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Une Balle pour Coplan

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  PAUL KENNY
  
  
  
  UNE BALLE
  
  POUR COPLAN
  
  
  
  
  
  ÉDITIONS FLEUVE NOIR
  
  6, rue Garancière – PARIS VIe
  
  
  
  
  
  Texte déjà paru dans la collection Espionnage sous le numéro 924.
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’Article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’Article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.
  
  No 1971, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S. et les pays Scandinaves.
  
  ISBN 2-265-03000-7
  
  
  
  
  
  En raison du caractère un peu spécial de cet ouvrage, l’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence fâcheuse. De même, l’interprétation de certains événements ne relève que de la fiction. Les problèmes électoraux du pays où se déroule l’action du présent récit ne sont qu’un des éléments romanesques inventés par l’auteur pour les besoins de l’intrigue. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici, non d’un essai politique, mais d’une œuvre de pure imagination.
  
  Paul KENNY.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Quand une voix nasillarde annonça dans le micro que l’avion commençait sa descente sur Pointe-à-Pitre, les 120 passagers sortirent de leur somnolence et de leur abrutissement.
  
  Au terme d’un vol sans escale qui avait duré plus de huit heures, les voyageurs n’étaient pas fâchés d’arriver.
  
  Coplan jeta un coup d’œil à sa montre. Elle marquait 20 h 36. Le décalage horaire entre Paris et la Guadeloupe étant de cinq heures, l’atterrissage aurait lieu vers 15 h 55, heure locale, comme prévu.
  
  Coplan rassembla les journaux et les revues qu’il avait lus durant le voyage, les rangea dans la serviette de cuir noir qui était son unique bagage à main, alluma une dernière cigarette.
  
  La jeune femme qui était assise à sa droite, sur le troisième siège de la banquette – le siège du milieu n’avait pas été occupé –, essaya une fois de plus de nouer la conversation.
  
  — Ces vols interminables sont un supplice, vous ne trouvez pas ? soupira-t-elle.
  
  Ses yeux bruns, aux iris mordorés, gratifiaient Coplan d’un regard à la fois admiratif, las et découragé.
  
  À dix reprises, au moins, elle avait tenté d’amorcer un bavardage avec ce bel homme au visage rude et séduisant, à l’expression calme et studieuse, aux yeux gris qui donnaient une fascinante impression de force intérieure, de virile autorité et de mystère.
  
  Elle avait même changé de place pour être sur la même banquette que lui, alors qu’au départ elle avait un hublot. Mais ce sacrifice avait été inutile. Chaque fois qu’elle lui avait adressé la parole, il avait répondu le plus laconiquement possible pour se replonger aussitôt dans sa lecture. Seul un ingénieur pouvait être passionné à ce point par des revues techniques dont les illustrations étaient d’une sécheresse accablante.
  
  Il se tourna vers elle et, dans un nuage de fumée, il murmura en esquissant un vague sourire :
  
  — Ce n’est pas désagréable, bien au contraire. Les occasions de se relaxer pendant huit heures d’affilée sont plutôt rares dans la vie actuelle. Pourquoi ne pas en profiter ?
  
  — Se relaxer ? fit-elle, scandalisée. Vous en avez de la chance ! Moi, cette immobilité m’épuise. J’ai les nerfs complètement brisés.
  
  — Dommage, laissa-t-il tomber.
  
  — Vous êtes ingénieur, je suppose ?
  
  — En effet.
  
  — Je m’en doutais. Vous lisez des trucs vraiment rébarbatifs ! C’est pour des motifs professionnels que vous venez aux Antilles ?
  
  Maintenant qu’il avait mordu à l’hameçon, elle n’avait pas l’intention de le lâcher. Au lieu de répondre, il questionna, presque abrupt :
  
  — Et vous ?
  
  — J’habite à Pointe-à-Pitre. Mon père est fonctionnaire. Je viens de passer trois mois en métropole, dans la famille de ma mère. J’avais la nostalgie de Paris.
  
  — Vous devez être contente de rentrer chez vous ? Après la grisaille et le froid d’un hiver parisien, c’est mieux ici.
  
  — Oh, pas du tout ! Le climat paradisiaque des Antilles, j’en ai plein le dos. C’est la première fois que vous venez ?
  
  — Oui, mentit-il.
  
  — Vous restez longtemps ?
  
  — Deux ou trois semaines.
  
  — Vous verrez. Au début, on est émerveillé : le soleil, la chaleur, la mer bleue, les fleurs. Mais, à la longue, on finit par en avoir marre.
  
  À cet instant, le micro annonça l’atterrissage imminent. Les passagers furent priés d’attacher leur ceinture, de redresser leur siège et d’éteindre leur cigarette.
  
  L’hôtesse exprima ses remerciements aux hôtes de la compagnie, assura qu’elle espérait les revoir bientôt, leur rappela l’heure locale et signala que la température à Pointe-à-Pitre était de 29 degrés.
  
  Tout en bouclant sa ceinture, la jeune femme aux yeux mordorés demanda à Coplan :
  
  — Vous comptez loger à l’hôtel ?
  
  — Non, un de mes collègues m’offre l’hospitalité.
  
  — Si je peux vous rendre service pendant votre séjour à Pointe-à-Pitre, je le ferai avec plaisir. Et si vous avez le temps de visiter l’île, je serai ravie de vous servir de guide. Comme je suis née à la Guadeloupe, je connais le pays.
  
  Elle prit son sac, en retira un stylo à bille et un bout de papier, griffonna d’une main nerveuse son nom et son numéro de téléphone.
  
  — Surtout, insista-t-elle en tendant le papier à Coplan, n’ayez aucun scrupule. Comme je ne travaille pas, je m’ennuie à mourir.
  
  — Trop aimable, dit-il en glissant le papier dans la poche de poitrine de sa chemise.
  
  Il se garda bien de promettre quoi que ce soit.
  
  Pourtant, elle n’était pas mal. Avec son visage ovale et sa jolie bouche bien dessinée, son teint mat, ses yeux dorés, les rondeurs fermes de son buste que moulait un pull jaune d’or, elle aurait fait le bonheur de plus d’un touriste en quête de bonne fortune. À vue de nez, elle devait avoir dans les 26 ou 27 ans.
  
  L’observant du coin de l’œil, Coplan se fit la réflexion que ce qui frappait en elle, c’était l’absence de rayonnement. Était-ce le climat équatorial, un certain désenchantement, un sentiment d’exil ? Elle paraissait désabusée, étrangère au bonheur d’être jeune et bien portante.
  
  Quand le lourd avion toucha terre, elle marmonna :
  
  — Et voilà, nous sommes arrivés.
  
  — Christophe Colomb serait bien épaté s’il revenait en ce monde, plaisanta Coplan. Il lui fallait des mois pour faire ce voyage de 7 000 kilomètres !
  
  — Sans doute. Mais il avait les joies de la découverte, lui ! Je ne le plains pas, je l’envie.
  
  Après cette remarque douce-amère, elle déboucla sa ceinture, se prépara à débarquer.
  
  — Bon séjour, dit-elle encore avant de s’engager dans le couloir central de la carlingue.
  
  *
  
  * *
  
  Les formalités de contrôle et de douane ne furent pas trop longues.
  
  Quand Coplan déboucha dans le hall d’arrivée, il aperçut dans la foule la haute silhouette maigre de Robert Valence, agent principal du Service à la Guadeloupe et négociant à Pointe-à-Pitre.
  
  Les deux collègues se serrèrent cordialement la main.
  
  Valence s’enquit :
  
  — Vous avez fait bon voyage ?
  
  — Un voyage absolument parfait.
  
  — Passez-moi votre valise. Venez, ma voiture est au parking.
  
  Dehors, il faisait chaud et lumineux. Une légère brise marine – qui agitait les drapeaux de la coquette aérogare du Raizet – rafraîchissait heureusement l’atmosphère.
  
  Valence se dirigea vers une Peugeot blanche, ouvrit le coffre de la voiture, y rangea la valise de Coplan à côté de deux autres valises qui s’y trouvaient déjà.
  
  Puis, tandis qu’il s’installait au volant, Coplan, sa serviette de cuir dans la main droite, prit place à côté de lui.
  
  Avant de lancer son moteur, Valence demanda :
  
  — Et le Vieux, comment va-t-il ?
  
  — Toujours en pleine forme et toujours d’attaque, affirma Coplan en souriant.
  
  À ce moment, se détachant d’un groupe de quatre personnes qui s’étaient également avancées vers le parking de l’esplanade, une jeune femme obliqua vers la Peugeot et lança à Coplan, d’une voix amicale et désinvolte :
  
  — Au revoir ! N’oubliez pas de me faire signe si je peux vous rendre service !
  
  Elle rejoignit, sans attendre la réponse, les trois personnes qui l’accompagnaient.
  
  La Peugeot démarra. Valence grommela, vaguement sarcastique :
  
  — Vous connaissez cette souris ?
  
  — J’ai fait sa connaissance dans l’avion. Elle a essayé pendant tout le trajet d’entamer la conversation et j’ai eu toutes les peines du monde à préserver ma tranquillité.
  
  — Sans blague ? Vous n’avez pas sauté sur l’occasion ? Il y a six ans, quand j’ai débuté dans le Service, à Paris, vous aviez pourtant la réputation d’être un séducteur effréné.
  
  — Pure calomnie, dit Coplan en extirpant de la pochette de sa chemise le papier que la jeune femme en question lui avait remis.
  
  Il lut à haute voix :
  
  — Évelyne Plessis à 81.02.411.
  
  — Je l’aurais parié ! s’exclama Valence, rigolard. Ah, celle-là !
  
  — Vous la connaissez ?
  
  — Ben dame ! Tout le monde la connaît à Pointe-à-Pitre. Je suis probablement le seul Européen de la ville qui n’ait jamais flirté avec elle. Dans le fond, c’est une pauvre fille. Il y a d’ailleurs une histoire marrante qui circule à son sujet. Il y a une dizaine d’années, elle a épousé un industriel canadien qui venait de s’établir à Pointe-à-Pitre. Ce type, un nommé Lardant, a fait de mauvaises affaires et s’est mis à boire comme un trou. Or, les alcooliques, c’est bien connu, finissent par perdre tout appétit, aussi bien à table qu’au lit. La jeune Évelyne – elle avait dix-huit ans à l’époque – avait tout juste eu le temps de prendre goût aux joies conjugales, et voilà que son époux Lardant n’était plus ardent du tout. Bref, on raconte qu’elle lui a donné trois mois pour retrouver sa fougue virile. Après ce délai, la situation n’ayant pas changé, elle lui a fait signer un papier comme quoi il reconnaissait qu’il n’était plus un mari digne de ce nom et qu’il autorisait son épouse à chercher ailleurs ce qu’elle n’avait plus chez elle ! C’est gratiné, non ?
  
  — Et après ?
  
  — Elle s’est mise à le tromper avec un entrain qui a fait le bonheur d’un tas de gars. Finalement, son mari s’est tiré une balle dans la tête.
  
  — Elle est veuve, si je comprends bien ?
  
  — Oui, c’est la veuve joyeuse. Enfin, pas si joyeuse que ça. Elle cavale, mais elle ne rit pas souvent. Ses parents ne savent que faire pour la rendre heureuse. L’argent ne fait pas toujours le bonheur.
  
  — Ils sont riches ?
  
  — Moins qu’autrefois, mais ils sont loin d’être dans le besoin. La famille Plessis est une des plus anciennes de l’île. Son père est fonctionnaire à l’Office de Coopération Économique, mais son oncle est encore actuellement un des plus importants propriétaires fonciers de Basse-Terre. Et c’est elle l’héritière.
  
  Coplan opina, puis demanda :
  
  — Où allons-nous maintenant ?
  
  — Pour commencer, à l’Hôtel de la Vieille Tour, à Gosier. Les passeports sont dans la boîte à gants. Ne vous trompez pas, c’est celui qui est au nom de Frédéric Chavart.
  
  Coplan ouvrit la boîte à gants, examina les deux passeports qui s’y trouvaient, en glissa un dans la poche de son veston et remit l’autre où il l’avait pris.
  
  La Peugeot filait sur une belle route à deux voies, large, bien balisée, aussi roulante qu’une autoroute.
  
  Quelques instants plus tard, ils arrivèrent à l’Hôtel de la Vieille Tour.
  
  Célèbre pour sa cuisine raffinée, pour l’excellence de son service, pour l’élégance de ses chambres, cet hôtel offre le double avantage d’être proche de la ville et de s’ériger au creux d’une baie ravissante.
  
  Coplan et Valence débarquèrent. Valence ouvrit le coffre de la voiture et désigna une des trois valises :
  
  — C’est celle-là.
  
  Ce n’était pas celle que Coplan avait dédouanée en arrivant.
  
  À la réception, l’employé confirma qu’une chambre avait été réservée au nom de M. Frédéric Chavart, de Paris. Un petit bagagiste guadeloupéen emporta la valise.
  
  Coplan ne resta que cinq minutes dans la chambre. Il déposa sa clé sur le comptoir de la réception en disant au préposé :
  
  — Je passe la soirée chez des amis. Qu’on ne s’inquiète pas si je m’absente deux ou trois jours.
  
  — Très bien, monsieur, acquiesça l’employé qui nota l’information sur un bloc-notes.
  
  Sa serviette noire à la main, Coplan reprit place à côté de Valence et la Peugeot redémarra.
  
  Valence murmura :
  
  — Avant d’aller aux Alizés, je pousserai une pointe jusqu’au Moule pour vous montrer la résidence de Victor Banava. Il y passe la plupart des week-ends et vous aurez sûrement l’obligation de l’y rencontrer.
  
  — Ce n’est pas très important comme patelin, j’imagine ? Je n’avais jamais entendu parler de cette localité avant de m’occuper de cette affaire.
  
  — C’est quand même la deuxième commune de la Grande-Terre, précisa Valence. Vingt mille habitants, le seul port de la côte atlantique et l’une des plus anciennes bourgades de la Guadeloupe.
  
  — Les moules doivent y être de premier choix, je suppose ?
  
  — Le nom de la localité n’a rien à voir avec les moules. À l’origine, au XVIIe siècle, l’endroit se nommait Le Môle. Les bateaux qui faisaient le commerce du sucre y venaient.
  
  — Banava est natif du Moule, d’après ce que j’ai appris ?
  
  — Oui, mais il est parti en France à l’âge de 17 ans et il est resté à Paris pendant vingt-cinq ans. Depuis son retour, il y a six mois, il ne s’est guère occupé que de politique.
  
  — Vous me donnerez le maximum d’informations, j’espère ?
  
  — Oui, bien sûr. Comme le Vieux me l’a demandé, je vous ai préparé un dossier aussi complet que possible. Nous en parlerons demain.
  
  La Peugeot roulait de nouveau sur la belle route qu’elle avait empruntée à la sortie de l’aéroport du Raizet.
  
  Valence questionna :
  
  — Le Vieux a dû vous faire lire mon dernier rapport sur la situation économique, sociale et politique de l’île ?
  
  — Oui.
  
  — À toutes fins utiles, je vous ai gardé une photocopie de ce rapport. Sans me vanter, je crois que j’y ai résumé l’essentiel de ce qu’il faut savoir pour évoluer d’une façon efficace dans l’imbroglio politique de la Guadeloupe.
  
  — Je vous remercie. Vos informations me seront certainement très utiles.
  
  Tout en bavardant de la sorte avec son collègue, Coplan admirait les paysages édéniques de cette campagne antillaise dont la douceur colorée et la tendre luminosité le touchaient.
  
  Lorsqu’ils eurent dépassé Sainte-Anne, ils entrèrent dans une région où les champs de cannes à sucre s’étendaient à perte de vue de part et d’autre de la route.
  
  Valence grommela :
  
  — La récolte devrait être commencée depuis trois semaines, mais les coupeurs se sont mis en grève. Si ça ne s’arrange pas, ce sera un désastre.
  
  — D’après les journaux parisiens, le conflit est en voie de règlement.
  
  — Ce n’est pas tout à fait vrai. Les propositions du gouvernement ne plaisent ni aux planteurs ni aux travailleurs. Or, il faut que la récolte soit faite avant la saison des pluies.
  
  — C’est-à-dire dans un mois ?
  
  — Oui, la saison sèche, ce qu’ils appellent ici le carême, se termine vers la mi-avril.
  
  — À Paris, on prétend que cette grève est surtout politique. Nous sommes en période électorale, ne l’oublions pas.
  
  — Les revendications des planteurs et des ouvriers sont à la fois politiques et économiques. De toute façon, le gouvernement a tort de menacer ces gens. Malgré la surveillance de la gendarmerie, les mauvaises têtes parviennent toujours à saboter les plantations. Mais voici les premières maisons du Moule.
  
  En fait, la petite ville faisait penser à une bourgade française de la fin du XIXe siècle. Avec sa place centrale où dominait une jolie église blanche ornée d’une façade néoclassique à quatre colonnes, sa mairie ocre et carrée, au superbe toit d’ardoise, son monument aux morts et sa grand-rue où d’antiques maisonnettes à balcon de bois, du plus pur style colonial, voisinaient avec des bâtisses plus modernes, elle évoquait la vie paisible des époques antérieures à la révolution industrielle.
  
  Après avoir fait le tour de la place, la Peugeot blanche s’engagea dans la grand-rue.
  
  — La maison de Victor Banava se trouve à la sortie du patelin. C’est une belle construction patricienne entourée d’un grand parc et agrémentée d’un jardin fleuri. C’est à droite. Je ralentirai pour… Mince ! Il y a un attroupement devant la grille. Et deux gendarmes !… Regardez, le grand Noir en chemise blanche, c’est Banava en personne ! Il a dû se passer quelque chose.
  
  — Ne vous arrêtez pas, articula Coplan. Je ne veux pas me montrer maintenant.
  
  Valence poursuivit sa route.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Après quelques minutes de silence, Valence, interloqué, grinça en arquant les sourcils :
  
  — Eh ben, dites donc, on ne peut pas dire que vous soyez excité par votre mission !
  
  — Pourquoi pensez-vous cela ? Parce que je vous ai demandé de ne pas vous arrêter ?
  
  — Ben dame ! Le Vieux vous confie la protection de Banava, le hasard vous offre l’occasion d’entrer dans le vif du sujet et vous ne daignez même pas vous arrêter ! Je suis sûr qu’un incident a dû se produire chez votre protégé.
  
  — Et alors ? Je ne me suis pas tapé 7 000 kilomètres pour me faire griller d’entrée de jeu. D’après ce que j’ai pu constater en passant, Banava m’a paru en bonne santé. C’est l’essentiel.
  
  — Je pourrais quand même lui donner un coup de fil de l’Hôtel des Alizés, vous ne croyez pas ? J’ai le numéro de sa résidence du Moule.
  
  — N’en faites rien, je vous en prie. Je dois le rencontrer demain à Pointe-à-Pitre. Il me racontera lui-même ce qui s’est passé.
  
  — Comme vous voudrez. Après tout, c’est votre affaire.
  
  Un peu renfrogné, Valence s’absorba dans la conduite de sa Peugeot. Celle-ci, longeant une route plus étroite et sinueuse, traversait de nouveau d’immenses plantations de cannes à sucre. En voyant un groupe de paysans dans un champ, Coplan s’exclama, surpris :
  
  — Ma parole ! On se croirait aux Indes !
  
  — Vous avez raison, ce sont des Hindous. Ils sont particulièrement nombreux dans cette région. Au moment de l’abolition de l’esclavage, les colons sont allés chercher de la main-d’œuvre aux Indes et ce sont les descendants de ces immigrés. On les appelle des Malabas. Ils vivent entre eux, mais les autochtones les apprécient.
  
  La voiture ralentit pour s’engager dans une voie privée. Un panneau annonça : Hôtel des Alizés.
  
  Caché dans un nid de verdure, le magnifique établissement ultra-moderne, d’une blancheur éclatante, était encore plus séduisant que sur le dépliant touristique que Coplan avait vu à Paris. Palmiers, bougainvillées, plantes grasses et hibiscus conféraient au tableau un charme indéniable. Un vieux canon du XVIIe siècle et une antique charrette de planteur trônaient sur la pelouse principale, révélant un souci de décoration très couleur locale.
  
  La Peugeot stoppa devant l’entrée. Coplan prit le deuxième passeport qui se trouvait dans la boîte à gants, débarqua. Valence lui ouvrit le coffre pour qu’il puisse empoigner une des deux valises.
  
  À la réception, Coplan déclina son nom :
  
  — Frank Chastil. Vous avez une chambre pour moi, je pense ?
  
  — Certainement, monsieur Chastil, confirma l’employé.
  
  Comme à l’Hôtel de la Vieille Tour, Coplan ne resta que cinq ou six minutes dans la chambre. Il revint à la réception, remit sa clé au préposé en disant :
  
  — Je passe la soirée chez des amis, à Pointe-à-Pitre. Si je m’absente durant deux ou trois jours, ne vous étonnez pas.
  
  — Entendu, monsieur Chastil.
  
  Coplan rejoignit une fois de plus Valence dans la Peugeot qui redémarra immédiatement.
  
  Valence marmonna :
  
  — En route pour la troisième et dernière étape. J’espère qu’ils auront reçu le message de Paris. Ce n’est pas moi qui me suis occupé de la réservation à la Caravelle.
  
  — En principe, ils ont donné leur accord par télex. C’est le Service qui a fait la réservation.
  
  — Vous êtes annoncé sous votre véritable nom ?
  
  — Absolument pas. Le Vieux m’a formellement interdit de révéler mon identité.
  
  — Pour quelle raison ?
  
  — J’ai eu quelques ennuis, naguère, dans les Antilles(1). Mon incognito est un élément capital de ma mission.
  
  — À quel nom dois-je vous louer une bagnole ?
  
  — Je vous confierai mon troisième passeport quand j’aurai rempli ma fiche à la Caravelle. Je me nomme François Carlier.
  
  Quelques instants après la traversée de la commune de Sainte-Anne, la Peugeot quitta la Nationale pour bifurquer dans la route privée de l’hôtel Caravelle.
  
  Célèbre pour sa plage – la plus belle des Caraïbes – et pour sa conception architecturale, la Caravelle attire les touristes du monde entier. Les uns sont emballés par l’aspect futuriste de la bâtisse, les autres sont déçus par son excès de sobriété. En fait, sous son gigantesque vélum de béton brut, l’hôtel est surtout fonctionnel. Au rez-de-chaussée, la réception, le bar, les salons, la salle à manger et le fumoir ne forment qu’un seul espace dont le dépouillement rappelle effectivement un hall d’aérogare.
  
  La plage, elle, fait l’unanimité : avec ses arbres admirables, son sable blanc, sa mer bleue et calme, elle évoque davantage les rêves d’évasion tropicale qu’un décor réel.
  
  Coplan, alias François Carlier, se vit attribuer la chambre 541, au cinquième étage de l’annexe. C’est en prenant possession de ladite chambre que Coplan comprit pour quel motif le spécialiste du Service avait choisi l’annexe : on pouvait y accéder sans passer par le bâtiment principal. De la plage comme de la route, les occupants de l’annexe pouvaient aller et venir sans se faire remarquer par le personnel.
  
  Cette fois, Coplan prit le temps de défaire sa valise – celle qui avait voyagé avec lui depuis Paris – et de prendre une brève douche avant de changer de costume.
  
  Il retrouva Valence qui sirotait un petit punch-vieux au bar.
  
  — Vous tombez bien, ironisa Valence. Vous avez un barbecue pour dîner. Vous m’en direz des nouvelles. C’est un self-service à gogo. Le buffet est sensationnel. Si vous aimez la langouste, profitez-en. Vous buvez quelque chose ?
  
  — Oui, un bon verre de bière, accepta Coplan. Et si vous n’avez rien d’urgent à faire ce soir, je vous invite à dîner.
  
  — Volontiers.
  
  *
  
  * *
  
  Le lendemain matin, à 11 heures très précises, l’adjoint de Valence s’amena à la Caravelle à bord de la C.X. de location destinée à Coplan.
  
  C’était un garçon athlétique d’une trentaine d’années, aux cheveux bruns, aux yeux bruns, au visage rude et viril. Il s’appelait Roger Blasco, était originaire de Nice et travaillait dans l’entreprise commerciale de Valence, en marge de ses activités pour le Service.
  
  — C’est une bonne bagnole, assura-t-il en souriant. Je l’ai vérifiée moi-même et je m’y connais en mécanique.
  
  Son sourire était sympathique, enjôleur presque. Deux fossettes se creusaient dans ses joues bronzées quand il souriait. Et ses dents blanches régulières, révélaient sa bonne santé physique.
  
  — Comment trouvez-vous cet hôtel ? s’enquit-il.
  
  — Très bien.
  
  — J’y viens souvent quand j’ai des loisirs. La plage est magnifique et c’est un des meilleurs terrains de chasse de toutes les Antilles.
  
  — Vous êtes passionné de chasse sous-marine ?
  
  — Moi ? Non, fit Blasco, ébahi.
  
  Puis, exhibant de nouveau son sourire de playboy, il expliqua, amusé :
  
  — Je ne parlais pas de la chasse sous-marine, je parlais de la chasse aux nanas. C’est fou ce qu’on peut draguer ici ! Des Américaines, des Canadiennes… En pagaille, et qui ne demandent pas mieux !
  
  — Ah bon ? Vous êtes amateur de nanas ?
  
  — Et comment ! Pour ne rien vous cacher, c’est bien la seule chose, en dehors de mon boulot, qui m’intéresse. Et si j’étais tout à fait franc, j’avouerais carrément que ça m’intéresse beaucoup plus que mon boulot.
  
  — Voilà une profession de foi sans équivoque.
  
  — Le sexe est la vraie vie, comme disaient les hippies, non ?
  
  — Il faudra que vous m’expliquiez ça à l’occasion, opina Coplan, imperturbable. Je vous ramène à Pointe-à-Pitre ?
  
  — Oui, le patron a besoin de moi.
  
  Sur la Nationale, Coplan testa la C.X. et se déclara satisfait.
  
  Vingt minutes plus tard, ils étaient à Pointe-à-Pitre.
  
  Blasco débarqua place de la Victoire.
  
  — Nous nous revoyons à 18 heures, je crois ? Le patron vous attend à son bureau. Je serai là aussi.
  
  — O.K.
  
  Après une promenade de vingt minutes dans la ville, histoire de se familiariser avec la topographie des lieux, Coplan prit la direction du faubourg Frébault. Il se fit la réflexion que la plus importante cité de la Guadeloupe était encore plus laide que le souvenir qu’il en avait gardé. Malgré sa vitalité, l’agglomération était plus disparate, plus bric-à-brac que jamais. De plus, il y régnait une ambiance résignée, presque morne. Même les touristes américains se traînaient d’un pas languissant dans les étroites rues sales et poussiéreuses du centre, regardant d’un œil déçu les marchandises défraîchies et coûteuses que les boutiques leur proposaient.
  
  Finalement, Coplan rangea sa voiture en bordure de la large avenue Frébault, débarqua et se dirigea à pied vers un building de cinq étages récemment construit. Les abords de la construction et le trottoir avaient encore un aspect de chantier.
  
  Enjambant les gravats et contournant un tas de matériaux, il pénétra dans le hall d’entrée du building. Des ouvriers terminaient la mise au point de l’ascenseur qui ne fonctionnait pas encore.
  
  Coplan monta à pied au second étage, frappa à une porte d’acajou qui ne portait aucune inscription. Une jeune Antillaise au visage très foncé, aux yeux espiègles et à la denture éblouissante vint ouvrir l’huis.
  
  — M. Banava, s’il vous plaît ? demanda Coplan.
  
  — Oui, c’est ici. Entrez, je vous prie.
  
  Elle introduisit le visiteur dans une antichambre rectangulaire, totalement nue, aux murs crépis de blanc. Une forte odeur de peinture et de ciment planait dans la pièce.
  
  — Qui dois-je annoncer ? s’enquit la fille dont la jupe courte et le chemisier rebondi révélaient des atouts féminins qui méritaient d’être pris en considération.
  
  — Monsieur Carlier, ingénieur de Paris.
  
  — Un petit instant. Je m’excuse de ne pas vous offrir un siège, mais nos bureaux ne sont pas encore installés.
  
  — Aucune importance.
  
  La fille disparut dans une autre pièce. Une minute plus tard, Victor Banava en personne apparut. Il était grand, corpulent, lourd et triste. Sa figure ronde, noire et négroïde, trahissait une sorte d’appréhension mêlée de méfiance. Il était vêtu avec élégance – complet bleu marine, chemise de soie crème, cravate bleu nuit – mais sans ostentation. On sentait dans son maintien et dans son attitude l’aisance d’un personnage habitué à fréquenter les assemblées internationales et à côtoyer les grands de ce monde.
  
  — Monsieur Carlier ? articula-t-il en tendant la main. Je suis heureux de faire votre connaissance. Je vois que vous êtes un homme ponctuel et je vous en remercie. Si vous le permettez, je vous montre le chemin. Mon bureau n’est encore qu’un campement provisoire, ne m’en veuillez pas.
  
  À sa suite, Coplan longea un couloir et déboucha dans une grande pièce carrée dont les deux fenêtres donnaient sur l’avenue. Des traces de plâtre subsistaient encore sur le sol de ciment. Une table d’acajou, trois fauteuils et un classeur métallique constituaient l’ameublement de ce cabinet de travail inachevé.
  
  — Asseyez-vous, je vous en prie, murmura le Guadeloupéen en désignant un des fauteuils. J’attendais votre visite avec impatience, je ne vous le cache pas. Il s’en est fallu de peu que vous n’arriviez trop tard.
  
  De sa démarche indolente et pesante, il alla s’asseoir derrière la table d’acajou et laissa tomber d’une voix empreinte de lassitude :
  
  — On a tenté de m’assassiner, hier, en fin d’après-midi.
  
  — Ah, vraiment ? On vous a tiré dessus ?
  
  — Non, une main criminelle a déposé une bombe à retardement dans ma voiture. Un hasard extraordinaire a voulu que mon garagiste s’en aperçoive avant l’explosion de l’engin.
  
  — Où se trouvait-elle, votre voiture ?
  
  — Oh, c’est toute une conspiration. Un coup de fil anonyme m’avait prévenu que ma résidence du Moule serait incendiée dans la nuit de lundi à mardi. Naturellement, j’ai sauté dans ma voiture pour me rendre sur place et prévenir les autorités. J’avais décidé de monter la garde, et comme je n’avais pas besoin de ma voiture, j’avais demandé à mon garagiste de venir la chercher pour vérifier mes bougies. C’est en prenant possession de la Mercedes que le garagiste a remarqué l’engin posé sous le siège du conducteur.
  
  — Si vous le voulez bien, nous reviendrons tout à l’heure sur cet attentat. Comme il s’agit d’une première prise de contact, j’aimerais avoir une vue exacte et complète de votre problème. Autrement dit, si cela ne vous contrarie pas trop, je vous saurais gré de reprendre toute l’affaire à son début.
  
  Deux rides barrèrent le front de Banava.
  
  — On ne vous a pas mis au courant à Paris ?
  
  — Si, bien entendu, reconnut Coplan, impassible. Mais vous savez ce que c’est. Les informations transmises par une tierce personne et les notes qu’on trouve dans un dossier ne valent jamais une relation directe faite par le principal intéressé. Ce ne sera pas du temps perdu, croyez-moi.
  
  Banava ne put retenir un léger soupir.
  
  — Les faits sont relativement simples, commença-t-il. Il y a environ cinq semaines, répondant au désir exprimé par mes amis de Paris, j’ai accepté de poser ma candidature aux élections communales qui doivent avoir lieu dans quinze jours, c’est-à-dire le 15 de ce mois. Je me suis donc inscrit sur la liste d’Union Gouvernementale de Pointe-à-Pitre et j’ai fait paraître une brochure de huit pages dans laquelle je définis mon programme. Quarante-huit heures après la parution des listes, j’ai reçu une lettre anonyme me mettant en demeure de retirer ma candidature et me menaçant de mort si je persistais à briguer une fonction politique officielle à la Guadeloupe. On a dû vous montrer la photocopie de cette lettre ?
  
  — Oui, en effet. Mais je vous demanderai néanmoins de me communiquer l’original.
  
  — Si vous y tenez. J’ai confié tous ces documents à mon avocat. Je lui ferai part de votre requête.
  
  — Si j’ai bonne mémoire, cette lettre était datée du 19 février. Nous sommes le 2 mars. Que s’est-il passé entre-temps ?
  
  — J’ai reçu une deuxième lettre, cinq jours après la première. Cette fois, le ton était plus agressif et les termes plus précis. Mes adversaires anonymes me fixaient un délai de cinq jours pour que j’annonce publiquement le retrait de ma candidature.
  
  — C’est la lettre par laquelle votre correspondant anonyme vous conseille vivement de retourner à Paris, c’est bien cela ?
  
  — Oui, exactement.
  
  — Un instant, murmura Coplan, je vais reprendre note de ces dates. Nous disons donc : votre décision de poser votre candidature remonte au 25 janvier. Les listes sont publiées le 17 février suivant et vous recevez la première lettre anonyme le 19. La deuxième lettre est datée du 24… Je vous signale en passant que c’est cette deuxième lettre qui a provoqué la démarche du secrétariat d’État aux Départements et Territoires d’Outre-Mer et qui est à l’origine de ma mission auprès de vous. Par conséquent, j’en conclus que, dès la réception de cette deuxième lettre, vous avez pris ces menaces au sérieux. Nous sommes bien d’accord ?
  
  — Oui, et les faits démontrent que je ne me trompais pas. Le délai de cinq jours expirait hier. Il est évident que l’attentat dont j’ai failli être victime prouve que les auteurs des lettres anonymes ne parlent pas à la légère.
  
  Coplan leva les yeux vers son interlocuteur et prononça d’une voix calme, unie :
  
  — LES auteurs, dites-vous ? Vous parlez d’eux au pluriel, pourquoi ?
  
  — Parce que j’ai reçu une troisième lettre. En fait, ce n’est qu’un billet dactylographié que j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres, ici même, hier matin. D’ailleurs, vous allez voir…
  
  Il prit son portefeuille en croco noir, en extirpa un bout de papier de 12 centimètres sur 7 environ, le tendit à Coplan qui en prit connaissance.
  
  Le texte, tapé à la machine, en capitales, était le suivant :
  
  TANT PIS POUR VOUS, BANAVA. PUISQUE VOUS N’AVEZ PAS TENU COMPTE DE NOS AVERTISSEMENTS SANS FRAIS, NOUS PASSONS À L’ACTION. VOUS AUREZ DE NOS NOUVELLES AVANT MIDI. UNE CHOSE EST CERTAINE : VOUS NE SEREZ PAS ÉLU. SI VOUS L’ÊTES, CE SERA À TITRE POSTHUME.
  
  LES SAGES DE KARUKERA
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Coplan, les sourcils arqués, questionna en dévisageant de nouveau son interlocuteur :
  
  — Qu’est-ce que cela veut dire, les Sages de Karukera ?
  
  — Karukera, c’est le nom caraïbe de la Guadeloupe. Il paraît que cela signifie l’île aux eaux d’émeraude.
  
  — Il s’agit d’une association qui existe ?
  
  — Pas à ma connaissance. J’ai interrogé mon avocat, qui est un lettré et qui s’intéresse aux légendes indiennes du passé. Personne n’a jamais entendu parler d’une association portant ce nom.
  
  — Il s’agit probablement d’une société secrète, émit Coplan. À moins que ce ne soit un paravent derrière lequel se cache un ennemi personnel. Vous permettez que je conserve ce billet pendant quelques jours ?
  
  — J’ai promis à mon avocat de le lui remettre.
  
  — Je vous le restituerai à bref délai, n’ayez crainte.
  
  — Ne le perdez surtout pas. C’est une pièce à conviction particulièrement précieuse. Car j’ai évidemment déposé une plainte en justice pour menaces de mort et chantage.
  
  — Une plainte contre qui ?
  
  — Contre X…
  
  — Bon, opina Coplan, poursuivons notre résumé chronologique : lundi 1er mars, troisième lettre anonyme, coup de téléphone et tentative d’attentat. Rien à signaler aujourd’hui ?
  
  — Non.
  
  Coplan remit son agenda et son stylo à bille en place. Puis, sur un ton pensif :
  
  — À votre avis, monsieur Banava, quels sont les inconnus qui veulent vous empêcher de jouer un rôle politique dans votre île natale ?
  
  — Mais… c’est ce que vous êtes chargé de découvrir, je suppose ? Car votre mission ne consiste pas seulement à me protéger, mais aussi à démasquer mes ennemis, n’est-ce pas ?
  
  — Oui, bien sûr. Mais vous avez dû réfléchir à la question, j’imagine ? Votre opinion personnelle m’intéresse.
  
  Banava haussa ses lourdes épaules, esquissa une moue hésitante.
  
  — Vous savez, monsieur Carlier, marmonna-t-il, le problème est moins simple qu’on ne se le figure. J’ai passé la plus grande partie de ma vie à Paris et il n’y a que six mois que je suis rentré au pays. De plus, c’est la toute première fois que je brigue une fonction officielle ici. Comment savoir de quel bord sont mes adversaires ? À première vue, étant donné mon ralliement à la politique du gouvernement français, je dois avoir contre moi toute la coalition de ceux qui réclament soit l’autonomie, soit l’indépendance. Comme vous le savez, le Parti Communiste des quatre départements d’Outre-Mer a inscrit en tête de son programme l’autonomie et la lutte contre les forces colonialistes, c’est-à-dire contre la France et les Français.
  
  — Logiquement, la menace viendrait de ces gens-là, en somme ?
  
  — Logiquement, oui. Mais attention, il n’y a pas que le Parti Communiste. Il y a plusieurs formations d’extrême gauche qui luttent à la fois contre la France et contre le Parti Communiste. Des pro-Chinois, des castristes, sans parler des minorités terroristes dont nul ne connaît exactement les objectifs.
  
  — Oui, évidemment, cela fait beaucoup de monde. Mais sur un plan plus personnel, avez-vous des ennemis à la Guadeloupe qui veulent s’opposer à vos ambitions politiques pour des motifs qui ne sont pas politiques ? Des querelles de famille, des questions d’intérêt, que sais-je ?
  
  — Non, c’est exclu. Comme je viens de vous le dire, toute ma carrière de haut fonctionnaire s’est déroulée à Paris, dans les commissions ministérielles affectées aux problèmes du tiers monde.
  
  Coplan resta pensif un moment.
  
  — Dans un sens, reprit-il enfin, la signature du dernier billet anonyme revêt un petit aspect folklorique dont nous devons peut-être tenir compte. Les agitateurs d’extrême gauche n’ont pas l’habitude de se tourner vers le passé.
  
  Banava ne répondit pas. Il avait l’air de penser à autre chose. Il maugréa :
  
  — Quelles dispositions pratiques envisagez-vous pour assurer ma protection, monsieur Cartier ? Vous êtes un spécialiste en la matière, si j’en crois la note que Paris m’a envoyée ?
  
  Coplan eut une mimique un peu désabusée.
  
  — Cher monsieur Banava, votre protection constitue en effet la partie essentielle de ma mission, mais, comme on le dit vulgairement, la plus belle fille ne peut donner que ce qu’elle a. De nos jours, la protection absolue d’une personnalité politique est une tâche irréalisable. Je ferai de mon mieux, bien entendu, mais…
  
  Il laissa sa phrase en suspens. Le Guadeloupéen enchaîna d’une voix rêche :
  
  — Mais quoi ?
  
  — Soyons réalistes et sincères. Dès l’instant où votre nom s’est étalé sur les listes électorales, vous êtes devenu un personnage public. Or, je ne vous apprends rien, aucune force au monde ne peut mettre un personnage public à l’abri d’un mauvais coup. Voyez les frères Kennedy. Malgré la formidable puissance du F.B.I. et des autres polices spéciales américaines chargées de leur protection, leurs ennemis sont parvenus à les abattre.
  
  Banava grinça avec un soupçon de morgue :
  
  — Vous ne vous faites pas beaucoup d’illusions !
  
  — Il faut voir les choses en face, riposta Coplan. En entrant dans l’arène politique, vous acceptiez automatiquement les risques inhérents à la condition de l’homme public. Si vous mettez votre vie au-dessus de vos objectifs électoraux, renoncez à votre candidature.
  
  — Il n’en est pas question ! jeta Banava, ricanant. Ce serait un suicide moral ! Je tiens à l’estime de mes amis de Paris et à l’estime de moi-même.
  
  — Dans ce cas, acceptez les risques, conclut Coplan, assez cassant.
  
  Puis, avec plus de modération :
  
  — Tout ceci ne m’empêche pas, en ma qualité de spécialiste, de vous donner quelques conseils élémentaires de prudence. Par exemple : pas de rendez-vous par téléphone, pas de rencontres avec des inconnus que vous n’avez pas fait filtrer par un membre de votre personnel. En outre, renoncez à votre voiture habituelle. Prenez des taxis. N’ouvrez pas sans vérification préalable des colis et les plis chargés qui vous sont adressés par la poste ou par commissionnaire. Dans les réunions publiques, ne vous placez jamais au premier plan. Si vous devez prendre la parole, ne restez pas immobile comme une cible. D’une façon générale, renoncez à vos habitudes, soyez capricieux, modifiez votre emploi du temps, évitez les démarches trop prévues et trop prévisibles. En un mot, compliquez au maximum le travail de ceux qui vous observent peut-être dans l’ombre. Vous êtes célibataire, si mes renseignements sont exacts ?
  
  — Oui.
  
  — Vous prenez vos repas au restaurant ?
  
  — En principe, oui. J’ai presque tous les jours des déjeuners d’affaires.
  
  — N’ayez pas peur de changer de restaurant à la dernière minute. Aux week-ends, vous séjournez à votre maison du Moule, je crois ?
  
  — En effet.
  
  — Qui tient votre maison là-bas ?
  
  — Ma plus jeune sœur y est installée depuis des années avec sa famille.
  
  — Il faut changer cette routine. Allez au Moule quand on ne vous y attend pas et restez chez vous du samedi au lundi.
  
  — Les meetings électoraux commencent samedi prochain.
  
  — Nous nous reverrons d’ici là et nous en reparlerons. Je vous accompagnerai à ces réunions publiques. Essayez seulement de rester en vie jusqu’aux élections.
  
  Banava était atterré. Son gros visage était gris et suant. Coplan le regarda droit dans les yeux et articula :
  
  — Vivre sous la menace, cela s’apprend, monsieur Banava. Il est normal que vous ayez peur. Avec du courage, cela finit par s’arranger.
  
  — Je n’ai pas été habitué à ce régime.
  
  — Évidemment, ce qui caractérise un fonctionnaire de l’administration, c’est le sentiment de sécurité qui est comme un socle de granit sous ses pieds. Le combat politique, c’est l’aventure.
  
  — Vous en parlez à votre aise.
  
  — Et pourtant, répliqua Coplan, je vais m’exposer aux pires dangers pour vous.
  
  — Excusez-moi, dit l’Antillais, humble et courtois.
  
  — Voyons maintenant de quelle manière nous allons régler nos contacts.
  
  *
  
  * *
  
  Ce même jour, à 18 heures, Coplan pénétrait dans la vieille maison de la rue Arago où Valence avait installé les bureaux de sa firme commerciale. L’agent permanent du Service s’était aménagé un cabinet de travail au fond d’un couloir vétuste. Il fallait, pour y accéder, traverser une grande pièce carrée où trois employés antillais – une jeune femme en blouse blanche et deux hommes d’âge moyen, en pantalon de toile bleue et polo jaune – recevaient les clients et inscrivaient les commandes.
  
  Valence, comme c’est souvent le cas dans les anciennes colonies, vendait un peu de tout : des articles ménagers, des matériaux de construction, des produits alimentaires et des automobiles. Le tout importé d’Europe ou des États-Unis, bien entendu.
  
  Coplan se fit annoncer, par la jeune Noire en blouse blanche, sous le nom de Carlier.
  
  Le bureau de Valence révélait d’emblée que l’agent du Service ne gérait pas ses affaires à l’américaine mais à la bonne franquette. Sa table était encombrée de papiers, de factures et de catalogues ; les rayons de bois qui garnissaient le fond de la pièce étaient remplis de fouillis ; des appareils électroménagers et des carreaux de céramique s’entassaient dans un coin ; les affiches publicitaires qui ornaient les murs n’avaient plus de couleur, le plafond était poussiéreux.
  
  Roger Blasco était déjà là, assis dans un vieux fauteuil, une cigarette aux lèvres.
  
  Valence dégagea une chaise, l’offrit à Coplan, alla refermer la porte du bureau.
  
  — Alors ? fit-il. Vous avez rencontré notre homme ?
  
  — Oui, je l’ai vu, confirma Coplan.
  
  — Je suis au courant de ce qui s’est passé hier au Moule. Notre ami Masson, de la Sûreté Nationale, m’a raconté toute l’affaire. Il m’a même apporté une description de l’engin. Je suppose que cela vous intéresse ?
  
  — Oui, évidemment.
  
  — C’est un engin relativement simple et rudimentaire mais bien conçu et bien monté. En fait, ça rappelle étrangement les bombes à retardement que l’O.A.S. utilisait naguère à Paris et à Alger. Je vous ai fait faire une copie de la description. Vous trouverez cela dans ce dossier, avec la photocopie de mon rapport général sur la situation économique, sociale et politique de la Guadeloupe.
  
  Il remit à Coplan une chemise cartonnée grise, passablement défraîchie.
  
  Puis, il enchaîna :
  
  — Banava se trouvait au Moule parce qu’il avait été prévenu par un coup de fil anonyme que sa maison allait flamber.
  
  — Je sais, opina Coplan. Mais il y a une chose que vous ignorez peut-être.
  
  Il prit son portefeuille, en retira du bout des doigts le morceau de papier émanant des Sages de Karukera, le déposa sur la table de Valence en marmonnant :
  
  — Ne tripotez pas trop ce billet. Je voudrais que la Sûreté l’examine pour voir si on y trouve des empreintes.
  
  Valence lut le message. Blasco se leva pour prendre également connaissance du texte qui figurait sur le papier.
  
  Valence, perplexe, regarda Coplan puis son adjoint.
  
  — Les Sages de Karukera, grommela-t-il. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
  
  — On se le demande, glissa Coplan. Banava lui-même n’a jamais entendu parler de ces gens-là.
  
  Blasco émit sur un ton dubitatif :
  
  — Une secte religieuse peut-être ?
  
  Valence maugréa, sarcastique :
  
  — M’étonnerait ! J’ai épluché toutes les informations récoltées par la Sûreté et je n’ai jamais rencontré la moindre allusion à une secte de ce nom-là. Or, nous avons des indicateurs partout.
  
  Coplan esquissa un geste de la main.
  
  — Peu importe, dit-il. C’est peut-être tout bonnement une formule inventée pour les besoins de la cause. Faites examiner le papier et rendez-le-moi le plus vite possible.
  
  Il retourna s’asseoir sur sa chaise, alluma une cigarette, prononça en contemplant la fumée qui montait en volutes de sa cigarette :
  
  — Ce qui est sûr, c’est que Banava est aux prises avec des ennemis qui paraissent bien résolus à l’empêcher d’entrer à la mairie de Pointe-à-Pitre. Pourquoi cette opposition farouche ? Toute l’affaire se résume à cette question.
  
  Valence articula :
  
  — On peut envisager plusieurs réponses, évidemment. Je les ai déjà passées en revue, du reste : querelle de famille, animosité personnelle, concurrence professionnelle.
  
  — Qu’entendez-vous par concurrence professionnelle ?
  
  — À son retour de la métropole, Banava a ouvert un cabinet juridique et il a fait connaître son intention de se spécialiser dans les affaires immobilières. Inutile de vous dire que les agents et les courtiers qui exploitent cette mine d’or ne voient pas cette intrusion d’un très bon œil. Comme partout dans le monde, la vente des terrains est entre les mains d’une maffia puissante. Ce qui aggrave le cas de Banava, c’est qu’il est docteur en droit, d’une part, et qu’il a des amis bien placés à Paris, d’autre part. Un intellectuel noir a beaucoup de prestige sur les autochtones, surtout après une carrière en métropole.
  
  — Vous écartez le motif purement politique ? fit remarquer Coplan, surpris.
  
  — Non, je ne l’écarte pas a priori, mais je constate une chose : de tous les candidats qui appartiennent au parti officiellement patronné par la France, Banava est le seul à recevoir des menaces. C’est bizarre, non ?
  
  — En effet, acquiesça Coplan. Pourquoi lui ?
  
  — C’est ça la clé du problème, affirma Valence. Quel effet vous a-t-il fait, Banava, maintenant que vous l’avez vu en chair et en os ?
  
  Coplan eut une grimace indéfinissable.
  
  — Mon impression n’est pas fameuse, avoua-t-il en expirant de la fumée. J’ai eu la sensation très nette de me trouver en face d’un homme assez peu sympathique. Orgueilleux, ambitieux, lâche sur les bords, méfiant et retors. Pas très excitant, pour tout dire. Il brûle d’envie de jouer un grand rôle politique, mais il fait dans sa culotte rien qu’à l’idée qu’un danger le menace. J’ai rencontré pas mal d’hommes politiques au cours de ma carrière et j’ai toujours été frappé par leur courage. Ici, c’est le contraire. J’espère me tromper, mais Banava me paraît le type même de l’individu qui n’aime que les médailles sans revers. Il veut les profits et les avantages, mais il fuit les responsabilités. C’est sûrement par opportunisme qu’il s’est inscrit sur la liste qui défend les positions de la France.
  
  Roger Blasco se mit à rire de bon cœur.
  
  — Le portrait n’est pas flatteur ! s’exclama-t-il.
  
  — Vous n’êtes pas de mon avis ?
  
  — Je ne l’ai jamais rencontré, confessa Blasco.
  
  Valence intervint :
  
  — De toute façon, ça ne change rien à notre boulot. Sympathique ou pas, valable ou pas, Victor Banava est le candidat du parti gouvernemental et le Vieux nous a chargés de le protéger.
  
  Il regarda Coplan et questionna :
  
  — Quels sont vos projets ?
  
  — Je vais commencer par relire attentivement votre rapport sur la Guadeloupe. Comme je dois revoir Banava demain matin, je lui demanderai son opinion personnelle sur la situation économique, sociale et politique de l’île. La confrontation des points de vue sera peut-être significative.
  
  — Vous n’avez aucun objectif immédiat ?
  
  — Si, celui que nous venons de définir : découvrir la ou les personnes qui s’opposent aux ambitions politiques de Banava et qui ne reculeraient pas devant un crime pour atteindre leur but.
  
  Valence, pensif, se gratta la tempe et suggéra :
  
  — Je pourrais peut-être demander à notre ami Masson d’envoyer un de ses indicateurs indigènes au Moule pour creuser le passé local de notre, homme ? Dans un vieux pays comme celui-ci, où les structures sont archaïques et paysannes, il y a des haines familiales qui se transmettent de génération en génération et qui demeurent incroyablement vivaces. Vous n’avez pas interrogé Banava là-dessus ?
  
  — J’ai effleuré le sujet, mais sans insister. Pour une première entrevue, je ne voulais pas trop l’asticoter. Bien entendu, je me réserve de remettre ce problème sur le tapis. Et pas seulement celui-là.
  
  — Il y a d’autres questions qui vous semblent intéressantes ?
  
  Coplan hésita une fraction de seconde. Puis, laissant tomber son mégot pour l’écraser sous sa semelle, il murmura :
  
  — Vous allez me dire que c’est idiot de se fier à une impression, à une intuition que rien ne justifie, mais je suis presque sûr que Banava nous cache quelque chose.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Ayant regagné la Caravelle, Coplan décida de s’octroyer un petit entracte. Il se déshabilla, enfila un slip de bain et se dirigea vers la plage.
  
  Il n’y avait plus beaucoup de monde au bord de la mer. Le soleil déclinant incendiait d’immenses reflets pourpres et orange les eaux câlines de la vaste baie en demi-cercle.
  
  Histoire d’entretenir sa condition physique, Coplan exécuta un crawl de cinq ou six cents mètres, revint vers le rivage à la brasse.
  
  L’eau était tiède, délicieuse.
  
  Après cet exercice, il retourna dans sa chambre, se vêtit d’un complet tropical gris perle, se rendit à la salle à manger. Un orchestre de quatre musiciens jouait des airs à la mode, ce qui avait pour résultat – heureux – de couvrir les bruits de fourchettes et les rumeurs des conversations. Car il y avait foule sous le gigantesque plafond de béton brut.
  
  Tout en dînant, Coplan examina discrètement la clientèle. Comme on pouvait s’y attendre, elle se composait surtout d’Américains. Voix nasillardes, messieurs corpulents et décontractés, dames d’âge mur (pomponnées et couvertes de bijoux) ; bref, les personnages classiques que l’on rencontre dans tous les palaces des Caraïbes.
  
  À la longue, cependant, Coplan finit par remarquer un détail assez insolite : parmi les touristes attablés là, il y avait un pourcentage appréciable de Canadiens français, facilement repérables à leur accent aussi pittoresque que savoureux. Ils se distinguaient également des vrais Yankees par leur jovialité un peu rustique.
  
  De toute évidence, ces Canadiens venus de Québec ou de Montréal avaient un faible pour les Antilles françaises. Coplan n’en avait jamais vu autant rassemblés dans un même endroit !
  
  Dès qu’il eut avalé son café, il remonta dans sa chambre et il verrouilla la porte.
  
  Il arrêta l’air conditionné, se mit en pantalon de pyjama et, après avoir allumé une cigarette, s’attaqua au dossier que Valence lui avait remis.
  
  Il consacra plus d’une heure à l’étude attentive du rapport que l’agent principal du Service avait rédigé sur la situation économique, sociale et politique de l’île de la Guadeloupe. Il souligna, au moyen d’un stylo à bille, certains passages qu’il voulait se graver dans la mémoire. Ensuite, il reprit l’examen d’un autre dossier, celui que le Vieux lui avait préparé à Paris et qui concernait essentiellement la biographie de Victor Banava.
  
  Après cette lecture, Coplan eut de nouveau la conviction très nette que le curriculum de Banava, en dépit des renseignements abondants qui y figuraient, présentait une lacune bizarre.
  
  Il rangea ses papiers, se coucha.
  
  Le lendemain matin, à 8 heures, il quittait l’hôtel. Au volant de sa voiture de location, il reprit la route de Pointe-à-Pitre.
  
  Le domicile de Banava se trouvait aux Hibiscus, à la sortie nord de la ville. L’Antillais occupait un appartement de quatre pièces dans un bel immeuble résidentiel situé à quelques centaines de mètres de la route du Raizet.
  
  S’étant garé non loin de l’habitation de son protégé, Coplan se demanda si celui-ci avait bien pigé la manœuvre qu’ils avaient mise au point la veille.
  
  À 9 heures moins 5, un taxi vint s’arrêter devant l’immeuble où résidait Banava. Coplan se sentit rassuré.
  
  À 9 heures précises, Banava déboucha de la maison, jeta un rapide regard à la ronde, monta dans le taxi. C’était une Opel beige. Quand elle démarra, Coplan se mit dans son sillage.
  
  Apparemment, personne ne s’était posté près du domicile de l’ancien fonctionnaire antillais pour surveiller son départ. Par ailleurs, aucune voiture suspecte ne suivait le même trajet que le taxi Opel.
  
  Édifié sur ce point capital, Coplan doubla le taxi et accéléra pour arriver le premier au faubourg Frébault. Il stoppa à une vingtaine de mètres du building où Banava avait installé son cabinet d’affaires, observa les véhicules stationnés dans les parages immédiats et les piétons qui déambulaient dans le secteur.
  
  Le regard aiguisé, il photographia mentalement les allées et venues des badauds et des passants.
  
  Le taxi arriva à son tour. Banava en descendit, paya la course et pénétra dans le building. Coplan fit de même quelques minutes plus tard.
  
  Dès qu’il eut été introduit dans le bureau de Banava par la secrétaire aux belles dents blanches et au corsage appétissant, l’Antillais s’enquit avec une pointe d’anxiété dans la voix :
  
  — Alors, avez-vous remarqué quelque chose ?
  
  — Non, dit Coplan. Mais je n’attendais rien de cette première expérience. Un exercice de détection ne donne jamais de résultats du premier coup. Ce n’est que demain ou après-demain que je pourrai savoir si vous êtes pisté ou non.
  
  — Je me suis occupé du problème dont vous m’avez parlé hier. J’aurai une arme et un port d’armes régulier dans le courant de la journée.
  
  — Parfait. Mais il faudra vous entraîner. Pour se défendre en cas d’attaque brusquée, il faut des réflexes rapides. Où et quand pouvons-nous faire quelques exercices ?
  
  — Dans ma propriété du Moule. Le jardin est vaste et bien abrité.
  
  — Nous ferons un saut jusque-là, demain après-midi.
  
  — D’accord, soupira Banava.
  
  Puis, d’un air accablé :
  
  — Quand je pense que j’en suis réduit, à mon âge, avec l’instruction que j’ai et mon passé honorable, à apprendre à me servir d’une arme pour défendre ma peau, je me sens très déprimé, monsieur Carlier. Dans quelle époque vivons-nous ?
  
  — L’époque n’y est pour rien, cher monsieur Banava, rétorqua Coplan avec bonhomie.
  
  — Ah, vous trouvez ?
  
  — Je suis bien placé pour le savoir. La violence a toujours été inscrite en filigrane de toute action politique. On assassinait les rois dans l’Antiquité égyptienne et les sénateurs dans l’Antiquité romaine. C’est vous qui avez changé. Au lieu de rester dans l’ombre rassurante d’une existence de fonctionnaire, vous briguez un rôle de dirigeant. Tant pis pour vous si vous n’avez ni l’étoffe ni l’envergure de l’emploi que vous convoitez.
  
  Banava, estomaqué par la rudesse de cette sortie, balbutia d’un air penaud :
  
  — Vous croyez que j’ai eu tort de poser ma candidature aux élections communales ?
  
  — Cela vous regarde. Mais, au fait, pourquoi cette ambition soudaine ? On m’avait signalé, à Paris, que vous n’aviez jamais fait de politique.
  
  — C’est exact, je n’ai jamais fait de politique. C’est un peu par faiblesse que j’ai accepté de me mêler à la chose publique. Mes amis de Paris ont fait pression sur moi. La France a besoin, ici, de représentants valables.
  
  — Si je comprends bien, c’est un peu malgré vous que vous troquez votre complet de fonctionnaire pour la tenue de politicien de choc ?
  
  — Absolument ! Je dirais presque que je suis en service commandé ! L’avenir des Antilles françaises est menacé de tous les côtés. Je suis en quelque sorte un soldat que la France envoie au combat.
  
  — Je connais trop mal la situation de la Guadeloupe pour me faire une idée exacte des menaces auxquelles vous faites allusion. Il y a le danger des autonomistes et des indépendantistes, mais en dehors de cela ?
  
  — Ce serait trop long à vous expliquer.
  
  — Justement, je comptais vous demander d’éclairer ma lanterne. Si vous pouviez me rédiger une note générale, une synthèse des problèmes économiques, sociaux et politiques, cela me rendrait service. Et cela vous rendrait service par la même occasion, car je pourrai d’autant mieux contrer vos ennemis que je serai initié au-dessous des cartes, si vous voyez ce que je veux dire ?
  
  — Bien, j’y penserai d’ici à demain.
  
  — Vous n’avez rien décelé de nouveau depuis hier ?
  
  — Non, mais je n’ai pas encore vu le courrier. Vous permettez ?
  
  Il quitta la pièce, revint deux minutes plus tard avec une demi-douzaine de lettres dans la main, prit place à sa table de travail, se saisit d’un coupe-papier.
  
  Coplan s’avança vers la table.
  
  — Une seconde, lança-t-il sur un ton ferme et sévère.
  
  Il s’empara des missives, les examina une à une avec une attention soutenue, vérifia les cachets de la poste.
  
  — Bon, allez-y, dit-il en restituant les enveloppes après les avoir palpées une dernière fois.
  
  Banava, impressionné, ouvrit les lettres au moyen de son coupe-papier, parcourut chacune des missives. La dernière, postée à Pointe-à-Pitre, contenait un demi-feuillet de papier pelure de couleur jaune. Deux lignes dactylographiées en rouge s’y détachaient :
  
  BANAVA, FAIS TA PRIÈRE. LA CHANCE ET LE HASARD NE SERONT PLUS AVEC TOI LA PROCHAINE FOIS.
  
  Les lèvres de l’Antillais se mirent à trembler.
  
  — Regardez, ils ne me lâchent pas, dit-il en montrant le billet à Coplan.
  
  Coplan parcourut le bref message, le retourna et murmura, caustique :
  
  — C’est un homme énergique qui a tapé ça. Les touches de sa machine ont presque troué le papier ! Je le garde et je vous le rendrai avec le précédent.
  
  Banava acquiesça d’un hochement de tête plein de lassitude. Visiblement, ces menaces répétées, insistantes, harcelantes, lui sapaient le moral.
  
  — Que faire ? articula-t-il d’une voix éteinte, implorante.
  
  — Rien, sinon redoubler de prudence. Quel est votre programmé pour la matinée ?
  
  — Je compte rester ici pour préparer mon discours électoral de samedi prochain. À 12 h 30, j’ai un déjeuner à l’hôtel de la Vieille Tour, à Gosier.
  
  — Qui rencontrez-vous à ce déjeuner ?
  
  — Deux autres candidats de notre groupe.
  
  — Comment ce rendez-vous a-t-il été fixé ?
  
  — Verbalement.
  
  — Bien. Je viendrai vous chercher ici à midi et je vous accompagnerai à la Vieille Tour. Nous ferons le trajet dans ma voiture. Comme je loge précisément dans cet hôtel, ça m’arrange. Bien entendu, vous n’introduisez aucun visiteur inconnu dans votre bureau. Donnez des instructions très strictes à votre employée.
  
  — N’ayez crainte, je me tiens sur mes gardes.
  
  — Bien, à tout à l’heure, conclut Coplan.
  
  Il prit congé.
  
  En sortant du bâtiment, il examina de nouveau les voitures qui stationnaient dans l’avenue et les gens qui se trouvaient dans les parages.
  
  N’ayant rien noté d’insolite, il rejoignit sa voiture.
  
  Un quart d’heure plus tard, il retrouvait Valence dans le bureau de ce dernier.
  
  Valence, plongé dans des papiers, leva les yeux vers Coplan et questionna :
  
  — Quoi de neuf ?
  
  — Le petit jeu continue, dit Coplan en extirpant de son portefeuille le billet que Banava avait trouvé au courrier du matin.
  
  Valence lut les deux lignes dactylographiées en rouge.
  
  — Décidément, émit-il, les copains de Banava ne chôment pas. C’est laconique, mais ça dit bien ce que ça veut dire. Il doit être dans tous ses états, le pauvre.
  
  — Il a une sacrée trouille, confirma Coplan.
  
  — Il y a de quoi, grommela Valence en faisant une grimace. À sa place, je ne pavoiserais pas non plus. Ces menaces puent la haine.
  
  — Il faudra faire examiner ce papier. Vous n’avez pas encore les résultats concernant le précédent message ?
  
  — Non, je ne les aurai qu’à 17 heures. L’inspecteur Masson m’a donné rendez-vous à 17 heures à son bureau.
  
  — Voilà qui tombe bien. Je voulais justement vous demander d’aller le voir pour une raison très précise.
  
  — Ah oui ? Laquelle ?
  
  — Je vais vous expliquer cela, murmura Coplan en prenant place sur une chaise.
  
  Il alluma une cigarette, expira une longue bouffée de fumée.
  
  — Quand je vous ai quitté, hier, je vous ai fait part de l’impression que j’avais eue après ma première rencontre avec Banava…
  
  — L’impression qu’il cachait quelque chose ?
  
  — Oui. En réalité, maintenant que j’ai revu à la loupe toute la documentation que je possède au sujet du bonhomme, je serais assez tenté de formuler mon impression d’une autre manière. Non seulement Banava nous cache quelque chose, mais ON nous cache quelque chose.
  
  — ON ? fit Valence, intrigué. Qu’entendez-vous par là ?
  
  — L’administration, le gouvernement, le Service peut-être ? Toujours est-il que le dossier personnel de Banava, tel qu’il m’a été communiqué, présente une lacune étrange. Ni dans les rapports ni dans sa biographie je n’ai trouvé la moindre allusion à la vie privée de l’intéressé. Or, vous ne me ferez pas croire qu’un gaillard de cette sorte a passé vingt-cinq ans à Paris comme un moine dans son couvent.
  
  — En effet, opina Valence, c’est bizarre. Mais sa vie privée n’offre peut-être rien d’intéressant ?
  
  — C’est possible, évidemment, mais pourquoi ne l’indique-t-on pas, dans ce cas ? C’est ici que j’en reviens à l’inspecteur Masson. Puisque vous le rencontrez, demandez-lui donc de jeter un coup d’œil au fichier des Renseignements Généraux. Je suis curieux de savoir s’ils ont quelque chose concernant Banava.
  
  — D’accord.
  
  — Vers quelle heure puis-je passer ?
  
  — Ce soir, à 19 heures, si cela vous va ?
  
  — O.K. Mais j’ai encore un service à vous demander. Dans votre rapport, vous citez un écrivain qui se nomme Jean Raspail et que vous considérez comme un spécialiste des Antilles et des Caraïbes. J’aimerais lire son livre. Pourriez-vous me le procurer ?
  
  — Sans blague ? railla Valence. Le Vieux ne vous a pas fait lire les bouquins de Raspail avant de vous envoyer ici ?
  
  — Ma foi, non.
  
  — Attendez. Je crois que j’ai un volume ici. Il en a publié plusieurs, mais il y en a surtout un qui nous intéresse. Tout le monde a lu Raspail ici.
  
  Il se leva, alla remuer un monceau de brochures et de catalogues dans un des rayons du fond de la pièce.
  
  — Voilà, dit-il, satisfait. Il me semblait bien que j’avais ce bouquin sous la main. Je le fais lire à tous les collègues de Paris qui ont à travailler dans le secteur.
  
  Il exhiba un livre à couverture bleue, en mauvais état, aux pages cornées. Il le feuilleta, s’arrêta à un passage souligné au crayon(2).
  
  — Lisez ces quelques lignes, vous serez tout de suite fixé sur les allusions qui figurent dans mon rapport.
  
  Coplan lut le paragraphe souligné.
  
  « J’affirme qu’un accord secret conclu à New York en 1966 entre des négociateurs anglais, américains et canadiens prévoit, autorise et encourage à brève échéance un protectorat canadien sur l’ensemble des petites Antilles. »
  
  — Marrant, fit Coplan, amusé. Voilà une chose à laquelle je n’avais jamais pensé ! Des Canadiens prenant notre succession dans ces îles ?
  
  — Je ne suis pas loin de croire que l’affaire est en route, ricana Valence. La mainmise économique des Canadiens sur la Martinique et sur la Guadeloupe progresse à pas de géant.
  
  — Je commence à comprendre pourquoi il y a tant de Canadiens à la Caravelle ! Mais je ne saisis pas le lien qu’il y a entre cette histoire et Banava.
  
  — C’est une hypothèse comme une autre, non ? Banava est antillais, ne l’oublions pas. Dans le fond de son cœur, il est probablement nationaliste. Les gens qui veulent l’empêcher de jouer un rôle politique sont peut-être des agents du clan américano-canadien ?
  
  — Pas idiot, comme raisonnement, marmonna Coplan, pensif. Merci d’avoir attiré mon attention là-dessus.
  
  Il se prépara à partir.
  
  — Je serai ici un peu avant 19 heures, promit-il.
  
  *
  
  * *
  
  Comme convenu, Coplan alla chercher Banava à midi et le conduisit à l’Hôtel de la Vieille Tour, à Gosier. Il en profita pour signaler ostensiblement sa présence dans cet établissement où il était censé loger. Il demanda même à la réception s’il n’y avait pas eu de message téléphonique pour lui, tout en sachant parfaitement qu’il ne pouvait pas y en avoir.
  
  Il s’arrangea pour avoir une table pas trop éloignée de celle où Banava et ses deux compatriotes, candidats sur la même liste que lui, déjeunaient en bavardant.
  
  Il faisait très chaud. Banava essuyait souvent, au moyen de sa serviette, la sueur qui perlait à son front. Sans doute n’était-ce pas uniquement la chaleur qui faisait transpirer le robuste Guadeloupéen. À son attitude, à ses regards trop tendus, Coplan sentait que son protégé n’était pas tellement à l’aise dans sa peau.
  
  Le déjeuner des trois Antillais se termina vers 15 heures.
  
  Coplan ramena Banava à son bureau du faubourg Frébault et tint à l’accompagner jusque dans le bâtiment.
  
  Au moment où ils se dirigeaient côte à côte vers l’entrée du building, le geste furtif d’un promeneur qui se trouvait à une dizaine de mètres de l’immeuble retint l’attention aiguisée de Coplan.
  
  — Un instant, jeta-t-il à Banava. Attendez-moi dans le hall, en bas.
  
  Faisant demi-tour, il marcha d’un pas rapide vers le promeneur en question, un jeune type d’une vingtaine d’années, en polo blanc. C’était un Européen aux cheveux bruns et bouclés, au teint hâlé par le soleil des tropiques.
  
  Voyant arriver Coplan, le quidam détala brusquement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Un peu surpris, malgré tout, par la fuite soudaine du jeune type en polo blanc, Coplan se lança à sa poursuite. Mais le gars devait être un sprinter bien entraîné, car Coplan eut de la peine à galoper aussi vite que le fuyard qui avait visiblement préparé sa retraite. Coupant en oblique vers un fouillis de cabanes qui formaient l’arrière-plan d’un chantier, il était sûr de ne plus se faire rattraper s’il arrivait le premier à ce bidonville.
  
  À quelques mètres d’un de ces baraquements, il stoppa net, plongea sa main droite dans la poche de son pantalon.
  
  Les réflexes de Coplan jouèrent au centième de seconde. Il exécuta un prodigieux crochet sur la gauche et se plia en deux pour échapper à la trajectoire éventuelle d’un coup de feu. Le jeune guetteur était probablement un tueur.
  
  Mais aucune détonation n’éclata. Il n’y eut qu’un bruit mat, à trois ou quatre mètres de Coplan, et un paquet brun se déchira en s’écrasant sur le sol couvert de gravats.
  
  Coplan se redressa, mais le gibier avait disparu.
  
  Des badauds qui avaient assisté à la scène observaient Coplan bouche bée, se demandant ce qui se passait.
  
  Coplan alla jeter un coup d’œil sur le paquet brun. C’était du poivre. Le jeune mec avait donc bien eu l’idée de se munir d’une arme défensive. Il avait choisi la moins bruyante, la moins chère, la plus efficace.
  
  Coplan n’insista pas.
  
  Très calme, sans un regard pour les témoins qui le suivaient des yeux, il rejoignit Banava dans le hall du building.
  
  Banava, la face luisante de transpiration, était gris d’émotion.
  
  — Qu’est-ce que c’était ? balbutia-t-il.
  
  Coplan, peu désireux de répondre devant les ouvriers qui travaillaient autour de la cage d’ascenseur, entraîna Banava vers l’escalier. Ce n’est que lorsqu’ils furent dans le bureau du Guadeloupéen que Coplan expliqua :
  
  — Mon attention a été attirée par le geste furtif de ce jeune homme en polo blanc. J’ai voulu voir ça de plus près, mais le type a détalé comme un lièvre et je n’ai malheureusement pas pu le rattraper. Il a voulu me jeter un paquet de poivre dans la figure pour couvrir sa retraite.
  
  — Vous… vous croyez qu’il voulait m’abattre ? bégaya Banava.
  
  — Ce n’est pas impossible, évidemment. Mais je crois plutôt qu’il voulait prendre des photos. Je suis presque sûr qu’il tenait un briquet miniphot dans la main et qu’il a voulu cacher son manège quand mon regard s’est posé sur lui.
  
  — Je ne serai donc plus jamais tranquille une seule minute ! se lamenta l’Antillais. S’il avait tiré sur moi, je n’aurais rien pu faire.
  
  — Il ne pouvait pas tirer sur vous, affirma Coplan. Vous ne vous en êtes pas avisé, mais je me suis toujours tenu près de vous de façon à faire écran entre vous et l’avenue. S’il avait tiré, c’était moi qui encaissais.
  
  Banava était trop consterné pour dire un mot. Coplan reprit :
  
  — Pour bien faire, il vous faudrait un garde du corps en permanence. Mais il paraît que vous avez refusé l’offre de la Sûreté Nationale, est-ce exact ?
  
  Banava leva les bras au ciel.
  
  — Je ne peux tout de même pas mener ma campagne électorale avec une demi-douzaine de flics autour de moi ! glapit-il, désemparé. Vous voyez cela d’ici ! Je serais discrédité à tout jamais. Les inspecteurs de la Sûreté sont connus, vous pensez ! Si mes adversaires politiques devaient apprendre que je suis protégé par la police, la nouvelle se répandrait comme une traînée de poudre et je serais la risée de toute la Guadeloupe. Personne ne voterait pour moi ! Même pas mes amis ! La population n’aime pas les flics. Ni les gendarmes.
  
  — C’est pour cela que vous avez refusé la protection des autorités ?
  
  — Naturellement. C’est déplorable, mais c’est un fait. Les agents de la force publique sont mal vus. Dans l’esprit de la population, ce sont des occupants colonialistes, que voulez-vous !
  
  — Dans ce cas, contentez-vous de mes services et ne me compliquez pas la besogne. À quelle heure comptez-vous regagner votre domicile ?
  
  — Je pars d’ici à 18 heures.
  
  — Je viendrai vous chercher.
  
  — Oui, très bien. Je vous remercie sincèrement, monsieur Carlier. Je ne sais pas ce que je deviendrais sans vous. Mes nerfs ne sont déjà pas très solides en temps normal…
  
  *
  
  * *
  
  Coplan, apparemment songeur, très circonspect en réalité, rejoignit sa voiture et fila vers la Caravelle.
  
  L’incident qui venait de se produire le turlupinait. Il avait beau y réfléchir, il revenait toujours à la même conclusion : ou bien le jeune inconnu n’avait d’autre objectif que de photographier les relations de Banava, ou bien c’était un tueur qui avait pour mission de liquider l’ancien fonctionnaire sans prendre de risques, c’est-à-dire en l’absence de tout témoin.
  
  Les deux hypothèses étaient d’ailleurs valables simultanément. Les ennemis de Banava avaient peut-être des raisons qui justifiaient à la fois l’opération photo et la liquidation du candidat de la France.
  
  Pour tuer le temps, Coplan passa deux heures de farniente sur la plage merveilleuse de son hôtel. Il se baigna, se fit bronzer, alla boire une bière au bar, bref, il se comporta en touriste. Mais son cerveau travaillait activement.
  
  Comme promis, il alla chercher Banava à son bureau, à 18 heures, et l’Antillais ne cacha pas sa satisfaction de le voir apparaître.
  
  — Voici ce que vous m’avez demandé, dit-il en remettant à Coplan une demi-douzaine de feuillets dactylographiés. C’est un résumé de la situation de la Guadeloupe. Lisez-le attentivement. C’est forcément succinct, mais je crois que vous aurez une vue assez complète de nos problèmes économiques, sociaux et politiques.
  
  — Merci d’avoir consacré votre temps à cela.
  
  — Oh, cela me sera utile à moi aussi ! assura Banava. Rien de tel que de se clarifier les idées quand on doit parler aux gens. Ce résumé me servira pour l’élaboration de mon discours électoral.
  
  — On vous a apporté votre arme ?
  
  Banava écarta les pans de sa veste.
  
  — Oui, regardez. On m’a même procuré un harnachement.
  
  — Montrez-moi ce jouet.
  
  C’était un 7.65 américain, à six coups, avec une crosse de noisetier extra-plate.
  
  — Un bon outil, commenta Coplan. Quand je vous aurai donné quelques leçons, vous serez en mesure de vous défendre.
  
  — Nous irons nous exercer demain, chez moi, au Moule, rappela Banava.
  
  Coplan se fit la réflexion que Banava, comme tous les individus foncièrement lâches, se sentait rassuré par la possession d’une arme à feu. Son moral paraissait nettement meilleur. Coplan ironisa :
  
  — Je ferai de vous un tireur d’élite. Les tueurs n’ont qu’à bien se tenir :
  
  Puis, changeant de sujet :
  
  — Où dînez-vous ce soir ?
  
  — Chez moi.
  
  — Et ensuite ?
  
  — Je reçois la visite de deux amis qui m’ont promis de soutenir ma candidature.
  
  — Vous ne sortez pas de chez vous ?
  
  — Non.
  
  — Parfait. Je viendrai vous prendre demain matin. Nous ferons la même manœuvre qu’aujourd’hui. Bien entendu, vous n’accueillez personne d’autre que vos amis, chez vous. Si on sonne, prenez le maximum de précautions. J’ai vu des assassins qui se déguisaient en policiers ou en employés du gaz et qui accomplissaient leur forfait dès qu’on leur ouvrait la porte.
  
  — Je serai très prudent, ricana l’Antillais.
  
  Coplan n’en doutait pas. Néanmoins, une idée lui traversa l’esprit.
  
  — Est-ce que cela vous contrarierait de me faire voir votre domicile ?
  
  — Non, pourquoi ?
  
  — Histoire de me rendre compte, sans plus. Je ne laisse jamais rien au hasard quand j’ai des responsabilités. C’est une manie.
  
  — J’apprécie vivement votre… votre façon de faire, cher monsieur Carlier. Je viens d’ailleurs d’envoyer un mot élogieux à votre sujet à mon ami Valtier, à Paris. Vous le connaissez, je suppose ?
  
  — Non, je n’ai pas cet honneur.
  
  — Ce n’est pas lui qui vous a envoyé ici ?
  
  — Peut-être. Mais les ordres me sont toujours transmis par la voie hiérarchique.
  
  — Vous connaissez tout de même Léon Valtier de nom, j’imagine ?
  
  — Très vaguement. Il est au secrétariat des D.O.M.T.O.M., si j’ai bonne mémoire ?
  
  — Il est à la retraite depuis quelques mois, mais il a toujours son mot à dire. C’est un homme admirable. En fait, il a été mon maître et mon conseiller durant toute ma carrière.
  
  Coplan jeta ostensiblement un coup d’œil à sa montre.
  
  — Allons-y, dit-il. J’ai un rendez-vous à 19 heures.
  
  Ils quittèrent le building de l’avenue Frébault et, dans la voiture de Coplan, se rendirent aux Hibiscus, le quartier où Banava résidait.
  
  L’appartement du Guadeloupéen, situé au premier étage du bel immeuble tout neuf, était spacieux, luxueux, moderne, de très bon goût.
  
  Une vieille Antillaise au visage foncé, ridé, malicieux, tenait le ménage de Banava. Elle gratifia Coplan d’un petit discours en créole auquel il ne pigea rigoureusement rien.
  
  — Elle est marrante, dit Banava, indulgent.
  
  — D’où sort-elle ?
  
  — Que voulez-vous dire ?
  
  — Comment l’avez-vous engagée ?
  
  — Ah, oui, je comprends ! Mais ne vous faites pas de souci à son sujet ! Elle m’a vu naître, pour ainsi dire. Elle venait d’avoir douze ans quand elle est entrée au service de mes parents, au Moule.
  
  — Vous lui avez fait des recommandations au sujet des visiteurs qui pourraient se présenter ?
  
  — Ma foi, non. Il n’y a que des amis intimes qui viennent ici.
  
  — Donnez-lui quand même des consignes plus sévères. Au besoin, expliquez-lui carrément la situation. Dites-lui que des gens sont jaloux de votre candidature et qu’elle doit se méfier des inconnus, même dans la rue.
  
  — Oui, vous avez raison. Je vais lui parler dans ce sens.
  
  Par acquit de conscience, Coplan tint à faire le tour de l’appartement, de façon à avoir un aperçu exact de la disposition des lieux. Dans la chambre à coucher, il remarqua, sur la table de chevet, le portrait d’une jeune femme de couleur, très belle, avec de grands yeux rêveurs.
  
  — Qui est-ce ? demanda-t-il négligemment.
  
  — Ma mère. Cette photo a été prise quelques mois après ma naissance. C’était une sainte femme.
  
  — Ravissante.
  
  — Oui, tout le monde l’adorait. Malheureusement, elle est morte quand j’avais treize ans. C’est peut-être ridicule à dire pour un homme de mon âge, mais je ne me suis jamais tout à fait remis de ce chagrin. Je ne m’endors jamais sans penser à elle.
  
  Coplan, qui examinait le balcon donnant sur la rue, murmura :
  
  — Je vous comprends. Quand on perd sa mère, on perd une grande partie de soi-même.
  
  Banava, un peu surpris par le manège de Coplan, questionna :
  
  — Que regardez-vous ?
  
  — Les possibilités d’accès.
  
  — Vous ne pensez tout de même pas qu’un assassin pourrait s’introduire dans ma chambre par le balcon ?
  
  — Cela s’est vu. Mais ce n’est pas le cas ici. Il n’y a pas moyen d’escalader la façade. À moins d’arriver en hélicoptère, l’assassin ne viendra pas par là.
  
  — Décidément, vous envisagez le pire, soupira Banava.
  
  — Je préfère contrôler toutes les éventualités, laissa tomber Coplan. Comme vos ennemis paraissent vraiment résolus à vous supprimer avant le 15 de ce mois, je suis obligé de redoubler de vigilance.
  
  Il laissa Banava sur ces bonnes paroles et il s’en alla.
  
  Quand il arriva chez Valence, celui-ci était déjà dans son bureau. Il était seul, les employés et les magasiniers ayant terminé leur journée de travail.
  
  — Je vous attendais, dit-il. Je suis resté moins longtemps que je ne le croyais chez l’inspecteur Masson. Asseyez-vous, nous avons pas mal de choses à mettre au point. Rien de nouveau de votre côté ?
  
  — Si, j’ai du nouveau, révéla Coplan sur un ton placide. L’adversaire a montré le bout de l’oreille.
  
  — Ah ? Comment ça ? fit Valence avec vivacité.
  
  Coplan relata l’incident du jeune type en polo blanc. Valence, le visage austère, écouta attentivement.
  
  — Ils ont de la suite dans les idées, commenta-t-il. Est-ce que vous pourriez me dessiner un petit portrait robot de cet individu ?
  
  — Oui, j’y penserai à l’occasion. Mais vous, quelles sont les nouvelles ?
  
  — Procédons par ordre, commença Valence en ouvrant une chemise cartonnée qu’il avait préparée sur sa table. En ce qui concerne les empreintes, ce n’est guère encourageant. Tenez, voici le rapport du spécialiste.
  
  Coplan prit possession de la note que Valence lui tendait, la lut. Valence marmonna :
  
  — Comme vous le voyez, il n’y a que deux séries d’empreintes qui figurent sur les deux documents.
  
  Coplan supputa :
  
  — Celles de Banava et les miennes, probablement ?
  
  — Oui, presque sûrement même. Nous ferons des vérifications dans ce sens, mais je suis convaincu que le ou les zèbres qui ont tapé les deux billets anonymes ont enfilé des gants avant de manipuler le papier. Depuis que les gens dévorent des romans policiers, on ne rencontre plus de maîtres chanteurs qui négligent cette précaution élémentaire.
  
  — Je tenais quand même à tenter l’expérience.
  
  — Oui, naturellement. Mais voyons maintenant les autres questions. Un des hommes de Masson s’est rendu au Moule pour mener une enquête approfondie sur le passé personnel et familial de Banava. Je vous le dis tout de suite, il n’y a rien à espérer de ce côté-là. Les Banava n’ont jamais été en conflit avec personne, ni autrefois ni récemment. Bien au contraire, ils jouissent de l’estime générale. La mère de Banava a laissé le souvenir d’une sainte, et son père a été respecté dans toute l’île jusqu’à son dernier jour. En ce qui concerne Banava lui-même, seuls les anciens se souviennent de lui. Ils ont suivi avec admiration sa brillante carrière en métropole. Quant à sa sœur, celle qui occupe la maison avec sa famille, tout le monde l’apprécie.
  
  — Une hypothèse à rayer, conclut Coplan. Voyons à présent le point qui m’intéresse en priorité : le fichier des Renseignements Généraux.
  
  — Néant, prononça Valence, abrupt. Il n’y a même pas de fiche à son nom.
  
  Coplan ne put réprimer une mimique d’incrédulité.
  
  — Pas de fiche à son nom ? s’exclama-t-il. C’est la meilleure !
  
  — C’est pourtant comme ça.
  
  — À d’autres ! maugréa Coplan, sarcastique. Masson vous a bourré le crâne.
  
  — Il prétend mordicus qu’il a contrôlé personnellement. Les R.G. n’ont rien recueilli au sujet de Banava, ni sur le plan local, ni de source métropolitaine.
  
  — Alors là, le doute n’est plus permis, articula Coplan. C’est une consigne, purement et simplement.
  
  Il ajouta :
  
  — C’est un black-out délibéré.
  
  — C’est ce que j’ai dit à Masson, qui n’a d’ailleurs pas démenti. À ses yeux, la chose n’a rien d’exceptionnel quand il s’agit d’un protégé du gouvernement. Comme on se méfie des uns et des autres, on s’abstient de mettre sur fiche les renseignements qui ont trait à la vie privée de l’intéressé.
  
  Coplan baissa la tête, songeur.
  
  Après un moment de silence, Valence reprit :
  
  — Dans le cours de la conversation, Masson a quand même laissé échapper une confidence que je tiens à vous rapporter. Selon une rumeur qui circule parmi les initiés, il paraîtrait que la candidature de Banava aux prochaines élections municipales n’était pas souhaitée par la Préfecture.
  
  — Ah ? Pour quelle raison ? fit Coplan, les sourcils arqués.
  
  — Pour diverses raisons. Primo, parce que ses collègues de la majorité ne le trouvaient pas assez représentatif, pas assez attractif. Ce n’est pas en six mois qu’on peut se faire une clientèle électorale, c’est un fait. Secundo, parce qu’il faisait trop figure de candidat imposé par Paris. Il a beau être natif de la Guadeloupe, il a quand même passé la majeure partie de sa vie en France et, de plus, il est né au Moule. Bref, la Préfecture voulait des types plus qualifiés que lui. Comme dit le proverbe, on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.
  
  Coplan montra qu’il ne pigeait pas. Valence expliqua :
  
  — À Pointe-à-Pitre, la masse électorale vote communiste. Pour déplacer des voix, il faut avoir de gros atouts dans son jeu, ce qui n’est évidemment pas le cas de Banava.
  
  — Malgré cela, Paris a passé outre ?
  
  — Oui, et d’une manière assez catégorique, paraît-il.
  
  — Mais pourquoi ?
  
  — C’est la question que tout le monde se pose.
  
  — En somme, notre ami Banava a été littéralement parachuté ici par les gens de Paris ?
  
  — Oui, ça m’en a tout l’air. Et Masson m’a laissé entendre que ce vigoureux coup de piston émanerait des hautes sphères du secrétariat d’État aux Départements et Territoires d’Outre-Mer.
  
  Coplan, dévisageant Valence, grommela :
  
  — Je ne sais pas si vous vous en rendez compte, mais ce que vous venez de raconter n’est pas de la petite bière. Non seulement ça nous ouvre de nouvelles perspectives, mais, en outre, ça va nous compliquer la besogne.
  
  Valence, dont le cerveau ne fonctionnait pas à la même vitesse que celui de Coplan, ne comprit pas tout de suite. Coplan enchaîna :
  
  — Faites le rapprochement, mon vieux. Avant-hier, c’est vous-même qui m’avez fait cette remarque tout à fait pertinente : Banava est le seul candidat du Groupe d’Action Gouvernementale qui a reçu des menaces. Et maintenant vous me révélez que sa candidature n’était pas désirée par la Préfecture. Déduction logique : nous faisons peut-être fausse route en croyant que la menace vient d’un clan politique opposé à celui de Banava. Elle vient peut-être de son clan à lui !
  
  — Après tout, ce n’est pas impossible, en effet, admit Valence. Quand on y réfléchit…
  
  — C’est même très clair. Banava tombe comme un cheveu dans la soupe, si j’ose dire. Sa candidature, imposée par les grosses légumes de la métropole, dérange les plans du groupe politique auquel il est venu s’incorporer de force. Non seulement c’est un poids mort pour son parti, mais son intrusion a certainement entraîné l’élimination d’un autre candidat.
  
  — Évidemment. Un type a dû se retirer pour lui céder sa place.
  
  — Or, du ressentiment à la jalousie, il n’y a pas loin. Et de la jalousie à la haine, il n’y a pas loin non plus.
  
  — Surtout que la passion politique et l’ambition ne sont pas des plaisanteries ici.
  
  Coplan fit une grimace.
  
  — Total, résuma-t-il, le danger ne vient peut-être pas des ennemis politiques de Banava mais de ses amis. Cela multiplie les risques par deux.
  
  — À sa place, émit Valence, j’irais me planquer dans un coin retiré. Comment voulez-vous qu’on le protège d’une manière valable, efficace, si ses amis sont aussi dangereux que ses adversaires ? C’est impossible.
  
  — Comment voulez-vous qu’il se fasse élire comme conseiller municipal s’il ne peut pas rencontrer ses supporters et s’il ne peut pas se montrer au public ?
  
  — Justement, je pensais à ce problème, hier soir, en lisant les journaux. Je me demandais comment vous alliez faire pour protéger Banava lors des meetings électoraux.
  
  — C’est un problème insoluble, décréta Coplan. Si un tueur se mêle à la foule, le drame sera inévitable.
  
  — Banava le sait ?
  
  — Oui, je l’ai prévenu.
  
  — Et ça ne le fait pas renoncer ?
  
  — Non. C’est étrange, mais c’est comme ça. Je dirais même qu’il fait preuve d’un certain cran à cet égard. Malgré sa trouille, il ne veut pas se retirer. Il préfère affronter le péril et il refuse même de se faire couvrir par des inspecteurs de la Sûreté.
  
  — Remarquez, toutes les réunions électorales sont encadrées par un service d’ordre.
  
  — Je m’en doute bien. Mais un vrai tueur n’a jamais été intimidé par une poignée de flics qui se baladent dans la salle ou dans la rue.
  
  — Quand doit-il faire sa première apparition en public ?
  
  — Dans trois jours. Le meeting a lieu samedi soir, à 20 heures, dans un local qui se trouve place de la Victoire. Votre adjoint Blasco pourrait peut-être me donner un coup de main à cette occasion ?
  
  — Certainement. Mais je suis quand même pessimiste, je ne vous le cache pas. Les lettres anonymes reflètent une détermination impressionnante. Je n’ai pas de conseils à vous donner, bien entendu, mais j’estime que vous devriez vous couvrir.
  
  — Me couvrir ?
  
  — Oui, en prévenant le Vieux. Je suis persuadé qu’il ne se rend pas compte de la gravité de la situation. Si vous lui exposez le problème tel qu’il se pose, il peut encore intervenir en haut lieu.
  
  — Autrement dit, mettre les protecteurs de Banava au parfum pour qu’ils ordonnent à celui-ci de se retirer de la compétition ?
  
  — Oui.
  
  — L’idée n’est pas mauvaise, concéda Coplan.
  
  — Vous connaissez la musique, non ? ricana Valence. Si Banava se fait descendre, c’est vous qui trinquerez. Ce sont toujours les lampistes qui servent de bouc émissaire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Rentré à l’hôtel de la Caravelle, Coplan dîna rapidement à la salle à manger et se boucla ensuite dans sa chambre.
  
  S’étant mis à l’aise – en slip, le torse nu – et ayant stoppé le conditionnement d’air, il commença par prendre connaissance du rapport que Banava avait rédigé à son intention.
  
  Selon son habitude, il prit quelques notes, histoire de graver dans sa mémoire les points qui avaient retenu tout particulièrement son attention.
  
  Ensuite, comme il l’avait promis à Valence, il essaya d’esquisser un portrait robot du jeune type en polo blanc qu’il avait surpris dans les parages du bureau de Banava.
  
  Sans être parfait, son croquis lui parut correct, suffisamment ressemblant pour permettre une identification éventuelle, du moins par un œil exercé.
  
  Cette prouesse artistique lui ayant donné soif, il se fit monter une bouteille de bière. Qu’il savoura longuement, tout en méditant.
  
  Au bout d’une heure, après avoir fumé cigarette sur cigarette, il s’avisa que quelque chose le chiffonnait, l’agaçait, l’irritait même. Quelque chose qui l’empêchait de concevoir avec le maximum de rigueur et de clarté les tenants et les aboutissants de sa mission.
  
  Brusquement, il prit sa décision. S’installant de nouveau à la petite table, il entreprit de rédiger un message destiné à son directeur.
  
  Valence avait raison, ce n’était plus le moment de tergiverser. Il fallait mettre le Vieux au pied du mur, l’obliger à prendre pleinement conscience de SES responsabilités en tant que directeur du Service.
  
  Le message se termina comme suit :
  
  « Prière répondre de toute urgence via T.C. 307. Le temps presse. F.X. 18. »
  
  *
  
  * *
  
  Le lendemain matin, à 8 heures, avant d’aller chercher Banava à son domicile privé, Coplan fit un crochet pour passer à la maison de Valence.
  
  Celui-ci, qui se préparait à se rendre à son bureau, ne fut pas surpris.
  
  — Je pensais bien que je vous verrais ce matin.
  
  — J’ai suivi votre conseil, j’ai écrit au Vieux. Voici le message. C’est très urgent, vous vous en doutez.
  
  — N’ayez crainte, ça partira au premier avion, promit Valence. J’en réponds personnellement.
  
  — La réaction du Vieux vous parviendra probablement sous la forme d’un télégramme en code. Prévenez-moi dès réception.
  
  — D’accord. Mais, dites-moi, vous me paraissez drôlement excité, si je peux me permettre cette remarque.
  
  — Et comment ! C’est un ultimatum que j’adresse au Vieux. Il va bondir, faites-moi confiance.
  
  — Vous demandez le retrait de la candidature de Banava ?
  
  — Non, pas exactement. En fait, je demande au Vieux qu’il me fasse savoir pour quel motif il m’a confié un dossier dont on a retiré la pièce maîtresse. Autrement dit, je réclame un document qui atteste que les R.G. ne possèdent aucune information concernant la vie privée de Banava. Incidemment, je prie le Vieux de demander aux Renseignements Généraux si, selon eux, Banava a fait vœu de chasteté.
  
  — Bigre, fit Valence. Le Vieux va se vexer. Votre question est légitime, je n’en disconviens pas, mais il n’a jamais beaucoup apprécié l’ironie de ses collaborateurs.
  
  — C’est calculé, avoua Coplan. Je souhaite que le Vieux se mette en rogne. Il se rendra mieux compte du rôle qu’il me fait jouer ici. Moi non plus, je n’aime pas qu’on se paie ma tête.
  
  — Après tout, vous avez raison. Je m’occupe de l’envoi de votre message.
  
  — Autre chose : voici le portrait robot du jeune type en polo blanc qui a essayé de me flanquer un paquet de poivre dans les yeux.
  
  Valence examina le dessin.
  
  — Pas mal, murmura-t-il. Je vais le transmettre à Masson et à mon adjoint.
  
  Il ajouta :
  
  — L’ennui, c’est que les individus de ce genre abondent à Pointe-à-Pitre. La plupart des fils de békés ont cet aspect physique.
  
  — De quel bord sont-ils en général ?
  
  — Autrefois, les descendants des colons étaient farouchement francophiles et conservateurs. Mais la jeune génération a parfois des idées avancées maintenant. On en rencontre même dans les rangs du GONG(3), c’est vous dire !
  
  — Faites quand même parvenir mon croquis à la Sûreté. Sait-on jamais ?
  
  — O.K. Ce sera fait.
  
  Coplan prit congé et fila aux Hibiscus.
  
  La même manœuvre que la veille se déroula quand Banava quitta son domicile pour se rendre à son bureau du faubourg Frébault. Et, comme la veille, elle fut négative.
  
  Au bureau de Banava, parmi les lettres et les circulaires arrivées au courrier du matin, il y avait de nouveau un message émanant des Sages de Karukera.
  
  Trois lignes tapées en rouge sur un demi-feuillet de papier pelure jaune. Cette fois, le texte n’était pas dactylographié en lettres majuscules.
  
  « Nous t’aurons au moment où tu t’y attends le moins, Banava. Nous avons dix jours devant nous et nous ne sommes pas pressés. Tes précautions nous font rire. »
  
  Banava resta un moment immobile et silencieux, les yeux fixés sur le demi-feuillet jaune.
  
  Puis, en tendant le papier à Coplan, il articula d’une voix sans timbre :
  
  — Ce sont des maniaques.
  
  — Comme la plupart des criminels, enchaîna Coplan qui avait déjà lu le texte avant même que Banava ne le lui passe. Il y a évidemment du sadisme dans leur obstination à vous persécuter. Ils espèrent sans doute vous détruire moralement et vous amener ainsi à capituler. Car, au fond, ce qu’ils veulent, c’est vous éliminer de la compétition électorale.
  
  — J’ai très bien compris.
  
  — Si vos nerfs vous lâchent, si vous craquez, vous serez bien obligé de vous retirer. Ils espèrent atteindre leur but sans devoir recourir à l’assassinat.
  
  — Je n’abandonnerai pas, grommela sourdement l’Antillais, le visage amer. Comme vous me l’avez dit si justement, le courage s’apprend. Ces menaces me touchent, je le reconnais, mais elles me font déjà moins peur.
  
  — Donnez-moi ce papier et n’en parlons plus. Nous avons des choses plus intéressantes à discuter. J’ai lu le rapport que vous m’avez remis et cette lecture m’a appris pas mal de petits détails que j’ignorais. Par exemple, vous indiquez que la presque totalité des leaders politiques antillais ne font pas beaucoup de cas des extrémistes du GONG. Pourquoi ?
  
  — Cela vous surprend ?
  
  — Ben dame ! Le profane qui suit les événements de Paris se figure que ce sont ces gens-là qui menacent les positions françaises aux Antilles.
  
  — Erreur. Les Antillais sont très attachés à la France. La propagande et l’agitation des extrémistes les amusent, mais cela ne va pas très loin.
  
  — En définitive, si j’ai bien saisi la signification générale de votre rapport, l’objectif essentiel de votre parti, c’est d’éliminer les communistes qui tiennent la mairie de Pointe-à-Pitre ?
  
  — Oui.
  
  — Pourquoi donc ? Puisque vous admettez vous-même que leur programme n’est pas anti-français ?
  
  — Parce que nous estimons qu’il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. Même dans le cadre de la coopération avec la France, le programme du Parti Communiste nous paraît nocif à cause de ses choix prématurés.
  
  — Votre victoire reste problématique, en fait ?
  
  — Oui, à moins d’un renversement de tendance au sein de la population. Mais nous voulons surtout préparer l’avenir. Quand la masse énorme de la jeune génération sera en âge de voter, c’est là que notre parti aura un rôle déterminant à jouer.
  
  Coplan opina, resta un moment pensif, puis reprit :
  
  — En revanche, ce qui m’a surpris, c’est que vous ne faites pas la moindre allusion aux visées américano-canadiennes.
  
  Banava eut un pâle sourire.
  
  — Vous avez lu Raspail, je suppose ?
  
  — Oui, et j’ai remarqué l’invasion du capitalisme canadien.
  
  — C’est un faux problème. Les convoitises américaines et canadiennes ne sont pas une menace. En réalité, elles font partie de la grande politique inaugurée en 1904 par le président des U.S.A. et confirmée en 1940 par l’Acte de La Havane. C’est ce qu’on appelle la politique du Gros Bâton(4). Elle est toujours d’actualité, bien sûr, mais la Maison-Blanche a rectifié le tir. Sa vigilance est du domaine de la stratégie militaire. Sur le plan politique, elle s’abstient de toute intervention directe.
  
  — Il s’agit en somme d’un accord tacite ?
  
  — Exactement.
  
  — J’y vois un peu plus clair maintenant. Mais quelle est votre position personnelle au sein de votre propre parti ?
  
  — À quel point de vue ?
  
  — D’une certaine manière, vous êtes un intrus dans votre groupe.
  
  — Absolument pas ! protesta Banava. Mon adhésion au Parti d’Action Gouvernementale a été négociée, entre Paris et les politiciens d’ici, avant mon retour au pays.
  
  — N’empêche qu’elle a pu faire des mécontents, non ?
  
  — Pas à ma connaissance.
  
  — Vous faites un peu figure d’étranger, malgré tout ? Il n’y a que quelques mois que vous vous êtes installé à Pointe-à-Pitre.
  
  — On ne peut pas faire figure d’étranger dans son pays natal, voyons ! N’oubliez pas que j’apporte à mes camarades du Parti une longue expérience en matière de diplomatie internationale.
  
  — Aucune hostilité ne s’est manifestée à votre égard parmi vos amis ?
  
  — Non.
  
  C’était catégorique, sincère, sans bavure.
  
  Coplan se prépara à partir. Il demanda encore :
  
  — Votre cabinet d’affaires vous donne-t-il satisfaction ?
  
  — Oh ! je n’en suis qu’au stade des préparatifs ! Je compte qu’il me faudra deux ans pour implanter un réseau valable. Dans ma spécialité, ça ne se passe pas comme dans le commerce. Il faut se créer des relations, recruter des correspondants. Cela demande des mois et des mois.
  
  — J’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de ma curiosité, mais j’ai besoin de rassembler le maximum d’informations pour remplir ma tâche auprès de vous.
  
  — Je vous l’ai déjà dit, monsieur Carlier, j’apprécie votre conscience professionnelle.
  
  — Quels sont vos projets pour la matinée ?
  
  — Je ne quitterai pas mon bureau.
  
  — Parfait, je viendrai vous prendre à midi. Et si vous êtes d’accord, nous irons déjeuner aux Alizés. Nous serons à deux pas de votre maison du Moule.
  
  *
  
  * *
  
  Le jardin qui s’étendait derrière la maison familiale des Banava, au Moule, était immense, débordant de végétation.
  
  Pour la séance de tir, Coplan fixa son choix sur un espace situé à la limite extrême de la propriété, en lisière d’un champ de cannes à sucre.
  
  Après une partie théorique au cours de laquelle Coplan initia son protégé aux positions de tir, il y eut une partie pratique. Banava fit de rapides progrès. Sa gaucherie du début, normale pour un homme qui n’avait jamais manié un pistolet, fit bientôt place à un commencement de dextérité assez encourageant.
  
  Banava, d’abord impressionné et timoré, parut prendre un plaisir de plus en plus vif à ces exercices. Si Coplan l’avait écouté, la séance d’entraînement se serait prolongée jusqu’à la tombée de la nuit.
  
  — Je sens que cela me fait du bien moralement, confessa l’Antillais. Si vous êtes d’accord, nous reviendrons lundi après-midi.
  
  — Je suis à votre disposition, acquiesça Coplan.
  
  Ils reprirent le chemin de Pointe-à-Pitre dans la voiture de Coplan. Celui-ci s’enquit :
  
  — Je vous ramène à votre bureau ?
  
  — Non, reconduisez-moi directement chez moi. J’ai dit à ma secrétaire que je ne repasserais pas par le bureau. Elle a promis de me mettre un mot au cas où elle aurait quelque chose d’urgent à me communiquer.
  
  — Vous ne recevez personne chez vous, ce soir ?
  
  — Non, je voudrais fignoler mon discours électoral.
  
  Une heure plus tard, alors que le crépuscule estompait la profondeur bleue du ciel et préparait les féeries mauves et pourpres du couchant tropical, ils arrivèrent aux Hibiscus.
  
  Au moment où Coplan stoppait devant l’immeuble où habitait Banava, une Peugeot grise, vieille et poussiéreuse, virait au coin de la petite avenue paisible, accélérait brutalement pour croiser la C.X. arrêtée.
  
  Le sang de Coplan ne fit qu’un tour. D’un geste rapide, il passa son bras droit autour des épaules de Banava qui était assis à ses côtés et, d’une secousse violente, il fit basculer l’Antillais en avant tout en l’accompagnant dans son plongeon sous le tableau de bord.
  
  Deux coups de feu claquèrent, secs et précis. Les détonations, peu bruyantes, furent couvertes par le vrombissement de la Peugeot qui poursuivit sa route à tombeau ouvert.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Comme mû par un ressort, Coplan se redressa, se remit au volant de sa C.X et lança le moteur.
  
  Tandis qu’il exécutait un demi-tour ultra-rapide, il jeta à Banava :
  
  — Sortez votre automatique ! Je vais les prendre en chasse !
  
  Malheureusement, la vieille Peugeot avait déjà une avance considérable. Dans la ligne droite de la route des Abymes, Coplan la repéra, très loin, qui filait vers la ville.
  
  Banava, encore sous le coup de l’émotion, paraissait avoir perdu tout le bénéfice de son entraînement de tireur. Il lui fallut plusieurs minutes pour extirper l’arme logée dans le harnais, sous son veston.
  
  — Visez les pneus, ordonna Coplan. Je gagne du terrain.
  
  La main droite de Banava tremblait lamentablement. Il haleta :
  
  — Dites-moi quand je dois tirer.
  
  — Pas encore, bon sang ! Attendez mon ordre !
  
  Au morne Fernet, à l’entrée de l’agglomération, la voiture des fuyards bifurqua sur la gauche. Quand Coplan vira à son tour, elle avait disparu.
  
  C’est en vain que Coplan patrouilla pendant un quart d’heure dans les petites rues rectilignes du quartier d’Assainissement, les agresseurs s’étaient volatilisés.
  
  — C’est loupé, soupira Coplan, fataliste.
  
  Il reprit la direction des Hibiscus. Quand il s’arrêta devant le domicile de Banava, celui-ci grommela d’une voix sans timbre :
  
  — Les bandits ! Si j’avais été seul, ils m’auraient abattu comme un chien ! Faut-il que leur haine soit terrible pour qu’ils soient audacieux à ce point !
  
  — Audacieux, certes, marmonna Coplan, mais pas tellement habiles. Ce ne sont sûrement pas des professionnels.
  
  — Ce que je ne comprends pas, c’est comment vous avez deviné ce qui allait se passer. Je n’ai rien vu, moi.
  
  — C’est mon métier, ne l’oubliez pas. Il y a des réflexes qui sont le fruit de l’expérience et d’autres qui ne s’acquièrent pas. Dans ces cas-là, si vous prenez le temps de réfléchir, vous êtes perdu. L’apparition subite de cette voiture, son aspect poussiéreux qui empêchait de lire la plaque d’immatriculation, sa façon d’accélérer en fonçant vers nous, c’est cet ensemble de choses qui a déclenché en moi un automatisme.
  
  Tout en parlant, Coplan avait promené un regard circonspect à la ronde.
  
  — Venez, reprit-il, nous pouvons débarquer.
  
  Il descendit de la voiture, en fit le tour pour l’examiner. Une balle avait perforé la vitre arrière gauche, un second projectile avait ricoché sur la carrosserie, près de la lunette arrière.
  
  — Votre agresseur aurait besoin de quelques leçons, lui aussi, railla Coplan, sarcastique. Il n’a pas tenu compte de la vitesse de son propre véhicule. Même si je ne vous avais pas fait plonger sous le tableau de bord, vous n’auriez pas été touché.
  
  — Vous dites cela pour me rassurer, mais vous ne pouvez pas savoir à quel point cela me bouleverse. Pas vous ?
  
  — Je reconnais que c’est inquiétant.
  
  — Venez prendre quelque chose chez moi. Votre présence me fait tant de bien.
  
  Coplan ne voulut pas refuser l’invitation. Lorsqu’ils furent dans l’appartement de Banava, installés au living devant un punch bien tassé, Coplan murmura, songeur :
  
  — Ce qui me déroute, voyez-vous, c’est que vous ne savez pas vous-même pourquoi ces gens vous en veulent. Je regrette sincèrement que vous n’ayez pas d’ennemis connus, déclarés.
  
  — Évidemment, ce serait plus simple.
  
  — Pourquoi cette haine si tenace ? Pourquoi êtes-vous visé, vous personnellement ? Si vous pouviez m’aider à répondre à ces deux questions, le problème serait à moitié résolu.
  
  Banava haussa les épaules d’un air impuissant.
  
  Après un silence, Coplan reprit :
  
  — Je me demande si je ne vais pas vous séquestrer purement et simplement.
  
  — Me séquestrer ? répéta le Guadeloupéen, effaré.
  
  — Oui, vous boucler dans un lieu où vous serez hors d’atteinte aux heures où je ne suis pas près de vous.
  
  — La réunion électorale a lieu après-demain soir. Je serai bien obligé d’apparaître en public.
  
  — Nous sommes bien d’accord. Mais, d’ici là, je serais plus tranquille si je vous avais sous ma protection en permanence. Quel est votre emploi du temps d’ici à samedi soir ?
  
  Banava consulta son agenda et répondit :
  
  — Demain, vendredi, à 17 heures, réunion préparatoire à la salle de la place de la Victoire. À 21 heures, chez le chef de notre parti, colloque et discussion. Samedi matin, à 11 heures, rendez-vous avec deux collègues. À mon bureau.
  
  Il conclut :
  
  — En dehors de ces obligations-là, je suis libre.
  
  — Bon, opina Coplan. Prenez vos dispositions : vous ne passerez pas la nuit de vendredi à samedi dans votre lit. Je vous prendrai en charge après votre réunion de 21 heures.
  
  — Comme vous voudrez, acquiesça Banava, résigné.
  
  — Et demain matin, nous recommençons la manœuvre habituelle, bien entendu. Il s’agit d’ouvrir l’œil, plus que jamais.
  
  — Oui, oui, tout à fait d’accord, dit Banava avec un empressement qui en disait long.
  
  *
  
  * *
  
  En sortant de chez son protégé, Coplan se montra particulièrement vigilant. Les occupants de la vieille Peugeot grise avaient peut-être eu l’idée de poster des observateurs dans les parages, histoire de se rendre compte des suites de leur coup de main.
  
  Mais l’avenue était déserte, calme. Les habitants de ce quartier, en majeure partie des bourgeois, avaient des mœurs paisibles.
  
  Coplan hésita quelques secondes, puis il décida de faire un saut jusqu’au domicile privé de Valence. La nuit était tombée, l’air était tiède, agréable, le ciel criblé d’étoiles. Comme c’est souvent le cas aux tropiques, l’atmosphère nocturne avait quelque chose de langoureux.
  
  Valence fut quelque peu surpris par cette visite inattendue.
  
  — Sans blague ? ironisa-t-il. Vous venez déjà aux nouvelles ? C’est un peu vite. Le Vieux n’a sans doute pas encore pris connaissance de votre ultimatum.
  
  — Non, précisa Coplan, je ne viens pas aux nouvelles, je vous en apporte. Il y a une heure, en arrivant au domicile de Banava, aux Hibiscus, nous nous sommes fait canarder par les occupants d’une Peugeot.
  
  — Diable ! lança Valence. Banava a été touché ?
  
  — Non, Dieu merci !
  
  Coplan relata de quelle manière l’agression s’était produite. Puis, esquissant un geste de la main, il ajouta :
  
  — Venez voir ma bagnole. À propos, vous n’auriez pas une lampe de poche à me prêter ?
  
  — Si, dans la boîte à gants de ma voiture.
  
  Coplan, muni de la torche électrique que son collègue lui avait passée, montra à celui-ci le trou dans la vitre de la C.X. et le point d’impact du second projectile.
  
  Valence se contenta de hocher la tête.
  
  Coplan entreprit alors d’inspecter l’intérieur de la C.X. Après quelques minutes de recherches, il découvrit, logée sous le siège arrière, une balle de calibre 6,35 qu’il exhiba en marmonnant :
  
  — Non seulement le tireur n’était pas un as en la matière, mais il a utilisé une arme bien légère pour commettre un acte de terrorisme. Regardez.
  
  — En effet, opina Valence. C’est presque un joujou de salon. Ou bien c’est de l’intimidation, ou bien c’est un amateur qui a fait le coup.
  
  Il voulut restituer la balle à Coplan, mais celui-ci la refusa en disant :
  
  — Faites-en cadeau à l’inspecteur Masson et demandez-lui si cette arme ne fait pas partie de celles qui sont répertoriées par la police. Sait-on jamais ?
  
  — O.K. La commission sera faite, promit Valence.
  
  Les deux agents français retournèrent dans la villa que Valence occupait. Ce dernier murmura sur un ton pensif :
  
  — Remarquez, le calibre de l’arme dont l’agresseur s’est servi ne doit pas nous obnubiler. Les types de cette Peugeot avaient peut-être l’intention d’abattre Banava au moment où il traversait le trottoir. Votre présence les a sans doute perturbés. Quand ils ont vu arriver votre C.X. au lieu de la Mercedes de Banava, ils ont improvisé une autre tactique.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  — Toutes les suppositions sont admises, maugréa-t-il. C’est le cirage total.
  
  — Et cependant, enchaîna Valence, je me demande de plus en plus sérieusement si nous n’avons pas affaire aux jeunes excités du GONG. Le portrait robot du gamin qui vous a balancé du poivre à la figure, et maintenant cet attentat à la gomme, tout cela m’incite à penser que Banava est peut-être la victime d’un complot imaginé par cette bande de farfelus dont certains membres font de la politique pour s’amuser, par bravade. L’inspecteur Masson a eu la même idée en voyant le portrait robot.
  
  — Mais pourquoi s’acharneraient-ils sur ce pauvre Banava dont le rôle politique est encore inexistant ?
  
  — Nous en avons parlé, Masson et moi, et nous sommes arrivés à la même conclusion. Aux yeux des jeunes nationalistes guadeloupéens, Banava est en quelque sorte l’incarnation parfaite de ce qu’ils exècrent. Primo, il a déserté son île natale pour faire une carrière brillante avec l’aide de l’occupant, comme ils disent. Secundo, il a partie liée avec les milieux d’affaires et les capitalistes qui édifient des fortunes en exploitant le pays. Tertio, enfin, il s’est affilié au parti qui n’a d’autre objectif que la défense des privilèges colonialistes, toujours pour reprendre leurs expressions favorites. Vous voyez que leur colère à son égard peut s’expliquer quand on y réfléchit.
  
  — Oui, évidemment, vu sous cet angle, Banava a tout ce qu’il faut pour attirer leur fureur. Mais les extrémistes se camouflent rarement derrière l’anonymat. Au contraire, ils adorent claironner leurs haines et leurs projets de vengeance.
  
  — Ils le feront peut-être quand ils auront atteint leur but.
  
  — Oui, admit Coplan, songeur, vous avez peut-être raison. Mais je suppose que l’inspecteur Masson doit avoir réuni pas mal d’informations sur ces militants du GONG ?
  
  — Évidemment. Tous ceux qui ont été repérés sont tenus à l’œil. Mais des gars qui ressemblent à votre portrait robot il y en a beaucoup, je vous l’ai dit.
  
  — Bon, qui vivra verra, soupira Coplan. Qu’est-ce que je fais de la C.X. en attendant ? Je ne tiens guère à me balader avec une bagnole qui porte la trace d’un coup de feu.
  
  — Laissez-la-moi. Blasco s’en occupera demain. Prenez ma voiture et ramenez-la-moi demain matin au bureau.
  
  — O.K. Merci. N’oubliez pas que nous devrons prendre des dispositions pour la réunion électorale de samedi soir.
  
  — J’ai déjà prévenu Blasco.
  
  — Si c’était possible, j’aimerais vous avoir avec nous, vous aussi.
  
  — Oui, si vous voulez.
  
  — Pour une circonstance comme celle-là, plus nous serons nombreux à encadrer Banava, mieux ça vaudra.
  
  — Tout à fait d’accord. J’ai d’ailleurs un faible pour ce genre de manifestations. Quand les notables du cru se mettent à discourir en style académique, ça ne manque pas de pittoresque, vous verrez. C’est sympathique mais c’est marrant.
  
  — Je ne crois pas que je me marrerai, grinça Coplan. Si Banava doit se faire lessiver avant le 15, ses ennemis ne vont pas rater une occasion pareille. Rien de tel que la bousculade et la confusion d’un meeting public pour réussir un coup et s’éclipser. Enfin, merci quand même de m’apporter votre concours.
  
  *
  
  * *
  
  Le lendemain matin, la manœuvre habituelle pour couvrir le départ de Banava de son domicile se déroula sans anicroche et n’apporta rien.
  
  La surprise de la matinée, c’est qu’il n’y eut pas de lettre de menace au courrier. Banava en fut presque choqué.
  
  — Qu’est-ce que cela veut dire, à votre avis ? articula-t-il en dévisageant Coplan d’un air inquiet.
  
  — Cela ne veut rien dire, j’imagine, répondit Coplan, impassible. Vos correspondants anonymes estiment sans doute qu’ils ont été suffisamment explicites par leurs avertissements précédents.
  
  — Ils préparent peut-être autre chose ? supputa l’Antillais, visiblement mal à l’aise.
  
  — Aucune importance, fit Coplan. Ce soir, après votre réunion de 21 heures, je vous garde sous ma protection jusqu’au lendemain.
  
  — Mais… où comptez-vous me faire passer la nuit ? questionna Banava intrigué.
  
  — Je n’en sais encore rien, je vais y réfléchir. Mais ne vous tracassez pas, ce ne sera pas inconfortable. Où avez-vous l’intention de déjeuner ?
  
  — Je vous l’ai dit hier, je suis libre jusqu’à 17 heures.
  
  — Parfait. Je serai ici à midi. Nous improviserons.
  
  Coplan fila dare-dare au bureau de Valence. La réponse du Vieux était arrivée une dizaine de minutes auparavant et Valence l’avait déjà décodée. Il remit en souriant un feuillet à Coplan. Le texte, mis en clair, disait :
  
  « Bien reçu message F.X. 18 stop problème à l’étude stop investigations en cours, stop mission inchangée stop. »
  
  Valence murmura, vaguement railleur :
  
  — Il n’a pas trop mal pris la chose, en somme ? Je m’attendais à une réaction plus méchante, pas vous ?
  
  — Si, mais nous avions sous-estimé le caractère retors du bonhomme, reconnut Coplan, aigre-doux. Comme vous le constatez, il ne prend pas position. Ce n’est ni un refus ni une approbation.
  
  — Mais il termine en spécifiant : « Mission inchangée. »
  
  — Sacré Vieux, soupira Coplan, depuis tant d’années que je travaille pour lui, je ne suis encore jamais parvenu à l’obliger à reconnaître ses torts.
  
  — Il doit pourtant se rendre compte qu’il y a quelque chose qui cloche dans cette affaire Banava. Vous avez mis les points sur les i avec assez de netteté.
  
  — Justement, c’est pour cette raison-là qu’il reste dans le vague. S’il y a un pépin, je serai quand même le dindon de l’histoire.
  
  — Les choses étant ce qu’elles sont, conclut Valence, prenons-en notre parti. Tenez, avant que je ne l’oublie, voici votre portrait robot. Masson en a fait faire des reproductions qui ont été distribuées aux flics.
  
  Coplan reprit possession de son dessin.
  
  Valence enchaîna :
  
  — Quand à votre C.X., elle sera remise en état dans le courant de la matinée. On me l’a promise pour 16 heures. Vous pouvez utiliser ma bagnole d’ici là.
  
  *
  
  * *
  
  Aucun incident ne marqua cette journée. Coplan passa d’ailleurs le plus clair de son temps à convoyer Banava. Celui-ci, après sa réunion préparatoire de 17 heures et son colloque de 21 heures, parut assez satisfait.
  
  — Mes amis politiques ont été très aimables, dit-il. Le chef de notre groupe m’a même félicité quand je lui ai exposé les grandes lignes de mon discours.
  
  — Eh bien, tant mieux, opina Coplan. Ce qui compte le plus, pour gagner une bataille, c’est la foi.
  
  — Oh, nous n’espérons pas gagner la bataille ! protesta l’Antillais en souriant. Nous posons des jalons pour l’avenir.
  
  Tandis que la C.X. démarrait, Banava s’enquit :
  
  — Où m’emmenez-vous ?
  
  — À la Caravelle. Nous irons prendre un verre au bar, et je vous conduirai ensuite, discrètement, à ma chambre. Personne ne pourra contrôler notre manège. Vous vous enfermerez à double tour et vous dormirez sur vos deux oreilles. Je viendrai vous réveiller demain matin à la première heure.
  
  — Et vous ?
  
  — Ne vous en faites pas pour moi, j’ai toujours plus d’un tour dans mon sac. Comme je vous l’ai confié l’autre jour, j’ai aussi une chambre à l’hôtel de la Vieille Tour. Gouverner, c’est prévoir.
  
  — Plus je vous connais, plus je vous admire, avoua le Guadeloupéen dans une sorte d’élan d’amitié. Je ne sais pas comment vous faites, mais on dirait toujours que vous êtes en avance sur les événements, comme si vous sentiez ce qui va se passer.
  
  — Je me casse assez la tête pour ça ! plaisanta Coplan. Mais je ne me fais pas d’illusions : l’avenir aussi a plus d’un tour dans son sac ! Je ne sais plus quel romancier a écrit un bouquin qui a pour titre : « C’est toujours l’imprévu qui arrive. » Et il a bougrement raison.
  
  Ils avaient rejoint la route de Sainte-Anne et ils roulaient à bonne allure.
  
  Coplan questionna :
  
  — Vous êtes satisfait de la réunion de ce soir ?
  
  — Très satisfait.
  
  — Quelles sont les décisions qui ont été prises ?
  
  — Nous avons confronté les arguments de nos déclarations respectives et nous avons fixé le tour de parole de chacun. Je parlerai le dernier.
  
  — Vraiment ? Vous passez en vedette américaine ? C’est un honneur, non ?
  
  — Oui, je ne m’y attendais pas du tout. Mais mon exposé a été applaudi par le comité et c’est à l’unanimité que j’ai été désigné pour conclure.
  
  — Eh bien, bravo ! Votre popularité va monter en flèche à Pointe-à-Pitre et dans toute la Guadeloupe. Mais si les journaux locaux publient votre photo, mon rôle d’ange gardien n’en sera pas facilité !
  
  — Ah, s’il n’y avait pas cette menace qui pèse sur moi, soupira Banava. Je me sens de taille à conquérir cette ville, croyez-moi.
  
  — À propos, tant que j’y pense, voulez-vous ouvrir la boîte à gants devant vous ? Je vous ai apporté le portrait robot du jeune type qui a voulu m’aveugler avec du poivre.
  
  Banava obtempéra, prit le dessin, le regarda. Coplan expliqua :
  
  — Gardez ce croquis dans votre poche et jetez-y un coup d’œil de temps à autre, quand vous êtes seul. Il faut que cette silhouette vous devienne familière.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Quand vous serez sur l’estrade, samedi, et pendant que vos amis parleront, examinez attentivement la salle. Si vous détectez, parmi l’assistance, un individu qui ressemble au portrait robot, arrangez-vous pour me le signaler immédiatement.
  
  — Vous n’allez quand même pas monter sur l’estrade avec moi ?
  
  — Non, naturellement. Je ne sais pas encore où je me placerai, mais je ne vous quitterai pas des yeux. Si je pouvais visiter la salle avant la réunion, cela me serait très utile.
  
  — C’est tout à fait possible, assura Banava. Nous y passerons demain, dans la matinée.
  
  — Parfait. De toute façon, rappelez-vous mes recommandations. Ne vous mettez pas trop en avant et, dans la mesure du possible, ne soyez pas trop immobile.
  
  — Je ne pourrai pas me déplacer pendant mon discours. Les microphones sont posés sur la table et ils sont fixes.
  
  — Tant pis. Mais n’oubliez pas que c’est pendant votre allocution que vous serez le plus en danger.
  
  — À la grâce de Dieu, marmonna Banava d’une voix sourde.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  La place de la Victoire est incontestablement l’endroit le plus charmant de Pointe-à-Pitre. C’est aussi le seul, avec le Marché Saint-Antoine, où un subtil ensemble de couleurs, de douceur et de pittoresque rappelle la beauté des Antilles d’autrefois.
  
  Immense esplanade rectangulaire qui débouche sur la darse où de romantiques goélettes se balancent dans les eaux bleues du vieux port, ornée de palmiers, de manguiers, de pelouses, de monuments et d’un vénérable kiosque à musique, bordée de ravissants immeubles anciens et de bistrots sympathiques, cette place, chère au cœur des Pointus(5) a vécu toutes les heures glorieuses et tumultueuses de la cité.
  
  C’est là, au coin de la rue Gambetta, que Coplan déposa Banava, ce samedi soir, à 20 h 30.
  
  Il y avait déjà beaucoup de monde devant la salle où devait se tenir la réunion électorale. Des agents au masque sévère assuraient un service d’ordre vigilant.
  
  Le local choisi par le parti de Banava occupait tout le rez-de-chaussée d’un immeuble vétuste dont les prolongements jouxtaient les jardins de la Chambre de Commerce. Jadis utilisée par les œuvres paroissiales, la salle avait été provisoirement affectée aux assemblées publiques organisées dans le cadre des élections municipales. Face à une estrade montée sur des tréteaux de bois, des chaises avaient été alignées sur une quarantaine de rangées. Les murs décolorés et fissurés avaient été tapissés d’affiches où s’étalaient les slogans politiques du groupe et le noble visage de son leader.
  
  À 21 heures précises, les candidats s’installèrent sur l’estrade, derrière une table recouverte d’un drap vert, table sur laquelle avaient été placés deux micros.
  
  Toutes les chaises étaient occupées. À l’exception d’une trentaine de Blancs, l’assistance se composait de gens de couleur, la plupart d’âge mûr, vêtus bourgeoisement. Il y avait cependant, groupés aux derniers rangs, pas mal de jeunes Antillais en blue-jeans et polos de couleur.
  
  Comme le temps s’était mis à l’orage vers la fin de l’après-midi, une chaleur lourde régnait dans la salle où déjà la fumée des cigarettes commençait à planer.
  
  Un des inspecteurs de la Sûreté avait signalé à Valence que le Parti Communiste et le GONG avaient délégué quelques-uns de leurs militants et qu’il fallait s’attendre à des incidents.
  
  Coplan s’était assis à la dernière rangée, à l’extrême droite, de manière à pouvoir observer toute la salle. Blasco, en pantalon de toile écrue et chemise Lacoste, occupait la dernière chaise à gauche de la rangée centrale. Valence, arrivé au dernier moment, était debout, près de la porte.
  
  Ce dispositif stratégique devait permettre aux trois agents du Service, en cas de coup dur, de barrer la route impitoyablement à quiconque voudrait profiter du tumulte pour s’esquiver en douce.
  
  Le premier orateur, leader et tête de liste du groupe, commença son allocution. Il ne parla pas longtemps. En fait, il se borna à énoncer les points essentiels du programme qu’il défendait et à énumérer de mirifiques promesses de prospérité, de liberté, d’égalité et de fraternité, le tout sous l’égide de la mère-patrie, la France généreuse et éternelle.
  
  Les applaudissements de ses partisans saluèrent sa péroraison, tandis que du fond de la salle partaient les premières invectives.
  
  Vendu ! Cireur de bottes ! Esclave !
  
  Pour couvrir ces cris scandaleux, les applaudissements se firent plus frénétiques.
  
  Coplan, soucieux et tendu, surveillait du coin de l’œil les jeunes contestataires qui se trouvaient à sa gauche et qui, en vérité, donnaient plutôt l’impression de participer à une partie de rigolade qu’à un combat politique dont l’issue leur tenait à cœur. Fumant comme des Turcs, s’agitant, échangeant des plaisanteries, ces perturbateurs ne paraissaient pas bien méchants. Mais Coplan ne se fiait pas aux apparences.
  
  Quand le calme fut revenu, le deuxième orateur entama son speech.
  
  C’était un gros Guadeloupéen d’une cinquantaine d’années, d’allure paysanne, au langage émaillé de passages en créole qui faisaient rire son auditoire. Il devait être populaire à Pointe-à-Pitre, car les jeunes du fond de la salle l’interrompirent à plusieurs reprises en lui lançant des quolibets où il était question de son penchant excessif pour le punch.
  
  Le troisième orateur, un jeune médecin noir qui portait des lunettes à monture d’écaille, fut plus incisif, plus agressif même. Négligeant délibérément les électeurs qui étaient d’accord avec le programme de son groupe et qui constituaient les trois quarts de son auditoire, il s’attaqua directement aux adversaires de son parti et, par là même, aux militants communistes et nationalistes qui étaient venus à la réunion.
  
  Très vite, l’atmosphère devint houleuse. Hurlant et tempêtant pour l’empêcher de parler, les objecteurs du fond de la salle en vinrent à lancer sur le candidat des oranges qu’ils tiraient de leur poche.
  
  Coplan sentit que le moment devenait critique. Si l’un de ces gamins turbulents méditait un attentat, il allait très certainement profiter du tumulte pour accomplir son forfait.
  
  L’orateur, indifférent aux projectiles qui le visaient, poursuivait sa diatribe virulente.
  
  Dans la confusion, une orange pourrie percuta la nuque d’un bon colosse noir endimanché qui était sagement assis sur sa chaise, au troisième rang. Le saisissement, et le spectacle de son beau costume noir souillé par le fruit visqueux, allumèrent dans le cœur de la malheureuse victime une colère aussi soudaine que violente. Le bonhomme se leva, se fraya un passage, s’amena vers les dernières rangées, la face luisante de sueur, roulant de gros yeux blancs.
  
  Ce devait être un homme profondément pacifique. Mais, comme tous les êtres doux qui se fâchent, son indignation lui faisait perdre le contrôle de sa raison. Il empoigna dans son énorme main gauche le premier adolescent qui se trouva sur son chemin et, de la main droite, il lui assena une terrible gifle en pleine figure. Le jeune type, un Noir au crâne ovale recouvert d’épais cheveux noirs et crépus, s’en alla valser à deux mètres de son point de départ et, sous la puissance de ce prodigieux marron, s’étala sur le dos.
  
  Sur sa lancée, le colosse continua son œuvre de justicier sans se soucier des huées qui l’entouraient. Avisant un autre gars en blue-jeans, qui se préparait à jeter une orange, il l’attrapa à la ceinture, le souleva, le balança froidement dans les airs, en direction de la porte.
  
  — Voyous ! Cochons ! fulminait le géant noir. Vous n’êtes bon qu’à emmerder les gens ! Fainéants !
  
  Il agrippa un troisième contestataire pour lui administrer une correction, mais celui-ci, sortant de sa poche une lanière faite d’un morceau de chambre à air, le gratifia d’un coup cinglant de son arme improvisée, le touchant à la joue.
  
  En un clin d’œil, ce fut la mêlée générale dans le fond de la salle. D’autres partisans des candidats étant venus à la rescousse du colosse outragé, les jeunes, Blancs et Noirs, firent front et, oubliant leurs propres querelles de doctrine, formèrent bloc pour la bagarre.
  
  Coplan s’était levé, s’était écarté de quelques pas. Il épiait le troupeau des jeunes énergumènes, prêt à intervenir s’il remarquait le moindre geste insolite de l’un d’entre eux.
  
  En même temps, il surveillait Banava, debout sur l’estrade.
  
  Banava, c’était clair, avait compris le danger. Et, Dieu merci, il avait retenu les recommandations de Coplan. Sous prétexte de prêcher le calme et le sang-froid, l’Antillais se déplaçait sans arrêt. Il agitait le bras gauche, mais son bras droit, calé sur sa poitrine, révélait son intention de saisir l’arme cachée sous son veston si quelqu’un esquissait un mouvement menaçant.
  
  Brusquement, les flics du service d’ordre, alertés, firent irruption dans la salle. Les jeunes gens, peu désireux de se faire emballer par la police, se calmèrent comme par enchantement. Néanmoins, comme deux ou trois contestataires persistaient à riposter aux insultes du bon géant en costume noir, les policiers emmenèrent sans douceur ces trublions. Par principe, ils expulsèrent aussi le colosse en colère.
  
  L’agitation s’apaisa, un silence relatif régna, et le candidat aux lunettes put terminer sa harangue vindicative.
  
  Coplan reprit sa place.
  
  Enfin, vint le moment où Banava prit la parole. Chose bizarre, le silence devint plus complet, plus dense. Même les chuchotements s’éteignirent.
  
  Coplan comprit les raisons de ce phénomène en voyant les visages attentifs des auditeurs qu’il avait dans son champ de vision. Partisans et adversaires, jeunes et vieux, tous paraissaient éprouver la même curiosité à l’égard de candidat qui était pratiquement un inconnu dans la ville.
  
  Banava, c’était visible, savait parler en public. Il commença d’une voix posée, sur un ton neutre, accrochant d’emblée son auditoire par une anecdote personnelle, un souvenir de son enfance au Moule. Puis, il enchaîna par un rapide résumé de sa carrière, révélant ses années d’apprentissage, évoquant ses voyages dans le Tiers Monde, pour achever cette première partie de son exposé par un cri d’amour pour la Guadeloupe, la plus belle contrée du monde, la plus émouvante patrie qu’un homme puisse avoir durant son passage sur cette terre.
  
  C’était d’une habileté diabolique. Les jeunes du fond de la salle furent les premiers à applaudir avec frénésie.
  
  Sans attendre la retombée de cette flambée d’enthousiasme, Banava, élevant légèrement le ton, prononça, les deux mains tendues devant lui, paumes en l’air, en un geste d’offrande et d’abandon :
  
  — Mes chers compatriotes, est-il concevable qu’un enfant de la Guadeloupe, un homme de ce pays vénérable et magnifique, pourrait avoir dans son cœur une autre pensée que celle-ci : ma patrie est digne de construire sa propre destinée ?
  
  Cette profession de foi indépendantiste déchaîna le délire des jeunes, bientôt imités par toute la salle.
  
  Banava s’exclama alors, dans une sorte de rugissement :
  
  — Mais nous n’avons jamais vu, ni vous ni moi, un enfant à peine sorti du berceau capable de donner des leçons à ses parents. Un nouveau-né doit tout apprendre : à regarder, à parler, à marcher seul, à lire et à écrire, à distinguer le bien du mal, à se connaître lui-même ! Le crime le plus terrible qui puisse être commis contre la Guadeloupe, c’est de dire à ses enfants : renie ton père et ta mère !
  
  Tandis que les applaudissements crépitaient de nouveau, Banava laissa tomber :
  
  — C’est ce que font les démagogues dont les discours flatteurs veulent vous entraîner sur la voie criminelle que vous savez. Certes, le jour viendra où nous serons libres de bâtir notre vie ! Les enfants grandissent et deviennent des hommes. Comme tout être sain et vivant, une patrie se façonne selon le rythme normal de la vie. Lorsque nous aurons la force et la sagesse de l’être adulte, nous arriverons tout naturellement, sans larmes et sans souffrances, à l’exercice de notre liberté. Le peuple de ce beau pays saura se servir des outils qu’il se sera forgés : la fraternité démocratique, la responsabilité, le respect de soi-même et d’autrui.
  
  À cette simple allusion de fraternité démocratique, les jeunes militants communistes se sentirent électrisés et se mirent à applaudir.
  
  Coplan, malgré la tension de ses sens mobilisés par sa vigilance, était subjugué par l’orateur. Il se rendait compte qu’il avait sous-estimé Banava. Le bonhomme était cent fois plus malin, plus rusé, plus intelligent qu’il ne l’avait pensé jusque-là.
  
  Cette impression fut encore renforcée quand Banava aborda la partie constructive de son allocution.
  
  — Il y a quelques années, raconta l’orateur, j’ai rencontré un politicien d’Afrique et, au hasard d’une suspension de conférence, j’ai eu le bonheur de pouvoir parler avec lui. Il avait la peau noire, comme moi. Mais on sentait que le sang qui gonflait son cœur généreux était rouge comme le sang de tous les hommes. Cet homme venait de faire un pari fabuleux, un pari qui engageait non seulement toute son existence mais aussi celle de son pays. Je vous dis son nom tout de suite : c’était le président Houphouët-Boigny !
  
  Les applaudissements fusèrent.
  
  Banava leva la main pour réclamer le silence.
  
  — Vous connaissez le résultat de ce pari courageux. Le président Houphouët-Boigny a fait de sa patrie le joyau de l’Afrique et l’orgueil de toute la race noire. À ceux qui prônaient l’indépendance sauvage, il avait dit NON. À ceux qui exigeaient l’égalitarisme impossible et chimérique, il avait dit NON. À ceux qui voulaient refuser la main paternelle de la France, il avait dit NON. Mais à ceux qui voulaient se joindre à lui et l’aider à édifier un avenir valable, dans la patience, dans l’abnégation, dans la discipline, et le respect il a dit OUI ! C’est ce que nous vous proposons. Car notre pari est le même.
  
  D’une voix presque tonitruante, il acheva :
  
  — Chers compatriotes, faites-nous confiance ! Et rendez-vous dans dix ans !
  
  Le tonnerre des applaudissements fit trembler les vitres de la salle.
  
  Banava, le visage ruisselant de transpiration, disparut promptement dans le petit local annexe où se tenaient quelques personnalités de la Préfecture et de l’administration qui avaient écouté les discours des divers orateurs sans se montrer.
  
  Entouré, félicité, Banava s’épongeait le front au moyen de son mouchoir et arborait un sourire un peu béat. C’était vraiment son jour de triomphe. Même ceux qui, au début, avaient affiché une certaine réticence à son égard et déploré sa désignation comme candidat, ne cachaient pas leur enthousiasme.
  
  Coplan, d’un air très naturel et dégagé, s’était déplacé pour avoir Banava dans son champ de vision. Dans un brouhaha joyeux, la salle se vidait lentement. Les jeunes excités du fond avaient été les premiers à filer, sans chahut ni provocations, comme si le discours du dernier orateur les avait matés.
  
  Comme convenu, Coplan fit un signe discret à Valence pour lui suggérer d’aller surveiller les abords de la sortie.
  
  Quant à Blasco, passant près de Coplan pour lui demander des ordres, il chuchota en esquissant une grimace admirative :
  
  — Drôlement fortiche, hein ? Je vais à la C.X. maintenant ?
  
  — Oui, souffla Coplan.
  
  Sur le qui-vive, Coplan redoubla de vigilance lorsque Banava, toujours entouré par le groupe de ses amis politiques, se dirigea à son tour vers la sortie.
  
  C’était également un des moments critiques de la soirée. Dehors, noyé dans la foule anonyme, le tueur guettait peut-être sa proie.
  
  Heureusement, les admirateurs de Banava n’en finissaient pas de lui prodiguer leurs compliments.
  
  Moins vite il sortirait, mieux cela vaudrait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  En définitive, tout se passa bien.
  
  Banava – le véritable héros de la réunion – fut ramené à son domicile par son propre chef de parti, dans la Mercedes noire de ce dernier.
  
  Coplan, au volant de sa C.X. de location, se mit dans le sillage de la Mercedes quand celle-ci démarra, mais aucun incident de parcours ne l’obligea à révéler sa présence.
  
  Soulagé, il rentra à la Caravelle.
  
  Pour se remettre de cette étrange soirée qui avait mis ses nerfs à l’épreuve, il fit une halte au bar et il dégusta, enfin décontracté, un long drink glacé.
  
  Après quoi, la cigarette aux lèvres, il mit le cap sur sa chambre, au cinquième étage de l’annexe.
  
  Avant de s’endormir, il ne put s’empêcher de repenser à son protégé. À vrai dire, le Banava qu’il avait découvert ce soir lui en bouchait un coin. Certes, sur un plan strictement humain, le bonhomme ne lui était pas devenu plus sympathique. C’était un pleutre, pas de question. Au moral comme au physique, le courage n’était pas son fort. Mais, sur le plan intellectuel, il s’était révélé très supérieur à l’idée que Coplan s’était faite.
  
  Qu’on le veuille ou non, Banava avait bel et bien mis tout le monde dans sa poche. En l’espace d’une vingtaine de minutes, grâce à un discours d’une subtilité machiavélique, il avait simultanément retourné ses contradicteurs et rempli d’aise ses propres partisans.
  
  En y réfléchissant à tête reposée, Coplan se rendit mieux compte à quel point les propos de Banava impliquaient une connaissance approfondie de la mentalité d’un auditoire politique. Aux fidèles amis de la France, il avait vanté la grandeur de la mère-patrie ; aux Nationalistes, il avait affirmé son attachement à la terre natale ; aux supporters de l’indépendance, il avait annoncé sa foi vibrante dans une Guadeloupe maîtresse de sa destinée ; aux jeunes fanatiques de la gauche et de l’extrême gauche, il avait proclamé son idéal de combattant luttant pour la fraternité démocratique des Antillais.
  
  Au total, soufflant le chaud et le froid, il avait flatté les opinions de tous.
  
  Du beau boulot, sans aucun doute.
  
  Et si ce gars-là échappait à la menace des Sages de Karukera, on pouvait prédire à coup sûr qu’il irait loin.
  
  D’ailleurs, ne l’avait-il pas avoué lui-même, quelques jours auparavant, quand il avait dit à Coplan, dans un moment d’euphorie : « Je me sens de taille à conquérir cette ville, croyez-moi ! »
  
  Un vague sourire aux lèvres, Coplan eut la sensation, pendant quelques instants, de voir flotter devant ses yeux l’image d’un Victor Banava auréolé du prestige historique de l’homme d’État.
  
  Monsieur le Président de la République de la Guadeloupe.
  
  Hé, pourquoi pas ?
  
  *
  
  * *
  
  Le lendemain matin, comme convenu, Coplan se rendit vers 10 heures au domicile privé de Banava. Comme c’était dimanche, celui-ci ne devait pas aller à son bureau.
  
  Coplan fut quelque peu surpris en voyant la tête de son protégé.
  
  Il s’attendait à trouver un homme heureux, encore grisé par l’encens qu’il avait respiré à pleins poumons la veille au soir. Mais ce n’était pas le cas. Banava, drapé dans une robe de chambre en soie noire ornée de motifs argentés, arborait une mine sinistre.
  
  — Regardez, dit-il à Coplan en lui passant un demi-feuillet de papier pelure jaune.
  
  Coplan parcourut le papier des yeux. Une main nerveuse y avait griffonné au stylo à bille, en lettres majuscules imprimées :
  
  « A BEAU MENTIR QUI VIENT DE LOIN. NOUS NE T’OUBLIONS PAS, BANAVA. LE MAITRE DE KARUKERA VEILLE. »
  
  Coplan leva les yeux vers Banava.
  
  — Comment vous a-t-on fait parvenir ce message ?
  
  — La lettre avait été glissée dans ma boîte, ici, à mon domicile. Il n’y a ni timbre ni cachet postal sur l’enveloppe.
  
  — Ben dame ! La poste ne fonctionne pas le dimanche. Comment l’idée vous est-elle venue d’aller inspecter votre boîte aux lettres ?
  
  — Je voulais vérifier si ma secrétaire ne m’avait pas mis un mot.
  
  — Bon, il n’y a pas de quoi fouetter un chat, grommela Coplan. Vos ennemis n’ont pas l’intention de vous oublier, nous le savions déjà. Et quand ils liront la presse de lundi, leurs sentiments à votre égard seront encore moins bienveillants. Quels sont vos projets pour la journée ?
  
  — En temps ordinaire, je passe le dimanche au Moule. Mais je crois que je ferais mieux de ne pas y aller.
  
  — Évidemment. Ils connaissent probablement vos habitudes et c’est peut-être au Moule qu’ils vous attendent.
  
  Banava paraissait indécis. Coplan reprit :
  
  — Pourquoi ne resteriez-vous pas tranquillement ici ?
  
  — Oui, bien sûr, fit l’Antillais, réticent. Mais, d’un autre côté, cela me… cela ne me plaît pas de montrer à ces gens que leurs menaces me font peur.
  
  — Dans ce cas, relevez le défi et allez au Moule comme vous le faites les autres dimanches. Je vous y conduirai et je vous reprendrai lundi matin. Tout ce que je vous demande, c’est de veiller à assurer votre sécurité pendant que vous serez dans votre maison familiale.
  
  — Inutile de me faire une recommandation pareille, grinça le Guadeloupéen.
  
  — Prévenez votre sœur et les autres membres de votre famille. Il faut qu’ils sachent ce qui se trame contre vous.
  
  — Oui, je n’y manquerai pas. Mais au lieu de venir me chercher lundi matin, venez plutôt dans l’après-midi pour notre séance de tir. Je n’irai pas au bureau lundi.
  
  — D’accord.
  
  — Je m’habille et nous partons, conclut Banava.
  
  *
  
  * *
  
  Un peu avant midi, Coplan se retrouva à la Caravelle, tout étonné d’avoir soudain à sa disposition un long après-midi et une soirée de liberté.
  
  Il faisait un temps superbe. Le soleil était éclatant dans le ciel bleu dont les profondeurs n’avaient pas de limites.
  
  Après un déjeuner frugal au snack de la plage, Coplan alla lézarder sur le sable, au bord de la mer. En slip de bain, couché sur un matelas, il savoura pendant quelques heures une béatitude inexprimable.
  
  Vers le milieu de l’après-midi, quand le soleil se fit moins brûlant, les amateurs de bronzage et les baigneurs devinrent encore plus nombreux.
  
  Coplan venait de se livrer à un exercice de crawl, histoire de se rafraîchir, et il regagnait son matelas quand une voix féminine, un peu moqueuse, prononça derrière lui :
  
  — Alors, on se paie du bon temps, monsieur l’ingénieur ?
  
  Coplan se retourna. Évelyne Plessis, la raseuse de l’avion, se tenait à deux pas de lui, en bikini à fleurs rouges, souriante, une petite lueur de plaisir dans ses yeux mordorés.
  
  Elle reprit :
  
  — Vous êtes un beau lâcheur, soit dit en passant ! J’attendais votre coup de fil.
  
  — J’ai été très occupé.
  
  — Je le vois.
  
  — Oh, ne vous y trompez pas ! Je profite de mon week-end, comme tout le monde, mais je n’ai pas eu un moment de liberté de toute la semaine.
  
  — Je ne vous dérange pas, au moins ? ironisa-t-elle avec une pointe d’âpreté dans la voix.
  
  — Bien au contraire, je suis ravi de vous revoir, assura-t-il sur un ton qui manquait ostensiblement de conviction.
  
  Il alla prendre sa serviette sur son matelas et il essuya ses cheveux qui dégoulinaient. Puis, s’accroupissant près du matelas, il prit son paquet de cigarettes.
  
  — Vous fumez ?
  
  — Oui, volontiers.
  
  Elle préleva une cigarette dans le paquet. Coplan la lui alluma au moyen de son briquet, en prit une pour son usage personnel et l’alluma. Du coin de l’œil, il reluqua son interlocutrice. Elle gagnait à s’exhiber en petite tenue. Son corps était superbe, admirablement proportionné, avec des rondeurs moelleuses qui donnaient un sex-appeal indéniable à sa féminité. Sa peau mate, son joli ventre lisse, l’ampleur langoureuse de ses hanches et le fruité de ses seins avaient un attrait sensuel auquel on ne pouvait demeurer insensible.
  
  Avec un naturel déconcertant, elle alla s’asseoir sur le bord du matelas, ce qui souligna la densité charnelle de ses cuisses. Coplan prit place à côté d’elle, les bras noués autour de ses jambes repliées.
  
  — On m’avait vanté la beauté de cette plage, dit-il, mais j’avoue que cela dépasse tout ce que j’avais imaginé.
  
  — Tous les Guadeloupéens vous affirmeront que c’est la plus belle du monde.
  
  — Je suis tout à fait d’accord avec eux.
  
  — Vous avez beaucoup voyagé ?
  
  — Pas mal, oui.
  
  — Vous êtes célibataire, n’est-ce pas ?
  
  — On ne peut rien vous cacher. Mais comme je ne porte pas d’alliance, vous étiez presque sûre de tomber juste.
  
  — Oh, ça ne veut rien dire ! La plupart des hommes mariés enlèvent leur alliance quand ils voyagent seuls. C’est une autre raison qui me l’a fait deviner.
  
  — Ah oui ? Dois-je comprendre que j’ai une allure de vieux garçon ?
  
  — Sûrement pas ! Ce n’est pas du tout votre genre !
  
  — Alors ?
  
  — J’ai fini par découvrir une loi psychologique pour ainsi dire infaillible : les hommes mariés, quand ils sont seuls, se montrent toujours très empressés à l’égard des jeunes femmes. Les célibataires, non. Ou bien ils sont timides et ils restent sur la réserve, ou bien ils sont trop sûrs d’eux et ils font les blasés.
  
  — Voilà une pierre dans mon jardin, fit Coplan en souriant. Dans quelle catégorie m’avez-vous rangé ?
  
  — C’est à vous de juger, renvoya-t-elle du tac au tac.
  
  Coplan, dans son for intérieur, se fit la réflexion qu’elle n’était pas bête. Et il se rendit compte, par la même occasion, qu’il jouait mal son rôle d’ingénieur délivré pour quelques heures de ses soucis professionnels.
  
  Elle questionna brusquement en le regardant bien en face :
  
  — Vous avez une chambre ici, à la Caravelle ?
  
  — Oui.
  
  Elle eut tout à coup l’air de s’amuser.
  
  — Je me demandais si vous alliez mentir.
  
  — Mentir ?
  
  — Vous m’aviez dit que vous logiez chez des amis.
  
  — Je n’abuse jamais de la serviabilité d’autrui. Mais comment savez-vous que j’ai une chambre ici ?
  
  — Une intuition. Vous êtes seul, vous avez une serviette de l’hôtel, vous n’avez emmené que vos cigarettes et votre briquet pour venir à la plage, ce sont des indices révélateurs.
  
  — Dites donc, vous êtes une femme dangereuse, ma parole ! Avec des dons de psychologue comme les vôtres, vous scrutez les gens à la scopie.
  
  — Vous ne croyez pas si bien dire ! s’exclama-t-elle en riant. Dans ma famille, on m’appelle la sorcière !
  
  — C’est inquiétant.
  
  — Pourquoi ? Vous avez des choses à cacher ?
  
  — Non, heureusement.
  
  — Vous ne me croirez sans doute pas, mais quand nous nous sommes séparés, à l’aéroport, j’avais la quasi-certitude que je vous reverrais.
  
  Elle ajouta, convaincue :
  
  — Même si vous ne donniez pas suite à mes offres de service.
  
  — Ce n’est plus de l’intuition, c’est de la voyance, en effet.
  
  — Venez, je vais vous montrer quelque chose.
  
  Elle se leva, et il fit de même.
  
  Lui prenant familièrement la main, elle l’entraîna vers le bord de l’eau, lui fit longer la plage, le conduisit de la sorte jusqu’à un arbre dont le feuillage vert émergeait entre les raisiniers.
  
  — Regardez, reprit-elle, je suis sûre que vous n’avez jamais vu cela. Cet arbre produit en même temps des fleurs jaunes et des fleurs rouges.
  
  Elle avait souligné : en même temps.
  
  Et, pour prouver ses dires, elle cueillit successivement, sur le même rameau, une fleur rouge, délicate, en forme de tulipe, et la même aux pétales jaune d’or.
  
  — C’est un catafar, expliqua-t-elle. Quand j’étais gamine, mon père, pour me taquiner, m’appelait parfois mademoiselle catafar. Il prétendait que je portais en moi, en même temps, des fleurs rouges et des fleurs jaunes.
  
  — L’histoire est jolie, murmura Coplan. Cela signifie que vous avez deux tendances en vous, j’imagine ?
  
  — Exactement. Le rouge, c’est la violence, et le jaune, c’est la passivité.
  
  Ils retournèrent près du matelas, la main dans la main, et Coplan réalisa subitement qu’il avait envie de cette appétissante créature dont la féminité promettait la même dualité de violence et de douceur.
  
  Il lui demanda, abrupt :
  
  — Personne ne vous attend ?
  
  — Non.
  
  — Puis-je avoir l’audace de vous inviter à dîner ?
  
  — Je m’en voudrais de vous infliger une corvée.
  
  — Ça, c’est la fleur rouge qui parle, ponctua-t-il avec une gentillesse inattendue. Mais je m’adresse à la fleur jaune.
  
  — Elle accepte, évidemment, acquiesça-t-elle en souriant.
  
  — Parfait. Eh bien, je crois qu’il est temps de se préparer.
  
  Il ramassa sa serviette, son paquet de cigarettes et son briquet.
  
  — Venez, dit-il en lui prenant la main.
  
  Sans mot dire, ils coupèrent vers l’annexe, longèrent le couloir extérieur, s’embarquèrent dans l’ascenseur.
  
  Quand ils entrèrent dans la chambre fraîche, c’était déjà comme s’ils faisaient l’amour.
  
  Le store vénitien, baissé pour empêcher l’ardent soleil de surchauffer la pièce, répandait dans celle-ci une pénombre complice. D’autorité, Évelyne arrêta le conditionnement d’air, mit la radio en sourdine, s’allongea sur un des deux lits qui meublaient la chambre.
  
  Coplan la rejoignit, la débarrassa de son bikini, lui prodigua sans hâte mais avec une ferveur grisante les premières caresses qu’elle mendiait.
  
  *
  
  * *
  
  Violence et passivité, telle fut leur étreinte ; alternance de fougue et de jouissances longuement savourées.
  
  Après l’exaltation et la foudre d’un orage sensuel qui les avait jetés ensemble dans le paroxysme d’un plaisir partagé, ils restèrent un moment soudés comme les branches d’un arbre torturé par la tempête.
  
  Puis, avec une douceur langoureuse, Évelyne se dégagea, se leva, alla prendre une douche dans la salle de bains.
  
  Elle revint tout en se séchant avec une serviette blanche et murmura :
  
  — Je vais chercher mes vêtements au vestiaire. Je reviens.
  
  — D’accord.
  
  Quand elle se ramena, il avait pris sa douche, enfilé une chemise blanche, un pantalon gris perle, un blazer bleu marine, le tout complété par une cravate bleu ciel.
  
  — Quelle prestance, dit-elle, sincèrement admirative.
  
  — Quelle élégance, fit-il en la contemplant.
  
  Elle portait une robe en fin lainage blanc cassé, une sorte de tunique grecque dont la simplicité soulignait la perfection de ses formes.
  
  Au moment de quitter la chambre pour se rendre à la salle à manger, au bâtiment principal, il s’informa :
  
  — Tu n’as pas peur d’être compromise ? Tout le monde doit te connaître ici.
  
  — C’est fait depuis longtemps, laissa-t-elle tomber tranquillement. D’un bout à l’autre de l’île, tout le monde sait que je suis une croqueuse d’hommes.
  
  — Ah bon ? fit-il, interloqué.
  
  — Tu croyais être le premier ?
  
  Il se contenta de rire. Elle, désarmée, lui caressa rapidement la joue du bout des doigts en lui jetant à mi-voix :
  
  — Ne t’inquiète pas pour moi, François. Et si tu veux tout savoir, laisse-moi te dire que tu me plais. Tu es un homme comme je les aime, et j’en redemande.
  
  — Tiens ? s’étonna-t-il. Tu connais mon nom maintenant ?
  
  — Il fallait bien que je me renseigne ! Tu n’as même pas pensé à te présenter. Je suis allée à la réception, ce n’est pas plus compliqué que ça.
  
  Dîner en musique, bien entendu.
  
  Coplan se donna la peine d’établir un menu de gala : langouste, viande de bœuf, bananes flambées, vins de premier choix. Mais Évelyne, sobre, ne fit que grignoter. Ce qui n’empêcha pas Coplan de faire honneur aux plats.
  
  Ils en étaient au café, qu’ils sirotaient en fumant, quand, par un de ces miracles de sonorisation que réalisent les techniques modernes, la voix nette et cependant feutrée d’une standardiste, couvrant avec aisance la musique, annonça dans toutes les salles, par des haut-parleurs invisibles. :
  
  « On demande M. Coplan au téléphone. M. Coplan. Merci. »
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Les traits de Coplan n’avaient pas bougé d’un millimètre. Il expira une bouffée de fumée de cigarette, promena un regard détaché vers les quelques couples qui évoluaient sur la petite piste de danse, murmura en dévisageant Évelyne :
  
  — Pas désagréable, cet orchestre.
  
  — Il est même très bon, renchérit-elle. Tu pourrais peut-être me faire danser ?
  
  Il déposa sa cigarette, se leva.
  
  Ils dansèrent pendant une dizaine de minutes.
  
  Coplan agissait exactement comme s’il n’avait pas prêté la moindre attention à l’annonce diffusée par les haut-parleurs. Mais, derrière cette façade impénétrable, son cerveau brassait un flot tumultueux de pensées. Le fait que son incognito eût été percé à jour n’était pas un incident banal ! Après toutes les précautions prises depuis Paris, c’était assez catastrophique, pour tout dire.
  
  D’où venait la fuite ? Il n’y avait pas trente-six possibilités. En fait, il n’y en avait que deux : Valence, ou son adjoint Roger Blasco.
  
  Mais quelle signification fallait-il accorder à cet appel téléphonique ? Un avertissement ? Un défi ? Un test ? Une tentative d’identification ?
  
  Il y avait aussi un zeste de moquerie dans cette histoire. Le quidam qui avait demandé M. Coplan au téléphone devait savoir que son appel allait être diffusé dans toutes les parties publiques de l’établissement. Une façon comme une autre de se payer la tête de l’intéressé.
  
  Évelyne, que la danse avait excitée, proposa de quitter la salle à manger. Coplan appela aussitôt le maître d’hôtel pour signer la note.
  
  Un quart d’heure plus tard, dans la chambre, Évelyne ôtait sa jolie robe.
  
  Elle était de ces femmes que le plaisir et la jouissance stimulent au lieu de les rassasier. Après chaque étreinte, le désir, tel un phénix, ressuscitait avec plus d’ardeur encore dès que s’apaisaient les flammes qui l’avaient dévoré.
  
  Le côté passif de son être s’estompa progressivement, laissant le champ libre à ses tendances agressives et violentes. Coplan ne dédaigna pas l’aubaine, bien au contraire. Son tempérament de lutteur, survolté par l’occasion qui lui était si royalement offerte, se prit au jeu. Ce n’était plus de l’amour, c’était un combat ! Le duel de deux corps qui s’affrontent pour s’arracher mutuellement le maximum de volupté.
  
  Finalement, brisée, repue, gorgée de luxure, étourdie par l’excès de plaisir, anéantie par les rafales de spasmes qui avaient secoué sa chair en ignition, Évelyne s’écroula sur le dos et demeura immobile, haletante, les yeux fermés, les lèvres tremblantes, les flancs agités de tressaillements à la fois merveilleux et presque douloureux.
  
  Coplan se leva pour allumer une cigarette. Vidé de toute sa substance, purifié par le brasier dont il émergeait, il se sentait léger, en pleine forme intellectuelle, lucide comme un ascète après un exercice de libération mentale.
  
  On demande M. Coplan au téléphone. M. Coplan. Merci.
  
  La voix nette et feutrée de la téléphoniste résonnait toujours dans ses oreilles.
  
  Il était sûr, maintenant, que les événements avaient pris une autre tournure et que sa mission revêtait une autre forme.
  
  *
  
  * *
  
  Il n’était pas loin de deux heures du matin quand Évelyne, sortant enfin de sa torpeur, murmura :
  
  — Dieu, que c’était bon !
  
  Puis, dans un soupir alangui :
  
  — Dommage que tout ait une fin. Ce sont des nuits dont on se souvient jusqu’à la fin de ses jours.
  
  D’une voix plus rêveuse, elle ajouta encore :
  
  — J’espère qu’on se reverra ?
  
  — Pourquoi pas ?
  
  — Quand pars-tu ?
  
  — Dans une dizaine de jours probablement. Je serai pris toute la semaine, mais je serai sans doute libre dimanche prochain.
  
  — Dimanche, ce sont les élections.
  
  — Il ne faut pas toute la journée pour aller voter.
  
  Elle se leva, s’ébroua. Il s’étonna :
  
  — Tu ne restes pas ?
  
  — Non, je rentre chez moi.
  
  — Comment ?
  
  — Ma voiture est au parking.
  
  — Au point où nous en sommes, tu ferais aussi bien de rester à dormir. Nous prendrons le petit déjeuner ensemble.
  
  — Non, merci, je préfère rentrer. C’est un principe. Je tiens à être dans mon lit quand la bonne arrive, au matin.
  
  — Comme tu voudras, acquiesça-t-il.
  
  Il commença à se rhabiller, mais elle l’arrêta d’un geste de la main :
  
  — Inutile de te déranger, je connais le chemin.
  
  Puis, un peu somnambule, elle rassembla ses vêtements, marcha vers la salle de bains, changea d’avis et revint près du lit en marmonnant :
  
  — Je ne prends pas de douche. Je sens l’amour et j’aime ça. J’aurai l’impression de t’avoir encore en moi pour m’endormir.
  
  Au moment de prendre congé, elle prononça avec un sourire un peu triste :
  
  — Peut-être à dimanche, mais je ne promets rien. Les miracles n’ont lieu qu’une fois et les souvenirs qu’on veut revivre tombent en morceaux.
  
  Elle s’en alla sans même l’embrasser, comme si elle avait hâte, soudain, d’être seule.
  
  « Drôle de numéro », pensa Coplan.
  
  Il verrouilla la porte, fuma encore une cigarette, se coucha et éteignit la lumière.
  
  Il resta longtemps éveillé, mais il ne pensa plus à la femme dont le parfum imprégnait pourtant le lit. Il avait d’autres sujets de méditation.
  
  *
  
  * *
  
  Quand Coplan arriva à la maison familiale des Banava, au Moule, il trouva son protégé en plein travail. Installé au salon – une grande pièce un peu solennelle, avec de superbes meubles en acajou massif – Banava dictait des lettres à sa secrétaire, la jeune Antillaise aux yeux malicieux, aux dents éblouissantes, au corsage suggestif.
  
  — Je suis à vous dans cinq minutes, dit Banava.
  
  — Vous avez transféré votre bureau ici ? questionna Coplan, surpris.
  
  — Non, mais comme j’avais pas mal de courrier en retard et comme je vous avais promis de ne pas quitter cette maison avant notre rendez-vous, j’ai demandé à mon beau-frère d’aller chercher Patricia et sa machine à écrire.
  
  — Excellente idée, approuva Coplan. Rien de particulier au courrier ?
  
  — Non. Patricia me l’a apporté mais il n’y avait rien de particulier. Des lettres de félicitations et des encouragements.
  
  — Tant mieux.
  
  — Avez-vous lu le journal de ce matin ?
  
  — Non.
  
  Banava se leva pour aller prendre un exemplaire de la gazette locale dont une pile avait été déposée sur une petite table ronde.
  
  — Comme vous l’aviez prédit, je suis à l’honneur, dit-il en tendant le journal à Coplan.
  
  Effectivement, trois colonnes de la « une » étaient consacrées au discours électoral de Victor Banava, avec de nombreuses citations et la photo du candidat. Quant au commentaire de l’éditorialiste, il était vigoureusement élogieux. Le canard avait dû recevoir des instructions de la Préfecture.
  
  Coplan opina et murmura :
  
  — Bonne publicité, sans aucun doute.
  
  Banava, qui paraissait soucieux, grommela :
  
  — Mes adversaires ne vont sûrement pas apprécier.
  
  — Mettez-vous à leur place.
  
  — Oh, je ne suis pas encore dangereux pour ceux qui tiennent la mairie de Pointe-à-Pitre !
  
  — Sait-on jamais ?
  
  — Asseyez-vous, ce ne sera pas long.
  
  — Je vais fumer une cigarette au jardin. Je vous y attends. Mais prenez votre temps, je ne suis pas pressé.
  
  La séance de tir dura environ deux heures. Banava ne se montra guère en progrès sur son entraînement précédent. Il le reconnut lui-même. Sur la cible que Coplan avait dessinée, l’Antillais ne marqua pas beaucoup de points.
  
  — Je crois que je suis trop préoccupé pour me concentrer là-dessus, confia-t-il à Coplan.
  
  — Oui, je vous comprends, admit Coplan, indulgent. Mais n’oubliez tout de même pas qu’il y va peut-être de votre vie.
  
  — Je le sais, mais que voulez-vous, c’est tellement contraire à ma nature. Il y a des moments où je me demande si je ne rêve pas. Ces menaces me semblent irréelles et je ne parviens pas à me faire à l’idée que je pourrais être obligé de tirer sur un homme pour l’empêcher de me tuer.
  
  — Fasse le ciel que le cas ne se présente pas, mais je ne garantis rien.
  
  La fin de la journée s’écoula sans incidents. Coplan reconduisit Banava à son domicile, aux Hibiscus, après avoir fait un crochet par la rue Massabielle afin d’y déposer la secrétaire, Patricia, qui habitait là, dans un vieil immeuble proche de l’église.
  
  Comme il était trop tard pour passer au bureau de Valence, Coplan décida de rentrer directement à la Caravelle. Dans un sens, il ne tenait pas tellement à revoir trop vite son collègue. Devait-il lui parler de cet appel téléphonique destiné à M. Coplan ou devait-il, au contraire, garder le silence à ce sujet ?
  
  Tout en roulant sur la route de Sainte-Anne, Coplan réfléchissait une fois de plus à cette histoire abracadabrante.
  
  À présent, avec un peu de recul, la culpabilité de Valence lui paraissait invraisemblable, impensable même. En effet, en trahissant l’incognito de Coplan, Valence se désignait d’emblée comme étant l’auteur de la fuite. De la part d’un professionnel du renseignement, ça ne tenait pas debout.
  
  Arrivé à ce point de son raisonnement, Coplan revint sur sa décision première. Aux approches d’une intersection de la route, il ralentit, fit demi-tour, reprit la direction de Pointe-à-Pitre.
  
  Valence, assis à la terrasse de sa villa, prenait l’apéritif en lisant le journal. Comme tous les célibataires endurcis, il avait horreur des programmes trop bien établis et il dînait quand ça lui chantait. Sa servante antillaise, une grosse doudou au sourire angélique, se pliait sans rechigner aux caprices de son maître. Elle lui témoignait d’ailleurs une affection indulgente, vaguement maternelle, qui n’était pas exempte d’un brin de familiarité que Coplan avait déjà perçue et qui faisait penser que son dévouement à son patron allait loin. Les hommes maigres et secs ont souvent un goût très prononcé pour les femmes aux formes généreuses. Et, pour Valence, étant donné son rôle occulte, c’était la solution idéale.
  
  — Quel bon vent vous amène ? questionna-t-il. Je vous ai attendu au bureau. J’étais justement en train de relire l’article consacré à Banava. Quelle pommade, mes aïeux !
  
  Il replia son journal, le jeta sur une chaise, prononça sur un ton amusé :
  
  — J’avoue que son speech de samedi m’a fait une grosse impression. Vous m’aviez laissé entendre que ce n’était pas un foudre de guerre, mais je me demande si vous ne vous êtes pas trompé à son sujet. Ce type-là, maintenant que je l’ai vu à l’œuvre, je le vois très bien à la mairie dans quelques années.
  
  — Je n’ai jamais dit qu’il était bête, rectifia Coplan. J’ai dit qu’il manquait de tripe et qu’il avait tendance à chercher les solutions qui permettent de gagner sans se mouiller. Je maintiens d’ailleurs mon point de vue, et son discours électoral a encore renforcé mon opinion. Car enfin, il a réussi cet exploit ahurissant de faire plaisir à tout le monde sans se mettre personne à dos.
  
  — Ce qui prouve ses dons de politicien.
  
  — Disons plutôt de manœuvrier, corrigea derechef Coplan. Les vrais politiciens, ceux qui finissent par atteindre leur but, ont généralement beaucoup de courage physique, même s’ils n’en laissent rien voir.
  
  — Je vous façonne un petit punch ? proposa Valence. J’ai reçu le rapport concernant la balle de 6,35 que vous m’aviez confiée, il s’agit d’un MAB à six coups, canon rayé, percussion centrale.
  
  — L’arme est-elle identifiée ?
  
  — Non, elle ne figure pas au répertoire des permis réguliers, mais comme ces flingues sont vendus par la manufacture de Saint-Étienne, on pourrait peut-être tenter quelque chose de côté-là ?
  
  — Oui, ça vaut la peine d’essayer.
  
  — J’enverrai le rapport au Vieux. Je ne voulais pas le faire sans vous en avoir parlé d’abord.
  
  Coplan alluma une cigarette, but une gorgée de punch. Puis, bien assis dans un fauteuil de rotin, les deux jambes allongées, il murmura :
  
  — J’ai une bonne histoire à vous raconter…
  
  Il relata de quelle manière il avait passé son dimanche, comment il s’était trouvé nez à nez avec Évelyne Plessis, la suite prévisible de cette rencontre et les heures d’intimité qu’il avait vécues avec la jolie veuve dans sa chambre de la Caravelle.
  
  — Je vous avais prévenu ! s’exclama Valence, sardonique. Vous ne pouviez pas lui échapper. Mais vous avez bien fait d’en profiter, c’est conforme à votre personnage d’ingénieur en tournée. Parait qu’elle fait remarquablement l’amour. Est-ce vrai ?
  
  — Je suis totalement incapable de vous donner un avis autorisé sur ce point-là, émit Coplan, sérieux comme un évêque. Personnellement, je trouve que c’est une chose que toutes les femmes font bien. Mais ce n’est pas ça le plus savoureux de mon histoire…
  
  Il narra alors la scène de la salle à manger et le coup de téléphone destiné à M. Coplan, appel diffusé par tous les haut-parleurs de l’hôtel.
  
  Valence se figea.
  
  — Qu’est-ce que vous racontez ? On a demandé M. Coplan au téléphone ?
  
  — Parole d’honneur.
  
  — Mais… vous vous rendez compte ? articula Valence d’une voix sourde.
  
  — Et comment, si je me rends compte !
  
  Valence, le front buriné de rides, se massa machinalement la joue.
  
  Coplan interrogea sur un ton uni :
  
  — Vous êtes sûr de votre adjoint ?
  
  — Comme de moi-même.
  
  — Et à votre bureau ? Personne ne tripote les documents confidentiels émanant du Service ?
  
  — Je détruis tout, au jour le jour. Du moins, tout ce qui a un caractère secret.
  
  — Dans ce cas, inutile de chercher midi à quatorze heures : ça vient de plus loin.
  
  — De plus loin ?
  
  — De Paris, naturellement. C’est à la source qu’il y a eu fuite.
  
  — Quelqu’un vous a peut-être reconnu ici même, à la Guadeloupe ?
  
  — À part les camarades du Service, très peu de gens connaissent mon nom. En mission, j’ai toujours une autre identité.
  
  Valence continuait à pétrir sa joue.
  
  — C’est doublement emmerdant, maugréa-t-il. Primo, pour votre liberté de mouvements ; secundo, pour moi. Si quelqu’un connaît votre véritable personnalité et votre activité professionnelle, nos rapports deviennent fichtrement compromettants pour mon boulot ici.
  
  — Je n’ai jamais négligé de surveiller mes arrières à chacun de nos contacts, mais je ne suis évidemment pas infaillible. En tout état de cause, je ne vous verrai plus à votre bureau. Je viendrai ici et je vous avertirai par un coup de fil précis. Vous ferez une contre-filature. Sait-on jamais ?
  
  — À votre place, je laisserais tomber la Caravelle.
  
  — Non, surtout pas ! rétorqua Coplan. Maintenant que le mal est fait, autant essayer d’en tirer profit. Je n’ai aucun intérêt à semer les gens qui s’occupent de moi, bien au contraire.
  
  — Oui, je vois ce que vous voulez dire, mais c’est une arme à double tranchant.
  
  — Jusqu’à nouvel ordre, je ne suis sûr que d’une chose : ma vie n’est pas en danger.
  
  — Ce n’est pas prouvé.
  
  — Mais si, réfléchissez. Le quidam qui m’a appelé au téléphone pouvait me guetter et me descendre les doigts dans le nez. Il a préféré m’envoyer un avertissement.
  
  — Supputation hasardeuse.
  
  — Non, raisonnement logique, assura Coplan. Et je suis persuadé qu’il y aura une suite. On s’est donné la peine de me mettre en garde, et on l’a fait de la façon la plus radicale, vous en conviendrez. Pourquoi ?
  
  — C’est bien ce qui m’intrigue, jeta Valence.
  
  — Pour moi, ça n’a rien de mystérieux quant au but visé. Je ne suis pas prophète, mais je vous dis : on me fera connaître le motif de cette manœuvre.
  
  — Eh bien, attendons, soupira Valence. Moi, pour parler en égoïste, je considère que la conséquence capitale de cette histoire, c’est que vous devez à présent faire le maximum pour m’éviter d’être grillé sur la place. Vous ne faites que passer, mais n’oubliez pas que je reste et que ma tâche est importante pour le Service.
  
  — N’ayez crainte, je serai plus vigilant que jamais.
  
  Coplan vida son verre et prit congé.
  
  Tandis qu’il roulait vers Sainte-Anne, il s’efforça, une fois de plus, de faire le point. Bien que ce ne fût pas son habitude, il se sentait assez enclin à faire confiance à Valence et à rayer définitivement l’hypothèse d’une fuite venant de là. Mais il en revenait alors à ce qu’il avait dit à son collègue : l’origine de l’indiscrétion se situait à Paris. Au Service ? À l’échelon supérieur ? La question restait forcément en suspens.
  
  Quant à l’autre problème, celui de sa sécurité personnelle, Coplan avait peut-être été un peu catégorique en affirmant qu’il n’y avait aucun péril immédiat.
  
  « Ce serait le comble, pensa-t-il. Que je me fasse descendre à la place de Banava ! Le protecteur payant pour son protégé ! »
  
  Il se promit d’ouvrir l’œil.
  
  En arrivant à la Caravelle, il ne gara pas sa voiture à l’endroit où il la rangeait d’habitude. Il la mit assez loin de l’entrée principale, débarqua, promena un regard circonspect à la ronde, décida d’éviter le chemin qu’empruntaient normalement les clients pour se rendre dans le hall principal. Il fit le tour par la plage.
  
  Après avoir dîné très simplement, il se rendit à la réception pour prendre sa clé.
  
  — Il y a un pli pour vous, monsieur Carlier, lui dit la jeune fille qui était de service au comptoir.
  
  Elle lui remit une enveloppe brune de grand format.
  
  Coplan examina la missive, demanda :
  
  — Qui a apporté cette lettre ?
  
  — Un jeune garçon que je ne connais pas.
  
  — Il y a combien de temps ?
  
  — Vers le milieu de l’après-midi. J’ai appelé votre chambre mais vous étiez déjà parti.
  
  — Bon, je vous remercie.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Arrivé dans sa chambre, Coplan décacheta l’enveloppe qu’on venait de lui remettre. Il en retira un feuillet de papier pelure jaune et deux photos en noir et blanc, au format 13 x 18.
  
  Sur le feuillet, le texte suivant avait été tapé à la machine :
  
  « Monsieur Coplan,
  
  Nous tenons à vous faire savoir que la cause que vous défendez est contraire aux intérêts de la France.
  
  Il m’est interdit de vous en dire davantage, mais les deux photos ci-jointes, que je vous serais reconnaissant de ne pas divulguer, vous aideront sans doute à comprendre que vous avez été induit en erreur.
  
  Ne nous mettez pas des bâtons dans les roues et laissez-nous agir. Rien ne nous fera abandonner la mission que nous nous sommes assignée. »
  
  Le Maître de Karukera.
  
  Coplan esquissa une grimace désabusée. Ses prévisions se réalisaient sur toute la ligne, mais il n’y avait pas de quoi se réjouir. Ce qu’il avait redouté, après le coup de fil anonyme destiné à M. Coplan, se concrétisait de la façon la moins équivoque : les adversaires de Banava se retournaient contre lui, Coplan, et l’impliquaient directement dans l’affaire.
  
  Il examina les photos.
  
  Elles avaient été tirées sur du papier glacé pour atténuer la médiocre qualité des clichés, car les images étaient floues, mal cadrées. De toute évidence, les deux photos avaient été prises à la sauvette et de trop loin.
  
  Les agrandissements, poussés au maximum, montraient des personnages dont les visages paraissaient avoir été délayés. Néanmoins, ils n’étaient pas méconnaissables. L’un d’entre eux, sur la première photo, était Victor Banava en compagnie d’une femme blanche qui paraissait âgée d’une quarantaine d’années, au faciès maigre, aux traits tirés. La scène représentait une piscine privée dans un jardin fleuri. Banava, en slip de bain, assis sur le bord de la piscine, les pieds dans l’eau, tournait vers la femme une figure hargneuse. Celle-ci, vêtue d’un peignoir de bain, parlait en avançant le buste d’un air agressif. Sans aucun doute possible, il s’agissait d’une dispute.
  
  En regardant mieux l’épreuve, Coplan comprit que la photo en question avait été prise au téléobjectif. Et les deux taches noires qui figuraient dans le bas du cliché attestaient que le photographe s’était dissimulé derrière des buissons ou derrière une haie.
  
  L’autre photo laissa Coplan perplexe. On y voyait une jeune femme de couleur à côté d’un Antillais au teint tout aussi foncé, vêtu d’un polo. Les deux personnages avaient été pris sur le vif alors qu’ils marchaient côte à côte en bavardant, apparemment dans un jardin public. On distinguait à l’arrière-plan des silhouettes d’enfants. Pour prendre ce cliché, le photographe avait dû se servir d’un miniphot ou d’un briquet photographique.
  
  Coplan déposa les deux images sur le lit, déplaça le lampadaire afin d’obtenir un meilleur éclairage, s’allongea sur le lit pour étudier plus à l’aise l’étrange envoi du Maître de Karukera.
  
  La lettre d’abord. On voyait tout de suite qu’elle avait été tapée par l’homme énergique qui avait déjà, au moins une fois, adressé des menaces à Banava. Même papier, même frappe trop vigoureuse.
  
  La manière dont elle avait été rédigée – passant du nous au je – révélait que son auteur parlait tour à tour en tant que chef d’un groupe et en son nom propre. Quant au ton, il contrastait singulièrement avec les missives envoyées directement à Banava.
  
  À vrai dire, cette lettre-ci était plus une requête qu’autre chose. Le Maître de Karukera, faisant appel aux sentiments patriotiques de M. Coplan, sollicitait presque la bienveillance de ce dernier. Par ailleurs, affirmant le bien-fondé de son action, le Maître de Karukera avait l’air de considérer que les photos, dont il soulignait le caractère confidentiel, prouvaient la justesse de son affirmation.
  
  De plus en plus intrigué, Coplan se remit à scruter les deux épreuves.
  
  De celle qui montrait Banava en slip au bord d’une piscine, il ne put rien tirer de nouveau, sinon que Banava, pour un homme de quarante-trois ans, était drôlement bien bâti.
  
  Quant à l’Européenne en peignoir de bain, il avait la quasi-certitude qu’il ne l’avait jamais rencontrée. Ce masque dur et farouche, cette expression un peu hystérique, cette attitude de femme vindicative mangée par ses nerfs, c’était trop frappant.
  
  L’autre photo constituait, en fait, une devinette intégrale. En dépit de sa mémoire visuelle particulièrement remarquable, Coplan, comme la plupart des Européens, n’était guère capable d’identifier à coup sûr, du premier coup d’œil, une femme ou un homme de couleur parmi la masse de leurs congénères.
  
  Ce grand Noir en polo et cette jeune Antillaise qui bavardaient en se promenant ne lui rappelaient strictement rien.
  
  Néanmoins, à force de contempler cette image, Coplan sentit naître une vague lueur dans son esprit.
  
  Il commença par en sourire. Les jeunes femmes qui arborent une poitrine provocante, ce n’est pas ce qui manque à la Guadeloupe ! Et cette façon de se tenir bien droite, avec une fierté naturelle un peu orgueilleuse, c’est assez courant chez les Antillaises.
  
  Mais un détail vestimentaire retint l’attention de Coplan. La jeune fille de la photo portait une jupe courte, unie, avec une fente d’environ vingt centimètres de chaque côté. Or, il s’en souvenait, la secrétaire de Banava, Patricia, portait exactement la même jupe. Il s’en souvenait d’autant mieux que c’était grâce à cette jupe fendue qu’il avait pu reluquer les cuisses de la fille quand elle était montée dans la C.X. quelques heures auparavant.
  
  « Minute, se morigéna Coplan. Inutile de s’emballer sur un indice de ce genre. Les jupes de ce modèle sont peut-être vendues en série au Prisunic. »
  
  Cependant, la ressemblance y était.
  
  Mais en admettant que ce personnage féminin fût effectivement la secrétaire de Banava, que fallait-il en déduire ?
  
  Perplexe, Coplan rangea la lettre et les photos, alluma une cigarette, se déshabilla et se coucha.
  
  « La nuit porte conseil, se dit-il, philosophe. En outre, rien ne m’oblige à tenir compte de la prière du Maître de Karukera. Il me demande de ne pas divulguer les photos, mais ça ne m’empêchera pas de les montrer à Banava lui-même, histoire de voir sa réaction. »
  
  *
  
  * *
  
  Le lendemain matin, il alla chercher son protégé aux Hibiscus et la manœuvre de sécurité, devenue presque une habitude, se déroula sans incident.
  
  Quand Coplan rejoignit le Guadeloupéen dans son bureau, celui-ci, soucieux, lui déclara :
  
  — Si vous le voulez bien, nous allons établir ensemble un programme détaillé pour toute la semaine. Je ne vous cache pas que je vais avoir des journées chargées. À la suite de l’article élogieux que le journal m’a consacré, le chef de notre parti et mes amis insistent pour que je prenne la parole aux deux derniers meetings qui auront lieu demain et après-demain.
  
  — À la guerre comme à la guerre, acquiesça Coplan avec un imperceptible haussement d’épaules. Mon rôle consiste à vous protéger, non à gêner votre action.
  
  À cet instant, on frappa à la porte.
  
  C’était Patricia, la secrétaire, qui apportait le courrier du matin.
  
  Elle dédia un beau sourire à Coplan, déposa un paquet de lettres sur le bureau de son patron et se retira.
  
  Comme un trait de lumière fulgurant, une certitude illumina l’esprit de Coplan : « C’est bien elle, pas de problème ! »
  
  Et, sans raison précise, il prit instantanément la décision de ne pas parler à Banava de la lettre et des photos que le Maître de Karukera lui avait envoyées.
  
  Banava, le masque tendu, triait la correspondance. D’un geste prompt, sans rien dire, il glissa dans sa poche une enveloppe bleue, de format allongé, qui portait un timbre-poste de la métropole. Puis, continuant son examen, il sélectionna un pli non timbré qu’il exhiba en grommelant :
  
  — Je commence à les reconnaître…
  
  Au lieu d’utiliser son coupe-papier, il déchira le bord de l’enveloppe, retira de celle-ci un demi-feuillet de papier pelure jaune, prit connaissance du texte qui s’y trouvait, tendit le papier à Coplan.
  
  « Tu l’auras voulu, Banava. Puisque tu ne fais pas ta valise, nous préparons ton cercueil. Il te reste six jours pour faire ton testament. À bon entendeur, salut ! »
  
  Sans faire le moindre commentaire, Coplan redéposa le message sur le bureau de Banava. Celui-ci maugréa :
  
  — C’est tout de même incroyable. Il y a maintenant plus d’une semaine que vous êtes là et nous ne savons toujours pas d’où viennent ces menaces.
  
  — Il faut être patient dans ces affaires-là, murmura Coplan en prenant son paquet de cigarettes dans sa poche. L’essentiel, c’est de garder son sang-froid et de ne pas relâcher sa vigilance.
  
  — On m’avait laissé entendre que vous alliez mener une enquête.
  
  — Avec quels éléments ?
  
  — Je ne sais pas, moi ! C’est votre métier, après tout.
  
  — Oui et non. Je ne suis pas un spécialiste des problèmes de chantage. En outre, je passe le plus clair de mon temps à veiller sur votre sécurité.
  
  Banava haussa les épaules. Coplan alluma sa cigarette, expira un nuage de fumée et prononça sur un ton vaguement ironique :
  
  — De quoi vous plaignez-vous ? Vous êtes toujours en vie, ce n’est déjà pas si mal. Pour le reste, je vous le répète, il faut attendre. À deux reprises, l’adversaire a montré le bout de l’oreille et j’ai fait tout ce que j’ai pu pour le coincer. J’ai échoué, je l’admets, mais la prochaine occasion sera peut-être la bonne. Cela dit, si vous pouvez m’indiquer sur quelles bases je pourrais entamer des investigations, je suis tout disposé à m’y mettre. Et je ne ménagerai pas ma peine, je vous le garantis.
  
  Banava ne répondit pas. Coplan reprit :
  
  — Vous ne comptez pas sortir dans la matinée ?
  
  — Non.
  
  — Très bien, je serai ici à midi moins cinq. Où avez-vous l’intention de déjeuner ?
  
  — Je suis invité chez un de mes colistiers. Il habite du côté du lycée Baimbridge.
  
  — Je propose que vous y alliez en taxi. Je vous suivrai en voiture pour surveiller vos arrières.
  
  — Entendu, opina l’Antillais. Si vous êtes ici à 12 h 30, ce sera parfait.
  
  *
  
  * *
  
  Du faubourg Frébault, Coplan se rendit à la place de la Victoire où il parqua sa voiture. À pied, il gagna la Grand-Poste. Il y avait foule, comme d’habitude. On faisait la queue à tous les guichets et une odeur de transpiration planait dans le vieux local d’aspect miteux.
  
  Il passa un coup de fil à Valence.
  
  — Carlier à l’appareil, prononça-t-il. Vous reconnaissez ma voix, j’espère ?
  
  — Oui, quoi de neuf ?
  
  — J’ai garé ma C.X. place de la Victoire, juste en face du restaurant Luna-Park. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  — Oui.
  
  — Je compte me rendre chez vous. Dans combien de temps puis-je démarrer ?
  
  — C’est urgent ?
  
  — Plutôt.
  
  — Je serai en position dans vingt minutes.
  
  — O.K. !
  
  La contre-filature ne donna rien. Et Valence fut d’autant plus formel qu’il avait pris la précaution supplémentaire de mobiliser son adjoint Blasco en deuxième couverture.
  
  Lorsque Coplan et Valence furent dans la villa de celui-ci, l’agent permanent du Service à Pointe-à-Pitre fit remarquer :
  
  — Pourquoi vos adversaires prendraient-ils le risque de vous coller aux fesses pendant vos allées et venues ? Ils savent que vous êtes un professionnel puisqu’ils savent que vous êtes Coplan. Ils se méfient, à juste titre. C’est tellement plus simple, pour eux, de se pointer à la Caravelle où vous avez votre chambre.
  
  — Deux précautions valent mieux qu’une, rappela Coplan. Mais venons-en à l’objet de ma visite. Les persécuteurs de Banava m’ont fait parvenir, à la Caravelle précisément, un pli qui contenait une lettre et deux photos.
  
  — C’est ce que vous aviez prévu.
  
  — En effet.
  
  — À quel nom ce pli était-il envoyé ?
  
  — Au nom de Carlier. Tenez, jetez donc un coup d’œil là-dessus.
  
  Valence prit connaissance de la lettre, examina les photos, regarda Coplan et marmonna :
  
  — Drôle d’histoire, ma foi. Elle n’a rien d’inamical, cette lettre. C’est tout juste si on ne vous demande pas un rendez-vous pour discuter le bout de gras.
  
  — Qui sait, ça viendra peut-être ? fit Coplan, acide. Mais ce sont surtout les photos qui m’intéressent. À part Banava et sa secrétaire, les autres personnages ne me disent rigoureusement rien.
  
  — Ah ? s’exclama Valence. C’est sa secrétaire ?
  
  Il exhibait la photo prise au bord de la piscine.
  
  Coplan mit les choses au point :
  
  — Non. La secrétaire, c’est la fille noire de l’autre cliché. Et elle s’appelle Patricia.
  
  — Et cette souris en peignoir de bain ?
  
  — Inconnue au bataillon. Tout comme le malabar qui se balade en compagnie de la nommée Patricia.
  
  — Vous avez montré ces photos à Banava ?
  
  — Non.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Je n’en sais trop rien, avoua Coplan. J’avais l’intention de le faire, mais je me suis ravisé.
  
  — Pour quel motif ?
  
  — Je viens de vous le dire, sans raison précise. Une idée comme ça.
  
  Il ajouta, avec un rien d’humour :
  
  — C’est un défaut de mon caractère. Je ne dévoile jamais mon jeu spontanément. En réalité, avant d’en parler à Banava, je comptais un peu sur vous pour me documenter quant à la valeur exacte de ces photos.
  
  — Je ne suis malheureusement pas en état de le faire.
  
  — Est-ce que vous ne pourriez pas essayer d’avoir des tuyaux par l’inspecteur Masson ?
  
  — Oui, je peux essayer, naturellement.
  
  — Si le zigoto qui signe le Maître de Karukera me demande de ne pas divulguer ces documents, c’est qu’il a une raison. Plutôt que de commettre un impair, je préfère tâter le terrain.
  
  — Oui, bien sûr.
  
  — Vous pourriez peut-être appeler Masson d’ici ?
  
  — C’est une idée. Il ne quitte jamais son bureau avant 11 heures du matin.
  
  Valence se dirigea vers le téléphone qui se trouvait sur une petite table de coin, dans la salle de séjour. Il composa le numéro de l’inspecteur de la Sûreté, numéro qu’il connaissait par cœur.
  
  Masson n’était pas dans son bureau. Pour une fois, il avait dérogé à ses habitudes et il avait quitté le siège de la Sûreté vers 9 h 30.
  
  Son adjoint, qui était au courant des relations amicales unissant son patron à Valence, suggéra :
  
  — Voulez-vous que je lui fasse part de votre appel ?
  
  — Oui, si c’est possible. Je suis chez moi.
  
  — Je m’en occupe immédiatement.
  
  Moins de dix minutes plus tard, la sonnerie du téléphone retentissait. Valence décrocha aussitôt. C’était l’inspecteur Masson.
  
  — Vous m’avez appelé ? fit le policier de sa voix sèche.
  
  — Oui, j’aimerais vous rencontrer d’urgence.
  
  — Encore des catastrophes ? maugréa Masson.
  
  — Non, pourquoi dites-vous ça ?
  
  — Parce que je reviens à l’instant de la P.J. et que ça vous concerne.
  
  — Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
  
  — Ce matin, à l’aube, un paysan a découvert, dans son champ, le cadavre d’un nommé Joseph Linzet.
  
  — Et alors ?
  
  — Et alors ? C’est le jeune gars dont vous m’aviez passé le portrait robot.
  
  — Sans blague ? Vous êtes sûr que c’est lui ?
  
  — Tout à fait sûr. D’ailleurs, faites un saut jusqu’à mon bureau, je vous fournirai des preuves.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Valence ayant immédiatement quitté son domicile pour se rendre à la Sûreté, Coplan se morfondit pendant plus d’une heure. Pour l’aider à patienter, la servante lui confectionna de sa propre initiative un punch qu’elle lui apporta en souriant. Il remercia la bienveillante doudou, qui répondit en haussant les épaules :
  
  — Allez, je sais ce qui fait plaisir aux hommes.
  
  Après quoi, riant sous cape, elle s’en retourna dans sa cuisine. Sous ses airs placides, elle était un peu coquine, pas de doute.
  
  Quand enfin Valence réapparut, il arborait un visage encore plus austère que de coutume.
  
  — Aucune confusion possible, annonça-t-il, c’est bien le petit gars qui vous avait balancé un paquet de poivre et qui vous avait canardé aux Hibiscus. Il avait le MAB à canon rayé dans sa poche et ceci dans son portefeuille.
  
  Il tendit à Coplan trois petites photos sur lesquelles figuraient Banava et Coplan, côte à côte, devant le building du faubourg Frébault.
  
  — Irréfutable, laissa tomber Coplan. Que lui est-il arrivé exactement ?
  
  — Exécuté d’une balle dans la nuque. Pas de traces de lutte, mais le médecin légiste a l’impression que la victime a été droguée avant d’être emmenée en balade.
  
  — Voulez-vous me répéter son nom ?
  
  — Joseph Linzet.
  
  — D’où sort-il ? Quel est son job ?
  
  — C’est un orphelin qui avait été recueilli par la famille Daubert. Très bien élevé, jamais d’ennuis avec la police. Il travaillait comme aide-métreur dans la firme de son père adoptif. Philippe Daubert est un gros entrepreneur de l’île. Je le connais de vue. Il a ses propres fournisseurs, mais quand il lui manque une bricole sur un chantier, il me passe une commande. C’est d’ailleurs un cousin germain des Plessis.
  
  — Un petit-cousin d’Évelyne Plessis, par conséquent ?
  
  — Oui.
  
  — Comme on se retrouve !
  
  — Oh, ça ne veut rien dire ! Les anciennes familles ne sont pas nombreuses, mais elles ont proliféré. On retombe toujours sur les mêmes têtes à la Guadeloupe. C’est ici qu’on pourrait parler des cinquante familles ! Tous les leviers de commande sont entre leurs mains.
  
  — Qu’est-ce que l’inspecteur Masson pense de ce crime ?
  
  — Justement, il compte sur moi pour l’aider à découvrir ce qu’il y a là-dessous. Il est persuadé qu’il y a un lien entre ce meurtre et l’affaire Banava, ce qui paraît évidemment indiscutable.
  
  — Oui, bien sûr, mais lequel ?
  
  — C’est là le mystère. Le plus marrant, c’est que Masson m’a fait comprendre que si vous étiez dans le coup, il s’arrangerait pour noyer le poisson.
  
  — C’est la meilleure ! ricana Coplan.
  
  — Mettez-vous à sa place. Vous avez été agressé par Linzet, vous avez fait circuler son portrait robot, on trouve votre photo dans sa poche. Les soupçons de Masson n’ont rien de farfelu.
  
  — Soit. Mais moi je sais que je n’y suis pour rien, et ce n’est sûrement pas Banava qui a fait le coup.
  
  — L’enquête de la P.J. nous livrera peut-être la clé de l’énigme. Mais ce n’est pas tout. C’est la journée des surprises aujourd’hui ! Quand j’ai montré les photos qui vous ont été envoyées à la Caravelle, Masson a sauté en l’air. Le grand Antillais qui se promène avec le secrétaire de Banava est un individu que la Sûreté tient à l’œil depuis plus de six mois. C’est un Martiniquais, et il s’appelle Amédée Molania. Il exerce la profession de chauffeur mais il a déjà changé quatre fois d’employeur depuis le début de l’année.
  
  — À quel titre intéresse-t-il la Sûreté ?
  
  — En dépit de la modicité de ses ressources avouées, ce type s’est déjà rendu deux fois au Mexique en l’espace d’un semestre. Or, vous le savez sans doute, le Mexique est la plaque tournante des services secrets soviétiques pour toute la zone des Caraïbes. De plus, si on en croit les indications fournies par un agent double qui évolue dans les milieux de la gauche populaire, Molania aurait des contacts avec un homme qui a été repéré comme appartenant à la 3e Section du G.R.U.(6).
  
  — Diable ! lâcha Coplan. Vous voyez ce que cela implique ? Moscou aurait réussi à introduire une antenne dans le bureau même de Banava ! C’est un joli tour, non ?
  
  — C’est la spécialité du G.R.U., ne l’oubliez pas.
  
  Coplan, pensif, se mit à déambuler dans la pièce, la tête baissée. L’avalanche de nouvelles l’obligeait à reconsidérer tout le problème. Mais, chose assez paradoxale, le puzzle paraissait de plus en plus incohérent.
  
  Valence, qui réfléchissait également, devait en être au même point car il grommela en soupirant :
  
  — C’est vraiment une drôle de salade. Ce Maître de Karukera vous refile des tuyaux qui constituent, en fait, une dénonciation de cet espion du G.R.U. et de sa complice, la secrétaire de Banava. En agissant de la sorte, il rend service à Banava, alors qu’il ne cesse de promettre une mort prochaine à ce même Banava. Vous y pigez quelque chose, vous ?
  
  — C’est d’autant plus aberrant que Banava est le candidat de la France aux élections et que le Maître de Karukera prétend agir dans l’intérêt de la France, lui aussi ! Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans cette combine.
  
  Valence esquissa une grimace perplexe. Puis, sur un ton hésitant :
  
  — Vous ne croyez pas que ce serait le moment de mettre cartes sur table avec Banava ?
  
  — Comment ça, cartes sur table ?
  
  — Lui montrer la photo de sa secrétaire en compagnie de ce Molania et la photo prise au bord de la piscine. Car enfin, ce cliché-là ne nous a pas encore livré son secret. Qui est la bonne femme en peignoir de bain ? Pourquoi vous a-t-on envoyé cette image qui, de toute évidence, a été prise clandestinement ?
  
  — Minute, ne nous emballons pas, laissa tomber Coplan, très calme. Plus une situation semble compliquée, pour ne pas dire contradictoire, plus il faut y aller sur la pointe des pieds. Étaler mes cartes sous le nez de Banava, c’est une tactique à envisager, j’en conviens. Mais quel profit puis-je en espérer ? Si Banava me cache quelque chose, ce dont je suis de plus en plus convaincu, pourquoi se mettrait-il à table en voyant ces photos ? Depuis huit jours, je ne l’ai pour ainsi dire pas quitté d’une semelle et je me démène pour protéger sa vie. S’il n’a pas jugé bon de se confesser, pourquoi le ferait-il en voyant ces photos ?
  
  — Rien ne l’y oblige, évidemment.
  
  — La franchise n’est pas son fort, je vous l’ai déjà dit. S’il répond par un mensonge, ou s’il me rétorque que sa vie privée ne me regarde pas, j’aurai gaspillé en pure perte un atout qui aurait pu m’être utile par la suite. D’autre part, je me serai trahi vis-à-vis des gars qui m’ont refilé ces photos en me demandant de ne pas les divulguer.
  
  — Vous n’avez pas à ménager ces gens-là, dit Valence.
  
  Coplan riposta aussitôt :
  
  — Ce n’est pas eux que je ménage. C’est moi !
  
  Et, comme c’était fréquemment le cas chez lui, son intuition prit le pas sur tout le reste.
  
  — Non, décida-t-il, très catégorique cette fois. Je ne bronche pas du côté de Banava. Je préfère le laisser venir.
  
  — Après tout, vous avez peut-être raison, admit Valence. On ne force pas la confiance des gens.
  
  — Puis-je vous demander de me rendre les photos ?
  
  — Masson les a conservées. Il va les faire rephotographier pour en avoir des copies.
  
  — Quand les aurez-vous en retour ?
  
  — On me les déposera à mon bureau, à 5 heures.
  
  — Bon, je vous téléphonerai vers 6 heures alors.
  
  Puis, se préparant à partir :
  
  — À propos, où a-t-on découvert le cadavre de Joseph Linzet ?
  
  — Dans la région des Grands-Fonds, à quelques kilomètres de la Caravelle. Le corps avait été abandonné à la lisière d’un champ de cannes à sucre, au pied d’une tour Labat(7).
  
  — Où habitait-il ?
  
  — Il avait un deux pièces rue de Nozières, dans un vieil immeuble qui appartient d’ailleurs à Philippe Daubert, son père adoptif.
  
  — Je ne serais pas surpris d’avoir sous peu des nouvelles des Sages de Karukera. Logiquement, Linzet devait faire partie de leur bande. Ou alors, je suis complètement à côté de la question.
  
  — Méfiez-vous. Ils vont peut-être vous soupçonner de cet assassinat.
  
  — C’est bien ce que je crains. S’ils raisonnent comme l’inspecteur Masson, ils vont aboutir à la même conclusion. J’en arrive presque à croire que les zigotos qui ont exécuté Linzet ont tablé là-dessus pour me compromettre.
  
  Valence hocha la tête d’un air dubitatif.
  
  — Ce serait quand même un peu gros, émit-il. Car, en fait, la seule chose qui plaide en votre faveur, c’est que si vous aviez été dans le coup, vous n’auriez pas manqué de faucher le portefeuille de votre victime, ou tout au moins les photos qui s’y trouvaient.
  
  — On peut prendre cette histoire par n’importe quel bout, soupira Coplan, on retombe toujours dans le même cirage.
  
  *
  
  * *
  
  Quand il arriva au bureau de Banava, un peu après 12 heures, Coplan fut tout étonné de ne pas être accueilli par le sourire éblouissant de Patricia. La jeune Guadeloupéenne affichait une mine cafardeuse, chagrine, et Coplan eut même l’impression qu’elle avait pleuré.
  
  L’ambiance n’était pas plus folichonne du côté de Banava lui-même. Affalé dans son fauteuil, derrière sa table de travail encombrée de journaux, il n’avait pas du tout l’air dans son assiette. La face grisâtre, l’œil morne, il paraissait à la fois prostré, accablé, ravagé par une sorte de colère rentrée.
  
  Coplan, les sourcils arqués, s’enquit :
  
  — Quelque chose qui ne va pas ?
  
  — J’en ai marre, marre, marre ! gronda l’Antillais, frémissant. Ce n’est plus supportable. Depuis que vous êtes parti, le téléphone…
  
  Comme par magie, la sonnerie du téléphone lui coupa la parole à cet instant précis.
  
  Banava se leva d’un bond, se mit à tourner dans la pièce comme un lion en cage.
  
  — Décrochez ! lança-t-il à Coplan. Décrochez ! Vous verrez ce qui se passe ! Moi, j’en ai assez !
  
  Coplan obtempéra. Une voix féminine, suave mais fielleuse, prononça sans préambule, en soignant sa diction et son articulation :
  
  — Assassin… Ton compte est bon… Nous te ferons payer ton crime. Œil pour œil, salaud. Ouvre bien tes grandes oreilles : les flammes de l’enfer grondent pour toi… Vendu, traître, charogne…
  
  Coplan demanda calmement :
  
  — À qui ai-je l’honneur ?
  
  Clac. On avait raccroché.
  
  Se tournant vers Banava, Coplan murmura en redéposant le combiné :
  
  — Le moins qu’on puisse dire, c’est que votre correspondante ne vous a pas à la bonne.
  
  — C’est comme ça depuis ce matin. Toutes les vingt minutes, une voix anonyme me traite d’assassin. Et ce n’est jamais la même voix. J’ai les nerfs à bout.
  
  — Eh bien, c’est très simple : ne décrochez plus. Ou bien, prévenez la police. Il existe des moyens pour identifier des appels anonymes.
  
  — Comment voulez-vous que je travaille si je ne peux pas décrocher mon téléphone ? Mes amis politiques ont besoin de me contacter.
  
  — Faites filtrer les appels par votre secrétaire.
  
  — Comme si cela changeait quelque chose, grinça Bansva, excédé.
  
  Il leva les bras au ciel.
  
  — Ils me traitent d’assassin, maintenant. Ils disent qu’ils vont me kidnapper, me torturer. Ils disent que je vais subir le même sort que le consul allemand de Montevideo et que je peux lire dans les journaux ce que cela signifie.
  
  — Bon, calmez-vous. Depuis le temps qu’on vous menace, je vous croyais un peu blindé tout de même.
  
  — Qu’est-ce que je fous ici ? râla l’Antillais, trop obnubilé par sa colère pour écouter les paroles apaisantes de Coplan. Qu’est-ce que je fous dans ce pays de misère ? Je ferais mieux de boucler mes valises et de foutre le camp tout de suite ! Ce ne sont pas les possibilités qui me manquent ! On m’offre un pont d’or à Abidjan. Des menaces, des reproches, des récriminations, j’en ai plein le dos !
  
  — Je vous rappelle que vous avez un déjeuner, glissa Coplan.
  
  — Non ! éructa Banava. J’ai tout décommandé. Je ne veux plus voir personne et je ne me montrerai plus en public. Ils feront leurs meetings sans moi.
  
  Il eut un ricanement qui se transforma en rictus.
  
  — Qu’est-ce qu’ils s’imaginent ? maugréa-t-il. Que je vais battre les communistes avec des promesses ? Que je vais risquer ma peau pour eux ?
  
  Patricia frappa à la porte, entrebâilla l’huis et demanda d’une petite voix craintive si elle pouvait rentrer déjeuner.
  
  — Fous-moi la paix ! hurla-t-il, furibond.
  
  Elle referma promptement la porte.
  
  Coplan pensa in petto : « Il est dur avec les femmes et il passe sa rogne sur elles, comme tous les lâches. »
  
  Le téléphone sonna. D’autorité, Coplan décrocha. Une voix d’homme, assourdie et lugubre, articula :
  
  — Tu as du sang sur les mains, Banava. Les dés sont jetés. Où que tu ailles, nous te retrouverons.
  
  Clac ! On avait raccroché aussi sec.
  
  Banava aboya :
  
  — C’est encore eux, hein ?
  
  — Oui.
  
  — Venez, je ne resterai pas une minute de plus dans ce bureau.
  
  — Où allons-nous ?
  
  — Je rentre chez moi et je ferme ma porte jusqu’à nouvel ordre.
  
  Ils quittèrent le building, non sans prendre les précautions habituelles. Banava était terrorisé. Coplan le ramena aux Hibiscus, l’accompagna à son appartement.
  
  La vieille servante, se conformant aux ordres de son maître, apporta un plateau avec une bouteille de whisky, deux verres, de l’eau minérale, de l’eau plate et des glaçons.
  
  — Je mangerai ici, lui jeta Banava. Débrouille-toi pour me faire des pâtes et des œufs.
  
  — Te voilà encore une fois en colère, marmonna la vieille.
  
  Elle se retira, visiblement contrariée.
  
  Banava but d’une traite la moitié d’un verre où il avait versé plus de scotch que d’eau. Puis, se laissant choir dans un fauteuil, il exhala :
  
  — J’ai commis la plus grosse erreur de ma vie en revenant ici.
  
  — Il y a deux jours, vous étiez plein d’optimiste. Sont-ce les menaces téléphoniques qui vous dépriment à ce point ?
  
  — Cela et le reste, laissa-t-il échapper. Tout me déprime. Il n’y a aucun avenir ici pour un homme comme moi.
  
  — Vous auriez dû y penser plus tôt.
  
  — Oh, j’y ai pensé, croyez-moi ! Mais j’ai cédé aux pressions de mes amis, comme je vous l’ai expliqué. Au fond, je suis un faible. Et les gens qui me persécutent le savent, j’en suis convaincu. Ils finiront par m’avoir, c’est sûr. Vous me l’avez dit vous-même, le jour où vous êtes arrivé, qu’il était impossible de protéger quelqu’un d’une façon totalement efficace.
  
  — C’est l’évidence même. Mais il faut aussi tenir compte des circonstances. Dans quelques semaines, quand la fièvre électorale sera retombée, tout rentrera dans l’ordre.
  
  — Je ne me fais aucune illusion sur ce point-là. Mes ennemis ne désarmeront pas. Ils ne seront satisfaits que quand je serai dans ma tombe.
  
  — N’exagérons rien. Ce qu’ils veulent, c’est briser votre carrière politique. Vous êtes un adversaire dangereux à leurs yeux. Et d’autant plus dangereux que votre intelligence, votre sens de la diplomatie, votre habileté les fascinent. L’article que vous a consacré le journal a dû les mettre dans une rage folle.
  
  — Ils veulent ma peau, c’est clair. Et d’ailleurs, j’ai des pressentiments…
  
  Il n’acheva pas sa phrase. Coplan émit sur un ton réconfortant :
  
  — Vous savez, il y a un abîme entre les menaces verbales et les actes.
  
  Banava posa un œil sur son interlocuteur et grommela, funèbre :
  
  — On dirait que vous avez oublié la bombe dans ma voiture et les coups de feu que nous avons essuyés.
  
  — Justement, cela prouve que la situation ne s’est pas aggravée. Ce qui vous impressionne surtout, c’est l’escalade des menaces. Mais cela, c’est la tactique habituelle des maîtres chanteurs.
  
  — Non, non, je sens bien que ma vie est menacée. D’ailleurs, vous avez entendu au téléphone. Ils ne se bornent plus à exiger mon départ. Ils ont décidé de me capturer, de me torturer, de me tuer à petit feu.
  
  Coplan décida subitement de tenter un coup de poker.
  
  — Ce qui est nouveau, murmura-t-il négligemment, c’est qu’ils vous traitent d’assassin à présent. Et je crois savoir pourquoi. Le jeune homme qui avait essayé de me jeter du poivre dans la figure a été exécuté d’une balle dans la nuque.
  
  — Et alors ? éclata Banava. Est-ce que c’est ma faute ?
  
  — Non, bien sûr. Mais si ce garçon faisait partie de leur organisation, comme il y a tout lieu de le penser, ils vont se croire obligés de le venger.
  
  — Vous voyez bien ! Vous êtes aussi pessimiste que moi !
  
  Coplan ressentait intérieurement une étrange sensation de vide. Banava, dans son état de surexcitation morbide, ne s’était même pas rendu compte qu’il avait gaffé. Sa réponse trop spontanée était un aveu indéniable : il était au courant de la mort de Joseph Linzet.
  
  La vieille servante vint demander si le monsieur restait pour manger.
  
  — Non, merci, répondit Coplan sans même attendre la réaction de Banava.
  
  La vieille Antillaise disparut. Coplan, se tournant vers Banava, enchaîna :
  
  — Sur le plan pratique, comment nous organisons-nous ?
  
  — Je ne bouge plus d’ici jusqu’à nouvel ordre, affirma le Guadeloupéen, buté. Il faut que je réfléchisse. Tout mon problème est à revoir.
  
  Il ajouta, comme s’il se parlait à lui-même :
  
  — Et s’ils viennent m’attaquer ici, je les accueillerai avec mon pistolet. Tant pis pour eux.
  
  — Personnellement, cette solution me convient, opina Coplan, impassible. Moins vous vous exposerez, mieux cela vaudra pour vous comme pour moi.
  
  — Ma secrétaire m’apportera le courrier ici, et je vais demander qu’on mette mon téléphone aux abonnés absents.
  
  — Comment puis-je garder le contact avec vous ?
  
  — Quand j’aurai besoin de vos services, je vous le ferai savoir. Je vous ferai envoyer un mot par ma secrétaire.
  
  Coplan sortit son agenda et son stylo à bille, griffonna un nom, détacha le feuillet et le remit à Banava :
  
  — Je logerai désormais à l’hôtel de la Vieille Tour sous ce nom-là.
  
  — Bien, acquiesça l’Antillais sans daigner jeter un regard sur le papier qu’il glissa dans sa poche.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  En réalité, Coplan était infiniment plus troublé qu’il ne voulait se l’avouer à lui-même. Le comportement de Banava lui faisait de plus en plus l’effet d’un faisceau inextricable d’énigmes.
  
  Tout en roulant sur la route de Sainte-Anne, Coplan ressentit une bouffée de hargne à l’égard de son protégé.
  
  « Ce type a un secret, maintenant j’en suis tout à fait sûr. Non seulement il se paie ma tête, mais il essaie de rouler tout le monde dans la farine. »
  
  Son aveu involontaire ouvrait d’étranges perspectives sur certains aspects inconnus de sa situation. Comment avait-il été informé de l’assassinat de Linzet, alors que ni la presse ni la radio n’en avaient encore parlé ?
  
  D’autre part, pourquoi cette colère soudaine, presque maladive ? Pourquoi ce brusque retournement, cette envie farouche de tout plaquer, de fuir, de ne plus voir personne ? Et ce ressentiment qui englobait aussi bien les amis que les ennemis ?
  
  Sa peur, devenue une véritable transe, avait-elle été fouettée par les menaces téléphoniques ou bien y avait-il un autre motif précis qui expliquait ce phénomène ?
  
  En fait, Banava donnait maintenant l’impression d’être un homme traqué.
  
  Et, détail non moins surprenant, il n’avait pas parlé de retourner à Paris, de renouer le fil de sa carrière de fonctionnaire de l’administration française. Il avait parlé d’aller en Côte-d’Ivoire où, prétendait-il, on lui faisait un pont d’or.
  
  Quand il arriva à la Caravelle, Coplan eut soin de garer sa C.X. loin du parking où se rangeaient les clients de l’hôtel.
  
  En pénétrant dans le hall, il promena un long regard circulaire avant de se diriger vers le comptoir de la réception.
  
  — Pas de courrier pour moi ? demanda-t-il à la jeune fille qui était de service. Carlier, chambre 541.
  
  La préposée se retourna, jeta un coup d’œil vers les casiers, alla prendre une enveloppe blanche.
  
  — Voici, dit-elle en tendant le pli.
  
  Coplan regarda l’enveloppe. Elle portait simplement le nom du destinataire. Ni timbre ni cachet de la poste.
  
  — Est-ce à vous qu’on a remis ce pli ? s’enquit-il.
  
  — Non, je viens d’arriver.
  
  — Bien, merci.
  
  Il traversa le hall, gagna le bâtiment annexe, appela l’ascenseur.
  
  Dans sa chambre, il décacheta l’enveloppe, en retira un feuillet sur lequel on avait dactylographié le texte suivant :
  
  Jusqu’à preuve du contraire, nous nous refusons à croire que vous avez une part de responsabilité dans la mort d’un jeune patriote qui a donné sa vie pour la France.
  
  Nous exigeons désormais, et ceci de la façon la plus formelle, votre neutralité absolue dans la partie qui se joue.
  
  Notre combat ne s’arrêtera que lorsque nous aurons atteint notre but : l’élimination définitive de B.
  
  S’il le faut, nous lui logerons cinq balles dans la tête. Et si vous ne tenez pas compte de notre avertissement, la sixième balle sera pour vous. À notre grand regret.
  
  Les Sages de Karukera.
  
  
  
  Un morceau de phrase avait été souligné d’une frappe vigoureuse, presque véhémente : « … la sixième balle sera pour vous ».
  
  Coplan relut attentivement ce message. Était-ce une déclaration de guerre ? Une offre de paix ? En tout état de cause, les conditions posées n’avaient rien d’équivoque : « Nous exigeons désormais, et ceci de la façon la plus formelle, votre neutralité absolue dans la partie qui se joue. »
  
  DANS LA PARTIE QUI SE JOUE.
  
  Coplan se demanda s’il s’agissait réellement d’un antagonisme opposant Banava et les Sages de Karukera, ou d’un affrontement qui allait bien au-delà ?
  
  Pensif, il replia le feuillet en quatre, le reglissa dans l’enveloppe, rangea celle-ci dans son portefeuille.
  
  *
  
  * *
  
  Une heure plus tard, après avoir déjeuner au snack de l’hôtel, Coplan, en slip de bain, se faisait bronzer sur la plage.
  
  Le temps était magnifique. Le soleil brillait, la mer était bleue comme un rêve et paisible, le souffle frais des alizés ventilait agréablement les heureux vacanciers qui lézardaient sur le sable blanc. De jeunes Canadiens faisaient du ski nautique dans la baie, traçant d’immenses cercles d’écume argentée.
  
  Un peu avant 5 heures, Coplan se leva, rassembla ses affaires, contempla une dernière fois ce décor idéal que formaient les couleurs paradisiaques du ciel, de l’eau, de la végétation et du sable. C’était un adieu. Car il avait décidé de quitter la Caravelle et de s’installer à la Vieille Tour.
  
  « Tant pis pour l’appétissante Évelyne Plessis, pensa-t-il. Si je m’incrustais ici, les ennemis de Banava auraient la partie trop belle. »
  
  Il regagna sa chambre, fit prendre ses bagages, régla sa note.
  
  — Si on vous remet des messages pour moi, prévint-il à la réception, dites que je suis rentré en métropole.
  
  À 18 heures précises, il téléphona à Valence. Celui-ci questionna :
  
  — Où êtes-vous ?
  
  — Place de la Victoire.
  
  — O.K. Je serai prêt dans un quart d’heure.
  
  Cette fois encore, la manœuvre de contre-filature parut superflue. Personne n’évoluait dans le sillage de Coplan.
  
  Lorsque les deux Français se retrouvèrent dans la villa de Valence, ce dernier annonça :
  
  — Il y a un message du Vieux pour vous. Tenez, je l’ai décodé.
  
  Coplan prit connaissance du texte transcrit en clair.
  
  « Nouvelles informations vous parviendront prochainement. Stop. Mission F.X. 18 inchangée. Stop. J’attends rapport détaillé sur situation actuelle. »
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  — C’est parler pour ne rien dire, grommela-t-il. Mission inchangée. Il n’a pas l’air de se douter que l’affaire est en train de tourner en eau de boudin.
  
  — Ah ? fit Valence. Pourquoi ça ?
  
  — J’ai l’impression que Banava songe sérieusement à faire ses valises.
  
  — Sans blague ?
  
  Coplan raconta alors à son collègue la scène ahurissante qui s’était déroulée dans le bureau de Banava.
  
  Valence fit remarquer :
  
  — Si l’assassinat de Joseph Linzet lui a été signalé par des voies secrètes, sa trouille ne s’explique que trop bien.
  
  — Évidemment. Mais quelles voies secrètes ?
  
  — Je n’en sais rien, naturellement. Mais ça n’aurait rien d’extraordinaire. Un type comme Banava, déjà rusé de nature, n’est pas un novice en matière de politique. Il a dû se rendre compte, au cours de sa carrière, qu’un politicien qui veut aller loin doit se ménager de multiples sources d’information. Ce ne serait pas la première fois qu’un gars de son espèce aurait eu l’idée de se goupiller des contacts occultes avec l’un ou l’autre flic bien placé, ou avec des gens de l’administration.
  
  — Cette hypothèse n’est pas exclue, admit Coplan. Toujours est-il que je suis provisoirement chômeur. Si Banava ne sort plus de son trou, je vais avoir des loisirs. Rien de neuf du côté de Masson ?
  
  — Non. Il m’a restitué vos photos. Je les ai là.
  
  — À ce propos, j’ai reçu un ultimatum des Sages de Karukera, révéla Coplan.
  
  Il préleva l’enveloppe qu’il avait glissée dans son portefeuille, la tendit à Valence en disant :
  
  — À toutes fins utiles, j’ai liquidé ma note à la Caravelle et je m’installe à la Vieille Tour.
  
  — Je croyais que vous ne vouliez pas quitter la Caravelle pour ne pas rompre les ponts du côté des ennemis de Banava ? fit Valence, ironique.
  
  Coplan ne répondit pas. Valence lut la lettre. Puis, hochant la tête, il prononça sur un ton d’approbation :
  
  — Vous avez bien fait de changer d’adresse. Si un pépin devait se produire, ces lascars n’hésiteraient pas à vous mettre le grappin dessus. Ils vous promettent d’ailleurs une balle dans la peau.
  
  — Justement, je ne veux pas être à la merci des circonstances. Un bon stratège ne se laisse jamais dépasser par les événements, il les provoque et les dirige. J’ai l’intention d’entrer en contact avec les Sages de Karukera. Mais à ma manière.
  
  — C’est-à-dire ?
  
  — En prenant les devants.
  
  Valence, un peu interloqué, dévisagea Coplan.
  
  — Dois-je comprendre que vous avez trouvé une piste ?
  
  — Non, pour être tout à fait franc, je n’en suis pas encore là. Mais une idée m’est venue. Je vous en parlerai demain. Il me manque encore deux ou trois éléments pour échafauder un plan valable et il faut que j’y réfléchisse. D’autre part, Banava m’aura peut-être fait signe entre-temps et ses décisions peuvent remettre tout en question.
  
  — Je viens de lire dans le canard local qu’il doit prendre la parole demain soir.
  
  — Oui, c’était prévu au programme, mais, comme je vous l’ai dit, il a annulé sa participation. Pour le moment, il ne veut plus entendre parler de rien.
  
  — C’est le point mort, en somme ?
  
  — À moins que ce ne soit le calme qui précède l’orage ? En tout cas, je voudrais profiter de cette accalmie.
  
  — Je me demande bien ce que Banava aura décidé quand il aura cuvé sa trouille et sa mauvaise humeur.
  
  — Dieu seul le sait ! Ah, j’y pense : un détail qui a son importance. Comme j’ai changé d’hôtel et d’identité, il me faudrait une autre bagnole. Est-ce que Blasco pourrait s’en occuper demain dans la matinée ?
  
  — Bien entendu !
  
  *
  
  * *
  
  Le lendemain soir, à 9 heures du matin, Coplan rencontra Roger Blasco qui se chargea d’échanger la C.X. louée au nom de Carlier contre une Peugeot grise, louée cette fois au nom de Frédéric Chavart.
  
  Histoire de se familiariser avec son nouveau véhicule, Coplan fit une longue balade du côté de la Soufrière, après quoi il se rendit chez Valence, à la villa de ce dernier, où il avait rendez-vous avec ses deux collègues.
  
  De chez Valence, il passa un coup de fil à son hôtel pour savoir s’il n’y avait ni messages ni appels téléphoniques.
  
  — Non, monsieur Chavart, répondit l’employé de la réception, il n’y a rien pour vous.
  
  Coplan raccrocha.
  
  — Banava ne s’est pas manifesté, annonça-t-il à Valence et à Blasco. Je vais vous expliquer le stratagème que j’ai mijoté et vous me direz ce que vous en pensez.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Un peu avant 6 heures, ce même soir, Coplan rangea sa Peugeot dans la file des voitures qui stationnaient le long du trottoir, faubourg Frébault.
  
  Comme poste d’observation, l’endroit n’était pas exactement celui que Coplan aurait souhaité. Mais il n’y en avait pas de meilleur, aucun autre emplacement n’était disponible dans les parages immédiats du building où se trouvait le bureau de Banava.
  
  Le temps était décidément au beau fixe. Le soleil, moins ardent, brillait néanmoins avec éclat et les rares nuages qui passaient très haut dans le ciel ne s’arrêtaient pas.
  
  Pour améliorer son champ de vision, Coplan se glissa sur le siège voisin de celui du conducteur. Puis, ayant déplié un journal, il commença à faire le guet.
  
  C’est à 18 h 25 que Patricia, la secrétaire de Banava, sortit de l’immeuble. Elle jeta machinalement un regard de gauche et de droite, leva les yeux vers le ciel, puis, à pied, se dirigea vers le boulevard Faidherbe. De sa démarche princière, le buste bien droit, le corsage provocant mais le visage sérieux, elle progressait d’un pas régulier, indifférente à tout ce qui l’entourait. À chaque foulée, sa jupe fendue sur les deux côtés dévoilait ses jolies cuisses d’ébène que la plupart des mâles qui la croisaient reluquaient avec un intérêt non déguisé.
  
  À l’angle du boulevard Faidherbe, elle tourna à gauche.
  
  Coplan ne put réprimer un léger sourire quand il vit déboîter une AMI 6 de couleur beige que pilotait un gaillard en polo vert foncé, à la forte nuque bronzée, aux cheveux bruns coupés court.
  
  Dès que l’AMI 6 eut pris une certaine avance, Coplan démarra à son tour.
  
  Quand il vira dans le boulevard Faidherbe, il repéra le corsage blanc de Patricia qui poursuivait sa route en direction de la rue d’Ennery. L’AMI 6, à faible allure, suivait le même itinéraire que la jolie Guadeloupéenne.
  
  Coplan, sachant ce qu’il voulait savoir, bifurqua dans la première voie à droite et fila directement vers la rue de Nozières.
  
  Quelques minutes plus tard, il stoppa. Prenant rapidement le minuscule émetteur-récepteur qu’il avait placé dans la boîte à gants, il actionna le bouton d’allumage de l’appareil et prononça :
  
  — Dix-huit appelle V.4.
  
  — V.4 écoute, nasilla la voix de Blasco.
  
  — Sauf erreur, il s’agit d’une AMI 6 de couleur beige, immatriculée 114 AB 97.
  
  — O.K. J’ouvre l’œil. Je vous rappelle si c’est affirmatif.
  
  — Bien reçu. Terminé.
  
  Coplan rangea l’émetteur, redémarra, alla se parquer place de la Victoire, juste en face de la rue Victor-Hugo. Reprenant l’émetteur, il l’alluma, le recouvrit de son journal et attendit.
  
  Une douzaine de minutes s’écoulèrent. Enfin, la voix de V.4 chuinta dans le petit diffuseur :
  
  — Expérience concluante. L’AMI 6 vient de se garer le long du trottoir, à vingt mètres environ de la maison où habite la fille. Celle-ci vient d’entrer chez elle. Over.
  
  — Bien reçu, répondit Coplan. J’alerte instantanément P.10 et je reviens me poster dans la rue Massabielle. Prévenez-moi en cas de mouvement.
  
  — O.K. Qu’est-ce que je fais si la fille sort avant votre retour ?
  
  — À vous de juger. Mais n’oubliez pas que c’est l’AMI 6 qui nous intéresse, pas la fille.
  
  — Compris. Terminé.
  
  Coplan redémarra et mit le cap sur la villa de Valence.
  
  Celui-ci, installé à sa terrasse, surveillait la rue. Dès qu’il aperçut la Peugeot de Coplan qui stoppait à une quinzaine de mètres de la villa, il traversa le jardinet pour se porter à la rencontre de son collègue.
  
  — Alors ? fit-il, visiblement impatient d’avoir des nouvelles.
  
  — Dans le mille, annonça Coplan sur un ton de jubilation. Il s’agit d’une AMI 6 de couleur beige, pilotée par un quidam qui me fait l’effet d’avoir une bonne trentaine d’années. Assez costaud, apparemment. Sa bagnole est immatriculée 114 AB 97.
  
  — J’y vais tout de suite ?
  
  — Bien sûr ! Blasco est sur place, mais je serai plus tranquille quand nous serons tous les trois en position. C’est quoi, finalement, votre engin ?
  
  — J’ai mobilisé ma vieille fourgonnette Volkswagen. Elle ne paie pas de mine mais elle carbure encore très bien. De plus, comme elle n’a plus de couleur, elle n’attire pas l’œil.
  
  — Parfait, mettez-vous en route. Je fonce là-bas aussi.
  
  Contrairement à ce qu’il craignait, Coplan trouva aisément à se garer dans la rue Massabielle, à une trentaine de mètres de l’église.
  
  Il signala aussitôt son arrivée à Blasco. Celui-ci grommela dans son émetteur :
  
  — Personne n’a bougé. Si ça se trouve, nous serons encore ici à minuit.
  
  — Aucune importance, rétorqua Coplan. Si le gars de l’AMI 6 est patient, nous le serons au moins autant que lui.
  
  Un quart d’heure plus tard, Valence fit savoir par radio qu’il était arrivé et qu’il avait repéré l’AMI 6. Il ajouta, de sa voix sarcastique :
  
  — J’ai eu un coup de pot. Il n’y a que sept ou huit bagnoles entre l’AMI 6 et ma fourgonnette.
  
  Coplan questionna :
  
  — Pouvez-vous voir le conducteur de l’AMI 6 ?
  
  — Non, dit Valence. Pour le tenir à l’œil personnellement, il faudrait que je descende de ma camionnette.
  
  — Non, restez où vous êtes ! jeta vivement Coplan. Du moment que V.4 surveille la maison, c’est l’essentiel.
  
  Blasco intervint :
  
  — Faites-moi confiance, rien ne peut m’échapper. Je contrôle la maison et l’AMI 6. Il n’y a plus qu’à attendre mon signal.
  
  Une heure s’écoula. Puis encore une heure.
  
  L’animation de la rue s’était progressivement calmée. Il y avait encore des passants, mais de moins en moins. Quant aux autobus, ils se faisaient de plus en plus rares.
  
  De temps en temps, Blasco envoyait un bref message sur les ondes pour confirmer sa présence.
  
  Ce n’est qu’à 10 heures moins 5, alors que l’obscurité de la nuit était tombée sur la ville, que Blasco déclara soudain :
  
  — Attention ! La fille se prépare à partir ! Elle se tient sur le seuil de la porte et elle parle avec quelqu’un qui est dans la maison et que je ne distingue pas… Voilà, ça y est ! Elle s’en va dans la direction de l’hôpital.
  
  Coplan et Valence émirent tour à tour un bref accusé de réception.
  
  Blasco reprit :
  
  — La fille vient de passer à côté de moi. Elle a changé de toilette. Elle a remplacé son chemisier blanc par une sorte de gilet de corps en jersey noir. Mes aïeux, qu’est-ce qu’elle tient comme paire de nichons, la garce !
  
  Valence enchaîna, abrupt :
  
  — L’AMI 6 décolle, faites gaffe ! Je pars en premier, d’accord ?
  
  Coplan confirma :
  
  — Oui, à vous. Comme convenu, c’est vous qui êtes le chef d’orchestre.
  
  Valence déboîta, prit la même direction que Patricia, la dépassa et roula jusqu’au bout de la rue où il vira sur la gauche pour s’arrêter non loin du carrefour.
  
  Les messages-radio alternèrent dès lors entre les trois Français selon la technique, classique et presque routinière pour des gens de métier, de la filature en avant. Blasco fit le même trajet que son patron, mais vira à droite pour stopper un peu au-delà de l’intersection.
  
  Coplan, calme, attendit la suite sans bouger.
  
  Patricia, arrivée au bout de sa rue, tourna à droite, vers l’Institut Pasteur et le Morne Jolivière. L’AMI 6 s’amena au petit train, à bonne distance de la fille mais de manière à ne pas la perdre de vue.
  
  Valence fit demi-tour, roula également en direction du Morne Jolivière, mais en deuxième position cette fois.
  
  Alors, Coplan démarra.
  
  Patricia, laissant à sa droite le bâtiment de l’Institut Pasteur, s’engagea dans une petite rue sombre qui coupait vers le quartier Fouillole.
  
  Blasco signala brusquement, d’une voix tendue :
  
  — L’AMI 6 a éteint ses phares.
  
  Puis, quelques instants après :
  
  — Mais… mais… ça alors ! Le conducteur de l’AMI 6 a stoppé brutalement à moins d’un mètre de la fille, il a débarqué à toute allure et il s’est jeté sur elle ! Je ne sais pas ce qu’il lui a fait… Vingt dieux, il l’embarque !
  
  D’autorité, Coplan lança sur les ondes :
  
  — Bon, pas de panique surtout ! Que P.10 prenne le relais, il sera moins voyant que nous.
  
  — O.K., fit Valence. Est-ce que vous aviez prévu ce coup-là, Dix-huit ?
  
  — Non, reconnut Coplan. Mais tant pis, le programme reste le même et, quoi qu’il arrive, l’AMI 6 garde la priorité pour nous.
  
  Effectivement, Coplan n’avait pas prévu le kidnapping de la secrétaire de Banava. Tablant sur la photo qu’il avait reçue et sur laquelle on voyait Patricia en compagnie du Martiniquais Molania, il avait simplement déduit que les mystérieux Sages de Karukera, à la suite de l’assassinat de Joseph Linzet, observaient de très près les faits et gestes de la Guadeloupéenne.
  
  L’AMI 6, qui avait rallumé ses lanternes, s’était remise en route. Après avoir tourné deux fois à droite, elle s’engagea dans une longue voie rectiligne qui retournait vers la darse. Elle roulait à une allure normale, prudente, ne manifestant aucune hâte particulière.
  
  Valence prononça dans son micro :
  
  — V.4 ? Vous m’entendez ?
  
  — V.4 vous écoute, répondit Blasco qui se trouvait maintenant à l’arrière-garde et qui pilotait sa Simca avec la plus totale décontraction.
  
  — J’espère que vous n’avez pas eu la berlue ? Le gars qui conduit l’AMI 6 est seul dans sa bagnole.
  
  — Non, non, assura Blasco avec fermeté, je suis tout à fait sûr de ce que j’ai vu. Il a couché la fille entre les sièges avant et la banquette arrière. Et j’ai même l’impression qu’il a déplié une bâche ou une couverture pour cacher sa prisonnière.
  
  — Parfait, acquiesça Valence. Dix-huit, vous êtes à l’écoute ?
  
  — Je vous reçois très bien, dit Coplan.
  
  — Sauf erreur, nous venons de voir un Sage de Karukera dans un numéro brillamment exécuté. Nous pourrions peut-être le coincer à la première occasion, non ?
  
  — À vous de juger. Faites pour le mieux, mais calculez bien votre manœuvre. La discrétion est de rigueur.
  
  — De toute façon, ce n’est pas le moment, dit Valence, Allô, V.4 ?
  
  — Oui, V.4 est toujours là.
  
  — Foncez et passez en tête pour arriver au bout du Chemin Neuf avant l’AMI 6. Vous, Dix-huit, comme vous connaissez moins bien la ville, vous restez en queue.
  
  Par un itinéraire sans complications inutiles, l’AMI 6 traversa le centre et rejoignit la route des Abymes. Les trois agents du Service, en virtuoses de ce genre de récital, exécutèrent sans bavures la filature invisible.
  
  L’AMI 6 s’élança finalement sur la belle route de Sainte-Anne et accéléra. La circulation était plus dense sur cette voie aussi roulante qu’une autoroute.
  
  À la bifurcation de Gosier, l’AMI 6 prit sur la droite.
  
  Blasco, prévenu, dut faire demi-tour et revenir jusqu’au croisement.
  
  Après la localité de Gosier, les opérations devinrent plus délicates. Mais, par un bienheureux hasard, c’était la fourgonnette de Valence qui surveillait les feux rouges de l’AMI 6 quand celle-ci braqua sur la droite pour s’engager dans une route bordée d’arbres, mal entretenue, immergée dans des ténèbres épaisses.
  
  Valence jeta dans son micro :
  
  — Stop, tout le monde ! Nous ne pouvons pas garder le contact. Nous nous ferions repérer sans coup férir. Cette route ne va nulle part.
  
  Coplan, qui venait seulement de dépasser les dernières maisons de Gosier, articula :
  
  — Ici, Dix-huit. Si cette route ne va nulle part, pourquoi l’a-t-il empruntée ?
  
  Valence riposta :
  
  — Il n’y a qu’une explication, mais je ne sais pas si elle est valable. Je vais rester deux minutes où je suis pour que vous puissiez me voir. Planquez-vous dans les parages.
  
  En fait, six minutes s’écoulèrent avant que la conversation radio ne reprenne. Valence exposa alors :
  
  — Cette route privée faisait partie autrefois du domaine de la Palmière. La maison des anciens propriétaires se trouve à environ six cents mètres de l’endroit où je m’étais arrêté. C’est une vieille bâtisse de style colonial qui n’est plus habitée depuis deux ans. Je la connais bien, car j’ai failli la louer aux héritiers du vieux Guinat-Plessis.
  
  Coplan, qui s’était garé sur le bas-côté de la route, contre des massifs d’arbustes, maugréa dans son micro :
  
  — Et alors ? C’est peut-être là qu’il compte séquestrer sa prisonnière ?
  
  — C’est possible, admit Valence, mais je vous répète qu’il n’est pas question de rouler jusqu’à la vieille bâtisse sans se faire repérer. Le parc est redevenu sauvage et la végétation va répercuter les bruits de moteurs.
  
  Coplan renvoya aussi sec :
  
  — Qu’à cela ne tienne, allons-y à pied ! Vous me garantissez qu’il n’y a pas d’autre issue ?
  
  — Formel, continua Valence, il n’y a que cette route-là !
  
  — Eh bien, allons-y ! ordonna Coplan. Rendez-vous à la fourgonnette.
  
  Quelques minutes plus tard, les trois collaborateurs du Vieux, abandonnant leurs véhicules respectifs, faisaient leur jonction à quelques pas de l’intersection des deux voies.
  
  — Bon, décida Coplan qui reprenait tout naturellement la direction des opérations. Nous allons jeter un coup d’œil sur cette maison dont vous avez parlé, mais nous ne restons pas groupés. J’espère que vous avez emporté vos radios ?
  
  — Oui, évidemment, répondirent Valence et Blasco en chœur.
  
  — Pas de problème, conclut Coplan. Valence, vous qui connaissez les lieux, vous ouvrez la marche.
  
  Les trois Français, séparés par une trentaine de mètres, s’enfoncèrent dans les ténèbres.
  
  Valence n’avait pas exagéré. Le parc, retourné à l’état sauvage, était devenu un véritable maquis. La végétation tropicale, délivrée de toute intervention humaine, s’en donnait à cœur joie. Arbustes, taillis, buissons touffus à plantes étranges mélangeaient leur luxuriance et investissaient la moindre parcelle de terre, sauf le ruban caillouteux de la route.
  
  Coplan et Blasco, qui auraient voulu marcher à l’écart de cette route, durent y renoncer. En fin de compte, c’est en file indienne qu’ils arrivèrent près de la maison dont la masse carrée, lourde et trapue, formait une tache noire. Dans le silence de la nuit, la vieille demeure abandonnée avait quelque chose de sinistre, de maléfique.
  
  L’AMI 6 stationnait, tous feux éteints, à quelques pas du perron à pans dont les quatre marches étaient tapissées d’une espèce de mousse verdâtre.
  
  Valence et ses deux amis se concertèrent à voix basse et Valence décida de partir en reconnaissance pour faire le tour complet de la bâtisse. Quand il rejoignit Coplan et Blasco, il chuchota :
  
  — Il y a un filet de lumière dans la pièce de derrière. Si j’ai bonne mémoire, c’est la salle à manger familiale. Je me suis approché pour tendre l’oreille, mais je n’ai rien entendu. Les volets sont fermés au moyen d’une chaîne. Je me demande…
  
  Il s’interrompit net.
  
  Une voiture arrivait à faible allure et ses pneus faisaient craquer les pierres de la route.
  
  Dissimulés dans les fourrés, les trois agents français virent une DS noire qui stoppait devant la maison, à moins d’un mètre de l’AMI 6. Les phares de la DS s’éteignirent, deux hommes débarquèrent du véhicule, échangèrent quelques mots à mi-voix. Les portières claquèrent, et les deux arrivants se dirigèrent côte à côte vers le sentier en cendrée qui contournait la maison. L’un des deux types portait une serviette dans la main droite.
  
  Une porte grinça du côté postérieur de la demeure, après quoi le silence retomba, encore plus pesant semblait-il.
  
  Coplan souffla à ses deux compagnons :
  
  — Il faut absolument que nous sachions ce qui se trame dans cette bicoque. Essayez d’écouter aux fenêtres du rez-de-chaussée. Moi, de mon côté, je vais examiner les possibilités de pénétration. Branchez vos radios à toutes fins utiles.
  
  Valence tendit à Coplan et à Blasco un morceau de tissu noir.
  
  — Mettons nos cagoules, dit-il d’une voix à peine distincte.
  
  Coplan et Blasco, imitant Valence, s’affublèrent du capuchon que Valence avait confectionné dans le courant de l’après-midi pour les besoins de la cause.
  
  Tels des fantômes, ils se séparèrent. Coplan, revenant sur ses pas, entama ses investigations par la façade principale. Les conduites en fonte qui assuraient l’écoulement des eaux de pluie depuis les corniches de la toiture, il ne fallait pas s’y risquer. Elles étaient rongées par la rouille et partiellement descellées. C’était le casse-gueule assuré.
  
  Les volets de bois, renforcés par des chaînes pour éviter l’accès aux pillards et aux rôdeurs, pas question de les fracturer.
  
  Restait la porte du perron. En chêne massif, décorée de moulures, elle avait encore du cachet et de la noblesse, bien qu’elle fût décolorée par le temps et souillée de moisissure.
  
  D’une main légère et prudente, Coplan ausculta la serrure. C’était un modèle antique, robuste mais peu compliqué. Malheureusement, les héritiers des occupants disparus avaient eu l’idée judicieuse de faire poser une deuxième serrure, neuve et moderne, pourvue d’un mécanisme de sûreté.
  
  Les doigts agiles de Coplan tâtaient l’huis quand, brusquement, le vantail pivota et un homme à la carrure puissante déboucha d’un pas résolu sur le perron. Dans son élan, il se heurta à Coplan qui n’avait pas eu le temps de battre en retraite.
  
  Le quidam, sous l’effet du saisissement à la vue de ce personnage en cagoule qui sortait d’on ne sait où, lâcha une espèce de grognement qui ressemblait à un juron obscène. Puis, agissant davantage par instinct de conservation que par décision délibérée, il expédia un formidable direct du droit vers ce fantôme intempestif, cause de sa frayeur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Coplan, grâce à ses prodigieux réflexes, avait exécuté juste à temps une pirouette vers la gauche. Le coup n’atteignit son épaule droite qu’en fin de course. Une chance, du reste, car le plein impact de ce terrible marron aurait assommé un bœuf.
  
  Réagissant au dixième de seconde, et réalisant qu’il ne pouvait se soustraire au combat, Coplan tournoya sur lui-même à toute vitesse et balança au costaud un uppercut foudroyant qui lui martela le maxillaire et envoya le malheureux, dans un sursaut, contre la porte de chêne. Le battant, sous le poids de l’homme, alla cogner sur le mur du hall avec un bruit d’explosion.
  
  Valence et Blasco, alertés par leur radio ouverte et par le vacarme, s’amenèrent à la rescousse. Au moment où ils escaladaient les marches du perron, ils virent Coplan, plié en deux, esquivant l’assaut furieux de son antagoniste et le gratifiant d’un terrible coup de pied dans les fesses. Valence et Blasco durent s’écarter pour laisser passer le malabar qui dégringolait en vol plané au bas du perron.
  
  Mais les camarades de l’inconnu avaient également entendu le ramdam de la bagarre. Ils déboulèrent dans le hall, foncèrent sauvagement vers les trois fantômes en cagoule qui se tenaient dans l’embrasure de la porte. Le choc fut d’une violence extraordinaire. Valence tomba à la renverse mais, accompagnant sa propre chute par un roulé d’une souplesse exemplaire, il se retrouva debout, au pied de la dernière marche. Et, mettant à profit l’élan de son adversaire, il l’accueillit en pliant promptement sa jambe droite, de telle sorte que sa rotule percutât de plein fouet le plexus de ce forcené.
  
  Blasco et Coplan, spécialistes aguerris du judo, s’étaient propulsés avec un ensemble parfait à la rencontre du troisième occupant de la maison. Le loustic, en dépit de sa carrure athlétique, ne comprit pas ce qui lui arrivait. Il avait frappé dans le vide et il n’avait pas encore récupéré son équilibre que déjà il s’envolait comme un mannequin pour buter finalement de la tête contre un des murs du hall.
  
  Sur ces entrefaites, le premier combattant avait retrouvé ses esprits et se jetait derechef dans la bataille. Mal lui en prit, car le hasard voulut que ce soit Coplan qui reçoive son rush furibond. D’une volte acrobatique, Coplan para le fougueux assaut et, lançant sa jambe d’un petit mouvement sec et précis, il infligea au zigoto un croc-en-jambe à la fois vicieux et imparable. L’homme s’étala avec une telle force que son front fit bang contre la pierre du perron. Celui-là, pas de doute, était sonné pour un bout de temps.
  
  Les deux autres, avec plus de vaillance que de discernement, s’acharnaient. On eût dit deux taureaux dressés pour la corrida. Valence neutralisa le premier par une brève manchette à l’épigastre, tandis que Coplan enlaçait le deuxième pour l’expédier sans ménagement au sol.
  
  Blasco, qui donnait l’impression d’avoir un énorme stock d’énergie à dépenser, termina le massacre avec une sombre allégresse. Opérant à un rythme endiablé, il distribua un coup de godasse par-ci, un swing par-là, pour ne s’arrêter que quand le dernier adversaire, étendu devant le perron, ne bougea plus.
  
  Valence articula de son air pincé habituel :
  
  — Pour du sport, c’est du sport.
  
  Blasco, soufflant comme un phoque, riposta, hilare :
  
  — Sacrénom, ça fait du bien de temps en temps, non ?
  
  Coplan bougonna :
  
  — Bon, maintenant que nous avons atteint notre objectif, ne restons pas glander ici. Des fois que cette maison serait le repaire des types de Karukera, d’autres zouaves peuvent encore s’amener.
  
  Valence maugréa :
  
  — J’étais d’accord pour un otage, mais je ne vais quand même pas boucler TROIS bonshommes dans ma cave.
  
  — Nous n’avons pas le choix, trancha Coplan. Il faut prendre le lot tout entier. Allez, au boulot. On va les ficeler et leur bander les yeux.
  
  Ces précautions prises, les trois Français visitèrent la maison.
  
  Patricia, endormie, avait été allongée sur un canapé. Elle arborait une expression paisible, absente, et ses yeux fermés lui donnaient un drôle d’air artificiel, comme on en voit à certaines poupées noires chez les marchands de jouets.
  
  Coplan se pencha au-dessus de la fille, renifla, annonça :
  
  — Chloroforme. Si la dose n’était pas trop corsée, elle en aura pour une bonne heure. On l’emmène aussi.
  
  — Mais c’est insensé ! protesta Valence. Vous vous rendez compte ! Mon domicile privé !
  
  — Ne vous en faites pas, le rassura Coplan, nous prendrons les mesures qui s’imposent pour protéger votre honorabilité. Blasco, transportez Patricia dans votre Simca. Les autres seront chargés dans la fourgonnette.
  
  Bien entendu, Coplan n’oublia pas de visiter la vieille maison avant de se retirer. Il n’oublia pas non plus la serviette de cuir que l’un des inconnus avait trimballée.
  
  Finalement, il éteignit la lumière dans la salle à manger, referma le vantail de chêne et attendit, caché dans l’ombre, que Valence et Blasco rappliquent avec leurs véhicules.
  
  Les prisonniers et la prisonnière embarqués, les trois agents du Service quittèrent le domaine de la Palmière qui retomba dans sa funèbre léthargie.
  
  *
  
  * *
  
  En prévision de l’opération projetée, Valence avait donné congé à sa servante antillaise. Les trois Français purent donc, une fois la porte du garage de la villa de Valence refermée, transporter tranquillement leurs captures dans le sous-sol de l’habitation.
  
  Quelques gifles, de l’eau froide et une gorgée de scotch versée dans la bouche des otages mâles finirent par arracher ceux-ci à leur somnolence comateuse.
  
  Ligotés, les yeux bandés, les trois hommes annoncèrent la couleur dès que Coplan entama les interrogatoires.
  
  Muets comme des carpes.
  
  Coplan, qui avait fait l’inventaire des portefeuilles, savait à qui il avait affaire. Le propriétaire de l’AMI 6 se nommait Pierre Guinat-Plessis. Il avait 34 ans, était domicilié à Pointe-à-Pitre et exerçait la profession d’industriel. Le deuxième gars, propriétaire de la DS noire, s’appelait Louis Sudret ; âgé de 42 ans, il était également de Pointe-à-Pitre et il exerçait la profession de planteur. Le troisième enfin, nommé Robert Lefèvre, 31 ans, habitait la commune du Moule où il exerçait le métier d’agent d’assurances. Sa carte indiquait, assez cocassement :
  
  
  
  Assurances générales.
  
  Incendie – vie – automobile – typhons.
  
  
  
  Chose surprenante, la serviette de cuir apportée par les occupants de la DS contenait des tas de papiers au nom de Molania Amédée, un automatique Steyr calibre 9, un calepin à la couverture de cuir, rempli d’annotations griffonnées au stylo à bille, totalement indéchiffrables, et… le portrait robot de Joseph Linzet dessiné par Coplan.
  
  Après plus d’une heure de tentatives aussi obstinées que vaines, Coplan comprit qu’il ne tirerait rien de ces trois hommes. Courageux, coriaces, on les sentait résolus à ne pas desserrer les dents.
  
  — Soit, ricana Coplan, acerbe, vous ne voulez pas répondre à mes questions et vous vous figurez que c’est une bonne tactique. Tant pis pour vous, car vous vous faites des illusions ! Quand vous serez à moitié morts de faim et de soif, nous utiliserons d’autres procédés pour vous rendre loquaces. Le temps travaille pour nous.
  
  Le nommé Pierre Guinat-Plessis, le type de l’AMI 6, renvoya, hargneux et méprisant :
  
  — C’est vous qui vous faites des illusions ! Vous avez beau être masqués, vous n’échapperez pas au châtiment que vous méritez. D’autres viendront après nous qui sauront vous épingler. Votre copain qui a assassiné Linzet a payé son crime et ce sera le même tarif pour vous.
  
  Coplan jugea inutile de prolonger la séance et, d’un signe, fit comprendre à Valence et à Blasco qu’ils parleraient de ce problème dans la salle de séjour.
  
  Réunis au rez-de-chaussée, les trois Français commentèrent à mi-voix les paroles prononcées par Guinat-Plessis.
  
  — Vous avez pigé ? fit Coplan. Ils sont persuadés que nous sommes du même bord que l’assassin de Linzet, ce qui est apparemment logique.
  
  — Toute l’histoire est très claire, grommela Valence. Les affaires qui se trouvent dans la serviette appartiennent à l’agent des Sivets, Amédée Molania. Comment celui-ci a-t-il été mis en possession du portrait robot de Linzet ? La réponse coule de source : Patricia. Elle a fauché le dessin que vous aviez confié à Banava et elle l’a passé à son copain Molania. Voilà un mystère éclairci. Et les gars qui sont dans la cave ont liquidé Molania, l’assassin de Linzet.
  
  — Nous allons demander confirmation à la fille au sujet du portrait robot, décréta Coplan. On doit pouvoir la réveiller maintenant.
  
  La jeune Guadeloupéenne avait été étendue sur le lit de fer qui meublait une des chambres d’amis de la villa, au premier étage. Les trois agents du Vieux se transportèrent illico dans la chambre en question et Blasco, contrefaisant sa voix, articula :
  
  — Alors, Patricia, bientôt fini de roupiller ?
  
  La fille, sommairement ficelée, les yeux bandés, achevait d’éliminer le chloroforme qu’elle avait respiré.
  
  — Oui, dit-elle d’une voix pâteuse, je suis réveillée. Où suis-je ?
  
  — Peu importe où vous êtes. Vous êtes notre prisonnière et nous sommes des amis de Joseph Linzet. Je suppose que ça vous dit quelque chose ?
  
  L’Antillaise ne répondit pas.
  
  Blasco reprit, plus menaçant :
  
  — Ouvrez bien vos deux oreilles. Si vous répondez correctement à mes questions, il ne vous sera fait aucun mal. Sinon…
  
  Il laissa sa phrase en suspens. Puis, après une pause destinée à donner du poids aux paroles qui allaient suivre, il déclara :
  
  — Votre camarade Amédée nous a juré sur l’honneur que c’était vous qui lui aviez remis le portrait robot de Linzet. Est-ce exact ?
  
  — Oui.
  
  — Pour quel motif lui avez-vous transmis ce portrait ?
  
  Silence. La jolie bouche charnue de la fille tremblait.
  
  Blasco, devinant la panique qui s’était emparée de la prisonnière, gronda :
  
  — Attention, Patricia. N’oubliez pas ce que je viens de vous dire. Nous n’avons rien contre vous personnellement et nous sommes disposés à vous rendre votre liberté si vous êtes compréhensive et… coopérative. Si vous refusez de répondre, vous allez connaître les pires moments de votre existence. Vous serez torturée, défigurée, brisée à jamais.
  
  — Je n’ai pas le droit de vous répondre.
  
  — Tout ce que vous direz restera entre nous, je vous le promets.
  
  — Je n’ai rien à vous dire.
  
  — Vous préférez payer pour d’autres ? s’enquit Blasco. Comme vous voudrez.
  
  D’un geste brutal, il empoigna le gilet de corps qui moulait le buste de l’Antillaise et il tira de toutes ses forces sur le fragile vêtement qui céda et craqua. Les seins bruns de la fille apparurent, superbes, gonflés comme deux fruits pleins de sève, ornés d’une pointe d’un brun mauve dont la matière paraissait douce et délicate comme un pétale d’orchidée.
  
  Patricia articula aussitôt :
  
  — Non, ne me brutalisez pas. C’est Banava, mon patron, qui m’a dit de remettre ce portrait à Amédée.
  
  À cet instant précis, la sonnerie du téléphone tinta au rez-de-chaussée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  Les trois agents du Service, toujours affublés de leurs cagoules, échangèrent des regards intrigués.
  
  D’un geste, Coplan fit comprendre à ses deux camarades que le téléphone passait en priorité. Ils quittèrent tous les trois la pièce, descendirent en vitesse au rez-de-chaussée.
  
  Valence décrocha le téléphone qui sonnait toujours.
  
  — Allô ? fit-il.
  
  — Ah, enfin ? s’exclama une voix mâle au timbre enjoué. Ai-je l’honneur de parler à M. Valence ?
  
  — Oui, c’est moi-même.
  
  — Je suis confus de vous déranger à cette heure aussi tardive, mais j’ai vainement essayé de vous atteindre tout au long de la soirée.
  
  — J’étais absent. De quoi s’agit-il ?
  
  — Je suis l’agent technique de la Société Pascal et il s’agit de l’affaire au sujet de laquelle vous avez eu un échange de correspondance avec ma firme.
  
  — Ah bon ! Et alors ?
  
  — J’arrive de Paris et j’ai des nouvelles propositions à vous soumettre. Pouvons-nous nous rencontrer demain ?
  
  Valence jeta un coup d’œil à sa montre.
  
  — Où êtes-vous ? questionna-t-il.
  
  — À l’hôtel de la Vieille Tour.
  
  — Parfait. J’attendais vos nouvelles propositions avec impatience car l’affaire est urgente. Si cela ne vous contrarie pas, je viendrai vous voir à votre hôtel dans une demi-heure.
  
  — Cela me convient parfaitement. Je vous attendrai dans le hall.
  
  — Entendu. Je tiendrai un numéro de Match dans ma main, conclut Valence.
  
  Sur ce, il raccrocha et dit à ses deux collègues :
  
  — Le Vieux nous envoie un copain du Service.
  
  Coplan ironisa :
  
  — Radin comme il l’est, c’est que c’est important. En principe, il préfère payer un télégramme qu’un billet d’avion.
  
  — J’y vais, décida Valence. Je vous confie la maison et son contenu.
  
  Puis, à Coplan :
  
  — Au fond, vous pourriez peut-être m’accompagner ? Nous ferions le point en cours de route.
  
  — J’allais vous le proposer, acquiesça Coplan.
  
  Il ôta sa cagoule et Valence fit de même.
  
  Dans la voiture qui les emmenait à Gosier, Valence attaqua immédiatement le problème majeur.
  
  — De deux choses l’une, posa-t-il sur un ton revêche, ou bien Patricia nous bourre le crâne, ou bien Banava est en cheville avec le Kremlin. En ce qui me concerne, je penche nettement en faveur de la seconde hypothèse. Primo, parce que la fille était trop terrorisée pour mentir. Secundo, parce que cela corrobore votre première idée et que ce serait tout à fait conforme au personnage tel que vous nous l’avez décrit.
  
  — Je partage entièrement votre avis, opina Coplan, la mine austère. De toute façon, le moment est venu de crever l’abcès. Dès demain, j’organise une confrontation entre Banava et sa secrétaire. Il faut que Banava soit mis au pied du mur.
  
  — Méfiez-vous, c’est un beau parleur. Il saura se justifier.
  
  — Je n’en demande pas davantage.
  
  — Si ça se trouve, il va nous assurer que c’est par ordre supérieur qu’il entretient des contacts secrets avec les gens de Moscou.
  
  — Ce qui n’aurait rien d’impossible, émit Coplan. L’essentiel, c’est qu’il nous dise enfin la vérité.
  
  — Du même coup, l’action des Sages de Karukera s’explique. De leur point de vue, Banava est un traître et les accusations qui figuraient dans leurs lettres de menace sont fondées.
  
  — Oui, tout se tient, évidemment. La photo de Patricia en compagnie d’Amédée Molania était une indication destinée à me mettre sur la voie.
  
  — Qu’est-ce que nous allons faire de ces types ?
  
  — Les obliger à vider leur sac. Je veux savoir comment ils s’y sont pris pour découvrir le double jeu de Banava. Je suis presque sûr, à présent, qu’ils ont un ou plusieurs informateurs bien placés à Paris. Et j’ai l’impression que cette raseuse d’Évelyne Plessis a joué un rôle dans la combine. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’elle se trouvait dans mon avion, et ce n’est pas non plus par hasard qu’on m’a appelé publiquement au téléphone sous le nom de Coplan pendant que je dînais avec elle.
  
  — Merde ! lâcha Valence, estomaqué. Ils auraient une antenne au sein même du Service ?
  
  — Apparemment.
  
  — Le Vieux va hurler.
  
  — Il s’en est peut-être rendu compte. Et c’est peut-être pour cette raison qu’il nous envoie un émissaire.
  
  Au grand ébahissement de Coplan, l’émissaire n’était autre que Fondane, son propre adjoint !
  
  Tandis qu’ils regagnaient en voiture la villa de Valence, Fondane révéla les instructions qu’il était chargé de transmettre à Coplan de la part du Vieux.
  
  — Officiellement, déclara-t-il, le programme de la mission reste le même : protéger Banava, éviter un drame et les remous politiques qui ne manqueraient pas d’en découler. Officieusement, c’est une autre chanson. Ce que le Vieux redoute le plus maintenant, c’est un scandale qui rejaillirait sur l’Administration.
  
  Coplan maugréa :
  
  — L’Administration ? Qu’est-ce que le Vieux entend par-là ?
  
  — Des tas de choses. Non seulement le secrétariat des D.O.M.T.O.M. pourrait être compromis, mais aussi les Renseignements Généraux et peut-être même la Piscine(8). Banava traîne dans son sillage une subtile odeur de pourriture. Et ce n’est pas du tout pour défendre les intérêts de la France qu’il a été expédié ici, c’est parce que sa position à Paris n’était plus tenable.
  
  Coplan grommela derechef :
  
  — Bon, abrège. Ton histoire est tellement elliptique que nous ne pouvons pas te suivre.
  
  — Mais non, rétorqua Fondane, mon histoire est très simple, au contraire. Quand le Vieux a reçu votre ultimatum, il l’a aussitôt répercuté sur les Renseignements Généraux et il leur a mis le marché en main : ou bien ils ouvraient leurs dossiers, ou bien le Service laissait tomber la mission que le ministère lui avait confiée. Bref, acculés, les R.G. ont dû céder. En fait, comme vous le supposiez à juste titre, les R.G. sont au courant de la vie privée de Banava jusque dans les moindres détails et j’aime autant vous dire que c’est un véritable feuilleton. Au moment de son départ de Paris, Banava avait trois maîtresses. La première, la plus ancienne, c’est la propre femme de son ancien chef, Léon Valtier. La deuxième, une Noire américaine, s’appelle Margaret Davis. La troisième, une fille de 24 ans, se nomme Marie-Hélène Guinat. J’ai les photos de ces trois souris. Vous comprendrez la situation de Banava au premier coup d’œil.
  
  Coplan, décidément énervé, coupa :
  
  — Tu nous raconteras ton feuilleton plus tard. Résume-nous l’essentiel.
  
  Fondane, se tournant vers son chef, prononça sur un ton à la fois amical et goguenard :
  
  — Dites donc, vous me paraissez drôlement survolté ce soir. Ce n’est pas dans vos habitudes pourtant. Tout ce que je vous raconte est essentiel.
  
  — Ouais ! ricana Coplan. Le harem de Banava, on s’en balance. Ce n’est sûrement pas pour nous relater les amours de ce politicien que le Vieux a dépense le prix d’un billet d’avion !
  
  Valence intercala en s’adressant à Fondane :
  
  — Rendez-vous compte que vous tombez comme un chien dans un jeu de quilles. Quand vous m’avez téléphoné, nous étions en train d’asticoter une prisonnière.
  
  — Ah bon, car vous avez une prisonnière ?
  
  — Et trois prisonniers, compléta Valence, sarcastique. Je séquestre tout ce joli monde dans ma villa. Si vous croyez que c’est drôle !
  
  — Je comprends que vous soyez en pétard, opina Fondane. Mais je vous assure que je n’invente rien et que je ne brode pas. C’est pour vous mettre au courant de la vie privée de Banava que le Vieux m’a envoyé ici.
  
  — Nous arrivons, signala Coplan, un peu calmé. Nous reprendrons cette conversation dans cinq minutes.
  
  Quand ils pénétrèrent dans la salle de séjour de la villa, Fondane fut quelque peu effaré de se trouver en présence d’un gars qui portait une cagoule noire sur la tête. Blasco, serrant la main de l’arrivant, gouailla :
  
  — Excusez ma tenue, je suis en plein bal masqué.
  
  Coplan murmura :
  
  — Revenons à nos moutons. Et ne parlons pas trop fort, les murs ne sont pas épais.
  
  Ils s’installèrent tous les quatre dans des fauteuils, autour d’une table, et Fondane, sortant une série de photos de la poche intérieure de son veston, enchaîna :
  
  — Si ça ne vous fait rien, laissez-moi réciter ma leçon sans m’interrompre. Vous me poserez des questions après.
  
  Il fit circuler quatre photos qui montraient, dans des attitudes différentes, la même femme. Et il commenta :
  
  — Voici la première des trois dames qui se partageaient les faveurs de Banava quand il a tout plaqué pour venir ici. Celle-ci, c’est Geneviève Valtier, épouse de Léon Valtier. Ce type, ancien directeur aux D.O.M. où il a fait la loi durant de longues années, a épousé, après un veuvage d’une dizaine d’années, une fille de bonne famille qui a vingt-cinq ans de moins que lui. C’est la gonzesse de la photo. Elle est tombée amoureuse de Banava et leur liaison durait depuis sept ans. Le mari, pas du tout aveugle, n’a pas bronché. Il a même favorisé la carrière de son rival. Évidemment, un petit sexagénaire plutôt chétif ne fait pas le poids à côté d’une force de la nature comme l’Antillais ! Mais le plus marrant, c’est que Valtier, à la retraite depuis quelques mois, adore sa femme.
  
  Marquant une pause, Fondane fit circuler deux autres photos qui représentaient une superbe fille noire aux formes provocantes, à la bouche lascive, au regard ténébreux.
  
  — Tout était pour le mieux dans le plus complaisant des mondes quand Banava est tombé dans les griffes de cette beauté noire que vous voyez sur ces images. C’est Margaret Davis, 26 ans, originaire de Washington, venue à Paris pour écrire un livre sur le Tiers Monde. Cette fille, militante du C.O.R.E.(9) et propagandiste de l’idéologie du Black Power, serait, en fait, à la solde de Moscou. C’est ici que le drame se noue. Geneviève Valtier, ayant découvert sa rivale noire dans le lit de son amant, a tenté de se suicider. Elle a avalé du poison, et c’est un miracle qu’elle s’en soit sortie. Après cette alerte, le mari cocu s’est affolé et, tenez-vous bien, il s’est démené pour arranger les bidons ! Mais Banava en avait plein le dos de la femme de son patron. Il avait non seulement sa belle panthère noire à satisfaire, mais une troisième souris était entrée discrètement dans sa vie. Celle-ci.
  
  Il passa les dernières photos de la série. Elles représentaient une ravissante créature blonde, aux grands yeux pleins de candeur.
  
  — C’est Marie-Hélène Guinat. Elle a 24 ans et elle est née à Pointe-à-Pitre mais elle a été élevée en France.
  
  — En métropole, corrigea machinalement Valence.
  
  — Oui, j’oublie que Pointe-à-Pitre est en France, acquiesça Fondane. Cette fille-là, les Renseignements Généraux ne savent pas grand-chose sur elle. Elle a fait un peu de journalisme pour s’amuser, car elle est riche. On suppose que c’est l’attrait de son île natale qui l’a conduite dans les bras de Banava.
  
  Blasco, à travers sa cagoule qu’il n’avait pas ôtée, chuchota sur un ton grinçant :
  
  — Tu parles ! C’est l’attrait d’autre chose, oui !
  
  Coplan bougonna en se tournant vers Blasco :
  
  — Vous avez l’esprit mal tourné. C’est probablement pour espionner Banava que cette Marie-Hélène s’est donnée à lui. N’oubliez pas que nous avons un Pierre Guinat dans la cave : le type de l’AMI 6. Tout se tient admirablement dans cette histoire.
  
  Fondane assembla les photos, les remit à Coplan.
  
  — C’est pour vous. Et je crois que la conclusion vous paraît un peu plus claire à présent ? Les relations intimes qui existaient entre Banava et cette Noire américaine permettent de penser qu’il n’y avait peut-être pas uniquement une histoire de coucherie entre ces deux-là. Si Banava entretient des contacts avec des agents du Kremlin, il s’agira d’ouvrir l’œil. Et il s’agira aussi de détecter les complices qu’il peut avoir à Paris.
  
  Coplan se leva, alluma une cigarette, prononça d’une voix posée :
  
  — En définitive, tu tombes bien. Les informations que tu nous as apportées recoupent les hypothèses auxquelles nous avions abouti par nos propres moyens. Banava sera mis sur la sellette dès demain matin et j’espère que son cas sera tiré au clair. La photo de Geneviève Valtier nous permet de résoudre une petite devinette.
  
  S’adressant à Valence :
  
  — Vous avez la photo de Banava au bord d’une piscine ?
  
  — Oui, je l’ai là, dit Valence en se levant pour aller chercher l’image en question dans le tiroir d’un meuble.
  
  Il la remit à Coplan, qui la passa à Fondane. Celui-ci, un peu surpris, demanda :
  
  — Où avez-vous pris ce cliché ?
  
  — C’est un document qui nous a été transmis d’une façon plus ou moins anonyme. Cette femme nous intriguait évidemment. Maintenant que nous savons de qui il s’agit, nous savons du même coup que c’était pour nous aiguiller vers la vie privée de Banava qu’on nous a refilé cette épreuve.
  
  Valence, le menton dans la main, questionna en regardant Coplan :
  
  — Comment voyez-vous cette confrontation entre Banava et sa secrétaire ?
  
  — Je vais carrément emmener la fille aux Hibiscus.
  
  — C’est risqué, non ?
  
  — Pourquoi ?
  
  — Une fois qu’elle sera en liberté, nous ne pourrons plus la contrôler. Elle va certainement prévenir les copains de Molania.
  
  — Elle ne sera pas en liberté, répliqua Coplan. Fondane m’accompagnera pour la tenir à l’œil.
  
  — Et les trois loustics qui sont dans la cave ?
  
  — Je m’occuperai d’eux quand je serai fixé au sujet de Banava.
  
  Blasco, s’immisçant dans ce dialogue, jeta d’une voix assourdie :
  
  — À propos de ces trois mecs, il faudrait que l’un de vous se dévoue pour me donner un coup de main. Il y en a un des trois qui m’a fait comprendre qu’il devait chier.
  
  Coplan opina :
  
  — Il faut les traiter humainement, car j’aurai besoin d’eux.
  
  À Fondane :
  
  — Mets une cagoule et occupe-toi des prisonniers avec notre ami Blasco. Toi, ils ne pourront de toute façon pas t’identifier. Donnez-leur à boire aussi.
  
  Blasco et Fondane quittèrent la pièce. Valence, regardant sa montre, émit d’un air songeur :
  
  — Au point où nous en sommes, vous feriez tout aussi bien de rester ici tous les trois jusqu’à l’aube. Il est presque 2 heures du matin.
  
  — Si vous pouvez nous offrir un matelas ou un canapé pour dormir quelques heures, ce sera la meilleure solution.
  
  — On se débrouillera, opina Valence. À quelle heure comptez-vous emmener Patricia chez Banava ?
  
  — Vers 8 heures. Mais je téléphonerai d’abord à mon hôtel pour savoir s’il n’a pas essayé de m’atteindre.
  
  Le lendemain matin, personne n’ayant téléphoné à Frédéric Chavart à l’hôtel de la Vieille Tour, Coplan et Fondane quittèrent la villa de Valence en compagnie de Patricia qui avait toujours les yeux bandés.
  
  Coplan pilotait une Peugeot.
  
  Fondane et Patricia étaient assis à l’arrière.
  
  Coplan fila vers la route de Saint-Claude et, dès qu’ils furent dans la forêt, il stoppa pour permettre à Fondane de débarrasser la passagère de son bandeau.
  
  Coplan expliqua à la fille :
  
  — Nous allons chez ton patron, aux Hibiscus. Je veux savoir si tu as dit la vérité au sujet du portrait robot. Seulement, méfie-toi. Tu es toujours notre prisonnière et mon ami te surveille.
  
  — Que dois-je faire ? haleta-t-elle en scrutant Coplan comme si elle le voyait pour la première fois de sa vie.
  
  — M’obéir à la lettre, c’est tout. Si tu ne marches pas droit, je te livre à la police comme espionne de Moscou.
  
  La Guadeloupéenne hocha la tête pour montrer qu’elle avait compris. Puis, par un souci typiquement féminin de coquetterie, elle arrangea la chemise blanche que Valence lui avait donnée en remplacement de son sweater déchiré.
  
  Une heure plus tard, quand ils arrivèrent aux Hibiscus, Coplan réalisa instantanément, en virant dans l’avenue où habitait Banava, qu’il y avait un pépin.
  
  Les sourcils froncés, le masque durci, il ralentit. Devant l’immeuble où se trouvait l’appartement de l’Antillais, il y avait une demi-douzaine de costauds en civil qui parlaient d’un air confidentiel. Le long du trottoir stationnaient plusieurs limousines noires et une ambulance privée.
  
  Au lieu de stopper, Coplan accéléra, dépassa l’immeuble, vira à droite.
  
  — Il y a un os, maugréa-t-il, envahi par de sombres pressentiments.
  
  Il fonça vers la route de l’aéroport, s’arrêta au premier carrefour.
  
  — Prends le volant, dit-il à Fondane. Tu continues tout droit et tu prends la direction de l’aéroport. Il faut que je téléphone à qui tu sais.
  
  Se conformant aux instructions de Coplan, Fondane rangea, peu après, la Peugeot au parking de l’aérogare.
  
  — Surveille mademoiselle, lança Coplan en débarquant.
  
  Il dut s’y reprendre à trois fois avant d’avoir Valence, au bout du fil, la ligne étant toujours occupée. Enfin, il entendit la voix sèche de son collègue.
  
  — Valence, je vous écoute.
  
  — Chavart. Je viens de passer devant le domicile de…
  
  — Oui, je sais, coupa brutalement Valence. Masson vient de m’annoncer la nouvelle. Banava est mort. Je vous attends chez moi.
  
  À 8 heures du matin, deux motards de la Préfecture, dépêchés au domicile de Banava pour soumettre à la signature de celui-ci des documents indispensables à la régularité de la consultation électorale, avaient trouvé porte close et personne pour répondre à leurs coups de sonnette de plus en plus impératifs.
  
  Or, les échos d’une musique douce parvenaient aux oreilles des motards à travers la porte palière.
  
  Décontenancés, vexés, irrités, les deux motards avaient fini par alerter les policiers du quartier.
  
  Un commissaire, assisté d’un serrurier patenté, s’était amené sur les lieux.
  
  La porte fracturée, un étrange spectacle s’était offert à la vue du policier. Dans la chambre à coucher, allongés côte à côte sur le lit, paisibles et nus, Banava et une femme blanche dormaient d’un sommeil éternel.
  
  Dans le sac à main en croco noir qui devait appartenir à la femme, le commissaire avait trouvé des papiers au nom de Geneviève Valtier, ainsi qu’une lettre dans laquelle la femme annonçait son intention de mourir en compagnie de son amant. La malheureuse précisait même le nom du poison qu’elle s’était procuré à Paris, la veille de son départ, et elle indiquait que cette substance, incolore et inodore, serait versée dans du whisky afin que le passage au néant fût doux et agréable.
  
  Le commissaire, un homme d’âge et d’expérience, ne se laissa pas dépasser par les événements. Prévoyant le retentissement que ce drame ne manquerait pas d’avoir, il ordonna le black-out, mobilisa la Police Judiciaire, passa la main dès que les inspecteurs furent sur les lieux.
  
  Valence transmit à Coplan d’autres détails que Masson lui avait refilés.
  
  Banava, depuis son arrivée à Pointe-à-Pitre, n’avait pas cessé d’être harcelé par son ancienne maîtresse. Un des tiroirs de sa commode était bourré de lettres bleues, lettres dans lesquelles Geneviève Valtier, avec une franchise de langage assez surprenante chez une femme bien élevée, évoquait les joies qu’elle devait à son amant noir, ces joies dont le souvenir la torturait et dont elle ne supportait pas d’être désormais sevrée.
  
  Imitant l’inspecteur Masson, Valence ricana de sa voix mordante et pointue :
  
  — Un cas très net d’envoûtement sexuel.
  
  — Maintenant je comprends la colère de Banava, murmura Coplan. Le matin où il est sorti de ses gonds, il y avait une lettre bleue dans son courrier.
  
  — Nous reparlerons de cette histoire, dit Valence. Ce qui compte à présent, c’est de régler le sort de nos prisonniers.
  
  — Je vais leur parler, décida Coplan.
  
  — N’oubliez pas votre cagoule.
  
  — Je n’ai plus besoin de cagoule.
  
  Coplan rejoignit les prisonniers toujours étendus sur le sol cimenté de la cave, ficelés, les yeux bandés.
  
  — Messieurs, leur annonça-t-il, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Vous avez atteint votre but : Banava est mort.
  
  Délivrant les prisonniers des bandeaux qui leur écrasaient les yeux et la bouche, il dévisagea en silence les trois hommes qui n’avaient pas réagi. Méfiants, surpris, ils regardaient Coplan sans comprendre.
  
  — Il y a eu maldonne, reprit Coplan. Vous pensiez avoir affaire aux complices de Patricia et de Molania, hein ?
  
  — Oui, reconnut Pierre Guinat. Nous vous avions demandé de ne pas intervenir.
  
  — Je ne pouvais pas donner suite à cette requête. Je suis en service commandé, vous le savez.
  
  — La mort de Banava, c’est un bateau ?
  
  — Je ne me serais pas montré à visage découvert si l’affaire n’était pas terminée pour moi. Banava a été empoisonné par sa maîtresse, Geneviève Valtier, qui s’est suicidée par la même occasion.
  
  Les trois prisonniers se regardèrent, puis Pierre Guinat articula avec une pointe de mépris dans la voix :
  
  — D’une manière ou d’une autre, ça devait arriver. À force de miser sur tous les chevaux, Banava était condamné à perdre sa mise ! Nous, ce que nous voulions, c’était lui flanquer une telle trouille qu’il aurait été forcé de foutre le camp.
  
  — Vous avez quand même essayé de l’abattre.
  
  — Jamais de la vie ! C’était de la mise en scène. La bombe placée dans sa Mercedes n’était pas amorcée. Quant aux coups de feu, vous avez dû vous rendre compte que c’était une agression bidon, non ? Nous sommes ennemis de la violence inutile.
  
  — Pourquoi n’avez-vous pas été plus explicites dans les messages que vous m’avez adressés ? Si vous m’aviez franchement révélé que Banava était en cheville avec les agents du Kremlin, j’aurais pu agir tout de suite et d’une manière catégorique.
  
  De nouveau, les trois prisonniers se consultèrent du regard. À la fin, Pierre Guinat, qui paraissait être le chef du trio, grommela :
  
  — Nous ne pouvions pas vous mettre au parfum d’une façon précise et directe sans griller nos propres informateurs.
  
  — Justement, enchaîna Coplan d’une voix plus autoritaire. Parlons-en, de vos informateurs. Je vous propose un marché. Donnant, donnant : vous me révélez vos sources, et moi je passe l’éponge sur le sort que vous avez réservé à Molania.
  
  La réponse fusa, brève et définitive.
  
  — Non, fit Pierre Guinat. Nous avons fait le serment de ne jamais révéler les noms de ceux qui nous aident. Vous pouvez nous torturer, nous exécuter dans cette cave, nous ne parlerons jamais.
  
  — Au fond, quel est l’objectif des Sages de Karukera ?
  
  — C’est une blague, laissa tomber Guinat. Nous appartenons à la L.P.A.
  
  — C’est-à-dire ?
  
  — La Ligue des Patriotes Antillais. C’est une organisation semi-clandestine qui lutte pour que les Antilles françaises restent françaises…
  
  — Contre les Antillais de race noire ?
  
  — Pas du tout ! Soixante-dix pour cent de l’effectif total de la L.P.A. sont des gens de couleur. Nous avons déjà fait échouer plusieurs tentatives de mainmise étrangère sur nos îles. Et cela, grâce à nos réseaux extérieurs.
  
  Coplan resta pensif un moment. Puis, presque cordial :
  
  — Ce sont également vos réseaux extérieurs qui vous ont signalé le double jeu de Banava ?
  
  — Oui.
  
  — Marie-Hélène Guinat, c’est une parente à vous ?
  
  — Une cousine.
  
  — Elle couchait avec Banava à Paris. Pour la bonne cause, j’imagine ?
  
  — Évidemment.
  
  — Il y a cependant une chose que je ne saisis pas dans le cas de Banava. Pourquoi les gens de Moscou, qui tiennent la mairie de Pointe-à-Pitre par communistes interposés, épaulaient-ils un candidat gouvernemental tel que Banava ?
  
  — Sans blague ? maugréa Guinat. Vous me décevez ! Depuis tant d’années que les stratèges politiques du Kremlin sont sous-estimés par les spécialistes occidentaux, ils ont bel et bien conquis la moitié du globe ! Nous nous ne voulons pas de l’idéologie communiste. Et nous montons la garde. Banava était, aux yeux des Russes, une sorte de nouveau Fidel Castro. On tablait sur les appuis que les politiciens aveugles ou corrompus de Paris donnaient à ce type pour l’amener au pouvoir. Et là, il aurait tombé le masque. Car les cerveaux soviétiques sont drôlement futés, croyez-moi. Ils ont très bien compris que le Parti Communiste, ici aux Antilles, était dans une impasse. Tenir une mairie, c’est une chose, mais ça ne va pas bien loin ici. Moscou se heurte malgré tout à la France, aux patriotes français, aux forces de la bourgeoisie locale et aux classes dirigeantes. Alors, c’est très simple, Moscou prépare la relève. Banava aurait pris la succession des communistes fossilisés et le Kremlin aurait emporté une fois de plus la compétition.
  
  — Nous allons vous reconduire dans les parages de la Palmière, décida Coplan. Dès qu’il fera nuit, nous quitterons cette maison. Oubliez-moi, et faites mes compliments à Évelyne Plessis. Elle m’a bien possédé.
  
  — Oubliez-nous, vous aussi. Et n’essayez pas de savoir comment Évelyne s’est débrouillée pour être dans votre avion. Elle n’était d’ailleurs pas sûre que vous étiez Francis Coplan. C’est par intuition qu’elle a estimé que ce devait être vous.
  
  — Elle m’a avoué qu’elle était une sorcière. Je ne pratique pas la chasse aux sorcières.
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  Rentrés ensemble à Paris, Coplan et Fondane eurent une entrevue avec le Vieux et Coplan promit à son directeur de lui remettre son rapport écrit dans un délai de quarante-huit heures.
  
  — Je dois mettre mes notes au clair, affirma-t-il.
  
  — N’en faites pas trop, marmonna le Vieux, bougon. La mort de Banava arrange tout le monde et nous n’avons aucune raison de remuer ce merdier.
  
  — Je vous préviens tout de suite que je ne suis pas parvenu à élucider le mystère des fuites qui se sont produites à Paris.
  
  — Je n’en ferai pas une maladie, grinça le Vieux. De toute façon, si vous en parlez dans votre rapport écrit, il se trouvera sans aucun doute une main discrète pour gommer les indications compromettantes. Alors…
  
  — Puis-je vous poser une question ?
  
  — Je vous écoute ?
  
  — Est-ce volontairement que vous m’avez remis un dossier incomplet quand vous m’avez confié cette mission ?
  
  — Non, avoua le Vieux, sincère. Comme il s’agissait d’une affaire politique, l’absence d’informations sur la vie privée de Banava n’avait pas retenu mon attention.
  
  Il soupira, ajouta sur un ton mi-figue mi-raisin :
  
  — Il y a une vingtaine d’années, quand j’étais instructeur à l’école du Service, je n’arrêtais pas de rappeler à mes élèves qu’il ne fallait jamais négliger le plus petit détail dans une affaire.
  
  Il regarda Coplan, puis Fondane, puis de nouveau Coplan et reprit :
  
  — Si je devais redevenir instructeur, je dirais à mes élèves que ce qui compte réellement dans notre métier, ce sont les détails justement. Tenez, un exemple. Je suis sûr que Banava ne s’est pas douté, la première fois qu’il a couché avec la femme de son patron, que ça le conduirait au cimetière. Il a négligé un détail : la psychologie de sa partenaire.
  
  — Je n’appellerais pas cela un détail, émit Coplan, ironique. Un prêtre m’a dit un jour : tout ce qui concerne le sexe touche au sacré de l’être. Je crois que Banava a sous-estimé sa puissance érotique. C’est cette erreur-là qu’il a payée. Et ce n’est pas un détail.
  
  — On pourrait en discuter, concéda le Vieux. Mais à quoi bon ?
  
  Coplan se demanda pour quel motif le Vieux avait fait dévier l’entretien sur des considérations aussi abstraites que secondaires.
  
  Une idée baroque lui traversa l’esprit : « Et si c’était le Vieux lui-même qui avait refilé des tuyaux aux Sages de Karukera pour soutenir leur lutte patriotique ?
  
  Tout se serait passé exactement de la même manière.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer le 18 avril 1985 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  Numérisation :
  
  version 1 / mars 2015
  
  purple ed.
  
  
  
  
  
  1 Voir : Coplan ouvre le feu, du même auteur.
  
  2 Secouons le cocotier (volume 2) par J. Raspail. (Éditions Robert Laffont.)
  
  3 Groupement des Organisations Nationalistes guadeloupéennes.
  
  4 La politique américaine dite du « Big Stick » est fondée sur une déclaration du président Théodore Roosevelt (1904) proclamant le droit, pour les États-Unis, de faire régner l’ordre dans la zone Caraïbe afin de protéger leurs intérêts.
  
  5 Habitants de Pointe-à-Pitre.
  
  6 G.R.U. : Administration générale de Renseignement en U.R.S.S. Dépend du ministère des Forces Armées. La 3e Section s’occupe des missions en territoire étranger.
  
  7 Vestiges d’anciens moulins à vent utilisés jadis pour broyer les cannes à sucre.
  
  8 Surnom donné par les initiés au siège du Service, à Paris.
  
  9 C.O.R.E. Congress for Racial Equality. Mouvement noir américain.
  
  
  
  
  
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