Kenny, Paul : другие произведения.

Safari à Sumatra pour Coplan

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  No 1989, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Son carnet de vaccinations et son passeport à la main, Francis Coplan, qui voyageait sous la fausse identité de Francis Clermont, franchit sans encombre les contrôles sanitaire et policier de l’aéroport Sukarno-Hatta. Puis il se présenta devant l’officier des douanes qui traça une croix sur ses bagages sans même les inspecter. Les eût-il fouillés que cela ne l’eût guère mené loin. Le contenu était banal et les techniciens de la D.G.S.E. avaient aménagé les caches avec un tel art - les matériaux utilisés étant réfractaires à la détection électronique - que l’entreprise eût été vouée à l’échec.
  
  Il abandonna l’atmosphère fraîche et climatisée des bâtiments et, sur le trottoir, se heurta à la barrière vociférante des chauffeurs de taxis qui rameutaient le chaland sous le soleil encore implacable de cette fin d’après-midi. D’autorité, un grand gaillard coiffé du pici (Bonnet noir traditionnel porté par les Indonésiens), aux jambes enveloppées d’un sarong, s’empara des deux valises et les enfourna dans le coffre de sa Mercedes.
  
  - Tuan pergi kemana (Où allez-vous) ?
  
  - Hôtel Borobudur.
  
  Lorsque le taxi approcha des limites de Jakarta, Coplan constata que la ville avait peu changé depuis sa dernière visite. Les gratte-ciel orgueilleux défiaient de leur hauteur et de leur puissance, les kompung (Bidonville) misérables aux ruelles sordides encombrées d’épaves humaines venues des villages de Java ramasser des pépites d’or de la grande ville.
  
  A l’hôtel, il prit une douche, changea de vêtements et passa un coup de fil à l’agence de voyages. L’employée lui donna confirmation de son vol pour Sumatra le lendemain matin. La nuit tombée, il dîna dans un restaurant de Glodok et s’offrit des sate-kambing, des brochettes de chèvre, et un excellent nasi goreng, ce riz frit constellé de crevettes et recouvert de lamelles d’omelette au fumet délectable. Un thé glacé arrosa son repas.
  
  Couché de bonne heure, il s’endormit aussitôt malgré le décalage horaire.
  
  Le lendemain, il s’envolait pour Djambi dans l’île de Sumatra. A l’aéroport, l’attendait un hélicoptère à la carcasse bariolée, vers lequel le guida une hôtesse d’accueil en uniforme bleu ciel. Le porteur déposa ses bagages à l’intérieur de l’appareil et Coplan s’y installa confortablement après un regard circulaire.
  
  Il était le seul passager.
  
  Le pilote était jeune et indifférent. L’hôtesse agita la main et s’écarta lorsque le souffle propulsé par les pales faillit la décoiffer. L’appareil s’arracha du sol.
  
  A travers le plexiglas, Coplan laissa son regard errer sur la masse touffue des frondaisons qui annonçaient la jungle. Dans son oreille résonnaient encore les recommandations du Vieux, quarante-huit heures plus tôt :
  
  « - Faites attention, mon cher, nous ignorons dans quel merdier nous mettons les pieds. »
  
  Coplan se remémora la genèse de l’affaire. Quelques années auparavant, un officier du K.G.B. avait spontanément proposé ses services à la D.G.S.E. lors d’un contact établi à Istanbul. En échange des renseignements qu’il offrait, les Français devraient verser une pension mensuelle à une Mexicaine, mère d’une fillette dont il était le père. Conquis par la beauté de cette femme, il avait entretenu avec elle une liaison alors qu’elle exerçait ses fonctions à Mexico sous la couverture de chauffeur d’ambassade. Or les règles édictées par sa direction interdisaient à un résident d’engager des relations personnelles avec une étrangère, en dehors de missions spécifiques. Trahi par un collègue, il avait été rapatrié sur-le-champ par le K.G.B., et rétrogradé à un poste subalterne. Plein d’amertume mais cachant bien son jeu, il était parvenu à force d’opiniâtreté à reconquérir la confiance de ses supérieurs et on l’avait investi de responsabilités plus gratifiantes. Dans l’intervalle, il avait appris que son enfant et sa mère vivaient dans la misère à Mexico.
  
  Au début, le Vieux s’était méfié. Cette taupe potentielle était-elle sincère, ou s’agissait-il d’une manipulation du K.G.B. ? Les Soviétiques étaient coutumiers du fait. Cependant, le Vieux avait finalement accepté, conscient qu’il ne risquait pas grand-chose, d’autant que la pension alimentaire réclamée restait modeste. Doté du nom de code bucolique de Pastor, le Soviétique avait effectué ses premières livraisons qui n’offraient qu’un intérêt relatif. Au fil du temps, leur qualité s’étaient améliorée et, après enquête, les analystes de la D.G.S.E. avaient conclu à la sincérité de la taupe. Les fournitures étaient épisodiques et non régulières. Parfois, elles demeuraient vagues.
  
  Comme la dernière en date.
  
  Par le canal d’Istanbul, un mois plus tôt, Pastor avait transmis une information dont personne à la D.G.S.E. n’était capable de déterminer l’importance. Pourtant le Soviétique assurait que le Directoire 4 manifestait une ardeur inusitée à mettre sur pied l’opération en cause, baptisée Nikka.
  
  A la faveur du safari annuel qu’organisait à Sumatra le comte de Brynmoor, le K.G.B., jurait Pastor, mettait sur pied une action de grand style.
  
  Il n’en savait pas plus.
  
  « - Plutôt maigre », avait bougonné Coplan en tirant sur le havane offert par le Vieux.
  
  « - La mission vous est confiée, à vous de vous débrouiller », avait tranché le Vieux avec sa désinvolture habituelle.
  
  « - On ne sait même pas de quoi il s’agit », avait protesté Coplan.
  
  « - Raison pour laquelle je fais appel à vous, avait rétorqué le Vieux, l’œil un peu hypocrite. Plus le flou est artistique, plus votre imagination se déchaîne et je compte sur elle pour tirer ça au clair. »
  
  Un temps d’arrêt, puis il avait tendu une chemise cartonnée :
  
  « - Le dossier du comte de Brynmoor et de ses safaris. Nous vous y avons inscrit, chèque à l’appui. L’accusé de réception est dedans. Vous y trouverez aussi votre billet d’avion, vos réservations d’hôtel et le détail de votre voyage. »
  
  « - J’emporte mon fusil ? » avait persiflé Coplan.
  
  « - Il est interdit d’introduire des armes en Indonésie. »
  
  « - Comme partout, hélas », avait soupiré Coplan.
  
  L’hélicoptère suivait, pour se repérer, le cours sinueux de la rivière Djambi qui coulait d’ouest en est. Il survola un îlot sablonneux où paressaient des crocodiles surveillant le débouché des arroyos qui surgissaient de la mangrove.
  
  Brutalement, la jungle s’éclaircit et, ahuri, Coplan découvrit un immense terre-plein où se dressait un château fort de type médiéval européen, édifié sur une grosse butte de terre tropicale que cernaient des douves. Devant la poterne était abaissé un pont-levis.
  
  Le contraste était saisissant et anachronique entre la jungle verdoyante dense et d’apparence impénétrable, d’une part, et cette construction archaïque avec ses tours carrées, son donjon, ses créneaux et ses mâchicoulis, dont l’aspect grisâtre et sinistre jurait avec la nature luxuriante.
  
  - Nous sommes arrivés, lança sobrement le pilote.
  
  L’appareil se posa sur une aire aménagée derrière une tour d’angle.
  
  Une Land-Rover était arrêtée sur l’herbe rase. Adossé à son capot, un homme croisait les bras. Il portait un kilt rouge et vert, des bas aux couleurs de celui-ci, ainsi qu’un béret à pompon orné d’une plaque métallique aux armoiries de son clan. Grand et sec, le visage buriné, il posa sur Coplan un regard noir et amical lorsque ce dernier sauta à terre. Sa poignée de main était ferme et chaleureuse.
  
  - George MacPharden, neuvième comte de Brynmoor, se présenta-t-il en redressant le buste.
  
  - Francis Clermont.
  
  - Heureux de vous accueillir. Vous êtes le premier. Les autres ne nous rejoindront que demain.
  
  A dessein, en vue d’inspecter les lieux, Coplan avait pris une journée d’avance.
  
  Le pilote déposa les bagages à l’arrière de la Land-Rover qui s’ébranla, conduite par l’aristocrate écossais.
  
  Dans la cour intérieure, sur le perron, attendait une splendide Indonésienne, vêtue du costume national qui moulait à ravir ses formes voluptueuses.
  
  - Mon épouse Yani, neuvième comtesse de Brynmoor, déclara l’Ecossais avec emphase.
  
  Coplan s’inclina avec grâce et baisa la main tendue.
  
  - Très honoré, comtesse.
  
  Ses lèvres s’attardèrent plus que de raison mais la belle Asiatique ne s’en offusqua pas.
  
  Un domestique apparut et s’empara des bagages que tendait le pilote.
  
  - Je suggère, reprit le comte, que vous vous installiez dans vos quartiers. Ensuite, nous prendrons le thé de la bienvenue.
  
  - D’accord, acquiesça Coplan.
  
  Hormis les boiseries finement sculptées et deux toiles de maître au-dessus du lit, la chambre était austère et triste. Son étroite fenêtre, orientée au nord, ne laissait jamais entrer le soleil, si bien que l’atmosphère était sombre et fraîche sans besoin de climatiseur.
  
  Le thé était servi dans la salle d’armes et Coplan admira la collection de haches, de fléaux, d’épées et de hallebardes. Intrigué, il s’enquit :
  
  - Vous avez déménagé d’Écosse pour vous établir ici ?
  
  - C’est exact. Avec l’aide d’un architecte, j’ai fait démonter mon château de Brynmoor pour le reconstruire ici selon ses plans d’origine. Puis nous l’avons remeublé avec ce qu’il contenait en Europe.
  
  Coplan écarquilla les yeux.
  
  - Vous avez dû dépenser une fortune ?
  
  - Je me suis ruiné. C’est pourquoi aujourd’hui j’organise des safaris payants. Cependant, je ne regrette rien puisque j’ai obéi aux volontés du deuxième comte de Brynmoor.
  
  - Le deuxième ? s’étonna Coplan.
  
  - Henry MacPharden.
  
  - Mais n’êtes-vous pas le neuvième ?
  
  - Permettez-moi de vous guider quelques instants dans les arcanes de l’Histoire écossaise. Le clan MacPharden a toujours soutenu les Stuart, héritiers légitimes, depuis Marie Stuart, du trône d’Écosse, d’Angleterre et d’Irlande. La reine actuelle, vous le savez, en est l’usurpatrice. Elle ne règne que grâce à une injustice flagrante : l’exclusion des Stuart catholiques. Pour l’Eglise anglicane, le monarque doit être protestant. Cette loi inique ne date pas d’aujourd’hui, mais de la fin du XVIIème siècle. Au XVIIIème, le prétendant Stuart, Charles-Edouard, a tenté avec ses partisans, dont les MacPharden, de reconquérir son trône. Hélas, le 16 avril 1746 à Culloden, il subit une lourde défaite contre les Anglais commandés par le fils du roi. Henry MacPharden, deuxième comte de Brynmoor, mourut à cette bataille en combattant vaillamment pour son souverain. Mais Dieu, dans sa grande sagesse, l’a récompensé. Mon ancêtre a reçu le privilège de communiquer avec ses descendants. Ainsi, c’est lui qui m’a ordonné de fuir ce royaume maudit et de fonder ici de nouvelles racines car, a-t-il dit, un jour, Dieu punira les Britanniques d’avoir accepté un roi usurpateur.
  
  Coplan sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête.
  
  - Vous voulez dire que vous dialoguez avec un fantôme ?
  
  - C’est le terme couramment admis, bien qu’il soit péjoratif. Henry MacPharden le déteste. Je le comprends.
  
  - Sous quelle forme vous apparaît-il et quand ? La nuit, dans un voile blanc, en tirant de lourdes chaînes ? ne put s’empêcher d’ironiser Coplan.
  
  - Ne vous moquez pas, monsieur Clermont, répliqua l’aristocrate, vexé. Dans mon pays, ce phénomène est courant.
  
  - Je connais les légendes écossaises. Une précision, cependant. Le deuxième comte de Brynmoor est-il resté dans votre pays ou a-t-il émigré ici ?
  
  - Naturellement, il loge dans ce château.
  
  - Parle-t-il seulement à ses descendants, ou dialogue-t-il aussi avec les étrangers ?
  
  - Dieu ne l’autorise pas à s’entretenir avec les incrédules.
  
  Coplan se tourna vers la belle Indonésienne.
  
  - Vous honore-t-il de ses confidences, comtesse ?
  
  - Je suis musulmane, éluda-t-elle avec un sourire charmant. Ma religion m’interdit de communiquer avec les morts, même quand ils se rebellent contre les usurpateurs.
  
  - Je vois que je ne prêche pas un convaincu, reprit le comte avec une pointe d’humour, mais peu importe. Vous êtes ici pour un safari et vous avez pris une licence A qui vous donne droit à onze gibiers, soit un rhinocéros, trois ours, trois tigres, deux panthères et deux léopards, un tacheté, un nébuleux (Léopard dont le pelage est constitué d’un camaïeu de gris). Par ailleurs, le chèque que vous m’avez envoyé couvre votre transport sur la zone de chasse, la nourriture, le logement, plus les services spécifiques à la chasse : guides et rabatteurs, accompagnateurs et tireurs d’élite, appâts vivants. Le tout durant un mois. Restent à votre charge la taxe gouvernementale sur les animaux abattus, les cartouches et les éventuels travaux de taxidermie si vous souhaitez conserver la peau d’un tigre ou d’une panthère.
  
  - Pour confectionner un manteau pour celle qui occupe votre cœur, glissa plaisamment Yani.
  
  - Celle qui occupe mon cœur m’aime sans peau de léopard sur ses épaules, marivauda Coplan.
  
  - Comme prévu dans le contrat, poursuivit l’Ecossais, je fournis les armes. Vous aurez le choix. Fusils Springfield ou Winchester de calibres évoluant entre le 375 et le 475. J’ai aussi trois carabines Winchester calibre 30 datant du dernier conflit mondial mais parfaitement opérationnelles.
  
  - C’est l’une d’elles que je choisirai, décida Coplan.
  
  - J’ai affaire à un amateur éclairé, se réjouit MacPharden. Moi-même j’utilise cette arme. Naturellement, elle est équipée d’une lunette de visée et d’infrarouges pour la chasse de nuit. Pour vos vêtements et votre équipement, vous avez suivi mes conseils ?
  
  - Je n’en suis pas à mon premier safari ! protesta Coplan faussement vexé.
  
  - Très bien. Finissons notre thé et, si vous le voulez bien, nous ferons le tour du propriétaire.
  
  - Avec grand plaisir.
  
  Dans le sillage de l’Écossais et de son épouse, Coplan visita le château de fond en comble mais demeura sur sa faim. Manquait-il d’imagination ? En tout cas, il ne voyait pas quelle opération importante le K.G.B. aurait eu l’intention de monter dans un décor pareil.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Dans la salle d’armes, autour des tasses de thé, le neuvième comte de Brynmoor procédait aux présentations. Une heure plus tôt, ses clients, au nombre de dix, avaient débarqué de l’hélicoptère.
  
  L’œil sagace, Coplan les détaillait.
  
  D’abord, quelques grands noms du Gotha international et, parmi eux, les inévitables acteurs de cinéma hollywoodiens. Elle, Dolorès Luzon, d’origine mexicaine, un corps mince et nerveux, des jambes magnifiques, un visage pur et un regard noir qui avait tourné la tête d’une demi-douzaine de milliardaires. Ceux-ci l’avaient épousée et leurs pensions alimentaires dépassaient largement les cachets qu’elle recevait pour se produire sur l’écran.
  
  Lui, Robert Morgan, belle tête de séducteur aux tempes grisonnantes, yeux bleus, moustache désuète, sourire fade et silhouette avantageuse, offrant constamment son meilleur profil, le gauche.
  
  Ensemble, ils avaient tourné quelques succès, mais, surtout, un bon nombre de remakes, dont la Reine Christine, les Trois Mousquetaires, la Dame aux Camélias et Lola Montès.
  
  « Ils sont incapables d’apparaître dans une œuvre originale », se moquait-on à Hollywood.
  
  Venait ensuite Samia Haddad, richissime Libanaise dont la fortune défiait l’imagination. Enfance dorée sans école ni précepteurs (« c’est bon pour les pauvres », assenait sa mère avec mépris), Samia Haddad avait grandi à la va-comme-je-te-pousse, le moindre de ses désirs exaucé. Fantasque et tyrannique, elle exigeait que ses poupées soient habillées par Yves Saint-Laurent. Jurant comme une charretière, elle insultait grossièrement ses nurses et ses gouvernantes qu’elle terrorisait.
  
  Adulte, elle s’était heurtée au vide, car elle ne s’intéressait à rien et n’avait ni hobbies ni vices. Le jeu, l’alcool, la drogue et même l’amour la laissaient indifférente. Elle n’affectionnait que les bijoux en toc, les sucreries et les ours en peluche. Peu habile de ses doigts, elle ne faisait rien elle-même, pas même sa toilette dont elle laissait le soin à sa vieille nounou.
  
  Jusqu’au jour où, par hasard, elle avait découvert la chasse aux fauves et en elle était née une passion pour le sang et la mort.
  
  Depuis, elle courait les safaris après avoir suivi une sévère cure d’amaigrissement.
  
  Brune, la peau sèche et craquelée, elle offrait un visage peu amène.
  
  Autres figures du jet-set international, Constantin et Angeliki Lazaridès. Armateur panaméen, le premier était doté d’une fortune confortable. Avoisinant la soixantaine, trente années le séparaient de son épouse, Miss Grèce une décennie plus tôt. Se souvenant de ce titre, celle-ci n’avait pas laissé le temps entamer son physique et conservait une silhouette d’adolescente et un visage juvénile. Son mari, petit et ventripotent, chauve et affligé d’une peau grêlée, avait piètre allure à ses côtés.
  
  La seconde moitié de la clientèle se composait d’une femme et de quatre hommes. La première, une Américaine, se nommait Laura Guild. Rousse flamboyante aux yeux verts, elle avait approximativement le même âge que l’ex-Miss Grèce et n’avait rien à lui envier dans le domaine de la beauté. Le regard hardi, la bouche volontaire, elle semblait ébahie de se trouver dans un château médiéval en pleine jungle sumatranaise.
  
  De l’autre côté de la table, un homme très brun, aux traits figés, fumait un gros cigare qu’il serrait entre des doigts crochus. Il maintenait son regard baissé sur la tasse de thé à laquelle il n’avait pas touché.
  
  Il se nommait Carlo D’Agrigente et était italien.
  
  A sa droite, longiligne et dégingandé, la tête coiffée d’un ridicule chapeau tyrolien, la lèvre coupante et les yeux glauques, celui que George MacPharden avait présenté sous le nom de Kurt Achbach admirait le panneau d’armes moyenâgeuses. De nationalité allemande, il atteignait avec raideur le cap de la quarantaine.
  
  Visage de doux intellectuel, un homme un peu plus âgé, à l’abondante chevelure blonde rejetée en arrière, aux épaules légèrement voûtées, détonnait un peu dans une assemblée vouée à la chasse aux fauves. Coplan le voyait en rat de bibliothèque, théoricien du tiers-mondisme, professeur d’université, mais sûrement pas pressant la détente d’une Winchester calibre 30.
  
  Il s’appelait Lars Frederiksen et était norvégien.
  
  Finalement, conclut Coplan, le seul qui paraissait vraiment à sa place ici était l’homme à la gauche de Carlo D’Agrigente. Grand, costaud, le visage émacié, le regard glacé, les cheveux coupés ras, il offrait une belle gueule d’aventurier et l’allure d’un reître qu’accentuait la longue cicatrice blanchâtre sur le côté gauche du cou. A sa peau sèche couleur châtaigne, on devinait que sa préférence allait à la vie au grand air, en plein soleil, dans le vent et les embruns. Il n’aurait pas dépareillé dans un commando de mercenaires sud-africains traquant les gouvernementaux dans la brousse angolaise. Dick Sherwood était pourtant canadien.
  
  Cette première journée était vouée au repos. Le soir, au cours du cocktail et du dîner, Coplan entreprit de faire plus ample connaissance avec la femme et les quatre hommes, mais il ne réussit son approche qu’avec la rousse flamboyante qui n’était pas revenue de son étonnement.
  
  - Incroyable ! Ce château médiéval démonté en Écosse et reconstruit en pleine jungle !
  
  Elle jeta autour d’elle un regard prudent et murmura à l’oreille de Coplan :
  
  - Ne croyez-vous pas que notre hôte est un peu fou ?
  
  - Non, je pense simplement qu’il éprouve le plus profond respect pour son ancêtre.
  
  - Quel ancêtre ?
  
  - Le fantôme.
  
  Elle écarquilla les yeux.
  
  - Vous plaisantez ?
  
  - Pas du tout.
  
  Coplan lui relata le récit du neuvième comte de Brynmoor, la veille, et la fit frissonner.
  
  - Je suis gâtée pour mon premier safari, gémit-elle. Enfin, j’ai une consolation : j’ai obtenu de superbes autographes de Dolorès Luzon et de Robert Morgan. Ce ne sont pas mes acteurs préférés mais c’est quand même excitant de savoir que je vais vivre à leurs côtés durant un mois.
  
  Ce soir-là, le repas fut bref. En raison du décalage horaire, les arrivants aspiraient au repos. Coplan alla se coucher, s’endormit et se réveilla cinquante minutes après minuit, ainsi qu’il avait programmé son cerveau. Sans se presser, il se rhabilla et délogea le Teckel caché dans le double fond d’une des valises.
  
  A pas de loup, il sortit de sa chambre, traversa le couloir et escalada silencieusement les marches de l’étroit escalier qui conduisait au sommet de la tour nord. Quand il émergea, il se courba et alla s’asseoir à l’abri du merlon.
  
  Ses doigts pianotèrent sur les touches phosphorescentes. Il était dix-huit heures trente, la veille, à Paris et le Vieux travaillait encore dans son bureau. Coplan lui rendit compte et conclut :
  
  - En dehors des grands noms du Gotha international, disposons-nous de renseignements sur les cinq autres ?
  
  - Répétez les noms.
  
  Coplan s’exécuta.
  
  - Vous serez encore au château demain ?
  
  - Nous partons après-demain.
  
  - Alors, rendez-vous à la même heure. J’espère que j’aurai quelque chose pour vous. D’ici là, tâchez d’en savoir plus sur ces cinq personnages.
  
  - Comptez sur moi.
  
  Coplan coupa la communication et regagna sa chambre où il s’endormit d’un sommeil profond.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  George MacPharden ne laissait aucun détail au hasard. Ayant expérimenté un certain nombre d’accidents de chasse dus à des clients maladroits qui blessaient superficiellement le fauve au lieu de le tuer net, il s’assurait, avant le départ du safari, des compétences de chacun de ses hôtes.
  
  Sur un panneau mobile en carton défilaient des silhouettes de félins et chacun visait sa cible après avoir acquis la maîtrise de l’arme qui lui était confiée.
  
  Entouré de ses agents de sécurité, tireurs d’élite, l’Ecossais jugeait les résultats. D’emblée, le Canadien Dick Sherwood s’était distingué en récusant le fusil Springfield et en optant pour l’arc qu’il avait apporté.
  
  MacPharden paraissait bien ennuyé et Coplan s’amusait ferme. Car les tireurs d’élite, accompagnaient le safari non seulement pour en assurer la sécurité mais aussi pour garantir au client la réussite de son coup de fusil. Virtuoses de la synchronisation du tir, ils abattaient le fauve d’une balle dans l’œil en laissant croire qu’ils l’avaient manqué et que, au contraire, le client l’avait eu.
  
  Or, avec un arc, pas de bluff possible. Aussi, l’air grognon, l’aristocrate des Highlands ne perdait-il aucun des gestes du Canadien.
  
  Ce dernier s’avança, torse nu, et Coplan fut impressionné par la puissante musculature.
  
  Les mains gantées de cuir, il plaça dans la rainure sa flèche à pointe Zwickee 4 lames, et banda son arc Pse Vector à cames, dernier cri de la technique. Le trait partit et creva l’œil gauche d’un léopard nébuleux en carton.
  
  - Bravo, applaudit Coplan.
  
  Impassible, le Canadien sortit de son carquois une seconde flèche terminée par une pointe Thunderhead 4 lames. Cette fois, ce fut l’œil d’un tigre qui écopa.
  
  - Pas mal, bougonna MacPharden. Quelle est la vitesse d’une flèche ?
  
  - 60 mètres seconde.
  
  - Ridicule. Une balle de carabine frappe à 800 mètres seconde.
  
  Dick Sherwood se raidit.
  
  - Confucius a prêché que la valeur d’un homme se juge à son talent lorsqu’il tire à l’arc, répliqua-t-il sèchement.
  
  - Je me fous de Confucius ! s’énerva l’Ecossais. Je préfère que vous tiriez à la carabine.
  
  - Les armes à feu sont bonnes pour les charcutiers du dimanche, cracha le Canadien, méprisant.
  
  Diplomate, Coplan vola à son secours :
  
  - Moi, je suis prêt à parier que Dick, avec son arc, nous fera un festival.
  
  Carlo d’Agrigente intervint :
  
  - Moi je n’y crois pas. Combien, le pari ?
  
  - Mille dollars ?
  
  - Tenu.
  
  Les autres participants au safari se rangèrent en trois camps. Laura Guild, Angeliki Lazaridès et Dolorès Luzon parièrent sur le Canadien, et Constantin Lazaridès, Kurt Achbach et Robert Morgan sur l'Italien. Coplan soupçonna les trois femmes d’être plus séduites par la superbe musculature de Dick Sherwood que par son adresse à l’arc. Impassibles et indifférents, Samia Haddad et Lars Frederiksen ne prirent pas parti. La première grignotait des chocolats, quitte à démolir les effets bénéfiques de sa cure d’amaigrissement.
  
  La vedette de Hollywood, Dolorès Luzon, avait déclaré d’entrée qu’elle ne toucherait pas à une arme à feu. Elle n’était là que pour accompagner Robert Morgan.
  
  Ce dernier, en revanche, se montra excellent devant les cibles en carton. Tout comme Coplan, Carlo D’Agrigente, le couple Lazaridès, Samia Haddad qui tirait rageusement comme si elle avait un compte à régler avec les cibles factices, Kurt Achbach, qui n’avait pas abandonné son ridicule chapeau tyrolien, un peu incongru sous le soleil de Sumatra, et Lars Frederiksen qui, malgré ses lunettes d’intellectuel, plaçait ses balles au bon endroit.
  
  Le fiasco survint avec Laura Guild. Certes, elle savait tenir une carabine et tirer mais, avec une déveine incroyable, ses projectiles se perdaient dans la patte du tigre ou dans la queue de la panthère.
  
  George MacPharden secoua tristement la tête.
  
  - Désolé, je ne puis vous confier une arme.
  
  - D’habitude je tire mieux, mais je n’ai pas encore récupéré des fatigues du voyage, plaida-t-elle.
  
  L’Écossais demeura inflexible.
  
  - Ce n’est pas une question de fatigue, mais de niveau. La chasse est un sport dangereux. Non, vraiment, je suis désolé, mais je ne peux en toute honnêteté vous confier une arme. Voici donc ma proposition : ou je vous restitue le montant de votre chèque et vous reprenez l’avion, ou vous assistez au safari mais sans arme.
  
  - Je choisis la seconde solution, décida-t-elle sans hésiter.
  
  Coplan se garda bien de blâmer le comte de Brynmoor. Un fauve légèrement blessé constitue un grand péril, car la rage et la douleur décuplent ses forces.
  
  Après la séance de tir, George MacPharden poussa la conscience professionnelle jusqu’à vérifier le contenu des valises afin d’éliminer tout équipement superflu. Il vérifia aussi les trousses à médicaments, et parut enfin satisfait :
  
  - C’est bien, vous avez suivi mes instructions à la lettre. Nous partirons demain matin très tôt. Rassemblement à cinq heures.
  
  Coplan s’approcha du Canadien et examina l’arc.
  
  - Je peux essayer ?
  
  Sherwood posa sur lui un regard glacé.
  
  - Laissez-moi d’abord récupérer mes flèches.
  
  Animé par une curiosité identique, Robert Morgan s’avança, jovial.
  
  - Messieurs, je vous rappelle que j’ai joué dans un remake des Aventures de Robin des Bois. Les arcs, ça me connaît !
  
  Sherwood se tourna vers lui, condescendant :
  
  - Quand vous vous trouverez face à un tigre, il faudra réagir plus vite que devant une caméra !
  
  Quand le Canadien revint avec ses flèches, Coplan glissa la Thunderhead dans la rainure, banda l’arc et expédia son trait dans l’œil d’un tigre. Sherwood en resta suffoqué.
  
  - Vous êtes un sacré tireur ! s’exclama-t-il.
  
  Coplan lui restitua l’arme sans lui préciser qu’à Cercottes (Camp d’entraînement, situé dans le Loiret, du Service Action de la D.G.S.E.) il avait suivi plusieurs stages de tir à l’arc et était passé un maître dans cette discipline difficile. A son tour, Robert Morgan voulut essayer mais le résultat fut décourageant et il secoua la tête, dépité.
  
  - Pourtant, dans Robin des Bois, je me défendais ! maugréa-t-il.
  
  - Cet arc est très sophistiqué, le consola Coplan. Ce n’est pas une arme d’amateur.
  
  Mais l’alibi était parfait pour faire plus ample connaissance avec le Canadien. Celui-ci, peu bavard, tenant visiblement à garder ses distances, précisa seulement qu’il chassait dans le Grand Nord.
  
  - Vous traquez la fourrure? s’enquit Coplan.
  
  - C’est ma profession.
  
  Et Sherwood tourna les talons avec son arc et son carquois.
  
  Coplan musarda le long des cibles qui, comme un manège de chevaux de bois, tournaient autour d’une grosse butte de terre. Si le K.G.B. avait expédié un agent solitaire pour mener l’Opération Nikka, Coplan voyait très bien le Canadien jouer ce rôle. Car, si un exécutant soviétique s’était glissé parmi les clients, il était théoriquement exclu que ce fussent Constantin et Angeliki Lazaridès, Robert Morgan, Dolorès Luzon et Samia Haddad en raison de leur renommée. Restaient donc Dick Sherwood, Laura Guild, Carlo d’Agrigente, Kurt Achbach et Lars Frederiksen.
  
  La nuit suivante, Coplan répéta la manœuvre de la veille et s’assit entre deux créneaux, le Teckel entre ses mains. Sous les rayons de la Lune, ses doigts pianotèrent sur les touches.
  
  - Du nouveau ? questionna le Vieux.
  
  - Rien d’intéressant, sauf que l’un des chasseurs tire à l’arc et non au fusil. De votre côté ?
  
  - Rien sur Laura Guild et Dick Sherwood. En revanche, votre Kurt Achbach est un Allemand de l’Ouest qui traite des affaires commerciales juteuses avec les pays de l’Est. Ce n’est pas tout. Carlo D’Agrigente est un redoutable capo mafioso de Sicile qui adore verser le sang, celui des hommes ou celui des fauves. Venons-en maintenant à Lars Frederiksen. C’est du gros poisson. Selon les avis les plus autorisés, il serait le prochain secrétaire général de l’O.N.U., celui en poste actuellement étant considéré par Washington comme trop favorable aux régimes socialistes du tiers-monde, alors que Frederiksen, sur ce point-là, prêterait une oreille bienveillante aux thèses américaines. Naturellement, Moscou s’opposerait à sa nomination mais il semble qu’elle n’obtiendrait pas la majorité lors de l’assemblée annuelle.
  
  Coplan tressaillit. L’Opération Nikka visait-elle à l’élimination d’un futur secrétaire général à l’O.N.U. défavorable aux intérêts soviétiques ?
  
  - Je sais à quoi vous pensez, fit le Vieux.
  
  - Si Nikka concerne Frederiksen, pourquoi Pastor nous alerte-t-il ? objecta Coplan. Il n’est pas certain que sa nomination nous serait plus favorable qu’à l’U.R.S.S. ! Après tout, ce tiers-monde, c’est le panier de crabes !
  
  - Pastor nous a alertés tout simplement parce qu’il ignore de quoi il s’agit. Partant, rien ne nous prouve, effectivement, que Nikka va dans le sens de nos intérêts. Néanmoins, parions que si Frederiksen est la cible de Nikka, son élimination ne nous arrangerait pas. II est norvégien et son pays est membre de l’O.T.A.N. et de la Communauté européenne. A priori, donc, un allié. Veillez sur lui. S’il est visé, l’endroit où vous êtes se prête bien un accident de chasse.
  
  - Un tigre complice du K.G.B., ce serait une première mondiale !
  
  - En tout cas, gardez l’œil ouvert.
  
  - Avec moins d’épaisseur, Kurt Achbach qui traite des affaires commerciales avec les pays de l’Est n’est pas à éliminer. Il aurait pu doubler les Soviétiques et ces derniers lui en tiendraient rigueur. En revanche, je ne vois pas le capo mafioso dans un coup monté par Moscou.
  
  - Je suis de votre avis. Au fait, saviez-vous que Samia Haddad s’est mariée secrètement avec un Soviétique ?
  
  Coplan en fut ébahi.
  
  - Je croyais que le sexe ne l’intéressait pas ?
  
  - Essai sans doute non concluant car le mariage n’a duré que six mois. L’époux était diplomate comme Frederiksen, chargé d’affaires à l’ambassade d’Union soviétique à Oulan-Bator, capitale de la Mongolie, où Samia Haddad l’a rencontré. Ce fut paraît-il le coup de foudre réciproque...
  
  - Bon sang, coupa Coplan, que faisait-elle dans ce coin paumé ?
  
  - Elle tuait son mal de vivre. Ces gosses de riches s’ennuient tellement qu’ils sont perpétuellement à la recherche de défis. Quoi qu’il en soit, elle a épousé sur place son beau Slave qu’opportunément Moscou a rappelé et placé en disponibilité, si bien que le couple a vécu une lune de miel prolongée dans une datcha sous le ciel clément de Crimée. Notre Libanaise réglait tous les frais. Etait-elle insensible à la nostalgie des balalaïkas ? Je l’ignore. En tout cas, elle a fui et obtenu sur-le-champ le divorce à Leningrad en échange d’une forte indemnité et d’une pension alimentaire considérable pour son époux. Cette affaire est à garder en mémoire, on ne sait jamais.
  
  - Pas d’enfant issu de cette union ?
  
  - Pas à notre connaissance.
  
  - C’était en quelle année ?
  
  - 1982, six mois après que le futur époux eut été expulsé d’Egypte.
  
  - Expulsé d’Égypte ?
  
  - Vous ne vous souvenez pas ? reprocha le Vieux. Le 15 septembre 1981, le président Sadate a expulsé de son pays 243 Soviétiques dont l’ambassadeur et, le 6 octobre, il se faisait assassiner.
  
  - Je me rappelle cette coïncidence.
  
  - Le futur époux de Samia Haddad faisait partie du lot.
  
  - Intéressant, acquiesça Coplan. Merci, vous m’avez fourni quelques munitions.
  
  - Tâchez d’en faire bon usage.
  
  Coplan rangea le Teckel sous son blouson en toile légère et alluma une cigarette puis s’assit sur le créneau pour réfléchir à la situation. De la jungle montaient mille cris. Des liens existaient entre l’U.R.S.S. et trois des clients du comte de Brynmoor. Si l’Opération Nikka visait une élimination physique, il convenait d’établir une échelle de probabilités. Pour Coplan, Lars Frederiksen, futur secrétaire général de l’O.N.U. présentait le profil le plus plausible pour être la victime. Ensuite, venait Samia Haddad. Au cours de son bref mariage avec le diplomate soviétique, elle avait pu apprendre quelque chose qui, sur le moment, s’était révélé sans importance mais, aujourd’hui, présentait un danger pour Moscou. En dernière position, Coplan plaçait Kurt Achbach, l’Allemand qui négociait des affaires fructueuses avec l’Est et avait pu, dans ce cadre, être tenté par une magouille commerciale dont Moscou souhaitait lui faire payer le prix.
  
  Ce n’était, évidemment, que suppositions puisque Coplan ignorait tout de l’Opération Nikka.
  
  Il leva la tête et grimaça à la Lune. C’était vraiment la bouteille à encre. Inutile de se pressurer davantage la cervelle. Le départ était programmé à l’aube et il ne lui restait qu’une poignée d’heures à dormir. Il se décida à regagner sa chambre.
  
  Au bas de l’escalier, il perçut un bruit léger et s’immobilisa, les sens en alerte. Sans doute s’agissait-il du maître des lieux, aussi brandit-il sa torche électrique... pour distinguer le visage de Laura Guild qui cligna des yeux et protesta :
  
  - Éteignez ça, bon sang.
  
  Coplan déplaça le pinceau lumineux, repéra le commutateur et s’en alla l’abaisser.
  
  - Ah ! c’est vous, fit l’Américaine qui elle-même tenait une torche à la main. C’est le décalage horaire, n’est-ce pas, et comme moi, vous souffrez d’insomnie ?
  
  - Exactement, acquiesça Coplan, mais raisonnablement nous devrions nous recoucher. N’oubliez pas que nous partons à l’aube.
  
  - La raison n’a jamais vaincu l’insomnie, répliqua-t-elle, sentencieuse. Vous êtes monté prendre l’air ?
  
  - La nuit est délicieuse et, au sommet de la tour, pas de moustiques.
  
  - Je ne les crains pas. Au fait, j’ai épuisé les glaçons dans mon réfrigérateur. En reste-t-il dans le vôtre ?
  
  - Je vous offre un verre, si vous voulez ?
  
  - Pourquoi pas ? L’alcool possède plus de vertus contre l’insomnie que la raison.
  
  Tous deux gagnèrent la chambre de Coplan et ce dernier, dès que la jeune femme lui tourna le dos, se débarrassa prestement du Teckel avant d’ouvrir le frigidaire mis à la disposition des clients par le comte de Brynmoor dans chacune de ses chambres.
  
  - Quel est votre poison favori ? s’enquit-il.
  
  - Mes goûts sont simples. Un scotch fera l’affaire. On the rocks, s’il vous plaît.
  
  Coplan versa deux doses généreuses et Laura s’installa sur le lit sans gêne aucune. Elle tourna le verre dans sa main, les glaçons s’entrechoquèrent et elle but avidement.
  
  - Je me sens mieux, sourit-elle.
  
  Puis, elle enchaîna :
  
  - C’est votre premier safari à Sumatra ?
  
  - Mon troisième.
  
  - Avec Brynmoor ?
  
  - Mon premier avec lui.
  
  - C’est un hôte charmant, quoiqu’un peu trop strict sur les règles de la chasse.
  
  - C’est pour le bien de tous. Un fauve n’est pas une perdrix.
  
  - J’en suis consciente.
  
  Elle se lança dans un long monologue dont Coplan ne comprit pas le but sauf lorsqu’elle se releva et commença à se déshabiller avec un naturel désarmant.
  
  - Vous ne voulez pas m’aider à vaincre mon insomnie ? aguicha-t-elle. Si nous poursuivions avec l’amour ce que l’alcool a commencé ?
  
  L’excitation, devant le corps splendide qui se dénudait sous ses yeux, embrasa rapidement le ventre de Coplan qui, à son tour, abandonna ses vêtements qu’il jeta sur la valise dans laquelle était caché le Teckel.
  
  Par de petits hochements de tête, Laura approuvait cette initiative. Dans le plus simple appareil, elle se massait lascivement les hanches en bombant les seins. Lorsque Coplan s’approcha, elle lui emprisonna la nuque entre ses doigts et, fougueusement, chercha ses lèvres. Le baiser fut long et ardent puis, doucement, Laura entraîna Coplan sur le lit où elle s’ouvrit pour lui. Délicatement, il la pénétra et elle gémit avant de haleter lorsque, avec sa technique éprouvée, il œuvra en elle. Orfèvre en la matière, il se hissa à l’unisson du tempérament volcanique que tout de suite elle dévoila. Incendiée par le plaisir, elle imposa un rythme de staccato auquel il consentit, le visage balayé par les mèches rousses qui retombaient en désordre sur le front de Laura. Leur chevauchée fut brève car tous deux atteignirent rapidement au spasme final avec une synchronisation parfaite. Repus, ils restèrent un long moment sans bouger, puis Laura murmura :
  
  - C’était bien. Maintenant, je reboirais volontiers un whisky.
  
  Coplan se dégagea et retourna au réfrigérateur. La seconde tournée fut aussi copieuse que la première et Laura vida la moitié de son verre.
  
  - Que fais-tu dans la vie ? questionna-t-elle, les yeux baissés.
  
  - Ingénieur. Et toi ?
  
  - Mannequin. Je mène une vie de dingue. Les séances photos sont épuisantes et je compte sur ce mois que nous passerons à traquer les fauves pour me détendre.
  
  - C’est devant une caméra que tu as appris à tirer au fusil ?
  
  Elle eut un rire de gorge.
  
  - Mon père a été mon professeur. C’est un fana des armes à feu. Je me suis montrée plutôt maladroite, non ?
  
  - J’ai vu mieux, plaisanta-t-il.
  
  - Toi, en revanche, tu es un as ! En plein dans la cible ! Comme au lit !
  
  Elle décerna encore quelques compliments de la même veine puis posa son verre sur la table de nuit avec des gestes incertains et s’endormit d’un seul coup.
  
  Coplan s’allongea à ses côtés et l’imita.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Le campement avait été établi à proximité du village de Bangko aux maisons édifiées sur pilotis. Entre ces madriers grossièrement équarris, stagnait une mare d’eau brunâtre et nauséabonde dans laquelle des bambins nus s’ébattaient sans se soucier des microbes. Reliées à ces constructions au bois délavé par les pluies diluviennes, des cordes supportaient le linge qui séchait, composant un réseau irrégulier, paradis des singes, hardis et voleurs, qui déboulaient de la forêt limitrophe.
  
  Autour des tentes spacieuses, les Land-Rover étaient garées, flanc contre flanc. Durant le voyage, elles avaient souffert sur la route défoncée que des pluies torrentielles avaient inondée.
  
  A la tête des guides et des tireurs d’élite, George MacPharden ouvrait la marche suivi par ses onze clients. A un moment, il s’arrêta et indiqua un pont en lianes qui, à travers un massif de plantes tropicales, surplombait de dix mètres le lit d’un torrent.
  
  - C’est de l’autre côté qu’au crépuscule s’embusque une panthère. Elle guette le passage des villageois. Elle en a déjà tué trois en un mois et attaqué, sans succès, une dizaine d’autres. Le chef du village voulait la piéger mais je l’en ai dissuadé en échange d’une compensation financière et de la promesse que nous le débarrasserions de ce fauve. Nous monterons donc une embuscade sur cette rive du torrent. Pour ce premier trophée, et conformément à mes habitudes, nous tirerons au sort les deux chasseurs qui seront en compétition.
  
  - Pourquoi ? s’étonna Lars Frederiksen.
  
  - Pour éviter les jalousies, répondit l’Ecossais. Vous êtes onze mais Miss Laura Guild et Miss Dolorès Luzon n’ont pas de fusils, vous restez donc neuf et il est hors de question que vous tentiez tous de tuer cette panthère. Ce serait du massacre et la peau de la bête serait gâchée. Par ailleurs, si je désignais les tireurs de ma propre autorité, certains pourraient se sentir lésés. Une panthère embusquée au crépuscule est plus facile à toucher qu’un fauve circulant la nuit tombée. Pas d’objections ?
  
  D’un ton dédaigneux, Samia Haddad se récusa :
  
  - Je décline l’invitation. Je suis venue ici pour rencontrer la difficulté, pas la facilité.
  
  Impassible, MacPharden inclina la tête et questionna alentour :
  
  - D’autres défections ?
  
  L’air hautain, Dick Sherwood imita la Libanaise :
  
  - Je réserve mon arc pour des proies plus inaccessibles.
  
  - Très bien, enregistra l’aristocrate.
  
  - Un fauve est un fauve, grinça avec mépris le capo mafioso Carlo D’Agrigente. Le défi au chasseur est toujours le même.
  
  - Je suis de cet avis, approuva Kurt Achbach.
  
  - Ils sont aussi dangereux les uns que les autres, enchaîna Angeliki.
  
  Coplan ne se mêla pas à la querelle et, bientôt, l’Écossais griffonna les sept noms sur des demi-feuilles de papier qu’il plia en quatre et jeta dans la coque d’une noix de coco vidée de son fruit et de son lait. Un des pisteurs en sarong s’approcha, plongea la main et tira deux noms : Angeliki Lazaridès et Robert Morgan.
  
  Ce dernier applaudit et, malicieusement, laissa tomber :
  
  - Je suis sûr de toucher le premier.
  
  - Vous vous vantez, répliqua l’armateur, vexé que l’on mette en doute le talent de son épouse.
  
  - J’ai justement besoin d’une peau de panthère pour me couvrir les pieds durant l’hiver à Hollywood, répliqua l’acteur.
  
  - Les hivers californiens sont froids ? s’étonna Kurt Achbach.
  
  - Pas autant qu’à Berlin, répondit Dolorès Luzon, mais frisquets quand même.
  
  MacPharden réclama le silence.
  
  - A présent, nous allons gagner les gabions.
  
  Ce terme, habituellement réservé aux abris utilisés par les chasseurs de sauvagine, désignait les tourelles construites par les villageois entre les hévéas et dissimulées par les branchages.
  
  Coplan s’allongea sur l’étroit plancher et coula un regard à travers la meurtrière dont le rebord servait d’appui au fusil. A travers ses jumelles, il inspecta le flanc de la falaise herbue de l’autre côté du pont de lianes. La panthère ne brillait pas par la ponctualité. Peut-être se méfiait-elle à cause du remue-ménage inhabituel ? Les fauves ont un instinct remarquable, et le moindre changement peut les amener à modifier leurs habitudes.
  
  La nuit tomba enfin, deux autres heures s’écoulèrent et George MacPharden rappela sa petite troupe.
  
  - Elle a reniflé quelque chose de louche, diagnostiqua-t-il. Ce n’est que partie remise.
  
  De délicieux sate-kambing (Brochettes de viande de chèvre) accompagnés d’une sauce au soja attendaient les affamés.
  
  - Et si la panthère, plus rusée que vous ne l’imaginez, franchissait le pont de lianes pour nous attaquer ? s’inquiéta Dolorès Luzon.
  
  L’Écossais la rassura :
  
  - J’ai posté des tireurs d’élite. Aucun danger à craindre, je vous l’assure.
  
  La vedette de cinéma tourna la tête vers les tentes.
  
  - C’est solide, ces toiles ?
  
  - N’ayez pas peur, se moqua Carlo D’Agrigente, elles résistent aux griffes des fauves.
  
  - J’aurais quand même préféré que l’on tue cette panthère dès ce soir.
  
  - Tu es une mauviette, reprocha Robert Morgan.
  
  La discussion s’envenima entre les deux coqueluches de la Cité du Cinéma et Coplan intervint en médiateur :
  
  - Versez quelques dizaines de milliers de rupiah (Franc français = 300 rupiah) au chef de village, conseilla-t-il, et, durant toute la nuit, il fera entretenir un feu devant votre tente. Rien de plus dissuasif que les flammes pour un fauve !
  
  - Francis, vous êtes génial ! félicita Dolorès. Ce n’est pas toi, Robert, qui aurais eu cette idée ! Va trouver immédiatement le chef du village, je ne tiens pas à me faire dévorer !
  
  Son assiette à la main, Laura Guild vint s’asseoir à côté de Coplan.
  
  - Tu ne manques pas de ressources, murmura-t-elle. On sent l’homme des situations difficiles. Au fait, nous avons eu de la chance la nuit dernière.
  
  Il avala sa bouchée de sate.
  
  - Quelle chance ?
  
  - De ne pas rencontrer le fantôme du deuxième comte de Brynmoor !
  
  Il s’esclaffa.
  
  - De toute manière, tu l’aurais envoûté, rétorqua-t-il.
  
  - Je n’aime que les aventuriers, pas les fantômes. Et toi, tu en le type même de l’aventurier, comme Dick Sherwood. Mais lui, dans le genre antipathique. C’est votre air dangereux que j’aime.
  
  - Agréable changement après les photographes de modes ?
  
  - Presque tous sont pédés.
  
  - Et tes autres conquêtes ?
  
  - Les milliardaires.
  
  - Croisières de luxe sur un yacht somptueux, pêche au barracuda, jet privé, visites à Cartier et à Tiffany, achat de toiles de maîtres à la galerie Sotheby à Londres, vacances chez l’Aga Khan, énuméra Coplan, quelque peu incisif.
  
  - Et la télévision.
  
  Il ouvrit des yeux étonnés.
  
  - Pardon ?
  
  - Tu oublies que les milliardaires raffolent aussi de télévision. Ils se plantent devant leur poste et n’en bougent plus.
  
  - Ils sont peut-être de religion cathodique ?
  
  - Joli, apprécia-t-elle. Aventurier et humoriste. Moi, je suis différente. Je suis folle de télé et de visons.
  
  - Ton calembour est aussi bon que le mien.
  
  Pour distraire ses clients, George MacPharden avait prévu une séance de chants folkloriques. S’avança une jolie fille, suivie par deux guitaristes, qui prit position devant les braseros où grésillaient les sate-kambing. Pieds nus, vêtue d’un sarong et d’un boléro au batik damassé, elle avait noué sa longue chevelure en un chignon épais et si lourd qu’il paraissait tirer irrésistiblement son crâne vers l’arrière. Ses joues étaient poudrées de blanc dans la tradition des danseuses balinaises. A son cou pendait une main de Fatima en or. Coiffée du pici noir, les instrumentalistes souriaient mécaniquement, les mains plaquées sur les cordes.
  
  A la quatrième chanson, Coplan tressaillit. La berceuse, bien scandée et rythmée, était l’une des plus connues du répertoire indonésien. Elle comportait de nombreux couplets. Mais, celui qu’entonnait la jolie Asiatique était le dernier - on ne le chantait jamais :
  
  Jika ada sumur diladang
  
  Boleh saya menumpang mandi
  
  Jika ada umurku panjang, oh sayang,
  
  Boleh kita berjumpah lagi... (Si un puits est creusé dans le champ, Je me demande si je peux m’y baigner. Si nous vivons assez vieux, mon amour, Pourrons-nous nous revoir ?)
  
  Le mot de passe de My-Lian !
  
  Les affaires que traitait My-Lian en Extrême-Orient relevaient de la plus parfaite illégalité. Drogue, armes, contrebande, piraterie, fausse monnaie, alimentaient généreusement ses comptes en banque disséminés dans les paradis fiscaux du monde entier. A Hong Kong, en Thaïlande, à Singapour, en Malaisie, en Indonésie et aux Philippines, elle disposait de réseaux importants d’informateurs et d’hommes de main qui l’aidaient à poursuivre ses activités. Des années plus tôt, Coplan lui avait sauvé la mise alors qu’elle était salement compromise dans un ténébreux complot criminel en Nouvelle-Calédonie. Depuis, elle lui était redevable et il ne se privait pas de presser le citron lorsque la Chinoise était susceptible de lui offrir un soutien ou de lui livrer des renseignements (Voir Les Folies de Singapour et Honolulu réclame Coplan). Dans cet esprit, avant de débarquer à Jakarta, il avait fait escale à Singapour, où My-Lian avait son quartier général.
  
  Sans entrer dans les détails de sa mission, il lui avait demandé si elle entretenait des contacts dans la province de Djambi à Sumatra. Elle avait répondu par l’affirmative et avait fourni le mot de passe : ce couplet que distillait la jeune chanteuse, le regard lourdement posé sur Coplan.
  
  - Tu plais à cette fille, lui souffla Laura Guild d’un ton jaloux.
  
  - Elle en tient sûrement pour les aventuriers, répliqua-t-il, sarcastique.
  
  La soirée terminée, chacun gagna sa tente et Coplan s’esquiva sans être remarqué, le Teckel glissé sous son blouson de chasse.
  
  - Selamat malam, saya senang bertemu kamu, murmura la chanteuse, embusquée au détour de la barrière en bois qui protégeait le village contre les incursions des fauves. Nama saya Nuriati (Bonsoir. Je suis heureuse de vous rencontrer. Je m’appelle Nuriati).
  
  - Selamat malam, Nuriati, répondit Coplan.
  
  En quelques phrases brèves, elle luit dit qu’il pouvait compter sur l’aide, dans l’ombre, du réseau sumatranais patronné par My-Lian, et lui précisa la méthode à utiliser. Il la remercia et s’en fut rendre compte au Vieux après s’être hissé sur la maîtresse branche d’un banyan. Il ne tenait pas à être surpris par un fauve rôdant aux alentours du village.
  
  Le Vieux ne le tint pas longtemps car il n’avait rien à lui apprendre et, avec mille précautions, Coplan retourna à sa tente.
  
  Laura l’y attendait, allongée nue sur le lit de camp. Dès qu’il apparut, elle l’apostropha, sardonique :
  
  - Tu as dragué la chanteuse et tu t’es cassé les dents, n’est-ce pas ? Tu es un aventurier, tu possèdes le sens de l’humour mais tu manques d’esprit d’observation. Cette main de Fatima a son cou signifie qu’elle est musulmane, et ces filles-là tiennent farouchement à leur vertu.
  
  Elle secoua la tête.
  
  - Parfois, je ne comprends pas les hommes. Ils se mettent en quatre pour obtenir ailleurs ce qu’ils ont sous la main. Je ne te plais pas, je ne suis pas assez belle ?
  
  De ses doigts, elle ébouriffa sa flamboyante chevelure rousse.
  
  - Tu sais, moi aussi je sais chanter. Si je n’étais pas cover-girl, j’aurais fait une carrière honorable dans la musique country !
  
  Coplan fit semblant d’être penaud et contrit.
  
  - C’est vrai, je me suis cassé les dents avec cette fille.
  
  - Tu vois bien ! triompha-t-elle. Viens, déshabille-toi vite.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Le surlendemain au crépuscule, la panthère pointa la tête entre les hautes herbes, flaira les abords au débouché du pont de lianes, reflua, revint, tourna quelques minutes en rond comme si elle poursuivait sa queue, puis décida apparemment que les lieux étaient sûrs. Aussi grimpa-t-elle agilement sur la maîtresse branche d’un banyan et resta là, le regard aux aguets perçant les feuillages.
  
  A travers ses jumelles, Coplan l’observait. C’est à peine si, dans les frondaisons, on distinguait son pelage tigré.
  
  Il perçut un frôlement à quelques mètres de lui et reposa les jumelles.
  
  George MacPharden rampait en direction d’Ageliki Lazardès et de Robert Morgan allongés sur le ventre, côte à côte, le fusil coincé dans l’appui sur le rebord de la meurtrière.
  
  - Je prend l’œil droit comme convenu, fit l’acteur de Hollywood dans un souffle.
  
  - Et vous, le gauche, enchaîna l’Écossais, sur le même ton, à l’intention de l’ex-Miss Grèce.
  
  - Je suis prête, annonça celle-ci, un peu agacée.
  
  - Visez bien, recommanda l’organisateur du safari. Je compte jusqu’à dix, et vous tirez. Et que Diane, la déesse de la chasse, soit avec vous !
  
  L’épouse de l’armateur panaméen se tourna un bref instant vers son coéquipier et, sèchement, lui lança :
  
  - Et, surtout, ne trichez pas ! Ne tirez pas avant même si vous avez besoin d’une peau de panthère pour vos hivers californiens !
  
  L’Ecossais commença son décompte et Coplan rajusta ses jumelles. A dix, les deux fusils aboyèrent. De l’autre côté du torrent, la panthère dégringola de son perchoir et atterrit dans les hautes herbes.
  
  - Au résultat, cria MacPharden.
  
  Précédé par les tireurs d’élite, prêts à toute éventualité, et par les pisteurs armées de sagaies ou de tiges de bambou, le groupe de chasseurs emboîta le pas à l’Ecossais.
  
  - Je suis sûr de l’avoir touchée, assura Robert Morgan. Ma chère, vous aviez un dixième de retard sur moi !
  
  - Pas du tout ! protesta Angeliki. Je suis certaine que ma balle lui est entrée dans l’œil gauche.
  
  - Soyez patients, calma Kurt Achbach. Sous peu, nous saurons qui a raison.
  
  - Et pourquoi pas tous les deux ? apaisa Lars Frederiksen, obéissant à ses réflexes de diplomate professionnel.
  
  Le pont en lianes était instable. Dolorès Luzon trébucha et Coplan lui agrippa le bras afin qu’elle ne perde pas l’équilibre. Elle en profita pour se coller contre lui et roucouler, aguicheuse :
  
  - Vous êtes vraiment d’un bon secours en toutes occasions. Je vous verrais bien dans un remake de Zorro.
  
  Elle frotta ses seins contre son bras.
  
  - J’aime les hommes forts, confessa-t-elle d’une voix rauque.
  
  Coplan se contenta de sourire.
  
  Le futur secrétaire général de l’O.N.U. avait deviné juste. Angeliki Lazaridès et Robert Morgan avaient touché leur cible : les orbites du fauve étaient vides et ensanglantées.
  
  Tout le monde applaudit et Constantin embrassa sa femme.
  
  Carlos D’Agrigente plissa les lèvres avec respect.
  
  - Beau doublé.
  
  - Nous nous trouvons cependant dans une impasse, intervint Laura, rabat-joie. A qui revient la peau ?
  
  Robert Morgan s’inclina galamment devant la Grecque.
  
  - Je vous l’abandonne, ma chère. Mon coup de fusil suffit à ma joie.
  
  La nuit tombait. A la lueur des torches électriques, les pisteurs, sous la direction de leur chef, pendirent par les pattes la panthère à une tige de bambou afin de la transporter au village.
  
  - Retour au campement, décida George MacPharden. Notre safari débute sous les meilleurs auspices. Qui pouvait rêver d’un plus beau succès ?
  
  Il s’en frottait les mains.
  
  Sur le chemin du retour, Kurt Achbach avoua à Coplan :
  
  - Je meurs de faim. J’espère que nous aurons encore des sate-kambing, comme hier soir. J’adore ces cuisines exotiques. En Allemagne, tout est si fade !
  
  Le pont en lianes se balançait doucement. Rééditant la mésaventure survenue à Dolorès Luzon à l’aller, Angeliki Lazaridès trébucha sur une latte en bois, perdit l’équilibre et voulut se raccrocher à la rampe de sa main armée du Springfield. Dans le mouvement, elle appuya sur la détente et la détonation claqua sèchement.
  
  Son mari poussa un cri, tituba, perdit aussi l’équilibre et chuta dans les eaux tourbillonnantes, dix mètres plus bas. Coplan se précipita et empoigna la Grecque qui hurlait et faisait mine de plonger elle aussi dans le torrent. Elle se débattait, mais Coplan la maintenant fermement contre lui l’emporta jusqu’à la terre ferme.
  
  George MacPharden à la lueur des torches arborait un visage livide. Pourtant, il ne perdit pas son sang-froid. Avec un flegme tout britannique, il sortit de son sac une ampoule qu’il brisa et dont il aspira le contenu dans une seringue stérile avant de plonger l’aiguille dans le bras d’Angeliki qui, en quelques secondes, perdit connaissance.
  
  - C’est un drame affreux, se força à articuler l’Écossais en passant en revue les visages atterrés qui l’entouraient.
  
  Lars Frederiksen déglutit bruyamment.
  
  - Qu’allons-nous faire ?
  
  Coplan souleva la Grecque et la jeta sur son épaule.
  
  - Dans un premier temps, suggéra-t-il, occupons-nous d’elle, car je ne pense pas que nous puissions faire grand-chose pour son mari.
  
  De retour au village, MacPharden alerta immédiatement par radio le gouverneur de la province de Djambi tandis que Angeliki Lazaridès, étendue sur son lit de camp, reprenait peu à peu conscience, entourée par Samia Haddad, Laura Guild et Dolorès Luzon.
  
  Devant la tente, les participants au safari épiloguaient sur l’accident. Lars Frederiksen hochait tristement la tête.
  
  - Lazaridès n’a pas pu s’en tirer. Même si la balle n’était pas mortelle, la chute sur les roches, dix mètres plus bas, et le courant rapide et violent ont dû achever le malheureux.
  
  Dick Sherwood haussa les épaules.
  
  - Dommage que, dans ce safari, on ait accepté des amateurs. En disant ceci, je vise les femmes. Je ne me sens pas tranquille avec elles.
  
  - Ne seriez-vous pas un brin misogyne ? cingla Robert Morgan.
  
  - Pas du tout. D’ailleurs, vous, vous avez eu la sagesse d’empêcher votre épouse de se servir d’un fusil. Mes félicitations.
  
  - En tout cas, intervint Kurt Achbach, cet épisode tragique ne doit pas interrompre notre partie de chasse. Après tout, nous avons payé, et fort cher. Regagner tout de suite Sumatra en portant le deuil de ce malheureux Lazaridès ne l’aiderait pas à ressusciter.
  
  - Je suis d’accord avec vous, s’empressa Dick Sherwood.
  
  A l’unisson, Lars Frederiksen et Robert Morgan hochèrent la tête.
  
  Carlo D’Agrigente n’avait rien dit jusque-là. Brusquement, il se manifesta :
  
  - Pourquoi diable cette femme avait-elle une cartouche engagée dans la chambre ? C’est une erreur impardonnable. Elle n’était pas sur le sentier de la guerre et n’avait rien à craindre de la panthère, morte ou vivante, puisque les tireurs d’élite étaient là pour parer à toute éventualité.
  
  En son for intérieur, Coplan esquissa un sourire. Il avait tenu le même raisonnement, mais s’était bien gardé de l’exprimer. En professionnel des armes à feu et des meurtres, le capo mafioso s’était, à juste titre, étonné et n’éprouvait aucun scrupule à le dire.
  
  Toujours diplomate, Lars Frederiksen chercha des excuses :
  
  - Avec la nuit qui tombait, peut-être a-t-elle cédé à la peur ?
  
  - Voilà où le bât blesse avec les femmes, blâma à nouveau Dick Sherwood. Je le disais à l’instant.
  
  Robert Morgan se tourna vers le Sicilien.
  
  - Vous ne soupçonnez quand même pas un acte prémédité ?
  
  - Je ne soupçonne rien, répondit sèchement D’Agrigente. je laisse ce soin à la police.
  
  - A la police ? se récria Kurt Achbach. Croyez-vous qu’il y aura enquête ? Ce serait fâcheux pour la suite de notre safari !
  
  Coplan s’éloigna, décidé à profiter de l’émotion créée par le tragique accident pour rendre compte au Vieux.
  
  L’Opération Nikka, révélée par Pastor, recouvrait-elle le meurtre déguisé de l’armateur panaméen ? Dans quel but ? Et, si oui, pourquoi confier cette basse besogne à l’épouse de la victime ? A première vue, l’ex-Miss Grèce paraissait peu qualifiée pour commettre un assassinat prémédité même avec la complicité involontaire du pont de lianes et de ses lattes traîtresses.
  
  Certes, deux autres thèses s’affrontaient. D’abord, il pouvait s’agir effectivement, d’un accident. Des choses incroyables surviennent parfois sans que l’intention de tuer soit délibérée. Ensuite, si meurtre il y avait, ses mobiles pouvaient être tout autres qu’une opération commanditée par le K.G.B. Sur le plan financier, Angeliki ne représentait rien. La fortune appartenait à son mari. Aurait-elle éliminé un époux riche et gênant pour toucher l’héritage ? Classique. Mais était-elle couchée sur le testament ?
  
  Point important. Dans la négative, le crime d’intérêt était exclu. Ne demeuraient que l’accident, l’Opération Nikka et l’assassinat pour une raison autre que financière.
  
  - Cette cartouche engagée dans la chambre me tracasse, avoua le Vieux lorsque Coplan l’eut au bout du fil.
  
  - Essayez de savoir si elle est couchée sur le testament. La réponse nous permettra d’éliminer un mobile.
  
  - Je vais aussi demander aux services concernés de se pencher à fond sur la personnalité et le passé de Constantin Lazaridès, dans l’éventualité où sa mort serait le but de l’Opération Nikka.
  
  - Dans l’affirmative, où serait l’intérêt pour nous ?
  
  - Au fait, êtes-vous bien sûr qu’il est mort dans le torrent ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Constantin Lazaridès était bel et bien mort.
  
  Découvert sur la berge du torrent par des tappers (Ouvriers qui, dès l’aube, font la tournée des hévéas pour recueillir le latex), il avait été ramené au village et déposé dans une tente transformée en chambre mortuaire. Peu après, les hélicoptères arrivaient débarquant leur cargaison de policiers, de militaires et de médecins et aussi le gouverneur en personne, désireux de s’incliner devant la dépouille d’une figure de la finance internationale.
  
  Assisté par un capitaine de police, un juge d’instruction avait mené l’enquête. Aucun des clients du comte de Brynmoor n’avait accablé Angeliki, optant tous pour la thèse de l’accident. Le comte, ses pisteurs, ses aides et ses tireurs d’élite s’étaient cantonnés dans une position identique.
  
  Chagrin sincère ou simulé, l’ex-Misss Grèce était effondrée. Soutenue par un médecin et une infirmière, elle monta à bord d’un hélicoptère qui décolla pour Djambi. Dans un second appareil suivait le cadavre de son époux. La comtesse de Brynmoor se chargeant des formalités, son mari demeura donc avec son groupe de chasseurs. Ne souhaitant pas conserver de souvenirs de la tragédie, Angeliki, avant de partir, avait abandonné la peau de la panthère à Robert Morgan.
  
  Faussement enjoué, MacPharden s’adresse à ses clients :
  
  - Comme disent les artistes, le spectacle continue. Que cet horrible accident nous enseigne la prudence. Mme Lazaridès a commis une imprudence, celle d’engager une cartouche dans la chambre quand c’était inutile. Gardons cette leçon en mémoire.
  
  Il marqua une pause et conclut :
  
  - Demain matin à l’aube, nous lèverons le camp pour notre prochaine étape.
  
  Cette nuit-là, Laura vint rejoindre Coplan dans sa tente. Elle tenait une bouteille de bière et buvait au goulot.
  
  - Toi, l’aventurier humoriste, apostropha-t-elle, te sens-tu aussi l’âme d’un Hercule Poirot ?
  
  - Pourquoi ?
  
  - Pour résoudre la mort de Constantin Lazaridès.
  
  - Un accident, c’est tout.
  
  Elle vida la bouteille et la jeta sur la terre battue.
  
  - Vraiment ? En tout cas, cette mort arrive à point. Il y a quelques mois, les journaux disaient que le couple allait divorcer.
  
  Coplan digéra l’information. Crime d’intérêt ? Donc étranger à l’Opération Nikka ? Alors il convenait d’admirer la lucidité, le sang-froid et les talents de comédienne d’Angeliki.
  
  Comme si elle avait deviné ses pensées, Laura précisa :
  
  - Après avoir été élue Miss Grèce, elle fut un temps actrice. Somme toute, peut-être pas aussi médiocre que les critiques le prétendaient...
  
  - Tu as réuni un press-book sur son passé ? persifla Coplan.
  
  - Tu sais, les mannequins guettent le milliardaire qui va divorcer. Les places sont chères dans notre milieu parce que nos carrières sont brèves. Quelques années, pas plus. Ensuite, l’anonymat. Et il est difficile de vivre de ses rentes à l’heure actuelle. Finalement, nous sommes plutôt conventionnelles. Le mariage nous attire irrésistiblement.
  
  - Le mariage, oui, mais avec un milliardaire, poursuivit Coplan sur le même ton.
  
  - Quand tu as goûté au caviar, peux-tu te rabattre sur des sardines à l’huile ? riposta la jeune femme.
  
  Elle commença à se déshabiller.
  
  - Je sais ce que tu penses. Tu me prends pour une catin de luxe.
  
  - J’imagine plutôt que tu te complais à provoquer.
  
  Elle rit.
  
  - Je savais bien que tu n’étais pas idiot !
  
  D’un geste des deux mains, elle rejeta sur la nuque sa chevelure rousse.
  
  - Pour revenir à notre conversation, on ne m’ôtera pas de l’idée que la Grecque a délibérément tué son mari. Les Indonésiens ont sans doute peur du scandale qui nuirait à leur réputation. Et puis, notre Écossais les a peut-être bakchichés car un assassinat la ficherait mal pour son image de marque. De toute façon, dans ce pays, le pot-de-vin est roi.
  
  Ils se couchèrent, firent l’amour et s’endormirent. Programmé, le cerveau de Coplan le réveilla deux heures avant l’aube. Plongée dans un sommeil profond, Laura balbutia quelques paroles inintelligibles lorsqu’il se leva. Le Teckel enfoncé dans sa ceinture, sous le blouson, la Winchester sous le bras, il se glissa hors du village.
  
  En pleine effervescence, la jungle vivait ses dernières envolées nocturnes. Méfiant, Coplan ne s’éloigna pas trop. Le dos collé au tronc d’un banyan, il pianota sur les touches de l’appareil.
  
  - Trop tôt pour savoir, l’informa le Vieux. Le testament de Constantin Lazaridès se trouve chez un homme de loi new-yorkais et l’enveloppe est scellée. Elle ne sera ouverte qu’en présence des héritiers parmi lesquels figure l’épouse. On ignore donc l’importance de sa part. Par ailleurs, d’après son dossier communiqué par la C.I.A., il apparaît peu plausible que cette ancienne Miss Grèce soit dotée d’un tempérament assez froid pour organiser l’assassinat et le maquiller en accident.
  
  - Donc, il n’y aurait pas de coup fourré ?
  
  - Non.
  
  - Et les joueurs de balalaïka ne seraient pas à l’origine de l’affaire.
  
  - Telle est mon analyse. Néanmoins, attendons l’ouverture du testament qui n’interviendra, au mieux, que dans une semaine. Dans l’intervalle, naturellement, vous poursuivez votre mission.
  
  « De votre côté, rien de neuf ? »
  
  Coplan cala la Winchester entre ses jambes et, de sa main redevenue libre, chassa une escadrille de moustiques qui lui piquait le visage.
  
  - Rien.
  
  - A notre prochain rendez-vous.
  
  
  
  George MacPharden vida la tasse de thé que, traditionnellement, il s’offrait dans l’après-midi sans, cependant, obéir trop strictement aux impératifs britanniques du five o’clock. Puis, il désigna le ruban de piste qui s’enfonçait à travers la jungle.
  
  - L’itinéraire que nous allons emprunter sépare le royaume des tigres de celui des hommes. D’après la légende sumatranaise, l’homme ne peut se transformer en tigre alors que l’inverse est possible. Il suffit au fauve de traverser cette route et de pénétrer dans le royaume des humains. La métamorphose est immédiate, et il se fond dans la foule sans que rien ne le distingue, sauf, un léger détail physique qui le trahit...
  
  - Lequel ? questionna avidement Dolorès Luzon.
  
  L’Écossais, qui ménageait ses effets, se resservit du thé, et le but sans se presser.
  
  - C’est un suspense à la Hitchcock, persifla Robert Morgan.
  
  - Le milieu de sa lèvre supérieure est dépourvu de ce sillon qui existe chez tous les hommes, laissa tomber d’un ton pénétré le neuvième comte de Brynmoor.
  
  Laura pouffa mais, à l’exception de Coplan qui connaissait cette légende, les autres examinèrent à la dérobée la lèvre supérieure de leurs voisins. Soulagée de ne rien découvrir de suspect chez son mari, Dolorès Luzon reporta son regard sur MacPharden.
  
  - Vous y croyez ?
  
  - Il croit bien à son fantôme, pourquoi pas aux fadaises sumatranaises ? souffla Laura à l’oreille de Coplan.
  
  - Ces hommes-tigres sont responsables de tous les crimes dont souffre l’humanité, éluda l’Écossais en reposant sa tasse. D’ailleurs, il est dit souvent qu’un tel possède un cœur de tigre, qu’une telle est une tigresse. Les Français pendant la Première Guerre mondiale appelaient leur Premier Ministre Clemenceau le Tigre. Ici, on assure même que, s’il décida de faire fusiller l’espionne Mata Hari, c’est parce qu’elle avait reconnu en lui un tigre infiltré chez les hommes et menaçait ainsi son incognito. Mata Hari, dont le nom signifie Soleil en indonésien, était née à Java, ne l’oublions pas.
  
  Coplan en resta bouche bée, suffoquée par cette audacieuse extrapolation.
  
  - Personne n’est certes obligé de croire à cette légende, acheva l’Écossais. Néanmoins, laissez-moi vous dire qu’elle est certainement basée sur des faits réels. Aucune légende n’est gratuite, c’est ce que j’ai appris au cours de mon existence.
  
  Dick Sherwood haussa les épaules.
  
  - Des conneries.
  
  - J’aurais tendance à penser comme vous, approuva Kurt Achbach.
  
  - Pas moi, intervint Carlo D’Agrigente. En Sicile, nos paysans ont beaucoup de légendes. A leur origine, il existe toujours des faits, comme l’assure notre hôte.
  
  - C’est juste, soutint Lars Frederiksen, mais ils sont exagérés et trop généralisés.
  
  Dolorès Luzon se tourna vers Coplan.
  
  - Vous n’avez rien dit. Vous y croyez, vous ?
  
  Coplan s’en tira par une pirouette :
  
  - Je ne crois que ce que je vois. Montrez-moi un homme ou une femme sans fossette sur la lèvre supérieure et je le conduis manu militari au plus proche commissariat de police.
  
  Sa réponse entraîna l’hilarité générale.
  
  Samia Hadda, qui depuis le début demeurait peu loquace, pour une fois donna son avis :
  
  - Dans les montagnes du Liban on raconte des légendes qui datent des croisades. Je sais qu’elles sont vraies.
  
  Laura renifla avec scepticisme.
  
  - Lesquelles, par exemple ?
  
  La Libanaise la fixa d’un regard glacé.
  
  - Vous êtes américaine. Donc, trop terre à terre pour comprendre la culture d’un peuple vieux comme celui de Sumatra, de Sicile ou du Liban. Sinon pourquoi auriez-vous exterminé vos Peaux-Rouges ?
  
  Laura blanchit, voulut riposter mais fit effort sur elle-même et se sut.
  
  Ce soir-là, dans la tente de Coplan, elle explosa.
  
  - Une vraie chèvre, cette Libanaise ! Pour elle, sa fortune l’autorise à mépriser les autres !
  
  - C’est courant.
  
  - Je le sais, mais ça me met en rage !
  
  - En tout cas, j’ai admiré ton sang-froid à éviter un incident. La mort de Constantin Lazaridès a suffisamment exacerbé les nerfs de chacun.
  
  Plus tard, pour la calmer, Coplan lui expliqua les mécanismes de l’embuscade que montait MacPharden.
  
  - Une chasse au tigre ne s’improvise pas. Il ne suffit pas de t’enfoncer dans la jungle avec un fusil, en raisonnant que tu jouerais vraiment de malchance si, au détour de ton chemin, tu ne tombais pas sur un fauve. Avant de nous accueillir, notre comte a fait préparer notre équipée pendant des mois par ses hommes ; ils ont fait des battues pour repérer les fauves et les amener en des points précis où nous les cueillerons. Habituellement, ces animaux vivent en tribu, mais quand ils sont trop vieux pour attraper le gibier à la course et assurer leur subsistance, ils sont rejetés et se transforment en solitaires. Il ne leur reste que le gibier lent dont l’homme est l’archétype et pour lequel ils représentent désormais un péril mortel. Leur proie favorite, à Sumatra, c’est le tapper dès l’aurore qui fait la tournée des hévéas. Le fauve ne chassant qu’à l’aube et au crépuscule, le tapper risque la mort à ces moments-là.
  
  - Pourquoi ne les évite-t-il pas ? s’étonna Laura avec logique.
  
  - Les conditions économiques qui lui imposent, pour gagner correctement sa vie, de travailler douze heures par jour.
  
  - J’imagine que le tapper vaque à ses occupations avec un bazooka sous le bras ?
  
  - En fait, le tigre a peur de l’homme et ne l’attaque que de dos. Si on lui fait face, et qu’on s’avance vers lui armé d’une tige de bambou pointue, il s’enfuit, la queue entre les pattes. En revanche, s’il parvient à te surprendre par-derrière, ton compte est bon. Il te broie la nuque et commence par se repaître de tes viscères. Ensuite, il remorque le reste de ton cadavre dans un lit d’herbes touffues où il le dissimule avec soin. Quelques jours plus tard, il revient et se régale avec tes restes faisandés. Il raffole de la viande à l’état avancé.
  
  - Arrête ! protesta la jeune femme, je n’aurai plus envie de faire l’amour avec toi !
  
  - Je n’en dis pas plus.
  
  - Et comment MacPharden va-t-il s’arranger pour nous offrir un solitaire ?
  
  - Pour repérer la future cible, il suffit de connaître les limites de sa zone de chasse, tâche facile grâce aux empreintes et, quelquefois, aux ossements des victimes laissés sur son passage. C’est le travail des rabatteurs. A eux, ensuite, d’amener le gibier à l’endroit de l’embuscade. Pour ce faire, un mouton, ou une chèvre, est attaché à un piquet dans la zone de chasse du fauve. Celui-ci est vite attiré par les bêlements, mais son instinct le pousse à se méfier car la proie lui paraît trop facile.
  
  Laura éclata de rire.
  
  - « Me prend-on pour un gogo ? » doit-il penser !
  
  - C’est vrai, mais comme il a faim, il oublie peu à peu sa méfiance et finit par dévorer l’appât. Les jours suivants, on répète l’opération. Le vieux tigre aux muscles usés s’accoutume à la facilité avec laquelle il mange. Et chaque fois, on rapproche un peu l’appât du lieu de l’embuscade. Bientôt, il n’est plus familiarisé avec l’environnement mais ne s’en soucie guère, sachant que son approvisionnement en chair fraîche est assuré. Les bêlements deviennent la musique qui l’enchante.
  
  - A quel moment place-t-on l’appât ?
  
  - A l’aube, afin que, le jour où l’on décidera d’abattre la bête, les chasseurs le fassent à la lumière du jour.
  
  - Fascinant, reconnut Laura maintenant complètement nue.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  L’embarcadère plongeait ses piliers dans une boue visqueuse où s’engluaient les racines des palétuviers.
  
  George MacPharden fumait une cigarette indonésienne, au tabac mélangé de clou de girofle, dont la fumée évoquait une séance chez le dentiste. Il en tira une dernière bouffée, le jeta dans une flaque liquide et désigna les sampans.
  
  - Nous emprunterons ces prahu pour gagner l’autre rive où se trouve le point d’embuscade. Ces embarcations légères étant minuscules, chacun de vous sera seul à bord avec les rameurs.
  
  Les premières navettes embarquèrent la moitié du personnel sous les ordres de l’Ecossais, puis vint le tour de Samia Haddad que suivit Coplan dans le sampan qui accostait en second.
  
  Jaunâtre, charriant des troncs morts et des cadavres de rats, l’eau de la rivière Manau n’incitait guère au bain de détente. Les membres d’équipage plongèrent les pagaies dans le courant et décollèrent de l’embarcadère. Sans effort apparent, ils gagnèrent l’autre berge en évitant les plus gros détritus. Malgré la lumière du jour, le fanal sur la proue était allumé, remarqua Coplan. Autre témoignage de la superstition sumatranaise ? La flamme conjurait-elle les pouvoirs maléfiques de quelque démon aquatique ?
  
  Le sampan de la Libanaise abordait la terre ferme lorsque Coplan localisa la forme grisâtre qui bougeait sur la haute branche du palétuvier. Au même moment, Samia se leva et, d’une main, agrippa le rebord du toit pour maintenir son équilibre en prenant pied sur la terre ferme.
  
  Le léopard nébuleux bondit. Coplan avait déjà épaulé. Sa balle frappa l’œil gauche et, sous l’impact, le félin fut dévié de sa trajectoire et ne fit qu’effleurer la Libanaise. Cependant, frappée au menton par la queue qui fouettait l’air, la jeune femme bascula dans l’eau. Coplan lâcha la Winchester et se jeta dans la rivière. En quelques brasses vigoureuses, il rejoignit Samia et la ramena à la surface. Elle suffoquait. Un cri d’horreur enfla sa gorge lorsqu’elle découvrit le cadavre d’un rat collé sur son sein. Prestement, Coplan l’en débarrassa avant de nager énergiquement vers la rive où, déjà, des mains se tendaient pour l’aider.
  
  Allongée sur le bois du débarcadère, la jeune femme reprit lentement sa respiration.
  
  - Je ne sais pas nager, avoua-t-elle.
  
  - Je m’en suis souvenu, déclara Coplan. Le premier jour, vous l’avez dit à MacPharden lorsqu’il vous proposa un bain dans la piscine.
  
  Elle hoqueta. Son visage était un peu blême et elle posait sur Coplan un regard froid qui semblait soupeser, estimer, calculer, comme celui du maquignon à la foire au bétail. Mal à l’aise, Coplan l’aida à ôter ses bottes.
  
  - J’aurais dû apporter des vêtements de rechange, maugréa-t-elle.
  
  - Vous ne pouviez pas prévoir.
  
  Les rameurs du sampan abandonné par Coplan avaient rattrapé le corps du félin que l’un d’eux accrochait maintenant avec une perche en bambou. Ils le remorquèrent jusqu’à la berge où ils le déposèrent sur le débarcadère, loin de Samia. Celle-ci reprenait ses esprits.
  
  - Vous avez un joli coup de fusil, se força-t-elle à complimenter.
  
  Coplan vida la botte de son eau.
  
  - Vous ne semblez pas heureuse, s’étonna-t-il. Je sens dans votre voix comme un reproche.
  
  Elle détourna les yeux.
  
  - Un léopard nébuleux est rare à Sumatra. C’est un trophée superbe, éluda-t-elle. Votre tableau de chasse s’enrichit d’une belle pièce. C’est votre premier ?
  
  - Vous n’avez pas répondu à ma question, insista Coplan.
  
  Elle esquissa une moue boudeuse et, l’espace d’un instant, la colère flamba dans son regard.
  
  - Je déteste que l’on me sauve la vie, répliqua-t-elle, agressive. Je considère cela comme une intrusion dans ma vie privée, comme une sorte de viol.
  
  - Réaction d’orgueil.
  
  - Parfois l’orgueil est la seule chose à quoi se raccrocher.
  
  - Soyez plus simple, moins blasée, plus attentive aux autres, conseilla Coplan, et votre vie sera plus facile.
  
  - Ce sont les propos d’un homme sans fortune, renvoya-t-elle avec condescendance.
  
  L’arrivée de MacPharden évita à Coplan de répondre vertement. Inquiet, l’Ecossais s’enquit de l’état de la Libanaise et, rassuré, claqua des doigts à l’intention d’un de ses aides qui lui tendit un sac en plastique contenant des vêtements.
  
  - Ils sont sans doute trop grands pour vous, regretta MacPharden en les posant près de Samia, mais ils sont secs. Changez-vous sous le toit du sampan.
  
  Lorsqu’elle eut disparu, il félicita Coplan.
  
  - Superbement touché. Vous m’enlevez une sacrée épine du pied. Après Constantin Lazaridès, imaginez que nous ayons eu un nouveau cadavre ! Le jet-set international m’aurait mis sur sa liste noire.
  
  Il s’épongea le front avec un large mouchoir brodé à ses armoiries, et soupira :
  
  - Je ne sais quelle malédiction est tombée sur ce safari ! Pour être franc, j’appréhende les semaines qui viennent.
  
  Soudain, il parut effrayé.
  
  - N’en dites rien aux autres, recommanda-t-il, véhément. Ce serait la panique.
  
  - Je serai muet, assura Coplan.
  
  Impulsivement, MacPharden lui serra les mains avec reconnaissance et fit signe à son assistant qui lui tendit un second sac de vêtements secs. Coplan s’en empara et se dirigea vers son sampan. L’Écossais le rattrapa et lui saisit le bras.
  
  - Vous me plaisez bien, murmura-t-il en baissant les yeux comme intimidé. Vous possédez une force intérieure communicative. Je parlerai de vous au deuxième comte de Brynmoor.
  
  Coplan sursauta.
  
  - A quel sujet ?
  
  - La malédiction sur ce safari. Il est sûrement au courant. La nuit prochaine, j’essaierai d’entrer en contact avec lui.
  
  Il s’interrompit, rêveur, alluma une kretek et souffla un jet de fumée embaumée au clou de girofle qui fit tousser Coplan.
  
  - Qui sait, hasarda-t-il, s’il n’y a pas un complot fomenté contre moi ou ce safari ?
  
  Et il tourna les talons.
  
  Ce soir-là, assis à la turque dans sa tente, Coplan désinfectait quelques menues écorchures sur sa peau lorsque Samia Haddad apparut sur le seuil.
  
  - Je ne vous dérange pas ? demanda-t-elle d’une voix tendue.
  
  - Il est toujours agréable de revoir quelqu’un dont on a sauvé la vie.
  
  - Vous n’attendez pas cette chipie d’Américaine qui semble vous témoigner une grande affection ?
  
  - Si elle vous entendait, elle risquerait d’être plus dangereuse pour vous que le léopard nébuleux.
  
  - C’est au sujet de ce dernier que je viens vous voir.
  
  Elle exhiba un chèque qu’elle tendit à Coplan.
  
  Celui-ci le prit et frémit en découvrant le montant : un million de dollars.
  
  - Je déteste devoir quelque chose à quelqu’un, expliqua-t-elle.
  
  Coplan se leva.
  
  - En fait, comme tous les milliardaires, vous craignez le chantage et vous prenez les devants, persifla-t-il. Un million de dollars, c’est à la fois une grosse et une petite somme. Une grosse pour moi, une petite pour vous. J’aurais pensé, naïvement je vous l’accorde, que vous estimiez votre vie à un montant largement supérieur.
  
  Elle rougit.
  
  - Déçu ? cingla-t-elle.
  
  - Franchement oui.
  
  Elle se raidit.
  
  - Très bien. Combien voulez-vous ? Votre prix sera le mien.
  
  Il éclata d’un rire moqueur et lui restitua le chèque.
  
  - Je ne veux rien. J’aime les actes gratuits. Vous êtes la trentième personne à qui je sauve la vie. C’est mon violon d’Ingres, mon hobby, en quelque, sorte une seconde nature. Des gens collectionnent les timbres ou les femmes, d’autres tapent dans un ballon le dimanche ou restaurent une résidence secondaire. Moi je sauve des vies. C’est un passe-temps qui en vaut bien un autre, vous en conviendrez.
  
  Déconcertée, elle resta bouche bée, froissant machinalement le chèque entre ses doigts.
  
  - Ce n’est pas tout, exprima-t-elle avec effort. J’aimerais vous acheter la peau du léopard.
  
  - Je vous la vends pour un dollar symbolique.
  
  - Je ne plaisante pas, se hérissa-t-elle.
  
  - Moi non plus. Donnez-moi un chèque d’un dollar.
  
  Elle sortit son chéquier de sa poche et s’exécuta. Coplan rafla le rectangle de papier, jeta un coup d’œil sur son libellé et hocha la tête.
  
  - La peau est à vous.
  
  Elle hésitait.
  
  - Vous êtes un étrange personnage, monsieur Clermont. Je n’ai guère l’habitude de croiser des gens comme vous sur mon chemin.
  
  - C’est un des charmes des safaris à Sumatra que de provoquer la rencontre de personnes aussi dissemblables que vous et moi. Nous sommes des privilégiés. Revenez donc l’année prochaine.
  
  - En un sens, vous êtes séduisant mais vos goûts en matière de femmes sont détestables. Aussi, cette chipie d’Américaine...
  
  Laura entra à cet instant-là, le visage figé.
  
  - On parle de moi ?
  
  Les deux femmes se défièrent du regard, puis la Libanaise s’esquiva pendant que Coplan empochait le chèque.
  
  - Qu’est-ce qu’elle te voulait ? questionna Laura, furieuse.
  
  Coplan lui dit la vérité. Fielleuse, elle lâcha :
  
  - Les félins possèdent un instinct très sûr. Ce léopard avait fait le bon choix. Il savait qui il fallait éliminer.
  
  Coplan dévia habilement la conversation.
  
  Plus tard, fidèle à ses habitudes, il se rendit à la lisière de la jungle et pianota sur son Teckel. Le Vieux venait de terminer son dîner.
  
  - Je n’ai rien qui pourrait rassasier votre appétit, regretta-t-il.
  
  - Il en va à l’inverse pour moi, rétorqua Coplan qui relata aussi brièvement que possible l’épisode du léopard. Le chèque qui est dans ma poche est tiré sur l’Intoforbank au Koweit, une banque soviétique. Je sais qu’à une époque Samia était mariée à un diplomate de Moscou dont elle a divorcé, mais pourquoi maintenir un compte courant, pour un montant minimum d’un million de dollars, dans un établissement appartenant au Kremlin ? Il s’agit d’une banque d’affaires et non d’épargne. Conclusion : notre Libanaise passe des marchés avec l’Union soviétique.
  
  Le Vieux afficha son scepticisme.
  
  - Cette hypothèse ne me semble guère plausible, car Samia Haddad est incapable de gérer sa fortune. Une béotienne en matière de finances. D’ailleurs, c’est l’ancien bras droit de son père qui se charge de tout. Elle lui a donné une délégation. C’est un homme honnête et scrupuleux, elle n’a pas à craindre qu’il file à l’anglaise en la ruinant.
  
  - Possible, concéda Coplan. Mais le compte à l'Intoforbank existe. Notez aussi le lieu. Pas une grande place financière. Non. Un coin perdu. Le Koweit. Immensément riche, certes, mais perdu.
  
  Un silence s’installa entre eux qui dura une bonne vingtaine de secondes.
  
  - Bon, décida enfin le Vieux, je vais faire enquêter. De toute manière, nous sommes certains de parvenir à nos fins puisque nous avons un allié.
  
  - Oui ? demanda innocemment Coplan.
  
  Le deuxième comte de Brynmoor.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Laura secoua Coplan.
  
  - C’est l’heure, lève-toi.
  
  Il bâilla et gémit.
  
  - Je ne me sens pas bien. J’ai passé une nuit blanche. Vraiment je crois que je vais faire l’impasse sur la chasse aujourd’hui.
  
  - Mais si le tigre se montre ! protesta-t-elle. Tu le manqueras.
  
  - Après tout, j’ai tué un léopard nébuleux hier. J’ai une longueur d’avance sur les autres, sauf Morgan qui a abattu sa panthère.
  
  - J’aimerais rester avec toi, hésita-t-elle, mais, je ne voudrais pas rater le fauve.
  
  - Tu es adorable, et je n’ai pas besoin de toi, je t’assure. Une bonne dose de sommeil et tout ira mieux. D’ailleurs, j’ai moins mal à la tête.
  
  - Tu as pris des comprimés ?
  
  - Un wagon.
  
  - On devrait toujours se méfier des climats tropicaux.
  
  Coplan se rendormit paisiblement. Lorsqu’il se réveilla, le soleil rampait au-dessus des frondaisons. Il se doucha, se rasa, s’habilla et sortit de sa tente. Un des aides de MacPharden lui confectionna un copieux breakfast : œufs sur le plat, toasts, bananes frites et écuelle de riz, arrosés de thé brûlant.
  
  Rassasié, il flâna dans le village et, à la première occasion, alors qu’on ne lui prêtait plus attention, il se glissa dans la tente de Samia Haddad.
  
  Dans une serviette en cuir il trouva le chéquier et le passeport. Il examina les talons du premier. Des petites sommes, aucune n’excédant cent dollars, et réglant des achats dans diverses boutiques de Singapour. En feuilletant les pages du passeport, Coplan découvrit qu’au cours de l’année écoulée Samia s’était rendue six fois en Union soviétique, à Kiev, Moscou et Leningrad. Voilà qui était intéressant, d’autant que la Libanaise bénéficiait d’un visa d’entrée permanent, privilège que l’U.R.S.S. réservait à bien peu d’étrangers.
  
  Le dernier voyage remontait à un mois à peine.
  
  Appâté, Coplan fouilla la tente mais resta sur sa faim. Rien qui puisse relier la milliardaire aux Soviétiques.
  
  Il ressortit. A peine avait-il parcouru une dizaine de mètres qu’il se trouva nez à nez avec Dolorès Luzon.
  
  - Vous n’êtes pas à la chasse ? s’étonna-t-elle.
  
  - Vous non plus ?
  
  - Je suis morte de fatigue.
  
  Ils bavardèrent quelques minutes puis, familièrement, elle lui prit le bras et l’entraîna vers sa tente. A peine à l’intérieur, elle se serra amoureusement contre lui.
  
  - Robert chasse le tigre, profitons-en, haleta-t-elle. Depuis le début du safari, j’ai envie de faire l’amour avec toi !
  
  Elle approcha ses lèvres qui se soudèrent à celles de Coplan. Ce dernier, incapable de résister à une jolie femme lorsqu’elle n’évoluait pas dans sa zone danger, se laissa faire. Son pouls s’accéléra et le désir mordit son ventre. Sans hâte, experte en la matière, Dolorès le déshabilla et s’accroupit devant lui pour le caresser de sa bouche. Excité au plus haut point, il la força à se relever et la coucha sur le lit avant de la dévêtir puis, d’un coup de reins, il fut en elle. Tout de suite, il se rendit compte que la volcanique Mexicaine était affamée de plaisir, tant elle ne ménageait pas ses efforts. En quelques minutes, ils atteignirent, ensemble, à l’extase. Repue, la star de Hollywood, minauda avec langueur :
  
  - Vraiment, tu sais tout faire. Tiens, tu me rappelles un saxo-ténor dans une comédie musicale que je tournais à mes débuts en Californie. Un véritable obsédé sexuel ! Et quelle énergie !
  
  - Un saxo-ténor ou un sexo-ténor ? plaisanta-t-il.
  
  Elle rit. Un long rire agréable qui cascadait dans la gorge.
  
  - En tout cas, l’un ou l’autre, c’était un ténor !
  
  Plus tard, elle eut faim, se rhabilla et sortit pour rapporter un plateau chargé de bananes frites accompagnées de thé brûlant.
  
  - Bien sûr, pour un Français, ça ne vaut pas Maxim’s !
  
  - Je ne mets jamais les pieds chez Maxim’s.
  
  - Tu fréquentes d’autres cantines ? Au fait, à quoi juges-tu de la qualité d’un restaurant ?
  
  - Au nombre de tranches de pain dans la corbeille. Si l’établissement lésine, attends-toi à ressortir insatisfait.
  
  Elle rit encore, avec fraîcheur, sans l’affectation propre à tant de comédiens.
  
  Après le frugal repas, ils refirent l’amour.
  
  Au crépuscule, l’expédition rentra, bredouille. Méfiant, le tigre snobait la chèvre.
  
  MacPharden avait choisi la berge d’un arroyo pour y planter le gros piquet. A coups de parang (Coupe-coupe indonésien), les aides avaient dégagé le terrain sur une vingtaine de mètres en direction de la jungle. De l’autre côté de l’étroit cours d’eau, l’Écossais avait installé le tempat tunggu (Lieu d’embuscade), un abri astucieusement disposé sur les maîtresses branches de banyans serrées en arc de cercle comme pour se protéger mutuellement des périls de la forêt. Haut de quatre mètres, dissimulé par les feuillages épais, ce gabion construit en planches de bois de fer accueillait une vingtaine de personnes, clients et personnel technique.
  
  Le tigre avait feulé toute la nuit.
  
  A présent, attachée à son piquet autour duquel elle tournait désespérément, la chèvre bêlait pitoyablement.
  
  - C’est cruel, gémit Laura, allongée à la droite de Coplan.
  
  Elle tentait de se protéger des moustiques qui, montés de l’humus putrescent bordant l’arroyo, assaillaient les occupants du tempat tunggu. En essaims compacts, ils tourbillonnaient, prêts à fondre sur la chair fraîche et succulente de ces inconnus qui s’étaient pourtant enduits d’une huile répulsive.
  
  Affamé, le fauve émergea enfin d’entre des buissons de ronces. A travers ses jumelles, Coplan le vit s’immobiliser et fixer d’un regard cruel sa proie. Sa queue énorme battait ses flancs.
  
  Terrorisée, la chèvre bêlait de plus belle.
  
  Deux tireurs avaient été désignés par Mac-Pharden : Carlo d’Agrigente et Dick Sherwood.
  
  Le félin huma l’air. Il se méfiait donc encore. Puis souplement, il s’avança en démasquant ses crocs monstrueux, et s’arrêta net, apercevant un serpent d’eau qui ondulait sur la surface de l’arroyo non loin de la berge. Comme le reptile ne présentait aucun danger pour lui, le tigre reporta son attention sur la chèvre qui, pressentant sa dernière heure venue, exhala un long cri terrifié.
  
  Le fauve sauta brusquement en l’air, catapulté et foudroyé par la balle du Sicilien et la flèche du Canadien.
  
  Laura lâcha ses jumelles et applaudit.
  
  - Bravo ! C’est fantastique de tirer aussi bien avec un arc ! Et en plein dans l’œil ! Les clubs de tir à New York trouveront en moi leur meilleure cliente dès mon retour !
  
  D’Agrigente et Sherwood exultaient, comme MacPharden et ses gardes. Encore palpitante d’effroi, la chèvre, maintenant, se taisait.
  
  Heureux, l’Écossais alluma une de ses kretek.
  
  - Finalement, résuma-t-il, notre bilan est positif. Cinq personnes ont tiré et nous avons abattu une panthère, un léopard nébuleux et un tigre.
  
  - Plus Constantin Lazaridès, ajouta Laura, acide.
  
  Lars Frederiksen posa sur elle un regard lourd de reproche.
  
  - Oublions ce regrettable accident, voulez-vous, chère amie ?
  
  Les pattes ligotées, accroché à une grosse perche tenue par quatre porteurs, le tigre prit la direction du village, suivi par un cortège joyeux en tête duquel trottinait la chèvre.
  
  Les premières maisons étaient à peine en vue, quand des soldats se débusquèrent soudain et, d’un air farouche, braquèrent leurs armes sur les arrivants. Coiffés de chapeaux de brousse, vêtus d’uniforme vert olive, chaussés de rangers, ils portaient, cousu au-dessus du cœur, un carré de tissu vert pomme orné d’un croissant islamique jaune. Sur leurs ceinturons, s’alignaient des cartouchières en toile grise façon U.S. Army.
  
  Un homme sortit de la première maison. Grand, sec, moustache et barbe à la Fidel Castro, il arborait sur ses pattes d’épaule les galons de colonel et serrait sous son bras un long stick dans le plus pur style britannique.
  
  - Colonel Suhartono. Vous êtes mes prisonniers. Que chacun dépose ses armes, déclara-t-il dans un excellent anglais.
  
  Il s’arrêta devant MacPharden, salua d’un geste raide de sa main libre qui se rabattit brutalement et se colla à la couture de son battle-dress.
  
  - Comte, je vous nomme responsable des captifs. Vous me répondrez de tout acte de désobéissance, d’indiscipline et de rébellion.
  
  - Mais à quoi ceci rime-t-il ? s’insurgea l’Écossais.
  
  Les soldats maintenant se déployaient, encerclant le cortège. Comme si elle craignait qu’à nouveau sa dernière heure soit venue, la chèvre bêla. Un des militaires rit et, tirant sa baïonnette, lui trancha la gorge, puis à voix forte, désignant de sa lame ensanglantée le cadavre étendu sur la terre boueuse :
  
  - Sate kambing untuk malam (Des brochettes de chèvre pour ce soir) !
  
  Laura réprima un hoquet et serra le bras de Coplan.
  
  - Mon Dieu, sur qui sommes-nous tombés !
  
  Un soldat s’approcha d’eux.
  
  - Membuang bedil !
  
  Coplan jeta sur le bord de la route la Winchester comme il le lui était ordonné. Autour de lui, les membres de l’expédition agissaient de même. Les porteurs déposèrent le tigre dans une fondrière qui s’apparentait à une fosse.
  
  L’air satisfait, Suhartono contemplait le spectacle.
  
  Hautain, MacPharden reprocha :
  
  - Vous n’avez pas répondu à ma question, colonel.
  
  Ce dernier recula d’un pas.
  
  - L’île de Sumatra est en état de rébellion armée contre le gouvernement de Jakarta, déclara-t-il sur un ton jubilatoire. Le mouvement est parti d’Aceh (Province située à la pointe nord de Sumatra. Sa population, traditionnellement, témoigne d’une farouche orthodoxie religieuse) et les autres districts ont suivi. Grâce à nous, la révolution islamique est en marche. Rien ne pourra l’empêcher de détrôner les sybarites qui régnent à Java. Nous nettoierons les écuries d’Augias et mettrons un terme à la corruption, à la prostitution, à la débauche, aux trafics de drogue. Allah Akbar, Allah est grand ! Son règne doit enfin arriver. Ceux qui l’ont défié, ceux qui l’ont insulté, ceux qui lui ont désobéi seront châtiés comme ils le méritent. Sans pitié. Nos pelotons d’exécution, nos échafauds ne chômeront pas. L’ayatollah Khomeiny nous en a donné l’exemple, il nous a ouvert la voie, il sera notre guide spirituel.
  
  Le fanatisme enflait sa voix.
  
  - Un dément ! souffla Laura à l’oreille de Coplan.
  
  - Mais à quoi vous sert-il de nous capturer ? objecta MacPharden.
  
  De jubilatoire, le ton de l’officier se fit railleur.
  
  - Vos clients ont le temps et dépensent des fortunes dans un safari inutile, alors que des millions de gens meurent de faim de par le monde ! C’est indécent ! Nous allons mettre bon ordre à cette situation. Notre révolution islamique a besoin d’argent pour prospérer et convertir à la foi les consciences aveugles. Dans certains cas, les échafauds et les pelotons d’exécution ne suffisent plus.
  
  Kurt Achbach, qui se tenait juste derrière l’Ecossais, comprit aussitôt.
  
  - Une rançon ?
  
  Le colonel se tourna vers lui.
  
  - Exactement, monsieur. Certains parmi vous sont illustres, d’autres le sont moins. Peu importe. Nous ferons un lot.
  
  - Je n’ai aucune fortune personnelle, fit remarquer Lars Frederiksen d’une voix méprisante.
  
  - Moi non plus, relaya Dick Sherwood.
  
  - Ni moi, appuya Laura.
  
  Coplan ne manqua pas d’ajouter sa voix au chœur des pauvres.
  
  Mais Samia Haddad s’avança vers l’Indonésien et l’apostropha avec hauteur :
  
  - J’exige d’être traitée individuellement. Quelle somme voulez-vous contre ma liberté ?
  
  Suhartono n’eut pas le temps de répondre car le Sicilien intervenait, la mine rusée :
  
  - Je demande moi aussi à bénéficier d’un traitement individuel. Si vos prétentions ne sont pas exagérées, je serai en mesure de vous satisfaire. Je ne tiens nullement à demeurer prisonnier.
  
  Écœuré par ce manque de solidarité, Mac-Pharden exprima son mécontentement en roulant des yeux furibonds. Le colonel, lui, paraissait amusé. Le bout de son stick tapota le cuir des rangers puis, sans répondre, il appela un lieutenant et ordonna :
  
  - Conduisez ces gens au village et veillez sur eux. Ils représentent une mine d’or. Jakarta va crever de rage en apprenant cette prise d’otages.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  S’il s’agissait là de l’Opération Nikka, quel intérêt représentait pour le K.G.B. les participants au safari ?
  
  La rançon ? Hypothèse ridicule. Jusqu’à présent, les Soviétiques n’avaient jamais rien monté pour de l’argent. A court de devises, ils vendaient leur or lorsque les Bourses mondiales leur étaient favorables. C’était plus simple et moins dangereux.
  
  En tout cas, le colonel Shuartono n’avait guère dévoilé ses batteries.
  
  Coplan alluma une cigarette après avoir avalé une tasse de thé brûlant et grignoté un beignet frit à l’huile de palme.
  
  Le rebelle n’avait même pas mentionné le montant de la rançon qu’il exigerait.
  
  Coplan souffla un jet de fumée vers la plafond de la tente.
  
  L’explication de l’Indonésien n’était-elle qu’un rideau de fumée cachant le véritable but de l’Opération Nikka ?
  
  Possible.
  
  Il en était là de ses supputations lorsqu’à l’entrée de la tente, le pan de toile s’écarta pour livrer passage à Nuriati qui rampait et ne se redressa que devant le lit pour se glisser jusqu’à Coplan, adossé à ses oreillers.
  
  - Selamat malam, salua-t-elle avec courtoisie.
  
  - Selamat malam.
  
  En quelques phrases rapides dans sa langue natale, elle lui fit le point de la situation. Un bataillon d’environ un millier d’hommes avait pris position à l’intérieur et autour du village. Le contingent le plus important se tenait sur les berges de la rivière et, à la moindre alerte, trouverait refuge dans les abords immédiats de la jungle. En retrait de la route, étaient dissimulés les engins blindés légers de reconnaissance dont disposaient les rebelles. Mitrailleuses et canons antiaériens étaient braqués vers le ciel. L’avance vers Djambi, capitale de la province, semblait bloquée, à une vingtaine de kilomètres à l’est, par une unité de commandos des troupes restées fidèles au gouvernement de Jakarta. Des escarmouches et des combats sporadiques éclataient entre les deux factions.
  
  - Pour le moment, ne cherchez pas à vous évader, conclut-elle.
  
  « Soyez patient. Je ferai tout mon possible pour que vous échappiez à ce piège. »
  
  Il la remercia avec effusion. La jeune Indonésienne ôta alors son sarong mais nulle pensée lubrique ne l’habitait. Sur son ventre et sur ses cuisses, de larges bandes de sparadrap retenaient des paquets minces et rectangulaires qu’elle détacha et posa sur le lit. Coplan s’empressa de les examiner. Pour les deux tiers, il s’agissait de barres dont l’enveloppe portait la marque du chocolat Suchard et qui se révélèrent des plaquettes incendiaires à la thermite, équipées d’une allumeur à traction. Il suffisait de casser la plaquette en deux et de tirer légèrement sur les deux morceaux pour les séparer. La thermite s’enflammait soixante secondes plus tard.
  
  - Beau cadeau, approuva Coplan, enchanté.
  
  Le dernier tiers comprenait de grosses tablettes semblables à du chewing-gum, d’ailleurs elles étaient baptisées lesgum (Abrégé de Light Explosive Soft Gum). Au contact de la chaleur de la main, la consistance dure s’amollissait et la matière se transformait en une pâte malléable. Modelée en boule, elle permettait une grande précision de lancer, et explosait au contact d’une surface dure. Le gaz qui se dégageait alors provoquait, dans un rayon de cinq mètres, des effets annihilants sur tout être vivant, dans un délai de cinq secondes (Expérimentée pour la première fois le 11-9-73 lors de l’attaque lancée contre la palais du président Allende à Santiago du Chili).
  
  Coplan félicita chaleureusement la jolie chanteuse qui sourit.
  
  - Ce n’est pas tout.
  
  Elle tira sur le sparadrap collé à ses reins et tendit à Coplan un Colt 32 dont il vérifia le barillet.
  
  - Cette fois, c’est tout.
  
  - Ton aide m’est précieuse. Si je me sors de ce guêpier, je dirai à My-Lian tout le bien que je pense de toi. Tu seras récompensée comme il se doit.
  
  - J’essaierai de revenir la nuit prochaine.
  
  Pendant que Nuriati réajustait les pans de son sarong, Coplan admira, l’espace d’un instant, la beauté des cuisses charnues et fermes. La jeune femme sentit le muet hommage et ses paupières bridées s’alourdirent en même temps que ses gestes se ralentissaient. Elle est consentante, se dit Coplan, mais s’engager sur ce terrain serait dangereux. Une sentinelle pouvait surgir à l’improviste et découvrir les complicités dont il bénéficiait à l’intérieur du village. Aussi secoua-t-il la tête.
  
  - Ce n’est pas raisonnable, Nuriati.
  
  De façon presque imperceptible, elle haussa les épaules et entreprit de serrer son sarong sur la taille. Précipitamment, Coplan rangea sous le matelas l’arme et les explosifs qu’elle avait apportés.
  
  - Selamat tidur.
  
  - Selamat tidur.
  
  Elle s’allongea sur le sol et rampa vers l’entrée de la tente. Le pan en toile se déplaça et Nuriati disparut. Coplan écrasa un moustique qui flirtait avec sa joue.
  
  Dix minutes s’étaient à peine écoulées depuis son départ que le colonel Suhartono fit son apparition. L’air indifférent, Coplan tira sur sa cigarette, le dos calé contre ses oreillers.
  
  - Je fais le tour de mes protégés, expliqua l’officier rebelle. Mais je suis un gentleman. J’ai demandé l’autorisation avant d’entrer dans la tente des femmes.
  
  - Elles vous ont bien accueilli ? persifla Coplan.
  
  - Elles ont tenté de jouer de leurs charmes, incontestables, d’ailleurs. L’arme féminine par excellence. Peut-être aurais-je succombé, mais Allah interdit la fornication.
  
  - Pourquoi venez-vous me voir ? Pour connaître mon sentiment sur votre action ?
  
  - Votre opinion, j’en ai peur, ne m’intéresse guère. Mon action est guidée par Dieu et son inspiration me suffit. Je suis venu car il est conforme à l’hospitalité musulmane de veiller sur ceux qu’elle abrite et de s’assurer qu’ils bénéficient du confort qui leur est dû. Pas de plainte à ce sujet ?
  
  - Non, sauf la restriction à ma liberté de mouvement.
  
  - Je le regrette, croyez-le bien.
  
  - En outre, votre histoire de rançon me pose une énigme. Vous n’avez cité aucun chiffre. Or, comme je vous l’ai indiqué, je n’ai pas de fortune. Je suis ingénieur et j’ai économisé toute l’année pour m’offrir un beau safari. Dans ces conditions, qu’espérez-vous de moi ?
  
  L’officier serra son stick.
  
  - Les autres paieront pour vous. Ainsi en ai-je décidé. Pour être franc, je suis partisan du collectivisme. Vous êtes ingénieur, dites-vous ?
  
  - C’est exact.
  
  - Votre spécialité ?
  
  - La mécanique.
  
  - Alors, vous m’intéressez. La chenille gauche d’un de nos chars est bloquée. Mes dépanneurs ne parviennent pas à la réparer. Je compte donc sur vous.
  
  - C’est que..., commença Coplan.
  
  Le stick sabra l’air.
  
  - Je n’accepte pas d’excuse ! s’emporta Suhartono en perdant le traditionnel self-control asiatique. Suivez-moi !
  
  Coplan s’exécuta. Le chef rebelle et lui montèrent dans une Jeep et, pleins feux, sortirent du village pour cahoter sur plusieurs kilomètres dans la direction de Djambi. Coplan poussa un soupir de soulagement lorsque le véhicule s’immobilisa devant un char AMX qu’éclairait un puissant projecteur. S’agissant de matériel français, il serait plus à l’aise pour s’atteler au dépannage sans, pour autant, en garantir le succès.
  
  En treillis maculés de taches de graisse, les mécaniciens se redressèrent pour se figer dans un garde-à-vous impeccable.
  
  - Toujours au même point ? s’enquit Suhartono.
  
  - Oui, mon colonel, répondit un sergent aux cheveux ébouriffés.
  
  Suhartono se tourna vers Coplan.
  
  - A vous de jouer, monsieur Clermont, et soyez efficace.
  
  Coplan sauta à terre et alla se pencher sur les pièces démontées tandis que la Jeep faisait demi-tour et reprenait la direction du village. Coplan interrogea les militaires mécaniciens sur ce qu’ils pensaient de la panne et retint une grimace en entendant leurs réponses. Apparemment, ils connaissaient leur travail, avaient tout tenté. Un peu timidement, le chef de char lui demanda les raisons de sa présence. Quand il apprit que Coplan était ingénieur, il inclina la tête avec respect et, confiant, désigna la toile de tente sur laquelle étaient étalées les pièces démontées et les outils, en s’exclamant :
  
  - A votre tour ! Nous on va dormir.
  
  Quand l’aube se leva, Coplan n’avait encore rien réparé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Le jour s’était à peine levé que l’aviation gouvernementale attaqua. Coplan se rua vers la jungle et, sur la berge de l’arroyo, s’enfouit dans le trou creusé par les grosses racines d’un palétuvier.
  
  Les fusées air-sol sabraient l’atmosphère en un sifflement rageur auquel répondaient les roquettes sol-air propulsées par les chars en embuscade. Un jet explosa, et les débris métalliques de sa carcasse soulevèrent des geysers dans l’eau de l’arroyo. Coplan se protégea la tête dans ses bras.
  
  A lui s’offrait la chance de s’enfuir mais il en réprima la tentation. Le Vieux l’avait dépêché sur les lieux pour savoir en quoi consistait l’Opération Nikka. Et, jusque-là, il avait fait chou blanc. Déserter ne lui apprendrait rien.
  
  Les rafales des mitrailleuses et des canons antiaériens déchiraient l’air, sans pour autant interrompre le ballet infernal des chasseurs à réaction.
  
  Le combat dura une heure puis s’éteignit brutalement. Coplan releva la tête. Mouchetant l’horizon, des parachutes descendaient vers la jungle. Il se remit debout et s’adossa au tronc du palétuvier pour allumer une cigarette. Il resta là une dizaine de minutes puis rebroussa chemin. Il dérapa dans une flaque de boue et s’étala de tout son long en jurant.
  
  Lorsqu’il déboucha sur la route, il vit que l’AMX ne requérait plus aucun soin. Une roquette l’avait désintégré. En explosant, le réservoir d’essence avait carbonisé les soldats qui entouraient l’engin et des flammes s’élevaient encore de la nappe répandue, en de longues envolées de fumée noire. D’autres chars avaient subi le même sort, et des militaires s’affairaient à porter secours aux blessés. Coplan les aida. Il posait un pansement sur un torse ensanglanté lorsque la Jeep du colonel Suhartono s’immobilisa sur le bord de la route. L’officier rebelle se pencha et lui cria :
  
  - Non content d’être ingénieur, vous êtes aussi médecin, monsieur Clermont ?
  
  Coplan ne fit pas de commentaires et le véhicule repartit. Le caporal que soignait Coplan lui réclama une cigarette et Coplan lui en plaça une entre les lèvres avant de l’allumer.
  
  - J’ai une chance ? questionna l’homme en soufflant péniblement un jet de fumée vers le ciel.
  
  - Allah est grand. Il sait reconnaître les siens, répondit Coplan sans se compromettre.
  
  - Où étais-tu ? interrogea Laura lorsque, deux heures plus tard, il regagna le village en compagnie des blessés. Nous avons eu une de ces frousses ! Dolorès Luzon s’est évanouie. Un instant, on a cru qu’elle était touchée par une balle !
  
  Coplan lui conta l’épisode du char.
  
  - Tu l’as échappé belle ! s’exclama-t-elle.
  
  Elle se raidit soudain et fronça les sourcils.
  
  - Qu’est-ce que c’est ? Ils recommencent ?
  
  De loin parvenait l’écho de détonations et de rafales. Coplan en déduisit que les parachutistes largués pendant l’attaque aérienne attaquaient du côté est. Un lieutenant qui passait le lui confirma et qui assura, l’air farouche :
  
  - Nous allons leur flanquer la raclée !
  
  Les autres participants au safari se tenaient à l’extérieur de la tente de Robert Morgan et Dolorès Luzon. Coplan et Laura les rejoignirent. La Mexicaine était encore toute pâle. Elle regarda Coplan comme si elle découvrait un revenant.
  
  - On vous croyait mort !
  
  A nouveau, Coplan conta l’épisode de l’AMX.
  
  - Et vous l’avez dépanné ? s’enquit Lars Frederiksen.
  
  - Non. Et, de toute manière, mon intervention n’aurait servi à rien puisqu’une roquette l’a anéanti.
  
  - Que va-t-il advenir de nous ? gémit Robert Morgan. Nous voilà pris entre deux feux. Finalement, les gouvernementaux sont plus dangereux pour nous que les rebelles.
  
  - Je n’ai même plus envie de chasser le fauve, avoua Kurt Achbach. Le mauvais sort nous poursuit. D’abord, la mort de Constantin Lazaridès. Ensuite, le léopard nébuleux qui a failli tuer Samia Haddad et, maintenant, la capture et la demande de rançon. C’est un peu trop.
  
  - Chez nous, en Sicile, le mauvais sort s’appelle la scoumoune, glissa Carlo D’Agrigente, le visage sombre. On ne peut lutter contre elle. Si elle a décidé de nous suivre, c’est fichu.
  
  - Il a raison, appuya Samia Haddad. Au Liban, nous connaissons bien la malchance. Il ne s’agit pas de superstition mais de réalité. Pour nous sortir d’ici, il faut payer la rançon exigée.
  
  - Mais il n’en a pas fixé le montant, pas plus qu’il n’a indiqué les modalités de versement ! rappela l’acteur de Hollywood qui serrait la main de son épouse pour la rassurer.
  
  Le Norvégien haussa les épaules.
  
  - Balivernes, ces dissertations sur la chance ou la malchance. Je n’y crois pas, et je ne compte pas sur le versement d’une rançon pour recouvrer ma liberté. J’espère seulement que les troupes de Jakarta nous délivreront et mettront à la raison cette bande de fanatiques.
  
  - Et, s’il le faut, nous donnerons un coup de main aux gouvernementaux ! s’enflamma Dick Sherwood.
  
  - Il est bien joli, votre discours, reprocha le capo mafioso d’un ton aigre, mais vous le tenez parce que vous n’avez pas un sou pour payer votre rançon ! Tout le monde n’est pas dans ce cas !
  
  George MacPharden qui n’avait rien dit jusque-là intervint :
  
  - Cessez ces discussions sordides, je vous en prie ! Nous sommes tous dans le même bain ! Alors, présentons au colonel un front uni !
  
  Le combat contre les parachutistes dura toute la journée, la nuit suivante, et ne se termina que le lendemain par un succès complet des rebelles, malgré deux autres attaques de l’aviation gouvernementale.
  
  Rayonnant, le colonel Suhartono se présenta à Coplan et à ses compagnons. Il bombait le torse et son stick cravachait le cuir de ses rangers.
  
  - Victoire triomphale ! annonça-t-il.
  
  Il lut le désappointement sur certains visages et en fut amusé.
  
  - Je sais que vous souhaitiez ma défaite, railla-t-il, et je ne peux vous en blâmer, mais l’heure n’est plus aux regrets. Mes hommes ont capturé quelques dizaines d’ennemis dont un lieutenant. Ce dernier sera mon témoin...
  
  - Témoin de quoi ? voulut savoir Coplan.
  
  Suhartono le fixa.
  
  - Voyez-vous, monsieur Clermont, avant-hier dans la nuit, j’ai informé par radio les autorités militaires de Jakarta que vous étiez tous mes otages. J’ai fourni vos noms, certain que quelques-uns feraient de l’effet sur les sybarites de Java et qu’ils accepteraient de servir de relais pour obtenir la rançon que j’exige. J’avoue m’être trompé. Les gens sans foi ni loi de la capitale ont répliqué en m’envoyant hier leur aviation et leurs mercenaires. Cette initiative dérisoire a tourné à la déconfiture. Néanmoins, malgré ma victoire, j’éprouve la pénible impression que l’on ne m’a pas pris au sérieux. Je vais y remédier.
  
  - Comment ? s’inquiéta Laura.
  
  Suhartono ne daigna pas répondre et se tourna vers le sergent qui l’accompagnait.
  
  - Amenez vos hommes.
  
  Sur un coup de sifflet, une quinzaine de soldats sortirent de l’ombre de la petite mosquée.
  
  Le colonel fit à nouveau face à ses otages.
  
  - Vous allez vous séparer en deux groupes. Le premier prendra place devant la mosquée, le second restera ici. Pour le premier groupe, j’appelle les noms...
  
  Intrigué, Coplan entendit ceux de Samia Haddad, de Robert Morgan et de sa femme Dolorès, de Carlo d’Agrigente et de Kurt Achbach qui se dirigèrent vers le bâtiment indiqué, sous l’œil menaçant des soldats. L’espace à franchir était court, une douzaine de mètres pas plus. La manœuvre achevée, un scout-car fit rugir son moteur et démarra vers un gigantesque banyan qui ombrageait la maison du chef de village, à équidistance entre la mosquée et la tente devant laquelle se tenait le second groupe. Le véhicule s’arrêta et un caporal se jucha sur la tourelle de la mitrailleuse avant de lancer une grosse corde par-dessus la maîtresse branche de l’arbre.
  
  Coplan eut un coup au cœur en réalisant que l’extrémité de la corde se terminait par un nœud coulant.
  
  Le caporal attacha l’autre bout à la rampe de la tourelle et serra solidement.
  
  L’air satisfait, Suhartono observait la scène, très droit, armé de son stick qui matraquait sa ranger.
  
  Enfin, il condescendit à fournir des explications :
  
  - Devant la mosquée, j’ai envoyé cinq captifs. Les riches. Mme Samia Haddah dont la fortune est gigantesque. J’exige trois cents millions de dollars pour sa libération...
  
  L’annonce fit sursauter l’assistance, mais la Libanaise demeura impassible.
  
  Le colonel rebelle marqua une pause afin de juger de l’effet de ses paroles, promena son regard sur ses otages et poursuivit :
  
  - Il signor Carlo d’Agrigente règne sur la mafia sicilienne. Dans son palais de Palerme s’entasse le fruit de ses pillages et de ses rackets. C’est de l’argent malhonnêtement gagné, c’est pourquoi Allah a décidé qu’il servirait une cause noble comme la nôtre. J’ai fixé sa rançon à cent millions de dollars.
  
  L’Italien devint livide.
  
  - Vous êtes fou ! protesta-t-il. Jamais mes amis ne paieront une telle somme !
  
  - La Mafia est richissime, rétorqua l’Indonésien.
  
  - Vous oubliez que mes amis, qui sont aussi mes rivaux, seront trop heureux de ne pas verser la rançon afin de se débarrasser de leur Parrain.
  
  Suhartono eut une moue fataliste.
  
  - Alors, vous mourrez.
  
  - Ramenez vos prétentions à un niveau plus raisonnable, suggéra le Sicilien, effrayé.
  
  La voix de Suhartono claqua sèchement :
  
  - Ce qui est dit est dit. Passons maintenant à Herr Kurt Achbach. Les affaires qu’il traite avec les pays de l’Est sont florissantes. Récemment, il a enlevé un gros marché avec la Bulgarie qui lui a rapporté de coquets bénéfices s’ajoutant à ceux, énormes, réalisés lors de la signature de contrats juteux...
  
  Coplan plissa les yeux. Comment le rebelle était-il au courant ? Avant de monter l’insurrection contre le gouvernement de Jakarta, qui était-il ? Un simple officier supérieur à la tête d’un millier d’hommes stationnés dans une province lointaine, contrôlant une zone de jungle peuplée de tappers et de villageois indolents. Parmi ses préoccupations premières, ne figuraient certainement pas la vie de Samia Haddad ni les contrats d’Achbach avec les satellites de l’U.R.S.S. Par conséquent, ce qu’il exprimait actuellement lui avait été soufflé. Par qui ? Le K.G.B., en vue de l’Opération Nikka ? Pourtant l’argent n’intéressait pas les Soviétiques. Si Coplan était dans le vrai, ils tiraient alors un rideau de fumée, le but recherché par cette entreprise demeurant encore masqué.
  
  - Pour rendre la liberté à Herr Kurt Achbach, je veux cinquante millions de dollars, poursuivait Suhartono.
  
  Impulsivement, l’Allemand s’avança d’un pas.
  
  - J’accepte, lança-t-il d’une voix forte, mais, d’abord, rendez-moi la liberté car personne, ni parent ni ami, n’a pouvoir pour signer un ordre de virement à ma place.
  
  - Sauf votre associé, répliqua Suhartono, narquois. En l’occurrence, Herr Dieter Weinstraub.
  
  Cette fois, Coplan était convaincu. Le colonel en savait trop pour ne pas être qu’une simple courroie de transmission.
  
  - En outre, précisa l’Indonésien, qui parle d’ordre de virement ? Je veux de l’argent comptant, en beaux billets de mille dollars.
  
  L’air accablé, Achbach baissa la tête et fronça les sourcils comme s’il cherchait une solution.
  
  - Enfin, continua Suhartono, il nous reste le célèbre couple de Hollywood, Dolorès Luzon et Robert Morgan. Ils sont très riches car ils ont été payés des cachets fabuleux. Le monde entier pleurerait s’ils disparaissaient dans la jungle de Sumatra, et ils deviendraient des mythes, comme Marilyn Monroe. Mais, évidemment, cet avenir ne leur sourit guère et je les comprends. Le mariage les a réunis dans la vie, aussi ne les séparerai-je pas pour la rançon. Pour eux deux, j’exige cinquante millions de dollars. Soit en tout cinq cents millions de dollars.
  
  Samia Haddad, d’une poche de sa veste en toile, sortit son chéquier et un stylo, puis, d’un pas ferme, s’approcha du colonel.
  
  - Je vous fais le chèque immédiatement, lança-t-elle d’une voix glaciale.
  
  Le stick partit à la verticale et le chéquier sauta en l’air avant d’atterrir dans la boue.
  
  - J’ai dit argent comptant en billets de mille dollars, cingla le colonel. Ne bougez plus sans mon ordre.
  
  Des soldats se ruèrent sur la Libanaise, lui crochetèrent les bras et l’entraînèrent vers la mosquée. Suhartono se déplaça et, à coups de talons rageurs, enfonça le chéquier dans la boue où il disparut. C’est à ce moment qu’arriva un engin de dépannage équipé de projecteurs, identique à celui qui avait éclairé l’AMX trente-six heures plus tôt. Seule différence mais de taille : une grosse caméra était plantée sur son trépied, debout sur le plancher métallique entre la chèvre triangulaire et les tambours de traction. Quatre soldats, commandés par un adjudant, étaient assis sur les ridelles.
  
  Le véhicule s’immobilisa devant le scout-car. Dans la foulée, surgit une Jeep qui s’arrêta derrière ce dernier. Sous la menace d’un fusil, un homme en descendit. L’air hagard, il portait l’uniforme parachutiste déchiré en plusieurs endroits, et constellé de boue. Coquettement, le béret amarante était incliné sur l’oreille droite. Sur le revers de la leaf-pattern jacket (Veste de combat pour commandos ou parachutistes, d’origine américaine), se distinguait le galon argenté indiquant le grade : lieutenant.
  
  Suhartono brandit son stick et s’enflamma :
  
  - Voici l’officier que nous avons capturé, un vulgaire mercenaire aux ordres des pourceaux de Jakarta et de leurs putains. Il a eu l’audace de combattre nos troupes inspirées par la colère d’Allah. Pour cette infamie, il mérite la peine capitale. Nous lui en ferons grâce car nous avons d’autres projets pour lui. Il sera notre témoin.
  
  L’Indonésien revint se placer devant le second groupe.
  
  - Vous, déclara-t-il, vous êtes restés ici parce que vous êtes les pauvres. Entendons-nous sur ce terme. Pauvres parce que vos revenus sont inférieurs à ceux de vos compagnons, mais vous êtes assez riches pour vous offrir un safari comme celui auquel vous participiez avant votre capture. Votre sort dépendra de celui des riches. Si la rançon est payée, vous serez libérés. Sinon, vous mourrez.
  
  Coplan se racla la gorge.
  
  - Êtes-vous sûr qu’Allah approuve ces sordides calculs financiers ?
  
  Un instant, Suhartono fut déconcerté. Son regard demeura indécis mais, très vite, il reprit sa contenance :
  
  - Votre question, monsieur Clermont, est une réaction typique d’infidèle. Laissez-moi vous dire qu’Allah nous prodigue ses conseils et nous transmet ses ordres. Nous lui obéissons. Je sais mieux que vous ce qu’il souhaite.
  
  - Je regrette de ne pas être musulmane, nargua Laura. Je me ferais auprès d’Allah l’avocate de la partie adverse.
  
  Suhartono tressaillit, offusqué.
  
  - Ne blasphémez pas, Miss Guild !
  
  Le colonel rebelle resta silencieux un long moment. Son regard aigu paraissait vouloir percer les consciences. Brusquement, son stick se leva et se pointa sur Lars Frederiksen.
  
  - Vous, sortez du rang !
  
  Le Norvégien obéit. Suhartono claqua des doigts. Un sergent et trois hommes approchèrent et s’emparèrent de Fredericksen pour l’entraîner vers le banyan. En un tournemain, le nœud coulant lui fut passé autour du cou. Le Norvégien se débattait en hurlant.
  
  - C’est insensé ! cria Coplan en se lançant vers le groupe réuni autour de l’arbre.
  
  Un soldat tendit la jambe et Coplan trébucha. Sans désemparer, un autre lui décocha un coup de crosse de fusil dans l’estomac et il tomba, étreint par une atroce souffrance. Laura s’agenouilla à ses côtés et le força au calme.
  
  - Ne bouge pas, recommanda-t-elle, la voix grave. Ce sont des fous, ils vont te tuer !
  
  - Qui sait si tous les cinq nous ne sommes pas programmés pour mourir comme le Norvégien, répliqua-t-il, furieux devant la tournure des événements.
  
  Sans mot dire, l’œil farouche, le caporal et le soldat les observaient en pointant sur eux leur fusil.
  
  A son tour, MacPharden s’agenouilla à côté de Coplan. Sa voix trembla :
  
  - Ne jouez pas au matamore, ils sont plus forts que nous, plus nombreux et armés. Le plus sage est d’attendre la suite des événements.
  
  Dick Sherwood vint à la rescousse :
  
  - Je vous en prie, pas de conneries qui nous foutent tous dans le pétrin !
  
  - Vous allez laisser pendre un innocent ? riposta Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  - Encore une fois, nous ne pouvons rien, gémit l’Ecossais.
  
  Coplan se dégagea des bras de Laura et voulut se remettre debout mais le coup de crosse lui avait vraiment coupé les jambes et il retomba sur le sol.
  
  - Tu as un tempérament suicidaire, murmura la jeune Américaine.
  
  - Inutile de jouer au fanfaron, grogna le Canadien. Vous étiez fortiche avec le léopard nébuleux mais, ici, vous avez affaire à un bataillon !
  
  - Il a raison, approuva MacPharden.
  
  Lars Frederiksen hurlait toujours. A présent, le nœud coulant était bien serré autour de son cou. Le chauffeur du scout-car remit son véhicule en marche pendant qu’un soldat surveillait l’extrémité de la corde liée à la rampe de la tourelle. Inexorablement, le filin se tendit, glissa par-dessus la maîtresse branche du banyan en hissant par à-coups le malheureux Norvégien dont les mains tentaient désespérément de dénouer l’étau fatal. Son visage rougit puis se violaça tandis que ses yeux s’exorbitaient
  
  Le scout-car stoppa à deux mètres de son point de départ. Fiévreusement, deux hommes juchés sur l’engin de dépannage braquaient la caméra sur l’horrible scène.
  
  Fasciné, Suhartono ne bougeait pas. Quand au lieutenant de parachutistes, il se frottait les yeux comme s’il vivait un atroce cauchemar.
  
  MacPharden se voila la face.
  
  - C’est affreux, balbutia-t-il.
  
  Les mains sur le nœud coulant mollirent, griffèrent encore le chanvre en un dernier effort, puis retombèrent lentement en oscillant dans l’aveuglant faisceau de lumière jailli des projecteurs.
  
  Laura avala péniblement sa salive.
  
  - Je crois qu’il est mort.
  
  Personne ne fit écho à son diagnostic. Un lourd silence pesa pendant plusieurs minutes jusqu’à ce que le cadavre du Norvégien retouche le sol.
  
  - Achevez-le ! cria Suhartono. On ne sait jamais !
  
  Le sergent sortit un pistolet de son étui, posa le canon contre le front et pressa la détente. Alors, seulement, les projecteurs s’éteignirent et la caméra cessa de filmer.
  
  - Les salauds ! grinça Laura.
  
  Brusquement, les choses parurent évidentes à Coplan. L’Opération Nikka avait été menée à son terme. Trop favorable aux thèses occidentales, marqué par son antisoviétisme, le Norvégien, s’il avait été élu secrétaire général de l’O.N.U., aurait constitué pour Moscou une menace mortelle. Dans le secret d’un bureau confortable du Kremlin, l’assemblée de vieillards l’avait condamné à mort. Bras séculier, le K.G.B. exécutait la sentence. Mais en franchise, c’est-à-dire en déléguant ses pouvoirs et en montant une opération de couverture et de diversion. Tablant sur l’antagonisme traditionnel entre Java la surpeuplée, détentrice des richesses, et Sumatra, la sous-peuplée, dispensatrice de ces mêmes richesses, les Soviétiques avaient organisé la rébellion, en misant également sur le regain du fanatisme musulman dans l’île.
  
  Le plan était superbement monté, devait admettre Coplan.
  
  Le Norvégien s’était inscrit plusieurs mois à l’avance pour le safari MacPharden. Au courant de la date, les stratèges de la place Dzerjinski n’avaient plus eu qu’à mettre les pions en place et à dénicher le sous-traitant en la personne de Suhartono. En outre, l’assassinat avait été perpétré devant les yeux de témoins impartiaux et quelquefois prestigieux, comme Samia Haddad, Dolorès Luzon et Robert Morgan, peu suspects de sympathie à l’égard de ceux qui les avaient pris en otages.
  
  L’affaire avait été menée habilement, dans la lignée des merveilles que produisent parfois les cerveaux du service secret soviétique.
  
  Suhartono revenait vers eux. Son air guilleret choqua Laura.
  
  - De l’assassinat pur et simple ! fustigea-t-elle.
  
  - Taisez-vous ! lui souffla à l’oreille Mac-Pharden.
  
  Le chef rebelle sourit avec indulgence.
  
  - Mon père me citait toujours un vieux proverbe arabe : « Peu importe que des chameaux meurent en chemin si la caravane arrive à l’oasis. »
  
  Les talons de ses rangers pivotèrent et son stick se pointa sur le lieutenant de parachutistes.
  
  - La pellicule sera remise à ce chien couchant à qui je rendrai la liberté. Ainsi Jakarta saura que je parle sérieusement. Si mon langage reste incompris, et que la rançon n’est pas versée, alors l’un de vous quatre mourra à son tour.
  
  - Lequel ? bafouilla MacPharden qui avait totalement abdiqué son traditionnel flegme britannique.
  
  Suhartono parut amusé par la question.
  
  - Je préfère vous laisser dans l’incertitude, répondit-il, narquois.
  
  Coplan releva la tête.
  
  - Je suis volontaire pour la corde si vous choisissez d’exécuter un second otage.
  
  - Je savais que vous feriez cette proposition, monsieur Clermont, mais je ne suis pas certain de l’accepter, car j’estime devoir donner une chance égale aux femmes. Celles-ci, après tout, sont aussi des êtres humains. Depuis peu, bien sûr. Cependant, en quelques décennies, elles ont conquis leur statut.
  
  Laura verdit.
  
  - Mais je suis la seule femme ! protesta-t-elle.
  
  - C’est ce que je voulais dire, Miss Guild. Votre vie n’est pas plus précieuse que celle de M. Clermont. Et, à vrai dire, j’éprouve une certaine sympathie pour ce dernier. Je le sens, au fond, militaire comme moi. C’est en quelque sorte une gageure de combiner tant de talents : ingénieur, médecin, militaire...
  
  MacPhraden se glissa jusqu’à Coplan et s’assit sur l’herbe à ses côtés.
  
  - Je viens de dialoguer avec le deuxième comte de Brynmoor, murmura-t-il, son œil faussement absent suivant le va-et-vient des sentinelles.
  
  - Le fantôme ?
  
  - Ce terme est irrespectueux. Bannissez-le de votre vocabulaire.
  
  - Pardonnez-moi. Que vous a-t-il confié ? s’enquit Coplan le plus sérieusement du monde.
  
  - Il m’a assuré que nous avions de bonnes chances de nous échapper si nous n’étions pas trop maladroits.
  
  - Il nous faudrait un guide. Vous connaissez bien la région ?
  
  - Comme ma poche. Vous, Dick Sherwood, Laura Guild et moi sommes en danger de mort. J’exclus les autres à cause de leur fortune.
  
  - Une évasion à quatre ?
  
  - C’est ça.
  
  - Vous avez compté avec les sentinelles ?
  
  - Elles sont un obstacle de taille et, je n’ai pas encore résolu le problème. Néanmoins, nous disposons d’un gros atout. Dick Sherwood est parvenu à récupérer son arc et ses flèches.
  
  Coplan tressaillit immédiatement, il vit le parti à tirer de cette nouvelle.
  
  - Restez ici, recommanda-t-il, je vais dans sa tente.
  
  L’Écossais n’avait pas menti. En soulevant son matelas, le Canadien exhiba l’arme et le carquois.
  
  - Beau boulot, félicita Coplan. Je vous en emprunte une.
  
  D’autorité, il s’empara d’une des flèches et la glissa dans sa ceinture entre la chemise et la peau.
  
  - Qu’allez-vous en faire ? voulut savoir Sherwood, visiblement affligé de perdre l’une de ses munitions.
  
  Sans répondre, Coplan sortit de la chambre. De l’autre côté du terre-plein, au pied de la mosquée, des soldats creusaient une tombe. La terre que pelletaient les outils retombait contre la couverture qui dissimulait le cadavre du Norvégien.
  
  Les pneus crevés, une Jeep reposait à croupetons sur le sol labouré par les roues. Prise pour cible par l’aviation gouvernementale, elle était sérieusement endommagée. Coplan s’approcha du sous-officier commandant l’engin de dépannage et lui proposa de réparer la Jeep en prétextant qu’il s’ennuyait et avait besoin de dépenser son énergie. L’autre le regarda comme s’il était fou, néanmoins, après avoir hésité, lui tendit une caisse à outils.
  
  A l’abri dans un angle mort, Coplan chercha la scie à métaux et coupa en deux la flèche métallique. Ceci terminé, il enfouit l’extrémité empennée dans la terre molle et ne conserva que la pointe prolongée par douze centimètres de hampe qu’il replaça dans sa ceinture. Satisfait, il entreprit de donner le change et s’échina sur la Jeep jusqu’à ce que le sergent, inquiet, vienne récupérer son outillage et lui ordonner de regagner sa tente.
  
  Il obéit et trouva Laura qui avait remplacé MacPharden. Elle semblait excitée.
  
  - Le comte t’a mis au courant ? s’enquit-elle.
  
  - Oui.
  
  - Qu’en penses-tu ?
  
  - C’est faisable.
  
  - Je suis prête à tenter l’aventure. Ce colonel complètement cinglé me flanque la frousse. De plus il m’a carrément désignée pour être la prochaine victime. Je préfère encore me faire égorger par un tigre en plein jungle plutôt que de me balancer au bout d’une corde !
  
  - Ni l’un ni l’autre ne sont enviables ! Mais ne t’inquiète pas, nous avons quelques chances de notre côté.
  
  Après le repas du soir, Coplan la planta là et partit en exploration afin de déterminer les endroits où étaient postées les sentinelles. Son regard d’aigle eut tôt fait de repérer les soldats les plus proches. Décidé à prendre un minimum de risques, il avait préféré ramper entre les tentes. Au retour, il rejoignit celle de MacPharden qui conversait à voix basse avec Dick Sherwood.
  
  - Alors ? questionna l’Écossais dans un souffle.
  
  - Mieux vaut s’enfuir cette nuit, proposa Coplan sur le même ton, pendant que les deux têtes se rapprochaient de la sienne. Nul ne sait ce que demain nous réserve. Imaginez que l’aviation gouvernementale attaque à nouveau, que Jakarta lâche un second bataillon de parachutistes. Suhartono prendra le coup de sang et pendra l’un de nous. Sans doute Laura Guild, la seule femme contre trois hommes. Nous devons la sauver.
  
  - Je suis d’accord, fit sur-le-champ le Canadien en caressant les cames de son arc.
  
  MacPharden hésitait.
  
  - Certes, vous avez raison, monsieur Clermont, mais j’ai des scrupules. Après tout, je suis responsable de l’ensemble de ma clientèle. Je ne peux abandonner les cinq autres sous prétexte qu’ils sont fortunés.
  
  - Si vous restez, souligna Coplan, c’est sur vous que Suhartono exercera ses représailles. Croyez-moi, il vous pendra.
  
  L’Écossais frissonna. Un long moment de doute puis il capitula :
  
  - Je pars avec vous.
  
  - Très bien, se réjouit Coplan. Voici mon plan.
  
  Il l’exposa en quelques phrases brèves mais précises. MacPharden et Sherwood hochèrent la tête en signe d’approbation.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Coplan rampa jusqu’à la lisière de la tente et s’arrêta contre le gros piquet à la corde tendue. Dans sa ceinture se logeait le Colt 32 remis par Nuriati et, dans ses poches, il avait glissé les plaquettes de thermite et les barres de lesgum. Entre ses dents, il serrait la hampe de la flèche sciée en son milieu.
  
  Les deux sentinelles se faisaient face. Aussi était-il impossible pour Dick Sherwood de les abattre en même temps. Si l’une tombait, l’autre donnerait l’alerte.
  
  Tout proche, un gecko lançait un cri semblable à une succession de okay en decrescendo. De l’arroyo on percevait les couinements des rats d’eau.
  
  Coplan progressa sans bruit et s’arrêta à nouveau. A l’intérieur des tentes, les lampes-tempête diffusaient une lumière blanchâtre qui, sur la toile, mouchetait les silhouettes longilignes des cicak (Petit lézard de couleur sable) à l’affût de l’insecte imprudent.
  
  Coplan demeura là, aux aguets, l’œil fixé sur le cadran lumineux de sa montre-bracelet. L’attente ne dura guère plus de cinq minutes. Laura sortit de sa tente en bâillant. Coplan banda ses jarrets.
  
  Sous le banyan, où avait été pendu le Norvégien, la sentinelle qui, à vingt-cinq mètres, faisait face à Coplan, reçut en pleine gorge la flèche expédiée par Sherwood et chancela en lâchant son fusil d’assaut. Sans perdre de temps à admirer le talent du Canadien, Coplan bondit. Son genou cogna les reins de la seconde sentinelle en même temps que sa main gauche bloquait la pomme d’Adam et que la droite enfonçait la pointe d’acier dans le cœur. Le soldat était mort lorsque Coplan laissa son cadavre s’affaler sur le sol. Rapidement, il le débarrassa des chargeurs de rechange et les passa sur son torse avant de ramasser le FAM 16 A 1 calibré en 5,56.
  
  En se redressant, il vit MacPharden agir de même avec la première sentinelle, bientôt rejoint par Dick Sherwood. Quant à Laura, courbée en deux, elle courait vers Coplan. Heureuse, elle lui agrippa le poignet.
  
  - Première phase réussie ! s’émerveilla-t-elle dans un souffle.
  
  - Le plus dur reste à faire.
  
  Le sergent de ronde fut lui aussi surpris par la flèche de Sherwood. Les deux hommes qui l’accompagnaient, interdits, tardèrent à réagir. Coplan en profita et abattit sur la nuque du premier le fût du fusil d’assaut. L’autre se retourna, la bouche béant de surprise. La pointe de la flèche à la hampe sciée lui pénétra par l’œil droit jusqu’au cerveau.
  
  - Beau travail, félicita Sherwood dans son dos.
  
  Autour des AMX, les soldats dormaient. Coplan cassa une plaque de thermite et la glissa sous le réservoir avant de répéter l’opération sous trois autres chars, puis il courut pour rattraper le trio qui, conduit par MacPharden, filait vers la jungle.
  
  Les engins blindés explosèrent, semant la panique et inondant de nappes enflammées leurs équipages couchés près des chenilles. Le feu léchant leur uniforme, les silhouettes titubaient hors de l’enfer pour courir se rouler dans les flaques de boue. Les hurlements des mourants montaient vers le ciel. Effrayée, la jungle se taisait.
  
  Trois factionnaires, aux visages éclairés par les flammes, se dressèrent devant le groupe.
  
  - Berhenti ! cria l’un d’eux.
  
  Sherwood décocha sa flèche et tua le premier. C’était insuffisant. Coplan, cette fois, dut appuyer sur la détente de son fusil d’assaut. La courte rafale coucha les deux soldats dans les herbes hautes.
  
  - Par ici ! encouragea MacPharden.
  
  Tout en courant, Coplan malaxait dans le creux de sa main une tablette de lesgum pour l’amollir et la rouler en boule. Cette initiative se révéla heureuse car, au détour du sentier, un nid de mitrailleuses leur barrait la route.
  
  - Couchez-vous ! ordonna Coplan qui balança son explosif.
  
  Un soldat lâcha une longue rafale mais ne toucha personne. L’instant d’après, il était désintégré. Les quatre fuyards reprirent leur course.
  
  Sur le pont de lianes, Laura trébucha et Coplan la retint à temps. Sur l’autre rive, une escouade bivouaquait. Coplan et MacPharden ne lui laissèrent aucune chance. Sous le feu conjugué des fusils, elle fut clouée au sol. En passant, Sherwood ramassa lui aussi un FAM 16 A 1 et des chargeurs de rechange.
  
  Ils couraient à perdre haleine en suivant l’étroite bande de terre ferme sur la berge de l’arroyo mais celui-ci se transforma soudain en marigot. Laura dérapa sur une flaque de boue et s’étala de tout son long dans la vase. MacPharden se pencha sur elle pour l’aider à se relever mais glissa à son tour et tomba à genoux dans la fange en grommelant de colère.
  
  C’est alors que Coplan vit la grosse masse sombre filer sur l’eau. Sherwood aussi avait capté le mouvement du caïman. Il décocha sa flèche vers la gueule ouverte mais, perdant son sang-froid coutumier, manqua la cible et le trait ricocha contre les écailles.
  
  Coplan écrasa la détente du fusil d’assaut. Le percuteur claqua dans le vide. Approchant à grande vitesse, le saurien n’était plus qu’à quelques mètres de Laura et de MacPharden englués dans leur boue. Alors, Coplan catapulta la boule de lesgum qu’il pétrissait dans sa main gauche. Elle atterrit au fond de la gueule et explosa, déchiquetant la tête du crocodile et propulsant dans l’air infesté de moustiques des débris de chair, d’os et d’écailles.
  
  - Un sacré hamburger, admira le Canadien. Bon sang, je m’en veux d’avoir loupé ce salopard ! Sans vous, nos deux amis y passaient !
  
  Tremblants, Laura et MacPharden se remirent debout, aidés par leurs compagnons. Réalisant à quel danger elle avait échappé, Laura balbutia :
  
  - Je préfère encore la corde de Suhartono, tout bien considéré !
  
  - Si vous voulez faire demi-tour, ne comptez pas sur moi pour vous accompagner ! rudoya Sherwood.
  
  - Repartons ! s’impatienta MacPharden en ramassant son fusil d’assaut.
  
  Il était temps ! Guidée par le tonnerre de l’explosion, la dizaine de soldats qui les talonnait apparut sur la berge de l’arroyo et l’éclaireur de pointe ouvrit le feu. Instantanément, les quatre fuyards se collèrent au sol et les trois hommes ripostèrent. Touché, l’éclaireur tomba dans l’eau et, du marigot, un second caïman fonça vers cette proie inattendue. Le reste de la patrouille se réfugia sous les arbres.
  
  Comprenant qu’ils risquaient de demeurer bloqués. Coplan entreprit de malaxer une autre tablette de lesgum dans chaque main. Quand la pâte fut bien molle, il passa les deux boules à Laura en lui recommandant de l’imiter, puis sortit une tablette de thermite, la cassa en deux et tira sur chaque moitié avant de balancer le tout vers les palétuviers où s’étaient tapis leurs poursuivants.
  
  L’explosion secoua les arbres et, malgré l’humidité des feuillages, le feu embrasa les branches, forçant les soldats à quitter leur position. Coplan récupéra les deux boules et les expédia sur les silhouettes découpées par les flammes. Parallèlement, MacPharden et Sher-wood déchargeaient leurs armes sur les survivants.
  
  L’affrontement fut bref mais intense.
  
  - Maintenant, filons d’ici, décida Coplan en se relevant et en cognant ses talons contre le tronc d’un arbre afin de les débarrasser de leur boue.
  
  MacPharden n’avait pas menti. Il connaissait vraiment bien le coin.
  
  Les premiers kilomètres, la végétation était si dense qu’elle freinait leur avance. Cheminant dans l’obscurité la plus totale, ils évitaient les obstacles grâce au halo de la torche électrique fugitivement allumée par l’Écossais.
  
  Bientôt, la jungle grimpait le flanc d’une montagne et une rumeur grandit en s’amplifiant jusqu’à devenir assourdissante : le tumulte d’un torrent se fracassant contre les pierres.
  
  Au petit matin, les rescapés atteignirent une piste détrempée qui longeait le ravin. Le brutal changement de température les glaça.
  
  Laura titubait.
  
  - Arrêtons-nous une heure, conseilla MacPharden, transi de froid. J’ai emporté du thé et quelques biscuits.
  
  Dissimulé par un gros rocher, Coplan s’affaire à confectionner un feu en utilisant une plaquette de thermite. L’eau ne manquait pas pour préparer le thé. En revanche, ils ne disposaient pas de récipient. Ce fut Sherwood qui résolut le problème. En fouinant dans les environs, il dénicha une mine d’or abandonnée parce que le filon était épuisé. Les écuelles à laver le sable étaient dispersées aux alentours. Rouillées, mais utilisables.
  
  Le thé et les biscuits leur redonnèrent la force de se réunir en conseil de guerre.
  
  - A partir d’ici, où allons-nous ? voulut savoir Laura.
  
  - Nous redescendons sur l’autre versant de la montagne, la renseigna l’Écossais. Voici mon raisonnement : il y a trois jours, Jakarta a lâché ses parachutistes dans cette direction. Selon toutes apparences, leur unité a été détruite par les troupes de Suhartono. Mais, probablement, certains soldats sont restés sur place, à attendre des renforts. Je mise là-dessus.
  
  - Et si vous vous trompez ? questionna Sherwood.
  
  - Alors, nous risquons de tomber à nouveau sur des rebelles et inutile de vous décrire notre sort lorsque Suhartono apprendra notre capture. L’ennui, voyez-vous, c’est que nous ignorons les positions des insurgés. Tant que nous sommes sur cette montagne, je ne pense pas que nous ayons beaucoup à craindre. Lorsque nous redescendrons dans la plaine ce sera différent. Ici, il n’y a pas de piste pour leurs engins blindés. Bien sûr, nous pourrions y attendre tranquillement la déroute des rebelles. Hélas nous ne sommes sûrs de rien. Combien de temps cela prendra-t-il ? Coupés de toute liaison, nous pourrions jouer les Robinson Crusoe pendant un siècle !
  
  - Si on mettait aux voix ? proposa Sherwood.
  
  - Je préfère redescendre dans la plaine, déclara Coplan.
  
  - Moi aussi, suivit Laura. Pour être franche, j’en ai assez de Sumatra.
  
  - Je suis du même avis, se réjouit le Canadien.
  
  - Alors, pas de note discordante, conclut MacPharden.
  
  Une truite sauta hors du torrent et retomba dans l’eau limpide. Laura soupira :
  
  - Dommage que l’eau soit glacée, j’aurais bien pris un bain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  L’ours se dressa au détour du promontoire et Sherwood, mû par un réflexe fulgurant, lâcha son fusil d’assaut et épaula son arc, mais Coplan stoppa son geste.
  
  - Cet animal est inoffensif. C’est un ours de Malaisie uniquement végétarien, pas du tout carnivore.
  
  - Vous avez vu ses griffes ? ronchonna le Canadien. Aussi longues que les doigts de ma main !
  
  Le plantigrade se dandinait comme s’il voulait charmer ces visiteurs inattendus. Sur son pelage noir, marqué d’un grand triangle blanc sur le museau et le poitrail, restaient collés des débris verts attestant qu’il s’était frotté aux feuilles gluantes de sarracénias dont le miel amer attire irrésistiblement les ours. Peu farouche, il se laissa caresser par Laura qui avançait une main prudente, puis il fit fête à MacPharden lorsque celui-ci lui offrit un biscuit. Enfin, il regagna son abri dans les arbres.
  
  Tous les quatre poursuivirent leur marche à travers la brume poisseuse et chaude.
  
  Derrière les troncs cannelés de cyprès chauves se nichait une colonie de gavials monstrueux dont le champion mesurait près de dix mètres de long. MacPharden qui marchait en tête faillit se laisser surprendre et recula à temps. Maniés par Coplan et les deux hommes, les FAM16 A1 semèrent la mort chez les crocodiles. Reniflant un adversaire plus puissant que leurs proies habituelles, les survivants s’enfuirent dans le marigot en un long bruissement d’écailles dorées.
  
  Laura se tenait en retrait durant l’escarmouche.
  
  Autour d’un cyprès chauve, la mousse espagnole tissait une toile d’araignée digne de Frankenstein. Le serpent-minute s’y était accroché. Il se laissa tomber en visant le cou. Laura poussa un cri. Ses trois compagnons se retournèrent et Coplan réalisa sur-le-champ le danger mortel. Laissant tomber son fusil d’assaut, il bondit et arracha le reptile qui, déjà, mordait dans la chair tendre. Laura était livide. Un mince filet de sang sourdait de la blessure. Coplan écrasa l’agresseur d’un violent coup de talon puis délogea la courte baïonnette qui équipait le FAM. Laura blêmit.
  
  - Qu’est-ce que tu vas faire ? haleta-t-elle.
  
  - Des bricoles.
  
  Il noua son poing gauche et, sans prévenir, lui décocha un puissant crochet à la pointe du menton. La jeune femme écarquilla les yeux et vacilla. MacPharden et Sherwood se précipitèrent et la retinrent dans sa chute avant de l’allonger au pied du cyprès. Sans désemparer, Coplan élargit la plaie avec la baïonnette et suça le sang qu’il cracha au fur et à mesure. Au bout d’un moment il tendit une plaque de thermite à l’Écossais, lui expliqua ce qu’il devait faire et, lorsque le feu fut allumé dans un buisson de sarracenias, il y plaça la lame de la baïonnette et attendit qu’elle soit portée au rouge.
  
  - Elle conservera une affreuse cicatrice, s’insurgea le Canadien.
  
  - Mieux vaut ça que mourir.
  
  - Quand même, c’est moche.
  
  - La chirurgie esthétique a réalisé d’énormes progrès. Un ponçage au gaz et on n’y verra plus rien.
  
  - M. Clermont a raison, intervint MacPharden. Ça vaut mieux que de mourir.
  
  Néanmoins, l’Écossais préféra ne pas assister au spectacle et s’en alla chercher sa propre baïonnette pour tailler quatre gros steaks dans la chair de l’un des gavials abattus quelques instants plus tôt. Il revint les faire rôtir sur une broche de fortune.
  
  Avec la pointe de la lame, Coplan cautérisa la blessure sous l’œil réprobateur de Sherwood.
  
  - Est-ce vraiment nécessaire ? fit celui-ci.
  
  - Indispensable.
  
  Quand Laura se réveilla, un pansement sommaire, imbibé du whisky que l’Ecossais avait emporté, cachait la plaie. Elle grimaça douloureusement et sa première question fut :
  
  - En combien de temps aurais-je pu mourir ?
  
  - Entre deux et trois minutes, répondit Coplan en guignant l’un des steaks que Mac-Pharden lui tendait et qu’il posa sur une feuille de sarracenia avant de l’attaquer avec appétit.
  
  - C’est fantastique, maugréa Sherwood, vous possédez tous les talents. Chasseur, tireur d’élite, ingénieur, médecin, homme des forêts familiarisé avec la jungle...
  
  - Suhartono a fait la même remarque. Il a ajouté : militaire.
  
  - La thermite et cet explosif que vous pétrissez dans votre main, comment diable vous les êtes-vous procurés ?
  
  - J’ai bakchiché un soldat. Tout se vend en Indonésie, à condition d’y mettre le prix. Quelque part, il existe toujours un fournisseur, même s’il croit à Allah.
  
  - Exact, approuva MacPharden en mâchant son steak.
  
  - Pas de crocodile pour moi, déclina Laura. J’ai l’estomac noué et, vraiment, je souffre.
  
  Sherwood hésita d’abord puis accepta la troisième tranche qu’avant de goûter il examina avec circonspection. MacPharden tendit à Laura la boîte de biscuits et la flasque de whisky.
  
  - Buvez un bon coup, ça vous remettra.
  
  Elle suivit le conseil et avala une longue lampée qui lui redonna des couleurs. Finalement, elle accepta le quatrième steak.
  
  Après cette étape, ils reprirent la route. Laura serrait les dents mais elle souffrait le martyre. La chaleur intense diminua et la jungle s’éclaircit. Bientôt apparut un lac. Des hérons gris et des jabirus au plumage blanc et saphir s’enfuirent en voyant déboucher les arrivants. Entre les iris et les jacinthes, les grenouilles coassaient au coude à coude avec les tortues à l’écaille laiteuse et les rats musqués. Des escadres de têtards évoluaient autour des nénuphars multicolores accaparant la surface de l’eau. Dans les cocotiers, des ours noirs demeuraient impassibles sous les jets de projectiles divers que leur expédiaient des singes facétieux.
  
  Pourtant, ce paisible paysage sylvestre était trompeur. MacPharden s’en rendit compte lorsqu’il posa les pieds dans des sables mouvants. Il lâcha son fusil qui s’enfonça inexorablement. Sherwood se précipita au secours de l’Écossais et lui tendit le canon de son FAM que MacPharden agrippa comme une bouée de sauvetage. En vain, l’Écossais, aspiré irrésistiblement sous ses jambes, avait déjà disparu jusqu’à mi-cuisses.
  
  - Que faire ? cria Laura à Coplan.
  
  Épouvantée, elle en oubliait sa souffrance.
  
  A l’aide de sa baïonnette, Coplan coupa rapidement une succession de lianes qu’il noua les unes aux autres en un lasso de fortune dont il balança la boucle sur les épaules de MacPharden. Celui-ci abandonna le canon du FAM et passa les lianes sous ses aisselles. Coplan, Sherwood et Laura conjuguèrent leurs efforts pour tirer sur le cordage et arracher leur compagnon à sa gangue. Quand il reprit pied sur le sol ferme, il réclama sa flasque de whisky.
  
  - Merci à tous, hoqueta-t-il.
  
  - Si Suhartono nous voyait affronter toutes ces épreuves, il en jubilerait ! supputa Laura.
  
  - On se sort des sables mouvants, mais pas d’un nœud coulant au bout d’une corde, quand c’est un Suhartono qui ordonne la pendaison, grommela MacPharden.
  
  Coplan lui offrit une cigarette et en planta une entre ses lèvres.
  
  - Vous assuriez bien connaître la région, observa-t-il. Comment avez-vous pu tomber dans un piège aussi redoutable ?
  
  - En fait, je ne suis jamais passé par cette piste. Je me suis simplement fié à mon instinct et à mon sens de l’orientation.
  
  - Vous n’aviez jamais vu ce lac ? s’étrangla Sherwood.
  
  - Jamais.
  
  Laura grinça des dents.
  
  - Mais vous saurez quand même nous mener à bon port ?
  
  L’Écossais baissa la tête.
  
  - Je n’en suis pas sûr.
  
  Coplan intervint rapidement afin d’éviter la panique :
  
  - Si nous, nous étions perdus, nous tournerions en rond. Or, c’est la première fois que nous tombons sur ce lac.
  
  - Vous vous contentez de peu, fit le Canadien d’un ton acide.
  
  Coplan haussa les épaules avec indifférence.
  
  - Les sables mouvants nous barrent la route sur la droite. Essayons à gauche.
  
  MacPharden se remit debout. Une lueur énergique brillait dans son regard.
  
  - Allons-y !
  
  Il ramassa une longue branche morte et s’en servit pour tâter le terrain devant lui. Sage précaution car, soudain, cette perche improvisée fut aspirée et l’Écossais la lâcha en sautant en arrière.
  
  - D’autres sables mouvants, déduisit Coplan.
  
  - La piste est donc coupée à la fois à droite et à gauche, résuma Laura. Que faire ?
  
  - Rebrousser chemin ? suggéra Sherwood.
  
  - Certainement pas ! refusa Coplan.
  
  Son index se pointa sur la rive opposée du lac.
  
  - Empruntons la voie d’eau.
  
  MacPharden sursauta.
  
  - Qui nous prouve que des gavials ou des caïmans ne sont pas embusqués sous les nénuphars ?
  
  - Je n’aurai pas le courage de nager dans ce lac ! protesta Laura.
  
  - Qui parle de nager ? répliqua Coplan. Il nous reste deux baïonnettes, et les troncs et les branches d’arbres morts ne manquent pas. Les lianes non plus. Construisons un radeau et traversons.
  
  Ses compagnons se regardèrent.
  
  - Bonne idée, admit Sherwood.
  
  - Alors, ne perdons plus de temps, décida Coplan. Mettons-nous tout de suite au travail.
  
  Ils ne ménagèrent pas leurs efforts et, deux heures plus tard, l’embarcation était prête.
  
  - Quel malheur si, de l’autre côté, nous rencontrons à nouveau des sables mouvants ! s’effraya soudain Laura.
  
  Coplan ne put s’empêcher de décocher une saillie à l’adresse de MacPharden :
  
  - Dommage que le deuxième comte de Brynmoor ne demeure pas en communication constante avec vous. Cela nous éviterait bien des ennuis !
  
  L’Écossais se raidit, offusqué.
  
  Dieu merci, de l’autre côté du lac, ils posèrent le pied sur la terre ferme. Les sables mouvants n’étaient plus qu’un mauvais souvenir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Un fusil d’assaut cracha une longue rafale et tous les quatre se plaquèrent à terre.
  
  - Ne tirez pas ! hurla MacPharden. Nous sommes des amis !
  
  Un silence s’installa qui ne dura qu’une minute mais leur parut plonger dans l’éternité. Enfin, une voix ordonna :
  
  - Avancez, mains en l’air !
  
  - On laisse nos fusils ici, commanda Coplan.
  
  Et à Sherwood :
  
  - Et votre arc aussi. Ces gens ont la gâchette facile. Une fausse interprétation et ils nous abattent.
  
  Le Canadien s’exécuta à regret.
  
  Laura fut la dernière à se lever. Elle tremblait un peu.
  
  Les soldats portaient la tenue bariolée et le béret amarante des parachutistes. A leur tête, un lieutenant dont la jeunesse étonnait.
  
  - Qui êtes-vous ? questionna-t-il en voyant ces individus crottés avec cette fille qui portait un pansement au cou.
  
  MacPharden conta leurs mésaventures. L’officier écouta puis leur fournit une escorte pour les guider jusqu’au P.C. de la compagnie. Sherwood obtint même de récupérer son arc.
  
  Le capitaine à qui ils furent confiés écouta lui aussi le récit de l’Écossais, mais se garda bien de tout commentaire.
  
  Ils furent ensuite transportés à bord d’un 4x4 auprès d’une unité commandée par un lieutenant-colonel et Mac Pharden, pour la troisième fois dut conter leurs aventures devant l’état-major réuni. L’officier qui les commandait exprima alors brutalement ses préoccupations :
  
  - Nous ne sommes pas encore parvenus à déloger Suhartono et son bataillon. Nous avons besoin de renseignements de première main comme, par exemple, la position exacte des chars et, si possible, de l’ensemble de son dispositif.
  
  Du pouce, MacPharden désigna Coplan.
  
  - Lui pourra vous renseigner. Il s’est déplacé avec Suhartono.
  
  Le lieutenant-colonel posa sur Coplan un regard intéressé.
  
  - Venez, nous allons passer dans la salle des opérations. Vous nous expliquerez ce que vous avez vu.
  
  - Avec le plus grand plaisir, mais Miss Guild est blessée. Il lui faudrait des soins.
  
  Un médecin-capitaine s’avança et offrit ses services. Rassuré, Coplan suivit l’officier et ses hommes. Dans la salle des opérations, il livra ce qu’il savait et, sur les cartes d’état-major, indiqua les points cruciaux qu’il avait vus.
  
  - C’est ce que je pensais, se réjouit le lieutenant-colonel. Suhartono est un gars astucieux. C’est pour ça qu’il nous tient en échec.
  
  Et se tournant vers Coplan.
  
  - Vous semblez bien connaître l’art militaire ?
  
  - Dans mon pays, je suis officier de réserve. Mais, dites-moi, êtes-vous au courant de la demande de rançon de Suhartono ?
  
  - Bien sûr.
  
  - Qu’a-t-il obtenu ?
  
  - A Jakarta, le ministère des Affaires étrangères fait le nécessaire. A cause du retentissement international, il a dû céder. Les otages en cause sont trop importants. Mais, bien sûr, nous avons mission de les retrouver avant que la rançon ne soit versée. Le prestige de notre pays est en jeu. J’avoue que le délai dont nous disposons est très court d’autant que Suhartono est retranché dans un bastion difficilement prenable. Dommage, d’ailleurs, qu’il ait choisi de se rebeller : c’est un officier de valeur, j’ai été sous ses ordres à Kalimantan.
  
  - Qui versera la rançon ? Les proches des otages ou leurs fondés de pouvoirs ?
  
  - Ni les uns ni les autres. Ce serait mesquin de notre part aux yeux de l’opinion internationale. Ces gens ont été pris sur notre territoire. Notre honneur exige donc que nous versions la somme réclamée.
  
  - Et, les cinq otages sont encore vivants, croyez-vous ?
  
  - Nous le supposons.
  
  Un peu plus tard, Coplan fut congédié avec courtoisie. De lui, le lieutenant-colonel avait tiré de quoi tenter avec succès une offensive contre les rebelles. Avant de partir, Coplan soumit deux requêtes : téléphoner à Paris et inspecter le dispositif des parachutistes, mû en cela par sa curiosité d’officier.
  
  Le chef de corps accéda à ses demandes.
  
  Dès les premiers mots, Coplan fit comprendre au Vieux qu’il parlait en clair puisque le Teckel était resté à Sorolangun. Aussi édulcora-t-il son compte rendu en évitant de tirer des conclusions et de désigner Lars Frederiksen comme cible du K.G.B. et pivot de l’Opération Nikka. A l’autre bout du fil, le patron des services spéciaux se contenta de quelques grognements diversifiés signifiant qu’il avait compris.
  
  Cela fait, Coplan alla se restaurer avec ses compagnons. Maintenant que le danger était passé, MacPharden se montrait volubile, comme pour conjurer les frayeurs qu’il avait éprouvées. Dick Sherwood écoutait, l’air absent, en grignotant ses bananes frites. Laura portait un pansement propre qui sentait fort le désinfectant. Coplan leur communiqua ce qu’il avait appris sur la rançon et les cinq otages.
  
  - Si c’est le gouvernement indonésien qui paie, Carlo D’Agrigente n’a plus rien à craindre, fit remarquer Laura. Vous vous souvenez, il avait peur que ses rivaux de la Mafia ne soient trop heureux de pouvoir prendre sa place.
  
  - Samia Haddad remboursera sa part aux Indonésiens, supputa l’Écossais. Elle est trop orgueilleuse pour accepter qu’on se substitue à elle.
  
  - Qu’est-ce qu’on en a à faire finalement ? apostropha le Canadien d’une voix dure. Ces cinq-là nous ont fichus dans le pétrin. Moi j’étais venu participer à un beau safari et désormais notre expédition est foutue. Sans ces gens riches, les rebelles ne nous auraient pas capturés et nous aurions quelques magnifiques trophées à notre tableau de chasse.
  
  - Allons, allons, apaisa Coplan. Pensons aux épreuves que nous avons vécues et qui maintenant sont terminées.
  
  Quand il eut achevé son repas, il quitta le rustique réfectoire et retourna à la baraque qui abritait l’état-major. Un lieutenant le cornaqua dans le dispositif parachutiste et Coplan éprouva quelque scepticisme sur les chances d’un rapide succès de ses hôtes, car il n’oubliait pas les périls que ses compagnons et lui avaient côtoyés en traversant la jungle.
  
  - Progressez par petits groupes, conseilla-t-il, et maintenez une constante liaison radio. Evitez le déploiement en tirailleurs, sinon vos hommes vont s’éparpiller et se perdre. La jungle est traîtresse, par ici.
  
  - Dans votre pays, vous êtes professeur à l’ecole de Guerre ? persifla le lieutenant.
  
  - Je vous donne un conseil. Faites-en ce que bon vous semble. Mais, je ne pense pas que vous teniez à perdre vos effectifs avant même d’être arrivés au contact des rebelles.
  
  Pour la nuit, on fournit des tentes aux rescapés. A l’aube, cependant, le cauchemar recommençait. L’aviation insurgée attaqua le camp à la roquette. Collés au sol, Coplan et ses compagnons laissèrent passer l’orage. Les mitrailleuses antiaériennes parachutistes rispostèrent et un Mig, touché de plein fouet, alla s’écraser dans la jungle en arrosant les palétuviers d’une nappe enflammée. Terriblement efficace, la batterie brisa l’élan d’un second jet qui plongea dans la rivière en soulevant un geyser de vapeur brûlante.
  
  Quelques minutes plus tard, l’escadrille repartait non sans avoir semé la mort et la destruction.
  
  Coplan aida Laura à se relever. Choquée, elle semblait hagarde. Elle demeura prostrée durant une longue minute, puis éclata de rire.
  
  - Je suis tranquille désormais, je sais que mon cœur est solide !
  
  Agressif, Dick Sherwood se tourna vers Mac-Pharden.
  
  - C’est l’idée que vous vous faites d’un safari ?
  
  - Je vous rembourserai et ajouterai une indemnité, assura l’Ecossais d’une voix faible.
  
  - Par la même occasion, renvoyez aux oubliettes le deuxième comte de Brynmoor, suggéra Coplan, sarcastique.
  
  - N’oubliez pas quand même que c’est lui qui nous a guidés jusqu’ici ! rétorqua MacPhar-den.
  
  Sardonique, Laura désigna Coplan.
  
  - C’est lui, finalement, qui nous a sauvés ! Vous ne pourriez pas intercéder en sa faveur auprès de votre ancêtre afin qu’il obtienne un titre flatteur, marquis ou duc ?
  
  Non loin, des blessés gémissaient. Coplan mit fin à la joute.
  
  - Allons leur porter secours, commanda-t-il.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  - Major Wartaman du DIRAKIN (Abréviation de : Dînas RAhasia Keamanan INdonesia signifiant Service secret de sécurité indonésien).
  
  Coplan tressaillit. Jusque-là, il n’avait pas prêté attention au flash en tissu ornant le bras gauche de l’officier : une tête de cheval noir traversée par une flèche sur fond corail. Pas plus qu’à l’insigne de col en métal représentant deux pistolets d’arçon entrecroisés. Flash et insigne indiquaient l’appartenance aux services spéciaux indonésiens, en d’autres termes, le DIRAKIN. Et Coplan détestait avoir affaire aux barbouzes étrangères.
  
  Il n’était pas au bout de ses peines.
  
  Hercule au teint sombre, aux cheveux aile de corbeau, au regard noir et brillant, le major feuilletait lentement le passeport que lui avait remis Coplan.
  
  Quelques heures après l’attaque de l’aviation rebelle, un hélicoptère Bell avait transporté les rescapés à une base militaire importante d’où ils étaient repartis, par le même moyen, pour le château de l’Écossais.
  
  A leur arrivée, Yani, la splendide Indonésienne, neuvième comtesse de Brynmoor, s’était jetée dans les bras de son époux en pleurant, témoignage d’affection émouvant de par sa simplicité, surtout de la part d’une Asiatique.
  
  Le château était cerné par la troupe, une autre unité de parachutistes au béret cette fois violet et noir.
  
  Après un temps de repos, les rescapés s’étaient retrouvés autour d’une bonne table pour un repas auquel assistaient les officiers de Jakarta envoyés pour interroger les hommes qui avaient vu Suhartono. Après le repas, priés de raconter à nouveau leur équipée, ils avaient été interrogés chacun à leur tour dans un des salons du château.
  
  Le major examinait le passeport comme s’il s’agissait de l’œuvre d’un faussaire. Sans crainte, Coplan le regardait faire. D’abord, le document était authentique, tout comme les nombreux visas d’entrée et de sortie. Elémentaire. Ensuite, Coplan ne voyait pas ce qu’on pouvait lui reprocher. N’avait-il pas sauvé ses compagnons du colonel rebelle ?
  
  A présent, Wartaman procédait à un long travelling entre la photographie en page trois et les traits de Coplan. Enfin, il se renversa contre le dossier de sa chaise et posa un regard froid sur son vis-à-vis.
  
  - Êtes-vous déjà venu en Indonésie, monsieur Clermont ?
  
  - Oui.
  
  - Sous la même identité ?
  
  Immédiatement, Coplan subodora le piège.
  
  - Non.
  
  Un léger sourire distendit les lèvres épaisses de l’Indonésien.
  
  - Merci de votre franchise. Un mensonge eût été une insulte à ma mémoire.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Voyez-vous, j’ai travaillé sous les ordres du colonel Sirowo, directeur adjoint de la Sûreté Nationale lors de votre précédente visite, et je me souviens encore du talent que vous avez déployé pour protéger la délégation parlementaire française contre l’attentat d’un groupe de terroristes (Coplan va jusqu’au bout). Naturellement, sans l’aide du colonel Sirowo, vous auriez échoué. Mais votre action fut superbe.
  
  - Laissez-moi vous complimenter. Votre mémoire est superbe !
  
  - En effet, et si je comprends bien, nous appartenons à la même confrérie ?
  
  - Probablement, répondit Coplan sur ses gardes.
  
  - Ce safari était pour vous professionnel ou non ?
  
  - Non professionnel, mentit Coplan sans vergogne.
  
  Le major le dévisagea, tentant de démêler la vérité. N’y parvenant pas, il poussa un soupir.
  
  - Admettons, et donc même lorsque vous êtes en situation disons civile, vous ne perdez pas vos réflexes de professionnel ?
  
  Coplan esquissa un sourire complice.
  
  - C’est une seconde nature.
  
  - Je l’imagine. Chez vos compagnons de captivité, ceux qui sont encore aux mains de Suhartono, n’avez-vous rien remarqué de suspect ?
  
  Tout de suite, Coplan fut en alerte.
  
  - A qui pensez-vous en particulier ?
  
  - A ce stade, je ne veux citer aucun nom. Je préfère que vous fassiez appel à vos souvenirs.
  
  - Vraiment, major, je ne vois pas.
  
  - Cherchez bien.
  
  Coplan s’efforça de réfléchir mais sans succès.
  
  - Je suis désolé.
  
  Wartaman alluma une kretek, souffla un jet de fumée et l’infecte odeur de clou de girofle envahit la pièce.
  
  - Kurt Achbach ? lâcha-t-il.
  
  Coplan sursauta. Pourquoi le DIRAKIN s’intéressait-il à l’Allemand ?
  
  - Avait-il des tête-à-tête avec Suhartono ? insista l’Indonésien.
  
  - Je n’ai pas remarqué et permettez-moi de préciser que j’avais l’œil à tout.
  
  - Maintenant que je vous ai mis sur la voie, tentez de revivre ce que vous avez vécu en fonction de Achbach. Je vous laisse une heure, et je reviendrai vous interroger.
  
  Coplan ferma les yeux. Il lui était facile de voyager dans le proche passé et de ressusciter les instants écoulés. Dans un premier temps, cependant, ce furent les corps de Laura et de Dolorès Luzon qui, irrésistiblement, s’imposèrent à sa mémoire. Il éprouvait l’impression de les tenir entre ses bras et de leur faire l’amour. Avec effort, il chassa ces images.
  
  Kurt Achbach ? L’Allemand ne lui avait laissé qu’un souvenir terne, une silhouette entrevue sous un ciel gris d’automne et qui se fond dans le vague. Samia Haddad, par exemple, possédait une personnalité plus marquante. Ou Carlo d’Agrigente, avec sa tête de ruffian sicilien. Robert Morgan aussi, un peu fanfaron, crâneur et poseur, que perpétuait le rituel hollywoodien tout en démythifiant la légende. Kurt Achbach, lui, comme Lars Frederiksen, d’ailleurs, demeurait neutre. Sans doute était-ce à dessein. Et cette volonté suggérait qu’il avait quelque chose à dissimuler, quelque chose qui intéressait le DIRAKIN. Mais quoi ?
  
  En tout cas, Coplan ne se souvenait pas que l’Allemand ait pactisé avec Suhartono. En fait, tout bien considéré, personne n’avait pactisé avec le colonel rebelle.
  
  Wartaman revint bientôt, une autre kretek fichée entre ses lèvres.
  
  - Alors ?
  
  - Alors, rien.
  
  Le major parut vivement déçu.
  
  - Pourquoi vous intéressez-vous à Achbach ? questionna Coplan, l’air innocent.
  
  La démarche nerveuse, Wartaman arpenta la pièce.
  
  - A cause de ses relations avec l’Union soviétique.
  
  Voilà qui n’était pas nouveau.
  
  - Mais encore ? insista Coplan.
  
  Wartaman hésita. Probablement, l’étroite collaboration qui avait marqué les relations de Coplan avec son ancien supérieur hiérarchique, le colonel Suriwo, l’incita-t-il à parler car, avec malgré tout une certaine réticence, il déclara sur un ton monocorde :
  
  - Son attitude à Moscou au cours des douze derniers mois a été étrange. Avez-vous entendu parler d’une certaine Sonia Maksimovna Karlova?
  
  - Non, répondit Coplan.
  
  Le major devint plus volubile.
  
  - C’est une infirmière de grand talent mais qui n’a pu terminer ses études de médecine. Il lui manquait juste un tout petit quelque chose.
  
  - Les diplômes sont difficiles à obtenir dans les universités soviétiques, souligna Coplan.
  
  - C’est vrai. En raison de ses capacités, elle fut cependant affectée à un hôpital prestigieux où sont soignés les grands de la nomenklatura soviétique. Il y a trois ans, Kurt Achbach effectua un de ses voyages à Moscou. Lors d’une réception donnée après un spectacle au Bolchoï, Karlova lui fut présentée, et devint sa maîtresse. Deux années s’écoulèrent et, soudain, les morts brutales se succédèrent dans l’hôpital où elle pratiquait.
  
  Coplan tressaillit.
  
  - Oui mourait ?
  
  - Des hauts fonctionnaires, des membres influents du Parti.
  
  - Personne n’en a jamais rien su.
  
  - Les Soviétiques ont gardé le secret.
  
  - Mais vous, vous le savez ! rétorqua Coplan, incrédule.
  
  - Grâce à une taupe que nous faisons parler. Le 30 septembre 1965, notre pays a failli sombrer. Ce jour-là, les extrémistes du Parti Komunis Indonesia, alliés à notre président félon Sukarno, ont manqué prendre le pouvoir. Ils ont tué six généraux, et décapité ainsi l’État-major. Sans le sang-froid de notre président actuel Suharto, ils auraient réussi. Nous avons capturé et fusillé quelques chefs communistes, responsables de l’insurrection, mais certains ont réussi à s’enfuir et se sont réfugiés en Union soviétique, ou en Chine Rouge. Mais leurs familles sont restées ici.
  
  Coplan comprit sans plus d’explications.
  
  - L’un d’eux est à Moscou et craint pour l’existence des êtres qui lui sont chers.
  
  - Et c’est lui qui vous a renseigné ?
  
  - Le sens de la famille est parfois plus fort que l’idéologie.
  
  Imperceptiblement, Coplan prenait la direction du dialogue :
  
  - Ensuite ?
  
  - Il a fallu longtemps pour que l’on soupçonne l’hôpital en question. Karlova était compétente, sérieuse, et bénéficiait d’une confiance aveugle de la part de ses supérieurs. Les décès étaient mis sur le compte d’accidents cardiaques ou autres. Pourtant, un jour, un médecin décida une autopsie qui révéla l’injection d’un produit hypotenseur. Alors, on exhuma des dépouilles de patients dont le décès, brusquement, paraissait suspect. Et on découvrit de la clonidine ajoutée à un paralysant cardiaque. Karlova fut arrêtée. Hélas, notre taupe n’a pu nous renseigner sur la suite de cette affaire. Karlova est-elle passée aux aveux ? Quels étaient ses mobiles ? Agissait-elle pour le compte d’un service secret étranger ou pour un organisme soviétique cherchant à prendre le contrôle du Bureau Politique en éliminant ses rivaux ? Quel rôle a joué Kurt Achbach ?
  
  - Depuis l’arrestation de Karlova, s’est-il rendu en U.R.S.S. ?
  
  - Non.
  
  Coplan alluma une de ses cigarettes pour combattre l’odeur de clou de girofle.
  
  - Entre nous, vous soupçonnez Achbach d’être l’instigateur de ces assassinats ?
  
  - C’est vrai, admit Wartaman. Il importe peu à nos services que meurent ces potentats de Moscou. En revanche, nous nous interrogeons sur le rôle de cet Allemand à Sumatra au moment où éclate une rébellion.
  
  - A cela, je ne peux apporter de réponse.
  
  - Je ne vous en demande pas tant. Je souhaitais simplement savoir si vous aviez noté des signes de collusion entre Achbach et Suhartono ?
  
  - Je vous ai répondu par la négative. En résumé, vous soupçonnez Achbach de travailler pour quelle faction ?
  
  - Faction ou organisme, services spéciaux ou entreprises privées, qui peut savoir ?
  
  - A qui profitait la disparition de ces gens à Moscou ?
  
  - Peut-être au K.G.B. ?
  
  Un frisson désagréable parcourut l’échine de Coplan. S’était-il trompé sur la cible de l’Opération Nikka ? En privilégiant Lars Frederiksen, n’avait-il pas tranché trop précipitamment ?
  
  Tout bien considéré, cependant, quel intérêt représentait pour le K.G.B. la présence de l’Allemand auprès des rebelles ? A première vue, aucun, puisqu’il ne pouvait influencer le cours des événements. A moins que la machination ne soit plus subtile ?
  
  Brusquement, Coplan regretta de n’être pas resté auprès de Suhartono.
  
  Wartaman qui s’était détourné vers la fenêtre, s’exclama soudain :
  
  - Tiens, c’est une forme nouvelle de safari ? Le chasseur ne va plus au tigre, c’est le tigre qui vient au chasseur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Furieux, le tigre tournait en rond dans sa cage en bambou posée sur la plate-forme d’un camion. George MacPharden rayonnait. Amoureusement, sa belle épouse Yani s’accrochait à son bras. Les pisteurs qui avaient piégé le fauve souriaient, ravis.
  
  - Qu’allez-vous en faire ? questionna Coplan.
  
  - Voyez-vous, expliqua l’Écossais, jusqu’ici j’ai été stupide. On m’a offert de monter un zoo privé, d’autant que mon château, ouvert à tous les vents dans certaines parties et convenablement pourvu de culs-de-basse-fosse, se prête admirablement à un tel projet. Au lieu de quoi j’ai organisé des safaris et tué les fauves plutôt que de les capturer. Dorénavant, je me consacrerai aux deux activités, le zoo et la chasse. Ce tigre sera le premier hôte de mon parc qui, je vous l’avoue, est déjà préparé pour le recevoir. J’ai recruté ces hommes pour le capturer et, vous voyez le résultat : en six semaines ils ont déjà trouvé un pensionnaire.
  
  - Cette bête est magnifique ! admira Laura.
  
  - Un vrai monstre, renchérit Sherwood, il ne doit pas peser loin de six cents livres !
  
  - C’est un solitaire rejeté par sa tribu voici trois ou quatre mois, précisa MacPharden. Il est encore agile et leste !
  
  Wartaman réclama le silence.
  
  - Je ne suis guère intéressé par cet animal, déclara-t-il. En revanche, j’aimerais savoir si ces hommes ont rencontré des rebelles. Et je vous serais reconnaissant de me laisser seul avec eux.
  
  On accéda à son désir et MacPharden en profita pour appeler ses domestiques. A l’aide de perches métalliques, la cage fut déposée dans une double fosse à l’arrière du château. Une grille disposée horizontalement coulissait pour en fermer l’accès supérieur. Verticalement, une seconde grille, amovible, coupait la fosse en deux et, comme l’expliqua l’Écossais, permettait le transfert du fauve d’une partie à l’autre afin de nettoyer les lieux.
  
  Fier de lui, MacPharden guida ses hôtes dans cette portion du château qu’il avait affectée à son zoo privé.
  
  - Ici, j’aurai des panthères et là, un léopard nébuleux. Plus loin, un second tigre.
  
  - Vous n’avez pas peur que ça emboucane, tous ces fauves ? fit observer Sherwood, rabat-joie.
  
  - C’est le prix à payer, répliqua l’Écossais.
  
  - Des ours aussi ? s’enquit Laura.
  
  - Non, uniquement des fauves.
  
  La porte de la cage en bambou fut remontée et le tigre bondit hors de sa prison pour explorer les recoins de son nouveau lieu d’existence.
  
  - Vous lui avez donné un nom ? voulut savoir Coplan.
  
  - Harimau, répondit Yani en riant. Ce n’est pas très original, puisque ce nom signifie « tigre » en indonésien.
  
  
  
  Les parachutistes rebelles sautèrent à l’aube et attaquèrent, dès leur arrivée au sol, la compagnie qui avait pris possession du château. Celle-ci, malgré sa résistance, ne put contenir l’assaut. Surclassée en hargne et en volonté de vaincre, elle fut rapidement anéantie. Les assiégés cessèrent le combat et capitulèrent.
  
  Réunis dans la salle à manger du donjon, Coplan, MacPharden et son épouse, Laura et Sherwood, virent entrer le vainqueur, un homme petit, à l’apparence frêle mais aux traits farouches et déterminés.
  
  - Major Cikini, se présenta-t-il. Vous vous apprêtiez à déjeuner ?
  
  - En effet, acquiesça MacPharden.
  
  - Alors, vous attendrez. Mes officiers et moi avons faim. C’est normal après un rude combat. Nous prenons votre place. Faites servir pour vingt-trois personnes.
  
  Yani s’inclina gracieusement et disparut, suivie par le regard lourd de l’officier.
  
  - Qui est-ce ?
  
  - Mon épouse.
  
  - C’est vous, MacPharden ?
  
  - Oui, répondit l’Écossais, la nuque raide.
  
  - Personnellement, je réprouve l’union d’une femme de mon pays avec un étranger, Européen ou autre, mais n’en fais pas, cependant, une affaire personnelle. Voici mes ordres en ce qui vous concerne tous les cinq. Interdiction de sortir du château et de vous mêler à mes troupes. Restez dans vos chambres et il ne vous sera fait aucun mal. La lutte qui nous oppose au gouvernement central ne vous concerne pas. Un manquement à ces ordres et vous affronterez le peloton d’exécution. Pour vos repas, trouvez une autre salle à manger. Celle-ci me plaît et je la réquisitionne.
  
  Coplan s’avança d’un pas.
  
  - Que deviennent nos amis ?
  
  L’officier fronça les sourcils.
  
  - Quels amis ?
  
  - Ceux que vous détenez en otages et pour lesquels vous exigez une rançon ?
  
  La question parut amuser le rebelle.
  
  - Ils sont en vie, si c’est là le point qui vous intéresse.
  
  - La rançon ?
  
  - Elle n’a pas été versée. Puisque ce sont vos amis, vous les retrouverez sous peu.
  
  - Sous peu ? s’effraya Laura.
  
  - Je ne dispose que de cinq cents hommes pour harceler les arrières gouvernementaux. A un moment ou à un autre, je serai obligé de me replier et de rejoindre mes camarades. Ici nous sommes trop vulnérables. Je vous emmènerai avec moi dans notre retraite. Plus nous capturerons d’otages européens, plus Jakarta sera obligé de céder. A la Bourse des vies humaines, la peau blanche est à la hausse.
  
  - Nous tombons de Charybde en Scylia, gémit MacPharden.
  
  En son for intérieur, Coplan se réjouit de ces projets qui lui permettraient de retrouver Kurt Achbach.
  
  Wartaman était lié à son poteau, tout comme les officiers capturés par les rebelles. Ils avaient refusé le bandeau. Les pelotons étaient composés de cinq hommes armés de fusils d’assaut au cran placé sur l’encoche « tir automatique ».
  
  Le capitaine leva la main. Le commandement claqua :
  
  - Feu.
  
  Coplan regardait, atterré. Chaque condamné reçut une rafale d’au moins trente balles, calcula-t-il. Un vrai massacre. Littéralement coupés en deux, les corps se disloquaient, le haut se séparant du bas.
  
  Il abandonna l’appui de la fenêtre et retourna s’allonger sur le lit après avoir allumé une cigarette. Un peu plus tard, un coup léger résonna à la porte. Laura entra et se jeta dans ses bras.
  
  - J’ai vraiment peur ! haleta-t-elle. Tu as vu ces fusillades ?
  
  - Horribles.
  
  - Ce Cikini est un sauvage comme Suhartono. J’ai l’impression de tourner en rond dans un cauchemar. Après toutes les épreuves que nous avons vécues dans la jungle, retourner chez Suhartono ? Il se vengera de nous, c’est sûr ! En nous enfuyant, nous l’avons ridiculisé !
  
  Coplan dut bien l’admettre.
  
  - Pour un Asiatique, perdre la face, poursuivit-elle, constitue la pire des injures.
  
  - C’est la première fois que je t’entends disserter sur la mentalité asiatique.
  
  - N’essaie pas de me snober, s’énerva-t-elle. L’heure est grave. Toi qui, habituellement, es plein de ressources, tu n’as pas un plan sophistiqué pour nous sortir de ce nouveau guêpier ?
  
  - Tu veux dire, nous évader d’ici ?
  
  - Exactement. J’en ai parlé à Sherwood qui est d’accord. Au Moyen Age, tout château disposait de souterrains pour fuir en cas de siège. Celui-ci ne doit pas faire exception. Les souterrains devaient exister en Écosse. Peut-être MacPharden les a-t-il reconstitués ? Nous devrions lui en parler.
  
  - Je le ferai, éluda Coplan.
  
  Elle le fixa, avec une lueur de reproche dans le regard.
  
  - Tu ne sembles guère enthousiaste ?
  
  - Parce que je manque d’idées et que ces pelotons d’exécution m’ont secoué !
  
  - Tu n’as pas peur, au moins ?
  
  - Pas à ce point.
  
  - Tu es le seul à avoir suffisamment d’envergure pour nous sortir de là. Tu es un vrai battant. MacPharden et Sherwood ne t’arrivent pas à la cheville. De plus, Sherwood me déplaît. Je ne peux pas l’expliquer mais quelque chose en lui me hérisse.
  
  - Quoi ?
  
  - Je ne sais pas. Et puis, à quoi bon ?
  
  Elle se serra contre lui.
  
  - Fais-moi l’amour, implora-t-elle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Coplan se réveilla trempé de sueur. Des cauchemars avaient peuplé sa nuit : Lars Frederiksen au bout de sa corde et le major Wartaman lié à son poteau, face à ses bourreaux.
  
  Une douche prolongée le remit d’aplomb. Le jour s’était levé et, autour des bivouacs, sur l’esplanade, les soldats s’activaient à faire cuire le riz et bouillir le thé.
  
  La faim lui tenaillait l’estomac. Il s’habilla rapidement et sortit. Leur salle à manger réquisitionnée, MacPharden et son épouse s’étaient rabattus sur une grande pièce située à deux pas de leur chambre et équipée d’une immense table en chêne. A ses murs pendait une magnifique collection d’armes médiévales, haches et fléaux, hallebardes et pertuisanes, dagues et épées. Au plafond, les armoiries des comtes de Brynmoor : un chardon blanc sur gueules et fond d’azur.
  
  Le couvert était mis pour cinq mais la salle était vide. En entrant, Coplan manqua renverser la servante en sarong qui ressortait et qu’il interrogea lorsqu’il lut l’inquiétude sur son visage.
  
  - Que se passe-t-il ?
  
  Il apprit que le comte et la comtesse avaient coutume de se lever avant l’aube et ne dérogeaient jamais à cette habitude. Il en allait souvent ainsi dans ce pays tropical.
  
  - Et, aujourd’hui, ils ne sont pas encore sortis de leur chambre ?
  
  - Non, tuan.
  
  Coplan demanda si Laura et Sherwood s’étaient montrés.
  
  - Non, tuan.
  
  - Très bien, sers-moi le déjeuner.
  
  Coplan mangea de bon appétit. Dehors, des sections de parachutistes s’ébranlaient vers la jungle. Sur un clocheton du château était hissé le drapeau rebelle : vert-blanc-vert-blanc verticalement. Au centre, un croissant islamique doré surmonté d’une étoile rouge à six branches.
  
  Le temps passa. Depuis longtemps, Coplan avait terminé son repas et bu son café. Une cigarette à la bouche, il observait les soldats avec une sourde inquiétude au cœur. N’y tenant plus, il abandonna sa position, sortit et se rendit à la chambre des MacPharden. Du poing, il frappa énergiquement à la porte. Pas de réponse. Il insista sans plus de succès.
  
  Impulsivement, il tourna le bouton. Le spectacle qui s’offrit à lui était horrible, et il frémit malgré son expérience et ses nerfs solides.
  
  Les cuisses ouvertes, Yani gisait nue sur le lit, dans la position de la femme violée que l’on a ensuite étranglée. Ses yeux exorbités fixaient, sur le plafond, les armoiries de la famille des Brynmoor.
  
  Allongé sur la peau de panthère noire, son mari, étranglé lui aussi, portait les marques d’un long supplice.
  
  Tout de suite, Coplan pensa aux soldats. On avait beau combattre pour la plus grande gloire d’Allah et contre les corrompus de Jakarta, on n’en demeurait pas moins un homme avec toutes les faiblesses en découlant.
  
  Mais pourquoi avait-on torturé l’époux ? Le tuer, oui, afin d’abattre le dernier rempart contre le viol. C’était logique. Mais le supplicier ? D’autant que les soudards devaient être pressés. A tout moment, un officier pouvait les surprendre.
  
  Soudain, Coplan pensa à Laura. Si on s’était attaqué à Yani, pourquoi pas aussi à la jeune et belle Américaine qui, la nuit précédente, avait préféré dormir dans sa chambre plutôt que de partager la couche de Coplan.
  
  Il ressortit, referma la porte et fonça vers l’aile où logeait Laura. Il fut rassuré en la voyant émerger du couloir en compagnie de Sherwood.
  
  - Que se passe-t-il ? questionna le Canadien d’un air inquiet. Vous avez l’air épouvanté, mon vieux !
  
  Laura s’était immobilisée, la main sur le chambranle.
  
  - Les rebelles menacent de nous fusiller ? s’effraya-t-elle.
  
  Coplan les mit au courant et la jeune femme parut terrorisée.
  
  - La première chose à faire est d’informer Cikini, décida Sherwood.
  
  - Allons-y ! approuva Coplan.
  
  Le major était parti en opérations, déclara le capitaine responsable du détachement d’arrière-garde. Devant l’insistance de ses visiteurs, il accepta avec réticence de se rendre dans la chambre des Brynmoor. Impassible, il examina les cadavres, hocha la tête avec l’indifférence du guerrier blasé et questionna d’une voix doucereuse :
  
  - Qui vous prouve que ce sont mes soldats qui ont commis ces crimes ?
  
  Devant l’indignation dont témoignèrent aussitôt Coplan et Sherwood, il leva une main apaisante.
  
  - Dans ce château logent des domestiques et aussi les pisteurs qui ont apporté au propriétaire un tigre qu’ils avaient capturé. Soit, en tout, une vingtaine d’hommes. Je ne vous accuse pas en particulier, mais...
  
  Sa voix se fit âpre :
  
  - ... Pourquoi ne soupçonnez-vous pas ces gens, mais seulement mes soldats ?
  
  La conversation prenait un tour dangereux, estima Coplan. Il vit que Sherwood et Laura pensaient de même.
  
  - Ne pourriez-vous, quand même, ordonner une enquête ? suggéra Coplan.
  
  - Je n’en ai pas le temps, répliqua sèchement l’officier. Nous avons une guerre à mener, je vous le rappelle, et cette tâche requiert toute notre énergie. Au mieux, j’enverrai des infirmiers évacuer ces deux cadavres.
  
  Sur ce, il tourna les talons. Ne tenant pas à demeurer dans la chambre, Coplan, Laura et Sherwood ressortirent dans son sillage.
  
  - MacPharden a rejoint son fantôme, énonça le Canadien en guise d’oraison funèbre.
  
  En lui-même, Coplan jugea la réflexion d’un goût détestable.
  
  - Fichons le camp d’ici, proposa Laura.
  
  - Comment ? objecta Coplan. Les rebelles tiennent la jungle autour du château.
  
  - Qui, de vous deux, sait piloter un hélicoptère ?
  
  - Pas moi, avoua Sherwood.
  
  - Moi, oui, informa Coplan.
  
  - Alors, attendons la nuit, poursuivit la jeune Américaine. Avec de l’audace nous profiterons de l’effet de surprise. Ensuite, nous filons droit vers le sud, vers les positions que les rebelles ne tiennent pas encore.
  
  Pas idiot, admit Coplan. La révolte islamique n’avait pas touché la province de Palembang à la pointe méridionale de l’île, il était donc possible de fuir dans cette direction à condition d’éviter le feu des mitrailleuses. Malheureusement, ce plan allait à l’encontre des projets de Coplan qui souhaitait retourner chez Suhartono.
  
  Il feignit donc de retenir la proposition de Laura, et, au dernier moment, il trouverait facilement un prétexte pour se dérober.
  
  Il n’eut pas besoin de son imagination pour ce faire car, dans l’après-midi, au moment où le soleil tapait fort et engourdissait les sentinelles, l’aviation gouvernementale attaqua avec furie. Ses roquettes pulvérisèrent les hélicoptères qui avaient amené le major Wartaman et la compagnie qui l’escortait.
  
  Les carcasses en flammes brûlèrent les espoirs de Laura qui gémit :
  
  - Décidément, nous n’avons pas de chance ! Lorsqu’une porte s’ouvre sur la liberté, elle se referme aussitôt !
  
  - Nous trouverons autre chose, consola Sherwood.
  
  Dans leur ardeur, les jets gouvernementaux expédièrent quelques roquettes dans le château, endommageant certaines parties.
  
  - Vous verrez que nous nous ferons tuer par l’une ou l’autre faction, déplora Laura qui versait dans le pessimisme le plus profond.
  
  - Allons, ne vous laissez pas abattre, lança Sherwood pour lui remonter le moral.
  
  A la lisière de la jungle, les parachutistes rebelles ripostaient mais leur feu se révélait inefficace. Dévastés, les bivouacs brûlaient, tandis que les dépôts de munitions explosaient sous les salves de fusées. Certains de leur supériorité, les avions dansaient un ballet infernal, plongeaient en piqué pour arroser l’objectif et relevaient le nez à quelques mètres seulement au-dessus de la cime des arbres, en mitraillant généreusement les cibles qui s’offraient à leur ligne de mire. Au nombre de cinq seulement, ils abattaient un travail considérable.
  
  Bien cadrés, leurs tirs embrasaient les rangées de palétuviers en délogeant les soldats rebelles qui s’enfuyaient à travers le terre-plein afin de gagner l’abri protecteur du château. Tentatives suicidaires car, sans pitié, les rafales les traquaient et les criblaient de balles.
  
  - Pourvu que, parmi ceux qui tombent, se trouvent les assassins de George et de Yani ! espéra Laura.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Après l’attaque aérienne qui les avait anéantis, Laura et Sherwood retournèrent faire la sieste. Coplan ne les imita pas. Les tortures infligées à George MacPharden le préoccupaient et il s’en alla visiter la chambre du couple. A présent, le comte et la comtesse de Brynmoor étaient allongés côte à côte sur le lit et recouverts d’un drap. C’étaient là les seules dispositions qu’avaient prises les infirmiers.
  
  Coplan fouilla la pièce à tout hasard sans rien découvrir d’anormal.
  
  Il s’apprêtait à ressortir lorsque le pan de mur s’écroula. Coplan, sauta en arrière, évitant de justesse d’être écrasé par les grosses pierres médiévales. Lorsque la fumée se fut dissipée, il vit à travers l’ouverture une seconde brèche dans le mur extérieur : c’était clair : une roquette avait percuté l’aile du château, et ébranlé le mur de séparation qui avait tenu durant une demi-heure avant de s’effondrer.
  
  Enjambant les décombres, Coplan passa de l’autre côté et s’arrêta, surpris. Aux murs étaient pendus des tableaux érotiques. Une dizaine, pas plus. Les autres étaient tombés, soufflés par l’explosion. Beaucoup avaient souffert.
  
  Coplan les examina. Ils n’étaient pas l’œuvre de peintres de banlieue. Fervent admirateur d’art et fin connaisseur, Coplan reconnut un G. Di Maccio, deux Roland Bourigeaud dont les sirènes aux seins enchâssés, aux profils lunaires évoquaient les coquillages et les senteurs d’algues, un Sybille Ruppert, et quelques Paul Delvaux.
  
  Il fit un rapide calcul. George MacPharden avait accumulé ici une fortune.
  
  En évitant les débris des cadres détruits, il poursuivit son exploration.
  
  La porte de la pièce était blindée. Sage précaution pour protéger pareil trésor.
  
  Soudain, il se figea. Sur le dallage turquoise, il remarquait de nombreuses taches brunes. Après s’être agenouillé, il gratta de l’ongle. Du sang séché. Il se releva, pensif. A cet endroit du mur, trois clous pour pendre des tableaux mais les parois étaient vides.
  
  Coplan refit le tour de la salle en comptant les clous et les toiles pendues, ou éparpillées sur le sol.
  
  Il y avait trois clous de plus que de tableaux.
  
  Toujours pensif, il regagna la chambre à coucher et fouilla les vêtements du défunt. Pas de trousseau de clés. Il sortit dans le couloir et repéra la porte donnant accès au musée de peinture érotique. Elle comportait une serrure. Il retourna à la chambre à coucher et chercha à nouveau. Il découvrit un trousseau dont se servait Yani mais aucune des clés n’ouvrait la porte de la pièce à côté.
  
  Il s’assit près de la fenêtre et réfléchit.
  
  Qui avait subtilisé les toiles ? Les soldats qui avaient violé Yani ? Comment l’imaginer ? Ils ne pouvaient pas connaître l’existence de ces tableaux, moins encore en supputer la valeur.
  
  Des officiers rebelles ?
  
  C’était déjà plus crédible.
  
  Les domestiques, les pisteurs ?
  
  Coplan secoua la tête. Il n’y croyait pas. Demeurait cependant une hypothèse. Il retourna dans son esprit et la soupesa tout en fumant une cigarette, puis quitta la chambre pour monter au sommet du donjon où, à l’abri d’un merlon il attendit patiemment. Peu à peu, le soleil déclina.
  
  Fidèles à leurs habitudes, leur sieste terminée, Sherwood et Laura s’en furent prendre une collation. Coplan les vit passer, disparaître et il se leva. Rapidement, il gagna la chambre du Canadien. Un grand désordre y régnait. Les vêtements étaient éparpillés autour des valises et le lit n’avait pas été fait. En bonne place sur la table, l’arc. Au pied, le carquois.
  
  Coplan ne mit guère de temps à découvrir ce qu’il cherchait : les trois toiles érotiques étaient enroulées en un mince fuseau dissimulé sous une pile de vêtements de chasse. Coplan les examina. Deux évidences lui sautèrent aux yeux. Primo : elles ne portaient pas de signature. Secundo : elles étaient d’une facture identique, et donc peintes par la même personne.
  
  Des filles pubères à la peau noire, aux cheveux frisés coiffés à l’afro se masturbaient avec des bananes dans un décor d’isbas couvertes de neige. L’artiste, c’était visible, était fasciné par les Africaines que, systématiquement, il plaçait dans un environnement dégageant pour le spectateur un froid sibérien.
  
  Cet arrière-plan d’apparence soviétique mystifiait Coplan. Des isbas ? Inévitablement, il repensa à l’Opération Nikka et ses soupçons grandirent.
  
  En inspectant le verso des toiles, il déchiffra, inscrits en caractères minuscules, trois mots russes : karandash, outchitel et slavar. Respectivement : le crayon, le professeur et le dictionnaire.
  
  Était-ce là l’intitulé des peintures ? Coplan en doutait mais sans certitude.
  
  Il poursuivit sa fouille.
  
  Le trousseau de clés était resté coincé dans un nid construit à l’intérieur du mâchicoulis. Probablement Sherwood avait-il voulu s’en débarrasser en le jetant dans la douve. C’était compter sans le gros abri de feuilles et de brindilles confectionné par les calaos qui avaient élu domicile en ce lieu.
  
  Coplan sortit une flèche du carquois et repêcha le trousseau. Sans plus attendre, il regagna l’aile de la pièce-musée. Une des clés en ouvrait la porte.
  
  Pensivement, il retourna à la chambre de Sherwood et, à nouveau, contempla les toiles, recto et verso. C’était clair. Le Canadien avait assassiné le comte et la comtesse de Bryonmoor après avoir torturé le premier. Pour obtenir quoi ? Les toiles semblaient provenir d’Union soviétique mais, quel intérêt présentaient-elles pour Sherwood ?
  
  Il n’eut pas le temps de s’interroger plus avant car la porte s’ouvrit et le Canadien apparut. Interdit, il s’immobilisa sur le seuil et son regard glissa du visage de Coplan à la toile érotique que ce dernier tenait. Un rictus rageur lui tordit la bouche et, les deux poings noués, il bondit.
  
  Coplan le stoppa d’un direct du droit, feinta d’un crochet gauche pour repartir du droit et, cette fois, plaça un violent uppercut qui emboutit le menton. Le Canadien vacilla mais ne s’écroula pas.
  
  - Fumier ! ragea-t-il avant de décocher dans les testicules un coup de genou que Coplan évita de justesse.
  
  L’adversaire était loin d’être négligeable, mais Coplan avait vu l’ouverture. S’apprêtant à balancer un swing des deux mains, Sherwood ne protégeait plus sa poitrine. Coplan boula, tête en avant, et son front percuta le plexus solaire du Canadien qui poussa un cri étranglé et tomba sur les fesses.
  
  Coplan rétablit son équilibre et s’empara de la flèche qui lui avait servi à repêcher le trousseau. Il en posa la pointe sur la gorge de son adversaire.
  
  - Tu ne bouges plus, ordonna-t-il.
  
  L’autre tentait de récupérer son souffle en ahanant comme un bûcheron.
  
  - A présent, tu vas répondre à quelques questions. Pourquoi as-tu tué les MacPharden ?
  
  - Va te faire foutre.
  
  - A ta guise.
  
  Coplan poussa sur la flèche et un peu de sang coula. Sherwood ne s’en émut pas. Au contraire, il sourit avec mépris.
  
  - Pour qui me prends-tu ? Tu veux me tuer si je ne parle pas ? Eh bien ! fais-le ! Enfonce-la, ta putain de flèche !
  
  Coplan pressa la pointe. Il en avait tant rencontré qui bluffaient. Mais Sherwood n’appartenait pas au lot et continuait à ricaner avec arrogance.
  
  - Tu es piégé, se moqua-t-il. Si tu me tues, tu n’apprends rien. Et où cela te mènera-t-il ? Tu me dénonceras à Cikini ? Qu’est-ce qu’il en a à foutre, Cikini ? Il a une guerre sur le dos et l’aviation gouvernementale qui taille des coupes sombres dans ses rangs ! Alors, deux cadavres de plus ou de moins, que lui importe ?
  
  Le sang inondaient le col de chemise sans que Sherwood n’y prête attention. Coplan dégagea la flèche et l’enfonça dans sa ceinture, avant de soulever le Canadien pour l’assommer en lui portant un coup terrible du tranchant de la main. Sherwood perdit connaissance.
  
  Coplan le bascula sur ses épaules et le transporta jusqu’à l’enceinte que MacPharden avait réservée pour son zoo.
  
  Le tigre Harimau tournait en rond dans la partie droite de la fosse. Coplan fit coulisser la grille horizontale et, sans ménagements, expédia le Canadien dans la partie gauche avant de remettre la grille en place. Méfiant, Harimau vint poser ses grosses pattes contre les barreaux et examina d’un oeil cruel la chair fraîche dont deux mètres le séparaient.
  
  Coplan s’assit et alluma une cigarette pour combattre l’insistante odeur de fauve qui régnait. Selon toutes les apparences, la litière n’avait pas été changée depuis la veille. Mac-Pharden n’avait pas eu le temps de mettre en place l’organisation quotidienne de son zoo. Coplan se demanda même si le tigre avait reçu sa pitance. En tout cas, il n’en restait pas trace sur le sol et Harimau était nerveux à en juger par sa queue qui lui battait furieusement les flancs.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  
  
  
  Il sursauta en apercevant le tigre à deux mètres et se releva péniblement, hagard. Voyant qu’il avait perdu sa superbe, Coplan souleva de quelques centimètres la grille verticale séparant les deux compartiments de la fosse. Aussitôt, le fauve tenta de glisser ses pattes dans l’espace ainsi libéré mais le passage demeurait trop étroit et l’énorme bête se mit à rugir.
  
  Sherwood s’adossa au mur opposé. Au-dessus de lui, Coplan, sardonique, remarqua :
  
  - C’est une chose de mourir la gorge transpercée par une flèche, et une autre de se faire dévouer par un fauve affamé.
  
  - Je n’ai pas peur, rétorqua le Canadien en se massant le menton et la nuque.
  
  Coplan haussa la grille un peu plus et, cette fois, Harimau introduisit ses pattes pendant que tout son corps pressait sur le métal.
  
  - Un jour, j’ai vu un homme dévoré par un tigre, conta Coplan d’un ton volontairement désinvolte. Pas beau à voir car il a fallu une heure pour qu’il meure. Pendant tout ce temps, l’animal se délectait paisiblement du bas-ventre et du sexe de sa victime. Puis il s’est arrêté de manger car, c’est bien connu, le tigre préfère la viande faisandée. Et la victime vivait toujours. Comme elle perdait son sang en abondance, elle a fini par mourir, mais après une agonie que je ne souhaite à personne.
  
  Sherwood leva la tête vers Coplan et l’apostropha d’une voix dure :
  
  - Quel est, finalement, ton intérêt dans cette histoire ?
  
  - Les tableaux.
  
  - Pourquoi ?
  
  Coplan avait déjà brodé un scénario qu’il estimait valable.
  
  - D’accord, tu ne t’appelles pas Sherwood et, plus que probablement, tu n’es même pas canadien. Tu t’es inscrit pour ce safari dans un but bien précis : t’emparer de ces trois toiles. Vraisemblablement n’avais-tu pas prévu de participer réellement à la chasse. Dans ton esprit, tu devais, dès ta première nuit au château, mettre la main sur les tableaux. Cependant, une circonstance indépendante de ta volonté, j’ignore laquelle, t’a obligé à remettre à plus tard l’opération. De retour ici, tu es passé à l’action en profitant des rebelles qui seraient forcément soupçonnés du double crime. Je ne crois pas que tu aies violé Yani. Tu t’es contenté d’une mise en scène. En revanche, tu as torturé MacPharden. Pourquoi ? Pour lui faire dire où il cachait les toiles que tu cherchais. George a résisté longtemps car il te prenait pour un voleur et croyait que tu allais dévaliser son musée. Mais non, les autres œuvres ne t’intéressaient pas. A Moscou, on t’avait précisé : le Crayon, le Professeur, le Dictionnaire. En russe : Karandash, Outchitel et Slavar.
  
  Il vit Sherwood se crisper et le Canadien tenta un combat d’arrière-garde :
  
  - Pourquoi Moscou ?
  
  - A cause de l’Opération Nikka, assena Coplan.
  
  - Qui es-tu ?
  
  - Un ennemi, répondit Laura.
  
  Coplan se retourna d’une pièce. Le visage grave, elle braquait sur lui une Winchester décrochée de la panoplie dont George MacPharden était si fier. Les traits fermes et énergiques, l’œil calculateur, elle ne ressemblait en rien à la femme qui avait mal supporté les dangers du safari. Disparue, l’amoureuse réclamant sans cesse sa part de plaisir. Evanoui, l’humour dont elle émaillait ses propos. A leur place, une froideur glaciale, une lèvre haineuse et un sourire cruel.
  
  - Tu en as mis du temps ! reprocha Sherwood, soulagé.
  
  - Comment aurais-je imaginé que tu t’étais fait avoir ? contra Laura avec hargne.
  
  Coplan calculait la distance. Laura secoua la tête.
  
  - Tu es trop loin, Francis, tu prendrais des risques !
  
  Elle recula d’un pas.
  
  - Manœuvre la grille latérale et libère Dick, ordonna-t-elle d’un ton sec.
  
  En même temps, elle lâcha une balle qui frôla l’épaule de Coplan et s’en alla ricocher contre la paroi voûtée. Au bruit de la détonation, Harimau s’énerva et poussa un feulement terrifiant.
  
  - Tire cette putain de grille ! hurla Sherwood.
  
  Coplan s’exécuta avec des gestes lents, évaluant ses chances de se sortir de ce mauvais pas. Pour le moment, elles étaient nulles. Sherwood s’élança, agrippa des deux mains les rebords de la fosse et se hissa à l’extérieur. La sueur mouillait son front. Ses traits avaient perdu leur arrogance. Laura remarqua son col de chemise taché de sang et la plaie à la croûte déjà séchée sur sa gorge.
  
  - Tu es blessé ?
  
  - C’est ce salopard qui...
  
  Coplan ne vit pas venir l’attaque. Le pied de Sherwood lui emboutit les reins et le catapulta sur le bord de la fosse. Un second coup le fit basculer et il tomba à l’endroit même où, un peu plus tôt, il avait expédié Sherwood.
  
  Au-dessus la grille coulissa et Sherwood ricana.
  
  - Est pris celui qui croyait prendre.
  
  Coplan grimaça. Il était vraiment en mauvaise posture. L’arrivée de Laura avait tout fait basculer.
  
  Celle-ci s’approcha et le contempla avant d’éclater de rire.
  
  - Voilà qui t’apprendra à t’intéresser à ce qui ne te regarde pas, Francis !
  
  Elle se tourna vers Sherwood.
  
  - Que sait-il exactement ?
  
  Il le lui dit et la jeune femme se pencha au-dessus de Coplan.
  
  - Pour qui travailles-tu ? La D.G.S.E. ?
  
  Il ne répondit pas et elle haussa les épaules avec indifférence.
  
  - Qu’importe, puisque nous avons les toiles et que tu ignores pourquoi nous les cherchions.
  
  - Dis-moi au moins comment Mac Pharden les détenait ?
  
  - Je vais te répondre puis je t’abattrai. Tu t’es mêlé de choses qui ne te concernaient pas et je ne puis prendre le risque de te laisser en vie, d’autant que Dick et moi ignorons encore combien de temps nous resterons aux mains des rebelles. Ces derniers, je ne l’oublie pas, pourraient te délivrer. Certes, j’ai passé de bons moments avec toi mais, si tu appartiens à notre profession, tu me comprends et tu agirais de même avec Dick ou moi dans la situation inverse.
  
  - Je ne suis pas une barbouze, tenta d’accréditer Coplan.
  
  - Ne me prends pas pour une imbécile. Tu en as le profil. Tous les talents que tu as déployés t’ont trahi. Mais n’épiloguons pas. Tu dois mourir. Tu sais trop de choses pour être innocent.
  
  - A partir du moment où tu as prononcé le terme d’Opération Nikka, tu t’es condamné à mort, renchérit Sherwood.
  
  - Ces trois toiles, reprit Laura, ont été sorties clandestinement d’U.R.S.S. par le réseau de Résistance auquel appartient leur auteur. Dans un premier temps, elles ont transité en Pologne chez des militants de Solidarnosc qui les ont fait passer en Allemagne de l’Est. A Berlin-Ouest, elles ont disparu, volées mystérieusement par un gang international qui a su estimer leur grande valeur. Lors d’un voyage à Londres, MacPharden les a achetées pour sa collection. Nous avons mis du temps à découvrir où elles étaient cachées. Nous y sommes enfin parvenus. Par un malheureux concours de circonstances, nous n’avons pu opérer avant le départ du safari. En revanche, les rebelles ont servi nos dessins la nuit dernière.
  
  - Et, en dehors de leur valeur marchande, quel intérêt présentent-elles ?
  
  - Elles contiennent des formules chimiques que le réseau de résistance souhaitait transmettre à la C.I.A.
  
  - Bon, on perd du temps, s’agaça Sherwood. Il faut qu’il meure et vite !
  
  Il se dirigea vers le levier qui actionnait la grille verticale. Laura se raidit.
  
  - Que fais-tu ?
  
  - Je soulève la grille pour que le tigre s’occupe de notre ami. Ça nous arrange. Les rebelles sont toujours maîtres du château et il leur faudra une explication pour la mort de Francis. Nous leur dirons qu’il avait parié avec nous qu’il renverserait sur le dos cette bête de six cents livres. Pari que nous avons tenu parce que nous avons l’esprit sportif. Il est descendu dans la fosse et l’affrontement a tourné au désastre sans que nous puissions intervenir.
  
  - C’est tiré par les cheveux, critiqua Laura d’un ton froid. J’ai une meilleure idée...
  
  - Laquelle ?
  
  - Pour les rebelles, la mort des MacPharden est inexpliquée. Nous en accuserons Francis et dirons qu’il a avoué.
  
  - Ensuite ?
  
  - Nous l’avons châtié comme nous l’entendions. Et nous présenterons des excuses à Cikini pour avoir injustement soupçonné ses soldats d’avoir commis un viol et un double meurtre.
  
  - Pas mal, admit Sherwood.
  
  - Francis mourra d’une balle dans la tête et non sous les griffes de ce tigre monstrueux.
  
  - Tu es une sentimentale, railla Sherwood. Tu ne peux oublier tes nuits avec lui !
  
  - Pas sentimentale, efficace, répliqua-t-elle d’un ton acerbe.
  
  - Ne vous disputez pas, persifla Coplan. Je détesterais semer la zizanie dans un couple aussi sympathique ! Si je puis exprimer un désir, j’aimerais suggérer une solution autre que la balle de Winchester ou les crocs d’Harimau.
  
  Laura et Sherwood se figèrent, interdits.
  
  - Laquelle ?
  
  - La flèche.
  
  - Avec la pomme de Guillaume Tell ? ricana Sherwood.
  
  - Une flèche en plein cœur.
  
  Sherwood se gratta la tête.
  
  - Dans le fond, ça me va.
  
  Il se décida.
  
  - Je vais chercher l’arc.
  
  Coplan poussa un soupir de soulagement. Il avait réussi à repousser l’instant fatal. A présent, il était seul avec Laura. A lui de la convaincre, durant le court délai qui lui était imparti, de le laisser sortir du piège. Cependant, malgré tous ses efforts, il n’y parvint pas.
  
  - Désolée, Francis, répétait-elle l’amour, c’est l’amour, le boulot, c’est le boulot. Je te l’ai dit, tu es forcément une barbouze, donc tu comprends ma position. A Moscou, crois-moi, on ne rigole pas avec les manquements à la règle. Dommage pour toi car tu es doué et tu ne mérites pas de finir dans cette fosse. Mais dans ce métier, il faut s’attendre à tout.
  
  - Pourquoi avoir torturé MacPharden ?
  
  - Il refusait de nous dire où étaient les toiles et ne voulait pas nous donner ses clés.
  
  Sherwood revint à cet instant-là avec son arc et son carquois.
  
  - Vise bien, recommanda Laura, qu’il ne souffre pas.
  
  Coplan avala péniblement sa salive. L’heure était venue. Cette fois, il ne voyait aucune échappatoire.
  
  Sherwood s’agenouilla et banda la corde de son arc.
  
  - Ne bouge pas, conseilla-t-il. Tu verras, c’est facile, tu mourras en douceur !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  
  
  
  La roquette creusa une brèche dans les pierres et explosa. Coplan sauta de côté au moment où Sherwood lâchait sa flèche et celle-ci lui siffla à l’oreille avant de se briser contre le mur. Dans le tumulte de son cerveau, Coplan comprit que l’aviation gouvernementale, en attaquant à nouveau, venait de lui sauver provisoirement la vie, et déjà les événements se précipitaient.
  
  Décapitée par le souffle, démembrée par le coup de tonnerre qui avait éclaté sous les voûtes, Laura, n’était plus qu’un amas de chairs sanguinolentes.
  
  Les jambes et un bras arrachés, Sherwood avait été projeté à terre, mais avant de mourir, mû par un réflexe de vengeance, il abaissa de sa main valide le levier qui commandait la grille verticale.
  
  Terrorisé par le vacarme, le tigre s’enfuit de sa prison dans celle où se tenait Coplan qui s’effaça prestement pour éviter l’assaut.
  
  Pour autant, sa situation n’était guère enviable. L’espace ne se prêtait guère à la corrida.
  
  Le fauve bondit, les pattes tendues, les griffes ouvertes, dans la position du boxeur.
  
  Coplan culbuta sur le dos et laissa les six cents livres de chair et d’os lui passer au-dessus du corps. Furieux, l’adversaire revint à la charge et, cette fois, Coplan crut sa dernière heure arrivée mais, à l’ultime moment, il réussit à rouler hors de portée.
  
  Le tigre gronda.
  
  Coplan se remit debout et arracha de sa ceinture la flèche qu’il y avait enfoncée après la bagarre avec Sherwood.
  
  Il dansa sur place puis, hardiment, avança sur le fauve qui recula, étonné. Coplan le fixait dans les yeux en se remémorant l’anecdote que lui avait contée MacPharden au cours de son premier dîner au château.
  
  « En définitive, le tigre a peur de l’homme. Dans son état normal, il ne l’attaque que de dos. Il suffit de lui faire face et de le fixer dans les yeux pour le décourager et l’inciter à fuir. J’ai connu un tapper qui, armé seulement d’une perche de bambou, est resté une demi-journée face à un tigre qui lui tournait autour en visant les reins. Finalement, ce dernier s’est esquivé, la queue entre les jambes. Naturellement, il en va autrement, lorsque le fauve est acculé et a peur. Dans ce cas, il n’hésite pas à attaquer de face. »
  
  Présentement, cette dernière situation prévalait. Harimau était acculé et avait peur. L’explosion l’avait terrorisé.
  
  Il bondit. Coplan ne fut pas surpris car il s’y attendait. Souplement, il sauta de côté et frappa de toutes ses forces. La pointe d’acier perfora l’œil gauche et poursuivit son chemin à travers le cerveau. Foudroyée, la bête monstrueuse retomba, agitée de convulsions spasmodiques. Une de ses pattes effleura la cuisse de Coplan et les griffes tracèrent des sillons sanglants dans la chair. Coplan serra les dents. Après avoir élargi la déchirure du tissu, il constata l’étendue des dégâts. Les muscles étaient labourés mais l’artère fémorale n’était pas atteinte.
  
  Coplan banda ses muscles et sauta à la verticale pour agripper des deux mains les barreaux de la grille. En se déplaçant latéralement, il atteignit le rebord de la fosse et passa un bras pour actionner le levier.
  
  Lentement, la grille coulissa. Il se hissa sur le sol jonché de débris et slaloma entre les flaques de sang, évitant de poser le regard sur les cadavres de Laura et de Sherwood. Sa cuisse le faisait terriblement souffrir.
  
  En boitillant, il regagna la chambre de Sherwood et récupéra les trois toiles qu’il alla ranger dans une de ses valises.
  
  C’est en ressortant qu’il découvrit que la situation militaire avait fortement évolué. L’attaque aérienne avait été lancée pour préparer l’arrivée d’un bataillon de parachutistes de Jakarta. En pleine déroute, les rebelles fuyaient dans la jungle. Ceux qui avaient été capturés étaient fusillés sommairement par groupes de cinq.
  
  
  
  Un médecin-capitaine examina hâtivement la cuisse et s’étonna :
  
  - Ce sont les rebelles qui vous ont fait ça ?
  
  - Non, un tigre.
  
  - Et vous êtes encore en vie ?
  
  - Le fauve est mort.
  
  L’officier écarquilla les yeux.
  
  - Vraiment ?
  
  - Je suis un expert de la lutte gréco-romaine avec un tigre et un spécialiste en corrida, plaisanta Coplan.
  
  - Comment l’avez-vous tué ?
  
  - Comme un matador. Avec une banderille dans l’oeil gauche.
  
  « Le fauve n’a rien vu venir, il louchait. »
  
  Le médecin éclata de rire.
  
  - J’adore votre humour. Attention, je vais vous faire mal. Je suis obligé d’ouvrir et de désinfecter. Rien de plus empoisonné qu’une griffe de tigre.
  
  
  
  
  
  EPILOGUE
  
  
  
  
  
  Sous l’œil compatissant du Vieux, Coplan se déplaça péniblement et alla s’asseoir sur la chaise que lui offrait le lieutenant-colonel, adjoint au directeur des services techniques.
  
  Les trois toiles volées par Laura et Sherwood à George MacPharden étaient clouées sur le tableau noir. Lavées par un spécialiste, les filles pubères à la peau noire, aux cheveux coiffés à l’afro, avaient disparu. Tout comme les isbas dans leur décor de neige. Les toiles avaient retrouvé leur virginité, sauf dans le coin inférieur gauche où, d’habitude, l’auteur inscrit sa signature.
  
  Coplan allongea la jambe en réprimant une grimace de douleur. Quarante-quatre heures plus tôt, il se trouvait encore au château des comtes de Brynmoor. Ayant refusé de se faire hospitaliser, il s’était empressé, à Jakarta, de grimper à bord du premier vol en partance pour l’Europe.
  
  A Roissy, le Vieux en personne l’attendait pour l’accompagner à une clinique privée, pendant que les toiles étaient remises au directeur des services techniques.
  
  Ce dernier s’éclaircit la gorge.
  
  - Mon général, messieurs, commença-t-il.
  
  « Je me permettrai de rappeler que le stade de la guerre atomique est dépassé et que le seul conflit que nous ayons à redouter est celui qui verrait l’utilisation d’armes chimiques. Dans ce domaine, notre armée est prête. Sa panoplie est variée et sophistiquée. En outre, dans chaque corps, a été constitué un régiment spécialisé, baptisé N.B.C. (Nucléaire, Bactériologique, Chimique), chargé de l’identification et de la décontamination. A la fin de l’année, seront mis en service des véhicules blindés équipés d’appareils de détection et, en particulier, de pipettes destinées à analyser la teneur de l’air, sans oublier les détecteurs à distance qui inspectent l’espace à l’aide d’un rayon infrarouge et alertent le cerveau-commande en cas d’approche d’un nuage toxique. Une nouvelle génération de masques à gaz et de combinaisons hermétiques a été introduite dans nos unités. Derrière le Rideau de Fer se prépare un large échantillonnage de gaz de combat. En premier lieu, les vésicants qui datent de 1914-1918 mais ne sont pas pour autant périmés. Vous connaissez leurs effets : destruction de la structure cellulaire des tissus, brûlure des poumons et du corps. Un gramme et demi dans les poumons ou quatre grammes sur la peau et c’est la mort. En second lieu, les suffocants, comme le phosgène, agissent uniquement sur les poumons. Dans la même catégorie, rangeons les hémotoxiques, tels l’acide cyanhydrique et le chlorure de cyanogène, qui annihilent l’enzyme métabolisant l’oxygène transporté par le sang. En troisième lieu, les neurotoxiques appartenant à la famille des organo-phosphorés. »
  
  Coplan hocha la tête. Il avait failli en être victime lors d’une mission antérieure. Deux cinquièmes de milligramme suffisaient pour tuer un homme. Symptômes : respiration accélérée et gonflement douloureux de la poitrine. En deux ou trois minutes, la mort survenait, sauf si l’on disposait d’antidotes.
  
  Le colonel se tourna vers le tableau et sa règle en bois souligna le bas des toiles.
  
  - Ces inscription ici constituent chacune une fraction d’une formule chimique.
  
  Le Vieux bougea sur son fauteuil.
  
  - Celle d’un gaz ?
  
  - Non, mon général. Depuis longtemps, nous soupçonnions les Soviétiques de travailler sur ce projet. De notre côté, nous faisions de même mais, hélas, ne pensions pas aboutir. Britanniques et Américains étaient aussi pessimistes que nous. Et voici que nous avons la preuve, grâce à cette formule, que les Soviétiques sont venus à bout de la tâche qu’ils s’étaient assignée.
  
  Le directeur des services techniques marqua un temps de silence et le Vieux reprocha de sa voix bourrue :
  
  - Vous nous faites languir, mon cher. Le suspense, aujourd’hui, n’est pas de mise.
  
  - Pardonnez-moi, mon général. C’est que je suis encore effrayé par cette trouvaille venue de l’Est. Contre elle, nos matériels de décontamination, nos combinaisons et nos gants antitoxiques, nos peintures spéciales, seront inefficaces. Il y a trois mois, nous avons mis au point un mélange atropine-contrathion-valium sur lequel nous fondions de grands espoirs. Ceux-ci sont désormais périmés.
  
  - Mais de quoi s’agit-il ? s’impatienta Coplan.
  
  Le colonel parut mal à l’aise, comme si la victoire des Soviétiques représentait une défaite personnelle.
  
  - Mon général, messieurs, laissa-t-il enfin tomber, Moscou est parvenu à isoler le gène qui provoque la fabrication du venin chez le cobra. Cette formule permet de l’intégrer dans des virus et des bactéries. Dès demain, nous pouvons en être victimes en dégustant un pot de yaourt ou en avalant une bière. Pas besoin de roquettes, de fusées ou de bombardiers. Quelques gouttes en amont, dans une rivière, dans un château d’eau, dans des aliments pour bétail, dans les produits chimiques d’un laboratoire pharmaceutique, et tout le circuit, jusqu’en aval, est contaminé. C’est l’hécatombe en douceur, indolore, inodore, incolore... et, surtout, indécelable.
  
  - Terrifiant, frémit Coplan.
  
  Et dire qu’il avait fallu aller jusque dans la jungle surmatranaise pour conjurer le péril du cobra ! Un comble !
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer en mars 1989 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
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