Kenny, Paul : другие произведения.

Un zombi en Colombie pour Coplan

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  No 1995, Éditions Fleuve Noir
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Comme le commun des mortels, les espions aussi prennent des vacances, avait dit le Vieux.
  
  Coplan levait la tête pour admirer les frondaisons des chênes tricentenaires dont la double haie conduisait à la vieille demeure coloniale, épargnée par la guerre de Sécession, où vivaient les Gauchey de Baupertuis. Sur la gauche, à la limite des bayous, des alligators barbotaient dans le bassin. Leur chair, savait Coplan, servirait à confectionner le fameux boudin créole dont raffolaient les Louisianais.
  
  C’est chez les Gauchey de Baupertuis que Lambert Jourdain était venu en vacances. Capitaine à la D.G.S.E., il était sorti de l’ombre sur l’ordre du Vieux qui estimait qu’il avait besoin de repos à la suite de sa longue plongée dans les pays de l’Est.
  
  La mère de Jourdain était une cajun, une descendante de ces Français du Canada honteusement chassés d’Acadie par les Anglais au XVIIIème siècle, au mépris de leur signature au bas d’un traité. L’exode massif avait mené ces Français en Louisiane où ils s’étaient établis le long des bayous, les pieds dans l’eau et la tête dans les cyprès.
  
  Pour la première fois de sa vie, Lambert Jourdain avait visité la Louisiane et pris contact avec ses cousins dont sa mère lui vantait la truculence, la jovialité, le savoir-faire, le courage et l’âme trempée dans l’acier de Tolède, qualités communes aux cajuns.
  
  Raymond Gauchey de Baupertuis, l’un des cousins, revint et entraîna Coplan :
  
  - Je vais vous montrer le mèche (Marécage en français cajun).
  
  Sous la prairie de nénuphars coassaient les grenouilles, tandis que sur les îlots boueux, que contournait l’arroyo, se dressaient, hiératiques, les hérons blancs, les flamants roses et les jabirus au plumage crème et saphir. Sur l’eau flottaient d’étranges feuilles corail découpées en forme d’éventail.
  
  L’atmosphère était chaude et humide et Coplan sentait sa chemise se tremper de sueur.
  
  Au détour de l’étroit chemin s’élevait une autre vieille maison coloniale où se déroulait une fête. Sur l’esplanade, au son d’un orchestre qui trônait sur une estrade, on dansait la colinda, qui tenait à la fois de la gigue écossaise et de la bourrée auvergnate. Rien dans son rythme qui puisse rappeler que le jazz était né à cent kilomètres d’ici, dans le Quartier Français de La Nouvelle-Orléans.
  
  Le maître de maison vit les deux passants et les héla :
  
  - Z’allez ben manger des écrevisses et boire une Belle Blonde à c’t’heure ?
  
  Le français parlé dans les bayous était celui du XVIIIème siècle et restituait l’accent normand ou picard de l’époque. Coplan admirait que ces gens, fidèles à la France, ait imposé le bilinguisme officiel à l’État de Louisiane, si bien que celui-ci était le seul parmi les cinquante États à bénéficier de ce privilège. Il était également le seul où les divisions administratives de l’État étaient baptisées Paroisses et non Comtés, l’appellation datant des rois de France.
  
  Coplan et son guide durent vider des chopes de la bière locale, la Belle Blonde, et manger les écrevisses des bayous.
  
  - Suce la tête et presse la queue, conseilla à Coplan une brune superbe, si tu veux avoir l’air d’un vrai cul de raton laveur.
  
  Le raton laveur était l’animal fétiche des cajuns et les Cous Rouges (Pour un cajun, tout Américain d’origine anglaise ou écossaise) les affublaient de ce sobriquet méprisant.
  
  Quand ils eurent sacrifié à ce rite. Coplan et le cajun reprirent leur route.
  
  - C’est ici, fit ce dernier en s’arrêtant sous une mare couverte de nénuphars qu’abritait un rideau opaque de mousse espagnole.
  
  - Qu’est-il venu faire dans le coin ?
  
  - Chasser l’alligator. Ces bêtes se cachent sous les nénuphars. Pour les faire émerger, on leur jette une cuisse de partridge (Coq de bruyère à collier) et il ne reste plus qu’à leur coller une balle entre les yeux avant de les remorquer pour les dépecer et accommoder leur chair en boudin créole.
  
  - Il avait une arme ?
  
  - Une Winchester calibre 30. Elle ne lui a pas servi pour se défendre.
  
  Des escadrons de moustiques passèrent sous la mousse espagnole et le cajun fit demi-tour.
  
  - Mieux vaut rebrousser chemin. Ces saloperies sont voraces. Ce mèche en est infesté. À c’t’heure, faut de toute façon que vous alliez voir le lieutenant Duruisseau.
  
  - Et vous n’avez pas idée de l’identité de celui qui aurait fait le coup ?
  
  - Pas d’idée et pas un cajun, c’est sûr.
  
  De retour à la plantation, Coplan monta à bord de la Buick Century et, en longeant le bayou Petite Amibe, prit la direction de Bâton Rouge, capitale de l’État et de la Paroisse.
  
  Stetson de guingois, cravate nouée à demi, lunettes tombant sur le bout du nez, l’air madré d’un maquignon, le lieutenant Peter Duruisseau parlait naturellement français avec l’accent cajun.
  
  - J’ai justement rendez-vous avec la légiste, Bridgette Lemarchand. Venez donc.
  
  Le policier entraîna Coplan vers la cabine d’ascenseur qui les mena au septième étage du palais de justice où se logeaient les services médico-légaux.
  
  Le docteur Bridgette Lemarchand était une femme maigre au visage osseux et aux yeux vifs et intelligents. Sur la table métallique était allongé le cadavre nu d’une Noire dont la fiche signalétique indiquait qu’elle avait vingt ans mais qui en paraissait le double dans la rigidité de la mort. A la lisière du pubis, était inscrit en anglais N’oubliez pas le préservatif. Pourtant, ce n’était pas un oubli de ce genre qui l’avait fait trépasser, mais plusieurs balles de gros calibre sous son sein gauche.
  
  Le policier présenta Coplan et fournit quelques explications à la légiste qui hocha la tête.
  
  - Le coup a été porté sous l’omoplate gauche de votre ami avec une force telle qu’elle exclut que l’auteur soit une femme. L’arme doit être une sorte de baïonnette à la pointe forgée de telle manière qu’elle provoque un maximum de dégâts dans les chairs, un peu comme les balles dum-dum dites explosives.
  
  Coplan avait dressé l’oreille.
  
  - Vous avez des photographies de la blessure ?
  
  D’un geste habituel à la profession, Bridgette Lemarchand planta son scalpel dans la cuisse droite de la Noire et s’en alla débusquer sur son bureau un dossier qu’elle tendit à Coplan.
  
  - Allez vous asseoir dans le couloir et consultez-le. Le lieutenant et moi avons un sujet ardu à débattre.
  
  Dans le couloir, des policiers poussaient vers la morgue un chariot sous le drap duquel on devinait la présence d’un cadavre aux relents pestilentiels. Pour combattre les remugles des chairs en décomposition. Coplan alluma une Gitane, aspira goulûment la fumée et la chassa autour de lui, comme pour s’entourer d’un nuage protecteur.
  
  Il commença par lire le rapport d’autopsie et sursauta quand il parvint à la description probable de l’arme du crime, celle que Bridgette Lemarchand supposait être une baïonnette. Aussitôt, il se reporta aux photographies qu’elle avait prises. Un frisson glacé lui zigzagua le long de l’échine.
  
  Il se revoyait à Capri un an plus tôt,
  
  Sur cet îlot rocheux au large de Naples, il avait traqué en compagnie du capitaine Elizabeth Verday de la D.G.S.E. un réseau de terroristes intégristes algériens. L’opération avait été menée en liaison avec le S.I.M., les Services spéciaux italiens. Astucieusement, le réseau utilisait le relais de Capri pour acheminer en Algérie des armes et des explosifs volés en France. Son intention était de commettre des attentats contre des intérêts ou des citoyens français. Malheureusement, imprégnés de leur désinvolture coutumière, les Italiens avaient déclenché le raid trop tôt, si bien que le chef n’avait pu être appréhendé, n’étant pas encore de retour au nid. Malgré tout, la razzia sur les autres membres du groupe ayant été tenue ultra-secrète, il existait de bonnes chances pour qu’il vînt de lui-même se jeter dans les mailles du filet.
  
  Et la souricière avait été tendue.
  
  Vexés d’avoir essuyé un échec, les Italiens du S.I.M. avaient voulu se racheter et avaient cantonné Coplan et Elizabeth dans un rôle subalterne, celui qui consistait à surveiller les arrivées par l’hydroglisseur en provenance de Naples.
  
  L’entreprise laissait beaucoup de temps libre.
  
  Coplan et Elizabeth s’étaient promenés, longeant les vignes, à l’ombre des pins, en franchissant des arches de bougainvillées et en frôlant des murs de pierres ruisselants de géraniums odorants. À chaque halte, ils faisaient des orgies de muscats et de figues gonflées de soleil. Ils avaient aussi foulé le pavement à majoliques de l’église San Michèle d’Anacapri et emprunté la Via Krupp qui descendait de la falaise comme une couleuvre en direction de Marina Piccola.
  
  Sur l’étroit rocher aux côtes abruptes et déchiquetées, ils avaient exploré les grottes creusées dans le granit, là où se réfugiaient les premiers chrétiens persécutés par Rome. Dans l’une d’elles, face aux Faraglioni, les trois rochers devenus l’emblème de l’île, à l’extrémité de la pointe Tragara, Elizabeth avait voulu faire l’amour, sans doute transcendée par l’ambiance romantique de ce lieu enchanteur.
  
  Leur étreinte avait été brève, car des touristes pouvaient surgir d’un moment à l’autre, mais ardente et extraordinairement gratifiante. Elizabeth était très chaude et ne le dissimulait nullement dans ses ébats. En outre, elle avait été extrêmement tendue au cours de leur mission et, maintenant que la pression s’était relâchée, elle entendait bien jouir de cet intermède et de cette oisiveté.
  
  « - Cette nuit, dans ma chambre à la Villa Brunella, nous aurons tout loisir de faire plus ample connaissance, avait-elle déclaré avec un sourire enjôleur quand ils avaient rajusté leurs vêtements. Remarque, je ne critique pas l’amour dans une grotte. C’est excitant, l’idée que nous pouvons à tout moment être surpris par une flopée de touristes armés de camescopes ! Cependant, quoi de plus confortable qu’un lit douillet ? Finalement, je suis plus une bourgeoise conservatrice qu’une aventurière... »
  
  Il n’y avait pas eu de nuit d’amour dans la chambre d’Elizabeth à la Villa Brunella. La souricière était tendue depuis quatre jours et la cible ne s’était pas encore montrée. Les gens du S.I.M. étaient inquiets et avaient convoqué Coplan pour solliciter, enfin, ses conseils éclairés. Il avait dû abandonner Elizabeth pour assister à la réunion. La nuit tombée, elle avait pris le funiculaire jusqu’à la Piazzetta et, durant le trajet, avait été assassinée. À l’arme blanche, comme Lambert Jourdain. Une arme blanche très spéciale, dont la pointe épousait la forme d’un double W.
  
  Coplan avait le regard aimanté par les photographies prises par Bridgette Lemarchand et qui montraient les blessures en gros plan, avec un réalisme qui ne laissait la part à aucune erreur. La même empreinte qu’à Capri, sous l’omoplate gauche.
  
  Sur le rocher. Coplan et les gens du S.I.M. avaient mis le meurtre sur le compte du réseau intégriste. Des membres non repérés qui auraient échappé à la rafle et cherché à venger l’arrestation de leurs complices. Comment avaient-ils identifié Elizabeth, personne n’avait pu l’expliquer. Le lendemain. Coplan arrêtait lui-même le chef du réseau à l’arrivée de l’hydroglisseur. Malgré un interrogatoire serré, mené sans fioritures à la limite du troisième degré, l’homme n’avait pu éclairer leur lanterne. Visiblement, il ne savait rien, sinon il aurait parlé, surtout quand le commendatore Giordano et ses hommes l’avaient emmené au Saut de Tibère. Du haut de ce vertigineux escarpement de 297 mètres, cet empereur romain faisait précipiter ses ennemis dans la mer. Menacé d’un sort identique, le chef du réseau s’était effondré, était tombé à genoux, avait supplié et juré qu’il ignorait tout de la mort d’Elizabeth.
  
  Le mystère demeurait entier.
  
  Et voilà qu’à des milliers de kilomètres de la romantique Capri, dans le cœur des bayous louisianais, un autre agent de la D.G.S.E. tombait sous les coups d’un tueur qui opérait avec une arme similaire.
  
  Coplan avait beau fouiller sa mémoire, il ne se souvenait pas avoir jamais rencontré une arme, baïonnette ou autre, dont la pointe se terminait en forme de double W.
  
  Une paire de policiers en uniforme poussaient un second chariot vers la morgue quand le lieutenant Duruisseau ressortit et tendit la main pour récupérer le dossier qu’il alla reposer sur le bureau de la légiste.
  
  - Venez, nous allons boire une Belle Blonde et parler de l’affaire, invita-t-il.
  
  Ils marchèrent jusqu’à un bar qui s’appelait le Charivari, du nom d’une coutume cajun qui consistait, pendant la nuit de noces, à pourchasser les jeunes époux et à les assaillir, à grand renfort de casseroles, de poêlons et de battes de base-bail, d’un vacarme tel qu’il leur interdise de sacrifier au devoir conjugal.
  
  Devant sa chope de bière, le policier se débarrassa de son chapeau posé de guingois sur ses cheveux grisonnants et asséna :
  
  - Nous avons affaire à un tueur en série, un serial killer, comme disent les Cous Rouges.
  
  Attentif, Coplan plissa les yeux.
  
  - Je vous écoute.
  
  - Vous avez entendu le docteur Lemarchand. L’empreinte laissée par l’arme du crime nous a époustouflés. Une pointe de cette forme est peu courante. Si bien que j’ai contacté le F.B.I., notre maître à penser et la mémoire de tous les crimes perpétrés sur le territoire des cinquante États.
  
  Comme pour ménager ses effets, Duruisseau sirota sa Belle Blonde à petites gorgées gourmandes, ses yeux examinant avec intérêt Coplan qui ne pipait mot. Il reposa sa chope et lâcha :
  
  - Dans leurs archives, les héritiers de J. Edgar Hoover ont deux cas identiques.
  
  - Même empreinte en forme de double W ?
  
  - Oui. Modus operandi similaire. Coup asséné sous l’omoplate gauche. Avec une force terrifiante. Vraisemblablement un colosse ou, à tout le moins, un type très musclé. Pas une femme, en tout cas, comme l’a dit Bridgette Lemarchand.
  
  - Ici en Louisiane ?
  
  - Non. Une certaine Candice Gold à Washington, la capitale fédérale, et un certain James Kopetzik au Texas. Il n’y a pas de doute à c’t’heure, nous sommes confrontés à un tueur en série qui voyage beaucoup.
  
  Avait-il voyagé jusqu’à Capri ? s’interrogea Coplan. Un élément le déroutait. Comment des agents secrets aussi expérimentés qu’Elizabeth Verday et Lambert Jourdain avaient-ils pu se laisser surprendre par un psychopathe, si la version de Duruisseau était vraie ? Surtout dans le cas du second, seul sur la berge de l’arroyo, la Winchester à la main, à l’affût d’un alligator. Le moindre bruit dans son dos l’aurait fait se retourner. Naturellement, il n’était pas question de soulever ce sujet devant Duruisseau qui ignorait la véritable personnalité du défunt.
  
  Et que penser d’un tueur en série qui voyagerait jusqu’à Capri pour commettre ses méfaits ? Et par quel hasard inouï ce tueur comptait-il parmi ses quatre victimes connues deux agents de la D.G.S.E. ?
  
  - Habituellement, poursuivit Duruisseau, les tueurs en série s’attaquent aux faibles, aux femmes, aux vagabonds, aux enfants. Pas dans le cas qui nous occupe. Notre homme a été audacieux puisqu’il s’en est pris à votre compatriote qui était armé d’une Winchester. Un risque terrible pour lui.
  
  - Savez-vous quelle pourrait être l’origine de l’arme ?
  
  - Aucune idée. Néanmoins, si vous voulez mon avis, ce doit être quelque chose comme une baïonnette dont la pointe a été travaillée de façon à former ce double W qui, pour le psychopathe, doit représenter un symbole. Qui peut savoir quelles pensées traversent un cerveau dérangé ? Le F.B.I. a émis une hypothèse. Le WW serait ses initiales. Ce qui traduirait son envie de se faire capturer, un réflexe habituel chez les malades de ce type. Malheureusement, aux États-Unis les initiales WW sont fort répandues. Par conséquent, vous voyez la tâche gigantesque qui guette les forces de police dans ce pays.
  
  - Vous n’avez relevé aucun indice sur les lieux du crime ?
  
  - Des empreintes de pas conduisant au chemin vicinal et là des empreintes de pneus difficiles à exploiter. En résumé, pas grand-chose. Par ailleurs, à c’t’heure, ce fou sanguinaire est déjà hors des limites de l’État de Louisiane et ma compétence ne s’étend pas au-delà. Pour le reste, c’est l’affaire du F.B.I.
  
  - Dans les bayous, tout le monde se connaît. Personne n’a remarqué un étranger qui ne parlerait pas la langue du pays ?
  
  Duruisseau esquissa une moue dégoûtée et replaça son chapeau sur sa tête.
  
  - Rien. Personne n’a rien vu. Ce tueur en série est un as, croyez-moi. Il a frappé dans le District Fédéral, au Texas et en Louisiane. Il récidivera ailleurs, soyez sûr. Nous n’avons pas fini d’entendre parler de lui. Vraiment désolé de ne pouvoir mieux vous aider.
  
  Pris par ses obligations, le policier s’esquiva bientôt. Coplan s’enferma dans la cabine téléphonique et fit son rapport au Vieux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Les nuages étiraient leurs écharpes brumeuses au-dessus de la colline couverte de mesquite (Végétation particulière à la frontière américano-mexicaine le long du Rio Grande) au pied de laquelle des arbustes rabourgris pointaient leurs rameaux étiolés vers ce ciel pluvieux. Dans le chaparral (Étendue désolée, parsemée de buissons nains et d’arbustes rabougris, caractéristique de cette région) coulait un ruisseau à l’eau fangeuse qui allait se perdre dans le Rio Grande au détour de la colline. À quelques centaines de mètres, des vautours campaient sur ses berges.
  
  Le capitaine Rod McCann de la Texas Border Patrol, en abrégé TEBORPA, pointa dans leur direction un index vengeur.
  
  - Ils ne manquent pas de viande faisandée avec tous les immigrants mexicains qui se font tuer de ce côté-ci de la frontière. Cette charogne ne sait plus où donner du bec !
  
  Il fit encore quelques pas et désigna à Coplan un cylindre métallique planté dans le sol aride.
  
  - C’est ici que James Kopetzik s’est fait tuer. Il avait laissé sa voiture de patrouille sur le bord de la route et était venu ici satisfaire un besoin naturel. On l’a retrouvé, le pantalon baissé. Le tueur...
  
  Il pivota sur les talons
  
  - ... devait certainement être embusqué là, derrière ce massif d’arbustes. À mon avis, ce devait être un dos mouillé (Immigrant mexicain clandestin qui traverse le Rio Grande à la nage) terrifié à la vue de ce flic qui s’approchait. En somme, un pauvre connard qui a paniqué.
  
  - James Kopetzik était seul à bord de la voiture de patrouille ?
  
  - Oui. À la TEBORPA, nous manquons d’effectifs car notre rôle est double. D’une part, nous devons stopper les immigrants clandestins et, d’autre part, appréhender les bandits qui guettent leur passage pour les détrousser, violer leurs femmes et, quelquefois, les assassiner.
  
  - Les détrousser ? s’étonna Coplan. Des immigrants clandestins ne doivent pas avoir grand-chose sur eux.
  
  - Quelques centaines de dollars. C’est suffisant pour attiser la convoitise des pillards. Quand nous aurons terminé le mur qui fermera la frontière sur les 3 000 kilomètres nous séparant du Mexique, la situation évoluera plus favorablement pour la TEBORPA.
  
  - Méfiez-vous des murs qui séparent un peuple d’un autre, glissa Coplan. Celui de Berlin n’a tenu qu’une trentaine d’années. Et il ne mesurait pas 3 000 kilomètres !
  
  L’officier éclata d’un rire tonitruant.
  
  - Nous, les Texans, sommes capables de faire les choses mieux et plus longtemps que tout le monde, répliqua-t-il avec cette forfanterie caractéristique de son État natal.
  
  - Le F.B.I. a une théorie, reprit Coplan. Celle du tueur en série.
  
  Le capitaine haussa les épaules.
  
  - Je n’y crois pas. Le tueur est un dos mouillé et son arme est une de ces vieilles saloperies aztèques dont la pointe en forme de double W représente un symbole païen inaccessible à nous autres bons chrétiens. Le F.B.I. vous sort toujours des idées tordues. Ces gens-là sont trop sophistiqués.
  
  De retour à la Ford marquée sur le flanc du sigle de la TEBORPA, les deux hommes reprirent la direction d’Eagle Pass. Rod McCann secouait tristement la tête.
  
  - Un brave type, ce Kopetzik. Dur à la tâche et consciencieux. Il savait les traquer, les dos mouillés. Pourtant, il n’était pas tout jeune et en aurait remontré à plus d’un blanc-bec. A vrai dire, il n’était pas loin de la retraite. Faut avouer que c’est pas de chance de mourir aussi stupidement. Son seul problème, c’était la queue. La sienne, elle était toujours raide comme une fusée qui part pour la Lune.
  
  - Une vengeance ? suggéra Coplan. Un mari trompé ?
  
  Cette fois encore, l’officier éclata de son rire tonitruant.
  
  - Pour ça, il en a cocufié, des maris ! Seulement, depuis qu’il avait eu la chance d’obtenir ce travail à la TEBORPA, il ne s’attaquait plus aux femmes mariées. À cause d’un écart de ce genre, il avait perdu un très bon job pour se retrouver simple flic chez nous.
  
  Cette amère expérience l’a traumatisé. Quel changement pour lui, patrouiller ici le long du Rio Grande, à travers ce chaparral, alors qu’il accomplissait précédemment des missions exaltantes pour le compte de la C.I.A.
  
  À cette révélation Coplan garda une impassibilité totale et se contenta d’allumer une Gitane. Rod McCann jeta un coup d’œil sur le paquet bleu.
  
  - Faites-moi goûter à vos cigarettes françaises. Elles sont très recherchées aux États-Unis.
  
  Coplan lui alluma la Gitane et attendit le commentaire qui fut flatteur.
  
  - Ce tabac est excellent, fort et savoureux. Je sens que je vais devenir un fan.
  
  - Pourquoi James Kopetzik a-t-il été viré de la C.I.A ? questioima Coplan.
  
  - Il s’est tapé l’épouse d’un des directeurs généraux adjoints. On ne le lui a pas pardonné. Lourdé comme un malpropre malgré ses états de services et ses deux décennies de carrière à Langley.
  
  Intérieurement, Coplan égrena les noms connus ! Candice Gold, James Kopetzik, Elizabeth Verday, Lambert Jourdain. Trois agents secrets sur quatre. Qui pouvait croire à la thèse du tueur en série ?
  
  Au fait, qui était Candice Gold ?
  
  Quand il eut quitté Rod McCann à Eagle Pass, il reprit sa voiture de location et remonta vers le nord par la Route 57 pour rejoindre l’Interstate 35 qui le mena à San Antonio. Il récupéra ses bagages au motel, restitua la voiture à l’aéroport et, sur un vol Continental, gagna Washington après un changement à Houston. Là, il téléphona au Vieux pour l’informer et lui demander de solliciter pour lui un rendez-vous à la C.I.A. Le patron des Services spéciaux avait déjà arrangé pour lui une rencontre avec le capitaine des détectives de la police de Washington que Coplan contacta le lendemain.
  
  Le policier avait une belle tête bronzée, très exotique, des cheveux d’argent, un visage triangulaire, des yeux pénétrants et des mains fines et soignées. Au nom de Candice Gold, il ne put réprimer un ricanement méprisant.
  
  - Un déchet humain, une droguée qui s’alimentait à South East Drake Street, un marché de crack en plein air. Son assassin l’a tuée près d’Alison Street. C’est un quartier bourgeois mais, à sa limite, les dealers y règlent leurs comptes. Elle avait argent et drogue dans son sac à main quand elle a été retrouvée, ce qui m’a paru étonnant. Pourquoi ne le lui a-t-on pas fauché ? Bizarre, quand on tient compte des caractéristiques de ce quartier.
  
  - Quelle était sa profession ?
  
  Coplan s’attendait à ce que le policier lui réponde que Candice Gold était un ancien agent secret de la C.I.A. mais ce ne fut pas le cas.
  
  - Assistante sociale. À force de fréquenter les paumés et les désaxés, elle avait pris leurs habitudes et se droguait. Dans son rapport, le légiste a écrit qu’elle ne pesait plus que trente-huit kilos. Vous voyez où elle en était arrivée. Un déchet humain, répéta le policier.
  
  - Le F.B.I. pense à un tueur en série.
  
  - Possible. Ce qui expliquerait la présence de l’argent et de la drogue. Les tueurs en série dépouillent rarement leurs victimes. Ils prennent leur pied dans le meurtre, non dans le vol. Ensuite, il y a ces morts étranges au Texas et en Louisiane. À vrai dire, je serais assez d’accord pour la thèse du tueur en série.
  
  - Êtes-vous déjà tombé sur l’empreinte de l’arme du crime au cours de votre longue carrière ?
  
  - Jamais.
  
  La réponse avait fusé, catégorique.
  
  - Dans ce domaine, ajouta le capitaine des détectives pour préciser sa pensée, j’ai tendance à croire que le F.B.I. a raison. Il doit s’agir d’initiales que le tueur aurait forgées sur la pointe de son arme. Un type qui s’appellerait William Woods ou Walter Wellman ou encore Wilbur Wright. Cette double initiale est très répandue aux U.S.A.
  
  
  
  Le lendemain, le Vieux avertit Coplan qu’il avait obtenu pour lui un rendez-vous avec Franck Foronjy, un des directeurs adjoints de la C.I.A. L’identité fictive que le Vieux avait fournie était Francis Calnoy.
  
  Le surlendemain, Coplan se rendit à Langley où les mesures de sécurité étaient drastiques. Il dut se plier pendant une heure aux exigences réglementaires. Finalement, après plusieurs coups de téléphone passés par les cerbères au bureau de Frank Foronjy, il fut autorisé à entrer dans le saint des saints.
  
  Sa première étape fut la boutique de fleuriste située au rez-de-chaussée et qui était placée face au sanctuaire où, sur les murs, s’alignaient les noms des agents morts en mission. À leur mémoire, les agents de passage achetaient un bouquet de fleurs et le déposaient au pied des plaques.
  
  Coplan sacrifia à ce rituel. Des hommes et des femmes, une dizaine pas plus, étaient recueillis devant le mémorial et semblaient prier. Des yeux. Coplan chercha le nom de James Kopetzik parmi les plaques récentes, mais l’intéressé était absent, sans doute parce que sa mort n’avait pas pris place dans le cadre d’une mission officielle et qu’on lui tenait encore rigueur d’avoir cocufié un supérieur hiérarchique.
  
  Pourtant, Coplan crut s’être trompé quand il vit un employé en salopette bleue apporter une plaque et des outils et s’apprêter à poser une nouvelle plaque.
  
  Il s’approcha. « Liam Fitzmorris », lut-il sur la plaque. Il secoua la tête, dépité. Décidément, personne ne viendrait jamais déposer des fleurs sous la plaque dédiée à James Kopetzik, mort obscurément, le pantalon baissé, en plein chaparral texan, sur les bords d’un ruisseau à l’eau fangeuse.
  
  Vêtu d’un complet croisé gris anthracite, cravaté de bleu sombre, Frank Foronjy arborait une mâchoire carrée et des épaules massives. Visage au hâle de bon aloi acquis sous le soleil de Floride, il présentait des lèvres minces et un regard d’acier qui tentait de percer la personnalité de l’interlocuteur. Au-dessus du col de la chemise blanche, une cicatrice en zigzag attestait des années passées au contact de l’ennemi dans l’ombre.
  
  Il était arrivé aux U.S.A. à l’âge de cinq ans en 1956 quand ses parents, animés d’une haine farouche à l’égard du communisme, avaient fui Budapest en profitant de l’insurrection hongroise anti-soviétique. À l’époque, il s’appelait Zforonjyi mais avait raccourci son nom par les deux bouts quand il avait été naturalisé américain.
  
  Après les préambules d’usage. Coplan aborda les raisons de sa visite et Foronjy haussa les épaules.
  
  - Vous avez du temps à perdre à Paris, fit-il d’une voix sévère. J’ai naturellement entendu parler de ces affaires par le F.B.I. L’opinion publique, les journalistes, certains congressmen croient que le F.B.I. et nous sommes rivaux et que nous nous tirons dans les pattes. Rien n’est plus faux. Nous collaborons étroitement, main dans la main. D’ailleurs, nos compétences sont différentes. Le F.B.I. se réserve le territoire intérieur des États-Unis, et notre domaine est l’étranger. Ceci pour dire que j’adhère totalement à la thèse du tueur en série.
  
  - Trois agents secrets sur quatre, ça ne vous paraît pas une statistique effarante ?
  
  - James Kopetzik n’était plus un agent secret. C’était une forte tête, un gros baiseur et un grand buveur que nous avons été dans l’obligation de licencier. Votre statistique tombe donc à deux sur quatre. Ce que j’en pense ? La théorie des séries. Vous la connaissez, j’en suis sûr. Par ailleurs, permettez-moi de vous faire remarquer que les deux agents secrets sont français. Explorez donc votre boutique et voyez si quelque chose de tordu ne se cache pas quelque part.
  
  Le ton était insultant et Coplan s’apprêtait à répondre vertement lorsqu’un homme entra sans avoir frappé au préalable. Coplan referma la bouche. Il venait de reconnaître John Jésus Middleton, le maître espion, la légende de la C.I.A. Certes, il ne payait pas de mine et ressemblait à un de ces usuriers chétifs, ratatinés et ridés que Charles Dickens avait merveilleusement décrits dans ses ouvrages. Il avait la passion des orchidées, qu’il cultivait dans son jardin de Virginie, et en portait une au revers de son veston noir un peu lustré au col et aux coudes.
  
  Par le Vieux, Coplan savait que Middleton était l’exécutant du plus formidable coup de poker qu’ait jamais joué la C.I.A. Après la découverte à Londres le 11 avril 1990 des éléments d’un canon de 40 mètres de long destiné à l’Irak, le Mossad israélien s’était persuadé que Bagdad envisageait de déverser sur l’État hébreu une pluie d’obus atomiques. En quelques semaines, Tel-Aviv et Washington avaient noué les fils du complot. Bagdad guignait les puits de pétrole du Koweït mais craignait des représailles si le royaume était envahi par ses troupes. Il convenait donc de convaincre celui qui présidait aux destinées de l’Irak qu’il ne risquait absolument rien s’il s’engageait dans cette voie. Middleton s’était attelé à la tâche, déployant une rouerie que n’aurait pas désavouée un Machiavel. Appuyé par des ambassadeurs américains, il avait complètement intoxiqué les Irakiens et le bluff avait réussi. Dès que ceux-ci avaient occupé le Koweït, le retour de manivelle avait pris place. Armée détruite aux deux tiers, ses villes et ses populations écrasées sous les bombes, Bagdad ne représentait plus un danger pour Israël, malgré quelques Scuds tombés sur la capitale de l’État juif. Et le pétrole du Koweït demeurait entre les mains américaines. Depuis, un sévère embargo, qui affamait le peuple, interdisait à l’Irak de se remettre sur pied.
  
  Quand à Middleton, auréolé de cet exploit, il faisait la pluie et le beau temps à la C.I.A. et nul n’osait contester ses décisions ou ses orientations dans la politique de la maison.
  
  - Francis Calnoy, l’envoyé de la D.G.S.E., présenta Frank Foronjy. Paris est tout sens dessus dessous à cause du tueur en série qui utilise une arme dont la pointe est en forme de double W.
  
  L’arrivant eut un haut-le-corps.
  
  - C’est un sujet subalterne. Je croyais que vous concentriez vos efforts sur les fuites de matériaux stratégiques nucléaires en provenance de l’ex-Union soviétique ? Vous savez que la catastrophe qui nous guette en cette fin du vingtième siècle, c’est la bombe atomique fabriquée par quelque fou fanatique qui s’estime délégué par Dieu pour punir les méchants ?
  
  Les yeux glacés du maître espion ne quittaient pas ceux de Coplan qui restaient impassibles.
  
  - Je suis venu ici chercher des renseignements mais je ne rencontre qu’hostilité, déclara-t-il.
  
  Middleton apparut surpris, puis son attitude changea du tout au tout :
  
  - J’ai connu Kopetzik il y a une dizaine d'années. Un agent brillant mais criblé de défauts. De tout mon cœur, je regrette qu’il soit mort dans ces circonstances pénibles. Mais nous sommes étrangers à cet épisode malheureux. Pour ma part, je pense que le F.B.I. a mis le doigt sur la vérité. Un tueur en série s'est mis en branle et frappe n’importe où et n’importe qui.
  
  - Et n’allez pas imaginer que le cadre supérieur que Kopetzik a cocufié s’est lancé dans une vengeance, intervint Foronjy. Il s’est contenté de divorcer.
  
  - Qui tuerait par amour pour une salope ? renforça Middleton avec un rire léger.
  
  - Arrêtez-vous sur cette Candice Gold. reprit Foronjy. Une junkie qui fréquente le marché de drogue en plein air de South East Drake Street C’est plein de dingues là-bas. Washington est la ville la plus dangereuse des États-Unis...
  
  - Était, rectifia Middleton. Sa première place est maintenant occupée par La Nouvelle-Orléans où la criminalité des gosses est si importante que la municipalité s’est vue dans l’obligation d’imposer un couvre-feu aux mineurs de 16 ans.
  
  - Quel tueur en série ne profiterait pas de la présence de tous ces paumés de South East Drake Street pour choisir sa victime ? insista Foronjy.
  
  Coplan eut l’impression qu’il cherchait à noyer le poisson.
  
  - Vous faites fausse route, conclut Middleton.
  
  Coplan comprit qu’il n’avait rien à glaner ici. Aussi prit-il congé en remerciant de lui avoir accordé cet entretien. La C.I.A. avait toujours eu tendance à snober les Français.
  
  Dehors, il hésita. Devait-il contacter le F.B.I. ? Il conclut par la négative, car le résultat serait identique puisqu’on lui jetterait à la figure la thèse du tueur en série.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  À chaque fois qu’il pénétrait dans le bureau du Vieux, Coplan ne pouvait s’empêcher d’admirer la table Louis XV sur laquelle était posée une pendule Louis XIV, ainsi que le merveilleux tapis de la Savonnerie tissé à la Fabrique royale de Chaillot en 1615 pour le maréchal d’Ancre. Celui-ci n’en avait guère profité puisque, deux ans plus tard, le rois Louis XIII le faisait assassiner par son capitaine des gardes, tandis que son épouse, Eleonore Galigaï, était décapitée sur l’échafaud pour sorcellerie.
  
  - Pas plus que vous, je ne crois au tueur en série, énonça le Vieux qui venait de relire le rapport de Coplan. Ces Américains sont plutôt désinvoltes dans leur approche. Il est vrai que le personnage du tueur en série est en vogue chez eux. Dans le domaine des psychopathes, ils détiennent d’ailleurs le record mondial.
  
  - Trois agents secrets sur quatre, même si James Kopetzik n’en était plus un. ce n'est pas un hasard ! ajouta Coplan. Jamais on a vu ça !
  
  - C’est l’arme qui m’intrigue. Allez donc voir Joliet. Il est peut-être susceptible de l'identifier.
  
  Dans son atelier souterrain, l’intéressé usinait le cylindre d’un suppresseur de son que lui avait commandé le Service Action du fort de Noisy-le-Sec. Sans conteste, il était, au sein de la D.G.S.E., l’expert numéro 1 en armes blanches ou à feu.
  
  Coplan lui montra la photographie qu’il avait prélevée dans le dossier prêté par le docteur Bridgette Lemarchand.
  
  - Cette empreinte vous rappelle-t-elle quelque chose ?
  
  Joliet essuya son front en sueur avec sa main gauche au dos lourdement veiné et posa ses yeux calmes sur le cliché.
  
  - L’empreinte forme un double W, murmura-t-il. Voyons...
  
  Il leva les yeux au plafond, comme pour y chercher l’inspiration, suçota une dent creuse et, finalement, posa sa lime avant de pivoter sur les talons et de se diriger vers une armoire métallique à la peinture vert olive écaillée. Coplan le suivit et découvrit, quand les deux battants furent ouverts, un véritable arsenal d’armes hétéroclites. Joliet fouilla et se saisit d’une longue dague dont il examina la pointe.
  
  - Voilà ce que vous cherchez, finit-il par dire en tendant l’arme à Coplan.
  
  L’œil de Coplan brilla de plaisir quand il découvrit que la pointe formait l’étrange double W.
  
  - D’où vient-elle ?
  
  Joliet était un homme entre deux âges, rongé par le regret de n’avoir pas eu le talent nécessaire pour exercer au sein du prestigieux Service Action. Toute sa vie, il avait rêvé d’appartenir à la glorieuse phalange, de traquer l’espion à Varsovie ou à Budapest, de poser une bombe sur la coque d’un navire de Greenpeace ou d’abattre le terroriste à Khartoum ou à Beyrouth. Le rêve ne s’était jamais réalisé et il en conservait une amertume profonde.
  
  Aussi, ce fut d’une voix infiniment nostalgique qu’il répondit :
  
  - Un don du capitaine Kerjean. Une dague pachtoune.
  
  Coplan hocha la tête. Il avait compris.
  
  Huit ans plus tôt, la France avait entraîné, au camp de Cercottes dans le Loiret, qui était la base militaire du Service Action, plusieurs dizaines de cadres de la résistance afghane. Le stage avait duré plusieurs mois. Les instructeurs avaient initié leurs élèves à l’utilisation d’armes modernes, tels les missiles antichars Milan, récupérés dans des stocks de l’armée libyenne au Tchad et livrés plus tard aux montagnards afghans via le Pakistan.
  
  Certains de ces instructeurs, dont le capitaine Kerjean, avaient suivi leurs élèves en Afganistan et formé les cadres techniques des maquis pachtounes, ouzbek, tadjik et hazaras.
  
  Coplan se souvenait même avoir sauvé la vie de l’officier à Kaboul quand une femme, agent du K.G.B., avait sorti pour l’abattre un Tokarev de sous son tchadril (Voile qui recouvre les femmes musulmanes à Kaboul, jusqu’aux chevilles, avec un treillis à hauteur des yeux).
  
  - Je peux l’emprunter ?
  
  Joliet pâlit.
  
  - Vous me la rendrez ? C’est un souvenir, d’autant que le capitaine Kerjean a été tué à Alger (Voir Coplan se décarcasse à Caracas).
  
  - Je vous la restituerai. C’est un serment.
  
  - Je vous fais confiance. Mon petit musée, dans cette armoire, j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux.
  
  De retour dans le bureau du Vieux, Coplan lui montra la dague et lui expliqua sa provenance.
  
  - En dehors des peuplades pachtounes, je vois mal qui pourrait se servir de cette arme, commenta le patron des Services spéciaux.
  
  - Elle n’est sûrement pas répandue dans le monde. En tout cas, sa trace sera difficile à retrouver. Inutile d’aller en Afghanistan tenter de remonter la piste. Maintenant, il existe un élément troublant, fit observer Coplan. Nous avions des instructeurs encadrant les maquis pachtounes. L’un d’eux aurait-il, comme Kerjean, rapporté une de ces dagues et s’en serait-il servi sur la personne d’Elizabeth Verday et de Lambert Jourdain pour des raisons qui nous dépassent ?
  
  Le Vieux eut un haut-le-corps.
  
  - Ces gens sont insoupçonnables ! Et puis, vous oubliez la droguée de Washington et le flic de la Texas Border Patrol.
  
  - Combien étaient-ils ? insista Coplan.
  
  - Une bonne quinzaine.
  
  Coplan grimaça.
  
  - Il faut bien que nous commencions quelque part. Donnez-moi leurs noms. Comme ils sont militaires, il me sera facile de suivre leurs traces au moment de la mort d’Elizabeth Verday et de celle de Lambert Jourdain.
  
  L’idée ne séduisait guère le Vieux qui arborait une mine offusquée. Mère poule, il détestait que ses hommes soient tués ou soupçonnés d’un forfait ou d’une forfaiture.
  
  - Prenez des gants, recommanda-t-il, résigné, et, surtout, conservez un silence total sur cette opération.
  
  - Ne vous inquiétez pas, rassura Coplan. Personne n’aura la puce à l’oreille.
  
  
  
  
  
  Le colonel Clive Coswell du Secret Intelligence Service entra et le planton referma la porte dans son bureau. Coplan se leva et vint accueillir le Britannique dans le seul réduit encore libre où il pouvait procéder à ses recherches sur les dix-sept officiers et sous-officiers du Service Action qui avaient exercé leurs talents dans les maquis afghans.
  
  Clive Coswell avait presque soixante ans et marchait comme un jeune homme qui revient en pleine forme d’un jogging éprouvant. Il avait aussi ce ton un peu prétentieux des anciens d’Eton, d’Oxford ou de Cambridge, sans oublier son costume confortable mais fatigué, avec des protège-manches en cuir, complètement démodés, la cravate aux couleurs de son régiment, et ses chaussures marron-rouge qu’il devait porter à la chasse à la grouse tant le cuir en était fendillé.
  
  Le Vieux avait annoncé sa visite à Coplan et celui-ci n’était donc pas surpris de le voir entrer dans son bureau. Il lui offrit un verre de xérès et l’envoyé de Londres accepta la Gitane qu’il lui proposait, bien que dans son for intérieur il eût préféré bourrer sa pipe mais, en bon gentleman, il n’en dit rien.
  
  - Nous avons appris qu’un de vos agents, en vacances et non en mission, avait été assassiné en Louisiane à l’aide d’une arme inhabituelle.
  
  - C’est exact, acquiesça Coplan.
  
  - Nous connaissons un problème similaire.
  
  Coplan faillit bondir et se maîtrisa à grand-peine.
  
  Avec flegme, l’Anglais poursuivit :
  
  - Un de nos agents, John Sutherland, a été assassiné à Zurich à l’aide d’une arme blanche dont la pointe se terminait en forme de double W. Ce qui est curieux, cependant, c’est qu’au Royaume-Uni, deux autres personnes qui n’étaient pas des agents de nos services, ont été tuées par une arme apparemment identique. Une auto-stoppeuse à Leeds et un cadre supérieur d’une grosse société industrielle de Birmingham. La mort de notre agent serait donc un pur hasard, et nous aurions affaire à un tueur en série qui opérerait également aux États-Unis, si nous en croyons le F.B.I., et qui utiliserait cette arme inhabituelle.
  
  Évidemment, le colonel Coswell ignorait la mort d’Elizabeth Verday dans des circonstances semblables et ne pouvait donc la mentionner.
  
  - Nous aimerions connaître votre sentiment, conclut Clive Coswell.
  
  Coplan n’avait nullement l’intention de lui révéler l’origine supposée de l’arme. Les Services spéciaux détestaient fournir gratuitement ce qu’ils avaient éprouvé tant de mal à récolter.
  
  - Dans quelles circonstances votre agent John Sutherland est-il mort à Zurich ?
  
  Le Britannique parut gêné et tira sur sa cravate pour la réajuster.
  
  - Dans la Lande Strasse. Nous ignorons pourquoi il était à cet endroit, hors de sa mission. C’était la nuit.
  
  Le colonel garda un silence prudent sur l’objet de cette mission et Coplan ne posa pas de questions indiscrètes. Coswell avala une gorgée de son xérès et esquissa une moue d’appréciation.
  
  - Vraiment excellent. Pour en revenir à ma première question, quel est votre sentiment ?
  
  - Pour le moment, j’opterais seulement, comme vous, pour la thèse du tueur en série. Néanmoins, il serait bon que, chacun de notre côté, nous cherchions à savoir s’il n’existe pas un coup fourré quelque part, éluda Coplan. Et nous nous tiendrions mutuellement informés. Qu’en pensez-vous ?
  
  - Je suis d’accord, accepta le colonel.
  
  
  
  Le soir même. Coplan était à Zurich.
  
  La cité la plus importante de la Confédération helvétique n’avait pas lieu de s’enorgueillir du périmètre entourant la Lande Strasse, la rue la plus chaude de la ville. Ici, jour et nuit, s’étalait le plus grand marché de drogue à ciel ouvert d’Europe, que les Zurichois avaient baptisé la « scène ». Autour et dans la gare désaffectée du Letten, garçons et filles au teint cadavérique vivaient probablement les derniers instants de leur vie, tant ils touchaient le fond de l’abîme. Pour récolter l’argent qui leur permettrait de se payer une dose supplémentaire de paradis, les uns et les autres se prostituaient sur les bords de la Limmat, la rivière qui traversait la ville, sur les anciennes voies de garage ou encore dans un recoin sous les ponts. Frôlant au passage les marchands de mort, les silhouettes furtives de leurs clients étaient celles d’hommes de tous âges fascinés par la déchéance et sublimés par une étreinte sordide avec un garçon ou une fille qui sous peu allait mourir.
  
  On était loin de la traditionnelle propreté helvétique (Récemment, les drogués de cette zone ont été expulsés par la municipalité et le quartier a retrouvé une vie normale).
  
  Qu’allait faire John Sutherland dans un tel endroit ? s’interrogea Coplan. Cet enfer qui irrésistiblement évoquait South East Drake Street à Washington où Candice Gold s’approvisionnait en rêves mortels. L’agent britannique était-il un de ces clients qu’attiraient ces clochards fantomatiques et pitoyables ? En dehors de sa mission, avait-il erré dans ce lieu de perdition, en obéissant à des instincts dépravés ?
  
  Et pourquoi l’avait-on tué ?
  
  Certes, l’endroit était idéal pour un guet-apens et un assassinat, d’autant que la police ne pouvait guère espérer de cette population en révolte contre la société des témoignages susceptibles d’aider l’enquête. D’ailleurs, le colonel Coswell avait été catégorique. Les enquêteurs n’avaient rien à se mettre sous la dent. Le cadavre avait été détroussé. Mais pas forcément par l’assassin. Sans doute par l’un des mille accros de la cocaïne qui hantaient cette antichambre de la mort.
  
  Cela, c’était l’hypothèse péjorative. Tout simplement, John Sutherland avait pu agir dans le cadre de sa mission sans que ses supérieurs soient au courant de son action. Pourquoi pas un rendez-vous avec un contact ? Le lieu se prêtait admirablement à une rencontre discrète.
  
  Il s’adossa à un mur lépreux, alluma une Gitane et observa le va-et-vient autour de lui. Une fille au visage blême s’approcha et tendit une main décharnée. Apitoyé, il lui glissa une grosse coupure dans la paume.
  
  - Je te fais une pipe ?
  
  Il refusa d’un signe éloquent de la tête. Une idée lui vint pendant que la fille s’éloignait. Et si le contact était un agent secret ? Voilà qui devenait intéressant. Le tueur appartiendrait au monde de l’espionnage, ce qui expliquait qu’il s’attaque à ses pairs. Oui mais où s’intégraient Candice Gold, l’auto-stoppeuse de Leeds et le cadre de Birmingham ?
  
  
  
  De retour à Paris, il termina la tâche qu’il s’était assignée. Parmi les dix-sept officiers et sous-officiers affectés à l’encadrement des maquis afghans, six avaient été tués au cours d’opérations contre les troupes soviétiques. Le parachute d’un adjudant-chef ne s’était pas ouvert au cours d’un saut d’entretien et l’intéressé s’était écrasé au sol dans le midi de la France. Un des officiers avait été nommé attaché militaire à Dakar et un lieutenant, écœuré par ce qu’il avait vu en Afghanistan, avait démissionné et plantait du café au Brésil. Quant aux autres, ils avaient été intégrés aux commandos spéciaux des troupes françaises prêtées à l’O.N.U. au Liban, en Somalie et dans l’ex-Yougoslavie.
  
  Aucun d’eux ne pouvait être à Capri le jour où Elizabeth Verday était morte.
  
  Ceci établi, il calcula sur l’ordinateur les chances existantes pour que quatre agents secrets, appartenant à trois services différents, succombent sous les coups d’un tueur en série frappant au hasard.
  
  Le résultat allait dans le sens de ses convictions : une chance sur trois milliards. De plus, si l’on poussait le calcul plus avant en considérant le fait que ce tueur en série voyageait de Capri à Washington, au Texas, en Louisiane, à Leeds, à Birmingham et à Zurich, alors la statistique tombait à une chance sur sept milliards.
  
  Il récapitula les meurtres. Sept. Quatre hommes, trois femmes. Dont trois agents secrets et un ex-agent secret. Le point commun ? L’arme. Vraisemblablement une dague pachtoune à la pointe forgée en forme de double W. Pas d’unité de lieu, sept endroits différents. Quel élément pouvait relier ces sept assassinats ?
  
  Sur l’ordinateur, il fit apparaître le dossier d’Elizabeth Verday, puis celui de Lambert Jourdain et il passa quatre heures à les consulter. Ils n’avaient jamais opéré ensemble, sauf une fois, au cours de l’Opération Red Goose.
  
  Quelle était cette opération ?
  
  Malheureusement, il n’était pas habilité pour avoir accès à cette information et il dut demander au Vieux la clé et le code pour débloquer la situation.
  
  L’opération remontait à la période précédant les accords de réunification entre la R.D.A. et la République Fédérale. Prévoyant l’effondrement est-allemand, la C.I.A. avait prévu de faire passer à l’Ouest un maximim de savants exerçant en R.D.A. en leur offrant des rémunérations vertigineuses. Ayant eu vent de ce projet, la D.G.S.E. et le Secret Intelligence Service avaient exigé d’être associés à l’opération. A contrecœur, Langley avait accepté. Chaque partie avait dépêché deux agents pour rencontrer le représentant du camp adverse, Otto Schalke, un officier supérieur de la Stasi qui œuvrait pour son propre compte en prévision des jours sombres. Il savait que la Stasi serait démantelée et préparait sa reconversion.
  
  Et Coplan sursauta quand il lut la composition du personnel envoyé à Berlin.
  
  - C.I.A. : James Kopetzik, Liam Fitzmorris.
  
  - D.G.S.E. : Elizabeth Verday, Lambert Jourdain
  
  - S.I.S. : John Sutherland, George Harris.
  
  Quatre de ceux-ci avaient été assassinés à l’aide de l’arme mystérieuse.
  
  Il alla se confectionner un café fort et brûlant et alluma une Gitane pour mieux réfléchir.
  
  Quelqu’un avait trahi et la Stasi avait découvert ce qui se tramait. Appréhendé, Otto Schalke avait été traduit immédiatement devant le Tribunal du Peuple qui l’avait condamné à mort. Quelques jours plus tard, il était fusillé dans l’arrière-cour d’une sombre prison de Pankow et les savants est-allemands n’avaient jamais rejoint ni les U.S.A., ni le Royaume-Uni, ni la France, Bonn ayant fait de la surenchère sur les propositions franco-anglo-américaines. Naturellement, C.I.A., D.G.S.E. et S.I.S. s’étaient accusés mutuellement d’être responsables de la trahison, bien que le traître ne fût jamais démasqué.
  
  Coplan but son café, fuma sa Gitane et revint devant l’écran.
  
  Liam Fitzmorris... Le nom lui disait quelque chose. Il fronça les sourcils. Sa prodigieuse mémoire lui restitua vite les circonstances dans lesquelles ce nom lui était apparu. Il se revoyait dans le sanctuaire de la C.I.A. à Langley. Il venait de déposer sa gerbe de fleurs. Autour de lui, des hommes et des femmes priaient. Armé de ses outils, un employé s’apprêtait à visser la plaque mortuaire d’un nommé Liam Fitzmorris.
  
  Il en rendit compte au Vieux qui s’agita.
  
  - Vous avez pénétré le cœur de l’affaire, félicita-t-il. L’Opération Red Goose est sûrement en cause. Mais quel a été le sort du sixième participant, l’Anglais George Harris ?
  
  - Je vais contacter Coswell.
  
  - Votre avis ?
  
  - C’est peut-être le traître qui se débarrasse de témoins gênants.
  
  - Après toutes ces années ?
  
  - Qui peut savoir ?
  
  - Et les autres victimes ? La droguée de Washington, l’auto-stoppeuse de Leeds, le cadre de Birmingham ?
  
  - Franchement, je ne vois pas. Autre chose. Pourquoi la C.I.A. ne m’a-t-elle pas parlé de la mort de Liam Fitzmorris ?
  
  - Il n’a peut-être pas été tué ou, s’il l’a été, pas avec une dague pachtoune, rétorque le Vieux avec pertinence.
  
  - Ce serait un hasard vraiment étonnant !
  
  
  
  A Londres, le lendemain. Coplan se présenta à la porte discrète du 21 Queen Ann’s Gate, siège du Secret Intelligence Service. Après les divers contrôles de sécurité, il fut introduit dans le bureau du colonel Clive Coswell.
  
  Après le rituel d’usage, le Britannique, toujours affable et courtois, s’enquit :
  
  - Vous avez enregistré quelque progrès ?
  
  Coplan joua cartes sur table et évoqua l’Opération Red Goose. Pour la première fois, il parla de la mort à Capri d’Elizabeth Verday. Coswell parut vivement intéressé.
  
  - Il nous manque un participant, rappela Coplan. George Harris.
  
  Le front de l’officier supérieur se rembrunit.
  
  - Il est mort, informa-t-il d’une voix sourde.
  
  - Poignardé par la même arme ?
  
  - Pas du tout. Le Sida.
  
  - Homosexuel ?
  
  Avec un louable effort, Coswell dut en convenir. Diplomate, Coplan ne manifesta pas ses sentiments. Infiltrés par les taupes soviétiques, les Services spéciaux de Sa Majesté avaient trop largement recruté de beaux éphèbes en pantalon de flanelle et veste de tweed, sortis des meilleures universités du royaume et sur lesquels les agents de Moscou avaient facilement prise. Les espions anglais ne se corrigeront jamais, pensa-t-il. Un jour, leurs rangs vont être décimés par l’atroce maladie.
  
  - Quand a-t-il été emporté ?
  
  La date qu’indiqua Coswell précédait d’un an la mort d’Elizabeth Verday, et cette dernière, chronologiquement, semblait bien avoir été la première sur l’agenda du tueur.
  
  Coplan ne perdit pas son temps. À peine était-il sorti de l’antre du S.I.S. dans Queen Ann’s Gate qu’il fonça en taxi à l’aéroport de Heathrow pour sauter dans le premier vol en partance pour Washington.
  
  Quand il le rencontra, Frank Foronjy se montra moins arrogant que la fois précédente et dut convenir qu’était troublante la mort violente de la plupart des participants de Red Goose.
  
  Coplan coupa son long monologue :
  
  - Comment est mort Liam Fitzmorris ?
  
  - À Berlin. Dès avant Red Goose il était spécialiste de l’Allemagne, si bien qu’il est resté en poste à Berlin après l’échec de l’opération. Bien sûr, l’importance stratégique de cette ville a diminué pour nous après la réunification. Néanmoins, Fitzmorris est devenu directeur adjoint de notre antenne. Son épouse, restée à San Diego en Californie à cause de la rigueur du climat berlinois en hiver, était folle d’antiquités et de souvenirs de la Deuxième Guerre mondiale. À ses moments perdus, Fitzmorris prospectait pour elle le marché aux puces et le bazar turc de Kreuzberg. C’est dans ce bazar qu’il a été poignardé dans le dos.
  
  - Pointe en forme de double W ?
  
  - Oui.
  
  - Quand Fitzmorris est mort, vous n’avez pas fait le rapprochement avec Kopetzik ?
  
  - Berlin est loin du Texas.
  
  - Vous croyez encore à la thèse du tueur en série ?
  
  - Franchement non. Mais où ma réponse vous mène-t-elle ? Cette affaire est plus que mystérieuse. Je vais ordonner une enquête sur le sujet.
  
  - À Berlin, pas d’indices ?
  
  - Une femme a vu l’assassin et a communiqué le renseignement à la police. Une certaine Rosa Klinger demeurant au 14 de Die Strasse der Pariser Kommune. Les investigations policières n’ont rien donné. Sur le moment, j’ai pensé qu’il s’agissait du crime d’un déséquilibré et que l’arme était d’origine turque, peut-être kurde.
  
  Géographiquement, Frank Foronjy n’était pas loin de la vérité, pensa Coplan.
  
  - Dans le domaine des armes blanches, expliqua Foronjy, à présent complètement détendu, l’exotisme est parfois roi. C’est pourquoi j’ai imaginé que l’arme du crime était turque dans le cas de Fitzmorris et aztèque dans celui de Kopetzik. Après tout, celui-ci a très bien pu être tué par un immigrant mexicain clandestin, dans le cas où Red Goose ne serait pas en cause.
  
  Coplan ne le suivit pas sur ce terrain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Rosa Klinger aurait été à sa place parmi les vieilles dames âgées à chapeau rond et à bas roses qui à l’heure du thé fréquentaient le Café Mohring, le temple berlinois de l'Apfelstrudel à la mode de Vienne. D’une élégance discrète, menue et vive, l’œil espiègle et le teint frais, sa chevelure blanche un peu bleutée à l’américaine, elle vivait dans le quartier qui avait été le « cœur français » de la ville, là où les huguenots, chassés par la révocation de l’édit de Nantes, avaient édifié une capitale sur l’emplacement d’un vieux bourg prussien.
  
  À Coplan elle offrit du thé à la mangue et répéta l’histoire qu’elle avait contée à la police.
  
  - J’ai aperçu l’assassin, acheva-t-elle. Un homme grand et fort. Je ne l’ai pas vu frapper mais j’ai vu la victime tomber et cet homme s’enfuir, alors que le sang coulait déjà sur le sol.
  
  - Vous avez vu son visage ?
  
  - Non. Cependant, il y avait quelqu’un qui filmait et dont le visage m’était connu. Un homme qui s’est enfui avec son camescope quand il a vu le sang ruisseler de l’horrible blessure dans le dos. Je l’ai dit à la police, mais il m’a été impossible de me souvenir où j’avais vu cet homme. Je suis âgée, n’est-ce pas et, c’est bien normal, ma mémoire est défaillante.
  
  - Vous pensez que cet homme a filmé le visage de l’assassin ?
  
  - J’en suis sûre si l’on tient compte de la position qu’il occupait. Je revois très bien la scène. Il sortait de chez la tatoueuse à l’enseigne Akdeniz. Il s’est mis à filmer les passants, en étant de face devant la future victime. Forcément, il a filmé le tueur quand il a frappé. La police a lancé des appels à témoins, mais a essuyé un revers car les Türcs n’aiment pas la police qu’ils considèrent comme raciste à leur égard, et ils ne sont pas disposés à l’aider.
  
  Coplan remercia la vieille dame et repartit. À Kreuzberg il emprunta l’antique tramway qui assurait la navette entre le marché aux puces de la Nollendorfplatz et le bazar turc.
  
  Ici se côtoyaient des murs lépreux, rongés avidement par une végétation famélique, et des façades rutilantes, badigeonnées aux couleurs du Bosphore. Des vieillards courbés s’engageaient dans les venelles chaudes où le soleil s’infiltrait en biseau pour caresser timidement les visages hiératiques des hétaïres venues d’Istanbul ou d’Izmir pour faire fortune sur le pavé berlinois. A l’emplacement d’un ancien moulin, rasé par les obus soviétiques en 1945, se rassemblaient les joueurs de trictrac, dégustant à petites gorgées gourmandes leur café au marc épais.
  
  A la lisière du quartier ottoman, quelques Chinois s’étaient installés et, grâce à leur entregent coutumier, grignotaient une à une les boutiques turques. À l’étal d’une boucherie, pendaient des rats dépouillés de leur peau. Des gens faisaient la queue car les fils de l’Empire Celeste étaient friands de leur chair que l’on retrouvait dans les boulettes de viande des soupes chinoises.
  
  À l’intérieur du bazar, dans le dédale des travées flottaient mille parfums orientaux aux puissants effluves et traînaient des groupes de Zille, ces gamins berlinois à la langue bien pendue et au vocabulaire irrespectueux mais teinté d’humour féroce. Ils étaient la hantise des Turcs car ils étaient prompts à chaparder.
  
  Coplan trouva facilement l’enseigne Akdeniz. En turc, le mot signifiait mer Méditerranée et Coplan ne put s’empêcher de penser que celle qui avait ouvert boutique à cette enseigne ne s’était pas livrée à un grand effort d’imagination.
  
  Elle s’appelait Sultania, et ce prénom supposait qu’elle descendait, par l’une des cent concubines du harem, de l’un de ces sultans qui avaient régné sur l’empire ottoman.
  
  Peau mate, yeux sombres en amandes, longue chevelure noire, beauté fatale orientale, elle ne pouvait guère renier ses origines côté Bosphore. La peau de ses bras s’abritait derrière une forêt de tatouages multicolores formant des fleurs étranges et troublantes.
  
  Elle était seule dans la boutique et Coplan put s’entretenir à l’aise avec elle.
  
  - Moi je ne suis pas policier, précisa-t-il, je suis un enquêteur privé, et je paie les informations que l’on me fournit.
  
  À l’appui de ses dires, il sortit de sa poche une liasse de grosses coupures. Sultania était accessible à ce langage. Prestement, elle rafla la liasse et l’enfouit sous sa blouse blanche, là où pointaient ses seins arrogants.
  
  - J’ignore son nom, déclara-t-elle dans un allemand parfait. Ce soir-là, je lui ai tatoué un truc simple. Deux dés à la hauteur du nombril. Un quatre et un trois.
  
  Un fana de la passe anglaise, pensa Coplan.
  
  - C’est tout ? questionna-t-il en avançant la main vers la généreuse poitrine comme s’il avait l’intention de récupérer l’argent.
  
  - Je sais juste qu’il est photographe dans une boîte. l'Ich bin ein Berliner, dans la Regensburgerstrasse, répondit-elle en se reculant pour éviter le geste. C’est fréquenté uniquement par des vieux.
  
  Le renseignement était exact, découvrit Coplan ce soir-là. Les hommes qui étaient assis derrière les tables, en compagnie de leurs épouses, avaient probablement tous participé au dernier conflit mondial. Certains étaient mutilés. Un orchestre composé d’instruments à cordes auxquels s’ajoutaient une batterie et un saxo-alto jouait des airs anciens, sur un rythme démodé et nostalgique. Sans discontinuer, la formation égrenait les Sag mir wo die Blumen sind, les Für eine Nacht voller Seligkeit, les Bel Ami, toutes ces chansons qui avaient enchanté les troupes de la Wehrmacht sur le front de l’Est ou distrait les Berlinoises sous les bombes alliées qui écrasaient leur ville. L’air ravi, les couples dansaient.
  
  Coplan se fit apporter un schnaps, laissa un généreux pourboire et s’enquit :
  
  - Le photographe n’est pas là ?
  
  - Il est en congé pour une semaine.
  
  - Il faut que je le rencontre de toute urgence.
  
  Il doubla le pourboire. Dans la minute qui suivit, il eut le renseignement.
  
  Le lendemain matin, il se rendit à l’adresse. L’homme, qui s’appelait Karl Ornitz, vivait dans une petite maison coquette, logée devant l’écluse de Spandau, qui régulait le cours de la rivière Havel en facilitant le passage des péniches venues de Hambourg par l’Elbe.
  
  Karl Ornitz présentait bien. Mince et élancé, malgré ses soixante-quinze ans. Dans sa maison, était étalée sur les murs sa fascination pour Marlene Dietrich. Des affiches de l'Ange Bleu et des autres succès cinématographiques de la vedette. Il expliqua que sa vie était consacrée à la photographie et au cinéma. Il était fasciné par le bazar turc de Kreuzberg. C’est pourquoi il filmait son exotisme, sa chaleur, dans cette ville du Nord froide et sévère qu’était Berlin. Les séquences tournées, prévoyait-il, seraient montées pour confectionner un documentaire qu’il espérait vendre un bon prix à une chaîne de télévision.
  
  - Dans le cadre de cette activité, rappela Coplan, vous avez filmé un assassinat. La police a lancé un appel à témoins, mais vous n’avez pas daigné vous manifester.
  
  L’Allemand eut un rire aigrelet.
  
  - Quel documentaire peut offrir un assassinat, pris sur le vif, qui ne serait pas du chiqué ? Aucun. À soixante-quinze pour cent, la valeur de mon documentaire tient à cette séquence.
  
  - Je vous l’achète.
  
  - Pas question. Je veux que mon documentaire passe à la télévision et que mon nom figure au générique. Grâce à cette publicité, je recevrai d’autres commandes.
  
  En désespoir de cause, Coplan sortit son automatique.
  
  - Désolé. Il me faut cette séquence. Il vous est facile de la copier. Vous me remettrez cette copie.
  
  Du doigt, il désigna l’affiche de l'Ange bleu.
  
  - Vous souvenez-vous de ce que disait Marlene au vieux professeur joué par Emil Jannings ? Elle disait que la mort va très vite.
  
  Effrayé à la vue de l’arme et par ces dernières paroles, Karl Ornitz ne chercha pas à temporiser et guida Coplan jusqu’à son atelier.
  
  Quand il projeta la cassette. Coplan sursauta. Des années plus tôt, au cours de l’Opération Red Goose, un agent de la D.G.S.E. avait clandestinement filmé la réunion entre le camp de l’Ouest et Otto Schalke. Plus que vraisemblablement, d’ailleurs, la C.I.A. et le S.I.S. avaient agi de même pour conserver une trace de l’entretien. Il n’était pas exclu qu’Otto Schalke ait procédé de façon identique afin de protéger ses arrières, ce qui ne lui avait été d’aucune utilité puisqu’il avait été fusillé pour trahison.
  
  Et voilà que, incroyablement, il n’avait pas été fusillé puisqu’il était là, bien vivant, sur le film tourné par Karl Ornitz.
  
  Coplan n’en croyait pas ses yeux et se fit repasser la bande plusieurs fois. L’intéressé ne cherchait même pas à dissimuler ses traits quand il avait frappé Liam Fitzmorris dans le dos sous l’omoplate gauche. À la main gauche, il tenait un sac de plage dans lequel il avait ensuite enfoui son arme dégoulinante de sang après le meurtre. Puis, on le voyait s’enfuir à toutes jambes. Indifférents, les Turcs ne tentaient pas de stopper sa course. Précipitamment, comme s’il craignait que son reportage ne soit trop long, Ornitz avait tourné son camescope vers Rosa Klinger que l’on apercevait, bouche bée et les yeux agrandis d’effroi.
  
  - Fantastique, n’est-ce pas ? s’ébaubit Ornitz qui avait recouvré ses esprits. Un meurtre en direct. Oui peut se vanter d’avoir réussi un pareil reportage ?
  
  - Faites-moi une copie, exigea Coplan.
  
  Quand il l’eut en main, il ressortit et, sur les bords de la rivière Havel, dénicha une cabine téléphonique d’où il téléphona au Vieux.
  
  - Allez voir Horst Hagersen, conseilla ce dernier, et essayez d’élucider le mystère. Il est trop rusé pour ne pas savoir qu’un jour ou l’autre il peut avoir besoin de nos services.
  
  - L’adresse ?
  
  À Paris, le Vieux consulta ses fichiers et fournit la réponse :
  
  - 26 Havel Chaussée.
  
  En se rendant à Potsdam, Coplan récapitula ce qu’il savait de Horst Hagersen. Si John Jesus Middleton était le maître espion de la C.I.A., sa légende vivante, l’Allemand n’était pas loin de l’égaler. Sous les ordres directs de Markus Wolf, le génie de l’espionnage, il avait accumulé les exploits au sein des Services spéciaux est-allemands.
  
  Objet de la vindicte de Bonn, il avait été arrêté après l’effondrement de la R.D.A. et avait passé trois longues années en prison. À présent, il vivait sur une maigre pension et avait choisi pour retraite une petite maison coquette, qui ressemblait à celle de Karl Ornitz, située à quelques encablures du pont de Glienicke sur lequel, au temps de la guerre froide, l’Est et l’Ouest échangeaient leurs espions. Sans doute était-ce là un réflexe de nostalgie de la part de celui dont la tête avait si souvent été mise à prix par les services occidentaux.
  
  En bas de la Havel Chaussée, face à Potsdam, Coplan le trouva prenant soin de ses perce-neige, sous les hamamélis et leurs petites fleurs étoilées très parfumées. Le cœur un peu serré, car il se sentait solidaire des espions professionnels du monde entier. Coplan se demanda si Bonn ne commettait pas une faute irréparable en n’utilisant pas les services d’un orfèvre en matière d’espionnage, dont le cerveau contenait tant de données inestimables.
  
  Horst Hagersen se redressa quand il entendit Coplan entrer dans son jardin.
  
  Amaigri et voûté par son séjour en prison, il avait un visage de pâtre grec métissé de hobereau prussien. Ses yeux gris restaient glacés. La main qui tenait le sécateur était décharnée et tremblait. Il est vraiment en piteux état, estima Coplan. Appelé familièrement à la Stasi « Double H » ou « Double Hache » à cause de ses initiales, cet homme avait pourtant régné en second sur le monde du secret où se côtoyaient les taupes, les transfuges, les agents illégaux, ce monde de la schizophrénie où seuls surnageaient les esprits supérieurs, tel le sien.
  
  Coplan se présenta et l’Allemand marqua un vif intérêt. Enfin, il n’était plus le paria dont on ne sollicitait plus les avis autorisés. Il invita Coplan dans son modeste intérieur, lui offrit une tasse de café et écouta ce qu’il avait à lui dire. Quand son visiteur eut terminé, il arbora un air candide qui ne trompa pas son interlocuteur. Coplan pensa ; il a l’air tellement fourbe qu’on l’accuserait de mensonge s’il jurait que Noël tombe un 25 décembre.
  
  - J’ai tout oublié en prison, affirma l’ex-numéro 2 de la Stasi. Ce fut une épreuve terrible. Comme un lavage de cerveau. À présent, je suis comme neuf. Mes souvenirs commencent à ma sortie de prison.
  
  - Terriblement désolé que vous ayez vécu des moments aussi douloureux, persifla Coplan. Pardon de vous avoir dérangé.
  
  Il avala son café et s’esquiva, au grand étonnement du maître espion de la R.D.A. qui s’attendait à un combat féroce.
  
  Coplan passa au Grand Hotel Esplanade dans la Lutzowuferstrasse où il était descendu et, dans sa chambre, récupéra sa trousse à pharmacie avant de foncer à Kreuzberg où il s’arrêta au marché aux puces de Nollendorfplatz pour acheter une cage. Ensuite, il emprunta l’antique tramway qui conduisait au bazar turc où il fit l’emplette d’un petit sac de graines de sésame. Il ressortit et, en se faufilant entre les prostituées embusquées dans la venelle, il gagna une boucherie chinoise. Là, il paya fort cher un gros rat vivant que l’on s’apprêtait à sacrifier. Il le plaça dans la cage et repartit pour la Havel Chaussée.
  
  En le revoyant, Hagersen abandonna ses perce-neige et haussa un sourcil interrogateur, les yeux fixés sur la cage dans laquelle le rat dansait, affolé. Coplan sourit gracieusement.
  
  - Je vais me livrer à une petite expérience.
  
  Il s’installa sous les hamamélis et, de sa trousse à pharmacie, sortit une fiole à l’étiquette rouge sur laquelle était écrit « eau de gentiane », ainsi qu’un compte-gouttes dont il actionna le piston après l’avoir introduit dans la fiole dont il avait dévissé le bouchon. D’un coup de dents, il déchira un des coins du sac en plastique contenant les graines de sésame et en vida une faible partie dans la cage. Sur les graines il laissa tomber quelques gouttes, puis se recula. Le rat, d’abord méfiant, virevolta contre les barreaux, puis s’approcha des graines qu’il grignota. Une minute à peine s’écoula et il tomba raide mort.
  
  Hagersen avait pâli.
  
  - Le liquide dans la fiole contient une poudre provenant du noyau pulvérisé du fruit du sablier que l’on trouve en Amazonie. On le dissout dans du rhum blanc puis on le sèche. Un poison qui ne laisse aucune trace. On pensera que vous êtes mort d’un arrêt cardiaque, consécutif à ces souffrances abominables que vous avez endurées en prison à cause des revanchards de Bonn. Dès à présent, je vous fais une promesse. J’assisterai à vos obsèques, si humbles soient-elles, et elles le seront car vous êtes démonétisé. Personnellement, je me moque que vous le soyez. Moi j’éprouve une très grande admiration pour les maîtres espions.
  
  - Acceptez l’expression de ma gratitude, grinça l’Allemand qui n’avait pas retrouvé ses couleurs et dont la main décharnée laissa tomber le sécateur sur la terre tendre.
  
  - Je n’aurai aucun mal à vous immobiliser et à vous faire avaler de force cette décoction, prévint Coplan.
  
  Au loin, au beffroi d’une église, une cloche sonna le tocsin.
  
  - Signe prémonitoire, commenta Coplan.
  
  Hagersen était agité. Même si sa carrière avait glissé dans le bas étage, il tenait à la vie, quels que soient les aléas et les malheurs qu’elle lui réservait. Et qui pouvait jurer que le mauvais sort continuerait à s’acharner sur lui ? Après tout, les retournements de situation politiques étaient fréquents. Pourquoi ne pas imaginer que d’heureux événements le propulseraient à nouveau au sommet ?
  
  - C’est vrai, capitula-t-il. Otto Schalke n’a pas été fusillé. Le K.G.B. l’a réclamé avec insistance. Nous avons obéi et le lui avons remis. Une opération ultra-secrète. J’ignore ce qu’il est devenu depuis.
  
  - En tant qu’agent, que pensez-vous de lui ?
  
  - Techniquement, un grand bonhomme. Moralement, une planche pourrie. S’il n’avait tenu qu’à moi, nous l’aurions fusillé. Mais Markus Wolf a été obligé de se plier aux ordres de Moscou. À cette époque, un pays satellite était forcé de se conformer aux exigences du grand frère soviétique.
  
  - Naturellement, avertit Coplan, si vous me bluffiez sur la destination qu’a prise ce miraculé du peloton d’exécution, je reviendrais, et alors, auf wiedersehen les hamamélis et ces superbes perce-neige. Je vous laisse le rat. Enterrez-le sous ce parterre. Vos fleurs pousseront mieux.
  
  De retour au Grand Hotel Esplanade, il fit son rapport au Vieux qui décida :
  
  - Restez à Berlin. Je vais exiger des explications du S.V.R. et j’essaierai d’arranger une rencontre entre vous et l’un de leurs représentants.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  En attendant les instructions du Vieux, Coplan jouait au touriste à Berlin. Il avait visité les ors du château de Charlottenburg, vestige majeur de la royauté prussienne, flâné à travers les brumes pâles du Landswehrkanal et de ses façades restaurées, bu des chopes de bière au sirop dans les tavernes, et dîné au Zur Nolle, un pittoresque restaurant situé dans une station de métro, à deux pas du marché aux puces.
  
  Ce soir-là, il était branché sur la chaîne de télévision ZDR. Le téléprompteur défilait devant les yeux de la présentatrice qui en louchait abominablement. Bientôt, Coplan ne s’amusa plus de ce strabisme télégénique mais prêta attention au texte qu’elle lisait :
  
  - « La police fédérale à Bonn annonce qu’un nouveau tueur en série sévirait sur notre territoire. Trois jeunes auto-stoppeuses ont été retrouvées assassinées par la même arme au cours des quatre dernières semaines. La première, près de Stuttgart, la deuxième à deux kilomètres de la frontière belge et la troisième près de la frontière danoise. Ces grosses distances géographiques signifieraient que ce tueur en série serait en constant déplacement. Peut-être un camionneur, suppose la police, ou un voyageur de commerce. Les victimes sont respectivement de nationalités allemande, belge et danoise, et n’ont subi aucun sévice sexuel. Elles ont été tuées à l’aide d’une arme blanche dont la pointe présente la caractéristique d’épouser la forme d’un double W. »
  
  Coplan ne put s’empêcher de frémir. Qu’est-ce que ce triple meurtre signifiait ? En tout cas, il ne s’inscrivait pas dans le cadre de l’Opération Red Goose, ni dans une quelconque activité d’espionnage à laquelle Otto Schalke aurait pu se livrer s’il était l’auteur de ce triple homicide, ce qui restait à démontrer, même s’il était responsable de la mort de Liam Fitzmorris.
  
  En revanche, il rejoignait dans la gratuité la série de crimes dont avaient été victimes Candice Gold à Washington, l’auto-stoppeuse de Leeds et le cadre supérieur de Birmingham. Mais pouvait-on croire à un tueur en série qui serait un tel globe-trotter et posséderait les moyens financiers pour franchir autant de frontières ?
  
  À Paris, quand il lui téléphona, le Vieux partagea ces sentinents, mais n’émit aucune hypothèse.
  
  - Attendez après-demain, conseilla-t-il. Vous avez rendez-vous à dix heures au Café Adler avec un agent du S.V.R. que vous connaissez déjà.
  
  - Au Café Adler ?
  
  - C’est ça. L’auberge des espions.
  
  Coplan raccrocha, pensif. Décidément, de l’autre côté de l’ex-Rideau de Fer, les espions éprouvaient la nostalgie de la guerre froide. Après Horst Hagersen qui avait choisi de vivre au bas de la Havel Chaussée, près du pont de Glienicke, voilà que le S.V.R. envoyait son émissaire au Café Adler où tant d’espions des deux camps s’étaient rencontrés en terrain neutre. Un symbole ?
  
  Quand il arriva au rendez-vous le surlendemain, il eut un haut-le-corps en découvrant Ambre Zingaria, attablée dans un coin de l’établissement et lisant le Bild Zeitung aux pages frôlant dangereusement une tasse de café. Elle leva les yeux et sourit.
  
  - Bonjour, Francis.
  
  C’était une brune romantique aux yeux clairs et à la peau très hâlée, sans doute à cause du quart de sang turkmène qui coulait dans ses veines. Elle portait un gros pull aux couleurs automnales qui attestait de son manque de confiance dans la stabilité du climat berlinois. Une minijupe portefeuille noire dévoilait ses cuisses somptueuses, moulées dans des collants opaques enfoncés dans des bottes également noires aux épais lacets blancs.
  
  Ambre Zingaria était le nom sous lequel elle avait accompli sa mission au Venezuela (Voir Coplan se décarcasse à Caracas). Bien évidemment, il s’agissait d’une identité fictive. Aucune Russe n’avait jamais été dotée d’une telle identité à sa naissance.
  
  - C’est en remerciement de l’aide que tu nous as apportée que j’ai été choisie pour te rencontrer, précisa-t-elle de sa voix chaude et sensuelle.
  
  Le serveur s’approcha et Coplan commanda une Weibier, la spécialité berlinoise, puis tous deux parlèrent à bâtons rompus avant que Coplan n’aborde le véritable objet de leur entrevue. Ambre ne chercha pas à se dérober :
  
  - Otto Schalke est devenu complètement fou. Il s’est mis à tuer des inconnus en Russie.
  
  - Combien et à quelles dates ? coupa Coplan.
  
  Ambre replia le Bild Zeitung.
  
  - Quatre. Trois à Moscou, un à Saint-Pétersbourg.
  
  Elle cita les dates que Coplan mémorisa.
  
  - Nous l’avons pourchassé pour l’éliminer. Comme une anguille, il a réussi à passer à travers les mailles du filet et à s’enfuir à l’étranger où il bénéficie de nombreuses complicités datant de la guerre froide. N’oublie pas non plus son habileté. Après tout, il était le numéro 3 de la Stasi, derrière Markus Wolf et Horst Hagersen. S’emparer de lui devient une tâche ardue.
  
  - Quel élément a provoqué sa folie meurtrière ?
  
  - Personne n’en sait rien. Il est revenu d’une mission dont je ne puis te parler puisqu’elle porte le cachet Secret-Défense, et ses exactions ont commencé. Nous l’avons vite démasqué. Il s’est échappé.
  
  - Quelle arme utilise-t-il ?
  
  - Une dague pachtoune. Schalke a servi en Afghanistan dans une unité de contre-guérilla. Il a dû rapporter cette arme en guise de souvenir. Quand nos soldats étaient capturés par les maquisards pachtounes, ils étaient tués à l’aide de cette dague.
  
  - Tu connais ses relais ?
  
  - Les femmes ont toujours joué un grand rôle dans la vie de Schalke. Pour être franche, c’est un manipulateur de haut niveau. Son charme occasionne des ravages. Ingénues ou femmes fatales, il sait les séduire et les utiliser. Certaines ne sont que des boîtes aux lettres, des complices qui louent à leur nom à Londres ou à Rome les studios qui lui serviront de planques ou les voitures qu’il utilisera pour se déplacer. D’autres sont d’ex-agents de la Stasi, des tueuses en chômage depuis que la R.D.A. s’est effondrée et qui vivotent à Paris, à Bruxelles ou à Lausanne, en remâchant leur rancœur à l’égard des aléas de l’Histoire. Celles-ci ont du métier et de l’allant. Si elles savent qu’il est devenu un fou criminel, elles s’en moquent, elles-mêmes étant couvertes de sang. Elles le protègent, surtout s’il a tué des Russes.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Elles éprouvent une haine incoercible à l’encontre de l’ex-Union soviétique qui, selon elles, les a trahies en permettant la réunification. Ce réseau de complicités féminines constitue une force mais aussi une faiblesse car, grâce à l’une d’elles, nous l’avons repéré au Club diplomatique à Bucarest et dans une villa des bords de la mer Noire. Malheureusement, notre agent s’est conduit comme un débutant et Schalke a pris la fuite.
  
  - De quels fonds dispose-t-il ?
  
  - Avant de devenir fou, il a réussi un coup fumant. Dans la situation anarchique que connaît l’Afrique du Sud avec l’arrivée de Mandela, il est parvenu à voler un lot important de diamants de haute valeur qu’il s’est empressé de brader à Londres. Même bradé, ce butin lui a rapporté un beau petit paquet de livres sterling. Grâce à ce trésor de guerre, il peut voyager sans soucis.
  
  Coplan sortit son paquet de Gitanes et en offrit une à Ambre qui accepta avec plaisir.
  
  - Cette cigarette me rappellera nos bons souvenirs de Caracas.
  
  - Et ma première collaboration avec le S.V.R.
  
  Il fit claquer son briquet, aspira une bouffée voluptueuse qu’il noya dans une gorgée de Weibier. Il était inutile d’évoquer devant Ambre l’épisode Red Goose et ses suites, décida-t-il.
  
  Ambre baissa les yeux et, distraitement, touilla le fond de sa tasse.
  
  - Pour en revenir aux femmes qui aident Schalke, il en est une qui vit à Djibouti. Une certaine Sahara Jeddine. Au 4 rue de Londres. Nous avons de bonnes chances de penser qu’il va sous peu la rencontrer. Djibouti est sous influence française. Je te passe le relais.
  
  Coplan entra le renseignement dans sa mémoire et continua à la questionner :
  
  - Pourquoi était-il si important de l’empêcher d’être fusillé en vue de le récupérer ?
  
  - Schalke est sorti major de l’École Supérieure d’Espionnage Wilhelm Piecke située sur les bords du lac de Wandlitz. Sur nos conseils, la Stasi l’avait envoyé en Afghanistan car c’était un spécialiste du monde musulman. Il était chargé chez les Pachtounes d’organiser des maquis blancs qui faisaient semblant de lutter contre nous, mais qui en réalité combattaient les maquis tadjik ou ouzbek en les accusant de collusion avec les Soviétiques. Il a brillamment réussi.
  
  - Avec l’éclatement de l’Union soviétique et l’émergence des républiques musulmanes de l’ex-U.R.S.S., sans oublier la présence de l’Iran à l’une de vos frontières, vous connaissez des problèmes.
  
  - Et nous récupérons le maximum de spécialistes du monde musulman. C’est pourquoi nous avons sauvé Schalke du poteau. Aujourd’hui, nous le regrettons. Si tu le trouves à Djibouti, abats-le comme un chien enragé. Je sais que des membres de l’Opération Red Goose ont été tués par lui. Cette initiative de sa part avait failli lui coûter la vie. Il n’a jamais digéré la trahison de l’un des agents, qu’il soit américain, britannique ou français. Alors, pour plus de sûreté, il a tué tous ceux qu’il avait sous la main. Ainsi a commencé sa folie meurtrière. C’était l’une des plaisanteries du professeur Kurzendörfer à l’École Supérieure d’Espionnage Wilhelm Piecke. Il paraphrasait l’abbé de Cîteaux pendant la croisade contre les cathares. Toi qui es français, tu dois être au courant ?
  
  - Pendant la mise à sac de Béziers ? « Tuez-les tous. Dieu reconnaîtra les siens » ?
  
  - Sauf que Kurzendörfer disait : « Lénine reconnaîtra les siens ». Schalke a repris cette phrase à son compte.
  
  - Qui est cette Sahara Jeddine ?
  
  La Russe éclata de rire.
  
  - Une marchande de tapis. Je te souhaite bien du plaisir.
  
  Elle se leva, signifiant que l’entretien était terminé. Coplan régla les consommations et la suivit. Dans la Friedrichstrasse, on apercevait les bâtiments abandonnés de Checkpoint Charlie, passage obligé entre l’Est et l’Ouest au temps du Mur.
  
  Ambre tourna dans la Zimmerstrasse et s’arrêta devant une Volvo rouge. Elle s’appuya contre l’épaule de Coplan et lui déposa un baiser léger sur la joue.
  
  - Francis, murmura-t-elle, j’aurais aimé avoir plus de temps à te consacrer afin que nous nous retrouvions dans les bras l’un de l’autre, comme à Caracas.
  
  C’est impossible. Je dois filer prendre mon avion pour Moscou.
  
  Coplan pensa au Vieux qui, en évoquant le séjour de Lambert Jourdain en Louisiane, avait dit : Comme le commun des mortels, les espions aussi prennent des vacances.
  
  Ce n’était pas vrai ici, à Berlin, en compagnie d’Ambre.
  
  Elle démarra et remonta la Friedrichstrasse en direction de Checkpoint Charlie.
  
  De retour à son hôtel. Coplan prit une feuille de papier et établit la liste des crimes commis par Otto Schalke. Quinze en tout. Géographiquement parlant, la dispersion était effarante. Capri, le Texas, la Louisiane, Washington, Leeds, Birgmingham, Stuttgart, la frontière germano-belge, la frontière germano-danoise, Moscou, Saint-Pétersbourg. Le S.V.R. avait aussi répéré l’intéressé à Bucarest et voilà qu’il envisageait de se rendre à Djibouti ! Quel infatigable globe-trotter ! Mais dans quel but ? Si l’on se fiait à la thèse de la vengeance à l’égard des membres de Red Goose, telle qu’elle avait été exposée par Ambre, on pouvait à la rigueur comprendre qu’il se rende aux quatre coins du monde pour éliminer ceux qu’il soupçonnait de l’avoir trahi. Mais pourquoi agir de même pour assassiner des inconnus ?
  
  Par ailleurs, en ce qui concernait les membres de Red Goose, comment avait-il été mis au courant de leurs déplacements ?
  
  Coplan accola aux noms des victimes la date de leur mort et vérifia la chronologie. Aucune faille. Incontestablement, Schalke avait eu largement le temps de se rendre d’un point à un autre pour commettre ses crimes.
  
  Pourtant, Coplan n’était pas satisfait. Il reniflait dans cette affaire une odeur de pourri.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  - Avant de traverser ce pays, le chacal lui-même fait son testament, dit un vieux proverbe somali, déclara le colonel Lesueur à l’adresse de Coplan.
  
  L’officier supérieur était le représentant de la D.G.S.E. pour la République de Djibouti.
  
  Le vieil adage somali allait dans le sens de ce que pensait Coplan quand il avait posé le pied sur ce confetti coincé entre la Somalie et l’Éthiopie, sur les bords de la mer Rouge. Sous un soleil de plomb, sur une terre désespérément aride, on se demandait où pouvait bien se nicher l’exotisme qui avait attiré Arthur Rimbaud. Dans ce royaume de la touffeur, véritable val d’enfer à l’écrasante canicule, le sable gris-roux paraissait avoir été calciné par un incendie cyclopéen.
  
  Après leur entretien, les deux hommes partirent, dans la Peugeot délicieusement climatisée du colonel, pour le rendez-vous que leur avait fixé le commissaire Afouad Dimli.
  
  Ce dernier leur offrit du thé à la menthe après les civilités d’usage et, sur son bureau, prit une feuille de papier au texte dactylographié qu’il relut.
  
  - Pas grand-chose à reprocher à cette Sahara Jeddine, déclara-t-il enfin. Elle est née à Djibouti d’un père yéménite et d’une mère suédoise il y a vingt-huit ans. Célibataire. Elle vend des tapis yéménites en provenance d’Aden. Son commerce est assez florissant, surtout grâce aux militaires et aux coopérants français qui n’ont guère de souvenirs à rapporter en Métropole et se rabattent sur ses tapis. Accessoirement, elle se livre au trafic du khât. C’est un arbuste qui pousse au Yémen, au Kenya et dans le Harar éthiopien. Ses feuilles amères, mâchonnées, libèrent un jus aux vertus euphorisantes comme les amphétamines. Il faut vous dire, monsieur Calnoy, que la République de Djibouti vit sur trois sources de revenus. Les subventions de la France, les impôts sur la prostitution et les taxes sur l’importation du khât. Sahara Jeddine a voulu échapper à cette taxe en important clandestinement des tonnes de khât. Pour cette activité répréhensible, elle a été condamnée à une forte amende qu’elle a payée rubis sur l’ongle.
  
  « Dans d’autres domaines, elle ne s’est pas fait remarquer particulièrement. En ce qui concerne votre Allemand, aucune trace de lui. Peut-être est-il venu ici sous une fausse identité ? »
  
  C’était plus que plausible, raisonna Coplan. Un espion aguerri comme Otto Schalke, bénéficiant des complicités fournies par les femmes composant son réseau, n’éprouvait aucune difficulté à voyager sous une identité fictive à l’aide d’un passeport faux ou authentique.
  
  Après leur entretien avec le commissaire Afouad Dimli, le colonel Lesueur emmena Coplan explorer la ville. Des légionnaires au képi blanc traînaient leurs silhouettes désœuvrées entre les murs décrépits, du côté de la rue de Douamnont où, dans les bars pouilleux, officiaient des dizaines d’hétaïres parmi les trois mille prostituées de Djibouti qu’assiégeaient légionnaires et marins à pompon rouge.
  
  - Ici, commenta Lesueur, c’est le royaume des trafiquants, des crapules, des voleurs, des méchants, des espions, des femmes fatales, parfaitement stéréotypés jusqu’à la caricature.
  
  La ville sortait des torpeurs de la sieste, mais la chaleur demeurait torride. Après ce tour en ville. Coplan se fit déposer à son hôtel, le Sheraton, où il prit une douche et changea de vêtements. En taxi, il se rendit à l’adresse fournie par Ambre, non loin du croisement entre la rue de Londres et la rue d’Éthiopie.
  
  La façade du magasin avait été fraîchement repeinte et l’ensemble était gai et coquet. Dans la vitrine. Coplan admira le délicat dessin des tapis yéménites.
  
  Quand il entra, il reçut un coup au cœur. La femme qui se tenait devant lui était superbement belle.
  
  - Sahara Jeddine ?
  
  - C’est moi.
  
  Pour moitié dans ses veines coulait le sang des seigneurs des grands espaces dont elle avait hérité le maintien hiératique et une mine hautaine, voire dédaigneuse, ainsi qu’un menton martial et un nez aquilin. Descendante des Vikings, elle avait des yeux bleus qui tranchaient sur sa peau cuivrée, des lèvres minces et une chevelure blonde qui frisait, attestant ainsi de la partielle négritude.
  
  La robe courte en tissu léger qu’elle portait drapait admirablement sa croupe somptueuse et dévoilait ses jambes magnifiques.
  
  - Je viens de la part d’Otto Schalke.
  
  Elle ne manifesta aucune surprise, se contentant de faire demi-tour en direction du petit bureau installé dans le coin le plus éloigné de la boutique. En ce faisant, elle eut un déhanchement provocant, telle une reine de Saba tournant le dos à son odalisque.
  
  - Il m’a dit de l’attendre ici à Djibouti. Mon nom est Francis Calnoy. Je suis descendu au Sheraton.
  
  Coplan désigna le climatiseur.
  
  - Bienfaisante acquisition.
  
  - Je n’ai pas de nouvelles de lui, déclara-t-elle d’une voix grave, chaude et sensuelle.
  
  - Vous le verrez débarquer sous peu.
  
  - L’ennui, c’est que je dois m’absenter. Après-demain, je vais à Aden négocier l’achat d’un lot de tapis. Mon stock commence à s’épuiser. Otto vous a dit s’il venait chercher l’argent qu’il m’a laissé en dépôt ?
  
  - Il ne m’a rien dit de tel, répondit prudemment Coplan qui ignorait si la question était un piège.
  
  - Je suis associée avec lui sans certaines affaires.
  
  Comme, par exemple, le trafic de khât ?
  
  Avec ostentation, elle détaillait la silhouette de Coplan debout devant elle, ses beaux yeux bleus un peu plissés, comme si elle évaluait la valeur de cet inconnu, pareille à l’attitude qui était la sienne devant un tapis yéménite.
  
  - Dans quel but Otto vous a-t-il donné rendez-vous ici ? questionna-t-elle. Djibouti, c’est le bout du monde. Si je n’étais pas née dans cette ville, j’aurais émigré à Paris.
  
  - À Paris, vous n’auriez pas autant de succès avec les tapis yéménites, fit remarquer Coplan.
  
  - Dans quelle partie œuvrez-vous? renvoya-t-elle.
  
  Il prit un air mystérieux.
  
  - Otto vous le dira.
  
  - Mais encore ? insista-t-elle.
  
  - Je suis connu pour être un expert dans l’art de brouiller les cartes. Je suis aussi celui qui réveille les morts.
  
  Elle esquissa une moue ironique.
  
  - Moi je suis bien vivante.
  
  - Vivante et somptueusement belle. J’aimerais faire plus ample connaissance puisqu’Otto n’est pas encore arrivé.
  
  - Dans ce pays, il existe un dicton : « La Djiboutienne est une ensorceleuse au cœur de pierre. Si en sa compagnie tu rencontres un nœud de vipères, elle les dressera contre toi. »
  
  Coplan qui détestait ne pas avoir le dernier mot cingla en retour :
  
  - Dans un passé récent, on me surnommait le Cobra. C’est dire si je suis dangereux. Envoyez-moi vos vipères, j’en fais mon affaire.
  
  Elle était émoustillée, il s’en rendait compte.
  
  - Je suis prête à faire un essai, accepta-t-elle, l’œil trouble. Ce soir à huit heures au Club Nautique ?
  
  - D’accord.
  
  Deux officiers mariniers entrèrent et Coplan s’esquiva.
  
  À l’heure dite, il retrouva Sahara au très sélect Club Nautique, autour d’une jolie table nappée de blanc. Il ne fut pas dupe. La belle Djiboutienne cherchait à lui tirer les vers du nez. Elle s’y employait ferme devant ses crevettes et son poisson grillé, en dégustant l’excellent champagne que Coplan avait commandé, et en déployant une science et un art consommé qui prouvaient qu’elle avait été à bonne école sous la baguette magique d’un Otto Schalke. À moins qu’il ne fût étranger à l’enseignement qu’elle avait reçu ?
  
  Trop rusé pour se laisser duper, Coplan répondait évasivement en distillant ses phrases à double sens et, comme toujours, restait le maître de la situation.
  
  Après le dîner, elle l’emmena chez elle, dans l’appartement en duplex qu’elle occupait au-dessus de la boutique. Pendant qu’au bar Coplan préparait deux tequila perdidos, elle ôta avec des gestes lents et gracieux la fine robe blanche, presque diaphane, qui ne laissait rien ignorer de ses formes enchanteresses et avait enflammé les regards des dîneurs au Club Nautique.
  
  D’un trait elle avala le cocktail et l’alcool parut l’embraser à l’égal de la canicule djiboutienne. Avec des gestes précis, en ronronnant comme le faisait le climatiseur, elle déshabilla promptement Coplan et le fit basculer sur le tapis qui couvrait le plancher.
  
  - J’adore faire l’amour sur un tapis, roucoula-t-elle avant de souder ses lèvres aux siennes.
  
  Côté paternel, ses ancêtres, avaient galopé à travers les flaques de soleil dans les paysages lunaires de l’arrière-pays. L’hérédité parlait en elle. Son corps à la peau cuivrée chevaucha Coplan quand elle l’eut renversé sur le sol et, à bride abattue, elle s’activa à lui faire connaître l’extase.
  
  Coplan ferma les yeux. Il savourait cet amour sauvage, violent, typique des femmes africaines, et ces ruades sur son sexe à la limite de l’explosion. Sahara n’en tenait pas pour la délicatesse de l’orfèvre attentif à sertir sa pierre précieuse. Pour elle, l’amour consistait à arracher au ventre adverse la sève précieuse que le sien désirait recevoir, sans s’attarder en attouchements furtifs, en caresses lascives à peine ébauchées, en atermoiements improductifs. Elle agissait comme la femme touareg qui, sous la tente, reçoit son guerrier enturbanné et le délivre, sans arguties inutiles, de sa longue continence dans les dunes de sable.
  
  Cette technique se révéla vite payante et Coplan connut rapidement une ascension foudroyante qui le transporta aux nues, tandis que Sahara le rejoignait dans le plaisir en poussant un rugissement étouffé.
  
  Coplan ne fut pas quitte pour autant. Sahara n’en resta pas là. Sans discontinuer, elle remit son ouvrage sur le métier, cette fois en changeant de tactique et en louvoyant sur le pieu dressé en elle. Ses cuisses étaient brûlantes de désir et elle avait le souffle rauque. Elle n’était pas du genre qui parle pendant l’amour et préférait les soupirs extasiés. Coplan était à l’unisson. Fatigué d’avoir le dos broyé contre le plancher sous le mince tapis, il la renversa sur le côté et ce fut lui qui mena les débats avec une ardeur qu’elle apprécia au plus haut point, si l’on se fiait aux gémissements de joie qui s’exhalaient de sa gorge.
  
  Quand elle s’enferma dans la salle de bains. Coplan alla préparer deux autres tequila perdidos. Bientôt, Sahara réapparut dans sa superbe nudité et s’enveloppa dans un peignoir blanc aussi diaphane que la robe qu’elle avait portée au Club Nautique.
  
  Elle but et gloussa :
  
  - Les Yéménites assurent que si un homme rend une femme charnellement heureuse, c’est qu’il a déjà été choisi pour le Jardin d’Allah qui, comme tu le sais probablement, est un vaste harem peuplé de houris.
  
  - Il me tarde de le connaître, ironisa Coplan.
  
  Au cours de la nuit ils refirent l’amour, et au matin, Sahara sollicita son aide :
  
  - Je pars demain pour Aden comme je te l’ai dit. La jeune femme qui me remplace habituellement à la boutique quand je suis absente est partie au Caire. Puisque tu n’as rien à faire en attendant Otto, ne pourrais-tu me rendre ce service ?
  
  - Je ne suis pas un spécialiste des tapis.
  
  - Rien de plus facile. Au revers de chaque tapis est inscrit un numéro sur une étiquette. Tu retrouves ce numéro dans un registre. En regard, le prix. Je ne te demande pas de marchander. Le client entre, il fait son choix, tu lui indiques le prix, il accepte ou il n’accepte pas. Toi tu t’en tiens au prix. Mes clients sont des militaires ou des coopérants français qui détestent marchander. Tu n’as pas de soucis à te faire.
  
  Coplan accepta et le lendemain accompagna Sahara à l’aéroport d’Ambouh à cinq kilomètres de la ville. Quand le 737 des Yemen Airways eut décollé, il retourna rue de Londres, se garda bien de rouvrir la boutique et fouilla les lieux avec méticulosité.
  
  Au bout de deux heures, il mit la main sur une série de photos qui le montraient à Berlin en compagnie d’Ambre au moment où ils se quittaient et où elle lui déposait un baiser léger sur la joue devant la Volvo rouge. Les clichés avaient été pris sous plusieurs angles et l’on apercevait les deux plaques au coin de la Zimmerstrasse et de la Friedrichstrasse et, en retrait, les bâtiments abandonnés de Checkpoint Charlie.
  
  Coplan alluma une Gitane pour mieux réfléchir.
  
  Qui l’avait photographié ? A priori, le S.V.R., puisqu’il était le seul théoriquement à être au courant du rendez-vous au Café Adler. Mais dans quel but ? Ambre lui avait-elle servi une fable concoctée par les cerveaux de Moscou ?
  
  Si ce n’était pas le S.V.R., qui d’autre ? Franchement, il ne voyait pas, sauf s’il s’agissait d’Otto Schalke, embusqué à l’ex-frontière berlinoise entre l’Est et l’Quest. Par quel hasard et pour quel motif se serait-il livré à cette manœuvre ?
  
  Vraiment, Coplan ne voyait pas.
  
  En tout cas, celui qui avait pris cette initiative n’avait pas perdu de temps pour expédier le dossier à Sahara. En effet, après sa rencontre avec Ambre, Coplan n’avait guère traîné dans la future capitale allemande. Une escale à Paris, un entretien avec le Vieux et il s’était envolé pour Djibouti. Le dossier avait dû parvenir à la Djiboutienne la veille de son arrivée dans la Corne de l’Afrique.
  
  Et voilà où l’attitude de cette dernière était incompréhensible. D’abord, quand il était entré dans la boutique, elle était prévenue à l’avance de sa venue et savait pertinemment qu’Otto Schalke ne lui avait pas fixé rendez-vous en ce lieu.
  
  En tirant voluptueusement sur sa Gitane, Coplan revécut la comédie qu’elle lui avait jouée avec cet art consommé qu’elle avait déployé quand elle avait mené son subtil interrogatoire, allant même jusqu’à lui prodiguer son expertise dans les jeux de l’amour afin de mieux le réduire à sa merci, si elle en était capable.
  
  Cette tactique n’était pas critiquable si elle jouait dans le camp adverse et relevait de la normale. En revanche, pourquoi diable lui demander de la remplacer à la boutique ? Elle devait se douter qu’il fouillerait et tomberait sur le jeu de photos. Dans quel but, alors, lui livrer ce dossier qui allait lui mettre la puce à l’oreille ?
  
  Cette manœuvre était-elle combinée pour l’amener à une initiative que d’autres avaient déjà programmée ?
  
  Qu’attendait-on de lui ?
  
  Il fut aussi certain que le voyage à Aden avait été planifié pour lui laisser le champ libre dans la boutique et dans l’appartement en duplex.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Depuis que Coplan s’était décidé à ouvrir la boutique, quatre clients s’éteiient présentés. Un lieutenant de vaisseau et son épouse, un adjudant-chef de la Légion étrangère et un instituteur. Seuls l’officier de marine et sa femme avaient acheté un tapis.
  
  La fin de l’après-midi s’étirait quand une jeune femme entra et se planta devant Coplan. Vêtue d’une jupe blanche et d’une chemise à rayures bleues et jaunes, elle offrait des jambes fines et racées, brunies par l'ardent soleil. Rabattu sur la nuque, le chapeau de paille démasquait un visage à la structure remarquable dont on ne voyait pas les yeux, cachés derrière de grosses Ray-Ban noires. Coupés très mode, les cheveux blonds étaient arrangés symétriquement autour d’une raie en zigzag et, sur les côtés, s’arc-boutaient autour des oreilles. Taille de guêpe, décolleté plongeant sur un buste envoûtant, plastique sans défaut, bouche mûrie au vermillon, elle donnait envie qu’on la déshabille pour goûter à ses trésors. À son épaule gauche pendait un sac en peau de crocodile.
  
  - Vous êtes Otto Schalke ? questionna-t-elle dans un français excellent, cependant marqué d’un léger accent britannique.
  
  Ce fut à peine si Coplan manifesta quelque surprise. Trop intelligent pour ne pas voir immédiatement quel parti il pouvait tirer de la situation, il décida de bluffer :
  
  - En effet, c’est moi.
  
  - Sahara Jeddine est ici aussi ?
  
  - Elle est partie aujourd’hui même pour Aden. Elle sera absente quelques jours. Vous désirez acheter un tapis ? s’enquit-il, dans la peau de son personnage ; en réalité, il devinait que cette jeune personne n’était pas entrée dans ce but.
  
  Très à l’aise, non dépourvue d’un certain aplomb, elle attira à elle une des chaises libres et s’assit en croisant ses jambes magnifiques et en relevant légèrement sa jupe blanche.
  
  - Mon nom est Kim Loftis. Je suis londonienne. Voici pour quelles raisons je suis venue vous voir.
  
  - Auparavant, invita Coplan, ôtez ces Ray-Ban.
  
  Elle s’exécuta et il plongea son regard dans de très beaux yeux gris, immenses et limpides.
  
  - Je vous écoute.
  
  - Il y a quelque temps, un certain Scott Essling, cadre supérieur dans une importante société industrielle de Birmingham en Angleterre a été assassiné à l’aide d’une arme inconnue et peu courante. Un poignard dont la pointe, a révélé l’autopsie après examen des blessures mortelles, se termine en forme de double W. Au moment de la mort de Scott Essling, son épouse et deux de ses trois enfants étaient absents. Au contraire, sa fille Angela était là et a assisté au meurtre sur la terrasse. Elle a vu le meurtrier qui portait un pantalon noir collant, des bottes, une veste de treillis militaire et dont le visage était recouvert d’un passe-montagne. Elle a hurlé et le tueur s’est enfui sans chercher à lui faire subir un sort identique. À l’exception des empreintes des bottes dans le sol humide, qui d’ailleurs ne l’on menée à rien, la police n’a relevé aucun indice et n’a pu résoudre l’énigme. Elle a rencontré le même insuccès dans une affaire de meurtre à Leeds, dont a été victime une auto-stoppeuse, tuée apparemment par cette arme si, du moins, on se réfère aux empreintes relevées sur les blessures à l’autopsie. Scott Essling était très estimé par sa direction. Il venait de signer un important contrat avec une firme saoudienne et les actions de sa société avaient remonté en Bourse de façon foudroyante, si bien que la direction a décidé d’engager les services d’une agence d’enquêtes privée de Londres pour élucider le mystère.
  
  - Vous êtes une enquêtrice privée ?
  
  - Tout à fait. Bien, je continue. La société a offert une récompense de 100 000 livres sterling à la personne qui permettra de retrouver l’auteur du crime. Nous avons mis en place un numéro vert. Beaucoup de gens ont appelé qui convoitaient cette énorme récompense. Rien que des importuns, des plaisantins et des fabulateurs. Sauf l’un d’eux. Il a précisé qu’il fallait contacter Otto Schalke et Sahara Jeddine à cette adresse à Djibouti. Ils seraient susceptibles, assurait cette femme, de nous conduire sur la piste de l’assassin. Je dois dire que cette femme n’a pas livré son identité et qu’a aucun moment elle n’a mentionné la récompense.
  
  - Comment avez-vous déterminé qu’elle n’appartenait pas à la cohorte des importuns, des plaisantins et des fabulateurs ?
  
  - Parce qu’elle a donné sur le meurtre un détail ignoré du grand public.
  
  - Lequel ?
  
  - L’assassin avait la main gauche bandée par un pansement. Ce détail a été révélé par Angela et n’a pas été communiqué à la presse. Aussi, l’appel téléphonique de cette inconnue résonnait-il de quelque authenticité. Maintenant, venons-en aux faits. Que savez-vous de ce meurtre, monsieur Schalke ?
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Rien, je vous ai menti, je ne suis pas Schalke.
  
  La colère flamba dans le regard gris et Coplan trouva excitants cet accès de fureur et cette rage rentrée. Elle décroisa les jambes et se leva d’un bond.
  
  Il tendit vers elle une main apaisante.
  
  - Moi aussi je cherche Otto Schalke.
  
  Elle s’arrêta net dans son élan.
  
  - Dans quel but ?
  
  - Pour les mêmes raisons que vous. Je suis un policier français. Mon nom est Francis Calnoy. Des Français, un homme et une femme, ont été tués à l’aide de l’arme que vous venez d’évoquer. Un informateur nous a mis sur la piste djiboutienne. J’ai déjà rencontré Sahara Jeddine avant son départ pour Aden. Elle ne sait rien, mais attend Otto Schalke d’un jour à l’autre.
  
  Il ne précisa pas que le colonel Lesueur et le commissaire Dimli avaient mis en place un dispositif permettant de surveiller les entrées sur le territoire de la République et de repérer l’Allemand à son arrivée.
  
  Il tendit la main.
  
  - On fait la paix ?
  
  Elle eut un charmant sourire de tranquille bienveillance, serra la main et retourna s’asseoir.
  
  - Cette informatrice anonyme a pourtant bien juré que Sahara Jeddine savait quelque chose, insista-t-elle.
  
  - Nous l’interrogerons à son retour d’Aden.
  
  Elle fronça les sourcils.
  
  - Pourquoi deux pistes différentes mènent-elles ici ?
  
  - Parce que c’est probablement le bon endroit où chercher.
  
  - Djibouti est loin de la France, de Birmingham et de Leeds.
  
  - Oui était l’auto-stoppeuse ? demanda Coplan qui, en réalité, savait peu de choses sur les victimes n’appartenant pas à Red Goose.
  
  - Une certaine Brenda Wright, étudiante. Ce genre de routarde qui monte en voiture avec n’importe qui. Rien à piocher de ce côté-là. Et si c’était Otto Schalke le tueur ? Il se serait réfugié loin du milieu de ses méfaits ?
  
  - J’en doute, répondit Coplan qui ne tenait nullement à partager l’Allemand avec une enquêtrice privée britannique.
  
  Le crépuscule tomba et il ferma la boutique. Kim Loftis était, comme lui, descendue au Sheraton. Il l’emmena prendre un cocktail au Café Français sous les arcades, puis dîner dans un restaurant provençal de l’avenue du Général Galliéni, près du port.
  
  Vers vingt-deux heures, elle se sentit fatiguée et quitta Coplan dans le hall de l’hôtel. Au cours du dîner, elle avait mentionné le nom de l’agence pour laquelle elle travaillait, la Standish Globe Corporation. Dans sa chambre. Coplan fit son rapport au Vieux et lui demanda de faire procéder à une vérification à Londres.
  
  Le lendemain matin, il fut réveillé par la sonnerie du téléphone. Kim Loftis le suppliait de l’accompagner sur la côte somalienne, tout près de la frontière djiboutienne, à un endroit dénommé l’Anse aux Requins, où ces squales s’ébattaient en eau profonde.
  
  - J’ai promis à mon père de filmer cet endroit. Hier, au port, j’ai loué un canot à moteur dans ce but et acheté des cartes. Accordez-moi cette faveur, je vous en prie, j’ai un peu peur d’y aller toute seule.
  
  - D’accord, acquiesça Coplan. Dans une heure rendez-vous dans votre chambre.
  
  Il fit monter son breakfast, déjeuna tranquillement et, après sa toilette, s’habilla légèrement sans oublier d’enfoncer dans la ceinture de son short, sur la hanche gauche, le Sig-Sauer 226 que lui avait remis le colonel en vue de palier toute éventualité désagréable. Le pan de la chemisette dissimulait totalement l’automatique.
  
  L’embarcation que la Londonienne avait louée était un canot à moteur de rien du tout, découvrit Coplan en grimaçant. Son seul confort : une glacière bourrée de bouteilles de jus de fruits.
  
  Heureusement, de l’autre côté de la frontière, l’Anse aux Requins était proche. Dans le village,devant leurs masures, les hommes buvaient du thé à la menthe en grignotant des amandes ou en fumant dans des narghilés en cuivre.
  
  Sur les bords de l’anse, Kim filma abondamment.
  
  - Mon père va jubiler ! répétait-elle.
  
  Assis sur la plage déserte, au pied d’un éboulis de roches. Coplan attendait patiemment en fumant une Gitane. Il n’était guère intéressé par les évolutions des requins qui semblaient complices de Kim, puisque dans l’eau ils dansaient une sarabande effrénée, comme s’ils souhaitaient, du fond de l’Afrique, contenter le père de la jeune femme.
  
  Quand elle eut terminé sa pellicule, Kim décida de se baigner à la lisière de l’eau.
  
  - Pas plus d’un mètre, rassura-t-elle, je n’aie pas envie d’être cul-de-jatte ! On raconte que l’eau est si salée dans la mer Rouge que l’on flotte sans avoir besoin de nager. Pourvu que les flots ne m’emportent pas jusqu’à Aden.
  
  - C’est une erreur, avertit Coplan. Il s’agit de la mer Morte, pas de la mer Rouge.
  
  Elle se déshabilla et il admira ses formes parfaites, le galbe des jambes, la fermeté des seins et la rondeur des fesses. Quand elle fut nue, dans son impudicité impudente, elle serra les cuisses comme pour cacher son secret d’alcôve, s’allongea sur le sable et roula dans l’eau en restant sur le dos jusqu’à ce qu’elle soit recouverte, sans cependant s’éloigner à plus d’un mètre.
  
  Coplan se leva et inspecta la mer, l’œil aux aguets pour repérer un requin malfaisant. Kim, de son côté, surveillait la surface de l’eau.
  
  C’est alors que Coplan reçut un coup violent sur la nuque qui le fit tomber sur les genoux. La douleur était vive sur l’arrière de sa tête et mille éclairs traversaient ses pupilles, en même temps que ses jambes vacillaient et qu’une nausée lui montait de l’estomac.
  
  La gorge nouée, il se remit debout péniblement. La main qu’il porta à sa nuque revint devant ses yeux couverte de sang et, derrière ses talons, il vit la grosse pierre qui avait failli l’assommer.
  
  Il vit aussi la bande de voyous armés de bâtons et de gourdins qui fonçaient vers lui et vers Kim.
  
  Encore flageolant sur ses jambes, il reçut le premier choc. Doté d’un formidable pouvoir de récupération, il fit face avec vaillance. Malgré l’engourdissement qui l’avait gagné, il écrasa ses poings sur deux visages au sourire cruel. Il avait visé la pointe du menton et, knockoutés, les assaillants s’écroulèrent sur le sable en lâchant leurs gourdins. Coplan profita du moment de confusion qui s’ensuivit pour passer à la vitesse supérieure. Cette fois, ce furent ses pieds qui emboutirent des testicules. Un de ses adversaires, cependant, réussit un croc-en-jambe foudroyant et il s’étala sur le sol. Immédiatement, une grappe de voyous lui tomba sur le poil en tentant de le maintenir au sol afin de l’assommer définitivement. C’était sans compter sur sa force herculéenne qui accomplit des miracles malgré la supériorité numérique de l’ennemi. A coups de pieds et de poings, il se dégagea à nouveau en laissant sur le carreau la totalité de ceux qui avaient essayé de le réduire à leur merci.
  
  C’est alors qu’il vit au loin un groupe de six hommes emportant Kim dans le dessein évident de la violer dans quelque coin tranquille. La jeune femme se débattait violemment mais ne pouvait se délivrer de la brutale emprise qui la retenait prisonnière.
  
  Coplan calcula la distance. Trop grande pour qu’il puisse rattraper le groupe à temps. Alors, il arracha son Sig-Sauer 226 et visa soigneusement. Chargée sur les épaules des six voyous, Kim ne risquait rien s’il touchait les jambes. Il fit feu comme au stand de tir du camp de Cercottes.
  
  La rotule pulvérisée, un des hommes tomba, puis un autre, puis un troisième. Tireur d’élite. Coplan ne gaspillait aucune des quinze cartouches du chargeur. Un quatrième, le fémur broyé par la balle, boula contre un gros rocher qui lui ouvrit le front.
  
  Cette fois, les deux voyous indemnes lâchèrent Kim qui tomba rudement sur le sable et s’enfuirent à toutes jambes vers un paysage de grottes.
  
  Tranquillement, en surveillant ses arrières. Coplan traversa la plage en direction de l’endroit où Kim se relevait péniblement. Au passage, il avait ramassé les vêtements de la jeune femme.
  
  - Vous m’avez sauvée du viol ! haleta-t-elle.
  
  - Rhabillez-vous, nous partons, ordonna-t-il.
  
  Autour d’eux, les blessés hurlaient de souffrance.
  
  Ni l’un ni l’autre ne leur prêtèrent attention et refluèrent vers la crique où ils avaient amarré le canot à moteur après avoir récupéré le camescope de la Londonienne.
  
  - Quelle aventure ! soupira-t-elle. Finalement, ces gens étaient plus dangereux que des requins. Dites donc, lança-t-elle quand partit le moteur, vous êtes un as au tir au pistolet !
  
  - Je me débrouille, c’est tout.
  
  - Votre chemisette est imbibée de sang, s’alarma-t-elle, et vous saignez encore.
  
  - Nous soignerons cela à Djibouti.
  
  - Non, non, tout de suite.
  
  Elle dénicha l’armoire à pharmacie, dont la composition était plus que rudimentaire, et entreprit de désinfecter la plaie et de fixer un pansement. Pour terminer, elle posa un baiser appuyé sur la joue de Coplan.
  
  - Encore merci.
  
  À Djibouti, Coplan se fit soigner par un médecin militaire dépêché par le colonel Lesueur et, ce soir-là, ce fut Kim qui l’invita à dîner au Club Nautique.
  
  Leur repas achevé, elle l’invita aussi dans sa chambre.
  
  Kim était l’antithèse de Sahara.
  
  Pour elle, l’amour ne se concevait qu’avec douceur et tendresse. Auréolée de ses cheveux blonds, sa peau conservant un goût salé après son bain dans la mer, elle arborait un air souriant, confiant et tonifiant. Elle s’empara de la bouche de Coplan et il eut l’impression de goûter à l’eau pure d’une source. Son cerveau évoqua une herbe verte et drue sur laquelle il se roulait en compagnie d’une créature éthéré qui, sous peu, allait se transformer en volcan.
  
  Il ne voyait plus son regard gris émoustillé qu’elle avait dissimulé derrière ses paupières. Kim sentait la langue de Coplan, chaude et dure, dévaster sa bouche et la posséder. Elle laissa sa main descendre vers son sexe, explora la moiteur qui gagnait son ventre et sut qu’elle était prête à le recevoir.
  
  D’un même rythme ils ondulèrent ensemble, comme s’ils étaient amants depuis toujours. Coplan la serrait très fort et se mit à aller et venir en elle, de plus en plus vite. Ses muscles durcirent, son souffle s’accéléra et, quand son corps entier fut saisi de pulsations, Kim s’empressa de le rejoindre, si bien qu’ils atteignirent ensemble au spasme final.
  
  - C’est la première fois que je fais l’amour avec un Français, chuchota la belle Londonienne. Je ne m’en plains pas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Coplan avait pris son breakfast en compagnie de Kim avant de réintégrer sa chambre. Dès son arrivée, le téléphone sonna et le Vieux lui annonça que Kim Loftis travaillait effectivement pour l’agence d’enquêtes privées londonienne Standish Globe Corporation.
  
  Douché et rasé, il changea de vêtements et, cette fois, ce fut le colonel Lesueur qui frappa à sa porte. Son visage était sombre.
  
  - Mauvaise nouvelle. Sahara Jeddine a été assassinée. On vient de découvrir son cadavre.
  
  Coplan sursauta.
  
  - Assassinée ? Où ? À Aden ?
  
  - Non. Ici. Venez.
  
  Dans la Peugeot climatisée de l’officier supérieur, ils filèrent vers le golfe de Tadjoura qui divisait en deux le territoire de la République.
  
  Il n’y avait pas grand monde sur la plage de l’anse de Ghoubet-al-Karab, face à l’île au Diable dont déjà un soleil de plomb incendiait la masse aride. Un cordon de gendarmes, le commissaire Dimli, ses inspecteurs et le médecin légiste. Dimli serra la main de Coplan.
  
  - Venez voir.
  
  Sur le sable gris, le corps sculptural de Sahara était couché sur le ventre. Elle était entièrement nue. Coplan s’agenouilla et découvrit les empreintes des coups portés sous l’omoplate gauche. Quatre, très exactement. Des empreintes identiques à celles qui avaient marqué le corps d’Élizabeth Verday à Capri, et d’autres depuis. Coplan se souvenait de sa surprise à la morgue quand le légiste avait relevé le drap et lui avait montré les étranges blessures.
  
  « - L’assassin a voulu laisser un message, avait suggéré l’Italien. Lequel ? Je n’en sais rien. C’est la première fois que je vois ce type de blessure. En tout cas, c’est plutôt du genre ésotérique. Vous avez remarqué que, de nos jours, chacun veut laisser un message au monde ? A mon avis, avait-il conclu en hochant tristement la tête, nous sommes retombés dans une ère messianique. »
  
  - Pas de vêtements sur la plage, renseigna Dimli. Je suis persuadé qu’elle n’a pas été tuée ici, mais à Aden. Cette ville n’est distante que de deux cents kilomètres. À l’aise on fait l’aller et retour en une nuit à bord d’une vedette rapide.
  
  - Pourquoi l’aurait-on ramenée ici ? questionna Coplan.
  
  - C’est un geste symbolique, pour nous faire comprendre quelque chose.
  
  Un message, comme à Capri ? À condition que l’Italien ait eu raison.
  
  Coplan se tourna vers le légiste :
  
  - Elle a été violée, docteur ?
  
  Le praticien secoua la tête.
  
  - Pas de trauma de la muqueuse vaginale, pas de lacérations, et examen rectal négatif. Bien entendu, ces constatations sont superficielles. Il me faudra procéder à une autopsie pour être plus précis.
  
  Coplan s’adressa à Dimli :
  
  - Vous n’avez pas retrouvé son sac à main ?
  
  - Rien. Ni vêtements, ni sac à main, ni arme du crime. Une arme du crime, d’ailleurs, qui sort de la normale. Peut-être une vieille arme utilisée par les tribus yéménites ? On trouve des antiquités chez ces gens-là quand vous pénétrez dans leur désert.
  
  Coplan revint au médecin légiste :
  
  - Selon vous, quand a-t-elle été tuée ?
  
  Le praticien tâta le cadavre soigneusement comme pour mieux affiner son diagnostic.
  
  - Hier, en fin de journée, entre 18 et 20 heures.
  
  Dimli ébaucha un sourire ravi.
  
  - Je pense avoir raison. On l’a assassinée à Aden et transportée ici durant la nuit.
  
  Coplan déposa un baiser sur la nuque de Sahara. Il détestait que l’on tue les femmes avec lesquelles il avait fait l’amour. Puis il repartit en compagnie du colonel Lesueur. Au Sheraton, il voulut annoncer à Kim ce nouveau développement mais la jeune femme était absente. Il se rendit alors au domicile de Sahara.
  
  Il fut surpris de tomber sur la Londonienne dont les mains, gantées de caoutchouc, étaient dégoulinantes d’huile de palme.
  
  Dans l’arrière-cour, une amphore était renversée et laissait échapper son contenu entre les pavés disjoints. Au pied d’un bac à fleurs, protégé par un auvent, était déposé un sac imperméabilisé.
  
  - Une amphore emplie d’huile, n’est-ce pas une cachette fantastique ? lança-t-elle, toute joyeuse. Au fond, il y avait ce sac.
  
  Coplan lui annonça la mort de Sahara et elle pâlit.
  
  - La même arme ?
  
  - Oui.
  
  Elle plissa le front.
  
  - J’ai comme l’impression, je ne sais pas pourquoi, que celui que nous cherchons n’est autre qu’Otto Schalke.
  
  Il n’était décidé ni à confirmer ni à infirmer. Aussi se contenta-t-il d’un vague acquiescement :
  
  - Peut-être.
  
  Elle voulut en savoir plus sur les circonstances de la mort de Sahara et Coplan lui décrivit la scène sur la plage de Ghoubet-al-Karab.
  
  - Pauvre fille.
  
  Après cette brève oraison funèbre, Kim incisa à l’aide de la pointe d’un couteau la surface imperméabilisée du sac et ôta ses gants pour s’emparer du contenu. Coplan ne perdait pas un seul de ses gestes, mortifié de ne pas avoir, au cours de sa fouille, vérifié l’intérieur de l’amphore. En tout cas, Kim agissait bien comme une enquêtrice éprouvée et n’était pas dépourvue d’imagination.
  
  De ses doigts agiles, Kim retira successivement du sac une dague pachtoune, une enveloppe décachetée et un cliché photographique de 20 centimètres sur 10. De près, elle examina la pointe de la dague et, un peu ironique, se tourna vers Coplan.
  
  - Ahurissant, non ? Voici l’arme du crime. Ou bien, Sahara Jeddine a été tuée par cette arme la nuit dernière alors qu’elle était rentrée clandestinement à Djibouti et l’assassin a remis cette arme en place dans le sac avant d’aller déposer le cadavre de sa victime sur la plage de Ghoubet-al-Karab. Ou bien Sahara Jeddine a été tuée ici, à Aden ou ailleurs, par une autre arme, absolument identique à celle-ci.
  
  Le raisonnement était logique et confirmait les soupçons que nourrissait Coplan depuis Berlin.
  
  Ce dernier s’empara du cliché photographique. Il représentait Otto Schalke, tout souriant, photographié durant la relève de la garde présidentielle sur le parvis du Palacio San Carlos à Bogota. Coplan n’éprouvait aucune difficulté à reconnaître l’endroit en raison de la façade biscornue et baroque du palais, à laquelle s’ajoutaient les uniformes caractéristiques des gardes coiffés du shako et vêtus de la tenue archaïque qu’avaient imposée au XIXème siècle les libérateurs de la Colombie.
  
  Au recto, un texte manuscrit en français :
  
  Colombie, pays merveilleux. Je compte y rester deux bons mois. Je suis au Tequendama, Carrera 7, Bogota. Envoie-moi virement 20 000 dollars au Banco Bogotano de Ahorros au nom de Pacifico Juan.
  
  Otto
  
  Coplan réprima un sourire railleur. Il existait de la part du scripteur quelque ironie à choisir l’identité fictive de Pacifico quand on connaissait le passé de meurtres qui était celui d’Otto Schalke.
  
  Kim brandit une carte commerciale jaune.
  
  - Elle était au fond de l’enveloppe qui, par ailleurs, a été postée à Bogota voici une semaine.
  
  Coplan l’examina. Le rectangle de carton vantait les mérites du bar Bal-el-Mandab (En arabe, Porte des Pleurs. Nom du détroit maudit au nord de Djibouti) dans la rue de Douaumont. Au recto, un double prénom : Khalima Zohra.
  
  - Probablement un bar à putes, diagnostiqua-t-il. Plutôt anodin. Mais pourquoi cette carte est-elle cachée avec le reste du lot ?
  
  Kim étudiait recto verso le cliché photographique.
  
  - Nous nous trompons, livra-t-elle. Apparemment, cet homme est Otto Schalke. S’il est en Colombie, il ne peut avoir tué Sahara Jeddine ici. Mais il sait forcément quelque chose. La piste est bonne. Et pourquoi diable utiliserait-il la fausse identité de Pacifico ? C’est plus que suspect. Toi qui es policier, ne pourrais-tu savoir si le virement de 20 000 dollars a été effectué ?
  
  Coplan, qui y avait déjà songé, s’empara du téléphone et joignit Dimli qui promit de s’occuper de l’affaire. Le Djiboutien devinait qu’une manœuvre se déroulait dans les coulisses dont il n’était pas partie prenante. Néanmoins, il n’éprouvait nulle envie de s’opposer à l’envoyé de la D.G.S.E. La protection de la France était bien trop utile à son pays entouré par des voisins puissants et hostiles.
  
  - Si nous allions voir ensemble cette Khalima Zohra ? proposa Kim, pleine d’allant et d’énergie, qui semblait totalement imperméable à la canicule pesant sur la ville.
  
  - Pourquoi pas ?
  
  Le flair de Coplan n’avait pas été pris en défaut. Voués à la prostitution, les alentours de la rue de Douaumont étaient peuplés de petits bars aux noms bien français où de fascinantes Éthiopiennes consolaient le spleen des exilés. Avec ses trois mille hétaïres et ses cent dix-huit bars/bordels, Djibouti s’enorgueillissait d’être le plus grand lupanar de la mer Rouge.
  
  Coplan et Kim passèrent le bar de la Flèche Rouge et tournèrent dans la rue de Douaumont.
  
  Le Bab-el-Mandab était à demi plein d’entraîneuses, de matelots à pompon rouge et de légionnaires à képi blanc. À l’entrée de Coplan et de Kim, les conversations s’éteignirent en même temps que les bouches s’ouvraient de stupéfaction. Dans ce bar mal famé, personne n’avait jamais vu une femme blanche. Il y eut un instant pénible, durant lequel le juke-box, imperturbable, continua à swinguer en compagnie de Liane Foly. Puis, obséquieux, le tenancier s’approcha des arrivants et leur dénicha une table à l’écart. C’était un Somali aux joues balafrées et aux yeux calculateurs. Avant de s’asseoir. Coplan commanda une tournée générale. Aussitôt, légionnaires, marins et Éthiopiennes l’ovationnèrent. Quand ses clients eurent étanché leur soif, le Somali revint à la table de Kim et de Coplan après que ce dernier lui eut adressé un signe discret.
  
  - Nous cherchons Khalima Zohra, lui dit Coplan.
  
  Son visage jusque-là hilare après la tournée générale se fit soudain triste en entendant cette requête et le tenancier secoua tristement la tête.
  
  - Elle n’a pas eu de chance. Pourtant, en arabe, Khalima Zohra signifie Rêve et Chance. Elle tenait beaucoup à ces deux noms. Peut-être a-t-elle trop tenté Allah ?
  
  - Que lui est-il arrivé ? s’impatienta Kim.
  
  - Poignardée dans la rue voici un mois. Elle ressortait de l’hôtel après une passe. Il faisait nuit. Le meurtrier est demeuré inconnu. La police ne s’est pas occupée de l’affaire. Qui se soucie d’une putain somali ? Sa famille est venue chercher son corps et l’a enterré dans un coin du bidonville.
  
  Coplan savait que la République avait vu sa population se gonfler de cent mille réfugiés somaliens et éthiopiens, dont cinquante mille dans la capitale. Cette présence posait d’énormes problèmes.
  
  Il lui montra la photo sur laquelle on voyait Otto Schalke devant le Palacio San Carlos à Bogota.
  
  - Le client, c’était lui ?
  
  Le tenancier examina le cliché.
  
  - Non. C’était un second maître de la Marine.
  
  De l’index. Coplan tapota la photo.
  
  - Vous avez déjà vu cet homme ?
  
  - Jamais.
  
  - Où pourrait-on rencontrer la famille de Khalima Zohra ?
  
  Le Somali inspecta sa salle et claqua des doigts en direction d’une fille esseulée à une table.
  
  - Elle s’appelle Sasniya, déclara-t-il. Elle vous guidera. N’oubliez pas de la dédommager pour le temps qu’elle perdra.
  
  
  
  Loin des quartiers réservés, sous le soleil implacable et entouré par la cruauté du paysage et sa désolation préhistorique, le bidonville s’étalait sur les pierrailles, au milieu de rocs noirs chaotiques, cernés par des épineux gris auxquels des chèvres tentaient désespérément d’arracher quelque pitance.
  
  Des camions de la Légion étrangère distribuaient des vivres aux déshérités qui s’étaient réfugiés sous les auspices de la République.
  
  Sasniya guida Coplan et Kim jusqu’à une cabane au toit en tôle ondulée chauffée à blanc par le disque solaire. Dépenaillé, un vieil homme les accueillit et Sasniya servit d’interprète. Le Somali refusa d’indiquer où se trouvait la tombe car elle était sacrée, s’insurgea-t-il. En réalité. Coplan n’était pas intéressé par une sépulture dans laquelle était enseveli un cadavre en décomposition depuis un mois. Aussi Kim montra-t-elle l’agrandissement des blessures dans le dos de Scott Essling, la victime de Birmingham.
  
  Le vieil homme posa les yeux sur le cliché et fut soudain agité. Son débit fut rapide bien que haché et Sasniya traduisit. Coplan et Kim apprirent que cette marque en double W était le signe qu’affectionnait l’équivalent du Diable chez les pagano-animistes. Khalima Zohra était une créature du Diable puisqu’elle était prostituée et le dieu du ciel l’avait punie.
  
  Coplan et Kim n’insistèrent pas, satisfaits de savoir que l’arme découverte dans le sac imperméabilisé avait plus que vraisemblablement servi à tuer la jeune Somali.
  
  - Il me faut cet Otto Schalke, déclara d’un ton ferme Kim durant le trajet retour. S’il n’est pas le tueur, il sait quelque chose.
  
  De son côté, Coplan ne pensait pas qu’Otto Schalke fût responsable de toutes ces morts. Trop, c’était trop.
  
  - Vois-tu, poursuivit Kim qui tentait d’augmenter la puissance du climatiseur, ce qui m’intrigue, ce sont les précautions prises par Sahara Jeddine pour cacher l’arme et les documents relatifs à Otto Schalke. Il y a anguille sous roche. À mon avis, c’est le tueur. Sinon pourquoi aller imaginer une cachette comme une amphore emplie d’huile de palme ? Peut-être existe-t-il chez elle d’autres indices dissimulés dans des coins aussi invraisemblables ?
  
  - Il faut fouiller la maison de fond en comble, décida Coplan.
  
  - Il existe des cachettes que nous n’avons pas explorées, murmura Kim, l’œil sournois.
  
  - Je sais, acquiesça Coplan. Les tapis.
  
  - Certains sont très épais, comme les Chiraz ou les Kairouan.
  
  - Cependant, pas question de les endommager. Même si Sahara est morte et qu’ils ne lui servent plus à rien, ils n’en restent pas moins de petites œuvres d’art. J’ai une meilleure idée.
  
  Coplan déposa Kim au Sheraton et se rendit chez le colonel Lesueur qui, justement, conférait avec Dimli. Celui-ci fut heureux de voir Coplan.
  
  - J’ai votre renseignement. Le jour même de son arrivée à Aden, Sahara Jeddine a procédé au virement de vingt mille dollars qui vous intéressait, par l’intermédiaire de la Red Sea Banking Corporation où elle détenait un compte courant. Par ailleurs, j’ai recueilli d’autres informations à Aden. Après cette formalité bancaire, elle s’est rendue à Sanaa à bord d’un avion privé et est descendue au Sanaa Sheraton Hotel qui est situé dans Nashwan-al-Himyari Street. Assez tard le soir, le portier l’a vue sortir et parcourir une trentaine de mètres dans cette rue. Elle s’est arrêtée et a fait les cent pas. Visiblement, elle attendait quelqu’un. Une voiture est arrivée. À ce moment-là, elle a fait demi-tour, s’est mise à courir en appelant le portier qui est venu à sa rescousse, mais il a été assommé par un des hommes surgis de la voiture, tandis que deux autres kidnappaient Sahara Jeddine. La thèse d’Aden ? Le rapt a été commis par des irréguliers. Actuellement, la guerre civile, malgré la trêve, ravage le pays parce que le Nord traditionaliste s’oppose au Sud marxiste et progressiste. Toute guerre civile suscite des pillards et des bandits. Le Yemen n’en est pas exempt. Une jolie fille comme Sahara Jeddine, seule dans la rue Nashwan-al-Himyari ne pouvait que susciter la convoitise de scélérats.
  
  - Elle n’a pas été violée, objecta Coplan.
  
  - Le médecin légiste s’est trompé. Sous le soleil qui tapait fort sur la plage de Ghoubet-al-Karab, il n’avait pas tous ses esprits. À l’autopsie, il a découvert que la victime a été violée à répétition, ce qui a provoqué un gros trauma vaginal.
  
  Coplan ne crut pas un instant à la thèse des irréguliers yéménites, mais n’en dit rien. Dans sa tête revenait le leitmotiv : pourquoi tuer Sahara au Yémen et, ensuite, rapatrier le corps à Djibouti ?
  
  Quand le commissaire fut parti, Coplan demanda au colonel Lesueur de lui prêter un spectroscope. En compagnie de Kim, il l’utilisa pour inspecter la trame des tapis yéménites dans la boutique de Sahara. Ils durent se rendre à l’évidence. Ils n’avaient pas servi de cachettes.
  
  Kim venait de décapsuler deux bouteilles de bière quand un homme entra.
  
  Il portait beau. Costume en tissu saumon tropicalisé un peu voyant, chemise hawaïenne aux fleurs de lotus d’un rouge agressif, chaussures italiennes à deux tons, blanc et grenat, chapeau jaune paille. Son teint était basané et ses yeux brillaient comme des diamants noirs. Une grosse moustache noire ornait sa lèvre supérieure et à ses doigts étincelaient les pierres serties dans de lourdes bagues en or. Il jeta à Coplan un coup d’œil rapide et s’adressa à Kim ;
  
  - Madame Sahara Jeddine ?
  
  Son français était marqué par un accent hispanique.
  
  - Elle est absente. Que lui voulez-vous ?
  
  - Quand reviendra-t-elle ? éluda-t-il.
  
  - Elle est morte, répondit Coplan qui avait deviné que le visiteur n’était pas un acheteur de tapis.
  
  L’homme parut contrarié et, comme s’il ne savait quelle attitude adopter, sortit un havane de la poche intérieure de sa veste et l’alluma avec des gestes onctueux.
  
  - Morte ? répéta-t-il.
  
  
  
  
  
  - Assassinée, précisa Coplan.
  
  - Poignardée dans le dos ?
  
  Coplan et Kim se regardèrent.
  
  - C’est exact, acquiesça Coplan.
  
  - Vous avez vu le corps ?
  
  - Nous sommes allés l’identifier à la morgue, glissa Kim.
  
  Le nouveau venu sortit d’une autre poche un cliché photographique et le déposa entre les bouteilles de bière. Coplan s’en saisit. En gros plan, il montrait l’affreuse blessure en forme de double W.
  
  Impassible, il questionna :
  
  - Qui est-ce ?
  
  - Une jeune fille prénommée Concepcion. Une Colombienne. Moi-même je suis colombien. Mon nom est Fernando Dallisera. Concepcion a été tuée dans la Calle 69 à Santa Fe de Bogota. Il était tard le soir. Concepcion avait garé sa voiture et allait rendre visite à une amie. Elle avait dix-neuf ans. Aucun témoin du meurtre. Si vous avez vu le corps de Sahara Jeddine à la morgue, dites-moi si le dos portait cette marque très particulière en forme de double W ?
  
  - Oui, répondit Coplan sans hésiter.
  
  - Alors, je suis sur la bonne piste ! s’exclama le Colombien d’un ton joyeux.
  
  - Comment ça, sur la bonne piste ! intervint Kim.
  
  - L’assassin de Concepcion et de Sahara Jeddine se nomme Otto Schalke, déclara Dallisera avec un brin de condescendance, comme s’il avait affaire à deux demeurés. Voyez-vous, cet homme a commis une grossière erreur en s’attaquant à Concepcion qui était la fille d’un gros parrain de la drogue établi à Cali. Celui-ci a mis ses troupes sur le coup, toutes affaires cessantes. À quoi sert l’argent de la drogue si on ne le consacre pas à retrouver l’assassin de sa fille ? Et quand on possède tout ce fric, on peut se permettre de bakchicher à mort. Un informateur nous a dit que l’assassin se nommait Otto Schalke. Un Allemand. Et que Sahara Jeddine, ici à Djibouti, nous dirait où le trouver.
  
  Pour dissimuler sa surprise. Coplan alluma une Gitane. À peu de choses près, Kim avait raconté la même chose. Le mystère s’épaississait. Pouvait-on imaginer qu’à des milliers de kilomètres de la Corne de l’Afrique, deux informateurs différents soient aussi bien renseignés ? Pourquoi cherchait-on à pointer l’index sur Djibouti ? Pour orienter les recherches vers un endroit où, justement, ne se trouvait pas Otto Schalke ? Pourquoi, cependant, lui témoigner autant d’intérêt s’il n’était que le tueur soudain devenu fou qu’avait décrit Ambre au Café Adler à Berlin ? Et par quel miracle Sahara avait-elle su tant de choses sur cette rencontre entre l’agent du S.V.R. et Coplan ? Sans oublier ses contacts épistolaires avec Otto Schalke et le virement de 20 000 dollars.
  
  - Vous n’auriez pas une bière ? sollicita le Colombien. La chaleur en Colombie est torride, mais ici il fait encore plus chaud que chez nous.
  
  Kim se leva et se dirigea vers le réfrigérateur.
  
  - Que faites-vous dans la vie ? s’enquit Coplan.
  
  Dallisera esquissa une moue morose.
  
  - Je travaille pour le père de Concepcion. Comptez sur nous pour venger Sahara Jeddine. Le bambou est déjà prêt.
  
  - Quel bambou ?
  
  - En Colombie, nous avons un bambou qui pousse d’un centimètre par jour. On coupe une tige à deux centimètres du sol et on asseoit le prisonnier après lui avoir baissé le pantalon, puis on l’attache solidement afin qu’il ne puisse s’éloigner du bambou. Le bambou lui entre alors dans le c...
  
  Dallisera rectifia le tir quand Kim lui tendit la bouteille de bière.
  
  - Merci. Dans l’anus... Au bout de quelques jours, il a les intestins perforés et il agonise dans des souffrances horribles. Un jour, on a retrouvé un type, un traître, avec le bout de bambou qui ressortait par la gorge.
  
  Kim verdit et faillit vomir sa bière. Visiblement satisfait de l’effet qu’il venait de produire, Dallisera vida la sienne.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Ne lâchez pas cette fille d’une semelle, avait recommandé le Vieux.
  
  Coplan et Kim débarquèrent à l’aéroport international Eldorado à Botoga. Ils avaient voyagé sur le vol Avianca 011. À Paris, ils étaient parvenus à semer Fernando Dallisera qui aurait aimé ne pas les quitter.
  
  Il pleuvait un crachin froid sur la capitale colombienne logée à 2 600 mètres d’altitude, où la température diurne excédait rarement 12 degrés Celsius et où les vêtements chauds étaient conseillés. Bien attrapé aurait été le naïf qui, se fiant à la situation géographique de la ville à quelques encablures au nord de l’équateur, n’aurait emporté dans sa valise que des vêtements tropicaux.
  
  - Après Djibouti, frissonna Kim, c’est l’Antarctique !
  
  Au comptoir Avis Coplan loua une Oldsmobile Cutlass et ils se rendirent à l’hôtel Charleston au nord de la capitale, dans la Carrera 13, considérée comme le Neuilly de Bogota.
  
  Le lendemain matin, ils se présentèrent à l’hôtel Tequendama, donné comme sa résidence par Otto Schalke au verso de la photographie expédiée à Sahara.
  
  La jeune femme qui faisait office d’assistant manager était ravissante. En Colombie, les femmes se divisaient en negritas, en mulatas, en morenitas et en blancas, c’est-à-dire en noires, en mulâtres, en brunes et en blondes ambrées. Une palette aux innombrables couleurs dont la variété surprenait. Celle-ci était une morenita de type indien avec des ojos de pelicula, des yeux de cinéma, comme on baptisait ici les yeux d’un noir intense. Elle n’était pas insensible au charme de Coplan, eut-il immédiatement l’intuition. Il ne se trompait pas, puisque, sans guère se soucier de l’autorité dont étaient investis ses visiteurs pour l’interroger, elle répondit à leurs questions sans aucune réticence.
  
  - Juan Pacifico est parti sans laisser d’adresse.
  
  - Quand ? voulut savoir Coplan.
  
  - Voici trois jours.
  
  Coplan montra la photographie pour s’assurer qu’il s’agissait bien du même homme.
  
  - C’est lui, reconnut la Colombienne en restituant le cliché et en réprimant un mouvement de colère. Nous avons eu un léger incident lors de son départ.
  
  - Lequel ?
  
  - Il n’avait pas payé sa note. La direction, courtoisement, lui avait fait des remontrances. Il répétait qu’il attendait un virement de vingt mille dollars. Finalement, la direction a été excédée et a voulu prendre des mesures coercitives. Alors, le señor Pacifio a téléphoné et, un peu avant midi, une femme est arrivée. Elle était arrogante et hautaine. En coupures de mille et cent dollars elle a payé la note qui s’élevait, je m’en souviens encore, à 7 622 668 pesos (100 pesos = 0,57 FF). Ceci fait, tous les deux nous ont insultés et ont juré qu’ils ne remettraient plus jamais les pieds dans notre établissement. Tant mieux. Bon débarras. Des gens vraiment très déplaisants.
  
  - Pourrais-je voir sa note ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  Quand il eut le document en main. Coplan s’aperçut qu’Otto Schalke avait séjourné vingt-trois jours au Tequendama. Chaque jour lui étaient facturés le breakfast, des boissons alcoolisées et la buanderie, ce qui excluait qu’il se soit absenté sauf si quelqu’un le remplaçait dans sa chambre et jouait son rôle.
  
  Si ce n’était pas le cas, alors il était impossible qu’il se soit rendu à Djibouti ou à Aden et qu’il ait assassiné Sahara et la prostituée Khalima Zohra. En outre, il ne pouvait être non plus le meurtrier de Lambert Jourdain dans les bayous de Louisiane.
  
  Alors, qui avait tué l’agent de la D.G.S.E. ?
  
  Au contraire, les autres morts qu’on lui reprochait étaient antérieures à son arrivée au Tequendama et pouvaient, sans contestation possible, lui être imputables, sauf celle de la fille du capo mafioso, mais comme elle avait eu lieu à Bogota, il était susceptible d’en être l’auteur puisqu’à l’époque il résidait au Tequendama.
  
  Coplan et Kim remercièrent l’assistant manager avec effusion et s’en furent.
  
  Le Banco Bogota de Ahorros se logeait dans le vieux quartier colonial de la Candelaria. Au nord de la superbe cathédrale Primada à la façade romane mais de style néo-classique, le long des rues étroites et pentues, voisinaient les demeures patriciennes aux balcons en fer forgé et aux auvents en toile brodée en arabesques.
  
  L’employée de l’établissement bancaire qui reçut Coplan était, elle, une mulata et ne semblait nullement sensible au charme de son client. Froide et austère, elle paraissait préoccupée par son chignon dont elle vérifiait constamment la bonne tenue.
  
  - Mon nom est Walter Devereau, attaqua Coplan. Voici quelques années, j’ai ouvert chez vous un compte que, en raison de circonstances personnelles, je n’ai plus mouvementé. Auriez-vous l’amabilité de vérifier qu’il n’a pas été décidé de le clore. Pour être franc, j’ai oublié le numéro. Mon intention est de réalimenter ce compte s’il existe toujours.
  
  La mulata au chignon impeccable tapa son code sur le clavier de l’ordinateur afin d’avoir accès au répertoire clients, se fit épeler le nom de Devereau et le pianota.
  
  - Je ne vous retrouve pas, annonça-t-elle d’un ton un peu sévère comme si elle avait deviné qu’elle était l’objet d’un mauvais tour.
  
  Kim était embusquée au coin du box ouvert sur le couloir et dissimulée par les plantes vertes que la direction de la banque avait généreusement multipliées, si bien que l’on avait l’impression d’errer dans un jardin tropical.
  
  Elle s’avança et tituba devant l’ouverture en raclant de ses ongles la paroi vitrée. Coplan tourna la tête. Kim poussait des gémissements douloureux.
  
  - Mon Dieu ! s’exclama-t-il.
  
  Et il se leva d’un bond. À ce moment-là, Kim chuta lourdement sur la moquette, il se précipita et s’agenouilla près d’elle en lui soulevant la nuque.
  
  - Allez vite chercher de l’eau ! cria-t-elle à l’intention de l’employée qui s’exécuta promptement.
  
  Dès qu’elle eut disparu, il abandonna Kim, fonça sur l’ordinateur et pianota le nom de Pacifico. Correspondance à envoyer aux bons soins de Maria-Luz Vinciguerra, 8 Calle 11, Bogota, lut-il. Il mémorisa le renseignement et repianota sur le clavier pour rétablir le nom de Devereau sur l’écran, avant de retourner auprès de Kim qui souffla :
  
  - Tu as trouvé quelque chose ?
  
  - Pas de problème.
  
  La mulata revint, en tenant dans chaque main un verre en plastique empli d’eau, et escortée par plusieurs collègues.
  
  - Ma femme a souvent ce type de malaise, expliqua Coplan qui prit les verres et en projeta le contenu sur la figure de Kim qui s’ébroua et feignit de reprendre conscience. Coplan l’aida à se remettre debout, remercia et promit de revenir.
  
  - Pour le moment, ce n’est pas d’un compte courant dont j’ai besoin, mais d’un bon docteur pour ma femme.
  
  Il passa son bras gauche sous l’aisselle de Kim qui faisait semblant d’être encore chancelante et l’entraîna dans le couloir.
  
  - Mon stratagème a réussi, lui glissa-t-il à l’oreille.
  
  - Tu aurais pu éviter de m’expédier le second verre au visage ! protesta-t-elle.
  
  - Dans un subterfuge, ce qui compte, c’est la vraisemblance. L’habit fait le moine et le glas annonce la mort. En résumé, c’est l’accessoire qui tient le rôle principal.
  
  - En tout cas, j’ai eu le flair de me protéger avec un imperméable !
  
  C’est au moment où au rez-de-chaussée ils débarquaient de la cabine d’ascenseur que la fusillade éclata. Cette fois, Kim n’eut pas besoin de recourir au chiqué. Une balle l’avait frappée à l’épaule gauche et elle s’effondra au gémissant. Coplan la plaqua au sol et la recouvrit de son corps pour la protéger.
  
  - Ne bouge pas, recommanda-t-il.
  
  Autour d’eux, c’était la panique. Employés et clients se couchaient sur le plancher en hurlant, au milieu du fracas des balles que tiraient les guérilleros de l’Armée de Libération Nationale qui tentaient un de ces audacieux et meurtriers hold-up bien dans la tradition de leur mouvement révolutionnaire. Courageusement, les gardiens de la banque ripostaient sur les silhouettes encagoulées. Malheureusement pour eux, leurs revolvers demeuraient impuissants devant la cadence de tir de Kalashnikov et, malgré leur résistance désespérée, ils tombaient les uns après les autres. L’acharnement avec lequel ces gardiens leur tenaient tête rendait cependant les agresseurs fous furieux et quelques-uns d’entre eux s’en prenaient ouvertement aux employés et aux clients en tirant dans les corps allongés sur le sol.
  
  Coplan senti le danger. Kim et lui offraient des cibles idéales pour ces psychopathes de la gâchette.
  
  - Ne bouge pas, répéta-t-il.
  
  L’un de ces déments se tenait en retrait de ses congénères et lui tournait le dos. Impitoyablement, il venait de trouer le front d’une jeune femme qui portait l'uniforme de la banque.
  
  - La muerte para los capitalistas ! criait-il.
  
  Coplan abandonna Kim et rampa sur le plancher. A deux mètres derrière le guérillero, il bondit et ses poings réunis emboutirent la nuque de sa cible. Sous le formidable impact, les vertèbres craquèrent et l’homme roula au sol. Déjà, au vol, Coplan avait saisi son Kalashnikov puis, d’un tir précis, en ménageant ses munitions, il entreprit d’abattre les assaillants. Mais, coup du sort, avant qu’il ait pu mener sa tâche à bien, la détente frappa dans le vide, exactement au moment où, au-dehors, ululaient les sirènes des voitures de police.
  
  En se jetant à l’horizontale derrière un comptoir, il évita de justesse la rafale lâchée par un desperado qui entendait venger ses compagnons éliminés par ce tireur imprévu.
  
  Un des gardiens de la banque gisait sur le plancher, le front éclaté. Coplan ramassa son automatique. Du pouce, il éjecta le chargeur, constata qu’il était quasiment plein et, de la paume de la main, le remit en place. Ayant entendu les sirènes de police, les survivants cherchaient à s’échapper par le couloir menant sur les arrières de la banque donnant sur la Calle 8.
  
  Mais pas celui qui avait décidé de venger ses acolytes abattus par le client récalcitrant. Le Kalashnikov braqué devant lui, il arrosait de balles le comptoir en bois derrière lequel Coplan était protégé par le cadavre du gardien.
  
  Quand il perçut le claquement caractéristique du métal annonçant que le chargeur était vide. Coplan se redressa, visa l’homme qui s’était arrêté pour réapprovisionner le fusil d’assaut, et fit feu.
  
  Il lâcha l’automatique quand les policiers entrèrent et courut s’agenouiller auprès de Kim qui s’était évanouie et perdait son sang en abondance. Précipitamment il posa un pansement provisoire qui stoppa l’hémorragie.
  
  À présent, la fusillade était réalimentée par les policiers qui poursuivaient les fuyards. Ces derniers ripostaient tant bien que mal. Quand, enfin, les coups de feu cessèrent. Coplan souleva Kim, la prit dans ses bras et l’emporta à l’air libre. Une ambulance s’inséra entre les voitures de police dont les sirènes continuaient à ululer. Un infirmier débloqua les vantaux arrière et Coplan s’engouffra à l’intérieur en déposant son fardeau sur le brancard.
  
  - À l’hôpital, vite !
  
  Aux urgences, on transporta la jeune femme en salle d’opérations et Coplan patienta dans la salle d’attente. Il avait pris la précaution au départ de Paris d’emporter une cartouche de Gitanes et les cigarettes l’aidèrent à calmer son angoisse sur le sort de Kim.
  
  Après plusieurs heures d’espoirs et de doutes, le chirurgien vint le rassurer :
  
  - Certes, elle a perdu beaucoup de sang et nous avons éprouvé d’énormes difficultés à extraire la balle logée sous la clavicule. Néanmoins, aucune complication à craindre. Maintenant, il lui faut du repos. Laissez-la dormir et revenez demain. Ne vous inquiétez pas, nous prendrons soin d’elle. Une dernière chose. Récupérez son sac à main et passez au bureau des admissions pour les formalités.
  
  Coplan s’exécuta. Il signait le formulaire quand surgit une escouade de policiers, suivie par une meute de journalistes, de photographes de presse et de cameramen de télévision. En tête des policiers avançait un homme qui se jeta littéralement sur Coplan.
  
  - C’est lui ! cria-t-il en serrant chaleureusement les mains de Coplan qui, interloqué, roulait des yeux stupéfaits.
  
  Le quiproquo fut vite dissipé. L’homme était le directeur du Banco Bogotano de Ahorros et se trouvait au rez-de-chaussée de son établissement lorsque les guérilleros l’avaient envahi. Dissimulé derrière une armoire métallique renfermant de lourds dossiers qui avaient servi de matelas aux balles, il avait assisté à l’exploit de Coplan semant la mort dans les rangs des fous criminels qui n’hésitaient pas à abattre clients et employés. Encore sous le coup de cette prouesse, il avait longuement disserté sur le sujet devant les policiers et les journalistes. Après de vaines recherches, on avait finalement localisé Coplan à l’hôpital.
  
  Sous les éclairs des flashes, sous la chaude lumière des lampes à arc, dans le ronronnement des caméras de télévision. Coplan déplorait intérieurement l’attention dont il était l’objet. Le Vieux n’aimerait pas, songea-t-il. Une telle publicité nuisait aux intérêts d’un espion. Cerné de tous côtés, il lui était impossible d’échapper à la traque.
  
  Quand les journalistes eurent leur pâture, il dut encore signer des autographes au personnel hospitalier. Les infirmières lui faisaient les yeux doux ou lui décochaient des œillades assassines.
  
  Pour finir, il fut emmené au quartier général de la police où il fut à nouveau félicité et où des détectives enregistrèrent sa déposition. On nota le nom de l’hôtel où il résidait dans la capitale colombienne et le capitan recommanda :
  
  - Ne quittez pas la ville. Nous aurons besoin de vous pour la reconstitution. C’est une bonne leçon que nous donne un étranger. Pour lutter contre le crime, nous devons prendre nos affaires en main. Encore une fois, mille félicitations, señor Calnoy !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Coplan gara l’Oldsmobile le long du trottoir de la Calle 11, juste en face de la statue de Minerve qui ornait l’entrée de la Bibliothèque Luis Angel Arango où étaient conservés les plus beaux fleurons de la littérature colombienne.
  
  Il se rendit à pied au numéro 8.
  
  Une petite maison aux volets clos dont la façade était sans caractère. Une plaque en faux marbre indiquait Maria-Luz Vinciguerra. Sur la première marche, un chat roux paressait qui ne se dérangea pas lorsque Coplan pressa le bouton de sonnette. Vêtue d’une robe simple à fleurs jaunes, une jeune femme ouvrit. C’était une negrita plutôt jolie. A son regard fixe et vide. Coplan reconnut qu’elle était aveugle et, à sa canne, s’aperçut qu’elle boitait bas à cause de la coxalgie qui affectait sa hanche gauche. Si elle était aveugle, alors s’expliquaient les volets clos par cette belle matinée ensoleillée bien que fraîche.
  
  - Maria-Luz Vinciguerra ?
  
  - C’est moi. Que voulez-vous ?
  
  Coplan regarda au-delà de son épaule. Le couloir était obscur derrière elle. Il écarta un pan de son coupe-vent et ramena sur son nombril la crosse du CZ 75 que, la nuit précédente, il avait acheté à prix d’or dans un bar mal famé situé aux marches du bidonville de Ciudad Bolivar.
  
  - Je voudrais parler au señor Juan Pacifico.
  
  - Qui ?
  
  La voix agréable paraissait sincèrement étonnée. Il répéta le nom. La Colombienne secoua la tête.
  
  - Je ne connais pas. Revenez après-demain. Miguelito sera là. C’est lui qui s’occupe de tout. Moi je suis aveugle, je suis incapable de faire quoi que ce soit, sauf la cuisine et écouter la radio.
  
  Elle s’apprêtait à refermer brutalement la porte au nez de son visiteur mais interrompit son geste lorsque deux plombiers surgis à l’improviste annoncèrent qu’ils venaient réparer l’écoulement de la baignoire. Elle s’écarta pour les laisser entrer et, sur la pointe des pieds, Coplan se faufila à leur suite. Les ouvriers ne lui prêtèrent nulle attention.
  
  - C’est Miguelito qui nous envoie, avait claironné le plus âgé.
  
  Coplan manœuvra en se tenant éloigné de la jeune Colombienne. Il se méfiait des aveugles, qui possédaient un sixième sens particulièrement affûté.
  
  Dans la salle de bains, sans se gêner, les deux plombiers déballaient leurs outils et commençaient à travailler dans les chocs métalliques qui masquaient le bruit que Coplan était susceptible de provoquer au cours de son exploration. De toute façon, Maria-Luz Vinciguerra, pour combattre le chambard en provenance de la salle de bains, avait augmenté le volume de sa radio et la station déversait une succession de rythmes latino-américains dans lesquels dominaient la salsa et le vallenato, ce dernier étant la musique propre à la côte.
  
  Sur un buffet, sous le socle d’une statuette représentant un phaéton, Coplan dénicha un tas de courrier. L’une des lettres était adressée à Juan Pacifico. Sans scrupules, il la décacheta et fut déçu. C’était l’avis de réception par le Banco Bogotano de Ahorros du virement de 20 000 dollars effectué par Sahara Jeddine quand elle s’était rendue à Aden. Néanmoins, en se fiant aux déclarations de l’assistant manager du Tequendama, Otto Schalke attendait cet argent avec impatience. Par conséquent, ce Miguelito dont avait parlé l’infirme serait l’homme à surveiller. Brusquement, il devenait la pierre angulaire des recherches.
  
  Dans une des chambres, Coplan découvrit des vêtements masculins d’une taille trop petite pour appartenir à l’ancien protagoniste de Red Goose. Aucun indice dans les poches, à l’exception d’un ticket d’entrée déchiré pour une corrida à l’arène de la Plaza de Toros de Santamaria. Rien non plus dans les tiroirs de la table de nuit. Le propriétaire de la garde-robe se montrait d’une extrême prudence.
  
  Coplan quitta les lieux sans que sa présence ne soit décelée par la jeune aveugle.
  
  En repartant. Coplan longea le bidonville de Ciudad Bolivar là, où la veille, il avait fait l’emplette du CZ 75. Constitués en bandes organisées, des milliers d’enfants traînaient aux abords. Des hordes de gamines tentaient de stopper les voitures et de rançonner les conducteurs obligés de slalomer entre les corps malingres drapés de haillons. Plus loin, d’autres, mieux vêtues, se livraient à la prostitution et, sur les visages de quatorze ans, se lisait déjà le cynisme de la profession. Dans les terrains vagues, entre les baraquements à la peinture scarifiée, les garçons stripteasaient les voitures volées, la nuit précédente, dans les beaux quartiers autour de la Calle.
  
  La Ciudad Bolivar se terminait dans un fouillis de ruelles où, sur le trottoir, buvaient ou jouaient aux cartes les sicarios, ces tueurs à gages qui s’étaient évadés de prison ou avaient déserté de l’armée, et attendaient tranquillement, à la terrasse d’un débit de boissons, qu’un client vienne leur proposer de tuer, pour 500 000 pesos, une maîtresse encombrante ou un rival amoureux. Le prix était à débattre tant était vive la concurrence chez ce millier de sicarios.
  
  
  
  Dans sa chambre d’hôpital, Kim arborait un misérable sourire, aussi misérable que le teint de sa peau.
  
  - Je suis trop bonne pour mourir aussi jeune, plaisanta-t-elle, fidèle à son humour britannique, bien que, dit-on, les bons meurent jeunes. Si je me fie à ce que répète mon père, tu sais celui pour qui j’ai filmé les requins en Somalie, dans l’éventualité où je mourrais jeune, le croque-mort lui-même pleurerait à mon enterrement.
  
  - Maigre consolation. Les larmes d’un croque-mort ou d’un bourreau n’atténuent pas le chagrin autour d’un cercueil.
  
  - Tu aurais eu du chagrin ?
  
  - Naturellement.
  
  - En tout cas, tu t’es conduit courageusement. Quel punch et quel succès dans les journaux et à la télévision !
  
  Après ce préambule, reprise par sa mission malgré sa blessure, Kim questionna :
  
  - Tu t’es rendu à l’adresse ?
  
  Coplan la mit au courant.
  
  - Clouée au lit, je ne te serai d’aucune utilité, regretta-t-elle.
  
  
  
  Une voiture officielle attendait Coplan à son retour à l’hôtel Charleston. Un colonel lui apprit que le président de la République l’attendait toutes affaires cessantes. Coplan était sidéré.
  
  - Pour quelles raisons ?
  
  - Il vous le dira lui-même.
  
  Coplan fut conduit au Palacio San Carlos, là même où Otto Schalke s’était fait photographier pendant la relève de la garde présidentielle. Il passa devant les uniformes chamarrés, les silhouettes coiffées du shako et gantées de blanc, armées de fusils démodés qui, au siècle dernier, avaient servi à combattre les colonisateurs espagnols.
  
  Un officier d’ordonnance, couvert de décorations gagnées dans la lutte anti-guérilla, vint chercher Coplan et le guida jusqu’au premier étage où ils traversèrent une suite de salons d’apparat. L’officier s’arrêta devant un huissier en habit noir.
  
  Dans les secondes qui suivirent, Coplan fut introduit dans le vaste bureau de celui qui présidait aux destinées de la Colombie et qui le reçut avec une cérémonieuse courtoisie. Si l’on exceptait son type physique latino-américain, il ressemblait plutôt à un professeur d’université américain de Harvard, de Yale ou de Princeton, avec sa veste de sport aux coudes protégés par des rondelles de cuir fauve, son pantalon sans plis et ses chaussures fatiguées. Cette apparence était accentuée par le visage affable, les yeux doux et les cheveux gris, dégarnis sur le front, qui cascadaient sur les épaules.
  
  Usant d’une exquise politesse, il commença par féliciter Coplan de l’action énergique qu’il avait entreprise la veille en vue de contrer l’opération de commando lancée par les guérilleros dans le but de piller la Banco Bogotano de Ahorros.
  
  Confus, Coplan tentait de protester.
  
  - Aux yeux du monde, soliloquait tristement le président sans l’entendre, la Colombie est le royaume de la drogue et de la violence politique. La faute en incombe à la Mafia et aux révolutionnaires. Pourtant, notre peuple devrait vivre heureux. Le pays est comblé par les richesses. Blé, bétail, café, agrumes tropicaux, pétrole, diamants et émeraudes, sans oublier l’argent et l’or, comme au temps des conquistadores. Pourquoi cette instabilité ? Peut-être parce que notre peuple ne trouve pas en lui les ressources nécessaires pour lutter contre les deux fléaux que je viens de mentionner. C’est pourquoi il m’est agréable aujourd’hui de remettre à un étranger, qui nous a montré la voie à suivre, la plus haute récompense qu’il me soit permis d’accorder, la Medalla de Honor.
  
  Coplan faillit rougir et, avec quelque ironie, pensa que la décoration lui était remise non en son nom propre mais sous son identité fictive de Francis Colnoy.
  
  Sur son bureau, le président prit un coffret et, sur le velours noir. Coplan vit la croix en or ornée de diamants et d’émeraudes et le grand cordon aux rubans vert, jaune, rouge et noir.
  
  - Vous me tressez des lauriers que je ne mérite pas, protesta-t-il. J’ai obéi à un simple réflexe de défense.
  
  - Sans votre intervention, d’autres innocents seraient morts. Acceptez cet humble hommage à votre courage.
  
  D’un geste solennel, le chef de l’État lui passa le grand cordon autour du cou et lui serra la main avec une cordialité émue. L’officier d’ordonnance écarta la dragonne et tira son sabre pour saluer, le corps rigide et la main ferme.
  
  Sur le parvis, la garde rendit les honneurs quand Coplan sortit, escorté par le colonel qui le reconduisit à son hôtel. L’officier supérieur éprouvait une vive admiration, tempérée de jalousie, à la vue de la décoration en sautoir.
  
  - J’ai tué une centaine de guérilleros au cours de ma carrière et personne n’a eu l’idée de me décerner la Medalla de Honor. Vous, vous en tuez quelques-uns et vous recevez le grand cordon.
  
  - Ce ne sont pas les guérilleros que j’ai tués qui en sont la cause, répliqua Coplan pour le consoler. C’est la banque que j’ai protégée du pillage. Quand on préserve l’argent, on est toujours récompensé.
  
  - Vous êtes cynique, riposta le colonel, offusqué.
  
  - Pas cynique, réaliste. Après tout, quelle est l’importance de quelques guérilleros de plus ou de moins dans un pays qui compte 20 000 morts par an provoquées par la violence mafieuse et politique ?
  
  Le colonel dut convenir que Coplan avait raison.
  
  Dans le hall de son hôtel. Coplan tomba nez à nez avec Fernando Dallisera, tout aimable et souriant.
  
  - Bravo ! On ne parle plus que de vous ! Il faut dire que vous leur en avez foutu plein la gueule à ces salauds de guérilleros ! Mon patron, Don Jaime, est un peu jaloux que je connaisse un homme tel que vous. Alors, il vous invite ce soir à la réception qu’il donne en l’honneur de quelques amis. Il n’y aura que du beau monde et du beau linge, sans oublier les femmes superbes. Au fait, je suis vraiment désolé de ce qui est arrivé à votre charmante amie anglaise. Heureusement, ce n’est pas trop grave, assurent les journaux.
  
  - Remerciez Don Jaime, renvoya Coplan, mais je ne pourrai me rendre à sa soirée.
  
  Il ne tenait nullement à rencontrer un capo mafioso.
  
  Dallisera eut un haut-le-corps.
  
  - Personne en Colombie ne refuse une invitation lancée par Don Jaime. C’est comme si un évêque refusait de se rendre chez le pape.
  
  - Je ne suis pas un évêque.
  
  Aussitôt, Coplan se mordit la lèvre. En dehors de Miguelito chez Maria-Luz Vinciguerra, il n’avait aucune piste à suivre en Colombie, et celle de Miguelito constituait peut-être un tuyau crevé. Or, en quarante-huit heures, il s’était ménagé des sympathies. Le directeur de la Banco Bogotano de Ahorros et le président de la République. Pourquoi ne pas ajouter à sa liste un chef du Cartel de la drogue particulièrement influent dans le pays ?
  
  - Don Jaime est le père de la petite Concepcion assassinée dans des conditions horribles, vous vous souvenez ? pressa Dallisera, l’œil sévère.
  
  - D’accord, capitula Coplan, j’assisterai à la soirée.
  
  - Je passerai vous prendre à dix-neuf heures.
  
  De l’index, Dallisera caressa le tissu du grand cordon.
  
  - Portez-le ce soir, il fera un effet sensationnel. Don Jaime adore les décorations.
  
  Le paisa (Membre du Cartel de la drogue) éclata de rire et ressortit du hall en serrant frileusement son imperméable autour de son corps quand il vit la pluie tomber.
  
  
  
  Ce soir-là, un bataillon de filles en veste et pantalon de satin noir, chaussées de bottes à cause du sol boueux sur les abords du parking, coiffées d’une casquette de Marine, était chargé de ranger les voitures d’où débarquaient les invités. Se succédait une cohorte de BMW, de Rolls-Royce, de Clenets et de Mercedes.
  
  - Rien que du beau monde, répéta Dallisera. Si une de ces valettes vous plaît, pas de problème, je vous arrangerai ça. Mais, croyez-moi, il y aura mieux à l’intérieur.
  
  Dans la salle de réception s’allongeait un buffet somptueux où déjà les invités se servaient du caviar à la louche. Don Jaime avait voulu montrer qu’il était dans le vent et plagiait Hollywood avec ses barmen en gants blancs, au torse nu sur lequel se croisaient des bretelles extravagantes retenant un pantalon de corsaire bleu électrique. Ils versaient le champagne avec une telle précipitation qu’ils ne se souciaient nullement d’inonder la nappe. Au loin, sur l’estrade, un septette jouait de la salsa sans convaincre les amateurs puisque la piste de danse était déserte.
  
  Don Jaime avait le teint du lait de poule. Il n’était jusqu’à ses yeux qui ne parussent battus dans du jaune d’œuf, si bien qu’ils ressemblaient à des nénuphars fétides, immobiles et dangereux parce que l’on ignorait ce qu’ils dissimulaient sous leur surface. Pour le reste, ses cheveux noirs étaient artistement coiffés et retombaient, serrés sur la nuque par un peigne en écaille de tortue. Sur une guayabera (Chemise ornée de grosses broderies) crème, il portait un smoking moutarde dont la pochette bordeaux débordait outrageusement hors de la poche. Visiblement, Don Jaime cherchait à produire le plus bel effet sur ses invités et le coup ne semblait pas raté.
  
  Le narcotraficante s’extasia sur le grand cordon de la Medalla de Honor et entraîna Coplan jusqu’à une terrasse couverte que n’avaient pas encore assaillie les invités.
  
  Coplan ressentait un profond malaise devant ce représentant du pouvoir de la drogue, dont le budget équivalait au décuple de celui de l’État colombien. Grâce aux cartels, l’arbre aux fruits rouges de la coca poussait partout sur les hauteurs supérieures à 700 mètres. En mâchant leurs feuilles, les paysans indiens combattaient le sommeil, la faim et la fatigue, tandis que les exportateurs distribuaient leur poison dans le monde entier. L’homme qui le prenait familièrement par le bras et arborait un sourire ravi était l’un de ceux qui régnaient sur la Valle de Cauca, le principal centre de production, nommaient les juges et les chefs de la police et ordonnaient aux sicarios d’abattre les opposants à leur mainmise. Coplan en avait l’estomac serré.
  
  - Savez-vous que celui qui a tué ma petite Concepcion a aussi poignardé le frère d’une jeune femme que j’ai invitée ce soir ?
  
  Coplan tressaillit.
  
  - Vraiment ?
  
  - Ce n’est pas tout. Il a aussi poignardé un footballeur qui avait marqué un but contre son camp lors d’un match de la Copa Libertadores (Équivalent sud-américain de la coupe d’Europe des Nations) provoquant ainsi l’élimination de notre équipe nationale et me faisant perdre aussi un gros pari. Je sais que vous le traquez. Permettez-moi de vous souhaiter bonne chance. Si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas à abuser de ma bonne volonté.
  
  - Je vous remercie.
  
  Otto Schalke poursuivait-il sa sanglante épopée en Colombie ? s’interrogea Coplan. Se venger d’un footballeur qui avait marqué un but contre son camp ne semblait pas constituer un mobile auquel aurait obéi l’Allemand. Qu’avait-il à faire de l’élimination de l’équipe nationale de football et d’un pari que perdrait un gros bonnet de la drogue ?
  
  Don Jaime ramena Coplan devant le buffet.
  
  - Servez-vous. J’ai fait le nécessaire pour que la chère soit succulente et le champagne délectable.
  
  Le narcotraficante allait s’éloigner quand il se ravisa.
  
  - Voici la jeune femme dont je vous ai parlé. Permettez-moi de vous la présenter.
  
  Coplan se retourna. Elle était ravissante. Sa robe était simple mais de bon goût et élégante. D’un noir de jais, la chevelure était relevée en un chignon sage. On hésitait devant le regard. Fallait-il le comparer à la limpidité d’un étang à l’aube ou au calme énigmatique des mers tropicales ? Question peau, c’était une canelita, comme on disait ici. Un teint de cannelle.
  
  - Chère amie, je dois absolument vous présenter Francis Calnoy, notre nouveau héros national, que le président de la République a décoré aujourd’hui même de la Medalla de Honor.
  
  D’un doigt respectueux. Don Jaime caressa le grand cordon.
  
  - Francis, voici Amalfa de Caler.
  
  Il se pencha tout contre l’oreille de Coplan et murmura d’un ton sifflant :
  
  - Si vous dénichez l’assassin de ma petite Concepcion et du frère d’Amalfa, n’oubliez pas ce que vous a dit Dallisera. Nous tenons un bambou tout prêt à entrer dans le cul de cette ordure.
  
  Il serra fébrilement la main de Coplan et s’éloigna pour prendre soin de ses invités.
  
  - Don Jaime et moi sommes réunis par un deuil, expliqua plus tard Amalfa en dégustant son caviar. Lui, sa fille, moi, mon frère. Le même tueur en série.
  
  - Dans le cas de votre frère, où cela s’est-il produit ?
  
  - La nuit, sur une plage de l’île de Providencia. Comme pour la petite Concepcion, le poignard de l’assassin a laissé sous l’omoplate son empreinte reconnaissable entre toutes.
  
  - En forme de double W ?
  
  - Exact. Voulez-vous me passer une coupe de champagne ? J’ai les mains occupées avec l’assiette de caviar.
  
  Coplan fit signe à l’un des barmen, dont le torse noir et nu ruisselait déjà de sueur, si bien que Coplan se demanda si Don Jaime, fort soucieux que la chère fût succulente et le champagne délectable, s’était préoccupé de l’hygiène. Quand il eut la coupe en main, Amalfa de Caler tendit la bouche.
  
  - Aidez-moi à boire.
  
  Il pressa le cristal contre les lèvres purpurines et le bout de langue, coquin, qui les effleurait.
  
  - J’ai ma théorie sur ces deux meurtres et sur celui du footballeur qui a marqué le but contre son camp. Malheureusement, Don Jaime n’y adhère pas.
  
  - Quelle est cette théorie ?
  
  Avant de répondre, elle termina son caviar et alla se servir du saumon fumé sur lequel, au grand dam du puriste de la gastronomie qu’était Coplan, elle hacha de fines lamelles de foie gras qu’elle saupoudra de poivre de Cayenne.
  
  - C’est de la frime.
  
  - De la frime ? Que voulez-vous dire ? questionna Coplan en renouvelant leurs coupes de champagne.
  
  - L’assassin fait croire qu’il est un tueur en série en commettant des crimes du même style et avec la même arme. En réalité, sa véritable cible était Pablito.
  
  - Votre frère ?
  
  - Oui. Lui-même.
  
  - Et pour quel motif ?
  
  - Le trésor de Morgan. L’île de Providencia fut le seul territoire vierge qui sut émouvoir Morgan, ce célèbre pirate du XVIIIème siècle. Il en fit sa résidence et y cacha son trésor. Or, Pablito était un chercheur de trésors disparus. Je sais dans quelle grotte il a finalement découvert celui de Morgan. J’ai même déniché un doublon en or frappé à la Nouvelle-Grenade. Le tueur en avait après ce trésor et l’a dérobé. Maintenant qu’il est parvenu à ses fins, il ne récidivera plus.
  
  - J’aimerais jeter un coup d’œil à cette grotte, déclara Coplan.
  
  - Excellente idée. Demain, je vais là-bas déposer des fleurs sur le sable, en souvenir de Pablito. Rendez-vous à treize heures quinze à l’aéroport devant le guichet de Viajes Chapineros ?
  
  - Entendu, acquiesça Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  - Si je n’étais pas blessée à l’épaule, j’applaudirais des deux mains, assura Kim en admirant le grand cordon que Coplan avait passé pour l’égayer. Le président s’est-il montré coopératif ?
  
  - Dans un premier temps, inutile de lui parler de notre affaire.
  
  - Tu aurais dû ! protesta-t-elle. Désormais, il n’a plus rien à te refuser.
  
  - Je le garde pour la bonne bouche.
  
  Kim allait mieux, bien qu’elle n’ait pas repris de couleurs. Et sa fièvre avait baissé.
  
  À treize heures quinze. Coplan fut exact au rendez-vous devant le guichet de Viajes Chapineros. Amalfa de Caler arriva sur ses talons. Comme Coplan, elle portait une valise légère. Du doigt elle désigna celle que Coplan avait posée à ses pieds.
  
  - Vous avez emporté des vêtements tropicaux, j’espère ? Là-bas, ce n’est pas Bogota.
  
  - J’y ai pensé.
  
  - J’ai retenu deux bungalows aux Cabanas Aqua Dulce.
  
  En deux heures et demie ils atteignirent l’île de San Andres. De là, dans une avionnette de vingt places, ils gagnèrent l’île de Providencia, face au Nicaragua. Bien que colombienne, on y parlait un dialecte étonnant fait d’espagnol, de français et d’anglais appelé le bende, auquel, durant le voyage, Amalfa initia Coplan qui fit des progrès fulgurants.
  
  Le crépuscule tombait tandis qu’ils survolaient la Tête de Morgan, un rocher en forme de tête humaine.
  
  Sur cette île s’était dissoute la Colombie espagnole et les negritas remplaçaient en totalité les canelitas, les blancas, les morenitas et les mulatas.
  
  - Providencia est inconnue des touristes, précisa Amalfa. C’est un des derniers paradis sur la terre. Dommage que Pablito y soit mort.
  
  Ici, apprit encore Coplan, on logeait dans des bungalows en bois uniquement équipés de douches et de ventilateurs. La température moyenne s’élevait à 30 degrés tout le long de l’année.
  
  - On vit en short et pieds nus, indiqua Amalfa, et on mange des crabes farcis, des poissons grillés et des crevettes en brochettes. Pas autre chose. Il faut bien faire vivre les pêcheurs locaux.
  
  Ce soir-là, ils dînèrent au Cabanas El Recreo, le restaurant-bar le plus couru de l’île.
  
  - Vous êtes parisien ? questionna la belle Colombienne.
  
  - En effet.
  
  - Et vous voyagez beaucoup ?
  
  - Parfois je fais le tour du monde plusieurs fois au cours d’une année.
  
  - Comment peut-on voyager quand on habite la plus belle ville du monde ? Je suis allée quatre fois à Paris et si j’étais parisienne, je me nicherais dans l’île Saint-Louis et n’en bougerais plus. Les Parisiens qui voyagent sont fous. Ils ne savent pas ce qu’ils laissent derrière eux.
  
  - Ils le savent, répliqua Coplan, amusé, et c’est la raison pour laquelle ils s’éloignent de temps à autre, afin de mieux savourer le retour.
  
  - Paris est si romantique.
  
  Était-ce la nostalgie de l’île Saint-Louis ? La brise tiède et languide qui venait mourir sous les palmes des cocotiers ? L’indolence et la démarche lascive des peu farouches negritas dont certaines attardaient un regard langoureux sur le compagnon d’Amalfa ? En tout cas, cette dernière fit comprendre sans ambages à Coplan qu’elle n’entendait pas passer la nuit seule dans ce dernier paradis sur terre encore inconnu des touristes piétineurs d’edens.
  
  En amour, elle était pudique et ne recourait pas aux débordements sauvages que Coplan avait connus entre les cuisses de Sahara. Tout dans la simplicité. Sans cérémonie, sans chichis, sans afféteries. Une maîtresse de maison aurait dit : à la fortune du pot. Prosaïque, frugale et Spartiate. Ainsi était Amalfa quand elle se blottit dans les bras de celui qu’elle avait choisi pour une nuit d’amour sous les tropiques.
  
  Naturellement, ces dispositions à la bonne franquette ne tenaient nullement compte du talent amoureux de Coplan, un expert dans l’art d’éveiller une vestale.
  
  Déployant tout son savoir-faire, il entreprit d’amener à résipiscence ce corps paralysé par la timidité. Sa force de conviction était telle que, bientôt, Amalfa gémit douloureusement en répondant aux vagues successives qui embrasaient sa chair. Avant que ses yeux ne se révulsent, elle tâtonna le long de la table de nuit pour éteindre la lampe de chevet. Alors Coplan accéléra le mouvement avec vigueur, fier de sa technique longuement éprouvée. Dans ses bras il serrait puissamment la jeune femme, heureuse d’être captive de ses muscles. Enfin, Amalfa perdit sa maîtrise et s’abandonna à l’irrésistible invasion du plaisir qui la submergeait, bientôt suivie par Coplan qui l’accompagna dans la jouissance.
  
  Durant la nuit, ils connurent d’autres étreintes et, le lendemain matin, procédèrent au pèlerinage prévu par la belle Colombienne. Sur le contrefort montagneux, elle cueillit une brassée d’orchidées sauvages et ils s’en allèrent la déposer sur la plage à l’aplomb de la grotte. Amalfa tomba à genoux sur le sable et se perdit dans une longue prière. Son recueillement était touchant.
  
  Quand elle se releva, elle guida Coplan jusqu’à la grotte à laquelle on accédait par un étroit sentier abrupt, jalonné de buissons de ronces féroces. Amalfa avait apporté une torche électrique et son faisceau débusqua des chauves-souris qui prirent la fuite entre les anfractuosités de rocher.
  
  - Les gens de l’île jurent qu’elles propagent le Sida, remarqua Amalfa.
  
  - Pour protéger son trésor, Morgan s’appuyait-il sur les chauves-souris porteuses de Sida ? persifla Coplan. Dans ce cas, il faut louer son sens de l’anticipation ! C’était un visionnaire, comme Jules Verne !
  
  - Le Sida n’a pas empêché qu’on lui vole son trésor, rétorqua Amalfa qui, soudain, se baissa et ramassa quelque chose qu’elle tendit à Coplan. Tiens, voici une autre preuve.
  
  C’était une pièce en or, parfaitement intacte. On y voyait l’effigie du roi Philippe V d’Espagne et on y lisait l’inscription Virreinato de Nueva Grenada 1719, Vice-Royauté de Nouvelle-Grenade. Un très beau doublon qui semblait faux tant son aspect était neuf.
  
  Un doublon ? Coplan avait l’impression d’être doublé. Trop beau pour être vrai. On entrait dans une grotte et on tombait sur une des pièces du trésor d’un flibustier disparu près de trois siècles plus tôt ? Et, durant ces siècles, des générations d’habitants de Providencia avaient eu l’occasion de fouler le sol de la grotte sans dénicher le butin ? Ce n’étaient ni les ronces ni les chauves-souris qui les auraient découragés, surtout les enfants, toujours à l’affût d’aventures et de mystère, que la grotte aurait attirés comme des mouches sur le miel.
  
  On tentait de le duper, de lui faire prendre des vessies pour des lanternes. Depuis le début, d’ailleurs, de cette mission, quelque chose clochait. Depuis les bayous de Louisiane où était mort Lambert Jourdain. Pouvait-on croire qu’Otto Schalke s’était transformé en ce globe-trotter qui, impunément, frappait en Louisiane, au Texas, à Washington, au Royaume-Uni, en Russie, en Allemagne, en Colombie, pendant qu’un autre tueur, avec une arme identique, opérait à Aden et à Djibouti ?
  
  C’était un affront à l’intelligence, et Coplan détestait que l’on méprisât la sienne.
  
  - Qu’en penses-tu ? questionna Amalfa d’un ton neutre.
  
  - C’est une très jolie pièce. Que vaut-elle, à ton avis ? renvoya-t-il en feignant la plus vive admiration.
  
  - Des dizaines de millions de pesos. Mais là n’est pas la question. Tu crois désormais au trésor de Morgan ?
  
  - Bien sûr que j’y crois. Je regrette simplement de ne pas être arrivé ici avant celui qui se l’est approprié.
  
  - C’est-à-dire l’assassin de Pablito.
  
  
  
  
  
  Kim avait obtenu l’autorisation de se lever et de marcher. Aux côtés de Coplan elle trottinait dans le jardin de l’hôpital, chaudement vêtue d’un manteau épais car la journée était froide, pluvieuse et venteuse. Le manteau était simplement jeté sur son dos car un énorme pansement grossissait son épaule gauche.
  
  - N’est-ce pas aujourd’hui que tu devais rencontrer ce Miguelito ?
  
  - J’y suis allé. Il n’était pas encore de retour, m’a dit Maria-Luz Vinciguerra. Il sera là demain.
  
  - Ne te mène-t-elle pas en bateau ?
  
  - Je ne crois pas. D’ailleurs, elle m’a fait entrer. Apparemment, elle avait besoin de compagnie. Une radio seule ne remplit pas une vie.
  
  - Raconte-moi ce qui s’est passé à Providençia ?
  
  Coplan commença par élaguer, en gommant sa nuit d’amour avec Amalfa. Inutile d’instiller la jalousie chez Kim, déjà handicapée par sa blessure et qui aurait fait grise mine. Il effaça également l’épisode du doublon de Nouvelle-Grenade. Sa collaboration avec Kim ne justifiait pas qu’il lui livre l’intégralité des renseignements qu’il collectait ni les soupçons que formait son esprit. Après tout, elle n’appartenait pas aux Services spéciaux français. Si bien qu’il se cantonna dans la thèse exposée par Amalfa.
  
  - Le trésor de Morgan ? se récria-t-elle. J’ai l’impression de revenir en enfance quand je lisais les exploits des pirates sous la bannière de la flibuste, à tête de mort et à tibias entrecroisés ! Cette Amalfa de Caler, tu pourrais me l’amener à l’hôpital ? J’aimerais voir un tel phénomène !
  
  - Elle a pris l’avion aujourd’hui pour Cartagena de las Indias.
  
  En fait, Coplan et Amalfa avaient emprunté ensemble l’avionnette pour l’île de San Andres où la belle Colombienne s’était envolée pour Cartagena de las Indias, sur la côte de la mer des Caraïbes, tandis que Coplan prenait la direction des 2 600 mètres d’altitude de Bogota.
  
  Elle avait promis d’être de retour dans la capitale sous peu. Un meeting devait les réunir, Don Jaime et elle, en vue de mettre au point des mesures nouvelles destinées à enfin découvrir l’assassin des êtres qui leur étaient chers.
  
  « - C’est le trésor qui lui sera fatal, avait conjecturé Amalfa au moment où elle embrassait Coplan sur les lèvres avant de tendre à l’hôtesse sa carte d’embarquement. Il va tenter de le négocier et l’affaire se saura. Don Jaime a des antennes partout. D’ailleurs, ses surnoms sont El Pulpo (La Pieuvre) ou La Sanguileja (La Sangsue). Tu saisis ? Donc, il l’apprendra forcément. Et, alors, le tueur sera cuit. »
  
  « - Pas cuit, transpercé. »
  
  « - Transpercé ? »
  
  « - À cause du bambou. »
  
  « - Quel bambou ? »
  
  Coplan le lui avait expliqué et une légère rougeur avait envahi le teint cannelle d’Amalfa qui, avec vivacité, s’était détournée et, à grandes enjambées, s’était dirigée vers le tunnel d’accès à l’avion.
  
  
  
  
  
  Miguelito se regarda dans le miroir et remercia le ciel que Maria-Luz fût aveugle. Ainsi était-elle dans l’incapacité de voir son visage défiguré par les mauvais traitements subis durant son enfance. Sa mère le battait à mort, imitée par les nombreux amants qui se succédaient dans sa couche. Ses fesses avaient été brûlées au fer rouge par l’un d’eux, un autre lui avait fracturé le nez en le coinçant dans le chambranle et en refermant la porte d’un coup de pied, tandis qu’un troisième, un an plus tard, lui avait découpé un morceau de lèvre au rasoir. À l’école, les élèves se moquaient cruellement de lui. Dès son enfance, il s’était muré dans la solitude et une haine incoercible de l’humanité, hommes et femmes mêlés. La seule exception, Maria-Luz, sans doute parce que, aveugle et contrefaite, le sort avait été impitoyable à son égard, comme au sien. La relation était purement platonique car il craignait qu’elle ne souhaite l’embrasser. En quel cas, sa bouche découvrirait sa lèvre mutilée et elle risquait de rire, ce qu’il ne supporterait pas et le conduirait à la tuer, comme il tuait ceux et celles qu’il était payé pour supprimer quand on louait ses services de sicario.
  
  En réalité, il était le protecteur de Maria-Luz et son chevalier servant. Il s’occupait d’elle, l’entretenait, la nourrissait, réglait les factures. Pour ces bonnes actions, le padre Rodrigo, qui tenait l’église Capilla del Sagrario, le bénissait, en ignorant naturellement que l’argent provenait des « contrats ». Pour le reste, puisque la relation était purement platonique, Miguelito s’en remettait aux prostituées qui, elles, se refusaient à être embrassées et se fichaient qu’il soit beau ou défiguré.
  
  Ce matin-là, Maria-Luz était partie à l’hôpital subir le traitement en vue de réduire sa coxalgie. Miguelito s’apprêtait à se coucher après avoir nettoyé les deux taches du sang de la victime qui avaient jailli sur son gant droit, ainsi que l’arme qu’il avait utilisée. Puis, il l’avait soigneusement rangée au fond de la boîte à chaussures, placée sur le sommet de l’armoire, là où Maria-Luz ne pouvait la toucher. D’ailleurs, la jeune aveugle ne témoignait pas d’un tempérament fouilleur. Ses vices étaient la radio et ses interminables salsas, et s’empiffrer de yaourts. Ainsi restait-elle mince et svelte.
  
  Miguelito abandonna le miroir en bâillant. Il avait vraiment besoin de sommeil après sa nuit blanche et le « contrat » qu’il avait rempli.
  
  Soudain, il s’immobilisa. Ses oreilles exercées venaient d’enregistrer un bruit suspect.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Embusqué dans l’Oldsmobile, Coplan avait entendu Maria-Luz Vinciguerra ordonner au chauffeur, qui la guidait vers le taxi, de la conduire à l’hôpital de Los Santos. Dès que le véhicule eut tourné le coin de la Carrera 4, Coplan alla déverrouiller le coffre arrière et ouvrit sa trousse à outillage. Il avait décidé d’entrer subrepticement dans la maison de la jeune aveugle et de s’y dissimuler en attentant l’arrivée de Miguelito. Pour lui, il n’existait aucun doute. L’intéressé n’était pas encore là, sinon il aurait accompagné lui-même l’infirme jusqu’au taxi.
  
  La porte ne présentait aucune difficulté pour un expert de son calibre. En cinq minutes il l’eut débloquée sans que les passants, de toute façon indifférents, eussent remarqué sa manœuvre.
  
  Il entra et referma sans bruit.
  
  Il avançait dans le couloir, à pas de loup car, malgré tout, il se méfiait, mû par ses réflexes aguerris, lorsque, de la droite, une silhouette bondit et lui colla le canon d’un Colt .45 sous le menton. Aussitôt Coplan s’immobilisa. Devant lui, il avait un homme jeune au visage de cauchemar. Teint marneux, nez tordu, oreilles ébréchées, sourcils en nids-de-poule, lèvres pâles, découpées ou couturées. L’horreur sur des traits humains.
  
  - Miguelito ? hasarda Coplan d’une voix parfaitement calme et tranquille, sans cependant tenter d’esquisser un geste qui aurait été mal interprété.
  
  Le chien du Colt était relevé. Une étape que l’homme n’avait pas oublié de franchir. Et sa main ne tremblait pas. À la question, il répondit par une autre, formulée avec l’accent bogotano des bas-fonds :
  
  - Et toi, qui es-tu ?
  
  - Un étranger. Je cherche Juan Pacifico. Si tu es Miguelito, tu lui sers de boîte aux lettres. Dis-moi où il est, c’est urgent, ou alors, transmets-lui un message de ma part. J’ai un nom de code. Red Goose. La gansa roja, en espagnol. Comme appellation, complètement stupide, je te l’accorde. Les noms de code sont toujours stupides. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on les choisit.
  
  Coplan l’abreuvait de paroles afin qu’il relâche son attention et la pression du Colt sur sa gorge.
  
  Miguelito, quant à lui, se souvenait des ordres qui lui avaient été donnés : « Si quelqu’un vient et s’enquiert de Juan Pacifico, tue-le et fais disparaître son cadavre. » Certes, une balle de calibre 45, à bout touchant, provoquait de sérieux dégâts. Du sang et des débris de cervelle partout. Pas très gênant puisque Maria-Luz ne serait pas de retour avant la fin de l’après-midi. Il aurait le temps de nettoyer et de se débarrasser des serpillières. Quant au cadavre, il l’emporterait à la nuit tombée dans l’un des terrains vagues longeant le bidonville de Ciudad Boliar où il l’enterrerait après lui avoir vidé les poches. Au préalable, trois jerricans d’essence et une allumette le réduiraient en cendres, comme le faisaient ordinairement les sicarios. Pas d’indiscrétions à craindre. A Ciudad Bolivar, les gens se taisaient, sous peine de représailles mortelles. De plus, ils haïssaient la police. Pour le moyen de transport, pas de problème. Sa Pontiac était garée en haut de la Calle 11, près du Musée du 20 de Julio.
  
  À une légère crispation du visage aux traits torturés, à un imperceptible raidissement du poignet, à une lueur farouche dans le regard, Coplan sut qu’il allait tirer. Cette prescience lui avait, à maintes reprises, sauvé la vie. En un éclair, il se remémora Budapest quand Valeri Buskine, le spadassin du K.G.B., avait voulu l’exécuter, ou Beyrouth, lorsque la belle Safarya Hakim, la vamp des Services spéciaux syriens, avait décidé de l’éliminer.
  
  Il se laissa tomber sur les fesses au moment où le coup partit. La balle s’en alla fracasser une des paires de lunettes noires que, par coquetterie, Maria-Luz posait sur son regard mort quand elle sortait. Vivement, Miguelito abaissa son automatique. Il n’avait pas compté avec la réaction fulgurante de Coplan. Les jambes en équerre, celui-ci frappa simultanément des deux pieds. Le droit emboutit les testicules, tandis que le gauche cisaillait le poignet armé qui, néanmoins, eut le temps de lâcher une deuxième balle au hasard.
  
  Miguelito poussa un cri étouffé. Dans son ventre, la douleur était atroce. Pour autant, il ne laissa pas tomber le Colt. Sa réputation était fermement établie. C’était un dur qui méprisait sa souffrance et celle des autres.
  
  Courbé en deux, il s’éloigna à reculons, ses traits hideux déformés par la douleur. Dans un premier temps, il éprouva une certaine difficulté à rétablir l’équilibre du Colt dans sa main droite. Mais le visiteur, devant lui, se remettait debout.
  
  Il fit feu.
  
  Heureusement, son bras tremblait, tant Miguelito était handicapé par les ondes qui ravageaient son bas-ventre, et le projectile se contenta de tailler une brèche dans le tissu du coupe-vent que Coplan avait passé. Déjà ce dernier avait arraché son CZ 75. L’heure n’était plus aux escarmouches.
  
  Le Colt s’affermissait dans la main de Miguelito. Coplan ne prit aucun risque et pressa la détente par deux fois. Catapulté contre le mur du fond par la force des impacts sous les balles de 9 millimètres, le Colombien s’effondra d’une pièce et ne bougea plus.
  
  Il était mort, constata Coplan quand il s’agenouilla près de lui. Il fouilla ses poches. Elles étaient vides, à l’exception d’un permis de conduire au nom de Miguel Aranja et d’une grosse liasse de coupures de cent dollars américains.
  
  Coplan se releva et, dans le cabinet de toilette, lava ses doigts tachés de sang. Il se sécha et alla inspecter la chambre qu’il avait explorée lors de sa visite précédente.
  
  Une valise était couchée devant le lit. Il en débloqua les serrures et examina le contenu. Rien que des vêtements. Sur la table de nuit, il remarqua le chiffon encore humide et légèrement taché de sang. Peut-être avait-il servi à nettoyer une arme ensanglantée ? Il chercha dans la pièce et, sur le haut de l’armoire, dénicha le carton à chaussures.
  
  Quand il déplia l’enveloppe soyeuse tapissant le fond de la boîte, il demeura un long moment stupéfait.
  
  Dans son écrin reposait une dague pachtoune, toute pareille à celle de Djibouti que Kim avait découverte dans l’amphore.
  
  Il replaça le carton à chaussures sur le haut de l’armoire après avoir replié l’enveloppe à la texture soyeuse. L’espace d’un instant, il avait hésité. Devait-il emporter l’arme ? Finalement, il avait jugé que ce serait un geste maladroit qui n’irait pas forcément dans le sens de ses intérêts.
  
  Il remorqua le cadavre jusqu’à la chambre et le poussa sous le lit. Plus tard on le découvrirait, mieux vaudrait. À l’aide d’une serpillière, il nettoya le sang répandu et jeta la serpillière dans la poubelle en la dissimulant sous les ordures. La paire de lunettes brisées la rejoignit. Pour finir, il referma les doigts du mort sur la crosse du Colt.
  
  Avant de partir, il vérifia le tas de courrier sur la table. Rien au nom de Juan Pacifico.
  
  Il n’avait plus rien à faire en ces lieux. Il ressortit et monta dans l’Oldsmobile.
  
  En se dirigeant vers l’hôpital pour rendre visite à Kim, il longea cette fois encore le bidonville de Ciudad Bolivar et aperçut les sicarios qui buvaient à la terrasse des cafés ou jouaient aux cartes. Il était persuadé que Miguelito avait été l’un d’eux.
  
  Mais qui le payait pour jouer avec la dague pachtoune ?
  
  Quand il arriva dans l’aile où était hospitalisée Kim, il respira une atmosphère étrange, différente de celle qu’il avait expérimentée au cours de ses précédentes visites. Une infirmière qui avait bavardé avec lui dans le salon pendant qu’il attendait la sortie de Kim de la salle d’opérations, s’éclipsa précipitamment, comme s’il s’était brutalement transformé en pestiféré.
  
  Brusquement, il se trouva nez à nez avec le médecin, chef du service, dont le teint vira au blafard quand Coplan lui tendit une main amicale.
  
  - Ve... venez avec moi, balbutia l’homme en entraînant Coplan vers son bureau.
  
  Il referma la porte derrière eux et invita Coplan à s’asseoir.
  
  - Quelque chose est arrivé à Kimberly Loftis ? fit ce dernier qui pressentait une catastrophe. Des complications au sujet de sa blessure ?
  
  Le médecin avait repris contenance. Néanmoins, sa gêne était perceptible et il pianotait nerveusement sur son sous-main.
  
  - Vous êtes homme à encaisser des chocs brutaux ? s’enquit-il d’une voix sourde.
  
  Un frisson désagréable parcourut l’échine de Coplan qui profita de ce que la fenêtre était ouverte pour allumer une Gitane.
  
  - De quoi s’agit-il ?
  
  - Votre amie a été assassinée la nuit dernière. Une heure avant l’aube. C’est toujours le moment où l’attention du personnel se relâche. Quelqu’un est entré dans sa chambre et l’a poignardée.
  
  Coplan avala péniblement sa salive.
  
  - Où est-elle ?
  
  - La police l’a fait transporter à la morgue de notre établissement. Voulez-vous que je vous y accompagne ?
  
  - Je vous en serais reconnaissant.
  
  - D’ailleurs, la police souhaite vous interroger, ajouta le Colombien en témoignant d’une gêne accrue et en se levant de derrière son bureau.
  
  L'inspector jefe arborait une mine ennuyée. Poser des questions insidieuses à celui qui, en une journée, était devenu le héros de la population bogotana avant d’être décoré de la Medalla de Honor par le président de la République en personne relevait, selon sa conviction intime, de la plus haute impudence. Aussi marcha-t-il sur des coquilles d’œuf au cours de son interrogatoire, de peur que Coplan ne s’offusque de ses questions. Une anxiété sans fondement puisque, très à l’aise. Coplan répondit sans effort et avec franchise sur son emploi du temps. Pourtant, ce qu’il se garda bien d’exprimer ce furent les raisons que pouvait avoir quelqu’un de supprimer la jeune Britannique.
  
  Satisfait, l’inspecteur jefe le guida jusqu’à la dalle métallique sur laquelle était allongé le corps de la morte.
  
  - L’autopsie n’a pas encore été effectuée, rassura le policier.
  
  Un employé en blouse blanche rabattit le drap caoutchouté jusqu’au nombril. Coplan serra les dents. Sous le sein gauche se voyait l’empreinte en forme de double W. Cette fois, le tueur n’avait pas frappé sous l’omoplate. Sans doute avait-il été pressé par le temps. Si pour rester dans la ligne de son modus operandi, que ce soit le sien propre ou qu’il lui ait été imposé, il avait décidé de retourner Kim sur le ventre, elle se serait réveillée et aurait crié, risque qu’il n’était sans doute pas prêt à assumer.
  
  - Très grosse effusion de sang, comme vous le constatez, commenta le policier.
  
  Coplan hocha la tête. Les rigoles de sang avaient séché mais elles formaient un entrelacs qui descendait vers le pubis en bifurquant vers la hanche. Un gros caillot rougeâtre bouchonnait le nombril comme un puits qui aurait débordé.
  
  Coplan déposa un baiser appuyé sur le front livide de Kim et tourna les talons, le cœur serré et la rage au ventre.
  
  Dehors, sous la pluie fade et obsédante, il se sentit cafardeux et ce ne fut pas la vue des gourbis lépreux aux gouttières tordues du bidonville de Ciudad Bolivar qui le ragaillardit. Sous un ciel bas et hostile, dans une météo de série noire, les baraques aux toits en tôle ondulée s’auréolaient de cercles de brume qui n’étaient rien d’autre que l’évaporation des flaques où croupissaient des immondices pourris.
  
  De retour dans sa chambre d’hôtel, il se fit monter un double scotch par le room-service et appela la Vieux qui venait juste de sortir d’une conférence de fin d’après-midi avec ses adjoints.
  
  - Je suis persuadé que Miguelito est responsable de cet assassinat. C’est un sicaire engagé spécialement pour commettre ce crime.
  
  - Dans quel but ? Ce crime me semble gratuit.
  
  - D’autres aussi semblent gratuits. Mais ils ne le sont peut-être pas.
  
  - Vos ponts sont-ils coupés ?
  
  - Je ne le pense pas.
  
  - Quelle piste comptez-vous explorer ?
  
  - Celle d’Amalfa de Caler. Peut-être est-elle une chèvre (Argot des Services spéciaux ; appât) ?
  
  - Tenez-moi au courant. Je dois vous abandonner. Une réunion urgente m’attend à l’Élysée. Si vous avez besoin d’une aide quelconque, n’hésitez pas.
  
  Coplan raccrocha et savoura son whisky et une Gitane en réfléchissant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Les images flambaient sur l’écran du téléviseur. Fiers et arrogants, les policiers en uniforme encadraient Don Jaime. Ceinturons, étuis à revolver et baudriers étaient cirés de frais. Altières, les casquettes étaient posées bien droit sur le front, à l’antithèse du négligé habituel. La pluie était absente, comme si elle se refusait à troubler la quiétude des caméras de télévision et les flashes des journalistes.
  
  L’allure parfaitement décontractée, un havane aux lèvres, vêtu d’un élégant pardessus bleu marine que l’on devinait coupé à Saville Row et coiffé d’un borsalino qui faisait rétro et évoquait les gangsters des années 30, Don Jaime souriait, tout à fait dans la peau du personnage qui estime être victime d’une plaisanterie saumâtre mais est imprégné d’un tel humour qu’il préfère en rire.
  
  Sur le perron de la superbe demeure, son épouse et ses enfants, deux garçons, deux filles, pleuraient.
  
  En voice-over, le présentateur de la télévision commentait :
  
  - « Don Jaime n’a pas de chance. Le juge qui souhaite l’inculper figure dans la petite frange de magistrats particulièrement tenaces et incorruptibles dont l’honnêteté constitue une garantie que notre système judiciaire ne faillira pas à son devoir. D’ailleurs, à Washington, nos amis américains nous guettent et surveillent notre action. Nous leur prouverons que nous sommes capables d’éradiquer le problème de la drogue dans notre pays. À eux, bien entendu, de compenser financièrement la perte de revenus pour nos paysans forcés d’arracher les plants en cause. »
  
  A présent. Don Jaime cabotinait, l’œil rusé. Son service de relations publiques n’avait pas négligé l’effet magique de la petite fille qui lui apportait un bouquet de fleurs et qu’attendri il embrassait affectueusement.
  
  - « Don Jaime est connu pour être un excellent père de famille, poursuivait la voice-over, et un époux attentif. En douze ans de mariage, jamais de nuages dans sa famille, jamais un drame. Un ciel limpide... »
  
  Coplan fronça les sourcils. Et la mort de la petite Concepcion tuée par la dague à la pointe en forme de double W, n’était-ce pas un drame ? Un deuil atroce ?
  
  Don Jaime fut enfin poussé dans le fourgon de police qui démarra et l’image sur l’écran changea, remplacée par une séquence sur les événements de Haïti.
  
  Coplan était intrigué. Il alluma une Gitane et réfléchit. Fernando Dallisera avait mentionné approximativement la date à laquelle le meurtre avait eu lieu. Coplan quitta sa chambre d’hôtel et se rendit à l’immeuble qui abritait le Diario del Globo dans l’Avenida Chile. Dans les locaux du quotidien, l’atmosphère était calme et paisible, très éloignée de la fureur des salles de rédaction parisiennes. Un employé renfrogné retrouva la joie de vivre quand Coplan lui glissa un bakchich généreux pour avoir accès aux archives.
  
  Dans la période de temps mentionnée par le paisa, il n’existait qu’une seule Concepcion tuée dans les circonstances évoquées. Si son prénom correspondait aux déclarations de Dallisera et de Don Jaime, en revanche elle ne portait pas le patronyme du parrain de la drogue.
  
  Elle s’appelait Concepcion Alcanzar et avait résidé aux marches de la Ciudad Bolivar.
  
  Coplan s’apprêtait à se rendre à l’adresse indiquée quand il s’arrêta net et fixa l’employé des archives qui découpait les articles dans l’édition du jour et les classait dans des enveloppes en papier fort.
  
  - Votre journal couvre aussi l’île de Providencia ?
  
  - Naturellement. Providencia est un territoire colombien. Nous avons un correspondant là-bas.
  
  Qu’avait donc dit Amalfa de Caler au sujet de la mort de son frère ?
  
  Il marcha jusqu’à la machine scellée dans le mur et se confectionna un café, un produit dont, à juste titre, s’enorgueillissait la Colombie. En même temps, il forçait sa mémoire qui lui restitua le renseignement. Tout en buvant l’odorant breuvage, il se replongea dans ses recherches jusqu’à ce qu’il déniche l’article.
  
  Son étape suivante fut la périphérie de Ciudad Bolivar. Entre deux pluies le ciel connaissait une éclaircie et les sicarios avaient retrouvé leurs sièges autour des petites tables rondes en bois d'araguaney. Beaucoup jouaient aux cartes, tandis que les autres donnaient l’impression de rêvasser, alors qu’en réalité ils observaient les passants, à l’affût du client qui aurait besoin de leurs services. Des bookmakers musardaient sur les trottoirs, prêts à prendre des paris sur la prochaine journée de football. Au coin des ruelles, les maquereaux surveillaient leur cheptel. Et quand une prostituée, en se déhanchant outrancièrement, déambulait devant les terrasses des tavernes, unanimement les sicarios lançaient un chirriadisimo ! qui était un hommage à la beauté de la fille.
  
  - Chusco, mi chato ! Vienes conmigo, cachaco ? susurra une morenita quand Coplan entra dans la maison à l’aspect modeste.
  
  Il se contenta de hausser les épaules. Cervantès n’aurait reconnu qu’en partie l’espagnol parlé ici, qui était typiquement bogotano.
  
  Il enfila un couloir et déboucha dans un patio entièrement couvert par une verrière constellée de chiures de mouches et de moustiques écrasés que n’avaient pas totalement lavées les pluies successives. Engoncée dans un anorak tout neuf, une femme encore jeune égouttait le sang d’un pigeon dans une soucoupe placée entre deux bougies allumées devant une statuette d’albâtre représentant un pygargue. Immédiatement, il sut qu’il avait affaire à une Chibcha, une descendante de ces tribus indiennes qui n’avaient jamais accepté de se convertir au catholicisme, malgré la menace des conquistadores espagnols qui tenaient un Évangile dans une main et une arquebuse dans l’autre.
  
  Païens jusqu’au tréfonds de l’âme, ils étaient restés fidèles au dieu Chibchacum et à son prophète Bochica, même si, envoûtés par Huitaca, un démon femelle d’une beauté vénéneuse qui corrompait le cœur des hommes, ils avaient, un temps, cessé de sacrifier à la divinité.
  
  Désireux d’entrer d’emblée dans les bonnes grâces de la femme, Coplan, qui connaissait les usages chibchas, trempa son auriculaire gauche dans le sang et présenta le doigt à la flamme d’une bougie. En séchant le liquide grésilla et la flamme, bientôt, brûla la peau, mais il resta impassible.
  
  Heureuse, la femme sourit et ce fut elle qui éloigna le doigt de la flamme.
  
  - Quatcha so venima, dit-elle, mais Coplan ne comprit pas.
  
  Elle prit une herbe et en frotta la peau où déjà se formait une cloque.
  
  - Tu ne ressentiras pas la brûlure, rassura-t-elle en espagnol. Tu veux boire une chicha ?
  
  - Avec plaisir.
  
  Elle alla chercher l’alcool de maïs et s’enquit :
  
  - Pourquoi viens-tu me voir ? Pourtant, tu es un étranger, tu n’es pas un adorateur de Chibchacum ?
  
  - Au cours d’un précédent voyage j’ai connu beaucoup d’adorateurs de Chibchacum et j’ai participé à un quaquazematoq (Sacrifice de colombes dans la tradition chibcha). Aujourd’hui, j’enquête sur un assassin, celui qui, entre autres victimes, a tué la petite Concepcion.
  
  Le visage de la femme se fripa et des larmes roulèrent sur ses joues fanées avant l’âge.
  
  - C’était ta fille ?
  
  - Oui.
  
  - Et Don Jaime était son père ?
  
  Elle releva brusquement la tête et, l’espace d’un instant. Coplan lut une immense surprise dans le regard sombre.
  
  - Oui, répondit-elle très vite en détournant les yeux vers le pigeon mort dont elle avait déposé le corps près de la soucoupe.
  
  Coplan sut qu’elle mentait. Elle n’était pas suffisamment habile pour l’abuser. Il fallait être un professionnel pour le duper. Avec cette femme, c’était comme si un fil télépathique les reliait. Elle mentait et il en était conscient dans le centième de seconde qui suivait.
  
  Il lâcha un chapelet de questions et la femme continua de mentir. Coplan avait l’impression d’être, dans le Menteur de Goldoni, Arlequin écoutant les mensonges de Lélio.
  
  Quand il ressortit et déambula entre les prostituées et les sicarios attablés aux terrasses, il était persuadé que Don Jaime n’avait jamais été le père de la petite Concepcion.
  
  À pied, il s’éloigna vers le parking gardé où, pour plus de sécurité, il avait garé l’Oldsmobile. La Ciudad Bolivar était trop mal fréquentée pour y laisser une voiture. Les gangs de gosses l’auraient désossée en un éclair.
  
  Il ne vit pas le maquereau, embusqué au coin de la ruelle, qui adressa un signe discret à un sicario assis à une table, à l’écart sur le trottoir. Celui-ci s’essayait à une réussite. Il abandonna ses cartes et alla téléphoner après avoir longuement suivi des yeux la silhouette de Coplan qui retournait au parking.
  
  La demeure devant laquelle s’arrêta Coplan trois quarts d’heure plus tard était cossue, située dans l’élégant quartier de Chapinero, près de la Carrera 14 et de l’Avenida Caracas.
  
  - señor de Caler ? questionna Coplan devant l’homme âgé aux cheveux blancs et au visage buriné qui lui ouvrit.
  
  - Que puis-je pour vous ?
  
  La voix était rauque et lasse.
  
  - Vous êtes le père de Pablito ?
  
  L’homme se raidit. Le chagrin déformait ses traits.
  
  - Je suis un enquêteur, je traque son assassin, déclara précipitamment Coplan. Je compatis à votre douleur et vous serais reconnaissant de m’accorder un entretien. Ce ne sera pas long.
  
  L’homme le laissa entrer.
  
  Dans le salon richement meublé. Coplan écouta le père et la mère du défunt disserter longuement sur les qualités de leur fils disparu. En buvant son café et en fumant une Gitane, il les laissait faire, sachant que l’attention qu’il leur prêtait constituait un dérivatif à leur douleur, même si celle-ci n’en était en rien atténuée. Enfin, il eut l’occasion de poser les questions qu’il avait préparées, puis habilement amena la conversation sur le point qui l’intéressait.
  
  La réponse que lui fournirent le père et la mère le convainquit qu’il avait visé juste.
  
  De retour dans sa chambre au Charleston, il informa le Vieux.
  
  - Bravo, félicita le patron des Services spéciaux, vous avez débloqué la situation. Enfin, nous progressons. Quel est votre sentiment sur la supercherie ?
  
  - Quelque chose se prépare sur lequel on voudrait que nous nous trompions.
  
  - On cherche à nous égarer ?
  
  - C’est ainsi que je vois les choses.
  
  - Qui voudrait nous duper ? Don Jaime ?
  
  - Dans ce cas, il agirait pour quelqu’un d’autre.
  
  Quel intérêt aurait un parrain du Cartel à s’attaquer à nous ?
  
  - Vous avez une idée ?
  
  - Non, répondit Coplan avec effort.
  
  - J’aurais cru que le fait de recevoir la Medalla de Honor aurait accru vos facultés d’imagination, persifla le Vieux qui se sentait d’humeur taquine.
  
  - Mon imagination est en sommeil, mais elle va se réveiller, soyez-en sûr. Au fait, j’aurais besoin de Sandrine Deftarios. Urgent.
  
  - Je vous l’envoie. Tenez-moi au courant.
  
  Coplan raccrocha avant de téléphoner à Avianca pour réserver un siège sur le premier vol du lendemain à destination de Cartagena de las Indias, puis il ressortit pour faire l’emplette d’une caméra polaroïd.
  
  
  
  À 10 heures 50 le jour suivant, il atterrit dans l’une des plus belles villes du continent sud-américain, qui était surnommée la Venise du Nouveau Monde. Vieille de cinq siècles, Cartagena de las Indias mélangeait l’Espagne de la Reconquista avec le baroque et l’exubérance de l’Amérique découverte par Christophe Colomb. Pour autant, elle se distinguait d’une ville-musée par sa vie bruyante et colorée, par son incessant mouvement, par ses cris, sa fureur et ses belles morenitas.
  
  D’une beauté saisissante, elle suscitait l’émotion devant ses balcons en bois ou en fer forgé, ses patios, ses places pavées, ses balustres rouges, ses fenêtres en arceaux.
  
  Le caractère enchanteur de la cité était si grand que l'Unesco l’avait classée « patrimoine culturel de l’humanité ».
  
  Coplan s’embusqua près de l’église Santo Domingo, dissimulé par la baraque d’un marchand de glace pilée. Dans le cornet, l’homme arrosait cette glace de jus de fruits aux couleurs éclatantes qui peignaient des reflets sur les lèvres des enfants.
  
  Amalfa sortit un peu avant midi et se signa en passant devant l’église. Coplan déclencha sa caméra. La belle Colombienne était vêtue d’une chemise légère et d’une minijupe qui découvrait largement ses cuisses somptueuses. Ici, on était sur la côte caraïbe et loin des 2 600 mètres d’altitude de Bogota. Le climat était tropical et la chaude température autorisait les vêtements légers. À son épaule pendait un sac en toile beige.
  
  Amalfa se signa encore deux fois, comme si elle souhaitait conjurer le mauvais sort que son intuition devinait sans qu’elle puisse localiser où se situait le danger.
  
  Quand elle eut disparu sur la droite de l’église. Coplan acheta un cornet de glace pilée arrosé au jus de goyave qu’il trouva un peu fade.
  
  Un taxi le ramena à l’aéroport. En fin d’après-midi il était de retour à Bogota.
  
  A l’hôtel Tequandama, il dénicha l’assistant manager qui les avait renseignés, Kim et lui, lors de leur visite à leur arrivée dans la capitale colombienne.
  
  - Vous souvenez-vous nous avoir dit qu’une femme était venue payer la note de Juan Pacifico ?
  
  - Oui. Une femme hautaine et arrogante, particulièrement désagréable et impolie.
  
  Coplan montra les clichés.
  
  - Était-ce elle ?
  
  L’assistant manager fut catégorique :
  
  - C’était elle. Jolie fille mais, à mon avis, une sacrée garce. Je la reconnaîtrais entre mille. Où je suis née, on appelle ce genre de femmes une belladona. Cette plante produit des baies qui sont belles mais vénéneuses. Inutile de vous faire un dessin. Vous voyez ?
  
  - Je vois parfaitement ! fit-il avec un sourire complice.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  - Désolée, señor, informa l’hôtesse, le vol Avianca 011 a eu quelques ennuis de moteur et a dû se poser à Miami. Néanmoins, rien de grave. Seulement, le retard sera de deux deures, pas plus.
  
  - Pas plus, s’amusa Coplan.
  
  Il était venu à l’aéroport d’Eldorado pour accueillir Sandrine Deftarios. Il hésita. Eldorado n’était qu’à douze kilomètres de Bogota et il lui était loisible de regagner la capitale. Mais à quoi bon, puisque nulle occupation ne l’attendait ?
  
  Il s’installa à la cafétéria et commanda un pot de café et des almajabanas, des petits pains à la farine de maïs, fourrés au fromage et dorés au four.
  
  Il était là depuis vingt minutes et était rassasié quand, à travers les vitres, il vit stopper un fourgon mortuaire le long du trottoir. Des employés en tirèrent un cercueil qu’ils placèrent sur un chariot. Coplan sursauta soudain. De la cabine avant descendait le colonel Clive Coswel du S.I.S., celui-là même avec qui il avait évoqué les disparitions des agents du Secret Intelligence Service mêlés à l’Opération Red Goose. Si le premier, George Harris, était mort du Sida, en revanche, le second, John Sutherland, avait été assassiné à Zurich à l’aide d’une dague pachtoune.
  
  Qui était le cadavre dans le cercueil ?
  
  L’esprit en chamaille, Coplan tentait de freiner la valse des idées qui se bousculaient dans sa tête.
  
  Les portes vitrées coulissèrent et le cortège entra. En queue, l’officier supérieur du S.I.S. qui, pour la circonstance avait adopté une tenue sombre dont l’austérité s’accordait également avec le temps cafardeux et lugubre. Il avait aussi coiffé un chapeau melon qui le faisait ressembler à l’un de ces agents de change guindés qui se pressaient dans la City à l’heure du lunch.
  
  Mû par une impulsion subite. Coplan abandonna une grosse coupure sur la table et fonça vers la boutique de fleuriste où il fit l’emplette d’une brassée d’œillets.
  
  Les gens s’écartaient respectueusement devant le cortège funèbre et se signaient. Coplan courut pour le rejoindre et déposa ses fleurs sur le cercueil.
  
  - Pauvre Kim, elle n’a pas eu de chance.
  
  En bon Britannique, le colonel demeura impassible.
  
  - On aurait pu me prévenir, protesta Coplan, hypocrite, afin que je lui rende mes derniers devoirs avant la mise en bière.
  
  - Après une autopsie, il n’est jamais recommandé de jeter un ultime regard à un corps qu’on a aimé, fit sentencieusement Coswell.
  
  - Alors que nous avons étalé nos cartes sur la table, vous avez fait cavalier seul, reprocha Coplan en accordant son pas sur celui de l’envoyé de Queen Ann’s Gate.
  
  - Nous, Anglais, vivons sur une île, et l’égoïsme va de pair avec l’insularité.
  
  - En définitive, que savez-vous ?
  
  - Que l’Opération Red Goose n’est pas en cause.
  
  - Je sais déjà que c’est un écran de fumée. Qu’est-ce qui est en cause ?
  
  - Je l’ignore encore. Kim devait l’apprendre.
  
  - Savez-vous où se trouve Otto Schalke ?
  
  - Non.
  
  Le cortège arrivait devant les contrôles de police et d’immigration.
  
  - Vous ne pouvez aller plus loin avec nous, prévint Coswell. Un avion privé nous attend. Ne craignez rien, je prendrai soin de vos fleurs et les déposerai moi-même sur la tombe de Kim, quelque part dans le Sussex, à moins que ce ne soit dans le Devonshire. Sous sa véritable identité.
  
  Il tendit à Coplan une main ferme.
  
  - Bonne chance de votre côté. Malgré ce fâcheux précédent, tenez-moi au courant. Si nous avons conservé un certain mutisme, c’est tout simplement parce que nous détenions une large antériorité sur vos services. Comme vous, nous avons été lancés sur de fausses pistes.
  
  Il débloqua le rabat de sa serviette en cuir pour en extraire les documents officiels.
  
  - Une dernière chose, lâcha-t-il, l’air faussement absent. Kim, peu importe quel était son vrai nom, vous tenait en très haute estime et regrettait que vous ne soyez pas des nôtres. Il est vrai qu’en lui sauvant la vie vous lui aviez accordé un sursis dont elle n’a pu profiter. L’heure et l’endroit ne se prêtent guère aux oraisons funèbres. Néanmoins, laissez-moi vous dire qu’elle figurait parmi nos meilleurs agents. Je regrette sa mort. Le vieil axiome affirme que les Anglais ont la main tendre et le cœur dur. Sachez que souvent les vieux adages sont faux.
  
  Coswell passa ses documents à l’officier d’immigration qui les inspecta avec un soin attentif et, bientôt, le cortège enfila le long couloir et disparut en direction de l’aire réservée aux avions privés.
  
  Coplan retourna à la cafétéria en ruminant le fait que Kim avait été un agent du S.I.S. Que savait Coswell ? Qu’avait-il passé sous silence ? Devant un autre pot de café, Coplan s’astreignit à analyser chacun des mouvements de Kim depuis qu’il l’avait rencontrée à Djibouti. Quels éléments lui avait-elle dissimulés ? Dans ses dires, quelle était la part de la vérité et celle de la fabulation ? Cherchait-elle réellement Otto Schalke ou bien était-elle partie prenante à une mystification ? En tout cas, elle ne pouvait être complice, sur ordre de Queen Ann’s Gate, de ceux qui l’avaient assassinée. Alors, quel jeu jouait-elle pour le compte du S.I.S. et quel objectif poursuivait Coswell ?
  
  Le vol Avianca 011 arriva avec deux heures quarante de retard et, malgré ce contretemps, Sandrine Deftarios débarqua fraîche comme une rose.
  
  C’était une grande femme solide au visage dur, éclairé par des yeux noirs, aux cheveux sombres coupés court. Elle s’arrangeait pour porter des vêtements qui effaçaient la trop grande largeur de ses épaules et adoucissait la rudesse de ses traits par un maquillage appuyé.
  
  Étaient-ce ses origines grecques ? En tout cas, elle en tenait pour les amours saphiques et, chaque fois que Coplan l’avait rencontrée, les yeux cernés, il n’avait pu s’empêcher de se remémorer un passage du poème Lesbos de Charles Baudelaire :
  
  Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses.
  
  Caressent les fruits mûrs de leur nubilité...
  
  Sandrine Deftarios détenait le grade de capitaine au Service Action de la D.G.S.E. et le Vieux vantait constamment ses mérites, surtout depuis que, dans l’avion qui ramenait à Paris un terroriste international expulsé du Soudan, elle avait réussi à extorquer à l’homme les renseignements que désirait le patron des Services spéciaux. À cette occasion, elle avait découvert le dosage exact, au millième de millilitre près, de la drogue qui permettait de soutirer tes aveux sans réticence aucune et sans que soient provoqués des dommages physiques et intellectuels irréparables. En fait, durant les six heures de voyage entre Khartoum et l’aire de l’aéroport d’Orly réservée à la D.G.S.E., le terroriste avait parlé sans retenue et, à son arrivée en territoire français, il ne se souvenait même plus de sa confession, si bien qu’il n’avait pu en toucher mot à ses avocats.
  
  Superbe tour de magie, s’était réjoui le Vieux qui avait aussitôt inscrit Sandrine Deftarios au tableau d’avancement pour le grade supérieur.
  
  Elle cligna de l’œil à l’intention de Coplan.
  
  - Salut, Francis. Toujours contente de travailler avec toi.
  
  - C’est réciproque.
  
  Au Charleston, Coplan lui détailla sa mission et, le lendemain, tous deux s’envolaient pour Cartagena de las Indias où Coplan loua une maison discrète, à l’écart sur la plage au sable blanc.
  
  Le soir, Coplan rendit visite à Amalfa qui eut un hoquet de surprise.
  
  - Je t’invite à dîner, lança-t-il gaiement.
  
  Elle ne paraissait pas ravie mais fit contre mauvaise fortune bon cœur.
  
  - D’accord, attends, je m’habille.
  
  Elle disparut au détour du couloir et, sous sa veste en toile légère, il serra la crosse du CZ 75. On ne savait jamais. Quand elle revint, elle portait un simple cache-cœur en soie blanche, orné d’une fibule inca en or, et une jupe portefeuille également blanche, très élégante. Coplan sifflota.
  
  - Tu es ravissante. Tu connais un bon restaurant ?
  
  - Tu veux du typique ?
  
  - Bien sûr. Sinon, à quoi servirait d’être en Colombie ?
  
  Par la Calle Nostra Senora de la Amargura ils passèrent devant la vaste place carrée de la Aduana aux maisons anciennes garnies de galeries de bois fermées par des volets ajourés et aux façades jalonnées de moucharabiehs piqués d’azulejos.
  
  Amalfa s’arrêta devant un restaurant à l’enseigne de Simon Bolivar 9. Celui qui avait délivré l’Équateur, le Venezuela et la Colombie du joug espagnol avait tellement marqué la mémoire collective que son nom servait fréquemment à baptiser les restaurants. Pour les distinguer les uns des autres, on était obligé de les numéroter.
  
  Juste en face, sur l’autre trottoir, un hôtel semblait tout droit sorti d’un roman de Graham Greene. Tout à fait une ambiance d’espionnage, se dit Coplan.
  
  Au Simon Bolivar 9, la spécialité était Vajiaco, un savant mélange de poulet, de pommes de terre, de câpres, de maïs, de piment, de coriandre, d’oignons et de ciboulette.
  
  - Pourquoi es-tu venu me voir ? questionna Amalfa.
  
  À la dérobée, la clientèle masculine, alentour, admirait sa beauté.
  
  - J’avais la nostalgie de notre nuit d’amour à Providencia, fabula Coplan.
  
  Le compliment fit plaisir à Amalfa mais elle n’en demeura pas moins sur ses gardes. Visiblement, elle se méfiait. Quelque chose qu’elle aurait appris dans l’intervalle expliquait-il ce changement d’attitude ?
  
  Coplan se montra enjoué, loquace, expansif. Il avait commandé un excellent vin rouge argentin, un Caballero de la Cepa, et il lui faisait honneur, tandis que la belle Colombienne touchait à peine à son verre.
  
  Deux guitaristes entrèrent et jouèrent de la musique costena, ce qui procura à Coplan une longue pause dans le monologue dont il abreuvait sa compagne. Il en profita pour commander les desserts, des mantecadas, des biscuits parfumés à la vanille, servis avec des tranches de papaye arrosées de rhum de la Jamaïque.
  
  Dès qu’elle eut mangé le sien, Amalfa manifesta le désir de partir :
  
  - Je ne me sens pas bien. Tu serais mécontent si je te demandais de rentrer à ton hôtel ? J’éprouve des scrupules à te faire faux bond. Après tout, tu as voyagé jusqu’ici pour me voir et m’aimer comme à Providencia. C’est assez ignoble de ma part de te fermer la porte au nez, mais je t’assure, je préfère être seule cette nuit. On se reverra demain. Je suis sûre que je serai en meilleure forme.
  
  Coplan réussit à arborer une mine profondément déçue.
  
  - Tu ne pourrais pas faire un effort ? plaida-t-il.
  
  - Non. Je suis vraiment désolée. Mais ne sois pas triste. En réalité, je vais te dire la vérité. Toute la journée, j’ai pensé à mon frère, et ce retour dans un passé récent m’a fichu un sacré cafard. J’ai besoin d'être seule et ce n’est pas un homme dans mon lit, aussi sympathique soit-il, qui dissiperait mon chagrin.
  
  Elle mentait à la perfection, jugea Coplan, faussement marri. Naturellement, Pablo de Caler n’était pas son frère puisqu’il était fils unique, et de Caler n’était même pas le patronyme d’Amalfa.
  
  - Demain, c’est sûr ? questionna-t-il, parfaitement dans la peau de l’amoureux transi.
  
  - Sûr. Je te le jure.
  
  Il claqua des doigts en direction du camarero et régla l’addition.
  
  - C’est bien. Partons.
  
  Dès qu’ils débouchèrent sur le trottoir, Sandrine Deftarios ouvrit la portière arrière de la Pontiac qu’elle avait louée et fit semblant de fouiller sur la banquette. Au moment où Amalfa arriva à sa hauteur, elle se retourna brusquement et actionna le pulvérisateur en dirigeant le jet sur le visage de la jeune femme qui tituba. Coplan se pencha vers elle pour la prendre dans ses bras. Du cou d’Amalfa montaient des effluves de Must de Cartier. Sandrine s’écarta en rangeant l’appareil dans sa jupe-culotte et Coplan allongea Amalfa inconsciente sur la banquette.
  
  Un passant s’approcha en témoignant de la serviabilité commune au peuple colombien ;
  
  - Des ennuis ?
  
  - Ma femme a trop bu, éluda Coplan en refermant la portière.
  
  - Inscrivez-la à Alcooliques Anonymes, conseilla l’homme. C’est ce que j’ai fait avec la mienne.
  
  - J’y songerai.
  
  Dans la villa louée le jour même. Coplan et Sandrine Deftarios installèrent Amalfa sur le lit dans l’une des trois chambres du haut et lui lièrent les poignets et les chevilles à l’aide d’une grosse corde.
  
  - Je m’occupe d’elle, déclara Sandrine. Tu peux aller te reposer.
  
  Coplan la fixa intensément.
  
  - Tu ne profites pas des circonstances, hein ?
  
  Elle haussa les épaules.
  
  - Boulot-boulot.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Avec Amalfa, Sandrine Deftarios s’était montrée aussi brillante que lors de son voyage entre Khartoum et Paris en compagnie du terroriste. Amalfa avait craché tout ce qu’elle savait et Coplan l’avait laissée sous la garde du capitaine du Service Action.
  
  A Santa Marta, il s’était équipé de vêtements de brousse avant de s’embarquer dans l’hélicoptère d’Aviatur pour s’envoler dans la Cité Perdue.
  
  Ce site précolombien, vieux de douze siècles, était enfoui dans la forêt tropicale, cerné par les taguas qui étaient des palmiers élancés et par les araguaneys, hauts de 30 à 60 mètres. À travers les sous-bois, se faufilaient des escaliers et des chemins dallés pour aboutir aux 380 terrasses qui composaient la Ciudad Perdida. Souvent, la voie étroite était encombrée de lianes auxquelles se suspendaient les singes facétieux dont les cris et les gesticulations effrayaient les aras et les toucans.
  
  Le guide, qui portait son fusil dans la saignée du bras, désigna à Coplan la jungle impénétrable.
  
  - Dans ce fouillis, vous trouvez des tapirs, des tatous, des pumas et des anacondas. C’est leur royaume. Si un paresseux a le malheur de tomber de sa branche, il est aussitôt dévoré par un puma.
  
  Des papillons aux ailes multicolores tourbillonnaient autour d’eux. Coplan et son guide arrivèrent enfin sur le versant nord de la Sierra Nevada de Santa Marta, là où vivaient les Indiens descendant de la peuplade qui avait construit l’antique cité et avait été décimée par les conquistadores espagnols, avides de s’emparer de son or et de ses émeraudes.
  
  Ce fut l’instant que choisit un puma de belle taille pour surgir d’entre les saponaires et les sarracenias, ses grosses pattes piétinant l’humus glaiseux. Il était lancé à la poursuite d’une sarigue dont les petits étaient accrochés à sa longue queue préhensile. Avec une précision et une sûreté de gestes dignes d’éloges, le guide lui tira une balle à ras du crâne et le fauve préféra déguerpir dans le sous-bois en abandonnant la proie qu’il convoitait.
  
  - Je n’aime pas tuer un animal gratuitement, expliqua le guide.
  
  - Je vous en félicite.
  
  L’homme que Coplan était venu rencontrer procédait à un quaquazematoq, comme l’avait fait la mère de la petite Concepcion quand il lui avait rendu visite. Devant la belle hutte en bois d'araguaney était disposé l’autel. Rien ne manquait, ni les bougies allumées, ni la statuette en albâtre figurant le pygargue, représentation matérielle du dieu Chibchacum, ni la soucoupe recueillant le sang du pigeon égorgé.
  
  Cette fois encore, pour se ménager les bonnes grâces du Chibcha, Coplan trempa son auriculaire gauche dans le sang et présenta son doigt à la flamme.
  
  Comme la mère de Concepcion, l’Indien éloigna de la bougie la main de Coplan.
  
  - Sois le bienvenu, quatcha so venima.
  
  L’homme était d’une maigreur effrayante et offrait un visage émacié. Sa peau acajou était tellement tendue sur les os qu’elle semblait sur le point de se fissurer. Ce qui attirait le regard était la beauté de sa chevelure sombre dans laquelle le soleil allumait des reflets d’or.
  
  Devant une tasse de maté, Coplan lui expliqua les raisons de sa visite :
  
  - Je voudrais transformer un homme en zombi.
  
  Son interlocuteur ne parut pas étonné.
  
  - Il est mort ?
  
  - Non, vivant.
  
  - Ce sont surtout les morts que l’on transforme en zombis.
  
  - Mais les vivants aussi ?
  
  - Quelquefois.
  
  - De quoi aurais-je besoin ?
  
  En réalité. Coplan le savait. Après la confession arrachée à Amalfa, il avait contacté le Vieux qui avait interrogé le Service scientifique de la D.G.S.E. et, dans les vingt-quatre heures, avait répercuté la réponse.
  
  L’opération consistait à maintenir le sujet choisi dans un état de dépersonnalisation totale à l’aide d’extraits de plantes de la famille des daturas. Les diverses espèces de ces solanacées présentant la particularité d’être extrêmement toxiques.
  
  Cependant, les daturas ne suffisaient pas. Encore fallait-il injecter au sujet de la batrachotoxine, également dénommée tetrodotoxine. Cette substance n’était rien d’autre que le venin d’une minuscule grenouille noire à rayures jaunes baptisée sapo de loma en espagnol et kokoà par les Chibchas. Les savants de la D.G.S.E., naturellement, pour faire étalage de leur science, avaient fourni le nom latin : phyllobates latinisas.
  
  Le venin était obtenu en soumettant la grenouille à la chaleur d’une flamme. L’effet de sudation était tel que le liquide sourdait à travers les pores de la peau pour être recueilli.
  
  La batrachotoxine diminuait considérablement le métabolisme du sujet en le rendant complètement esclave des ordres que lui transmettait celui qui le manipulait.
  
  Habitant de la Cité Perdue, le Chibcha ignorait évidemment le processus scientifique décrit par Paris, pas plus qu’il ne connaissait le nom latin de la kokoà ou la famille des daturas. En revanche, il était familiarisé avec chaque ingrédient nécessaire à la transformation d’un homme en zombi. Sans se faire prier, il les détailla et fournit la méthode à suivre.
  
  Recueilli, sans prononcer une parole. Coplan l’écoutait, pareil au profane subjugué par l’oracle. De temps en temps, il buvait une gorgée de son maté qui tiédissait. En réalité, il n’était pas intéressé par les différentes étapes à observer. Ceci n’était que la première partie de son plan.
  
  Quand le vieil homme eut terminé. Coplan se tourna vers l’autel.
  
  - J’ai entendu dire que c’est bientôt l’anniversaire de la mort de Huitaca, ce démon femelle qui a failli détourner les hommes de l’adoration qu’ils devaient à Chibchacum. Est-ce vrai ?
  
  - À la prochaine lune, quatcha.
  
  - Je voudrais faire à Chibchacum, à cette occasion, une très belle offrande.
  
  De sa poche intérieure, Coplan tira une grosse liasse de coupures de 100 000 pesos et la posa près de la soucoupe. Puis il prit le pigeon mort et en pressa le cou pour faire tomber quelques gouttes de sang sur la coupure du dessus.
  
  - Chibchacum te bénira, dit l’homme d’une voix excitée.
  
  Coplan s’engouffra dans la brèche :
  
  - Et Chibchacum voudra que tu m’aides.
  
  - En quoi puis-je t’aider, quatcha ?
  
  - Dis-moi à qui tu as envoyé récemment ceux qui t’ont posé les mêmes questions que moi aujourd’hui ?
  
  L’Indien se pétrifia et Coplan crut, à son grand désespoir, qu’il était moins perméable qu’il ne l’avait imaginé. Dans un premier temps, le Chibcha alla chercher dans une cage un second pigeon pour procéder au rite habituel, puis il tomba à genoux, se releva, éteignit les bougies, les ralluma et, son auriculaire trempé dans le sang, inscrivit un signe cabalistique sur le bec du pygargue. À nouveau il tomba à genoux et se recueillit.
  
  Pour combattre sa nervosité. Coplan alluma une Gitane et alla se resservir une tasse de maté.
  
  Ses craintes étaient infondées. L’Indien se releva et sourit.
  
  - Chibchacum est d’accord pour que je parle.
  
  Et il confia à Coplan les renseignements que ce dernier souhaitait.
  
  L’hélicoptère ramena Coplan à Santa Marta au milieu de l’après-midi et, de là, à Cartagena de las Indias.
  
  Le lendemain, il atterrit à San Agustin, dans le sud du pays, non loin de la frontière avec l’Équateur.
  
  Coplan venait de la Cité Perdue. Ici, c’était la Cité de la Mort, comme l’avaient baptisée les archéologues, stupéfaits devant l’accumulation sur ce site millénaire de tombes, de mausolées, de sarcophages, de chambres funéraires. Il n’était jusqu’aux sculptures, aux statues des divinité, aux poteries, aux pétroglyphes, dispersés sur les berges de la rivière Magdalena, qui ne fussent associés à l’idée de la mort et à celle des obsèques solennelles.
  
  Coplan dénicha El Brujo (Le Sorcier) allongé sur un hamac devant une belle maison en bois au sommet du plateau artificiel longeant le canyon au fond duquel coulait la rivière Magdalena. Les fenêtres de la demeure étaient surélevées, ce qui avait dégagé un espace suffisant pour sculpter sur un bas-relief un jaguar coïtant en levrette avec une femme nue. Le tableau était réaliste. Les griffes du fauve avaient labouré la chair de la femme et le sang coulait le long des bras et des seins. Les traits de la femme étaient torturés tandis que le jaguar arborait une expression extatique presque humaine.
  
  Coplan savait que cette légende avait traversé les siècles. Pour les Indiens Paez, quinze siècles plus tôt, un jaguar avait violé une jeune Indienne et, de cette union contre nature, était né « jaguar-tonnerre » qui, dès son adolescence, avait régné sur le peuple Paez sans être contesté puisque, pour ceux qu’il soumettait à sa loi, le jaguar était le symbole de la force vitale, de la fertilité et de la création.
  
  El Brujo dormait. Quand Coplan arma le CZ 75, le choc métal contre métal le réveilla et il roula des yeux ahuris devant le canon de l’automatique.
  
  - Qui êtes-vous ? balbutia-t-il. Que me voulez-vous ? Mon argent ?
  
  En Colombie, s’amusa Coplan, l’argent était la première chose à laquelle on pensait dans ce genre de situation.
  
  - Pas d’argent. Un zombi.
  
  Les yeux noirs, étirés en amandes, s’agrandirent de stupeur. El Brujo, cependant, ne manquait pas de courage, et il recourut au sarcasme :
  
  - Cherchez dans les sarcophages. Ici, c’est la Cité de la Mort. Vous trouverez sûrement chaussure à votre pied.
  
  Coplan vissa le suppresseur de son et, à une vitesse fulgurante, ses balles coupèrent les cordes qui retenaient en amont le hamac à l'araguaney. El Brujo chuta lourdement et sa tête heurta durement les grosses pierres qui cernaient l’arbre.
  
  Cette fois, il avait perdu de sa superbe.
  
  - La prochaine fois, prévint Coplan, je te fais sauter les dix doigts des mains, puis les orteils. Après ce traitement, comment pourrais-tu continuer à fabriquer des zombis ?
  
  La sueur perlait à grosses gouttes sur le visage défait du Paez.
  
  Péniblement,il se remit debout en se frottant la nuque et en gémissant.
  
  - De quel... de quel zombi parlez-vous ? hoqueta-t-il enfin.
  
  - L’Européen. Celui qui avait les cheveux blonds et les yeux bleus, et qui était bien vivant, lui. Il ne sortait pas d'un sarcophage !
  
  Du revers de la main, El Brujo s'essuya les lèvres et avoua :
  
  - Je vois qui vous cherchez.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Coplan avait choisi la nuit pour aborder le ketch baptisé Sea Capriccio, port d’attache Santo Domingo en République Dominicaine. Durant de longues heures, dans l’après-midi, il l’avait observé à la jumelle. En général, les cœurs faibles répugnaient à restaurer un yacht, en raison de la dépense et de l’énormité de la tâche. Le propriétaire du Sea Capriccio ne s’était pas laissé rebuter par ces considérations et, de ce que Coplan en avait vu à travers ses jumelles, avait réussi un bel exploit. Long de 122 pieds, il offrait à l’intérieur de splendides panneaux en bois de cerisier et ses fraîches couleurs en bleu, blanc et jaune égayaient ses cuivres et se conjuguaient parfaitement avec le ciel des Caraïbes.
  
  Coplan nageait sans effort. Autour de ses reins était nouée la ceinture à laquelle était fixé le sac imperméabilisé renfermant le CZ 75 et les chargeurs de rechange. À l’exception du slip de bain, il était nu.
  
  Il aborda le ketch par la poupe, là où elle était surbaissée pour former une aire destinée aux amateurs de plongée sous-marine. Il leva les yeux pour inspecter le pont et, rassuré, se hissa sur la plate-forme et escalada l’échelle pour enjamber le bastingage.
  
  A peine avait-il posé les pieds sur le pont que le veilleur de nuit se dressa devant lui. En un mouvement fulgurant, Coplan rabattit son bras droit vers l’épaule gauche avant de catapulter le tranchant de sa main vers la gorge de l’homme qui partit à la renverse et s’écroula, groggy, contre un rouleau de corde dont Coplan se servit pour le ligoter. Ensuite, il utilisa un épais chiffon graisseux pour le bâillonner.
  
  En avançant à petits pas précautionneux afin que la plante mouillée de ses pieds ne glisse pas sur le bois merveilleusement briqué, il gagna l’embouchure de l’escalier. À la main, il tenait le CZ 75 dégagé de son enveloppe imperméabilisée.
  
  Parvenu là, il s’arrêta et tendit l’oreille. Rien que le clapotis de l’eau contre les flancs du ketch. Sa montre indiquait deux heures dix. Dans la marina, les lumières oscillaient avec langueur le long des mâts sous le souffle paresseux venu de la mer. Plus loin, on voyait celles du port et de la Venise du Nouveau Monde.
  
  Il s’engagea sur la première marche en se retenant de la main gauche à la lisse en nylon. Il s’arrêta sur la dernière marche et écouta encore, méfiant au plus haut point. Il se décida à passer seulement la tête sans poser le pied plus bas.
  
  La coursive était déserte.
  
  Il franchit la dernière marche. Sur le panneau en cerisier, en face de lui, le faux hublot se rabattit sur la gauche et apparurent les canons de deux Uzi, en même temps qu’une voix lançait en anglais :
  
  - Ne bouge pas.
  
  Coplan s’immobilisa instantanément. Qui pouvait lutter contre deux pistolets-mitrailleurs brûlant des cartouches à la cadence de 1 200 coups minute ? S’il tentait de lever son automatique, il serait coupé en deux avant d’avoir eu le temps d’écraser la détente.
  
  - Maintenant, reprit la voix au débit traînant, caractéristique du sud des États-Unis, bien tranquillement tu diriges le canon de ton arme vers tes pieds, tu extrais le chargeur, tu éjectes la cartouche dans la culasse mobile, et tu expédies le tout sur le plancher. Exécution !
  
  Coplan fit comme il lui était ordonné.
  
  - À présent, lève les mains.
  
  Il obtempéra. À ce moment, au détour de la coursive, apparut Frank Foronjy. Quand Coplan l’avait rencontré pour la dernière fois, dans l’intention de l’interroger sur la mort troublante de ses deux agents ayant participé à l’Opération Red Goose, le chef de mission de la C.I.A. portait un complet croisé gris anthracite très élégant. Là, sur la coursive, il était simplement vêtu d’un short et d’un T-shirt sur lequel on lisait Tulane University, et chaussé de sandales. Il ramassa le CZ 75, le chargeur et la cartouche éjectée, puis il défit la ceinture autour des reins de Coplan et l’enroula autour de son poignet.
  
  - Je vous attendais un jour ou l’autre, mon cher.
  
  Les deux agents de la C.I.A. sortirent de leur cachette à un intervalle de deux minutes afin que l’un ou l’autre ait toujours leur captif dans sa ligne de mire, et Coplan fut conduit dans un petit bureau et invité à s’asseoir sur une chaise. Le chef de mission arborait un air gracieux.
  
  - Vous êtes quasiment nu, voulez-vous que je ferme le hublot ?
  
  - Au contraire, l’air de la mer chasse les miasmes qui empuantissent ce ketch !
  
  Frank Foronjy se contenta de sourire en entendant cette tirade.
  
  - Je comprends votre rancœur. Avoir effectué ce long périple, la Louisiane, le Texas, Zurich, Berlin, Djibouti, et découvrir que vous avez été joué ! Qui n’éprouverait pas une rage insensée ?
  
  - Vous oubliez Capri.
  
  Foronjy passa un doigt précautionneux sur la cicatrice qui zigzaguait sur son cou pour attester des années passées au contact de l’ennemi de l’ombre.
  
  - C’est vrai, Capri... Pauvre Elizabeth Verday...
  
  - Pas seulement elle, remarqua Coplan, glacial. Vos propres agents, Liam Fitzmorris et James Kopetzik. Sans oublier celui du S.I.S., John Sutherland à Zurich. Et le nôtre, Lambert Jourdain dans les bayous de Louisiane. Et je ne mentionne pas ceux et celles qui sont tombés pour les besoins de la cause, la droguée de Washington, les auto-stoppeuses au Royaume-Uni et en Allemagne, le cadre supérieur de Birmingham, la marchande de tapis à Aden, la petite pute à Djibouti, et les trois victimes en Colombie dont un autre agent du S.I.S., Kim Loftis.
  
  La mâchoire carrée de l’Américain se durcit.
  
  - Vous, un agent expérimenté de la D.G.S.E., savez bien que la fin justifie les moyens.
  
  - La fin doit être grandiose pour justifier de tels moyens.
  
  - Elle l’est.
  
  - Quelle est-elle ?
  
  Amusé par la situation qu’il maîtrisait parfaitement, Frank Foronjy lui expliqua la conspiration et Coplan fut atterré. Pour deux raisons. La première, devant la hardiesse et l’ampleur du complot qui, effectivement, justifiait l’hécatombe. La seconde, parce que si l’Américain lui livrait les tenants et les aboutissants, cette franchise signifiait que sa mort était décidée.
  
  - Vous allez me tuer, n’est-ce pas ?
  
  Frank Foronjy leva les bras en signe d’impuissance.
  
  - Je n’y peux rien, croyez-le bien, et je le regrette sincèrement. J’ai toujours envié la France de posséder un agent de votre valeur. Hélas, vous connaissez les phrases que répétait Allen Dulles, un des pères fondateurs de la C.I.A. Le seul destin que puisse espérer un espion est de mourir de mort violente avant le terme de sa carrière. Sinon, s’il prenait sa retraite, il enragerait d’être forcé par son serment de garder bouche cousue sur ses exploits passés, alors que la fureur d’écrire tenaille les héros de l’ombre.
  
  L’Américain marqua une pause et asséna :
  
  - De toute manière, votre élimination était programmée depuis le début, depuis le moment où Paris vous a mis sur cette affaire. Insensiblement, nous avons guidé vos pas jusqu’ici, jusqu’à l’aboutissement final.
  
  - Pour accentuer la véracité du personnage joué par Otto Schalke.
  
  - Exactement.
  
  Il fallait retarder l’échéance, se convainquit Coplan, alarmé.
  
  - Je reconnais que vous avez superbement monté votre affaire, flatta-t-il. Cette façon de disperser les indices tout le long de ma route ! Ces pions que vous avanciez sur l’échiquer ! Ces petits rôles qui tenaient leur place ! Ces Rosa Klinger, ces Ornitz, ces Hagersen à Berlin qui concouraient à la mystification ! Jusqu’à Sahara à Djibouti qui ignorait que, pour prix de sa coopération, on la tuerait ! Sans parler de Don Jaime et d’Amalfa, ici en Colombie, et de leur prétendu deuil !
  
  Coplan reprit son souffle et fixa l’homme de la C.I.A. droit dans les yeux.
  
  - Et j’oubliais la collaboration essentielle du S.V.R. et des fausses victimes d’Otto Schalke en Russie !
  
  Frank Foronjy esquissa une moue ravie.
  
  - La guerre froide est terminée. Nous sommes entrés dans une ère nouvelle. Les Russes ont besoin d’argent. Ils collaborent avec nous. D’ailleurs, vous-même, dans une affaire précédente, avez collaboré avec cette charmante personne qui vous a dupé à Berlin.
  
  - Ambre Zingaria ?
  
  - Je doute que ce soit là son vrai nom.
  
  - Moi aussi.
  
  - En tout cas, c’est elle que j’évoque. Très belle et particulièrement rusée. Bien, il n’est de bonne conversation qui ne doive se terminer.
  
  Le chef de mission de la C.I.A. ouvrit un tiroir et en sortit une dague pachtoune qu’il posa sur le bureau.
  
  - Durant le conflit en Afghanistan, nos amis russes ont collecté un certain nombre de ces poignards chez les maquisards pachtounes. Vous savez que la pointe se termine en forme de double W. Je vais vous donner un petit cours d’Histoire. Au IVème siècle avant Jésus-Christ, Alexandre le Grand a occupé l’Afghanistan. Ses troupes étaient équipées de glaives dont l’extrémité formait six pointes rappelant la double lettre majuscule psi de l’alphabet grec. La stylisation de ce psi a provoqué, depuis, la confusion avec un W. Ces pointes n’étaient pas innocentes. Au cours d’un combat, elles provoquaient des dégâts considérables dans le corps de l’ennemi. Les Pachtounes, émerveillés, ont conservé ce glaive en le transformant en dague.
  
  Coplan se racla la gorge.
  
  - Si je comprends bien, je vais avoir droit au traitement réservé aux ennemis d’Alexandre le Grand.
  
  Foronjy écarta les bras en un faux geste de désespoir.
  
  - Hélas.
  
  - Et mon cadavre sera retrouvé dans une rue de Cartagena afin que ma mort soit mise sur le compte d’Otto Schalke.
  
  - Après tout, c’est le bouc émissaire.
  
  - Sera-t-il plausible que mon corps soit retrouvé vêtu seulement d’un slip de bain ? tenta de temporiser Coplan.
  
  - On le découvrira sur la plage. Certaines gens adorent les bains de minuit. Pourquoi pas vous ? La légende veut qu’Otto Schalke frappe n’importe où, et de jour comme de nuit. C’est le propre des tueurs en série.
  
  Sandrine Deftarios s’était laissée glisser le long du cordage noué à la lisse du bastingage. Sur le pont, sous les yeux rageurs du veilleur de nuit toujours ligoté, elle avait sorti le Smith & Wesson M 469 de son enveloppe imperméabilisée et l’avait glissé dans son slip. Elle se colla à la coque à la droite du hublot et passa un œil. En un éclair, elle enregistra la scène et braqua son arme. L’un des deux agents de la C.I.A. postés contre la porte du bureau aperçut un coin de son visage.
  
  - Alerte ! cria-t-il en levant son Uzi.
  
  Sandrine fut plus prompte. Sa balle s’en alla forer un trou dans le front de l’homme. Néanmoins, durant l’imperceptible laps de temps durant lequel son automatique se tendit vers le second agent et que son index pressa la détente, l’autre eut le temps de tirer avant que le projectile ne s’enfonce dans son œil gauche. La rafale coupa les carotides et broya la nuque. Sandrine lâcha le cordage et le Smith & Wesson, et chuta.
  
  Elle était morte avant de toucher l’eau.
  
  La dague à la main, Foronjy bondit sur Coplan qui s’était levé précipitamment. Malheureusement, ses pieds encore humides glissèrent sur le plancher ciré et il s’affala sur les reins. La dague se planta dans le bois à deux centimètres de son aisselle gauche. Foronjy était un homme puissant et fort. Ses cent kilos écrasèrent le corps de Coplan. Déjà l’Américain arrachait la dague et l’élevait de la main droite tandis que la gauche serrait la gorge de son adversaire. En un effort surhumain. Coplan se rabattit sur le côté et, pour la seconde fois, la dague s’enfonça dans le plancher.
  
  Du tranchant de la main, Coplan chassa la main qui l’étranglait. Son poing se noua et frappa sèchement Foronjy à la pointe du menton. L’Américain fut catapulté sur le cadavre de l’un de ses agents mais, nullement groggy, il bascula sur le côté pour ramasser l’Uzi qu’étreignaient les doigts morts.
  
  Coplan avait anticipé ce geste et, déjà sa main s’était refermée sur le manche de la dague qu’elle arracha. Quasiment à l’horizontale, il plongea en visant le cœur, au moment où le canon de l’Uzi se relevait vers lui.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Le colonel qui était venu chercher Coplan pour le conduire au Palacio San Carlos où il devait recevoir la Medalla de Honor des mains présidentielles, entra dans le hall, regarda autour de lui et avisa Coplan qui s’était fait servir une tequila perdido et savourait le mélange curaçao-tequila-angustura-grand-mamier en se remémorant les derniers événements, le cœur meurtri d’avoir perdu Sandrine Deftarios.
  
  Ils se serrèrent la main et le colonel lui tendit une enveloppe.
  
  - Votre demande a été agréée par le président. Voici un billet pour la soirée. Depuis votre exploit, vous êtes vraiment en odeur de sainteté auprès de lui. Si vous étiez colombien et si vous envisagiez de devenir vice-président de la République, vous auriez vos chances de siéger à ses côtés aux conseils des ministres.
  
  - Dans ce cas, que diriez-vous d’être promu général ?
  
  Le colonel, qui avait le sens de l’humour, s’esclaffa. En tournant les talons, il lança par-dessus son épaule :
  
  - Dépêchez-vous de vous faire naturaliser colombien. Le président vous y aidera sûrement.
  
  
  
  Ce jour-là, se célébrait la Temporada Taurina, c’est-à-dire l’ouverture de la saison tauromachique. Elle prenait place dans l’arène de la Plaza de Toros de Santamaria qui pouvait contenir 13 600 spectateurs et était construite dans le style mudejar cher aux cœurs des Andalous.
  
  À cette enceinte était accolée le Museo Taurino dans lequel était rassemblée une vaste collection de biographies des plus célèbres toreros colombiens et étrangers, particulièrement espagnols. S’y ajoutaient des muletas et des habits de lumière, encore constellés de taches de sang, qu’avaient portés au cours d’une corrida meurtrière des artistes de la mise à mort tués par les cornes du taureau. Sur des plaques en marbre s’inscrivaient les noms de ces héros de la tauromachie, tombés sur le sable de l’arène, sous l’implacable soleil andalou ou sous la pluie de Bogota. Chaque jour, la municipalité envoyait un bouquet de fleurs qui était déposé au pied de ces plaques. Au fronton de la voûte était gravée une vieille devise madrilène : Le torero qui meurt dans l’arène s’assoit à la droite de Dieu.
  
  Traditionnellement, quand il ouvrait la Temporada Taurina, le président de la République entrait par le musée afin de gagner la tribune d’honneur.
  
  Ce fut là que Coplan débarqua du taxi. Au service d’ordre il présenta son carton d’invitation. La foule était dense, attirée par la venue du chef de l’État, très populaire en raison des mesures draconiennes prises pour lutter contre les narcotraficantes et de ses efforts pour conclure un armistice avec les guérillas. Ainsi, l’arrestation de Don Jaime avait été saluée par une vague de commentaires enthousiastes.
  
  - Arriba el Présidente ! anticipait d’ailleurs un groupe de supporters fanatiques.
  
  Colombie, une ère nouvelle s’ouvre devant toi, proclamait une banderole accrochée à la grille.
  
  A son arrivée, le président fut ovationné, tandis qu’une salve d’applaudissements crépitait et que les hourras embrasaient la nuit. Souriant, défendu, il saluait la foule des deux mains.
  
  Coplan avait les yeux fixés sur les gardes du corps, particulièrement ceux qui se tenaient en retrait du chef de l’État. Curieusement, ils semblaient ouvrir la voie à un quatuor dans lequel il reconnut Otto Schalke, Fernando Dallisera, l’agent du S.V.R. Ambre Zingaria et un autre homme qu’il avait croisé dans le couloir en se rendant au bureau de Frank Foronjy dans l’immeuble de la C.I.A. à Langley.
  
  Il respira un grand coup. Frank Foronjy, sur le ketch dans la baie de Cartagena, avait dit la vérité quand il lui avait expliqué l’opération. Ambre était là pour cornaquer Otto Schalke, transformé en zombi et armé de la dague pachtoune. Elle devait veiller à ce qu’il exécute correctement les ordres et qu’il joue le rôle qu’à Moscou et à Langley, les comploteurs avaient programmé pour lui.
  
  Elle était son cerveau. Sans elle, il n’était rien. Incapable de porter le coup mortel qu’on attendait de lui, il était aussi inoffensif que la dague pachtoune si personne ne la sortait de son fourreau. Il n’était qu’un zombi, esclave des drogues qu’on lui avait injectées. À peine un assassin. Il n’avait pas tué Elizabeth Verday à Capri, ni Lambert Jourdain dans les bayous de Louisiane, ni aucune des autres victimes de cette campagne meurtrière, à l’exception de John Sutherland dans le bazar turc. Il ignorait même qu’il était manipulé depuis le début et guidé jusqu’au terme fatal.
  
  Qu’importait d’ailleurs son sort aux Russes du S.V.R. ? Otto Schalke n’était même pas un de leurs compatriotes. Il n’était qu’un Allemand, ex-Stasi, échappé, grâce à eux, au feu d’un peloton d’exécution dans les sous-sols d’une prison berlinoise.
  
  C’est-à-dire moins que rien. Du consommable, du sacrifié pour la bonne cause, pour l’entente russo-américaine.
  
  Arriba el Présidente ! répétait la foule.
  
  À présent, le chef de l’État agitait les mains au-dessus de sa tête, puis croisait les doigts, comme s’il voulait conjurer le mauvais sort qui, inexorablement, se rapprochait de lui. Le quatuor n’était plus qu’à un mètre et les gardes du corps ménageaient un étroit passage. Coplan vit les lèvres d’Ambre remuer et Otto Schalke déboutonna sa veste et porta la main droite à sa hanche gauche.
  
  Coplan dégaina le CZ 75, récupéré sur le ketch. En un geste fulgurant, Schalke brandissait la dague à vingt centimètres au-dessus de l’omoplate gauche du président. La foule hurlait, tandis que le président souriait, croyant entendre des cris de plaisir. Coplan fit feu. L’acier de l’arme blanche explosa sous le formidable impact du projectile et Schalke, déséquilibré, sa main en l’air, restait complètement hébété, l’œil hagard, les traits fripés. Ahurie, Ambre s’était arrêtée, en même temps que Dallisera et l’Américain. Elle repéra Coplan et son visage marqua une telle stupéfaction qu’elle en parut défigurée.
  
  Il n’eut pas le temps d’épiloguer. Les policiers bondirent sur lui, renforcés par les gardes du corps qui précédaient le président. Une matraque lui cisailla le poignet droit, tandis qu’il était jeté à terre, roué de coups, savaté, assommé par les rafales des bâtons anti-émeutes. Les hommes qui l’entouraient exorcisaient leur frustration.
  
  Imperturbable, le chef de l’État se contenta d’accélérer le pas en direction de la voûte vers laquelle il leva le regard pour se pénétrer de l’inscription.
  
  Quand ils sont morts, les chefs d’État s’assoient-ils aussi à la droite du Seigneur ? pensa-t-il futilement.
  
  
  
  
  
  Le président de la République colombienne se pencha pour lire le diagnostic des médecins.
  
  - Le poignet droit fracturé, quatre côtes cassées, deux dents brisées, ecchymoses et hématomes sur tout le corps, énuméra-t-il, voilà le triste bilan que vous payez pour m’avoir sauvé la vie, ce dont je vous serai éternellement reconnaissant, très cher señor Calnoy, et qu’aucune Medalla de Honor ne pourra jamais récompenser.
  
  Dans son lit. Coplan ressemblait à une momie, tant il était couvert de pansements. En zézayant un peu à cause de ses dents cassées, il lança :
  
  - Je ne regrette rien.
  
  Le président attira une chaise à lui, s’assit et fronça les sourcils.
  
  - Pourquoi voulaient-ils me tuer ?
  
  - Économiquement en pleine déconfiture, la Russie a besoin d’argent et seuls les États-Unis peuvent l'aider dans ce domaine. De son côté, la C.I.A. ramasse des milliards de dollars grâce au trafic de drogue en provenance de la Colombie, si bien que personne ne souhaite la présence à Bogota d’un chef d’État comme vous, libéral et honnête, qui s’est fixé pour but de combattre les narcotraficantes. En outre, les accords que vous tentez de négocier avec les guérillas sentent le soufre. Donc, il fallait vous éliminer. Mais comment ? Le tueur solitaire et fou est une vieille astuce qui a fait ses preuves à Dallas et l’année dernière encore quand, le 23 mars à Mexico, le candidat à la présidence de la République a été assassiné. Rien de tel qu’un dingue pour arranger les choses. Il suffit de lui préparer le terrain. Soigneusement et avec minutie, ce qui a été fait, bien qu’à mon avis les conspirateurs aient recouru à une trop grande sophistication. Voyez-vous, moi je suis un adepte de la simplicité. Dans cette affaire, il y avait trop de meurtres préalables. Le souci de trop bien faire nuit souvent au succès de l’entreprise.
  
  Le président hocha la tête, l’air rêveur.
  
  - La C.I.A. était le maître d’œuvre ?
  
  - Quand un Président des États-Unis coupe les crédits à la C.I.A., il s’expose à des opérations clandestines de ce genre. Il lui faut, à elle, des fonds gigantesques. Pour parvenir à ses fins, elle ne recule devant aucun moyen, même celui de sacrifier délibérément ses propres agents et de commettre une vague d’assassinats dans tous les coins du monde.
  
  - Pourtant, le Conseil National de Sécurité la contrôle.
  
  - Théoriquement. Qui a jamais contrôlé la C.I.A. ? Un sénateur de Louisiane a dit un jour : « La C.I.A. est comme le Mississippi. Qui a jamais contrôlé les débordements de son delta ? » En outre, le chef d’orchestre de l’opération menée contre vous est probablement James Jesus Middleton, un des directeurs. Personne ne peut rien lui refuser et personne ne peut s’opposer à lui. Il fait la pluie et le beau temps à Langley depuis qu’il a piégé l’Irak et l’a entraîné dans la guerre du Golfe désastreuse pour lui.
  
  Le chef de l’État en savait assez. À lui, à présent, de prendre les dispositions nécessaires sur le plan politique. À nouveau, il se confondit en remerciements et, avant de prendre congé, souhaita à Coplan un prompt rétablissement.
  
  Il posait la main sur le bouton de la porte quand Coplan le rappela :
  
  - Qu’est devenu celui qui a manqué vous tuer ?
  
  Le chef de l’État regarda du côté de la fenêtre comme pour y chercher l’inspiration.
  
  - Tué par mes gardes du corps, lâcha-t-il enfin. Je regrette cette malheureuse initiative. Sans doute voulaient-ils se racheter de leur négligence. Une sorte d’acte de contrition mais, bien entendu, exagéré par rapport à ce que nous enseigne l’Église.
  
  - Et le trio qui l’accompagnait, deux hommes et une femme ?
  
  - Un certain Dallisera a été tué lui aussi. Une seconde initiative malheureuse. Les deux autres ont réussi à s’enfuir. La police les recherche.
  
  Quand le président ouvrit la porte. Coplan lui lança :
  
  - N’oubliez pas de changer vos gardes du corps !
  
  La porte se referma et Coplan contempla le plafond. Pour lui, Ambre Zingaria, ou quel que soit son véritable nom, était déjà sortie du pays et savourait tranquillement une vodka bien glacée dans une cabine de 1ère classe à destination de Moscou.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer en juin 1995 sur les presses de Cox & Wyman Ltd (Angleterre)
  
  
  
  
  
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