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Suicide Seat

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  Titre original américain :
  
  
  
  SUICIDE SEAT
  
  
  
  ILLUSTRATION DE LA COUVERTURE : LORIS
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
  
  
  
  
  
  No Condé Nast Publications, Inc. 1980.
  
  No Presses de la Cité/Éditions du Rouet, 1984
  
  Édition originale : Charter Communications, Inc.
  
  
  
  ISBN : 0-441-7907-1
  
  ISBN : 2-258-01312-7
  
  
  
  
  
  Chapitre premier
  
  
  — Mais… mais vous n’êtes pas Gonzales ! s’exclame la fille.
  
  — Ah non, pas du tout, dis-je en faisant un petit pas vers elle.
  
  Elle recule jusqu’au mur d’en face, l’air pas rassuré. Je la regarde. Elle serait plutôt pas mal dans ce grand peignoir bleu, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus. Le hic, c’est qu’un de ses mignons calots ne se contente pas d’être bleu au milieu, il l’est aussi tout autour. Et ça n’est pas du rimmel, c’est un coquard grand teint. Elle a aussi un autre gnon, un peu moins foncé, sur l’os de la mâchoire. Moi qui ai toujours été si doux avec les femmes, ça me fait mal pour elle.
  
  — Qui êtes-vous ? demande-t-elle.
  
  — Nick Carter. Je suis ici pour vous ramener chez vous.
  
  Elle bredouille :
  
  — Chez… chez moi ?
  
  On dirait que ces deux mots n’ont plus de sens pour elle, qu’il lui faudrait un document écrit pour arriver à me croire. Comme je n’en ai pas sous la main, j’essaie de faire avec les moyens du bord :
  
  — Oui, aux États-Unis. Chez votre père.
  
  Deux grosses larmes roulent sur ses joues : ça y est, le message est passé. Sensible comme je suis, je me retourne pour ne pas fondre en sanglots avec elle et j’en profite pour fermer la fenêtre par laquelle je suis arrivé. Quand c’est fait, j’ajoute :
  
  — Nous n’avons pas beaucoup de temps. Dépêchez-vous de vous habiller. Nous allons voler une voiture pour filer.
  
  La mécanique n’a pas l’air trop abîmée sous les beaux cheveux blonds. Ça démarre au quart de tour :
  
  — Voler une voiture ? Mais Gonzales doit être parti avec la Buick !
  
  — J’ai une autre idée. Allez vite vous habiller.
  
  Elle ouvre un placard à frusques et se met à fouiller dedans pendant que je m’explique :
  
  — Il y a la voiture avec laquelle les autres gouapes s’apprêtent à passer la frontière.
  
  Sans cérémonie, la jouvencelle laisse tomber son peignoir à terre. Puis, tout à coup, comme si elle venait de piger ce que j’ai dit, elle se retourne vers moi et me balance :
  
  — Mais, monsieur Carter, elle est bourrée de…
  
  — Bourré de came, je sais, dis-je en la détaillant.
  
  Plutôt appétissante mais ça ne me donne pas envie de toucher. Tout au moins, pas en l’état où c’est actuellement. J’aurais l’impression de m’offrir des privautés avec Miss Ramponneau. Elle a des ecchymoses partout. Sur le ventre, sur les bras, les cuisses et même les seins. Ça va du violet foncé au jaune un peu verdâtre en passant par toutes les nuances de bleu et de rouge, par ordre d’ancienneté, je suppose. Il y a de quoi faire blêmir les magiciens de chez Technicolor. Moi, j’en ai le poil qui se hérisse sur le dôme.
  
  — Écoutez, Connie, dis-je. Ce n’est pas que le spectacle soit déplaisant mais il faut faire vite. Habillez-vous, voyons !
  
  La voilà qui pique un fard et va se planquer derrière la porte de la penderie.
  
  — Oh ! Excusez-moi ! Je… je ne me suis pas encore faite à l’idée que je pouvais être autre chose qu’un objet.
  
  Je m’efforce de la rassurer :
  
  — On va tâcher de vous y réhabituer. Avec un peu de chance, ça devrait se jouer en moins d’une heure. Mais d’abord, il faut que je sache si la petite route qui aboutit aux garages est praticable.
  
  — Par beau temps, oui. Mais il y a deux jours, elle a été coupée par les pluies. Il existe un passage à gué, mais si vous prenez le 4x4…
  
  — C’est ce que je compte faire.
  
  Les énormes boudins de la bagnole doivent être bourrés d’héroïne en provenance de la province de Sinaloa et soigneusement enveloppée dans de petits sachets de papier sulfurisé.
  
  Mais ça n’est pas mes oignons. Mes oignons, c’est de faire sortir de Basse Californie mademoiselle Connie Quitman, fille d’un des plus puissants supporters du sénateur Mike Lovett.
  
  L’héro, c’est le rayon de la Brigade des Stups. Moi, je suis le tueur d’élite N3 et mon rayon, c’est les missions que me confie l’AXE, le petit organe des Services secrets spécialisé dans les sales boulots.
  
  La porte de la penderie claque. Je tourne la tête. Connie Quitman a toute la dégaine d’une pouffiasse de bas quartier. C’est à cause des fringues. Gonzales et ses copains, c’est de la petite racaille qui écume la frontière. Essayer de trouver un peu de classe chez ce genre de type, c’est aussi utopique que de chercher de la tendresse dans l’œil d’un percepteur. Et les lascars à qui il prête ou loue Connie – c’est selon – doivent être du même acabit. Pour eux, plus la souris ressemble à une morue, plus c’est mieux. Et puis pourquoi faire des frais de toilette puisque c’est sans toilette qu’elle les intéresse ? Avec ses oripeaux, elle me fait penser aux petits tapins qui arpentent les trottoirs de l’Avenida de la Révolution à Tijuana. Mais il y a des moments où il est préférable de ne pas trop dire ce qu’on pense. D’ailleurs, j’ai d’autres chats à fouetter.
  
  — J’ai repéré deux hommes en bas, fais-je. Un nommé Estrada et un balafré.
  
  — Cabrera ?
  
  — Ça doit être ça. J’ai entendu son copain l’appeler par un nom de ce genre. Est-ce qu’il y a quelqu’un d’autre ?
  
  — Oui, le gardien du garage. Et c’est un dur. Il est très rapide au pistolet et encore plus au couteau.
  
  Je commente :
  
  — Ça n’est pas trop grave. Nous allons procéder par ordre. Pensez-vous pouvoir attirer ici les deux gars d’en bas ? L’un après l’autre, si possible.
  
  — Sans doute, répond la jouvencelle. Il y a un moment que Cabrera tourne autour de moi. Mais Gonzales n’est pas d’accord. Je vais essayer de l’appâter.
  
  — Essayez. Si nous pouvons nous débarrasser discrètement des gardes de la maison, je pourrai peut-être prendre le type du garage par surprise.
  
  — D’accord, dit-elle.
  
  Elle me fait un petit clin d’œil et ouvre la porte.
  
  — Paco, roucoule-t-elle, Paquito. Estoy sola y me aburro. Ven a verme, mi corazón[1].
  
  Elle a un petit sourire en coin mais une voix sexy comme pas permis. Et ça mord. J’entends le type répondre un truc que je ne comprends pas. Et puis des pas dans l’escalier. Je décide de laisser Wilhelmina au rancart, elle est un peu trop bruyante, ma bibiche. Wilhelmina, c’est mon brave vieux Lüger. Paquito va avoir droit à Hugo, mon stylet à détente automatique, effilé comme un coupe-chou.
  
  — Ven, Paquito. Ven, querido[2], poursuit Connie en reculant vers le seuil. Tu también, Manolo ! s’exclame-t-elle brusquement. No, no quiero los dos juntos. Después, Manolito. Espera un poquito, por favor[3].
  
  Enfer et damnation ! Les deux harengs ont mordu ensemble à l’hameçon ! Et, malgré les exhortations de Connie, Manolo n’a pas l’air décidé à attendre sagement son tour.
  
  Elle est dans la pièce, maintenant. Une main se tend et l’empoigne par le bras. Hugo se plante à mi-distance entre le coude et le poignet. J’exerce une petite torsion. Ça fait « scrotch » en raclant sur les os et la main s’ouvre comme par enchantement. Je défrime mon client et, à la balafre, je reconnais Paco. Il pousse un vilain grognement et, de sa main valide, commence à dégainer son arme. Trop tard, Paquito. Hugo lui plonge dans la gorge aussi aisément qu’un fer rouge dans une motte de beurre. Le mal élevé lâche un grand rot gargouillant sans même songer à mettre sa main devant sa bouche puis fléchit souplement les genoux et s’écroule en avant. Sur le palier, le nommé Manolo a un pistolet au point. D’un de ces bonds de grand fauve dont j’ai le secret, je me jette sur lui et, hop, un coup de stylet dans la menotte. Son arme dégringole sur le plancher avec un bruit de gamelle. Dans le même élan, je lui expédie mon gauche au milieu du portrait et il bascule par-dessus la rampe sans avoir eu le temps d’annoncer son matricule. Je jette un coup d’œil dans la cage d’escalier. Manolo est étalé sur un palier, trois mètres plus bas. Sa tête est encore accrochée à ses épaules mais par l’intermédiaire d’un cou qui décrit un angle pas naturel du tout. Je rentre dans la chambre.
  
  Connie contemple Paco qui achève de rendre l’âme au milieu d’une grande flaque rouge visqueuse. Je récupère les deux armes et j’en tends une à la fille. L’autre, je l’enfile dans ma ceinture. Pas la peine d’ennuyer plus longtemps ce pauvre balafré. Laissons-le pousser son dernier soupir dans la sérénité. Je propose donc à la pépée de déguerpir rapidement. On a plus de quatre-vingts bornes à se taper avant la frontière. C’est dire qu’on n’est pas encore sortis de l’auberge.
  
  Connie me précède dans l’escalier. Arrivée au premier palier, elle s’arrête et enlève ses tatanes sur pilotis.
  
  — Ça n’est déjà pas de la tarte de marcher avec ça, commente-t-elle. Mais alors pour courir…
  
  J’en profite pour passer devant. Mais, quand j’arrive à la porte du bas, elle m’agrippe par la manche. Je me retourne.
  
  — Dites, avec Calderon, le gars qui garde le garage, le coup du charme ne marchera pas. Il n’aime que les jeunes garçons.
  
  — Je vois, dis-je. À votre avis, est-ce qu’il y a des chances pour que les clefs soient au tableau de bord ? Et d’abord, est-ce que vous savez conduire ?
  
  — Pas de problème, je sais conduire. Quant aux clefs, il n’y en a pas. C’est une jeep volée à l’armée américaine. Elle démarre avec un bouton.
  
  — Parfait. Attendez que je vous appelle. C’est moi qui vais aller le débusquer.
  
  Je lui fais un clin d’œil, je sors dans la cour et je crie :
  
  — Houhou ! Calderon ! Ma petite tantouse chérie ! Viens me voir, tapette de mon cœur. Allez, montre-moi, ta jolie frimousse, ma joconde !
  
  Tout ça en espagnol, bien entendu. Quel talent ! Si ça ne marche pas, je retourne chez mon libraire et je lui fais manger L’espagnol sans peine qu’il m’a vendu à prix d’or il y a un peu moins de sept ans.
  
  Mais ça marche. Calderon sort du garage, lève son fusil et épaule.
  
  C’est vrai qu’il est rapide.
  
  Mais pas autant que le beau Nick. J’ai comme dans l’idée que Wilhelmina avait envie de faire sa connaissance. En une fraction de seconde, la voilà qui saute au creux de ma main et qui lui fait cadeau d’une superbe dragée. Touché à l’épaule. Le type roule par terre mais réussit quand même à tirer.
  
  C’est vrai qu’il est précis.
  
  Vvziouff ! Malgré sa blessure, la balle me frôle le scalp. Quelques millimètres plus bas et il me faisait une raie au milieu. J’ai horreur des raies au milieu ! Qu’est-ce que ça fait tarte !
  
  La moutarde me monte au nez et je pique un sprint vers le garage. C’est sûrement la dernière chose à laquelle s’attendait le mignon. Il est en train de s’occuper de sa blessure quand il me voit arriver sur lui. Pas le temps de reprendre son flingue. Presque à bout portant, je lui tire un pruneau entre les deux yeux. Sa tête valse en arrière. Il n’aura plus de souci à se faire pour son épaule. Au moment où je ramasse son fusil, j’entends Connie hurler :
  
  — Attention ! Voilà Gonzales et les autres !
  
  Toujours nu-pieds, elle traverse la cour en trombe et on arrive ensemble à la voiture. Je lui passe le fusil.
  
  — Distrayez-les, dis-je. Tant pis si vous ne les touchez pas. L’important, c’est qu’ils baissent la tête et cherchent à se protéger. Mais, si vous en dégommez un, je ne vous disputerai pas.
  
  J’appuie sur le démarreur. Le moulin rugit. Ça, les amis, je peux tout de suite dire que c’est du bon bricolage. Je ne sais pas ce qu’ils ont mis sous le capot mais ça n’est sûrement pas le moteur souffreteux qui devait y être à l’origine. Je gueule :
  
  — Accrochez-vous !
  
  Je pars sur les chapeaux de roues. Il y a deux grosses bosses juste à la sortie du garage. La bagnole bondit là-dessus comme un bronco déchaîné. On décolle de notre siège. Dès que je suis retombé dans le mien, je monte rapidement les vitesses. La boîte non plus n’est pas celle d’une vieille jeep militaire.
  
  — Ils nous poursuivent ! hurle Connie en se retournant et en tirant un coup de feu.
  
  — Je m’en doutais. Tenez-vous bien. Leur Buick est plus rapide que nous mais je vais prendre à côté de la route.
  
  — Ne comptez pas là-dessus, me dit Connie. Leur voiture est équipée en tout terrain.
  
  La tuile. La seule chose sur laquelle je peux compter, c’est notre avance. Mais elle est maigre. Il va falloir que je trouve un truc très vite. Je feuillette en vitesse mon fichier à trucs et j’en dégotte un qui me paraît approprié à la situation.
  
  À un peu plus de cent mètres devant nous, il y a une butte de terre assez haute pour masquer la route. Je fonce dessus. La jeep saute à au moins soixante-dix centimètres. Elle rebondit un coup au moment où les roues rentrent en contact avec le sol. Du coin de l’œil, j’aperçois la fille affolée qui s’agrippe à la poignée de sa portière. Je braque le volant à fond et j’écrase le frein. La jeep s’arrête après un tête à queue magistral, bloquant la petite route. J’allume les lumières, en pleins phares.
  
  — Qu’est-ce que vous faites ? s’écrie Connie, les yeux dilatés par une trouille monumentale.
  
  Je lui fais un grand sourire et je réponds d’un ton apaisant :
  
  — La seule chose qu’il y ait à faire. Dans une petite seconde, vos amis vont avoir une drôle de surprise.
  
  Et, comme prévu, la Buick apparaît au-dessus de la butte, comme une grande chauve-souris sortie tout droit de l’enfer. Malgré le pare-brise teinté, je vois la tronche ahurie et terrorisée du chauffeur. Il s’attendait à trouver la voie libre et, au lieu de cela, il y a la jeep. Il est en plein élan. Il faut qu’il fasse quelque chose. J’enfonce le klaxon.
  
  C’est le coup de grâce. Le type braque à mort en freinant de toutes ses forces. La grosse Buick dérape. Les roues gauche se soulèvent, retombent et rebondissent. Elle sort de la route et heurte quelque chose. Je vois un corps traverser le pare-brise et partir en vol plané. La Buick fait un nouveau bond sur l’élan et retombe dessus, le transformant en marmelade. Le capot et deux portières s’ouvrent sous l’impact du choc. Au troisième bond, le réservoir d’essence prend feu et la voiture explose avant de retomber en grésillant dans les terrains inondés qui bordent la petite route. L’énorme vague de chaleur me grille la moitié des cheveux. Décidément, ils en veulent à ma tignasse, ceux-là. Tout à l’heure la raie au milieu et maintenant, un brûlage. À quand la coupe en brosse ? Ah, mais non, j’oubliais qu’il ne reste plus personne pour s’occuper de ma coiffure.
  
  — Allez, dis-je. Maintenant, demi-tour et en route !
  
  
  
  
  
  Chapitre II
  
  
  Si on était aux États-Unis, le truc malin à faire, ce serait de rester sur la petite route et d’éviter les grands axes où il y a plus de risques de se faire contrôler. Avec un peu de sens de l’orientation, en essayant de rouler grosso-modo dans la bonne direction, il y a toujours moyen de se retrouver. Mais ici, ce n’est pas les States, c’est la Basse Californie, et les bonnes routes ressemblent aux mauvaises routes de chez nous. Quant à leurs mauvaises routes, j’aime mieux ne pas en parler. Moralité, dès que je peux, je me récupère la route principale. On a les dents qui claquent un peu sur les cahots mais on arrive quand même à maintenir une allure à peu près correcte et à tailler la bavette. On en profite pour faire un peu plus ample connaissance. Tout à coup, Connie se tourne vers moi et me dit :
  
  — Dites, Nick. Vous ne m’avez pas encore demandé…
  
  — Demandé quoi ? fais-je.
  
  Et puis, tout à coup, je vois ce qu’elle veut dire. J’enchaîne aussitôt :
  
  — Ah oui, pourquoi une fille de bonne famille comme vous s’est retrouvée dans ce guêpier ?
  
  — C’est cela, confirme-t-elle.
  
  — Eh bien, je vous le demande.
  
  Elle s’éclaircit la gorge et se lance :
  
  — J’aurais dû me méfier, seulement voilà…
  
  Mais elle ne va pas plus loin. Sa voix s’étrangle brusquement, elle se prend la tête entre les mains et fond en larmes. Moi, vous me connaissez : le gars un peu abrupt, des fois, mais bon bougre dans le fond. Ça me fout un de ces cafards de la voir comme ça, la pauvrette. Je voudrais bien faire quelque chose mais, avec le volant dans les mains sur cette chaussée défoncée, ça n’est pas évident. Dès que je trouve un coin possible, je m’arrête et je lui passe un bras autour des épaules.
  
  — Là… là…, fais-je sur le ton d’un bon papa à qui l’on peut tout confier. Racontez-moi ça, maintenant. Je suis sûr que ça ira mieux après. Elle blottit sa tête au creux de mon buste puissant et, comme une gosse qui a un très très gros chagrin, se remet à pleurer. J’attends patiemment que ça se tasse, tout en reluquant d’un œil inquiet les voitures qui défilent sur la route. Finalement, Connie s’essuie les yeux, renifle un grand coup et, d’une voix entrecoupée de hoquets, me sort une histoire qui pourrait ressembler à pas mal d’autres.
  
  Comme je m’y attendais, elle a été victime d’une sale combine. Sûrement la combine la plus pourrie qui puisse exister. Et ce n’est pas dans votre journal du matin que vous entendrez parler de ce genre de truc. Les statistiques d’Interpol sur la traite des Blanches, ça ne fait pas partie des choses qu’on donne en pâture aux petites familles. Traite des « Blanches », d’ailleurs, je me demande bien pourquoi… Les fumiers qui mangent de ce pain-là ne sont pas vraiment pointilleux. L’apartheid, ce n’est pas leur truc. S’il y a une chose dont on ne peut pas les accuser, c’est d’être racistes. Eux, du moment qu’une nana est assez potable pour leur rapporter de la galette, c’est tout ce qu’ils demandent.
  
  Voilà comment ça fonctionne :
  
  Premièrement, il faut que la fille soit dans une mauvaise passe. Elle s’est disputée avec son petit ami, fâchée avec ses parents, ou elle a fait une fugue. Enfin bon, je glisse sur les détails, vous devez avoir une idée du topo. Les mômes qui ont la chance d’en revenir racontent presque toujours la même chose.
  
  Un beau jour, en lisant les petites annonces, elles tombent brusquement sur l’occasion à ne pas louper. Parfois, c’est un contrat avec une troupe de « ballets », aucune expérience exigée. Une autre fois, c’est un travail de secrétaire au service d’un grossium de l’industrie qui passe sa vie à se trimballer dans les coins les plus paradisiaques de la planète. Seules qualités requises : contacts faciles, bonne présentation, être en possession d’un passeport.
  
  Une fois que la fille se trouve dans le coin approprié – c’est-à-dire celui où les flics ont été achetés au plus haut niveau –, paf ! le piège se referme sur elle. Un beau soir, on l’invite à une petite fête et on la fait boire. Quand on n’est pas trop regardant, on va même jusqu’à lui administrer une bonne dose de drogue, des hypnotiques de préférence. Ensuite, on la catapulte au milieu d’une orgie et l’affaire est dans le sac. Il ne reste plus qu’à sortir le Polaroid.
  
  Le lendemain, quand elle a de nouveau les yeux en face des trous, on lui montre les clichés. On lui explique qu’au pays, ses parents et ses amis – justement ceux sur qui elle pourrait compter pour s’en sortir – feraient sûrement une drôle de tête en recevant ça. Elle regarde les photos, complètement ahurie. Mais oui, c’est bien elle, un grand sourire béat sur les lèvres, en train de partouzer avec trois messieurs en même temps.
  
  Les carottes sont cuites. Dans le pays où elle se trouve, elle n’a personne à qui demander de l’aide. En général, ça se passe au Moyen-Orient, en Afrique ou en Amérique du Sud. Pour Connie Quitman, ça s’est passé au Mexique, selon le scénario classique. À un détail près : elle a été vendue à cinquante kilomètres de la frontière US et a la chance d’avoir un papa dans les petits papiers d’un sénateur. Ça change pas mal de choses.
  
  — Voilà, conclut-elle. Je… excusez-moi de vous avoir raconté tout ça mais ça m’a fait du bien.
  
  — Je comprends. Il fallait bien que ça sorte d’une façon ou d’une autre. Et puis, le passé, c’est le passé. Ce qui compte, maintenant, c’est d’arriver à se sortir de là.
  
  — Je sais, approuve-t-elle, l’air sacrément requinqué. Comment pensez-vous que nous allons faire ?
  
  — J’ai ma petite idée. Pour commencer, il va falloir trouver un autre carrosse. Cette voiture pleine de came doit être repérée par tous les flics du secteur. Et il y a de grosses chances pour que certains d’entre eux soient dans le coup.
  
  — À ce propos, vous avez des renseignements sur leur chef, celui qu’ils appellent le manitou ? s’informe Connie.
  
  — Pas le moindre.
  
  — Moi j’en ai, affirme-t-elle.
  
  — Quoi !
  
  Je dois avoir la tronche du gamin qui vient de tirer sur la barbe en coton du Père Noël et de s’apercevoir que c’était tonton déguisé parce que, malgré ses yeux encore humides, elle ne peut pas s’empêcher de se marrer.
  
  — Oh ce n’est pas grand-chose, enchaîne-t-elle. Une nuit, Gonzales m’a prêtée à cet homme. Il faisait noir et les lumières étaient éteintes. Je ne pourrais pas le reconnaître mais…
  
  — Mais quoi ?
  
  — Il était grand et il avait sur le poignet une cicatrice en forme de croix.
  
  — Ça peut être utile, dis-je en redémarrant.
  
  Connie a l’air d’aller beaucoup mieux. On fait quelques kilomètres peinards en discutant à bâtons rompus. C’est tellement cool qu’il ne faudrait pas beaucoup me pousser pour que je nous imagine dans la peau de deux touristes en train de rentrer tranquillement chez eux après une excursion en Basse Californie. Le croiriez-vous ? C’est juste ce moment-là que la tuile choisit pour nous dégringoler sur le paletot. BANG ! Un pneu. Et c’est encore ce moment-là que choisit pour passer devinez quoi : une de ces voitures de l’assistance routière que les Mexicains ont récemment mises en service sur cette route à péage histoire de consolider leurs relations avec les riches habitants de notre beau pays.
  
  Je me gare sur le bas-côté en espérant ne pas avoir laissé dans le sillage de mon pneu une grande traînée de poudre blanche. Ça pourrait paraître bizarre. Il neige rarement dans le coin.
  
  — Hello, Señor, me fait le flic en s’arrêtant près de moi. Puis-je vous aider ?
  
  Il a un immense sourire aux lèvres. Sûr que c’est le type qui n’attend qu’une chose. Que les automobilistes aient des emmerdements, façon de montrer qu’on ne le paye pas à ne rien foutre.
  
  J’ai une minuscule, infime, menue fraction de seconde de panique. Je me reprends très vite et je lui rebalance un sourire.
  
  — Je vais me débrouiller tout seul, señor policia. Pas de problème.
  
  Cause toujours. Il s’avance, ravi, en m’expliquant que c’est son travail, qu’il est là pour ça et qu’il n’est pas question que je salisse mes belles mains d’aristocrate pour changer une roue. Je commence à tiquer sérieux. Les roues, elles sont pleines d’héroïne, au cas où vous l’auriez oublié.
  
  Tout à coup, la radio de sa voiture se met à faire bip-bip. Le flic se retourne.
  
  — Excusez-moi un instant, dit-il.
  
  Et il va prendre le message.
  
  Ça sent sacrément le roussi. Manquerait plus que celui-là fasse aussi partie de la combine. Le beau Nick et la petite mère Connie auraient pas mal de souci à se faire.
  
  Il revient quelques secondes plus tard et, de nouveau, exhibe les quatre dents en or qu’il doit considérer comme ses signes extérieurs de richesse.
  
  — Señor, annonce-t-il, un incident vient de m’être signalé. On me demande de contrôler toutes les jeeps circulant sur cette route. Je vous prierai de me montrer vos papiers et ceux du véhicule.
  
  Je réagis vite fait en concoctant une petite salade qu’il ne gobera sûrement pas. Mais il faut bien dire quelque chose.
  
  — J’ai emprunté cette voiture à un ami. C’est idiot, j’ai oublié de prendre les papiers.
  
  — Désolé, fait le flic. Il va falloir me suivre. Et madame aussi. Mais tiens…
  
  Il se retourne. Aïe ! Aïe ! Aïe ! Les affaires ne vont pas en s’arrangeant. Une camionnette bâchée de l’armée mexicaine s’arrête à côté de lui. Elle est bourrée de fédérales armés de pistolets mitrailleurs. Un officier met pied à terre. Grand, mince, une longue figure osseuse qui trahit des ascendances indiennes. Le pire c’est ses yeux. Noirs et implacables. Le genre de type à vous arracher les ongles un par un pour vous faire parler. J’ai l’habitude de cette sorte de clients et je les reconnais tout de suite.
  
  Le flic se fige au garde-à-vous.
  
  — Mes respects, mon Colonel ! balance-t-il d’un ton obséquieux.
  
  — Que se passe-t-il ? s’enquiert l’autre.
  
  Le flic et lui s’éloignent un instant pour échanger de menus propos dans leur langue natale. Je vais vous faire grâce de l’espagnol à partir de maintenant. C’est vrai que ça donne un peu de couleur locale mais ça commence à me fatiguer. Pas vous ?
  
  J’en profite pour détailler mon client un peu plus soigneusement. Il doit avoir une quarantaine d’années, le teint basané et une petite moustache noire tirée au cordeau. Il me rappelle le père de Guez, un copain mexicain que j’avais quand j’étais gosse. Tous les mômes du quartier en avaient la trouille. Un type rigide, très dur. Pauvre Guez, il était tout le temps puni. Parce que son père ça n’était déjà pas de la tarte mais la mère Guez était complètement indigeste, elle aussi.
  
  Du coin de l’œil, je regarde Connie. Elle est toute blanche. Pas fiérote, la pauvre. Elle pense que ce court moment de liberté est fini. Moi, je ne suis pas aussi pessimiste. Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir, pas vrai ?
  
  C’est quand le colonel revient vers nous que je comprends. Je ne me vois pas mais je crois que je deviens aussi blanc que ma copine. Ses yeux bleus écarquillés sont rivés sur le poignet de l’officier. Et, sur ce poignet, il y a une grande cicatrice en forme de croix. Il m’envoie un regard qui découperait une poutrelle d’acier aussi facilement qu’un chalumeau et demande :
  
  — D’où vient cette jeep ?
  
  — On me l’a prêtée.
  
  — Vous l’avez volée !
  
  — Vous plaisantez, voyons ! Avez-vous reçu une plainte pour le vol de ce véhicule ?
  
  — Je vous dis que vous l’avez volée ! Vous allez me suivre.
  
  Au Mexique, c’est encore le Code Napoléon. Nul n’est présumé innocent. Quand un flic vous accuse, c’est à vous de faire la preuve qu’il se trompe ou qu’il ment. En plus, celui-là ne ment pas vraiment. Enfin, pas pour le coup du vol. Je décide d’éviter le scandale pour le moment, histoire de sauver les meubles en ce qui concerne Connie Quitman. Je dis :
  
  — OK, je vous suis.
  
  Puis, je regarde le flic de l’assistance routière.
  
  — Pourriez-vous conduire cette demoiselle en ville ? Elle n’a rien à voir dans cette affaire. Je l’ai prise en stop.
  
  Il se tourne vers le colonel et l’interroge des yeux. L’autre acquiesce. Il faisait aussi noir pour l’un que pour l’autre la nuit où il s’est envoyé Connie. Il ne l’a pas reconnue. Il ne voit pas l’intérêt de s’embarrasser d’une fille. Ce qui l’intéresse, c’est la jeep et sa cargaison. Et moi, bien sûr, parce qu’il a sûrement l’intention de me demander des comptes pour les misères que j’ai faites à ses petits copains.
  
  Mais, avant de me laisser embarquer, j’ai encore un détail à régler. Je tends une carte au flic qui s’apprête à faire monter Connie dans sa voiture et je lui dis :
  
  — C’est la carte de mon avocat, maître Armando Segura. Auriez-vous l’obligeance de l’appeler pour lui dire que j’ai besoin de ses services ?
  
  — Certainement, répond mon aimable congénère aux canines métallisées. Quel est votre nom ?
  
  — Nick Carter.
  
  Pourvu que ce soit un flic honnête. Sinon, je risque de ne pas faire de vieux os. J’adresse un petit clin d’œil discret à Connie. Il y a un peu de tout dans ses yeux. De la peur, mais aussi de la détermination, et même de l’espoir. Si le pied-plat la conduit à Tijuana, elle a quelque chance de passer la frontière, d’aller se réfugier au poste de police de Chula Vista et d’attendre que Papa Quitman vienne la chercher. Elle fait un gros effort et parvient à me décocher un petit sourire. Ça me réconforte. Un petit peu.
  
  Deux soldats me font grimper à l’arrière de la camionnette. Le colonel s’installe à l’avant à côté du chauffeur. Dès qu’on entre dans le patelin, il fait arrêter le véhicule et va téléphoner d’une cabine de rue. Bizarre pour un militaire… Je sais ce qu’il fait. Il envoie quelqu’un s’occuper de la jeep. Je l’ai entendu tout à l’heure dire au flic de la route de ne pas la faire enlever, qu’il prenait l’affaire en main.
  
  On repart, pour faire halte quelques minutes plus tard devant le dépôt. La première chose que font les deux gardes, c’est de me menotter les mains dans le dos et de me coller dans une petite cellule isolée. Bientôt la porte s’ouvre. C’est mon colonel. La première chose qu’il fait, lui, c’est de me coller un bon coup de tatane dans les bijoux de famille. Je me plie en deux. Il me relève d’un coup de genou au menton. Une petite poussière rouge et or se met à scintiller devant mes yeux et je dégringole sur le ciment comme un sac de patates. Pas très encourageant comme entrée en matière.
  
  Un seau d’eau froide me réveille. Je relève légèrement la tête et je m’ébroue. Sous la ceinture, la douleur s’est calmée. Ouf ! Je pense que mes précieuses ne sont pas endommagées. Il faudra quand même que je songe à m’en resservir rapidement pour vérifier que tout va bien. Vous voyez ça, vous, si le beau Nick se retrouvait irréparablement mutilé de ce côté-là ? Ce serait le désespoir de la gent féminine sur les cinq continents. Les rivières de larmes versées viendraient grossir les océans et il s’ensuivrait un cataclysme planétaire dont notre espèce aurait sans doute du mal à réchapper. Mais trêve de philosophie, si ça va mieux vers le bas, vers le haut, ça n’est pas brillant. J’ai l’impression que mon crâne a eu affaire à un rouleau compresseur ou plutôt à un marteau-pilon. Mes mains ne sont plus menottées.
  
  Je relève le nez et j’ouvre une paupière de plusieurs tonnes. Le colonel est là, immobile comme un bronze ancien. Boum ! ma pauvre tête retombe lourdement sur le ciment.
  
  — Monsieur Carter, fait une voix bien timbrée et parfaitement inflexible, je suis le colonel Iglesias. Si vous ne tenez pas à voir ce traitement se répéter, vous aller me dire pourquoi vous avez volé cette jeep, où vous alliez et qui sont vos complices.
  
  Il va falloir que je dise quelque chose, parce que je sais qu’il va continuer. J’ai vu ses yeux quand il m’a cogné tout à l’heure et je sais qu’il est capable d’aller jusqu’au bout. Ce n’est pas un sadique, le genre de paroissien qui prend plaisir à torturer son prochain. Non, pour lui, la torture est un instrument. Il la pratique froidement, jusqu’à ce qu’elle donne les résultats attendus. Et ces types-là sont les plus dangereux. Il n’y a aucun défaut à leur cuirasse.
  
  La porte s’ouvre. Peut-être une petite rémission. Je me tords de cou pour reluquer. C’est un sous-off qui entre. Il chuchote quelques mots à l’oreille d’Iglesias. Le colonel fronce les sourcils. C’est la première réaction humaine que je lis sur son visage depuis notre heureuse rencontre.
  
  — Bien. Emmenez-le avec vous, dit-il de sa voix polaire.
  
  Le sous-off m’aide à me relever. Je me demande à quelle sauce je vais être mangé. Il me fait sortir de la cellule, me passe une paire de bracelets et me traîne dans une pièce voisine et m’assied sur un banc devant une grande table. Je me palpe. Ils m’ont fauché Hugo et Wilhelmina mais ont eu la gentillesse de me laisser mon briquet Dunhill et mon paquet de cigarettes. J’allume une bonne vieille NC et je m’emplis les poumons de fumée odorante. Ça me remonte un peu le moral.
  
  Je suis en train de savourer une deuxième bouffée quand Armando Segura entre dans la pièce. Il regarde soigneusement par la vitre de la porte puis examine tous les recoins du local pour voir s’il n’y a pas de micros-espions. Satisfait de son inspection, il s’assied face à moi et ouvre enfin la bouche.
  
  — Salut, Nick, ça n’a pas l’air d’être la grande forme.
  
  — Pas vraiment, dis-je en lui proposant une cigarette, qu’il refuse d’un signe de tête. J’ai l’impression d’avoir une machine-outil dans le cervelet.
  
  — C’est un jeune flic qui m’a appelé, reprend Segura dans son anglais impeccable. C’est un nouveau qui arrive de Mexico. Il ne fait pas partie de la combine.
  
  Je le regarde de l’œil droit. Le gauche est à moitié fermé par une beigne qu’ils ont dû me coller pendant que j’étais dans les vapes. Il a l’air aussi dur et implacable qu’Iglesias. Et je sais qu’il l’est. Ce n’est pas la première fois que je bosse avec lui. Je m’informe :
  
  — Et la fille ?
  
  — J’ai demandé au flic de la conduire jusqu’à la frontière. C’est ça que tu voulais ? Je pense que tu sais ce que tu fais.
  
  — Pour elle, oui. Pour moi, c’est une autre paire de bretelles. Puisque tu es mon « avocat », j’aimerais bien que tu me dises où j’en suis.
  
  — Tu es dans la merde jusqu’au cou. Ils ont collé un sachet d’héroïne dans la poche de ton manteau en t’amenant ici. Iglesias essaie de t’habiller pour maquiller son petit trafic avec la jeep.
  
  — Donc il vaudrait mieux que je joigne Washington.
  
  — C’est impossible, me fait Segura.
  
  — Quoi ! Dis donc tu es censé m’aider !
  
  — C’est ce que je m’efforce de faire, Nick, mais…
  
  — Mais ?
  
  — Mais tu t’imagines que je vais laisser Iglesias s’en tirer comme ça ? Madre de Dios ! Ça fait plus de six mois que je surveille les moindres de ses mouvements. J’ai une occasion de le coincer, je ne vais quand même pas la laisser filer.
  
  — Et qu’est-ce que je deviens, moi, dans ce coup-là ? Je reste en taule ?
  
  — Écoute, Nick, la fille doit être en lieu sûr à l’heure qu’il est. Tu as accompli ta mission. Maintenant, tu vas m’aider à accomplir la mienne. Je vais aller trouver Iglesias, lui dire que tu as des confidences à lui faire, mais discrètement. On va l’emmener tous les deux faire une petite promenade.
  
  — Qu’est-ce que je dois lui raconter ?
  
  — Que Gonzales et ses copains avaient caché une grosse cargaison d’héroïne sur laquelle ils ne comptaient pas lui payer sa commission. Je l’ai déjà un peu appâté là-dessus. Tu vas lui dire qu’elle se trouve de l’autre côté de la frontière. On va l’entraîner là-bas sous prétexte de régler directement l’affaire avec les passeurs.
  
  — OK. Je suis content de pouvoir te rendre ce service. Je suppose que tu as contacté Washington…
  
  — Oui. Mais il se passe quelque chose de pas ordinaire. Impossible d’avoir Hawk. Ça sent le roussi, tu sais. J’ai essayé tous les contacts possibles et imaginables. Personne n’a voulu admettre que Hawk ou l’Axe avaient jamais existé. Quant à toi et moi, on ne nous connaît pas.
  
  — La vache ! Il faut que je tire ça au clair rapidement. Est-ce que tu penses pouvoir récupérer mes armes et un ustensile qui me permette de crocheter ces foutus bracelets ?
  
  — Tes armes, oui. J’ai un homme dans la place, répond Armando. Mais, pour les menottes, il faudra attendre d’être sortis d’ici. Il ne faut pas mettre la puce à l’oreille d’Iglesias.
  
  — OK. Allons-y, dis-je en me levant.
  
  J’écrase mon mégot par terre. Ça fera un peu de boulot au biffin de balayage. On sort. Rapide conciliabule entre Armando et Iglesias, et on se retrouve tous les trois dehors dans la voiture du colonel.
  
  Il ne prend aucun risque, superflu, le malin. Il me fait asseoir à l’avant, les mains toujours menottées, passe les clefs à Segura en lui disant de prendre le volant et va s’asseoir sur le siège arrière. Impossible de tenter quelque chose pour l’instant, surtout dans l’état où m’a laissé leur petit interrogatoire.
  
  Iglesias nous fait prendre la route à péage sur laquelle il m’a intercepté. Tout à coup, il nous fait bifurquer à gauche et traverser les bidonvilles sordides qui s’étendent entre Tijuana et la mer. Je m’étonne :
  
  — Hé ! Mais nous sommes censés aller vers la frontière…
  
  Je me retourne vers Iglesias. Il me balance un regard aussi sentimental que celui d’un caméléon qui vient de repérer une mouche et s’apprête à la gober.
  
  — Calmez-vous, fait-il. Nous n’allons pas simplement voir la marchandise, nous allons la ramener. Et pour ce faire, il n’y a que la mer. J’ai un bateau sur cette côte.
  
  Il tire de sa poche un long picaduro tourmenté comme un doigt arthritique et l’allume après avoir croqué le bout. Segura ne bronche pas. Moi non plus. Ça ne me plaît pas trop. Mais je cogite un peu et je me dis que, dans le fond, ça ne sera peut-être pas plus mal. En mer, on aura sans doute plus de facilités pour lui régler son compte. Je cogite aussi sur ce que m’a raconté mon « avocat ». Plus de traces de l’Axe, ni de Hawk, le boss de ce petit service spécialisé dans les missions délicates… Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Enfin, pas la peine de bouffer mon énergie cérébrale à me creuser là-dessus. Je verrai ça quand on sera aux States.
  
  — Tournez à gauche ici ! ordonne Iglesias.
  
  Armando s’exécute. On s’engage sur une petite route qui traverse les falaises et descend vers la mer. Un peu plus bas, dans une anse rocheuse, j’aperçois un petit appontement avec un seul rafiot. Pas un chat dans le secteur. Quand on y est arrivés, Iglesias dit à Segura de s’arrêter. Pour une fois, j’apprécie son initiative parce que, sinon, c’était le plouf dans la grande bleue. Segura stoppe la voiture, tire le frein à main et coupe le contact.
  
  — Sortez ! fait le colonel, d’un ton aussi chaleureux que celui du monsieur de l’Horloge Parlante.
  
  
  
  
  
  Chapitre III
  
  
  Il y a à peu près autant de similitudes entre la Côte Est des États-Unis et celle de la Basse Californie qu’entre un Modigliani et une madone de Rubens. Je m’explique : chez nous, la plate-forme continentale s’avance très loin dans la mer et les eaux sont peu profondes. Ici, il y a une étroite bande d’un à deux kilomètres selon les endroits et crac, c’est l’abysse. Du côté de Los Coronados, à quelques milles au sud-ouest de Tijuana, vous pouvez balancer toute votre sonde à la flotte, vous ne trouverez jamais le fond. Le relief sous-marin est fait d’immenses failles et de canyons. Un terrain de jeu rêvé pour les océanographes. Et les requins.
  
  On grimpe dans le bateau, un dix-huit mètres (au pif), équipé d’un vieux moteur diesel souffreteux. Vu la carène et l’âge apparent de l’embarcation, je me doute qu’elle a été conçue pour naviguer à la voile. Car, à l’époque de sa construction, la navigation à moteur ne devait pas être monnaie courante. Enfin ça avance tant bien que mal, plutôt ballotté par la houle.
  
  Avec mes mains toujours attachées dans le dos, j’ai quelques problèmes d’équilibre. Iglesias nous a fait entrer dans la cabine de pilotage. On voit qu’il a l’habitude de barrer ce cercueil flottant. Il fait ça de main de maître, le cigare au bec.
  
  Derrière la vitre, il y a le ciel, le soleil et la mer. Tout ça scintille joyeusement. Le temps est superbe. Les vagues claquent contre la coque. Les embruns m’emplissent les narines d’une forte odeur de sel. Je me laisse aller quelques instants à contempler les dauphins qui essaient de nous en foutre plein la vue en faisant des pirouettes insensées autour de l’étrave. Un peu plus loin vers le nord, on aperçoit la masse de l’île de San Clemente et les reliefs déchiquetés de Santa Catalina.
  
  Depuis qu’on est sortis du dépôt, je n’ai pas pu discuter en privé avec Segura et je me demande ce que sont devenues mes armes. Quant à Iglesias, il manœuvre sa barcasse, les yeux rivés sur l’horizon, à peu près aussi loquace qu’un poisson rouge dans son bocal. Ah, pardon, le voilà qui se décide à l’ouvrir :
  
  — Voilà. C’est le bon endroit.
  
  Je regarde dehors, essayant de comprendre ce qu’il veut dire. Je ne vois que l’aileron d’un requin qui passe à bâbord. Segura le considère d’un œil interrogateur. En guise de réponse, notre aimable compagnon sort un revolver à canon court de calibre 38 et le lui pointe au niveau du nombril.
  
  — C’est la fin du voyage, explique-t-il.
  
  Depuis le temps que j’essayais de savoir qui était leur homme à Tijuana, j’ai fini par le trouver.
  
  — Leur homme ? Mais à qui ? interroge Segura. Je croyais que vous étiez d’accord pour aller chercher cette cargaison d’héroïne avec nous…
  
  — Il n’y a pas d’héroïne, fait le colonel d’un ton toujours aussi mécanique. Votre stratagème n’a pas marché. Et maintenant, je sais qui s’efforçait de détruire le système que j’ai mis en place. Je vais vous éliminer.
  
  Ce n’est pas un homme, c’est un iceberg doué de parole. Ni ses yeux ni son visage ne trahissent le moindre soupçon d’expression. Il va tirer, froidement, sans l’ombre d’une hésitation. On l’a très bien compris, Segura et moi. On a aussi compris qu’on était deux, qu’il était seul et que, si l’un de nous arrivait à détourner son attention, l’autre pourrait peut-être l’avoir en vache. Mais il faut faire vite. On a une seconde au plus pour passer à l’action. L’homme à la cicatrice en croix arme son soufflant. Ses traits dégagent autant d’émotion que ceux d’une statue de l’île de Pâques. Tout doucement, je fléchis les jambes, me préparant à bondir. Segura me devance. Sans ciller d’un poil Iglesias presse la détente. Frappé en pleine poitrine, Segura pivote sur lui-même. Je croise son regard. Aucune trace d’étonnement ou de regret : il savait ce qu’il faisait et ne s’était donné aucune chance. C’est pour moi qu’il l’a fait.
  
  Merci, Armando.
  
  Je ne prends pas le temps de le regarder tomber. L’épaule en avant, je me jette sur Iglesias. Ça le surprend. Il valse en arrière et se cogne contre la cloison. Le coup part vers le plafond. Les poignets enchaînés, je frappe de toutes mes forces son bras armé. J’y vais gaiement, à deux mains. Mâtin, c’est un coup de maître ! Le revolver dégringole sur le pont. Comme je suis fignoleur, j’achève ma prestation d’un solide coup de pied dans les valseuses du monsieur. Il encaisse sans un cri mais une expression de douleur lui déforme le visage. C’est la deuxième fois que je vois une expression sur sa tête de marbre. Il progresse vite avec moi. Si ça continue, je vais en faire un autre homme. L’ennui, c’est que, vu le traitement que j’ai l’intention de lui administrer, il n’aura pas beaucoup le temps d’améliorer ses performances ici-bas. Je vais ramasser son arme quand un grand coup de roulis la pousse sur le pont, immédiatement suivie de son propriétaire. Il titube mais se redresse. Il récupère rapidement. Je choisis une autre formule. Vite, j’ouvre sa mallette. C’est là-dedans qu’il a dû fourrer Wilhelmina et Hugo. Oui, heureuse surprise, ils sont là.
  
  J’ai tout juste Wilhelmina en main quand Iglesias s’encadre dans la porte de la cabine. Il a récupéré son revolver. Il me vise soigneusement, sachant que je n’ai pas eu le temps de débloquer le cran de sûreté ni d’armer ma bonne vieille pétoire. Adieu, Nick, fais tes prières. Et tu n’auras même pas de tombe sur laquelle pourront pleurer tes veuves inconsolables.
  
  Ce coup-là, le roulis me rend un fier service. C’est lui qui me sauve la mise. Le coup de feu claque juste au moment où je valdingue cul par-dessus tête au fond de la cabine. Le projectile me frôle le crâne à quelques millimètres. Assis contre la cloison, je déverrouille la sûreté, j’arme, je tire. Un petit trou incarnat se forme au milieu du front d’Iglesias. Il ouvre la bouche, recule et s’écroule en arrière sur le pont.
  
  Je me relève et je sors examiner mon œuvre. Le colonel est extrêmement défunt. Ses yeux fixent les mouettes qui volent au-dessus du rafiot. Mais que vois-je à l’horizon ? Un bateau. Vite, je rentre dans la cabine, je prends les jumelles et je regarde. C’est un bâtiment de gardes-côtes battant pavillon américain. Il se dirige vers moi. Vu sa vitesse, j’ai encore le temps de balancer discrètement les deux cadavres par-dessus le bastingage. Aussitôt, c’est la curée des requins du quartier. Ça me fait un peu mal pour Armando mais c’était ça ou de gros ennuis en perspective pour ma personne… Et puis quelque chose me dit que, s’il pouvait parler, il me dirait qu’il est d’accord. Je fourre le revolver dans la mallette, je la leste avec une grosse manille qui traîne sur le pont et je la lance à la mer. Glou-glou, elle disparaît en cinq secs. Je suis prêt à accueillir les visiteurs. J’ai juste réinstallé Hugo et Wilhelmina à leur place habituelle quand le bateau m’accoste. Un porte-voix me lance les sommations d’usage.
  
  Moi ? Si je veux me faire remorquer jusqu’à la côte ? Mais avec le plus grand plaisir.
  
  Évidemment, il y a quelques questions. Que faisais-je dans les eaux territoriales des États-Unis à bord d’un bateau mexicain ? Quelques sourcils étonnés se haussent à la vue des trous de balles dans le plafond et les parois de la cabine. Mais, quand je présente mes lettres de noblesse, on arrête de me questionner et on ne s’étonne plus.
  
  Y a pas à dire, ça fait du bien de rentrer chez soi. Et puis les garde-côtes sont plus conciliants que les colonels mexicains. On ne me laisse pas seulement passer un coup de fil à mon avocat, on me permet d’en passer autant qu’il en faut pour arriver à le joindre. Et c’est quand même très gentil de leur part si l’on considère que l’avocat en question s’appelle Mike Lovett, qu’il est sénateur et qu’il crèche à Washington. Au bout de la vingt-cinquième tentative, un opérateur parvint à me le dégotter.
  
  — Allô ! Nick ? Bravo. Excellent travail. Bill Quitman vient de m’appeler. La police de San Diego ramène Connie chez elle.
  
  — J’en suis très heureux, Monsieur le sénateur, mais…
  
  — Oui, je sais ce qui vous préoccupe, Nick. Malheureusement, ce n’est pas de mon ressort dans l’état actuel des choses. Je ne peux absolument rien faire tant qu’il ne m’est pas permis d’exposer publiquement l’affaire devant le Sénat. Or la Maison-Blanche m’a clairement indiqué que c’était hors de question pour le moment. Je suis actuellement en train d’essayer de faire passer un projet de loi et j’ai besoin de tout l’appui de l’administration. Je ne peux pas me permettre de faire un esclandre au sujet d’un protégé du Président. Je pense que vous le comprendrez.
  
  — Non. Excusez-moi, mais quelque chose m’échappe.
  
  — Écoutez-moi, Nick. Vous savez que je fais partie de la demi-douzaine de parlementaires à être au courant de l’existence de l’AXE. Eh bien, à partir de maintenant, je ne suis plus au courant de rien. Je n’ai jamais entendu parler de vous. C’est le mot d’ordre de Washington.
  
  — Mais enfin ! Vous plaisantez ?
  
  — Malheureusement, non. De plus, je me suis laissé dire en haut lieu qu’il voudrait mieux que vous évitiez de vous montrer à Washington en ce moment. Je crois savoir que vous n’y seriez pas le bienvenu.
  
  — Ma parole mais pour qui ils se prennent ?
  
  — Je ne sais pas, Nick. Je sais simplement que j’ai les mains liées. Donnez-moi de vos nouvelles de temps en temps. Dès que je pourrai faire quelque chose, je le ferai, soyez-en sûr.
  
  — Ouais, je vous remercie.
  
  On se salue et je raccroche. Voilà le tableau. Je commence à me demander par quel bout je vais m’y prendre pour dépêtrer ce sac de nœuds quand je me rappelle qu’à l’origine, j’avais appelé Mike Lovett pour qu’il me blanchisse aux yeux des garde-côtes. Il faut une nouvelle communication pour régler ça, et me voilà libre. Mais alors ce qu’on peut appeler libre.
  
  
  
  
  
  Chapitre IV
  
  
  L’article du New York Times ne mentionne pas le nom de l’AXE. C’est logique, en principe, personne ne connaît l’existence de ce service. Mais, quand j’ai fini de lire, je n’ai plus aucun doute : Mike Lovett ne m’a pas raconté de bobards.
  
  Ça devient insensé. Il faut que je trouve un moyen de contacter Hawk. Hawk… Mon boss… Avec son éternel pardessus noir. Hawk, la tête de l’AXE, le vieux renard au regard gris acier et au cerveau einsteinien. Qu’a-t-il bien pu devenir ? J’éprouve presque un brin de vague à l’âme en me rappelant l’odeur de boules puantes dégagée par ses infâmes cigares. J’ai tout essayé. Plus aucun signe du Vieux. « Il n’y a plus d’abonné au numéro que vous avez demandé… » Aucune piste. Pas d’adresse où faire suivre le courrier. Arrange-toi avec ça ; Nicky…
  
  Je passe un coup de bigophone à Lovett. Je respire, il n’a pas disparu de la circulation, lui. J’avais peur que ça devienne une habitude.
  
  Seulement ce qu’il m’apprend ne me met pas de baume au cœur : rien de nouveau. Pas le moindre signe permettant de penser que la situation est sur le point de se débloquer, comme l’on dit dans les milieux bien informés. En une semaine, le service d’intervention et de renseignement le plus efficace du monde s’est désagrégé comme une larme batavique.
  
  J’envisage un moment de proposer mes services au MI5. Et puis je change d’avis. Il y a deux choses que je veux éviter de faire pour l’instant : quitter les États-Unis et disparaître, moi aussi, de la circulation.
  
  Alors je tape dans mes économies et je me paie une licence de détective. Je me fais imprimer quatre cartes professionnelles différentes et je m’offre quatre lignes téléphoniques dans un immeuble de bureaux de Manhattan. Je fais inscrire mes numéros avec petite pub dans les pages jaunes de l’annuaire de New York, de Washington, de Chicago, de Los Angeles et d’Atlanta. Ensuite, je fais passer une annonce dans le Times magazine :
  
  
  
  T. WOODMAN & Co.
  
  ENQUETES ET FILATURES
  
  Personnes disparues
  
  Enquêtes internationales
  
  Spécialiste des questions industrielles
  
  
  Dans un angle de l’encart figure un petit signe que je ne vous décrirai pas, vous seriez trop contents. C’est l’emblème de l’AXE. Une centaine de personnes au plus le connaissent de par le vaste monde.
  
  Il me faut encore attendre deux semaines avant d’avoir le premier appel intéressant. Pas un appel de travail. Ceux-là, j’en ai déjà reçu six avant que l’encre du Times ait fini de sécher. Sur les six boulots, j’ai choisi les trois que je trouvais le moins tarte. J’ai expédié ça en cinq jours et ça m’a rapporté trente-cinq mille dollars net. Ça peut aller. Malgré le chômage technique dû à la disparition de l’AXE, je ne suis pas encore au bord de la famine. Si ça continue comme ça, je vais me retrouver avec des biscotos à la Bronson rien qu’en trimballant mon pognon à la banque.
  
  Mais revenons-en au premier appel qui m’intéresse vraiment. L’appel qui compte. The big one.
  
  Voilà comment ça s’est passé :
  
  Drelin-drelin, fait mon ronfleur. Je décroche. Je prends ma plus belle voix business-business et j’envoie mon intro habituelle :
  
  — T. Woodman, à votre service. Quel est votre problème ?
  
  — Arrête ton cinoche, Nick.
  
  Dick Potter ! Et il m’a reconnu tout de suite. Moi aussi, je l’ai reconnu. J’essaie quand même de le faire bicher un peu :
  
  — Plaît-il ?
  
  — Allez, je te dis que ça va comme ça, Nick. Le style Harvard, tu m’as déjà fait le coup à Manille. Tu t’imagines peut-être que je vais marcher deux fois de suite ? Tu me prends pour un plouc, ou quoi ?
  
  Je laisse tomber l’accent.
  
  — Salut, Dick !
  
  — Ouais, ça vaut mieux que N8, hein, par les temps qui courent !
  
  — Hé ouais. Alors toi aussi te voilà changé en chevalier errant ?
  
  — On dirait bien que oui. Et je commence à en avoir ma claque de glander.
  
  — Moi aussi, si tu veux tout savoir.
  
  — Je suppose que monsieur Potter désire postuler un emploi dans ma petite entreprise…
  
  — Peut-être que tu as une liste de candidats pas possible avant moi, non ?
  
  Je lui bourre un peu le mou. Un petit bobard comme ça, en passant, ça ne mange pas de pain.
  
  — Naturellement. Mais pour un ancien collègue, je suis tout de même prêt à faire des passe-droits. Seulement il faut que tu viennes me voir avant ce soir. OK ?
  
  — OK. J’arrive ! beugle Potter ravi.
  
  Et il raccroche, sûrement pour aller enfiler son manteau. Je rigole intérieurement en regardant le téléphone muet. Ça marche super ! Et beaucoup plus vite que je ne le pensais.
  
  Ça vaut le coup d’investir dans les petites annonces. Aussi sec j’en torche une à faire passer dans le Guardian, à Londres, une pour La Prensa, à Buenos Aires, une dans Le Monde, à Paris, une dans le Corriere della Sera, à Rome. J’en balance partout, à Rio, à Manille, à Bangkok, à Tokyo, au Caire, à Tel-Aviv…
  
  La langue ? Pas un problème. J’ai mon immense culture. Et mes dicos. Une fois traduites, toutes les annonces disent la même chose.
  
  
  Par ici, mes agneaux ! Petits, petits, petits…
  
  
  Noël arrive. Les rues sont enguirlandées, les sapins ont les boules et les foies des crises. Et moi, j’ai rassemblé tous mes agneaux, c’est-à-dire les anciens agents de l’AXE, de N1 à N22. Il ne manque que N5 qui s’est fait descendre quelque part du côté de Téhéran et qui n’a jamais été remplacé pour cause de dépôt de bilan. Mes quatre petites affaires rentrent tellement de fric qu’on croirait qu’il en pleut.
  
  Vous allez sans doute me demander comment je me débrouille pour les grilles de salaires. Je vous répondrai qu’il n’y a aucun problème. Tout le monde marche à la commission, moi compris. Non seulement ça simplifie les rapports mais ça règle tout. Si vous aviez bossé pour David Hawk, comme nous tous, vous pigeriez. Parce que jamais de votre vie vous n’accepteriez de travailler comme salariés au service d’un autre taulier.
  
  Et notre petit turbin tourne rond. Si ça dure un peu trop longtemps, les ex-super-agents de l’AXE vont finir par faire de la brioche. Le plus juteux, c’est l’espionnage ou le contre-espionnage industriel. C’est ce qu’on prend en priorité. Pour nous, c’est du gâteau. Mais on ne crache pas sur le reste.
  
  Un problème avec un maître-chanteur ? Une disparition dans votre famille ? Un héritage à palper à l’étranger ? Un litige avec votre compagnie d’assurances ? Confiez-nous votre cas, nous réglons tout. En fait, ça tourne comme sur des roulettes. À un détail près : la paperasse. Ça s’accumule, ça s’accumule. On croirait la vaisselle de votre cuisine l’année où votre femme s’est fait opérer de l’appendicite. Il va falloir que je trouve quelqu’un pour s’occuper de ça à ma place, sinon je ne vais plus avoir une seconde pour travailler sur le terrain.
  
  Je finis par trouver.
  
  Burt Hopper, l’ancien N17, qui s’occupait d’une affaire de détournements de fonds à Buenos Aires fait un vol plané par une fenêtre et se retrouve couché avec des fractures multiples à la jambe gauche. Il se fait rapatrier aux States et je vais lui rendre visite à l’hosto.
  
  Sa jambe suspendue dans les airs avec des ficelles et des poulies me fait penser à un petit ballon dirigeable prêt à être lâché. Des tas de bazars en tout genre sont accrochés au plafond. Il ne manque qu’un trapèze volant pour que ce soit complet.
  
  Burt n’a pas l’air très épanoui.
  
  — Alors, et mon bouquet de fleurs ? grogne-t-il en me voyant entrer.
  
  — Le voilà, dis-je en sortant de ma veste une bouteille de scotch de trente ans d’âge. Je t’aurais bien apporté un magnum ou un jéroboam mais je pense que tu aurais eu des problèmes pour le planquer.
  
  — Le planquer ? fait Burt en attrapant la boutanche que je lui agite sous le nez. L’infirmière qui s’occupe de moi est une véritable éponge. Je suis incapable d’avaler en une journée ce qu’elle siffle en une heure. Mais je crois qu’elle sera contente de voir ça. Pour l’instant, tout ce qu’on a réussi à faire entrer en douce dans cette turne c’est du Chivas Régal.
  
  — Quand je pense que je me faisais du souci pour toi… Enfin, me voilà rassuré. Je suppose que, si tu es en état de faire des parties avec l’infirmière de nuit, tu es aussi en état de reprendre le turbin.
  
  — Quoi ! s’exclame-t-il. Essaie de me faire un coup comme ça et tu vas voir ça quand je serai retapé !
  
  J’insiste :
  
  — Mais qu’est-ce que tu comptes faire ? Tu en as au moins pour deux mois avant de pouvoir recommencer à sauter par les fenêtres. Tu penses passer ton temps à feuilleter les catalogues des magasins de vente par correspondance, à regarder la télé ou à construire des modèles réduits ?
  
  — Figure-toi que je suis très occupé pour l’instant. Je suis en train de concevoir une technique pour arriver à sauter une infirmière avec une jambe en élongation. Quand ça sera au point, je fais breveter mon truc. Avec ce que ça va me rapporter, je prends ma retraite et je me tire à Bimini.
  
  — Désolé de te décevoir, vieux, mais tu sors d’ici mardi prochain. Le chef de clinique est tout à fait d’accord avec moi. D’ailleurs, il envisage d’aller prendre sa retraite à Bimini avec le pot-de-vin que je lui ai versé.
  
  — C’est de l’esclavagisme caractérisé ! De l’exploitation éhontée ! En plus, je suppose que c’est ton boulot administratif que tu veux me faire faire…
  
  — Tout juste. Je suis convaincu que tu vas faire tourner la boutique comme elle n’a jamais tourné.
  
  — Moi ? En rond de cuir ? Non mais ça ne va pas la tête !
  
  — Voyons, Burt, ça te fera une expérience de plus à inscrire sur ton curriculum vitae. Moi, je trouve que tu devrais me remercier. De toute façon, il n’y a pas à discutailler, j’ai déjà embauché ta collaboratrice.
  
  — Écoute-moi bien, Nick. Collaboratrice ou pas, tu peux toujours te fouiller pour…
  
  Je le coupe :
  
  — Elle tape huit cent trois mots à la minute. Et du boulot impeccable. Ce n’est pas le genre de fille à te faire des pages bourrées de lapsus azerty.
  
  — Lapsus azerty ? s’étonne mon collègue.
  
  — Faute de frappe, quoi. Lapsus linguae : faute en parlant. Lapsus calami : faute en écrivant. Lapsus azerty : faute en tapant à la machine. Si j’ajoute que la demoiselle en question crève tous les plafonds en matière de QI, je suppose que tu te laisseras convaincre.
  
  — Ben voyons. Je l’imagine très bien. Elle doit avoir une dégaine de sœur tourière ou quelque chose dans le genre…
  
  — Tu rigoles ! Elle est cinquième dan de karaté et de judo. Dernièrement, elle s’est classée troisième dans une compétition internationale de tir au pistolet. Elle est à un dixième de seconde du record mondial du cent mètres et aurait au moins une médaille de bronze au décathlon si les femmes étaient autorisées à pratiquer cette spécialité.
  
  — Arrête ton cirque, Nick. Je sais que tu es en train de me monter le bourrichon. Si j’accepte, tu vas me présenter un boudin avec une tronche à effrayer Dracula et des arpions à faire du ski nautique sans matériel. Je commence à te connaître…
  
  Je me tourne vers la porte :
  
  — Hé, Marne ! C’est le moment, vous pouvez entrer.
  
  Marne Ferguson entre. C’est exactement ce que je viens de décrire à Burt. Et un peu plus, même. L’année dernière, elle s’est retirée de la compétition pour le titre de Miss Monde. Quand je lui ai demandé pourquoi, elle m’a répondu : « Je me suis vraiment demandé ce que je faisais là à tortiller du valseur devant cet étalage de ploucs alors que je pouvais aussi bien être ailleurs à prendre du bon temps. » Les autres concurrentes se sont cotisées et lui ont offert une énorme boîte de marrons glacés en signe de reconnaissance.
  
  Qu’est-ce que je pourrais dire de plus ? Elle a des cheveux aile de corbeau, superbes, soyeux, brillants. D’immenses yeux d’un vert aquatique dans lesquels on aimerait se noyer. De longues jambes élancées, et une avant-scène qui doit l’empêcher de nager autrement que sur le dos.
  
  — Salut, Burt ! fait-elle.
  
  Ah, j’oubliais. Sa voix. C’est un murmure, légèrement grave qui s’infiltre dans vos tympans, vous titille l’étrier, vous chatouille le limaçon et vous fait frémir les trompes d’Eustache jusqu’à la moelle épinière.
  
  Les yeux de Burt sont deux grosses boules dilatées par l’incrédulité.
  
  — Elle… elle va travailler avec moi, Nick ? Elle ?
  
  — Mais oui, et j’espère que ça va coller entre nous, dit Marne avec un sourire à filer des suées à un anachorète.
  
  Je commence à me lever pour m’éclipser discrètement. J’entends encore Marne dire :
  
  — Qu’est-ce que je vois ? Une bonne bouteille. Et vous n’avez même pas eu la galanterie de me proposer un petit remontant ?
  
  Elle arrache la bouteille des mains paralysées de Burt, la décachète et s’enfile un bon coup de whisky au goulot.
  
  — Excellent, apprécie-t-elle. Tenez, à vous.
  
  Je suis déjà à la porte. Je fais un petit signe d’adieu à Burt. Il lève les yeux vers moi puis aussitôt les reporte sur les jambes de Marne.
  
  Une fois dans la rue, je me sens bien, mais bien comme vous ne pouvez pas savoir. Libre ! Libre ! Libre ! J’ai l’impression d’être un génie qui vient de passer dix mille ans dans une bouteille et qui entend quelqu’un prononcer la formule magique.
  
  
  Au bureau, un message urgent m’attend au répondeur. J’appelle immédiatement Washington. Un employé décroche. Je demande le sénateur Mike Lovett. Moins de deux secondes après, j’entends sa voix, très agitée.
  
  — Nick ! Ah, je suis content que vous ayez pu me joindre.
  
  — À votre ton, je crois comprendre que vous avez un problème, Monsieur le sénateur. Je me trompe ?
  
  — Non.
  
  — Alors, dites-moi tout.
  
  — Pas au téléphone. À quelle heure part le prochain avion pour le District de Columbia ?
  
  — Je ne sais pas mais je suppose que vous allez me demander de le prendre.
  
  — Exact. L’avion ou n’importe quoi d’autre. Si vous pouviez arriver ici à cheval sur une fusée Saturne, cela ferait parfaitement mon affaire.
  
  — Dites, je suis toujours persona non grata à Washington. N’oubliez pas non plus que je ne suis plus au service du gouvernement. Je suis un civil, maintenant.
  
  — Écoutez, Nick, fait Lovett, presque suppliant. Vous êtes le seul à qui je puisse confier une affaire pareille.
  
  Ça m’étonnerait mais je demande quand même :
  
  — C’est une affaire politique ?
  
  — Oui, répond Lovett mais elle concerne un autre gouvernement. Pas celui des États-Unis. Quant à cette histoire de persona non grata, ne vous faites aucun souci. Si quiconque s’avise de vous chercher des ennuis, je le transforme en statue de sel ! Vous avez mon numéro, s’il y a le moindre pépin, vous m’appelez.
  
  — Pour quand faut-il que cette affaire soit réglée ? m’enquiers-je.
  
  — Elle aurait dû être réglée hier, Nick ! Passez-moi un coup de fil de La Guardia pour indiquer votre heure d’arrivée, je vous enverrai une limousine à Dulles. Et…
  
  — Oui ?
  
  — Il vous faudrait une collaboratrice. Une femme, c’est absolument essentiel. Trouvez quelqu’un que vous puissiez faire passer pour votre petite sœur. Le genre ingénu. Mais sûre et aussi coriace que les Drôles de Dames.
  
  — Je vais tâcher, dis-je en raccrochant.
  
  Me trouver une petite sœur… Ben v’là autr’ chose. Où est-ce que je vais pouvoir dénicher ça, moi ? Je suis en train d’arpenter mon bureau en me grattant furieusement le cuir chevelu quand j’entends un pas léger dans le couloir. Je me tourne vers la porte. C’est Marne qui revient.
  
  Il faudrait que j’invente un mot pour vous décrire ce corps quand il franchit le seuil. Dire qu’elle marche, c’est le terme, bien sûr, mais ça n’a rien à voir avec la réalité.
  
  — Je crois que ce travail va me plaire, Nick, dit-elle. Combien d’agents avez-vous au total ?
  
  Et ce sourire. Un gâteau de miel. Et cette voix. Un ronronnement de tigresse amoureuse.
  
  — Consultez le fichier, Marne. Il y a trois femmes dans le nombre. Elles sont toutes les trois sur une affaire, en ce moment et, justement, j’ai besoin d’une femme pour une mission spéciale. Quelqu’un d’extrêmement solide mais qui ait en même temps l’air naïf, vous voyez le genre ? Et cessez de me regarder avec ces yeux-là. Dans ce bureau, vous me faites penser à une enseigne au néon égarée dans le dortoir d’un couvent. Vous ne connaîtriez pas quelqu’un qui puisse me tirer d’affaire, par hasard ?
  
  — C’est possible. Quelqu’un de solide, dites-vous.
  
  — Oui. Et l’air candide en même temps.
  
  — Pour quand vous la faut-il ?
  
  — Pour l’heure du premier avion à destination de Washington.
  
  — J’ai votre bête rare. Donnez-moi une demi-heure et un poste téléphonique. Elle vous retrouvera à l’aéroport.
  
  — Marne, vous êtes un amour !
  
  Le téléphone sonne juste au moment où je fais volte-face pour filer. Marne décroche. C’est la ligne N® 2, celle de K. Masters Limited, notre branche plus spécialement en charge des affaires industrielles.
  
  — K. Masters, annonce Marne d’une voix d’hôtesse qui n’a plus rien à voir avec le ronronnement de tout à l’heure. Comment ! Vous…
  
  D’un geste vif, elle plaque sur le récepteur une main aux ongles laqués de rouge.
  
  — Prenez l’autre poste, Nick. Vite !
  
  Je plonge sur le téléphone et je décroche.
  
  — Allô ! Allô ! C’est toi Nick ?
  
  C’est la voix d’Aggie Frye, une ancienne de l’AXE et l’une des meilleures recrues de David Hawk. Donc l’une de mes meilleures recrues aussi. Elle est à bout de souffle et ça n’a pas l’air de tourner rond.
  
  — C’est moi, Aggie. Calme-toi et raconte.
  
  — Nick, je suis dans de sales draps ! On est tous dans de sales draps… Je… je n’ai qu’une seconde… Je… crois que je vais…
  
  — Où es-tu et qu’est-ce qui t’arrive ?
  
  — À Cleveland. Je suis coincée. Il ne me reste que deux cartouches et ils vont arriver dans quelques secondes. Je n’arrive pas encore à comprendre comment j’ai pu me faire griller, à moins que… Mais non. Qui pourrait chercher à nous vendre maintenant que l’AXE n’existe plus ?
  
  Je suis complètement assis. La mission que j’avais confiée à Aggie était ce qu’on peut faire de moins dangereux dans la partie. Une affaire toute bête de sabotage industriel.
  
  — Écoute, Aggie. Essaie de te ressaisir et de m’expliquer clairement les choses. Et d’abord qui te menace ?
  
  — C’est une vieille histoire, Nick. Des gens qui ont gardé une dent contre l’équipe de Hawk. On m’a prise en filature. Je… suis blessée au bras… une artère sectionnée… j’ai fait mon possible pour arrêter l’hémorragie mais je m’affaiblis.
  
  Aggie… l’ange du service, mais dure comme le roc quand il le faut. Et j’ai l’impression d’avoir une gamine terrorisée au bout du fil. Et elle est à Cleveland, nom de Dieu ! J’abats le poing sur le bureau métallique. Ça me rend dingue de ne rien pouvoir faire.
  
  — Nick, poursuit-elle d’une voix de plus en plus difficile à comprendre. Tu te rappelles de ce nom de code : Le Fléau ? Ça date de…
  
  Mais elle n’en dit pas plus. J’entends des tas de bruits en arrière-plan, puis deux coups de feu et le boucan du téléphone qui dégringole par terre.
  
  Je regarde Marne, le combiné à la main. Ses grands yeux verts sont écarquillés. Je suppose que les miens aussi. Je hurle :
  
  — Aggie, nom de Dieu ! Mais ce n’est pas vrai !
  
  Puis je me reprends.
  
  — Marne, essayez de voir si on peut retrouver l’origine du coup de fil.
  
  — Tout de suite, répond-elle en composant aussitôt le numéro du central.
  
  Mais il est trop tard. Elle raccroche, le visage défait, avec un geste d’impuissance. Je me mords les lèvres et je vais m’asseoir face à elle.
  
  — Vous croyez qu’elle est… ?
  
  — Il y a de fortes chances, Marne. Ce genre de choses arrive dans notre métier.
  
  Tout en répondant, je repasse mentalement mes effectifs et leur affectation.
  
  — Bill Stover est disponible, dis-je. Et il se trouve à Chicago. Joignez-le le plus vite possible, racontez-lui mot pour mot la conversation avec Aggie et dites-lui de prendre l’affaire en main.
  
  — Bill Stover. Très bien. Quoi d’autre ?
  
  — Contactez le plus grand nombre possible d’agents et questionnez-les sur le nom de code Le Fléau.
  
  — Qu’est-ce que ça veut dire, Nick ?
  
  — Si je le savais… Quand il s’agissait d’opérations ultra-secrètes, seuls Hawk et l’agent chargé de la mission détenaient les informations. J’espère qu’au moins un autre agent était dans le coup.
  
  — OK. Je les trouverai tous, m’assure Marne. Dites-moi, Nick, ce monsieur Hawk, que lui est-il arrivé ?
  
  — Je n’en sais rien. Et j’ai bien l’intention de le découvrir. Ça fait partie des questions que je compte poser autour de moi quand je serai à Washington. Quoique… si David Hawk a choisi lui-même de disparaître, je n’ai pas grandes chances d’obtenir une réponse. C’est le genre de type qui est capable de filer dans la pièce à côté et de passer à travers le papier peint du mur.
  
  Je ne vois rien d’autre à dire sur Hawk. Excepté que si ces lascars du Fléau ont réellement un compte à régler avec l’AXE et ses membres, il serait logique qu’ils aient commencé par frapper à la tête.
  
  Arrivé à l’aéroport, je prends deux billets pour le District de Columbia. J’achète un journal, je le lis. J’avale un hot-dog et un verre de lait. Je vais me faire astiquer les godasses, je… etc.
  
  Personne ne vient me frapper sur l’épaule en me demandant si je suis bien Nick Carter.
  
  Je jette un coup d’œil à ma montre. Trente minutes avant le décollage. J’entre dans une cabine et j’appelle Marne.
  
  — K. Masters, je vous écoute.
  
  — C’est Nick, Marne. Votre fille n’a pas encore montré le bout de son nez.
  
  — Pas de panique, Nick. Elle sera là quand vous aurez besoin d’elle.
  
  — Sûr ? Ne me laissez pas tomber. Je peux compter sur vous ?
  
  — Vous pouvez. Soyez tranquille. Pour le reste, j’ai commencé à joindre les agents. Pour l’instant, le nom de code Le Fléau reste un mystère.
  
  — Continuez. Avez-vous pu joindre Stover ?
  
  — Oui. Il est parti pour Cleveland. Je lui ai dit qu’il avait carte blanche.
  
  — Parfait, Marne. Vous êtes la meilleure.
  
  — Merci. Autre chose ?
  
  — Non. Débrouillez-vous simplement pour que cette nana que vous m’avez promise soit là en temps utile.
  
  — Je vous ai dit que vous pouviez compter sur moi.
  
  — OK, Marne. À bientôt.
  
  À la porte d’embarquement, toujours personne. Je cherche des yeux ma femme-enfant-super Jaimie. Presque tous les passagers sont des hommes. Les autres ? Deux bonnes sœurs. Éliminées. Une gamine de sept ou huit ans accompagnée d’une énorme nounou. Balayées. Une grande blonde, sèche comme un coup de trique, l’air irrémédiablement frigide. Je la reluque quand même. C’est la seule qui soit éventuellement possible. Bon Dieu, j’espère que Marne n’a pas été me faire ce coup-là !
  
  On embarque. Je commence à piétiner sur place. Je jette un dernier coup d’œil autour de moi et, résigné, je tends mon billet au monsieur en uniforme.
  
  Je m’assieds du côté de l’allée centrale, réservant le siège près du hublot pour la copine de Marne, si par hasard elle se pointait encore. Je crois encore l’entendre, ma somptueuse brune aux yeux verts. « Elle sera là quand vous aurez besoin d’elle. » Tu parles, rien du tout. Je me suis fait avoir comme le dernier des enflés. Voilà ce que c’est de faire confiance aux gens sur leur bonne mine.
  
  On ferme les portes du 707. La lumière rouge s’allume. « Défense de fumer, bouclez vos ceintures. » Une hôtesse brune se dirige vers moi, mignonne, petite, son visage et son sourire me font penser à Natalie Wood.
  
  — Excusez-moi, monsieur, c’est bien vous qui avez deux billets ?
  
  — Oui, fais-je d’un ton acide. On m’a posé un lapin.
  
  — Je suis désolée. Mais si vous n’y voyez pas d’inconvénient, il y a une dame dans le fond qui voudrait changer de place.
  
  — Une dame ?
  
  Je me retourne. La grande blonde osseuse me fixe intensément. Même assise, elle a l’air d’avoir avalé un manche à balai. Je pense en moi-même : « Mon Dieu ! Marne ! Mais qu’est-ce que tu m’as fait ? » Puis, tout haut :
  
  — Mais bien sûr. Dites-lui de venir s’installer.
  
  — Merci beaucoup, Monsieur. C’est très aimable de votre part.
  
  L’hôtesse sourit et fait signe à la grande gigue de se pointer. Elle se lève et s’avance entre les sièges, les pieds chaussés de 43 fillette.
  
  — Pardon, dit-elle en passant devant moi pour aller s’asseoir près du hublot.
  
  J’en profite pour laisser mes yeux s’aventurer sur ses miches. Déception. Ce genre de choses n’ont de miches que le nom. Même là, il n’y a pas un gramme de viande sur les os. J’attends qu’elle se trémousse un peu en s’asseyant. Au moins ! Re-déception. Elle arrive à faire ça, avec l’air de ne même pas bouger, les deux pieds parfaitement joints.
  
  — Merci, fait-elle après avoir pris place.
  
  — Mais je vous en prie, c’est la moindre des choses.
  
  Je regarde ses yeux. Une vague lueur, tout au fond, indique quand même qu’il y a de la vie à l’intérieur de ce corps. Mais c’est tout juste.
  
  Je rassemble mon courage et je me lance :
  
  — Excusez-moi mais ne seriez-vous pas une amie de Marne ?
  
  Elle se raidit comme une vieille institutrice qui vient de découvrir le dépliant central de Play-Boy dans le cahier d’histoire d’un de ses élèves. Sûr qu’elle croit que je la drague. Elle ne daigne même pas répondre et passe tout le voyage la tête tournée vers le hublot, les jambes bien serrées et les mains posées sur les genoux.
  
  
  
  
  
  Chapitre V
  
  
  Washington. Toujours personne. Je traverse la grande aérogare et je me dirige vers la station de taxis. Personne là non plus.
  
  Je commence à fulminer. Je suis sur le point de faire demi-tour pour aller passer un coup de fil furieux à Marne Ferguson quand une toute petite main se glisse sous mon bras et y exerce une pression discrète.
  
  Je sursaute et je regarde. C’est mon hôtesse de tout à l’heure. Plus ça va, plus elle ressemble à Natalie Wood. Elle est en pékin, maintenant. Kilt très sobre, chaussettes montantes, corsage blanc et veste de velours. On lui donnerait dix-sept ans à tout casser. Elle lève vers moi ses jolis yeux noisette et déclare :
  
  — C’est Marne qui m’envoie.
  
  — Vous ?
  
  — Oui, moi. Je m’appelle Angela Negri. Je viens de me faire accorder six semaines de congés payés. J’espère que ce sera suffisant. Et maintenant, allons-y.
  
  Je la détaille. Elle est toute petite, un air à recevoir le bon Dieu sans confession mais l’intelligence et la détermination brillent au fond de ses mirettes. On dirait qu’il y brille aussi autre chose. Et ça, je suis prêt à parier que la gueule et la carrure du beau Nick n’y sont pas pour rien.
  
  — OK, Angela, allons-y.
  
  — Appelez-moi donc Angie. Euh… je peux vous appeler Nick ?
  
  — Autorisation accordée.
  
  — Merci, mon Général.
  
  On s’installe à l’arrière d’un taxi. J’ouvre mon sac de voyage et j’en sors mes trois copains habituels, Wilhelmina, Hugo et Pierre, un petit œuf en plastique plein de gaz mortel que je dissimule dans mes vêtements à un endroit très spécial où je n’apprécie guère de voir s’aventurer autre chose que des mains féminines bien intentionnées. Angie me regarde faire avec des yeux ronds. Pas complètement dilatés et ahuris, non, simplement ronds.
  
  Ensuite, je prends un automatique Beretta à canon court et je lui dis :
  
  — Tenez, vous en aurez peut-être l’usage.
  
  — Merci, répond Angie, mais j’ai ce qu’il me faut.
  
  Elle me met son sac sous le nez et l’ouvre, me laissant voir un petit revolver Smith & Wesson 38 Sp Magnum.
  
  — Il n’est peut-être pas plus précis que votre Beretta, ajoute-t-elle, mais les projectiles font autrement de dégâts. De toute façon, soyez tranquille, je suis prête à m’aligner avec vous dans un stand de tir.
  
  — Je fais confiance à Marne, dis-je.
  
  Puis je me tais. Le chauffeur est en train de nous reluquer d’un drôle d’air dans son rétro. Il n’a rien pu voir mais, s’il a l’oreille fine, c’est un coup à se faire déposer devant le premier poste de police.
  
  Je reprends en baissant le ton :
  
  — Marne n’a pas eu le temps de me parler de vous.
  
  — Par contre, elle m’a tout raconté à votre sujet, répond Angie avec un sourire délicieux.
  
  Ses petites lèvres sensuelles me font penser à des friandises de luxe. Mais ce n’est peut-être pas tout à fait le moment pour essayer de savoir si elles ont le même goût. Je garde donc mon air boulot-boulot et je lui demande de m’informer un peu de ses états de service.
  
  Elle a tout fait. Enlèvements en Tchécoslovaquie et en Allemagne de l’Est. Détective privé. Agent de protection. C’est là qu’elle a rencontré Marne.
  
  — Ainsi vous êtes des relations de travail ?
  
  — En quelque sorte, mais on a très vite sympathisé malgré notre petite différence d’âge. Je suis plus jeune qu’elle.
  
  Il faudra que j’essaie discrètement de savoir quel âge elle peut avoir. Ça me permettra, par la même occasion, de me faire une idée de celui de Marne. Quand elle m’a raconté tout ce qu’elle avait déjà fait dans la vie, je me suis demandé si elle n’avait pas soixante-quinze ou quatre-vingts ans. Mais, moi, galant comme je suis, l’âge des dames, c’est une chose que je ne demande jamais. Pourtant, Dieu sait si ça m’intrigue.
  
  — Finalement, poursuit Angie, je me suis fait engager dans une compagnie aérienne pour assurer la surveillance et la protection des passagers contre les pirates de l’air. J’ai toujours adoré les voyages. Ce bel uniforme d’hôtesse que vous avez vu tout à l’heure n’est qu’une couverture.
  
  — Ça doit être intéressant.
  
  — Pfff ! Il n’y a rien de plus rasoir ! Quand Marne m’a proposé ce job, j’ai bondi dessus comme un loup affamé. Vous ne voudriez pas m’embaucher à titre permanent, par hasard ?
  
  — Peut-être, dis-je en me calant dans mon siège et en plongeant le regard au fond de ses adorables prunelles. Voyons d’abord comment nous allons nous en tirer sur cette mission.
  
  — Vous avez raison. Et, puisque nous y sommes, Marne ne m’en a rien dit.
  
  Tout à coup, elle jette un coup d’œil vers la fenêtre puis se retourne et regarde derrière nous.
  
  — Vous aviez remarqué qu’on était suivis ? demande-t-elle, absolument sans changer de ton.
  
  Je ne m’en étais pas aperçu mais ça, je ne vais pas lui dire. Je me contente de la complimenter :
  
  — Sacré coup d’œil !
  
  Effectivement, une grosse Lincoln Continental nous file paisiblement le train. Je m’accoude au dossier de la banquette avant et je demande au chauffeur s’il peut essayer de semer nos anges gardiens.
  
  — Les semer ! Qui ? Cette grosse bagnole-là, derrière ? Mais…
  
  Je coupe court à ses hésitations par le truchement de vingt dollars. Aussi sec, le bonhomme écrase le champignon et la vieille Chevrolet fait un bon en avant. Tiens, il reste encore quelques chevaux sous le capot… Au premier abord, je n’en aurais pas juré.
  
  — Dites donc, observe le chauffeur au bout de quelques instants. Ils ne décollent pas.
  
  — Mettez toute la gomme. Si vous vous faites arrêter, je paie la contredanse. Allez-y !
  
  Il en met un sacré coup mais, malgré ses efforts, la Lincoln gagne du terrain. Sa pauvre Chevy ne fait pas le poids.
  
  Ils commencent à me plaire, ceux-là. Je me retourne. Juste à ce moment, la voiture de derrière nous fait des appels de phares : allumé-éteint-allumé, stop. Allumé-éteint-allumé, stop. Allumé-éteint-allumé, long stop.
  
  — Ça va, dis-je au chauffeur, vous pouvez ralentir. Ce sont des amis. Là, garez-vous, maintenant et arrêtez-vous.
  
  — Mais Nick ! s’exclame Angie.
  
  — Puisque je vous dis que ça va.
  
  La grosse bagnole noire s’arrête derrière nous. Deux types sapés dans le décrochez-moi-ça typique de la mode FBI, descendent sur le trottoir et l’un d’eux vient ouvrir la portière de notre taxi.
  
  — Monsieur Carter ? demande-t-il d’un ton courtois mais légèrement agacé.
  
  — C’est moi-même, dis-je d’un ton courtois mais parfaitement détendu.
  
  — Nous sommes envoyés par le sénateur Lovett. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous allons vous conduire.
  
  J’ai presque envie de me marrer en sortant du taxi. J’étais tellement occupé par le faux bond apparent de la copine de Marne que j’avais complètement oublié un détail tout à l’heure à l’aérogare. Lovett m’avait dit qu’il m’enverrait un carrosse.
  
  — Venez Angie. Je vous dis que nous sommes entre amis.
  
  Elle pose le pied sur le trottoir, le chauffeur lui tient la portière et je me demande un instant s’il ne va pas lui faire une courbette. Dès qu’elle est sortie, il claque la porte, retourne s’installer au volant et déguerpit, craignant sans doute que je lui demande la monnaie de mes vingt thu-ards.
  
  Barker et Lipton ont tout le comportement des flics du FBI en service. À peine s’ils posent le regard sur Angie. C’est beau les incorruptibles, quand même. Je ne vivrai jamais assez vieux pour cesser de m’en émerveiller. C’est Barker qui cause dans le tandem. Lipton est l’élément taciturne. Peut-être estime-t-il que ce n’est pas sa tasse de thé, cette affaire-là.
  
  — Le sénateur a jugé préférable que vous arriviez avec nous, monsieur Carter. En raison de… enfin, de la situation en ce qui concerne votre ancienne agence.
  
  — Je comprends très bien. Dites-moi, Messieurs, est-ce que je pourrais me permettre de vous demander un service ?
  
  — Si c’est dans nos cordes, certainement, répond Barker. Dieu sait si nous avons utilisé les informations fournies par votre organisation lorsqu’elle existait. Ce serait la moindre des choses de vous rendre la pareille.
  
  — Le Fléau, dis-je. J’aurais besoin de vos dossiers concernant cette activité. L’un de mes meilleurs agents a été descendu par ces particuliers. Une femme, en plus. Elle a eu le temps de me donner leur nom de code. Vous pensez bien que ce n’est pas le genre de chose que je peux laisser passer. Parmi mes connaissances, la seule autre personne qui soit susceptible d’être au courant a disparu.
  
  — Hawk, je suppose, fait Barker en hochant la tête. Un type comme ça ! Un bon flic. Un très très bon flic.
  
  Pour un poulaga du Bureau, c’est sûrement le compliment suprême. Mais, même si c’est en bien, ça me fait un gros pincement au milieu du bide d’entendre parler du boss. J’approuve :
  
  — On ne peut pas mieux dire. Tenez, si vous avez quelque chose là-dessus, voilà un numéro où vous pourrez laisser le message. Et, à charge de revanche.
  
  — Ça me fait plaisir de pouvoir vous aider si je peux, répond Barker en prenant la carte de K. Masters que je lui tends.
  
  À côté de lui, Lipton n’a pas encore fait entendre le son de sa voix.
  
  Comme je m’y attendais un peu, ce n’est pas la direction du Capitole qu’ils nous font prendre. La Continental remonte Connecticut Avenue et s’arrête à la station de taxis, devant l’hôtel Soreham. Les deux hommes nous escortent rapidement vers un monte-charge. On grimpe jusqu’au quatrième et on débarque dans un couloir de service.
  
  De son doigt replié, Lipton fait tap-tagada-tap… tap-tap sur une porte. Il n’est peut-être pas doué pour le langage parlé mais je vois qu’au moins il pourra se recycler comme percussionniste si un jour il se retrouve au chômedu comme moi.
  
  Un larbin vient ouvrir et on se propulse à l’intérieur d’une suite colossale que j’ai déjà eu l’occasion de visiter plusieurs fois. C’est là que se réunissent les gros bonnets du Sénat quand ils veulent avoir des entrevues confidentielles.
  
  Lovett nous attend sur le seuil d’un salon. Je lui tends la main, il m’en écrase cinq, puis je présente Angie. Avec elle, c’est carrément le baisemain. Et ça, c’est quelque chose, le baisemain. Règle n® 1 : il ne faut surtout pas que ça soit trop pompeux ou démonstratif, sinon c’est tout de suite le ridicule. Règle n® 2 : il ne faut surtout pas que ça soit trop furtif ou embarrassé, sinon ça ressemble tout de suite à un geste honteux. Tout l’art du baisemain est dans le dosage. Et Lovett vous exécute ça à la perfection, aussi naturel que John Doe quand il salue sa voisine de palier. Avec sa classe, sa gueule à la Kennedy et tout ce qu’il a dans le cigare, m’étonnerait pas qu’il se retrouve un de ces quatre président de notre beau pays.
  
  Il s’efface pour laisser entrer Angie et en profite pour me balancer un clin d’œil à la dérobée. Tout à fait clair : l’angélique Angie a l’air d’avoir gagné son suffrage inconditionnel. Remarquez qu’il faudrait être difficile…
  
  Ma brunette compagne s’installe sur le sofa que lui indique Lovett et, d’un petit geste plein de modestie, met de l’ordre dans les pans de son kilt qui ont un peu trop tendance à dévoiler ses gambettes, pourtant éminemment regardables. Ensuite, monsieur le sénateur m’invite à prendre place près d’elle. Cela fait, il va s’asseoir face à nous sur un siège insensé avec deux accoudoirs de bois et un grand dossier droit qui me rappelle celui des pose-fesses des présidents de tribunaux. Il prend un classeur sur une table basse et me le tend. Rien que le nom soigneusement calligraphié sur l’étiquette me colle un vieux stress au niveau de la manufacture à adrénaline.
  
  Sheik Ali.
  
  Je tique au sheik Ali qu’indique l’étiquette, alexandriné-je intérieurement, histoire d’étouffer une velléité de panique à bord et de laisser le temps de sécher à la petite goutte de sueur que je sens perler sur mon front. Je n’ouvre même pas le dossier. Je le connais déjà par cœur. Je le passe directement à la belle Angie.
  
  Elle le consulte, le compulse puis me considère, sidérée. Elle vient d’apprendre que le sheik Ali était l’un des personnages les plus influents du monde. Il fait partie des quelques rares qui peuvent jouer sur l’équilibre des forces dans les conflits du Moyen-Orient. On peut presque dire que c’est lui qui fixe le prix du baril de pétrole parce que tout le monde l’écoute, depuis le roi Khaled d’Arabie jusqu’au sheik Sabah al-Salim al-Sabah du Koweit en passant par le calife Ibn Hamoud al-Thani du Qatar et les chefs d’État de tous les petits émirats du Golfe. Je préfère glisser sur les détails, entre autres les zéros qui s’alignent sur ses comptes en banque, parce que vous risqueriez d’en tomber de votre hamac et de vous faire mal.
  
  Quand elle a fini de prendre connaissance de ses divers titres, fonctions, biens et lettres de noblesse, la môme Angie ne peut pas s’empêcher de laisser échapper un petit « waouh ! » subjugué.
  
  Lovett opine du bonnet, l’air grave.
  
  — Je pense que vous vous êtes fait une idée de l’importance de cet homme, dit-il.
  
  — Effectivement, acquiesce Angie. Je vois que nous n’avons pas affaire à n’importe qui.
  
  Ils sont très mignons, tous les deux, mais je n’ai pas l’intention de passer le réveillon là-dessus. Je me permets d’interrompre leur édifiant échange de vues.
  
  — Et qu’est-il arrivé au sheik Ali, monsieur le Sénateur ?
  
  — Voilà, Nick, commence Lovett en examinant avec grand intérêt le bout de ses souliers lustrés.
  
  Il se tait un instant, comme s’il cherchait ses mots, puis relève soudain la tête et me regarde droit dans les yeux. J’ai la nette impression que ça va avoir du mal à sortir mais, finalement, ça sort :
  
  — Je ne tournerai pas autour du pot, mes amis. Personne ne doit savoir que vous êtes venus à Washington et, a fortiori, que je vous ai convoqués ici.
  
  — Je l’avais compris, monsieur le Sénateur. Mais… le sheik Ali ?
  
  — Le sheik Ali…, enchaîne Lovett, visiblement pas à l’aise dans ses pompes lustrées. Le sheik Ali… doit faire un passage éclair à Washington dans exactement une semaine. Son emploi du temps est réglé comme du papier à musique. Il restera ici pendant vingt-quatre heures puis partira assister à la conférence de l’OPEP avant de s’envoler pour Doha où il doit participer à une réunion du conseil de coopération des pays du Golfe. Vous n’êtes pas sans connaître l’importance de ce qui se joue actuellement au Proche-Orient, notamment au Liban : l’engagement des Syriens aux côtés des dissidents de l’OLP, les actions menées par ces crapules de khomeinystes… Il est essentiel que le sheik puisse continuer à jouer son rôle modérateur face à cette flambée de violence et, pour cela, il doit être en pleine possession de ses moyens, dégagé de tout souci personnel. En un mot, parfaitement serein.
  
  J’aimerais bien savoir où il veut en venir. Que le sheik n’ait pas de soucis, je ne demande pas mieux, moi. Mais qu’est-ce que je peux y faire ? J’essaie de lui faire cracher le morceau.
  
  — Pouvez-vous nous dire ce qui menace la sérénité du sheik ?
  
  Lovett se frotte les yeux. Son front est tout moite et il a l’air de se racornir comme une plante qui manque d’arrosage.
  
  — L’enlèvement de sa fille, lâche-t-il tout d’une traite comme si les mots lui brûlaient la bouche.
  
  — Pardon ? faisons-nous à l’unisson, ma « petite sœur » et moi.
  
  Maintenant qu’il a annoncé la bombe, Lovett semble respirer plus librement. Il enchaîne :
  
  — Oui, l’enlèvement de sa fille. Elle suivait des études ici dans une institution privée et elle a disparu. Mounira est la seule enfant d’Ali, son héritière, son rayon de soleil. Elle est toute sa vie !
  
  J’interviens :
  
  — Et vous pensez qu’elle a été kidnappée par…
  
  Lovett hoche vigoureusement la tête et complète ma phrase :
  
  — Par un réseau de traite des Blanches semblable à celui qui avait enlevé Connie Quitman. Tous les indices plaident en faveur de cette hypothèse, Nick. C’est pourquoi j’ai décidé de faire appel à vous.
  
  Décidément, je vais être obligé de me spécialiser dans le sauvetage des nymphettes en péril. Lovett se lève de son espèce de trône et, les mains dans le dos, commence à faire les cent pas devant nous.
  
  — Je pense que vous avez compris, reprend-il. Vous imaginez la réaction du sheik quand il va arriver ici pour s’apercevoir que sa vestale de fille a été enlevée par une entreprise de prostitution internationale ?
  
  — Oh oui, très bien. Quelles sont les pistes que vous possédez ?
  
  — En fait, ce sont deux jeunes filles qui ont été enlevées. La fille d’Ali et sa compagne de chambre, une certaine Sandy Fleischer. Elle ne rêvait que d’une chose : faire carrière dans le spectacle. Nous pensons qu’elle a entraîné Mounira avec elle à New York à la suite d’une petite annonce. Nous en avons retrouvé le texte soigneusement découpé dans leur chambre.
  
  Lovett sort une enveloppe de sa poche et me la tend. Je l’ouvre et y trouve des photos trombonées ensemble. La première série représente Sandy Fleischer, dix-sept ans, une grande gamine mince. Mignonne mais sans plus. Elle est rousse avec de grands yeux bleus. Quand j’arrive à la deuxième série, je fais presque un bond au plafond. Je savais que les jeunes filles arabes étaient du genre précoce mais, à ce point-là… Ça dépasse tout ce que j’aurais pu imaginer. J’ai l’impression de regarder des photos de Sophia Loren à sa meilleure époque. Cheveux bruns, teint basané, un tour de poitrine digne d’une bête de concours, et deux prunelles noires étincelantes qui ne demandent qu’à faire connaissance avec la vie. La petite Mounira Mouchamjel est du genre superstar en herbe. Je ne vous décris pas plus longtemps son anatomie, ça vous ferait faire des rêves pas racontables pendant au moins six mois. Un peu de maturité en plus et, dans un style très différent, elle deviendra aussi pharamineuse que Marne.
  
  Je passe les photos à Angie et, pendant qu’elle les regarde, je lis la coupure de journal qui les accompagne. Effectivement, c’est l’annonce type que font passer les marchands de viande femelle qui cherchent à renouveler leurs stocks. Ça dit :
  
  
  Rech. J.F. possédant passeport pour empl. danseuse dans troupe chorégr. renommée. Phys, agr. Formation assurée par prof. dipl. Libre effectuer déplac. France. Italie, littoral méditerranéen.
  
  
  Je passe le papelard à Angie qui le lit puis déclare :
  
  — Vous avez entièrement raison, monsieur le Sénateur. C’est un travail de femme. Jamais un homme ne parviendra à pénétrer dans ce circuit. L’annonce est-elle encore valable ?
  
  — Oui, répond Lovett qui a l’air de ne pas en revenir. Il reste trois jours aux candidates pour s’inscrire.
  
  — Très bien, fait Angie. Je sais ce qu’il me reste à faire.
  
  Là, il est complètement déboussolé le pauvre Mike. Il avait dû soigneusement fignoler ses arguments et se préparer à une sacrée résistance. Eh bien, pas du tout. Elle n’attend même pas qu’on lui demande, elle prend les devants.
  
  Je la regarde se lever, fraîche et fragile comme une fleur des champs. Fragile ? Tu parles ! Même si elle a les allures d’une « petite sœur » – dans une version particulièrement sexy –, la potesse de Marne me semble être un sacré morceau.
  
  Et la voilà qui prend l’affaire en main.
  
  — Avez-vous d’autres indications permettant d’appuyer vos soupçons sur cette filière ? questionne-t-elle.
  
  — Nous avons retrouvé le couple qui les a conduites en stop jusqu’à New York, nous apprend Lovett. La jeune Sandy Fleischer n’a cessé d’en parler pendant la durée du voyage. Que voulez-vous, nous vivons dans un pays libre. Personne ne peut empêcher qui que ce soit de passer une petite annonce dans un journal tant qu’on n’a pas de preuve qu’il s’agit d’une manigance crapuleuse…
  
  — Bien sûr, bien sûr, approuve Angie comme pour le rassurer. Et avez-vous réussi à obtenir des renseignements sur le réseau qui organise ce genre de trafic ?
  
  — Oui, mais bien peu de choses, malheureusement. Barker et Lipton ont mené une enquête. Ils sont parvenus à se procurer une adresse postale dans la principauté de Monaco. Il semble que ce soit le point à partir duquel ils procèdent à l’envoi de leurs victimes vers les différents lieux de destination. Il s’agit de l’hôtel Splendide à Monte Carlo.
  
  Je note intérieurement. Je regarde Angie et je sais qu’elle fait de même. Puis on prend rapidement congé de Lovett après lui avoir juré qu’on s’éclipserait le plus vite et le plus discrètement possible de Washington.
  
  De retour dans la rue, je fais signe à un taxi en vadrouille qui ne se fait pas prier pour charger deux clients inattendus. Fidèle à mon serment, je lui fais contourner le centre-ville puis j’indique au chauffeur de nous conduire à Georgetown, sur l’autre rive du Potomac. Là, je nous fais déposer à six cents mètres d’une agence de location de voitures. Ça me paraît suffisamment loin pour que le gars ne fasse pas la relation au cas où on l’interrogerait.
  
  On loue une caisse et on se prend l’interstate en direction de New York, pensant être là-bas à la tombée de la nuit. Mais voilà-t-il pas qu’en traversant Baltimore, on échoue au restaurant Haussner’s qui propose la carte la plus importante du monde, les fruits de mer réputés les meilleurs du monde et la collection d’œuvres d’art originales les plus dégueulasses du monde.
  
  On s’installe l’un en face de l’autre devant une table fort alléchante. On a déjà commencé à faire connaissance, Angie et moi, mais je ne suis pas contre l’idée d’approfondir un peu ça. Tout en taillant copieusement la bavette, on attaque un plateau de fruits de mer, arrosé d’un petit tokay pas piqué des hannetons. Ensuite, on se fait cadeau d’une autre bavette, à l’échalote, celle-là, avec des pommes dauphine. J’ai envie de bien faire les choses alors je tape carrément dans le haut de gamme sur la carte des vins. Je nous offre un chambolles-musigny de je ne vous dirai pas quelle année car ça vous ferait blêmir. Quand on a descendu tout ça, on se sent franchement beaucoup mieux. Angie est de plus en plus loquace. Elle a l’œil allumé, et les joues aussi. On cale tous les deux sur le plateau de fromages et, histoire de faire une pause, je décide d’aller passer un coup de fil sans attendre le café. Je compose mon numéro.
  
  — T. Woodman – Co, j’écoute.
  
  Cette voix, mes aïeux !
  
  — Eh bien, Marne, vous travaillez tard ! Je m’attendais à tomber sur le répondeur.
  
  — Ah, Nick ! Vous avez bien trouvé Angie ?
  
  — C’est elle qui m’a trouvé. On est à Baltimore tous les deux. Dites-moi, Marne, est-ce que vous avez reçu un message de…
  
  Elle ne me laisse même pas terminer.
  
  — Oui. L’inspecteur Barker du FBI a appelé.
  
  — Alors ? Est-ce qu’ils ont quelque chose sur ce Fléau ?
  
  — Oui, mais c’est maigre. Tout le fichier le concernant a été détruit. Mais il a réussi à trouver quelqu’un au service des archives qui en avait quelques souvenirs. Apparemment, le Fléau est le nom de code d’une organisation terroriste qui était liée à Septembre Noir, à ses amis japonais et à la bande Baader-Meinhof.
  
  — C’est tout ? Rien d’autre ?
  
  — Hé non, Nick. Rien d’autre. J’ai averti tout le monde. Faites attention à vous. Et aussi à Angie.
  
  — Soyez tranquille en ce qui me concerne. Quant à elle, j’ai l’impression qu’elle est très capable de s’occuper d’elle-même. Il se pourrait bien que je finisse par lui proposer un travail à plein temps. Allez, bonne soirée, Marne !
  
  — Merci. Ciao, Nick !
  
  Je raccroche.
  
  Des bras m’enlacent avant que j’aie eu le temps de me retourner et deux menues menottes se pressent contre mes pectoraux.
  
  — Un travail à temps plein ? C’est gentil, ça ! murmure une voix malicieuse quelque part du côté de ma nuque.
  
  Je sens un petit corps se serrer voluptueusement contre moi et je devine qu’Angie a potassé à fond les œuvres de Paul Painlevé[4]. C’est peut-être un modèle réduit, mais je ne trouve rien à y redire. Elle doit mesurer un peu moins d’un mètre cinquante-cinq et peser dans les quarante-deux à quarante-trois kilos, mais je félicite Dame Nature d’avoir si judicieusement su répartir les kilos en question. Elle a calculé ça avec le plus grand art, au gramme près. Il y a juste ce qu’il faut là où il faut, ni trop, ni trop peu. Je me retourne et je prends la délicieuse brunette entre mes bras.
  
  — Comme tu avais déjà payé, j’ai pensé qu’on pouvait s’en aller, roucoule-t-elle d’un ton mutin. Mais ne t’inquiète pas, tu ne seras pas volé, j’ai mis les pâtisseries dans mon sac. Ça nous fera un en-cas pour plus tard…
  
  Je me baisse pour l’embrasser. Mon petit doigt ne m’avait pas menti. Ses lèvres sont d’authentiques friandises de luxe. Quant au gabarit, plus elle se blottit contre moi, plus elle me persuade que c’est tout ce qu’on veut sauf un problème. Son petit corps brûle d’un désir très communicatif qui ne demande qu’à s’exprimer pleinement. Je me promets de lui en donner l’occasion dès que possible.
  
  — Viens, sussurre Angie d’une voix presque rauque. J’étais dans la cabine d’à côté. J’ai réservé une chambre dans un hôtel que je connais au nord de Townson.
  
  *
  
  * *
  
  Dans l’hôtel qu’elle connaît au nord de Townson, Angie ressort de la salle de bains, une serviette nouée autour de la taille, les cheveux humides et en bataille. Quelques gouttes d’eau perlent encore sur ses seins hâlés et une lueur sensuelle brille au fond de ses yeux noisette. Le bouchon saute, la mousse coule, elle rit.
  
  — Voilà, dis-je en lui tendant une coupe. Zdarovie, pana[5] !
  
  — Prost ! répond Angie.
  
  Les bulles pétillent, le cristal tinte. Le champagne allume des feux dans les prunelles d’Angie. Son sourire fripon attise ceux qui brûlent en moi. Elle me prend la main et la pose sur sa serviette en disant :
  
  — Regarde, tu prends ce petit nœud-là comme ça, tu tires, et… hop !
  
  La serviette tombe à terre. Angie s’installe nonchalamment sur mes genoux et renverse la tête en arrière. Je la caresse.
  
  — Hummm…, gémit-elle, hummm… Nick… c’est… aaah ! C’est bon. Oui ! Oui ! Ouiii…
  
  La lumière douce inonde son corps superbe de reflets moirés. Elle ressemble à une figurine de bronze conçue par un artiste d’un talent inimitable. Elle est à la fois petite et immense. Je la soulève dans mes bras. C’est une plume. Elle pose sa coupe sur la table et laisse échapper un petit râle voluptueux. Ses ongles se plantent dans mon dos.
  
  Je la dépose sur le lit. Elle est douce comme un coussin de velours et dure comme un ressort d’acier. Gourmande, infatigable et totalement abandonnée.
  
  *
  
  * *
  
  Je me réveille. Je m’étire en clignant des yeux.
  
  Il y a quelque chose qui cloche…
  
  Angie ! Elle n’est plus là !
  
  J’aperçois un papier sur la coiffeuse. Je me lève d’un bond et je lis :
  
  
  Excuse-moi, Nick mais c’est un travail de femme. Il faut que j’aie une journée d’avance sur toi, c’est le seul moyen de réussir. Viens me chercher et nous aurons encore beaucoup d’autres nuits comme celle-là. D’abord, je récupère les gamines et, ensuite, toi tu viens me récupérer.
  
  
  Je t’adore, Angie
  
  
  Plus que six jours pour récupérer la fille du sheik. Angie évaporée dans la nature. J’ai deux excellentes raisons pour quitter les États-Unis le plus vite possible.
  
  J’appelle Marne pour lui demander s’il y a du nouveau. Rien, pour le moment. Je l’informe des derniers rebondissements et je file me raser. Non, d’abord, téléphoner à la réception pour demander qu’on me monte la note et qu’on me prépare la voiture.
  
  Je suis en train de me donner un coup de lame rapide quand une énorme déflagration fait trembler les vitres. Je fonce à la fenêtre mais je sais déjà ce qui est arrivé.
  
  Je regarde le bras immobile qui pend par la fenêtre de ma voiture en flammes. La colonne de fumée noire qui s’élève de ce cercueil incandescent me fait reculer dans la chambre.
  
  Un pauvre bougre a perdu la vie en m’avançant la voiture. Un innocent ! J’ai envie de cogner !
  
  Prépare tes abattis, le Fléau. Ça va faire très mal pour ton matricule…
  
  
  
  
  
  Chapitre VI
  
  
  L’avion d’Air-Inter se pose sur la piste de l’aéroport de Nice. Après l’explosion de la voiture, les formalités m’ont fait perdre un temps fou et je n’ai pas pu attraper le premier vol. En passant par Paris, j’ai aussi été rendre une petite visite à Jacques Rochard[6], histoire de voir s’il n’avait pas des renseignements sur ce réseau de traite des Blanches. Rien du tout, naturellement. En un mot comme en cent, ça commence à presser. Plus que cinq jours avant l’arrivée du sheik Ali à Washington.
  
  Pourvu, mais alors pourvu, que le tuyau du FBI ne soit pas percé. Sinon, ça risque de faire vilain. Si la piste de l’hôtel Splendide ne donne rien, je ne vois pas comment je pourrai remettre le grapin sur Angie. Et sur les gamines par la même occasion.
  
  Je me propulse directement chez Avis et je loue une CX 2400. Une belle bagnole, gris métallisé, presque neuve. J’espère qu’elle ne finira pas comme la Ford louée à Georgetown. Justement, en repensant à ça, je me dis qu’il vaudrait mieux éviter de gagner Monaco par le bord de mer. Il y a un peu trop d’endroits où un petit malin un peu cascadeur pourrait essayer de me faire faire le plongeon dans la grande mare aux canards. Quant à l’autoroute A8, non merci, c’est au moins aussi risqué et, avec le défilé de Ferrari, Porsche, Matra, Alfa-Romeo qui foncent à tombeau ouvert vers le circuit du Grand Prix, j’aurais du mal à repérer ce genre de petit malin. Conclusion, je prends la D 2204 en direction de l’Escarène. Je compte bifurquer à La Turbie pour redescendre sur la principauté. Ce sera nettement plus cool que par l’autoroute ou la corniche.
  
  Le temps est superbe. Dès que je suis sorti de la ville, la stridulation des cigales m’enveloppe d’un galimatias presque obsédant. Fragrance des pins, scintillement vert-argent des feuilles d’oliviers, énormes agaves qui, avant de mourir, dressent orgueilleusement vers le ciel leurs fleurs en parasol… Et pourtant, je ne me sens pas l’âme d’un touriste. Le moral est loin d’être au beau fixe. En plus, sans avoir encore rien repéré de précis, j’ai la vague sensation d’être suivi.
  
  La route décrit de sacrés lacets et il me faut un bon bout de temps pour l’apercevoir dans mon rétro : une Mercedes noire. J’accélère. Elle accélère. Bon, je crois que voilà mon client. Dès que je trouve une route sur la gauche, je tourne, la Mercedes tourne aussi. La route est de plus en plus tortueuse. Un panneau m’indique que je me dirige vers Roquebillière. Connais pas, et la carte est dans la boîte à gants. Heureusement que la Citroën accroche bien. Je bombe comme un damné, prenant tous les virages à la corde en faisant une petite prière à chaque fois pour ne pas me retrouver nez à nez avec un camion ou un autre dingue dans mon genre. La Mercedes est toujours dans mon rétro. Vu la rapidité à peine tangible à laquelle je gagne du terrain, je risque de me retrouver à la frontière italienne avant de l’avoir semée.
  
  Alors je change de tactique. Je lève le pied et je me retrouve bientôt à l’allure du bon papa qui prend le temps d’admirer le paysage. La bagnole noire grossit dans mon rétro mais garde ses distances. Je la surveille attentivement. Il y a deux types à l’avant mais, apparemment, aucun d’eux n’a l’air de pointer une arme dans ma direction.
  
  Ça m’incite à poursuivre mon plan. Je ralentis encore, vingt à l’heure, quinze à l’heure… Je me déporte au beau milieu de la chaussée et je m’arrête net.
  
  La Mercedes fait halte à une quarantaine de mètres. Un type sort par la portière de droite et s’avance vers ma CX. J’attends qu’il soit presque à toucher le pare-chocs arrière, j’enclenche la première et je démarre sur les chapeaux de roues. Je me marre en voyant sa tronche ahurie. J’ai déjà passé la troisième et je suis à plus de cent quand son copain réagit, repart, s’arrête pour le ramasser au passage et se relance à mes trousses. J’allume la radio, histoire de me stimuler un peu et je tombe sur radio Monte-Carlo en pleine page de pub. Celle que j’entends vante les qualités d’une marque de pâtée pour chiens et, si je devais la prendre au pied de la lettre, je croirais qu’on peut en servir sur canapés dans les cocktails sans que personne se rende compte de rien. J’éteins la radio et j’appuie sur un autre bouton pour baisser ma vitre. L’air s’engouffre dans la bagnole et je me sens presque grisé.
  
  Au détour d’une épingle à cheveux, j’aperçois la Mercedes, loin en contrebas, qui négocie péniblement un virage. Je sais que je l’ai définitivement grattée. Elle est trop vieille et trop lourde pour combler l’écart avec la CX, maintenant.
  
  J’arrive bientôt dans Roquebillière que je traverse presque sans ralentir sous les regards effarés de la population. Par la fenêtre ouverte, j’entends un indigène me crier un truc que je ne comprends pas. Phonétiquement, ça donne quelque chose dans le genre : « Fanngue de puuuteu ! » Bof, probablement un type qui n’aime pas les touristes insolents qui roulent à une vitesse insolente dans leurs grosses voitures insolentes…
  
  Passé Roquebillière, je traverse Saint-Martin-Vésubie puis Saint-Dalmas. Un peu plus loin je tourne à gauche et je me rechoppe la D 2206. Encore une vingtaine de bornes et la petite route se jette dans la N 202. Plus aucune trace de la Mercedes noire. Les deux loustics ont dû comprendre que ce n’était pas la peine d’insister. Mais quelque chose me dit que je risque de les revoir avant peu.
  
  Je lève le pied. Il y a un peu plus de circulation par ici et je ne vois pas l’intérêt de me faire siffler par un flic de la route. Je passe sous l’autoroute, je tourne à gauche et je regagne Nice par la côte.
  
  Quand j’arrive enfin dans la principauté, avec ses superbes flics d’allure coloniale dans leurs guérites blanches, le compteur journalier qui avait été remis à zéro indique un peu plus de cent vingt bornes. Et il est presque midi.
  
  Je me renseigne et j’apprends que l’hôtel Splendide ne se trouve pas à Monte-Carlo mais à La Condamine. Je restitue la CX à la succursale locale de chez Avis, je casque une douloureuse un petit peu salée pour un simple trajet Nice-Monaco et je saute dans un taxi qui n’attendait que ça. Au moment où mon chauffeur me dépose devant le Splendide, j’entends midi sonner quelque part à un carillon.
  
  On ne peut pas dire que le bâtiment soit miteux, on ne trouve rien de miteux à Monaco, mais il détonne. Pourquoi ? Parce qu’il est neuf, tout simplement. Cette simple caractéristique suffit à faire baisser un établissement dans la hiérarchie. Dans ce minuscule État de moins de vingt-cinq mille habitants, tout doit être vieux pour faire classe. Y compris le fric. Je dirais même surtout le fric. Il doit être tellement ancien que personne, ni dans le business ni dans la famille, ne puisse en connaître l’origine et éventer les ignominies qui ont été commises pour l’entasser.
  
  Je remplis une fiche au nom de Carter Nicholson, propriétaire d’une grosse affaire d’import-export à Sioux Falls. On m’attribue la chambre 500.
  
  Je monte déposer mon menu bagage et je redescends voir si je trouve un endroit où colmater le creux que j’ai à l’estomac. Au moment où je passe devant la réception, je vois un type occupé à feuilleter le registre pendant que l’employé a le dos tourné. Je le reconnais aussitôt, c’est celui qui est descendu de la Mercedes noire, tout à l’heure sur la route. Je passe discrètement derrière lui en me demandant comment il a pu faire pour retrouver ma trace aussi vite.
  
  De toute façon, il faudra bien que le contact s’opère un jour, ce sera le seul moyen de tirer les choses au clair. Je ne m’en fais donc pas trop en sortant dans la rue et en me baladant devant les vitrines des restaurants. Tout à coup l’un d’eux attire mon attention. C’est un restau thaïlandais. Depuis la fin de la guerre du Viêt-nam, les restaurants asiatiques se sont multipliés comme des lapins en liberté, aussi bien en Europe qu’aux États-Unis. Ça fait une paye que je n’ai pas mangé bridé. Je me laisse tenter. J’entre.
  
  C’est grand, tout neuf, tout propre et ça s’appelle le Krung Tep. Je m’installe à une table, je commande un bœuf au gingembre et un bon plat de tofu.
  
  Puis, je regarde autour de moi…
  
  C’est pratiquement désert. Dans un coin, je vois deux souris, le style vieilles filles d’une quarante-cinquantaine d’années habillées en collégiennes pour essayer de se draguer un nabab. Un bonhomme à la carrure de colosse est en train de manger un peu plus loin. Il me tourne le dos et je vois sous sa chemise à carreaux les muscles de ses épaules qui bougent tandis qu’il manipule ses baguettes.
  
  Je rappelle le garçon pour commander une bibine. Pas de chance, leur stock de bière thaïlandaise a été pillé et tout ce que j’arrive à me faire servir, c’est une Kronenbourg toute bête.
  
  Deux hommes pointent le nez à la porte. Décidément, ils sont efficaces, mes amis à la Mercedes noire. Ils font un tour d’horizon de la salle en évitant soigneusement de me regarder en face. Le serveur m’apporte ma bière. J’en avale une petite lampée et je lui dis :
  
  — Je reviens tout de suite. J’ai oublié quelque chose dans ma voiture.
  
  Au lieu de sortir directement dans la rue, je prends une porte latérale qui donne sur une petite allée. J’ai envie qu’on me suive. Je me retourne pour voir si mes copains ont bien pigé la règle du jeu et je reçois un énorme coup de quelque chose derrière le crâne. Me voilà à genoux dans l’allée avec une guirlande de Noël qui clignote devant les yeux. Je secoue la tête pour remettre un peu d’ordre là-dedans. C’est mes deux types. Ils ont très bien pigé la règle du jeu. Ils ont même anticipé ma petite manœuvre. Celui qui a la matraque s’avance. Je fais un roulé-boulé pour lui échapper. Son collègue dégaine un gros revolver de fabrication soviétique.
  
  Encore sonné, j’arrive à porter la main sur la crosse de Wilhelmina. Mais j’ai l’impression que mes doigts sont complètement mous. Si je n’étais pas aussi vigilant avec les éléments constitutifs de mon anatomie, je jurerais que quelqu’un me les a remplacés en douce par des saucisses de Francfort. En tout cas, impossible d’en tirer quoi que ce soit.
  
  Et là, coup de pot magistral. Le balèze du restaurant, le gars aux gros muscles sous la chemise à carreaux bleus, sort dans l’allée, intrigué par le remue-ménage. Il réagit vite. Une desserte chargée de grosses miches de pain à l’ancienne, à la mie bien tassée et à la croûte bien solide, se trouve juste là, à côté de la porte. Le costaud attrape un pain et, tel un batteur de base-ball, le balance dans le pif du type au revolver. Le coup part. Je sens le pruneau me frôler l’oreille. Puis l’arme tombe sur le sol.
  
  Mes doigts semblent avoir retrouvé leur ossature et leur consistance habituelle. Je dégaine mon bon vieux Lüger mais le matraqueur me propose un solide coup de savate au poignet. Ma Wilhelmina va rejoindre le revolver dans la poussière. Son propriétaire qui saigne comme un porc fraîchement égorgé se relève et file sans demander son reste, suivi de son compère à la matraque.
  
  Le grand type du restaurant les regarde se tirer en rigolant comme une baleine. Je lui décoche un coup d’œil et je le catalogue tout de suite. C’est le genre dur à cuire, rigolard et dangereux. La variété d’homo sapiens qui vous persuade illico que cinquante-cinq ans, c’est la fleur de l’âge. On voit à sa forme biscornue et aplatie que son nez a été écrasé un certain nombre de fois. Il me rappelle un type que j’ai connu au pays, un vieux boxeur de Los Angeles nommé Art Aragon. Son nez était tellement bousillé que, quand il le gênait, Art tirait dessus et s’enfilait le bout dans l’oreille droite ou dans l’oreille gauche. Au choix.
  
  Voilà à peu près la dégaine du morcif. Et lui, en plus, il a l’air intelligent.
  
  — Eh bien, Monsieur, me fait-il d’une super voix de rogomme, venez donc finir votre déjeuner.
  
  Poliment, il m’indique la porte avec une main qui doit avoir la superficie d’une belle entrecôte pour deux. Je lui adresse un grand sourire tout en me frottant la nuque à l’endroit où la matraque m’a cogné.
  
  — Après vous. Je n’en ferai rien.
  
  Il me rebalance un sourire et entre sans discuter.
  
  — Hé, garçon ! fait le mastard en agitant la miche sanglante, quelqu’un a perdu ça sur le pas de votre porte.
  
  Il laisse échapper un gros rire puis me désigne du doigt et ajoute :
  
  — Monsieur va finir son repas à ma table.
  
  Le garçon le regarde, l’œil étonné, mais acquiesce d’un hochement de tête. Avec un type comme ça, de toute façon, personne n’a envie de discuter. Le maousse se pose devant son assiette et m’indique une chaise en face de lui.
  
  — Ce n’est pas très peuplé à l’heure du déjeuner, hein ? fait-il observer histoire de lancer la discussion. Les touristes, c’est plutôt le soir. À midi, il n’y a pratiquement que nous autres, les anciens de la Légion étrangère. J’étais à Diên Biên Phu. Dans le dernier avion qui ait réussi à décoller. C’est une vieille histoire sentimentale, vous comprenez. On passait toutes nos permissions en Thaïlande.
  
  Je m’assieds. Vu la situation, je n’ai pas trop envie de lier connaissance. Le gaillard risque de m’encombrer. D’un autre côté, je le trouve plutôt sympa et puis je ne peux quand même pas lui tirer ma révérence comme ça.
  
  — Tous ceux qui ont goûté à la cuisine thaïlandaise y reviennent dès qu’ils en ont l’occasion, dis-je. J’ai fait moi-même pas mal de voyages en Asie du Sud-Est.
  
  — Vous êtes américain ?
  
  — Oui. À quoi voyez-vous cela ?
  
  Inutile de vous dire qu’on est en train de causer en français.
  
  — Oh, je ne sais pas, répond le mastodonte. Peut-être une toute petite pointe d’accent. Mais non, elle est impossible à identifier. Finalement, je crois que c’est le nez. Avec la taille de la truffe que je me trimballe, je peux me permettre d’avoir du flair ! Ha ! Ha ! Ha !
  
  J’apprécie :
  
  — Bravo ! Vous avez mis dans le mille du premier coup.
  
  — Dites-moi, reprend l’énorme type d’un ton presque confidentiel, j’ai eu un problème dernièrement avec une de vos compatriotes…
  
  — Ah bon, fais-je, tout ouïe.
  
  — Voilà, elle me demandait la direction de la plage. Je lui ai répondu, très poliment, en anglais, et je me suis fait passer un savon de première.
  
  Je commence à sourire, devinant ce qui lui est arrivé.
  
  — Je crois avoir saisi, dis-je. Vous lui avez indiqué la plage, the beach, c’est cela ?
  
  — C’est cela même, confirme le sosie d’Art Aragon.
  
  J’explique :
  
  — Les Français ont souvent un problème avec la prononciation du « i » long. Beach, se prononce « biiitch ». Si vous n’allongez pas assez le « i », cela donne bitch, ce qui signifie « putain ». Je comprends que cette brave dame se soit sentie quelque peu insultée.
  
  — Ah, ça s’éclaire, maintenant, fait mon interlocuteur. Je vois, je vois…, ajoute-t-il, pensif, en grattant une tonsure naissante, beach veut dire plage et bitch putain.
  
  Puis, après un court instant de réflexion, il enchaîne, l’œil amusé :
  
  — Dans le fond, je me demande pourquoi vous faites tant de chichis pour qu’on marque la différence entre beach et bitch. Les deux sont faites pour qu’on s’allonge dessus, non ?
  
  Et de se boyauter énergiquement pendant une bonne trentaine de secondes. Ça n’est pas la subtilité faite homme mais moi, je le trouve marrant. Je me tire-bouchonne de concert. La glace est définitivement brisée. Je reprends :
  
  — Dites-moi, vous avez eu un comportement plutôt rare. N’importe qui à votre place aurait ameuté les flics.
  
  — Vous aussi vous êtes un drôle de zèbre, remarque-t-il. J’ai très bien vu le Lüger d’époque que vous avez dégainé, un vieux de la vieille, celui-là. Je suppose que tous les touristes américains ne se promènent pas avec ce genre de joujou sur eux.
  
  Le serveur arrive avec ma boustifaille. Je goûte. À Bangkok, ça ne ferait sûrement pas déplacer des foules mais je trouve ça potable. Je lève les yeux vers mon colossal commensal :
  
  — C’est une longue histoire. Mais d’abord, je me présente. Nicholson. Carter Nicholson.
  
  Je me lève, très bon touriste yankee comme il faut, et je tends une main qu’il m’écrabouille. Ses avant-bras doivent avoir le gabarit d’un gigot d’agneau. Je me rassieds et regarde le bout de mes doigts, étonné de ne pas y voir perler quelques gouttes de sang.
  
  — Moi, c’est Legras, fait le corpulent. Jean Legras. Monsieur Nicholson, je suis prêt à parier que vous êtes flic. Je suis de la partie, moi aussi et, rappelez-vous, j’ai le nez.
  
  Il me fait une bonne impression, ce Legras. Je décide de lui accorder ma confiance.
  
  — Vous avez raison. Je suis ici pour une affaire de jeunes filles qui ont disparu de la circulation. J’ai réussi à remonter la piste jusqu’ici. Tenez, ce sont elles.
  
  Je lui tends deux doubles de photos de Mounira Mouchamjel et de Sandy Fleischer.
  
  Legras a un sacré coup de baguette. Je crois qu’il est meilleur que moi. Tout en zyeutant les portraits, il finit de liquider le contenu de son assiette puis déclare :
  
  — Non. Leur tête ne me dit rien. Je vois que nous sommes tous les deux hors de notre territoire. Personnellement, je suis inspecteur à Marseille. En théorie, je n’ai rien à faire ici mais je suis aussi sur une piste. Une bande de contrebandiers qu’on a gentiment raccompagnés à la frontière italienne il y a trois mois parce qu’on n’avait aucune preuve contre eux. De nombreux indices montrent qu’ils trafiquent dans la principauté. Ce n’est pas sorcier, vous devez vous en douter. Pratiquement tout ce qui est un tant soit peu douteux finit un jour ou l’autre par atterrir ici. Il n’y a quasiment pas de loi et la fiscalité est inexistante.
  
  Legras finit de descendre son verre de bière, lâche un rot qui manque de me fêler la boîte crânienne, et se recommande aussitôt un autre demi.
  
  — Nous pourrions peut-être travailler en collaboration, propose-t-il. Si je découvre quelque chose qui vous intéresse, je vous informe, et vous faites la même chose avec moi. D’accord ?
  
  — D’accord.
  
  — Je crèche au Dauphin, boulevard du général de Gaulle.
  
  — Moi au Splendide, chambre 500.
  
  Legras avale son demi cul sec et restitue à l’atmosphère la totalité des bulles qu’il contenait sous la forme d’un roulement de grosse caisse. Dans le coin de la salle, je vois l’une des deux vieilles filles sauter de stupeur sur son siège. Il se lève en me tendant son énorme louche.
  
  — Non, non, restez assis et finissez tranquillement de manger, dit-il. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais garder vos photos. Mon travail m’amène très souvent ici et il se pourrait bien que je découvre quelque chose en parlant autour de moi. Si j’ai des nouvelles, je vous passe un coup de fil. Allez, à bientôt sûrement.
  
  — Oui, au plaisir, dis-je en me faisant à nouveau broyer les phalanges.
  
  Le sourire de Legras est à la fois dur et amical, celui d’un vieux baroudeur. Je le regarde véhiculer son immense carcasse jusqu’à la porte. Il a la démarche chaloupée et nonchalante du type qui se sent sûr de lui. Un boitement à peine visible – souvenir, sans doute, d’une blessure de guerre – n’a pas l’air de le handicaper pour deux ronds.
  
  *
  
  * *
  
  Quand je ressors dans la rue, les badauds semblent avoir pris possession de La Condamine. Les trottoirs sont bondés de touristes allemands, japonais, hollandais, britanniques, japonais, américains et japonais. Je dois jouer des coudes pour me tailler un chemin parmi la foule.
  
  Presque immédiatement, je détecte une autre filature.
  
  Ne me demandez pas comment je fais, je ne le sais pas moi-même. Et puis d’abord, est-ce que ça vous regarde ?
  
  On me suit, je le sens. Mais qui ? Et où ? Il y a tellement de monde que je ne vois même pas le bout de mes souliers. Le meilleur moyen de démasquer un type qui vous file le train, c’est d’aller se balader dans les endroits les moins peuplés. En suivant un itinéraire abracadabrant, on finit par repérer un quidam, toujours le même, qui a l’air de ne pas y toucher mais qui vous croise à intervalles un peu trop réguliers pour être honnête.
  
  C’est ce que je fais, deux ou trois fois de suite, autour du même pâté de maisons. Peau de balle. Mon ombre doit être un sacré fortiche. Je n’arrive même pas à dénicher un semblant de suspect. Tout doucement, je me propulse, les mains dans les poches en direction du casino. Toujours aucun signe de filature et pourtant, je sais qu’on me suit.
  
  Vous connaissez une jolie femme ? Oh, allons, cherchez un peu, vous devez quand même bien en connaître au moins une ! Ah, vous voyez en vous creusant un petit peu… Eh bien, interrogez-la. Elle comprendra de quoi je parle. Même sans se retourner, voire les yeux bandés, ce genre de nanas est capable de dire qu’un regard appréciateur est en train de leur caresser les jambes ou les fesses. Moi, c’est pareil, sauf que ce n’est pas mon académie qui intéresse et que ça ne me titille pas, mais pas du tout.
  
  À propos, je ne suis pas simplement en train de me balader en ville, figurez-vous. Je vais voir M. Conrad, le contact de l’AXE ici depuis une quinzaine d’années.
  
  
  En rentrant à mon hôtel, j’ai l’impression d’avoir fait une belle connerie. La sensation d’être observé, quelque part, dans mon dos, est de plus en plus forte et agaçante. J’ai bien trouvé le superbe salon de massage où est censé bosser M. Conrad. Je l’ai demandé. Un type s’est pointé. Tu parles ! Il ressemblait au vieux Conrad autant moi à un jeune confédéré…
  
  
  Je vais à la réception. Je prends mes clefs et je demande s’il y a eu des messages. L’employé me tend une poignée d’enveloppes. Je refrène ma curiosité jusqu’à ce que la porte de ma chambre soit bouclée derrière moi. Puis je sors les messages de ma poche.
  
  Le premier est de Marne :
  
  
  Rappellerai à minuit, heure française. Marne.
  
  
  Ce truc-là a été transcrit par un employé sur papier à en-tête de l’hôtel.
  
  Les deux suivants sont dans des enveloppes à en-tête elles aussi, le genre d’enveloppes qu’on trouve sur les comptoirs à la disposition des gens qui veulent, justement, laisser des messages. J’ouvre la première. La lettre est écrite en français :
  
  
  Monsieur Nicholson,
  
  Je pense avoir trouvé une personne ayant des révélations à faire au sujet des disparues. Si vous êtes d’accord, je vous l’amènerai à votre hôtel ce soir à vingt-deux heures. Jean Legras.
  
  P.S. : Ayez l’obligeance de m’appeler au cas où l’heure ne vous conviendrait pas.
  
  
  Eh bien, voilà déjà de quoi occuper ma soirée. C’est tout juste si je vais avoir le temps d’avaler un morceau. Enfin… boulot oblige. Je glisse un doigt sous l’abattant de l’autre enveloppe, je l’ouvre et je manque de la laisser tomber.
  
  Que fait Nick Carter à Monaco ?
  
  C’est tout. Et c’est tapé à la machine. D’après les caractères, je pense qu’il s’agit d’une vieille Olympia. OK, ma couverture est carbonisée. Natürlich, le papier n’a pas d’en-tête, ni même de filigrane. Qui a bien pu être assez mignon pour me prévenir de la sorte ? En fait, il y a deux groupes qui ont des raisons de s’intéresser à ma présence dans la principauté : Le Fléau et le réseau de traite des Blanches. L’un ou l’autre, ou les deux, a percé ma fausse identité à jour. Mais pourquoi me faire parvenir un billet doux de ce genre ? Ça ressemble presque à une farce d’écolier. Tout de même, je suis aux prises avec des particuliers qui n’hésitent pas à faire sauter des voitures et à tuer des gens ! C’est un peu plus sérieux que ça.
  
  Un peu perplexe, j’ouvre la dernière enveloppe. Encore une enveloppe de l’hôtel et papier itou.
  
  Non ? C’est Angie !
  
  
  Nick,
  
  Je suis ici, chambre 400. Ils vont nous transférer à Nice vers onze heures pour nous embarquer dans un avion qui décolle à minuit. Destination : Zurich. J’ai réussi à savoir que c’était là que se trouvaient les gamines. En principe, elles devraient encore y être au moment de mon arrivée. J’ai entendu dire qu’on me destinait à une grosse légume. Tu vois, au moins si tu ne viens pas me chercher, je finirai dans un harem avec un joli diamant dans le nombril et pas dans un claque de Bogota à me faire sauter chaque nuit par trente ou quarante ouvriers des exploitations pétrolières. Que cette nouvelle rassurante ne te fasse quand même pas changer d’avis. Je t’attends ce soir, Angie.
  
  
  Eh bien, je ne croyais pas si bien dire. Une soirée chargée en perspective.
  
  Instinctivement, je glisse la main dans ma veste et je caresse Wilhelmina. Son contact dur, rassurant, me réconforte. Malgré ça, pour la cinquantième fois de la journée, je ne peux pas m’empêcher de tiquer. Même à l’intérieur de ma chambre, je sens que quelqu’un m’observe. M’observe et m’écoute…
  
  
  Il faut que j’attende vingt heures pour que le crépuscule soit bien là. La ville, elle n’a pas attendu si longtemps pour se transformer en un genre de carnaval chamarré de lumières multicolores. Vous n’avez jamais maudit les inventeurs du néon ?
  
  Moi, si. Et en ce moment même. Parce que je pense qu’il va falloir que je descende à l’étage en dessous en espérant que personne n’aura la mauvaise idée de lever le nez en l’air et de se demander ce que je fais là.
  
  Je me palpe partout avant de monter sur l’appui de la fenêtre. Wilhelmina, dans son holster. Hugo, contre mon bras, dans son étui de chamois. Et Pierre, dans son petit sac, à côté de mes précieuses. C’est un peu ma génuflexion devant les dieux qui m’ont permis de vivre jusqu’à ce jour. Et alors ? Vous faites bien vos prières, vous ? Laissez-moi faire les miennes.
  
  La règle dans tous les hôtels monégasques, même les récents, c’est le plafond à quatre mètres cinquante du sol. Du cinquième étage, le plongeon est sacrément plus important que dans un bâtiment moderne normal. Je regarde en bas et je me dis qu’il ne faut pas regarder en bas, si vous me suivez… Je me laisse glisser par-dessus la barre de la fenêtre, je cherche une prise et, tout doucement, je descends vers une autre fenêtre, brillamment éclairée, celle de la chambre 400, à l’étage en dessous.
  
  Une chambre ? Que nenni, un appartement. C’est le genre de turne conçue pour être modifiée à volonté en déverrouillant quelques portes. C’est plus grand et plus confortable que chez moi.
  
  J’avance un peu sur la corniche de pierre pour bien voir ce qui se passe à l’intérieur. Il y a un grand type costaud. À peu près ma taille mais il doit bien avoir vingt-cinq kilos de muscles en plus. Et tout l’excédent est ramassé au niveau des épaules et du cou, ce qui lui donne l’aspect d’un taureau de combat. Il est debout près d’un grand lit à baldaquin avec quatre gros montants de bois ouvragé. Il regarde vers le bas.
  
  Vers le bas, il y a Angie, toute nue, à quatre pattes. Sa petite frimousse de madone est couverte de contusions. Ses mains sont liées par des chaînes au grand lit à baldaquin. Elle se met à genoux et regarde le type avec des yeux chargés de dégoût et de haine. Lui est en train de faire quelque chose que je ne vois pas mais que je devine sur le devant de son falzar…
  
  Pour l’instant, personne ne m’a repéré. Je m’accroupis sur le rebord extérieur de la fenêtre. Maintenant, j’entends ce qu’ils disent :
  
  — Salaud ! crache Angie. Essaie un peu de me faire ça, et tu vas voir. Je te promets que je te la croque !
  
  — T’as vu mes mains, poupée ? Je mets ton crâne entre les deux, je serre un peu et il éclate comme une noix. Je n’aurais même pas besoin de forcer.
  
  — Écoute, libère-moi les mains. Je te ferais des tas de bonnes choses. Si tu me laisses ces chaînes et que tu essaies de me violer, je vais t’en faire voir de toutes les couleurs. Par contre, si tu me délivres et que tu me traites bien, ça peut être beaucoup plus agréable pour toi…
  
  — Mmmouais… On va peut-être voir ça…
  
  La fenêtre est sur espagnolette. Je glisse une main dans l’interstice et les doigts plaqués sur la crémone, je tire un coup vers le haut. Ça s’ouvre. J’entre doucement dans la pièce.
  
  Angie me voit immédiatement. Elle me fait une grimace qui veut dire : attends, ne bouge pas tout de suite. Je pige. Elle veut d’abord se faire libérer les mains. Elle a quand même du cran, la poulette, avec ses quarante kilos, face à ce monstre cyclopéen. Je hoche la tête et j’avance discrètement vers eux sur la pointp des pieds.
  
  — Lààà…, dit Angie, comme ça. Tu vas voir, ce sera beaucoup mieux. Allez, maintenant, viens par ici.
  
  Je vois ses mains. Elles sont libres.
  
  Et puis crac ! Nue comme un ver, la petite Angie passe à l’action. Et je vous garantis que ça vaut le coup d’œil. Si c’était un film, ce serait un mélange de porno et de Bruce Lee.
  
  Elle commence par lui balancer un grand coup de tête dans les roupettes. Puis elle se recule, se ramasse sur ses petits petons nus. Saut de carpe sur le côté et v’lac ! coup de pied retourné à la pomme d’Adam de l’adversaire qui s’écroule en avant et s’écrase le nez sur le parquet. Il n’a pas fait un pli, le taureau. Et ça n’a pas duré plus de trois ou quatre secondes.
  
  Angie se relève en se frottant les poignets, les yeux encore luisants de colère.
  
  — Tu m’excuseras, Nick mais j’ai oublié de mettre ma tenue de soirée pour te recevoir. Merci quand même de t’être porté au secours de la pauvre jeune fille en détresse.
  
  — Mais tout le plaisir a été pour moi.
  
  Et c’est vrai, parole de scout ! Ce petit bout de bonne femme, toute nue, brûlante, agressive, je n’ai rien vu d’aussi sexy depuis deux ou trois cents ans. Elle ajoute :
  
  — Merci surtout, de m’avoir laissée faire sa fête à cette espèce de gros dégueulasse.
  
  — Angie, je voudrais t’épargner ce cliché mais j’ai envie de te dire que tu es si belle quand tu es en colère…
  
  — Alors surtout, ne m’épargne rien, répond-elle en cherchant ses vêtements dans la pièce. Répète-moi des clichés autant que tu voudras. Mon narcissisme a besoin d’être alimenté en ce moment. Il en a pris un sacré coup, tu sais. À peu près une heure après que je t’ai écrit la lettre que je t’ai fait porter par un groom, ce fumier et un de ses copains m’ont droguée et m’ont violée.
  
  Elle trouve son pantalon et s’apprête à l’enfiler mais je l’intercepte et je la prends entre mes bras.
  
  — Humm…, Niiick, frémit-elle. Fais-moi penser à reprendre ça tout à l’heure. Maintenant, il faut filer rapidement. Ma valise est là-bas.
  
  Je vais prendre la valise.
  
  — Dis donc, fait-elle en s’habillant. Il faut faire quelque chose pour bébé-rose, là. Ah, j’ai une idée !
  
  Elle fouille dans un tiroir et en sort une seringue hypodermique et un flacon de quelque chose qui ne doit pas être très catholique.
  
  — Tu vois ce truc ? demande-t-elle. C’est avec ça qu’ils m’ont piquée tout à l’heure. Je vais lui coller double dose de cette saloperie. Ça devrait suffire pour lui faire faire des rêves dorés pendant au moins vingt-quatre heures.
  
  Aussitôt dit, aussitôt fait. Le type ne bouge même pas quand elle lui plante l’aiguille dans la veine du bras. Angie se relève et me regarde.
  
  — Maintenant, il va falloir remonter la filière, annonce-t-elle. Celui-là était censé accompagner la livraison. Mais personne ne connaît sa tête ici. J’ai toute la série des mots de passe. Tu vas pouvoir le remplacer. Je ne regrette qu’une chose c’est de ne pas pouvoir attendre l’autre pour lui faire subir le même sort. Allez, déguerpissons. Tiens, non, passe-moi mes chaussures, je les mettrai quand on sera dehors.
  
  Dès qu’on est dans ma chambre, elle se jette entre mes bras. Elle me l’a clairement dit : ce dont elle a besoin, c’est de quelque chose pour requinquer un narcissisme qui a pris un certain nombre de claques. Je crois avoir un traitement à lui proposer. Je m’attaque aux boutons de son corsage. Mes yeux se régalent du spectacle de ses seins bronzés. En deux temps et trois mouvements, elle est derechef en costume d’Ève…
  
  J’appelle le service. Un petit moment plus tard, un chasseur monte la bouteille de Rémy Martin que j’ai commandée. Je lui demande de me faire préparer ma note. Il dit qu’il va me l’apporter le plus vite possible. Je sers deux verres. J’en tends un à Angie et je hume le mien avant d’y tremper mes lèvres.
  
  Elle marche jusqu’à la glace murale et se regarde, l’air horrifié.
  
  — Nick ! Mais tu as vu dans quel état je suis ! Misère, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? Il faut absolument que je fasse quelque chose pour arranger ça !
  
  — Te dire quoi ? Moi, je te trouve superbe, baby.
  
  Et c’est vrai qu’elle l’est. Dès qu’on aura bouclé cette mission, il faudra que je l’emmène en vacances quelque part où elle n’ait pas besoin de s’habiller. Angle in naturalibus, c’est un spectacle dont je ne me fatiguerais jamais. Enfin, je serais peut-être fatigué à la fin de la journée, mais ce ne serait pas à force de la regarder, si vous voyez ce que je veux dire…
  
  — Continue comme ça, Nick. Je sens que mon ego se retape à la vitesse grand V. Maintenant, si tu as du savon quelque part, je me sens prête à user toute ta provision.
  
  — OK, va donc prendre une douche, tu as raison. Ça te fera du bien. Tu as vu cette salle de bains ? Grandiose, non ? Je suis sûr qu’ils n’en ont pas de comme ça dans leurs vieux palaces mités. Si tu as besoin de shampooing, tu en trouveras dans ma trousse de toilette.
  
  J’ouvre le mitigeur et j’attends que l’eau soit à bonne température. Avant de sauter sous la douche, Angie m’embrasse furtivement puis elle se glisse sous le jet chaud au milieu des nuages de vapeur.
  
  — Merci, Nick. Tu es un amour. Je t’adore !
  
  Je sors de la salle de bains et je ferme la porte derrière moi.
  
  
  
  
  
  Chapitre VII
  
  
  Toc-toc-toc. Ah, ça doit être le larbin qui vient m’apporter la douloureuse. Je me siffle une petite gorgée de cognac, je pose mon verre et je jette un coup d’œil à ma toquante. Déjà vingt-deux heures. Mon Dieu, que le temps passe…
  
  J’ouvre la porte. C’est Legras. Il est accompagné d’un zèbre vraiment bizarre. Costume pied-de-poule gris-beige, chemise bleu foncé à pois blancs, petit foulard blanc noué à l’intérieur du col et godasses noires pointues. J’allais oublier le plus important : la gapette à carreaux posée de travers, presque sur le sourcil gauche. Il a l’air tout droit sorti d’un estancot de la rue de Lappe. Il mesure environ un mètre soixante-dix, c’est dire qu’il arrive à peu près à l’épaule de Legras. Mais, à vue d’œil, il doit peser plus de cent kilos. Le plus curieux, c’est que les trois quarts de son poids ont l’air d’être massés dans la partie supérieure du corps. Il a une hure aussi volumineuse que celle d’un hippopotame, des épaules énormes, arrondies sur le dessus par un excédent de bidoche, des bras plutôt courts mais noueux comme des troncs d’arbres. Ses paluches sont gigantesques, plus développées encore que les battoirs de Legras. Je cherche un mot pour qualifier le dernier doigt de ses mains mais je ne trouve pas. Petit doigt est éliminé d’office en raison de la taille. Et auriculaire, n’en parlons pas. Il faudrait avoir les portugaises desservies par des bouches de métro pour pouvoir se les curer avec des salamis pareils. Pour compléter ce tableau idyllique, le dessus de ses grosses pattes est garni de poils broussailleux qui poussent anarchiquement, comme un roncier.
  
  Mon regard continue à descendre, examinant l’inconnu, et alors tout semble s’inverser. Sorti du buste et des membres supérieurs, on dirait qu’il n’y a plus rien. C’est taille de danseuse de flamenco, cuisses de sauterelle, mollets de moineau et petits petons de ballerine. On se demande comment le haut arrive à tenir sur le bas. Quand j’étais petit, c’était à peu près comme ça que j’imaginais le Minotaure. Je reluque bien ses targettes mais non, elles sont trop allongées, il est impossible qu’il y dissimule une paire de sabots bifides.
  
  Je serre à tour de rôle les deux pinces géantes qui se tendent vers moi et je propose un petit coup de cognac, puisque j’en ai sous la main. Legras décline mon offre avec un sourire et les deux hommes se posent sur un canapé que je leur indique d’un mouvement de bras accueillant.
  
  — Il ne comprend pas l’anglais, commence Legras en désignant d’un geste du pouce le drôle d’Indien qu’il m’a amené. Il s’appelle Marius Grosjonc, c’est un contrebandier. Un petit. En principe, il ne fait que dans le trafic des cigarettes et des alcools. Une livraison de cocaïne de temps en temps, mais c’est l’exception. C’est à Marseille qu’il a eu pour la première fois maille à partir avec nous. J’ai appris que, la semaine dernière, il avait exécuté un travail pour un groupe qui sévit à la fois sur la principauté et sur Marseille.
  
  — Quel groupe ?
  
  — Un réseau qui enlève des filles pour approvisionner les bords du Maghreb.
  
  — Et quel travail ce Grosjonc a-t-il fait pour eux ?
  
  — Un transport de bétail entre Marseille et la principauté. On avait raconté aux filles qu’il s’agissait d’une excursion. D’après lui, elles devaient transiter ici avant d’être acheminées vers un autre point de livraison. Quand elles sont arrivées, leurs accompagnateurs les ont droguées et livrées à une bande d’apaches pour un viol collectif. Le but de ce genre de traitement est d’anéantir le plus brutalement et le plus rapidement possible toute forme de fierté et de respect de soi-même, de persuader les filles qu’elles sont perdues à tout jamais. Naturellement, quand elles sont en état d’hypnose, elles se plient aux exigences les plus biscornues des violeurs. Une foule de photos sont prises. L’idée, c’est de les coincer en leur disant que leurs parents, leurs amis, les journaux locaux de l’endroit où elles habitaient recevront les clichés si elles refusent de participer bien sagement à la suite des opérations.
  
  Je balance un regard écœuré vers le Minotaure.
  
  — Et qu’est-ce qu’il vous a dit ? Il pense que mes deux gamines faisaient partie de son convoi ?
  
  — Oui, me répond Legras. Il s’est mis à table. J’avais un bon moyen de lui tirer les vers du nez. Je lui ai proposé de le blanchir pour l’enlèvement s’il acceptait de passer aux aveux et de témoigner par la suite. De plus, s’il refuse de collaborer, je livre sa femme et sa gosse à une bande rivale et elles finiront toutes les deux dans un claque ! Je ne puis rien faire contre l’implantation du réseau dans la principauté mais je veux briser ses activités à Marseille. Ce n’est pas un jeu, monsieur Nicholson et, pour cela, je suis prêt à tout !
  
  — Je vous comprends. Il les a vues ?
  
  — La rouquine et la petite Arabe ? Oui. Apparemment, la bande les tient à l’écart du reste des filles. Ce salopard de Grosjonc a participé aux viols et vos deux gamines ne sont pas passées à la casserole avec les autres. Arrivées, ici, elles ont été séparées du groupe et placées dans une maison particulière. Toujours d’après Grosjonc, elles devraient être acheminées sur Zurich mais je suppose que ce n’est qu’une première étape.
  
  — Ça recoupe des informations que j’ai reçues par ailleurs, dis-je. Mais j’ai ici une autre personne que j’aimerais confronter avec ce Grosjonc. Si vous voulez bien attendre un petit instant…
  
  — Certainement, fait Legras.
  
  Je me dirige vers la salle de bains et j’entrebâille la porte. Elle est là, toute fraîche, rose comme un loukoum, en train de se frictionner les cheveux avec ma serviette. À croquer. Au milieu de son visage, ses mirettes ressemblent à des grains de café. Ils brillent lorsqu’elle les lève vers moi, puis sourit.
  
  — Angie, mon flic français est là. Il est avec un des types qui ont amené Sandy et Mounira de Marseille. Tu voudras peut-être avoir une entrevue avec lui avant qu’il le conduise en taule.
  
  — OK, je t’emprunte ta robe de chambre. Mais attends une seconde que je me brosse les cheveux. J’ai l’air d’une vraie sorcière.
  
  — Si toutes les sorcières étaient comme toi, elles n’effraieraient pas grand monde.
  
  Je referme la porte et je rentre dans la pièce. Legras et Grosjonc se sont levés. Legras, la main près du revers de son veston, a les yeux rivés sur les grosses pognes de Grosjonc. Sous le veston, je distingue nettement la forme d’un pétard. Je vois qu’il ne prend aucun risque.
  
  J’annonce :
  
  — Elle arrive dans une minute.
  
  — Très bien, fait Legras, sans tourner la tête.
  
  Il est prêt à toute éventualité. De sa voix de mêlé-casse, il balance un autoritaire :
  
  — Tu as intérêt à te tenir à carreau, Marius !
  
  L’autre répond par un grognement incompréhensible.
  
  Je sais ce que redoute Legras : qu’Angie reconnaisse l’hippopotame, qu’elle se mette à gueuler et que ça provoque une réaction violente chez cette pourriture.
  
  La porte de la salle de bains s’ouvre. Je me retourne. C’est Angie, plus adorable que jamais dans ma robe de chambre qui lui bat les chevilles.
  
  — Angie, voici l’inspecteur Legras, de la police marseillaise. Il se pourrait bien que tu connaisses l’individu qui l’accompagne.
  
  — Niiick !
  
  — Allons, calme-toi, baby. Il ne va rien te faire ici. C’est bien lui, hein ?
  
  — Nick… Nick !
  
  Non, elle ne chante pas le vieux refrain de Sœur Sourire. Sa voix est plaintive, effrayée. Les yeux dilatés, elle pointe un doigt vers les deux hommes.
  
  Je pivote sur place.
  
  Legras a sorti son soufflant, et c’est sur moi qu’il le pointe. À son regard, je comprends tout de suite que ce n’est pas un poisson d’avril. D’ailleurs Grosjonc s’avance sur moi.
  
  — J’avais dans l’idée qu’on pourrait bien te retrouver ici, ricane Legras en se tournant vers Angie.
  
  — C’est lui, Nick, lui ! crie Angie. Ce n’est pas l’autre qui m’a violée !
  
  — J’ai pigé, dis-je en reculant vers le coin de la pièce pour m’éloigner d’elle le plus possible. Mais, tu as remarqué ? Ils n’ont qu’un flingue pour deux.
  
  — Vu, souffle-t-elle.
  
  — Toi, la greluche, bouge pas ! aboie Legras. Marius, occupe-toi de Carter.
  
  Et il connaît mon nom, en plus. Il est temps d’agir. D’un petit coup de poignet, je fais jaillir Hugo de son étui de chamois. Mon stylet, effilé comme un rasoir, traverse la pièce en sifflant et se plante en plein dans sa cible : le bras de Legras. Brave Hugo. Le géant lâche son pistolet. Je le vois, le visage déformé par une grimace de douleur, arracher Hugo de son bras sanglant et je me demande avec appréhension s’il va avoir la force de le renvoyer à l’expéditeur. Je dégainé Wilhelmina, je l’arme et, juste à ce moment, je distingue un mouvement du coin de l’œil. C’est le Minotaure qui fonce sur moi en brandissant au-dessus de sa tête un gros cendrier de porphyre. Énorme coup de gong, et puis plus rien.
  
  
  J’ouvre un œil et je le referme aussitôt. La lumière du plafonnier me frappe en pleine figure. Je tourne prudemment la tête sur le côté et je renouvelle l’opération. C’est plus concluant. Je me relève péniblement et je fais un tour d’horizon de la chambre. Angie et les deux lascars ont disparu.
  
  Dans mon crâne, le Philarmonique de New York est en train de jouer une symphonie de Bartok. Je me traîne jusqu’à la salle de bains où je fais dissoudre dans le verre à dents deux comprimés d’aspirine effervescente. Je regarde ma montre. Vingt-trois heures trente. Ils doivent déjà être à Nice, prêts à prendre l’avion de Zurich.
  
  Je retourne dans la pièce principale en remarquant au passage que les vêtements d’Angie se sont envolés et que ma valise a été mise en lambeaux. Ils ont au moins eu la gentillesse de me laisser mes armes. Je rengaine Wilhelmina. Il y a un peu de sang près du canapé. Hugo est planté dans la moquette. Je le récupère et je l’essuie dans un gros paquet de Kleenex que je jette par la fenêtre. L’air du dehors me fait un peu de bien. La bouteille de Rémy Martin est toujours sur la table. Je me sers un verre, que je commence à descendre doucement, histoire de me remettre les idées en place.
  
  Récapitulons. Angie est entre leurs mains. Ils savent qu’elle était dans la combine avec moi et ils connaissent mon nom. Pas grand-chose à tirer de ça, sauf qu’Angie est en grand danger et que, pour moi, la situation n’est pas brillante. Je finis mon verre et je m’en verse un autre.
  
  Driiing !
  
  Téléphone. Il ne manquait plus que ça. Je vide mon verre cul sec. Je sais que ça ne se fait pas avec du bon cognac mais, dans l’état où je suis, je serais même capable de m’en siffler au goulot.
  
  Je décroche. Hou la la, le cognac et l’aspirine me font un drôle de pastis dans l’estomac. J’ai les boyaux au bord des lèvres.
  
  — Votre appel de New York, monsieur Nicholson, annonce la standardiste.
  
  — Allô ! Nick ? fait la superbe voix ronronnante de Marne.
  
  La communication est d’une qualité incroyable. Je l’entends comme si elle appelait de la poste d’à côté. Dans mes pauvres intérieurs, l’alcool et le médicament se livrent une lutte sans merci. J’étouffe un hoquet avant de répondre :
  
  — Salut, baby. Alors ? Du nouveau ?
  
  — Dites donc, vous n’avez pas l’air en forme ! Que se passe-t-il ?
  
  — Je viens d’avaler une potion pas tout à fait naturelle. Mais ce n’est pas ça le plus grave. J’avais réussi à délivrer Angie et ils l’ont récupérée. Ils doivent avoir décollé et voler gaiement vers Zurich à l’heure qu’il est.
  
  — Matt Keller est en vacances à Lucerne, Nick. Il pourra peut-être attendre l’arrivée de l’appareil et leur filer le train.
  
  Précieuse Marne ! Aussi sec, elle me sort de mémoire l’adresse et le numéro de téléphone de Matt.
  
  — Merci, Marne. Quoi d’autre ?
  
  Mais qu’est-ce qui m’a pris d’avaler une mixture pareille ? J’ai l’impression d’abriter dans mes intérieurs un Vésuve en éruption.
  
  — Mike Willis s’est fait tirer dessus pendant qu’il faisait du ski à Aspen. Il a réussi à rattraper le tireur et à lui briser la nuque. Ensuite il l’a jeté au fond d’une crevasse et l’a recouvert de neige. Pas mal pour un gars qui avait un pruneau de 38 dans le bras !
  
  — En effet. Il sait qui c’était ?
  
  — Un Japonais. Mike m’a dit qu’il avait eu un mal fou à l’avoir. Un dur à cuire. Il avait un petit tatouage entre le pouce et l’index de la main droite. Un idéogramme sino-japonais. Ça représentait un V renversé avec un trait en équilibre sur la pointe, un peu comme une balance.
  
  Je sens une grosse bulle me remonter le long de l’œsophage. Je la force à redescendre et je demande :
  
  — Vous avez un dictionnaire sous la main, Marne ?
  
  — Oui. Mais…
  
  — Prenez-le et regardez au mot balance.
  
  Je l’entends feuilleter les pages à quelque chose comme six mille kilomètres de distance. Dans mon bide, c’est la chevauchée des Walkyries.
  
  — Balais… Balalaïka… Balance, voilà.
  
  — Lisez-moi la définition, s’il vous plaît.
  
  — Balance : Instrument servant à mesurer la masse des corps par comparaison avec des masses marquées. La balance traditionnelle se compose de deux plateaux suspendus à un fléau… Un fléau, Nick. Vous croyez que…
  
  — J’en suis presque sûr, ma choute. Prévenez tout le monde une fois de plus. Et essayez de joindre Barker au FBI. Demandez-lui ce que ça veut dire.
  
  — OK, Nick. Et Angie ? Elle était comment ? Ça allait ?
  
  — Si on veut. Elle s’était fait violer. Elle en était folle de rage. Je l’ai vue déglinguer à coups de pied nus un type qui devait faire plus du double de son poids. Je pense que si une fille a une chance de se sortir de là entière, c’est elle, mais…
  
  — Mais ?
  
  — Mais je croise les doigts, c’est tout.
  
  — Moi aussi. Tâchez de nous la récupérer, Nick. Allez, je vous laisse. Appelez Keller le plus vite possible.
  
  Ça gargouille comme une marmite de sorcière au fond de mon ventre. Je parviens à lâcher d’un ton guilleret :
  
  — Ciao, baby ! Et continuez à bien faire tourner la boutique !
  
  Puis je raccroche le téléphone et rote comme un cochon. Ouf ! C’était moins une, mais j’ai réussi à faire bonne figure devant Marne. Enfin, quand je dis « devant », c’est une façon de parler, bien sûr. Je crois que ça m’a fait du bien de me dégager. Ça cogne un peu moins à l’intérieur de mon crâne et je me sens plus léger. Tant et si bien que je vais me servir un autre verre de cognac pour ne pas laisser tomber le traitement en si bonne voie. J’en avale une bonne lampée. Cette fois, ça me réchauffe copieusement les intérieurs. Ensuite, j’appelle Matt Keller.
  
  Mon coup de fil passé, je vais balancer ma valise foutue dans le vide-ordures. Puis je descends régler ma note et je demande au veilleur de nuit de m’appeler un taxi. Physiquement, je me sens beaucoup mieux. J’ai lessivé ce qui restait dans la bouteille de Rémy Martin et, en principe, je devrais être plutôt euphorique. Eh bien, figurez-vous que non. Je suis dans une rogne noire.
  
  En sortant, j’ai de nouveau cette drôle d’impression d’être espionné. Je regarde autour de moi. Personne, sauf le portier qui est en train de regagner la bonne chaleur de l’hôtel. Devant la façade, il y a des tas de verdure dans de grands bacs. Si quelqu’un me surveille, il n’y a pas de meilleure planque. L’employé m’a dit qu’il faudrait attendre le taxi une dizaine de minutes. J’ai donc un peu de temps devant moi. Je m’approche de la haie de plantes vertes.
  
  La main sur la crosse de Wilhelmina, je lance au hasard :
  
  — Allez, ça suffit comme ça, ce petit jeu. Sors de là qu’on discute un peu tous les deux.
  
  J’entends un froissement derrière une rangée de thuyas nains. Je plonge la main dans ma poche et j’en sors une de ces petites lampes à un dollar qu’on jette quand elles sont usées. Je l’allume et je dirige le faisceau entre les arbustes.
  
  Il y a un type. Il essaie de parler. Mais il ne peut pas. C’est en baissant un peu le rayon lumineux que je pige pourquoi. Ce distrait s’est laissé trancher la gorge par surprise et il est en train d’en crever. Je l’éclaire soigneusement. Il est basané et doit venir du Moyen-Orient. C’est à peu près tout ce que je peux en dire. J’ai nettement l’impression qu’il cherche à me dire quelque chose. Je m’agenouille près de lui.
  
  — Ne force pas mon gars. Tu n’y arriveras pas et tu vas te faire mal pour rien. C’est moi qui vais t’interroger. Si c’est Legras et Grosjonc qui t’ont fait ça, tourne la main dans le sens des aiguilles d’une montre.
  
  Sa main tourne. Faiblement, très faiblement. Elle est toute exsangue, et pourtant elle tourne. Je poursuis mon interrogatoire :
  
  — Toi aussi, tu étais sur leur piste ?
  
  Je regarde sa main. Elle est immobile. Elle ne bougera plus, tout au moins pas par la volonté de son propriétaire.
  
  J’éteins ma loupiote. Et puis, brusquement, je la rallume. Je lui prends la main droite. Pas d’idéogramme. Rien sur la gauche non plus. Brusquement, sa montre attire mon attention. Cette montre… Non, ce n’est pas possible. Je me colle la lampe entre les dents, je la détache de son poignet et je la mets dans ma poche. Ensuite, je palpe le cadavre à peu près partout où il pourrait y avoir des fouilles. Au toucher, je sens à travers le tissu la forme d’un petit revolver. Sans intérêt. Par contre, je déniche un portefeuille. Ça, ça m’intéresse. Il va rejoindre la montre dans ma poche. Je me relève et j’éteins ma petite torche. Le taxi arrive juste à ce moment-là. J’ouvre la portière et j’annonce :
  
  — À l’aéroport de Nice.
  
  Pendant le trajet, j’ouvre le portefeuille du trépassé. Quelques papiers traînant à l’intérieur m’indiquent que l’homme s’appelait Slimane Thazi et qu’il était citoyen égyptien. Il contient aussi un petit carnet avec des tas de trucs écrits en caractères arabes mais, pour moi, c’est du chinois. Une seule chose peut avoir un semblant de sens à mes yeux. C’est un petit signe dessiné au verso de la couverture. Il a cette forme :
  
  
  
  
  
  Peut-être que je me monte le bourrichon. Peut-être que ce dessin veut dire « poisson d’avril » en chinois, en japonais ou en sanskrit. Peut-être qu’il représente une table, ou Danton après son passage à la guillotine.
  
  Mais, malgré tous ces « peut-être », pour moi, ce signe est l’emblème du Fléau. Et ça soulève immédiatement une question. Ce type n’avait pas de tatouage sur les mains. Donc il ne faisait vraisemblablement pas partie de l’organisation. Alors, comment se fait-il qu’il ait eu le carnet entre les mains ?
  
  Deux choses seulement sont sûres : premièrement, il a été trucidé par Legras et le Minotaure. Deuxièmement, il essayait de me contacter. Pour me faire des gentillesses ou des misères ? Ça, ça reste un point d’interrogation.
  
  Et puis il y a cette montre que je lui ai prise.
  
  J’allume ma petite lampe et je l’examine sous toutes les coutures.
  
  C’est une Oméga, une bonne montre, mais avec un boîtier ordinaire en inox. Le genre de boîtier qu’on ne trouve pas à l’exportation aux États-Unis. Visiblement, le propriétaire de cette toquante aime les choses qui fonctionnent bien mais se fout pas mal qu’elles soient présentées dans un emballage doré. Le bracelet est un de ces petits machins ordinaires qu’on peut acheter pour trois sous au drugstore du coin.
  
  Une très bonne montre. Elle a dix ans et elle est toujours d’une précision irréprochable. Comment je connais son âge ? Vous voulez savoir ? Pas compliqué. C’est la montre de David Hawk.
  
  Pendant le vol, j’ai tout le temps de me creuser le cigare sur la situation. Ce n’est pas pour ça que je trouve des réponses.
  
  Où l’égorgé de La Condamine a-t-il eu cette montre ? Hawk la lui a-t-elle donnée pour une raison x ou y ? Ou bien l’avait-il récupérée sur le corps du boss ?
  
  Hawk ? Une victime de plus à inscrire à l’actif du Fléau ?
  
  
  
  
  
  Chapitre VIII
  
  
  Matt Keller m’attend à mon arrivée à l’aéroport. Avec son mètre soixante-dix, il est un peu plus petit que la moyenne des agents de l’AXE. Enfin de l’ex-AXE, si je puis dire. Il avait une assez belle gueule, il y a quelques années, quand j’ai fait sa connaissance. Mais, depuis le jour où trois frappes lui sont tombées sur le poil dans une ruelle obscure, son nez a une très nette tendance à virer sur bâbord. Il me regarde approcher en considérant mes mains vides d’un air intrigué.
  
  — Pas de bagages ? fait-il.
  
  Il a son éternel cure-dents entre les lèvres. Je me demande où il s’en procure en Suisse. Peut-être qu’il les fait spécialement importer, après tout…
  
  — Voyons, Matt, tu sais bien que je dors toujours tout nu…
  
  — Ouais, fait-il en me collant une bonne bourrade dans le dos, et tu comptes sans doute trouver une pépée qui acceptera de te prêter sa brosse à dents.
  
  Je lui emboîte le pas.
  
  — Décidément, Matt, on ne peut rien te cacher. Alors, quoi de neuf par ici ?
  
  — Je sais où elles sont, si c’est ça qui t’intéresse.
  
  — Les deux gamines ?
  
  — Évidemment, les deux gamines. Tu croyais que je parlais de quoi ? De mes sœurs jumelles ?
  
  — Ça va, Matt, range ta mauvaise humeur ! Je sais que je t’emmerde pendant tes vacances mais je te revaudrai ça. Tu auras droit à une prime exceptionnelle. Et Angie, elle est avec elles ?
  
  — La petite Ritale que tu as embauchée ? questionne Matt avec un rictus en biais.
  
  — Marre-toi, marre-toi… Elle n’a l’air de rien mais crois-moi qu’elle se pose un peu là ! Elle en a dans le ventre et dans le cigare aussi.
  
  — Mmmouais, si c’est toi qui le dis… Elle est avec le lot, effectivement. Je l’ai vue. Elle était pleine comme une huître.
  
  — Pleine comme une huître, mon cul ! Camée, oui. Écoute, Matt, elle est dans le caca jusqu’au cou. Il faut qu’on la sorte de là. Ils savent qui je suis et ils savent qu’elle bosse pour moi. Tu vois le tableau.
  
  — Je vois, grogne Keller. Je vois aussi que je peux tirer un trait sur mes vacances à la neige. Enfin…
  
  Sacré lui. On n’en fait plus des comme ça. Le moule est cassé. Parce que, ça ne saute peut-être pas aux yeux, mais ce qu’il vient de me dire là, c’est qu’il acceptait de m’aider sans condition.
  
  *
  
  * *
  
  Comme dans presque tous les hôtels modernes proches des aéroports, le déjeuner est quelconque. C’est le genre de tortore anonyme de notre siècle telle qu’on peut en trouver de Londres à Wellington en passant par Kinshasa et Montevideo. Je mets Matt au parfum. Je lui ai raconté à peu près la moitié de cette sombre affaire quand, tout à coup, il sursaute.
  
  — Le Fléau, tu as dit ? Tu te rappelles cette fois où on a essayé de me trancher la gorge ? J’ai bien failli y passer…
  
  — Un peu que je me rappelle. Ça fait une sacrée paye.
  
  — C’était eux : Le Fléau.
  
  Je manque d’en recracher ma bouchée de nouilles collantes.
  
  — Ça alors ! Je croyais que la seule personne à pouvoir me parler de ça était Hawk ! Enfin, en supposant que Hawk soit encore en état de parler…
  
  — Hawk ? Tu rigoles, Nick ? Celui qui fera la peau à ce vieux renard n’est sûrement pas sorti du ventre de sa mère.
  
  — J’espère que tu as raison, Matt. Allez, parle-moi un peu de ce Fléau.
  
  Matt, pour qui le cure-dents est l’ustensile polyvalent par excellence, se nettoie méticuleusement l’oreille avec le sien puis extirpe de sa bouche une particule de cornichon coincée entre une canine et une prémolaire.
  
  — Le Fléau, commence-t-il en essuyant son cure-dents dans une boulette de pain, c’est une organisation révolutionnaire qui a progressivement viré vers le mercenariat. Au début, ils se faisaient appeler Jeudi Sanglant. C’est sous ce nom qu’ils ont revendiqué leurs premiers attentats.
  
  — Jeudi Sanglant… Ah oui, je me souviens.
  
  Matt se gratte le cuir chevelu avec son cure-dents puis se le fiche au coin des lèvres et enchaîne :
  
  — Très vite, ils ont pris ce nom de Fléau, et se sont spécialisés dans le terrorisme international en vendant leurs services au plus offrant. Pour te donner une idée plus claire de leurs activités, à l’époque de la guerre du Congo, ce sont eux qui ont tué Hammarskjold. Ensuite, ils sont passés au service de la faction rivale et ont assassiné Lumumba. Tu vois le topo ?
  
  — Très bien. Et c’est à ce moment-là que Hawk s’est intéressé à leur cas ?
  
  — Ta puissance de déduction m’étonnera toujours, Nick, déclare Matt en plantant sauvagement son cure-dents dans une innocente portion de gruyère. Oui, Hawk m’a mis sur l’affaire. C’est là que j’ai récolté ce petit souvenir.
  
  De l’index, il me montre la balafre violacée qui lui barre la gorge presque d’une oreille à l’autre.
  
  — Si je me rappelle bien, dis-je, les types qui t’ont fait ça ne l’ont pas emporté en paradis…
  
  — Non. Je suis resté dix jours à l’hosto et, dès que j’ai été capable de tenir sur mes pattes, je suis allé les descendre l’un après l’autre. Ils étaient quatre.
  
  — Bonne affaire pour les croque-morts.
  
  — Tu l’as dit, approuve Matt avec un petit ricanement. Mais quand Hawk a pris un mois de congé pour s’attaquer lui-même à l’organisation, ils se sont carrément frotté les mains. Ça s’est terminé par une explosion monumentale. Celle de leur quartier général, quelque part du côté de Beyrouth.
  
  — Ça explique pourquoi ils ont une dent contre l’AXE.
  
  — Hé oui, fait Matt. Ils ont eu un mal de chien à remettre leur petit turbin sur pied après un coup pareil. Presque tout leur arsenal avait pété. Leurs archives étaient détruites et les trois quarts de leurs membres étaient au cimetière.
  
  Je le coupe :
  
  — Va pour le passé. Maintenant, le présent.
  
  — Voilà ce que je sais. Ta petite poupée italienne… euh, comment tu l’appelles déjà ?
  
  — Angie.
  
  — C’est ça, Angie. Ils l’ont collée dans un taxi et conduite dans une maison du côté du lac de Zurich. En principe, elle doit encore être là-bas. J’ai une collaboratrice sur l’affaire, une Suissesse. On a déjà travaillé ensemble sur pas mal d’opérations, elle et moi. C’est une fille super, d’une efficacité remarquable, et puis…
  
  — Et puis ?
  
  — Et puis, c’est une vieille copine. Il y a longtemps qu’on se connaît et qu’on bosse ensemble régulièrement. Disons qu’on a pris l’habitude de joindre l’utile à l’agréable.
  
  — Sacré Matt ! Je n’aurais jamais cru ça de toi.
  
  — Dis donc, ce n’est pas toi qui vas me faire des reproches là-dessus. Avec la réputation que tu as dans le service… D’ailleurs, quand tu la verras, tu comprendras mieux.
  
  — Je me demande que ça. Où est-elle en ce moment ?
  
  — Pour l’instant, elle les surveille. Elle a ordre de ne pas intervenir tant qu’on ignore où ils ont planqué les deux minettes. Ça me paraissait le plus judicieux.
  
  — En effet, Matt. Je savais que tu prendrais les choses en mains comme un chef, mais à ce point-là, je ne pensais pas…
  
  — Allons, allons, fait modestement mon vis-à-vis, ça n’a pas été aussi difficile que s’il avait fallu tout improviser. N’oublie pas que j’étais sur le coup depuis des années. Donc, ton Angie est dans une grande baraque près du lac. Et tu sais pourquoi elle est là ? Parce qu’ils attendent un envoyé du client à qui ils doivent vendre les filles.
  
  — Et j’ai comme dans l’idée que tu sais qui est ce client.
  
  — Malheureusement, non, répond Matt Keller. Mais vu le branle-bas de combat provoqué par l’arrivée de son représentant, je peux te dire que c’est du gros gibier. J’ai une petite planque près de la maison avec une table d’écoute qui me permet d’intercepter leurs communications téléphoniques. J’ai aussi placé des micros-espions dans la baraque même.
  
  J’apprécie :
  
  — Joli boulot, Matt.
  
  — Arrête ton cinoche, c’est l’enfance de l’art. On a été formés à l’école de Hawk, non ? Et puis, je te répète que j’étais sur le coup depuis plusieurs années.
  
  — OK, OK… ne te vexe pas. Et qu’as-tu appris grâce à ta petite installation ?
  
  — Que le client avait un pied-à-terre dans le canton des Grisons, dans les montagnes au-dessus de Coire. En fait, quand je dis pied-à-terre, ça tient plutôt de la forteresse…
  
  — Attends une seconde, Matt. Si j’ai bien compris, le réseau de traite des Blanches et Le Fléau marchent ensemble ?
  
  — Ça dépend des fois. En fait, il s’agit de deux organisations séparées qui collaborent de temps en temps pour des affaires de kidnapping.
  
  — Je pige. C’est pour ça que tu avais un œil partout. Et, à ton avis, en ce qui concerne Mounira ?
  
  — Ça saute aux yeux comme un coup de pied au cul. Il y a des lustres que Le Fléau essaie de régler son compte à ton sheik Ali Machin-Chose. Seulement le bonhomme n’est pas né de la dernière pluie. À côté des gorilles qui l’entourent, les gars qui ont fait le raid sur Entebbe pourraient presque passer sur des enfants de chœur.
  
  — Je vois. Ils n’ont pas réussi à coincer le paternel alors, ils se rabattent sur la fille.
  
  — Ça me paraît probable.
  
  — Donc on a le choix entre deux formules. Soit on se contente de délivrer les filles…
  
  — Soit on délivre les filles et on essaie de déglinguer au maximum les deux réseaux, Le Fléau et les marchands de putes, complète Matt qui a l’air de lire dans mes pensées. À mon avis, il n’y a pas à hésiter. C’est les deux, mon Général.
  
  Je n’en attendais pas moins de lui.
  
  — Je n’en attendais pas moins de toi, dis-je. De toute façon, si on ne réussit pas à avoir Le Fléau, c’est lui qui nous aura.
  
  — Il n’y a pas à tortiller, philosophe Matt avec gravité. Dépêche-toi de finir ton café, ajoute-t-il. J’ai une voiture à l’extérieur. On va y aller. Mais d’abord, il faut que je passe un coup de fil à mon contact. J’en ai pour trois minutes.
  
  Il se lève et je le regarde s’éloigner vers le hall. Avec son veston flagada, ses épaules en pain de sucre et ses jambes en casse-noisettes, il a l’air de tout ce qu’on veut sauf d’un agent secret. Mais moi, des agents secrets, j’en ai connu dans ma chienne de vie et, au risque de vous faire perdre une illusion de plus, je vous révélerai que bien peu ont la dégaine de Sean Connery.
  
  Vous avez déjà regardé un chameau ? On 132 dirait une bestiole de fiction inventée a un auteur de bandes dessinées tellement bourré qu’il n’avait plus les yeux en face des trous. Un chameau, ça a l’air de ne pas pouvoir tenir debout. On se dit que si on éternue un peu trop fort à côté de lui, il va s’effondrer, les pattes en croix, à moitié occis. Seulement, alignez-vous avec lui pour un petit marathon dans le Sahara. C’est lui qui ira jusqu’au bout en se dandinant peinard et vous qui crèverez la gueule ouverte et les doigts de pied en éventail. Eh bien, Matt, c’est exactement ça. Le chameau des services secrets.
  
  Je laisse quelques talbins sur la table pour payer l’addition et je me dirige vers l’alignement de cabines téléphoniques qui flanquent la porte donnant accès au territoire de Madame Pipi.
  
  De loin j’aperçois Matt. Il a laissé la porte de sa cabine ouverte. Il est accoudé à la tablette, le combiné coincé au creux de l’oreille. Le regard fixé sur la ligne d’horizon, il a l’air d’écouter avec une attention soutenue le rapport de sa correspondante.
  
  C’est alors que mon sixième sens me balance dans le train un bottard grand format.
  
  Je traverse la foule et je fonce vers la cabine. Je touche l’épaule de Matt. À peine. Mais ça suffit à détruire son équilibre précaire. Il s’écroule sur le sol, à mes pieds. Sur sa tempe, je vois le petit trou rouge laissé par un projectile. Sur la paroi de la cabine, à l’endroit où se trouvait sa tête, c’est un mouchetis de cervelle sanguinolente. On a dû lui tirer dessus avec une arme équipée d’un silencieux.
  
  Réflexe idiot, je raccroche le combiné. Aussitôt, ça se met à sonner. Je prends la communication.
  
  — Allô ! Matt ? fait une voix féminine inquiète.
  
  — Je vous demande un petit instant.
  
  Pas la peine de chercher bien loin pour savoir qui est au bout du fil. Mais d’abord, je relève le cadavre de mon copain et je l’assieds sur le tabouret de la cabine. Sa présence à mes pieds pourrait finir par intriguer un passant. Je reprends le téléphone.
  
  — Ce n’est pas Matt. Je suis Nick Carter, son employeur. À qui ai-je l’honneur ?
  
  Court instant de silence flottant, puis :
  
  — Je… Je suis suis Traudl Heitmeyer, Herr… euh, monsieur Carter. Que se passe-t-il ? J’étais en conversation avec Matt, nous avons été coupés, j’ai rappelé le numéro qu’il venait de me donner et c’est vous qui répondez…
  
  — Il y a du nouveau, mademoiselle Heitmeyer. Mais je ne peux pas vous expliquer cela d’ici. Y a-t-il un numéro où je pourrais vous rappeler dans quelques minutes ?
  
  — Oui, répond la jeune femme. Tenez-moi au courant le plus vite possible, je vous en prie.
  
  Elle me donne un numéro et raccroche.
  
  Je raccroche à mon tour et je me penche sur Matt, effondré sur son tabouret. Si je ne l’avais pas fait à cette seconde, ce serait peut-être Marne Ferguson ou Burt Hopper qui vous raconterait cette histoire, mais pas moi. J’entends le « tchomp ! » du gros pistolet à silencieux. La balle me rase la tignasse à moins d’un quart de millimètre et s’enfonce sans bruit dans le revêtement plastifié du mur. Je me retourne. Le tireur, un grand type vêtu d’un pardessus marron, est en train de déguerpir dans le hall. Je sors de la cabine en gueulant :
  
  — Arrêtez-le ! À l’assassin ! Il vient de tuer un homme !
  
  Gueule toujours. Les Suisses ont les mêmes réflexes que les Américains dans ce genre de situation. Que tous les gens du monde, d’ailleurs. À la vue du pistolet noir menaçant, prolongé par le silencieux, la foule s’écarte devant le tueur. Je fonce derrière lui, tête baissée. Manque de pot, un fossile genre ancien combattant, qui n’a rien entendu et rien pigé, arrive en sens inverse. Je le vois au dernier moment. Lui aussi. J’essaie de l’éviter par la droite. Re-manque de pot, il venait de décider de me laisser passer par la gauche. La collision fait un « boum » magistral.
  
  Le débris s’écroule les trois fers en l’air en agitant une béquille menaçante. Il pousse des hurlements dont je ne comprends pratiquement rien sauf qu’il n’y a plus de respect et que c’est bien la dernière fois qu’il remet le pilon dans ce pays de sauvages.
  
  Je l’aide à se relever. J’apprends rapidement que c’est un vétéran de 14-18 en excursion avec le club du sixième âge de Saint-Azor-des-Attigés. J’essaie de le calmer mais il veut absolument faire un constat. De toute façon, c’est râpé. Mon type a eu tout le temps de se carapater. Une voiture de flics s’arrête devant la porte.
  
  Le temps de m’expliquer, de contacter les quelques relations haut placées qu’il me reste encore dans la Confédération helvétique, et trois quarts d’heures ont passé. Encore quelques démarches auprès des autorités pour m’assurer que Matt aura une sépulture décente et c’est plus d’une heure qui s’est écoulée quand je compose le numéro de Traudl Heitmeyer dans une cabine de rue.
  
  — Oui, j’écoute, répond la même voix féminine.
  
  — C’est Nick Carter, mademoiselle Heitmeyer.
  
  — Ah, mon Dieu, je commençais à être terriblement inquiète. Que s’est-il passé ?
  
  Je ne suis pas très fort pour enrober les mauvaises nouvelles alors j’y vais directement :
  
  — Matt est mort. Un homme l’a abattu pendant qu’il vous parlait.
  
  — Oh, non, non, non !
  
  — Je comprends ce que vous ressentez. J’étais très lié avec Matt, moi aussi. Croyez-moi, les vermines qui ont fait ça le paieront cher !
  
  — Monsieur Carter, Matt et moi, nous… enfin…
  
  — Je sais. Il me l’avait dit. Si vous décidez de laisser tomber, je ne vous en voudrai pas.
  
  — Certainement pas ! J’ai encore plus de raisons maintenant de vous aider à les poursuivre jusqu’au bout !
  
  — Bravo ! Si Matt était là, il serait fier de votre décision. Maintenant, pouvez-vous me dire qui vous êtes ?!
  
  — J’ai collaboré avec Matt sur plusieurs affaires. J’avais été recommandée à David Hawk par Kurt Brenner, du bureau d’Interpol à Berne.
  
  — Vous avez travaillé pour l’AXE, je ne vois pas de meilleure référence. Maintenant, si vous voulez bien me dire où je pourrai vous retrouver…
  
  Elle me donne des indications très précises pour arriver jusqu’à sa planque et ajoute :
  
  — Il est quatorze heures. En voiture, il vous faut un peu moins d’une heure pour être ici. Cela ira largement. L’intermédiaire ne doit pas arriver avant seize heures. S’ils se mettent d’accord, il les conduira chez le client, près de Coire. Ils devraient y être à la tombée de la nuit. Ensuite, il faudra encore atteindre la maison où doit se dérouler la transaction. Cela prendra un peu de temps. La route est vieille, escarpée et très sinueuse.
  
  — Rien d’autre ?
  
  — Non. Euh… si. Les nuits sont froides dans les Grisons et nous aurons de l’escalade à faire. Habillez-vous chaudement.
  
  — Entendu. Merci.
  
  Je raccroche en me disant que je fais peut-être un peu trop confiance à cette voix agréable que je ne connais qu’à travers le téléphone.
  
  Mais, vu les circonstances, je n’ai pas tellement d’autre choix.
  
  Je loue une grosse Mercedes noire, vieille d’environ cinq ans, mastoc et sûre. En cours de route, je m’arrête pour acheter quelques bricoles, entre autres un gros blouson noir, que je fourre sur le siège arrière.
  
  La vue sur le lac de Zurich est superbe. Je pensais que les seuls coins pittoresques de Suisse étaient les régions les plus escarpées. Je ne tarde pas à changer d’avis en roulant sur les petites routes que me font suivre les directives très précises de Traudl Heitmeyer. Environ trois quarts d’heure après mon départ, je coupe le contact et je laisse la Mercedes dans un bosquet, comme prévu. Toujours comme prévu, je continue à pied vers l’immense baraque – plutôt un manoir qu’une baraque – entourée d’un mur d’enceinte de cinq mètres de haut.
  
  Aucun problème pour atteindre le mur. Le flanc de la colline est couvert d’arbres qui me permettent de passer totalement inaperçu. Mais c’est au pied de la muraille, que je commence à me gratter le scalp. Si c’est ça que la Miss Heitmeyer prévoyait d’escalader, il va y avoir du sport.
  
  Je suis là, en train d’examiner, perplexe, ce rempart de pierre absolument infranchissable, quand j’entends un « psssst ! » derrière moi. Je pivote sur place en dégainant Wilhelmina et je me retrouve face à la plus belle Suissesse que la Suisse ait portée.
  
  Je ne peux pas m’empêcher de penser que Matt a au moins eu du bon temps pendant les dernières semaines de sa vie terrestre. Il ne devait pas s’embêter, le père Keller, avec une pouliche pareille !
  
  C’est une grande fille athlétique. Mais pas de ces athlètes style lanceuses de poids ou de marteau qui font plutôt penser à des gorilles femelles. Non, la môme Heitmeyer, c’est la belle plante, costaude mais gironde à souhait. Roulée au moule, qu’elle est. C’est moi qui vous le dis et je m’y connais. La première chose qui me frappe, c’est ses grands yeux pistache et son petit nez fin, frémissant dans la brise fraîche. La bouche qui me fait signe de me taire est généreuse, sensuelle, avec des lèvres rehaussées par un rouge sublime qui n’ont l’air faites que pour attirer les lèvres masculines. Ses cheveux blonds dorés sont coupés court, avec une frange droite sur le front. Le reste, je vous le décrirai peut-être plus tard si vous êtes sages. Point trop n’en faut en même temps, ça risquerait de vous donner des suées.
  
  — Monsieur Carter ? murmure-t-elle.
  
  — C’est moi. Je suppose que vous êtes Traudl Heitmeyer.
  
  — Oui, confirme la jeune fille en me tendant la main.
  
  Rien qu’en la serrant, je sens un choc électrique me parcourir le corps.
  
  — Dites-moi, mademoiselle Heitmeyer, fais-je en tendant le doigt vers la muraille. Je crois que nous allons avoir des problèmes pour franchir ceci.
  
  Elle me répond d’un ton net, précis, qui dénote une fille sacrément solide après le coup qu’elle vient d’encaisser :
  
  — Soyez tranquille. J’ai pris mes dispositions. Suivez-moi.
  
  — Où allons-nous ?
  
  — Dans la maison du garde. C’est là que Matt…
  
  Elle se tait brusquement. Un voile de larmes presque imperceptible accentue la brillance de ses grands yeux pistache.
  
  Je lui prends la main.
  
  — Traudl, il ne s’est rendu compte de rien. Il n’a rien senti. Il vous parlait et puis tout s’est arrêté, comme ça. C’est moi qui l’ai découvert. Et à son expression sereine, je suis sûr qu’il avait votre image devant les yeux quand il est mort.
  
  Elle étouffe un sanglot en serrant ma main dans la sienne puis se tourne vers moi avec un petit sourire.
  
  — Oui, oui… Certainement… Merci de m’y avoir fait penser. Vous êtes gentil, monsieur Carter.
  
  Elle m’entraîne vivement vers un petit sentier puis me lâche la main et me fait signe de lui emboîter silencieusement le pas. De nouveau, elle est parfaitement maîtresse d’elle-même. Chapeau. Je sais que ça n’est pas de circonstance, mais c’est plus fort que moi : en marchant derrière elle, je ne peux pas m’empêcher de remarquer que la poupe est aussi époustouflante que la proue. Il faut dire à ma décharge qu’elle porte un pantalon de ski moulant et que les irrégularités du chemin impriment à son pont arrière des mouvements qui en hypnotiseraient plus d’un.
  
  De l’extérieur, la maison du garde a l’air parfaitement abandonné. Mais en entrant, je peux voir que Matt et sa copine ont fait un sacré ménage. Il y a un convecteur électrique, une table avec les appareils radio et même un lit couvert d’un édredon. Traudl verrouille la porte et va augmenter le chauffage.
  
  — Voilà, dit-elle. Nous sommes relativement à l’abri. En général, le vent monte du lac et les chiens ne sentent pas les odeurs qui viennent d’ici.
  
  Elle me fait signe de m’asseoir devant les appareils et ajoute :
  
  — Et voilà notre système d’espionnage. Ici, c’est le téléphone.
  
  — Mais vous avez deux postes.
  
  — Oui. Le premier est celui de l’ancien garde. Il a été viré et les propriétaires n’ont jamais jugé utile de le remplacer. Avec la muraille et les chiens, ils ne devaient pas en sentir l’utilité. Depuis, personne ne vient plus ici. Grâce à ses relations, Matt a pu faire remettre la ligne en service. L’autre poste est branché sur la ligne de la maison. Autrefois, c’était le garde qui prenait les communications la nuit. Il n’y a rien eu à modifier. Tout était encore en parfait état.
  
  — Et l’autre appareil ?
  
  — C’est l’amplificateur raccordé aux micros-espions. Je me suis présentée à la maison comme une inspectrice de la mairie chargée de contrôler les conditions de sécurité en cas d’incendie. On m’a laissée entrer et j’ai placé des micros d’ambiance ultra-sensibles dans quatre pièces. À mon avis, la conversation devrait se dérouler dans la bibliothèque, ce qui correspond à la position 4 du bouton que vous avez sous les yeux.
  
  J’allume le bidule et je mets le bouton sur la position 4. Rien. J’augmente le volume. Seulement quelques crachotements. Par acquit de conscience, j’essaie les trois autres positions, rien non plus. Je baisse le volume sans éteindre et je dis :
  
  — Mes félicitations pour le travail. Et aussi pour votre courage. Vous devez être déchirée et vous êtes là, en train de m’expliquer calmement le fonctionnement de cet appareillage. Je vous tire mon chapeau.
  
  De nouveau, une buée de larmes avive l’éclat de ses jolis yeux. Elle happe un paquet de Gauloises sur la table et le tapote pour en faire sortir une cigarette qu’elle se fiche entre les lèvres. Elle m’en offre une. J’accepte et je lui donne du feu. Elle tire goulûment sur sa gauldu, souffle un nuage de fumée bleue puis laisse échapper un petit soupir.
  
  — Si vous saviez dans quel état je suis, déclare-t-elle en plantant son regard dans le mien.
  
  J’avale une bouffée, Oh la vache ! Ça arrache un tantinet à côté de la fumée douce et parfumée de mes NC.
  
  — Je crois deviner, dis-je en étouffant une quinte de toux.
  
  — Je ne sais pas. J’ai envie de hurler et de me cogner la tête contre les murs ! Monsieur Carter… euh, Nick, je… Voudriez-vous me rendre un service ? Un service d’ami. De collègue. Je vous promets que cela n’aura aucune conséquence sur notre collaboration.
  
  — Mais bien sûr.
  
  — Faites-moi l’amour. Ici, tout de suite. J’en ai besoin. Absolument besoin !
  
  Moi, je n’ai pas besoin de répondre. Elle doit lire dans mes yeux que c’est le genre de service que je suis tout à fait disposé à lui rendre. Elle écrase sa cigarette. J’en fais autant. En deux coups de cuiller à pot, elle enlève ses chaussures de sport noires puis vire en même temps son fuseau et son slip qu’elle envoie valser sur le lit d’un petit coup de pied.
  
  Elle s’avance vers moi, uniquement vêtue de son chandail de laine. Elle a l’air encore plus nue que si elle avait tout retiré. Je caresse du regard ses jambes fines et musclées puis sa toison dorée qui brille dans la lumière blafarde de la bicoque.
  
  — Nick, s’il te plaît.
  
  Elle se colle contre moi. Sa bouche monte à la rencontre de la mienne. Elle me serre de toutes ses forces et, soudain, éclate en sanglots. Mais ses mains glissent vers le bas et se pressent sur mes avantages qui ne se font pas prier pour lui présenter leurs hommages. Puis je sens ses doigts qui s’activent sur la fermeture de mon pantalon.
  
  — Viens vite, Nick, dit-elle, on n’a pas beaucoup de temps.
  
  Elle se retourne pour aller s’allonger sur le lit. Quel fessier, mes aïeux ! De quoi faire pâlir plus d’une girl du Crazy Horse, croyez-moi.
  
  Je me dis qu’il ne faut pas la brusquer et je commence par quelques subtiles caresses dont je ne parlerai qu’en présence de mon avocat.
  
  — Non, Nick. Viens tout de suite. Vite. J’en ai besoin !
  
  Bon, je ne vais pas me faire supplier plus longtemps, ce ne serait pas convenable. Je la pénètre délicatement. Mais je pige très vite que ce n’est pas ça qu’elle veut. Elle est tendue, frénétique, et se tord sous moi comme une diablesse. Son état de nerf est communicatif et moi, qui d’habitude suis la douceur même, je me retrouve en train de la besogner avec un acharnement animal. Je me dis qu’il faudra penser à remettre ça avec ambiance feutrée, champagne et petit souper aux chandelles. C’est le genre de nana grand luxe qu’on n’a pas envie de s’envoyer comme ça, à la sauvette, mais avec des fioritures de première classe. Mais bon, on ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie, comme dirait l’autre.
  
  Traudl grince des dents. Sa tête blonde roule de droite et de gauche sur l’édredon. Je vois qu’elle se retient de hurler. Effectivement, c’est plus prudent. Elle pousse un petit soupir et vibre dans un long spasme presque convulsif. Une fraction de seconde plus tard, c’est à mon tour, puis elle m’empoigne les cheveux derrière la nuque, m’attire à elle et m’embrasse avec fougue.
  
  Elle se lève, visiblement apaisée. Je m’offre encore un jeton sur son valseur princier puis elle enfile son fuseau et va tourner le bouton de l’ampli.
  
  — … puisque nous sommes d’accord, fait une voix en allemand. Mon patron vous réglera lorsque la marchandise sera livrée au chalet.
  
  — Ça me paraît satisfaisant. (Ça, c’est le mêlé-casse de Legras.) Est-ce qu’il y a une objection ?
  
  J’entends un grognement, probablement Grosjonc, puis une quatrième voix intervient :
  
  — C’est beaucoup trop dangereux. Votre patron a déjà doublé Le Fléau sur cette affaire. Je ne vois pas pourquoi il n’essaierait pas de nous doubler, nous aussi.
  
  Je me tourne vers Traudl :
  
  — Qui est-ce, celui-là ?
  
  — Le supérieur de Legras. Je ne sais pas si c’est lui qui a organisé toute l’affaire, mais c’est le plus gros bonnet que je connaisse. Ça ne veut pas dire qu’il n’y ait pas encore quelqu’un au-dessus de lui.
  
  — Je connais cette voix. Je l’ai déjà entendue parler mais pas en allemand.
  
  — Augmente un peu le son, Nick.
  
  Elle parle paisiblement. Sa voix n’a plus ce ton meurtri de tout à l’heure. Je pense que le traitement a fait son effet. Elle a l’air d’accord.
  
  J’augmente.
  
  — Très bien. Dans ces conditions, je suis d’accord (C’est encore la voix du gros bonnet.) Mais le prix sera plus élevé.
  
  — Comment ? (Voix de l’intermédiaire.) Mais nous avions convenu que…
  
  Le gros bonnet :
  
  — C’était avant l’entrée en jeu du Fléau. Nous ignorions l’identité de la captive qui vous intéresse.
  
  L’intermédiaire :
  
  — Et l’autre, cette Italo-américaine ?
  
  — Écoutez, si vous acceptez mes conditions, je vous l’offre en prime. Disons… pour le plaisir privé de votre patron.
  
  — Espèce de salopard ! Vous n’allez pas faire ça ! De quel droit vous croyez-vous autorisé à me vendre à n’importe quel vieux salingue comme si je n’étais qu’une bête de somme ?
  
  Ça, c’était la voix d’Angie.
  
  — Silence, fait calmement le gros bonnet. Mettez-vous dans la tête une bonne fois pour toutes que vous êtes une bête de somme, ma jolie ! D’ailleurs, si cela peut vous consoler, je ne vous vends pas, je vous donne…
  
  — Espèce de pourri, de dégueulasse, de… houmpf… salaud… houmpf houmpf…
  
  Vu. On est en train de bâillonner Angie. Je n’entendrai plus sa voix de sitôt.
  
  — Aïe ! hurle la voix de Grosjonc.
  
  On sursaute tous les deux. Puis on se marre en entendant la suite :
  
  — La petite pute ! Elle a réussi à me mordre la main jusqu’au sang !
  
  — Bien fait, murmure Traudl. La pauvre, je ne voudrais pas être à sa place.
  
  — On leur fera payer, crois-moi. Ce qu’ils ont fait subir à Angie, la mort de Matt, celle d’une de mes amies qu’ils ont descendue aux States… Je ne suis pas prêt à effacer l’ardoise.
  
  — Chut ! Écoute ! On dirait qu’ils partent.
  
  — … passerez devant avec les deux filles. Je vais prendre la Negri dans ma voiture et je roulerai derrière. Et pas de doublage ni de bavure, sinon, vous le regretterez !
  
  Bon Dieu, mais où ai-je entendu cette voix ?
  
  
  
  
  
  Chapitre IX
  
  
  Cachés dans un bosquet, on regarde les deux voitures descendre vers la route principale. Je démarre la Mercedes et je m’apprête à passer la première quand la main de Traudl se pose sur mon bras.
  
  — Dis, si on les suit de près sur la grand-route, on va se faire repérer. Je sais où se trouve ce qu’ils appellent le « chalet ». C’est une énorme baraque, en fait. Matt y était déjà allé pour faire un repérage.
  
  — Il y a moyen de passer ailleurs que par la grand-route ?
  
  — Oui. C’est une vieille route de montagne très abîmée. Ce sera plus long mais ce serait quand même bête de tout foutre en l’air en se faisant voir alors qu’on est si près du but.
  
  — OK. Je suis tes indications.
  
  Cette fois, je passe la première. C’est parti pour la dernière phase de l’opération. Enfin, j’espère…
  
  Effectivement, elle n’a pas exagéré en disant que la route était abîmée. Et, de temps en temps, je jette un coup d’œil envieux vers les larges boucles majestueuses de la route neuve, qui se déroule en contrebas.
  
  On roule un long moment sans trop discuter. L’autre route disparaît et cède la place à un superbe panorama sur la vallée de la Linth et le canton de Glaris.
  
  Traudl me décoche un petit coup de coude dans les côtes.
  
  — Nick ?
  
  — Oui.
  
  — Je voulais juste te dire merci.
  
  — De rien. Tout le plaisir a été pour moi. J’espère qu’on remettra bientôt ça dans de meilleures conditions.
  
  — Je voudrais que tu comprennes. Enfin… je ne sais pas si j’ai eu tort ou raison… Mais il y a des moments dans la vie où une femme a besoin… Je ne sais pas comment dire…
  
  — De se laisser aller entre les bras d’un homme. C’est la chose la plus naturelle du monde. Je souhaite simplement que ça t’ait fait du bien.
  
  Je la regarde à la dérobée entre deux virages. Elle a les yeux brillants, mais ce n’est plus de larmes.
  
  — Oh oui, murmure-t-elle.
  
  — C’est ce qui compte. Je suis sûr que Matt en serait heureux. Je le connaissais bien, tu sais. Tu penses que c’était le genre à te demander de t’enterrer avec lui ?
  
  — Certainement pas, répond doucement Traudl en posant la tête sur mon épaule.
  
  Au détour d’une épingle à cheveux, elle se raidit brusquement et se rassied à sa place.
  
  — Mais qu’est-ce qu’il fait, Nick ?
  
  Une BMW noire d’un modèle récent roule en zigzags devant nous, visiblement pour nous empêcher de passer.
  
  — Si je le savais…
  
  — Regarde, Nick. Il nous a vus dans son rétro et il ne cesse pas de ralentir.
  
  — Mais… mais, c’est la deuxième voiture ! Celle du gros bonnet. Il a pris cette route-là et il nous a attendus !
  
  — Qu’est-ce qu’il veut, à ton avis ?
  
  — On ne va pas tarder à le savoir.
  
  En effet. La bagnole vient de s’arrêter au milieu de la chaussée. Je m’arrête aussi, je dégaine Wilhelmina et je m’apprête à ouvrir la portière.
  
  — Non, Nick. Vas-y sans arme. Si ça se trouve, il a juste un pépin de voiture. C’est le seul de la bande qui ne connaisse pas ton visage.
  
  — Pardon. On est sûrs que les autres me connaissent et on n’est pas sûrs que celui-là m’ait déjà vu. Nuance. Qu’est-ce que je fais, moi, s’il défouraille et qu’il me tire dessus ?
  
  Elle sort de son blouson un petit revolver compact de fabrication espagnole.
  
  — À cette distance-là et avec cette arme, je fais mouche à tous les coups, affirme-t-elle.
  
  Deux précautions valent quand même mieux qu’une, comme disait mon assureur-conseil qui est mort d’un cancer le mois dernier. C’est pourquoi je colle Wilhelmina au fond de ma poche et que je colle ma main dans ma poche sur la crosse de Wilhelmina.
  
  — Nick…
  
  — Oui.
  
  Elle m’attrape par la manche et m’embrasse avec violence et passion. Ça m’en fait des titillements électriques jusque dans la moelle épinière.
  
  — Là, tu peux y aller, maintenant, fait-elle avec un sourire à faire fondre un iceberg en six dixièmes de seconde.
  
  Je descends. Elle descend aussi et je la vois s’accroupir derrière l’aile avant droite de la Mercedes. Elle a son petit pistolet dans la main et, sur le visage, une expression que je ne lui ai encore jamais vue. Une drôle d’expression dont je n’arrive pas bien à saisir le sens.
  
  Une portière de la BMW s’ouvre. Un homme met pied à terre. Il n’est pas très grand mais plutôt carré. On dirait qu’il fait exprès de tenir ses mains bien en évidence pour me montrer qu’il n’a pas d’arme.
  
  Il se retourne lentement vers moi. Je n’ai jamais vu ces cheveux gris coupés à la mode, ni cette barbe soigneusement taillée. Encore moins ce costume impeccable et ce pardessus visiblement coûteux. Mais ce visage et ces yeux perçants, Dieu sait que je les connais.
  
  — Hé bien, Nick, ne restez pas planté là comme un épouvantail, me lance David Hawk.
  
  Sa voix est aussi bourrue que d’habitude mais je sais qu’il est content de me voir. Il a presque un sourire sur les lèvres. Mais il s’empresse de le cacher en allumant un cigare. Dès qu’il lâche la première bouffée, plusieurs mouches et deux papillons tombent en vrille sur l’asphalte. Si j’avais eu le moindre doute, l’odeur de bombe lacrymogène qui se dégage dans l’atmosphère aurait achevé de me convaincre. Seul Hawk est capable de fumer une pourriture pareille. Très haut dans le ciel, un petit rapace qui décrivait des cercles pour repérer une proie s’enfuit en poussant des cris scandalisés.
  
  Au bout de quelques siècles, je secoue la tête pour redéclencher l’intense activité cérébrale qui me caractérise habituellement et je demande :
  
  — Mais que faites-vous ici, Sir ?
  
  — Je pourrais vous retourner la question, mon cher N3. Angela m’a appris que vous vous étiez lancé dans cette affaire tout juste vingt-quatre heures après moi.
  
  — Angie ! Mais c’est vrai !
  
  Elle a déjà baissé sa vitre. Je m’approche d’elle. Elle passe la tête au-dehors et me fait un gros bisou câlin sous le regard presque attendri du boss.
  
  Je me retourne vers la Mercedes.
  
  — Hé ! Traudl ! Viens ici, j’ai quelqu’un à te présenter !
  
  — Une minute, intervient Hawk. Nous ne pouvons pas rester ainsi au milieu de la route. Suivez-moi. Je connais un petit café un peu plus loin. Le patron est un ami. Un ancien de la résistance française. Nous allons aller faire le point là-bas.
  
  Quelques minutes plus tard, on est attablés dans une ambiance chaleureuse devant des chopes de Pilsener. On se croirait en pleine réunion de famille. Une seule petite note discordante dans ce tableau idyllique : les coups d’œil obliques qu’échangent de temps en temps Angie et Traudl. Je leur dirais bien qu’il y en aura pour tout le monde et qu’elles ont tort d’être jalouses mais il y a le boss… C’est quand même drôle, les nanas. Est-ce que je suis jaloux, moi ?
  
  — J’ai dû disparaître de la circulation pour m’infiltrer dans l’organisation, explique Hawk. J’ai supprimé l’un des responsables qui avait certaines ressemblances physiques avec moi. Il m’a ensuite suffi de prendre sa place.
  
  Ben voyons, simple comme bonjour. Je voudrais que vous soyez là. Ma parole, on croirait qu’il raconte sa dernière partie d’échecs avec N12 qu’il plume régulièrement.
  
  Je demande :
  
  — Comment avez-vous su qu’Angie était avec nous ?
  
  C’est elle qui répond :
  
  — Depuis Monaco, ma couverture était grillée. Ils le lui ont dit, tout simplement.
  
  Je me tourne vers Hawk :
  
  — Et à qui êtes-vous censé livrer les deux gamines, Sir ?
  
  — Je ne sais pas. Mais je ne pense pas trop m’avancer en disant qu’il s’agit probablement d’un chef d’État du Moyen-Orient. À la rigueur un sous-dabe. Passez-moi l’expression, mesdemoiselles. Mais, étant donné l’ébullition dans laquelle la transaction met le groupe, cela ne peut pas être un personnage de rang inférieur. Et une chose est certaine : il sait pour quoi il paie.
  
  — Justement, je me demandais, Sir… Selon vous, est-ce que les kidnappeurs savaient depuis le départ sur qui ils étaient tombés ?
  
  — Pas du tout. C’est grâce à vous qu’ils l’ont compris. À Monaco.
  
  — Grâce à moi ?
  
  — Oui, par l’intermédiaire des hommes du Fléau qui vous suivaient, explique le boss. Ils avaient immédiatement identifié la jeune Mouchamjel, eux. Ils ont essayé de la prendre de force au gang de proxénètes.
  
  — Mais je croyais qu’ils marchaient la main dans la main.
  
  — Sur accord préalable, seulement. Jamais en cours d’opération. Et puis il y avait de l’eau dans le gaz depuis quelque temps. Étant censé faire partie du gang, j’ai été fait prisonnier par Le Fléau. Dieu merci, ils ne m’ont pas reconnu et m’ont bouclé dans une chambre à La Condamine. J’ai dû faire passer mon gardien par la fenêtre pour fuir. Legras et Grosjonc l’ont poursuivi au-dehors et lui ont réglé son sort.
  
  — J’ai croisé votre client, Sir. Il avait ceci au poignet.
  
  Je lui tends sa montre.
  
  — Merci, Nick. Cette bonne vieille montre ! Cela me fait plaisir de la retrouver. Je la croyais perdue à tout jamais.
  
  — Et moi, je croyais qu’ils vous avaient fait la peau et cravaté votre montre, si j’ose dire.
  
  — Hé non, ce ne sera pas encore pour cette fois, répond le boss avec un petit sourire en coin. Maintenant, videz vos verres il est temps d’y aller.
  
  — Oui, approuve Angie. Les deux jeunes filles sont sans protection et Dieu seul sait ce qui peut leur arriver. Dépêchons-nous.
  
  — Rassurez-vous, Angela, fait Hawk d’un ton apaisant. Leur chauffeur est un homme à moi. Un ancien d’Interpol.
  
  — Je vois que vous n’avez rien laissé au hasard, Sir. De mon côté, j’ai encore une mauvaise nouvelle à vous apprendre.
  
  — Ah oui ?
  
  — Keller a été éliminé.
  
  — Matt Keller ? Un de mes meilleurs agents, déclare le boss, les mâchoires serrées. Cela ne va pas se passer comme ça ! À votre avis, c’est par le gang qu’il a été tué ?
  
  — Non, je pense plutôt que c’est par les gens du Fléau.
  
  — Bon, nous verrons cela plus tard mais justice sera faite. Maintenant, allons-y.
  
  — Comment procède-t-on, Sir ?
  
  — Nous ne pouvons pas prendre les deux voitures. Ce serait trop risqué. Vous allez voyager dans le coffre avec mademoiselle et Angela reprendra sa place avec moi.
  
  Angie se lève avec un petit sourire crispé.
  
  — Très bien, déclare-t-elle. Je vais retrouver mes fers.
  
  Je dis :
  
  — Sois prudente. Je sais que tu es capable de te défendre. Mais ne les excite quand même pas trop.
  
  Elle m’embrasse rapidement. Cette fois, c’est Traudl qui a le sourire crispé.
  
  — Ne t’inquiète pas, Nick, j’en ai vu d’autres. Et puis M. Hawk est là pour me protéger. À propos, j’avais oublié de te dire. Ton stylet a fait merveille sur Legras à Monaco. Il a la main paralysée.
  
  — Dommage que ce ne soient pas ses bijoux de famille…
  
  — On verra ça plus tard. Il ne perd rien pour attendre.
  
  — Allons, dépêchons, dit Hawk en ouvrant le coffre de la BMW. Voyez, tout est prévu. Vous avez une petite veilleuse ici. Le matelassage et l’aération vous permettront de voyager dans des conditions de confort tout à fait acceptables. Lorsque nous serons arrivés, si le terrain est libre, je ferai claquer ma portière assez fort puis je la claquerai aussitôt une seconde fois, comme si je n’avais pas réussi à bien la fermer du premier coup. Vous attendrez deux minutes et vous sortirez en utilisant cette poignée. Si je ne claque ma portière qu’une fois, il faudra attendre plus longtemps et tendre l’oreille. Vu ?
  
  — Vu.
  
  — Au cas où vous auriez le moindre problème, vous pouvez également déplacer ce panneau et sortir par l’intérieur de la voiture.
  
  Traudl entre la première. Je la suis, je fais un petit signe de la main et le coffre se referme sur nous.
  
  — Hummm, on est bien, Nick. Tu as vu comme c’est confortable ?
  
  — Un vrai nid d’amour. Et il fait bon, en plus.
  
  — C’est vrai, approuve Traudl en se débarrassant illico de son blouson et de son pull.
  
  Comme elle ne porte rien dessous, j’ai le plaisir d’admirer des seins superbes éclairés par la lumière orange de la petite veilleuse.
  
  — Tu penses que…
  
  — Mais oui, on a le temps. Il reste encore un bon bout de route à faire. Viens, Nick.
  
  J’espère qu’ils n’entendent rien dans la voiture.
  
  — OK, hummm, c’est vrai qu’on est bien, dis donc. Waouh ! Traudl, qu’est-ce que tu fais ? Tu vas me donner des idées…
  
  — C’est bien mon intention. Attends, je suis un peu coincée. Pousse-toi comme ça et mets ta main droite ici.
  
  — Avec joie.
  
  — Maintenant, la gauche. Là.
  
  — À vos ordres.
  
  Ceux qui ne comprennent pas où elle place mes mains n’ont qu’à demander à leurs parents.
  
  — Oh Nick, Nick… Je ne supporte pas l’idée de laisser une occasion me passer sous le nez. Je suis comme ça, que veux-tu…
  
  — Alors ne pense pas à ce merveilleux paysage qu’on est en train de rater.
  
  — Tu parles, il fait presque nuit. Ah… Ouh… Oui, oui… Oh, Nick, c’est trop bon… Continue, oui, oui, comme ça… Ouiiii !
  
  Hou là là, pourvu que le panneau soit bien insonorisé.
  
  — Comme ça ?
  
  — Oh oui. Encore, encore…
  
  — Je t’ai dit que j’étais à tes ordres.
  
  — Oh, Nick, comme je te sens bien ! C’est si bon… si dur… Ça… ça va si loin en moi…
  
  — Je dois dire que j’en suis très content. Depuis que je l’ai, je n’ai jamais eu de pépin avec. Et comme ça, est-ce que ça te plaît ?
  
  — Han ! Oh… oh, non… Non, oui… Ah, ah… C’est encore meilleur…
  
  — Et ça ? Comment tu trouves ?
  
  — Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je… ce n’est pas possible ! Nick, tu vas me faire mourir… Aaaaargh…
  
  Il faut dire que malgré la suspension de la bagnole presque neuve, les cahots de la route pimentent nos ébats de quelques imprévus particulièrement délectables. Quelle équipée, mes enfants ! C’est la Chevauchée Fantastique, l’Illiade et l’Odyssée. Tout dans le même programme.
  
  Qu’est-ce que vous voulez, moi non plus je ne supporte pas l’idée de voir une occasion me passer sous le nez.
  
  
  Cahot. La BMW s’arrête. On ouvre des yeux tout ronds, on se regarde et on manque d’éclater de rire. Après cette séance de gymnastique au sol, on s’était tous les deux endormis comme des gros poupons.
  
  J’entends un grincement. Sans doute une grille qui s’ouvre. La voiture repart. Encore cinq ou six minutes de trajet en ligne droite, un léger virage. Je sens que la route monte. Nouvel arrêt.
  
  Quelques secondes plus tard, la portière de Hawk claque. Une fois. Deux fois.
  
  Je murmure :
  
  — Deux minutes et on y va. Tu es prête ?
  
  — Oui, répond Traudl en remontant la fermeture de son fuseau.
  
  Je regarde le cadran phosphorescent de ma montre.
  
  — Une minute quarante, quarante-cinq… cinquante… Allons-y.
  
  Je tourne la poignée. Je soulève le capot, tout doucement…
  
  Il y a du monde. Un garde qu’ils ont dû poster près des voitures après le départ de Hawk. Il nous tourne le dos. Lentement, lentement, je continue à lever le capot en priant le ciel pour que les charnières soient bien huilées.
  
  Prudemment, je pose sur le sol un pied chaussé d’une espadrille à semelle de caoutchouc. Deux pieds. Je dégaine Wilhelmina.
  
  Léger bruit ou sixième sens ? Je ne sais pas. Le type se retourne à la dernière seconde. Il a juste le temps de commencer :
  
  — Wer ist… ?
  
  Et paf ! la crosse de Wilhelmina s’abat sur sa tempe. Il lâche son gros Webley et s’écroule avec le regard ahuri d’une grenouille de bénitier qui vient de se faire pincer les fesses en plein milieu de l’Agnus Dei.
  
  Le type n’a pas l’air mort. Comme je ne suis pas partisan de la cruauté gratuite, je me demande avec quoi je pourrais bien le ficeler.
  
  — Laisse-moi faire, chuchote Traudl qui a plus d’un tour dans son sac.
  
  Elle y a aussi une belle longueur de corde de nylon. Elle en tranche un bout avec un canif, bâillonne le garde et le garrotte avec une dextérité époustouflante. J’ai l’impression d’assister à un véritable tour de passe-passe.
  
  Vraiment, pour s’occuper des nœuds, Fraulein Traudl Heitmeyer a des doigts de magicienne.
  
  
  
  
  
  Chapitre X
  
  
  Elle appuie de nouveau, ça refait clic et la lame rentre dans le manche. Elle raccroche le bâtonnet à son mousqueton et vient se serrer entre mes bras en murmurant d’une voix câline :
  
  — C’était bien, tout à l’heure dans la voiture, hein ?
  
  — Ma foi, j’en reprendrais volontiers dès qu’on aura cinq minutes devant nous…
  
  — Alors sois prudent, mon Nick.
  
  Je l’embrasse puis je dis :
  
  — Allons-y, maintenant. Rendez-vous ici quand on aura fini l’inspection. Sois prudente, toi aussi.
  
  — OK, fait Traudl avant de disparaître dans la nuit.
  
  Puis je démarre à mon tour pour aller explorer mon territoire. J’ai à peine tourné le coin de la maison que je tombe nez à truffe avec un type à la gueule de bouledogue. Il est habillé à peu près comme moi, blouson noir, fuseau noir et espadrilles montantes noires. Heureusement qu’il est blond, sinon je ne l’aurais peut-être pas remarqué.
  
  Il m’observe un instant, l’œil mauvais puis lâche un petit grognement et passe à l’attaque. Aïe ! C’est un rapide ! J’esquive mais avec un tout petit temps de retard. Son coup de karaté me loupe le plexus à quelques centimètres. Ça m’en fait expulser tout l’air que j’ai dans les poumons. En plus, ça fait très bobo et je suis sûr que je vais avoir un gros bleu au milieu de la poitrine. Et ça, ça ne va pas être décoratif la prochaine fois que je ferai des mamours à Traudl. Ou à Angie. Ou à quelqu’un d’autre, je suis très liant comme garçon.
  
  Rien de tel pour me coller les boules. Avant même d’avoir repris mon souffle, sans même en être vraiment conscient, je balance le pied gauche. Mouche dans les bijoux de famille. Malgré l’obscurité, je vois le bouledogue devenir tout vert. Ça ne doit pas être joli dans son calecif. Il pousse un « honkr ! » étouffé et se plie en deux.
  
  Je le relève d’un coup de poing en plein museau, j’entends un bruit d’os qui craque et le malheureux cerbère s’effondre en laissant échapper de petits « kaï ! kaï » qui me fendent le cœur. Je ne supporte pas de le voir comme ça et je l’euthanasie d’un coup de stylet à la carotide.
  
  Je me penche sur lui et je lui vire son gant de cuir noir. À la clarté blafarde de la lune, je discerne entre son pouce et son index le petit tatouage en forme de balance. C’était un type du Fléau. Comme je m’en doutais un peu, tout le monde s’est donné rendez-vous ici. Je sens qu’il va y avoir du sport, les cocos.
  
  Je lève les yeux. Il y a une grande véranda au-dessus de moi, avec des fenêtres donnant sur l’escalier. Mais ça me paraît complètement dingue de grimper par là. L’escalier doit être l’endroit le mieux gardé et je n’ai pas envie de jouer les assiettes de ball-trap pour les nervis de messieurs les marchands de fesse.
  
  Ploc, ploc, ploc. Ça, c’est un bruit de godasses ferrées. Il y a quelqu’un sur le toit de la véranda. Le mur est en pierre brute, avec d’excellentes prises pour les mains et les pieds. Que fait le beau Nick ? Il nettoie son Hugo, le rengaine et grimpe.
  
  J’aspire un grand bol d’air, histoire de bien m’oxygéner et je passe la tête par-dessus la rambarde de pierre. Il y a un type, genre larbin, vêtu d’une livrée mais armé d’un Schmeisser, fort patibulaire. Mon problème, c’est de l’atteindre sans me faire voir. Il y a plusieurs mètres sans planque possible. Je gamberge, je gamberge… Mais moi qui suis d’habitude si inspiré, je sèche comme un potache devant un problème de quanta. Un coup de feu et toute la maisonnée rapplique. Hugo ? Trop loin pour être sûr de lui régler son compte du premier coup.
  
  Moralité, je redescends et je continue le long du mur. Soudain, un gros nuage passe devant la lune. Il fait noir comme dans un four. Le gros nuage s’en va. Je m’arrête net. Je suis au bord d’un précipice. Ça dégringole à pic et si bas que je ne vois même pas le fond. La vache, il était moins une ! Heureusement que ça s’est rallumé à temps…
  
  C’est un truc fantastique. L’énorme baraque est construite juste à ras de l’à-pic. Je lève le nez et je vois que le dernier étage se compose d’une grande salle de réception vitrée. C’est très éclairé et je distingue un balcon qui court sur au moins un tiers de la largeur du bâtiment.
  
  De là-haut, la vue doit être superbe quand il fait beau.
  
  Je retourne vers l’entrée et je manque d’emplafonner Traudl qui rapplique en sens inverse.
  
  — Nick, souffle-t-elle, je suis tombée sur un homme.
  
  — Ça lui a fait mal ?
  
  — Ah, que c’est drôle ! Oui, ça lui a fait mal. J’ai été obligée de le liquider.
  
  — Moi, idem de l’autre côté. Comment était-il habillé ?
  
  — En livrée, comme le type qu’on a ligoté près de la voiture. Pourquoi ?
  
  — Pour rien. Il y a moyen d’entrer par ce côté-là ?
  
  — Non. J’ai vu deux gardes. Impossible de les approcher sans se faire repérer.
  
  — Je ne vois qu’une solution. On va escalader la face arrière. Prépare tes cordes. Je passe devant.
  
  — Non. C’est moi qui passe devant.
  
  — Non, c’est moi.
  
  — Je te dis que c’est moi ! Tu dois peser dans les quatre-vingt-dix kilos, tu crois que j’arriverai à te retenir si tu me tombes sur la figure ?
  
  Bon. C’est elle qui passe devant. Elle commence à grimper, puis s’arrête presque aussitôt pour vérifier que je suis le mouvement.
  
  En contrebas, la grande vallée sombre a dû être creusée par un glacier du pléistocène. Tout au fond, la lune fait briller un réseau de petites rivières et de cascades argentées. Je lève les yeux vers Traudl.
  
  — Tu as vu comme c’est pittoresque ? Le spectacle doit valoir le coup d’œil en plein jour…
  
  — Ah, ces Américains ! Dans n’importe quelle circonstance, vous gardez une âme de touristes. Moi, merci, je préfère ne pas trop en voir.
  
  Elle redémarre. J’observe un instant son postérieur de patineuse artistique qui se tortille avec virtuosité. Elle a balancé ses espadrilles pour mieux accrocher les anfractuosités du bout des doigts de pied, et le clair de lune donne une lueur satinée aux plantes blanches de ses petons.
  
  On passe le premier étage. Je grimpe en prenant mon temps. Cavaler est certainement la dernière chose à faire dans ce genre d’entreprise. Traudl choisit le chemin qui lui semble présenter le plus d’avantages. On rencontre deux gargouilles puis une hampe de drapeau qui nous offrent des appuis pour récupérer un instant. Il présente aussi un gros inconvénient. Celui de passer tout près d’une fenêtre du deuxième étage. Je me crispe un peu en la regardant arriver au niveau de l’ouverture.
  
  Et paf, c’est la tuile. La lumière s’allume à l’intérieur. Traudl se plaque le plus possible contre le mur. Moi aussi. Je dégaine Wilhelmina.
  
  Ma parole, c’est à croire qu’on a la poisse ! La fenêtre s’ouvre ! Une tête sort. J’arme mon Lüger.
  
  Mais c’est une rapide, ma reine des cimes. Elle se lâche d’une main. En deux temps et trois mouvements, elle a récupéré le rouleau de corde qu’elle porte sur l’épaule droite. D’un geste précis, elle le lance. La corde s’enroule autour d’un cou qui, en toute vraisemblance, doit relier la tête à un corps.
  
  Exact. Le corps apparaît au moment où elle tire d’un coup sec en s’équilibrant, solidement ramassée sur elle-même. Le type jette les bras en avant et exécute un magnifique saut périlleux. Très périlleux. Il commence à pousser un cri, puis se tait net, médusé de terreur en voyant le trou noir où il va finir.
  
  Je regarde Traudl. Elle lève le pouce pour indiquer que tout est OK et recommence à chercher des prises pour ses mignons doigts de pied.
  
  Je rengaine et je repars derrière elle.
  
  Mais, décidément, côté baraka, on peut repasser. Voilà le vent qui se lève. En moins d’une minute, ça se met à cailler comme en plein mois de février. Moi qui commençais déjà à avoir mal aux didis, maintenant, c’est le bouquet.
  
  Je crois que c’est le bouquet. Mais je me fourre le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate. Le bouquet, c’est quand je regarde en l’air, cherchant une prise pour une de mes mains qui vient de se retrouver en état de disponibilité.
  
  Lavai-je les bures ? Euh… Vais-je là, Bérule ? Excusez-moi, c’est le stress. Un deux trois : Ai-je la berlue ? Qu’aperçois-je en effet sur ma manche noire, déplacé comme un cornichon sur un médaillon de foie gras ? Je vous le donne en Mille, comme disait Cecil B. de. Un flocon. Deux flocons. Et puis des tas d’autres copains qui viennent leur rendre visite. Comme ça, en plein mois d’août ! Il y a de quoi faire une crise de nerfs et aller tordre le cou de Monsieur Météo.
  
  Je regarde en l’air et je dois bien me rendre à l’évidence. Il neige. Pas une neige tenace comme en hiver. Non, une espèce de bouillasse molle qui fond dès qu’elle entre au contact d’un obstacle plus chaud. Seulement, dans les petits trous de la pierre, ça s’agglutine et ça devient glissant.
  
  Comme si je lui avais jeté un sort en pensant ça, voilà ma Traudl qui perd pied. Mon cœur fait boum jusque dans mes tempes. Je la vois qui se balance à bout de bras, uniquement retenue par ses prises de mains.
  
  Je serre les dents et j’accélère pour la rejoindre. Je sais, je sais, il ne faut pas se précipiter, mais je n’ai pas tellement le choix…
  
  Juste au moment où je vais la rejoindre, je vois son pied droit qui balaie une petite niche pour dégager la neige fondante. Puis il s’y coince. Une seconde plus tard, elle s’est trouvé une prise pour le pied gauche.
  
  Je lâche un soupir et mon cœur arrête de faire boum.
  
  — Ça va, Traudl ? J’ai eu peur !
  
  — Moi aussi, si tu veux tout savoir. Ça va, maintenant.
  
  Et elle repart. Un sacré morceau de bonne femme, la mère Traudl ! Je la suis en regardant prudemment où je mets les mains et les pieds.
  
  Le vent nous fouette. Il fait un froid d’anatidé mais, à part les mains, l’exercice me réchauffe le corps. Je commence à distinguer plus nettement le balcon de pierre. C’est un grand encorbellement qui doit servir de solarium. Pour des raisons évidentes de sécurité, de grosses pierres ont été disposées à intervalles réguliers et servent de support à un parapet en troncs de conifères.
  
  Avec un peu de chance, en passant le bout du nez par-dessus le tronc, on va pouvoir repérer les lieux sans se faire repérer nous-mêmes.
  
  Le seul hic, c’est qu’il va falloir y aller à l’aveuglette, si j’ose dire. Parce que, avant de se hisser, on ne verra rien. Et, après s’être hissés, on se retrouvera comme en plein jour, vu la lumière déversée par la baie vitrée. En plus, ce foutu vent qui nous mugit dans les oreilles nous empêche d’entendre les bruits venant d’en haut.
  
  
  Traudl y est presque. Elle baisse les yeux vers moi. Je lui fais signe de m’attendre. Je force un peu l’allure et je la rejoins en cinq sec. Dès que j’arrive à sa hauteur, elle me murmure :
  
  
  — Oh, Nick, c’est atroce. J’ai les pieds et les mains complètement gelés !
  
  
  — Courage, baby. C’est comme si on y était. Attends ici. Je vais jeter un coup d’œil. Ça ira ?
  
  
  — Oui. Dépêche-toi. Je tiendrai le coup.
  
  Elle me fait un petit sourire encourageant. Ça m’encourage. Je pose les deux mains sur la pierre et je me hisse, millimètre par millimètre. Premier coup de chance depuis le début de l’ascension, tout le monde est au chaud à l’intérieur. Comme je m’y attendais, il y a une grande paroi de verre, sur laquelle s’ouvrent trois portes. En verre aussi.
  
  Dans la pièce, je vois plusieurs personnes qui trinquent en taillant le bout de gras. Justement, il y a Legras. Et Hawk. Je distingue une autre silhouette qui se profile sur un rideau partiellement tiré. À son contour infundibuliforme, je reconnais tout de suite mon copain Grosjonc.
  
  Je dégaine Wilhelmina et je me penche à l’extérieur pour faire signe à Traudl. Sans l’attendre, je m’avance sur le balcon. Elle se hisse et passe lentement devant le rideau pour me rejoindre. Accroupi, j’observe les mouvements dans la pièce. Je croise le regard de Hawk. Il m’a vu mais absolument rien ne le trahit dans son expression.
  
  Je commence à me relever. C’est ce moment que choisit un type pour se retourner vers l’extérieur. Il me repère aussi sec. Mon Lüger au poing, j’attends l’attaque de pied ferme. Mais, pas fou, le gus fait un signe vers l’autre bout de la pièce.
  
  Une porte de verre s’ouvre dans le dos de Traudl. Un type en livrée lui colle le canon d’un Schmeisser contre la tête.
  
  — Toi, là-bas ! glapit-il en allemand. Jette ton arme. Sinon je la coupe en deux.
  
  Je regarde ses yeux et je comprends tout de suite. Même s’il est habillé comme un laquais, c’est un tueur. À l’intérieur, tout le monde se masse contre la baie vitrée. Il n’y a pas à discuter. Je lance Wilhelmina dans sa direction. Je sens mon poil se hérisser en voyant le malfrat passer une paluche sur tout le corps de Traudl. Il a vite fait de découvrir le petit automatique et de le subtiliser.
  
  J’examine les têtes qui me regardent derrière le verre, comme des poissons dans un aquarium. Hawk plisse imperceptiblement les lèvres et m’adresse un clin d’œil que personne d’autre ne peut capter. Mais, pour moi, le message est clair : obéissez-leur sans discuter.
  
  Le type au Schmeisser fait entrer Traudl. De solides pognes se tendent vers elle et elle disparaît de mon champ de vision. Puis le larbin-gorille ramasse ma Wilhelmina et se tourne vers moi :
  
  — À toi. Entre !
  
  Il s’efface pour me laisser passer. Je le précède à l’intérieur et il referme la porte. À peine entré, je suis saisi par la chaleur de la pièce. Je ne m’en étais pas rendu compte avant mais je suis complètement frigorifié. La différence de température me fait éternuer trois fois de suite.
  
  Puis une solide poigne se referme sur mon bras. Je me tourne, c’est le Minotaure. Son collègue Legras s’avance, une main dans la poche de son veston. La paralysée, je crois me souvenir. L’autre est repliée et se présente à moi sous la forme d’un poing massif qui part très rapidement en direction de la partie la plus précieuse et la plus vulnérable de mon anatomie.
  
  Pendant quelques secondes, je vois des guirlandes de Noël passer en tanguant devant mes yeux au milieu d’une grande spirale rouge et jaune. Je vois le deuxième coup de poing arriver. Mais je suis cloué sur place, incapable de réagir. L’impact se fait sur mon œil gauche. Quelques étoiles argentées viennent danser parmi les guirlandes de Noël et la grande spirale.
  
  J’essaie de me redresser mais je n’y arrive pas à cause de la douleur dans mes joyeuses qui, en fait, sont plutôt consternées.
  
  La grosse brute m’attrape par les cheveux et me force à relever la tête.
  
  — Espèce de pourriture ! crache-t-il dans une brume de postillons.
  
  Du revers, il me balance une baffe en travers de la bouche.
  
  — Suffit Legras ! Passons aux choses sérieuses, maintenant.
  
  Je me tourne vers la porte. L’homme qui vient d’entrer n’est pas un inconnu.
  
  — Yehoshua Ben Yehuda !
  
  — Hé oui, mon cher Carter. Par contre, il ne me semble pas connaître votre compagne. Cela n’a pas la moindre importance, d’ailleurs. Elle n’aura bientôt plus besoin de nom. Elle ne sera plus qu’un numéro sur une porte dans le bordel où je l’enverrai avec la brunette que vient de nous amener Herr Morgenroth ici présent.
  
  Il désigne Hawk d’un geste du menton. Nonchalamment, le boss prend un cigare sur la table. Je souffle en voyant qu’il a la présence d’esprit de ne pas fumer ses crapulos. Ce serait le moyen le plus infaillible de se trahir. Il l’allume et laisse tomber d’une voix placide :
  
  — Vous en faites ce que vous voulez, mon cher. Moi, je me contente de les vendre…
  
  Je tourne les yeux vers Ben Yehuda qui examine Traudl avec une lueur salace au fond des prunelles.
  
  Ben Yehuda… l’un des hommes les plus dangereux auxquels je me sois jamais frotté. Son visage mince, en arête de poisson, prolongé par une barbiche triangulaire, respire la cruauté par tous les pores de sa peau.
  
  C’était l’un des pionniers du mouvement de libération sioniste. L’un de ses combattants les plus rudes. Un peu trop rude pour mon goût. Ses raids de nuit contre les Britanniques et les Palestiniens ne faisaient pas le détail. Hommes, femmes, enfants, vieillards, tout le monde y passait.
  
  Naturellement après la constitution de l’État d’Israël, tous les gouvernements, même les plus ultras, l’ont poliment viré de leurs pattes. Il en fallait plus pour décourager Ben Yehuda. Il a fondé un parti d’extrême droite.
  
  Mais il n’a jamais réussi à avoir suffisamment de sièges à la Knesset pour se faire entendre. Dégoûté, il a décidé d’œuvrer dans l’ombre. Actuellement, le bruit court qu’il mange à tous les râteliers pétroliers du Proche-Orient pour essayer de mener à bien le rêve de sa vie : l’extermination de tous les Palestiniens.
  
  Sûr qu’il est persuadé d’avoir réussi un coup de maître en mettant la main sur la fille du sheik Ali. S’il parvient à faire plier l’échine au vieux leader modéré, c’est lui qui fera la pluie et le beau temps dans les cours du pétrole. Et dans l’équilibre des forces au Moyen-Orient.
  
  J’en frissonne involontairement. Il toise l’assemblée de son regard coupant comme un diamant et annonce :
  
  — Messieurs, nous venons de conclure un marché à la satisfaction générale. Je propose maintenant que nous passions aux réjouissances afin de fêter l’événement comme il se doit. Je crois savoir que plusieurs d’entre vous ont déjà goûté à la jeune femme que nous avons bouclée dans la pièce voisine. Mais nous pourrions sans doute nous procurer quelques sensations de choix grâce au superbe spécimen de beauté nordique qui vient de nous tomber du ciel.
  
  Murmure d’approbation générale.
  
  — Très bien, enchaîne l’infâme individu. J’attends encore une personne qui se fera un plaisir de participer aux festivités. Aussi ferai-je appel à votre patience. Mais rien ne nous empêche, toutefois, de regarder de plus près ce qui nous est proposé…
  
  Traudl gesticule entre les bras du garde qui l’immobilise d’un arm-lock dans le dos.
  
  — Non ! hurle-t-elle. Vous… vous n’allez pas…
  
  — Mais si, nous allons, laconise Ben Yehuda en dévoilant ses canines dans un sourire de hyène. Monsieur Grosjonc, si vous voulez bien avoir l’amabilité de nous présenter la marchandise.
  
  Grosjonc sourit. Je grince des dents. Pour ce sourire, je le tuerai. Il tire un coupe-chou de sa poche, le déplie et s’avance vers Traudl qui hurle comme une forcenée. D’un geste précis, témoignant d’une longue habitude, il saisit le blouson et le pull par le col et trace une ligne droite dans le dos. Le garde, lui, libère les bras de Traudl un par un, et il renouvelle l’opération en partant de l’épaule et en descendant jusqu’au poignet.
  
  Une seconde plus tard, le vêtement en lambeaux tombe sur le tapis. Traudl n’a toujours pas de soutien-gorge et tous les regards se braquent sur sa luxuriante poitrine qui resplendit à la clarté du feu de bois. Le garde la soulève dans les airs. Grosjonc s’agenouille devant elle et, faisant bien attention d’éviter les coups de pieds, la débarrasse de son fuseau.
  
  Ensuite, l’homme en livrée, la projette en avant et la tient en respect avec un Schmeisser. Mais elle n’a même plus le réflexe de se défendre. Les yeux dilatés d’horreur, elle s’immobilise, nue, devant l’âtre. Les flammes qui jouent sur son corps sculptural lui donnent un air encore plus vulnérable et désarmé.
  
  — Helmut ! ordonne le Minotaure. Attache-lui les mains dans le dos.
  
  Le garde pose son Schmeisser, sort une paire de menottes de sa poche et s’exécute.
  
  Grosjonc tend alors les deux mains vers Traudl et lui couvre le corps de caresses obscènes. Elle recule, son joli minois déformé par une expression de dégoût et de peur à l’état brut.
  
  Grosjonc se plante devant elle et éclate d’un rire gras. Je grince des dents. Pour ce rire, je le tuerai à petit feu.
  
  Le Minotaure recule d’un pas et se déshabille rapidement. Les muscles protubérants de son torse difforme luisent à la clarté dansante des flammes. Il se tourne vers l’âtre et se baisse pour enlever son froc, dévoilant une paire de miches fermes mais épaisses comme des biftecks de cantine. Puis il fait face à l’assistance, l’air satisfait de lui-même. Il n’y a vraiment pas de quoi. Un coup d’œil entre ses cuisses de sauterelle répond illico à une question que je me posais depuis Monaco : son patronyme n’a rien à voir avec une particularité physique héritée de ses ancêtres. Ou alors, l’héritage a été dilapidé au fil des générations…
  
  J’ai compris ce qui va suivre. Vous aussi, je suppose. Il s’apprête à sauter Traudl devant tout le monde pour le plus grand plaisir de l’assistance. Excepté moi. Et Hawk.
  
  Visiblement, c’est le spécialiste maison dans ce genre de petit cirque. Ça se voit à l’aisance dont il fait preuve. Ce qui se voit aussi, c’est que ça lui plaît. Apparemment, moins la partenaire est consentante, plus il en tire de satisfaction. Le rictus sadique qui se forme sur sa hure de dégénéré le fait ressembler à un personnage sorti des romans de Mary Shelley.
  
  Tous les yeux sont tournés vers les acteurs de la crapuleuse pantomime. Je jette un coup d’œil autour de moi en me demandant si je vais pouvoir sortir Hugo sans me faire voir quand la porte s’ouvre. Une voix retentit sur le seuil :
  
  — Eh bien, Messieurs, attendez un peu, je vous prie. Je ne voudrais pas manquer une miette du spectacle.
  
  Et cette voix-là, aussi, c’est celle d’une vieille connaissance.
  
  
  
  
  
  Chapitre XI
  
  
  Tous les regards se dirigent vers la porte, celui de Ben Yehuda, de Legras, des deux gardes, même celui de Grosjonc et de Traudl. Je reluque aussi. Seul Hawk évite soigneusement de tourner la tête vers celle qui vient d’entrer.
  
  Car c’est une femme. Elle a certains traits asiatiques : les grands yeux en amande, les cheveux raides et noirs jais, les pommettes hautes. Les ongles de ses mains et de ses pieds, chaussés de sandalettes, sont laqués d’un vernis argenté qui brille à la clarté des flammes.
  
  Son habillement se compose des sandalettes dont je viens de parler et de bijoux d’or étincelants. Sans doute à cause de la fraîcheur de la soirée, elle porte, à mon grand étonnement, une cape de soie fine. Le vêtement, parfaitement transparent ne cache absolument rien de ses charmes un peu trop opulents pour être ceux d’une Asiatique de pure race.
  
  Je les connais, ces charmes. Je les ai même goûtés, si vous voulez tout savoir. Cette peau soyeuse, ces rondeurs fermes et bien placées m’ont laissé un souvenir impérissable. Et pour cause. Je suis peut-être le seul être humain du sexe que l’on dit fort les ayant savourés et ayant survécu pour s’en souvenir. J’examine ce corps aux épaules fines, cette tête au port altier. Rien d’étonnant à cela, c’est une descendante – par la porte dérobée, naturellement – de la dernière impératrice de Chine. Cette impératrice qui, dit-on, se serait laissée aimer par un explorateur britannique dans les murs de la Cité Interdite.
  
  Ça fait un bail que je l’ai rencontrée et je dois avouer qu’elle est encore très désirable pour qui aime ce genre de femme. Je laisse mon regard couler sur ses seins arrondis aux aréoles brun foncé, son ventre plat orné d’une toison noire comme du charbon, ses jambes fines et gracieuses.
  
  — Soueï Fong, quelle bonne surprise !
  
  — Tout le plaisir est pour moi, cher monsieur Carter. Depuis le temps que j’attendais l’occasion de régler cette petite dette que j’ai à votre égard… Vous n’avez pas oublié, j’espère.
  
  Oublié, tu parles ! Et même si ma mémoire flanchait, le phénomène qui se tient à côté de Soueï Fong serait là pour me remettre immédiatement les idées en place. Tchang, son garde du corps – au sens propre du terme – est un eunuque chinois de deux mètres quatorze. Il est muet, il a des muscles d’acier et est à peu près aussi tendre avec ses contemporains qu’une mante religieuse avec son légitime.
  
  La première fois qu’on s’est croisés, c’était dans un défilé quelque part entre le Tibet et le Népal, dans ces hauteurs balayées par des bises glaciales et peuplées de moines bouddhistes en robes jaunes.
  
  À chaque demi-lune, réglée comme une horloge, Soueï Fong s’offre un mâle. Parfois, elle le prend au hasard. Parfois, elle en choisit un qui lui a tapé dans l’œil pour une raison particulière.
  
  L’élu ne doit pas nécessairement être du genre athlète viril comme votre serviteur. Elle jette tout aussi bien son dévolu sur une grande folle ou un demi-impuissant. Ce qui l’intéresse, c’est de trouver le truc, la spécialité qui allumera son partenaire. Elle passe une nuit avec lui, et une seule.
  
  Et elle a le chic. Au matin, le gazier a eu son content d’ivresse. Je me suis laissé dire qu’il ne lui était jamais arrivé de rater son coup. Soueï Fong possède trois atouts essentiels pour ça : une longue expérience, une imagination illimitée et une absence totale de pudeur.
  
  Quand l’amant d’une nuit est comblé et exténué, elle le donne à Tchang. Et sa mort dure des heures. Des jours, parfois.
  
  Tchang, bien sûr, est amoureux fou de sa maîtresse. Mais, quand il avait cinq ans, on lui a viré l’attirail grâce auquel les messieurs font des politesses aux dames. Maintenant, en dehors de la protection de Soueï Fong, sa tâche consiste essentiellement à faire regretter aux favoris d’une nuit le bonheur qu’ils ont connu entre ses bras.
  
  Si vous n’êtes pas trop bornés, vous avez peut-être déjà compris que j’ai été l’un de ces favoris.
  
  J’ai été fait prisonnier et amené à Soueï Fong. C’était la demi-lune. Pour elle, ça tombait bien. Pour moi, plutôt mal. Quoique…
  
  Je me suis retrouvé enchaîné dans les quartiers de la belle semi-Chinoise. On m’a fait monter dans sa tour de Nesle du XXe siècle, avec vue sur les monts Everest et Chogori.
  
  J’ai attendu de voir. Et j’ai vu. Soueï Fong était habituée à prendre les choses en main. Moi, que voulez-vous, ça n’a jamais été mon type. Sitôt libéré, ma première impulsion a été de l’étendre pour le compte et de prendre mes cliques et mes claques.
  
  Et puis, finalement, l’expérience présentait des aspects tentants. Et je me suis laissé tenter. Oui, mesdames messieurs, il faut bien le dire, moi, Nick Carter, je me suis grisé des délices prodigués par cette virtuose du radada. Et, avant ce soir, l’idée ne m’était pas venue de le regretter. Pour une raison fort simple : la partie de jambes en l’air venait juste de finir quand mes amis ont fait irruption dans son nid d’aigle. L’un d’eux a péri, précipité d’une fenêtre par Tchang mais un autre lui a vidé son chargeur dessus, le laissant pour mort sur le tapis ensanglanté. Alors, j’ai cédé à ma première impulsion. Un solide marron dans le joli menton de Soueï Fong, et je me suis carapaté.
  
  Je passe Tchang en revue. Il a l’air en pleine forme et plus méchant que jamais. Et pourtant, je vous assure, la dernière fois que je l’ai vu, il était pratiquement coupé en deux. Son regard a toujours cette lueur cruelle et jalouse, défiant quiconque de toucher à sa maîtresse adorée et de se frotter ensuite à sa force surhumaine.
  
  Je savais que les maîtres de la Chine n’avaient pas admis l’attitude décadente de Soueï Fong et l’avaient expulsée à coups de godillot clouté dans son appétissante croupe. Mais j’ignorais totalement qu’elle était mêlée à ces affaires de proxénétisme international.
  
  Je lui balance d’un air goguenard :
  
  — Eh bien, je vois qu’on a pris du galon ! De catin, on est devenue maquerelle…
  
  Soueï Fong se marre. Tchang pas du tout. Il s’avance vers moi, énorme Goliath écumant de rage. Je bande tous mes muscles, prêt à utiliser mon seul atout : la vitesse. Mais avec ce que vient de me passer Legras, j’ai vieilli d’une bonne dizaine d’années. Malgré la masse énorme qu’il déplace, le tas de barbaque asexué est d’une rapidité sidérante. Il me ceinture les épaules et commence à serrer en laissant échapper des « rhan ! rhan ! rhan ! » gutturaux. C’est à peu près le seul bruit que sa gorge arrive à produire. D’instinct, je balance un coup de pied, en direction des parties sensibles. Coup d’épée dans l’eau, il n’y a pas de parties sensibles. C’est un os que mon talon rencontre. Il continue à serrer comme si de rien n’était. Encore une seconde et je vais tourner de l’œil.
  
  — Tchang ! crie Soueï Fong comme une maman courroucée qui gronde un garnement. Pas maintenant !
  
  Le garnement pousse un « pfff ! » frustré et lâche le joujou qu’il s’apprêtait à casser. Croyez-moi, quand on est dans la peau du joujou, ça fait un sacré bien. Rapidement, je fais cadeau à mes alvéoles du bol d’air qu’elles réclamaient depuis un moment.
  
  Soueï Fong se tourne vers Ben Yehuda :
  
  — Vous me paraissez satisfait de vos acquisitions. J’en suis ravie. Où sont les gamines ?
  
  — En bas dans le vestibule. Sous bonne garde. Malgré la somme considérable que cela m’a coûté, je m’estime gagnant dans cette affaire. À partir de maintenant, c’est moi qui tire les ficelles au Moyen-Orient.
  
  — Parfait, parfait, apprécie Soueï Fong. Mais reprenez donc vos amusements.
  
  Dans un mouvement langoureux, elle s’accoude au bar et contemple Grosjonc et Traudl, nus devant la cheminée. Ben Yehuda et Legras la regardent l’air fasciné. Je les comprends. Elle a l’art de l’érotisme dans la peau. Renversée en arrière dans cette position, elle a l’air encore plus nue que Traudl qui n’a pas un gramme de tissu sur le corps. Peut-être l’effet des bijoux…
  
  Ben Yehuda se reprend. Je vois sa pomme d’Adam faire plusieurs fois la navette entre son menton et la base de son cou. Puis il s’éclaircit la voix et clame joyeusement :
  
  — Reprenez, mon cher Grosjonc ! Et vous, Herr Morgenroth, venez donc vous asseoir ici, vous serez beaucoup mieux pour profiter du show.
  
  Je suis pétrifié. Hawk itou. Même Traudl, qui n’était déjà pas bien fière, se raidit. Dans son regard, l’expression de terreur atteint son point culminant. Elle a pigé. Soueï Fong se redresse brusquement et se dirige vers le boss auquel elle n’avait pas encore adressé un regard.
  
  — Herr Morgenroth…, fait-elle, la voix chargée d’une ironie grinçante. Herr Morgenroth est actuellement en tournée dans les Caraïbes. Je suis bien placée pour le savoir. C’est moi qui l’ai chargé de dresser un état des besoins de notre clientèle. Ce monsieur est sans doute un homonyme.
  
  Ben Yehuda pâlit. Il regarde Hawk et sa main plonge dans le revers de son veston. Il en sort un vieux Lüger que je connais bien. C’est ma bonne Wilhelmina. Ça me ferait un sale coup qu’il abatte mon patron. Mais qu’il le fasse avec mon arme, ce serait encore pire.
  
  — Tournez-vous par ici ! aboie Ben Yehuda.
  
  Le boss se tourne. Soueï Fong s’approche et le regarde sous le nez.
  
  — Monsieur, Ben Yehuda, il va falloir refaire les présentations. Certes, il est habilement grimé, mais je le reconnais sans l’ombre d’un doute. C’est David Hawk, l’employeur de monsieur Nick Carter !
  
  — Hawk ! éructe Ben Yehuda.
  
  Il en a le souffle coupé. Il saisit Wilhelmina par le canon et, pendant une seconde, je pense qu’il va abattre la crosse sur la tête du vieux.
  
  Mais il a du sang-froid. Il recouvre rapidement son calme. Il reprend le Lüger normalement, le pointe sur Hawk et lui indique un fauteuil.
  
  — Prenez place, je vous prie, dit-il. Merci, Princesse, je vous dois une fière chandelle. J’ai péché par excès de confiance et je reconnais mon erreur. Mais qu’à cela ne tienne, aucun d’entre eux ne quittera cette maison vivant. Et maintenant, Grosjonc, à vous de jouer. Et surpassez-vous, mon cher ami ! J’ai besoin d’un bon spectacle pour me remettre de ces émotions !
  
  Il n’est pas question que je les laisse faire sans tenter quelque chose. Coup de poignet. Hugo saute dans ma main. Je fais un pas en avant, prêt à lancer mon arme sur Grosjonc pour commencer. Un craquement de plancher derrière moi. Je me retourne. Trop tard. Je vois la matraque du garde arriver mais je n’ai pas le temps d’éviter le coup. Elle me cueille en plein milieu du crâne. La douleur s’accompagne d’une déflagration titanesque. Puis, c’est les grandes orgues pendant une ou deux secondes. Puis le trou noir.
  
  
  J’ouvre une paupière lourde. La première chose que je vois, c’est une tache de liquide sur le tapis à côté d’un verre cassé. Puis je relève la tête. La flambée de tout à l’heure est réduite à l’état de braises. La pièce est vide.
  
  Ils sont partis !
  
  J’ai l’impression d’avoir une bielle de locomotive dans la cafetière. Je me relève. Hugo est toujours dans ma main. Je le rengaine en quatrième vitesse. Depuis combien de temps ont-ils disparu ?
  
  Je fonce vers la porte. J’entends des voix, un peu plus loin, sur le palier. Celles de deux gardes qu’ils ont laissés derrière eux. Ils viennent par ici.
  
  — Et voilà, fait l’un d’eux en allemand. Un contrat qui se termine. Enfin, ce ne sont pas les boulots qui manquent. Je suis sûr que j’aurai trouvé autre chose avant la semaine prochaine…
  
  — Peut-être mais ils auraient pu prévenir plus tôt. Je n’avais pas prévu le coup, moi !
  
  Celui qui n’avait pas prévu le coup passe une tête étonnée par la porte que j’ai laissée ouverte.
  
  — Hé…
  
  Il n’a pas le temps d’en dire plus. Le tranchant de ma main s’abat à la jonction du cou et de l’épaule. J’entends nettement le craquement de ses vertèbres. Il s’écroule. Son collègue, surpris, entre dans la pièce et s’empale stupidement sur Hugo que je tends à bout de bras. Il lâche un râle gargouillant, bute sur le corps de l’autre et roule en avant. Une flaque rouge s’étale sur le tapis autour de lui. Il n’aura pas besoin de chercher un autre boulot pour la semaine prochaine…
  
  Je leur emprunte leurs gros revolvers de 9 mm et leurs trousseaux de clefs. On ne sait jamais. Il y a peut-être des clefs de voiture là-dedans et ça risque d’être utile.
  
  Je dévale l’escalier quatre à quatre. Au troisième, un garde sort précipitamment d’une pièce et tente de me barrer le passage.
  
  Non mais il n’a pas bien dû me regarder celui-là. C’est le moment de voir si les deux gros revolvers que j’ai dans la main sont bons à quelque chose. J’en essaie un au hasard et, ma foi, le résultat est concluant. Le garde écarquille les yeux au moment où une grande fleur rouge s’épanouit au milieu de son front. Il plie les genoux et dégringole tout doucement par-dessus la rampe. J’ai l’impression de voir un film au ralenti.
  
  Une grande baie vitrée s’ouvre sur le palier du deuxième étage. Je regarde. Juste à ce moment, de puissants projecteurs s’allument au-dehors, éclairant le parking a giorno.
  
  J’entends un bruit. Je ne distingue pas bien au début, et puis ça se précise. C’est le « flap ! flap ! » d’un hélicoptère qui approche.
  
  
  
  
  
  Chapitre XII
  
  
  Je regarde. Qu’est-ce que je vais pouvoir faire pour arrêter ça ? En bas, il y a Soueï Fong, immobile comme une statue, et toujours aussi belle. Elle a troqué sa cape de soie contre une autre cape, noire celle-là. Au-dessous de l’ourlet, je vois ses petits pieds et ses sandalettes d’or. Tout le monde est là. Ben Yehuda. Les deux gamines enlevées. Le Minotaure, plus ridicule que jamais dans un complet-veston. Le garde qui m’a assommé, Legras, Traudl, pieds nus mais vêtue de son fuseau et d’un pull noir trop grand. Tchang, dans son costume Mao qui pourrait servir à tailler une demi-douzaine de parachutes. Et Hawk, les mains menottées, comme Traudl, le visage de marbre.
  
  L’hélicoptère commence sa descente. Une rafale de vent manque de l’expédier contre la véranda, il redresse au dernier moment, prend un peu de champ et rétablit son équilibre.
  
  J’ai l’impression qu’il manque quelqu’un. Mais je ne vois pas qui.
  
  — Les mains en l’air ! aboie un type sur le palier du dessous.
  
  Je pivote sur place, prêt à faire feu avec mes deux revolvers. Mais il a très nettement l’avantage. C’est un M-16 qu’il a dans la main.
  
  C’est ce que j’appellerais se faire blouser comme le dernier des ploucs. Histoire de gagner du temps, je lève les bras au-dessus de la tête, mais sans lâcher mes armes. Je gamberge à la vitesse grand V pour essayer de concocter un coup fourré.
  
  Je m’arrête vite de gamberger pour regarder une silhouette menue sortir de l’ombre et s’avancer derrière le garde. Une petite main se lève, armée d’un grand couteau à double tranchant. Le type aperçoit quelque chose du coin de l’œil. Il réagit un tout petit peu trop tard. Le couteau taillade le bras porteur du M-16 pointé sur moi. Une fontaine de sang dégouline sur le palier. Le garde pousse un hurlement d’écorché vif et laisse tomber sa redoutable arme automatique. Grimaçant de douleur, il regarde son membre vivisectionné. Il a tort.
  
  Angie profite de sa stupeur pour lui découper un abreuvoir à mouches, de gauche à droite, au niveau de l’abdomen. À travers la veste, la chemise et le Thermolactyl ! Et ça rentre là-dedans comme dans du beurre. Elle a dû affûter sa lame avec la même minutie que j’apporte aux soins de mon Hugo. Je vois un flot de sang jaillir de la plaie béante, suivi d’un ou deux décamètres de tripaille fraîche. Le hurlement devient un beuglement apocalyptique. Brave cœur, Angie met fin aux souffrances du malheureux employé de maison. Il tombe en avant et, au passage, elle lui tranche la gorge d’un coup sec et précis.
  
  Il s’allonge par terre sans même avoir la politesse de la remercier pour son geste magnanime. Je baisse les bras.
  
  — Angie, amour de ma vie ! Si tu savais comme je suis content de te voir…
  
  — Arrête ton cirque. Moi aussi, je suis contente de te voir, beau brun. Allez, envoie-moi vite un de tes pétards. Tu pourras prendre le M-16 en échange. Pour moi c’est un peu gros. Mais au revolver, je fais des prouesses.
  
  — Au couteau aussi, ma beauté. Chapeau ! Et merci.
  
  Je dévale la volée de marches qui nous sépare, je lui colle un flingue dans la main et j’en profite pour lui picorer un instant le museau. Puis je ramasse le M-16 et on cavale à la fenêtre voir où en sont les préparatifs.
  
  Les rafales de vent qui nous ont malmenés, Traudl et moi, pendant notre escalade posent des problèmes à l’hélico. Il se balance et tressaute comme un poisson accroché à un hameçon.
  
  — Comment tu as fait pour leur tirer ta révérence ?
  
  — J’avais des menottes truquées. Une idée de Hawk, répond la brune aux yeux noisette. Mon garde me reluquait. Quand il a annoncé ses intentions à mon égard, je les ai ouvertes et je lui ai tordu le cou. Je venais déjà de passer à la casserole, je n’avais pas envie de remettre ça. Si tu savais…
  
  — Grosjonc ?
  
  — Tu parles, pas du tout. Cette salope de Chinetoque ! Et j’ai été obligé de me laisser faire ! Le garde était là, dans un coin de la pièce, à se rincer l’œil, mais il avait son arme à la main.
  
  — Angie, tu veux dire que…
  
  — Que c’est une gouine, oui ! Elle se farcit peut-être un mec de temps en temps, histoire de le mettre en confiance et de le livrer à son amoureux équeuté, mais je peux te dire…
  
  — Oh ! Angie !
  
  — Ça va ! Ne me fais pas croire que tu vas rougir… Qu’est-ce que je disais, du coup ?
  
  — Que tu pouvais me dire.
  
  — Ah oui. Je peux te dire que c’est avec les nanas qu’elle s’envoie en l’air. J’en suis une moi-même et il y a des symptômes qui ne trompent pas.
  
  À mon avis, c’est une erreur de diagnostic mais à quoi bon la contredire ? D’ailleurs, j’ai d’autres chattes à fouetter et, avec la logique qui a fait ma réputation, je la ramène à nos moutons :
  
  — Regarde, l’hélico va se poser. Allons-y !
  
  Plus légère, elle démarre avec une longueur d’avance sur moi et, quand j’arrive dehors, elle a déjà suriné l’homme qui gardait l’entrée. Elle le mérite vraiment son emploi à plein temps. Il faudra que je pense à la pistonner auprès de Hawk, si on se sort de ce merdier.
  
  Brusquement, elle s’arrête sur place. Pan ! c’est la collision, amortie par son petit popotin musclé. Il ne proteste même pas. Faut dire qu’il en a vu de toutes les couleurs depuis quelques jours. Je jette un coup d’œil par-dessus l’épaule d’Angie et je pige le pourquoi de la halte.
  
  — Merde ! On a loupé le coche !
  
  Ben Yehuda est en train de faire grimper Mounira et Sandy dans l’hélicoptère. Angie se retourne.
  
  — Nick, il doit bien y avoir un moyen de bousiller cet appareil, non ?
  
  — Impossible. On risquerait de bousiller les deux gosses avec.
  
  Un bruit nous fait lever la tête. Un autre hélicoptère vient d’arriver. Il ne se pose pas mais s’immobilise au-dessus du terrain, gros insecte luisant dans le clair de lune. Ben Yehuda lève le nez aussi. À l’air furibard que prend sa figure en arête de poisson, je comprends que ça ne faisait pas partie du programme. Il tend le doigt en direction de l’appareil. Le garde qui m’a matraqué commence à tirer des rafales de M-16 vers le ciel.
  
  Et puis, tout à coup, c’est une énorme corrida. Si vous voyiez ça, vous vous croiriez devant votre télé en train de regarder un film de guerre. Des types vêtus de combinaisons de saut noires sortent de derrière les rochers et commencent à mitrailler la compagnie.
  
  Je vois Hawk attraper le bras de Traudl et foncer avec elle à l’abri d’un gros buisson. Une rafale crépite contre le mur de la maison. On baisse la tête pour éviter les projections.
  
  Grosjonc sort un pistolet de son costard et abat l’une des formes sombres. Une autre riposte. Il prend un pruneau dans l’épaule et se met à tourner comme une toupie. L’attaquant le rejoint, dégaine un instrument genre machette. Le Minotaure est encore en train de tourner quand la lame siffle dans les airs. Et Grosjonc Marius, petite frappe marseillaise, a l’honneur de finir comme Charles I d’Angleterre, dont chacun sait que la tête et le corps ont été inhumés dans des endroits séparés.
  
  Legras, le bras droit pendant le long du corps, défourraille du gauche. Il occit deux attaquants. Ben Yehuda qui tire depuis l’hélico en couche un troisième.
  
  — Nom de Dieu, Angie ! Ils décollent !
  
  Je n’attends pas de réponse. La tête dans les épaules, je fonce vers l’hélico. Devant moi, j’aperçois Tchang en train de tailler de la barbaque avec une machette qu’il a récupérée. À côté de ce spectacle, le Grand Guignol, c’est de la pisse de moineau. Mais je n’ai pas l’esprit à admirer la mêlée. Je tire une rafale de M-16 et les acteurs me déblaient le passage.
  
  J’arrive à agripper un patin d’atterrissage, juste au moment où l’hélico quitte le sol. Un type en combinaison de saut s’accroche à ma jambe. Je lui défonce le crâne d’un coup de crosse. D’autres silhouettes rappliquent. Je finis mon chargeur dans leur direction et je jette mon M-16 vide.
  
  À bord, on ne s’est apparemment pas rendu compte de ma présence. Si ça avait été un zinc, ils s’en seraient aperçus. Avec un petit avion, les modifications dans la répartition des charges se sentent aussitôt. Une légère perte d’altitude vous fait imperceptiblement décoller de votre siège. En hélicoptère, ça ne se passe pas comme ça. Le siège a toujours l’air de vous pousser sur les fesses. Même en chute libre. Vous ne vous apercevez que vous êtes tombés que quand ça fait boum sur le sol. En général, il est un peu tard pour sauver les meubles.
  
  On vient à peine de s’envoler et j’ai déjà les mains qui gèlent. J’examine la situation pour tâcher de voir ce que je vais pouvoir faire. Et brusquement, je pige tout. L’autre hélicoptère nous prend en chasse.
  
  Le tableau est parfaitement clair : le commando en combinaison de saut, c’était les hommes du Fléau. Ils n’étaient pas du tout décidés à voir Mounira Mouchamjel leur filer entre les doigts vu ce qu’elle représente comme moyen de pression sur son vieux papa. J’aurais dû m’en douter. Surtout quand je suis tombé sur le type au tatouage en faisant mon inspection de la baraque.
  
  Ils n’ont pas réussi à récupérer l’otage au sol mais ils ne nous lâchent pas. Au fond, la formule est aussi simple pour eux. Ils n’ont qu’à nous suivre jusqu’à l’atterrissage. Je regarde leur appareil. Au-dessous, dans la nuit, les petites lumières de Reichenau, Versam, Ilanz, défilent à toute vitesse. À l’horizon, je distingue la masse sombre du Saint Gothard.
  
  Mais qu’est-ce qu’ils font dans l’autre appareil ? Ils sont branques ! Je vois nettement les petites flammes sèches crachées par des armes qui tirent dans notre direction. Et puis je pige. Ce n’est pas l’hélicoptère qu’ils visent. Pour rien au monde, ils ne voudraient risquer la vie de la précieuse Mounira Mouchamjel. Non, leur cible est beaucoup plus modeste et précise. C’est Nick Carter, le tueur d’élite N3, l’empêcheur de tourner en rond.
  
  Le bruit des pales et du moteur est tel que je n’entends ni le vent qui devrait siffler à mes oreilles, ni même l’impact des projectiles dans la ferraille. En un mot comme en cent, je risque d’être bon sans m’être rendu compte de ce qui m’arrive.
  
  Mon seul moyen de riposte est le revolver à six coups que j’ai au fond de ma poche. Six coups pour descendre l’appareil des poursuivants et me rendre maître de celui-ci. Ça fait maigre.
  
  Ce qui me rend le plus dingue, c’est d’être là, suspendu à mon patin d’atterrissage comme un singe à son trapèze, et de ne rien entendre.
  
  La rafale qui suit, je n’ai pas besoin de l’entendre. Il me suffit de voir les dégâts qu’elle a faits. L’attache du patin a été réduite de moitié. Un nuage passe devant la lune. Accalmie. Puis une autre rafale me frôle la tête. Je commence à voir rouge. Je grince des dents :
  
  — OK, les poteaux ! Vous avez envie de faire mumuse, eh bien on va faire mumuse !
  
  Je me hisse près de la fixation arrière du patin. Je m’assieds sur la barre, et je lâche une main. J’attends d’avoir bien trouvé mon équilibre. Je sors le revolver de ma poche et je vise soigneusement.
  
  Mouche.
  
  Une grande étoile apparaît dans la vitre du cockpit. L’hélico fait une embardée, redresse et se relance à notre poursuite. Nouvelle série de petites flammes. Je vois les balles tracer un pointillé dans la carlingue, au-dessus de ma tête. Le tireur a dû être déséquilibré par ma petite farce et il n’a pas eu le temps de réajuster sa ligne de mire. Le froid me fait frissonner. Je jette un coup d’œil sur l’état de mon perchoir. À l’avant, le patin ne tient plus que par un bout de métal de quelques millimètres.
  
  Mon cher Nick, si tu n’as pas envie de faire un grand saut dans le Rhin sans bouée et sans parachute, il va falloir trouver une solution rapide.
  
  Et rebelote, la neige vient me faire des misères. Incroyable ! Dès que je suis sur le plancher des vaches, je fais porter une réclamation au syndicat d’initiative. Mais non, peut-être pas. Le pare-brise de l’autre hélico a volé en éclats. Les flocons s’engouffrent par paquets à l’intérieur. Hé ! Hé ! ils ne sont pas logés à meilleure enseigne que moi, maintenant, les cocos du Fléau. Mais ce qui m’intéresse le plus, c’est que la neige se ramasse sur leurs costumes foncés. La silhouette sombre du tireur se transforme en silhouette blanche, beaucoup plus facile à viser. Je vise. Je tire. Le type semble se lever. Puis il plonge en avant dans l’ouverture. Je le vois un instant, comme suspendu entre ciel et terre, son PM à la main, et il disparaît en tourbillonnant dans la nuit.
  
  Au pilote maintenant. J’ajuste soigneusement et je presse la détente. Je ne sais pas où je l’ai touché mais je m’en fous. Ce qui compte, c’est que je l’ai touché. L’hélico monte brusquement, presque en flèche. Ça n’est pas naturel, ça, pour un hélico. Il se retourne, le rotor vers le bas. C’est encore moins naturel. Je le vois parfaitement bien descendre vers la vallée dans une spirale interminable. Si elle finit par se terminer, je le sais par la boule de flammes qui troue la nuit, très loin au-dessous de mes pieds.
  
  Je secoue la tête pour virer la neige de mes yeux et je range le revolver dans mon blouson.
  
  Plus que trois cartouches… Trois.
  
  Une secousse me fait remonter l’estomac au niveau des amygdales. C’est le patin qui est en train de céder. Je regarde. Cette foutue barre de ferraille ne tient plus que par un fil. Et ce n’est pas une image. Tout doucement, je remonte mes pieds sur mon trapèze volant. (Ça, c’est une image), et j’essaie de me mettre debout. Nouvelle secousse. Le fil n’est plus qu’un demi-fil. À tâtons, je trouve le barreau qu’une bonne âme a eu l’idée de souder là à mon intention. Merci bonne âme. Je m’y agrippe et devinez quoi ? C’est juste cet instant que la fixation avant du patin choisit pour lâcher. Il reste accroché par son attache arrière. Ça, c’est le genre de truc qu’on remarque quand on pilote un hélicoptère. La prise au vent du patin provoque un sacré déséquilibre. J’arrive à grimper d’un échelon et à poser les deux pieds sur le dernier barreau de métal.
  
  Et c’est là que Ben Yehuda se met à comprendre la musique. Il fait la liaison entre la brutale disparition de l’appareil qui le poursuivait et la brutale apparition d’une anomalie sur le sien.
  
  Un hublot s’ouvre. Sa tête de loche mal rasée apparaît dans un tourbillon de neige. Il regarde vers le bas.
  
  Coucou ! Qui est là ? Le beau Nick.
  
  Du plus vite que je peux, je grimpe trois échelons et je sors le revolver de ma poche. La tête de loche rentre dans la carlingue. Tiens, je savais Ben Yehuda pourri jusqu’à l’os mais pas trouillard. Mais c’est une conclusion hâtive. Il réapparaît presque aussitôt. Et je comprends pourquoi il a été faire un tour à l’intérieur. C’était pour quérir ma Wilhelmina qu’il semble avoir adoptée. Ben Yehuda se penche à l’extérieur et tire en un éclair.
  
  Bonne vieille Wilhelmina. Elle ne rate jamais son coup. Malheureusement, j’aurais bien aimé qu’elle fasse exception à ce principe, pour une fois. Le projectile frappe mon revolver qui m’échappe des mains et tombe dans la vallée. Ça me secoue.
  
  Malgré mon poignet démantibulé j’arrive à attraper le bras de Ben Yehuda, celui qui est prolongé par Wilhelmina. Il se débat, le féroce. Je lâche prise. Mais je lui rechoppe la main. Je le vois pousser un long hurlement de douleur au moment où je lui casse un doigt. Je le vois mais je ne l’entends pas. Le vent lui fait rentrer son cri au fond de la gorge. Je me moque bien de rater la bande sonore du film. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir retrouvé ma bibiche. Je vise et pan ! entre ses deux yeux qui se transforment instantanément en yeux de poisson mort. Je le saisis par le colback et je l’envoie rejoindre la concurrence dans le superbe paysage de Suisse.
  
  Reste le pilote. Et il a compris la manœuvre. Si je veux l’atteindre de l’extérieur, il faut que je prenne l’autre échelle, celle de l’avant. Il y a environ un mètre vingt de distance entre les deux. Et un pilote d’hélicoptère qui veut se débarrasser d’un indésirable a pas mal de possibilités quand l’indésirable en question se trouve à l’extérieur, accroché à un bout de ferraille.
  
  Il commence par me secouer comme un prunier. Je tiens bon. Sans prévenir, le voilà qui fait une chute libre d’une centaine de pieds. C’est trop, même pour un athlète de mon gabarit. Je lâche. Fais tes prières, Nick. Adieu, Traudl, adieu, Angie. Adieu Hawk et adieu, belle Marne Ferguson, là-bas dans mon pays lointain…
  
  Je vole, bras et jambes écartés. Au-dessous de moi je vois les pales de l’hélico qui remontent. Elles arrivent à mon niveau. Je vais être transformé en viande hachée. Non, d’un coup de rein sublime, je parviens à les éviter. La carlingue est à ma hauteur. J’essaie de m’y raccrocher comme un forcené. Et je m’y raccroche. Devinez où. À l’échelle avant. Celle qui va me permettre d’atteindre le pilote par le hublot.
  
  J’ai le bras à moitié arraché et l’estomac au bord des lèvres. Mes pieds trouvent un barreau. Le type se penche pour examiner le résultat de la manœuvre. Je tire. Sa tête éclate. Je range Wilhelmina dans mon blouson et je fais prendre au pilote le même chemin que son patron.
  
  Mais voilà ce foutu hélico qui se met à descendre et amorce une chute en spirale qui me rappelle singulièrement celle qu’a décrite l’appareil du Fléau. Dans une minute, on va exploser en bas et griller dans une colonne de feu et de fumée noire.
  
  Je grimpe les barreaux comme un dingue. J’ai un mal fou à passer à travers le petit hublot. Je roule cul par-dessus tête sur le sol, je me relève et qu’est-ce que je vois ? La petite Mounira Mouchamjel, belle comme une poupée de collection, tranquillement installée aux commandes de l’appareil.
  
  Elle tourne la tête vers moi, me fait un grand sourire étincelant et dit :
  
  — Salut ! Je suppose que vous êtes monsieur Carter. Angela nous a parlé de vous. Elle était sûre que vous arriveriez à nous sauver.
  
  — Vous sauver ? Ah bon.
  
  J’en suis baba. Je regarde la rouquine, Sandy Fleischer, qui est assise sur un autre siège, et je la salue d’un sourire idiot. Puis, tout à coup, je reviens à Mounira.
  
  — Mais… dites-moi, vous savez piloter un hélicoptère ?
  
  — Un peu, répond-elle toujours souriante. J’ai fait du charme à un pilote de mon père. Je crois qu’il était un petit peu amoureux de moi. Ça a marché. Il m’a enseigné quelques rudiments. Mais ça n’a pas duré longtemps. Dès qu’il s’en est rendu compte, mon père l’a renvoyé. C’est un brave homme mais, pour certaines choses, il est très sévère.
  
  — C’est ce que j’ai entendu dire. Et c’est pourquoi je compte bien vous renvoyer à Washington avant son arrivée.
  
  — Oui, fait la jeune fille avec un brin de mélancolie dans la voix. Il me verra là-bas, toute fraîche et pimpante, vêtue d’un joli tablier d’écolière ou d’une robe bien stricte. J’ai tout compris, vous savez. Les meurtres, l’enlèvement, les transactions avec ce Ben Yehuda. Il n’y a qu’une chose que j’ignore…
  
  — Ah oui ?
  
  — J’ignore où nous allons. Je ne sais même pas où nous sommes en ce moment et, surtout, je n’ai jamais fait d’atterrissage en hélicoptère, même sur deux patins. Verriez-vous un inconvénient à reprendre les commandes, monsieur Carter ?
  
  
  
  
  
  Chapitre XIII
  
  
  Je mets le cap sur Coire. À mon avis, c’est là que j’ai le plus de chance de dénicher un moyen de transport adéquat pour mes deux gisquettes. Et aussi de retrouver Hawk, Angie et Traudl, s’il en reste quelque chose. La neige a cessé de tomber. Comme je ne suis pas bien sûr de la direction, je suis la route en volant à basse altitude. Il n’y a pas grand monde à cette heure, mais les phares des quelques voitures qui passent suffisent pour m’indiquer son tracé.
  
  Ça nous amène près de la maison de Ben Yehuda. Une énorme lueur orangée embrase la nuit. Je fais le crochet pour aller voir. Ça vaut le coup d’œil. Un incendie monstre fait rage dans la forteresse. Le toit s’est écroulé, la pièce vitrée du dernier étage n’existe plus et les fenêtres vomissent des cataractes de flammes. Les camions de pompiers massés dans la propriété vont avoir du boulot pour éteindre ça.
  
  Je recommence à suivre la route vers le chef-lieu du canton des Grisons. Tout à coup, le comportement bizarre de deux bagnoles attire mon attention. Je descends presque en rase-mottes.
  
  — Vous avez vu, monsieur Carter ? dit Sandy Fleischer.
  
  — Oui. C’est pour ça que je vais regarder de plus près.
  
  — Regarde, Mounira, reprend la rouquine. La première voiture, tu ne crois pas que c’est elle ?
  
  — Je n’en suis pas sûre, on n’est pas assez près, mais j’en ai bien l’impression. C’était une 604 blanche et le phare droit éclairait complètement sur le côté comme celle-là.
  
  Je demande :
  
  — Vous pensez que c’est la voiture qui vous a amenées ?
  
  — Je crois bien, répond Mounira. Si vous pouviez vous en approcher un peu plus.
  
  Je rattrape les bagnoles et je descends encore un peu. Personnellement, j’observe plutôt le véhicule N® 2. Il me semble bien que c’est la BMW noire, avec son grand coffre si accueillant. Visiblement, la noire a pris la blanche en chasse et, vu le train d’enfer qu’ils mènent sur la route glissante, les conducteurs ne sont pas des gamins.
  
  — C’est la voiture de Legras ! hurle Sandy. Votre patron le poursuit. Il faut faire quelque chose.
  
  — Oui, approuve Mounira, j’en suis certaine, moi aussi.
  
  — Du calme, jeunes filles. Même si ce sont les bonnes voitures, il faut encore savoir qui se trouve à l’intérieur. Regardez dans le lot de bord si vous trouvez une lampe torche.
  
  Mounira ouvre le caisson métallique et commence à en faire l’inventaire.
  
  — Parachute, caisse à outils, carte, trousse de premier secours, oui, voilà une torche.
  
  Je lui demande si elle connaît le morse.
  
  — Euh… pas très bien m’avoue-t-elle.
  
  — Bon. Dans ce cas, écoutez-moi bien. Vous allez passer le bras à l’extérieur et composer ces quatre lettres : N, I, C, K. Le N, c’est trait-point, le I, point-point, le C, trait-point-trait-point et le K, trait-point-trait. C’est noté ?
  
  — Attendez, je répète. Trait-point, stop. Point-point, stop. Trait-point-trait-point, stop. Trait-point-trait, stop. C’est ça ?
  
  — Parfait. Allez-y.
  
  La gamine passe le bras au-dehors et, l’air très concentré, envoie le message.
  
  — Alors ? Il y a une réponse ?
  
  — Non. Rien.
  
  — Recommencez.
  
  — Ça y est ! Une lumière s’allume ! Zut ! Ça va trop vite, j’ai tout raté.
  
  — Ne vous en faites pas, si c’est Hawk, il va répéter. Faites bien attention, cette fois, et dites-moi ce que vous voyez.
  
  — Monsieur Carter ! Monsieur Carter ! s’écrie la gamine tout excitée. Ça y est, j’ai capté. Il a répondu : trait-point, stop.
  
  — C’est N.
  
  — Et point-point-point-trait-trait.
  
  — Ça, c’est trois. N3. Aucun doute, c’est Hawk qui se trouve dans la deuxième bagnole.
  
  À ce moment, comme pour décliner eux aussi leur identité, les occupants de la voiture poursuivie se mettent à nous canarder.
  
  Je reprends de l’altitude et j’expose :
  
  — Écoutez, les filles, on va peut-être être obligés de prendre des risques, mais je pense qu’il faut en finir avec ces lascars. Est-ce que vous êtes d’accord ? Personnellement, je commence à en avoir assez de me faire tirer dessus !
  
  — D’accord, répond Sandy.
  
  — Absolument, approuve Mounira. Moi aussi, j’en ai assez. Et pas seulement de me faire tirer dessus. De me faire enlever, de me faire acheter, de me faire…
  
  Je me retourne. La gosse se mord les lèvres. Elle est blême. Sa copine reste muette, le visage figé dans un masque de colère rentrée. Pas besoin de me faire un dessin. Elles aussi ont eu affaire à Grosjonc ou à l’un de ses collègues. J’évite de remuer le couteau dans la plaie et je dis simplement :
  
  — OK. On va leur faire voir de quel bois on se chauffe. Je sais que vous ne deviez pas avoir l’esprit à regarder le paysage, mais est-ce que vous auriez repéré un endroit particulièrement difficile sur la route en venant ?
  
  C’est Sandy qui répond :
  
  — Si je me souviens bien de ce que j’ai vu sur les pancartes, c’est la route qui va de Coire à Arosa.
  
  — C’est ça.
  
  — Oui, oui, oui… Tu ne te rappelles pas, Mounira ? Juste à la sortie de Coire, il y a une épingle à cheveux terrible. La route revient complètement sur elle-même. Le virage fait cent quatre-vingts degrés. Les voitures sont pratiquement obligées de s’arrêter pour ne pas déraper.
  
  — Tu as raison, dit Mounira. Je me souviens très bien. Il y a un ravin très important à cet endroit. Ça fait un effet bœuf.
  
  — OK, les filles, on y va !
  
  — Vous comptez placer un obstacle sur la chaussée à l’endroit où ils devront ralentir, monsieur Carter ? s’enquiert la fille du sheik.
  
  — Beaucoup mieux que ça. Est-ce que l’une de vous deux sait se servir d’un pistolet ?
  
  — Oui, moi, répond Sandy. Vous voulez que je leur tire dessus ?
  
  — Exactement, mais seulement quand je vous le dirai.
  
  Je lui passe Wilhelmina.
  
  — Tenez. N’oubliez pas : quand je vous le dirai, seulement. Et attention de ne pas le laisser tomber. J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux.
  
  — Très bien, fait la jeune fille. Sur terre, je me défends au pistolet, mais je n’ai jamais tiré d’un appareil en vol.
  
  — La précision n’a pas grande importance. Ce qui compte avant tout, c’est de détourner leur attention et de les inciter à rentrer la tête dans leur carapace.
  
  — Si ce n’est que ça, je crois que j’y arriverai.
  
  Clac ! Je l’entends engager une cartouche dans la culasse. Ça me rassure. Je vois qu’elle connaît la musique.
  
  Je décris une longue courbe en m’éloignant de la route. En bas, la course-poursuite est de toute beauté. Legras dans sa grosse voiture blanche fait des prouesses. Il prend tous les virages en dérapage contrôlé dans la neige. Le père Hawk est à environ deux cents ou deux cent cinquante mètres derrière lui. Et il ne se laisse pas distancer. Malgré son âge, il est encore sacrément dans le coup, mon vieux boss. Dans la BMW noire, quelqu’un tire dès qu’il peut prendre Legras dans sa ligne de mire. Je suppose que c’est Angie. Et elle se débrouille pas mal, la brunette. Presque à chaque coup, je vois ses projectiles faire jaillir des étincelles de la carrosserie de la 604.
  
  L’épingle à cheveux annoncée arrive.
  
  — Prête, Sandy ?
  
  — Prête !
  
  — Feu !
  
  Elle tire aussitôt deux coups de feu rapprochés et puis, clic, plus de cartouches.
  
  — Zut ! s’exclame-t-elle.
  
  — Ça ne fait rien. On a obtenu le résultat recherché. Et une de vos balles a fait mouche. Bravo !
  
  La 604 amorce le virage, freine et chasse du cul. Le conducteur contre-braque et fait un superbe dérapage pour se retrouver dans l’axe de la route. Si c’est Legras, je lui tire mon chapeau. Avec une bonne bagnole, il se placerait certainement assez bien au rallye de Monte-Carlo. Seulement, je ne compte pas lui laisser le loisir de s’y inscrire.
  
  — Accrochez-vous, les filles !
  
  Je pique droit sur la voiture.
  
  — Monsieur Carter ! Monsieur Carter ! gueulent les deux minettes, mortes de terreur.
  
  — Appelez-moi Nick, voyons !
  
  À un mètre de la 604, je vire à mort sur la gauche en reprenant un peu d’altitude et…
  
  BLING !
  
  Avec la force centrifuge, le patin arraché qui pendouille sous le ventre de l’hélico percute de plein fouet le pare-brise côté conducteur. Dans un spasme d’agonie Legras écrase le champignon. La voiture blanche traverse la chaussée en crabe et roule dans le ravin. Moins d’une seconde plus tard, je constate que les pompiers de Coire vont encore avoir du pain sur la planche.
  
  *
  
  * *
  
  En deux coups de fil, Hawk a réglé les formalités avec les autorités du pays. Deux coups de fil à des gens bien placés qu’il connaît à Berne et à Zurich. Le merveilleux fou volant que je suis a réussi à poser sa drôle de machine sans trop de bobo. Angie va raccompagner les deux rescapées à Washington. Douze heures avant l’arrivée de papa Mouchamjel !
  
  Elles ont encore un petit moment devant elles avant l’heure du départ et Hawk réunit tout le monde autour d’une table de chêne séculaire dans la Gasthaus du coin.
  
  Je demande :
  
  — Où est Traudl ?
  
  — À l’hôpital de Zurich, m’informe le boss. Soyez tranquille, rien de grave. Elle a reçu une balle dans le bras et sera rapidement d’aplomb.
  
  — Dites-moi, Sir, Soueï Fong et son chevalier servant n’étaient pas dans la voiture ?
  
  — Si. Nous les avons vus monter.
  
  — Aucun doute possible, confirme Angie. Ils sont suffisamment reconnaissables, ces deux piafs.
  
  — Et pourtant les pompiers disent qu’ils n’ont retrouvé que deux corps. L’identification n’est pas encore faite mais on est sûr que ce sont des hommes de race européenne. Alors ?
  
  — Alors, fait le boss, ils ont disparu quelque part. Peut-être les retrouveront-ils plus bas dans le ravin quand le jour sera levé.
  
  — Espérons, dit Angie. Ça ne me plairait pas de savoir que cette sale gougnotte s’en est tirée.
  
  Elle lève sa chope et avale une gorgée de bière digne d’un adjudant de carrière. Hawk la regarde, bouche bée. J’attends le moment où il va laisser tomber son râtelier sur la table de chêne séculaire. Mais déception, Angie finit par reposer sa chope en disant :
  
  — Ah ! Ça fait du bien après ce rodéo.
  
  Puis elle me balance une œillade assassine me donnant à penser qu’autre chose aussi lui ferait le plus grand bien. Comme je suis partant, j’annonce :
  
  — Dès que tout ça sera réglé, je t’emmène passer une semaine aux Bahamas. Une semaine d’amour et de bière fraîche, ça te va ?
  
  — Dites donc, Carter ! intervient Hawk avec une sévérité qui ne trompe personne.
  
  — Si mon patron m’accorde une semaine de congé, bien entendu…
  
  Tout le monde se marre.
  
  Je reviens aux choses sérieuses :
  
  — Est-ce que vous savez à combien se montaient les effectifs du Fléau, Sir ? Je me demande s’ils vont avoir du mal à s’en remettre ou bien si nous leur avons simplement fait un petit croche-pied.
  
  — Ce serait plutôt du genre croche-pied, comme vous dites. Il s’agit d’une organisation importante et très bien structurée. Mais je vous montrerai le dossier quand nous serons de retour à Washington. Je vous dois bien cela…
  
  — Le dossier ? Mais je croyais que toutes les archives de l’AXE avaient disparu !
  
  — Pour des raisons stratégiques, il était souhaitable que tout le monde le pense…, répond laconiquement le boss.
  
  Visiblement, il n’a pas envie d’en dire plus en public. Mais je crois avoir compris. C’est lui qui a orchestré la dislocation apparente du service. Le premier but était sans doute d’avoir les coudées franches pour s’attaquer personnellement au Fléau. Mais il en avait un deuxième, plus important : redonner à l’AXE la clandestinité totale qui devait entourer ses activités. Depuis quelque temps, en effet, tout le monde trouvait qu’on parlait un peu trop de nous.
  
  Je prie l’aimable compagnie de bien vouloir m’excuser et je me lève pour aller passer un coup de fil à Marne.
  
  Le serveur m’explique que le téléphone de la maison est en rade mais que, si je paie ma communication, je peux aller chez le voisin qui accepte volontiers de prêter sa ligne.
  
  Je sors dans la fraîcheur du petit matin. La lune baigne la ville d’une lumière satinée. Il fait encore nuit noir. Là-haut, les nuages se sont engouffrés dans la vallée du Rhin antérieur pour aller coiffer les sommets du Valais. Le ciel est superbe et je vois toute la Voie Lactée. Je me sens bien. Si je n’avais pas peur de réveiller ceux qui roupillent encore, je me mettrais à chanter. Je me contente de m’étirer voluptueusement et d’aspirer un immense bol d’air.
  
  J’ai bien fait de prendre des provisions. Quelques secondes après, deux mains qui font le double de celles de King Kong se resserrent autour de mon cou et ferment le robinet à oxygène. Je réagis avec ma rapidité habituelle en plaçant deux coups de coude dans le bide de l’agresseur et je lui écrase les arpions en cognant de toutes mes forces à coups de talon.
  
  Amuse-toi, beau Nick. J’ai l’impression de taper sur un bloc de marbre. Un rideau rouge brique se tend devant la Voie Lactée. Le sang cogne dans mes tempes. J’ai l’impression que mes yeux veulent sortir de leurs orbites. Je ne peux rien faire. Résigné, j’essaie de repenser à la petite œillade d’Angie. Tant qu’à faire, autant passer l’arme à gauche avec une image sympa dans la tête…
  
  
  
  
  
  Chapitre XIV
  
  
  On dirait que le jour se lève au loin. J’ai le soleil dans l’œil. J’ouvre les paupières. Tout est complètement flou. J’essaie d’ajuster la distance focale. Rien à faire. Je me frotte les mirettes. Ça marche un peu mieux.
  
  Je suis allongé par terre. Il fait bon. Une flambée superbe ronfle dans la cheminée. Je m’assieds et je me masse le cou. Rien de cassé.
  
  — Ah ! Mon invité s’éveille enfin !
  
  Je tourne la tête. Soueï Fong est là, bien vivante. Belle et froide comme une statue d’airain. Elle porte son costume habituel : diamant dans le nombril, collier d’or au cou, bracelets d’or aux poignets et aux chevilles. Sa peau est un camaïeu de cuivres jaunes à la lueur des flammes. C’est l’illustration du Kama supra, cette fille. Sans rien faire, rien qu’en se montrant, elle vous colle un incendie de braguette. Mais, cette fois, pas question de tomber dans le panneau. Sors ton extincteur, Carter.
  
  — Dis donc, tu n’as pas froid, comme ça ? Je peux te prêter ma veste, si tu veux.
  
  — Amusant, Carter. Très amusant. Qu’essaies-tu de me faire croire ? Que tu restes de glace devant mes charmes ? Et tu imagines que je vais avaler ça ?
  
  — Pas vraiment. Je ne suis ni Superman ni pédé. En t’appliquant bien, tu arriveras peut-être à me faire bicher. Ta technique est à toute épreuve, paraît-il. Mais c’est justement ça qui cloche chez toi. Ce n’est que de la technique.
  
  — Que veux-tu dire ?
  
  — Tu le sais très bien, Soueï Fong. Je t’ai percée à jour. Tu es jalouse des autres femmes parce qu’elles possèdent quelque chose que tu n’as pas. Et c’est par haine, pas par goût du fric, que tu t’es lancée dans le maquereautage à grande échelle.
  
  — Regarde, Carter. Regarde bien. Et dis-moi ce que les autres possèdent et que je ne possède pas.
  
  La voix est caressante, dangereuse. Elle s’avance vers moi, ondulante, féline, et se campe, jambes écartées, mains sur les hanches. Je lève les yeux. Mon regard remonte le long des jambes fuselées, caresse un instant la toison noire au milieu de laquelle apparaît une petite brèche rose ; il glisse rapidement sur son ventre plat et s’arrête, fasciné sur les seins orgueilleusement dressés, dardant vers moi leurs petites pointes brunes. Je ravale ma salive et, employant la méthode Coué, je me répète : « Tiens bon, Nick. Tiens bon. »
  
  — Alors ? s’enquiert Soueï Fong. Qu’ont-elles de plus que moi ?
  
  — Elles prennent leur pied. Chose qui ne t’est jamais arrivée de ta vie, ni avec un homme, ni avec une femme, ni avec un chien, ni avec un vibro-masseur, ni avec aucun des ustensiles, godmichés ou autres, que t’invente ton monstre sans quéquette pour essayer de te tirer un semblant de spasme. Tu hais les hommes parce qu’ils prennent du plaisir avec toi et c’est pour ça que tu les fais tuer par ton chien de garde. Tu hais les femmes parce qu’elles prennent du plaisir avec les hommes et tu leur infliges le châtiment suprême à tes yeux : celui de se faire grimper je ne sais combien de fois par jours par des clients vicelards ou crades. Et, de toute façon contre leur gré. À propos, tu n’as jamais essayé avec un cheval ? Peut-être que ça marcherait…
  
  Soueï Fong s’approche encore, lascive comme une panthère. Je me relève face à elle et je la toise d’un regard froid. Elle répond d’une voix langoureuse, presque rauque :
  
  — Toi seul m’a comprise, Carter. Et je pense que toi seul pourras m’apporter ce que je cherche depuis si longtemps. Aime-moi. Fais-moi vibrer. Apprends-moi le plaisir de la chair…
  
  — Tu peux te brosser, espèce de chienne !
  
  Ça, c’est bien envoyé. Les yeux énamourés de Soueï Fong étincellent maintenant de rage. Pour bien lui montrer qu’elle ne m’aura pas, je détourne la tête avec dédain.
  
  Excellente inspiration. J’ai juste le temps de voir arriver sur moi la pogne de King Kong.
  
  Un rapide roulé-boulé me sauve la mise. Je me relève. Du coin de l’œil, je vois Soueï Fong s’écarter dans l’ombre pour ne pas nous gêner dans nos ébats et, surtout, ne pas perdre une miette de mon supplice. Parce que, j’en suis complètement convaincu maintenant, la seule chose qui puisse lui procurer un semblant de frisson, c’est de voir les autres morfler entre les pattes de son énorme gorille sans voix et dénaturé.
  
  Tchang se met en garde de karaté. Je me mets en garde de karaté. On tourne autour d’un point invisible en s’observant. Lui, ce qui l’intéresse, c’est mes mouvements. Ses mouvements ne me laissent pas indifférent, certes, mais je l’observe aussi d’un œil de scientifique curieux. En effet, c’est la première fois que je le vois dans cette tenue. Il est complètement à poil.
  
  Cette surabondance de viande nue, grotesque, me ferait presque pitié. Dans le bas de son ventre, il ne reste qu’une cicatrice à l’endroit où on lui a débité le service trois-pièces quand il était gosse. Rien qu’une cicatrice, bien vieille, bien refermée. Je me dis que, normalement, il devrait y avoir un trou à pipi. Je regarde attentivement, mais je ne vois rien.
  
  Mon regard remonte, s’arrête sur ses yeux et là, tout sentiment de pitié s’envole. Ses mirettes sont aussi humaines et chaleureuses que celles de sa maîtresse. En voilà deux qui sont bien assortis.
  
  La bête passe à l’attaque.
  
  Il est rapide, le gros tas. Mais je me répète peut-être… C’est un arpion qu’il expédie savamment en direction de mon plexus solaire. Un truc comme ça, quand ça fait mouche, ça vous défonce la cage thoracique plus recta que le litron de whisky défonce pépé le soir à l’heure d’aller au lit.
  
  Je fais un joli petit pas de danseuse pour esquiver en lui décochant sournoisement un atemi dans la boîte à pâté impérial. Aïe ! Je me suis fait mal tellement j’ai cogné fort. Le maousse pivote sur un talon pour me rendre la politesse sous la forme d’un coup de pied retourné. Je le devance et v’lan, dans les reins.
  
  Je suis vraiment content de moi. En principe, il devrait se plier en deux et pisser du sang pendant au moins une semaine. Tu parles, le seul résultat, c’est de le mettre en colère. Il se retourne et charge, écumant. Je crois voir des jets de vapeur sortir de ses naseaux. Olé ! je joue les Domiguin. Le mastodonte s’arrête sur son élan, comprend que je suis derrière et rebelote. Olé ! ce coup-là, c’est El Cordobés.
  
  Je commence à me faire des cheveux. Je ne vais pas tenir longtemps à ce petit jeu. Et c’est ça qu’il attend, le gros lard. Et puis, je commence à en avoir ma claque de jouer les toreros. C’est alors que l’éclair jaillit. Hugo ! Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? L’émotion sans doute…
  
  La grosse bébête se rue une nouvelle fois dans ma direction. La dernière fois. Je l’attends de pied ferme, mon stylet bien plaqué au creux de ma paume. Juste au moment où il est sur moi, je fais un petit pas chassé et slatch ! mon bras se détend. La lame de dix-huit centimètres s’enfonce dans sa gorge.
  
  Tchang tombe à genoux en ouvrant une gueule béante de monstre à l’agonie. Son faciès animal est le symbole de la souffrance à l’état brut. Il hurle mais aucun son ne franchit les lèvres de sa bouche muette. Il tombe en avant, tressaute et meurt en silence. Un silence affreux. J’en ai la chair de poule.
  
  Je récupère Hugo, je l’essuie sur une peau de chèvre disposée exprès pour ça devant l’âtre et je cherche l’autre. Où est-elle passée, la Vampirella aux yeux en amande ? Plus personne dans la pièce. J’ouvre la porte précipitamment. Un peu trop précipitamment. Elle attendait derrière. J’ai à peine le temps de voir la petite flamme crachée par le canon de son revolver. Un coup de marteau titanesque me frappe en pleine poitrine. La porte prend un angle bizarre, le plafond chavire, le plancher tangue sous mes pieds.
  
  
  Des lumières s’allument. Des lumières s’éteignent puis se rallument. On me trimballe. On me piquouse. Tout est noir. On me tripote. On me triture. On me malaxe. On me repiquouse. On me taillade. Les lumières vacillent, se stabilisent un instant. S’éteignent à nouveau. On me dorlote. On me coucoune. Dodo.
  
  Et ça dure comme ça pendant je ne saurais dire combien de temps. Je reste toujours dans un état de demi-conscience, sauf à quelques rares moments de sommeil abruti.
  
  J’ouvre une paupière de plusieurs kilos. Hein ? Quoi ? Qu’est-ce ? Quelles sont ces montgolfières qui passent à l’horizon ? J’ouvre l’autre, et je vois. Une paire de doudounes comme on n’en invente que dans les rêves les plus fous. Je renverse la tête en arrière. Au-dessus, des doudounes, il y a un visage. Celui de Marne Ferguson.
  
  — Tu me dois dix dollars, Angie.
  
  — Quoi ?
  
  — Oui. J’ai gagné mon pari.
  
  Je me permets d’intervenir, au risque de paraître déplacé.
  
  — Quel pari, Marne ?
  
  Elle pointe un doigt vers les flotteurs dont je viens de causer.
  
  — J’avais parié que si vous ouvriez l’œil une seule fois, en les voyant, vous reviendriez à la vie. J’ai gagné. Je dois avouer que je n’avais pas pris beaucoup de risques. Le soutien-gorge a été entièrement conçu et réalisé par mes soins dans de la toile à parachute.
  
  — Bravo, Marne. Résultat concluant.
  
  Angie se lève, s’approche et m’embrasse trois fois. Non quatre.
  
  — Un de ma part, pour commencer, explique-t-elle. Un de la part de Traudl qui se remet doucement à l’hôpital de Zurich. Un de la part des deux gamines qui seraient bien venues faire leurs commissions elles-mêmes mais qui sont retenues par leurs obligations scolaires.
  
  — Et un de la part de Marne, ajouta Marne en s’empressant de mettre ses agréables menaces à exécution.
  
  — Tout va bien, reprend Angie en me faisant un gros clin d’œil coquin. Papa n’a absolument rien soupçonné. Les petites ont reçu un choc, c’est vrai. Mais, apparemment, elles semblent ne pas trop mal s’en remettre.
  
  — Parfait, dis-je. Je vois que tout baigne dans le beurre. Et l’autre pétasse ?
  
  — Soueï Fong ?
  
  — Évidemment. Qui veux-tu que ce soit ?
  
  Le visage d’Angie se renfrogne.
  
  — On n’a pas réussi à l’avoir. Elle nous a glissé entre les doigts. À quelques secondes près, je pense. Mais, ne t’en fais pas, j’ai un compte personnel à régler avec elle. Hawk met tous les moyens nécessaires à ma disposition.
  
  — Ça veut dire que l’AXE est de nouveau sur pied ?
  
  — Oui, fait ma brunette avec un grand sourire. Il ne s’est jamais aussi bien porté. Quant au gang de proxénètes, il est entièrement démantelé.
  
  — Et Le Fléau ?
  
  — Il a pris une sérieuse claque dans les gencives. On n’entendra pas parler de lui avant un bon moment.
  
  — Parfait, parfait… Eh bien moi, j’ai une faim de loup, mes petites chou tes. Qui se porte volontaire pour aller me chercher un café et une boîte de petits gâteaux ?
  
  — Moi, répond Marne. Je prendrai tout mon temps. Et faites-la bien reluire. Si vous ratez votre coup, elle va en devenir maboule, depuis le temps qu’elle ne pense qu’à ça…
  
  J’ouvre une grande bouche bébête pour répondre mais Marne me la cloue d’un baiser très autoritaire et un peu plus qu’amical. Puis elle s’éclipse sans me laisser le temps de réagir.
  
  — Allez, au boulot, super-flic, fait Angie avec un sourire affamé. Tu as entendu ? Les ordres sont les ordres !
  
  — Mais… et le toubib ?
  
  — Je me le suis mis dans la manche. La seule prescription absolument impérative, c’est que tu restes allongé sur le dos. Mais je connais des tas de moyens de faire ce que j’ai en tête sans t’obliger à te lever…
  
  — L’infirmière ?
  
  — Dans la manche aussi.
  
  — Les internes ?
  
  — Dans la manche.
  
  — Les brancardiers ?
  
  — Dans la manche.
  
  Je ne sais plus où donner de la tête.
  
  — Mais, tout de même, je risque d’avoir des visites…
  
  — Si tu as des visiteurs, je me les mettrai dans la manche. Tous autant qu’ils sont, les uns après les autres. Non mais des fois !
  
  — Enfin, comment tu fais ?
  
  — Vous voilà bien indiscret, monsieur Carter. Une jeune fille de bonne famille a le droit d’avoir ses petits secrets, tout de même.
  
  Pendant qu’elle me débitait ses séries de « dans la manche », Angie a viré les siennes. Elle disparaît soudain de mon champ de vision. J’entends un froissement de tissu et un pantalon, suivi de très près par un slip blanc, voltigent dans la pièce pour atterrir en tas sur une chaise.
  
  Un petit corps frais et rose comme une aurore de printemps se redresse et vient se blottir contre moi dans le grand lit d’hôpital.
  
  Je m’informe :
  
  — De quoi se compose le programme ?
  
  — De tout ce qu’on pourra inventer dans cette position. Je propose qu’on fasse une liste et qu’on classe chacune de nos trouvailles par ordre d’intérêt, comme dans le Guide Michelin. Allez, en route pour les hors-d’œuvre.
  
  Que voulez-vous que je réponde à ça ? Rien. Je sais que c’est parti pour un après-midi trois étoiles.
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer le 16 janvier 1984
  
  sur les presses de l’Imprimerie Bussière
  
  à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
  N® d’édition : 4824 – N® d’impression : 2829
  
  Dépôt légal : janvier 1984.
  
  
  
  Imprimé en France
  
  
  
  
  
  Notes
  
  
  [1] Paco, Paquito. Je suis seule et je m’ennuie. Viens me voir, mon cœur.
  
  [2] Viens, Paquito. Viens, chéri.
  
  [3] Toi aussi, Manolo ! Non, pas tous les deux ensemble. Après, Manolito. Attends un peu, s’il te plaît.
  
  [4] Mathématicien français, auteur de Leçons sur le frottement.
  
  [5] Santé, Madame !
  
  [6] Voir Nick Carter N® 8, Machination Infernale.
  
  
  
  
  
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