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O.S.S. 117 Tue Le Taon

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  COLLECTION JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  O.S.S. 117
  
  TUE LE TAON
  
  par
  
  JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  Paris
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Des coups ébranlèrent la porte. Elsie sursauta. Son cœur se mit à battre la chamade et elle porta la main à son sein.
  
  — Qui est là ? demanda-t-elle d’une voix enrouée.
  
  — J’apporte le biberon pour l’enfant, répondit le garçon d’étage.
  
  Elle consulta sa montre : six heures cinq, puis regarda le bébé qui dormait dans son berceau. Habituellement, il criait bien avant que le moment fût venu…
  
  Elle tira le verrou, ouvrit la porte. L’employé, un grand type blond au visage ouvert, posa le biberon sur la table puis alla se pencher sur l’enfant.
  
  — Il n’a pas faim, aujourd’hui ?
  
  Derrière lui, Elsie se triturait nerveusement les mains.
  
  — Non, sans doute. Je ne sais pas…
  
  Il se redressa et lui sourit.
  
  — Vous ne désirez rien d’autre, madame ?
  
  Elle mit quelque temps à répondre :
  
  — Non, merci.
  
  Elle le raccompagna jusqu’à la porte, referma dès qu’il eut franchi le seuil et repoussa le verrou. Quelqu’un marchait à pas lourds dans la chambre située exactement au-dessus. Elle écouta un moment, puis se dirigea vers la fenêtre avec l’intention de fermer les volets.
  
  La nuit était tombée et il pleuvait toujours, une sorte de crachin glacé à travers lequel le contour des choses devenait flou et les lumières, de simples halos jaunâtres et tristes. Elsie regarda un instant le trafic au carrefour de Frankrijk Lei et de Leys Sratta. Un tramway passait en grinçant, plein de monde et de lumière. Un cycliste dérapa sur les rails en voulant éviter un camion, mais se releva sans mal. Plus loin, à gauche, dans Keyzer Lei, l’enseigne au néon du Century brillait haut dans le ciel humide. Un train siffla dans la gare centrale, à cinq cents mètres de là.
  
  Elsie frissonna et recula en tirant les volets. Elle se sentait affreusement inquiète et déprimée. Pourtant, ce qu’elle avait tant cherché, tant désiré, tant attendu était arrivé… Pourquoi ce sentiment de malaise, alors qu’elle aurait dû, au contraire, être si heureuse ? Elle était bien incapable de l’expliquer. Sans doute cela était-il venu de l’atmosphère étrange dans laquelle s’étaient déroulées les tractations. Il y avait aussi ce temps épouvantable, cette pluie fine et glacée qui n’arrêtait pas de tomber depuis des jours et des jours… Il y avait surtout…
  
  Elle reprit son fils dans son berceau et le réveilla doucement. Il se mit à hurler et ne se calma que la tétine dans la bouche, sur les genoux de sa mère, elle-même assise dans l’unique fauteuil de la chambre.
  
  Elle promena son regard sur le décor vieillot de la pièce et regretta une fois de plus de ne s’être pas installée au Century, beaucoup plus gai et plus luxueux. Mais elle avait pensé que le Métropole conviendrait mieux ; qu’un établissement d’excellent second-ordre tout confort risquerait moins qu’un hôtel de grand luxe d’effaroucher les gens qu’elle désirait contacter. Et puis, son père était parti de là…
  
  Le bébé aspira la dernière goutte de lait et repoussa le biberon désormais inutile. Elle lui fit faire son rot, s’amusa un instant avec lui, puis le reposa dans son lit et le laissa jouer avec un hochet à grelot.
  
  Elle était trop énervée pour pouvoir s’occuper à quelque chose. Machinalement, elle prit une cigarette dans son sac, l’alluma, puis l’éteignit avec irritation, pensant soudain que la fumée n’était pas bonne pour l’enfant.
  
  Elle se mit à tourner en rond dans la chambre, comme une âme en peine. « Il » lui avait dit qu’il rappellerait vers six heures et il était déjà six heures un quart. Pourquoi la faisait-il attendre de cette façon, puisqu’ils étaient maintenant d’accord ? Cela devenait absolument insupportable…
  
  Le téléphone sonna, elle se précipita pour décrocher.
  
  — Allô, fit-elle d’une voix pressée. Ici, Elsie Beck. Qui est à l’appareil ?
  
  Quelques secondes passèrent. Elle retenait son souffle et entendait la respiration de l’autre… Puis, un bruit insolite lui parvint, semblable au bourdonnement d’une mouche…
  
  — Bzz… Bzzz… Bzzz…
  
  C’était bien lui. Elle respira profondément et reprit :
  
  — Je vous écoute. Est-ce pour ce soir ? Vous me l’aviez promis…
  
  Encore un moment de silence. Cela devait l’amuser de jouer avec les nerfs des gens qui avaient besoin de lui. Il répondit enfin de sa voix zézayante.
  
  — C’est d’accord. Vous connaissez le scénario, exécutez-le…
  
  Il se tut de nouveau, puis menaça :
  
  — Et… pas de fantaisies, hein ? Vous faites exactement ce que je vous ai dit et rien d’autre. RIEN D’AUTRE, c’est bien compris ?
  
  Elle soupira profondément.
  
  — Vous pouvez être tranquille, j’ai parfaitement compris.
  
  — Je l’espère pour vous.
  
  Il raccrocha. Elle en fit autant et constata sans étonnement que sa main tremblait. N’était-elle pas complètement folle d’agir comme elle allait le faire, sans avoir pris le conseil de personne ? Que dirait Hermann, quand il apprendrait ?… Et surtout, (elle frissonna) que dirait-il si l’affaire tournait mal ?
  
  Car, enfin, elle n’avait aucune garantie que les promesses faites seraient tenues. Aucune, la parole de la « Mouche » n’avait peut-être pas plus de valeur qu’un « bzzz-bzzz » de vraie mouche.
  
  Elle appuya ses poings serrés contre ses tempes douloureuses. Quoi faire ?… Pouvait-elle renoncer après s’être donné tant de mal ? Pouvait-elle abandonner son malheureux père à son sort après avoir remué ciel et terre pour retrouver sa trace ? Non, elle sentait bien que ce n’était pas possible. Aussi grande, aussi justifiée, que fût son angoisse, elle irait jusqu’au bout. Il n’était plus possible, maintenant, d’arrêter le mécanisme qu’elle avait déclenché…
  
  Hermann… Si seulement Hermann avait été là… Mais il était actuellement aux sources de l’Amazone, avec une mission ethnologique, et peut-être ignorait-il encore que sa femme et son fils se trouvaient dans cette chambre d’hôtel, à Anvers, depuis près de quinze jours, de l’autre côté de l’Atlantique. Les lettres ne devaient pas arriver facilement, là où il était.
  
  Les lettres… La « Mouche » lui avait fait interdire d’écrire à quiconque. Elle ne devait prévenir personne, par aucun moyen. Mais pouvait-elle se lancer ainsi dans l’aventure, en laissant Hermann dans l’ignorance de ce qui s’était passé ? au cas où…
  
  Si elle écrivait maintenant à Hermann, ce ne serait pas trahir la promesse faite à la « Mouche », puisque la lettre n’atteindrait sûrement pas son destinataire avant plusieurs semaines. Elle ne l’aurait pas « prévenu », mais informé après coup.
  
  Sa décision fut aussitôt prise. Elle sortit d’une valise sa trousse de correspondance, prit un stylo à bille, s’installa et se mit à écrire…
  
  
  
  Anvers, le 8 novembre
  
  Mon grand chéri,
  
  
  
  Je suis ici, avec Frankie, depuis maintenant deux semaines. Peut-être le sais-tu déjà, si tu as reçu la lettre que je t’avais envoyée avant de quitter New York.
  
  Sans doute m’aurais-tu empêchée de partir si tu avais pu le faire, mais je t’ai expliqué pourquoi j’étais obligée d’agir ainsi. Il ne m’était plus possible de rester inactive avec cette idée que Papa avait besoin d’aide et qu’il attendait peut-être que nous nous occupions de lui.
  
  Mes démarches, ici, n’ont pas été faciles. Tous ceux qui l’avaient approché se souvenaient bien de lui, mais personne ne pouvait me donner le moindre renseignement, j’ai questionné tous les employés de l’aéroport ; aucun n’a pu me dire si Papa avait pris ou non l’avion ce jour fatal…
  
  Enfin, mes démarches ayant fait du bruit, quelqu’un s’est mis en rapport avec moi, offrant de me faire connaître un homme ayant des contacts du côté oriental. Je ne connais toujours ni le nom ni le visage de cet homme et j’ai dû donner ma parole de ne pas révéler l’étrange pseudonyme sous lequel il se cache.
  
  Cet homme a reçu ma requête et, après quelques jours d’enquête, il m’a fait savoir que Papa se trouvait en prison à Gdynia, en Pologne, inculpé d’espionnage. L’affaire ne serait pas très, très grave, on s’en doute bien. Papa, un espion, c’est trop ridicule.
  
  L’Homme m’a suggéré de me rendre moi-même là-bas pour plaider la cause de ce pauvre Papa. Il assure que les autorités polonaises sont maintenant embêtées d’avoir arrêté Papa sous un prétexte aussi stupide, mais qu’elles ne savent comment s’y prendre pour le relâcher. Il est certain que mon intervention directe, avec remise d’une rançon, emporterait une décision favorable et que je pourrais ramener Papa.
  
  J’ai décidé d’y aller, avec Frankie. Il me semble que je courrai moins de risques avec lui. Qui pourrait faire du mal à une jeune maman encombrée de son bébé ?
  
  On m’a demandé mille dollars pour le passage sur un bateau polonais qui doit quitter Anvers cette nuit. Le prix de la rançon a été fixé à cinq mille dollars. Je n’avais pas emporté assez d’argent avec moi et j’ai écrit à notre banque de me faire parvenir la somme ici. J’ai dit de prendre cet argent sur mon compte personnel ; il me restera encore deux mille dollars sur l’héritage de Maman, et Papa voudra certainement me rembourser. J’accepterai, à cause de Frankie, puisque nous avions décidé de garder ce capital pour lui. Je suis passée à l’American-Express ce matin et le chèque était là. Juste à temps.
  
  Tout à l’heure, je vais partir avec Frankie pour Gdynia. Est-ce que cela ne te semble pas extraordinaire ? La traversée en cargo dure cinq à six jours, il me sera donc impossible d’être de retour ici avant une quinzaine. Je te dis cela pour que tu ne t’inquiètes pas avant qu’il ne soit temps. D’ailleurs, tout se passera bien, j’en suis persuadée.
  
  Frankie te fait mille caresses et je t’embrasse très tendrement. Je t’aime, mon chéri.
  
  Elsie
  
  
  
  Elle reposa le stylo et eut brusquement envie de pleurer. Jamais elle n’avait ressenti avec une pareille intensité le besoin qu’elle avait de son mari, de sa force tranquille, de sa tendresse attentive. Et s’il lui arrivait quelque chose, si elle ne devait plus le revoir ?
  
  Elle se leva, les yeux pleins de larmes, courut se jeter sur le lit et pleura un bon coup, la tête enfouie dans ses bras repliés.
  
  Il fallut que l’enfant se mit lui aussi à pleurer pour la tirer de là. Elle se redressa, sécha rapidement ses larmes et prit son fils dans ses bras pour le consoler.
  
  — Nous voilà bien, dit-elle en essayant de rire, si nous nous y mettons tous les deux !
  
  L’enfant, la voyant sourire, en fit autant. Elle le posa sur le grand lit où il commença à se traîner, ce qui lui plaisait beaucoup. Elle l’observa un instant ; il faisait sagement demi-tour chaque fois qu’il approchait d’un bord. Rassurée, elle prit une enveloppe et écrivit dessus l’adresse de son mari. « Aux bons soins de M. le Consul des U.S.A., à Lima, Pérou ».
  
  Elle mit la lettre dans l’enveloppe et cacheta celle-ci. Puis elle regarda sa montre : sept heures. Il lui restait certaines petites choses à faire avant de dîner et elle devait quitter l’hôtel à neuf heures juste. Plus de temps à perdre.
  
  Elle reprit l’enfant et le remit dans son lit. Il se laissa faire sans protester. C’était vraiment un gosse merveilleux, pas le moins du monde embêtant. Elle s’attendrit quelques secondes devant sa belle frimousse blonde et ses beaux cheveux blonds bouclés. Tout le monde assurait qu’il lui ressemblait de façon étonnante. C’était peut-être vrai ; mais il ressemblait aussi à Hermann. Surtout le regard, d’un bleu très particulier…
  
  Elle lui recommanda d’être bien sage, bien qu’il ne pût encore la comprendre. Puis elle éteignit le plafonnier, ne laissant allumée qu’une lampe de chevet, coiffée d’un abat-jour de verre multicolore assez laid.
  
  Expédier la lettre posait un problème. Elle était à peu près sûre, en effet, que la « Mouche » la faisait surveiller. Cet homme-là paraissait trop bien organisé pour n’avoir pas quelqu’un à sa solde parmi le personnel de l’hôtel. Et si ce quelqu’un la voyait mettre sa lettre à la boîte, cela pourrait tout gâcher, cela gâcherait sûrement tout.
  
  Elle mit l’enveloppe dans son sac et quitta la chambre sur la pointe des pieds parce que Frankie venait de fermer les yeux. Le couloir était mal éclairé et elle eut l’impression que quelqu’un la guettait. Sa main tremblait légèrement en retirant la clé de la serrure et elle dut faire un effort pour ne pas se mettre à courir vers l’escalier.
  
  Elle gagna tout de suite la salle à manger et dîna légèrement, à peu près seule en raison de l’heure. Les clients commençaient à arriver lorsqu’elle eut terminé.
  
  Elle se tendit alors au bureau de l’hôtel et régla sa note qui était prête.
  
  — Je n’emporte qu’un petit bagage, vous serez aimable de garder le reste jusqu’à mon retour.
  
  Le gérant s’inclina.
  
  — Certainement, Madame. Vous resterez longtemps absente ?
  
  — Une quinzaine de jours, environ. Je reviendrai alors avec mon père et il faudra une chambre en plus. Malheureusement, je ne pourrai pas vous prévenir avant…
  
  — Cela ne fait rien, Madame. À cette époque, nous avons toujours quelques numéros de libres.
  
  Elle parut rassurée et ajouta en mettant la note dans sa poche :
  
  — Voulez-vous me rendre maintenant ce que je vous avais demandé de garder dans le coffre, s’il vous plaît.
  
  Il acquiesça et disparut quelques minutes dans une pièce marquée « PRIVÉ ». Elsie consulta sa montre : bientôt huit heures. Elle avait encore le temps.
  
  Le gérant revint avec un paquet qu’il défit devant elle. Elle se mit à compter les dollars. Un client de l’hôtel prit sa clé derrière elle et gagna l’escalier. Le compte y étant, elle enveloppa de nouveau les billets et enfouit le tout dans son sac.
  
  — Faites attention à ne pas le perdre, recommanda le gérant visiblement inquiet. C’est une grosse somme.
  
  — Je ne perds jamais rien, répondit-elle avec un sourire. Mon mari dit que je suis une femme extraordinaire…, sous ce rapport.
  
  Elle prit l’ascenseur pour regagner le troisième étage. Frankie pleurait. Elle se dépêcha, ouvrit la porte, alluma le plafonnier.
  
  — Qu’est-ce qu’il a, mon petit Frankie ?
  
  Elle le prit dans ses bras et le serra contre elle ne le berçant. C’était la première fois qu’elle le trouvait pleurant au retour d’une de ses courtes absences… Elle se figea soudain et un frisson glacé la parcourut : l’oreiller de l’enfant avait été retourné et les boutons de fermeture de la taie avaient dû lui faire mal.
  
  Il ne lui fallut pas longtemps pour constater qu’un certain nombre d’autres objets avaient été déplacés. Quelqu’un était venu pendant qu’elle dînait et avait fouillé la chambre, sans se donner beaucoup de mal pour ne pas laisser de traces…
  
  La lettre ! elle avait bien fait de l’emporter ; mais comment l’expédier ? Elle n’avait même pas les timbres nécessaires…
  
  On lui avait bien recommandé de ne prendre qu’une seule valise. Elle choisit la plus grande et entreprit de la remplir ; c’était difficile de faire une sélection. Elle plaça d’abord ce qui était nécessaire pour l’enfant, puis se contenta du peu de place qui restait.
  
  Le temps passait vite. Elle déshabilla son fils pour le changer, puis cacha sur lui cinq mille dollars, entre sa chemise et la bande élastique qu’elle enroulait autour de ses reins pour le soutenir.
  
  Après cela, elle passa dans la vaste salle de bains au matériel désuet dont le plancher était constitué par des feuilles de plomb, ce qu’elle n’avait jamais vu nulle part ailleurs. Le miroir taché lui renvoya l’image de son joli visage de blonde. Elle peigna ses cheveux courts et bouclés, refit le tendre dessin de sa bouche, remit un peu de mascara sur ses longs cils…
  
  À vingt-deux ans, Elsie Beck était le type même de la femme que beaucoup d’hommes rêvent d’avoir pour compagne. Les formes de son visage et de son corps – elle était plutôt petite – avaient quelque chose de doux et de confortable. Jamais aucun homme ne lui avait manqué de respect. Elle n’était pas le genre de femme sur qui les garçons se retournent en sifflant de façon équivoque. Rares devaient être les représentants de l’autre sexe capable de résister à son charme tout naturel. Hermann, son mari, disait qu’il avait eu d’abord envie de la prendre dans ses bras pour la protéger contre le reste du monde et ensuite, seulement ensuite, le désir de faire l’amour avec elle…
  
  Il était neuf heures moins cinq. Elle regagna la chambre, rassembla les derniers objets qu’elle avait l’intention d’emporter, boucla sa valise, enfila son manteau, coiffa ses cheveux d’un béret et sonna pour qu’on vînt chercher sa valise.
  
  Le chasseur arriva quelques minutes plus tard. Elle descendit avec Frankie dans ses bras et attendit dans le hall pendant qu’on lui cherchait un taxi. Elle était oppressée et luttait contre une envie de pleurer qui lui serrait la gorge. Elle se dit qu’Hermann avait dû éprouver un peu la même chose le jour où il avait quitté sa famille pour venir faire la guerre en Europe… Elle était comme il avait dû être ce jour-là : pas du tout certaine de revenir, de revoir jamais les siens, les décors familiers de son existence, tout ce qui avait constitué jusqu’alors sa joie de vivre.
  
  « Je suis complètement folle, pensa-t-elle ; jamais je n’aurais dû accepter une pareille aventure. Si nous ne revenons pas, Frankie et moi, Hermann maudira ma mémoire… ». Mais il était trop tard pour se reprendre. Trop tard.
  
  Elle monta dans le taxi, donna un pourboire au chasseur, écouta les dernières recommandations de prudence que lui prodiguait le gérant. La portière claqua. L’auto démarra.
  
  La première étape n’était pas longue. Leys Street… Keyzer Lei… La gare centrale… Elsie paya le chauffeur. Un porteur vint se charger de la valise.
  
  — Dans la salle d’attente des premières, dit-elle.
  
  Elle suivit l’homme. Quelques voyageurs se trouvaient dans la salle. Un vieux monsieur dormait dans un coin la bouche ouverte. Une jeune femme enceinte tricotait ; d’autres gens lisaient des journaux et des revues.
  
  Elsie s’installa dans un coin, donna quelques pièces au porteur et consulta sa montre : neuf heures un quart. Elle avait un peu de retard sur l’horaire, mais ce n’était pas grave. Elle resterait cinq minutes de moins dans cet endroit qui sentait la sueur et la fumée refroidie.
  
  À neuf heures vingt, elle se leva et repartit, emportant sa valise et l’enfant. Elle avait à peine fait quelques pas dans le hall qu’un homme se précipita vers elle.
  
  — Puis-je vous aider, madame ? Vous êtes si lourdement chargée…
  
  Elle lui sourit.
  
  — Vous êtes très gentil. Je vais prendre un taxi…
  
  Il lui avait parlé en français et elle avait répondu dans la même langue, qu’elle possédait assez bien. Il s’empara de sa valise, l’accompagna dehors, appela un taxi, l’aida à s’installer.
  
  Elle le remercia d’un lumineux sourire et dit au chauffeur :
  
  — Grote Tunnel Blaats, je vous indiquerai où.
  
  La voiture démarra. Elsie se laissa aller contre le dossier, serrant son fils contre elle. La pluie tombait toujours et les essuie-glace balayaient le pare-brise avec ardeur. Elsie pensa qu’après cela elle n’aurait jamais plus envie de revenir à Anvers.
  
  Elle se fit descendre à l’endroit qu’on lui avait indiqué, le plus sombre et le plus désertique de la grande place d’où s’enfonce le grand tunnel sous l’Escaut. Le chauffeur ne fit aucune réflexion, mais il était visiblement étonné.
  
  — J’attends quelqu’un qui doit me prendre ici, crut bon d’expliquer Elsie.
  
  — Vous allez vous faire mouiller.
  
  — Ça ne fait rien.
  
  Elle le paya, lui donna un gros pourboire et regarda l’auto faire demi-tour et s’éloigner sous le crachin. Cette fois, c’était fini. Elle était en train de franchir la barrière ; elle venait de quitter un monde pour entrer dans un autre…
  
  L’autre monde.
  
  Elle laissa tomber sa valise sur le trottoir ruisselant et serra l’enfant si fort qu’il se mit à crier.
  
  — Je suis folle, bredouilla-t-elle soudain prise de panique. Je suis complètement folle. Nous n’avons aucune chance d’en revenir… Aucune chance…
  
  Elle eut envie de s’enfuir, mais il était trop tard. Une petite voiture noire s’arrêta soudain devant elle. L’homme qui se tenait au volant était coiffé d’un chapeau sombre à larges bords qui lui cachait le visage. Il baissa tranquillement la vitre et dit :
  
  — Il fait un temps à ne pas mettre « une mouche » dehors.
  
  Puis il tendit le bras derrière lui pour ouvrir la portière arrière et ajouta :
  
  — Montez ici.
  
  Fascinée, subjuguée, elle reprit sa valise et la poussa dans la voiture en s’aidant de son genou. Puis elle grimpa derrière et s’assit, l’enfant sur elle. L’homme referma la portière. L’auto démarra brutalement. Les essuie-glace allaient et venaient avec une régularité lancinante bzzz-bzzz-bzzz-bzzz…
  
  Elsie s’aperçut alors que la lettre destinée à Hermann se trouvait toujours dans son sac. Un froid mortel l’envahit…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Monsieur Smith terminait la lecture de la synthèse des renseignements recueillis la veille lorsque l’interphone se mit à bourdonner. Il enfonça un bouton et se pencha légèrement vers l’appareil.
  
  — J’écoute.
  
  Une voix nasillarde sortit du haut-parleur.
  
  — « O.S.S. 117 » est là, monsieur.
  
  — Seul ?
  
  — Non accompagné.
  
  — Bien, faites-les entrer.
  
  M. Smith enfonça un autre bouton qui coupa la communication et referma le dossier qui contenait la synthèse journalière. La porte automatique glissa de côté. Une jeune femme rousse entra, vêtue d’un strict tailleur gris qui la moulait étroitement, suivie d’un grand gaillard à moustache, aux allures nonchalantes.
  
  M. Smith les salua sans bouger.
  
  — Bonjour, Muriel… Bonjour, Hubert. Asseyez-vous…
  
  Ils lui rendirent son bonjour, cependant que la porte se refermait silencieusement derrière eux. Puis ils s’installèrent dans deux des profonds fauteuils disposés en demi-cercle devant le bureau du grand patron de la C.I.A (1). Muriel Savory tira sur sa jupe et s’assura que les revers de sa veste ne bâillaient pas de façon exagérée. Hubert Bonisseur de la Bath croisa ses longues jambes et sourit.
  
  — Heureux de vous revoir, dit-il. Je commençais à m’ennuyer.
  
  Cela faisait en effet trois bons mois qu’il se trouvait au repos. M. Smith ôta ses lunettes de myope, qui lui donnaient un peu l’air d’une grenouille, et se mit à en polir les verres. C’était pour lui un geste familier, mais qui avait le don d’énerver Hubert.
  
  — Je vais vous raconter une histoire, commença-t-il.
  
  Hubert regarda Muriel qui lui fit une grimace malicieuse. Sans ses lunettes, M. Smith ne voyait rien et ils auraient pu faire les pieds au mur sans attirer son attention.
  
  — Mon histoire se passe à Anvers…
  
  — Zut ! fit Muriel. En cette saison, j’aurais préféré que ça se passe plus au sud.
  
  Hubert lui fit signe de se taire. Imperturbable, M. Smith continua :
  
  — Le premier acte se situe le 21 juin de l’année dernière. Le premier personnage s’appelle Noël Muller. Il est correspondant de presse et il a travaillé pendant la guerre pour l’« O.S.S. »…
  
  — J’en ai entendu parler, coupa Hubert, mais je ne crois pas l’avoir jamais rencontré.
  
  — Noël Muller vient à Anvers pour rencontrer une personnalité polonaise susceptible de lui fournir des renseignements sur la situation politique en Pologne. Il descend au Century, le meilleur hôtel de la ville. Le soir de son arrivée, vers vingt heures, il quitte l’hôtel, vraisemblablement pour aller au rendez-vous fixé par son correspondant polonais. Personne ne l’a plus revu depuis. Alertée, la police a découvert qu’une place avait été retenue au nom de Noël Muller dans un avion à destination de Berlin. Quelques passagers de cet avion ont pu être interrogés. On leur a montré la photo du disparu. Ils sont tous unanimes : Muller ne se trouvait pas dans l’appareil qu’ils ont emprunté…
  
  M. Smith s’interrompit, le temps de remettre ses lunettes en place.
  
  — Donc, Noël Muller disparaît le 21 juin de l’année dernière. Le 16 septembre, un peu moins de trois mois plus tard, Adolf Muller, le frère de Noël, arrive à son tour à Anvers et descend également au Century. Il vient avec l’intention avouée de reprendre les recherches abandonnées par la police. Le 19 au matin, il confie au portier de l’hôtel qu’il a trouvé une piste et doit rencontrer quelqu’un susceptible de lui donner des nouvelles de son frère. Le soir, il quitte l’hôtel vers dix heures… et disparaît.
  
  Hubert remua dans son fauteuil.
  
  — Ça commence à devenir intéressant, apprécia-t-il.
  
  — Oh ! ce n’est pas fini, répliqua M. Smith en levant sa main blanche et grasse. Écoutez la suite… Le 20 juin, c’est-à-dire le lendemain de la disparition d’Adolf Muller, Herta Muller arrive. Herta est l’épouse d’Adolf et elle vient tout simplement le rejoindre. Son émotion est grande en apprenant la disparition de son époux. Elle attend quarante-huit heures, informe la police, puis… disparaît le 25. Sans laisser de traces, comme les deux autres.
  
  — Mais, c’est formidable, cette histoire ! lança Muriel dont les narines frémissaient.
  
  M. Smith passa une main attentive sur son crâne chauve et eut un léger sourire.
  
  — Ce n’est pas encore fini. Six mois plus tard, le 12 mars de cette année, la fille des deux précédents, Deborah Muller, débarque elle aussi à Anvers et s’installe, elle aussi, au Century. Elle est à la recherche de ses parents et de son oncle Noël. C’est une jeune fille de vingt ans qui n’a pas froid aux yeux. Pendant huit jours, elle se donne énormément de mal, interroge des tas de gens, fait paraître des annonces avec promesse de récompense dans les journaux locaux, puis…
  
  — Elle disparaît ! conclut Hubert.
  
  Muriel le regarda avec un étonnement feint.
  
  — Comment avez-vous pu le deviner ?
  
  Hubert lui fit un clin d’œil. M. Smith les considéra l’un après l’autre avec un peu d’irritation.
  
  — C’est tout pour la famille Muller, dit-il.
  
  Hubert resserra le nœud de sa cravate.
  
  — Puis-je poser une question ?
  
  — Allez-y.
  
  — Vous nous avez dit que Noël Muller espérait obtenir des renseignements sur la situation politique en Pologne. Pour le compte de qui agissait-il ?
  
  — Pour la chaîne de journaux qui l’employait. Il était considéré comme un spécialiste pour tout ce qui concernait l’Europe centrale.
  
  — Il avait quitté l’O.S.S. aussitôt après la guerre ?
  
  — Deux ans après.
  
  M. Smith fit une moue.
  
  — On l’avait obligé à démissionner.
  
  — À cause de ?
  
  — Ses opinions politiques. Il était très attiré par les philosophies extrémistes et ne s’en cachait pas.
  
  — N’est-il pas possible qu’il ait été un agent double ?
  
  — Nous sommes à peu près certains qu’il a été un agent double. Son nom a été prononcé au cours du procès d’Alger Hiss. Mais il semble qu’il ait eu ensuite quelques ennuis avec ceux qu’il admirait, à la suite de quelques articles écrits précisément sur la Pologne. Il s’était fait insulter par Radio-Moscou.
  
  — Cela ne veut rien dire.
  
  — Évidemment.
  
  — A-t-on fait une enquête à Berlin ?
  
  — Oui. Il ne figure pas sur la liste des passagers aériens arrivés ce jour-là, ni les jours suivants. Par contre, un cargo polonais est parti d’Anvers dans la nuit qui a suivi la disparition de Noël Muller.
  
  — Ah ! Je suppose que le même fait s’est reproduit à chaque disparition ?
  
  M. Smith prit un air ennuyé.
  
  — Eh bien, non.
  
  — Quand je dis : polonais, reprit Hubert, je pense évidemment à d’autres pavillons…
  
  — Je vous comprends parfaitement. Mais nous n’avons rien pu relever de précis dans ce sens, excepté pour Noël Muller… et pour Arthur Gérold.
  
  — Arthur Gérold ?
  
  — Oui. Le second volume des « Disparus d’Anvers ». Deborah ayant clos la liste pour la famille Muller, Arthur a ouvert celle de la famille Gérold. Et cette liste-là n’est pas terminée…
  
  — Ciel ! fit Muriel. Je voudrais bien savoir ce qu’en pense le syndicat d’initiative d’Anvers !
  
  M. Smith ne prêta aucun intérêt à l’intervention de Muriel, à qui Hubert fit les gros yeux. Il reprit :
  
  — Arthur Gérold était professeur de philosophie. Un grand quotidien l’avait chargé d’une enquête sur l’évolution de la politique des satellites de l’U.R.S.S. à l’égard de celle-ci. Il devait rencontrer à Anvers une personnalité du Parti polonais qui avait été accusée de titisme, mais se trouvait en passe de rentrer en grâce. Malheureusement, nous ignorons de qui il s’agissait.
  
  Arthur Gérold est arrivé à Anvers le 25 juillet dernier. Il voulait profiter de ses vacances pour faire son enquête. On sait que, pendant trois jours, il a visité la ville. Puis, le 28, il est sorti le soir vers dix heures…
  
  — Et personne ne l’a plus revu depuis, coupa Muriel Savory d’un ton très innocent.
  
  Hubert se tourna vers elle.
  
  — Je me demande bien comment vous avez pu deviner ça toute seule ! s’étonna-t-il.
  
  Elle lui tira la langue. M. Smith se mit à pianoter sur son bureau d’un air excédé.
  
  — Écoutez-moi sans m’interrompre, s’il vous plaît. Arthur Gérold a donc disparu le 28 juillet. La police a fait une enquête. NOUS avons fait une enquête. Personne n’a rien trouvé. On a l’impression que ce type s’est volatilisé dans la rue à quelques mètres de la porte du Métropole.
  
  — Du Métropole ?
  
  — Oui, cette fois nous changeons d’hôtel. Et cette fois aussi un cargo polonais a quitté Anvers dans la nuit.
  
  — Gérold avait-il appartenu à un service secret ?
  
  — Pas à ma connaissance. Mais on le suspectait d’éprouver les mêmes sympathies que Noël Muller pour certaines idéologies.
  
  M. Smith alluma un cigarillo.
  
  — Le 8 novembre dernier, Elsie Beck, la fille d’Arthur Gérold a également disparu d’Anvers, avec son fils, Frankie, âgé de dix mois. Elle était allée là-bas pour essayer de retrouver la trace de son père. Elle résidait au Métropole depuis quinze jours et elle avait réglé sa note, en laissant des bagages, avant de se faire conduire à la gare, avec son gosse et une valise.
  
  — Elle a pris le train ?
  
  — Non. Elle est restée seulement cinq minutes dans la salle d’attente, puis est ressortie et s’est fait conduire par un autre taxi sur la place d’où part le tunnel pour voitures qui passe sous l’Escaut.
  
  — Grote Tunnel Plaats, précisa Muriel qui connaissait Anvers.
  
  — Exactement. Elle s’est fait déposer dans un coin obscur, sous la pluie, disant que quelqu’un devait venir la chercher là. Le chauffeur du taxi a été la dernière personne l’ayant vue vivante. Il a déclaré à la police qu’elle semblait très anxieuse. Nous savons d’autre part qu’elle emportait six mille dollars, au moins, avec elle.
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — Les autres ont-ils également disparu avec de grosses sommes d’argent ?
  
  M. Smith hocha affirmativement sa grosse tête aux traits mous.
  
  — Presque tous sont partis avec la presque totalité de leurs disponibilités. Comme s’ils savaient ne jamais revenir.
  
  Muriel questionna.
  
  — Elsie Beck était-elle veuve ou divorcée ?
  
  — Non. Son mari se trouvait à l’époque au Pérou, dans la région du haut Maranon ; c’est un ethnologue. Elsie était partie là-bas sans le prévenir.
  
  — Si j’ai bien compris, enchaîna Muriel Savory, il va maintenant se rendre à Anvers et disparaître lui aussi ?
  
  M. Smith secoua négativement sa grosse tête molle.
  
  — Non, il ne partira pas. Nous l’avons intercepté alors qu’il se disposait à embarquer en compagnie de sa sœur. Nous avons réussi à le convaincre que cela suffisait comme ça et que c’était maintenant à nous de jouer. Et de jouer sérieusement…
  
  Il fit une pause, les regarda l’un après l’autre et conclut :
  
  — C’est vous deux qui allez prendre leur place. Hubert sera Hermann Beck, ethnologue distingué, et Muriel sera Katerine Beck. Afin que vous puissiez jouer vos rôles correctement, vous allez rejoindre vos modèles ce soir même dans un coin tranquille à la campagne et vous passerez huit jours ensemble sans vous quitter. Pendant cette semaine, Katerine et Hermann Beck vous raconteront tout d’eux-mêmes…
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — Avez-vous pensé que Elsie Beck avait très probablement sur elle des photos de son mari et peut-être aussi de sa belle-sœur ?
  
  — Nous y avons pensé. Le choix qui a été fait de vous deux pour cette mission n’a pas eu d’autre raison que votre ressemblance avec les intéressés. Vous n’abuserez pas quelqu’un ayant réellement connu l’un ou l’autre, mais quiconque ne possédant qu’un signalement ou quelques photos n’y verra que du feu.
  
  — Okay, dit Hubert. Allons-y.
  
  — Vous trouverez chez Howard le dossier complet de l’affaire et vos « instructions détaillées ». Je vous fais confiance à tous les deux, étant bien entendu que Hubert est le chef de mission et que cette chère Muriel lui devra obéissance.
  
  — Uniquement en ce qui concerne le travail, précisa la jeune femme d’un air pincé.
  
  — Arrangez-vous tous les deux. Je veux des résultats, un point c’est tout.
  
  Ils se levèrent.
  
  Au revoir, monsieur.
  
  — Bonne chance, les enfants. Amusez-vous bien.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Il avait neige dans la matinée, mais les allées et venues des autos et des passants avaient transformé la belle neige blanche en une boue liquide et brune extrêmement désagréable.
  
  Le taxi s’arrêta et ses roues éclaboussèrent le trottoir, obligeant le chasseur de l’hôtel à faire un bond en arrière. Hubert paya le prix de la course et ouvrit la portière. Il descendit, puis aida Muriel à sortir du véhicule. Ils firent deux pas sur la pointe des pieds, puis se trouvèrent dans l’espèce de couloir étroit et sombre qui était le hall et le bureau du Métropole. Un homme relativement jeune vint les accueillir, sourire aux lèvres.
  
  — Je suis Hermann Beck, dit gravement Hubert. Et voici ma sœur. Nous vous avons écrit pour retenir des chambres… communicantes.
  
  Le gérant s’inclina. Ses cheveux bruns calamistrés brillèrent sous la lumière de l’ampoule qui éclairait l’endroit.
  
  — C’est exact, monsieur Beck. Nous vous attendions. Vous avez les chambres 33 et 34, au troisième étage. Avez-vous fait bon voyage ?
  
  — Très bon, merci.
  
  L’air grave et triste, Muriel Savory restait un peu en retrait, sans mot dire. Le chasseur apporta la dernière valise et ils entendirent le taxi repartir en patinant. Le gérant remit deux fiches à Hubert.
  
  — Vous les remplirez tout de suite, si vous n’y voyez pas d’inconvénient et je vous demanderai de me confier vos passeports pour quelques heures. C’est un grand port, ici, et les règlements de police sont un peu spéciaux…
  
  — Je comprends, répondit Hubert, en sortant les deux documents qu’il avait dans une de ses poches.
  
  Ils s’installèrent debout devant une sorte de pupitre fixé au mur et sortirent leurs stylos…
  
  BECK, Katerine, 28 ans, née à Linz, Autriche, domiciliée à New York, nationalité : U.S.
  
  BECK, Hermann, 36 ans, né à Linz, Autriche, domicilié à New York, nationalité : U.S.
  
  Le gérant prit les passeports et glissa les fiches dedans. L’air compassé, il dit :
  
  — Les bagages laissés par Mme Beck sont à votre disposition, monsieur. Nous les avons gardés dans la réserve…
  
  Une légère crispation parcourut un instant le visage de Hubert.
  
  — Je voudrais que vous les fassiez monter dans ma chambre.
  
  — Quand vous voudrez, monsieur Beck.
  
  — Le plus tôt possible. Je voudrais les examiner. Peut-être y trouverai-je un indice quelconque…
  
  — C’est une bien triste histoire, monsieur. Et nous sommes particulièrement navrés que cela se soit produit chez nous.
  
  Hubert et Muriel soupirèrent discrètement.
  
  — Vous avez sans doute deviné pourquoi nous sommes ici. On ne nous fera jamais croire qu’une femme et un bébé de dix mois aient pu disparaître ainsi sans laisser de traces. C’est impossible…
  
  Muriel tira un mouchoir de son sac et se tourna légèrement de côté pour se tamponner les yeux. Hubert considéra le gérant avec beaucoup d’attention.
  
  — D’homme à homme, dit-il, avez-vous bien dit tout ce que vous saviez à la police ?
  
  Surpris et offensé, l’hôtelier fit un pas en arrière et faillit trébucher sur une valise.
  
  — Oh ! Monsieur ! Comment pouvez-vous supposer ?…
  
  Hubert fit une grimace de regret.
  
  — Excusez-moi. Mais… il s’agit de ma femme… et de mon gosse.
  
  Le gérant soupira.
  
  — Je comprends, monsieur… Si vous le voulez bien, nous allons vous montrer vos chambres.
  
  Il appuya sur un bouton. Un timbre se fit entendre dans les étages. Hubert insista :
  
  — Toutefois, si vous vous souveniez de quelque chose, d’un mot, d’un détail… Cela peut arriver… Je vous serais très reconnaissant… Au fait, vous avez un coffre pour les valeurs, je crois ?
  
  — Oui, monsieur.
  
  — Je voudrais vous confier quelque chose.
  
  — Par ici, monsieur.
  
  Ils suivirent le couloir et pénétrèrent dans une pièce à usage de bureau. Un énorme coffre-fort occupait un coin. Hubert dégagea une poche de toile fixée à l’intérieur de son pantalon et en sortit un paquet enveloppé de papier fixé avec de la cellophane.
  
  — Il y a vingt mille dollars, annonça-t-il en posant le paquet sur la table.
  
  L’homme fronça les sourcils.
  
  — En billets ?
  
  — Non. En chèques de voyage.
  
  Hubert ouvrit le paquet. Le gérant vérifia le compte et signa un reçu. Hubert le regarda enfermer les chèques dans le coffre et dit :
  
  — Je sais que je vous ennuie, mais j’aimerais que vous me parliez de ma femme, de ce qu’elle faisait ici, de ce qu’elle a pu dire ou faire le jour de sa disparition. Si vous pouviez me consacrer un moment…
  
  Le gérant ne paraissait pas enthousiaste.
  
  — Très volontiers, répondit-il. Je pense que ce sera possible ce soir, après dîner.
  
  — D’accord, après dîner.
  
  Ils regagnèrent le hall. Une femme blonde, vêtue d’une blouse bleu clair attendait pour les conduire dans leurs chambres. La moitié des bagages avait déjà disparu. Le chasseur redescendait chercher le reste. Ils prirent l’ascenseur.
  
  Les chambres étaient vastes, confortables, bien chauffées, mais mal éclairées et d’un aspect vieillot. Elles communiquaient entre elles par une porte qui se trouvait ouverte. Hubert donna un pourboire au chasseur et passa dans la pièce voisine où se trouvaient Muriel et la femme de chambre.
  
  — Do you speak american ? demanda-t-il.
  
  Ce fut Muriel qui répondit :
  
  — Non, elle parle français et allemand. Et elle s’appelle Maria.
  
  Hubert choisit le français.
  
  — Avez-vous connu ma femme : Mme Elsie Beck ?
  
  — S’il vous plaît, monsieur. Je l’ai servie quinze jours durant, avec le bébé. C’était une bien gentille personne, monsieur.
  
  Elle avait un fort accent flamand.
  
  — Vous a-t-elle dit quelque chose avant de partir ?
  
  La femme fit un visible effort de mémoire.
  
  — … Elle m’a dit qu’elle prenait le train et qu’elle reviendrait dans deux semaines.
  
  — Pour aller où ?
  
  — Elle ne me l’a pas dit et je n’ai pas osé le lui demander. Je m’étais figurée qu’elle allait peut-être à Bruxelles, ou à Paris.
  
  — Pourquoi vous étiez-vous figuré cela ?
  
  Elle écarta ses bras dodus de son corps trop gras.
  
  — Je sais pas. Comme ça, une idée.
  
  Elle avait insensiblement gagné la porte, pressée de partir. Muriel fit un signe à Hubert qui la laissa filer. Ils attendirent qu’elle eût refermé la porte, puis qu’elle se fût éloignée.
  
  — Tu lui fais peur, reprocha Muriel, continuant de parler français. Laisse-moi faire. Je gagnerai sa confiance et j’arriverai bien à la faire bavarder.
  
  Elle ôta son chapeau, puis son manteau de fourrure, qu’elle jeta sur le lit.
  
  — Ouf ! Quel temps de chien ! Tu ne crois pas que…
  
  Hubert mit un doigt sur ses lèvres pour lui intimer de se taire. Puis il entreprit un examen minutieux de tout ce qui, dans les chambres et les salles de bains, aurait pu contenir un micro. Il ne trouva rien.
  
  — On ne prend jamais trop de précautions, expliqua-t-il. Les gens auxquels nous nous intéressons peuvent avoir placé quelqu’un ici pour nous surveiller.
  
  — Déjà ?
  
  — Cela fait huit jours que nous avons retenu nos chambres. Il faudra également se méfier du téléphone ; c’est un jeu d’enfant que d’installer une table d’écoute dans un hôtel. Je vérifierai de temps en temps, mais de toute façon il restera toujours le standard.
  
  — Nous n’aurons pas l’occasion de faire des imprudences, Hube.
  
  — Hep ! coupa Hubert.
  
  Muriel devint écarlate et se mordit les lèvres.
  
  — Pardon, Hermann. Je voulais dire que nous sommes en situation. Les personnages que nous jouons feraient les mêmes choses dans les mêmes circonstances… Avec peut-être un peu moins de technique et d’efficacité, c’est tout. En ce qui me concerne, après ces huit jours passés avec mon modèle, j’ai réellement l’impression d’être devenue Katerine Beck.
  
  — Il faut aussi que tu aies l’impression que je suis vraiment Hermann Beck. Et ce sera parfait.
  
  Elle lui lança un de ces regards à la fois tendre et provocant dont elle avait le secret.
  
  — Ça, murmura-t-elle, c’est bougrement plus difficile. Je n’arrive pas à te considérer comme mon frère.
  
  Il vint vers elle et lui caressa la nuque, ce qui lui fit rejeter la tête en arrière et bomber la poitrine qu’elle avait parfaite.
  
  — Aurais-tu des tendances incestueuses ? questionna-t-il doucement.
  
  Elle se mit à rire ; un rire de gorge terriblement sensuel.
  
  — Hé ! hé ! Peut-être…
  
  On frappa à la porte de la chambre voisine. Fort à propos. Hubert alla ouvrir. C’était le chasseur, qui apportait les bagages d’Elsie. Hubert les fit déposer dans un coin de la pièce, remercia le garçon qui repartit et appela Muriel.
  
  — Viens m’aider. Nous allons faire ça tout de suite.
  
  Il fut obligé de forcer toutes les serrures car Elsie avait emporté les clés. Pendant ce temps, Muriel regardait par la fenêtre le trafic des voitures au carrefour. Il était à peine trois heures après-midi, mais le plafond de nuages était si bas qu’il faisait déjà presque nuit.
  
  Hubert posa une valise sur le lit et alluma la lumière.
  
  — Je tire les rideaux ? proposa Muriel.
  
  — Si tu veux.
  
  Ils firent l’inventaire de cette première valise et n’y trouvèrent rien d’intéressant : du linge, des vêtements, des chaussures. Ils examinèrent tout avec un soin minutieux, fouillant les poches, tâtant les doublures. Puis ils remirent tout en place et recommencèrent le même travail avec l’autre.
  
  — Ah ! fit Hubert. Voici l’écritoire…
  
  Il ouvrit une chemise en cuir bleu incrusté d’or qui contenait un bloc de papier à lettres, un buvard, des enveloppes et un stylo à bille. La couverture de carton du bloc était couverte de petits dessins.
  
  — C’est vrai que « ma femme » avait un joli coup de crayon, murmura Hubert.
  
  — Dis-donc, remarqua Muriel, elle devait être obsédée par les mouches !
  
  Hubert examina les dessins avec plus d’attention. Certains d’entre eux représentaient un enfant dans diverses attitudes ; il y avait aussi des fleurs, des bateaux, des figures géométriques sans signification apparente. Mais les mouches dominaient, il y en avait de toutes les tailles, dans toutes les positions…
  
  — Il existe de jolies mouches, murmura Muriel en clignant des yeux, mais celles-là sont affreuses… On dirait des taons. Tu sais, ces énormes mouches qui vous sucent le sang. Elles sont horribles.
  
  C’était vrai. Hubert se demanda pour quelle raison Elsie Beck avait crayonné ces répugnants insectes et il resta longtemps rêveur à les regarder. Puis il ouvrit le bloc. La première feuille portait des empreintes en creux. Hubert la détacha et la plaça d’une certaine façon devant la lumière pour l’examiner.
  
  — Elle a dû écrire au crayon à bille et on va peut-être savoir quoi…
  
  Mais elle avait dû faire une longue lettre et retourner la feuille pour remplir également le verso, si bien que les marques s’enchevêtraient dans un fouillis indéchiffrable.
  
  — Tu lis quelque chose ? questionna Muriel.
  
  Il secoua la tête, déçu.
  
  — Non. Mais je vais l’envoyer à Smith. Les gars du labo en tireront certainement quelque chose.
  
  Il ouvrit une grande serviette de cuir brun qui faisait partie de ses propres bagages et fouilla dedans. Il plaça la feuille de papier blanc entre deux plaques de carton et glissa le tout dans une grande enveloppe de papier fort.
  
  — On l’expédiera tout à l’heure. Continuons.
  
  Ils se remirent au travail, mais en vain. Ils ne trouvèrent rien d’autre qui pût les intéresser.
  
  — Le butin est maigre, dit Hubert. Mais il ne fallait pas s’attendre à mieux. Tu veux remettre ça en place ? Je vais rédiger l’annonce pour les journaux…
  
  — Okay !
  
  Il s’installa devant la table, décapuchonna son stylo et sortit de sa poche un carnet où il avait inscrit la liste des principaux journaux locaux.
  
  Il écrivit en haut d’une page :
  
  
  
  Pour : Le Courrier d’Anvers. De Nieuwe Gazet, Gazet Van Antwerpen, Het Handelsblad La Métropole, Le Matin, Lloyd Anversois, Volksgazet :
  
  
  
  LES PERSONNES AYANT CONNU ARTHUR GÉROLD ET ELSIE BECK DISPARUS RESPECTIVEMENT D’ANVERS EN JUILLET ET NOVEMBRE DERNIER SONT PRIÉES DE SE METTRE EN RAPPORT AVEC HERMANN OU KATERINE BECK HOTEL MÉTROPOLE, FORTE RÉCOMPENSE ASSURÉE À QUI POURRA FOURNIR RENSEIGNEMENTS UTILES.
  
  
  
  Hubert appela Muriel qui était occupée à refaire les valises d’Elsie.
  
  — Viens voir ça, qu’est-ce que tu en penses ?
  
  Elle vint lire par-dessus son épaule.
  
  — Ça me semble parfait. Mais il faudrait le traduire pour les journaux de langue flamande.
  
  — Tu connais le flamand, toi ?
  
  — Je le comprends…
  
  — Moi aussi, mais c’est tout. Il y aura bien aux journaux quelqu’un qui s’en chargera.
  
  Il se leva, décrocha le téléphone, demanda à parler au gérant.
  
  — Allô, excusez-moi de vous déranger. Je voudrais faire paraître une annonce dans sept ou huit journaux d’Anvers. Avez-vous quelqu’un qui pourrait me taper ça en autant d’exemplaires qu’il m’en faut ?
  
  — Mais, certainement, monsieur Beck. D’ailleurs, si cela vous arrange, je peux me charger moi-même de les faire porter aux journaux.
  
  — Ce soir même ?
  
  — Si l’annonce n’est pas trop longue à taper, oui.
  
  — Une demi-douzaine de lignes, pas plus.
  
  — Très bien. Je vous envoie quelqu’un pour la prendre, comptez sur moi.
  
  — Merci.
  
  Hubert raccrocha et regarda Muriel qui se trouvait en difficultés avec ses valises.
  
  — C’est tout de même formidable ! lança-t-elle. Je n’arrive pas à tout remettre. Tu en as rajouté.
  
  Il se mit à rire.
  
  — Il faut croire qu’Elsie était plus forte que toi pour faire des bagages.
  
  On frappa à la porte.
  
  — Entrez !
  
  C’était le chasseur. Hubert le dévisagea. Il ne devait pas avoir plus de quinze ou seize ans et avait une figure candide et ronde qui devait plaire aux vieilles dames.
  
  — Tu viens chercher l’annonce ?
  
  — Oui, monsieur.
  
  Hubert la lui donna, avec un billet de vingt francs. Le garçon remercia.
  
  — Lis-ça en descendant, c’est valable pour toi aussi. On pourrait se voir quand tu auras fini ton travail…
  
  — Bien, m’sieur.
  
  Le chasseur s’en alla en refermant la porte. Hubert aida Muriel à reboucler les valises, qu’ils rangèrent ensuite au fond d’un placard. La jeune femme repoussa ses cheveux roux en arrière.
  
  — Ouf ! fit-elle. Si tu le permets, je vais prendre un bain et me changer. Je crois que je me sentirai beaucoup mieux après…
  
  — D’accord. Profites-en pendant que nous en avons le temps. Et n’oublie pas de m’appeler pour que je te frotte le dos !
  
  Elle le toisa, d’un air faussement scandalisé.
  
  — Dis-donc ! N’oublie pas que tu es mon frère !
  
  — Et alors ? Raison de plus. Entre frère et sœur, on peut bien se rendre quelques services, non ?
  
  Muriel secoua lentement sa jolie tête.
  
  — Tu as vraiment une sale mentalité, riposta-t-elle. Je sais maintenant pourquoi Elsie a disparu. Elle en avait marre de vivre avec toi. Elle a voulu sauver son enfant de ta néfaste influence. Elle ne pouvait plus…
  
  — C’est ça, mon cœur ! Speak always, comme disent mes cousins de France.
  
  Le téléphone sonna. Muriel, qui se trouvait près de l’appareil, décrocha et dit ;
  
  — Allô ! dit-elle, j’écoute.
  
  Elle entendit la voix de la standardiste :
  
  — Parlez, vous avez votre correspondant.
  
  Puis le silence. Muriel fronça les sourcils.
  
  — Allô ! répéta-t-elle, j’écoute.
  
  Elle entendit alors quelque chose qui, de façon inexplicable, lui glaça le sang dans les veines. Par réflexe, elle éloigna la chose de son oreille et se tourna vers Hubert pour l’appeler au secours. Il vint en deux pas, lui prit le combiné des mains et le porta contre sa joue.
  
  — Allô, dit-il de sa belle voix grave. Hermann Beck à l’appareil…
  
  Et il entendit lui aussi : une sorte de respiration sifflante, étrangement rythmée.
  
  — Parlez ! ordonna-t-il.
  
  Un déclic. On avait coupé. Soucieux, Hubert raccrocha et regarda Muriel qui avait changé de couleur. La jeune femme se frotta vigoureusement l’estomac et dit d’une voix altérée.
  
  — Tu as entendu ?
  
  — Oui, quelqu’un respirait à l’autre bout du fil.
  
  — Est-ce que ça t’a fait la même impression qu’à moi ?
  
  Il ne répondit pas, l’œil vague, occupé à réfléchir.
  
  — C’était quelque chose de répugnant, continua Muriel. J’en suis encore toute barbouillée…
  
  Hubert reprit l’appareil. La standardiste répondit après quelques secondes.
  
  — Ici, Hermann Beck. Vous venez de me passer une communication…
  
  — Oui, monsieur Beck. C’est terminé ?
  
  — Pas même commencé. Personne ne m’a parlé. Qui vous a-t-on demandé ?
  
  — On m’a demandé M. Beck.
  
  — C’était un homme ou une femme ?
  
  — Un homme.
  
  — En quelle langue vous a-t-il parlé ?
  
  — En flamand.
  
  — Sans accent ?
  
  Elle réfléchit un instant.
  
  — Je n’ai pas remarqué d’accent.
  
  — Il m’a demandé, c’est tout ? Il ne vous a rien dit d’autre ?
  
  — Attendez un instant, on m’appelle sur une autre ligne.
  
  Il attendit une dizaine de secondes.
  
  — Allô, monsieur Beck ?
  
  — Je vous écoute.
  
  — Non, monsieur Beck. Il ne m’a rien dit d’autre.
  
  — Écoutez, reprit Hubert. Je suis le mari d’Elsie Beck qui est restée ici une quinzaine de jours en novembre. Vous vous souvenez d’elle ?
  
  — Très bien, monsieur Beck… Excusez-moi, un client s’impatiente…
  
  Il dut encore attendre, plus longtemps que la première fois. Puis elle revint en ligne.
  
  — Je me souviens très bien de votre femme, monsieur Beck. C’était une si gentille personne…
  
  — Vous avez dit à la police que quelqu’un lui avait téléphoné, le soir de sa disparition. Un homme…
  
  Il y eut un silence, puis :
  
  — Attendez ! fit-elle. La voix… C’est la même. La personne qui vous a demandé à l’instant… Je suis sûre. Tout à fait sûre ! Vous avez bien fait de dire cela ; je n’aurais peut-être pas fait le rapprochement toute seule.
  
  Les yeux de Hubert se mirent à briller.
  
  — Vous voulez dire que l’homme qui a téléphoné à ma femme le soir de sa disparition est celui qui vient de m’appeler ?
  
  — J’en mettrais ma main au feu.
  
  — Bien. Écoutez, mon petit, ne parlez de ça à personne, voulez-vous ?
  
  — Comme il vous plaira, monsieur Beck.
  
  — Un mot encore…
  
  — Excusez-moi… Il y a des gens qui s’impatientent.
  
  Elle passa quelques communications, puis se fit de nouveau entendre.
  
  — Je vous écoute, monsieur Beck. Excusez-moi, mais je suis obligée de faire mon travail.
  
  — Je vous en prie. Dites-moi, il doit vous arriver, sans que vous le fassiez exprès, d’entendre certaines communications. Vous n’avez peut-être pas osé le dire aux policiers, mais à moi…
  
  — Je n’écoute jamais les conversations téléphoniques des clients, répéta-t-elle sèchement.
  
  — Je vous en prie, ne vous vexez pas. La vie de ma femme et de mon gosse sont peut-être en jeu. S’il existe encore une seule chance de les retrouver vivants, les questions d’amour-propre…
  
  — Veuillez m’excuser, répliqua-t-elle sur le même ton.
  
  Et elle raccrocha. Hubert en fit autant.
  
  — Je l’ai vexée, murmura-t-il. Elle est chatouilleuse.
  
  — Tu parles ! fit Muriel. Quand elles ont le temps, elles le font toutes. N’importe qui le ferait. Moi, la première. Ça doit être passionnant d’écouter ce que racontent les gens.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Toi, tu es une espionne-née.
  
  — Pas du tout. Toutes les femmes sont comme ça. Moi, je l’avoue ; c’est toute la différence !
  
  Hubert mit les mains dans ses poches et marcha vers la fenêtre.
  
  — Si elle ne s’est pas trompée, reprit-il, nous sommes déjà repérés. C’est excellent.
  
  — Ce n’est peut-être plus nécessaire de faire paraître les annonces ?
  
  — Si. Il faut jouer le jeu comme le jouerait la famille Beck au naturel.
  
  Muriel marcha vers la porte de communication.
  
  — Bien ! Sur ce, je vais prendre mon bain. Et je t’appellerai pour me frotter le dos, c’est entendu.
  
  — J’y compte bien !
  
  Elle se retourna dans le cadre de la porte et le considéra avec ce regard tendre et provocant qui lui était personnel.
  
  — Fraternellement !
  
  Il sourit. Le sourire du loup en face du petit chaperon rouge.
  
  — Et ta sœur ? riposta-t-il en français.
  
  Elle lui tira la langue.
  
  — Ma sœur, elle te dit…
  
  Il l’arrêta juste à temps.
  
  — Chut !
  
  Et bondit par-dessus le lit.
  
  — Tu vas voir !
  
  Mais il se heurta à la porte qu’elle avait vivement refermée et entendit le verrou claquer. De l’autre côté, la jeune femme se mit à chanter doucement…
  
  — Qui craint le grand méchant loup ? C’est pas moi, c’est pas moi… Qui craint le grand méchant loup ?…
  
  Il se mit à rire et décida de prendre un bain, lui aussi.
  
  
  *
  
  * *
  
  Ils avaient dîné au restaurant de l’hôtel, peu soucieux de sortir par un temps pareil – il tombait de la neige fondue – et n’ayant d’ailleurs rien de mieux à faire que d’attendre les événements bien au chaud. À plusieurs reprises, Hubert avait dû envoyer sous la table des coups de pied à Muriel dont le tempérament naturellement gai reprenait parfois le dessus. Ils ne devaient jamais oublier en public qu’ils étaient à la recherche d’une épouse et d’un fils, d’une belle-sœur et d’un neveu, mystérieusement disparus. Pas le droit de rire.
  
  Le gérant les arrêta un instant devant l’ascenseur pour leur rendre leurs passeports et leur souhaita bonne nuit. Pendant que l’appareil les enlevait vers le troisième étage, Muriel se serra contre Hubert.
  
  — Si ce type continue à prendre cet air compassé quand il se trouve en face de nous, dit-elle, je finirai par lui éclater de rire au nez.
  
  — Et alors ? gronda Hubert. Ce n’est pas drôle, tu sais !
  
  — Je sais, mais je n’y peux rien, c’est nerveux… J’adorais ma mère. Eh bien, quand les gens sont venus nous présenter leurs condoléances après sa mort, je ne pouvais pas m’empêcher de rire. C’était plus fort que moi… De voir leurs têtes !
  
  — Tu devrais pouvoir te contrôler un peu mieux.
  
  — C’est la seule chose. Je suis capable de jouer n’importe quelle comédie en n’importe quelle circonstance, je l’ai prouvé. Mais ça…
  
  L’ascenseur s’arrêta brusquement. Ils sortirent de la cabine et gagnèrent leur appartement. Muriel consulta sa montre-bracelet.
  
  — Neuf heures dix… Tu te rends compte ? Il y a des années que je ne me suis pas couchée si tôt ! Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire ? Une partie de cartes ?
  
  Il referma la porte et la fixa, l’œil rieur.
  
  — Je connais une bien meilleure façon de passer le temps. Si tu veux me laisser te montrer…
  
  Elle soupira, luttant contre l’envie de rire qui montait en elle.
  
  — Tu es dégoûtant ! Tu ne penses qu’à ça !
  
  — C’est de ta faute ! Tu es trop provocante. On ne peut pas te regarder sans en avoir envie. Je n’ai jamais connu une fille aussi sensuelle que toi.
  
  Elle lui tourna le dos, pour dissimuler l’éclat de ses yeux pers.
  
  — Et alors ? Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?
  
  Il suggéra doucement :
  
  — Mets un abat-jour. Ou alors…
  
  — Ou alors ?
  
  Des pas dans le couloir empêchèrent Hubert de préciser sa pensée. Les pas s’arrêtèrent devant la porte. On frappa. Muriel se retourna.
  
  — Qui est là ? demanda Hubert.
  
  — Police, monsieur. C’est pour une vérification Excusez-moi de vous déranger à cette heure…
  
  — Entrez, répondit Hubert. La porte n’est pas fermée.
  
  La poignée tourna lentement. Le battant s’entrouvrit en grinçant. Muriel fronça les sourcils. Pourquoi cette mise en scène ? Hubert fit un pas de côté, brusquement alarmé. Puis l’homme apparut : grand, maigre, avec un visage marqué d’une affreuse cicatrice et des yeux clairs trop brillants. Il resta un moment immobile sur le seuil, son regard étrange allant et venant de Hubert à Muriel et de Muriel à Hubert. Puis il avança un peu et referma la porte derrière lui, sans se retourner.
  
  — Je voudrais voir vos passeports, dit-il.
  
  Hubert eut envie de lui demander de prouver d’abord sa qualité de policier, mais une idée soudaine l’en empêcha.
  
  — On vient juste de nous les rendre, répondit-il. Je pensais que la police les avait déjà examinés.
  
  L’homme sourit. Un sourire mécanique, que sa cicatrice rendait inquiétant.
  
  — Nous avons oublié de noter quelque chose. C’est sans gravité.
  
  Hubert lui tendit les documents. L’homme les examina soigneusement, page après page, confrontant les photos avec les originaux. Cela dura bien deux ou trois minutes et parut interminable à Muriel. Enfin, l’homme rendit les passeports à Hubert.
  
  — Je vous remercie, monsieur Beck. Tout est en ordre.
  
  Il regarda Muriel.
  
  — Vous êtes ici, je suppose, dans l’espoir de retrouver la trace de M. Gérold et de Mrs Beck ?
  
  — Oui, dit Hubert, nous sommes venus pour cela.
  
  — La police n’a rien trouvé, comment pouvez-vous espérer faire mieux ?
  
  — Nous espérons, riposta Hubert. L’espoir n’est pas interdit.
  
  L’homme sourit de nouveau. Muriel frissonna.
  
  — Non, bien sûr. L’espoir n’est pas interdit. Excusez-moi. Bonsoir et… bonne chance.
  
  Il ressortit comme il était venu, avec une lenteur exaspérante. Hubert attendit quelques instants, puis alla rouvrir la porte pour regarder dans le couloir. Il n’y avait plus personne. Et pourtant, ils ne l’avaient pas entendu s’éloigner…
  
  Hubert referma et regarda Muriel qui semblait oppressée.
  
  — Qu’est-ce que tu penses de ce type ?
  
  — Il me met mal à l’aise.
  
  — Moi aussi.
  
  Il alla décrocher le téléphone et demanda le portier. Ce fut le gérant qui répondit.
  
  — Je n’ai pas retenu le nom du policier qui vient de monter, regarder nos passeports, dit Hubert. Pouvez-vous me le rappeler ?
  
  Un silence, puis :
  
  — Quel policier ? Je n’ai vu personne.
  
  — Un grand type maigre, avec un pardessus noir et une cicatrice sur la joue gauche.
  
  — Aucun policier ne vous a demandé. Je n’ai pas quitté la réception depuis que vous êtes montés.
  
  — Alors, ce doit être une erreur, dit Hubert. De toute façon, c’est sans importance.
  
  Il raccrocha. Muriel s’était approchée.
  
  — Ce n’était pas un vrai, murmura-t-elle. J’en étais sûre…
  
  Hubert se frotta les mains, l’air ravi.
  
  — Ça bouge, dit-il. Ça bouge !
  
  Muriel fit la grimace.
  
  — Il y a dans toute cette histoire quelque chose qui ne me plaît pas. C’est idiot, mais… j’ai peur.
  
  Hubert la considéra d’un air amusé.
  
  — Toi, répliqua-t-il, tu ne devrais pas dormir toute seule cette nuit.
  
  Elle leva vers lui un regard innocent.
  
  — Tu crois ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Muriel Savory souleva le rideau et regarda dehors. Il était six heures et demie et il faisait nuit depuis un bon moment déjà. La neige tombait avec douceur et chaque flocon brillait longuement dans la lumière jaune des lampadaires avant de se noyer dans la boue liquide et noire qui couvrait les trottoirs et la chaussée.
  
  — Quel temps de chien ! gémit Muriel. Parle-moi de la neige de Saint-Moritz ! Mais ici…
  
  Elle laissa retomber le rideau et se retourna en soupirant à fendre l’âme. Elle portait une robe de jersey gris qui moulait étroitement les formes voluptueuses de son corps. Ses seins haut plantés se montraient un peu à la fenêtre de son décolleté en trapèze. Ce n’était pas désagréable.
  
  Hubert, qui compulsait des notes, leva la tête pour regarder la jeune femme et dit d’un ton découragé :
  
  — Nous sommes arrivés ici mardi dernier 18 décembre au début de l’après-midi ; nous sommes actuellement le 21 décembre, fin d’après-midi. À la suite de l’annonce passée dans tous les journaux du cru, soixante-trois personnes, exactement, sont venues nous voir, nous ont écrit ou nous ont téléphoné, y compris les deux chauffeurs de taxi et le gentleman qui a aidé Elsie à porter sa valise, et qui furent les derniers à la voir vivante… Résultat ?
  
  — NÉANT ! conclut Muriel. Il y a de quoi se taper le derrière par terre, si tu veux mon avis.
  
  Elle marcha vers le lit et se laissa tomber assise dessus. Hubert paraissait soucieux.
  
  — Je croyais que ça irait plus vite que ça, reprit-il en baissant la voix. Je me demande quelle gaffe nous avons bien pu faire…
  
  Muriel haussa un sourcil.
  
  — Qu’est-ce que tu veux dire ?
  
  — Que le vilain monsieur qui a fait disparaître tous ces braves gens a dû découvrir que nous n’étions pas ce que nous prétendons être et que, par conséquent, nous devons être quelque chose de malsain pour lui. Il ne doit tout de même pas être assez bête pour penser qu’il pouvait continuer ce petit jeu-là indéfiniment sans risquer la casse ?
  
  Muriel alluma une cigarette et souffla la fumée vers le plafond.
  
  — Elsie a mis quinze jours à disparaître.
  
  — D’accord ! Mais ce fut un record. Les autres ont été beaucoup plus rapides. Et puis, Elsie était encombrée d’un bébé de dix mois. Cela pouvait rendre ses démarches plus lentes. Elle n’avait pas fait paraître d’annonces. Le vilain monsieur a pu mettre davantage de temps à la repérer ; ou bien le mouflet lui a posé un problème difficile à résoudre… On peut faire des tas de suppositions.
  
  Muriel haussa les épaules.
  
  — Moi, je sens qu’il ne faut pas se décourager. Tu vas voir.
  
  — Dieu t’entende !
  
  Le téléphone sonna. Hubert haussa ses larges épaules.
  
  — Encore un petit malin qui a envie de toucher une récompense avec du vent ! grogna-t-il en décrochant. Allô ?
  
  — Un journaliste veut vous voir, monsieur Beck.
  
  — Pas de journalistes ! protesta Hubert.
  
  — Celui-là dit qu’il peut vous être très utile. Je pense que vous pourriez le recevoir cinq minutes…
  
  Hubert pensa que le portier avait dû se faire graisser la patte. Et puis, après tout, on ne savait jamais…
  
  — Bon, fit-il. Qu’il monte, mais sans caméra, hein ? Sinon, je le flanque par la fenêtre.
  
  — D’accord, monsieur Beck.
  
  Hubert raccrocha d’un geste énervé.
  
  — Ça va faire soixante-quatre !
  
  — Ce sera peut-être le bon ?
  
  Ils attendirent sans parler. Hubert allait et venait comme un fauve en cage, cherchant désespérément ce qu’ils avaient bien pu faire, ou omettre qui ait pu les faire démasquer. L’adversaire connaissait-il les vrais Katerine et Hermann Beck ? C’était tout de même peu probable…
  
  Des pas dans le couloir. Des coups sur la porte. Muriel se tourna à demi, appuyée sur un bras, la tête relevée. Hubert se demanda si elle faisait ça pour voir entrer le visiteur ou bien pour mettre sa ligne en valeur. Pour les deux raisons, sans doute. Il entrouvrit la porte et regarda d’abord les mains de l’homme. Pas d’appareil. Il ouvrit en grand.
  
  — Entrez.
  
  Et referma. Le journaliste était grand et large, avec une tête ronde, des cheveux bruns plaqués que séparait une raie centrale, et des yeux bleus souriants. Il avait des mains énormes, couvertes de poils sombres, des mains de catcheur. Mais son visage lunaire avait une expression de douce bonhomie qui contrastait avec la puissance de sa carrure.
  
  Il s’inclina devant Muriel, puis se retourna vers Hubert.
  
  — Je suis navré de vous déranger, monsieur Beck. Je sais que vous n’aimez pas les journalistes, mais je crois que vous ne regretterez pas de m’avoir reçu… Permettez-moi de me présenter : Mathieu Schmitt, avec deux « t », correspondant local de Europe Presse.
  
  Il s’était exprimé en allemand ; mais il parlait allemand comme un Autrichien. Il accentua son sourire et demanda :
  
  — Nous sommes compatriotes, je crois ?
  
  Hubert répliqua prudemment :
  
  — Si vous êtes Autrichien, oui ; mais nous sommes maintenant citoyens U.S. Nous avons quitté l’Autriche en 1938, après l’Anschluss…
  
  Il se tourna vers Muriel qui n’avait pas bougé.
  
  — Ma petite sœur était toute jeune ; elle s’en souvient à peine. Et elle parle la langue de ses ancêtres avec l’accent américain.
  
  Le journaliste se mit à rire. Puis il déboutonna son ample manteau de loden gris foncé.
  
  — Vous permettez ?
  
  — Je vous en prie.
  
  Il ôta le vêtement et le jeta sur une chaise. Hubert lui montra un fauteuil devant la fenêtre.
  
  — Asseyez-vous.
  
  Et s’installa lui-même sur le lit à côté de « sa petite sœur ».
  
  Mathieu Schmitt croisa ses longues jambes et commença sans cesser de sourire :
  
  — J’ai lu l’annonce que vous avez fait paraître dans les journaux, bien entendu. Si je ne suis pas venu plus tôt, c’est que j’ai été pris par d’autres obligations… je fais un métier de fou, vous savez.
  
  Il parlait maintenant anglais, avec beaucoup d’aisance. Hubert et Muriel restèrent muets, attendant la suite. Le journaliste jeta un coup d’œil sur la cigarette que fumait la jeune femme et en tira une de sa poche qu’il alluma au moyen d’un luxueux briquet à gaz.
  
  — Je suis à Anvers depuis bientôt dix ans, reprit-il. C’est une ville passionnante, croyez-moi. Comme beaucoup de grands ports… Et cette ville, je crois que peu de personnes la connaissent aussi bien que moi.
  
  Il regarda Muriel et continua avec un sourire plus large.
  
  — Je suis célibataire. Alors, j’ai le temps d’aller et venir, de fouiner partout. C’est mon métier qui le veut, mais je suis aussi très curieux de nature. D’ailleurs, à ce propos, si je vous pose des questions indiscrètes, envoyez-moi promener, tout simplement, hein ?
  
  Il se mit à rire, puis à se frotter doucement les mains. Hubert commençait à se demander s’il avait réellement quelque chose à dire.
  
  — Vous êtes de quel coin, en Autriche ?
  
  — De Linz, répondit Hubert. Mais vous disiez que vous connaissiez bien les dessous de cette ville…
  
  Mathieu Schmitt cessa de sourire et considéra Hubert avec une soudaine attention.
  
  — Excusez-moi, dit celui-ci craignant de l’avoir vexé, mais vous devez comprendre mon impatience. Si vous avez quelque chose à dire concernant Elsie et le bébé, dites-le tout de suite. Nous aurons tout le temps de bavarder après.
  
  Le sourire reparut sur le visage rond du journaliste.
  
  — Vous avez raison, monsieur Beck. Je vous ai dit moi-même de m’envoyer promener si je vous embêtais avec des questions indiscrètes…
  
  — Vous ne m’embêtez pas et vos questions ne sont pas indiscrètes ; mais, Kate et moi sommes sur le gril. Vous devez le comprendre. Depuis trois jours, nous avons vu ou lu soixante-trois personnes. Vous êtes la soixante-quatrième. Et nous en sommes toujours à espérer une lueur.
  
  — Je vous comprends, assura le journaliste. Je vous comprends parfaitement et j’en viens au fait…
  
  Il respira avec force et regarda le bout incandescent de sa cigarette. Muriel faillit se mettre à taper du pied tellement il l’exaspérait.
  
  — Je crois qu’un seul homme peut vous renseigner dans cette ville. Malheureusement, je ne sais pas comment le joindre…
  
  — Dites-nous qui il est, dites-nous son nom et nous essaierons de le trouver.
  
  Mathieu Schmitt tira une bouffée de sa cigarette et savoura la fumée en fermant à demi les yeux.
  
  — C’est un homme qui a des rapports avec l’autre bord… Vous comprenez ce que je veux dire ?
  
  — Comment s’appelle-t-il ? questionna Muriel qui n’avait encore rien dit.
  
  Le journaliste lui lança un bref regard, puis continua doucement :
  
  — Il appartient sans doute à ces gens extraordinaires pour qui la guerre n’est jamais finie et qui continuent en temps de paix à se battre dans l’ombre.
  
  Il eut un geste vif et ajouta brutalement :
  
  — Ce n’est pas du roman, croyez-moi. Ce que je vous dis est vrai… Il existe des gens comme ça.
  
  Hubert avait un air parfaitement innocent.
  
  — C’est possible, admit-il. Je lis rarement les journaux.
  
  — Oh ! fit l’autre. Ce n’est pas dans les journaux que vous trouverez la vérité sur ce sujet. Peu de gens sont au courant et…
  
  — Vous nous parliez de cet homme qui pourrait nous renseigner, coupa Muriel.
  
  Il se figea, puis un sourire découvrit ses dents très blanches.
  
  — C’est juste. C’est un homme qui sait beaucoup de choses… Et ce qu’il ne sait pas, il peut toujours l’apprendre. Vous devriez le voir…
  
  — Comment s’appelle-t-il ? demanda Hubert une fois de plus.
  
  Mathieu Schmitt le considéra fixement, puis répondit avec une lenteur étudiée :
  
  — Il ne s’appelle pas. Personne ne sait son nom… Enfin, presque personne. On ne le connaît que sous un pseudonyme assez singulier ; La Mouche.
  
  — Pardon ? fit Muriel en se penchant en avant.
  
  — La Mouche.
  
  Il mima avec ses mains énormes des ailes imaginaires et siffla entre ses dents serrées :
  
  — Bzzz bzzz bzzz…
  
  Muriel et Hubert se regardèrent. Ils pensaient à la même chose : aux affreuses mouches dessinées par Elsie sur la couverture de son bloc de correspondance. Le journaliste croisa ses grosses mains et demanda :
  
  — Cela vous dit quelque chose ?
  
  — Non, répondit Hubert, nous sommes surpris, c’est tout. Curieux pseudonyme, vraiment !
  
  — N’est-ce pas ?
  
  Pendant un instant, Mathieu Schmitt examina la pointe d’un de ses souliers. Puis il parut prendre une décision et dit en tirant son portefeuille :
  
  — Je voudrais que vous ayez confiance en moi et je sens une réticence… Si, si, ne protestez pas…
  
  Il tira une carte de son portefeuille et se leva souplement pour l’apporter à Hubert.
  
  — Voici ma carte de correspondant de presse internationale…
  
  Hubert prit le carton et l’examina. Le gaillard était né à Linz, lui aussi, et il avait cinquante-quatre ans. Hubert nota mentalement l’adresse indiquée. Schmitt avait sorti une feuille de papier jauni qu’il déployait avec précaution :
  
  — Pour ne rien vous cacher, reprit-il en baissant la voix, j’ai appartenu pendant la guerre à l’O.S.S. américain. Voilà qui le prouve…
  
  Hubert saisit la feuille, à en-tête de l’O.S.S.
  
  — Il y était inscrit que Mathieu Schmitt avait travaillé pour ce service en 1943, 1944 et 1945, sur les théâtres d’opérations d’Afrique du Nord et d’Europe occidentale, qu’il avait été libéré le 12 janvier 1946, à Anvers, après avoir reçu l’indemnité et rempli les formalités d’usage. La signature était celle d’un colonel chef de service que Hubert connaissait assez bien et le cachet était authentique.
  
  — Je comprends, dit Hubert en restituant les documents, pourquoi les mystères vous passionnent.
  
  — N’est-ce pas ? répliqua le journaliste en passant ses références à Muriel qui tendait la main.
  
  Hubert leva vers son interlocuteur un regard admiratif.
  
  — Vous avez dû avoir une vie passionnante.
  
  Muriel renchérit d’un ton très excité.
  
  — J’ai toujours été émerveillée par les histoires d’agents secrets. Quand j’étais toute petite, je voulais être une grande espionne… Hélas ! (elle fit une grimace comique) je ne suis devenue qu’une jeune fille à marier qui ne trouve pas de mari.
  
  Schmitt récupéra ses documents et les remit dans son portefeuille.
  
  — Pas même fiancée ? questionna-t-il.
  
  — Pas même.
  
  — Je vais croire que les hommes sont bêtes ou aveugles en Amérique.
  
  — Pensez-vous, répliqua Hubert. Au contraire. Regardez-là… Elle a trop de « ça ». Tous les hommes de bon sens s’enfuient dès qu’ils la voient. Et les autres, c’est elle qui n’en veut pas. Mais, si nous reparlions de cette Mouche ?
  
  Le journaliste regagna son siège. Il ouvrait la bouche lorsque la sonnerie du téléphone l’interrompit. Hubert allongea le bras devant Muriel et prit l’appareil.
  
  — Excusez-moi… Allô ?
  
  — Allô, vous avez la chambre 33. Parlez !
  
  — Allô, répéta Hubert. J’écoute…
  
  Quelques secondes de silence. Hubert eut le brusque pressentiment qu’il allait enfin se passer quelque chose. Puis il entendit un bruit extraordinaire : le bourdonnement d’une mouche, très amplifié. Puis une voix zézayante qui disait !
  
  — Ze peux vous être très utile, monzieur Beck. Moi zeul dans zette ville peut vous permettre de retrouver la traze de votre femme et de votre filz… Il faudrait que nous nous rencontrions. Quittez immédiatement l’hôtel, avec votre zœur, et venez au rond-point d’Atlaz, dans le parc Rivierenhof. Ze vous y retrouverai… Zurtout, venez zeuls. Zi quelqu’un vous accompagne, ze m’en apercevrai et vous ne me verrez pas. À tout à l’heure, monzieur Beck.
  
  — Qui êtes-vous ? demanda Hubert.
  
  Mais il n’entendit pour toute réponse que le bourdonnement de la mouche : bzzz bzzz bzzz… Puis un déclic lui apprit que la communication était coupée. Il raccrocha, et se retourna, montrant l’émotion que n’aurait su dissimuler le vrai Hermann Beck.
  
  — « La Mouche », murmura-t-il. C’était « La Mouche »…
  
  Mathieu Schmitt bondit sur ses pieds.
  
  — Qu’est-ce que vous dites ? Il vous a appelé ? C’est lui qui…
  
  — Il ne m’a pas dit qui il était, répondit Hubert d’une voix mal assurée. Enfin, pas de façon explicite… Mais il m’a donné son indicatif : bzzz bzzz bzzz.
  
  — Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
  
  — Il m’a donné un rendez-vous, au parc Rivierenhof.
  
  Mathieu Schmitt se frotta les mains.
  
  — C’est formidable ! Vous avez une voiture ?
  
  — J’en ai loué une. Elle est dans un garage, à cent mètres d’ici.
  
  — Écoutez, mon vieux. Si vous ne connaissez pas bien Anvers, vous ne trouverez pas. D’autant moins qu’avec ce temps de chien vous ne rencontrerez personne pour vous renseigner. Je vais vous y conduire…
  
  Hubert secoua négativement la tête.
  
  — Impossible. Il m’a bien recommandé d’y aller seul, avec ma sœur. Sinon, il ne se montrera pas.
  
  — À quel endroit du parc vous a-t-il donné rendez-vous ?
  
  — Au rond-point d’Atlas.
  
  — Eh bien ! C’est parfait. C’est un rond-point où se trouve une statue d’Atlas supportant le monde. Il y a de nombreuses avenues bordées d’arbres qui aboutissent là, comme les rayons d’une roue sur un moyeu. Je vous déposerai au bout d’une de ces avenues et je me rendrai au restaurant qui se trouve un peu plus loin, dans l’ancien château, où je vous attendrai. D’accord ?
  
  — On peut essayer… Bon, nous allons nous préparer. Va t’habiller, Kate, et mets des snow-boots. Il doit y avoir une certaine épaisseur de neige, dans ce parc.
  
  Muriel se leva et retourna dans sa chambre, refermant la porte de communication. Le journaliste eut un sourire épanoui.
  
  — Votre sœur est vraiment la plus jolie fille que j’aie jamais vue ! remarqua-t-il.
  
  Hubert cherchait des après-ski dans le fond de l’armoire.
  
  — Je le lui dirai.
  
  — Quelle âge a-t-elle ?
  
  Hubert se redressa, ayant trouvé les chaussures.
  
  — Demandez-le-lui. Elle est sans doute la seule à le savoir.
  
  — Vingt-quatre ? Vingt-cinq ?
  
  — C’est très possible…
  
  Mathieu Schmitt éclata de rire. Hubert enfonça ses pieds dans la peau de mouton.
  
  — Ce que je n’aime pas, chez les journalistes, dit-il, c’est leur sacrée manie de poser des questions.
  
  — C’est notre métier.
  
  — Vous n’allez pas me dire que l’âge de ma sœur fait partie de votre métier ?
  
  — Touché, monsieur Beck. Mais je vous l’ai déjà dit : je ne suis pas curieux parce que journaliste, mais journaliste parce que curieux. C’est très différent.
  
  — Peut-être, admit Hubert, mais cela vous rend un tantinet insupportable. Navré de vous le dire, mon vieux.
  
  Hubert se releva et alla prendre un duffle-coat dans l’armoire.
  
  — Kate !
  
  Elle répondit à travers la cloison.
  
  — Je suis prête !
  
  Schmitt rejoignit Hubert près de la porte.
  
  — Votre métier suppose également la curiosité, reprit-il en clignant des yeux.
  
  — Certainement. Mais ce n’est pas parce que je m’intéresse à l’ethnologie que je vais vous demander si votre grand-mère connaissait l’usage de la baignoire.
  
  — Vous n’aimez pas qu’on vous pose des questions.
  
  Hubert sourit.
  
  — Vous avez deviné. Pour moi, la vie privée est quelque chose de sacré. Interrogez-moi sur mon métier, d’accord ; je vous répondrai. Mais ne venez pas me demander si ma sœur porte ou non un soutien-gorge…
  
  Muriel venait d’ouvrir la porte.
  
  — Mais de quoi parlez-vous, grands Dieux ! M. Schmitt t’a-t-il réellement posé une question pareille, Hermann ?
  
  Les deux hommes se retournèrent et regardèrent la jeune femme, frileusement enveloppée dans son manteau de fourrure, avec un foulard sur la tête.
  
  — Non, répondit Hubert. Ce n’était qu’une image.
  
  — Une image bien agréable, dit le journaliste en s’inclinant.
  
  — Vous allez me faire rougir, répliqua Muriel. On ne peut décidément pas laisser deux hommes ensemble deux minutes sans qu’ils se mettent à raconter des cochonneries !
  
  — Allons, trancha Hubert. Partons. « La Mouche » nous attend.
  
  Ils quittèrent la pièce et descendirent par l’escalier, l’ascenseur étant en fonctionnement. Le portier, un vieil homme aux cheveux blancs, les salua très bas. Dehors, la neige tombait toujours, lente et régulière. Schmitt les entraîna un peu plus bas, dans Leys Straat, et les fit monter dans sa voiture, une Mercédès 180 de couleur noire. Muriel s’installa derrière et Hubert à côté du journaliste. L’auto démarra. Schmitt prit la première rue à droite et demanda :
  
  — La police vous surveille ?
  
  — La police ? Pourquoi ? s’étonna Hubert.
  
  — Dame ! reprit l’autre. C’est tout naturel. Ils ne sont arrivés à rien dans votre affaire et même s’ils pensent que vous ne ferez pas mieux, ils peuvent toujours craindre que vous ne disparaissiez à votre tour. Ils doivent penser que la liste est assez longue comme ça…
  
  Muriel se pencha en avant.
  
  — Vous croyez qu’ils s’inquiètent tellement pour deux personnes, trois avec le bébé ? Je suppose que dans un port comme Anvers, il doit disparaître des tas de gens, non ?
  
  — Bien sûr…
  
  Hubert se dit qu’il devait être au courant de l’affaire Muller et qu’il allait leur en parler. Mais le journaliste abandonna ce sujet brûlant pour pester contre le temps. La voiture vira de nouveau à droite dans Saint-Jacobsmarkt. Hubert se retourna, comme pour regarder Muriel, en réalité pour surveiller leurs arrières car il était d’accord avec Schmitt : la police devait s’occuper d’eux tout à fait sérieusement. Mais il ne put rien voir, la vaste lunette arrière étant couverte de neige.
  
  Il reprit sa position normale et s’aperçut bientôt que le journaliste portait un grand intérêt au rétroviseur fixé sur l’aile avant de la Mercédès. Ils doublèrent un tramway à l’arrêt. Les feux étaient au vert. Hubert jeta un coup d’œil à gauche sur le théâtre communal chapeauté de neige, puis se rendit compte que Schmitt ralentissait sans raison apparente. Le feu vert s’éteignit. Le rouge allait apparaître. La Mercédès bondit soudain avec souplesse et franchit le carrefour.
  
  Hubert sourit. Le journaliste venait d’utiliser les feux pour bloquer une éventuelle filature.
  
  Il ne s’en tint d’ailleurs pas là et effectua ensuite un tas de détours par de petites rues mal éclairées, avant de revenir sur la route de Turnhout.
  
  — Que savez-vous exactement sur… la Mouche ? questionna Hubert, en forçant la voix pour couvrir le bruit lancinant des essuie-glace qui tassaient la neige au centre et sur les côtés du pare-brise.
  
  Schmitt, absorbé par la conduite, mit du temps à répondre :
  
  — Personne ne sait rien sur lui… Je sais qu’il existe… Je sais à peu près ce qu’il fait et pour le compte de qui ; c’est tout.
  
  — Il doit bien avoir une « couverture », pourtant. C’est bien comme ça que ça s’appelle ?
  
  — Oui, sans doute. Je suppose qu’il doit avoir une façade… Encore que ce ne soit pas sûr. Dans une ville comme Anvers, il est parfaitement possible de vivre dans une complète clandestinité. Ce ne sont pas les cachettes qui manquent, croyez-moi. J’ai connu ça !
  
  Il y eut un silence. La voiture continuait de rouler régulièrement et Schmitt avait certainement l’habitude de conduire sur la neige. Muriel demanda soudain :
  
  — C’est encore loin, ce parc ?
  
  — Non, nous arrivons bientôt. Cela fait quatre kilomètres du centre de la ville, pas plus. Vous ne connaissez pas ?
  
  — Comment pourrions-nous le connaître ?
  
  — Ah ! j’avais cru comprendre que vous étiez déjà venus à Anvers…
  
  — Non, jamais.
  
  — C’était autrefois une propriété privée. La ville l’a achetée dans les années 20, pour cinq millions, je crois. Il fait quatre-vingt-sept hectares. Il y a des arbres magnifiques et un joli petit lac. Un restaurant avec terrasse a été installé dans l’ancien château. C’est un endroit très fréquenté en été… Ce soir, vous serez certainement les seuls à vous promener dans la neige.
  
  Muriel Savory fit une grimace que personne ne vit. Seuls ? Il y aurait aussi ce personnage inquiétant et mystérieux qui se faisait appeler « La Mouche ».
  
  Bzzz bzzz bzzz, faisaient les essuie-glace. Un indicatif, avait dit Hubert. « Bzzz bzzz bzzz appelle la famille Beck… ». « Bzzz bzzz bzzz appelle la famille Beck… » Elle réprima un rire nerveux. La voiture ralentissait. Ils étaient arrivés au carrefour de la Sterckxhoflei et la lumière des phares éclairait en plein un grand panneau qui indiquait : PARK RIVIERENHOF, avec une flèche pour la direction à suivre.
  
  Mathieu Schmitt tourna le volant à droite, abandonnant la grande route. Peu de voitures étaient passées par là avant eux et la chaussée était recouverte d’une belle neige épaisse et scintillante. Ils entrèrent dans le parc et le spectacle devint féerique avec les grands arbres givrés jusqu’à leurs cimes.
  
  — Comme c’est joli, remarqua Muriel.
  
  Ils atteignirent un nouveau carrefour, à cinq branches. Mathieu Schmitt arrêta la voiture et dit :
  
  — C’est ici que vous descendez.
  
  Il montra du doigt une avenue bordée de grands arbres, à droite du prolongement de Sterckxhoflei.
  
  — C’est celle-là que vous devez prendre. Tout droit et vous arrivez au rond-point d’Atlas. Pas moyen de se tromper. Vous reviendrez par le même chemin et vous continuerez par ici pour me rejoindre au restaurant. Vous verrez encore les traces de la voiture… Bonne chance.
  
  — Merci.
  
  Hubert descendit et aida Muriel à en faire autant. Les portières claquèrent. La Mercédès repartit et tourna à gauche. Muriel prit le bras d’Hubert et ils se lancèrent à travers le carrefour.
  
  — Que penses-tu de ce type ? questionna la jeune femme.
  
  — Il peut nous être utile. Mais il faut s’en méfier, c’est un fouinard.
  
  — C’est amusant qu’il ait travaillé autrefois pour le service.
  
  — Le service a employé beaucoup de gens pendant la guerre.
  
  — Qu’est-ce que tu veux dire ?
  
  — Rien. Simplement que ce n’est pas une raison suffisante pour lui ouvrir notre cœur.
  
  Leurs pieds, chaudement chaussés, s’enfonçaient profondément à chaque pas. Ils pénétrèrent dans l’allée que leur avait indiquée le journaliste. La neige avait cessé de tomber, presque soudainement. Ils n’entendaient plus le bruit du moteur de la Mercédès et le silence était extraordinaire.
  
  — Tu crois qu’il viendra ? questionna Muriel en se serrant frileusement contre Hubert.
  
  — Je n’en sais rien.
  
  — Tu es armé ?
  
  — Oui. Mais tu ne crois tout de même pas qu’il va essayer de nous enlever comme ça, la première fois ?
  
  — Pourquoi pas ? Si tu veux tout savoir : je ne suis pas rassurée.
  
  Ils marchaient à grands pas. De temps à autre un paquet de neige se détachait d’une branche haute et tombait avec un bruit mat. À chaque fois, Muriel sursautait violemment.
  
  — Tu es bien nerveuse, constata Hubert.
  
  — Je n’aime pas les mouches, répliqua-t-elle en frissonnant.
  
  Ils avaient parcouru environ deux cents mètres lorsqu’ils débouchèrent sur un vaste rond-point. Au centre, entouré par une pelouse circulaire, se dressait la statue d’Atlas supportant le monde.
  
  — Nous y sommes, murmura Hubert.
  
  Ils sortirent de l’allée et firent quelques pas vers la gauche. À ce moment, la couche de nuages se déchira et la lune éclaira le parc. La neige réfléchissant la lumière ils voyaient soudain presque aussi bien qu’en plein jour. Ils firent le tour de la pelouse et ne virent personne.
  
  — Il ne viendra pas, murmura Muriel. Nous n’aurions pas dû accepter de nous faire conduire par ce journaliste, puisqu’il t’avait recommandé de venir seuls…
  
  — Attendons un quart d’heure. Il lui faut le temps de s’assurer qu’il ne risque rien.
  
  Ils continuèrent de marcher autour de la statue curieusement déformée par la neige.
  
  — Parlons d’autre chose, dit Hubert qui sentait croître la nervosité de Muriel.
  
  — De quoi veux-tu que nous parlions ?
  
  — Je ne sais pas. Cela fait combien de temps que nous n’avions pas travaillé ensemble ?
  
  — Trois ans ? Quatre ans ?
  
  — Parle plus bas. Trois ans et demi. C’était à Tanger, tu te souviens(2) ?
  
  — Oui, la chirurgie esthétique t’avait tellement changé que je ne t’avais pas reconnu. Pourtant…
  
  — Pourtant ?
  
  — J’étais encore très amoureuse de toi, à l’époque.
  
  — Et maintenant ?
  
  Elle soupira.
  
  — Tout passe, tu sais. Tout de même, je t’aime bien.
  
  — Moi aussi, répliqua-t-il en souriant. Je crois qu’on appelle ça de l’amitié amoureuse, non ?
  
  — Probable. Tu vois, je trouve que c’est mieux ainsi. Maintenant, il n’y a plus de complications à craindre… Je suppose que M. Smith l’a compris. Sans quoi, il ne nous aurait jamais réunis pour une affaire aussi sérieuse.
  
  Ils continuèrent de parler en marchant pendant près de dix minutes, puis Hubert eut soudain la désagréable sensation d’être observé. Il s’arrêta, immobilisant du même coup sa compagne accrochée à son bras.
  
  — Il y a quelqu’un, murmura-t-il. Ne bouge pas.
  
  Ils écoutèrent. Mais tout était silencieux et immobile… Pourtant, ils étaient sûrs l’un et l’autre, qu’un regard était braqué sur eux.
  
  — Marchons, supplia Muriel. Je ne peux pas rester comme ça.
  
  Ils repartirent. Sans parler. Tous leurs sens en éveil. Et, brusquement, ils l’aperçurent. Il se tenait immobile auprès de la pelouse centrale, sans qu’ils l’aient vu sortir d’une allée. Il était de taille moyenne, trapu, vêtu d’un manteau très sombre au col relevé et coiffé d’un chapeau dont les bords étaient rabattus.
  
  Hubert et Muriel s’étaient arrêtés. La main de la jeune femme se crispa sur l’avant-bras de son compagnon. Ils se remirent en marche, lentement, vers celui qui les attendait. Hubert murmura entre ses dents :
  
  — Surveille nos arrières pendant que je discuterai avec lui et préviens-moi si tu vois quelque chose d’anormal. Compris ?
  
  — Oui, répondit-elle dans un souffle.
  
  Ils s’immobilisèrent à deux mètres de l’inconnu et attendirent. Quelques secondes s’écoulèrent, puis l’homme, dont ils ne voyaient pas le visage, siffla entre ses dents :
  
  — Bzzz bzzz bzzz… Ze suis « la Mouche ».
  
  — Je suis Hermann Beck, répondit Hubert. Et voici ma sœur Katherine.
  
  — Pourquoi n’êtes-vous pas venus zeuls, comme ze vous l’avais ordonné ?
  
  — Nous sommes venus avec un journaliste, M. Mathieu Schmitt, qui se trouvait dans ma chambre quand vous avez téléphoné. Il doit être au restaurant du château à nous attendre et je ne pense pas que cela puisse vous gêner.
  
  — Zela nous a fait perdre du temps, rétorqua l’homme de sa voix zézayante. Z’ai dû m’azzurer qu’il ze rendait bien au reztaurant.
  
  — Cet incident étant réglé, nous vous écoutons, reprit Hubert d’une voix ferme.
  
  L’homme releva la tête et son visage apparut, bien éclairé par la lumière de la lune reflétée par le tapis de neige. Muriel poussa un léger cri et Hubert sentit son cœur battre plus vite. Le visage qu’ils avaient devant eux était celui d’un monstre. C’était un visage qui n’avait plus forme humaine : une bouche tordue, un nez qui n’était qu’un paquet de chair rejeté de côté, des yeux à peine visibles au centre d’orbites affreusement boursouflées. C’était une chose horrible.
  
  Hubert, qui n’était pourtant pas impressionnable et qui en avait vu bien d’autres, ne put retenir un frisson de dégoût. Le monstre resta un instant silencieux. Puis il demanda :
  
  — Avez-vous apporté de l’arzent ?
  
  — Nous pouvons disposer de vingt mille dollars, répondit prudemment Hubert. Mais nous ne les sortirons que contre quelque chose de tangible. Pas contre de vagues promesses ou de vagues renseignements. Je veux retrouver ma femme et mon fils et je suis disposé à verser ces vingt mille dollars à qui me les rendra.
  
  — Morts ou vifs ? questionna la Mouche de sa voix insupportable.
  
  Les épaules de Hubert s’affaissèrent. Il avala péniblement sa salive et répliqua d’une voix sourde :
  
  — La moitié seulement s’ils sont morts.
  
  Il sentit que Muriel se retournait lentement, ayant surmonté son émotion, pour regarder derrière eux. La Mouche reprit :
  
  — Ze crois qu’ils zont vivants.
  
  — Il faudra le prouver.
  
  Hubert était littéralement fasciné par la terrifiante laideur de son interlocuteur. Il savait maintenant que la Mouche devait vivre dans la plus complète clandestinité, car il n’était pas possible de sortir dans la rue avec une pareille figure sans provoquer un bouleversement dans la foule. N’importe quel gosse se serait mis à hurler en l’apercevant, la moitié des femmes se seraient évanouies…
  
  Les nuages se refermèrent soudain dans le ciel et ce fut comme si l’on avait éteint une lampe. Le monstrueux visage disparut. Il n’y eut plus qu’une silhouette indistincte.
  
  — Nous verrons zela, répliqua la Mouche. En attendant, vous allez me zurer de ne parler à personne de notre entrevue. Ze vous ferai de nouveau contacter, en temps utile. Mais plus par téléphone, la polize zurveille vos communicazions.
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — Mais alors, ils ont dû entendre, ce soir ?
  
  — Non, répliqua l’autre.
  
  Puis, sans donner d’explications, il tourna les talons et se fondit rapidement dans la nuit. Hubert resta un long moment immobile, continuant de regarder le début de l’allée par où l’étrange individu s’en était allé. La voix de Muriel, mal assurée, le tira de sa contemplation.
  
  — Il est parti ?
  
  — Oui, il est parti.
  
  Muriel exhala un long soupir.
  
  — Dieu soit loué ! répliqua-t-elle. Je n’ai jamais rien vu d’aussi horrible. Je… Je ne pouvais pas le regarder, c’était impossible. Je crois que je me serais mise à vomir, ou alors je me serais évanouie…
  
  Hubert lui prit le bras et l’entraîna.
  
  — Rentrons, dit-il. Ne restons pas là.
  
  Ils reprirent le chemin par où ils étaient venus. De nouveau, des flocons de neige voltigeaient dans l’air et un vent aigre s’était levé. Tout ce qui leur avait paru si beau en venant leur semblait maintenant sinistre. Hubert se rendit compte que Muriel tremblait.
  
  — Tu as froid ?
  
  — Je ne sais pas. Je pense à cette pauvre Elsie et au bébé… Est-ce que tu crois vraiment qu’ils sont tombés entre les mains de ce… de cette…
  
  — Je n’en sais rien, mais c’est probable.
  
  — Pourquoi ne lui as-tu pas sauté dessus tout de suite ? Les monstres, il faut les tuer aussitôt. On ne laisse pas les monstres en liberté. Hube…
  
  Il lui pinça le bras et lui souffla impérieusement à l’oreille :
  
  — Hermann. Est-ce que tu perds la tête ?
  
  Elle eut un sursaut, respira plusieurs fois à fond et reprit enfin d’une voix presque normale.
  
  — Qu’est-ce que tu penses de cette entrevue ?
  
  — Pas grand-chose. C’est un peu déroutant… Je pensais qu’il en sortirait davantage. Sans doute a-t-il voulu simplement nous voir, parler avec nous pour se faire une opinion sur la façon dont il devait s’y prendre.
  
  — N’as-tu pas été trop catégorique, trop ferme ?
  
  — Je ne crois pas. À la première entrevue, c’est normal. Il sait bien que, normalement, je dois me dégonfler dès qu’il pourra me donner un espoir plus sérieux…
  
  Ils arrivèrent au carrefour où Mathieu Schmitt les avait déposés et prirent à droite l’avenue qui conduisait au château.
  
  — Comment peut-il exister un homme aussi laid ? murmura Muriel reprise par son obsession.
  
  — C’est probablement un accident. Il sera tombé sur des chirurgiens qui se foutaient de l’esthétique.
  
  — Accident de guerre ?
  
  — Probable.
  
  — Est-ce que tu vas en parler à notre ami le journaliste ?
  
  — Non. Il est bien trop bavard.
  
  Ils marchaient d’un bon pas dans la neige épaisse qui étouffait le bruit de leurs pas. Des lumières étaient en vue lorsque Muriel demanda :
  
  — Tu as remarqué qu’il ne peut pas suivre une idée sans dévier constamment ?
  
  — Qui ?
  
  — Schmitt.
  
  — Oui. Il y a des gens comme ça…
  
  Il se mit à singer :
  
  — Ma sœur habitait Paris… Ah ! Paris, quelle jolie ville ! Pourtant, j’en ai connu des villes. Car j’ai beaucoup voyagé. Les voyages, vous savez, il n’y a que ça. Un jour, à Istanbul, j’ai rencontré un marchand de tapis… Vous aimez les tapis ? J’en ai vu de magnifiques en Perse. Ah ! la Perse… Ispahan et ses jardins, le parfum des roses. Voyez-vous, vraiment, la rose est ma fleur préférée.
  
  Muriel se mit à rire.
  
  — C’est à peu près ça, reconnut-elle. C’est vraiment pénible, des gens pareils. Pourvu qu’il ne nous invite pas à dîner !
  
  Ils arrivaient. À leur droite, le plan sombre et luisant d’une pièce d’eau formait comme un trou dans l’étendue de neige. Ils pénétrèrent dans l’établissement. Mathieu Schmitt, qui se trouvait au bar, se précipita à leur rencontre.
  
  — Alors ? questionna-t-il l’œil brillant d’intérêt.
  
  — Eh bien, nous lui avons parlé, répondit Hubert sur le même ton.
  
  — Vous l’avez vu ? Comment est-il ?
  
  — Nous n’en savons rien. Il faisait si sombre. Nous n’avons vu qu’une silhouette.
  
  Le journaliste parut déçu.
  
  — Si nous dînions ici ? proposa-t-il. Je vous invite, ça va ?
  
  Muriel lança un regard suppliant à Hubert qui l’ignora.
  
  — Très volontiers, répondit-il. À charge de revanche, bien entendu ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Hubert sortit de la salle de bains, simplement vêtu d’un pantalon de pyjama, traversa la chambre et entra chez Muriel. Elle dormait encore, ou faisait semblant, bien qu’il fût près de dix heures. Il s’assit au bord du lit, lui prit l’épaule et la secoua. Elle grogna :
  
  — Qu’est-ce que c’est encore ?
  
  — C’est le facteur, répondit Hubert. J’ai quelque chose pour vous, madame.
  
  Elle se mit sur le dos, remonta le drap sur ses épaules nues et essaya d’ouvrir les yeux.
  
  — Je suis trop fatiguée, bredouilla-t-elle. Je n’ai pas dormi de la nuit. Un monstre qui te ressemblait comme un jumeau me poursuivait sans arrêt en me menaçant d’une lance. C’était affreux !
  
  Il se pencha sur elle et l’embrassa gentiment au coin des lèvres.
  
  — Tu devrais te faire psychanalyser, conseilla-t-il. Tes rêves me semblent pleins de sous-entendus.
  
  — Je ne suis même pas tellement sûre que ce n’ait été qu’un rêve…
  
  — Hé ! là… De quoi vas-tu encore m’accuser ? protesta-t-il.
  
  Elle sortit un bras de sous le drap et passa doucement sa jolie main blanche sur le torse musclé de Hubert.
  
  — Tu es tout frais, constata-t-elle.
  
  — C’est la douche. Tu devrais en prendre une aussi. Ça te réveillerait.
  
  Elle bâilla à se décrocher la mâchoire.
  
  — Sors-moi du lit, demanda-t-elle. Rends-moi ce service, mon petit frère chéri.
  
  Il prit un air ennuyé.
  
  — Je ne sais si je peux, madame. J’ai entendu dire que vous dormiez sans chemise de nuit ?…
  
  — Exact.
  
  — Sans pyjama ?…
  
  — Toujours exact.
  
  — Alors ? reprit-il d’une voix angoissée, que mettez-vous pour dormir ?
  
  Elle imita Marylin Monroe et répliqua ;
  
  — « Chasse Gardée », de Carven.
  
  — À quoi ça ressemble, ce truc-là ?
  
  — Regardez.
  
  Elle repoussa les draps, sortit du lit de l’autre côté et fila comme une flèche vers la salle de bains.
  
  — Qu’en pensez-vous ? cria-t-elle, ayant disparu.
  
  Il se racla la gorge.
  
  — Je pense que je me sens brusquement un grand désir de braconnage ! « Chasse Gardée » ? Hum ! Pour qui ?
  
  Il marcha vers la salle de bains, faisant claquer ses pieds nus sur le sol. Elle poussa un cri effarouché.
  
  — Surtout, n’approchez pas ! N’approchez pas ou j’appelle !
  
  Il fit encore un pas et entendit frapper à la porte de sa chambre.
  
  — Zut ! grogna-t-il. C’est un complot.
  
  Elle éclata de rire. Il retourna chez lui, fermant au passage la porte de communication, et alla ouvrir…
  
  — Oh ! fit-il. Encore vous ?
  
  Toujours aussi grand, toujours aussi maigre, toujours aussi inquiétant, c’était le pseudo-policier qui, le premier soir, était venu contrôler leurs passeports. La lumière faisait briller la cicatrice qui barrait son visage de momie. Son regard trop clair et trop brillant quitta Hubert pour se porter vers le plafonnier allumé.
  
  — Je vous ai réveillé ? Je suis navré.
  
  — Non, répondit Hubert. Je suis debout depuis un bon moment déjà.
  
  L’homme regarda de nouveau la lampe.
  
  — Vous ne savez peut-être pas qu’il est dix heures du matin et que le soleil brille dehors ?
  
  — Que voulez-vous ? demanda Hubert.
  
  Des pas résonnèrent assez loin dans le couloir. L’homme tourna vivement la tête pour essayer de voir qui arrivait, puis avança.
  
  — Je peux entrer ?
  
  — Je vous en prie.
  
  Hubert referma lui-même la porte, puis alla tirer les rideaux. Le visiteur avait dit vrai : le soleil brillait dans un ciel dégagé.
  
  — Il fait très froid, dit l’autre. Méfiez-vous si vous sortez.
  
  Hubert revint à la porte pour éteindre la lumière. Il réfléchissait vite. Devait-il continuer à faire l’idiot, ou bien mettre les pieds dans le plat ? Comment se serait comporté le vrai Hermann Beck en la circonstance ?
  
  — Dans mon métier, commença-t-il, on a l’habitude de vérifier soigneusement tout ce qui se présente et de ne jamais se fier aux apparences…
  
  — Vous êtes ethnologue, je crois ?
  
  — Oui, monsieur. Et…
  
  — Vous êtes en quelque sorte un policier de la préhistoire ?
  
  — En un certain sens, oui… Et, justement…
  
  — Où êtes-vous allé, hier soir, monsieur Beck ?
  
  Hubert le regarda bien en face et répliqua doucement :
  
  — Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? hein ?
  
  Un semblant de sourire releva une extrémité de l’affreuse cicatrice.
  
  — Je suis payé pour veiller sur vous, monsieur Beck, et accessoirement pour découvrir les responsables de certaines disparitions…
  
  Hubert sourit aussi.
  
  — Vraiment ? Payé par qui ?
  
  — Par le gouvernement de ce pays, monsieur Beck. Vous en doutez ?
  
  Hubert accentua son sourire.
  
  — Fortement.
  
  L’autre parut étonné. Puis il sortit un porte-cartes de sa poche intérieure gauche et le tendit ouvert à Hubert.
  
  — Vérifiez.
  
  Hubert regarda la carte de la police royale, délivrée au nom du commissaire Albert Oostens. La photo était bien celle de l’homme qui se tenait devant lui, aucun doute possible ; et le document avait un air d’authenticité qui ne pouvait tromper.
  
  — Je vous avais pris pour un faux policier, avoua Hubert. Excusez-moi.
  
  L’autre sourit. Son sourire ressemblait toujours à celui du loup essayant de séduire le petit chaperon rouge.
  
  — C’est à cause de ma tête, dit-il. Cela arrive souvent. J’ai le physique du traître de cinéma, ce n’est pas ma faute.
  
  — Bon, reprit Hubert. Vous vouliez savoir où nous avions été hier soir ? Pourquoi ?
  
  — Monsieur Beck, reprit le commissaire avec patience, nous avons de bonnes raisons de croire que vous et votre sœur courez un grand danger. Toutefois, nous ne voulons pas vous empêcher de faire ce que vous faites. D’abord parce que vous n’accepteriez pas cette interdiction ; ensuite parce que nous espérons, grâce à vous, mettre la main sur ceux que vous cherchez à contacter. Me suis-je bien fait comprendre ?
  
  — Parfaitement, répliqua Hubert. Et vous attendez de nous que nous collaborions ?
  
  — Dans une certaine mesure, oui. Tout ce que je vous demande est de rester neutre. Moi et mes collaborateurs tenons beaucoup à ne pas vous perdre de vue. Hier soir, vous vous êtes arrangés, avec ce journaliste, pour nous semer. Est-ce vrai, ou non ?
  
  Hubert prit un air contrit.
  
  — Nous ne savions pas qui vous étiez… Nous allions tout simplement dîner au restaurant de Rivierenhof.
  
  Le policier alluma une cigarette.
  
  — Il y a longtemps que vous connaissez Mathieu Schmitt ?
  
  — Depuis hier soir.
  
  — Et vous avez décidé, comme ça, brusquement, d’aller dîner avec lui ?
  
  — Oui.
  
  — J’ai vu Schmitt avant de venir ici. Il m’a dit que vous aviez été au Rivierenhof. J’ai fait ma petite enquête. Schmitt est arrivé seul, avant vous. Pourquoi ? Où vous a-t-il déposé ? Et qui avez-vous rencontré dans le parc ?
  
  Hubert prit un air innocent.
  
  — Nous n’avons rencontré personne. Ma sœur et moi ne connaissions pas l’endroit et nous avons voulu marcher un peu. C’était si joli, ce parc enneigé, avec ce clair de lune…
  
  — Le clair de lune ? Vous vous moquez de moi.
  
  — Pas du tout. Pendant une dizaine de minutes, il y a eu un trou dans les nuages et la lune a éclairé le parc.
  
  Le commissaire soupira, visiblement énervé.
  
  — Quelqu’un vous a téléphoné hier soir, pendant que vous receviez ce journaliste. C’est à la suite de cette communication que vous êtes partis. On vous avait fixé un rendez-vous. Qui ?
  
  Hubert fit la moue.
  
  — Écoutez, répliqua-t-il, dans mon pays, des policiers qui travailleraient sur une affaire comme celle-ci auraient pensé à installer une table d’écoute pour surveiller les communications téléphoniques.
  
  Albert Oostens leva une main pour l’arrêter. Hubert se répéta pour la centième fois qu’il avait vraiment un regard insupportable.
  
  — Monsieur Beck, je vais être très franc avec vous. Nous avons installé une table d’écoute… Mais la communication que vous avez reçue hier soir nous a échappé.
  
  — Comment cela ? Une distraction ?
  
  — Non. Une dérivation. Celui qui vous a appelé se méfiait et a fait les frais d’un branchement entre le Central et l’hôtel. Ce ne peut être l’œuvre d’un amateur, vous comprenez ?
  
  — Je comprends, dit Hubert, mais je ne peux vous être d’aucune utilité.
  
  — Qui vous a téléphoné ?
  
  — Je n’en sais rien. Il ne s’est pas nommé.
  
  — C’était un homme. Que vous a-t-il dit ?
  
  Hubert fit une grimace.
  
  — Il m’a dit…
  
  La porte de communication s’ouvrit et Muriel apparut, vêtue d’un pyjama d’intérieur en flanelle rouge, qui avait la forme d’une combinaison d’aviateur.
  
  — Je ne vous dérange pas ? demanda-t-elle avec un de ses inimitables sourires.
  
  Hubert comprit qu’elle avait tout entendu et lui demanda :
  
  — Te souviens-tu exactement de ce que nous a dit ce fou qui nous a téléphoné hier soir, pendant que le journaliste était ici ?
  
  Elle avança dans la pièce.
  
  — Je crois, répondit-elle. Écoutez…
  
  Elle parut se concentrer et se mit à réciter lentement :
  
  Comme les anges à l’œil fauve,
  
  Je reviendrai dans ton alcôve.
  
  Et vers toi glisserai sans bruit
  
  Avec les ombres de la nuit.
  
  Elle regarda bien en face le visage inquiétant du policier et dit, sur un ton d’excuse.
  
  — Ce devait être un fou… Et sans doute s’adressait-il à moi ?
  
  Glacé, le commissaire demanda :
  
  — C’est de qui, ce beau poème ?
  
  — Le Revenant, de Baudelaire, répondit Hubert.
  
  L’autre s’inclina sèchement.
  
  — Félicitations ! Et bonne chance !
  
  Puis il tourna les talons et quitta la pièce en claquant la porte. Hubert se tourna vers Muriel qui souriait d’un air ingénu.
  
  — Bravo ! fit-il. Tu as des lettres !
  
  — Je crois qu’il est vexé, murmura-t-elle. Il n’a pas dû me croire.
  
  Hubert aperçut alors au pied du lit la boîte d’allumettes dont s’était servi le policier pour allumer sa cigarette.
  
  — Il a oublié ça, dit-il. Je vais le faire remonter.
  
  Il bondit vers le téléphone et appela le portier.
  
  — Allô, ici la chambre 33. Le commissaire Oostens sort d’ici, et vous allez le voir passez d’un instant à l’autre. Voulez-vous lui dire qu’il a oublié quelque chose et qu’il veuille bien remonter.
  
  — Le commissaire Oostens ? Connais pas. Comment est-il fait ?
  
  — C’est un grand type maigre, en pardessus foncé, avec une cicatrice très visible sur le visage. Il ressemble à une momie. Il est monté voilà dix minutes, à peu près.
  
  — Ah ! fit le bonhomme. Je vais voir.
  
  Hubert raccrocha.
  
  — Ce type-là ne va pas nous faciliter les choses, dit-il. Il va nous coller au derrière comme de la seccotine. Pour cette fois-ci, ça peut encore passer. Mais la prochaine fois, nous ne pourrons plus nier que nous l’avons semé délibérément.
  
  Muriel ferma à demi ses beaux yeux pers.
  
  — C’est curieux, murmura-t-elle. J’aurais juré que c’était un faux.
  
  — Moi aussi. Mais sa carte semble vraie. Et pourquoi serait-il venu nous enguirlander et essayer de nous tirer les vers du nez ?
  
  — Pour s’assurer que nous gardons bien le secret.
  
  — C’est possible.
  
  Hubert s’était approché de la fenêtre et regardait dans la rue. Il avait dû geler et des plaques de verglas, sur les trottoirs, rendaient périlleuse la circulation des piétons. Muriel regagna sa chambre. Au bout d’un long moment, Hubert se retourna pour consulter la pendulette qui se trouvait sur la table de chevet. Plus de cinq minutes s’étaient écoulées depuis que le policier était reparti.
  
  Hubert décrocha le téléphone et demanda le portier.
  
  — Alors, vous l’avez vu ?
  
  — Non, monsieur. Je n’ai rien vu qui ressemble à ce que vous avez dit. C’est une blague ?
  
  — Mais non, ce n’est pas une blague. Vous avez dû le voir entrer…
  
  — Je suis à mon poste depuis neuf heures et personne n’a pu entrer ni sortir sans que je m’en aperçoive. Et je n’ai vu aucune momie balafrée entrer ou sortir. Je regrette, monsieur.
  
  Le portier raccrocha sèchement. Hubert en resta sidéré.
  
  — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? murmura-t-il pour lui-même.
  
  Muriel montra sa frimousse malicieuse au coin de la porte.
  
  — Il a encore joué l’homme invisible ?
  
  — Oui. Je ne vois qu’une explication, c’est qu’il se soit installé ici comme client.
  
  — C’est facile à savoir.
  
  Hubert reprit le téléphone.
  
  — Passez-moi le gérant, s’il vous plaît.
  
  Puis, quand on lui eut donné satisfaction !
  
  — Hermann Beck, à l’appareil. Je voudrais vous demander un renseignement…
  
  — Je vous en prie, monsieur Beck.
  
  — Avez-vous actuellement à l’hôtel un client qui répond au signalement suivant : grand, maigre, visage décharné faisant penser à celui d’une momie, avec une grande cicatrice sur la joue gauche. Il porta habituellement un pardessus noir et il est blond.
  
  Le gérant répondit aussitôt.
  
  — Je n’ai pas besoin de réfléchir pour vous dire non. Le signalement est caractéristique et je n’ai jamais vu personne ressemblant à ça ; du moins, je ne m’en souviens pas.
  
  — Merci quand même. Excusez-moi…
  
  Hubert raccrocha, le front barré d’un pli de préoccupation.
  
  — Ça, alors ! C’est un peu fort.
  
  — C’est le diable en personne, lança Muriel. Pftt ! me voilà ! Pftt ! je disparais !
  
  Hubert se mit à jurer.
  
  — Seigneur ! Il faut que j’en aie le cœur net.
  
  Il attrapa de nouveau le téléphone.
  
  — Mademoiselle… Voulez-vous me passer le siège central de la police, s’il vous plaît.
  
  — Ne quittez pas.
  
  Il attendit une dizaine de secondes. Une voix de femme se fit entendre :
  
  — Allô. Police écoute.
  
  — Allô ! Voulez-vous, s’il vous plaît, me passer le service du commissaire Oostens.
  
  — Comment dites-vous ?
  
  — Oostens.
  
  — Attendez un instant, je consulte la liste…
  
  Elle ne le connaissait donc pas.
  
  — Nous n’avons pas ça, ici, répondit-elle après un moment. Vous êtes sûr que ce fonctionnaire fait partie du siège central ? Il est peut-être affecté à un commissariat de quartier ?
  
  — Je ne sais pas, madame. Pouvez-vous me passer quelqu’un qui pourrait me renseigner ?
  
  — Un instant, je vous donne le bureau du personnel.
  
  Muriel avait pris l’écouteur.
  
  — C’est un flic fantôme, murmura-t-elle. Il n’existe pas.
  
  — Allô. Bureau du personnel écoute…
  
  Hubert formula sa requête. On le pria d’attendre.
  
  Et, finalement, la réponse vint, catégorique :
  
  — Il n’existe aucun Albert Oostens dans le personnel de la police d’Anvers, monsieur. Nous regrettons…
  
  Hubert reposa doucement le combiné dans son berceau.
  
  — Eh bien, fit-il, si jamais il se représente…
  
  — Il reviendra, assura Muriel toujours optimiste. Tu verras ! Je suis sûre que ce type-là a tous les culots.
  
  Hubert fit quelques pas dans la chambre, puis décida de s’habiller.
  
  — Passe de l’autre côté, chérie, si tu ne veux pas que ta pudeur soit offensée.
  
  Elle se mit à rire.
  
  — Non ? Dis-donc, tu te fiches de moi !
  
  Elle s’assit au bord du lit et le regarda faire.
  
  — Ce que tu es beau, comme ça ! apprécia-t-elle. Si je n’étais pas aussi préoccupée par cette affaire, je ferais certainement des folies…
  
  Il ne répondit pas. Les idées tournaient dans sa tête. Quelque chose clochait dans toute cette histoire. Il n’arrivait pas à « placer » le faux policier dans le puzzle. Ça ne collait pas…
  
  Il termina de nouer sa cravate et retourna vers le téléphone.
  
  — Allô, j’écoute, fit la voix harmonieuse de la standardiste.
  
  — C’est encore moi, dit Hubert. Vous vous souvenez de la communication que vous m’avez passée, hier soir, entre six et demie et sept ?
  
  — Oui, très bien, monsieur Beck.
  
  — Cette communication venait de l’extérieur ?
  
  — Oui, pourquoi ?
  
  — Avez-vous reconnu la voix ?
  
  — La voix ?
  
  — Oui… N’était-ce pas la voix qui appelait ma femme et qui nous avait demandés, le jour de notre arrivée. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  — Oh ! oui, très bien… Non, monsieur Beck. Ce n’était pas cette voix-là. Savez-vous, je la reconnaîtrais entre mille.
  
  — Ah ! fit Hubert déçu. Eh bien, tant pis. Passez-moi le consulat des U.S.A., s’il vous plaît.
  
  Il eut bientôt le consul en ligne et lui demanda un rendez-vous pour l’après-midi même à trois heures, qui lui fut aussitôt accordé.
  
  — Tu sais, fit remarquer Muriel quelques instants plus tard, il y a des tas de gens qui font demander leurs communications par quelqu’un d’autre… La Mouche a peut-être un secrétaire.
  
  
  *
  
  * *
  
  Ils descendirent vers trois heures moins vingt, chaudement vêtus car le thermomètre, à l’extérieur, était encore à quelques degrés en dessous de zéro. Hubert pria Muriel de l’attendre et se rendit au standard.
  
  — Bonjour, dit-il à la jolie blonde qui se trouvait là, je suis Hermann Beck.
  
  — Oh ! Bonjour, monsieur Beck. Je suis très heureuse de… Un instant, s’il vous plaît.
  
  Elle joua avec ses fiches, puis se retourna vers lui, souriante.
  
  — C’est au sujet de cette communication d’hier soir. Comment cela s’est-il passé ?
  
  — Eh bien… (elle retira une fiche, l’enfonça ailleurs) il n’y a rien eu de particulier. Quelqu’un, un homme, m’a demandé de le mettre en communication avec la chambre 33 ; c’est tout.
  
  — Il a demandé la chambre 33, pas monsieur ou mademoiselle Beck.
  
  Elle répondit à un client, trafiqua de nouveau avec ses fiches, puis regarda Hubert.
  
  — La chambre 33, seulement. Et ce n’était pas « la voix ».
  
  — Ce n’était pas une Voix zézayante ?
  
  — Non. Une voix très assurée, bien timbrée.
  
  — Bien, merci mademoiselle. Excusez-moi.
  
  — S’il vous plaît, monsieur Beck. À votre service…
  
  Elle lui expédia un sourire étincelant, puis lança dans le micro, d’un ton impatienté :
  
  — Oui, voilà, monsieur. Ne vous énervez pas comme ça !
  
  Hubert rejoignit Muriel dans le hall. Ils saluèrent le portier en passant et sortirent. Le soleil continuait de briller et l’air était froid et sec.
  
  — Fais attention, recommanda Hubert en montrant les plaques verglacées qui brillaient sur le trottoir.
  
  Elle s’accrocha à son bras.
  
  — Nous prenons la voiture ou un taxi ?
  
  — Nous allons à pied. Ce n’est pas loin, au 109, Frankrijk Lei. Ça nous fera du bien de marcher un peu.
  
  — Que lui voulais-tu, à la standardiste ?
  
  — Lui reparler d’hier soir…
  
  — Tu voulais voir comment elle était fabriquée, oui. Elle te plaît ?
  
  Il grogna.
  
  — Dis donc, chérie ! Tu ne vas pas me faire de scène, hein ?
  
  Elle se mit à rire.
  
  — Je plaisantais. Tu es un frère pour moi, rien de plus.
  
  — Il existe des sœurs qui sont jalouses.
  
  — Possible. Alors, tu as appris quelque chose ?
  
  — Celui qui a demandé la communication avait une voix bien timbrée… Celui qui nous a parlé avait la voix zézayante de la Mouche. Conclusion : la Mouche avait quelqu’un près de lui. Nous avons déjà la certitude qu’il n’agit pas seul et que nous avons affaire à une bande.
  
  — Frère, garde-toi à gauche !… Frère, garde-toi à droite !
  
  — Et en arrière, aussi. Ne te retourne pas, je t’annonce que nous sommes filés.
  
  — Qu’est-ce que l’on fait ?
  
  — Rien. Nous allons au Consulat. Quoi de plus naturel ? Katerine et Hermann Beck ont parfaitement le droit d’aller voir leur consul.
  
  Ils y arrivèrent rapidement et furent immédiatement introduits dans le bureau du consul, un homme d’une quarantaine d’années, un peu gras mais fort aimable. Les portes refermées, il fit asseoir ses visiteurs et annonça :
  
  — J’ai quelque chose pour vous.
  
  Il tendit un pli cacheté à Hubert qui l’ouvrit.
  
  — Vous permettez ?
  
  — Je vous en prie.
  
  C’était le texte de la dernière lettre écrite par Elsie Beck, rétabli par les laboratoires de la C.I.A. à partir de la feuille envoyée par Hubert. Il se mit à lire. Son visage de prince-pirate restait rigoureusement impassible. Le consul se leva soudain et dit :
  
  — Excusez-moi, je reviens dans cinq minutes. Prenez votre temps…
  
  Il sortit. Muriel remarqua, entre cuir et chair :
  
  — Il est plein de tact, le monsieur.
  
  — Qu’est-ce que tu dis ?
  
  — Rien.
  
  — Écoute ça, Baby !… Je te fais grâce des considérations intimes… Bebebebebebe… Enfin, mes démarches ayant fait du bruit, quelqu’un s’est mis en rapport avec moi, offrant de me faire connaître un homme ayant des contacts du côté oriental…
  
  — Elle abuse un peu des participes, remarqua Muriel.
  
  — Je ne connais toujours ni le nom ni le visage de cet homme et j’ai dû donner ma parole de ne pas révéler l’étrange pseudonyme sous lequel il se cache.
  
  — Bzzz bzzz bzzz ! fit Muriel en joignant le dos de ses mains et agitant ses doigts comme des ailes.
  
  Hubert lui lança une grossièreté et continua :
  
  — Cet homme a reçu ma requête et, après quelques jours d’enquête, il m’a fait savoir que Papa se trouvait en prison à Gdynia, en Pologne, inculpé d’espionnage… Tetetetetete… L’homme m’a suggéré de me rendre moi-même là-bas pour plaider la cause de ce pauvre Papa. Il assure que les autorités polonaises sont maintenant embêtées d’avoir arrêté Papa sous un prétexte aussi stupide, mais qu’elles ne savent comment s’y prendre pour le relâcher. Il est certain que mon intervention directe, avec remise d’une rançon, emporterait une décision favorable et que je pourrais le ramener… Tetete tetete… On m’a demandé mille dollars pour le passage sur un bateau polonais qui doit quitter Anvers cette nuit. Le prix de la rançon a été fixé à cinq mille dollars… Tetetetetete… tout à l’heure, je vais partir pour Gdynia avec Frankie. Est-ce que cela ne te semble pas extraordinaire ?… Le reste est sans intérêt.
  
  Hubert regarda Muriel.
  
  — Eh bien, dit celle-ci, nous savons maintenant que nous sommes sur la bonne piste. Mais elle a l’air de dire qu’elle n’avait jamais rencontré la Mouche avant ce soir-là. Comment se sont-ils entendus, alors ?
  
  — Peut-être par téléphone. Il se peut aussi qu’elle n’ait pas voulu dire la vérité pour ne pas effrayer son mari. Il lui était difficile de dire comme ça : « Je pars avec un monstre. » Et la Mouche avait dû la terroriser pour lui faire garder le secret à son sujet.
  
  Muriel se gratta pensivement le bout du nez, puis renvoya ses beaux cheveux roux en arrière d’un mouvement vif de la tête.
  
  — Le Boss ne nous avait-il pas dit qu’aucun bateau polonais n’était parti d’Anvers cette nuit-là, ni les jours suivants ?
  
  — Oui, mais nous vérifierons.
  
  Muriel frissonna.
  
  — Je ne sais pas pourquoi, murmura-t-elle, mais cette histoire-là me fait de plus en plus peur. J’ai l’intuition que nous courons à une catastrophe…
  
  — Fais taire tes intuitions, chérie. Nous n’avons pas besoin de ça… En attendant, pendant que je suis là, je vais télégraphier à Smith de nous envoyer des renseignements sur notre ami Mathieu Schmitt. Puisqu’il a appartenu à l’O.S.S., il doit avoir un dossier là-bas… Il peut nous être utile, mais il vaut mieux que nous sachions à qui nous avons affaire…
  
  Ils quittèrent le Consulat vingt minutes plus tard. Le froid était toujours aussi vif.
  
  — J’irais bien au cinéma, suggéra Muriel. Je commence à en avoir marre de cette chambre d’hôtel.
  
  Hubert consulta sa montre. À peine quatre heures.
  
  — D’accord, répondit-il. Mais passons d’abord à l’hôtel, on ne sait jamais…
  
  Ils firent le trajet à pied. Quelqu’un les attendait dans le hall. C’était Mathieu Schmitt, qui paraissait surexcité.
  
  — Il faut que je vous parle tout de suite, murmura-t-il d’un ton plein de mystère. Il y a du nouveau…
  
  — Eh bien, montons, dit Hubert.
  
  Muriel se dit que la séance de cinéma était bien compromise, mais suivit le mouvement sans rechigner, poussée par la curiosité. Ils entrèrent dans la chambre d’Hubert et ôtèrent leurs manteaux. Mathieu Schmitt tira un carnet et un crayon à bille de sa poche et se mit à écrire en disant d’un ton jovial :
  
  — Quel temps merveilleux, n’est-ce pas ? Cela nous réconcilie avec l’existence. Je commençais à devenir neurasthénique…
  
  — Oui, c’est agréable, répondit Muriel.
  
  Le journaliste montra à Hubert ce qu’il venait d’écrire : ASSUREZ-VOUS QU’IL N’Y A PAS DE MICROS DANS CETTE PIÈCE.Hubert hocha la tête et écrivit en dessous qu’il avait déjà vérifié mais qu’ils allaient regarder de nouveau. Ils commencèrent leurs recherches en continuant de parler de la pluie et du beau temps. Hubert remarqua que Schmitt savait parfaitement dans quels endroits on pouvait installer des micros, ce qui n’avait rien d’étonnant s’il avait appartenu à l’O.S.S.
  
  Ils examinèrent aussi la salle de bains, puis la chambre de Muriel, mais ne trouvèrent absolument rien. Ils revinrent chez Hubert et s’installèrent. Schmitt dans le grand fauteuil, Hubert et Muriel sur le lit. Les yeux bleus du journaliste brillaient d’excitation. Il croisa ses longues jambes, puis amena ses doigts joints devant sa bouche et les épanouit ensuite en forme de fleur, avec un bruit de baiser.
  
  — Du sucre, mes enfants ! Je vous dis que c’est du sucre !
  
  — Nous voulons bien vous croire, répliqua Hubert en retenant un sourire. Mais vous feriez mieux de nous expliquer…
  
  Mathieu Schmitt ouvrit la bouche, puis se ravisa, bondit sur ses pieds avec une étonnante agilité eu égard à son poids et fonça vers la porte qu’il ouvrit brusquement. Un bruit de galopade se fit entendre, déjà assez loin. Schmitt jura en allemand, puis referma et regagna sa place.
  
  — Qui était-ce ? demanda Hubert, qui restait très calme.
  
  — Je n’ai rien vu. Je suis arrivé trop tard.
  
  — Vous avez fait trop de bruit, constata Muriel. Vous auriez dû y aller sur la pointe des pieds.
  
  — Il regardait par le trou de la serrure.
  
  — Comment le savez-vous ?
  
  — Je le sentais.
  
  Muriel se leva.
  
  — J’ai ce qu’il nous faut, dit-elle.
  
  Elle passa de l’autre côté et revint avec un poste récepteur à pile qu’elle installa sur une chaise devant la porte du couloir. Elle le fit fonctionner, régla l’intensité, puis suspendit son foulard sur la poignée de la porte de façon à masquer le trou de la serrure. Elle reprit sa place sur le lit, à côté de Hubert. Le journaliste approcha son fauteuil et se pencha en avant.
  
  — Maintenant, dit-il en riant, nous avons l’air de vrais conspirateurs…
  
  Muriel remarqua que sa chevelure noire calamistrée était piquetée de pellicules et qu’il était mal rasé. Puis elle regarda ses mains énormes, fascinantes…
  
  — La Mouche m’a téléphoné, annonça-t-il.
  
  — Ah ! fit Hubert. Quelqu’un de votre famille aurait-il disparu ?
  
  Le journaliste eut un mouvement de recul et changea de visage.
  
  — Pourquoi me demandez-vous ça ?
  
  — Pour rien, ce n’était qu’une boutade. Je pensais que cette mouche-là ne s’intéressait qu’à une certaine catégorie de viande…
  
  Mathieu Schmitt respira profondément et retrouva son sourire. Puis, de but en blanc, il questionna en regardant Muriel :
  
  — Vous n’auriez pas des ancêtres hongrois, par hasard ?
  
  Muriel Savory, qui était effectivement née en Hongrie, de parents hongrois, faillit bien se troubler. Mais elle réussit à se contrôler et répliqua en souriant d’un air amusé :
  
  — C’est possible, je n’en sais rien. Vous savez, l’Autriche et la Hongrie, hein ? Mais qu’est-ce qui vous fait penser cela ?
  
  Il ne répondit pas et porta son attention vers Hubert.
  
  — La Mouche m’a demandé de servir d’intermédiaire entre lui et vous. Il dit que le téléphone de l’hôtel est surveillé par la police et que cela le gêne.
  
  — Et vous avez accepté.
  
  — Bien entendu. Je trouve ça passionnant, moi ! Quel magnifique reportage…
  
  Hubert le coupa d’une voix glacée.
  
  — Je vous conseille fortement de ne rien publier avant que tout soit terminé. Si vous commettez la moindre indiscrétion, je vous casse en petits morceaux.
  
  Schmitt éclata d’un gros rire.
  
  — Ne riez pas comme ça, dit Muriel. Il serait parfaitement capable de vous corriger malgré la différence de poids.
  
  — Je ris, répliqua le journaliste, parce que c’est exactement ce que m’a dit la Mouche : je vous casserai en petits morceaux ! Ah ! Ah ! Ah ! C’est vraiment trop drôle ! Une fois déjà, il y a des années de cela…
  
  — Revenons à nos moutons, coupa Hubert. C’est tout ce que vous a dit la Mouche ? Il ne vous a pas fixé de nouveau rendez-vous ?
  
  — Non, mais il m’a dit que cela ne tarderait pas. Qu’il espérait avoir des renseignements dans un ou deux jours…
  
  Muriel et Hubert se regardèrent. La Mouche savait parfaitement ce qu’il était advenu d’Elsie Beck et de son bébé. Pourquoi faisait-il traîner ? Dans quel sombre but ?
  
  — Cela me fait penser que…, enchaîna le journaliste, partant sur une autre idée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Muriel chantonnait en s’habillant dans sa chambre. Hubert était chez lui, installé dans le fauteuil, le dos à la fenêtre, occupé à lire les journaux.
  
  En slip et soutien-gorge, la jeune femme apparut soudain dans le cadre de la porte de communication toujours ouverte.
  
  — Quel jour sommes-nous ? demanda-t-elle.
  
  Il chercha sur la première page du journal.
  
  — C’était hier le samedi 22 décembre. Nous sommes donc aujourd’hui le dimanche 23 décembre, à moins d’une erreur toujours possible.
  
  Elle s’exclama :
  
  — Mais, nous sommes à la veille de Noël !
  
  — Exactement, chérie. Et ne reste pas comme ça devant moi si tu ne tiens pas essentiellement à ce qu’il t’arrive quelque chose…
  
  Elle fit semblant de n’avoir pas entendu.
  
  — Où m’emmèneras-tu réveillonner ? questionna-t-elle.
  
  Il fit une grimace, sans détacher son regard des formes fascinantes de la jeune femme.
  
  — J’ai bien peur que notre réveillon se passe en compagnie de la Mouche !
  
  Elle eut un frisson de dégoût.
  
  — Rien que d’y penser, ça me donne la chair de poule. Ne pourrions-nous respecter la trêve de Noël ?
  
  Il se leva lentement, jeta son journal sur le lit et s’approcha sournoisement de Muriel.
  
  — Croirais-tu encore au Père Noël ? À ton âge !
  
  Il posa ses mains sur les épaules nues de la jeune femme et l’attira contre lui. Elle ne résista pas, mais crut bon de lui rappeler :
  
  — Doucement, jeune homme. N’oublie pas que je suis censée être ta petite sœur.
  
  — Autrefois, répondit-il, en Égypte, les pharaons épousaient leurs sœurs.
  
  — Je sais, dit-elle, mais nous ne sommes pas en Égypte, tu n’es pas pharaon et nous sommes « actuellement ».
  
  — Je suis persuadé que cela pourrait très bien s’arranger si tu voulais seulement faire preuve d’un minimum d’imagination.
  
  Sa main glissa sur la peau tiède et douce. Muriel leva son visage vers lui. Une petite flamme brillait au fond de ses prunelles, entre ses lourdes paupières à demi fermées.
  
  — Tu crois ?
  
  On frappa à la porte. Hubert soupira, excédé.
  
  — Ils le font exprès, gémit-il. Chaque fois que la conversation commence à prendre une tournure intéressante, il faut que quelqu’un s’amène. C’est agaçant !
  
  Elle recula d’un pas.
  
  — Va ouvrir. Je m’habille.
  
  Elle repoussa le battant. Il marcha vers la porte et demanda ?
  
  — Qui est là ?
  
  Une voix mâle et décidée répliqua :
  
  — Monsieur Beck ?
  
  — Oui.
  
  — Je voudrais vous parler. Ce ne sera pas long…
  
  Le visiteur ne tenait sans doute pas à crier son identité dans le couloir. Hubert ouvrit et se trouva en présence d’un lieutenant de l’armée royale bien sanglé dans un uniforme impeccable.
  
  L’officier entra, attendit qu’Hubert eût refermé et se présenta :
  
  — Lieutenant de Waels, du 2e Bureau de l’État-major.
  
  Hubert serra la main tendue et montra le fauteuil.
  
  — Très heureux, asseyez-vous.
  
  Le visiteur s’installa et regarda Hubert. Il avait un visage rectangulaire et osseux, avec des arêtes vives. Pas antipathique.
  
  — Nous sommes au courant des… démarches que vous faites pour essayer de retrouver votre famille. Nous comprenons parfaitement les mobiles qui vous font agir et les respectons… Mais il est de notre devoir de vous crier « casse-cou » !
  
  Il fit une pause, pour juger de l’effet de ce préambule. Impassible, Hubert s’assit en coin au bord du lit. L’officier reprit :
  
  — Vous courez un grand danger, vous et votre sœur. Vous avez affaire à des gens… sans scrupules, et vous risquez fort de payer votre imprudence très cher… De votre vie, peut-être.
  
  Il sortit un étui d’argent de sa poche, offrit une cigarette à Hubert qui la refusa, en prit une pour lui, qu’il alluma sans se presser. Il enchaîna en remettant l’étui dans sa poche.
  
  — Nous sommes sur le point de démasquer la Mouche, de le prendre la main dans le sac. Et c’est pourquoi je suis venu vous demander de ne pas nous compliquer la tâche. Je vous demande seulement un délai de quarante-huit heures. C’est-à-dire que, pendant quarante-huit heures, vous devez observer une inaction absolue. Comprenez… Il ne sera pas nécessaire que vous restiez enfermé dans votre chambre. Vous pourrez sortir, aller et venir, mais seulement pour des choses n’ayant aucun rapport avec ce qui nous occupe. Me suis-je bien fait comprendre ?
  
  Hubert restait de marbre.
  
  — Et… après ces quarante-huit heures ? questionna-t-il.
  
  — Vous serez libre de reprendre vos démarches si nous n’avons pas abouti. Mais je puis vous garantir que l’affaire sera alors réglée.
  
  Hubert entendit Muriel approcher de la porte de communication. Elle frappa et entra. L’officier se leva.
  
  — Lieutenant de Waels, du 2e Bureau, présenta Hubert.
  
  — J’ai entendu, dit la jeune femme en répondant froidement au salut du visiteur.
  
  — Ma sœur, Katerine Beck, continua Hubert.
  
  Elle s’assit près de lui. L’officier reprit sa place dans le fauteuil.
  
  — Tu as tout entendu ? s’enquit Hubert.
  
  — Tout, oui. Je ne suis pas d’avis que nous acceptions.
  
  — Et pourquoi, mademoiselle ? demanda le lieutenant.
  
  Hubert intervint :
  
  — Je suis tout à fait d’accord avec ma sœur, nous ne pouvons accepter… À moins que vous ne puissiez nous garantir dès maintenant que ma femme et mon fils nous seront rendus sains et saufs.
  
  Le lieutenant de Waels laissa passer un temps, puis s’étonna :
  
  — Vous ne parlez pas de votre beau-père ?
  
  — Mon beau-père était une espèce d’hurluberlu dont je n’ai que faire. Je le soupçonne fort d’avoir disparu volontairement, sans réfléchir aux conséquences. Si, accessoirement, vous pouvez nous le rendre, je ne dis tout de même pas non. Cela fera toujours plaisir à Elsie, ma femme.
  
  L’officier tira silencieusement quelques bouffées de sa cigarette et répliqua avec une lenteur voulue.
  
  — Je pense que votre hypothèse au sujet de votre beau-père pourrait être facilement confirmée… En ce qui concerne votre femme et votre fils, nous pouvons seulement vous promettre que nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour vous les rendre sains et saufs… si cela est possible.
  
  — Ce n’est pas suffisant, protesta Muriel.
  
  — Non, dit Hubert. Nous ne pouvons pas nous entendre sur ces bases.
  
  L’officier parut réellement ennuyé. Puis il parut prendre son parti.
  
  — Est-ce irrévocable ?
  
  — Tout à fait, répondit Hubert. Vous devez comprendre qu’il m’est impossible de rester inactif sans aucune garantie de votre part. Si vous étiez venu me dire : nous savons où se trouvent votre femme et votre fils et nous seuls avons le pouvoir de vous les rendre pour telle ou telle raison, cela aurait été différent. Mais nous ne pouvons accepter dans de pareilles conditions.
  
  L’officier se leva, montrant un visage glacé.
  
  — Parfait, monsieur Beck. À vos risques et périls… J’espère que vous ne le regretterez pas.
  
  Hubert le reconduisit à la porte. Celle-ci refermée, Muriel murmura doucement :
  
  — Ça ne m’étonnerait pas que cet officier-là soit aussi faux que notre policier.
  
  Hubert haussa un sourcil.
  
  — Pourquoi dis-tu cela ?
  
  — Je ne sais pas. Une intuition.
  
  — N’abuse pas de ton intuition, chérie. Ce type-là est vrai et je vais te dire pourquoi, il nous a demandé de nous tenir tranquilles.
  
  — Il connaît l’existence de la Mouche.
  
  — Et alors ? Crois-tu que les services de renseignements de ce pays ne se sont pas occupés de cette affaire de disparitions depuis le début ?
  
  La sonnerie du téléphone les interrompit. Muriel qui se trouvait au plus près décrocha.
  
  — Allô, j’écoute.
  
  Le portier annonça ?
  
  — M. Schmitt désire vous voir.
  
  — Bien, faites-le monter.
  
  Elle raccrocha et dit à Hubert.
  
  — Schmitt. Il monte.
  
  Hubert se frotta les mains.
  
  — Il doit y avoir du nouveau.
  
  Puis il regarda Muriel qui avait passé une robe de jersey gris et mis des bas et des chaussures.
  
  — Tu me plaisais mieux comme tu étais avant, remarqua-t-il.
  
  Elle lui coula un de ses regards tendres et provocants et riposta :
  
  — Il en faut pour tous les goûts !
  
  Ils reconnurent le pas lourd et décidé du journaliste qui arrivait dans le couloir. Hubert alla ouvrir.
  
  — Entrez. Comment va ?
  
  Mathieu Schmitt montrait un visage ravi. Ses yeux d’un bleu ardent brillaient.
  
  — Bonjour, vous deux. Tout va bien.
  
  Il attendit qu’Hubert eût refermé… Muriel s’était éclipsée de l’autre côté. Elle revint avec son poste portatif, le posa sur une chaise près de l’entrée et le fit fonctionner. Puis ils se rejoignirent devant la fenêtre.
  
  — La Mouche m’a téléphoné. Il veut vous voir ce soir. Il a des tuyaux pour vous.
  
  — Il vous a donné des précisions ? Ce sont des renseignements sur Elsie et sur l’enfant ?
  
  — Sans doute, répliqua le journaliste. Mais s’il m’avait tout raconté au téléphone, il n’aurait pas eu besoin de vous rencontrer.
  
  — Où, le rendez-vous ?
  
  — À Noordkasteel, près du moulin à vent. Vous connaissez ?
  
  — Non, mentit Hubert. Mais je suppose que nous trouverons. À quelle heure ?
  
  — Six heures, ce soir.
  
  — C’est tôt. Il ne craint pas que nous soyons dérangés ?
  
  — La nuit tombe à quatre heures et demie et avec cette température il n’y aura pas d’amoureux dans les bosquets de Noordkasteel. D’autre part, à cette heure-là, la circulation est intense et il vous sera plus facile de semer les policiers qui vous surveillent.
  
  — La Mouche a un plan ?
  
  — Oui. Vous partirez d’ici avec votre voiture. Vous ferez un tour en ville pour essayer déjà de perdre les flics, puis…
  
  Il tira de sa poche un plan d’Anvers et le déploya sur le lit.
  
  — Vous gagnerez le quartier des docks… Bonaparte Dok… Kattenduk Dok…
  
  Il pointa son doigt sur un endroit précis.
  
  — Ici, près de la cale sèche. Vous arrêterez votre voiture et vous descendrez. Vous franchirez à pied la passerelle de l’écluse. Je vous attendrai de l’autre côté avec ma voiture. Nous démarrerons aussitôt. Il faudra faire vite. Et je vous conduirai à Noordkasteel, à deux pas, le plus près possible du rendez-vous. Compris ?
  
  — Compris, assura Hubert.
  
  Il se prit la tête entre les mains et murmura, car il ne devait pas oublier qu’il était un homme à la recherche de sa femme et de son fils disparus !
  
  — Si je pouvais connaître la fin de ce cauchemar !
  
  Muriel s’approcha et lui toucha affectueusement le bras.
  
  — Courage, Hermann. Il ne faut pas flancher maintenant.
  
  — Eh bien, dit Mathieu Schmitt d’un ton enjoué qui contrastait avec l’émotion des deux autres, à ce soir.
  
  Muriel le reconduisit à la porte.
  
  — À ce soir, monsieur Schmitt…
  
  
  *
  
  * *
  
  La neige s’était remise à tomber. Les essuie-glace balayaient avec ardeur le pare-brise bombé de la Chevrolet de location. Hubert, penché sur le volant, surveillait avec une grande attention la portion de chaussée blanche éclairée par les phares mis en code.
  
  — Tu vois quelque chose ? s’inquiéta Muriel que la densité des flocons de neige qui tombaient lentement empêchait de rien distinguer.
  
  — Ça va, répondit Hubert.
  
  — Essaie de ne pas nous flanquer dans un bassin. Je n’aimerais pas ce genre de bain glacé.
  
  — J’essaie.
  
  L’aiguille du compteur indiquait 20 kilomètres-heure. Elle descendit encore et Hubert fit tourner la grosse voiture vers la droite. La lumière des phares éclaira soudain le flanc d’un paquebot, Muriel se pencha en avant, regarda plus haut, aperçut les superstructures blanches du navire.
  
  — Hé ! dit-elle. Nous sommes en pleine mer ?
  
  — Non, répliqua Hubert d’un ton lugubre. Pas encore. Ce n’est qu’une cale sèche.
  
  La Chevrolet glissa lentement le long du bateau, cahotant sur les pavés inégaux couverts de neige. Muriel se retourna, essayant de voir ce qui se passait en arrière. Mais la lunette était complètement bouchée.
  
  — Tu crois qu’on nous suit encore ? questionna-t-elle.
  
  — Je ne le pense pas.
  
  Il jeta encore un coup d’œil au rétroviseur extérieur. Aucune lueur de phare, rien de suspect. Il arrêta la voiture devant une sorte de plate-forme surélevée en ciment, sur laquelle se trouvait plantée une cabine obscure, puis éteignit les phares. En face d’eux, à quelques mètres, des bateaux étaient rangés comme pour la parade, la proue contre le quai. Des lumières brillaient sur les ponts, des ombres allaient et venaient, courbées sous la neige.
  
  — Allons-y, décida Hubert. Et fais bien attention à ne pas te casser la figure.
  
  Ils descendirent en même temps, repoussèrent les portières d’un même mouvement et coururent vers l’écluse que franchissait une passerelle. Un coup de sirène strident déchira la nuit. Muriel sursauta et faillit tomber. Hubert la rattrapa d’une main ferme et l’entraîna. D’autres sirènes, plus éloignées, répondirent à la première. On aurait dit que des observateurs invisibles signalaient la fuite du couple…
  
  Ils arrivèrent en courant de l’autre côté de l’écluse. Muriel avait eu le temps d’apercevoir la vertigineuse profondeur de la cale sous le grand paquebot solidement étayé. Elle glissa de nouveau sur une marche de fer et heurta une marinière qui arrivait les bras chargés de paquets. La femme les invectiva, mais ils ne répondirent pas. La Mercédès de Mathieu Schmitt était là, tous feux éteints, moteur tournant.
  
  Une porte s’ouvrit sur le pont d’une grosse péniche, déversant un flot de lumière jaune. Les échos d’une musique de jazz parvinrent en même temps. Puis ils entendirent quelqu’un appeler.
  
  Hubert poussa Muriel dans la voiture et monta derrière. La portière claqua alors que l’auto roulait déjà. Mathieu Schmitt questionna :
  
  — Vous êtes filés ?
  
  — Je ne crois pas, répondit Hubert en passant son bras autour des épaules de Muriel qui se serrait frileusement contre lui.
  
  — C’est un temps idéal, reprit le journaliste qui avait l’air de jubiler intérieurement.
  
  Il tourna au coin d’un entrepôt. Les pneus dérapèrent sur des rails dissimulés par le tapis de neige. L’aile arrière droite toucha une grosse bitte de fonte.
  
  — Ouille ! fit Muriel.
  
  — Ce n’est rien, assura le journaliste en redressant la Mercédès.
  
  Hubert, très calme, consulta sa montre. Six heures moins le quart.
  
  — Nous ne sommes pas en retard, constata-t-il.
  
  Mathieu Schmitt se mit à leur raconter un accident de voiture qu’il avait eu l’année précédente sur la route de Bruxelles, à cause du verglas. Puis il dévia sur un autre sujet, et par un cheminement mystérieux, il en était à parler de la revue des Folies-Bergère, de Paris, lorsqu’ils pénétrèrent dans les bosquets de Noordkasteel.
  
  — Une fille extraordinaire, avec les seins les plus intelligents que j’aie jamais vus. Des seins qui parlaient, oui mon vieux ! Et ces seins-là, j’aurais été capable de leur faire la conversation jusqu’à devenir aphone !
  
  Hubert protesta, très pince-sans-rire.
  
  — Faites attention à ce que vous dites. Il y a une jeune fille dans cette voiture…
  
  — Excusez-moi, dit l’autre en arrêtant l’auto devant une barrière blanche qui se distinguait à peine sur le fond de neige.
  
  Il éteignit toutes les lumières, la luminosité de la neige éclairait suffisamment le décor.
  
  — Vous allez suivre cette allée, indiqua Schmitt, et prendre à droite quand vous aurez atteint le lac. Vous apercevrez le moulin un peu plus loin, également sur votre droite. Je vous attends ici…
  
  — Okay, répliqua Hubert. Allons-y.
  
  Il ouvrit la portière, mit pied à terre, aida Muriel à descendre.
  
  — À tout à l’heure. Ne vous ennuyez pas trop.
  
  — J’ai la radio.
  
  Ils passèrent sur un côté de la barrière et s’enfoncèrent dans l’allée. Très vite, ils furent hors de vue de la voiture.
  
  — Je n’aime pas ce type, dit Muriel. Il me fait penser à un bourdon. Et on dit que les femmes sont bavardes !
  
  — Une mouche ! un bourdon ! Cela va devenir une vraie collection !
  
  Elle se pressa contre lui.
  
  — J’ai des nausées rien qu’à l’idée de revoir cette figure de cauchemar.
  
  — Tu n’es pas obligée de le regarder.
  
  — Cela peut l’indisposer.
  
  — Le prendrais-tu pour Cyrano ?
  
  Ils arrivèrent au bord du lac. Il y avait un peu de glace le long de la rive. Ils prirent à droite. La neige était lisse, immaculée. Personne n’était passé par là avant eux.
  
  — Es-tu armé ? demanda doucement Muriel.
  
  — Oui.
  
  Il serra sous son bras gauche, le Walther-22, maintenu dans un holster. Depuis longtemps, Hubert avait renoncé aux armes de gros calibre, lourdes, bruyantes et peu précises. Un 22 long-rifle bien employé pouvait devenir un engin cent fois plus efficace et plus discret qu’un 45 de n’importe quelle marque.
  
  La neige tombait toujours, lentement, régulièrement, à gros flocons. Il y en avait déjà près de vingt centimètres d’épaisseur et si cela continuait ainsi toute la nuit, les chasse-neige auraient du travail le lendemain.
  
  Hubert qui regardait à droite vers le haut, aperçut soudain les ailes du moulin perché au sommet d’une éminence. Ils trouvèrent bientôt un sentier qui s’élevait en lacets, en s’éloignant du lac. Hubert donnait la main à Muriel qui avait du mal à suivre. Ils ne parlaient plus. D’un instant à l’autre, ils pouvaient se trouver en face de la Mouche. Peut-être le monstre était-il caché derrière quelque bouquet d’arbustes, prêtant l’oreille…
  
  Ils arrivèrent sous le moulin et entreprirent d’en faire le tour. Hubert n’éprouvait aucune crainte. Il savait qu’ils ne couraient aucun risque tant qu’ils n’auraient pas sur eux les vingt mille dollars. À moins que…
  
  Un bruit insolite les fit se retourner. Un gros paquet de neige avait glissé du toit.
  
  — Ouf ! fit Muriel. J’ai eu peur.
  
  Ils continuèrent de marcher autour du vieux moulin restauré. L’endroit semblait parfaitement désert, mais Hubert était à peu près certain que la Mouche se trouvait en observation tout près de là, en train de s’assurer qu’ils étaient bien venus seuls.
  
  Les minutes passaient sans que rien se produisît.
  
  Hubert repoussa ses manches sur son poignet pour consulter sa montre : six heures dix.
  
  — Il est en retard, constata-t-il.
  
  — C’est un sadique, répliqua Muriel. Avec une tête comme ça ! Un vrai Frankenstein !
  
  — Ne parle pas si fort, murmura-t-il, il peut nous entendre.
  
  Elle frissonna et trébucha.
  
  — Tu crois qu’il nous surveille ?
  
  — C’est à peu près sûr.
  
  Ils marchèrent un moment en silence. La jeune femme ne pouvait plus s’empêcher de scruter avec inquiétude les buissons environnants et de se retourner fréquemment. Son cœur battait la chamade. Elle ne se souvenait pas avoir été aussi impressionnée dans aucune des nombreuses affaires dont elle s’était occupée pour le compte du service.
  
  Ils le trouvèrent brusquement devant eux. Comme la première fois, ils ne l’avaient vu ni entendu arriver. Il était là, comme jailli du néant, avec le col de son pardessus relevé et son chapeau à larges bords baissés, trapu, massif, donnant l’impression d’une force inébranlable autant que malfaisante.
  
  — Bonsoir, dit Hubert. Vous êtes en retard.
  
  Muriel ne dit rien. Elle avait la gorge trop serrée. Le monstre releva lentement la tête et son visage horrible apparut, faiblement éclairé par la lumière diffuse réfractée par le tapis de neige. Muriel se détourna avec dégoût, mais Hubert s’obligea à regarder. Il examina de nouveau la bouche tordue et comme écrasée, le paquet de chair informe qui devait être le nez, les orbites gonflées autour des trous minuscules où brillaient les yeux d’un éclat sauvage. Il découvrit sur la joue gauche une boursouflure de forme ovoïde qu’il n’avait pas remarquée lors de l’entrevue précédente. On aurait dit que ce visage avait subi les piqûres d’un essaim entier d’abeilles…
  
  — Bzzz bzzz bzzz, fit l’affreux bonhomme.
  
  Puis il enchaîna de son étrange voix zézayante :
  
  — Z’ai de bonnes nouvelles pour vous. Votre femme est en bonne zanté et le bébé auzzi. Elle a malheureusement commis des imprudenzes et en rezerzant zon père et elle est tombée aux mains d’une bande d’aventuriers zans zcrupules…
  
  — Kidnapping ? questionna Hubert d’une voix tendue.
  
  — Oui, répondit l’autre. Ze zuis entré en contact avec zes zens et ze leur ai dit que vous étiez prêt à verzer vingt mille dollars pour que votre femme et votre fils vous zoient rendus…
  
  Il fit une pause, comme un bon acteur ménageant son effet.
  
  — Et alors ? interrogea fébrilement Hubert.
  
  — Ils z’ont ri. Ils veulent zent mille dollars.
  
  — Ils sont fous ! protesta Muriel sortant de sa réserve.
  
  — Ils dizent que vous pouvez les trouver. Ils zavent que vous êtes riches.
  
  — C’est insensé ! dit Hubert. Il ne m’est pas possible de réunir une telle somme.
  
  La Mouche laissa échapper une sorte de gloussement qui devait être un rire.
  
  — Alors, n’en parlons plus, répliqua-t-il. Ze regrette d’avoir perdu mon temps. Débrouillez-vous tout seul…
  
  Il tourna les talons et s’éloigna. Hubert le laissa faire quelques pas.
  
  — Attendez !
  
  Le monstre s’immobilisa, puis ses larges épaules pivotèrent lentement.
  
  — Z’il vous plaît ?
  
  Hubert fit semblant d’hésiter.
  
  — N’y a-t-il pas moyen de discuter ?
  
  L’autre secoua lentement sa tête hideuse.
  
  — Non. Z’est zent mille dollars ou rien.
  
  Il ricana de nouveau, puis ironisa ;
  
  — Mais peut-être eztimez-vous que la vie de votre femme et celle de votre filz ne valent pas autant ?
  
  Hubert eut un geste de protestation.
  
  — Écoutez, je me débrouillerai. J’irai à l’Ambassade. Ils me dépanneront…
  
  La Mouche refit lentement le chemin qu’il avait parcouru en s’éloignant.
  
  — Il faudra faire vite. Ils zont dizpozés à faire l’opération demain zoir…
  
  — Demain soir ! Enfin, je me débrouillerai… Mais quelle garantie me donnez-vous que ma femme et mon fils sont réellement encore vivants ?
  
  L’affreux bonhomme se tourna légèrement de côté et fouilla sous son manteau, probablement dans la poche intérieure de sa veste. Il en ressortit une enveloppe blanche, puis exhiba une petite lampe électrique et tendit le tout à Hubert.
  
  — Z’est une lettre de votre femme. Lizez.
  
  Hubert ouvrit l’enveloppe, en tira une feuille manuscrite et alluma la lampe. L’écriture était mal assurée, mais le vrai Hermann Beck lui avait suffisamment montré de lettres écrites par Elsie pour qu’il fut capable de reconnaître l’authenticité apparente de celle-là. Il n’y avait pas de date et le texte était court !
  
  
  
  Mon grand chéri,
  
  
  
  J’ai été bien imprudente, mais il est trop tard maintenant, Frankie et moi sommes en bonne santé. Nous n’avons pas été maltraités. Fais tout ce qu’on te demandera pour nous sortir de là. Pardonne-moi. Je t’aime.
  
  Elsie
  
  
  
  Hubert imprima un léger tremblement à sa main et continua d’éclairer la lettre pendant que Muriel lisait contre son épaule.
  
  — Je peux la garder ? demanda-t-il d’une voix volontairement altérée.
  
  — Zi vous voulez. Rendez-moi la lampe.
  
  Hubert la lui rendit. La Mouche l’éteignit et la remit dans sa poche. Puis, comme si l’accord lui paraissait définitivement établi, il dicta ses conditions :
  
  — Demain soir, le zournalizte ira vous voir à six heures. Vous lui direz zi vous avez l’argent. Zi vous l’avez, vous viendrez avec à neuf heures prézizes, Grote Tunnel Plaatz.
  
  — Avec l’argent ou avec le journaliste ?
  
  — Avec l’argent. Zeulement avec l’argent.
  
  Muriel avait pivoté d’un quart de tour et fixait obstinément le mur du moulin. La neige tombait toujours avec la même régularité fascinante. La jeune femme eut soudain l’impression de rêver. Il y avait quelque chose d’irréel dans cette scène à trois, quelque chose d’invraisemblable. Mais quoi ? Elle fit un effort pour trouver et, un court instant, crut qu’elle allait comprendre… Puis la clé lui échappa et tout redevint terriblement tangible, surtout le monstre qui s’était mis à ricaner.
  
  Hubert questionna !
  
  — Grote Tunnel Plaatz est vaste. À quel endroit ?
  
  — Ze l’expliquerai au zournalizte. Il vous montrera zur un plan.
  
  Hubert reprit :
  
  — Avez-vous pensé que le journaliste dévoilera toute l’affaire dès que celle-ci sera terminée ?
  
  La Mouche se mit à rire. C’était la première fois qu’ils l’entendaient rire et ils pensèrent en même temps que c’était un rire de fou. Muriel frissonna et sentit une nausée lui monter aux lèvres. Le monstre toussa et répliqua :
  
  — N’ayez aucune crainte. Le zournalizte ne dévoilera rien du tout…
  
  La cruauté de l’intonation était sans équivoque. Mais Hubert demanda néanmoins :
  
  — Pourquoi ?
  
  — Parze que ze n’aime pas les bavards, tout zimplement. Il nous aura rendu zervize, mais il ne parlera pas. Zoyez zans crainte.
  
  — Vous ne pourrez pas l’en empêcher.
  
  Avec une tranquille certitude, l’autre assura :
  
  — Ze zaurai l’empêcher.
  
  Puis, brusquement, il parut pressé.
  
  — Nous zommes donc d’accord. Demain zoir, Grote Tunnel Plaatz avec zent mille dollars en billets… À propos, n’ezzayez pas de relever les numéros pour me coinzer après. N’oubliez pas que votre beau-père ne fait pas partie du marché et que za vie répondra de ma zécurité.
  
  — Je croyais que vous n’étiez qu’un intermédiaire, dit Hubert d’un ton glacé.
  
  — Ze ne zuis qu’un intermédiaire. Ne zerzez pas à comprendre. Ze m’en vais. Faites vingt fois le tour du moulin avant de partir vous-mêmes. À demain…
  
  — Hé ! fit Hubert. Comment se fera l’échange. Il faut en parler !
  
  — Vous verrez bien, répliqua la Mouche. Ze crains que vous ne soyez oblizé de me faire confiance. Bonsoir…
  
  Il s’éloigna et disparut brusquement derrière un buisson. Hubert et Muriel restèrent un moment sans bouger. Puis, la jeune femme saisit le bras de son compagnon et se serra contre lui.
  
  — Quel étrange personnage ! murmura-t-elle. On le dirait échappé d’un film. C’est Frankenstein ou Caligari. On ne peut pas croire que des êtres pareils puissent réellement exister.
  
  — Et pourtant, il existe.
  
  — Je n’en sais rien, répondit-elle.
  
  Il lui lança un regard en coulisse, puis l’entraîna.
  
  — Toi, fit-il, le climat d’Anvers ne te vaut rien. Rien du tout.
  
  Ils firent plusieurs fois le tour du moulin. Puis Hubert décida que cela suffisait et ils redescendirent vers le lac pour rejoindre l’endroit où Mathieu Schmitt devait les attendre avec la voiture.
  
  Le retour leur parut beaucoup moins long et ils eurent un petit choc au cœur quand, approchant de la barrière, ils ne virent pas la Mercédès noire où ils l’avaient laissée. Mais leur inquiétude dura peu. La voiture, immobile, avait simplement disparu sous une épaisse couche de neige et ils l’aperçurent dès la barrière franchie.
  
  Ils pressèrent le pas, à demi aveuglés par les flocons blancs qui s’accrochaient à leurs cils, et se retrouvèrent dans la tiédeur relative de l’auto. Mathieu Schmitt était toujours au volant, fumant une cigarette.
  
  — Comment cela s’est-il passé ?
  
  — Pas mal, répondit Hubert en se frottant les pommettes avec ardeur. La grande affaire est pour demain soir. Il vous appellera pour vous donner les dernières instructions nous concernant. Mais vous ne serez pas de la fête.
  
  Mathieu avait tiré le starter. Il mit le contact et poussa le bouton du démarreur. Le moteur se mit à ronronner.
  
  — Vous ne pensez tout de même pas, grogna le journaliste, que je me serais donné tant de mal pour me laisser frustrer au dernier moment.
  
  — Si vous vous en mêlez, protesta Muriel, vous risquez de tout faire échouer et nous ne vous le pardonnerions pas.
  
  Schmitt repoussa un peu le starter et le bruit du moteur devint moins fort. Hubert se taisait. Le journaliste reprit avec une lenteur voulue.
  
  — Vous oubliez, petite demoiselle, que vous courez un risque énorme. Si vous disparaissez comme les autres, personne ne saura comment c’est arrivé et il sera très difficile de retrouver vos traces…
  
  — Vous pourrez alors informer la police de ce que vous savez, rétorqua Muriel.
  
  Schmitt parlait sans se retourner, regard fixé sur le pare-brise rendu opaque par la neige.
  
  — Pouvez-vous me dire ce que je pourrai leur raconter ? Que je suis au courant de l’existence d’un individu qui se fait appeler « la Mouche » ? Que je n’ai jamais vu ce phénomène qui m’a pourtant choisi comme intermédiaire téléphonique ? Que vous aviez rendez-vous avec lui avant de disparaître, mais que j’ignore absolument où il a pu vous emmener ?
  
  Hubert intervint :
  
  — Vous avez raison. Ce serait tout à fait insuffisant.
  
  — J’ai travaillé pour l’O.S.S., vous le savez, enchaîna le journaliste. Vous pouvez donc me faire confiance pour ce genre de travail. Je sais filer quelqu’un sans donner l’éveil. J’ai fait ça cent fois sous l’occupation. Laissez-moi agir demain soir comme je l’entendrai et vous serez protégés. J’interviendrai si je vois que ça tourne mal pour vous, et seulement dans ce cas-là ; vous pouvez compter sur moi.
  
  Hubert toussota.
  
  — Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, Schmitt, je voudrais réserver ma réponse jusqu’à demain midi. Je vois que Kate n’est pas d’accord et je vais essayer de la convaincre.
  
  — Comme vous voudrez, grogna le journaliste. C’est autant pour vous que pour moi.
  
  Il descendit avec un chiffon et nettoya le pare-brise de la neige qui s’était accumulée dessus. Puis il alla également donner un coup à la lunette arrière. Après quoi, il se remit au volant et démarra à reculons pour reprendre ensuite le chemin des docks…
  
  Hubert sentit soudain que Muriel glissait sa main nue dans la sienne. Elle avait les doigts glacés.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Hubert et Muriel marchaient prudemment sur le trottoir couvert de neige glacée. Il faisait très froid. Le ciel était bas, uniformément gris. Une sorte de lumière jaune et sale éclairait la ville engourdie. De légers flocons flottaient dans l’air.
  
  — Il est encore temps de prendre un avion pour aller passer le réveillon à Cannes. Fais savoir à ce taon qu’il nous tanne et que nous n’avons pas l’habitude d’échanger notre famille contre une rançon le soir de Noël. Dis-lui que nous serons de retour après-demain…
  
  Hubert jeta un regard en coulisse vers sa compagne et se mit à rire.
  
  — De quoi te plains-tu ? Tu vas probablement connaître le Noël le plus passionnant de toute ta vie.
  
  Elle reprit, boudeuse :
  
  — J’ai des principes. Un soir de Noël, on ne va pas courir la campagne avec un monstre.
  
  — Eh bien, j’irai tout seul.
  
  — Plus souvent ! Si tu te figures que je vais te laisser partir comme ça. Tu serais parfaitement capable de ne pas revenir… Je te connais, tu sais !
  
  — Tu as raison, chérie. Si nous devons mourir ce soir, mourons au moins ensemble !
  
  Elle frissonna et se serra contre lui.
  
  — Tu me glaces le sang. Je suis sûre que toute cette histoire va très mal finir et que la C.I.A. va perdre ce soir ses deux plus valeureux agents.
  
  — Bah ! riposta Hubert avec désinvolture. Deux de perdus, dix de retrouvés. C’est la vie !
  
  — Non, répliqua-elle d’un ton lugubre. C’est la mort.
  
  Ils étaient arrivés devant le consulat.
  
  — J’espère que nous sommes suivis, dit Muriel.
  
  — Nous le sommes, affirma Hubert. On s’assure que nous allons bien chercher le fric.
  
  — Tu n’as pas trouvé que le gérant de l’hôtel faisait une drôle de tête quand tu lui as demandé de te rendre les chèques, tout à l’heure ?
  
  — Il avait peut-être peur que nous dépensions tout à la foire.
  
  Ils pénétrèrent dans le Consulat et demandèrent à voir le consul. Ils durent attendre. Neuf heures n’étaient pas sonnées depuis longtemps et le diplomate n’avait probablement pas l’habitude de se lever si tôt. Ils furent finalement introduits dans le grand bureau où les accueillit le chargé d’affaires fraîchement rasé.
  
  — J’ai reçu quelque chose pour vous de Washington, monsieur Beck.
  
  Hubert prit l’enveloppe qu’on lui tendait et l’ouvrit. C’étaient des renseignements sur Mathieu Schmitt. Le journaliste avait réellement été employé par l’O.S.S. pendant la période indiquée sur le certificat qu’il avait montré à Hubert et il avait donné satisfaction.
  
  Hubert fourra le message dans une de ses poches et regarda le diplomate qui semblait fasciné par la jolie silhouette de Muriel. Cet homme aimable et un peu gras était le seul à Anvers à savoir que Hermann et Katerine Beck étaient des agents de la C.I.A., mais il ignorait bien entendu leur véritable identité.
  
  — J’ai quelque chose à vous demander, dit Hubert. Je suppose que vous avez de quoi faire un paquet, dans cette maison ?
  
  — Je pense que oui, répondit le consul. Un gros ou un petit paquet ?
  
  Hubert agita ses deux mains devant lui.
  
  — Moyen.
  
  
  *
  
  * *
  
  Le chasseur, armé d’une pelle, grattait la glace sur le trottoir devant la porte de l’hôtel. Il s’arrêta un instant pour les laisser passer.
  
  — Tu ferais mieux d’attendre le dégel, conseilla Hubert. Ce serait moins pénible.
  
  — S’il vous plaît ?
  
  Hubert poussa Muriel à l’intérieur et referma la porte. Il portait sous son bras gauche un paquet enveloppé de papier brun, soigneusement ficelé, avec des cachets de cire sur tous les nœuds.
  
  — Le gérant est là ? demanda-t-il au portier.
  
  — Il était là, il n’y a pas longtemps. Attendez un instant, je vais voir aux cuisines. Il est peut-être avec le chef…
  
  Le portier disparut par la porte qui donnait accès à la brasserie. Muriel prit les clés et dit :
  
  — Je monte. Tu n’as pas besoin de moi ?
  
  — Non. À tout de suite.
  
  Elle décida de monter à pied, consciente de manquer d’exercice et soucieuse de conserver sa ligne. Au premier étage, elle ôta le foulard qui lui couvrait la tête et ouvrit son manteau de fourrure.
  
  La chaleur ambiante, après le froid vif du dehors la faisait suffoquer.
  
  Elle arriva au troisième en soufflant un peu et s’engagea dans le couloir. Le gérant de l’hôtel était devant la porte de la chambre de Hubert. Le bruit des pas de Muriel le fit se retourner et il glissa vivement quelque chose dans sa poche.
  
  — Vous vouliez voir mon frère ? questionna Muriel en restant impassible.
  
  L’homme hésita un bref instant.
  
  — Heee… Non. J’étais simplement en train de constater que les boutons des portes ont besoin d’être nettoyés. Si on ne s’occupe pas soi-même des moindres détails, il n’y a jamais rien de fait…
  
  — Mon frère est en bas, reprit Muriel. Il voudrait vous voir.
  
  — Très bien. Je descends tout de suite…
  
  Il marcha vers le palier, puis se retourna alors que Muriel engageait la clé dans la serrure.
  
  — L’ascenseur ne fonctionne pas ?
  
  — Je n’en sais rien. Je suis montée à pied pour faire un peu d’exercice.
  
  Elle entra dans la chambre et referma derrière elle. Bizarre ! elle était à peu près certaine que le gérant se disposait à entrer chez Hubert lorsqu’elle l’avait surpris.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert vit le gérant sortir de l’ascenseur et se porta vers lui.
  
  — Excusez-moi de vous déranger. Je voudrais déposer ça dans votre coffre.
  
  Il montra le paquet qu’il tenait sous son bras. Le gérant l’emmena dans son bureau… Il loucha vers le paquet et demanda :
  
  — On peut savoir ce qu’il y a dedans ? Je vous le demande car on ne peut accepter ni les explosifs, ni les denrées périssables…
  
  Hubert eut un sourire un peu triste.
  
  — En un certain sens, le contenu de ce paquet est assez explosif… et c’est également une denrée très périssable… Il s’agit de cent mille dollars en billets de vingt.
  
  — S’il vous plaît ?
  
  — Cent mille dollars en billets de vingt. Je vous les laisserai très peu de temps. Je les reprendrai ce soir-même.
  
  — Là n’est pas la question. Mais je crois bien que ce coffre n’aura jamais contenu une pareille somme !
  
  L’hôtelier tira un trousseau de clés de son gousset et se mit à tourner les boutons moletés. Le coffre ouvert, Hubert lui tendit le paquet.
  
  — Et voilà ! dit le gérant en refermant la lourde porte d’acier blindé.
  
  — Je compte sur votre discrétion, rétorqua Hubert.
  
  — Le coffre est à toute épreuve, et le paquet étant scellé…
  
  — Ce n’est pas à cela que je pense. Vous savez pourquoi je suis ici… Vous pouvez supposer que je ne suis pas le seul à m’intéresser à cette affaire. Mais, moi, mon seul but est de retrouver ma femme et mon fils sains et saufs. Après, les autres pourront faire ce qu’ils voudront. C’est pourquoi je vous demande la plus grand discrétion. Si certaines personnes savaient que je viens de déposer cent mille dollars dans ce coffre, elles pourraient en tirer des conclusions et compromettre par leur action ce que j’ai eu tant de mal à mettre sur pied.
  
  Le gérant s’inclina.
  
  — Je comprends parfaitement, monsieur Beck. Il aurait peut-être mieux valu que vous ne me disiez pas ce que contenait ce paquet.
  
  — Vous me l’avez demandé.
  
  — De toute façon, n’ayez aucune crainte. Je l’ai déjà oublié.
  
  — Alors, c’est parfait.
  
  Hubert retourna vers la porte. L’hôtelier le suivit.
  
  — Avez-vous un espoir sérieux ? demanda-t-il.
  
  — Je le crois, répondit Hubert.
  
  — Je vous souhaite bonne chance. Mme Beck était si gentille…
  
  Hubert le quitta et monta au troisième étage. Muriel allumait une cigarette quand il entra. Elle avait un air soucieux qu’il remarqua aussitôt.
  
  — Quelque chose qui ne va pas ? questionna-t-il.
  
  Il pensa soudain qu’elle avait pu découvrir un micro et se toucha l’oreille avec une mimique expressive.
  
  — Non, répliqua-t-elle doucement. J’ai regardé partout. Tu as vu le gérant ?
  
  — Oui, pourquoi ?
  
  — Il était devant ta porte quand je suis arrivée et je suis prête à parier qu’il venait de la refermer ou qu’il se disposait à l’ouvrir.
  
  — Dans quelle position était-il ?
  
  Elle alla fermer la porte de communication entre leurs chambres et se plaça comme était l’hôtelier.
  
  — Il se tenait comme ça… Il a sursauté quand il m’a entendue approcher et il a fourré vivement sa main dans sa poche comme pour y dissimuler quelque chose…
  
  Elle mimait en même temps ce qu’elle expliquait.
  
  — Est-ce qu’il t’a donné une explication ? Je suppose qu’un gérant d’hôtel a le droit de pénétrer dans les chambres de son établissement, ne serait-ce que pour vérifier si son personnel fait bien son travail…
  
  — Il m’a dit qu’il était en train de constater la saleté du bouton de porte.
  
  — Était-il vraiment sale ?
  
  — Pas à mon point de vue.
  
  — Eh bien, fit Hubert nullement ému, il nous reste à jeter un coup d’œil dans nos affaires pour voir si on a fouillé dedans…
  
  Il rouvrit la porte et rentra chez lui. Ils s’affairèrent silencieusement chacun de leur côté. Puis, après une dizaine de minutes, Hubert revint vers Muriel.
  
  — On t’a pris quelque chose ?
  
  — Je ne crois pas et toi ?
  
  — À moi, oui. Tout le papier à lettres et toutes les enveloppes que je possédais…
  
  — Tiens ! Tiens ! s’exclama Muriel.
  
  — C’est exactement ce que je me suis dit, riposta Hubert en souriant.
  
  Elle vint vers lui, pensive.
  
  — Il faudrait peut-être chercher qui sert de complice à la Mouche dans cet hôtel ?
  
  — Pourquoi faire ? répondit Hubert. En cherchant à le démasquer, nous risquerions de lui donner l’alerte. Ce n’est pas cet échelon-là qui nous intéresse, mais celui de la Mouche et ceux qui se trouvent éventuellement plus haut.
  
  — Tu as probablement raison.
  
  Elle resta silencieuse un moment, puis annonça :
  
  — Il faudrait que je descende acheter du rouge à lèvres.
  
  — Tu n’en as plus ?
  
  — Presque plus. Si j’attends le dernier moment, je vais me trouver en panne.
  
  — Catastrophe ! Je n’ai pas de conseils à te donner, mais à ta place j’attendrais demain.
  
  — Pourquoi ?
  
  — On ne sait jamais. Nous serons peut-être morts demain et ce ne serait pas la peine, alors, de faire aujourd’hui une dépense inutile. Pense à tes héritiers !
  
  — Je n’ai pas d’héritiers et je suis optimiste. Deux bonnes raisons pour aller maintenant acheter ce rouge.
  
  Elle prit son manteau qu’elle avait posé sur le lit et l’enfila, aidée par Hubert. Puis elle noua son foulard de soie autour de sa tête et passa par la chambre d’Hubert pour sortir.
  
  — Tu n’as besoin de rien ? questionna-t-elle.
  
  — Non, merci.
  
  Elle ouvrit la porte et se figea aussitôt. Un homme se tenait immobile devant elle, dans le couloir. Grand, maigre, avec une affreuse cicatrice en travers du visage et des yeux clairs trop brillants.
  
  — Monsieur le commissaire Albert Oostens ! s’exclama Hubert.
  
  — L’homme qui passe à travers les murs ! renchérit Muriel.
  
  Un sourire mécanique éclaira le visage du visiteur.
  
  — Navré de vous déranger. Vous alliez sortir ?
  
  — Ça peut attendre, répondit Muriel en reculant. Entrez donc, je vous en prie. Nous sommes toujours ravis de vous voir.
  
  — J’en doute.
  
  Il rengaina son sourire et entra. Muriel referma la porte, puis ôta son foulard et ouvrit son manteau. Hubert regardait le « policier » et ne disait rien. Muriel alla ouvrir le tiroir de la table de nuit et en sortit la boîte d’allumettes que Oostens avait laissée lors de sa dernière visite.
  
  — Vous avez oublié ceci avant-hier, commissaire. Nous avons appelé le portier pour qu’il vous le dise, mais… le portier ne vous a pas vu ressortir.
  
  Elle fit une pause, puis ajouta d’un ton neutre :
  
  — Il prétend d’ailleurs ne vous avoir pas davantage vu entrer. Il est sans doute aveugle…
  
  L’homme prit la boîte d’allumettes et répondit sans se troubler.
  
  — Il n’est pas aveugle. Il vous a dit la vérité. Je ne tiens pas à ce que l’on sache que je viens vous voir et je m’arrange pour passer inaperçu.
  
  — Joli talent de société, remarqua Muriel avec un air admiratif.
  
  Hubert intervint doucement :
  
  — À vrai dire, ce n’était pas tellement pour la boîte que nous avons essayé de vous rappeler. Vous devez bien le penser. Mais nous avions eu l’impression que vous partiez un peu… vexé, et je voulais vous faire des excuses. Vous aviez pu croire que nous nous étions moqués de vous.
  
  — Mais pas du tout, rétorqua l’autre d’un ton glacé.
  
  — Aussi, continua Hubert imperturbablement, ai-je essayé ensuite de vous joindre au siège de la police.
  
  Oostens restait impassible sous les regards braqués sur lui. Le silence se prolongeant, il s’enquit finalement :
  
  — Et… que vous a-t-on répondu, au siège de la police ?
  
  Hubert dit, comme si cela n’avait aucune importance :
  
  — Qu’ils ne connaissaient aucun commissaire répondant au nom d’Albert Oostens. C’est le service même du personnel qui m’a donné ce renseignement.
  
  Le sourire mécanique reparut sur le visage du balafré.
  
  — Quelle conclusion en avez-vous tiré ?
  
  — Que vous étiez peut-être un type dans le genre de Fantomas.
  
  Un rire bref, semblable au grincement d’une crécelle, secoua un instant le grand corps du visiteur.
  
  — Très drôle, apprécia-t-il. Mais, je ne vous avais jamais dit que j’appartenais à la police d’Anvers.
  
  — Ah ! riposta Hubert. Parce que vous n’appartenez pas à…
  
  — Non. Je viens de la Direction générale, à Bruxelles.
  
  — Nous aurions dû y penser, évidemment. Alors, que voulez-vous savoir ?
  
  — Je voudrais savoir pourquoi vous vous êtes donné tant de mal hier soir pour déjouer notre surveillance et qui vous avez rencontré dans le quartier des docks.
  
  Le visage de Hubert changea d’expression.
  
  — Écoutez, il faut que nous nous mettions bien d’accord : je n’ai pas de comptes à vous rendre et vous n’avez pas d’ordres à me donner.
  
  — Voire !
  
  — Non ! Je ne l’accepterai pas. J’essaie actuellement de retrouver ma femme et mon fils vivants et je ne veux pas que la police s’en mêle. Après, vous ferez ce que vous voudrez. Je vous donnerai même tous les renseignements que vous voudrez. Mais jusque-là, je continuerai à vous traiter en adversaire. Je regrette.
  
  Oostens respira profondément. La cicatrice de son visage était devenue violette.
  
  — Vous êtes fous ! riposta-t-il. « Après », comme vous dites, il sera trop tard, et vous regretterez amèrement de ne pas nous avoir fait confiance.
  
  — Allez-vous faire f… ! Je vous ai semé hier et je vous sèmerai encore demain soir. Inutile d’insister. Bonsoir, monsieur.
  
  L’homme resta un instant silencieux, puis parut prendre son parti de la situation.
  
  — Très bien. Nous savons maintenant à quoi nous en tenir. Je souhaite que vous n’ayez pas à le regretter trop amèrement.
  
  — Vous vous répétez, monsieur ! lança Hubert qui semblait en proie à une violente colère.
  
  Il alla ouvrir la porte et la tint ouverte.
  
  — Je vous salue, monsieur.
  
  Oostens sortit sans mot dire et s’éloigna. Hubert referma violemment le battant et adressa aussitôt une grimace comique à Muriel.
  
  — Tu as été magnifique, apprécia-t-elle. J’ai même cru un instant que tu étais vraiment en rogne.
  
  — C’était nécessaire pour glisser le « demain soir ». Avec ça et le fait que c’est ce soir le réveillon, il va peut-être relâcher sa surveillance jusqu’à demain.
  
  — Espérons-le, répliqua-t-elle.
  
  Puis, d’un ton détaché, elle demanda :
  
  — Tu crois maintenant que c’est un vrai « poulet » ?
  
  Il haussa les épaules.
  
  — Autrement, son attitude ne correspondrait à rien ; et il est tout à fait vraisemblable que ce soit la Direction de la police à Bruxelles qui s’occupe de ça.
  
  — Et s’il jouait simplement cette comédie pour le compte de la Mouche, à seule fin de s’assurer de notre état d’esprit et de notre discrétion, hein ?
  
  Hubert y avait déjà pensé. Il marcha vers le téléphone et décrocha le combiné.
  
  — Nous allons cette fois en avoir le cœur net, dit-il.
  
  La standardiste répondit.
  
  — Voulez-vous me donner la Direction générale de la Police à Bruxelles, s’il vous plaît. Je m’excuse, mais je ne connais pas le numéro.
  
  — Raccrochez, s’il vous plaît, répliqua la jeune femme. Je vous rappellerai dans un moment.
  
  Hubert rejoignit Muriel près de la fenêtre. La rue prenait un air de fête ; des guirlandes lumineuses et des boules multicolores décoraient les étalages des magasins ; des gens encombrés de paquets ou de petits sapins circulaient en se bousculant sur les trottoirs devenus trop étroits.
  
  — Tout ça me donne le cafard, gémit Muriel. J’aurais bien voulu réveillonner ce soir comme tout le monde.
  
  — Nous aurons peut-être fini à temps.
  
  — Il faut d’abord en finir avec le « taon ».
  
  — Je croyais que c’était une grosse mouche à viande ?
  
  — Les mouches à viande ne s’attaquent qu’aux charognes. Celle-là suce ses victimes vivantes. C’est un taon.
  
  — Alors, reprit Hubert en souriant, je te promets d’essayer de tuer le taon avant minuit.
  
  Le téléphone sonna. Hubert alla répondre.
  
  — Vous avez Bruxelles, annonça la standardiste.
  
  — Merci. Allô, la Direction générale de la Police à Bruxelles ?
  
  — Oui, monsieur, répondit une voix de femme.
  
  — Voulez-vous me passer le service du Commissaire Albert Oostens, s’il vous plaît.
  
  — Voilà, ne quittez pas…
  
  Muriel qui s’était approchée et avait pris l’écouteur fit une grimace de déception. L’hypothèse « Fantômas » s’écroulait. Un déclic, une voix d’homme :
  
  — Allô, qui est à l’appareil ?
  
  — Je voudrais parler au commissaire Albert Oostens, s’il vous plaît.
  
  — De la part de qui ?
  
  — D’un de ses amis…
  
  Un bref silence, puis ;
  
  — Le commissaire Oostens est actuellement en congé, monsieur. Il ne rentrera qu’après les fêtes.
  
  — En congé ? s’étonna Hubert. Je l’avais rencontré tout récemment et il ne m’en avait pas parlé.
  
  L’autre répliqua poliment !
  
  — Il le savait pourtant depuis longtemps. Il garde toujours une semaine ou deux de vacances pour aller aux sports d’hiver. Il est actuellement en Suisse ; peut-être vous enverra-t-il une carte postale ?
  
  — Peut-être, répondit Hubert. Merci bien.
  
  — S’il vous plaît. Voulez-vous me laisser votre nom, je lui mettrai un mot sur son bureau…
  
  — Excusez-moi, dit Hubert comme s’il n’avait pas entendu.
  
  Et il raccrocha. Son regard rencontra celui de Muriel qui brillait d’excitation.
  
  — Qu’est-ce que tu penses de ça, Baby !
  
  — Je pense que ma théorie n’était pas si mauvaise.
  
  — Il est possible aussi que l’affaire des disparitions soit considérée comme secrète et que l’ordre ait été donné de ne pas dire où se trouvait réellement le commissaire Oostens…
  
  Muriel émit un bref ricanement :
  
  — Pfff ! Tu peux toujours croire ce que tu veux !
  
  Elle referma son manteau et remit son foulard sur sa tête.
  
  — Je vais acheter ce rouge à lèvres.
  
  — Toujours optimiste ?
  
  — Toujours. À tout à l’heure !
  
  Il la regarda sortir, perplexe.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Ils étaient dans le coin le plus sombre de Grote Tunnel Plaatz. Le ciel était couvert et de légers flocons blancs continuaient de flotter dans l’air glacé. Muriel battait la semelle, ayant froid aux pieds malgré ses après-ski chaudement fourrés. Un gros camion de déménagement se trouvait rangé là, le long du trottoir ; un camion qui allait jouer son rôle dans l’affaire.
  
  Hubert consulta le cadran lumineux de sa montre : plus que trois minutes à attendre. Mathieu Schmitt devait être aux aguets quelque part, dans l’ombre d’une des rues qui aboutissaient à la place, prêt à prendre la filature. Et sans doute n’était-il pas seul…
  
  — Tu pourrais peut-être poser ton paquet par terre, suggéra Muriel.
  
  — Complètement dingue ! riposta Hubert. Est-ce que l’on pose cent mille dollars sur un trottoir, sur de la neige sale et glacée ? Hein ?
  
  — Arrête ! répliqua-t-elle sur le même ton. Tu me fais mal aux seins !
  
  — Oh ! les pauvres mignons ! Tu ne crois pas qu’un petit massage ?…
  
  Elle frissonna et se serra contre lui.
  
  — J’ai peur, murmura-t-elle. Je suis malade de peur.
  
  — Moi aussi. Nous voilà bien. Si on appelait un agent ?
  
  Elle se mit à rire nerveusement.
  
  — Ne plaisante pas. Tu crois qu’il va encore nous faire attendre longtemps ?
  
  — Le « taon » n’est pas encore venu. Dans deux minutes…
  
  — C’est la marche du « taon ».
  
  Il tapota le gros paquet qu’il tenait sous son bras.
  
  — Et le « taon » c’est de l’argent.
  
  — Nous sommes vraiment très spirituels !
  
  — C’est très bon de dire des bêtises. Ça détend !
  
  — Voilà une voiture ! dit-elle, brusquement angoissée.
  
  Une auto venait vers eux. À cinquante mètres, elle fit les appels de phare prévus. Hubert et Muriel se mirent à courir le long du camion. Ils arrivèrent à l’autre bout en même temps que la voiture, qui se rabattit brutalement vers le trottoir. Une portière s’ouvrit. Hubert compta lentement jusqu’à cinq, puis repoussa la portière avec force, afin de faire le plus de bruit possible. Muriel s’était déjà accroupie sous l’arrière du camion ; Hubert la rejoignit vivement. La voiture repartit à toute allure en les aspergeant de boue.
  
  Dix secondes plus tard, une grosse limousine passa près d’eux en pleine accélération, tous feux éteints. Puis une autre… Le stratagème inventé par la « Mouche » avait parfaitement réussi.
  
  Hubert et Muriel restèrent deux minutes dans leur position inconfortable. Puis une conduite intérieure noire, de marque américaine et d’un modèle ancien, arriva en silence. Elle s’arrêta au même endroit que la première. Hubert et Muriel sortirent de leur cachette et montèrent derrière. Hubert referma doucement la portière alors que la voiture repartait déjà en souplesse.
  
  C’était sans doute une ancienne voiture de maître, car une glace épaisse séparait l’avant de l’arrière et il y avait un téléphone intérieur. L’homme qui tenait le volant était large d’épaules et coiffé d’un chapeau à larges bords baissés ; le col de son pardessus était relevé.
  
  La voiture fit lentement le tour de la grande place, puis s’engagea dans Italiëlei, en direction du nord. Ils dépassèrent l’entrepôt Royal, puis virèrent à droite dans Noorderlaan, tournant définitivement le dos au tunnel sous l’Escaut. Hubert n’en fut pas surpris. À la sortie du tunnel, de l’autre côté du fleuve, le péage arrêtait toutes les voitures et c’était un trop gros risque pour la Mouche. L’auto sortit de la ville par la route de Hollande. La chaussée était enneigée et glissante. Le chauffeur conduisait avec prudence, mais aussi avec habileté.
  
  Muriel se pencha vers Hubert et demanda :
  
  — C’est la Mouche ?
  
  Hubert ne cessait pas, depuis le départ, d’observer l’homme qui tenait le volant ; il avait même essayé d’apercevoir son visage dans le rétroviseur. En vain. Il haussa les épaules pour signifier qu’il n’en savait rien. La glace de séparation était d’une seule pièce et ne pouvait être ouverte. Hubert se demanda si elle était à l’épreuve des balles ; ce n’était pas impossible.
  
  Il avait proposé à Muriel de rester à l’hôtel pendant qu’il irait au rendez-vous de la Mouche, mais elle avait farouchement refusé. Il n’avait d’ailleurs pas beaucoup insisté, car la Mouche tenait peut-être à les avoir tous les deux ensemble et il aurait pu prendre prétexte de l’absence de la jeune femme pour ne pas tenir ses engagements. Hubert voulait l’obliger à abattre son jeu sans faux-fuyants.
  
  À quelques kilomètres de la ville, la voiture quitta la grand-route pour prendre la direction d’Ekeren.
  
  Ils ne parlaient pas. De temps à autre, Hubert se retournait pour regarder en arrière. Personne ne semblait les suivre. Il se demanda si Mathieu Schmitt, évidemment au courant du scénario inventé par la Mouche, avait pu prendre la filature. Il se rappelait le rire cruel de la Mouche lorsqu’il leur avait affirmé, à Noordkastel, que le journaliste ne pourrait jamais rien raconter. Sans doute des dispositions avaient-elles été prises pour neutraliser celui-ci…
  
  Ils étaient dans la région des « polders », uniformément recouverte de neige à perte de vue. Des lumières brillaient ça et là dans la nuit, seuls signes d’habitation.
  
  Hubert commençait à trouver le temps long. Il se demandait à quel moment et en quel endroit, la Mouche choisirait de passer à l’action. Bien sûr, il n’était pas pressé. En raison des termes du marché passé entre eux, il ne risquait absolument rien tant que l’espoir persistait.
  
  Ils arrivèrent enfin en vue de la digue qui bordait le fleuve. La voiture roulait maintenant sur un chemin malaisé et très glissant. Plusieurs fois, les roues dérapèrent et se mirent à patiner. Mais le conducteur avait de l’expérience et repartait à chaque fois sans difficulté.
  
  Finalement, l’auto s’arrêta au pied de la digue. Le conducteur descendit, laissant le moteur tourner, et vint ouvrir la portière arrière. Ils distinguèrent alors son visage, l’horrible visage de la Mouche.
  
  — Dezendez et zuivez-moi, ordonna-t-il.
  
  Muriel descendit la première, suivie de Hubert encombré par son paquet. La Mouche referma la portière et se dirigea vers un escalier de pierre qui s’élevait au flanc de la digue. Arrivé au pied, il se retourna et demanda en s’adressant à Hubert.
  
  — Vous avez une arme ?
  
  Hubert avait un 22 long-rifle fixé sous son pantalon, le long de son mollet droit. Il répondit, l’air surpris :
  
  — Non, pourquoi ? Il y a du danger ?
  
  — Nous allons monter à bord d’une pénize où ze trouvent votre femme et votre filz, expliqua le monstre. Zette pénize est gardée par des zens fort peu commodes. Ils vont vous tâter avant de vous laizer pazer et zi vous avez une arme zela peut tout gâter.
  
  — Je n’ai pas d’arme, affirma Hubert.
  
  — Alors, venez. Faites attention aux marzes, elles zont zelées. Z’est danzereux.
  
  Il était si tranquille qu’il passa le premier. Hubert réprima un sourire à l’idée de la surprise que ce phénomène allait avoir avant peu et fit signe à Muriel de monter devant lui afin qu’il pût l’aider et la retenir si elle glissait, la Mouche montait prudemment, posant ses pieds bien à plat sur les marches verglacées, la luminosité naturelle de la neige leur permettait heureusement de distinguer les contours des choses. Hubert demanda tout de même :
  
  — Vous n’auriez pas une lampe électrique ?
  
  — Non, répliqua la Mouche en s’arrêtant. Ze n’est pas utile.
  
  Il repartit. Hubert pensa qu’il ne tenait pas à attirer l’attention avec une lumière. Des navires passaient presque sans arrêt sur le fleuve, venant de la mer ou y retournant.
  
  Ils atteignirent le sommet de la digue sans encombre. À cet endroit, lorsque la marée était haute, les eaux se trouvaient au-dessus du niveau des terres. Hubert buta contre une boîte de conserve, mais la boîte ne roula pas, solidement fixée au sol par le gel. Il regarda à droite et aperçut les feux de Iyillo. À gauche, le ciel rougeoyait au dessus d’Anvers.
  
  — Zuivez-moi, dit la Mouche.
  
  Il partit à droite, sur le chemin qui longeait le sommet de la digue. Un gros navire arrivait, se dirigeant vers le port, tout illuminé. Les échos d’un accordéon leur parvinrent. Les marins se préparaient à fêter joyeusement la nuit de Noël.
  
  Ils parcoururent ainsi une centaine de mètres. Muriel avait pris la main de Hubert. Elle ne possédait pas les yeux de chat ni le sens de l’équilibre de son compagnon et glissait fréquemment après avoir buté sur des obstacles qu’elle ne voyait pas.
  
  Ils découvrirent soudain la péniche, amarrée en contrebas, simple forme noire et mate sur l’eau noire et brillante. Pas une lueur, pas un bruit. La Mouche s’arrêta !
  
  — Z’est izi, annonça-t-il.
  
  Ils restèrent immobiles quelques secondes. Muriel s’était rapprochée de Hubert qui se tenait prêt à tout. Puis, la Mouche se mit à siffler les premières mesures d’un air inconnu mais qui parut à Hubert provenir d’un folklore slave, encore que, son expérience lui eût appris que tous les folklores du monde se ressemblent étrangement et qu’il est souvent difficile de trouver la différence entre certaines chansons de cow-boys nées dans le Far West américain et certains chœurs russes jaillis de la steppe et que rien n’est plus proche des fandangos espagnols que certaines roucoulades pratiquées en Crimée.
  
  L’effort mélodique de la Mouche n’obtint aucune réponse et Hubert se demanda si un seul être vivant se trouvait à bord de cette péniche.
  
  Mais la Mouche parut trouver ce silence normal et les entraîna de nouveau vers un escalier taillé dans la terre et qui aboutissait à une frêle passerelle reliant le bateau à la digue.
  
  — Faites très attention, conseilla-t-il. Si vous glizez, vous tombez dans l’eau et l’eau est très froide.
  
  Ils voulaient bien le croire. Avec cette tranquille assurance qui le caractérisait, la Mouche passa encore le premier. Hubert passa ensuite, toujours encombré par son paquet, descendant en crabe pour soutenir Muriel avec sa main libre. La Mouche aurait eu beau jeu, à ce moment-là, de les précipiter dans l’eau glacée ; mais Hubert ne craignait pas que l’affreux bonhomme les attaquât avant de s’être assuré la possession du paquet contenant la rançon.
  
  Ils atteignirent la passerelle et s’y engagèrent. C’était une simple planche sur laquelle avaient été clouées des lattes en travers et que bordaient deux cordages à hauteur de main. L’ensemble se mit à osciller dangereusement sous leur poids, mais ils arrivèrent néanmoins sains et saufs sur le pont.
  
  — Par izi, dit la Mouche.
  
  Ils le suivirent vers le rouf obscur. Les vagues provoquées par le passage du grand bateau qui se dirigeait vers Anvers arrivèrent soudain et la lourde péniche se mit à danser mollement. Des lumières brillaient de l’autre côté du fleuve qui avait plus d’un kilomètre de large à cet endroit.
  
  La Mouche ouvrit la porte du rouf et alluma enfin une lampe de poche pour éclairer l’escalier plongeant dans le ventre de la péniche.
  
  — Il n’y a personne, sur ce bateau ? questionna Muriel.
  
  La Mouche ne répondit pas et se mit à descendre. De toute évidence, la pensée que ses compagnons pussent faire demi-tour ou simplement refuser de le suivre ne l’effleurait même pas. Il était convaincu que le désir de retrouver sa femme et son fils était pour Hermann Beck un aimant assez puissant.
  
  Ils arrivèrent dans une sorte de cabine carrée, meublée d’une table, de quatre chaises et de deux couchettes superposées. La Mouche posa sa lampe sur une couchette de telle façon que Hubert et Muriel fussent éclairés de face alors que lui-même se trouvait en contre-jour. Il ne devait pas aimer montrer son horrible figure en pleine lumière.
  
  Hubert posa son paquet sur la table qui les séparait.
  
  — Où sont ma femme et mon fils ? questionna-t-il d’une voix volontairement mal assurée.
  
  — Ils zont à bord de zette pénize, répondit le monstre en sortant de la poche de son manteau un énorme Mauser avec lequel il se mit à jouer.
  
  Hubert regarda le pistolet.
  
  — Pourquoi cette arme ? questionna-t-il.
  
  La Mouche fut secoué d’un bref ricanement.
  
  — Ze viens de vous dire que votre famille se trouve à bord de ze bateau et vous penzez qu’il n’y a personne d’autre en dehors d’eux et de nous. Vous pourriez être tenté de garder votre arzent… Ze ne vous menaze pas.
  
  Hubert posa une main sur le paquet.
  
  — Montrez-les moi. Je vous donnerai l’argent dès que je les aurai vus vivants.
  
  La Mouche secoua négativement son horrible tête.
  
  — Non, pas comme za. Vous zortez l’argent, ze vérifie zi le compte y est, puis ze vous donne la clé de la cale où ils zont enfermés.
  
  Hubert fit semblant de réfléchir. Si Elsie Beck et son fils étaient réellement à bord de cette péniche, ce dont il doutait fortement, il saurait bien les y trouver.
  
  — Comment regagnerons-nous Anvers ? questionna-t-il.
  
  — Vous pourrez prendre la voiture. Ze resterai ici. Mais ze ne zera pas utile de revenir avec la polize pour me zerzer et récupérer votre arzent. Vous ne trouverez plus personne.
  
  Hubert parut se décider.
  
  — Finissons-en, dit-il.
  
  Et il fit sauter les cachets de cire, puis se mit à dénouer la ficelle qui tenait le paquet fermé. Muriel s’était reculée dans un angle, afin de ne pas gêner Hubert au moment où celui-ci passerait à l’action.
  
  Elle regardait la Mouche. L’abominable visage était dans l’ombre, et le col haut relevé, le bord baissé du chapeau en dissimulaient une grande partie, mais Muriel percevait quand même la tension, l’avidité qui habitaient le personnage.
  
  Hubert déploya lentement le papier brun qui enveloppait la grande boîte de carton. Un instant, le bruit produit par le froissement du papier couvrit le clapotis de l’eau contre la coque.
  
  La respiration de Muriel était devenue un peu haletante, mais personne ne s’en apercevait. La Mouche ne quittait pas la boîte du regard et Hubert contrôlait le moindre de ses gestes avant l’attaque…
  
  La péniche continuait de danser sur le sillage du navire, mais avec une force décroissante. Hubert ôta le papier qu’il venait de déployer et le jeta dans un angle de la cabine. Puis, sans mot dire, il poussa la boîte sur la table en direction de la Mouche.
  
  Il toucha, en ramenant sa main, le paquet de ficelle qui tomba sur le plancher. Et, le plus naturellement du monde, alors que la Mouche soulevait de ses mains gantées le couvercle de la boîte, il se baissa, comme pour ramasser la ficelle.
  
  Seule, Muriel pouvait voir ce que faisaient les mains d’Hubert. Il y avait l’écran de la table entre elles et la Mouche, d’ailleurs bien trop occupé. Très vite, avec une remarquable sûreté de geste, Hubert retroussa son pantalon et arracha le sparadrap qui fixait le 22 sur son mollet. Lorsqu’il se redressa, l’arme en main, prêt à faire feu, la Mouche venait de découvrir que la boîte de carton ne contenait que des vieux journaux.
  
  Le monstre jura effroyablement, puis voulut reprendre son Mauser qu’il avait posé sur la table pour avoir les mains libres. Hubert tira. La balle toucha le Mauser qui fut violemment projeté alors que la Mouche allait le saisir.
  
  — Les mains en l’air ! ordonna Hubert.
  
  Mais la Mouche n’était pas de ceux qui capitulent facilement et, pour avoir négligé de vérifier un détail, Hubert perdit aussitôt l’avantage. Persuadé que la table, comme sur tous les bateaux, se trouvait solidement fixée au plancher, il n’avait pas pensé à s’en assurer. Et, maintenant, d’un terrible coup de genou, la Mouche lui envoyait cette table à la figure.
  
  Il fut obligé de parer le coup avec ses bras. Pendant quatre secondes, très exactement, il fut dans l’impossibilité d’agir. Et ces quatre secondes, la Mouche les mit remarquablement à profit. D’abord la lumière. Il attrapa la lampe derrière lui et l’éteignit. Puis il fonça au jugé vers l’escalier. Il avait déjà franchi la moitié des marches lorsque Hubert, ayant recouvré son équilibre après le choc, fut de nouveau dans la possibilité de se mouvoir.
  
  De se mouvoir, mais non d’agir. Il se retrouvait dans l’obscurité, tournant sans le savoir le dos à l’escalier. Muriel vit la silhouette de la Mouche se découper soudain sur un carré de ciel plus clair découvert par l’ouverture de la porte. Elle cria à Hubert :
  
  — Derrière toi ! Vite !
  
  Hubert pivota vivement, mais trop tard. La Mouche courait déjà sur le pont. Hubert se lança sur ses traces, suivi de Muriel. Mais il atteignait seulement le sommet de l’escalier lorsque le fuyard franchissait la passerelle. Emporté par la rage d’avoir laissé échapper l’adversaire, il se lança comme un fou sur le pont givré, glissa et tomba lourdement, évitant de peu de se fracasser le crâne sur la bordure d’une écoutille.
  
  Muriel l’aida à se relever. Ils entendirent un grand bruit de raclement suivi d’un plouf ! énorme. La passerelle qui reliait la péniche à la terre venait de tomber à l’eau. Un rire sardonique s’éleva, exprimant la joie que procurait à la Mouche ce bon tour joué à l’ennemi.
  
  Hubert et Muriel arrivèrent au bord de la péniche et aperçurent l’ombre du fugitif au sommet de la digue. Hubert leva le bras et tira, visant les jambes. Mais sa chute lui avait durement meurtri l’épaule et la douleur lui fit rater son coup. Il voulut doubler, mais la cible disparut brusquement de l’autre côté.
  
  — Le salaud ! grogna-t-il en se massant l’épaule de la main gauche.
  
  — Tu es blessé ? s’inquiéta Muriel.
  
  — Ce n’est rien. C’est en tombant.
  
  — Comment allons-nous faire pour sortir d’ici ?
  
  Il regarda le gouffre sombre qui les séparait de la terre. Deux bons mètres, avec une certaine profondeur d’eau glacée en dessous. Deux mètres, ça se saute facilement quand on peut prendre son élan ; mais comment s’élancer sur un pont givré, aussi glissant qu’une patinoire ?
  
  Le grondement du moteur de la voiture leur arriva. Ils l’écoutèrent démarrer, puis s’éloigner…
  
  — Jolie promenade en perspective ! dit Muriel. C’est gai !
  
  Hubert décida immédiatement de ce qu’ils devaient faire.
  
  — Inutile de lui courir après. Sans voiture, nous n’avons aucune chance. Nous allons visiter ce rafiot.
  
  — Pourquoi ? questionna Muriel d’un ton sarcastique. Tu espères encore trouver « ta femme » et « ton fils » ?
  
  — Non, mais on peut trouver autre chose. Nous avons quelques raisons de supposer que c’est ici le terminus. Alors ?
  
  — Que serait-il arrivé, à ton avis, si tu n’avais pas attaqué le premier ?
  
  — Il nous aurait descendus tous les deux.
  
  — Et après ?
  
  — Après, nous aurions été au ciel, ou en enfer.
  
  — Ce n’est pas ce que je veux savoir.
  
  — Navré. Je ne peux pas te renseigner. Écoute, une surprise est toujours possible. Alors, tu vas monter la garde. Adosse-toi au rouf, à l’abri du vent, et surveille les environs, aussi bien du côté de l’eau que du côté de la terre. Compris ?
  
  — Je vais geler.
  
  — Tu n’auras qu’à battre la semelle. Il vaut mieux, crois-moi, avoir les pieds gelés que la cervelle brûlée.
  
  — Je ne suis pas de ton avis. Les pieds gelés, ça fait mal longtemps. La cervelle brûlée, c’est tout de suite fini.
  
  — D’accord, mais tu vas tout de même faire ce que je viens de te dire.
  
  Hubert sortit une lampe électrique d’une poche de son duffle-coat et se dirigea vers une écoutille.
  
  
  *
  
  * *
  
  Une demi-heure plus tard.
  
  — Tu as trouvé quelque chose ? demanda Muriel qui claquait des dents.
  
  — Une douzaine de sacs de ciment et quelques planches. Rien de plus. On a l’impression que cette péniche a été abandonnée voici un certain temps et que ses occupants sont partis avec tout ce qui se trouvait à bord, excepté ces sacs de ciment.
  
  — Pas un endroit qui ait pu abriter des prisonniers ?
  
  — Aucune trace. Tu as l’air gelé ?
  
  — Je suis frigorifiée. Mes pieds ne sont plus que deux morceaux de glace. Je vais attraper une pleurésie et tu seras obligé de me soigner pendant six mois.
  
  — Pourquoi ? Il existe des hôpitaux, non ?
  
  — Salaud !
  
  Puis, elle se mit à geindre !
  
  — Comment allons-nous sortir d’ici ?
  
  — J’ai trouvé un moyen. Les ancres sont placées de façon à tenir ce rafiot assez loin du bord. Le fleuve fait un coude, ici, et le courant pousse vers la digue. Il y a une réserve de chaîne suffisante en amont pour se rapprocher à toucher.
  
  Il se dirigea vers la proue qui se trouvait pointée en direction d’Anvers. Muriel le suivit prudemment.
  
  — Va surveiller de l’autre côté, lui ordonna-t-il, et préviens-moi quand ce sera assez… Et fais attention à ne pas te flanquer au jus !
  
  Elle obéit et s’appuya au bordage. Elle entendait les clic-clic-clic qui scandaient derrière elle les efforts de Hubert. Lentement, le flanc de la péniche glissait vers la digue. L’écart diminuait ; un mètre cinquante, un mètre… Il y eut un choc sous la coque. Muriel faillit perdre l’équilibre.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? questionna Hubert.
  
  — Je ne sais pas. C’est en dessous.
  
  Il vint se rendre compte lui-même. Un grand pas pouvait maintenant suffire à franchir le vide, à condition de ne pas glisser ; et il y avait à peu près une chance sur dix de ne pas glisser.
  
  — Le fond a dû toucher, dit-il, mais je vais encore en filer un peu. On verra bien.
  
  — Surtout, ne nous fait pas couler ! Ce serait le bouquet !
  
  — Je vais essayer. Recule-toi un peu, ça vaut mieux.
  
  Elle obéit et alla s’asseoir sur un panneau de cale auquel elle s’agrippa solidement. Clic… clic… clic… clic… Un raclement sinistre. La coque de bois, poussée par le courant, glissait sur quelque chose de rugueux. Puis le pont s’inclina vers la rive, lentement…
  
  — Ça penche ! avertit Muriel.
  
  — Je le sens bien.
  
  Clic… clic… clic… clic… Muriel fut obligée de se pencher en arrière pour compenser l’inclinaison.
  
  — Arrête ! supplia-t-elle. Tu vas nous faire glisser !
  
  Il cessa et revint prudemment. L’écart avait encore diminué de moitié.
  
  — On va y aller, décida-t-il.
  
  Elle se leva pour le rejoindre, tomba sur les fesses et partit comme un traîneau sur la pente. Hubert se jeta à plat ventre contre le bordage et la reçut contre lui.
  
  — Ne sois pas si pressée, grogna-t-il. Ce n’est pas une manière de quitter un bateau.
  
  Ils se relevèrent avec mille précautions. Puis Hubert enjamba le vide, assura solidement son pied contre une motte de terre durcie par le gel et aida la jeune femme à passer. L’affaire se passa bien, il ramena sa seconde jambe sur la terre ferme et ils se dirigèrent à petits pas vers l’escalier qui grimpait au faîte de la digue.
  
  Ils se retrouvèrent bientôt de l’autre côté. Plus de voiture, évidemment, rien que des traces de pneus dans la neige.
  
  — Quelle heure est-il ? questionna Muriel.
  
  Hubert consulta le cadran lumineux de sa montre.
  
  — Dix heures et demie.
  
  — À quelle distance sommes-nous d’Anvers ?
  
  — De l’hôtel ? Je ne sais pas. Dix, quinze kilomètres ?
  
  — C’est gai ! Enfin, en marchant bien, on peut encore arriver à temps pour le réveillon.
  
  — Ah ! Parce que tu crois encore que nous allons pouvoir réveillonner ? Tu dois croire aussi au Père Noël, sans doute ?
  
  — N’essaie pas de me démoraliser, tu n’y arriveras pas.
  
  La neige avait cessé de tomber. Les polders s’étendaient autour d’eux, immense étendue blanche glacée.
  
  — Ça me fait penser à la retraite de Russie, dit Muriel. Je suis sûre que la Bérézina n’est pas loin.
  
  — Elle est derrière nous. Allons-y.
  
  Ils partirent d’un bon pas, suivant les traces laissées dans la neige par les pneus de la voiture. Muriel tirait la jambe.
  
  — Ça ne va pas ? s’inquiéta Hubert.
  
  — J’ai les pieds gelés, tout simplement. Ça va se passer.
  
  Ils n’avaient guère parcouru plus de cinq cents mètres quand leur attention fut attirée par les phares d’une auto qui venait vers eux.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? s’inquiéta Muriel. Peut-être la Mouche qui revient avec du renfort ?
  
  Hubert lui prit la main.
  
  — Viens !
  
  Il l’entraîna dans le fossé, seul endroit où il était possible de se dissimuler un peu.
  
  — Couche-toi !
  
  — Tu vas finir par me faire attraper un rhume !
  
  Elle s’allongea. Il la recouvrit de neige, puis s’allongea près d’elle et repoussa la neige devant eux de façon à former une sorte d’écran destiné à les dérober à la vue des occupants de la voiture. Puis, d’un coup de poing, il pratiqua une meurtrière et se mit à surveiller l’approche du véhicule.
  
  L’auto roulait doucement, sur une vitesse intermédiaire. Hubert tira son 22 de la poche de son duffle-coat et en repoussa le cran de sûreté.
  
  — Quel métier ! gémit Muriel qui sentait l’humidité la pénétrer.
  
  — Chut !
  
  La voiture n’était plus qu’à trente mètres. Aveuglé par les phares, Hubert ne pouvait en distinguer la forme. Mais le son du moteur…
  
  Vingt mètres… dix mètres… Brusquement, Hubert se releva, les bras au ciel.
  
  — Stop ! hurla-t-il.
  
  Muriel crut un instant qu’il était devenu fou. Elle ne bougea pas, attendant la suite. L’auto s’arrêta. Une voix connue cria :
  
  — C’est vous, Beck ?
  
  — Et comment ! répliqua Hubert.
  
  Muriel se releva avec peine. Elle avait identifié la voix de l’automobiliste ; debout elle reconnut la voiture. C’était Mathieu Schmitt.
  
  Il descendit.
  
  — Que s’est-il passé ?
  
  — On vous racontera, répondit Hubert. Mais je crois que ma sœur est en train de mourir de froid.
  
  Schmitt regarda Muriel qui claquait des dents.
  
  — Montez, dit-il. Il fait bon dans la voiture.
  
  Elle s’installa derrière. Hubert fit le tour pour s’asseoir à côté du journaliste.
  
  — Je vous ai bien suivi à partir de Grote Tunnel Plaatz, expliqua ce dernier, mais je vous ai perdus de vue un peu avant le carrefour d’Ekeren et je me suis retrouvé à Braschaat, tout seul. Alors, j’ai fait demi-tour et essayé la route d’Ekeren. Une seule voiture m’a croisé et il m’a bien semblé reconnaître celle qui vous avait emmené, mais il n’y avait qu’une personne dedans… Je ne savais que faire, je me suis décidé à remonter les traces de cette voiture…
  
  — Vous avez bien fait, dit Hubert. C’est la Mouche que vous avez rencontré. Le salaud nous a échappé !
  
  — Que s’est-il passé ? reprit Schmitt.
  
  — Eh bien, il nous a emmenés à bord d’une péniche vide en essayant de nous faire croire qu’Elsie et mon fils se trouvaient à bord sains et saufs. Une fois là, il a abattu ses cartes. Il voulait simplement les cent mille dollars et nous descendre afin que nous ne puissions pas porter plainte. Heureusement, j’avais emporté un 22 long-rifle. J’ai réussi à le désarmer mais il a pu s’échapper…
  
  Il raconta ensuite ce qui s’était vraiment passé. À la fin, Schmitt demanda :
  
  — Et l’argent ?
  
  — Il l’a emporté.
  
  Il y eut un silence. Puis le journaliste demanda :
  
  — Qu’allez-vous faire, maintenant ?
  
  — Rentrer à l’hôtel, et dormir. Nous verrons plus clair demain. Nous avons été victimes d’un odieux escroc, c’est simple.
  
  — Bon, dit Schmitt, je vais vous ramener.
  
  Il fit faire demi-tour à la voiture. La route n’était pas très large, mais les roues accrochaient bien sur la neige fraîche. Ils repartirent en direction d’Anvers…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Muriel ôta son manteau et le lança sur le lit.
  
  — Eh bien, fit-elle avec amertume, il me semble que nous avons perdu notre taon, hein ?
  
  — Nous le retrouverons, répliqua Hubert.
  
  Il se débarrassa de son duffle-coat et passa ses doigts nerveux dans ses cheveux courts.
  
  — Maintenant qu’il sait à quoi s’en tenir, nous pouvons jeter le masque et passer à la contre-attaque. Sans ménagements.
  
  — Encore faudrait-il savoir comment lui remettre la main dessus.
  
  Hubert s’approcha d’elle et baissa la voix.
  
  — Nous avons un moyen… Nous savons avec certitude qu’il avait un complice dans cet hôtel…
  
  — Soupçonne-tu quelqu’un ?
  
  — Non, personne en particulier.
  
  — Alors ?
  
  — Il y a tout de même quelqu’un qui me paraît insoupçonnable : c’est cette brave Maria, la femme de chambre. Tu vas l’interroger.
  
  — Si elle est là !
  
  — Nous verrons bien.
  
  — Et que veux-tu que je lui demande ?
  
  — La Mouche ne pouvait pas savoir que le père Gérold descendrait ici. Donc, l’installation de son observateur ne peut dater que de ce moment-là… D’une manière plus large : entre l’arrivée à Anvers de Arthur Gérold et la disparition d’Elsie Beck. Tu piges ?
  
  — Très bien. Je vais demander à Maria qui, parmi le personnel de l’hôtel, a été engagé pendant cette période.
  
  — C’est ça. Appelle-là, je passe à côté.
  
  Il prit son duffle-coat et rentra chez lui en refermant la porte. Muriel appuya sur le bouton destiné à la femme de chambre, la pendulette, sur la table de chevet, indiquait onze heures vingt. Muriel pensa qu’elle pouvait faire son deuil du réveillon.
  
  On frappa à la porte. Muriel alla ouvrir. C’était Maria, blonde, grasse et souriante.
  
  — Mademoiselle désire quelque chose ?
  
  — Entrez, Maria. Vous travaillez un soir de Noël ?
  
  — Je n’ai pas de famille, savez-vous. Alors… Nous réveillonnerons tout à l’heure à la cuisine, avec tout le personnel de garde.
  
  Muriel se fit extrêmement gentille :
  
  — Je crois que vous aimiez bien ma belle-sœur, Mme Beck ?
  
  — Oh ! oui, répliqua la brave femme. C’était une si bonne dame !
  
  Muriel devint mystérieuse.
  
  — Vous pourriez nous rendre un service, Maria, et ce ne serait pas difficile.
  
  — S’il vous plaît, mademoiselle. Je sais que vous êtes dans le malheur et je ne demande qu’à vous aider, si je peux.
  
  Muriel resta silencieuse un moment, puis reprit :
  
  — Eh bien, voilà, Maria. Mon frère et moi avons trouvé une lettre inachevée dans les bagages de ma belle-sœur. Elle disait que quelqu’un était venu la voir et qu’un employé de l’hôtel, engagé récemment, avait vu cette personne. Elle n’a pas mis le nom de l’employé ; sans doute l’ignorait-elle. Mais cet employé sait probablement quelque chose d’utile pour nous et il ne s’en doute pas. Vous devez savoir, vous, quels sont les employés qui ont été engagés peu de temps avant la disparition de ma belle-sœur.
  
  La femme de chambre se mit à réfléchir.
  
  — Ici, le personnel change pas souvent, alors c’est pas difficile… Comme nouveau, n’y a guère que Nicolas.
  
  — Qui est Nicolas ?
  
  — C’est le garçon d’étage.
  
  — Celui qui nous apporte le petit déjeuner ?
  
  — Oui.
  
  Il était si effacé que Muriel n’avait jamais fait attention à lui.
  
  — Il est là depuis quand ?
  
  Maria se gratta pensivement la joue.
  
  — Août… Septembre ? Non, plutôt août.
  
  — Il est de service, ce soir ?
  
  — Non.
  
  — Vous savez où il habite ?
  
  — Ça non. Il est pas très liant. Mais le patron doit le savoir, forcément.
  
  — Vous êtes bien gentille, Maria. Vous ne voyez personne d’autre.
  
  — Non, personne.
  
  — Le gérant est ici depuis longtemps ?
  
  — Oh ! ça fait bien dix ans.
  
  — Merci, Maria.
  
  Elle prit un billet dans son sac et le fourra dans la poche de la femme de chambre qui afficha une grande confusion.
  
  — S’il vous plaît, mademoiselle. Ce n’était pas la peine…
  
  Elle sortit. Muriel referma la porte. Hubert reparut.
  
  — J’ai tout entendu, dit-il. Tu t’en es très bien tirée.
  
  — Ce n’était pas difficile, elle ne demandait qu’à parler.
  
  — Il nous faut maintenant l’adresse de ce type et je vais aller lui dire deux mots.
  
  Il réfléchit un instant, puis annonça :
  
  — Eurêka ! Appelle le garçon d’étage.
  
  — Mais, puisqu’il n’est pas là ?
  
  Elle marcha vers la tête du lit et pressa le bouton.
  
  — L’aurais-tu soupçonné ? demanda-t-elle en se retournant vers Hubert.
  
  — J’aurais dû. Il avait l’air trop honnête.
  
  — Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi effacé. Je ne me souviens même pas de son visage…
  
  — Eh ! fit Hubert. Tout le monde ne peut pas ressembler à la Mouche !
  
  Ils entendirent des pas qui se rapprochaient dans le couloir. Toc ! toc ! toc !
  
  — Entrez ! dit Hubert.
  
  La porte s’ouvrit, découvrant un garçon qu’ils ne connaissaient pas.
  
  — Nicolas n’est pas là ?
  
  — Non, monsieur, répondit l’employé. Il a congé ce soir, c’est moi qui le remplace. S’il vous plaît, monsieur.
  
  Hubert prit un air très contrarié.
  
  — C’est très embêtant. Il ne vous a rien laissé pour nous ?
  
  Le garçon parut très étonné.
  
  — Non, rien du tout.
  
  — Aïe ! Aïe ! Aïe ! Comment faire ? Savez-vous où je peux le joindre ? Connaissez-vous son adresse ?
  
  L’employé écarta les bras pour exprimer son impuissance.
  
  — Absolument pas, monsieur. Il faudra demander à la direction.
  
  — Merci, dit Hubert. Excusez-nous de vous avoir dérangé.
  
  — S’il vous plaît, monsieur.
  
  Il sortit.
  
  — Pas l’air très dégourdi, celui-là ! remarqua doucement Muriel. Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?
  
  Hubert se dirigea vers le téléphone qu’il décrocha :
  
  — Allô ! Allô !
  
  — J’écoute, répondit la téléphoniste.
  
  Il reconnut la voix.
  
  — Bonsoir, vous êtes de service ?
  
  — Jusqu’à minuit, monsieur Beck. Après, je file réveillonner chez des amis.
  
  — Je vous souhaite de bien vous amuser. Dites-moi, je suis très ennuyé et vous pouvez peut-être m’aider…
  
  — S’il vous plaît, monsieur Beck.
  
  — Voilà, ma sœur et moi avions décidé de sortir un peu, de faire un tout petit réveillon dans un endroit discret. C’est surtout pour elle, vous comprenez, pour lui changer les idées. Nous en avions parlé à Nicolas, le garçon d’étage, qui nous avait promis de nous retenir des places dans un petit restaurant pittoresque qu’il connaissait. Il devait nous laisser les indications et il a dû oublier… Et je viens d’apprendre qu’il n’est pas de service…
  
  — C’est ennuyeux, répliqua la jeune femme. D’autant plus qu’il n’a pas le téléphone et que je suis dans l’impossibilité de le joindre… Comment faire ?
  
  Hubert suggéra doucement :
  
  — Peut-être pourriez-vous me donner son adresse ? Nous y passerions tout à l’heure, ma sœur et moi, sans le déranger…
  
  Elle réfléchit un instant.
  
  — Je n’ai pas son adresse et le gérant est absent… Vous pouvez attendre quelques minutes ? Je vais aller voir dans le bureau. Je n’ai pas beaucoup de travail, ce soir…
  
  — Vous êtes très gentille, assura Hubert. Je vous revaudrai ça…
  
  — S’il vous plaît, monsieur Beck. Je vous rappelle dans un moment.
  
  — D’accord, merci.
  
  Il raccrocha et adressa un clin d’œil à Muriel.
  
  — Je crois que ça va marcher.
  
  — C’est gentil de vouloir emmener sa petite sœur réveillonner. Je vais me changer tout de suite !
  
  Elle vint vers Hubert et lui tourna le dos tout en ôtant la ceinture de sa robe. Il fit glisser lentement la fermeture éclair jusqu’en bas des reins, puis repoussa le tissu de part et d’autre sur les belles épaules nues de la jeune femme.
  
  — Hé ! fit-elle en se dégageant. Je ne t’en demandais pas tant !
  
  — Il faut bien s’aider.
  
  Elle passa de l’autre côté du lit et se débarrassa de sa robe.
  
  — Il faut que je change aussi mes bas, ils sont mouillés.
  
  Elle s’assit dans le fauteuil et dégrafa ses jarretelles sous l’œil vivement intéressé de Hubert.
  
  — Tu as vraiment les plus jolies jambes du monde, assura-t-il.
  
  Elle lui lança un regard ravi.
  
  — Flatteur !
  
  — Non, je suis sincère. Si tu n’étais pas ma sœur, je serais amoureux de toi.
  
  — Mais, protesta-t-elle, je ne suis plus ta sœur ! Tu as décidé, il n’y a pas une demi-heure que nous jetions le masque.
  
  — Vis-à-vis de la Mouche, oui. Mais pas ici. Tous ces braves gens seraient profondément choqués.
  
  Elle parut déçue.
  
  — Comme tu voudras. C’est toi qui commandes.
  
  Le téléphone sonna. Il décrocha.
  
  — Allô, j’écoute.
  
  — Monsieur Beck ? Je vous donne le renseignement. Nicolas habite dans Vlasmarkt, au 63.
  
  — Quel est son nom de famille ? demanda Hubert qui prenait note.
  
  — Claus. Nicolas Claus.
  
  — Merci beaucoup, vous êtes très gentille.
  
  — S’il vous plaît, monsieur Beck.
  
  Il raccrocha et regarda Muriel qui terminait d’agrafer les bas propres qu’elle venait de mettre.
  
  — En route, décida-t-il. Départ dans cinq minutes. Je vais chercher la voiture et je t’attends en bas. Ne me fais pas poireauter.
  
  — Je serai prête.
  
  Il passa dans sa chambre, remplaça dans son 22 les balles qu’il avait tirées et prit un chargeur de rechange. Puis il enfila son duffle-coat et sortit.
  
  La nuit était toujours aussi froide et le ciel aussi menaçant. Hubert traversa Leys Straat et s’engagea dans une petite rue perpendiculaire qui conduisait directement au garage où il laissait sa voiture. Le gardien de nuit était en train de manger un sandwich au saucisson arrosé d’un litre de bière.
  
  — On réveillonne ? questionna Hubert.
  
  — On fait ce qu’on peut.
  
  Hubert trouva sa voiture au premier étage, lança le moteur et le laissa chauffer quelques minutes avant de démarrer. Lorsqu’il sortit, les cloches de toutes les églises de la ville s’étaient mises à sonner, appelant les fidèles à la messe de minuit.
  
  Muriel attendait sur le trottoir de Leys Straat, frileusement engoncée dans sa fourrure. Elle monta près de lui.
  
  — Tu exagères de me faire attendre comme ça. Tu veux ma mort ?
  
  — Mon pauvre chou ! Tu as au moins attendu une heure ?
  
  — Plus que ça !
  
  — Je suis impardonnable.
  
  Ils descendirent le Meir. Muriel avait pris le plan de la ville et le regardait à la lumière du plafonnier.
  
  — Après Grœn Plaatz, dit-elle, tu prendras Heynders Straat. Vlasmarkt est juste dans le prolongement…
  
  — Okay !
  
  Les cloches sonnaient toujours et des groupes de gens endimanchés allaient sur les trottoirs en direction des églises, accompagnés d’enfants très excités d’être debout si tard et qui jouaient avec de la neige ramassée sur les appuis des fenêtres.
  
  Grœn Plaatz. Un groupe de jeunes gens dansait une farandole autour de la statue de Rubens.
  
  — Tu crois que c’est le moment d’aller chercher des noises à ce type ? questionna Muriel.
  
  — La Mouche n’aurait eu aucun scrupule à nous assassiner ce soir. Œil pour œil, dent pour dent.
  
  Au bout de Heynders straat, il tourna à droite dans Oever Hoog et rangea l’auto un peu plus loin.
  
  — S’il y a du vilain, expliqua-t-il, il ne serait pas bon de se faire repérer avec le numéro de la voiture.
  
  Il coupa le contact.
  
  — Tu vas m’attendre ici. Si tu ne me vois pas dans une demi-heure, tu…
  
  — Taratata ! Je vais avec toi.
  
  Il la regarda. Elle avait un air buté qui laissait présager l’orage.
  
  — Comme tu voudras, répliqua-t-il. Mais tu ne viendras pas te plaindre si tu reçois des coups.
  
  Ils descendirent, traversèrent la chaussée et s’engagèrent dans la vieille rue où habitait Nicolas Claus. Un petit vent aigre montant de l’Escaut leur coupa le souffle. Les cloches ne sonnaient plus, mais des sirènes de bateau leur donnaient maintenant la réplique.
  
  Le 63 était une maison ancienne de style Renaissance, avec une vierge en pierre nichée au-dessus de la porte. Hubert entra dans le couloir dont les murs auraient eu besoin d’un sérieux coup de peinture. Une pancarte indiquait que la concierge était absente, sans doute partie pour la messe ; mais cette brave femme avait laissé un tableau indiquant la position dans l’immeuble de tous les locataires. Les Claus logeaient au troisième étage, porte à gauche.
  
  Hubert se lança dans l’escalier étroit et mal éclairé, avec Muriel sur ses talons. Des gens s’interpellaient dans les appartements ; une mère criait après ses gosses qui refusaient d’aller se coucher.
  
  Ils atteignirent le troisième étage. La porte à gauche se trouvait au fond d’un corridor obscur. Une radio fonctionnait de l’autre côté, diffusant un cantique de Noël. Une voix de femme s’éleva au-dessus du chant religieux.
  
  — Tu peux servir l’apéritif, Nike !
  
  — Nous arrivons au quart de poil ! ironisa Hubert.
  
  Il frappa vigoureusement à la porte, car il n’y avait pas de sonnette. La femme cria :
  
  — On a frappé ! Va voir, Nike !
  
  Des gosses se mirent à hurler.
  
  — C’est le Père Noël ! C’est le Père Noël !
  
  Le bruit de la radio diminua d’intensité. Des pas se rapprochèrent de l’huis.
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  — C’est le Père Noël, répondit Hubert.
  
  Sans doute pour ne pas décevoir les enfants.
  
  — Drôle de Père Noël ! murmura Muriel.
  
  La porte s’ouvrit. Nicolas Claus apparut, blond, de taille moyenne, insignifiant.
  
  — Bonsoir, dit Hubert d’un ton glacé. Vous nous reconnaissez ?
  
  Une stupéfaction intense transforma le visage de l’homme qui devint aussi blanc que la neige qui couvrait les toits de la ville. Hubert entra sans que l’autre cherchât à l’en empêcher. Muriel suivit le mouvement et sourit aux deux gosses qui, de l’autre côté de la table copieusement garnie, les regardaient bouche bée.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? lança la maîtresse de maison depuis la cuisine.
  
  Nicolas Claus était incapable de répondre.
  
  — Eh bien ! fit Hubert, pas besoin de discours, hein ?
  
  Claus sursauta et se ressaisit.
  
  — Que voulez-vous ? bredouilla-t-il.
  
  — Bavarder un peu avec vous, au sujet d’une certaine Mouche que vous connaissez bien…
  
  — Je… Vous vous trompez.
  
  Sa femme, intriguée, apparut à cet instant précis. Elle était petite, blonde, bien en chair et avait dû être plutôt jolie quelques années auparavant. Elle avait l’air d’une bonne petite bourgeoise, bonne cuisinière, bonne mère et bonne épouse. Muriel se porta vers elle, tout sourire.
  
  — Excusez-nous de vous déranger. Mais mon frère avait absolument besoin de voir votre mari. Je suis navrée d’être venue les mains vides, mais nous ignorions que vous aviez des enfants.
  
  Hubert avait rapidement examiné la pièce. Les peintures avaient été refaites récemment et les meubles étaient tout neufs, quoique de mauvais goût. Un énorme poste de radio qui avait dû coûter fort cher trônait sur le buffet. Nicolas Claus avait eu certaines rentrées d’argent dans un passé relativement proche…
  
  Hubert le regarda.
  
  — Voulez-vous descendre avec moi…
  
  L’homme eut un mouvement de protestation.
  
  — Vous préférez que nous discutions ici ? Comme vous voudrez.
  
  Claus parut effrayé par cette perspective. « Sa femme ne sait rien », pensa Hubert.
  
  — Je descends, accepta l’employé d’hôtel.
  
  Muriel annonça avec un grand sourire.
  
  — Je reste tenir compagnie à Mme Claus. Les histoires d’hommes n’intéressent pas les femmes.
  
  Hubert ouvrit la porte et sortit sur le palier. Claus le suivit, sous le regard inquiet de sa femme qui flairait quelque chose d’insolite, et referma la porte derrière lui.
  
  Hubert se retourna :
  
  — Où pourrions-nous être tranquilles ?
  
  — Je ne comprends pas ce que vous voulez, riposta l’autre. Je n’ai rien à vous dire.
  
  — Okay, dit Hubert. Je vais raconter à Mme Claus ce que je sais de vos rapports avec la Mouche et que tout l’argent que vous lui avez rapporté ces derniers temps est taché de sang. Je ne doute pas que ça lui fasse plaisir.
  
  Ils étaient sortis du couloir. À la lumière de la faible ampoule qui éclairait l’escalier, Hubert vit le visage de l’autre inondé de sueur. Il comprit que ce type aimait sa femme, ou bien qu’il la craignait, suffisamment pour parler.
  
  Claus serra son poing droit dans sa main gauche et ouvrit la bouche… Puis il se ravisa et secoua négativement la tête.
  
  — Non, bredouilla-t-il, je ne sais rien.
  
  Sans prévenir, Hubert lui allongea une gifle à assommer un bœuf, puis le saisit par le col de sa veste et le poussa à bout de bras dans l’escalier.
  
  Claus descendit ainsi un étage plus vite qu’il ne l’aurait voulu. Mais Hubert entendit quelqu’un monter et le lâcha. L’employé reprit espoir, mais Hubert lui montra son 22 et menaça d’une voix sourde :
  
  — Tu vas filer doux ou je te plombe les tripes. Allez !
  
  D’un mouvement impérieux du canon de son arme, il lui intima l’ordre de continuer à descendre. Terrorisé, Nicolas Claus obéit, les jambes flageolantes. À l’étage en dessous, ils croisèrent un couple de vieilles gens qui montaient avec peine. Puis, ils atteignirent le rez-de-chaussée.
  
  — À la cave ! ordonna Hubert.
  
  L’autre essaya de protester. Hubert lui enfonça le canon du 22 dans les côtes. Claus poussa un cri étouffé, puis contourna l’escalier et ouvrit une porte sur un autre escalier plongeant vers le sous-sol.
  
  Hubert actionna lui-même le bouton qui donnait la lumière et envoya son genou dans les reins de son adversaire qui perdit l’équilibre et roula jusqu’en bas. Il descendit lentement, regardant l’autre se relever en piteux état.
  
  — Maintenant, gronda-t-il, ça va être ta fête. Et comme je n’ai pas de temps à perdre, je vais t’affranchir tout de suite…
  
  Nicolas Claus s’était adossé au mur de grosses pierres tachées de salpêtre et montrait un visage ahuri. Il semblait complètement dépassé par les événements.
  
  — Ce soir, la Mouche nous a emmenés sur une péniche, en amont de Lillo. Il croyait que je lui apportais cent mille dollars comme rançon pour ma femme et le bébé. Je suppose que tu es au courant ?… Je voulais le coincer, mais ce salaud a réussi à échapper. Je veux le retrouver et tu vas m’aider.
  
  Nicolas Claus tremblait de tous ses membres, La Mouche lui inspirait certainement une peur bleue.
  
  — Tu n’as pas le choix, reprit Hubert. Il y a déjà un moment que je t’avais identifié, car je savais que la Mouche avait un complice dans l’hôtel ; mais c’est la Mouche que je voulais et pas toi. Tu sais que la police et le S.R. de ce pays sont sur l’affaire. De toute façon, la Mouche va se faire attraper ; ce n’est qu’une question d’heures. Alors, je te propose un marché… honnête. Tu me permets de piquer la Mouche le premier, avant tous les autres. Avec moi, pas de quartier, je le supprime, purement et simplement. La Mouche supprimé, je te laisse tranquille et les flics belges n’auront plus aucun moyen d’arriver jusqu’à toi. Tu piges ? Alors que si les flics coincent la Mouche avant moi, ils le foutront en tôle. Il parlera pour se faire bien voir, dénoncera tous ses complices. Ta femme apprendra tout et tu finiras probablement tes jours en prison, à moins qu’on ne te coupe le cou.
  
  Nicolas Claus réfléchissait. C’était visible. Hubert continua :
  
  — De toute façon, si tu ne parles pas tout de suite et de bon gré, je vais te corriger à mort et tout raconter à ta femme. Joli cadeau de Noël, hein ?
  
  L’autre restait silencieux, mais quelque chose dans son attitude, dans l’expression de son visage, indiquait qu’il était prêt à capituler.
  
  — Tout ce que je te demande c’est le moyen de rattraper la Mouche cette nuit même.
  
  Nicolas Claus hésita encore un court instant, puis murmura d’une voix blanche :
  
  — Il nous a donné rendez-vous à la péniche demain matin à cinq heures.
  
  — Demain matin ou ce matin ? Il est plus de minuit.
  
  — Ce matin. Dans cinq heures, quoi.
  
  — À la péniche sur l’Escaut, par la route d’Ekeren ?
  
  — Oui.
  
  — Pour quoi faire ?
  
  Nicolas Claus lui lança un regard hypocrite et tarda à répondre :
  
  — Pour… Pour toucher une part de la rançon.
  
  — Vous êtes combien dans le coup ?
  
  — Heee… Trois.
  
  — En plus de la Mouche ?
  
  — Oui.
  
  — Et qui est la Mouche ? Comment s’appelle-t-il réellement ?
  
  — Je n’en sais rien. Personne n’en sait rien.
  
  — Comment as-tu été amené à travailler pour lui ? Je suppose que ça ne s’est pas passé par le canal des petites annonces ?
  
  La question parut l’embarrasser sérieusement.
  
  — Je… Il m’a téléphoné.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Comme ça. Il t’a appelé au téléphone et il t’a dit : Je suis la Mouche, bzzz, bzzz bzzz, et j’ai un job pour vous. C’est ça, hein ?
  
  Le type haussa les épaules.
  
  — Non, bien sûr. Il savait des choses… et moi j’ai accepté sans savoir.
  
  Hubert comprit.
  
  — Il t’a fait chanter, autrement dit. Il connaissait certains petits trucs que tu préférais cacher à ta femme, hein ?
  
  — C’est possible.
  
  — Et tu n’as pas le moindre soupçon sur son identité ?
  
  — Non, j’aurais pourtant bien voulu savoir.
  
  Ils restèrent silencieux un moment, à s’observer. Puis, Hubert demanda :
  
  — Explique-moi un peu ce que sont devenus tous ces gens qui ont disparu…
  
  Nicolas Claus déroba son regard et devint très pâle.
  
  — Je n’en sais rien, bredouilla-t-il.
  
  Hubert fut certain qu’il mentait, mais les circonstances se prêtaient mal à un interrogatoire un peu poussé et Claus ne se sauverait pas. Il avait sa femme et ses gosses, auxquels il semblait tenir.
  
  — Bon, dit Hubert, je vais essayer d’attraper la Mouche à cinq heures à la péniche. Mais si tu m’as raconté des histoires, gare à tes fesses !
  
  — J’ai dit la vérité.
  
  Hubert remit son 22 dans sa poche.
  
  — Nous allons remonter. Si la Mouche entrait en contact avec toi, pour décommander le rendez-vous par exemple, préviens-moi par un message à l’hôtel. Et n’oublie pas, car si je n’ai pas pris la Mouche avant le lever du jour, c’est toi qui trinqueras, aussi sûr que deux et deux font quatre.
  
  Il lui fit signe de passer devant et ils remontèrent sans rencontrer personne. Claus ouvrit la porte avec sa clé et aperçut Muriel qui avait pris les deux enfants sur ses genoux et riait avec eux aux éclats. Mme Claus arriva de la cuisine, l’air réjoui.
  
  — Si vous restiez réveillonner avec nous ? proposa-t-elle jovialement. À la fortune du pot !
  
  Hubert sourit.
  
  — Vous êtes très gentille, répondit-il. Mais on nous attend par ailleurs et nous sommes déjà en retard.
  
  Muriel fit descendre les gamins et se leva en défroissant sa jupe à grandes claques.
  
  — Eh bien, fit-elle, amusez-vous bien !
  
  Ils sortirent, poursuivis par les gosses qui essayaient de retenir la jeune femme. Muriel attendit qu’ils fussent arrivés en bas pour demander !
  
  — Un résultat ?
  
  — Oui, la Mouche a donné rendez-vous à tout son monde à cinq heures ce matin à la péniche.
  
  — Celle que nous connaissons ?
  
  — Oui.
  
  — Tu crois qu’il ira, après ce qui s’est passé.
  
  — Je le crois, justement parce qu’il pensera que nous serions incapables, nous, de croire qu’il aura le culot d’y retourner. Et, comme il doit sentir que le torchon brûle il voudra régler la situation de ses complices, d’une façon ou d’une autre. Et puis, c’est la seule chance que nous ayons.
  
  Ils étaient dehors. Le vent glacé qui montait de l’Escaut les enveloppa. Muriel frissonna.
  
  — Cinq heures… C’est encore loin. Nous avons le temps d’aller réveillonner…
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Tu as de la suite dans les idées… Eh bien, d’accord, allons-y. Je connais des moyens plus idiots de passer le temps…
  
  Elle se haussa sur la pointe des pieds et lui souffla à l’oreille :
  
  — Et de plus intelligents, aussi.
  
  — À ta disposition !
  
  — Je préfère le réveillon… Pour l’instant. Ce n’est pas tous les jours Noël.
  
  — Okay !
  
  Ils partirent bras dessus bras dessous en direction de leur voiture.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Bzzz zzz zzz zzz…
  
  Les essuie-glace, infatigablement, lançaient l’indicatif de la Mouche. La neige s’était remise à tomber, à gros flocons réguliers, qui s’entassaient en paquets sur le pare-brise de l’auto. Une fois déjà, après avoir quitté la grand-route, Hubert avait dû descendre pour nettoyer la vitre.
  
  — Nous arrivons, annonça-t-il soudain en apercevant la digue à travers le rideau mouvant qui tombait du ciel.
  
  Pas de réponse. Il tourna légèrement la tête pour regarder sa compagne. Tête renversée sur le dossier du siège, Muriel dormait. Il se mit à crier.
  
  — Eh ! nous arrivons !
  
  Elle grogna, remua un peu et riposta d’une voix alourdie de sommeil.
  
  — Et alors ? qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?
  
  Il haussa les épaules. Ils avaient fort bien réveillonné, dans un endroit charmant, près de Groote Markt. Muriel avait bu une quantité appréciable de champagne français et ils avaient beaucoup dansé. Maintenant, elle se sentait fatiguée.
  
  La voiture atteignit le point où la route tournait à angle droit devant la digue pour continuer le long du fleuve en direction probable de Lillo. C’était davantage un chemin qu’une route, d’ailleurs, et les bordures en devenaient de plus en plus indistinctes à mesure que la neige s’entassait.
  
  Il n’y avait plus aucune trace de leurs allées et venues précédentes. Hubert fit prendre le virage à la voiture, qui dérapa légèrement, et continua, dépassant le lieu où la Mouche les avait fait descendre pour les conduire sur la péniche.
  
  Deux cents mètres plus loin, Hubert arrêta l’auto qui, à cette distance et recouverte de neige, serait absolument invisible. Il secoua Muriel.
  
  — Allez ! Il faut descendre ! On est rendu !
  
  — Je reste ici, grogna-t-elle. Je ne veux plus bouger.
  
  Il descendit, contourna la voiture, ramassa une poignée de neige, ouvrit la portière, et frictionna vigoureusement le visage renversé de Muriel qui se mit à crier.
  
  — Sale type ! Assassin ! Au secours !
  
  Il lui ferma vivement la bouche avec sa main.
  
  — Tu vas la boucler, oui ? Tu veux ameuter tout le quartier ?
  
  Elle le regarda avec une feinte contrition et il ôta doucement sa main.
  
  — Ça va, dit-elle, je vais avec toi. Où m’emmènes-tu ?
  
  Il l’attrapa sous les bras, la tira dehors et la posa debout, les pieds dans vingt centimètres de neige.
  
  — Tu tiens toute seule ?
  
  — Je vais te faire un aveu, Hube chéri.
  
  — Je m’appelle Hermann, gronda-t-il.
  
  — Ne m’interromps pas tout le temps. Je vais te faire un aveu : je suis un peu « paf ». Là !
  
  Il referma les portières sans les claquer et répondit :
  
  — Déshabille-toi et roule-toi toute nue dans la neige, ça te réveillera.
  
  Il la prit sous le bras et l’entraîna. Elle demanda à voix basse :
  
  — Quelle heure est-il ?
  
  — Un peu plus de quatre heures.
  
  — Nous sommes en avance.
  
  — Comme ça, nous sommes à peu près sûrs d’être les premiers.
  
  Ils marchèrent en silence une centaine de mètres. Puis Muriel constata :
  
  — L’avantage d’avoir un peu bu, c’est qu’on n’a plus froid.
  
  — Chut !
  
  Elle ne dit plus rien. La neige recouvrait déjà les traces de leur voiture. Néanmoins, Hubert ne voulut pas emprunter l’escalier qu’ils connaissaient déjà, ne sachant à quel moment la Mouche arriverait, s’il venait…
  
  Ils escaladèrent la digue vingt mètres avant. Muriel glissa deux fois et ne dut qu’à l’intervention de Hubert de ne pas se retrouver chaque fois en bas. Elle avait de la neige jusque dans les sourcils lorsqu’ils atteignirent le sommet.
  
  La masse sombre de la péniche était visible à vingt mètres en amont. Ils restèrent immobiles un long moment. Pas le moindre bruit, pas la moindre lueur. Le fleuve lui-même était désert et silencieux et les lumières qu’ils pouvaient voir sur l’autre rive la première fois qu’ils étaient venus avaient disparu. Ils descendirent prudemment vers l’eau noire, Hubert soutenait fermement Muriel qui ne semblait pas se rendre compte du danger.
  
  Ils prirent pied sur l’étroit chemin qui longeait la digue. L’eau glacée clapotait immédiatement en dessous.
  
  Nouvelle pause d’observation. Rien. Tout de même, Hubert sortit son 22 de sa poche et fit glisser une balle dans le canon. Puis, il souffla à Muriel :
  
  — Tiens-moi par mon manteau et ne fais pas l’idiote. On y va.
  
  Elle le saisit par un pli de son duffle-coat et lui emboîta le pas. Ils arrivèrent à hauteur de la péniche qui se trouvait toujours dans la position où ils l’avaient laissée, avec une gîte et la proue touchant presque la digue. Ils montèrent à bord.
  
  Le pont était toujours aussi glissant et ils eurent beaucoup de mal pour arriver au rouf. La porte était restée ouverte. Hubert cogna ses après-ski contre un panneau pour en faire tomber la neige et invita Muriel à l’imiter. Il alluma sa lampe de poche et éclaira l’escalier de bois qui plongeait directement dans la cabine.
  
  — Fais attention, murmura Muriel.
  
  Il descendit lentement, l’arme au poing, prêt à riposter si quelqu’un l’attaquait ; mais il arriva en bas sans ennui. La cabine était encore dans l’état où il l’avait laissée. La table renversée avait glissé contre une paroi lorsque la péniche avait pris de la gîte.
  
  — Viens ! lança-t-il à Muriel.
  
  Elle descendit précautionneusement et s’arrêta sur la dernière marche pour le regarder remettre la table en place. Il y avait dans le parquet quatre trous profonds d’un centimètre environ pour recevoir les pieds du meuble ; c’était suffisant pour résister aux mouvements que pouvait avoir à supporter une péniche réservée à la navigation fluviale, mais cela n’empêchait pas d’envoyer la table à la figure des gens d’un simple coup de genou.
  
  Muriel s’étonna !
  
  — Pourquoi fais-tu ça ? Il va comprendre, s’il vient, que quelqu’un l’a précédé.
  
  — Pas forcément, il ignore si nous ne l’avons pas remise debout avant de quitter le bateau après lui.
  
  — Ce n’est guère vraisemblable.
  
  Il réfléchit un instant et reconnut :
  
  — Tu as raison. Il vaut mieux qu’il n’ait pas à se poser de questions.
  
  Il remit la table comme ils l’avaient trouvée puis chercha autour d’eux une cachette possible. Un grand placard, fermé par des portes à glissières, occupait tout un côté de la cabine. Il l’ouvrit, examina l’intérieur. C’était une penderie, avec des rayonnages au-dessus pour le rangement du linge. Hubert ôta la planche inférieure et la rangea verticalement dans le fond. Ainsi, il pourrait tenir debout dans le réduit sans avoir à courber sa haute taille. Puis, avec son couteau, il tailla un morceau de bois dans la planche, lui donna une forme biseautée et s’en servit pour caler le panneau extérieur dans la glissière intérieure. Seul, le panneau intérieur pouvait encore fonctionner.
  
  — Qu’est-ce que tu fabriques ? questionna Muriel.
  
  — Tu vas bien voir.
  
  Il rentra la lame de son couteau et fit jaillir une vrille avec laquelle il se mit à percer des trous dans les panneaux, à hauteur d’œil. Quand il eut terminé, il consulta sa montre : quatre heures et demie. Muriel s’était adossée aux lits superposés, face à la porte.
  
  — Viens, dit-il, nous allons nous enfermer là-dedans.
  
  Elle vint aussitôt vers lui. Il la poussa dans le placard dans lequel il s’introduisit à son tour. Elle s’adossa au fond et laissa échapper un soupir à fendre l’âme. Il fit glisser le panneau resté libre, jusqu’à fermer complètement le réduit, replia la vrille de son couteau, sortit une alêne et se mit à genou pour enfoncer cette alêne dans la rainure intérieure, à la base du panneau qu’il venait de pousser et qui se trouva ainsi bloqué à son tour.
  
  Il se redressa, s’appuya à la cloison, tout près de Muriel, et éteignit sa lampe qu’il remit dans sa poche.
  
  — Il ne nous reste plus qu’à attendre, murmura-t-il. Et en silence !
  
  — Il ne viendra pas. Il n’est tout de même pas si bête !
  
  — Il n’y a pas plus bête qu’une mouche.
  
  — Ce n’est pas une mouche ordinaire, c’est un taon, un suceur de sang de la pire espèce.
  
  — Chut !
  
  Ils ne dirent plus rien. Les minutes passèrent lentement. De temps à autre, Hubert dégageait le cadran lumineux de son chronomètre-bracelet, regardait l’heure et la montrait à Muriel.
  
  Il n’était pas encore cinq heures moins le quart lorsque le bruit d’un moteur leur parvint, qui se rapprochait rapidement. Hubert sut tout de suite qu’il s’agissait d’un moteur marin et prêta l’oreille. Cela pouvait être tout simplement un canot de la douane ou d’un quelconque service fluvial, l’idée d’un promeneur à cette heure avancée de la nuit et par cette température glaciale devant être écartée.
  
  Le bruit changea soudain de tonalité et se transforma en une sorte de râle caractéristique et le pilote devait avoir coupé les gaz et se disposait à aborder… Encore quelques grondements rageurs et ce fut de nouveau le silence. Le bateau avait touché la digue un peu en aval et non la péniche dont la coque vide aurait amplifié l’écho du choc.
  
  Hubert reprit son 22. Il espérait que le nouveau venu n’essaierait pas d’ouvrir le placard. De toute façon, les portes bloquées empêcheraient toute surprise et, si l’autre insistait, Hubert pourrait toujours lui tirer dessus à travers les panneaux de contre-plaqué.
  
  Quelques minutes s’écoulèrent encore, puis un bruit nouveau, celui d’un pas prudent sur le pont, leur apprit que quelqu’un était monté à bord…
  
  Les pas se rapprochaient lentement. Hubert décolla son dos de la cloison et se pencha en avant prêt à regarder par un des trous qu’il avait forés, dès que cela serait possible.
  
  Le visiteur s’était arrêté. Sans doute craignait-il d’avoir été précédé. Le silence parut interminable à Hubert. On n’entendait plus que le froissement régulier de l’eau contre la coque…
  
  Puis, il y eut un nouveau pas, suivi d’un autre… Et le grincement d’une marche de l’escalier. En même temps, les trous percés par Hubert dans les portes devinrent autant de points faiblement lumineux. Le visiteur avait allumé une lampe…
  
  Hubert colla son œil droit contre un des trous et découvrit une grande partie de la cabine éclairée d’en haut par une lumière mouvante. Il comptait les pas de l’inconnu sur les marches… Le faisceau lumineux devenait de plus en plus horizontal…
  
  Le visiteur avait atteint le bas de l’escalier, mais Hubert ne le voyait pas encore et n’osait pas se déplacer pour essayer de l’apercevoir par un autre trou… Il sentit que Muriel bougeait lentement contre lui pour voir elle aussi et se mit à redouter qu’elle fit un faux mouvement…
  
  Le visiteur devait être immobile sur le seuil de la cabine. La lumière dirigée de sa lampe faisait lentement le tour de la pièce…
  
  Muriel faillit soudain perdre l’équilibre, mais se rattrapa au bras de Hubert sans faire de bruit. Hubert sentit une sueur froide perler à ses tempes. Muriel respirait vite, sa respiration était sifflante et il semblait à Hubert que ce bruit de forge devait résonner dans toute la péniche. Il y avait aussi le froid qui commençait à les pénétrer…
  
  L’inconnu se remit à avancer et Hubert aperçut soudain sa silhouette derrière la lumière aveuglante de la lampe. La Mouche ? Il ne pouvait le dire.
  
  L’homme alla poser sa torche sur une des couchettes et revint vers le centre. Hubert le vit de nouveau, mais éclairé de dos, visage dans l’ombre. Une silhouette familière…
  
  L’homme se baissa et releva la table qu’il remit sur ses pieds au milieu de la cabine, le dos tourné vers le placard. Puis, sans changer de position, il craqua une allumette et alluma la lampe à essence suspendue au plafond. Après quoi, il alla vers les couchettes pour récupérer sa torche, qu’il éteignit, puis retraversa lentement en direction de l’escalier…
  
  Cette fois, Hubert avait vu le visage du visiteur et sa surprise fut complète : c’était Mathieu Schmitt, le journaliste…
  
  Muriel avait vu aussi et elle eut un sursaut. Hubert lui toucha vivement le bras pour lui faire comprendre qu’elle devait rester tranquille. La présence de Schmitt en cet endroit était un mystère et ils ne risquaient rien à attendre un peu pour voir ce qu’il allait faire…
  
  Schmitt reparut avec une valise qu’il avait dû laisser au pied de l’escalier et qu’il posa à plat sur la table. C’était une petite valise noire, bon marché, qui semblait assez lourde. Hubert pensa que le journaliste allait l’ouvrir, mais celui-ci n’en fit rien…
  
  Et, soudain, Hubert remarqua quelque chose de stupéfiant : Mathieu Schmitt n’avait pas ses vêtements habituels mais un pardessus et un chapeau semblables à ceux que portait la Mouche les deux fois qu’ils l’avaient rencontré. Et un soupçon naquit aussitôt dans l’esprit de Hubert : Mathieu Schmitt et la Mouche ne faisaient-ils qu’un seul et unique personnage ? Ce n’était pas impossible, puisqu’ils n’avaient jamais vus Schmitt et la Mouche ensemble et que Schmitt se trouvait toujours dans les parages lorsqu’ils avaient rencontré la Mouche. Tout de même, il fallait que Schmitt fût un bien fameux comédien…
  
  Mais Hubert ne pouvait y croire : il y avait ce visage de monstre ! Bien sûr des masques de caoutchouc souple existaient, utilisés par certains artistes de music-hall, qui pouvaient faire illusion pour des gens non prévenus. Mais Hubert avait lui-même utilisé de tels masques (3) et il était prêt à jurer que l’abominable figure de la Mouche ne devait rien à un tel artifice…
  
  La réponse lui fut brusquement donnée. Mathieu Schmitt ôta son chapeau et le posa sur la table, près de la valise. Puis il tira de sa poche quelque chose que Hubert identifia aussitôt : un bas de femme, un bas de soie couleur fumée.
  
  Fascinés, Hubert et Muriel ne perdirent aucun des gestes que fit ensuite le journaliste. Ils le virent dérouler le bas, engager ses mains dans la partie réservée à la cuisse pour l’ouvrir et l’engager sur sa tête, comme un bonnet. Hubert crut d’abord que Schmitt employait un truc connu des aviateurs pour se protéger le crâne du froid, mais ce n’était pas ça. Schmitt continuait de tirer sur la partie doublée du bas pour le faire descendre autour de sa tête, toujours plus bas. Le front fut enveloppé, puis les yeux disparurent… Cela n’allait pas tout seul, la tête de Schmitt était plus grosse que la cuisse de femme qui aurait dû recevoir le bas. Le journaliste continuait ses efforts et, progressivement, la transformation s’opérait, de Mathieu Schmitt à la Mouche…
  
  C’était bouleversant et d’une horreur telle que Muriel sentit une nausée lui monter à la gorge. La tête de Schmitt était maintenant complètement engagée dans le bas, la partie haute doublée étant autour du cou ; et ce bas très fin, couleur de peau, comprimait hideusement les chairs de la face, réduisant les orbites, écrasant le nez de côté, déformant tout (4)…
  
  Mathieu Schmitt tira un petit miroir de sa poche pour se regarder et parut satisfait du résultat. Il remit le miroir en place, roula en chignon tout ce qui dépassait du bas au-dessus de la tête et enfonça son chapeau dessus. Il releva ensuite le col de son manteau pour cacher son cou et la Mouche apparut dans toute son horreur…
  
  Ce fut à ce moment que le pied de Muriel glissa et heurta la cloison, derrière eux. Hubert sentit son cœur s’arrêter de battre une seconde et pointa son 22 vers celui qui les avait si bien possédés…
  
  Schmitt avait entendu. Mais il devint bientôt évident qu’il n’avait pas localisé le bruit. Après quelques secondes d’écoute, il leva les bras pour éteindre la lampe à essence. Puis silencieusement, il marcha vers l’escalier et Muriel et Hubert l’entendirent monter doucement…
  
  Hubert n’hésita plus. Il se baissa et retira son couteau qui bloquait le panneau, puis fit glisser celui-ci avec mille précautions pour éviter autant que possible de faire du bruit. En lui tapotant le bras avec sa main, il fit comprendre à Muriel qu’elle ne devait pas bouger…
  
  Il sortit du placard dès que le passage fut suffisant et marcha à pas feutrés vers le bas de l’escalier en contournant la table.
  
  La Mouche, ne trouvant rien, penserait qu’une épave avait heurté la coque et redescendrait. Sa valise était restée sur la table. Hubert en voyait briller les parties métalliques à la faible lueur qui tombait par l’escalier…
  
  Mathieu Schmitt marchait sur le pont, à pas très lents. Hubert l’entendit aller et venir d’un bord à l’autre. Puis il fut de nouveau devant le rouf, cogna ses semelles contre une des portes afin d’en faire tomber la neige qui risquait de le faire glisser sur les marches, se mit à redescendre et alluma sa lampe.
  
  Hubert se plaqua plus étroitement contre la cloison et remit doucement son 22 dans la poche de son duffle-coat. La torche apparut la première, projetant son faisceau de lumière sur la table, puis le bras de Schmitt…
  
  Hubert aurait pu toucher son adversaire lorsque celui-ci passa près de lui, mais il attendit encore. La Mouche promena le rayon de sa lampe autour de la pièce, aperçut le panneau du placard resté ouvert et se figea…
  
  C’était le moment. Hubert lui sauta dessus par derrière et lui plaça au cou une clé d’étranglement sanguin. Son dessein n’était pas de tuer son adversaire, mais de provoquer chez celui-ci une perte de conscience suffisamment longue pour permettre de le réduire à l’impuissance en le ficelant comme un saucisson, prêt pour un interrogatoire-maison.
  
  Mais le sort n’était pas décidé à faciliter les entreprises de Hubert. Les semelles humides des deux hommes glissèrent en même temps sur le plancher incliné et ils tombèrent ensemble, si lourdement qu’Hubert dut lâcher sa prise afin de pouvoir utiliser ses bras comme amortisseurs pour ne pas s’assommer.
  
  Cet incident imprévu remit tout en question. Schmitt n’était pas une mauviette et il disposait visiblement d’un sang-froid à toute épreuve. Avant qu’Hubert eût pu se remettre en position d’attaque, Schmitt lui tombait déjà dessus comme la foudre…
  
  La lampe-torche avait roulé dans un angle de la cabine, projecteur contre la cloison, et la scène n’était plus éclairée que par une lumière extrêmement diffuse permettant tout juste de distinguer les contours des choses.
  
  Un réflexe désespéré tira Hubert d’une prise mortelle. Il voulut contre-attaquer mais se heurta à une impeccable parade. Il devint tout de suite évident pour lui que Schmitt possédait une sérieuse technique de close-combat et que la partie était loin d’être jouée.
  
  Hubert regrettait de n’avoir pas ôté son duffle-coat qui le gênait terriblement dans ses mouvements ; mais la Mouche était également embarrassé par son pardessus et le bas qui lui comprimait le visage devait aussi l’handicaper sérieusement. Le chapeau avait volé dès la première prise.
  
  Une ruade d’un des antagonistes expédia bientôt la table en l’air. Elle alla retomber contre une des portes du placard avec un bruit terrible, ce qui acheva de décider Muriel à entrer dans la danse.
  
  Personne ne remarqua son entrée. Les deux hommes étaient bien trop occupés à se battre, dans un style différent, Hubert essayait simplement de mettre son adversaire en syncope alors que celui-ci, qui luttait avec une sauvagerie inouïe, cherchait à tuer.
  
  Pris par surprise, Hubert décrivit soudain une élégante parabole à travers la pièce, mais se reçut sans mal, en bonne ceinture noire de judo qu’il était. Ce fut Muriel qui faillit faire les frais de l’opération. Le 22 de Hubert, éjecté par la force centrifuge, avait quitté la poche du duffle-coat et raté de peu la tête de la jeune femme qui ne l’avait même pas vu arriver.
  
  Schmitt avait plongé en hurlant avant qu’Hubert ait pu se relever et tous les deux s’empoignèrent de nouveau. Muriel se baissa et ramassa le « long-rifle » que la lumière frisante éclairait. Elle avait compris que Hubert se trouvait en danger, ayant affaire à aussi forte partie que lui, et qu’il serait peut-être bon d’intervenir dans les débats.
  
  Ils roulèrent une fois de plus, solidement enlacés, et Hubert se retrouva dessous. Dessous, mais en bonne posture, car ses mains avait agrippé le col de l’autre aux bons endroits et ses poignets écrasaient les veines essentielles, coupant l’arrivée du sang au cerveau. Schmitt, ayant compris ce qui lui arrivait, fit une dernière et brutale tentative pour se sortir de là. Vainement. Il sentit que son cerveau se brouillait et commença à mollir…
  
  Muriel était au-dessus d’eux. Hubert étant en dessous, elle crut que c’était lui qui se trouvait en difficulté, saisit le 22 par le canon, et abattit la crosse de toutes ses forces sur le crâne gainé de soie que Hubert semblait lui offrir sur ses avant-bras.
  
  Il y eut un bruit d’os défoncés et Schmitt devint complètement inerte. Hubert le repoussa de côté et se redressa péniblement, le souffle court.
  
  — Ce n’était pas la peine, haleta-t-il, je le tenais… Il perdait connaissance.
  
  — Je n’en savais rien, riposta Muriel. Je croyais que c’était lui qui te tenait.
  
  — Va chercher la lampe.
  
  Elle obéit et revint d’un pas mal assuré. Hubert lui prit la torche des mains et s’agenouilla près de Schmitt. Il sortit son couteau pour fendre le bas qui enserrait la tête. Le sang coulait d’une blessure ouverte au sommet du crâne, un peu en arrière. Hubert se livra à une rapide série de tests, puis regarda Muriel et dit !
  
  — Tu l’as servi. Comme « tue-mouches », on ne fait pas mieux que toi.
  
  Elle se mit à bredouiller ;
  
  — Il… Il est mort ?
  
  — Ouais ! Tu as tapé un tout petit peu trop fort. J’aurais préféré l’avoir vivant… Un mort, ça n’est pas très bavard, tu sais.
  
  Il l’éclaira en plein visage et vit qu’elle était d’une pâleur de cire.
  
  — Tu ne te sens pas bien ?
  
  Elle se frotta l’estomac, sa main décrivant des cercles.
  
  — Je me sens un peu barbouillée. Je… Je crois que… Excuse-moi un moment…
  
  — Fais attention de ne pas tomber au jus, lança-t-il alors qu’elle escaladait déjà l’escalier.
  
  Il la suivit, car le risque était loin d’être purement imaginaire avec ce pont glissant et incliné. Il la rejoignit près du bordage et la soutint le temps qu’elle se soulageait. Il lui frotta ensuite le visage avec une poignée de neige.
  
  — Tu n’aurais pas dû boire autant.
  
  — Tu exagères, protesta-t-elle. Ce n’était pas ça…
  
  Ils retournèrent dans la cabine. Il était près de cinq heures et Hubert réfléchissait vite, sachant qu’il lui fallait prendre une décision.
  
  — Qu’est-ce qu’on va faire ? questionna Muriel d’une voix encore tremblante.
  
  — Il existe un moyen de connaître la suite, murmura Hubert. De savoir ce qu’il est probablement advenu d’Elsie Beck et des autres. Nous allons essayer.
  
  Il se pencha sur le cadavre de Schmitt et lui ôta son pardessus. Puis il se débarrassa de son duffle-coat et enfila le manteau du mort.
  
  — Donne-moi un de tes bas, demanda-t-il à Muriel.
  
  Elle sursauta !
  
  — Un de mes bas ? Pourquoi faire ?
  
  — Je vais prendre la place de la Mouche, pour ceux qui vont venir…
  
  Elle eut un frisson de dégoût.
  
  — Lequel ? Le droit ou le gauche ?
  
  — Je m’en fous ! Dépêche-toi !
  
  Elle s’adossa à la cloison leva une jambe, la déchaussa, puis retroussa sa jupe pour dégrafer le bas qu’elle retira vivement.
  
  — Tiens ! Attrape !
  
  Elle le lui lança, puis remit son pied nu dans la chaleur de l’après-ski. Hubert mit le bas dans sa poche et redressa la table qu’il replaça au centre de la pièce. Après quoi, il battit son briquet pour rallumer la lampe à essence qui pendait du plafond.
  
  — Je voudrais bien savoir ce que contient la valise, dit la jeune femme.
  
  — Ouvre-la pendant que je me prépare.
  
  Il refit les gestes qu’il avait vu faire à Schmitt et enfila le bas, encore tiède de la chaleur de Muriel, sur sa tête. Ce n’était pas si facile, et il craignait de le faire craquer.
  
  — C’est fermé à clé, annonça Muriel.
  
  Hubert fouilla dans les poches du pardessus.
  
  Pas de clés.
  
  — Regarde sur lui.
  
  Elle obéit. Sans enthousiasme. Ne trouva rien. Il lui tendit son couteau.
  
  — Fais sauter les serrures avec la grosse lame.
  
  Elle se mit au travail. Il acheva de se transformer en monstre, alla ramasser le chapeau de la Mouche, s’en coiffa, releva le col de son pardessus pour dissimuler la partie du bas qui flottait autour de son cou et appela sa compagne :
  
  — Bzzz bzzz bzzz… Est-ze que ze vous plais, zolie dame ?
  
  Le ton y était. Elle tourna vivement la tête vers lui et ne put retenir un cri d’horreur.
  
  — Oh ! Tu es effrayant !
  
  Elle cessa aussitôt de le regarder, mais ses mains tremblaient et il approcha pour l’aider à ouvrir la valise. Elle lui rendit le couteau et lui tourna le dos. En deux temps et trois mouvements, les serrures cédèrent et le couvercle se souleva…
  
  Il y avait deux choses à l’intérieur, bien calées avec des chiffons : une bouteille thermos et une boîte en carton, ficelée. Hubert déboucha d’abord la bouteille et en flaira le contenu : c’était du punch. Il reboucha et posa le flacon sur la table. Puis il souleva la boîte et défit les nœuds. La ficelle tomba. Il ouvrit et sut immédiatement de quoi il s’agissait…
  
  — Qu’est-ce que c’est ? demanda Muriel.
  
  — Une bombe à retardement.
  
  — Seigneur ! Sauvons-nous d’ici !
  
  Hubert examinait le mouvement d’horlogerie.
  
  — Il n’y a pas le feu dans la rivière. Elle est réglée pour exploser à six heures trente. La Mouche voulait faire couler le bateau après avoir réglé ses petites affaires avec ses complices. Du moins, je le suppose…
  
  Il s’interrompit et prêta l’oreille. Muriel l’imita !
  
  — Une voiture, dit-elle.
  
  Hubert remit le couvercle sur la boîte qu’il replaça dans la valise.
  
  — Retourne dans le placard et laisse-moi faire. Et surtout, pas de bruit, hein ?
  
  Elle obéit, sans le regarder. Il ramassa le bas déchiré resté près de la tête du cadavre, puis son propre duffle-coat et jeta le tout dans le réduit, derrière Muriel. Puis il tira la porte et réduisit l’éclairage de la lampe à essence jusqu’au minimum possible.
  
  Le chapeau baissé sur l’œil, le col soigneusement relevé, il s’adossa dans un angle, près des couchettes et se tassa un peu sur lui-même ; pour s’identifier davantage à son affreux modèle, ce que Schmitt devait faire également car il était nettement plus grand, au naturel, que sous l’aspect de la Mouche. Le bas lui comprimait le visage de façon très désagréable, mais c’était bien plus facile à supporter qu’un masque de caoutchouc ; il était possible de respirer et c’était moins chaud.
  
  Il entendit des voix sur la digue et jeta un dernier regard au cadavre étendu devant lui.
  
  Mathieu Schmitt avait été un fameux comédien et il n’avait rien négligé pour détourner les soupçons. Hubert se souvint de la première fois que la Mouche lui avait parlé au téléphone, alors où Schmitt se trouvait dans la chambre, près de lui. Il n’y avait pas eu de conversation, la Mouche avait dicté ses ordres et n’avait pas répondu à une question posée par Hubert, n’importe quel magnétophone actionné par un complice avait fait l’affaire.
  
  Des pas sur le pont. Deux personnes, certainement. Hubert soupira. Nicolas Claus avait dit qu’ils étaient trois complices de la Mouche. Claus ne venant pas, le reste arrivait ensemble. C’était préférable.
  
  Ils s’arrêtèrent en haut de l’escalier.
  
  — Vous êtes là ? questionna une voix.
  
  — Oui, répondit Hubert en contrefaisant la voix de la Mouche. Deszendez.
  
  Ils descendirent l’un derrière l’autre, sans se presser, La lumière était faible, mais suffisante, tout de même, pour éclairer leurs visages. Et Hubert les reconnut.
  
  Il y avait le chauffeur du taxi qui avait pris Elsie Beck et son bébé à la porte du Métropole pour la conduire à la gare, et il y avait aussi le « gentleman » qui l’avait aidée à porter sa valise depuis la salle d’attente de la gare jusqu’au second taxi. Tous deux étaient venus voir Hubert à l’hôtel, à la suite de l’annonce, comme ils avaient répondu à l’enquête de police. Les braves gens !
  
  — Bonsoir, dirent-ils en même temps. Et Hubert s’aperçut qu’ils évitaient de le regarder en face.
  
  — Bonzoir. Ze vous annonze que votre camarade ne viendra pas. Il est empêzé.
  
  Ils se regardèrent et haussèrent les épaules, comme si cela leur était égal. Puis le chauffeur de taxi demanda :
  
  — Qu’est-ce qui est arrivé ? La passerelle est tombée à l’eau ?
  
  — Oui.
  
  Le même mit la main sur la bouteille thermos et dit :
  
  — C’est gentil, patron, de pas avoir oublié.
  
  — Z’est naturel, répondit Hubert, avec ze froid !
  
  Le « gentleman » aperçut le cadavre de Schmitt et tendit le cou pour mieux voir.
  
  — C’est ça, le client ?
  
  — Oui. Faites comme d’habitude.
  
  Ils approchèrent. Hubert ne bougea pas, mais il ne craignait plus rien. Les deux hommes évitaient systématiquement de le regarder en face, ne pouvant sans doute supporter l’horreur de ce visage monstrueux. Le chauffeur de taxi retourna le corps avec son pied et s’étonna :
  
  — Mais, c’est pas le bon ? Je le connais celui-là, c’est le journaliste…
  
  — Il a voulu ze mêler de ze qui ne le regardait pas, répliqua Hubert. Z’ai été oblizé de lui régler son compte.
  
  — Et les autres ? La grosse galette ?
  
  — Z’est pas perdu. Z’est pour demain. Occupez-vous de zelui-là.
  
  Ils acceptèrent le fait et se penchèrent pour attraper le corps, l’un par les bras, l’autre par les pieds. Le chauffeur de taxi avait enfoncé la bouteille thermos dans une poche de son manteau. Ils soulevèrent le cadavre et se dirigèrent vers l’escalier.
  
  — Faut faire attention à pas se casser la gueule, dit le « gentleman ». Ça glisse, là-haut.
  
  Ils éprouvèrent quelque difficulté à hisser le grand corps de Schmitt au sommet de l’escalier, mais ils y arrivèrent. Hubert attendit qu’ils se fussent un peu éloignés, puis suivit silencieusement leurs traces. Il s’arrêta sur une marche dès que sa tête dépassa le niveau du pont et qu’il put les voir. Ils étaient en train de déplacer un panneau de cale.
  
  Un moment plus tard, ils descendirent dans la cale après avoir tout simplement basculé le cadavre à l’intérieur. Hubert s’était demandé s’ils n’allaient pas jeter le corps dans le fleuve, mais ils avaient sans doute une autre méthode. Il patienta quelques minutes, puis les entendit frapper des coups de marteau. Il retourna près du placard. Muriel s’était accroupie dans le fond et, frileusement enveloppée dans son manteau de fourrure, paraissait dormir. Il lui tapota la joue !
  
  — Eh ! murmura-t-il, reste ici jusqu’à ce que je vienne te chercher. Je vais faire un petit tour là-haut. Tout va bien.
  
  — Laisse-moi dormir, grogna-t-elle.
  
  Il referma la porte presque complètement, ne laissant qu’un faible interstice pour lui donner de l’air. Puis il monta sur le pont. Les coups de marteau résonnaient toujours. Il approcha silencieusement de l’ouverture béante et risqua un regard vers le fond de la cale.
  
  À la lueur d’une lampe de poche accrochée à un pilier, les deux hommes étaient en train de clouer des planches, comme s’ils avaient voulu fabriquer un cercueil de fortune. Le cadavre était derrière eux, la bouteille thermos appuyée contre une des jambes.
  
  Hubert pensa qu’il avait le temps de faire un tour d’inspection. Il voulait voir le canot dans lequel Schmitt était venu et savoir aussi si les deux hommes étaient arrivés dans la même voirture.
  
  Il passa sur la terre ferme et escalada la digue pour vérifier d’abord la question de voiture. Il y en avait deux. Hubert descendit et se dirigea vers les véhicules pour y jeter un coup d’œil. Il examinait l’intérieur de la première lorsqu’il eut la soudaine sensation d’une présence hostile derrière lui. Il se redressa vivement, mais trop tard. Un solide coup de matraque l’atteignit au sommet du crâne.
  
  Il perdit connaissance.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Un nouveau choc réveilla Hubert. Il sentit qu’il roulait sur lui-même, puis que quelqu’un lui bottait les fesses. Il maîtrisa l’envie de riposter et décida de se tenir tranquille, de faire le mort, jusqu’à plus ample informé.
  
  Des gens parlaient au-dessus de lui, qui semblaient en colère. Et il comprit soudain ce qu’ils disaient, ce qui ne le rassura nullement. Ces gens-là parlaient russe et envisageaient tout simplement et tout froidement de le faire mourir à petit feu.
  
  Il se souvint alors de ce qui était arrivé, alors qu’il examinait cette voiture, près de la digue. Quelqu’un l’avait assommé par derrière. Qui et pourquoi ? Il allait sans doute l’apprendre sans plus tarder.
  
  Il ouvrit les yeux et vit des lames de parquet qui auraient eu besoin d’un coup de balai. Lumière électrique. Clapotis d’eau contre une coque. Il se trouvait encore sur un bateau. Le même ? Il glissa un coup d’œil latéral et ne reconnut pas l’aménagement de l’unique cabine de la péniche.
  
  — Il se réveille, dit quelqu’un en russe.
  
  Il y avait trois paires de pieds à deux mètres de lui, sur le même rang. Quand il bougea la tête pour regarder plus haut, il se rendit compte que le bas de Muriel lui couvrait toujours le visage.
  
  Il se retourna lentement sur le dos et dit :
  
  — Hello ! How are you !
  
  Les trois hommes parurent surpris. Mais Hubert ne le fut pas moins en reconnaissant l’un d’eux. Il y avait deux officiers de marine, qu’il n’avait jamais vus, mais le troisième, habillé en civil, s’était déjà présenté à lui en uniforme…
  
  — Heureux de vous revoir, lieutenant de Waels, dit-il en français.
  
  L’homme sursauta. Puis, fronçant les sourcils, il s’approcha d’Hubert, se pencha sur lui et lui arracha sans ménagement le bas qui masquait son visage.
  
  — Hermann Beck ! s’exclama-t-il, que faisiez-vous là-dessous ?
  
  Hubert grogna quelque chose d’inintelligible et se redressa sur son séant, ce qui lui arracha une plainte de douleur. Il porta une main à son crâne tuméfié et entendit un des officiers remarquer en russe :
  
  — Il y a eu erreur sur la personne, semble-t-il ?
  
  Hubert, malgré la souffrance, réfléchissait avec ardeur. Ce n’était pas lui que ces gentlemen avaient cru enlever et ils étaient convaincus qu’il était bien Hermann Beck. Deux constatations fort intéressantes.
  
  Il regarda de Waels qui semblait débordé par les événements et demanda :
  
  — Que m’est-il arrivé, lieutenant ?
  
  Waels se retourna et dit en russe au deux autres.
  
  — Allons faire un tour pour discuter de la conduite à tenir.
  
  Il ne pensait pas que « Hermann Beck » put comprendre le russe. Il s’adressa de nouveau à Hubert, en français cette fois, et avec l’accent belge :
  
  — Excusez-nous un instant. Installez-vous confortablement, nous revenons tout de suite…
  
  Ils sortirent sans plus d’explications et refermèrent la porte. Hubert mit aussitôt sa solitude à profit pour examiner les lieux. Il se trouvait dans une cabine de navire, relativement spacieuse, avec une couchette, une commode et une table escamotable. Il se leva péniblement. Le hublot était obstrué par un volet métallique fixé par un gros cadenas. Impossible de jeter un coup d’œil à l’extérieur. De toute façon, une chose certaine ; le navire était immobile. Pas de bruit de machines, rien que le doux clapotis de l’eau contre la coque.
  
  Hubert alla se mettre la tête dans le lavabo et fit couler l’eau. Cette douche froide lui fit beaucoup de bien. Il s’essuya avec son mouchoir, ses hôtes n’ayant pas pensé à mettre des serviettes, puis alla s’asseoir sur la couchette.
  
  Le fait le plus surprenant de l’histoire était que le lieutenant de Waels, du 2e Bureau belge, parlait russe avec ces officiers de marine marchande dont l’origine orientale ne faisait aucun doute…
  
  La porte se rouvrit. C’était un des officiers, un type d’une quarantaine d’années, au visage dur, au regard clair et froid. Il referma, regarda Hubert, puis alla s’asseoir en coin sur la commode.
  
  — Voulez-vous me raconter, monsieur Beck, tout ce qui s’est passé cette nuit entre la Mouche et vous ?
  
  — Je voudrais d’abord savoir à qui j’ai affaire. Certains aspects de la question pourraient me valoir des désagréments et…
  
  — Nous n’appartenons à aucun service belge, si c’est cela que vous voulez savoir.
  
  — Mais, le lieutenant de Waels ?
  
  L’officier parut embêté.
  
  — Le lieutenant de Waels n’existe pas. Oubliez-le. Nous avions des raisons de nous intéresser à la Mouche et de mettre fin à ses activités. Vos démarches nous gênaient et… l’un de nous a pris l’apparence d’un officier belge dans l’espoir de vous convaincre plus facilement de rester tranquille le temps qui nous était nécessaire.
  
  — Je comprends, dit Hubert. Je ne vois pas d’inconvénients, dans ces conditions, à vous raconter ce qui s’est passé… La Mouche nous avait fixé rendez-vous hier soir à neuf heures, Grote Tunnel Plaatz…
  
  Il continua, lentement, réfléchissant en même temps à ce qu’il pouvait dire ou non. L’autre l’écoutait avec un grand intérêt.
  
  — Je disposais de vingt mille dollars, la Mouche en exigeait cent mille. J’avais vu le consul de mon pays qui avait refusé de m’avancer le complément. J’étais désespéré… Et l’idée m’est venue de bluffer la Mouche. Contre un salaud de cette espèce, il n’y avait pas à s’embarrasser de scrupules. J’ai fait un paquet avec des vieux journaux et je l’ai confié au gérant de l’hôtel pour la journée en lui faisant croire que ce paquet contenait cent mille dollars. Je savais que la Mouche devait avoir un complice dans l’hôtel…
  
  L’officier restait rigoureusement immobile et son visage dur était de marbre. On aurait pu croire que cette histoire ne l’intéressait pas, mais Hubert ne s’y trompait nullement.
  
  — J’ai vraiment cru que ma femme et mon fils se trouvaient sur cette péniche… Alors, au moment où la Mouche s’est aperçu que le paquet ne contenait que des vieux papiers, j’ai sorti mon pistolet et j’ai tiré. Mais je l’ai raté et il m’a envoyé la table à la figure. Après, je suis tombé en débouchant de l’escalier sur le pont, il a eu le temps de se sauver et de jeter la passerelle à l’eau, nous empêchant ainsi de le poursuivre plus loin… Nous avons fouillé le bateau, mais il était désert…
  
  Sa voix se brisa. Il s’était réellement mis dans la peau de Hermann Beck…
  
  — Alors, je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai toujours été d’un naturel doux et calme, mais je voulais me venger de ce monstre…
  
  Il continua de raconter comment il avait identifié le complice de la Mouche parmi le personnel de l’hôtel et comment il avait fait parler celui-ci, simplement en le menaçant de mettre sa femme au courant, et comment il était revenu avec sa sœur, tendre un guet-apens sur la péniche…
  
  — Je ne m’attendais vraiment pas à ce que la Mouche fut Mathieu Schmitt. Nous nous sommes battus comme des enragés, mais il était plus fort que moi et pour me sauver, ma sœur l’a assommé avec la crosse de mon pistolet qui m’avait échappé. Il en est mort… Mais nous étions en état de légitime défense, n’est-ce pas ? C’était sa vie ou la nôtre !
  
  L’officier eut un bref hochement de tête et l’encouragea :
  
  — Continuez !
  
  — Alors, il m’est venu une idée. Je savais que deux des complices allaient venir et que la Mouche leur avait probablement donné rendez-vous depuis la veille pour faire disparaître nos cadavres ; car je ne croyais plus que ma femme et mon fils fussent encore vivants… Ma sœur m’a donné un de ses bas et, avec le chapeau et le manteau de la Mouche, j’ai pris l’apparence de ce type immonde. Quand les deux complices sont arrivés, je leur ai montré le cadavre et leur ai dit simplement : « Comme d’habitude ! ». Ils n’ont pas eu l’air surpris et ont emporté le corps dans la cale. Ils étaient en train de fabriquer une sorte de coffrage… J’ai pensé que j’avais le temps de jeter un coup d’œil dans leurs voitures et… vous connaissez la suite.
  
  Hubert se tut. Une cloche battait dans son crâne douloureux. L’officier resta un moment silencieux, puis tira une cigarette de sa poche et l’alluma.
  
  — Toute cette histoire nous embête beaucoup, dit-il soudain. Mais il existe un moyen de nous en tirer tous honorablement. Si vous consentez à nous donner votre parole que vous nous oublierez complètement, nous vous reconduirons à votre hôtel.
  
  — Je n’ai rien contre vous, riposta Hubert. Vous en vouliez aussi à la Mouche et vous m’avez pris pour la Mouche. Vous avez ma parole que je ne parlerai de vous à personne, jamais. Et cet engagement est valable aussi pour ma sœur…
  
  L’officier se frotta pensivement le front et reprit un air ennuyé :
  
  — Je suis navré pour vous, monsieur Beck, mais vous n’avez pas la moindre chance de retrouver votre femme et votre fils vivants. La Mouche supprimait ses victimes après les avoir attirées dans des guet-apens, munies de grosses sommes d’argent…
  
  Les larges épaules de Hubert s’affaissèrent et il cacha son visage dans ses mains.
  
  — Je m’en doutais, répliqua-t-il d’une voix brisée. Je n’avais plus d’espoir…
  
  Ils restèrent silencieux un moment, puis Hubert demanda :
  
  — Ce que je ne comprends pas, c’est comment la Mouche a pu attirer mon beau-père dans un piège ?
  
  Le marin loucha sur le bout incandescent de sa cigarette :
  
  — Arthur Gérold est encore vivant, monsieur Beck. Vous l’auriez appris un jour ou l’autre. Il se trouve actuellement en Pologne, de son plein gré. La Mouche s’attaquait uniquement aux familles de gens qui avaient volontairement et discrètement changé de camp.
  
  Hubert baissa ses mains et regarda son interlocuteur :
  
  — Voulez-vous dire que d’autres familles ont subi le même sort ?
  
  — Oui. Vous comprendrez maintenant qu’il nous fallait absolument mettre un terme aux agissements de la Mouche. Nous ne pouvions tolérer cela plus longtemps. Notre correspondant permanent ici s’en occupait depuis le début, mais en vain. Nous n’avons pu trouver la piste que ces jours-ci, lorsque je suis arrivé à contacter un des complices de la Mouche.
  
  — Lequel ?
  
  — Le chauffeur de taxi. Après avoir bien étudié les méthodes de la Mouche, j’avais remarqué qu’il laissait le moins possible de choses au hasard…
  
  Il toussota, comme s’il venait brusquement de se rendre compte qu’il parlait trop.
  
  — Le mieux que vous ayez à faire, maintenant, conseilla-t-il, c’est de rentrer chez vous avec votre sœur.
  
  — J’aurais voulu ramener les corps, répliqua Hubert. J’espérais apprendre ce qu’ils en avaient fait, si vous n’étiez intervenus…
  
  — Je peux vous renseigner. Le chauffeur de taxi nous l’a expliqué… Ils coulent les cadavres dans du ciment à prise rapide et vont ensuite immerger les blocs dans l’estuaire. Par leur poids, ces blocs doivent s’enfoncer lentement dans la vase et il n’y a guère de chance de les retrouver…
  
  Hubert se demandait comment il devait réagir.
  
  Faire preuve d’une certaine obstination pouvait indisposer son interlocuteur et le faire changer d’avis… Il consulta sa montre pour se donner une contenance, vit qu’il était six heures un quart et se souvint brutalement de la bombe dont l’explosion devait se produire à six heures trente. Il pâlit réellement et se dressa d’un bond, indifférent à la douleur que le mouvement avait déclenché dans son crâne.
  
  — Ma sœur ! fit-il. J’ai oublié de vous dire : la Mouche avait apporté une valise sur la péniche. Il y avait dedans une bombe à retardement réglée pour exploser à six heures trente. Je suppose qu’il voulait faire couler le bateau. Ma sœur est dans le placard de la cabine et je crois qu’elle s’est endormie. Vite ! Il faut y aller ou prêtez-moi une voiture. Vite !
  
  L’officier consulta sa montre et répliqua d’un ton impersonnel !
  
  — Impossible, monsieur Beck. La péniche est à trois quart d’heure d’ici, en temps normal. Et avec ces routes verglacées, il faut compter beaucoup plus…
  
  Hubert ferma les yeux et vit le joli corps de Muriel sautant avec les débris du bateau puis retombant, déchiqueté, dans l’eau noire et glacée de l’Escaut.
  
  — Il faut tenter quelque chose !
  
  — Impossible, monsieur Beck. D’ailleurs, je ne pense pas que votre sœur ait pu s’endormir avec cette température polaire.
  
  Il ne savait pas dans quel état physique elle se trouvait et qu’il ne faisait pas si froid que cela dans le placard… Hubert se rua vers la porte et l’ouvrit.
  
  — Une voiture ! Donnez-moi une voiture ! Je vais essayer !
  
  Le second officier lui barra le chemin. Pas hostile.
  
  — Vous voulez une voiture, monsieur Beck ?
  
  — Oui, je vous en prie.
  
  Le coup, venu de derrière, l’atteignit sur la carotide, sec comme un coup de trique. Il ouvrit la bouche, puis ses yeux se révulsèrent et il tomba en avant, dans les bras du marin…
  
  
  *
  
  * *
  
  Il entendit d’abord les voix. Ils parlaient autour de lui, en russe. Puis il se trouva déporté dans un virage et comprit qu’il était dans une auto. Avaient-ils changé d’avis à son sujet ? Étaient-ils en train de lui offrir sa dernière promenade ?
  
  Il se garda bien de bouger, attendant d’avoir recouvré l’usage de toutes ses facultés. Sa tête était douloureuse et il se sentait engourdi, comme après une anesthésie. Il se rendit compte néanmoins assez vite qu’il n’était pas attaché ; ses pieds et ses mains étaient libres et il se trouvait dans une position normale, assis sur une banquette, la nuque appuyée sur le sommet du dossier. Un matin de réveillon, un homme endormi dans une voiture ne risquait pas d’attirer l’attention.
  
  Il reconnut la voix de Waels qui demandait.
  
  — À quelle heure levez-vous l’ancre ?
  
  — À huit heures. Pas plus tard. Aurez-vous le temps ?
  
  — Je prendrai un taxi à la gare pour me faire conduire chez moi. Le temps de remplir deux valises, juste le strict nécessaire et je vous rejoins au port.
  
  — Je suis navré de vous bousculer de cette façon, mais après ce qui vient de se passer, c’est mieux que vous disparaissiez d’ici. On ne sait jamais… Les flics ne sont pas tous idiots.
  
  — C’est vous qui décidez, répliqua Waels d’un ton neutre. J’obéis aux ordres.
  
  Il n’avait pas l’air enthousiaste.
  
  — Nous voici à la gare, annonça une autre voix, sans doute celle du conducteur.
  
  Hubert entrouvrit prudemment ses paupières, juste ce qu’il fallait. Il faisait toujours nuit. L’entrée de la gare centrale était déserte. Waels descendit sans mot dire et claqua la portière de l’auto qui repartit aussitôt. Hubert reconnut De Keyser Lei, aux trottoirs déserts, le hall vide du Century. Allaient-ils le ramener tout simplement à son hôtel ?
  
  Ils franchirent le carrefour de Frankrijk Lei et tournèrent ensuite à droite dans l’étroite Kipdorp Vest. La voiture s’immobilisa quelques mètres plus loin.
  
  — Personne ? questionna celui qui se trouvait à côté de Hubert.
  
  — Je ne vois rien, répondit l’autre qui mettait pied à terre.
  
  La portière s’ouvrit. Hubert se sentit saisir sous les bras puis par les pieds. On le sortit du véhicule. Il restait parfaitement inerte, mais tous ses sens montaient la garde. Il n’avait pas envie de se laisser gratifier d’un coup de poignard de dernière minute.
  
  Ils le déposèrent assis sur le trottoir, bien calé entre deux poubelles pleines de coquilles d’huîtres, de carcasses de dindes et de cotillons défraîchis, puis le laissèrent là sans commentaire et repartirent.
  
  Hubert ouvrit carrément les yeux pour regarder la voiture s’éloigner et en relever le numéro. Puis, il se mit péniblement debout. La tête lui tournait un peu et ses jambes étaient molles, mais les dégâts semblaient se limiter à cela.
  
  Il se dirigea d’un pas mal assuré vers l’entrée de l’hôtel. La pendule, au-dessus de la réception, indiquait sept heures moins le quart. Il ne s’était donc pas écoulé beaucoup de temps depuis qu’ils l’avaient de nouveau assommé, sur leur bateau.
  
  Le portier de nuit dormait sur le bureau, la tête enfouie dans ses bras repliés. Il se réveilla sans qu’Hubert ait besoin de le secouer.
  
  — Bonjour, monsieur Beck. Passé une bonne nuit ?
  
  — Excellente, répondit Hubert. Ma sœur est rentrée ?
  
  — Je ne l’ai pas vue, monsieur Beck.
  
  Hubert regarda le tableau. Leurs deux clés y étaient. Quelque chose lui serra l’estomac. Il aimait bien Muriel et la simple idée de ce qui avait dû lui arriver…
  
  — Quelqu’un est venu déposer cette lettre pour vous, monsieur.
  
  Hubert saisit l’enveloppe blanche que l’employé lui tendait et qui portait en suscription ; M. Beck. Hubert déchira l’enveloppe et en sortit deux feuillets de papier blanc et fin couverts d’une écriture large et autoritaire qu’il ne connaissait pas…
  
  
  
  25 décembre, 2 heures.
  
  Mon cher Beck,
  
  Il paraît que vous n’êtes pas rentrés, tant pis. Il y a du nouveau et du nouveau assez sensationnel. La Mouche m’a appelé chez moi, il était deux heures. Pas parlé de ce qui s’est passé entre vous, mais m’a demandé de lui rendre un grand service en échange de quoi j’obtiendrais toutes les informations que je désire.
  
  Je n’ai guère confiance, mais j’y vais quand même. On verra bien. Voici ce que la Mouche me demande de faire : Je dois aller maintenant prendre une certaine voiture qui se trouve, avec les clés sur le tableau, dans Maria-Thérésia Lei. Cette voiture doit contenir un manteau, un chapeau, un bas de soie et une valise. Je dois la prendre pour me rendre à l’endroit où se trouve la péniche que vous connaissez bien, par la route d’Ekeren. Arrivé là-bas, je dois revêtir le manteau, mettre le chapeau sur ma tête et le bas dans la poche, prendre la valise et monter dans la péniche. Il faut que j’y sois vers cinq heures moins le quart, trois hommes, des complices de la Mouche devant venir à cinq heures précises.
  
  La Mouche veut que je me fasse passer pour lui auprès de ses hommes, car il ne peut être là pour les recevoir. Il paraît que c’est facile : je n’ai qu’à m’enfiler le bas de femme sur la tête ! Je vous expliquerai ça. Et à zézayer, bien entendu. Pourquoi ne m’avez-vous jamais rien dit de l’aspect physique de notre Mouche ? Vous êtes un faux frère.
  
  Les trois hommes doivent venir à cinq heures. Je dois leur donner une bouteille thermos pleine de grog qui se trouvera dans la valise, (avec un autre paquet auquel je ne dois pas toucher) et leur dire de « faire une préparation pour deux ». Je me demande bien ce que cela peut vouloir dire, j’ai peur de deviner. Soyez prudents.
  
  Les types descendront dans la cale, paraît-il, et je devrai attendre dans la cabine. La Mouche arrivera à six heures trente et me donnera sa version de l’affaire. Il paraît que tout cela n’est qu’un malentendu et qu’il est innocent comme l’enfant qui vient de naître. Inutile de vous dire que je n’en crois rien et que je me tiendrai sur mes gardes !
  
  Bref, j’y vais. Advienne que pourra ! Si vous rentrez à temps, vous pourriez peut-être venir faire un tour dans les parages vers six heures trente. Ne trouveriez-vous pas ça drôle si nous pouvions attraper cette sale Mouche ?
  
  Peut-être à tout à l’heure, peut-être à jamais. Si je n’en reviens pas, faites dire mie messe pour moi.
  
  Mathieu Schmitt.
  
  
  
  Hubert se mit à jurer entre ses dents sous le regard étonné du portier.
  
  — Qui vous a remis cette lettre ?
  
  — Le monsieur l’a écrite lui-même ici. Il voulait vous voir et je lui ai dit que vous n’étiez pas là. Il était très ennuyé et je lui ai donné du papier et une enveloppe…
  
  — Comment était-il ?
  
  L’employé donna le signalement de Mathieu Schmitt. Aucun doute possible.
  
  — Quelle heure ?
  
  — Dans les trois heures, je crois.
  
  Les jambes molles, Hubert alla s’asseoir dans un fauteuil et entreprit de relire le message, lentement, posément… Tout collait parfaitement et il n’était guère possible de conserver un doute… Mathieu Schmitt était mort victime d’une monstrueuse erreur. La Mouche était toujours vivante, toujours en liberté…
  
  Hubert et Muriel avaient cru que la Mouche et Schmitt ne faisaient qu’un uniquement parce qu’ils l’avaient vu, sous leurs yeux, prendre l’aspect de la Mouche. Mais l’explication de ce fait était donnée dans la lettre. Hubert pensa que la Mouche, ayant senti que le vent tournait, avait voulu se débarrasser du journaliste, et de ses complices en même temps. Il avait promis à Schmitt d’être là à six heures trente alors que la bombe devait exploser juste à cet instant précis… C’était clair.
  
  Mais alors ? Qui était la Mouche ? Seuls, les gens à qui il venait d’avoir affaire pouvaient maintenant trouver la réponse car, pour exploiter les disparitions de Noël Muller et d’Arthur Gérold, il fallait être au courant de ces disparitions…
  
  Hubert replia lentement la lettre et la mit dans une de ses poches. Il se rendit compte en même temps qu’il portait toujours le manteau de la Mouche…
  
  — Mauvaises nouvelles, monsieur ? risqua le portier.
  
  Hubert ne lui répondit pas. Il réfléchissait. Comment joindre les autres ? Le bateau devait lever l’ancre à huit heures et c’était un délai un peu court pour identifier un navire dans un port aussi vaste et aussi fréquenté qu’Anvers. Ce devait être plus facile de retrouver le faux Waels, de le rattraper avant qu’il n’ait embarqué.
  
  Hubert sortit et partit à grands pas en direction de la gare. Le froid était vif et un vent assez violent charriait des épingles. Hubert atteignit rapidement la station et se mit à interroger les chauffeurs des quelques taxis qui se trouvaient là. L’un d’eux se souvenait d’avoir vu « Waels » monter dans une voiture un quart d’heure ou vingt minutes plus tôt, mais le collègue qui l’avait chargé n’était pas encore revenu.
  
  — S’il n’a pas été trop loin, reviendra-t-il ici ? questionna Hubert.
  
  — Beaucoup de chances pour qu’il le fasse. À cette heure-ci…, c’est le seul endroit possible et on attend un train dans vingt minutes.
  
  Hubert décida d’attendre. C’était la seule chose à faire. Il accepta une cigarette que lui offrait le chauffeur, heureux d’avoir trouvé un interlocuteur, et se laissa entraîner dans une discussion sur la situation au Moyen-Orient. Les minutes passaient. Hubert devenait nerveux. Puis un taxi vide arriva, venant de Pelikaanstraat.
  
  — Tiens ! le voilà, dit le chauffeur.
  
  — Vous êtes sûr que c’est lui ?
  
  — Sûr et certain.
  
  Hubert le remercia, et se dirigea vers la voiture qui venait de stopper en queue de file. Il sortit un billet de vingt dollars et le montra au conducteur en guise d’entrée en matière.
  
  — Ce petit bout de papier est à vous si vous me conduisez à l’endroit où vous avez emmené le client que vous avez chargé ici il y a vingt ou vingt-cinq minutes. Okay !
  
  L’homme hésita très peu.
  
  — Okay, mon Prince. Montez !
  
  Hubert ne se fit pas prier. Le taxi démarra aussitôt, fit demi-tour et fonça dans Pélikaanstraat. Hubert se pencha pour recommander :
  
  — Aussi vite que possible, hein ?
  
  — J’avais compris.
  
  
  *
  
  * *
  
  C’était une petite villa du quartier sud-ouest, assez cossue, entourée d’un jardin planté d’arbres dont les branches nues étaient chargées de givre.
  
  — C’est là ? demanda Hubert.
  
  — C’est là.
  
  — Vous l’avez vu entrer ?
  
  — Oui.
  
  — Okay.
  
  — Faut vous attendre ?
  
  — Si vous voulez, mais un peu plus loin. Hubert descendit et referma la portière sans faire de bruit. Le taxi repartit doucement. Hubert approcha de la grille. Une pancarte indiquait, en français et en flamand : CHIEN MÉCHANT.
  
  Hubert n’avait plus son 22 qui avait dû lui être retiré sur le bateau. Il eut presque envie de sonner, puis se retint de le faire et poussa le portail métallique qui s’ouvrit sans grincer.
  
  Il suivit l’allée enneigée qui menait au perron. Le chien méchant, s’il existait, ne se manifestait pas. Hubert monta les quelques marches d’accès à la porte et tourna la grosse poignée de cuivre jaune. La porte s’ouvrit. « Waels » n’avait pas pris le temps de s’enfermer en rentrant…
  
  Toutes les pièces semblaient être éclairées. Hubert referma sans bruit et prêta l’oreille. Après quelques secondes, il entendit marcher au-dessus et se dirigea vers l’escalier.
  
  Un tapis recouvrant les marches, Hubert monta silencieusement et atteignit sans encombre le palier du premier étage. Quatre portes ouvertes. Lumières partout. Un léger bruit le guida…
  
  Il risqua un œil au coin du chambranle et aperçut le dos de « Waels » qui se livrait à une étrange occupation. Le faux officier belge prenait des liasses de billets dans un coffre ouvert encastré dans le mur et les rangeait dans une mallette posée sur un lit. Deux autres valises, pleines, encore ouvertes, étaient sur le parquet…
  
  Le téléphone se mit à sonner au rez-de-chaussée. Hubert se rejeta vivement en arrière, se glissa dans la pièce voisine et se cacha derrière la porte. Trois secondes plus tard, « Waels » passa et descendit répondre.
  
  Hubert sortit de sa cachette et se rendit dans la chambre que l’autre venait de quitter. La mallette était pleine de billets de vingt dollars. Il en restait encore dans le coffre ouvert, avec quelques bijoux…
  
  La sonnerie s’arrêta. Hubert entendit « Waels » dire « Allô ! » et prêta l’oreille tout en se livrant à un rapide inventaire de ce que contenait le coffre.
  
  — Ali ! Bonjour, capitaine ! disait « Waels ».
  
  Je commençais à m’inquiéter… Il faudrait que j’embarque maintenant, est-ce possible ?… Dans une heure… Montevideo, toujours… Au prix convenu, mais vous savez que j’ai quelque chose à planquer… D’accord. Dans trois quarts d’heure, je serai au quai 14 devant votre bateau… Non, il fera à peine jour… À tout de suite, capitaine…
  
  Hubert avait tout entendu. Il tenait dans sa main un collier trouvé dans le coffre et qui ressemblait fort à certain collier dont il avait lu la description sur la liste des objets emportés par Elsie Beck.
  
  Le faux Waels remontait. Hubert reposa le collier dans le coffre et ôta son pardessus qu’il garda sur son bras. L’autre atteignit la dernière marche, traversa le palier, s’arrêta net sur le seuil en apercevant Hubert, totalement surpris.
  
  — Je suis venu vous rendre votre manteau, dit Hubert en jetant le vêtement sur le lit à côté de la valise pleine de billets. J’avais peur que vous ne preniez froid pendant le voyage…
  
  Un sourire découvrit sa denture de loup et il ajouta :
  
  — Bzzz bzzz bzzz bzzz !
  
  Il y eut ensuite un instant de silence chargé d’une tension extrême. Puis l’autre retrouva son souffle, réussit à sourire et répliqua :
  
  — Je suis la Mouche, bon ! Qu’est-ce que vous comptez faire, maintenant ?
  
  — Vous étrangler, répondit doucement Hubert.
  
  — La belle affaire ! Vous serez condamné pour meurtre !
  
  — Ce n’est pas sûr.
  
  L’assassin n’était pas aussi tranquille qu’il voulait bien le laisser paraître. Sans doute n’avait-il pas d’arme sur lui, il l’eût déjà sortie ; et le temps travaillait contre lui. La sueur perla à ses tempes.
  
  — Écoutez, reprit-il avec précipitation. Je vous rends ce que votre femme m’a laissé et dix mille dollars de mieux. Ça va ?
  
  — Je vais vous étrangler, reprit Hubert froidement, et vous faire mourir à petit feu !
  
  L’autre se mit à glapir.
  
  — Vous voulez tout prendre, ce n’est pas juste !
  
  — C’est votre vie que je veux, reprit Hubert. Rien d’autre !
  
  Il se mit à contourner lentement le lit. Son dur visage de condottiere exprimait une implacable résolution. La Mouche recula d’un pas. Ses mains tremblaient. Il avait tellement peur que sa gorge s’était nouée et qu’il ne pouvait même plus prononcer une parole. Brusquement, il tourna les talons et se mit à détaler…
  
  Il était à mi-hauteur de l’escalier lorsque Hubert en atteignit le sommet. La terreur lui donnait des ailes. Hubert craignit qu’il ne sût trouver une arme en bas. Sans hésiter, il plongea…
  
  Il attrapa le criminel à hauteur des reins et ils glissèrent ensemble jusqu’en bas, la Mouche en dessous. Les mains de Hubert se nouèrent aussitôt autour de la gorge de son adversaire et il commença à serrer, sans trop appuyer pour faire durer le plaisir…
  
  Une voix nette, qu’il avait déjà entendue, tonna soudain derrière lui :
  
  — Lâchez cet homme ! Debout et les mains en l’air !
  
  Hubert se mit à jurer entre ses dents, mais il ne pouvait mieux faire qu’obéir. Il desserra l’étau de ses mains, sans trop se presser, puis se releva et pivota sur ses talons. C’était Oostens, qui avait dû se cacher jusque-là sous l’escalier. Toujours aussi laid.
  
  — Je suis navré de vous priver du plaisir d’étrangler ce monstre, reprit-il. Mais je le veux pour moi, et vivant. La justice de ce pays a quelques comptes à lui demander.
  
  Hubert soupira et laissa retomber ses bras le long de son corps. Ses mains tremblaient. Toujours à terre, la Mouche ne bougeait pas…
  
  — Vous arrivez toujours quand on s’y attend le moins, reprocha Hubert.
  
  — J’étais là depuis un moment. Avant vous. Je vous ai vu arriver et j’ai tout entendu. J’avais remarqué ce gentleman lorsqu’il est venu vous rendre visite à votre hôtel. Le deuxième Bureau de l’armée nous avait laissé carte blanche pour cette affaire et je ne comprenais pas ce qu’un officier venait faire auprès de vous… Une surveillance constante nous a mis la puce à l’oreille…
  
  — Eh bien, fit Hubert. Puisque je ne peux faire autrement, je vous le laisse.
  
  — Voulez-vous me rendre un service ? Appelez mes hommes qui cernent la maison. Ensuite, vous pourrez disposer. Venez simplement me voir en fin d’après-midi… Vers cinq heures, disons. Il y aura certaines formalités à remplir pour rentrer en possession de l’argent et des affaires ayant appartenu à votre femme…
  
  — À votre disposition, assura Hubert.
  
  
  *
  
  * *
  
  Le ciel commençait à s’éclaircir. Hubert descendit du taxi et pénétra dans le hall de l’hôtel. Il allait être huit heures. Les deux clés étaient toujours au tableau. Il prit la sienne. Le gardien de nuit, qui se préparait à partir, vint vers lui :
  
  — Mlle Beck n’est toujours pas rentrée. Puis-je faire quelque chose pour vous ?
  
  — Non, merci.
  
  Hubert prit l’ascenseur qui le monta au troisième étage. Il avait l’intention de prendre une douche, de se changer, puis de retourner au bord de l’Escaut afin de voir si on pouvait récupérer le corps de Muriel. La bombe se trouvant dans la cabine, il y avait sans doute peu de chance…
  
  Il introduisit la clé dans la serrure, tourna et entra en allumant. La porte de communication entre les deux chambres était ouverte. Il contourna le lit et avança sur le seuil de séparation…
  
  — Hello ! fit une toute petite voix. Est-ce que c’est une heure raisonnable pour rentrer ?
  
  Il en eut le souffle coupé. En même temps, la chambre de Muriel s’éclaira et il découvrit la jeune femme assise dans son lit, vêtue d’une chemise de nuit scandaleusement transparente.
  
  — Seigneur ! fit-il. Je te croyais morte.
  
  Elle eut un sourire angélique.
  
  — Et tu avais de la peine !
  
  — Oui, reconnut-il.
  
  — Il s’en est fallu de peu, tu sais. Je me suis réveillée il était presque six heures et demie. La mémoire m’est revenue et je me suis dépêchée de flanquer la valise à l’eau avec ce qu’elle contenait. Puis je me suis demandé ce que tu étais devenu. J’ai regardé dans la cale ; les deux types dormaient auprès d’un gros bloc de ciment.
  
  — Ils dormaient ?
  
  — Comme des bienheureux. J’ai crié ton nom de tous les côtés, ça ne les a même pas réveillés.
  
  — Il devait y avoir un somnifère dans le grog !
  
  — C’est ce que j’étais en train de me dire quand la bombe a explosé, juste sous le bateau. Ça m’a jetée sur le pont. Et puis j’ai eu juste le temps de gagner la terre ferme et de regarder la péniche s’enfoncer. On voit encore le rouf qui dépasse un peu…
  
  Hubert s’assit au pied du lit.
  
  — Tu es revenue avec la voiture ?
  
  — Oui, je l’ai laissée dans une rue voisine et je suis rentrée par la porte de service. J’ai ouvert ma porte avec mon canif. Je ne voulais pas de publicité.
  
  — Tu m’as fichu une trouille !
  
  Il lui raconta tout ce qui lui était arrivé et comment le commissaire Van Oostens l’avait frustré au dernier moment du plaisir d’étrangler le monstre. Quand il eut fini, elle proposa :
  
  — Si nous partions ce soir pour Cannes ? J’en ai marre de cette neige !
  
  — Pour l’instant, dit-il, je vais me coucher.
  
  Il repassa dans sa chambre, se déshabilla et se mit au lit.
  
  — Bonne nuit ! lança-t-il. Dors bien.
  
  Il attendit vainement une réponse, éteignit et s’allongea voluptueusement dans les draps tièdes. Après quelques instants, l’obscurité se fit également dans la pièce voisine.
  
  — Dors bien ! lança-t-il de nouveau.
  
  Toujours pas de réponse. « Qu’est-ce qu’elle peut bien avoir ? » se demanda-t-il. Cette idée qu’elle pouvait avoir quelque chose contre lui se mit à le tracasser. Au bout de quelques minutes, incapable de trouver le sommeil, il s’assit et se mit à pousser un cri :
  
  — Oh ! zut !
  
  — Qu’est-ce qui se passe ? demanda aussitôt Muriel.
  
  — Ma bouillotte s’est débouchée, inventa Hubert, et tout mon lit est inondé !
  
  Il y eut un bref silence, puis Muriel proposa d’un ton tout à fait neutre :
  
  — Mon pauvre chou ! Tu ne peux pas rester comme ça ! Veux-tu que je te fasse une petite place. Il faut bien s’aider…
  
  — Tu es un ange ! répliqua-t-il en se levant.
  
  Il se guida à tâtons contre le mur, passa de l’autre côté, trouva le lit…
  
  — Ces bouillottes, murmura Muriel, ça n’est jamais qu’un ersatz… Ça ne vaut pas ce à quoi je pense…
  
  — Si tu penses à la même chose que moi, je suis d’accord…
  
  Ils pensaient bien à la même chose. Exactement à la même chose…
  
  FIN
  
  Novembre 1956.
  
  
  
  
  
  1 Central Intelligence Agency ; Service central de renseignements des U.S.A. A remplacé l'« O.S.S » (Office of Stratégie Service) créé pendant la dernière guerre.
  
  2 Livre « O.S.S. n'est pas mort », aux mêmes éditions.
  
  3 Livre « 0.S.S. n'est pas aveugle ».
  
  4 Le lecteur sceptique ou simplement curieux pourra essayer lui-même devant son miroir avec un bas usagé de taille et de couleur adéquates. Éloigner les femmes trop sensibles et les enfants sujets aux cauchemars.
  
  
  
  
  
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