devenu l’autre ?
  
  — Tombé à la mer. Il a glissé…
  
  Hubert hocha doucement la tête :
  
  — Pas pu le repêcher ?
  
  — Faisait trop noir. Beaucoup trop noir…
  
  — Hum ! fit Hubert. Curieuse coïncidence !
  
  — Oui, hein ?… Il s’appelait Kung et il ne parlait jamais.
  
  — Muet ?
  
  — Non. Il ne parlait jamais, c’est tout. Quand le garde-côte nous contrôlera dans deux heures, vous ferez comme lui ; vous ne direz rien.
  
  — Je serai Kung.
  
  — Oui, monsieur.
  
  Hubert n’aimait pas la façon dont Takara disait : « Non, monsieur… Oui, monsieur. »
  
  — Vous pouvez vous asseoir là, reprit le pêcheur. Nous rentrons directement. Kung avait fini son travail avant de tomber à l’eau…
  
  — Un type correct ! se moqua Hubert en se laissant glisser assis contre le tas de cordages qui servait de lit à Ko.
  
  — Très correct, oui, monsieur.
  
  « Qu’il aille au diable ! » pensa Hubert en s’installant le plus commodément possible. D’après ce que lui avait dit Howard, le secrétaire de M. Smith, Takara était le fils d’un Mandchou et d’une Japonaise. Jusqu’en 1941, il avait habité Otiai, dans la zone japonaise — Karafuto – de l’île Sakhaline. Au moment de l’entrée en guerre du Japon, il avait transporté ses pénates vers le nord, jusqu’à Nogliki, en zone russe, afin, avait-il prétendu, d’échapper à la mobilisation nippone. En réalité, il faisait partie du service de renseignements japonais et il n’avait fait qu’obéir aux ordres en désertant et en allant s’installer à Nogliki. Il y était resté en 1944 lorsque les Russes avaient mis la main sur la totalité de l’île et travaillait toujours pour le S.R. japonais en même temps que pour le nouvel allié U.S.
  
  Hubert se réveilla en sursaut et comprit que Takara venait de lui envoyer un coup de pied dans les jambes.
  
  — Dites donc ! Espèce de…
  
  — Fermez ça, monsieur, coupa Takara en lui imposant le silence d’un geste impérieux. Le contrôle… Restez assis, ne bougez pas et ne dites rien.
  
  Au même instant, l’éclat d’un projecteur inonda la grosse barque d’une lueur crue.
  
  — Holà ! cria une voix russe. Qui êtes-vous ?
  
  — Le Sikhota, hurla le pêcheur en réponse. Patron ; Takara !
  
  Il se battit la poitrine à coups de poing.
  
  — Et le matelot Kung !
  
  Il montra Hubert accroupi contre les cordages.
  
  — Le plus beau fainéant de toute la Sakhaline !
  
  Une énorme vedette rapide vint se ranger contre le Sikhota. Un officier vêtu d’un long et ample ciré noir sauta à bord du pêcheur.
  
  — Montre-moi la cale, vieux renard !
  
  Takara alla faire glisser l’écoutille. L’officier fit plonger dans l’ouverture le faisceau d’une lampe puissante.
  
  — Bonne pêche ?
  
  — Peuh !
  
  — Pourquoi rentres-tu si tôt ?
  
  — Une avarie au filet. Si vous voulez me donner un coup de main à réparer…
  
  L’officier laissa Takara refermer l’écoutille, braqua le rayon de sa lampe sur Hubert – une brève seconde – et questionna :
  
  — Rien vu de suspect ? Un bâtiment non identifié a été signalé par un poste radar à peu près sur ton lieu de pêche habituel. Puis il a disparu…
  
  — C’était peut-être moi ! ricana Takara.
  
  — Non. Rien vu, rien entendu ?
  
  — Avec une nuit pareille, on risque pas de voir quelque chose. En tout cas, on n’a rien entendu. Hein, Kung ?
  
  Hubert grogna en secouant négativement la tête. L’officier resta un moment silencieux à le considérer, et Hubert, malgré le froid ambiant, sentit la sueur mouiller ses reins. Takara intervint :
  
  — Vous devriez me donner votre bateau et je vous donnerais le mien, commandant.
  
  Hubert comprit que Takara n’était pas à son aise, lui non plus. L’officier tourna enfin les talons et regagna agilement son bord.
  
  — Bon retour ! lança-t-il.
  
  Le projecteur s’éteignit et les nerfs d’Hubert, tendus à se rompre, se relâchèrent brusquement. Un grondement de moteur accompagna la séparation des deux embarcations. La puissante vedette s’éloigna, laissant derrière elle un haut jaillissement d’écume argentée.
  
  — Ouf ! lâcha Hubert.
  
  Takara reprit sa place à la barre et rembraya sans nervosité.
  
  — Dans une demi-heure, nous serons à Nogliki, annonça-t-il.
  
  De froid semblait plus vif et Hubert se recroquevilla pour mieux conserver sa propre chaleur. Ko grogna, se leva, exécuta quelques tours sur lui-même puis se recoucha. Hubert sentit le souffle chaud de l’animal effleurer sa joue droite.
  
  Il ne bougea pas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  
  
  OÙ HUBERT, TÉMÉRAIRE COMME
  
  TOUJOURS, PROPOSE LE MARIAGE A UNE
  
  JOLIE FEMME QUI L’ENVOIE AU BAIN.
  
  
  La pendule électrique indiquait une heure après midi. M. Smith avala péniblement la dernière bouchée du sandwich qu’il s’était fait apporter pour déjeuner, s’essuya la bouche avec son mouchoir, but ce qui restait de lait glacé dans le verre, s’essuya de nouveau la bouche et sonna le planton.
  
  Comme toujours, M. Smith avait l’air soucieux et fatigué. Il passa sur son crâne chauve et luisant sa main grasse et blanche de prélat, puis retira ses lunettes et se mit à en fourbir les énormes verres au moyen d’une minuscule peau de chamois sortie d’une poche de son gilet.
  
  Le planton entra. Howard était sur ses talons. M. Smith repoussa le plateau sur lequel on lui avait apporté son déjeuner et dit :
  
  — Vous pouvez enlever ça. Merci.
  
  Puis, le planton ressorti et la lourde porte refermée, il demanda à son secrétaire :
  
  — Quoi de neuf, Howard ?
  
  Howard, très élégant et très impersonnel dans son uniforme de bonne coupe, agita une feuille de papier rose dactylographiée.
  
  — Un radio du sous-marin 639, monsieur. Le commandant nous informe qu’il a mené à bien la mission dont il était chargé. A deux heures treize, heure locale, onze heures treize de notre heure, O.S.S. 117 a quitté le 639 pour monter à bord du pêcheur, fidèle au rendez-vous.
  
  — Parfait ! opina M. Smith. J’espère que vous n’avez rien oublié ?
  
  — L’agent E. 14.672 doit attendre 117 à Nogliki pour le conduire à pied d’œuvre.
  
  M. Smith remit ses lunettes en place et put enfin distinguer Howard debout devant lui.
  
  — Un agent sûr, j’espère ?
  
  — Un agent double, monsieur, mais qui ne nous a jamais causé le moindre déboire depuis huit ans qu’elle travaille pour nous.
  
  M. Smith fronça les sourcils.
  
  — Elle ?
  
  — Son nom est Lin Mannova, monsieur… Lin Mannova, 34 ans, fille de Jan Mannova, ex-sous-officier du corps expéditionnaire tchécoslovaque de 1917 à Vladivostok, et de Hei Mou Tan, une belle Mandchoue bolchevique. Après avoir déserté pour épouser la belle Mandchoue, Mannova s’est fixé à Vladivostok. Il est mort en 1939, mort naturelle, mais il avait conservé la nostalgie de la façon de vivre occidentale et fait de Lin sa confidente. En 1940, Lin a été enrôlée dans le Khon (Service Spécial de la M.V.D.) et envoyée en Sakhaline japonaise pour faire du renseignement. C’est là qu’elle a connu un de nos agents dont elle est tombée amoureuse et qui a réussi à la faire travailler pour nous sans lui faire quitter le Khon. Cet agent a été tué en 1943 par les Japonais, mais Lin Mannova a toujours continué de nous servir fidèlement.
  
  — Il faut qu’elle soit d’une force rare pour avoir fait durer ce double jeu aussi longtemps !
  
  — Sa double origine, occidentale et orientale, est peut-être l’explication de son habileté.
  
  — Que sait-elle de la double mission confiée à 117 ?
  
  — Rien. Nous lui avons simplement donné pour instructions de le conduire à Pogobi et de l’aider dans la mesure du possible, c’est-à-dire dans la mesure où elle ne risquera pas de se compromettre.
  
  — Hum ! fit M. Smith. Je sais bien que notre Hubert s’est déjà tiré d’affaires plus difficiles, mais je n’aime tout de même pas le savoir entre les mains d’un agent double. Au fait, les dernières instructions lui ont été transmises avant son départ ? Le secret des grands travaux doit maintenant passer après le MIG-17.
  
  — Il le sait, monsieur.
  
  — C’est tout, Howard ?
  
  — C’est tout, monsieur. J’attends d’une heure à l’autre un message d’Europe au sujet de l’affaire Béria.
  
  M. Smith leva les bras au ciel.
  
  — Une véritable histoire de fou ! Tant que je ne verrai pas ce cher Lavrenti dans mon bureau, je n’y croirai pas. Vous pouvez disposer, Howard.
  
  — Merci, monsieur.
  
  
  *
  
  * *
  
  Takara toucha l’épaule d’Hubert et annonça :
  
  — Nogliki. Droit devant…
  
  Hubert se souleva pour mieux voir. Un phare tournant de faible portée balayait la nuit et l’on distinguait aux alentours quelques lumières étagées.
  
  Takara enchaîna :
  
  — Je ne peux pas vous emmener jusqu’au port. Un contrôleur du syndicat de pêche va monter immédiatement à bord pour estimer la marchandise et il connaissait bien le vrai Kung.
  
  Hubert se redressa tout à fait. Ko, dérangé dans son sommeil, grogna et changea de position. Takara réduisit les gaz et le doum-doum-doum du diesel s’apaisa.
  
  — Et alors ? questionna Hubert avec méfiance.
  
  — Et alors ? Eh bien, j’espère que vous savez nager ?
  
  Hubert réprima un frisson.
  
  — Bon Dieu ! Dans cette eau glacée ?
  
  — Pas tout à fait glacée, monsieur. Elle doit faire dans les dix degrés, actuellement…
  
  — C’est bien ce que je disais.
  
  — Vous allez laisser vos vêtements, monsieur, et vous enduire le corps de graisse. De toute façon, je vous poserai à moins de cinq cents mètres de la côte…
  
  — Et après ? questionna Hubert, résigné. Vous reviendrez me chercher à pied ?
  
  — Non, monsieur. Ce sera terminé pour moi. Je vous montrerai une lumière sur la côte, qui vous servira de guide. Cette lumière brillera à la fenêtre d’une maison. Vous entrerez dans cette maison et vous trouverez la personne qui doit vous aider après moi…
  
  Hubert se gratta doucement le menton.
  
  — On ne m’avait pas expliqué ça comme ça, répliqua-t-il.
  
  — C’est très possible, monsieur, mais ça ne change rien. Ceux qui vous ont expliqué ça ne savent pas comment ça se passe ici…
  
  — Je n’ai pas envie de prendre un bain froid…
  
  — C’est très possible, monsieur, mais alors fallait rester chez vous. Et ça ne change rien… Si vous voulez pas sauter de bon gré, je vous foutrai moi-même à l’eau. Je veux bien vous aider, monsieur, mais je tiens à ma peau…
  
  De toute évidence, le géant ne plaisantait pas et il devait savoir mieux que personne ce qui était possible et ce qui ne l’était pas.
  
  — Ça va, mon vieux, rétorqua Hubert. Je vais nager…
  
  — Préparez-vous, monsieur. Dans trois minutes au plus, il sera temps. Le pot de graisse est dans le coffre au pied du mât. Laissez vos affaires comme ça, je m’en occuperai après.
  
  Hubert se dirigea vers le centre du bateau, sans plus insister. La perspective de nager pendant un quart d’heure dans une eau à dix degrés le rendait de mauvaise humeur. Mais puisque Takara, qui ressemblait comme un frère à ces terribles guerriers samouraï que l’on voit sur les vieilles estampes japonaises assurait qu’il n’y avait rien d’autre à faire…
  
  Il se déshabilla rapidement, ne conservant sur lui qu’un caleçon de flanelle à jambes demi-longues, tel que devait sans doute en porter Takara. Le froid le saisit aussitôt et il eut la chair de poule. La température de l’air devait être sensiblement en dessous des dix degrés de la mer.
  
  Il trouva la boîte et entreprit de s’enduire le corps de graisse. Cette graisse avait une odeur repoussante et une consistance désagréable. Il s’efforça de penser à autre chose et se mit face au vent pour préserver son odorat.
  
  — Prêt, monsieur ?
  
  — Prêt.
  
  Il laissa ses vêtements en vrac sur le pont. Il n’y avait dans les poches rien auquel il puisse tenir, rien qui ne soit irremplaçable une fois à terre. Takara l’examina d’un œil critique, puis tendit un bras vers une lumière isolée qui semblait toute proche.
  
  — Voilà votre étoile, monsieur. Accrochez-vous dessus et ne la perdez pas.
  
  Hubert constata avec plaisir qu’il n’y avait pas d’autres lumières dans les parages immédiats. Il pouvait toujours s’en allumer d’autres, évidemment, mais le peu de profondeur de la houle lui permettrait peut-être de ne pas perdre « son étoile » de vue. Nogliki était un peu plus à droite, un peu plus au nord par conséquent.
  
  — Allez-y, monsieur. Je ne peux m’approcher davantage…
  
  — Merci quand même, répliqua Hubert en montant sur la lisse sous le regard étonné de Ko qui se remit à grogner.
  
  — Il n’y a pas de requins, crut bon de préciser Takara.
  
  — Je m’en doutais ! dit Hubert. Au plaisir de vous revoir…
  
  — Huuu ! grogna Takara.
  
  Hubert plongea. Par contraste avec le froid qu’il venait de supporter, l’eau lui parut chaude. Mais il savait que ce n’était qu’une impression et que cette impression ne durerait pas longtemps. Il vit la masse sombre de la barque s’éloigner vers Nogliki et repéra la lumière indiquée par le pêcheur. « Surtout, chérie, ne t’éteins pas ! » pria-t-il à mi-voix et il se mit à nager vigoureusement, à longues brasses…
  
  Il avait l’impression de nager depuis une éternité et aussi que son « étoile » ne s’était pas rapprochée le moins du monde. « Et si c’était une étoile véritable ? » Il connut un bref moment de découragement. Puis, il entendit le bruit du ressac et cela lui rendit ses forces. S’il entendait le ressac, la côte n’était plus éloignée.
  
  Heureusement, car le froid le pénétrait, lentement mais sûrement, malgré l’enduit de graisse qui recouvrait son corps, et ses muscles s’engourdissaient de plus en plus. « Je ne tiendrais pas un quart d’heure de plus. » Puis il songea qu’il avait oublié de demander à Takara des renseignements sur l’état de la côte. Sablonneuse, rocheuse, avec des falaises ? Et s’il y avait des récifs…
  
  La lumière brillait toujours du même éclat et s’était élevée au-dessus de l’horizon supposé. La côte devait donc être escarpée. Il se demanda quelle heure il pouvait être ; cinq heures ? Ça devait tourner autour. A Washington, il était deux heures après midi et M. Smith devait examiner avec son air habituellement fatigué les rapports secrets qu’il recevait de tous les coins du monde…
  
  Un de ses pieds toucha le fond. Il voulut se mettre debout mais une vague le bouscula et il but un peu d’eau qu’il recracha en toussant. Il s’obligea à nager encore un peu et reprit pied. L’eau lui arrivait aux épaules. Il marcha, paralysé par le froid, fut de nouveau soulevé par une vague et dut faire un effort de volonté considérable pour refaire quelques brasses. Il attendit de toucher le sable des genoux pour se remettre debout, mais il ne put tout d’abord se tenir sur ses jambes engourdies et retomba à quatre pattes. Une grosse vague le submergea. « C’est idiot, pensa-t-il en riant nerveusement, je ne vais tout de même pas caler si près du but. » Mais il n’arrivait pas à se relever…Une nouvelle vague le poussa en avant. Il eut la présence d’esprit de se laisser emporter et de ne s’accrocher qu’après l’écrasement de l’eau. Puis, sur les genoux et les mains, il gagna un endroit où le sable était sec. « La marée monte, il ne faut pas que je reste là. » Car une folle envie de s’allonger pour reprendre son souffle le tenait. Il roula sur le dos et se mit à se frictionner, de plus en plus vigoureusement à mesure que la circulation se rétablissait dans ses veines. Il put se dresser à genoux, battit des bras autour de sa poitrine, se frotta les joues avec force et put se mettre debout et courir. Claquant des dents, il joua les chevaux de bois et tourna en rond sur la plage jusqu’à ce qu’il se sentît vraiment mieux.
  
  La nuit s’éclaircissait et la vue portait à une vingtaine de mètres. Hubert tourna le dos à la mer et vit la lumière briller au-dessus de lui. Il marcha, dut contourner des rochers et trouva bientôt une petite barrière de bois qu’il ouvrit sans difficultés. Un chemin de sable montait en zigzaguant entre les roches, où poussaient de petits arbres rabougris.
  
  En haut du chemin, ses pieds foulèrent une cour dont le sol était formé de petits galets de mer, doux à la marche. La maison était là, trapue, large, et la lumière brillait à l’unique fenêtre de l’étage dans le « V » renversé de la toiture.
  
  Tout était calme, silencieux. On n’entendait que le bruit du ressac en contre-bas et le souffle du vent dans un grand sapin qui montait, haut, à droite de la maison.
  
  Il eut de nouveau froid. Il ne pouvait pas rester indéfiniment nu et mouillé dans la nuit glaciale. Mais, d’autre part, il était cruellement indécis sur le parti à prendre.
  
  Pénétrer dans cette maison et annoncer : « Coucou, c’est moi, me voilà, avez-vous quelque chose de chaud à me faire boire ? » comportait un sérieux risque. En théorie, une femme devait se trouver à l’intérieur et l’attendre…
  
  En théorie…
  
  Il décida de faire le tour en conservant ses distances. La cour s’étendait assez loin à droite et à gauche. Il prit à droite, où il se trouvait déjà, longea le flanc de la maison et arriva de l’autre côté.
  
  Un rectangle de lumière tombait sur les galets, d’une fenêtre du rez-de-chaussée. Une ombre s’y inscrivit, traversa lentement. Une ombre féminine, à coup sûr.
  
  Hubert respira plus librement, marcha en silence jusqu’à l’angle, puis longea le mur vers la baie éclairée…
  
  Il risqua un œil. A travers la double vitre, il découvrit un intérieur rustique. Une salle à manger-salon, confortable et claire, avec une cheminée dans laquelle flambait un feu de bois engageant.
  
  La femme revint de la gauche et Hubert la vit à moins de deux mètres. Elle était grande, mince et sèche, vêtue d’une longue robe d’intérieur bleu foncé en épais tissu molletonné. Son visage était étrange, très sombre, avec d’extraordinaires yeux bleus dans des paupières bridées à l’orientale. Des cheveux noirs et lisses, tirés en arrière et noués en chignon, des pommettes saillantes, un air très grande-dame-dans-la-cage-aux-lions.
  
  Il grelottait et décida d’en finir. Il y avait un seuil un peu plus loin. Il se baissa pour franchir la zone éclairée devant la fenêtre. Il frappa à la porte et attendit.
  
  Des pas paisibles. Une voix dure et agréable questionna en russe :
  
  — Qui est là ?
  
  Hubert répondit en allemand, car Howard lui avait indiqué que la femme ne connaissait pas l’anglais, ni l’américain ; seulement le japonais, le russe et l’allemand.
  
  — Je suis égaré et ne peux retrouver mon chemin. Une étoile m’a guidé jusqu’ici…
  
  Un temps, puis elle questionna, en allemand, elle aussi.
  
  — Quelle étoile ?
  
  — Une des étoiles du drapeau.
  
  Un bruit de verrous. La porte s’ouvrit.
  
  — Entrez, dit-elle avec simplicité. Je vous attendais…
  
  Elle ne parut pas surprise de le voir ainsi, uniquement vêtu d’un caleçon ridicule qui lui collait à la peau, couvert de graisse malodorante et trempé jusqu’aux os.
  
  — Par ici, ajouta-t-elle après avoir refermé la porte. J’ai rempli un baquet d’eau chaude à votre intention. Je vais vous donner du savon et des serviettes…
  
  Hubert, épanoui, ajouta :
  
  — Et un verre de vodka pour l’intérieur.
  
  — Et un verre de vodka, acquiesça-t-elle.
  
  Il exulta :
  
  — Vous êtes une fée ! Je ne sais comment vous remercier. Voulez-vous m’épouser ?
  
  Ils étaient au bout du couloir, La main sur la poignée d’une porte, elle se retourna et le toisa avec une expression furieuse.
  
  — Je n’aime pas que l’on se moque de moi. Autant vous prévenir tout de suite…
  
  Il protesta, dérouté :
  
  — Mais, je ne voulais pas vous froisser. Je plaisantais… Je vous assure. C’était pour rire…
  
  Elle ouvrit le battant, découvrant une pièce aux murs de bois brut que baignait une épaisse vapeur.
  
  — Mettons alors que je n’aime pas ce genre de plaisanterie, trancha-t-elle, toujours aussi froide.
  
  Hubert sentit qu’il valait mieux ne rien ajouter. Après tout, il était normal que cette étrange fille fût inaccessible à un certain genre d’humour. Il pénétra dans la pièce et en trouva la chaude humidité plus qu’agréable. Un énorme baquet plein d’eau fumante était placé au centre ; à côté, un tabouret supportait une grosse éponge synthétique. La femme y ajouta un morceau de savon et des serviettes, puis regagna la porte en disant :
  
  — Vous pouvez y aller.
  
  La porte se referma sur elle. Hubert fit tomber son caleçon, non sans difficulté. Il avait eu envie de rappeler à son hôtesse, avant qu’elle ne disparaisse, la promesse faite d’un verre de vodka ; la crainte de la voir de nouveau se fâcher l’avait retenu. « Ça va être gai ! » pensa-t-il.
  
  Et il entra dans le baquet. Comme il serait entré au paradis…
  
  Une serviette nouée autour des reins, il s’encadra dans la porte ouverte du salon et s’inclina cérémonieusement :
  
  — Je suis navré de vous déranger ainsi, chère madame. Mais la nécessité…
  
  Elle se tira vivement du fauteuil devant la cheminée et le coupa :
  
  — Des vêtements ? C’est ce que vous voulez…
  
  Ses yeux bleu clair aux paupières bridées étaient bien ce qu’il y avait de plus extraordinaire dans son visage dont la peau très sombre accrochait les reflets chauds du feu de bois. Elle resserra la cordelière qui tenait à la taille son épaisse robe d’intérieur et continua :
  
  — Je n’avais pas vos mesures. Je ferai le nécessaire dans la matinée. Le lit qui vous est réservé est très chaud. Je l’ai bassiné moi-même. Allez dormir et attendez que je vous réveille…
  
  — Vous m’aviez promis un peu de vodka, rappela Hubert.
  
  — C’est juste.
  
  Elle ouvrit un buffet de bois clair, saisit une bouteille et un verre et se dirigea vers la table.
  
  — Vous êtes très bien balancé, dit-elle en lui lançant un regard appréciateur.
  
  Méfiant, Hubert retint la riposte qui allait jaillir. Il prit le verre d’alcool.
  
  — A votre santé.
  
  Elle inclina la tête. Il but d’un trait et serra les dents pendant tout le temps que le feu se répandit dans sa poitrine. Le visage brûlant, il murmura :
  
  — Bon Dieu ! Que ça fait du bien !
  
  — Allez vous coucher, répéta-t-elle. C’est la porte en face.
  
  — Bonne nuit.
  
  Elle ne répondit rien.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  
  
  OÙ, ENTRE DEUX SARDINES ET UNE CÔTE
  
  DE PORC, HUBERT EXPRIME SON OPINION
  
  SUR LES DROITS DES FEMMES EN AMOUR.
  
  
  Hubert émergeait lentement d’un sommeil profond lorsqu’un bruit de moteur le réveilla tout à fait. Il y eut un claquement de portière, puis la voix de Lin Mannova, claire et dure, qui disait en russe :
  
  — Merci de m’avoir ramenée, Wladimir. Hubert rejeta le lourd édredon blanc qui le couvrait et sauta silencieusement sur ses pieds. La fenêtre de la pièce où il se trouvait devait donner sur la cour d’entrée. Il y alla, presque à tâtons, et fut déçu. Des volets de bois plein empêchaient de voir à l’extérieur. Une grosse voix enjouée répliqua :
  
  — Tout le plaisir est pour moi, mon cœur. Laisse donc… je vais porter ce paquet.
  
  — Mais non, je ne veux pas te retarder.
  
  — Tu ne me retardes pas.
  
  Claquement de portière. Des pas sur le gravier. Hubert prit soudain conscience de sa nudité et frissonna. Il ne faisait pas chaud, dans la chambre. Qui était ce Vladimir ? Des pas dans le couloir. La voix de la Mannova :
  
  — Je suis désolée, mais ne me demande surtout pas de te garder à déjeuner. Je n’ai rien à t’offrir. Je dois partir cet après-midi, comme tu sais, et j’ai tout juste acheté ce qu’il me fallait…
  
  La voix grasse et enjouée de Vladimir :
  
  — Ça ne fait rien, mon cœur. De toute façon, il faut que je retourne au siège. Nous avons quelqu’un sur la sellette…
  
  Un bref instant de silence. Ils devaient être dans la salle à manger, de l’autre côté du vestibule. La voix de la femme, moins nette :
  
  — On peut savoir qui ?
  
  — Pas d’inconvénient… Takara, le pêcheur. Il est rentré seul avant l’aube et prétend que son matelot s’est jeté à l’eau et qu’il n’a pu le repêcher.
  
  Hubert cessa de respirer et son cœur manqua un battement.
  
  — Takara… N’est-ce pas ce type gigantesque qui ressemble à un samouraï des vieilles légendes nippones ?
  
  — Oui, c’est lui.
  
  — Vous croyez qu’il a lui-même poussé son matelot à la mer ?
  
  Hésitation.
  
  — Nous n’en savons rien. Ce n’est pas impossible, en tout cas. Takara a la réputation de se mettre facilement en colère et il aurait pu flanquer son matelot à l’eau après une discussion… L’embêtant est que le matelot ne parlait pas. Personne ne se souvient lui, avoir entendu prononcer une phrase complète.
  
  La Mannova eut un rire, net de toute préoccupation.
  
  — Je suis certaine, Vladimir, que tu tireras cette affaire au clair sans difficulté.
  
  Vladimir fit entendre une sorte de gloussement, puis :
  
  — Je l’aurais déjà renvoyé chez lui si le poste radar de Val n’avait repéré cette nuit un bâtiment non identifié à peu près sur les lieux de pêche habituels de Takara.
  
  Hubert cessa pour la seconde fois de respirer et il se rendit compte qu’il avait la chair de poule.
  
  — Ne parle de ceci à personne, mon cœur, reprit l’homme. Les types du radar ont très bien pu avoir une hallucination, mais il faut tout de même que je garde Takara un peu plus que s’il n’y avait rien eu.
  
  — Bien sûr, Vladimir. C’est toujours la même chose.
  
  — Toujours la même chose, mon cœur, tu l’as dit.
  
  La voix s’était rapprochée et Hubert se redressa contre la cloison de façon à être couvert par le battant de la porte si quelqu’un l’ouvrait. Les pas s’éloignèrent dans le couloir. Le visiteur et la Mannova échangèrent dans la cour quelques mots qu’Hubert ne put saisir. Bruit de moteur, claquement de portière fermée. La voiture démarra et s’éloigna.
  
  — Ouf ! fit Hubert.
  
  Et il courut se remettre dans la chaleur de son lit. De là, il entendit la femme aller et venir dans la maison, puis elle entra. Sans frapper.
  
  — Bonjour, dit-elle.
  
  — Bonjour.
  
  Elle était vêtue d’une robe de lainage noir, boutonnée sur le côté et qui se terminait par un col cosaque. Chaussée de courtes bottes de cuir fauve, reluisantes. Un paquet de vêtements sous le bras, qu’elle posa sur l’édredon.
  
  — Bien dormi ?
  
  — Oui. J’ai rêvé de vous, hasarda Hubert, impassible.
  
  Elle ne manifesta aucune curiosité.
  
  — Le chef de la section M.V.D. de Nogliki m’a ramenée en voiture jusqu’ici. C’est un vieil ami…
  
  Elle annonçait cela comme la chose la plus naturelle du monde.
  
  — J’ai tout entendu, répliqua Hubert avec une désinvolture au moins égale. Ce garçon-là a une voix très agréable…
  
  Elle déplia les vêtements et les étala sur le lit.
  
  — Oui ? C’est possible… En tout cas, c’est un homme charmant. Il voudrait m’épouser, mais…
  
  — C’est un genre de plaisanterie que vous ne goûtez pas.
  
  Elle le considéra, surprise, puis se souvint de leur conversation de la nuit et eut un rire bref.
  
  — Une femme comme moi ne se marie pas.
  
  Elle fit une pause et le regarda bien droit dans les yeux :
  
  — Cela ne m’empêche pas de faire l’amour aussi souvent que j’en ai envie et d’y prendre du plaisir. Votre mentalité d’Occidental peut-elle comprendre cela ?
  
  Il répondit très sérieusement :
  
  — J’ai toujours estimé qu’en amour les femmes avaient les mêmes droits que nous. Et ce droit est d’autant mieux établi en ce qui vous concerne que vous vous devez à vous-même de posséder un équilibre physique parfait.
  
  — C’est exactement ce que je pense.
  
  — Alors, conclut-il, incorrigible, à votre disposition, madame.
  
  — Vous êtes très gentil, merci, dit-elle.
  
  Du même ton qu’elle l’aurait remercié s’il lui avait offert son bras pour l’aider à franchir un ruisseau. Toujours très grande dame. Il eut brusquement envie d’elle et demanda :
  
  — Maintenant ?
  
  Elle refusa en secouant la tête.
  
  — Non, ce n’est pas le moment. Il faut que je prépare à manger et nous avons beaucoup à faire…
  
  Il lança, furieux :
  
  — Vous ne faites jamais rien quand ce n’est pas le moment. Hein ?
  
  Elle lui tourna le dos et regagna la porte.
  
  — Excusez-moi, dit-il, je suis stupide.
  
  — Je vous l’ai déjà dit. Vous êtes stupide, mais très bien balancé.
  
  Elle disparut et il se mit à rire doucement. Cette fille était décidément un drôle de phénomène.
  
  Les vêtements étaient simples, de qualité moyenne, de teinte neutre. Les vêtements de monsieur-tout-le-monde de la région. Exactement ce qui convenait.
  
  Il entreprit de s’habiller. Lin Mannova lui redonna quelques sardines frites et dit :
  
  — Je ne pense pas qu’ils parviennent à faire parler Takara, mais ils pourraient supposer la vérité et rechercher un homme ayant abordé sur la côte la nuit dernière aux alentours de Nogliki. Il ne faut pas leur laisser le temps d’en arriver là…
  
  — C’est vous qui tenez les commandes, Lin. Je suis entre vos mains…
  
  Il but quelques gorgées de thé chaud et attendit la suite. Elle mangea quelques sardines et reprit :
  
  — J’ai reçu l’ordre de vous conduire à Pogobi. Ce n’est pas facile…
  
  — Je n’ai jamais cru que ce le serait.
  
  — Il n’y a pas de chemin direct. D’ici, il faut passer par Adatuim, Alexandrovsk et Trambass. Adatuim est une petite ville minière dans les montagnes. Une mauvaise route y conduit, de Nogliki. Alexandrovsk est le port principal sur la Manche de Tartarie, une dizaine de milliers d’habitants. Une voie de chemin de fer récemment construite relie Adatuim et Alexandrovsk. La tête de ligne est Grodekovo dans le massif minier du Derbineko… Vous me suivez ?
  
  La bouche pleine, Hubert hocha vigoureusement la tête.
  
  — Je suis capable de vous dessiner de mémoire une carte de Sakhaline et de placer sans erreur tous les patelins dont vous parlez. Vous pouvez y aller. Si quelque chose ne va pas, je vous demanderai des explications.
  
  — A Adatuim, on peut donc emprunter des trains de houille qui viennent de Grodekovo et descendent vers Alexandrovsk. Il n’y a pas de wagons de voyageurs, mais beaucoup de gens s’installent comme ils peuvent sur la houille et personne ne leur dit rien. Si vous n’attirez pas l’attention, vous pouvez atteindre la Manche de Tartarie sans contrôle d’identité…
  
  Elle se leva, emporta les assiettes et revint une minute plus tard avec le plat de résistance : des côtes de porc au riz.
  
  — Le plus dur sera la première partie du voyage.
  
  De Nogliki à Adatuim. A moins que vous n’y alliez à pied ou en bicyclette – quatre-vingt-dix kilomètres tout en montée – il faut prendre un autocar. Une concentration d’une vingtaine de personnes pendant quatre heures dans un si petit espace est forcément dangereuse pour un type dans votre situation.
  
  — Surtout que je ne parle pas suffisamment le russe pour me faire passer pour tel. Je manque de vocabulaire.
  
  — Vous le comprenez ?
  
  — Presque parfaitement, oui. Mais je suppose que les gens d’ici parlent un dialecte qui leur est propre ?
  
  — Oui, bien sûr. Mais il y a peu de vrais Sakhaliniens. La population actuelle est aux trois quarts composée de Russes authentiques. En 1946, il y a eu une immigration massive de cent mille personnes.
  
  — Je ne serai pas bavard.
  
  Elle but quelques gorgées de thé, reposa le bol et dit d’un air pensif :
  
  — Jusqu’à Adatuim, il vous faudra jouer la partie tout seul. L’arrestation de Takara m’interdit de vous couvrir au départ. Il ne servirait à rien que je sois compromise dans l’histoire, si vous êtes arrêté…
  
  — Tout à fait d’accord, approuva Hubert. C’est dans la règle du jeu…
  
  — Je serai tout de même dans l’autocar, mais n’entrez en contact sous aucun prétexte. C’est à moi et à moi seule de prendre les initiatives de cet ordre…
  
  — Tout à fait d’accord. Vous pouvez me faire confiance…
  
  Elle eut un mince sourire et ses yeux bleu pâle s’étrécirent :
  
  — Je sais, dit-elle. Je n’aimerais pas vous avoir contre moi…
  
  Il eut un sourire égrillard.
  
  — Hé ! hé ! ça ne me déplairait pas personnellement de vous avoir contre moi, tout contre moi.
  
  Elle resta de glace.
  
  — Ce n’est pas ce que je voulais dire. Simplement que je vous fais confiance parce que vous êtes dur, impitoyable et efficace. Et que vous devez rarement commettre des fautes dans l’action…
  
  Il hocha la tête et son visage de prince pirate se crispa légèrement :
  
  — Je suis sorti indemne de tellement d’avatars qu’il doit bien y avoir quelque chose comme ça à la base. Avec beaucoup de chance, en plus…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  
  
  OÙ HUBERT DÉMONTRE QU’IL NE GOÛTE
  
  PAS TELLEMENT LES PROMENADES A
  
  DEUX DANS LE NOIR.
  
  
  Une inscription gravée dans la pierre tendre de la borne indiquait : Adatuim 84 – Nuivo 5. Nuivo était l’ancien nom de Nogliki.
  
  Hubert ajusta la casquette sur son crâne, posa son baluchon sur la berme, et s’assit sur la borne. Un avion ronronnait durement pas très loin. Hubert leva machinalement son regard vers l’étroite bande de ciel seule visible entre les cimes des sapins géants, mais ne vit rien. L’avion s’éloigna et le chant des oiseaux reprit le dessus.
  
  La route, étroite, rocailleuse et noire, semblait se perdre des deux côtés dans l’épaisse forêt. En face de lui, Hubert voyait le sentier par lequel il était arrivé après avoir contourné Nogliki. La Mannova, lui ayant en effet déconseillé de prendre le car dans la ville même, lui avait indiqué un itinéraire forestier qui permettait de rejoindre la route. Il y avait dans les parages des coupes de bois importantes et Hubert passerait pour un bûcheron.
  
  Il regarda ses mains qu’il avait enduites de résine et de poussière, ses ongles sales. Des mains de bûcheron… Ses chaussures de cuir dur lui faisaient mal aux pieds. Il lui faudrait se débrouiller pour en trouver d’autres à Adatuim. S’il arrivait jusque-là ; ce qui n’était pas certain…
  
  Il souleva sa casquette et passa une main, pas encore habituée, sur son crâne rasé. Lin s’était chargée de l’opération après lui avoir assuré que sa coupe de cheveux faisait trop occidental et pouvait attirer des soupçons.
  
  Un bruit de moteur poussif. Il remit sa casquette en place et prêta l’oreille. Ce devait être le car. Le cœur battant, il se leva et remit son baluchon sur son épaule. Il connaissait son rôle à la perfection, mais dans une affaire de ce genre, il fallait toujours compter avec les imprévus.
  
  L’autocar émergea lentement du virage. C’était un vieux véhicule de construction japonaise ; une prise de guerre, sans aucun doute, qui terminait sa carrière en service public. Une montagne de paquets oscillait sur la toiture. Derrière, un épais nuage de vapeurs d’huile s’étalait sur la route et restait là, dans le sillage de la misérable voiture.
  
  Hubert agita le bras comme le lui avait indiqué Lin Mannova. Le car s’immobilisa en grinçant effroyablement. La portière s’ouvrit. Hubert monta et dit aussitôt au chauffeur :
  
  — Adatuim.
  
  — Dix roubles, annonça l’homme en arrachant un ticket blanc d’une souche.
  
  Hubert donna les dix roubles et prit le ticket, avec un mouvement de tête qui voulait dire « merci ». « Parlez le moins possible, avait conseillé la Mannova. Ne craignez pas de passer pour un ours ou un malotru. » Il se tourna vers l’intérieur de la voiture alors que le chauffeur repassait bruyamment en première pour repartir. Prudemment, il se tint à une barre métallique pendant le démarrage, puis se dirigea vers le fond où restaient quelques places libres.
  
  Lin Mannova était installée près d’une fenêtre, à droite en regardant vers l’avant et à trois rangs de la portière d’accès. Elle lisait un gros bouquin dont la couverture était protégée par une jaquette de papier-journal et ne leva pas les yeux un seul instant.
  
  Hubert s’assit sur la banquette du fond, qui tenait toute la largeur de la voiture. Le faux cuir qui recouvrait le siège était usé, jusqu’à laisser passer le crin et les ressorts. Hubert s’agita un peu entre ses voisins, renonça très vite à trouver une bonne position et assura son baluchon sur ses genoux, sous ses avant-bras repliés.
  
  A sa droite était une femme entre deux âges, laide, maigre et mal vêtue, qui tenait un petit chat minable serré contre sa poitrine creuse. A gauche, un gros homme au visage écarlate, enveloppé dans un imperméable de bonne qualité, coiffé d’une casquette de feutre marron, paraissait somnoler. Ses mains grasses aux doigts boudinés étaient posées à plat sur ses cuisses larges. Ses ongles étaient rongés jusqu’à la peau et une odeur forte de sueur et d’urine se dégageait de lui.
  
  Hubert se composa un visage rébarbatif et tint son regard fermement braqué droit devant, sur la route blanche qui s’enfonçait tout droit au cœur de l’épaisse forêt de sapins géants.
  
  Le gros homme remua et dit en soufflant une haleine aigre au visage d’Hubert :
  
  — Vous allez loin ?
  
  Hubert tourna lentement la tête vers son voisin et le considéra d’un œil féroce.
  
  — Pourquoi ? répliqua-t-il d’un ton hargneux.
  
  Le gros homme haussa les épaules et grommela quelque chose entre ses dents. Une femme qui était assise au rang précédent remarqua sans raison apparente :
  
  — Il va faire nuit dans une demi-heure.
  
  C’était vrai, et ils n’avaient fait que la moitié du chemin. La route, depuis un bon moment, montait avec régularité, avec de nombreux virages. Les forêts de sapins se succédaient, séparées par de courts intervalles de maigres pâturages où paissaient des troupeaux de vaches. De temps à autre, le car s’arrêtait dans de minuscules hameaux composés de maisons de bois.
  
  Le petit chat au poil terne continuait de dormir sur la maigre poitrine de sa maigre maîtresse. A l’avant, Lin Mannova poursuivait la lecture de La Rive Claire, de Vera Panova. Le gros homme revint soudain à la charge :
  
  — Ces forêts-là sont plus belles que celles du continent… Vous êtes bûcheron, camarade ?
  
  Hubert lui montra derechef un visage hostile et questionna de nouveau en retour et d’un ton hargneux :
  
  — Pourquoi ?
  
  
  *
  
  * *
  
  — Pourquoi ? répétait Takara pour la centième fois. Pourquoi aurais-je poussé Kung par-dessus bord alors qu’il me donnait satisfaction depuis des années ?
  
  Vladimir contourna le bureau et vint se placer devant le gigantesque pêcheur.
  
  — Une dispute. Si c’est le cas, tu ferais mieux de l’avouer. Ça peut toujours s’arranger…
  
  Takara passa ses doigts énormes dans son opulente chevelure noire et ses gros sourcils se rejoignirent à la racine de son nez. Il eut un mouvement d’épaules plein de mépris et contra :
  
  — Une dispute ? Comment aurais-je pu me disputer avec Kung ? Il ne parlait jamais. Je lui disais : Fais ça, et il le faisait sans rien dire. Je lui disais : Ne fais pas ça ; et il ne le faisait pas. Mais jamais un mot. Des « Huuu »… Ah ! ça, oui ! Huuu ! Huuu ! Huuu ! c’est tout ce qu’il savait… Avec lui, ça suffisait à tout…
  
  Vladimir se mit brusquement à parler américain :
  
  — Ton matelot est venu ici avant-hier te dénoncer comme un espion à la solde de l’étranger.
  
  Takara resta de marbre. Pas un poil de son visage ne bougea. Il regarda le policier d’un œil interrogateur, puis se retourna pour regarder vers la porte à laquelle il tournait le dos. La porte était fermée et ils étaient seuls dans la pièce.
  
  — Hé ! fit Takara en fronçant les sourcils. A qui parliez-vous ?
  
  Vladimir reprit en russe :
  
  — A toi.
  
  — Ça ne vous ferait rien de parler comme tout le monde ?
  
  Le visage rond de Vladimir s’était durci. Il répliqua avec brutalité :
  
  — Tu as très bien compris ce que je viens de te dire ! Kung est venu ici avant-hier te dénoncer comme un espion à la solde de l’étranger.
  
  Cette fois, il s’était exprimé en russe. Takara resta un instant comme incrédule, la tête légèrement penchée de côté, l’œil clair. Puis, brusquement, il devint cramoisi et éclata de rire. Un rire fantastique qui secoua toute la pièce et fit reculer Vladimir jusqu’au bureau auquel il s’adossa.
  
  — Assez ! hurla le policier.
  
  Mais Takara ne s’arrêta pas. Se frappant les cuisses, pleurant, hoquetant, reniflant, s’étouffant, il continua de rire.
  
  C’était trop comique, l’idée que ce policier avait cru le surprendre avec cette histoire !
  
  Trop comique !
  
  — Assez ! hurla de nouveau Vladimir.
  
  
  *
  
  * *
  
  Adatuim. Avec un grand bruit de ferraille, le car s’immobilisa au centre d’une place étroite qu’éclairait parcimonieusement un lampadaire unique dont l’ampoule suspendue se balançait dans le vent. La nuit était sombre, comme la précédente. Quelques traits de lumières s’échappaient des maisons que l’on distinguait vaguement autour de la place.
  
  L’un après l’autre, sans se bousculer, les voyageurs descendaient. Hubert suivit le mouvement. La femme au chat était devant lui ; le gros homme, derrière.
  
  — Vous connaissez le pays, camarade ?
  
  Pas facile à rebuter, le gros.
  
  — Oui, grogna Hubert sans se retourner.
  
  Ils avançaient pas à pas, en se dandinant, dans l’étroit couloir central.
  
  — Vous avez une chambre à l’hôtel ?
  
  — Non.
  
  — Il n’y a pas beaucoup de chambres à l’hôtel, reprit le gros, et elles sont toujours retenues. Tout l’autocar va se retrouver au centre d’accueil… Pourvu que le chauffage fonctionne.
  
  Ils avaient franchi la moitié du chemin. Le chauffeur marchait sur le toit et lançait des colis que des voyageurs attrapaient au vol. Hubert n’arrivait pas à retrouver la mince silhouette de la Mannova…
  
  — Vous venez aussi au centre d’accueil, camarade ?
  
  — Non.
  
  — Ah ! fit l’autre, circonspect. Vous connaissez quelqu’un ici ?
  
  — Oui.
  
  — Où vous aller coucher ?
  
  — Oui.
  
  Ils allaient enfin atteindre la portière.
  
  — Pas moyen pour vous d’amener quelqu’un, lui souffla l’autre à l’oreille. On s’arrangerait, bien sûr…
  
  — Non, grogna Hubert qui devenait furieux.
  
  — Bon, fit le gros d’un ton vexé.
  
  Hubert sauta à terre et se retourna pour dégager son baluchon coincé par la porte. Son regard croisa celui du gros homme et ce qu’il y découvrit ne lui plut pas du tout. « Qu’il aille au diable ! » pensa-t-il en dégageant la sortie. Mais il ne put s’empêcher de se demander qui était ce type et si sa façon d’être indiscret était naturelle, ou bien si…
  
  Lin Mannova s’éloignait rapidement vers l’autre extrémité de la place. Hubert eut soudain très envie de la suivre sans plus attendre et de la rattraper dès qu’ils auraient été seuls dans la nuit. Mais cela, elle le lui avait formellement interdit et, tant qu’ils ne seraient pas à Pogobi, c’était elle qui tenait les commandes.
  
  La porte de l’auberge s’ouvrit finalement et un petit homme en tablier, le crâne coiffé d’une calotte de fourrure, s’encadra dans le rectangle de lumière.
  
  Hubert entra le premier. La salle était assez vaste. Une vingtaine de petites tables de bois sombre étaient disposées par rangs. Le comptoir était au fond, chargé de bouteilles, de théières et d’un percolateur américain qui devait dater de Buffalo Bill. Il y avait au mur les habituels portraits des grands hommes. Une ampoule unique et crasseuse éclairait pauvrement le tout.
  
  Le parquet criait sous les pas. Hubert s’installa à une table proche d’un gros poêle rond plus haut que l’aubergiste et commanda une vodka.
  
  Quelques autres passagers de l’autocar entrèrent à leur tour. Puis le gros homme au visage écarlate, qui passa devant Hubert en ajustant sur son crâne sa casquette de feutre brun et s’installa deux tables plus loin.
  
  L’aubergiste fit fonctionner un poste radio dissimulé derrière le comptoir. Deux émetteurs devaient se chevaucher car on entendit un discours politique en chinois sur un fond de musique russe. Le gros homme releva le col de son imperméable et dit assez haut pour qu’Hubert pût l’entendre :
  
  — Ce qu’ils peuvent nous emmerder avec toutes leurs histoires.
  
  Hubert fit comme s’il n’avait pas entendu. L’aubergiste apporta la vodka. Il paya sur-le-champ et but en deux gorgées.
  
  Il avait assez attendu et pouvait y aller. Un regard vers le gros homme, qui l’observait toujours du même œil rusé… Hubert se leva, remit son baluchon sur son épaule et gagna la porte.
  
  — Bonne nuit ! lança-t-il en franchissant le seuil.
  
  Quelques voix lui répondirent. Il tira la porte derrière lui et partit à droite, vers le fond de la place. Le chauffeur de l’autocar qui s’affairait encore après son véhicule lui lança un adieu cordial. Il répliqua sur le même ton et s’enfonça dans la nuit épaisse.
  
  La rue, tout droit. A l’entrée de la rue, à gauche, un cinéma. C’était bien ça. Aux confins de la zone éclairée par l’unique lampadaire de la place, il aperçut des affiches collées au mur d’un grand bâtiment. On jouait l’Ombre étrangère, d’après la célèbre pièce du non moins célèbre Simonoff.
  
  La rue n’était pas éclairée. Après s’y être enfoncé de quelques mètres, Hubert se retourna…
  
  Et il cessa de respirer. Une silhouette venait sur ses traces, à travers la place. Une silhouette épaisse qu’il reconnut aussitôt.
  
  Quoi faire ? Essayer de le semer ? Difficile. Hubert ne connaissait pas le pays. Lin Mannova lui avait fait apprendre par cœur un itinéraire compliqué. Pour suivre sans erreur cet itinéraire au sein d’une nuit aussi obscure, il allait être obligé de marcher lentement, avec prudence, de s’arrêter fréquemment pour de nécessaires vérifications.
  
  Il continua du même pas qu’il avait adopté au départ. Ses semelles faisaient peu de bruit sur la route un peu boueuse. Ne pas s’énerver, bien peser le pour et le contre, et décider. Surtout, ne pas rester dans l’expectative, ne pas compter sur la chance ou sur le hasard pour arranger les choses.
  
  Si le bonhomme le suivait après avoir vainement tenté d’entrer en relations, il devait avoir à cela une bonne raison. L’inconnu se trouvait déjà dans le car lorsque Hubert y était monté. Sans doute y avait-il pris place au départ de Nogliki…
  
  Deux explications possibles : l’homme, sans doute un policier, avait décelé dans l’attitude ou dans la tenue d’Hubert quelque chose de nature à lui faire supposer un camouflage, donc à exciter son flair professionnel. C’était l’hypothèse la plus simple et la moins dangereuse. La plus grave était que la section M.V.D. de Nogliki, amenée à soupçonner qu’un agent étranger avait pris pied sur la côte au cours de la nuit précédente, ait fait surveiller les routes et les moyens de transport et que l’homme à l’imperméable soit l’un des agents chargés de cette surveillance.
  
  Dans l’un ou l’autre cas, il n’y avait pas trente-six façons d’obliger l’inconnu à lâcher la piste…
  
  Hubert se retourna encore. Il avait bien parcouru cent cinquante mètres dans la rue, et les maisons commençaient à s’espacer ; Adatuim n’était pas un bourg important, bien qu’en plein développement, selon la Mannova. Le suiveur, dont la silhouette se découpait sur le fond plus clair de la place, semblait s’être rapproché. Il ne cherchait pas à se cacher, c’était évident. Alors, à quoi voulait-il en venir ?
  
  A affoler le gibier jusqu’à lui faire commettre une imprudence ? Si Hubert avait réellement été un brave et inoffensif bûcheron russe se déplaçant pour des raisons normales et des plus avouables, il ne se serait bien sûr pas soucié d’être suivi en se rendant chez les amis qui devaient l’héberger pour la nuit. S’il cherchait au contraire à échapper à la filature, l’autre verrait ses soupçons confirmés et l’appareil policier entrerait en action.
  
  Il n’y avait plus de maisons. Des champs, de part et d’autre, des arbres isolés, çà et là, et des poteaux, télégraphiques ou téléphoniques, à gauche de la route.
  
  Le ciel était couvert uniformément, l’obscurité telle qu’Hubert était obligé de se guider sur les fils courant d’un poteau à l’autre pour suivre la chaussée.
  
  Il trouva le carrefour annoncé, avec les trois panneaux indicateurs. « Juste en face, un chemin de pierre. » Il traversa, le chemin était là.
  
  L’homme n’était plus qu’à une vingtaine de mètres en arrière, d’après le bruit de ses pas.
  
  Hubert sentit ses muscles dorsaux se crisper. Il ne croyait pas vraiment sa vie en danger, pour l’instant tout au moins ; mais la présence de cet énigmatique inconnu sur ses talons n’avait rien de particulièrement réjouissant…
  
  Le chemin s’enfonça brusquement dans une sapinière et devint plus malaisé. Des ornières obligèrent Hubert à plus de précautions pour marcher.
  
  Un moment, il s’arrêta et prêta l’oreille. L’autre devait s’être aussi arrêté, mais Hubert sentait sa présence hostile, comme un animal sauvage flaire le chasseur qui le poursuit.
  
  Hubert repartit. Le chemin descendait, raide, depuis peu et un bruit plus fort prenait progressivement le dessus sur la plainte du vent dans les arbres. Le torrent n’était plus très éloigné…
  
  Le bois cessa d’un coup. Au-delà, un grand trou noir sur lequel se tendait comme un pont le ruban plus clair du chemin. Puis, deux gros piliers dressés contre le ciel. Le fracas du torrent, presque sans transition, devint assourdissant.
  
  La tranchée devait être profonde. Hubert s’arrêta instinctivement. « Une passerelle suspendue » ; avait dit la Mannova. Il avança entre les piliers, en toucha un : du ciment ; posa le pied sur des lattes de bois qui bougèrent sous son poids.
  
  Un tablier d’un mètre de large sans garde-fou, ni d’un côté ni de l’autre. On ne pouvait se tenir qu’aux filins d’acier tombant des gros câbles auxquels le tout était suspendu.
  
  Hubert s’engagea sur le dangereux passage. A longs pas glissés et prudents, tenant ses yeux levés vers les câbles qui se détachaient sur le ciel, il marcha lentement vers l’autre côté.
  
  Certainement, l’autre attendrait qu’il ait atteint l’autre rive pour passer à son tour. Donc, inutile de se presser. Il prit entre ses dents un coin du baluchon que sa main droite tenait sur son épaule et tira de ses poches un rouleau de corde et un couteau. Au jugé, il coupa environ deux mètres de la corde, remit le rouleau et le couteau dans ses poches et reprit la tête du baluchon dans sa main droite.
  
  Lorsqu’il estima être au milieu de la passerelle, d’après les oscillations plus amples de l’ensemble, il s’arrêta. C’est-à-dire qu’il cessa d’avancer et posa son baluchon à ses pieds, sans cesser d’entretenir, par des mouvements conjugués des jambes, les oscillations de la passerelle.
  
  Très vite, il noua un côté de la corde autour d’un câble, puis attacha l’autre bout, en tirant, au câble opposé. La ficelle se trouva solidement tendue à quinze centimètres environ au-dessus des lattes de bois qui formaient le plancher.
  
  Hubert se redressa, avec son baluchon, enjamba la corde et reprit la traversée interrompue.
  
  Il toucha enfin l’autre rive et s’arrêta à l’appui d’un des piliers.
  
  Une vingtaine de secondes s’écoulèrent sans que rien se produisît. Puis, le faisceau d’une lampe électrique se tendit un bref instant sur la passerelle. Hubert se félicita de se trouver à l’abri d’un pilier. L’autre, redoutant quelque traquenard, avait préféré éclairer le passage dangereux avant de s’y engager.
  
  Les câbles se mirent à se plaindre. Le gros type approchait et marchait plus vite qu’Hubert ne l’avait fait. Après une dizaine de pas, il s’éclaira de nouveau, le temps d’une seconde. Hubert fit la grimace. En allumant ainsi de temps à autre, l’adversaire risquait d’apercevoir la corde tendue en travers de son chemin…
  
  La lampe fonctionna encore une fois, presque au milieu, et Hubert serra les dents en jurant intérieurement. Puis, deux secondes plus tard, il y eut un bruit de chute, un juron terrible, puis un cri…
  
  Un choc métallique, en contrebas. Plus rien. Hubert quitta l’abri du pilier et tendit la main vers le premier câble de soutien… La passerelle se balançait fortement, mais avec lourdeur. Pas à vide…
  
  Des impulsions plus fortes confirmèrent aussitôt les soupçons d’Hubert. L’autre était tombé, mais avait pu se rattraper par les mains. Il devait être suspendu au-dessus du torrent et essayer, déjà, de faire un rétablissement pour revenir sur le tablier.
  
  Hubert savait qu’il n’y parviendrait pas avant que les mouvements de la passerelle aient perdu une grande partie de leur amplitude…
  
  Faire vite. A quatre pattes, il s’engagea à la rencontre de sa victime. Très souple, veillant à ne pas contrarier les oscillations, il franchit très vite la distance. Et, soudain, à moins d’un mètre, il vit les mains crispées sur les lattes de bois…
  
  Très simple. Lui cogner sur les doigts et le faire lâcher. Pas d’autre solution. Question de vie ou de mort : « lui ou moi ». Hubert tira son couteau. La voix de l’autre, essoufflée, angoissée, domina le grondement du torrent :
  
  — Arrête ! Camarade ! Ne fais pas de bêtises !
  
  Hubert suspendit son geste. Il n’était pas à une minute près. Du moins en était-il persuadé…
  
  — Écoute, reprit l’autre. Je ne te voulais pas de mal…
  
  Il sembla à Hubert que les doigts glissaient peu à peu sur le bois humide des lattes. La passerelle ne bougeait presque plus. Un oiseau lança, pas loin, un cri déchirant. Le vent, assez fort, séchait la sueur sur le visage crispé d’Hubert aux aguets.
  
  — Tu m’écoutes ? questionna l’autre d’une voix étranglée.
  
  — Oui, assura Hubert d’un ton neutre.
  
  — J’ai compris que tu travaillais à gauche (1), camarade. Je voulais en profiter. Mais je ne te voulais pas de mal.
  
  — Oui ? répéta Hubert sans se compromettre.
  
  — Je t’aurais abordé après le pont et je t’aurais demandé un peu d’argent pour me taire. C’est tout…
  
  Il n’en pouvait plus. Cela se sentait à sa voix. Fasciné, le regard d’Hubert ne pouvait plus quitter les mains atrocement contractées de son adversaire.
  
  — Tu ne dis rien ? supplia l’autre.
  
  Il n’y avait rien à dire. Même s’il était sincère ; Hubert ne pouvait plus lui laisser la vie sauve.
  
  Impossible : L’affaire était trop importante, de trop d’envergure pour qu’une vie humaine pût entrer en ligne de compte.
  
  — Sauve-moi, supplia l’autre. Je te donnerai tout ce que j’ai sur moi et tu n’entendras plus jamais parler de rien. Sauve-moi… Haaaaa ! ! !
  
  Par deux fois, incapable de prolonger davantage cette scène horrible, Hubert avait frappé. Le hurlement d’épouvante de sa victime se perdit d’un coup dans le fracas du torrent. Plus rien. Hubert se cramponna, sentant venir la nausée…
  
  L’estomac entre les dents, il récupéra fébrilement la corde tendue entre les câbles et se releva pour marcher jusqu’à la rive. Arrivé au bout, il s’adossa un moment à l’un des piliers et se mit à respirer profondément, méthodiquement, jusqu’à ce que les battements de son cœur aient repris un rythme normal.
  
  Alors, il ramassa son baluchon sur le sol, le replaça sur son épaule et s’éloigna.
  
  Une ligne « haute tension » à gauche, la suivre jusqu’à la ferme. Il aperçut les pylônes métalliques, dressés comme des robots gigantesques sur le ciel tourmenté, et pressa le pas.
  
  La pensée de l’homme qu’il venait de tuer ne le lâchait pas. Au cours d’une bagarre ou d’une action violente, lorsque sa vie se trouvait menacée sur-le-champ, Hubert tuait sans hésiter et sans la moindre vergogne. Mais ce qu’il venait de faire était différent ; sa victime ne menaçait pas sa vie à l’instant même. Il avait tué parce que, dans une affaire comme celle-là, il ne pouvait se permettre la moindre négligence et devait étouffer dans l’œuf tout risque d’échec, aussi mince soit-il…
  
  Il avait tué de sang-froid et non dans la fureur légitime du corps à corps.
  
  Un chien se mit à aboyer, pas très loin. Hubert s’immobilisa. Ses yeux, bien accoutumés à l’obscurité, découvrirent, droit devant, un groupe de constructions basses tassées contre le flanc d’un petit bois sans doute destiné à servir de paravent en hiver.
  
  Une minute plus tard, il pénétra dans la grange que lui avait indiquée lin Mannova et craqua une allumette pour s’éclairer. Quelques instruments aratoires et, au fond, un imposant tas de foin contre lequel une échelle était dressée.
  
  Il éteignit soigneusement l’allumette et gagna l’échelle à tâtons. A peine le dernier échelon franchi, il se laissa tomber dans le foin et plongea dans le sommeil.
  
  Le chien continua d’aboyer encore quelques minutes. Puis, fatigué, il se tut et on n’entendit plus que le vent dans les grands sapins qui protégeaient la ferme…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  
  
  OÙ COUCHÉ DANS LE FOIN,
  
  HUBERT SE CONDUIT COMME UN IMBÉCILE
  
  ET RESTE SUR SA FAIM.
  
  
  Takara ne riait plus. Il commençait à en avoir plein le dos, et aussi à s’inquiéter. Ce n’était pas normal qu’on le retienne aussi longtemps.
  
  Il se prépara une chique et se la glissa dans la bouche au moment où Vladimir reparaissait, un paquet sous le bras. Le policier avait un air satisfait et cruel qui ne plut pas à Takara. Un autre policier entra, referma la porte et s’y adossa. Le pêcheur remarqua que le nouveau venu tenait ostensiblement sa main posée sur la crosse de son Nagan réglementaire.
  
  Inquiétant.
  
  Vladimir défit le paquet qu’il avait apporté et découvrit un tas de vêtements.
  
  — Nous avons trouvé ça sur ton bateau. Dans un compartiment secret aménagé sous le pont…
  
  Takara éprouva soudain quelques difficultés à respirer. Pourquoi avait-il gardé les défroques de l’agent américain ? Pourquoi ne les avait-il pas jetées à la mer, lestées d’un morceau de ferraille qui aurait entraîné le tout au fond ? La vérité était qu’il avait espéré les vendre et en tirer quelques roubles… Toujours l’appât du gain. Il s’en voulut terriblement et réussit à dire d’une voix parfaitement calme :
  
  — Ça ne prend pas. Je me demande bien pourquoi vous m’emmerdez de cette façon, mais si vous voulez que je vous aide, faudra trouver autre chose…
  
  Vladimir l’avait regardé parler. Le visage rond du policier s’empourpra de colère.
  
  — Qu’est-ce que ça veut dire ? cria-t-il.
  
  Très froid, Takara précisa sans faiblir :
  
  — Ça veut dire que vous ne pouvez pas avoir trouvé ça sur mon bateau. Je laisse ma garde-robe chez moi et je n’emporte jamais de vêtements de rechange pour aller pêcher. Vu ?
  
  — Fils de chienne ! hurla Vladimir. Veux-tu insinuer que… que…
  
  L’indignation l’étranglait. Takara leva ses mains énormes en signe de protestation :
  
  — Je n’insinue rien, commissaire ! Rien du tout…
  
  Il lâcha du lest :
  
  — Peut-être que vous avez raison, commissaire. Peut-être que vos hommes ont réellement trouvé ces vêtements sur mon bateau. Alors, c’est Kung qui les y aurait placés, sans me le dire. C’est très possible, oui.
  
  Vladimir le considéra avec mépris.
  
  — Ces vêtements n’ont jamais appartenu à Kung.
  
  — Ah ? fit Takara, affectant un intérêt poli. Comment le savez-vous ?
  
  Vladimir prit son temps pour répondre.
  
  — Ils sont bien trop grands et… ils n’ont pas d’odeur.
  
  — Pas d’odeur ? répéta Takara, alarmé et feignant de ne pas comprendre.
  
  Il passa ses gros doigts dans sa chevelure noire et hirsute. Vladimir précisa :
  
  — S’ils avaient appartenu à Kung, ils auraient conservé son odeur. Kung puait ; tout le monde le sait… D’autre part, s’ils avaient séjourné longtemps dans ton bateau, ils auraient pris l’odeur du poisson. Or, je le regrette pour toi, ces vêtements n’ont pas d’odeur…
  
  Une pause, puis :
  
  — Pour t’éviter des ennuis certains, tu vas me dire bien gentiment d’où tu les tiens et à quoi ou à qui ils ont servi, hein ?
  
  Takara commençait à se rendre compte que les choses tournaient mal pour lui. Mais il avait beau chercher une issue, il ne trouvait pas. Pris au piège…
  
  Il était pris au piège. Comme un rat. Une seule attitude possible : nier, nier jusqu’au bout, même contre toute évidence.
  
  — Je ne comprends pas, gronda-t-il en se frottant les mains. Je ne sais toujours pas de quoi vous voulez parler…
  
  Vladimir contourna le bureau et revint se placer devant le pêcheur.
  
  — Tu ne sais pas de quoi je veux parler ?
  
  — Non.
  
  Vladimir avait sorti son Nagan et le tenait par le canon, faisant sauter la crosse à plat dans le creux de sa main gauche. Takara vit le coup venir et eut le temps de protéger son visage. Il eut l’impression que sa main éclatait contre sa bouche. Le sang coula dans sa gorge et une fureur meurtrière le souleva. De sa main gauche indemne, il attrapa le policier à la gorge et le souleva comme un pantin, sans effort apparent. Il lut la terreur dans les yeux de Vladimir et le vit tirer la langue avant de se rappeler la présence de l’autre, derrière lui.
  
  Trop tard. De visage convulsé et hideux de Vladimir devint flou devant, lui, puis disparut complètement…
  
  — Merci, dit Vladimir en se frictionnant le cou.
  
  L’autre ne répondit pas. Il retira un à un les quelques cheveux noirs restés collés à l’acier noir du Nagan et rengaina son arme. Vladimir cessa de se frictionner, déglutit deux ou trois fois avec peine, puis refit le paquet des vêtements et le mit sous son bras.
  
  — Je m’en vais, dit-il en gagnant la porte. Une heure, pas plus. Dès qu’il sera réveillé, travaillez-le un peu au corps. Je reprendrai l’interrogatoire en revenant et j’aimerais le trouver un peu plus malléable…
  
  Le chauffeur de la section somnolait dans le hall, où veillaient quelques gardes en armes. Vladimir le secoua.
  
  — Viens, tu vas me conduire quelque part.
  
  Ils sortirent. La nuit était sombre et froide, le vent assez fort. Vladimir monta dans la voiture, à côté du chauffeur.
  
  — Chez le Chinois.
  
  Ils traversèrent la place, gagnèrent les quais, longèrent le port en se dirigeant vers le nord. Au pied du vieux fort, ils tournèrent à gauche et s’arrêtèrent à l’angle de la deuxième rue.
  
  — Attends-moi ici, ordonna Vladimir.
  
  — Bien, Commissaire.
  
  Le policier descendit. A droite d’une boutique minable, un étroit passage séparait deux maisons. Il s’engagea dans ce trou noir et nauséabond, pénétra dans une cour boueuse, à gauche.
  
  Des volets mal joints laissaient filtrer un peu de lumière jaune au rez-de-chaussée. Vladimir colla un œil contre une fente du bois et aperçut le Chinois occupé à faire ses comptes sous une lampe à pétrole pendue au plafond. Le Chinois était vieux et tout rabougri. Il tenait depuis vingt ans l’unique boutique de nettoyage-teinturerie de Nogliki. Lui aussi travaillait « à gauche », en se livrant au commerce des vêtements d’occasion. La police le tenait quitte de cette entorse aux règlements en échange de renseignements parfois intéressants.
  
  Vladimir frappa au volet. Trois coups espacés et deux moins appuyés et plus rapprochés.
  
  Le Chinois ouvrit la porte et se plia en deux :
  
  — Entrez, Commissaire. Cette maison et tout ce qu’elle contient est à vous…
  
  Vladimir entra et posa son paquet sur la table.
  
  — Je suis venu te demander un tuyau, annonça-t-il comme s’il était jamais venu pour autre chose.
  
  Le vieux fils du ciel remua ses maigres épaules dans sa veste trop large et croisa sur son ventre ses mains décharnées. Vladimir défit le paquet, étala les vêtements.
  
  — Examine ça et dis-moi ce que tu en penses…
  
  Le Chinois approcha et fit ce que le policier lui demandait. Après quelques minutes, il fit un pas en arrière et dit :
  
  — Ces habits ne sont jamais passés chez moi.
  
  — Tu es sûr ? questionna Vladimir, dépité.
  
  — Certain.
  
  Le petit vieux parut hésiter, puis recroisant ses mains, il se courba :
  
  — Mon opinion intéresse-t-elle l’honorable commissaire ?
  
  Vladimir hocha sa tête ronde aux traits soucieux.
  
  — Bien entendu.
  
  — Ces vêtements ont subi un nettoyage récent. La façon dont le travail a été fait, y compris le repassage, me suggère que l’artisan n’est pas d’ici.
  
  Vladimir fronça les sourcils.
  
  — Pas de Nogliki ?
  
  — Ni de nulle part ailleurs en Sakhaline.
  
  — Vladivostok ?
  
  — Non plus.
  
  — Japon ?
  
  — Non.
  
  — Alors ?
  
  — Je ne sais pas… Honorable Commissaire.
  
  Vladimir se gratta le menton.
  
  — Si je comprends bien, tu peux affirmer que le travail n’a pas été fait dans les endroits que nous venons d’énumérer ; mais tu es incapable de dire où il a été fait réellement.
  
  — C’est exactement ça, approuva le Chinois en s’inclinant. Puis-je me permettre une suggestion ?
  
  — Vas-y.
  
  — Une analyse chimique pourrait fournir la réponse. Les produits de nettoyage laissent des traces…
  
  — Je te remercie. C’est tout ?
  
  Le Chinois semblait avoir encore quelque chose à dire. Il hésita, puis :
  
  — J’aurais pu vous donner les mensurations de l’homme qui a porté ces vêtements, mais vous les connaissez…
  
  — Nous pouvons les déterminer.
  
  — Mme Mannova…
  
  Le Chinois se tut brusquement, comme saisi d’un doute.
  
  Mais Vladimir insista sèchement :
  
  — Mme Mannova ?
  
  — Si vous n’êtes pas au courant, cela n’a certainement aucun rapport.
  
  — Dis quand même.
  
  De Chinois soupira et baissa ses paupières fripées sur son regard noir.
  
  — Mme Mannova est venue ce dernier matin m’acheter des vêtements d’homme… De cette taille-là ; exactement.
  
  Vladimir resta impassible. Après un instant de silence, il refit le paquet, sans se presser.
  
  — Je te remercie, dit-il, tu es un collaborateur précieux.
  
  Et le paquet sous le bras, il marcha vers la porte.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert se réveilla d’un coup et retint son souffle, cependant que son corps se figeait dans une immobilité totale. Il ouvrit les yeux : obscurité complète. Il eut vaguement conscience d’avoir entendu le chien aboyer. De toute façon, il en était sûr, quelqu’un venait d’entrer dans la grange.
  
  Dehors, le vent sifflait dans les arbres. Une tôle de la toiture fit entendre un claquement sonore qui se prolongea decrescendo. Hubert eut envie d’éternuer et il se dépêcha de se chatouiller le palais avec sa langue afin de couper court à l’envie inopportune.
  
  Quelque chose remua en bas. Un léger choc contre un objet métallique. Un murmure :
  
  — Êtes-vous là ?
  
  Ce devait être Lin Mannova. Mais il hésitait à reconnaître la voix. Un long instant de silence, puis :
  
  — C’est Lin qui vous parle.
  
  Cette fois, plus de doute. Il siffla doucement pour signaler sa présence. Presque aussitôt, il entendit le foin craquer sous l’échelle. Elle montait.
  
  — Où êtes-vous ?
  
  — Par ici.
  
  Elle marcha dans sa direction, buta contre un de ses pieds et tomba sur lui. Elle roula sur le côté et resta là, le souffle un peu court.
  
  — Quelle obscurité ! murmura-t-elle.
  
  — Oui.
  
  Les épaules de la femme reposaient sur son bras tendu et leurs corps se touchaient sur toute leur longueur. Elle ne s’éloignait pas et il sentit un désir brutal monter en lui.
  
  — Quelle heure est-il ?
  
  — A peine cinq heures. Il ne fera pas jour avant une heure et demie. Vous avez dormi ?
  
  — Oui.
  
  — Pas de difficultés pour arriver jusqu’ici ?
  
  — Si.
  
  Et il entreprit de lui raconter, à voix très basse, tous les ennuis que lui avait causés le gros homme qu’il avait dû finalement supprimer. Lorsqu’il en arriva à la scène atroce de la passerelle, il la sentit frémir contre lui et se rapprocher, et devina l’effet érotique produit par son récit associé à l’obscurité et à la situation à la fois scabreuse et pleine de danger.
  
  Le souffle légèrement poivré de la femme lui caressa le visage. Il trouva sa bouche tout près et la baisa sauvagement. Ses mains explorèrent. Sous le manteau, elle portait un pyjama de flanelle épaisse. Et rien dessous…
  
  — Non, gémit-elle en le repoussant avec force, pas maintenant. Je ne veux pas.
  
  Il n’insista pas. Ses mains se replièrent. Il retomba sur le dos et ne bougea plus, respirant vite et bruyamment.
  
  — Excusez-moi, reprit-elle, c’est ma faute.
  
  Mais elle ne s’éloigna pas encore et lui demanda le signalement précis de l’homme qu’il avait été obligé de tuer.
  
  — Je crois l’avoir vu, dit-elle enfin. Je suis à peu près sûre qu’il s’agit d’un membre de la section M.V.D. d’Adatuim. C’est très ennuyeux. Lorsqu’ils auront retrouvé le corps, ils se demanderont ce qu’il est venu faire par ici.
  
  Elle bougea et reprit :
  
  — Prenez ceci… Vos papiers… Une carte de travailleur. Un ordre de mission vous prescrivant de vous rendre à Pogobi où vous devrez vous présenter au Bureau Central du Travail. Une carte de l’équipe de football de Grodekovo. Une carte de cantine, etc… Vous examinerez cela au jour quand vous serez seul. Vous vous appelez Youri Vorochine…
  
  Elle lui donna encore nombre de détails sur le personnage qu’il allait emprunter, puis conclut :
  
  — Dans une heure, vous sortirez d’ici. Vous contournerez le petit bois par derrière et vous apercevrez des signaux lumineux sur la voie ferrée. Il y a un pont de bois au-delà du signal. Un pont provisoire. Des convois sont obligés de le passer à l’allure d’un homme au pas. Vous monterez dans le premier qui passera. Installez-vous carrément sur le charbon, tout en haut. Nous nous retrouverons à…
  
  — Dans quel sens ? questionna Hubert. Comment saurai-je que le train va vers…
  
  — Des convois chargés de charbon descendent forcément vers Alexandrovsk. Ils remontent vides.
  
  — C’est juste.
  
  — A Alexandrovsk, allez vous installer à l’hôtel Tarrakaï, dans la rue Kirov, près du port. C’est un établissement où ne logent que des ouvriers ou des marins de passage. C’est là que je vous ferai signe demain ou après-demain… Je crois que c’est tout.
  
  Il y eut un silence tendu. Puis, d’une voix sourde, elle reprit :
  
  — Êtes-vous réellement en possession de tous vos moyens ?
  
  Il s’étonna :
  
  — Pourquoi me demandez-vous cela ?
  
  Elle soupira et continua en le touchant de la main :
  
  — Je veux dire… Je ne voudrais pas qu’une… obsession quelconque vous… vous prive de la lucidité d’esprit dont vous avez besoin.
  
  Il avait compris, mais une hostilité confuse était restée en lui contre elle, née de son premier refus. Il dit, faussement détaché :
  
  — Je ne vois pas très bien où vous voulez en venir…
  
  Il devina le rude effort qu’elle dut faire pour préciser :
  
  — Je regrette si, tout à l’heure… Mettons que je ne suis plus du même avis, maintenant…
  
  Il poussa le jeu trop loin :
  
  — Du même avis sur quoi ?
  
  Elle l’injuria entre ses dents et se leva d’un bond.
  
  — Bonne chance, siffla-t-elle.
  
  Il voulut la rappeler, mais déjà elle descendait l’échelle et elle n’était pas femme à revenir sur un affront. « Je viens de me conduire comme un fichu imbécile ! » pensa-t-il. Car faire l’amour aurait été salutaire à son équilibre nerveux. Il le savait parfaitement.
  
  Et sans doute en avait-elle besoin, elle aussi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  
  
  UN BON CHIEN VAUT QUELQUEFOIS
  
  MIEUX QUE DEUX « TU L’AURAS ! »
  
  
  Lin Mannova termina de boutonner sa robe, puis s’examina une dernière fois dans le miroir. Son visage étrange et sombre avait une expression tourmentée et un profond cerne noir soulignait ses magnifiques yeux bleus. « L’imbécile », murmura-t-elle en pensant à Hubert. Et un frisson la secoua toute, avec violence.
  
  Elle marcha jusqu’à la fenêtre de la chambre. Son regard plongea dans la cour de la ferme, fermée sur trois côtés par des bâtiments. Elle se figea et recula instinctivement pour ne pas être vue.
  
  Un homme était debout au centre de la cour et examina tout autour de lui. Un homme vêtu de l’uniforme vert olive, avec des insignes rouges au col et aux poignets.
  
  Un commissaire de la M.V.D.
  
  Nikolaï, le fermier, sortit de la porcherie et se porta à la rencontre du policier. Nikolaï, court et trapu, ne marchait pas plus vite qu’à l’ordinaire. Nikolaï avait la conscience tranquille et ne redoutait rien, ni personne.
  
  Le policier se mit à parler. Ses explications durèrent plusieurs minutes pendant lesquelles Nikolaï se contenta de hocher la tête et se gratter de temps en temps le crâne en soulevant son bonnet de fourrure. Puis, le fermier haussa les épaules, dit quelques mots et, d’un geste, invita le commissaire à pénétrer dans la maison.
  
  Lin s’éloigna carrément de la fenêtre. Son cœur battait la chamade. Elle avait peur. Sans aucun doute, le cadavre de l’homme tué par l’Américain avait été trouvé dans le torrent et l’enquête commençait. Par la passerelle, l’homme ne pouvait guère se rendre ailleurs qu’à la ferme de Nikolaï…
  
  — Madame Mannova ?
  
  C’était Nikolaï qui l’appelait. Elle ouvrit la porte de sa chambre et lança en direction de l’escalier qui se trouvait juste en face ;
  
  — Oui ?
  
  — Pouvez-vous descendre ? Il y a là le commissaire d’Adatuim qui voudrait vous parler, à vous aussi…
  
  — Bien. Je descends tout de suite.
  
  Elle referma et s’adossa au battant, respirant fort. Elle avait peu dormi et la scène finale de son entrevue nocturne avec son protégé américain l’avait laissée mal à l’aise, profondément insatisfaite. Il lui fallait absolument se reprendre avant d’affronter l’homme de la M.V.D.
  
  Les yeux fermés, elle respira avec méthode et parvint à se convaincre que tout n’allait pas si mal, qu’au pis-aller aucun soupçon ne pouvait effleurer l’esprit des policiers à son encontre.
  
  Elle s’obligea à sourire, repoussa une mèche de cheveux sur sa tempe, se retourna et sortit de la chambre. Elle descendit l’escalier sans hâte, de nouveau en possession de tous ses moyens, et sourit à Nikolaï qui se trouvait debout près du policier, au centre de la salle commune.
  
  Le commissaire vint au-devant d’elle et se présenta.
  
  — Mikhaïl Grigorieff, chef de la section M.V.D. d’Adatuim. Vous êtes…
  
  — Lin Mannova, journaliste.
  
  Il avait un visage dur et froid et portait des lunettes cerclées de fer qui lui donnaient une expression rusée et désagréable. Sans attendre, il attaqua :
  
  — Ce matin, à l’aube, des pêcheurs de truites ont découvert dans le torrent, coincé entre deux rochers, le cadavre d’un fonctionnaire de la section M.V.D. d’Adatuim. Cet homme était descendu hier soir, tard, de l’autocar venant de Nogliki…
  
  — J’étais également dans cet autocar, coupa tranquillement Lin Mannova. Peut-être l’ai-je aperçu ?
  
  Grigorieff lui lança un regard perçant, toussota deux ou trois fois et continua :
  
  — Justement. Aussitôt descendu de la voiture, cet homme aurait dû rentrer chez lui. Il a ici une femme et un foyer. Or, il est venu vers le torrent et nous cherchons à savoir pourquoi.
  
  Lin Mannova eut un geste évasif.
  
  — Je crains de ne pouvoir vous être d’aucune utilité, Commissaire. Je n’ai parlé à personne durant tout le voyage et je ne me suis pas aperçue que quelqu’un m’ait suivie depuis la descente de l’autocar jusqu’ici…
  
  Elle fit semblant d’être soudain saisie d’un doute affreux :
  
  — A-t-il été… Je veux dire : l’a-t-on ?…
  
  Le commissaire resta de glace.
  
  — Nous ne savons pas encore. Il a dû tomber de la passerelle, mais nous ignorons… encore si quelqu’un l’a poussé ou non.
  
  Il se retourna vers le fermier et demanda :
  
  — Mme Mannova est une parente à vous ?
  
  Ce fut elle qui répondit :
  
  — Non, une amie. Cela fait dix ans que nous nous connaissons, Commissaire.
  
  Elle jugea inutile de préciser que, pendant la guerre, elle avait rendu certains services à Nikolaï et que celui-ci en retour l’avait fournie en ravitaillement. Cela ne regardait personne… Le policier lui refit face :
  
  — Vous restez longtemps, ici ?
  
  — Certainement pas, Commissaire. Pourquoi ? Aurez-vous encore besoin de moi ?
  
  — Cela se pourrait.
  
  Elle sourit.
  
  — Dans ce cas, et si je n’étais plus là, vous pourrez toujours me joindre par l’intermédiaire du journal : Le Peuple de Sakhaline.
  
  — Merci.
  
  — Je vous en prie, Commissaire.
  
  Elle tourna les talons et remonta l’escalier pour rejoindre sa chambre. Elle claqua la porte derrière elle, puis la rouvrit doucement et prêta l’oreille. Nikolaï demandait :
  
  — Qu’est-ce que vous allez faire, Commissaire ?
  
  Mikhaïl Grigorieff répliqua d’un ton évasif :
  
  — Je ne sais pas. Cet homme avait sans doute une excellente raison de venir par ici en pleine nuit. Comme il avait passé deux jours à Nogliki, je vais téléphoner à mon collègue de là-bas. On verra bien…
  
  Un silence, puis :
  
  — J’avais pensé, voyez-vous, qu’il avait pu raccompagner cette femme ici et tomber accidentellement de la passerelle en rejoignant le bourg…
  
  Lin Mannova referma silencieusement la porte et s’y appuya de l’épaule. Une pensée tournoyait dans sa tête : « Il va appeler Vladimir… Il va appeler Vladimir… Il va appeler Vladimir… »
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert à plat ventre sur une dizaine de tonnes d’anthracite, les avant-bras posés sur son baluchon, le menton appuyé sur ses avant-bras, regardait défiler de part et d’autre les maisons d’Alexandrovsk. Des maisons basses, ternes, sans caractère, que dominaient çà et là des édifices plus modernes et plus importants : des écoles, des entrepôts, un hôpital, une caserne, quelques usines.
  
  Il devait être environ cinq heures après midi, d’après la position du soleil au-dessus de l’horizon. Bientôt douze heures qu’Hubert avait vu arriver ce train dans la nuit, tout près du pont indiqué par la Mannova, et s’était hissé sur ce wagon-tombereau. Douze heures pour franchir quatre-vingts kilomètres à une allure de tortue, avec de trop fréquents arrêts. Une dizaine d’autres « voyageurs » se trouvaient installés comme lui au hasard des wagons. Il avait fait semblant de dormir toute la journée afin de limiter les risques d’être dérangé. Même lorsqu’il avait dû manger, tenaillé par la faim, il s’était efforcé de le faire aussi discrètement que possible…
  
  Le train passait un aiguillage dans un vacarme infernal. Hubert se cramponna lorsque arriva le tour de son wagon d’être brusquement dévié. Et, au détour d’un long entrepôt, la mer lui apparut. « La Manche de Tartarie », murmura-t-il en se dressant sur ses coudes. Et son rude visage de prince-pirate, noir de charbon, s’éclaira de satisfaction. Il avait réussi à traverser de part en part le territoire de l’île de Sakhaline. De la côte est, il avait atteint la côte ouest. S’il n’y avait eu de la brume, sans doute aurait-il aperçu au loin le littoral sibérien…
  
  A dix à l’heure, le train de charbon traversa tout le port en longeant les quais où de nombreux bateaux de tous tonnages étaient amarrés. Puis, dans un effroyable concert de grincements, le convoi s’immobilisa.
  
  Sans se presser, Hubert se redressa et prit son baluchon qu’il jeta à terre. Puis, en souplesse, il sauta sur le ballast. Il ramassait son paquet lorsqu’il aperçut le policier à casquette bleue marchant vers lui. Il s’arrêta et attendit avec le sourire, malgré le trac terrible qui le serrait à la gorge.
  
  — Bonjour.
  
  — Bonjour. Comment t’appelles-tu ?
  
  — Youri Vorochine.
  
  — D’où viens-tu ?
  
  — De Grodekovo.
  
  — Papiers.
  
  Hubert exhiba la petite pochette de toile tissée et salie qui contenait les documents fournis par Lin Mannova. Le policier éplucha le tout, avec une lenteur fantastique et Hubert dut croiser ses mains derrière son dos pour cacher le tremblement qui les agitait soudain.
  
  — Ça va bien, dit enfin l’homme à la casquette bleue. Tu peux aller…
  
  Hubert récupéra ses papiers et remercia d’un signe de tête, incapable d’articuler un son. Pourquoi était-il si impressionnable ? Peut-être était-ce la fatigue…
  
  Il jeta son baluchon sur son épaule et s’éloigna. Un peu plus loin, le policier vérifiait les papiers des autres voyageurs. Routine. Hubert franchit la rue qui bordait le quai et marcha vers le trottoir opposé.
  
  Il arrêta une vieille femme pour lui demander où était la rue Kirov. Elle le renseigna. C’était tout près de là, de l’autre côté du grand immeuble de béton qui abritait le « palais de la Culture ».
  
  L’hôtel Tarrakaï avait dû, autrefois, être quelque chose de pas si mal. L’entrée était flanquée de deux colonnes doriques assez inattendues et les dalles de pierre du vestibule avaient encore de l’allure.
  
  Le bureau était minable. Minable aussi, l’administrateur, qui grogna en regardant Hubert se planter devant lui et demander une chambre.
  
  — Reste un lit dans une chambre commune. Dix roubles.
  
  Hubert fit la grimace, mais il ne pouvait refuser. Lin Mannova devait le contacter de nouveau ici ; impossible d’aller ailleurs.
  
  — D’accord, dit-il.
  
  Il donna les dix roubles. D’homme lui demanda ses papiers et inscrivit sur un bordereau : Youri Vorochine, et le numéro de la carte de travail. Une employée au type mandchou très accusé invita Hubert à la suivre. Ils montèrent au premier étage, suivirent un couloir sombre. La fille ouvrit une porte et dit :
  
  — C’est là. Le troisième lit à droite. Les autres sont tous pris. Si vous sortez, laissez vos affaires dans la petite armoire à côté de votre lit.
  
  Elle s’en alla en refermant la porte.
  
  Il y avait six lits dans une pièce où deux auraient été tout juste à l’aise. A la tête de chacun, se trouvait un petit placard métallique. Hubert se réjouit de se trouver dans un coin et se demanda ce que seraient ses compagnons. Cela n’allait pas être drôle.
  
  Il fourra son baluchon dans le placard et redescendit. Il voulait visiter le port et il lui fallait renouveler ses provisions de route épuisées.
  
  
  *
  
  * *
  
  Trente-six heures d’interrogatoire, dont plus de vingt à la manière forte, et Takara, le pêcheur, refusait toujours obstinément de parler.
  
  Vladimir était furieux. Furieux et désemparé. Car, à la rage provoquée par l’étonnante résistance de Takara, s’ajoutait le désarroi né des renseignements fournis par le Chinois et aggravé par l’appel téléphonique de Mikhaïl Grigorieff, son collègue d’Adatuim. Dans les deux cas, le nom de Lin Mannova avait été prononcé, et c’était extrêmement troublant.
  
  Vladimir secoua sa tête ronde. « Coïncidences ! » pensa-t-il. Il ne pouvait imaginer que la belle Lin eût fait quelque chose de répréhensible. C’était une femme bien, qu’il désirait depuis longtemps et qu’il espérait posséder un jour.
  
  Il s’efforça de ne plus penser qu’à cette affaire du Sikhota. Une affaire qui, au début, paraissait pouvoir se régler en une heure et qui, depuis, avait pris un développement imprévu.
  
  Les faits étaient connus. Dans la nuit un poste radar signalait un bâtiment non identifié sur les lieux de pêche habituellement fréquentés par Takara. Celui-ci rentrait plus tôt que de coutume. Contrôlé, par les garde-côtes, il prétendait que ses filets étaient déchirés… Tiens, on n’avait pas dû vérifier si cela était vrai ou non. A faire. Au moment du contrôle, Kung était sur le bateau et l’officier de Marine qui était monté à bord assurait que personne n’aurait pu s’y cacher, sauf peut-être sous le tas de poissons. Une demi-heure plus tard – temps normal – Takara amarrait le Sikhota à sa place habituelle dans le port de Nogliki et se précipitait au commissariat pour annoncer que Kung était à la mer et qu’il n’avait pu le repêcher. Une perquisition faite à bord du bateau avait permis de découvrir ces vêtements d’homme sans odeur, dont le Chinois disait qu’ils avaient été nettoyés récemment, mais pas en Sakhaline.
  
  On n’avait pas retrouvé le corps de Kung que la mer aurait dû rejeter en quarante-huit heures, s’il s’était noyé aussi près de la côte que Takara le prétendait.
  
  Il y avait cette histoire de vêtements… Après tout, Takara avait fort bien pu prendre quelqu’un à son bord, au large des côtes, supprimer Kung pour l’empêcher de parler et… l’inconnu avait pu se débarrasser de ses vêtements à quelques encablures de la côte et gagner celle-ci à la nage. Peut-être attendait-il, tapi dans un abri quelconque, que Takara lui rapporte ses vêtements.
  
  Vladimir se sentit soudain tout excité à cette idée et sa décision fut vite prise.
  
  Après son entrevue avec le Chinois, il avait confié la veste, le pantalon et la chemise trouvés sur le Sikhota à un policier qui était immédiatement parti pour Grodekovo où existait un laboratoire fort bien installé. Les chimistes du Service des Mines sauraient bien faire parler ces vêtements et le policier avait ordre de téléphoner le diagnostic, aussitôt donné.
  
  Vladimir n’avait pas jugé utile de joindre les chaussettes au paquet et il s’en félicitait. Il les prit dans un placard et quitta son bureau, puis se rendit au chenil, libéra Nippon, le chien policier affecté à la section, et l’emmena en laisse.
  
  Depuis dix minutes, à partir de la jetée qui fermait le port du sud, ils avançaient lentement. De chien, après avoir flairé longuement les chaussettes, allait et venait sur l’étroite plage, le nez sur le sable gris…
  
  Et brusquement, il se mit en arrêt. Vladimir s’immobilisa aussi, le cœur battant. Ils étaient au pied de la villa de Lin Mannova.
  
  Nippon poussa un gémissement, se mit à tourner en rond, l’air très excité, puis se dirigea droit vers le sentier tortueux qui s’élevait dans les broussailles. Incrédule, Vladimir suivit…
  
  La cour de galets, la maison basse, inhabitée. Vladimir sortit son Nagan. L’homme, s’il existait, avait pu se cacher dans la villa à l’insu de l’occupante, et s’y trouver encore. Le chien contourna la cour et alla aboyer contre la porte.
  
  Revolver au poing, Vladimir approcha et sortit de sa poche un passe-partout qui ne le quittait jamais. Il fit fonctionner la serrure sans difficulté et entra. Le chien se précipita dans le vestibule, tourna dans la salle à manger, fonça dans la pièce d’eau du fond, revint et gratta à la porte de la chambre voisine de celle de Lin. Vladimir lui ouvrit. Le chien jappa, sauta sur le lit qu’il bouleversa, retomba à terre et fixa son maître en aboyant.
  
  Vladimir, pâle comme un mort, n’osait en croire ses yeux. « Heureusement que je n’ai mis personne au courant », pensa-t-il machinalement.
  
  Le chien était de nouveau dans la cour, flairant le sol avec ardeur. Vladimir l’appela. Il revint à contre cœur. Le policier ferma la porte de la maison et visita celle-ci de fond en comble. Rien.
  
  Ils ressortirent. Vladimir referma avec son passe et suivit le chien qui filait déjà vers l’intérieur des terres. L’homme, ayant séjourné chez la Mannova, devait être parti dans cette direction.
  
  Vingt minutes plus tard, Nippon s’arrêta sur la route de Nogliki à Adatuim, en pleine forêt, devant une borne qui indiquait : Adatuim 84 – Nuivo 5.
  
  La piste n’allait pas plus loin.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  
  
  OÙ HUBERT DONNE L’IMPRESSION
  
  DE NE PLUS SAVOIR S’Y PRENDRE
  
  AVEC LES FEMMMES.
  
  
  Hubert, une fois de plus, se réveilla en sursaut. Il faisait jour dans la chambre et, juste en face, un homme ramassait d’un air coupable le blaireau qui venait de lui tomber des mains. Il y eut deux ou trois protestations, à l’autre bout de la pièce, un grand type maigre se leva d’un bond en questionnant d’un air hagard :
  
  — Quelle heure est-il ? heu ? Quelle Heure est-il ? Heu ? Heu ?
  
  — Ta gueule ! lança son voisin le plus proche en se retournant. Laisse-nous dormir !
  
  — Il est cinq heures et demie, indiqua l’homme au blaireau, qui, voyant Hubert éveillé, hocha la tête en rigolant et lui dit :
  
  — Ben, mon cochon ! Qu’est-ce que tu tenais hier soir ! Rarement vu un type aussi saoul !
  
  — Ta gueule ! répliqua Hubert pour rester dans la note. Et il se retourna, le nez dans le traversin.
  
  La veille, afin de couper court à tout essai de conversation, il n’avait rien trouvé de mieux que de jouer l’ivresse. Ses cinq compagnons de chambre avaient marché et l’un d’eux l’avait même aidé, fraternellement, à se déshabiller et à se mettre au lit. Maintenant, il n’avait qu’à attendre que tous soient partis pour se lever le dernier.
  
  Il se rendormit. A sept heures, quelqu’un le secoua en criant :
  
  — Hé ! Camarade ! Il est sept heures ! Si tu dois aller au travail…
  
  — Sept heures ? répéta Hubert. J’ai le temps. Tout le temps.
  
  L’autre lui ficha la paix et partit, le laissant seul. A sept heures et demie, l’arrivée de l’employée chargée du ménage l’obligea à se lever. Il se rendit avec le nécessaire au lavabo collectif situé au fond du couloir, se débarbouilla et se rasa. Puis il revint s’habiller sous l’œil indifférent de l’employée qui, sans doute, en avait vu d’autres.
  
  L’administrateur le héla alors qu’il traversait le vestibule pour sortir.
  
  — Un mot pour vous, camarade Vorochine.
  
  Hubert prit l’enveloppe cachetée et la fourra dans sa poche malgré la vive curiosité qui le tenaillait. L’œil terne de l’administrateur suivit le geste.
  
  — Vous restez encore la nuit prochaine, camarade Vorochine ? Il faut me le dire maintenant.
  
  Hubert haussa les épaules.
  
  — Sais pas encore. Dans une heure, je saurai…
  
  — Pas plus tard, dit l’autre. Après je fais descendre vos paquets et je loue à quelqu’un d’autre.
  
  — D’accord.
  
  Il sortit sans hâte et attendit d’avoir parcouru la distance jusqu’au port avant d’ouvrir l’enveloppe. Elle contenait un bout de papier blanc sur lequel avait été tapé à la machine :
  
  « Aussitôt que possible, 27, avenue Pobéda, deuxième cour, escalier gauche, quatrième étage, porte 6. »
  
  Pas de signature, rien. En principe, l’invitation ne pouvait venir que de la Mannova. En principe…
  
  Hubert apprit l’adresse par cœur, puis mangea tout simplement le papier. D’après les indications, il devait s’agir d’un immeuble moderne et très important.
  
  Il se paya d’audace et demanda son chemin à un « militzioner » qui déambulait sur le trottoir. L’avenue Pobéda n’était pas très loin. Il fallait suivre les quais pendant trois cents mètres environ pour la trouver à droite. Une belle avenue plantée d’arbres…
  
  C’était un building de onze étages, tout en béton, dont la façade n’était même pas encore terminée. Hubert entra sans hésiter sous le vaste porche, traversa une première cour et gagna la seconde. Escalier de gauche quatrième étage. Heureusement que ce n’était pas au onzième, car il n’y avait pas encore d’ascenseur.
  
  Porte 6. Dans le couloir sombre, l’appréhension le reprit. Et s’il s’agissait d’un piège ? Non, impossible. Si la police avait voulu l’avoir, elle serait venue le chercher à l’hôtel. Tout simplement.
  
  Il levait la main pour frapper lorsque la porte s’ouvrit sur un vestibule encore plus obscur que le couloir.
  
  — Entrez, murmura une voix qu’il connaissait bien.
  
  Il obéit, soulagé. Elle le fit pénétrer dans une pièce carrée assez vaste, meublée en studio et bien éclairée par une vaste baie rectangulaire. Il examina rapidement le décor, puis se retourna pour la regarder.
  
  Elle portait une robe de lainage gris, assez élégante, et il fut de nouveau comme fasciné par l’éclat de ses yeux bleu faïence dans son visage étrange et sombre comme du vieil or. Puis, il découvrit l’inquiétude qui habitait ces yeux et fronça les sourcils.
  
  — Je m’excuse pour hier matin, dit-il machinalement. Je me suis conduit comme un goujat. Je regrette terriblement…
  
  Elle eut un mouvement d’impatience et répliqua, nerveuse et glaciale :
  
  — Il s’agit bien de cela !
  
  Lin expliqua :
  
  — Je guettais votre arrivée par la fenêtre. C’est pourquoi je vous ai ouvert…
  
  Elle se frotta les mains l’une contre l’autre et reprit :
  
  — Ils ont trouvé le corps de l’homme que vous avez précipité dans le torrent. Des pêcheurs de truites… Il s’agissait bien d’un policier, de la section d’Adatuim. De bonne heure, le commissaire était à la ferme pour poser des questions. Il m’a interrogée…
  
  Hubert retira sa casquette et la posa sur la table.
  
  — C’est un coup dur, dit-il sans grande conviction.
  
  Elle lui fit face et il y avait presque de la haine dans son regard trop bleu.
  
  — Vous pouvez le dire ! Il est parti en disant qu’il allait téléphoner à Nogliki… Il ne comprenait pas pourquoi ce type était venu à cet endroit en pleine nuit au lieu de rentrer tranquillement chez lui. Il avait pensé que je lui avais demandé de m’accompagner. Si j’avais deviné cela plus tôt, c’est ce que j’aurais prétendu. On aurait alors supposé qu’il était tombé de la passerelle en retournant au bourg…
  
  Elle souffla, sans cesser de le regarder. Il ne trouvait rien à dire. Il n’aurait pu lui répondre qu’une seule chose : que ce n’était pas sa faute, à lui, si ce type l’avait suivi et que leur situation serait bien plus mauvaise s’il l’avait laissé vivre.
  
  — Si ce type avait été n’importe qui, reprit-elle, la thèse de l’accident aurait été tout de suite adoptée. Ils auraient pensé qu’il était venu braconner et tant pis. Mais il s’agit d’un policier et ils ne vont pas rester tranquilles avant d’avoir éclairci l’affaire. Ils vont s’agiter, ils vont fourrer leur nez partout. Déjà, ils ont téléphoné à Vladimir…
  
  — Celui qui est venu vous accompagner le premier matin ?
  
  — Oui.
  
  Elle paraissait vraiment très ennuyée. Finalement, elle déroba son regard et baissa la voix pour annoncer :
  
  — Je ne peux plus continuer avec vous. Par votre faute, l’attention a été attirée sur moi et nous constituons maintenant un danger l’un pour l’autre…
  
  Froidement, Hubert constata :
  
  — Vous me laissez tomber.
  
  Elle était trop intelligente pour mordre à un pareil hameçon.
  
  — Appelez ça comme vous voudrez, rétorqua-t-elle, c’est sans importance. Ce qui est important, c’est que je tiens à vivre ; et à vivre libre…
  
  Il questionna, insidieux :
  
  — Jusqu’où iriez-vous, pour ça ?
  
  Elle eut un sursaut, comme s’il l’avait giflée et le défia avec colère.
  
  — Je ne vous trahirai pas, si c’est cela que vous insinuez. De toute façon, votre perte peut entraîner la mienne.
  
  Elle se calma, soupira avec force et enchaîna de sa voix habituelle :
  
  — Non, je ne vous laisse pas tomber. Je vais vous donner maintenant d’autres papiers d’identité. Si l’on retrouve votre trace ici, il ne faut pas que ça puisse aller plus loin. Ils penseront alors que vous avez traversé la Manche pour gagner le continent…
  
  — Il faut que j’aille à Pogobi, rappela Hubert.
  
  — Je ne l’oublie pas. D’ici à Pogobi, il existe une route qui longe la côte et passe par Trambass. C’est une route très surveillée depuis le début des grands travaux. Vous pourriez trouver une place sur un camion mais je ne vous le conseille pas.
  
  — Le train, alors ?
  
  — Il n’y a pas de train. Une voie est en cours de construction. Elle ne sera pas terminée avant deux ou trois mois. Le plus sûr serait de vous glisser sur une de ces grosses péniches à moteur qui font actuellement le transport du charbon jusqu’à Pogobi en longeant le littoral…
  
  Hubert eut un mouvement résigné des épaules.
  
  — Pourvu que j’arrive…
  
  — Ces péniches partent toutes du quai Maxime Gorki. C’est à hauteur de la rue Kirov.
  
  — Et si je prenais par erreur un bateau qui m’emmène ailleurs ? Sur le continent, par exemple ?
  
  — Aucune crainte. Des grosses péniches qui font Pogobi ont des moteurs diesels. Des bateaux qui font Nikolaïevsk et Vladivostok sont plus gros et à vapeur…
  
  — Bon. Je veux bien vous croire…
  
  Elle lui lança un regard ambigu.
  
  — Pourquoi chercherais-je à vous induire en erreur ?
  
  Il ne répondit pas et elle ne put s’empêcher de rougir.
  
  — Vous n’êtes pas un compagnon agréable, dit-elle.
  
  — Je regrette.
  
  Un silence tendu s’établit entre eux. Il avait l’impression qu’elle ne demandait pas mieux que de faire la paix. Mais lui ne le désirait pas vraiment et il se demanda pourquoi il éprouvait cette sourde hostilité contre une femme qui n’avait fait que lui rendre service.
  
  — Je regrette, répéta-t-il.
  
  D’un ton qui signifiait clairement : « C’est tout ce que je puis faire pour toi. » Elle se raidit et demanda :
  
  — Vous avez vos papiers ? Je vais vous donner les autres…
  
  Il tira de sa poche le petit sachet de toile et le jeta sur la table.
  
  — C’est chez vous, ici ?
  
  — Non. La locataire est une amie à moi. Elle est actuellement à Moscou, pour le congrès pan-soviétique des sports. Elle m’a laissé la clé…
  
  — Je vois.
  
  Elle passa dans une pièce voisine, qui devait être la cuisine, et revint presque aussitôt.
  
  — Voilà. Vous vous appelez maintenant Dimitri Zinovieff…
  
  Elle lui donna beaucoup d’autres explications, puis décida :
  
  — Il faut vous en aller maintenant. J’ai pris beaucoup de risques en vous faisant venir ici. Qu’avez-vous fait du mot que je vous ai…
  
  — Mangé, dit Hubert. J’espère le digérer.
  
  Elle resta impassible. Sa tête de reine asiatique aux yeux d’importation rejetée fièrement en arrière, elle conclut :
  
  — Nous ne nous reverrons sans doute jamais. Je l’espère. Je ne garderai pas un bon souvenir de vous…
  
  — Je regrette, dit Hubert. Sincère.
  
  Elle le guida jusqu’à la porte.
  
  
  *
  
  * *
  
  Vladimir indiqua une chaise au chauffeur de l’autocar et dit :
  
  — Asseyez-vous.
  
  Et le chauffeur s’assit, gauche et visiblement tourmenté.
  
  — Je vous ai fait venir…
  
  Le téléphone sonna et le commissaire s’interrompit pour répondre.
  
  — Allô…
  
  C’était le laboratoire de Grodekovo. Les vêtements proposés à l’examen des chimistes du service des mines avaient été nettoyés au moyen de produits peu employés en U.R.S.S. Un des ingénieurs avait lu dans une revue technique que de tels produits étaient utilisés par l’intendance de l’armée des U.S.A. D’autre part, certaines taches relevées sur le pantalon contenaient de l’huile incontestablement d’origine américaine. Cela suffisait-il ?
  
  — Cela suffit, merci.
  
  Vladimir raccrocha brutalement et serra les dents. Son visage rond, ordinairement un peu mou, avait pris une expression farouche. Le chauffeur du car se tassa un peu plus sur la chaise, se demandant quelle tuile allait lui tomber sur la tête. Pourtant, se répétait-il pour la centième fois, il n’avait absolument rien à se reprocher.
  
  — Avant-hier, commença Vladimir, en te rendant à Adatuim, tu as chargé un voyageur à la borne 5. Tu dois t’en souvenir ?
  
  L’homme, malingre, aux cheveux noirs mal coupés, se mit à torturer sa casquette entre ses mains tachées de cambouis. Il fronça les sourcils, regarda le sol de côté en tordant la bouche et répondit lentement :
  
  — Oui, je me rappelle, camarade Commissaire… Un grand type, un beau gars, qu’avait pas l’air commode.
  
  Le visage de Vladimir s’éclaira.
  
  — Comment était-il habillé ?
  
  Les yeux du chauffeur s’arrondirent.
  
  — Comment il était ?… Ça… Comme tout le monde. L’avait l’air d’un ouvrier en habits du dimanche… Je me rappelle qu’il avait une casquette… marron, je crois ; et puis un baluchon sur l’épaule.
  
  — Il t’a fait signe sur la route ?
  
  — Oui. Juste à hauteur de la borne, en plein dans le bois. J’ai pensé qu’il descendait d’une coupe. Y en a plusieurs en train, pas loin au-dessus.
  
  — Qu’est-ce qu’il t’a demandé ?
  
  — Ben… Un billet pour Adatuim. Il m’a payé le prix et puis il a été s’asseoir dans le fond où qu’y avait encore une place.
  
  Vladimir ouvrit un tiroir et en sortit une photographie que lui avait fait parvenir Grigorieff, son collègue d’Adatuim. Il la tendit au chauffeur.
  
  — Tu connais cet homme ?
  
  — Heee… C’est pas celui dont on parlait en tout cas !
  
  — Je sais, dit Vladimir avec impatience. Le connais-tu ?
  
  — Oui. Je l’ai souvent transporté. C’est un militzioner d’Adatuim ? C’est ça ?
  
  — Oui. Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ?
  
  L’autre se remit à réfléchir, puis son visage obtus s’illumina brusquement.
  
  — Ho ! Ben, c’est, le jour où j’ai pris le type à la borne 5. Attendez voir ! Oui, le type a justement été s’asseoir à côté de ce militzioner, qu’était pas en uniforme d’ailleurs !
  
  Vladimir sentit un frémissement lui parcourir l’échine.
  
  — Il s’est assis à côté de ce militzioner, hein ? Est-ce qu’ils se sont parlé ?
  
  — Ça, je sais pas, camarade Commissaire. Quand je conduis, je regarde la route, hein ?
  
  — Bien sûr. A Adatuim, tu les as vus descendre. Est-ce qu’ils sont partis ensemble ?
  
  L’homme pinça les lèvres et hocha la tête d’un air dubitatif. Le mécanisme de sa mémoire devait être un peu rouillé et ça ne démarrait pas au quart de tour. Finalement, il se souvint.
  
  — Je ne les ai pas vus descendre, camarade Commissaire. J’étais sur le toit pour passer les colis aux voyageurs. Mais, cinq minutes après, j’étais en train de donner un coup de balai à l’intérieur, j’ai vu le grand type sortir de l’auberge et partir du côté de la route d’Alexandrovsk. Tout de suite après le militzioner est sorti lui aussi de l’auberge et a pris le même chemin que le grand type.
  
  — Loin derrière ?
  
  — Cinquante mètres. A peu près. Faisait très noir, hein !
  
  Vladimir reprit la photo que lui tendait son interlocuteur et la remit dans le tiroir.
  
  — C’est bon, dit-il, je n’ai plus besoin de toi. Tu peux filer. Et ne parle de ça à personne, hein, sinon… Gare !
  
  Une ombre d’effroi obscurcit le regard du chauffeur qui sortit à reculons en protestant de sa discrétion. Vladimir décrocha le téléphone intérieur et ordonna :
  
  — Je veux une voiture dans un quart d’heure. Pas de chauffeur, je conduirai moi-même… Direction ? Inscrivez Adatuim et Alexandrovsk.
  
  Il sortit dans le couloir et accrocha au passage un des secrétaires.
  
  — Faites arrêter l’interrogatoire de Takara. Gardez-le au secret jusqu’à mon retour. Je m’absente vingt-quatre heures.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  
  
  OÙ IL EST DÉMONTRÉ, UNE FOIS DE PLUS,
  
  QUE LES HOMMES DOIVENT SE MÉFIER
  
  DES FEMMES COMME DE LA PESTE.
  
  
  Deux fois déjà, depuis la tombée de la nuit, Hubert avait arpenté le quai Maxime-Gorki en pleine activité. Il allait d’un pas décidé, l’air de qui a une tâche à remplir et sait comment s’y prendre. Aussi, aucun des militzioners qui assuraient la sécurité du port ne lui avait-il prêté attention.
  
  Son choix était fait. Une lourde et longue péniche dont le chargement était terminé et qui présentait l’avantage de posséder un canot de sauvetage relativement accessible en bordure de pont, et bâché.
  
  Le quai était éclairé par des lampadaires fixes, mais qui ne suffisaient pas. Chaque bateau en cours de chargement était illuminé par des projecteurs mobiles installés au sommet des grues. Le chargement terminé, le projecteur s’éteignait et la péniche pleine se trouvait alors dans une zone plus sombre.
  
  Sur le quai, devant la péniche choisie par Hubert, se trouvaient deux énormes tas de briques séparés par un étroit couloir. Après s’être bien assuré que personne ne pouvait le voir dans l’ombre de la grue, il se glissa dans ce passage, s’accroupit sur son baluchon qu’il avait déposé là une heure plus tôt et se mit à observer la péniche.
  
  Il en avait vu partir plusieurs et savait que deux hommes d’équipage seulement les montaient. Le « capitaine » chargé de la manœuvre et certainement de la navigation, et le « second » qui avait l’air de s’occuper du moteur diesel, sous la passerelle.
  
  Un homme en casquette sortit de la cabine, des papiers à la main, se pencha sur une écoutille et cria de mettre le moteur en route et de le laisser chauffer le temps qu’il allait faire viser les documents au bureau du port. Il sauta sur le quai et s’éloigna vers l’immeuble administratif situé à deux cents mètres de là.
  
  Hubert ne bougea pas. Il attendait. Trente secondes plus tard, le diesel démarra avec beaucoup de bruit, puis se calma progressivement…
  
  Hubert se leva, chargea son baluchon sur son épaule, et sans se presser, sans chercher à se cacher, franchit la courte distance qui le séparait de la péniche et monta à bord.
  
  Pas de réactions. Si quelqu’un l’avait vu, il n’avait rien trouvé de suspect à la chose. Il marcha silencieusement vers le canot de sauvetage, heureusement situé dans une zone très obscure et à l’abri des regards les plus proches. Aucun danger d’être entendu par le « second » qui devait être passablement assourdi par le vacarme de son moteur.
  
  Le baluchon passa le premier sous la bâche, puis Hubert suivit. Le canot était vaste et il était possible de s’y allonger. Hubert rabattit la bâche avec beaucoup de soin, s’installa confortablement, la tête sur son baluchon, et sourit de satisfaction.
  
  Puis il pensa à Lin Mannova et regretta amèrement de ne pas l’avoir prise dans le foin, alors qu’elle était prête à se donner…
  
  Il rêvait encore à elle lorsqu’il se rendit compte que le régime du moteur s’enflait singulièrement. Puis le bateau bougea. C’était le départ.
  
  En route pour Pogobi, dernière étape.
  
  
  *
  
  * *
  
  Lin Mannova s’éveilla en sursaut et porta une main à son cœur qui s’affolait. Quelqu’un sonnait à la porte de l’appartement. Elle alluma la lampe de chevet et consulta sa montre : deux heures dix. Oui pouvait bien venir la déranger à ce moment de la nuit ?
  
  Elle rejeta les couvertures et se leva. L’appartement, comme tout l’immeuble, étant très bien chauffé, elle s’était couchée nue et ne s’en rendit compte qu’à la porte du vestibule. Elle revint enfiler une robe de chambre de lainage bleu et alla demander à travers le battant :
  
  — Qui est là ?
  
  — Vladimir.
  
  Elle eut le souffle coupé, puis objecta :
  
  — Mais, Vladimir, je ne peux pas te recevoir maintenant. Ce n’est pas convenable… J’étais couchée et…
  
  Il insista durement :
  
  — C’est très grave, Lin Mannova. Il faut que tu m’ouvres tout de suite…
  
  Elle frissonna. Jamais il ne l’appelait par son nom entier. Que se passait-il ? Il valait mieux, de toute façon, entendre ce qu’il avait à dire. Lin n’avait pas l’habitude de se dérober devant le danger.
  
  Elle tira les verrous, ouvrit.
  
  — Entre Vladimir. Qu’est-ce qui se passe ?
  
  Il entra, farouche, l’œil sombre, les mâchoires serrées, et fila directement dans le studio. Elle le rejoignit, serrant coquettement son peignoir autour de son corps nu.
  
  — Prends une chaise. Enlève ton manteau. Tu veux quelque chose à boire ? Un peu de vodka ? Je crois qu’il en reste un fond de bouteille…
  
  Il enleva son manteau, le jeta sur le pied du lit et alla soulever le rideau devant la fenêtre.
  
  — Les volets sont fermés si c’est ce qui t’inquiète.
  
  Elle avait maintenant recouvré tout son sang-froid, toute sa combativité. Il lui fit face, amer, agressif :
  
  — Je sais tout ! lança-t-il d’un ton dramatique.
  
  Elle parvint à sourire.
  
  — Tu as bien de la chance !
  
  — Ne te moque pas ! C’est très grave ! Tu risques ta tête !
  
  C’était sérieux. De toute évidence, il était arrivé quelque chose qu’elle n’avait pu prévoir. Elle fit face ; fière et glaciale :
  
  — Explique-toi. Je t’en prie.
  
  Il vint jusqu’à elle et la prit aux épaules. Ses yeux lançaient des éclairs et les muscles de ses mâchoires jouaient sans arrêt.
  
  — Écoute-moi, Mannova. Je sais tout. Takara a amené un agent de l’étranger jusqu’à proximité de la côte. Cet agent a quitté ses vêtements pour nager jusqu’à la plage, devant ta maison. Tu l’as reçu, hébergé. Tu lui as procuré de nouveaux vêtements achetés par toi-même chez le Chinois… Tu vois, je sais tout. Cet espion a pris le car d’Adatuim à la borne 5. Un militzioner l’a repéré et l’a suivi…
  
  Il s’interrompit à bout de souffle. Stupéfaite, elle faisait un tel effort pour ne pas se trahir que des muscles se nouèrent sous son menton. Elle dut ouvrir vivement la bouche et aspirer l’air avec bruit. Un frisson la secoua, d’une terrible violence. « Je suis perdue », pensa-t-elle, et le sang abandonna son visage crispé…
  
  Vladimir éclata d’un rire à la fois sardonique et douloureux.
  
  — Tu as peur ! cria-t-il. Tu as peur ! Il est bien temps !
  
  Il se mit à la secouer, brutalement, et à l’abreuver d’injures. Ses yeux étaient injectés de sang et un mince filet de bave coulait sur son menton. Il lui fit mal et la douleur rendit à la femme le sang-froid qu’elle avait perdu. Elle se dégagea d’un brusque mouvement et le cingla d’une voix glaciale et pleine de mépris :
  
  — Va te regarder dans une glace, Vladimir. Mais va donc ! Regarde-toi !
  
  Il se figea, resta un moment immobile, tous ses muscles gonflés, cramoisi, effrayant. Puis il expira lentement, reprit son souffle, fit quelques pas dans la pièce et revint vers elle, apparemment calmé.
  
  — A Adatuim, enchaîna-t-il, cet espion devait te retrouver à la ferme où tu as passé la nuit. Le militzioner l’a suivi jusqu’au pont, sur le torrent…
  
  Il s’arrêta derechef. Des taches violettes marbraient ses joues rondes et il serrait convulsivement ses poings l’un contre l’autre. D’une voix assourdie, il conclut :
  
  — Inutile d’en dire davantage, n’est-ce pas ? J’espère que tu es convaincue ?
  
  Convaincue, Lin Mannova l’était. L’ampleur et l’imminence du danger qui la menaçait achevèrent de rendre à son intelligence toute la liberté dont elle avait besoin. Elle se mit à raisonner froidement, avec une méthode et un cynisme implacables, et trouva la solution en quelques secondes.
  
  — Je suis perdue, gémit-elle en laissant tomber sa tête en avant.
  
  Puis elle se tourna vers le divan sur lequel elle se laissa tomber en sanglotant nerveusement.
  
  — Je te jure, Vladimir, que je ne suis pas coupable ! Imprudente… Oui, j’ai été imprudente ! Mais… Oh ! Vladimir ! Il faut me croire… Qui me croira, si toi, Vladimir, tu ne me crois pas ! Tout est fini, maintenant ! Je voulais t’épouser, oui… Tu étais le seul à m’aimer sincèrement, de façon désintéressée. Tu es bon, Vladimir, et j’étais parvenue à t’aimer, moi aussi.
  
  Elle le regarda entre ses doigts légèrement écartés et fut stupéfaite de l’expression à la fois pleine de concupiscence et de ruse qui s’était imprimée sur le visage lunaire du policier. Elle se rendit compte alors que son peignoir s’était ouvert au moment où elle s’était laissée tomber sur le divan. Sciemment elle fit glisser davantage le tissu, découvrant jusqu’aux sommets ses cuisses pleines, dures et bronzées. « Il ne peut pas être différent des autres, pensa-t-elle, il va essayer d’en profiter avant de me livrer. » Presque aussitôt, la voix étrangement rauque de Vladimir lui parvint :
  
  — C’est possible… Tout ça est très possible… Tu sais que je voulais faire de toi ma femme, depuis longtemps… Si tu peux espérer convaincre quelqu’un, c’est bien moi. C’est évident… Tout de même, il faudrait… Enfin, tu comprendras que je ne sois pas en mesure de réfléchir et de t’écouter maintenant…
  
  Il s’était approché, pas à pas, et la dominait de toute sa hauteur. Un de ses genoux fléchit, toucha une jambe nue de la Mannova qui ne bougea pas. Elle savait que le regard de l’homme pouvait découvrir le bas de son ventre au sommet du large entrebâillement du peignoir et cette idée lui donna chaud aux joues. Mais ce n’était pas le moment de se laisser troubler…
  
  Il se laissa brusquement tomber sur elle et lui prit la tête entre ses grosses mains froides.
  
  — Lin, bégaya-t-il, je veux t’avoir maintenant. Après, je te promets que…
  
  Elle se dégagea en souplesse, glissa de côté et se retrouva debout. Dans le mouvement, son peignoir s’était ouvert en grand et elle tarda à le refermer, juste ce qu’il fallait pour laisser l’homme s’enflammer au spectacle de son corps plein et dur.
  
  — Je n’ai pas confiance, dit-elle. Si je me donne à toi maintenant, tu me livreras après. Les hommes n’ont pas de scrupules pour ce genre de choses…
  
  Il eut envie de lui demander si les femmes en avaient davantage. Il se retint et, d’un coup de reins, se retrouva assis au bord du divan, puis debout, et fit un pas pour la reprendre dans ses bras.
  
  — Lin, je te veux. J’arrangerai ça pour toi. Après, je te le promets…
  
  Elle le repoussa, sans parvenir à se dégager, poussant dans l’effort son ventre contre celui de l’homme.
  
  — Pas après, dit-elle. Avant…
  
  Et, sous prétexte d’échapper à l’étreinte, elle s’agita perversement afin de porter au paroxysme le désir de l’homme. Il céda bientôt.
  
  — Je ferai ce que tu voudras, Lin.
  
  « S’il ne me savait aussi forte physiquement, il aurait déjà essayé de me violer », pensa-t-elle. Et la lueur de ruse cruelle qu’elle découvrait soudain au fond des yeux dilatés du policier la renforça dans sa méfiance.
  
  — Voilà ce que nous allons faire, commença-t-elle. Tu vas écrire une déclaration dans laquelle tu reconnaîtras avoir couvert de ton autorité un agent de l’étranger coupable de crimes contre le pays. Tu ne citeras aucun nom. Après que tu auras signé, je me donnerai à toi. Ensuite, j’écrirai au bas de ta déclaration que je suis, moi, Lin Mannova, l’agent étranger dont tu parles. Nous serons ainsi… couverts, l’un vis-à-vis de l’autre. Nous nous marierons très vite et nous essaierons d’oublier.
  
  Elle devina qu’il se repliait sur lui-même, essayant de découvrir où était le piège, et s’employa à entretenir son désir afin de ne pas le laisser recouvrer sa lucidité. Elle fit si bien qu’il abdiqua subitement toute prudence et accepta :
  
  — Faisons comme tu le veux. Mais vite…
  
  Elle le poussa vers la table, sortit une feuille de papier, le regarda s’asseoir et décapuchonner son stylo, se laissa tomber à genoux tout près de lui et fit peser sa main experte sur la robuste cuisse masculine.
  
  Il commença à écrire. Elle sursauta soudain et protesta :
  
  — C’est inutile. Tout cela est inutile !
  
  — Pourquoi ? s’étonna-t-il en fronçant les sourcils, déjà furieux.
  
  — Tes collègues ! Ils savent tout ce que tu m’as dit…
  
  Il riposta avec une violente sincérité :
  
  — Non ! Tout ce qui se rapportait à toi, je l’ai gardé pour moi. Pour moi seul ! Personne d’autre n’est au courant !
  
  Elle sentit comme un baume l’envahir et insista, dissimulant avec soin la joie farouche qui la brûlait.
  
  — Tu peux le jurer ?
  
  — Sur la mémoire de ma défunte mère !
  
  Il se remit à écrire, pressé d’en finir. La main de la jeune femme pesait toujours sur lui lorsqu’il posa sa signature au bas du document. Lin Mannova se souleva légèrement pour lire.
  
  — C’est ce que tu voulais ?
  
  — Oui, souffla-t-elle.
  
  Et elle se hissa vers lui pour lui offrir sa bouche.
  
  « Je la tiens, pensait-il en l’embrassant farouchement. Je fais l’amour avec elle ; je lui fais signer ses aveux et je la livre aussitôt après en expliquant le subterfuge auquel j’ai dû avoir recours. »
  
  Il se leva, l’entraînant avec lui, la poussa vers le lit.
  
  — Viens, maintenant.
  
  Elle protesta en riant.
  
  — Ne sois pas si pressé, chéri. Il faut que je passe un instant dans la salle de bains. Déshabille-toi pendant ce temps et attends-moi dans le lit… Je t’en prie, chéri.
  
  Il la laissa aller. Après tout, il n’était pas si pressé. Inutile de rien faire avant le matin, avant le jour. Quelques heures de volupté en perspective… Il entreprit de se dévêtir…
  
  Nue sous son peignoir jeté par-dessus ses épaules, Lin Mannova tenait son œil collé au trou de la serrure, de l’autre côté de la porte de la salle de bains. Elle vit Vladimir se débarrasser fébrilement de ses habits et poser son Nagan réglementaire sur le coin de la table, au centre de la pièce. Puis, il sortit de son champ de vision et elle entendit presque aussitôt craquer les ressorts du lit.
  
  Alors, elle se redressa et enfila sur sa main droite un gant de caoutchouc pris sur la tablette du lavabo. Le miroir, au-dessus, lui renvoya l’image de son visage, dur et implacablement résolu. Sans hâte, elle retourna vers la porte, l’ouvrit, éteignit la lumière de la salle de bains, passa dans la chambre et, de sa main non gantée, manœuvra l’interrupteur qui se trouvait immédiatement à gauche.
  
  — Ma pudeur, chéri ! expliqua-t-elle sur un ton de plaisanterie. Fais-moi une petite place…
  
  Elle connaissait les lieux suffisamment pour y évoluer les yeux fermés. A tâtons, sans rien heurter, elle atteignit la table. Ses doigts gantés trouvèrent le Nagan, étreignirent la crosse. Elle ne s’était même pas arrêtée. Avant d’arriver au lit, elle avait déjà, d’un pouce expert, libéré le cran de sûreté. Les policiers devaient toujours avoir une balle dans le canon de leur arme et elle n’avait donc pas de souci à se faire pour cela…
  
  Elle toucha du genou le bord du lit et entendit la respiration bruyante de Vladimir qui semblait s’être poussé tout contre le mur.
  
  — Où es-tu ?
  
  La main de l’homme vint la chercher, trouva sa hanche, l’attira avec violence. Elle se laissa choir sur lui, tenant son bras droit tendu en arrière afin de garder l’arme hors de portée… « Il faut que je tire dans la bouche », pensa-t-elle froidement. Si elle tirait, face contre face, de la main droite, la blessure serait à gauche de la victime. Vladimir, malheureusement, n’était pas gaucher. Tirer de l’autre côté rendait nécessaire une difficile et dangereuse acrobatie et encore l’angle de pénétration de la balle pourrait prêter à suspicion. La bouche, c’était bien…
  
  — Où est ta bouche, demanda-t-elle en la cherchant des doigts de sa main gauche.
  
  Elle toucha les lèvres chaudes de l’homme qui avait refermé ses bras sur elle et essayait déjà de la renverser.
  
  — Attends, gémit-elle.
  
  Elle enfonça ses doigts et Vladimir, croyant à un jeu, ouvrit la bouche en grand. Un simple geste, une seconde, pas plus. Le canon du Nagan choqua droit les dents de l’homme en même temps que le coup partait.
  
  Elle fut à demi assommée par le recul et par le bruit. L’arme lui échappa. Brusquement frappée de terreur, elle se releva d’un bond en criant, se lança vers la porte à la recherche de l’interrupteur, heurta un fauteuil et se fit très mal à la cuisse…
  
  La lumière jaillit enfin. Elle vit le visage éclaté du policier, le pistolet à côté, sur le drap déjà rouge du sang qui s’échappait à flots. « C’est bien ainsi », pensa-t-elle machinalement. Il était inutile de placer l’arme dans la main droite de Vladimir qui reposait sur sa poitrine. Les enquêteurs penseraient que l’arme avait sauté au moment du coup, ce qui arrivait souvent dans les cas de suicide…
  
  Elle se mit à trembler, ses dents claquèrent. Elle dut faire un effort considérable pour regagner la salle de bains, retirer son gant et s’examiner dans le miroir. Elle était verte d’horreur et de dégoût mais n’avait pas une tache de sang sur elle.
  
  Elle remit son peignoir, revint dans la chambre et décrocha le téléphone après avoir formé un numéro secret. En quelques secondes, elle eut au bout du fil le chef régional du Khon, se fit reconnaître et annonça sans pouvoir réprimer le tremblement convulsif de sa voix :
  
  — Un homme vient de se suicider près de moi. Le chef de la section M.V.D. de Nogliki. Je le soupçonnais depuis longtemps de trahison. Cette nuit, j’avais pu lui faire signer une confession. Il a profité d’un instant d’inattention pour se tirer une balle dans la bouche. C’est affreux ! Que faut-il que je fasse ?…
  
  Le chef du Khon répondit :
  
  — Ne bougez pas. Je fais le nécessaire. Dans dix minutes, je serai là. Veillez surtout à ce que la confession de ce traître ne tombe pas en d’autres mains… A tout de suite, mon petit, ne vous affolez pas…
  
  Lin Mannova raccrocha. Maintenant, elle en était sûre, tout danger était écarté. Elle eut envie de boire quelque chose de fort. Son regard se reporta, comme invinciblement attiré, sur la masse sanguinolente qui avait été le visage de Vladimir, un homme qui avait voulu l’épouser.
  
  Elle sentit brusquement ses forces s’échapper, ses jambes plièrent et elle tomba sur le parquet.
  
  D’un coup.
  
  Évanouie.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  
  
  OÙ HUBERT TOMBE DANS UN PÉTRIN ALORS
  
  QUE TAKARA PARAIT DEVOIR S’EN SORTIR.
  
  
  M. Smith remit en place ses lunettes dont il venait de nettoyer les verres, examina longuement la petite peau de chamois qu’il venait d’utiliser, remit celle-ci dans son gousset, et accorda finalement son attention à Howard.
  
  — Vous disiez ?
  
  Le capitaine Howard étrennait ce jour-là un uniforme neuf, cause probable d’une certaine raideur dans son attitude.
  
  — Je voulais vous parler de 117, monsieur. Cela fait aujourd’hui trois semaines qu’il a dû prendre pied en Sakhaline et nous sommes toujours sans nouvelles de lui…
  
  M. Smith haussa les sourcils.
  
  — Faut-il s’en inquiéter ? De toute façon…
  
  Howard coupa poliment :
  
  — Je sais, monsieur. Mais j’avais pris des précautions supplémentaires en raison de la curieuse personnalité de l’agent E. 14.672 qui devait le prendre en charge à Nogliki. J’avais donné comme instructions à cet agent de me prévenir par la voie ordinaire radio lorsque 117 aurait atteint Pogobi. Au pis-aller, le voyage ne pouvait durer plus d’une semaine…
  
  M. Smith fronça les sourcils.
  
  — Bigre !
  
  Et fit claquer sa langue avec irritation.
  
  — Je vous avais dit mon désaccord sur le fait de confier Hubert à un agent double, et féminin de surcroît. Deux raisons d’échec…
  
  Puis, son extraordinaire mémoire jouant, il questionna :
  
  — Mais… voyons. Et 213 ?
  
  Howard acquiesça :
  
  — Devait me prévenir également de l’arrivée de notre ami à Pogobi. Sans nouvelles de ce côté-là également.
  
  — Bon sang ! fit M. Smith, qui ajouta avec une mauvaise foi évidente :
  
  — Je m’étais pourtant opposé à la désignation de 117 pour cette mission !
  
  Impassible, Howard riposta :
  
  — Si vous vous y étiez opposé, monsieur, 117 ne serait pas parti. Généralement, vos ordres sont exécutés à la lettre dans cette maison…
  
  M. Smith lança un regard noir à son secrétaire et haussa les épaules avec nervosité. Puis il passa sur son crâne chauve sa main grasse de prélat et dit doucement :
  
  — Il est dans le bain et il faut essayer de l’en sortir. Je suppose que vous avez un moyen d’entrer en contact avec 213 ?
  
  — Aucun, monsieur, affirma Howard. 213 peut entrer en contact avec nous quand ça lui plaît. Mais pour des mesures de sécurité faciles à comprendre, il a exigé que nous renoncions à la réciproque. Il faut attendre qu’il nous appelle pour lui transmettre nos instructions. 213 n’a pas appelé depuis plus de trois semaines.
  
  — Il est-peut-être tombé…
  
  — Je ne crois pas, monsieur. Les autres l’auraient annoncé à grands coups de trompes. Ils aiment faire des procès de ce genre.
  
  — Possible, mais dans le cas précis de 213, je ne pense pas qu’ils tiendraient à la publicité. Vous comprenez pourquoi ?
  
  Howard réfléchit un instant.
  
  — Sûr ! Tant que l’affaire ne sera pas liquidée…
  
  — Et elle n’est pas près de l’être !
  
  Un moment de silence, puis Smith :
  
  — Pas d’autre solution que de faire confiance à Hubert. Il nous a mis d’autres fois dans des transes bien plus terribles et il est toujours revenu. Attendons… Quoi d’autre ?
  
  — Un de nos agents a été descendu hier soir dans le secteur russe de Berlin en essayant d’échapper aux policiers qui l’avaient arrêté. Il ne portait rien de compromettant sur lui, nous en avons la certitude.
  
  — Il est mort ?
  
  — Oui, monsieur. Tué net.
  
  — Parfait. Occupez-vous de la famille, s’il en avait.
  
  
  *
  
  * *
  
  La route était mauvaise, défoncée, ondulée, semée de nids de poule que la pluie avait transformés en autant de flaques d’eau. L’énorme camion dansait, sautait, mais continuait de s’enfoncer, rugissant, parfois hurlant, au cœur de la nuit opaque et sursaturée d’humidité.
  
  A demi couché sur le large volant, Hubert scrutait la route hostile à travers l’éventail de transparence que maintenait à grand-peine sur le pare-brise un essuie-glace fatigué et grinçant.
  
  Le contremaître chinois, assis près de lui, dit quelque chose dans sa langue natale ; à quoi Hubert ne jugea pas utile de répondre.
  
  Il y avait deux autres fils du ciel sur la banquette avant. Ceux-là étaient des privilégiés. Derrière, entassés sous l’illusoire protection de la bâche, cinquante coolies dormaient debout, à bout de forces, indifférents à toutes les secousses, à tous les chocs. Cinquante morts vivants.
  
  Les lumières du cantonnement apparurent d’un coup, au détour d’un entrepôt immense et obscur qui jouxtait la route, à gauche. Cent mètres plus loin, il y avait une petite maison, très basse, très décrépite, qui abritait un vieux couple aux allures étranges. Puis, aussitôt après, le chemin de terre rouge et dure qui montait raide jusqu’à la porte du camp.
  
  Hubert freina, prit au large en rétrogradant un nombre impressionnant de vitesses et enfonça son pied sur l’accélérateur pour donner l’assaut à la pente. Le lourd véhicule se rua en hurlant, avala l’obstacle avec une facilité étonnante et ralentit aussitôt sur le plat.
  
  — Stoï !
  
  Hubert immobilisa le camion. La sentinelle en arme approcha, le reconnut, et fit un signe de son bras levé. La barrière blanche et rouge se leva, libérant le passage. Hubert, qui avait déjà enclenché la première, embraya…
  
  Le camp affectait la forme d’une étoile à six branches avec au centre une place en rotonde. C’était là, sur cette place, que les coolies descendaient du camion pour gagner les baraquements. L’opération demandait en moyenne cinq minutes car il fallait presque les sortir un à un, tellement ils étaient abrutis de fatigue.
  
  Ce soir-là, le déchargement ne fut ni plus ni moins long que les soirs précédents. Lorsqu’il ne resta plus un seul Chinois visible dans le véhicule, Hubert repartit, franchit de nouveau la barrière qui commandait l’accès et la sortie du camp et descendit prudemment en première la pente raide qui rejoignait la route.
  
  Habituellement, il prenait à droite pour retourner à Pogobi où il était logé, dans une caserne, tout près des abattoirs. Cette fois, il vira à gauche et prit rapidement de la vitesse en direction de Markovo.
  
  Markovo, c’étaient les puits de pétrole, mais Hubert n’allait pas chercher du pétrole. Il tenait dans sa poche un ordre de route lui prescrivant de se rendre à la base aérienne de Lekarstov pour y prendre un chargement dont la nature n’était pas précisée.
  
  Lekarstov, Hubert l’avait appris depuis peu, était une base de chasseurs à réaction du type MIG. Exactement ce qu’il cherchait…
  
  Peu après le cantonnement, la route devenait bien meilleure, sans doute parce que beaucoup moins fréquentée. Et Hubert atteignit Lekarstov en un peu moins de trois quarts d’heure.
  
  Il y avait un village, une trentaine de maisons tassées autour d’un vieux temple en ruines, qu’il fallait traverser. Sorti de là, le plaisant spectacle des balises multicolores s’étalait comme un jeu de lumières sur un plateau de nuit.
  
  Barrière, sentinelles.
  
  — Stoï !
  
  Arrêt brusque. Hubert exhiba son ordre de route. Le soldat le prit, lui dit d’attendre là et s’éloigna vers le poste de contrôle situé au-delà de l’enceinte, à l’intérieur du camp. Hubert éteignit les phares du camion. Son regard s’habituant à l’obscurité, il distingua les baraquements, puis les grands hangars, plus loin, qui devaient abriter les avions. Tout était tranquille et silencieux. Il regretta de n’avoir pas été envoyé là pendant le jour ; sans doute aurait-il vu les appareils…
  
  Le soldat tardait à revenir. Que se passait-il ? Hubert n’éprouvait plus de crainte. Depuis qu’il avait pu se faire embaucher sans difficultés aux grands travaux de Pogobi, grâce aux papiers fournis par l’étrange Lin Mannova, il s’abandonnait progressivement à un sentiment de sécurité assez extraordinaire dans la conjoncture.
  
  Le soldat reparut, cria quelque chose. La barrière se souleva. Hubert remit les phares en code et embraya doucement. Un soldat sauta sur le marchepied et cria :
  
  — Vas-y tout droit. Je te dirai où faudra tourner.
  
  Ils longèrent le bloc des baraques sur environ deux cents mètres.
  
  — A droite ! indiqua le soldat.
  
  Hubert manœuvra le volant.
  
  — Stoï !
  
  Il freina, coupa le contact, descendit et suivit son guide vers l’entrée d’un bâtiment de planches aux fenêtres brillamment éclairées. L’emblème de la police militaire était fixé au-dessus de la porte et Hubert eut une contraction instinctive. Il suivit néanmoins le soldat qui était passé devant.
  
  — Par ici…
  
  Un couloir. Une porte grande ouverte. Un bureau assez vaste, sommairement meublé, aux cloisons garnies des habituels portraits. Trois hommes. Deux en uniforme de la police, le troisième en combinaison fourrée largement ouverte sur une seconde combinaison de toile ordinaire.
  
  Le plus petit des policiers demanda abruptement :
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  Depuis quelques secondes, Hubert luttait de toutes ses forces contre l’angoisse qui l’assaillait. Il réussit à répondre très calmement :
  
  — Dimitri Zinovieff, chauffeur au service des transports du Kombinat de Tartarie.
  
  Le policier alla s’asseoir derrière la table surchargée de dossiers. Hubert s’aperçut alors qu’il tenait un papier à la main et reconnut son ordre de transport. Le second policier posa la main sur la crosse de son arme, marcha vers la porte refermée et s’y adossa. Le type en combinaison – trapu, cheveux blonds en brosse, teint coloré, yeux bleus, tête de faune aux oreilles pointues – alluma tranquillement une cigarette sans cesser d’observer Hubert d’un regard délibérément hostile.
  
  — D’où tenez-vous cet ordre de mission ? demanda le policier assis.
  
  Hubert s’étonna franchement :
  
  — D’où ? Mais du bureau des transports de Pogobi.
  
  L’autre répliqua froidement :
  
  — Nous venons de téléphoner. Ils ne sont pas au courant. Pas plus que nous… Nous n’avons rien à transporter. Où vous êtes-vous procuré ce papier ?
  
  — C’est le sous-chef du bureau des transports qui me l’a remis, lui-même.
  
  Hubert commençait à se demander ce que signifiait cette histoire. D’autre part, il craignait que son langage approximatif le trahisse.
  
  — Dimitri Zinovieff, hein ? Né où ?
  
  — A Gorlovka, en Ukraine. Voici mes papiers…
  
  Il sortit d’une poche intérieure ses pièces d’identité.
  
  Le policier les prit, les examina avec soin et parut déconcerté. Puis :
  
  — Pourquoi parles-tu si mal notre langue. Où as-tu pris cet accent bizarre ?
  
  Ça, ce n’était pas grave. Il se parlait tant de dialectes dans toute l’U.R.S.S., que personne ne pouvait les connaître tous.
  
  — J’ai passé toute ma jeunesse dans un bled de l’Oural où l’on parlait une langue à part. J’ai dû apprendre ensuite le russe-blanc.
  
  — Pourquoi as-tu fabriqué un ordre de mission pour venir ici ?
  
  — Je vous ai dit qui m’avait donné ce papier. Vérifiez.
  
  — Nous l’avons fait. Ce papier est faux. Sais-tu ce que tu risques ?
  
  Hubert haussa ses larges épaules.
  
  — Rien du tout. J’ai la conscience tranquille. Il s’agit certainement d’une erreur…
  
  Le type à figure de faune intervint brusquement en américain :
  
  — Ça va, fiston, laisse tomber. Tu es fabriqué et t’as plus qu’à te mettre à table.
  
  Hubert le regarda, l’air ahuri et demanda au policier :
  
  — Qu’est-ce qu’il dit ?
  
  — Il vient de te parler dans ta langue natale. Il est, lui aussi, de ce petit bled de l’Oural. Tu sais ?
  
  Hubert éclata de rire.
  
  — C’est une blague ! s’exclama-t-il. Vous voulez vous amuser. Allez, dites-moi ce que je dois emporter et je m’en vais. J’ai sommeil, moi. Demain matin, faut que j’aille prendre mes chinetoques pour les conduire sur le chantier…
  
  — Ah ! oui… Eh bien, nous allons prévenir le bureau des transports de trouver un autre chauffeur pour ça…
  
  — Pourquoi ? s’inquiéta Hubert.
  
  — Parce que, si tu le prends comme ça, ça risque de durer longtemps… et d’être assez désagréable pour toi. Vu ?
  
  Hubert resta une seconde silencieux, comme figé. Puis il explosa :
  
  — Mais à la fin, nom de Dieu de nom de Dieu ! Qu’est-ce que vous me voulez ? Qu’est-ce que c’est cette salade ?
  
  Le type à tête de faune reprit, toujours en américain :
  
  — Laisse tomber, fiston. Si tu t’entêtes, y vont te faire mal.
  
  — Qui est celui-là ? interrogea Hubert en le montrant.
  
  Le policier eut un étrange sourire :
  
  — Thomas Skirvin, ex-capitaine pilote à la 5e Air-Force U.S… Abattu sur le Yalu voici un an, fait prisonnier, converti à notre cause, a refusé d’être rapatrié…
  
  Un temps, puis :
  
  — Thomas Skirvin prétend vous connaître. Il affirme vous avoir rencontré en permission à Tokyo et assure que vous étiez vous aussi pilote dans l’Air-Force.
  
  — Nous avons pris ensemble une cuite mémorable dans un bar de la rue Ginza, précisa Skirvin, parlant russe pour la première fois.
  
  Hubert était bien certain de n’avoir jamais pris de cuite, même mémorable, dans un bar de Tokyo avec ce déserteur de l’Air-Force à tête de faune. Il leva les épaules, maudissant intérieurement le mauvais sort, et répliqua :
  
  — C’est une histoire de fou ! Une véritable histoire de fou !
  
  Il sentit quelque chose de dur lui presser les côtes. Une main experte le tâta sous tous les angles.
  
  — Pas armé, annonça le policier derrière lui.
  
  — Fouillez-le, ordonna l’autre. Mieux que ça : foutez-le à poil.
  
  — Espèce d’idiot, lança Skirvin. Si t’es pas un espion, mets-toi donc à table. J’comprends qu’t’aies pas envie de rentrer dans ces putains d'États-Unis ! Mais dis-le, bon Dieu ! Dis-le !
  
  Hubert haussa les épaules sans répondre et se laissa docilement déshabiller. « A moins d’un miracle, je suis foutu », pensa-t-il et il se rendit compte, brusquement, qu’il le savait depuis longtemps. Depuis que Lin Mannova l’avait abandonné à son sort et qu’il se trouvait seul, sans aide possible, sur une île étrangère et hostile d’où il n’avait plus la moindre chance de s’échapper. Il comprit ensuite la raison de ce curieux sentiment de sécurité qu’il avait éprouvé depuis qu’il était à Pogobi : il savait qu’il était fichu et l’avait inconsciemment accepté tant que rien ne le menaçait ouvertement.
  
  Il retrouva d’un coup toute son agressivité, toute la folle et froide audace dont il était capable dans les moments désespérés. « Ils ne m’ont pas encore ! » décida-t-il en lui-même. Et cette affirmation purement gratuite acheva de lui rendre tous ses moyens.
  
  
  *
  
  * *
  
  Takara n’était plus que l’ombre de lui-même. Trois semaines de détention, dont quinze jours de secret, étaient venues à bout de sa résistance. Takara, l’homme du grand large, n’était pas fait pour vivre enfermé. Ses cheveux avaient blanchi aux tempes et des rides profondes s’étaient creusées dans son visage de samouraï. Il se tenait voûté et paraissait beaucoup moins gigantesque, beaucoup moins redoutable.
  
  En fait, depuis quelques jours déjà, il aurait suffi que Vladimir vînt lui demander : « Alors, tu veux parler ? » pour que le terrible Takara se mît incontinent à vider son sac. Tout plutôt que rester enfermé dans ce cachot exigu et sans air en compagnie des souris et des araignées…
  
  Des pas dans le couloir. Dont un inhabituel. Des voix. Dont une voix de femme. Takara se dressa d’un bond et se tint droit, les mollets collés au bord de la couchette de planches.
  
  Les verrous manœuvrés à grand bruit comme d’habitude. Pourquoi les gardiens de prison ne graissent-ils jamais leurs verrous ? Tradition ?
  
  La porte grinça effroyablement en s’ouvrant. Lin Mannova entra, raide et élégante dans un manteau d’astrakan serré à la taille.
  
  — Laissez-nous, ordonna-t-elle au gardien.
  
  — Mais…
  
  — Laissez-nous, reprit-elle durement. Et que je ne vous surprenne pas à guetter dans le couloir…
  
  La porte se referma. Takara et la femme restèrent seuls, face à face, s’observant intensément. Puis elle murmura :
  
  — Je suis venue te sauver, et se demanda s’il avait entendu.
  
  Il restait de pierre, comme hébété. Elle eut pitié de lui, un très court moment. Car elle n’était pas vraiment capable de pitié. La pitié est un sentiment de faible et Lin Mannova était forte. Très forte. Encore plus forte depuis qu’elle avait froidement assassiné Vladimir pour sauver sa propre peau et celle d’un espion étranger qui ne lui était rien… Qui ne lui était rien, mais auquel elle ne pouvait s’empêcher de penser sans arrêt. Obsession. Une obsession chasse l’autre et, figure pour figure, elle préférait celle, pleine de vie, de l’étranger, à l’autre, broyée et sanguinolente, de Vladimir… Vladimir, qui l’avait désirée pendant des années et à qui elle avait offert des épousailles de mort.
  
  De mort.
  
  Elle fléchit sur ses genoux, puis se ressaisit, mâchoires serrées, regard implacable.
  
  — Je suis venue te sauver, répéta-t-elle.
  
  Elle le poussa à l’épaule, l’obligeant à s’asseoir, et s’installa près de lui.
  
  — Écoute-moi bien, dit-elle en lui prenant la main.
  
  Un frisson la secoua de sentir cette main énorme trembler dans la sienne.
  
  — Vladimir est mort.
  
  La main cessa de trembler et elle n’entendit plus que le souffle bruyant du prisonnier.
  
  Elle reprit, tendue à en avoir mal :
  
  — Avant de mourir, il a signé une confession… Il a avoué qu’il couvrait de son autorité un agent de l’étranger… Cet agent était Kung, ton matelot… Écoute-moi bien, Takara…
  
  Sa voix avait pris une intonation farouche comme si elle avait voulu briser le mur qu’il semblait lui opposer.
  
  — Écoute-moi bien, Takara… La nuit… Cette nuit-là, Kung a voulu t’entraîner vers des signaux lumineux aperçus au ras de l’eau. Comme tu refusais, il a essayé de te pousser à la mer. Le chien t’a défendu et, dans la lutte, incapable de contrôler ta force tellement tu étais en colère, tu as tué ton matelot.
  
  La main de Takara eut une brève crispation. Elle le devina attentif, découvrant enfin une lueur dans le mur noir qui le cernait depuis si longtemps.
  
  — Après, continua-t-elle, tu t’es affolé. Les lumières avaient disparu et tu t’es demandé si tu n’avais pas rêvé. Tu as pensé que personne ne croirait ton histoire et tu en as inventé une autre… A la suite de quoi, tu t’es trouvé dans cette situation, avec l’aide de Vladimir qui t’a enfoncé autant qu’il a pu en inventant de prétendues preuves…
  
  Elle s’interrompit, croyant qu’il allait parler. Il toussa, simplement et elle se demanda si elle n’avait pas parlé pour rien, jusque-là.
  
  — Tu m’entends, Takara ?
  
  Il lui serra la main et hocha affirmativement sa tête énorme, incapable de parler.
  
  — On a retrouvé le corps de Kung, annonça-t-elle, flottant au large.
  
  Elle baissa la voix.
  
  — Le Khon m’a chargée de l’enquête après le « suicide » de Vladimir. En sortant d’ici, je vais annoncer que tu as fait des aveux complets. Demain, demain matin, j’assisterai à l’interrogatoire officiel et tu n’auras qu’à répéter tout ce que je viens de te dire. Tu seras sans doute relâché aussitôt…
  
  Elle se leva.
  
  — D’accord ? Tu es content ?
  
  Et vit les grosses larmes qui roulaient lentement sur les joues creuses de Takara.
  
  — D’accord, fit-il enfin.
  
  Elle frappa à la porte pour appeler le gardien.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  
  
  OÙ HUBERT ACCEPTE UNE SITUATION
  
  DE DAME DE COMPAGNIE
  
  PUIS SE FAIT TAXER DE LÉGÈRETÉ.
  
  
  — Ça va, dit Hubert, je ne suis pas un héros.
  
  Le poing de Skirvin vint tout de même s’écraser une fois-de plus sur son visage. Le sang se remit à couler de son nez et il promena sa langue à la commissure de ses lèvres pour étancher le filet chaud et visqueux qui passait par là avant d’atteindre le menton.
  
  Le policier toucha le bras de Skirvin dont l’étrange figure de faune était d’une pâleur de neige.
  
  — Il a dit que ça allait. Ça suffit. Maintenant, il va parler.
  
  — Pas devant cette ordure ! gronda Hubert en fixant Skirvin.
  
  — Allons, allons ! essaya de concilier le policier. N’exagérons rien.
  
  Il avait l’air bien sage, bon enfant et un peu timoré. Mais Hubert ne s’y serait tout de même pas fié.
  
  — Alors, céda ce dernier, qu’il se mette hors de ma vue. Il me donne envie de vomir.
  
  Skirvin, mâchoires crispées, toujours aussi blanc, alla se placer sans rien dire derrière Hubert. Le policier questionna d’un ton patelin :
  
  — Vous êtes prêt à dire la vérité ? Je vous écoute…
  
  Hubert courba le dos et annonça :
  
  — Ce salaud a dit vrai. J’étais capitaine pilote à la 6e Air-Force, escadrille 6/3. J’ai été abattu par un Mig au-dessus de Kanko, il y a de cela environ six mois. Ma connaissance du russe m’a aidé à me camoufler et je n’ai jamais été fait prisonnier…
  
  Visage fermé, le policier demanda :
  
  — Comment êtes-vous venu ici ? Pourquoi n’avez-vous pas essayé de rejoindre vos lignes ?…
  
  Hubert eut un haussement d’épaules désabusé.
  
  — Peut-être que j’en avais marre. Si j’étais retourné, en admettant que j’aie réussi, on m’aurait recollé sur un zinc et peut-être que je serais mort maintenant. Je n’avais plus envie de me battre ; mais plutôt de voir du pays. Je voulais savoir comment c’était fait, chez vous. J’ai pensé que de toute façon vous ne me mangeriez pas tout cru et que ça ne me coûtait rien d’essayer… Je suis donc parti vers le nord, à pied, en voiture, en train, selon les hasards de la route. J’ai franchi la frontière sans grandes difficultés et me suis retrouvé à Vladivostok. Là, un Chinois m’a vendu des faux papiers qui m’ont permis de trouver du travail… J’y suis resté deux mois, un peu plus peut-être. Puis, j’ai entendu dire qu’il y avait de grands travaux en cours vers Nikolaïevsk. Du boulot intéressant et bien payé. J’avais l’intention de prendre le train, mais j’ai trouvé une occasion de monter sur un bateau qui allait à Alexandrovsk. Là, j’ai pris place sur une péniche de charbon qui m’a amené à Pogobi. Ça fait un mois que je suis à Pogobi et que je travaille comme chauffeur.
  
  Silence. Le policier reprit la parole en regardant le plafond :
  
  — On va vérifier tout ça, bien entendu. On reprendra tout par écrit avec les détails. Tous les détails…
  
  Une pause. Il se balança un instant sur place, puis :
  
  — Bien entendu, vous voulez être rapatrié ?
  
  Hubert haussa les épaules, essuya d’un revers de main le sang qui souillait son menton et répliqua d’un ton prudent :
  
  — Je n’y tiens pas essentiellement. Je ne dois figurer sur aucune des listes officielles de prisonniers échangés à Pan Mun Jon. On me demanderait des explications. Probablement que je serais considéré comme déserteur…
  
  Brève hésitation.
  
  — Si j’étais sûr qu’on me fiche la paix, ici. D’avoir une situation décente… Je n’en demanderais pas plus…
  
  Le policier le regarda sans répondre.
  
  
  *
  
  * *
  
  Il faisait froid dans la pièce et le lit de camp n’était pas confortable. Tourné vers le mur, Hubert grelottait sous la mince couverture qui lui avait été donnée, lorsque la clé grinça dans la serrure.
  
  La porte s’ouvrit doucement. La lumière jaillit. Skirvin entra et repoussa le battant d’un coup de talon.
  
  — J’espère que je ne te réveille pas trop ? Il y avait de l’ironie et de l’hostilité dans sa voix. Hubert, sans se retourner, répliqua froidement :
  
  — Je supporte bien les punaises.
  
  Skirvin ne répondit pas. Il se mit à marcher de long en large dans la pièce. Hubert l’entendit craquer une allumette, toussoter, reprendre sa marche un instant interrompue.
  
  Enfin :
  
  — T’as tort de le prendre comme ça, mon pote. T’as grand tort.
  
  Nouvelle pause. Hubert se retourna sur le dos. Skirvin s’était arrêté près de la fenêtre de papier huilé. Ses épaules étaient d’une largeur impressionnante et sa combinaison de toile avait un accroc à la taille.
  
  — Si quelqu’un peut t’aider, ici, mon pote, c’est bien moi. Et personne d’autre…
  
  — A coups de poings sur la gueule, remarqua Hubert, à son tour ironique.
  
  Silence. Skirvin pivota lentement sur ses talons et fit face. Son visage de faune était écarlate.
  
  — T’as tort, mon pote, de le prendre comme ça. Faut ce qu’y faut et les imbéciles me foutent facilement en rogne. Je t’avais pris pour un imbécile…
  
  Hubert eut un sourire angélique.
  
  — Et maintenant ?
  
  — J’ai changé d’avis.
  
  Hubert accentua son sourire :
  
  — Dis, mon pote, combien que t’as touché pour ta conversion ?
  
  Skirvin ne se fâcha pas.
  
  — Ça t’intéresse ?
  
  — Peut-être ?
  
  Skirvin se mit à rire doucement et son visage se rida en de multiples « V ».
  
  — Tu vas être déçu, mon pote. J’ai fait ça par conviction. Uniquement par conviction. Tu ne me crois pas ?
  
  Suave, Hubert rétorqua :
  
  — Pourquoi que je ne te croirais pas ? Toutes les opinions sont respectables, non ?
  
  — C’est ce qu’on dit… Cigarette ?
  
  — Merci, je ne fume pas.
  
  — Veinard.
  
  Il se rapprocha du lit de camp. Hubert se souleva sur un coude et le regarda droit dans les yeux.
  
  — Oui ?
  
  Skirvin sourit.
  
  — D’après mon nom, t’as dû deviner que j’étais d’origine russe. Mes grands-parents… Somme toute, j’ai fait retour à l’envoyeur. Pas compliqué…
  
  — Pas compliqué. Et qu’est-ce que ça donne en ce qui me concerne ?
  
  Skirvin devint très sérieux.
  
  — Ça donne que je suis en confiance ici et que je peux arranger ton histoire si tu le veux. C’est déjà à moitié fait. Ils savent qu’un avion de la Sixième Air-Force a été abattu au-dessus de Kanko à peu près au moment où tu dis et que le pilote n’a pas été retrouvé… Si je veux, je peux les faire renoncer à l’enquête. Je peux, comme qui dirait, te prendre sous mon aile, ma chatte.
  
  — Trop aimable, mon gros minet. Je ne crains pas l’enquête, tu sais. J’ai dit la vérité.
  
  Skirvin eut un sourire convaincu.
  
  — Je n’en doute pas. Une erreur serait trop grave pour ma pomme.
  
  Hubert prit un air soupçonneux.
  
  — Pourquoi fais-tu ça pour moi ? Je ne comprends pas.
  
  Skirvin haussa ses larges épaules et une expression cynique jaillit de ses yeux à demi fermés.
  
  — Égoïsme. Tout est égoïsme. Figure-toi que j’ai besoin de quelqu’un avec qui je puisse parler yankee de temps en temps. Tu peux comprendre ça ?
  
  — Peut-être. Mais c’est une faiblesse. Dangereuse. Il me semble qu’ils appellent ça : cosmopolitisme.
  
  Skirvin eut une moue de mépris.
  
  — Encore une victime de la propagande.
  
  Hubert sourit.
  
  — Nous sommes tous victimes de la propagande. Y compris toi, mon gros.
  
  Skirvin parut s’énerver brusquement.
  
  — Alors, tu marches ou bien je te laisse dans ta merde.
  
  — Ne sois pas si grossier, mon gros, je marche. Qu’est-ce que tu voudrais que je fasse d’autre, hein ?
  
  Skirvin soupira, ficha entre ses lèvres retroussées, une cigarette neuve et l’alluma.
  
  — T’en veux une ?
  
  — T’ai déjà dit que je fumais pas.
  
  Il hocha sa tête en « V ».
  
  — Croyais que tu boudais.
  
  Il marcha vers la porte.
  
  — M’en vais. Bonne nuit. Te fais pas trop de bile, mon pote.
  
  — Je ne suis pas ton pote.
  
  — Me fais pas de peine, veux-tu ? C’est mon jour de bonté.
  
  Il sortit et Hubert entendit la clé tourner dans la serrure. La lumière était restée allumée. Hubert se leva pour aller l’éteindre et revint à tâtons s’allonger sur la couche inconfortable. Il avait moins froid maintenant et savait qu’il n’arriverait plus à trouver le sommeil.
  
  Skirvin : un problème de taille et pas facile à résoudre. Il s’était d’abord conduit en ennemi, et comme un salaud. Au lieu de laisser faire les policiers, il avait pris l’initiative de cogner et n’y avait pas été de main morte. Et puis, tout d’un coup, le voilà qui se conduisait presque en ami, ou tout au moins qui offrait son aide.
  
  Un piège ? Très possible. Hubert savait par expérience que les types du genre de Skirvin sont aussi redoutables et venimeux que des serpents. Ils ont à se venger de leur propre ignominie et ne peuvent le faire que d’une façon ; la seule chose qui leur soit accessible.
  
  Sans raison, il pensa soudain à la Mannova. Qu’était-elle devenue ? A Nogliki, dans sa maison du bord de mer ? Vladimir, le commissaire, devait venir la voir chaque jour et l’appeler « Mon cœur », et lui demander, chaque jour, de l’épouser. Un regret le serra à la gorge. Une occasion perdue ne se retrouve jamais, et cela devait valoir la peine de faire l’amour avec la Mannova…
  
  Il sentit que le sommeil venait.
  
  
  *
  
  * *
  
  Il faisait jour lorsqu’on vint le chercher. Un jour sale, jauni par les fenêtres de papier huilé ; un jour de vieille carte postale. Il se leva sans dire un mot, transi jusqu’aux os, mal fichu, souffrant d’une légère migraine qui le serrait aux tempes.
  
  Le couloir, désert. La nuque rasée et les épaules de drap bleu du garde qui marchait devant. Bon signe : on ne le considérait pas comme dangereux. Le bureau où, la veille, il avait été interrogé.
  
  Le policier à l’air timoré était là, derrière la table, assis, ses grosses mains rouges croisées sur un dossier vide. Skirvin aussi était là. Debout, appuyé des épaules dans un angle de la pièce, à proximité du poêle à mazout qui ronflait bruyamment. Il se curait les ongles et ne leva même pas la tête pour regarder entrer Hubert.
  
  — Je suis gelé, dit ce dernier. N’auriez pas quelque chose de chaud ?
  
  De policier se leva, ouvrit le tiroir d’un classeur, exhiba une bouteille de vodka et la lui apporta.
  
  — Buvez au goulot. D’alcool tue les microbes.
  
  Hubert aurait préféré un bon café brûlant. Il but néanmoins quelques gorgées, en fermant les yeux, et serra les dents cependant que le feu éclatait dans son estomac puis s’irradiait lentement dans ses veines.
  
  — Brrr ! fit-il en secouant la tête, au bord de la nausée.
  
  Le policier reprit la bouteille, but une rasade puis la porta à Skirvin qui cessa de se nettoyer les ongles pour se rincer le gosier avec générosité.
  
  — On a retrouvé ce matin le type qui vous avait filé cet ordre de route pour ici, annonça le policier. S’agissait d’une erreur, mais vous n’êtes pas en cause.
  
  — Ouf ! fit simplement Hubert.
  
  Puis, l’air pressé :
  
  — Je peux retourner à mon boulot ?
  
  Silence. Enfin, le policier :
  
  — Pas si vite. Skirvin dit qu’il a besoin d’aide, ici, et je crois qu’il est disposé à vous prendre à l’essai sous sa propre responsabilité…
  
  Hubert pensa qu’à la place de Skirvin il n’aurait pas aimé la façon dont le flic avait dit : « sous sa propre responsabilité ». Mais Skirvin restait impassible, occupé maintenant à se curer les dents.
  
  — Le colonel Vitynof, commandant de cette base, est d’accord en principe, sous certaines conditions de sécurité. L’une d’elles est que vous passerez toutes vos nuits enfermé dans une chambre du local disciplinaire…
  
  Il eut un mince sourire.
  
  — Nous vous donnerons un poêle. Nous ne sommes pas des sauvages…
  
  Et se tournant vers Skirvin :
  
  — Capitaine, vous pouvez l’emmener. Vous me le ramènerez ce soir, et tous les autres soirs…
  
  Hubert s’inquiéta :
  
  — Vous faites le nécessaire auprès de Pogobi, hein ? Je veux pas que toute la police se lance à mes trousses…
  
  — N’ayez aucune crainte, « monsieur » Steve Nichols.
  
  Steve Nichols était le nom qu’Hubert avait donné comme le sien. Il ne l’avait pas choisi au hasard. Howard le lui avait fait apprendre, avec toute l’histoire du pilote abattu sur Kanko.
  
  La porte franchie et refermée, Skirvin toucha Hubert à l’épaule et conseilla :
  
  — Dis-moi merci, mon pote. Ici, tu vas te la couler douce.
  
  — Je ne t’ai rien demandé et je ne te dois rien, répliqua Hubert froidement.
  
  L’autre fit la grimace, ce qui le rendit vraiment laid.
  
  — T’as tort, mon pote, de le prendre comme ça.
  
  Ils se mirent à marcher. Hubert rétorqua :
  
  — Surtout te mets pas à chialer. Je peux pas supporter les larmes…
  
  Skirvin s’arrêta de nouveau.
  
  — Qu’est-ce qui te chiffonne, mon pote ? On pourrait être copains, non ?
  
  Hubert le regarda bien droit et passa une main prudente sur son visage tuméfié.
  
  — Tu m’as cogné dessus alors que j’étais sans défense. T’avais pas le droit de faire ça.
  
  Le visage en « V » de Skirvin s’éclaira.
  
  — C’est ça ? C’est seulement ça ? Bon Dieu, fallait le dire tout de suite, mon pote ! Tu veux ta revanche ? Viens tout de suite au gymnase, et à la loyale.
  
  — Lutte libre, précisa Hubert qui savait déjà que Skirvin était fort comme un Turc, mais un peu lent.
  
  — Absolument libre, mon pote.
  
  Ils quittèrent le baraquement. Il y avait de la gelée blanche sur l’herbe courte qui poussait un peu partout. On entendait au loin le ronflement assourdi d’un moteur d’avion.
  
  — T’attends pas à ce que je te fasse une fleur précisa Skirvin.
  
  — Je ne t’en ferai pas non plus.
  
  Skirvin considéra Hubert de biais.
  
  — T’es un peu léger, fit-il avec une moue.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  
  
  OÙ REPARAIT UN CERTAIN
  
  GRIGORIEFF DONT L’OBSTINATION
  
  POURRAIT DEVENIR DANGEREUSE.
  
  
  Thomas Skirvin vola sans grâce aucune par-dessus les cordes du ring et alla s’écraser deux mètres plus bas, au pied d’un géant roux en petite culotte qui mâchonnait paisiblement une allumette.
  
  Cela fit un drôle de bruit, assez désagréable. Mais Hubert ne l’entendit pas. Il était sonné, sérieusement, et savait qu’il aurait été fichu s’il avait raté son dernier essai. Skirvin était d’une force herculéenne et il se battait comme une brute.
  
  Hubert s’accrocha aux cordes. Il reçut un paquet d’eau froide en pleine figure sans savoir qui le lui envoyait. Il s’ébroua, ferma un instant les yeux, puis les rouvrit. La salle avait cessé de tourner autour de lui. Il vit l’homme en petite culotte qui ramassait Skirvin sans cesser de mâchonner son allumette, et, au-delà, un couple formé d’une grande femme blonde aux yeux trop grands et d’un jeune lieutenant-pilote un peu débraillé. Tous deux applaudissaient.
  
  Il passa sous les cordes, se laissa glisser avec précaution et se dirigea d’un pas mal assuré vers le vestiaire. Skirvin n’était plus là. Le géant roux non plus. Le jeune lieutenant interpella Hubert :
  
  — C’est vous, Nichols ? Pilote aussi, je crois ? Beau travail. Personne ici n’était encore parvenu à corriger Thomas et ça commençait à nous énerver…
  
  — S’en est fallu d’un poil, bredouilla Hubert en regardant la femme dont le visage long de Slave était blanc comme de la craie.
  
  « Elle est assez jolie tout de même », pensa-t-il. Le lieutenant présenta :
  
  — Irina Vitynova, la femme de notre commandant. Je suis le lieutenant-pilote Théodor Glazovski.
  
  — Elle est très bien, dit Hubert en parlant de la femme. Je vais tout de même prendre une douche.
  
  Il s’éloigna en songeant que Glazovski devait faire la cour à la femme de son colonel, ce qui n’était pas très prudent. Pas très prudent, mais intéressant. Et il se demanda ensuite si Thomas Skirvin ne s’était rien cassé en tombant.
  
  Derrière, Irina Vitynova riait. Très haut.
  
  
  *
  
  * *
  
  La bouteille de vodka était presque vide et Hubert se demanda comment Skirvin pouvait conserver une élocution aussi nette après avoir ingurgité autant d’alcool.
  
  — Méfie-toi d’elle comme de la peste si tu veux garder tes pieds propres…
  
  Skirvin parlait d’Irma Vitynova.
  
  — C’est une garce. Elle est chaude comme un brasero et aussi dangereuse à toucher. J’ai entendu parler d’une poule du même genre qui sévissait du temps des Romains. Une poule qui s’envoyait tous les gars qui lui faisaient envie et qui les faisait trucider ensuite…
  
  — Messaline ? suggéra Hubert.
  
  — C’est ça, mon pote. Je veux pas dire qu’Irina fait assassiner ses amants, non. Mais elle les fait déplacer, tu comprends. Elle dit à son colon d’époux : ce petit lieutenant-là, ou bien ce grand escogriffe de capitaine-là, faudrait m’expédier ça ailleurs. Ça me gêne. Je peux plus le voir en peinture et avec ça qu’il se montre trop familier avec moi et que les autres, jaloux comme ils sont, pourraient jaser…
  
  Skirvin eut un geste vague et vida dans son verre le fond de la bouteille de vodka.
  
  — Tu vois le genre, hein ?
  
  — Très bien, opina Hubert.
  
  Un bref silence. Le temps pour Skirvin d’avaler deux gorgées d’alcool. Hubert questionna d’un ton parfaitement neutre :
  
  — Glazovski m’a tout l’air de chasser sur ce terrain-là, non ?
  
  Skirvin eut un hoquet, s’essuya les lèvres d’un revers de main et approuva :
  
  — M’a tout l’air, oui. C’est un jeune idiot. Va se faire casser les reins…
  
  — Quel âge a-t-il ?
  
  — Vingt-cinq ans. Un blanc-bec ! Quinze ans de moins qu’elle ! Je te demande un peu !
  
  Hubert quitta sa chaise pour aller régler le poêle à mazout qui faisait trop de bruit. Il évita la table surchargée de livres russes sur la guerre aérienne.
  
  Les murs de la chambre étaient tapissés de portraits de femmes et de photographies d’avions. Il y avait même un montage assez habile, sans doute une œuvre de Skirvin, qui représentait un Mig-15 jaillissant des cuisses ouvertes d’une pin-up étendue sur un divan, à peu près nue.
  
  Skirvin surprit le regard d’Hubert et ricana :
  
  — Tu te demandes pourquoi il en sort au lieu de lui rentrer dedans ?
  
  Hubert haussa les épaules.
  
  — Les questions de métaphysique ne m’intéressent pas aujourd’hui, dit-il en regagnant sa chaise.
  
  Skirvin redevint sérieux.
  
  — Ce n’est pas de la métaphysique, mais de la propagande, affirma-t-il d’un ton docte. Ici, comme en Amérique, on fait beaucoup de propagande. On en bouffe à tous les repas et on dort même dessus. Alors, j’ai fait comme tout le monde. Ça t’étonne ? Je sais être lèche-cul quand il faut. Cette œuvre d’art, telle que tu la vois dans toute sa splendeur, ça représente la Russie, la mère de tous les peuples, accouchant de l’arme de la victoire, hein !
  
  — Je n’aurais pas deviné ça tout seul, assura Hubert faussement admiratif. T’as vraiment quelque chose là-dessous, mon vieux !
  
  Il se tapota le crâne.
  
  — J’en ai aussi ailleurs, rétorqua Skirvin, et je me demande bien à quoi ça me sert dans ce foutu bled !
  
  — Va voir Irina.
  
  — Elle tire la langue devant le beau et séduisant lieutenant Glazovski. Quand elle est dans cet état-là, pas moyen de lui demander même un petit service.
  
  Il cracha dans une corbeille à papier.
  
  — Les femmes sont folles !
  
  Il s’inquiéta soudain, trahissant pour la première fois que l’alcool pouvait avoir un effet sur lui :
  
  — T’es mon pote, hein, Stève ? Je peux te dire tout ça ?
  
  Hubert eut un sourire rassurant :
  
  — Si tu veux changer de disque, parle-moi donc de Glazovski. Où a-t-il gagné toutes ces décorations qui lui gonflent la poitrine comme des faux seins ?
  
  — En Corée. Huit victoires officielles. Glazovski, Théodor pour les dames, c’est un numéro. Son père était diplomate et il a vécu lui-même en Italie et en Égypte. Pas longtemps, mais tout de même…
  
  Hubert questionna doucement :
  
  — Tout de même quoi ?
  
  Skirvin lui lança un curieux regard.
  
  — Rien.
  
  Quelque chose d’indéfinissable serra Hubert à l’estomac. Comme un signe du destin. Théodor Glazovski, Irina Vitynova et Thomas Skirvin : le triangle au sein duquel allait se jouer la partie.
  
  Skirvin se leva brusquement et fit rouler ses énormes épaules.
  
  — Y a plus rien à boire. On va se propulser jusqu’au bar.
  
  Hubert se leva à son tour.
  
  — Tu m’as toujours pas dit en quoi consistait ton job, ici. Puisque tu m’as pris comme adjoint, j’ai le droit de savoir ?
  
  Skirvin le prit à l’épaule.
  
  — Écoute bien, mon pote. J’avais pas plus besoin d’adjoint que le colon n’a besoin de tricher au jeu. C’est te dire ! Si je t’ai pris avec moi, à mes risques et périls (il singea le policier l’avertissant), c’est que tout bonnement j’ai envie quelquefois de parler cette langue dégueulasse qui a cours aux États-Unis et de le faire avec quelqu’un qui la parle aussi et qui ne me répète pas à chaque instant : « Mais articule donc, Thomas, et parle plus lentement, si tu veux qu’on te comprenne ! ». Ouais, à la fin, ça devient emmerdant !
  
  Il le poussa vers la porte.
  
  — Viens, on va aller « causer » au bar, et causer yankee !
  
  — Toi, mon petit vieux, dit Hubert, t’as le mal du pays !
  
  Skirvin s’immobilisa et devint très pâle. Des veines se gonflèrent sur ses tempes et il serra les poings en grondant avec fureur :
  
  — Répète jamais ça, foutu salaud, ou je te casse en morceaux ! T’entends ?
  
  Hubert fit un effort pour rester impassible.
  
  — Ça va, Thom ! Je disais ça en riant…
  
  — Même en riant, reprit l’autre d’une voix tremblante. Même en riant, t’entends ? Jamais ça…
  
  
  *
  
  * *
  
  L’auto s’arrêta devant l’entrée du commissariat. Mikhaïl Grigorieff en descendit, répondit au salut du policier de service à la porte, et pénétra dans le bâtiment.
  
  — Je veux voir le chef de section, demanda-t-il à un secrétaire qui traversait le hall.
  
  — Qui faut-il annoncer ?
  
  — Mikhaïl Grigorieff, chef de la section d’Adatuim.
  
  Une minute plus tard, il fut introduit dans le bureau qui avait été celui de Vladimir. Un homme jeune, au visage rude et fermé, se présenta :
  
  — Josef Sierov, nouveau chef de la section de Nogliki. Je vous remercie d’être venu me voir.
  
  Grigorieff n’y alla pas par quatre chemins :
  
  — Ma visite n’est pas de pure courtoisie. Je connaissais bien Vladimir…
  
  Il vit la contraction sur le visage de Sierov et montra aussitôt plus de prudence.
  
  — … et je n’aurais jamais pu soupçonner… Enfin, je n’ai pas à me mêler de cela. Toutefois, j’ai eu par hasard à m’occuper de l’affaire au cours de laquelle il a été démasqué et je voudrais bien, si possible, avoir communication du dossier afin de…
  
  Sierov le coupa.
  
  — Nous n’avons plus le dossier. Le Khon s’en est emparé et je doute qu’ils acceptent de le communiquer à qui que soit…
  
  Grigorieff essaya de dissimuler sa déception.
  
  — Le Khon ? Ce sont des agents du Khon qui ont démasqué Vladimir ?
  
  Sierov précisa, très froid.
  
  — Un agent du Khon, oui. Une femme… Une certaine Lin Mannova.
  
  Cette fois, Grigorieff eut un sursaut.
  
  — Lin Mannova ? Vous êtes certain…
  
  Sierov s’étonna :
  
  — Pourquoi ? Bien sûr, je suis certain… Vous la connaissez ?
  
  — Je l’ai vue une fois, à Adatuim. Il n’y a pas très longtemps…
  
  Sierov semblait médiocrement intéressé. Grigorieff avait déjà compris qu’il ne pouvait rien attendre de celui-là. Aucune aide. Pourtant, toute cette affaire puait aux narines de Grigorieff. Un de ses hommes avait été assassiné et ce ne pouvait pas être Vladimir le coupable. Comment avaient-ils expliqué cette mort-là, les gens du Khon ?
  
  Sans doute ne s’en étaient-ils même pas occupés.
  
  Il prit congé et rejoignit sa voiture. Le temps s’était couvert et les oiseaux volaient bas dans la rue.
  
  — On rentre, lança-t-il au chauffeur.
  
  Il alluma une cigarette et décida de ne pas lâcher l’affaire. On lui avait tué un homme et il voulait savoir qui et pourquoi. Rien ne l’empêcherait de se livrer à une enquête officieuse.
  
  D’abord, s’occuper de la Mannova.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  
  
  OÙ HUBERT, SOUS L’EFFET DE L’ALCOOL,
  
  JOUE LES ENTREMETTEUSES.
  
  
  M. Smith regarda entrer Howard. Le jeune capitaine avait le sourire.
  
  — Qu’est-ce qui arrive ? demanda le grand patron. Malenkov et Ike se sont saoulés ensemble hier soir ?
  
  Howard fit la moue.
  
  — Hélas, non. Rien de semblable dans les rapports de ce matin. Mais… nous avons des nouvelles de 117.
  
  De visage mou et blanc de : M. Smith s’éclaira.
  
  — Ah ! Sincèrement, je commençais à me faire des cheveux !
  
  Howard ne put s’empêcher de porter un regard ironique sur le crâne chauve de son chef.
  
  — Accouchez, mon vieux ! ordonna ce dernier.
  
  Howard toussota dans son poing fermé.
  
  — Ce qui m’inquiète, c’est que l’agent E. 14.672, cette femme qui a dû prendre 117 en charge à Nogliki pour le conduire à Pogobi, n’a encore donné aucun signe de vie. Très inquiétant !
  
  M. Smith fronça les sourcils ce qui eut pour résultat de faire glisser ses lunettes sur son nez.
  
  — Qu’est-ce que vous me chantez là ? Vous avez des nouvelles ou non ?
  
  Howard prit tout son temps.
  
  — J’ai des nouvelles. Par 213 qui a découvert Hubert à Pogobi et a fait le nécessaire selon les instructions que nous lui avions données.
  
  — Parfait. 117 sait qui est 213 ?
  
  — Non. 213 s’y est formellement opposé. Il veut absolument rester ignoré…
  
  — Vous me tiendrez au courant. Quoi d’autre ?
  
  
  *
  
  * *
  
  Théodor Glazovski était saoul ; vraiment saoul. Et Hubert, qui l’avait généreusement aidé à se mettre dans cet état, se demanda ce qui arriverait si le jeune lieutenant-pilote était surpris ainsi par ses supérieurs. Sans doute serait-il radié du personnel navigant ; au moindre mal, on lui interdirait certainement de reprendre les commandes d’un avion à réaction.
  
  La chambre de Glazovski était située dans un pavillon construit en dur, à proximité des hangars. Il en avait orné les murs d’aquarelles de sa main qui représentaient toutes des avions. Il y avait aussi quelques photos de Glazovski en tenue de vol, sur le front de Corée, dont deux où il avait été pris le pied fièrement posé sur des débris fumants : restes d’avions américains descendus par lui-même. Sur la commode, deux portraits : un homme assez âgé, en habit, et une femme au visage doux et distingué encadré de cheveux blancs.
  
  Glazovski ressemblait à la femme. Entre ces deux portraits était posée une petite gondole miniature, dorée, tout à fait inattendue dans ce coin du monde, sur laquelle était marqué en français : « Souvenir de Venise ».
  
  Glazovski était saoul et il parlait d’une voix lente, un peu « collée », à Hubert qui affectait d’être aussi saoul que lui pour faciliter les choses.
  
  — C’est en Italie que j’ai perdu mon pucelage, expliquait laborieusement le pilote russe. Y avait du personnel italien à l’ambassade, dont une femme de chambre qui devait bien avoir quarante ans et vingt kilos de trop. C’est arrivé un hiver où j’avais attrapé un début d’angine. Le toubib m’avait prescrit des suppositoires de bismuth, je m’en souviens très bien. A prendre toutes les trois heures. Maria, elle s’appelait Maria, c’est original, très, pour une Italienne, avait été chargée de me les faire prendre pendant la nuit… Mais, peut-être que mon histoire vous emmerde, Steve ?
  
  — Pas du tout, dit Hubert. Est-ce qu’elle ressemblait à Irina Vitynova ?
  
  Théodor hésita un bref instant.
  
  — Beaucoup, admit-il. Pourtant, elle était brune et Irina est blonde. Elle était grasse, très grasse, et Irina est mince.
  
  — Très mince, lança Hubert en hochant vigoureusement la tête.
  
  — Très mince, mais pas maigre ! protesta Théodor. Pas maigre.
  
  — Est-ce qu’Irina fait mieux l’amour ? demanda Hubert d’un ton vraiment intéressé et amical.
  
  Théodor mit quelques secondes à répondre :
  
  — Je sais pas, mon vieux. Vraiment, je sais pas…
  
  — Vous ne vous souvenez plus, pour Maria ?
  
  — Non… Enfin, si, je me souviens très bien. C’était une rude garce et elle avait un tempérament du feu de Dieu. Non, c’est pas ça… C’est que… n’y a encore rien de fait entre Irina et moi.
  
  Hubert contrôlait sa respiration et grimaçait volontairement de temps à autre, comme un homme ivre, chaque fois que le jeune lieutenant le regardait.
  
  — Elle ne veut pas ?
  
  — Oh ! si… Elle est tout à fait d’accord. Je lui ai demandé franchement, hein ! Je lui ai dit : Irina, chère Irina, est-ce que cela vous ferait plaisir de faire l’amour avec moi ? Et elle m’a répondu qu’elle en mourait d’envie. C’est gentil, hein ?
  
  — Alors, s’étonna Hubert, puisque c’est d’accord, qu’est-ce que vous attendez ?
  
  Théodor eut un geste d’impuissance.
  
  — L’occasion, mon vieux. L’occasion ! Le colonel est jaloux comme un tigre et chaque fois que sa femme sort du camp, il s’arrange toujours pour que je sois obligé d’y rester. Et faire ça ici, c’est pas commode. Irina n’est tout de même pas une femme qu’on prend à la sauvette dans un fond de couloir obscur ou sur le coin d’une table. Non, je tiens beaucoup à ce qu’elle garde une bonne impression de la première fois. Au moins de la première fois…
  
  — Vous avez parfaitement raison et ce souci vous honore, dit Hubert.
  
  Sentencieux.
  
  — N’est-ce pas ?
  
  Théodor se versa une nouvelle rasade de vodka et emplit le verre d’Hubert qui se leva et se mit à marcher laborieusement de long en large à seule fin de pouvoir se débarrasser de son alcool dans le vase de terre cuite posé au coin de la table aussitôt que le lieutenant regarderait ailleurs.
  
  — J’ai une idée, lança-t-il.
  
  — Oui ? fit l’autre, interrogateur.
  
  — Hier, Skirvin m’a emmené faire un tour et m’a montré cet aérodrome désaffecté, à vingt kilomètres sud-ouest d’ici. Paraît que la piste est encore en parfait état, assez en tout cas pour y poser n’importe quel taxi de moins de dix tonnes. C’est Skirvin qui le dit…
  
  — Et c’est vrai, ponctua Glazovski. Mais en quoi ça peut-il m’être utile ?
  
  Le lieutenant se frottait vigoureusement les yeux de ses poings fermés et Hubert en profita pour se débarrasser de sa vodka.
  
  — Attendez ! Un après-midi quelconque, Irina… Vous permettez que je l’appelle comme ça, hein ?
  
  — Bien sûr, mon vieux. Bien sûr, consentit le lieutenant, magnanime.
  
  — Irina, donc, sort en voiture et se rend par la route, sans rien dire à personne, jusqu’à cet aérodrome. Vous, vous décollez un peu après en vol d’entraînement. Vous atterrissez discrètement là-bas. Vous faites votre petite affaire avec Irina et puis vous revenez, chacun de votre côté…
  
  Bref silence, puis :
  
  — Complètement con ! lâcha le lieutenant en essayant de rire.
  
  Hubert fit semblant d’être vexé.
  
  — J’essaie simplement de vous aider. Faites-en ce que vous voulez… Personnellement, je m’en contrefous.
  
  Glazovski but deux gorgées de vodka, éructa bruyamment et reprit :
  
  — Complètement con pour deux raisons, que je vais vous exposer sans plus tarder, très cher !
  
  Il fit une pause, leva un doigt.
  
  — Première raison : Irina ne sort jamais seule en voiture, il lui faut un chauffeur. Pas moyen de mettre un type quelconque dans le coup sans risquer de graves ennuis. Deuxième raison : je ne vole que sur MIG et il m’est impossible de laisser le taxi sur la piste avec ses réacteurs en route le temps nécessaire pour faire… ma petite affaire, comme vous dites. Me faudrait quelqu’un pour m’aider à repartir.
  
  Hubert se gratta pensivement le menton.
  
  — Je n’avais pas songé à cela, admit-il. Mais on doit pouvoir trouver un moyen…
  
  — Et puis, enchaîna Glazovski, il nous est formellement interdit d’abandonner notre appareil, ne serait-ce qu’une seconde, sous peine de conseil de guerre.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Sans blague ? C’est vraiment trop drôle ! Ils ont peur de s’en faire faucher un ?
  
  — Sais pas, dit Glazovski en haussant les épaules. Pourquoi que quelqu’un essaierait de faucher un Mig ?
  
  Hubert répliqua d’un ton très désinvolte :
  
  — Pourquoi ? Ben, mon vieux, le gouvernement des U.S.A. a offert cent mille dollars à celui qui en ramènerait un. Et je pense que la proposition est toujours solide…
  
  — Qu’est-ce qu’ils veulent en foutre ? demanda Glazovski qui, hormis les femmes et les avions, ne portait pas grand intérêt au monde extérieur.
  
  — Sais pas, dit Hubert. Ils veulent le dernier modèle…
  
  — J’ai le dernier modèle, dit fièrement le lieutenant. Un 17, mon vieux. Un drôle d’engin, peux me croire !
  
  Des pas dans le couloir. On frappa à la porte.
  
  — Qui est-ce ? beugla Glazovski.
  
  — Skirvin. On m’a dit que Nichols était là.
  
  — Je suis là, confirma Hubert.
  
  — Entrez ! reprit le lieutenant.
  
  Thomas Skirvin entra et Hubert pensa en le voyant qu’il ne pourrait jamais s’habituer à cet étrange visage de faune auquel il ne manquait que la barbiche en pointe. Skirvin avait un air soucieux.
  
  — Qu’est-ce que vous pouvez bien vous raconter de si intéressant ? demanda-t-il, sans attendre de réponse.
  
  Glazovski le renseigna :
  
  — Votre ami dit que les Américains ont promis cent mille dollars à qui leur livrerait un MIG dernier modèle. C’est marrant, non ?
  
  Skirvin resta impassible, mais ses paupières ridées se fermèrent à demi et son regard aigu se fixa sur Hubert qui s’obligea à rire.
  
  — Le plus marrant, dit-il enfin, c’est que c’est rigoureusement exact. Mais je crois que mon cher adjoint Steve Nichols se la coule un peu trop douce ici. Je voudrais bien le voir au travail, ne serait-ce que de temps à autre. Pour le principe.
  
  Hubert se leva, titubant un peu.
  
  — Parole, vous êtes saoul ! gronda Skirvin, l’air réellement fâché.
  
  — Pas tant que lui ! ricana Hubert en montrant le lieutenant.
  
  Skirvin jura entre ses dents.
  
  — Écoutez, Théo, vous allez me faire le plaisir de vous foutre au lit immédiatement avec quatre ou cinq cachets d’aspirine dans l’estomac. Si jamais Vitynov vous surprend comme ça vous êtes fait comme un rat !
  
  — Il a raison, dit le lieutenant en essayant de se lever. Je vais faire comme il dit…
  
  Skirvin prépara lui-même les comprimés et les fit boire au pilote qu’il aida ensuite à se coucher. Puis il entraîna Hubert dehors :
  
  — Vous méritez de vous faire engueuler, mon vieux ! Si jamais cette histoire s’ébruite, gare à vos plumes !
  
  — Tu ne me dis plus tu ? geignit Hubert réprimant une forte envie de rire.
  
  — J’ai plutôt envie de te foutre une trempe de première.
  
  — Fais pas ça, chéri ! J’te promets de plus recommencer.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  13
  
  
  
  
  OÙ HUBERT, BON PRINCE,
  
  ACCEPTE D’ÉTEINDRE UN FEU
  
  ALLUMÉ PAR UN AUTRE.
  
  
  Thomas Skirvin venait de lui dire qu’il avait accepté d’enseigner aux pilotes russes les méthodes de combat des chasseurs américains et qu’il avait besoin d’aide pour élaborer la parti théorique de ses cours. Hubert avait bien envie de lui répondre qu’il faisait là un métier dégoûtant, que lui-même était capable de comprendre qu’un Skirvin, par idéal politique, changeat de camp, mais non que ce même Skirvin apprit ensuite à ses nouveaux amis comment il fallait s’y prendre pour descendre ses frères de la veille. Il y a, tout de même, des choses qui ne se font pas.
  
  Mais Hubert n’était pas venu dans ce coin perdu de Sakhaline à seule fin de donner une leçon de morale à un déserteur de l’Air-Force. Aussi répondit-il aimablement à la proposition :
  
  — Moi, tu sais, faire ça ou peigner la girafe…
  
  Skirvin resta muet quelques secondes, puis annonça d’un ton neutre :
  
  — Pour que tu puisses travailler efficacement, il faut que je t’explique certaines caractéristiques secrètes du MIG 17. En principe, je n’ai pas le droit de le faire, mais tu n’auras qu’à fermer ta gueule et tout ira bien.
  
  Un temps.
  
  — Suffira que tu ne recommences pas à te noircir comme t’as fait hier et que t’évites de trop causer avec des gars comme Glazovski.
  
  Il ouvrit un coffre d’acier placé dans un angle de la pièce et exhiba une grande photographie format 40 x 60.
  
  — Ça c’est le tableau de bord du 17. Approche-toi, regarde bien et ouvre tes oreilles…
  
  Hubert ouvrit tout en grand.
  
  
  *
  
  * *
  
  Elle frappa et entra sans attendre de réponse.
  
  — Bonjour, dit-elle, je viens chercher Nichols.
  
  Elle portait sur une jupe de gros lainage gris fer une veste trois quarts de daim marron à fermeture éclair. Des bas de fil beige, à côtes, et des souliers de marche confortables. Rien sur la tête. Ses cheveux blond clair tombant en courtes vagues à peine ondulées, comme un casque trop bien ajusté, lui donnaient un air un peu garçonnier. Elle était pourtant terriblement féminine. Sans doute à cause de l’onduleuse flexibilité de son corps long de fausse maigre et de son visage passionné aux yeux trop grands, au teint trop pâle. A cause aussi d’une bouche lourde de sensualité, toujours humide et animée de moues équivoques.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez en faire ? demanda Skirvin sans amabilité.
  
  Elle le regarda, très neutre, et dit de sa voix douce et musicale – une voix qui ne cadrait pas très bien avec son apparence physique :
  
  — Je sors cet après-midi, maintenant, et il me faut quelqu’un pour conduire la voiture.
  
  Hubert eut une sorte de pressentiment mais se garda bien de manifester une quelconque réaction. Skirvin haussa ses larges épaules :
  
  — Il lui faut l’autorisation du colonel pour sortir du camp.
  
  — Je l’ai obtenue pour lui, répondit-elle tranquillement. Il n’y avait personne d’autre disponible et c’est le colonel lui-même qui m’a dit : Prends donc Nichols, je ne pense pas qu’il manquera beaucoup à Skirvin…
  
  — Puisque le colonel est d’accord, répliqua ce dernier en s’inclinant légèrement. Allez-y, mon cher, et tâchez de ne pas commettre d’imprudences…
  
  Il marqua un temps et ajouta avec une ironie sensible :
  
  — Au volant.
  
  Irina Vitynova demeura impassible. Elle regarda Hubert :
  
  — Vous venez ?
  
  Il fit un signe de la main à Skirvin et sortit sur les talons de la jeune femme.
  
  — Par ici.
  
  Il marcha à sa hauteur, en silence. Le temps était beau, un peu froid. Un Mig déboucha soudain de nulle part et passa au-dessus d’eux. Ce fut comme une explosion et le sifflement atroce se prolongea encore d’interminables secondes alors que l’avion n’était plus visible.
  
  Elle frissonna et dit :
  
  — Je n’arrive pas à m’habituer. Ce bruit me démolit les nerfs.
  
  Il la regarda de biais, sans répondre, et ils n’échangèrent plus un mot jusqu’au garage.
  
  — Nous prenons celle-ci, dit-elle en désignant une Zis noire qui portait un numéro civil.
  
  Elle s’installa derrière. Il referma la portière et monta devant, prit le volant.
  
  — Nous allons à Pogobi, dit-elle.
  
  Il démarra, secrètement déçu, gagna la sortie du camp. Le chef du poste de garde s’approcha, reconnut la femme du colonel et les laissa passer sans rien leur demander.
  
  — N’allez pas trop vite, recommanda-t-elle.
  
  Un convoi de camions militaires venait en sens inverse. Il ralentit pour le croiser, puis reprit de la vitesse. Dans le rétroviseur, il voyait le pâle visage allongé de la jeune femme qui se tenait bien droite et semblait préoccupée. Un instant, leurs regards s’accrochèrent dans le miroir. Il lui sembla qu’elle avait eu envie de sourire ; un sourire ironique. Elle, dit :
  
  — Vous feriez mieux de regarder la route.
  
  Il expliqua :
  
  — Les pilotes de guerre ont tous l’habitude de surveiller leurs arrières. C’est une question de vie ou de mort, souvent…
  
  — Pas maintenant, répliqua-t-elle. Votre vie n’est pas en cause…
  
  Un temps, puis :
  
  — Elle ne pourrait l’être que si vous me trahissiez…
  
  Il retint son souffle et ralentit instinctivement.
  
  — Si je vous trahissais ? répéta-t-il, craignant d’avoir mal entendu.
  
  Elle resta silencieuse et il connut un long moment d’incertitude, très désagréable.
  
  — Vous prendrez la première route à gauche, après le bois de sapins. Nous n’allons pas à Pogobi…
  
  Il siffla entre ses dents, assez bas pour qu’elle ne pût entendre avec le bruit du moteur. Elle n’aurait plus besoin de lui donner aucune autre explication sur l’itinéraire. Il savait où aller. Son plan avait réussi…
  
  « Complètement con pour deux raisons… » Avait dit Glazovski. Mais l’idée lancée avait fait son chemin dans son esprit et il avait fini par trouver – à moins que ce ne fût elle – la solution aux deux obstacles. La solution s’appelait pour eux Steve Nichols, car il était le seul sur lequel ils pensaient avoir une prise suffisante…
  
  En écho, Irina Vitynova lui dit, sur un ton de menace suffisamment net :
  
  — Vous avez compris, n’est-ce pas ? S’il y a la moindre indiscrétion, vous serez sacrifié le premier. Mon mari, le colonel, ne fait pas de sentiment… Tout ce qui peut me porter préjudice lui porte préjudice aussi. Forcément. Il ne supporterait jamais d’être ridicule.
  
  Hubert réussit à sourire.
  
  — Vous pouvez avoir confiance en moi. J’ai beaucoup de sympathie pour le lieutenant…
  
  Elle le coupa sèchement :
  
  — De quel lieutenant voulez-vous parler ?
  
  — J’ai oublié son nom.
  
  — Vous feriez bien d’oublier aussi le reste. Tout le reste !
  
  Le carrefour était là. Il tourna à gauche.
  
  
  *
  
  * *
  
  La piste, unique, était orientée est-ouest – dans l’axe des vents dominants, et comme creusée dans la masse épaisse et sombre d’une vaste forêt de pins qui couvrait tout le plateau. Les bâtiments, les hangars étaient tous à demi enfouis dans le sol, de telle sorte que, bien camouflés, ils ne faisaient aucune saillie au-dessus des arbres. C’était un aérodrome construit pour un usage de guerre et qui ne serait utilisé qu’en cas de guerre.
  
  L’approche se faisait par une route cimentée, assez étroite, que recouvrait pour l’heure un épais tapis d’aiguilles de pins.
  
  Hubert arrêta l’auto entre deux bâtiments très rapprochés, hors de vue à la fois de la route et de la piste. Il descendit, ouvrit la portière et aida la femme à mettre pied à terre.
  
  — Vous allez m’attendre ici, dans la voiture, jusqu’à ce que je revienne, ordonna-t-elle.
  
  Il objecta :
  
  — Si quelqu’un venait ?
  
  — Personne ne viendra.
  
  — C’est vous qui le dites.
  
  — Je vous dis d’attendre ici. Et ne vous avisez pas de bouger…
  
  Il s’obligea à ne pas répondre. La colère commençait à monter en lui et aussi une sérieuse envie de fesser cette Messaline orgueilleuse. D’autant plus qu’une fessée pouvait quelquefois se révéler une excellente entrée en matière…
  
  Elle s’éloigna, et disparut bientôt. Il resta auprès de l’auto, décidé à ne pas bouger tant que Glazovski ne se serait pas manifesté.
  
  Il pensa soudain à Skirvin. Quel drôle de type… Par instants, Hubert avait l’étrange impression que Skirvin savait à quoi s’en tenir sur la véritable personnalité de Steve Nichols et qu’il essayait sous des formes diverses de lui donner quelques conseils utiles… Cette façon qu’il avait eue, le matin même, de lui livrer tous les secrets de pilotage du MIG 17…
  
  Le sifflement terrible d’un réacteur jaillit soudain du silence ambiant, s’enfla démesurément en quelques secondes, et se dégonfla aussi vite sur une sorte de choc sonore…
  
  A grands pas, mais sans courir, Hubert se dirigea vers la piste. Il y arriva juste à temps pour voir le MIG 17 s’engager à une allure folle dans la large trouée qui contenait la piste de ciment. Il se dissimula derrière un arbre, vit l’immense parachute s’ouvrir derrière l’avion qui se trouva aussitôt brutalement freiné.
  
  L’avion s’arrêta à deux cents mètres environ de Hubert après être passé devant lui. Le chant angoissant des turbines s’était tu. Le cockpit s’ouvrit. La haute silhouette du pilote émergea, glissa sur l’aile puis à terre.
  
  Théodore Glazovski resta un instant immobile, tourné vers la queue de l’appareil. Sans doute se demandait-il quand et comment replier le gigantesque parachute qui s’écrasait lentement sur la piste, vidant l’une après l’autre les poches d’air qui le gonflaient encore.
  
  Hubert se remit à marcher, en direction de Glazovski, mais sans manifester sa présence. Il vit le pilote s’éloigner enfin de l’avion et traverser la piste pour gagner la forêt, là où devaient se trouver les baraquements destinés au logement du personnel.
  
  Hubert pressa le pas afin de ne pas se laisser distancer.
  
  Glazovski pénétra sous le couvert des arbres et se dirigea sans hésiter vers un petit pavillon de bois assez coquet. La porte était entrouverte. Il entra sans hésiter. Hubert supposa que les clés des divers bâtiments devaient être conservées à Letarskov et que la Vitynova s’était arrangée pour emprunter celle du pavillon.
  
  Il attendit deux minutes et se dirigea d’un pas rapide vers le MIG 17 abandonné sur la piste au mépris des règlements les plus sévères.
  
  Les turbines encore brûlantes seraient faciles à relancer sans aide. Il fallait décrocher le parachute… Mais d’abord, vérifier la provision de carburant.
  
  Les règlements de vol, à Lekarstov, étaient formels. Aucun appareil ne devait décoller sans le plein complet. Avec son plein, le MIG 17 pouvait sans la moindre difficulté depuis Lekarstov atteindre l’île de Hokkaido, c’est-à-dire le Japon. Il existait sur Hokkaido plusieurs terrains remarquablement aménagés sur lesquels un atterrissage sans parachute-frein pourrait être réalisé sans trop de risques…
  
  Hubert se hissa jusqu’à la carlingue et se pencha à l’intérieur pour lire les niveaux des réservoirs. Il se sentit immédiatement pâlir et une bordée de jurons furieux lui échappa. Les réservoirs de l’avion étaient à moitié vides. Théodor Glazovski avait dû voler au moins une demi-heure avant de venir se poser là.
  
  C’était la catastrophe. Irrémédiable.
  
  Une colère folle s’empara de lui. Se voir offrir une si belle occasion et ne pouvoir la saisir parce que cet idiot de pilote amoureux s’était amusé en route. C’était trop bête. Vraiment trop bête !
  
  Il donna un coup de pied dans le flanc métallique du monstre volant et se laissa retomber sur le sol. Il n’y avait rien à faire que retourner à la voiture et chercher déjà à combiner un nouveau plan.
  
  Il s’éloigna, les épaules voûtées, sa colère se vidant progressivement pour céder la place au dépit et à un peu de découragement.
  
  Un ronronnement caractéristique. Un avion approchait. Moteur classique, faible puissance. Hubert nota par habitude. S’il s’était agi d’un avion américain, il aurait pu donner la marque et la puissance rien qu’à « l’oreille ».
  
  Il courut afin de se mettre plus vite à l’abri des arbres. Il atteignait le front des sapins lorsque l’avion déboucha du fond de la piste, volant à une vingtaine de mètres. Il s’approcha très vite et Hubert reconnut avec stupeur le triplace de tourisme utilisé à Lekarstov pour les petits déplacements et aussi pour les dépannages.
  
  Le petit avion remonta après avoir survolé le MIG abandonné et amorça une vaste courbe au-dessus de la forêt. « Il va se poser », pensa Hubert. Et sans perdre de temps, il fonça vers le petit pavillon où Irina et Glazovski devaient s’occuper activement à faire plus ample connaissance.
  
  Il n’avait plus que vingt mètres à parcourir lorsque la porte s’ouvrit. Glazovski apparut sur le seuil, reboutonnant fébrilement sa combinaison.
  
  — Qu’est-ce que c’est que cet avion ? demanda-t-il à Hubert.
  
  Il avait entendu.
  
  — Le triplace de Lekarstov. Il prend actuellement la piste pour se poser. Il a vu le MIG. Filez et dites que vous vous étiez éloigné pour chercher un téléphone. Vous avez eu une panne. Empêchez-les de venir par ici pendant cinq minutes. Je m’occupe d’emmener Irina…
  
  — D’accord, dit le pilote russe en filant comme une flèche vers la piste.
  
  Hubert entra dans le pavillon. Il faisait sombre dans le vestibule. Il allait appeler pour savoir où se trouvait la femme lorsqu’il entendit :
  
  — Théodor !
  
  Une porte entrebâillée sur la gauche. Il la poussa. Irina était allongée, nue, sur un lit de fortune composé d’un matelas et d’une couverture.
  
  — Chéri, se plaignit-elle, viens. Pourquoi fais-tu cela ?
  
  Il répliqua vivement :
  
  — Je suis Nichols. Un avion de Lekarstov se pose en ce moment ici. Il faut fuir en quatrième vitesse. Glazovski a rejoint son avion et va les occuper le temps que je vous sorte d’ici. Elle fut debout, d’un bond, comme poussée par un ressort.
  
  — Qu’est-ce que vous dites ? Oh ! C’est affreux C’est sûrement mon mari. Je suis perdue… Vite ! Sauvons-nous !
  
  Elle se mit à chercher ses affaires éparpillées dans la pièce obscure. Hubert tira sa lampe de poche pour l’éclairer.
  
  — Vous n’avez pas le temps de vous habiller, dit-il. Ramassez tout ça et enveloppez-vous dans la couverture. Nous nous arrêterons un peu plus loin pour tout remettre en ordre…
  
  Elle ne discuta même pas. Il l’aida à emballer tous ses vêtements dans sa veste de daim transformée en sac et lui jeta la couverture sur les épaules, regrettant amèrement de ne pouvoir prendre la suite du lieutenant.
  
  — Filons.
  
  Ils quittèrent le pavillon, comme des voleurs, laissant la porte entrouverte. On entendait, pas très loin, le moteur du petit avion tourner au ralenti.
  
  — Il s’est posé, indiqua Hubert. Glazovski doit être en train de s’expliquer.
  
  L’auto était à moins de cent mètres et ils arrivèrent très vite. Irina, aussi pâle qu’une morte, prit place sur la banquette avant, à côté d’Hubert qui démarra aussitôt.
  
  Il regagna la route et prit de la vitesse. L’affaire avait mal tourné, de toutes les façons. Maintenant, ils auraient tous beaucoup de chance s’il n’y avait pas d’autres complications. Hubert aurait donné cher pour savoir par quel singulier hasard l’avion dépanneur de Lekarstov était arrivé là si inopportunément.
  
  Il jeta un coup d’œil vers la femme qui tremblait, mal enveloppée dans sa couverture. Un morceau de cuisse retint un instant son attention.
  
  — Quelqu’un d’autre était-il au courant de cette aventure ? demanda-t-il froidement.
  
  Elle secoua mollement la tête.
  
  — Non. Comment voulez-vous…
  
  Ils avaient parcouru environ un kilomètre. Bientôt, ce serait la grand-route. Il décida :
  
  — Nous sommes assez loin pour nous arrêter sans danger.
  
  Il vira à droite et engagea la voiture dans un chemin de terre juste assez large. Cent mètres plus loin, ils aperçurent ensemble une cabane de bûcherons.
  
  — Voilà ce qu’il vous faut, dit-il.
  
  Il arrêta l’auto, aida la femme à descendre. Dans le mouvement qu’elle fit, la couverture s’ouvrit largement sur son corps nu, long, couleur de lait. Une vague de désir monta en lui et il serra les dents en lui offrant la main.
  
  — Apportez-moi mes affaires, demanda-t-elle en marchant vers la cabane.
  
  Il obéit. Le paquet sous le bras, il entra à son tour sous l’abri de feuillage.
  
  — Voilà, dit-il d’une voix rauque.
  
  Le paquet tomba à leurs pieds. Ils se baissèrent ensemble. Leurs visages se touchèrent. Elle s’agrippa à lui et se laissa tomber sur le dos, l’entraînant…
  
  — Viens ! ordonna-t-elle avec une sorte de fureur.
  
  Une demi-heure plus tard, elle lui expliqua :
  
  — Théodor n’avait pas eu le temps de… Je ne pouvais pas rester comme ça.
  
  Et un long frisson la secoua.
  
  — Je suis bien, maintenant, ajouta-t-elle en poussant ses lèvres contre les siennes.
  
  Il se détacha d’elle.
  
  — Il faut rentrer.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  14
  
  
  
  
  OÙ L’ON VOIT HUBERT USER
  
  D’UNE ARME QU’IL DÉTESTE :
  
  LA PROPAGANDE.
  
  
  Hubert venait de terminer la lecture de l’« Étude sur les méthodes de combat de la Chasse américaine », établie par Skirvin. Il y avait de quoi rester songeur. Ou bien Skirvin était incompétent, n’avait jamais appartenu à l’Air-Force, ou bien il se foutait du monde, c’est-à-dire de ses nouveaux maîtres.
  
  De toute façon, ça ne collait pas. Et il s’en fallait de beaucoup.
  
  Skirvin entra. Son visage de faune était rigoureusement impassible, figé dans ses plis multi-V.
  
  — Qu’est-ce que tu en penses, Steve ?
  
  Hubert répliqua sans se compromettre :
  
  — Remarquable !
  
  Ce qui était vrai, de quelque côté qu’on le prenne. Skirvin alluma une cigarette, debout devant la table à dessin.
  
  — Ce boulot doit mieux te plaire que ce que tu faisais à Pogobi ?
  
  — Sûr ! dit Hubert. Mais ça ne me déplaisait pas de conduire ce camion…
  
  — Transport de matériel ?
  
  — Non. De bonshommes. Des coolies chinois employés aux grands travaux…
  
  Skirvin tira quelques bouffées de sa cigarette, fit manœuvrer les articulations de la table à dessin.
  
  — Tu as vu ce qu’ils fabriquaient là-bas ?
  
  — Non, mentit Hubert. J’ai cru comprendre qu’ils construisaient un pont entre Pogobi et le continent parce que c’est à cet endroit que la Manche de Tartarie est le plus étroite.
  
  Skirvin, impassible, questionna :
  
  — Pourquoi faire, à ton avis ?
  
  — Pour faire passer un chemin de fer, une route, un pipe-line… Il fallait créer une voie d’évacuation de produits industriels de Sakhaline.
  
  Skirvin cessa de jouer avec la table.
  
  — Des bateaux y suffisaient, dit-il.
  
  Il alla ouvrir la porte de la pièce, regarda négligemment dans le couloir, referma et revint vers Hubert, mais sans le regarder.
  
  — En réalité, annonça-t-il, ils construisent une digue.
  
  — Une digue ?
  
  — Oui, une digue. C’est-à-dire que l’eau ne passera pas en dessous. Ils ferment la Manche de Tartarie.
  
  Hubert laissa passer quelques secondes.
  
  — Dans quel but ?
  
  Skirvin toussota et regarda le bout incandescent de sa cigarette.
  
  — Très simple… Un courant froid descend par là de la mer d’Okhotsk dans la mer du Japon. Ce courant-là est un grand criminel, c’est sa faute si Vladivostok est bloqué par les glaces pendant les mois d’hiver. La digue terminée, la mer du Japon se réchauffera sensiblement dans sa partie septentrionale et Vladivostok pourra être utilisé douze mois par an. Tu piges ?
  
  Hubert remarqua simplement :
  
  — C’est un travail de titans !
  
  — Il n’y a pas plus de douze kilomètres entre Pogobi et le continent.
  
  Hubert hocha la tête.
  
  — Pas énorme, bien sûr. Tout dépend des fonds…
  
  — Les fonds sont faibles. Vingt mètres en moyenne.
  
  Des pas dans le couloir. Des coups sur la porte.
  
  — Entrez ! cria Skirvin.
  
  C’était Glazovski. En combinaison de vol, le regard légèrement vitreux. « Il a encore bu », pensa Hubert qui n’avait pas revu le lieutenant depuis l’aventure ratée du terrain désaffecté.
  
  — Bonjour, dit Glazovski en regardant Skirvin avec dépit.
  
  Hubert comprit que le pilote avait espéré le trouver seul. Sans doute voulait-il lui parler et la présence de Skirvin le gênait.
  
  — Quoi de neuf ? demanda celui-ci.
  
  — Je passe en conseil de guerre dans huit jours, annonça Glazovski d’un ton amer.
  
  — Pourquoi, bon Dieu ? S’étonna Skirvin.
  
  Le lieutenant haussa les épaules.
  
  — Suites de ma panne de l’autre jour. Parait que je n’aurais pas dû quitter le taxi, même pour essayer de téléphoner…
  
  Il prit une cigarette dans le paquet que lui tendait Skirvin et enchaîna :
  
  — Je ne pouvais pas savoir qu’ils me suivaient au radar et que l’alerte avait été donnée aussitôt qu’ils m’avaient vu descendre.
  
  — Évidemment, dit Hubert qui venait de recevoir la réponse à la question qu’il se posait depuis lors.
  
  Réponse pleine d’enseignement. Skirvin donna du feu à Glazovski qui reprit avec colère, de cette voix « collée » qui dénonçait chez lui l’état d’ivresse.
  
  — Quelle bande de cons ! On n’allait tout de même pas me faucher le taxi pendant que j’allais téléphoner !
  
  Skirvin lança en se moquant :
  
  — Les cent mille dollars ! Mon cher !
  
  Il marcha vers la porte.
  
  — J’ai à faire. Je vous laisse avec Nichols.
  
  Il sortit, referma derrière lui. Glazovski saisit une chaise et vint s’asseoir auprès d’Hubert.
  
  — Je suis très emmerdé, dit-il.
  
  — Je comprends ça.
  
  Glazovski balaya l’air d’un geste de la main.
  
  — Pas pour ce que vous pensez ! M’en fous complètement… Non, ce n’est pas ça.
  
  Il hésita, puis, fixant l’extrémité de ses chaussures et baissant la voix :
  
  — Dites-moi, Nichols, on est copains, hein ?
  
  — Sûr ! dit Hubert.
  
  — Bon. Je voudrais bien savoir… L’autre jour, après le coup… vous avez ramené Irina, s’pas ?
  
  — Oui…
  
  — Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?
  
  Hubert leva les sourcils, l’air étonné.
  
  — Ce qu’elle m’a dit ? A quel sujet ?
  
  Glazovski fit entendre un claquement de langue irrité.
  
  — Au sujet de tout ça, quoi. Elle a bien dû vous parler en cours de route, vous dire ce qu’elle pensait, vous parler de moi, non ?
  
  Hubert soupira :
  
  — Elle m’a simplement menacé de me descendre de sa propre main si jamais je lâchais un seul mot sur l’histoire. Elle avait tort…
  
  Glazovski semblait sur des charbons ardents.
  
  — Oui, elle avait tort, bon. Mais à part ça…
  
  — A part « ça », rien. Elle paraissait furieuse, comme frustrée si vous comprenez ce que je veux dire… Même que je me suis demandé… Vous n’allez pas vous fâcher, hein ? Même que je me suis demandé si vous aviez eu le temps de faire votre petite affaire, au moins une fois.
  
  — Non, avoua piteusement Glazovski, pas eu le temps. Cette saloperie d’avion s’est fait entendre alors que je me disposais à… à…
  
  — A planter votre drapeau sur le terrain conquis, suggéra Hubert.
  
  — C’est ça, oui.
  
  Il paraissait désemparé. Hubert s’étonna :
  
  — Mais, enfin, vous l’avez revue depuis ?
  
  Le lieutenant se gratta furieusement la nuque.
  
  — Non.
  
  Hubert siffla entre ses dents.
  
  — Le colonel l’a mise aux arrêts de rigueur ?
  
  — Non.
  
  — Alors, quoi ?
  
  — Elle… Elle m’évite. Refuse tous mes rendez-vous. Pas eu moyen de lui dire deux mots en particulier depuis cette histoire…
  
  Il se mit à égrener tout un chapelet d’injures choisies. Hubert pensait que l’affaire prenait une étrange tournure. Il avait espéré une seconde édition du rendez-vous là-bas, mieux organisée. De toute évidence, il n’y fallait plus songer.
  
  Trouver autre chose. Il eut une lueur…
  
  — J’ai entendu des bruits, annonça-t-il.
  
  Glazovski laissa tomber le reste de sa cigarette sur le parquet et l’écrasa d’un coup de talon. Il fronça les sourcils, inquiet :
  
  — Quels bruits ?
  
  — Paraît que le colonel a entendu parler du béguin que sa femme avait pour vous. Il aurait décidé de vous avoir… jusqu’au trognon !
  
  Les épaules du lieutenant se tassèrent et son visage parut se ramollir.
  
  — C’est pas vrai, bredouilla-t-il, pourtant déjà convaincu.
  
  Hubert hocha vigoureusement la tête.
  
  — Si. Et je tiens ça de première main. Vous savez que je suis plus ou moins sous surveillance en attendant que ma situation soit définitivement réglée au point de vue administratif. C’est pourquoi je suis obligé d’aller coucher toutes les nuits au local disciplinaire. Les premières nuits on m’enfermait dans la chambre. Maintenant, on me laisse aller et venir à peu près comme je veux…
  
  Il regarda Glazovski qui semblait suspendu à ses lèvres.
  
  — Hier soir, j’allais aux toilettes. Pieds nus sur le parquet… Les toilettes sont à côté du bureau du chef de poste.
  
  Nouvelle pause. Glazovski s’énerva :
  
  — Vide ton sac ! Me fais pas languir comme ça…
  
  — Ils étaient quatre ou cinq dans le bureau, et ça discutait dur. On parlait de vous. Glazovski, Glazovski et encore Glazovski… Vous étiez l’homme du jour.
  
  — Qu’est-ce qu’ils disaient ?
  
  — Ils disaient que le colonel avait eu un long entretien avec le commissaire et qu’il avait été décidé que le conseil de guerre vous condamnerait à mort, pour faire un exemple.
  
  Glazovski eut un hoquet et devint vert.
  
  — Hein ?
  
  Imperturbable, Hubert continua :
  
  — Les uns étaient pour, les autres contre. Ceux qui étaient contre disaient que le colonel avait dû apprendre que sa femme vous courait après. Ils disaient aussi que vous auriez peut-être une chance de vous en tirer si vous arriviez à faire jouer vos relations… que vous pourriez peut-être faire commuer la peine de mort en travaux forcés à perpétuité.
  
  — Je préfère crever ! gronda le lieutenant d’une voix méconnaissable. Je préfère crever…
  
  Puis, la tête enfouie dans les mains, il s’étonna :
  
  — Mais pourquoi me laissent-ils encore voler ? Pourquoi ne m’ont-ils pas enfermé tout de suite ? Tout ce qu’ils ont fait, c’est de me dire : vous passez en conseil de guerre dans huit jours pour abandon de poste ou de je ne sais quoi, et d’interdire au bar et au magasin de me vendre de l’alcool.
  
  Hubert dressa l’oreille à ces derniers mots, mais il répondit d’abord à la première question :
  
  — Ils parlaient justement de cela. Il y en avait un qui croyait que le colonel espérait que vous comprendriez ce qui vous attend et que vous préféreriez en finir avec votre avion. Pan dans un champ !
  
  Glazovski eut un sursaut de révolte.
  
  — Ils sont fous ! Complètement fous ! S’ils veulent ma peau, ils feront le boulot eux-mêmes.
  
  — Vous avez bien raison, approuva Hubert. Surtout ne faites jamais ça ! Ils seraient bien trop contents… A votre place, moi, je chercherais plutôt le meilleur moyen de les emmerder. Non mais, sans blague ! Ils se prennent pour des dieux, ces gens-là !
  
  Il se leva, alla chercher la bouteille de vodka dans le classeur et rinça deux verres au lavabo.
  
  — P’tite goutte ?
  
  Glazovski coula un regard inquiet vers la porte.
  
  — Oui. Faudrait pas qu’on me voie.
  
  Hubert proposa, très amical :
  
  — Vous savez, mon vieux, avec moi, faut pas vous gêner. Si vous voulez une bouteille ou deux, en douce, je me charge de vous les procurer.
  
  Glazovski le regarda comme il aurait regardé le Messie deux mille ans plus tôt.
  
  — Vous êtes un pote ! dit-il. Mais faites attention. Si vous vous faisiez pincer, ça vous coûterait cher…
  
  — Je ne me ferai pas pincer, assura Hubert.
  
  Il emplit un verre à moitié et le lui tendit. Le lieutenant but avidement et Hubert comprit qu’il était sur la mauvaise pente et capable de faire beaucoup de choses pour celui qui lui procurerait son alcool. C’était parfait, à condition que cela ne dure pas trop longtemps.
  
  — Je trouve la vodka bien meilleure que le gin, dit-il.
  
  — Le gin ?
  
  — L’équivalent américain de la vodka.
  
  — Personnellement, je préfère le whisky…
  
  Glazovski paraissait rêveur.
  
  — Comment c’est, la vie là-bas ?
  
  — Formidable quand a beaucoup de fric… Glazovski baissa la voix. Ses joies étaient rouges et ses yeux légèrement embués. Il demanda, si bas qu’Hubert eut peine à l’entendre :
  
  — Cent mille dollars, ça fait beaucoup de fric ? Hubert cessa de respirer et il eut l’impression que toute vie s’arrêtait en lui. Heureusement, l’autre ne le regardait pas. Il fit un rude effort et s’exclama :
  
  — Bon Dieu ! Vous ne pouvez pas vous rendre compte ! Si j’avais eu cent mille dollars en banque, sûr que je ne serais pas venu faire l’idiot ici. C’est pas mal ici, mais ça ne vaut pas les U.S. avec cent mille dollars…
  
  Et il entreprit de lui faire un tableau idyllique de ce que pouvait être la vie « là-bas » avec cent mille dollars. Un tableau tellement magnifique que le rédacteur en chef du Reader’s Digest se serait certainement fichu à l’eau après l’avoir écouté, convaincu d’être un incapable.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  15
  
  
  
  
  OÙ UN CHAUFFEUR DE CAR
  
  REVIENT
  
  POUR ENNUYER LE MONDE
  
  ET HUBERT EN PARTICULIER.
  
  
  Il devait être aux environs de minuit et tout était silencieux dans le local disciplinaire. Les mains jointes sous la nuque, Hubert réfléchissait dans l’obscurité.
  
  Il aurait volontiers parié à cinq contre un que le lieutenant-pilote Théodor Glazovski était mûr pour s’enfuir à bord de son MIG 17 et aller se poser au Japon où les autorités américaines pourraient prendre possession de l’appareil.
  
  Glazovski se croyait menacé de mort, la vie que l’on pouvait mener aux États-Unis avec cent mille dollars en banque lui paraissait maintenant un véritable paradis ; et l’alcool le maintenait dans un état propice. D’autre part, comme tous ses compatriotes de sa génération, en raison même de la forme de leur éducation, Glazovski était complètement démuni de sens critique. La moindre brèche dans son propre « rideau de fer » devait normalement le laisser sans défense.
  
  Hubert était donc certain à quatre-vingts pour cent que Glazovski allait se sauver vers le Japon, dans les jours qui allaient suivre, aux commandes de son MIG 17. Lui-même ne voyait pas très bien comment il arriverait à se tirer du guêpier dans lequel il se trouvait. Au mieux-aller, dans l’attente d’une occasion propice, il serait obligé de rester en Sakhaline de nombreux mois encore. Il n’osait penser : des années.
  
  M. Smith, en plus du MIG 17, attendait des renseignements détaillés sur les grands travaux entrepris par les Russes dans la Manche de Tartarie. Une fois admis que le MIG 17 avait des chances d’arriver à destination, on pouvait envisager de confier à ce même MIG 17 les renseignements sur la digue climatique.
  
  Hubert prit sa lampe électrique sous le traversin et l’alluma. Tout était silencieux. Chacun devait dormir et il n’y avait pas de ronde avant deux heures du matin.
  
  Il se leva sans bruit et tira un dossier de sous le matelas. Ce dossier contenait un certain nombre de plans – général et détails – du MIG 17, dont une représentation de l’appareil « écorché ». C’était ce dernier document qui intéressait Hubert. Il espérait y trouver l’endroit où dissimuler son rapport sur les grands travaux, certain qu’il serait forcément découvert, car les techniciens de l’Air-Force s’empresseraient de démonter l’avion, à peine arrivé.
  
  Il était plongé dans ses recherches lorsqu’il lui sembla entendre un bruit furtif dans le couloir. Il se figea, l’oreille tendue, après avoir éteint sa lampe…
  
  Plus rien. Il ralluma. Mais pas tranquille. Son instinct le trompait rarement et son instinct lui signalait un danger proche. Il referma le dossier, le remit sous le matelas et voulut se recoucher.
  
  Il n’en eut pas le temps. La porte s’ouvrit, brutalement poussée. La lumière inonda la pièce. Boutchik, le policier qui l’avait interrogé à son arrivée, entra, suivi de deux subalternes et de Skirvin.
  
  Boutchik n’avait plus l’air timoré. Il paraissait au contraire décidé et furieux. Skirvin, lui, affichait une mine méprisante et hostile. C’était le monsieur à qui on a voulu jouer un mauvais tour et qui a fait échouer la manœuvre sans difficulté, par le simple jeu de son efficience.
  
  — Debout ! hurla Boutchik.
  
  — Qu’est-ce qui vous prend ? répliqua Hubert, sidéré.
  
  Boutchik agitait avec fièvre ses grosses mains rouges crevassées. Les deux hommes en uniforme saisirent Hubert par les épaules et le jetèrent debout. Puis le pelotèrent sans vergogne.
  
  — Rien sur lui, chef !
  
  — Fouillez son lit, demanda Skirvin, le dossier doit y être.
  
  Ils trouvèrent le dossier sous le matelas. Skirvin approcha, examina très vite les documents et dit :
  
  — C’est bien ça ! Le salopard ! Quand je pense que je lui avais fait confiance !
  
  Hubert sentait un trou immense se creuser sous ses pieds. Il en était arrivé, peu à peu, à considérer Skirvin comme un allié. Le réveil était brutal. Il était maintenant arrêté et allait être inculpé d’espionnage sur une dénonciation du renégat au visage de faune. La rage lui rendit immédiatement toute son agressivité :
  
  — Je vous savais traître, Skirvin, siffla-t-il, mais tout de même pas au point de venir glisser un dossier sous mon matelas afin de me compromettre.
  
  Il prit son temps et lui cracha au visage ;
  
  — Salope !
  
  Skirvin le gifla. Il répondit d’un formidable uppercut qui souleva l’autre du sol et l’expédia contre la cloison. Un coup de crosse sur la tête, donné par Boutchik, mit fin au débat. Hubert vit nettement le parquet lui sauter au visage alors qu’il avait bien l’impression de rester immobile.
  
  Curieux.
  
  
  *
  
  * *
  
  Le ciel était d’un bleu pâle uni, sans le moindre nuage. Le bulletin météo annonçait du beau temps sur toute la région comprise entre la mer d’Okhotsk et la mer du Japon. Vent faible ou nul, de secteur nord-nord-est. Isotherme zéro à mille cinq cents mètres.
  
  Théodor Glazovski consulta son chronomètre : huit heures quinze. Dans cinq minutes, selon les instructions reçues, il devait décoller.
  
  Il terminait d’ajuster sa combinaison matelassée de « pilote du son » lorsque Skirvin pénétra dans le vestibule. Skirvin était aussi en tenue de vol et son visage étrange, inquiétant, paraissait à la fois soucieux, las et excité. Curieux mélange.
  
  Ils se saluèrent.
  
  — Vous sortez ce matin ? Questionna Glazovski.
  
  — Non, répondit l’autre, bourru. Je dois rester à la disposition du politrouk (2)…
  
  Glazovski n’était plus capable d’entendre parler de police sans se mettre à trembler. Il demanda d’une voix mal assurée :
  
  — Qu’est-ce qui se passe encore ?
  
  Skirvin baissa le ton.
  
  — Steve Nichols a été arrêté cette nuit.
  
  — Hein ? fit le lieutenant stupéfait. Pourquoi ?
  
  — C’était un espion. Je m’en doutais depuis longtemps déjà.
  
  Glazovski était devenu pâle.
  
  — Co… Comment l’a-t-on démasqué ?
  
  — C’est moi qui l’ai dénoncé, souffla Skirvin. Je m’étais aperçu que des documents ultra-secrets sortaient de mon service de façon inexplicable. On a retrouvé des documents sous son matelas. Il est bon pour la fusillade…
  
  Glazovski semblait pétrifié. Un invisible haut-parleur se mit à nasiller :
  
  — On demande le lieutenant-pilote Glazovski sur la piste. Immédiatement.
  
  L’officier eut un regard affolé pour son chronomètre.
  
  — Il faut que j’y aille, bredouilla-t-il. Je fais un vol d’essai à très haute altitude. Une heure. Itinéraire libre.
  
  — Veinard, dit Skirvin en l’aidant à ajuster son casque. Profitez-en.
  
  — Pourquoi ?
  
  Le haut-parleur répéta : « On demande… » Skirvin parla à l’oreille de Glazovski :
  
  — On dit au service de sécurité que Nichols serait en train de parler de vous. Rien de grave, j’en suis sûr, mais vous serez certainement convoqué par le politrouk aussitôt que vous serez rentré de votre essai…
  
  Glazovski était vert. Skirvin l’entraîna par le bras. – Venez, bon Dieu. Vous allez attraper une sanction !
  
  
  *
  
  * *
  
  Mikhaïl Grigorieff pénétra dans le bureau de Boutchik vers huit heures et demie ce matin-là. Ses lunettes cerclées de fer accentuaient l’expression rusée et désagréable de son visage dur et glacé.
  
  — Je suis le chef de la section M.V.D. d’Adatuim, annonça-t-il.
  
  Sans excessive cordialité, Boutchik lui tendit la main.
  
  — Très heureux de vous connaître. Asseyez-vous…
  
  Ils s’installèrent tous les deux, Boutchik derrière son bureau surchargé de dossiers.
  
  — En quoi puis-je vous être utile ?
  
  Grigorieff essaya vainement d’ajuster ses lunettes dont la monture était déformée.
  
  — Voici environ un mois, dit-il, un des hommes de ma section a été assassiné à Adatuim, un soir qu’il revenait de Nogliki en autocar. Il avait été poussé dans un torrent, du haut d’un pont suspendu.
  
  Il fit une pause.
  
  — Comprenez-moi bien, lorsque je dis qu’il a été poussé, c’est-à-dire assassiné, je suis dans l’impossibilité de le prouver, la seule preuve que je puisse espérer est l’aveu du coupable.
  
  Médiocrement intéressé, Boutchik demanda :
  
  — Connaissez-vous ce coupable possible ?
  
  Grigorieff hocha doucement la tête.
  
  — Je crois avoir retrouvé sa trace et c’est pourquoi je suis venu aujourd’hui à Lekarstov.
  
  Boutchik s’anima un peu :
  
  — Il serait ici ?
  
  — S’il n’y est plus, il y est passé. Je vais vous expliquer. La disparition de mon collaborateur avait un lien, peut-être accidentel, avec une affaire beaucoup plus importante traitée par la section de Nogliki. Le commissaire qui avait pris cette affaire en mains s’est suicidé récemment à Alexandrovsk, après avoir, paraît-il, signé des aveux de trahison. Je n’ai malheureusement pas pu obtenir communication du dossier jalousement conservé par le Khon et ai dû reprendre l’enquête à zéro. C’est ainsi que j’ai interrogé le chauffeur de l’autocar dans lequel avait voyagé mon collaborateur le jour de sa mort. Ce chauffeur avait déjà été interrogé par le commissaire d’Adatuim au sujet d’un voyageur suspect qui se trouvait, précisément ce même jour, parmi les voyageurs. D’après le chauffeur, ce suspect était assis dans la voiture à côté de mon agent…
  
  — Cela devient intéressant, admit Boutchik.
  
  Grigorieff tira une cigarette de sa poche et l’alluma.
  
  — Une idée m’est venue. Ce suspect devait être un étranger d’après le peu de renseignements que je possédais. Il est très difficile dans ce pays pour un étranger de voyager longtemps sans se faire au moins interpeller. J’ai donc emmené le chauffeur au service central des étrangers à Alexandrovsk, où nous avons compulsé ensemble le fichier. C’est ainsi que nous sommes tombés sur la fiche, avec photo, d’un officier pilote américain en situation irrégulière, un certain Steve Nichols.
  
  Boutchik eut un haut-le-corps.
  
  — Le chauffeur du car est aux trois quarts certain qu’il s’agit du voyageur suspect dont je vous ai parlé. Si j’ajoute que le chauffeur a vu mon agent prendre ce type en filature dans la nuit, une heure avant… l’accident, vous comprendrez pourquoi je suis ici.
  
  Boutchik se gratta furieusement la nuque, l’air ravi.
  
  — C’est formidable, dit-il. J’ai justement arrêté ce Steve Nichols cette nuit, sous inculpation d’espionnage. Deux de mes collaborateurs sont actuellement en train de l’interroger…
  
  — J’ai amené le chauffeur, annonça Grigorieff impassible, il est ici, dans l’antichambre. Il faudrait lui montrer ce type.
  
  Boutchik se leva.
  
  — Tout à fait d’accord ! Avec une inculpation d’espionnage simple, il pouvait s’en tirer avec vingt ans de travaux forcés ; mais si on peut lui coller un meurtre sur le dos, il n’y coupera pas de la pendaison.
  
  Il se frotta les mains en marchant vers la porte, visiblement heureux.
  
  Il envoya chercher le chauffeur qui semblait tout ahuri de l’aventure et portait de larges cernes sous les yeux. Puis, tous les trois, ils gagnèrent la salle des interrogatoires.
  
  Hubert était debout au centre de la pièce, tout nu, le corps marqué des coups qu’il avait reçus. Les deux policiers qui l’interrogeaient s’écartèrent en voyant entrer Boutchik et la suite. Le chauffeur regarda consciencieusement l’homme que Boutchik lui avait montré d’un geste de la main. Le visage était intact.
  
  — Je suis à peu près certain que c’est lui, prononça finalement le chauffeur. Mais lorsque je l’ai vu, il était habillé et portait une casquette.
  
  Boutchik ordonna :
  
  — Allez chercher ses affaires.
  
  Un agent quitta la pièce et revint une minute plus tard.
  
  — Habille-toi, ordonna Boutchik.
  
  Hubert eut tout d’abord envie de refuser. Mais à quoi bon ? Pour recevoir une correction supplémentaire ? Inutile. D’ailleurs, au point où il en était, son cas ne pouvait plus guère s’aggraver.
  
  Il mit la casquette de bonne grâce, en dernier. Alors, le chauffeur n’hésita plus.
  
  — C’est lui ! Plus de doute ! J’en suis sûr maintenant.
  
  — Hé ! là ! Protesta Hubert. Lui, qui ? Je ne connais pas ce type-là, moi ! Qu’est-ce que vous manigancez encore ?
  
  — Je l’ai pris dans le bois, à cinq kilomètres de Nogliki et il est descendu à Adatuim. Il était assis à côté du gros policier qu’est mort dans le torrent. Je…
  
  — Ça va ! Ça va ! Coupa Boutchik. Venez, vous allez nous raconter ça en détail dans mon bureau.
  
  Il fit sortir le chauffeur et Grigorieff, puis ordonna aux autres :
  
  — Continuez, les gars. Essayez maintenant de lui faire dire ce qu’il foutait à Adatuim voici un mois et pourquoi il a poussé un flic dans le torrent du haut du pont ! Ça nous intéresse.
  
  — Je ne sais même pas où est Adatuim, protesta Hubert. Jamais mis les pieds dans un pays de ce nom-là… Ouye !
  
  Il recommença à encaisser.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  16
  
  
  
  
  OÙ TOUT FINIT, A LA FOIS
  
  MAL ET BIEN.
  
  
  Quelque chose de grave avait dû troubler la vie de la base aérienne de Lekarstov. Depuis quarante-huit heures, depuis le jour où ce chauffeur de car était venu l’identifier, Hubert n’avait plus subi aucun interrogatoire. Les autres paraissaient très occupés par un événement extérieur dont Hubert ignorait tout.
  
  Il entendit des voix, puis des pas, puis un tintement de clés. C’était pour lui. Il se mit debout, heureux d’une diversion, même si on devait recommencer à l’interroger comme au début. Irina Vitynova entra et il en fut si stupéfait qu’il ne pensa même pas à la saluer.
  
  Elle était vêtue comme le jour de leur équipée ; le jour où elle s’était donnée à lui parce que Glazovski n’avait pas eu le temps de la délivrer du feu qu’il avait allumé en elle et qu’il lui fallait absolument assouvir.
  
  — Je suis présidente de la section du Secours Rouge, expliqua-t-elle. A ce titre, je viens voir si vous êtes en bonne santé, si vous vivez dans des conditions d’hygiène suffisantes… et je vous ai apporté un petit colis.
  
  Elle lui tendit une boîte en carton, non ficelée.
  
  — Merci, dit-il, vous êtes trop aimable.
  
  Le gardien était resté sur le seuil. Elle regarda autour d’elle.
  
  — Vous avez assez de couvertures ?
  
  — Juste assez pour ne pas mourir de froid.
  
  — Il faut en demander.
  
  Il eut un sourire ironique.
  
  — Si vous voulez vous en charger, madame, peut-être aurez-vous plus de chance que moi…
  
  — Je vais voir cela, dit-elle.
  
  Elle fit un pas en arrière.
  
  — Je reviendrai.
  
  — J’ai été très heureux de vous voir, répliqua-t-il en la fixant intensément.
  
  Elle tourna les talons, impassible, et sortit. La porte se referma.
  
  Hubert resta un long moment immobile, la boîte entre les mains. Que signifiait cette visite ? Irina Vitynova avait-elle eu peur qu’il se mît à raconter leur équipée, avec l’espoir que le colonel aurait peur du scandale et lui donnerait le moyen d’échapper ? C’était idiot. Hubert avait envisagé cette solution, bien sûr, sans la moindre vergogne. Dans la conjoncture, tout souci chevaleresque aurait été une stupidité inqualifiable. Mais il n’était pas possible que le colonel, menacé dans son honneur, lui donnât le moyen d’échapper. Il s’arrangerait plutôt pour le faire disparaître illico…
  
  Seuls, les morts ne parlent plus.
  
  Il s’assit sur le grabat qui lui servait de lit et ouvrit la boîte. Il avait faim et ce colis tombait bien. Un pain en forme de parallélogramme, une tablette de chocolat, un saucisson, un paquet de gâteaux. Ce n’était pas si mal.
  
  Il saisit le pain et entreprit de le casser en deux, ne possédant pas de couteau. Résistance… Il força, retint une exclamation. Un reflet métallique au cœur de la mie… En cinq secondes, il dégagea le poignard.
  
  Un vrai bijou. Mince, racé, lourd dans la main, bien équilibré. Propre au lancé comme au maniement classique.
  
  Qu’est-ce que cela signifiait ?
  
  D’instinct, car à lui seul le poignard ne représentait rien, il fouilla le reste.
  
  Dans le saucisson, il trouva une clé. Celle de sa cellule, il la reconnut aussitôt pour en avoir assez vu la réplique dans les mains de son gardien.
  
  Sous l’enveloppe de la tablette de chocolat : un plan avec des indications en lettres typographiques.
  
  C’était trop beau, cette histoire. Trop beau pour être vrai. Il toucha derechef le poignard, la clé… afin de bien s’assurer de leur réalité. Puis examina le plan.
  
  Dans le coin gauche supérieur, il y avait le local disciplinaire. Sa cellule marquée d’une croix. Le couloir. Des flèches aboutissant à une porte située à droite des toilettes, pas très loin du poste de garde. De l’autre côté de cette porte un escalier figuré. Puis un long trait barré à intervalles presque réguliers, ces barres perpendiculaires étant numérotées. Au 6, la barre se prolongeait à droite par un escalier surmonté d’un « V ». Tout près de l’escalier, un camion dessiné avec soin avec un petit cercle à l’arrière et : départ 2 h 15.
  
  C’était assez clair. Mais, Hubert persistait à se le répéter, trop beau pour être vrai.
  
  Il porta machinalement le pain à sa bouche, puis se ravisa. Tous ces moyens d’évasion n’étaient-ils pas destinés à endormir sa méfiance ? Irina Vitynova devait avoir une peur atroce à la simple idée qu’il pouvait se mettre à raconter ce qu’il savait sur elle et sur Glazovski. Quel meilleur moyen de l’empêcher de parler, qu’un bon poison ?
  
  Malgré la faim qui le tenaillait, il renonça à manger. Et décida néanmoins de tenter l’évasion qui lui était offerte. Que lui restait-il à perdre ? Rien. Strictement rien.
  
  Il devait être dans les onze heures. Il y aurait une ronde à minuit et une autre à deux heures du matin. Il devrait agir aussitôt après cette dernière. Un quart d’heure devait suffire si rien ne se mettait en travers…
  
  Si rien ne se mettait en travers. Il remit tout dans la boîte et s’allongea sur son grabat.
  
  
  *
  
  * *
  
  Le gardien referma la porte après avoir jeté un coup d’œil à l’intérieur de la cellule. Hubert compta lentement jusqu’à soixante et se leva à tâtons. Il retrouva la boîte de carton, l’ouvrit, sortit le poignard et le plan qu’il fourra dans une de ses poches. Puis la clé.
  
  Il gagna silencieusement la porte, introduisit la clé dans la serrure, tourna avec une prudence de Sioux. Le pêne glissa sans bruit.
  
  Une pause, il retira la clé, colla son oreille contre le battant. Silence. Le gardien devait avoir rejoint la salle de garde. Il ouvrit la porte, avec une lenteur calculée.
  
  Couloir désert. Il fallait y aller carrément, sans souci des risques. De toute façon : rien à perdre. Il sortit, referma à clé et prit la direction des toilettes.
  
  Passage difficile. La porte ouverte sur la salle de garde illuminée… Silence complet. Le garde devait lire ou bien avoir repris un somme interrompu.
  
  Il atteignit sans encombre la porte indiquée sur le plan. Tourna la poignée. Pas fermée. Magnifique. Un escalier de béton, plongeant.
  
  Il descendit trois marches, referma derrière lui. Ouf ! Obscurité totale. On lui avait enlevé lampe électrique et allumettes au moment de son arrestation. Il allait être obligé de marcher dans le noir. Avec pour seul espoir que le plan fût exact.
  
  Collé au mur, il se laissa glisser, marche après marche. Une odeur de renfermé et de moisi le prit à la gorge. Sans doute, ces souterrains bétonnés formaient-ils le réseau d’abris destinés à protéger le personnel de la base en cas d’éventuel bombardement.
  
  Vingt-cinq marches. Il était en bas.
  
  La main balayant le mur de droite, le bras gauche tendu en avant en prévision d’un possible obstacle, il pressa le pas.
  
  Premier carrefour. Second carrefour…
  
  L’affaire paraissait sérieuse. Jusque-là. Quelqu’un pouvait très bien l’attendre à la sortie… Et en admettant qu’il réussît à se glisser à l’arrière du camion sans être vu, que ferait-il ensuite ? Où le camion l’emmènerait-il ? Et quelles possibilités aurait-il, ensuite, de quitter la Sakhaline ? Il serait sans doute obligé de rejoindre Nogliki et de solliciter l’aide de Lin Mannova et de Takara.
  
  Il refoula les pensées pessimistes qui l’assaillaient. De toute façon, en restant là, il ne faisait qu’attendre la corde destinée à le pendre. L’action valait mieux…
  
  Sixième carrefour. Il obliqua à droite. Son pied buta. Un escalier. Il monta.
  
  Une porte. Allait-elle être ouverte ou fermée ? Ouverte. Il tira le battant vers lui et aspira l’air glacé de la nuit.
  
  Tout se passa ensuite très vite. Beaucoup trop vite. Une silhouette massive se dressa devant lui. Une voix qu’il connaissait bien dit en américain :
  
  — Te v’là, mon pote ! T’as même pas cru que ça pouvait être une sale blague !
  
  Skirvin tenait un revolver d’une main. De l’autre, il repoussa Hubert vers l’escalier. Un réflexe d’autodéfense, brutal, furieux : le poignard se trouva entre les doigts d’Hubert qui frappa de toute sa puissance…
  
  Un râle sourd ; un poids énorme sur le poignard. Le pistolet tomba, dégringola deux marches. Doucement, à la force du poignet, Hubert déposa son ex compatriote en travers de l’escalier.
  
  Il se disposait à retirer la lame lorsque des doigts glacés se crispèrent sur les siens.
  
  — Ne l’enlève pas… mon pote… C’est ma faute. Je n’ai pas pensé… Approche-toi…
  
  Prudent, Hubert mit un genou sur une marche et tendit l’oreille. Il ne lâchait pas le manche du poignard, prêt à frapper une seconde fois si son adversaire essayait quelque nouvelle traîtrise.
  
  — T’as eu tort, mon pote. C’est moi qu’ai tout mis dans le paquet d’Irina. Elle savait rien, elle. C’était le seul… moyen. Les gardes n’allaient pas fouiller un paquet apporté par la colonelle…
  
  Hubert se sentait comme paralysé. Une armure de verre entourait son cerveau, le transformant en spectateur incapable de comprendre.
  
  — J’étais de ton bord, mon pote… Smith te parlera de moi…
  
  La voix baissait, devenait sifflante.
  
  — Pourquoi m’as-tu fait arrêter ? demanda machinalement Hubert.
  
  — J’avais été prévenu d’Alexandrovsk qu’un commissaire d’Adatuim était sur ta piste. J’ai été obligé de prendre les devants… pour ne pas me trouver dans le bain. Tu piges ?
  
  Silence. La respiration de Skirvin faisait un bruit de forge. Hubert retrouva brusquement toute sa lucidité et il se sentit en même temps accablé par le mauvais sort.
  
  — Surtout, dis rien, reprit Skirvin qui avait dû deviner ses pensées. C’est ma faute… Je voulais t’annoncer : Glazovski a foutu le camp voilà trois jours, avec le 17. Il est bien arrivé. On l’a su par la radio des voisins. Tu l’avais bien manœuvré, mon gars. Il était mûr pour faire la connerie…
  
  Hubert voulut parler.
  
  — Non, écoute-moi. Le temps presse, mon pote. Le camion est là, ce n’est pas du flanc. Tu vas te camoufler derrière et tu vas te retrouver dehors sans t’en apercevoir. Le camion va à Piltun, sur la côte est, chercher des pièces détachées. Avant ce patelin, y aura un obstacle sur la route qui obligera le camion à s’arrêter. Tu sauteras en douce et tu gagneras le couvert des bois. Quand t’entendras siffler l’Internationale, tu pourras te montrer. Tout est prévu, fais-moi confiance…
  
  Les doigts de Skirvin se crispèrent sur la main d’Hubert.
  
  — Maintenant, file ! T’as pas de temps à perdre.
  
  — Je t’emmène, proposa Hubert.
  
  — Non, mon pote. Je suis foutu. Pour une connerie. Pour une connerie…
  
  Hubert se redressa, abandonnant le poignard dans la poitrine de Skirvin, le faux renégat. Il entendit encore avant de s’éloigner :
  
  — Dis à Smith que 213 est mort pour une connerie…
  
  Il repoussa la porte, aperçut le camion à vingt mètres. La gorge serrée, trempé de sueur, il franchit la distance. Tout était calme alentour. Il se hissa sur l’arrière du véhicule et se glissa sous la bâche. Des tas de vieux sacs sous les pieds. A tâtons, il s’allongea et se couvrit jusque par-dessus la tête.
  
  
  *
  
  * *
  
  Sans montre, Hubert ne pouvait savoir depuis combien de temps le camion avait quitté Lekarstov. La sortie du camp s’était effectuée sans encombre, les types du poste de garde n’avaient même pas jeté un regard à l’intérieur du véhicule.
  
  Depuis un bon moment, Hubert était à genoux sur des sacs, accoudé au battant arrière, et surveillait la route en écartant le rideau de bâche. Ils roulaient maintenant au milieu d’un bois. Le dernier panneau indicateur qu’Hubert avait pu lire indiquait Piltun à six kilomètres.
  
  Le camion freina brutalement et Hubert fut projeté vers l’avant, toucha des épaules sur les sacs. Il se releva très vite. Le camion s’était immobilisé. Il entendit le chauffeur jurer, puis descendre en claquant la portière. Un coup d’œil au coin de la bâche… Un arbre était couché en travers de la route. Un arbre de taille moyenne qu’un seul homme pouvait suffire à déplacer.
  
  L’opération de dégagement ne demanda pas plus de deux minutes au chauffeur qui reprit aussitôt sa place au volant. C’était le moment pour Hubert. Il enjamba le battant inférieur et sauta au moment où le camion repartait.
  
  En deux bonds, il franchit la berme et le fossé, puis se glissa sous le couvert des arbres. Obscurité totale. Il entendit le camion changer de vitesse pour la troisième fois, puis le ronronnement du moteur cessa bientôt d’être audible.
  
  Il s’adossa à un arbre et ne bougea plus. Une paix extraordinaire l’entourait. Une paix de début du monde. Il n’entendait que les coups de son cœur dans sa poitrine oppressée. A Lekarstov, l’alerte devait être donnée. Le garde avait dû découvrir sa fuite à la ronde de quatre heures du matin. Ils avaient dû retrouver Skirvin dans l’escalier de l’abri, certainement mort.
  
  Quelque chose de très désagréable serra Hubert à la gorge à la pensée de Skirvin. Pourquoi l’avait-il abordé de cette façon ambiguë ? Il aurait dû prévoir qu’Hubert, déjà très monté contre lui, devait obligatoirement, en pleine action d’évasion, être prêt à tuer sans discuter pour sauver sa propre peau. « Tu diras à Smith que 213 est mort pour une connerie ! » Et c’était vrai.
  
  Tout devenait clair, maintenant, dans l’esprit d’Hubert. Skirvin, agent du C.I.A., devait être en rapport avec des membres d’une organisation anti-C, peut-être l’organisation à laquelle appartenaient Takara et la Mannova. On l’avait prévenu de l’arrivée d’Hubert à Pogobi et il s’était débrouillé pour le faire venir à Lekarstov, le faire « démasquer » sous son contrôle et le prendre avec lui afin de lui faciliter le travail…
  
  Quelqu’un se mit à siffler, pas très loin, dans la nuit. L’Internationale. Hubert, le cœur battant, attendit un arrêt et se mit à siffler à son tour.
  
  Bruits de pas dans les feuilles. Bruits de branches cassées. Une silhouette haute et mince apparut tout près, demanda en allemand :
  
  — Où êtes-vous ?
  
  C’était la Mannova. Oh ! Surprise !
  
  — Je suis là, répondit-il en allant à elle.
  
  Il y eut un moment de gêne pendant lequel ils restèrent silencieux. Puis, cédant à un élan instinctif, il la prit dans ses bras et la serra contre lui.
  
  — Je suis heureux de vous revoir.
  
  Elle était rigide et répliqua d’une voix glacée :
  
  — Je m’en doute bien.
  
  Il comprit parfaitement ce qu’elle voulait dire : qu’il était forcément heureux de la voir parce qu’elle représentait pour lui, dans l’instant, la seule chance de salut. Ce qui était vrai, au moins à quatre-vingts pour cent. Il eut envie de lui expliquer ce que représentaient les autres vingt pour cent. Mais elle se dégagea et le prit par le bras.
  
  — Venez.
  
  A cinquante mètres de là, une petite auto noire était rangée dans un chemin creux, tous feux éteints.
  
  — Montez.
  
  Elle prit le volant, exécuta une marche arrière impeccable jusqu’à la route et repartit en avant vers Piltun.
  
  — L’alerte a été donnée à Lekarstov, annonça-t-elle sans donner ses sources. Je ne crois pas qu’ils aient encore pensé au camion que vous avez emprunté, mais dans toute la Sakhaline les policiers sont sur les dents…
  
  Il resta silencieux. La présence à son côté de cette femme froide et décidée lui donnait un sentiment de sécurité appuyé sur sa propre force. A eux deux, ils devaient être capables d’échapper à n’importe quelle mobilisation policière.
  
  — J’ai lu le télégramme de recherches, poursuivit-elle en virant sèchement pour engager l’auto dans une route pierreuse branchée perpendiculairement, à droite, sur celle de Piltun. Ils disent que vous avez tué un homme en vous évadant.
  
  Il décida de ne pas lui dire qui il avait tué.
  
  — C’est vrai. Alors que j’allais atteindre le camion, un homme s’est dressé devant moi, revolver au poing. Je l’ai poignardé. Il n’y avait pas trente-six solutions…
  
  — Bien sûr, dit-elle.
  
  La route serpentait dans la forêt, semée de traîtres nids de poule. Lin Mannova reprit :
  
  — On dit qu’un pilote de Lekarstov est parti voici quelques jours avec un MIG 17 et est allé se poser au Japon sur un aérodrome américain. C’est vrai ?
  
  — Oui, c’est vrai.
  
  Un temps d’hésitation.
  
  — Vous étiez venu pour ça ?
  
  — En partie pour ça, oui.
  
  — Félicitations.
  
  Le bois cessa d’un coup et la mer s’étala devant eux, sombre et imposante.
  
  — Il nous reste un peu plus d’une heure avant le jour. C’est très peu…
  
  Elle arrêta l’auto sous un sapin dont les basses branches frottèrent sur le toit.
  
  — Programme ? demanda-t-il.
  
  — Vous allez bien voir.
  
  Ils descendirent. Elle lui fit signe de suivre et l’entraîna au bord de la falaise qui s’incurvait à cet endroit pour former une crique étroite. Un sentier de chèvre plongeait, taillé au flan du roc. Elle passa la première.
  
  Il leur fallut cinq bonnes minutes pour arriver en bas sur une mince plage de sable gris sombre. La mer était haute et les vagues se brisaient avec force à quelques pas devant eux. Lin Mannova tira de sa poche une lampe torche, la braqua vers le large et lança quelques signaux.
  
  Presque aussitôt, la réponse arriva selon la même méthode. Un feu blanc se mit à clignoter brièvement, droit devant.
  
  — Le sous-marin, expliqua enfin la Mannova. Ils envoient un canot.
  
  Hubert n’en ressentit aucune joie. Il se trouvait dans une sorte d’état second, assez étrange, qui le faisait seulement « assister » et non « participer ».
  
  — Je ne suis pas dans le coup, dit-il sans raison.
  
  Elle se rapprocha de lui, ayant compris :
  
  — Je sais ce que c’est. Cela m’arrive quelquefois… Une sorte de détachement complet. Un mur de verre autour de soi.
  
  Il la prit aux épaules et répéta :
  
  — Un mur de verre… Lin, j’aime votre visage et je vais partir sans l’avoir revu.
  
  Il distinguait tout juste sa silhouette et l’éclat de ses yeux, tellement la nuit était sombre. Il l’attira et elle vint cette fois sans résistance. Tout contre lui.
  
  — Nous avons raté quelque chose, tous les deux…
  
  — Nous essaierons de faire mieux la prochaine fois, dit-elle en se moquant.
  
  — Il n’y aura pas de prochaine fois, vous le savez bien.
  
  — Je n’en sais rien du tout.
  
  Elle se raidit et tendit l’oreille.
  
  — Le canot… Il arrive.
  
  — Je ne peux partir comme ça. Embrassez-moi…
  
  Elle lui donna ses lèvres, avec une douceur étonnante. Un raclement sur le sable. Le canot.
  
  Elle se porta au-devant et dit à voix basse quelques mots de reconnaissance. Hubert entra dans l’eau et enjamba le plat-bord.
  
  — Aidez-moi, goujat !
  
  Il resta sidéré. Elle rit :
  
  — Je viens aussi.
  
  Et sauta près de lui.
  
  Les hommes ramaient déjà vigoureusement vers le large lorsqu’il retrouva l’usage de la parole.
  
  — Vous ne pouviez pas le dire, non ?
  
  Elle lui expliqua à l’oreille, sans répondre à sa question.
  
  — Je suis grillée, par votre faute. Si j’étais restée, ils auraient fini par m’avoir. Demain, peut-être… Ça ne pouvait plus tarder.
  
  Elle ajouta, ironique :
  
  — J’espère trouver du travail dans votre pays.
  
  — C’est déjà fait, dit-il. Je vous engage comme gouvernante.
  
  Puis, prudent :
  
  — Quinze jours à l’essai.
  
  — Je vais réfléchir, répondit-elle en se redressant.
  
  
  *
  
  * *
  
  Howard entra dans le bureau de M. Smith qui buvait du lait.
  
  — Bonnes nouvelles ! lança-t-il. Le sous-marin U. 85 a franchi les Kouriles sans encombre et fonce maintenant vers San Francisco…
  
  Le téléphone sonna.
  
  — Allô, dit Smith, Quoi, les Bermudes ?
  
  FIN
  
  Brunoy,
  
  4 décembre 1953
  
  
  
  
  
  1 Expression usitée en Russie pour parler de celui qui se livre, en dehors de son travail officiel, à des activités plus ou moins légales. Par exemple, au marché noir.
  
  2 C’est ainsi que l’on appelle le commissaire politique dans l’armée soviétique.
  
  
  
  
  
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