Comme le commun des mortels, les espions aussi prennent des vacances, avait dit le Vieux.
Coplan levait la tête pour admirer les frondaisons des chênes tricentenaires dont la double haie conduisait à la vieille demeure coloniale, épargnée par la guerre de Sécession, où vivaient les Gauchey de Baupertuis. Sur la gauche, à la limite des bayous, des alligators barbotaient dans le bassin. Leur chair, savait Coplan, servirait à confectionner le fameux boudin créole dont raffolaient les Louisianais.
C’est chez les Gauchey de Baupertuis que Lambert Jourdain était venu en vacances. Capitaine à la D.G.S.E., il était sorti de l’ombre sur l’ordre du Vieux qui estimait qu’il avait besoin de repos à la suite de sa longue plongée dans les pays de l’Est.
La mère de Jourdain était une cajun, une descendante de ces Français du Canada honteusement chassés d’Acadie par les Anglais au XVIIIème siècle, au mépris de leur signature au bas d’un traité. L’exode massif avait mené ces Français en Louisiane où ils s’étaient établis le long des bayous, les pieds dans l’eau et la tête dans les cyprès.
Pour la première fois de sa vie, Lambert Jourdain avait visité la Louisiane et pris contact avec ses cousins dont sa mère lui vantait la truculence, la jovialité, le savoir-faire, le courage et l’âme trempée dans l’acier de Tolède, qualités communes aux cajuns.
Raymond Gauchey de Baupertuis, l’un des cousins, revint et entraîna Coplan :
- Je vais vous montrer le mèche (Marécage en français cajun).
Sous la prairie de nénuphars coassaient les grenouilles, tandis que sur les îlots boueux, que contournait l’arroyo, se dressaient, hiératiques, les hérons blancs, les flamants roses et les jabirus au plumage crème et saphir. Sur l’eau flottaient d’étranges feuilles corail découpées en forme d’éventail.
L’atmosphère était chaude et humide et Coplan sentait sa chemise se tremper de sueur.
Au détour de l’étroit chemin s’élevait une autre vieille maison coloniale où se déroulait une fête. Sur l’esplanade, au son d’un orchestre qui trônait sur une estrade, on dansait la colinda, qui tenait à la fois de la gigue écossaise et de la bourrée auvergnate. Rien dans son rythme qui puisse rappeler que le jazz était né à cent kilomètres d’ici, dans le Quartier Français de La Nouvelle-Orléans.
Le maître de maison vit les deux passants et les héla :
- Z’allez ben manger des écrevisses et boire une Belle Blonde à c’t’heure ?
Le français parlé dans les bayous était celui du XVIIIème siècle et restituait l’accent normand ou picard de l’époque. Coplan admirait que ces gens, fidèles à la France, ait imposé le bilinguisme officiel à l’État de Louisiane, si bien que celui-ci était le seul parmi les cinquante États à bénéficier de ce privilège. Il était également le seul où les divisions administratives de l’État étaient baptisées Paroisses et non Comtés, l’appellation datant des rois de France.
Coplan et son guide durent vider des chopes de la bière locale, la Belle Blonde, et manger les écrevisses des bayous.
- Suce la tête et presse la queue, conseilla à Coplan une brune superbe, si tu veux avoir l’air d’un vrai cul de raton laveur.
Le raton laveur était l’animal fétiche des cajuns et les Cous Rouges (Pour un cajun, tout Américain d’origine anglaise ou écossaise) les affublaient de ce sobriquet méprisant.
Quand ils eurent sacrifié à ce rite. Coplan et le cajun reprirent leur route.
- C’est ici, fit ce dernier en s’arrêtant sous une mare couverte de nénuphars qu’abritait un rideau opaque de mousse espagnole.
- Qu’est-il venu faire dans le coin ?
- Chasser l’alligator. Ces bêtes se cachent sous les nénuphars. Pour les faire émerger, on leur jette une cuisse de partridge (Coq de bruyère à collier) et il ne reste plus qu’à leur coller une balle entre les yeux avant de les remorquer pour les dépecer et accommoder leur chair en boudin créole.
- Il avait une arme ?
- Une Winchester calibre 30. Elle ne lui a pas servi pour se défendre.
Des escadrons de moustiques passèrent sous la mousse espagnole et le cajun fit demi-tour.
- Mieux vaut rebrousser chemin. Ces saloperies sont voraces. Ce mèche en est infesté. À c’t’heure, faut de toute façon que vous alliez voir le lieutenant Duruisseau.
- Et vous n’avez pas idée de l’identité de celui qui aurait fait le coup ?
- Pas d’idée et pas un cajun, c’est sûr.
De retour à la plantation, Coplan monta à bord de la Buick Century et, en longeant le bayou Petite Amibe, prit la direction de Bâton Rouge, capitale de l’État et de la Paroisse.
Stetson de guingois, cravate nouée à demi, lunettes tombant sur le bout du nez, l’air madré d’un maquignon, le lieutenant Peter Duruisseau parlait naturellement français avec l’accent cajun.
- J’ai justement rendez-vous avec la légiste, Bridgette Lemarchand. Venez donc.
Le policier entraîna Coplan vers la cabine d’ascenseur qui les mena au septième étage du palais de justice où se logeaient les services médico-légaux.
Le docteur Bridgette Lemarchand était une femme maigre au visage osseux et aux yeux vifs et intelligents. Sur la table métallique était allongé le cadavre nu d’une Noire dont la fiche signalétique indiquait qu’elle avait vingt ans mais qui en paraissait le double dans la rigidité de la mort. A la lisière du pubis, était inscrit en anglais N’oubliez pas le préservatif. Pourtant, ce n’était pas un oubli de ce genre qui l’avait fait trépasser, mais plusieurs balles de gros calibre sous son sein gauche.
Le policier présenta Coplan et fournit quelques explications à la légiste qui hocha la tête.
- Le coup a été porté sous l’omoplate gauche de votre ami avec une force telle qu’elle exclut que l’auteur soit une femme. L’arme doit être une sorte de baïonnette à la pointe forgée de telle manière qu’elle provoque un maximum de dégâts dans les chairs, un peu comme les balles dum-dum dites explosives.
Coplan avait dressé l’oreille.
- Vous avez des photographies de la blessure ?
D’un geste habituel à la profession, Bridgette Lemarchand planta son scalpel dans la cuisse droite de la Noire et s’en alla débusquer sur son bureau un dossier qu’elle tendit à Coplan.
- Allez vous asseoir dans le couloir et consultez-le. Le lieutenant et moi avons un sujet ardu à débattre.
Dans le couloir, des policiers poussaient vers la morgue un chariot sous le drap duquel on devinait la présence d’un cadavre aux relents pestilentiels. Pour combattre les remugles des chairs en décomposition. Coplan alluma une Gitane, aspira goulûment la fumée et la chassa autour de lui, comme pour s’entourer d’un nuage protecteur.
Il commença par lire le rapport d’autopsie et sursauta quand il parvint à la description probable de l’arme du crime, celle que Bridgette Lemarchand supposait être une baïonnette. Aussitôt, il se reporta aux photographies qu’elle avait prises. Un frisson glacé lui zigzagua le long de l’échine.
Il se revoyait à Capri un an plus tôt,
Sur cet îlot rocheux au large de Naples, il avait traqué en compagnie du capitaine Elizabeth Verday de la D.G.S.E. un réseau de terroristes intégristes algériens. L’opération avait été menée en liaison avec le S.I.M., les Services spéciaux italiens. Astucieusement, le réseau utilisait le relais de Capri pour acheminer en Algérie des armes et des explosifs volés en France. Son intention était de commettre des attentats contre des intérêts ou des citoyens français. Malheureusement, imprégnés de leur désinvolture coutumière, les Italiens avaient déclenché le raid trop tôt, si bien que le chef n’avait pu être appréhendé, n’étant pas encore de retour au nid. Malgré tout, la razzia sur les autres membres du groupe ayant été tenue ultra-secrète, il existait de bonnes chances pour qu’il vînt de lui-même se jeter dans les mailles du filet.
Et la souricière avait été tendue.
Vexés d’avoir essuyé un échec, les Italiens du S.I.M. avaient voulu se racheter et avaient cantonné Coplan et Elizabeth dans un rôle subalterne, celui qui consistait à surveiller les arrivées par l’hydroglisseur en provenance de Naples.
L’entreprise laissait beaucoup de temps libre.
Coplan et Elizabeth s’étaient promenés, longeant les vignes, à l’ombre des pins, en franchissant des arches de bougainvillées et en frôlant des murs de pierres ruisselants de géraniums odorants. À chaque halte, ils faisaient des orgies de muscats et de figues gonflées de soleil. Ils avaient aussi foulé le pavement à majoliques de l’église San Michèle d’Anacapri et emprunté la Via Krupp qui descendait de la falaise comme une couleuvre en direction de Marina Piccola.
Sur l’étroit rocher aux côtes abruptes et déchiquetées, ils avaient exploré les grottes creusées dans le granit, là où se réfugiaient les premiers chrétiens persécutés par Rome. Dans l’une d’elles, face aux Faraglioni, les trois rochers devenus l’emblème de l’île, à l’extrémité de la pointe Tragara, Elizabeth avait voulu faire l’amour, sans doute transcendée par l’ambiance romantique de ce lieu enchanteur.
Leur étreinte avait été brève, car des touristes pouvaient surgir d’un moment à l’autre, mais ardente et extraordinairement gratifiante. Elizabeth était très chaude et ne le dissimulait nullement dans ses ébats. En outre, elle avait été extrêmement tendue au cours de leur mission et, maintenant que la pression s’était relâchée, elle entendait bien jouir de cet intermède et de cette oisiveté.
« - Cette nuit, dans ma chambre à la Villa Brunella, nous aurons tout loisir de faire plus ample connaissance, avait-elle déclaré avec un sourire enjôleur quand ils avaient rajusté leurs vêtements. Remarque, je ne critique pas l’amour dans une grotte. C’est excitant, l’idée que nous pouvons à tout moment être surpris par une flopée de touristes armés de camescopes ! Cependant, quoi de plus confortable qu’un lit douillet ? Finalement, je suis plus une bourgeoise conservatrice qu’une aventurière... »
Il n’y avait pas eu de nuit d’amour dans la chambre d’Elizabeth à la Villa Brunella. La souricière était tendue depuis quatre jours et la cible ne s’était pas encore montrée. Les gens du S.I.M. étaient inquiets et avaient convoqué Coplan pour solliciter, enfin, ses conseils éclairés. Il avait dû abandonner Elizabeth pour assister à la réunion. La nuit tombée, elle avait pris le funiculaire jusqu’à la Piazzetta et, durant le trajet, avait été assassinée. À l’arme blanche, comme Lambert Jourdain. Une arme blanche très spéciale, dont la pointe épousait la forme d’un double W.
Coplan avait le regard aimanté par les photographies prises par Bridgette Lemarchand et qui montraient les blessures en gros plan, avec un réalisme qui ne laissait la part à aucune erreur. La même empreinte qu’à Capri, sous l’omoplate gauche.
Sur le rocher. Coplan et les gens du S.I.M. avaient mis le meurtre sur le compte du réseau intégriste. Des membres non repérés qui auraient échappé à la rafle et cherché à venger l’arrestation de leurs complices. Comment avaient-ils identifié Elizabeth, personne n’avait pu l’expliquer. Le lendemain. Coplan arrêtait lui-même le chef du réseau à l’arrivée de l’hydroglisseur. Malgré un interrogatoire serré, mené sans fioritures à la limite du troisième degré, l’homme n’avait pu éclairer leur lanterne. Visiblement, il ne savait rien, sinon il aurait parlé, surtout quand le commendatore Giordano et ses hommes l’avaient emmené au Saut de Tibère. Du haut de ce vertigineux escarpement de 297 mètres, cet empereur romain faisait précipiter ses ennemis dans la mer. Menacé d’un sort identique, le chef du réseau s’était effondré, était tombé à genoux, avait supplié et juré qu’il ignorait tout de la mort d’Elizabeth.
Le mystère demeurait entier.
Et voilà qu’à des milliers de kilomètres de la romantique Capri, dans le cœur des bayous louisianais, un autre agent de la D.G.S.E. tombait sous les coups d’un tueur qui opérait avec une arme similaire.
Coplan avait beau fouiller sa mémoire, il ne se souvenait pas avoir jamais rencontré une arme, baïonnette ou autre, dont la pointe se terminait en forme de double W.
Une paire de policiers en uniforme poussaient un second chariot vers la morgue quand le lieutenant Duruisseau ressortit et tendit la main pour récupérer le dossier qu’il alla reposer sur le bureau de la légiste.
- Venez, nous allons boire une Belle Blonde et parler de l’affaire, invita-t-il.
Ils marchèrent jusqu’à un bar qui s’appelait le Charivari, du nom d’une coutume cajun qui consistait, pendant la nuit de noces, à pourchasser les jeunes époux et à les assaillir, à grand renfort de casseroles, de poêlons et de battes de base-bail, d’un vacarme tel qu’il leur interdise de sacrifier au devoir conjugal.
Devant sa chope de bière, le policier se débarrassa de son chapeau posé de guingois sur ses cheveux grisonnants et asséna :
- Nous avons affaire à un tueur en série, un serial killer, comme disent les Cous Rouges.
Attentif, Coplan plissa les yeux.
- Je vous écoute.
- Vous avez entendu le docteur Lemarchand. L’empreinte laissée par l’arme du crime nous a époustouflés. Une pointe de cette forme est peu courante. Si bien que j’ai contacté le F.B.I., notre maître à penser et la mémoire de tous les crimes perpétrés sur le territoire des cinquante États.
Comme pour ménager ses effets, Duruisseau sirota sa Belle Blonde à petites gorgées gourmandes, ses yeux examinant avec intérêt Coplan qui ne pipait mot. Il reposa sa chope et lâcha :
- Dans leurs archives, les héritiers de J. Edgar Hoover ont deux cas identiques.
- Même empreinte en forme de double W ?
- Oui. Modus operandi similaire. Coup asséné sous l’omoplate gauche. Avec une force terrifiante. Vraisemblablement un colosse ou, à tout le moins, un type très musclé. Pas une femme, en tout cas, comme l’a dit Bridgette Lemarchand.
- Ici en Louisiane ?
- Non. Une certaine Candice Gold à Washington, la capitale fédérale, et un certain James Kopetzik au Texas. Il n’y a pas de doute à c’t’heure, nous sommes confrontés à un tueur en série qui voyage beaucoup.
Avait-il voyagé jusqu’à Capri ? s’interrogea Coplan. Un élément le déroutait. Comment des agents secrets aussi expérimentés qu’Elizabeth Verday et Lambert Jourdain avaient-ils pu se laisser surprendre par un psychopathe, si la version de Duruisseau était vraie ? Surtout dans le cas du second, seul sur la berge de l’arroyo, la Winchester à la main, à l’affût d’un alligator. Le moindre bruit dans son dos l’aurait fait se retourner. Naturellement, il n’était pas question de soulever ce sujet devant Duruisseau qui ignorait la véritable personnalité du défunt.
Et que penser d’un tueur en série qui voyagerait jusqu’à Capri pour commettre ses méfaits ? Et par quel hasard inouï ce tueur comptait-il parmi ses quatre victimes connues deux agents de la D.G.S.E. ?
- Habituellement, poursuivit Duruisseau, les tueurs en série s’attaquent aux faibles, aux femmes, aux vagabonds, aux enfants. Pas dans le cas qui nous occupe. Notre homme a été audacieux puisqu’il s’en est pris à votre compatriote qui était armé d’une Winchester. Un risque terrible pour lui.
- Savez-vous quelle pourrait être l’origine de l’arme ?
- Aucune idée. Néanmoins, si vous voulez mon avis, ce doit être quelque chose comme une baïonnette dont la pointe a été travaillée de façon à former ce double W qui, pour le psychopathe, doit représenter un symbole. Qui peut savoir quelles pensées traversent un cerveau dérangé ? Le F.B.I. a émis une hypothèse. Le WW serait ses initiales. Ce qui traduirait son envie de se faire capturer, un réflexe habituel chez les malades de ce type. Malheureusement, aux États-Unis les initiales WW sont fort répandues. Par conséquent, vous voyez la tâche gigantesque qui guette les forces de police dans ce pays.
- Vous n’avez relevé aucun indice sur les lieux du crime ?
- Des empreintes de pas conduisant au chemin vicinal et là des empreintes de pneus difficiles à exploiter. En résumé, pas grand-chose. Par ailleurs, à c’t’heure, ce fou sanguinaire est déjà hors des limites de l’État de Louisiane et ma compétence ne s’étend pas au-delà. Pour le reste, c’est l’affaire du F.B.I.
- Dans les bayous, tout le monde se connaît. Personne n’a remarqué un étranger qui ne parlerait pas la langue du pays ?
Duruisseau esquissa une moue dégoûtée et replaça son chapeau sur sa tête.
- Rien. Personne n’a rien vu. Ce tueur en série est un as, croyez-moi. Il a frappé dans le District Fédéral, au Texas et en Louisiane. Il récidivera ailleurs, soyez sûr. Nous n’avons pas fini d’entendre parler de lui. Vraiment désolé de ne pouvoir mieux vous aider.
Pris par ses obligations, le policier s’esquiva bientôt. Coplan s’enferma dans la cabine téléphonique et fit son rapport au Vieux.
CHAPITRE II
Les nuages étiraient leurs écharpes brumeuses au-dessus de la colline couverte de mesquite (Végétation particulière à la frontière américano-mexicaine le long du Rio Grande) au pied de laquelle des arbustes rabourgris pointaient leurs rameaux étiolés vers ce ciel pluvieux. Dans le chaparral (Étendue désolée, parsemée de buissons nains et d’arbustes rabougris, caractéristique de cette région) coulait un ruisseau à l’eau fangeuse qui allait se perdre dans le Rio Grande au détour de la colline. À quelques centaines de mètres, des vautours campaient sur ses berges.
Le capitaine Rod McCann de la Texas Border Patrol, en abrégé TEBORPA, pointa dans leur direction un index vengeur.
- Ils ne manquent pas de viande faisandée avec tous les immigrants mexicains qui se font tuer de ce côté-ci de la frontière. Cette charogne ne sait plus où donner du bec !
Il fit encore quelques pas et désigna à Coplan un cylindre métallique planté dans le sol aride.
- C’est ici que James Kopetzik s’est fait tuer. Il avait laissé sa voiture de patrouille sur le bord de la route et était venu ici satisfaire un besoin naturel. On l’a retrouvé, le pantalon baissé. Le tueur...
Il pivota sur les talons
- ... devait certainement être embusqué là, derrière ce massif d’arbustes. À mon avis, ce devait être un dos mouillé (Immigrant mexicain clandestin qui traverse le Rio Grande à la nage) terrifié à la vue de ce flic qui s’approchait. En somme, un pauvre connard qui a paniqué.
- James Kopetzik était seul à bord de la voiture de patrouille ?
- Oui. À la TEBORPA, nous manquons d’effectifs car notre rôle est double. D’une part, nous devons stopper les immigrants clandestins et, d’autre part, appréhender les bandits qui guettent leur passage pour les détrousser, violer leurs femmes et, quelquefois, les assassiner.
- Les détrousser ? s’étonna Coplan. Des immigrants clandestins ne doivent pas avoir grand-chose sur eux.
- Quelques centaines de dollars. C’est suffisant pour attiser la convoitise des pillards. Quand nous aurons terminé le mur qui fermera la frontière sur les 3 000 kilomètres nous séparant du Mexique, la situation évoluera plus favorablement pour la TEBORPA.
- Méfiez-vous des murs qui séparent un peuple d’un autre, glissa Coplan. Celui de Berlin n’a tenu qu’une trentaine d’années. Et il ne mesurait pas 3 000 kilomètres !
L’officier éclata d’un rire tonitruant.
- Nous, les Texans, sommes capables de faire les choses mieux et plus longtemps que tout le monde, répliqua-t-il avec cette forfanterie caractéristique de son État natal.
- Le F.B.I. a une théorie, reprit Coplan. Celle du tueur en série.
Le capitaine haussa les épaules.
- Je n’y crois pas. Le tueur est un dos mouillé et son arme est une de ces vieilles saloperies aztèques dont la pointe en forme de double W représente un symbole païen inaccessible à nous autres bons chrétiens. Le F.B.I. vous sort toujours des idées tordues. Ces gens-là sont trop sophistiqués.
De retour à la Ford marquée sur le flanc du sigle de la TEBORPA, les deux hommes reprirent la direction d’Eagle Pass. Rod McCann secouait tristement la tête.
- Un brave type, ce Kopetzik. Dur à la tâche et consciencieux. Il savait les traquer, les dos mouillés. Pourtant, il n’était pas tout jeune et en aurait remontré à plus d’un blanc-bec. A vrai dire, il n’était pas loin de la retraite. Faut avouer que c’est pas de chance de mourir aussi stupidement. Son seul problème, c’était la queue. La sienne, elle était toujours raide comme une fusée qui part pour la Lune.
- Une vengeance ? suggéra Coplan. Un mari trompé ?
Cette fois encore, l’officier éclata de son rire tonitruant.
- Pour ça, il en a cocufié, des maris ! Seulement, depuis qu’il avait eu la chance d’obtenir ce travail à la TEBORPA, il ne s’attaquait plus aux femmes mariées. À cause d’un écart de ce genre, il avait perdu un très bon job pour se retrouver simple flic chez nous.
Cette amère expérience l’a traumatisé. Quel changement pour lui, patrouiller ici le long du Rio Grande, à travers ce chaparral, alors qu’il accomplissait précédemment des missions exaltantes pour le compte de la C.I.A.
À cette révélation Coplan garda une impassibilité totale et se contenta d’allumer une Gitane. Rod McCann jeta un coup d’œil sur le paquet bleu.
- Faites-moi goûter à vos cigarettes françaises. Elles sont très recherchées aux États-Unis.
Coplan lui alluma la Gitane et attendit le commentaire qui fut flatteur.
- Ce tabac est excellent, fort et savoureux. Je sens que je vais devenir un fan.
- Pourquoi James Kopetzik a-t-il été viré de la C.I.A ? questioima Coplan.
- Il s’est tapé l’épouse d’un des directeurs généraux adjoints. On ne le lui a pas pardonné. Lourdé comme un malpropre malgré ses états de services et ses deux décennies de carrière à Langley.
Intérieurement, Coplan égrena les noms connus ! Candice Gold, James Kopetzik, Elizabeth Verday, Lambert Jourdain. Trois agents secrets sur quatre. Qui pouvait croire à la thèse du tueur en série ?
Au fait, qui était Candice Gold ?
Quand il eut quitté Rod McCann à Eagle Pass, il reprit sa voiture de location et remonta vers le nord par la Route 57 pour rejoindre l’Interstate 35 qui le mena à San Antonio. Il récupéra ses bagages au motel, restitua la voiture à l’aéroport et, sur un vol Continental, gagna Washington après un changement à Houston. Là, il téléphona au Vieux pour l’informer et lui demander de solliciter pour lui un rendez-vous à la C.I.A. Le patron des Services spéciaux avait déjà arrangé pour lui une rencontre avec le capitaine des détectives de la police de Washington que Coplan contacta le lendemain.
Le policier avait une belle tête bronzée, très exotique, des cheveux d’argent, un visage triangulaire, des yeux pénétrants et des mains fines et soignées. Au nom de Candice Gold, il ne put réprimer un ricanement méprisant.
- Un déchet humain, une droguée qui s’alimentait à South East Drake Street, un marché de crack en plein air. Son assassin l’a tuée près d’Alison Street. C’est un quartier bourgeois mais, à sa limite, les dealers y règlent leurs comptes. Elle avait argent et drogue dans son sac à main quand elle a été retrouvée, ce qui m’a paru étonnant. Pourquoi ne le lui a-t-on pas fauché ? Bizarre, quand on tient compte des caractéristiques de ce quartier.
- Quelle était sa profession ?
Coplan s’attendait à ce que le policier lui réponde que Candice Gold était un ancien agent secret de la C.I.A. mais ce ne fut pas le cas.
- Assistante sociale. À force de fréquenter les paumés et les désaxés, elle avait pris leurs habitudes et se droguait. Dans son rapport, le légiste a écrit qu’elle ne pesait plus que trente-huit kilos. Vous voyez où elle en était arrivée. Un déchet humain, répéta le policier.