Des coups ébranlèrent la porte. Elsie sursauta. Son cœur se mit à battre la chamade et elle porta la main à son sein.
— Qui est là ? demanda-t-elle d’une voix enrouée.
— J’apporte le biberon pour l’enfant, répondit le garçon d’étage.
Elle consulta sa montre : six heures cinq, puis regarda le bébé qui dormait dans son berceau. Habituellement, il criait bien avant que le moment fût venu…
Elle tira le verrou, ouvrit la porte. L’employé, un grand type blond au visage ouvert, posa le biberon sur la table puis alla se pencher sur l’enfant.
— Il n’a pas faim, aujourd’hui ?
Derrière lui, Elsie se triturait nerveusement les mains.
— Non, sans doute. Je ne sais pas…
Il se redressa et lui sourit.
— Vous ne désirez rien d’autre, madame ?
Elle mit quelque temps à répondre :
— Non, merci.
Elle le raccompagna jusqu’à la porte, referma dès qu’il eut franchi le seuil et repoussa le verrou. Quelqu’un marchait à pas lourds dans la chambre située exactement au-dessus. Elle écouta un moment, puis se dirigea vers la fenêtre avec l’intention de fermer les volets.
La nuit était tombée et il pleuvait toujours, une sorte de crachin glacé à travers lequel le contour des choses devenait flou et les lumières, de simples halos jaunâtres et tristes. Elsie regarda un instant le trafic au carrefour de Frankrijk Lei et de Leys Sratta. Un tramway passait en grinçant, plein de monde et de lumière. Un cycliste dérapa sur les rails en voulant éviter un camion, mais se releva sans mal. Plus loin, à gauche, dans Keyzer Lei, l’enseigne au néon du Century brillait haut dans le ciel humide. Un train siffla dans la gare centrale, à cinq cents mètres de là.
Elsie frissonna et recula en tirant les volets. Elle se sentait affreusement inquiète et déprimée. Pourtant, ce qu’elle avait tant cherché, tant désiré, tant attendu était arrivé… Pourquoi ce sentiment de malaise, alors qu’elle aurait dû, au contraire, être si heureuse ? Elle était bien incapable de l’expliquer. Sans doute cela était-il venu de l’atmosphère étrange dans laquelle s’étaient déroulées les tractations. Il y avait aussi ce temps épouvantable, cette pluie fine et glacée qui n’arrêtait pas de tomber depuis des jours et des jours… Il y avait surtout…
Elle reprit son fils dans son berceau et le réveilla doucement. Il se mit à hurler et ne se calma que la tétine dans la bouche, sur les genoux de sa mère, elle-même assise dans l’unique fauteuil de la chambre.
Elle promena son regard sur le décor vieillot de la pièce et regretta une fois de plus de ne s’être pas installée au Century, beaucoup plus gai et plus luxueux. Mais elle avait pensé que le Métropole conviendrait mieux ; qu’un établissement d’excellent second-ordre tout confort risquerait moins qu’un hôtel de grand luxe d’effaroucher les gens qu’elle désirait contacter. Et puis, son père était parti de là…
Le bébé aspira la dernière goutte de lait et repoussa le biberon désormais inutile. Elle lui fit faire son rot, s’amusa un instant avec lui, puis le reposa dans son lit et le laissa jouer avec un hochet à grelot.
Elle était trop énervée pour pouvoir s’occuper à quelque chose. Machinalement, elle prit une cigarette dans son sac, l’alluma, puis l’éteignit avec irritation, pensant soudain que la fumée n’était pas bonne pour l’enfant.
Elle se mit à tourner en rond dans la chambre, comme une âme en peine. « Il » lui avait dit qu’il rappellerait vers six heures et il était déjà six heures un quart. Pourquoi la faisait-il attendre de cette façon, puisqu’ils étaient maintenant d’accord ? Cela devenait absolument insupportable…
Le téléphone sonna, elle se précipita pour décrocher.
— Allô, fit-elle d’une voix pressée. Ici, Elsie Beck. Qui est à l’appareil ?
Quelques secondes passèrent. Elle retenait son souffle et entendait la respiration de l’autre… Puis, un bruit insolite lui parvint, semblable au bourdonnement d’une mouche…
— Bzz… Bzzz… Bzzz…
C’était bien lui. Elle respira profondément et reprit :
— Je vous écoute. Est-ce pour ce soir ? Vous me l’aviez promis…
Encore un moment de silence. Cela devait l’amuser de jouer avec les nerfs des gens qui avaient besoin de lui. Il répondit enfin de sa voix zézayante.
— C’est d’accord. Vous connaissez le scénario, exécutez-le…
Il se tut de nouveau, puis menaça :
— Et… pas de fantaisies, hein ? Vous faites exactement ce que je vous ai dit et rien d’autre. RIEN D’AUTRE, c’est bien compris ?
Elle soupira profondément.
— Vous pouvez être tranquille, j’ai parfaitement compris.
— Je l’espère pour vous.
Il raccrocha. Elle en fit autant et constata sans étonnement que sa main tremblait. N’était-elle pas complètement folle d’agir comme elle allait le faire, sans avoir pris le conseil de personne ? Que dirait Hermann, quand il apprendrait ?… Et surtout, (elle frissonna) que dirait-il si l’affaire tournait mal ?
Car, enfin, elle n’avait aucune garantie que les promesses faites seraient tenues. Aucune, la parole de la « Mouche » n’avait peut-être pas plus de valeur qu’un « bzzz-bzzz » de vraie mouche.
Elle appuya ses poings serrés contre ses tempes douloureuses. Quoi faire ?… Pouvait-elle renoncer après s’être donné tant de mal ? Pouvait-elle abandonner son malheureux père à son sort après avoir remué ciel et terre pour retrouver sa trace ? Non, elle sentait bien que ce n’était pas possible. Aussi grande, aussi justifiée, que fût son angoisse, elle irait jusqu’au bout. Il n’était plus possible, maintenant, d’arrêter le mécanisme qu’elle avait déclenché…
Hermann… Si seulement Hermann avait été là… Mais il était actuellement aux sources de l’Amazone, avec une mission ethnologique, et peut-être ignorait-il encore que sa femme et son fils se trouvaient dans cette chambre d’hôtel, à Anvers, depuis près de quinze jours, de l’autre côté de l’Atlantique. Les lettres ne devaient pas arriver facilement, là où il était.
Les lettres… La « Mouche » lui avait fait interdire d’écrire à quiconque. Elle ne devait prévenir personne, par aucun moyen. Mais pouvait-elle se lancer ainsi dans l’aventure, en laissant Hermann dans l’ignorance de ce qui s’était passé ? au cas où…
Si elle écrivait maintenant à Hermann, ce ne serait pas trahir la promesse faite à la « Mouche », puisque la lettre n’atteindrait sûrement pas son destinataire avant plusieurs semaines. Elle ne l’aurait pas « prévenu », mais informé après coup.
Sa décision fut aussitôt prise. Elle sortit d’une valise sa trousse de correspondance, prit un stylo à bille, s’installa et se mit à écrire…
Anvers, le 8 novembre
Mon grand chéri,
Je suis ici, avec Frankie, depuis maintenant deux semaines. Peut-être le sais-tu déjà, si tu as reçu la lettre que je t’avais envoyée avant de quitter New York.
Sans doute m’aurais-tu empêchée de partir si tu avais pu le faire, mais je t’ai expliqué pourquoi j’étais obligée d’agir ainsi. Il ne m’était plus possible de rester inactive avec cette idée que Papa avait besoin d’aide et qu’il attendait peut-être que nous nous occupions de lui.
Mes démarches, ici, n’ont pas été faciles. Tous ceux qui l’avaient approché se souvenaient bien de lui, mais personne ne pouvait me donner le moindre renseignement, j’ai questionné tous les employés de l’aéroport ; aucun n’a pu me dire si Papa avait pris ou non l’avion ce jour fatal…
Enfin, mes démarches ayant fait du bruit, quelqu’un s’est mis en rapport avec moi, offrant de me faire connaître un homme ayant des contacts du côté oriental. Je ne connais toujours ni le nom ni le visage de cet homme et j’ai dû donner ma parole de ne pas révéler l’étrange pseudonyme sous lequel il se cache.
Cet homme a reçu ma requête et, après quelques jours d’enquête, il m’a fait savoir que Papa se trouvait en prison à Gdynia, en Pologne, inculpé d’espionnage. L’affaire ne serait pas très, très grave, on s’en doute bien. Papa, un espion, c’est trop ridicule.
L’Homme m’a suggéré de me rendre moi-même là-bas pour plaider la cause de ce pauvre Papa. Il assure que les autorités polonaises sont maintenant embêtées d’avoir arrêté Papa sous un prétexte aussi stupide, mais qu’elles ne savent comment s’y prendre pour le relâcher. Il est certain que mon intervention directe, avec remise d’une rançon, emporterait une décision favorable et que je pourrais ramener Papa.
J’ai décidé d’y aller, avec Frankie. Il me semble que je courrai moins de risques avec lui. Qui pourrait faire du mal à une jeune maman encombrée de son bébé ?
On m’a demandé mille dollars pour le passage sur un bateau polonais qui doit quitter Anvers cette nuit. Le prix de la rançon a été fixé à cinq mille dollars. Je n’avais pas emporté assez d’argent avec moi et j’ai écrit à notre banque de me faire parvenir la somme ici. J’ai dit de prendre cet argent sur mon compte personnel ; il me restera encore deux mille dollars sur l’héritage de Maman, et Papa voudra certainement me rembourser. J’accepterai, à cause de Frankie, puisque nous avions décidé de garder ce capital pour lui. Je suis passée à l’American-Express ce matin et le chèque était là. Juste à temps.
Tout à l’heure, je vais partir avec Frankie pour Gdynia. Est-ce que cela ne te semble pas extraordinaire ? La traversée en cargo dure cinq à six jours, il me sera donc impossible d’être de retour ici avant une quinzaine. Je te dis cela pour que tu ne t’inquiètes pas avant qu’il ne soit temps. D’ailleurs, tout se passera bien, j’en suis persuadée.
Frankie te fait mille caresses et je t’embrasse très tendrement. Je t’aime, mon chéri.
Elsie
Elle reposa le stylo et eut brusquement envie de pleurer. Jamais elle n’avait ressenti avec une pareille intensité le besoin qu’elle avait de son mari, de sa force tranquille, de sa tendresse attentive. Et s’il lui arrivait quelque chose, si elle ne devait plus le revoir ?
Elle se leva, les yeux pleins de larmes, courut se jeter sur le lit et pleura un bon coup, la tête enfouie dans ses bras repliés.
Il fallut que l’enfant se mit lui aussi à pleurer pour la tirer de là. Elle se redressa, sécha rapidement ses larmes et prit son fils dans ses bras pour le consoler.
— Nous voilà bien, dit-elle en essayant de rire, si nous nous y mettons tous les deux !
L’enfant, la voyant sourire, en fit autant. Elle le posa sur le grand lit où il commença à se traîner, ce qui lui plaisait beaucoup. Elle l’observa un instant ; il faisait sagement demi-tour chaque fois qu’il approchait d’un bord. Rassurée, elle prit une enveloppe et écrivit dessus l’adresse de son mari. « Aux bons soins de M. le Consul des U.S.A., à Lima, Pérou ».
Elle mit la lettre dans l’enveloppe et cacheta celle-ci. Puis elle regarda sa montre : sept heures. Il lui restait certaines petites choses à faire avant de dîner et elle devait quitter l’hôtel à neuf heures juste. Plus de temps à perdre.
Elle reprit l’enfant et le remit dans son lit. Il se laissa faire sans protester. C’était vraiment un gosse merveilleux, pas le moins du monde embêtant. Elle s’attendrit quelques secondes devant sa belle frimousse blonde et ses beaux cheveux blonds bouclés. Tout le monde assurait qu’il lui ressemblait de façon étonnante. C’était peut-être vrai ; mais il ressemblait aussi à Hermann. Surtout le regard, d’un bleu très particulier…
Elle lui recommanda d’être bien sage, bien qu’il ne pût encore la comprendre. Puis elle éteignit le plafonnier, ne laissant allumée qu’une lampe de chevet, coiffée d’un abat-jour de verre multicolore assez laid.
Expédier la lettre posait un problème. Elle était à peu près sûre, en effet, que la « Mouche » la faisait surveiller. Cet homme-là paraissait trop bien organisé pour n’avoir pas quelqu’un à sa solde parmi le personnel de l’hôtel. Et si ce quelqu’un la voyait mettre sa lettre à la boîte, cela pourrait tout gâcher, cela gâcherait sûrement tout.
Elle mit l’enveloppe dans son sac et quitta la chambre sur la pointe des pieds parce que Frankie venait de fermer les yeux. Le couloir était mal éclairé et elle eut l’impression que quelqu’un la guettait. Sa main tremblait légèrement en retirant la clé de la serrure et elle dut faire un effort pour ne pas se mettre à courir vers l’escalier.
Elle gagna tout de suite la salle à manger et dîna légèrement, à peu près seule en raison de l’heure. Les clients commençaient à arriver lorsqu’elle eut terminé.
Elle se tendit alors au bureau de l’hôtel et régla sa note qui était prête.
— Je n’emporte qu’un petit bagage, vous serez aimable de garder le reste jusqu’à mon retour.
— Une quinzaine de jours, environ. Je reviendrai alors avec mon père et il faudra une chambre en plus. Malheureusement, je ne pourrai pas vous prévenir avant…
— Cela ne fait rien, Madame. À cette époque, nous avons toujours quelques numéros de libres.
Elle parut rassurée et ajouta en mettant la note dans sa poche :
— Voulez-vous me rendre maintenant ce que je vous avais demandé de garder dans le coffre, s’il vous plaît.
Il acquiesça et disparut quelques minutes dans une pièce marquée « PRIVÉ ». Elsie consulta sa montre : bientôt huit heures. Elle avait encore le temps.
Le gérant revint avec un paquet qu’il défit devant elle. Elle se mit à compter les dollars. Un client de l’hôtel prit sa clé derrière elle et gagna l’escalier. Le compte y étant, elle enveloppa de nouveau les billets et enfouit le tout dans son sac.
— Faites attention à ne pas le perdre, recommanda le gérant visiblement inquiet. C’est une grosse somme.
— Je ne perds jamais rien, répondit-elle avec un sourire. Mon mari dit que je suis une femme extraordinaire…, sous ce rapport.
Elle prit l’ascenseur pour regagner le troisième étage. Frankie pleurait. Elle se dépêcha, ouvrit la porte, alluma le plafonnier.
— Qu’est-ce qu’il a, mon petit Frankie ?
Elle le prit dans ses bras et le serra contre elle ne le berçant. C’était la première fois qu’elle le trouvait pleurant au retour d’une de ses courtes absences… Elle se figea soudain et un frisson glacé la parcourut : l’oreiller de l’enfant avait été retourné et les boutons de fermeture de la taie avaient dû lui faire mal.
Il ne lui fallut pas longtemps pour constater qu’un certain nombre d’autres objets avaient été déplacés. Quelqu’un était venu pendant qu’elle dînait et avait fouillé la chambre, sans se donner beaucoup de mal pour ne pas laisser de traces…
La lettre ! elle avait bien fait de l’emporter ; mais comment l’expédier ? Elle n’avait même pas les timbres nécessaires…
On lui avait bien recommandé de ne prendre qu’une seule valise. Elle choisit la plus grande et entreprit de la remplir ; c’était difficile de faire une sélection. Elle plaça d’abord ce qui était nécessaire pour l’enfant, puis se contenta du peu de place qui restait.
Le temps passait vite. Elle déshabilla son fils pour le changer, puis cacha sur lui cinq mille dollars, entre sa chemise et la bande élastique qu’elle enroulait autour de ses reins pour le soutenir.
Après cela, elle passa dans la vaste salle de bains au matériel désuet dont le plancher était constitué par des feuilles de plomb, ce qu’elle n’avait jamais vu nulle part ailleurs. Le miroir taché lui renvoya l’image de son joli visage de blonde. Elle peigna ses cheveux courts et bouclés, refit le tendre dessin de sa bouche, remit un peu de mascara sur ses longs cils…
À vingt-deux ans, Elsie Beck était le type même de la femme que beaucoup d’hommes rêvent d’avoir pour compagne. Les formes de son visage et de son corps – elle était plutôt petite – avaient quelque chose de doux et de confortable. Jamais aucun homme ne lui avait manqué de respect. Elle n’était pas le genre de femme sur qui les garçons se retournent en sifflant de façon équivoque. Rares devaient être les représentants de l’autre sexe capable de résister à son charme tout naturel. Hermann, son mari, disait qu’il avait eu d’abord envie de la prendre dans ses bras pour la protéger contre le reste du monde et ensuite, seulement ensuite, le désir de faire l’amour avec elle…
Il était neuf heures moins cinq. Elle regagna la chambre, rassembla les derniers objets qu’elle avait l’intention d’emporter, boucla sa valise, enfila son manteau, coiffa ses cheveux d’un béret et sonna pour qu’on vînt chercher sa valise.
Le chasseur arriva quelques minutes plus tard. Elle descendit avec Frankie dans ses bras et attendit dans le hall pendant qu’on lui cherchait un taxi. Elle était oppressée et luttait contre une envie de pleurer qui lui serrait la gorge. Elle se dit qu’Hermann avait dû éprouver un peu la même chose le jour où il avait quitté sa famille pour venir faire la guerre en Europe… Elle était comme il avait dû être ce jour-là : pas du tout certaine de revenir, de revoir jamais les siens, les décors familiers de son existence, tout ce qui avait constitué jusqu’alors sa joie de vivre.
« Je suis complètement folle, pensa-t-elle ; jamais je n’aurais dû accepter une pareille aventure. Si nous ne revenons pas, Frankie et moi, Hermann maudira ma mémoire… ». Mais il était trop tard pour se reprendre. Trop tard.
Elle monta dans le taxi, donna un pourboire au chasseur, écouta les dernières recommandations de prudence que lui prodiguait le gérant. La portière claqua. L’auto démarra.
La première étape n’était pas longue. Leys Street… Keyzer Lei… La gare centrale… Elsie paya le chauffeur. Un porteur vint se charger de la valise.
— Dans la salle d’attente des premières, dit-elle.
Elle suivit l’homme. Quelques voyageurs se trouvaient dans la salle. Un vieux monsieur dormait dans un coin la bouche ouverte. Une jeune femme enceinte tricotait ; d’autres gens lisaient des journaux et des revues.
Elsie s’installa dans un coin, donna quelques pièces au porteur et consulta sa montre : neuf heures un quart. Elle avait un peu de retard sur l’horaire, mais ce n’était pas grave. Elle resterait cinq minutes de moins dans cet endroit qui sentait la sueur et la fumée refroidie.
À neuf heures vingt, elle se leva et repartit, emportant sa valise et l’enfant. Elle avait à peine fait quelques pas dans le hall qu’un homme se précipita vers elle.
Il lui avait parlé en français et elle avait répondu dans la même langue, qu’elle possédait assez bien. Il s’empara de sa valise, l’accompagna dehors, appela un taxi, l’aida à s’installer.
Elle le remercia d’un lumineux sourire et dit au chauffeur :
— Grote Tunnel Blaats, je vous indiquerai où.
La voiture démarra. Elsie se laissa aller contre le dossier, serrant son fils contre elle. La pluie tombait toujours et les essuie-glace balayaient le pare-brise avec ardeur. Elsie pensa qu’après cela elle n’aurait jamais plus envie de revenir à Anvers.
Elle se fit descendre à l’endroit qu’on lui avait indiqué, le plus sombre et le plus désertique de la grande place d’où s’enfonce le grand tunnel sous l’Escaut. Le chauffeur ne fit aucune réflexion, mais il était visiblement étonné.
— J’attends quelqu’un qui doit me prendre ici, crut bon d’expliquer Elsie.
— Vous allez vous faire mouiller.
— Ça ne fait rien.
Elle le paya, lui donna un gros pourboire et regarda l’auto faire demi-tour et s’éloigner sous le crachin. Cette fois, c’était fini. Elle était en train de franchir la barrière ; elle venait de quitter un monde pour entrer dans un autre…
L’autre monde.
Elle laissa tomber sa valise sur le trottoir ruisselant et serra l’enfant si fort qu’il se mit à crier.
— Je suis folle, bredouilla-t-elle soudain prise de panique. Je suis complètement folle. Nous n’avons aucune chance d’en revenir… Aucune chance…
Elle eut envie de s’enfuir, mais il était trop tard. Une petite voiture noire s’arrêta soudain devant elle. L’homme qui se tenait au volant était coiffé d’un chapeau sombre à larges bords qui lui cachait le visage. Il baissa tranquillement la vitre et dit :