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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  En cette soirée de novembre, où une légère brume ouatait la clarté des hauts lampadaires bordant la route nationale, ce coin de la banlieue nord de Paris était tristement désert.
  
  Après le reflux massif des voitures qui ramenaient dans leurs communes-dortoir les habitants d’Eaubonne et de Saint-Leu, la circulation s’était rapidement tarie. Mais si de rares véhicules aux feux en code passaient encore de temps à autre sur la grande voie macadamisée, les avenues adjacentes, avec leurs pavillons clairsemés aux persiennes closes, étiraient dans une obscurité silencieuse leur perspective solitaire.
  
  Une fourgonnette Peugeot noire, venant d’Enghien, ralentit avant de virer sur la droite dans une de ces avenues dont seuls les riverains connaissent le nom, puis, cinquante mètres plus loin, elle bifurqua de nouveau, s’immobilisa dans un chemin troué d’ornières, entre deux terrains non bâtis envahis par une végétation arborescente, trop vivace pour succomber à l’automne.
  
  Les deux occupants de la voiture - leur physique et leur mise étaient parfaitement banals - jetèrent un coup d’œil indifférent à la montre du tableau de bord et, sans échanger un mot, ils entamèrent leur attente.
  
  Celle-ci fut d’ailleurs très brève car, émergeant des fourrés sur leur gauche, une silhouette se dirigea d’un pas tranquille vers la voiture, vint se montrer à la portière du conducteur.
  
  Les présentations furent superflues : l’inconnu, vêtu d’un imperméable noir, avait la tête enveloppée dans une cagoule, et le feutre qui le coiffait achevait de lui donner l’air sinistre d’un meurtrier sadique. Mais le regard direct et lucide qu’il braqua sur les deux agents des Services Spéciaux n’était pas celui d’un déséquilibré, ni d’un hors-la-loi.
  
  D’un signe, le chauffeur invita l’arrivant à monter à l’arrière. Lorsque la portière eut claqué, il démarra.
  
  La fourgonnette tangua durement sur les bosses et les creux du chemin, rejoignit une transversale qui la ramena sur la grand-route et repartit en direction de Paris.
  
  Vingt-cinq minutes plus tard, elle pénétra dans le couloir d’un immeuble du boulevard Magenta. Les occupants de la banquette avant mirent pied à terre et allèrent refermer les vantaux du portail avant de faire descendre leur énigmatique passager.
  
  Ils s’engouffrèrent avec lui dans l’ascenseur, montèrent au quatrième. L’un d’eux appuya sur le bouton de sonnerie d’un appartement et, lorsque la porte se fut ouverte, il dit en cédant le passage à l’inconnu :
  
  - Voici le... votre correspondant. Faudra-t-il le reconduire ?
  
  - Non, merci, c’est terminé pour vous, répondit Francis Coplan. Vous pouvez regagner vos pénates. Et oubliez cette balade, hein ?
  
  Les gardes du corps acquiescèrent et tournèrent les talons tandis que l’homme à la cagoule entrait dans l’appartement. Coplan repoussa la porte.
  
  - Voulez-vous me suivre ? pria-t-il.
  
  A sa suite, l’inconnu se rendit dans un salon Louis-philippard, douillet, encombré de bibelots. Un sexagénaire aux sourcils agressifs était confortablement installé sur le canapé, les jambes croisées, un bras étendu sur la boiserie du dossier.
  
  L’invité se découvrit, salua ses hôtes d’une petite inclinaison du buste.
  
  - Merci de m’avoir accordé cette entrevue... peu protocolaire Messieurs, articula-t-il avec une pointe d’accent étranger. Excusez-moi de cet excès de précautions, mais je pense qu’il était aussi souhaitable pour vous que pour moi.
  
  Il se débarrassa prestement de la cagoule qui masquait ses traits et, dévoilant son visage bronzé, il ajouta :
  
  - Bechor Hargaz, directeur de la 4e Section du Chech-Beth.
  
  Le Vieux et Coplan, quelque peu surpris, contemplèrent l’envoyé du S.R. israélien. Ils avaient cru que ce contact, sollicité par des voies assez tortueuses, n’allait les mettre en présence que d’un agent ordinaire.
  
  - Enchanté, M. Hargaz, prononça le Vieux en se décidant à quitter son canapé. Je me nomme Ségur. Et voici mon collaborateur, Cadouin. Ce dont vous avez à me parler vous obligeait-il à lever votre incognito ?
  
  L’interpellé ôta son imperméable, le déposa sur une chaise.
  
  - Oui, moralement, affirma-t-il d’un ton soucieux. C’est une lettre de créance, en quelque sorte. Les choses eussent été différentes si cette rencontre avait été ménagée par les intermédiaires diplomatiques habituels. Mais j’ai jugé préférable de tenir nos gouvernements respectifs à l’écart du problème que nous devons débattre. Ainsi, le principe d’une coopération... délicate ne sera pas mis en cause.
  
  Le Vieux se rassit. Son opinion sur Hargaz était formée : l’homme faisait le poids. Il voyait clair, savait contourner les écueils ou abattre franchement son jeu quand il l’estimait utile.
  
  De son côté, Coplan étudiait avec intérêt la personnalité de l’Israélien. La physionomie de ce dernier semblait refléter une fatigue vieille de plusieurs siècles et pourtant, quand ses paupières se relevaient, une inlassable énergie brûlait dans ses prunelles. Un besoin de confiance presque pathétique se lisait sur ses traits tirés.
  
  - Prenez place, M. Hargaz, suggéra le Vieux en désignant un fauteuil. Quel est le domaine dans lequel nous pourrions éventuellement vous épauler ?
  
  Sa bonhomie effaçait le conditionnel de ce propos. Hargaz se sentit soudain plus à l’aise. Il percevait, chez ses interlocuteurs, une curiosité amicale qui allait au-delà de la courtoisie qu’on témoigne à l’égard d’un collègue étranger.
  
  - Je ne suis pas venu vous demander un soutien sans contrepartie, précisa-t-il, détendu. En fait, il s’agirait de nous associer pour mener en commun une enquête dont les résultats peuvent influencer l’équilibre des forces au Moyen-Orient.
  
  Coplan se tâta les poches, en extirpa son paquet de cigarettes. Il en prit une sans détacher son regard de l’Israélien.
  
  - Nous vous écoutons, déclara le Vieux, attentif.
  
  - Au départ, il n’y a rien que vous ne sachiez déjà, commença Bechor Hargaz. La presse mondiale, dont les représentants au Caire avaient du reste été conviés par Nasser, a révélé que l’Égypte possède à présent des fusées de portée moyenne capables d’atteindre les principales villes du Liban, de Jordanie et d’Israël. Plus récemment, les journaux ont relaté la disparition de trois savants qui avaient participé à la mise au point de ces missiles et, aussitôt, les Égyptiens nous ont accusés de les avoir enlevés, sinon supprimés.
  
  - Je n’ai pas tenu ces allégations pour totalement invraisemblables, émit le Vieux avec une pointe d’humour. Ai-je eu tort ?
  
  - En l’occurrence, oui. Nous ne sommes pour rien dans la volatilisation successive de ces experts, et nous aimerions savoir ce qu’ils sont devenus. Cela, pour une raison majeure...
  
  Il dévisagea ses interlocuteurs, puis il poursuivit :
  
  - Gerhard Bolz, un ancien de Pennemünde, a disparu alors qu’il était de passage à Munich. Son ami Bruno Schwarz se trouvait au Caire quand, brusquement, on a perdu sa trace. Et enfin Camille Lanioux, citoyen français, a été vu pour la dernière fois à Rome. Les deux Allemands et votre compatriote avaient travaillé ensemble dans les ateliers où a été conçue votre fusée « Véronique ».
  
  - Je sais, dit le Vieux. Bolz et Schwarz avaient été récupérés par nos services, en Bavière, peu après la fin de la guerre. Ils ont apporté une contribution importante au démarrage de notre programme d’engins spatiaux. Si mes souvenirs sont bons, ils ont pu quitter librement la France vers 55 ou 56. Quant à Lanioux, son nom ne me dit rien.
  
  - Ce n’est pas un théoricien, c’est plutôt un réalisateur, un constructeur. Pendant des années, il avait été en très bons termes avec Bolz et Schwarz et je suppose que c’est à leur demande qu’il les a rejoints en Égypte. Mais il n’y est pas allé dans une intention bassement lucrative...
  
  Un sourire ambigu plissa les lèvres d’Hargaz.
  
  - Lanioux est un juif, mais ça ne se voit pas, reprit-il. En acceptant l’offre qui lui était faite, il avait un autre but que d’accroître le potentiel militaire de Nasser : notre jeune nation étant particulièrement visée par ces armes nouvelles, il s’était promis de nous tenir au courant de ce que manigançaient les Égyptiens. Cette promesse, il l’a tenue, malgré les risques auxquels il s’exposait et sans vouloir la moindre rétribution.
  
  Coplan et le Vieux échangèrent un bref coup d’œil. Ils commençaient à discerner le mobile de la visite d’Hargaz.
  
  - Je puis vous assurer tout de suite que nous n’avons pas appréhendé de force ces trois hommes, si c’est ce que vous craignez, déclara le Vieux, très positif.
  
  - C’est plutôt ce que j’espérais, rectifia Bechor Hargaz. Maintenant, le mystère reste entier. Pour nous, Lanioux était un informateur irremplaçable.
  
  Le Vieux se gratta l’aile du nez.
  
  - N’aurait-il pas été coffré tout bonnement, avec ses collègues, par le Service de contre-espionnage de la R.A.U. ? avança-t-il. Ce serait assez plausible, compte tenu de ce que vous venez de nous révéler.
  
  Hargaz secoua négativement la tête.
  
  - Je ne le crois pas, car dans ce cas le Caire aurait mené grand tapage autour de l’affaire pour attiser contre nous la haine du monde arabe. On aurait organisé un procès à grand spectacle, insisté sur l’extraordinaire sagacité des polices égyptiennes, et...
  
  Coplan sortit de son mutisme :
  
  - Lanioux, Schwarz et Bolz ne se terreraient-ils pas quelque part, de leur propre volonté, parce qu’ils se sentent surveillés ?
  
  - Ceci n’est pas exclu, admit Hargaz. A mon avis, il y a trois possibilités : tout d’abord, celle que vous mentionnez. Ces spécialistes en astronautique pourraient être revenus en France et ils se cacheraient ici sous des noms d’emprunt, estimant qu’une menace plane sur eux. Seconde hypothèse : ils seraient passés à l’Est, attirés par les moyens scientifiques immenses que la Russie met à la disposition des chercheurs. Dans leur branche, ces hommes sont des fanatiques, ne l’oublions pas : ils sont réfractaires à toute idéologie, leur seule passion étant la conquête de l’espace. Troisième éventualité : ils auraient exprimé leur intention de quitter l’Égypte définitivement, et on les aurait capturés, séquestrés pour les contraindre de poursuivre leurs travaux. C’est ce dernier point que je m’efforce d’éclaircir.
  
  Le Vieux opina du bonnet.
  
  - En somme, résuma-t-il, vous souhaiteriez que Lanioux reprenne ses fonctions sur les bords du Nil, pour autant qu’il ne soit pas grillé auprès de ses employeurs ?
  
  Les traits tourmentés de l’Israélien s’éclairèrent imperceptiblement.
  
  - Je n’irai pas jusque là, répondit-il à mi-voix. Dans l’immédiat, je sollicite votre aide pour élucider au plus vite si Lanioux est en territoire français. Le cas échéant, je voudrais entrer en contact avec lui pour lui demander les raisons de sa fuite. Un certain remaniement de nos réseaux en Égypte s’impose peut-être.
  
  Un silence tomba.
  
  Coplan, tout en examinant ses ongles, prononça :
  
  - Si Lanioux était vivant, et libre, n’aurait-il pas pris l’initiative de vous tranquilliser sur son sort ?
  
  - Pas obligatoirement, riposta Hargaz. Il n’était qu’un informateur bénévole, vous comprenez ? Il pouvait cesser de communiquer avec nous du jour au lendemain sans nous devoir la moindre explication. Mais nous avons une dette envers lui. S’il est prisonnier, ou s’il est en danger, notre devoir est de lui porter secours.
  
  Après un temps de réflexion, le Vieux dit en fixant l’Israélien :
  
  - D’accord. Nous allons entamer les recherches. Toutefois, n’en escomptez pas trop : je crains fort que Lanioux et ses collègues germaniques soient tombés l’un après l’autre dans un piège.
  
  - C’est aussi ce que je redoute, reconnut Hargaz. Mais je n’aboutirai à une certitude qu’en éliminant les autres éventualités. Je devrais, logiquement, tenter une démarche semblable en Allemagne. Ne pourriez-vous pas vous en charger ?
  
  - Pourquoi ? fit Coplan. Vos rapports avec la République Fédérale ne sont pas mauvais, que je sache ?
  
  - Non, bien sûr... Mais il me serait difficile de dévoiler le dessous des cartes et, à Bonn, on s’imaginerait que je veux retrouver ces gens pour m’en emparer. Venant de votre part, la requête paraîtrait plus désintéressée : il est normal que vous vous occupez du sort d’un de vos ressortissants, et même de celui de techniciens étrangers qui ont été employés dans vos bureaux d’études.
  
  - Hum... toussota le Vieux. Vous devez être un adversaire redoutable au jeu d’échecs, monsieur Hargaz.
  
  - Je ne représente qu’un tout petit pays, fit valoir l’agent du Chech-Beth en repliant sa cagoule. Les effectifs et le budget de mon service sont des plus limités, car nous sommes encore très pauvres. Il me faut donc chercher de l’aide auprès de pays plus puissants.
  
  Le Vieux étudia son interlocuteur.
  
  - Comment vous communiquerai-je le résultat de nos enquêtes ? s’informa-t-il, presque bougon.
  
  - Deux de mes collaborateurs m’avaient précédé à Paris. Je vais vous donner leurs nom et adresse. Si ce n’est trop abuser, je vous prierais de les associer très étroitement à certaines investigâtions. Les recherches auxquelles ils ont déjà procédé à Rome et à Munich, autant que leur connaissance générale de l’affaire, leur permettraient d’interpréter des indices qui, pour une autre personne, n’auraient guère de signification. Ces camarades me tiendront au courant.
  
  
  
  
  
  Vingt minutes plus tard, lorsque Bechor Hargaz eut quitté l’appartement pour se fondre dans la nuit parisienne, le Vieux entreprit de bourrer songeusement sa pipe.
  
  - Ficelle, le gars, commenta-t-il à l’intention de Francis quand il eut tassé son tabac dans le fourneau de sa bouffarde. Je ne parierais pas ma retraite sur la sincérité absolue des motifs qu’il a avoués, mais rien ne s’oppose à ce que nous mettions la roue en branle. Quelle est votre opinion, Coplan ?
  
  L’interpellé eut une mimique dubitative.
  
  - Je crois que ce que nous a raconté Hargaz est vrai en tout point, mais qu’il veut faire apparaître la vérité surtout parce que l’opinion publique mondiale soupçonne les services secrets israéliens d’avoir assassiné les trois disparus. De telles suppositions sont gênantes. Elles sont d’autant plus difficiles à réfuter qu’elles sont plausibles, et elles alimentent la propagande de l’adversaire. Vous-même...
  
  - Hé oui, j’y avais pensé, convint le Vieux avec un petit mouvement d’épaule. Enfin, nous allons voir ça. Puisque ce Lanioux était aux premières loges, dans l’arsenal des missiles égyptiens, nous avons intérêt à remettre la main sur lui.
  
  Il téta quelques bouffées méditatives, reprit :
  
  - Voulez-vous procéder aux vérifications habituelles ? Aux Renseignements Généraux, ils pourront vous dire si notre homme avait gardé une résidence en France. Consultez aussi le fichier du « Personnel » dans le dossier Véronique. Ensuite, nous lancerons un avis de recherche en bonne et due forme.
  
  Coplan ne cacha pas son scepticisme.
  
  - Moi, je veux bien, répondit-il en éteignant sa cigarette dans le cendrier. Les chances de retrouver ces types en vie me paraissent minimes, et encore plus faibles en France que partout ailleurs. Verriez-vous un inconvénient à ce que je me mette d’emblée en rapport avec les agents d’Hargaz ?
  
  - Aucun. Mais que comptez-vous leur dire ?
  
  - Je voudrais obtenir d’eux quelques éclaircissements sur les circonstances qui avaient motivé la présence de Lanioux à Rome.
  
  Retirant son tuyau de pipe de sa bouche, le Vieux fronça le nez.
  
  - Ne dépassez pas le cadre de ce qu’on nous demande, conseilla-t-il, se méfiant un peu de la nature impulsive de Coplan. Cela dit, voyez cependant s’ils ont des raisons précises de croire que Lanioux a traversé la frontière franco-italienne.
  
  - Je n’avais pas d’autre projet, affirma Francis.
  
  Et il changea de place l’automatique qui, depuis une heure, alourdissait la poche droite de son pantalon.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Sanglé dans son imperméable au col relevé, Coplan descendit l’avenue vers le croisement du boulevard Gouvion St-Cyr. Une petite pluie finement vaporisée posa un masque humide sur son visage tandis qu’il épiait les voitures en stationnement le long du trottoir. L’obscurité ne lui facilitait pas le déchiffrement des plaques minéralogiques.
  
  Une Simca Beaulieu noire, arrêtée devant l’entrée cochère d’un hôtel particulier au mépris des règlements, aurait fait passer un frisson de joie dans le dos d’un contractuel de service dans le quartier, s’il y en avait eu un à 9 heures du soir.
  
  Pour une tout autre raison, la vue de cette berline détendit les traits de Coplan. Son numéro correspondait à celui qu’on lui avait mentionné. En outre, deux personnes étaient assises à l’intérieur, et elles s’étaient abstenues d’allumer le plafonnier.
  
  Coplan ouvrit la portière, se présenta :
  
  - Bonsoir. Je suis Cadouin.
  
  - Montez, je vous prie.
  
  Il s’introduisit dans la voiture, referma la portière.
  
  - Shimon Eban, dit l’homme assis au volant, la main tendue.
  
  - Content de vous voir.
  
  - Golda Liebers, prononça la femme installée sur la banquette arrière.
  
  Coplan fit pivoter ses épaules pour regarder son interlocutrice et lui donner un shake-hand. Dans l’ombre, il aperçut une blonde aux yeux graves, aux lèvres entrouvertes par un sourire contraint. Jolie, certes, et très attirante, mais portant sur ses traits l’expression fatiguée des êtres dont l’existence n’a été qu’une lutte perpétuelle.
  
  - Très heureux, dit Francis en serrant la paume tiède et satinée de la jeune femme.
  
  Se détournant d’elle à regret, il ramena son regard vers Eban.
  
  - Je n’ai rien de bien marquant à vous annoncer, avoua-t-il tout de go. Jusqu’ici, aucune piste ne semble se dessiner. Les gens qui fréquentaient Lanioux, Schwarz et Bolz sont sans nouvelles d’eux depuis fort longtemps.
  
  Shimon Eban mit le moteur en marche, s’écarta du trottoir.
  
  - Je m’y attendais, soupira-t-il. En mettant les choses au mieux, ils doivent avoir choisi une retraite inviolable.
  
  A l’angle du boulevard, il bifurqua vers la Porte des Ternes.
  
  - Vous y croyez, vous ? questionna Coplan.
  
  - Non, laissa tomber l’agent d’Hargaz.
  
  - Et vous, Mr Cadouin ? s’enquit Golda.
  
  - Je suis plutôt pessimiste. Mais je comprendrais difficilement que Bechor Hargaz ait sollicité notre concours s’il n’avait pas eu un élément encourageant.
  
  - C’est une pure spéculation de sa part, prétendit Eban. Aucun fait matériel n’étaye l’idée d’un repli volontaire des intéressés sur le territoire français.
  
  La voiture obliqua sur la gauche, remonta vers l’Étoile.
  
  - Je vous propose de m’accompagner à l’appartement que Lanioux avait gardé à Paris, dit Coplan. J’ai les autorisations et les instruments voulus pour y pénétrer.
  
  - Avec plaisir, acquiesça le conducteur. Je sais où c’est. Nous avons surveillé l’immeuble pendant une quinzaine de jours, à toutes fins utiles.
  
  - Alors, il est superflu de vous indiquer l’adresse, conclut Francis avec bonne humeur. Auparavant, vous aviez mené des enquêtes à Rome et à Munich, m’a-t-on dit. En ce qui concerne Lanioux, avez-vous pu reconstituer ce qui s’est passé ?
  
  Golda Liebers, se pencha en avant, posa ses coudes sur le dossier, entre les deux hommes.
  
  - Dans la soirée du 3 octobre, votre compatriote a quitté très normalement l’Hôtel Tevere, avec ses deux valises. Il a pris un taxi, le portier l’a entendu citer comme destination la gare de Termini, et puis c’est tout. Ça s’arrête là.
  
  - Le scénario a été exactement pareil pour les deux autres, compléta Shimon. S’il y a eu enlèvement, personne n’en a témoigné. Ou bien nos trois techniciens sont partis, de leur propre initiative, vers un point de ralliement dont ils étaient convenus d’avance, ou bien il se sont rendus en confiance à un rendez-vous qui devait leur être funeste.
  
  - Ils peuvent donc être planqués en Italie...
  
  - N’importe où, corrigea Golda.
  
  - Une plainte a-t-elle été déposée auprès de la police italienne ?
  
  - Oui. Elle a été saisie officiellement. Par le gouvernement égyptien. Mais si elle avait découvert quelque chose de précis, les journaux du Caire ne poursuivraient pas leur campagne d’accusations contre nous.
  
  Par le Trocadéro, la Beaulieu gagna la rue de Passy. Elle trouva un emplacement libre, se gara devant un des magasins de cette artère très commerçante. Ses passagers descendirent.
  
  - S’il y avait quelque chose dans la boîte aux lettres, je présume que vous avez fait main basse dessus, avança Coplan sur un ton détaché, tandis qu’ils franchissaient le porche d’un immeuble.
  
  - Nous avons remis en place ce que nous avions emprunté, spécifia Eban, nullement embarrassé. Il n’y avait là-dedans rien d’instructif, sans quoi je vous l’aurais signalé.
  
  Il n’avait pas le profil sémitique. gé d’environ trente-cinq ans, de taille moyenne, il pouvait passer pour un de ces commis-voyageurs européens à la mise décente, à la nuque rasée et qui ne sont étrangers nulle part.
  
  En le détaillant de plus près, on discernait cependant, à ses fortes arcades sourcilières et à la courbe dure de son menton, une agressivité latente que ne dénonçait pas l’expression neutre de ses traits.
  
  Coplan déclencha la minuterie de l’escalier. Précédant les Israéliens, il gravit les marches des trois étages, s’immobilisa devant la porte d’un appartement et tira un trousseau de clés de sa poche.
  
  Un serrurier qualifié avait dû venir se livrer à un examen préalable, car la seconde clé fit jouer le pêne. Francis poussa le battant, fit entrer le couple.
  
  Une pression du doigt sur l’interrupteur ne donna pas de lumière. Sans doute Lanioux avait-il abaissé la manette du compteur d’électricité avant de s’en aller pour une longue période.
  
  Muni d’une torche, Coplan referma la porte palière, promena le faisceau sur les cloisons du petit hall, cherchant l’endroit où le compteur était dissimulé. Il localisa un coffrage, l’ouvrit en attirant vers lui un bouton de bois. Apercevant le couteau coupe-circuit, il en releva le manche et le luminaire situé au-dessus de sa tête s’alluma.
  
  - Ça sent le renfermé, remarqua Francis. Il doit y avoir un sérieux bout de temps que ces pièces n’ont pas été ventilées.
  
  - Plus de quinze jours, renchérit Golda.
  
  Ils avancèrent, pénétrèrent dans une salle de séjour située sur leur gauche. Un déclic, le plafonnier répandit une lumière orangée.
  
  - Tiens ! fit Coplan, sarcastique. Nous ne sommes pas les premiers...
  
  Les sourcils d’Eban se haussèrent et Golda fronça les siens. Les tiroirs d’une commode étaient sortis de leur alvéole, leur contenu jonchait le sol et le canapé.
  
  - Ce n’est sûrement pas Lanioux qui a créé un désordre pareil, jugea Shimon. Même s’il était venu reprendre quelque chose en vitesse, il n’aurait pas tout laissé dans cet état-là.
  
  - Oui, et je crois qu’on peut rejeter d’emblée l’hypothèse d’un vulgaire cambriolage, émit Francis en s’approchant de la commode.
  
  Il se pencha, examina sous un angle très oblique la couche de poussière étalée sur la tablette du meuble. Des traces de frottement lui apparurent, parfaitement nettes.
  
  - Cette visite ne remonte pas loin, ajouta-t-il. Une nouvelle couche de poussière n’a pas eu le temps de se déposer sur les marques produites dans la première par des attouchements accidentels.
  
  Il se redressa, se tourna vers Eban et Golda.
  
  - Jouons franc jeu, voulez-vous ? Est-ce vous qui êtes venus perquisitionner ce logement ?
  
  Interloqué, Shimon soutint le regard acéré de Coplan.
  
  - Ah non, je vous en donne ma parole, protesta-t-il. Ni Golda ni moi, nous n’avons mis les pieds ici.
  
  - Pourquoi l’aurions-nous caché ? rétorqua la jeune femme, offusquée. Il n’y a pas de raison !
  
  Coplan fut persuadé de leur bonne foi. Il se prit le menton, se remit à regarder autour de lui.
  
  - L’éventualité d’une disparition volontaire perd du terrain, observa-t-il d’un air songeur. Des tiers sont dans le coup.
  
  Il poursuivit sa tournée de l’appartement, les deux Israéliens sur ses talons.
  
  Ce qu’ils virent dans les autres pièces confirma leur première impression : un intrus, sinon plusieurs, avait bouleversé le cabinet de travail et même la cuisine de fond en comble. Mais des objets de valeur, tels qu’un superbe chronomètre en or, un enregistreur portatif et un adorable petit tableau du XVIIIème parfaitement authentique, n’avaient pas été emportés.
  
  - Eh bien ! nous voilà toujours fixés sur un point, conclut Francis avec flegme. On soupçonnait Lanioux de détenir certains documents intéressants.
  
  Rembruni, Shimon enchaîna :
  
  - Oui, mais de quel ordre ? Techniques, ou relatifs à la mission qu’il remplissait pour nous ?
  
  Coplan fit un signe d’ignorance.
  
  - Allez le savoir... Dites-moi : connaissez-vous le motif pour lequel Lanioux avait quitté l’Égypte et s’était rendu à Rome ?
  
  - En principe, c’était un voyage d’agrément qu’il s’offrait pendant un congé, intercala Golda Liebers. C’est du moins ce qu’il avait communiqué à Tel Aviv.
  
  - Combien de temps pouvait-il s’absenter de son poste ?
  
  - Quinze jours.
  
  - Sa disparition se situe-t-elle au début ou à la fin de ce congé ?
  
  - Au milieu. El a séjourné à l’Hôtel Tevere pendant une semaine.
  
  - Avait-il informé Hargaz de l’itinéraire qu’il comptait emprunter, au cours de ces vacances ?
  
  - Oui, précisément. Il devait ensuite passer trois jours à Naples et le reste à Palerme, d’où il allait regagner Alexandrie par bateau. Notre premier soin, vous le pensez bien, a été de vérifier s’il avait atteint l’hôtel de Naples où il avait réservé une chambre, ou s’il avait annulé sa réservation. Il ne s’est pas présenté, n’a pas informé la réception de son changement de programme.
  
  - Ouais, grommela Coplan. Le cirage intégral...
  
  Il haussa légèrement les épaules, reprit :
  
  - Ce n’est pas ici que nous trouverons la clé de l’énigme. Sans doute n’est-il pas revenu à Paris depuis son engagement chez le Bikbachi. Partons... A moins que vous ne vouliez vous livrer à une fouille plus minutieuse ?
  
  - Pas la peine, déclina Shimon Eban d’une voix sombre.
  
  Ils refluèrent vers l’entrée.
  
  Lorsqu’il coupa le courant avant de passer sur le palier, Coplan eut la sensation qu’il abandonnait un appartement dont le locataire ne reviendrait jamais plus.
  
  Le trio descendit en silence.
  
  Dans la rue, Golda Liebers, déclara, résignée :
  
  - Seules les polices d’état, française ou italienne, ont une chance de recueillir un renseignement valable. C’est notre dernière carte.
  
  Ils arpentèrent le trottoir mouillé, glissant, sur lequel se reflétait l’éclairage des vitrines.
  
  - Qu’est-ce qui vous chiffonne le plus dans cette histoire ? demanda Coplan. Est-ce la perte d’un correspondant précieux ou ce qu’il pourrait dévoiler de votre organisation en Égypte ?
  
  Shimon Eban pinça les lèvres.
  
  - Vous raisonnez en technicien, souligna-t-il. Pour nous, ce n’est pas l’essentiel. Vous ne savez pas ce que c’est, pour un pays minuscule comme le nôtre, d’être sans alliés. Nous sommes menacés d’extermination par 40 millions d’Arabes aidés par l’Union Soviétique ou soutenus par les Anglais. L’Amérique ne veut pas prendre parti pour nous - rappelez-vous l’expédition de Suez... - de crainte d’aliéner ses positions du Moyen-Orient. Nous devons lutter seuls pour survivre. Seule la France nous témoigne quelque sympathie, nous vend des avions militaires (L’aviation israélienne se compose de chasseurs « Mystère », de chasseurs-bombardiers « Ouragan », de bombardiers « Vautour » et de quelques « Mystère » supersoniques). Un de ses ressortissants nous avait prêté son concours à titre privé : notre responsabilité vis-à-vis de lui importe plus que l’aspect purement documentaire du problème.
  
  Ils étaient arrivés près de la voiture. Eban ouvrit la portière.
  
  - Où faut-il vous déposer ? s’enquit-il avant de faire monter Coplan.
  
  Ce dernier refusa d’un geste.
  
  - Merci... Je vais rentrer par mes propres moyens. Si un fait nouveau m’est signalé, je vous en ferai part sans délai. Vous resterez encore quelques jours à Paris, probablement ?
  
  - Deux ou trois, pas davantage, dit Golda. Nous ne pouvons pas nous éterniser ici, hélas. Nous vous reverrons une dernière fois, j’espère ?
  
  - Bien volontiers. Je vous passerai un coup de fil après-demain. D’accord ?
  
  - Ensuite, c’est à notre ambassade que vous transmettrez, le cas échéant, le résultat de vos recherches, stipula Eban. Je vous citerai le nom de l’employé compétent lors de notre prochain rendez-vous.
  
  Ils échangèrent des poignées de main, puis Coplan fit demi-tour et s’éloigna tandis que la Beaulieu s’infiltrait dans la circulation.
  
  Tout en remontant la rue de Passy, Francis se fit la réflexion que cette affaire était passablement singulière.
  
  Camille Lanioux et ses deux confrères d’Outre-Rhin étaient des gens très qualifiés ; quinze ans plus tôt, ils avaient même été à l’avant-garde de la technique des fusées, comme en témoignait le dossier Véronique. Mais enfin, aucun d’eux n’avait jamais fait de découverte sensationnelle...
  
  Pendant qu’ils travaillaient en France, des progrès prodigieux avaient été accomplis en U.R.S.S. et aux États-Unis. Le fait qu’on les avait autorisés à quitter la France prouvait que leurs connaissances étaient déjà dépassées.
  
  Dès lors qui, en dehors des Israéliens - et ceux-ci n’étaient pas en cause bien qu’une action de leur part eut été compréhensible - pouvait avoir intérêt à les séquestrer ? Pourquoi aurait-on attenté à leur vie ?
  
  Et si ces trois hommes étaient passés à l’Est de leur propre chef, pourquoi se seraient-ils ingéniés à brouiller leur piste, alors qu’ils étaient parfaitement en droit d’aller de l’autre côté du Rideau de fer ?
  
  Plus Coplan y pensait, plus il percevait l’incohérence de cette situation. Le contre-espionnage égyptien ? Il n’aurait pas kidnappé à Munich et à Rome des suspects qui allaient revenir occuper leur poste au Caire. Et puis, seul Lanioux avait donné matière à inculpation... Pas les autres.
  
  Francis en vint à se demander si le Vieux ne jouait pas une sinistre comédie. A vue de nez, la France pouvait avoir eu un motif sérieux de ramener au bercail ces trois égarés. Et Bechor Hargaz, en présentant sa requête, avait peut-être eu bonne mine.
  
  Auquel cas, lui, Coplan, participait à son insu à une duperie.
  
  Il résolut d’en avoir le cœur net.
  
  
  
  
  
  Quand il vit le Vieux, le lendemain matin, pour lui rapporter son entrevue avec les agents d’Hargaz et les constatations qu’il avait faites à l’ancien domicile de Lanioux, il s’attendit vaguement à être déchargé de cette mission de liaison.
  
  Mais, au terme de son exposé, son chef se contenta de lui dire :
  
  - Bon. A présent, la parole est aux services de police. Laissons venir.
  
  - Et moi ? Je me tourne les pouces ? demanda Coplan d’un ton abrupt.
  
  - Que voudriez-vous entreprendre ? Tout aboutit à des impasses. Ne vous mettez pas martel en tête. Une lueur finira pas apparaître, soit ici, soit en Allemagne. Alors, nous aviserons.
  
  Coplan s’abstint de discuter. Il rentra chez lui mais, avant même d’ôter son imperméable, il téléphona aux Renseignements Généraux.
  
  Lorsqu’il fut mis en communication avec l’inspecteur Granier, qui lui avait fourni l’adresse de Lanioux l’avant-veille, il dit :
  
  - Je me suis rendu hier soir à l’appartement du client. Figurez-vous qu’il a été cambriolé.
  
  - Ah oui ? s’étonna l’inspecteur. Faut-il mobiliser la P.J. ?
  
  - Non, je vous signalais la chose pour votre édification personnelle. L’affaire est de notre ressort. Mais, incidemment, l’avis de recherche général lancé au sujet de Lanioux et de deux Allemands vous est-il déjà parvenu ?
  
  - Oui, je l’ai vu à l’affichage. C’est en route.
  
  - Bon, je vous remercie. Au revoir.
  
  Il raccrocha. Donc, ce n’était pas du bidon. Le S.D.E.C. avait réellement diffusé la consigne.
  
  Coplan se sentit mieux. Il lui aurait déplu d’être mêlé à une combine destinée à berner les Israéliens, en l’occurrence.
  
  Sous sa main, le téléphone vibra tandis que résonnait la sonnerie. Coplan porta le combiné à son oreille.
  
  - Mr Cadouin ?
  
  - Oui.
  
  - Shimon Eban. Avez-vous été en rapport avec Golda, aujourd’hui ?
  
  Il y avait de l’appréhension dans sa voix.
  
  - Non, dit Francis. Devait-elle m’appeler ?
  
  - Ben... Je ne sais pas. J’essaie de la joindre depuis une heure. Alors j’ai pensé que, peut-être...
  
  - Que vous répond-on à son hôtel ?
  
  - Qu’elle est sortie, sans plus.
  
  - Eh bien ! n’est-il pas normal qu’elle se promène dans Paris ?
  
  - Non, ce n’est pas normal. Ce ne l’est plus, de toute façon. J’ai un mauvais pressentiment, Mr Cadouin.
  
  Coplan fixa le parquet, son esprit en alerte.
  
  - Où êtes-vous ? s’enquit-il.
  
  - Au Dupont-Montparnasse. Il y a plus de deux heures que j’attends Golda. Si elle avait un contretemps, elle aurait pu m’en prévenir.
  
  - Hum... Puis-je vous être utile en quelque manière ?
  
  - J’aimerais vous voir tout de suite, si possible.
  
  - D’accord. Où ?
  
  - Ici même, par exemple.
  
  Quoique d’un tempérament optimiste, Coplan savait évaluer sur-le-champ toutes les incidences fâcheuses que pouvait avoir une décision trop rapide.
  
  - Non, répliqua-t-il. Quittez le café où vous êtes, à midi vingt, longez le boulevard Montparnasse jusqu’à la Coupole. Là vous prendrez un taxi jusqu’à la Madeleine, et vous entrerez au « Viel ». Attendez-moi là.
  
  Il n’entendit que la respiration d’Eban. Puis la réponse vint, nuancée d’étonnement :
  
  - Vous croyez que j’ai un type à mes trousses ?
  
  - On va voir. Si quelque chose cloche du côté de Golda, vous avez intérêt à vous méfier. A bientôt.
  
  L’Israélienne n’était pas une fille à baguenauder devant les vitrines de la rue de la Paix quand elle devait rencontrer un collègue de son service. Eban le savait et c’est pourquoi il avait le trac.
  
  Coplan partit immédiatement. Un taxi le déposa un quart d’heure plus tard à la gare Montparnasse.
  
  Francis entra dans le bistrot situé en face du café Dupont et commanda distraitement un Dubonnet, son regard explorant déjà l’autre côté du boulevard.
  
  A midi vingt, Eban déboucha de la terrasse vitrée de l’établissement. Du pas indécis du monsieur auquel on vient de poser un lapin, il se dirigea vers le carrefour du boulevard Raspail.
  
  Sans détacher les yeux des passants qui environnaient l’homme de Tel-Aviv, Coplan appela le garçon d’un claquement de doigts, régla sa consommation.
  
  Ne changeant pas de trottoir, il entama sa filature avec un recul d’une cinquantaine de mètres, se mit à étudier la silhouette des gens qui marchaient dans le même sens, derrière Eban, devant lui, et même les piétons qui le précédaient lui, Coplan.
  
  Cette courte balade jusqu’à la station de métro Vavin ne lui permit pas de déceler si Eban était suivi par un individu plus attentif à ses mouvements que ne l’étaient les autres promeneurs, mais sa vigilance s’aiguisa lorsque l’Israélien monta dans un taxi.
  
  Ce dernier n’avait pas démarré depuis trente secondes qu’un quidam s’enfournait dans la voiture suivante. Ce particulier faisait partie du lot de ceux qui avaient déambulé sur le boulevard entre le Dupont et la Coupole. En outre, pour autant que Francis pût en juger à cette distance, le personnage avait une tête de Nord-africain. Et son taxi, comme celui de Shimon Eban, tourna sur la gauche pour descendre le boulevard Raspail.
  
  Forçant l’allure, Coplan prit le raccourci menant à la station Notre-Dame des Champs, dévala les escaliers de la bouche de métro, monta dans une rame filant en direction de la Porte de la Chapelle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Lorsque Copiant fit surface à la Madeleine, il alla se poster devant les vitrines d’un grand magasin de luxe. Perdu dans la foule qui, à toute heure, encombre ce coin de Paris, il put observer de loin le café Viel et ses alentours.
  
  Il fut moins préoccupé de savoir si Eban y avait déjà pénétré que de repérer l’homme dont il avait remarqué le manège quelques minutes plus tôt.
  
  Cet individu pistait-il réellement l’Israélien ou était-ce par une simple coïncidence qu’il avait sauté dans le taxi suivant ?
  
  Coplan, incertain, scruta la multitude des passants, de part et d’autre du boulevard sillonné de voitures. Il s’attacha de préférence aux badauds errant le long des étalages ou en contemplation devant les kiosques à journaux.
  
  Tout en se baladant avec nonchalance, le regard absent et les traits inertes, il ne cessa de chercher le pardessus gris et la chevelure noire, frisottante, du Nord-africain, bien que le visage ou la toilette de jolies midinettes vinssent accrocher accidentellement son attention.
  
  Et soudain, une silhouette qu’il aperçut au-delà d’un triple rang d’autos paralysées par un feu rouge coïncida exactement avec celle qu’il avait en mémoire. En face, absorbé par les photos qu’affichait un cinéma, réapparaissait le type de Montparnasse.
  
  Un ricanement silencieux monta dans la gorge de Coplan.
  
  Il fixa un instant l’inconnu pour bien se persuader que c’était le même homme, puis il fonça vers un petit bar tout proche.
  
  Il ne s’arrêta devant le zinc que pour réclamer un petit blanc et un jeton de téléphone, casa tant bien que mal sa carrure dans une cabine trop exiguë, feuilleta fébrilement l’annuaire.
  
  Trente secondes plus tard, ayant obtenu le café Viel, il demanda Mr Eban.
  
  Shimon fit entendre sa voix peu après.
  
  - C’est cuit, dit Francis, sa main droite placée en conque autour de ses lèvres. Un gars surveille vos mouvements.
  
  - Ah oui ? s’effara l’Israélien. Vous en êtes sûr ?
  
  - Un peu ! M’est avis que le meilleur moyen de retrouver Golda serait de coincer ce particulier. Qu’en pensez-vous ?
  
  - Je ne dis pas non, grimaça Eban. Mais allez-vous l’empoigner en plein milieu de la rue ?
  
  - Ce n’est pas indispensable. Vous allez me servir de carotte pour mener l’âne à l’écurie. Je n’avais pas choisi le café Viel au hasard. Videz tranquillement votre demi, puis partez le long du boulevard, enfilez la rue Caumartin, entrez au 10 bis et appelez l’ascenseur ; mais quand vous aurez appuyé sur le bouton, montez par l’escalier. Compris ?
  
  - Compris. Je monte jusqu’où ?
  
  - Jusqu’à ce que vous entendiez du grabuge dans le bas. Si tout se passe bien, nous nous reverrons au 3e étage.
  
  - Ça va, fit Shimon, laconique. A tout à l’heure.
  
  Coplan vida son vin blanc d’un trait, paya et ressortit.
  
  Si Golda et Shimon traînaient une ombre derrière eux depuis leur arrivée à Paris, cela signifiait qu’ils étaient probablement grillés depuis Rome. La capture d’un de leurs poursuivants promettait d’être révélatrice.
  
  Ne se préoccupant plus de localiser l’individu au type arabe, Coplan gagna rapidement la rue Caumartin.
  
  Il s’embusqua dans un porche, à l’opposé et environ dix mètres avant l’immeuble qu’il avait désigné à Eban. Pour tromper son attente, il alluma une Gitane.
  
  Une jeune femme à la prunelle prometteuse, parapluie sous le bras, passa devant lui. Elle freina en le voyant.
  
  - Je t’emmène ? proposa-t-elle gentiment.
  
  - J’ai d’autres chats à fouetter, grogna-t-il, revêche.
  
  - Vicieux, lui décocha-t-elle en douce, avec un regard appuyé, en reprenant sa marche dandinante.
  
  Elle sortit du champ de vision de Francis, qui vit Eban passer sur l’autre trottoir. L’Israélien, la tête levée, cherchait le numéro des maisons qu’il longeait. Il entra au 10 bis.
  
  Coplan se pencha, jeta sa cigarette en regardant vers le bout de la rue. Le Nord-africain était accosté par la fille. Négligeant ses avances, il traversa en oblique.
  
  Prévoyant que l’homme allait tout au moins s’arrêter devant l’entrée de l’immeuble, et peut-être en franchir le seuil pour tenter de savoir où se rendait Eban, Coplan quitta son refuge.
  
  Il n’était plus qu’à trois pas de l’individu lorsque ce dernier, par hasard ou averti par un sixième sens, tourna ses yeux vers lui. Et bien que Coplan n’avait pas l’air de le voir, et que ses traits ne reflétassent aucune agressivité, l’Arabe sursauta. D’un geste foudroyant, il sortit un pistolet de sa poche, tira.
  
  Coplan n’esquiva le projectile qu’en se jetant entre deux voitures en stationnement, mais à vingt mètres de là, un cri angoissé retentit. Chancelante, la fille laissa tomber son sac et son parapluie. Elle plia des genoux, s’affala doucement sur le pavé tandis que le meurtrier pressait à nouveau la détente.
  
  Cette fois la balle se perdit dans la carrosserie de la DS derrière laquelle s’abritait Francis. Celui-ci, à demi accroupi, visa au travers des vitres, fit feu.
  
  Son adversaire dut être atteint car il recula en titubant, la face tordue par un rictus de souffrance, le canon de son automatique s’infléchissant vers le sol. Mais il resta debout, appuyé contre l’encadrement du portail.
  
  Un vent de panique souffla sur les gens qui se trouvaient dans la rue. Des femmes se précipitèrent à l’intérieur du magasin dont elles avaient lorgné l’étalage ; des hommes, interdits, se figèrent où ils étaient, le regard tendu vers l’endroit de la fusillade.
  
  Le sécurit craquelé de la lunette arrière interposait un écran opaque entre Coplan et son antagoniste. Francis, l’index crispé sur la gâchette, hasarda un coup d’œil par-dessus le toit de la Citroën. Le Nord-africain l’aperçut, releva son arme.
  
  Coplan se baissa brusquement derrière le coffre à bagages, et au même instant une quatrième détonation claqua.
  
  Indemne, il voulut abattre définitivement le tueur. Mais comme il s’apprêtait à lui loger une seconde balle dans le corps, ses sourcils se froncèrent.
  
  L’inconnu s’était effondré, tassé sur lui-même dans l’angle du porche. Le canon de son automatique était encore enfoncé dans sa bouche, maintenu en place par son avant-bras calé entre ses genoux.
  
  Coplan contourna vivement le véhicule pour s’approcher du type.
  
  Mort, de toute évidence : la partie postérieure de la boîte crânienne, éclatée, laissait échapper une substance rosâtre qui poissait la chevelure épaisse et le col de chemise du cadavre.
  
  La stupeur qui avait frappé les passants se dissipa. Des exclamations jaillirent de toutes parts, des curieux accoururent et d’autres pensèrent à prévenir la police.
  
  Des gardiens de la paix occupés à surveiller la circulation au carrefour du boulevard des Capucines filèrent au trot vers l’origine présumée des coups de feu.
  
  Coplan, bientôt cerné par un attroupement, ordonna :
  
  - Écartez-vous ! Cet homme était un criminel. Il s’est suicidé pour échapper à l’arrestation.
  
  Un autre groupe entourait le corps de l’infortunée créature blessée par une balle perdue. Un agent se fraya un chemin parmi les badauds, se pencha sur la femme. Deux de ses collègues jouèrent des coudes afin de se rapprocher de l’entrée du 10 bis.
  
  Shimon Eban, surgissant de la pénombre du couloir, dédia un regard interrogateur à Coplan alors que ce dernier était interpellé par les agents municipaux. D’un imperceptible battement de paupières, Francis lui fit comprendre qu’il ne devait pas lui adresser la parole. La vue du Nord-africain ratatiné contre la porte acheva d’édifier Shimon, qui entreprit de se défiler subrepticement.
  
  - Cet individu ne doit pas être transporté à la morgue, dit Coplan aux gardiens de la paix. J’ai été forcé de lui tirer dessus, mais vous pouvez constater qu’il s’est donné la mort lui-même. Je suis en service commandé...
  
  - Allons, dégagez ! intima l’autre agent aux spectateurs. Ne bloquez pas la circulation.
  
  Les notes alternées d’un avertisseur à deux tons annoncèrent la proximité d’un car de la Préfecture, et les automobilistes stoppés par la masse des piétons qui étaient plantés sur la chaussée y allèrent d’un petit concert de klaxons.
  
  Eban parvint à se faufiler entre les gens et à gagner le boulevard. La déception et la contrariété le tenaillaient car les chances de rattraper Golda venaient de s’amincir fortement.
  
  
  
  
  
  Dans la soirée, Coplan put enfin téléphoner à l’Israélien. Il lui fixa un rendez-vous, le rejoignit à bord de la Beaulieu près de l’unique bistrot du carrefour Pleyel.
  
  - Qui était-ce ? questionna aussitôt Eban en appuyant sur l’accélérateur.
  
  - Votre suiveur n’est pas encore identifié, révéla Francis. Il n’avait pas de papiers sur lui. On travaille sur ses empreintes digitales et sur ses vêtements. Deux choses seulement sont patentes : c’est un Arabe et son pistolet est de fabrication allemande. Cela ne mène pas loin. Toujours rien concernant Golda ?
  
  - Si je pouvais avoir des doutes ce matin, maintenant je ne me fais plus d’illusions, maugréa Shimon. Elle n’a pas reparu à son hôtel et ne m’a transmis aucun message. Mais comment s’est déclenchée la bagarre, ce midi ? Vous n’avez pas tiré le premier, je suppose ?
  
  - Non, évidemment. Dès que le type m’a vu, il a dégainé, m’a envoyé un pruneau. Conclusion : il a su que j’allais lui tomber dessus, que j’avais partie liée avec vous. Il nous avait donc aperçus ensemble, auparavant.
  
  Eban détacha sa main gauche du volant pour se pétrir la joue.
  
  - Rue de Passy... avança-t-il, Ce ne peut être que là, matériellement.
  
  Coplan approuva de la tête.
  
  - C’est mathématique. A 99 pour 100.
  
  - Pourquoi pas à cent pour cent ?
  
  - Parce que Shimon, dans notre métier tout est possible. Ne m’en veuillez pas si je profère une énormité, mais la logique m’y contraint ; imaginez que Golda nous ait doublés...
  
  Eban conserva son calme.
  
  - Non, trancha-t-il. Bannissez cette idée de votre esprit. Golda exècre les Arabes ; elle a donné cent preuves d’héroïsme en les combattant les armes à la main, quand elle était dans un kibboutz sur la frontière jordanienne. Non ; l’explication la plus vraisemblable est celle-ci : nous avons été repérés tous les trois quand nous sommes allés chez Lanioux. Ensuite on s’est attaqué à Golda pour qu’elle dévoile le motif ou le résultat de notre visite.
  
  - C’est plausible, admit Francis. Même probable. Il faudrait donc en déduire que le domicile de Lanioux était surveillé en permanence ou qu’on vous pistait depuis Rome.
  
  Shimon, absorbé par son inquiétude, n’approfondit pas ce dilemme.
  
  - Avez-vous signalé la disparition de Golda à vos chefs ? s’enquit-il.
  
  - Pas encore. J’attendais votre accord.
  
  - Eh bien ! faites-le. On pourrait tenter de l’emmener au-delà d’une frontière en la droguant.
  
  Coplan ne voulut pas le contredire, encore qu’il redoutât de pires éventualités.
  
  - Des instructions seront diffusées ce soir-même, promit-il. Je m’assurerai si, dans les commissariats, on n’a pas eu d’échos d’une scène d’enlèvement. Possédez-vous une photo de votre collègue ?
  
  - Non, mais elle a dû laisser son passeport à l’hôtel.
  
  - Bon. Allons le chercher.
  
  Shimon mit le cap sur le Quartier Latin, et Francis se préoccupa de vérifier si la Beaulieu n’était pas filée par une autre voiture.
  
  - Ce musulman, reprit Eban, qu’avait-il comme argent dans ses poches ?
  
  - Rien que des francs français. A peu près deux cents... Nouveaux, bien entendu.
  
  - Sa mort risque d’énerver ses acolytes, et ça retombera sur Golda, supputa l’Israélien d’une voix sourde. Une femme dans les mains d’une bande d’Arabes... Qu’elle parle ou non, ce sera pareil.
  
  - Ne divaguez pas, rétorqua Francis, à demi tourné sur la banquette. Qu’est-ce qui vous prouve que les complices de cet espion sont de la même race ?
  
  Shimon se tut. Le silence persista dans la voiture jusqu’au Pont de la Concorde.
  
  - Je n’ai pas l’impression qu’on nous court après, émit Coplan. Je crois d’ailleurs qu’on ne recommencera plus.
  
  De l’hôtel de troisième catégorie où était descendue Golda Liebers, Coplan appela la permanence du service. Il exposa succinctement la situation et demanda qu’on prévînt la D.S.T. Il cita l’adresse où deux inspecteurs devaient être dépêchés d’urgence.
  
  En attendant leur venue, il interrogea le gérant, un paisible quinquagénaire en pantoufles, gros, luisant, le cheveu rare et un mégot collé au coin de sa bouche lippue.
  
  Shimon et Coplan n’apprirent rien le spécial. Mademoiselle Liebers était partie vers neuf heures et demie, sans valise ni sac de voyage, vêtue d’un imperméable imitant le pelage du léopard, sa coiffure protégée par un foulard vert noué sous son menton.
  
  Il n’y avait pas eu de courrier pour elle à la distribution du matin. En sortant, elle avait tourné sur la gauche, semblait-il au gérant, mais il n’osait pas se montrer trop affirmatif sur ce point.
  
  Embêté, le brave homme s'informa si un malheur était arrivé à la demoiselle. Coplan lui répondit qu’effectivement on avait des raisons de s’inquiéter d’elle. Sur quoi, pour vaincre son émotion, le patron déboucha prestement ure bouteille de rosé, remplit les trois verres qu’il avait alignés sur le comptoir de réception. Il trinqua, but son vin en deux gorgées.
  
  - Des fois qu’on l’aurait conduite dans un hôpital... suggéra-t-il en s’essuyant la bouche du revers de la main. Il y a tant d'accidents, ces temps-ci.
  
  Ses interlocuteurs parurent admettre cette possibilité, somme toute assez défendable en soi, mais Coplan fit cependant savoir à l’hôtelier qu’un examen de la chambre de sa pensionnaire s’imposait, et que deux policiers munis de pièces en règle allaient venir incessamment pour y procéder.
  
  De fait, les agents de la D.S.T. se présentèrent peu après. Coplan et Shimon tinrent un bref conciliabule avec eux. Ensuite, exhibant un mandat de perquisition, l’un des inspecteurs invita le gérant à ouvrir la chambre de Golda.
  
  L’aspect de la pièce n’offrait rien d’insolite. Il y régnait le léger désordre que crée tout voyageur dans un logement de passage, sans plus.
  
  Ce fut Eban qui, pas acquit de conscience, fouilla tiroirs, penderie et valises. Il découvrit le passeport, le remit à Coplan.
  
  - Si vous jugez indispensable de publier sa photo dans la presse, n’hésitez pas, dit-il avec fatalisme.
  
  - J’espère que nous ne serons pas forcés de recourir à cet expédient, déclara Francis. Maintenant, je vais vous laisser avec ces messieurs, qui ont sûrement des questions à vous poser. Sauf cas de force majeure, ne bougez plus de chez vous. Dès qu’il y aura du neuf, je vous ferai signe.
  
  Il s’en alla, se rendit en taxi à l’ancienne caserne qui abritait les bureaux du Service.
  
  Le Vieux n’était pas là. Coplan put pourtant le joindre et le tenir au courant. Puis, avec l’assentiment de son chef, il provoqua la mise en action de tous les organismes de police et leur fit transmettre le signalement de la disparue.
  
  Les patrouilles de contrôle routier furent alertées, de même que les inspecteurs chargés de la surveillance des aérodromes et des ports. A Paris même, la Préfecture entama une enquête immédiate auprès des commissariats et des hôpitaux.
  
  Toutes les directives utiles ayant été lancées, Coplan fit une incursion au laboratoire. Il y rencontra Clermont, un des spécialistes de l’identification.
  
  - Alors, avez-vous décelé quelque chose d’instructif ? demanda-t-il au technicien qui était penché sur l’oculaire d’un microscope.
  
  Clermont - la bonne trentaine, le front dégagé, un visage glabre et pointu de jeune toubib - leva vers son visiteur un regard dans lequel couvait une lueur d’amusement.
  
  - Peu loquace, votre bonhomme, prononça-t-il d’une voix feutrée. Je serais bien en peine de définir sa nationalité...
  
  - Crotte, vitupéra Coplan, dépité. Moi qui fondais de gros espoirs sur votre flair ! A quoi servent tous ces bidules qui coûtent un prix fou ?
  
  D’un geste large, il désignait les appareils de physique et de chimie, des flacons de produits, un agrandisseur photographique et d'autres instruments dont on ne discernait pas bien l'usage.
  
  Clermont répondit sans se vexer :
  
  - Les effets de votre client sont un véritable costume d’Arlequin : chaussures et chaussettes italiennes, complet acheté en France, manteau demi-saison d’origine britannique...
  
  - Tout ça, je m’en fous, coupa Francis. Ses empreintes ? Son anthropométrie ?
  
  On aurait dit que Clermont prenait un malin plaisir à décevoir son interlocuteur :
  
  - Ce type n’est pas répertorié au fichier des Algériens vivant dans la métropole. Ses empreintes ne figurent pas dans la collection de l’identité Judiciaire. Reste, évidemment, le sommier des Étrangers, mais je n’aurai la réponse que demain soir.
  
  Coplan persifla :
  
  - Vous n’auriez pas oublié, par hasard, de vérifier si nous ne possédons pas cet individu dans nos archives ?
  
  - C’est par là que j’ai commencé, naturellement. Inconnu au bataillon, comme de juste.
  
  Francis, pensif, hocha la tête.
  
  - Tant pis... Je reviendrai, conclut-il. Bonsoir, Clermont.
  
  Il se dirigeait déjà vers la porte quand le technicien l’interpella :
  
  - Hé ! Ne filez pas si vite. J’ai tout de même une noisette à vous mettre sous la dent.
  
  L’oreille dressée, Coplan revint sur ses pas.
  
  - Hein ? De quoi s’agit-il ?
  
  - De ceci, dit Clermont en exhibant un petit carton rectangulaire de couleur orange.
  
  - Une vignette ! s’exclama Francis. Sacrebleu, vous ne pouviez pas le dire plus tôt ?
  
  Il s’empara du récépissé de payement de la taxe automobile tandis que Clermont, pince-sans rire, lui glissait :
  
  - Vous vous foutiez de ce que l’homme portait sur lui... Et puis, vous savez, il peut l’avoir fauchée.
  
  La vignette, valable pour la période 1962-63, concernait un véhicule de 8 à 11 CV dont le numéro d’immatriculation était écrit à la main sur la ligne appropriée.
  
  - Elle est très récente, puisque le renouvellement s’effectue en novembre, marmonna Coplan.
  
  Il fixa Clermont :
  
  - Où était-elle cachée ?
  
  - Elle n’était pas cachée, justement. Je l’ai trouvée dans le gousset à monnaie que le tailleur a ménagé dans la doublure du veston, sous la poche intérieure.
  
  Le moral en flèche, Coplan conclut sur un ton railleur :
  
  - Au risque de vous épater, vous qui n’êtes pas du métier, je prétends que ceci est une piste.
  
  - Vous admettez à présent l'utilité d’un labo, riposta gravement Clermont.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Le lendemain, à la première heure, Coplan se démena pour obtenir deux renseignements : la voiture dont le numéro figurait sur la vignette étant immatriculée dans la Seine, la Préfecture put lui communiquer le nom et l’adresse du propriétaire.
  
  Coplan cilla : Jules Riquet, ça ne semblait pas désigner un fils du Prophète... Ce quidam était domicilié au boulevard Barbès. Sa bagnole était une 403 grise.
  
  Par l’Administration des Contributions directes, et grâce au numéro de la vignette, Coplan apprit où celle-ci avait été vendue : c’était dans un bistrot-tabac du même boulevard.
  
  Avant de quitter les bureaux de la « Maison », Francis s’en fut chez le collègue préposé à la centralisation des informations relatives aux affaires Lanioux et Golda Liebers.
  
  - Bernique, résuma le capitaine Deréville, la mine allongée. Sont muets comme des carpes, à la D.S.T.
  
  Coplan lui renvoya une mimique évasive, annonça :
  
  - Je me taille. Je reviendrai prendre la température en fin d’après-midi.
  
  De la Porte des Lilas, il gagna Barbès en métro.
  
  Il pénétra dans le bar-tabac, acheta deux paquets de Gitanes. Puis, exhibant une photo réalisée par Clermont, qui par divers procédés avait restitué une apparence de vie à la physionomie du Nord-africain, il questionna :
  
  - Connaissez-vous cet homme ?
  
  La buraliste regarda l’épreuve, longuement, et elle posa ensuite un regard non moins scrutateur sur Coplan.
  
  - Vous êtes flic ? s’enquit-elle à voix basse.
  
  Francis acquiesça d’un battement de paupières entendu.
  
  - C’est un sidi ? estima la femme. Il en pleut, par ici. C’est le quartier... Moi je les confonds. Je ne crois pas que votre bonhomme soit un client de la maison. Je pourrais toujours demander au patron. Arthur !
  
  Elle accompagna son appel d'un clin d’œil de conspirateur. Les manches retroussées, la trogne vermeille, son mari déserta la pompe à bière pour s’approcher de son cagibi.
  
  Coplan poussa la photo près des paquets de cigarettes.
  
  - Tu vois qui c’est ? murmura l’épouse.
  
  La face rubiconde du mastroquet refléta de la perplexité.
  
  - Je ne peux pas dire que je le connais, grommela-t-il. Mais je parierais bien que je l’ai déjà vu, et y a pas longtemps.
  
  Il considéra Coplan.
  
  - Il a fait un mauvais coup ?
  
  - Non. Il a eu un accident et il a perdu la mémoire, affirma Francis, imperturbable. N’est-il pas venu acheter une vignette chez vous ?
  
  Le cafetier se tapa le front.
  
  - Voilà... J’y suis. C’est moi qui l’ai servi. Je me suis même dit qu’il venait pour un autre, car le nom qui était sur la carte grise ne correspondait pas à sa bobine d’Algérien.
  
  Coplan opina.
  
  Ce témoignage établissait deux points importants. L’inconnu n’avait pas volé cette vignette, et puisque le propriétaire de la 403 lui avait confié sa carte grise pour aller la chercher, il devait avoir certains liens avec lui.
  
  - Donc, vous ne savez pas comment ce type s’appelle, déplora Coplan. Et il ne servirait à rien de consulter vos talons de référence, la voiture et la carte grise ne lui appartenant sans doute pas.
  
  - Savoir..., émit le patron, soudain moins sûr de lui. Il y a des Nord-africains de père français et qui sont baptisés d’un prénom chrétien.
  
  - Bien sûr, admit Francis. Mais si c’est comme ça, mon gars sera vite identifié car la vignette, nous l’avons. Merci M’sieu-dame.
  
  Il gratifia le couple d’un salut des deux doigts, sortit du bar.
  
  Continuant de remonter le boulevard Barbes, il marcha jusqu’à l’immeuble où était domicilié le nommé Jules Riquet.
  
  Dans le bas, une crémerie et un marchand de couleur encadraient l’entrée principale de la maison. Francis pénétra dans le couloir. Il parcourut les noms des titulaires de boîtes aux lettres, n’en vit aucune attribuée à Riquet. Et il n’y avait pas de concierge.
  
  Coplan fit demi-tour, entra dans le magasin de produits d’entretien. Le commerçant, un homme chauve d’une cinquantaine d'années, en blouse blanche, un stylo-bille fiché derrière l'oreille, lui demanda ce qu’il désirait.
  
  - Un simple renseignement, dit Francis. Un certain Jules Riquet habite-t-il dans cet immeuble ?
  
  - Bédame... C’est moi, lâcha l'intéressé.
  
  Un dixième de seconde, Coplan fut pris de court.
  
  - Vous possédez une 403 grise ? s’informa-t-il.
  
  - Oui, reconnut Riquet. subitement soucieux. J’espère qu’on ne me l’a pas emboutie...
  
  - Non, mais où est-elle garée en ce moment ?
  
  La figure du commerçant s’assombrit encore.
  
  - Je voudrais bien le savoir, bougonna-t-il. Pourquoi me demandez-vous ça ?
  
  - Parce qu’on a trouvé la vignette de votre voiture dans la poche d’un type qui s’est suicidé, jeta Francis.
  
  Médusé, le marchand de couleurs écarquilla les yeux.
  
  - Khalad ? proféra-t-il, stupéfait. Ou ? Quand ?
  
  Il était manifestement dépassé, mais son attitude ne trahissait pas un affolement équivoque, ni une méfiance quelconque.
  
  - Vous connaissez cet individu ? insista Coplan.
  
  - Heu... Ben oui, balbutia Riquet. Vous dites qu’il est mort ?
  
  - Il s’est tué en pleine rue et on ne sait pas pourquoi. De plus, il n’avait pas de papiers d’identité. Rien que cette vignette... Qui était-il ? Que faisait-il ?
  
  Le trouble de Riquet s’estompa.
  
  - C’est un rapatrié d’Algérie, un ancien harki. Il s’appelle Khalad Rehim. Moi j’ai vécu quelques années là-bas. On se comprenait. Il venait acheter des produits et de la peinture pour retaper sa chambre et celles de ses copains. Ils sont plus propres qu’on ne le croit, vous savez...
  
  - Vous lui prêtiez parfois votre voiture ?
  
  - Oui, de temps à autre. C’est pour ça qu’il avait voulu me payer la nouvelle vignette. Faut bien leur donner l’occasion de se débrouiller, à ces gens-là. Mais qu’est-ce qui lui a pris ?
  
  - On se le demande, prononça Coplan. Total, vous ignorez où se trouve actuellement votre 403 ?
  
  - Eh... Il était venu me l’emprunter avant-hier, et j’avoue que je commençais à marronner. Il a dû l’abandonner quelque part, avant de...
  
  - Ne vous frappez pas, nous la récupérerons. Vous devez savoir où il logeait, je suppose ?
  
  - A deux pas d’ici... Dans un meublé de la rue de la Goutte d’Or, le « Bijou ».
  
  Comme naïveté, il était champion. Jules Riquet. Un ancien harki élisant domicile dans le fief du F.L.N., en pleine Casbah de Paris. ça lui avait paru tout naturel !
  
  - On risque toujours des embêtements quand on prête sa voiture à quelqu’un, énonça Coplan sur un ton désapprobateur. Enfin, je vais m'en occuper. Il se peut que vous soyez convoqué à la police, afin que vous fassiez une déposition. J’espère que votre véhicule n’aura pas servi à des actes répréhensibles, car vous pourriez être taxé de complicité.
  
  - Bon sang de bon sang, se tourmenta le marchand de couleur en s’épongeant le front. Moi qui ai horreur des ennuis...
  
  - Je vais vous donner un bon conseil pour les éviter : si des copains de Khalad venaient vous questionner à son sujet, vous ne savez rien. Pas un mot sur ma visite, bien d’accord ? Je reviendrai vous voir sous peu. Au revoir, M. Riquet.
  
  
  
  
  
  Coplan, sous pression, rentra dare-dare à son quartier général. Il bondit chez le Vieux, passant ainsi par-dessus la tête du capitaine Deréville.
  
  - Ça démarre, patron, jeta-t-il en refermant la porte du bureau. Le type de la rue Caumartin est identifié ; il y a beaucoup de chances que Golda Liebers ait été kidnappée à bord d’une 403 grise dont nous avons le numéro, et qu’elle soit détenue dans le quartier de la Goutte d’Or.
  
  Le Vieux, qui détestait pourtant d’être dérangé sans préavis, en oublia de décocher une flèche hargneuse à son subordonné.
  
  - Eh bien ! exploitez à fond ces données, dit-il avec une parfaite sérénité. Vous avez les coudées franches.
  
  - Il y a deux tactiques possibles : celle du filet prudemment tissé, destiné à nous conduire jusqu’à Lanioux, ou celle de l’intervention en force, pour sauver Golda Liebers s’il en est encore temps. La seconde peut gâcher nos perspectives d’atteindre l’objectif de la première. A quoi faut-il accorder la priorité ?
  
  Acculé à prendre une décision lourde de conséquences, et placé devant un choix difficile en raison de l’engagement pris vis-à-vis de Bechor Hargaz, le Vieux, les yeux dans le vague, tapota machinalement le dossier qu’il était en train d’étudier.
  
  - La fille d’abord, spécifia-t-il fermement.
  
  - Bien, dit Francis.
  
  II se retira, satisfait de cette consigne qui cadrait avec ses propres vues, mais aussi quelque peu étonné de la façon dont son chef avait tranché le dilemme. Presque toujours, le Vieux, ne considérant que l’essentiel, sacrifiait l’agent.
  
  Coplan descendit chez Deréville. qui rangeait des papiers dans un coffre-fort avant d’aller déjeuner.
  
  - Minute, mon vieux. J’ai du boulot pour vous, urgent et approuvé par qui vous savez, annonça-t-il, son pouce montrant le plafond.
  
  Le capitaine referma l’épaisse porte d’acier blindé.
  
  - Je vous écoute.
  
  Coplan s’approcha de la table de travail, posa une fesse sur le bord et tendit un paquet de Gitanes ouvert.
  
  - J’ai de nouveaux éléments pour la D.S.T. D’une part, il faut retrouver une Peugeot dont je vais vous citer les caractéristiques, l’intercepter le cas échéant et coffrer les types qui sont à l’intérieur. D’autre part, un raid doit être monté contre un meublé du quartier de la Goutte d’Or, dans les heures qui viennent, et je désire y participer.
  
  
  
  
  
  Le crépuscule assombrissait les façades lépreuses des horribles bicoques où une colonie algérienne s’est retranchée en bordure du boulevard de la Chapelle.
  
  Penchées, s’épaulant mutuellement, ces maisons délabrées tremblent sur leur base quand passe une rame de métro sur le viaduc. Une odeur de graisse et les échos geignards de disques de musique arabe font de ce coin de Paris une espèce de souk transplanté où les Européens ne s’aventurent guère. Des silhouettes inquiétantes rasent les murs, surgissent de couloirs obscurs, s’évanouissent dans de mystérieux locaux masqués de volets. Quelques prostituées gouailleuses et provocantes, la cigarette aux lèvres, arpentent les trottoirs des ruelles intérieures de cette étrange medina sans mosquée.
  
  Les cars de police habituellement stationnés à sa périphérie, de même que les gardiens de la paix armés d’une mitraillette qui en surveillent les abords, avaient été avertis de l’opération.
  
  Lorsque des voitures de tourisme très anonymes eurent déposé une douzaine d’inspecteurs, en trois groupes débarquant à des endroits différents, une signalisation discrète entraîna le bouclage instantané de tout le quartier.
  
  Les Arabes enfermés dans la nasse s’aperçurent dès les premières secondes de la mise en place du dispositif, mais la plupart d’entre eux ne s’émurent pas beaucoup car, depuis la fin de la guerre d’Algérie, les contrôles d’identité étaient fréquents et les individus les plus dangereux avaient transporté leurs pénates ailleurs.
  
  Accompagnant trois inspecteurs de la Sécurité du Territoire, Coplan pénétra dans le minable meublé alors que l’arrière de l’édifice était déjà tenu à l’œil par une autre équipe.
  
  - Police ! Perquisition ! prévint d’un ton sec l’un des policiers quand il vit, à la lueur médiocre d’un lumignon, le tenancier de l'hôtel borgne.
  
  Mal rasé, le regard fuyant, l'homme courba les épaules.
  
  - Khalad Rehim, c’est quel numéro ? exigea Coplan.
  
  - Le 18, au 2e étage, cita le musulman, l’air effrayé.
  
  - Ton passe, réclama l'inspecteur.
  
  Il agrippa la clé que le Nord-africain lui tendit, la transmit à un collègue. Ce dernier, un nommé Roussard, fit un signe à Coplan, et tous deux s’enfoncèrent dans l’immeuble pendant que leurs compagnons couvraient le couloir d’entrée.
  
  Ils entamèrent la visite systématique de toutes les chambres, pistolet au poing, prêts à défoncer les portes qui ne s’ouvriraient pas à leur sommation ou qui résisteraient au passe-partout.
  
  Dans un des taudis, ils surprirent trois hommes entièrement nus avec une femme violemment maquillée, dévêtue elle aussi, et allongée sur le lit. Elle se releva sur un coude, montrant de gros seins basanés, et darda des yeux courroucés sur les intrus, qui firent mine de l’ignorer.
  
  Ailleurs, cinq truands étonnamment bien coiffés étaient en train de discourir en grillant des cigarettes. Roussard reconnut en eux des souteneurs de basse catégorie. Il ne leur posa que des questions de pure forme, de quoi laisser à Coplan le temps d’explorer la chambre d’un regard circulaire.
  
  A peu près dans chaque pièce, un nombre surprenant d’individus occupaient les quelques mètres carrés de surface disponible.
  
  En poursuivant leurs investigations, Coplan et l’inspecteur tombèrent sur trois couples dont les partenaires se rendaient de menus services sans trop de préjugés, si l’on en jugeait par le désordre de leurs vêtements.
  
  - Quel b..., soupira Roussard, pourtant blasé sur les vices humains et sur certains corollaires de la crise du logement.
  
  Coplan, renfrogné, croyait de moins en moins que Golda Liebers pût être prisonnière dans cette baraque surpeuplée. Quelles que fussent la solidarité et la discrétion des locataires, ses ravisseurs se seraient exposés à être trahis par des racontars presque inévitables.
  
  Avec l’agent de la D.S.T., il gravit les marches branlantes conduisant au second étage. Le décor changea. Les lézardes des murs avaient été obturées, une couche de peinture récente couvrait uniformément portes et cloisons.
  
  - On commence par le 18 ? proposa Roussard.
  
  - Non, nous finirons par là. C’est ce qui durera le plus longtemps, jugea Francis, désireux de soumettre le logement de feu Khalad Rehim à un examen très minutieux.
  
  L’idée l’effleura qu’il avait peut-être établi une corrélation hâtive entre cet Algérien et la disparition de Golda.
  
  Roussard tapa sur un panneau en répétant pour la quinzième fois :
  
  - Ouvrez ! Police !
  
  Le battant pivota sur ses gonds. Un jeune type en pull-over et blue-jeans, au teint bistre et à la chevelure aile de corbeau, montra spontanément sa carte d’identité. Un autre Nord-africain, assis à une table devant un jeu de dominos, tourna un regard dédaigneux vers les Français.
  
  Par contraste avec les autres chambres de l’immeuble, celle-ci semblait luxueuse, simplement parce qu’elle était propre, mieux éclairée, qu’elle contenait une armoire et un vrai lit.
  
  Coplan avança dans la chambre, l’œil suspicieux.
  
  - Vos papiers, réclama-t-il au joueur de dominos.
  
  Ce dernier, avec une mauvaise volonté insolente, porta sa main à sa poche-revolver. Il en extirpa une carte crasseuse dont Coplan s’empara.
  
  Apparemment, l’homme était en règle. Francis, insensible à l’hostilité peinte sur la face de l’Algérien, restitua la pièce d’identité, puis il alla vers l’armoire-penderie, en ouvrit les deux portes.
  
  Il avait l’obscure impression que ces deux pensionnaires avaient eu avec Khalad des relations plus étroites que celles de simples voisins de palier. Et cela ne tenait pas uniquement au fait que leur logement avait été rénové avec de la couleur achetée chez Jules Riquet. Il devinait en eux une tension qu’un contrôle banal n’aurait pas suffi à justifier chez des truands pourvus de papiers en bonne et due forme.
  
  Sa vérification terminée, Roussard patientait sur le seuil en observant les Nord-africains.
  
  Avisant sur la tablette inférieure de la penderie un paquet enveloppé dans du papier brun, Coplan le ramassa et le défit. Des bas chiffonnés, un slip et un porte-jarretelles roulés en boule, ainsi qu’un foulard vert, étaient réunis dans l’emballage.
  
  Le visage fermé, Coplan replia le tout, fourra le paquet dans sa poche. Il fit face aux musulmans.
  
  - Où est la femme à qui appartiennent ces objets ? questionna-t-il durement.
  
  L’amateur de dominos répondit, enroué :
  
  - Elle tapine à Pigalle...
  
  - Non, dit Francis avec un calme menaçant, je connais la personne qui, hier encore, portait ce foulard. Vous feriez mieux de manger le morceau tout de suite.
  
  Un silence chargé d’électricité satura l’atmosphère de la chambre.
  
  Roussard, captivé par les paroles de Coplan, décela néanmoins le grincement ténu d’une porte du même palier. Il pivota d’un bloc, vit un escogriffe qui se ruait vers lui en brandissant une matraque.
  
  Alors que l’inspecteur s’apprêtait à répondre à cet assaut, le jeune Arabe bondit comme un fauve sur Coplan tandis que son acolyte, se propulsant d’un coup de jarrets, sautait à la gorge de leur adversaire commun.
  
  Francis, le bras droit enserré dans les mains nerveuses de la petite gouape en pull-over, cassa l’attaque de l’aîné en lui expédiant son pied dans l’estomac, et il le renvoya dinguer contre la table.
  
  Plié en deux, Roussard bloqua le poignet de son assaillant, fit basculer ce dernier sur son dos et, d’un brutal mouvement d’épaule, le fit passer par-dessus la rampe. L’homme s'écrasa sur les marches trois mètres plus bas, continua de dégringoler jusqu’à l’étage inférieur.
  
  Coplan, pour se libérer de la prise de judo que voulait lui infliger son premier agresseur, riposta d’un croc-en-jambes accompagné d'une poussée de son bras contre le buste du malandrin. Il lui fit perdre l’équilibre mais l’autre se cramponna de plus belle, et son complice, un rasoir dans la main, rappliqua comme la foudre.
  
  Roussard ne put intervenir, les deux combattants obstruant le seuil. Coplan esquiva l’offensive en projetant le jeune type devant l’autre Algérien. Le rasoir resta en l’air, cherchant une ouverture pour frapper. Le poing gauche de Coplan percuta la figure de son possesseur avec une violence acharnée, et l’homme, emporté par sa tête qui avait volé en arrière, alla s’abattre sur le lit tandis que l’arme voltigeait contre le mur.
  
  Francis agrippa ensuite le cou de l’énergumène qui restait rivé à lui et, le cadenassant dans sa poigne de fer, il lui broya vertèbres et carotides en le plongeant vers le sol par une pesée implacable. Affolé, sa victime dut le lâcher, se secoua frénétiquement, jusqu’à ce qu’un coup de crosse de Roussard mît un terme à son agonie. Le voyou s’écroula.
  
  - Les vaches, grinça l’inspecteur. Qu’est-ce qu’ils espéraient ?
  
  - Se débiner, pardi... Ces pâtés de maisons sont truqués de bas en haut. Mais je crains que la fille ne soit plus dans les environs.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Un des inspecteurs de garde dans le couloir du rez-de-chaussée avait escaladé les marches quatre à quatre lorsque le bruit de la chute d'un corps avait résonné sourdement dans la cage d’escalier.
  
  Arrêté un instant par l’obstacle que créait cet Arabe recroquevillé, inconscient et sans doute grièvement blessé, l’agent de la D.S.T. l'avait enjambé pour reprendre son ascension car on se battait encore à l’étage supérieur. Il surgit au moment où Coplan prononçait sa dernière phrase.
  
  La vue des deux Nord-africains assommés le rassura.
  
  - Ah... Jussieu, dit Roussard. faites évacuer le mec qui s’est cassé la figure en tombant sur le palier du dessous. Et demandez du renfort : tous les occupants du meublé sont consignés dans leurs chambres jusqu’à nouvel ordre.
  
  - D’ac. Votre bagarre, elle a un rapport avec nos objectifs ?
  
  - Ça m’en a l’air... Coplan a trouvé des pièces à conviction. Nous allons cuisiner ces deux individus séance tenante.
  
  - Faites monter un collègue, compléta Francis. Il est possible que d’autres paroissiens de la même bande soient encore tapis dans les piaules voisines.
  
  L’Algérien étalé sur le lit, profitant de ce qu’on lui tournait le dos, se releva et courut vers la croisée, qu’il ouvrit d’une secousse. Coplan le ceintura un quart de seconde avant qu’il tentât de se jeter dans le vide, et bien que le fuyard fût solidement maintenu, il essaya d’entraîner son adversaire avec lui par-dessus la balustrade, en voulant le détacher du sol par un bond forcené. Mais déraciner un chêne eût été plus facile. Coplan le souleva en dépit de ses ruades rageuses et le déposa au milieu de la pièce, bavant de fureur. Puis, énervé par ses contorsions, Francis lui imprima un bref mouvement de rotation, lui décerna un direct en pleine poire pour lui rendre le sens des réalités.
  
  L’homme, groggy, les bras ballants, alla heurter l’armoire et resta collé contre elle, hébété.
  
  Jussieu, retardé par cette dernière alerte, dit avant de redescendre :
  
  - Il est cinglé, ce c... là !
  
  Roussard referma la fenêtre. Coplan agrippa l’Algérien par sa chemise.
  
  - Où est détenue l’Israélienne ?
  
  Encore sonné, l’individu passa sa langue sur ses lèvres tuméfiées. Il répondit en haletant :
  
  - Je ne sais pas... Ils l’ont emmenée... ailleurs.
  
  - Où ? rugit Coplan, le poing levé.
  
  - Loin... Ils ne nous l’ont pas dit, protesta l’Arabe en avançant un coude pour se protéger la figure.
  
  Coplan le secoua et le cogna plusieurs fois contre le meuble.
  
  - Parle, ordonna-t-il, les dents serrées. Chaque minute qui passe te vaudra un passage à tabac supplémentaire, jusqu’à ce que tu en crèves. Allons, déballe !
  
  Par bribes et morceaux, le Nord-africain expliqua que les trois locataires de la chambre 17 avaient amené une jeune femme blonde chez eux la veille, qu’après avoir « rigolé » avec elle ils l’avait livrée, à lui et à son copain, pendant la nuit ; deux d’entre eux étaient venus la récupérer dans la matinée.
  
  Il avait cru que la fille devait être dressée pour le travail en hôtel. Ses « protecteurs », très pressés, ne l’avaient rhabillée que de sa robe, de son imper et de ses chaussures, et ils avaient fait leurs valises pour partir avec la prisonnière, mais sans donner d’indication sur l’endroit où ils se rendaient.
  
  L’air abattu du sinistre personnage semblait prouver qu’il était sincère. Toutefois, sa version ne justifiait pas sa tentative de suicide.
  
  - Qui sont ces trois types ? questionna Coplan, toujours agressif. Depuis quand étaient-ils à Paris ?
  
  L’Arabe cita des noms dont Roussard prit note, et il décrivit maladroitement les intéressés. Ceux-ci, affirma-t-il, étaient arrivés une quinzaine de jours plus tôt.
  
  - Et Khalad Rehim ?
  
  - Il était là depuis plus longtemps. Trois mois, peut-être.
  
  Sur ces entrefaites se présenta l’inspecteur envoyé par Jussieu. Roussard lui dit :
  
  - Passons les bracelets à ces deux loustics, celui qui dort et l’autre. Ils ont tendance à être remuants.
  
  Coplan déclara :
  
  - On va voir tout de suite si ce type essaye de nous mener en bateau. Poursuivons la perquisition, Roussard.
  
  Laissant les suspects à la garde de l’inspecteur, il alla au 17. Le passe-partout ne fit pas fonctionner la serrure. La porte dut être enfoncée.
  
  La pièce était visiblement abandonnée. Il n’y restait plus un vêtement, pas une pantoufle, pas une valise. L’armoire avait été complètement vidée.
  
  - Ces gars-là n’ont pas l’intention de revenir, grommela Roussard, à l’affût d’un indice qui aurait démontré le contraire.
  
  - Je ne pige pas pourquoi les deux d’à-côté sont restés, marmonna Francis. Ils sont tous de mèche, pourtant...
  
  - Les salopards ! Qu’est-ce qu’ils en ont à foutre, eux, des Nord-afs, de Lanioux et consorts ?
  
  - En principe, on dirait qu’ils ont eu les foies en constatant que Golda et Shimon Eban étaient sur la bonne piste.
  
  Ils gagnèrent la chambre d’où était sorti l’homme à la matraque, y pénétrèrent le pistolet en batterie.
  
  Personne. Au mur, des pin-up découpées dans des magazines entouraient une photo de Ben Bella.
  
  La fouille amena la découverte d’un petit arsenal : automatiques, pistolets mitrailleurs, des munitions... Mais pas le moindre document susceptible d’éclairer les enquêteurs sur les activités de ce groupe.
  
  Le 18, où avait logé Khalad. ne fut pas plus riche en enseignements, pour la bonne raison que ses acolytes avaient pris la précaution de rafler ce qu’il pouvait détenir de révélateur. Ses papiers d’identité, qu’il avait dû laisser derrière lui en partant pour la surveillance d’Eban, restèrent introuvables.
  
  - Crénom, ragea Coplan, exaspéré. Ils ont mis les bouts parce qu’ils ont cru que ce Khalad était coffré. Ce qui était compromettant, ils l’ont fait disparaître, et je suis enclin à croire que notre bonhomme n’a pas menti. Ils n’auraient pas filé en lâchant quelqu’un qui savait où ils allaient.
  
  Roussard hocha la tête.
  
  - Encore heureux que nous ayons les particularités de cette Peugeot, se consola-t-il. Tout espoir n’est pas perdu.
  
  D’un signe de tête, Coplan le pria de retourner à la chambre d’en-face. Il y avait du remue-ménage dans tout le meublé. Des gardiens de la paix rembarraient les pensionnaires qui voulaient sortir.
  
  Le jeune type qui avait encaissé un coup de crosse sur le crâne avait repris connaissance. Il était assis, les coudes sur les genoux, le front baissé. Son copain, morose, méditait en évitant de regarder l’inspecteur.
  
  Coplan s’en prit au cadet, pour voir si ses réponses corroboreraient celles du premier interrogé.
  
  Elles concordèrent, tant sur les conditions de la séquestration de Golda que sur le signalement de ses ravisseurs.
  
  - Maintenant, dit Francis, quelle est la combine ? Qu’est-ce que vous fabriquez tous, à cet étage ? Pourquoi détenez-vous des armes ? La guerre est finie, non ? Vous l’avez, l’indépendance. Alors ?
  
  Les interpellés gardèrent un mutisme absolu.
  
  Au bout de quelques secondes, Roussard prononça :
  
  - S’ils ne veulent pas l’ouvrir, tant pis pour eux. Nous parviendrons bien à leur faire cracher ce qu’ils ont dans le ventre.
  
  Coplan insista :
  
  - Celui de vous deux qui aurait un tuyau sur un certain Camille Lanioux s’en tirerait à bon compte.
  
  L’expression ahurie des prisonnier; fut exempte de fausseté.
  
  Ils avaient certes un secret, un secret assez important pour les acculer à se donner la mort plutôt que de le divulguer, mais ils ne paraissaient pas plus renseignés sur Lanioux que sur Golda. La preuve, c’est qu’ils avaient avoué assez aisément les violences qu’ils avaient infligées à l’Israélienne.
  
  - Embarquez-les, conseilla Francis aux agents de la D.S.T. Le zèbre que vous avez balancé dans l’escalier, Roussard, est peut-être mieux documenté que ces abrutis. Nous n’avons plus rien à glaner dans cette baraque...
  
  
  
  
  
  Au cours des heures suivantes, des nouvelles de plus en plus fâcheuses s’accumulèrent.
  
  L’Algérien mis hors de combat par l’inspecteur Roussard avait la colonne vertébrale brisée et une fracture du crâne. Il était pratiquement dans le coma et les médecins n’étaient pas sûrs qu’il en réchapperait.
  
  Clermont avait déposé chez Deréville un message laconique, à l’adresse de Coplan, pour lui signaler que Khalad Rehim n’était pas fiché à la police des Étrangers. Impossible, donc, de déterminer quand et comment il était entré en France, et sa personnalité réelle n’en devenait que plus mystérieuse.
  
  Les noms et les signalements de ses complices, fournis par les Nord-africains mis en état d’arrestation, ne furent pas davantage retrouvés par les services spécialisés ; on dut en déduire que ces hommes vivaient clandestinement dans le pays, avec de faux papiers.
  
  Enfin, malgré le dur interrogatoire auquel furent soumis les détenus, ceux-ci prétendirent se livrer uniquement au proxénétisme.
  
  D’après eux, Khalad et les trois fugitifs ne s’occupaient pas d’autre chose. Ils formaient une sorte de syndicat, avaient opéré auparavant sur la Côte d’Azur. Les armes ? D’ex-terroristes les leur avaient confiées pour s’en débarrasser.
  
  Coplan, contraint de miser sur les recherches générales et sur les contrôles routiers, se décida vers minuit à informer Shimon Eban des derniers développements de l’affaire.
  
  A l’hôtel où était descendu l’Israélien, on lui répondit que celui-ci était absent.
  
  Mécontent de la désinvolture d’Eban, qui se baladait en dépit de ses recommandations, Francis se résolut à quitter les locaux du Service ; il pria son collègue qui assurait la permanence de nuit de le relancer à son domicile si des faits nouveaux étaient signalés.
  
  Rentré chez lui, il essaya de nouveau de joindre Shimon, sans plus de succès. Une préoccupation supplémentaire se mit alors à lui tarauder l’esprit. Il ne manquerait plus que cela, que le deuxième agent d’Hargaz se volatilisât comme Golda Liebers !
  
  Un double scotch n’aida pas Coplan à trouver le sommeil.
  
  Où ces Arabes avaient-ils emmené la fille ? Quelles autres tortures lui destinaient-ils ? Et pourquoi ?
  
  La Côte d’Azur... La Méditerranée.
  
  Ils avaient probablement un moyen de transférer leur prisonnière sur l’autre rive, en Afrique du Nord, sans quoi ils ne se seraient pas encombrés d’elle.
  
  La sonnerie stridente du téléphone, éclatant dans le silence, fit tressaillir Coplan. C’était « la boîte ».
  
  - La 403 a été localisée à Dijon, lui annonça le correspondant. Elle est rangée près de la gare et on la tient à l’œil.
  
  - Bon ! approuva Francis, un peu ragaillardi. On sait au moins que ses voleurs cavalent vers le sud. C’est toujours ça !
  
  Mais quand il eut raccroché, son début d’optimisme ne tarda pas à faiblir. Si les kidnappeurs avaient fauché une autre voiture, ils pouvaient atteindre la côte au petit matin.
  
  Tarabusté, Coplan tâcha de s’endormir : qu’il le voulût ou non, il était tributaire des efforts que déployaient des centaines de policiers, de gendarmes et de C.R.S. Il pouvait leur faire confiance.
  
  Dès six heures, pourtant, il se leva, se doucha, alluma sa première Gitane. Reforma le numéro de l’hôtel d’Eban.
  
  Son inquiétude se raviva notablement, car on lui apprit que Shimon n’était toujours pas rentré.
  
  Francis réalisa qu’il allait devoir prendre des dispositions à cet égard. Il ne pouvait attendre indéfiniment qu’Eban se manifestât.
  
  Si ce dernier avait pris l’initiative de ne pas rester à l’endroit où on pouvait le joindre, il n’aurait pas mal fait de prévenir, au moins !
  
  Coplan se confectionna un petit déjeuner sommaire tout en ruminant un programme pour la matinée. Alors qu’il avalait sa deuxième tasse de café, la sonnerie du téléphone retentit.
  
  - Allô ? aboya-t-il, enfiévré.
  
  - Mr Cadouin ? Shimon Eban à l’appareil. Avez-vous du nouveau ?
  
  - Bon Dieu ! Où étiez-vous passé ? J’essaie de vous atteindre depuis hier soir !
  
  - Je suis à Marseille... J’ai pris le train de nuit. Tenez-vous une piste, au sujet de Golda ?
  
  - Oui ! Et toutes les polices de France sont lancées dessus. Mais que fabriquez-vous à Marseille ?
  
  - Moi aussi, je tiens une piste. De première grandeur. Pourriez-vous venir ? Le Mistral quitte Paris à 13 heures 10.
  
  Déconcerté, Coplan répondit au bout de deux secondes :
  
  - Je crois que je pourrai m’arranger...
  
  - Bon. Je suis à l’hôtel Phocéa. Je viendrai vous prendre à la gare. Munissez-vous du nécessaire pour entreprendre éventuellement un plus long voyage.
  
  - Ah ? Mais si vous avez un suspect dans votre ligne de tir, pourquoi ne l’intercepterions-nous pas ?
  
  - C’est ce que je veux précisément vous expliquer de vive voix. Sauf toutefois si les recherches entamées par vos services aboutissent avant que je vous voie...
  
  Francis, à la fois soulagé et surpris par les propos de Shimon Eban, mit fin à la conversation en disant :
  
  - En tout cas, je laisse courir... A ce soir.
  
  Il enfila son imper, quitta son appartement.
  
  En cours de route, il fit un rapprochement entre la 403 retrouvée à Dijon - où s’arrêtent tous les trains allant dans le Midi - et la présence d’Eban à Marseille. L’Israélien avait-il précédé les auteurs de l’enlèvement de Golda ?
  
  Lorsque Francis entra dans le bureau du capitaine Deréville, il sentit sur-le-champ qu’il y avait du drame dans l’air, rien qu’à voir la mine lugubre de son collègue.
  
  - Vous en faites une tête, remarqua-t-il. Qu’y a-t-il de cassé ?
  
  - On vient de m’apprendre où est Golda Liebers, dit le capitaine d’une voix chargée d’amertume. On l’a repérée dans les fourrés de la forêt de Fontainebleau, en bordure de la route. La gorge tranchée...
  
  Les mâchoires de Coplan se soudèrent. Il alla se planter devant la fenêtre, alluma une cigarette. Puis il se retourna et fit peser un regard glacé sur son interlocuteur.
  
  - C’est ce que j’appréhendais depuis avant-hier, avoua-t-il. Pour leur sécurité, ces individus étaient obligés de se débarrasser d’elle.
  
  Le capitaine, qui partageait moralement les tracas de Francis, montra par une mimique désabusée qu’il avait aussi considéré cette issue comme inéluctable.
  
  - Jusqu’ici, ces gredins ont passé au travers des mailles, grommela-t-il. Dans quelle mesure les signalements dont nous disposons sont-il valables ? Les deux types de la Goutte d’Or ont pu débiter une leçon apprise par cœur. Aucun recoupement n’a été possible.
  
  Cela, Coplan le savait ; on n’avait pas besoin de le lui répéter. Les seuls éléments sûrs étaient Golda elle-même et la voiture. Maintenant, ces fils conducteurs étaient coupés.
  
  Coplan se secoua.
  
  - Un espoir subsiste, révéla-t-il à son camarade. Le collègue de Golda m’a téléphoné ce matin, de Marseille. Il semble avoir un tuyau sérieux. Je vais aller là-bas, comme il me le demande. Si le Vieux désire savoir où je suis, dites-le lui.
  
  Deréville haussa les sourcils.
  
  - Shimon Eban ? Où aurait-il pêche un indice tangible ?
  
  - Mystère. Quand je l’ai quitté, avant-hier au soir dans la chambre de la jeune femme, il était aussi perplexe que nous. Enfin, dès que j’aurai des précisions, je vous les communiquerai, bien entendu. A bientôt !
  
  
  
  
  
  Il était huit heures et demie du soir quand Coplan posa le pied sur le quai de la gare Saint-Charles. Avec la foule des voyageurs, il gagna la sortie, son bras gauche étiré par une lourde valise.
  
  Comme prévu, Shimon l’attendait. Ils marchèrent ensemble jusqu’à l’extérieur de l’édifice sans échanger autre chose que des monosyllabes.
  
  Quand ils arrivèrent à une partie moins fréquentée de la place, Francis lâcha la mauvaise nouvelle.
  
  Eban accusa le coup mais, visiblement, il était préparé à l’encaisser.
  
  - Golda était constamment dominée par le pressentiment qu’elle allait mourir jeune, murmura-t-il en se perdant dans ses souvenirs. Elle était bien, cette gosse. D’autres, avec une hantise pareille, se seraient empressées de jouir de la vie. Elle avait préféré faire don de son existence à son pays, pour lequel tant de nous se sont déjà sacrifiés.
  
  Coplan lui épargna les détails de la captivité de la jeune femme dans le meublé de la Goutte d’Or. Il ne relata que les faits principaux, afin d’interroger Eban à son tour.
  
  Mais celui-ci insista pour que Francis s’occupât d’abord de trouver un logement, afin qu’ils pussent ensuite parler en toute tranquillité.
  
  La question fut réglée en une demi-heure : nanti d’une chambre au « Provençal », boulevard Dugommier, Coplan rejoignit l’Israélien au bar de l’établissement.
  
  - Alors, comment avez-vous atterri à Marseille ? s’enquit-il avec curiosité quand ils furent tous deux attablés et pourvus de boissons.
  
  - C’est parti de ceci, dit Eban à mi-voix. Golda a été enlevée avant que ce type qui m’avait suivi de Montparnasse à la rue Caumartin se fasse sauter la cervelle. La disparition subite de cet individu devait, fatalement, aiguiller vers moi d’autres membres de la bande, surtout s’ils méditaient de me kidnapper aussi.
  
  Coplan opina :
  
  - C’est bien pour cela que je vous avais recommandé de ne plus sortir provisoirement. J’avais l’intention de veiller moi-même sur vous, dès que ce Nord-africain aurait été identifié et que l’exploitation des renseignements aurait débuté.
  
  - Je m’en doute, acquiesça Eban avec un demi-sourire ambigu. Mais ces Arabes pouvaient aussi changer leur fusil d’épaule avant que vous soyez libre. Étant sur mes gardes, et armé, j’ai risqué le paquet. Je suis sorti de mon hôtel hier matin...
  
  Il mit son poing devant sa bouche et toussota, un œil fixé sur Coplan.
  
  - Je dois vous dire que, hum... nous pouvons compter sur certaines... facilités, à Paris, où habitent un grand nombre de nos coreligionnaires. Bref, sachez que j’ai trimbalé derrière moi un suiveur très habile, mais qui, à l’encontre du premier, n’a pas eu le temps de se tirer une balle dans la bouche : il s’est fait proprement matraquer par un ancien de l'lrgoun, dans un passage de la rue du Sentier (Endroit de Paris où habitent beaucoup de commerçants israéliens. L’Irgoun est une organisation clandestine qui, par ses actes de terrorisme dirigés contre les Anglais, en Palestine, a fortement contribué à la création de l’État d’Israël).
  
  - Je vois, fit Coplan, mi-figue, mi-raisin. Je réprouve totalement ces méthodes, Shimon. Vous me peinez. Cela dit, qu’avez-vous extrait de cette ordure ?
  
  - Ceci, dit Eban.
  
  Et il exhiba un billet de passage émis par l’agence parisienne d’une compagnie de navigation italienne.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Coplan saisit le billet, l’examina. Il était valable en seconde classe pour un trajet de Marseille à Gênes. La date de départ était fixée au lendemain et le titulaire était désigné sous le nom de Saleh Youssef. Le paquebot était le « Venezia ».
  
  Francis rendit le document, et pronostiqua :
  
  - Les copains de votre bonhomme vont s’embarquer sur le même bateau. Ils ont plaqué la bagnole à Dijon pour continuer le trajet en chemin de fer.
  
  - Indubitablement, ponctua Shimon, tandis qu’une lueur de cruauté s’allumait dans ses prunelles. Youssef l’a reconnu quand je lui ai cassé un troisième doigt d’un coup de marteau.
  
  - Ce traitement judicieux l’a-t-il amené à lâcher d’autres révélations ? Que veulent-ils, ces Arabes ?
  
  - Eh bien voilà... Le nommé Youssef a soutenu mordicus, jusqu’au sixième doigt et après avoir tourné de l’œil à deux reprises, que leur mission consistait seulement à nous liquider, Golda et moi, parce que nous sommes des agents d’Israël. Lanioux, cela ne signifiait rien pour lui.
  
  - Mais d’où avaient-ils reçu des ordres ?
  
  - D’Alger, affirme-t-il.
  
  Coplan médita, très sceptique. Il articula :
  
  - Je sais que les Arabes essayent de vous contrer partout, et que c’est à peu près le seul point sur lequel ils sont tous d’accord, d’Alger à Ryad en passant par Amman et Le Caire, mais dans le cas présent, on doit avoir un motif très spécial de vous éliminer. Que ces exécutants le connaissent, ce n’est pas certain, évidemment...
  
  Shimon but une gorgée de son jus de fruit.
  
  - Voilà ce qu’il faut éclaircir absolument, déclara-t-il. Il semble qu’on veuille à tout prix nous empêcher de découvrir où votre compatriote et les deux Allemands ont été conduits. Ce n’est pas en capturant et en supprimant l’un après l’autre des subalternes que nous seront édifiés sur celui qui mène le jeu, ni sur le lieu de détention des intéressés.
  
  - Je vous entends bien, approuva Coplan. Donc, vous allez prendre ce bateau jusqu’à Gênes ?
  
  Shimon fit un signe affirmatif, puis demanda :
  
  - Et vous ?
  
  Coplan le regarda comme si cette question était la plus saugrenue qui lui eût jamais été posée.
  
  - Vous ne déraillez pas ? Il s’agit, avant tout, des meurtriers de Golda. S’ils quittent le territoire français, j’aurai des comptes à rendre, primo. Et secundo, représentez-vous qu’ils sont encore rigoureusement anonymes ! Comment les démasquerez-vous ?
  
  - J’ai quand même quelques repères, objecta Shimon : ce sont des Nord-africains, ils voyagent en seconde classe, ils descendront du navire à Gênes...
  
  - ... et s’ils vous localisent auparavant, vous serez marron, renvoya Francis. Je vous accompagne. Nous ne serons pas trop de deux, croyez-moi.
  
  
  
  
  
  Appareillant de Marseille le soir à neuf heures, le « Venezia » devait faire escale à Gênes à huit heures du matin pour repartir au milieu de la matinée vers Naples, Tunis, Athènes, Alexandrie et Beyrouth.
  
  Coplan et Shimon montèrent à bord séparément, longtemps avant que les amarres fussent larguées. Dans leurs cabines respectives, ils prirent soin de modifier quelque peu leur apparence physique. Puis, chacun de leur côté, à partir de ponts différents, ils observèrent l’embarquement des autres passagers en songeant que, si leurs adversaires se présentaient à la coupée, il le feraient en ayant la certitude d’avoir totalement échappé aux poursuites.
  
  Francis ne perdit cependant pas de vue les inspecteurs de la Sûreté affectés au contrôle des passeports, et il craignit presque de voir arrêter deux suspects dont le signalement répondrait aux indications qu’on devait leur avoir transmises.
  
  Or, si les Européens formaient la grande majorité, on pouvait dénombrer pas mal de gens d’origine proche-orientale : il était très malaisé de deviner leur nationalité, attendu qu’ils appartenaient au même groupe ethnique. Parmi eux, il y avait des Levantins, des Grecs, des Arabes et aussi des Israélites. Tous avaient des cheveux noirs, des yeux foncés, un teint olivâtre.
  
  Quand le navire s’éloigna du quai, Coplan eût été bien en peine de dire si les meurtriers de Golda étaient dans le lot de ces voyageurs.
  
  Il s’abstint de paraître à la salle à manger et au bar des secondes, mais il ne se priva pas de déambuler sur les ponts-promenade et dans les coursives.
  
  A onze heures du soir, comme convenu, il opéra sa jonction avec Shimon Eban sur la plage arrière, où des fauteuils pliants étaient à la disposition des passagers.
  
  Assis côte à côte, à l’abri du vent, ils purent se concerter.
  
  - Je ne vois pas encore quels pourraient être les complices de Saleh Youssef, avoua Eban. Il est bien embêtant que le trajet soit si restreint. On n’a pas le temps de se retourner.
  
  - J’ai pourtant effectué une démarche auprès du commissaire de bord, l’informa Francis. J’ai obtenu la liste des gens qui descendent à Gênes. Il y en a très peu, une quinzaine. Quatre d’entre eux seulement portent des noms arabes : un vieux ménage tunisien et deux ressortissants de la République Algérienne. Ces derniers occupent la cabine 72.
  
  Shimon lui dédia un regard en coulisse.
  
  - Comment s’appellent-ils ?
  
  - Abdel Azmi et Hassan Dessouki.
  
  L’agent du Chech-Beth nota :
  
  - Ce ne sont pas les noms que m’avait cités Youssef.
  
  - Ni ceux livrés par les locataires du meublé, renchérit Coplan. Et c’est normal : pour prendre le bateau, ces types ont abandonné leur personnalité d’emprunt ; ils voyagent sous leur identité réelle. C’est du reste pour cette raison qu’ils n’ont pas été coincés à l’embarquement.
  
  Après un silence, Eban répéta :
  
  - Cabine 72... Ce n’est ni dans ma coursive, ni dans la vôtre. On ne peut pourtant pas monter la garde devant la porte...
  
  - Ne vous en faites pas. Nous repérerons ces individus demain matin. Le principal, c’est qu’eux ne se méfient pas. Tenons-nous en à la tactique que nous avions élaborée à Marseille.
  
  
  
  
  
  Le tout premier à franchir la passerelle jetée entre le navire et le quai fut un homme de belle taille, un peu voûté, coiffé d’un feutre et doté de lunettes cerclées d’écaille. Le col de son manteau gris était relevé en dépit de la clémence de la température.
  
  Derrière lui, un steward portait sa valise car le voyageur, dont la démarche était incertaine, devait se tenir aux rambardes pour descendre le plan incliné.
  
  Une voiture l’attendait d’ailleurs sur le quai, avec un chauffeur ayant à son revers le macaron d’une agence de tourisme. Le steward alla dédouaner le bagage, sur les comptoirs du hangar.
  
  Dans la Fiat, et tout en surveillant la coupée, Coplan dit à l’employé de la firme à laquelle il avait téléphoné la veille :
  
  - Voici le montant de la caution. Je pense me servir de la voiture pendant trois jours. Si je change d’avis, je passerai par votre bureau.
  
  - Très bien, Signor, acquiesça le délégué en comptant les billets. Voyez, vous avez un plein d’essence. Le surplus sera à votre charge. Faut-il vous conduire en ville ?
  
  - Non, merci, je connais Gênes. En outre, j’attends quelqu’un. Vous pouvez me laisser.
  
  - Une petite signature, ici, s’il vous plaît... Ainsi, tout sera en ordre.
  
  Coplan apposa son paraphe sur le carnet. Le chauffeur le remercia, salua courtoisement et sortit du véhicule.
  
  Le steward revint, déposa la valise sur la banquette arrière. Gratifié d’un bon pourboire, il remonta dans le paquebot.
  
  Sur le troisième pont, entre deux canots de sauvetage, Shimon Eban regardait en contre-bas. Il assista au lent défilé des passagers qui débarquaient, sachant qu’il quitterait le bord bon dernier.
  
  Au bout d’une dizaine de minutes, ses soupçons se cristallisèrent subitement sur deux personnages élégants, aux cheveux frisés, équipés chacun d’une valise neuve. Ils avaient cette désinvolture affectée de gens dont la promotion sociale a été trop rapide, et ils promenaient autour d’eux des regards hautains.
  
  Des groupes qui étaient disséminés sur le quai se détacha un jeune homme en complet gris. Il vint à la rencontre de ces Nord-africains et tous trois échangèrent de cordiales congratulations.
  
  gé d’environ 25 ans, les narines soulignées par un trait de moustache noire, l’inconnu avait un visage ovale et une bouche aux lèvres charnues. Un porte-document sous le bras, il bavarda sans contrainte avec ses amis, puis il les entraîna vers le poste de douane.
  
  Shimon ramena son attention sur la Fiat. Celle-ci s’ébranla au moment où le trio disparaissait à l’angle du hangar.
  
  Eban respira.
  
  
  
  
  
  Dans une villa des hauteurs de Gênes, le lendemain soir après le dîner. Abdel Azmi et Hassan Dessouki conversaient avec leur hôte, l’homme qui était venu les accueillir à leur descente du bateau, Mehmet Soyak.
  
  Confortablement installés dans de profonds fauteuils, devant un service à thé, ils devisaient en fumant de fines cigarettes de tabac blond. Leur entretien fut interrompu par un coup de sonnerie.
  
  Mehmet n’attendait aucune visite ce soir-là. Il ne devait d’ailleurs en recevoir aucune tant qu’il hébergerait ses deux visiteurs. Aussi cette sonnerie importune, résonnant soudain dans le calme ouaté de sa demeure, le surprit-elle désagréablement.
  
  Abdel et Hassan lui décernèrent un regard interrogateur. L’imprévu, l’inattendu contractaient toujours leur système nerveux.
  
  - Ne bougez pas, je vais voir, décida Mehmet.
  
  S’extirpant de son siège d’un mouvement résolu, il se dirigea vers le hall d’entrée et referma derrière lui la porte de la salle à manger. Il se composa un masque de froideur avant de dégager le verrou du Yale, entrebâilla le battant.
  
  Il se détendit en apercevant un porteur de télégramme qui tenait un pli dans la main.
  
  - Signor Dessouki, c’est ici ? demanda l’adolescent.
  
  Mehmet acquiesça, regretta aussitôt cette marque d’approbation mais, intrigué, il remit cependant une pièce de 50 lires au jeune garçon et accepta la missive.
  
  Il retourna dans la pièce où étaient ses hôtes tout en décachetant le télégramme, qu’il tendit sans le déchiffrer à son destinataire. Son visage exprimait un vif mécontentement.
  
  Etonné, Dessouki s’empara du feuillet.
  
  - C’est pour moi ?
  
  - Apparemment, répliqua Mehmet sur un ton aigre. Que dit ce message ?
  
  Hassan baissa les yeux sur le texte, rédigé en français.
  
  - « Bloqué Menton stop Dépannage urgent Hôtel Sirius - Saleh », lut-il à haute voix.
  
  Un silence enveloppa les trois Arabes, stupéfaits.
  
  - Comment a-t-il pu vous envoyer ce télégramme ici ? questionna Mehmet. Vous ne connaissiez pas mon adresse privée...
  
  Abdel et Hassan, désemparés, se creusèrent la cervelle.
  
  Effectivement, en quittant Paris, ils ignoraient encore où ils logeraient à Gênes. Et Saleh, qu’ils avaient cru mort ou arrêté, leur lançait un appel au secours chez Mehmet Soyak !
  
  - Ça ne tient pas debout, gronda Dessouki après une intense réflexion. D’abord, Saleh se serait débrouillé tout seul.
  
  Abdel, qui avait abouti aux mêmes conclusions, blêmit légèrement.
  
  - Ce message ne peut pas provenir de Saleh, confirma-t-il. C’est impossible.
  
  Mehmet écrasa nerveusement sa cigarette.
  
  - Alors, qu’est-ce que ça signifie ? éructa-t-il avec impatience. Qui d’autre aurait expédié ce texte ? Le bureau de dépôt est bien Menton ?
  
  Dessouki vérifia.
  
  - Oui, c’est bien inscrit.
  
  Les invités cherchèrent éperdument une explication valable. Mehmet en avança une :
  
  - C’est une manœuvre, un piège... On veut vous attirer de l’autre côté de la frontière, voilà le fin mot de l’histoire. On sait que vous avez assassiné cette Israélienne mais on ne peut pas le prouver. D’où cette tentative, heureusement trop grossière pour vous faire rentrer en France.
  
  Abdel humidifia sa gorge en buvant un peu de thé. Hassan, les traits crispés par une lourde inquiétude, chiffonna machinalement le télégramme.
  
  - Cela n’indique pas comment on a su que nous étions ici, bougonna-t-il. Pas plus que Saleh, Khalad n’aurait pu l’avouer. Ni aucun de ceux de la rue de la Goutte d’Or... Personne n’était au courant.
  
  Vindicatif, Mehmet articula.
  
  - Une chance que nous ayons affaire à des imbéciles. Sans le savoir, ils me rendent un sacré service : ils me prouvent que je suis brûlé, moi aussi. Vous allez décamper séance tenante et moi je vais évacuer ce que j’ai de compromettant.
  
  Ce programme réveilla l’énergie des interpellés.
  
  - Oui, c’est ce qui me paraît le plus prudent, décréta Abdel en se levant d’un coup de rein. Il faut que nous soyons loin au moment où les Français se rendront compte que nous ne marchons pas dans le traquenard qu’ils nous tendent.
  
  Gagnés par une hâte fébrile, les trois musulmans sortirent de la pièce et se dispersèrent dans la maison, les uns allant refaire leurs bagages, l’autre se préoccupant d’extraire de leur cachette les documents secrets, les armes et les fonds dont il avait la garde.
  
  Il ne leur fallut pas plus d’une demi-heure pour être prêts ; ayant enfilé leur manteau, ils se réunirent pour régler les détails de leur fuite et convenir de contacts ultérieurs.
  
  Lorsque leurs accords furent pris, Mehmet déclara :
  
  - Hassan, sortez la voiture du garage. Abdel, vous logerez cette valise dans le coffre, mais vous poserez les vôtres à l’intérieur. Je vous larguerai devant la Stazione Principe, et là vous sauterez chacun dans un taxi.
  
  Il tendit des clés à Hassan, remonta à l’étage afin d’éteindre les lumières partout.
  
  - Diablement lourd, ce barda, maugréa Abdel, qui avait soupesé le colis de Mehmet. Amène la bagnole devant la porte : nous chargerons tout en une fois.
  
  Hassan acquiesça de la tête et s’en alla au-dehors.
  
  Il dévala les quatre marches du perron, bifurqua sur la droite en vue d’ouvrir la porte coulissante du garage qui flanquait la villa. Lorsque la serrure eut fonctionné, il s’arc-bouta et fit rouler sur leurs rails les panneaux articulés, démasquant ainsi, dans un grondement de galets, le capot gris d’une Lancia.
  
  Ayant repoussé la porte pliante jusqu’au bout de sa course, il lâcha la poignée et, à cet instant précis, il eut la très brève sensation qu’un morceau de rocher lui fendait le crâne. Il tournoya sur lui-même, les jambes en coton, et il perdit toute notion des choses en s’écroulant sur le dallage.
  
  Shimon Eban rempocha sa matraque. Il empoigna sa victime sous les aisselles, la traîna dans l’espace disponible entre le mur et la carrosserie de la voiture, puis il retourna se poster derrière l’angle de la construction.
  
  Abdel, au bout de quelques secondes, trouva bizarre de ne pas entendre la mise en marche du moteur. Il pensa que son collègue était dérouté par les commandes d’une Lancia. Il sortit à son tour et, du perron, il appela Hassan.
  
  N’obtenant pas de réponse, mais voyant la porte du garage large ouverte, il descendit les degrés de pierre, ses yeux fouillant l’obscurité.
  
  Il fut assommé aussi sec par Coplan, qui s’était tapi contre la balustrade de l’escalier ; rattrapé par le col avant qu’il ne s’effondrât complètement, il fut catapulté vers le coin sombre où la façade et l’avancée du perron se rejoignaient.
  
  Alors Coplan, certain qu’Eban avait assisté à la scène, gravit les marches en deux foulées silencieuses et, collé dans l’encoignure de la porte, il épia l’approche du troisième Arabe.
  
  Mehmet eut la vague idée qu’il se passait quelque chose d’anormal quand il vit le hall désert et les valises rassemblées à un mètre du seuil. Mais il n’eut pas la prescience d’un danger imminent. Il poursuivit son chemin et, de l’encadrement, il regarda vers le garage.
  
  Son poignet fut emprisonné dans un étau tandis que le contact glacé d’un canon d’automatique appliqué contre son cou faisait passer un frisson d’horreur le long de sa colonne vertébrale.
  
  - Rentrez, intima Coplan d’une voix étrangement douce, en accompagnant cet ordre d’une poussée persuasive.
  
  Pétrifié, Mehmet recula en trébuchant, l’arme toujours appuyée contre sa gorge. Il ne put que jeter un coup d’œil oblique à son agresseur pendant qu’ils refluaient tous deux à l’intérieur du hall.
  
  - Et pas de singeries, le prévint encore Francis. Vos deux gorilles sont endormis, ne comptez pas sur eux.
  
  Shimon Eban apparut derrière lui, le masque dur. En le voyant, Mehmet devint vert.
  
  Coplan jeta, sans se retourner :
  
  - Ficelez-le, Shimon.
  
  L’Israélien marcha vers Mehmet, lui noua prestement une cordelette autour des chevilles. Ensuite, il lui réunit les poignets sur les reins et les ligota étroitement, en lui grognant à l’oreille :
  
  - Vous me cherchiez, je crois ? C’était réciproque, figurez-vous.
  
  - Ne soyez pas méchant avec lui, ricana Francis. Vous voyez bien qu’il s’est donné la peine de tout préparer à notre intention...
  
  Sarcastique, il désignait du menton les bagages rangés sur le tapis.
  
  Quand Mehmet fut entravé, Shimon l’expédia par terre d’un coup de genou dans le ventre. Avec Coplan, il quitta le hall.
  
  Peu après, ils ramenèrent chacun un des Algériens inanimés, hissé sur leur épaule, tête et bras ballants. Ils s’en défirent avec moins d’égards que si leur fardeau avait été un sac de pommes de terre, en les balançant d’une secousse sur le sol. En un tournemain, Abdel et Hassan furent également ligotés.
  
  - Maintenant, on est chez soi, conclut Francis. Ces ballots-là ne pouvaient pas mieux tomber dans le panneau. Les cueillir tous les trois, sans casse, et dans leur propre repaire, ça ne pouvait marcher qu’avec leur collaboration agissante.
  
  Eban, le front buté, dépliait la lame d’un gros couteau de poche. Il se pencha sur Mehmet, l’agrippa par les revers pour l’asseoir et, pointant l’acier à trois centimètres de l’œil gauche de l’Arabe, il siffla, les dents serrées :
  
  - Fils de chienne... Pourriture... Qu’avez-vous fait de Camille Lanioux ? Et réponds-moi, hein, car dans cinq secondes je te crève les deux prunelles !
  
  Mehmet fixa sur lui des yeux hagards dans lesquels se lisait une incompréhension abasourdie.
  
  - Mais... mais, bêla-t-il, c’est vous qui l’avez enlevé. Pas nous !
  
  Comme Eban rapprochait inflexiblement la pointe de sa lame, Mehmet clama :
  
  - Je peux le prouver !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Coplan. les poings sur les hanches, observa un instant le rictus terrorisé du prisonnier. Puis il s’accroupit en posant une main sur le poignet de Shimon.
  
  - Vous pouvez prouver quoi ? demanda-t-il à Mehmet.
  
  - Que... que nous n’avons rien fait à Lanioux. Nous sommes à sa recherche... J’ai des photocopies de rapporte de la police italienne, là, dans cette valise.
  
  Le rideau se déchira d’un coup pour Francis. De même, Shimon plaça soudain les événements passée dans une autre perspective.
  
  - Vous travaillez pour l’Égypte ? maugréa-t-il sur un ton accusateur.
  
  Mehmet le reconnut d’un signe affirmatif. Il précisa même :
  
  - Je suis Égyptien... Eux aussi.
  
  Coplan vit comment les choses s’étaient agencées. Quatre membres des Services secrets du Caire s’étaient infiltrés en France avec la complicité de l’ancienne organisation terroriste du F.L.N. en métropole.
  
  Khalad s’était suicidé, un Algérien avait voulu mettre fin à ses jours et Saleh Youssef avait résisté à la torture plutôt que d’avouer cette collusion, qui risquait, si elle était divulguée, de provoquer une rupture définitive entre la France et les deux républiques arabes, lesquelles avaient besoin, et rudement, de ses crédits !
  
  Shimon lâcha un juron en arabe, car comme ses compatriotes, il ne proférait de gros mots que dans cette langue, et non en hébreu.
  
  - Mais pourquoi avez-vous assassiné Golda ? brailla-t-il en secouant l’Égyptien avec rage.
  
  - Ils ont cru qu’elle mentait, que c’était vous qui aviez tué Lanioux et que vous étiez encore allé voler des papiers chez lui, débita précipitamment Mehmet, le souffle court. Moi, je n’avais pas donné d’ordres...
  
  Eban, furieux, le rejeta en arrière. Il se redressa, son couteau toujours logé dans sa main, et considéra Coplan sans mot dire.
  
  La piste qu’ils avaient cru tenir fondait entre leurs doigts ; ils étaient ramenés au point de départ.
  
  - Je vais les saigner tous les trois, conclut brusquement l’Israélien. Entre les Arabes et nous, pas de quartier : c’est la loi. Vous avez vu qu’ils l’appliquent, eux.
  
  - Une seconde, Shimon, opposa Coplan, méditatif.
  
  Il retourna auprès du corps allongé de Mehmet.
  
  - Pourquoi cette réunion a-t-elle eu lieu ici, à Gênes ? s’enquit-il. Après l’échec de votre mission, vous auriez plutôt dû rallier Alexandrie, me semble-t-il ?
  
  Le chef de l’équipe, espérant sans doute sauver sa peau en donnant entière satisfaction au Français, se hâta de répondre :
  
  - Parce que c’est d’ici que nous allions poursuivre nos investigations. La police italienne est parvenue à établir que, de Rome, Lanioux est venu à Gênes. Nous voulions découvrir s’il n’avait pas été embarqué de force sur un bateau, israélien ou autre.
  
  L’intérêt d’Eban se ranima.
  
  - Tiens, tiens, émit-il, les sourcils rapprochés. Quand avez-vous reçu ces derniers renseignements ?
  
  - Il y a deux ou trois jours à peine.
  
  Coplan fit demi-tour, entreprit d’ouvrir les valises. Pour avoir plus rapidement une idée de leur contenu, il souleva le couvercle de la première et la vida en la renversant sur le sol. La seconde subit le même sort ; les effets personnels qu’elle renfermait ne l’intéressant pas, il s’empara de la troisième, la plus lourde.
  
  Mehmet, qui surveillait son manège, lui annonça :
  
  - Oui, les documents sont dans celle-là, vous verrez.
  
  Sa servilité lui valut de recevoir, de la part de Shimon, un coup de talon dans la figure. Hassan, justement, commençait à donner les signes d’un lent retour à la lucidité, qu’un shot dans les côtes accéléra vigoureusement. Peut-être Abdel parut-il alors trop privilégié à Eban, car ce dernier termina sa tournée en l’éveillant par la même méthode.
  
  Attentif aux dossiers qu’il dépouillait, Coplan s’écria :
  
  - Hé ! Voici pourquoi le nommé Khalad a voulu m’expédier dans l’autre monde. Regardez, Shimon.
  
  C’était une épreuve fort agrandie, comme en témoignait le grain de l’image. La photo montrait Eban, Golda et Francis au moment où ils sortaient de l’immeuble de la rue de Passy. L’éclairage assez pauvre de cet endroit avait obligé l’opérateur à utiliser une pellicule hypersensible dans l’infrarouge.
  
  Eban examina le cliché, le restitua.
  
  - Ils ont préféré s’attaquer au plus faible, comme toujours, souligna-t-il. Une femme, ça les tente, ces tueurs.
  
  Pris d’une colère froide, il alla distribuer une nouvelle volée de coups de pieds aux Égyptiens, qui lâchèrent des exclamations de douleur.
  
  Coplan se rendit compte que les dossiers contenaient plus de choses instructives qu’il n’en escomptait, notamment les résumés d’enquêtes faites par Mehmet et ses agents sur les disparitions de Schwarz et de Bolz.
  
  Il ressortait clairement de tout cela que les gens du Caire n’avaient jamais soupçonné Lanioux de travailler pour les Israéliens et qu’ils ne détenaient aucun des trois techniciens des fusées.
  
  Francis referma la valise afin de l’emporter.
  
  - Ce qu’ils pourraient encore nous raconter est moins important que ce qu’il y a là-dedans, dit-il à Eban. On peut tirer sa révérence.
  
  - Bon, opina Shimon. Il ne reste plus qu’à les liquider.
  
  Ces mots provoquèrent des remous du côté des prisonniers. Hassan et Mehmet se roulèrent par terre en essayant frénétiquement de se débarrasser de leurs liens. Abdel protesta d’une voix blanche :
  
  - Non... Vous n’avez pas le droit... Livrez-nous à la Justice française, nous ferons des révélations !
  
  Shimon et Coplan posèrent sur lui un regard sinistre empreint d’une lourde ironie.
  
  - Vous vendriez la mèche sur votre alliance avec le F.L.N. ? persifla Francis. Ce n’est plus la peine, nous savons à quoi nous en tenir. Quoique vos collègues aient été plus courageux...
  
  Eban passa un doigt sur le fil de sa lame tout en jetant son dévolu sur Hassan comme première victime.
  
  - Non, pas de sang, lui conseilla Francis. Il vaut mieux qu’il ne subsiste pas de traces de meurtre. Et puis, épargnons le chef de ces deux truands : il sera contraint de les enterrer discrètement et de fermer sa gu..., sans quoi il aura de graves ennuis avec son propre service.
  
  Shimon comprit l’astuce : elle les soustrairait, lui et Cadouin à la curiosité de la police italienne, que Mehmet n’avait aucun intérêt à prévenir.
  
  Hochant la tête d’un air entendu, il rempocha son couteau, ramena un autre bout de cordelette.
  
  Quand il marcha vers Hassan, celui-ci roula des yeux épouvantés ; il tenta, par de ridicules soubresauts, de retarder l’instant fatidique. Mais Eban se rua sur lui et le colla face contre terre en s’agenouillant sur ses omoplates ; il lui passa la corde sous le menton, en croisa les bouts et serra tant qu’il put, tous muscles bandés.
  
  Un râle fut le dernier son qui s’échappa des lèvres violacées de l’Arabe, et pendant qu’il expirait, Coplan supprimait Abdel en lui déboîtant d’un coup sec les vertèbres cervicales.
  
  Mehmet, l’estomac au bord des lèvres, était blanc comme de la craie, trop anéanti pour se convaincre qu’il allait échapper au massacre.
  
  Eban vint vers lui, mais seulement pour trancher le lien enroulé autour de ses chevilles.
  
  - Si nous mettons la main sur les hommes que vous cherchez, ils y passeront aussi, affirma-t-il. Ils le savent et c’est pourquoi ils se cachent. Mais tôt ou tard, nous les aurons.
  
  Ayant de la sorte intoxiqué l’Égyptien sur les mobiles qui l’avaient fait agir, Shimon rejoignit Coplan près de la porte.
  
  Ils s’esquivèrent avec leur butin, rallièrent la Fiat stationnée dans l’avenue, à une cinquantaine de mètres de la villa.
  
  
  
  Dans une chambre d’hôtel de la Via Venti Settembre, et après avoir lancé dans les eaux du Brisagno les armes saisies, ils procédèrent au bilan de leur expédition.
  
  Outre une somme d’environ 600.000 lires, ils avaient récolté un ensemble d’informations intéressantes dont la lecture les passionna.
  
  Les photocopies de rapports transmis par le Ministère de la Justice italien à l’Ambassade d’Égypte à Rome signalaient que Camille Lanioux avait été vu à Gênes par trois témoins : ceux-ci s’étaient présentés spontanément à la police après la publication, dans la presse, d’une photo du disparu.
  
  L’une des dépositions, trop évasive, n’avait pas été retenue par les enquêteurs, mais les deux autres avaient été prises en considération car elles précisaient des détails vestimentaires non visibles sur le cliché.
  
  Un chauffeur de taxi déclarait avoir pris en charge, à la gare de Brignole, un client dont le signalement correspondait à celui de Lanioux. Comme il inscrivait ses courses jour par jour, il avait pu citer une date, et celle-ci désignait précisément le jour où le constructeur avait quitté son hôtel de Rome. Le voyageur avait été déposé à la Piazza Zecca : il n’avait pas mentionné une adresse particulière.
  
  L’autre témoin, un employé de la poste affecté au guichet des objets restants, assurait avoir remis une correspondance à l’intéressé, dont il avait vu le passeport.
  
  - Ça, c’est singulier, jugea Coplan. On pourrait en déduire que Lanioux avait eu un contact antérieur avec les gens qui l’ont retiré de la circulation. Il était d’accord avec eux jusqu’à un certain point...
  
  - Oui, puisqu’il attendait du courrier..., marmonna Eban, approbateur. Voyons la suite.
  
  Des doubles de comptes-rendus dactylographiés, signés Mehmet Soyak, relataient les démarches infructueuses de ses agents à Rome, puis la détection d’un couple d’Israéliens qui questionnaient des membres du personnel de l’Hôtel Tevere au sujet de Lanioux, et la prise en filature de ces suspects jusqu’à Paris.
  
  Le récit des activités d’Abdel et de Hassan dans cette capitale était également consigné, mais rien n’était dit de leurs collègues Khalad et Youssef, mystérieusement absents.
  
  Enfin, le dossier contenait encore des rapports datés du Caire et de Munich.
  
  Schwartz, en Égypte même, s’était volatilisé sans bagages, un soir. On perdait sa trace entre un night-club et son domicile. Quant à Gerhard Bolz, il avait dit à un ami, la veille de son départ présumé, qu’au lieu de regagner son poste par Trieste, il ferait un crochet par Gênes.
  
  Toutefois, aucune fiche à son nom n’avait été remplie dans un des hôtels de ce dernier port, et aucun navire en partance ne l’avait compté parmi ses passagers.
  
  Coplan se gratta la tête.
  
  - Pas de doute, conclut-il. Le nœud de l’affaire est ici. On pourrait toujours voir si un bateau soviétique n’était pas à quai à ce moment-là.
  
  - Oui, évidemment, concéda Eban sans trop de conviction. Au point où nous en sommes, je devrais surtout faire parvenir ceci à Bechor Hargaz, et lui demander des instructions. Cela prend une tournure telle que nous allons peut-être devoir abandonner.
  
  - Abandonner ? se rebiffa Francis. Ce problème devient moins aigu pour vous dans la mesure où vous perdez l’espoir d’être utiles à Lanioux et de le récupérer comme informateur, mais il a un autre aspect, beaucoup plus vaste ! Moi, je pose l’équation en ces termes : un pays de troisième rang est-il, après l’Égypte, en train de se constituer secrètement une artillerie d’engins auto-propulsés, et qui vise-t-il ?
  
  Plus véhément, Coplan poursuivit :
  
  - Rendez-vous compte qu’à notre époque, où les Deux Grands ont en permanence le doigt sur la gâchette, toute fusée s’abattant sur le territoire de l’un serait censée avoir été lancée par l’autre... Un propriétaire non identifié de missiles à moyenne portée pourrait ainsi, à sa guise, déclencher un conflit mondial !
  
  Shimon, se triturant la joue, admit :
  
  - Vu sous cet angle... Il est bien certain que plus on avance, plus la paix peut être détruite par des fous. Et les plus petits sont les plus dangereux, l’actualité le prouve.
  
  Il reporta son regard sur Coplan, demanda :
  
  - Vous continuez, de toute façon ?
  
  Francis, mis au pied du mur, se rappela qu’il n’avait toujours pas donné signe de vie à Deréville.
  
  - Je n’imagine pas mon chef m’ordonnant de laisser tomber, articula-t-il d’un ton sarcastique. Quand il plante ses crocs dans un os, il ne le lâche plus. Pas plus tard que demain matin, je vais lui décrire la situation.
  
  - A propos, dit Eban sur un ton négligent, vous ne pourriez pas solliciter une faveur ? Si, par hasard, on avait retrouvé un cadavre aux doigts écrasés, dans la banlieue parisienne, vos inspecteurs de la P. J. ne devraient pas gaspiller leur temps...
  
  - Vu, ponctua Francis.
  
  
  
  
  
  Ils se rencontrèrent le lendemain après-midi dans une cafétéria rutilante de néon, sous les arcades d’un grand boulevard du centre.
  
  Coplan lisait la première édition du Genova Sera. Il replia sa gazette en voyant Eban, et comme le garçon survenait au même instant, il commanda deux Cinzano.
  
  Shimon, se doutant pourquoi Cadouin épluchait les nouvelles, lui glissa :
  
  - J’espère que notre ami saura se débrouiller, avec ses invités...
  
  - Il a une occasion unique de faire preuve d’initiative, murmura Coplan.
  
  Puis, passant à un autre sujet, il ajouta :
  
  - Mon courrier est expédié. Quand obtiendrez-vous une réponse au vôtre ?
  
  - Demain. Les documents sont partis par avion, mais j’ai envoyé un télégramme en code exposant l’essentiel.
  
  Shimon accepta la Gitane que lui offrait Coplan, en tira distraitement une bouffée.
  
  - J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit hier soir, poursuivit-il. C’est très joli, de ne pas vouloir lâcher prise, mais nous sommes exactement ramenés à zéro. Et si on nous ordonne d’aller de l’avant, je ne vois pas très bien comment nous entamerons le boulot.
  
  L’arrivée des consommations interrompit le dialogue. Coplan les paya, et quand le garçon eut tourné les talons, il enchaîna :
  
  - J’ai longuement mûri la question, moi aussi. C’est un fait : de quelque côté que l’on se tourne, les pistes s’évanouissent dans les sables. Et pourtant, un aspect du problème n’a pas été creusé.
  
  Shimon l’invita, d’un regard interrogateur, à développer sa pensée.
  
  - Buvons notre verre, dit Coplan. Je vous expliquerai cela dehors.
  
  Passablement intrigué, Shimon s’évertua à discerner l’ouverture à laquelle Francis faisait allusion, mais comme les enquêtes menées par les polices de trois pays et par des agents spéciaux de nationalités différentes débouchaient sur le néant, il y renonça.
  
  Il vida son vermouth en deux gorgées.
  
  - Partons, proposa-t-il.
  
  Coplan le mena à l’endroit où il avait garé la Fiat 1 800.
  
  Lorsqu’ils eurent atteint les larges avenues d’un quartier résidentiel neuf, composé d’énormes buildings à douze étages, Coplan reprit :
  
  - Dès son arrivée à Gênes, Lanioux s’est précipité à la Poste restante. On peut raisonnablement supposer qu’il obéissait à des instructions et que la lettre dont il était entré en possession lui assignait un rendez-vous. Par ailleurs, Bolz a dit à quelqu’un, à Munich, qu’il comptait passer par Gênes contrairement à sa première intention. Or, si cette ville a joué le rôle de plaque tournante, personne ne s’est soucié d’y trouver des traces de Schwartz.
  
  Interloqué, Shimon objecta :
  
  - Mais... naturellement, puisque c’est au Caire qu’il s’est perdu dans la nature !
  
  - Est-ce une raison péremptoire ? Comme ses deux collègues, il est probablement venu aussi à Gênes, il a probablement cherché aussi une lettre à la Poste restante.
  
  - Admettons que ce soit vrai. En quoi cela nous ferait-il progresser ?
  
  - Si cette thèse reçoit une confirmation, nous aurons fait un grand pas. Et nous pourrons orienter nos investigations sur une piste fraîche, inexplorée : celle d’un départ en bloc de nos trois experts, qui devaient être tous d’accord.
  
  Shimon reconnut :
  
  - Ça mérite d’être approfondi, en effet. Un trio passe moins inaperçu qu’un individu isolé. Mais quelle démarche voulez-vous tenter pour asseoir votre conviction ?
  
  - A la Poste, indiqua Francis. Une petite usurpation de fonctions ne vous effraye pas, je présume ?...
  
  Il décrivit un virage afin de regagner le cœur de la ville, stoppa dans un parking payant à proximité du bâtiment de la Poste Centrale.
  
  Parvenu dans le hall intérieur, il se dirigea vers le guichet spécialisé.
  
  Son gabarit impressionnant et la raideur de ses traits coupèrent court à une éventuelle incrédulité de l’employé quand il déclina d’un ton bref :
  
  - Police.
  
  Au lieu de présenter la carte traditionnelle, il montra la photo de Lanioux et demanda :
  
  - Est-ce vous qui avez fait une déposition concernant le retrait de correspondance opéré par cette personne ?
  
  Un peu troublé, l’homme considéra l’épreuve, puis son interlocuteur et l’autre pseudo policier.
  
  - Oui, convint-il. C’est moi.
  
  - Nous voudrions un autre renseignement, puisque vous semblez être physionomiste, poursuivit Francis en démasquant, derrière le portrait de Lanioux, celui de Gerhard Bolz. N’avez-vous pas, à la même époque, remis un pli à cet individu-ci ?
  
  En vue de stimuler les souvenirs du préposé, il ajouta :
  
  - Le nom est Gerhard Bolz.
  
  Un effort de mémoire plissa le front de l’employé.
  
  
  
  
  
  - Oui, je crois, prononça-t-il. Cette tête ne m’est pas tout à fait inconnue. J’ai dû voir ce client au guichet. C’est un Allemand ?
  
  Coplan acquiesça, se fit plus insistant :
  
  - Êtes-vous vraiment positif ou n’avez-vous qu’une impression ?
  
  Après avoir encore réfléchi en gardant les yeux braqués sur la photo, le postier se décida :
  
  - Effectivement, je suis à peu près sûr d’avoir eu ce type en face de moi. Mais il avait l’air plus âgé que là-dessus.
  
  Et pour cause... Le cliché provenait du dossier Véronique, il datait de plus de quatre ans.
  
  - Bon, dit Francis. Et maintenant celui-ci. Il s’appelle Bruno Schwarz, est également de nationalité allemande. Lui avez-vous donné du courrier ?
  
  - Ah ça oui, je peux vous l’affirmer ! s’exclama l’italien. Il est venu trois fois, dont deux pour rien.
  
  Coplan et Shimon éprouvèrent un petit choc ; leurs regards se croisèrent.
  
  - Un dernier détail, pria Francis. Voulez-vous vérifier si vous n’avez pas d’ordres de réexpédition remplis par l’un de ces trois hommes ?
  
  Diligent, le préposé passa en revue les fiches classées par ordre alphabétique dans un long casier de bois.
  
  Arrivé à la lettre S, son index s’immobilisa soudain.
  
  - Schwartz, Bruno... Eh oui, j’ai un formulaire à ce nom-là, mais pas aux autres. Tenez, le voici.
  
  Coplan saisit le carton. L’adresse à laquelle le soussigné demandait le renvoi des lettres en souffrance se grava instantanément dans sa mémoire :
  
  « Aux bons soins de Mr Hartung, 52, rue Foch, Beyrouth - Liban ».
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  C’était une rue en pente, orientée vers le port, bruissante d’activité, où tenues européennes et longues robes de musulmans coiffés de chéchias se côtoyaient. Dans l’air flottaient les senteurs épicées de l’Orient et, aussi, les relents de pétrole que la brise ramassait au long des quais. Des bijouteries, des bureaux d’agences de voyages, des magasins d’articles en cuir et des boutiques de tailleurs occupaient le bas des immeubles.
  
  Des camelots vendeurs de pâtisseries circulaient d’un pas désœuvré entre des piétons qui, pour la plupart, se hâtaient vers leurs occupations.
  
  Coplan fit une halte devant le numéro 52. Il l’avait vérifié par l’annuaire du téléphone : un monsieur Hartung habitait réellement cette maison, une bâtisse vieille d’une cinquantaine d’années dont le rez-de-chaussée avait été modernisé par un commerce de vêlements pour hommes.
  
  Franck entra dans le couloir. Des plaques en cuivre apposées au mur lui révélèrent que les deux étages abritaient plusieurs bureaux, notamment de négociants en tissus et d’obscures compagnies maritimes. Le nom d’Hartung figurait sous l’une de ces dernières.
  
  Décidé, Coplan monta, poussa la bonne porte.
  
  Une secrétaire aux paupières dessinées par un trait de crayon noir et aux lourdes lèvres boudeuses non maquillées, tapait à la machine dans une minuscule antichambre. Elle contempla l’intrus, devina d’instinct la langue qu’elle devait utiliser.
  
  - Vous désirez ? s’enquit-elle en français.
  
  - M. Hartung... Je voudrais le voir à titre privé. M. Cadouin, armateur à Marseille.
  
  L’espace était si réduit que la jeune femme dut le frôler pour passer dans la pièce voisine. Elle «voit un buste opulent d’odalisque, une taille très mince et des hanches arrondies, bien accusées. Les effluves de son parfum, chaud et prenant comme l’encens, caressèrent le visage du visiteur.
  
  En tant que patron, cet Hartung savait sélectionner son personnel ; il devait avoir une impassibilité à toute épreuve...
  
  La fille revint, céda le passage, tout juste.
  
  - Que puis-je pour vous, Mr Cadouin ? s’informa un homme assis derrière un bureau encombré de dossiers.
  
  Une pointe d’accent germanique perçait dans ses paroles. Il avait ses coudes sur la table, ses mains jointes devant sa bouche. Ses yeux gris scrutaient Coplan avec une fixité déplaisante.
  
  Maigre, presque chauve, il pouvait avoir une quarantaine d’années.
  
  Coplan s’assit sur une chaise qui manquait de solidité.
  
  - Seriez-vous en mesure de faire parvenir un message à Bruno Schwartz ? demanda-t-il en observant Hartung avec une insistance identique.
  
  Un silence régna ; l’Allemand n’avait pas cillé.
  
  - Pas pour l’instant, répondit-il. Mais si vous désirez le joindre, vous pouvez me confier la lettre. Je la lui enverrai quand il m’aura transmis sa nouvelle adresse.
  
  - Vous a-t-il fait part de... certains projets de voyage ?
  
  - Très évasivement. Pourquoi ?
  
  Coplan rapprocha sa chaise.
  
  - Vous, qui êtes un ami de Schwartz, ignorez-vous qu’on nourrit des inquiétudes sur son sort ?
  
  Hartung haussa les sourcils.
  
  - Oui, je l’ignore. Qui, entre autres, se préoccupe de lui ?
  
  - Moi, dit Coplan. S’il avait des ennuis, je pourrais l’aider.
  
  Hartung parut sombrer dans la perplexité. Puis son attitude changea ; il devint plus affable.
  
  - Je suis dans une position très embarrassante, avoua-t-il. Votre visite me surprend. Elle vient trop tôt, dans un sens, car je suis moi-même dans l’incapacité de correspondre avec Bruno. Or, je crains aussi qu’il ait des difficultés.
  
  - Ah ? Pour quelle raison ?
  
  - Eh bien ! tout bonnement parce que dans la dernière lettre qu’il m’ait écrite, et qui est datée de Gênes, il exprime une appréhension, pas d’une façon explicite, mais par un détour. D’ailleurs, tenez, voyez vous-même.
  
  Dans un tiroir, il puisa un feuillet de papier qu’il offrit à Coplan. Ce dernier, l’esprit tendu, en lut le texte rédigé à la main et en allemand :
  
  « Cher Franz, je me permets, au nom de notre très ancienne amitié, de recourir à tes bons offices. A la veille de prendre la décision la plus importante de ma carrière, je veux m’entourer de quelques précautions. Je vais, vraisemblablement, quitter mon travail en Égypte et, pour un motif personnel, je ne tiens pas à ce qu’on sache où je me suis rendu. Je fais réexpédier mon éventuel courrier chez toi, pour une période d’un mois. Si, passé ce délai, je ne t’avais pas communiqué l’endroit de ma résidence, je te saurais gré de prévenir M. Cordina, 28, Carnell Street, à La Valette, Malte. Tout ceci peut te sembler mystérieux, mais je t’en raconterai le fin mot plus tard. Du moins je l’espère... Ton fidèle Bruno. »
  
  Coplan rendit la lettre à Hartung, qui déclara :
  
  - Le délai en question n’expire que dans quatre jours. Alors, je ne sais que penser. Je vous pose la question à mon tour : comment vous, M. Cadouin, avez-vous eu l’idée de venir chez moi ?
  
  Méditatif, Francis se pinça la lèvre inférieure.
  
  - Je suis dans la même situation que vous, prétendit-il. Bruno m’avait chargé de me mettre en rapport avec vous si, après un certain temps, il ne m’avait pas donné de ses nouvelles. Et ce délai-là est expiré.
  
  La figure d’Hartung refléta un léger désarroi.
  
  - Dans ces conditions, il est clair que le silence de notre ami commence à devenir inquiétant, murmura-t-il. Moi, je ne peux rien vous dire de plus. Je me conformerai à ses instructions et c’est tout ce que je puis faire.
  
  Lâchant un soupir, Coplan se leva.
  
  - J’avais espéré que vous déteniez une lettre explicative très récente, conclut-il en esquissant un geste de regret. Cela m’aurait rassuré. Enfin, excusez-moi du dérangement.
  
  Hartung, visiblement contrarié, lui serra la main avec vigueur.
  
  - Dans le métier de Bruno, on est exposé à de singuliers marchandages... Des spécialistes comme lui, on se les arrache, mais cela ne va pas sans risques, prononça-t-il d’un ton pénétré. Au revoir, M. Cadouin.
  
  Coplan repassa devant la secrétaire, qui lui dédia un regard songeur. Il remonta la rue Foch, en proie à des pensées divergentes.
  
  Au terme d’une courte promenade, il rejoignit Shimon Eban dans le hall de l’hôtel Régent.
  
  L’Israélien était sur des charbons ardents. Il interpella Francis avant même que ce dernier se fut assis auprès de lui.
  
  - Vous avez un tuyau ?
  
  Coplan lui relata l’entrevue qu’il venait d’avoir avec Hartung.
  
  - Bref, les choses se précisent sans pourtant s’éclaircir, estima-t-il en terminant. On a dû faire des propositions très alléchantes à nos trois techniciens. Ils les ont acceptées en principe, ont agi comme on le leur demandait, mais qu’est-il advenu d’eux ensuite ?
  
  - Ou bien ils sont planqués dans une retraite dorée, ou bien on leur a coupé le cou, supputa Eban. De toute manière, un gars qui a des chances d’en savoir davantage, c’est ce Cordina, à Malte.
  
  - Une conversation avec lui me paraît s’imposer, opina Coplan. Schwartz semblait compter sur lui pour être tiré du pétrin en cas de nécessité. Ce pourrait être un allié de premier ordre.
  
  
  
  
  
  Dans l’avion de la B.E.A. qui, après une correspondance à Naples, allait bientôt les faire atterrir à Malte, Shimon remarqua :
  
  - Il est réconfortant de songer que tous nos déplacements sont payés par les fonds du service secret égyptien... Sur ce chapitre Bechor Hargaz est un peu radin, croyez-moi.
  
  - Il n’est pas le seul, émit Coplan, un demi-sourire sur les lèvres. Nous avons souvent carte blanche, mais jamais sur les frais.
  
  Ils auraient longuement épilogué là-dessus si le voyant rouge, en s’allumant, ne les avait priés d’accrocher leur ceinture.
  
  L’avion se posa sur la piste de l’aéroport de Luqua, au cœur de l’île qui, depuis la chute de Napoléon, est une position-clé de la flotte britannique de Méditerranée.
  
  La présence anglaise avait profondément marqué de son empreinte cette minuscule possession, cela se notait du premier coup d’œil. Les passagers auraient ressenti une impression très voisine s’ils avaient débarqué à London Airport : l’allure des constructions, les uniformes, les affiches et écriteaux publicitaires étaient exactement pareils. Les formalités aussi ; elles étaient accomplies avec la même courtoisie, froide et détachée, par les inspecteurs ou par les douaniers.
  
  Un bus à impériale conduisit Coplan et Shimon à La Valette, où ils s’assurèrent la location de chambres dans deux hôtels distincts, comme ils le faisaient d’habitude.
  
  Dans cette agglomération d’une vingtaine de milliers d’habitants, trois quarts des activités gravitaient autour du trafic maritime, des chantiers de réparation et du port de guerre.
  
  En dehors de cinq artères principales, elle comportait de petites rues étroites, qui, toutes, débouchaient sur le golfe, car la localité s’étalait sur un long promontoire.
  
  Le soir-même, Coplan se fit conduire en taxi à Carnell Street. Chemin faisant, il s’aperçut que le véhicule l’emmenait dans la banlieue sud, où des cottages espacés succédaient aux rangées continues de maisons.
  
  La voiture s’arrêta devant une demeure dont l’architecture était plus méditerranéenne qu’anglaise : massive, sans étage, dotée de fenêtres en ogive, elle rappelait plutôt le mas provençal. De la lumière filtrait aux persiennes.
  
  Coplan sonna. Une lampe s’alluma sur la façade, puis un guichet s’ouvrit dans la porte. Un œil suspicieux se fixa sur l’arrivant. Une voix posa une question en une langue inintelligible, qui devait être du maltais.
  
  - I want to see Mister Cordina, risqua Francis. I'm sent by Mr Hartung, from Beyrouth (Je désire voir M. Cordina. Je suis envoyé par M. Hartung, de Beyrouth)
  
  L’œil disparut, quelques secondes s’écoulèrent. Enfin, un verrou fut actionné et le battant s’écarta.
  
  - Come in, invita un homme de petite taille mais large de carrure, aux cheveux très grisonnants, de type nettement latin.
  
  Il était en bras de chemise, son col s’ouvrait généreusement sur une poitrine velue, son pantalon était mal retenu par une vieille ceinture de cuir.
  
  Coplan pénétra dans la maison.
  
  - Qui êtes-vous ? s’enquit le Maltais, assez bourru.
  
  - Je m’appelle Cadouin. Êtes-vous M. Cordina ?
  
  L’autre secoua négativement la tête. Il marcha vers une porte, qu’il repoussa en faisant un signe au visiteur.
  
  La pièce était beaucoup plus confortable que l’entrée ne le laissait présager. Deux fauteuils à oreillettes étaient placés devant un âtre, et ils étaient séparés par une table basse en acajou. Dans l’un d’eux était assis un quinquagénaire au teint couperosé. Il fumait un cigare, un verre d’alcool à portée de sa main.
  
  - Entrez, je vous prie, prononça-t-il avec une nuance de réserve. Vous dites que vous êtes envoyé par M. Hartung ?
  
  - Oui, confirma Francis. C’est au sujet de Bruno Schwartz.
  
  Cordina se rembrunit. Il considéra le bout de son cigare, leva ensuite un regard intrigué sur son interlocuteur.
  
  - Hum... A quel titre vous intéressez-vous à lui ?
  
  - Disons... à titre humanitaire. Et surtout parce qu’il doit être en mesure, s’il est encore en vie, de révéler où est son camarade Lanioux.
  
  Négligemment, Cordina lui désigna le fauteuil vacant, déposa par terre le journal déplié qui était sur ses genoux.
  
  - Whisky ? offrit-il, ses doigts refermés sur une carafe.
  
  Coplan accepta.
  
  - Eh bien ! je regrette, M. Cadouin, reprit son hôte avec une détermination inattendue. Je ne sais rien à propos de lui, ni de ce gentleman dont vous parlez.
  
  - Cette discrétion vous honore, et je l’apprécie, répondit Coplan. Mais Schwartz escompte une aide de votre part, j’ai vu la lettre dans laquelle il l’écrit à Hartung. Or le délai qu’il avait fixé est virtuellement écoulé maintenant. Sa sécurité, comme celle de Lanioux, est peut-être entre vos mains. Je vous propose une coopération, dans leur intérêt.
  
  Une lueur sardonique éclaira les prunelles sombres de Cordina.
  
  - Cher monsieur, vous seriez surpris du nombre de gens qui, pour assassiner Schwartz, sont prêts à m’offrir leur coopération, rétorqua-t-il.
  
  - S’il n’écrit pas, il y a de sérieuses chances qu’il le soit déjà, opposa sèchement Francis. Soyez logique.
  
  - Je le suis. Et c’est pourquoi je dois décliner votre offre, Mr Cadouin. Le jour où Bruno Schwartz décidera de reparaître en surface, il vous le fera savoir s’il le désire.
  
  La moutarde monta au nez de Coplan.
  
  - Cela lui sera difficile, s’il est enseveli dans une tombe, riposta-t-il. Quand les polices s’en mêleront, votre mutisme actuel ressemblera fort à de la complicité, Mr Cordina.
  
  Le cigare fiché entre deux doigts en ciseau décrivit un cercle désinvolte.
  
  - Portez plainte, nargua le Maltais. Moi, je n’entends pas dévier de la ligne de conduite que. je me suis tracée. A la demande de Bruno, d’ailleurs.
  
  Coplan vida son whisky d’un trait.
  
  - Parfait, dit-il ensuite calmement. Je prends acte de votre refus. Au revoir, Mr Cordina.
  
  Il s’extirpa du fauteuil, gratifia son hôte d’une froide inclinaison de tête, se dirigea vers la porte, qu’il ouvrit avec brusquerie.
  
  Devant lui, à un mètre, se tenait le domestique qui l’avait introduit. Un automatique doté d’un silencieux luisait dans son poing.
  
  - Par là..., intima l’homme en montrant un chemin qui n’était pas celui de la sortie.
  
  Les traits durcis, Coplan pivota d’un quart de tour.
  
  - Ça veut dire quoi ? lança-t-il à Cordina.
  
  - Que je vais vous héberger un certain temps, renvoya le maître de céans. Vous pourriez essayer de me mettre des bâtons dans les roues.
  
  Le pistolet du gardien vola en l’air. Sans changer de position, Francis avait expédié le bord de sa semelle sous le poignet de l’individu, dont les yeux étaient restés rivés sur le profil du visiteur. L’arme n’était pas encore tombée sur le sol que Coplan écartait son adversaire d’un crochet du gauche décerné à sa mâchoire.
  
  Médusé, Cordina s’était dressé sur ses jambes. Il vit son acolyte s’agripper sauvagement, malgré le coup qui l’avait fait chanceler, aux vêtements du nommé Cadouin, pour l’empêcher d’atteindre le verrou.
  
  - Tiens bon, Giulio ! clama-t-il. Borda, Mattos !
  
  Coplan, ceinturé, passa son pied droit derrière celui de son agresseur et, d’une poussée de l’épaule, il le projeta sur le sol, se rua vers le barreau condamnant la porte.
  
  Ses doigts étreignirent la poignée de fer à l’instant où deux individus, arrivant comme des bolides, lui tombèrent simultanément sur le dos et s’emparèrent de ses bras. Il appuya sa chaussure contre le battant, se propulsa violemment en arrière, se trouva en retrait de ses deux nouveaux antagonistes. L’un, soulevé de terre, fut lancé contre le mur. L’autre, un cinquième de seconde après, bascula en arrière, terrassé par un croc en jambes accompagné d’une pesée de l’avant-bras qu’il s’efforçait de paralyser.
  
  Mais Giulio s’était relevé entre-temps. Il bondit vers Coplan, passa le bras sous son menton et exerça une traction brutale que son poids décuplait. Entraîné en arrière par ce fardeau tout entier suspendu à sa gorge, Francis précipita le mouvement plutôt que d’y résister. Giulio fut renversé sur les omoplates ; il attrapa un choc de 90 kilos sur son thorax et une boule de fonte le frappa en pleine figure, l’obligeant à dénouer son étreinte.
  
  Voulant profiter de la position allongée qu’occupait fugitivement Coplan, le Maltais qui avait percuté le mur lui sauta dessus à pieds joints, sans égards pour son collègue réduit au rôle de matelas.
  
  Francis ne put éviter le projectile humain tombant au creux de son épigastre : le souffle coupé net, il roula de côté, face contre terre. Et cette défaillance, si brève qu’elle fût, lui fut fatale, car le troisième acolyte de Cordina, ayant ramassé prestement l’automatique, lui en assena un vigoureux coup de crosse sur l’occiput.
  
  - Transportez-le en bas, en vitesse, commanda Cordina d’une voix furieuse. On l’évacuera plus tard.
  
  Il traversa la pièce tout en s’épongeant le front.
  
  - Vous avez bien failli ne pas le maîtriser, à trois ! ronchonna-t-il encore, outré. On voit que vous manquez d’entraînement... Allons, Giulio, debout !
  
  Il arracha des mains de Mattos le pistolet que ce dernier hésitait à empocher, poursuivit :
  
  - N’attendez pas que ce type se réveille... Il est encore fichu de nous donner du fil à retordre. Et puis d’abord, on va lui faire respirer le contenu d’une ampoule.
  
  
  
  
  
  Aux environs de minuit, Shimon Eban devint assez inquiet. Cette entrevue avec Cordina se prolongeait d’une façon qui commençait à devenir franchement anormale.
  
  L’agent israélien attendait depuis plus d’une heure, soit la venue, soit un coup de fil de Cadouin. Il se mit à envisager diverses possibilités pouvant justifier le retard insolite du Français et, forcément, une méfiance ne tarda pas à naître en lui.
  
  Cet ami de Schwartz avait-il vu d’un mauvais œil qu’un inconnu vînt l’interroger sur le lieu où résidait le spécialiste des fusées ? Ou bien, au contraire, la conversation s’était-elle engagée dans une atmosphère amicale propice aux longs échanges de vue ?
  
  Enclin, par sa formation professionnelle, à pécher plutôt par excès de pessimisme, Shimon examina ce qu’il devrait faire dans le cas où Cadouin ne donnerait pas signe de vie au cours des heures suivantes. En d’autres termes, si Cadouin était retenu contre son gré.
  
  Signaler la chose aux autorités britanniques de Malte ne pouvait être qu’une solution extrême, avant laquelle il convenait d’épuiser les autres formules d’intervention. Mais seul, sans arme, dans une île où il ne disposait d’aucun appui, Eban n’avait pas beaucoup de ressources.
  
  Prévenir Hargaz, lui demander renfort et directives ? Cela prendrait du temps. Trop, peut-être.
  
  Les aiguilles continuant de progresser sur le cadran de sa montre, Eban résolut de ne pas s’attarder dans une expectative stérile. Il décrocha son téléphone, pria le standardiste de former le numéro d’un Mister Cordina domicilié dans Carnell Street.
  
  A tout prendre, laisser entendre à celui-ci que Cadouin n’était pas seul à La Valette ne pouvait causer de préjudice à personne...
  
  Quand la communication fut branchée, Shimon perçut les sonneries, insistantes et répétées, de l’appel. Cela dura tellement longtemps qu’il fut sur le point d’abandonner, mais tout-à-coup un déclic se produisit.
  
  - Mr Cordina ? s’enquit Eban.
  
  - Qui est à l’appareil ? grogna le correspondant du ton exaspéré de quelqu’un qu’on tire de son lit.
  
  - Un ami de Mr Cadouin. Est-il encore chez vous ?
  
  La réponse se fit attendre pendant plusieurs secondes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  - Il y a belle lurette qu’il est parti, grommela finalement Cordina. C’est pour ça que vous me dérangez en pleine nuit ?
  
  - Je le regrette, soyez-en sûr. Mais comme il n’est pas encore rentré à son hôtel, j’ai d’abord voulu m’informer auprès de vous.
  
  - Il m’a quitté vers onze heures, affirma le Maltais, radouci. Peut-être est-il allé dans un night-club... Pourquoi vous tourmentez-vous ?
  
  - Parce qu’il ne fréquente pas les night-clubs, répliqua froidement Shimon. Je souhaite qu’il ne lui soit rien arrivé de fâcheux, Mister Cordina.
  
  - Moi aussi... Ce serait vraiment regrettable.
  
  - Vraiment. Autant pour vous que pour lui. Bonsoir.
  
  Eban laissa choir le combiné sur la fourche.
  
  Il était à peu près convaincu que son correspondant avait menti. Pris au dépourvu, Cordina avait réfléchi trop longtemps avant de répondre.
  
  Néanmoins, la perplexité de Shimon s’aggrava. Pourquoi diable l’homme de confiance de Schwartz aurait-il commis l’insigne maladresse de séquestrer un visiteur animé de bonnes intentions ? Un tel acte ne pouvait que lui attirer de gros ennuis.
  
  A condition que la preuve en soit faite...
  
  Eban se mit à tourner dans sa chambre comme un ours en cage. Des hypothèses de moins en moins plausibles assaillirent son esprit, des projets irréalisables éparpillèrent ses facultés de raisonnement.
  
  De guerre lasse, il décida de patienter jusqu’au matin avant d’entreprendre quoi que ce soit. Résigné à l’insomnie, il se mit au lit.
  
  
  
  
  
  La lumière pourtant parcimonieuse d’une ampoule électrique gêna Coplan lorsqu’il fut tenté d’ouvrir les yeux. Il garda les paupières baissées, savoura la bienheureuse détente résultant d’un long sommeil.
  
  Ses pensées se clarifièrent à mesure que se réveillait aussi une douleur irritante à l’arrière de sa tête. Sa main gauche alla tâter cette région sensible de son crâne mais, au passage, elle effleura une surface froide, métallique. Du coup, Francis se redressa sur un coude pour voir où il était.
  
  A n’en pas douter, c’était une cabine de navire. Intérieure, sans hublot, de dimensions très exiguës. Elle ne contenait que le strict nécessaire : un lavabo, un placard étroit, deux couchettes superposées, une banquette formant angle droit, un radiateur.
  
  Coplan se leva lentement, acheva de promener un regard critique autour de lui. Ni les cloisons, ni la porte, n’avaient même un revêtement de bois : c’était de l’acier avec une bonne couche de peinture blanche.
  
  A vue de nez, le bateau devait être d’assez faible tonnage, pas très ancien, et s’il fallait en juger par sa rigoureuse stabilité, par l’absence totale de trépidation, il devait être amarré contre un quai.
  
  A quoi rimait cette claustration, se demanda Francis en se remémorant la bagarre qui avait eu lieu chez Cordina. Celui-ci méditait-il de le chasser de Malte, de l’envoyer rejoindre Schwartz ou de le balancer par-dessus bord en haute mer ?
  
  Sans aucune illusion, Coplan pesa sur le bec de cane. La porte était bloquée de l’extérieur, bien entendu.
  
  Un calme étonnant régnait dans ce bateau. Même en collant l’oreille contre les parois de la cabine, Francis ne décela aucun bruit. Quelle heure était-il donc ?
  
  Sa montre-bracelet était arrêtée. Et son sommeil, probablement provoqué par un narcotique, lui avait fait perdre toute notion du temps. Béni soit le ciel, on ne lui avait pas fauché ses cigarettes, ni son briquet.
  
  Coplan se laissa tomber sur le settee et, tout en remontant sa montre pour avoir quand même un repère, il chercha une explication au comportement de Cordina. Il pensa aussi à Shimon.
  
  Ce dernier parviendrait-il à le sortir de là ?
  
  C’était douteux, pour le moins. Quant à s’évader de cette prison flottante, avant qu’elle ne quitte le port...
  
  Rêveur, Coplan suivit des yeux la fumée de sa cigarette, lentement aspirée par une bouche d’aération.
  
  Cordina était-il complice des trois disparus ou de leurs ravisseurs ? En tout cas, il n’aurait pas intercepté un curieux si Lanioux, Schwartz et Bolz étaient morts assassinés, leurs traces effacées. C’eût été relancer inutilement une affaire réglée, alors qu’un simple mensonge suffisait à le mettre hors de cause.
  
  Des heures s’écoulèrent, dans un silence oppressant. Et puis, un martèlement de pas fit résonner les tôles du pont. Francis put déduire de ce bruit que sa cabine était située juste au-dessous, et que la porte devait s’ouvrir sur une coursive proche de la ligne de flottaison.
  
  De fait, il lui sembla qu’un groupe d’hommes descendait des escaliers. Coplan pressentit qu’ils venaient le voir. Évidemment, puisqu’il n’avait pas encore subi d’interrogatoire...
  
  Les deux équerres de verrouillage tournèrent sur leur axe. Le panneau de fer s’ouvrit vers l’extérieur, un homme buta contre la marche et fit irruption, la tête la première, dans le réduit. Il lança ses mains en avant pour ne pas se cogner à la boiserie de la couchette supérieure, s’y cramponna tandis que la porte se refermait avec force.
  
  - Shimon ! s’exclama Francis, éberlué.
  
  L’Israélien, qui n’avait pu l’apercevoir, sursauta. Remis sur pieds, il contempla son compagnon avec stupeur.
  
  - Eh bien ! c’est complet... maugréa-t-il. Voilà donc où vous étiez !
  
  Ils ne surent s’ils devaient se féliciter ou déplorer d’être réunis, et d’être promis au même sort.
  
  - Vous êtes allé dire bonjour à Cordina ? s’enquit Francis avec un sourire amical empreint d’ironie.
  
  - Non, mais je me disposais à le faire, avoua Eban. Ils m’ont embarqué en pleine rue, à la nuit tombante.
  
  - Quand ?
  
  - Il n’y a pas vingt minutes... Le pistolet dans les reins, à cent mètres de Carnell Street.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - Attendez, je n’y suis pas. Quel jour sommes-nous ? Quelle heure est-il ?
  
  - Mercredi, 21 heures 17. Pour vous fixer les idées, il y a vingt-quatre heures que vous êtes tombé dans la trappe.
  
  Shimon vint s’asseoir sur la banquette capitonnée. Il se massa la joue, attentif au crissement de sa barbe.
  
  - Mais comment vous ont-ils repéré ? s’étonna Coplan. Cordina ne pouvait sucer de son pouce que nous étions en cheville, tous les deux...
  
  Eban haussa les épaules.
  
  - Je n’y pige strictement rien. Ça tient de la magie.
  
  Il regarda Francis dans le blanc des yeux.
  
  - Et vous, vous y comprenez quelque chose ?
  
  - Ma foi non, admit Coplan. Ne vous figurez surtout pas que je me suis laissé tiré les vers du nez à votre sujet. Voici comment s’est déroulée cette entrevue...
  
  Il raconta, mot pour mot, le dialogue qu’il avait eu avec le Maltais, puis la brève bagarre qui l’avait opposé à ses séides.
  
  - Je me suis réveillé ici, tout à l’heure, et j’essayais précisément de voir clair dans cette combine quand vous avez pénétré dans mon domaine, conclut-il. Enfin, vous avez vu le bateau, et vous devez savoir à peu près où nous sommes ?
  
  - Vaguement. Mais si c’est la seule chose qui vous préoccupe, vous avez de la chance... Qu’est-ce que cette bande veut faire de nous ?
  
  - Nous serons édifiés sur ce point de toute manière, ne vous tracassez pas. Revenons-en au bateau. Est-il amarré dans un bassin, à un quai privé ou est-il en cale sèche ?
  
  - Non, il flotte. J’aurais du mal à vous dire où, car j’ai traversé un hangar avant d’être poussé à bord, et je n’ai pas eu le temps de localiser l’endroit. J’ai été amené en voiture après un trajet qui m’a paru très compliqué.
  
  - Vos kidnappeurs ne vous ont rien demandé ?
  
  - Rien. Leur technique est remarquable, je vous le garantis. Efficace et sans bavure.
  
  - Comment étaient-ils ?
  
  Shimon décrivit ses agresseurs et Coplan reconnut en eux les hommes qui l’avaient assailli chez Cordina.
  
  - Ce sont les types auxquels j’ai eu affaire moi-même, révéla-t-il. Je ne vois toujours pas comment ils vous ont mis le grappin dessus... Dites, vous n’avez pas eu l’impression que ce navire était désert, lors de votre arrivée ?
  
  - Décidément, c’est une idée fixe, bougonna Eban. Vous ne pensez qu’à ce damné caboteur ! Qu’est-ce que ça change, qu’il soit au sec ou à flot, grand ou petit, habité ou non ? Nous sommes bouclés dedans, c’est tout. Vous croyez que vous allez crever ce panneau d’acier avec vos ongles ? Dehors, il y a deux verrous gros comme ça...
  
  Son pouce et son index encerclaient son poignet d’une façon éloquente, et même s’il exagérait un peu, ce n’était pas un dispositif de fermeture qu’on pouvait fracturer
  
  - Si vous êtes partisan de rester, pas moi, déclara Coplan. Le fatalisme n’est pas mon fort, et je préfère passer mon temps à étudier les possibilités d’évasion plutôt que de me casser la tête sur des problèmes insolubles.
  
  - Bon amusement, railla Shimon. Quand vous aurez trouvé le truc, vous me le direz : je n’ai jamais vu fabriquer un chalumeau oxhydrique avec du mobilier.
  
  Il se leva, se hissa sur la couchette supérieure et s’y allongea, ses mains jointes sous sa nuque.
  
  Un silence de catacombe s’installa.
  
  Au bout d’un quart d’heure, Coplan prononça :
  
  - La question est de savoir si, oui ou non, nous sommes seuls sur ce raffiot...
  
  - Supposons que oui, dit Eban, conciliant, pour mettre les choses au mieux.
  
  - Dans ce cas, nous sommes marrons. Impossible de s’en sortir.
  
  - Et dans l’autre cas aussi ; bonsoir, conclut Shimon.
  
  - Détrompez-vous : alors il y aurait une formule. Commençons par nous assurer que nous avons de la compagnie. Aidez-moi, Shimon : il s’agit de faire un chahut du tonnerre de dieu.
  
  Il quitta le sofa, se mit à décocher de formidables coups de talon dans la porte tout en braillant des insultes à tue-tête.
  
  Après deux secondes d’effarement, Eban fit chorus. Il gueula des invectives et martela les cloisons à coups redoublés, avec cette sorte de plaisir mauvais qu’engendre la rébellion.
  
  Ce vacarme n’était pas déclenché d’une minute que des pas précipités retentirent dans le couloir. Une voix furibonde enjoignit aux prisonniers de se tenir tranquilles.
  
  M.. ! clama Francis. Il n'y a pas de toilette !
  
  - Y a le lavabo, débrouillez-vous ! Hurla le gardien. Et foutez-moi la paix, vous ne sortirez pas de là !
  
  - Et la bouffe, c’est pour quand, fumier ?
  
  - Demain matin ! Et maintenant, si vous continuez de faire du boucan, je voua envoie une ampoule de narcotique par la manche à air, compris ?
  
  - Fourre-là où je pense, ton ampoule, tordu ! beugla Francis.
  
  - Mets-en deux ! tonitrua Eban, pris au jeu.
  
  Leur invisible geôlier s’éloigna. Une porte claquée quelque part dans le bateau fit vibrer les parois de la cabine, puis tout redevint silencieux.
  
  Coplan, qui était resté aux aguets, arbora une expression satisfaite.
  
  - Il y a un type à bord et il n’y en a qu’un, jugea-t-il. Ça se présente bien.
  
  - Tant mieux, approuva Shimon sans deviner le moins du monde pourquoi cette circonstance était favorable. Et après ?
  
  - Vous ne voyez pas d’inconvénient à courir un léger risque d’asphyxie ?
  
  - Du tout... Parmi les festivités qui nous attendent, un risque de plus ou de moins... En quoi consiste votre projet ?
  
  - Avez-vous remarqué ce petit verre dépoli, là-haut, dans l’angle du plafond ?
  
  Les yeux de l’Israélien suivirent la direction qu’indiquait l’index de Coplan.
  
  - C’est un détecteur d’incendie, précisa Francis. Un œil sensible aux variations de température. Et quand celle-ci monte au-delà d’une certaine valeur, dans un local quelconque, vous savez ce qui se passe ?
  
  - Un signal d’alarme fonctionne.
  
  - Exactement. Sur un navire, il éclate même en plusieurs endroits. Il continue jusqu’à ce qu’on ait localisé le sinistre. Et dans un port, il peut provoquer l’intervention rapide des pompiers.
  
  Eban gonfla sa poitrine.
  
  - Splendide, apprécia-t-il. Dommage qu’il faille se faire griller auparavant.
  
  Écœuré par une paresse intellectuelle aussi lamentable, Coplan soupira :
  
  - Essayez d’être moins idiot, Shimon. Je n’ai aucune envie de rôtir... Il suffit de faire semblant.
  
  D’un coup sec, il déchira l’une des coutures du matelas de la couchette inférieure, plongea la main à l’intérieur pour ramener une poignée du rembourrage.
  
  - Mélange de laine et de kapok... Cela doit bien flamber, estima-t-il. Grimpez sur votre plumard, nous allons en fourrer une quantité dans le tuyau d’aération. Tâchez que ça tienne et ne tassez pas.
  
  Ils se mirent à l’œuvre, Francis passant à son co-équipier des paquets de bourre préalablement étirés.
  
  - Ceci, c’est l’élément spectaculaire, expliqua-t-il. Des flammes et de la fumée vont surgir de la manche qui débouche sur le pont. Avis aux témoins.
  
  Plusieurs kilos d’étoupe furent ainsi repoussée dans le conduit vertical. Consciencieusement, Eban en garnit le volume intérieur, et son enthousiasme grandit à mesure qu’il discernait mieux les intentions du Français.
  
  - Maintenant, le principal, dit ce dernier quand il jugea suffisante la masse de combustible enfournée. Nous alimenterons le poêle quand ce sera nécessaire, car ça brûlera vite, mais c’est le détecteur qui doit être chauffé en premier lieu.
  
  Il chercha un récipient susceptible de contenir des matières enflammées, n’en trouva pas, s’énerva, finit par jeter son dévolu sur un des tiroirs de la commode.
  
  - Tant qu’on n’y est, pourquoi ne pas flanquer le feu au lit du dessus, persifla Shimon. Ce bois n’est pas ignifugé, vous savez.
  
  - Je m’en moque. Nous avons de l’eau à notre disposition si le tiroir flambe aussi... Ce petit brasier ne devra pas irradier bien longtemps.
  
  Il dressa une pyramide de laine dans un des coins du casier, tendit celui-ci à Eban toujours juché sur son perchoir.
  
  - Vous le tiendrez juste sous le détecteur, le temps qu’il faudra. On y va ?
  
  - D’accord opina Shimon. Prévoyez pourtant des masques de fortune. La fumée pourrait nous irriter les yeux.
  
  Coplan lacéra un drap de lit, en préleva deux bandes de tissu qu’il mouilla sous le robinet avant de les déposer sur le bord de la cuvette du lavabo.
  
  - Go, dit-il. Le plus marrant serait que le bateau prenne feu pour de bon, avec les flammèches qui vont s’échapper de la bouche de la cheminée...
  
  Eban lui décocha une grimace, mais il actionna cependant son briquet. Aussitôt, une lueur supplémentaire éclaira la cabine. Elle s’amplifia, et des langues incandescentes vinrent lécher le verre rond du détecteur encastré dans la cloison.
  
  Pendant que l’Israélien maintenait le tiroir à la hauteur voulue, Coplan monta près de lui et, en s’étirant, il alluma les flocons de laine et de fibre végétale qui dépassaient de l’orifice de ventilation.
  
  Dans cette cheminée, le feu fut attisé par le courant d’air et il se propagea presque instantanément à toute la colonne de matière inflammable. Des brandons retombèrent d’ailleurs sur le sol, où ils achevèrent de se consumer.
  
  Soudain, une sonnerie stridente se déchaîna. Elle tintait frénétiquement, partout à la fois, impérative, infatigable, exaspérante.
  
  Les deux prisonniers l’écoutèrent comme si c’était une musique céleste, bien qu’ils fussent incommodés par la fumée âcre et piquante qui desséchait leur gorge. S’ils avaient fait marcher une sirène cela n’aurait pas lancé un meilleur appel au secours que ces tableaux d’alarme répartis de la passerelle à la machine !
  
  - Le système est déclenché, exulta Coplan. Entretenons le feu sacré !
  
  Il éventra la seconde paillasse afin de ravitailler Shimon, non sans se demander quand on viendrait les délivrer.
  
  Même si un bateau-pompe était alerté, ils devraient tenir le coup pendant de longues minutes encore, et le risque d’asphyxie semblait plus grand qu’ils ne l’avaient évalué : cette saloperie de bourrage dégageait un épais nuage gris qui rendait l’atmosphère irrespirable, malgré l’épuisement progressif du combustible obstruant le tuyau d’aération.
  
  Francis sauta sur le sol pour s’emparer des compresses imbibées d’eau et en passer une à Eban. Malgré le tintamarre produit par la sonnerie, il perçut du bruit dans la coursive.
  
  D’un signe pressant, il fit comprendre à Shimon que quelqu’un approchait. Son compagnon laissa choir le tiroir, s’aplatit sur sa couche, prêt à jouer le rôle de victime.
  
  Les verrous claquèrent, la porte se rabattit avec fracas. Un individu, la face convulsée de fureur, apparut dans l’embrasure : il avait un extincteur dans une main et un pistolet dans l’autre.
  
  Des émanations délétères lui balayèrent le visage ; il distingua au travers d’un brouillard mouvant une forme étendue sur la couchette supérieure et une autre affalée sur le sofa. Indécis, cherchant le foyer sur lequel il allait braquer le jet de son extincteur, il grogna :
  
  - Quel est l’imbécile qui a fumé dans son lit ?
  
  Ne recevant pas de réponse, il avança de deux pas, méfiant, soucieux de liquider cet incident avant l’arrivée des pompiers, lesquels n’avaient pas à fourrer le nez dans ce qui ne les regardait pas.
  
  Il eut l’attention attirée par le tiroir où grésillait encore un petit amas de flocons de laine. A la seconde précise où la possibilité d’une supercherie faillit se profiler dans son esprit, un coup de pied l’atteignit au coude. Son arme s’échappa de ses doigts subitement engourdis et, alors qu’il levait l’extincteur pour en frapper Coplan, Shimon lui fracassa le tiroir sur le crâne. Hébété, l’homme croula, les yeux grands ouverts.
  
  - En piste, Shimon, dit Francis en ramassant le pistolet. Puisqu’il en est ainsi, mieux vaut nous débiner avant qu’il y ait du monde...
  
  Ils foncèrent dans la coursive, les oreilles vrillées par l’inlassable signal, escaladèrent les marches de l’escalier menant vers le pont. Leurs paupières et leur gorge cuisaient ; en parvenant à l’air libre, ils aspirèrent goulûment le vent frais du large.
  
  Des étoiles brillaient dans le ciel. Les eaux du bassin miroitaient, constellées des reflets des lampes publiques qui en dessinaient le contour. Le navire le plus proche était à cent mètres de là. Personne en vue.
  
  Les fugitifs empruntèrent la passerelle et sautèrent sur le sol ferme. Le hangar, en face, était fermé. Ils durent le contourner, franchir la grille d’un portail.
  
  Sur le pignon du hangar, Francis nota au passage une inscription en grandes lettres blanches.
  
  - De mieux en mieux, maugréa-t-il tout en poursuivant son chemin, sur une route macadamisée bordée d’entrepôts. Vous avez vu ? Ce caboteur appartient à la compagnie de navigation d’Hartung !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Eban, tricotant des jambes à côté de Coplan, et assez essoufflé, proféra :
  
  - Le type de Beyrouth ? Bon sang ! Il est de mèche avec Cordina...
  
  - Un peu !
  
  Ils bifurquèrent dans la première voie qui se présenta sur leur gauche, celle-ci paraissant les rapprocher de quartiers habités.
  
  Lorsqu’ils eurent parcouru une bonne distance, sans d'ailleurs rencontrer âme qui vive, leur allure faiblit.
  
  Shimon se remit à parler :
  
  - Cordina ne nous aura pas gardé longtemps sous clé... Quelles mesures allons-nous prendre à son égard, Cadouin ? Réclamer une action des autorités britanniques, via Paris et Londres ?
  
  - Sur quelle base ? objecta Francis, acerbe. Légalement, on ne peut rien lui reprocher, sinon de nous avoir mis à l’ombre. Vous êtes prêt à le clamer sur tous les toits, vous ?
  
  Eban eut une mimique exprimant que cette perspective ne l’enchantait guère, mais il reprit :
  
  - Ne perdez pas de vue qu’il va lancer ses sbires à nos trousses dès que notre évasion lui sera annoncée. Nous sommes sur son terrain, il a tous les avantages.
  
  - Sauf un : il ignore que nous allons interrompre son sommeil.
  
  - Hein ? Vous comptez vous rendre chez lui... maintenant ?
  
  - Parbleu ! C’est le moment ou jamais d’élucider toute l’histoire, ne ratons pas le coche !
  
  Ils aboutirent à un carrefour où ils tentèrent de s’orienter. Une des avenues se dirigeait manifestement vers le centre de La Valette, qu’un halo de lumière désignait dans le ciel. Donc, comme ils avaient laissé derrière eux une des rives du golfe, ils finiraient par atteindre l’autre baie s’ils continuaient tout droit.
  
  - Carnell Street doit être sur la gauche, supputa Francis. C’est dans la banlieue sud. Vous qui êtes allé vous balader dans ce coin-là, n’avez-vous pas l’impression que vous êtes passé par ici ?
  
  Shimon se tourna dans tous les sens en lançant des regards inquisiteurs sur les immeubles avoisinants.
  
  - Ouais... Vous ne vous trompez pas. Sauf erreur, Carnell Street est à moins de cinq minutes de marche d’ici, paria-t-il. Ces types m’ont fait voir du pays, en me trimbalant pendant vingt minutes dans leur bagnole !
  
  Ils repartirent d’un bon pas, talonnés par leur désir d’en finir avec ce singulier personnage qu’était Cordina.
  
  Dissimulés derrière le tronc écailleux d’un palmier, ils observèrent la demeure. L’absence totale de lumière aux persiennes semblait prouver que le Maltais n’avait pas été avisé, par téléphone, de l’évasion des prisonniers.
  
  Ses hommes de main logeaient-ils chez lui ou ailleurs ?
  
  Pénétrer clandestinement dans cette bâtisse promettait d’être une tâche ardue. La porte, solidement verrouillée, n’aurait pas cédé à une pince-monseigneur. Quant aux fenêtres, protégées par de massives persiennes, elles ne se prêtaient pas davantage à une incursion furtive.
  
  - Je vais explorer l’arrière, murmura Francis. Restez planqué près de cet arbre.
  
  Il accomplit un détour assez large, traversa une pelouse, se posta contre le mur d’un cottage voisin. L’autre face du mas ne possédait pas d’entrée. Deux fenêtres, aussi défendues que celles du devant, n’étaient guère d’un accès plus aisé, mais un œil-de-bœuf s’ouvrait à quatre mètres du sol, entre elles, juste sous la gouttière d’un toit à faible pente.
  
  Le diamètre de cette lucarne ronde semblait autoriser le passage des épaules d’un individu de moyenne corpulence, pour autant qu’il parvînt à se hisser à cette hauteur.
  
  Coplan examinait s’il y avait un moyen de grimper sur le toit, afin de s’introduire ensuite les jambes les premières dans cet orifice circulaire, quand l’approche d’une voiture le fit reculer derrière l’angle de la maison à laquelle il s’était adossé.
  
  Le véhicule freina sèchement et s’arrêta, pile, devant la résidence du Maltais. Le sang de Francis ne fit qu’un tour.
  
  Cette arrivée soudaine d’un visiteur n’était pas le fait d’un hasard : elle avait sûrement un rapport avec le simulacre d’incendie provoqué à bord du navire.
  
  Une portière claqua dans le silence, des pas firent crisser le gravier de la courte allée.
  
  Ne pouvant apercevoir, d’où il était, l’homme qui venait de descendre de la voiture, Coplan longea, le dos au mur, le pignon du cottage. Caché aux yeux de l’inconnu comme ce dernier l’était aux siens, il se figea à la limite extrême où ils auraient pu se découvrir mutuellement, puis il tendit le cou.
  
  C’était le veilleur du bateau.
  
  Celui-ci se mit à parler d’une voix contenue, à travers le guichet qui venait de s’ouvrir dans la porte. L’instant d’après, il s’engouffra dans l’édifice.
  
  Intérieurement, Coplan pesta : Cordina allait être informé de leur fuite. Mis en garde, il deviendrait beaucoup moins vulnérable...
  
  Francis se hâta de rejoindre Eban, lequel était aussi embêté que lui.
  
  - C’est fichu, souffla l’Israélien. Le type va sonner le branle-bas de combat.
  
  Coplan lui agrippa le poignet.
  
  - Venez, ils ont peut-être oublié de repousser le verrou.
  
  Ils traversèrent l’avenue au trot, se plaquèrent de part de d’autre de la porte. Au pis, ils attendraient la sortie du gardien pour passer à l’attaque à ce moment-là.
  
  Francis saisit le gros bouton de fer forgé, lui imprima une lente rotation. Une infime poussée décolla le battant de trois millimètres.
  
  S’armant alors du pistolet dérobé à leur geôlier, Coplan fit un signe résolu à Shimon.
  
  D’un même élan, ils franchirent le seuil en écartant le vantail, bondirent vers la grande pièce où des paroles agitées résonnaient sous les solives.
  
  Elles s’éteignirent brusquement. Cordina, en pyjama, Giulio, vêtu d’un simple maillot de corps et d’un pantalon mal fermé, ainsi que le gardien du caboteur, considérèrent avec une stupéfaction rageuse le canon de l’automatique pointé sur eux.
  
  - Vous aviez raison, Cordina. Je vais vous mettre des bâtons dans les roues, articula Coplan d’une voix sourde. Shimon, refermez les portes, voulez-vous ?
  
  Cinglant, il tonna :
  
  - Les mains en l’air, vous autres !
  
  Les trois Maltais obéirent, quoique sans hâte.
  
  - Je suis rancunier, les prévint Francis. Épargnez-vous un mauvais quart d’heure en répondant sur-le-champ : où sont Schwartz, Bolz et Lanioux ?
  
  Giulio baissa vers le sol un mufle renfrogné. Le rescapé du bateau afficha une mine ahurie et Cordina, le teint congestionné, essaya de mobiliser ses cordes vocales.
  
  - Je ne... Tout ce que je sais... c’est qu’ils ont été à Gênes, bégaya-t-il, le gosier aussi râpeux que du papier de verre.
  
  - Vous ne m’apprenez rien. La suite ?
  
  Cordina secoua la tête, négativement.
  
  - Schwartz devait m’écrire. Il ne l’a pas fait.
  
  Pris d’un accès de colère, Coplan appela :
  
  - Shimon, prenez ces pincettes dans l’âtre et flanquez une correction à cet amnésique. Il se fout de nous.
  
  L’Israélien ne se le fit pas répéter. Contournant le groupe, il alla saisir l’ustensile, qui était composé de deux tiges de fer longues de soixante centimètres, grosses comme le doigt.
  
  - Non ! C’est vrai ! clama Cordina. Je ne sais rien de plus ! Ce n’est pas moi qui...
  
  Il lâcha un cri rauque et trébucha, le dos fouetté par les barres de métal. Le deuxième coup l’atteignit dans les reins. Il se cambra sous la douleur, protesta :
  
  - Attendez ! Je vais vous expliquer...
  
  Eban lui accorda un répit, mais il abattit son arme improvisée sur le crâne chenu de Giulio, dont l’attitude faussement résignée lui déplaisait. Le domestique porta ses mains à ses tempes tandis qu’il s’affaissait ; il dégringola lourdement sur les dalles en renversant une chaise.
  
  - Au fait, Cordina, exigea Coplan.
  
  - Je n’obéis qu’aux ordres d’Hartung... Je ne connais pas le dessous des cartes ! geignit le Maltais. Schwartz, je ne l’ai même jamais vu !
  
  - Où deviez-vous nous expédier ?
  
  - Je n’ai pas encore reçu d’instructions... Le bateau ne devait partir que dans trois jours.
  
  - Et moi, intervint Shimon derrière lui. Comment m’avez-vous pincé ? Hartung ignorait mon existence !
  
  Cordina eut un mouvement craintif.
  
  - Vous aviez débarqué ensemble de l’avion, répondit-il avec contrainte. Un de mes hommes était à l’aéroport.
  
  Francis, plus détendu, alla s’installer dans un des fauteuils. Il posa son pistolet sur ses genoux.
  
  - Admettons que Hartung vous ait prévenu de notre arrivée. Admettons qu’il tire toutes les ficelles. Mais quel est le business de votre organisation ? Êtes-vous spécialisés dans la contrebande de techniciens qualifiés ? A qui les vendez-vous ?
  
  Le visage défait de Cordina traduisit de l’accablement.
  
  - Les trois hommes que vous recherchez étaient libres de faire ce qui leur plaisait, maugréa-t-il. Nous protégeons leur retraite : cela n’est pas répréhensible.
  
  - Non, mais cela ne nécessite pas non plus un tel déploiement de forces, observa Coplan. Pour le compte de qui opérez-vous ?
  
  Shimon leva ses pincettes d’un geste significatif.
  
  Spéculant sur un dixième de seconde d’inattention de ses ex-détenus, le gardien se rua vers la porte. Coplan jaillit de son siège sans se soucier de l’automatique, qui glissa sur le sol, et d’une prodigieuse détente de ses jarrets il s’envoya en vol plané vers le fugitif.
  
  Comme des crocs, ses dix doigts se plantèrent dans les épaules matelassées de son adversaire, l’écrasèrent contre le battant qu’il n’avait pas eu le temps d’ouvrir. Le maintenant de la main gauche, Francis l’assomma d’un coup de poing verticalement assené dans sa nuque. Le front de l’individu cogna le bois.
  
  Fasciné par cette brève algarade, Cordina sursauta, fouaillé par la trique à deux branches vigoureusement maniée par Eban.
  
  - Tu te mets à table, non ? gronda ce dernier. Maintenant, je te brise la caboche, tu m’entends ?
  
  Francis traîna par le col le second auxiliaire du Maltais pour le ramener au centre de la pièce. Il récupéra le pistolet et l’enfouit cette fois dans sa poche.
  
  Le mutisme de Cordina se prolongeant, Francis déclara :
  
  - Passez-moi votre outil, Shimon. Ou bien il va dénoncer ses commanditaires, ou bien nous lui casserons les os un à un.
  
  A titre d’exemple, il faucha l’un des tibias du captif, qui lâcha un cri étranglé en s’étreignant la jambe à deux mains. Des gouttes de sueur perlèrent sur son front ; il vacilla, les traits décomposés, puis il roula par terre, évanoui.
  
  - J’ai tapé trop fort, regretta Francis, ennuyé. Le voilà hors d’état de soutenir une conversation... Profitons-en pour perquisitionner. Il détient peut-être des papiers qui seront plus prolixes que lui.
  
  A côté de la salle de séjour, il y avait un cabinet de travail, Eban fouilla la première tout en gardant à l’œil les trois Maltais, et Coplan scruta méthodiquement le contenu des meubles du bureau.
  
  L’activité apparente de Cordina était celle d’un transitaire. Il acheminait des marchandises (la plupart d’origine anglaise) vers divers ports de la Méditerranée et vice-versa. Son trafic ne s’exerçait pas spécialement avec un pays du Proche-Orient ou de l’Afrique du Nord. Aucune trace de relations avec des pays de l’Est ayant des ports sur la Mer Noire.
  
  Dans son courrier, il y avait des lettres provenant de Beyrouth et signées Hartung, mais elles avaient un caractère purement commercial. Il est vrai que si les deux correspondants utilisaient la technique du micro-point pour échanger des messages moins anodins, Coplan ne pouvait s’en rendre compte sans un instrument d’optique approprié. Il n’en trouva pas, cependant, parmi les objets rangés dans les tiroirs ou dans la bibliothèque.
  
  Les tentatives de Francis, visant à mettre à jour une cachette renfermant un code ou des documents secrets, n’aboutirent à aucun résultat. Il secoua en vain de gros livres susceptibles de receler entre leurs pages de minces feuillets portant une écriture révélée par un procédé chimique, n’eut guère plus de succès quand il examina certaines reliures qui auraient pu être truquées.
  
  Passant à côté, dans la chambre à coucher, il poursuivit ses investigations sans parvenir à mettre la main sur quelque chose de révélateur.
  
  Dégoûté, il revint dans la pièce principale.
  
  - Zéro, néant, affirma Shimon pour sa part. Et vous ?
  
  - Idem...
  
  Ils se regardèrent, embarrassés.
  
  - Et si, après tout, Cordina ne racontait pas de blagues ? avança Coplan, songeur. Il n’est pas obligatoirement au courant. La lettre que m’a montrée Hartung n’était qu’un faux destiné à nous égarer, à nous aiguiller vers un endroit où il disposait de plus de facilités qu’à Beyrouth pour éliminer des indiscrets.
  
  - Votre raisonnement peut se défendre, convint Eban. Il n’y aurait jamais eu de rapports directs entre Cordina et nos disparus ?
  
  - Ça me paraît admissible : faire emprunter le même chemin aux savants et à ceux qui s’efforcent de retrouver leurs traces serait, évidemment, assez dangereux, et même paradoxal.
  
  Shimon partagea cette opinion.
  
  Le propre d’une voie de garage est de ne conduire nulle part. C’est dans ce but qu’on les avait braqués sur Malte où, s’ils échappaient au traquenard, ils n’obtiendraient pourtant aucun renseignement précis.
  
  - Nous devons repartir à Beyrouth, décida Eban.
  
  Une même pensée traversa son esprit et celui de Coplan. Pour empêcher qu’Hartung soit averti, une solution radicale s’imposait.
  
  - Il y a une bagnole devant la porte, rappela Francis. Elle pourrait tomber dans la flotte quelque part... Ce genre d’accident est tellement fréquent !
  
  
  
  
  
  A son hôtel, à trois heures du matin, il proclama que les ressources touristiques et l’hospitalité des gens de Malte étaient sans comparaison avec ce qu’il avait vu en Sicile, et le réceptionniste, surpris, en déduisit qu’il avait dû rencontrer une bonne fortune.
  
  Coplan lui recommanda de retenir, dès la première heure, deux places dans l’avion reliant les deux îles, et de l’aviser séance tenante s’il n’y en avait pas de disponibles.
  
  L’employé, tout en jugeant que ce gentleman avait une tenue un peu négligée, promit formellement qu’il s’en occuperait.
  
  Francis se doucha et se rasa avant de se mettre au lit : il détestait gratter l’oreiller avec une barbe de deux jours. Mais ce détail mineur n’était pas sa seule préoccupation.
  
  Les individus qui avaient coincé Shimon, dans la soirée, à partir de quand s’inquiéteraient-ils de l’absence de Cordina ?
  
  De même, la disparition de l’homme de garde du caboteur et des prisonniers bouclés dans une des cabines n’alerterait-elle pas un autre membre de la bande ?
  
  Hartung risquait d’être prévenu malgré tout.
  
  Et le chemin entre le centre de La Valette et l’aérodrome pouvait encore être semé d’embûches.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Pour la dixième fois ce matin-là, le Vieux fut dérangé dans son travail par un appel téléphonique. Hargneux, il décrocha, mais ses traits se décrispèrent lorsqu’il entendit son correspondant décliner ses nom et qualité.
  
  La communication émanait de la Présidence du Conseil.
  
  - Un certain Mr Ward est arrivé par avion de Londres, ce matin, et il désire vous rencontrer de toute urgence, lui annonça-t-on. C’est un très haut fonctionnaire de l’intelligence Service.
  
  Le Vieux ne put s’empêcher de bougonner :
  
  - Ils s’appellent tous Ward, à l’I.S. Que me veut-il ?
  
  - Il ne l’a pas précisé. Mais il insiste pour vous voir personnellement, le problème dont il veut vous entretenir ayant déjà fait l’objet d’un accord direct entre vous, il y a cinq ans.
  
  C’était trop évasif pour permettre au Vieux d’identifier, parmi ses trop nombreux souvenirs, cette ancienne relation qui désirait le contacter. Cependant, comme la demande s’effectuait par le canal de la Présidence, ce devait être important.
  
  - D’accord, acquiesça le Vieux. Oserai-je toutefois souligner que le prestige de la France n’y gagnerait pas si je recevais cet honorable délégué ici, dans mon bureau ?
  
  Son intonation sarcastique fut délibérément ignorée par son interlocuteur, qui répondit :
  
  - Venez à l’Hôtel Matignon, un salon vous sera réservé. A quelle heure pourrez-vous être là ?
  
  Le Vieux consulta sa pendulette d’un œil hostile.
  
  - Dans une demi-heure, si le Préfet de Police n’organise pas trop de bouchons sur mon itinéraire, grommela-t-il, irascible.
  
  - Très bien, j’en informe Mr Ward. A bientôt.
  
  Ayant déposé le combiné sur son socle, le Vieux réalisa que, faute d’indications, il ne pouvait se munir d’aucun dossier. Or, il n’aimait pas beaucoup discuter avec un Anglais sans avoir sous la main quelques solides références.
  
  A défaut, il vérifia si sa blague à tabac était suffisamment rebondie, s’il restait assez d’allumettes dans la boîte grand format, type « Ménagère », qu’il persistait à utiliser en dépit de l’étonnement des uns et des railleries des autres, et il choisit une pipe relativement présentable dans sa collection.
  
  Cache-nez, manteau, chapeau. Agacé d’être inopinément appelé à l’extérieur, mais intrigué par les intentions de Ward, il descendit dans la cour où l’attendait, en permanence, une D.S. noire avec chauffeur.
  
  Ce dernier sut éviter les récriminations habituelles que les encombrements suscitaient chaque fois chez le « Patron ».
  
  Ponctuel, le Vieux gravit les marches de l’Hôtel Matignon à midi moins le quart. Un huissier le débarrassa cérémonieusement de son vestiaire, un autre le conduisit dans la pièce où Mr Ward l’attendait déjà.
  
  D’emblée, le visage de l’Anglais rappela au Vieux les circonstances de leur précédente entrevue, et un mot résuma dans son esprit le thème qu’ils avaient abordé : « Pétrole ».
  
  Mince, le teint pâle, des cheveux grisonnants aplatis de part et d’autre d’une raie médiane, Ward se leva dès qu’il vit entrer son homologue français, et ceci fut le seul témoignage de son agitation intérieure.
  
  - I am sorry, s’excusa-t-il avant de poursuivre en français, avec un fort accent britannique. Peut-être je vous rends, et vous me restituez, un grand service, mister Levieux.
  
  Toujours les mêmes, ricana in petto l’interpellé. Donnant-donnant.
  
  - Très volontiers, mon cher allié, dit-il tout haut d’une voix teintée de cordialité. Se passerait-il quelque chose sur un de nos terrains de chasse communs ?
  
  Les traits de Ward s’imprégnèrent de gravité. Se penchant vers le Vieux, il prononça :
  
  - Stoppez Coplan... C’est capital.
  
  Le masque du chef du S.D.E.C. perdit toute expression. Derrière ses lunettes, son regard devint nébuleux.
  
  - Expliquez-vous, invita-t-il, plutôt sec.
  
  Ward le pria de s’asseoir dans une bergère proche de la sienne.
  
  - C’est grandement souhaitable, pour vous, pour nous et surtout pour Coplan lui-même, reprit-il sur un ton mesuré. Je vous conjure de le rappeler à Paris par les voies les plus rapides. Il est en danger de mort et risque de se faire abattre d’une minute à l’autre. Moi, hélas, je ne puis plus le sauver.
  
  Le Vieux ne songea plus à se bourrer une pipe. Très soucieux, il marmonna :
  
  - Je crains fort de ne pas être en mesure de l’atteindre promptement... J’ignore où il se trouve : nous sommes sans nouvelles de lui depuis plus de six jours. A ce moment-là, il était à Gênes.
  
  Ward se rapprocha encore.
  
  - Je puis vous dire où il est actuellement, confia-t-il. Il est à bord d’un avion volant à destination de Beyrouth.
  
  Les yeux du Vieux rapetissèrent, et deux plis verticaux se creusèrent entre ses sourcils.
  
  - Il s’est produit une interférence ?
  
  - Oui. Dramatique. Et je dois vous avouer que si votre agent n’était pas Francis Coplan, je ne serais pas venu spécialement de Londres pour vous en faire part. Depuis sa série d’exploits à Bagdad et sur le Territoire de Tawal, notre dette à son égard n’est pas éteinte. (Voir « Embuscade au Crépuscule ») En fait, il est mêlé, sans le savoir, à un épisode de la lutte qui se poursuit depuis lors.
  
  - Comment ? fit le Vieux, décontenancé. Quel rapport y a-t-il entre la disparition de trois techniciens des fusées et cette vieille histoire de sabotage des pipe-lines ?
  
  - Un rapport direct, immédiat, trancha Ward, catégorique. Tout bien réfléchi, je puis vous le dévoiler car, plus que jamais, nos intérêts sont à présent liés au Moyen-Orient. Les nouveaux gisements de pétrole d’Abu Dhabi, que nous allons exploiter en commun, les ont encore resserrés. (2Découverts en octobre 1962, ces gisements promettent d’être aussi riches que ceux du Sahara tout entier. Ils sont situés dans le Golfe Persique, à l’est de Barhein. La British Petroleum et la Cie française des Pétroles ont effectué les forages : on escompte une extraction annuelle de l’ordre de 3 millions de tonnes, au début )
  
  L’Anglais tira le pli de son pantalon avant de se croiser les jambes. Le Vieux continua de le fixer en silence tout en se pinçant le menton.
  
  - Je ne sais pas pourquoi vous avez mis votre meilleur agent sur la piste de ces hommes qui s’étaient enrôlés au service de Nasser, reprit Ward avec une nuance de désapprobation dans la voix. Autant vous l’avouer tout de suite : c’est la Spécial Branch du M.I. 5 qui s’est emparé d’eux. Maintenant, il se trouve que Coplan est en guerre avec nos sections de Malte et du Liban et, quoi qu’il arrive, cela doit obligatoirement finir très mal.
  
  Un léger sifflement s’échappa d’entre les lèvres du Vieux, subitement assombri par cette révélation. Puis il objecta :
  
  - Mais pourquoi diable avez-vous attendu la dernière extrémité pour me prévenir ? Nous aurions pu éviter cet affrontement !
  
  - Je ne le sais moi-même que depuis la nuit passée ! se défendit Ward avec une véhémence contenue. Et si les Arabes ont connaissance de ce duel, ou des raisons qui l’ont provoqué, nous allons à la catastrophe.
  
  Le Vieux n’avait jamais vu un de ses collègues britanniques dans un tel état d’énervement, et il faillit céder à la contagion.
  
  Se dominant, il dit d’un ton posé :
  
  - Procédons par ordre, voulez-vous ? Je ne vois pas très clair dans ce que vous me racontez. D’abord, quel était votre but, en subtilisant ces anciens réalisateurs de « Véronique » ?
  
  - Paralyser la construction des missiles en Égypte d’abord, et détruire les quelques exemplaires qui existent, énonça Ward plus calmement. Ces engins ne sont pas uniquement une menace pour Israël : ils pourraient couper notre approvisionnement en pétrole. Tous les pipe-lines qui aboutissent aux côtes syriennes et libanaises sont à leur portée ; celui que les Israéliens ont construit entre Eilath, sur la Mer Rouge, et Beersheba sur la Méditerranée, pour court-circuiter le canal de Suez contrôlé par Nasser, pourrait également être détruit à distance. Nous ne pouvons pas tolérer cette situation. C’est une question vitale, pour notre économie, pour notre puissance militaire et pour notre développement industriel. No !
  
  Ward avait mis dans ce dernier mot tout le poids de l’intransigeance, de l’obstination et de l’agressivité dont peut faire preuve la Grande-Bretagne quand sa destinée est en jeu.
  
  - J’entends bien, acquiesça le Vieux. Vous savez pertinemment que je n’hésiterais pas une seconde à vous épauler dans cette tâche. Une pénurie de pétrole, même momentanée, exposerait l’Occident à la paralysie dans tous les domaines. Vous auriez dû me mettre dans le coup depuis le début...
  
  Il s’en fallut de peu qu’il n’ajoutât un mot énergique pour terminer sa phrase, mais Ward enchaîna :
  
  - Vous comprenez, l’enlèvement de ces spécialistes devait créer un choc psychologique. C’était un avertissement pour tous ceux qui se laissent tenter par les offres du Caire. Cet objectif a été atteint, largement, la fureur des Égyptiens en témoigne. Mais, pour que ne soient pas altérées les bonnes relations que nous avons avec de nombreux sultans, princes et autres souverains arabes, il était hautement souhaitable qu’Israël soit soupçonné. S’il est prouvé que nous avons trempé dans cette affaire, toute l’Arabie, en bloc, va se dresser contre nous parce que nous aurons aidé l’ennemi séculaire : le peuple juif !
  
  Méditatif, le Vieux concéda :
  
  - Effectivement, anéantir dans l’œuf le programme de fusées balistiques de l’Égypte équivaudrait à préserver définitivement Israël de l’invasion ou de la destruction. C’est un des aspects accessoires du problème, mais aux yeux des Arabes même anti-nassériens, il est prépondérant.
  
  Il dévisagea Ward :
  
  - Vous ne craignez quand même pas, je présume, que Coplan irait leur dévoiler votre culpabilité ?
  
  - Non, sûrement pas, riposta l’Anglais. D’ailleurs, au moment présent, je crois qu’il ne s’en doute pas encore... Ce que nous appréhendons surtout, ce sont les répercussions du duel : le Liban est infesté d’espions de toutes les communautés. L’un ou l’autre pourrait découvrir le... le pot-aux-roses, comme vous dites, et alors la nouvelle ferait le tour du monde arabe en moins de trois jours.
  
  - Enfin, comment cette situation explosive a-t-elle pris naissance ? questionna le Vieux, impatient.
  
  - Coplan est tombé dans un piège que nous avions ménagé pour d’autres que lui, et le malheur veut qu’il s’en soit sorti par ses propres moyens avant que nous l’ayons identifié...
  
  Ward divulgua les dessous de la manœuvre entreprise par le M.I. 5 : Lanioux, Bolz et Schwartz avaient été discrètement contactés par des émissaires britanniques. Ceux-ci leur avaient offert un poste au centre d’engins téléguidés de Woomera, en Australie, et un traitement de loin supérieur à celui qu’ils gagnaient au Caire.
  
  S’ils acceptaient, une seule condition : le secret le plus absolu. S’ils refusaient (et cela, on ne leur avait pas dit...) les récalcitrants devaient être envoyés au fond de la Méditerranée avec un bloc de fonte aux chevilles.
  
  Tous trois avaient eu l’heureuse inspiration d’accepter. Par des voies diverses, ils devaient rallier Gênes, où on les avait embarqués clandestinement à bord d’un cargo allant à Gibraltar. Pris en charge par l’I.S., ils avaient alors été envoyés en Australie dans les flancs d’un bombardier de la Royal Air-Force.
  
  Or, à la demande des Anglais, Schwartz avait écrit une lettre à Hartung, telle qu’on la lui avait dictée, et il avait rempli un formulaire de réexpédition de courrier à la Poste centrale de Gênes.
  
  Ceci était, en quelque sorte, une lucarne ouverte sur les tentatives qui seraient faites pour retrouver les disparus. En principe, seuls des agents secrets égyptiens risquaient de mordre à l’hameçon, et c’était une excellente formule pour en liquider quelques-uns.
  
  Coplan avait suivi le fil jusque chez Cordina, lequel avait suivi les consignes en l’incarcérant séance tenante. Puis le Maltais avait avisé Londres, par lettre-avion. A son message, il avait joint une photo de son prisonnier. Les services de l’I.S. avaient aussitôt consulté leur fichier.
  
  - Jugez de mon effarement, quand j’ai vu que votre agent était retenu à Malte par un de mes collaborateurs, déclara Ward. J’étais sur le point de donner des ordres pour qu’on amène Coplan à Londres quand, second coup de théâtre, j’apprends par un inspecteur du contrôle des passeports, membre du M.I. 5 et placé comme tel sous l’autorité de Cordina, que votre Coplan est monté tranquillement, avec son compagnon, à bord d’un avion allant en Sicile... Cet inspecteur, qui croyait les deux hommes enfermés dans la cabine d’un caboteur amarré dans le port, s’est précipité au téléphone pour prévenir son chef. Cordina, tout comme son garde du corps, étant introuvable, le policier s’est... comment dirais-je ?... excité : il m’a envoyé un télégramme, disant que de graves événements avaient dû se produire.
  
  Après un temps de pause, il reprit, lugubre :
  
  - Ils se sont produits, je crains. Il n’est pas difficile de reconstituer ce qui s’est passé dans la tête de Coplan : il vole chez Hartung pour élucider l’affaire.
  
  De l’ongle du petit doigt, le Vieux se gratta une narine.
  
  Au fond de lui-même, il n’était pas aussi mécontent qu’il en donnait l’impression. Il éprouvait une satisfaction machiavélique à l’idée que son agent favori avait taillé une croupière aux gens d’Outre-Manche.
  
  Néanmoins, l’horizon était trop chargé de nuages noirs pour s’appesantir sur la rivalité traditionnelle des deux S.R. Il fallait, d’extrême urgence, sauver Coplan des périls qui le guettaient.
  
  Avec son réalisme coutumier, le Vieux attaqua :
  
  - Pourquoi n’avez-vous pas câblé des instructions à ce Hartung ? C’était le meilleur remède...
  
  Ward haussa des épaules accablées.
  
  - Trop tard, je ne peux plus l’atteindre. Je le connais, je devine ses réactions. Lui aussi a été alerté par cet inspecteur de Malte, naturellement. Croyez-vous qu’il attende paisiblement, sans rien changer à ses habitudes, que les deux évadés viennent lui couper la gorge ?
  
  Il soupira, considéra ses ongles d’un air hautain.
  
  - Hartung dirige notre réseau du Liban, avoua-t-il. C’est un homme qui met tous les atouts de son côté. Soyez certain qu’il s’est réfugié dans une retraite inviolable et qu’il a ordonné à tous les indicateurs, agents de renseignement ou exécutants placés sons ses ordres dans ce pays, de supprimer ses adversaires dès qu’ils apparaîtraient en un point quelconque du territoire.
  
  Une sensation désagréable vint rétrécir le cœur du Vieux et brider son souffle.
  
  - Moi, je connais Coplan, murmura-t-il. Il va remuer ciel et terre... Il aura prévu l’éventualité d’une mise en garde de votre Hartung. Son premier soin va être de se rendre insaisissable. Même si j’alerte tous les hommes dont je dispose au Proche-Orient, je doute qu’ils parviennent à l’intercepter.
  
  - C’est la fatalité, se désespéra Ward. Il ne sait pas contre quoi il va se heurter. Cherchez, mister Le vieux... Cherchez un moyen de le stopper !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Ward s’était trompé sur un point : Coplan n’était pas en route pour Beyrouth, mais pour Tel-Aviv.
  
  Shimon Eban avait insisté ; ce détour lui avait paru indispensable et Coplan s’était rangé à ses arguments.
  
  Joindre Hartung, lui arracher la vérité ne suffisait pas. Il fallait le capturer, l’emmener en Israël jusqu’à ce que ses dires pussent être vérifiés ; le cas échéant, le garder comme otage pour obtenir la libération de Lanioux, délivrer ce dernier de vive force si l’on refusait de le restituer, et démanteler l’organisation qui, de Gênes à Beyrouth en passant par Malte, avait tissé un filet sur la Méditerranée.
  
  Coplan n’eut de Tel-Aviv qu’une vision très fugace, car le temps pressait. Entre l’aéroport et l’immeuble où Eban devait rencontrer son chef, Bechor Hargaz, il aperçut un étonnant mélange de constructions allant de cabanes en bois et de cubes d’argile crépi aux buildings les plus modernes, tout en fenêtres, hauts de 7 ou 8 étages.
  
  Des agents de police en battle-dress kaki et casquette blanche réglaient une circulation hétéroclite d’autobus rapides, de voitures américaines et d’ânes ou de chameaux portant de lourdes charges. Des Arabes venant du désert, un éventail de types humains originaires de tous les coins de la planète, des écriteaux en hébreu et en anglais, des palmiers et des senteurs orientales composaient un décor à la fois archaïque et futuriste.
  
  Hargaz reçut ses visiteurs dans un bureau d’une sobriété monacale : murs nus, meubles métalliques, baie vitrée sans store ni rideau. Mais le conditionnement de l’air faisait de la pièce une oasis de fraîcheur.
  
  L’officier du Chech-Beth, en chemise beige et short, accueillit Coplan avec cordialité. Lorsque les congratulations réciproques eurent pris fin, Shimon rapporta les derniers développements de l’affaire, et il expliqua comment, avec son allié français, il allait essayer de la mener à bonne fin.
  
  Pour cela, certaines conditions matérielles devaient être réunies, des arrangements devaient être pris. Il définit lesquels.
  
  Hargaz opina.
  
  - Bon, c’est entendu. Je vais mettre une Renault à votre disposition, de telle sorte que vous puissiez gagner le Liban par la route littorale. Moshe Sapir, à Beyrouth, recevra des instructions pendant que vous accomplirez le voyage : il s’occupera de votre hébergement. En outre, vous serez secondés par deux agents spéciaux qui partiront d’ici à peu près en même temps que vous.
  
  - Qui ? s’informa Eban.
  
  - Rosen et Izakson... Vous les connaissez.
  
  - Ah ? C’est eux que vous nous donnez ? se félicita Eban. Tant mieux !
  
  Il se tourna vers Coplan, ajouta :
  
  - Ils sont nés au Liban et ils y ont vécu jusqu’en 1958. En plus, ils n’ont pas froid aux yeux.
  
  Francis approuva de la tête.
  
  - Quand vous aurez mis la main au collet de ce Hartung, poursuivit Hargaz, vous le transférerez en Israël par la voie maritime, c’est plus sûr. Prévenez-moi, de manière que je puisse envoyer un bateau à Saïda pour l’embarquer.
  
  Il regarda Coplan.
  
  - Espérons que l’oiseau ne se sera pas envolé car, après votre nettoyage par le vide, à Malte, il serait difficile de remonter la filière, fit-il remarquer.
  
  - C’est un quitte ou double, acquiesça Coplan. Si Cordina assumait seul la liaison avec l’échelon supérieur, nous avons une chance sérieuse, mais si l’un des subalternes peut communiquer avec Hartung...
  
  - Vous n’avez toujours pas d’hypothèse sur la véritable nature de cette organisation ?
  
  La question s’adressait aussi bien à Eban qu’à Francis.
  
  - Sur quoi la bâtirions-nous ? rétorqua ce dernier. Gênes, Malte, le Liban sont des carrefours. Comme le disait Hartung lui-même, les savants s’arrachent, à notre époque. Il peut avoir innové un trafic, comme d’autres vendent des femmes ou de la drogue. Le simple rôle d’intermédiaire entre des amateurs qui préfèrent garder leur incognito et des spécialistes ambitieux, mais surveillés, peut lui rapporter beaucoup d’argent.
  
  - Une sorte de maffia faisant commerce des compétences scientifiques ? avança Bechor Hargaz. Au fond, pourquoi pas ? Son existence résoudrait l’énigme de disparitions antérieures qui ont dérouté toutes les polices.
  
  Perplexe, il conclut :
  
  - Tâchez d’agripper le bonhomme... Nous verrons bien.
  
  
  
  
  
  250 kilomètres seulement séparent Tel-Aviv et Beyrouth. Une route côtière doublée d’une voie de chemin de fer relie les deux pays, et si les Israéliens peuvent l’emprunter pour sortir de leur territoire, elle leur est interdite pour y revenir : leurs frontières terrestres sont bloquées par toutes les nations arabes limitrophes, farouchement opposées à l’immigration des Juifs dans l’ancienne Palestine. Les autorisations de passage ne sont accordées qu’aux non-juifs titulaires de passeports étrangers.
  
  Voyageant dans le sens sud-nord, Coplan et Shimon purent donc entrer au Liban, et ils atteignirent Beyrouth vers onze heures du soir, à bord d’une Frégate construite à Haïffa.
  
  Leur point de chute, le domicile de Moshe Sapir, était une villa du boulevard en corniche qui longe la mer, et située assez loin du centre de la ville.
  
  Sapir, importateur de denrées alimentaires, régnait sur trois magasins de détail, un entrepôt et une flottille de camions. Empâté par la cinquantaine, bedonnant, il avait une face ronde aux lèvres épaisses, des paupières fripées sur un regard agile de Levantin rompu aux subtilités commerciales.
  
  Shimon lui exposa la raison pour laquelle leur chef avait dépêché trois agents, ainsi qu’un ami français, chez lui. Moshe Sapir fut loin d’être enchanté : excellent informateur, il répugnait aux actions violentes, et surtout à celles qui étaient susceptibles de compromettre sa tranquillité.
  
  - Rassurez-vous, nous exécuterons le travail proprement, lui affirma Eban. En outre, nous sommes décidée à agir très vite. Nous ne logerons chez vous qu’une ou deux nuits, pas davantage.
  
  Une longue conversation suivit, jusqu’à l’arrivée de Rosen et d’izakson. Ensemble, les cinq hommes étudièrent les modalités de l’enlèvement d’Hartung.
  
  - L’immeuble où il habite est malheureusement mal placé, déclara Coplan. La rue Foch est très animée, et nous ne pouvons songer à emmener le type en plein jour. Le problème consiste donc à l’attirer quelque part où nous pourrions lui tomber dessus sans causer trop de scandale. Reste à déterminer le prétexte et le lieu.
  
  Rosen - un jeune gaillard aux cheveux bouclés, qu’on aurait pu croire natif de Brooklyn - prononça d’une voix lente :
  
  - Les endroits propices ne manquent pas, mais convaincre Hartung de s’y rendre me paraît plus épineux.
  
  Shimon intervint :
  
  - Avant toute chose, commençons par nous rendre compte s’il est bien là... Je ne serais pas tellement surpris s’il avait déménagé.
  
  - Un coup de téléphone, demain matin à la première heure, nous édifiera, dit Coplan.
  
  
  
  
  
  La communication fut édifiante, en effet.
  
  Moshe Sapir appela le bureau de la rue Foch pour se renseigner sur le fret que devrait payer une cargaison de 50 tonnes d’oranges à destination d’Istanbul.
  
  Une voix féminine lui répondit qu’elle n’était pas en mesure de fournir cette indication, mais qu’elle le ferait par courrier, sous peu, si son correspondant consentait à lui donner son adresse.
  
  - M. Hartung n’est pas là ? s’étonna le négociant.
  
  - Non, il s’est absenté pour quelques jours, dit évasivement la secrétaire.
  
  C’était la tuile...
  
  - Pas d’histoires, la fille doit savoir où il est, réagit Coplan. Il reste sûrement en liaison avec elle.
  
  - Alors, questionnons-la, suggéra Shimon d’un air détaché. Elle doit sortir à l’heure du déjeuner, non ?
  
  Coplan grommela :
  
  - Si Hartung a été avisé de notre évasion de Malte, il a dû prévoir que nous essayerions de faire parler sa secrétaire. C’est même probablement là qu’il nous attend au tournant. Elle va nous aiguiller vers un traquenard.
  
  - Eh bien ! nous la cuisinerons assez longtemps pour qu’elle nous livre les deux adresses : la fausse d’abord, et puis la bonne, conclut Shimon avec philosophie.
  
  Ainsi furent-ils amenés à préparer l’enlèvement de la jeune femme. Moshe Sapir s’opposa catégoriquement à ce qu’elle fût conduite chez lui. Hartung, à la rigueur, puisque Hargaz l’avait ordonné, mais personne d’autre.
  
  - Ça ne fait rien, laissa tomber Rosen, légèrement irrité par la pusillanimité de leur hôte. Je connais un coin où la demoiselle sera reçue à bras ouverts. Ne vous inquiétez pas.
  
  Scindé en deux équipes, le groupe quitta la villa vers dix heures du matin, alors que Moshe Sapir venait de s’en aller, au volant de sa Studebaker, à Tripoli.
  
  Le télégraphiste qui survint un quart d’heure plus tard eut beau sonner à la grille, personne ne vint ouvrir. Indécis, il se gratta le front, finit par déposer le pli dans la boîte aux lettres et partit frustré parce qu’il avait calculé, en fonction du standing de la villa, le pourboire qu’il aurait pu recevoir.
  
  Comme convenu avec Rosen et Izakson, la Frégate chercha un stationnement à la Place des Canons, le centre vital de la capitale libanaise, alors que les agents Israéliens allaient se garer dans la rue Weygand. non loin de la Grande Mosquée.
  
  Méfiant, Coplan avait voulu se livrer à une expérience préalable.
  
  Il ne descendit de voiture que lorsqu’il jugea qu’Eban et ses collègues avaient pu rejoindre leurs postes d’observation respectifs.
  
  D’un pas tranquille, il s’en fut à pied à la rue Foch, distante de deux cents mètres à peine.
  
  Il faisait chaud, l’air était saturé d’humidité. Cette atmosphère pesante semblait énerver les conducteurs, qui jouaient du klaxon avec une frénésie morbide.
  
  Mêlé à la foule bigarrée qui déambulait sur les trottoirs, Coplan passa devant l’immeuble abritant l’officine d’Hartung. Il s’attarda quelques instants à regarder les étalages puis, arrivé au bas de la rue, il poursuivit sa promenade en tournant à droite, dans une artère rectiligne parallèle au port.
  
  Au passage, il aperçut Izakson, en train de se faire cirer les chaussures, mais ils n’échangèrent aucun signe de connivence.
  
  Un détail, cependant, échappa à l’attention de Francis. Une fourgonnette Volkswagen tôlée grise, pourvue de deux petites fenêtres ovales dans la portière à double battant s’ouvrant à l’arrière, était à l’arrêt dans la rue Foch quand il l’avait arpentée.
  
  Ce véhicule s’était mis en marche, avait viré comme lui dans l’autre artère, l’avait dépassé à petite vitesse parmi un flot d’autres voitures. Maintenant, il s’était arrêté le long du trottoir, beaucoup plus loin, à un endroit où Coplan allait vraisemblablement porter ses pas.
  
  De fait, il s’en rapprocha, assez insouciant, captivé par le spectacle de ce pittoresque mélange de types, de costumes et de religieux de toutes sectes, dont il croisait d’étranges spécimens.
  
  Si Hartung avait disposé des guetteurs autour de son domicile, Shimon avait pour tâche de repérer celui qui entamerait une balade derrière Francis. Éventuellement, il transmettrait le résultat de sa surveillance à Rosen, qui baguenaudait au carrefour de la rue de la Marseillaise et d’une voie transversale que Coplan devait enfiler pour revenir à la Place des Canons.
  
  Un événement vint anéantir tous ces calculs et bouleverser les prévisions.
  
  Un camelot vendeur de sucreries, portant un petit étal sur son ventre, arrivait en face de Coplan. Celui-ci, pour éviter d’être sollicité, fit un écart sur la droite au moment où, par une des fenêtres de la fourgonnette, un coup de feu fut tiré.
  
  Provenant de l’intérieur du véhicule, et partant d’une arme dotée d’un silencieux, la détonation ne fut pas remarquée par les passants, dont les oreilles étaient emplies de bruits d’avertisseurs et de pétarades de scooters. Mais le camelot qui avait inopinément surgi dans l’angle de tir, ouvrit des yeux exorbités. Il chancela, muet, le teint livide.
  
  Coplan s’avisa du comportement bizarre de l’Arabe et, par un réflexe de solidarité humaine, il s’élança pour le soutenir. Une balle lui siffla aux oreilles.
  
  Au lieu de maintenir debout le camelot blessé, il se laissa choir en même temps que lui, devinant sur-le-champ d’où étaient partis les projectiles.
  
  La Volkswagen, à quelques mètres de là, démarra en trombe.
  
  Aucun des témoins de la chute des deux hommes ne fit un rapprochement entre leur effondrement et le départ brusqué de cette voiture de livraison parfaitement anonyme.
  
  Une tache de sang apparut à la hauteur de l’omoplate, sur la tunique blanche du colporteur recroquevillé sur le sol, entouré des rahat-lokoums et autres friandises tombées de son éventaire.
  
  Coplan se releva, s’épousseta les genoux tandis que des curieux formaient cercle. Il n’avait pas pu déchiffrer le numéro du véhicule des agresseurs.
  
  Shimon Eban, alerté par l’attroupement qui lui cachait son partenaire, piqua un galop.
  
  Sa poitrine s’allégea quand il vit Coplan, apparemment sain et sauf, à côté du corps de l’infortuné marchand de sucreries. Jouant des coudes sans ménagements, il se fraya un chemin jusqu’à lui.
  
  - On a tiré sur vous ? s’enquit-il, essoufflé.
  
  - Je ne pense pas, dit Francis avec un sang-froid renversant. On a voulu tuer ce pauvre type...
  
  Les badauds n’en doutèrent pas une seconde, tellement il semblait peu concerné par cet attentat. Certains se penchaient pour examiner la blessure, des commentaires émis par des voix rauques créèrent un début de tumulte.
  
  - Il faut appeler une ambulance, clama Francis en écartant les gens qui l’entouraient, comme s’il allait se charger lui-même de cette formalité.
  
  Shimon comprit. Il se dégagea également et céda la place à ceux qui se pressaient pour mieux voir, et dont le nombre ne cessait de grossir.
  
  Les quelques assistants capables de décrire réellement ce qui s’était passé ne se privèrent pas de le raconter aux spectateurs. Moins de dix secondes plus tard, plus personne ne se souvint de l’Européen, peu intéressant puisqu’il n’avait pas été atteint.
  
  Coplan s’éloigna du lieu du drame sans hâte excessive, en étranger qu’un banal fait divers ne saurait distraire de ses occupations. Il accomplit en sens inverse le trajet qu’il venait d’effectuer et disparut à l’angle de la rue Foch.
  
  Eban le rattrapa devant une chemiserie.
  
  - Ils vous ont raté de peu, murmura-t-il entre ses dents. Vous avez vu le tireur ?
  
  - Il était planqué dans une camionnette, révéla Francis. J’espère qu’il se figure m’avoir touché. En tout cas, ça modifie nos projets. Nous allons séance tenante chez Hartung, Shimon.
  
  - Hein ? Et la fille ?
  
  - Actuellement, elle est sans protection. C’est une occasion qui ne se représentera plus. Cavalez : dites à Izakson d’amener la Frégate devant l’immeuble. Il vous cédera le volant quand nous embarquerons la secrétaire. Ensuite, avec la Kaiser-Frazer, il nous rejoindra rue de Damas, près du Lycée Français, et il nous indiquera la route à suivre. Je vous attends dans l’entrée du 52.
  
  Sans discuter, Eban tourna les talons. Cadouin n’avait pas tort : à sa sortie, la jeune femme devait, chaque fois, être discrètement escortée jusqu’à son domicile...
  
  Coplan pénétra dans le couloir et alluma une cigarette. Il avait les nerfs à fleur de peau. Hartung lui avait ménagé une réception significative : c’était la guerre à outrance.
  
  Des minutes qui parurent interminables s’écoulèrent avant le retour d’Eban. Enfin, sa silhouette se profila sur le rectangle ensoleillé de l’entrée.
  
  - Allons-y, décréta Coplan. Si elle tente de crier, je l’assomme.
  
  Ils gravirent l’escalier ; Francis pénétra dans l’antichambre sans frapper.
  
  La secrétaire était assise devant sa machine à écrire. Elle leva un regard incolore sur le visiteur, le reconnut, n’en parut guère affectée.
  
  - M. Hartung n’est pas là, lui dit-elle comme s’il était un habitué de la maison.
  
  - Vous êtes sûre ? insista Francis.
  
  Il s’inséra entre le battant et la table, afin de permettre à Eban de se faufiler dans l’antichambre, mais il acheva son mouvement d’une façon imprévisible : pistolet au poing, il ouvrit brutalement la porte du bureau d’Hartung.
  
  C’était vrai, il n’y avait personne.
  
  La secrétaire, interdite, fixa le Colt qui avait surgi dans la main de Coplan.
  
  - Mais... que faites-vous ? demanda-t-elle, soudain apeurée.
  
  Eban, appuyé contre la porte, avait la mine peu rassurante d’un chef de gang. Il toisait l’employée d’un regard paralysant.
  
  - Où est l’appartement privé de votre patron ? questionna Francis sur un ton acerbe.
  
  Voyant s’allumer une lueur d’affolement dans les yeux de son interlocutrice, il reprit :
  
  - Gardez votre calme. Ceci n’est pas un hold-up : c’est plus grave. Votre compagnie dissimule d’autres activités que le transport de marchandises. Si vous êtes complice, vous avez intérêt à ne pas faire de scandale. Dans le cas contraire, vous ne risquez rien. Vu ?
  
  La bouche entrouverte, elle acquiesça, médusée.
  
  - Alors, l’appartement ?
  
  Elle avala, parvint à chuchoter :
  
  - L’autre porte, dans le bureau...
  
  Il traversa la pièce en quatre enjambées, passa dans la partie privée des aménagements.
  
  L’index sur la détente, il parcourut un studio, une salle d’eau et une petite cuisine. Persuadé qu’une fouille ne servirait à rien, Hartung ayant dû emporter tout ce qui avait trait à ses menées clandestines, Coplan revint sur ses pas.
  
  Shimon avait une immobilité de granit. Quant à la Libanaise, elle jouait l’innocence outragée à la perfection.
  
  - Où est votre patron ? interrogea Francis, le masque dur.
  
  - A Damas, dit-elle.
  
  En Syrie ? Eban plissa le front.
  
  Pas plus que Coplan, il ne put concevoir que Hartung leur avait monté un piège dans le pays voisin, alors qu’il avait organisé une surveillance de ses locaux à Beyrouth.
  
  La secrétaire avait peut-être jeté le nom de cette ville au hasard, simplement pour ne pas divulguer l’adresse réelle du courtier maritime, et sans plus de malignité.
  
  - Je regrette, vous allez devoir nous accompagner, décida Coplan. Provisoirement, je veux qu’il ne puisse plus communiquer avec vous. Laissez tomber votre travail.
  
  - Enfin, de quel droit me parlez-vous de cette manière ? s’insurgea la jeune femme. Je n’ai pas la moindre envie de vous suivre ! Pourquoi ?
  
  - Parce que, jusqu’à preuve du contraire, vous êtes impliquée dans une histoire louche, et que le meilleur moyen de vous en sortir sans trop de mal est, précisément, de quitter cet emploi séance tenante. Préférez-vous être confiée à la police ? Il ne tient qu’à vous.
  
  Soit qu’elle craignît vraiment d’être incarcérée, soit qu’elle se crût la victime d’un malentendu qui se dissiperait aisément, la dactylo rangea ses papiers. Elle avait une sorte de certitude intérieure de ne pas avoir affaire à des malfaiteurs.
  
  - Je ne comprends rien à ce que vous racontez, prétendit-elle. M. Hartung ne fait pas de contrebande. Tous les documents sont en règle.
  
  - Nous vérifierons, dit froidement Coplan.
  
  Tant mieux si elle les prenait, Shimon et lui, pour des inspecteurs du service des fraudes ou de la brigade des stupéfiants.
  
  Boudeuse, la secrétaire fourra son bâton de rouge et son petit miroir dans son sac, s’extirpa de son coin. Eban, en dépit de son animosité congénitale envers les musulmans, fut impressionné par les courbes provocantes de son buste et de ses hanches.
  
  Le trio descendit, déboucha dans la rue.
  
  Shimon, jetant un coup d’œil de part et d’autre, aperçut la Frégate un peu en amont. Il prit l’avant-bras de la jeune femme, du reste sans trop de fermeté, pour la guider vers la voiture.
  
  Coplan, une main au fond de sa poche, ne cessa de regarder aux alentours pendant ce court trajet. Izakson se défila dès que les trois arrivants prirent place sur la banquette avant.
  
  Shimon démarra, très attentif à ne pas commettre de faute de conduite. La vigilance de son co-équipier ne se relâcha pas jusqu’à ce qu’ils eurent tourné dans la rue de la Marseillaise.
  
  Il y avait toujours un attroupement à l’endroit où le camelot était tombé ; Coplan ne put se rendre compte si le corps avait été enlevé, tellement la foule était dense.
  
  Au bout de quelques minutes, la Libanaise parla :
  
  - Où me conduisez-vous ?
  
  - Quelque part où nous pourrons bavarder à cœur ouvert, plaisanta son gardien de droite. A propos, vous n’avez jamais tapé de lettres adressées à des nommés Lanioux, Schwartz ou Bolz, par hasard ?
  
  Elle fit un effort de réflexion, simulé ou sincère, puis elle déclara :
  
  - Je ne crois pas... Ce sont des affréteurs ?
  
  - Non, dit Coplan, excédé.
  
  Shimon ralentit lorsqu’il passa devant le Lycée Français. Il avait dû faire un détour pour rejoindre la rue de Damas mais la Kaiser-Frazer ne les avait pas précédés, à cause d’Izakson sans doute.
  
  La Frégate se rangea près du trottoir en vue de l’attendre.
  
  - Montrez-moi une pièce d’identité, enjoignit Francis à la prisonnière, question d’entretenir l’équivoque.
  
  La fille s’exécuta. Elle se nommait Sheila Chahine, était âgée de 24 ans et habitait au 58 de la rue El Mamoun.
  
  - Quand pourrai-je rentrer chez moi ? bougonna-t-elle en replaçant la carte dans son sac.
  
  - Ça dépendra de vous. Répondez sincèrement aux questions qu’on vous posera, et peut-être serez-vous déjà libérée ce soir.
  
  La voiture occupée par Rosen et Izakson passa lentement. D’un coup d’avertisseur, Eban leur signala qu’il les avait vus, et qu’ils pouvaient donc le piloter vers le lieu où la secrétaire d’Hartung allait être séquestrée pour interrogatoire.
  
  La Kaiser-Frazer sortit de la ville par la route de Saïda, encombrée par un trafic intense ; elle s’engagea à quelques kilomètres de l’agglomération, dans une route secondaire sinueuse menant à la station estivale d’Aley, le Monte-Carlo libanais situé à plus de 800 mètres d’altitude.
  
  Sheila, trouvant singulier qu’on l’emmenât hors de Beyrouth, sentit se réveiller ses craintes. Le rapt de jeunes femmes est fréquent, au Proche-Orient, et il a d’autres motifs que les nécessités d’une enquête.
  
  - Je veux savoir où nous allons, articula-t-elle d’une voix frémissante, ses yeux lançant un éclair.
  
  - Shimon, dit Coplan sans se préoccuper d’elle, j’ai l’impression que la fourgonnette nous court après...
  
  Eban sourcilla, jeta un coup d’œil dans le rétroviseur.
  
  - La commerciale grise ? s’enquit-il, incrédule.
  
  - Oui, elle ressemble à l’autre comme deux gouttes d’eau. Appuyez sur l’accélérateur, pour voir...
  
  La Frégate passa de 80 à 110. L’intervalle s’accrut, puis il diminua progressivement.
  
  - Elle est raide, celle-là, maugréa Francis. Ces gars-là sont décidément très forts. Comment se sont-ils débrouillés ?
  
  - Pas la moindre idée, avoua Eban, quelque peu crispé. Mais s’ils nous suivent, ce n’est pas pour noua payer des dattes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  La route, à flanc de colline, dominait des oliveraies noyées de soleil. Elle serpentait le long des contreforts des Monts du Liban et, en plein midi, pratiquement déserte, elle se prêtait admirablement à une attaque à main armée.
  
  - Que se passe-t-il ? s’inquiéta Sheila, alarmée par les propos de ses gardes du corps.
  
  Coplan, la tête tournée vers l’arrière, ne jugea pas utile de lui cacher la vérité.
  
  - Nous sommes poursuivis par des amis de votre patron, et je crains que ce soit plutôt pour vous abattre, que pour vous délivrer.
  
  Mais déjà il avait élaboré une tactique.
  
  - Écrasez le champignon, Shimon ! Nous devons doubler la Kaiser avant qu’ils puissent nous canarder.
  
  L’Israélien réalisa où Francis voulait en venir : attirer l’adversaire entre leurs voitures, et le prendre entre deux feux. Il enfonça la pédale, aborda le prochain virage à la corde, ses roues arrières chassant une grêle de cailloux.
  
  La jeune femme, étroitement encadrée par ses compagnons, porta ses poings à sa bouche. L’horrible perspective de n’avoir peut-être plus que quelques secondes à vivre l’emplit de panique.
  
  - Mais pourquoi ? gémit-elle, terrifiée, en essayant vainement de regarder derrière elle.
  
  - Ne bougez surtout pas, intima Coplan avec rudesse, son Colt dans la main.
  
  En dépit du roulis de la Frégate, qui le déportait d’un côté à l’autre, il parvint à s’extraire de son siège et à gagner la banquette arrière.
  
  La Volkswagen ne lâchait pas. Pilotée de main de maître, elle grignotait la distance qui la séparait de la Frégate, et si le dessin de la route avait été moins capricieux, ses occupants auraient déjà pu tirer avec quelques chances de succès.
  
  Rosen et Izakson, inconscients de la course qui se livrait entre leurs collègues et le commando adverse, avaient gardé une allure modérée.
  
  Dans son rétroviseur, Rosen ne tarda pas à s’apercevoir que la Frégate rappliquait à fond de train. Il crut qu’Eban avait quelque chose à lui dire et il ralentit.
  
  Un appel de klakson impérieux lui commanda de serrer sur la droite. La position de la Renault indiquait nettement qu’elle se préparait à doubler.
  
  - Qu’est-ce qui leur prend ? marmonna le conducteur. Ils vont me faire une queue de poisson ?
  
  Izakson s’était mis à observer la voiture amie en cherchant à deviner pourquoi Shimon agissait de la sorte. Il remarqua un second nuage de poussière, au loin, lorsque la Frégate amorça sa manœuvre de dépassement.
  
  - Ils ont une bagnole à leurs trousses ! s’exclama-t-il, subitement éclairé. Cède la place ! Grouille-toi !
  
  Quasi sans y penser, il dégaina son automatique tout en rivant son attention sur la fourgonnette des poursuivants.
  
  Pendant le court instant où la Kaiser et la Renault roulèrent de conserve, Coplan fit à Rosen un signe expressif désignant leur ennemi commun, puis un autre le priant de ne pas s’interposer.
  
  Continuant sur sa lancée, Shimon grimpa la côte le pied au plancher. Il savait à présent que les acolytes d’Hartung avaient un véhicule plus rapide que le sien, et que des prodiges d’habileté ne compenseraient pas la différence de chevaux-vapeur.
  
  La Volkswagen doubla également la Frazer, qui lui céda très obligeamment le passage.
  
  - Freinez à mort après le prochain virage, Shimon, ordonna Coplan. Ils n’attendent plus qu’un morceau de ligne droite pour nous arroser. Mieux vaut que nous tirions les premiers.
  
  Sheila comprima convulsivement sa bouche, prête à hurler.
  
  La Frégate entama la courbe sur les chapeaux de roues, bondit encore à l’assaut d’une nouvelle pente mais s’immobilisa, dans un douloureux crissement de pneus, une vingtaine de mètres plus loin.
  
  D’un coup de coude, Coplan avait pulvérisé la vitre de la lunette arrière. Agenouillé, l’avant-bras calé contre le dossier, il guetta l’apparition de l’autre véhicule.
  
  A ce moment, il perçut le bruit de plusieurs détonations.
  
  La camionnette grise jaillit dans l’enfilade de la route. Francis pressa la gâchette, à répétition, le canon de son arme pointé vers le pare-brise. Celui-ci vola en éclats. La Volkswagen décrivit une terrible embardée : ce fut un miracle si elle ne versa pas dans le ravin, mais redressée d’un coup de volant désespéré, elle se rabattit violemment sur la droite et alla percuter la paroi rocheuse.
  
  A son tour, la Kaiser déboucha du tournant. Un bras passé par la fenêtre, Isakson acheva de décharger son arme sur l’épave dès qu’il l’eut dans son champ de vision.
  
  Rosen ne put freiner à temps ; il fut contraint de dépasser la bagnole accidentée et ne put stopper qu’à quelques pas de la Frégate. Il sauta à terre, son automatique en batterie, alors qu’Izakson se précipitait vers Eban.
  
  - Rien de cassé ? jeta Izakson, dévoré d’anxiété.
  
  Sheila, écroulée sur le siège, le visage livide, l’avait induit en erreur.
  
  - Elle a seulement tourné de l’œil, dit Shimon en ouvrant la portière. Ils n’ont pas tiré, c’est Cadouin qui les a assaisonnés.
  
  Coplan ne détachait pas ses yeux de la camionnette.
  
  - Le moteur flambe ! prévint-il. Les types vont griller..
  
  Il se rua à l’extérieur et courut, en même temps que Rosen, vers le capot dont s’échappaient des volutes de fumée noire.
  
  Ratatiné sur le volant, un individu au front ensanglanté, les yeux clos, n’était certes plus en mesure de se dégager tout seul. A côté de lui, il y en avait un autre, également blessé, mais qui avait gardé sa conscience.
  
  Francis et Rosen entreprirent de les tirer de leur fâcheuse position. Ils s’affairaient à cette besogne quand la virulente pétarade d’un scooter grimpant la côte à pleins gaz se fit entendre. L’engin émergea du virage. Il était monté par un jeune type en polo et blue-jeans, penché sur son guidon.
  
  Le spectacle des trois voitures à l’arrêt, dont une emboutie contre la paroi de la route, l’estomaqua. Il coupa l’allumage, s’arrêta près des sauveteurs, jambes écartées et pieds sur le sol.
  
  - Un accident ? s’informa-t-il en français.
  
  - Ça se voit, non ? lui renvoya Francis, de mauvais poil, tout en traînant vers la Frégate l’homme le plus grièvement atteint.
  
  Le Libanais, curieux, resta insensible à cette rebuffade.
  
  - Il est mort ? s’enquit-il en ouvrant des yeux ronds.
  
  - Demande-le lui... Tu ne vois pas qu’on va le conduire à un hôpital ?
  
  Les Israéliens, aussi ennuyés par la présence d’un témoin gênant, cherchèrent un moyen de le faire déguerpir.
  
  - Il a perdu le contrôle de sa direction, prétendit Eban d’un ton désinvolte. Le virage était plus court qu’il ne le pensait, sans doute. Ce n’est pas la peine de rester planté là. Nous sommes assez nombreux pour porter secours à ces gens.
  
  - Le moteur fume, constata le raseur, indéracinable.
  
  - Justement, le réservoir pourrait exploser, grommela Isakson. Filez avant que ça ne saute...
  
  Ayant logé son blessé sur le siège vacant de la Frégate, Coplan courut vers la double porte arrière, dont il écarta les battants. Un troisième passager gisait là, sur le plancher, à côté d’un émetteur-récepteur de radio.
  
  Francis le prit à bras-le-corps et l’extirpa de sa cachette, alors que des flammes commençaient à danser autour du train avant.
  
  Rosen, qui avait montré le chemin de la Kaiser-Frazer au seul rescapé capable de se mouvoir, aida Coplan à transporter le dernier dans la même voiture.
  
  Le jeune Libanais observait la scène avec un intérêt qui confinait à l’impudence. Shimon, énervé, s’était posté devant la portière de sa Renault pour dissimuler Sheila.
  
  - Où allez-vous les faire soigner ? questionna encore l’insupportable scooteriste.
  
  Coplan, revenant auprès d’Eban, posa un regard inquisiteur sur l’embêtant personnage. Puis il s’approcha négligemment de lui.
  
  - C’est une jolie machine, que tu as là, remarqua-t-il en examinant l’engin. Elle doit coûter drôlement cher, avec ce superbe équipement radio, cette antenne derrière la selle...
  
  La figure du Levantin changea. Il voulut actionner le démarreur mais un direct fulgurant le culbuta par terre avec son engin. Couché, une jambe prise sous sa mécanique, il gigota fébrilement pour s’en défrayer.
  
  Coplan le remit debout, le fit pivoter, lui décerna un deuxième marron plus écrasant que le premier. Le jeune type hoqueta sous le choc en s’affalant à reculons dan; la poussière.
  
  Izakson, flegmatique, le ramassa et, suppléant par la fermeté de sa poigne à la mollesse des genoux du Libanais, il le poussa rapidement vers la Kaiser.
  
  - Ce zèbre-là nous a pisté dans Beyrouth, à notre sortie de chez Hartung, expliqua Francis à Shimon. Il avait une liaison en duplex avec la fourgonnette et il a pu lui signaler que nous prenions la route de Saïda...
  
  - Il y en a des dizaines comme lui, dans les rues. On ne pense même pas à les regarder, ces blousons noirs ! Que fait-on de son scooter ?
  
  - Je vais le balancer dans la bagnole de ses copains.
  
  L’incendie s’était développé en quelques secondes. Le véhicule était presque entièrement embrasé quand Francis fourra l’engin dans la caisse. L’essence contenue dans le réservoir activerait encore le feu d’artifice.
  
  L’américaine de Rosen, lestée des trois prisonniers tenus à l’œil par Izakson, passa devant la Renault.
  
  Coplan monta dans celle-ci, s’installa entre les autres éclopés. Shimon mit en marche et ricana :
  
  - Nous sommes frais, si nous devons trimbaler cette smala dans les rues d’une agglomération !
  
  - Il ignorait qu’il n’y en avait précisément aucune avant Aley, et que Rosen ne comptait pas rouler jusque là.
  
  Moins d’une minute plus tard, la montagne répercuta une forte déflagration sur le sens de laquelle il n’y avait pas à se méprendre.
  
  Sheila, qui avait glissé sur la banquette au point d’être à demi ensevelie sous le tableau de bord, fut tirée de sa léthargie par le soleil dont les rayons tombaient à pic sur son visage.
  
  Secouée par les cahots, elle revint lentement à elle, se mit en devoir d’adopter une pose plus confortable. Sa mémoire se réveilla soudain :
  
  - Où sommes-nous ? sursauta-t-elle, étourdie.
  
  - Pas loin du terminus, j’espère, proféra Eban, mort de soif.
  
  Comme pour exaucer son vœu, la Kaiser bifurqua dans une allée privée dont, à distance, on ne pouvait discerner la jonction avec la route.
  
  Un parc de cèdres masquait la propriété située en haut de la colline, et les deux voitures ne parvinrent jusqu’à la villa qu’après avoir escaladé des méandres assez abrupts.
  
  Si Sheila avait pu deviner où elle était amenée, elle n’aurait plus douté de la valeur de ses pressentiments, car cette demeure était celle d’un des plus redoutable; trafiquants de chair humaine du Liban.
  
  Rosen avait prévenu son ami Nabih Jurdak - M. Joseph pour les initiés - qu’on allait lui apporter une captive, mais quand le propriétaire vit débarquer chez lui quatre hommes valides, deux blessés, un mort et un adolescent effondré, en plus de la personne annoncée, il se lança dans une diatribe passionnée dénotant une grande colère.
  
  En arabe, il menaça Rosen de faire assassiner tout le monde par ses gorilles, hurla que sa maison n’était ni un hôpital, ni une morgue, mais qu’il était prêt à la transformer en cimetière si cette bande ne décampait pas sur-le-champ.
  
  L’Israélien, connaissant Nabih, laissa passer l’orage et affecta la plus grande contrition. Quand il put enfin placer un mot, il déclara :
  
  - Ton ingratitude me peine, Nabih. Franchement... Si les émirs druzes dont tu enrichis le harem savaient que tu touches parfois des subsides pour tes indiscrétions, il se dépêcheraient de t’empaler. Et ils pourraient l’apprendre, si tu ne respectes pas les lois de l’hospitalité. Car où irions-nous, je te le demande, avec ces brigands qui nous veulent du mal ?
  
  La fureur de Nabih se dissipa comme par enchantement.
  
  - Tu spécules trop sur mon amitié, se lamenta-t-il. Ma demeure n’est pas une prison. Combien de temps veux-tu les laisser ici ?
  
  - Un jour, à peine, plaida Rosen. Ils ne t’encombreront pas. Tu peux les fourrer tous ensemble dans une pièce où nous les questionnerons à l’aise.
  
  - La fille aussi ? s’enquit le trafiquant, qui détaillait Sheila d’un regard expert.
  
  - Oui, elle aussi, coupa l’Israélien. Mais tu en feras ce que tu voudras si elle s’obstine à nous mentir.
  
  Un sourire perfide amincit les lèvres du Libanais.
  
  - Elle devrait, assura-t-il. Moi je lui procurerais une belle carrière, amusante et tout. Allons, puisqu’il en est ainsi, ne restons pas là...
  
  Il distribua des ordres à ses domestiques.
  
  Le conducteur de la Volkswagen n’avait pas survécu à la balle qui l’avait frappé au-dessus de l’œil droit. Son cadavre fut transporté dans une des caves en attendant qu’on pût le transférer ailleurs.
  
  Le second passager, blessé au bras, fut doté d’un pansement sommaire. La troisième, celui qui, dissimulé à l’intérieur de la fourgonnette, avait tiré à deux reprises sur Coplan dans la rue de Beyrouth, avait été touché par Izakson : un projectile s’était logé dans sa cuisse, l’autre avait profondément éraflé sa hanche. Il reçut aussi quelques soins d’urgence et sortit de son évanouissement.
  
  Il fut allongé sur une couverture, dans la pièce du sous-sol où son collègue, Sheila et le scooteriste vinrent le rejoindre.
  
  Deux heures plus tard, après s’être restaurés en compagnie de Xabih. de Rosen et d’Izakson, Coplan et Shimon descendirent auprès des détenus.
  
  S’adressant à eux tous sans distinction, Francis leur tint un bref discours préalable :
  
  - Ma préoccupation dominante n’est pas de me venger. Vous appartenez à une organisation sur laquelle je veux obtenir le maximum de renseignements, et je compte recourir aux moyens les plus efficaces pour vous arracher des aveux. Répondez donc avant que je ne les utilise.
  
  Sheila Chahine sortit de sa prostration et, passant en une seconde à un état voisin de l’hystérie, elle se mit à crier :
  
  - Je ne sais rien ! Je ne peux rien avouer puisque je n’ai fait que mon travail !
  
  Elle était hagarde, éclatante d’indignation. Eban crut qu’elle allait s’élancer sur Francis, toutes griffes dehors, mais elle fut maintenue à distance par le regard d’une froideur sibérienne qu’il dardait sur elle.
  
  Une voix masculine s’éleva :
  
  - Cette dame n’est pas au courant, c’est vrai. Elle a tenu un rôle sans s’en douter.
  
  La diction, comme le ton, était correcte. L’homme qui venait de parler était l’ex-voisin du chauffeur. Il avait le type oriental, n’était pas âgé de plus de trente-cinq ans. Le bras en écharpe, il était assis par terre, le dos appuyé à la muraille, à côté de son acolyte.
  
  - Très bien, dit Coplan. Vous êtes donc mieux documenté que la collaboratrice de Hartung ? A vous l’honneur... Que sont devenus ces trois savants européens engagés par la Défense Nationale égyptienne ?
  
  L’intéressé leva la tête.
  
  - Trois savants ? fit-il, les sourcils haussés. De quoi parlez-vous ?
  
  - Rappelez-vous ce que je viens de dire et ne faites pas l’imbécile, gronda Coplan, dont les poings se serrèrent au fond de ses poches.
  
  - Écoutez, dit l’inconnu. Il y a trois catégories de choses : celles que je peux divulguer, celles que je tairai jusqu’à ma mort, et puis celles dont j’ignore tout. Les savants auxquels vous faites allusion font partie des dernières.
  
  Son calme était exempt de forfanterie. On devinait qu’un pistolet braqué sur sa tempe ne l’aurait pas altéré.
  
  Déprimé, Shimon songea que l’histoire de Malte allait se reproduire : ces subalternes n’étaient pas plus renseignés que Cordina et son équipe...
  
  Coplan eut le même sentiment.
  
  - Où se cache actuellement votre chef ? demanda-t-il, sèchement. Je souhaite pour vous que ceci tombe dans la première de vos catégories.
  
  - Erreur. C’est dans la seconde, affirma tranquillement le prisonnier. Sortez votre revolver et finissons-en.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Coplan exhiba effectivement son automatique. Un silence sépulcral s’établit pendant qu’il actionnait la culasse pour s’assurer qu’il avait encore des balles dans le chargeur.
  
  Les joues de Sheila se décolorèrent. Le jeune type en blue-jeans, encore plus blême qu’elle, recula instinctivement et se cogna au mur.
  
  - Vous avez fait un mauvais calcul, dit Coplan. Je ne vais pas exécuter l’homme qui détient une information capitale... Les autres y passeront avant lui, à cause de lui.
  
  Il abaissa son arme à la hauteur de sa hanche, visa le scooteriste. Ce dernier lança ses paumes en avant.
  
  - Non ! glapit-il, la figure décomposée par la peur. Moi je parlerai ! Je sais où est le chef !
  
  - Vas-y, dégoise.
  
  - Tais-toi, Ali ! ordonna le blessé. Tu seras flambé de toute façon !
  
  Hypnotisé par le doigt posé sur la détente, l’interpellé n’entendit même pas l’objurgation. Il bégaya :
  
  - Il est au Souk des Orfèvres, chez Soliman Issa... le marchand de cuivres de Damas...
  
  A nouveau, un épais rideau de silence tomba.
  
  Le regard de Francis dévia vers Eban.
  
  L’Israélien, méditatif, hocha la tête. Puis il fit un signe montrant qu’il désirait parler à Coplan hors de la pièce où étaient parqués les auxilliaires d’Hartung.
  
  Dehors, lorsque la porte fut refermée, il dit à mi-voix :
  
  - Capturer Hartung et l’emmener hors d’un souk, en plein jour, il ne faut pas y compter... Mais attendre, c’est lui permettre de nous échapper une fois de plus. L’absence de ses tueurs va lui mettre la puce à l’oreille.
  
  Coplan tournait et retournait déjà le problème sous toutes ses faces. La ville ancienne était évidemment un refuge idéal, pleine de labyrinthes, de communications insoupçonnées, de maisons à double issue. Impossible d’y tenir un immeuble sous surveillance.
  
  Attirer Hartung hors de ce repaire était la seule formule convenable. Mais par quel moyen ?
  
  - Oui, il risque de nous filer entre les doigts, reconnut Coplan d’un ton maussade. Et définitivement. Nous serions coiffés au poteau...
  
  Son esprit se refusait cependant d’admettre pareille éventualité. Fiévreusement, il fit l’inventaire des atouts dont il disposait, creusa quelques possibilités.
  
  Redressant son torse, il dit alors :
  
  - Venez, il y a peut-être une chance, et elle tient à un circuit téléphonique...
  
  Ils rentrèrent dans la cellule. Le jeune Ali et l’homme au bras bandé se regardaient avec un égal mépris.
  
  - Ce Soliman du Souk des Orfèvres a-t-il le téléphone ? demanda Francis au suiveur motorisé.
  
  Celui-ci secoua le front.
  
  - Non... On correspondait avec le chef par radio.
  
  - Parfait. Sheila, voulez-vous venir ?
  
  Déconcertée, la secrétaire hésita, puis elle marcha vers la porte. Shimon bloqua la serrure tandis qu’elle s’éloignait avec Coplan.
  
  - Vous avez vécu quelques heures de cauchemar, mais vous serez bientôt au bout de vos peines, lui déclara ce dernier en remontant au rez-de-chaussée. Pour votre patron, c’est la débâcle. Vous avez pu vous en rendre compte : il dirigeait un gang et ses affaires de transport maritime n’étaient qu’une façade.
  
  Ils aboutirent dans un luxueux salon, désert, qui n’aurait pas déparé le palais d’un sultan. Eban les rejoignit.
  
  - C’est inimaginable, répondait Sheila, encore tremblante d’effarement. Moi qui croyais avoir une bonne petite place ! M. Hartung était si sérieux, si correct...
  
  - C’est un individu extrêmement dangereux. Il vous avait utilisée comme appât pour nous liquider, mon camarade et moi, sans le moindre scrupule à votre égard. Vous l’avez échappé belle !
  
  La rancœur de l’employée se donna libre court :
  
  - Le lâche ! Un monstre d’hypocrisie ! Lui qui ronchonnait pour la moindre faute de frappe, il commandait des assassins ! Si jamais je le retrouve en face de moi, je lui arracherai les yeux, trépigna-t-elle, emportée par son tempérament fougueux.
  
  - Ben voilà... enchaîna Francis en l’attirant vers un sofa. Les circonstances sont telles que vous seule pouvez provoquer sa capture, et vous devriez justement aller là où il s’est réfugié.
  
  Sans se soucier du haut-le-corps de son interlocutrice, il lui expliqua pourquoi son concours était indispensable. Ensuite, il développa son projet, autant pour le soumettre à la critique de Shimon que pour chapitrer Sheila.
  
  Celle-ci serait censée avoir reçu un appel téléphonique d’Ali, la priant de se rendre d’urgence chez Soliman et de lui faire savoir qu’il avait été accidenté.
  
  Amené à l’Hôtel-Dieu où on avait réduit la fracture de sa jambe, il signalait que son scooter, fortement endommagé, avait été confié à un garage de la route de Saïda.
  
  - Nous choisirons lequel en retournant à Beyrouth, dit Francis à l’adresse d’Eban. Hartung va vouloir récupérer cette machine au plus vite, à cause de l’équipement radio. Quant au silence de la fourgonnette, il l’attribuera à un trop grand éloignement : il a su qu’elle nous poursuivait en direction d’Aley...
  
  Shimon se frotta les mains.
  
  - Ça doit marcher, jubila-t-il. Si fin soit-il, Hartung sera loin de penser que Sheila coopère avec nous. En transmettant une commission à Soliman, elle n’aura même pas l’air de se douter que son patron loge à cet endroit.
  
  - Hartung en déduira même que ses sbires l’ont délivrée, renchérit Coplan. S’il avait des inquiétudes, cette démarche les dissipera. Il comprendra pourquoi la liaison avec Ali était coupée.
  
  - Vous... vous êtes sûr qu’il ne m’arrivera rien ? s’enquit Sheila, pas tellement convaincue.
  
  - Hartung vous a toujours tenue à l’écart de ses activités secrètes. Il n’a aucune raison de vous retenir, au contraire ! Et puis, soyez tranquille : il ne sera pas dans la boutique. Soliman ne lui rapportera votre visite que quand vous serez partie.
  
  Le front buté de la Libanaise dénota un reste de perplexité.
  
  - Enfin, je ne vois vraiment pas encore très clair dans tout cela, marmonna-t-elle. Le propriétaire de cette villa est aussi un bandit, et il est votre allié... A quelle police appartenez-vous, en définitive ?
  
  - A la plus étrange de toutes, Sheila. Celle qui ne dit jamais son nom, celle qui accepte toutes les alliances pour atteindre ses objectifs, qui emploie les méthodes les plus illégales et qui, finalement, combat des gens qui usent des mêmes armes. N'essayez jamais de voir clair dans ce qu’on pourrait appeler un drame de l’espionnage, Mademoiselle.
  
  Interloquée, elle promena des yeux interrogateurs sur le visage viril de Coplan. Et elle fut convaincue, par une intuition féminine échappant à toute raison, qu'il défendait une juste cause.
  
  - J’irai chez Soliman, capitula-t-elle.
  
  
  
  
  
  Le soleil commençait à décliner vers la mer. Le trafic s’intensifiait sur la route de Saïda, tous les Beyrouthins fortuné ; fuyant l’atmosphère de serre chaude de la capitale après leurs occupations.
  
  Un garage station-service Shell, à la sortie du bourg d’Hadet, débitait beaucoup d’essence à cette heure-là.
  
  Quelques mètres avant la piste de déviation passant devant les pompes stationnait une Frégate usagée dont le conducteur semblait renouveler les bougies. Un passager, vautré sur le siège arrière, observait nonchalamment la circulation.
  
  Au-delà de la station-service, une Kaiser-Frazer vide était en stationnement. Et les automobilistes qui faisaient une halte pour alimenter leur réservoir épuisé ne remarquaient aucun des deux véhicules, bien trop démodés dans ce pays où abondent d’étincelants palaces sur pneus.
  
  Le possesseur d’une Opel Kapitan bleu ciel qui vint se ranger devant le stand de graissage était trop soucieux pour dénombrer les voitures disséminées aux environs. Il mit pied à terre, claqua la portière derrière lui et partit en droite ligne vers le petit bureau où les clients réglaient leur note.
  
  A l’intérieur de la Frégate, Coplan se redressa sur son siège. Par la vitre baissée, il émit un sifflement destiné à Shimon et, quand celui-ci le regarda, Francis lui désigna l’Opel.
  
  Shimon rabaissa le capot. En allant s’asseoir au volant, il lança un clin d’œil significatif à Izakson, qui flânait de l’autre côté de la route.
  
  L’Israélien traversa. Avec le plus grand naturel, il s’introduisit dans la Kapitan, se logea sur la banquette arrière. Rosen debout près de la Kaiser-Frazer, s’approcha de la station-service.
  
  Au bout de quelques minutes, Hartung ressortit du bureau, les traits encore plus tendus qu’auparavant. Absorbé par ses réflexions, il regagna sa voiture, y monta.
  
  Lorsqu’il voulut tirer la portière vers lui, elle opposa une résistance insolite. Il tourna la tête et sentit au même moment le canon d’un pistolet durement appuyé dans ses reins.
  
  - Reculez, intima Rosen tandis qu’Izakson surgissait derrière le dossier.
  
  La position plutôt contorsionnée d’Hartung lui interdisait tout mouvement rapide. Rosen s’engouffra dans la voiture en le repoussant pendant qu’Izakson prenait en cinq secs la place du chauffeur.
  
  L’opération s’était déroulée avec une promptitude et une décision stupéfiantes. Hartung, indécis quant à la personnalité de ses agresseurs et craignant qu’ils ne fussent des membres de la Sûreté libanaise, ne songea pas un quart de seconde à appeler à l’aide, bien qu’il y eût assez de monde à proximité.
  
  Il n’était pas revenu de sa surprise que l’Opel démarrait déjà. Rosen entretint son trouble en disant, sur un ton ambigu :
  
  - Pourquoi désiriez-vous récupérer ce scooter, monsieur ?
  
  Hartung passa sa langue sur ses lèvres trop sèches, et finalement ne répondit pas.
  
  Un tourbillon de pensées, une sensation de catastrophe et de défaite l’enfoncèrent dans un mutisme ombrageux. Ses gardes du corps ne tentèrent d’ailleurs plus de rompre le silence.
  
  Izakson avait la Frégate dans son rétroviseur.
  
  Il savait que Shimon Eban et le Français devaient exulter : tout avait admirablement collé avec les prévisions.
  
  A l’instar des conducteurs libanais, il ne se priva pas de klaxonner pendant le parcours, tandis qu’il fonçait vers la villa de Moshe Sapir.
  
  La vérité sauta aux yeux d’Hartung lors de l’arrivée à la propriété, quand il vit Coplan débarquer de la voiture suivante.
  
  Cet adversaire qui avait déjoué les manœuvres de Cordina à Malte l’avait, en fin de compte, possédé aussi. Mais que représentait-il ?
  
  Hartung supposa qu’on allait l’interroger sans délai. Or, sévèrement surveillé par ses ravisseurs, il vit Eban et Coplan se concerter avec un quinquagénaire grassouillet, lequel paraissait fort agité. Le captif nota qu’il s’exprimait en hébreu. Le fait d’être tombé dans les mains d’agents israéliens diminua un peu son accablement.
  
  Rosen et Izakson allèrent l’enfermer dans une pièce dépourvue de fenêtres.
  
  Coplan et Shimon, intrigués, suivirent leur hôte dans son cabinet de travail. Afin d’être compris par l’étranger, Sapir se mit à parler volubilement en français :
  
  - Un télégramme déposé à Tel-Aviv, ce matin à neuf heures, a été glissé dans la boîte aux lettres en notre absence... Il vous concerne. J’en ai décodé le texte, et voici la traduction en clair.
  
  Il tendit à Shimon, d’un geste emphatique, une feuille de papier sur laquelle il avait transcrit le message :
  
  « Ordre Paris : stopper Cadouin, stopper enquête. Retour Cadouin Paris avion urgent. Impératif. Citer F.X.18. Valable pour Eban également. Impératif. Hargaz. »
  
  Les deux intéressés se regardèrent, sidérés.
  
  L’introduction de son indicatif dans le message effaça les doutes que Francis aurait pu concevoir quand à l’authenticité de ces consignes draconiennes.
  
  - C’est bien la première fois qu’on me commande de laisser tomber une mission, grommela Coplan. Qu’y a-t-il comme arrières-plans à ce mic-mac ?
  
  Eban n’était pas moins abasourdi que lui.
  
  - Alors que nous touchions au but..., déplora-t-il avec dépit. Eh bien, ce télégramme n’aurait pas mal fait d’arriver plus tôt ! Nous sommes propres, maintenant, avec tous ces types sur les bras.
  
  Sapir hasarda :
  
  - Si vous voulez l’avis d’un vieux routier du renseignement, faites scrupuleusement ce qu’on vous dit. Dans des cas pareils, la discipline est implacable. Un défaut d’obéissance vous coûterait très cher.
  
  Il tripota la grosse chevalière qu’il portait à la main gauche, reprit d’un ton pensif :
  
  - Moi, je renifle quelque chose d’énorme derrière votre histoire... Faites gaffe !
  
  Après une pause, il reprit encore :
  
  - A propos, et la fille que vous comptiez enlever, où est-elle ?
  
  En peu de phrases, Shimon lui relata les événements de la journée, ainsi que les circonstances de l’arrestation d’Hartung.
  
  - Qui est ce mécréant dont la maison abrite les passagers de la Volkswagen ? s’informa le négociant, prudent par nature.
  
  - Un Arabe auquel Rosen a rendu service quand la Syrie s’est révoltée contre le pouvoir égyptien, dit Shimon. Un individu peu recommandable, au demeurant, mais qui est très bien documenté sur la mentalité des tribus du désert. Il émarge à notre budget, en périodes troublées. C’est un des pontes de la traite des Blanches, à Beyrouth.
  
  Sapir fit la grimace.
  
  - On ne peut pas se fier à ce genre de truands, estima-t-il. Ils mangent à tous les râteliers. Enfin ça, c’est autre chose. Qu’allez-vous faire de ce Hartung ?
  
  Shimon haussa les épaules.
  
  - Le laisser chez vous, forcément ! Les instructions d’Hargaz sont claires... Elles annulent nos consignes antérieures. Nous prendrons des mesures appropriées quand nous saurons à quoi nous en tenir.
  
  - Oui, se résigna Coplan. A quoi bon nous casser la cervelle si les cartes sont truquées... Le mieux, c’est d’obtempérer à l’ultimatum de nos grands Sachems, sans quoi nous risquons de bousiller de savantes combinaisons. Et nous nous ferions matraquer, en plus, parce que nous aurions découvert tout seuls les dessous de l’affaire. Quand y a-t-il un avion pour Paris ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Le lendemain, en fin d’après-midi, Coplan signala par téléphone, au Vieux, qu’il venait d’atterrir à Orly et qu’il allait se présenter chez lui au cours de l’heure suivante.
  
  Il avait accompli le voyage avec Shimon Eban, et ce dernier se sépara de lui à la gare des Invalides en manifestant l’intention de louer une chambre à l'Ambassador : au diable l’avarice, puisque le trésor de guerre de l’Égyptien Mehmet n’était pas totalement dépensé !
  
  Coplan aborda son chef dans une disposition d’esprit relativement peu enthousiaste. Curieux, d’une part, il était frustré de la satisfaction de mener à bonne fin la tâche qu’il avait entreprise, d’autre part. En outre, il ressentait au fond de lui-même l’obscur déplaisir d’être gouverné par des forces occultes dont le Vieux lui-même était un serviteur.
  
  La chaleur de l’accueil l’étonna. Chose sans précédent, le « patron » quitta son fauteuil pour venir étreindre les mains de son subordonné.
  
  - Pas fâché de vous voir, mon cher Coplan... Vous devez être vacciné contre toutes les formes de l’adversité ! La bonne étoile, dans notre métier, ça existe... Vous l’avez, par chance, et je m’en félicite !
  
  L’intéressé décocha un regard aigu à son chef. Sa cordialité lui mettait un peu de baume sur le cœur mais il se demanda si la dose n’était pas destinée à faire passer l’amertume de la suite.
  
  - Vous avez été lancé dans une aventure redoutable, dont je ne pouvais mesurer les conséquences au départ, continua le Vieux en regagnant sa place. Sachez cependant que ce que vous avez fait, et même certains de vos actes qu’on pourrait qualifier de regrettables, serviront les intérêts de la France.
  
  Toujours réservé, Coplan déboutonna son imperméable. Comment ce damné magicien avait-il été informé de son comportement, une fois encore ?
  
  - Pourquoi m’avez-vous envoyé ce coup d’arrêt ? questionna Francis de sa voix bien timbrée. Ai-je tiré dans les jambes de quelque partenaire à ménager ?
  
  - Eh oui ! jeta le Vieux, enjoué. Savez-vous contre qui vous étiez en train de vous battre ?
  
  - J’étais sur le point de l’apprendre au moment où votre message m’a été transmis.
  
  - Contre la Special Branch du M.I. 5... Celle-là même avec laquelle vous avez brillamment coopéré en Irak, il y a cinq ans ! lui révéla son chef, rayonnant d’alacrité. Hartung est à la tête de la section du Liban...
  
  La nouvelle atteignit Coplan au creux de l’estomac. La seconde d’après, il fut envahi par une insidieuse envie de rire.
  
  - Mince ! Et moi qui l’ai coffré, avoua-t-il. Pas sans raison, d’ailleurs : il voulait ma peau.
  
  - Je sais. Prisonnier ou pas, ses collègues de l’I.S. auraient fini par vous descendre, et c’est pourquoi je vous ai rappelé à toute vitesse. Au fait, votre manie de vous balader partout sans m’aviser de vos déplacements a bien failli causer votre perte. J’ai dû rompre avec une des traditions les plus sacrées du métier pour vous joindre : j’ai communiqué directement, par télégramme ordinaire en langage clair, avec le Directeur du Chech-Beth ! Ça ne s’était jamais vu dans les annales.
  
  Refrénant son impatience, Coplan alluma une Gitane.
  
  - Donc, ce sont les Anglais qui ont barboté nos trois disparus ? avança-t-il en exhalant de la fumée. Uniquement pour empoisonner les Égyptiens, je présume ?
  
  - Non, pas uniquement. Leurs desseins vont au-delà. C’est l’étemelle histoire de la route du pétrole, le cordon ombilical de notre civilisation.
  
  Sans plus se faire prier, le Vieux raconta son entrevue avec Ward. Au fil de son récit, Coplan vit se préciser des points jusque-là inexpliqués, notamment pourquoi Hartung l’avait aiguillé vers Malte, possession britannique où, bien entendu, le M.I. 5 bénéficiait de tous les appuis.
  
  Ni Cordina, ni Hartung n’avaient participé à l’acheminement des trois spécialistes vers l’Australie. Ils n’avaient constitué qu’une sorte d’arrière-garde de protection. Leurs seconds étaient bien en peine de répondre aux questions concernant Lanioux, Bolz et Schwartz, puisqu’ils n’avaient jamais été en rapport avec eux et qu’ils ignoraient complètement les arrangements conclus entre l’I.S. et les fugitifs.
  
  Le Vieux, évoquant les appréhensions de Ward pour le cas où le duel en cours à Beyrouth finirait par éveiller la suspicion des Arabes, pro- et anti-nassériens, et la détermination de Hartung visant à couper le mal dans la racine en liquidant ses adversaires, Coplan songea aux prisonniers confiés à Nabih Jurdak, un élément douteux par excellence.
  
  Aussi, dès que son chef eut cessé de parler, il lui rapporta les derniers épisodes de la lutte qu’il avait menée conjointement avec des agents d’Hargaz.
  
  - Quelle va être la version à fournir à Shimon Eban ? questionna-t-il, plutôt ennuyé. Hartung est détenu chez un Israélite, et ses sous-ordres le sont chez un individu des plus véreux, arabe qui plus est. Comment allons-nous les sortir de là ?
  
  Le Vieux, confronté brusquement avec un problème nouveau, rajusta ses lunettes.
  
  - C’est toujours pareil, bougonna-t-il. Vous foncez dans le magasin de porcelaine, puis vous me demandez de recoller les morceaux.
  
  Quelques secondes de silence s’écoulèrent, puis il marmonna pour lui-même :
  
  - Ward va s’arracher les cheveux par poignées quand il apprendra ces détails... Anglais et Israéliens ont déjà l’un pour l’autre une rancune tenace, depuis la bataille acharnée qui les a opposés en Palestine (Alors que des dizaines de milliers de Juifs s’étaient enrôlés dans l’armée britannique pendant la guerre, et qu’un commando juif avait lutté en Syrie aux côtés des Forces Françaises libres, après la guerre les Anglais se sont opposés à l’immigration des rescapés de camps allemands en Palestine. Et ils ont même favorisé les opérations militaires déclenchées par les Arabes pour empêcher la création de l’État d’Israël).
  
  - D’accord, mais une action menée contre des missiles dont les rampes de lancement sont pointées vers leur territoire ne peut qu’être très favorablement jugée par les gens de Tel-Aviv, souligna Coplan. Elle va leur tirer une fameuse épine du pied.
  
  - Ouais... Ce serait parfait si Albion ne répandait des bruits sur leur responsabilité dans ce domaine, alors que les Israéliens tentent éperdument d’éviter toute cause de friction avec leurs voisins arabes. Ils riposteraient volontiers par une campagne de contre-propagande, et c’est ce que les Anglais craignent comme la peste. Le pétrole, mon cher ami, toujours le pétrole...
  
  Il s’absorba derechef dans une profonde méditation, chercha sa pipe d’une main tâtonnante, à l’aveuglette. Il finit par la trouver, entreprit distraitement de la bourrer.
  
  Il craqua ensuite une allumette mais, poursuivant tout haut son monologue intérieur, il dit en oubliant la flamme :
  
  - Cacher la vérité à Bechor Hargaz, j’en suis adversaire. Ce serait comme si nous avions mauvaise conscience...
  
  Le feu atteignant ses doigts, il secoua vivement l’allumette.
  
  - D’ailleurs, Coplan, vous avez joué un rôle assez considérable, à sa demande expresse, pour vous faire écouter de lui, et le dissuader d’exploiter psychologiquement cette affaire contre les Anglais. Soyons juste : ceux-ci y ont laissé des plumes, et leurs intentions étaient louables.
  
  - Les nôtres aussi, répliqua Francis sans le moindre remords. Mais quel bobard ferons-nous avaler à ce Nabih Jurdak ? Celui-là, il est fichu de vendre la mèche auprès des émirs des sables...
  
  - Laissez-lui entendre que Hartung et sa bande travaillaient pour l’Égypte, suggéra le Vieux, sarcastique. Personne ne vous démentira.
  
  
  
  
  
  L’effervescence nocturne embrasait les grands boulevards de Paris. C’était l’heure des théâtres. Cafés et restaurants éclaboussaient de lumière les couples heureux de se promener, d’aller au spectacle ou de rentrer chez eux.
  
  Shimon fut le premier au rendez-vous, au fond d’un établissement de Richelieu-Drouot.
  
  Coplan affichait un sourire sibyllin quand il s’approcha de sa table.
  
  - Bonne nouvelle, Shimon, lança-t-il en s’asseyant. Nous repartons ensemble, demain, pour votre pays. En touristes...
  
  - Besséder, (D’accord, tout va bien, (hébreu)) acquiesça l’Israélien, réconforté par son ton optimiste. Vous ne vous êtes pas fait ramasser ?
  
  - Nullement. J’ai même eu droit à des félicitations... sous-jacentes, si vous voyez ce que je veux dire. Mais que je vous rassure d’abord sur l’essentiel : Lanioux est vivant, libre, et il mène une existence paisible à Woomera, en Australie.
  
  La mâchoire d’Eban s’affaissa.
  
  - Sans blague ? souffla-t-il.
  
  Puis, entrevoyant le fond des choses, il avança :
  
  - Les Anglais ?
  
  Coplan opina.
  
  - Vous n’avez jamais fait le rapprochement entre une fusée et un pipe-line ? Souvenez-vous de ceci, Shimon : où il y a un pipe-line, il y a un Anglais, debout, à côté. Et il tient fermement un pistolet. Nous en avons rencontré un, et il s’appelle Hartung.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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